La Femme en blanc/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. --420).


W. WILKIE COLLINS


―――――


LA FEMME


EN BLANC


ROMAN ANGLAIS


TRADUIT SELON LE VŒU DE L’AUTEUR


PAR


E. D. FORGUES


―――


PREMIER VOLUME


―――


Nouvelle édition


PARIS


J. HÉTZEL, LIBRAIRE ÉDITEUR


18, RUE JACOB, 18



Droits de reproduction et de traduction réservés



PRÉFACE


ÉCRITE PAR L’AUTEUR DE LA WOMAN IN WHITE


(LA FEMME EN BLANC)


POUR LES LECTEURS DE LA TRADUCTION FRANÇAISE




Il y a quelques années, je me trouvai faire partie de l’auditoire assemblé pour assister aux débats d’une affaire criminelle qui se jugeait à Londres.

Pendant que j’écoutais la procédure, laquelle n’avait aucune importance en elle-même, et ne m’a fourni aucun des personnages ou des incidents qu’on trouvera dans les pages ci-après, je fus frappé de la manière dramatique dont se déroulait l’histoire du crime alors soumis aux investigations de la magistrature, grâce aux dépositions successives des témoins entendus tour à tour. À mesure que chacun d’eux se levait pour fournir son fragment de relation personnelle, à mesure que, d’un bout à l’autre de l’instruction, chaque anneau séparé venait former avec les autres une chaîne continue d’irréfragable évidence, je sentais que mon attention était de plus en plus captivée ; je voyais qu’il en était de même chez les personnes qui m’entouraient ; et ce phénomène prenait une intensité toujours croissante, à mesure que la chaîne s’allongeait, à mesure qu’elle se tendait, à mesure qu’elle se rapprochait de ce qui, dans tout récit, est le point culminant. — Certainement, pensai-je, une série d’événements romanesques se prêterait fort bien à une exposition comme celle-ci ; certainement, par les mêmes moyens que je vois employer ici, on ferait passer dans l’esprit du lecteur cette conviction, cette foi que je vois se produire grâce à la succession des témoignages individuels, si variés de forme, et pourtant si strictement « unifiés » par leur marche constante vers le même but. Plus j’y pensais, et plus un essai de ce genre m’apparaissait comme devant réussir. Aussi, quand le procès fut terminé, je rentrai chez moi bien déterminé à tenter l’aventure.

Mais quand il fallut donner une forme définie à la pensée qui m’avait préoccupé, je m’aperçus que la chose n’était point aussi facile que je l’avais crue. Elle offrait de sérieuses difficultés littéraires avec lesquelles, alors, mon expérience de romancier ne m’avait pas encore mis à même de lutter victorieusement. Je résolus d’attendre que j’eusse acquis, à un degré supérieur, la pratique de mon art ; d’attendre que le temps et le hasard vinssent m’offrir une chance nouvelle.

Voici comment cette chance m’arriva.

Dans le cours de l’année 1859, M. Charles Dickens lança le journal hebdomadaire qu’il a baptisé « All the year round[1] », et qu’il inaugura par un roman de lui (« A Tale of two Cities »). Lorsque la publication de cette œuvre (par livraisons hebdomadaires) eut été complétée, je fus invité à écrire le roman qui devait immédiatement lui succéder dans les colonnes du nouveau « périodique. »

Lorsque j’eus accepté la responsabilité de m’adresser à un des plus nombreux auditoires que l’Angleterre puisse offrir, après que le plus grand romancier de notre pays venait de le tenir sous le charme de son talent, je ressentis une anxiété assez naturelle en me demandant si je me montrerais digne d’une telle marque de confiance. Et, à ce moment critique, l’idée que j’avais ajournée quelques années auparavant m’étant revenue en tête, je résolus, cette fois, de m’en débarrasser en la réalisant. Toutes les facilités désirables m’étaient offertes ; on me laissait maître de la longueur à donner à mon œuvre ; on ne limitait en rien le choix du sujet à traiter : la plus entière indépendance, quant à la forme que je voudrais lui donner, m’était garantie contre toute intervention quelconque. Ce fut sous ces favorables auspices que, pour la seconde fois, je me mis à ce travail déjà tenté vainement. En d’autres termes, je me donnai pour tâche de faire raconter mon roman par les personnages du roman eux-mêmes (comme les témoins que j’avais entendus au tribunal), c’est-à-dire successivement par chacun d’eux, et en les plaçant dans les situations diverses que la suite des événements leur aurait faites, de manière à ce que tous prissent, tour à tour, la suite du récit, et progressivement le conduisissent à son terme.

Si le résultat de ce travail, ainsi modifié par les circonstances, ne m’avait fait aboutir à rien de plus qu’à une certaine nouveauté de pur agencement, je n’aurais pas imaginé d’en parler ici. Pour un si mince résultat, la moindre attention eût été de trop. Mais, à mesure que j’avançais dans mon travail, je découvris que la substance même du roman, aussi bien que sa forme littéraire, tirait profit des nécessités nouvelles auxquelles je m’étais astreint de gaieté de cœur. L’exécution de mon plan me forçait à faire progresser sans relâche, simultanément et constamment, le récit pris en bloc ; elle m’obligeait à établir dans mon esprit une conception parfaitement nette des personnages avant de me hasarder à les placer dans la situation que, d’avance, je leur avais assignée ; et quand ils entraient en scène, elle leur fournissait une nouvelle occasion de se manifester, par l’intermédiaire de ce témoignage écrit qu’ils étaient censés fournir à une sorte d’enquête, et qui, en même temps, constituait la progression naturelle du récit. Tels étaient les avantages réels de l’expérience que je tentais dans ce roman ; elle me plaçait sous le joug le plus rigoureux de la discipline littéraire. Mon livre et moi ne pouvions qu’y gagner.

Maintenant que j’ai brièvement indiqué les circonstances auxquelles la « Femme en blanc » doit d’avoir vu le jour, il serait, je pense, inutile d’arrêter le lecteur par des remarques préliminaires sur le but dramatique vers lequel je tendais en l’écrivant, ou sur les problèmes du caractère humain que, soit dans la conception primitive du livre, soit dans ses développements, je me suis proposé de résoudre. À ce double point de vue, le livre lui-même, — nonobstant ses défauts et ses lacunes — est assez intelligible pour n’avoir pas besoin de commentaires. Le peu de mots qui me restent à dire n’aura donc trait qu’à la manière dont ce roman a été reçu déjà, soit en Angleterre, soit en Amérique.

Avant que la publication périodique de la « Woman in White » (à Londres et à New-York, simultanément) se fût encore étendue à un grand nombre de semaines, la nouveauté du plan sur lequel je travaillais s’était fait reconnaître et avait fixé l’attention. Après l’apparition de chaque numéro du journal, il m’arrivait de tous côtés des témoignages écrits de la curiosité, de l’intérêt que mes lecteurs voulaient bien m’accorder, soit en Angleterre, soit au Canada, et jusque dans ces « Backwood-settlements, » ces germes de villages futurs, déposés sur l’extrême limite de la civilisation américaine ; à plus forte raison dans les grandes cités de ce qui était, hier encore, la République des « États-Unis… » Les personnages, — quels que soient les défauts que la critique leur puisse d’ailleurs reprocher, — avaient la bonne fortune de produire, sur le grand nombre des lecteurs, la même impression que de vivantes réalités. Les deux, « rôles de femmes, » par exemple « (Laura et miss Halcombe), » s’étaient fait de si chauds amis que, lorsqu’une crise du roman parut les menacer l’une et l’autre de quelque sinistre aventure, je reçus plusieurs lettres écrites sur le ton le plus sérieux, pour me supplier de « leur sauver la vie ! »

Miss Halcombe, en particulier, fut tellement prise en faveur qu’on me mit en demeure, — ceci plus d’une fois, — de déclarer si ce caractère était peint d’après nature ; le cas échéant, on voulait savoir si le modèle vivant d’après lequel j’avais travaillé, consentirait à écouter les sollicitations de différents célibataires qui, parfaitement convaincus d’avoir en elle une femme excellente, se proposaient de lui demander sa main !

Pour une autre catégorie de lecteurs, « le Secret » qui, dans ce récit, se rattache à l’existence de « sir Percival Glyde » devint, à la fin, l’objet d’une curiosité exaspérée, qui donna lieu à divers paris dont on me constituait l’arbitre. Mais pas un des parieurs — et en dehors d’eux, pas un de mes lecteurs — n’arriva, que je sache, à deviner ce que pouvait être ce secret, — avant que le moment fût arrivé où j’avais arrêté d’avance que la découverte pourrait en être pressentie.

En ce qui concerne le « comte Fosco », d’innocents gentlemen, par douzaines, qui avaient le malheur d’être gras à l’excès, furent dénoncés tout à coup comme m’ayant fourni les éléments de ce portrait ; et, dans les rares occasions où ma voix essaya de dominer le tumulte des hypothèses dont je parle, j’eus beau déclarer « qu’aucun romancier, se limitant à un seul modèle, ne saurait espérer de faire vivre un personnage de sa création » ; j’eus beau affirmer « que des centaines d’individus, dont pas un ne s’en doute, avaient tour à tour posé pour le comte Fosco, comme, au reste, pour les autres personnages du livre » ; personne ne m’en voulut croire. Les « scélérats maigres » (on me donnait ce renseignement) sont sans doute assez communs ; mais un « scélérat gras » était, dans le roman pris en général, une si frappante exception aux règles de la poétique établie, que je n’avais absolument pas pu rencontrer, dans la vie réelle, plus d’un type de cette espèce. Libre à moi sans doute, de nier le fait ; mais le comte avait été reconnu, bien vivant et bien portant, par des témoins dignes de foi, soit à Londres, soit à Paris, et il était inutile de pousser le débat plus loin.

En supposant réellement qu’il existe, je le prie d’accepter toutes mes excuses, avec la formelle assurance que si je l’ai fait ressemblant, c’est bien par hasard.

Vint un moment où le bruit courut que je m’étais perdu moi-même dans le labyrinthe de mon roman ; que je ne savais comment l’achever ; et que j’avais offert une récompense honnête à quiconque, pour ceci, voudrait me prêter assistance. L’achèvement du récit (dans le journal) fut le coup de grâce de ces agréables rumeurs. Sa seconde publication, sous forme de livre, lui procura, tant en Angleterre qu’en Amérique, un nouveau public, peut-être plus nombreux encore que le premier. Édition sur édition se suivirent rapidement. Une traduction allemande, imprimée à Leipzig, fut parfaitement accueillie des lecteurs d’Outre-Rhin. Et maintenant (grâce à la précieuse assistance de mon ami, M. Forgues) la « Woman in white » va reparaître sous une forme nouvelle. Elle va se faire écouter à Paris avec l’excellente recommandation de S. A. le duc d’Aumale, venue si à propos et donnée avec tant de libéralité[2]

Telle est, simplement esquissée, l’histoire de ce roman. Je l’ai contée sans aucune réserve, par pure reconnaissance pour le généreux accueil déjà fait à mon livre, et aussi parce que, tout naturellement, je désire prouver aux lecteurs français que je ne me présente pas témérairement à eux, auteur étranger d’un livre étranger, sans épreuve préalable pour le livre et pour l’auteur. J’ai écrit en toute franchise ce bout de préface ; et maintenant qu’elle est à peu près terminée, je ne veux pas dissimuler que je vais suivre d’un œil inquiet l’impression que la « Woman in White » pourra produire sur les compatriotes de Balzac, de Victor Hugo, de George Sand, de Soulié, d’Eugène Sue et de Dumas. Si on estimait que ce récit peut le moins du monde acquitter la dette que j’ai contractée, soit comme lecteur, soit comme écrivain, envers les romanciers français, il aurait rempli à mes yeux la plus récente, mais non la moindre des espérances que j’avais naguère fondées sur lui.

Harley-Street, London, juin, 1861.
WILKIE COLLINS.


LA


FEMME EN BLANC




PREMIÈRE ÉPOQUE


Ce récit est commencé par Walter Hartright, de Clement’s Inn,
professeur de dessin


I


Ce que peut supporter la patience d’une femme, ce que peuvent accomplir le courage et la constance d’un homme, cette histoire le dira.

Si tout événement qui prête aux soupçons pouvait être éclairci par les engins compliqués de la loi, et si ces instruments réguliers pouvaient être mis en jeu pour conduire l’enquête jusqu’à son terme, grâce à l’influence lubricante de l’huile d’or, employée avec modération, les incidents racontés dans les pages qui vont suivre auraient déjà été signalés à l’attention publique, volontiers éveillée par un débat devant les tribunaux.

Mais la loi, dans certaines situations inévitables, est d’avance et demeure au service des bourses bien garnies, et voilà comment c’est ici que, pour la première fois, sera contée cette histoire. Telle que le juge l’eût entendue, telle le lecteur l’apprendra. De l’exposition au dénoûment, aucune circonstance essentielle ne sera rapportée d’après un simple ouï-dire. Lorsque celui qui écrit cette espèce d’introduction (il se nomme Walter Hartright) sera plus intimement en jeu que tout autre personnage dans les événements qu’il s’agit de faire connaître, il les relatera en son nom. Dès qu’il cessera de pouvoir parler avec cette certitude, il abandonnera son rôle de narrateur, et sa tâche sera continuée (du point où il l’aura laissée à celui où il la pourra reprendre) par d’autres personnages aussi étroitement impliqués dans les faits à rapporter, et pouvant fournir sur ces faits un témoignage aussi précis, aussi positif que le sien l’avait été jusque-là.

Ainsi, et de même que toute offense aux lois est racontée en cours de justice par plusieurs témoins, le présent récit émanera de plusieurs plumes ; et cela, dans le même but, à savoir : que la vérité soit toujours présentée sous son aspect le plus clair, le plus intelligible, et qu’une série d’événements, formant un tout, soit éclairée du jour le plus vif, les personnes qui s’y sont trouvées le plus étroitement mêlées fournissant, l’une après l’autre, à mesure que chaque épisode successif se présente, le fidèle récit de la part qu’elles y ont eue.

Écoutez donc tout d’abord Walter Hartright, professeur de dessin, âgé de vingt-huit ans.


II


Nous voici au dernier jour de juillet. Les longues chaleurs de l’été tiraient à leur fin ; et fatigués de nos pèlerinages sur le pavé de Londres, nous commencions tous à rêver la nuée voyageuse qui passe sur les champs de blé, la brise d’automne courant sur le rivage marin.

En ce qui me concerne, moi, pauvre hère, l’été près de finir me laissait assez peu valide, médiocrement gai, puis, enfin, s’il faut tout dire, aussi dépourvu d’argent que de forces physiques et de ressort moral. Pendant l’année qui venait de s’écouler, je n’avais pas, avec autant de prudence qu’à l’ordinaire, ménagé les ressources que mon art m’avait procurées ; aussi, mon défaut d’ordre ne me laissait plus d’autre alternative que de partager économiquement mon automne entre le « cottage » de ma mère, à Hampstead, et mon pauvre logement en ville.

La soirée, je m’en souviens, était calme et couverte ; l’atmosphère de Londres était plus lourde et le commerce des rues moins bruyant que jamais. Le pouls imperceptible qui fait circuler la vie dans nos veines et celui qui court dans les puissantes artères de cette cité, vaste cœur de tout un monde, s’affaiblissaient à l’unisson, de plus en plus alanguis, à mesure que baissait le soleil. Je m’arrachai au livre sur lequel s’endormait mon attention distraite, et, quittant mon humble domicile, j’allai, dans les faubourgs, au-devant de l’air frais que la nuit amène. C’était justement une de ces soirées que, chaque semaine, je passais d’habitude avec ma mère et ma sœur. Aussi tournai-je mes pas vers le nord, dans la direction de Hampstead.

Il me faut mentionner ici, pour la clarté du récit où je m’engage, que mon père, à l’époque où je me reporte, était déjà mort depuis quelques années. Des cinq enfants qu’il avait laissés, ma sœur Sarah et moi restions seuls. Mon père avait exercé, avant moi, la profession de maître de dessin, et son travail assidu la lui avait rendue lucrative. La tendresse inquiète et scrupuleuse dont il entourait les êtres qui dépendaient de lui, lui avait inspiré, dès les premiers temps de son mariage, l’idée de consacrer à faire assurer sa vie une bien plus forte somme qu’il n’est ordinaire de mettre en réserve pour cet objet. Aussi, grâce à sa prudence et à son abnégation, également admirables, ma mère et ma sœur étaient restées, après sa mort, aussi indépendantes d’autrui qu’elles l’avaient été durant sa vie. J’héritai naturellement de ses relations et de sa clientèle, et j’avais tout lieu de me sentir reconnaissant envers lui pour l’avenir de bien-être qui, dès mon début, s’offrait à moi.

Les paisibles lueurs du crépuscule tremblaient encore à la cime des coteaux chargés de bruyères, et la perspective de Londres, que mon regard avait d’abord embrassée d’en haut, venait de s’engouffrer dans les profonds abîmes d’une obscurité nuageuse, lorsque je me trouvai debout devant la porte du « cottage » maternel. À peine avais-je tiré le cordon de la sonnette, que cette porte s’ouvrit brusquement. Un digne ami à moi, Italien d’origine, le professeur Pesca, m’apparut au lieu de la femme de ménage, et s’élança joyeusement au-devant de moi, psalmodiant, de sa voie aiguë et avec un accent étranger, notre « hurrah » britannique.

Pour son propre compte et, s’il m’est permis de l’ajouter, pour le mien, le professeur a droit à une présentation dans toutes les règles. Le hasard a fait de lui le point de départ de l’étrange chronique de famille qu’on verra se dérouler en ces pages.

C’était chez certains grands personnages, où il enseignait sa langue et où je professais le dessin, que nous avions fait connaissance, mon ami l’Italien et moi. Tout ce que je savais encore de sa vie passée, c’est qu’il avait exercé un emploi quelconque à l’université de Padoue ; qu’il avait quitté l’Italie pour des raisons politiques auxquelles il ne faisait jamais la moindre allusion ; et que, depuis bien des années, il était honorablement établi à Londres comme professeur de langues.

Sans qu’on pût précisément le regarder comme un nain, — car il était parfaitement bien fait de la tête aux pieds, — Pesca est, je crois, le plus petit être humain que j’aie jamais vu ailleurs que sur des tréteaux de foire. Remarquable, n’importe où, par l’étrangeté de ses dehors, il se distinguait encore du commun des hommes par l’inoffensive bizarrerie de son caractère. L’idée dominante de sa vie paraissait être l’obligation où il se croyait de témoigner sa reconnaissance au pays qui lui avait procuré un asile et des moyens de subsister, en faisant tout ce qui dépendait de lui pour devenir aussi Anglais que possible.

Outre l’hommage qu’il rendait à la nation, prise en bloc, par son invariable habitude de traîner avec lui un parapluie, d’avoir des guêtres aux pieds et un chapeau blanc sur la tête, le professeur aspirait à rendre ses habitudes et ses plaisirs britanniques comme son costume. Constatant que, comme nation, les Anglais se distinguent par un vif amour des exercices athlétiques, notre petit homme, dans l’innocence de son cœur, s’associait impromptu à tous nos « sports » et passe-temps britanniques, aussi souvent que l’occasion s’en présentait, fermement convaincu qu’il pouvait adopter notre goût national pour ces fatigants plaisirs, par un simple effort de sa volonté, tout comme il avait adopté nos guêtres et notre chapeau blanc, également nationaux.

Je l’avais vu risquer témérairement ses membres dans une chasse au renard et dans une partie de « cricket » ; bientôt après, sous mes yeux, il aventura sa vie, tout aussi aveuglément, au bord de la mer, près de Brighton.

Nous nous étions rencontrés là par hasard, et prenions ensemble notre bain. Si nous nous fussions livrés à un exercice plus spécial à mes compatriotes, j’aurais naturellement eu l’œil sur Pesca ; mais comme, généralement parlant, les étrangers sont aussi aptes que les Anglais à se tirer d’affaire dans l’eau, il ne me vint pas à l’idée que le talent de la natation comptait parmi ces mâles exercices que le professeur se croyait en état de pratiquer sans noviciat préalable. Peu après avoir quitté le rivage, m’apercevant que je n’étais pas devancé, je fis halte, et me retournai pour voir ce que devenait mon ami.

À mon grand étonnement et à ma grande épouvante je n’aperçus entre moi et la grève que deux petits bras blancs qui s’agitèrent un instant à la surface du flot pour disparaître ensuite tout à coup. Lorsque je plongeai après Pesca, le pauvre petit homme gisait paisiblement au fond de l’eau, replié sur lui-même, et beaucoup plus petit, en apparence, que jamais il ne m’avait semblé. Pendant les quelques minutes que j’employai à le ramener, le grand air lui rendit sa connaissance, et, avec mon secours, il put gravir les degrés du quai. À mesure que la vie lui revenait, ses merveilleuses illusions au sujet de l’art du nageur semblaient lui revenir aussi. Dès que le claquement de ses dents lui permit de reprendre la parole, il me dit, avec un vague sourire, « que sans doute une crampe lui avait joué ce tour-là. »

Tout à fait remis, et quand il fut revenu me trouver sur le rivage, sa nature méridionale, expansive et chaude, fit tout à coup irruption à travers les barrières de notre étiquette anglaise. Il m’accabla des témoignages de l’affection la plus désordonnée, — s’écria passionnément, avec toute l’exagération italienne, que dorénavant sa vie était à ma disposition, — et déclara qu’il ne connaîtrait jamais de bonheur que s’il trouvait une occasion de me prouver sa reconnaissance par quelque service dont, à mon tour, je serais tenu de me souvenir jusqu’à ma dernière pensée.

Je fis mon possible pour arrêter le débordement de ses larmes et de ses protestations, en m’obstinant à traiter toute cette aventure comme un bon sujet de plaisanterie ; et je réussis enfin (du moins me le figurais-je), à diminuer l’écrasant fardeau de reconnaissance que Pesca se voulait mettre sur les épaules. Je ne prévis guère alors, — je ne prévis guère ensuite, notre voyage de plaisir achevé, — que l’occasion de me servir, si ardemment désirée par mon reconnaissant compagnon, allait bientôt se présenter ; — qu’il la saisirait à l’instant même ; — et qu’en agissant de la sorte, il modifierait, du tout au tout, mon existence entière et moi-même.

Pourtant, rien de plus certain. Si je n’avais point plongé après le professeur Pesca, étendu sous l’eau parmi les cailloux et les coquillages, je ne me serais jamais trouvé, selon toute probabilité humaine, mêlé aux événements dont ces pages renferment le récit ; — jamais peut-être je n’aurais même entendu le nom de la femme qui a vécu dans toutes mes pensées, qui s’est emparée de toutes mes facultés, et sous la dominante influence de qui je marche maintenant vers l’unique but de ma vie.


III


La physionomie et l’attitude de Pesca, le soir où nous nous trouvâmes face à face devant la porte de ma mère, suffisait amplement à me faire savoir qu’il était arrivé quelque chose d’extraordinaire. Inutile, d’ailleurs, de lui demander des explications immédiates. Je pus simplement conjecturer, tandis qu’il m’entraînait par les deux mains à l’intérieur de la maison, que (fort au courant de mes habitudes) il était venu là pour s’assurer une rencontre avec moi, ce soir-là même, et qu’il avait à me communiquer quelques nouvelles particulièrement agréables.

Nous dévalâmes tous deux dans le salon d’une façon essentiellement contraire au cérémonial usité en pareil cas. Ma mère, assise près de la porte ouverte, s’éventait en riant. Pesca jouissait auprès d’elle d’une faveur toute particulière, et l’excellente femme lui passait les plus fantasques allures qu’il pût se permettre. Chère et bonne mère ! depuis le moment où elle s’était aperçue que le petit professeur m’était réellement attaché, elle lui avait, sans arrière-pensée, ouvert son cœur, et acceptait pour bonnes, sans même essayer de les comprendre, toutes ses étrangetés énigmatiques.

Ma sœur Sarah, qui avait pour elle sa jeunesse, se montrait pourtant, — phénomène singulier ! — beaucoup moins complaisante. Elle rendait pleine justice à l’excellent cœur de Pesca, mais elle ne l’acceptait pas en bloc, comme faisait ma mère pour l’amour de moi. Ses notions insulaires sur les convenances étaient en perpétuelle insurrection contre le mépris dans lequel, par tempérament, Pesca tenait certains dehors ; aussi se montrait-elle toujours plus ou moins surprise de voir sa maman si familière avec le bizarre petit étranger. Ce n’est pas seulement à ma sœur, mais à bien d’autres encore, que je dois de savoir que nos jeunes contemporains n’ont ni la cordialité ni l’élan de la génération qui les a précédés. Il m’arrive constamment de voir de vieilles gens excités, montés par la perspective de quelque plaisir prévu, que l’impassible sérénité de leurs petits-enfants laisse arriver sans s’en émouvoir le moins du monde. Sommes-nous bien sûrs d’être maintenant d’aussi « vrais » petits garçons, d’aussi « vraies » petites filles que nos aînés le furent à leur époque ? Les grands progrès de l’éducation moderne n’ont-ils pas pris une allure trop rapide ? et serions-nous, par hasard, en ces temps si fiers d’eux-mêmes, un tout petit brin trop bien élevés ?

Sans vouloir trancher ces questions, je puis au moins me rappeler que je ne vis jamais ma mère et ma sœur causant ensemble avec Pesca sans trouver que, de ces deux femmes, la première était incontestablement la plus jeune. En cette occasion, par exemple, tandis que ma mère riait de bon cœur en nous voyant tomber pêle-mêle, comme deux écoliers, dans son salon brusquement envahi, Sarah, mécontente et troublée, ramassait à terre les fragments brisés d’une tasse que le professeur avait fait tomber en se précipitant au-devant de moi.

— Je ne sais vraiment pas ce qui serait arrivé, Walter, dit ma mère, si vous aviez encore tardé longtemps. Pesca était presque fou d’impatience ; j’étais, moi, presque folle de curiosité. Le professeur nous apporte de merveilleuses nouvelles qui vous intéressent, à ce qu’il dit, et il a eu la cruauté de ne vouloir nous en rien laisser deviner jusqu’à ce que son ami Walter fût arrivé pour les entendre…

— Quel ennui !… une douzaine dépareillée ! grommelait Sarah, toujours tristement penchée sur les ruines de son petit bol.

Pendant ces discours, Pesca, que son agitation joyeuse avait empêché de constater les dégâts infligés par lui à la porcelaine du ménage maternel, attirait péniblement vers l’autre bout de la pièce un énorme fauteuil confortable qu’il comptait faire servir, maintenant qu’il avait un public, à ses manifestations oratoires. Quand il l’eut convenablement installé, le dossier tourné vers nous, il s’agenouilla dans cette chaire improvisée, et, non sans émotion, apostropha l’assistance, composée de trois personnes.

— Mes chers bons, commença Pesca (il disait toujours « chers bons » pour « dignes amis »), veuillez maintenant m’écouter. Le temps est venu… — je vais vous donner une bonne nouvelle ; — je parle enfin !

— « Hear ! hear ! » dit ma mère, entrant à pleines voiles dans la fiction parlementaire.

— Vous allez voir, maman, dit tout bas Sarah, qu’il va démembrer le meilleur de vos fauteuils.

— Je remonte dans le passé ; je m’adresse au plus noble des êtres créés, continua Pesca, qui, par-dessus la balustrade de sa chaire, dirigeait vers moi, sujet indigne, sa véhémente allocution. Quand j’étais étendu mort au fond de la mer (par suite d’une crampe), qui est venu me chercher ? qui m’a tiré en haut ? et qu’ai-je dit quand ma vie et mes habits me furent rendus ?…

— Beaucoup plus qu’il n’en fallait, à coup sûr, interrompis-je du ton le plus bourru que je sus prendre. En effet, pour peu qu’on encourageât le professeur à traiter ce sujet, il fallait s’attendre à le voir finir par un déluge de larmes.

— J’ai dit alors, continua Pesca, que ma vie appartenait pour jamais à mon cher ami Walter ; — je l’ai dit, et cela est. J’ai dit que désormais, pour être heureux, il me fallait trouver l’occasion de faire quelque chose d’utile à Walter ; — aussi n’ai-je jamais été en paix avec moi-même jusqu’à la présente journée, bénie entre toutes. Et maintenant, s’écria le petit enthousiaste de sa voix la plus aiguë, le bonheur me sort par tous les pores ; car, sur ma foi, sur mon âme, sur mon honneur, ce quelque chose, enfin, est trouvé ! Tout ce qui me reste à dire, maintenant, c’est : — « Right-all-right ! »

Peut-être est-il nécessaire d’expliquer ici que Pesca se piquait d’être parfaitement Anglais dans son langage tout comme dans sa toilette, ses manières et ses divertissements. Ayant accroché au passage quelques-unes de ces expressions qui reviennent sans cesse dans nos entretiens familiers, il en émaillait sa conversation à tout propos, de façon à prouver que, s’il en goûtait la sonorité spéciale, il en ignorait assez généralement la portée idiomatique. En effet, au moyen de répétitions qu’il inventait, il faisait, de ces expressions bien connues, autant de composés hybrides qui semblaient se résoudre en une syllabe unique, indéfiniment prolongée.

— Parmi les grandes maisons de Londres où j’enseigne ma langue natale, — dit le professeur, abordant, sans plus de préface, l’explication qu’il nous avait fait attendre si longtemps, — il en est une particulièrement grande, dans cette vaste place, appelée Portland… — Vous savez tous où elle est ?… Oui, oui ! « Course of course !… » — Cette belle maison, mes chers bons, sert de résidence à une belle famille. Une maman, blonde et grasse ; trois jeunes « misses, » grasses et blondes ; deux jeunes « misters, » blonds et gras ; enfin un papa, le plus gras et le plus blond de tous, lequel est un négociant de conséquence, qui a de l’or par-dessus la tête, — bel homme autrefois, mais qui, attendu son front dénudé, qu’un double menton accompagne, n’est plus, de nos jours, un homme tout à fait beau. Or, voyez un peu !… j’enseigne aux jeunes « misses » les sublimités de Dante, et, — « my-soul-bless-my-soul ! » — le langage humain ne saurait dire à quel point les sublimités de Dante embarrassent ces trois jolies têtes. Mais, peu importe, — « all in good time ! » — et plus j’ai de leçons, mieux vont les choses… Et, voyez maintenant !… Figurez-vous qu’aujourd’hui même je donne leur leçon, comme d’habitude, aux jeunes « misses. » Nous voilà, tous les quatre, descendus ensemble dans l’Enfer de Dante. Au septième cercle — mais n’importe ; tous les cercles se valent pour ces trois jeunes « misses, » blondes et grasses, — au septième cercle, néanmoins, mes élèves se trouvent rudement empêtrées ; et moi, pour les tirer de là, de réciter, de commenter, de chauffer jusqu’au rouge mon inutile enthousiasme, lorsque des bottes viennent à craquer dans le corridor, et apparaît le papa, cousu d’or, ce négociant de conséquence, à la tête nue, au menton double. — Ah ! mes chers bons, je serre notre affaire, à présent, de plus près que vous ne pensez ! N’ai-je point épuisé votre patience ? ou vous êtes-vous déjà dit à vous-mêmes : — « Deuce what-the-deuce ! » Pesca, ce soir, n’est pas à court d’haleine…

Nous déclarâmes son récit palpitant d’intérêt. Le professeur continua :

— Dans sa main, le papa cousu d’or tient une lettre ; et, après s’être excusé de nous déranger, dans nos régions infernales, en nous rappelant aux vulgarités domestiques, il s’adresse aux trois jeunes « misses. » Comme tous les exordes anglais de ma connaissance, le sien débute par un majuscule : — Oh ! ma chère… dit le négociant de conséquence, je viens de recevoir une lettre de mon ami M*** — (le nom ne me revient pas, mais peu importe, nous le retrouverons bien) : — right-all-right !… Ainsi dit le papa, et il ajoute : — Mon ami me demande de lui recommander un maître de dessin qu’il puisse faire venir chez lui, à la campagne… « My-soul-bless-my-soul !… » Lorsque j’entendis le papa cousu d’or prononcer ces paroles, si j’avais été de taille, je lui aurais jeté les bras autour du cou et je l’eusse étreint sur mon cœur !… Vu l’état des choses, je me contentai de bondir sur mon fauteuil. J’étais sur les épines, et mon âme brûlait de s’épancher ; mais je réfrénai ma langue, et laissai le papa continuer. — Peut-être connaissez-vous, dit cet excellent homme d’argent, qui pliait et fripait entre ses doigts dorés la lettre de son ami — peut-être connaissez-vous, chères, un maître de dessin digne d’être recommandé par moi ?… — Les trois jeunes misses commencent par se regarder l’une l’autre, et répondent ensuite (non sans débuter par l’O majuscule indispensable) : « Oh ! dear no, papa !… mais voici M. Pesca… » Dès qu’il est question de moi, je n’y tiens plus. Votre souvenir, chers bons, me monte à la tête comme un flot de sang ; je m’élance, comme si une broche, tout à coup sortie du sol, avait traversé le fond de mon fauteuil ; — je m’adresse au négociant de conséquence et je lui dis (c’est la phrase anglaise) : — Cher monsieur, « I have the man ! » le premier professeur du monde !… recommandez-le, dès ce soir, par la poste, et demain, par le chemin de fer, expédiez-le, « bag and, baggage ! » (encore une phrase anglaise — hé ?) — Doucement, dit le papa ; est-ce un étranger ou un Anglais ? — Anglais, répondis-je, Anglais jusqu’à la moelle des os. — Respectable ? dit le papa. — Monsieur, dis-je à mon tour (car cette dernière question me blesse, et je renonce à toute familiarité vis-à-vis de lui), monsieur !… l’immortelle flamme du génie brûle dans la poitrine de cet Anglais, et, qui plus est, elle brûlait déjà dans la poitrine de son père ! — Laissons cela ! reprend ce papa cousu d’or, mais barbare, — laissons de côté son génie, monsieur Pesca ; le génie n’est pas admis dans ce pays, s’il n’est accompagné d’une respectabilité suffisante ; — alors nous sommes très-charmés, très-charmés vraiment de lui faire accueil… Votre ami peut-il produire ses attestations ?… Se présenterait-il, au besoin, pourvu de lettres garantissant sa responsabilité morale ? — Avec un geste négligent : — Des lettres ? dis-je ; ha ! « my-soul-bless-my-soul ! » Je le crois bien !… Vous faut-il des volumes de lettres ? des portefeuilles d’attestations ?… — Une ou deux suffiront, réplique cet homme, bouffi de flegme et de monnaie. Qu’il me les envoie avec son nom et son adresse !… Puis… Doucement, doucement, monsieur Pesca !… avant de courir ainsi trouver votre ami, peut-être serait-il bon de prendre un billet. — Un billet… de banque ? m’écriai-je indigné. Pas de billet de banque, s’il vous plaît, que mon brave Anglais ne l’ait gagné d’abord. — Un billet de banque ? reprend le papa fort surpris. Qui a parlé de billets de banque ? Le billet que je veux dire est une note, un mémorandum de ce qu’il doit faire et de ce qu’il doit gagner. Continuez votre leçon, monsieur Pesca, et je vais extraire pour vous la lettre de mon ami… — Voilà mon homme d’argent et de négoce qui s’asseoit devant sa plume, son encre et son papier, tandis que, suivi de mes trois jeunes misses, je me replonge dans l’Enfer de Dante. En dix minutes, la note est rédigée, et les bottes du papa s’en vont, craquant par les corridors. À partir de ce moment, sur ma foi, sur mon âme, sur mon honneur, je ne me connais plus ! L’éblouissante pensée que j’ai enfin pris la balle au bond, et que ma dette envers le plus cher de mes amis peut être déjà considérée comme payée, me monte à la tête et m’enivre… — Comment je tire les jeunes misses et moi-même de nos régions infernale : comment je dépêche ensuite mes autres affaires ; comment j’avale, sans trop m’en douter, mon petit repas du soir, un habitant de la lune vous le dira aussi bien que moi. L’important, c’est que me voici, ayant en main la note du négociant de conséquence, le cœur plein de vie, chaud comme le feu, plus heureux qu’un roi !… Ah ! ah ! ah ! « Right-right-right-all-right ! »

Ici, le professeur brandit sur sa tête le mémorandum dont il venait de parler, et termina son long et rapide récit par un de ces « cheers » anglais que parodiait si plaisamment son « soprano » d’Italie.

Ma mère, dès qu’il eut fini, se leva, les joues animées et les yeux brillants, elle saisit chaleureusement les deux mains du petit homme.

— Cher et bon Pesca, lui dit-elle, je n’ai jamais douté de votre sincère affection pour Walter, mais j’en suis maintenant plus persuadée que jamais.

— Il est certain que, pour le compte de Walter, nous sommes très-obligés au professeur Pesca, crut devoir ajouter Sarah, et tout en parlant ainsi, elle se levait à demi, comme pour s’approcher à son tour du fauteuil qui avait servi de tribune ; mais remarquant que Pesca, dans son extase, baisait les mains de ma mère, elle prit un air sérieux et se rassit :

— Puisque ce petit homme si familier traite ainsi ma mère, que me fera-t-il donc « à moi ? »

La vérité se lit quelquefois sur les visages ; et sans nul doute, telle était la pensée de Sarah quand elle retomba sur son siège.

Bien que touché des sentiments qui avaient dicté la conduite de Pesca, je n’éprouvais pas, devant la perspective maintenant ouverte devant moi, le plaisir qu’elle eût dû me procurer. Aussi, quand le professeur en eut fini avec les mains de ma mère, et lorsque je l’eus chaudement remercié de son intervention en ma faveur, je demandai qu’on me permît de jeter un coup d’œil sur la note que son respectable patron avait dressée pour m’être soumise.

Pesca me tendit le papier, non sans un geste de main tout à fait triomphal.

— Lisez !… dit le petit homme avec majesté ; l’écrit du papa cousu d’or s’explique, je vous le garantis, avec la clarté de cent trompettes…

Les conditions, effectivement, étaient exposées d’une manière nette, précise, intelligible. La note m’informait :

« Premièrement. » — Que Frederick Fairlie, Esq. de Limmeridge-House, Cumberland, désirait s’assurer les services d’un professeur de dessin, versé dans son art, pour une période de quatre mois, garantie de part et d’autre.

« Secondement. » — Que ce professeur aurait à remplir une double mission. Il surveillerait les progrès de deux jeunes dames dans l’art de peindre à l’aquarelle ; il consacrerait ensuite les heures de loisir que lui laisserait le temps pris par les leçons, à réparer et classer une précieuse collection de dessins qu’on avait laissée, depuis longtemps, dans un complet abandon.

« Troisièmement. » — Que le salaire offert à la personne disposée à se charger de ces soins, et capable de les remplir convenablement, serait de quatre guinées par semaine ; qu’elle résiderait à Limmeridge-House ; et qu’elle y serait traitée sur le pied d’un « gentleman. »

« Quatrièmement, » et enfin. — Que personne ne devait songer à se proposer pour cet emploi sans pouvoir fournir les meilleurs et les plus sûrs témoignages, sous le double rapport du talent et de la moralité. Les preuves fournies seraient contrôlées par l’ami que M. Fairlie avait à Londres, et auquel tous pouvoirs étaient donnés pour conclure les arrangements nécessaires. Ces instructions étaient suivies du nom et de l’adresse de ce négociant de Portland-Place, chez lequel Pesca professait l’italien ; — et c’est ainsi que finissait la note ou « mémorandum. »

L’engagement qui m’était ainsi offert avait, certes, ses côtés attrayants. Selon toute apparence, mon emploi serait à la fois facile et agréable ; on me le proposait en automne, c’est-à-dire à ce moment de l’année où j’avais le moins d’occupations ; le salaire, si j’en jugeais par mon expérience personnelle, était d’une libéralité surprenante. Je me disais tout ceci, je sentais que je devais m’estimer heureux si je parvenais à m’assurer cette mission de confiance, — et pourtant, à peine avais-je lu le « mémorandum, » que je sentis en moi une inexplicable répugnance à faire un pas de plus dans cette voie. Jamais, à aucune époque de mon passé professionnel, je n’avais vu mon devoir et mes penchants se mettre en lutte d’une manière aussi pénible et aussi difficile à expliquer.

— Oh ! Walter, votre père n’a jamais eu pareille chance ! me dit ma mère en me rendant la note qu’elle venait de parcourir à son tour.

— Se lier avec des gens si distingués ! fit remarquer Sarah, se redressant sur sa chaise, et se trouver avec eux, tout d’abord, dans de telles conditions d’égalité !…

— Sans doute, sans doute ; les conditions, à tous égards, sont assez séduisantes, répliquai-je avec impatience. Mais, avant d’envoyer mes « attestations », comme ils disent, je voudrais un peu réfléchir.

— Réfléchir ! s’écria ma mère. Y pensez-vous, mon enfant ?

— Réfléchir ! répéta ma sœur, faisant écho en de telles circonstances, voilà quelque chose de bizarre !

— Réfléchir ! s’écria le professeur, comme s’il eût fait sa partie dans un « canon… » Réfléchir à quoi ? répondez ! Ne vous plaigniez-vous pas dernièrement de votre santé ?… Ne réclamiez-vous pas à grands cris l’air de la campagne ? Eh bien ! voici dans votre main un papier qui vous offre, à pleine poitrine et pour quatre mois, ces brises rafraîchissantes dont un souffle, disiez-vous, suffirait pour vous ranimer. Est-ce vrai, cela ? voyons, répondez ! Puis, — vous avez besoin d’argent. Eh bien ! quatre belles guinées par semaine, n’est-ce donc rien ? « My-soul-bless-my-soul ! » qu’on « me » les donne seulement, — et mes bottes craqueront comme celles du papa cousu d’or, toutes fières d’être chaussées par un homme si puissamment riche. Quatre guinées chaque semaine, et, par-dessus le marché, la jolie compagnie de deux jeunes « misses ; » mieux encore votre lit, votre déjeuner, votre dîner, vos thés, vos « lunches, » vos amples rasades de bière écumante, tout ce dont vous vous gorgez, vous autres Anglais, tout cela pour rien ! — Oh ! Walter, mon cher bon ! — « deuce-what-the-deuce ! » — pour la première fois de ma vie vous m’abasourdissez, sur ma parole !…

Ni la surprise que, bien évidemment, ma conduite causait à ma mère, ni la fervente énumération que Pesca venait de consacrer aux avantages de mon futur emploi, ne purent en rien ébranler la répugnance déraisonnable que me causait l’idée d’aller à Limmeridge-House. Quand j’eus mis en avant toutes les mesquines objections que je pus trouver contre le voyage du Cumberland, et quand, une à une, je les eus vu battre en brèche de la façon la plus victorieuse, j’essayai d’élever un dernier obstacle en demandant ce que deviendraient mes élèves de Londres, tandis que j’enseignerais aux jeunes pupilles de M. Fairlie le dessin d’après nature. On me répondit, avec raison, que le plus grand nombre d’entre eux allait me quitter pour les excursions d’automne ; ceux qui resteraient à Londres, en bien petit nombre, pourraient être confiés à un de mes confrères, auquel, en des circonstances identiques, j’avais rendu le même service que je réclamerais aujourd’hui de son obligeance. Ma sœur me rappela que ce jeune « gentleman » s’était mis expressément à ma disposition pour la saison actuelle, si j’avais fantaisie de quitter la ville. Ma mère me somma sérieusement de ne pas souffrir qu’un vain caprice se mît en travers de mes intérêts et des soins réclamés par mon état de santé ; Pesca, enfin, du ton le plus pathétique, me supplia de ne pas le blesser au cœur en repoussant le premier témoignage de reconnaissance qu’eût pu m’offrir l’ami dont j’avais sauvé la vie.

Ces remontrances, évidemment inspirées par l’affection la plus sincère, auraient influencé l’homme le moins facile à émouvoir. Aussi, sans pouvoir dompter tout à fait mes perverses antipathies, je me trouvai assez vertueux pour en rougir de bon cœur, et je cédai finalement à tout ce qu’on demandait de moi.

Le reste de la soirée fut assez gaiement consacré à mille plaisanteries sur la vie que j’allais mener avec les deux « ladies » du Cumberland. Pesca, que notre « grog » national mettait en verve, revendiqua ses lettres de grande naturalisation comme Anglais, en entassant rapidement une longue série de « speeches : » tantôt proposant la santé de ma mère, tantôt la santé de ma sœur, ma propre santé, les santés, en masse, de M. Fairlie et des deux jeunes « misses ; » puis, avec émotion, il se remercia lui-même, immédiatement, au nom de toutes les personnes qu’il avait honorées de ces « toasts ».

— Un secret, Walter, me dit à l’oreille mon petit ami, quand nous nous en retournions ensemble, bras dessus bras dessous. En songeant à quel point je me suis vu éloquent, je sens l’ambition déborder dans mon âme. Un de ces jours, vous me verrez faire partie de votre illustre Chambre des communes… « Honourable » Pesca, M. P !…[3]

Le lendemain matin, j’envoyai au patron du professeur, dans Portland-Place, les attestations écrites qu’il avait réclamées. Trois jours s’écoulèrent sans que j’entendisse parler de quoi que ce fût, et j’en conclus, avec une secrète satisfaction, que mes preuves n’avaient point semblé assez catégoriques. Le quatrième jour, cependant, une réponse arriva. Elle annonçait que mes services étaient acceptés par M. Fairlie, et me mettait en demeure de partir immédiatement pour le Cumberland. Le « post-scriptum » renfermait, dans le plus grand détail, les instructions nécessaires au voyage que j’allais entreprendre.

Je m’arrangeai, toujours un peu à contre-cœur, pour quitter Londres le lendemain de bonne heure. Dans l’après-midi, Pesca, se rendant à un dîner, passa chez moi pour me dire adieu.

— Ce qui, en votre absence, séchera mes pleurs, disait le professeur d’un ton gai, c’est la pensée que ma main, cette main providentielle, a donné la première impulsion à votre fortune en ce bas-monde… Allez, mon ami !… vous connaissez le proverbe anglais… « Dans le Cumberland, on profite du soleil pour faire ses foins… » Au nom du ciel, ne l’oubliez pas !… Épousez une des deux jeunes « misses ; » devenez « l’honourable » Hartright, M. P., et quand vous serez au sommet de l’échelle, souvenez-vous que Pesca, resté en bas, a réalisé pour vous ce beau rêve…

Je tâchai de rire avec mon petit ami de cette plaisanterie qui assaisonnait ses adieux ; mais, bien malgré moi, je ne pouvais m’égayer. Je ne sais quelle pénible émotion balançait chez moi l’effet discordant de ses légères paroles.

Lorsque je me retrouvai seul, il ne me restait plus qu’à partir pour le « cottage » de Hampstead, où je devais dire adieu à ma mère et à Sarah.


IV


La chaleur, tout le jour, avait été presque écrasante ; la soirée, maintenant, était encore lourde et sans air. Ma mère et ma sœur m’avaient tant de fois répété leurs derniers conseils, et tant de fois supplié « d’attendre encore cinq minutes, » qu’il était près de minuit quand la domestique ferma derrière moi la porte du jardin. Je fis quelques pas sur la route qui me ramenait à Londres ; puis, pris d’hésitation, je m’arrêtai.

La lune, pleine et large, brillait dans l’azur profond d’un ciel sans étoiles, et le sol inégal des bruyères prenait, sous ses lueurs mystérieuses, un aspect assez sauvage pour qu’on se pût croire bien loin de la grande ville couchée pourtant au pied de ces coteaux déserts. L’idée de me replonger, plus tôt qu’il ne le fallait absolument, au sein de l’étouffante obscurité que j’allais retrouver à Londres n’avait pour moi aucun attrait. M’aller mettre au lit dans ma petite chambre privée d’air, ou bien me soumettre à quelque procédé de suffocation graduelle, me semblait, agité comme je l’étais de corps et d’âme, une seule et même chose. Je résolus de retourner en flânant, et par le plus long chemin que je pourrais prendre, vers mon odieux domicile ; de suivre à loisir les sentiers sinueux que je voyais se dessiner en blanc parmi les bruyères désertes, et de rentrer à Londres par son faubourg le moins encombré, en prenant d’abord Finchley-Road, pour me retrouver ensuite, aux fraîcheurs matinales, dans le voisinage de Regent’s Park.

Je cheminai donc lentement, absorbé dans le calme divin du tableau qui m’était offert, et admirant les douces alternatives de lumière et d’ombre que, de tous côtés, les flexions du sol inégal multipliaient sous mes yeux. Aussi longtemps que dura ce charmant début de ma promenade nocturne, mon âme s’abandonna, presque passive, aux impressions que ces grands aspects produisaient en elle ; c’est à peine si je pensais à quoi que ce fût ; — mes pensées, du moins, semblaient s’effacer sous l’énergie de mes sensations.

Mais quand j’eus quitté les bruyères et pris le chemin de traverses où mes yeux trouvaient beaucoup moins de pâture, les idées que me suggérait naturellement la modification prochaine de mes habitudes et de mes travaux, reprirent de plus en plus leurs droits à mon attention exclusive. Lorsque j’arrivai à l’extrémité du chemin, j’étais de nouveau complètement perdu dans les fantasques évocations qui me montraient tour à tour Limmeridge-House, M. Fairlie, et les deux jeunes personnes dont j’allais former le talent d’aquarellistes.

Je me trouvais maintenant parvenu à ce point spécial de mon trajet où quatre chemins se rencontrent : — celui de Hampstead par lequel je m’en revenais ; celui qui mène à Finchley ; celui qui court dans la direction du West-End ; enfin, celui qui ramène à Londres. J’avais machinalement pris cette dernière direction, et marchais lentement le long du grand chemin solitaire, — perdu, je m’en souviens, dans de vaines conjectures sur le genre de beauté de ces jeunes « ladies » du Cumberland, — lorsque, en une seconde, tout le sang de mes veines s’arrêta brusquement au contact léger et soudain d’une main qui, par derrière, se posait sur mon épaule.

À l’instant même, je me retournai, les doigts crispés autour de la poignée de ma canne.

Là, au milieu de cette grande route, large et lumineuse, — là, comme si elle venait de jaillir de terre ou de tomber du ciel, — se tenait, debout, une femme, seule, et, de la tête aux pieds, vêtue de blanc ; sa figure, penchée de mon côté, semblait m’adresser une question solennelle, et, au moment où je me retournai, sa main s’étendit vers le nuage noir qui planait sur Londres.

J’étais trop saisi par la soudaineté de cette apparition extraordinaire, dans le silence de la nuit et en cet endroit isolé, pour lui adresser la moindre question. L’inconnue parla donc la première.

— Est-ce là le chemin de Londres ? dit-elle.

Je l’examinais avec attention pendant qu’elle me demandait cet étrange renseignement. Il était près d’une heure. Tout ce que je pouvais discerner au clair de lune était une figure jeune, sans fraîcheur, aux contours effilés ; de grands yeux sérieux, exprimant par leur fixité une attention extraordinaire ; des lèvres frémissantes, aux mouvements indécis ; et des cheveux blonds, d’une nuance vague, entre le fauve et le brun. Il n’y avait dans ses façons rien d’égaré, rien d’immodeste : elles étaient paisibles et contenues, un peu mélancoliques peut-être et légèrement soupçonneuses : ce n’étaient pas exactement celles d’une « lady ; » d’un autre côté, ce n’étaient pas celles d’une femme appartenant à la caste inférieure. La voix, si peu que je l’eusse entendue, m’avait frappé par ses accents singulièrement calmes, et, pour ainsi dire, mécaniques ; le débit était d’une rapidité remarquable. Cette femme tenait dans sa main un petit sac ; et son costume — chapeau blanc, châle blanc, robe blanche, — n’était certainement pas, pour autant que je pusse conjecturer, taillé dans des étoffes très-fines ou très-coûteuses. Sa taille était mince et un peu au-dessus de la moyenne ; sa tenue et ses gestes étaient exempts de tout ce qui eût pu la rendre suspecte. Voilà tout ce qu’il me fut donné de remarquer à la clarté douteuse qui nous entourait, et dans l’état de perplexité où m’avait jeté cette rencontre bizarre. Ce que pouvait être cette femme, et par quel hasard elle se trouvait sur la grande route à une heure après minuit, autant d’énigmes insolubles pour moi. La seule chose dont je me sentisse bien assuré, c’est que le mortel le plus grossier n’eût pu se méprendre sur les motifs qu’elle pouvait avoir de s’adresser à lui ; — même à cette heure suspecte, même dans cet endroit désert.

— M’avez-vous entendue ? reprit-elle avec son débit calme et rapide, et sans la moindre nuance de mécontentement ou d’inquiétude. Je vous ai demandé si c’était là le chemin de Londres.

— Oui, répondis-je, c’est là le chemin : il conduit à Saint-John’s Wood et à Regent’s Park. Veuillez m’excuser de ne vous avoir pas répondu plus tôt. J’étais un peu troublé de votre soudaine apparition sur la route, et, même à présent, je ne puis encore m’en rendre bien compte.

— Vous ne me soupçonnez d’aucun méfait, n’est-ce pas ?… Je n’ai rien fait de mal… Un accident m’est arrivé… Je suis fort à plaindre de me trouver ici, à pareille heure, et toute seule… Pourquoi me soupçonneriez-vous d’avoir fait le mal ?

Elle s’exprimait avec une ardeur, une agitation hors de propos, s’écartait de moi tout en parlant. Je fis, pour la rassurer, tout mon possible.

— Ne supposez pas, je vous prie, que j’incline le moins du monde à vous soupçonner, lui dis-je ; mon seul désir est de vous être utile, si je le puis ; je m’étonnais seulement de votre apparition sur la route, parce que, l’instant d’avant, il me semblait n’y avoir vu personne…

Se détournant, elle me montra, au point de jonction des deux chemins de Londres et de Hampstead, un endroit où la haie était rompue.

— Je vous ai entendu venir, me dit-elle, et je me suis cachée là pour savoir à quel homme j’avais affaire avant de me risquer à parler. Mes doutes et mes craintes duraient encore quand vous êtes passé, ce qui m’a réduite à me glisser sur vos traces et à vous toucher le bras…

Se glisser après moi et me toucher… Pourquoi ne m’appeler point ? Chose étrange, à tout le moins.

— Puis-je me fier à vous ? demanda-t-elle. Vous ne me jugerez point mal, parce qu’un accident m’est arrivé…

Confuse, elle s’arrêta ; d’une main, son sac passait dans l’autre ; elle poussait des soupirs pleins d’amertume.

L’isolement de cette femme, dénuée de tout appui, m’alla au cœur. L’élan naturel qui me poussait à la secourir, à la protéger, l’emporta bientôt sur les froids conseils de la prudence mondaine que, dans de si étranges circonstances, un homme plus âgé, plus sage, plus réfléchi aurait uniquement consultée.

— Pour tout dessein légitime, lui dis-je, vous pouvez vous fier à moi. S’il vous est pénible de m’expliquer votre singulière situation, ne revenons plus sur ce sujet. Je n’ai le droit de vous demander aucun éclaircissement. Dites-moi comment je puis vous aider ; ce qui dépendra de moi, je le ferai.

— Vous êtes bien bon, et je suis bien heureuse de vous avoir rencontré…

En prononçant ces paroles, sa voix tremblait légèrement, et j’y retrouvai, pour la première fois, quelques nuances de ces accents féminins qui trouvent si aisément un écho dans tous les cœurs, mais il n’y avait pas une larme dans ces grands yeux, fixement attentifs, qu’elle tenait arrêtés sur moi.

— C’est la seconde fois seulement que je viens à Londres, continua-t-elle, parlant de plus en plus vite, et ce côté de la ville m’est tout à fait inconnu. Puis-je me procurer un cabriolet, une voiture, n’importe laquelle ? Est-il trop tard ? Je ne sais. Si vous pouviez me conduire jusqu’à un cabriolet, — me promettre tout simplement de ne pas vous mêler de mes affaires, et me laisser vous quitter où et quand il me plaira ; — j’ai une amie à Londres qui sera charmée de me recevoir ; c’est là tout ce qu’il me faut. — Voudrez-vous me faire cette promesse ?…

Elle regardait avec inquiétude, parlant ainsi, le chemin qu’elle avait suivi et celui qu’elle allait parcourir ; son sac, de plus belle, passait d’une de ses mains dans l’autre : elle répétait ces mois : Promettez-vous ?… et me regardait en face, obstinément, avec une crainte suppliante et une confusion qui faisaient mal à voir.

Que faire ? J’avais là, complètement à ma merci, une personne inconnue, — cette inconnue était une femme sans ressources et sans protection. Pas une maison dans le voisinage, pas un passant à qui je pusse demander conseil ; d’autre part, je ne me connaissais pas au monde un seul droit qui m’investît sur elle d’un contrôle quelconque, alors même que j’aurais su comment exercer ce contrôle. Les événements survenus depuis projettent leur ombre sur le papier même où je trace ces lignes, et ils m’ont appris à me méfier de moi. Cependant, dirai-je encore, que faire en pareille passe ?

Je ne me charge pas de l’apprendre à ceux qui ne le savent point, mais voici ce que je fis. Je tâchai, par quelques questions, de gagner du temps.

— Êtes-vous bien sûre que votre amie de Londres voudra vous recueillir à cette heure indue ?

— Parfaitement sûre. Dites simplement que vous me laisserez vous quitter où et quand il me plaira ; dites que vous ne vous mêlerez pas, malgré moi, de ce qui me concerne !… Voulez-vous me promettre cela ?…

Et comme, pour la troisième fois, elle répétait ces paroles, elle se rapprocha de moi et posa sa main sur ma poitrine, tout à coup, avec un geste à la fois doux et furtif. — Main frêle, main glacée (je la sentis en l’écartant), même en cette nuit brûlante. N’oubliez pas que j’étais jeune ; n’oubliez pas que cette main, posée si près de mon cœur, était celle d’une femme.

— Promettez-vous ?

— Oui…

Une parole bien simple ! Ce mot familier qui passe, à chaque heure du jour, sur les lèvres de tout le monde. Et pourtant, mon Dieu ! je tremble maintenant, rien qu’à le voir écrit devant moi…

Nous nous dirigeâmes vers Londres, et, à cette heure paisible, la première du jour nouveau, — nous marchâmes côte à côte, moi et cette femme dont le nom, le passé, le caractère, les projets, dont la présence même à mes côtés, en ce moment, étaient pour moi autant de mystères impénétrables. Il me semblait rêver. Étais-je bien Walter Hartright ? Cette route, était-ce bien la même, si « passante », si vulgairement hantée, où, les dimanches, viennent bayer les bourgeois en fête ? Était-il bien vrai qu’une heure auparavant je venais de quitter la paisible et décente atmosphère du « cottage » maternel ? J’étais, en vérité, trop étonné de moi-même, — et trop dominé par un sentiment de vague remords, — pour oser, pendant les premières minutes, adresser la parole à mon étrange compagne. Ce fut elle encore qui, la première, rompit le silence.

— J’ai une question à vous faire, dit-elle tout à coup : connaissez-vous, à Londres, beaucoup de monde ?

— Oui, beaucoup.

— Beaucoup de nobles ?… beaucoup de gens titrés ?…

Cette question bizarre était évidemment dictée par je ne sais quel soupçon. J’hésitai avant d’y répondre.

— Quelques-uns, dis-je, après un instant de silence.

— Beaucoup ?… — Elle suspendit ici sa phrase et promena sur mon visage un regard scrutateur. — Beaucoup de gens ayant le rang de « baronet ?… »

Trop étonné pour répondre, je la questionnai à mon tour.

— Pourquoi me demandez-vous ceci ?

— Parce que, dans mon intérêt, j’espère qu’un certain « baronet » vous est inconnu.

— Voulez-vous me dire son nom ?

— Je ne puis… Je n’ose… Je ne m’appartiens plus, quand je le prononce.

En ce moment, elle parlait haut et presque sur le ton de la menace, levant vers le ciel sa main fermée et l’agitant par un geste passionné ; puis, subitement, elle sembla reprendre possession d’elle-même, et réfrénant les éclats de sa voix, elle ajouta presque bas :

— Nommez-moi tous ceux que vous connaissez !

Je ne pouvais guère me refuser à une curiosité si insignifiante, et je lui livrai trois noms. Les deux premiers étaient ceux de deux chefs de famille dont j’avais les filles pour élèves ; le troisième, celui d’un jeune célibataire qui naguère m’avait emmené à bord de son yacht pour me faire faire quelques esquisses.

— Ah ! dit-elle avec un soupir de soulagement, vous ne le connaissez pas… Vous même, êtes-vous noble ?… êtes-vous titré ?

— Il s’en faut… Je ne suis qu’un pauvre professeur de dessin.

Au moment où mes lèvres articulaient cette réponse, peut-être avec quelque amertume, elle prit mon bras, par une de ces brusques inspirations qui lui étaient propres.

— Il n’est pas noble !… pas titré ! se redisait-elle. Dieu soit loué ! je puis me fier à lui…

J’étais parvenu jusqu’ici, par considération pour ma compagne, à maîtriser ma curiosité ; mais, cette fois, je n’y tins plus.

— Je crains que vous n’ayez de graves motifs de plainte contre quelque personnage noble et titré, lui dis-je. Je crains que ce « baronet, » dont vous ne voulez pas me révéler le nom, n’ait eu envers vous quelques torts graves. Serait-ce lui, par hasard, qui vous oblige à vous trouver ici, la nuit, dans un si grand embarras ?

— Ne me faites pas de question ! ne me forcez point à parler de ceci ! répondit-elle. Je ne suis pas encore en état… J’ai été cruellement traitée, trompée cruellement… Vous mettrez le comble à vos bontés, si vous vouliez marcher un peu plus vite et ne plus m’adresser la parole… Ce qui m’importe, maintenant, c’est de me calmer, si toutefois je le puis…

Nous doublâmes donc le pas, et pendant une demi-heure, tout au moins, pas une parole ne fut échangée entre nous. De temps en temps, toute autre question m’étant interdite, j’interrogeais son visage par quelques regards jetés à la dérobée. Il n’avait pas changé d’expression : les lèvres étaient toujours serrées fortement l’une contre l’autre ; le front avait gardé ses plis attristés, le regard, à la fois ardent et vague, se portait toujours droit en avant. Nous avions gagné les premières maisons du faubourg et nous approchions du nouveau collège Wesleyen, quand ses traits rigides se détendirent un peu, et alors elle reprit d’elle-même la conversation interrompue.

— Habitez-vous Londres ? dit-elle.

— Oui, répondis-je, et au même moment, l’idée me vint qu’elle pouvait avoir formé le projet de recourir à moi pour quelque assistance ou quelques conseils ; il fallait, en ce cas, lui épargner un désappointement possible, en l’avertissant que j’allais sous peu m’absenter de chez moi. Aussi ajoutai-je immédiatement : — Demain, par exemple, je quitterai Londres pour quelque temps. Je vais à la campagne.

— Où ? demanda-t-elle : au nord ou au midi ?

— Au nord ; dans le Cumberland.

— Le Cumberland !… répéta-t-elle avec une sorte d’onction… Ah ! je voudrais bien y aller, moi aussi. J’ai passé dans le Cumberland de bien heureuses années…

J’essayai, une fois encore, de soulever le voile étendu entre cette femme et moi.

— Peut-être êtes-vous née, lui dis-je, dans la belle région des Lacs ?

— Non, répondit-elle, mon pays natal est le Hampshire ; mais autrefois, j’ai passé quelque temps dans une des écoles du Cumberland… Les Lacs, dites-vous ?… Je ne me souviens d’aucun lac. C’est le village de Limmeridge, c’est Limmeridge-House que j’aimerais à voir.

À mon tour, maintenant, de rester tout à coup sur place. Au moment où ma curiosité était poussée jusqu’au paroxysme, cette allusion fortuite au séjour habité par M. Fairlie, se rencontrant sur les lèvres de mon étrange compagne, venait me frapper comme un coup de massue.

— Est-ce que vous avez entendu crier après nous ? me demanda-t-elle, jetant ses regards dans toutes les directions, quand elle me vit faire halte.

— Non, non !… j’ai seulement été frappé par ce nom de Limmeridge-House. Il y a quelques jours à peine, certaines gens du Cumberland le mentionnaient devant moi.

— Ah ! ces gens-là n’étaient pas les « miens » mistress Fairlie est morte ; son mari est mort ; leur petite-fille doit être depuis longtemps mariée et partie. Je ne saurais dire qui habite maintenant Limmeridge. Je sais seulement que, s’il y reste encore quelques personnes de cette famille, je m’intéresse à elle pour l’amour de mistress Fairlie…

Elle semblait sur le point d’en dire plus long ; mais, tandis qu’elle parlait encore, nous arrivâmes en vue de la barrière qui forme l’extrémité de « l’Avenue-road. » Sa main se serra autour de mon bras, et elle jeta un regard inquiet sur l’obstacle qui se dressait devant nous.

— Est-ce que le garde-barrière nous guette ? demanda-t-elle.

Le garde-barrière songeait à tout autre chose ; personne, d’ailleurs n’était dans le voisinage, quand nous franchîmes la porte. La vue des maisons et des réverbères à gaz sembla tout aussitôt l’agiter et la rendre impatiente.

— Voici Londres !… dit-elle. Apercevez-vous quelque voiture dans laquelle je puisse monter ?… Je suis fatiguée… J’ai peur… J’ai besoin de m’enfermer quelque part et de me sentir entraînée…

Je lui expliquai que, pour arriver à une station de cabriolets, il faudrait encore marcher quelque temps à moins que nous n’eussions la bonne fortune de rencontrer une voiture vide. Puis j’essayai de lui parler du Cumberland, de reprendre la conversation interrompue… ce fut inutile. L’idée de « s’enfermer quelque part et d’être entraînée » s’était absolument emparée de son esprit. Elle ne pouvait plus penser qu’à cela, ni parler que de cela.

Nous n’avions guère parcouru plus d’un tiers de « l’Avenue-road » quand je vis un cabriolet s’arrêter devant une maison à quelques portes de nous. Un gentleman en descendit, qui rentrait chez lui, et devant lequel s’ouvrit la porte de son jardin. Je hélai le « cab » au moment où le cocher remontait sur son siège. L’impatience de ma compagne était devenue telle, qu’en traversant la route pour aller le rejoindre, elle me força presque à prendre la course.

— Il est si tard ! disait-elle ; je ne suis pressée que parce qu’il est tard.

— Je ne puis vous prendre, monsieur, à moins que vous n’alliez du côté de Tottenham-court-road, — me dit le cocher, fort poliment du reste, au moment où j’ouvrais la portière. — Mon cheval est sur les dents, et je ne saurais le mener plus loin que son écurie.

— Fort bien ! fort bien ! c’est justement mon affaire… Je vais de ce côté… Je vais de ce côté ! — Elle parlait ainsi d’une voix entrecoupée par l’émotion, et en me poussant de côté pour monter dans le cabriolet.

Avant de l’y laisser entrer, je m’étais assuré que le cocher, si poli d’ailleurs, avait bien sa tête à lui. Et maintenant, l’y voyant installée, je la suppliai de permettre que je pusse la conduire saine et sauve à destination.

— Non, non, non ! — dit-elle, avec une certaine véhémence. — Je suis parfaitement sauve, parfaitement heureuse, à présent. Si vous êtes un gentleman, souvenez-vous de votre promesse… dites-lui de marcher jusqu’à ce que je l’arrête !… Merci, maintenant, oh ! merci, merci, mille fois !…

Ma main était sur le tablier du cabriolet. Elle s’en saisit, la baisa, et la repoussa vivement. Le cabriolet, au même moment, partit. Je m’élançai dans la même direction, avec quelque velléité de l’arrêter ; et pourquoi, je ne savais. — J’hésitai, cependant, de peur d’effrayer ou de tourmenter cette femme : — je finis par appeler, mais pas assez haut pour que le cocher y prît garde. Le bruit des roues alla s’affaiblissant dans le lointain… Le cabriolet se perdit dans l’obscurité… La Femme en blanc était partie.

Dix minutes, peut-être plus, s’étaient écoulées… J’étais du même côté de la route, tantôt avançant machinalement de quelques pas, tantôt faisant halte sans trop m’en rendre compte. Par moments, je me surprenais doutant de la réalité de cette aventure ; par moments aussi, mal à mon aise avec moi-même, il me semblait que j’avais, sans savoir comment, un tort quelconque à me reprocher… Et pourtant, je n’aurais pu dire en quoi j’avais failli. Où j’allais, ce que j’entendais faire maintenant, c’est tout au plus si je le savais. Je n’avais nettement conscience que du désordre de mes idées, quand je fus tout à coup rappelé à moi-même, — l’expression de « réveillé » serait plus juste — par un bruit de voix qui se rapprochait derrière moi.

J’étais du côté de la route que la lune n’éclairait point, et à l’ombre de quelques arbres surplombant les murs d’un jardin, quand je fis halte pour regarder ce qui venait ainsi. À l’autre bout du chemin, et en pleine lumière, un « policeman » avançait, sans se presser, du côté de Regent’s Park.

La voiture me dépassa ; — une chaise découverte, que deux hommes conduisaient.

— Halte-là ! cria l’un d’eux. Voici un policeman. Questionnons-le ?

Le cheval s’arrêta tout au plus à quelques mètres de l’endroit obscur où je me tenais.

— Policeman ! cria le personnage qui, tout d’abord, avait parlé… N’avez-vous point vu, tout à l’heure, une femme passer par ici ?…

— Quelle espèce de femme, monsieur ?…

— Une femme avec une robe vert foncé…

— Non ! non ! interrompit l’autre voyageur… Les vêtements dont nous l’avons pourvue ont été retrouvés sur son lit… Elle a dû partir avec les habits qu’elle portait à son arrivée chez nous… En blanc, policeman… une femme en blanc !…

— Je ne l’ai point vue, monsieur.

— Si vous ou quelqu’un de vos camarades venez à la rencontrer, arrêtez-la… et sous bonne garde, faites-la ramener à l’adresse que voici ! Je payerai les frais, plus une bonne gratification par-dessus le marché…

Le policeman jeta les yeux sur la carte, que l’on venait de lui remettre :

— Mais, monsieur, reprit-il, en vertu de quoi la devons-nous arrêter ?… quel délit a-t-elle commis ?

— Quel délit ? Elle s’est échappée de mon hôpital d’aliénés… N’oubliez pas !… Une femme en blanc… Partons, maintenant !…


V


« Elle s’est échappée de mon hôpital ! »

J’aurais tort de dire que ces terribles paroles m’apportaient, comme un trait de lumière, une révélation inattendue. Quelques-unes des singulières questions que m’avait adressées la Femme en blanc, après m’avoir arraché la promesse inconsidérée de la laisser libre d’agir à sa guise, m’avaient fait penser qu’elle avait quelque chose de dérangé dans l’esprit, ou que quelque effroi récent avait momentanément troublé l’équilibre de ses facultés. Pourtant, l’idée de folie complète que réveillent les mots « d’hospice » et « d’aliénés » ne s’était jamais, pour dire vrai, offerte à mon esprit à propos de cette femme.

Rien, dans son langage et son attitude, ne m’avait paru justifier de prime abord une pareille supposition, et, même avec ce jour nouveau qui résultait des paroles de l’étranger au policeman, je ne la trouvais pas, pour le présent, très-acceptable.

Qu’avais-je fait, cependant ? Avais-je aidé à s’échapper la victime de la plus abominable captivité qui soit au monde ? Avais-je, au contraire, ouvert la vaste capitale à une malheureuse créature sur laquelle je devais, comme tout homme de cœur mis à ma place, exercer une surveillance légitime, par pitié pour elle comme pour les autres ? Quand cette question se posa pour ainsi dire devant moi, j’éprouvai un vif serrement de cœur, et je me reprochai de me l’être adressée trop tard.

Le trouble d’esprit où j’étais ne me permit pas de songer à dormir, quand je fus rentré dans mon petit appartement de Clement’s-Inn. Peu d’heures me restaient avant celle où il faudrait m’embarquer pour le Cumberland. Je m’assis donc devant ma table, essayant de dessiner d’abord, puis de lire, — mais la Femme en blanc venait toujours se placer entre moi et mon crayon, entre moi et mon livre. Était-il survenu quelque malheur à cette pauvre créature abandonnée ? Ce fut ma première pensée, que j’écartai avec un empressement égoïste. D’autres suivirent, moins poignantes, et auxquelles je me laissai aller. Où avait-elle arrêté le cabriolet ? Qu’était-elle devenue ? Les deux hommes de la chaise de poste l’avaient-ils rejointe et reprise ? ou bien était-elle encore libre, en état de se conduire ? et marchions-nous tous deux par deux routes pour le moment bien divergentes, sur quelque point du mystérieux avenir où nos existences se rencontreraient de nouveau ?…

Ce fut pour moi un soulagement de voir arriver l’heure où il fallait fermer mon appartement et dire adieu à mes affaires de Londres, à mes élèves de Londres, à mes amis de Londres, pour me porter à de nouvelles occupations, à une existence nouvelle. Le tumulte même et la confusion qui règnent à la gare du chemin de fer, — si ennuyeux et si fatigant d’ordinaire, — me ranimèrent et me firent du bien.

Les instructions qu’on m’avait adressées me prescrivaient d’aller d’abord à Carlisle, et de prendre là un embranchement vers la côte. Pour commencer le chapitre des accidents, notre locomotive cassa entre Lancastre et Carlisle. Le retard causé par cette mésaventure me fit manquer le train que je devais prendre, sans aucune perte de temps, à l’embranchement désigné. Il fallut attendre quelques heures, et lorsque, plus tard, un autre train me descendit à la station d’où on se rendait à Limmeridge-House, il était plus de dix heures. La nuit d’ailleurs était si épaisse, que c’est tout au plus si je sus démêler mon chemin jusqu’à la « pony-chaise » que M. Fairlie avait envoyée au-devant de moi.

Le cocher était évidemment décontenancé par mon arrivée si tardive. Je le trouvai en cet état de respectueuse bouderie, tout particulier aux domestiques de race anglaise. Nous cheminions dans un silence absolu, et fort lentement, à travers les ténèbres. Les chemins étaient mauvais, et l’obscurité de la nuit ajoutait à la difficulté d’y marcher un peu vite. À partir du moment où nous avions quitté la station, il s’était, d’après ma montre, écoulé à peu près une heure et demie, lorsque j’entendis dans l’éloignement bruire les flots de la mer, et, sous nos pas, craquer le sable des allées d’un parc. Nous venions alors de franchir une porte : nous passâmes encore sous une autre avant d’arriver devant la maison. Je fus accueilli par un solennel serviteur sans livrée, qui m’apprit que « la famille » était allée se coucher. Il me conduisit dans une haute et vaste pièce, où mon souper m’attendait, tristement servi à l’extrémité d’une immense table d’acajou, dont l’absence de tout convive faisait, en quelque sorte, un désert.

J’étais trop las et trop abattu pour boire ou manger beaucoup, surtout devant un grand diable de valet imposant qui me servait, moi tout seul, avec toute l’activité requise pour une demi-douzaine de dîneurs. Au bout d’un quart d’heure, j’étais en mesure de m’aller mettre au lit. Le solennel serviteur me conduisit dans une pièce meublée avec recherche.

— Monsieur, me dit-il, le déjeuner est pour neuf heures… Puis il s’assura que tout était en ordre, et disparut sans le moindre bruit.

Que vais-je voir, cette nuit, dans mes rêves ? pensais-je en soufflant ma bougie. La Femme en blanc ?… ou les habitants encore inconnus de ce château du Cumberland ?… — Étrange sensation que de s’endormir, comme ami de la famille, sous un toit hospitalier, et de n’y connaître personne, pas même de vue !


VI


Lorsque, le lendemain, j’ouvris les volets, la mer m’apparut joyeuse sous un beau soleil d’août, et, dans l’éloignement, les montagnes d’Écosse bordaient l’horizon de leurs bleuâtres contours, çà et là confondus avec l’azur du ciel.

Ce fut là une surprise délicieuse pour mes yeux habitués à ces étroits « paysages » de Londres, encadrés de briques et de mortiers. Aussi me sembla-t-il, à l’instant même, que j’abordais tout un monde de pensées et d’impressions nouvelles. Une sensation qui n’avait rien de très-net me montrait le passé comme définitivement accompli, définitivement oublié, sans que mes notions sur le présent et l’avenir s’en trouvassent le moins du monde éclaircies. Des incidents, qui avaient à peine quelques jours de date, s’effaçaient de ma mémoire comme si des mois et des années se fussent passés.

Par exemple, les excentriques récits de Pesca m’annonçant comment il m’avait procuré mon nouvel emploi, — la soirée d’adieux que j’avais passée avec ma mère et ma sœur, — et même la mystérieuse aventure qui m’était arrivée sur le chemin de Hampstead à Londres, — tout cela s’était transformé en autant d’incidents relégués parmi les souvenirs d’une autre époque. La Femme en blanc était encore présente à ma pensée ; mais son image s’offrait déjà moins distincte à mon souvenir.

Un peu avant neuf heures, je descendis au rez-de-chaussée de la maison. Le valet solennel me rencontra errant de corridors en corridors, et, mû par une compassion louable, me montra le chemin de la salle à manger.

Le premier regard que je jetai autour de moi, quand cet homme eut ouvert la porte, me fit découvrir une table élégamment servie, au milieu d’une espèce de galerie éclairée par beaucoup de fenêtres. De la table, mes yeux se portèrent vers la fenêtre la plus éloignée de moi, et j’y vis, debout, une dame qui me tournait le dos. Au premier coup d’œil je fus frappé de la rare beauté de sa taille, que faisait encore valoir une attitude parfaitement gracieuse et simple. Elle était grande, et point trop grande ; d’un embonpoint satisfaisant, mais non pas trop grasse ; sa tête, bien attachée à ses épaules, se mouvait avec de charmantes ondulations. Perfection spécialement appréciable pour un homme, la taille était là où elle devait être, et gardait ses dimensions naturelles ; — sa souplesse flexible n’était point déformée par un corset.

Comme elle ne m’avait pas entendu entrer, je pus me donner le plaisir de l’admirer tout à mon aise pendant une ou deux minutes, après lesquelles je jugeai que la manière la moins embarrassante d’annoncer ma présence serait de faire glisser sur le parquet une des chaises placées à portée de ma main. Immédiatement, en effet, elle se retourna. L’aisance élégante de ses mouvements et de son allure, tandis qu’elle traversait la pièce dans toute sa longueur, augmentait singulièrement la curiosité que j’éprouvais de voir son visage. Au moment où elle quittait la croisée : « Elle est brune, » me disais-je. Quand elle eut fait quelques pas, je continuai : « Certainement, elle est jeune. » Elle approcha davantage, et alors à ma stupéfaction profonde : « Elle est laide, » me vis-je forcé d’ajouter.

Jamais ce vieux dicton que « la Nature ne saurait se tromper, » n’avait reçu de démenti plus complet. Jamais les séduisantes promesses d’une jolie tournure n’avaient été faussées d’une façon plus saisissante et plus désastreuse par un visage en désaccord avec elles. Le teint de cette jeune personne était presque basané ; le duvet qui ombrageait sa lèvre supérieure équivalait presque à une moustache. Sa bouche était largement dessinée, grande, virile ; les contours de son visage, massifs et sans harmonie. Ses yeux, bruns, perçants, hardis, étaient enchâssés dans des arcades trop proéminentes, et son épaisse chevelure, d’un noir brillant comme celui du charbon de terre, lui descendait trop sur le front. Sa physionomie, gaie, franche, intelligente, manquait de cette douceur, de cette flexibilité féminine, si attrayantes, sans lesquelles la femme la plus belle ne saurait l’être tout à fait. Voir la figure que je viens de décrire sur des épaules qu’un sculpteur eût modelées avec amour, — être charmé d’abord par les grâces modestes où se révélait la parfaite symétrie de ce beau corps, et presque repoussé, ensuite, par la virilité de ces traits, de cette physionomie si inconciliable avec le reste, — c’était éprouver, à peu de chose près, l’embarras presque risible dans lequel nous plongent certains rêves bizarres, dont nous ne savons comment concilier les contradictions et les anomalies.

— M. Hartright, sans doute ? me dit cette jeune personne, dont un bon sourire vint illuminer, adoucir aussi la physionomie, et qui devenait un peu plus femme en prenant la parole… Nous avions renoncé, hier soir, à l’espérance de vous voir arriver ; et nous nous sommes retirés à l’heure habituelle. Veuillez recevoir mes excuses pour cette apparente négligence… et permettez-moi de me présenter à vous comme une de vos futures élèves… Vous offrirai-je la main ?… Je suppose que, tôt ou tard, nous en viendrons là… Pourquoi pas tout de suite ?…

Cette bienvenue sans cérémonie fut articulée d’une voix vibrante, sonore et pleine de charme. La main offerte, — peut-être un peu forte, mais bien modelée — me fut abandonnée avec la calme aisance, l’aplomb vrai d’une femme bien élevée. Nous prîmes place à la table du déjeuner avec autant de cordialité, aussi peu d’embarras, que si nos relations dataient déjà de plusieurs années, et que nous nous fussions donné rendez-vous à Limmeridge pour causer amicalement du temps passé.

— Je compte bien, me disait cette aimable personne, que vous êtes venu ici tout à fait déterminé à tirer le meilleur parti possible de votre position. Dès ce matin, il faut vous faire à l’idée de n’avoir que moi pour vous tenir compagnie à déjeuner. Ma sœur est restée chez elle, où la retient cette indisposition essentiellement féminine qu’on appelle migraine ; sa bonne vieille gouvernante, mistress Vesey, est charitablement auprès de ma sœur, occupée à lui faire avaler le thé qui doit lui rendre la vie. Mon oncle, M. Fairlie, ne prend avec nous aucun de ses repas. Il est d’une santé fort précaire, et préfère trôner, en célibataire, au fond de son appartement. La maison n’a pas d’autres habitants si ce n’est moi. — Nous avons eu pendant quelque temps, en visite, deux de nos jeunes amies ; mais elles nous ont quittées hier désespérant de nous et d’elles. Il ne faut pas s’en étonner. Tout le temps qu’elles sont restées (M. Fairlie étant retenu chez lui par ses souffrances), nous n’avons eu à leur offrir de votre sexe aucun échantillon que l’on pût faire babiller, danser, coqueter. Aussi ne faisions-nous que nous quereller, surtout en dînant… Comment voulez-vous que quatre femmes dînent ensemble, tous les jours, toutes seules de leur espèce, sans se prendre aux cheveux ?… — Nous sommes à table si peu amusantes les unes pour les autres… Vous voyez, M. Hartright, que je n’ai pas grand esprit de corps. — Prenez-vous du thé ou du café ?… — Mais nous sommes presque toutes ainsi… Seulement, il n’est pas commun, chez nous, de l’avouer aussi librement que je viens de le faire… Bonté divine ! je vous embarrasse, il me semble ?… Pourquoi ? Est-ce la difficulté de choisir votre déjeuner, ou bien la liberté de mon langage qui vous décontenance à ce point ?… Dans le premier cas, je vous recommanderai, en amie, de ne pas songer à ce jambon froid posé à côté de vous, et d’attendre que l’omelette arrive… Si c’est l’autre supposition qui est la vraie, je vous offrirai du thé pour vous remettre un peu, et je ferai mon possible, — ce qui, dans la bouche d’une femme, n’engage pas à grand’chose, — pour tenir ma langue au repos…

La dessus elle me tendit, en riant, ma tasse de thé. Ce « papotage » facile, cette familiarité un peu vive à l’égard d’un étranger, étaient alliés, chez mon interlocutrice, à une si complète absence d’affectation, et devaient émaner d’une confiance si vraie dans sa dignité naturelle et les privilèges de son rang, que l’homme le plus téméraire se fût senti contraint au respect. S’il était impossible de garder vis-à-vis d’elle une réserve outrée, un formalisme de commande, il était plus impossible encore de se croire autorisé, même en pensée, à lui manquer en quoi que ce fût. Mon instinct m’en avertissait, tandis que je me laissais gagner malgré moi par la contagion de sa brillante gaieté, tâchant, avec plus ou moins de succès, de lui répondre sur le ton qu’elle avait pris elle-même.

— Oui ! oui ! me dit-elle en réponse à l’unique explication que je pusse lui donner de mon air d’embarras… je comprends à merveille. Vous êtes si parfaitement étranger dans notre maison, que mes familières allusions restent pour vous lettres closes… C’est bien naturel, et j’aurais dû m’en aviser plus tôt… Du reste, je puis remédier à cet inconvénient… Si je commençais par moi-même, quitte à me débarrasser de moi le plus tôt possible ?… J’ai nom Marian Halcombe, et quand j’appelle M. Fairlie « mon oncle », ou miss Fairlie « ma sœur, » je commets une de ces inexactitudes qui sont l’apanage des femmes. Ma mère a été mariée deux fois : la première, à M. Halcombe, mon père ; la seconde à M. Fairlie, le père de ma demi-sœur. À cela près que nous sommes orphelines toutes deux, nous n’avons point la moindre analogie, elle et moi. Mon père était pauvre, et le sien riche. Je n’ai rien, elle est classée parmi les héritières du pays. Je suis brune et laide, elle est blonde et jolie. Je passe généralement pour bizarre et difficile à vivre (à bon droit, je dois en convenir) ; on lui attribue généralement (et avec non moins de justice) tout ce que la douceur et la bonté peuvent avoir de charme… — Bref, c’est un ange et moi je suis… — Goûtez de cette marmelade, monsieur Hartright, et, au nom des convenances féminines, achevez pour votre usage la phrase commencée par moi… Que vous dire de M. Fairlie ?… Sur mon honneur, je n’en sais trop rien. Il vous enverra certainement chercher après le déjeuner, et vous serez à même de l’étudier. D’ici là, je vous apprendrai simplement qu’il était le frère cadet de M. Fairlie, mon beau-père en second lieu, qu’il ne s’est jamais marié ; enfin, que miss Fairlie est sous sa tutelle. Je ne puis vivre sans elle, elle ne peut vivre sans moi, voilà pourquoi j’habite Limmeridge-House. Ma sœur et moi sommes fort éprises l’une de l’autre, ce qui, direz-vous, ne s’explique guère d’après ce que vous savez… À cet égard, je suis de votre avis ; mais, n’importe : les choses vont ainsi. Il faudra, monsieur Hartright, ou plaire à toutes deux, ou ne plaire ni à l’une ni à l’autre ; et ce qui rend ce dilemme plus embarrassant, c’est que vous en serez réduit à nous pour toute société. Mistress Vesey est une excellente personne, investie de toutes les vertus cardinales, mais qui ne compte pour rien. — M. Fairlie est trop mal portant pour frayer avec qui que ce soit. Je ne sais au juste ce qu’il a ; les médecins ne savent pas ce qu’il a ; lui-même ne sait pas ce qu’il a. Nous disons tous qu’il souffre des nerfs, et quand nous avons dit cela, personne de nous ne sait ce que cela veut dire. Cependant, croyez-moi, flattez ses petites manies, quand vous le verrez ce matin. Admirez sa collection de médailles, sa collection de gravures, sa collection d’aquarelles, et vous gagnerez son cœur… Ma parole, si vous pouvez vous contenter du calme de la vie rustique, je ne vois pas pourquoi vous ne vous trouveriez pas fort bien ici… Entre le déjeuner et le « lunch » les dessins de M. Fairlie occuperont votre temps. — Après le « lunch », miss Fairlie et moi, l’album en sautoir, nous irons, sous votre direction, massacrer quelques portraits de dame Nature… C’est ma sœur, ce n’est pas moi, songez-y bien, que vous devez rendre responsable de cette fantaisie de dessin… Selon moi les femmes ne peuvent pas dessiner ; elles ont l’esprit trop mobile, le regard trop peu attentif. Après tout qu’est-ce que cela fait ?… Ma sœur aime à peindre. Je gâte donc, pour l’amour d’elle, autant de bonnes couleurs et de bon papier qu’aucune femme d’Angleterre. Quant aux soirées j’imagine que nous pourrons vous aider à les passer. Miss Fairlie joue délicieusement du piano. Pour moi, je ne distingue pas un « sol-dièse » d’un « ré-bémol » mais je suis en état de vous tenir tête soit aux échecs, soit aux dames, à l’écarté, ou même (déduction faite de mon incapacité comme femme), si vous y tenez, au billard… Que pensez-vous de mon petit programme ?… Peut-il vous réconcilier avec notre vie routinière et tranquille ? ou bien allez-vous prendre la fièvre et rêver les voyages, les aventures, dans cette atmosphère de Limmeridge, si calme et si peu renouvelée ?…

Elle discourait ainsi, à bride abattue, avec un gracieux abandon, et sans aucune interruption de ma part que les réponses voulues par la plus simple politesse. Sa dernière question, la tournure qu’elle lui avait donnée, ou plutôt ce mot « d’aventures » si légèrement tombé de ses lèvres, rappelèrent à ma pensée ma rencontre avec la Femme en blanc, et me poussèrent à chercher si je ne pourrais pas découvrir le lien qui avait pu exister autrefois — comme le témoignait la mention du nom de Fairlie dans les propos de ma mystérieuse inconnue — entre la fugitive anonyme de l’hospice d’aliénés et l’ancienne châtelaine de Limmeridge-House.

— Alors même que je serais le plus inquiet, le plus remuant des hommes, répondis-je, il est à croire que d’ici à quelque temps, je n’aurai plus grand soif d’aventures. Le soir même qui a précédé mon arrivée ici, j’ai fait une rencontre de nature à me satisfaire complètement sous ce rapport. Et je puis vous certifier, miss Halcombe, que la surprise, l’émotion produites en moi par cet incident dureront pour le moins autant que mon séjour dans le Cumberland.

— En vérité, monsieur Hartright ?… et puis-je savoir ?…

— Vous y avez toute sorte de droits. La personne qui, dans cette aventure, joue le rôle principal, m’est tout à fait étrangère et probablement ne vous est pas plus connue qu’à moi. Cependant, elle m’a parlé de feu mistress Fairlie dans les termes de l’affection et de la reconnaissance les plus vraies.

— Parlé de ma mère ?… Vous m’intéressez au delà de ce que je pourrais dire… Continuez, de grâce !…

Aussitôt je racontai, fort en détail, ma rencontre avec la Femme en blanc, sans rien y changer, et répétant mot pour mot ce qu’elle m’avait dit de mistress Fairlie et de Limmeridge-House.

Les yeux brillants et hardis de miss Halcombe restèrent fixés sur les miens, d’un bout à l’autre de ce long récit. Sa physionomie exprimait un vif intérêt, une surprise extrême, et rien de plus. Évidemment elle était aussi loin que moi de tout ce qui aurait pu nous aider à trouver le mot de l’énigme.

— Êtes-vous bien certain de rapporter fidèlement ces paroles relatives à ma mère ? me demanda-t-elle.

— Parfaitement certain, répondis-je. Cette femme, quoi qu’elle puisse être, s’est trouvée autrefois à l’école de Limmeridge ; elle y a été traitée avec une bonté toute particulière par mistress Fairlie, et, en souvenir de ces bienfaits passés, elle conserve un profond intérêt à tous les membres survivants de la famille. Elle savait que M. et mistress Fairlie avaient tous les deux cessé de vivre, et elle parlait de miss Fairlie comme si elles s’étaient connues dans leur enfance.

— Ne disiez-vous pas, je crois, qu’elle niait être née dans notre voisinage ?

— Oui ; elle m’a dit que son pays était le Hampshire.

— Et vous n’avez pu découvrir son nom ?

— Cela m’a été tout à fait impossible.

— Étrange incident, en vérité. À mon sens, M. Hartright, vous aviez toute raison de rendre la liberté à cette pauvre créature, puisque, en votre présence, elle n’a rien fait qui prouvât qu’elle méritait d’en être privée… Mais j’aurais voulu que vous missiez plus de persistance à savoir son nom… Il nous faudra, de manière ou d’autre, percer à jour ce mystère… Vous feriez mieux de n’en parler encore ni à M. Fairlie, ni à ma sœur. Ils sont, l’un et l’autre, je le garantirais, aussi peu au courant que moi de ce que peut être cette femme, et des rapports anciens qui ont mêlé sa destinée à celle de notre famille. En outre, ils sont aussi, chacun à sa manière, (qui diffère, d’ailleurs, du tout au tout) un peu susceptibles, un peu nerveux. Vous tourmenteriez l’un, vous effrayeriez l’autre, et cela sans aucune utilité… Pour moi, je suis incendiée de curiosité, et, à partir de ce moment, je me consacre énergiquement à la solution de ce problème. Lorsqu’après son mariage, ma mère vint ici, elle y a certainement établi l’école qui subsiste encore… Mais les anciens maîtres sont tous morts ou partis, et, de ce côté, il n’y a aucune lumière à espérer… La seule alternative dont, en ce moment, je me puisse aviser…

Ici, nous fûmes interrompus par l’entrée du valet de pied, apportant un message de M. Fairlie, lequel m’annonçait qu’aussitôt le déjeuner terminé, il serait enchanté de me voir.

— Allez attendre monsieur sous le vestibule, dit miss Halcombe, — vive, décidée comme toujours, et se chargeant de répondre pour moi. — M. Hartright va se rendre immédiatement à cette invitation… J’allais donc vous dire, reprit-elle, que ma sœur et moi nous possédons une collection assez nombreuse de lettres de ma mère, adressées soit à mon père, soit aux autres membres de la famille. À défaut de toute autre source de renseignements, je vais consacrer cette matinée à dépouiller la correspondance de ma mère avec M. Fairlie. — Il aimait Londres et s’absentait constamment de ses domaines. Sa femme, alors, ne manquait jamais de le tenir bien au courant de ce qui se passait à Limmeridge. Dans ses lettres il est fait mention, à chaque instant, de l’école à laquelle, tout naturellement, elle s’intéressait beaucoup ; j’espère donc que, d’ici à notre prochaine entrevue, j’aurai fait quelque découverte… C’est à deux heures, monsieur Hartright, qu’on se réunit ici pour le « luncheon… » J’aurai alors le plaisir de vous présenter à ma sœur, et nous emploierons l’après-midi à vous promener aux environs pour vous montrer nos paysages favoris… Jusqu’à deux heures, donc, portez-vous bien !…

Elle prit, à ces mots, congé de moi par un petit signe de tête, avec cette vivacité gracieuse, cette familiarité élégante, sans raffinements exagérés, dont étaient empreints ses propos et ses façons d’agir. Puis elle s’éclipsa par une porte ouvrant au bas de la galerie. Dès qu’elle m’eut quitté, je me dirigeai vers le vestibule, et sur les pas du valet de pied, je m’en allai faire connaissance avec mon nouveau patron, M. Fairlie.


VII


Nous montâmes, mon guide et moi, dans un couloir qui me ramena devant la chambre à coucher où j’avais passé la nuit. Ouvrant la porte immédiatement à côté, il me pria d’y jeter un coup d’œil.

— J’ai ordre, monsieur, de vous montrer ce salon, qui vous est destiné, et de savoir si l’exposition et le jour vous conviennent…

J’eusse fait preuve d’un goût difficile, en vérité, si cette pièce et ses arrangements intérieurs ne m’avaient pas satisfait. La fenêtre, en saillie sur la façade, avait pour perspective le charmant paysage qui, le matin, avait, dès mon réveil, enchanté mes yeux. L’ameublement était parfait de goût et de confort. La table, placée au centre, rayonnait de beaux livres aux tranches dorées, d’objets de bureau délicatement ouvrés, et de fleurs fraîchement épanouies. Une autre table, près de la croisée, était garnie de tout ce qu’il faut pour encarter les aquarelles, et supportait, en outre, un petit chevalet que je pouvais, à volonté, ouvrir ou replier. Les murs étaient tendus d’une jolie perse gaiement nuancée, et sur le parquet s’étendait une natte indienne, à dessins rouges sur un fond maïs. C’était, à coup sûr, l’atelier le plus coquet et le plus complet que j’eusse jamais vu. Je lui accordai les éloges les plus enthousiastes.

Le valet solennel était formé à trop haute école pour laisser percer la moindre satisfaction. Avec une déférence glaciale, il s’inclina quand j’eus épuisé la série de mes épithètes admiratives, et m’ouvrit silencieusement la porte du couloir.

Nous nous trouvâmes dans un autre long corridor, et montant quelques degrés auxquels il aboutissait, nous traversâmes une petite antichambre ronde pour faire halte devant une porte dont les battants étaient en flanelle brune. Le domestique ouvrit cette porte devant laquelle, à quelques mètres seulement, une seconde était fermée ; il ouvrit encore celle-ci, et nous eûmes devant nous deux portières de soie vert pâle ; il souleva l’une d’elles sans le moindre bruit, murmura doucement ces mots : « M. Hartright, » et me laissa là.

Je me trouvai dans une pièce haute et vaste, au plafond richement sculpté, et dont le parquet disparaissait sous un tapis si épais et si mou, que je croyais avoir des paquets de velours amoncelés sous mes pieds. Un des côtés de la chambre était occupé par une longue bibliothèque, en quelque bois incrusté dont l’aspect m’était tout à fait nouveau. Elle ne s’élevait pas à plus de six pieds, et servait de support à des statuettes de marbre, régulièrement espacées. Deux « cabinets » (ou meubles à tiroirs) évidemment anciens, lui faisaient face ; et entre eux, au-dessus d’eux, était accrochée une « madone » sous verre, qui portait le nom de Raphaël, sur une tablette dorée qu’on avait fixée au bas du cadre. Arrêté au seuil de la porte, j’avais, à ma droite et à ma gauche, des chiffonnières et des « petits Dunkerque, » de boule et marquetterie, surchargés de figurines en porcelaine de Saxe, de faïences rares, d’ivoires sculptés, de curiosités enfin, et de « bric-à-brac, » qui, de tous côtés, resplendissaient d’or, d’argent, de pierres précieuses. À l’autre extrémité de la pièce, en face de moi, les fenêtres étaient masquées et les clartés du jour amorties par de larges stores vert-de-mer, pareils aux portières dont j’ai déjà parlé. La lumière qu’ils tamisaient avait une douceur mystérieuse et voilée qui charmait le regard ; elle tombait, égale, sur tous les objets que renfermait l’appartement, et semblait faite pour rendre plus intenses le silence profond, la physionomie solitaire de cet endroit reculé ; elle entourait, enfin, comme une auréole de repos bien appropriée à ses instincts, le maître du château, négligemment étendu, la tête en arrière dans un vaste fauteuil confortable qui, sur un de ses bras, supportait un pupitre à livres, et sur l’autre, une toute petite table.

Si l’extérieur d’un homme, quand il est sorti de son cabinet de toilette, et quand il a passé quarante ans, peut servir sûrement à deviner son âge, — ce qui est au moins douteux, — M. Fairlie devait avoir, lorsque je le vis pour la première fois, un peu plus de cinquante, et un peu moins de soixante ans. Sa figure glabre, amincie, fatiguée, et d’une pâleur transparente, n’avait pourtant pas de rides ; son nez était proéminent et crochu ; ses yeux ternes, d’un gris bleuâtre, en relief sous des paupières tant soit peu bordées de rouge ; sa chevelure rare, d’un aspect soyeux, et de ce blond légèrement cendré qui est le plus lent à trahir l’invasion graduelle des cheveux gris. Il portait une veste du matin, taillée dans une étoffe brune bien autrement fine que le drap, un gilet et un pantalon de coutil d’une blancheur irréprochable. Ses petits pieds semblaient ceux d’une femme, emprisonnés qu’ils étaient dans des bas de soie nankin et dans des pantoufles qui, par leur nuance dorée, rappelaient le corselet de certains insectes. Deux anneaux, ornements de ses mains blanches et délicates, me parurent, à moi qui pourtant ne m’y connaissait guère, d’une valeur qui défiait le calcul.

En somme, l’aspect général de cet être fragile, alangui, plaintif et nerveux, recherché outre mesure, offrait je ne sais quelle discordance désagréable avec le titre d’homme, qu’il semblait usurper ; et en même temps il semblait impossible, en l’adaptant à une femme, de le rendre plus naturel et plus convenable. La matinée que je venais de passer avec miss Halcombe m’avait prédisposé à une grande bienveillance pour tous les habitants du château : toutefois, et dès le premier abord, mes sympathies se refusèrent énergiquement à prendre pour objet l’être équivoque qui avait nom M. Fairlie.

En me rapprochant de lui, je constatai que son oisiveté n’était pas si complète que je l’avais d’abord cru. Posé parmi d’autres objets rares et charmants, sur une grande table ronde qu’il avait à côté de lui, un « cabinet » nain, en ébène, décoré d’argent, étalait dans ses tiroirs ouverts, garnis de velours rouge foncé, plusieurs couches de médailles de toutes dimensions et de toutes formes. Un de ces tiroirs reposait sur la petite table fixée au bras du fauteuil ; tout auprès étaient quelques menues brosses de joaillier, un pinceau et un petit flacon de liquide tout prêts à être employés, selon leurs usages divers, à nettoyer les petites souillures accidentelles qui viendraient à être découvertes sur les précieuses médailles. Au moment où je m’avançais jusqu’à une distance respectueuse, et où je m’arrêtais pour saluer mon nouveau patron, ses doigts blancs et frêles jouaient négligemment autour d’un petit fragment de métal que j’aurais pu prendre, ignorant comme je l’étais, pour quelque sale monnaie d’étain, fort déchiquetée sur ses tranches.

— Charmé de vous posséder à Limmeridge, monsieur Hartright, me dit-il, d’une voix plaintive et coassante, qui combinait assez désagréablement, des notes aiguës et fausses avec un débit somnolent et paresseux. Asseyez-vous, je vous prie, et, s’il vous plaît, ne vous donnez pas la peine d’avancer ce fauteuil… Dans le déplorable état où sont mes nerfs, toute espèce de mouvement me cause une souffrance indicible… Vous a-t-on montré votre atelier ?… Cette pièce vous convient-elle ?

— J’en sors à l’instant, monsieur Fairlie, et je puis vous assurer…

Au milieu de la phrase commencée, il m’arrêta court en fermant les yeux et en levant, par un geste de supplication, l’une de ses petites mains blanches. Fort surpris, je n’ajoutai pas un mot, et la voix coassante m’honora de l’explication que voici :

— Veuillez m’excuser, de grâce !… mais, s’il vous était possible de modérer tant soit peu votre voix… Le misérable état de mes nerfs fait que tout bruit un peu fort me cause des tortures inimaginables… Vous excuserez un pauvre malade… Je ne vous dis là que ce qu’il me faut répéter à tout le monde, dans l’état lamentable de ma triste santé… Oui, n’est-ce pas ?… et maintenant, je vois que la pièce en question est à votre goût, n’est-il pas vrai ?

— Je ne pouvais rien souhaiter de plus agréable ou de plus commode, répondis-je, baissant le ton, et m’apercevant déjà que l’affectation égoïste de M. Fairlie ne faisait qu’un avec « l’état déplorable de ses nerfs. »

— Ravi, enchanté… Vous verrez, monsieur Hartright, que votre position ici sera convenablement appréciée, Vous n’y trouverez aucun de ces odieux préjugés qui, en Angleterre, déclassent l’artiste. J’ai passé à l’étranger assez d’années pour dépouiller à cet égard mon enveloppe insulaire. Je voudrais pouvoir en dire autant de la noblesse, — mot détestable, mais dont il faut bien se servir, — de la noblesse du voisinage. Véritables Goths en fait d’art, monsieur Hartright ! gens à ouvrir de grands yeux, je vous l’atteste, s’ils avaient vu Charles-Quint ramasser le pinceau de Titien. Seriez-vous assez bon pour replacer ce tiroir dans le « cabinet », et pour me passer le suivant ?… Mes malheureux nerfs me rendent excessivement désagréable toute espèce d’effort… C’est cela… Je vous rends grâce…

La tranquille exigence de M. Fairlie venant servir de commentaire pratique à ses théories de libéralisme social me divertit quelque peu. Avec toute la courtoisie possible, je replaçai l’un des tiroirs et lui donnai l’autre. Il se mit aussitôt à l’œuvre, tripotant ses médailles et ses petites brosses, puis, tandis qu’il me parlait, lorgnant et admirant l’une après l’autre, chaque pièce de son trésor numismatique :

— Mille remercîments et autant d’excuses !… Aimez-vous les médailles ?… Oui ?… Ravi de trouver indépendamment de la peinture, cette autre communauté entre vos goûts et les miens… Maintenant, quant à nos arrangements pécuniaires, — veuillez me le dire, — vous conviennent-ils ?

— Ils me conviennent à merveille, monsieur Fairlie.

— Enchanté… Puis, — quoi encore ?… Ah ! j’y pense… oui… mon intendant ira prendre vos ordres à la fin de la première semaine, pour régler avec vous tout ce qui sera relatif aux émoluments que vous avez la bonté d’accepter en échange des services éclairés que vous voulez bien mettre à ma disposition… Quoi encore ? — Voyons ?… n’est-ce pas curieux ?… j’avais encore beaucoup à vous dire, et tout cela, j’imagine, m’est sorti de la tête… Seriez-vous assez bon pour sonner ?… Là, dans ce coin !… oui… Mille grâces !…

Je tirai la sonnette, et un valet de chambre, que je n’avais pas encore vu, fit son entrée sans le moindre bruit, — un étranger, sans doute, les cheveux lisses, l’air souriant, — vrai valet de la tête aux pieds.

— Louis, dit M. Fairlie, qui, dans un accès de distraction, se frottait les ongles avec une de ces brosses microscopiques naguère au service de ses médailles, j’ai pris ce matin quelques notes sur mes tablettes… Trouvez mes tablettes !… Un million de pardons, monsieur Hartright, j’ai bien peur de vous ennuyer…

Comme avant que j’eusse pu répondre, il avait déjà refermé les yeux, — et attendu qu’en réalité il m’ennuyait fort, — je demeurai muet sur mon siège, contemplant à loisir la « Madone » de Raphaël. Cependant, le valet avait quitté la chambre, où il revint peu après, apportant un carnet relié en ivoire. M. Fairlie, qui s’accorda tout d’abord le soulagement d’un léger soupir, ouvrit d’une main le petit volume, tandis que de l’autre il tenait levée la brosse à médailles, indiquant par là au valet de chambre qu’il devait attendre de nouveaux ordres.

— Oui… c’est cela, poursuivit M. Fairlie, consultant ses tablettes… Louis, descendez ce portefeuille !… — Il montrait, ce disant, plusieurs portefeuilles placés près de la fenêtre sur des rayons d’acajou… — Non ! pas celui qui a le dos vert… Celui-là, monsieur Hartright, renferme mes « eaux fortes » de Rembrandt… Aimez-vous les « eaux fortes ?… » Oui ?… Charmé que nous ayons encore ce goût en commun… Le dos rouge !… Ne le laissez pas tomber !… Vous ne vous doutez pas, monsieur Hartright, du supplice que j’endurerais si Louis laissait tomber ce portefeuille. Est-il solidement installé sur le fauteuil ?… L’y croyez-vous solide, monsieur Hartright ?… Oui ?… Enchanté. Faites-moi le plaisir d’examiner les dessins, maintenant qu’à votre avis, il n’y a plus de risque… Laissez-nous, Louis !… Eh bien ! eh bien ! animal, ne voyez-vous pas que je tiens mes tablettes ?… Est-ce que vous croyez que j’ai encore affaire d’elles ?… Pourquoi ne pas m’en débarrasser sans que j’aie besoin de vous le dire ?… Mille pardons, monsieur Hartright ; ces domestiques sont si stupides, n’est-ce pas ? Dites-moi, que pensez-vous de ces dessins ?… Ils me sont venus de la vente dans un état déplorable ; — la dernière fois que je les ai examinés, il me semblait s’en exhaler je ne sais quelle horrible odeur de marchands et de courtiers… Est-ce que vous « pourriez » vous charger de les remettre en état ?…

Bien que mes nerfs ne fussent pas assez délicats pour découvrir cette odeur de doigts plébéiens qui avait offusqué les narines de M. Fairlie, mon éducation d’artiste était assez perfectionnée pour me mettre en état d’apprécier la valeur des dessins que j’examinai l’un après l’autre. C’étaient, pour la plupart, de magnifiques échantillons de l’aquarelle anglaise, et leur ancien possesseur ne leur avait certainement pas rendu justice en leur accordant si peu de soins.

— Ces dessins, répondis-je, demandent à être recollés et montés avec précaution ; et, selon moi, ils valent bien…

— Pardon, interrompit M. Fairlie, si je ferme les yeux pendant que vous parlez ; n’y faites pas attention !… Le jour, même adouci comme il l’est, me fatigue… Vous disiez ?…

— J’allais dire que ces dessins valent bien le temps et la peine…

M. Fairlie rouvrit tout à coup ses yeux, dont le regard, exprimant une alarme indicible, se dirigea du côté de la fenêtre.

— Veuillez m’excuser, monsieur Hartright, dit-il avec un trouble discrètement contenu…, bien certainement j’entends au jardin…, dans mon jardin particulier…, quelques-uns de ces affreux gamins.

— Je ne sais, monsieur Fairlie… Je n’ai, moi-même, rien entendu.

— Faites-moi le plaisir, — vous avez déjà été si bon pour mes pauvres nerfs, — faites-moi le plaisir de soulever un coin du store !… et ne laissez pas le soleil venir jusqu’à moi, monsieur Hartright !… Avez-vous levé le store ?… Oui ?… Voulez-vous alors être assez bon pour jeter un coup d’œil sur le jardin, et vous assurer du fait ?

Je me conformai à cette requête nouvelle. Le jardin était, de tous côtés, strictement entouré de murs. Pas une créature humaine, grande ou petite, ne se montrait sur un point quelconque de cette réserve sacrée. Je rendis compte à M. Fairlie du résultat favorable qu’avait eu mon examen.

— Mille fois merci ! Une imagination, je suppose… Dieu soit loué, nous n’avons point d’enfants dans la maison ; mais nos gens (ils n’ont pas de nerfs), ne sont que trop portés à laisser entrer les enfants du village !… et quelle marmaille, Dieu juste ! quelle marmaille !… Dois-je vous l’avouer, monsieur Hartright ? Je réclame une réforme dans la construction de ces petits êtres. La nature ne semble avoir en vue en les fabriquant, que de multiplier des machines à bruit continu. La manière dont les conçoit notre divin Raphaël ne vous semble-t-elle pas, comme à moi, infiniment préférable ?…

Et il me montrait son tableau de la « Madone » en haut duquel foisonnaient quelques-uns de ces beaux chérubins de convention, que l’art italien pose volontiers parmi des ballons de nuages roux, et auxquels il donne si complaisamment des cravates de vapeur dorée.

— Voilà ce que j’appelle une famille-modèle, reprit M. Fairlie qui les guignait avec complaisance. De si jolies faces rondes, de si jolies ailes soyeuses… et rien de plus. Pas de petits mollets crottés qui les portent çà et là ; pas de petits poumons bruyants d’où sortent des cris aigus… Quelle incomparable supériorité, en regard de ce que nous offre le système actuel ! Si vous me le permettez, je refermerai les yeux, maintenant… Vous pourrez donc vous tirer d’affaire avec ces dessins ?… Enchanté, ravi… Avons-nous encore quelque chose à régler ?… S’il en est ainsi, j’avoue que je ne m’en souviens plus… Faut-il derechef sonner Louis ?…

Tout autant que M. Fairlie le laissait voir, j’éprouvais, de mon côté, le désir de mettre un terme à notre premier entretien. Aussi, sans recourir à l’assistance du domestique, me permis-je, sous ma responsabilité propre, de fournir à mon nouveau patron la suggestion qu’il me semblait réclamer.

— Le seul point, monsieur Fairlie, qui nous reste à traiter serait, je crois, relatif aux leçons que vos jeunes dames attendent de moi.

— Ah ! c’est juste, dit M. Fairlie, je voudrais me sentir la force d’aborder ce sujet,… mais je n’y pourrais suffire en ce moment… Les dames qui vont profiter de vos bons conseils, monsieur Hartright, régleront, arrangeront, décideront tout à leur guise. Ma nièce adore l’art charmant que vous pratiquez si bien. Elle en sait assez pour avoir pleine conscience de ce qui lui manque… Aidez-la donc, et de votre mieux !… Entendu, ceci… Avons-nous encore autre chose !… Non ?… Nous sommes d’accord, n’est-ce pas ?… Il serait mal à moi de vous retenir loin de vos délicieux travaux, n’est-il pas vrai ?… Qu’il est bon d’avoir tout arrangé !… Quel soulagement, quand une affaire arrive à terme !… Voudriez-vous sonner Louis, pour qu’il porte ce carton dans votre chambre ?

— Je l’y porterai bien moi-même, monsieur Fairlie, si vous le permettez.

— En vérité !… Aurez-vous la force ?… Qu’on est heureux d’être si fort ! Mais vous êtes, au moins, sûr de ne pas le laisser tomber ?… Bien charmé, monsieur Hartright, de vous avoir à Limmeridge. Je suis si peu valide, que j’ose à peine espérer le plaisir fréquent de causer avec vous… Serez-vous assez bon pour prendre grand soin de refermer doucement les portes et de ne pas laisser tomber ce carton ?… Merci encore !… Prenez garde aux portières, je vous prie !… le plus léger bruissement de cette soie me fait l’effet d’un coup de couteau… Oui, c’est cela !… « Bieen » le « boon » jour !…

Lorsque les portières vert-de-mer furent retombées, lorsque les deux portes de flanelle eurent été refermées derrière moi, je fis halte un moment dans la petite antichambre ronde, et là, je poussai un long et délicieux soupir, le soupir d’un prisonnier qu’on délivre. Me trouver enfin hors de la chambre de M. Fairlie, c’était revenir à la surface de l’eau, après plusieurs minutes de submersion.

Dès que je fus confortablement établi, pour le reste de la matinée, dans mon joli petit atelier, la première résolution à laquelle je m’arrêtai fut de ne jamais plus diriger mes pas du côté des appartements habités par le maître de la maison, si ce n’est dans le cas, fort improbable, où il m’inviterait expressément à lui rendre une seconde visite. Ce point réglé avec moi-même, à ma satisfaction profonde, je recouvrai la sérénité d’humeur que la hautaine familiarité, l’impudente politesse de mon patron m’avaient un moment enlevée. Les heures suivantes s’écoulèrent agréablement à examiner les dessins, à les assortir, à régulariser leurs tranches fatiguées, bref, à tous les menus travaux indispensables pour les mettre en état d’être montés de nouveau. Peut-être aurais-je dû faire plus ; mais, à mesure qu’approchait l’heure du « luncheon », je me sentais inquiet, agité, et hors d’état de fixer mon attention.

À deux heures, je redescendis, légèrement anxieux, dans la salle à manger. Il était assez intéressant, et à plus d’un titre, de savoir ce qui m’y attendait. J’allais, en premier lieu, être présenté à miss Fairlie ; puis, si les recherches de miss Halcombe dans les lettres de sa mère avaient produit le résultat qu’elle en espérait, j’allais voir s’éclaircir le mystère de la Femme en blanc.


VIII


Au moment où j’entrais, miss Halcombe et une dame âgée étaient assises à la table du « lunch ».

Cette dame, qu’on me nomma en me présentant à elle, se trouva être l’ancienne institutrice de miss Fairlie, — Mistress Vesey, — la même que ma vive compagne du déjeuner m’avait sommairement décrite comme « très-bonne, possédant toutes les vertus cardinales, et ne comptant exactement pour rien ». Je ne puis que confirmer ici, par mon humble témoignage, l’exactitude de cette esquisse si lestement tracée par miss Halcombe. Mistress Vesey semblait personnifier à la fois le calme de la créature humaine et la complaisance particulière au sexe féminin. Sur sa figure potelée et placide, rayonnait, en sourires somnolents, la paisible jouissance d’une existence paisible. Certains d’entre nous traversent la vie au galop ; certains d’entre nous y cheminent à petits pas : mistress Vesey y voyageait constamment assise. Dans la maison, qu’il fût de bonne heure ou qu’il fût tard, elle était assise : assise dans le jardin, assise dans les couloirs, sur des bancs imprévus placés à l’intérieur des fenêtres ; assise (sur un tabouret pliant) quand ses jeunes amies l’entraînaient à la promenade ; assise avant de regarder quoi que ce soit, avant de parler de quoi que ce soit, avant de répondre, par Oui ou par Non, à la question la plus triviale — toujours avec le même sourire serein sur les lèvres, la même pose de tête, vaguement attentive, le même agencement des bras et des mains, combiné pour sa plus grande commodité, quelle que fût d’ailleurs l’évolution domestique à laquelle on la conviât. Une bonne vieille, douce, complaisante, tranquille, inoffensive au-delà de toute expression, dont on ne pouvait se figurer qu’elle eût vécu, tant seulement une heure, depuis le jour de sa naissance. La Nature a si fort à faire en ce bas monde, elle a sur le métier une si grande variété de productions coexistantes, qu’il ne faut pas s’étonner si, çà et là, elle s’embrouille dans ce grand nombre d’opérations simultanées. À ce point de vue, je resterai toujours convaincu en mon particulier que la Nature, lorsque naquit mistress Vesey, s’appliquait à créer des choux, et que la bonne dame eût à supporter les conséquences de la préoccupation végétale dans laquelle s’absorbaient en ce moment les pensées de la Mère universelle.

— Et maintenant, mistress Vesey, dit miss Halcombe, qui, par contraste avec l’immobile vieille dame assise près d’elle, semblait redoubler d’éclat, de vivacité, de prestesse, que vous servirai-je ?… une côtelette ?…

Mistress Vesey croisa sur le bord de la table ses petites mains à fossettes, sourit tranquillement, et dit :

— Oui, chère.

— Qu’y a-t-il donc là, en face de M. Hartright ?… un poulet bouilli, n’est-ce pas ?… Vous l’aimeriez peut-être mieux que la côtelette, mistress Vesey ?…

Mistress Vesey retira du bord de la table ses mains à fossettes, qui allèrent d’elles-mêmes s’installer dans son giron ; elle détourna la tête d’un air contemplatif vers le poulet bouilli, et alors, comme devant :

— Oui, chère, répondit-elle.

— À la bonne heure ; mais que choisissez-vous définitivement ?… M. Hartright vous servira-t-il du poulet ? ou vous donnerai-je, moi, une côtelette ?…

Mistress Vesey replaça une de ses mains à fossettes sur le bord de la table ; elle hésita, comme endormie, et dit ensuite :

— Ce que vous voudrez, chère.

— Miséricorde !… mais c’est à votre goût, ma bonne dame, ce n’est pas au mien que je m’adresse. Si vous preniez tour à tour de ces deux plats ?… et si vous commenciez par le poulet ?… car M. Hartright semble brûler du désir de découper pour vous…

Mistress Vesey ramena au bord de la table son autre main à fossettes ; sa physionomie, un moment, parut sur le point de s’animer ; l’instant d’après, elle s’amortit ; alors, s’inclinant d’un air docile :

— Si vous voulez bien, monsieur, reprit-elle.

N’est-ce pas là une brave dame, bien douce, bien complaisante, tranquille et inoffensive au delà de toute expression ? Mais peut-être en voilà-t-il assez, pour le moment, sur le compte de mistress Vesey.

Miss Fairlie, pourtant, ne se montrait guère. Notre « luncheon » s’acheva sans qu’elle eût paru. Miss Halcombe, dont l’œil alerte ne laissait rien échapper, prit note des regards que, de temps en temps, je jetais du côte de la porte.

— Je vous, comprends, monsieur Hartright, dit-elle ; vous vous demandez ce que peut être devenue votre élève « numéro deux ». Elle est descendue, et son mal de tête est guéri ; mais elle n’a pas assez regagné d’appétit pour venir s’asseoir au « luncheon ». Si vous voulez m’accepter pour guide, je crois pouvoir vous garantir que nous la retrouverons dans quelque coin du jardin…

Elle prit, à ces mots, une ombrelle, posée auprès d’elle sur un fauteuil, et, passant par une porte-fenêtre qui ouvrait du côté des pelouses, elle me montra le chemin. Il est presque inutile de dire que nous laissâmes mistress Vesey encore installée à table, ses mains à fossettes toujours croisées au bord de son assiette, et posée là, selon toute apparence, pour le reste de l’après-midi.

Comme nous traversions les pelouses, miss Halcombe me jeta un regard d’intelligence, et, avec un léger mouvement de tête :

— Votre mystérieuse aventure, me dit-elle, demeure encore enveloppée dans ces ténèbres de minuit qui lui vont si bien. J’ai passé toute la matinée à fureter parmi les lettres de ma mère ; et je n’ai encore rien découvert. Cependant, monsieur Hartright, ne perdez pas sitôt toute espérance. Ceci est une affaire de curiosité ; or, vous avez pour alliée une femme. Dans de telles circonstances, on doit, tôt ou tard, réussir. Ces lettres mêmes, je ne les ai pas toutes examinées. Il m’en reste encore trois paquets à ouvrir, et vous pouvez compter que je passerai la soirée entière à les dépouiller avec soin.

Ainsi, déjà, une de mes espérances du matin se trouvait déçue. Et je commençai à me demander alors si ma présentation à miss Fairlie ne tromperait pas les pressentiments qui, depuis le déjeuner, me faisaient l’attendre avec une si vive impatience.

— Et comment vous êtes-vous tiré d’affaire avec M. Fairlie ? me demanda miss Halcombe, au moment où nous quittions les pelouses pour entrer dans un jeune taillis. Était-il, ce matin, plus nerveux qu’à l’ordinaire ?… Oh ! monsieur Hartright, ne prenez pas tant de peine à méditer votre réponse !… Votre hésitation me suffit… Je lis sur votre visage qu’il était, en effet, plus nerveux que d’habitude ; et, comme je ne me soucie pas de vous mettre dans le même état, je ne vous en demanderai pas davantage…

Les détours du sentier que nous suivions, tandis qu’elle parlait ainsi, nous amenèrent insensiblement devant un joli pavillon, bâti en bois et affectant, en miniature, les formes d’un chalet suisse. L’unique chambre de ce pavillon, où nous arrivâmes en montant quelques marches, était occupée par une jeune dame. Elle se tenait debout près d’une table rustique, contemplant au dehors les perspectives étendues que lui offrait une trouée habilement pratiquée parmi les arbres, et d’un doigt distrait, tournant les feuilles d’un petit album posé à côté d’elle. — J’avais devant moi miss Fairlie.

Comment la décrire ? comment séparer son image des sensations qu’elle produisait en moi et du souvenir de tout ce qui est arrivé dans ces derniers temps ? comment la revoir telle qu’elle m’apparut d’abord, — telle que je la voudrais montrer à ceux qui vont la retrouver dans ces pages ?

Au moment où j’écris, le portrait à l’aquarelle où, un peu plus tard, je représentai Laura Fairlie dans le même lieu, dans la même attitude où je l’avais vue pour la première fois, ce portrait est là, sur mon bureau. Je le regarde, et sur le fond brun des boiseries du pavillon, une blonde jeune fille, vêtue d’une simple robe de mousseline aux larges raies bleues et blanches, se détache, rayonnante comme l’aurore. Une écharpe de la même étoffe enserre, dans ses plis brisés, ses épaules rondes ; un petit chapeau de paille, simplement garni d’étroits rubans qui assortissent la robe, couvre sa tête, et sur le haut de son visage projette je ne sais quelle douce teinte ambrée. Sa chevelure est d’un brun si atténué, si pâle, — ni tout à fait blonde comme le chanvre, ni tout à fait éclatante comme l’or, qu’elle se perd presque, çà et là fondue avec l’ombre du chapeau. Elle est simplement séparée et rejetée vers les oreilles, ses masses ondulent comme la moire des flots frissonnants. Les sourcils sont un peu plus foncés que les cheveux ; les yeux sont de ce bleu doux et limpide que la turquoise rappelle, que les poètes chantent si souvent, et qu’il est si rare de rencontrer dans la vie de chaque jour. Charmants de couleur, charmants de forme, — grands, tendres, calmes, pensifs, — ces yeux devaient leur plus grande beauté à la sincérité transparente de leur profond regard, et semblaient, à chaque changement d’expression, emprunter quelques rayons aux clartés d’un monde plus pur et meilleur. Dans leur charme tout-puissant, comme dans un flot d’éblouissante lumière s’effaçaient en même temps les beautés secondaires et les légères imperfections des autres traits. À peine s’aperçoit-on que peut-être les contours inférieurs du visage, trop mignons, trop atténués, ne sont pas rigoureusement d’accord avec les lignes de la partie supérieure, que le nez, échappant aux inconvénients de la forme aquiline (si parfaite qu’elle soit, elle donne au visage d’une femme quelque chose de dur et de cruel) s’est un peu trop infléchi dans l’autre sens, et a perdu quelque chose de sa rectitude classique ; que les lèvres enfin, doucement expressives, sont sujettes, quand elles sourient, à une légère contraction nerveuse qui les relève tant soit peu d’un côté. Chez une autre femme, ces défauts seraient faciles à noter. Ici, un lien subtil les rattache à la gracieuse individualité qu’ils caractérisent, et ils semblent indispensables au jeu vivant de tous ses traits, dont l’ensemble est soumis à l’impulsion de ces deux grands yeux mobiles et rayonnants.

Est-ce bien dans mon pauvre portrait, travail patient et caressé de longues heures joyeuses, que je vois vraiment toutes ces choses ? Ah ! combien peu sont, en réalité, dans ce dessin sans éclat et sans poésie ! combien, au contraire, dans la pensée avec laquelle je le contemple. Une jeune fille frêle et blonde, dans un joli ajustement de couleur claire, feuilletant un album sur lequel ses yeux bleus se posent avec une sérénité loyale, — voilà tout ce que le dessin peut dire ; voilà peut-être aussi jusqu’où peuvent pénétrer, dans leur langage cependant plus expressif, la pensée et la plume de l’écrivain. La femme qui, la première, donne à nos vagues conceptions de la beauté, la vie, la clarté, la forme arrêtée qui leur manquaient, comble dans notre nature intellectuelle une lacune que nous y avons ignorée jusqu’au moment où cette femme nous est apparue. Les sympathies qu’elle éveille en nous glissent à des profondeurs où la parole, la pensée même, arrive à peine ; elles dérivent de charmes plus subtils que ceux dont nos sens subissent l’empire et dont les sources bornées du langage humain peuvent donner l’idée. La mystérieuse beauté des femmes n’arrive à cette hauteur, où elle est inexprimable, que lorsqu’elle s’apparente, pour ainsi dire, avec le mystère plus profond encore caché au fond de nos âmes. Alors, et seulement alors, elle franchit les limites de cette région étroite, où le crayon et la plume peuvent, ici-bas, jeter quelques rayons de lumière.

En pensant à elle, songez à la première femme qui a fait battre plus vite dans votre poitrine un cœur jusque-là insensible aux attraits de ses rivales. Que ses yeux bleus, bons et candides, se lèvent sur les vôtres comme ils se levèrent sur les miens, avec cet irrésistible regard que nous nous rappelons si bien, vous et moi. Que sa voix soit pour vous la musique la plus aimée et caresse votre oreille comme elle caressait la mienne. Que son pas furtif, tandis que dans ces pages vous la verrez aller et venir, produise sur vous l’effet de cet autre pas aux mouvements cadencés, dont votre cœur jadis battit la mesure. Acceptez-la comme la création chimérique de votre fantaisie amoureuse ; c’est le meilleur moyen de faire prendre sur vous, par degrés, à votre gracieux fantôme, l’empire que cette femme vivante a sur moi.

Parmi les sensations que produisit en moi ce premier regard jeté sur elle, — sensations connues de tous, qui germent dans le plus grand nombre des cœurs, sont dans la plupart étouffées, et ne revivent, avec leur éclat primitif, que dans un bien petit nombre, — il en fut une qui me jeta dans le trouble et l’inquiétude, une dont je ne pouvais m’expliquer l’effet discordant, en présence de cette charmante jeune fille.

Se mêlant à la vive impression que produisaient sur moi ce blond et charmant visage, cette douce physionomie, cette attrayante simplicité de manières, je ne sais quelle idée confuse me suggérait vaguement qu’il manquait là « quelque chose. » Tantôt cette lacune me semblait être en « elle ; » tantôt c’était « à moi, » me disais-je, que quelque chose manquait pour la comprendre comme je l’aurais dû. Par une singulière contradiction, cette impression était toujours plus forte alors que miss Fairlie me regardait ; en d’autres termes, c’est quand j’avais le mieux conscience du charme et de l’harmonie de son visage, que je me sentais plus profondément troublé par cette idée qu’il manquait là quelque chose, quelque chose d’impossible à découvrir. — Incomplet, incomplet ! me répétais-je sans cesse, — et je n’aurais pu dire ce qui manquait, ni comment y remédier.

L’effet de ce singulier caprice d’imagination (c’est ainsi que j’en jugeais alors) n’était pas de nature à me mettre à mon aise, pendant une première entrevue avec miss Fairlie. Les quelques paroles de bienvenue qu’elle m’accorda me trouvèrent tout au plus assez maître de moi-même pour lui adresser les remercîments voulus. Remarquant mon hésitation, et l’attribuant sans doute, avec assez de vraisemblance, à quelque timidité passagère, miss Halcombe, toujours prête et de sang-froid, prit en main le dé de la conversation :

— Voyez donc, monsieur Hartright, dit-elle en me montrant l’album posé sur la table, et la délicate petite main qui déjà y cherchait une page blanche. Vous allez certainement reconnaître que vous avez enfin trouvé l’écolière modèle ? À peine a-t-elle appris que vous êtes des nôtres, elle saisit son précieux « sketch-book » et, contemplant la nature en face, elle brûle de commencer la lutte.

Miss Fairlie, en son humeur toujours sereine, poussa un léger éclat de rire, qui vint illuminer son joli visage, comme eût pu le faire un rayon de ce beau soleil alors brillant sur nos têtes.

— Je n’accepte pas un éloge qui ne me soit dû, dit-elle, tandis que ses yeux d’azur, limpides et sincères, erraient sur miss Halcombe et sur moi. Si grand plaisir que je prenne à peindre, la conscience que j’ai de mon peu de talent me donne plutôt la crainte que le désir de commencer. Maintenant que je vous sais ici, monsieur Hartright, me voilà passant en revue mes croquis, comme autrefois mes leçons, quand j’étais petite fille et que j’avais grand’peur de ne pas en savoir le premier mot…

Après m’avoir fait cette confession, avec une simplicité de bon goût, elle attira vers elle son album, et prit l’air sérieux d’un enfant qui se prépare à s’appliquer beaucoup. Miss Halcombe, avec ses façons toutes rondes et un peu brusques, coupa court aux embarras de la situation.

— Bonnes, mauvaises ou médiocres, dit-elle, les esquisses de l’élève doivent subir, il n’y a pas à dire, la terrible critique du professeur. Maintenant, Laura, si nous les emportions avec nous dans la voiture, M. Hartright les verrait, tout d’abord, avec les « circonstances atténuantes », résultant des cahots et des interruptions continuelles qu’il lui faudra subir. Que si, dans cette bien-heureuse calèche, nous pouvions l’amener à confondre la nature telle qu’elle est, et telle qu’il l’aura sous les yeux, avec la nature telle qu’elle n’est pas, et telle que nos albums la lui montreront, il n’aurait plus, dans son désespoir, qu’à nous accabler de compliments, et nous glisserions à travers ses doigts savants, sans y laisser une seule des plumes qu’étale notre vanité, toujours prête à faire la roue.

— Je compte bien que M. Hartright ne me fera pas de compliments, dit miss Fairlie, comme nous sortions ensemble du pavillon.

— Oserais-je vous demander ce qui vous rassure à cet égard ? lui dis-je à mon tour.

— C’est que je suis décidée à prendre au pied de la lettre tout ce que vous me direz, répliqua-t-elle simplement.

Dans ce peu de mots elle venait de me donner la clef de son caractère, le mot de cette généreuse confiance qu’elle puise dans le sentiment de sa propre loyauté. Je n’en eus, au moment dont je parle, que la simple intuition. Maintenant, j’en ai fait l’expérience complète.

Nous ne prîmes que le temps d’enlever la bonne mistress Vesey au siège qu’elle occupait dans la salle à manger déserte, et nous partîmes ensuite, en calèche découverte, pour la promenade annoncée. La vieille dame et miss Halcombe occupaient le siège du fond ; miss Fairlie et moi étions vis-à-vis, tenant ouvert entre nous l’album, enfin livré à mon examen. Toute critique sérieuse de ces dessins, alors même que j’eusse été enclin à me la permettre, eût avorté devant le parti bien pris par miss Halcombe de ne voir que le côté ridicule des beaux-arts, des beaux-arts au moins tels que les pratiquent les amateurs comme elle, comme sa sœur, et comme les dames en général. Je me rappelle bien mieux sa conversation avec nous que les esquisses sur lesquelles, de temps à autre, je laissais machinalement tomber quelques regards. Ce sont plus particulièrement les portions de cette causerie auxquelles miss Fairlie prenait quelque part, que, fortement empreintes dans ma mémoire, je pourrais redire comme si elles dataient d’hier.

Oui !… j’avouerai que, dès cette première journée, je laissai le charme de « sa » présence me distraire du souvenir de notre situation respective. Les plus frivoles questions qu’elle me posa touchant le maniement du crayon et l’amalgame des couleurs ; les plus légers changements d’expression dans ses beaux yeux, qui cherchaient à chaque instant les miens avec un ardent désir d’apprendre tout ce que j’étais chargé de lui enseigner, attiraient mon attention bien autrement que les paysages au milieu desquels on me promenait, ou que les grandioses variations de lumière et d’ombre se succédant à la surface inégale des vastes marécages, et sur les sables bien nivelés de la grève. En tout temps, et en quelque circonstance que les intérêts humains soient en jeu, n’est-il pas curieux de constater à quel point les objets extérieurs du monde où nous vivons prennent peu sur nos sentiments et nos pensées ? C’est seulement dans les livres que nous recourons à la nature, consolatrice de nos peines, complice sympathique de nos plaisirs. Même chez les meilleurs d’entre nous, l’admiration de ces beautés du monde sensible, que la poésie moderne décrit avec tant d’ampleur et d’éloquence, ne se rencontre pas comme un des instincts originels de notre organisme. Enfant, aucun de nous ne le possède. Personne, plus tard, homme ou femme, ne l’a sans le devoir à quelques études. Ceux-là dont la vie presque toute entière s’écoule au milieu des plus merveilleux aspects de la terre ou de la mer, sont aussi ceux que les spectacles de la nature trouvent le plus généralement insensibles, à moins qu’il ne s’y rattache quelque intérêt humain, quelque question de métier. Pour être capables d’apprécier les beautés du monde au sein duquel nous vivons, il nous faut y être préparés, comme à un art, par les enseignements de l’existence civilisée. Personne, de plus, n’exerce guère cette capacité, artificiellement développée, que dans les moments où l’âme est le plus inerte, où le loisir est le plus complet. Demandons-nous quelle part les charmes de la nature ont eue jamais dans les préoccupations et les émotions, joyeuses ou pénibles, soit de nous-mêmes, soit de nos amis ? Quelle place leur accorde-t-on dans ces mille petits récits d’incidents personnels qui passent chaque jour d’une bouche à l’autre ? Tout ce que notre intelligence peut embrasser, tout ce que nos cœurs peuvent acquérir, nous arrive avec autant de certitude, autant de profit, autant de satisfaction intime, au sein du plus humble ou du plus magnifique paysage que la terre ait à nous montrer. Il est assurément quelque raison pour ce manque de sympathies innées entre la Créature et la création qui l’entoure, raison qu’il faudrait peut-être chercher dans les destinées si différentes de l’homme et de sa sphère terrestre. La plus vaste chaîne de montagnes que puisse parcourir le regard est condamnée d’avance au néant. La moindre émotion produite dans le cœur de l’homme est prédestinée à une immortalité certaine.

Notre course avait à peu près duré trois heures, lorsque la calèche franchit de nouveau les portes de Limmeridge-House.

En revenant, j’avais laissé ces dames convenir entre elles du point de vue qu’elles devaient dessiner sous mes yeux dans l’après-midi du lendemain. Quand elles montèrent s’habiller pour le dîner, et lorsque je me retrouvai seul dans mon petit salon, je sentis ma gaieté m’abandonner tout à coup. J’étais mal à l’aise et mécontent de moi-même, sans savoir au juste pourquoi. Peut-être ma conscience me reprochait-elle, pour la première fois, d’avoir pris plaisir à notre promenade, plutôt comme un simple hôte que comme un professeur de dessin. Peut-être aussi étais-je hanté par ce sentiment dont j’ai parlé, qu’il manquait quelque chose, soit à miss Fairlie, soit à moi, pour nous donner la pleine intelligence l’un de l’autre. À tout prendre, j’éprouvai un grand soulagement lorsque l’heure du repas vint m’arracher à ma solitude, et me ramena au milieu des dames de « la famille ».

En entrant au salon, je fus frappé du contraste curieux qu’offraient leurs toilettes de soirée. Tandis que mistress Vesey et miss Halcombe étaient richement habillées (chacune selon les convenances de son âge) : la première, en satin gris à reflets d’argent ; la seconde, en soie de cette nuance délicate qui rappelle la primevère, et dont le jaune indécis se marie si heureusement aux teints bruns, aux cheveux noirs, — miss Fairlie, plus simple et presque trop simple, portait une robe de mousseline blanche, sans la moindre broderie ou le moindre agrément. Cette robe était, il est vrai, d’une blancheur irréprochable ; elle lui allait à merveille ; encore était-ce, pourtant, l’espèce de vêtement dont eût pu se parer la femme ou la fille d’un homme tout à fait sans fortune ; et, à ne la juger que sur ses dehors, on eût pu la croire plus pauvre que sa propre institutrice. Plus tard, apprenant à mieux connaître miss Fairlie, j’ai pu m’assurer que cette simplicité, peut-être excessive, tenait à la délicatesse naturelle de ses sentiments, et à l’extrême aversion que lui inspirait tout ce qui de près ou de loin, pouvait ressembler à un étalage de sa fortune. Ni mistress Vesey, ni miss Halcombe ne purent jamais obtenir qu’elle leur disputât la supériorité de mise où elles trouvaient, de manière ou d’autre, quelque compensation à leur infériorité de richesse.

Le dîner terminé, nous revînmes ensemble au salon. Bien que — digne émule de ce monarque assez intelligent pour daigner ramasser le pinceau du Titien, — M. Fairlie eût enjoint à son sommelier de me laisser choisir le vin qu’il pourrait me convenir de boire après le dîner, j’eus le courage de résister à la tentation qui m’était offerte ; et au lieu de trôner majestueusement, mais seul, parmi des bouteilles d’élite, je sollicitai de ces dames la permission de quitter la table avec elles, — ainsi que cela se pratique chez les étrangers civilisés, — pendant toute la durée de mon séjour à Limmeridge-House.

Le salon, où nous venions de rentrer pour le reste de la soirée, situé au rez-de-chaussée, était de la même dimension et de la même forme que la salle à manger. À son extrémité inférieure, de grandes portes vitrées ouvraient sur une terrasse ornée, dans toute sa longueur, par une profusion de fleurs rares, tirées des serres du château. Les lueurs du crépuscule, vaporeuses et douces, venaient justement de descendre sur ce magnifique parterre, dont elles harmoniaient, en les éteignant quelque peu, les couleurs vivement contrastées ; et par les portes ouvertes arrivaient jusqu’à nous les pénétrants parfums que les fleurs dégagent à l’approche de la nuit. La bonne mistress Vesey (toujours la première à s’asseoir) prit possession d’un grand fauteuil établi dans un angle, et s’y engourdit confortablement, par manière de préface à un sommeil plus complet. Miss Fairlie, sur ma demande, se mit au piano. Tandis que j’allais m’asseoir auprès d’elle, je vis miss Halcombe se retirer dans la baie profonde d’une des fenêtres, pour continuer, aux dernières clartés du jour, ses recherches dans les papiers de sa mère.

Comme cette scène domestique, comme ce salon paisible me réapparaissent nettement, tandis que je trace ces lignes ! De l’endroit où j’étais assis, je pouvais voir la taille gracieuse de miss Halcombe, à moitié en pleine lumière, à demi-perdue dans l’ombre, se pencher vers les lettres amoncelées sur ses genoux ; plus près de moi, cependant, le blond profil de la belle musicienne se découpait, de plus en plus vague, à mesure que baissait le jour, sur le fond graduellement obscurci des lambris intérieurs. Au dehors, sur la terrasse, les fleurs groupées, et leurs longues ramures repliées sur elles-mêmes, se balançaient si doucement, effleurées par la brise du soir, que nul bruit émané d’elles n’arrivait jusqu’à nous. Le ciel n’avait pas un nuage, et déjà, dans ses régions orientales, commençait à vibrer la mystérieuse aurore du clair de lune. Une sensation profonde de paix et d’isolement, calmant toute pensée et tout mouvement du cœur, plongeait l’être entier dans un extatique ravissement, qui l’emportait loin de la terre ; et le repos embaumé que le décroissement de la lumière semblait, de minute en minute, rendre plus profond, sembla planer sur nous, plus caressant encore, lorsque jaillirent du piano les tendres et célestes mélodies de Mozart. Je ne t’oublierai jamais, soirée charmante, où je vis, où j’entendis tout cela…

Nous demeurâmes, sans mot dire, chacun à la place qu’il avait choisie, — mistress Vesey sommeillant toujours, miss Fairlie jouant toujours, miss Halcombe lisant toujours ; — jusqu’à ce que le jour vînt à nous manquer. La lune furtive avait alors fait le tour de la terrasse, et ses lueurs mystérieuses éclairaient déjà obliquement le bas du salon. Succédant à l’obscurité du crépuscule, elles nous semblaient si belles que, d’un commun accord, nous renvoyâmes les lampes apportées par un serviteur trop exact ; et la vaste pièce demeura ainsi dans la pénombre où la laissaient les deux bougies allumées au-dessus du clavier.

Pendant une heure encore, la musique continua. Puis, la beauté du tableau qu’offrait la terrasse, vue au clair de lune, parut tenter miss Fairlie, que je m’empressai d’y accompagner. Miss Halcombe, qui avait changé de place pour continuer sa lecture quand les bougies du piano avaient été allumées, demeura auprès d’elles, sur une chaise basse, tellement absorbée en son travail mental, qu’elle ne sembla pas prendre garde à notre sortie.

Nous étions à peine depuis cinq minutes sur la terrasse, l’un près de l’autre, devant les portes vitrées, et miss Fairlie, par mon conseil, venait de nouer son mouchoir blanc autour de sa tête pour se garantir de l’humidité des nuits, — lorsque j’entendis la voix de miss Halcombe — plus grave, plus significative, ne ressemblant en rien à ce qu’elle était d’ordinaire, — articuler tout d’un coup mon nom.

— Monsieur Hartright ! disait-elle, voulez-vous venir une minute ? J’ai besoin de vous parler…

Je rentrai immédiatement dans le salon. Le piano était à peu près au milieu de la pièce, appuyé contre le mur intérieur. À l’extrémité de l’instrument la plus éloignée de la terrasse, miss Halcombe était assise, les lettres éparses sur ses genoux, sauf l’une d’elles, qu’elle venait de choisir, et que sa main tenait près des flambeaux. Du côté opposé, c’est-à-dire le plus voisin de la terrasse, était une ottomane sur laquelle je m’assis. Ainsi placé, je n’étais pas loin des portes vitrées, et je pouvais parfaitement voir miss Fairlie qui se promenait lentement d’un bout de la terrasse à l’autre, quand elle passait et repassait, au clair de lune, devant cette issue ouverte à mes regards.

— Veuillez écouter les passages qui terminent cette lettre, me dit miss Halcombe ; vous me direz ensuite s’ils peuvent jeter quelque lumière sur l’étrange rencontre que vous avez faite auprès de Londres. La lettre est adressée par ma mère à M. Fairlie, son second, mari ; la date remonte à onze ou douze ans. À cette époque, M. et mistress Fairlie avaient passé plusieurs années dans ce château, avec Laura qui est, vous le savez, ma demi-sœur ; moi, j’étais loin d’eux, achevant mon éducation dans un pensionnat parisien…

La physionomie, le langage de miss Halcombe, tandis qu’elle s’exprimait ainsi, trahissaient beaucoup d’animation et, à ce qu’il me sembla, quelque trouble intérieur. Au moment où, avant de commencer à lire, elle rapprochait la lettre des bougies qui l’éclairaient, miss Fairlie passa devant nous, sur la terrasse, jeta un regard dans le salon, et, nous voyant occupés, continua lentement sa promenade.

Voici ce qu’en commençant me lut miss Halcombe :

« Je dois vous ennuyer, mon cher Philip, en vous parlant sans cesse de mes écoles et de mes écoliers. Rejetez-en la faute, je vous prie, sur la monotonie un peu fastidieuse de la vie qu’on mène à Limmeridge. Cette fois, d’ailleurs, j’ai quelque chose à vous dire, au sujet d’une élève, tout récemment entrée chez nous.

» Vous connaissez la vieille mistress Kempe, notre marchande par excellence. Eh bien ! le docteur a fini par désespérer d’elle, et la voilà qui s’éteint de jour en jour. La seule parente qui lui reste au monde, une sœur, est arrivée la semaine dernière pour la soigner. Cette sœur nous vient tout droit du Hampshire ; — son nom est mistress Catherick. Il y a quatre jours, mistress Catherick est venue me voir, m’amenant son enfant unique, charmante petite fille, d’un an à peu près plus âgée que notre chère Laura. »

Au moment où cette fin de phrase passait sur les lèvres de la lectrice, miss Fairlie vint encore une fois à traverser la terrasse. Elle se fredonnait à elle-même une de ces mélodies que, peu d’instants avant, elle avait exécutées sur le piano. Miss Halcombe attendit que sa sœur eût disparu, puis elle reprit la lecture commencée.

« Mistress Catherick est une femme dont l’attitude est bonne, dont les dehors sont décents, et qui sait se faire respecter ; elle n’est ni jeune, ni vieille, et conserve les restes d’une beauté qui n’a jamais dû être de premier ordre. Dans ses façons et ses dehors, cependant, quelque chose me déroute et m’intrigue. Elle est sur son passé d’une réserve, d’une discrétion presque absolues, et, dans sa physionomie, il y a quelque chose — je ne saurais dire ce que c’est, — qui me fait penser qu’elle a sur la conscience un remords, un fardeau quelconque. Vous l’appelleriez « un mystère vivant. » Cependant, l’objet qui l’a conduite à Limmeridge-House n’avait rien que d’assez simple. Lorsqu’elle a quitté le Hampshire pour venir soigner sa sœur, mistress Kempe, pendant la dernière maladie de celle-ci, elle a dû, n’ayant personne au logis pour prendre soin de sa petite fille, amener cette enfant avec elle. Mistress Kempe peut mourir d’ici à huit jours, tout comme elle peut languir des mois entiers ; et mistress Catherick venait me demander que sa fille Anne pût profiter des leçons qu’on donne dans notre école, sous condition, bien entendu, qu’après la mort de mistress Kempe, l’enfant serait retirée et retournerait chez sa mère. J’y ai immédiatement consenti ; et lorsque nous sommes sorties, Laura et moi, pour notre promenade quotidienne, nous avons emmené à l’école, aujourd’hui même, cette petite fille, qui vient d’avoir onze ans… »

Une fois encore, miss Fairlie, fantôme éclatant et doux, sous les plis neigeux de son léger vêtement, — et dont la figure, gracieusement encadrée par le mouchoir blanc qu’elle avait noué sous son menton, évoquait le souvenir de quelque nonne du moyen âge, — passa devant nous au clair de lune. Une fois encore, miss Halcombe attendit qu’elle fût hors de vue ; et seulement alors elle continua :

« … J’ai pris, Philip, un goût très-vif pour ma nouvelle écolière, et cela par un motif dont je vous réserve la surprise jusqu’à la fin de cette lettre. Sa mère ne m’ayant guère donné sur l’enfant plus de renseignements que sur elle-même, il m’a fallu découvrir (et ce fait m’a été révélé dès le premier examen auquel on l’a soumise) que l’intelligence de ce pauvre petit être n’est pas développée en raison de son âge. Ceci constaté, je l’ai ramenée à la maison, et, sans faire semblant de rien, j’ai mandé le médecin pour l’examiner, la questionner, et me dire ce qu’il en pensait. Son opinion est qu’avec le progrès des années, son moral pourra se développer. Il dit, en revanche, qu’il est très-important de surveiller l’enseignement qu’on va lui donner, parce que l’extraordinaire lenteur qu’elle met à s’assimiler les idées implique une ténacité non moins exceptionnelle à les conserver, une fois qu’elles ont pris place dans son intelligence. Maintenant, cher et bon ami, ne vous figurez pas, dans votre expéditive façon de juger les choses, que je me suis éprise d’une idiote. Cette pauvre petite Anne Catherick est une douce enfant, toute affection et reconnaissance ; elle dit les choses du monde les plus inattendues et les plus piquantes (vous allez être à même d’en juger) avec une soudaineté, une physionomie surprise, effarouchée de l’effet le plus bizarre. Quoique proprement habillée, ses vêtements trahissent un déplorable manque de goût, aussi bien par leurs couleurs voyantes que par l’étrangeté de leur coupe. Aussi avais-je décidé, dès hier, que quelques-unes des vieilles blouses blanches de notre chère Laura, et quelques-unes de ses capelines blanches seraient arrangées à l’usage d’Anne Catherick ; j’expliquai en même temps à celle-ci qu’aux petites filles blondes comme elle, un costume tout blanc convenait mieux que n’importe quel autre. Il y eut chez elle une minute d’hésitation et d’embarras ; puis elle rougit et parut comprendre. Sa petite main, tout à coup, vint chercher la mienne. Elle y déposa un baiser, Philip, et (d’un ton si pénétré !) : — Toute ma vie, désormais, dit-elle, je m’habillerai de blanc. Cela, madame, me fera souvenir de vous, et loin de vous, ne vous voyant plus, j’aurai du moins la pensée que je vous complais en quelque chose. Voilà seulement un échantillon de ces propos singuliers qu’elle tient parfois si gentiment. Pauvre petit cœur ! elle ne me quittera pas sans avoir une provision de blouses blanches, avec de bons ourlets bien larges, qu’on pourra défaire, au fur et à mesure de sa croissance. »

Miss Halcombe s’arrêta, et, par-dessus le piano, m’interrogeant du regard :

— Est-ce que la pauvre femme par vous rencontrée sur le grand chemin vous a paru jeune ? me demanda-t-elle… Sa figure accusait-elle beaucoup plus que vingt-deux ou vingt trois ans ?

— Non, miss Halcombe ; elle ne paraissait pas plus âgée que cela.

— Et son costume, ce costume étrange, était blanc, m’avez-vous dit, de la tête aux pieds ?

— Elle était certainement tout en blanc…

Au moment où mes lèvres articulaient cette réponse, miss Fairlie, pour la troisième fois, réapparut sur la terrasse. Au lieu de continuer sa promenade, elle s’arrêta, nous tournant le dos ; et, appuyée sur la balustrade, elle se mit à contempler le jardin que la terrasse dominait. Mes yeux s’arrêtèrent sur la blancheur de sa robe de mousseline et du mouchoir qui lui couvrait la tête, blancheur que le clair de lune semblait rendre plus frappante ; alors une sensation à laquelle je ne saurais trouver de nom, — sensation presque fiévreuse qui faisait battre mon cœur, et hâtait dans mes artères la course du sang, — se mit à me gagner peu à peu.

— Tout en blanc ? répéta miss Halcombe… Ce qu’il y a de plus essentiel dans la lettre, M. Hartright, est renfermé dans les dernières lignes que je vais vous lire immédiatement. Mais je ne puis m’empêcher de m’arrêter à la coïncidence du costume blanc porté par la femme que vous avez rencontrée, avec les blouses blanches qui provoquèrent, jadis, l’étrange réponse faite à ma mère par sa petite protégée. En prédisant que cette enfant verrait disparaître avec l’âge ses infirmités intellectuelles, le docteur n’était pas un oracle infaillible. Peut-être n’en a-t-elle jamais guéri ; et la fantasque reconnaissance qui la poussait à se vouer au blanc, — sentiment sérieux chez la petite fille, — sera restée un sentiment sérieux chez la femme faite…

À ceci, je répondis quelques paroles, — je ne sais lesquelles. Toute mon attention se concentrait sur l’éclatante blancheur de la mousseline qui enveloppait miss Fairlie.

— Écoutez les dernières phrases de la lettre, dit miss Halcombe. Je me figure qu’elles vont vous étonner…

Comme elle levait la lettre pour la rapprocher des bougies, miss Fairlie, quittant la balustrade, promena ses regards à droite et à gauche sur la terrasse ; elle fit un pas vers les portes vitrées, et tournée vers nous, s’arrêta immobile.

Cependant, miss Halcombe me lisait ces dernières lignes, qu’elle venait de signaler à mon attention :

« … Et maintenant, cher ami, maintenant que je suis au bout de mon papier, je vous dirai le motif vrai, le motif merveilleux de mon affection pour la petite Anne Catherick. Bien qu’elle ne soit pas, il s’en faut, aussi jolie, elle a néanmoins, mon cher Philip, — par une de ces ressemblances capricieuses que l’on rencontre quelquefois, — les mêmes cheveux, le même teint, la même forme de visage et les yeux de la même couleur… »

Avant que miss Halcombe eût pu prononcer un mot de plus, j’étais debout. Sous ma chair venait de passer le même frisson glacé que j’avais éprouvé au contact de cette main qui, naguère, sur la route déserte, effleurait mon épaule.

Devant nous était miss Fairlie, blanche apparition seule, au clair de lune : son attitude, la pose de sa tête, son teint, le calme de son visage, faisaient d’elle, à cette distance et dans les circonstances où nous étions placés, l’image vivante de la Femme en blanc ! Cette anxiété qui fatiguait mon esprit depuis quelques heures disparut devant une certitude rapide comme l’éclair. Ce « quelque chose » qui me manquait, c’était d’avoir reconnu la ressemblance de fatal augure qui existait entre la fugitive de la maison d’aliénés et mon élève de Limmeridge-House…

— Vous le voyez ! dit miss Halcombe. Elle laissa tomber la lettre, désormais inutile, et son regard étincelait se mêlant au mien. Vous le voyez, comme ma mère le voyait, il y a onze ans !

— Je le vois, — plus à regret que je ne puis dire. — Assimiler (ne fût-ce qu’à cause de cette ressemblance fortuite), assimiler à miss Fairlie cette malheureuse femme, abandonnée, sans amis, perdue, n’est-ce pas, en quelque sorte, jeter un voile funèbre sur l’avenir de cette brillante créature qui est là, debout, devant nous ? Ah ! laissez-moi, le plus tôt possible, me soustraire à cette impression désolante ! Qu’elle rentre ici ! qu’elle quitte ce clair de lune lugubre !… Je vous en prie, faites-la rentrer !

— Vraiment, M. Hartright, vous m’étonnez ! Quelle que puisse être la faiblesse féminine, je croyais que les hommes, au XIXe siècle, étaient au-dessus de toute superstition.

— Je vous en supplie, faites-la rentrer !

— Chut ! chut !… Elle revient d’elle-même ! Ne dites rien devant elle !… Que la découverte de cette ressemblance demeure un secret entre vous et moi… Revenez, Laura ; venez réveiller mistress Vesey avec quelques bons accords plaqués !… M. Hartright réclame un peu plus de musique, et il la veut, cette fois, aussi légère, aussi gaie que possible…


IX


Ainsi finit, remplie d’incidents, ma première journée à Limmeridge-House.

Nous gardâmes notre secret, miss Halcombe et moi. À partir de la découverte que nous venions de faire, aucune lumière nouvelle ne semblait devoir nous aider à pénétrer le mystère de la Femme en blanc. À la première occasion qui s’offrit de traiter, sans inconvénients, ces sujets délicats, miss Halcombe, avec mille précautions, amena sa sœur à parler de leur mère, de ce qui s’était passé jadis, d’Anne Catherick. Les souvenirs que miss Fairlie avait gardés de la petite écolière de Limmeridge n’avaient rien, au reste, que de très-vague et de très-général. Elle se rappelait sa ressemblance avec la jeune protégée de sa mère, comme un phénomène que jadis on avait cru exister ; mais elle ne fit aucune allusion ni aux vêtements blancs dont Anne avait été gratifiée, ni au singulier serment par lequel l’innocente enfant avait essayé de témoigner sa reconnaissance.

Elle se souvenait qu’Anne était restée à Limmeridge seulement quelques mois, et qu’ensuite elle en était partie pour retourner chez elle, dans le Hampshire ; mais elle ne pouvait dire si la mère et la fille étaient jamais revenues, ni si jamais, par la suite, on avait entendu parler d’elles. Les recherches que miss Halcombe fit encore, dans le peu de lettres de mistress Fairlie qui lui restaient à examiner, n’aboutirent en aucune façon à fixer les incertitudes qui tourmentaient encore notre esprit. Nous avions constaté l’identité de la malheureuse femme que j’avais rencontrée, la nuit, avec Anne Catherick ; — nous avions rattaché à l’infirmité de son intelligence et à la persistance étonnante de sa gratitude envers mistress Fairlie l’excentrique habitude où elle était de se vêtir tout en blanc ; — là s’arrêtaient pour le moment nos découvertes.

Les jours s’écoulaient, les semaines s’achevaient, les vestiges dorés de l’automne se laissaient entrevoir çà et là sur les arbres, peu à peu dépouillés de leur verdure d’été. Temps de calme et de bonheur, au rapide courant ! mon récit, aujourd’hui, glissera sur vous aussi prompt qu’alors vous glissiez sur moi… De tous ces trésors de jouissances que vous prodiguiez à mon cœur, je ne vois rien qui survive, digne d’être ici retracé. Rien ne me reste de ces lointains souvenirs que la nécessité du plus triste aveu auquel un homme puisse être réduit : — l’aveu de sa propre folie.

Le secret que j’ai à révéler devait me coûter peu d’efforts, car déjà il m’est indirectement échappé. Les insuffisantes paroles que j’ai vainement employées à décrire miss Fairlie ont dû trahir les sentiments que sa présence éveillait en moi. Ainsi en est-il pour tous et chacun de nous. Quand ils nous portent préjudice, les mots émanés de nous sont des géants ; quand nous les employons à nous servir, ils se transforment en autant de nains.

J’aime cette jeune fille…

Ah ! je sais bien tout ce qu’il y a de tristesse et de ridicule contenus dans ces trois mots. Avec la femme qui, en me lisant, m’accorde la pitié la plus sympathique, je puis soupirer sur ce mélancolique aveu. Je puis en rire avec autant d’amertume que l’homme le plus disposé à l’accueillir par un dur mépris. Je l’aimai ! Pitié ou mépris, je proclame ceci avec la même immuable résolution de confesser hautement la vérité.

Étais-je donc sans excuses ? En les cherchant, on en trouverait, certes, dans les conditions où je me trouvais pendant le temps que je passai à Limmeridge-House comme employé aux gages de M. Fairlie.

Mes matinées s’écoulaient tranquillement, heure après heure, dans la muette solitude des pièces que j’habitais. J’avais justement assez à faire, en réparant et classant les dessins de mon patron, pour que mes yeux et mes mains fussent agréablement employés, tandis que ma pensée restait libre de s’adonner aux périlleux plaisirs de ses rêves effrénés. Isolement dangereux, car il durait assez pour m’énerver, pas assez pour me rendre des forces. Isolement dangereux, car il était suivi d’après-midi et de soirées que je passais, jour après jour, semaine après semaine, seul avec deux femmes, dont l’une possédait toute la grâce, tout l’esprit, toute la distinction, et l’autre tous les charmes, toute la douceur, toute la candeur naïves qui peuvent à la fois purifier et dompter le cœur de l’homme. Dans cette intimité pleine de périls qui s’établit inévitablement entre le maître et l’élève, il ne se passait pas un jour où ma main n’effleurât la main de miss Fairlie ; où, penchés ensemble sur son album, ma joue ne touchât presque sa joue. Plus attentivement elle guettait les moindres mouvements de mon pinceau, de plus près aspirais-je les parfums de sa chevelure et le baume tiède de son haleine. Il était de mon devoir, de mon emploi, que je vécusse dans la lumière de ses regards, — tantôt incliné vers elle, si près de sa poitrine, que je tremblais à l’idée de la frôler sans le vouloir, — tantôt, en d’autres moments, ému de la voir se pencher sur moi pour étudier mon travail, si proche qu’elle baissait la voix en me parlant, et que ses rubans, agités par la brise, venaient parfois frissonner contre ma joue avant qu’elle eût songé à les retenir.

Les soirées qui suivaient nos excursions de l’après-midi variaient, plutôt qu’elles n’y mettaient obstacle, ces innocentes, ces inévitables familiarités. Mon goût bien naturel pour la musique qu’elle exécutait avec tant d’émotion, tant de féminine délicatesse, et le plaisir bien naturel qu’elle prenait à me rendre, par l’exercice de son talent, le plaisir que l’exercice du mien lui avait procuré, créaient entre nous un nouveau lien, de plus en plus étroit. Les incidents de la conversation, les habitudes simples et constantes qui faisaient une routine de notre voisinage à table ; les railleries enjouées de miss Halcombe, toujours prête à battre en brèche les inquiétudes du professeur et l’enthousiasme de sa belle écolière ; la pauvre mistress Vesey elle-même, et l’approbation endormie qu’elle nous accordait, à miss Fairlie et à moi, comme à deux jeunes gens d’une tranquillité exemplaire : — chacune de ces circonstances futiles, et combien d’autres encore ! contribuaient à nous envelopper ensemble, pour ainsi dire, dans la même atmosphère domestique, et à nous entraîner tous deux, par degrés, dans la même voie sans issue.

J’aurais dû me rappeler ma position et me tenir discrètement sur mes gardes. Je le fis : mais je ne le fis que trop tard. Toute la réserve, toute l’expérience qui m’avaient servi dans mes rapports avec d’autres femmes, et qui m’avaient garanti d’autres tentations, me firent défaut vis-à-vis d’elle. Depuis des années, mon métier m’avait mis dans cette étroite intimité avec des jeunes filles de tout âge et différemment belles. Je l’avais acceptée comme inhérente à ma profession ; je m’étais dressé à laisser, sous le vestibule de mes patrons, toutes mes sympathies juvéniles, aussi froidement que, sur le point de franchir l’escalier, j’y laissais mon parapluie. J’avais été formé à comprendre, et depuis longtemps, sans m’en étonner, sans m’en affliger, qu’on envisageait ma position hiérarchique comme préservant mes belles élèves de m’accorder tout autre sentiment que ceux du plus vulgaire intérêt, et que j’étais admis au milieu des femmes les plus séduisantes, à peu près au même titre que l’animal domestique le plus inoffensif. Cette expérience salutaire, je l’avais faite de bonne heure : guide exact et sévère, elle m’avait montré mon étroit sentier, sans me laisser dévier une seule fois à droite ou à gauche. Et maintenant, mon fidèle talisman et moi nous étions séparés. Oui, cet empire sur moi-même, qu’il m’avait tant coûté d’acquérir, était aussi complétement perdu pour moi que si jamais je ne l’eusse possédé ; perdu pour moi, comme il l’est chaque jour pour d’autres hommes, en d’autres situations critiques où les femmes sont en jeu. Je sais bien, maintenant, que j’aurais dû m’interroger dès le principe. J’aurais dû me demander pourquoi n’importe quelle pièce du château me devenait, dès que cette jeune fille y mettait le pied, plus chère que le chez soi le plus aimé ; plus vide, au contraire, que le désert, dès qu’elle en était sortie ; — pourquoi sa vue, le son de sa voix, le contact de sa peau (quand nous échangions, matin et soir, la poignée de main traditionnelle), ébranlaient en moi des fibres que nulle autre femme n’avait émues ? J’aurais, me questionnant ainsi, sondé du regard mon propre cœur, et, y découvrant cette germination nouvelle, je l’aurais extirpée alors qu’elle n’avait pas encore pris racine. Pourquoi me trouvai-je toujours hors d’état de pratiquer cette opération si simple en apparence et si facile ? L’explication de ce problème se trouve dans ces trois mots que j’écrivais naguère et auxquels ma confession aurait dû se borner : je l’aimais.

Les jours s’écoulaient, les semaines s’achevaient, mon troisième mois de séjour dans le Cumberland allait commencer. L’existence délicieusement monotone que nous menions, au fond de notre paisible retraite, m’emportait, comme certaines rivières aux lentes allures emportent le nageur qui se laisse aller au courant de l’eau. Tout souvenir du passé, toute préoccupation de l’avenir, tout sentiment de cette position fausse et sans espoir où me plaçait ma faiblesse, étaient amortis en moi par ce repos décevant. Bercé de ces chants de sirène dont m’étourdissait mon cœur, les yeux fermés à tout signe de danger, les oreilles fermées à tout bruit précurseur, j’allais en dérive, me rapprochant toujours davantage de l’écueil fatal. La première alarme qui vint enfin me réveiller, me rendre tout à coup à la conscience vengeresse de moi-même et de mes torts, fut à la fois le plus clair, le plus loyal, le plus sympathique de tous les avertissements.

Ce fut « elle » qui, sans prononcer une parole, sut me le donner.

Un soir, nous nous étions séparés comme à l’ordinaire. Pas un mot n’était tombé de mes lèvres, ni ce jour-là, ni auparavant, qui pût trahir mon secret ou la mettre soudainement en face de la vérité. Mais, quand nous nous retrouvâmes le matin, un grand changement s’était fait en elle, un changement qui m’apprit tout.

Je me refusai alors, — je me refuse encore, — à pénétrer dans le sanctuaire voilé de son cœur, à l’ouvrir au regard des autres, comme je leur ai ouvert le mien. Il suffira de dire que le jour où, pour la première fois, elle surprit mon secret, fut, j’en suis convaincu, le jour où le sien lui fut révélé, et ce fut aussi ce jour-là que je la retrouvai, après un intervalle de quelques heures, complétement changée à mon égard. Trop loyale pour tromper les autres, la noblesse de sa nature ne lui permettait pas de se tromper elle-même. Lorsque ce soupçon que j’étais parvenu à tenir endormi chez moi, pesa, pour la première fois, sur son cœur, cette âme sincère ne voulut se rien déguiser, et dans ce simple langage qui lui était propre : — J’en suis fâchée pour lui, se dit-elle ; pour moi-même j’en suis fâchée.

Sa physionomie transparente disait ceci, et bien d’autres choses encore que je ne pouvais alors m’expliquer. Mais je compris trop bien le changement survenu, à sa bonté plus grande, au plus vif empressement qu’elle mettait devant les autres à deviner, à satisfaire mes moindres désirs ; — et toutes les fois que, par hasard, on nous laissait seuls, à sa gêne triste, à l’anxiété nerveuse qui la faisait s’absorber dans la première occupation venue. Je compris pourquoi ses douces lèvres expressives souriaient maintenant si peu et si mal, pourquoi ses yeux bleus, si limpides, tantôt me contemplaient avec la pitié d’un ange, tantôt avec l’innocente perplexité d’un enfant. Mais ce changement voulait dire encore autre chose. Dans la froideur de la main qu’elle me tendait, dans l’immobilité de ses traits, si contraire à sa nature, dans chacun de ses gestes, enfin, se retrouvait l’expression d’une crainte continuelle et d’un mécontentement intérieur qu’elle ne pouvait apaiser. Ce n’étaient pas là des sentiments que je pusse reconnaître comme relatifs à « elle « et à « moi » ; ce n’étaient pas là ces sentiments inavoués que nous avions maintenant en commun. Dans le changement qu’elle venait de subir, et que je m’étudiais à décomposer, certains éléments nous attiraient secrètement l’un vers l’autre ; il en était, au contraire, qui, tout aussi secrètement, commençaient à nous désunir.

Perdu en mille doutes, en mille perplexités, et soupçonnant vaguement quelque mystère qu’on me laissait à découvrir sans vouloir m’y aider, j’examinai de plus près, pour m’éclairer là-dessus, la physionomie et l’attitude de miss Halcombe. Dans une intimité comme la nôtre, aucune altération sérieuse ne pouvait se produire chez l’un de nous qui ne se reflétât sympathiquement sur les autres membres de la petite communauté. Le changement de miss Fairlie avait un équivalent dans celui de sa demi-sœur. Bien que miss Halcombe ne laissât pas échapper la moindre allusion qui me révélât une modification quelconque dans les sentiments affectueux dont elle m’honorait, son regard pénétrant me poursuivait avec une assiduité de fraîche date. Quelquefois, ce regard exprimait une colère contenue ; quelquefois, une crainte dissimulée ; quelquefois, rien qui ressemblât à l’une ou l’autre ; — rien en somme, dont je pusse me rendre compte. Une semaine s’écoula, nous laissant tous trois dans une position de gêne secrète les uns vis-à-vis des autres. Ma position, aggravée par la conscience que j’avais, trop tard, de m’être oublié, d’avoir été misérablement faible, me devenait intolérable. Je sentais l’impérieuse nécessité de secouer cette espèce d’oppression sous laquelle je vivais, — mais comment agir pour le mieux ? et que dire pour entrer en matière ? Là était la question qui, au premier abord, me semblait insoluble.

De cette situation affaissée, humiliée, ce fut miss Halcombe qui me tira ; ses lèvres me dirent la vérité, la vérité amère, indispensable, imprévue ; sa bonté cordiale en atténua pour moi le rude choc ; son bon sens courageux tira le parti qu’il fallait d’un événement qui pouvait avoir les plus terribles conséquences, à Limmeridge-House, pour moi et pour d’autres.


X


C’était un jeudi, presqu’à la fin du troisième mois que je venais de passer dans le Cumberland.

Le matin, quand je descendis à l’heure accoutumée pour le déjeuner, miss Halcombe, pour la première fois depuis que nous nous connaissions, n’occupait pas à table sa place accoutumée.

Miss Fairlie était sur la pelouse. Elle me salua, mais sans revenir au château. Ni mes lèvres ni les siennes n’avaient articulé un mot qui dût élever une barrière entre nous ; — pourtant, un même sentiment d’embarras inavoué nous rendait pénible de nous retrouver face à face. Elle attendit sur la pelouse, et j’attendis dans la salle à manger que mistress Vesey ou miss Halcombe fussent arrivées. Seulement, quinze jours plus tôt, avec quelle hâte j’eusse couru auprès d’elle ! comme nos mains se fussent jointes, et comme une libre causerie eût naturellement suivi cette cordiale étreinte !…

Quelques minutes plus tard, entra miss Halcombe. Elle avait l’air préoccupé, et s’excusa de son retard avec une évidente distraction.

— J’ai été retenue, me dit-elle, par une petite affaire de ménage que M. Fairlie a voulu traiter avec moi.

Miss Fairlie arriva du jardin ; nous échangeâmes les compliments d’usage. Plus glacée que jamais, sa main tomba dans la mienne. Elle ne me regardait pas ; elle était fort pâle. Mistress Vesey elle-même en fit la remarque, quand elle entra dans la salle un moment après.

— Ce doit être quelque changement de temps, dit la vieille dame. L’hiver nous arrive… Ah ! chère petite, l’hiver sera bientôt venu !…

L’hiver était déjà dans le cœur de Laura, comme dans le mien !

Notre repas du matin, — si bien rempli naguère de joyeux débats sur les plans de la journée, — fut bref, contraint, silencieux. Miss Fairlie semblait accablée par les longues lacunes de la conversation, et son regard suppliait sa sœur de les combler comme autrefois. Miss Halcombe, après une ou deux hésitations, et se reprenant presque à chaque mot, ce qui ne lui était guère naturel, se décida enfin à parler.

— Laura, dit-elle, j’ai vu votre oncle ce matin. C’est, à ce qu’il pense, la Chambre Rouge qu’il faut disposer. Il m’a, d’ailleurs, confirmé ce que je vous disais… C’est bien lundi, et non pas mardi, qu’il faut être prêts…

Pendant cette petite allocution, miss Fairlie tenait les yeux baissés vers la table ; ses doigts frémissants erraient parmi les miettes de pain éparses sur son assiette ; la pâleur de ses joues gagnait ses lèvres, qui, elles aussi, frémissaient visiblement. Je n’étais point seul à m’apercevoir de tout ceci. Miss Halcombe le voyait comme moi. Bientôt elle donna le signal de quitter la table.

Mistress Vesey et miss Fairlie sortirent ensemble. Pendant un instant, le bon regard de ses grands yeux bleus adorés s’arrêta sur moi, triste et comme chargé du pressentiment de la séparation prochaine, inévitable, éternelle. Mon cœur lui répondit par une angoisse poignante, une angoisse qui m’annonçait que j’allais la perdre, et que, perdue, je l’aimerais d’un amour plus vif encore.

Quand la porte se fut refermée sur elle, je m’acheminai vers le jardin. Près de la grande porte vitrée ouvrant sur les pelouses, miss Halcombe était debout, sa capeline à la main, son châle sur le bras, et, avec une attention profonde, me regardait.

— Avez-vous quelques minutes à me donner ? dit-elle, avant de vous retirer chez vous pour travailler.

— Certes, miss Halcombe… Mon temps est toujours à votre disposition.

— Je voudrais, monsieur Hartright, vous dire un mot en particulier : prenez votre chapeau, et accompagnez-moi au jardin. Il n’est pas probable qu’à cette heure matinale nous y soyons dérangés…

Au moment où nous descendions sur la pelouse, un des jardiniers en sous-ordre, — un tout jeune homme, — passa près de nous, une lettre à la main, se dirigeant vers le château. Miss Halcombe l’arrêta.

— Cette lettre est-elle pour moi ? demanda-t-elle.

— Non, miss. On m’a chargé de la remettre à miss Fairlie, répondit le jeune messager, lui tendant néanmoins la lettre dont il était porteur.

Miss Halcombe la prit et regarda l’adresse.

— Singulière écriture ! se dit-elle. Quel peut être ce correspondant de Laura ?… Qui vous a remis ceci ? continua-t-elle, s’adressant au jardinier.

— Ma foi, miss, dit le petit bonhomme, c’est une femme qui m’en a chargé.

— Quelle espèce de femme ?

— Une femme « ancienne… » et joliment cassée.

— Oh !… une vieille femme ? Est-ce qu’elle est de votre connaissance ?

— Je ne pense pas pouvoir dire que je l’eusse jamais vue.

— Par où s’en est-elle allée ?

— Par là, répondit le jeune jardinier, se tournant résolument du côté du midi, et, par un geste trop compréhensif, désignant toutes les provinces du sud de l’Angleterre.

— Voilà qui est curieux, dit miss Halcombe. Ce doit être quelque missive de mendiante. Allez, ajouta-t-elle en rendant la lettre au petit messager, portez au château, et remettez à quelque domestique !… À présent, monsieur Hartright, si vous le voulez bien, prenons de ce côté !…

Elle me fit traverser les pelouses par le même sentier que nous avions suivi le lendemain de mon arrivée à Limmeridge. Arrivés au petit pavillon d’été, où Laura Fairlie et moi nous nous étions vus pour la première fois, elle s’arrêta et rompit le silence qu’elle avait obstinément gardé pendant que nous marchions côte à côte.

— Ce que j’ai à vous dire peut se dire ici…

À ces mots, elle monta dans le pavillon, prit pour elle une des chaises placées à l’intérieur, près de la table ronde, et me fit signe de m’asseoir sur l’autre. Déjà, lorsqu’elle m’adressait la parole dans la salle à manger, j’avais pressenti ce qui allait suivre ; — maintenant, je ne conservai plus aucun doute.

— Monsieur Hartright, dit-elle, je vais débuter par un aveu sans détour. Je vais vous dire — sans phrases, je les déteste, — sans compliments, je les méprise, — que j’en suis venue, par suite de votre résidence auprès de nous, à éprouver pour vous un vif intérêt d’amitié. Je me sentis déjà favorablement disposée à votre égard, quand vous m’apprîtes comment vous vous étiez conduit envers l’infortunée que vous avez rencontrée dans de si remarquables circonstances. Peut-être, en cette affaire, n’aviez-vous pas déployé toute la prudence imaginable, mais elle vous montrait maître de vous-même, et doué de cette compatissante délicatesse qui est l’apanage du vrai gentleman. Elle m’avait fait beaucoup attendre de vous, et vous n’avez rien démenti de ce que j’attendais…

Elle s’arrêta, — mais, en même temps, leva la main, témoignant ainsi qu’elle n’attendait encore aucune réponse de moi. Lorsque j’étais entré dans le pavillon, je ne songeais nullement à la Femme en blanc. Mais, à présent, miss Halcombe elle-même, par ses paroles, m’avait remis en tête le souvenir de mon aventure. Il y demeura durant tout l’entretien : — il y demeura, et ce ne fut pas en vain.

— Comme votre ami, continua-t-elle, je viens vous dire tout de suite, et dans ce langage sincère, uni, peu ménagé dont je me sers, que j’ai découvert votre secret ; — ceci, remarquez-le bien, sans aucune aide, sans allusions ou confidences de qui que ce soit. Faute de réflexion suffisante, monsieur Hartright, vous vous êtes laissé aller à concevoir une vive affection, — sérieuse et dévouée, j’en ai peur, — dont ma sœur Laura est l’objet. Je ne vous condamne pas au chagrin de me l’avouer expressément, car je vous vois et vous sais trop franc pour renier ce sentiment. Je ne vous inflige même aucun blâme ; je vous plains d’avoir ouvert votre âme à un attachement sans espoir. Vous n’avez pas essayé de prendre à mon insu le moindre avantage, — jamais vous n’avez parlé secrètement à ma sœur. Vous avez manqué de force, vous n’avez pas veillé assez sur vos plus chers intérêts ; c’est là tout ce qu’on peut vous reprocher. Si je vous eusse vu, à aucun égard, moins de délicatesse et de discrétion, je vous aurais fait quitter le château sans la moindre hésitation, sans le plus petit retard, sans consulter personne. Comme vont les choses, je ne m’en prends qu’à votre jeunesse et à votre situation : je n’ai rien à blâmer en vous… Serrons-nous la main ! — je vous ai fait de la peine ; je vais vous en faire encore, et bien malgré moi, mais comment éviter ceci ?… Avant tout, pourtant, serrez la main de votre amie, la main de Marian Halcombe !…

Cette bonté soudaine, — cette chaleureuse sympathie d’une âme intrépide et haute, qui traitait avec moi, du premier coup, sur le pied de la plus parfaite égalité, qui faisait appel, avec cette généreuse brusquerie, à mes sentiments, à mon honneur, à mon courage, me domptèrent en un instant. Quand elle prit ma main, j’essayai de la regarder ; mais quelques pleurs voilaient mes yeux. J’essayai de la remercier ; mais je sentis la voix me manquer.

— Écoutez-moi ! me dit-elle, évitant avec un tact parfait la moindre allusion à cet accès de faiblesse, écoutez-moi et finissons-en ! C’est un vrai soulagement pour moi de n’avoir pas, dans ce qu’il me reste à dire, à traiter une question que je trouve pénible et cruelle, — la question de l’inégalité des rangs. Des circonstances qui vont être poignantes pour « vous » m’épargnent, à « moi » la disgracieuse nécessité d’infliger à un homme qui a vécu sous le même toit que moi, dans des rapports d’amicale intimité, la moindre humiliante allusion à des questions de castes et de hiérarchie sociale. Il faut, monsieur Hartright, quitter Limmeridge-House avant que le mal soit aggravé. C’est mon devoir de vous parler ainsi, et ce devoir serait le même, la nécessité de le remplir serait tout aussi impérieuse, quand bien même vous seriez le représentant de la plus antique et de la plus opulente famille d’Angleterre. Vous avez à vous séparer de nous, non parce que vous êtes un simple professeur de dessin… Ici, elle s’arrêta un moment, me regarda bien en face, et par-dessus la table, posant résolument sa main sur mon bras : — … Non parce que vous êtes un simple professeur de dessin, répéta-t-elle, mais parce que Laura Fairlie est déjà fiancée…

Ce dernier mot m’alla au cœur comme une balle de pistolet. Mon bras perdit tout sentiment de la ferme étreinte à laquelle il était soumis. Je ne bougeai ni ne parlai. Le vent aigu de l’automne qui dispersait à nos pieds les feuilles mortes, me sembla tout à coup aussi glacé que si mes folles espérances étaient, elles aussi, des feuilles tombées de l’arbre et balayées par le vent !… Des espérances !… Mais quoi ? fiancée ou non, elle était séparée de moi par des barrières également infranchissables. Un autre homme, cependant, se fût-il à ce moment rappelé ceci ? Non, certes, s’il l’avait aimée comme je l’aimais.

La première angoisse passée, il ne resta plus que l’engourdissement pénible dont est suivie la première douleur qu’un choc violent fait éprouver. De nouveau, je sentis la main de miss Halcombe de plus en plus serrée autour de mon bras ; je levai la tête et la regardai. Ces grands yeux noirs, rivés à moi, guettaient sur mon visage la mortelle pâleur que j’y sentais, sans l’y voir comme elle.

— Sous vos pieds !… disait-elle. En ce même lieu où vous la vîtes pour la première fois, écrasez, broyez sous vos pieds ce sentiment fatal ! Ne le laissez pas, comme font les femmes, vous tenir à sa merci ! Arrachez-le, foulez-le sous vos pieds, en homme que vous êtes !…

La véhémence contenue de son accent, sa ferme volonté, — concentrée dans les regards qu’elle fixait sur moi, et dans l’étreinte énergique où mon bras restait emprisonné, — avaient une vertu communicative et me raffermirent. Nous restâmes en silence, nous regardant l’un l’autre, une minute environ. Ce temps écoulé, j’avais justifié la généreuse confiance qu’elle semblait mettre dans ma force virile. À l’extérieur, du moins, j’étais redevenu maître de moi-même.

— Vous êtes-vous retrouvé ? me dit-elle.

— Assez, miss Halcombe, pour implorer votre pardon et le sien. Assez pour suivre, en tous points, vos conseils, vous donnant ainsi l’unique témoignage de reconnaissance qu’il me soit permis de vous offrir.

— Ces paroles suffisent déjà pour me la prouver, répondit-elle. Désormais, monsieur Hartright, nous n’aurons plus rien de caché l’un pour l’autre. Je ne saurais affecter de vous dissimuler ce que ma sœur m’a laissé deviner sans le vouloir. En nous quittant, vous lui rendrez service aussi bien qu’à vous-même. Votre présence ici, l’intimité forcée de nos rapports, — parfaitement innocente, Dieu le sait, à tous autres égards, — l’ont profondément troublée et rendue malheureuse. Moi qui l’aime mieux que ma vie, moi qui ai appris à croire en cette pureté, cette noblesse, cette innocence qui lui sont naturelles, comme je crois en ma religion, — je sais trop bien quelles tortures sa conscience lui a infligées, depuis qu’en dépit d’elle-même, a pénétré dans son cœur le premier sentiment contraire à l’engagement qu’elle avait loyalement contracté. Je ne dis pas, — pourquoi le dirais-je, après ce qui est arrivé ? — que cet engagement ait jamais eu sur ses affections une prise très-forte. L’honneur plus que l’amour le lui fera tenir ; son père mourant le sanctionnait, il y a deux ans ; elle-même ne l’a ni salué avec joie, ni repoussé avec horreur ; elle l’a contracté de son plein gré. Jusqu’à votre arrivée ici, elle était dans la position où se trouvent des centaines de femmes qui se marient sans grand attrait pour leur époux, — sans aversion, cependant, — et qui, seulement après le mariage, au lieu de s’éclairer à temps, apprennent à l’aimer (quand elles n’apprennent pas à le haïr !) Plus sérieusement que je ne saurais dire, j’espère, — et votre courageuse abnégation devrait vous le faire espérer aussi, — que les pensées nouvelles, les sentiments nouveaux qui sont venus troubler le calme et la sérénité d’autrefois, n’ont pas jeté des racines profondes à ce point qu’ils ne puissent être détruits. Votre absence (voyez jusqu’à quel point je me confie à votre honneur, à votre courage, à votre bon sens !), votre absence aidera mes efforts ; le temps, d’ailleurs, nous aidera tous les trois. C’est déjà quelque chose de savoir que ma première confiance en vous n’a pas été trompée. C’est quelque chose de savoir qu’envers cette élève dont vous avez eu le malheur de méconnaître la situation vis-à-vis de vous, vous ne serez ni moins probe, ni moins fort, ni moins pénétré de vos devoirs qu’envers cette inconnue abandonnée, dont naguère, vous n’avez pas déçu l’espérance…

Encore une allusion à la Femme en blanc ! Était-il dit qu’on ne parlerait jamais de miss Fairlie et de moi sans évoquer le souvenir d’Anne Catherick, et sans la dresser entre nous comme une fatalité inévitable ?

— Dites-moi de quelle excuse je puis colorer, aux yeux de M. Fairlie, la rupture de mon engagement, repris-je aussitôt. Dites-moi où je dois me rendre quand je la lui aurai fait accepter ? Je vous promets, et à vos conseils, l’obéissance la plus implicite.

— De toute façon, répondit-elle, le temps importe beaucoup. Vous m’avez, ce matin, entendu parler de lundi prochain, et dire qu’il fallait mettre en état la Chambre Rouge. Le visiteur que nous attendons lundi…

Je ne pus supporter qu’elle s’expliquât plus clairement. Après les révélations qui m’avaient été faites, le souvenir de l’attitude que miss Fairlie avait gardée au déjeuner me disait assez que le visiteur attendu à Limmeridge-House devait être son futur. J’essayai de repousser cette idée : mais, par un élan plus fort que ma volonté, je me vis contraint d’interrompre miss Halcombe.

— Laissez-moi partir aujourd’hui ! lui dis-je avec amertume. Le plus tôt sera le mieux.

— Non, pas aujourd’hui ! répondit-elle. L’unique motif que vous puissiez donner à M. Fairlie, pour quitter vos élèves avant l’expiration de votre engagement, doit être qu’une nécessité tout à fait imprévue vous force à lui demander la permission de retourner immédiatement à Londres. Il est misérable, il est révoltant de s’abaisser à la tromperie, même la plus innocente ; mais je connais M. Fairlie, et si une fois vous lui donnez à penser que vous le traitez avec trop de sans-gêne, il refusera de vous dégager. Voyez-le, dès vendredi matin, occupez-vous ensuite (dans l’intérêt de vos relations avec votre patron), à laisser aussi en ordre que possible les travaux que vous ne pouvez achever ; samedi, quittez cette maison ! Il sera bien temps alors, monsieur Hartright, et pour vous et pour nous tous…

Avant que j’eusse pu l’assurer qu’elle devait compter sur ma parfaite déférence à ses désirs, un bruit de pas, sous la futaie, nous fit tressaillir tous les deux. Quelqu’un venait du château à notre recherche ! Je sentis le sang me monter aux joues et redescendre ensuite à mon cœur. Cette tierce personne qui, à ce moment critique, accourait ainsi vers nous, n’était-ce point miss Fairlie.

Ce fut un soulagement, tant ma position vis-à-vis d’elle était maintenant attristante et désespérée ; — ce fut un véritable soulagement que de reconnaître, lorsqu’elle parut à l’entrée du pavillon, la femme de chambre de miss Fairlie. Dieu merci, ce n’était qu’elle !

— Pourrai-je vous parler un instant, miss ? demanda cette jeune fille, qui semblait un peu émue et mal à son aise.

Miss Halcombe descendit les marches du perron, et fit, à côté de la soubrette, quelques pas sous les arbres.

Laissé seul, je revins par la pensée, — avec un sentiment de misère et d’abandon qu’aucun mot ne saurait rendre, — dans ces chambres désertes, où j’allais, à Londres, traîner une vie solitaire et désespérée, le souvenir de ma bonne vieille mère, celui de ma sœur, les présages favorables qu’elles avaient tirés de mon séjour dans le Cumberland, — idées depuis longtemps bannies de mon cœur, je me le reprochais maintenant, honteux de moi-même, — me revinrent avec la tristesse attendrie de ces vieux amis qu’on a négligés, et qui nous pardonnent. Que penseraient-elles, ma mère et ma sœur, quand je leur reviendrais, ma mission à moitié remplie, avec la révélation de mon triste secret ? — Elles que j’avais quittées si gaies et si pleines d’espoir, dans cette bienheureuse soirée où le cottage de Hampstead avait été témoin de nos adieux.

Encore Anne Catherick !… le souvenir de cette soirée de famille ne pouvait renaître en moi sans y rappeler les incidents du retour à Londres, accompli au clair de lune. Que signifiait tout ceci ? Étions-nous donc destinés à nous rencontrer encore, cette femme et moi ? Après tout, c’était possible. Me savait-elle habitant de Londres ? Oui ; je lui avais parlé de ma résidence, soit avant, soit après cette bizarre question qu’elle m’avait adressée sous l’empire de je ne sais quelle méfiance, en me demandant « si je connaissais beaucoup d’hommes qui eussent le rang de baronnet ». Avant ou après, — mon esprit n’était pas assez calme, en ce moment, pour me rappeler au juste lequel des deux.

Il s’écoula quelques minutes, avant que miss Halcombe revînt vers moi, la femme de chambre une fois congédiée. Elle aussi, à présent, semblait éprouver quelque trouble, quelque malaise.

— Nous avons pris, monsieur Hartright, tous les arrangements nécessaires, me dit-elle alors. Nous nous sommes compris l’un l’autre, comme deux vrais amis, et nous pouvons immédiatement retourner au château. À vous parler franchement, je suis un peu inquiète de Laura. Elle me fait demander d’aller la trouver sans retard ; et je tiens de sa suivante qu’une lettre, reçue ce matin par sa maîtresse, paraît l’avoir singulièrement agitée ; — la même lettre, sans doute, que je lui ai renvoyée, sur le point de venir ici…

Nous nous hâtâmes de reprendre, tout le long du taillis, le sentier par lequel nous étions arrivés. Miss Halcombe, il est vrai, n’avait plus rien d’essentiel à me dire ; mais je n’avais pas épuisé, moi, l’entretien que je voulais avoir avec elle. Dès l’instant où j’avais découvert que le visiteur attendu à Limmeridge était le futur de miss Fairlie, une amère curiosité, une singulière ardeur de jalousie me poussaient à savoir qui cet homme pouvait être. L’avenir ne m’offrirait sans doute pas une occasion plus favorable de poser cette question ; aussi la risquai-je pendant notre retour au château.

— Puisque vous avez la bonté de dire que nous nous sommes compris, miss Halcombe, repris-je ; puisque vous êtes certaine que j’apprécie votre indulgence, et que j’entends régler ma conduite d’après vos désirs, puis-je me hasarder… — (J’hésitais, arrivé là ; j’avais pris sur moi de penser à lui, mais il me semblait bien autrement pénible de parler de lui, en cette qualité de fiancé) — qui est le gentleman engagé à miss Fairlie ?

Le message qu’elle avait reçu de sa sœur préoccupait évidemment son esprit ; elle répondit, à mots pressés, et comme distraite :

— C’est un riche propriétaire dont les biens sont dans le Hampshire…

Le Hampshire !… Anne Catherick y était née. Encore, et toujours, la Femme en blanc !… C’était une véritable fatalité.

— Et son nom ? ajoutai-je, avec autant de calme et d’indifférence que j’en pus affecter.

— Sir Percival Glyde.

« Sir » — Sir Percival[4] ! La question d’Anne Catherick, cette soupçonneuse question, concernant les « baronnets » que je pouvais compter parmi mes connaissances, — venait à peine de quitter ma pensée, par suite du retour de miss Halcombe, que la réponse même de cette dernière l’y ramenait subitement. Je m’arrêtai sur place et la regardai.

— Sir Percival Glyde, répéta-t-elle, se figurant que je n’avais pas bien entendu.

— Simple chevalier, ou baronnet ? lui demandai-je, avec une agitation que je ne pouvais plus dissimuler.

Elle suspendit un moment sa réponse, et ensuite, non sans quelque sécheresse :

— Baronnet, cela va sans dire.


XI


Pas un mot de plus ne fut prononcé, ni d’un côté ni de l’autre, jusqu’à notre retour au château. Miss Halcombe monta aussitôt, en toute hâte, dans l’appartement de sa sœur. Pour moi, je me retirai dans mon atelier, afin de mettre en ordre, avant de les abandonner aux mains d’un autre, tous ceux des dessins de M. Fairlie que je n’avais pas encore restaurés et montés à nouveau. Des pensées que j’avais jusqu’alors refoulées, des pensées qui rendaient ma position plus intolérable que jamais, vinrent m’assaillir en foule dans ma solitude.

Elle était donc fiancée, et son futur époux se nommait sir Percival Glyde. Il avait rang de baronnet, et ses domaines était situés dans le Hampshire.

Il existe en Angleterre des centaines de baronnets, et les grands propriétaires terriens se comptent par douzaines dans le Hampshire. À n’en juger que d’après les lois ordinaires de la probabilité, je n’avais pas l’ombre d’un motif, jusque-là, pour rattacher sir Percival Glyde aux soupçons exprimés par les questions de la Femme en blanc. Et pourtant, entre celle-ci et lui, le lien me semblait formé. Était-ce parce que je l’associais dans ma pensée avec miss Fairlie ? miss Fairlie que je ne pouvais plus désormais séparer d’Anne Catherick, depuis le soir où m’avait été révélée leur ressemblance de sinistre augure ; ou bien, les événements de la matinée m’avaient-ils déjà tellement énervé que j’étais à la merci de tous les prestiges, dont la moindre circonstance fortuite pouvait abuser mon imagination ? À ceci, je n’aurais su que répondre. Je sentais seulement que ce qui s’était passé entre miss Halcombe et moi, pendant que nous revenions du pavillon, m’avait très-singulièrement affecté. La prévision de quelque péril impossible à découvrir, caché qu’il était dans les insondables profondeurs d’un avenir inconnu, pesait fortement sur moi. Comme autant de nuages amoncelés sous un ciel obscur, mille doutes assiégeaient ma pensée ; je me croyais déjà lié, peut-être pour jamais, à une série d’événements funestes, chaîne solide que rien ne pourrait rompre, pas même mon prochain départ du Cumberland ; — aucun de nous en verrait-il l’issue, l’issue définitivement arrêtée ?… Si poignante que fût la souffrance produite en moi par le misérable avortement de mon fol amour, elle semblait émoussée, amortie, par l’appréhension dominante de cette obscure menace que le temps tenait suspendue sur nos têtes.

Je m’occupais de mes dessins depuis un peu plus d’une demi-heure, lorsque j’entendis heurter à ma porte. Sur ma réponse, elle s’ouvrit, et, à ma grande surprise, miss Halcombe entra chez moi.

Elle semblait irritée et troublée. Elle prit une chaise, sans me laisser le temps de la lui offrir, et s’assit à l’instant même fort près de moi.

— Monsieur Hartright, me dit-elle, j’espérais que nous en avions fini, pour aujourd’hui du moins, avec tous ces tristes sujets de notre entretien. Mais il n’en est pas ainsi. Quelques odieuses manœuvres sont mises en jeu pour effrayer ma sœur et la détourner de son prochain mariage. Vous m’avez vue envoyer le jardinier au château, avec une lettre dont l’adresse, d’une écriture singulière, portait le nom de miss Fairlie ?

— Certainement.

— Cette lettre est un écrit anonyme, une ignoble tentative pour faire tort à sir Percival Glyde dans l’esprit de ma sœur. Elle l’a tellement agitée, tellement alarmée, que j’ai eu toutes les peines du monde à lui rendre le calme nécessaire pour qu’elle me permît de quitter son appartement et de venir vous trouver. Je sais bien que ceci est une affaire de famille, pour laquelle je ne devrais pas vous consulter, car vous ne pouvez y prendre aucune part, aucun intérêt…

— Pardon, miss Halcombe !… Je prends la plus vive part, le plus profond intérêt à tout ce qui peut affecter le bonheur de miss Fairlie ou le vôtre.

— Je suis heureuse de vous entendre parler ainsi. Soit ici soit ailleurs, vous êtes la seule personne de qui je puisse attendre un bon avis. Pour M. Fairlie, dans son état de santé, avec l’horreur que lui inspirent les difficultés et les secrets, quels qu’ils puissent être, il est impossible même d’y songer. Notre ministre est un homme bon et faible qui, hors la routine de ses devoirs, n’entend rien à rien ; et nos voisins appartiennent justement à cet ordre de relations vulgairement commodes, qu’il n’est pas permis de déranger aux moments de trouble ou de péril. Ce que je voudrais savoir est ceci : dois-je immédiatement prendre toutes les mesures en mon pouvoir pour découvrir l’auteur de la lettre ? dois-je, au contraire suspendre mes démarches et aller trouver demain l’homme de loi chargé des intérêts de M. Fairlie ? Toute la question, — peut-être fort importante, — est de perdre ou de gagner vingt-quatre heures. Dites-moi, monsieur Hartright, ce que vous en pensez. Si je n’avais déjà été contrainte, dans des circonstances fort délicates, de vous admettre à ma plus intime confiance, peut-être mon isolement même ne m’excuserait-il pas d’avoir recours à vous. Mais les choses étant ce qu’elles sont, et après tout ce qui s’est passé entre nous, je ne dois certainement pas avoir tort d’oublier la date si récente de notre amitié…

Elle me passa la lettre qui, sans autre formule préliminaire, débutait brusquement comme suit :

« Croyez-vous aux rêves ? Je l’espère pour vous. Voyez ce que dit l’Écriture touchant les rêves et leur réalisation (Genèse XI, 8, XII, 25 ; Daniel IV, 18-25) ; profitez ensuite, avant qu’il ne soit trop tard, de l’avertissement que je vous envoie.

« La nuit dernière, miss Fairlie, j’ai rêvé de vous. J’ai rêvé que j’étais dans le chœur d’une église, à l’intérieur de la grille où s’agenouillent les communiants ; j’étais debout à un des côtés de l’autel ; le prêtre avec son surplis et son « prayer book » était debout à l’autre.

« Après un laps de temps, sont arrivés vers nous, pour remplir les cérémonies du mariage, et descendant de la sacristie, un homme et une femme. La femme, c’était vous. Dans votre belle robe de soie blanche, et sous votre long voile de dentelle blanche, vous sembliez si jolie et si parfaitement innocente, que mon cœur s’apitoyait sur vous, et que les larmes me vinrent aux yeux.

« Des larmes de compassion, ma jeune dame : or le ciel bénit celles-là ; et au lieu de tomber de mes yeux, comme celles que chacun de nous verse tous les jours, elles se changèrent en deux rayons de lumière qui, de proche en proche, vibrant toujours plus loin vers l’homme debout avec vous devant l’autel, finirent par toucher sa poitrine. Les deux rayons jaillirent alors en arceaux et formèrent entre lui et moi comme deux arcs-en-ciel lumineux. Mon regard les suivit, et pénétra jusqu’au fin fond de son cœur.

« L’extérieur de l’homme que vous épousiez n’avait rien que d’assez agréable. Il n’était ni grand ni petit, — mais peut-être un peu au-dessous de la taille moyenne. Un homme encore agile, actif, d’humeur altière, — on lui donnerait environ quarante-cinq ans. Il était pâle, et avait le front dégarni de cheveux, mais ceux qu’on voyait sur sa tête, noirs encore, n’étaient mêlés d’aucun fil d’argent. Son menton était rasé ; mais le long de ses joues et sur sa lèvre supérieure une belle barbe brune poussait librement. Ses yeux étaient bruns aussi, et doués d’un vif éclat ; son nez, parfaitement régulier, n’eût pas mal convenu à une femme. J’en dirai autant de ses mains. De temps en temps, une toux sèche et sifflante venait le déranger ; et quand alors il portait à sa bouche sa main droite, si fine et si blanche, il laissait entrevoir, sillonnant le dos de cette main, la cicatrice rouge d’une ancienne blessure. Mon rêve m’a-t-il bien montré l’homme en question ? C’est vous qui le savez, miss Fairlie, et vous pouvez dire si ce rêve m’a trompé ou non. Lisez, à présent, ce que je vis sous ces beaux dehors ; — je vous en supplie, lisez et comprenez !…

« Mon regard suivit les deux rayons de lumière, et pénétra jusqu’au fond de son cœur. Ce cœur était noir comme la nuit, et il y était écrit en lettres de flamme où se reconnaissait la main de l’Ange déchu : « Sans pitié, sans remords ! Il a jonché de misères les voies de bien d’autres créatures ; il jonchera de misère la voie de cette femme maintenant debout auprès de lui ! » Je lus cela ; les rayons de lumière haussèrent alors, et passèrent sur son épaule ; là, derrière lui, la tête d’un démon qui riait. Les rayons de lumière changèrent encore de direction et passèrent sur votre épaule ; là, derrière vous une douce figure d’ange ; elle pleurait. Pour la troisième fois, les rayons de lumière changèrent encore ; ils passaient alors, comme un glaive, entre cet homme et vous. Puis ils s’élargirent, vous séparant violemment l’un de l’autre. Et le prêtre chercha vainement dans son livre les prières du Mariage ; elles en avaient été arrachées ; et il referma le volume qu’il jeta loin de lui par un geste de désespoir. Moi, je m’éveillai les yeux pleins de larmes, et mon cœur battait, — car je crois aux rêves.

« Croyez-y aussi, miss Fairlie ! Dans votre propre intérêt, je vous en supplie, croyez-y comme j’y crois ! Joseph et Daniel, et bien d’autres encore, dans l’Écriture, ont interprété les songes. Fouillez le passé de cet homme à la cicatrice avant de prononcer les paroles qui feront de vous sa femme, sa femme à jamais malheureuse ! Ce n’est pas pour moi, c’est pour vous que je vous mets ainsi sur vos gardes. Aussi longtemps que le souffle vital passera dans ma poitrine, je m’intéresserai à votre bonheur. La fille de votre mère a dans mon cœur une place à part, — car votre mère fut ma première, ma meilleure, mon unique amie. »

Ainsi finissait cette missive extraordinaire qui ne portait d’ailleurs aucune sorte de signature.

Rien à conjecturer d’après l’écriture de la lettre. C’étaient, sur un papier rayé, de ces caractères tremblés, contrariés, qu’on trouve souvent sous le nom de « ronde », dans les cahiers d’écoliers. Ils étaient indécis, peu appuyés, çà et là effacés par des pâtés d’encre, mais, à cela près, n’avaient rien qui les pût faire reconnaître.

— Ceci n’est pas la lettre d’une personne illettrée, dit miss Halcombe, et il est en même temps bien certain, vu son incohérence, qu’elle n’a pas été écrite par quelqu’un appartenant aux rangs élevés de la société. La phrase relative au costume et au voile de la fiancée, quelques expressions encore, çà et là, me semblent devoir la faire attribuer à une femme. Qu’en pensez-vous, monsieur Hartright ?

— Je suis de cet avis. Et non-seulement ceci me semble la lettre d’une femme, mais en même temps d’une femme dont l’esprit doit être…

— Dérangé, n’est-ce pas ? dit aussitôt miss Halcombe, Eh bien ! moi aussi, j’ai été frappée de la même idée…

Je n’ajoutai rien. Tout à l’heure, tandis que je parlais, mes yeux s’étaient arrêtés sur la dernière phrase de la lettre : « La fille de votre mère a une place à part dans mon cœur, — car votre mère fut ma première, ma meilleure, mon unique amie ». Ces paroles et le doute que justement je venais d’émettre sur l’état mental de l’auteur de cette épître, agissant ensemble sur mon esprit, me suggérèrent une idée que j’avais littéralement peur d’exprimer nettement, ou même de nourrir en secret. Je commençais à me demander si mes propres facultés ne couraient pas risque de perdre leur équilibre. N’était-ce pas une sorte de monomanie que de ramener ainsi toute circonstance extraordinaire, toute parole imprévue à la même source cachée, à la même sinistre influence ?… Cette fois, je résolus, pour mettre à l’abri et mon bon sens et mon courage, de ne prendre aucun parti qui ne fût basé sur des faits précis, et d’écarter résolument toute tentation qui s’offrirait à moi sous forme de conjecture logique.

— S’il se présente une chance d’arriver à connaître la personne qui a écrit ceci, dis-je en replaçant la lettre dans les mains de miss Halcombe, nous ne ferons pas mal de la saisir sans perdre de temps. Nous devrions, j’imagine, questionner de nouveau le jardinier sur la vieille femme qui lui a donné ce message, et, partant de là, nous continuerions notre enquête aux environs. Mais, d’abord, une question : Vous venez de mettre en avant, comme alternative possible, une consultation que vous demanderiez demain au jurisconsulte chargé des intérêts de M. Fairlie. Ne pourrait-on recourir à lui un peu plus tôt ? Pourquoi pas dès aujourd’hui ?

— Pour vous expliquer ceci, dit miss Halcombe, il faut entrer, relativement au mariage projeté de ma sœur, dans certains détails que je n’ai pas jugé utile ou à propos de vous faire connaître ce matin. Un des motifs qui amènent ici, lundi prochain, sir Percival Glyde est le désir de faire fixer l’époque de son mariage, jusqu’à présent restée incertaine. Il paraît attacher quelque importance à terminer les choses avant la fin de l’année.

— Miss Fairlie a-t-elle connaissance de ce désir ? demandai-je avec émotion.

— Elle ne le soupçonne même pas et, après ce qui est arrivé, je ne prendrai pas sur moi la responsabilité de l’éclairer à cet égard. Sir Percival n’a parlé de ses intentions qu’à M. Fairlie, et celui-ci, comme tuteur de Laura, m’a dit lui-même qu’il était tout disposé à s’y prêter. Il a écrit à Londres à l’avocat de la famille, M. Gilmore. M. Gilmore se trouve en ce moment à Glascow pour quelques affaires, et, dans sa réponse, il propose de s’arrêter à Limmeridge-House, en retournant à Londres. Il arrivera demain et passera quelques jours avec nous, de façon à ce que sir Percival ait le temps de plaider sa cause. S’il la gagne, M. Gilmore rentrera dans la capitale, emportant avec lui toutes les instructions nécessaires pour la rédaction du contrat. Vous comprenez, maintenant, monsieur Hartright, pourquoi j’ai ajourné à demain la consultation légale. M. Gilmore est l’ancien ami, l’ami éprouvé des Fairlie, depuis deux générations ; plus qu’à tout autre, nous pouvons nous fier à lui…

Le contrat ! ce simple mot m’avait plongé dans un désespoir jaloux qui agissait comme un poison sur mes instincts les plus élevés et les meilleurs. Je commençais à penser, — pénible aveu que celui-ci, mais je ne dois rien supprimer dans les terribles révélations qui me sont aujourd’hui imposées, — je commençais à penser, dis-je, avec une fièvre d’espérance haineuse, aux vagues accusations que la lettre anonyme faisait peser sur la tête de sir Percival Glyde. Si ces charges insensées allaient se trouver par hasard étayées de quelque vérité, qu’arriverait-il ? Qu’arriverait-il, si cette vérité pouvait être établie avant que le fatal consentement eût été donné, avant que les conditions du mariage fussent arrêtées définitivement ? J’ai voulu, depuis, me faire cette conviction, que l’unique sentiment qui m’animât, en cette circonstance, était un pur dévouement aux intérêts de miss Fairlie. Mais je ne suis jamais parvenu à m’inoculer cette illusion, et je ne dois pas essayer maintenant de l’imposer à d’autres. Ce sentiment dont j’étais animé avait pour origine et pour but une haine effrénée, un désespoir vindicatif contre l’homme destiné à devenir « son » mari.

— Si nous voulons découvrir quelque chose, repris-je, obéissant à la nouvelle influence qui agissait sur moi, nous ferions bien de ne pas perdre une minute. Je ne puis donc que vous suggérer de nouveau l’opportunité de questionner encore une fois le petit jardinier, et de faire enquête, immédiatement après, dans tout le village.

— Pour l’un et l’autre objet, me dit, miss Halcombe en se levant, je crois que je puis vous venir en aide. Partons, monsieur Hartright, partons de suite, et voyons ensemble à faire pour le mieux !…

J’avais la main sur le bouton de la porte, — mais je m’arrêtai tout à coup pour lui adresser, avant de partir, une question essentielle.

— Dans un des paragraphes de la lettre anonyme, lui dis-je, se trouve une espèce de signalement très-détaillé. Sir Percival Glyde n’y est pas nommé, je le sais, — mais cette minutieuse description donne-t-elle de lui une idée approximative ?

— Elle est d’une exactitude parfaite ; même en ce qui touche à ses quarante-cinq ans…

Quarante-cinq ans et elle n’en avait pas encore vingt et un ! On voit tous les jours des mariages aussi disproportionnés sous ce rapport ; et l’expérience a démontré que ces sortes d’unions sont souvent les plus heureuses. Je le savais, — et cependant la simple mention de cette inégalité dans leurs âges vint ajouter à la méfiance, à la haine aveugle qu’il m’inspirait.

— Oui, parfaitement exact, continua miss Halcombe, même en ce qui touche cette cicatrice à la main droite, résultat d’une blessure qu’il reçut, il y a déjà bien des années, pendant un voyage en Italie. On ne saurait douter que les moindres détails relatifs à son extérieur ne soient parfaitement connus de l’auteur de la lettre.

— Si j’ai bonne mémoire, on parle même d’une sorte de toux qui, de temps en temps, le fatigue ?

— Oui, et ce qu’on en dit est parfaitement exact. Lui-même la traite fort légèrement, bien que ses amis parfois s’en inquiètent.

— Je suppose que nulle rumeur fâcheuse n’a jamais attaqué sa réputation.

— Monsieur Hartright ! j’espère que vous n’êtes pas assez injuste pour vous laisser influencer par cette lettre infâme ?…

Je me sentis rougir, car au fond j’avais conscience qu’il en était ainsi.

— J’espère bien que non, répondis-je, bégayant un peu. Peut-être, au reste, n’avais-je pas le droit de poser cette question ?

— Je n’ai pas de regret que vous l’ayez posée, me dit-elle, car elle me met à même de rendre justice à la bonne renommée de sir Percival. Ni moi, ni aucun membre de ma famille, monsieur Hartright, n’avons entendu murmurer contre lui la moindre insinuation. Il a été le candidat vainqueur dans deux élections parlementaires vivement contestées, et il est sorti intact de cette double épreuve. En Angleterre, un homme qui a pu faire cela est un homme dont la réputation est solidement établie…

Je lui ouvris la porte sans rien répliquer, et je la suivis au dehors. Elle ne m’avait point convaincu. L’ange lui-même qui tient les registres du greffe céleste serait descendu d’en haut pour ouvrir son livre devant mes faibles yeux, qu’il ne m’aurait pas convaincu davantage.

Nous trouvâmes le jardinier à son travail quotidien ; mais nous eûmes beau le questionner, aucune réponse de quelque valeur ne put être arrachée à l’impénétrable stupidité de ce gamin. La femme qui lui avait remis la lettre était vieille ; elle ne lui avait pas adressé une seule parole ; elle s’en était allée en grande hâte dans la direction du midi. Voilà tout ce que nous pûmes tirer du jardinier.

Le village était situé au midi du château. Par conséquent, ce fut vers le village que nous nous rendîmes ensuite.


XII


Notre enquête à Limmeridge fut patiemment suivie dans toutes les directions, et parmi des gens de toute espèce, de toute condition. Mais nous n’en obtînmes rien. Trois des habitants nous affirmèrent, à la vérité, qu’ils avaient vu la femme en question ; mais, comme ils ne purent ni en donner le signalement, ni s’accorder sur l’exacte direction qu’elle suivait au moment où, pour la dernière fois, ils l’avaient observée, ces trois brillantes exceptions à la règle d’ignorance ne nous fournirent, en réalité, aucune assistance particulière.

Le cours de nos inutiles investigations finit par nous conduire jusqu’à cette extrémité du village où étaient situées les écoles fondées autrefois par mistress Fairlie. En passant à côté du bâtiment destiné aux garçons, j’insinuai qu’il serait peut-être bon de questionner le maître d’école, auquel, en vertu de son office, nous devions supposer l’intelligence la moins obtuse de toutes celles de l’endroit.

— Je crains bien, dit miss Halcombe, que le maître d’école se soit trouvé occupé de sa classe justement à l’heure où cette femme a dû, en allant et en revenant, traverser le village. Cependant, il n’en coûte rien d’essayer…

Nous entrâmes dans l’enclos destiné aux jeux des écoliers, et, en faisant le tour afin de gagner la porte, située à l’autre extrémité du bâtiment, nous passâmes près de la fenêtre qui éclairait la salle d’étude. Je m’y arrêtai un moment, et je regardai.

Le maître d’école, assis dans sa haute chaire et me tournant le dos, paraissait en train de haranguer les élèves, tous groupés devant lui, à une exception près. C’était un petit entêté, à cheveux blonds et presque blancs, debout dans un coin, sur un tabouret, et mis à part comme une brebis galeuse, — une espèce de Crusoé en miniature, condamné, par voie pénale, à vivre seul dans cette manière d’île déserte.

La porte, quand nous y parvînmes, était ouverte à moitié, et arrêtés sous le porche, pendant à peu près une minute, nous entendions clairement la voix du maître d’école.

— Enfants, disait cette voix, prenez garde à mes paroles !… Si j’entends une seule fois encore, dans cette école, de pareilles balivernes à propos « d’esprits, » vous vous en trouverez mal, tous tant que vous êtes. Des esprits, il n’y en a pas en ce monde ; par conséquent, tout enfant qui croit aux esprits, croit en une chose qui ne saurait être ; or, un élève de l’école de Limmeridge, croyant à une chose qui ne saurait être, tourne le dos à toute raison, à toute discipline, et s’attire par là un châtiment bien naturel. Vous voyez tous là-bas, sur ce tabouret de punition, Jacob Postlethwaite. Il a été mis en pénitence, non pour avoir dit qu’un esprit lui était apparu hier soir, mais parce qu’il est trop effronté, trop obstiné pour ouvrir l’oreille à la raison, et parce qu’il persiste à dire qu’il a vu l’esprit, bien que je lui aie dit, moi, que pareille chose ne saurait être. Si je ne puis en venir à bout autrement, je prétends débarrasser Jacob Postlethwaite, à bons coups de canne, de cet esprit qui l’obsède ; que s’il se communiquait, cet esprit, au reste de l’école, eh bien ! je pousserais l’exorcisme un peu plus loin, et, toujours à coups de canne, je guérirais l’école entière de son obsession.

— Je crains que nous n’ayons mal pris le temps de notre visite, me dit miss Halcombe, au moment où, après la magnifique péroraison du maître d’école, elle poussait la porte, me montrant le chemin.

Notre apparition produisit sur les écoliers une sensation profonde. Ils paraissaient convaincus que nous étions venus tout exprès pour voir étriller Jacob Postlethwaite.

— Allez-vous-en tous dîner ! dit le maître d’école ; tous, excepté Jacob, naturellement. Jacob restera où il est, et l’esprit lui apportera son dîner, si tant est que l’esprit veuille s’en donner la peine.

En voyant disparaître à la fois ses camarades et la perspective de son dîner, Jacob perdit quelque chose de sa contenance. Il ôta les mains de ses poches, attacha un long regard sur ses poings fermés, les porta résolument à ses yeux, et, une fois là, les y fit tourner comme le pilon tourne dans le mortier, accompagnant ce geste de petits reniflements spasmodiques qui se suivaient à intervalles égaux, — signaux intermittents de sa détresse enfantine.

— Nous sommes venus ici, monsieur Demspter, dit miss Halcombe interpellant le maître d’école, pour vous demander un renseignement, et nous ne nous attendions guère à vous trouver conjurant un esprit. Que signifie tout ceci ? Qu’est-il arrivé ?

— C’est ce petit drôle, miss Halcombe, qui a mis toute l’école sens dessus dessous, en déclarant que, hier soir, il avait rencontré un esprit, répliqua le digne instituteur. Et il persiste encore dans cette histoire absurde, malgré tout ce que je peux lui dire.

— Voilà qui est extraordinaire, dit miss Halcombe ; je ne supposais à aucun de vos écoliers assez d’imagination pour voir un fantôme. Ceci ajoute quelque chose, véritablement, à la tâche, déjà bien assez dure, de former les jeunes intelligences que fournit Limmeridge : — je souhaite, monsieur Dempster, que vous vous en tiriez à votre honneur. D’ici là, je vous dirai, si vous le permettez, pourquoi je suis venue et ce que j’attends de vous…

Elle fit ensuite à l’instituteur la question que nous avions déjà posée à presque tous les autres habitants du village. Elle reçut la même décourageante réponse. M. Dempster n’avait pas aperçu l’inconnue sur la trace de qui nous marchions ensemble.

— Nous ferions aussi bien de rentrer, monsieur, me dit miss Halcombe ; nous ne trouverons pas, bien évidemment, les indices que nous cherchons…

Elle avait déjà salué M. Dempster, et allait quitter la salle d’études, lorsque l’attitude désolée de Jacob Postlethwaite, pleurnichant amèrement sur le tabouret de pénitence, attira son attention au moment où elle passait devant lui, et la fit s’arrêter un instant pour lui adresser quelques paroles de consolation.

— Pourquoi donc, petit nigaud, lui dit-elle, pourquoi ne pas demander pardon à M. Dempster, et ne plus parler du fantôme ?

— Heu ! — mais je l’ai vu, le fantôme ! s’obstinait à dire Jacob Postlethwaite, avec un éclat de larmes et des regards tout effarés.

— Sottises !… vous n’avez rien vu de pareil… Un fantôme !… et quel fantôme a jamais…

— Pardon, miss Halcombe, interrompit l’instituteur, tant soit peu déconcerté ; peut-être vaudrait-il mieux ne pas questionner cet enfant ; l’obstination avec laquelle il s’entête dans sa ridicule fable, passe vraiment toute croyance, et vous pourriez l’amener, sans qu’il le sût, à…

— À quoi ? interrompit miss Halcombe, avec une certaine vivacité.

— À blesser, sans le savoir, votre sensibilité, dit M. Dempster, qui semblait de plus en plus mal à l’aise.

— Sur ma parole, M. Dempster, vous faites grand honneur à ma sensibilité en la croyant susceptible d’être blessée par un marmot comme celui-ci !… Se tournant alors vers le petit Jacob, avec une expression de défi railleur, elle entreprit immédiatement de le catéchiser… — Allons ! disait-elle, je prétends approfondir toute cette affaire… Quand avez-vous vu l’esprit, méchant garçon ?

— Hier soir, à la brune, répondit Jacob.

— Ah ! c’était hier soir, et au crépuscule ? Eh bien ! de quelle couleur était-il ?

— Tout blanc, comme sont les esprits, répondit le voyeur de spectres, avec une confiance au-dessus de son âge.

— Et où était-il ?

— Tout là-bas, là-bas, dans le cimetière, — là où vont les esprits…

— « Là où vont les esprits » et « comme sont les esprits » ; — mais, petit imbécile, ne dirait-on pas que les mœurs et coutumes des esprits vous sont familièrement connues depuis votre plus jeune âge !… Vous savez, en tout cas, votre histoire sur le bout du doigt. Probablement, vous pourrez me dire, maintenant, de qui cet esprit était le fantôme ?

— Eh ! mais, oui, je le puis, répondit Jacob, secouant la tête, avec une expression de triomphe mélancolique.

M. Demspter avait déjà essayé, à plusieurs reprises, d’intervenir dans ce dialogue entre miss Halcombe et son élève ; il mit, cette fois, une certaine résolution à se faire, entendre.

— Veuillez m’excuser, miss Halcombe, dit-il, si je me permets de vous faire observer qu’en questionnant cet enfant, vous n’aboutissez qu’à l’encourager.

— L’interrogatoire touche à sa fin, monsieur Dempster, et une seule réponse me suffira désormais. Eh bien ! continua-t-elle, se tournant vers l’enfant, de qui avez-vous vu le fantôme ?

— C’était celui de mistress Fairlie, répondit Jacob à demi-voix.

L’effet que cette déclaration extraordinaire produisit sur miss Halcombe justifia pleinement l’insistance que l’instituteur avait mise à ne pas laisser aboutir l’interrogatoire commencé. Elle rougit d’indignation, — s’avança sur le petit Jacob, avec une soudaineté irritée qui l’effraya et le fit pleurer de plus belle, — ouvrit la bouche pour lui parler, — se contraignit, à l’instant même, — et, au lieu de l’élève, apostropha le maître.

— À quoi servirait, dit-elle, de rendre responsable de ce qu’il peut dire, un enfant comme celui-ci ? Je soupçonne fort que cette idée a dû lui être mise en tête par des gens plus âgés que lui. Si donc, monsieur Dempster, certains habitants du village ont oublié le respect et la reconnaissance dus à ma mère par tous et chacun d’entre eux, je m’appliquerai à les découvrir ; puis, si j’ai quelque influence sur M. Fairlie, ils expieront certainement leur méfait.

— J’espère bien, — que dis-je ? miss Halcombe, je suis sûr, que vous vous abusez en ceci, répliqua le maître d’école. Il n’y a, dans toute cette affaire, que la perversité et la folie de ce misérable enfant. Il a vu, ou il a cru voir, dans la soirée d’hier, en traversant le cimetière, une femme en blanc ; cette apparition, réelle ou chimérique, se tenait debout auprès de la croix de marbre qu’il sait, comme le savent tous les habitants de Limmeridge, avoir été placée à titre de monument sur la fosse repose mistress Fairlie. Ces deux circonstances suffisaient, et de reste, pour suggérer à l’enfant cette réponse qui, à bon droit, vous a semblé choquante.

Bien que miss Halcombe ne parût pas convaincue, elle sentait évidemment que l’interprétation du maître d’école était trop plausible pour qu’on la contredît ouvertement. Aussi se borna-t-elle à le remercier de l’attention qu’il lui avait prêtée, et à lui promettre de le revoir quand elle aurait tiré au clair les doutes dont elle l’avait entretenu. Ceci dit, elle prit congé de lui, et m’emmena hors de l’école.

Du commencement à la fin de cette étrange scène, je m’étais tenu à part, écoutant avec la plus scrupuleuse attention, et tirant, moi aussi, mes conclusions. Dès que nous nous retrouvâmes seuls, miss Halcombe me demanda si, de tout ce que je venais d’entendre, j’avais pu me former une opinion quelconque.

— Une opinion très-arrêtée, répondis-je ; l’histoire de l’enfant, autant que je puis croire, est basée sur un fait réel… J’avoue que je tiens beaucoup à voir le monument élevé sur la fosse de mistress Fairlie, et à examiner le terrain qui l’avoisine.

— Vous verrez cette tombe…

Après m’avoir ainsi répondu, et tout en marchant à côté de moi, elle garda un instant le silence, absorbée dans ses réflexions.

— Ce qui est arrivé dans cette école, reprit-elle, m’avait si bien fait oublier la lettre, que j’ai quelque peine à revenir là-dessus. Ne devons-nous pas renoncer à continuer notre enquête, et attendre tout simplement jusqu’à demain pour en confier la suite à M. Gilmore ?

— En aucune façon, miss Halcombe ; ce qui est arrivé à l’école m’encourage, au contraire, à persévérer dans nos investigations.

— D’où vient que cela vous encourage ?

— Parce que cela vient à l’appui d’un soupçon que j’ai conçu au moment où vous me donniez la lettre à lire.

— Vous avez eu probablement de bonnes raisons, monsieur Hartright, pour me dissimuler jusqu’ici ce soupçon ?

— Je craignais, je vous l’avoue, de m’y trop laisser aller : je le supposais complètement absurde, je m’en méfiais, comme résultant peut-être de quelque infirmité d’imagination. Il m’est impossible, maintenant, de l’envisager ainsi. Non-seulement les réponses de l’enfant lui-même à vos questions, mais, de plus, une expression tombée par hasard des lèvres de l’instituteur, tandis qu’il commentait cette histoire, ont imposé de nouveau cette idée à mon esprit. Les événements à venir peuvent bien encore, miss Halcombe, renvoyer cette idée dans le pays des chimères ; mais, en ce moment, j’ai la ferme conviction que le prétendu fantôme du cimetière ne fait, avec l’auteur de la lettre anonyme, qu’un seul et même personnage…

Elle s’arrêta, pâlit, et me regarda en face avec émotion.

— Quelle personne ?

— Sans le savoir, l’instituteur vous l’a dit. En vous parlant de la mystérieuse figure que l’enfant a vue dans le cimetière, il l’a désignée ainsi : — Une femme en blanc.

— Ce n’est pas Anne Catherick ?

— Si… c’est Anne Catherick…

Elle passa son bras sous le mien, et s’y appuya, comme près de se laisser tomber.

— Je ne sais pourquoi, dit-elle à voix basse, mais, dans ce soupçon qui vous est venu, quelque chose me trouble subitement et semble m’ôter toute énergie. Je ressens… Ici elle s’arrêta et tâcha d’écarter en riant l’idée qui s’offrait à elle. — Monsieur Hartright, continua-t-elle ensuite, je vais vous montrer le tombeau, et rentrer ensuite immédiatement. Je ne dois pas laisser trop longtemps Laura toute seule ; il vaut mieux que je revienne lui tenir compagnie…

Nous étions, quand elle parla ainsi, près du cimetière. L’église, triste édifice de pierre grisâtre, était située au fond d’un petit vallon, de manière à se trouver abritée contre les vents froids qui balaient, de tous côtés, cette contrée marécageuse. Se détachant du flanc de l’église, le champ du repos semblait gravir la pente de la colline. Il était entouré d’une muraille peu élevée, en pierres brutes, et découvert de tous côtés, si ce n’est à une de ses extrémités, où un petit ruisseau s’écoulait, pour ainsi dire, goutte à goutte, au penchant du coteau pierreux, et où un bouquet d’arbres nains projetaient leurs ombres étroites sur un gazon ras et clair semé. Au delà du ruisseau et des arbres, et non loin des trois barrières de pierre qui, d’espace en espace, marquaient les entrées du cimetière, s’élevait la croix de marbre blanc qui distinguait des humbles monuments dispersés autour d’elle, la tombe de mistress Fairlie.

— Je n’ai pas besoin de vous accompagner plus loin, me dit miss Halcombe en me désignant ce tombeau. Si vous découvrez quelque chose qui vous confirme dans l’idée dont vous m’avez parlé, ne me la laissez pas ignorer !… Nous nous reverrons au château…

Elle me quitta. Je descendis aussitôt vers le cimetière, et traversai la barrière par laquelle on arrivait en droite ligne au tombeau de mistress Fairlie.

L’herbe qui l’entourait était trop courte et le sol trop dur pour garder aucune trace de pas. Déçu de ce côté, j’examinai attentivement la croix et son piédestal cubique, sur le marbre duquel l’épitaphe était inscrite. La blancheur originelle de la croix était, çà et là, un peu ternie par les taches que la pluie dépose sur le monument ; le piédestal de même, du côté de l’inscription, sur une bonne moitié de cette face. L’autre moitié, en revanche, attira immédiatement mon attention par l’absence complète de toute souillure, de toute impureté quelconque. En y regardant de plus près, je constatai qu’elle avait été nettoyée, — récemment nettoyée, — du sommet à la base. Entre la portion ainsi lavée ou grattée et celle qui ne l’était pas encore, la limite se voyait clairement, partout où l’inscription laissait à nu quelque espace de marbre blanc ; — elle se voyait aussi nettement qu’une ligne artificiellement tracée. Qui donc avait commencé le nettoyage de ce marbre, et qui l’avait laissé inachevé ?

Je regardai autour de moi, cherchant avec surprise comment cette question pouvait être résolue. Du point où j’étais, on ne voyait pas trace d’une habitation quelconque ; le champ du repos était en son entier abandonné aux morts. Je revins à l’église, dont je fis le tour, et gagnai ainsi le chevet ; je traversai alors le mur de l’enclos par une autre barrière que celle qui m’avait donné accès, et me trouvai au sommet d’un sentier, lequel descendait au fond d’une carrière abandonnée. Un petit cottage, divisé en deux compartiments, s’adossait à une des parois de la carrière ; et, sur le seuil, une vieille femme était occupée à je ne sais quel blanchissage.

J’allai vers elle, et entamai une conversation au sujet du cimetière et de l’église. Cette bonne femme était assez bavarde, et, dès le début, m’informa que son mari cumulait les deux emplois de clerc de paroisse et de fossoyeur. Je vantai ensuite le monument de mistress Fairlie. La vieille femme, secouant la tête, me dit que je ne l’avais pas vu dans « son plus beau ».

Son mari était chargé d’en avoir soin ; mais il avait été si malade et si faible, depuis des mois et des mois, qu’à peine, les dimanches, se pouvait-il traîner à l’église pour y remplir ses fonctions. En conséquence, le monument avait été négligé. Maintenant, le digne homme allait un peu mieux, et probablement, dans huit ou dix jours, se trouverait assez rétabli pour reprendre son travail et nettoyer le tombeau.

Ces informations, — je les dégageai d’un bavardage assez incohérent et du plus mauvais patois qui se parle dans le Cumberland, — ces informations m’apprirent tout ce qu’il m’importait de savoir. Après avoir offert à la pauvre femme une insignifiante rémunération, je revins de suite à Limmeridge-House.

Le nettoyage partiel du monument était, sans nul doute, le fait d’une main étrangère. Combinant ce que je venais de découvrir ainsi, avec les soupçons que j’avais conçus en écoutant l’histoire de cet esprit aperçu à la tombée du jour, je n’avais plus besoin de rien pour me confirmer dans la résolution de faire sentinelle, ce soir même, auprès du tombeau de mistress Fairlie ; — d’y retourner, au coucher du soleil, et de ne pas le perdre de vue jusqu’à ce qu’il fît complètement nuit. Le nettoyage du monument étant resté incomplet, la personne qui l’avait commencé viendrait l’achever très-probablement.

En revenant au château, j’informai miss Halcombe du projet que j’avais conçu. Tandis que je le lui expliquais, elle semblait surprise et un peu troublée ; cependant, elle n’y fit aucune objection positive. — J’espère, me dit-elle seulement, que tout ceci n’aura pas mauvaise fin. — Au moment où elle me quittait de nouveau, je l’arrêtai pour lui demander, avec tout le sang-froid dont je pus m’armer, en quel état de santé se trouvait miss Fairlie. Un peu de calme était revenu ; et miss Halcombe espérait la décider à profiter du soleil de l’après-midi pour prendre au dehors quelque exercice.

Je revins dans mon atelier pour continuer à remettre en ordre les dessins confiés à mes soins. C’était là une besogne urgente, et bien nécessaire de plus pour m’aider à détourner mon attention de moi-même et de mon triste avenir. Je suspendais mon travail de temps à autre pour regarder par la croisée et suivre, dans le ciel, le lent abaissement du soleil vers l’horizon. Dans un de ces moments accordés au loisir, je vis une femme suivre le large sentier sablé qui passait sous ma fenêtre. — C’était miss Fairlie.

Je ne l’avais pas aperçue depuis le matin, et, même alors, je lui avais à peine parlé. Un autre jour à passer à Limmeridge était maintenant tout ce qui me restait ; et, après cette unique journée, mes yeux ne la reverraient plus jamais. Cette pensée suffisait bien pour me retenir à la fenêtre. Fidèle aux égards que je lui devais, je disposai la jalousie de manière que, levant les yeux, elle ne pût me voir ; mais je ne sus pas me priver du bonheur de laisser mes regards l’accompagner, pour la dernière fois, aussi longtemps que durerait sa promenade.

Un manteau brun, jeté sur une simple robe de soie noire, voilà toute sa toilette. Elle avait sur la tête le même chapeau de paille qu’elle portait le jour où nous nous étions vus pour la première fois. Un voile seulement y était aujourd’hui fixé, qui me cachait son charmant visage. À côté d’elle piaffait un petit lévrier d’Italie (le compagnon favori de ses excursions dans la campagne), sous l’élégante couverture de drap rouge qui abritait des morsures du vent la peau délicate de ce gracieux animal. Elle ne semblait pas faire attention à lui Elle marchait droit devant elle, la tête un peu inclinée, et les bras roulés sous son manteau. Ces feuilles mortes, qui, le matin même, alors qu’on m’avait parlé du mariage projeté pour elle, passaient tourbillonnant devant moi, chassées par le vent, tourbillonnaient aussi devant elle, et se dispersaient à ses pieds, tandis qu’elle marchait aux mourantes clartés d’un pâle soleil. Le chien frissonnait et tremblait, frottant ses flancs aux vêtements de sa maîtresse, comme pour réclamer avec impatience quelque signe d’attention, quelque encouragement amical. Mais elle ne songeait pas à lui ; elle marchait et marchait toujours, toujours s’éloignant de moi, toujours soulevant dans sa marche les feuilles mortes du sentier ; et mes yeux restèrent sur elle avec une fixité douloureuse, sur elle qui s’éloignait ainsi, jusqu’au moment où ils cessèrent de la voir, et où je demeurai seul avec mon cœur affaissé.

Une heure encore me suffit pour achever le travail que je venais de reprendre, et, au bout de cette heure, le soleil était couché. Je pris, dans le vestibule, mon chapeau et mon surtout ; puis, sans rencontrer personne, je me glissai hors du château.

Les nuages passaient, rapides et en désordre, du côté du couchant, et un vent glacé soufflait de la mer. Si éloignées que fussent les grèves, le bruit du ressac, passant par-dessus les marécages, arrivait lugubre à mes oreilles au moment où j’entrai dans le cimetière. Pas une créature vivante n’était en vue. L’endroit semblait plus désert que jamais, tandis que, choisissant mon poste, je demeurais au guet, les yeux fixés sur la croix blanche qui dominait la tombe de mistress Fairlie.


XIII


La situation du cimetière, de tous côtés exposé aux regards, m’avait obligé de choisir avec soin la place où je devais m’embusquer.

La principale entrée de l’église était du côté qui longeait le champ du repos, et cette porte était abritée par un porche muré sur ses deux faces latérales. Après un peu d’hésitation, naturelle chez un homme qui n’aime pas à se cacher alors même que la nécessité lui en est démontrée, j’avais pris le parti d’entrer sous ce porche. Dans chacun de ces murs latéraux était percée une espèce de meurtrière. Par l’une de ces issues ouvertes au regard, je pouvais voir le tombeau de mistress Fairlie. L’autre avait jour du côté de la carrière où était bâti le cottage du sacristain-fossoyeur. Devant moi, faisant face à l’entrée du porche, était un espace de sol dénudé, une ligne de murailles basses, et par-delà, la cime brune d’un coteau désert, au-dessus duquel roulaient, en masses mobiles, les nuages du couchant, poussés par une brise forte et continue. On ne voyait, on n’entendait aucune créature vivante ; pas un oiseau ne traversait l’air auprès de moi, aucun chien n’aboyait au seuil du cottage voisin. Les intermittences du bruit monotone que les brisants m’envoyaient étaient comblés par le frémissement triste des arbres nains plantés près de la tombe, et par le faible et froid murmure du ruisseau sur son lit de pierres. Heure lugubre, scène lugubre. Je me sentais de plus en plus abattu, sous mon ténébreux abri, comptant chaque minute de cette triste soirée.

Le crépuscule ne s’était pas encore fait, — les lueurs du soleil couchant s’attardaient encore dans le ciel, et la première demi-heure de mon immobile faction s’était à peine écoulée, — lorsque j’entendis un bruit de pas et une voix. Les pas venaient dans ma direction, du côté opposé de l’église ; la voix était celle d’une femme.

— Ne vous tourmentez pas de la lettre, mon enfant ! disait la voix. Je l’ai remise moi-même à ce jeune garçon qui s’en est chargé sans un mot d’observation. Il a pris d’un côté, moi de l’autre, et je n’ai été suivie ensuite par âme qui vive ; c’est moi qui vous en réponds…

Ces paroles forcèrent mon attention, et montèrent ma curiosité au point d’en faire une espèce de souffrance. Il y eut ensuite une pause où les voix se turent, mais les pas approchaient toujours. L’instant d’après, deux personnes, deux femmes, passèrent dans l’espace que l’une des fenêtres du porche livrait à mon regard. Elles allaient droit vers le tombeau, et me tournaient le dos, par conséquent.

L’une d’elles avait un chapeau et un châle : l’autre portait un long manteau de voyage en étoffe bleu foncé, dont le capuchon était ramené sur sa tête. Au bas du manteau, légèrement relevé, se voyaient quelques pouces de sa robe. Dès que j’en constatai la couleur, le cœur me battit ; — elle était blanche…

Presque à mi-chemin de l’église et du tombeau, elles s’arrêtèrent ; la femme au manteau tourna la tête du côté de sa compagne. Mais son profil, qu’un chapeau en ce moment m’eût permis de voir, était caché par l’étoffe épaisse du capuchon qui se projetait en avant.

— Prenez bien garde à ne quitter jamais ce manteau si commode et si chaud, dit la même voix que j’avais entendue déjà, — la voix de la femme au châle. Mistress Todd a raison ; vous aviez, hier, toute en blanc, une tournure trop remarquable. Je vais me promener dans les environs, pendant que vous resterez ici ; les cimetières ne me vont pas tant qu’à vous. D’ici à ce que je revienne, ayez fini votre affaire ; et tâchons d’être, avant la nuit, de retour chez nous…

Disant ces mots, elle se retourna et revint sur ses pas, le visage de mon côté. Ce visage était celui d’une femme assez âgée, brun, sillonné de rides, annonçant la santé, avec une physionomie qui n’avait rien de malhonnête ou de suspect. Elle s’arrêta près de l’église pour serrer son châle autour d’elle.

— Bizarre, se disait-elle, je me la rappelle toujours bizarre, avec ses inventions et ses caprices !… Mais sans malice, pourtant, — sans plus de malice, la pauvre âme, que l’enfant qui vient de naître…

Elle soupira, regarda les fosses, autour d’elle, avec une espèce de frisson, branla de la tête, comme si ce lugubre spectacle ne lui plaisait guère, et disparut en tournant le coin de l’église.

Je me demandai, un moment, s’il fallait ou non la suivre et lui adresser la parole. Mon vif désir de me trouver face à face avec sa compagne me fit opter pour la négative. J’étais certain de revoir la femme au châle, si bon me semblait, en attendant près du cimetière qu’elle revînt comme elle l’avait promis ; — il me semblait, d’ailleurs, plus que douteux qu’elle pût me donner le renseignement à la recherche duquel j’étais. Peu m’importait la personne qui avait transmis la lettre. La personne qui l’avait écrite concentrait sur elle tout l’intérêt et pouvait seule nous fournir les informations requises ; or, cette personne, j’en demeurais maintenant bien convaincu, était là devant moi, dans le cimetière.

Pendant que ces idées me traversaient l’esprit, je vis la femme au manteau se rapprocher de la tombe et la contempler, debout, pendant quelque temps. Ensuite elle jeta un regard autour d’elle, et, tirant de dessous son manteau un linge blanc, serviette ou mouchoir, elle s’achemina obliquement vers le ruisseau. Il pénétrait dans le cimetière par une petite baie en arceaux, pratiquée au bas du mur, et en sortait après un cours sinueux de quelques douzaines de mètres, par une issue toute pareille. Elle trempa le linge dans l’eau, et revint du côté de la tombe. Je la vis baiser la croix blanche, puis s’agenouiller devant l’inscription et passer, à plusieurs remises, l’étoffe humide sur le marbre souillé.

Après avoir réfléchi au meilleur moyen de l’aborder sans lui faire peur, je résolus de franchir la muraille que j’avais devant moi, de faire ensuite le tour par l’extérieur, et de pénétrer à nouveau dans le cimetière par la barrière la plus proche du tombeau, afin qu’elle me vît approcher. Elle était si absorbée dans son pieux travail qu’elle ne m’entendit pas venir jusqu’au moment où je franchis la barrière. Alors elle leva les yeux, se dressa sur ses pieds avec un faible cri, et demeura devant moi immobile et muette de terreur.

— Ne vous effrayez pas, lui dis-je. Bien certainement vous vous souvenez de moi ?

Je m’étais arrêté en prenant la parole, — je fis ensuite mais sans me presser, quelques pas en avant — puis, je m’arrêtai encore, — et m’approchai d’elle ainsi, petit à petit. Si quelques doutes m’étaient encore restés, ils se fussent dissipés à ce moment. Là, — se révélant par l’effroi même qu’elle exprimait, — là, devant moi, me regardant par dessus le tombeau de mistress Fairlie, j’avais bien la même figure qui m’était apparue pour la première fois sur la grande route, au clair de lune.

— Vous vous souvenez de moi ? repris-je. Nous nous sommes rencontrés, la nuit, et je vous aidai à retrouver le chemin de Londres ; sûrement, vous n’avez pas oublié cette circonstance ?

Ses traits se détendirent, et de sa poitrine oppressée sortit un soupir de soulagement. Sous l’immobilité de mort que la peur avait imposée à ses traits, je vis, à mesure qu’elle me reconnaissait mieux, reparaître comme une vie nouvelle.

— Ne vous forcez pas, continuai-je, à me parler dès à présent. Prenez le temps de vous assurer que vous avez affaire à un ami.

— Vous êtes bien bon pour moi, murmura-t-elle ; aussi bon maintenant que vous le fûtes naguère.

Elle se tut, et, de mon côté, je gardai le silence. Ce n’était pas seulement pour lui laisser le temps de se calmer, mais aussi pour me donner à moi-même celui de réfléchir. Sous les pâles clartés du soir, nous nous rencontrions encore, cette femme et moi, un tombeau entre nous, les morts autour de nous, dans cette enceinte close de toutes parts, au sein du vallon solitaire. L’heure, l’endroit, les circonstances qui nous mettaient ainsi face à face, parmi ces collines désertes, dans ce silence universel ; les graves intérêts encore en suspens, et sur lesquels allaient peut-être exercer une influence décisive les quelques paroles qui s’échangeraient entre nous ; le pressentiment que, selon toute apparence, l’avenir tout entier de Laura Fairlie dépendait, en bien ou en mal, de la confiance que je saurais ou non inspirer à cette infortunée créature, immobile et tremblante, auprès du tombeau de sa mère ; — tout cela devait contribuer à ébranler la fermeté, la pleine possession de moi-même, sans lesquelles je ne pouvais faire un pas dans la voie difficile et périlleuse où je m’étais engagé. Pénétré de cette idée, je fis d’énergiques efforts pour ne perdre aucune de mes ressources, et tirer parti des quelques instants accordés à mes rapides calculs.

— Êtes-vous plus calme, maintenant ? lui dis-je aussitôt que j’estimai venu le temps de reprendre la parole… Pouvez-vous me parler sans vous sentir effrayée, sans oublier que je suis un ami ?

— Comment vous trouvez-vous ici ? me demanda-t-elle, sans prendre garde à ce que je venais de lui dire.

— Ne vous rappelez-vous pas ce que je vous disais, à notre dernière rencontre, de mon prochain départ pour le Cumberland ? Depuis lors, j’ai toujours résidé dans ce pays ; je suis toujours resté à Limmeridge-House.

— À Limmeridge-House !… Tandis qu’elle répétait ces paroles, son pâle visage s’illumina ; son regard, errant et vague, s’arrêta sur moi, exprimant un intérêt soudain. — Ah ! dit-elle, que vous avez dû être heureux !… — Et, dans sa physionomie, je ne retrouvai plus la moindre ombre de son ancienne méfiance.

Je profitai de ce premier moment d’abandon pour observer sa figure, avec une attention et une curiosité que la prudence m’avait interdites jusque-là. Je la contemplai, l’esprit encore plein du souvenir de cet autre charmant visage qui, sur la terrasse du château, éclairé par la lune, me l’avait si vivement rappelée. En miss Fairlie, j’avais retrouvé Anne Catherick. Dans celle-ci, maintenant, je retrouvais miss Fairlie ; — et leur ressemblance m’apparaissait d’autant plus nette, que je voyais, du même coup d’œil, en quoi différaient ces deux femmes, en quoi elles étaient pareilles. Leur galbe, pris en général, la proportion relative de leurs traits, la couleur des cheveux, la petite indécision nerveuse dans le mouvement des lèvres, les dimensions de la taille, le port de la tête, l’allure du corps, m’offraient des analogies encore plus frappantes que je ne les avais crues jusque-là. Mais ici finissait la ressemblance, et se présentaient, dans le détail, les points par lesquels elles différaient. La fraîche finesse du teint de miss Fairlie, la limpidité de ses yeux, le satiné de sa peau, la nuance tendre de ses lèvres, qui faisait songer aux fleurs à peine épanouies, manquaient à cette figure usée, fatiguée, qui maintenant se tournait vers moi. Tout en me reprochant cette pensée, je ne pouvais m’empêcher de songer, en la regardant, que le triste changement gardé à toute beauté par le rigoureux avenir, manquait seul pour compléter la ressemblance, si imparfaite qu’elle fût à l’heure présente. Que jamais la souffrance et le chagrin vinssent imprimer sur le jeune et beau visage de miss Fairlie leurs stigmates profanateurs, alors, et seulement alors, Anne Catherick et elle seraient vraiment sœurs jumelles, de par cette ressemblance fortuite : alors seulement, elles seraient le portrait vivant l’une de l’autre.

Cette pensée me fit frissonner. Dans cette méfiance déraisonnable de l’avenir que, même passagère, elle impliquait, n’y avait-il pas quelque chose d’horrible ? Aussi fut-il heureux pour moi que la main d’Anne Catherick, en se posant sur mon épaule, vînt m’arracher à ce sombre rêve. Ce contact fut aussi furtif, aussi soudain que celui qui m’avait pétrifié de la tête aux pieds, la nuit de notre première rencontre.

— Vous me regardez et vous pensez à quelque chose, me dit-elle, avec ce débit rapide et haletant qui lui était familier. — À quoi pensez-vous ?

— À rien que de fort simple, lui répondis-je. Je me demandais seulement par quel hasard vous étiez ici.

— Je suis venue avec une amie qui me veut beaucoup de bien. Je suis arrivée il y a seulement deux jours.

— Et, dès hier, vous vous êtes fait conduire en cet endroit ?

— Comment le savez-vous ?

— Je l’ai simplement deviné…

Se détournant de moi, elle s’agenouilla, comme avant, devant l’inscription funéraire.

— Où irais-je donc, si ce n’est ici ? dit-elle. L’amie qui pour moi fut mieux qu’une mère est la seule que je dusse visiter à Limmeridge. Voir une tache sur sa tombe, oh ! cela me saigne le cœur !… On devrait, en souvenir d’elle, maintenir ce marbre plus blanc que neige. Je n’ai pu m’empêcher, hier, de commencer à le nettoyer, et il m’a bien fallu revenir aujourd’hui pour continuer mon ouvrage… Est-ce qu’il y a là, par hasard, quelque chose de mal ?… J’espère que non… Rien ne saurait être mal, bien certainement, de ce que je fais pour mistress Fairlie…

Cette reconnaissance de vieille date pour les bontés dont jadis elle avait été l’objet, était évidemment encore le principal mobile de cette intelligence étroite, où nulle impression durable n’avait effacé les souvenirs de sa première enfance, des jours les plus heureux qu’elle eût jamais connus. Je vis bien que le meilleur moyen de gagner sa confiance était de l’engager à continuer, sans se gêner pour moi, la simple et facile besogne qu’elle était venue parachever dans le cimetière. Elle la reprit aussitôt que je l’y eus invitée, passant sur le marbre dur des mains aussi caressantes que s’il eût été doué d’une sensibilité quelconque, et se répétant à voix basse les phrases de l’épitaphe, sur lesquelles elle revenait sans cesse, comme si, enfant de nouveau, elle apprenait patiemment sa leçon sur les genoux de mistress Fairlie.

— Est-ce que je vous étonnerais beaucoup, lui dis-je, frayant de mon mieux la voie aux questions que j’avais à lui faire, si je vous avouais que c’est un plaisir pour moi, aussi bien qu’une surprise, de vous retrouver ici ? Après vous avoir laissée partir dans le cabriolet, j’ai eu pour vous bien des inquiétudes…

Elle leva les yeux avec une vivacité soupçonneuse.

— Des inquiétudes ? répétait-elle. Pourquoi ?

— Après que nous nous fûmes séparés, cette nuit-là, il arriva une étrange chose. Deux hommes, en chaise de poste, me rejoignirent ; ils ne me voyaient pas ; mais ils s’arrêtèrent près de l’endroit où j’étais debout, et parlèrent à un policeman qui marchait de l’autre côté de la route…

À l’instant même elle suspendit son travail. Sa main qui tenait l’humide chiffon avec lequel, le moment d’avant, elle nettoyait l’épitaphe, retomba le long de son corps. De l’autre, elle saisit la croix de marbre placée à la tête du tombeau ; lentement, elle tourna la tête de mon côté ; sur son visage hagard, l’étreinte rigide de la peur était encore une fois visible. À tous risques, je continuai. Il était trop tard maintenant pour battre en retraite.

— Les deux hommes, repris-je, s’adressant à l’agent de police, lui demandèrent s’il vous avait vue. Il répondit que non. L’un d’eux alors reprit la parole, et dit que vous vous étiez échappée de son hôpital…

Elle bondit aussitôt, comme si mes dernières paroles avaient appelé sur sa trace les hommes acharnés à la poursuivre.

— Attendez ! écoutez la fin ! lui criai-je… Attendez ! et vous saurez quel service je vous ai rendu. Une parole de moi aurait suffi pour révéler à ces hommes le chemin que vous aviez pris, — et, cette parole, je ne l’ai pas dite… J’ai favorisé, j’ai assuré votre évasion. Réfléchissez ; tâchez de réfléchir !… tâchez de comprendre ce que je vous dis…

Mieux que mes paroles, leur accent et mon attitude semblaient agir sur elle. Elle fit un effort pour s’emparer de cette nouvelle idée. Le linge humide passait d’une de ses mains dans l’autre, exactement comme le petit sac de Voyage, cette nuit où je l’avais vue pour la première fois. Le sens de ce que je disais parut lentement se faire jour au milieu de ce trouble et de cette agitation qui s’étaient emparés de son esprit. La rigidité de ses traits s’adoucit par degrés, et, dans l’expression de ses traits, une curiosité naissante prit la place de la frayeur qui s’apaisait.

— Vous ne voulez pas, « vous », dit-elle, qu’on me ramène dans cet hospice ? vous ne le voulez pas, n’est-il pas vrai ?

— Certainement non. Je suis charmé que vous vous soyez échappée, charmé de vous être venu en aide.

— Oui, oui, vous m’avez certainement aidée ; vous m’avez aidée au moment difficile, continua-t-elle avec une certaine distraction. Il ne fallait pas se donner grand’peine pour s’échapper, ou je n’en serais pas venue à bout… Ils ne me surveillaient pas comme ils surveillaient les autres. J’étais si tranquille, si obéissante, si facile à effrayer… Trouver Londres, voilà le grand obstacle ; et, en ceci, vous m’avez aidée… Vous remerciai-je assez à cette époque ?… Je vous remercie, maintenant, et du fond du cœur.

— L’hospice était-il bien loin de l’endroit où vous me rencontrâtes ?… Voyons !… montrez, en répondant à cette question, que vous me croyez votre ami.

Elle me nomma l’établissement, — hospice particulier, sa situation le prouvait ; maison de santé, pour mieux dire, assez voisine de l’endroit où je l’avais vue, — puis, soupçonnant évidemment que je pourrais abuser de sa réponse, elle me répéta, non sans inquiétude, sa première question : — Vous ne croyez pas, « vous », qu’il faille m’y ramener, n’est-il pas vrai ?

— Encore une fois, je suis heureux que vous vous soyez échappée ; charmé qu’il ne vous soit rien arrivé après que vous m’eûtes quitté, répondis-je. Vous alliez, disiez-vous, rejoindre à Londres une de vos amies. L’y trouvâtes-vous ?

— Oui. Il était bien tard ; mais il y avait dans la maison une pauvre couturière encore à l’ouvrage ; elle me rendit le service d’éveiller mistress Clements… Mistress Clements, c’est mon amie… Une bonne, bien bonne femme ; mais mistress Fairlie valait encore mieux… Personne, voyez-vous, personne ne vaut mistress Fairlie.

— Mistress Clements est-elle pour vous une vieille amie ? La connaissez-vous depuis longtemps ?

— Oui, c’était une de nos voisines ; autrefois, chez nous, dans le Hampshire, elle m’aimait bien, elle prenait soin de moi quand j’étais toute petite. Il y a bien des années, quand elle nous quitta, elle écrivit pour moi, sur le premier feuillet de mon livre de prières, le nom de la rue où elle allait s’établir à Londres : puis elle me dit : « Si jamais vous êtes en peine, chère Annette, venez me trouver ! je n’ai pas au monde un mari qui me contredise, je n’ai pas d’enfants à faire vivre, et je prendrai soin de vous. » Voilà de bonnes paroles, n’est-ce pas ?… c’est parce qu’elles étaient bonnes, je suppose, que je me les rappelle si bien. Je n’ai pas eu grand’chose à me rappeler depuis, — pas grand’chose, en vérité, pas grand’chose…

— N’aviez-vous donc ni père ni mère pour prendre soin de vous ?

— Mon père ?… je ne l’ai jamais vu ; jamais ma mère ne m’a parlé de lui. Mon père ?… hélas ! je suppose qu’il est mort.

— Et votre mère ?

— Je ne m’accorde pas bien avec elle. Nous nous inquiétons… nous avons peur l’une de l’autre…

Peur l’une de l’autre !… À ces mots pour la première fois, le soupçon me traversa l’esprit que sa mère pourrait bien être la personne qui l’avait fait enfermer.

— Ne me questionnez pas sur ma mère, continua-t-elle… J’aimerais mieux parler de mistress Clements… Mistress Clements est comme vous, elle ne croit pas que je doive être ramenée à l’hospice ; elle est charmée, comme vous, que j’aie pu m’en échapper. Elle a pleuré sur mon malheur, et a dit qu’il fallait soigneusement le tenir caché à tout le monde…

Son « malheur ? » quel sens donnait-elle à ce mot ? Suffisamment expliqué, me livrerait-il le motif qui avait pu la pousser à écrire la lettre anonyme ? Et ce motif était-il le même qui trop souvent conduit une femme à mettre obstacle, par des communications anonymes, au mariage de l’homme qui l’a perdue ? Je résolus d’éclaircir, si cela était possible, ce doute important, avant de continuer à échanger avec elle de vaines paroles.

— Quel malheur ? lui demandai-je.

— Le malheur que j’ai eu d’être enfermée, répondit-elle, laissant voir la surprise que ma question lui causait. De quel autre grand malheur pourrais-je donc me plaindre ?…

Je voulus insister, avec autant de ménagements que possible. Il était d’importance majeure de n’avancer qu’à pas certains dans l’investigation que j’avais entreprise.

— Il est un autre malheur, lui dis-je, auquel une femme peut être exposée, et qui la condamne pour la vie à l’ignominie, au remords.

— Quel est-il ? me demanda-t-elle, attentive.

— Celui d’avoir cru trop innocemment à sa propre vertu et à la sincérité, à l’honneur de l’homme qu’elle aime, lui répondis-je.

Elle leva les yeux sur moi, et son étonnement naïf était celui d’un enfant. Pas la moindre confusion, nul changement de couleur, aucun vestige de pudique alarme, bien moins encore de honte cachée n’apparut sur ce visage, si prompt à révéler toute autre émotion. Aucunes paroles qu’elle eût pu prononcer ne m’eussent aussi parfaitement convaincu de mon erreur absolue, relativement à ses motifs d’écrire et d’envoyer à miss Fairlie la mystérieuse dénonciation. Voilà donc un doute écarté, mais, par cela même, s’ouvrait devant moi une nouvelle perspective d’incertitudes. La lettre, ainsi que cela m’était positivement attesté, désignait sans le nommer, sir Percival Glyde. Anne Catherick avait eu, nécessairement, pour le signaler secrètement, aux méfiances de miss Fairlie, quelque puissant motif, tiré d’une rancune profonde, — les termes mêmes dont elle s’était servie ne laissaient là-dessus aucun doute, — et ce motif n’était pas, ainsi que d’abord on l’avait supposé, qu’elle eût à venger sur lui son innocence perdue, son beau renom détruit à jamais. Le tort dont il s’était rendu coupable envers elle, — quel qu’il fût d’ailleurs, — n’était pas de cette espèce. De quelle nature, en ce cas, pouvaient être les griefs de cette infortunée ?

— Je ne vous comprends pas…, me dit-elle, après avoir fait effort, sans y réussir, pour pénétrer le sens de mes dernières paroles.

— Soit, répondis-je, et laissons cela… Revenons au sujet que nous traitions. Dites-moi combien de temps vous avez passé chez mistress Clements, et comment vous êtes venue ici.

— Combien de temps ? répéta-t-elle. Mais je n’ai jamais quitté mistress Clements, et c’est avec elle que je suis venue ici, il y a deux jours de cela.

— Alors vous habitez le village ? Il est singulier que, même depuis deux jours, je n’aie pas encore entendu parler de vous.

— Mais non… non… nous n’habitons pas le village !… Nous sommes établies dans une ferme, à trois milles d’ici… La connaissez-vous ? On l’appelle Todd’s-Corner…

Je me rappelais parfaitement et ce nom et l’endroit qu’il désignait. Nous y avions passé bien des fois dans nos promenades en voiture. C’était une des plus vieilles fermes du voisinage, située au point de rencontre de deux collines, dans un site abrité, solitaire, presque perdu.

— À Todd’s-Corner, continua-t-elle, sont établis des parents de mistress Clements, qui souvent lui avaient demandé de les venir voir. Elle répondait toujours qu’elle viendrait, et m’amènerait avec elle pour me faire prendre un peu l’air des champs… Quelle bonté, n’est-ce pas ?… Pour moi, je serais allée partout, à condition d’y être tranquille, en sûreté, loin du monde. Mais lorsqu’on me dit que Todd’s-Corner était dans le voisinage de Limmeridge, figurez-vous ma joie !… Je serais venue ici, pieds nus tout le temps, pour revoir les écoles, le village, surtout le château… Ce sont de bien bonnes gens, à Todd’s-Corner… J’espère y passer un bon bout de temps… Seulement, il y a une chose qui me déplaît chez eux, et aussi chez mistress Clements…

— Qu’est-ce donc ?

— C’est qu’ils me taquinent sans cesse, à propos de mes vêtements blancs… Ils les trouvent extraordinaires, et trop « marquants » à ce qu’ils disent… Qu’en savent-ils ?… Mistress Fairlie en jugeait mieux que ces gens-là… Mistress Fairlie ne m’aurait jamais fait porter ce vilain manteau bleu… Elle aimait tant le blanc !… Et voici une pierre blanche sur sa tombe !… — Et aussi, pour l’amour d’elle, je tâche de la rendre encore plus blanche… Elle portait, elle-même, bien souvent, des robes blanches, et mettait toujours en blanc sa petite fille… À propos, miss Fairlie est-elle bien portante ?… Est-elle heureuse ?… Porte-t-elle du blanc comme jadis ?…

Sa voix sembla baisser quand elle m’adressa toutes ces questions sur miss Fairlie, et, de plus, elle cessait de me regarder. Je crus découvrir dans ce changement de ses manières la conscience du danger qu’elle avait couru en faisant porter la lettre anonyme. Ce trouble pouvait me servir. Je résolus à l’instant même de formuler ma réponse de telle sorte que par surprise, l’aveu de cette démarche échappât à ses lèvres.

— Miss Fairlie, lui dis-je, n’est, ce matin, ni bien portante, ni heureuse…

Ici elle murmura quelques mots, mais si bas, et d’une façon si peu intelligible, que je ne pus pas en deviner le sens, même par à peu près.

— Ne me demandiez-vous pas, repris-je, pourquoi miss Fairlie n’était, ce matin, ni heureuse, ni bien portante ?

— Non, répliqua-t-elle vivement et avec émotion. Oh, non ! je n’ai pas fait cette question.

— Je vous le dirai donc sans vous laisser l’ennui de me questionner… Miss Fairlie a reçu votre lettre…

Elle était, depuis déjà quelque temps, à genoux et fort occupée, tout en causant, à effacer les dernières souillures qui défiguraient encore l’épitaphe. La première des deux phrases que je venais de lui décocher lui avait fait suspendre son travail, et, toujours à genoux, tourner lentement la tête de mon côté. La seconde, littéralement, la pétrifia. Le linge qu’elle tenait tomba de ses mains ; ses lèvres s’ouvrirent ; le peu de couleur qui restât à ses joues en disparut à l’instant.

— Comment savez-vous ?… dit-elle avec effort, qui vous l’a montrée ?… Ici le sang afflua sur son visage, — comme affluait dans son esprit la conviction qu’elle venait de se trahir par ses propres paroles. Elle frappa désespérément ses mains l’une contre l’autre : — Je n’ai pas écrit… jamais !… jamais !… disait-elle à mots entrecoupés, l’effroi lui ôtant la respiration… Je ne sais rien de tout cela, moi !…

— Si, repris-je… Vous avez écrit, et vous savez parfaitement ce qui en est… Il était mal d’envoyer une pareille lettre… mal d’effrayer miss Fairlie. Si vous aviez à lui dire quelque chose d’indispensable et qu’il lui fût utile d’entendre, il fallait vous rendre vous-même à Limmeridge-House… Vous auriez parlé en personne à la jeune…

Elle se réfugia, se ramassant sur elle-même, sous la pierre plate du tombeau, et lorsque sa tête eut disparu derrière cet abri, n’ajouta plus un mot.

— Si vous n’avez point de mauvaises intentions, miss Fairlie sera aussi bonne, aussi affectueuse pour vous que sa mère le fut autrefois. Elle vous gardera fidèlement le secret, et s’arrangera pour qu’il ne vous arrive aucun mal… Voulez-vous qu’elle aille vous voir demain à la ferme ? Préférez-vous la rencontrer à Limmeridge-House, dans le jardin ?

— Oh ! que ne puis-je mourir ici !… Que ne puis-je y rester cachée, en repos et avec « vous !… » Ses lèvres, presque collées au marbre du tombeau, murmurèrent cette adjuration passionnée à la morte gisant sous la pierre… « Vous » savez combien, en mémoire de vous, j’aime votre enfant !… Oh ! mistress Fairlie !… mistress Fairlie !… apprenez-moi comment je pourrais la sauver… Comme autrefois, soyez ma mère, ma mère aimée, et inspirez-moi ce qu’il y a de mieux !…

J’entendis ses lèvres baiser le marbre, je vis ses mains l’étreindre avec ardeur. Ce bruit, cette vue m’émurent profondément. Je me baissai, je pris dans mes mains, par un élan de cœur, les mains de la pauvre abandonnée ; j’essayai de la consoler.

Ce fut inutile ; elle me retira brusquement ses mains, et ne bougea pas sa tête, collée à la pierre funèbre. Obéissant à l’urgente nécessité de la calmer à tout risque et à tout prix, je fis appel à l’unique souci qu’elle parût prendre de moi et des jugements que je pouvais porter sur elle : au désir qu’elle avait toujours eu de me prouver que je devais la considérer comme en état de se conduire elle-même.

— Voyons ! voyons ! lui dis-je avec douceur… tâchez de vous calmer, ou bien vous allez changer la bonne opinion que j’ai de vous… Ne me donnez pas à croire que la personne qui vous a fait enfermer avait quelque motif excusable pour…

Mais la fin de la phrase expira sur mes lèvres. Au moment même où je hasardai cette allusion à l’auteur inconnu de sa captivité, je la vis se redresser soudain sur ses genoux. Un changement extraordinaire et saisissant se fit dans toute sa personne. Sa figure, ordinairement si touchante à voir, avec son expression de faiblesse, d’hésitation, de susceptibilité nerveuse, s’obscurcit tout à coup, et la haine intense qui vint s’y refléter sembla durcir, accuser chaque linéament en lui prêtant une force sauvage et presque surnaturelle. Ses yeux se dilatèrent comme ceux de l’animal aux abois. Elle saisit, comme elle eût fait d’une créature vivante, le linge que ses mains avaient laissé tomber, et, par un geste horriblement significatif, le tordit entre ses doigts crispés, avec une force telle que le peu d’humidité dont il était imbibé s’égouttait auprès d’elle sur la pierre.

— Parlez-moi d’autre chose, disait-elle entre ses dents serrées… Si vous me parlez encore de ceci, voyez-vous, je suis perdue !…

Jusqu’au dernier vestige des pensées plus douces qui, la minute d’avant, semblaient encore absorber son esprit, s’était subitement effacé. Il fut évident pour moi, désormais, que le souvenir des bontés de mistress Fairlie n’était pas, comme je l’avais cru, la seule impression forte que le passé lui eût léguée. À côté de la reconnaissance qu’elle gardait aux bons soins qu’elle avait reçus pendant son séjour à l’école de Limmeridge, existait un retour vindicatif sur le tort qu’on lui avait fait en la confinant au fond d’une maison d’aliénés. Ce tort, à qui le reprochait-elle ? Fallait-il réellement en accuser sa mère ?…

Certes, il était dur de renoncer à pousser l’interrogatoire jusqu’à ce que ce point final en sortît éclairci. Je me contraignis cependant à en rester là. Dans l’état où je la voyais, il eût été cruel de songer à autre chose qu’à lui rendre le calme d’où je l’avais tirée.

— Je ne parlerai de rien qui vous soit pénible, lui répondis-je du ton le plus conciliant.

— Vous voulez quelque chose !… répliqua-t-elle avec un vif accent de soupçon… Ne me regardez pas comme vous faites !… Parlez-moi !… Dites ce que vous voulez !…

— Je ne veux que vous tranquilliser, et vous prier, quand vous serez plus calme, de réfléchir à ce que je vous ai dit.

— Dit ?… Elle s’arrêta, tordit et détordit encore le linge que ses mains pressaient ; puis, se parlant tout bas à elle-même… Que disait-il donc ?… Puis, tournée vers moi et secouant la tête avec une sorte d’impatience… Pourquoi ne me venez-vous pas en aide, me demanda-t-elle brusquement.

— Soyez tranquille, lui dis-je. J’y suis tout disposé… Vous vous en apercevrez avant peu… Je vous demandais de voir demain miss Fairlie, et de lui dire toute la vérité concernant la lettre.

— Ah ! miss Fairlie… Fairlie… Fairlie !…

Articuler ce nom familier et chéri, on eût dit que cela suffisait pour apaiser son agitation. Sa physionomie se radoucit, et elle se ressembla de nouveau.

— Il ne faut pas avoir peur de miss Fairlie, continuai-je, ni peur d’être tourmentée au sujet de cette lettre. Elle en sait déjà si long à cet égard, que vous n’aurez aucune difficulté à lui tout apprendre. Là où presque tout est découvert, quel besoin de rien dissimuler ?… Vous ne nommez personne dans votre lettre, mais miss Fairlie sait parfaitement que celui dont vous l’entretenez est sir Percival Glyde…

Ce nom, à peine prononcé, la fit bondir de nouveau. Le cri qu’elle poussa, une fois debout, traversa le cimetière, et la terreur qu’il me causa me donna un battement de cœur à m’étouffer. L’expression terrible que son visage venait de perdre y reparut, plus sombre, avec une intensité double ou triple de ce qu’elle était naguère. Le cri que ce nom lui arrachait, la haine et la crainte qu’il réveillait en elle, m’apprirent tout. Ce n’était pas sa mère qui l’avait fait enfermer. Un homme restait, à ses yeux, responsable de cette énormité, — et cet homme était sir Percival Glyde.

D’autres oreilles que les miennes avaient recueilli la clameur aiguë. D’un côté, j’entendis ouvrir la porte du cottage occupé par le fossoyeur ; de l’autre, la voix de la compagne d’Anne Catherick, de la femme au châle, de celle qu’elle appelait mistress Clements.

— J’arrive ! j’arrive !… criait cette voix de derrière le bouquet d’arbres nains.

L’instant d’après, en effet, nous vîmes arriver en toute hâte mistress Clements.

— Qui êtes-vous ? cria-t-elle, m’interpellant résolument dès qu’elle eut le pied en dedans de la barrière. Comment vous permettez-vous de faire peur à une pauvre créature comme celle-ci ?…

Avant que j’eusse pu répondre, elle s’était élancée aux côtés d’Anne Catherick et la soutenait, le bras passé sous sa taille… Qu’y a-t-il, chère enfant ? Que vous a-t-on fait ?

— Rien au monde, répliqua la pauvre fille… Rien… J’ai eu peur, et voilà tout !…

Mistress Cléments se retourna vers moi avec une hardiesse indignée dont je lui sus gré.

— J’aurais honte de moi-même si je méritais le regard que vous me jetez, lui dis-je. Mais il n’en est rien. Sans le vouloir, et par un simple malentendu, j’ai effarouché votre protégée… Ce n’est point la première fois que nous nous voyons. Demandez-le-lui à elle-même !… Elle vous dira que je ne suis pas homme à offenser volontairement ni elle, ni aucune autre femme…

Je parlais nettement, appuyant sur chaque mot, de manière à me faire entendre et comprendre d’Anne Catherick. Je vis que j’y étais parvenu, et qu’elle saisissait le sens, la portée de mes paroles.

— Oui, dit-elle… oui, certainement… Il a été bon pour moi… Il m’a secourue jadis… — Elle acheva sa phrase à l’oreille de son amie.

— Étrange rencontre, véritablement, dit mistress Cléments, qui semblait assez perplexe… Après tout néanmoins, c’est bien différent. Je suis fâchée, monsieur, de vous avoir parlé si rudement, mais vous conviendrez que, pour une personne qui ne vous connaissait pas, les apparences étaient peu favorables… Du reste, c’est ma faute plus que la vôtre, puisque j’ai cédé à ses bizarres fantaisies… et j’ai eu tort de la laisser seule en un lieu comme celui-ci… Allons, ma petite, rentrons maintenant chez nous !…

Il me sembla que la perspective du chemin à faire effaroucherait quelque peu la brave femme, et je lui proposai de les reconduire toutes deux jusqu’à ce qu’elles fussent en vue de leur domicile actuel. Mistress Clements me remercia poliment, mais avec un refus. Elle m’assura qu’elle était sûre, une fois arrivée aux marais, de rencontrer quelqu’un des laboureurs de la ferme.

— Ne m’en veuillez pas ! dis-je au moment où Anne Catherick, sur le point de s’éloigner, prenait le bras de son amie. Tout innocent que j’étais d’avoir voulu l’effrayer ou lui faire mal, l’aspect de son pauvre visage, pâle et bouleversé, me fendait le cœur.

— Je tâcherai, répondit-elle ; mais vous en savez trop long… Je crains bien de ne plus pouvoir vous rencontrer sans quelque effroi.

Mistress Clements me jeta un regard d’intelligence, et secoua la tête en signe de pitié.

— Bonsoir, monsieur, me dit-elle… Vous n’y pouvez rien, je le sais… mais il vaudrait mieux que vous m’eussiez effrayée, moi, et non pas elle…

Elles s’éloignèrent de quelques pas. Je les croyais parties ; mais Anne s’arrêta tout à coup, et quitta le bras de son amie.

— Attendez un peu, lui dit-elle. Il faut que je fasse mes adieux.

Elle revint à ces mots vers la tombe, posa tendrement ses deux mains sur la croix de marbre et y laissa un long baiser.

— Je vais mieux maintenant, soupira-t-elle, en me regardant avec une expression plus recueillie… Je puis et veux vous pardonner…

Elle rejoignit sa compagne, et toutes deux quittèrent le champ du repos. Je les vis s’arrêter près de l’église, et parler à la femme du sacristain qui, sortie de son cottage, nous guettait de loin. Puis elles reprirent le sentier qui conduisait aux marais. Je suivis du regard Anne Catherick tandis qu’elle s’éloignait, jusqu’à ce qu’elle eût complètement disparu dans la pénombre crépusculaire. — Je la regardais avec autant d’inquiétude, autant de tristesse que si je ne devais plus ici-bas, retrouver la Femme en blanc.


XIV


Une demi-heure après, j’étais de retour au château, et j’informais miss Halcombe de tout ce qui venait d’arriver.

Elle écouta mon récit, d’un bout à l’autre, avec l’attention suivie et silencieuse qui, chez une femme douée comme elle, prouvait, mieux qu’aucun autre symptôme, combien il l’affectait sérieusement.

— J’ai de tristes pressentiments, me dit-elle simplement lorsque j’eus fini. L’avenir, à présent m’apparaît bien sombre.

— L’avenir, lui répondis-je, peut dépendre du présent, tel que nous saurons l’employer. Il n’est nullement improbable qu’Anne Catherick s’expliquera plus volontiers, et avec moins de réserve, vis-à-vis d’une femme que vis-à-vis de moi. Si miss Fairlie…

— Il ne faut pas y penser, pas une minute ! interrompit mise Halcombe avec son accent le plus péremptoire.

— Laissez-moi donc, continuai-je, vous conseiller de voir vous-même Anne Catherick, et de mettre tout en œuvre pour gagner sa confiance. Je recule, moi, devant l’idée de jeter l’alarme, une seconde fois, dans cette pauvre âme effarouchée, comme je l’ai fait aujourd’hui. Voyez-vous quelque inconvénient à venir demain avec moi jusqu’à la ferme ?

— Pas le moindre. J’irai partout, je ferai tout au monde pour sauvegarder les intérêts de Laura… Comment dites-vous que s’appelle cet endroit ?

— Vous le connaissez très-certainement. Il porte le nom de Todd’s-Corner.

— Sans doute, sans doute. Todd’s-Corner est une des fermes de M. Fairlie… Notre fille de laiterie est la seconde fille du fermier. Elle va et vient continuellement d’ici à la ferme occupée par son père ; peut-être a-t-elle vu, peut-être sait-elle par ouï-dire quelque chose qu’il serait bon de ne pas ignorer… Voulez-vous que je m’informe tout de suite si cette fille est en bas ?…

Sans attendre ma réponse, elle sonna, et dépêcha un domestique. Il revint annonçant que la fille de laiterie était, pour le moment, à la ferme. Elle n’y était pas allée depuis trois jours, et ce soir-là, la femme de charge lui avait accordé une sortie de faveur.

— Je lui parlerai demain, me dit miss Halcombe, quand le domestique nous eut laissés. D’ici là, expliquez-moi bien à quoi peut servir mon entrevue avec Anne Catherick… Ne voyez-vous aucun doute à ce que ce soit sir Percival Glyde, et non tout autre qui l’ait fait emprisonner dans cette maison de fous ?

— Pas l’ombre d’un doute. Tout ce qui reste à éclaircir, c’est le motif qu’il a pu avoir. Vu l’énorme distance sociale qui sépare ces deux êtres, et qui semble exclure jusqu’à l’idée d’un rapport quelconque entre eux, il est de la dernière importance, — dût-il être prouvé qu’on avait toute raison de l’enfermer, — de savoir pourquoi il a été, lui, l’agent principal de cette terrible détermination.

— Vous remarquerez, cependant, qu’il s’agit d’une maison de santé ; c’est bien là, je crois, ce que vous avez dit ?

— Certainement, une maison de santé ; un de ces asiles, par conséquent, où les riches seuls, d’ordinaire, peuvent se faire admettre ; et c’est là qu’il a fallu la retenir, comme malade, en payant pour cela, chaque année, une somme considérable.

— Je vois maintenant, monsieur Hartright, où est le nœud de la question, et je vous promets qu’elle sera résolue avec ou sans les renseignements que pourra nous donner demain Anne Catherick. Sir Percival Glyde ne passera pas de longs jours en cette maison sans avoir complétement édifié, là-dessus, et M. Gilmore et moi-même. L’avenir de ma sœur est mon principal souci dans ce monde, et j’ai sur elle assez d’influence pour me mettre à même d’y veiller en ce qui concerne son mariage…

Nous nous quittâmes là-dessus jusqu’au lendemain.

Le lendemain matin, après le déjeuner, un obstacle dont les incidents de la veille m’avaient fait perdre le souvenir, nous empêcha de nous rendre immédiatement à la ferme. C’était le dernier jour que je dusse passer à Limmeridge-House, et il fallut, aussitôt que le courrier fut arrivé, conformément aux avis de miss Halcombe, solliciter de M. Fairlie qu’il voulût bien abréger d’un mois la durée de mon engagement, en vue de certaines nécessités pressantes qui exigeaient mon retour à Londres.

Comme pour rendre plus probable ce prétexte vain, la poste m’apporta deux lettres portant le timbre de la capitale. Je les emportai chez moi, et fis demander tout aussitôt à M. Fairlie quand il lui serait loisible de me recevoir pour affaire urgente.

J’attendis le retour du domestique, sans la moindre inquiétude sur l’accueil qui serait fait par son maître à la demande que je lui adressais. Avec ou sans la permission de M. Fairlie, j’étais certain de partir. La certitude d’avoir mis définitivement le pied sur cette triste voie qui allait désormais séparer mon existence de celle de miss Fairlie, semblait avoir émoussé en moi toute pensée qui se rapportait à moi seul. J’en avais fini avec les susceptibilités de l’orgueil viril ; j’en avais fini avec mes petites vanités d’artiste. Aucune insolence de M. Fairlie, — s’il lui plaisait de se montrer insolent, — ne pouvait maintenant m’atteindre.

Son valet revint pourtant avec un message auquel je ne m’attendais pas. M. Fairlie regrettait que l’état de sa santé, particulièrement altérée ce matin-là, ne lui permît pas le plaisir de me recevoir. Il me priait donc d’agréer ses excuses, et de vouloir bien lui communiquer, par écrit, ce que je pouvais avoir à lui dire. Plusieurs fois, déjà, depuis trois mois, que je résidais chez lui, pareilles communications m’avaient été transmises ainsi. M. Fairlie se déclarait toujours « heureux de me posséder, » mais jamais il ne s’était trouvé assez bien portant pour me recevoir. À mesure que j’avais restauré, monté une série de dessins, le valet solennel les portait, avec mes « respects, » chez son maître, et revenait, les mains vides, chargé « des meilleurs compliments, des remercîments tout particuliers, des regrets sincères » de M. Fairlie, que sa condition valétudinaire obligeait de rester emprisonné dans la solitude de ses appartements. Il eût été difficile d’inventer un arrangement qui fût aussi agréable pour lui et pour moi. Je ne sais lequel des deux, en pareille circonstance, se sentait le plus obligé à cet ébranlement si commode du système nerveux de M. Fairlie.

Je m’assis immédiatement à mon bureau pour rédiger la lettre requise, que je tâchai de rendre aussi polie, aussi nette, aussi courte que possible. M. Fairlie ne se pressa point de répondre. Près d’une heure s’était écoulée, quand m’arriva un beau petit billet, tracé à l’encre violette sur un papier plus épais que le carton, plus lisse que l’ivoire, en caractères d’une netteté, d’une régularité parfaites. Il était conçu en ces termes :

« Compliments de M. Fairlie à M. Hartright. M. Fairlie est surpris et désappointé au delà de toute expression (dans l’état actuel de sa santé), par la communication que lui adresse M. Hartright. M. Fairlie est étranger aux affaires ; mais il a consulté son intendant, qui les connaît, et cet individu confirme M. Fairlie dans l’opinion déjà conçue qu’aucune nécessité quelconque (sauf, peut-être, un cas de vie ou de mort) ne saurait justifier la requête de M. Hartright, par laquelle il sollicite la rupture de son engagement. Si quelque chose pouvait ébranler ces sentiments de respectueux égards envers l’art et ses adeptes, qui sont la consolation et l’unique félicité de la misérable existence à laquelle M. Fairlie est condamné, le procédé actuel de M. Hartright aurait eu ce résultat. Il ne l’a pas eu, cependant, — sauf en ce qui concerne M. Hartright lui-même.

« Son opinion une fois exprimée, — aussi bien, du moins, que des souffrances nerveuses très-aiguës le lui ont permis, — M. Fairlie n’ajoutera rien que pour indiquer sa décision relativement à la demande tout à fait irrégulière qui lui a été transmise. Un repos complet de corps et d’esprit étant pour lui de la dernière importance, M. Fairlie ne souffrira pas que M. Hartright porte atteinte à ce repos, en demeurant chez lui dans des circonstances essentiellement irritantes pour tous les deux. C’est pourquoi M. Fairlie, mettant de côté l’incontestable droit qu’il aurait de se refuser à ce que lui demande M. Hartright, — et mettant ce droit de côté, uniquement pour garder la paix qui lui est nécessaire, fait savoir à M. Hartright que celui-ci est libre de partir. »

Je pliai tranquillement cette lettre, et la classai parmi mes autres papiers. À une autre époque, je l’aurais regardée comme une insulte et ressentie comme telle ; je n’y voyais, maintenant, que l’annulation par écrit du contrat qui me liait. Lorsque je descendis dans la salle à manger, je n’y songeais réellement plus, et c’est à peine si j’en avais gardé le souvenir lorsque j’informai miss Halcombe que j’étais prêt à l’accompagner à la ferme.

— M. Fairlie vous a répondu dans le sens que vous désiriez ? me demanda-t-elle au sortir du château.

— Il m’a permis de partir, lui dis-je.

Elle leva vivement les yeux sur moi ; et, alors, pour la première fois depuis l’origine de nos relations, elle prit mon bras sans que je lui offrisse. Il n’est pas de mots qui eussent exprimé, avec autant de délicatesse, qu’elle comprenait en quels termes j’avais dû être libéré de mes obligations, et qu’elle m’accordait sa sympathie, non pas comme on l’accorde à un inférieur, mais à titre d’égale et d’amie. Je n’avais pas ressenti l’insolente lettre de l’homme, mais l’expiatoire bonté de la femme m’alla au cœur.

En cheminant vers la ferme, nous combinâmes que miss Halcombe entrerait seule, et que je l’attendrais au dehors de la maison, mais à portée de la voix. Nous réglions ainsi les choses, craignant que ma présence, après ce qui s’était passé la veille au soir dans le cimetière, ne réveillât les terreurs nerveuses d’Anne Catherick, et n’ajoutât aux méfiances que devaient lui inspirer les prévenances d’une dame qu’elle allait voir pour la première fois de sa vie. Miss Halcombe me devança, dans l’intention de parler d’abord à la femme du fermier (sur le bon vouloir et l’assistance de qui elle savait d’avance pouvoir faire fond), tandis que je resterais à quelques pas de l’habitation.

Je m’étais attendu à y demeurer seul assez longtemps. Cinq minutes cependant s’étaient à peine écoulées, quand, à ma grande surprise, miss Halcombe reparut.

— Anne Catherick refuse-t-elle de vous voir ? lui demandai-je, étonné.

— Anne Catherick est partie, répondit miss Halcombe.

— Partie !

— Partie avec mistress Cléments. Toutes deux ont quitté la ferme, ce matin, à huit heures…

Je ne trouvai pas une parole, — je sentais seulement que notre dernière chance de découvertes s’était évanouie avec ces deux femmes.

— Tout ce que mistress Todd sait de ses hôtesses, je le sais aussi, continua miss Halcombe, mais je n’en suis pas plus éclairée qu’elle ne l’est elle-même. Elles sont revenues saines et sauves, hier soir, après vous avoir quitté, et, comme à l’ordinaire, ont passé avec la famille de M. Todd le commencement de la soirée. Mais, comme on allait servir le souper, Anne Catherick les a tous effrayés en se trouvant mal subitement. Une attaque du même genre, mais moins alarmante, l’avait saisie le jour même de son arrivée à la ferme ; et, ce jour-là, mistress Todd crut pouvoir l’attribuer à quelque nouvelle qu’Anne aurait lue par hasard dans notre journal de comté, posé accidentellement sur une table, et qu’elle venait de prendre depuis une ou deux minutes.

— Mistress Todd saurait-elle donc quel passage de ce journal a pu l’affecter à ce point ? demandai-je avec empressement.

— Non, répondit miss Halcombe ; elle l’avait déjà parcouru, et n’y avait rien trouvé qui pût causer une telle agitation. Je lui ai cependant demandé de l’examiner à mon tour, et, dès la première page, j’ai constaté que le rédacteur de cette feuille avait grossi, aux dépens de nos affaires de famille, sa petite provision de nouvelles, en publiant, entre autres annonces tirées des journaux de Londres, et sous la rubrique « Marriages in High Life », les projets d’union relatifs à ma sœur. J’en ai immédiatement conclu que ce paragraphe était la cause de la singulière commotion subie par Anne Catherick ; et j’ai cru y découvrir aussi l’origine de la lettre, que, le lendemain, elle a dépêchée au château.

— Ni l’une ni l’autre hypothèse ne saurait faire l’objet du moindre doute ; et maintenant, ne vous a-t-on rien appris sur les causes probables de cette seconde attaque, survenue hier au soir ?

— Absolument rien. Un mystère complet enveloppe cette partie de l’histoire. Aucune personne étrangère à la famille n’était, à ce moment, dans la chambre. Il n’y avait, arrivant du dehors, que notre fille de laiterie, laquelle, vous le savez, est une des filles de mistress Todd. La conversation roulait exclusivement, comme à l’ordinaire, sur les commérages de la localité. Tout à coup, et sans le moindre motif apparent, on entendit cette jeune fille pousser un cri, on la vit pâle comme la mort. Mistress Todd et mistress Clements l’emmenèrent dans les pièces du haut, et mistress Clements y resta près d’elle. On les entendit causer jusqu’à une heure très-avancée de la nuit, et ce matin, de bonne heure, mistress Clements, prenant à part mistress Todd, l’étonna au delà de toute expression, en lui déclarant qu’elles étaient obligées de partir. La seule explication que celle-ci put arracher à sa parente fut qu’il était survenu quelque chose, sans la faute d’aucun des gens de la ferme, qui forçait Anne Catherick à quitter immédiatement Limmeridge. Pousser de questions mistress Clements eût été parfaitement inutile. Elle se bornait, pour toute réponse, à secouer la tête et à supplier que, pour l’amour d’Anne, on cessât de l’interroger. Très-sérieusement agitée elle-même, à ce qu’il paraissait, elle se bornait à répéter qu’Anne partirait, qu’elle partirait avec Anne, et que l’endroit où elles étaient forcées d’aller chercher refuge resterait un secret pour qui que ce fût au monde. Je vous épargne le détail des remontrances hospitalières de mistress Todd, et des constants refus qu’elles provoquèrent. À la fin, elle a conduit ces deux femmes, en voiture, à la station la plus voisine, il y a maintenant plus de trois heures. Chemin faisant, la bonne femme a essayé plus d’une fois, mais sans succès, de les amener à des excuses plus explicites. Blessée de leur brusque départ et de leur déni de confiance, elle les a brusquement déposées à la station, sans même prendre le temps de leur dire adieu. Voilà très-exactement ce qui est arrivé. Fouillez dans votre mémoire, monsieur Hartright, et dites-moi si, dans ce qui s’est passé hier soir au cimetière, il y a quelque chose qui puisse, le moins du monde, expliquer le départ extraordinaire de ces deux femmes.

— Je voudrais d’abord m’expliquer, miss Halcombe, ce changement soudain d’Anne Catherick, qui a si fort alarmé les gens de la ferme, plusieurs heures après que nous nous étions quittés, et lorsqu’il s’était écoulé assez de temps pour calmer, si violente qu’elle fût, l’agitation dont j’avais pu avoir le malheur d’être la cause. Vous êtes-vous d’abord informée avec soin des propos qui se tenaient devant elle, au moment où elle s’est trouvée mal ?

— Sans doute, mais les soins du ménage me paraissent avoir distrait, ce soir-là, mistress Todd de la causerie qui se poursuivait dans le salon de la ferme. Tout ce dont elle se souvient c’est, — pour parler son langage, — qu’on « se disait les nouvelles… » Or, je suppose qu’il faut entendre par là les vains bavardages dont ces gens ont l’habitude.

— La fille de laiterie aura peut-être meilleure mémoire que sa mère, repris-je après un instant de réflexion… Vous pourriez, miss Halcombe, lui parler dès que nous serons rentrés…

Ce conseil fut suivi aussitôt notre arrivée au château. Miss Halcombe me conduisit du côté des communs où, dans la laiterie, nous trouvâmes la jeune fille, ses manches retroussées jusqu’à l’épaule, nettoyant une ample terrine, et accompagnant son travail d’une joyeuse chanson.

— Hannah, lui dit miss Halcombe, j’ai amené ce gentleman pour voir votre laiterie… C’est une des curiosités du château, et la manière dont vous la tenez vous fait honneur…

Cette fille, étonnée et rougissante, répondit, avec une révérence timide, qu’elle donnait tous ses soins à la propreté des objets qui lui étaient confiés.

— Nous arrivons de chez votre père, continua miss Halcombe ; vous y étiez hier soir, à ce que j’ai ouï-dire ; et vous y aviez des visites ?

— Oui miss.

— Une de ces personnes s’est trouvée mal, m’a-t-on dit ? Je suppose, pourtant, qu’on n’a rien conté ou rien fait qui pût l’effrayer. Vous ne parliez, sans doute, d’aucune circonstance bien terrible, n’est-il pas vrai ?

— Oh ! non, miss, dit la fillette en riant, on se disait, tout bonnement, les nouvelles.

— Vos sœurs, j’imagine, vous donnaient celles de Todds’s-Corner ?

— Oui, miss.

— Et vous leur disiez celles de Limmeridge-House ?

— Oui, miss, et je suis bien sûre que rien n’a été dit pour effrayer la pauvre créature, car c’est moi qui parlais au moment où son mal l’a prise. Ça m’a donné un coup de la voir, miss, n’ayant jamais, moi-même, perdu connaissance…

Avant qu’on eût pu lui adresser d’autres questions, elle fut appelée à la porte de la laiterie pour recevoir un panier d’œufs. Au moment où elle s’éloignait de nous, je dis, penché à l’oreille de miss Halcombe :

— Demandez-lui si, par hasard, elle a parlé, hier soir, des visiteurs attendus à Limmeridge-House…

Un regard de miss Halcombe me montra qu’elle comprenait ; et la question fut en effet posée, aussitôt que la petite laitière revint près de nous.

— Oh ! oui, miss, j’en ai parlé, dit cette fille le plus naturellement du monde. La société qui arrive, et l’accident survenu à la vache tavelée, voilà toutes les nouvelles que j’avais emportées à la ferme.

— Avez-vous nommé quelqu’un ? disiez-vous que sir Percival Glyde était attendu lundi ?

— Oui, miss ; je leur ai conté que sir Percival Glyde allait arriver. Il n’y a pas de mal à cela, j’espère… J’espère bien n’avoir pas été fautive.

— Du tout… pas le moindre mal. Allons, monsieur Hartright, Hannah va commencer à nous trouver de trop, si nous la dérangeons plus longtemps de son travail…

Notre premier mouvement, en nous retrouvant seuls, fut de nous arrêter et d’échanger un regard.

— Eh bien ! miss Halcombe, vous reste-t-il, « à présent, quelque doute ?

— Sir Percival Glyde le dissipera, ce doute, monsieur Hartright ; — sans cela, Laura Fairlie ne sera jamais sa femme.


XV


Comme nous tournions le coin du château, un cabriolet du chemin de fer remontait l’avenue. Miss Halcombe attendit, sur les marches du perron, l’arrivée du léger équipage ; alors elle s’avança pour serrer la main d’un vieux gentleman, qui sauta lestement à terre dès que le marchepied eut été abaissé. Tout ceci annonçait l’arrivée de M. Gilmore.

Je l’examinai, quand nous fûmes présentés l’un à l’autre, avec un intérêt et une curiosité que je pouvais à peine dissimuler. Ce vieillard allait, moi parti, demeurer à Limmeridge-House ; il allait écouter les explications de sir Percival Glyde ; c’était à son expérience que miss Halcombe aurait recours ; et, selon qu’il la conseillerait, elle trouverait, oui ou non, ces explications suffisantes, il devait rester jusqu’à ce que la question du mariage fût définitivement réglée ; et, si elle l’était dans un sens affirmatif, c’était sa main qui tracerait l’écrit en vertu duquel miss Fairlie se trouverait irrévocablement engagée. Même alors, — et je ne savais rien auprès de ce que j’ai su depuis, — le jurisconsulte de la famille m’inspirait un intérêt que je n’avais encore éprouvé pour aucun inconnu.

L’extérieur de M. Gilmore était exactement l’opposé de celui que la tradition attribue aux vieux avocats. Il avait le teint fleuri ; ses cheveux étaient un peu longs et soigneusement brossés ; ses habits, noirs de la tête aux pieds, lui allaient merveilleusement bien ; le nœud de sa cravate blanche était des plus réguliers ; ses gants de chevreau, couleur de bois, auraient pu se trouver, sans peur et sans reproche, sur les mains potelées et bien entretenues d’un ecclésiastique à la mode. Ses manières avaient toute la grâce formaliste, le raffinement courtois de la vieille école, avivés par la promptitude alerte et le sang-froid toujours présent d’un homme que sa profession oblige à tenir sans cesse prêt l’usage de toutes ses facultés. Un heureux tempérament, un optimisme servi par des circonstances favorables dès le début, une longue carrière, ensuite, d’honorable et confortable prospérité ; une vieillesse gaie, respectée de tous, — telles furent les impressions générales qui me restèrent de ma présentation à M. Gilmore : et je ne ferai que lui rendre justice, en ajoutant que nos relations ultérieures ne les ont modifiées en rien.

Je laissai le vieux gentleman et miss Halcombe entrer au château, et causer ensemble des affaires de la famille, sans être gênés par la présence d’un intrus. Ils traversèrent le vestibule pour se rendre dans le salon, tandis que, redescendant le perron, j’allai seul me perdre dans le jardin.

Les heures étaient comptées que je devais passer à Limmeridge-House : mon départ était irrévocablement fixé au lendemain matin ; je n’avais plus aucun rôle à jouer dans les investigations que la lettre anonyme avaient rendues nécessaires. En laissant mon cœur s’abandonner, pendant les courtes heures qui me restaient, à la triste douceur des adieux, je ne faisais donc de tort qu’à moi-même ; et, ces adieux, je les devais bien aux sites désormais inséparables, dans mes souvenirs, de ce rêve de bonheur et d’amour si rapide et si brusquement tranché.

Je tournai d’instinct dans cette allée tracée sous la fenêtre de mon atelier, où je l’avais vue, le soir d’avant, se promener avec son petit chien ; et je suivis le sentier que ses pieds chéris avaient si souvent foulé, jusqu’à la petite porte grillée de sa roseraie. L’hiver, maintenant, avait tristement dépouillé cette enceinte, naguère encore si riante. Les fleurs dont elle m’apprenait les noms, les fleurs que je lui apprenais à peindre, avaient toutes disparu, et les sentiers étroits qui se dessinaient en blanc à travers leurs massifs, — humides à présent et presque boueux — commençaient à verdir déjà.

Je poussai jusqu’à la charmille sous laquelle nous avions respiré ensemble la tiédeur parfumée des soirs d’août ; où nous avions admiré ensemble les innombrables combinaisons d’ombre et de lumière qui pommelaient la plaine étendue au-dessous de nous. Des branches gémissantes, les feuilles tombaient autour de moi, et l’atmosphère chargée d’émanations terreuses me gelait jusqu’à la moelle des os. En marchant toujours, je me trouvai hors de l’enclos, suivant cet étroit chemin entre deux haies, qui doucement montait vers les coteaux voisins. Le vieil arbre abattu au bord du sentier, et sur lequel nous nous étions si souvent assis pour nous reposer, était imbibé de pluie ; et la touffe de fougères et d’herbes que j’avais dessinée pour elle (s’abritant, devant nous, à l’ombre de cette vieille muraille rugueuse), s’était transformée en une flaque d’eau stagnante, au milieu de laquelle se dressait un îlot de plantes souillées de limon. J’arrivai au sommet de la colline, et contemplai de là le paysage que, dans des temps plus heureux, nous aimions tant à étudier. Le froid, la stérilité, l’avaient envahi ; — ce n’était plus le paysage dont j’avais gardé souvenance. « Sa » présence rayonnante ne l’éclairait plus ; à la brise passant sur la plaine immense ne se mêlaient plus les notes harmonieuses de sa voix. Justement en cet endroit où je contemplais le vaste horizon, elle m’avait parlé de son père, resté son dernier protecteur ; elle m’avait dit combien ils s’étaient aimés l’un l’autre, et avec quels regrets elle songeait encore à lui lorsqu’elle entrait dans certains appartements du château, ou lorsqu’elle reprenait telles occupations, tels passe-temps que, jadis, il partageait avec elle. La vue que j’avais eue sous les yeux en prêtant l’oreille à ses confidences intimes, et celle que, dans mon isolement, je contemplais aujourd’hui, était-ce réellement la même ? Sans regrets, je la quittai ; je revins, traversant les marécages et tournant les dunes jusqu’aux bords de la mer. Là blanchissait le ressac, écumant de colère, et bondissaient les vagues, multitude étincelante, — mais là aussi était l’endroit où je l’avais vue, du bout de son parasol, tracer sur le sable des lignes indécises ; l’endroit où nous étions restés assis l’un près de l’autre, où elle m’avait entretenu de moi et de mon pauvre intérieur, où elle m’avait adressé sur ma mère et ma sœur une foule de questions empreintes de cette délicatesse d’observation qui caractérise les femmes, où elle s’était demandé, avec un naïf étonnement, si jamais je renoncerais à mon célibat solitaire et libre, pour avoir à moi une épouse, une famille. Les flots et les vents avaient depuis longtemps effacé les traces d’elle que ces lignes auraient dû éterniser à mon gré. Je regardai dès lors, sans nul intérêt, la vaste monotonie des falaises, et ce lieu, consacré pour moi par le souvenir des heures radieuses que nous y avions perdues, me devint tout à coup inconnu, étranger, comme si j’étais déjà transporté dans une région qu’elle n’eût jamais habitée.

Le vide silence des grèves me glaçait le cœur. Je revins dans cette maison, dans ce jardin où, à chaque pas, quelque vestige me parlait d’elle.

Sur l’allée de la terrasse exposée au couchant, je rencontrai M. Gilmore. Il me cherchait, évidemment, car il hâta le pas dès que nous nous aperçûmes. Je n’étais pas dans une situation d’esprit qui me rendît particulièrement agréable de me rencontrer avec un inconnu. Mais cette conférence était à peu près inévitable, et je n’avais plus qu’à en tirer le meilleur parti possible.

— Vous arrivez fort à propos, me dit le vieux gentleman. J’ai, mon cher monsieur, deux mots à vous dire, et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je profiterai de l’occasion qui s’offre. Pour abréger les préliminaires, je vous dirai que miss Halcombe et moi nous venons de traiter certaines affaires de famille, — les affaires qui m’ont amené ici, — et, dans le cours de notre conversation, elle en est tout naturellement venue à me parler, tant de ces détails désagréables auxquels se rattache la lettre anonyme, que de la part, très-honorable et très-convenable, prise par vous dans ce qui a été fait jusqu’ici. Cette coopération, je le comprends à merveille, doit vous faire prendre un intérêt très-vif, qu’en d’autres circonstances vous n’auriez pas ressenti, à savoir en bonnes mains la direction de l’enquête par vous commencée. Soyez parfaitement tranquille sur ce point, mon cher monsieur ; cette enquête est désormais mon affaire.

— Vous êtes, sous tous les rapports, monsieur Gilmore, bien plus capable que moi de conseiller et d’agir en une matière si délicate. Jugeriez-vous indiscret de ma part de vous demander si vous avez arrêté la marche que vous comptez suivre ?

— En tant qu’on puisse l’arrêter dès à présent, monsieur Hartright, elle est arrêtée. Je compte envoyer une copie de la lettre, avec un exposé détaillé des circonstances y relatives, à l’avocat de sir Percival Glyde, un de mes confrères de Londres, que je connais quelque peu. Je garderai ici la lettre elle-même en original, pour la montrer à sir Percival Glyde, aussitôt son arrivée. J’ai déjà pourvu aux moyens de retrouver les deux femmes, en envoyant un des serviteurs de M. Fairlie, — un homme de confiance, — chargé de prendre des renseignements à la station. Il a tout l’argent nécessaire, des instructions très-détaillées, et, pour peu qu’il retrouve leur piste, il doit les suivre en quelque lieu qu’elles soient allées. C’est tout ce qui se peut faire jusqu’à lundi, jour où arrive sir Percival. Quant à moi, je ne doute pas qu’il ne donne immédiatement toutes les explications que l’on doit attendre d’un gentleman et d’un homme d’honneur. Sir Percival est placé fort haut, monsieur ; — sa position est éminente, sa réputation au-dessus de tout soupçon ; — je suis donc, quant au résultat, parfaitement rassuré ; parfaitement rassuré, je me plais à vous le dire. Ma vieille expérience m’apprend que pareilles choses arrivent quasi tous les jours. Lettres anonymes, — femmes malheureuses, — c’est le fait de notre triste état social. Je reconnais qu’il y a, dans ce cas particulier, quelques complications extraordinaires ; mais, abstraction faites d’icelles, rien de plus commun, de plus déplorablement commun, que le cas en lui-même.

— Malheureusement pour moi, monsieur Gilmore, je crains bien de ne pas l’envisager du même point de vue que vous.

— Naturel, mon cher monsieur, très-naturel !… Je suis un vieillard, et les choses m’apparaissent sous leur aspect pratique. Vous êtes un jeune homme, et vous vous attachez à ce qu’elles ont de romanesque. Ne disputons pas sur nos manières de voir. Mon métier me condamne à vivre dans une atmosphère de disputes, monsieur Hartright ; et je ne suis que trop enclin à m’y soustraire, quand je le puis, comme à présent. Attendons les événements, — attendons-les, mon cher monsieur !… Voici un charmant séjour !… La chasse y est-elle bonne ?… Probablement non ; — M. Fairlie ne fait pas garder sa terre, à ce que je crois… C’est égal, charmant séjour !… Société fort agréable !… Vous dessinez, monsieur Hartright ?… vous êtes peintre, à ce qu’on dit ?… Un talent qu’on voudrait avoir !… Quel genre cultivez-vous ?…

Nous retombâmes ainsi dans la conversation banale, — c’est-à-dire, pour être plus vrai, M. Gilmore causa, et je fis semblant de l’écouter. Mon attention était bien loin de lui et des sujets qu’il traitait avec une faconde surabondante. Mes deux dernières heures de promenade solitaire m’avaient laissé sous une influence encore active. J’avais arrêté dans mon esprit le projet de hâter mon départ. Pourquoi prolonger inutilement, fût-ce d’une minute, la dure épreuve des adieux ? À qui désormais ma présence pouvait-elle servir ? En continuant à séjourner plus longtemps dans le Cumberland, je perdais mon temps purement et simplement ; et comme aucune limite n’était fixée dans le congé que j’avais obtenu de mon patron, pourquoi ne pas en finir, et ne pas en finir à l’heure même.

Je m’y décidai. Il restait encore quelques heures de jour, et nulle raison n’existait pour m’empêcher de reprendre, dès cette après-midi même, la route de Londres. Je saisis donc le premier prétexte qui s’offrit à moi pour me défaire poliment de M. Gilmore, et rentrer aussitôt à la maison.

En remontant dans mon appartement, je rencontrai sur l’escalier miss Halcombe. Elle vit, à la hâte de mon allure, au changement de mes manières, que j’avais en vue quelque nouvel objet, et me demanda ce qui était arrivé.

Je lui fis connaître exactement, dans les termes que je viens d’employer, les motifs qui m’avaient fait songer à précipiter mon départ.

— Non, non, dit-elle, avec une insistance presque tendre ; quittons-nous comme des amis se quittent ; rompez avec nous le pain, une fois encore. Restez à dîner, restez, et tâchons de rendre la dernière soirée que nous passons ensemble aussi joyeuse, aussi pareille aux premières que nous pourrons y parvenir. Je vous le demande ; mistress Vesey, vous le demande aussi… Puis elle ajouta, non sans avoir hésité : — Laura se joint également à cette invitation…

Je promis alors de ne pas partir. Dieu sait que je ne voulais laisser, à aucune d’elles, même l’ombre d’une impression pénible.

Nulle part mieux que dans mon atelier, je ne pouvais attendre le signal du repas. Je ne descendis que quand la cloche eut sonné le dîner.

De toute cette journée je n’avais pas adressé la parole à miss Fairlie, — je ne l’avais pas même aperçue. Notre première rencontre, au moment où j’entrai dans le salon, fut une rude épreuve pour son sang-froid et pour le mien. Elle, aussi, voulait faire de son mieux pour rappeler, en cette dernière soirée, le temps qui n’était plus, — et qui jamais ne devait renaître. Elle avait mis celle de ses toilettes que naguère j’admirais le plus, — une robe de soie bleu foncé, garnie avec un goût original, d’une dentelle ancienne ; elle vint au-devant de moi, tout aussi empressée que jamais ; elle me donna la main avec cette innocente et franche bonne volonté du temps où nous étions si heureux. Mais ses doigts, ces doigts glacés qui tremblaient, mêlés aux miens ; ces joues pâles, au centre desquelles brillait, comme plaquée, une espèce de tache rouge et brûlante ; ce faible sourire qui s’efforçait de naître sur ses lèvres, et peu à peu s’éteignait sous mon regard, me dirent assez au prix de quelle abnégation elle parvenait à conserver de calmes dehors. Si mon cœur eût pu l’envelopper d’une plus forte étreinte, je l’aurais aimée, à ce moment-là, mieux que jamais je ne l’avais aimée jusqu’alors.

M. Gilmore nous fut d’un grand secours. Il était d’une humeur charmante, et mena la conversation avec un entrain sans égal. Miss Halcombe le secondait résolument, et je suivais, de mon mieux, l’exemple qu’elle me donnait ainsi. Ces yeux si tendres, dont j’avais si bien appris à interpréter l’expression dans ses nuances variées et mobiles, s’étaient tournés vers moi, dès le début du dîner, m’apportant une prière muette, mais irrésistible. « Aidez ma sœur ! » semblait dire ce doux visage inquiet ; « aidez ma sœur, et vous m’aiderez aussi. »

Le dîner se passa fort bien ; du moins toutes les apparences furent sauvées. Quand les dames se furent levées de table, et que nous restâmes seuls, M. Gilmore et moi, dans la salle à manger, un nouvel incident s’offrit pour occuper notre attention, et me fournir l’occasion de garder pendant quelques minutes un silence dont j’avais besoin afin de me calmer. Le domestique envoyé à la recherche d’Anne Catherick et de mistress Clement, revint au rapport, et fut immédiatement introduit dans la salle à manger.

— Eh bien ! dit M. Gilmore, qu’avez-vous découvert ?

— J’ai découvert, monsieur, répondit cet homme, que les deux femmes ont pris ici, à notre station, des billets pour Carlisle.

— Naturellement vous êtes parti pour Carlisle, sachant une fois ceci ?

— En effet, monsieur ; mais je regrette de vous dire que je n’ai pu trouver, plus loin, aucune trace des deux voyageuses.

— Vous avez pris vos renseignements au chemin de fer ?

— Oui, monsieur.

— Aux différentes auberges ?

— Oui, monsieur.

— Et vous avez laissé au bureau de police un exposé de faits que j’avais rédigé pour vous ?

— Je l’ai remis, monsieur.

— Eh bien ! mon ami, vous avez fait tout ce que vous pouviez ; et j’ai fait, moi, tout ce que je pouvais. Jusqu’à nouvel ordre, par conséquent, les choses resteront où elles en sont… Nous avons joué nos atouts, monsieur Hartright, continua le vieux gentleman, quand le domestique se fut retiré. Du moins, pour l’instant, ces dames ont mieux manœuvré que nous, et nous n’avons plus maintenant qu’à espérer, pour lundi prochain, l’arrivée ici de sir Percival Glyde… Voyons !… ne remplirai-je plus votre verre ?… Voilà ce que j’appelle une bonne bouteille de Porto, — un vieux vin, robuste, qui réconforte… J’en ai pourtant de meilleur au fond de ma cave…

Nous rentrâmes au salon, dans ce salon où j’avais passé les plus heureuses soirées de ma vie ; dans ce salon où, lorsque celle-ci serait passée, je ne devais plus « la » revoir jamais !… Depuis que les jours avaient raccourci, depuis que le temps était devenu froid, l’aspect de cette pièce était changé. Les portes vitrées donnant sur la terrasse étaient closes maintenant et masquées d’épaisses portières. Au lieu de cette douce pénombre du crépuscule, dans laquelle, d’ordinaire, nous restions assis en causant, le brillant éclat des lampes éblouissait aujourd’hui mon regard. Tout était changé ; — au-dedans comme au-dehors, tout était changé.

Miss Halcombe et M. Gilmore étaient assis à la table de jeu ; mistress Vesey s’était retirée au fond de son fauteuil accoutumé. Dans l’emploi de « leur » soirée ; aucune gêne, aucune contrainte ; et la remarque même que j’en fis me rendait plus pénible l’emploi de la mienne. Je vis miss Fairlie arrêtée près du coffre à musique. Le temps avait été où je serais allé l’y joindre. J’attendais, irrésolu, ne sachant ni où aller ni que faire. Elle jeta de mon côté un prompt regard, prit tout à coup dans les rayons un morceau de musique, et, d’elle-même, vint à moi.

— Vous jouerai-je une de ces petites mélodies de Mozart que vous aimez tant ? me demanda-t-elle en ouvrant la musique avec une précipitation nerveuse, et parlant les yeux baissés.

Avant que j’eusse pu la remercier, elle alla d’un pas rapide s’asseoir au piano. Près de l’instrument, le fauteuil où j’avais l’habitude de m’établir restait vide. Elle frappa quelques accords, — puis, se retournant, jeta un regard vers moi, — puis ramena ses regards vers sa musique.

— Ne voulez-vous plus de votre ancienne place ? dit-elle, parlant avec un brusque effort et très-bas.

— Pour ce dernier soir, je puis donc la prendre ? répondis-je.

Elle ne répliqua point ; elle semblait vouloir donner toute son attention à la musique, — une musique qu’elle savait par cœur, et que cent fois, naguère, elle m’avait joué sans ouvrir le livre. Je ne pus me douter qu’elle m’avait entendu, je ne pus me douter qu’elle s’apercevait de ma présence auprès d’elle, qu’en voyant s’effacer les couleurs de la joue exposée à mes regards, et une pâleur livide s’épandre peu à peu sur tout ce beau visage.

— Votre départ me fait beaucoup de peine, dit-elle d’une voix à peine perceptible, et ses yeux demeuraient fixés sur la musique avec un redoublement d’attention, et ses doigts volaient sur les touches du piano avec une énergie fiévreuse, que jusque-là je n’avais jamais remarquée en elle.

— Je me rappellerai ces bonnes paroles, miss Fairlie, longtemps après que la journée de demain aura commencé,… aura fini.

Son pâle visage pâlit encore et sembla, se détournant, éviter mon regard.

— Ne parlons point de demain, dit-elle. Laissons la musique nous entretenir de cette soirée, et dans une langue plus expressive que la nôtre…

Ses lèvres tremblaient ; il s’en envola un faible soupir qu’elle essaya vainement d’arrêter au passage. Ses doigts hésitaient sur le piano ; une fausse note lui échappa, en voulant se reprendre, elle se troubla davantage, et finit par laisser tomber ses mains avec un mouvement de dépit. Miss Halcombe et M. Gilmore, de la table de jeu où ils étaient assis, lui jetèrent un regard étonné. Jusqu’à mistress Vesey, sommeillant au fond de sa bergère, que réveilla la brusque interruption de la musique, et qui s’informa de l’accident arrivé.

— Vous jouez le whist, monsieur Hartright me demanda miss Halcombe, jetant un regard significatif sur la place que j’occupais.

Je savais ce qu’elle voulait dire ; je savais qu’elle avait raison ; et je me levai tout aussitôt pour aller m’asseoir à la table de jeu. Au moment où je quittais le piano, miss Fairlie tourna une page de la musique, et, frappant les touches d’une main plus sûre :

— Je la jouerai, dit-elle (et son jeu s’accentua jusqu’à devenir presque passionné) pour ce dernier soir, je la jouerai !

— Allons ! mistress Vesey, dit miss Halcombe, M. Gilmore et moi sommes las de l’écarté… Faisons un whist !… M. Hartright sera votre partner.

Le vieil avocat sourit d’un air railleur. Il avait déjà l’avantage et venait de retourner un roi. Aussi attribuait-il évidemment le soudain changement de jeu organisé par miss Halcombe, à l’aversion que les dames professent toujours pour les parties où elles sont en perte.

Le reste de la soirée s’écoula, sans une parole, sans un regard « d’elle. » Elle resta au piano ; je restai à la table de whist. Elle jouait sans s’arrêter, — comme si elle cherchait dans la musique un refuge contre elle-même. Parfois, ses doigts appuyaient sur les notes avec un ralentissement doux, plaintif et tendre, d’une tristesse et d’un charme inexprimables ; ils faiblissaient aussi parfois et trompaient sa volonté, ou bien erraient machinalement sur le piano, comme si la tâche qu’ils accomplissaient leur était un ennui et une fatigue. Mais s’ils variaient, s’ils flottaient en quelque sorte, dans l’expression qu’ils donnaient à la musique, jamais ils ne fléchirent dans leur résolution de jouer jusqu’au bout. Elle ne se leva du piano qu’au moment où nous allions tous nous retirer.

Mistress Vesey était la plus près de la porte et fut la première à m’offrir la main.

— Je ne vous reverrai plus ! Monsieur Hartright, dit la vieille dame ; je suis vraiment fâchée que vous me quittiez. Vous avez été très-bon et très-attentif. Attentions et bontés ne sont jamais perdues quand elles s’adressent à une femme de mon âge. Je vous souhaite, monsieur, toute sorte de bonheurs. Recevez mes meilleurs adieux !

M. Gilmore venait ensuite.

— J’espère, monsieur Hartright, que l’avenir nous garde quelque occasion de faire plus amplement connaissance… Vous êtes parfaitement sûr, n’est-il pas vrai, que cette petite affaire n’est pas tombée en mauvaises mains ?… Oui, oui, cela va sans le dire… Bonté divine, comme il fait froid !… Ne restez pas ainsi devant cette porte… « Bon voyage ! » mon cher monsieur, « bon voyage ! » comme disent les Français.

Suivit miss Halcombe.

— Demain matin, à sept heures et demie, dit-elle ; puis, se penchant vers moi et parlant très-bas, elle ajouta : — J’ai su et j’ai vu plus que vous ne croyez… Votre conduite, ce soir, vous a valu mon amitié pour la vie.

Miss Fairlie venait la dernière. En prenant sa main, et en songeant à la matinée qui allait suivre, je n’osai me hasarder à lever les yeux sur elle.

— Il me faut partir de très-bonne heure, dis-je ; je serai donc bien loin, miss Fairlie, avant…

— Non, non ! interrompit-elle précipitamment ; pas avant que je sois sortie de chez moi. Je descendrai déjeuner avec Marian. Je ne suis pas assez ingrate, assez oublieuse de ces trois mois.

Ici, la voix lui manqua ; sa main étreignit doucement la mienne, — puis la laissa retomber soudain ; — avant que j’eusse pu dire : « Bonne nuit ! » elle avait disparu.

J’arrive rapidement à la fin de ces souvenirs ; — j’y arrive sans pouvoir l’éviter, comme j’arrivai à l’aurore de cette dernière matinée où j’allais quitter Limmeridge-House.

Il était tout au plus sept heures et demie quand je descendis ; — toutes deux, pourtant, m’avaient devancé à la table du déjeuner. Dans cet air glacé, à ces clartés voilées, dans ce morne silence matinal qui enveloppait encore le château, nous nous assîmes, nous trois, tâchant de manger, tâchant de causer. Mais ces efforts que nous faisions pour garder certains dehors d’étiquette, n’avaient rien que de pénible et de vain. Aussi me levai-je bientôt pour y mettre un terme.

Miss Halcombe, qui était la plus près de moi, saisit la main que je tendais à toutes deux ; Miss Fairlie, alors, se détournant tout à coup, quitta la salle à pas pressés.

— Cela vaut mieux, dit miss Halcombe, quand la porte se fut refermée, — cela vaut mieux pour vous et pour elle…

Il s’écoula un moment avant que je pusse parler ; — n’était-il pas dur de la perdre ainsi, sans un mot, sans un regard d’adieu ? Je me contraignis, pourtant ; j’essayai de prendre congé de miss Halcombe dans les termes les plus convenables ; mais toutes ces formules d’adieu, que je cherchais vainement, aboutirent à une seule phrase.

— Ai-je mérité que vous m’écriviez ?… Ce fut là tout ce que je pus dire.

— Vous avez mérité, noblement mérité tout ce que je pourrai faire pour vous, aussi longtemps que nous vivrons l’un et l’autre. Quelle que soit la fin de tout ceci, vous en serez certainement informé.

— Et si jamais je pouvais encore vous être utile, n’importe comment et n’importe quand… lorsque tout souvenir de ma présomption et de ma folie sera effacé…

Je ne pus rien ajouter. La voix me manqua, et mes yeux se mouillèrent en dépit de moi-même.

Elle me prit par les deux mains, — elle les pressa dans une forte et virile étreinte, — ses yeux noirs brillèrent, — son teint brun s’anima de teintes enflammées, — sa physionomie énergique s’embellissant des purs reflets de la générosité qui échauffait son âme.

— Oui, dit-elle, je me fierai à vous si jamais cette heure sonne ; je me fierai à vous comme à « mon » ami et à « son » ami, comme à « mon » frère et à « son » frère…

Elle s’arrêta, elle m’attira vers elle, l’intrépide et noble créature, et, comme ma sœur eût pu le faire, toucha mon front de ses lèvres… M’appelant ensuite par mon nom de baptême :

— Dieu vous protège, Walter, me dit-elle : demeurez ici, et calmez-vous ; j’aime mieux pour tous deux ne pas rester avec vous. C’est du balcon que je vous verrai partir…

Elle quitta la salle. Je me détournai vers la fenêtre, où je n’avais en face de moi qu’un paysage d’automne, triste et désert ; — j’y restai pour maîtriser mes sensations, avant de quitter, moi aussi, cette salle, et de « la » quitter à jamais.

Une minute s’était écoulée, — peut-être, mais j’en doute, un peu plus d’une minute, — lorsque j’entendis la porte se rouvrir doucement, et le frissonnement d’une robe de femme, traînant sur le tapis, se rapprocha de mon côté. Mon cœur battait violemment lorsque je me retournai. De l’autre extrémité de la galerie, miss Fairlie venait à moi.

Elle s’arrêta, hésitante, quand nos yeux se rencontrèrent et lorsqu’elle vit que nous étions seuls. Puis, avec ce courage que les femmes perdent si souvent dans les petites occasions et si rarement dans les grandes, elle continua de marcher vers moi, singulièrement pâle et tranquille, traînant après elle une de ses mains sur la table le long de laquelle elle avançait, et dans l’autre main, pendante à son côté, tenant un objet que me cachaient les plis de son vêtement.

— Je suis allée dans le salon, me dit-elle, pour chercher ceci. Ce sera un souvenir de votre visite ici, et des amis que vous y laissez… Vous aviez trouvé, quand je le fis, que mes progrès étaient très-marqués, — et j’ai pensé que vous aimeriez…

En détournant la tête, elle m’offrit, à ces mots, une petite esquisse, toute de sa main, représentant le pavillon d’été où nous nous étions vus pour la première fois. Le papier qu’elle me tendit tremblait dans sa main ; — il tremblait dans la mienne, lorsque je l’eus reçu d’elle.

Je craignais d’exprimer ce que je sentais ; — je répondis seulement : — Jamais ce souvenir ne me quittera ; il sera, toute ma vie, mon trésor le plus cher. J’en suis bien reconnaissant… et je vous sais bien bon gré de ne pas m’avoir laissé partir sans vous dire adieu.

— Oh ! dit-elle naïvement, comment cela se pouvait-il, après tant d’heureux jours passés ensemble !

— Ces jours ne reviendront jamais, miss Fairlie ; — ma route et la vôtre sont séparées par des abîmes. Mais si une occasion se présentait où mon dévouement de cœur et d’âme pût vous donner un instant de bonheur, vous épargner un instant de chagrin, voudrez-vous ne pas oublier le pauvre professeur de dessin dont vous avez reçu les leçons ? Miss Halcombe a promis de se fier à moi ; — voudrez-vous aussi me faire cette promesse ?…

Dans ces beaux yeux bleus, au bon regard, et derrière les larmes dont ils commençaient à se gonfler, brilla, légèrement voilée, la mélancolie des adieux.

— Je le promets, dit-elle d’une voix brisée. Oh ! ne me regardez pas ainsi !… Je vous le promets du fond du cœur…

Me risquant un peu plus près d’elle, je lui tendis la main.

— Bien des amis vous ont voué leur affection, miss Fairlie. Votre bonheur à venir est l’objet chéri de bien des espérances. Ne puis-je dire, au moment de nous quitter, qu’il est aussi l’objet le plus cher aux miennes ?…

D’abondantes larmes coulaient le long de ses joues. Elle appuya sur la table une main tremblante, pour se soutenir, tandis qu’elle me donnait l’autre. Je la pris dans les miennes, — je l’y tins captive. Ma tête s’inclina sur cette main, mes larmes la mouillèrent, mes lèvres allèrent s’y poser, — non par un élan d’amour (oh ! non ; à cet instant suprême ce n’était pas de l’amour !), mais dans cette agonie du désespoir qui s’abandonne lui-même.

— Pour l’amour de Dieu, laissez-moi ! dit-elle d’une voix affaiblie.

Ainsi s’échappa, dans ces quelques mots suppliants, la révélation du secret de son cœur. Ces mots, je n’avais pas le droit de les entendre, je n’avais pas le droit d’y répondre ; au nom de sa faiblesse sacrée, ces mots m’interdisaient de rester auprès d’elle. Tout était fini. Je laissai aller sa main ; je n’ajoutai pas une parole. Les pleurs qui m’aveuglaient la dérobaient à mes yeux, et, pour la voir une dernière fois, je dus les sécher à la hâte. Ce regard me la montra comme affaissée dans un fauteuil, posant ses deux bras sur la table, et sur eux abaissant sa belle tête avec un mouvement d’inexprimable fatigue. Ce regard fut le dernier ; la porte s’était refermée sur elle. — l’abîme de la séparation s’était ouvert entre nous, — l’image de Laura Fairlie n’était déjà plus qu’un souvenir du passé.

FIN DU RÉCIT DE HARTRIGHT.



Le récit est continué par Vincent Gilmore, de Chancery Lane, avocat


I


Je trace ces lignes à la requête de mon ami, M. Walter Hartright. Elles ont pour objet de faire connaître quelques événements qui portèrent un certain préjudice aux intérêts de miss Fairlie, et qui eurent lieu après que M. Hartright fut parti de Limmeridge-House.

Il ne m’est pas imposé de dire si mon opinion est ou non favorable à la publicité qu’on entend donner aux notables événements domestiques dont le récit que je vais faire relatera plusieurs circonstances importantes. M. Hartright a pris toute la responsabilité de cette décision ; et les circonstances qui restent à exposer montreront qu’il a surabondamment acquis le droit de prendre, à cet égard, le parti qui lui conviendra le mieux. Son plan, qui consiste à présenter l’histoire au public de la manière à la fois la plus vivante et la plus vraie, exige qu’elle soit racontée, à chaque période successive des événements, par les personnes qui, alors, y prenaient la part la plus directe. Une conséquence nécessaire de cet arrangement, c’est que je dois prendre, pour le présent, le rôle de narrateur. J’étais dans le Cumberland pendant le séjour qu’y vint faire sir Percival Glyde, et je pris une part personnelle au résultat le plus essentiel de sa courte résidence chez M. Fairlie. Il m’incombe, par conséquent, d’ajouter ces quelques anneaux à la chaîne des événements, et je vais la reprendre, pour cela, au point même où les mains de M. Hartright ont laissé retomber cette chaîne.

J’arrivai à Limmeridge-House, le vendredi 2 novembre.

J’avais formé le projet de rester chez M. Fairlie jusqu’à l’arrivée de sir Percival Glyde. Si la démarche qu’il faisait ainsi aboutissait à la fixation d’une date quelconque pour son union avec miss Fairlie, je devais remporter à Londres, avec moi, les instructions nécessaires pour la rédaction du contrat de mariage.

Le vendredi même, je n’eus pas l’honneur d’être reçu par M. Fairlie. Il était ou se figurait être, depuis des années, dans un déplorable état de santé, et ne se trouvait pas assez bien portant pour me donner audience. Ce fut, de toute la famille, miss Halcombe que je vis la première. Elle m’accueillit à la porte du château, et voulut bien me présenter à M. Hartright, qui séjournait à Limmeridge depuis quelque temps déjà.

Je ne vis miss Fairlie que plus tard, dans la journée, seulement à l’heure du dîner. Elle ne paraissait pas très-bien portante, et j’en fis la remarque avec peine. C’est une jeune fille aimable et douce, aussi charmante, aussi attentive pour tous ceux dont elle est entourée que le fut jadis son excellente mère, — bien que, par son extérieur, elle rappelle plutôt l’auteur de ses jours. Mistress Fairlie avait des yeux et des cheveux noirs ; sa fille aînée, miss Halcombe, me la rappelle d’une manière frappante. Miss Fairlie nous fit, le soir un peu de musique, — et ne joua pas, ce me semble, aussi bien qu’à son ordinaire. Nous eûmes un « rubler » au whist ; véritable profanation de ce noble jeu, du moins, quant à l’attention que semblaient y porter mon partner et mes adversaires. M. Hartright, dès le moment où nous fûmes présentés l’un à l’autre, m’avait favorablement impressionné ; mais je découvris bientôt qu’il n’était pas exempt de quelques-uns des défauts de savoir-vivre qui sont ceux de son âge et de son époque. Il y a trois choses qu’ignorent absolument les jeunes gens de la génération actuelle ; ils ne savent ni rester à boire après le dîner, ni jouer au whist, ni tourner un compliment aux dames. M. Hartright ne faisait pas exception à cette règle générale. Même alors, cependant, et après une connaissance bien sommaire, il me frappa comme un jeune homme d’attitude modeste et d’excellentes façons.

Le vendredi se passa ainsi. Je ne dis rien des objets plus sérieux qui préoccupèrent, ce jour-là, mon attention ; — la lettre anonyme à miss Fairlie ; les mesures que je jugeai convenable de prendre dès qu’on m’en parla : la ferme conviction où j’étais que sir Percival Glyde nous fournirait, relativement à ces circonstances obscures, toutes les explications que nous pouvions attendre. Je ne parle pas de tout ceci, puisque, si je le comprends bien, il en a été fait mention dans le récit qui précède.

Le samedi, M. Hartright était parti avant que je ne descendisse pour le déjeuner. Miss Fairlie resta chez elle toute la journée, et miss Halcombe me parut d’assez triste humeur. Le château n’était plus ce que je l’avais vu du temps de M. et mistress Philip Fairlie. Durant l’après-midi, je fis seul une promenade dans les environs, et visitai quelques-uns des endroits que j’avais appris à connaître, il y a plus de trente ans, en venant à Limmeridge pour y régler les affaires de la famille. Ces endroits, eux aussi, avaient bien changé.

Vers deux heures, M. Fairlie m’envoya dire qu’il se trouvait assez bien pour me recevoir. « Lui, » du moins, n’avait rien perdu, depuis notre première connaissance. Son entretien roulait toujours sur les mêmes sujets, — à savoir lui-même et ses maux innombrables, ses médailles merveilleuses et ses incomparables « eaux-fortes » de Rembrandt. Dès que je voulus aborder l’affaire qui m’amenait chez lui, mon homme ferma l’œil, prétendant que je le « bouleversais ». Je persistai à le « bouleverser » en revenant obstinément, à plusieurs reprises, sur le même sujet. Tout ce que je pus tirer au clair fut « qu’il regardait le mariage de sa nièce comme une affaire réglée, sanctionnée par le père de la jeune fille, sanctionnée par lui-même, union d’ailleurs très-désirable, et des tracas de laquelle il lui tardait fort, personnellement, d’être enfin débarrassé. Quant au clauses du contrat, si je voulais bien consulter sa nièce, et, profitant ensuite de ce que je connaissais à fond leurs affaires de famille, si je voulais tout préparer, et borner sa participation de tuteur, dans cette affaire, au simple « oui » qu’il faudrait prononcer à certains moments, — oh ! alors, il remplirait mes vues, et les vues de toute autre personne, avec un plaisir infini. D’ici là, je voyais ce qu’il était, un pauvre invalide, confiné dans sa chambre. Me semblait-il en état de supporter beaucoup de tourments ? Non, sans doute. Et, alors, pourquoi le tourmentait-on ? »

J’aurais pu m’étonner un peu de ce que M. Fairlie, dans son rôle de tuteur, réduisait ainsi sa part d’influence, si je n’avais assez connu les affaires de la famille pour savoir qu’étant célibataire, il n’avait, sur le domaine de Limmeridge, que des droits de simple usufruit. Informé, du reste, comme je l’étais, je ne fus ni surpris ni déçu par le résultat de notre entrevue. M. Fairlie avait, tout simplement, vérifié mes prévisions, — et c’est tout ce que j’en pouvais dire.

Le dimanche fut un jour ennuyeux, au dehors comme au dedans. Une lettre m’arriva du « solicitor » de sir Percival Glyde, m’accusant réception de la lettre anonyme dont je lui avais envoyé copie, et de l’exposé de faits qui accompagnait cette lettre. Miss Fairlie vint nous rejoindre dans l’après midi, fort abattue et, en somme, fort différente d’elle-même. Je causai quelques instants avec elle, et risquai une délicate allusion à sir Percival. Elle écouta sans mot dire. Sur tout autre sujet, elle semblait disposée à suivre la conversation ; sur celui-là, elle la laissait invariablement tomber. Je commençai à me demander si, par hasard, elle n’en était pas à se repentir de son engagement, — comme tant d’autres jeunes dames le font souvent, et souvent aussi trop tard.

Le lundi, sir Percival Glyde arriva.

Je vis en lui un homme des plus séduisants, comme extérieur du moins, et comme manières. Il avait l’air un peu plus âgé que je ne m’y attendais, ayant les cheveux assez rares sur le haut de la tête, les traits marqués, la figure fatiguée. Mais ses allures étaient aussi actives et son humeur aussi alerte que celle d’un jeune homme. La manière dont il répondit à l’accueil de miss Halcombe fut délicieusement simple et cordiale ; et lorsque je lui fus présenté, il se montra si bienveillant, il me mit si bien à mon aise, que nous nous trouvâmes ensemble sur le pied d’une vieille amitié. Miss Fairlie n’était point avec nous quand il arriva, mais elle entra dans l’appartement, environ dix minutes plus tard. Sir Percival se leva, et lui offrit ses hommages avec une grâce parfaite. L’inquiétude évidente que lui causait le changement fâcheux survenu dans l’aspect général de cette jeune personne, fut exprimée avec un mélange de tendresse et de respect, une délicatesse de ton, de voix, de gestes, qui faisaient autant d’honneur à son tact naturel qu’à sa bonne éducation. Je fus un peu étonné, dans de telles circonstances, de constater que miss Fairlie continuait à être gênée et mal à son aise devant lui, et de lui voir saisir le premier prétexte venu pour quitter de nouveau le salon. Sir Percival ne prit garde ni à la contrainte de son accueil, ni à cette brusque retraite qui nous l’enlevait. Présente, il ne l’avait pas fatiguée de ses attentions ; absente, il n’embarrassa miss Halcombe par aucune allusion gênante au départ de sa sœur. Son habitude du monde, son tact parfait ne se trouvèrent jamais en défaut, soit dans cette occasion, soit dans aucune autre, pendant tout le séjour que nous fîmes ensemble à Limmeridge-House.

Aussitôt que miss Fairlie eut quitté l’appartement, il alla au devant d’une question embarrassante pour nous, en nous parlant le premier de la lettre anonyme : « Parti du Hampshire, il s’était arrêté à Londres ; il y avait vu son avocat ; il avait lu les documents envoyés par moi, et il arrivait dans le Cumberland, pénétré du désir de donner toute satisfaction à nos inquiétudes en s’expliquant aussi nettement, aussi clairement que la parole humaine lui permettrait de le faire. » D’après cette déclaration formelle, je lui présentai la lettre originale que j’avais conservée pour la soumettre à son inspection. Il me remercia, et refusa d’y jeter les yeux, disant qu’il avait vu la copie, et qu’il était tout disposé à laisser la minute dans nos mains.

Le détail des faits qu’il aborda ensuite, immédiatement, répondit à mon attente par son caractère simple et tout à fait explicite.

« Mistress Catherick, nous apprit-il, lui avait fait contracter, à une époque antérieure, certaines obligations, résultant de services qu’elle avait rendus, tant à lui-même qu’à quelques membres de sa famille. Elle avait eu le double malheur, depuis lors, d’être abandonnée par l’homme qu’elle avait épousé, puis de rester avec une enfant dont les facultés mentales se montrèrent fort incomplètes dès son jeune âge. Bien que le mariage de mistress Catherick l’eût transportée dans une partie du Hampshire fort éloignée de celle où était situé le domaine de sir Percival, il avait eu soin de ne pas la perdre de vue ; son amitié pour cette pauvre femme et sa reconnaissance pour ses services passés, se trouvant très-fortifiées par l’admiration que lui inspiraient la patience et le courage avec lesquels elle supportait les coups du sort. Avec le temps, les symptômes d’infirmité mentale qui s’étaient manifestés chez sa malheureuse fille, prirent un tel caractère de gravité, qu’il devint indispensable de la soumettre à un traitement assidu. Mistress Catherick elle-même reconnut cette nécessité ; mais elle avait, en même temps, un préjugé commun à toutes les personnes d’une certaine condition, et qui l’empêchait de permettre que sa fille fût admise, par le bénéfice de la charité publique, dans un hôpital ordinaire. Sir Percival prit en considération ce préjugé, par suite du respect que lui inspirait, à tous les degrés de l’échelle sociale, un sentiment vrai d’honnête indépendance ; aussi avait-il résolu de reconnaître le long attachement de mistress Catherick aux intérêts de sa famille, en défrayant le séjour de sa fille dans un « asile » particulier, digne de toute confiance. Au grand regret de la mère, au grand regret de sir Percival lui-même, l’infortunée créature avait découvert la participation de ce dernier à cette espèce d’emprisonnement exigé par les circonstances, et, dès-lors, elle avait conçu à son égard une méfiance, une haine des plus violentes. Cette haine, cette méfiance, — qui, à plusieurs reprises, s’étaient manifestées dans la maison d’aliénés, — faisaient clairement comprendre l’origine de la lettre anonyme, écrite depuis son évasion. Si le souvenir que miss Halcombe et M. Gilmore avaient dû garder de ce document ne leur semblait point d’accord avec cette interprétation, ou s’ils désiraient quelques détails de plus sur « l’asile » en question (il en donnait l’adresse, en même temps que celles des deux médecins sur les certificats desquels la jeune malade y avait été admise), il était prêt à répondre à toute question, à dissiper toute incertitude. Il croyait avoir rempli ses devoirs envers la malheureuse jeune femme, en recommandant à son avoué de n’épargner aucune dépense pour la retrouver et la remettre ensuite entre les mains des hommes de l’art ; ainsi voulait-il remplir ses devoirs envers miss Fairlie et sa famille, avec la même droiture et la même sincérité. »

Ce fut moi qui, le premier, répondis à cette allocution. Je voyais clair dans ce que j’avais à faire. Le grand mérite de l’étude du droit, c’est qu’elle permet de contester n’importe quelles affirmations humaines, présentées sous n’importe quelles formes et dans n’importe quelles circonstances. Si je m’étais senti le besoin, comme avocat, de tirer, des explications même de sir Percival Glyde, la matière d’un bon procès à lui intenter, je l’aurais pu sans nul doute. Mais tel n’était pas mon devoir du moment : j’exerçais comme arbitre, et non comme partie. J’avais donc à peser l’explication que nous venions d’entendre ; je devais tenir tout le compte voulu de l’excellente réputation du gentleman qui nous la présentait ; je devais ensuite décider, en mon âme et conscience, si, d’après l’exposé même de sir Percival, les probabilités étaient claires en sa faveur, ou claires contre lui. Ma conviction privée fut qu’il les avait évidemment pour lui ; et je déclarai, en conséquence, que son explication était, à mon sens, incontestablement satisfaisante.

Miss Halcombe, qui me suivait du regard avec beaucoup d’attention, prononça, de son côté, quelques paroles analogues, — cependant, avec une certaine hésitation que les circonstances ne me semblaient pas justifier. Je ne saurais dire, d’une manière positive, si l’honorable sir Percival remarqua ou non ceci. Mon opinion, cependant, est qu’il y prit garde, attendu qu’il revint avec instance sur ce qu’il avait dit, bien qu’il pût, sans manquer à aucune convenance, regarder ce sujet comme épuisé.

— Si mon simple exposé des faits ne s’était adressé qu’à M. Gilmore, dit-il, je regarderais comme superflu d’insister sur un récit en lui-même assez triste. Je crois, en effet, pouvoir m’attendre à ce que M. Gilmore, comme gentleman, ne révoque point ma parole en doute ; et dès qu’il m’a rendu cette justice, toute discussion sur le sujet qui nous occupe se trouve naturellement close. Mais, vis-à-vis d’une dame, ma position n’est pas la même. Je lui dois, à elle, ce que je n’accorderais à aucun homme sur la terre ; — une preuve qui vérifie mon assertion. Vous ne pouvez me demander cette preuve, miss Halcombe ; il est, dès lors, de mon devoir envers vous, plus encore envers miss Fairlie, de vous l’offrir spontanément. Oserais-je vous prier de vouloir bien écrire immédiatement à la mère de cette malheureuse, — à mistress Catherick, — pour lui demander son témoignage à l’appui des explications que j’ai eu l’honneur de vous soumettre ?…

Je vis miss Halcombe changer de couleur, et sa physionomie trahir un certain malaise. Si poliment qu’elle fût exprimée, la suggestion de sir Percival lui paraissait sans doute, comme à moi, une très-délicate allusion à l’hésitation qu’elle avait laissé entrevoir un instant auparavant.

— J’espère bien, sir Percival, dit-elle avec vivacité, que vous ne me faites pas le tort de me supposer la moindre méfiance à votre égard ?

— Certainement non, miss Halcombe. Vous ne devez voir, dans ma proposition, qu’un simple acte de déférence pour « vous ». M’excuserez-vous si je m’entête encore à vous le faire accepter ?…

Tout en parlant, il allait vers le bureau ; il en approcha un fauteuil et ouvrit la boîte à papier.

— Laissez-moi vous supplier d’écrire ce billet, dit-il, à titre de service pour « moi ». Il ne vous prendra pas plus de quelques minutes. Vous n’avez qu’à poser deux questions à mistress Catherick. D’abord, si sa fille a été placée à « l’asile », elle le sachant et l’approuvant ? En second lieu, si ma participation, dans cette affaire, a été ce qu’il fallait pour me mériter l’expression de sa reconnaissance ? Aux yeux de M. Gilmore, ce sujet désagréable est éclairci ; il l’est également aux vôtres, à ce qu’il paraît, — veuillez donc aussi l’éclaircir aux miens en écrivant cette petite lettre.

— Vous me contraignez, sir Percival, à vous accorder une demande que j’eusse été bien plutôt disposée à écarter… — À ces mots, miss Halcombe se leva de sa place, et alla s’asseoir au bureau. Sir Percival la remercia, lui tendit une plume, et revint vers la cheminée. La petite levrette italienne de miss Fairlie était couchée sur le tapis. Il étendit la main vers elle, et l’appelant d’un ton de bonne humeur :

— Allons, Nina, disait-il, est-ce que nous ne nous connaissons plus, maintenant ?…

Le petit animal, craintif et farouche comme le sont d’ordinaire ces chiens de salon, le regarda d’un air mécontent, se déroba sous sa main caressante, et, gémissant, frissonnant, s’alla tapir sous un canapé. Il n’était guère probable qu’un homme de son espèce fût déconcerté par une bagatelle comme le mauvais accueil d’un roquet hargneux. Je remarquai pourtant qu’il s’en alla très-brusquement du côté de la fenêtre. Peut-être a-t-il ses moments d’irritation ? S’il en est ainsi, je puis le comprendre. J’ai mes moments d’irritation, moi aussi. Miss Halcombe ne mit pas longtemps à écrire le billet. Elle se leva quand il fut fini, et tendit à sir Percival la feuille encore ouverte. Il la prit en s’inclinant, la plia aussitôt, sans jeter les yeux sur ce qu’elle pouvait contenir, cacheta la lettre, écrivit l’adresse, et la lui remit en silence. Je n’ai jamais vu, de ma vie, plus de grâce et de bonnes façons qu’il ne venait d’en déployer sous mes yeux.

— Vous insistez, sir Percivai, dit miss Halcombe, pour que cette lettre soit mise à la poste ?

— Je vous le demande en grâce, répondit-il. Et, maintenant que ce point est réglé, permettez-moi une ou deux questions encore sur l’infortunée à laquelle se rapporte ce billet. J’ai lu la communication que M. Gilmore a bien voulu adresser à mon avoué, où il est rendu compte des circonstances qui on permis de constater l’identité de la personne à laquelle la lettre anonyme devait être attribuée. Il y a cependant certains points sur lesquels cet exposé de faits garde le silence. Anne Catherick a-t-elle vu miss Fairlie ?

— Certainement non, répondit miss Halcombe.

— Vous a-t-elle vue ?

— Pas davantage.

— Elle n’a donc vu personne du château, si ce n’est un certain M. Hartright, qui l’a rencontrée, par hasard, dans le cimetière du village ?

— Personne, si ce n’est lui.

— M. Hartright était, je crois, employé à Limmeridge, comme professeur de dessin ?… Est-il membre d’une de nos sociétés d’aquarellistes ?

— Je le crois, répondit miss Halcombe.

Il s’arrêta un instant, comme s’il méditait cette dernière réponse, et reprit ensuite :

— Avez-vous découvert où résidait Anne Catherick pendant son séjour dans ces environs ?

— Oui ; elle habitait une ferme des marais, qu’on appelle Todd’s-Corner.

— Nous sommes tous obligés, dans l’intérêt même de cette pauvre créature, à tâcher de la découvrir, continua sir Percival. Il peut lui être échappé, à Todd’s-Corner, quelque révélation indirecte qui nous mettrait sur ses traces. J’irai donc, à tout hasard, y faire enquête. D’ici là, comme je ne saurais prendre sur moi de débattre avec miss Fairlie un si pénible sujet, puis-je espérer, miss Halcombe, que vous voudrez bien lui donner les explications requises, en les ajournant, cela va sans le dire, jusqu’à ce que vous ayez reçu la réponse à ce billet ?…

Miss Halcombe promit de faire droit à sa demande. Il la remercia, sourit agréablement, et nous quitta pour aller s’installer dans son appartement. Au moment où il ouvrait la porte, la capricieuse petite levrette, passant hors du sopha la pointe effilée de son museau, lui jeta un ou deux aboiements hostiles.

— Nous n’avons pas perdu notre matinée, miss Halcombe, m’écriai-je, dès que nous fûmes seuls. Voici déjà finies les inquiétudes de ce jour redoutable !

— Oui, sans doute, répondit-elle. Je suis charmée que vos scrupules soient tous dissipés.

— Mes scrupules !… Avec le billet que vous avez en main, « vos » scrupules aussi, bien certainement, doivent être pacifiés.

— Oh ! oui ; comment pourrait-il en être autrement !… Je savais bien que la chose ne se vérifierait pas, continua-t-elle, se parlant à elle-même plutôt qu’à moi ; mais je souhaiterais presque que Walter Hartright eût assez prolongé son séjour ici pour assister à l’explication et entendre la proposition qui m’a été faite relativement à cette lettre…

Je fus un peu étonné, — peut-être aussi un peu piqué, — lorsque j’entendis ces derniers mots.

— Les circonstances, il est vrai, repartis-je, ont remarquablement impliqué M. Hartright dans cette affaire de lettre ; et me voici prêt à reconnaître qu’il s’est conduit, tout bien considéré, avec beaucoup de délicatesse et de discrétion. Mais je ne vois pas, je l’avoue, en quoi sa présence aurait pu modifier utilement l’effet que la déclaration de sir Percival devait produire ou sur vous ou sur moi.

— Ce n’était qu’une chimère, dit-elle, toujours distraite. Il n’y a pas à discuter là-dessus, monsieur Gilmore. Votre expérience doit être, — elle est, en effet, — le meilleur guide que je puisse souhaiter…

Je ne trouvai pas tout à fait de mon goût cette manière, bien marquée, de faire peser toute la responsabilité sur mes épaules. De la part de M. Fairlie, cela ne m’eût point étonné. Mais, avec sa résolution, sa netteté d’esprit, miss Halcombe était la dernière personne que je me fusse attendu à trouver reculant devant l’expression d’une opinion conçue par elle.

— Si quelques doutes vous tourmentent encore, lui dis-je, pourquoi ne pas m’en faire part immédiatement ? Dites-le moi tout net : avez-vous quelque raison pour vous méfier de sir Percival Glyde ?

— Aucune.

— Voyez-vous, dans ses explications, quelque chose d’improbable ou de contradictoire ?

— Comment pourrais-je le dire, après les preuves qu’il m’a offertes à l’appui de sa véracité ? Quel témoignage vaudrait en sa faveur, monsieur Gilmore, celui qu’il invoque, celui de la mère de cette femme ?

— Il n’en est pas de meilleur. Si la réponse à vos questions est de nature à vous satisfaire, on ne voit pas, moi du moins, ce qu’un ami de sir Percival pourrait lui demander de plus.

— Eh bien ! nous enverrons la lettre, dit-elle, se levant pour quitter le salon ; et nous ajournerons, à l’arrivée de la réponse, toute mention du même sujet. N’attachez aucune importance à mes hésitations ! Le seul motif que j’en puisse donner, c’est que Laura, dans ces derniers temps, m’a causé beaucoup d’inquiétude ; or, vous savez, monsieur Gilmore, que l’inquiétude vient à bout des gens les plus forts…

Elle me quitta brusquement ; et sa voix, naturellement bien posée, me parut faiblir en articulant ces derniers mots. C’est une nature sensible, véhémente, passionnée, — une femme comme on n’en trouverait pas une sur dix mille, à notre époque triviale et superficielle. Je la connaissais depuis ses plus jeunes ans ; je l’avais vue à l’épreuve, tandis qu’elle grandissait, dans plus d’une crise de famille, et ma longue expérience d’elle me faisait attacher à ses hésitations, dans les circonstances ci-dessus mentionnées, plus d’importance qu’à celles d’une femme ordinaire. Je ne voyais, quant à moi, aucune occasion de doute ou de scrupules ; et pourtant, grâce à elle, j’étais quelque peu troublé, quelque peu mal à mon aise. Dans mon jeune temps, je me serais révolté, je me serais irrité contre cette déraisonnable situation d’esprit. Ramené, par l’âge, à une philosophie plus sereine, je sortis paisiblement pour aller un peu prendre l’air.


II


Nous nous retrouvâmes tous à l’heure du dîner.

Sir Percival était d’une gaieté tellement bruyante, que j’avais peine à reconnaître en lui cet homme dont le tact et le sang-froid, le bon sens et la dignité aristocratiques m’avaient si vivement impressionné le matin même. Les seuls indices auxquels je pus le retrouver tel que je l’avais vu alors, étaient, çà et là, dans son attitude vis-à-vis de miss Fairlie. Un regard, un mot d’elle arrêtaient court ses plus tumultueux éclats de rire, suspendaient l’entrain de ses plus joyeux propos, et, en un instant, faisaient de lui pour elle, si ce n’est pour d’autres, un modèle d’attentions et d’égards. Sans jamais essayer de l’entraîner au courant de la causerie, jamais non plus il ne perdait la plus légère occasion qu’elle pût lui fournir de la laisser s’y engager comme par hasard, et de lui adresser, seulement alors, ainsi favorisé par les circonstances, ces paroles flatteuses qu’un homme, doué de moins de tact et de délicatesse, lui eût fait entendre, de but en blanc, à mesure qu’elles lui seraient venues. Miss Fairlie, — et j’en fus quelque peu surpris, — semblait lui savoir gré de ses attentions, sans qu’elles eussent le don de l’émouvoir. De temps en temps, lorsqu’il la regardait ou lui parlait, elle manifestait quelque confusion ; mais elle restait très-froide à son égard. Ainsi le rang, la fortune, la bonne éducation, la bonne mine, les respects d’un gentleman, joints à tout le dévouement d’un prétendu fort épris, étaient humblement déposés à ses pieds, et, selon toutes les apparences actuelles, sans espoir de les lui faire agréer.

Le lendemain, qui était un mardi, sir Percival (prenant un des domestiques pour guide), se rendit, dès le matin, à Todd’s-Corner. Ses investigations, à ce que j’appris depuis, n’amenèrent aucun résultat. À son retour il eut un entretien avec M. Fairlie, et, dans l’après-midi, sortit à cheval avec miss Halcombe. Rien autre chose n’arriva qui mérite une mention. La soirée se passa comme à l’ordinaire. Aucun changement chez sir Percival ; aucun changement chez miss Fairlie.

Le courrier du mercredi nous apporta un événement, — à savoir la réponse que nous attendions de mistress Catherick. Je pris de ce document une copie que j’ai conservée et que je crois pouvoir, sans inconvénient, placer ici. La rédaction textuelle était comme suit :

« Madame,

» Permettez-moi de vous accuser réception de la lettre par laquelle vous me demandez si ma fille, Anne, avait été placée entre les mains des médecins à ma connaissance et avec mon approbation ; en outre, si la participation de sir Percival Glyde à cette mesure a été de nature à lui mériter l’expression de ma reconnaissance. Veuillez accueillir ma réponse affirmative à ces deux questions, et me croire, madame, votre très-obéissante.

Janne-Anne Catherick. »

Style laconique, sec, allant au fait ; comme forme, c’était une lettre qui, pour être d’une femme, sentait terriblement son vieux procureur ; en substance, elle confirmait les dires de sir Percival aussi complètement qu’on le pût désirer. Ce fut, du moins, mon opinion, et, sauf quelques réserves peu importantes, ce fut aussi l’opinion de miss Halcombe. Sir Percival, quand la lettre lui fut montrée, ne parut pas être frappé par ce qu’elle avait de sommaire et de brusque. Il nous apprit que mistress Catherick était une femme avare de ses paroles, une personne d’esprit net, sans imagination, allant droit devant elle, et qui écrivait comme elle parlait, sans aucune fleur de rhétorique.

Maintenant que la réponse nous était parvenue, notre premier soin devait être de faire connaître à miss Fairlie l’explication de sir Percival. Miss Halcombe s’en était chargée, et avait déjà quitté le salon pour aller rejoindre sa sœur, lorsqu’elle y rentra tout à coup et vint s’asseoir auprès de la dormeuse dans laquelle je m’étais établi pour lire les journaux. La minute d’avant, sir Percival était parti pour aller faire un tour dans les écuries, et il n’y avait plus que nous dans le salon.

— Je suppose, me dit-elle, retournant et froissant dans sa main la lettre de mistress Catherick, je suppose que nous avons fait, bel et bien, tout ce qu’on pouvait attendre de nous ?

— Cela dépend, répondis-je, un peu chagriné de voir renaître son hésitation. Comme ami de sir Percival, le connaissant bien et se fiant à lui, nous avons fait, et au delà, tout le nécessaire. Mais, si nous voulons traiter avec lui en ennemis méfiants et qui se tiennent sur leurs gardes…

— Il ne faut pas même songer à cette alternative, interrompit-elle. Nous sommes les amis de sir Percival, et si son indulgente générosité peut ajouter à notre respect pour lui, nous devrions nous ranger, dès aujourd’hui, parmi ses admirateurs. Vous savez sans doute qu’il a vu, hier, M. Fairlie, et qu’ensuite il est sorti avec moi ?

— Oui. Je vous ai vus partir ensemble, à cheval.

— Nous débutâmes, à la promenade, par causer d’Anne Catherick et de son étrange rencontre avec M. Hartright. Mais, quittant bientôt ce sujet, sir Percival me parla ensuite, avec la plus parfaite abnégation, de son engagement vis-à-vis de Laura. « Il avait remarqué, me dit-il, qu’elle était dans un triste état de langueur, et, jusqu’à information contraire, il attribuerait uniquement à cette cause l’altération de son attitude envers lui. Si, pourtant, ce changement avait d’autres motifs plus sérieux, il nous suppliait, M. Fairlie et moi, de ne gêner en rien les inclinations de cette enfant. Tout ce qu’il demandait, en ce cas, c’était qu’elle voulût bien récapituler, une dernière fois, et les circonstances qui avaient d’abord présidé à leur mutuel engagement, et ce qu’avait été sa conduite, à lui, depuis cette époque jusqu’au moment actuel. Si, après avoir mûrement réfléchi sur ces deux sujets, elle souhaitait réellement qu’il abdiquât ses prétentions à l’honneur d’être son mari, — et si elle le lui disait nettement, elle-même, de sa propre bouche, — il n’hésiterait pas à se sacrifier en la laissant tout à fait libre de se regarder comme dégagée.

— C’était là, miss Halcombe, tout ce qu’un homme peut dire de plus. Et, tels que je les connais, il en est peu à sa place qui en eussent dit autant…

Elle se tut un moment, après que j’eus prononcé ces paroles, et leva les yeux sur moi avec une singulière expression de détresse et de perplexité.

— Je n’accuse personne… je ne soupçonne rien, s’écria-t-elle par un brusque effort. Mais je ne peux pas et je ne veux pas prendre la responsabilité de persuader ce mariage à Laura.

— C’est exactement, répliquai-je fort étonné, la ligne de conduite que sir Percival Glyde vous convie à suivre. Il vous a suppliée de ne pas contraindre les inclinations de votre sœur.

— Oui ; mais en me chargeant de transmettre son message, il m’oblige indirectement à ce qu’il me sollicite de ne point faire.

— Comment cela peut-il être ?

— Consultez, monsieur Gilmore, la connaissance que vous avez de Laura. Si je lui recommande de réfléchir sur les circonstances qui ont présidé à son engagement, je fais en même temps appel à deux des sentiments qui ont le plus d’action sur elle, — son culte pour la mémoire de son père, et cette autre religion que constitue en elle son respect pour la vérité. Vous savez que, de sa vie entière, elle n’a manqué à une seule de ses promesses ; vous savez qu’elle s’est laissée aller à cet engagement, au début de la fatale maladie qui allait emporter son père, et que, sur son lit d’agonie, le pauvre homme lui parlait sans cesse avec espérance, avec bonheur, du mariage qui allait donner sir Percival Glyde pour protecteur à sa fille…

J’avoue que cet aspect de la question m’ébranla quelque peu.

— Bien certainement, lui dis-je, vous ne prétendez pas inférer de tout ceci qu’en vous parlant hier comme il l’a fait, sir Percival spéculait intérieurement sur le résultat de la mission dont il vous dictait ainsi les termes…

Avant qu’elle n’eût parlé, sa physionomie franche et hardie m’avait déjà répondu.

— Pensez-vous donc, me demanda-t-elle avec une généreuse colère, que je consentirais à vivre, ne fût-ce qu’une minute, à côté d’un homme à qui j’attribuerais une pareille bassesse ?…

Cette apostrophe indignée, qui m’arrivait en pleine poitrine, me réjouit singulièrement le cœur. Par métier je vois tant de mauvais sentiments… et ils indignent si peu !

— En ce cas, repris-je, veuillez m’excuser si je vous dis, dans notre style un peu farouche, que vos plaidez en dehors de vos conclusions. Quelles que puissent être les conséquences, sir Percival a bien le droit d’espérer qu’avant de demander la rupture de leur engagement, votre sœur voudra bien l’examiner à tous les points de vue raisonnables. Si cette déplorable lettre lui a donné des préventions contre son fiancé, allez sur-le-champ lui déclarer qu’à vos yeux et aux miens, il s’est complètement justifié. Quelle objection, après cela, pourrait-elle faire valoir contre lui ? et comment s’excuserait-elle d’avoir changé d’avis sur le compte d’un homme qu’elle acceptait bel et bien pour époux, voici tantôt deux ans, et même un peu davantage ?

— Aux yeux de la loi et de la raison, monsieur Gilmore, elle n’aurait, j’ose le dire, aucune excuse. Si elle hésite encore, et si j’hésite comme elle, vous devrez attribuer notre conduite, que vous avez le droit de trouver étrange, à un simple caprice dont la responsabilité doit peser sur l’une comme sur l’autre. Nous la supporterons de notre mieux…

À ces mots, elle se leva tout à coup, et me planta là. Quand une femme de bon sens échappe, par une réponse d’écervelée, à la question sérieuse qu’on vient de lui adresser, c’est, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, qu’elle a quelque chose à dissimuler. Je repris la lecture de mon journal, fortement enclin à soupçonner que miss Halcombe et miss Fairlie nourrissaient entre elles deux un beau petit secret auquel ni sir Percival ni moi n’étions initiés. Je trouvai le procédé un peu leste pour nous deux, — et particulièrement pour sir Percival.

Mes doutes, — ou pour parler plus vrai, mes convictions à cet égard, — furent confirmées par le langage et l’attitude de miss Halcombe, quand je la revis un peu plus tard, dans la même journée : elle fut étonnamment laconique et réservée en me parlant du résultat de l’entretien qu’elle avait eu avec sa sœur. Miss Fairlie, paraît-il, avait tranquillement prêté l’oreille à tout ce qu’on lui disait pour lui présenter l’affaire de la lettre sous son véritable jour ; mais lorsque miss Halcombe voulut ensuite ajouter que sir Percival se proposait, en venant à Limmeridge, d’obtenir d’elle la fixation de leur hymen à une date certaine, elle coupa court à toute insistance en suppliant qu’on lui donnât un peu de temps pour se décider. « Que sir Percival, présentement, voulût ne pas user de tous ses droits, et elle tâcherait de lui donner, avant la fin de l’année, une réponse définitive. » Elle sollicitait ce délai avec tant d’inquiétude et d’agitation, que miss Halcombe avait dû lui promettre d’user, s’il le fallait, de toute son influence pour obtenir qu’il lui fût accordé ; et là s’était terminée, à l’instante prière de miss Fairlie, toute discussion ultérieure du mariage projeté.

L’arrangement purement temporaire qu’elle proposait ainsi pouvait convenir assez à notre jeune fiancée. Mais, pour celui qui écrit ces lignes, cette combinaison était quelque peu gênante. Le courrier du matin m’avait apporté une lettre de mon associé, laquelle m’obligeait de revenir le lendemain à la ville, par le train de l’après-midi. Il était fort probable que, dans les derniers jours de l’année, je n’aurais pas une seconde fois l’occasion de me retrouver à Limmeridge-House. Alors, en supposant que miss Fairlie se décidât finalement à tenir sa promesse, il devenait impossible, et il était cependant nécessaire, que j’entrasse directement en communication avec elle avant de rédiger le contrat ; ainsi, nous serions réduits à traiter par lettres des objets auxquels, d’un côté comme de l’autre, une discussion verbale convient beaucoup mieux. Je me gardai bien de soulever cette difficulté avant que sir Percival eût été consulté au sujet du délai qu’on sollicitait de lui. C’était un gentleman trop pénétré des égards dus au beau sexe pour ne pas faire immédiatement droit à cette requête. Lorsque miss Halcombe m’informa de ceci, je lui dis qu’avant de quitter Limmeridge, il me fallait absolument parler à sa sœur. Miss Fairlie ne descendit point au dîner, et ne passa point la soirée avec nous. Une légère indisposition fut son excuse ; et il me sembla que la physionomie de sir Percival témoignait chez lui d’un certain mécontentement, bien légitime, à coup sûr.

Le lendemain matin, à l’issue du déjeuner, je montai dans le boudoir de miss Fairlie. La pauvre enfant était si pâle et si triste, elle vint au devant de moi si affectueusement et avec tant de grâce, que les beaux sermons, préparés par moi sur l’escalier, au sujet de ses indécisions et de ses caprices, me firent faute au moment décisif. Je la reconduisis au fauteuil d’où elle venait de se lever, et m’assis en face d’elle. Sa méchante petite levrette était dans cette pièce, et j’avais compté sur une réception accompagnée d’aboiements plus ou moins menaçants. Par un singulier phénomène, cette étrange petite bête sembla prendre plaisir à dérouter mes prévisions en sautant sur mes genoux, dès que je fus assis, et en fourrant familièrement son museau effilé dans mes mains qui la caressaient pour la première fois.

— C’était, ma chère, une de vos habitudes, quand vous étiez petite, de venir vous installer sur mes genoux, lui dis-je par voie d’entrée en matière, et on dirait que votre petite chienne veut aujourd’hui vous succéder sur le trône vacant… Est-ce qu’il est de vous, ce joli dessin ?…

Je lui montrais un album posé à côté d’elle sur la table, et qu’elle était évidemment occupée à parcourir au moment de mon entrée. Sur la page à laquelle il était ouvert, se trouvait un petit paysage à l’aquarelle, monté, décoré avec beaucoup de soin. C’était ce dessin qui avait suggéré ma question ; question passablement oiseuse, j’en conviens, — mais pouvais-je, la bouche à peine ouverte, me mettre à parler d’affaires ?

— Non, dit-elle, détournant les yeux avec un certain trouble du dessin que je lui montrais, ce n’est pas moi qui ai fait cela…

Une autre de ses habitudes d’enfance, que je me rappelais également bien, consistait à faire du premier objet venu, toutes les fois que quelqu’un lui adressait la parole, un jouet pour ses doigts distraits. À ce moment, elle se mit à les promener sur l’album, effleurant vaguement les marges de la petite aquarelle. Sa physionomie prenant une expression de plus en plus mélancolique, elle ne regardait plus ni le dessin ni moi. Ses yeux erraient par la chambre, d’un objet à l’autre ; on y lisait clairement qu’elle devinait à quelles fins je voulais l’entretenir. Voyant cela, je pensai qu’il valait mieux en venir au fait le plus tôt possible.

— Un des objets qui m’amènent ici, ma chère, c’est de vous dire adieu, commençai-je. Il me faut aujourd’hui retourner à Londres ; et, avant de partir, je voudrais causer un peu avec vous, touchant les affaires qui vous concernent.

— Je suis bien fâchée que vous vous en alliez, monsieur Gilmore, me dit-elle avec un affectueux regard. Vous avoir ici, cela me rappelle le bon vieux temps d’autrefois.

— J’espère, continuai-je, qu’il me sera donné de revenir encore quelquefois pour vous rappeler ces heureux souvenirs ; mais, comme quelque incertitude plane toujours sur les choses futures, je ne puis négliger l’occasion qui s’offre à moi et dois vous entretenir dès aujourd’hui. Je suis, depuis bien longtemps, votre avocat et votre ami ; et je puis, ce me semble, sans froisser vos sentiments, vous remettre en mémoire que votre mariage avec sir Percival Glyde est une des chances de votre avenir…

Elle écarta sa main du petit album aussi vivement que s’il eût pris feu et l’eût brûlée. Ses doigts, posés sur ses genoux, s’entrelacèrent par un mouvement nerveux ; ses yeux s’abaissèrent de nouveau vers le parquet, et la gêne dont témoignait sa physionomie sembla presque devenir une souffrance.

— Est-il donc absolument nécessaire qu’on me parle sans cesse de ces fiançailles ? demanda-t-elle d’une voix abattue.

— Il est nécessaire d’en toucher quelque chose, répondis-je, mais non d’y insister longuement. Disons tout bonnement que peut-être vous marierez-vous, peut-être non. Dans le premier cas, il faut que je sois par avance en mesure de rédiger votre contrat ; et je ne saurais le faire, la politesse le veut ainsi, sans vous consulter d’abord. Ma chance actuelle est peut-être la seule que j’aie jamais de savoir par vous-même ce que vous désirez. Supposons donc, — pure hypothèse, — que le mariage aura lieu, et permettez-moi de vous renseigner, en aussi peu de mots que possible, sur votre position actuelle, et sur les conditions que vous pouvez faire à votre avenir, si telle est votre volonté…

Je lui expliquai alors l’objet et la portée d’un contrat de mariage ; je lui dis ensuite, très-exactement, ce qu’elle avait à attendre, — d’abord à sa majorité, plus tard à la mort de son oncle, — en lui signalant la différence à faire entre les propriétés qu’elle posséderait simplement à titre viager, et celles dont elle aurait la pleine et libre disposition. Elle m’écoutait attentivement, du même air contraint, et les mains toujours unies sur ses genoux par une étreinte nerveuse.

— Maintenant, lui dis-je pour conclure, veuillez me dire si vous avez en vue quelque clause que vous souhaiteriez introduire dans l’acte, le cas prévu venant à se réaliser, — clause sujette, tout naturellement, à l’approbation de votre tuteur, puisque vous n’êtes pas majeure encore…

Elle s’agitait dans son fauteuil, où elle semblait mal à l’aise. Tout à coup, elle me regarda bien en face et d’un air très-sérieux.

— S’il en est ainsi, commença-t-elle d’une voix faible, si je dois…

— Si vous devez vous marier, ajoutai-je, l’aidant à sortir d’embarras.

— Et bien ! alors… qu’il ne me sépare pas de Marian ! s’écria-t-elle, avec un soudain élan d’énergie. Je vous en supplie, monsieur Gilmore, donnez force légale à cette clause (comme vous dites), que Marian devra vivre avec moi !…

En d’autres occasions, j’aurais peut-être souri devant cette interprétation toute féminine, et de ma question, et des longues explications qui l’avaient précédée. Mais sa physionomie et l’accent avec lequel elle avait parlé devaient me rendre plus que sérieux ; — en réalité, ils m’affligèrent. En bien peu de mots, elle venait de trahir un attachement désespéré au passé, qui ne présidait rien de bon à l’avenir.

— Faire vivre Marian Halcombe avec vous, lui dis-je cela pourra se régler sans peine, au moyen d’un arrangement particulier. Je ne sais pas si vous avez bien compris ma question. Elle avait rapport à vos droits de propriété, à la disposition de vos capitaux. Supposons qu’après votre majorité, vous eussiez à tester, quelle personne, à votre avis, devrait hériter de votre argent ?

— Marian a été pour moi, tout à la fois, une mère et une sœur, dit la bonne et affectueuse enfant, dont les jolis yeux bleus brillaient pendant qu’elle parlait ainsi. Puis-je laisser mes biens à Marian, monsieur Gilmore ?

— Certainement, ma belle petite, répondis-je. Mais souvenez-vous qu’il s’agit de sommes considérables. Souhaiteriez-vous que « tout » allât à miss Halcombe ?…

Elle hésita, rougissant et pâlissant tour à tour, et sa main revenait furtivement du côté du petit album.

— Pas tout absolument, dit-elle. Il y a quelqu’un, outre Marian…

Elle s’arrêta ; sa rougeur s’accrut ; et les doigts de la main qu’elle tenait posée sur l’album se mirent à battre doucement une espèce de mesure à la marge du dessin dont j’ai parlé ; on eût dit que le souvenir d’un air favori venait de les mettre machinalement en branle.

— Vous voulez sans doute parler de quelque autre membre de la famille ? insinuai-je, voyant qu’elle ne savait comment passer outre.

La rougeur de ses joues s’épandit sur son front et sur son cou, et ses doigts tremblants se crispèrent soudain autour de la tranche du livre.

— Il y a encore quelqu’un, dit-elle, ne prenant pas garde à mes dernières paroles, bien qu’évidemment elle les eût entendues ; il y a encore quelqu’un à qui un petit souvenir serait agréable si… — je pouvais le lui laisser… Et quel mal y aurait-il, si je mourais la première ?…

Elle s’arrêta de nouveau. La rougeur qui avait subitement envahi ses joues, les abandonna tout aussi subitement. La main posée sur l’album cessa de l’étreindre, trembla légèrement, et le poussa ensuite loin d’elle. Elle me regarda un instant, — puis détourna la tête, l’appuyant au dossier de son fauteuil. Pendant ce changement de position, son mouchoir venait de glisser à ses pieds, et, pour me dérober son visage, elle dut le cacher en toute hâte dans ses mains.

Triste ! triste ! — Se la rappeler, comme je faisais alors, l’enfant la plus vive et la plus heureuse qui jamais ait absorbé toute une journée dans un long éclat de rire, et la voir maintenant, à la fleur de l’âge, à la fleur de la beauté, brisée, affaissée comme elle l’était !

Le chagrin qu’elle me causait me fit oublier complètement les ans écoulés et le changement qu’ils avaient apporté dans nos situations relatives. Je rapprochai mon fauteuil du sien, je ramassai son mouchoir tombé sur le tapis, j’écartai doucement les mains qui me cachaient son visage : — Ne pleurez pas, chère petite, disais-je, et de ma main je séchai les larmes accumulées dans ses yeux, comme si elle eût été la petite Laura Fairlie, plus jeune de dix longues années.

C’était le meilleur moyen que je pusse prendre pour la calmer. Elle posa sa tête sur mon épaule, et, tout à travers ses larmes, sourit vaguement.

— Je suis bien fâchée de m’être oubliée ainsi, disait-elle avec une naïveté touchante. J’ai été indisposée, — j’ai eu, tous ces derniers temps, des tristesses, des faiblesses nerveuses ; seule, je pleure souvent sans motifs,… mais je vais mieux, maintenant ; je puis vous répondre raisonnablement, monsieur Gilmore,… je le puis, en vérité.

— Non, ma chère, non, répondis-je ; nous tiendrons ce sujet pour épuisé, provisoirement. Ce que vous m’avez dit m’autorise suffisamment à prendre de mon mieux la défense de vos intérêts ; nous pourrons, dans une autre occasion, régler les détails… Laissons-là les affaires, à présent, et causons de quelque autre chose…

J’obtins d’elle, immédiatement, qu’elle acceptât d’autres sujets d’entretien, et en dix minutes, elle était déjà un peu ranimée. Je me levai alors pour prendre congé.

— Revenez nous voir, disait-elle avec insistance. Si vous revenez, j’essaierai de mériter mieux vos bontés pour moi, votre zèle pour mes intérêts…

Ainsi donc elle s’attachait avec acharnement au passé, — à ce passé dont je lui représentais une partie, comme miss Halcombe lui en représentait une autre ! j’étais profondément troublé en voyant cette jeune fille jeter, sur ses débuts dans la vie, le même long regard plein de regrets que je jette, moi, sur le commencement de ma carrière.

— Si je reviens, j’espère vous trouver mieux, lui dis-je, — mieux et plus heureuse… Dieu, ma chère, vous vienne en aide !…

Elle ne me répondit qu’en m’offrant sa joue à baiser. Pour être avocat on n’en est pas moins homme, et j’avais le cœur un peu serré quand je dus prendre congé d’elle.

Toute notre entrevue n’avait guère duré plus d’une demi-heure ; Laura n’avait pas, devant moi, prononcé une parole qui m’expliquât le chagrin, la détresse mystérieuse où la jetait évidemment l’idée de son futur mariage, et néanmoins, je ne sais ni pourquoi ni comment elle avait fini par me gagner à ses idées. J’étais entré chez elle, pénétré des motifs que sir Percival Glyde avait, bel et bien, de trouver un peu froid l’accueil qu’elle lui faisait. J’en sortis espérant « in petto » qu’elle finirait par le prendre au mot, et lui redemander sa liberté. Un homme de mon âge et de mon expérience n’aurait pas dû se laisser aller à des inspirations si contradictoires et si déraisonnables. Je ne prétends donc pas m’excuser ; mais je ne puis m’empêcher de dire la vérité, la vérité comme elle est.

L’heure de mon départ approchait, maintenant. J’envoyai dire à M. Fairlie que j’irais, s’il le souhaitait, prendre ses ordres, mais que j’étais un peu pressé. Il me renvoya une réponse, tracée au crayon sur une bande de papier : « Bonne amitié, cher Gilmore, et vœux de toute sorte ! Je ne puis supporter aucune espèce de hâte ; il en résulte pour mes malheureux nerfs un préjudice inexprimable. Prenez bien soin de vous, et adieu ! »

Au moment même de partir, je vis miss Halcombe, un instant, seule à seul.

— Avez-vous dit à Laura tout ce que vous désiriez ? me demanda-t-elle.

— Oui, répondis-je. Elle est très-faible et très-nerveuse ; — je suis fort aise qu’elle vous ait pour prendre soin d’elle…

Les yeux pénétrants de miss Halcombe étudiaient attentivement mon visage.

— Vos opinions sur le compte de Laura sont quelque peu changées, me dit-elle. Vous êtes plus disposé que vous ne l’étiez hier à lui concéder quelque chose…

Un homme d’esprit ne s’engage jamais, sans préparation, dans une partie d’escrime verbale avec une femme. Aussi me bornai-je à répondre :

— Tenez-moi au courant de ce qui arrivera… Je ne ferai rien avant d’avoir entendu parler de vous…

Elle continuait à me regarder fixement.

— Je voudrais que tout cela fût fini ; et bien fini, monsieur Gilmore ; — vous le voudriez comme moi… À ces mots, elle me quitta.

Sir Percival insista fort poliment pour me reconduira jusqu’à la portière de la voiture.

— Si jamais vous venez dans mes environs, dit-il, n’oubliez pas, je vous prie, que je désire sincèrement cultiver votre connaissance. L’ami fidèle, l’ami éprouvé de cette famille sera toujours l’hôte bien venu de toute maison qui m’appartiendra…

Homme vraiment irrésistible, — courtois, plein d’égards, dépourvu de tout orgueilleux préjugé, — un vrai gentleman de la tête aux pieds. Tout en roulant vers la station, il me semblait que je ferais volontiers tout au monde pour servir les intérêts de sir Percival Glyde, — tout au monde… si ce n’est rédiger le contrat de mariage de sa femme.


III


Après mon retour à Londres, une semaine s’écoula sans qu’il m’arrivât aucune communication de miss Halcombe.

Le huitième jour, parmi les autres lettres déposées sur ma table, il s’en trouva une de sa main.

Elle m’annonçait que sir Percival Glyde avait été définitivement accepté, le mariage devant avoir lieu avant la fin de l’année, ainsi qu’il l’avait désiré dès le principe.

La cérémonie se ferait, selon toute probabilité, pendant la dernière quinzaine de décembre. Le vingt-et-unième anniversaire de miss Fairlie arrivait assez avant dans le mois de mars. Elle devait donc, en vertu de cet arrangement, devenir la femme de sir Percival, trois mois environ avant d’être majeure.

Tout cela n’aurait dû ni me surprendre ni me chagriner ; je n’en fus pas moins affligé et surpris. À ces sentiments se mêlait un peu de désappointement, résultant du laconisme de la lettre de miss Halcombe qui, véritablement, ne m’expliquait rien. Mon aimable correspondante consacrait six lignes à m’annoncer le projet de mariage ; en trois autres, elle me racontait que sir Percival avait quitté le Cumberland pour retourner dans son château du Hampshire ; deux phrases de péroraison m’informaient, en premier lieu, que la pauvre Laura avait grand besoin de changer d’air et de se distraire ; en second lieu, que miss Halcombe avait résolu de lui procurer ces deux éléments de retour à la santé, en l’emmenant avec elle visiter quelques vieux amis qu’elles avaient dans le Yorkshire. La lettre se terminait ainsi, sans un mot sur les circonstances qui avaient pu décider miss Fairlie à céder aux vœux de sir Percival Glyde, dans un si court espace de temps à partir du moment où je l’avais vue pour la dernière fois. La cause de cette détermination soudaine m’a été complètement expliquée à une époque ultérieure. Ce n’est point mon affaire de la relater ici imparfaitement, et sur de simples ouï-dires. Miss Halcombe s’est trouvée mêlée personnellement à ces circonstances ; et, lorsque son récit suivra le mien, elle les racontera dans leur détail, exactement comme elles arrivèrent. D’ici là, l’unique tâche que j’aie à remplir, — avant de poser à mon tour la plume et de céder à d’autres la suite du récit, — c’est de relater l’unique événement, ayant trait au mariage de miss Fairlie, dans lequel j’aie pris encore une part essentielle, à savoir la rédaction du contrat. Il est impossible de rendre intelligible ce qu’il faut dire de ce document, sans entrer, au préalable, dans certaines particularités relatives aux intérêts pécuniaires de la fiancée. Je tâcherai de rendre mes explications courtes et simples ; je les affranchirai, autant que possible, des obscurités techniques auxquelles tant de jurisconsultes semblent se complaire. L’objet est de la dernière importance. J’avertis tous les lecteurs de ces lignes que l’héritage de miss Fairlie joue un grand rôle dans l’histoire de miss Fairlie ; et que, s’ils aspirent à comprendre les récits qu’on doit encore faire passer sous leurs yeux, il faut que, sur ce point, l’expérience de M. Gilmore devienne la leur.

Miss Fairlie avait à espérer deux sortes de propriétés : d’une part, l’héritage éventuel de certains biens immobiliers, quand son oncle viendrait à mourir ; de l’autre, à l’époque de sa majorité, la succession certaine des biens meubles ou capitaux qui lui venaient de son père.

Commençons par les immeubles.

Au décès du grand père paternel de miss Fairlie (que, pour plus de clarté, nous appellerons Fairlie l’aîné), les droits de substitution successorale sur le domaine de Limmeridge s’établirent ainsi :

M. Fairlie l’aîné venant à mourir, laissa trois fils : Philip, Frederick et Arthur. Comme fils aîné, Philip succéda au domaine. S’il venait à mourir sans laisser d’héritier mâle, la propriété passait sur la tête de Frederick, le second frère. Et si Frederick venait aussi à mourir sans laisser un héritier mâle, la propriété allait sur la tête du troisième frère, Arthur.

Dans la suite des événements, M. Philip Fairlie mourut laissant une fille unique, la même que ces récits ont déjà mise en scène sous le nom de Laura ; et la terre substituée passa, selon la clause légale, au second des Fairlie, célibataire. Le troisième frère, Arthur, était mort, bien des années avant le décès de Philip, laissant un fils et une fille. Le fils, à dix-huit ans, se noya près d’Oxford. Sa mort fit de Laura, la fille de M. Philip Fairlie, l’héritière présomptive du domaine patrimonial ; dans le cours ordinaire et naturel des choses, toutes les chances étaient pour que cette succession lui échût à la mort de son oncle Frederick, si ledit Frederick venait à mourir sans laisser de descendants mâles.

Donc, à moins que M. Frederick Fairlie ne se mariât et ne laissât un héritier (les deux choses qui devaient le moins probablement lui arriver en ce monde), sa nièce Laura posséderait à sa mort ce domaine, sur lequel il n’avait, ne l’oublions pas, qu’un droit purement viager. Si elle mourait célibataire, ou même, mariée, si elle mourait sans enfants, le domaine retournerait à sa cousine Magdalen, fille de M. Arthur Fairlie. Si elle se mariait sous la protection d’un contrat bien fait, ou, en d’autres termes, du contrat que je prétendais dresser pour elle, le revenu des biens immobiliers (trois bonnes mille livres sterling par an), serait, sa vie durant, à sa disposition. Si elle venait à mourir avant son mari, « lui, » à son tour, sa vie durant, jouirait du même revenu. Si elle avait un fils, ce fils demeurerait héritier des biens, à l’exclusion de la cousine Magdalen. Il suit de là que les avantages sur lesquels sir Percival pouvait compter, en épousant miss Fairlie (pour autant qu’il s’agissait des droits éventuels de sa femme sur la propriété immobilière), consistaient en un double profit, réalisable à la mort de Frederick Fairlie : premièrement, la jouissance de trois mille livres sterling par an (sous réserve des droits de sa femme tant qu’elle vivrait, et sans aucune réserve à la mort d’icelle, s’il venait à lui survivre) ; puis, en second lieu, l’héritage du domaine de Limmeridge, assuré à son fils s’il en avait un.

Voilà, pour la propriété territoriale et pour la disposition du revenu en résultant, ce qu’il fallait établir à l’occasion du mariage de miss Fairlie. Jusque-là nulle difficulté, nulle divergence d’opinions ne devaient, selon toute apparence, s’élever entre l’avocat de sir Percival et moi sur la rédaction du contrat.

Nous avons maintenant à considérer le domaine personnel ou mobilier, — l’argent, si l’on veut, les capitaux — sur lesquels miss Fairlie allait avoir un droit de propriété complète, dès le jour où elle atteindrait sa vingt et unième année.

Cette portion de son héritage constituait, prise à part, une petite fortune très-confortable. Elle lui avait été assurée par le testament de son père, et montait à la somme de vingt mille livres sterling (500,000 francs). En sus, elle avait un droit d’usufruit viager sur dix mille autres livres sterling ; cette dernière fraction d’héritage devant passer, à sa mort, sur la tête de sa tante Éléanor, sœur unique de son père. Il sera d’un grand secours pour le lecteur, appelé à voir clair dans toutes ces affaires de famille, que je m’arrête ici un moment, afin d’expliquer pourquoi la tante se trouvait en passe d’attendre la mort de sa nièce avant de recueillir le bénéfice du legs qui lui avait été fait.

Aussi longtemps qu’elle était restée célibataire, M. Philip Fairlie avait vécu dans les meilleurs termes avec sa sœur Éléanor. Mais quand elle se fut mariée, un peu tard, et quand elle se trouva unie par son mariage à un gentleman italien, nommé Fosco, — je devrais dire un noble italien, vu qu’il se glorifiait du titre de comte, — M. Fairlie trouva si fort à dire dans sa conduite, qu’il cessa d’avoir aucune communication avec elle ; il alla même jusqu’à la rayer de son testament. Les autres membres de la famille jugèrent tous plus ou moins déraisonnable une rancune si durement manifestée. Sans pouvoir passer pour riche, le comte Fosco n’était pas non plus un aventurier sans le sou, il avait à lui un revenu médiocre, mais suffisant ; il vivait depuis des années en Angleterre, et s’était fait accepter dans la société sur un pied fort honorable. Ces diverses recommandations, cependant, ne lui servaient de rien auprès de M. Philip Fairlie. La plupart des opinions de ce dernier faisaient de lui un Anglais de la vieille école, et il détestait un étranger, purement et simplement comme étranger. Tout ce qu’on put obtenir de lui, dans les années qui suivirent, — et il céda principalement, en ceci, à l’intercession de miss Fairlie, — fut de replacer le nom de sa sœur, comme il l’était jadis, parmi ceux de ses légataires ; encore ajourna-t-il pour elle le bénéfice du legs, en attribuant à sa fille, pour aussi longtemps qu’elle vivrait, le revenu des sommes dont il se composait ; le capital lui-même, si la tante prédécédait la nièce, devant passer à la cousine Magdalen. Vu l’âge relatif des deux femmes, il était fort douteux que, — dans l’ordre naturel des choses, — la tante reçût jamais ses dix mille livres, et madame Fosco, aussi injuste qu’on l’est ordinairement en pareille circonstance, crut devoir se venger du procédé fraternel en refusant de voir sa nièce, dont elle niait obstinément, d’ailleurs, l’intervention bienveillante.

Telle était l’histoire des dix mille livres sterling. Là-dessus encore, je ne pouvais avoir aucune difficulté avec l’homme de loi chargé des intérêts de sir Percival. Le revenu appartiendrait à sa femme, et le capital, lorsqu’elle viendrait à mourir, passerait, suivant l’occurrence, soit à la tante Éléanor, soit à la cousine Magdalen. Après m’être débarrassé de toutes ces explications préliminaires, j’en viens enfin à ce qui est réellement le nœud de la question, — savoir : les vingt mille livres sterling.

Cette somme était, à partir de sa majorité, la propriété absolue de miss Fairlie, et la disposition qu’elle en pourrait faire à l’avenir dépendait entièrement des conditions que, rédigeant le contrat de mariage, je pourrais obtenir en sa faveur. Les autres clauses consignées en ce document étaient de pure forme, et n’ont pas besoin d’être relatées ici ; mais celle qui se rapporte au capital argent est trop importante pour qu’on l’omette. Quelques lignes, d’ailleurs, suffiront à la faire suffisamment connaître.

Ma stipulation, à l’égard des vingt mille livres, était simplement celle-ci : la somme entière devait être placée de façon que le revenu échût à la femme pendant sa vie ; ensuite à sir Percival, également pendant sa vie, le capital étant strictement réservé aux enfants à provenir du mariage. À défaut de postérité, la femme conservait le pouvoir d’en disposer par voie de volonté directe, et je stipulais pour elle, à cet effet, le droit de tester sans autorisation maritale. L’effet de ces conditions peut, en somme se résumer comme suit :

Lady Glyde venant à mourir sans enfants, sa demi-sœur, miss Halcombe et tous autres parents ou amis qu’elle voudrait avantager, se partageaient, à la mort du mari, et selon les instructions par elle laissées, l’argent dont elle aurait voulu les gratifier. Si, d’autre part, elle laissait, en mourant, une postérité quelconque, l’intérêt des enfants, alors, ainsi qu’il est naturel et nécessaire, primait tous les autres. Telle était la clause, et je ne crois pas que personne puisse nier, venant à la lire, qu’elle ne répartît les droits de chacun avec une justice égale pour tous.

Nous allons voir comment mes propositions furent accueillies du côté du mari.

Au moment où m’arriva la lettre de miss Halcombe, j’étais, plus que de coutume encore, surchargé de besogne. Cependant, je me ménageai le loisir de rédiger le contrat. J’en avais dressé le projet, et je l’avais soumis à l’approbation du solicitor de sir Percival, en moins d’une semaine à partir du jour où miss Halcombe m’avait informé de la décision prise quant au mariage.

Après un laps de deux jours, le document me fut retourné avec les notes et remarques de mon confrère, l’avocat du baronnet. Ses objections, en général, ne portaient que sur des bagatelles, de pures vétilles techniques, jusqu’à ce qu’il en fût venu à la clause réglant le sort des vingt mille livres. Celle-ci était soulignée de doubles lignes à l’encre rouge, et, en regard, à la marge, se lisait la note suivante.

« Inadmissible. — Le capital doit aller à sir Percival Glyde, s’il survit à lady Glyde, et s’il n’est pas survenu d’enfants. »

C’est-à-dire que pas un farthing des vingt mille livres sterling n’irait soit à miss Halcombe, soit à tout autre parent ou ami de lady Glyde. La somme entière, si elle mourait sans enfants, tomberait dans les poches de son mari.

La réponse que je fis à cette audacieuse proposition fut aussi laconique et aussi sèche que je pus la rendre.

« Cher monsieur, Contrat de miss Fairlie. Je maintiens dans toute sa teneur, et sans y changer un mot, la clause qui a soulevé votre objection. Sincèrement vôtre. »

La réplique arriva au bout d’un quart d’heure.

« Cher monsieur. Contrat de miss Fairlie. Je maintiens, dans sa teneur et sa forme, la clause à l’encre rouge qui ne vous parait pas acceptable. Sincèrement vôtre. »

Dans le détestable patois du jour, nous étions, mon confrère et moi, ce qu’on appelle « but à but, » et il ne nous restait plus qu’à demander les instructions de nos clients.

Or mon client, dans l’état actuel des choses, — miss Fairlie n’ayant point complété sa vingt et unième année, — était son tuteur, M. Frederick Fairlie. Je lui écrivis par le courrier du jour même, mettant sous ses yeux la difficulté comme elle était ; et non-seulement j’insistais sur tous les arguments auxquels je pus penser, afin de l’exciter à maintenir la clause telle que je l’avais rédigée, mais je lui exposais nettement les motifs mercenaires, qui, au fond, dictaient l’opposition faite à mes combinaisons, relativement aux vingt mille livres. Un examen approfondi des affaires de sir Percival, auquel j’avais dû me consacrer en étudiant les clauses du contrat relatives à lui, m’avait trop bien révélé l’existence d’énormes hypothèques sur sa terre ; et je savais que son revenu, considérable en apparence, était en réalité à peu près nul, pour un homme de sa position. Le besoin d’argent disponible se faisait sentir à chaque instant dans cette existence obérée, et l’annotation de son avocat à la clause que j’avais imaginée pour sauvegarder le capital de miss Fairlie, n’était autre chose que l’aveu égoïste et franc de cette urgente nécessité.

Ma réponse de M. Fairlie m’arriva courrier par courrier, et se trouva aussi peu précise et aussi peu concluante que possible. Traduite en bon anglais, voici à peu près ce qu’elle voulait dire :

« Le cher Gilmore ne serait-il pas assez obligeant pour ne pas tourmenter son client et ami, au sujet d’une éventualité si éloignée ? Était-il probable qu’une jeune femme de vingt et un ans vînt à mourir, et à mourir sans enfants, avant un homme de quarante-cinq ? D’un autre côté, en ce pauvre monde, tel qu’il est fait, saurait-on mettre à un trop haut prix le repos de l’esprit, le calme de la vie ? Et en supposant même que ces deux célestes bénédictions dussent être acquises moyennant le sacrifice possible, à une époque lointaine, d’une bagatelle comme vingt mille livres sterling, n’était-ce pas encore un bon marché à faire ? Oui, certainement. Pourquoi donc n’y pas donner les mains ? »

Je jetai la lettre avec un mouvement de dégoût. Juste au moment où le papier glissait en frissonnant sur le parquet, quelqu’un heurtait à ma porte, et le solicitor de sir Percival, M. Merriman, se faisait introduire dans mon cabinet. Il y a dans ce monde plusieurs variétés de l’homme de loi retors et rapace, mais les mieux cuirassés de tous, j’imagine, sont ceux qui vous arrivent, déguisant leur âpreté sous l’apparence d’une inaltérable bonne humeur. Un homme d’affaires bien nourri, aux joues pleines, au sourire bienveillant, est ordinairement celui qu’on trouve le plus dur à la détente. M. Merriman appartenait à cette variété de l’espèce.

— Et comment va ce bon monsieur Gilmore ? commença-t-il tout rayonnant d’amabilité ; enchanté, monsieur, de vous trouver en si bon état. Je passais devant chez vous, et j’ai pensé que, peut-être, aviez-vous quelque chose à me dire… Allons donc ! tâchons de régler ici, de bonne amitié, la petite difficulté qui nous a mis aux prises ! Avez-vous déjà reçu des nouvelles de votre client ?

— Oui… et le vôtre a-t-il répondu ?

— Ah ! cher confrère, je voudrais bien pouvoir tirer quelque chose de lui… et plût à Dieu qu’il voulût décharger mes épaules de la responsabilité qu’il y laisse !… Mais, là-dessus, son parti est bien pris, bien irrévocable : « Merriman, les détails vous regardent. Faites pour mes intérêts tout ce que vous jugerez convenable ; et, jusqu’à ce qu’elle soit terminée, ne me comptez personnellement pour rien dans toute cette affaire. » Voilà, mot pour mot, ce que sir Percival m’a dit, il y a quinze jours ; et tout ce que j’ai pu en tirer depuis, c’est l’exacte répétition de ces mêmes paroles. Je ne suis pas difficile à manier, monsieur Gilmore, ainsi que vous pouvez le savoir. Personnellement et privément, je ne demanderais pas mieux que de raturer, à l’instant même, cette note qui vous a offusqué. Mais sir Percival ne voulant se mêler de rien, sir Percival me remettant en aveugle tous ses intérêts, puis-je faire autre chose que de les défendre comme je l’entends ? J’ai les mains liées, ne le voyez-vous pas, cher monsieur ? — J’ai les mains liées.

— Ainsi donc, vous maintenez à la lettre votre note sur la clause des vingt mille livres ? lui dis-je.

— Ma foi, oui !… tout en l’envoyant au diable… Je n’ai pas d’autre parti à prendre. — Il se rapprocha de la cheminée et se chauffa le gras des jambes, tout en fredonnant d’une belle voix de basse-taille, faite pour briller au dessert, je ne sais quel refrain de chansonnette.

— Et que dit-on de votre côté ? reprit-il. Voyons donc un peu ; que disent vos gens ?…

J’avais honte de répondre. J’essayai de gagner du temps. Je fis même pire que cela. Mes instincts professionnels reprirent le dessus, et je tâchai de négocier.

— Vingt mille livres ne sont pas une petite affaire, dis-je, pour que les amis de la jeune dame les lâchent ainsi, à première réquisition.

— Incontestable, reprit M. Merriman, qui abaissait un regard pensif sur la pointe de ses bottes. Question bien posée, monsieur, très-bien posée !

— Un compromis, où les intérêts de la famille de ma cliente seraient pris en considération à l’égal des intérêts du mari, ne nous aurait peut-être pas effrayés à ce point… Allons ! allons ! continuai-je, tout ceci se résout, après tout, en un marché à conclure. Quel est le minimum dont vous vous contenterez ?

— Notre « minimum », dit M. Merriman, c’est dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf livres dix-neuf shilling onze pense et trois farthings… Ah ! ah ! ah !… veuillez m’excuser, monsieur Gilmore… il faut bien se passer, de temps en temps, une petite plaisanterie.

— Celle-ci est mince, en effet, remarquai-je ; elle vaut tout juste le farthing que vous voulez bien nous abandonner…

M. Merriman était aux anges ; il riait de ma réplique, à faire tomber les murs de mon cabinet. Quant à moi, je n’étais pas de moitié si réjoui ; je revins à l’affaire, voulant mettre fin à l’entrevue.

— Nous sommes aujourd’hui vendredi, lui dis-je ; donnez-nous jusqu’à mardi prochain pour notre réponse définitive.

— Certainement, répliqua M. Merriman. Et plus longtemps, cher monsieur, si vous le voulez. — Il prit son chapeau pour partir, et, alors, m’interpellant de nouveau :

— À propos, dit-il, vos clients du Cumberland n’ont-ils rien appris de plus au sujet de cette femme qui avait écrit la lettre anonyme ?

— Rien de plus, répondis-je. Et vous-même, n’avez-vous trouvé aucune trace d’elle ?

— Pas encore, dit mon confrère. Mais nous n’avons pas perdu tout espoir. Sir Percival soupçonne, à part lui, que quelqu’un la tient cachée, et nous faisons surveiller ce quelqu’un.

— Vous voulez dire, sans doute, la vieille femme qui était avec elle dans le Cumberland, demandai-je.

— Non, ni rien qui lui ressemble, répondit M. Merriman. Nous n’avons pas encore mis la main sur la vieille femme. Notre quelqu’un est un homme ; il est jeune ; il est ici, à Londres, où nous ne le perdons pas de vue, et nous avons toute raison de penser que, voulant du bien à miss Catherick, il a été pour quelque chose dans son évasion de l’asile. Sir Percival voulait immédiatement le prendre à partie, mais je m’y suis opposé : « Non, lui ai-je dit, ce serait le mettre sur ses gardes ; guettons-le, sachons attendre ! » Nous verrons ce qui arrivera. Cette femme en liberté, monsieur Gilmore, nous donnera peut-être du fil à retordre : qui sait ce qu’elle inventera, maintenant ?… Bien le bon jour, très-cher maître !… Je compte, pour mardi prochain, sur le bonheur d’entendre parler de vous. Là dessus, avec un sourire aimable, il s’éloigna.

Pendant cette dernière partie de la conversation avec mon confrère, mon esprit, je l’avoue, était quelque peu préoccupé. J’avais si fort à cœur l’affaire des vingt mille livres, que tout autre sujet me trouvait distrait ; aussi, quand on m’eut laissé seul, je me mis à chercher comment je pourrais me tirer de là.

S’il se fût agi de tout autre client, je m’en serais tenu à mes instructions, si déplaisantes qu’elles m’eussent paru, et, sans plus de luttes, j’aurais immédiatement abandonné les vingt mille livres. Mais, vis-à-vis de miss Fairlie, je ne pouvais agir avec cette indifférence d’homme d’affaires. Je me sentais pour elle toute l’affection et l’admiration que je lui devais ; je me souvenais avec reconnaissance que son père avait été pour moi le meilleur des patrons, l’ami le plus dévoué ; tout en dressant le contrat, j’éprouvais exactement les mêmes anxiétés pour elle que j’aurais pu ressentir si je n’eusse été un vieux célibataire, pour ma propre fille ; et j’étais bien décidé à n’épargner pour son service, alors que ses principaux intérêts étaient en jeu, aucun sacrifice personnel. Il ne fallait pas songer à écrire une seconde fois à M. Fairlie ; cela n’eût servi qu’à lui donner une seconde occasion de me glisser entre les doigts. Le voir, lui adresser personnellement mes remontrances pouvait être plus utile. Le lendemain était précisément un samedi. Je résolus de prendre un billet d’aller et retour, et de risquer mes vieux os sur le chemin de fer du Cumberland, le tout avec la chance de pousser ce tuteur si négligent à prendre le parti le plus juste, le plus digne, le plus honorable. Assez pauvre chance, sans nul doute, mais, une fois que je l’aurais tentée, ma conscience serait en repos. J’aurais fait, alors, tout ce que pouvait un homme dans ma position pour sauvegarder les intérêts de la fille unique d’un ami défunt.

Cette journée du samedi se leva fort belle : bon vent d’ouest, soleil brillant. Comme j’avais éprouvé, tout récemment, un retour de cette oppression du cerveau contre laquelle mon médecin, depuis plus de deux ans déjà, me recommandait de me précautionner très-sérieusement, je voulus saisir l’occasion de faire un peu plus d’exercice qu’à l’ordinaire, en dépêchant mes bagages avant moi, et en allant à pied jusqu’à l’embarcadère d’Eaton-Square. Au moment où j’entrais dans Holborn, un gentleman qui me contre-passait d’un pas rapide, s’arrêta tout à coup et m’adressa la parole. C’était M. Walter Hartright.

S’il n’eût été le premier à m’aborder, j’aurais certainement passé auprès de lui sans l’apercevoir, tant il était changé, méconnaissable. Sa figure était pâle, ses yeux étaient hagards, — il y avait dans ses gestes quelque chose de précipité, d’incertain ; — et sa toilette, dont j’avais remarqué, à Limmeridge, le soin parfait, me parut maintenant si négligée, qu’elle m’eût fait honte sur le dos d’un de mes clercs.

— Y a-t-il longtemps que vous êtes revenu du Cumberland ? me demanda-t-il. J’ai eu, tout récemment, des nouvelles de miss Halcombe. On ne m’a pas caché que les explications de sir Percival Glyde avaient été admises comme suffisantes… Le mariage aura-t-il lieu bientôt ?… En savez-vous quelque chose, monsieur Gilmore ?…

Il parlait si vite, et ses questions se succédaient, pêle-mêle, d’une manière si étrange et si confuse, que je pouvais à peine le suivre. L’intimité accidentelle qui, à Limmeridge, lui avait été accordée, ne me paraissait pas, d’ailleurs, lui donner le droit d’entrer ainsi dans les secrets de la famille ; en conséquence, je résolus de traiter aussi évasivement que possible, vis-à-vis de lui, la question du mariage de miss Fairlie.

— Nous verrons, monsieur Hartright, lui dis-je, — nous verrons. J’ose croire que si nous attendons, pour parler du mariage, sa publication dans les journaux, nous ne risquerons guère de nous tromper… Excusez cette remarque, mais je suis fâché de vous retrouver avec une mine moins bonne qu’à notre dernière rencontre…

Une contraction nerveuse, qui ne dura qu’un moment, passa sur ses lèvres et autour de ses yeux ; je me reprochai presque de lui avoir répondu avec une réserve si marquée.

— Vous avez raison, dit-il avec amertume. Quel droit ai-je donc de vous questionner sur son mariage ?… Je le verrai dans les journaux, comme tout le monde… Oui, continua-t-il avant que j’eusse pu lui faire accepter la moindre excuse… Oui, tous ces temps-ci, je n’ai pas été très-bien portant… Je vais essayer du changement d’air et de nouvelles occupations. Miss Halcombe a bien voulu me recommander, et les renseignements pris se sont trouvés au gré des personnes avec qui je m’engage. C’est un peu loin, à la vérité ; mais peu m’importe où je vais, sous quel climat, et combien de temps je passerai loin de mon pays…

Tout en parlant ainsi, je remarquai qu’il jetait de temps en temps sur la foule d’étrangers, dont le double courant nous enveloppait, un regard singulièrement soupçonneux, absolument comme s’il eût pensé découvrir parmi eux quelque espion.

— Je souhaite que votre voyage réussisse en tout point, lui dis-je, et qu’il soit suivi d’un heureux retour ;… — puis j’ajoutai, de manière à ne pas le tenir trop à l’écart de ce qui concernait les Fairlie : — Précisément aujourd’hui, je vais à Limmeridge pour affaires. Miss Halcombe et miss Fairlie viennent d’en partir pour visiter des amis dans le Yorkshire…

Ses yeux rayonnèrent, et il parut sur le point de me répondre ; mais le même spasme nerveux vint une seconde fois contracter momentanément son visage. Il prit ma main, la serra fortement, et se perdit dans la foule, sans ajouter un seul mot. Il n’était guère pour moi autre chose qu’un étranger, et pourtant je restai là, une ou deux minutes, le suivant de l’œil avec une sorte de regret. L’exercice de ma profession m’avait fait pratiquer les jeunes gens assez pour savoir à quels signes on reconnaît qu’ils commencent à mal tourner, et lorsque je repris ma route vers le chemin de fer, je dirai à regret que j’avais de grandes inquiétudes sur l’avenir de M. Hartright.


IV


Parti par un train du matin, j’arrivai à Limmeridge à temps pour le dîner. Le château était d’un vide et d’une monotonie qui m’accablèrent. J’avais espéré qu’en l’absence des jeunes ladies, la bonne mistress Vesey me tiendrait compagnie ; mais un rhume la confinait dans sa chambre. Les domestiques furent si surpris de me voir que, dans leur trouble et leur empressement extravagants, ils commirent toute espèce d’erreurs fâcheuses. Le sommelier lui-même, assez âgé pour en savoir plus long, m’apporta une bouteille de Porto qu’il avait omis de faire tiédir. Les nouvelles qu’on me donna de M. Fairlie, étaient exactement les mêmes qu’à l’ordinaire ; et lorsque je lui envoyai annoncer mon arrivée, il me fit dire qu’il serait charmé de me voir le lendemain matin, mais que la brusque nouvelle de mon apparition avait déterminé chez lui des palpitations de cœur, lesquelles l’avaient mis à bas pour le reste de la soirée. Le vent siffla toute la nuit d’une manière effrayante ; et, dans ce grand château vide, on n’entendait ici, là, de tous côtés, que craquements et gémissements sinistres. Je dormis aussi mal que possible, et me levai d’une humeur de dogue, pour me trouver seul le lendemain, au déjeuner.

À dix heures, on me conduisit dans l’appartement de M. Fairlie. Il occupait sa chambre habituelle, son fauteuil habituel, et l’accablement habituel de son intelligence et de son corps était exactement ce que je l’avais toujours connu. Lorsque j’entrai, son valet de chambre était debout devant lui, soutenant, pupitre animé, un énorme volume d’eaux fortes, aussi long et aussi large que mon bureau d’avocat. Le misérable étranger grimaçait de la manière la plus abjecte, et semblait prêt à s’évanouir de fatigue, tandis que son maître examinait tout à loisir chacune des gravures et, s’aidant d’une loupe, en étudiait les beautés cachées.

— Oh ! le meilleur des bons vieux amis, dit M. Fairlie, qui s’installa commodément et paresseusement avant de lever les yeux sur moi, êtes-vous bien portant ?… là, tout à fait bien portant ?… Savez-vous qu’il est méritoire de venir ainsi me chercher dans ma solitude. Ce cher Gilmore !…

J’avais compté que le domestique disparaîtrait quand je serais là, mais il n’en fut rien. Le pauvre diable restait debout, tremblant sous le poids des eaux fortes, en face du fauteuil de son maître, où celui-ci s’était presque recouché, faisant tourner avec sérénité le verre de la loupe entre ses doigts blancs et son pouce.

— Je suis venu vous parler d’un sujet fort important, lui dis-je sans autre exorde, et vous m’excuserez si je vous propose de le traiter seul à seul…

Le malheureux valet de chambre me jeta un regard reconnaissant. M. Fairlie, d’une voix faible, répéta mes trois derniers mots : « seul à seul », avec tous les dehors du plus excessif étonnement.

Je n’étais pas d’humeur à plaisanter, et me décidai à le lui faire comprendre.

— Veuillez permettre à cet homme de se retirer, lui dis-je en lui montrant le valet de chambre.

Les sourcils arqués de M. Fairlie, et ses lèvres projetées en avant, indiquèrent une surprise ironique.

— Cet « homme ? » répéta-t-il. Drôle de corps que vous êtes ! à quoi pensez-vous, d’appeler cela un homme ? Vous vous trompez d’espèce… Il y a une demi-heure, avant que je n’eusse besoin de mes eaux fortes, il pouvait être, à la rigueur, un homme ou quelque chose d’approchant ;… il le redeviendra quand je serai las de les regarder. Pour le moment, ce n’est qu’un chevalet… Que vous importe, Gilmore, la présence d’un chevalet ?

— Cela m’importe. Pour la troisième fois, monsieur Fairlie, je vous prierai de faire en sorte que nous soyons seuls…

Mon accent et mon attitude ne le laissaient pas libre de se refuser à ma demande. Il regarda le domestique, et, d’un air contrarié, lui montrant une chaise placée à côté de lui :

— Posez-là ces gravures, et allez-vous-en ! lui dit-il. Ne me bouleversez pas, en perdant la planche où j’en étais… L’avez-vous perdue, oui ou non ?… Êtes-vous bien sûr de ne pas l’avoir perdue ?… et avez-vous placé le timbre bien à ma portée ?… Oui ?… Eh bien ! pourquoi diable n’êtes-vous pas déjà parti ?…

Le valet de chambre s’en alla. M. Fairlie fit son nid dans le fauteuil de son fin mouchoir de batiste ; il se mit à nettoyer le verre de sa loupe, et, de temps en temps, se donnait le plaisir de jeter un coup d’œil oblique sur le volume d’eaux fortes, ouvert près de lui. Il ne m’était pas facile de conserver mon sang-froid en des circonstances pareilles ; — je le conservai, cependant.

— Je suis venu, lui dis-je, bien que personnellement cela me gênât fort, pour veiller aux intérêts de votre nièce et de votre famille, et j’imagine que j’ai acquis ainsi quelques légers droits à l’attention que vous m’accorderez en échange.

— Ne me brusquez pas ! s’écria M. Fairlie, se laissant aller dans son fauteuil comme un homme au désespoir, et fermant les yeux à la tête de Méduse que je lui présentais. De grâce, ne me brusquez pas !… je n’ai pas la force de le supporter…

J’étais bien décidé, pour l’amour de Laura Fairlie, à ne pas me laisser mettre en colère.

— Mon but, continuai-je, est d’obtenir que vous veuilliez revenir sur votre lettre, et ne pas me contraindre à déserter les droits légitimes de votre nièce ou de ses proches. Laissez-moi, une fois encore, vous bien expliquer la situation ; ce sera ma dernière tentative…

M. Fairlie secoua la tête, et poussa un soupir lamentable.

— Vous n’avez pas d’entrailles, Gilmore ; vraiment, vous n’en avez pas, dit-il ; mais, enfin, puisqu’il le faut, allez je suis à votre merci !…

Je lui signalai un à un, avec soin, tous les inconvénients de la mesure proposée ; je plaçai l’affaire devant lui, sous tous les aspects qui pouvaient la lui rendre intelligible. Aussi longtemps que je parlai, il demeura étendu dans son fauteuil, les yeux fermés. Il les rouvrit indolemment lorsque j’eus fini, prit sur la table sa cassolette d’argent, et se mit à la flairer avec un air de douce satisfaction.

— Ce bon Gilmore ! disait-il en reniflant de temps à autre… Comme il se montre bon et dévoué !… Cela réconcilierait, vraiment, avec les infirmités de la nature humaine !

— Accordez une simple réponse à une simple question, monsieur Fairlie. Je vous le répète, sir Percival Glyde n’a pas l’ombre d’un droit à réclamer autre chose que le revenu de cet argent. Le capital lui-même, si votre nièce n’a pas d’enfants, doit demeurer à sa libre disposition et faire retour à sa famille. Si vous restez ferme, il faudra que sir Percival fléchisse ; — il faudra qu’il fléchisse, vous dis-je, ou qu’il s’expose à la flétrissante imputation de n’avoir voulu épouser miss Fairlie que dans des vues mercenaires…

M. Fairlie me menaçait, en riant, de sa cassolette.

— Ah ! je vous y prends, mon vieux Gilmore !… vous avez horreur, n’est-il pas vrai, de tout ce qui touche à l’aristocratie ?… Comme vous détestez Glyde ! et cela tout bonnement parce qu’il est baronnet… Quel radical vous faites !… Oh ! quel affreux radical, mon bon ami !…

Un radical, moi !!! j’aurais pu supporter une forte dose de provocations, mais, après avoir professé toute ma vie les principes conservateurs les plus purs, cette épithète de radical me parut intolérable. Elle mit tout mon sang en ébullition ; je m’élançai de mon fauteuil, — l’indignation me coupait la parole.

— Ne faites pas ainsi trembler tout l’appartement ! cria M. Fairlie. Pour l’amour du ciel, restez en place ! vous ! le plus digne de tous les Gilmore, passés, présents et futurs, sachez bien que je n’ai jamais prétendu vous offenser !… Je pousse moi-même le libéralisme à de telles extrémités que je pourrais presque, j’imagine, m’intituler radical… Ma foi, oui… nous sommes une paire de radicaux… Pour Dieu, ne vous fâchez pas !… je n’ai pas en moi l’étoffe d’une dispute… Laisserons-nous là le sujet de la querelle ?… Oui, n’est-ce pas ?… Venez voir ces magnifiques eaux fortes… Souffrez que je vous enseigne à comprendre la suavité céleste de ces touches !… Allons, Gilmore, soyez gentil !…

Pendant qu’il déraisonnait ainsi, j’avais, — heureusement pour le respect que j’ai de ma personne, — repris mon plus beau sang-froid. Quand j’ouvris la bouche, j’étais assez calmé pour traiter son impertinence avec le mépris silencieux qui devait en être le salaire.

— Vous avez complètement tort, monsieur, lui dis-je, de croire mes paroles dictées par un préjugé quelconque à l’endroit de sir Percival Glyde. Je puis regretter qu’il se soit mis, pour toute cette affaire, à la remorque de son avocat, si complètement qu’on ne puisse en appeler à ses propres inspirations ; mais je n’ai contre lui aucun préjugé hostile. Ce que j’ai dit s’appliquerait tout aussi bien à n’importe quel autre homme, bien ou mal né, placé dans la même situation. Le principe dont je réclame l’application est un principe généralement admis. Si vous alliez trouver, dans la ville la plus voisine, n’importe quel avocat, de ceux qu’entoure la considération publique, il vous dirait, en sa qualité d’étranger, exactement ce que je vous dis en ma qualité d’ami. Il vous apprendrait qu’il est contre toute règle de livrer absolument les capitaux disponibles d’une jeune personne à l’homme qu’elle épouse. Il refuserait, se fondant sur les précautions d’usage en pareille matière, de faire en sorte que le mari ait un intérêt de vingt mille livres sterling à voir trépasser sa femme.

— Croyez-vous, réellement, Gilmore, qu’il se hasarderait à me tenir de pareils propos ? dit M. Fairlie. S’il osait se permettre la moitié des horreurs que je viens d’entendre, je vous certifie que je sonnerais Louis et que je le ferais reconduire à l’instant même hors du château.

— Vous ne me fâcherez pas, monsieur Fairlie ; pour votre nièce et en mémoire de son père, je ne vous laisserai pas m’irriter. Mais, avant que je sorte d’ici, vous aurez assumé toute la responsabilité de cette déshonorante concession !

— Non ! non, ne vous fâchez pas ! — n’insistez pas, dit M. Fairlie. Songez donc, Gilmore, combien votre temps est précieux. Si je le pouvais, je discuterais avec vous ; mais cela est impossible, — je n’ai pas de quoi suffire à une dispute… Vous voulez me bouleverser, vous bouleverser vous-même, bouleverser Glyde, bouleverser Laura ; et tout cela, — mon Dieu ! — tout cela pour la chose du monde qui a le moins de chance d’arriver jamais… Non, cher ami ; dans les intérêts sacrés de la paix et du calme, non, positivement non.

— Si je comprends bien, alors, vous vous en tenez à la détermination exprimée dans votre lettre ?

— Oui, si vous permettez… Charmé que nous ayons fini par nous entendre… Remettez-vous ; asseyez-vous là !…

Je me dirigeai immédiatement vers la porte, et M. Fairlie, avec une résignation parfaite, fit sonner son timbre : — avant de quitter la chambre, je me retournai, l’interpellant pour la dernière fois.

— Quoi qu’il puisse arriver à l’avenir, monsieur, lui dis-je, rappelez-vous qu’en vous avertissant, j’ai rempli mon devoir envers vous et les vôtres. Comme l’ami fidèle et l’agent dévoué de votre famille, je vous dis, en vous quittant, que jamais une fille à moi n’épouserait un homme, ici bas, avec un contrat comme celui que vous me forcez de dresser pour miss Fairlie.

La porte s’ouvrit devant moi, et le valet de chambre parut sur le seuil.

— Louis, dit M. Fairlie, reconduisez M. Gilmore, et revenez tenir mes eaux fortes !… Faites-vous servir un bon lunch, là-bas ; — allez Gilmore ! faites-vous donner un bon lunch, par ces paresseux imbéciles que j’ai pour valets…

J’étais trop révolté pour répondre ; je tournai sur mes talons, et le plantai là sans ajouter un mot. Il y avait, à deux heures de l’après-midi, un train montant ; et, par ce train-là, je revins à Londres.

Le lundi, j’envoyai le contrat modifié en vertu duquel se trouvaient déshéritées les personnes que miss Fairlie m’avait déclaré, elle-même, vouloir avantager de préférence à qui que ce fût. Je n’avais pas le choix. Si j’avais refusé la rédaction de cet acte, un autre avocat s’en serait chargé.

Ma tâche est remplie. Mon rôle personnel dans les événements de cette chronique de famille ne s’étend pas plus loin que l’endroit où me voici parvenu. D’autres plumes que la mienne raconteront les circonstances étranges qui allaient bientôt survenir. C’est sous le coup d’une impression grave et pénible que j’achève ce bref exposé. C’est sous le coup de cette impression, que je répète ici mes dernières paroles prononcées à Limmeridge-House : — « Jamais une fille à moi, n’aurait épousé un homme, ici-bas, avec un contrat pareil à celui qu’on me forçait à rédiger pour Laura Fairlie. »

FIN DU RÉCIT DE M. GILMORE.





Extraits du Journal de Marian Halcombe,
formant la suite du récit.


I


Limmeridge-House, 8 novembre.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . .[5]

M. Gilmore nous a quittés ce matin.

Son entrevue avec Laura lui avait évidemment causé plus de surprise et de chagrin qu’il n’en voulait avouer. Sa physionomie et la manière dont il prit congé de nous me fit craindre que, sans le vouloir, elle lui eût révélé le secret « réel » de son abattement et de mon inquiétude. Cette anxiété prit tellement sur moi, lorsqu’il fut parti que je refusai de sortir à cheval avec sir Percival Glyde, et qu’au lieu de cela, je montai immédiatement dans la chambre de Laura.

Dans ces difficiles et tristes circonstances, j’ai dû concevoir de moi une méfiance mêlée de regrets, en découvrant à quel point j’avais méconnu la force de ce malheureux attachement conçu par ma sœur. J’aurais dû savoir que la délicatesse, la généreuse patience, les hauts sentiments d’honneur qui m’attiraient moi-même vers le pauvre Hartright, et qui m’avaient amené à l’admirer, à le respecter du fond du cœur, étaient justement les qualités qui devaient avoir l’empire le plus irrésistible sur la sensibilité naturelle de Laura, et la générosité dont la nature l’a douée. Et, cependant, jusqu’à ce que, par un élan spontané, cette chère enfant m’eût ouvert son cœur, je ne m’étais pas doutée que cet attachement nouveau eût pu y jeter de si profondes racines. Je crus d’abord que le temps et quelques soins suffiraient pour l’effacer. Je crains, à présent, qu’il ne demeure en elle et ne la change à tout jamais.

En découvrant que j’avais commis une si lourde erreur de jugement, je me suis sentie disposée à ne plus compter sur moi ; je n’ai plus ni certitude ni résolution. En face des preuves les plus claires, j’hésite sur le compte de sir Percival. J’hésite de même sur tout ce que j’ai à dire à Laura. Ce matin même, la main sur le bouton de sa porte, je ne savais pas encore si je ferais bien de lui poser, ou non, les questions pour lesquelles j’étais venue.

Lorsque j’entrai dans sa chambre, ma sœur y marchait à grands pas avec une allure impatiente. Elle paraissait surexcitée et nerveuse ; venant au-devant de moi, elle ne me laissa pas le temps de prendre la parole.

— J’avais besoin de vous, me dit-elle… Venez vous asseoir avec moi sur le sopha !… Marian, je ne puis plus longtemps supporter tout ceci ; — je dois, je veux en finir…

Ses joues étaient trop animées, ses gestes trop énergiques, sa voix trop ferme, trop assurée. Ce petit cahier d’esquisses qui lui vient d’Hartright, — ce fatal volume sur lequel, quand elle est seule, elle se complaît à rêver, — il était dans une de ses mains. Je commençai par le lui enlever, avec une fermeté mêlée de douceur, et par le déposer sur une table, hors de sa vue.

— Contez-moi tranquillement, chère petite, ce que vous entendez faire, lui dis-je alors. M. Gilmore vous a-t-il donné quelque bon conseil ?…

Elle secoua la tête. — Non, dit-elle, pas sur le sujet qui me préoccupe. Il a été très-affectueux et très-bon pour moi, Marian, — et j’ai honte de dire que je l’ai affligé par mes pleurs. Je suis d’une faiblesse misérable ; je n’ai plus la direction de moi-même. Dans mon propre intérêt, dans l’intérêt de tous, il faut que j’aie le courage d’en finir.

— Voulez-vous dire le courage de réclamer votre liberté ? lui demandai-je.

— Non, répondit-elle simplement. Le courage, ma chère, de dire toute la vérité…

Elle jeta ses bras autour de mon cou, et posa sa tête sur ma poitrine. Au mur qui lui faisait face, était accroché le portrait de son père, peint en miniature. M’inclinant vers elle, je m’aperçus qu’elle ne le perdait pas de vue.

— Je ne pourrai jamais demander à être dégagée, continua-t-elle. Quelle que soit la fin de tout ceci, il n’y a pour « moi » que malheurs à attendre. Tout ce que je puis, Marian, c’est de ne pas ajouter à ces malheurs, le souvenir d’une promesse violée, l’oubli des paroles suprêmes que mon père a prononcées sur ma tête.

— Que comptez-vous faire, alors ? lui demandai-je.

— Révéler moi-même à sir Percival Glyde la vérité comme elle est, me répondit-elle. Il me laissera libre alors, s’il le veut, non sur ma demande, mais parce qu’il saura tout.

— Qu’entendez-vous, Laura, parce mot « tout ? » il doit suffire à sir Perceval (ainsi me l’a-t-il dit lui-même) de savoir que l’engagement qui vous lie est contraire à vos désirs.

— Puis-je lui tenir ce langage, lorsque cet engagement a été pris pour moi par mon père, avec mon plein et libre consentement ? J’aurais tenu ma promesse, non pour mon bonheur, je le crains, mais avec une parfaite résignation… — Ici, elle s’arrêta, rapprocha son visage du mien, et posa sa joue contre la mienne, — j’aurais tenu ma promesse, Marian, si un autre amour n’avait germé dans mon cœur, amour qui n’y existait pas quand j’ai promis d’épouser sir Percival.

— Laura ! vous n’irez certes pas vous dégrader en lui faisant un tel aveu ?

— Je me dégraderais bien autrement si j’obtenais ma liberté en lui faisant un mystère de ce qu’il a droit de savoir.

— Il n’a pas l’ombre d’un droit à savoir cela !

— Vous avez tort, Marian, vous avez tort !… Je ne dois tromper personne, — et, moins que personne, l’homme à qui mon père m’a donnée, à qui je me suis donnée moi-même… — Un baiser, ici, rapprocha ses lèvres des miennes… — Ma bien chérie, dit-elle avec douceur, vous m’aimez tellement, vous êtes si fière de moi, que vous oubliez pour mon compte ce que vous n’oublieriez jamais pour le vôtre. Que sir Percival mette en doute les motifs qui me dirigent et, s’il le veut, porte sur moi un jugement défavorable, cela vaut mieux que si, après lui avoir été infidèle par la pensée, j’avais la bassesse de lui cacher cette infidélité, en vertu d’un calcul personnel…

Dans mon premier mouvement de surprise, je l’écartai de moi pour la contempler à l’aise. Nos rôles étaient changés, et c’était la première fois : toute la résolution était chez elle, toutes les hésitations étaient chez moi. J’examinais avec étonnement ce jeune visage, pâle, tranquille et résigné ; dans ces yeux levés tendrement vers moi, je voyais resplendir l’innocence et la pureté d’un cœur intact ; aussi les restrictions, les objections mondaines qui se pressaient sur mes lèvres s’effaçaient-elles peu à peu, absorbées dans leur propre néant. Je courbais la tête sans trouver un mot à dire. À sa place, — j’étais forcée de l’avouer, — j’aurais obéi au méprisable petit orgueil qui fait mentir tant de femmes, et j’aurais menti comme elles.

— Ne vous fâchez pas contre moi, Marian, dit-elle, se méprenant à mon silence.

Je ne répondis qu’en la pressant de nouveau sur ma poitrine. Je craignais d’éclater en pleurs si j’essayais de parler. Or, mes larmes ne coulent pas aussi facilement que je le voudrais ; — ce sont des larmes d’homme, accompagnées de sanglots convulsifs, sujet de terreur pour qui me voit pleurer.

— Voici bien des jours, ma bonne chérie, bien des jours que je pense à tout ceci, continua-t-elle, roulant et mêlant ma chevelure sous ces doigts dont toute la patience de mistress Vesey n’a pu calmer encore la mobilité nerveuse ; — j’y ai pensé très-sérieusement, et je puis compter sur mon courage, lorsque ma conscience me dit que j’ai raison. Laissez-moi m’expliquer avec lui dès demain, — en votre présence, Marian ! Je ne dirai rien de mal, rien dont vous ou moi nous ayons à rougir ; — mais quel soulagement pour mon cœur d’en finir avec cette dissimulation misérable ! Ce qu’il me faut, avant tout, c’est de savoir et de sentir que, de mon côté, je n’ai à me reprocher aucune tromperie ; et alors lorsqu’il saura ce que j’ai à lui dire, qu’il agisse vis-à-vis de moi comme il voudra ! — …

Avec un soupir profond elle replaça sa tête sur ma poitrine. De tristes pressentiments sur l’issue de ce qui allait se passer vinrent oppresser mon esprit, mais, continuant à me méfier de moi, je lui dis que je me conformerais à ses vœux. Elle me remercia ; et, peu à peu, nous en vînmes à parler d’autre chose.

Nous nous retrouvâmes au dîner, et je l’y vis plus elle-même, plus à son aise avec sir Percival que cela ne m’était jamais arrivé. Elle se mit au piano, dans la soirée, choisissant des morceaux de musique comme on les fait à présent, hérissés de difficultés, brillants, étourdissants et sans mélodie. Depuis le départ du pauvre Hartright, elle n’a pas exécuté une seule de ses charmantes cantilènes de Mozart, pour lesquelles il avait un goût si prononcé. Le cahier même qui les renferme n’est plus dans le pupitre à musique. Elle l’en a elle-même ôté pour que personne, venant à le feuilleter, ne lui demande un des morceaux qu’il contient.

Aucune occasion ne me fut donnée de constater si elle avait ou non changé d’avis depuis le matin, jusqu’au moment où elle souhaita le bonsoir à sir Percival, et j’appris alors, de sa bouche même, qu’elle persistait dans sa résolution. Elle lui dit, en effet, d’un ton fort calme, qu’elle désirait lui parler le lendemain après le déjeuner, et qu’il la trouverait, ainsi que moi, dans son boudoir, où elle comptait l’attendre. À ces mots il changea de couleur, et quand vint mon tour de lui prendre la main, je m’aperçus qu’il tremblait un peu. La matinée du lendemain allait décider de son avenir ; il s’en doutait, évidemment.

Par la petite porte qui fait communiquer nos deux chambres à coucher, j’allai, comme à l’ordinaire, souhaiter à Laura le bonsoir, avant qu’elle s’endormît. En me penchant sur elle pour l’embrasser, je vis le petit portefeuille d’Hartright à demi-caché sous son oreiller, juste à la même place où, toute enfant, elle mettait ses jouets favoris. Je ne pus trouver dans mon cœur aucune parole de blâme ; mais en secouant la tête, je lui montrai le cahier. Elle leva les deux mains jusqu’à mes joues, et, abaissant doucement mon visage au niveau du sien, posa ses lèvres au bord des miennes.

— Laissez-le moi ce soir ! murmurait-elle. Demain, peut-être, sera cruel, et me forcera de lui dire adieu pour jamais !…

« 9 octobre. » Le premier incident de la matinée n’a pas été de nature fort encourageante ; une lettre m’est arrivée du pauvre Walter Hartright. C’est une réponse à celle où je lui expliquais comment sir Percival s’était justifié des soupçons provoqués par la lettre d’Anne Catherick. Il parle très-brièvement, et non sans amertume, des explications fournies par sir Percival, se bornant à dire, qu’il « n’a aucun droit de juger la conduite de ses supérieurs ». Voilà qui est assez triste ; mais les quelques passages où il est question de lui me chagrinent plus encore. Il dit que l’effort par lequel il essaie de revenir à ses anciennes occupations, au lieu de lui être plus facile, lui semble plus pénible de jour en jour, et il me prie d’employer tout le crédit que je puis avoir, à lui obtenir un travail qui l’éloigne forcément de l’Angleterre, qui le transporte sur un autre théâtre, et lui donne d’autres relations. Je me suis vue d’autant plus disposée à lui complaire en ceci, que certain passage, à la fin de sa lettre, m’a presque effrayée.

Mention faite de ce qu’il n’a ni vu, ni entendu quoi que ce soit, au sujet d’Anne Catherick, il s’interrompt tout à coup, et, de la façon la plus brusque, la plus mystérieuse, il me laisse entendre que, depuis son retour à Londres, il a été constamment guetté, constamment suivi par des hommes dont la figure lui est inconnue. Il reconnaît qu’il lui serait impossible de justifier ce bizarre soupçon en désignant, en dénonçant telle ou telle personne en particulier ; mais il déclare que le soupçon lui-même ne le quitte ni jour ni nuit. Cela m’a effrayée, parce qu’il semblerait en résulter que sa préoccupation, au sujet de Laura, porte peu à peu le trouble dans son esprit. Je compte écrire immédiatement à quelques-uns des anciens amis de ma mère, fort influents à Londres, et le recommander chaleureusement à leur bienveillance. Changer de séjour et changer de travaux peut lui être indispensable ; — il faut peut-être cela pour le sauver, en effet, dans cette passe critique de son existence.

À mon grand soulagement, sir Percival s’est fait excuser de ne pas déjeuner avec nous. « Il avait pris chez lui, de bonne heure, une tasse de café ; sa correspondance l’y retenait encore. Sur les onze heures, si ce moment leur convenait, il aurait l’honneur de venir trouver miss Fairlie et miss Halcombe. »

Pendant qu’on nous rendait ce message, mes yeux étaient arrêtés sur le visage de Laura. En entrant chez elle, le matin, je l’avais trouvée d’un calme, d’une tranquillité inexplicables, et qui restèrent les mêmes pendant tout le déjeuner ; même une fois chez elle, et tandis qu’assises sur le sopha nous attendions sir Percival, elle conserva tout son sang-froid.

— N’ayez pas peur de moi, Marian, se borna-t-elle à me dire ; je puis bien faiblir avec un vieil ami comme M. Gilmore, ou avec une sœur chérie comme vous ; mais devant sir Percival soyez sûre que je tiendrai bon…

Je la regardais, et je l’écoutais avec une surprise muette. Depuis tant d’années que nous vivions dans l’intimité la plus étroite, cette force passive de son caractère m’avait été cachée, — et cachée aussi à elle-même jusqu’à ce que l’amour l’eût mise en relief, jusqu’à ce que l’amour l’eût développée.

Au moment où la pendule sonnait onze heures, sir Percival vint frapper à la porte, et fut admis. Pas un trait de son visage qui ne trahît une anxiété, une agitation contenues. La toux sèche et sifflante qui le tracasse la plupart du temps, semblait avoir redoublé. Il s’assit devant la table, en face de moi, et Laura demeura près de moi. Je les regardais attentivement l’un et l’autre ; il était le plus pâle des deux.

Les quelques mots insignifiants par lesquels il débuta montraient l’effort qu’il faisait pour garder l’aisance habituelle de ses manières. Mais il ne pouvait complètement assurer sa voix, ni dissimuler tout à fait l’inquiète mobilité de ses regards. Lui-même le sentit sans doute, car il s’arrêta au milieu d’une phrase commencée, et n’essaya même plus de nous cacher son embarras.

Il y eut donc entre nous un moment de silence absolu, avant que Laura lui adressât la parole.

— Sir Percival, lui dit-elle, j’ai voulu vous entretenir d’un sujet fort important pour tous deux. Ma sœur est ici, parce que sa présence me vient en aide et me rassure. Dans ce que je vais vous dire, pas un mot ne m’a été suggéré par elle : ce sont mes pensées, non les siennes, que j’exprime. Je compte, avant de passer outre, que vous serez assez bon pour vous pénétrer de ceci…

Sir Percival s’inclina. Jusque-là ma sœur n’avait rien perdu de sa tranquillité parfaite au dehors, rien de son altitude aussi convenable qu’elle pût l’être : elle le regardait, et il la regardait. Ils semblaient, du moins au début, déterminés à se comprendre l’un l’autre.

— Marian m’a fait savoir, continua-t-elle, que, pour obtenir de vous l’annulation de notre mutuel engagement, il me suffirait de la réclamer. En la chargeant pour moi d’un tel message, sir Percival, vous vous êtes montré généreux et plein d’égards. Je ne fais donc que vous rendre la plus stricte justice, en me déclarant très-reconnaissante de votre offre ; je veux espérer et croire que je me rends également justice, en vous déclarant que je refuse de l’accepter…

L’attention peinte sur le visage de sir Percival se détendit quelque peu. Pourtant je voyais un de ses pieds, qui, sous la table, battait le tapis d’un mouvement lent, imperceptible, mais incessant ; et je sentais, qu’au fond, son inquiétude n’avait guère diminué.

— Je n’ai point oublié, reprit-elle, qu’avant de m’honorer d’une proposition de mariage, vous avez demandé la permission de mon père. Peut-être, à votre tour, n’avez-vous pas oublié dans quels termes je consentis à nos fiançailles ? Je me permis de vous dire que l’influence et les conseils de mon père avaient eu la plus grande part dans ma décision. Je me laissais guider par mon père, l’ayant toujours trouvé le plus sûr des conseillers, le meilleur et le plus tendre des protecteurs et des amis. Maintenant je l’ai perdu ; je n’ai plus que sa mémoire à chérir ; mais ma foi dans cet ami qui n’est plus n’a jamais été ébranlée. Je crois, en ce moment, aussi fermement que jamais, qu’il savait mieux que moi ce qui me valait le mieux : je crois que ses espérances et ses désirs doivent être, encore aujourd’hui, mes désirs et mes espérances…

Pour la première fois, il y eut dans sa voix un léger tremblement. Ses doigts, sans cesse mobiles, vinrent se poser sur mes genoux, et s’emparèrent de mes mains. Le silence se fit encore pendant un instant ; et, ensuite, ce fut sir Percival qui parla.

— Pourrai-je demander, dit-il, si je me suis jamais montré indigne de cette confiance paternelle, que j’ai envisagée jusqu’ici comme l’honneur le plus insigne et le bonheur le plus grand de toute mon existence ?

— Je n’ai rien trouvé à blâmer dans votre conduite, répondit-elle. Vous m’avez toujours traitée avec la même délicatesse et les mêmes égards. Vous avez mérité ma confiance ; et, ce qui est bien plus important à mes yeux, vous êtes resté digne de la confiance de mon père, source de la mienne. Vous ne m’auriez fourni aucun motif, si j’en eusse cherché un, pour demander à être relevée de ma promesse. Tout ce que je viens de dire jusqu’à présent a eu pour objet de bien constater et reconnaître les obligations que je vous ai. Mon respect pour ces obligations, mon respect pour la mémoire paternelle, mon respect aussi pour ma parole, tout m’interdit d’être la première, de « mon » côté, à rien changer de ce qui existe entre nous. La rupture de notre engagement doit être votre volonté, votre fait, sir Percival, — et nullement mon fait et ma volonté…

Le battement de pied qui trahissait son malaise intérieur s’arrêta court à ces mots, et il se pencha sur la table, la tête en avant, avec un mouvement un peu vif.

— Mon fait, dit-il, quelle raison puis-je avoir, de « mon » côté, pour me dégager ?…

J’entendis ma sœur respirer plus vite ; je sentis sa main se refroidir. Malgré ce qu’elle m’avait dit quand nous étions seules, je commençais à « avoir peur d’elle ». — Je lui faisais tort.

— Une raison, répondit-elle, qu’il n’est vraiment pas facile de vous faire connaître. Il s’est fait en moi, sir Percival, un grand changement ; — un changement assez sérieux pour justifier complètement, aussi bien à mes yeux qu’aux vôtres, la rupture des promesses qui nous lient…

Le visage de sir Percival redevint si pâle, que ses lèvres elles-mêmes se décolorèrent. Il releva le bras qu’il avait posé sur la table, et, se détournant un peu dans son fauteuil, appuya sa tête dans ses mains, de sorte que son profil seul était visible.

— Quel, changement ? demanda-t-il.

Le ton sur lequel cette question fut faite me sembla particulièrement discordant ; — il y avait une émotion supprimée avec effort.

Ma sœur poussa un profond soupir, et se laissa un peu aller vers moi, étayant son épaule de la mienne. Je la sentais trembler, et voulus lui épargner, en prenant moi-même la parole, une explication qui semblait lui coûter trop. Elle m’arrêta par un serrement de main significatif, et, ensuite, s’adressant de nouveau à sir Percival, mais, cette fois, sans lever les yeux sur lui :

— On m’a dit, et je le crois, reprit-elle, que la plus tendre et la plus sincère de toutes les affections est celle qu’une femme doit porter à son mari. Lorsque, pour la première fois, nous avons été engagés l’un à l’autre, j’avais encore à donner cette affection si on la faisait naître ; vous aviez à la gagner si cela dépendait de vous. Me pardonnerez-vous, ne me blâmerez-vous point, sir Percival, si je vous avoue qu’il n’en est plus ainsi désormais ?…

Quelques larmes s’amassèrent dans ses yeux, et lentement coulèrent le long de ses joues, tandis que, cessant de parler, elle attendait sa réponse. Il n’articula pas une parole. Au début de sa dernière réplique, il avait avancé de manière à s’en faire une sorte de masque, la main qui servait d’appui à sa tête. Je ne voyais donc, par-dessus la table, que la partie supérieure de son buste.

Pas un de ses muscles ne bougeait. Les doigts écartés qui soutenaient son front étaient profondément enfouis dans sa chevelure. Ils auraient pu exprimer soit une colère, soit une douleur cachée, — laquelle des deux ? comment le savoir ? Mais il n’y avait en eux aucun frémissement qui pût m’éclairer là-dessus. Rien qui me laissât pénétrer le secret de ses pensées en ce moment, en ce moment décisif où une double crise balançait leur destin à venir.

J’étais résolue à le faire s’expliquer dans l’intérêt de Laura.

— Sir Percival ! m’écriai-je, intervenant avec une certaine brusquerie, n’avez-vous rien à dire, après que ma sœur, elle, en a tant dit ? — Et j’ajoutais, mon malheureux caractère prenant le dessus : — Après des aveux plus complets, à mon avis, qu’aucun homme ici-bas, dans votre position, n’avait le droit d’en attendre d’elle…

Cette dernière témérité lui frayait la voie par laquelle, s’il le voulait, il lui était loisible de m’échapper ; il en tira parti tout aussitôt.

— Pardon, miss Halcombe, dit-il, sans retirer la main qui nous cachait son visage, — veuillez m’excuser si je vous rappelle que je n’ai revendiqué, à cet égard, aucune espèce de droit…

Quelques simples paroles auraient suffi pour le ramener sur le terrain qu’il semblait vouloir éviter ; elles étaient déjà sur mes lèvres, quand Laura m’arrêta court en parlant elle-même.

— J’espère, continua-t-elle, que je ne me suis pas imposée en vain ce pénible aveu. J’espère qu’il me garantit votre confiance entière pour ce qui me reste à dire ?

— Je vous prie d’en être certaine…

Cette courte réponse fut faite avec une certaine chaleur ; tout en parlant, sir Percival avait laissé retomber sa main sur la table et s’était retourné vers nous. Tel changement involontaire qui eût pu se produire sur sa physionomie, il en était maintenant redevenu maître. Elle n’exprimait plus qu’une attente vive, une intense curiosité de ce que ma sœur allait dire.

— Je voudrais vous bien convaincre, poursuivit-elle, que nul motif égoïste n’a dicté mes paroles. Si vous renoncez à moi, sir Percival, après ce que vous venez d’entendre, ce ne sera point pour me voir épouser un autre homme ; — vous me donnerez seulement le droit d’achever ma vie dans un célibat auquel je suis résolue. La faute que j’ai pu commettre envers vous s’est tout entière accomplie dans le secret de mes pensées, elle ne franchira jamais ces limites. Pas un mot n’a été échangé… — Ici, elle hésita, ne sachant de quelle expression se servir ; elle hésita sous le coup d’un trouble passager qu’on ne pouvait voir sans une pénible émotion. — Pas un mot n’a été échangé, reprit-elle avec une patiente énergie, entre moi et la personne à laquelle, pour la première fois, je fais allusion devant vous, touchant les sentiments que je pouvais lui porter, ou ceux que, peut-être, elle m’avait voués ; — pas un mot ne sera échangé à ce sujet ; — aucune probabilité que nous nous retrouvions en ce monde, lui et moi. Je vous supplie de croire, sur ma parole, ce que je viens de vous dire. C’est la vérité, sir Percival ; — la vérité que j’ai cru devoir à mon futur mari, quoiqu’elle dût coûter à mes sentiments. De sa générosité, j’attends mon pardon, et je place mon secret sous la sauvegarde de son honneur.

— Double confiance qui m’est sacrée, dit-il, et que je jure ici de justifier…

Après avoir répondu en ces termes, il se tut et leva les yeux vers elle, ayant l’air d’attendre ce qu’elle avait encore à dire.

— J’ai fini, ajouta-t-elle avec calme. Vous avez maintenant plus de motifs qu’il n’en faut pour rendre parfaitement légitime et naturel le manquement à votre parole.

— J’ai, répondit-il, plus de motifs qu’il ne m’en faut pour consacrer ma vie à la tenir…

Il se leva, parlant ainsi, et fit quelques pas vers le sopha où elle était assise.

Elle se redressa brusquement, et la surprise lui arracha un faible cri. Chaque mot de ceux qu’elle avait prononcés révélait sa candeur, sa loyauté parfaite à un homme qui devait apprécier pleinement l’inestimable valeur d’une femme pure et loyale. Aussi, la noblesse même de sa conduite avait-elle secrètement anéanti, l’une après l’autre, toutes les espérances qu’elle avait fondées sur les révélations complètes auxquelles, en s’y résignant, elle confiait secrètement le soin de l’affranchir. Voilà ce que j’avais craint dès le début. Voilà ce que j’aurais empêché si elle m’avait laissé la moindre chance d’en venir à bout. Même à présent, le mal déjà fait, j’attendais, je guettais au passage un mot de sir Percival qui me donnât occasion de le mettre dans son tort.

— Vous me laissez le droit, miss Fairlie, continua-t-il, de renoncer à votre main ? Je ne suis pas assez dénué de cœur pour renoncer à une femme qui vient de se montrer l’honneur de son sexe…

Il parlait avec un accent si pénétré, une passion si enthousiaste, et pourtant une si parfaite délicatesse, qu’elle releva la tête, rougissant un peu, et le regarda en face, animée soudain d’un nouveau courage.

— Non, dit-elle avec fermeté. Le déshonneur de son sexe, au contraire, si elle peut se donner comme femme, sans donner en même temps son amour.

— Ne peut-elle donc, demanda-t-il, l’accorder, dans l’avenir, au mari qui consacrerait sa vie entière à le mériter ?

— Jamais ! répondit-elle. Si vous persistez à maintenir votre engagement, je puis être, sir Percival, votre femme loyale et fidèle ; — mais, si je connais bien mon cœur, vous n’aurez jamais l’amour de votre femme !…

En prononçant ces courageuses paroles, elle était d’une beauté si splendide, si victorieuse, que pas un homme ici-bas ne devait échapper à son empire. Je m’efforçais intérieurement de chercher des torts à sir Percival et de les lui reprocher tout haut ; mais, en dépit de moi-même, tous mes instincts de femme m’entraînaient à prendre pitié de lui.

— J’accepte avec reconnaissance, dit-il, la vérité que vous me dites, la foi que vous m’engagez. Le moins que vous puissiez offrir l’emporte à mes yeux sur tout ce que je pourrais espérer de n’importe quelle autre femme en ce monde…

De sa main gauche, Laura tenait encore une des miennes ; mais sa main droite pendait, abandonnée, le long de son corps. Sir Percival la porta doucement à ses lèvres, — il l’effleura d’un baiser qui méritait à peine ce nom, — s’inclina de mon côté, — puis, avec une retenue et une délicatesse parfaites, quitta silencieusement le boudoir.

Après son départ, elle demeura immobile et muette, — assise près de moi, froide et calme, les yeux fixés vers la terre. Je compris qu’il n’y avait rien à attendre de vaines paroles, et, passant simplement mon bras autour d’elle, je la tins silencieusement serrée contre moi. Nous restâmes ainsi pendant un intervalle de temps qui me parut long et pénible, — si long et si pénible que, pour échapper à ce malaise, et dans l’espoir d’amener un changement quelconque, je lui adressai doucement la parole.

Le son de ma voix parut la rappeler soudainement à elle-même. Se dégageant tout à coup de moi, elle se leva.

— Il faut se soumettre, Marian, dit-elle, aussi bien que l’on pourra. La vie que je commence aura ses pénibles devoirs ; l’un d’eux m’est imposé dès aujourd’hui…

Tout en parlant ainsi, elle alla du côté de la fenêtre, vers une table volante sur laquelle étaient placés ses instruments de dessin ; elle les réunit avec soin, les déposa dans un des tiroirs de son « cabinet, » puis elle ferma le tiroir et m’apporta la clef.

— Je dois me séparer de tout ce qui le rappelle à moi, dit-elle. Serrez cette clef où il vous plaira ; — je ne vous la redemanderai jamais.

Avant que j’eusse pu dire une parole, elle s’était dirigée vers sa bibliothèque, et en avait retiré l’album qui renfermait les dessins de Walter Hartright. Après un instant d’hésitation, pendant lequel le petit volume demeura dans ses mains qui semblaient le presser d’une étreinte caressante, elle le porta jusqu’à ses lèvres, et y déposa un ardent baiser.

— Oh ! Laura ! Laura !… m’écriai-je, non pour la gronder, et sans la moindre amertume, n’ayant au cœur qu’une vive peine dont ma voix se fit l’écho attendri.

— C’est la dernière fois, Marian, me dit-elle en s’excusant, je lui dis en ce moment adieu pour toujours…

Elle posa le livre sur la table, et retira le peigne qui fixait ses cheveux. Ils tombèrent par masses dorées derrière ses épaules, et se répandirent autour d’elle, dans leur opulence incomparable, bien plus bas que ses genoux. Elle sépara du reste une longue et frêle boucle, qu’après l’avoir coupée elle fixa soigneusement, à l’aide d’épingles, et en lui donnant la forme d’un anneau, sur la première page de l’album, restée vide et blanche.

Dès que ce petit travail fut achevé, ma sœur referma précipitamment le volume, et, le plaçant dans mes mains :

— Vous lui écrivez et il vous écrit, dit-elle ; tant que je vivrai, s’il s’informe de moi, donnez-lui invariablement de bonnes nouvelles, et jamais ne lui dites un mot de ce que je pourrai souffrir. Qu’aucun chagrin, Marian, qu’aucune inquiétude ne lui vienne de « moi. » Si je venais à mourir la première, promettez-moi de lui donner ce petit cahier, où ses dessins et mes cheveux sont réunis. Il ne peut y avoir aucun mal, quand je serai partie, à lui dire que je les ai placés là de mes propres mains. Et dites-lui, — oh ! Marian, dites-lui alors, en mon nom, ce que je ne pourrai jamais lui dire moi-même, — dites-lui que je l’ai bien aimé !…

Elle avait jeté ses bras autour de mon cou ; elle murmura ces derniers mots à mon oreille, prenant à les prononcer un plaisir passionné qui me déchira presque le cœur. La longue contrainte qu’elle s’était imposée disparut devant ce premier élan de tendresse qui devait être aussi le dernier. Elle s’arracha de mes bras avec une véhémence convulsive, et se jeta sur le canapé, dans un paroxysme de sanglots et de pleurs qui la secouait de la tête aux pieds.

Vainement essayai-je de la calmer, de la raisonner ; ni les consolations, ni le raisonnement n’avaient plus aucune prise sur elle. Ainsi s’acheva pour nous deux, tristement, soudainement, cette mémorable journée. Lorsque l’accès nerveux se fut usé de lui-même, ma sœur se trouva trop épuisée pour parler. Elle tomba dans une espèce de sommeil qui dura une partie de l’après-midi ; je pris l’album de dessins pour qu’à son réveil, elle ne le retrouvât plus sous ses yeux. Lorsqu’ils se rouvrirent, lorsqu’ils vinrent chercher les miens, quel que pût être l’état de mon cœur, ma figure demeura calme. Nous n’échangeâmes pas une parole qui eût trait à la pénible conférence du matin. Le nom de sir Percival ne fut pas prononcé. Ni l’une ni l’autre, pendant le reste du jour, ne fîmes la moindre allusion à Walter Hartright.

« 10 novembre. » — La trouvant, ce matin, tout à fait calme, tout à fait elle-même, je suis revenue sur les tristes incidents d’hier, uniquement pour la supplier de me laisser parler à sir Percival et à M. Fairlie, vis-à-vis desquels je pourrais m’expliquer plus clairement, plus fortement qu’elle-même au sujet de son lamentable mariage. Avec douceur, mais avec fermeté, ma sœur a coupé court à mes remontrances.

— C’est hier qui devait décider, m’a-t-elle dit, et hier, en effet, s’est prononcé. Il est trop tard pour revenir sur ses pas…

Sir Percival m’a parlé, cette après-midi, de ce qui s’était passé chez Laura. « La confiance inouïe qu’elle avait mise en lui, m’a-t-il assuré, l’a tellement convaincu de son innocence et de sa loyauté parfaites, qu’il n’a pas eu à se reprocher un seul moment de jalousie indigne d’elle, soit pendant qu’il était avec nous, soit après qu’il nous eût quittées. Tout en déplorant l’attachement malheureux qui a mis obstacle aux progrès qu’il eût pu faire, sans cela, dans l’estime et l’affection de sa fiancée, il avait la ferme confiance que cet attachement inconnu à celui qui en était l’objet, jamais ne lui serait révélé dans l’avenir, tel changement qu’on pût prévoir aux situations actuelles. Il en avait la conviction absolue, et la plus forte preuve qu’il en pût donner, c’est que, m’a-t-il assuré, il ne tient à connaître ni la date de cet attachement, ni la personne qui a pu en être l’objet. Sa confiance implicite dans miss Fairlie fait qu’il se contente de ce qu’elle a jugé convenable de lui dire, et il n’a réellement aucun souci qui demande à être écarté par des confidences plus complètes. »

Il s’est tu exprès cette déclaration et m’a regardée. J’avais conscience du préjugé déraisonnable que je nourris contre lui ; je le soupçonnais en outre (non sans me le reprocher) d’avoir compté que je répondrais spontanément à ces mêmes questions dont il déclarait vouloir s’abstenir ; aussi, quelque peu confuse du rôle que je jouais, me refusai-je à entrer dans la voie qu’il m’ouvrait. Mais, en même temps, j’étais bien résolue à ne perdre aucune occasion, si mince fût-elle, de plaider la cause de Laura ; et j’exprimai hardiment à sir Percival mon regret que sa générosité n’eût pas fait un pas de plus, en le poussant à rompre de lui-même l’engagement respecté par ma sœur.

Ici, de nouveau, il me désarma par sa tactique ordinaire, en n’essayant pas de se défendre. « Il se bornerait, me disait-il, à me prier de ne pas oublier la différence qu’il y avait entre la liberté qu’il avait laissée à miss Fairlie de renoncer à lui (acte de pure soumission), et la violence qu’il aurait dû se faire à lui-même pour renoncer à miss Fairlie, violence qu’il n’était pas raisonnable de lui demander, puisqu’elle était le suicide de toutes ses espérances. Par sa conduite du jour précédent, ma sœur avait tellement ajouté à l’amour immuable, à l’admiration qu’il ressentait pour elle, depuis deux longues années, que désormais, il ne saurait entreprendre, avec succès, de lutter contre des sentiments devenus si forts. Je pourrais l’accuser de faiblesse, d’égoïsme, d’insensibilité même à l’égard de la femme qu’il idolâtrait ainsi, et il n’aurait qu’à courber la tête, avec toute la résignation possible, sous le poids d’un jugement si sévère ; seulement il me demanderait d’examiner si l’avenir de ma sœur, restant seule au monde, aux prises avec un attachement malheureux qu’elle ne pourrait jamais avouer, lui offrait de beaucoup meilleures chances que si elle acceptait la main d’un homme disposé à vénérer le sol même que ses pieds auraient foulé ? Dans cette dernière hypothèse, si peu qu’on dût en attendre, le temps pourrait amener quelques changements heureux ; — dans la première, à l’envisager comme ma sœur l’envisageait elle-même, il ne restait aucune espérance. »

— Je lui répondis, — mais plutôt pour obéir à mes instincts de femme que pour m’être senti quelque chose de décisif à lui dire. Il était bien évident, hélas ! que l’alternative dans laquelle ma sœur s’était placée elle-même, mettait à la disposition de sir Percival le choix du parti à prendre, — et qu’il avait pris ce parti, profitant de l’avantage qu’on lui laissait. Tout en lui répondant, je comprenais ceci, et j’en suis maintenant tout aussi pénétrée, tandis que, seule avec moi-même, j’écris ces lignes. L’unique espoir qui nous reste, c’est qu’il obéisse en réalité, comme il l’affirme, à l’irrésistible force de son attachement pour Laura.

Avant de clore, ce soir, mon journal, j’y dois mentionner que j’ai écrit aujourd’hui, dans l’intérêt du pauvre Hartright, à deux des anciens amis de ma mère, — tous les deux influents, et bien placés à Londres pour le servir. Je suis sûre qu’ils feront pour lui tout ce qui dépendra d’eux. À l’exception de Laura, je ne me suis jamais préoccupée de personne plus que je ne me préoccupe maintenant de Walter. Tout ce qui s’est passé, depuis qu’il nous a quittées, n’a fait qu’augmenter ma sympathie et ma considération pour lui. J’espère que j’agis bien en l’aidant de mon mieux à trouver du travail à l’étranger ; j’espère, du plus profond de mon cœur, mais non sans anxiété, que tout ici tournera bien.

« 11 novembre. » Sir Percival a obtenu un entretien de M. Fairlie ; ils m’ont fait prier d’y assister.

J’ai trouvé M. Fairlie fort soulagé par l’idée de voir bientôt régler le grand « tracas de famille » (c’est ainsi qu’il appelle le mariage de sa nièce). Jusque-là, je n’avais rien à lui dire de mon opinion particulière sur le même sujet ; mais lorsque, avec son accent le plus langoureux et le plus assommant, il en vint à insinuer que, d’accord avec les vœux de sir Percival, on ferait bien de fixer immédiatement l’époque du mariage, j’eus le plaisir d’ébranler les nerfs de M. Fairlie par la protestation la plus vigoureuse que je pus formuler contre tout ce qui tendrait à précipiter la décision de Laura. Sir Percival m’assura tout aussitôt qu’il comprenait la force de mon objection, et me pria de croire que la proposition n’était le résultat d’aucune insistance de sa part. M. Fairlie, s’enfonçant dans son fauteuil, ferma les yeux, déclara « que nous faisions honneur à la nature humaine », et revint sur l’idée qu’il avait mise en avant avec une aussi froide obstination que si nous n’y avions rien objecté, sir Percival ou moi : le débat finit par mon refus, net et précis, de soumettre la question à Laura, tant qu’elle n’aborderait pas d’elle-même ce sujet si délicat. Cette déclaration faite, je me levai pour quitter immédiatement la chambre. Sir Percival avait l’air fort embarrassé, fort malheureux. M. Fairlie, étalant ses jambes oisives sur son tabouret de velours, me dit comme je partais : — Chère Marian ! que je porte envie à votre système nerveux, si robuste, si difficile à ébranler !… Ne tapez pas les portes au nom du ciel !…

En me rendant chez Laura, j’appris qu’elle m’avait demandée, et que mistress Vesey, à cette occasion, l’avait informée de ma visite à M. Fairlie. Ma sœur me questionna immédiatement sur ce qu’on avait eu à me dire : et je lui racontai tout ce qui s’était passé, sans essayer de lui cacher la contrariété, le chagrin que j’éprouvais réellement. Sa réponse me surprit et me peina au-delà de toute expression. C’était bien la dernière que j’eusse attendue de cette chère enfant.

— Mon oncle a raison, dit-elle. Je vous ai causé à vous, et à tous ceux qui me portent quelque intérêt, bien assez de troubles et d’anxiétés, il est temps que cela cesse, Marian ; — laissons sir Percival régler les choses à sa guise…

J’essayai quelques chaleureuses remontrances ; mais rien de ce que je pus dire ne fit impression sur elle.

— Je suis liée par ma promesse, répondait-elle ; j’ai rompu définitivement avec mon ancienne existence. À quoi servirait de reculer les mauvais jours puisqu’ils doivent arriver à coup sûr. Non, Marian ! encore une fois, mon oncle a raison. Assez de troubles, assez d’inquiétudes sont venus de moi ; je n’en veux pas occasionner davantage…

D’ordinaire, elle était la complaisance même ; mais je la trouvai inébranlable dans sa résignation passive, — je pourrais presque dire dans son désespoir. L’aimant comme je fais, j’aurais été moins peinée de la voir en proie à quelque agitation violente ; la froide insensibilité dont, pour la première fois, elle me rendait témoin, contrariait toutes les idées que je m’étais faites, toute l’expérience que j’avais de son impressionnable et douce nature.

« 12 novembre. » — Sir Percival, au déjeuner, m’a fait, relativement à Laura, certaines questions qui ne me permettaient pas de lui laisser ignorer ce qu’elle avait dit.

Pendant que nous causions, elle-même est descendue pour se joindre à nous. Son calme forcé ne s’est pas plus démenti en présence de sir Percival qu’il ne s’était démenti devant moi. À l’issue du déjeuner, il a saisi l’occasion de lui adresser quelques mots en particulier, dans le retrait d’une des croisées. Ils ne sont pas restés tête à tête plus de deux ou trois minutes ; et, arrivant à se séparer, elle est sortie de la salle avec mistress Vesey, tandis que sir Percival venait à moi. « Il l’avait suppliée, me dit-il, de se réserver le privilège de fixer, comme elle l’entendrait, l’époque de leur mariage. Elle l’avait remercié pour toute réponse, en le priant de faire connaître à miss Halcombe les vœux qu’il pouvait former sur ce point. »

Je n’ai pas la patience d’en écrire davantage. Cette fois, comme toujours, sir Percival l’a emporté sans se compromettre le moins du monde, et en dépit de tout ce que j’ai pu dire ou faire. Ses vœux sont naturellement, aujourd’hui, ce qu’ils étaient lors de sa première arrivée chez nous ; et Laura, complètement résignée à l’inévitable sacrifice de sa personne, montre maintenant la froide patience du désespoir. On pourrait croire qu’en disant adieu aux menus travaux, aux petites reliques qui lui rappelaient Hartright, elle a renoncé à tout mouvement de cœur, à toute son impressionnabilité naturelle. Au moment où j’écris ces lignes, il n’est encore que trois heures après midi, et sir Percival nous a déjà quittées, avec tout l’empressement d’un heureux fiancé, pour aller préparer, dans son château du Hampshire, les appartements destinés à sa future. À moins qu’il ne surgisse quelque obstacle imprévu, ils seront mariés exactement à l’époque fixée par lui dès le début, — c’est-à-dire avant la fin de l’année. En traçant ces mots, les doigts me brûlent !

« 13 novembre. » Nuit blanche que m’ont procurée mes inquiétudes au sujet de Laura. Vers le matin, je me suis arrêtée à l’idée de tenter ce que pourra un changement de lieux sur cet état de torpeur où elle demeure plongée. En lui faisant quitter Limmeridge, en l’entourant de vieux amis dont les figures lui réjouiront le cœur, je la tirerai peut-être de là. Après quelque réflexion, je me suis décidée à écrire aux Arnolds, dans le Yorkshire. Ce sont des gens simples, bons, hospitaliers, et qu’elle a connus dès l’enfance. La lettre une fois jetée dans la boîte, je lui ai conté ce que je venais de faire. C’eût été un soulagement pour moi que de la voir y trouver à dire, et y résister. Mais non, — elle s’est bornée à me répondre : — Je « vous » accompagnerai, Marian, partout où vous voudrez aller. Vous avez sans doute raison ; — je crois, comme vous, que le changement me fera du bien…

« 14 novembre. » — J’ai écrit à M. Gilmore, qu’il y a réellement chance de voir s’accomplir cette misérable union ; et aussi pour lui faire part de la tentative à laquelle je vais avoir recours, afin de changer, s’il se peut, l’état moral de ma pauvre sœur. Je n’ai pas eu le cœur d’entrer dans beaucoup de détails. Il sera bien temps de les lui donner quand nous approcherons de l’époque marquée.

« 15 novembre. » Trois lettres pour moi. La première des Arnolds, m’exprimant tout le plaisir qu’ils auront à nous revoir, Laura et moi. La seconde, d’un des personnages à qui je me suis adressée pour le compte de Walter Hartright, m’informant qu’il a été assez heureux pour trouver une occasion de faire ce que je lui demandais. La troisième de Walter lui-même ; il me remercie, le pauvre garçon, et dans les termes les plus chaleureux, pour l’avoir mis à même de quitter son chez lui, sa patrie, tous ceux dont il est aimé. Une expédition, organisée par des particuliers pour faire des fouilles dans les grandes ruines de l’Amérique centrale, va, paraît-il, s’embarquer à Liverpool. Le dessinateur déjà choisi pour en faire partie a perdu courage, et, au dernier moment, s’est démis de ses fonctions ; Walter est nommé à sa place. Il a un engagement garanti pour six mois, à partir du moment où l’on débarquera dans le Honduras, et pour un an de plus, si les excavations donnent de bons résultats, et si le capital n’est pas épuisé. Il termine sa lettre en me promettant de m’écrire quelques lignes d’adieu quand ils seront tous à bord ; il les fera mettre à la poste par le pilote qui aura conduit l’expédition hors de rade. Avons-nous, lui et moi, pris le bon parti dans toute cette affaire ? Je ne puis que l’espérer et demander au ciel qu’il en soit ainsi. La démarche qu’il a faite avec mon secours, peut avoir pour lui des conséquences si graves, que je n’y saurais songer sans une sorte de tressaillement intérieur. Et pourtant, malheureux comme il l’était, comment vouloir, comment souhaiter qu’il restât chez lui ?…

« 16 novembre. » — La voiture est à la porte. Nous partons aujourd’hui, Laura et moi, pour notre visite aux Arnolds.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Polosdcan-Lodge, Yorkshire.

« 23 novembre. » — Une semaine entière au milieu de ce pays nouveau et parmi ces gens d’une bonté si parfaite, lui a procuré quelque soulagement, mais pas autant que j’en espérais. Je me résous à rester ici une semaine encore tout au moins. Il est inutile de retourner à Limmeridge avant que la nécessité ne nous y force.

« 24 novembre. » — Le courrier de ce matin m’apporte de tristes nouvelles. L’expédition pour l’Amérique centrale a mis à la voile le 21. Nous sommes maintenant séparées d’un brave et loyal garçon ; nous avons perdu un ami fidèle. Walter Hartright a quitté l’Angleterre.

« 25 novembre. » — Tristes hier, les nouvelles sont, aujourd’hui, de mauvais présage. Sir Percival Glyde a écrit à M. Fairlie ; M. Fairlie nous écrit à son tour, à Laura et à moi, pour nous rappeler immédiatement à Limmeridge.

Que peut signifier tout ceci ? Le jour du mariage aurait-il été fixé en notre absence ?


II


Limmeridge-House.

« 27 novembre. » — Mes pressentiments sont réalisés. Le mariage est fixé au 22 décembre.

Le lendemain du jour où nous étions parties pour Polesdean-Lodge, sir Percival manda, paraît-il, à M. Fairlie, que les réparations et les changements à faire dans son château du Hampshire exigeaient plus de temps qu’il ne l’avait d’abord prévu. Les devis devaient lui en être soumis dans le plus bref délai possible ; et il lui serait beaucoup plus facile de conclure avec ses ouvriers les arrangements définitifs, si on l’informait de l’époque exacte à laquelle pourrait avoir lieu la cérémonie des noces. Il serait alors à même de faire tous ses calculs, selon le temps qui lui serait laissé, sans parler des excuses qu’il avait à offrir à plusieurs de ses amis, invités par lui à venir le visiter pendant l’hiver, et qui ne pourraient être reçus aussi longtemps que le château resterait envahi par les ouvriers.

M. Fairlie avait répondu à cette lettre, en priant sir Percival de proposer lui-même une date fixe pour le mariage ; date naturellement subordonnée à l’approbation de miss Fairlie, que son tuteur était tout disposé à influencer en ce sens, autant qu’il lui serait donné de le faire. Sir Percival riposta, courrier par courrier, en proposant (conformément à ses vues et à ses désirs exprimés dès le début) la seconde quinzaine de décembre, — soit le vingt-deux ou le vingt-quatre, ou tout autre jour que « la jeune dame » et son tuteur arriveraient à préférer. La « jeune dame, » n’étant pas là pour s’expliquer sur ce point, son tuteur avait pris sur lui de choisir la date la plus rapprochée, — le vingt-deux décembre, — et nous avait écrit en conséquence, pour nous rappeler à Limmeridge.

Quand il m’eut, hier, dans un entretien particulier, fait connaître tous ces détails, M. Fairlie m’invita, — prenant pour cela ses formes les plus suaves, — à ouvrir, dès aujourd’hui, les négociations indispensables. Comprenant qu’il était inutile de résister, à moins d’y être d’abord autorisée par ma sœur, je consentis à lui transmettre le message dont on me chargeait pour elle, non sans déclarer en même temps que, pour rien au monde, je ne voudrais faire le moindre effort afin de déterminer son consentement aux désirs de sir Percival. M. Fairlie me fit compliment, à cette occasion, sur ma « bonne et solide conscience, », tout comme si, à la promenade, il m’avait félicitée d’avoir une « bonne et solide constitution ». Il semblait, du reste, parfaitement satisfait d’avoir fait glisser de ses épaules sur les miennes, une des responsabilités dont le fardeau était si lourd à cet étrange chef de famille.

Ce matin, ainsi que je l’avais promis, j’ai parlé à Laura. Le singulier sang-froid, — l’insensibilité, pourrais-je dire, — qu’elle a si résolument conservé, depuis le départ de sir Percival, ne s’est pas trouvé à l’épreuve des nouvelles que je devais lui transmettre. Devenue tout à coup fort pâle, et saisie d’un tremblement marqué : — Pas si tôt ! disait-elle, avec un accent suppliant… Oh ! Marian, pas si tôt !…

Le plus léger signal, venant d’elle, me suffisait et de reste. Je me levai pour quitter la chambre et aller, à sa place, vider sa querelle avec M. Fairlie.

Au moment où ma main poussait la porte, elle me saisit néanmoins par ma robe, et s’efforça de me retenir.

— Laissez-moi, disais-je. La langue me démange d’aller dire à votre oncle que sir Percival et lui ne nous feront pas subir toutes leurs fantaisies…

Soupirant amèrement, elle n’avait pas lâché ma robe.

— Non ! disait-elle, d’une voix affaiblie… il est trop tard !

— Pas trop tard d’une minute, répliquai-je. La question de date « nous » appartient, — et veuillez vous en rapporter à moi, Laura, pour en tirer tout le parti possible, ainsi que les femmes savent le faire…

Tout en parlant, j’avais débarrassé ma robe de son étreinte ; mais, dans ce moment-là même, elle glissa ses bras autour de ma taille, m’emprisonnant ainsi mieux que jamais.

— Cela ne servira, disait-elle, qu’à nous impliquer dans de nouveaux troubles et de nouveaux embarras. Vous vous mettrez en hostilité avec mon oncle, et sir Percival reviendra ici, pourvu de nouveaux griefs…

— Tant mieux ! m’écriai-je, oubliant toute réserve. Qui donc se soucie de ses griefs ? Faut-il que vous vous brisiez le cœur pour rendre le calme à sa vanité alarmée ? Il n’est pas d’homme, sur cette terre, à qui, nous autres femmes, nous devions de pareils sacrifices… Les hommes !… ce sont les ennemis de notre innocence et de notre repos ; — ils nous arrachent à l’amour de nos parents, à l’amitié de nos sœurs ; ils nous prennent pour eux corps et âme, et attachent à leur vie la nôtre qui n’en peut mais, comme ils attacheraient un chien à la loge qu’il doit habiter. Et, en échange, que nous donne le meilleur d’entre eux ? Laissez-moi, Laura ! — Je suis folle quand j’y pense…

Des larmes, — de misérables larmes, les seules ressources qu’une faible femme ait au service de son dépit et de sa colère, montèrent tout à coup à mes yeux. Elle sourit tristement et posa son mouchoir sur ma figure, comme pour m’épargner à moi-même cette manifestation de ma propre faiblesse, — de cette faiblesse pour laquelle, entre toutes, j’ai toujours professé le mépris le plus sincère.

— Oh ! Marian, disait-elle, « vous », pleurer !… Pensez donc à ce que vous me diriez, si nos rôles étaient changés, et si ces larmes coulaient de mes yeux !… Toute votre tendresse, tout votre courage, tout votre dévoûment ne changeront pas ce qui doit arriver, tôt ou tard… Cédons à la volonté de mon oncle… Évitons les agitations, les ressentiments que je puis prévenir par un sacrifice de moi, n’importe lequel. Dites-moi, Marian, que quand je serai mariée, vous viendrez vivre auprès de moi, — et ne parlons plus de tout ceci…

Mais je voulus en parler encore. Je refoulai au-dedans de moi ces pleurs méprisables qui ne me soulageaient point, et n’aboutissaient qu’à la rendre malheureuse ; puis, j’argumentai, je plaidai contre elle avec tout le calme possible. Tout cela ne servit de rien. Elle me fit répéter par deux fois la promesse de passer ma vie auprès d’elle, quand elle serait mariée, et ensuite m’adressa, de but en blanc, une question qui mit à l’improviste sur une voie nouvelle la douloureuse sympathie qu’elle m’inspirait.

— Pendant notre séjour à Polesdean, me dit-elle, vous avez reçu, Marian, une lettre ?…

Sa voix altérée, la soudaineté avec laquelle son regard s’écarta de moi, tandis qu’elle me dérobait son visage en le posant sur mon épaule, l’hésitation qui lui coupa la parole avant que sa question fût achevée, tout cela m’apprit, et m’apprit trop clairement, à qui avait trait cette curiosité craintive, n’osant s’exprimer qu’à demi.

— Je croyais, Laura, que vous et moi ne devions plus jamais faire allusion à ce jeune homme, lui dis-je avec douceur.

— Vous avez reçu une lettre de lui ? reprit-elle, insistant.

— Oui, répondis-je, puisque vous voulez le savoir.

— Comptez-vous lui écrire encore ?

J’hésitai devant cette question. Je n’avais pas voulu lui parler de cet exil auquel il s’était condamné, ni de la part que j’avais eue dans l’exécution de ses projets, dans la réalisation de ses espérances nouvelles. Comment donc répondre à ma sœur ? Dans le pays où il était allé, aucune lettre ne pouvait lui parvenir, d’ici à plusieurs mois, d’ici peut-être à plusieurs années.

— Supposons que j’aie l’intention de lui écrire encore, dis-je enfin. Qu’en attendez-vous, Laura ?…

La joue appuyée à mon cou devint tout aussitôt brûlante ; les bras qui m’entouraient frémirent, et leur étreinte devint plus sensible.

— Ne lui parlez pas du « vingt-deux » murmura-t-elle à mon oreille. Promettez-moi, Marian, — promettez-moi, je vous le demande en grâce, que, dans votre prochaine lettre, vous ne mentionnerez pas mon nom…

Je promis, et nulle parole ne saurait exprimer avec quel sentiment de tristesse je contractai ce douloureux engagement. À l’instant même, elle retira le bras passé autour de ma taille, fit quelques pas vers la fenêtre, et y demeura debout, me tournant le dos et regardant au dehors. Le moment d’après, elle reprit la parole, mais sans se retourner, et sans qu’il me fût possible d’entrevoir, à la dérobée, le moindre jeu de sa physionomie.

— N’allez-vous pas remonter chez mon oncle ? me demanda-t-elle. Voulez-vous lui dire que je consens à tous les arrangements qu’il jugera les meilleurs ?… Ne vous faites pas scrupule de me quitter, Marian ; pour un peu de temps, je serai mieux toute seule…

Je sortis. Si, dès que je fus dans le couloir, j’avais pu, en levant un de mes doigts, déporter M. Fairlie et sir Percival Glyde à l’autre bout de la terre, ce doigt ne fût pas longtemps resté dans ma poche. Mon malheureux caractère l’emportait encore ; et j’aurais immédiatement cédé à mon envie de pleurer, si la chaleur de ma colère n’avait fait évaporer toutes mes larmes. Les choses dans cet état, je me précipitai dans la chambre de M. Fairlie, et, après l’avoir apostrophé, le plus durement possible, d’un : « Laura consent au vingt-deux » ! — je sortis tout aussi vite que j’étais entrée, sans lui laisser le temps de répondre un mot. J’ai, de plus, jeté les portes derrière moi, et compte bien avoir ébranlé le système nerveux de M. Fairlie pour tout le reste de la journée.

« 28 novembre. » — J’ai relu ce matin la lettre d’adieu du pauvre Hartright, un doute étant survenu dans mon esprit, depuis hier, sur le point de savoir si j’ai bien fait de cacher à Laura la nouvelle de son départ.

Toutes réflexions faites, je crois encore que je suis dans le vrai. Les allusions qu’il fait dans sa lettre aux préparatifs de cette expédition centro-américaine, tendent toutes à montrer que les chefs qui la conduisent la savent hérissée de périls. Si cette circonstance, tout à coup révélée m’a jetée dans un grand trouble, quel effet ne produirait-elle pas sur ma sœur ? Il est déjà bien assez triste de penser que le départ de Walter nous a ôté, de tous nos amis, le plus dévoué ; celui sur lequel nous pouvions le mieux compter à l’heure critique, si jamais cette heure sonne pour nous, et nous trouve sans appui. Mais ce qui est bien pis encore, c’est de songer qu’en nous quittant, il va s’exposer aux dangers d’un climat pernicieux, d’un pays encore sauvage, habité par des populations sans frein. Il y aurait cruauté, en même temps que franchise, à mettre Laura au courant de tout ceci, sans une évidente, une urgente nécessité.

Je me demande presque si je ne devrais pas faire un pas de plus, et brûler immédiatement cette lettre qui pourrait, un jour ou l’autre, tomber en mauvaises mains. Non-seulement il y est parlé de Laura dans des termes qui doivent à jamais rester un secret entre mon correspondant et moi, mais il y revient sur les soupçons qu’il a conçus, — soupçons obstinés, inexplicables, alarmants au suprême degré, sur l’espionnage secret auquel il est en butte depuis son départ de Limmeridge. Il déclare avoir reconnu, parmi la foule qui encombrait les quais de Liverpool, au moment où l’expédition s’embarquait, deux individus qui le suivaient constamment à la piste dans les rues de Londres ; et il affirme positivement, qu’au moment de descendre dans le bateau, il a entendu prononcer derrière lui le nom d’Anne Catherick. Il ajoute, en propres termes : « Ces incidents ont une portée ; ces incidents doivent amener un résultat. Le mystère d’Anne Catherick n’est pas encore dévoilé ; peut-être ne la retrouverai-je jamais sur ma route ; mais si vous la rencontrez, miss Halcombe, tirez meilleur parti que je n’ai fait de cette précieuse occasion !… Une forte conviction dicte mes paroles. Je vous supplie de les garder en votre mémoire. » Telles sont les expressions dont il se sert. Nul danger que je les oublie. Je ne suis que trop disposée à repasser en mon souvenir toutes les paroles d’Hartright qui me rappellent Anne Catherick. Mais, véritablement je courrais des risques en gardant cette lettre. Le moindre accident pourrait la faire tomber en des mains étrangères. Je puis être malade ; je puis mourir. — Mieux vaut la brûler de suite, et compter, parmi tant d’autres, une anxiété de moins.

La voilà brûlée !… Les cendres de sa lettre d’adieu, — de la dernière, peut-être, qu’il m’adressera jamais, — voltigent dans le foyer, fragments noircis et méconnaissables. Est-ce donc là le triste dénouement de cette histoire si triste ?… Oh ! non, — bien certainement, non, tout n’est pas déjà fini entre nous !

« 29 novembre. » — On a commencé les préparatifs du mariage. La couturière est venue prendre les ordres qu’on avait à lui donner. Laura est tout à fait impassible, tout à fait étrangère à cette grande question qui intéresse si fortement la vanité personnelle des autres femmes. Elle abandonne toute initiative à la couturière et à moi. Si notre pauvre Hartright eût été à la place du baronnet, et que le choix paternel fût tombé sur lui, quelle autre attitude aurait eue ma sœur ! que de menues inquiétudes ! que de charmants caprices ! et que les faiseuses de robes, même les meilleures auraient eu de peine à la contenter !

« 30 novembre. » — Nous avons chaque jour des nouvelles de sir Percival. Sa dernière lettre nous apprend que pour achever convenablement les embellissements de son château, il lui faut encore de quatre à six mois. Si les peintres, les tapissiers, les marchands de meubles, donnaient le bonheur, comme ils donnent les dehors de la richesse, je prendrais peut-être quelque intérêt aux soins qu’ils prennent pour le futur séjour de Laura. Comme vont les choses, il n’y a qu’un passage de la lettre de sir Percival qui ne me laisse pas complètement indifférente aux plans et projets dont il nous entretient : c’est celui où il traite du voyage que feront les deux époux immédiatement après la noce. Vu la constitution délicate de Laura et les rigueurs extraordinaires dont nous menace l’hiver prochain, il propose d’emmener sa femme à Rome, et de rester en Italie jusqu’aux premiers jours de l’été qui vient. Si ce plan ne convenait pas, il ne refuse pas, bien qu’il n’ait pas d’établissement à Londres, d’y passer toute la saison, et d’y louer pour cela, toute meublée, la maison la plus convenable qu’on y pourra trouver.

Abstraction faite de mes convenances et de mes sentiments personnels (je n’en dois pas tenir compte, et je les sacrifie volontiers), il m’est démontré que la meilleure de ces deux alternatives est certainement la première. Dans un cas comme dans l’autre, une séparation est inévitable entre Laura et moi. Sans doute, cette séparation sera plus longue, s’ils vont à l’étranger que s’ils demeuraient à Londres ; — mais, en regard de cet inconvénient, il faut tenir compte du bien que doit faire à Laura un hiver passé dans les pays chauds ; plus encore, de l’aide immense qui lui sera, pour relever son moral, pour lui faire accepter ses nouvelles conditions d’existence, l’éblouissement prestigieux de ce voyage, le premier qu’elle fasse de sa vie, dans la plus intéressante contrée qui soit au monde. Elle n’est point dans une disposition d’esprit qui lui permette de demander quelque soulagement aux excitations artificielles, aux semblants de plaisirs que lui offrirait la capitale. Elle les prendrait vite en horreur, et le premier accablement de ce désolant mariage en serait aggravé pour elle. Je crains, plus que je ne puis le dire, le début de cette vie nouvelle ; pourtant, j’entrevois quelque espérance pour ma sœur si elle s’éloigne de son pays, — aucune si elle y reste.

En relisant ce dernier paragraphe de mon « Journal », je m’aperçois, et non sans le trouver étranger, que je parle du mariage de Laura et de notre séparation, dans les termes qu’on emploie pour les choses définitivement arrêtées. Je me trouve bien froide, bien insensible, d’envisager déjà l’avenir avec ce calme cruel. Mais à quel autre moyen avoir recours, maintenant que l’époque fixée est si proche ? Avant que le mois prochain ait passé sur nos têtes, « ma » Laura sera devenue la « sienne » !… Sa Laura !… Je suis incapable d’envisager comme un fait l’idée que ces deux mots impliquent : — elle amortit, elle étourdit ma pensée à ce point, qu’en me parlant à moi-même du mariage de ma sœur, il me semble parler de sa mort.

« 1er décembre. » — Triste, triste journée ; journée sur laquelle je n’aurai pas le courage d’insister. Après avoir reculé hier soir, et par pure faiblesse, devant cette pénible nécessité, il a bien fallu, ce matin, soumettre à ma sœur les propositions de sir Percival relativement à leur voyage de noces.

Pleinement convaincue que partout où elle irait je devais l’accompagner, la pauvre enfant, — car elle est encore enfant à bien des égards, — se montrait presque heureuse à l’idée qu’elle allait voir les merveilles de Florence, de Rome et de Naples. Quand il a fallu dissiper son illusion et la mettre face à face avec l’âpre et dure vérité, cela m’a saigné le cœur. J’ai dû lui dire qu’aucun homme ne tolère une rivalité, — non pas même une rivalité féminine, — dans les affections de la femme qu’il vient d’épouser : cela du moins (et quoi qu’il puisse en advenir plus tard) dans les premiers temps de leur union. J’ai dû l’avertir que, pour arriver à me faire vivre constamment auprès d’elle, il fallait à tout prix éviter les sentiments de jalousie et de méfiance que sir Percival ne manquerait pas de concevoir contre moi, si je lui apparaissais, au début de leur mariage, comme la confidente élue des plus intimes secrets de sa femme. Il a fallu distiller, goutte à goutte, dans ce cœur pur, dans cet esprit immaculé, l’amertume profanatrice de la sagesse mondaine ; tandis que, contre cette misérable tâche, se révoltaient les plus hauts et les meilleurs sentiments que j’aie en moi. C’en est fait, maintenant : cette rude, mais inévitable leçon, elle l’a reçue. Les naïves illusions de son enfance s’en sont allées, et c’est ma main qui lui a retiré ce vêtement virginal. Mieux vaut la mienne que celle de cet homme, — voilà toute ma consolation. Moi plutôt que lui, cela vaut mieux.

Donc, des deux propositions, c’est la première qu’on accepte. Ils iront en Italie ; et, avec la permission de sir Percival, je dois me préparer, dès qu’ils reviendront en Angleterre, à les rejoindre pour résider ensuite constamment sous leur toit. En d’autres termes, il faudra, pour la première fois de ma vie, solliciter une faveur personnelle, et la solliciter de celui-là même à qui je voudrais le moins, ici-bas, avoir une obligation quelconque. Soit, cependant. Pour Laura, je ferais encore bien autre chose.

« 2 décembre. » — Quand je me relis, je m’aperçois que je parle toujours de sir Percival en termes assez peu flatteurs. Vu le tour que les affaires ont pris, je dois et je veux déraciner en moi les préventions défavorables que j’ai conçues contre lui. Je ne saurais dire comment elles s’y sont formées tout d’abord. Au début de nos relations, elles n’existaient certainement pas. Est-ce la répugnance que Laura témoigne à devenir sa femme qui me monte ainsi contre lui ? Ou bien, sans le savoir, me serais-je laissée gagner par les préjugés, bien aisés à comprendre, de notre pauvre Hartright ? Ou bien encore serait-ce qu’en dépit des explications de sir Percival, et malgré la preuve que j’ai acquise de leur sincérité, cette lettre d’Anne Catherick m’a laissé un arrière-fond de méfiance dont je ne puis me défaire ? Je ne sais, et ne pourrais rendre compte des sentiments qui m’agitent encore. Une seule chose est bien certaine à mes yeux, c’est qu’il est de mon devoir, — doublement de mon devoir, à présent, — de ne point faire tort à sir Percival en me méfiant de lui sans raison. Si j’ai contracté l’habitude de le maltraiter invariablement, dans ce que j’écris ici de lui, je dois et veux rompre avec cette tendance indigne de moi, dussé-je, pour en venir là, clore mon « Journal » jusqu’à ce que le mariage ait eu lieu ! Je suis sérieusement mécontente de moi-même, — je n’écrirai plus d’aujourd’hui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« 16 décembre. » — Toute une quinzaine s’est écoulée sans que je rouvrisse ces pages. Voici assez longtemps que j’ai quitté mon « Journal, » pour le reprendre maintenant, j’espère, dans des dispositions plus saines et plus bienveillantes à l’égard de sir Percival.

Pas grand’chose à noter dans les deux semaines que nous venons de traverser. Les ajustements sont presque tous terminés, et on nous a envoyé de Londres les malles neuves destinées au voyage. La pauvre Laura ne me quitte guère de tout le jour ; et, la nuit dernière, comme nous ne pouvions dormir ni l’une ni l’autre, elle est venue se glisser dans mon lit pour y causer plus à l’aise. — « Je vais sitôt vous perdre, Marian ! disait-elle ; il faut bien profiter de vous pendant que je vous ai encore. »

On doit les marier à l’église de Limmeridge ; et, grâces au ciel, pas un de nos voisins ne sera invité à la cérémonie. Nous n’aurons que notre vieil ami M. Arnold, lequel viendra de Polesdean pour servir de père à la mariée ; l’oncle de Laura est d’une santé beaucoup trop fragile pour se hasarder à mettre le nez dehors, dans une saison aussi rude qu’elle l’est actuellement. Si je n’étais pas bien déterminée à n’envisager désormais que les côtés brillants de notre avenir, l’absence de tout homme de la famille, en ce moment décisif de la vie de Laura, me semblerait de mauvais augure et réveillerait mes inquiétudes. Mais j’en ai fini avec ces méfiances, ces pressentiments sinistres, — c’est-à-dire que j’ai renoncé à les consigner, les unes ou les autres, dans les pages de ce « Journal. »

Sir Percival doit arriver demain. Il proposait, dans le cas où nous tiendrions aux rigueurs de l’étiquette, d’écrire pour demander à notre ministre qu’il voulût bien le loger au prieuré pendant la courte période durant laquelle, avant la noce, il habitera Limmeridge. Dans les circonstances présentes, ni M. Fairlie, ni moi, n’avons jugé le moins du monde nécessaires tant de vaines formes et de cérémonies gênantes. Au fond de nos marécages déserts, et dans cette grande maison isolée, nous pouvons bien nous croire hors du rayon où les gens civilisés surchargent leur vie de trivialités convenues. J’ai donc écrit à sir Percival pour lui rendre grâces de son offre courtoise, et pour le prier de vouloir bien reprendre possession, à Limmeridge-House, des appartements qu’il y a toujours occupés.

« 17 décembre. » — Il est arrivé aujourd’hui, et m’a paru avoir l’air un peu fatigué, un peu inquiet ; il cause et rit cependant, comme un homme à qui nul souci ne pèse. Il apportait avec lui quelques présents réellement beaux, bijoux du meilleur goût, que ma sœur a reçus en toute bonne grâce, et, du moins en apparence, avec un calme parfait. L’unique symptôme par lequel se révèle, à mes yeux, le combat qu’elle se livre à elle-même pour garder de tels dehors, en ce temps d’épreuves, est la répugnance soudaine, bien extraordinaire chez elle, qu’elle manifeste pour la solitude. Au lieu de rester ou de rentrer sans cesse dans son appartement, ainsi qu’elle faisait naguère, elle semble craindre d’y demeurer seule. Aujourd’hui, par exemple, lorsque, après le « lunch », je suis montée pour prendre mon chapeau (nous allions nous promener), elle m’a, sans nécessité, servi d’escorte. En outre, avant le dîner, pendant notre toilette, elle a laissé ouverte la porte qui sépare nos deux chambres, pour pouvoir continuer à s’entretenir avec moi : — « Occupez-moi toujours, disait-elle ; arrangez-vous pour que j’aie toujours quelqu’un près de moi. Ne me laissez pas le temps de penser : c’est maintenant, Marian, tout ce que je vous demande… Ne me laissez pas le temps de penser ! »

Ce triste changement qui s’est fait en elle semble vraiment la rendre plus attrayante aux yeux de sir Percival. Il l’interprète, si j’en juge bien, dans un sens favorable à ses vœux. Il salue, comme un retour de sa beauté, comme un signe de sa gaieté renaissante, la rougeur fiévreuse qui colore ses joues, l’éclat fiévreux qui anime son regard. Aujourd’hui, au dîner, elle causait avec une vivacité, une insouciance si évidemment de commande, et contrastant d’une manière si blessante avec ses instincts naturels, que je brûlais, dans mon for intérieur, de lui imposer silence et de l’emmener. Le plaisir et la surprise de sir Percival semblaient, en revanche, défier toute expression. L’inquiétude que sa physionomie m’avait paru trahir au moment de son retour, s’était complètement dissipée ; et, même à mes yeux, il paraissait de dix ans plus jeune qu’il ne l’est réellement.

On ne saurait douter, — bien que je ne sache pas le voir moi-même, aveuglée par je ne sais quelle étrange perversité de goût, — on ne saurait douter que le futur de Laura ne soit un très-joli homme. La régularité des traits constitue, pour commencer, un des plus rares avantages personnels, — et il a les traits réguliers. Des yeux bruns, éclatants et vifs, sont encore, chez l’homme ou la femme, un attrait fort prisé, — il a les yeux bruns et très-brillants. La calvitie elle-même, lorsqu’elle ne dépouille que le haut du front (et il en est ainsi pour lui), sied plutôt à un homme, car elle développe sa tête et ajoute à l’expression intelligente de sa physionomie. La grâce et l’aisance des allures, la continuelle animation du geste, l’art de la conversation, secondé par toutes les ressources d’un esprit souple et alerte, — voilà, certes, d’incontestables mérites, et il les possède tous. M. Gilmore, à coup sûr, étranger comme il l’est au secret de Laura, devait à bon droit s’étonner qu’elle regrettât de s’être engagée. Tout autre, à la place de notre vieil ami, aurait éprouvé la même surprise. Moi-même, si on me sommait en ce moment, de signaler nettement les défauts que j’ai pu découvrir chez sir Percival, j’en pourrais seulement indiquer deux. Le premier, c’est son instabilité incessante et son humeur trop aisément excitable, — qui se peuvent attribuer assez naturellement à l’énergie exceptionnelle de son caractère. L’autre est sa manière brève, un peu âpre, un peu rude même, de parler aux domestiques, — ce qui, après tout, pourrait bien n’être qu’une mauvaise habitude. Non, je ne puis raisonnablement le contester, et je ne le contesterai pas, — sir Percival est un très-joli homme, un homme fort agréable. Là ! voilà qui est écrit ! à la fin !… et je suis charmée que ce soit fait.

« 18 décembre. » — Comme je me sentais, ce matin, fort abattue et fort ennuyée, j’ai laissé Laura tête à tête avec mistress Vesey, et je suis sortie seule pour une de ces courses de jour, en pleine campagne, que j’ai trop négligées en ces derniers temps. J’ai pris, au-dessus des marais, la route, bien aérée et toujours sèche, qui conduit du côté de Todd’s-Corner. Après une demi-heure de marche, j’ai vu, à ma grande surprise, arriver vers moi sir Percival, qui semblait venir de la ferme. Il allait d’un bon pas, faisant siffler sa canne en l’air, la tête haute comme d’habitude, et sa veste de chasse ouverte au vent. Quand nous nous rencontrâmes, il n’attendit pas les questions que j’allais lui adresser ; il me dit immédiatement qu’il était allé à la ferme, s’informer auprès de master ou mistress Todd’s si, depuis sa dernière visite à Limmeridge, l’un ou l’autre n’avait reçu aucune nouvelle d’Anne Catherick.

— Naturellement, dis-je, vous avez appris qu’ils n’en ont pas entendu parler.

— En effet, répondit-il ; et je commence à craindre sérieusement que nous n’ayons perdu les traces de cette femme. Pourriez-vous savoir, continua-t-il, me regardant au visage avec une attention particulière, si cet artiste, — monsieur Hartright, — est en état de nous donner quelques autres renseignements ?

— Depuis qu’il a quitté le Cumberland, répondis-je, il ne l’a point vue ; il n’a rien su de ce qu’elle devenait.

— Voilà qui est triste, dit sir Percival, dont le langage exprimait le désappointement, et qui, en même temps, par un contraste assez bizarre, avait l’air d’un homme qu’on tire de peine… Il est impossible de dire à quels malheurs aura échappé cette infortunée créature. Je suis, pour ma part, contrarié au-delà de toute expression de n’avoir pu, quelques efforts que j’aie faits pour cela, lui rendre les soins et la protection dont elle a un si urgent besoin…

Cette fois, il avait l’air contrarié pour tout de bon. Je lui adressai quelques mots de sympathie, et nous traitâmes ensuite d’autres sujets, tout en revenant ensemble au château. À coup sûr, cette rencontre de hasard, en pleine campagne, m’a montré son caractère sous un jour très-favorable. À coup sûr, il faisait preuve d’une singulière bienveillance et de bien peu d’égoïsme, en s’occupant ainsi d’Anne Catherick, presque à la veille d’être marié, et en faisant ce voyage à Todd’s-Corner, afin de s’informer d’elle, quand il aurait pu, bien plus agréablement, passer le même temps en compagnie de Laura. Puisqu’il n’a dû obéir, en tout ceci, qu’à des mobiles de pure charité, sa conduite, en de pareilles circonstances, témoigne de sentiments exceptionnellement bons, et mérite des éloges extraordinaires… Eh bien, soit !… je les lui décerne, ces éloges, — et qu’il n’en soit plus question !

« 19 décembre. » — Nouvelles découvertes dans cette inépuisable mine des vertus pratiquées par sir Percival.

J’ai abordé de loin, aujourd’hui, la proposition que je comptais lui faire de m’établir auprès de ma sœur lorsqu’elle sera revenue en Angleterre. Dès ma première insinuation à cet égard, il a saisi ma main par un geste chaleureux, m’affirmant que je venais justement de lui offrir ce qu’il comptait, de son côté, me demander comme une faveur. — « De toutes les sociétés que pût avoir sa femme, la mienne était celle qu’il désirait le plus vivement pouvoir lui assurer à jamais ; aussi me priait-il de croire qu’en lui proposant de vivre avec ma sœur, après leur mariage, sur le même pied qu’auparavant, je lui rendais un service dont il me serait éternellement reconnaissant. »

Lorsque je l’eus remercié, au nom de Laura comme au mien, des bontés qu’il avait ainsi pour toutes deux, nous en vînmes à parler de son voyage de noces, et de la société anglaise dans laquelle, à Rome, ma sœur allait se trouver présentée. Il me nomma plusieurs des amis qu’il s’attendait à rencontrer, durant cet hiver passé sur le continent. À une seule exception près, si j’ai bonne mémoire, c’étaient tous des compatriotes. Et l’exception unique était le comte Fosco.

Le nom du comte, ainsi mentionné, et la nouvelle que lui et sa femme doivent entrer en relations suivies, à l’étranger, avec nos nouveaux mariés, me présente pour la première fois, sous un jour tout à fait favorable, le mariage de Laura. Il aura pour résultat, selon toute apparence, d’apaiser les animosités de famille. Jusqu’ici, madame Fosco a voulu mettre en oubli ses devoirs de tante envers Laura, par suite de la rancune que lui avait laissée la conduite de M. Philip Fairlie dans cette vieille affaire du legs des dix mille livres. Elle sera forcée, désormais, de renoncer à cette ligne de conduite.

Sir Percival et le comte Fosco sont liés depuis longtemps par la plus étroite amitié ; il faudra nécessairement que de bons rapports s’établissent entre leurs femmes. Madame Fosco, avant son mariage, était une des plus impertinentes pécores que j’aie rencontrées jamais, — capricieuse, exigeante, et vaine de sa personne jusqu’au ridicule le plus absurde. Si le mari qu’elle s’est donné a pu la rappeler à elle-même, il mérite la reconnaissance de tous les membres de la famille, — et, pour commencer, il peut compter sur la mienne.

Je me prends à désirer vivement de faire connaissance avec le comte. C’est l’ami le plus intime qu’ait le mari de Laura, et, à ce titre, il m’inspire un profond intérêt. Ni Laura ni moi ne l’avons jamais vu. Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il y a bien des années, sa présence fortuite sur les degrés de la « Trinita del Monte, » à Rome, empêcha sir Percival d’être volé et assassiné, le jour même où il reçut cette blessure à la main qui, l’instant d’après, eût pu être suivie d’une « coltellata » en pleine poitrine. Je me souviens aussi, qu’à l’époque où feu M. Philip Fairlie opposait tant d’objections absurdes au mariage de sa sœur, le comte lui écrivit à ce sujet une lettre fort mesurée, fort spirituelle, et qui, j’ai honte de le dire, demeura sans réponse. Voilà tout ce que je sais de l’ami de sir Percival. Je demande si jamais nous le verrons en Angleterre ; je me demande si j’aurai du goût pour lui.

Ma plume divague volontiers dans ces champs obscurs de l’avenir. Revenons aux faits actuels, toujours un peu moins chimériques. Il est certain que l’accueil fait par sir Percival à ma hasardeuse proposition de m’établir auprès de sa femme, a été mieux que bon, il a été presque tendre. Je crois pouvoir affirmer que le mari de ma sœur n’aura point à se plaindre de moi, si je marche dans la voie où je suis. Je l’ai déjà reconnu beau garçon, agréable causeur, sympathique aux malheureux, affectueusement bon à mon égard. En vérité ! c’est tout au plus si je me reconnais, dans ce rôle, si nouveau pour moi, d’amie dévouée à sir Percival.

« 20 décembre. » — Je déteste sir Percival ! je donne un démenti formel à ses airs de bonté. Je le considère comme parfaitement désagréable et de méchante humeur, et complètement étranger aux bons sentiments, aux ménagements délicats. Hier soir, nous arrivèrent les cartes destinées aux nouveaux mariés. Laura ouvrit le paquet, et, pour la première fois, lut gravé le nom qui va devenir le sien. Sir Percival, par dessus l’épaule de ma sœur, jeta un coup d’œil sur cette carte nouvelle qui, de miss Fairlie, a déjà fait, par avance, « lady Glyde », — puis il sourit avec une satisfaction d’égoïsme, — et murmura quelques mots à l’oreille de sa fiancée. Ce qu’il lui disait ainsi, je l’ignore, — Laura s’est refusée à me le répéter, — mais je la vis devenir tout à coup tellement pâle, que je la crus sur le point de s’évanouir. Lui ne prit seulement pas garde à cette subite altération : il semblait ne pas se douter, le barbare, que ses paroles eussent pu la peiner. Toutes mes animosités passées revécurent à l’instant même ; et les heures écoulées depuis ce moment ne les ont dissipées en rien. Je suis plus déraisonnable et plus injuste que jamais. En trois mots, — et comme ils coulent naturellement de ma plume ! — en trois mots, « je le déteste !… »

« 21 décembre. » — Est-ce que les anxiétés de ces temps d’épreuves m’ont un peu ébranlée ? Depuis quelques jours, j’écris ces impressions sur un ton léger, qui, Dieu le sait, rend bien mal ce qui se passe au fond de mon cœur, et qui, lorsque je relis mon « Journal », me semble une nouveauté blessante.

Peut-être ai-je subi la contagion de cette fièvre d’esprit qui, toute la semaine dernière, a semblé agiter Laura. S’il en est ainsi, l’accès m’a déjà quittée, et m’a laissée dans un singulier état d’esprit. Une idée persistante s’est imposée à moi, et depuis hier ne me quitte plus : c’est qu’il doit encore arriver quelque chose qui mettra obstacle au mariage. D’où me vient cette fantaisie bizarre ? Est-ce le résultat indirect de mes craintes pour l’avenir de Laura ? ou bien m’a-t-elle été suggérée, à mon insu, par l’instabilité, l’irritabilité toujours croissantes que je suis certaine d’avoir remarquées chez sir Percival, à mesure que, de plus en plus, le jour du mariage se rapproche ? Impossible de répondre à ces questions. Je sais que j’ai cette idée, — à coup sûr la plus étrange, vu les circonstances, qui soit jamais entrée dans la tête d’une femme ; — mais, tels efforts que je fasse, je ne puis en découvrir l’origine.

Cette dernière journée n’a été que confusion et ennuis. Comment puis-je me résoudre à la raconter ? Et, cependant, encore faut-il que j’écrive. Toute occupation me sera meilleure que l’éternel ressassement de mes tristes pensées.

La bonne mistress Vesey, que nous avons tous beaucoup trop négligée, beaucoup trop oubliée, dans ces derniers temps, a déjà, sans le vouloir, attristé notre matinée. Depuis des mois, elle fabriquait secrètement un grand châle, bien chaud, en laine des Shetland, pour son élève chérie ; — ouvrage d’une beauté remarquable, qu’on n’aurait jamais pu attendre d’une femme aussi âgée, et d’habitudes aussi indolentes.

C’est ce matin qu’elle a offert son cadeau, et notre pauvre Laura, dont le cœur est si chaud, la reconnaissance si prompte et si vive, n’a pu résister à son émotion, lorsque avec un tendre orgueil, cette vieille amie, si fidèle gardienne de l’enfant qui n’avait plus de mère, est venue poser sur ses épaules ce châle merveilleux. À peine avais-je eu le temps de les calmer toutes deux, et de sécher moi même mes yeux humides, que M. Fairlie m’a fait chercher, pour me régaler du long récit de toutes les précautions qu’il avait prises, pour s’assurer un peu de tranquillité pendant la journée des noces.

« La chère Laura » devra recevoir le présent qu’il lui offre, — une pauvre bague ornée, en guise de pierre précieuse, de quelques cheveux de cet oncle modèle ; elle porte, gravée à l’intérieur, je ne sais quelle insipide devise française sur « l’éternelle amitié », « les affinités de sentiments », etc. Donc « la chère Laura » recevra immédiatement de mes mains ce tribut de tendresse, afin qu’elle ait tout le temps de se remettre, et ne soit plus sous le coup de l’agitation produite par ce beau présent, lorsqu’elle comparaîtra devant M. Fairlie. « La chère Laura » devra lui rendre, ce soir, une petite visite et voudra bien ne pas « lui faire de scène ». « La chère Laura » une fois dans son costume de mariée, devra, demain matin, lui rendre une autre petite visite, et toujours avec cette recommandation, qu’elle veuille bien ne pas « lui faire de scène ». « La chère Laura » montera encore chez lui, pour la troisième fois, avant de quitter la maison ; mais elle aura soin de ménager la sensibilité de son oncle, en lui laissant ignorer « l’heure exacte » de son départ : surtout, pas de larmes ! — « Au nom de la pitié, chère Marian, au nom de ce qu’il y a de plus tendre, de plus délicieux dans le calme de la vie domestique, pas de larmes, je vous en conjure ! » Toutes ces niaiseries égoïstes, dans un pareil moment, m’avaient si fort exaspérée que j’aurais certainement administré à M. Fairlie, si « froissé » qu’il en pût être, les plus dures vérités qu’il ait entendues de sa vie ; par bonheur pour lui, M. Arnold arrivant de Polesdean, j’ai dû descendre, appelée à de nouveaux devoirs.

Le reste du jour ne saurait se décrire. Je crois que pas un habitant du château n’a pu se rendre compte de ce qui s’y passait. Mille petits incidents confus, entassés l’un sur l’autre, nous étourdissaient tous. Tantôt les toilettes, expédiées de Londres, et qu’on avait oubliées à leur arrivée ; tantôt des caisses à faire, à défaire, à refaire ; tantôt des présents, venus de près ou de loin, d’en haut ou d’en bas ; car nous avons des amis partout. Nous étions tous en l’air sans motif ; tous agités et nerveux dans l’attente du lendemain. Sir Percival, en particulier, ne pouvait plus, avec cette mobilité qui lui est propre, tenir cinq minutes au même endroit. Sa petite toux, aiguë et sifflante, le harcelait plus que jamais. Il n’a fait, toute la journée, qu’entrer et sortir : et, pris tout à coup d’une curiosité que je ne lui connaissais pas, il questionnait tout le monde, jusqu’aux étrangers venus au château pour quelque petit message. Ajoutez à tout ceci, une pensée, toujours présente à l’esprit de Laura et au mien, celle de notre séparation dans quelques heures, et la crainte, — dont nous ne parlions ni l’une ni l’autre, bien qu’elle nous hantât toutes deux, — que ce déplorable mariage se trouve, en fin de compte, l’erreur fatale de sa vie, le chagrin désespéré de la mienne. Pour la première fois, depuis tant d’années d’étroite et heureuse intimité, nous évitions presque de nous regarder l’une l’autre au visage, et nous nous sommes abstenues, par un muet accord, d’échanger un seul mot en particulier, pendant toute la soirée. Je ne saurais insister plus longtemps sur tout ceci. Quelque chagrin que l’avenir me garde, je retrouverai toujours dans ma mémoire cette journée du 21 décembre, comme la plus désolée, la plus malheureuse de toute ma vie.

J’écris ces lignes, seule dans ma chambre, et longtemps après minuit ; je les écris au sortir de la chambre de Laura, où je suis allée furtivement jeter un coup d’œil sur le joli petit lit blanc où elle repose ; — ce lit, qui a toujours été le sien, depuis la fin de sa toute première enfance.

Elle était là, ne se doutant guère que mon regard planait sur elle ; — calme, plus calme que je n’aurais osé l’espérer, mais non endormie. La faible lueur de la veilleuse me laissait voir que ses yeux n’étaient qu’à demi-fermés ; quelques larmes brillaient encore entre ses paupières. Mon petit souvenir, — une simple broche, — était posé sur la table, à côté de son lit, avec son livre de prières et le portrait de son père, cette miniature dont elle ne se sépare jamais. Abritée par son oreiller, je suis restée à la contempler, tandis qu’immobile sous mon regard, un bras et une main étendus sur le blanc couvre-pied, elle bougeait si peu, elle respirait si doucement, que la légère mousseline dont ses vêtements de nuit sont garnis ne s’agitait même pas ; — je suis restée à la contempler telle que je l’ai vue mille fois, telle que je ne la reverrai plus jamais, et je suis rentrée ensuite, à la dérobée, dans ma chambre solitaire. Chère bien-aimée ! avec toute votre richesse et toute votre beauté, quel isolement est le vôtre ! que vous avez peu de vrais amis ! Le seul homme qui donnât volontiers pour vous le sang de son cœur, est bien loin, balloté pendant cette nuit d’orage sur ces vastes mers, si effrayantes pour la pensée. Lui parti, que vous reste-t-il ? Pas de père, pas de frère, — pas une créature vivante, si ce n’est cette femme, sans ressources, vainement dévouée, qui trace ces lignes plaintives et veille près de vous jusqu’au matin, plongée dans un chagrin qu’elle ne peut adoucir, dans des appréhensions qu’elle ne peut vaincre. Oh ! quel dépôt, demain, sera remis aux mains de cet homme ! Si jamais il l’oublie, si jamais il faisait tomber un cheveu de sa tête !…

« Le 22 décembre, sept heures. — Matinée d’émotions et de désordre. Elle vient de se lever, — mieux et plus calme, au moment décisif, qu’elle ne l’était hier.

« Dix heures. » — Elle est habillée. Nous nous sommes embrassées, nous nous sommes promis l’une à l’autre de ne pas perdre courage. J’ai pu m’échapper un moment, et rentrer chez moi. Dans le tourbillon confus de mes pensées, je retrouve encore cette bizarre chimère d’un obstacle quelconque venant tout à coup entraver le mariage. Et « lui », aurait-il, par hasard, quelque idée de ce genre ? je le vois, de ma fenêtre, rôdant çà et là, d’une allure agitée, parmi les équipages rangés devant la porte. — Comment puis-je écrire de telles folies ?… Le mariage est désormais certain. Nous partons pour l’église dans moins d’une demi-heure…

Onze heures. — Tout est fini. Les voilà mariés.

Trois heures. — Ils sont partis ! J’ai tant pleuré que je n’y vois plus. Impossible d’en écrire davantage…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

ICI FINIT LA PREMIÈRE ÉPOQUE DU RÉCIT.


SECONDE ÉPOQUE



Le récit est continué par Marian Halcombe


I


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Blackwater-Park, Hampshire.

« 11 juin 1850. » — Six mois à se rappeler, — six longs mois de solitude depuis que Laura et moi nous nous sommes quittées.

Combien de jours ai-je encore à attendre ?… Un jour seulement ! Demain, 12, les voyageurs reviennent en Angleterre. C’est à peine si je puis regarder comme vrai le bonheur qui m’arrive ; à peine si je puis croire que les vingt-quatre heures qui vont s’écouler absorberont la dernière journée de séparation entre Laura et moi.

Elle et son mari ont passé l’hiver en Italie, et ensuite ils ont parcouru le Tyrol. Ils reviennent, en compagnie du comte Fosco et de sa femme, qui se proposent de s’établir dans les environs de Londres, et ont promis de passer l’été à Blackwater-Park, avant de choisir définitivement une résidence. Pourvu que Laura revienne, peu importe qui revient avec elle. Sir Percival peut bien, s’il lui plaît, remplir sa maison de la cave au grenier, à condition que sa femme et moi nous l’habiterons ensemble.

En attendant, me voici établie à Blackwater-Park, « l’antique et intéressante demeure » (c’est le « Guide » du comté qui s’exprime ainsi) de sir Percival Glyde, baronnet, — et le futur séjour (je me permets d’ajouter ceci) de la pauvre Marian Halcombe, fille à marier, mais non mariable, maintenant établie dans un commode petit boudoir, une tasse de thé à côté d’elle, et embrassant du même coup d’œil tous ses domaines terrestres, méthodiquement rangés à ses pieds ; — savoir, trois malles et un sac de nuit.

Je quittai hier Limmeridge, ayant reçu, la veille, la délicieuse lettre que Laura m’avait écrite de Paris. Jusque-là je ne savais encore si je les rejoindrais à Londres ou dans le Hampshire : mais cette dernière lettre m’a informée que sir Percival se proposait d’aborder à Southampton, et de revenir tout droit dans sa maison de campagne. Il a dépensé tant d’argent à l’étranger, qu’il n’en a plus assez pour défrayer les dépenses de sa vie à Londres, pendant le reste de la saison ; aussi a-t-il décidé, par économie, qu’il passerait tranquillement, à Blackwater, tout l’été et tout l’automne. Laura me paraît avoir bien assez de changement et de perpétuelle excitation ; elle se complaît dans la perspective de la vie calme et retirée que lui ménage la prudence de son mari. Quant à moi, je me sens toute disposée à être heureuse avec elle, n’importe où. Nous voilà donc, pour commencer, parfaitement satisfaits les uns des autres, chacun à sa façon particulière.

J’ai couché à Londres, la nuit dernière, et m’y suis trouvée retenue si longtemps, ce matin, par une foule de visites et de commissions, que je suis arrivée à Blackwater seulement après la tombée de la nuit.

À en juger d’après les vagues impressions que j’ai pu recevoir jusqu’ici, ce séjour est de tout point le contraire de Limmeridge.

Le château est situé sur un terrain absolument plat ; on le dirait emprisonné, — je dirai presque suffoqué, d’après mes idées, puisées dans le nord de l’Angleterre, — par les plantations qui l’entourent. Je n’ai vu personne encore, si ce n’est le domestique mâle qui m’a ouvert la porte et la femme de charge qui m’a très-poliment conduite jusqu’à ma chambre, et, plus tard, m’y a servi elle-même mon thé. J’ai un joli petit boudoir et une chambre à coucher, au fond d’un long corridor du premier étage. Les domestiques et quelques-unes des chambres d’amis sont au second ; le rez-de-chaussée comprend toutes les pièces servant à l’usage commun. Je n’en ai encore vu aucune, et ne sais rien du château, sauf qu’on donne cinq cents ans à l’une de ses ailes ; qu’il était jadis entouré de fossés ; et qu’il tire son nom, « Blackwater[6] » d’un lac situé dans le parc.

Onze heures viennent justement de sonner, solennelles et faisant songer aux apparitions, du haut d’un beffroi dominant le milieu du château, et que j’avais remarqué en arrivant. Un gros chien de garde, réveillé sans doute par le son de la cloche, aboie et gémit, en bâillant, dans quelque recoin invisible. J’entends le bruit des pas, répété par l’écho des corridors intérieurs, et le choc du fer produit par les verrous et les barreaux des portes que l’on ferme. Les domestiques vont évidemment se coucher. En ferai-je autant ?

Non : — je ne suis pas assez endormie. Que dis-je, endormie ? Il me semble que je ne pourrai plus jamais fermer les yeux. La simple pensée que je vais revoir demain ce cher visage, entendre cette voix bien connue, entretient constamment chez moi une sorte de fièvre. Si seulement j’avais les privilèges, dévolus au sexe masculin, je me ferais amener immédiatement le meilleur cheval que le maître de céans ait dans ses écuries, et j’essaierais d’un galop de nuit, dans la direction de l’est, à la rencontre du soleil levant, — un long galop, sans trêve, sans relâche, qui, pendant des heures et des heures, me forcerait à déployer tout ce que j’ai d’énergie ; — quelque chose comme la fameuse fuite de l’illustre Dick Turpin, ce héros de grande route[7]. Mais, n’étant rien qu’une femme condamnée pour la vie à la patience, à l’étiquette et aux cotillons, je dois respecter les préjugés de la femme de charge, et me calmer, si je puis, par quelque procédé moins efficace et plus convenable.

Je ne saurais songer à lire ; — un livre fixerait difficilement mon attention. Essayons d’appeler, à force d’écrire, la fatigue d’abord, le sommeil ensuite. Mon « Journal », dans ces derniers temps, a été fort négligé. Voyons ce que je pourrais me rappeler, — placée comme je le suis, au seuil d’une nouvelle existence, — des personnes et des événements, des chances diverses et des changements de situation, survenus pendant ces derniers six mois, — ce long, ce vide et ennuyeux intervalle qui me sépare du jour où Laura s’est mariée.

Walter Hartright est en première ligne dans mes souvenirs ; quand défile devant moi le cortège fantastique de mes amis absents, c’est lui qui marche en tête des autres. J’ai reçu de lui quelques lignes, écrites après le débarquement de l’expédition dans le Honduras ; elles étaient plus gaies, elles exprimaient plus d’espérances que ses lettres antérieures. Un mois ou six semaines plus tard, j’ai lu je ne sais quel extrait d’un journal américain où était décrit le départ de ces aventuriers, au début de leur voyage dans l’intérieur. On les a perdus de vue à leur entrée dans une forêt vierge, mystérieux désert où chacun d’eux pénétrait, la carabine à l’épaule et le bagage sur le dos. Depuis ce moment, tout vestige d’eux a été perdu pour le monde civilisé. Je n’ai pas reçu de Walter une ligne de plus, et je n’ai pas trouvé dans les journaux un seul paragraphe qui donnât la moindre nouvelle de l’expédition.

La même impénétrable et décourageante obscurité enveloppe le destin et les aventures d’Anne Catherick, aussi bien que de sa compagne, mistress Clement. Ni de l’une ni de l’autre, on ne sait rien. On ignore si elles sont encore dans le pays ou à l’étranger, vivantes ou mortes. Même le « solicitor » de sir Percival a perdu toute espérance, et abandonné complètement les poursuites dont cette pauvre fugitive était l’objet.

Notre excellent ami, M. Gilmore, a vu bien tristement interrompre l’activité assidue qu’il déployait dans sa profession. Au commencement du printemps, l’effrayante nouvelle nous est arrivée qu’on l’avait trouvé sans connaissance devant son bureau, et qu’une attaque d’apoplexie était, au dire des médecins, la cause de cet évanouissement. Il se plaignait depuis longtemps de plénitude et d’oppression dans la tête ; et le docteur qui le soigne l’avait mis en garde contre les conséquences probables de sa persistance à travailler, du matin au soir, comme s’il était encore un jeune homme. Le résultat de sa désobéissance, à cet égard, c’est qu’il lui est, aujourd’hui, formellement interdit de mettre le pied dans son cabinet, pour le moins d’ici à la fin de l’année, et qu’il lui faut s’imposer un grand repos de corps, une paix d’esprit absolue, en changeant du tout au tout sa manière de vivre. En conséquence, les affaires dont il avait la direction seront désormais conduites par son associé ; et lui-même, pour le présent, parcourt l’Allemagne, en visite chez quelques parents établis dans ce pays, où ils font le commerce. Ainsi se trouve perdu pour nous, — perdu provisoirement, je le désire et l’espère avec ardeur, — un autre véritable ami, un conseiller digne de toute confiance.

La pauvre mistress Vesey est venue avec moi jusqu’à Londres. Nous ne pouvions l’abandonner toute seule, à Limmeridge, du moment où Laura et moi n’habitions plus le château ; et nous avons réglé qu’elle vivra désormais avec une sœur cadette, non mariée, qui tient une école à Clapham. Elle viendra, cet automne, visiter son élève, — je pourrais presque dire sa fille adoptive. J’ai eu soin de conduire moi-même, jusqu’à destination, l’excellente vieille dame ; et je l’ai remise, saine et sauve, aux soins de sa parente ; la perspective de revoir Laura, d’ici à quelques mois, suffira parfaitement pour la maintenir calme et heureuse.

Quant à M. Fairlie, je ne crois pas me rendre coupable de la moindre injustice à son égard, en le regardant comme tout à fait soulagé par le départ des femmes qui encombraient sa maison. Croire que sa nièce lui manque serait tout simplement absurde ; — il laissait passer fréquemment des mois entiers sans demander à la voir ; — et, pour ce qui me concerne, ainsi que mistress Vesey, je prends la liberté de traduire les belles phrases qu’il nous a faites sur son « désespoir » de nous voir partir, par une confession naïve du secret plaisir que nous lui faisions en le débarrassant de nos personnes. Son dernier caprice a été d’entretenir chez lui deux photographes incessamment occupés à reproduire, par les procédés de leur art, tous les trésors de curiosité qui font son orgueil. Une collection complète de ces images héliographiques doit être offerte à la « Mechanics’ Institution » de Carlisle : elle sera montée sur le plus beau papier Bristol et avec de belles inscriptions à l’encre rouge, bien voyantes, sous chaque reproduction. — « La « Madone et l’enfant », de Raphaël. Propriété de Frederick Fairlie, esq, » Ou bien : — « Monnaie de cuivre du temps de Tiglath Pileser. Propriété de Frederick Fairlie, esq. » Ou bien encore : — « Eau forte de Rembrandt », exemplaire unique, connu dans toute l’Europe sous le nom de la « Tache », à cause de la petite bavoche d’imprimerie que l’on remarque à l’angle de la gravure, et qui n’existe dans aucun autre exemplaire. Estimée trois cents guinées. Propriété de Frederick Fairlie, esq. ». Avant mon départ du Cumberland, il y avait déjà, par douzaines, des photographies de cette espèce, décorées d’inscriptions analogues ; et il en restait encore à exécuter par centaines. Avec cette nouvelle préoccupation, M. Fairlie s’est assuré du bonheur pour toute une longue série de mois ; et les deux infortunés photographes prendront leur part du martyre social que, jusqu’ici, l’oncle de Laura n’infligeait qu’à son valet de chambre.

Voilà tout ce que j’ai à dire des personnages et des événements qui, dans mes souvenirs, occupent la première place. Qu’ajouterais-je, à présent, sur le compte de la personne qui occupe la première place dans mon cœur ? Tandis que j’écrivais ces lignes, Laura n’a pas cessé un seul instant de m’être présente. Voyons, avant de clore mon « Journal », pour ce soir, ce que j’ai à relater d’elle, pendant les derniers six mois.

Je n’ai pour me guider que ses lettres, et, sur le plus important des sujets que puisse élucider notre correspondance, il n’est pas une de ses lettres qui jette la moindre clarté.

La traite-il avec bonté ? Est-elle plus heureuse à présent que lorsque, le jour de ses noces, elle s’arracha de mes bras ? Je ne lui ai jamais écrit sans lui adresser, plus ou moins directement, et tantôt d’une façon, tantôt de l’autre, ces deux questions essentielles ; mais, sur ce point seulement, toutes mes lettres sont restées sans réponse, ou bien elle y répondait comme si mes questions n’avaient trait qu’à l’état de sa santé. Elle m’informe, encore et encore, qu’elle va parfaitement bien ; que les voyages lui sont très-bons ; que, pour la première fois de sa vie, elle passe l’hiver sans prendre de rhumes ; — mais je ne trouve nulle part un seul mot me disant clairement que son mariage a cessé de lui être odieux, et que le souvenir du 22 décembre ne réveille en elle aucun amer sentiment de repentir ou de regret. Elle ne prononce le nom de son mari, dans ses lettres, que comme celui d’un ami voyageant avec eux et chargé de tout régler sur la route. « Sir Percival » a fixé notre départ à tel jour ;… « Sir Percival » a décidé que nous prendrions tel chemin… Parfois, mais très-rarement, elle écrit « Percival, » tout court ; — neuf fois sur dix, elle lui donne son titre.

Je ne vois pas que les habitudes ou les opinions de son mari aient déteint sur elle en quoi que ce soit. La transformation morale qui, d’ordinaire, s’accomplit par degrés, après son mariage, chez une jeune femme éminemment susceptible d’impressions nouvelles, ne paraît pas avoir eu lieu chez Laura. Elle traite, en écrivant, de ses pensées, de ce qu’elle éprouve au milieu des merveilles qui passent sous ses yeux, exactement comme si elle s’adressait à quelque tierce personne, et si elle voyageait avec moi, au lieu d’être accompagnée par son mari. Je n’aperçois nulle part la moindre preuve qu’une sympathie quelconque se soit établie entre eux. Alors même qu’elle laisse de côté ses voyages, pour s’occuper de la vie qu’elle doit mener en Angleterre, ses calculs ont trait à son avenir, comme sœur de Marian Halcombe, et une singulière obstination lui fait négliger ce même avenir comme femme de sir Percival. Dans tout ceci, nulle plainte en sourdine qui me donne à craindre que son mariage l’ait rendue absolument malheureuse. Non, Dieu merci, l’impression générale que m’a laissée notre correspondance, ne m’amène pas à une conclusion aussi navrante. Je constate seulement une tristesse engourdie, une indifférence immuable, lorsque, cessant de l’envisager en sœur, comme jadis, je cherche, au moyen de ses lettres, à me la figurer dans son nouveau rôle de femme mariée. En d’autres termes, c’est toujours Laura Fairlie qui m’a écrit, pendant les derniers six mois, — et jamais je n’ai vu apparaître lady Glyde.

Le silence étrange qu’elle observe au sujet du caractère et de la conduite de son mari, elle le garde aussi résolument dans le petit nombre de passages où ses dernières lettres mentionnent le nom du comte Fosco, l’ami intime de sir Percival.

Sans que j’en sache au juste la raison, il paraît que le comte et sa femme, à la fin du dernier automne, durent brusquement modifier leurs plans et partirent pour Vienne, au lieu de se rendre à Rome, où sir Percival, à son départ d’Angleterre, espérait encore les trouver. Ils n’ont quitté Vienne qu’au printemps, et sont venus, jusque dans le Tyrol, rejoindre nos nouveaux mariés, qui s’en revenaient dans leur pays. Laura s’est montrée assez communicative au sujet de madame Fosco, et m’assure que j’aurai de la peine à reconnaître sa tante, le mariage ayant produit en elle une multitude d’heureux changements ; elle est, paraît-il, beaucoup moins tracassière et beaucoup plus spirituelle qu’autrefois. En revanche, au sujet du comte Fosco (il m’intéresse bien plus que sa femme), Laura est d’une circonspection, d’un mutisme provocants. Elle me dit seulement qu’il « l’intrigue », et ajourne le détail de l’impression qu’il produit en elle, au temps où, l’ayant vu moi-même, j’aurai pu me former une opinion sur lui.

À mon sens, c’est là, pour le comte, un mauvais coup de cloche. Ma sœur a conservé, bien plus intacte qu’elle ne l’est en général chez les grandes personnes, cette faculté subtile des enfants qui leur sert à démêler, d’instinct, un ami ; et si j’ai raison de penser que sa première impression n’a pas été favorable au comte Fosco j’ai grand’peur de prendre en méfiance, à peine l’aurai-je dévisagé, cet « étranger de distinction. » Mais, patience, patience, patience ; cette incertitude-là et bien d’autres, n’ont pas longtemps à durer. La journée de demain mettra tous mes soupçons en bonne voie d’être éclaircis, un peu plus tôt ou un peu plus tard.

Minuit vient de sonner, et après un coup d’œil jeté par ma fenêtre ouverte, je me rassois pour clore ce long paragraphe.

La nuit est calme, étouffante et sans lune ; les étoiles sont rares et ternes. Les arbres qui, de tous côtes, bornent la vue, noirs et solides comme on les voit à distance, ressemblent à une grande muraille de rochers. J’entends au loin le faible coassement des grenouilles ; et les échos de la grande horloge vibrent encore, dans l’atmosphère immobile, longtemps après que le marteau a cessé de frapper. Je ne sais quelle mine Blackwater-Park peut avoir, en plein jour. Vu de nuit, il ne me plaît guère.

« 12 juin. » — Journée d’investigations et de découvertes, — journée plus intéressante, pour bien des raisons, que je n’aurais osé l’espérer.

J’ai naturellement commencé mon inspection par le château.

Le corps principal de l’édifice date du temps de cette femme si étrangement surfaite, la reine Élisabeth. Au rez-de-chaussée, se prolongent à l’infini deux lourdes galeries, aux plafonds surbaissés, courant parallèlement l’une à l’autre, et que semble rendre plus obscures, plus tristes, une collection de hideux portraits de famille, — tous et chacun desquels j’aimerais à mettre ou feu. Les appartements du premier étage, au-dessus des deux galeries, sont assez tolérablement entretenus, mais on y loge très-rarement. La femme de charge si polie qui me servait de guide, offrait de me les montrer ; ajoutant, toutefois, que « je les trouverais peut-être un peu mal en ordre ». Mon respect pour la propreté de mes jupes et de mes bas, dépasse infiniment celui que je puis avoir pour n’importe quelle chambre à coucher du temps de la reine Élisabeth ; aussi ai-je positivement refusé l’exploration de ces régions supérieures, où j’aurais risqué parmi la poussière et les toiles d’araignée, la fraîcheur de ma toilette. La femme de charge me dit alors : — « Je suis bien de votre avis, miss ; » et très-certainement elle m’estimait la femme la plus sensée qu’elle eût rencontrée depuis longtemps.

Voilà pour ce qui concerne le bâtiment principal. À ses deux extrémités, deux ailes figurent. Celle de gauche (en arrivant au château), maintenant à demi-ruinée, formait autrefois toute l’habitation, et fut bâtie au quatorzième siècle. Un des ancêtres maternels de sir Percival, — je ne me rappelle plus lequel, n’importe, — à l’époque de la susdite reine Élisabeth, vint y clouer, à angle droit, ce qui est aujourd’hui le principal corps de logis. La femme de charge m’assura que l’architecture de « l’aile ancienne », tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, faisait l’admiration des bons juges en cette matière. En y regardant de plus près, j’ai découvert que ces bons juges, pour exercer leur sagacité sur cette magnifique vieillerie, avaient dû bannir de leur esprit toute crainte inspirée par l’humidité, les ténèbres et les rats. Dans ces circonstances, je n’hésitai pas à m’avouer « un très-mauvais juge » ; et je proposai d’adopter, pour « l’aile ancienne », la marche déjà suivie à l’égard des chambres à coucher du temps d’Élisabeth ; — « Je suis bien de votre avis, miss, » répéta la femme de charge encore une fois, tout en laissant percer dans ses regards, comme naguère, l’admiration que lui inspirait mon bon sens naturel.

Nous allâmes ensuite du côté de l’aile droite, bâtie du temps de Georges II, et pour compléter sans doute le tohu-bohu architectural de Blackwater-Park.

C’est la portion du château réellement habitable, et dont on a réparé, décoré à nouveau les intérieurs pour le compte de Laura. Mes deux chambres, comme au reste toutes celles qu’on peut offrir le plus décemment, se trouvent au premier étage ; et le rez-de-chaussée comprend le salon, la salle à manger, une pièce pour les réunions du matin, une bibliothèque, enfin un joli petit boudoir pour Laura, — le tout fort élégamment ornementé, dans le goût brillant de l’époque, et meublé à profusion de ces charmants petits riens qui constituent le luxe moderne. Toutes ces pièces ne sont en aucune façon aussi vastes, aussi bien aérées que celles où nous habitons à Limmeridge : en somme, cependant, on y peut vivre. Lorsque j’entendais parler de Blackwater-Park, j’avais redouté ces antiques fauteuils où l’on est si mal, ces grands miroirs ternis dans lesquels on a si mauvaise mine, ces tentures chancies et grasses ; enfin, ces incommodités de l’ameublement des temps barbares, qu’entassent si volontiers chez eux les gens à qui le sentiment du confortable a été refusé. Ces gens-là, par parenthèse, tiennent peu de compte des égards dus à l’amitié. Heureusement, je m’étais trompée, et je constate, avec un soulagement inexprimable, que le dix-neuvième siècle, faisant irruption dans l’étrange séjour où je suis appelée à vivre, a banni la crasse du « bon vieux temps », si peu nécessaire au bien-être de la vie quotidienne.

Je flânai toute la matinée, en partie dans les appartements du rez-de-chaussée, en partie au-dehors, dans la grande cour carrée, comprise entre les trois faces du château et la haute grille, percée de portes, qui en protège l’accès. Un grand bassin circulaire, entouré de granit, et dont le centre est occupé par un monstre allégorique fondu en plomb, forme le milieu de cette cour. Le bassin est abondamment garni de poissons argentés ou dorés, et une large ceinture du plus fin gazon sur lequel j’aie jamais marché, en dessine le contour. J’y suis restée, du côté de l’ombre, avec assez d’agrément, jusqu’à l’heure du « luncheon » ; et, ensuite, prenant mon grand chapeau de paille, j’ai commencé, aux douces et chaudes clartés du soleil, mon exploration du domaine.

Le plein jour m’a confirmée dans l’idée conçue la nuit dernière, qu’il y a beaucoup trop d’arbres à Blackwater. Ils étouffent littéralement le château. La plupart sont jeunes et plantés trop près les uns des autres. Je me figure qu’il y aura eu sur toute la propriété, avant qu’elle n’échût à sir Percival quelque coupe « à blanc », nécessitée par des embarras pécuniaires, et que le propriétaire nouveau, inquiet et mécontent, aura voulu dissimuler en toute hâte par des plantations aussi rapides et aussi denses que possible. En regardant autour de moi, devant la maison, j’ai remarqué, à ma gauche, un grand parterre, et j’ai dirigé de ce côté mon voyage de découvertes.

Examiné de plus près, ce jardin s’est trouvé être assez médiocre, mal garni et mal tenu. Je n’ai fait que le traverser, j’ai ouvert un petit guichet dans la palissade qui le clôt, et me suis trouvée dans une plantation d’épicéas.

Une jolie allée, sinueuse et tracée avec art, me dirigeait parmi ces arbres ; et l’expérience que j’ai acquise dans le Nord m’apprit bientôt que j’approchais de ces terrains sablonneux où pousse la bruyère. Après avoir fait un demi-mille ou plus, me croyant toujours au milieu des sapins, j’arrivai à un point où l’allée tournait brusquement ; le vide se fit tout à coup autour de moi, et jetant les yeux sur le grand espace ouvert qui m’apparaissait ainsi, je me trouvai au bord de ce lac de Blackwater, qui, je l’ai dit, donne son nom au château.

Le sol, en pente au-dessous de moi, n’était que sable sur toute son étendue, et c’est à peine si quelque rare monticule couvert de bruyères, en déguisait, par endroits, la stérilité monotone. Le lac lui-même montait autrefois, bien évidemment, jusqu’à l’endroit où je m’étais arrêtée, mais une déperdition graduelle lui a ôté peu à peu environ les deux tiers de son étendue primitive. Dans les bas-fonds, à un quart de mille environ de l’endroit où j’étais, je voyais ses eaux, lourdes et stagnantes, divisées en flaques et en petits étangs par des joncs et des roseaux emmêlés, ou bien encore par de petites élévations de terrain restées à nu. Sur la rive la plus écartée de moi, les arbres, formant derechef un épais rideau, arrêtaient net le regard et projetaient leur ombre noire sur les eaux basses et immobiles. En descendant vers le lac, je constatai que le terrain, du même côté, était détrempé, marécageux, surchargé d’herbes luxuriantes et de saules à la pâle écorce. L’eau, suffisamment limpide du côté ouvert et sablonneux où donnait le soleil, ressemblait, — sur la rive opposée où elle reposait plus profonde, surplombée par ses bords fangeux couverts de buissons et d’arbres enchevêtrés, — à quelque poison épais et noir. À mesure que j’avançais dans la direction des marécages, les grenouilles coassaient, tout à coup réveillées, et les rats, tantôt s’échappant de cette eau sombre, tantôt y rentrant sans le moindre bruit, semblaient participer de sa nature fantastique. J’aperçus, à moitié submergée, l’épave pourrie d’un vieux bateau sens dessus dessous ; un pâle rayon de soleil, se glissant par quelque trouée du bois, posait une sorte de tache lumineuse sur les planches restées à sec, et un serpent venu là pour se réchauffer, y roulait, dans une immobilité perfide, ses anneaux mouchetés. De près comme de loin, le spectacle que j’avais sous les yeux suggérait les mêmes impressions pénibles d’abandon et de ruine ; le glorieux état du ciel d’été qui dominait le tableau ne semblait qu’ajouter à la profondeur obscure, à la stérilité repoussante de cet endroit désert, sur lequel il brillait en vain. Je revins sur mes pas, regagnant les hauteurs couvertes de bruyères, et, laissant de côté l’allée où j’avais d’abord marché, je me dirigeai vers une vieille hutte de bois toute délabrée, qui s’élevait à la limite de la plantation d’épicéas et qui, jusqu’alors, n’avait pas attiré mon attention absorbée par la vaste et sauvage perspective qu’offrait le lac. En approchant de la hutte, je m’aperçus qu’elle avait jadis servi d’embarcadère, et qu’ensuite on avait essayé de la transformer en une sorte de tonnelle rudimentaire où on avait installé un banc, quelques tabourets et une table, le tout en bois de sapin mal dégrossi. J’entrai là-dedans pour m’asseoir un instant, me reposer et reprendre haleine.

Je n’y étais pas depuis plus d’une minute, lorsqu’il me sembla tout à coup que le bruit de ma respiration, un peu plus fort parce que j’étais essoufflée, avait quelque part, à mes côtés, un écho singulier. Je prêtai pendant un moment une oreille attentive, et j’entendis un souffle bas, pénible, saccadé, qui semblait monter à moi de dessous le siège même où j’étais assise. Je ne suis pas de ces femmes nerveuses qu’une bagatelle met en l’air ; mais, dans cette occasion, prise d’un effroi subit, je me trouvai tout à coup debout, — j’appelai, — je ne reçus pas de réponse, — je fis honte au courage qui me manquait, — et je regardai sous le banc…

Là, accroupie et roulée dans l’angle le plus éloigné, gisait, sous la forme d’un petit chien abandonné, — d’un épagneul tacheté de noir et de blanc, — l’innocente cause de ma terreur. Cet animal poussa un faible gémissement, lorsque, l’ayant bien regardé, je l’appelai à moi, mais il n’en bougea pas davantage. J’écartai le banc pour l’examiner de plus près. Les yeux de la pauvre petite bête prenaient rapidement cette apparence vitreuse qui annonce l’approche de la mort, et il y avait des taches de sang, le long de ses côtes, sur son poil blanc et soyeux. La misère d’une pauvre créature muette, faible, abandonnée, est sûrement un des plus tristes spectacles que notre monde puisse offrir. Aussi doucement qu’il me fut possible, je pris ce malheureux chien dans mes bras, et relevant autour de moi le devant de ma robe, je lui improvisai une sorte de hamac. Ce fut de cette façon que, lui épargnant de mon mieux la souffrance, et abrégeant autant que possible la durée du voyage, je rapportai la pauvre bête au château.

Comme je ne trouvai personne sous le vestibule, je montai immédiatement chez moi ; j’arrangeai pour le chien une espèce de couchette au moyen d’un de mes vieux châles, et finalement je sonnai pour qu’on vînt à mon aide. Une fille de service, des plus épaisses et des plus grasses que l’on puisse inventer, accourut à ce signal, dans un état de stupidité gaie qui aurait poussé à bout la patience d’un saint. Une large grimace, ce qu’elle prenait pour un sourire, s’inscrivit sur l’informe embonpoint de ses joues, quand elle vit, étendu à terre, l’animal blessé.

— Que voyez-vous là de risible ? lui dis-je avec autant de colère que si elle eût été à mon service. Savez-vous, par hasard, à qui est ce chien ?

— Non, miss, pour sûr et certain, je n’en sais pas le premier mot… Elle en resta là, et regarda la blessure que l’épagneul avait au flanc ; — tout à coup une nouvelle idée vint éclairer sa physionomie, — et montrant la plaie avec un sourire de satisfaction : — C’est Baxter dit-elle… c’est certainement Baxter qui a fait cela !…

Elle m’exaspérait tellement, que je l’aurais volontiers régalée d’une paire de soufflets… — Baxter ?… lui dis-je ; quelle est la bête brute que vous appelez Baxter ?…

Plus joyeuse que jamais, cette fille grimaça de plus belle… — Bénédiction du ciel, miss ! Baxter est le garde-chasse ; et quand il trouve des chiens étrangers courant la forêt, il tire dessus. C’est le devoir du garde, miss… Je crois bien que ce chien va mourir… C’est bien là le coup qu’il a reçu, pas vrai ?… c’est de la façon de Baxter, j’en réponds… et il ne fait que son devoir, miss…

Je me sentais assez de malice au cœur pour souhaiter intérieurement que Baxter eût tiré sur la fille de service, au lieu de tirer sur le chien. Et comme il était tout à fait inutile d’attendre de cette personne épaisse et de dure écorce, aucun secours en faveur du pauvre animal qui agonisait à nos pieds, je la priai de m’aller chercher la femme de charge, avec tous les compliments requis par l’usage. Elle sortit exactement comme elle était venue, souriant d’une oreille à l’autre. Au moment où la porte se referma sur elle, cette créature se répétait à demi-voix : — C’est Baxter qui l’a fait, et c’est la consigne de Baxter… Voilà ce que c’est.

La femme de charge, personne intelligente et suffisamment élevée, monta par précaution un peu d’eau chaude et un peu de lait. Elle n’eut pas plus tôt vu le chien étendu à terre, qu’elle tressaillit et changea de couleur.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, ce doit être le chien de mistress Catherick !

— Vous dites ? lui demandai-je, stupéfaite au dernier point.

— De mistress Catherick… On croirait que vous la connaissez, miss Halcombe ?

— Non, pas personnellement… mais j’ai entendu parler d’elle. Habite-t-elle ici ? A-t-elle reçu des nouvelles de sa fille ?

— Non, miss Halcombe. Elle est venue ici pour en demander.

— Quand donc ?

— Hier seulement. Elle prétend avoir entendu dire qu’une étrangère, dont le signalement répond à celui de sa fille, a été vue dans notre voisinage. Aucun rapport de ce genre n’est arrivé jusqu’ici ; et, dans le village, quand j’y ai fait faire enquête pour le compte de mistress Catherick, il ne circulait aucun bruit de ce genre ; mais bien certainement elle avait amené, en venant ici, ce pauvre petit chien que j’avais remarqué, galopant autour d’elle, quand elle s’en est allée. Je suppose qu’il se sera égaré dans les plantations, et on lui aura tiré dessus. En quel endroit l’avez-vous trouvé, miss Halcombe ?

— Dans la vieille hutte qui a vue sur le lac.

— Ah ! c’est bien cela… C’est la limite des plantations, et le pauvre animal s’y sera traîné, je suppose, comme sous l’abri le plus proche ; c’est assez la coutume des chiens quand ils se sentent frappés à mort. Si vous voulez humecter ses lèvres avec le lait, miss Halcombe, je laverai le sang coagulé qui colle les poils au bord de la plaie. Mais je crains bien qu’il ne soit trop tard pour lui venir en aide. On peut essayer, cependant…

Mistress Catherick ! Ce nom tintait encore à mes oreilles, comme lorsque la femme de charge, en le prononçant, m’avait si bien prise à court. Tandis que nous donnions nos soins au chien blessé, les avertissements de Walter Hartright me revinrent, mot pour mot, à la mémoire. « Si jamais Anne Catherick se trouve sur votre chemin, mettez à profit cette occasion, miss Halcombe, un peu mieux que je ne l’ai fait ! » La trouvaille de l’épagneul agonisant m’avait déjà fait découvrir la visite de mistress Catherick à Blackwater-Park, et cet événement pouvait conduire à quelque chose de plus. Je résolus de ne pas perdre la chance nouvelle qui m’était offerte, et d’en tirer autant de renseignements que possible.

— Ne disiez-vous pas que mistress Catherick habitait quelque part dans ces environs ? demandai-je à la femme de charge.

— Vraiment non, répondit-elle ; sa résidence est à Welmingham, tout à fait à l’autre bout du comté, à vingt-cinq milles d’ici, pour le moins.

— Je suppose que vous connaissez mistress Catherick depuis quelques années ?

— Tout au contraire, miss Halcombe : je ne l’avais jamais vue avant sa visite d’hier. Naturellement, je la connaissais de nom, ayant entendu parler des bontés de sir Percival pour sa fille, qu’il s’était chargé de faire soigner, comme vous le savez peut-être. Mistress Catherick n’a pas les manières de tout le monde, mais elle a l’air tout à fait respectable. Elle m’a paru étrangement déconcertée quand elle a découvert qu’il n’y avait aucun fondement, — aucun, du moins, que personne d’entre nous ait pu vérifier, — aux bruits qui couraient sur le passage de sa fille dans nos environs.

— Je m’intéresse assez à mistress Catherick, continuai-je, prolongeant de mon mieux la conversation. J’aurais voulu arriver ici quelques jours plus tôt, afin de m’y trouver, hier, quand elle est venue. Est-elle restée longtemps avec vous ?

— Mais oui, dit la femme de charge. Et je crois qu’elle serait restée plus longtemps encore, si on ne m’avait appelée pour répondre à un gentleman dont je ne sais pas le nom, et qui venait s’informer du jour exact où sir Percival devait être ici. Mistress Catherick, dès qu’elle eut entendu la domestique me dire de quoi il s’agissait, se leva et partit immédiatement. En s’éloignant, elle me déclara qu’il n’était pas nécessaire de raconter sa démarche à sir Percival. J’ai trouvé que c’était là une assez étrange recommandation, surtout adressée à une personne comme moi, dont la responsabilité n’admet pas de pareils mystères…

Je trouvai, moi aussi, la recommandation fort bizarre. Sir Percival m’avait certainement donné à croire, dans nos entretiens à Limmeridge, que la plus parfaite confiance existait entre lui et mistress Catherick. S’il en était ainsi, pourquoi voulait-elle lui cacher la visite qu’elle venait de faire à Blackwater-Park ?

— Probablement, remarquai-je, m’apercevant que la femme de charge attendait de ma part une opinion quelconque sur les derniers mots de mistress Catherick, — probablement elle a pensé qu’en apprenant sa visite, sir Percival, à qui cette démarche devait rappeler que l’enfant perdue n’a pas encore été retrouvée, en serait inutilement tourmenté. A-t-elle beaucoup parlé de ceci ?

— Fort peu, répondit la femme de charge. Elle m’a surtout entretenu de sir Percival, en m’accablant de questions sur les pays où il vient de voyager et sur la jeune lady dont il a fait sa femme. J’ai cru remarquer qu’elle était aigrie et mécontente, plutôt qu’affligée, de ne pas trouver ici, comme elle l’espérait, quelques traces de sa fille fugitive. « J’y renonce », tels sont les derniers mots que je me souviens de lui avoir entendu dire : « j’y renonce, madame, et la tiens pour tout à fait perdue. » Après quoi, elle a recommencé ses questions sur lady Glyde, s’informant si elle était belle, jeune, bien portante, aimable, gracieuse… Ah ! mon Dieu !… je savais bien que cela finirait par là… Voyez, miss Halcombe !… notre pauvre animal est enfin hors de peine !…

Le chien, effectivement, était mort. Il avait poussé un faible cri, une convulsion passagère avait agité ses membres, juste au moment où ces mots, « bien portante, gracieuse, » s’échappaient des lèvres de la femme de charge. Le passage de la vie à la mort s’était accompli avec une soudaineté saisissante, — et la seconde d’après, nous n’avions plus en nos mains que le cadavre insensible du pauvre animal !…

Il est huit heures. Je viens de dîner en bas, toute seule, mais servie en grand apparat. Le soleil couchant promène ses lueurs d’incendie sur cette espèce d’océan d’arbres que je vois de ma fenêtre ; et je reprends mon « Journal » uniquement pour tromper l’impatience que j’éprouve en ne voyant pas arriver nos voyageurs. D’après mes calculs, ils devraient déjà être ici. Quel silence, quel abandon, autour de ce grand château, enveloppé comme il l’est dans le calme somnolent de la soirée ! Mon Dieu ! combien s’écoulera-t-il encore de minutes avant celle où j’entendrai les roues de la voiture, et où je descendrai quatre à quatre pour me jeter dans les bras de Laura !

Et ce malheureux petit chien ! je n’aurais pas voulu que ma première journée à Blackwater-Park fût ainsi marquée par une mort, — même par celle d’un pauvre chien vagabond.

Welmingham, — je vois, en relisant ces notes, que Welmingham est le nom de l’endroit habité par mistress Catherick. J’ai encore en ma possession le billet par lequel elle répondait à la lettre que sir Percival m’obligea d’écrire au sujet de l’infortunée que cette femme a pour fille. Un de ces jours, si je trouve une occasion favorable, j’emporterai ce billet avec moi, par manière de présentation, et verrai ce que je puis tirer d’une entrevue personnelle avec mistress Catherick. Je ne comprends pas son désir de tenir sa visite ici cachée à sir Percival ; et je ne suis pas convaincue, comme la femme de charge semble l’être, qu’Anne Catherick n’est pas, après tout, dans notre voisinage. Qu’aurait dit Walter Hartright de cette nouvelle complication ? Malheureux et cher Hartright ! déjà me font faute, et ses loyaux avis, et son aide toujours prête.

Bien certainement, j’ai entendu quelque chose… N’était-ce qu’un bruit de pas sur l’escalier ?… Non ! ce sont bien les fers des chevaux ; je reconnais le bruit des roues…


II


« 13 juin. » — Le tumulte de l’arrivée a eu le temps de se calmer. Deux jours entiers ont passé, depuis le retour de nos voyageurs ; et cet intervalle a suffi pour organiser le mécanisme nouveau de l’existence que nous allons mener à Blackwater-Park. Je puis maintenant revenir à mon « Journal » avec quelques petites chances d’y noter comme d’ordinaire, à tête reposée, les incidents qui en valent la peine.

Je puis bien commencer, je crois, par y consigner une remarque assez bizarre qui s’est présentée à mon esprit depuis le retour de Laura.

Lorsque, deux membres de la même famille ou deux amis intimes venant à se séparer, l’un d’eux voyage au dehors tandis que l’autre reste à la maison, le retour du parent ou de l’ami qui a couru les grandes routes semble toujours placer dans une condition désavantageuse, au moment de leur première réunion, celui qui n’a pas bougé. Le choc soudain des pensées et des habitudes nouvelles, activement acquises d’un côté, avec les idées et les coutumes d’autrefois, passivement conservées de l’autre, semble, au premier abord, gêner les sympathies de ceux-là même qui s’aiment le mieux, et dresser entre eux, fort à l’improviste pour l’un et l’autre, et sans que l’un ou l’autre puisse y remédier, je ne sais quelle barrière qui change complètement leurs rapports et les fait étrangers l’un à l’autre. Lorsque la première joie que j’éprouvai en revoyant Laura se fut donné carrière, et lorsque, la main dans la main nous fûmes restées assises sur le même canapé, assez de temps pour reprendre haleine et causer tout à loisir, je sentis à l’instant même cette disposition nouvelle, et je pus voir qu’elle la sentait de son côté. Maintenant que nous reprenons peu à peu nos anciennes habitudes, la gêne dont je parle est déjà effacée en partie, et, d’ici à peu de temps, il est probable qu’elle aura complètement disparu. Elle n’en a pas moins influé, bien certainement, sur les premières impressions que m’a laissées la renaissance de mes rapports personnels avec ma sœur, et cette raison suffit bien pour que je juge à propos de la mentionner ici.

Laura m’a retrouvée la même ; mais, à mes yeux, elle avait changé.

Changé d’aspect, et, sous un rapport, changé de caractère. Je ne saurais dire, en termes absolus, qu’elle a perdu de sa beauté : ce que je puis affirmer seulement, c’est que, pour « moi », elle est moins belle.

D’autres, qui ne la verraient ni avec mes yeux, ni avec mes souvenirs, la trouveraient peut-être mieux qu’elle n’était. Son teint est plus animé ; il y a plus de netteté en même temps et plus de rondeur dans les lignes de son visage ; sa taille, qu’on dirait plus solidement établie, a, dans tous ses mouvements, plus d’aisance et de sûreté que lorsqu’elle était jeune fille. Mais, quand je la regarde, il me manque quelque chose, — sans doute un reflet de ce bonheur innocent qui était le partage de Laura Fairlie, reflet que je ne retrouve plus sur le front de lady Glyde. Il y avait autrefois sur son beau visage une douce fraîcheur, une beauté tendre (aux nuances variées, bien que le caractère général en fût immuable), dont il est impossible de rendre le charme par des paroles, — ou même par le pinceau, comme disait souvent le pauvre Hartright : c’en est fait de cette beauté-là. Il m’a semblé, un moment, que j’en retrouvais comme une faible lueur, lorsque, le soir de son retour, je l’ai vue pâlir sous l’émotion de notre premier baiser ; mais, depuis, elle ne m’est point réapparue. Aucune de ses lettres ne m’avait fait prévoir le moindre changement de ce genre.

J’étais restée, au contraire, en les lisant, sous cette impression que son mariage n’avait dû modifier en rien cette beauté dont j’étais si fière. Peut-être, à la vérité, lisais-je mal ses lettres dans ce temps-là, ou peut-être, aujourd’hui, ne sais-je pas bien déchiffrer son visage. Peu importe ! que sa beauté ait gagné ou perdu, dans les derniers six mois, elle n’en est pas moins, depuis notre séparation, plus chère à mon cœur qu’elle l’avait jamais été : voilà du moins, de son mariage, un résultat excellent !

Le second changement, celui que j’ai remarqué dans son caractère, ne m’a point surprise, parce qu’à celui-ci, du moins, j’étais préparée par l’accent de ses lettres. Depuis son retour, je la trouve tout aussi peu disposée à entrer dans aucun détail au sujet de son existence conjugale qu’elle l’était auparavant, alors que, séparées, nous ne communiquions que par écrit. La première fois que, de loin, j’ai voulu préparer les voies pour amener la conversation sur ce terrain défendu, elle a posé sa main sur mes lèvres, avec un mouvement et un regard qui m’ont rappelé, d’une manière touchante presque douloureuse, les jours de son enfance et l’heureux temps passé où il n’y avait pas de secrets entre nous.

— Toutes les fois que nous nous trouverons tête à tête, Marian, m’a-t-elle dit, nous serons bien plus heureuses, bien plus à l’aise l’une vis-à-vis de l’autre, si nous acceptons telle qu’elle est ma position de femme mariée, et si nous nous en occupons le moins possible. Il n’est rien, chère aimée, que je ne vous dise de ce qui me concerne, continua-t elle, — défaisant et rattachant, par un mouvement nerveux, la boucle de ma ceinture, — si mes révélations pouvaient se limiter ainsi. Mais il n’en est rien ; elles m’amèneraient à des confidences sur le compte de mon mari ; et puisque je suis mariée, je crois qu’il est mieux de les éviter, autant pour lui que pour vous, et pour moi-même. Je ne dis pas, remarquez-le bien, qu’elles vous feraient ou me feraient de la peine, et, pour tout au monde, je ne voudrais pas que vous eussiez une idée pareille ; mais, — j’ai tant besoin d’être heureuse, maintenant que je vous ai retrouvée, et j’ai tant besoin de vous voir heureuse à mes côtés… — Elle s’interrompit soudainement, et parcourut du regard mon petit boudoir, où nous étions installées. — Ah ! s’écria-t-elle, battant des mains avec un joyeux sourire, encore une vieille amie de retrouvée !… Votre bibliothèque, Marian, — votre chère petite bibliothèque en bois des Antilles, si vieillotte et de mine si pauvre ! — que je vous sais gré de l’avoir emportée de Limmeridge !… c’est comme ce grand parapluie d’homme, affreux et lourd, le compagnon de vos promenades intrépides !… Mais, par-dessus tout, c’est votre cher visage bohémien, cette figure brune, intelligente, dont les regards accoutumés me font tant de bien… Quand je suis ici, c’est comme si je me retrouvais chez nous !… Que pourrions-nous faire pour ajouter encore à cette douce illusion ? Je placerai le portrait de mon père dans votre chambre, au lieu de le laisser dans la mienne ; — je garderai, ici, tous mes petits trésors de Limmeridge ; — et, entre ces quatre murs amis, nous passerons ensemble, tous les jours, de bonnes heures. Oh ! Marian ! continua-t-elle, s’asseyant tout à coup à mes pieds, sur un tabouret, et levant sur moi des yeux expressifs, promettez que vous ne vous marierez jamais, que vous ne me quitterez point. Je suis égoïste de parler ainsi, mais il vous vaudra mieux rester fille, — à moins, pourtant, à moins que vous n’aimiez beaucoup votre mari. — L’aimer ?… Vous n’aimerez jamais personne que moi, n’est-il pas vrai ?… Elle s’arrêta de nouveau, s’empara de mes deux mains qu’elle étala sur mes genoux, et y cachant son visage : — Dites-moi, me demanda-t-elle d’une voix soudainement altérée, et parlant plus bas qu’elle ne l’avait fait jusqu’alors, avez-vous, ces temps-ci, reçu beaucoup de lettres ? en avez-vous écrit beaucoup ? — …

Je comprenais fort bien la portée de cette question ; mais je crus de mon devoir de ne pas l’encourager, en allant au-devant d’elle, à s’aventurer dans ce chemin périlleux.

— Avez-vous entendu parler de lui ? reprit-t-elle, cherchant, par ses caresses et en couvrant mes mains de baisers, à se faire pardonner cette question toute directe : — Est-il bien ? est-il heureux ? et réussit-il dans sa carrière ?… S’est-il remis ? M’a-t-il oubliée ?…

Elle n’aurait pas dû me questionner ainsi. Elle aurait dû se rappeler ses propres résolutions, prises le matin où sir Percival avait réclamé d’elle l’exécution de sa promesse, et où elle avait déposé en mes mains, pour jamais, l’album de Hartright. Mais, hélas ! où est ici-bas la créature infaillible qui peut constamment persévérer dans une bonne résolution sans jamais y manquer, sans jamais défaillir ? Où est la femme qui a jamais arraché complètement de son cœur la chère image qu’un amour sincère y avait fixée ? Les livres nous racontent qu’il a existé de ces êtres surhumains ; mais en réponse aux livres, que nous dit notre propre expérience ?

Je n’essayai vis-à-vis d’elle aucune remontrance, peut-être parce que je rendais justice à cette candeur courageuse qui me révélait ce que tant d’autres femmes, placées comme elle, auraient cru devoir cacher, même à leurs plus chères amies ; peut-être aussi parce que je sentais, interrogeant mon cœur et ma conscience, qu’à sa place, j’aurais eu les mêmes pensées, posé les mêmes questions. Tout ce que je me sentis appelée à faire, sans manquer à mon devoir, fut de répondre que je ne lui avais pas écrit et que je n’avais pas entendu parler de lui tout récemment ; puis, je détournai la conversation vers de moins périlleux sujets.

Il y a eu de quoi m’attrister beaucoup dans cet entretien, — le premier entretien confidentiel que j’aie eu avec elle depuis son retour. Ainsi, le changement que son mariage a opéré dans nos relations mutuelles, en nous créant, pour la première fois de notre vie, un point de contact qui n’a rien de légitime, ainsi la triste conviction, produite en moi par ses involontaires aveux, qu’il n’existe entre elle et son mari aucun lien d’étroite sympathie, aucune chaleur de sentiments ; ainsi, encore, l’affligeante découverte que ce fatal attachement demeure (innocemment, je le veux, mais qu’importe ?) aussi bien enraciné dans son cœur qu’il ait jamais pu l’être ; — voilà bien de quoi je pense, attrister une femme qui se sent pour Laura un attachement aussi vif que l’est le mien, et se tient pour solidaire, au même degré que moi, de toutes ses joies et de tous ses chagrins.

Une seule consolation est à mettre en regard, — consolation qui devrait me raffermir et me raffermit en effet. Tout ce que son caractère a de grâce et de douceur, tout ce que sa nature a d’affection dévouée, tous ces charmes féminins, simplicité liante, candeur ingénue, qui la rendaient l’idole et le bonheur de quiconque approchait d’elle, me sont revenus avec cette chère sœur. De toutes mes autres impressions, j’incline parfois à douter un peu. De cette dernière, la meilleure, après tout, et la plus douce, — je deviens à chaque heure du jour plus certaine et plus convaincue.

Passons maintenant à ses compagnons de voyage. C’est son mari qui doit m’occuper d’abord. Ai-je observé chez sir Percival, depuis son retour, quelque qualité nouvelle qui modifie mes opinions sur son compte ?

En vérité, je ne sais trop. Mille petits ennuis et tracas paraissent l’avoir assailli depuis qu’il est revenu : peu d’hommes, dans de telles circonstances, se montrent à leur avantage.

Il me semble un peu amoindri, et plus maigre qu’il n’était quand il quitta l’Angleterre. Sa toux fatigante et sa continuelle mobilité qui, à la longue, n’a rien de commode, ont très-certainement augmenté. Ses façons, — ses façons envers moi, du moins, — sont beaucoup moins courtoises que jadis. Il m’a saluée, le soir de son retour, sans aucune de ces formes cérémonieuses qu’il observait naguère avec soin, — point de compliment de bienvenue, aucun signe, à mon aspect, de très-vive satisfaction ; rien qu’un serrement de mains très-sommaire, et un laconique : « Vous allez bien, miss Halcombe ? enchanté de vous revoir. » Il semblait m’accepter comme un des meubles indispensables à Blackwater-Park ; constater en passant que j’étais bien à ma place ; et, satisfait de m’y voir, ne plus prendre garde à moi.

La plupart des hommes laissent voir, chez eux, certaines dispositions qu’ils dissimulent partout ailleurs ; et sir Percival a déjà montré une manie d’ordre, de régularité minutieuse, qui me le révèle sous un nouveau jour, et que je ne lui avais jamais connue. Si je prends un livre dans la bibliothèque et le laisse ensuite sur la table, il vient derrière moi et remet le volume en place. Si je quitte un fauteuil et l’abandonne où j’étais assise, il le range soigneusement contre le mur. Il ramasse sur le tapis le moindre débris tombé d’un bouquet de fleurs, et marronne ensuite, à part lui, comme si c’étaient autant de charbons ardents qui dussent mettre le feu à la maison ; pour un pli sur la nappe, pour un couteau qui n’est pas à sa place, il éclate en reproches et lave la tête aux domestiques, tout comme s’ils l’avaient personnellement insulté.

J’ai déjà fait allusion aux ennuis secondaires qui, depuis son retour, semblent avoir troublé son égalité d’humeur. Les altérations que j’ai remarquées en lui et que je viens de signaler, pourraient bien, en grande partie, leur être attribuées. Je tâche de me persuader qu’il en est ainsi, parce que je tiens à ne pas perdre si tôt toute confiance dans l’avenir. C’est, à coup sûr, une épreuve pour l’humeur de tout homme, n’importe lequel, que de rencontrer au seuil de sa maison, quand il y rentre après une longue absence, une contrariété quelque peu essentielle ; et c’est là ce que j’ai vu arriver effectivement à sir Percival.

Le soir même de leur rentrée, la femme de charge m’avait suivie dans le vestibule pour accueillir ses maîtres et leurs hôtes. Dès qu’il l’aperçut, sir Percival lui demanda si quelqu’un était venu le demander récemment. La femme de charge lui répondit en lui parlant de ce « gentleman » inconnu, dont elle m’avait parlé à moi-même, et qui s’était enquis de l’époque où le maître du château reviendrait chez lui. Sir Percival demanda le nom du gentleman. — Il n’avait pas laissé son nom. — Dans quel but le gentleman venait ? — Il n’avait pas jugé à propos de le dire. — Quel était à peu près la tournure du gentleman ? — La femme de charge essaya le portrait qu’on lui demandait : mais il lui fut impossible d’assigner au visiteur inconnu quelque particularité d’extérieur qui pût éclairer son maître. Sir Percival fronça le sourcil, frappa du pied avec impatience, et entra dans le château sans prendre garde à personne. Comment une bagatelle pareille a pu le troubler à ce point, c’est ce que je ne saurais dire ; — pour troublé, il l’était, et sérieusement, sans le moindre doute.

En somme, il vaudra peut-être mieux m’abstenir de porter un jugement définitif sur ses manières, son langage, sa conduite chez lui, jusqu’à ce qu’il ait eu le temps d’en finir avec les inquiétudes, n’importe lesquelles, qui, maintenant, cela est clair, troublent en secret son esprit. Je vais donc tourner la page, et ma plume, provisoirement, accordera trêve au mari de Laura.

Viennent sur mon catalogue les deux nouveaux hôtes, — le comte et la comtesse Fosco. Expédions d’abord la comtesse, pour en avoir fini le plus tôt possible avec tout ce qui est femme.

Laura n’exagérait certainement rien, en m’écrivant que, lorsque je reverrais sa tante, j’aurais quelque peine à la reconnaître. Je n’ai jamais vu, produit par le mariage, de changement pareil à celui qu’a subi madame Fosco.

Quand elle s’appelait encore (à trente-sept ans) Eleanor Fairlie, sa conversation était vide et prétentieuse, et elle passait sa vie à tourmenter les infortunés de l’autre sexe par les mille petites exigences qu’une femme vaine et sotte peut infliger à l’infatigable patience de nos seigneurs et maîtres. Devenue madame Fosco (et chargée de quarante-trois printemps), elle reste assise, pendant des heures entières, sans ouvrir la bouche, congelée, dirait-on, par quelque froid où elle s’absorbe. Les hideux et ridicules tire-bouchons qui pendaient, jadis, des deux côtés de son visage, ont fait place, maintenant, à de très petites boucles bien alignées et crêpées, telles qu’on en voit sur les perruques à l’ancienne mode. Un bonnet tout uni, — le vrai bonnet des matrones, — enveloppe bien sa tête, et lui donne l’air, pour la première fois de sa vie depuis que je la connais, d’une femme tout à fait convenable. Personne (excepté son mari, cela va sans le dire), personne ne voit plus, chez elle, ce que tout le monde y voyait autrefois, un beau sujet d’étude ostéologique, permettant d’apprécier le rôle que jouent, dans la structure féminine, les omoplates et les clavicules. Uniformément vêtue de robes, grises ou noires, montant jusqu’à la naissance du cou, — toilette qui l’aurait fait éclater de rire ou pleurer à chaudes larmes, suivant le caprice du moment, lorsqu’elle était encore demoiselle, — elle siège, muette, dans les petits coins ; et cependant, ses mains blanches et sèches (si sèches que les pores de sa peau semblent envahis par de la craie), ses mains sont incessamment occupées, soit à quelque éternelle broderie, soit à rouler une interminable série de petites cigarettes pour l’usage particulier de M. le comte. Dans les rares occasions où ses yeux, d’un bleu froid, quittent son ouvrage, ils sont généralement tournés du côté de son mari, avec ce regard de muette soumission par lequel nous voyons tous les jours un chien fidèle interroger son maître. Si jamais on peut croire à quelque dégel intérieur se manifestant sous cette enveloppe de gêne glacée, c’est quand on la voit, comme cela m’est arrivé une ou deux fois, comprimer les élans de la jalousie quelque peu tigresse dont elle semble animée contre toute femme du château (soubrettes y comprises) à laquelle le comte vient à parler, ou sur laquelle s’arrêtent ses regards avec quelque intérêt, quelque attention spéciale. À cette exception près, elle est toujours, le matin, à midi et le soir, dedans ou dehors, qu’il fasse beau ou qu’il fasse mauvais, aussi froide qu’une statue, aussi impénétrable que le marbre dans lequel cette statue est taillée. Ce changement extraordinaire qui s’est ainsi accompli en elle, est certainement une amélioration en ce qui touche aux rapports ordinaires de société, puisqu’il a fait d’elle une femme polie, point bavarde, point gênante et qu’on ne trouve jamais en travers de sa route. Quant à ce qui est de savoir si dans son for intérieur, elle est amendée ou devenue pire, ceci est une autre question. J’ai surpris une ou deux fois, sur ses lèvres pincées, de soudains changements d’expression, et, dans sa voix calme, des inflexions d’accent également soudaines, lesquelles m’ont amené à soupçonner que, dans son état actuel de concentration, elle tient pour ainsi dire en vase clos les éléments pernicieux de son organisation morale, éléments qui se dégageaient sans nuire, et comme au grand air, dans la liberté de son existence antérieure. Il est fort possible, d’ailleurs, que cette idée à moi n’ait pas le sens commun. Mon impression, néanmoins, c’est que je suis dans le vrai. Au surplus, qui vivra verra !

Et le magicien dont la baguette a opéré cette miraculeuse métamorphose, — ce mari étranger par lequel a été domptée une Anglaise têtue, à ce point que ses parents ont peine à la reconnaître, — le comte lui-même, quel est-il ? que dire de ce personnage ?

Ceci, en deux mots : il a l’air d’un homme capable de dompter quoi que ce soit. Si, au lieu d’une femme, il avait épousé une tigresse, la tigresse fût devenue maniable. S’il m’avait épousée, « moi », je lui aurais fabriqué des cigarettes, ainsi que le fait sa femme, et je me serais tue sous son regard, comme elle se tait quand il lui jette un certain coup d’œil.

J’ai presque peur d’avouer ceci, même dans le secret de ces pages. Cet homme m’a intéressée, fascinée, forcée à prendre du goût pour lui. Dans le court espace de deux journées, il a trouvé moyen de m’imposer un jugement, qui lui est favorable, et comment il a réalisé ce miracle, il me serait bien impossible de l’expliquer.

Maintenant que je pense à lui, j’éprouve une sorte de tressaillement en découvrant combien son image m’est présente !… À quel point, dans mes souvenirs, elle m’apparaît plus nette que celle de sir Percival, ou de M. Fairlie, ou de Walter Hartright, ou de n’importe quel autre personnage absent dont je puisse me rappeler, à la seule exception de Laura elle-même ! Sa voix, je l’entends, comme s’il m’adressait présentement la parole, Sa conversation d’hier, elle est dans ma tête comme si je l’écoutais à l’instant même. Maintenant, quel portrait vais-je tracer de lui ? Dans son extérieur, ses habitudes, ses passe-temps, il y a des singularités que je blâmerais le plus vivement du monde, ou que je vouerais au ridicule le plus impitoyable, les trouvant chez un autre homme. Qu’est-ce donc qui m’ôte la faculté de les blâmer ou de les railler en « lui ! »

Par exemple, il est énormément gras. Jusqu’à présent, l’humanité corpulente m’avait toujours particulièrement déplu. J’ai lutté avec acharnement contre cette notion populaire qui tend à regarder, comme d’inséparables alliées, l’extrême grosseur de la taille et l’extrême bienveillance du caractère : — Autant vaudrait prétendre, disais-je, ou que les gens aimables engraissent seuls, ou que l’addition fortuite de telle ou telle quantité de chair exerce une influence directement favorable sur les dispositions morales de la personne à qui elles viennent s’annexer… Je réfutais invariablement ces deux assertions, également absurdes, en citant l’exemple de gens fort gras, qui ont été aussi vils, aussi vicieux, aussi cruels que les plus maigres et les plus méchants de leurs contemporains. Je demandais si Henri VIII était d’un naturel charmant ? si le pape Alexandre VI était un brave homme ? si M. l’assassin Manning, et la digne épouse qui fut sa complice n’étaient pas tous les deux doués d’un embonpoint remarquable ? Si les nourrices de louage, — classe de femmes placées, par leur cruauté proverbiale, au niveau de tout ce qu’il y a de plus cruel en Angleterre, — ne sont pas également, pour la plupart, les femmes les plus grasses de tout le pays ? Ainsi allais-je, multipliant par douzaines les exemples que je tirais tantôt de l’antiquité, tantôt des temps modernes, de mon pays et de l’étranger, d’en haut et d’en bas, indifféremment. Avec des opinions si fortement établies, si bien défendues, et auxquelles je n’ai pas renoncé encore aujourd’hui, voici cependant le comte Fosco, gras comme Henri VIII en personne, et qui, en vingt-quatre heures, sans être le moins du monde empêché ou gêné par sa haïssable corpulence, se trouve installé dans mes bonnes grâces… En vérité, voilà qui est merveilleux !

Est-ce son visage qui lui a servi de passe-port ?

Peut-être, en effet, est-ce son visage. Sur une large échelle, il reproduit, d’une manière frappante, le galbe impérial de Napoléon. Ses traits ont la magnifique régularité qui distinguait ceux du merveilleux aventurier : leur expression est celle de ce calme dominateur, de cette puissance immuable qui se lisait sur la face du grand soldat. Cette ressemblance frappante m’a certainement impressionnée au début ; mais indépendamment d’elle, il y a quelque chose encore chez lui, qui m’a plus profondément affectée. Cette influence dont j’essaie de trouver l’origine, ce sont ses yeux, je pense, qui la lui donnent. Je n’ai jamais vu d’yeux gris aussi profonds, aussi insondables, et ils ont parfois des irradiations froides, éclatantes, magnifiques, irrésistibles, qui me forcent à le regarder, tout en causant, et lorsque je le regarde, m’imposent des sensations auxquelles je voudrais échapper. D’autres portions de sa figure et de sa tête ont aussi leurs singularités. Son teint, par exemple, est d’une sorte de blond malade, s’accordant si mal avec le brun foncé de sa chevelure que je soupçonne cette chevelure d’être une perruque ; et son visage, où le rasoir ne laisse pas pousser un poil de barbe, est plus lisse que le mien, plus exempt de toutes marques ou de toutes rides, bien qu’au dire de sir Percival, il approche de la soixantaine. Mais, pour moi, ce ne sont point ces particularités de son extérieur qui le distinguent de tous les hommes que j’ai pu voir. Ce qui le met à part de l’humanité vulgaire, dépend absolument, pour autant que j’en puisse juger à l’heure présente, de l’expression extraordinaire et de l’extraordinaire puissance de son regard.

Ses manières et sa parfaite connaissance de notre langue peuvent aussi l’avoir aidé quelque peu à se mettre bien avec moi. Il a cette déférence calme, cet air d’intérêt attentif et satisfait quand il écoute une femme, — et, quand il lui parle, cet adoucissement secret de la voix, — auxquels, nous avons beau dire, aucune de nous ne résiste. En ceci, également, l’habileté exceptionnelle avec laquelle il parle l’anglais lui rend de fort grands services. J’avais fréquemment entendu signaler la remarquable aptitude que déploient beaucoup d’Italiens à s’emparer de notre idiome du Nord, si âpre et si dur en comparaison du leur ; mais, avant d’avoir vu le comte Fosco, je n’aurais jamais cru possible qu’un étranger parlât l’anglais avec autant d’aisance et de correction. Il y a des moments où il est presque impossible de découvrir, à son accent, qu’il n’est pas un de nos compatriotes ; et, pour ce qui est de la facilité courante, je ne connais guère d’Anglais en état de causer avec aussi peu d’hésitations et de répétitions que ne le fait le comte. Il lui arrive bien de construire ses phrases, çà et là, sur un patron étranger ; mais jamais je ne l’entendis encore employer un mauvais terme, ou hésiter, ne fût-ce qu’un moment, sur le choix d’un mot.

Tous les menus détails par lesquels cet homme étrange se caractérise ont une originalité saisissante, et, contradictoires l’un à l’autre, jettent l’esprit en mille perplexités. Ainsi, tout gras qu’il est, ses mouvements sont d’une légèreté, d’une aisance surprenante. Il fait, dans un salon, aussi peu de bruit que n’importe quelle femme ; et, ce qui est plus notable encore, malgré cette apparence de fermeté, de puissance intellectuelle, sur laquelle on ne saurait se méprendre, il est d’une susceptibilité nerveuse qui étonnerait chez la plus faible d’entre nous. Un bruit soudain le fait tressaillir avec aussi peu de retenue que Laura elle-même. Il frissonnait, hier, et son pied battait le sol avec un mouvement convulsif, parce que sir Percival corrigeait un de ses épagneuls ; si bien que j’avais honte de mon peu de sensibilité, de mon insouciance toute virile, en me comparant à ce cher comte.

Le souvenir de ce dernier incident me remet en tête une de ses principales singularités, dont je crois avoir omis de parler : — l’extrême tendresse qu’il porte à certains animaux favoris.

Il a laissé sur le continent, paraît-il, une portion de sa ménagerie, mais il a importé chez nous un kakatoès, deux canaris, et toute une famille de souris blanches. Lui-même, en personne, donne à ses protégés d’étrange espèce tous les soins qu’ils réclament, et il a su leur inspirer un attachement surprenant, qui se traduit par des familiarités tout à fait inusitées. Le perroquet, perfide et mal intentionné à l’égard de toute autre personne, paraît lui être attaché sans réserve. Dès que sa cage est ouverte, il saute sur le genou du comte et grimpe, s’aidant de ses griffes, le long de ce corps énorme, jusqu’à ce qu’il puisse, par le geste le plus caressant du monde, frotter et refrotter sa crête blanche contre le double menton lisse et blafard de son adoré patron.

Celui-ci n’a qu’à ouvrir aux canaris la porte de leur cage, et à leur adresser un signal d’amitié pour que ces jolis petits animaux, élevés à ravir, viennent se percher sur sa main sans la moindre crainte, gravissent ses gros doigts quand il leur dit de « faire l’échelle » et, parvenus tout en haut de cet escalier improvisé, entonnent un duo à se rompre la gorge. Ses souris blanches habitent une petite pagode de fil d’archal, peinte en vives couleurs, qu’il a lui-même dessinée et fabriquée. Elles sont presque aussi apprivoisées que les canaris, et comme eux il les met à chaque instant en liberté. Elles courent librement sur lui, se glissent sous son gilet, furètent dans ses poches, et vont s’asseoir par couples, blancs comme la neige, sur ses colossales épaules.

On le dirait plus épris de ses souris blanches que de tous ses autres protégés ; il leur fait des mines, les baise et leur donne toute espèce d’amoureux petits sobriquets. Si l’on pouvait supposer un Anglais ayant quelque goût pour des amusements aussi puérils que ceux-ci, cet Anglais, à coup sûr, en serait un peu honteux, et s’en excuserait vis-à-vis des personnes sensées. Mais le comte, apparemment, ne voit rien de ridicule dans le contraste bizarre de sa gigantesque personne et de ses frêles petits amis. Il baiserait tranquillement ses souris blanches, il gazouillerait à l’oreille de ses canaris, fût-ce dans une réunion de « fox-hunters » anglais : et, au moment où ils riraient le plus haut de son étrange manie, il les prendrait en pitié, lui, comme des barbares incapables de le comprendre.

Je puis à peine croire, tout en écrivant ceci, — mais il n’en est pas moins vrai, cependant, — que ce même homme, qui a pour son kakatoès toute la tendresse d’une vieille fille, et qui déploie la minutieuse dextérité d’un petit Savoyard dans l’éducation de ses souris blanches, peut prendre la parole, si quelque sujet vient à éveiller ses facultés endormies, avec une audacieuse liberté d’idées, une connaissance des livres écrits en toutes langues, une expérience personnelle de la société d’élite dans la moitié des capitales de l’Europe, qui feraient de lui l’un des membres les plus, en relief de n’importe quelle réunion d’hommes civilisés. Cet éleveur de canaris, cet architecte de pagodes à l’usage des souris blanches, est (au dire de sir Percival lui-même) un des hommes vivants qui possèdent les notions les plus complètes de la chimie expérimentale : entre autres inventions merveilleuses, il a découvert un procédé pour pétrifier, après la mort, le corps humain, de manière à le conserver dur comme du marbre jusqu’à la consommation des siècles. Cet homme, chargé d’embonpoint, d’indolence et d’années, dont les nerfs délicats sont ébranlés par le premier bruit venu, et qui frémit de la tête aux pieds si l’on fouette devant lui quelque chien criard, est allé, le matin qui a suivi son arrivée, dans la cour des écuries, et il a posé la main sur la tête d’un limier qu’on tient à la chaîne, limier si mal dompté, si féroce, que même le groom chargé de le nourrir, se donne bien garde de l’approcher de trop près. La comtesse et moi étions présentes, et je n’oublierai de longtemps, si peu qu’elle ait duré, la scène qui suivit.

— Prenez garde à ce chien, monsieur, disait le groom ; il se jette sur tout le monde ! — Savez-vous pourquoi, mon ami ? répondit le comte tranquillement, c’est parce que tout le monde en a peur. Voyons s’il se jettera sur « moi ». — Et à ces mots, il posa ses doigts potelés, d’un blond jaunâtre, ces mêmes doigts où dix minutes plus tôt perchaient les canaris, sur la tête du formidable animal ; et en même temps il le regardait droit dans les yeux : — Vous autres, gros chiens, vous êtes tous poltrons, disait-il avec mépris, tandis que sa figure était à un pouce de la gueule de l’animal… Vous tueriez un pauvre chat, poltron d’enfer que vous êtes… Vous vous lanceriez sur un misérable mendiant, triple lâche, poltron d’enfer !… Tout ce que vous pouvez surprendre à l’improviste, tout ce qui a peur de vos gros membres, de vos méchantes dents blanches, de votre gueule baveuse et altérée de sang, vous vous jetez dessus à plaisir… Vous pourriez m’étrangler à la minute, le savez-vous, lâche fanfaron ? et vous n’osez pas même me regarder au visage, parce que je n’ai pas peur de vous… Réfléchissez, voyons !… vous plairait-il essayer vos dents sur ce cou si gras que je leur offre en prise ?… Allons donc ! vous n’en êtes point capable !… — Puis, il se détourna sans aucune hâte, riant de la mine étonnée que faisaient les domestiques réunis en ce moment dans la cour ; le chien, lui, se glissait humblement dans sa loge. — Ah ! mon beau gilet ! s’écria le comte avec un accent pathétique, je suis bien fâché d’être venu par ici ! Cet immonde animal a laissé tomber de sa bave sur mon beau gilet tout neuf ! — Dans ces dernières paroles, se trouve indiquée une autre de ses incompréhensibles manies. Il aime les beaux habits, tout comme pourrait les aimer le niais le plus niais qui soit au monde, et il nous a déjà étalé quatre gilets magnifiques, — tous de nuances voyantes et gaies, tous énormément larges, même pour lui, dans les deux premiers jours qu’il a passés à Blackwater-Park.

Son tact et sa finesse dans les petites choses sont aussi remarquables que les singulières inconséquences de son caractère et la puérile trivialité de ses goûts, de ses occupations quotidiennes.

Je puis déjà m’apercevoir qu’il entend vivre en fort bons termes avec tous et chacun de nous, pendant la durée de son séjour ici. Il a évidemment découvert que Laura éprouve pour lui une répugnance cachée (elle-même, pressée par moi sur ce sujet, n’a pas refusé d’en convenir), — mais il a découvert aussi qu’elle aime les fleurs à la passion. Elle n’en vient jamais à désirer quelque bouquet, sans qu’il en ait un tout prêt à lui être offert, qu’il a cueilli et disposé de ses mains ; et, ce qui m’amuse fort, il en a toujours un autre, adroitement mis en provision, composé des mêmes fleurs groupées dans le même ordre, pour apaiser la froide jalousie de sa femme, avant même qu’elle ait en le temps de se supposer offensée. Son manége avec la comtesse (en public, du moins), est un spectacle à voir. Il a pour elle des révérences obséquieuses ; il l’appelle habituellement « mon ange » ; il lui fait faire de petites visites par les canaris perchés sur ses doigts, et leur demande pour elle leurs plus belles chansons ; quand elle lui offre des cigarettes, il lui baise la main, et, en retour, il lui présente des dragées tirées d’une boîte qu’il a dans sa poche, et, parfois, comme en se jouant, il les place lui-même entre les lèvres de son épouse adorée. La verge de fer avec laquelle il la gouverne ne se montre jamais devant le monde ; c’est une verge de ménage, qu’il garde toujours dans les pièces du haut.

Pour se recommander à « moi », il use de tout autres procédés. C’est à ma vanité qu’il s’adresse, en me parlant le langage sérieux et sensé dont il se servirait avec un homme… — Eh bien ! oui ! je le démêle, quand il n’est pas là ; je perce à jour ses flatteries, lorsque je pense à lui, toute seule, ici, dans ma chambrette ; — puis, lorsque je redescends et me trouve en face de lui, le bandeau retombe sur mes yeux, et je me laisse reprendre au miel de ses douces paroles, tout justement comme si je n’avais point su m’apercevoir de son manége ! Il vient à bout de moi comme de sa femme et de Laura, comme du limier dans la cour des écuries, et comme, à chaque instant du jour de sir Percival lui-même : « Mon brave Percival ! que j’aime votre rude gaieté anglaise ! — Mon bon Percival ! que j’apprécie la solidité de votre bon sens anglais ! » C’est ainsi qu’il écarte tranquillement les plus âpres railleries de sir Percival au sujet de ses goûts et de ses passe-temps efféminés, — ne manquant jamais d’appeler le baronnet par son nom de baptême ; lui souriant avec tout le calme de la supériorité ; l’honorant de petits coups sur l’épaule, et supportant ses écarts avec la bénignité d’un bon père, indulgent pour les fredaines d’un fils étourdi.

L’intérêt que je ne puis m’empêcher de prendre à cet original m’a conduite à questionner sir Percival sur le passé du comte.

Sir Percival, ou bien n’en sait, ou bien n’a voulu m’en dire que fort peu de chose. Le comte et lui se rencontrèrent à Rome pour la première fois, il y a plusieurs années, dans les circonstances périlleuses auxquelles je crois avoir déjà fait allusion. Depuis cette époque, ils se sont trouvés constamment réunis à Londres, à Paris, à Vienne, mais jamais en Italie ; le comte, — circonstance bizarre, — n’ayant plus, depuis des années, passé les frontières de son pays natal. Peut-être s’est-il trouvé en butte à quelque persécution politique. En tout cas, son patriotisme inquiet le pousse à ne guère perdre de vue quiconque de ses compatriotes vient s’établir en Angleterre. Dès le soir de son arrivée, il voulut savoir à quelle distance nous étions de la ville la plus proche, et si nous connaissions quelque gentleman italien qui y eût fixé sa résidence. Il a pour sûr des correspondants singuliers sur le continent ; car les lettres qui lui arrivent portent toute espèce de timbres bizarres ; ce matin même, j’en ai vu une, qui l’attendait au déjeuner sur sa serviette, décorée de je ne sais quels grands sceaux à mine officielle. Peut-être est-il en correspondance avec le gouvernement de son pays ? Cette idée, pourtant, serait difficile à concilier avec mon autre conjecture, qu’il pourrait bien être un exilé politique.

Que voilà d’écritures à propos du comte Fosco ! et « le résultat net, quel est-il ? » — ainsi que dirait notre cher M. Gilmore, dans le jargon particulier aux gens d’affaires. Je dois me borner à répéter que nos relations, à peine esquissées, m’ont donné pour le comte une sorte de goût étrange ; il a pour moi un attrait que je me reproche en y cédant. C’est presque le même ascendant qu’il a pris, on le voit bien, sur le maître de céans. En effet, malgré les libertés parfois un peu grossières qu’il prend, de temps en temps, à l’égard de « son gros ami, » sir Percival n’en a pas moins peur, je le vois fort bien, de donner au comte un sérieux motif de mécontentement. Cette peur, je me demande quelquefois avec surprise si je ne l’éprouve point. Très-certainement, je ne vis oncques un homme que je fusse plus fâchée d’avoir pour ennemi. Serait-ce que je l’aime, ou que j’en ai peur ? « Chi sa ! » — comme dirait le comte Fosco, dans la langue qui est la sienne.

« 16 juin. » — Un incident à noter, aujourd’hui, en sus de mes idées et de mes impressions. Il est arrivé un visiteur, — tout à fait inconnu à Laura comme à moi, — et que sir Percival, semble-t-il, n’attendait guère. Nous étions assis au « lunch », dans cette pièce décorée de nouvelles fenêtres « à la française », qui donne sous la vérandah ; et le comte (qui avale la pâtisserie avec une aisance dont je n’ai vu d’exemple que dans les pensionnats de petites filles), le comte venait de nous réjouir en réclamant majestueusement sa quatrième tartelette, — quand un domestique entra pour annoncer le nouveau venu.

— M. Merriman vient d’arriver, sir Percival, et demande à vous voir immédiatement…

Sire Percival tressaillit, et jeta sur cet homme un regard où se peignait une sorte d’alarme irritée.

— M. Merriman ? répéta-t-il, comme s’il pensait que ses oreilles eussent dû le tromper.

— Oui, sir Percival : M. Merriman de Londres.

— Où est-il ?

— Dans la bibliothèque, sir Percival…

À peine cette dernière réponse eut-elle été donnée, que le maître de la maison se leva et se précipita hors de la chambre, sans adresser la moindre excuse à aucun de nous.

— Qui est M. Merriman ? demanda Laura, s’adressant à moi.

— Je n’en ai pas la moindre idée… À ceci dut se borner ma réponse.

Le comte avait absorbé sa quatrième tartelette, et se trouvait, en ce moment, près d’une table volante, occupé à soigner son malicieux kakatoès. L’oiseau perché sur l’épaule, il se retourna de notre côté :

— M. Merriman est le « solicitor » de sir Percival, dit-il le plus tranquillement du monde.

Le « solicitor » de sir Percival. On ne pouvait répondre plus directement à la question de Laura ; et néanmoins, vu les circonstances, cette réponse ne disait pas tout ce qu’on eût voulu savoir. Si M. Merriman eût été mandé spécialement par son client, il eût été assez simple qu’il quittât son cabinet pour répondre à cet appel. Mais lorsqu’un homme de loi, sans y être formellement invité, fait un voyage comme celui de Londres dans le Hampshire, quand son arrivée chez un gentleman a l’air de surprendre au dernier point ce gentleman lui-même, on peut, sans risques, tenir pour certain que la visite du jurisconsulte présage des nouvelles très-importantes, très-inattendues ; — nouvelles qui peuvent être ou fort bonnes ou fort mauvaises ; mais dans l’un ou l’autre cas, ne sauraient se confondre avec celles qu’on reçoit tous les jours.

Laura et moi demeurâmes à table, sans mot dire, pendant un quart d’heure ou plus, cherchant avec une certaine inquiétude le sens possible de cet incident, et attendant, si cela devait arriver, que sir Percival revînt promptement auprès de nous. Mais rien ne nous annonça son retour, et nous nous levâmes pour quitter la salle.

Attentif comme d’habitude, le comte abandonna le coin où il donnait à manger à son perroquet, et, ayant toujours l’oiseau perché sur son épaule, vint nous ouvrir la porte. Laura et madame Fosco passèrent les premières. Au moment où j’allais les suivre, il m’arrêta par un signe, et m’adressa quelques paroles de la plus étrange façon du monde :

— Oui, disait-il, répondant avec calme à l’idée qui dans ce moment-là même me travaillait l’esprit, tout comme si je la lui avais expressément confiée : … Oui, miss Halcombe, il est arrivé quelque chose…

J’allais répondre : « Je n’ai rien dit de pareil. » Mais l’odieux kakatoès, hérissant ses ailes rognées, poussa une clameur alguë, mit en l’air tout mon système nerveux, et je me trouvai fort heureuse de me glisser hors de l’appartement.

Je rejoignis Laura au pied de l’escalier ; sa secrète préoccupation était justement la même que la mienne, celle que le comte Fosco avait si bien devinée, et lorsqu’elle parla, ce fut pour répéter ce qu’il avait dit. Elle m’avoua, dans le tête-à-tête, qu’à son avis « il avait dû arriver quelque chose ».


III


« 16 juin. » — Il me faut, avant de m’aller coucher, ajouter encore quelques lignes à notre chronique de ce jour.

Environ deux heures après que sir Percival se fût levé de table pour aller recevoir dans la bibliothèque son « soliciter, » M. Merriman, je sortis de chez moi toute seule pour aller faire un tour dans les plantations. Comme j’arrivais au dernier palier, la porte de la bibliothèque s’ouvrit, et les deux gentlemen en sortirent. Jugeant à propos de ne pas les déranger en me montrant sur l’escalier, j’attendis, pour descendre, qu’ils eussent traversé le vestibule. Bien qu’ils se parlassent avec une certaine précaution, les mots échangés entre eux étaient articulés assez nettement pour arriver jusqu’à moi.

— Tranquillisez-vous, sir Percival ! disait l’homme de loi ; tout cela dépend de lady Glyde…

J’avais déjà repris le chemin de ma chambre, où je comptais rentrer pour deux ou trois minutes encore, lorsque le nom de Laura, ainsi prononcé par un étranger, m’arrêta sur place. Je sais qu’il est très-mal, très-peu honorable d’écouter aux portes. Mais où est donc la femme, — et je dirai parmi les meilleures, — qui puisse régler sa conduite d’après les principes abstraits de l’honneur, quand ces principes lui montrent un chemin absolument opposé à celui où l’appellent et ses affections les plus profondes et les intérêts légitimes qui en dérivent.

J’écoutai donc ; et, dans des circonstances identiques, vraiment oui, j’écouterais encore ! J’écouterais, l’oreille collée au trou de la serrure, si je ne pouvais me tirer d’affaire autrement.

— Vous comprenez bien, sir Percival ? continua l’avocat. Lady Glyde devra signer son nom en présence d’un témoin, — de deux témoins, si vous y voulez mettre encore plus de forme, — et ensuite, posant son doigt sur le sceau, elle aura ces paroles à prononcer : « Je délivre ceci, comme un acte émané de moi. » Si cette petite cérémonie s’exécute d’ici à huit jours, l’arrangement aura complètement réussi, et nous serons au bout de nos peines ; sinon…

— Que voulez-vous dire avec votre « sinon ? » demanda sir Percival, d’un ton irrité. S’il « faut » que la chose se fasse, elle se fera… Je vous en réponds, Merriman.

— À merveille, sir Percival, à merveille ; mais, en toutes transactions, il est deux alternatives ; et nous aimons assez, nous autres gens d’affaires, à les envisager toutes deux avec assurance. Si quelque circonstance extraordinaire faisait échouer l’arrangement, peut-être amènerais-je nos gens à se contenter de billets à trois mois. Mais, à l’échéance, comment ferions-nous les fonds ?

— Au diable les billets !… Il n’y a qu’une manière de se procurer de l’argent, et c’est ainsi, je vous le répète, que nous l’obtiendrons… Un verre de vin, Merriman, avant de partir ?

— Bien obligé, sir Percival ; je n’ai pas un moment à perdre pour profiter du train montant… Aussitôt l’arrangement conclu, veuillez, je vous prie, m’en informer… et vous n’oublierez pas les précautions dont je vous parlais ?…

— Cela va sans le dire. Voici le « dog-cart » qui vous attend à la porte. Mon groom va vous jeter à la station, dans un clin d’œil… Benjamin, vous entendez ? grandes allures de casse-cou… En place !… Si M. Merriman manque le train, vous êtes cassé aux gages… Tenez-vous ferme, Merriman, et si vous chavirez, fiez-vous au diable qui ne laisse pas volontiers périr ses enfants !…

Avec ces paroles en guise de bénédictions d’adieu, le baronnet tourna sur ses talons et rentra dans la bibliothèque.

Je n’en avais pas entendu long ; mais le peu qui avait frappé mes oreilles suffisait pour m’inquiéter. Le « quelque chose » qui était arrivé, c’était trop évidemment un embarras pécuniaire des plus sérieux ; et sir Percival, pour s’en tirer, n’avait à compter que sur Laura. La perspective de la voir compromise dans les difficultés qui, secrètement, assiégeaient son mari, produisit en moi, une véritable consternation, sans nul doute aggravée par mon ignorance des affaires, et aussi par la défiance bien positive que m’inspirait sir Percival. Au lieu de sortir comme je l’avais d’abord résolu, je me rendis immédiatement chez Laura pour lui faire part de ce que je venais d’entendre.

Elle reçut avec un sang-froid fait pour me surprendre cette communication peu rassurante. Elle en sait évidemment, sur le caractère et les embarras pécuniaires de son mari, plus que je ne l’avais soupçonné jusqu’à présent.

— C’est bien là ce que j’ai redouté, me dit-elle, quand j’ai entendu parler de ce gentleman inconnu qui, venu en notre absence, a refusé de laisser son nom.

— Qui donc alors avez-vous pensé que c’était ? lui demandai-je.

— Quelqu’un envers qui sir Percival a contracté de lourdes obligations, répondit-elle, et le même pour le compte de qui M. Merriman est venu ici aujourd’hui.

— Avez-vous une idée de ce que peuvent être ces obligations ?

— Non ; je n’ai eu là-dessus aucun détail.

— Vous ne signerez rien, Laura, sans y avoir regardé de près.

— Certainement non, Marian. Tout ce que je pourrai faire, sans me nuire ou nuire aux miens, je le ferai pour « lui » venir en aide, — et cela, ma sœur chérie, afin de rendre aussi douce et aussi heureuse que possible l’existence que vous et moi nous sommes appelées à passer ensemble. Mais je ne ferai rien, à l’aveugle, dont je puisse quelque jour avoir honte. Ne parlons plus de tout ceci, maintenant. Vous avez votre chapeau sur la tête ; — si nous allions promener nos rêveries dans l’enclos, pendant le reste de l’après-midi ?…

En quittant le château, nous nous dirigeâmes vers les ombrages les plus voisins.

Arrivées à une clairière, parmi les arbres plantés devant la maison, nous y trouvâmes le comte Fosco se promenant de long et large sur le gazon, et se grillant aux rayons du soleil de juin, en ce moment dans toute leur force. Un chapeau de paille à larges bords, garni d’un ruban violet, protégeait son front. Son corps énorme était revêtu d’une blouse bleue que décorait sur la poitrine un interminable enlacement de broderies blanches, et une large ceinture de maroquin rouge marquait à peu près la place où la taille avait dû se trouver jadis. Des pantalons de nankin, dont l’extrémité inférieure était également surchargée de broderies au crochet, et des pantoufles de cuir violet complétaient son costume. Il chantait la fameuse ariette du « Barbier de Séville », avec ces enroulements de vocalises dont un gosier italien peut seul se permettre les prodigieuses arabesques, tout en s’accompagnant de cette espèce de guitare qu’on appelle « concertina », et dont il jouait avec une espèce d’extase, tantôt les bras en l’air, tantôt la tête rejetée en arrière, ou penchée sur l’épaule, comme une sainte Cécile grasse déguisée en homme : « Figaro si ! Figaro là ! Figaro sù ! Figaro giù ! » chantait le comte, tenant élégamment sa concertine à longueur de bras, et saluant de côté avec la grâce agile, la désinvolture d’un Figaro de vingt ans.

— Je vous garantis, Laura, que cet homme sait quelque chose des difficultés où se trouve sir Percival, dis-je, tandis que, de loin, nous rendions au comte sa gracieuse révérence.

— D’où vous vient cette idée ? me demanda-t-elle.

— Sans cela, répliquai-je, aurait-il su que M. Merriman est le « solicitor » de sir Percival. D’ailleurs, quand nous sommes sortis du « lunch », il m’a dit, sans la moindre question de ma part, qu’il était arrivé quelque chose. Soyez sûr qu’il en sait là-dessus plus long que nous.

— Si cela est, ne l’interrogez pas ! Ne le mettez pas en tiers dans nos confidences !

— Vous semblez, Laura, nourrir contre lui une répugnance bien déterminée… Qu’a-t-il fait, qu’a-t-il dit pour la mériter ?

— Rien, Marian ; au contraire, il n’est pas de bontés, d’attentions qu’il n’ait eues pour moi pendant le voyage qui nous a ramenés ici. Plus d’une fois, même, il a su réprimer, avec toute sorte d’adresse et d’égards pour moi, les vivacités auxquelles sir Percival se laisse quelquefois emporter. Peut-être lui en veux-je, au fond, d’avoir sur mon mari une influence si supérieure à la mienne. Peut-être mon orgueil souffre-t-il de tout devoir à son intervention. Ce que je puis dire, c’est qu’il me déplaît…

Le reste du jour et la soirée se sont passés sans trop d’agitation. Le comte et moi jouions les échecs. Il m’a laissé poliment gagner les deux premières parties : puis, voyant que sa tactique ne m’échappait point, il s’est excusé de sa courtoisie inopportune, et, en dix minutes, j’étais échec et mat. Sir Percival n’a pas, de toute la soirée ; fait allusion à la visite de son avocat. Mais, soit à cause d’elle, soit pour toute autre raison, il s’était fait en lui un changement qui n’avait rien de fâcheux. Il s’est montré aussi poli, aussi prévenant pour nous tous qu’il l’était à Limmeridge, naguère, pendant son noviciat conjugal ; il a même montré envers sa femme tant de bonté, un zèle si attentif, que madame Fosco en personne, toute froide et réservée qu’elle est, n’a pu s’empêcher de le regarder avec un grave étonnement. Que veut dire ceci ? Je crois que je le devine ; je tremble que Laura ne soit aussi pénétrante, et je suis sûre que le comte Fosco sait, là-dessus, à quoi s’en tenir. Plus d’une fois, dans le cours de la soirée, j’ai surpris sir Percival qui le regardait, comme cherchant sur sa physionomie un signe d’approbation.

« 17 juin. » — Journée remplie d’événements. Je souhaite, et bien ardemment, n’avoir point à ajouter : remplie de malheurs.

Sir Percival, au déjeuner, est resté tout aussi muet que la veille sur ce mystérieux « arrangement » (comme dit l’homme de loi), qu’on tient suspendu sur nos têtes. Une heure après, cependant, il entra tout à coup dans la pièce destinée aux réceptions du matin, et où nous étions, sa femme et moi, nos chapeaux sur la tête, attendant madame Fosco pour sortir avec elle. Sir Percival s’enquit de l’endroit où il pourrait trouver le comte.

— Nous l’attendons, lui dis-je, d’ici à quelques instants.

— Le fait est, continua sir Percival, qui allait et venait par la chambre avec une sorte de trépidation nerveuse, le fait est que j’aurai tout à l’heure besoin de Fosco et de sa femme, dans la bibliothèque, pour une pure formalité d’affaires ; Laura, je réclamerai aussi votre présence, une minute ou deux tout au plus… Il s’arrêta, et parut remarquer, pour la première fois, notre toilette de promenade.

— Ne faites-vous que rentrer ? demanda-t-il, ou bien alliez-vous sortir ?

— Nous pensions tous aller au lac, ce matin, dit Laura. Mais si vous avez quelqu’autre arrangement à proposer…

— Non, non, interrompit-il en tout hâte. Mon affaire peut très-bien attendre… Après le lunch ou après le déjeuner, peu m’importe… Vous avez donc tous projeté d’aller au lac ?… C’est une idée, cela… Donnons-nous une matinée de bon temps ; je serai volontiers des vôtres…

Il n’y avait pas à se méprendre sur son attitude, alors même qu’on eût pu méconnaître ce qu’il y avait de contraire à sa nature dans cette facile subordination de ses plans et de ses projets aux convenances d’autrui, telle qu’il venait de l’exprimer en parole. Il était évidemment soulagé de trouver sur sa route un prétexte d’ajournement pour cette « formalité d’affaires » qui, disait-il, devait s’accomplir dans la bibliothèque. Lorsque je tirai de tout ceci la conclusion la plus naturellement indiquée, Je sentis, pour ainsi dire, mon cœur s’abîmer au-dedans de moi.

Le comte et sa femme, en ce moment, vinrent nous rejoindre. La dame tenait à la main la blague à tabac brodée de monsieur son mari, et la provision de papier qui alimentait son incessante manufacture de cigarettes. Le gentleman, en blouse et en chapeau de paille, comme à l’ordinaire, portait sa cage pagode aux couleurs brillantes, laquelle renfermait ses chères souris blanches, et il leur souriait, ainsi qu’à nous avec une sérénité caressante tout à fait irrésistible.

— Si vous êtes assez bonnes pour me le permettre, disait le comte, j’emmènerai ma petite famille que voici, — mes jolies souricelles innocentes, — pour leur faire un peu prendre l’air avec nous. Il y a des chiens dans le château, et puis-je, en vérité, laisser à la merci des chiens ces pauvres orphelines blanches ?… Ah ! jamais, jamais !

À travers les fils de fer de la pagode, il adressa un gazouillement paternel à ces « petites orphelines, » et nous quittâmes le château pour nous rendre au lac.

Une fois dans la plantation, sir Percival s’écarta de nous. Un des traits de son humeur inquiète est précisément de quitter, en pareille occasion, les personnes qu’il accompagne, et de s’employer, une fois seul, à se tailler des cannes sur les arbres parmi lesquels ils chemine. On dirait qu’il prend plaisir à couper, à émonder sans rime ni raison. Il a rempli le château de bâtons ainsi fabriqués, dont aucun, je pense, ne lui a servi deux fois. Celui qu’il rapporte a déjà perdu toute sa valeur à ses yeux, et il ne s’agit plus que de le remplacer.

Il nous rejoignit près de l’ancien embarcadère. Je veux reproduire ici la conversation qui suivit, une fois que nous y fûmes installés, exactement comme elle eut lieu. En ce qui me concerne, cette conversation a eu quelque importance, car elle m’a disposée à me défier sérieusement de l’influence que le comte Fosco exerçait jusqu’à présent sur ma manière de voir et de sentir. Je m’en défendrai, dorénavant, aussi résolument que possible.

La petite hutte en ruines pouvait nous contenir tous ; mais sir Percival resta au dehors, enjolivant son nouveau bâton avec sa serpette de poche. Nous étions toutes les trois assises, fort à notre aise, sur le grand banc. Ma sœur avait pris son ouvrage, et madame Fosco travaillait à ses cigarettes. Moi, comme d’ordinaire, je ne faisais rien. J’ai toujours été, je serai toujours d’une maladresse virile. Le comte, par manière de plaisanterie, avait choisi pour siège un trépied infiniment trop petit, et s’y balançait, le dos appuyé au mur, faisant craquer sous son poids, à chaque effort, la faible cloison. Il avait placé sur ses genoux la cage-pagode, et, comme d’ordinaire, laissait les souris lui courir sus en toute liberté. Ce sont de jolis petits animaux, et leur mine est tout à fait innocente ; mais, pour quelque raison que j’ignore, je n’aime pas à les voir courir ainsi sur un corps humain. Cette vue fait passer sur mes nerfs je ne sais quelle impression sympathique d’un effet bizarre ; elle évoque en moi d’effroyables idées de prisonniers mourant au fond d’un cachot, et sur le cadavre desquels viennent se repaître à loisir les hôtes rampants de l’obscur souterrain.

La matinée était nuageuse, et le vent soufflait ; aussi les rapides alternatives d’ombre et de soleil, à la surface du grand lac, augmentaient l’effet revêche et sombre de ce paysage désert.

— Il y a des gens qui trouvent ceci pittoresque, dit sir Percival, désignant de son bâton inachevé la perspective offerte à nos regards. J’estime tout simplement que c’est là une tache sur la propriété d’un honnête homme. À l’époque où vivait le père de mon grand père, le lac arrivait jusqu’au point où nous sommes. Regardez-le, maintenant ! il n’a nulle part quatre pieds de fond… Ce n’est plus qu’un vaste bourbier, semé çà et là de flaques d’eau. Plût à Dieu que j’eusse de quoi le drainer et y faire pousser du bois ! Mon intendant (la superstition le rend idiot) croit être sûr que ce lac est frappé d’anathème comme la mer Morte. Qu’en pensez-vous, Fosco ? L’endroit ne semble-t-il pas arrangé tout exprès pour un assassinat ?

— Y songez-vous, mon bon Percival ? répondit le comte avec l’accent du reproche. Qu’avez-vous donc fait de votre bon sens anglais ? L’eau est trop basse pour cacher le corps ; et il y a partout du sable où les pieds de l’assassin laisseraient leur empreinte. Bref, je n’ai jamais vu de site moins propice à… ce dont vous parliez.

— Niaiseries ! dit sir Percival, taillant et retaillant sa canne avec un redoublement d’ardeur. Vous savez parfaitement ce que je veux dire. L’aspect désolé du paysage, — l’isolement profond de ces lieux inhabités… Si vous voulez me comprendre, rien de plus facile ; si vous faites sourde oreille, je n’irai pas me fatiguer à vous expliquer ce que j’ai voulu dire.

— Et pourquoi vous fatiguer, demanda le comte, quand ce que vous avez voulu dire peut être expliqué par le premier venu ? Si un imbécile voulait commettre un meurtre, votre lac lui donnerait immédiatement dans l’œil. Si c’était un homme avisé, votre lac serait le dernier endroit qu’il voulût choisir. N’est-ce point là ce que vous vouliez dire ? S’il en est ainsi, vous voyez que l’explication ne demandait pas longtemps. Recevez-la, Percival, avec la bénédiction de votre dévoué Fosco…

Laura leva sur le comte ses yeux où perçait un peu trop la répugnance naturelle qu’il lui inspire ; mais il était si occupé de ses souris, qu’il n’y prit seulement pas garde.

— Je suis fâchée, dit-elle, de voir rattacher à cet aspect de notre lac solitaire une aussi épouvantable idée que celle du meurtre. Que si le comte Fosco, de plus, tenait à classer les assassins par catégories, il me semble qu’il a été malheureux dans le choix de ses expressions. Les traiter seulement « d’imbéciles », c’est leur témoigner une indulgence à laquelle ils n’ont aucun droit, et les qualifier d’hommes avisés implique une contradiction manifeste. J’ai toujours ouï dire que les vrais sages sont invariablement bons, et qu’ils ont nécessairement horreur du crime.

— Voilà, ma chère lady, s’écria le comte, voilà ce que j’appelle d’admirables sentences ; et je me souviens de les avoir vues, tracées en bien beaux caractères, sur les cahiers d’écriture, à la première ligne de chaque page. Disant ces mots, il leva sur la paume de sa main, jusqu’à hauteur de visage, une de ses souris blanches, et l’interpellant par un de ces caprices qui lui sont familiers : — Ma jolie petite scélérate aux dehors candides, lui dit-il, profitez s’il vous plaît, de cette haute moralité. Une souris vraiment sage, vous l’avez entendu, est en même temps une souris vraiment bonne. Faites part de ceci à vos compagnes, je vous en supplie ; et qu’il ne vous arrive plus jamais de mordiller les barreaux de votre cage !

— Il est très-facile, reprit courageusement Laura, de ridiculiser toute chose au monde. Mais ce qui ne vous sera pas si aisé, comte Fosco, c’est de me signaler un homme sage qui ait été, en même temps, un grand criminel…

Le comte secoua ses massives épaules, et sourit à ma sœur le plus amicalement possible.

— Parfaitement vrai ! dit-il. Le crime de l’imbécile est celui qu’on découvre ; et le crime du sage est celui qu’on ne découvre pas. Si donc je m’avisais de citer un exemple, il ne saurait être celui d’un sage, et mon argument pécherait par la base. Décidément, chère lady Glyde, votre infaillible bon sens britannique l’emporte sur ma subtilité italienne. Cette fois, miss Halcombe, n’est-ce pas à mon tour d’être échec et mat ?

— À vos pièces, Laura ! dit en ricanant sir Percival, qui, de la porte, suivait ce petit débat. Dites-lui, maintenant, que « le crime lui-même fait découvrir le crime ». Encore une morale de maître d’écriture, qu’on va vous servir, Fosco !… Le crime faisant découvrir le crime. La bonne plaisanterie !

— Je crois que cela est vrai, dit Laura tranquillement.

Sir Percival poussa un éclat de rire si violent, si peu courtois, qu’il nous fit tous tressaillir, — et le comte un peu plus fort que les autres.

— Je le crois aussi, dis-je pour venir au secours de Laura.

Sir Percival, que la remarque de sa femme avait si fort diverti sans qu’on sût pourquoi, fut pris, en face de la mienne, d’une colère également inexplicable. De son bâton neuf, il frappa le sable avec violence, et s’écarta brusquement de nous.

— Ce cher Percival ! s’écria le comte Fosco, le suivant d’un regard joyeux. Encore une victime du spleen britannique… Mais, chère miss Halcombe, chère lady Glyde, est-ce que réellement vous croyez au crime se dénonçant lui-même ?… Et vous, mon ange, continua-t-il en se tournant vers sa femme qui n’avait pas encore prononcé une parole, est-ce donc aussi votre avis ?

— J’attends quelques leçons de plus, répondit la comtesse qui semblait, par son accent froid et réprobateur, s’adresser particulièrement à Laura et à moi, — pour me hasarder à exprimer mon opinion devant des hommes si au courant de toutes choses.

— En vérité ! répondis-je. J’ai vu le temps, comtesse, où vous revendiquiez les droits de la femme, — et la liberté de nos opinions était, je crois, l’un d’eux.

— Comment envisagez-vous ce sujet, comte ? demanda madame Fosco, qui continuait tranquillement ses cigarettes, et ne sembla pas m’accorder la plus légère attention.

Le comte, d’un air pensif, passa deux ou trois fois son petit doigt potelé sur le dos d’une de ses souris blanches avant de répondre à cette question.

— Il y a de quoi s’émerveiller, dit-il enfin, quand on voit avec quelle facilité la société se console de ses pires maladies, au moyen du premier emplâtre venu. La machine fort compliquée qu’elle a construite pour la découverte du crime est d’une inefficacité misérable. — Eh bien ! trouvez seulement un beau petit dicton moral, affirmant que cette machine fonctionne à merveille, et, à partir de ce moment, personne ne s’aperçoit plus de ses défauts… Ah ! « les crimes se trahissent d’eux-mêmes ?… » Ah ! (c’est un autre dicton moral) « la victime dénonce l’assassin ?… » Eh bien, lady Glyde, demandez si cela est vrai aux « coroners » qui, dans nos grandes villes, sont chargés des instructions criminelles… Demandez-le, miss Halcombe, aux secrétaires des sociétés d’assurances sur la vie. Lisez vos feuilles publiques. Dans le petit nombre de faits qui arrivent à y être mentionnés, ne trouvez-vous pas des exemples de gens assassinés sans que les meurtriers aient été découverts ? Multipliez, maintenant, les incidents dont on parle par ceux dont on ne parle pas, et les cadavres retrouvés par ceux qui ont à jamais disparu ; à quelle conclusion arriverez-vous ? À celle-ci, sans nul doute : il y a des criminels insensés que l’on découvre ; il y a des criminels bien avisés qui échappent à la justice. Crime caché ou crime découvert, à quoi cela revient-il ? À une lutte d’habileté entre la police d’une part, et un particulier de l’autre. Lorsque le criminel est un imbécile, ignorant et brutal, la police, neuf fois sur dix, gagne la partie. Quand le criminel est, au contraire, un homme intelligent, développé par l’éducation, ferme et résolu, la police perd neuf fois sur dix. Généralement, si la police gagne, on fait bruit de l’événement, et il arrive jusqu’à vous. Tout aussi généralement, si la police perd, elle se tait, et vous n’entendez parler de quoi que ce soit. C’est sur cette base vacillante que repose la confortable maxime : « Le crime se dénonce lui-même !… » Les crimes que vous connaissez, à la bonne heure ; mais les autres ?…

— Terriblement vrai ! joliment raisonné ! cria une voix qui partait du seuil de la hutte. Sir Percival avait recouvré son égalité d’âme, et nous était revenu « incognito » pendant que nous écoutions le comte.

— Il se peut, dis-je, qu’il y ait là-dedans quelques vérités ; il se peut aussi qu’elles soient présentées avec beaucoup d’art. Mais je ne vois pas, je l’avoue, pourquoi le comte Fosco dépenserait tant d’exaltation à célébrer la victoire du criminel sur la société ; je ne vois pas, non plus, en quoi ceci peut lui valoir de tels applaudissements.

— Vous entendez, Fosco ? demanda sir Percival. Croyez-moi, faites la paix avec votre aimable auditoire. Dites-lui que « la vertu est une belle chose… » Vous aurez du succès, je vous en réponds…

Le comte se mit à rire, en dedans et sans bruit, et deux souris blanches, perdues sous son gilet, prenant peur de l’espèce de convulsion volcanique qui soulevait au-dessous d’elles cette montagne de chair, s’élancèrent précipitamment de leur abri pour se réfugier dans leur cage.

— À ces dames, mon bon Percival, de me communiquer leurs idées sur la vertu, dit ensuite le comte. Leur autorité sur ce point vaut mieux que la mienne ; elles savent en effet ce que c’est que la vertu, et moi je l’ignore absolument.

— Vous l’entendez ? dit sir Percival. N’est-ce pas terrifiant ?

— Ce n’est que vrai, répondit tranquillement le comte. Je suis un cosmopolite, et j’ai rencontré dans ma vie tant d’espèces de vertu, fort différentes les unes des autres, que je suis un peu embarrassé, à l’âge que j’ai, de décider quelle est la bonne, quelle est la mauvaise. Ici, en Angleterre, il existe une vertu ; là-bas, en Chine, il y en a une autre. John Englishman prétend que sa vertu est la véritable ; John Chinaman ne veut reconnaître que la sienne. Quand j’ai dit « oui » à l’un, ou « non » à l’autre, je me trouve aussi embarrassé vis-à-vis de l’homme chaussé de bottes à tiges, que vis-à-vis de l’homme orné d’une queue… Ah ! ma jolie petite souricelle ! Allons, venez me baiser ! Quelles sont donc vos idées particulières, ô ma mignonne, sur ce que doit être un homme vertueux ? C’est un homme qui vous tient au chaud et vous nourrit bien, n’est-ce pas ? — Excellente notion après tout ; car au moins est-elle intelligible.

— Arrêtons-nous un moment, comte, interrompis-je. Si j’accepte votre parallèle, je revendiquerai comme incontestable une vertu qui existe en Angleterre et qui n’existe pas en Chine. Les autorités chinoises font mettre à mort des gens innocents, sous les prétextes les plus frivoles. En Angleterre, nous sommes affranchis de toute barbarie de ce genre, — nous ne commettons pas de si effroyables crimes, nous abhorrons de tout notre cœur l’homme qui prodigue le sang humain.

— Vous avez raison, Marian, dit Laura. Votre pensée est juste, et vous l’avez bien rendue.

— Laissez, je vous prie, développer la pensée du comte, dit madame Fosco avec une politesse raide. Vous vous convaincrez, mes jeunes amis, que jamais il ne parle, « lui » sans avoir d’excellentes raisons à l’appui de tout ce qu’il peut dire.

— Merci, mon ange ! répondit le comte. Un bonbon vous plairait-il ?… Il tira de sa poche, à ces mots, une belle petite boîte d’incrustations, et la posa toute ouverte sur la table. — Chocolat à la vanille ! criait cet homme impénétrable, faisant sonner gaiement les bonbons dans la boîte, et saluant à la ronde… offert par Fosco, en hommage à la société charmante qui l’entoure.

— Soyez assez bon pour continuer, cher comte, lui dit sa femme, avec une rancunière allusion à ma petite personne. Faites-moi le plaisir de répondre à miss Halcombe.

— Miss Halcombe est irréfutable, répartit l’Italien, avec sa courtoisie ordinaire ; — c’est-à-dire sur le terrain qu’elle a choisi. Oui ! j’en tombe d’accord avec elle, John Bull abhorre les crimes de John Chinaman. Il n’y a pas au monde de vieux gentleman plus prompt à signaler les défauts de son voisin, ni de vieux gentleman plus lent à reconnaître ses propres défauts. Est-il cependant si supérieur en ses mœurs au peuple dont il accuse la moralité ? La société anglaise, miss Halcombe, se fait la complice du crime aussi souvent qu’elle s’en montre l’ennemie. Mon Dieu ! oui… Le crime, en ce pays, est exactement ce qu’on le voit ailleurs… il profite, autant qu’il lui peut nuire, à l’homme qui le commet et aux gens qui dépendent de cet homme. Le plus grand coquin sert à faire vivre sa femme et ses enfants. Pire il s’est montré, plus il attire sur lui vos sympathies. Ses vices aussi lui profitent directement. Un débauché prodigue, qui emprunte sans cesse, obtiendra de ses amis beaucoup plus que le rigoriste contraint pour la première fois, sous le coup des nécessités les plus pressantes, de demander aux siens quelque assistance. Dans le premier cas, les amis de l’emprunteur trouvent la chose toute simple, et prêtent volontiers. Dans le second, ils sont tout surpris, et ils hésitent. La prison où le coquin achève sa carrière est-elle donc un endroit beaucoup moins confortable que la « maison de travail » où l’honnête homme malheureux termine la sienne ? Lorsqu’un philanthrope « à la Howard » veut soulager la misère, il va la chercher au fond des cachots où souffre le crime, — mais non dans les huttes et les misérables cabanes où la vertu pâtit tout autant. Quel est le poëte anglais à qui a été accordée la sympathie la plus universelle ? — celui que prennent le plus volontiers pour sujet, et les écrivains à grands sentiments, et les peintres qu’on appelle pathétiques ? C’est ce charmant jeune homme qui débuta dans la vie par un faux, et sortit de la vie par un suicide, — l’aimable, le romantique, l’intéressant Chatterton. De deux pauvres couturières affamées, laquelle réussira mieux, — celle qui résiste à la tentation et reste honnête, ou celle qui succombe à la tentation et commet un vol ? Vous savez toutes, mesdames, que le vol enrichira la seconde de ces deux femmes ; il rendra son nom populaire, d’un bout à l’autre des Trois-Royaumes, lesquels sont charitables et généreux ; et la voilà secourue pour avoir violé un commandement, alors que, si elle l’eût fidèlement gardé, on l’aurait laissée mourir de faim… Ici, gentille souris à moi ! Hop ! presto ! passez !… Je vous transforme en une respectable lady. Faites halte, ma chère sur la paume de cette grande et grosse main, puis prêtez l’oreille !… Vous épousez, souris, l’homme pauvre dont vous êtes éprise ; une moitié de vos amis prend pitié de vous, l’autre moitié vous censure aigrement. Maintenant, tout au contraire, vous vous vendez contre beaux deniers comptants, à un homme dont vous ne vous souciez guère ; tous vos amis, alors, entonnent un cantique de joie ; un ministre du culte sanctionne avec empressement l’infamie de ce marché, le plus vil qui se puisse conclure ici-bas ; il vous sourit ensuite, il vous complimente à votre table, si vous avez eu la politesse de l’inviter à déjeuner… Hop ! presto ! passez !… redevenez souris, je vous ôte la parole ; car si vous restez plus longtemps lady, vous allez me dire que « la société abhorre le crime », et alors, ô souris, je douterai que vos yeux et vos oreilles vous servent à quelque chose… N’est-ce pas, lady Glyde, que je suis un méchant homme ? Je dis tout haut ce que les autres se contentent de penser ; et lorsque le reste du monde s’accorde sans mot dire pour accepter le masque à titre de visage, c’est ma main, cette main téméraire, qui déchire le carton rebondi, et montre au-dessous les os décharnés qu’il recouvrait. Avant de me faire encore plus de tort dans votre estime, je me lèverai sur ces grosses jambes d’éléphant dont le ciel m’a pourvu, et j’irai prendre un peu l’air de mon côté. Chères ladies, pour parler comme votre Shéridan, je m’en vais — et vous laisse ma réputation à exploiter…

Il se leva, posa la cage sur la table, et s’arrêta un moment à compter les souris qu’elle renfermait : — Une, deux, trois, quatre… Ah ! s’écria-t-il avec un regard épouvanté, où peut-être, au nom du ciel, la cinquième ? — la plus jeune, la plus blanche, la plus aimable de toutes, — ma souris Benjamine, enfin ?…

Ni Laura ni moi, n’étions en ce moment très-disposées à la plaisanterie. Le cynisme transparent du comte nous avait révélé un nouvel aspect de son organisation morale qui répugnait également à toutes les deux. Mais il était impossible de tenir devant le désespoir comique d’un si gros homme, motivé par la perte d’une si petite souris. Nous rîmes donc, en dépit de nous-mêmes ; et quand madame Fosco se leva, nous donnant l’exemple, pour vider la hutte et permettre à son mari d’y fouiller dans les plus petits coins, nous nous levâmes aussi pour la suivre dehors.

Avant que nous eussions fait trois pas, l’œil alerte du comte avait découvert la souris égarée, sous le siège que nous venions d’occuper. Il écarta le banc, prit le petit animal dans sa main ; et ensuite, s’arrêtant tout à coup à genoux, se mit à regarder, avec une attention particulière, un endroit du sol qui était immédiatement sous ses yeux.

Quand il se releva, sa main tremblait si fort, qu’il put à peine mettre la souris en cage, et sur toute sa figure une pâleur livide s’était répandue.

— Percival ! disait-il à voix basse, Percival, venez ici !…

Sir Percival, depuis dix minutes, ne faisait pas attention à aucun de nous. Il était uniquement occupé à tracer des chiffres sur le sable, et à les effacer ensuite avec la pointe de son bâton.

— Qu’avez-vous, à présent ? demanda-t-il, entrant négligemment sous le vieil embarcadère.

— Est-ce que vous ne voyez rien, là ? dit le comte, qui d’une main l’avait saisi au collet par un mouvement nerveux, et de l’autre, lui montrait l’endroit voisin de celui où il avait trouvé la souris.

— Je vois beaucoup de sable sec, répondit sir Percival, et, tout au milieu, comme une tâche de boue.

— Ce n’est pas de la boue, murmura le comte, qui venait de porter brusquement son autre main au collet de sir Percival, et dans son agitation le secouait assez fort : — c’est du sang !…

Laura était assez près pour saisir ce dernier mot, si bas qu’il eût été prononcé. Elle se retourna vers moi, et son regard exprima la terreur.

— Niaiseries, lui dis-je, ma chère enfant ! Vous auriez tort de vous alarmer… Ce sang est tout bonnement celui d’un pauvre petit chien égaré…

La surprise fut générale, et les regards de chacun, dirigés vers moi, semblaient m’interroger.

— Comment le savez-vous ? demanda sir Percival, parlant le premier.

— J’ai trouvé ici ce chien à l’agonie, lui répondis-je, le jour même où vous êtes tous arrivés de l’étranger. La pauvre bête s’était fourvoyée dans la plantation, et votre garde lui avait tiré un coup de fusil.

— À qui était ce chien ? continua sir Percival. Pas à moi j’imagine ?

— Avez-vous essayé de sauver le pauvre animal ? demanda Laura, vivement intéressée. Bien certainement, Marian, vous aurez tenté de le guérir ?

— Oui ! dis-je ; la femme de charge, et moi nous avons fait de notre mieux ; — mais la blessure était fort grave, et le chien est mort dans nos mains.

— À qui ce chien ? reprit sir Percival, réitérant sa question avec un peu d’impatience. Était-ce un des miens ?

— Non, il ne vous appartenait pas.

— À qui, alors ? La femme de charge le savait-elle ?…

Au moment où il m’adressait cette question, je me souvins du désir exprimé par mistress Catherick à la femme de charge, et dont celle-ci m’avait fait part, — qu’on voulût bien tenir cachée à sir Percival la visite faite par elle à Blackwater-Park ; aussi commençais-je à craindre qu’il ne fût indiscret de répondre. Mais, dans mon désir d’apaiser l’alarme générale, je m’étais laissée emporter trop loin pour revenir sur mes pas, du moins sans courir le risque d’éveiller des soupçons qui peut-être empireraient les choses. Il n’y avait donc plus qu’à m’expliquer immédiatement, et sans tenir compte des résultats.

— Certainement, dis-je. La femme de charge le savait. Elle m’a conté que c’était le chien de mistress Catherick…

Sir Percival était jusqu’alors resté, avec le comte Fosco, dans le fond de la hutte, tandis que je lui répondais, du dehors, par la porte ouverte. Mais, au moment même où le nom de mistress Catherick eut franchi mes lèvres, il écarta rudement le comte, et vint se placer en face de moi, debout, en pleine lumière.

— Comment la femme de charge en est-elle venue à savoir que c’était le chien de mistress Catherick ? demanda-t-il, fixant ses yeux sur les miens, et fronçant les sourcils avec une attention irritée, qui, tout en me causant une espèce d’effroi, m’impatientait aussi quelque peu.

— Elle le savait, dis-je assez calme, parce que mistress Catherick avait amené ce chien.

— Amené ?… Où l’amenait-t-elle ?

— Chez vous, je pense.

— Et que diable venait faire chez moi mistress Catherick ?…

L’accent qu’il donnait à cette question me blessa plus encore que la manière dont il l’avait rédigée. Je tâchai de lui faire sentir qu’il venait de manquer à la politesse la plus vulgaire, en m’écartant de lui sans ajouter un mot.

Dès mon premier pas, la main caressante du comte se posa sur l’épaule de sir Percival, et la voix mielleuse du comte s’entremit pour le calmer :

— Doucement, mon cher ! — doucement, je vous prie !…

Sir Percival roulait encore de tous côtés ses regards les plus farouches. Le comte ne fit qu’en sourire, et renouvela l’application du calmant.

— De la douceur, mon bon ami ! — De la douceur, au nom du ciel !…

Sir Percival hésita, — me suivit à quelques pas — et, non sans me surprendre beaucoup, m’adressa des excuses.

— Je vous demande bien pardon, miss Halcombe, disait-il ; je suis un peu mal en train depuis quelque temps, et je crains d’avoir les nerfs agacés. Mais je voudrais bien savoir ce qui a pu motiver la visite de mistress Catherick. Quand donc est-elle venue ? N’a-t-elle vu que la femme de charge ?

— Autant que j’ai pu le savoir, répondis-je, elle n’a vu personne autre…

Le comte s’entremit de nouveau.

— En ce cas, dit-il, pourquoi ne pas questionner la femme de charge ? Pourquoi ne pas remonter, Percival, à la véritable source des informations ?

— C’est vrai, dit sir Percival. La femme de charge est tout naturellement la première qu’on doive interroger. Il est stupide à moi de ne pas y avoir pensé sur-le-champ…

À ces mots, il nous quitta sans retard pour retourner au château.

Le motif de l’intervention du comte, qui m’avait intriguée tout d’abord, se révéla dès que sir Percival eut tourné les talons. Le comte avait une foule de questions à me poser, et sur mistress Catherick, et sur les causes de sa visite à Blackwater-Park, pour lesquelles la présence de son ami l’aurait gêné. Mes réponses furent aussi brèves que la politesse le permettait, — car j’avais déjà résolu d’éviter tout ce qui pourrait amener de près ou de loin, un échange de confidences entre le comte Fosco et moi. Laura, cependant l’aida sans le vouloir à tirer de moi tout ce que je savais, en m’adressant elle-même des questions qui ne me laissaient d’autre alternative que de lui répondre ou de lui apparaître, rôle très-peu enviable et très-faux, comme la gardienne des secrets de sir Percival. L’issue de tout ceci fut qu’en moins de dix minutes, le comte en savait autant que moi sur mistress Catherick et les incidents qui nous ont si étrangement mis en rapport avec sa fille Anne, depuis l’époque où Hartright la rencontra jusqu’à la présente journée.

L’effet que mes renseignements eurent sur lui m’apparut sous un point de vue assez curieux.

Si intimement qu’il connaisse sir Percival, et si au courant qu’il semble être de ses affaires privées, il n’en sait pas plus long que moi, j’en suis sûre, au sujet de la véritable histoire d’Anne Catherick. Le mystère encore impénétré qui se rattache à cette infortunée devient à mes yeux doublement suspect, par la conviction absolue où je suis maintenant, que sir Percival l’a tenu caché à son plus intime ami dans ce bas monde. Il était impossible de se méprendre à l’ardente curiosité que trahissaient l’attitude et la physionomie du comte pendant qu’il absorbait, pour ainsi dire, avec avidité, chaque parole tombée de mes lèvres. On est curieux, je le sais, de bien des manières ; — mais il n’y a pas deux interprétations à la curiosité qui vous prend à court et vous fait perdre contenance ; or, si je l’ai jamais lue sur un visage humain, c’est en ce moment sur celui du comte.

Tandis que les questions et les réponses se succédaient, nous nous en revenions à pas lents le long de la plantation. Dès que nous eûmes regagné le château, le premier objet que nous aperçûmes au pied du perron fut le « dogcart » de sir Percival, auquel on avait déjà mis le cheval, et que surveillait un groom en jaquette d’écurie. S’il fallait en croire cette apparition inattendue, l’interrogatoire de la femme de charge avait déjà produit d’importants résultats.

— Voilà un beau cheval, mon ami, dit le comte, s’adressant au groom avec la plus engageante familiarité ; serait-ce que vous allez le sortir ?

— Pas moi, monsieur, répondit cet homme, jetant un coup d’œil sur sa jaquette, et fort surpris, bien évidemment, que le comte pût la confondre avec une livrée. Mon maître conduit lui-même.

— En vérité, dit le comte, je m’étonne qu’il se donne cette peine, quand il vous a sous la main… Va-t-il donc fatiguer ce joli cheval, si bien tenu, si élégant, en lui faisant faire aujourd’hui une longue course ?

— Je ne sais pas, monsieur, répondit l’homme ; sauf votre respect, monsieur, ce cheval est une jument. Nous n’avons pas, dans toutes nos écuries, une bête aussi courageuse. Son nom, monsieur, est « Brown-Molly » ; elle va tant que ses jambes la portent. Ordinairement sir Percival prend « Isaak-d’York » pour les petites courses…

— Et, pour les longues, cette courageuse « Brown-Molly » dont le poil a tant d’éclat ?

— Oui, monsieur.

— Inférence logique, miss Halcombe, continua le comte, qui s’était vivement retourné pour m’adresser la parole ; sir Percival, aujourd’hui, ne va pas dans le voisinage…

À ceci je ne répondis point. J’avais, pour ma part, des conclusions à tirer de ce qui s’était passé devant moi. Or, je ne voulais pas en faire part au comte Fosco.

« Dans le Cumberland, me disais-je intérieurement, sir Percival a fait une longue course pédestre, à cause d’Anne, pour aller questionner les fermiers de Todd’s-Corner. Aujourd’hui qu’il est dans le Hamsphire, va-t-il donc faire une longue course en voiture, toujours à cause d’Anne, pour aller questionner mistress Catherick à Welmingham ?… »

Nous entrâmes tous au château. Comme nous traversions le vestibule, sir Percival sortit de la bibliothèque et vint à notre rencontre. Il avait l’air pressé, inquiet ; il était fort pâle ; mais, malgré tout, quand il nous adressa la parole, il y mit ses formes les plus courtoises.

— Je suis désolé, commença-t-il, d’avoir à vous quitter aujourd’hui… une longue course en est cause, une affaire que je ne puis remettre. Je serai revenu demain de bonne heure ; mais, avant de partir, j’aimerais assez à régler cette petite formalité dont je vous ai entretenus ce matin. Voulez-vous, Laura, passer dans la bibliothèque ? Cela ne vous prendra guère qu’une minute ou deux… Affaire de pure forme… Comtesse, puis-je aussi vous déranger. La comtesse et vous Fosco, m’êtes nécessaires pour légaliser une signature, — et rien de plus… Veuillez entrer, nous aurons bientôt fini !…

Tandis qu’ils défilaient l’un après l’autre, il tenait la porte ouverte ; puis, passant le dernier, il la referma doucement.

Je demeurai pendant la minute qui suivit, seule et debout, dans le vestibule ; mon cœur battait vite ; et j’avais l’esprit rempli d’anxiétés. Enfin, je m’acheminai vers l’escalier, et remontai lentement chez moi.


IV


« 17 juin. » — Juste au moment où ma main se posait sur le bouton de ma serrure, j’entendis la voix de sir Percival qui m’appelait au bas des degrés.

— J’ai à vous prier de redescendre, disait-il. C’est la faute de Fosco, miss Halcombe, et non la mienne. Il trouve je ne sais quelles absurdes objections à ce que sa femme soit un des témoins, et, par là, il me force à vous prier de venir nous rejoindre dans la bibliothèque…

J’y entrai avec sir Percival. Laura nous attendait auprès du bureau, tournant et retournant dans ses mains, avec une sorte d’inquiétude, son chapeau de jardin. Madame Fosco, assise auprès d’elle dans un grand fauteuil, admirait imperturbablement son mari qui, seul à l’autre bout de la pièce, ramassait une à une quelques feuilles mortes, tombées des fleurs qui garnissaient la croisée.

Dès que je parus, le comte vint au-devant de moi pour m’offrir ses excuses.

— Mille pardons, miss Halcombe ! dit-il. Vous connaissez la réputation faite à mes chers compatriotes par messieurs les Anglais ? S’il faut s’en rapporter au brave John Bull, nous autres Italiens sommes tous rusés et soupçonneux par nature. Regardez-moi donc, s’il vous plaît, comme ne valant pas mieux que le reste de ma race. Je suis un Italien rusé, un soupçonneux Italien. Vous aviez déjà cette idée de moi, n’est-il pas vrai, chère lady ?… Eh bien ! ma ruse, mes soupçons me poussent à trouver peu convenable que madame Fosco serve de témoin à lady Glyde, lorsque je suis moi-même appelé à jouer ce rôle.

— Cette objection n’a pas l’ombre de raison, interrompit sir Percival. Je me tue à lui expliquer que les lois anglaises autorisent madame Fosco à garantir, en même temps que son mari, l’authenticité de nos signatures.

— Je l’admets, reprit le comte. Les lois anglaises disent « oui », — mais la conscience de Fosco dit « non ». — Il avait, en affirmant ceci, appliqué sa main large et grasse sur le devant de sa blouse et, avec un salut solennel, semblait vouloir nous présenter à tous sa conscience comme une glorieuse addition au personnel de l’assemblée… Ce que peut être le document que lady Glyde est sur le point de signer, continua-t-il, je ne le sais, ni ne désire le savoir. Voici tout ce que je dis : Il peut se présenter dans l’avenir telles circonstances qui obligeraient sir Percival ou ses ayants droit à faire un appel aux deux témoins ; et, dans ce cas, il est certainement à désirer que ces témoins représentent deux opinions parfaitement indépendantes l’une de l’autre. C’est ce qui ne saurait être si ma femme signe en même temps que moi, parce qu’à nous deux nous n’avons qu’une opinion, laquelle est la mienne. Je ne veux pas qu’on vienne me jeter au nez, à tel ou tel moment, que madame Fosco agissait aujourd’hui par mes ordres, et, en réalité, n’était qu’un témoin pour rire. Je songe précisément aux intérêts de Percival, quand je propose que mon nom soit apposé (comme l’ami le plus intime du mari), et le vôtre, miss Halcombe (comme la plus intime amie de la femme.) Je suis un jésuite, s’il vous plaît de le croire ainsi, — un homme qui coupe les cheveux en quatre, — minutieux, fantasque, assiégé de vains scrupules ; — mais vous me donnerez satisfaction ; vous aurez d’indulgents égards pour mon caractère italien, autant vaut dire méfiant, et ma conscience italienne, autant vaut dire aisément tourmentée…

Il salua de nouveau, recula de quelques pas, et retira sa conscience de notre cercle, aussi poliment qu’il l’y avait introduite.

Les scrupules du comte pouvaient être honorables et raisonnables ; mais sa façon de les exprimer augmentait, je ne sais comment, ma répugnance à être impliquée dans la signature. Il ne fallait pas moins que mon désir de servir à Laura, pour me déterminer à être témoin d’un acte quelconque. Cependant, un regard jeté sur sa figure inquiète me fit résoudre de tout risquer plutôt que de lui manquer au besoin.

— Je ne demande pas mieux que de rester, lui dis-je. Et si je ne vois aucun motif à soulever de mon côté quelque petite objection, vous pouvez compter sur moi comme témoin…

Sir Percival me lança un regard assez vif, et sembla prêt à prendre la parole ; mais, au même moment, madame Fosco détourna son attention en se levant du fauteuil qu’elle occupait. Ses yeux venaient de rencontrer ceux de son mari, lesquels lui avaient intimé l’ordre de quitter l’appartement.

— Inutile de vous retirer, dit sir Percival.

Le regard de madame Fosco alla chercher de nouveaux ordres ; quand elle les eut reçus, elle déclara qu’elle préférait nous laisser à nos affaires, et sortit d’un pas résolu. Le comte alluma une cigarette, retourna aux fleurs de la croisée, et se mit à souffler sur les feuilles de petits jets de fumée, fort inquiet, paraissait-il, de détruire ainsi les insectes dont elles pouvaient être chargées.

Sir Percival, pendant ce temps-là, ouvrit une armoire formant la base d’une des bibliothèques, et il en tira une longue feuille de parchemin, repliée à plusieurs fois sur elle-même, dans le sens de sa largeur. Il la plaça sur la table, ouvrit seulement le dernier pli et laissa sa main posée sur le reste. Ce dernier pli ne laissait voir qu’une bande de parchemin, vierge de toute écriture, et sur laquelle, en certains endroits, on avait collé quelques pains à cacheter. Toute la portion écrite de ce document légal demeurait cachée dans les plis que sa main empêchait de s’ouvrir. Laura et moi, nous nous regardâmes. Son visage était pâle, mais ne trahissait ni indécision ni crainte.

Sir Percival trempa une plume dans l’encre et la remit à sa femme.

— Signez là votre nom !… lui dit-il, lui montrant la place. Vous et Fosco, vous signerez ensuite, miss Halcombe, à côté de ces deux pains à cacheter. Approchez, Fosco ! on n’assiste pas à une signature en rêvassant à la fenêtre, et en asphyxiant les parasites des fleurs…

Le comte jeta de côté sa cigarette, et, les mains négligemment passées dans la ceinture rouge de sa blouse, les yeux attentivement fixés sur le visage de sir Percival, il vint nous rejoindre auprès de la table. Laura, qui était, la plume à la main, de l’autre côté de son mari, le regardait aussi fixement. Il était donc, entre eux, debout, la main toujours appuyée sur les plis du parchemin, et me regardant, moi qui lui faisais face, avec un tel mélange de soupçon sinistre et d’embarras, qu’il ressemblait à un prisonnier devant ses juges plutôt qu’à un gentleman au milieu des membres de sa maison.

— Signez là ! répéta-t-il, se tournant tout à coup du côté de Laura, et lui désignant du doigt un des endroits marqués sur le parchemin.

— Qu’ai-je donc à signer ? demanda-t-elle avec calme.

— Je n’ai guère le temps de vous l’expliquer, lui répondit-il. Le « dog-cart » est devant la porte, et il faut que je parte sans retard. D’ailleurs, le temps ne me manquât-il pas, vous ne sauriez comprendre. C’est un document de pure forme, — rempli de termes techniques, de clauses légales, comme le sont ces machines-là… Allons ! voyons ! votre nom, je vous prie, et finissons-en le plus tôt possible !

— En vérité, sir Percival, avant de placer là mon nom, je devrais bien savoir ce que je signe.

— Allons donc ! en quoi ces affaires-là regardent-elles les femmes ?… Je vous affirme que vous ne comprendriez pas.

— Laissez-moi essayer, du moins. Quand M. Gilmore avait quelque chose à faire pour moi, il commençait toujours par me l’expliquer, et jamais je ne l’ai trouvé inintelligible.

— Il vous l’expliquait ?… Je le crois parbleu bien !… comme votre agent, c’était son devoir. Je suis votre mari, moi, et ce n’est pas le mien… Comptez-vous me garder encore ici longtemps ?… Je vous répète que nous n’avons le loisir de rien lire : le « dog-cart » m’attend à la porte… Une fois pour toutes, signerez-vous, oui ou non !…

Elle tenait encore la plume ; mais elle ne fit aucun mouvement qui annonçât l’intention d’apposer son nom au bas de l’acte.

— Si cette signature doit me faire contracter une obligation quelconque, dit-elle, j’ai bien quelque droit, ce me semble, de savoir à quoi je m’oblige ?…

Son mari souleva le parchemin, et frappa la table pur un geste irrité.

— Soyons francs, dit-il, vous avez toujours eu la réputation d’être sincère. Ne tenez compte ni de miss Halcombe, ni de Fosco ; — dites, tout naturellement, que vous vous méfiez de moi !…

Le comte retira de sa ceinture une de ses mains, et la plaça sur l’épaule de sir Percival. Celui-ci s’en débarrassa par un mouvement brusque. Le comte, avec ce calme que rien ne trouble, la remit en place.

— Contenez donc votre malheureux caractère, Percival, disait-il. Lady Glyde a raison.

— Raison ? s’écria sir Percival… Une femme, raison de soupçonner son mari ?

— Il y a injustice et cruauté à m’accuser de méfiance envers vous, dit Laura. Demandez à Marian s’il n’est pas naturel que je veuille savoir à quoi cet écrit m’oblige, avant d’y mettre ma signature ?

— Je n’entends point m’en rapporter là-dessus à miss Halcombe, répliqua sir Percival ; miss Halcombe n’a rien à voir dans tout ceci…

Je n’avais pas jusqu’alors ouvert la bouche, et j’aurais de beaucoup préféré n’avoir pas maintenant à prendre la parole. Mais la détresse peinte sur le visage de Laura quand elle se retourna vers moi, et l’insolente injustice manifestée dans la conduite de son mari, ne me laissaient d’autre alternative que d’exprimer mon opinion en sa faveur, aussitôt qu’elle m’eut ainsi mise en demeure :

— Veuillez m’excuser, sir Percival, dis-je alors ; mais, puisque je dois attester la signature, je me permets de penser que j’ai quelque chose à voir dans tout ceci. L’objection de Laura me semble parfaitement loyale ; et pour ce qui me concerne particulièrement, je ne saurais prendre sur moi la responsabilité de garantir sa signature par la mienne, à moins qu’elle ne sache d’abord à quoi s’en tenir sur le document que vous voulez lui faire souscrire.

— Eh bien, sur mon âme ! s’écria sir Percival, voilà ce que j’appelle une déclaration franche et nette. La première fois que vous vous inviterez chez quelqu’un, miss Halcombe, je vous conseille de ne pas lui payer son hospitalité en prenant contre lui le parti de sa femme, dans une affaire qui ne vous regarde en rien…

Je me dressai en pieds aussi soudainement que s’il m’eût frappée. Que n’étais-je un homme ! Je l’aurais abattu sur le seuil de sa porte, et j’aurais quitté sa maison pour n’y remettre jamais les pieds à aucun prix. Mais je n’étais qu’une femme, et j’avais pour Laura un attachement si profond !

Dieu merci, cette tendresse fidèle me vint en aide, et je me rassis sans avoir prononcé un seul mot. « Elle » savait, du reste, ce que je venais de souffrir et de contenir. Elle accourut vers moi, ses yeux ruisselant de larmes.

— Marian ! murmurait-elle à mon oreille ; ma mère si elle eût vécu, n’aurait pu faire mieux pour moi.

— Revenez signer ! lui cria sir Percival, de l’autre côté de la table.

— Faut-il ? me demanda-t-elle à l’oreille. Si vous le voulez, je signerai.

— Non, répondis-je. Le droit et la raison sont de votre côté ; — ne signez rien que vous n’ayez lu d’abord.

— Revenez signer !… réitéra son mari, de sa voix la plus haute et la plus irritée.

Le comte, qui nous avait contemplées toutes deux avec une muette et profonde attention, s’interposa une seconde fois.

— Percival ! dit-il, je n’oublie pas, « moi », que je suis devant des dames. Soyez assez bon, je vous prie, pour vous en souvenir…

Sir Percival se tourna vers lui comme suffoqué par la colère, et ne pouvant plus articuler un mot. La main du comte, posée sur son épaule, y resserrait graduellement son étreinte, et la voix du comte, parfaitement posée, répétait avec calme : — Soyez assez bon, je vous prie, pour vous en souvenir aussi…

Ils se contemplèrent ainsi l’un l’autre pendant un instant. Sir Percival, ensuite, détourna lentement son visage pour le dérober aux yeux du comte ; pendant un instant, il abaissa vers le parchemin posé sur la table un regard où le mécontentement se peignait encore ; et il reprit enfin la parole, avec la sournoise soumission de l’animal dompté. plutôt qu’avec la résignation qui sied à l’homme convaincu de ses torts.

— Je ne prétends offenser personne, disait-il ; mais l’obstination de ma femme suffirait pour mettre à bout la patience d’un saint. Je lui ai dit qu’il s’agissait d’un document de pure forme. — qu’a-t-elle de plus à me demander ? Vous direz ce qu’il vous plaira, mais une femme manque à son devoir quand elle semble révoquer en doute la bonne foi de son mari. Encore une fois, lady Glyde, — et c’est la dernière, — voulez-vous signer, oui ou non ?…

Laura revint vers la table, du côté où il se tenait, et reprit la plume qu’elle avait posée.

— Je signerai très-volontiers, dit-elle, pourvu que vous veuillez me traiter en personne qui sait ce qu’elle fait et doit faire. Peu m’importe quel sacrifice on me demande, s’il ne cause préjudice à personne autre, et n’emporte pas avec lui de résultats nuisibles.

— Qui parle de vous demander un sacrifice ? interrompit sir Percival, avec un retour mal contenu de sa première violence.

— Je veux simplement dire, reprit-elle, que je ne refuserai aucune concession à laquelle je puisse honorablement me soumettre. Si j’éprouve quelques scrupules à signer un acte dont je ne sais absolument rien, et qui pourtant me lie en quelque chose, y a-t-il là de quoi me montrer autant de sévérité que vous venez de le faire ? et, de plus, il est assez étrange, ce me semble, que vous accordiez aux hésitations du comte Fosco plus d’indulgence qu’aux miennes…

Cette allusion bien naturelle, mais inopportune, au pouvoir extraordinaire du comte sur son mari, — toute indirecte qu’elle fût, — suffit cependant pour rallumer en un instant la colère qui, près de s’éteindre, couvait encore chez sir Percival.

— Des scrupules ?… répéta-t-il. Des scrupules, vous ? il est un peu tard pour en avoir. J’aurais pensé que vous aviez renoncé à toutes ces faiblesses-là, lorsque vous avez fait de nécessité vertu en m’acceptant pour mari…

Ces mots étaient à peine sortis de ses lèvres, que Laura jeta la plume à terre, en le regardant avec une expression que je voyais pour la première fois dans ses yeux, moi qui la connaissais si bien. Puis, avec un silence de mort, elle lui tourna le dos.

Cette énergique manifestation du mépris le plus amer et le moins déguisé était si absolument étrangère à ma sœur, et si en dehors de son caractère, qu’elle nous plongea tous dans le silence de la stupeur. Sous la brutalité superficielle des paroles que son mari venait de lui adresser, il y avait quelque chose de caché. Elles masquaient quelque mystérieuse insulte dont j’ignorais absolument la portée, mais qui avait laissé sur son visage une marque de profanation, évidente même pour un étranger.

Le comte, qui n’était plus étranger pour nous, la vit, cette marque, tout aussi distinctement que je pouvais la voir. Comme je me levais pour aller trouver Laura, je l’entendis, qui disait entre ses dents à sir Percival : — Idiot que vous êtes !…

Laura me précédait vers la porte, et, à ce moment-là même, son mari lui adressa la parole une fois encore :

— Vous refusez donc bien positivement de me donner votre signature ? dit-il avec l’accent altéré d’un homme qui sentait à quel point sa licence de langage venait de lui faire tort.

— D’après ce que vous venez de me dire, répondit-elle avec fermeté, je ne donnerai ma signature que lorsque j’aurai lu ce parchemin, d’un bout à l’autre, jusqu’à la dernière ligne. Venez, Marian, nous sommes restées ici assez longtemps.

— Un instant, dit le comte, qui intervint avant que sir Percival reprît la parole. — De grâce, lady Glyde, un instant !…

Laura serait sortie sans prendre garde à cette requête, mais je l’arrêtai.

— Ne vous faites pas un ennemi du comte ! lui dis-je à voix basse. Quoi que vous fassiez, évitez de l’avoir pour ennemi !…

Elle céda. Je refermai la porte ; et, debout, nous attendîmes. Sir Percival était assis près de la table, son coude sur les plis du parchemin et la tête appuyée sur son poing crispé. Le comte se tenait entre nous, — maître de la position terrible où nous étions placées, et la dominant comme il dominait toute chose.

— Lady Glyde, dit-il avec une douceur qui, plutôt qu’à nous-mêmes, semblait s’adresser à notre abandon, excusez-moi, je vous prie, si je me hasarde à suggérer ici quelque moyen terme, et veuillez croire que ce que je vais dire m’est dicté par un profond respect et une cordiale bienveillance pour la maîtresse de ce château. — Se retournant ensuite, et très-vivement, du côté de sir Percival : — Est-il donc absolument nécessaire, demanda-t-il, que cette chose-là, sous votre coude, soit signée aujourd’hui ?

— Cela est nécessaire à la réalisation de mes plans et de mes désirs, répondit l’autre d’un air mécontent. Mais comme vous avez pu le voir, cette considération n’a aucune influence sur lady Glyde.

— Répondez simplement à une question bien simple. Cette signature peut-elle être ajournée jusqu’à demain, — oui ou non ?

— Oui…, si vous y tenez.

— Pourquoi donc, alors, perdre ici votre temps ? Que la signature soit remise à demain ; — nous y songerons à votre retour…

Sir Percival ferma les yeux, et, fronçant le sourcil :

— Vous prenez avec moi, dit-il, un ton qui ne me plaît guère ; … un ton que je ne supporterais de personne…

Un juron grossier accompagna ces paroles.

— C’est pour votre bien que je vous conseille, répliqua le comte avec un sourire de tranquille mépris… Prenez du temps ; donnez du temps à lady Glyde. Oubliez-vous donc que votre dog-cart attend à la porte ? Le ton que j’ai pris vous semble étrange, n’est-il pas vrai ? je le comprends, — car c’est le ton d’un homme qui reste maître de lui. Combien de bons avis vous ai-je donnés depuis que je vous connais ? Vous ne sauriez en dire le chiffre. M’avez-vous jamais vu me tromper ? Je vous défie de m’en citer un exemple… Allez ! allez ! montez en voiture !… La signature peut attendre à demain. Qu’elle attende, donc ; — nous nous en occuperons quand vous serez revenu…

Sir Percival hésitait et regardait sa montre. Son inquiétude relativement au voyage secret qu’il allait faire ce jour-là, augmentée encore par les paroles du comte, luttait dans son esprit avec celle que lui causaient les refus de Laura. Il parut réfléchir quelques instants encore, et se levant de son fauteuil :

— Il est bien facile, dit-il, de me réduire au silence, lorsque le temps me manque pour vous répondre. Je suivrai votre conseil, Fosco, — non que j’en ai besoin, mais parce que je ne puis m’attarder ici plus longtemps… — Il s’arrêta, et dirigea du côté de sa femme un regard menaçant : — Si demain, à mon retour, vous me refusez encore votre signature !… — Le reste de la phrase se perdit dans le bruit qu’il fit en ouvrant et refermant de nouveau l’armoire où le parchemin était en dépôt. Il prit sur la table son chapeau, ses gants, et marcha vers la porte. Nous nous reculâmes, Laura et moi, pour lui livrer passage : — N’oubliez pas demain ! dit-il à sa femme, et il sortit là-dessus.

Nous attendions, pour lui donner le temps de traverser le vestibule et de se mettre en route. Le comte s’approcha de nous, qui étions encore debout auprès de la porte.

— Vous venez de voir sir Percival sous son pire aspect, miss Halcombe, me dit-il. Il m’a peiné ; il m’a fait honte, à moi qui l’aime depuis longtemps. Au nom de cette vieille amitié, je vous promets qu’il ne s’oubliera plus, demain, devant vous, comme il vient de s’oublier aujourd’hui…

Laura, pendant qu’il parlait ainsi, avait pris mon bras, et quand il eut fini, elle se pressa contre moi par un geste significatif. Toute femme eût trouvé assez dur d’assister à l’apologie de son mari, ainsi faite, en sa présence, par un des amis de ce mari, sous le toit même où elle devait être reine et maîtresse ; et pour elle, en particulier, on peut juger quelle épreuve ce devait être. Je remerciai poliment le comte, et j’emmenai ma sœur. Oui, je le remerciai, car je comprenais déjà, non sans un inexprimable sentiment de faiblesse humiliée, que je devais à ses calculs ou à son caprice la certitude de pouvoir rester encore à Blackwater-Park ; et, d’après la conduite de sir Percival vis-à-vis de moi, je ne pouvais douter que, sans l’influence et l’appui du comte, je ne dusse immédiatement quitter ce séjour. Ainsi son influence, — celle qu’entre toutes j’avais redoutée le plus, — était maintenant l’unique lien qui me retînt auprès de ma sœur, dans le moment où elle avait le plus besoin de mon assistance !…

Nous entendîmes le sable de l’avenue craquer sous les roues du dog-cart, au moment où nous arrivions sous le vestibule. Sir Percival venait de se mettre en route.

— Où va-t-il maintenant, Marian ? me dit ma sœur à voix basse. Il ne fait plus un pas sans me donner à craindre pour l’avenir. Auriez-vous quelques soupçons ?…

Après toutes les épreuves qu’elle avait déjà subies pendant cette triste matinée, je ne me souciais pas de lui faire partager mes angoisses.

— Comment voulez-vous que je pénètre ses secrets ? lui répondis-je, me servant à dessein d’un tour évasif.

— Peut-être la femme de charge les connaît-elle ? reprit Laura, insistant.

— Certainement non, répliquai-je ; elle n’en doit pas savoir plus long que nous…

Laura secoua la tête, comme si ce dernier point lui semblait douteux.

— Ne vous a-t-elle pas dit, cette femme, que l’arrivée d’Anne Catherick dans ces environs était un bruit assez généralement répandu ?… Et ne pensez-vous pas qu’il peut être parti pour tâcher de retrouver ses traces ?

— J’aime mieux, je vous l’avoue, Laura, me tranquilliser un peu sur tout ceci, en y songeant le moins possible ; que dis-je ? en n’y songeant pas du tout. Après ce qui s’est passé, vous feriez bien de suivre mon exemple. Venez vous reposer, vous calmer un peu dans ma chambre…

Nous nous assîmes ensemble auprès de la fenêtre, et laissâmes la brise d’été, toute chargée de parfums, circuler librement autour de nos fronts.

— Je suis presque honteuse de lever les yeux sur vous, Marian, me dit Laura tout à coup, après ce que vous avez eu à supporter là-bas pour avoir pris ma défense. Je ne puis y songer, chère bien-aimée, sans une angoisse de cœur vraiment poignante. Mais je vous dédommagerai… J’essayerai, du moins…

— Chut ! chut ! répondis-je ; ne parlez pas ainsi !… Que sont, comparées au terrible sacrifice de votre bonheur, les mesquines mortifications de mon orgueil ?

— Vous avez entendu ce qu’il m’a dit, continua-t-elle avec une précipitation véhémente ; du moins avez-vous entendu les paroles, — et vous ne saviez pas ce qu’elles signifiaient au juste ; — vous ne savez pas pourquoi j’ai jeté la plume, pourquoi je lui ai tourné le dos… — Elle se leva, prise d’une agitation soudaine, et continua, parcourant la chambre à grands pas… — Je vous ai laissé ignorer bien des choses, Marian, pour ne pas vous affliger et ne pas troubler le début de notre nouvelle existence. Vous ne savez pas comment il m’a traitée. Et pourtant, vous pouvez vous en douter, après la scène dont aujourd’hui vous avez été le témoin. Vous l’avez entendu railler ce qu’il appelle mes « prétentions au scrupule » ; vous l’avez entendu dire « qu’en l’acceptant pour mari, j’avais fait de nécessité vertu… » — Elle se rassit ; une rougeur foncée envahit son visage, et ses mains enlacées se tordirent sur ses genoux : — Je ne puis vous parler maintenant de cela, reprit-elle ; j’éclaterais en larmes s’il me fallait vous faire à présent, ce récit. Plus tard, Marian, et quand je serai plus sûre de moi. Ma pauvre tête me fait un mal, chère aimée !… un mal, un mal, un mal !… Avez-vous là votre flacon de sels ?… Parlons un peu de vous… J’aurais dû lui donner cette signature, ne fût-ce que pour vous épargner une telle scène. La lui refuserai-je, demain matin ? J’aimerais bien mieux compromettre mes intérêts que les vôtres. Maintenant vous avez pris mon parti contre lui, et si je résiste encore, il en rejettera sur vous tout le blâme. Que ferons-nous donc ?… Oh ! qu’il serait bon d’avoir un ami pour nous venir en aide et nous guider !… Un ami en qui nous pussions réellement avoir confiance…

L’amertume de son cœur s’exhalait en soupirs. Je voyais sur sa physionomie qu’elle pensait à Hartright ; — je le voyais d’autant plus clairement, que ces dernières paroles m’avaient aussi fait songer à lui. Elle n’était mariée que depuis six mois, et déjà les services fidèles qu’il nous avait offerts, en nous disant adieu, nous faisaient faute à l’une et à l’autre. Combien j’étais loin de penser, autrefois, que nous dussions jamais en avoir besoin !

— Aidons-nous de notre mieux, lui dis-je. Parlons de tout ceci avec calme ; — employons tout ce que nous avons de ressources dans l’esprit à choisir la meilleure voie…

Réunissant ce qu’elle savait des embarras de son mari et le fragment de conversation que j’avais pu surprendre entre ce dernier et l’homme de loi, nous arrivâmes à cette conclusion rigoureuse, que le parchemin enfermé dans la bibliothèque était un acte, rédigé d’avance, pour se procurer de l’argent par un emprunt, et que la signature de Laura était absolument indispensable pour qu’il pût servir aux projets de sir Percival.

La seconde question qui se présentait, relative à la nature du contrat légal au moyen duquel l’emprunt pouvait se réaliser, et au degré de responsabilité personnelle que Laura pouvait encourir si elle donnait aveuglément sa signature, cette seconde question demandait, pour être résolue, plus de savoir et d’expérience que nous n’en avions à mettre en commun. Mes convictions personnelles m’amenaient à croire que les clauses mystérieuses du parchemin cachaient une transaction des moins avouables et des plus frauduleuses.

Je n’avais pas déduit ceci de ce que sir Percival se refusait à montrer l’écrit ou à l’expliquer ; car ce refus pouvait fort bien ne venir que de ses tendances obstinées et de son humeur dominatrice. L’unique motif que j’eusse de mettre sa loyauté en doute était le changement que j’avais constaté, à Blackwater-Park, dans son langage et ses façons d’être, changement par lequel il m’était démontré que, pendant tout son temps d’épreuve, à Limmeridge-House, il avait joué un rôle de comédie. Sa délicatesse affectée, cette politesse cérémonieuse qui s’adaptait si bien aux notions particulières de M. Gilmore, sa modestie par rapport à Laura, sa franchise vis-à-vis de moi, ses égards pour M. Fairlie ; tout cela n’avait été que les ruses d’un homme sans honneur, dissimulé, brutal qui, parvenu au but, grâce à sa duplicité, s’était hâté de mettre bas son déguisement, et qui, ce jour-là même, dans la bibliothèque, venait de se révéler franchement à nous.

Je ne dis rien du chagrin que cette découverte me causait par rapport à Laura ; je ne sais pas de mots qui le pussent exprimer. Et je n’en fais ici mention que parce que cette découverte me fit prendre le parti de m’opposer à la signature de l’acte, sans m’inquiéter des conséquences, à moins que ma sœur ne fût préalablement instruite de ce qu’il pouvait contenir.

Dans ces circonstances, nous n’avions plus qu’à nous munir pour le lendemain matin de quelque objection contre la signature ; il fallait que cette objection fût assez bien fondée, légalement ou commercialement parlant, pour ébranler la résolution de sir Percival, et lui donner à penser que, toutes femmes que nous fussions, les exigences de la loi et les droits qu’elle donne nous étaient connus aussi bien qu’à lui-même.

Après avoir mûri cette idée, je résolus d’écrire au seul honnête homme que je jugeai capable, dans le cercle à notre portée, de prêter un utile et discret secours à notre abandon. Cet homme était l’associé de M. Gilmore. — M. Kyrle, — chargé de conduire le cabinet en l’absence de notre vieil ami, que sa santé débilitée avait contraint de quitter Londres. J’expliquai à Laura que les recommandations de M. Gilmore lui-même m’autorisaient à placer une confiance implicite dans l’intégrité et la discrétion de son associé, lequel, du reste, était parfaitement au courant des affaires de ma sœur ; puis, avec l’approbation de celle-ci, je me mis immédiatement à rédiger la lettre convenue.

Je commençais par exposer à M. Kyrle, telle qu’elle était, notre situation critique, et je lui demandais ensuite son prompt avis, exprimé en termes clairs et nets, qui ne permissent aucune mauvaise interprétation, aucune méprise. Ma lettre était aussi courte que je pus la faire, et j’espère ne l’avoir allongée ni par d’inutiles apologies, ni par d’inutiles détails.

Au moment où j’allais écrire l’adresse sur l’enveloppe, Laura me signala un obstacle que ma préoccupation en écrivant, et l’effort de ma pensée, m’avaient empêchée d’apercevoir.

— Comment aurons-nous la réponse à temps ? me demanda-t-elle. Votre lettre ne saurait parvenir à Londres avant demain matin ; et le courrier ne vous rapportera celle de M. Kyrle que vingt-quatre heures après…

Pour parer à cette difficulté, nous n’avions qu’un moyen : c’était de nous faire adresser, par un messager spécial, la réponse de l’avocat. J’ajoutai donc cette requête dans un post-scriptum, par lequel je demandai que le messager chargé de la réponse prît le train du matin, partant à onze heures ; il arriverait ainsi à notre station vers une heure vingt minutes, et pourrait être rendu à Blackwater-Park sur les deux heures au plus tard. Il devait avoir pour consigne de me demander, de ne répondre aux questions de qui que ce fût, excepté aux miennes, et surtout de ne remettre qu’à moi la lettre dont il serait chargé.

— Dans le cas où sir Percival reviendrait demain avant deux heures, dis-je à ma sœur, ce que vous avez de mieux à faire est de vous promener toute la matinée dans l’enclos, avec votre livre ou votre ouvrage, et de ne paraître au château que lorsque le messager aura eu le le temps d’y être arrivé avec la lettre. Je l’attendrai ici toute la matinée, afin d’être en garde contre n’importe quelle mauvaise chance ou n’importe quelle erreur. Moyennant la bonne exécution de ce plan, j’espère et je pense que nous éviterons d’être prises au dépourvu. Et maintenant, descendons au salon. Nous ferions naître des soupçons, si nous demeurions trop longtemps enfermées ensemble.

— Des soupçons ? répéta-t-elle. De qui pouvons-nous exciter les soupçons, maintenant que sir Percival n’est plus au château ? Est-ce du comte Fosco que vous voulez parler ?

— Peut-être bien, Laura.

— Vous commencez, Marian, à ne l’aimer guère plus que je ne l’aime moi-même.

— Non ; car vous avez pour lui une sorte de haine. Or la haine est toujours plus ou moins associée avec le mépris ; — et je ne puis rien voir, chez le comte, qui mérite ce dernier sentiment.

— Il ne vous fait pas peur, cependant, n’est-il pas vrai ?

— Eh ! mais… peut-être un peu.

— Vous le craignez, après cette intervention d’aujourd’hui qui nous a été si favorable ?

— Oui. Et cette intervention même m’a donné plus à craindre que la violence de sir Percival. Rappelez-vous ce que je vous disais hier dans la bibliothèque. Quoi que vous fassiez, Laura, gardez-vous d’avoir le comte pour ennemi !…

Nous descendîmes. Laura entra dans le salon, tandis que je traversais le vestibule, ma lettre à la main, pour la jeter dans la boîte accrochée au mur, en face de moi. La porte du château était ouverte, et au moment où je passais devant, je vis le comte Fosco et sa femme causant ensemble, debout sur les degrés extérieurs, et la figure tournée de mon côté.

La comtesse entra sous le vestibule, peut-être un peu vite, et me demanda si je pouvais lui accorder cinq minutes de conversation particulière. Légèrement étonnée d’un pareil appel, à moi fait par cette froide personne, je jetai ma lettre dans la boîte et me mis ensuite à sa disposition. Elle prit mon bras avec une cordialité, une familiarité inusitées, et au lieu de me conduire en quelque chambre vide, m’entraîna doucement avec elle vers ce gazon qui forme ceinture autour du bassin de la cour.

Quand nous passâmes devant le comte, sur le perron, il salua, sourit, et rentra tout aussitôt dans la maison, poussant après lui, mais sans la fermer positivement, la porte du vestibule.

La comtesse me fit faire, à très-petits pas, le tour du grand bassin. Je m’étais attendue à quelque confidence extraordinaire, et m’étonnai de voir que la communication solennelle de madame Fosco se bornait à m’assurer poliment de la sympathie que je lui inspirais depuis la scène de la bibliothèque. « Son mari lui avait parlé de tout ce qui s’y était passé, et de la conduite insolente que sir Percival avait tenue envers moi. Elle en était si choquée, si peinée, pour mon compte et pour celui de Laura, qu’elle avait arrêté, si quelque chose de pareil arrivait encore, de marquer, en quittant le château, sa désapprobation des procédés de sir Percival. Le comte avait approuvé son idée ; elle espérait bien que je l’approuverais à mon tour. »

Je trouvais la démarche assez singulière de la part d’une personne aussi remarquablement réservée que l’était madame Fosco, — et surtout après les paroles un peu vives que nous avions échangées, le matin même, durant la conversation tenue au bord du lac. Néanmoins, mon devoir était bien clairement d’accueillir avec une courtoisie affectueuse les avances cordiales et polies d’une femme plus âgée que moi. Je répondis en conséquence à la comtesse sur le ton qu’elle avait pris ; et jugeant ensuite que, de part et d’autre, tout le nécessaire était dit, j’essayai de rentrer au château.

Mais madame Fosco paraissait résolue à ne point se séparer de moi, et, — ce qui m’étonna bien davantage, — résolue à bavarder. Elle, jusqu’alors la plus silencieuse des femmes, me poursuivait maintenant de lieux communs, abondamment développés, sur les rapports des femmes avec leurs maris, sur le désaccord de sir Percival et de Laura, sur son propre bonheur conjugal, sur la conduite que feu M. Fairlie avait tenue vis-à-vis d’elle dans l’affaire du legs, et sur une demi-douzaine d’autres sujets, si bien qu’elle me retint à faire et à refaire le tour du bassin, pendant une bonne demi-heure au bout de laquelle j’étais aussi lasse qu’ennuyée. Soit qu’elle s’en aperçût ou non, — ce que je ne puis dire, — elle s’arrêta tout aussi soudainement qu’elle avait commencé, — jeta un regard vers la porte du château, — reprit en un instant ses manières glaciales, et d’elle-même lâcha mon bras, tandis que je cherchais encore un prétexte pour me débarrasser de ces confidences intimes.

En poussant la porte pour rentrer dans le vestibule, je me retrouvai tout à coup face à face avec le comte. Il mettait justement une lettre dans la boîte.

L’opération terminée, il me demanda où j’avais laissé madame Fosco. Je le lui dis, et il sortit par la porte du vestibule, immédiatement pour aller rejoindre sa femme. Le ton qu’il avait pris en me parlant était si extraordinairement calme, je dirai presque abattu, que je me retournai pour le suivre du regard, me demandant s’il était malade, ou seulement de mauvaise humeur.

Pourquoi ma première démarche fut-elle ensuite d’aller tout droit vers la boîte, d’en retirer ma lettre, et de l’examiner attentivement sous le coup d’une vague méfiance ? Pourquoi ce second examen fit-il naître immédiatement dans mon esprit l’idée d’apposer, pour plus de sécurité, mon cachet sur l’enveloppe ? — Ce sont là des mystères que je ne saurais comment approfondir. Les femmes, chacun le sait, agissent continuellement et vertu d’impulsions qu’elles ne pourraient s’expliquer à elles-mêmes ; je me borne donc à supposer qu’une de ces impulsions fut la cause cachée de mon inexplicable conduite en cette occasion.

À quelque influence que j’eusse obéi, je dus me féliciter d’y avoir cédé, aussitôt que je m’apprêtai, revenue dans ma chambre, à sceller ma lettre. J’avais primitivement fermé l’enveloppe, ainsi que cela se fait, en humectant l’extrémité gommée et en l’appuyant sur le papier qu’elle recouvre, et lorsque je l’éprouvai du doigt, après trois grands quarts-d’heure écoulés, l’enveloppe s’ouvrit à l’instant, sans rester collée et sans se déchirer. Peut-être ne l’avais-je pas suffisamment pressée ? peut-être y avait-il quelque défaut dans la gomme destinée à produire l’adhérence des deux papiers ?

Ou peut-être… — Non ! cette conjecture qui s’offre à mon esprit me révolte, rien que d’y songer. Je n’aimerais pas à en souiller ces pages, sur lesquelles mon regard s’arrêtera plus d’une fois encore.

J’ai presque peur de demain, — tant il amènera d’incidents que ma prudence et mon sang froid peuvent seuls conduire à bonne fin. En tout cas, il y a deux précautions que je ne risque pas d’oublier. Il faut mettre un grand soin à garder vis-à-vis du comte les dehors de l’amitié, et il faudra bien faire le guet, au moment où arrivera le messager de M. Kyrle, apportant la réponse à ma lettre.


V


« 17 juin. » — Lorsque l’heure du dîner nous a réunis de nouveau, le comte Fosco était rendu à ses bonnes dispositions ordinaires. Il s’efforçait de nous intéresser et de nous amuser comme s’il eût eu à cœur d’effacer de nos souvenirs tout ce qui s’était passé, cette après-midi, dans la bibliothèque. Ses aventures de voyage vivement racontées, d’amusantes anecdotes sur les personnages remarquables qu’il a rencontrés à l’étranger, des comparaisons originales entre les coutumes sociales des diverses nations, et des exemples à l’appui, indifféremment empruntés à des hommes ou à des femmes de tous les pays d’Europe ; les divertissantes confessions des innocentes folies de sa jeunesse, alors qu’il était l’homme à la mode d’une ville italienne de second ordre, alors qu’il écrivait d’absurdes romans, taillés à la française, pour une feuille italienne également de second ordre ; tout cela se succédait sur ses lèvres avec tant de naturel et de gaieté, tout cela faisant un appel en même temps si direct et si adroit à nos curiosités diverses, à l’intérêt dont chacune de nous était susceptible, que Laura et moi finîmes par l’écouter aussi attentivement, et, — voyez l’inconséquence ! — avec autant d’admiration que madame Fosco elle-même. Les femmes peuvent résister à l’amour d’un homme, à sa réputation, à ses avantages extérieurs, à sa prodigalité ; mais non pas à la langue dorée d’un homme qui sait comment leur parler.

Après le dîner, et tandis que l’impression favorable qu’il avait produite sur nous était encore dans toute sa vivacité, le comte se retira modestement pour aller lire dans la bibliothèque.

Laura proposa de nous promener dans l’enclos pour savourer les douceurs d’une longue soirée d’été. Les plus simples égards nous prescrivaient de demander à madame Fosco s’il lui plairait de se joindre à nous ; mais, cette fois, elle avait sans doute sa consigne reçue d’avance, et nous pria de vouloir bien l’excuser :

— Le comte aura probablement besoin d’un nouvel approvisionnement de cigarettes, remarqua-t-elle par manière d’explication ; et personne que moi ne peut les faire à son gré… — Ses yeux, d’un bleu froid, se réchauffaient presque, tandis qu’elle prononçait ces paroles ; — elle semblait s’enorgueillir d’être l’intermédiaire à l’aide duquel son seigneur et maître pouvait se procurer le narcotique bien-être que donne le tabac !

Laura et moi sortîmes ensemble.

La soirée était lourde, chargée de brouillards. L’air avait je ne sais quoi de desséchant ; les fleurs, dans le jardin, s’inclinaient sur leurs tiges. La rosée manquait au sol aride. Le couchant, que nous apercevions par delà les arbres immobiles, était d’une teinte jaune pâle, uniforme et triste, et le soleil s’abîmait lentement derrière un voile de brumes. La pluie semblait devoir tomber bientôt : l’arrivée des ténèbres en donnerait probablement le signal.

— De quel côté irons-nous ? demandai-je.

— Vers le lac, Marian, si vous voulez bien, répondit-elle.

— Je ne m’explique pas, Laura, le goût que vous avez pour cet affreux lac.

— Pour le lac lui-même, non ; mais pour le paysage qui l’environne. Les sables et la bruyère, et les épicéas, sont dans cet immense domaine les seuls objets qui me rappellent Limmeridge. Pourtant, si vous le préférez, nous prendrons d’un autre côté.

— Je n’ai pas, à Blackwater-Park, de promenades favorites, bonne et chère enfant. L’une vaut l’autre à mes yeux. Partons pour le lac ; — il fera peut-être plus frais dans ce grand espace ouvert qu’au milieu de nos bois clos de toutes parts…

Nous marchâmes en silence parmi les plantations où le jour pénétrait à peine. La pesanteur de l’air du soir nous accablait toutes deux ; et, parvenues une fois à la petite hutte dont il a déjà été question, nous fûmes charmées de pouvoir y entrer pour nous asseoir et prendre un peu de repos.

Un brouillard blanc planait à quelques pieds au-dessus du lac : dominant cette vapeur, la bordure épaisse et brune des arbres placés sur la rive opposée semblait comme une forêt naine flottant en plein ciel ; ses terrains sablonneux — qui, de l’endroit où nous étions, s’abaissaient en pente douce, — s’allaient perdre mystérieusement à la limite extérieure du brouillard. Le silence était horrible. Ni frémissements de feuilles, — ni chants d’oiseaux dans le bois, — ni gibier d’eau criant parmi les marécages du lac voilé. Les grenouilles mêmes, ce soir-là, suspendaient leur coassement monotone.

— Tout ceci est bien sombre, bien désolé, dit Laura ; mais ici, plus que partout ailleurs, nous pouvons nous assurer d’être seules…

Elle s’exprimait avec calme, laissant errer sur ce désert de sables et de brouillards ses yeux fixes et pensifs. Je pouvais deviner que sa pensée était trop absorbée pour subir ces pénibles impressions du dehors qui déjà pesaient sur la mienne.

— Je vous ai promis, Marian, commença-t-elle, de vous dire, au lieu de vous le laisser deviner, ce qu’a été mon existence depuis que je suis mariée. Ce secret est le premier que jamais j’ai gardé vis-à-vis de vous, chère aimée, et je me suis promis qu’il serait le dernier. C’est pour vous que je me taisais, comme vous le savez, — et peut-être aussi, en même temps, un peu pour moi. Il est fort pénible, pour une femme, d’en être réduite à confesser que l’homme à qui elle a donné toute sa vie est celui de tous qui se soucie le moins de cet irrévocable don. Si vous-même vous étiez mariée, chère sœur, — et plus particulièrement si vous étiez heureuse en ménage, — vous auriez pour moi les sentiments de pitié que ne peut éprouver si sincèrement bonne qu’elle soit d’ailleurs une femme dans votre condition…

Quelle réponse pouvais-je trouver à ceci ? Je dus me borner à prendre sa main et à la contempler, autant que mes yeux humectés me le permirent, d’un regard où j’avais mis toute mon âme.

— Que de fois, continua-t-elle, que de fois je vous ai entendue plaisanter de ce que vous appeliez votre « pauvreté » ? Que de fois vous m’avez adressé d’ironiques félicitations sur mes « richesses » ! Oh ! Marian, ne plaisantez plus jamais sur tout cela !… Remerciez Dieu d’être pauvre ; c’est ce qui vous a rendue maîtresse de vos destinées ; c’est ce qui vous a préservée du lot fatal qui m’est échu…

Triste préface sur les lèvres d’une jeune femme, — triste, surtout, à cause de l’exacte vérité qu’elle exposait avec ce calme naïf. Le peu de jours que nous venions de passer ensemble à Blackwater-Park avaient bien suffi pour me laisser voir, — pour laisser voir à tous — dans quelles vues son mari l’avait épousée.

— Je ne vous affligerai pas, continua-t-elle, en vous disant combien tôt commencèrent mes désappointements et mes épreuves, — ou même en vous racontant en détail ce qu’ils furent. Il est bien assez triste de les avoir à jamais dans mon souvenir. Je n’ai qu’à vous faire savoir comment fut reçu le premier et dernier essai de remontrance que je me sois jamais permis, pour vous donner une idée complète des procédés qu’ « il » a toujours eus vis-à-vis de moi. C’était à Rome, un jour où nous étions sortis ensemble, à cheval, pour aller au tombeau de Cecilia Metella. Le ciel était calme et charmant ; — la grande mine antique se montrait sous ses plus beaux aspects ; — et la pensée qu’autrefois la tendresse d’un époux avait consacré ce monument à la mémoire d’une femme adorée, venant tout à coup m’attendrir, me fit éprouver pour mon mari un sentiment dont jusqu’alors je ne m’étais pas crue capable : — Percival, lui demandai-je, me bâtiriez-vous un tombeau comme celui-ci ? Vous m’avez bien des fois parlé de votre amour, avant notre mariage, et, depuis lors, cependant… — Je ne pus rien ajouter. Marian ! il ne me regardait même pas !… Je baissai mon voile, jugeant mieux de ne pas lui laisser voir mes yeux qui se remplissaient de larmes. Je croyais qu’il n’avait prêté aucune attention à mes paroles ; mais il les avait parfaitement entendues. — Partons ! me dit-il, riant en lui-même, tandis qu’il me replaçait sur mon cheval. Il remonta sur le sien, et le même rire sardonique crispait encore ses lèvres au moment où nous partîmes. — Si je vous bâtis une tombe, ce sera bel et bien de votre argent, reprit-il. Je me demande si Cecilia Metella était une héritière, et si sa dot a payé son sarcophage… — Je ne répondis point ;… et qu’aurai-je pu dire, pleurant derrière mon voile ? — Ah ! recommença-t-il, vous autres blondes, vous êtes toutes plus ou moins boudeuses. Que vous faut-il, voyons ?… des compliments, des flagorneries ? Eh bien ! je suis en bonne veine, ce matin. Veuillez regarder les compliments comme faits, et mettre vous-même en madrigaux tout ce que je pense de flatteur sur votre compte… — Les hommes quand ils vous disent de ces duretés, savent peu quels longs souvenirs elles nous laissent, et combien ces souvenirs nous font de mal. Il aurait mieux valu pour moi que j’eusse continué à pleurer ; mais son mépris sécha mes larmes et endurcit mon cœur. À partir de ce moment, Marian, je ne me suis jamais reproché de penser à Walter Hartright. J’ai laissé renaître en moi, pour me consoler et m’affermir, la mémoire de ces journées heureuses où nous nous sommes tant aimés sans nous le dire. À quelle autre source puiser des consolations ? Si vous eussiez été là, vous m’en auriez peut-être fourni de plus saines. Je sais que j’avais tort, ma chérie ; mais dites-moi si ce tort était sans excuse…

Je me vis contrainte à me détourner d’elle :

— Ne me faites point cette question, lui dis-je ; est-ce que j’ai souffert comme vous ? Quel droit ai-je donc à vous juger ?

— Je pensais à lui, répondit-elle, baissant la voix et se serrant contre moi, je pensais à lui quand Percival me laissait seule, le soir, pour aller se mêler aux gens de théâtre. Je me plaisais à chercher ce qu’eût été ma destinée s’il avait plu au ciel de me faire naître pauvre, et si j’étais devenue « sa » femme. Je me voyais d’ordinaire, alors, dans une petite robe pas bien chère, mais proprette, l’attendant au logis pendant qu’au-dehors il eût gagné notre pain, — assise à son foyer et travaillant pour lui, et l’aimant d’autant mieux que j’aurais eu à travailler pour lui ; — le voyant revenir fatigué, lui retirant moi-même son chapeau, son habit ; — et, Marian, le réjouissant de quelques petits mets bien simples que, pour l’amour de lui, j’aurais appris à préparer moi-même. — Oh ! j’espère bien qu’il n’est jamais assez seul ni assez triste pour penser à moi, pour évoquer mon image comme j’ai pensé à lui, comme la sienne m’est apparue !…

Tandis qu’elle prononçait ces tristes paroles, sa voix avait repris la tendresse vibrante, son visage avait repris la frémissante beauté qui les caractérisaient jadis, et que j’avais pu croire perdues. Ses yeux s’arrêtaient sur la scène désolée, déserte, presque sinistre, qui était devant nous, avec le même regard d’amour que si, dans le ciel obscur et menaçant, ils eussent revu les collines aimées de notre cher Cumberland.

— Ne me parlez plus de Walter, lui dis-je, dès que j’eus repris quelque empire sur moi-même. Oh ! désormais, Laura, épargnons-nous, à toutes deux, l’amertume de son souvenir !… Elle se releva, et me regardant avec tendresse :

— Plutôt que de vous causer un instant de peine, répondit-elle, j’aimerais mieux me taire à jamais sur lui.

— C’est dans votre intérêt, c’est pour vous, repris-je m’excusant, que je vous adresse cette prière. Si votre mari vous entendait…

— S’il m’entendait, ce serait sans le moindre étonnement…

Cette étrange réponse me fut faite avec le calme froid d’un cœur las de tout. Et le changement survenu dans son attitude, tandis qu’elle parlait ainsi, m’étourdit presqu’autant que ses paroles elles-mêmes.

— Sans le moindre étonnement ? répétai-je ; Laura ! songez à ce que vous dites !… Vous m’épouvantez !

— C’est pourtant la vérité, reprit-elle ; c’est ce que je voulais vous dire aujourd’hui, lorsque nous causions ensemble dans votre chambre. Quand naguère je lui ouvris mon cœur, à Limmeridge, mes aveux, limités comme ils l’étaient, ne pouvaient nuire à personne. — Vous-même, Marian, vous en aviez jugé ainsi. Je ne lui ai caché que le nom, — et ce nom, il l’a découvert…

Je l’entendais, mais la surprise me coupait la parole. Ses derniers mots venaient de tuer le peu d’espérance qui vivait encore en moi.

— C’est à Rome que ceci est arrivé, continua-t-elle, toujours aussi calme et toujours aussi froide. Nous assistions à une petite soirée donnée à la colonie anglaise par des amis de sir Percival, — master et mistress Markland. Cette dernière a la réputation de dessiner avec beaucoup d’habileté ; quelques-uns des convives la décidèrent, par leurs instances, à nous montrer ses croquis. Nous lui en fîmes tous compliment ; — mais dans ce que j’avais dit, quelque chose attira particulièrement son attention : — Vous dessinez aussi ! me dit-elle. — Autrefois, répondis-je, c’était un de mes plaisirs ; mais je n’étais qu’une écolière, et j’y ai complètement renoncé. — Si vous avez dessiné autrefois, me dit-elle, ce goût-là vous reviendra quelque jour ; et pour le cas où ma prévision se réaliserait, j’aurais un professeur à vous recommander. — Je ne répondis rien (vous savez pourquoi, Marian) et voulus changer de conversation. Mais mistress Markland tenait à son idée. J’ai eu bien des maîtres, continua-t-elle ; le meilleur de tous, cependant, le plus intelligent et le plus attentif, était un certain M. Hartright. Si jamais vous revenez au dessin, essayez de lui. C’est un jeune homme très-modeste, très-bien élevé… je suis sûre qu’il vous plaira… Pensez à l’effet de ces paroles, qui m’étaient adressées publiquement, en présence d’étrangers, d’étrangers invités afin qu’on leur présentât les nouveaux mariés ! Je fis, pour me maîtriser, tout ce qui dépendait de moi… Pas un mot ne sortit de mes lèvres, et je me penchai sur les dessins, comme pour les examiner de plus près. Lorsque je me hasardai à relever la tête, mes yeux rencontrèrent ceux de mon mari, et je lus dans sa physionomie que mon visage m’avait trahie. — Quand nous retournerons en Angleterre, dit-il sans cesser de me regarder, nous verrons à trouver ce M. Hartright. Je le pense comme vous, mistress Markland, et… je crois qu’il ne saurait manquer de plaire à lady Glyde… La manière dont il avait souligné ces derniers mots fit monter le sang à mes joues, et je sentis mon cœur qui battait à m’étouffer. Rien de plus ne fut dit. — Nous nous retirâmes de bonne heure. En me ramenant à l’hôtel, en voiture, il ne prononça pas un seul mot. Il m’offrit la main pour descendre et me suivit sur l’escalier, comme d’habitude. Mais, à peine arrivés dans le salon, il ferma la porte à clé, me poussa dans un fauteuil, et, les mains toujours appuyées sur mes épaules, sa tête penchée au-dessus de la mienne : — Je n’ai jamais cessé, dit-il, depuis le jour, où, à Limmeridge, vous me fîtes cette confession audacieuse, de chercher à découvrir l’homme dont il s’agissait. Ce soir, votre visage me l’a révélé. Cet homme était votre professeur de dessin, et il se nomme Hartright. Vous aurez à vous en repentir, et il s’en repentira lui-même jusqu’à votre dernière heure à tous deux !… Allez dormir, maintenant, et voyez-le dans vos rêves, si cela vous plaît, les épaules labourées par ma cravache !… Depuis lors, toutes les fois qu’il est irrité contre moi, il revient sur ce que je lui ai avoué en votre présence, tantôt raillant, tantôt menaçant. Je n’ai aucun moyen d’empêcher qu’il n’abuse de la confiance que j’ai mise en lui, pour en faire la base de ses odieux soupçons. Je ne puis ni le forcer à me croire, ni lui fermer la bouche. Vous sembliez étonnée, aujourd’hui, quand vous l’avez entendu me dire que, l’épousant, j’avais fait de nécessité vertu. Vous ne serez plus étonnée, maintenant, quand vous l’entendrez, à son premier moment de colère, répéter cet abominable propos… Oh ! laissez, Marian ! laissez !… vous me faites mal…

Je l’avais prise dans mes bras, et sous l’aiguillon, sous l’angoisse de mes remords, leur étreinte convulsive la tenait à demi-étouffée. Oui ! mes remords ! Le pâle désespoir empreint sur le visage de Walter, alors que, dans le pavillon d’été, à Limmeridge, mes cruelles paroles lui allaient au cœur, me réapparaissait comme un silencieux et insupportable reproche. J’avais montré de la main, à cet homme que ma sœur aimait, le chemin qui, pas à pas, le conduisait hors de son pays, l’éloignait de toutes ses affections. Entre ces deux jeunes cœurs, je m’étais placée, inflexible, pour les séparer à jamais l’un de l’autre, — et, en témoignage de ce que j’avais fait alors, leurs deux existences gisaient, pour ainsi dire, à mes pieds, écroulées, perdues à jamais. Oui, j’avais fait tout ceci, et je l’avais fait pour sir Percival Glyde… Pour sir Percival Glyde !…

Je l’entendais parler encore, et devinais, au ton de sa voix qu’elle essayait de me consoler et de me rendre courage, — à moi qui ne méritais rien d’elle, si ce n’est un silence plein de reproches. Je ne saurais dire combien je fus de temps à maîtriser le désespoir où s’abîmaient mes pensées. J’eus d’abord conscience des baisers qu’elle me prodiguait ; mes yeux, ensuite, semblèrent rendus tout à coup à la perception des objets extérieurs, et je compris que, machinalement, je regardais devant moi dans la direction du lac.

— Il est tard, l’entendis-je murmurer à mon oreille. Il fera noir dans la plantation… Elle me secouait le bras, et répétait : — Marian, il fera noir sous les arbres.

— Accordez-moi une minute de plus, lui dis-je… une minute pour me remettre…

Je n’osais encore, me méfiant de mes émotions, la regarder au visage, et je tenais mes yeux fixés sur la scène que nous avions devant nous.

Il était tard, en effet. Le profil brun des arbres, qui naguère se découpait vivement sur le ciel, prenait peu à peu, dans l’obscurité croissante, le vague aspect d’une longue guirlande de fumées. La brume étendue au-dessus de nous, sur le lac, furtivement accrue et gagnant du terrain, avançait de notre côté. Le silence était aussi absolu que jamais, pourtant il avait perdu toute son horreur : il ne lui restait que la mystérieuse solennité de son calme profond.

— Nous sommes loin du château, reprit-elle à voix basse. Revenons-y sans plus tarder… Elle s’arrêta tout à coup, le visage tourné vers la porte de la hutte.

— Marian ! dit-elle, prise d’un tremblement nerveux… Ne voyez-vous rien ?… Regardez !

— Où ?

— Là-bas, au pied de cette hauteur…

Mes yeux suivirent la direction de sa main étendue pour me montrer ce qui l’effrayait ; et alors je le vis, moi aussi.

Sur la bruyère déserte et dans l’éloignement, un être vivant se mouvait. Cette figure traversait alors le rayon de terrains sur lequel, de la hutte, planaient nos regards, et passait, se dessinant en noir, à la limite extérieure du brouillard. Elle s’arrêta, bien loin encore, en face de nous, — elle attendit, — et reprit sa marche, progressant avec lenteur, le long des vapeurs blanches qui semblaient l’escorter et planer sur elle ; lentement, lentement elle avança ainsi, jusqu’à ce que, l’angle de la hutte où nous étions se plaçant entre elle et nous, elle cessât tout à coup d’être visible.

Nous étions toutes deux énervées par ce qui s’était passé entre nous ce soir-là. Quelques minutes s’écoulèrent avant que Laura voulût se risquer dans les plantations, et avant que je prisse sur moi de la reconduire au château.

— Était-ce un homme ou une femme ? me demanda-t-elle tout bas, lorsque nous sortîmes enfin, et tandis que nous marchions dans l’humide obscurité de l’air extérieur.

— Je ne sais au juste.

— Qu’en pensez-vous ?

— On eût dit une femme.

— Je craignais que ce ne fût un homme, enveloppé d’un long manteau.

— Peut-être est-ce un homme. À ces clartés douteuses, il est impossible d’établir une conjecture certaine.

— Un instant, Marian !… J’ai peur, je ne vois pas le sentier… Si cette figure nous suivait ?

— Rien de moins probable, Laura ; il n’y a réellement pas de quoi s’alarmer. Les bords du lac ne sont pas éloignés du village, et chacun est libre de s’y promener, le jour ou la nuit. Ce dont il faut s’étonner, c’est que nous n’ayons pas déjà rencontré par ici, jusqu’à présent, la moindre créature vivante…

Nous étions maintenant dans les plantations. Il y faisait sombre, — si sombre, qu’il nous était assez difficile de suivre le sentier. Je donnais le bras à Laura, et nous revenions au logis de notre pas le plus rapide.

Avant que nous eussions fait la moitié du chemin, elle s’arrêta tout à coup, et me força de m’arrêter avec elle. La tête penchée en avant, elle écoutait.

— Chut ! murmura-t-elle… J’entends quelque chose derrière nous.

— Des feuilles mortes, dis-je pour lui rendre courage, ou quelques menus rameaux détachés des arbres par le vent.

— Nous sommes en été, Marian ; et il n’y a pas le moindre souffle de brise. Écoutez !…

J’entendais le bruit, moi aussi ; — on eût dit le pas léger de quelqu’un marchant sur nos traces.

— N’importe quoi ou qui ce peut être, dis-je, avançons toujours !… D’ici à deux minutes, si nous avons quelque sujet d’alarmes, nous serons assez près du château pour que nos cris y parviennent.

Nous marchâmes plus vite ; — si vite que Laura était hors d’haleine, lorsque, ayant traversé les plantations, nous nous trouvâmes en vue des fenêtres éclairées.

Je fis halte un instant pour lui donner le temps de respirer. Au moment où nous allions reprendre notre marche, elle me retint encore, et, de la main, me fit signe qu’il fallait écouter une fois de plus. Nous entendîmes alors toutes deux, très-distinctement, derrière nous, dans la noire profondeur du bois, un soupir haletant et pénible.

— Qui est là ? criai-je.

Pas de réponse.

— Qui est là ? répétai-je encore plus haut.

Suivit un moment où rien ne bougea, et nous entendîmes ensuite de nouveau ces pas légers, dont le bruit allait s’affaiblissant, — s’enfonçant peu à peu dans les ténèbres, — toujours de moins en moins distinct, — jusqu’à ce qu’il se fût absolument perdu dans le silence.

Nous nous élançâmes, du couvert où nous étions encore, sur la clairière ouverte devant nous ; nous la traversâmes en courant ; et aucune autre parole n’avait été échangée entre nous quand nous parvînmes au château.

Sous la clarté de la lampe qui éclairait le vestibule, Laura m’apparut, les joues blêmies, les yeux effarés.

— Je suis à moitié morte de peur, disait-elle. Qui donc ceci pouvait-il être ?

— Nous tâcherons de le deviner demain, répondis-je. D’ici là, pas un mot, à qui que ce soit, de tout ce que nous avons pu voir ou entendre ?

— Et pourquoi tant de mystère ?

— Parce que le silence est plus sûr ; — et que nous avons, ici, besoin de sécurité…

J’envoyai immédiatement Laura dans sa chambre ; — je pris une minute pour ôter mon chapeau et lisser mes cheveux ; — puis, sous prétexte de chercher un livre, j’entrai dans la bibliothèque, voulant y commencer immédiatement mes investigations. Le comte y était assis, occupant de son ampleur le plus vaste fauteuil du château ; il fumait et lisait tranquillement, les pieds sur une ottomane, sa cravate en travers de ses genoux, le col de sa chemise ouvert et rabattu. Et madame Fosco y était assise, comme un bon petit enfant bien sage, à côté de lui sur un tabouret, fabriquant des cigarettes. On ne pouvait soupçonner ni le mari ni la femme d’être sortis, ce soir-là, pour rester tard au dehors, ni d’être revenus précipitamment au château. À peine mes yeux étaient-ils tombés sur les deux époux, que ma visite dans la bibliothèque me parut n’avoir plus d’objet.

À mon entrée, le comte Fosco s’était levé dans un trouble poli, et se hâtait de rattacher sa cravate.

— Oh ! je vous prie, ne vous dérangez pas ! lui dis-je. Je viens tout bonnement chercher un livre.

— Tous les malheureux que le ciel a doués d’un embonpoint pareil au mien, pâtissent singulièrement de la chaleur, dit le comte, qui, du plus grand sérieux, se procurait un peu de fraîcheur au moyen d’un énorme éventail vert. Je voudrais pouvoir changer de tempérament avec mon excellente femme. Elle a aussi frais, dans ce moment, que les poissons de votre grand bassin…

La comtesse se laissa dégeler quelque peu, sous l’influence de la comparaison grotesque dont l’avait honorée son mari : — C’est pourtant vrai, miss Halcombe ; je n’ai jamais chaud, remarqua-t-elle, avec toute la modestie d’une femme, contrainte, après tout, de se reconnaître un mérite des plus rares.

— Est-ce que vous êtes sorties, ce soir, vous et lady Glyde ? me demanda le comte, tandis que, pour sauver les apparences, je prenais je ne sais quel volume sur les rayons de la bibliothèque.

— Oui ; nous sommes sorties pour prendre un peu l’air.

— Puis-je demander, sans trop d’indiscrétion, de quel côté vous êtes allées ?

— Du côté du lac, et jusqu’à l’embarcadère.

— Ah ! ah ! jusqu’à l’embarcadère ?

Dans d’autres circonstances, sa curiosité m’eût laissé quelque rancune. Mais je l’ai accueillie, ce soir, comme une preuve de plus que ni lui ni sa femme n’étaient mêlés en rien à la mystérieuse apparition du lac.

— Et, je suppose, pas de nouvelles aventures ? continua-t-il. Pas de nouvelles découvertes comme celle du chien blessé ?…

Il fixait sur moi ses yeux gris, d’une profondeur insondable, qui avaient en ce moment cette splendeur froide, transparente, irrésistible, en vertu de laquelle je suis comme forcée de le regarder, si mal à mon aise que je me trouve en le regardant. À ces moments-là, dominée par une sorte d’inexprimable soupçon, il me semble que son intelligence pénétrante fouille, pour ainsi dire, dans la mienne ; — et telle fut alors ma pensée.

— Non, lui dis-je d’un ton bref, aucune aventure, aucune découverte…

Je voulus ensuite détacher mon regard du sien, et quitter la galerie. Si étrange que cela puisse paraître, je ne crois pas que j’y fusse parvenue sans l’aide involontaire que me prêta madame Fosco, en le forçant à se mouvoir et à regarder lui-même d’un autre côté.

— Comte, dit-elle, vous tenez debout miss Halcombe…

Dès qu’il se fut détourné pour m’approcher un fauteuil, je profitai de l’occasion, je le remerciai, — je m’excusai, — je m’éclipsai.

Une heure après, la femme de chambre de Laura se trouvant dans la chambre de sa maîtresse, je trouvai moyen de faire allusion à la chaleur de cette soirée, pour arriver ensuite à savoir comment les domestiques avaient passé leur temps.

— Vous deviez étouffer, en bas ? demandai-je.

— Mais non, miss, répondit la soubrette. Ce que nous avons souffert est peu de chose.

— Je suppose, alors, que vous êtes allées respirer sous les arbres ?

— Quelques-uns de nous y pensaient, miss. Mais la cuisinière a dit qu’elle transporterait son fauteuil dans cette petite cour si fraîche, où est la pompe ; et, réflexion faite, tous les autres se sont décidés à s’y installer aussi…

Il ne restait plus qu’une seule personne dont il fallût scruter les loisirs ; — c’était la femme de charge.

— Est-ce que mistress Michelson est déjà couchée ? demandai-je.

— Je ne pense pas, dit la jeune fille en souriant. Je la croirais plutôt disposée à se lever qu’à se mettre au lit.

— Pourquoi donc ? Que voulez-vous dire ?… Est-ce que mistress Michelson est demeurée au lit pendant la journée ?

— Non, miss, pas tout à fait, mais à peu de chose près. Elle a dormi toute la soirée sur le sopha de sa chambre.

Combinant ce que j’ai observé moi-même dans la bibliothèque, et le compte qui vient de m’être rendu par la femme de chambre de Laura, j’arrive inévitablement à la conclusion suivante : la figure que nous avons vue près du lac n’était ni celle de madame Fosco, ni celle de son mari, ni celle d’aucun des domestiques. Les pas que nous entendions derrière nous n’étaient ceux d’aucun individu appartenant au château.

Qui donc ce pouvait-il être ?

Il semble inutile de chercher à le savoir. Je ne puis même éclaircir positivement si cette figure était celle d’un homme ou d’une femme ; — il me semble, pourtant, que c’était une femme.


VI


« 18 juin. » — Ces angoisses de conscience que je souffris, hier soir, en écoutant ce que Laura me disait dans la cabane du lac, me sont revenues dans l’isolement de la nuit, et, pendant des heures, m’ont tenue éveillée, en proie au chagrin.

J’ai fini par allumer un flambeau, par rechercher… dans mon ancien « Journal, » quelle a pu être au juste la part qui me revient dans la fatale erreur de son mariage, et ce que j’aurais pu faire autrefois pour la soustraire à cette union détestée. J’ai trouvé dans mes recherches quelque adoucissement à ma peine ; car elles m’ont prouvé que si j’ai manqué de perspicacité et de renseignements suffisants, au moins ai-je toujours agi pour le mieux. En général, je ne pleure guère sans en souffrir ; mais il n’en a pas été ainsi cette nuit. Je croirais plutôt que mes larmes m’ont soulagée. Je me suis levée ce matin, avec une résolution bien arrêtée et un esprit plus calme. Sir Percival, désormais, ne pourra rien faire ou rien dire qui m’exaspère ou me fasse oublier, ne fût-ce qu’un moment, que je dois rester ici, — en dépit de toutes mortifications, insultes, ou menaces, — pour l’amour ou le service de ma sœur.

Les conjectures auxquelles nous aurions pu nous livrer ce matin, sur cette figure entrevue près du lac et sur ces pas qui nous suivaient dans la plantation, se sont trouvées suspendues par un futile incident qui a laissé de vifs regrets à Laura. Elle a perdu la petite broche que je lui avais donnée, pour gage de souvenir, la veille de son mariage. Comme elle l’avait sur elle lorsque nous sommes sorties hier au soir, il est à croire que ce bijou se sera détaché de son vêtement, soit dans la hutte près du lac, soit sur les chemins, au retour. Les domestiques ont été envoyés aux recherches, et sont revenus sans avoir rien retrouvé. Maintenant, Laura elle-même est partie pour explorer la plantation. Qu’elle retrouve ou non le bijou perdu, ceci doit servir à excuser son absence du château, si par hasard sir Percival revenait avant que la lettre de l’associé de M. Gilmore eût été remise en mes mains.

Une heure vient de sonner. Je me demande s’il vaut mieux attendre ici l’arrivée du messager qu’on a dû m’expédier de Londres, ou me glisser tranquillement hors de la maison, et le guetter à l’extérieur de la grille pour qu’il n’ait pas affaire au concierge.

Mes soupçons, dans lesquels j’enveloppe hommes et choses, tout ce qui tient à ce château, me portent à préférer cette seconde alternative. Le comte est dans la salle à manger, je n’ai rien à craindre de lui. En montant l’escalier, il y a dix minutes, je l’entendais exercer ses canaris à leurs petits tours d’adresse : — Venez sur mon doigt, mes petits mignons ! venez et montez l’escalier !… Une, deux, trois ! — et en haut !… trois, deux, une, et en bas !… Une, deux, trois !… « touit-touit-touit-touit !… » — Les oiseaux s’abandonnaient, comme d’ordinaire, à leur extase chantante, et le comte gazouillait et sifflait pour eux, à son tour, comme si lui-même était un oiseau. La porte de ma chambre est ouverte, et, dans ce moment même, j’entends ces fredons, ces sifflotteries aiguës. Si je veux réellement me dérober sans qu’on m’aperçoive, — voici le moment propice.

« Quatre heures. » — Les trois heures écoulées depuis que j’ai tracé le précédent paragraphe, ont imprimé une nouvelle direction à la marche des événements qui s’accomplissent à Blackwater-Park. Si c’est pour notre bien ou pour notre mal, je ne puis et n’ose à décider encore.

Revenons d’abord au point où j’ai laissé mon « Journal, » sans quoi je vais me perdre dans le désordre de mes pensées.

Je sortis, comme je l’avais résolu, pour aller attendre, au delà des portes, le messager qui devait m’apporter une lettre de Londres. Sur l’escalier, je ne vis personne. Sous le vestibule, j’entendis le comte donnant leur leçon à ses oiseaux. Mais en traversant la grande cour carrée, je rencontrai madame Fosco se promenant seule dans son cercle favori, tout autour du grand bassin. Je ralentis aussitôt le pas pour éviter d’avoir l’air pressée, et, par surcroît de précaution, j’allai jusqu’à lui demander si elle pensait sortir avant le lunch. Elle m’adressa le sourire le plus amical, — dit qu’elle préférait demeurer aux environs du château, — me fit un beau petit signe de tête, — et rentra sous le vestibule. Je regardai par-dessus mon épaule, et vis qu’elle avait refermé la porte avant que j’eusse ouvert le guichet pratiqué auprès de la grande grille qui s’ouvre seulement pour livrer passage aux voitures.

En moins d’un quart d’heure, j’arrivai devant la loge du concierge, placée à la limite du parc.

Le petit chemin extérieur fait là un assez brusque détour sur la gauche, court ensuite tout droit pendant une centaine de mètres, et, tournant enfin une seconde fois, mais à droite, va rejoindre la grande route. Ce fut entre ces deux détours, — dont l’un me dérobait aux gens de la loge, et l’autre à ceux qui pourraient venir de la station, — ce fut là, dis-je, que je m’embusquai, me promenant de long en large. J’étais entre deux haies fort hautes, et pendant vingt minutes (à ma montre), je ne vis ou n’entendis quoi que ce fût. Au bout de ce temps, le bruit d’une voiture frappa mon oreille, et comme j’avançais vers le second détour de la route, je rencontrai un des cabriolets du chemin de fer. Je fis signe au cocher qu’il arrêtât. Comme il obéissait à cet ordre, un homme, convenablement vêtu, mit la tête à la portière pour voir de quoi il s’agissait.

— Excusez-moi, lui dis-je ; mais me tromperais-je en supposant que vous allez à Blackwater-Park.

— J’y vais, en effet, madame.

— Et vous êtes chargé d’une lettre ?

— D’une lettre pour miss Halcombe ; oui, madame.

— Vous pouvez me la donner ; c’est moi qui suis miss Halcombe…

Cet homme porta la main à son chapeau, descendit aussitôt du cabriolet et me donna la lettre.

Je la décachetai immédiatement, et pris connaissance des lignes suivantes. Je crois devoir les copier ici, ayant jugé plus prudent de détruire l’original.

« Chère Madame[8]. — Votre lettre reçue ce matin, m’a fait éprouver de vives inquiétudes. J’y répondrai en aussi peu de mots et aussi clairement que possible.

» En examinant avec soin l’exposé de faits que vous avez rédigé vous-même, et d’après ce que je sais de la position de lady Glyde, telle que la lui fait son contrat de mariage, j’arrive à cette triste conclusion, qu’on se prépare à disposer, par voie de prêt, de l’argent remis en garde à sir Percival (en d’autres termes, à prêter tout ou partie des vingt mille livres sterling qui constituent le capital disponible de lady Glyde), et qu’on la fait intervenir à l’acte, comme donnant son approbation à cette violation flagrante du dépôt confié à son mari, afin de lui opposer sa propre signature, si plus tard elle voulait réclamer contre ce manque de foi. Aucune autre supposition n’expliquerait, dans la situation qui lui est faite, le besoin qu’on paraît avoir de la faire participer à un acte quelconque.

» Lady Glyde venant à signer un document tel que doit être, selon moi, l’acte en question, ses « trustees », — en d’autres termes, les personnes chargées, sous leur responsabilité propre, d’assurer la conservation du capital mobilier dont l’administration seule est confiée à sir Percival, — ces « trustees », dis-je, seraient parfaitement libres d’avancer à sir Percival, à titre d’emprunt simple, tout ou partie des vingt mille livres sterling qui appartiennent à sa femme. Si la somme ainsi prêtée ne venait pas à remboursement, et si lady Glyde avait plus tard des enfants, la fortune de ceux-ci se trouverait amoindrie de la somme plus ou moins forte qui aurait ainsi été avancée. En termes plus clairs encore, cette transaction, quoique puisse en penser lady Glyde, constituerait d’ores et déjà une manœuvre préjudiciable à ses enfants à naître, si tant est que le ciel doive lui en envoyer quelque jour.

» En de si sérieuses circonstances, je conseillerais à lady Glyde d’assigner pour motif à son refus de signer, qu’elle veut d’abord me soumettre l’acte comme au « solicitor » de sa famille (en l’absence de M. Gilmore). On ne peut rien objecter de raisonnable à cette demande, car si la transaction est honorable et légitime, je ne verrai naturellement aucune difficulté à lui accorder mon approbation.

» En vous assurant, en toute sincérité, de la bonne volonté que je mettrais, le cas échéant, à vous donner toute aide ou tout conseil dont vous pourriez avoir besoin, je demeure, madame, votre très-humble serviteur.

» William Kyrle.

Je lus avec une vraie reconnaissance cette lettre si bonne et si sensée. Elle fournissait à Laura, pour refuser ou ajourner sa signature, une raison irréfutable et que nous pouvions comprendre toutes les deux. Le messager attendait près de moi, pendant cette lecture, pour recevoir mes ordres quand elle serait terminée.

— Serez-vous assez bon pour dire que j’ai fort bien compris ce que l’on m’écrit, et que je suis très-obligée à la personne qui vous envoie. Il n’est besoin, quant à présent, d’aucune autre réponse…

Juste au moment où je prononçais ces mots, tenant encore à la main ma lettre ouverte, le comte Fosco débouchait à l’angle du petit chemin, le plus proche de la grande route, et il parut devant moi tout à coup, comme s’il était sorti de terre.

La soudaineté de sa venue, dans le dernier endroit du monde où je me fusse attendue à le voir, me prit complètement au dépourvu. Le messager me souhaita le bonjour et remonta dans son cabriolet. Je ne trouvai pas un mot à lui dire, — je ne pus même lui rendre son salut. La conviction que j’étais déjà découverte, — et par cet homme, encore, — m’avait littéralement pétrifiée.

— Est-ce que vous retournez au château, miss Halcombe ? me demanda-t-il sans témoigner de son côté la moindre surprise, et sans même regarder le cabriolet qui s’éloigna tandis que le comte m’adressait la parole.

Je me remis assez pour lui répondre par un signe affirmatif.

— Eh bien ! j’y retourne aussi, me dit-il, accordez-moi, je vous prie, la faveur de vous accompagner… Voulez-vous accepter mon bras ?… Vous semblez émerveillée de me voir ?

Je pris le bras qu’il m’offrait ainsi. Parmi les idées que son apparition avait mises en fuite, la première qui me revint fut celle qui m’avertissait de ne jamais, à aucun prix, encourir la haine de cet homme.

— Vous semblez surprise de me voir ? répéta-t-il, avec la calme obstination qui lui était propre.

— Je croyais, comte, vous avoir entendu, dans la salle à manger, jouant avec vos oiseaux, lui répondis-je aussi tranquillement, aussi posément que je pus le faire.

— C’est vrai. Mais, voyez-vous, chère lady, mes petits enfants emplumés ne ressemblent que trop à leurs collègues d’une autre race. Ils ont leurs jours de perversité, et ce matin en commençait un. Ma femme est entrée au moment où je les remettais dans leur cage et m’a conté qu’elle venait de vous quitter, partant seule pour la promenade. Vous le lui aviez dit, n’est-il pas vrai ?

— Certainement.

— Eh bien ! miss Halcombe, le plaisir de vous accompagner s’est trouvé pour moi une tentation irrésistible… À mon âge, n’est-ce pas, les aveux de cette espèce doivent être permis ?… J’ai donc pris mon chapeau et suis venu m’offrir à vous pour escorte. On a beau être vieux et pesant comme Fosco, cette escorte-là vaut encore mieux que rien, n’est-il pas vrai ? Je me suis trompé de route ; — je m’en revenais, au désespoir ; — et me voici (puis-je m’exprimer de la sorte ?) parvenu au comble de mes vœux…

Il continua sur le même ton, surabondamment fleuri, de manière à ne m’imposer aucun autre effort que celui de ne pas lui rire au nez. Du reste, pas la moindre allusion, même la plus éloignée, à ce qu’il venait de voir sur le petit chemin, ou à la lettre que je tenais encore. Cette discrétion, de mauvais augure, servit à me convaincre qu’il devait avoir surpris, par les moyens les moins avouables, le secret de la démarche que j’avais tentée, dans l’intérêt de Laura, auprès du « solicitor » de la famille, et qu’après s’être assuré de la voie par laquelle j’avais secrètement reçu la réponse de ce dernier, sachant désormais tout ce qu’il voulait savoir, il ne travaillait plus qu’à dissiper les soupçons que sa conduite, il le sentait bien, n’avait pu manquer de faire naître dans mon esprit. Je fus assez sage, en de telles circonstances, pour ne pas essayer de le tromper par des explications plus ou moins plausibles, — et assez femme, — nonobstant la peur qu’il me faisait, — pour sentir comme souillée la main que j’appuyais à son bras.

Sur la grande allée sablée qui passait devant la maison nous rencontrâmes le « dog-cart », en route déjà du côté des remises. Sir Percival venait d’arriver. Il nous accueillit à la porte du château. Quels que fussent les autres résultats de son voyage, il ne me parut pas en avoir rapporté une humeur moins farouche.

— Oh ! oh !… en voici toujours deux, dit-il d’un air renfrogné. Que veut dire cet abandon où reste le château ? Qu’est donc devenue lady Glyde ?…

Je lui racontai la perte de la broche, ajoutant que Laura était allée la chercher dans les plantations.

— Broche ou non, — grommela-t-il, toujours maussade, — je la prierai de ne pas oublier le rendez-vous que je lui ai donné dans la bibliothèque pour cette après-midi. Je compte l’y trouver d’ici à une demi-heure…

Je retirai ma main passée au bras du comte, et montai lentement les degrés du perron. Il m’honora d’une de ses plus magnifiques révérences, et s’adressant ensuite gaiement au maître de la maison, qui continuait à faire la moue :

— Eh bien, Percival ? dit-il, la tournée a-t-elle été bonne ? Et votre jolie « Brown-Molly », cette bête si luisante, nous revient-elle très-fatiguée ?

— Au diable Brown-Molly, et au diable la tournée !… C’est mon lunch dont j’ai besoin.

— Et moi, Percival, répondit le comte, j’ai besoin d’avoir avec vous, tout d’abord, cinq minutes d’entretien. Cinq minutes d’entretien, mon bon ami, sur le gazon que voilà.

— Et à propos ?…

— À propos d’affaires qui vous concernent particulièrement.

J’avais assez ralenti le pas, en traversant la double entrée du vestibule, pour entendre cet échange de paroles, et pour voir sir Percival fourrer ses mains dans ses poches avec un air d’hésitation malveillante.

— Si vous voulez m’assommer encore de vos infernaux scrupules, dit-il à son ami, ne comptez pas sur moi pour m’amuser à vous les entendre développer… C’est mon lunch dont j’ai affaire !

— Venez par ici causer avec moi, répéta le comte, toujours parfaitement impassible, et dont les plus grossières paroles ne pouvaient déranger le sang-froid.

Sir Percival descendit le perron. Le comte le prit par-dessous le bras, et l’entraîna doucement. Je ne doutais pas que l’affaire dont il était question n’eût trait à la signature demandée. Ils parlaient certainement de Laura et de moi. Je me sentais faiblir sous l’inquiétude, et j’avais le cœur serré. Peut-être était-il fort essentiel, pour toutes deux, que nous vinssions à savoir ce que, dans ce moment-là même, ils se disaient l’un à l’autre. Or, de leur conversation, il était bien impossible que je saisisse un seul mot.

J’errai par la maison, de chambre en chambre, portant sur moi, bien cachée, la lettre de l’avocat (je ne l’aurais pas crue en sûreté, dans un moment pareil, même sous une triple serrure), et cela jusqu’à ce que le doute qui m’écrasait m’eût à moitié rendue folle. Rien n’annonçait que Laura fût rentrée, et je pensais à sortir pour voir ce qu’elle devenait. Mais j’étais tellement épuisée par les épreuves et les anxiétés du matin, que la chaleur du jour se trouva trop forte pour moi ; et, après un vain essai pour gagner la porte du château, je me vis contrainte de retourner au salon, et de m’étendre sur le premier sofa venu, pour tâcher de me remettre un peu.

Je commençais à me calmer quand la porte s’ouvrit doucement, et le comte y passa la tête.

— Mille pardons, miss Halcombe ! disait-il, je ne me permettrais pas de vous déranger, si je n’étais porteur de bonnes nouvelles. Percival, — qui met du caprice en toutes choses, comme vous savez, — a jugé bon de changer d’avis au dernier moment ; et, jusqu’à nouvel ordre, l’affaire de la signature est mise de côté. Grand soulagement pour nous tous, miss Halcombe, ainsi que je m’en assure avec plaisir en vous regardant. Veuillez, quand vous mentionnerez à lady Glyde ce changement si heureux, lui offrir, en même temps, mes félicitations et mes respects…

Là-dessus, il me quitta, non remise encore de mon étonnement. On ne pouvait douter que cette modification extraordinaire dans les volontés de sir Percival au sujet de la signature, ne fût due à l’influence de cet homme ; et que la double découverte qu’il avait faite, — tant de ma lettre d’hier que de la réponse reçue par moi, aujourd’hui, — ne lui eût fourni les moyens d’intervenir avec un succès assuré.

Tout ceci, je le sentais ; mais mon esprit semblait participer à l’épuisement de mon corps, et je n’étais nullement en état de réfléchir assez sur ces vagues impressions pour en tirer quelque chose d’utile, soit au présent si rempli d’incertitudes, soit à l’avenir chargé de menaces.

J’essayai, une seconde fois, de sortir pour aller chercher Laura ; mais j’avais des étourdissements et mes genoux tremblaient sous moi. Il fallut donc y renoncer encore, et me laisser retomber sur le sofa, nonobstant les révoltes de ma volonté.

Le repos qui avait envahi la maison, et le bourdonnement en sourdine des insectes d’été qui m’arrivait par la fenêtre ouverte, apportèrent quelque adoucissement à la fièvre qui m’agitait. Mes yeux se fermaient d’eux-mêmes, et je passai par degrés dans un état bizarre, qui n’était pas la veille, — car je ne savais rien de ce qui se passait autour de moi, — et qui n’était pas le sommeil car j’avais conscience du repos ou je demeurais plongée. En cette condition, mon intelligence enfiévrée prit, pour ainsi dire, la clé des champs, tandis que la lassitude de mon pauvre corps le tenait forcément au repos, et, par une sorte d’hallucination, de rêve tout éveillé, de chimère, — je ne sais vraiment quel nom donner à ceci, — je vis apparaître devant moi Walter Hartright. Depuis mon réveil, ce jour-là, je n’avais pas songé à lui ; Laura ne m’avait pas dit un seul mot qui, directement ou indirectement, eût pu me le rappeler, — et pourtant, je le voyais là, devant moi, aussi distinctement que si les jours passés fussent revenus, et que si nous étions encore réunis, tous les deux, à Limmeridge-House.

Il m’apparut parmi un grand nombre d’autres hommes dont je ne pouvais clairement discerner les traits. Tous étaient étendus sur les degrés d’un vaste temple en ruines. La végétation colossale des tropiques, — troncs énormes, chargés de lianes infinies, et parmi leurs feuillages, leurs tiges mêlées, de hideuses idoles de pierre, faisant briller au soleil leurs masques grimaçants, — enveloppait le temple, dérobait l’azur du ciel, et jetait une ombre sinistre sur ces groupes d’hommes perdus dans le désert et entassés sur les marches de granit.

Du sol échauffé s’élevaient, en déroulant silencieusement leurs anneaux entrelacés, de blanches exhalaisons ; pareilles à des nuages de fumée, elles se glissaient en muettes guirlandes vers ces hommes endormis ; à mesure que l’un d’eux en était effleuré, on le voyait se raidir et demeurer sans vie à la place même où il s’était couché. Un élan de terreur et de pitié pour Walter délia subitement ma langue, et je le suppliai d’éviter ce destin : — Revenez, revenez ! disais-je. Rappelez-vous « qu’elle » a, que « j’ai » aussi votre promesse ! Revenez-nous avant que la peste ne vous frappe et ne vous étende mort comme les autres !

Il me regarda, la physionomie empreinte d’un calme surhumain : — Attendez, disait-il. Je reviendrai. Cette nuit où je rencontrai sur le grand chemin la femme égarée, cette nuit a marqué ma vie comme devant être l’instrument d’un dessein encore voilé. Perdu, ici, dans le désert, ou bien revenu, là-bas, sur la terre natale, je n’en suivrai pas moins la route sombre qui me conduit, ainsi que vous, ainsi que la sœur de votre amour et du mien, à la rétribution inconnue, au but inévitable. Attendez et voyez ! La peste qui touche les autres ne « me » touchera pas.

Je le revis. Il était encore dans la forêt, et ses compagnons de périls étaient réduits à un fort petit nombre. Le temple, les idoles, avaient disparu. À leur place, parmi les arbres, on voyait tapis, comme pour un meurtre, je ne sais quels nains à peau brune, l’arc en main, la flèche sur la corde. Une fois encore je craignis pour Walter, et criai, le mettant sur ses gardes. Une fois encore, il tourna vers moi sa figure empreinte d’un immuable calme : — C’est, disait-il, un pas de plus sur la route sombre. Attendez et voyez ! Les flèches qui frappent les autres passeront à côté de « moi. »

Pour la troisième fois, je le vis sur un vaisseau naufragé dont la quille était prise dans les sables d’un récif désert. Les chaloupes chargées de monde s’éloignaient de lui, ramant vers la côte ; lui seul restait à bord, destiné à périr avec le vaisseau submergé. Je lui criai de héler la barque la moins éloignée, et de faire un dernier effort pour sauver sa vie. Le calme visage me jeta un regard, et la voix, que nulle émotion ne troublait, me renvoya cette réponse, toujours la même : — Encore un pas en avant. Attendez et voyez ! La mer, qui va noyer les autres, m’épargnera, « moi. »

Je le vis pour la dernière fois. Il était agenouillé près d’un tombeau de marbre blanc, et l’ombre d’une femme voilée, s’élevant de dessous la pierre funèbre, était venue se placer près de lui. Le calme surhumain de son visage s’était changé en une douleur surhumaine. Mais l’assurance effrayante de ses paroles restait la même : — De plus en plus sombre, disait-il ; en avant, toujours en avant ! La mort enlève les braves, les belles, les jeunes, — et la mort m’épargne. La peste qui corrompt, la flèche qui frappe, la mer qui noie, la tombe qui se referme sur l’amour et l’espérance sont autant de pas de plus, et me rapprochent du but.

Mon cœur s’affaissait sous une crainte inexprimable, sous une douleur qu’aucunes larmes n’auraient pu soulager. L’obscurité enveloppa le pèlerin agenouillé près du tombeau de marbre ; elle enveloppa la femme voilée que la terre avait laissée sortir ; elle enveloppa l’être livré aux chimères qui les contemplait l’un et l’autre. Je ne vis, je n’entendis plus rien…

Une main qui se posait sur mon épaule vint me réveiller. C’était celle de Laura.

Elle s’était laissée tomber à genoux près du sofa. Son visage, plus animé que d’ordinaire, trahissait une vive agitation, et ses yeux hagards venant à rencontrer les miens, leur expression égarée me fit tressaillir :

— Qu’est-il donc arrivé ? demandai-je. Qui a pu vous effrayer ainsi ?…

Elle regarda par-dessus son épaule, du côté de la porte entr’ouverte, — approcha ses lèvres de mon oreille, — et répondit, murmurant à peine :

— Marian ! — la figure près du lac, — vous savez bien ?… les pas que nous entendions hier soir, — je viens de la voir !… je viens de lui parler !

— Qui donc, pour l’amour du ciel ?

— Anne Catherick !…

J’étais si troublée par l’agitation peinte sur le visage et dans les gestes de Laura, et tellement absorbée par les impressions du rêve que je venais de faire, que lorsque ce nom franchit les lèvres de ma sœur, je demeurai sous le coup de cette révélation subite, les pieds cloués au sol et la contemplant dans un silence effaré.

Laura elle-même était trop complètement perdue dans le souvenir de ce qui venait de lui arriver pour prendre garde à l’effet que sa réponse avait produit sur moi : — J’ai vu Anne Catherick ; j’ai parlé à Anne Catherick, répéta-t-elle, comme si je n’avais pas dû l’entendre. Oh ! Marian, j’ai tant de choses à vous dire. Venez, — nous pourrions être dérangées, ici. Venez sans retard, dans ma chambre…

Tout en me pressant ainsi, elle m’avait prise par la main, et, me faisant traverser la bibliothèque, elle me conduisit dans la pièce, à l’extrémité du rez-de-chaussée, qui avait été disposée, je l’ai déjà dit, pour son usage spécial. Là, sauf sa femme de chambre, aucun tiers indiscret n’avait le moindre prétexte pour venir nous surprendre. Elle me fit passer devant elle, ferma la porte au verrou, et tira les rideaux de perse qui la masquaient à l’intérieur.

La bizarre sensation d’étourdissement qui s’était emparée de moi persistait encore. Cependant une conviction sans cesse croissante que les difficultés contre lesquelles j’avais toujours pensé que nous aurions à lutter, elle et moi, se pressait tout à coup autour de nous, commençait à pénétrer dans mon esprit. Je n’aurais pu l’exprimer par des paroles ; — c’est à peine si j’en avais en moi la perception encore obscure : — Anne Catherick, murmurais-je intérieurement, sans que ce nom, répété en vain, m’offrît une idée plus distincte… Anne Catherick !…

Laura m’avait attirée sur le siège le plus proche, une ottomane qui occupait le milieu de la pièce : — Voyez ! voyez ceci !… et du doigt elle me montrait le corsage de sa robe.

Je vis alors (je ne m’en étais pas encore aperçue) que la broche perdue était de nouveau fixée à son ancienne place. Il y avait là quelque chose de réel, de tangible, qui sembla fixer, arrêter le tourbillon confus de mes idées, et servit à me calmer un peu.

— Où avez-vous retrouvé votre broche ?… Les premières paroles qui me vinrent aux lèvres, en ce moment critique, furent celles qui formulaient cette question si insignifiante.

— C’est elle qui l’a trouvée, Marian.

— Où ?

— Sur le plancher du vieil embarcadère… Oh ! par où commencer ? Comment vous raconter tout cela ?… Elle m’a tenu un langage si singulier… elle avait l’air si malade… elle m’a quittée si brusquement !…

À mesure que ses souvenirs lui revenaient en tumulte sa voix s’élevait à son insu. La méfiance invétérée qui, nuit et jour, dans ce château, pèse sur mon esprit assiégé de soupçons, me poussa tout à coup à l’en prévenir, — tout comme, le moment d’avant, l’aspect de sa broche m’avait suggéré la question que j’ai dite.

— Parlez bas ! interrompis-je. La croisée est ouverte, et l’allée du jardin passe au-dessous. Commencez par le commencement, Laura ! Dites-moi, mot pour mot, ce qui s’est passé entre cette femme et vous.

— Faut-il auparavant fermer la fenêtre ?

— Non ; seulement, parlez bas ! Rappelez-vous, sans plus, qu’il est dangereux, sous le toit de votre mari, de prononcer le nom d’Anne Catherick… Où l’avez-vous rencontrée d’abord ?

— À l’embarcadère, Marian. J’étais sortie, vous le savez, pour chercher ma broche, et j’ai d’abord suivi le sentier qui traverse les plantations, pas à pas, regardant à terre avec soin. Je suis arrivée ainsi, après un long trajet, jusqu’à la vieille hutte au bord du lac ; et dès que j’y fus entrée, je me mis à genoux pour explorer le plancher. J’y cherchais encore, le dos tourné vers la porte, lorsque j’entendis derrière moi une voie inconnue, d’une extrême douceur : — Miss Fairlie ! disait cette voix.

— Miss Fairlie ?

— Oui, mon ancien nom, ce nom cher et familier que je croyais ne devoir plus m’être jamais donné. Je me relevai en sursaut, non pas effrayée, — car cette voix était trop douce et trop bonne pour faire peur à qui que ce soit, — mais véritablement très-surprise. Là, debout, sur le seuil d’où elle me contemplait, je vis une femme dont le visage m’était complètement inconnu.

— Quel vêtement avait-elle ?

— Elle portait une robe blanche, propre et bien faite, et, par-dessus, un misérable châle de couleur foncée, presque transparent à force d’être usé. Son chapeau était de paille brune, aussi misérable, aussi fatigué que le châle. Je fus frappée de cette différence de sa robe avec le reste de son ajustement ; elle vit sans doute que j’y avais pris garde. — Ne regardez pas mon chapeau et mon châle, dit-elle, parlant à mots pressés, saccadés, comme hors d’haleine ; lorsque je ne puis porter du blanc, peu m’importe ce que je mets sur moi. Regardez ma robe tant que vous voudrez. D’elle, au moins, je n’ai pas honte… Singulier langage, n’est-il pas vrai ? Avant que j’eusse pu dire quoi que ce fût pour m’excuser, elle me tendit une de ses mains, et cette main tenait ma broche perdue. Reconnaissante et charmée, je me rapprochai d’elle pour lui dire à quel point je l’étais : — Me savez-vous assez de gré, me demanda-t-elle, pour m’accorder une petite faveur ? — Oui, vraiment, lui répondis-je. Je serai heureuse de vous complaire en tout ce qui dépendra de moi. — Eh bien ! puisque c’est moi qui l’ai retrouvée, permettez que je rattache moi-même cette broche sur votre poitrine… Sa demande était si imprévue pour moi, Marian, de plus elle y mettait une ardeur si extraordinaire, que je reculai d’un pas ou deux, ne sachant trop que décider : — Ah ! dit-elle, votre mère m’aurait laissée rattacher cette broche !… Dans sa voix, dans sa physionomie, aussi bien que dans cet appel à ma mère, fait avec l’accent du reproche, il y avait quelque chose qui me rendit honteuse de ma méfiance.

— Vous avez connu ma mère ? lui dis-je. Y a-t-il bien longtemps de cela ? Vous ai-je, moi, jamais vue avant aujourd’hui ?… Ses mains étaient occupées à fixer la broche ; elle s’arrêta, et les laissant sur ma poitrine : — Vous ne vous rappelez pas, me dit-elle, par une belle journée de printemps, à Limmeridge, votre mère descendant le petit chemin qui mène à l’école, avec une petite fille à chacune de ses mains ? Depuis lors, je n’ai guère eu autre chose à penser, et je me rappelle bien cette journée. Vous étiez une des deux petites filles, et j’étais l’autre. La jolie, la spirituelle miss Fairlie, et Anne Catherick, la pauvre idiote, étaient plus près l’une de l’autre, alors, qu’elles ne le sont aujourd’hui !…

— Vous l’êtes-vous rappelée, Laura, quand elle vous a dit son nom ?

— Oui ; … je me suis rappelé qu’à Limmeridge, vous m’aviez questionnée au sujet d’Anne Catherick, en me disant qu’autrefois on lui trouvait une grande ressemblance avec moi.

— Et dites-moi, Laura, qui vous a rappelé tout ceci ?

— C’est elle-même qui me l’a rappelé. Pendant que je la regardais, tandis qu’elle était si proche de moi, il m’est tout à coup venu à l’esprit que nous nous ressemblions l’une à l’autre. Son visage était pâle, amaigri, fatigué, — mais la vue de ce visage me causait une sorte de tressaillement : c’était comme si je me fusse regardée au miroir en relevant d’une longue maladie. Cette découverte, — je ne sais pourquoi, — me donna une telle secousse, que pendant un moment il me devint impossible de lui parler.

— Parut-elle blessée de votre silence ?

— Je crains bien qu’elle ne l’ait été quelque peu : — Vous n’avez, me dit-elle, ni le visage ni le cœur de votre mère. Le visage de votre mère était d’une couleur sombre ; mais son cœur, miss Fairlie, était le cœur d’un ange. — Croyez, répondis-je, que je suis très-favorablement disposée pour vous, quoique hors d’état, en ce moment-ci, de vous exprimer ce que je sens. Mais pourquoi m’appelez-vous miss Fairlie ?… — Parce que j’aime le nom de Fairlie, tandis que j’abhorre le nom de Glyde, s’écria-t-elle avec une violence subite. Jusqu’alors je n’avais rien vu en elle qui donnât l’idée de la folie ; mais, à l’expression de ses yeux, il me sembla qu’elle était en ce moment sous le coup de quelque accès. — Je me figurais, lui dis-je, — me rappelant l’étrange lettre qu’elle m’avait écrite à Limmeridge, et tâchant de l’apaiser, — je me figurais que vous ignoriez peut-être mon mariage… Avec un amer soupir et se détournant de moi : — Ignorer votre mariage ? répéta-t-elle. Je suis ici parce que vous êtes mariée. Je suis ici pour vous servir de victime expiatoire, avant de me retrouver avec votre mère dans les régions au-delà du tombeau… Tout en parlant ainsi, elle reculait et reculait encore, s’écartant de moi, jusqu’à ce qu’elle se trouvât à l’extérieur de la hutte, et là promenant ses regards de tous côtés, elle semblait écouter avec attention. Lorsque après un instant de silence, elle voulut de nouveau m’adresser la parole, au lieu de revenir près de moi, elle demeura sur le seuil de la porte, s’appuyant des mains aux deux montants : — Hier au soir, dit-elle, me vîtes-vous près du lac ? m’entendîtes-vous quand je vous suivais dans le bois ? J’ai attendu bien des jours l’occasion de vous parler seule à seule ; — j’ai quitté, la laissant inquiète, effrayée sur mon compte, l’unique amie que j’aie ici-bas ; — j’ai couru le risque d’être reconduite dans cet hôpital de fous ; — et tout cela, pour l’amour de vous, miss Fairlie, pour l’amour de vous !… Ces paroles m’alarmaient, Marian ; et pourtant il y avait dans leur accent quelque chose qui m’allait au cœur. C’était de la pitié, une pitié sincère à coup sûr, car elle me donna le courage de demander à cette malheureuse créature si elle voulait bien rentrer dans la hutte et s’asseoir à côté de moi.

— Le fit-elle ?

— Non, Elle secoua la tête, disant qu’il lui fallait rester où elle était, faire le guet, prêter l’oreille, afin qu’aucun tiers ne pût venir nous surprendre. Et, jusqu’à la fin de l’entrevue, elle est restée là, sur le seuil de la cabane, une main appuyée sur chaque montant de la porte ; parfois, se penchant tout à coup pour me parler ; parfois se retirant tout à coup pour jeter autour d’elle un regard inquiet : — J’étais hier ici, me dit-elle, avant que les ténèbres ne se fissent ; j’ai entendu votre conversation avec la dame qui vous accompagnait. Je vous ai entendue dire que vous ne pouviez vous faire croire de lui, ni le forcer à se taire. Ah ! je savais bien ce que ces mots voulaient dire ! Ma conscience me les expliquait à mesure qu’ils tombaient dans mon oreille. Pourquoi ai-je donc jamais souffert qu’il vous épousât ? Oh ! mes craintes, — ces craintes mauvaises, misérables, folles !… Elle enfouit, à ces mots, son visage dans les plis usés de son châle, et là, murmurait encore contre elle-même. Je commençais à craindre quelque terrible éclat de désespoir que ni moi ni elle ne pourrions maîtriser : — Tâchez de vous calmer, lui dis-je ; tâchez de m’expliquer comment vous auriez pu empêcher mon mariage. Elle retira le châle qui voilait sa figure, et promenant sur moi un regard vague : — J’aurais dû, répondit-elle, avoir assez de cœur pour rester à Limmeridge. Je n’aurais pas dû me laisser effrayer ainsi par la nouvelle de son arrivée. J’aurais dû vous avertir, et vous préserver avant qu’il fût trop tard. Pourquoi me suis-je à peine trouvé le courage de vous écrire cette lettre ? Pourquoi n’ai-je fait que du mal, quand je ne désirais et ne voulais faire que le bien ? Oh ! mes craintes… mes craintes insensées, misérables, criminelles !… Pour la seconde fois, elle répéta ces paroles, et, pour la seconde fois, ramena sur son visage les plis de son pauvre petit châle. Elle était effrayante à voir, effrayante à entendre.

— Vous lui aurez sûrement demandé, Laura, quelles étaient ces craintes sur lesquelles elle revenait avec tant d’insistance ?

— Oui, je lui ai fait cette question.

— Et qu’a-t-elle dit ?

— Elle m’a demandé, par manière de réplique, si je n’aurais pas peur, « moi », d’un homme qui, après m’avoir fait renfermer dans une maison de fous, serait encore disposé, en ayant le pouvoir, à m’y emprisonner de nouveau ? — Le craignez-vous encore ? lui dis-je. Vous ne seriez pas ici, bien certainement, si vous aviez cette appréhension ? — Non, dit-elle ; maintenant, je n’ai plus peur… — Je lui demandai ce qui la rassurait. Elle se pencha tout à coup en avant, et me dit : — Ne sauriez-vous le deviner ?… Je lui fis signe que non : — Regardez-moi, continua-t-elle. Je lui dis alors que j’étais peinée de lui voir l’air si triste et l’aspect si souffrant. Pour la première fois, elle sourit : — Souffrant répéta-t-elle, oh ! c’est mieux que cela… Vous savez maintenant pourquoi je n’ai plus peur de lui… Et, dites-moi, croyez-vous que je trouverai votre mère dans le ciel ?… S’il en est ainsi, me pardonnera-t-elle ?… J’étais si émue, si étonnée, que je ne pus répondre. — J’ai pensé à cela, continua-t-elle, durant tout le temps où je me dérobais à votre mari, tout le temps où je suis restée malade. Mes pensées m’ont conduite ici de force… Je veux expier ma faute ;… je veux annuler autant que possible le mal que j’ai fait autrefois… — Je la suppliais, avec toute l’ardeur imaginable, de me dire ce qu’elle entendait par là. Elle me couvrait toujours de son regard distrait et fixe. — Est-ce moi, se disait-elle avec l’accent du doute ; est-ce moi qui annulerai ce mal ? Vous avez des amis qui prendront votre défense. Si vous connaissez son secret, il aura peur de vous ; il n’osera pas vous traiter comme il m’a traitée. Il vous ménagera dans son propre intérêt, s’il a peur de vous et de vos amis. Que s’il vous ménage, et si c’est à moi que vous le devez… — J’attendais impatiemment la fin de sa phrase ; mais, sur ces mots elle s’arrêta.

— Vous avez sans doute essayé d’obtenir qu’elle continuât.

— Sans doute ; mais elle s’écarta de nouveau, et alla s’appuyer, de la figure et des bras, contre une des parois de la hutte : — Oh ! l’entendais-je dire avec un attendrissement insensé qui m’effrayait, que seulement je puisse reposer dans la même fosse à côté de votre mère ! que je puisse m’éveiller près d’elle, lorsque sonnera la trompette des anges, et lorsqu’à ce signal de résurrection, la tombe rendra ses morts !… Marian ! je tremblais de la tête aux pieds,… il était horrible de l’entendre parler ainsi : — Mais ceci n’est point à espérer, reprit-elle, se détournant un peu comme pour me regarder encore ; une pauvre étrangère comme moi n’a pas droit à un si beau privilège. Je ne reposerai pas sous la croix de marbre que j’ai lavée de mes propres mains, et que, pour l’amour d’elle, j’ai faite si blanche et si pure… Oh ! non… oh ! non ! La pitié de Dieu, non celle de l’homme, me conduira vers elle, là où les méchants cessent de poursuivre, là où les fatigués trouvent du repos… Elle prononça ces derniers mots tranquillement, tristement, avec un pénible soupir, symptôme d’un inconsolable désespoir ; puis elle se tut un instant. Un grand trouble se lisait sur son visage ; elle semblait penser, ou du moins essayer de penser : — Que disais-je donc tout à l’heure ? demanda-t-elle après une pause. Quand votre mère me vient à l’esprit, elle en chasse toute autre idée. Que disais-je donc ? que disais-je ?… Avec autant d’égards et de douceur que je pus, je remis la pauvre fille sur la voie de ses propres pensées : — Ah ! oui, oui, reprit-elle, toujours perdue en ses vagues perplexités. Vous êtes sans secours, en face de votre méchant mari… Oui, c’est bien cela… et il me faut accomplir ce pourquoi je suis venue ici ; il faut que je répare le tort que je vous ai fait en reculant, jadis, devant les révélations qui vous eussent sauvée. — Quelle est cette chose que vous avez à me dire ? lui demandai-je. — C’est, répondit-elle, le secret dont votre cruel mari a si grand’peur. Je l’ai jadis menacé du « secret », et je l’ai fait trembler ; vous l’en menacerez à votre tour, et il tremblera devant vous, comme il a tremblé devant moi… Je la vis alors prendre une physionomie plus sombre, et une sorte d’effarement irrité se peignit dans ses yeux. Elle étendit sa main vers mois par un geste distrait, inintelligible : — Ma mère connaît le secret, disait-elle ; il a pesé sur elle, il a flétri la moitié de sa vie… Un jour, quand je fus grande, elle m’en dit quelque chose, à « moi », et, le lendemain, votre mari…

— C’est cela, c’est cela… poursuivez m’écriai-je involontairement, que vous a-t-elle dit de votre mari ?…

— Arrivée là, Marian, elle s’arrêta de nouveau…

— Et ne dit rien de plus ?

— Elle se mit à écouter avec avidité : — Chut ! murmura-t-elle, dirigeant vers moi sa main par ce même geste vague et flottant, chut !… — Elle s’écarta obliquement de la porte, lentement, à petit bruit, pas à pas, jusqu’à ce que l’angle du mur l’eût dérobée à mes yeux.

— À coup sûr, vous l’avez suivie ?

— Oui, mes anxiétés me donnèrent le courage de me lever et de la suivre. Juste au moment où j’arrivais sur le seuil, elle reparut tout à coup, du côté opposé à celui par lequel je l’avais perdue de vue ; elle avait fait le tour de la hutte : — Le secret ? lui dis-je tout bas… Restez, et dites-moi le secret !… Elle me saisit le bras, et me jeta un regard insensé, plein de terreur ; — Pas à présent, dit-elle ; nous ne sommes pas seules… On nous guette. Venez ici, demain, à la même heure !… et venez seule !… Entendez-vous ?… venez seule !… Elle me repoussa dans la hutte par un brusque mouvement, et je cessai de la voir.

— Oh ! Laura, Laura !… encore une chance perdue ! Que j’eusse été près de vous, et certes elle ne vous eût pas échappé. De quel côté l’avez-vous vue disparaître ?

— Vers la gauche, là où le sol fléchit tout à coup, où le bois est le plus épais.

— Vous êtes-vous élancée au-dehors ! l’avez-vous appelée ?

— Comment l’aurais-je fait ? La peur me tenait immobile et muette.

— Mais, enfin, quand vous avez pu bouger, quand vous êtes sortie ?…

— Je suis revenue ici en courant, pour vous dire ce qui était arrivé.

— Avez-vous vu, avez-vous entendu quelqu’un dans la plantation ?

— Non… quand je l’ai traversée, tout y était tranquille et silencieux…

Je m’arrêtai un moment pour réfléchir. Cette troisième personne, qu’on supposait avoir assisté secrètement à l’entrevue, était-ce une réalité ou une création chimérique évoquée par les alarmes d’Anne Catherick ? Il était impossible de le savoir. Une seule chose demeurait certaine, c’est que, sur le point même de tout découvrir, nous venions d’échouer encore, d’échouer absolument, irrévocablement, à moins qu’Anne Catherick ne fût exacte au rendez-vous qu’elle avait donné, pour le lendemain, dans la hutte, au bord du lac.

— Êtes-vous bien sûre de m’avoir dit tout ce qui s’est passé ? m’avez-vous répété, mot pour mot, tout ce qui s’est dit ! demandai-je à ma sœur.

— Je le crois, répondit-elle. Je n’ai pas votre mémoire, Marian ; mais j’étais si fortement impressionnée, intéressée à ce point, qu’aucune circonstance un peu essentielle n’a pu m’échapper.

— Ma chère Laura, les plus insignifiantes bagatelles ont leur importance, lorsque Anne Catherick s’y trouve mêlée. Réfléchissez encore… Ne lui serait-il pas échappé par hasard, quelque allusion à l’endroit où elle réside actuellement.

— Aucune dont je me souvienne.

— N’aurait-elle pas fait mention d’une compagne, d’une amie ?… d’une femme qu’on appelle mistress Clements ?

— Oh ! oui ! oui !… J’oubliais ce détail. Elle m’a dit que mistress Clements se plaignait de ne pas l’accompagner au lac pour veiller sur elle, la priant et la suppliant de ne pas se hasarder seule dans ces environs.

— Est-ce là tout ce qu’elle a dit de mistress Clements ?

— Oui, c’est tout.

— Et n’a-t-elle rien ajouté sur l’endroit où elle se réfugia quand elle quitta Todd’s-Corner ?

— Rien. J’en suis parfaitement sûre.

— Ni sur les résidences qu’elle a eues depuis ? ni sur ce qu’a été sa maladie ?

— Non, Marian, pas un mot. Dites-moi, je vous en prie, ce que vous pensez de tout ceci. Je ne sais qu’en penser moi-même ; je ne sais que faire.

— Voici, sœur aimée, ce que vous ferez : vous irez demain à l’embarcadère, ainsi qu’il a été convenu. On ne saurait dire de quel intérêt peut être votre seconde entrevue avec cette femme. Vous ne serez pas, cette fois, abandonnée à vous-même. Je vous suivrai à bonne distance ; personne ne me verra, mais, en cas d’accident, je me tiendrai à portée de votre voix. Anne Catherick échappa naguère à Walter Hartright ; hier encore, elle vous a échappé. Quoi qu’il arrive, elle ne m’échappera pas, à « moi »…

Les yeux de Laura lisaient attentivement dans les miens.

— Vous croyez, dit-elle, à ce secret dont mon mari aurait peur ? Supposons, Marian, qu’il n’existât, après tout, que dans l’imagination d’Anne Catherick ; supposons qu’elle désirât seulement me voir et me parler, en vertu de ces vieux souvenirs qui lui semblent chers ? Son attitude était si étrange, qu’elle m’a presque donné des méfiances. Est-ce que, sur d’autres points, vous vous en rapporteriez à cette femme ?

— Je ne m’en rapporte à rien, Laura, si ce n’est à mes propres observations sur la conduite de votre mari. Je juge les paroles d’Anne Catherick d’après les actions de sir Percival… et je crois à l’existence d’un secret…

Je n’en dis pas davantage, et me levai pour quitter la chambre. Certaines pensées me troublaient, que j’aurais pu lui révéler si nous eussions causé plus longtemps ensemble, et dont la connaissance aurait eu des dangers pour elle. L’influence du rêve terrible auquel elle m’avait arraché projetait je ne sais quelle ombre sinistre sur chaque nouvelle impression que les incidents, successivement racontés par elle, avaient produite dans mon esprit. Je sentais se rapprocher l’avenir annoncé par tant de sombres présages ; ils me glaçaient d’un inexprimable effroi ; ils m’imposaient, de force, la conviction que d’impénétrables desseins présidaient à ce long enchaînement de complications qui, maintenant, nous enveloppait de ses nœuds. Je pensais à Hartright tel que je l’avais vu, des yeux du corps, quand il était venu me dire adieu, tel que je l’avais vu dans mon rêve, des yeux de l’esprit, — et je commençais, moi aussi, à me demander si nous ne progressions pas, les yeux bandés, vers un but fixe et inévitable.

Tandis que Laura montait toute seule, je sortis pour m’aller recueillir dans les allées voisines du château. La manière dont Anne Catherick s’était séparée d’elle m’avait donné le vif désir, que je gardai secret, de savoir comment le comte Fosco passait son après-midi ; elle me faisait me méfier des résultats de ce voyage solitaire d’où sir Percival était revenu peu d’heures auparavant.

Après les avoir cherchés de tous côtés sans rien découvrir, je rentrai au château, où j’explorai, l’une après l’autre, toutes les pièces du rez-de-chaussée. Aucune qui ne fût vide. Je revins dans le vestibule, et montai l’escalier pour me rendre auprès de Laura. Comme je passais le long du couloir, madame Fosco ouvrit sa porte, et je fis halte pour lui demander si elle savait ce qu’étaient devenus son mari et sir Percival. Elle me répondit affirmativement. Moins d’une heure auparavant, elle les avait vus tous les deux de sa fenêtre. Le comte avait levé les yeux vers elle avec sa bonté ordinaire, et, toujours attentif comme il l’était pour les moindres choses, il l’avait prévenue qu’il sortait avec son ami, projetant une longue promenade…

Une longue promenade ! Depuis que je les voyais ensemble, jamais pareille partie n’avait été concertée entre eux. Sir Percival n’aimait pas d’autre exercice que l’équitation, et le comte (quand il m’escortait, c’était pure politesse), n’avait de goût pour aucune sorte d’exercice.

Revenue près de Laura, je m’aperçus qu’en mon absence, elle avait débattu avec elle-même cette question imminente de la signature de l’acte, à laquelle nous avions omis de songer, emportées par l’intérêt de l’entretien relatif à son entrevue avec Anne Catherick. Ses premières paroles, quand je la revis, m’exprimèrent la surprise qu’elle éprouvait à ne pas se voir mandée dans la bibliothèque, pour y comparaître devant sir Percival.

— Vous pouvez vous rassurer à cet égard, lui dis-je. Pour le présent, au moins, ni votre résolution, ni la mienne ne seront mises à une nouvelle épreuve. Sir Percival a modifié ses projets. L’affaire de la signature est ajournée.

— Ajournée ? répéta Laura stupéfaite. Qui vous l’a dit ?

— J’en ai la parole du comte Fosco ; et je crois que nous sommes redevables à son intervention du brusque changement survenu dans les idées de votre mari.

— Ce que vous me dites là, Marian, me semble impossible. Si, comme nous le supposons, ma signature n’est réclamée que pour procurer à sir Percival un argent dont il a le plus pressant besoin, comment la question peut-elle être ajournée ?

— Je crois, Laura, que nous avons en mains de quoi résoudre cette question. Avez-vous oublié la conversation entre sir Percival et son avocat, que naguère j’ai surprise sous le vestibule ?

— Non ; mais je ne me souviens pas…

— Moi, je me souviens. Deux alternatives furent proposées. L’une consistait à vous faire signer le parchemin ; l’autre à gagner du temps, en souscrivant des billets à trois mois. Cette dernière ressource est évidemment celle à laquelle on a recours aujourd’hui, et nous pouvons nous abandonner à l’espérance que, d’ici à quelque temps, nous n’aurons plus le contre-coup des embarras de sir Percival.

— Oh ! Marian, vos pronostics sont trop favorables pour être vrais !

— En vérité, mon aimée ?… Tout à l’heure encore, vous me complimentiez sur ma bonne mémoire et vous semblez maintenant vous en méfier. Je vais aller chercher mon « Journal » et vous verrez si j’ai tort ou raison…

Je sortis et rapportai immédiatement le volume.

En nous référant au paragraphe relatif à la visite de l’avocat, nous constatâmes que je m’étais fort exactement rappelé les deux alternatives soumises au choix de son client. L’assurance que ma mémoire m’avait servie, en cette occasion tout aussi fidèlement que de coutume, soulagea mon esprit presqu’autant que celui de Laura. Dans l’incertitude périlleuse de notre situation actuelle, il serait difficile de dire quels intérêts d’avenir peuvent dépendre de la régularité avec laquelle mon « Journal » est tenu, et du plus ou moins de confiance que je puis avoir dans la fidélité de mes souvenirs au moment où je les y transcris jour par jour.

La physionomie et l’attitude de Laura m’indiquèrent que cette dernière considération l’avait frappée aussi bien que moi-même. En somme, pourtant, ce n’est qu’un détail peu essentiel, et j’ai presque honte de le mentionner ici, tant il jette une triste lumière sur l’isolement et l’abandon où nous sommes. Il faut vraiment avoir à compter sur bien peu de chose, pour que cette découverte de la confiance que je puis placer dans ma mémoire soit presque saluée comme le serait celle d’un nouveau protecteur !

Le premier coup du dîner nous sépara. Il venait à peine de sonner, quand sir Percival et le comte rentrèrent de leur promenade. Nous entendîmes le maître du château faire pleuvoir sur les domestiques une grêle de reproches parce qu’ils étaient en retard de cinq minutes ; et son hôte s’interposait, comme d’ordinaire, pour prêcher le sang-froid, la patience et la paix.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La soirée est maintenant terminée. Il n’est rien survenu d’extraordinaire. Mais, dans la conduite de sir Percival et du comte, j’ai remarqué certaines particularités qui m’ont fait rentrer chez moi, fort inquiète sur le compte d’Anne Catherick et sur les résultats que peut amener la journée de demain.

J’en sais assez, à l’heure qu’il est, pour être certaine que, des aspects divers sous lesquels se montre sir Percival, le plus trompeur, et par conséquent le moins favorable, est celui où il déploie le plus de courtoisie. Or, il est revenu de cette longue promenade avec son ami beaucoup plus poli qu’il ne l’était depuis longtemps, plus particulièrement vis-à-vis de sa femme. Elle se montra surprise, et moi je fus secrètement alarmée quand il l’appela par son petit nom, lui demandant si elle avait eu, dans ces derniers temps, des nouvelles de son oncle, s’informant de l’époque où mistress Vesey serait invitée par elle à venir à Blackwater-Park ; bref, multipliant les petites prévenances, les attentions délicates, de manière à nous rappeler l’époque haïssable où, à Limmeridge-House, il sollicitait la main de Laura. C’était pour commencer, un mauvais signe ; et je trouvai d’un présage plus mauvais encore qu’il fît semblant, après le dîner, de s’assoupir dans un coin du salon, et que son regard sournois nous suivît pourtant, moi et ma sœur, quand il put croire que ni l’une ni l’autre, nous ne soupçonnions sa ruse. Je n’ai jamais douté que cette soudaine excursion qu’il a faite, à lui tout seul, n’eût eu pour but d’aller à Welmingham questionner mistress Catherick ; — mais ce qui s’est passé ce soir m’a donné à craindre que l’expédition n’ait pas été entreprise en vain, et qu’il se soit procuré les renseignements dont, à coup sûr, il était en quête. Si je savais où trouver Anne Catherick, je me lèverais demain à l’aurore pour aller l’avertir.

Tandis que je ne devinais que trop bien comment l’attitude présente de sir Percival devait être interprétée, le comte, en revanche, m’apparaissait sous un jour entièrement nouveau pour moi. Ce soir, pour la première fois, il m’a permis de l’entrevoir dans le rôle d’un homme sensible ; — je ne raille pas ; car, autant que je puis croire, les sentiments dont je parle étaient réels, et non joués.

Par exemple, il était calme et un peu abattu ; ses yeux, sa voix exprimaient une compassion dont il contenait l’élan. Il portait (comme en vertu de quelque rapport caché entre son élégance la plus voyante et ses sentiments les plus profonds) le plus magnifique gilet dans lequel nous l’eussions vu encore, — étoffe de soie d’un vert de mer très-pâle, délicatement ornée de belles tresses d’argent. Sa voix descendait aux inflexions les plus tendres ; son sourire trahissait une admiration, une préoccupation toutes paternelles chaque fois qu’il s’adressait à Laura ou à moi. Il pressa, sous la table, la main de sa femme, dans un moment où elle le remerciait de quelques menues prévenances qu’il avait eues pour elle. Ils échangèrent un toast conjugal : — À votre santé, à votre bonheur, cher ange ! disait-il avec un regard humide et tendre. Il ne mangeait presque rien, et il soupirait, et il répondait : « Mon bon Percival ! » quand son ami se moquait de lui. Après le dîner, il prit Laura par la main, et lui demanda si elle voudrait bien « lui procurer la douceur d’entendre un air joué par elle ? » Par pur étonnement, elle céda. Il s’assit près du piano, tandis que sa chaîne de montre reposait en plis nombreux, comme un serpent aux écailles dorées, sur la verte protubérance de son gilet. Sa tête énorme penchait languissamment d’un côté, et deux de ses doigts d’un blanc jaunâtre battaient doucement la mesure. Il apprécia hautement le choix de la musique, et admira le jeu de ma sœur, non, comme le pauvre Hartright, avec un innocent plaisir puisé à la source de la mélodie, mais avec le goût, la science pratique d’un vrai connaisseur, apte à se rendre compte d’abord du mérite de la musique qu’on lui joue, et, en second lieu, de la manière dont elle est exécutée. Comme la nuit approchait, il demanda avec instance « que les charmantes lueurs du jour mourant fussent respectées », et qu’on n’apportât pas encore les lampes. De ce pas muet qui me fait horreur, il vint me trouver, à la fenêtre éloignée où je restais debout afin de n’être pas sur sa route, afin même de pas le voir, — et me pria d’appuyer sa protestation contre les lampes. Si seulement l’une d’elles avait pu le consumer sur la place, je serais descendue la chercher moi-même à la cuisine.

— Vous devez aimer, j’en suis sûr, disait-il doucement, ce crépuscule anglais, tremblant et modeste. Ah ! je l’aime, moi. Cette admiration innée que j’ai pour tout ce qui est noble, grand et bon, je la sens, durant une soirée comme celle-ci, purifiée par le souffle du ciel. La nature a pour moi tant de charmes impérissables, tant d’attendrissements inextinguibles ! Je suis bien vieux, malheureusement ; bien vieux et bien gras : des épanchements qui siéraient à vos lèvres, miss Halcombe, ressemblent, sur les miennes, à je ne sais quelle ironique plaisanterie. Il est pourtant dur d’être ainsi ridiculisé dans mes accès de sensibilité, comme si mon âme avait, elle aussi, pris des années et du ventre. Remarquez, chère lady, cette clarté rose qui meurt à la cime des arbres. Est-ce qu’elle ne pénètre pas votre cœur comme elle pénètre le mien ?…

Il s’arrêta, — leva les yeux sur moi, — et récita les fameux vers de Dante sur la « Première heure du soir » avec une émotion, une mélodie, qui semblaient ajouter leur propre charme à ceux de cette poésie incomparable.

— Bah ! s’écria-t-il tout à coup, lorsque la dernière cadence de ces immortelles strophes eut expiré sur ses lèvres ; je rends ma vieillesse absurde, et ne réussis qu’à vous fatiguer tous ! Fermons donc la fenêtre ouverte sur mon cœur, et revenons au monde tel qu’il est, c’est-à-dire exigeant et positif. Je vote, Percival, l’admission des lampes. Lady Glyde, — miss Halcombe, — Eléanor, ma bonne femme, — laquelle de vous aura la bonté de faire ma partie aux dominos ?…

Il s’adressait à nous toutes ; mais il regardait spécialement Laura.

Elle avait appris à partager la crainte que me causait l’idée d’offenser cet homme, et accepta immédiatement sa proposition. C’était plus que je n’eusse pu faire en ce moment. Aucune considération ne m’aurait pu réduire à m’asseoir à la même table que lui. Ses yeux, à travers l’obscurité du crépuscule, toujours plus épaisse, semblaient pénétrer au fin fond de mon âme. Les vibrations de sa voix, passant sur chacun de mes nerfs, me donnaient chaud et froid. Mon rêve, dont les mystérieuses terreurs m’avaient hantée par intervalles durant toute cette soirée, écrasait maintenant mon esprit sous le poids de pressentiments intolérables et d’une angoisse difficile à rendre. Je revis la blanche tombe, et la dame voilée perçant la pierre funèbre pour venir se placer à côté d’Hartright.

Au plus profond de mon cœur, la pensée de Laura jaillit comme une source et vint l’inonder d’une amertume qu’il n’avait jamais connue. Au moment où, se rendant à la table de jeu, elle passait devant moi, je saisis sa main et j’y posai mes lèvres, comme si cette soirée devait à jamais nous séparer. Tandis qu’ils me regardaient tous fort étonnés, je m’élançai dans le jardin par la porte-fenêtre ouverte devant moi, fuyant leurs regards, et voulant ainsi me dérober à moi-même.

Nous nous séparâmes, ce soir-là, plus tard qu’à l’ordinaire. Vers minuit, le silence qui nous entourait fut rompu par les frémissements mélancoliques d’une brise sourde qui se glissait parmi les arbres. Nous avions tous senti l’atmosphère se refroidir soudainement ; mais le comte fut le premier qui prit garde à ce vent furtif dont le souffle s’élevait. Tandis qu’il allumait une bougie pour moi, il s’arrêta tout à coup, et marquant ses paroles du geste :

— Écoutez bien ! me dit-il… il y aura demain du changement…


VII


« 19 juin. » — Les incidents d’hier m’avertissaient de me tenir prête, plus tôt ou plus tard, aux chocs les plus rudes. La présente journée dure encore, et a déjà vu se produire ce qui pouvait arriver de pis.

Les calculs les plus exacts que j’eusse pu faire avec Laura nous amenaient à penser qu’Anne Catherick avait dû arriver à la hutte du lac, hier dans l’après-midi, vers deux heures et demie. En conséquence, nous convînmes que Laura ferait une simple apparition aujourd’hui à la table du lunch, et qu’elle saisirait la première occasion pour se glisser hors du château ; j’y resterais après elle pour sauvegarder les apparences, et je la suivrais aussitôt que je pourrais m’échapper avec quelque sécurité. Si quelque obstacle imprévu ne venait pas se jeter à la traverse, l’adoption de cette marche la mettrait à même de se rendre, avant deux heures et demie, au vieil embarcadère ; et, quittant la table à mon tour, je me trouverais, avant trois heures, embusquée en lieu sûr, vers la limite des plantations.

Le changement de temps que la brise de la nuit dernière nous avait fait prévoir se manifesta dès le matin. Il pleuvait à verse quand je me levai, et la pluie continua jusqu’à midi ; les nuages alors se dispersèrent ; le ciel reprit son azur, et le soleil, brillant de nouveau, nous apporta la promesse d’une belle après-midi. Le désir que j’avais de savoir au juste comment sir Percival et le comte emploieraient le commencement de cette journée, ne se trouva guère apaisé en ce qui concernait le premier des deux, quand je l’eus vu nous quitter immédiatement après le déjeuner, et sortir seul malgré la pluie. Il ne nous dit ni où il allait ni à quelle heure il serait de retour. Nous le vîmes passer rapidement sous les fenêtres de la salle à manger, avec ses bottes de chasse et son « waterproof », et ce fut tout.

Le comte mena tranquillement la matinée, sans mettre le pied dehors ; tantôt, par instants, dans la bibliothèque, tantôt dans le salon, où il essayait sur le piano quelques fragments de musique, et se fredonnait à lui-même quelques cantilènes. S’il fallait ne tenir compte que des apparences, le côté sentimental de son caractère persistait encore à se révéler. Il était silencieux, susceptible d’attendrissement, et tout prêt, pour peu qu’on l’y provoquât, à soupirer, à languir en masse, comme seuls les hommes très-gras peuvent et languir et soupirer.

L’heure du lunch arriva, et sir Percival n’était pas revenu. Le comte prit à table la place de son ami, — dévora d’un air plaintif les trois quarts d’une tarte aux fruits, arrosés par lui d’un grand bol de crème, — et quand il eut fini, nous expliqua la portée méritoire du haut fait qu’il venait d’accomplir : — Le goût des douceurs, nous disait-il avec son accent et ses gestes les plus attendris, est l’instinct le plus innocent de la femme et de l’enfance. J’aime à l’avoir en commun avec eux ; — c’est un lien de plus entre vous et moi, chères ladies…

Laura quitta la table au bout de dix minutes. J’étais vivement tentée de l’accompagner. Mais si nous étions sorties toutes deux ensemble, le soupçon ne pouvait manquer de naître ; et, ce qui aurait été pire encore, si Anne Catherick venait à voir Laura sous l’escorte d’une personne qui lui était inconnue, nous devions, selon toute probabilité, à partir de ce moment, perdre sa confiance, et la perdre pour jamais.

J’attendis donc, aussi patiemment qu’il me fût possible, l’arrivée du domestique qui venait enlever le couvert. Lorsque je quittai la salle, aucun symptôme, soit hors du château, soit au-dedans, n’avait encore annoncé le retour de sir Percival. Je laissai le comte ayant un morceau de sucre entre ses lèvres, vers lequel s’élevait avec effort, tout le long du gilet magnifique, le perroquet aux penchants vicieux, pendant que madame Fosco, assise devant son mari, contemplait ce drame à deux personnages avec autant d’attention que si, de sa vie, elle n’eût jamais rien vu de pareil. En cheminant vers la plantation, j’évitai avec grand soin de me trouver en vue des fenêtres de la salle à manger. Personne, effectivement ne m’aperçut, et personne ne me suivit. Il était alors, à ma montre, trois heures moins un quart.

Une fois parmi les arbres, je pris une rapide allure, pendant environ la moitié du chemin. À partir de ce moment, je ralentis le pas, et n’avançai plus qu’avec précaution, — mais je ne vis personne et n’entendis aucune voix. Petit à petit, j’arrivai en vue du chevet de l’embarcadère ; — je m’arrêtai pour écouter ; — puis, continuai de marcher jusqu’à me trouver presque tout contre la muraille du fond, ce qui devait me permettre d’entendre toute personne causant à l’intérieur. Le silence pourtant restait le même : ni de près ni de loin, aucun indice ne m’arrivait qui attestât la présence d’un être vivant.

Après avoir exploré le bâtiment sur ses deux côtés, sans rien découvrir, je me permis d’en faire complétement le tour et de regarder dans l’intérieur… La hutte était vide.

J’appelai : « Laura ! » d’abord doucement, puis de plus en plus haut. Personne ne répondit et personne ne parut. Pour autant que je pusse voir ou entendre, en fait de créatures vivantes aux environs du lac et de la plantation, j’étais absolument seule.

Mon cœur se mit à battre avec violence ; mais je gardai mon sang-froid, et j’explorai d’abord la hutte, puis ses entours et surtout le devant du petit édifice, cherchant quelques traces qui pussent me dire si, oui ou non, Laura était parvenue jusque-là. À l’intérieur du bâtiment, aucun signe qu’elle y fût entrée ; mais, au-dehors, des pas marqués sur le sable m’apprirent qu’elle avait passé en cet endroit.

Je découvris les traces de deux personnes ; — de larges empreintes qui semblaient être celles d’un pied d’homme, puis des empreintes plus petites — dont je pus constater les dimensions en y insérant moi-même mon pied, — et qui, je m’en tins pour assurée, devaient être les traces de Laura. Le sol, devant la hutte, était ainsi marqué dans tous les sens. Sur un des côtés du bâtiment, fort près du mur, abrité par la projection du toit, je découvris aussi un petit trou dans le sable, — pratiqué de main d’homme, on n’en pouvait douter. Je ne fis que le remarquer en passant, et me détournai ensuite immédiatement pour suivre les traces, aussi loin que je le pourrais, et marcher dans la direction qu’elles viendraient à m’indiquer.

Elles me conduisirent, à partir du côté gauche de la hutte et le long de la limite des arbres, à une distance que j’évalue être de deux à trois cents « yards », — et une fois là, le sol sablonneux n’en laissait plus voir aucun vestige. Comprenant que les personnes dont je suivais la piste devaient nécessairement être rentrées sous la plantation à cet endroit même, j’y pénétrai, moi aussi. Tout d’abord, je n’y pus découvrir aucun sentier, — mais je finis par en trouver un, à peine indiqué parmi les arbres, et je le suivis. Il me conduisit, pendant quelque temps, dans la direction du village, jusqu’à un point où un autre sentier le croisait, et où je dus faire halte. Les broussailles croissaient, épaisses, des deux côtés de ce second sentier. J’hésitai, arrêtée et y plongeant mes regards, ne sachant trop quel chemin j’avais à prendre ; en ce moment, je vis sur une branche d’épine quelques fragments de frange arrachés d’un châle de femme. En examinant de plus près cette frange, il fallut bien me convaincre qu’elle avait appartenu à un châle de Laura ; et, à l’instant même, je m’engageai dans le second sentier. Celui-ci m’amena finalement, et j’en fus très-soulagée, sur les derrières du château. Je dis que j’en fus très-soulagée, attendu la conclusion que j’en tirai que Laura, pour quelque motif inconnu, avait dû revenir avant moi en suivant cette route indirecte. Je rentrai par la basse-cour et les communs. La première personne que je rencontrai, en traversant le vestibule des domestiques, fut mistress Michelson, la femme de charge.

— Savez-vous, lui demandai-je, si lady Glyde est ou non revenue de sa promenade ?

— Milady est rentrée, il y a peu de temps, avec sir Percival, répondit la femme de charge. Je crains, miss Halcombe, qu’il ne soit arrivé quelque chose de bien malheureux…

Le cœur me manqua tout à coup : — Ce n’est pas d’un accident que vous voulez parler ? lui dis-je d’une voix affaiblie.

— Non, non, — Dieu merci ! aucun accident. Mais mylady est remontée chez elle, tout en larmes ; et sir Percival m’a enjoint de donner congé à Fanny, qui doit quitter la maison d’ici à une heure…

Fanny était la femme de chambre de Laura ; une bonne et affectionnée jeune fille qui était auprès d’elle depuis des années ; — la seule personne, dans le château, sur le dévouement et la fidélité de qui nous pussions compter.

— Où est Fanny ? demandai-je.

— Dans ma chambre, miss Halcombe. Cette jeunesse est tout à fait bouleversée ; je l’ai fait asseoir là pour qu’elle tâche de se calmer un peu.

J’allai dans la chambre de mistress Michelson, et j’y trouvai Fanny qui pleurait amèrement dans un coin, sa malle déjà fermée à côté d’elle.

Elle ne put aucunement m’expliquer son brusque renvoi. Sir Percival avait ordonné qu’on lui payât un mois de gages à la place du temps qu’on lui devait, et qu’elle partît sans retard. Aucune raison n’avait été donnée, aucun reproche élevé contre elle. Il lui avait été interdit d’en appeler à sa maîtresse, interdit même de la voir un instant pour prendre congé. Elle devait s’en aller, sans explication ni adieux, — et s’en aller immédiatement.

Lorsque j’eus consolé la pauvre jeune fille par quelques paroles amicales, je lui demandai où elle se proposait de passer la nuit. Elle me répondit qu’elle songeait à se retirer dans la petite auberge du village, l’hôtelière étant une femme respectable, bien connue des domestiques de Blackwater-Park. En partant de bonne heure, le lendemain, elle pourrait retourner directement chez ses amis du Cumberland, sans s’arrêter à Londres où elle n’avait jamais mis le pied.

Je pressentis, à l’instant, que le départ de Fanny nous offrait, pour communiquer avec Londres et avec Limmeridge-House, un moyen sûr qu’il pouvait être très-important de saisir. Je lui dis, en conséquence, qu’elle devait s’attendre à recevoir dans la soirée quelque message de sa maîtresse ou de moi, et pouvait compter que nous tâcherions toutes deux de lui venir en aide dans l’épreuve, peut-être provisoire, qu’elle allait subir en nous quittant. Ces paroles dites, je lui offris une poignée de main, et montai au premier étage.

La porte par laquelle on arrivait à la chambre de Laura était celle d’une antichambre donnant sur le couloir. Quand je voulus l’ouvrir, je m’aperçus que le verrou intérieur était poussé.

Je heurtai aussitôt, et la porte fut ouverte par cette lourde et grosse servante dont l’insensibilité, digne d’une bûche, avait mis ma patience à une si rude épreuve le jour où je trouvai le chien blessé. Depuis, j’avais découvert qu’elle s’appelait Margaret Porcher, et qu’elle était la plus maladroite, la plus sordide, la plus entêtée de nos femmes de service.

La porte ouverte, elle se plaça aussitôt sur le seuil, et se tint devant moi dans un silence obstiné, grimaçant je ne sais quel sourire.

— Pourquoi restez-vous là ? lui dis-je. Ne voyez-vous pas que je veux entrer.

— Ah ! oui, mais il ne faut pas… Ce fut toute la réponse que j’obtins, avec une autre grimace plus accentuée encore que la première.

— Comment osez-vous me parler ainsi ? Faites-moi place à l’instant !…

Elle étendit de chaque côté, comme pour me barrer le passage, un gros bras orné d’une main rouge, et, de sa tête stupide, elle m’adressait lentement un geste négatif.

— Ce sont les ordres de monsieur, disait-elle, toujours en branlant la tête.

J’eus besoin de tout mon empire sur moi-même pour m’empêcher de discuter l’affaire avec elle, et pour me remettre en mémoire que toute parole sur ce sujet devait être dorénavant adressée à son maître. Je tournai le dos à cette péronnelle, et descendis immédiatement pour chercher ce digne patron. Je le dis à regret, ma résolution de conserver mon sang-froid malgré tous les motifs d’irritation que sir Percival pourrait me donner, cette résolution si sage était, en ce moment, aussi complètement oubliée que si je ne l’eusse jamais prise. Du reste, — après tout ce que j’avais souffert et contenu, dans cette maison, — je trouvais un véritable bien-être à me sentir si en colère.

Le salon et la salle du déjeuner étaient vides l’un comme l’autre. Je me rendis dans la bibliothèque ; et là je trouvai, avec madame Fosco, sir Percival et le comte. Tous trois étaient debout, fort près l’un de l’autre, et sir Percival tenait à la main une petite bande de papier. Au moment où j’ouvris la porte, j’entendis le comte qui lui disait : — Non !… mille fois non !…

J’allai droit au maître du château, et, le regardant bien en face :

— Dois-je comprendre, sir Percival, lui demandai-je, que l’appartement de votre femme est une prison, et que cette prison a pour geôlière la fille de service chargée de vos ordres ?

— Oui, c’est là justement ce qu’il vous faut comprendre, me répondit-il. Et prenez garde que ma geôlière ne reçoive double consigne ! prenez garde que votre chambre aussi ne se change en prison !

— Prenez garde, vous, à vos procédés envers votre femme !… et prenez garde à vos menaces contre moi ! dis-je, éclatant tout à coup dans le premier feu de ma colère. L’Angleterre a des lois qui protègent les femmes contre l’insulte et la cruauté. Si vous faites tomber un cheveu de la tête de Laura, si vous osez empiéter sur ma liberté, advienne que pourra, j’en appelle immédiatement à ces lois !

Au lieu de me répondre, il se tourna vers le comte.

— Que vous disais-je ? demanda-t-il. Et, maintenant, qu’en dites-vous ?

— Ce que j’en ai déjà dit, répondit le comte : Non, encore une fois.

Même absorbée comme je l’étais par ma véhémente indignation, je sentais, à ce moment, ses yeux gris, calmes et froids, arrêtés sur mon visage. Ils se détournèrent de moi, aussitôt qu’il eut parlé, pour jeter à sa femme un regard significatif. Madame Fosco vint immédiatement se placer à côté de moi, et, une fois là, interpellant sir Percival, avant que lui ou moi eussions pu reprendre la parole :

— Veuillez m’accorder un instant d’attention, lui dit-elle, de sa voix claire et froidement contenue. J’ai à vous remercier de votre hospitalité, sir Percival, et à vous dire que je ne compte pas en profiter plus longtemps. Je ne saurais séjourner dans une maison où les dames sont traitées comme l’ont été, aujourd’hui, votre femme et miss Halcombe !…

Sir Percival recula d’un pas, et, dans un silence de mort, la contempla de ses yeux grands ouverts. La déclaration qu’il venait d’entendre, — déclaration que madame Fosco, il le savait aussi bien que moi, ne se serait jamais permise sans l’autorisation de son mari, — semblait le pétrifier d’étonnement. Le comte, toujours debout à côté de sa femme, la contemplait avec l’admiration la plus enthousiaste.

— Elle est sublime ! se disait-il à lui-même. Tout en parlant, il se rapprochait d’elle, et lui prenant la main, la passait sous son bras : — Je suis à votre service, Eléanor, continua-t-il avec une dignité tranquille que je ne lui avais jamais vue auparavant. Je suis également au service de miss Halcombe, si elle me fait l’honneur d’accepter toute l’assistance que je puis mettre à sa disposition.

— Par le diable ! que voulez-vous dire ?… s’écria sir Percival, au moment où le comte, sa femme au bras, s’acheminait tranquillement vers la porte.

— La plupart du temps, je veux dire ce que je dis ; mais, cette fois, je veux dire ce que dit ma femme, répondit l’impénétrable Italien. Nous avons, pour le moment, changé de rôles, et je pense exactement comme… madame Fosco…

Sir Percival froissa le papier qu’il tenait dans sa main, et venant se placer, avec un autre blasphème, entre le comte et la porte :

— Comme vous voudrez… dit-il à demi-voix, avec l’accent de la rage déçue. Comme vous voudrez, et nous verrons ce qui en arrivera… Sur ces mots, il quitta la bibliothèque.

Madame Fosco interrogea son mari du regard : — Il s’en est allé bien soudainement, dit-elle. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie qu’à nous deux nous venons de rappeler à la raison le plus mauvais caractère des Trois-Royaumes, répondit le comte. Cela signifie, miss Halcombe, que lady Glyde ne sera plus soumise à un traitement indigne, et que l’impardonnable insulte dont vous avez été l’objet ne se renouvellera plus. Laissez-moi vous exprimer mon admiration pour votre courageuse conduite dans un moment des plus critiques.

— Admiration sincère, insinua madame Fosco…

— Admiration sincère, répéta le comte, écho docile de sa moitié.

Je n’avais plus, pour me soutenir, cette force que je puisais naguère dans ma résistance à l’injustice, à l’outrage. L’inquiet besoin que j’éprouvais de revoir Laura ; de savoir ce qui s’était passé à l’embarcadère, le sentiment de l’impuissance à laquelle j’étais réduite, faute de connaître au juste les incidents qui venaient d’avoir lieu, tout cela pesait sur moi d’une manière intolérable.

Je tâchai de sauver les apparences, en parlant au comte et à sa femme sur le ton qu’eux-mêmes venaient d’adopter vis-à-vis de moi. Mais les paroles expiraient sur mes lèvres ; — la respiration me manquait, — mes yeux se tournaient involontairement du côté de la porte. Le comte, qui comprenait mon anxiété, ouvrit cette porte et sortit, ayant soin de la tirer après lui. Au même moment, sir Percival descendait bruyamment l’escalier. Je les entendais se parler tout bas au dehors, tandis que madame Fosco, de son accent le plus calme et avec toutes les formes de l’étiquette, m’assurait de la joie qu’elle éprouvait, pour le compte de tous, de ce que la conduite de sir Percival ne les avait pas obligés, elle et son mari, à quitter Blackwater-Park. Elle parlait encore, lorsque la porte se rouvrit, et le comte, y passant la tête :

— Miss Halcombe, dit-il, je suis heureux de vous informer que lady Glyde a repris dans cette maison l’autorité qui lui appartient. J’ai pensé que vous aimeriez mieux apprendre de moi que de sir Percival la nouvelle de cet heureux changement ; — c’est pourquoi je suis revenu tout exprès vous l’annoncer.

— Délicatesse admirable !… dit madame Fosco, remboursant au comte, en même monnaie et avec le même accent, le tribut d’admiration qu’il lui payait naguère si volontiers. Il sourit, s’inclinant, comme s’il répondait ainsi au compliment de quelque étranger courtois, et recula pour me laisser passer.

Sir Percival attendait debout dans le vestibule : comme je m’élançais sur l’escalier, je l’entendis appeler avec impatience le comte resté dans la bibliothèque.

— Qu’attendez-vous là ? disait-il… J’ai à vous parler.

— Et j’ai à réfléchir, moi, pendant quelques instants… Attendez Percival, attendez !… nous causerons de cela un peu plus tard…

Ni lui, ni son ami n’en dirent plus long. Parvenue au palier du premier étage, je pris ma course le long du couloir, et, dans ma précipitation, je laissai ouverte la porte de l’antichambre ; — en revanche, je fermai, dès que j’y eus pénétré, celle de la chambre à coucher.

Laura était assise tout au fond de cette pièce ; ses bras reposaient sur une table et sa figure était cachée dans ses mains. Elle se releva comme en sursaut, poussant un cri de joie dès que je parus à ses yeux.

— Comment êtes-vous ici ? me demanda-t-elle… Qui vous a permis d’entrer ? Ce n’est pas sir Percival, j’imagine ?…

Inquiète, avant tout, de savoir ce qu’elle avait à me raconter, je ne pus d’abord lui répondre… Les questions que j’avais à lui poser m’occupaient trop exclusivement. Mais Laura, de son côté, tenait tellement à savoir ce qui s’était passé en bas, qu’il devint impossible de résister à sa curiosité. Elle répétait sans cesse sa question.

— Naturellement, c’est le comte, lui répondis-je avec impatience. Qui donc aurait, dans le château, assez d’influence ?…

Elle m’interrompit avec un geste de dégoût.

— Ne me parlez point de lui, s’écria-t-elle, le comte est la plus vile créature qui soit au monde ! Le comte n’est qu’un misérable espion !…

Avant que ni elle ni moi n’eussions articulé une parole de plus, deux ou trois petits coups, frappés doucement à la porte de la chambre à coucher, vinrent nous causer une vive alarme.

Je n’étais pas encore assise, et je courus d’abord vérifier qui ce pouvait être. Au moment où j’ouvris la porte, madame Fosco se trouva devant moi, tenant mon mouchoir dans sa main.

— Vous avez laissé tomber ceci au bas des degrés, miss Halcombe, me dit-elle, et j’ai cru qu’en retournant chez moi, je pouvais vous rendre le service de vous le rapporter… Sa figure, naturellement pâle, était, en ce moment, d’une blancheur de spectre, si bien que je ne pus m’empêcher de tressaillir en la voyant. Ses mains ordinairement si sûres et si posément adroites, tremblaient avec violence ; ses yeux qui, par-dessus mon épaule, allaient chercher Laura au fond de la chambre, semblaient ceux d’une louve affamée.

Avant de frapper, elle avait écouté !… Je lisais ceci sut son blême visage, dans le tremblement de ses mains, dans l’expression des regards qu’elle jetait sur ma sœur.

Après un instant d’attente, elle se détourna de moi, sans mot dire, et se retira lentement.

Je refermai la porte : — Oh ! Laura ! Laura ! m’écriai-je, nous paierons bien cher, toutes deux, le jour où il vous a plu de dire que le comte était un espion !

— Vous-même, Marian, sachant ce que je sais, vous lui auriez donné ce nom. Anne Catherick ne se trompait pas. une tierce personne nous guettait, en effet, hier dans la plantation ; et cette tierce personne…

— Êtes-vous sûr que c’était le comte ?

— J’en ai la certitude absolue. Il est l’espion de sir Percival. Il s’était chargé de le renseigner ; c’est lui qui a posté sir Percival, et lui a fait faire le guet toute la matinée pour nous surprendre, Anne Catherick et moi.

— Est-ce qu’Anne est découverte ? L’avez-vous vue près du lac ?

— Non. Elle a dû son salut à ce qu’elle n’y est pas venue. Lorsque j’arrivai à l’embarcadère, personne encore n’était là.

— Vraiment ? vraiment ?

— J’y entrai, puis j’attendis, assise pendant quelques minutes. Mais l’inquiétude où j’étais me fit me relever bientôt pour marcher aux entours de la hutte. Comme j’en franchissais le seuil, je vis, tout proche de la façade, quelques marques tracées sur le sable. Je me baissai pour les examiner, et finis par reconnaître un mot écrit en gros caractères. Ce mot c’était : Regardez !

— Et vous avez écarté le sable pour creuser dessous ?

— Comment le savez-vous, Marian ?

— J’ai vu moi-même cette cavité, en suivant vos traces jusqu’à la hutte. Mais continuez… continuez !

— Eh bien ! oui, j’écartai le sable à la surface du sol, et j’arrivai bientôt à découvrir, sous ce sable, une bandelette de papier qui portait des caractères écrits. Ce manuscrit était signé des initiales d’Anne Catherick.

— Où est-il ?

— Sir Percival me l’a pris.

— Pourriez-vous vous rappeler ce qu’il contenait ? Pensez-vous que vous seriez en état de me le redire ?

— Pour ce qui est de la substance, je m’en charge, Marian. Il était très-court. Vous vous le seriez rappelé mot pour mot, vous.

— Tâchez de me dire, avant de passer outre, le sens général de cet écrit…

Elle fit ce que je lui demandais. Je transcris ici, exactement comme elle me les dicta, les lignes suivantes :

« J’ai été vue avec vous, hier, par un vieillard de grande taille et de forte corpulence ; il a fallu courir pour me dérober à lui. Heureusement qu’il n’était pas assez agile pour me gagner de vitesse, et il a perdu ma trace parmi les arbres. Je n’ose pas risquer de revenir ici, aujourd’hui, à la même heure. J’écris ceci pour vous en avertir, et je le cache dans le sable, à six heures du matin. La première fois que nous reparlerons du secret de votre méchant mari, ce sera dans un endroit sûr, ou pas du tout. Tâchez d’avoir patience. Je vous promets que vous me reverrez, et cela bientôt. »

« A. C. »

L’allusion au « vieillard de haute taille et de forte corpulence » (expression que Laura était certaine de m’avoir exactement répétée) ne laissait aucun doute sur l’identité de l’indiscret témoin. Je me rappelai avoir dit à sir Percival, en présence du comte, le jour d’avant, que Laura était allée à l’embarcadère, en quête de sa broche perdue. Très-probablement, le comte l’y avait suivie, selon ses habitudes officieuses, afin de la rassurer au sujet de la signature, aussitôt après m’avoir annoncé, dans le salon, que sir Percival avait changé de projet. Le cas échéant, il n’avait pu arriver dans le voisinage de l’embarcadère qu’au moment même où Anne Catherick l’avait découvert ; sans nul doute, aussi, c’était en la voyant quitter précipitamment Laura, et prendre la fuite, qu’il avait cru devoir courir après elle ; poursuite vaine, comme on l’a vu. Il n’avait pu rien entendre de la conversation antérieure à ce moment. La distance qui séparait le château du lac, et l’exacte comparaison de l’heure à laquelle il m’avait quittée dans le salon, avec celle où Laura et Anne Catherick avaient eu leur premier entretien, ne nous laissaient pas, là-dessus, le moindre doute.

Arrivée, sur ce point du moins, à une conclusion bien établie, ma curiosité portait ensuite, en première ligne, sur les découvertes que sir Percival avait pu faire, une fois en possession des renseignements fournis par le comte Fosco.

— Comment en êtes-vous venue à vous laisser enlever la lettre ? demandai-je. Qu’en fîtes-vous lorsque vous l’eûtes retirée du sable où elle était enfouie ?

— Après l’avoir parcourue d’un bout à l’autre, répondit-elle, je l’emportai avec moi dans la hutte, pour m’asseoir et la relire plus à mon aise. Pendant que cette lecture m’absorbait, une ombre se projeta tout à coup sur le papier. Je levai les yeux ; et je vis sir Percival qui, de bout sur le seuil, m’examinait.

— N’avez-vous pas essayé de cacher la lettre ?

— J’essayai, comme vous dites,… mais il m’arrêta :

— Ne vous donnez pas tant de peine, disait-il, j’ai déjà lu ce papier… Je ne pouvais, intimidée, que le regarder ; et, du reste, je ne trouvais rien à dire : — Vous comprenez, j’espère ? continua-t-il : j’ai lu ce papier. Il y a deux heures que je l’ai déterré ; c’est moi qui l’ai enfoui de nouveau, prenant soin de récrire le mot destiné à vous le signaler, afin que ce précieux document ne manquât pas d’arriver dans vos mains. Aucun mensonge, cette fois, ne vous tirera de la nasse. Hier, secrètement, vous avez vu Anne Catherick ; et, dans ce moment même vous avez en main la lettre qu’elle vous a écrite. Je ne la tiens pas encore, « elle » ; mais « vous », je vous tiens. Donnez-moi cette lettre !… Il s’approcha de moi ; j’étais seule avec lui, Marian, — que pouvais-je faire ? — Je lui remis le papier.

— Que dit-il, quand vous le lui eûtes donné ?

— Tout d’abord, il ne disait rien. Il me prit par le bras, me conduisit hors de la hutte, et promena son regard autour de lui, de tous côtés, comme s’il craignait qu’on eût pu le voir ou l’entendre. Puis, étreignant mon bras de sa main, et me parlant à voix basse : — Que vous a dit, hier, Anne Catherick ? me demanda-t-il… Je veux le savoir à un mot près, et d’un bout à l’autre.

— Et vous le lui avez dit ?

— J’étais seule avec lui, Marian ; … sa main cruelle meurtrissait mon bras ; … que pouvais-je faire ?

— Votre bras en porte-t-il encore la marque ?… Laissez-moi la voir !

— Pourquoi cette curiosité ?

— Je veux la voir, Laura, parce que notre patience doit avoir un terme, et parce que, dès aujourd’hui, notre résistance doit commencer. Cette marque est une arme dont on peut se servir contre lui… Montrez-la-moi sur-le-champ ! — Je puis avoir, un jour, dans un avenir quelconque, à prêter serment que je l’ai vue.

— Oh ! Marian, quel regard !… ne parlez pas ainsi ! mon bras ne me fait plus mal, maintenant !

— Montrez-le-moi !…

Elle me montra les marques. Il n’y avait pas à s’affliger, à pleurer à gémir sur elles. On dit généralement que nous sommes ou pires ou meilleures que les hommes. Si la tentation vengeresse que quelques femmes ont rencontrée sur leur route, et qui s’est trouvée trop forte pour elles, s’était, en ce moment, offerte à moi… Dieu en soit loué, mon visage ne révéla rien dont la femme de sir Percival pût jamais se prévaloir !… Cette douce créature, toute innocence, toute affection, crut que je tremblais, que je m’affligeais pour elle, — et ne devina pas autre chose.

— N’y attachez pas trop d’importance, Marian ! dit-elle simplement en baissant la manche qu’elle avait relevée, je vous assure qu’à présent mon bras ne me fait plus mal.

— J’essaierai pour vous complaire, chère sœur, de me résigner à tout ceci… C’est bien ! c’est très-bien !… Et vous lui avez révélé alors tout ce que vous avait dit Anne Catherick, tout ce que vous m’aviez raconté à moi-même.

— Oui, tout. Il le voulait absolument ; … j’étais seule avec lui ; … qu’aurais-je pu lui déguiser ?

— Quand vous eûtes fini, dit-il quelque chose ?

— Il me regarda, et se prit à rire en lui-même, avec une sorte d’amertume ironique : — Je prétends que vous ne gardiez rien par devers vous, me dit-il ; il me faut le reste… Vous m’entendez bien ?… le reste… — Je lui déclarai, solennellement, que je lui avais révélé, sans réserve, tout ce que je savais : — Allons donc ! répondit-il ; vous êtes mieux au courant qu’il ne vous plaît de le dire. Vous ne voulez point parler ? on vous y forcera bien ! Ce que je ne puis obtenir, ici, de vous, je me charge de vous l’arracher, une fois rentré chez moi… Il me conduisit à travers les plantations, par un sentier que je ne connaissais pas, — un sentier où je ne pouvais espérer de vous rencontrer, — et il n’ouvrit plus la bouche que lorsque nous arrivâmes en vue du château. S’arrêtant alors : — Si je vous offre une seconde chance, me dit-il, saurez-vous en profiter ? Voudrez-vous, mieux inspirée, me dire le reste ?… Je ne pus que lui répéter mes premières assurances. Il maudit mon entêtement, reprit sa marche, et me fit rentrer au château : — Vous ne pouvez me tromper, disait-il ; vous en savez plus que vous n’en voulez dire. Je vous arracherai votre secret, et je l’arracherai tout aussi sûrement à cette sœur qui s’est constituée votre complice. Désormais, plus de chuchotages et de complots entre vous. Vous ne vous reverrez plus que vous n’ayez confessé la vérité. Je vous ferai surveiller jour et nuit jusqu’à ce qu’elle soit sortie de votre bouche… À tout ce que je pouvais dire, il restait sourd. Il me fit monter l’escalier, et me conduisit tout droit à mon appartement. Fanny y était installée, travaillant pour moi, et il lui enjoignit de sortir à l’instant même : — Je m’arrangerai pour que vous ne soyez pas mêlée à la conspiration, lui dit-il. Vous quitterez la maison aujourd’hui même. Si votre maîtresse veut une femme de chambre, je me charge de la lui choisir… Il me poussa dans l’appartement, et ferma la porte sur moi ; — il mit en sentinelle cette espèce d’idiote ; — Marian ! il avait l’air et le langage d’un fou ! Vous pouvez avoir peine à le comprendre, mais, en vérité, c’est comme je vous le dis.

— Je le comprends, Laura ; il est réellement fou ; les terreurs d’une conscience coupable lui font littéralement perdre la tête. Dans tout ce que vous m’avez dit, je puise la certitude, la certitude bien positive, que lorsque Anne Catherick vous quitta hier si brusquement, vous étiez sur le point de découvrir un secret qui aurait pu être la ruine de votre méprisable époux. Or, il s’imagine que vous l’avez découvert. Rien de ce que vous pourrez dire ou faire ne tranquillisera la méfiance que lui donne le sentiment de ses fautes, et ne convaincra de votre sincérité cette âme perfide. Je ne dis pas ceci pour vous inquiéter, chère belle. Je le dis pour vous ouvrir les yeux sur votre position, et vous bien convaincre qu’il est absolument nécessaire que vous me laissiez agir de mon mieux en vue de vous protéger contre lui, tandis que la chance est encore en notre faveur. L’intervention du comte Fosco m’a procuré les moyens d’arriver jusqu’à vous ; mais demain, peut-être, cette intervention nous sera refusée. Sir Percival a déjà renvoyé Fanny, parce que cette fille a de l’esprit et vous est affectueusement dévouée ; il a choisi pour la remplacer, une femme qui n’a aucun souci de vos intérêts, et que son intelligence obtuse place au niveau du chien de garde attaché dans votre cour. On ne saurait dire à quelles mesures violentes il pourra maintenant avoir recours, à moins que nous ne profitions de nos avantages tandis qu’ils nous restent encore.

— Que ferons-nous, Marian ? Oh ! si seulement nous pouvions quitter cette maison et ne la revoir jamais !

— Suivez mes conseils, chère aimée,… et figurez-vous bien que vous ne serez jamais sans appui, tant que je demeurerai ici avec vous.

— Je le veux croire,… je le crois… Mais, tout en vous occupant de moi, n’oubliez pas la pauvre Fanny ! Elle aussi a besoin de secours et de consolations.

— Je ne la perdrai pas de vue. Je lui ai parlé avant de monter ici, et il est convenu que, ce soir, elle aura de mes nouvelles. Les lettres qu’on met dans la boîte, à Blackwater-Park, n’y sont pas tout à fait en sûreté ; — j’en ai deux à écrire, aujourd’hui, dans votre intérêt ; elles ne passeront pas, certainement, par d’autres mains que celles de Fanny.

— De quelles lettres s’agit-il ?

— Je veux d’abord, Laura, écrire à l’associé de M. Gilmore ; vous savez qu’il nous a promis son aide en toute difficulté qui pourrait survenir. Si peu versée que je puisse être dans la connaissance des lois, je suis certaine qu’elles doivent protéger une femme contre des traitements comme ceux que ce misérable nous a infligés aujourd’hui. Je n’entrerai dans aucun des détails relatifs à cette Anne Catherick, parce que je n’ai pas de renseignements certains à donner. Mais l’avocat saura que votre bras a été brutalement froissé ; il saura que, dans cette chambre même, vous avez été indignement violentée… Avant que je m’endorme, ce soir, ma révélation sera partie.

— Songez, Marian, à l’éclat que vous allez faire !

— Cet éclat même, selon moi, doit nous servir. Sir Percival doit le redouter bien autrement que vous. La perspective d’un éclat, plus que toute autre chose, peut l’amener à composition…

À ces mots je me levais ; mais Laura me supplia de ne point la quitter.

— Vous le pousserez au désespoir, me disait-elle, et vous décuplerez nos périls…

Je sentais la vérité, — la décourageante vérité, — de ces sages paroles. Mais je ne pus me résoudre à en convenir vis-à-vis de ma sœur. Dans la position redoutable où nous étions placées, il n’y avait pour nous de ressources et d’espérances qu’à risquer les plus grands malheurs. Tout en mesurant mes termes, je le lui dis. Elle accueillit ma déclaration par un soupir amer, mais sans engager là-dessus aucune discussion. Elle s’informa seulement de la seconde lettre que je voulais écrire ; elle désirait savoir à qui cette lettre devait être adressée.

— À M. Fairlie, lui répondis-je : votre oncle est votre plus proche parent, et le chef de la famille. Il doit intervenir, il faut qu’il intervienne…

Laura secoua la tête assez tristement.

— Je sais, je sais, continuai-je : votre oncle est un homme du monde, faible, égoïste, calculateur. Mais ce n’est pas, après tout, un sir Percival Glyde ; il n’a pas auprès de lui des amis comme le comte Fosco. Je n’attends rien de sa bonté ni des sentiments affectueux qu’il peut nous porter, à vous ou à moi. Mais il fera tout au monde pour dorloter sa paresse et assurer le repos de sa chère personne. Si, seulement, je parvenais à lui persuader que son intervention actuelle pourra lui épargner dans l’avenir des dérangements inévitables, des ennuis, une responsabilité quelconque, j’obtiendrais bien de lui que, dans son propre intérêt, il se mêlât de nos affaires. Je sais comment il faut le prendre, Laura ! J’ai la pratique de ce caractère à part.

Obtenez seulement de lui que, pour quelque temps, il me laisse retourner à Limmeridge, et vivre là, bien tranquillement avec vous. J’y serai, je le sens, presque aussi heureuse qu’avant mon mariage…

Ces paroles donnèrent un nouveau cours à mes pensées. Pourrions-nous placer sir Percival devant ce dilemme : ou de s’exposer au scandale de l’intervention légale destinée à protéger sa femme contre lui ; — ou de la laisser, sous prétexte d’une visite à son oncle, jouir provisoirement de tous les bénéfices d’une séparation à l’amiable ? Et pourrait-on s’assurer que, réduit à choisir entre ces deux alternatives, il dût nécessairement opter pour la seconde ? La chose était douteuse, plus que douteuse. Et pourtant, si peu d’espoir qu’offrît une pareille épreuve, encore méritait-elle d’être tentée. Aussi, faute de savoir ce que je pourrais faire de mieux, je pris le parti de la risquer.

— Votre oncle, dis-je, sera informé du désir que vous venez d’exprimer ; et en même temps je demanderai, à ce sujet, l’avis de notre jurisconsulte. Il peut en résulter, il en résultera, j’espère, quelque bien…

Je me levai encore une fois, après ces paroles, et Laura, de nouveau, voulut me faire rasseoir.

— Ne me quittez pas !… disait-elle, avec un malaise évident. Mon bureau est sur cette table… Pourquoi n’écririez-vous pas ici ?…

Il m’allait au cœur de lui refuser quoi que ce fût, même dans son propre intérêt. Mais il y avait déjà trop longtemps que nous étions enfermées tête-à-tête. Exciter de nouveaux soupçons, c’était peut-être nous enlever l’unique chance que nous eussions de nous revoir encore. Il était grand temps de me montrer, tranquille et comme si de rien n’était, parmi les misérables qui, dans ce moment-là même, au rez-de-chaussée, s’occupaient et s’entretenaient de nous. J’expliquai à Laura cette déplorable nécessité, que je l’amenai à comprendre aussi bien que moi.

— D’ici à une heure, ou peut-être moins, lui dis-je, vous me verrez revenir, chère petite. Pour aujourd’hui, le plus mauvais est passé. Tenez-vous tranquille, et ne craignez rien !

— La clef est-elle sur la porte, Marian ? Puis-je m’enfermer ?

— Oui, sans doute ; voici la clef. Poussez le verrou, et, jusqu’à ce que je remonte, n’ouvrez à personne !…

Je l’embrassai, en la quittant. Ce fut un vrai soulagement pour moi, tandis que je m’en allais, d’entendre grincer la clef dans la serrure, et de savoir ma sœur libre d’ouvrir ou de fermer sa porte.


VIII


« 19 juin. » — J’étais à peine arrivée sur le palier, quand ce bruit de porte fermée me suggéra la précaution de clore aussi ma chambre, et de ne jamais en sortir sans en emporter la clef avec moi. Mon « Journal » était déjà mis à l’abri, avec d’autres papiers essentiels, dans le tiroir de ma table ; mais mille petits articles de bureau demeuraient à la libre disposition des allants et des venants. Entre autres, un cachet portant la devise, assez commune, de deux colombes qui boivent dans la même coupe, et quelques feuilles de papier brouillard sur lesquelles se trouvait l’empreinte des dernières lignes que, la nuit dernière, j’avais tracées ici même. Grossies par les soupçons qui, désormais, faisaient partie de moi-même, ces bagatelles me semblaient dangereuses à laisser sans gardien, — et le tiroir lui-même, tout fermé qu’il fût, ne me paraissait pas suffisamment garanti en mon absence, tant que je n’en aurais pas soigneusement interdit l’approche.

Aucun indice ne m’apprit qu’il fût entré quelqu’un dans la chambre pendant que je causais avec Laura. Mes affaires de bureau (que le domestique avait ordre de ne jamais mettre en ordre) étaient éparpillées sur la table comme à l’ordinaire. Le seul détail, à elles relatif, qui m’étonnât quelque peu, fut que mon cachet se trouvait très-bien rangé, dans la même petite auge de laque où je place mes crayons et ma cire. Or, il n’est pas dans mes habitudes, assez peu ordonnées (j’en conviens à regret), de le loger en cet endroit ; et je ne me rappelais pas, en effet, l’y avoir mis. Mais comme, d’autre part, je n’avais aucun souvenir de la place exacte où je l’avais négligemment jeté, et comme je pouvais bien aussi, pour une fois, machinalement et par hasard, l’avoir posé où il devait être, je ne voulus pas ajouter, aux perplexités dont les événements de la journée m’avaient rempli l’esprit, une préoccupation quelconque à propos de cette bagatelle. Je fermai la porte, mis la clef dans ma poche, et descendis sans plus de retard.

Madame Fosco était seule sous le vestibule, occupée à contempler le baromètre.

— Il baisse encore, disait-elle ; j’ai bien peur qu’il ne faille s’attendre à de la pluie… Son visage avait repris son expression habituelle, sa nuance normale. Mais la main dont elle me montrait le cadran du baromètre semblait encore frémir quelque peu.

Avait-elle déjà conté à son mari qu’elle venait de surprendre Laura le traitant, en ma présence, de « vil espion ? » Le soupçon, très-fortement enraciné en moi, qu’elle avait dû lui signaler cette injure ; la crainte (d’autant plus irrésistible qu’elle était plus vague) des conséquences que pouvait avoir une pareille dénonciation ; la conviction que m’avaient laissée mille petites révélations involontaires, échappées à madame Fosco, et qui me prouvaient qu’en dépit de sa civilité de commande, elle en voulait encore à sa nièce de se trouver à l’état d’obstacle vivant, entre elle et le legs de dix milles livres sterling ; — toutes ces idées firent en même temps irruption dans mon esprit ; toutes me poussaient à parler dans le vain espoir d’atténuer par mon influence, par mon éloquence plus ou moins persuasive, l’imprudente offense de Laura.

— Puis-je espérer que vous m’excuserez, madame Fosco, si je me permets d’aborder avec vous un sujet particulièrement pénible ?…

Elle croisa ses mains devant elle, puis, solennellement, inclina la tête sans prononcer une parole, et, pendant quelques instants sans détourner ses regards des miens. — Lorsque vous avez été assez bonne pour me rapporter mon mouchoir, continuai-je, je crains beaucoup que le hasard ait fait arriver jusqu’à vos oreilles quelques mots prononcés par ma sœur ; ces mots, je ne veux ni les répéter ni les défendre. Je me permettrai d’espérer que vous ne les avez point jugés assez importants pour en entretenir le comte.

— Leur importance, en effet, est nulle à mes yeux, repartit madame Fosco, avec une brusquerie significative. Mais, ajouta-t-elle, prompte à reprendre son attitude glaciale, même quand il s’agit de bagatelles, je n’ai pas de secrets pour mon mari. Lorsqu’il a remarqué, tout à l’heure, que j’avais l’air peinée, mon devoir était, je le regrette, de ne pas lui cacher la cause de mon chagrin ; et je vous avouerai franchement, miss Halcombe, que je la lui ai fait connaître.

J’avais pressenti le coup ; et, cependant, lorsqu’elle prononça ces paroles, je me sentis, de la tête aux pieds, envahir par un froid mortel.

— Souffrez que je vous supplie, madame Fosco,… et que je supplie le comte, avec toute l’ardeur dont je suis capable,… de faire la part de la triste position où ma sœur est placée. Elle parlait tout à l’heure sous le coup des insultes, des injustices que son mari lui a fait subir, et quand elle laissait échapper ces expressions téméraires, j’affirme qu’elle avait cessé d’être elle-même. Puis-je espérer qu’elles lui seront sagement et généreusement pardonnées ?

— Vous le pouvez en toute assurance, dit derrière moi la voix du comte, toujours calme et grave. Avec son allure féline, il s’était glissé hors de la bibliothèque, son livre à la main ; et, sans que je m’en fusse doutée, se trouvait à deux pas de nous.

— Lorsque lady Glyde s’est permis ces paroles irréfléchies, continua-t-il, elle a commis envers moi une injustice que je déplore, — et que j’excuse. Ne revenons plus jamais sur ce sujet, miss Halcombe. Accordons-nous pour la laisser tomber dans l’oubli, à partir de ce moment même.

— Vous êtes bien bon, lui dis-je ; vous me soulagez au-delà de…

J’essayai de continuer, mais il avait les yeux sur moi. Cet implacable sourire, dont il masque toutes ses pensées, était répandu, inflexible et dur, sur sa face large et polie. La méfiance que m’inspirait son insondable perfidie, jointe au sentiment que j’avais de m’être dégradée en m’abaissant devant sa femme et devant lui, pour nous les concilier, me troubla et me fit perdre contenance à ce point que, parfaitement incapable d’achever ma phrase, je restai devant eux debout et muette…

— Je vous supplie à genoux de ne rien ajouter, miss Halcombe ; je suis vraiment honteux que vous ayez cru nécessaire d’en dire si long… En achevant ces paroles courtoises, il me prit la main. — Oh ! comme je m’en veux et me méprise ! oh ! comme j’y trouve peu de consolation, même en me disant que j’ai souffert tout cela pour l’amour de Laura ! — Il me prit la main, qu’il porta jusqu’à ses lèvres venimeuses. Jamais jusqu’à ce moment, je n’avais bien connu toute l’horreur qu’il m’inspirait. Cette innocente familiarité me tourna le sang comme si elle eût été la dernière insulte qu’un homme pût se permettre envers moi. Pourtant, je lui cachai mon dégoût, — j’essayai de sourire, — et moi, jadis impitoyable dans mon mépris pour la trompeuse humeur des autres femmes, je fus aussi fausse que la pire d’entre elles, aussi fausse que le Judas dont les lèvres venaient de toucher ma main.

Je n’aurais pas pu conserver ce sang-froid dégradant, — et la certitude que j’en ai me relève seule à mes propres yeux, — s’il avait persisté plus longtemps à tenir ses yeux attachés sur mon visage. La fauve jalousie de sa femme vint à mon secours au moment où il s’emparait de ma main, et détourna forcément l’attention de ce redoutable scrutateur. Les yeux bleus de madame Fosco, ses yeux si froids, s’illuminèrent de clartés nouvelles ; ses joues, d’un blanc terne, se teignirent de vives couleurs : en une seconde, elle rajeunit de plusieurs années.

— Comte, dit-elle, vos formes de politesse étrangère ne sont point appréciées par les Anglaises.

— Pardon, mon ange ! la meilleure Anglaise, et la plus aimée qui soit au monde, sait parfaitement les apprécier… À ces mots, il laissa retomber ma main, et, au lieu d’elle, il porta tranquillement à ses lèvres celle de sa femme.

Je remontai précipitamment pour me réfugier chez moi. Si j’avais eu le temps de la réflexion, mes pensées, quand je me retrouvai seule, m’auraient amèrement fait souffrir. Mais ce n’était pas l’heure de m’abandonner à de vaines rêveries. Fort heureusement pour le calme et le courage qu’il me fallait conserver, c’était l’heure d’agir, d’agir sans repos ni trêve.

Mes lettres à l’avocat et à M. Fairlie n’étaient pas encore écrites, et sans hésiter un moment, je m’occupai de leur rédaction.

Je n’avais pas l’embarras du choix entre mille ressources ; — et du moins pour le début de la lutte, je ne pouvais compter que sur moi-même. Sir Percival n’avait, dans le voisinage, ni parent ni amis dont je pusse tenter de réclamer l’intercession. Il était dans les termes les plus froids, — et, pour quelques-unes, dans les plus mauvais termes, — avec les familles de son rang qui résidaient près de lui. Quant à nous, pauvres femmes, nous n’avions ni père ni frère pour venir dans ce château prendre notre cause en main. Il ne restait donc qu’à écrire ces deux lettres d’une portée si douteuse, — ou à mettre Laura dans son tort, ainsi que moi, et à rendre impossible pour l’avenir toute négociation pacificatrice, en nous échappant secrètement de Blackwater-Park. Pour légitimer cette seconde alternative, il ne fallait rien moins que les dangers personnels les plus imminents. On devait, avant tout, tenter l’épreuve des lettres ; c’est ce qui me les fit écrire.

Je ne parlai point d’Anne Catherick à M. Kyrle, parce que (je l’avais insinué à Laura) ce sujet se trouvait compliqué d’un mystère que je n’avais encore pu éclaircir, et dont il eût été par conséquent, inutile d’entretenir un homme d’affaires. J’abandonnai à mon correspondant le soin d’attribuer, s’il le voulait, à de nouvelles disputes sur les questions d’argent, l’avilissante conduite de sir Percival ; et je le consultai simplement sur la protection que les lois pourraient offrir à Laura, dans le cas où son mari ne voudrait pas permettre qu’elle quittât provisoirement Blackwater-Park et revînt à Limmeridge avec moi. Je le renvoyai à M. Fairlie, pour les détails accessoires de cette dernière combinaison ; je lui donnai l’assurance que j’étais autorisée à lui écrire au nom de Laura, et je terminai en le suppliant de faire pour ma sœur, — comme la représentant, et sans perdre une minute, — tout ce qui lui serait humainement possible.

La lettre à M. Fairlie m’occupa immédiatement après. En invoquant son appui, je fis valoir principalement les motifs que j’avais indiqués à Laura comme les mieux faits pour le tirer de son éternelle torpeur ; je lui envoyai copie de ma lettre à l’avocat, pour lui bien prouver qu’il s’agissait de choses sérieuses ; et je lui présentai notre retraite à Limmeridge comme le seul compromis capable d’empêcher que le péril et le chagrin actuels de Laura n’aboutissent inévitablement, et dans un assez bref délai, à mettre son oncle de moitié dans les embarras qui la viendraient assiéger.

Quand j’eus fini, cacheté, les deux enveloppes, mis les deux adresses, je retournai chez Laura, lui portant les deux lettres pour la bien convaincre qu’elles étaient écrites.

— Quelqu’un vous a-t-il dérangée ? lui demandai-je, quand elle m’ouvrit la porte.

— Personne n’est venu frapper, répondit-elle ; mais, dans la première pièce, j’ai entendu quelqu’un.

— Un homme ou une femme ?

— Une femme. J’ai entendu le bruit de sa robe.

— Le bruit que fait la soie ?

— Précisément ; le « frou-frou » du taffetas…

Madame Fosco était bien évidemment venue monter sa garde. Le mal qu’elle pouvait nous faire directement ne m’inspirait que fort peu de crainte. Mais celui qui pouvait nous venir d’elle, comme instrument zélé des projets de son mari, était trop redoutable pour n’en pas tenir compte.

— Qu’est devenu le bruissement de cette robe quand vous avez cessé de l’entendre dans votre antichambre ? demandai-je à ma sœur. Ne s’en est-il pas allé rasant la muraille tout le long du couloir ?

— Oui ; je restais immobile, l’oreille tendue, et c’est ce qui est arrivé.

— De quel côté allait-il ?

— Du côté de votre chambre…

Je me mis à réfléchir de plus belle. Ce bruit n’avait pas frappé mes oreilles. Mais j’étais alors profondément absorbée par ma correspondance ; de plus, j’ai la main assez lourde, et me sers de plumes d’oie qui grattent bruyamment le papier. Madame Fosco devait entendre le grattement de ma plume bien plus probablement que je ne devais distinguer le frou-frou de sa robe. Encore une bonne raison (si j’en avais eu besoin) pour ne pas risquer mes lettres dans la boîte du vestibule.

Laura me vit pensive : — Encore des difficultés, dit-elle avec accablement. Encore des difficultés, des périls !

— Point de périls, répondis-je. Quelques petits embarras, c’est possible. Je songe au moyen le plus sûr de faire passer mes deux lettres dans les mains de Fanny.

— Vous les avez donc écrites, ces lettres ? Oh ! Marian, ne vous exposez pas ! Je vous en supplie, ne courez pour moi aucuns risques !

— Non, non, — n’ayez pas peur !… Quelle heure est-il, maintenant ?…

Il était six heures moins un quart. J’avais le temps d’aller à l’auberge du village, et de revenir avant le dîner. Si j’attendais jusqu’au soir, je pourrais fort bien ne pas trouver une seconde occasion de quitter en toute sûreté le château.

— Laissez la clef dans votre serrure, dis-je à Laura, et n’ayez pour moi aucune crainte. Si vous entendez demander où je suis, appelez à travers la porte, et dites que je suis allée prendre l’air !

— Quand serez-vous de retour ?

— Sans faute, avant le dîner. Courage, ma chère belle. D’ici à demain nous aurons, agissant pour vous, un brave homme dont les idées sont nettes et les intentions sincères. Après M. Gilmore lui-même, notre meilleur ami est certainement l’associé de M. Gilmore…

Un moment de réflexion, dès que je fus seule, me convainquit que je ferais mieux de ne pas me montrer dans mon costume de promenade avant de m’être assurée de ce qui se passait à l’étage inférieur du château. Je ne m’étais pas encore informée de sir Percival, et il fallait savoir s’il était sorti ou non.

Le ramage des canaris dans la bibliothèque, et l’odeur de tabac qui filtrait à travers la porte restée entr’ouverte, m’apprirent immédiatement où était le comte. J’y jetai, en passant, un coup-d’œil par-dessus mon épaule, et m’aperçus, à mon grand, étonnement, qu’il faisait pour la femme de charge, avec toutes les recherches de sa politesse obséquieuse, une exhibition complète de ses oiseaux si bien appris.

Il avait dû tout spécialement l’inviter à les venir voir ; d’elle-même, en effet, jamais elle n’eût osé pénétrer dans la bibliothèque. Or les moindres actions de cet homme ont, au fond de chacune d’elles, un mobile parfaitement défini. En ceci, quel pouvait être son but ?

Ce n’était pas le moment de chercher à pénétrer ses motifs. Je me mis en quête de madame Fosco, et la trouvai, selon sa coutume, s’adonnant à sa promenade giratoire tout autour du grand bassin.

Je ne savais guère quel accueil je recevrais d’elle, à la suite de la crise jalouse dont j’avais été l’innocente cause si peu de temps auparavant. Mais, dans l’intervalle, son mari avait de nouveau apprivoisé la tigresse. Elle m’adressa la parole tout aussi poliment qu’à l’ordinaire. Mon seul projet, en l’abordant, était de m’informer si elle savait ce que sir Percival avait pu devenir. Je réussis à faire indirectement tomber la conversation sur ce sujet, et, après quelques minutes d’escrime de part et d’autre, elle finit par me dire qu’il était sorti.

— Lequel de ses chevaux a-t-il pris ? demandai-je négligemment.

— Aucun, répondit-elle. Sir Percival s’en est allé à pied, il y aura bientôt deux heures. Autant que j’ai pu le comprendre, il s’agissait de commencer une nouvelle enquête au sujet de cette femme qu’on appelle Anne Catherick. Le vif désir qu’il parait avoir de retrouver ses traces me paraît excéder un peu les bornes de la raison. Sauriez-vous par hasard, miss Halcombe, si la folie de cette femme est réellement dangereuse ?

— Je l’ignore, madame la comtesse.

— Est-ce que vous rentrez ?

— Mais, oui… pourquoi pas ! Je suppose qu’il sera bientôt temps de s’habiller pour le dîner…

Nous rentrâmes ensemble dans le château. Madame Fosco se traîna paresseusement jusqu’à la bibliothèque dont elle referma la porte derrière elle. Je courus sans retard prendre mon chapeau et mon châle. Il n’y avait pas une minute à perdre si je voulais aller chercher Fanny dans son auberge, et revenir à temps pour le dîner.

Lorsque je traversai le vestibule, il était absolument désert, et les oiseaux avaient cessé de gazouiller dans la bibliothèque. Je ne pouvais pas m’attarder à de nouvelles investigations, mais tout au plus m’assurer que la route était libre, et quitter alors le château avec les deux lettres bien en sûreté au fond de ma poche.

Une fois lancée vers le village, je me préparai à la chance de rencontrer sir Percival. Tant que je n’aurais affaire qu’à lui seul, j’étais bien certaine de ne pas perdre ma présence d’esprit. Et toute femme, maîtresse d’elle-même, peut tenir tête, en n’importe quelle circonstance, à un homme dominé par son humeur. Sir Percival ne m’effrayait pas comme le comte. En me faisant connaître le but de sa dernière sortie, la comtesse, au lieu de m’agiter, m’avait calmée. Tant que le désir de retrouver Anne Catherick serait chez lui le souci dominant, nous pourrions, Laura et moi, espérer quelque trêve à l’activité de ses persécutions. Aussi était-ce pour nous tout comme pour Anne elle-même, que j’espérais voir échouer les poursuites auxquelles il s’acharnait contre elle. Je l’espérais, dis-je, et c’était l’objet de mes ferventes prières.

Je parvins, d’un pas aussi rapide que la chaleur le permit, au chemin de traverse conduisant vers le village ; je regardais derrière moi, de temps en temps, pour m’assurer que je n’étais pas suivie.

Rien ne me parut avancer dans la même direction que moi, durant tout ce trajet, si ce n’est un chariot de paysan qui rentrait à vide. Le bruit de ses roues massives ne laissait pas de me gêner un peu ; et quand je m’aperçus que ce chariot prenait, de même que moi, le chemin du village, il me parut à propos de m’arrêter pour le laisser passer, et de le suivre de loin lorsqu’il m’aurait devancée. En le regardant avec plus d’attention que je n’avais fait encore, il me sembla que j’apercevais, par intervalles, les pieds d’un homme qui le suivait de fort près ; le charretier, au contraire, marchait devant, à côté de ses chevaux. Le chemin de traverse, dans la portion que je venais de franchir, était si étroit, que le chariot, venant après moi, rasait, à droite et à gauche, les arbres et les buissons ; et, pour vérifier si j’avais ou non été trompée par la vague impression dont je viens de fendre compte, il me fallut attendre qu’il fût passé devant moi. J’avais mal vu, selon toute apparence, car lorsque le chariot eut défilé sous mes yeux, je n’aperçus absolument personne sur le chemin.

J’arrivai à l’auberge sans avoir rencontré sir Percival, et sans avoir pu noter aucun autre incident. L’hôtesse, et j’en fus charmée, avait reçu Fanny avec toute la cordialité possible. Cette bonne fille était installée dans une petite pièce, à l’écart de celle où les buveurs viennent faire tapage, et on lui avait assigné, dans le haut de la maison, une chambre à coucher très-propre. En m’apercevant, elle se remit à pleurer, disant avec assez de vérité, la pauvre enfant, qu’il était « terrible » de se voir ainsi rejetée à travers le monde, comme si elle avait commis quelque faute impardonnable, lorsque personne n’avait rien à lui reprocher, — pas même le maître qui l’avait chassée.

— Tâchez, ma fille, de vous résigner, lui dis-je. Votre maîtresse et moi nous vous restons attachées, et nous prendrons soin que votre réputation n’ait pas à souffrir de tout ceci. Écoutez-moi, maintenant. J’ai fort peu de temps à perdre, et je vais vous confier un message de grande importance. Vous veillerez avec le plus grand soin sur ces deux lettres. Celle où j’ai mis un timbre doit être jetée à la poste, demain, dès votre arrivée à Londres. Quant à l’autre, adressée à M. Fairlie, vous devez la remettre vous-même en ses mains, aussitôt que vous serez rentrée chez vous. Gardez-les toutes deux sur vous, et ne les confiez, même pour un moment, à qui que ce soit : elles sont de la dernière importance pour les intérêts de votre maîtresse…

Fanny plaça les lettres dans le corsage de sa robe : — Elles resteront là, miss, dit-elle, jusqu’à ce que vos instructions aient pu être suivies de point en point.

— Prenez soin, demain matin, de ne pas arriver trop tard à la station, continuai-je. Et quand vous verrez la femme de charge de Limmeridge, dites-lui, tout en la complimentant de ma part, que vous êtes à mon service jusqu’à ce que lady Glyde ait pu vous reprendre au sien. Nous nous retrouverons peut-être plus tôt que vous ne pensez. Ainsi donc, gardez bon courage, et ne manquez pas le train de sept heures.

— Merci, miss, merci mille fois ! D’entendre votre bonne voix, cela vous remet le cœur. Veuillez présenter mes respects à milady, et lui dire que, pour le temps qui m’a été laissé, j’ai mis les choses en aussi bon ordre que possible… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… qui donc l’habillera aujourd’hui pour le dîner ?… Tenez, miss, quand j’y pense, cela me navre…

Lorsque je rentrai au château, il ne me restait guère plus d’un quart d’heure, et pour ma toilette du dîner, et pour échanger, avant de descendre, quelques mots avec Laura.

— Les lettres sont dans les mains de Fanny, lui dis-je tout bas, en passant devant sa porte… Comptez-vous dîner avec nous ?

— Oh ! non, non, — pour rien au monde !

— Serait-il arrivé quelque chose ?… Quelqu’un vous aurai-t-il encore effrayée ?

— Oui, tout à l’heure ; sir Percival…

— Est-ce qu’il est entré chez vous ?

— Non, il m’a fait peur en heurtant à la porte : — Qui est là ! ai-je demandé. — Vous le savez, m’a-t-il répondu. Vous déciderez-vous à me dire le reste ? Il le faudra bien !… Tôt ou tard, je vous arracherai ce secret… Vous savez où est présentement Anne Catherick ! — En vérité, en toute vérité, je l’ignore. — Vous le savez, a-t-il répliqué. Mais, prenez garde ! je viendrai à bout de votre entêtement ! Je vous arracherai ce que je veux savoir !… Sur ces mots, il s’en est allé… Il s’en est allé, Marian, il y a tout au plus cinq minutes…

Donc, Anne n’était pas découverte ! Pour ce soir encore, nous étions sauvées. Sir Percival n’avait pas retrouvé la trace perdue.

— Vous descendez, Marian ?… Revenez me voir dans la soirée !

— Oui, certainement. Si je remonte un peu tard, n’allez pas vous inquiéter… Il me faut prendre garde de les blesser en les quittant de très-bonne heure…

Le dernier coup sonna et je partis en toute hâte.

Sir Percival conduisit madame Fosco dans la salle à manger, et le comte m’offrit son bras. Il avait très-chaud, il était très-rouge, et ne paraissait pas avoir donné à sa toilette les soins habituels dont il était si prodigue. Était-il donc sorti, lui aussi, avant le dîner, et son retour avait-il été retardé ? ou bien souffrait-il seulement de la chaleur un peu plus qu’à son ordinaire ?

Quoi qu’il en fût, il était, sans aucun doute, en proie à quelque ennui secret, à quelque anxiété cachée que, nonobstant toute sa décevante habileté, il ne pouvait dissimuler absolument. Pendant toute la durée du repas, il ne parla guère plus que sir Percival lui-même, et, de temps en temps, il jetait du côté de sa femme des regards où se peignait une inquiétude furtive que je remarquais en lui pour la première fois.

La seule obligation de société que ce qu’il gardait de sang-froid lui permit de remplir avec sa courtoisie habituelle, fut celle de se montrer toujours obstinément civil et attentif à mon égard. Quel dessein perfide il poursuit ainsi, je n’ai pu encore le découvrir ; mais quel que soit son but, depuis qu’il a mis le pied dans ce château, les moyens dont il s’est résolûment servi pour arriver à ses fins, ont été une invariable politesse envers moi, une invariable humilité envers Laura, et une invariable résistance (coûte que coûte) aux brutales violences de sir Percival. Je soupçonnais déjà ceci lors de sa première intervention en notre faveur, le jour où l’acte fut présenté dans la bibliothèque à la signature de Laura ; maintenant, je fais mieux que le soupçonner : — j’en suis certaine.

Lorsque madame Fosco et moi nous nous levâmes pour quitter la table, le comte, se levant aussi, parut vouloir nous accompagner au salon.

— Pourquoi vous en allez-vous ? demanda sir Percival… C’est à « vous » que je parle, Fosco !

— Je m’en vais, parce que j’ai dîné assez, et assez bu, répondit le comte. Veuillez, Percival, excuser l’habitude étrangère que j’ai contractée de m’en aller en même temps que les dames, tout comme j’arrive en même temps qu’elles.

— Laissez donc !… un autre verre de « claret » ne vous fera pas de mal… Reprenez séance comme un bon Anglais… Je voudrais causer tranquillement avec vous, pendant une demi-heure, à côté de ces bouteilles.

— Causer tranquillement, Percival ? je ne demande pas mieux ; mais pas à présent, et pas à côté des bouteilles… Un peu plus tard, si vous voulez bien… un peu plus avant dans la soirée.

— Voilà qui est poli, dit sir Percival avec emportement… C’est agir de bien bonne grâce, sur mon âme, que de traiter ainsi quelqu’un dans sa propre maison !…

Je l’avais vu, plus d’une fois, pendant le dîner, regarder le comte d’un air inquiet, et j’avais remarqué que le comte, en revanche, s’abstenait soigneusement de le regarder. Cette circonstance, combinée avec le désir exprimé par le maître de la maison d’un entretien tout à fait intime, et le refus obstiné que lui opposait son hôte, me remit en mémoire la vaine insistance que sir Percival avait mise quelques heures auparavant, à réclamer de son ami un entretien particulier hors de la bibliothèque.

Le comte avait ajourné dans l’après-midi cette première requête ; il l’ajournait encore à l’issue du dîner. Quel que pût être le sujet qu’ils étaient appelés à discuter ensemble, il était évident que sir Percival lui accordait une grande importance ; — et peut-être le comte l’envisageait-il comme dangereux au même degré, s’il fallait en juger par la répugnance qu’il manifestait à l’aborder.

Ces réflexions s’offrirent à moi pendant notre traversée de la salle à manger au salon. L’irritation avec laquelle sir Percival venait de commenter la retraite désobligeante de son ami n’avait pas produit le plus léger effet sur ce dernier. Le comte nous accompagna obstinément jusqu’à la table à thé, — perdit une ou deux minutes à rôder autour de nous, — puis, passant dans le vestibule, il en revint avec la boîte aux lettres dans ses mains. Il était alors huit heures, — l’heure à laquelle on expédiait régulièrement le courrier de Blackwater-Park.

— N’avez-vous rien pour la poste, miss Halcombe ? me demanda-t-il, s’approchant de moi et me présentant la boîte ouverte.

Je vis madame Fosco qui faisait le thé, s’arrêter tenant la pince à sucre, pour écouler ma réponse.

— Non, monsieur le comte ; je vous rends grâces. Je n’ai pas de lettres à faire partir aujourd’hui…

Il remit la boîte au domestique qui venait d’entrer dans l’appartement ; puis il s’assit au piano, et joua deux fois de suite l’air de cette joyeuse chanson des rues de Naples : « La mia Carolina ». Sa femme, qui d’ordinaire était la personne la plus posée dans tous ses mouvements, expédia le thé aussi promptement que j’eusse pu le faire moi-même, — avala sa tasse en deux minutes, — et se glissa hors du salon sans le moindre bruit.

Je me levai pour en faire autant, — moitié parce que je la soupçonnais de vouloir pratiquer là-haut quelque trahison à l’égard de Laura ; moitié parce que j’étais bien résolue à ne pas rester seule dans la même pièce que son mari.

Avant que j’eusse pu gagner la porte, le comte me rappela pour me demander une tasse de thé. Lorsqu’il fut servi, je tentai une fois encore de m’échapper. Une fois encore, il m’arrêta, en retournant au piano et me provoquant tout à coup à m’expliquer sur une question musicale, dans laquelle il affirmait que l’honneur de son pays était en jeu.

Vainement plaidai-je mon ignorance absolue en fait de musique, et les déplorables défaillances de mon goût en cette matière, il n’en appelait pas moins à mon jugement, de plus belle, avec une véhémence qui coupait court à toutes mes protestations : — Les Anglais et les Allemands (c’est ainsi qu’il donnait cours à son indignation) persistaient à reprocher aux Italiens leur impuissance à traiter en musique les genres les plus élevés. Les premiers parlaient sans cesse de leurs oratorios, les seconds, sans cesse de leurs symphonies. Les uns et les autres devaient-ils donc oublier son immortel ami et compatriote, l’illustrissime Rossini ? Qu’était donc le « Mosè » sinon un oratorio sublime, exécuté sur le théâtre au lieu d’être froidement chanté dans une salle de concerts ? Qu’était l’ouverture de « Guillaume Tell », sinon une symphonie pseudonyme ? Avais-je entendu jamais le « Moïse en Égypte » ? À supposer que je connusse tel ou tel opéra (il m’en nomma trois ou quatre) il prendrait la liberté de me demander si jamais rien de plus sublime et de plus grandiose a été trouvé par le génie d’un homme ? Puis, sans attendre un seul mot ou d’approbation ou d’objection, ne me quittant jamais du regard, il promenait à grand bruit sa main sur le piano, et chantait avec un enthousiasme orgueilleux les morceaux qui devaient enlever mon suffrage. Pour toute interruption, de temps en temps, il me criait d’une voix farouche les titres de ces morceaux : — « Chœur des Égyptiens livrés à la plaie des ténèbres », miss Halcombe ! — « Récitatif de Moïse apportant les tables de la Loi ! » — « Prière des Israélites au passage de la Mer rouge ! » — Ah ! ah !… Est-ce de la musique sacrée ? Est-ce sublime, oui ou non ?… — Le piano tremblait sous ses mains puissantes, et les tasses à thé vibraient sur la table, tandis que tonnait sa forte basse-taille et que son pied lourd battait la mesure sur le parquet.

Il y avait quelque chose d’horrible, quelque chose de féroce et de vraiment diabolique dans les éclats de la joie que son chant et sa musique semblaient lui faire éprouver, comme aussi dans l’air de triomphe avec lequel il constatait l’espèce de fascination exercée sur moi, tandis qu’intimidée et comme asservie, je me rapprochais vainement de la porte sans oser jamais en franchir le seuil. Je fus enfin délivrée de cette obsession, non par mes propres efforts, mais par l’entremise de sir Percival. Il ouvrit la porte de la salle à manger, et appela pour demander ce que signifiait « ce tapage d’enfer ». Le comte quitta aussitôt le piano : — Ah ! dit-il, si Percival arrive, adieu la mélodie, adieu l’harmonie !… La Muse du chant, miss Halcombe, va s’enfuir épouvantée ; et moi, vieux ménestrel chargé d’embonpoint, il me faudra exhaler au grand air le reste de mon enthousiasme !… Il passa, disant ceci, sous la verandah, mit ses mains dans ses poches, et reprit « sotto voce », dans le jardin, le récitatif de « Moïse ».

J’entendis sir Percival qui, des fenêtres de la salle à manger, appelait son ami. Mais celui-ci n’y prit point garde ; il semblait décidé à faire la sourde oreille. Cette « causerie tranquille » après laquelle le maître de la maison soupirait vivement, elle était encore ajournée, comme elle l’avait déjà été tant de fois, par la despotique et capricieuse volonté du comte.

Depuis le départ de sa femme, il m’avait retenue dans le salon pendant près d’une demi-heure. Comment avait-elle utilisé ce laps de temps ?

Je montai pour m’en enquérir, mais ne fis, à cet égard, aucune découverte ; et lorsque je questionnai Laura, il me fut démontré qu’elle n’avait rien entendu. Personne n’était venu la déranger ; et la robe de soie n’avait frémi ni dans l’antichambre, ni dans le couloir.

Il était alors neuf heures moins vingt. Après être allée chercher mon « Journal » dans ma chambre, je m’installai chez Laura, et restai à lui tenir compagnie, tantôt écrivant, tantôt m’interrompant pour causer avec elle. Personne ne vint rôder autour de nous, et il ne se passa rien que de très-ordinaire. Nous demeurâmes ensemble jusqu’à dix heures. Je la quittai alors, après quelques paroles d’encouragement et lui souhaitant une bonne nuit. Elle referma sa porte derrière moi, lorsque nous fûmes bien convenues que je viendrais la voir, le lendemain matin, avant toute autre démarche.

J’avais encore, avant de me livrer moi-même au sommeil, quelques lignes à écrire dans mon « Journal » ; et en descendant au salon, lorsque j’eus définitivement quitté Laura, je résolus de n’y faire qu’une apparition, simplement pour offrir mes excuses, et de me retirer ensuite chez moi, une heure plus tôt qu’à l’ordinaire.

Sir Percival, ainsi que le comte et sa femme, y tenait séance. Le premier bâillait dans un grand fauteuil ; le comte lisait ; madame Fosco agitait un éventail autour de son front. Par un phénomène étrange, elle était cette fois très-rouge. Elle qui se vantait de n’être jamais incommodée par la chaleur, en souffrait évidemment, ce soir-là.

— Je crains, madame la comtesse, lui dis-je, que vous ne soyez pas tout à fait bien portante.

— C’est justement, répondit-elle, la remarque que j’allais vous adresser. Vous êtes pâle, ma chère…

« Ma chère » ! c’était la première fois qu’elle employait, vis-à-vis de moi, cette expression familière, ! Elle avait aussi sur le visage, en articulant ces mots, un sourire insolent.

— Je souffre de la tête, ainsi que cela m’arrive souvent, répondis-je d’un ton froid.

— Ah ! vraiment. Faute d’exercice, je suppose ? Une promenade, avant le dîner, voilà justement ce qu’il vous eût fallu… Elle avait prononcé le mot « promenade » d’un ton singulièrement emphatique. M’aurait-elle, par hasard, vue sortir ? Au fond, cela m’importait peu. Les lettres, maintenant, étaient saines et sauves entre les mains de Fanny.

— Venez fumer, Fosco ! dit sir Percival, qui se levait, regardant son ami avec une sorte d’inquiétude.

— Volontiers, Percival, quand ces dames se seront retirées, répondit le comte.

— Excusez-moi, comtesse, de vous donner l’exemple, dis-je à mon tour. Pour un mal de tête comme le mien, il n’est tel remède que le lit…

Je pris congé d’un chacun. Sur le visage de cette femme, au moment où nous nous donnâmes la main, reparut le même insolent sourire. Sir Percival ne m’accordait aucune attention. Il regardait avec impatience madame Fosco, laquelle ne semblait pas se disposer à partir en même temps que moi. Le comte, derrière son livre semblait se sourire à lui-même. À cette « causerie tranquille », sollicitée par sir Percival, un obstacle s’offrait encore ; — et l’obstacle, cette fois, c’était la comtesse.



LA
FEMME EN BLANC


SECONDE ÉPOQUE


(suite)



Le récit est continué par Marian Halcombe


IX


« 19 Juin. » — Une fois sous clef, dans ma chambre, j’ouvris ces pages, et me préparai à continuer ce qui me restait à écrire des incidents de cette journée.

Pendant au moins dix minutes, je restai sur mon fauteuil, la plume à la main, mais parfaitement oisive, récapitulant les événements des douze dernières heures. Lorsqu’à la fin, j’entamai ma besogne, j’éprouvais à la pousser plus loin une difficulté qui m’était nouvelle. Malgré tous mes efforts pour fixer mes pensées sur le sujet que j’avais à traiter, elles s’égaraient, avec la plus étrange persistance, toujours du côté de sir Percival et du comte ; l’intérêt que je m’efforçais de concentrer sur mon « Journal », je le portais au contraire à cette conférence particulière, qui semblait concertée entre eux, — qui toute la journée, d’heure en heure, avait été remise, — et que, maintenant, ils devaient avoir dans le silence et l’isolement de la nuit.

Mon esprit, ainsi perverti momentanément, se refusait au souvenir de ce qui s’était passé depuis le matin ; et je n’eus bientôt d’autre ressource que de refermer mon « Journal » pour m’en distraire pendant quelques instants.

J’ouvris la porte qui, de ma chambre à coucher, menait dans mon boudoir, et quand j’eus passé d’une pièce dans l’autre, je refermai cette porte pour empêcher tous les accidents qui pouvaient résulter du courant d’air auquel se trouvait exposé le flambeau laissé par moi sur la table de toilette. La fenêtre de mon boudoir était toute grande ouverte, et je m’y appuyai négligemment, regardant au dehors le paysage nocturne.

Tout était obscur et calme. Ni lune ni étoiles ne se voyaient au ciel. Dans l’air, appesanti et sans mouvement planait une odeur de pluie ; si bien que j’étendis la main hors de la fenêtre… Mais non… la pluie ne faisait que menacer ; elle ne tombait pas encore.

Je demeurai accoudée sur l’appui de la fenêtre pendant à peu près un quart d’heure, perdant mes regards distraits dans les épaisses ténèbres, et sans rien entendre si ce n’est, çà et là, les voix de nos domestiques, ou le bruit lointain d’une porte qui se fermait dans les régions inférieures du château.

Au moment même où, fatiguée de cette rêverie sans but, j’allais rentrer dans ma chambre, et pour la seconde fois, tâcher de compléter les derniers paragraphes de mon « Journal », je sentis une odeur de fumée de tabac qui m’arrivait à l’improviste dans cette atmosphère pesante d’une nuit orageuse.

Le moment d’après, je vis, arrivant à l’autre extrémité du château, dans l’obscurité profonde qui nous enveloppait, une sorte de petite étincelle rouge. Je n’entendais aucun bruit de pas, et ne pouvais rien voir si ce n’est cette étincelle même. Elle voyageait dans la nuit, passa sous la fenêtre où je me tenais, et s’arrêta juste en face de celle de ma chambre à coucher, laquelle se trouvait éclairée par le flambeau que j’avais laissé sur la table de toilette.

L’étincelle, pendant un instant, demeura stationnaire ; puis je la vis s’en retourner dans la direction du chemin qu’elle avait pris pour venir. Comme je tâchais de ne pas la perdre de vue, j’aperçus une seconde étincelle rouge, plus forte que la première, et qui s’en rapprochait peu à peu.

Toutes deux se rencontrèrent dans l’obscurité. Me rappelant qui fumait des cigarettes, et qui des cigares, je conclus immédiatement que le comte était sorti le premier pour venir aux aguets sous ma fenêtre, et que sir Percival, ensuite, l’avait rejoint ; ils avaient dû tous les deux marcher sur la pelouse, — sans quoi, j’aurais entendu, bien certainement, les pas pesants de sir Percival, encore que, même sur le sable, la marche féline du comte eût bien pu m’échapper.

Je demeurai paisiblement à la croisée, certaine que, dans cette pièce sans lumière, ni l’un ni l’autre ne pouvait me voir.

— Qu’y a-t-il donc ? disait sir Percival dont je reconnus la voix, bien qu’il en baissât le ton. Pourquoi ne revenez-vous pas ! Le moment est arrivé de causer à notre aise !

— Je voudrais que cette fenêtre cessât d’être éclairée, répondit le comte fort doucement.

— En quoi vous gêne cette lumière ?

— Elle me dit que tout le monde n’est pas couché. Or « la personne » est assez rusée pour soupçonner quelque chose, et assez hardie, si elle en avait la chance, pour descendre et venir écouter… Un peu de patience, Percival, un peu de patience !

— Ah ! bah !… vous ne parlez jamais d’autre chose.

— Le moment est venu où vous ne me ferez plus ce reproche. Vous êtes, mon bon ami, au bord d’un précipice domestique ; et si je vous laisse donner une chance de plus à ces femmes, ma parole d’honneur, elles vous y jetteront la tête la première !

— Que diable voulez-vous dire ?

— Il sera temps de s’expliquer, Percival, quand cette fenêtre ne sera plus éclairée, quand j’aurai pu donner un petit coup-d’œil aux chambres qui tiennent à la bibliothèque, et m’assurer aussi qu’il n’y a personne sur l’escalier…

Ils s’éloignèrent lentement, et le reste de leur conversation (durant laquelle, au surplus, ils n’avaient cessé de parler à voix très-basse) devint absolument impossible à suivre. Il m’importait guère ; j’en avais entendu assez pour me déterminer à justifier la haute opinion que le comte semblait s’être faite de ma finesse et de mon courage. Avant que les étincelles rouges eussent disparu dans les ténèbres, j’avais arrêté en moi que quelqu’un assisterait à la conférence préparée entre ces deux hommes, — et que, nonobstant toutes les précautions du comte, ce quelqu’un-là serait moi-même. Il ne me fallait qu’un motif, pour légitimer cet acte par-devant ma propre conscience et me donner le courage de l’accomplir. Or ce motif, je l’avais. L’honneur et le bonheur de Laura, sa vie même peut-être, — dépendaient ce soir-là de ma finesse d’oreille et de ma sûreté de mémoire.

J’avais entendu le comte annoncer qu’avant d’entrer en explications avec sir Percival, il prétendait explorer les chambres attenant à la bibliothèque et l’escalier au bas duquel ouvrait cette pièce. Il n’en fallait pas davantage pour m’informer que la conversation projetée devait avoir lieu dans la bibliothèque. Or la même minute qui me suffit pour arriver à cette conclusion me fournit aussi un moyen de déjouer les précautions du comte, — ou, en d’autres termes, d’entendre ce que lui et sir Percival avaient à se dire, sans hasarder, en aucune façon, de descendre au rez-de-chaussée du château.

En parlant de la distribution donnée à ces appartements inférieurs, je crois avoir mentionné incidemment la « verandah » placée à l’extérieur et sur laquelle ouvraient toutes les pièces, au moyen des portes-fenêtres « à la française ». Le toit de cette verandah était plat ; les eaux de pluie y trouvaient pour s’écouler des tuyaux qui menaient aux citernes destinées à l’approvisionnement du château. Sur cette toiture étroite et garnie de plomb, — qui courait au-dessus de toutes les chambres du premier étage, et ne devait guère se trouver, pensais-je, qu’à trois pieds tout au plus de l’appui des croisées, — une rangée de caisses à fleurs était disposée, d’assez larges intervalles existant de l’une à l’autre ; et pour les empêcher de tomber en cas d’ouragans, une petite barrière de fer ouvragé bordait le toit sur toute sa longueur.

Le plan qui venait de s’offrir à moi consistait à me laisser glisser par la fenêtre de mon boudoir sur le toit de la verandah ; je projetai de m’y traîner sans bruit jusqu’à la portion qui dominait exactement la fenêtre de la bibliothèque, et de me tapir là, parmi les caisses de fleurs, l’oreille collée à la balustrade extérieure. Dans le cas où sir Percival et le comte seraient installés pour fumer, comme je les avais déjà vus bien des fois, le soir, leurs fauteuils sur le seuil même de la fenêtre ouverte, et leurs pieds étendus sur les sièges de zinc qui garnissaient la verandah, — toute parole échangée entre eux, qui ne serait pas prononcée absolument à voix basse (et, nous le savons tous par expérience, aucune conversation un peu longue ne peut se maintenir à ce diapason) devait inévitablement arriver à mes oreilles. Si, d’autre part, ils préféraient, ce soir-là, rester à l’intérieur de la pièce, j’avais alors toute chance ou de ne rien entendre, ou d’entendre très-peu de chose ; et, dans ce cas, il me faudrait courir le risque beaucoup plus sérieux, de descendre l’escalier pour venir m’embusquer auprès d’eux.

Bien que la nature désespérée de notre situation me fît résolument envisager les partis les plus extrêmes, j’espérais avec ardeur pouvoir me soustraire à cette seconde alternative. Mon courage, après tout, n’était que le courage d’une femme ; et il était bien près de me manquer, à l’idée de m’aller mettre, par cette nuit noire, en descendant au rez-de-chaussée, sous la main même de sir Percival et du comte.

Je rentrai à petit bruit dans ma chambre à coucher, pour tenter d’abord l’épreuve moins périlleuse du toit de la verandah.

Un complet changement de costume était impérieusement requis, pour bien des raisons. J’ôtai, pour commencer, ma robe de soie, attendu que, par cette nuit silencieuse, le moindre bruit qu’elle eût fait aurait pu me trahir. Je mis ensuite de côté ceux de mes vêtements de dessous que leur blancheur et leur volume rendaient plus particulièrement indiscrets ou incommodes, et je les remplaçai par un jupon de flanelle brune. Je jetai par-dessus ma pelisse de voyage, en étoffe noire, dont je ramenai le capuchon sur ma tête. Le soir, dans ma toilette habillée, je tenais au moins la place de trois hommes. Vêtue comme je l’étais maintenant, et quand je serrais contre mon corps ma frêle et souple enveloppe, aucun homme n’aurait pu, comme moi, se faufiler dans les moindres interstices. Ce point était fort essentiel, à cause du très-petit espace qui, sur le toit de la verandah, existait entre les caisses à fleurs d’un côté, de l’autre la muraille et les fenêtres du château. Si je venais à renverser quelque chose, à faire le moindre bruit, qui pouvait prévoir les suites d’un tel accident !

Je ne pris que le temps de placer la boîte d’allumettes près du flambeau que je soufflai ensuite, et je rentrai à tâtons dans mon boudoir. J’en fermai la porte au verrou, comme j’avais déjà fait pour ma chambre à coucher ; — et alors, me laissant tranquillement aller à l’extérieur de la fenêtre, je posai mes pieds, avec précaution sur le toit plombé de la verandah.

Mes deux chambres étaient à l’extrémité intérieure de l’aile nouvellement ajoutée au château, de celle-là même que nous habitions tous ; et j’avais à passer devant cinq fenêtres, avant d’atteindre le poste qu’il fallait occuper, immédiatement au-dessus de la bibliothèque. La première fenêtre était celle d’une chambre d’ami, pour le moment inoccupée. La seconde et la troisième étaient celles de la chambre de Laura. La quatrième éclairait la chambre de sir Percival ; la cinquième celle de la comtesse. Les autres, devant lesquelles je n’avais pas besoin de passer, appartenaient au cabinet de toilette du comte, à la chambre de bains, et à une seconde chambre d’ami, vide comme l’autre. Aucun bruit n’arrivait à mes oreilles, et l’obscurité de la nuit, lorsque je me trouvai debout sur la verandah, m’enveloppait de tous côtés, si ce n’est à l’endroit où donnait la fenêtre de madame Fosco. Là, juste au-dessus de la bibliothèque, juste au point où j’avais compté m’aller tapir, tombait un rayon de lumière. La comtesse n’était pas encore couchée.

Il était trop tard pour reculer ; et je n’avais pas le temps d’attendre. Je résolus d’aller en avant, à tous risques et périls, me fiant, pour me tirer d’affaire, à ma prudence et à l’obscurité de la nuit. — C’est pour Laura ! me disais-je, en faisant mon premier pas sur le toit, d’une main serrant ma pelisse contre moi, et tâtonnant de l’autre contre le mur du château. Il valait mieux, en effet, me frotter à cette muraille sourde, que courir le risque de heurter les caisses à fleurs rangées de l’autre côté, à quelques pouces de moi. Je passai devant la fenêtre obscure de la chambre d’ami, éprouvant du pied, à chaque pas, la toiture de plomb, avant d’y risquer le poids de tout mon corps. Je passai devant les fenêtres obscures de la chambre de Laura. (Puisse Dieu la bénir, et, cette nuit, veiller sur elle !) Je passai devant la fenêtre obscure de sir Percival. Là, j’attendis un moment ; je m’agenouillai, m’appuyant sur mes mains ; et, m’abritant du pan de muraille qui, du bas de la fenêtre éclairée, allait le joindre le toit de la verandah, je me traînai au poste que je voulais atteindre.

Quand je me risquai à lever les yeux sur cette fenêtre même, je m’aperçus que la partie supérieure seule était ouverte, et qu’à l’intérieur le store était abaissé. Tandis que je regardais, l’ombre de madame Fosco passa derrière le champ lumineux du store… puis, je la vis revenir lentement dans le sens opposé. Jusque-là, elle ne devait pas m’avoir entendue ; — l’ombre, sans cela, se serait certainement arrêtée derrière le store, en supposant même que madame Fosco n’eût pas eu le courage d’ouvrir la fenêtre et de regarder au-dehors.

Je me plaçai tout contre la balustrade de la verandah, m’assurant d’abord, au toucher, de la place occupée par les caisses à fleurs que j’avais à ma droite et à ma gauche. Il se trouvait entre elles assez d’espace pour me permettre de m’asseoir, mais pas un pouce de plus. Le feuillage parfumé de l’arbuste que j’avais à ma gauche effleura ma joue, lorsque j’appuyai légèrement ma tête à la balustrade.

Les premiers bruits qui m’arrivèrent d’en bas furent ceux de trois portes que, successivement, on ouvrait ou on fermait, (cette dernière alternative, beaucoup plus probable que l’autre), sans doute les portes qui donnaient accès dans le vestibule et dans les chambres attenantes aux deux côtés de la bibliothèque, celles-là mêmes que le comte s’était promis d’explorer. Le premier objet que j’aperçus fut l’étincelle rouge qui, partie de la verandah et voyageant dans les ténèbres, s’avança dans la direction de ma fenêtre ; là elle fit halte un moment, et revint ensuite à son point de départ.

— Au diable votre agitation !… Quand donc comptez-vous vous asseoir ? grommela au-dessous de moi la voix de sir Percival.

— Ouf ! comme il fait chaud ! dit le comte, poussant un soupir de fatigue.

Son exclamation fut suivie du bruit métallique que faisaient les chaises de jardin quand on les traînait sur les briques dont la verandah était pavée. Ce son, bien venu, m’apprit qu’ils allaient s’asseoir comme à l’ordinaire dans le voisinage immédiat de la fenêtre. La chance, jusque-là, se prononçait en ma faveur. L’horloge du campanile sonnait minuit moins un quart au moment où ils s’installaient dans leurs fauteuils. J’entendis, par la fenêtre ouverte, un bâillement de madame Fosco, et je vis son ombre se dessiner une fois encore derrière le transparent lumineux.

Cependant sir Percival et le comte commencèrent à causer, modérant çà et là, un peu plus que de coutume, le diapason de leur voix, mais sans jamais en venir à se parler tout à fait bas. L’étrangeté de ma dangereuse situation et la crainte que m’inspirait, en dépit de moi-même, la fenêtre éclairée de madame Fosco, me rendirent d’abord difficile, — presque impossible, devrais-je dire, — de conserver ma présence d’esprit et de consacrer toute mon attention à la conversation engagée au-dessous de moi. Pendant quelques minutes, je ne réussis qu’à en saisir les traits principaux. J’entendis le comte expliquer que la seule fenêtre éclairée était celle de sa femme ; que le rez-de-chaussée du château avait été parfaitement exploré : qu’ils pouvaient donc, sans crainte d’accident, se communiquer l’un à l’autre ce qu’ils avaient à se dire. Sir Percival se plaignit aigrement à son ami de ce que, pendant toute la journée, ce dernier avait tenu peu de compte de ses désirs et négligé ses intérêts ! Le comte, sur ce point, se défendait en déclarant que certains troubles, certaines inquiétudes dont il était assiégé, avaient absorbé son attention tout entière, et qu’en somme, pour une explication comme la leur, le seul moment à choisir était celui où ils pouvaient s’assurer de n’être ni interrompus ni surpris : — Nos affaires, Percival, traversent une crise sérieuse, disait-il, et si nous devons prendre pour l’avenir quelque parti définitif, c’est dans le conseil secret de cette nuit que nous aurons à l’arrêter…

Cette phrase du comte fut la première que je parvins à saisir, mot pour mot, comme elle avait été dite. À partir de ce moment, sauf quelques lacunes, quelques interruptions passagères, mon attention se concentra sur cet entretien palpitant d’intérêt ; et je le suivis sans en perdre une parole :

— Une crise ? répéta sir Percival. La crise est pire que vous ne vous l’imaginez ; c’est moi qui vous en réponds.

— Je l’aurais supposé, reprit froidement son interlocuteur, d’après votre conduite depuis un ou deux jours. Mais, ne nous pressons pas. Avant de passer à ce que je ne sais pas, établissons, d’une manière certaine, ce que je sais. Voyons si je suis bien fixé sur le passé, avant de combiner quoi que ce soit pour l’avenir.

— Laissez-moi d’abord aller chercher l’eau et le brandy… et vous apprêterez vous-même votre grog.

— Merci, Percival ! de l’eau fraîche, avec plaisir, une cuillère et le sucrier… De l’eau sucrée, mon ami, et rien autre chose.

— De l’eau sucrée, à votre âge ?… Allons ! arrangez vous-même cette tisane d’hôpital… Vous autres étrangers, vous êtes bien tous les mêmes.

— Maintenant, Percival, écoutez !… Je vais vous soumettre carrément notre position telle que je l’envisage ; et vous me direz ensuite si je suis ou non dans le vrai… Nous sommes revenus du continent en ce château, vous et moi, dans une situation d’affaires très-sérieusement embarrassée.

— Abrégeons ! Il me fallait quelques milliers de livres, et à vous quelques centaines ; — faute de cet argent, nous étions tous deux en bonne voie de chavirer ensemble. Voilà la situation. Faites-en ce que vous pourrez !… En avant, marche !

— Eh bien ! Percival, pour parler de votre bon anglais tout rond, il vous fallait quelques milliers de guinées, il m’en fallait quelques centaines ; et la seule manière de se les procurer était d’emprunter, avec l’aide de votre femme, l’argent dont vous aviez besoin (plus le léger supplément applicable à mes humbles nécessités). Pendant notre voyage de retour en Angleterre, que vous disais-je au sujet de votre femme ? et que vous ai-je répété, une fois arrivés ici, quand j’eus vu par moi-même quelle espèce de femme était miss Halcombe ?

— Que voulez-vous que j’en sache ? Comme à l’ordinaire, je suppose que vous ne ménagiez pas vos paroles, et me lâchiez vos aphorismes à raison de dix-neuf par douzaine.

— Je vous disais ceci : L’habileté humaine, mon cher ami, n’a découvert encore que deux moyens par lesquels un homme puisse mener une femme. L’un est de la dominer par la force, — méthode généralement adoptée par la brutalité des castes inférieures, mais à laquelle répugnent, élevées et raffinées, celles qui dominent la foule. L’autre moyen (qui demande beaucoup plus de temps, plus de combinaisons, mais qui, en somme, offre autant de certitude), est de ne jamais accepter une provocation venant de la femme qu’on veut réduire. La méthode réussit avec les animaux, réussit avec les enfants, et réussit avec les femmes qui ne sont, après tout, que des enfants adultes. Une résolution calme est la seule qualité qui ne se rencontre jamais chez les animaux, les enfants et les femmes. Si une fois ils peuvent ébranler chez celui qui les gouverne cette qualité dominante, ils viennent à bout de « lui ». S’ils ne réussissent jamais à y porter le désordre, il vient à bout « d’eux », nécessairement. J’ajoutais : Souvenez-vous de cette vérité si simple, quand vous aurez besoin de votre femme pour trouver de l’argent !… J’ajoutais encore : Souvenez-vous-en deux ou trois fois davantage quand vous aurez affaire à la sœur de votre femme, quand vous serez en face de miss Halcombe !… Vous en êtes-vous souvenu ? Pas une seule fois, durant toutes ces complications qui sont venues nous enlacer en cette maison. Chaque fois que votre femme ou sa sœur vous ont jeté le gant, vous l’avez immédiatement relevé. Votre mauvaise humeur insensée a compromis la signature de l’acte, compromis l’emprunt, et poussé miss Halcombe à écrire sa première lettre à l’avocat…

— Sa première ?… Est-ce qu’elle aurait écrit de nouveau ?

— Oui…, et pas plus tard qu’aujourd’hui…

Un siège tomba sur le pavé de la verandah, — tomba bruyamment, comme jeté à terre d’un coup de pied.

Bien m’en prit que la révélation du comte eût à ce point éveillé la colère de sir Percival. En apprenant ainsi, à l’improviste, qu’un autre de mes secrets était découvert, je tressaillis si fort que le grillage de fer auquel je m’appuyais rendit un frémissement sonore. Cet homme m’avait-il donc suivie à l’auberge ? Ou, simplement, de ma réponse que « je n’avais pas de lettre à jeter dans la boîte », avait-il conclu que j’avais remis à Fanny celles que je devais avoir écrites ? Mais, même dans cette dernière hypothèse, comment avait-il pu examiner les lettres qui, de mes mains et sous mes yeux, avaient passé dans le corsage de la jeune fille ?

— Remerciez votre heureuse étoile, disait le comte, quand de nouveau je pus l’entendre ; remerciez-la de m’avoir eu chez vous pour défaire le mal, à mesure que vous le faisiez. Remerciez votre heureuse étoile de m’avoir trouvé là pour vous dire « non », quand vous aviez la folie, aujourd’hui même, de vouloir enfermer miss Halcombe, comme vous aviez eu l’absurdité d’enfermer votre femme. Où donc avez-vous les yeux ? Pouvez-vous regarder miss Halcombe sans deviner qu’elle a toute la prévoyance, toute la résolution d’un homme ? Avec cette femme pour amie, je narguerais le monde entier. Avec cette femme pour ennemie, nonobstant ce que je puis avoir de cervelle et d’expérience, moi qui vous parle, — moi, Fosco, « plus rusé que le diable », comme vous me l’avez dit cent fois, — je marche, comme vous dites ici, sur des œufs ! Et c’est cette créature grandiose, — je bois mon eau sucrée à sa santé ! — c’est cette créature grandiose, debout dans la force de son amour et de son courage, toujours placée, comme un roc, entre nous deux et cette pauvre mignonne blonde en papier mâché qui vous a pour mari, — c’est cette femme généreuse, admirée par moi de toute mon âme, bien que je lutte contre elle dans votre intérêt et dans le mien, — c’est elle que vous acculez ainsi, comme si elle n’était pas à la fois plus fine et plus hardie que le reste de son sexe !… Percival ! Percival ! vous méritiez d’échouer, et vous avez échoué…

Il y eut ici une pause. Je transcris les paroles de ce misérable à propos de moi, parce que je veux me les rappeler exactement ; j’espère encore que le jour viendra où je pourrai, une fois pour toutes, m’expliquer devant lui et les lui rejeter à la face, une par une.

Sir Percival fut le premier à rompre le silence qui s’était fait.

— Oui, oui, disait-il avec un accent bourra, grondez-moi, bravez-moi tant que vous voudrez ! Mais la difficulté relative à l’argent n’est pas la seule. Vous seriez vous-même pour quelque forte mesure à prendre vis-à-vis de ces femmes, si vous saviez tout ce que je sais.

— Nous aborderons, en son temps, cette seconde difficulté, répliqua le comte. Vous pouvez, Percival, vous embrouiller tant qu’il vous plaira, mais vous ne m’embrouillerez point. Réglons d’abord la question d’argent. Ai-je convaincu votre obstination ? Vous ai-je démontré que votre humeur vous met hors d’état de vous tirer d’affaire ? ou bien faut-il revenir là-dessus, et, pour me servir de cet anglais dont la rondeur vous est si chère, vous « braver » vous « gronder » un peu plus ?

— Bah !… il est toujours facile de grogner contre moi. Mais dire ce qu’il y a de mieux à faire, voilà ce qui n’est pas tout à fait aussi aisé.

— Croyez-vous ?… Eh bien ! sans aller plus loin, le voici : à partir de ce soir, vous abandonnez complètement la direction de l’affaire ; vous la laissez, pour l’avenir, dans mes seules mains. Je parle à un Anglais, à un homme pratique, n’est-il pas vrai ?… Eh bien ! l’homme positif, qu’en dites-vous ?

— Que proposerez-vous, si je vous mets effectivement toute l’affaire entre les mains ?

— Commencez par me répondre… Est-elle dans mes mains, ou n’y est-elle pas ?

— Admettons qu’elle y est ; — et après ?

— Pour commencer, Percival, laissez-moi vous poser certaines questions. J’ai encore besoin de quelques délais pour laisser se produire les circonstances qui me montreront ma route, et il faut que je sache, par tous les moyens possibles, ce que probablement elles seront. Il n’y a pas de temps à perdre. Je vous ai déjà dit que miss Halcombe a écrit, aujourd’hui même, et pour la seconde fois, à l’avocat de la famille.

— Comment l’avez-vous découvert ? Que lui disait-elle.

— Si je vous le racontais, Percival, nous en reviendrions, au bout du compte, où nous en sommes. Qu’il vous suffise de savoir le piège découvert, — et que la découverte du piège m’a coûté tous ces dérangements toutes ces anxiétés qui m’ont rendu aujourd’hui si peu accessible à vos instances. Maintenant, remémorons-nous vos affaires ; … il y a déjà quelque temps que je n’en ai causé avec vous. L’argent a été emprunté, la signature de votre femme faisant défaut, au moyen de billets à trois mois ; … emprunté à un taux d’intérêts qui, rien que d’y songer, fait se dresser sur sa tête les cheveux d’un pauvre étranger. Les billets arrivant à échéance, n’y a-t-il, en toute vérité, aucun moyen humain de les payer sans l’assistance de votre femme ?

— Aucun.

— Quoi ! vous n’avez pas d’argent chez vos banquiers ?

— Quelques centaines de livres, quand il m’en faudrait presque autant de milliers.

— Vous n’avez aucune autre garantie sur laquelle vous puissiez emprunter ?

— Pas le moindre chiffon.

— Qu’avez-vous donc eu de votre femme, jusqu’à présent ?

— Rien que l’intérêt de ces vingt mille livres, à peine assez pour défrayer nos dépenses quotidiennes.

— Et vous attendez de votre femme ?…

— Trois mille livres sterling de rente, à la mort de son oncle.

— Belle fortune, Percival. Quelle espèce d’homme est cet oncle ? Un vieillard ?

— Non, ni vieux ni jeune.

— Un bon vivant ?… Marié ?… Non : ma femme m’a dit, ce me semble, qu’il n’était pas marié.

— Non, certes, cela va sans le dire. S’il était marié, s’il avait un fils, lady Glyde ne serait pas la plus proche héritière du domaine. En deux mots, voici ce qu’il est : un égoïste à manies, toujours geignant, caquetant, niaisant, et fatiguant ceux qui l’approchent par ses doléances sur l’état de sa santé.

— Les hommes de cette espèce, Percival, vivent longtemps et vous jouent le tour de se marier au moment où l’on s’y attend le moins. Je ne donnerais pas grand’chose, mon ami, de vos chances aux trois mille guinées de revenu. N’est-il rien de plus qui vous incombe du chef de votre femme ?

— Rien.

— Absolument rien ?

— Absolument rien… sauf le cas de son décès.

— Ah ! ah !… sauf ce cas-là, pourtant ?…

Il y eut ici une autre pause. Le comte descendit de la verandah sur l’allée sablée qui en longeait l’extérieur. Je reconnus, à sa voix, ce changement de place : — La pluie est enfin arrivée, lui entendis-je dire. Et, en effet, elle « était » arrivée. L’état de mon manteau eût attesté, au besoin, qu’elle tombait assez dru depuis quelque temps déjà.

Le comte revint sous la verandah. J’entendis, au moment où il s’asseyait, son fauteuil craquer sous lui.

— Eh bien, Percival, disait-il, dans le cas où lady Glyde viendrait à décéder, qu’auriez-vous à prétendre ?

— Si elle ne laisse pas d’enfants…

— Ce qui est improbable…

— Ce qui est très-probable, au contraire, ce qui est presque certain…

— Bah ! vraiment ?…

— Et bien, alors, j’ai droit à ses vingt mille livres.

— Payées comptant ?

— Payées comptant…

Il se turent encore. Au moment où leur dialogue s’arrêtait, l’ombre de madame Fosco vint de nouveau, sur le store, inscrire sa noire silhouette. Cette fois, au lieu de ne faire que passer, elle demeura un instant tout à fait immobile. Je vis ses doigts se glisser à l’angle du store, et le soulever d’un côté. Le galbe de sa face blanche apparut derrière les vitres, tourné justement du côté où j’étais. Enveloppée de la tête aux pieds dans ma pelisse noire, je me gardais bien de remuer. La pluie, qui rapidement me pénétrait, inondait aussi les carreaux, les ternissait, et l’empêchait de rien discerner : — Toujours de la pluie !… l’entendis-je s’écrier. Puis elle laissa retomber le store… et je recommençai à respirer librement.

La causerie continuait au-dessous de moi ; cette fois le comte l’avait reprise :

— Percival ! avez-vous grand souci de votre femme ?

— Fosco !… voilà une question quelque peu naïve.

— Je suis un homme naïf, moi, et je répète ma question.

— Pourquoi diable me regardez-vous ainsi ?

— Ah ! vous ne voulez pas me répondre ?… Soit, alors. Supposons que votre femme vienne à mourir avant la fin de l’été…

— Laissez cela, Fosco !

— Votre femme, donc, vient à mourir…

— Laissez cela, vous dis-je !

— Le cas échéant, vous gagnez vingt mille livres sterling, et vous perdez…

— Je perdrais la chance des trois mille guinées de rente.

— La chance bien ajournée, Percival… une simple chance, à bien longue date. Et c’est présentement que vous avez besoin de finance. Dans votre position, le profit est certain, la perte est douteuse.

— Parlez pour vous-même aussi bien que pour moi. Une partie de l’argent dont j’ai besoin a été empruntée pour votre compte. Et, quant à ce qui est du profit, la mort de « ma » femme, qui ferait tomber vingt mille livres sterling dans ma poche, en mettrait dix mille dans la vôtre. Il paraît, finaud, que vous voudriez feindre d’oublier le legs de madame Fosco… Voyons… voyons ! ne me regardez pas ainsi !… Cela ne saurait me convenir. Sur mon âme, avec vos regards et vos questions, vous me faites frisonner, vous me donnez la chair de poule !

— La chair ?… est-ce qu’en anglais le mot « chair » équivaut au mot « conscience » ? Je parle de la mort de votre femme comme je parlerais de tout autre événement possible. Et pourquoi pas, je vous prie ?… Les respectables jurisconsultes qui griffonnent vos contrats et vos testaments envisagent sans pâlir la mort des personnes les mieux portantes. Est-ce que ces braves gens de loi vous donnent « la chair de poule » ? Et sinon, pourquoi vous la donnerais-je, moi ? Mon affaire, ce soir, est d’éclairer votre position de manière à ne pas laisser place au moindre malentendu ; et c’est ce qui est fait maintenant. Votre position, la voici. Si votre femme vit, vous payerez les billets au moyen de la signature qu’elle mettra sur ce parchemin. Si elle meurt, vous les payerez au moyen de sa mort.

Comme il parlait, la lumière s’éteignit dans la chambre de madame Fosco, et tout le premier étage du château se trouva plongé dans l’obscurité.

— Des mots ! des mots ! grommelait sir Percival. Ne croirait-on pas, à vous entendre, que la signature de ma femme est déjà tout obtenue ?

— Vous avez mis l’affaire entre mes mains, répliqua le comte, et j’ai à ma disposition plus de deux mois pour la mener à bien. N’en parlons plus actuellement, s’il vous plaît. Lorsque les billets viendront à échoir, vous verrez par vous-même si ce que vous appelez « des mots » vaut quelque chose ou ne signifie rien. Et, maintenant, Percival, que nous en avons fini pour ce soir avec les affaires d’argent, me voici tout prêt à vous écouter, si vous avez à me demander conseil sur cette seconde difficulté qui est venue si mal à propos compliquer nos petits embarras ; elle vous a tellement changé, — en mal, il faut bien le dire, — que c’est tout au plus si je vous reconnais. Parlez, mon ami… et veuillez m’excuser si je blesse vos rudes appétits nationaux en me préparant un second verre d’eau sucrée.

— Parler, parler !… c’est facile à dire, répondit sir Percival d’un ton bien plus tranquille et plus poli qu’au début de l’entretien ; mais il n’est pas si facile de savoir par où entrer en matière.

— Faut-il vous aider ? insinua le comte. Faut-il donner un nom propre à cette petite difficulté qui vous arrête ?… Eh bien ! supposez que nous l’appelions : Anne Catherick ?

— Voyons, Fosco !… Nous nous connaissons, vous et moi, depuis longtemps ; et si, avant celle où nous sommes, vous m’avez déjà aidé à sortir d’une ou deux passes assez difficiles, j’ai fait, en retour, tout ce que je pouvais pour vous être utile, au moins pécuniairement. Il y a eu, de part et d’autre, autant de sacrifices que deux amis s’en peuvent faire ; mais, tout naturellement, nous avons eu nos secrets l’un pour l’autre… n’est-il pas vrai ?

— C’est-à-dire, Percival, que vous avez eu un secret pour moi. Il y a par ici, dans vos armoires de Blackwater-Park, un squelette indiscret qui, dans ces derniers temps, s’est révélé à d’autres qu’à vous.

— Eh bien ! supposons qu’il en soit ainsi. La chose ne vous concernant en rien, il me semble, — n’est-ce pas ? — que vous pourriez vous dispenser de montrer tant de curiosité à cet égard.

— Est-ce que je montre réellement beaucoup de curiosité là-dessus ?

— Positivement, oui ; vous en montrez.

— Diable ! diable ! mon visage alors dit la vérité ?… Combien il doit y avoir de bonnes qualités originelles dans la constitution d’un homme, parvenu à l’âge que j’ai, sans que sa figure ait encore perdu l’habitude de trahir sa pensée !… Allons, allons, Glyde, soyons francs l’un avec l’autre ! Ce secret que vous gardiez est venu au-devant de moi : ce n’est pas moi qui l’ai cherché. Admettons que je sois curieux. Me demandez-vous, au nom de notre vieille amitié, de respecter votre secret et de le laisser, une fois pour toutes, à votre garde ?

— Oui… c’est là justement ce que je vous demande.

— Alors, c’en est fait de ma curiosité. La voilà morte, tout à fait morte dès ce moment.

— Est-ce bien là votre pensée ?

— Pourquoi donc douteriez-vous de moi ?

— J’ai déjà expérimenté, Fosco, ce que vous appelez votre « rondeur en affaires ; » et je ne suis pas bien certain que vous ne parveniez, en somme, à me tirer les vers du nez…

Un fauteuil craqua soudain au-dessous de moi, et je sentis ébranler, de fond en comble, le pilier qui soutenait la légère charpente. Le comte, indigné, venait de se dresser en pieds, et de heurter de la main cette frêle colonne.

— Percival ! Percival ! s’écriait-il avec l’accent de la colère, ne me connaissez-vous pas mieux que cela ? La longue expérience que vous avez faite de mon caractère ne l’a-t-elle pas mieux révélé ? Je suis un homme jeté dans le moule antique, je serais capable de tout ce que peut engendrer la vertu la plus exaltée… pourvu que l’occasion me fût donnée de pouvoir la déployer. Le malheur de ma vie, c’est que j’ai eu pour cela, jusqu’ici, trop peu de chances. Ma conception de l’amitié va jusqu’au sublime. Est-ce donc ma faute si votre squelette s’est révélé à moi ? et pourquoi vous avouai-je tout à l’heure ma curiosité ? Oh ! Anglais superficiel que vous êtes, c’est pour grandir l’empire que j’ai sur moi-même. Je pourrais, si cela me convenait, extraire de vous ce secret si bien gardé, comme je fais sortir ce doigt de ma main qui le serre… Je le pourrais, et vous le savez !… Mais vous avez fait appel à mon amitié ; or les devoirs de l’amitié sont sacrés pour moi. Voyez plutôt !… je foule aux pieds ma curiosité qui me ravale à mes propres yeux… L’exaltation de mes sentiments m’élève au-dessus d’elle. Sachez les reconnaître, Percival ! Percival, sachez les imiter !… Et, tenez !… une poignée de main… Je vous pardonne !…

Sur ces derniers mots la voix sembla lui manquer, lui manquer comme si, dans ce moment-là même, il était suffoqué par les larmes !

Sir Percival, un peu confus, essayait de s’excuser, mais le comte était trop magnanime pour prêter l’oreille à ses commentaires.

— Non ! disait-il, quand mon ami m’a blessé, je lui pardonne sans avoir besoin de ses apologies. Dites-moi, tout simplement, si vous avez besoin de mon secours ?

— Mais, oui… il m’est terriblement nécessaire.

— Et pouvez-vous me le demander sans vous compromettre ?

— Je puis essayer, du moins.

— Essayez donc !

— Eh bien ! voici comme vont les choses… Je vous ai dit aujourd’hui, que j’avais fait tout mon possible pour découvrir Anne Catherick ; je vous ai dit que j’avais échoué.

— Oui ; tout cela, vous me l’avez dit.

— Fosco !… Je suis perdu si je ne la retrouve pas.

— Ah ! l’affaire est-elle aussi sérieuse que cela ?…

Un petit courant de lumière, voyageant sous la verandah, vint se projeter sur le sable de l’allée. Le comte avait pris la lampe posée à l’intérieur de la pièce où ils étaient, afin d’examiner, en pleine lumière, le visage de son ami.

— Oui ! dit-il, « votre » physionomie, à son tour, dit la vérité. L’affaire est vraiment sérieuse. Aussi sérieuse que les questions d’argent elles-mêmes ?

— Plus sérieuse… Aussi vrai que vous me voyez sur ce fauteuil, beaucoup plus sérieuse…

La lumière disparut et l’entretien continua.

— Je vous ai montré, reprit sir Percival, la lettre, à l’adresse de ma femme, qu’Anne Catherick avait cachée dans le sable. Cette lettre, Fosco, n’est pas remplie de vaines menaces ; — Anne Catherick connaît le secret dont je vous ai laissé soupçonner l’existence.

— En ma présence, Percival, parlez du secret le moins possible. Le connaît-elle par vous ?

— Non ; elle le tient de sa mère.

— Eh ! quoi ? deux femmes en possession de votre pensée secrète !… mauvais, mauvais, mauvais, mon cher !… Ici, avant de passer outre, une question. Le motif que vous avez pu avoir d’enfermer la fille à l’hôpital est maintenant assez clair pour moi… mais ce qui ne l’est pas autant, c’est la manière dont elle a pu s’évader. Soupçonnez-vous les gens chargés d’elle d’avoir volontairement fermé les yeux là-dessus, à la prière de quelque ennemi qui aurait eu le moyen de leur rendre cette connivence profitable ?

— Non ; c’était, de toutes leurs malades, celle qui se conduisait le mieux… et, comme des imbéciles, ils se sont fiés à elle. Elle est juste assez folle pour qu’on l’enferme, et juste assez sensée pour me perdre, une fois en liberté… Comprenez-vous bien cela ?

— Je le comprends à merveille. Et maintenant, Percival, arrivons droit au but, pour que je sache à qui j’ai affaire. Où est, présentement, le grand péril de votre situation ?

— Anne Catherick a paru dans ces environs, et s’est mise en rapports réglés avec lady Glyde… Voilà le danger ; il s’explique de lui-même. Qui peut, ayant lu la lettre qu’elle cachait dans le sable, ne pas voir que, malgré ses dénégations, ma femme est en possession du secret ?

— Un moment, Percival : si lady Glyde connaît l’existence du secret, elle doit aussi savoir que ce secret « vous » peut compromettre. Étant votre femme, elle se trouve certainement intéressée à le garder ?

— Croyez-vous ?… Discutons ce point. Elle y serait intéressée, si elle se souciait de moi le moins du monde. Mais il arrive que je suis pour elle un obstacle à l’amour d’un autre homme. Elle était éprise de lui avant de m’épouser ; elle en est éprise encore aujourd’hui. C’est un infernal vagabond, un misérable professeur de dessin, nommé Hartright.

— Mon cher ami, que voyez-vous d’extraordinaire à cela ? Toutes en aiment un autre. Qui jamais, dans le cœur d’une femme, a pris la première place ? Pour ma part, je n’ai pas encore rencontré d’homme qui eût le numéro un ; le numéro deux, quelquefois ; les numéros trois, quatre, cinq, souvent. Le numéro un, jamais ! il existe, cela va sans le dire… mais je ne l’ai jamais rencontré.

— Un instant ! je n’ai pas encore tout dit. Par qui croyez-vous qu’Anne Catherick ait été aidée à prendre l’avance sur les gens de l’hospice lancés après elle ? Par cet Hartright. Et par qui a-t-elle été retrouvée dans le Cumberland ? Toujours par Hartright. L’une et l’autre fois, il lui a parlé seul à seul. Attendez…, ne m’interrompez pas !… Le drôle est aussi féru de ma femme qu’elle peut être éprise de lui. Il est, comme elle, au courant du secret : qu’ils viennent à se réunir encore, et l’intérêt de l’un comme celui de l’autre sera de faire tourner contre moi tout ce qu’ils savent.

— Doucement, Percival, doucement !… ne tenez-vous aucun compte des vertus de lady Glyde ?

— Laissez-moi donc tranquille avec ses vertus ! Je ne crois à rien d’elle, si ce n’est à son argent. Ne voyez-vous pas où en sont les choses ?… Laissée à elle-même, je n’aurais pas grand’chose à en craindre ; mais si jamais elle et ce vagabond…

— Oui, oui, je comprends… Où est M. Hartright ?

— À l’étranger. S’il tient à conserver sur ses os une peau intacte, je l’engage fort à ne pas se presser de revenir.

— Êtes-vous bien sûr qu’il soit à l’étranger ?

— Sûr et certain. Je l’ai fait surveiller depuis le moment où il a quitté le Cumberland jusqu’à celui où il s’est embarqué… Oh ! j’ai pris mes précautions, vous pouvez y compter !… Anne Catherick habitait chez des gens qui occupent une ferme près de Limmeridge. Je m’y rendis moi-même, quand elle m’eut glissé entre les mains, et m’assurai qu’ils ne savaient rien. Je rédigeai moi-même, pour sa mère, la lettre que celle-ci devait écrire à miss Halcombe, afin de m’exonérer de tout mauvais motif dans la part que j’avais prise à l’emprisonnement de cette enfant. J’ai dépensé, je n’oserais dire combien, à essayer de la rattraper. Et voici que, malgré tout, elle se montre dans ces parages ; voici que, sur mes propres domaines, elle se joue de mes poursuites ! Que sais-je maintenant des autres personnes qui la pourront voir, et à qui elle pourra parler ? Ce misérable espion d’Hartright peut revenir sans que je m’en doute, et, demain peut-être, qui sait ? se servir d’elle pour…

— Halte-là, Percival !… Puisque me voici, et puisque cette femme est dans les environs, je vous garantis que nous mettrons la main sur elle avant M. Hartright, — alors même qu’il reviendrait… Je vois, maintenant ! Oui, oui, je vois notre affaire ! Le point essentiel, tout d’abord, c’est de trouver Anne Catherick : soyez en repos sur tout le reste. Votre femme est ici, à votre discrétion ; miss Halcombe ne peut se séparer d’elle, et par là se trouve à votre discrétion, elle aussi ; enfin, M. Hartright est hors du pays. Nous n’avons donc à nous occuper, présentement, que de cette folle insaisissable… Vous avez commencé vos recherches ?

— Oui. Je suis allé chez sa mère ; j’ai fouillé le village… et tout cela sans résultat aucun.

— Peut-on compter sur sa mère ?

— Oui.

— Elle a pourtant, une fois, révélé votre secret.

— Cela ne lui arrivera plus.

— Pourquoi pas ? Est-ce que ses propres intérêts, aussi bien que les vôtres, doivent la porter à se taire ?

— Oui… Elle y est fortement intéressée.

— Je suis charmé pour vous, Percival, qu’il en soit ainsi. Ne vous découragez pas, mon ami. Nos affaires d’argent, je vous le disais, me laissent le temps de me retourner, et je puis, « moi », chercher dès demain Anne Catherick avec plus de succès que vous n’avez fait… Encore une question, avant d’aller nous coucher.

— Quelle est-elle ?

— La voici. Lorsque j’allai à l’embarcadère, près du lac, prévenir lady Glyde que les petites difficultés relatives à sa signature étaient levées provisoirement, le hasard m’y conduisit assez à temps pour que je visse une femme étrangère, laquelle s’éloigna de la vôtre avec des allures passablement suspectes. Mais ce même hasard ne me plaça pas assez près d’elle pour que je pusse discerner clairement les traits de cette même femme. Il faut pourtant que je sois à même de reconnaître l’invisible demoiselle. Faites-moi un peu son portrait.

— Son portrait ?… Je vais vous le tracer en deux mots… Figurez-vous ma femme, après une longue maladie…

Le fauteuil craqua, et le pilastre, une fois de plus, fut ébranlé. Le comte avait encore bondi hors de son siège, — cette fois dans un élan de surprise.

— Comment !!! s’écria-t-il d’une voix fort émue.

— Oui, reprit sir Percival ; représentez-vous ma femme, au sortir d’une longue fièvre, et la tête un peu dérangée… vous aurez devant vous Anne Catherick.

— Y a-t-il donc entre elles un lien de parenté ?

— Pas le moindre.

— Et elles se ressemblent à ce point ?

— À ce point, comme vous dites… Qu’est-ce qui vous fait rire ainsi ?…

Il ne fut pas répondu à cette question, et je n’entendais aucune sorte de bruit. Le comte, selon sa coutume, riait en dedans et sans le moindre éclat.

— Voyons, de quoi riez-vous ? répéta sir Percival.

— Eh ! mon bon ami ! peut-être des chimères que je me fais. Passez quelque chose à ma gaieté italienne… Est-ce que je ne viens pas de cette nation illustre qui jadis inventa l’exhibition de Polichinelle ?… Fort bien ; fort bien, fort bien !… J’ai de quoi reconnaître Anne Catherick quand je la verrai… Pour ce soir, c’est tout ce qu’il faut. Tranquillisez-vous, Percival ; dormez, mon fils, du sommeil du juste, et vous verrez ce que je ferai pour vous, dès que le jour viendra nous prêter ses clartés bienfaisantes. J’ai déjà ici, dans cette grosse tête que vous voyez, une foule de projets et de plans. Vous paierez ces billets, et vous retrouverez Anne Catherick, croyez-en ma parole d’honneur toujours sacrée ! Et, maintenant, suis-je ou ne suis-je pas un ami à loger précieusement dans le meilleur recoin de votre noble cœur ? Ne vaux-je pas bien ces prêts d’argent que, naguère encore, vous m’avez rappelés avec tant de délicatesse ? Quoi qu’il arrive, ne me froissez plus dans mes sentiments. Sachez les reconnaître, Percival ! Percival, sachez les imiter !… Je vous pardonne encore, je vous tends encore la main… Bonne nuit !…

Il n’y eut plus une seule parole prononcée. J’entendis le comte fermer la porte de la bibliothèque. J’entendis sir Percival assurant les barreaux des volets. Il avait plu tout ce temps, et à déluge. Ma position contrainte m’avait donné des crampes, et j’étais transie jusqu’aux os. Lorsque, pour la première fois, j’essayai de remuer, il m’en coûta un effort si pénible que je fus obligée de m’en tenir là. Je tentai pourtant une seconde épreuve, et parvins, cette fois, à me redresser à genoux sur le toit mouillé.

Quand je me fus traînée contre le mur, et au moment où, m’appuyant à lui, je me relevais, un regard que je jetai derrière moi, me montra tout à coup, inondé de lumière, le cabinet de toilette du comte. Mon courage, près de s’éteindre, se ranima subitement en moi, et me permit de tenir mes yeux arrêtés sur cette fenêtre éclairée, tandis que, furtivement, pas à pas, je me glissais le long des murs du château.

L’horloge sonnait une heure et quart, au moment où mes mains se posèrent sur l’appui de ma fenêtre. Je n’avais rien vu, rien entendu qui me donnât à supposer que ma retraite m’eût trahie.


X


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« 20 juin, » huit heures. — Le soleil brille dans un ciel transparent. Je n’ai pas approché de mon lit, — je n’ai pas, une seule fois, laissé se fermer mes yeux vigilants et fatigués. De cette même fenêtre, à laquelle je m’étais placée pour sonder les ténèbres de la nuit dernière, je surveille encore maintenant la brillante sérénité du matin.

Je compte, d’après mes sensations particulières, les heures qui se sont écoulées depuis que j’ai pu chercher abri dans cette chambre, — et je les compte pour autant de semaines.

Il s’est écoulé peu de temps, — et ce temps « m’a » semblé bien long, — depuis que je me suis laissée tomber ici sur le parquet, dans une obscurité complète ; mouillée jusqu’à la peau, tous les membres pris, le froid dans les os, pauvre créature inutile, sans ressources, frappée de terreur.

Je sais à peine quand je parvins à me relever ; je sais à peine quand je retrouvai à tâtons le chemin de la chambre à coucher, quand je rallumai le flambeau, et cherchai (ne sachant d’abord, phénomène étrange, où je pourrais les trouver) les vêtements secs dont j’avais besoin pour me réchauffer. Je sais que j’ai fait tout cela ; mais, à quel moment ? je n’en ai plus conscience.

Pourrais-je même me rappeler celui où m’ont quittée le frisson glacial, les crampes endolories, et où un sang redevenu tiède a de nouveau circulé dans mes veines ?

Ce dut être bien certainement avant le lever du soleil ? Oui ; j’entendais l’horloge sonner trois heures. Je me rappelle cet instant à l’éclat soudain, à la netteté soudaine de mes pensées, à l’excitation, à l’élan fiévreux de toutes mes facultés. Je me rappelle la résolution bien arrêtée de me contenir, d’attendre patiemment, heure par heure, que la chance vienne s’offrir d’enlever ma sœur à cet horrible séjour, sans courir le risque d’être immédiatement découvertes et poursuivies. Je me rappelle cette persuasion, bien établie dans mon esprit, que les paroles échangées entre ces deux hommes nous serviraient, non-seulement à justifier notre départ du château, mais à nous protéger ensuite, et à nous armer contre eux au besoin. Je me souviens de m’être sentie poussée, tout à coup, à jeter ces paroles sur le papier, exactement comme elles avaient été dites, pendant que le temps m’appartenait encore, et que ma mémoire me les offrait fidèlement conservées. De tout ceci, je me souviens nettement. Il n’y a encore dans ma tête aucune confusion, aucun désordre. Mon arrivée ici, de ma chambre à coucher, avec ma plume, mon encre, mon papier, avant le lever du soleil ; — mon installation auprès de la fenêtre toute grande ouverte, pour procurer quelque fraîcheur à ma tête brûlante ; — mon travail sans repos ni trêve, ces feuillets que je noircissais de plus en plus vite, ayant de plus en plus chaud, me sentant de plus en plus incapable de dormir, durant tout cet intervalle effrayant qui devait s’écouler encore avant le réveil des gens du château ; — comme je me rappelle nettement tout cela !… depuis le commencement, aux clartés d’une bougie, jusqu’à cette page que je viens de tracer sous les rayons du soleil matinal.

Pourquoi suis-je encore assise ici ? pourquoi m’obstiné-je à fatiguer mes yeux échauffés, ma tête en feu, en continuant d’écrire ? pourquoi ne pas m’étendre et me reposer, afin de noyer dans le sommeil la fièvre qui me consume ?

Je n’ose pas. Une crainte qui domine toutes les autres, s’est emparée de moi. J’ai peur de cette chaleur qui dessèche ma peau. J’ai peur de ces battements, de ces douleurs sourdes et vagues, que je sens flotter dans ma tête. Venant à me coucher, maintenant, qui sait si j’aurais la volonté, la force de me relever jamais ?

Oh ! cette pluie, cette pluie, — cette cruelle pluie, qui, la nuit dernière, m’a glacé le sang !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Neuf heures. — Est-ce neuf heures ou huit qui viennent de sonner ? Neuf, bien certainement ? Me voici encore frissonnant, frissonnant de la tête aux pieds, dans cette tiède atmosphère d’été. Est-ce que je suis restée ici à dormir ?… Je ne sais réellement pas ce que je fais ! Oh ! mon Dieu ! vais-je donc tomber malade ?

Malade, en un moment comme celui-ci !

Ma tête… J’ai réellement bien peur pour ma tête… Je puis encore écrire, mais les lignes se brouillent sous mes yeux. Je vois pourtant les mots. Laura, — je puis écrire « Laura », et me rendre compte que je l’écris. Huit heures ou neuf ?… quelle heure vient de sonner ?

J’ai si froid, si froid ! — Oh ! cette pluie de la nuit dernière ! — Et les coups de l’horloge, ces coups que je n’ai pu compter, ils continuent à sonner dans ma tête.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

NOTE.

(En cet endroit, le paragraphe du « Journal » cesse d’être lisible. Les deux ou trois lignes qui suivent ne renferment plus que des fragments de mots, mêlés à des taches d’encre et à des traits de plume désordonnés. Les dernières marques laissées sur le papier ont une vague ressemblance avec les deux premières lettres du nom de lady Glyde, — un L et un A.

À la page suivante du « Journal » figure un autre paragraphe. Il est écrit d’une main d’homme, en gros caractères hardiment jetés et d’une régularité parfaite ; la date qu’il porte est le « 21 juin ». En voici le contenu) :

« Post-scriptum d’un ami sincère.

» La maladie de notre excellente miss Halcombe m’a procuré un plaisir intellectuel sur lequel je ne comptais pas.

» Je veux parler de celui que j’ai eu à parcourir (je l’achève à l’instant) cet intéressant « Journal ».

» Il comprend plusieurs centaines de pages. La main sur mon cœur, je puis déclarer que chacune d’elles m’a charmé, rafraîchi, comblé de joie.

» Pour un homme doué de sentiments comme les miens, il est inexprimablement agréable de pouvoir se rendre un pareil témoignage.

» Femme admirable !

» C’est à miss Halcombe que je fais allusion.

» Effort merveilleux !

» Je parle du « Journal ».

» Oui, ces pages sont étonnantes ! Le tact qu’elles révèlent, la discrétion, le rare courage, la force de mémoire vraiment surprenante, la subtile observation des caractères, la grâce aisée du style, les charmantes saillies de la sensibilité féminine, tout cela m’a donné pour cette sublime créature, pour cette magnifique Marian, un indicible surcroît d’admiration. La peinture de mon propre caractère me semble une œuvre tout à fait magistrale. Je souscris, de tout mon cœur, à la fidélité du portrait.

» Je comprends la vivacité de l’impression que j’ai dû produire, en me voyant peint avec d’aussi fortes, d’aussi riches, d’aussi abondantes couleurs. Je déplore de nouveau la nécessité cruelle qui met nos intérêts en opposition, et nous contraint à lutter l’un contre l’autre. En des circonstances plus heureuses, combien j’aurais aimé à me montrer digne de miss Halcombe ; — combien miss Halcombe aurait été digne de « moi ».

» Les sentiments qui animent mon cœur me garantissent que les lignes que je viens d’écrire expriment une vérité profonde.

» Ces sentiments m’élèvent au-dessus de toute considération personnelle. Je rends témoignage, de la manière la plus désintéressée, à l’excellent stratagème au moyen duquel cette femme sans pareille a surpris le secret de ma conversation avec sir Percival. J’atteste également la miraculeuse exactitude du compte qu’elle a rendu de cette conversation, et cela d’un bout à l’autre.

» Ces mêmes sentiments m’ont encore porté à mettre à la disposition du docteur tant soit peu obtus qui lui donne des soins, mes vastes connaissances en chimie et l’expérience que j’ai des ressources les plus extraordinaires, parmi celles que la science médicale et celle du magnétisme ont mises à la disposition de l’humanité. Il a refusé jusqu’ici de s’en prévaloir. Le malheureux !

» Enfin, tous ces sentiments me dictent les lignes que je consigne en cet endroit. Je referme le volume. Un instinct naturel de délicatesse, invincible chez moi, me le fait replacer (par les mains de ma femme) sur la même table où sa propriétaire l’a laissé. Les événements m’entraînent au dehors. Les circonstances me poussent vers de sérieuses complications. De vastes perspectives de succès se déroulent devant mes yeux. J’accomplis ma destinée avec un calme qui me terrifie moi-même. Je n’ai rien à moi que l’hommage de mon admiration. Je le dépose, avec une tendresse respectueuse, aux pieds de miss Halcombe.

» De mon cœur s’exhalent mille vœux pour son rétablissement.

» Je m’associe à la douleur que lui cause l’inévitable ruine de tous les plans qu’elle a formés pour le salut de sa sœur. Je la supplie, en même temps, de croire que les renseignements puisés dans son Journal, ne m’aideront en rien à faire échouer ses plans. Il n’aura servi qu’à me confirmer dans un système de conduite arrêté préalablement. Je ne dois à ces pages que l’éveil donné aux plus subtiles facultés de ma nature sensible ; — je leur dois cela, et rien de plus.

» Pour une personne douée d’une sensibilité absolument semblable, cette assertion expliquera, excusera tout.

» Miss Halcombe est une personne douée de cette sensibilité identique.

» C’est dans cette conviction profonde que j’appose ici mon seing.

» Fosco. »


Le récit est continué par Frédérick Fairlie
Esq. de Limmeridge-House[9]


I


Un grand malheur de ma vie, c’est que personne ne veuille me laisser tranquille. Pourquoi, — je le demande à un chacun, — pourquoi donc me tourmenter ? Personne ne répond à cette question ; et personne ne me laisse tranquille. Parents, amis, étrangers, semblent tous se donner le mot pour me contrarier. Et qu’ai-je fait, cependant ? Je me le demande, je le demande à Louis, mon domestique, au moins cinquante fois par jour : — Qu’ai-je fait, voyons ? Voyons ! Ni lui, ni moi, ne saurions le dire. Voilà qui est fort extraordinaire !

Le dernier ennui dont on m’ait régalé c’est d’être appelé à écrire ce récit. Fait-on écrire des récits à un homme aussi tourmenté par ses nerfs ? Lorsque j’oppose cette objection si raisonnable, on me dit que certains événements très-sérieux, relatifs à ma nièce, se sont produits avec ma participation personnelle, et que, par cette raison, je suis plus à même que personne de les raconter exactement. On me menace, si je me refusais à l’effort que l’on m’impose ainsi, de conséquences auxquelles je ne puis seulement songer sans me sentir complètement abattu. Il est vraiment inutile de me menacer ainsi. Démantelé, comme je le suis, par mes infirmités et mes troubles de famille, je ne saurais opposer aucune résistance. Si vous insistez, prenant sur moi des avantages qui n’ont rien d’équitable, je dois céder immédiatement. J’entreprendrai donc (sauf protestation) de me rappeler ce que je pourrai, et de rédiger mes souvenirs (toujours sauf protestation) ; quant à ce que je ne puis ni me rappeler ni écrire, Louis se le rappellera et l’écrira pour moi. Ce n’est qu’un imbécile, et je ne suis qu’un infirme ; aussi commettrons-nous très-probablement, à nous deux, toutes sortes de bévues. Que cela est humiliant !

On me prescrit de me remémorer les dates. Juste ciel ! C’est la première fois de ma vie que je prends cette peine. Comment se fait-il que j’y sois réduit, à l’âge que j’ai ?

J’ai questionné Louis. Il n’est pas tout à fait si bête que je l’avais cru jusqu’ici. Il se rappelle, à une ou deux semaines près, la date de l’événement ; — et je me rappelle le nom de la personne. La date, donc, devait être vers la fin de juin ou le commencement de juillet ; quant au nom (selon moi remarquablement vulgaire), c’était celui de Fanny.

Ainsi, à la fin de juin ou au commencement de juillet, j’étais étendu, suivant ma coutume, parmi les divers objets d’art que j’ai réunis autour de moi pour améliorer, s’il se peut, le goût de mes barbares voisins. Autant vaut dire que j’avais fait placer sous mes yeux les photographies de mes tableaux, de mes gravures et de mes médailles, que je compte offrir un de ces jours (les photographies, entendons-nous bien ; car l’imperfection de la langue anglaise allait me faire radoter), — offrir à l’Institut de Carlisle (quel horrible endroit !) dans le but de perfectionner le goût des membres associés. (Goths et Vandales depuis le premier jusqu’au dernier !) On pourrait supposer qu’un « gentleman » en voie de conférer un véritable bienfait national à ses compatriotes, devait être le dernier « gentleman » de ce bas-monde que l’on viendrait inhumainement tracasser de difficultés privées et d’affaires de famille. Erreur complète, je vous assure, en ce qui me concerne.

J’étais donc là, étendu parmi mes trésors artistiques, et ne demandant qu’à passer une matinée paisible. Puisque une matinée paisible m’était nécessaire, je devais naturellement m’attendre à voir arriver Louis qui, effectivement, envahit mon cabinet. Il était parfaitement naturel de lui demander en vertu de quel infernal caprice il se permettait d’entrer sans que je l’eusse sonné. Rarement il m’arrive de jurer (c’est une habitude si vulgaire !) mais Louis m’ayant répondu par une grimace, j’imagine qu’il était fort simple de l’envoyer au diable pour une pareille impertinence. Dans tous les cas, c’est ce que je fis.

Ce traitement rigoureux, je l’ai remarqué, rappelle invariablement à elles-mêmes les personnes placées sur les bas degrés de l’échelle sociale. Il rendit à Louis la conscience de lui-même. Ce garçon eut l’obligeance d’en finir avec ses grimaces, et de m’informer qu’une « jeune personne » était à la porte, demandant à me voir. Il ajoutait, avec cet odieux bavardage qui est le propre de nos serviteurs, que cette jeune personne s’appelait Fanny.

— Qui est Fanny ?

— C’est, monsieur, la femme de chambre de lady Glyde.

— Quelle affaire peut avoir avec moi la femme de chambre de lady Glyde ?

— C’est une lettre, monsieur…

— Prenez-la !

— Elle refuse, monsieur, de la remettre entre d’autres mains que les vôtres.

— Et de qui est cette lettre ?

— De miss Halcombe, monsieur…

Des que j’entendis le nom de miss Halcombe, je me résignai. C’est une habitude que j’ai prise de céder toujours à miss Halcombe. L’expérience m’a prouvé que je m’épargne ainsi beaucoup de tapage. Je cédai encore, en cette occasion. Chère Marian !

— Faites entrer la femme de chambre de lady Glyde, Louis… Mais, un moment ! ses souliers craquent-ils ?…

Cette question m’était imposée. Des souliers qui craquent me bouleversent pour tout le reste du jour. J’étais résigné à recevoir la jeune personne, mais nullement à me laisser bouleverser par le craquement de ses souliers. Il y a des limites à tout, même à ma patience.

Louis m’affirma positivement qu’on pouvait compter sur les souliers en question. Je fis un signe de la main. La jeune personne fut introduite. Est-il nécessaire de dire qu’elle révélait son embarras intime en fermant la bouche et en respirant fortement par le nez ? Pour quiconque a étudié la nature féminine dans les rangs inférieurs de la société, cette remarque est à coup sûr inutile.

On me permettra de rendre justice à cette enfant. Ses souliers ne craquaient point. Mais pourquoi les jeunes personnes en condition transpirent-elles toutes des mains, plus ou moins ? Pourquoi ont-elles toutes de gros nez et des joues à pommettes saillantes ? et pourquoi leurs visages manquent-ils presque tous de ce qu’un sculpteur appellerait « un coup de ciseau », principalement au coin des paupières ? Je ne suis pas assez fort pour réfléchir bien profondément par moi-même sur quelque sujet que ce soit. Mais j’en appelle aux gens dont c’est le métier : pourquoi n’y a-t-il pas une certaine variété dans l’espèce des « jeunes personnes » ?

— Vous avez pour moi une lettre de miss Halcombe ? Mettez-la sur la table, je vous prie, et ne renversez rien !… Comment se porte miss Halcombe ?

— Très-bien. Je vous remercie, monsieur.

— Et lady Glyde ?…

Je ne reçus aucune réponse. Le visage de la jeune personne demeura plus ébauché que jamais, et, Dieu me pardonne ! je crois qu’elle se mit à pleurer. Je vis, du moins, quelque chose d’humide autour de ses yeux. Étaient-ce des pleurs ou de la transpiration ? Louis (que je viens de consulter) incline à penser que c’étaient des pleurs. Il est de la même classe qu’elle, et doit s’y connaître mieux que moi. Convenons que c’étaient des pleurs.

À moins que les procédés raffinés de l’art ne leur ôtent toute ressemblance avec la nature, j’ai contre les pleurs des objections formelles. Au point de vue de la science, ils constituent, purement et simplement, ce qu’on appelle une sécrétion. Or, si je puis comprendre qu’une sécrétion soit bonne ou mauvaise pour la santé, il m’est impossible de deviner l’intérêt qu’elle peut avoir dans l’ordre sentimental ou passionnel. Mes préventions à ce sujet tiennent peut-être à ce que mes sécrétions, à moi, se font assez mal. Mais peu importe. Je me conduisis en cette occasion avec tous les égards, toute la sensibilité imaginables. Je fermai les yeux, et je dis à Louis :

— Tâchez de savoir au juste ce qu’elle veut dire !…

Louis tâcha de comprendre ; la jeune fille tâcha de s’expliquer. Ils ne réussirent qu’à s’embrouiller l’un et l’autre de telle façon que, — la reconnaissance m’oblige à cet aveu, — ils me procurèrent un véritable amusement. Je les enverrai chercher, j’imagine, quand je me sentirai disposé à la tristesse.

Je viens de communiquer à Louis cette bonne idée. Chose singulière, elle semblait l’avoir un peu décontenancé !… Le pauvre garçon !

On ne s’attend pas, très-certainement, à ce que je reproduise, dans l’anglais même de mon valet suisse, l’explication que donnait de ses pleurs la femme de chambre de ma nièce. Voilà qui serait manifestement impossible. Mais je parviendrai, peut-être, à faire connaître mes impressions et mes sentiments. Cela ne doit-il pas suffire ? Pour l’amour de Dieu, qu’on réponde affirmativement là-dessus !

Cette fille, je crois, commença par me dire (Louis était son truchement) qu’elle avait quitté, sur l’ordre de son maître, le service de sa maîtresse. (Remarquez, en passant, l’étrange inconséquence de la jeune personne. Était-ce ma faute, à moi, si elle avait perdu sa place ?) Après son renvoi, elle était allée coucher à l’auberge. (Je ne tiens pas d’auberge, et dès lors pourquoi me faire part de ce détail ?) Entre six et sept heures, miss Halcombe était venue lui dire adieu, et lui avait remis deux lettres dont l’une pour moi, l’autre pour un gentleman de Londres. (Je ne suis pas un gentleman de Londres, — au diable le gentleman en question !) Elle avait soigneusement placé les deux lettres dans son corsage. (En quoi son corsage me regarde-t-il ?) Elle s’était trouvée, miss Halcombe une fois partie, dans un tel état de chagrin, qu’elle n’avait pu ni boire ni manger avant que le temps fût presque venu de se mettre au lit, et alors, c’est-à-dire à neuf heures environ, elle avait pensé qu’une tasse de thé lui ferait plaisir. (En quoi suis-je responsable, moi, de ces fluctuations vulgaires qui commencent par un grand désespoir pour finir par une tasse de thé ?) Elle venait « d’échauder » la théière (je cite mot pour mot la version de Louis, qui prétend savoir ce que ce mot veut dire, et ne demande qu’à l’expliquer ; mais, par principe, je rejette bien loin ce commentaire) ; elle venait donc d’échauder la théière, lorsque la porte s’ouvrit, et la pauvre fille fut tout « interloquée » (encore un mot d’elle, et parfaitement inintelligible, cette fois, pour Louis comme pour moi-même), par l’apparition, dans le salon de l’auberge, de « Sa Seigneurie » la comtesse. J’ai un vrai plaisir à donner ici, textuellement, le titre nobiliaire de ma sœur, d’après la femme de chambre de ma nièce. Cette pauvre chère sœur est tout bonnement une femme très-ennuyeuse, épousée jadis par un étranger quelconque. Résumons-nous ! la porte s’ouvre, « Sa Seigneurie » la comtesse apparaît dans le salon, et la jeune personne demeure interloquée. Circonstances tout à fait remarquables !

Avant d’aller plus loin, force m’est de me reposer un peu. Lorsque je serai resté quelques minutes étendu, les yeux fermés, et quand Louis aura frotté d’eau de Cologne mes pauvres tempes endolories, peut-être serai-je en état de continuer.

Sa Seigneurie la comtesse…

Non. Je puis bien continuer, mais non pas assis. Je vais m’étendre de nouveau, et dicter. Louis a un accent effroyable ; mais il sait la langue, et peut l’écrire à peu près correctement. Comme cela se trouve !

Sa Seigneurie la comtesse expliqua son apparition imprévue dans l’auberge, en disant à Fanny qu’elle était venue lui apporter une ou deux petites commissions oubliées, en ce moment de hâte, par miss Halcombe. La jeune personne attendit dès lors, avec une certaine inquiétude, que ces messages lui fussent communiqués, mais la comtesse parut peu disposée à traiter ce sujet (cela ressemble bien aux ennuyeuses façons de ma sœur), avant que Fanny eût pris son thé. En ceci, Sa Seigneurie montra une bonté, des attentions surprenantes (voilà, par exemple, qui ne ressemble guère à ma sœur). — « Je suis sûre, ma pauvre enfant, disait-elle, que vous devez avoir grand besoin de prendre quelque chose. Les commissions, mieux que vous, peuvent attendre. Allons, allons ! s’il faut absolument ceci pour vous mettre à votre aise, je ferai moi-même le thé ; j’en prendrai même une tasse avec vous… » Telles furent, je crois, les propres paroles que la jeune personne, dans un état d’excitation remarquable, répétait d’après ma sœur. Quoi qu’il en soit, la comtesse insista pour faire le thé ; puis elle alla, dans son humilité fastueuse, jusqu’à s’en servir une tasse pendant qu’elle forçait la jeune fille, par ses instances, à en prendre une autre. Fanny but le thé ; puis, d’après son propre récit, « fêta cette solennelle occasion, cinq minutes plus tard, en perdant complètement connaissance pour la première fois de sa vie. » Ce sont encore ses propres paroles que je cite. Louis croit qu’elles furent accompagnées d’une nouvelle sécrétion de pleurs, plus abondante que les premières. Quant à moi, je n’en puis rien dire. L’effort que je faisais pour écouter, absorbant toutes mes facultés disponibles, j’avais naturellement refermé les yeux.

Où en étais-je donc ? Ah ! oui. — La jeune personne s’évanouit après avoir pris, avec la comtesse, une tasse de thé : circonstance qui eût pu m’intéresser si j’avais été son médecin ; mais, comme il n’en est rien, j’en fus ennuyé tout simplement. — Lorsqu’elle revint à elle-même, au bout d’une demi-heure, elle se retrouva étendue sur le sofa, sans autre compagnie que celle de la maîtresse d’auberge. La comtesse, trouvant qu’il était un peu tard pour demeurer plus longtemps dans le village, s’en était allée dès que la jeune fille avait donné signe de vie, et l’hôtesse avait eu la bonté de ramener Fanny jusque dans sa chambre.

Restée seule, elle avait fouillé dans son corsage (je déplore d’avoir à revenir une seconde fois sur ce détail par trop local), et là, elle avait trouvé les deux lettres parfaitement sauves, quoique singulièrement froissées. Elle avait eu, pendant la nuit, quelques étourdissements, mais s’était trouvée le matin en état de voyager. Elle avait mis à la poste la lettre adressée au gentleman de Londres (cet inconnu dont je n’ai que faire) ; puis, suivant de point en point ses instructions, elle me remettait en mains propres la seconde épître. Telle était la vérité simple ; et, bien qu’elle n’eût à se reprocher aucune négligence volontaire, elle avait l’esprit fort troublé ; elle sollicitait avec anxiété un mot d’avis. Arrivé là, Louis croit que les sécrétions reparurent. Cela est possible ; mais ce qui est beaucoup plus important à noter, c’est qu’en ce moment aussi je perdis patience ; j’ouvris les yeux et j’intervins pour mettre un terme à ce débordement de vulgaires discours.

— À quoi tout cela va-t-il ? demandai-je.

L’incongrue soubrette de ma nièce ouvrit de grand-yeux et demeura muette.

— Tâchez de me l’expliquer, dis-je à mon valet. Traduisez-moi, Louis, tout ce verbiage !

Louis entreprit de m’obéir et de traduire. Autant dire qu’il fut à l’instant même précipité dans un abîme sans fond, où la jeune personne se hâta de le suivre. Je ne me rappelle pas, en vérité, m’être jamais amusé comme à ce moment. Je les laissai se débattre dans leur trou aussi longtemps qu’ils me désopilèrent la rate. Quand ils eurent cessé de me divertir, je mis en jeu mon intelligence et les ramenai au bord du puits.

Inutile de dire que mon intervention me permit, après un délai raisonnable, de tirer au clair le commentaire embrouillé de la jeune personne.

Je découvris que le trouble de son esprit tenait à l’impossibilité où elle s’était trouvée, grâce aux incidents dont elle m’avait donné le détail, de recevoir ces messages supplémentaires que miss Halcombe lui faisait passer par l’entremise de ma sœur. Elle craignait qu’ils ne fussent très-essentiels pour les intérêts de sa maîtresse. Elle serait allée les chercher à Blackwater-Park le soir même, ou même dans la nuit, sans la peur que lui faisait sir Percival ; et aussi les recommandations expresses de miss Halcombe, relativement au train du matin, qu’il ne fallait manquer à aucun prix, l’avaient empêchée de passer un jour de plus à l’auberge. Elle s’inquiétait fort à l’idée que ce malheureux évanouissement la ferait accuser de négligence par sa maîtresse, et me priait, en toute humilité, de lui dire s’il était à propos qu’elle envoyât à miss Halcombe, par écrit, ses explications et ses excuses, en lui demandant les instructions supplémentaires qu’elle pouvait avoir à lui donner, pour le cas où il serait encore temps de les lui transmettre à nouveau dans une lettre.

Je ne m’excuserai pas de ce dernier paragraphe si excessivement prosaïque. C’est en vertu d’un ordre exprès qu’il a été rédigé ainsi. Tout inexplicable que cela puisse paraître, il est des gens, présentement, pour lesquels ce que la femme de chambre de ma nièce me dit en cette occasion, a plus d’intérêt que ce que je dis moi-même à la femme de chambre de ma nièce. Perversion de goût véritablement amusante !

— Je vous serai fort obligée, monsieur, si vous aviez la bonté de me dire ce qu’il y a de mieux à faire, concluait la jeune personne.

— Laissez les choses au point où elles en sont, répondis-je, adaptant mon langage aux oreilles qui l’écoutaient. C’est mon invariable coutume de laisser les choses au point où elles en sont. J’ai dit… Est-ce tout ?

— Si vous pensez, monsieur, que je doive prendre, en écrivant, une liberté trop grande, il va sans dire que je ne m’y hasarderai pas. Mais j’ai tant à cœur de faire tout mon possible pour servir fidèlement ma maîtresse…

Les gens de la basse classe ne savent guère quand ou comment sortir d’une chambre. Ils ont presque toujours besoin, pour ceci, que leurs supérieurs leur viennent en aide. Je vis qu’il était grand temps de prêter à la jeune personne le secours dont elle avait besoin pour s’en aller. Deux simples paroles me suffirent, judicieusement choisies.

— Bonjour, mon enfant !…

Soit au-dehors, soit au-dedans de cette singulière jeune fille, quelque chose craqua tout à coup. Louis, qui la regardait (ce que je ne faisais point), dit qu’elle craque ainsi toutes les fois qu’elle fait la révérence. Coïncidence curieuse ! Sont-ce ses souliers, ses buscs ou ses os ? Louis croit que ce sont ses buscs. Voilà qui est bien particulier.

Dès qu’on m’eut laissé seul, je m’accordai un léger somme dont j’avais réellement besoin. Quand je me réveillai, la lettre de notre chère Marian tomba sous mes yeux. Si j’avais eu la moindre idée de ce qu’elle renfermait, je ne l’aurais certainement pas ouverte. Malheureusement pour moi, innocent de tout soupçon, je lus ce que m’écrivait Marian. Il n’en fallut pas davantage, et je me trouvai bouleversé pour le reste du jour.

Je suis, naturellement, une des créatures vivantes dont l’humeur est la plus facile ; — je fais des concessions à tout le monde, et ne m’offense de rien. Pourtant (j’ai déjà eu occasion de faire cette remarque), il y a des bornes à ma patience. En replaçant sur la table la lettre de Marian, je me sentais, — et me sentais à bon droit, — un homme victimé.

Je vais consigner ici une observation. Elle est, cela va sans le dire, applicable au très-sérieux sujet que nous traitons ; — sans quoi, je ne lui donnerais pas place dans mon récit.

Rien, à mon sens, ne met sous un jour plus vif et plus repoussant l’égoïsme odieux de la race humaine, que le traitement infligé, à tous les degrés de l’échelle sociale, par la classe des gens mariés à celle des célibataires. Quand une fois vous vous êtes montré assez réfléchi, assez sévère envers vous-même, pour refuser d’ajouter une famille de plus à une population déjà surabondante, vous êtes immédiatement signalé, par la vindicte de vos amis mariés, qui n’ont eu ni le même bon sens ni la même abnégation, comme le récipient naturel de presque tous leurs chagrins conjugaux, et l’ami officiel de tous leurs enfants. Les maris et leurs femmes « parlent » des soucis de l’hyménée ; mais ce sont les garçons, ce sont les filles qui en « supportent » le fardeau. Jugez-en d’après ce qui m’arrive. Je reste garçon, prudemment ; et mon pauvre bon frère, Philip, imprudemment se marie. Venant à mourir, que fait-il ? Il « me » lègue sa fille. C’est une douce enfant, j’en conviens. C’est, en même temps, une terrible responsabilité. Pourquoi me la mettre sur le dos ? Parce que, dans mon rôle inoffensif de célibataire, je suis tenu, paraît-il, de soulager de toutes leurs inquiétudes ceux de mes parents qui ont contracté mariage. De cette responsabilité que m’inflige mon frère, je me tire le mieux possible. Avec des embarras, des difficultés inouïes, je finis par marier ma nièce à l’homme que son père lui avait destiné. Ces deux époux ne s’entendent pas complètement, et cette mésintelligence a des conséquences fâcheuses. Que fait ma nièce de ces conséquences ? Elle les transfère sur ma tête. Pourquoi sur « ma » tête ? Parce que, dans mon rôle inoffensif de célibataire, je suis tenu à débarrasser mes parents mariés de toutes les inquiétudes qui leur incombent. Malheureux célibataires ! misérable nature humaine !

Parfaitement inutile de dire que la lettre de Marian renfermait des menaces à mon adresse. Tout le monde se croit en droit de me menacer. Point d’horreurs qui ne dussent tomber sur ma tête, promise aux dieux infernaux, si j’hésitais à faire de Limmeridge-House l’asile de ma nièce et de ses infortunes. Malgré tout, j’hésitais.

J’ai déjà dit que, jusqu’à ce moment, j’avais conservé l’habitude de céder à la chère Marian, pour éviter le tapage. Mais, dans cette occasion, les conséquences impliquées par la proposition irréfléchie qu’elle m’adressait, devaient naturellement m’arrêter. Si j’ouvrais les portes de Limmeridge-House à lady Glyde, en quête d’un asile, qui m’assurait contre l’arrivée de sir Percival Glyde, lancé à sa poursuite, et ressentant comme une injure la protection par moi donnée à sa femme ? Dans ce cours probable des événements, j’entrevoyais un si parfait labyrinthe d’anxiétés, que je me décidai à tâter le terrain avant de m’y engager. J’écrivis, en conséquence, à la chère Marian, la priant (elle qui n’avait pas de mari dont les réclamations fussent à craindre) de venir ici d’abord toute seule pour y causer à fond de l’affaire. Si elle parvenait à lever toutes mes objections, de manière à me satisfaire complètement, je l’assurais que j’aurais alors grand plaisir à recevoir sous mon toit notre douce Laura : — alors, mais pas autrement.

Je comprenais bien que cet ajournement de ma part devait, selon toute apparence, aboutir à faire arriver ici Marian, vertueusement indignée et tapant les portes. En revanche, l’autre manière de procéder pouvait amener chez moi sir Percival, tout aussi vertueusement indigné, lequel taperait les portes non moins fort ; entre ces deux indignations et ces deux remue-ménages, si je préférais ce qui venait de Marian, — c’est que j’étais fait à elle. En conséquence, je dépêchai ma réponse courrier par courrier. À tout événement elle devait me faire gagner du temps ; — et, miséricorde de moi ! n’était-ce pas déjà, pour commencer, un grand point ?

Lorsque je suis dans un état de prostration complète (ai-je dit que la lettre de Marian m’avait complétement mis à bas ?) il me faut au moins trois jours pour me relever. J’eus la bonhomie de compter sur trois jours de repos. Naturellement, je ne les eus pas.

Le courrier du surlendemain m’apporta une lettre fort impertinente, émanée d’un personnage avec lequel je n’avais eu jusque-là aucune sorte de rapports. Il se présentait comme l’associé gérant de notre homme d’affaires, — de ce bon vieux têtu de Gilmore, — et m’informait qu’il avait reçu, depuis peu, par la poste, une lettre dont l’adresse était de la main de miss Halcombe. L’enveloppe rompue, il avait reconnu, à sa grande surprise, qu’elle renfermait une simple feuille de papier blanc. Cette circonstance (elle lui suggérait, — ces esprits de légistes sont d’une inquiétude ! — que la lettre avait pu être l’objet de quelque fraude), cette circonstance suspecte l’avait déterminé à faire partir sur-le-champ un avis pour miss Halcombe, et il n’avait pas reçu la réponse qu’il attendait d’elle par le retour du courrier. Dans cette difficulté, au lieu d’agir en homme d’esprit et de laisser les choses à leur cours naturel, il avait eu l’absurde imagination, ainsi que le montrait sa lettre, de venir me tracasser, en m’écrivant pour s’informer de ce que je pouvais savoir à ce sujet. Eh ! que diable pouvais-je en savoir ? Pourquoi venir me mettre de moitié dans ses alarmes ? C’est en ce sens que je lui répondis. Ma lettre était des mieux affilées. Je ne crois pas avoir rien produit de plus finement tranchant en fait de style épistolaire, depuis que je signifiai son renvoi, par écrit à ce personnage si excessivement incommode, M. Walter Hartright.

Ma lettre produisit son effet. Je n’entendis plus parler de l’homme de loi.

Ceci n’était peut-être pas autrement surprenant. Mais ce qui fut réellement à noter, c’est qu’il ne me parvint aucune nouvelle lettre de Marian, et qu’aucun signe précurseur ne m’annonça son arrivée. Son absence imprévue me fit un bien miraculeux. Il était si calmant, si agréable d’en tirer cette conclusion (naturellement elle s’offrit à moi), que mes parents mariés étaient parvenus à se réconcilier. Cinq journées de tranquillité parfaite, de délicieux isolement, me rendirent tout à fait à moi-même. Le sixième jour, je me sentis assez fort pour envoyer chercher un photographe et lui faire continuer son travail, ces copies de mes trésors d’art que je compte offrir à notre chef-lieu de comté pour développer le goût public, je l’ai déjà dit, en ce pays de barbares. Je venais de le renvoyer dans son atelier, et commençais justement à m’amuser avec mes médailles, lorsque Louis apparut tout à coup, une carte au bout de ses doigts.

— Encore une jeune personne ? m’écriai-je. Je ne la veux point voir. Dans mon état de santé, les jeunes personnes ne me vont point. Dites que je n’y suis pas !

— Cette fois, monsieur, c’est un gentleman…

Naturellement, ceci faisait une différence. Je jetai les yeux sur la carte.

Bonté divine ! C’était l’étranger qu’a épousé mon ennuyeuse sœur ; c’était le comte Fosco !

Est-il nécessaire de dire quelle fut ma première impression, lorsque je déchiffrai la carte de mon visiteur. Non, bien certainement. Ma sœur ayant épousé un étranger, il n’y avait guère, pour un homme sensé, qu’une seule conjecture à former. Le comte, sans nul doute, venait m’emprunter de l’argent.

— Louis, hasardai-je, pensez-vous qu’il s’en irait si vous lui donniez cinq shillings de ma part ?…

Louis parut tout à fait choqué. Il m’étonna au delà de toute expression, en déclarant que le mari étranger de ma sœur avait une mise splendide et offrait l’image de la prospérité. Vu ces circonstances spéciales, ma première impression fut, jusqu’à un certain point, modifiée. J’admis, dès lors, comme à peu près certain, que le comte avait de son côté, quelques difficultés matrimoniales, et qu’il était venu, à l’instar du reste de la famille, pour m’en imposer le fardeau.

— A-t-il parlé de l’affaire qui l’amenait ? demandai-je.

— Le comte Fosco a dit qu’il était venu ici, monsieur parce que miss Halcombe se trouvait hors d’état de quitter Blackwater-Park…

Encore des inquiétudes, selon toute apparence. Pas précisément celles de cet homme, ainsi que je l’avais supposé, mais celles de la chère Marian. Des inquiétudes toujours, soit d’un côté, soit de l’autre. Hélas !

— Faites-le entrer ! soupirai-je avec résignation.

Le premier aspect du comte me mit réellement hors de moi. Sa prestance était d’une ampleur tellement inquiétante que, pour tout de bon, je tremblai. Il me parut inévitablement appelé à ébranler le parquet, à renverser de tous côtés mes trésors d’art. Ces deux craintes, pourtant, se trouvèrent chimériques. Le comte portait un frais costume d’été ; son attitude était délicieusement modeste et calme ; — il avait un charmant sourire. Le premier effet qu’il produisit sur moi, lui fut tout à fait favorable. L’aveu que je risque ici, — la suite des événements se chargera de le prouver, — ne fait pas un bien grand honneur à ma pénétration ; mais j’obéis à ma candeur naturelle, et, sans m’inquiéter des conséquences, je constate mon erreur.

— Permettez-moi, monsieur Fairlie, d’être moi-même mon introducteur, me dit-il, à peine entré. J’arrive de Blackwater-Park ; j’ai l’honneur et le bonheur d’être l’époux de madame Fosco. Je tirerai de cette circonstance l’unique avantage que je prétende lui devoir, en vous suppliant de ne pas m’accueillir tout à fait en étranger. Veuillez ne vous déranger en aucune façon ; — veuillez ne pas bouger de votre fauteuil !

— Vous êtes mille fois bon, répliquai-je. Que n’ai-je la force de me lever ? Charmé de vous voir à Limmeridge. Veuillez prendre vous-même le siège que je serais heureux de vous offrir.

— Je crains que vous ne soyez souffrant aujourd’hui, me dit le comte.

— Aujourd’hui comme toujours, lui répondis-je. Je ne suis guère qu’un faisceau de nerfs habillé en homme.

— J’ai approfondi dans mon temps maint et maint sujet, remarqua ce personnage éminemment sympathique, et entre autres, cette inépuisable matière des maladies névralgiques. Hasarderai-je une suggestion, bien simple en apparence, mais qui dérive des observations les plus profondes ? Permettez-vous que je modifie la quantité de lumière admise dans votre appartement ?

— Volontiers, moyennant que vous soyez assez bon pour n’en rien laisser arriver directement jusqu’à moi…

Il s’achemina vers la fenêtre. Quel contraste avec la chère Marian ! quelle modération, quel moelleux dans tous ses mouvements si bien calculés, si discrets !

— La lumière, ajouta-t-il sur ce ton de confidence intime qui plaît tant au pauvre malade, la lumière est la première des conditions essentielles au traitement. La lumière stimule, nourrit, conserve. Vous ne pouvez pas plus vous en passer, monsieur Fairlie, que si vous étiez une fleur… Remarquez bien !… Ici, où vous êtes assis, je ferme les volets pour maintenir le calme autour de vous. Là, où vous n’êtes point assis, je lève la persienne, et je laisse pénétrer le soleil qui donne la force. Alors même que vous ne pouvez la supporter, donnant sur vous, laissez entrer la lumière dans le lieu que vous habitez. La lumière, monsieur, est le décret fondamental de la Providence. Vous acceptez la Providence, sans nul doute, — avec quelques restrictions à vous personnelles. C’est aux mêmes conditions que je vous demanderai d’accepter la lumière…

Je trouvais tout ceci très-convaincant et très-obligeant. Il m’avait gagné, — par tout ce qu’il venait de dire relativement à la lumière ; il m’avait gagné, très-certainement.

— Vous me voyez confus, dit-il, en revenant à sa place ; sur ma parole, monsieur Fairlie, vous me voyez confus en votre présence…

— Désolé, je vous assure, qu’il en soit ainsi… Puis-je demander pourquoi ?

— Eh ! monsieur, comment pénétrer dans cette chambre, théâtre de vos souffrances, comment vous voir entouré de ces admirables objets d’art, sans découvrir que vous êtes un homme dont les sensations ont une susceptibilité tout exceptionnelle, dont les facultés sympathiques sont continuellement en jeu ? Comment méconnaître ceci, je vous le demande ?

Si j’avais eu la force de me tenir sur mon séant, je me serais certainement incliné ; ne l’ayant pas, je chargeai un sourire de mes remerciements. Cela suffisait, et de reste, car nous nous entendions l’un et l’autre à merveille.

— Suivez, je vous prie, la série de mes pensées, continua le comte. Me voici, moi, homme de raffinements sympathiques, en présence d’un autre homme doué comme je le suis moi-même. J’ai conscience d’une nécessité terrible qui va me contraindre à froisser, mortifier, lacérer ces délicates sympathies, par le récit d’événements domestiques qui comportent les plus tristes réflexions. La conséquence inévitable, quelle est-elle ? J’ai déjà eu l’honneur de vous la signaler. Je reste devant vous, confus et troublé au dernier point…

En étions-nous là quand je commençai à soupçonner qu’il venait m’ennuyer ? J’incline à penser que ce fut alors.

— Est-il donc, lui demandai-je, absolument nécessaire de traiter d’ores et déjà ces déplaisants sujets ? et, pour employer une locution un peu brutale, comte Fosco, ne peuvent-ils attendre sans se gâter ?…

Le comte, avec la solennité la plus inquiétante, poussa un gros soupir et secoua la tête.

— Est-il indispensable que j’entende ces fâcheux récits ?…

Il leva les épaules (c’était le premier geste exotique qu’il se fût permis depuis qu’il était chez moi), et me jeta un regard dont l’expression pénétrante me déplut. Mes instincts m’avertirent qu’il serait bon de fermer les yeux. J’obéis immédiatement à mes instincts.

— Dites alors ce qu’il faut, avec les plus grands ménagements, repris-je du ton le plus persuasif. Quelqu’un serait-il mort ?

— Mort ? s’écria le comte avec un emportement continental qui n’avait rien d’utile. Monsieur Fairlie ! votre sang-froid national a quelque chose d’effrayant pour moi. Qu’ai-je dit ou qu’ai-je fait, au nom du ciel, qui ait pu m’offrir à vos yeux comme un messager du trépas ?

— Veuillez recevoir mes excuses, répondis-je. Vous n’avez rien dit, rien fait de semblable. C’est moi qui me donne pour règle absolue, en toute circonstance alarmante, de caver toujours au pire. Le choc final se trouve toujours un peu amorti par cette anticipation prudente ; je ne saurais dire à quel point me soulage déjà cette idée que personne n’a péri. Avons-nous quelque malade ?…

J’ouvris les yeux et le regardai. Était-il très-jaune dès le moment de son entrée, ou l’était-il devenu durant les deux ou trois dernières minutes ? C’est ce que je ne saurais dire au juste, et je ne pus non plus le demander plus tard à Louis qui, justement alors ne se trouvait pas dans la chambre.

— Avons-nous quelque malade ? répétai-je ; et j’observai que mon sang-froid national semblait l’affecter encore.

— Ceci, monsieur Fairlie, figure effectivement au nombre de mes mauvaises nouvelles. Oui, il y a quelqu’un de malade.

— Désolé, certainement désolé ! Lequel est-ce des miens ?

— À mon grand regret, c’est miss Halcombe. Cette nouvelle ne vous prend peut-être pas tout à fait au dépourvu ; peut-être, voyant que miss Halcombe ne venait pas ici toute seule, ainsi que vous l’y aviez engagée, et ne recevant pas une seconde lettre d’elle, votre inquiète affection a dû vous faire craindre qu’elle ne fût malade ?…

Je ne doute nullement que mon inquiète affection ne m’eût, en effet, une fois ou une autre, suggéré ce mélancolique pressentiment ; mais ma déplorable mémoire, dans ce moment-là même, ne me fournit aucune circonstance précise où ce phénomène moral se fût produit. Je répondis cependant par l’affirmative, ne voulant pas commettre une injustice vis-à-vis de moi-même. J’étais tout à fait ému. Un mal quelconque était tellement en désaccord avec la robuste nature et le vigoureux tempérament de la chère Marian, que mon unique supposition porta d’abord sur quelque accident. Une chute de cheval, un faux pas sur l’escalier, n’importe quel événement de cet ordre.

— Est-ce sérieux ? demandai-je.

— Sérieux… sans nul doute, répliqua-t-il. Dangereux… j’espère et je compte que non. Miss Halcombe s’est malheureusement exposée à une forte pluie qui a traversé de part en part tous ses vêtements. Le rhume qui s’en est suivi s’est trouvé de l’espèce la moins bénigne, et il a eu la pire conséquence qu’il pût avoir… une forte fièvre…

Lorsque j’entendis le mot « fièvre, » et me souvenant au même instant que le téméraire personnage introduit chez moi y était arrivé directement de Blackwater-Park, je crus que j’allais m’évanouir sur place.

— Bonté divine ! m’écriai-je. Est-elle contagieuse ?

— Pas pour le moment, répondit-il avec un détestable sang-froid. Elle peut le devenir… Mais, quand j’ai quitté Blackwater-Park, les choses n’en étaient pas venues à cette complication déplorable. J’ai pris, monsieur Fairlie, le plus vif intérêt à cette maladie ; — j’ai tâché d’assister en ses soins le médecin attitré qui la soignait ; — recevez sous ma garantie personnelle, l’assurance que cette fièvre n’avait rien de contagieux lorsque je l’ai observée pour la dernière fois…

Recevoir son assurance ! De ma vie, je ne m’étais vu moins disposé à recevoir de lui quoi que ce fût. Je ne l’aurais pas cru sous la foi du serment. Il était trop jaune pour qu’on se fiât à sa parole. On eût dit un « vomito-negro » ambulant. Et puis, il était assez gros pour répandre le typhus à la tonne, et teindre en fièvre pourpre les tapis même qu’il foulait aux pieds. Il est des circonstances critiques où je suis d’une promptitude remarquable à me décider. Je résolus à l’instant d’expulser ce gaillard-là.

— Vous serez assez bon, lui dis-je, pour excuser un pauvre malade que de longues conférences, sur quelque sujet que ce soit, ne manquent jamais de bouleverser. Puis-je espérer que vous me ferez savoir, en termes précis, l’objet auquel je dois l’honneur de vous avoir reçu ?…

J’espérais ardemment que cette insinuation, d’une clarté peu commune, lui ferait perdre l’équilibre, — confondrait ses idées, — le réduirait à s’excuser poliment, — et, en somme, le chasserait de ma chambre. Pas le moins du monde. Elle ne fit que l’installer plus carrément sur son fauteuil. Il devint plus solennel, plus digne, plus confidentiel que jamais. Il leva deux de ses énormes doigts, et me jeta encore un de ces regards dont la pénétration m’affecte si douloureusement. Que faire ? Je n’étais pas de force à boxer avec lui. Comprenez, je vous prie, ma situation. Le langage humain peut-il en donner une idée exacte ? Véritablement, je ne le crois pas.

Ma visite, continua-t-il, sans que rien pût l’arrêter, ma visite a un double but indiqué par ces deux doigts. En premier lieu, je viens attester avec un profond regret la déplorable mésintelligence qui s’est établie entre sir Percival et lady Glyde. Je suis le plus ancien ami de sir Percival ; je suis par mon mariage apparenté à lady Glyde ; je suis le témoin oculaire de tout ce qui s’est passé à Blackwater-Park. En cette triple capacité, je puis parler avec autorité, avec confiance, avec un regret dont je m’honore. Monsieur, vous êtes le chef de la famille de lady Glyde, et comme tel, je dois vous informer que miss Halcombe n’a rien exagéré dans la lettre que vous avez reçue d’elle. J’affirme que le remède suggéré par cette admirable jeune personne est le seul qui vous puisse épargner les horreurs d’un scandale public. Une séparation momentanée entre le mari et la femme, je ne vois pas d’autre solution pacifique aux difficultés qui les divisent. Éloignez-les présentement l’un de l’autre, et quand toutes les causes d’irritation seront écartées, moi-même, qui ai l’honneur de vous adresser la parole, j’entreprendrai de mettre sir Percival à la raison. Lady Glyde est innocente ; on a fait tort à lady Glyde : mais, — entrez bien, je vous prie, dans cette idée ! — elle sera, par cela même (et je rougis de le dire), une cause permanente d’irritation, aussi longtemps qu’elle restera chez son mari. Quittant ainsi le domicile conjugal, elle ne saurait convenablement habiter ailleurs que chez vous. Je vous invite à lui ouvrir votre maison !…

À la bonne heure. Une grêle conjugale tombait dans le sud de l’Angleterre, et je me voyais engagé, par un homme qui perlait la fièvre dans tous ses vêtements, à quitter le nord de l’Angleterre pour aller prendre ma part de l’orage. C’est ce que j’essayai de mettre en relief, à peu près dans les termes que je viens d’employer. Le comte abaissa résolument un de ses terribles doigts, continua de tenir l’autre en l’air, et poursuivant sa route, me passa dessus, pour ainsi dire, sans même prendre la peine de crier : « Gare ! » ce que fait, dans sa politesse vulgaire, le cocher le moins bien appris.

— Encore une fois, reprit-il, suivez bien ma pensée. Je vous ai suffisamment indiqué le premier objet de ma visite ; le second est de faire pour miss Halcombe ce que sa maladie l’a empêchée de faire elle-même. En toute matière difficile, à Blackwater-Park, on recourt volontiers à mon expérience consommée, et j’ai été appelé, comme ami, à donner mon avis sur l’intéressante lettre que vous avec écrite à miss Halcombe. Je n’ai pas eu peine à comprendre, vos sympathies et les miennes étant identiques, pourquoi vous souhaitiez la voir seule, ici, avant de vous engager à recevoir lady Glyde. Vous avez parfaitement raison, monsieur, d’hésiter à recevoir la femme, sans être tout à fait certain que le mari n’emploiera pas son autorité à la retirer de chez vous. J’en tombe parfaitement d’accord. Je conviens aussi très-volontiers que les explications nécessitées par une difficulté de cet ordre, sont d’une nature trop délicate pour être données convenablement dans une simple correspondance. Ma présence ici (elle n’est pas sans inconvénients pour moi) garantit la sincérité de mes paroles. Quant aux explications en elles-mêmes, moi, — Fosco, — moi qui connais sir Percival, bien mieux que miss Halcombe ne le peut connaître, je vous affirme, sur mon honneur et ma parole, qu’il n’approchera pas de ce château, qu’il n’ouvrira aucune communication avec ce château, tant que sa femme y voudra vivre. Ses affaires sont embarrassées. Offrez-lui sa liberté, que lui procure immédiatement l’absence de lady Glyde. Je vous garantis qu’il ne la laissera pas échapper, cette liberté précieuse, et qu’il retournera sur le continent, aussitôt que l’occasion lui en sera offerte. Tout cela n’est-il pas, à vos yeux, limpide comme cristal ? Oui, sans doute. Avez-vous quelques questions à m’adresser ? Tant mieux ; je suis ici pour vous répondre. Questionnez, monsieur Fairlie !… vous m’obligerez en me questionnant à cœur joie…

C’était bien malgré moi qu’il avait parlé si longuement, et je le vis tellement capable de bavarder encore une heure ou deux, toujours malgré moi, que, par simple mesure défensive, je me refusai à son aimable invitation.

— Mille remerciements, répondis-je ; mes forces s’en vont grand train. Dans mon état de santé, je ne puis que prendre au pied de la lettre ce qu’on vient me dire. Permettez-moi d’en agir ainsi, dans cette occasion. Nous nous comprenons parfaitement l’un et l’autre… Oh ! oui, nous nous comprenons… Bien obligé, je vous assure, pour votre bonne entreprise. Si jamais je me rétablis, et que j’aie une seconde occasion de faire une plus ample connaissance…

Il se leva. Je crus qu’il partait. Point. Encore des paroles, encore un délai qui laissait place au développement des influences contagieuses ; et cela dans « ma » chambre ; ne l’oubliez pas, dans « ma » chambre !

— Un moment encore, dit-il, un seul moment avant que je prenne congé de vous. J’ai à vous demander la permission de vous faire admettre d’urgence une mesure à prendre immédiatement. La voici, monsieur ! Il ne faut pas attendre, pour recevoir lady Glyde, que miss Halcombe soit rétablie. Miss Halcombe a l’assistance du médecin ; elle a, de plus, pour la soigner, la femme de charge de Blackwater-Park, et en outre une garde-malade expérimentée ; — trois personnes dont je garantirais, sur ma vie, la capacité, le dévouement. Voilà ce que j’ai à vous dire. J’ajouterai que l’inquiétude, les craintes causées par la maladie de sa sœur, ont déjà porté atteinte à la santé physique et morale de lady Glyde, et l’on rendue totalement incapable d’être utile au chevet de la malade. Chaque jour aggrave la tristesse et les périls de sa situation vis-à-vis de son mari. En la laissant plus longtemps à Blackwater-Park, vous ne hâteriez en rien le rétablissement de sa sœur, et vous risqueriez, cependant, de provoquer le scandale public que nous sommes obligés, vous et moi, et chacun de nous, d’éviter de notre mieux, dans l’intérêt sacré de la famille. C’est donc de toute mon âme que je vous engagerai à ne pas prendre sur vous la sérieuse responsabilité du moindre retard, et à mander immédiatement lady Glyde auprès de vous. Faites ce qu’exige votre devoir d’affection, votre devoir d’honneur, votre inévitable devoir ; et, quoi qu’il puisse arriver, personne n’aura le droit de vous en attribuer le blâme. Une expérience consommée me permet de vous offrir cet avis amical. L’acceptez-vous, oui ou non ?…

Je levai les yeux sur lui, une seconde seulement, émerveillé de son étonnante assurance, et songeant vaguement à sonner Louis pour le faire mettre à la porte. Ce sentiment et cette résolution devaient se lire sur tous les traits de mon visage. Eh bien ! ce qui est parfaitement incroyable, mais tout aussi vrai, c’est que l’expression de ma physionomie ne sembla pas produire sur lui le moindre effet. Cet homme n’a pas de nerfs ; bien évidemment, il n’en a pas.

— Vous hésitez ? me dit-il. Je comprends, monsieur Fairlie, cette hésitation. Votre idée (voyez à quel point mes sympathies me permettent de scruter les mouvements de votre âme) ; votre idée est que lady Glyde ne saurait dans sa situation de corps et d’esprit, faire seule le long voyage du Hampshire ici. Sa suivante favorite lui a été enlevée, comme vous savez ; il ne se trouve, à Blackwater-Park, aucun subalterne dont elle se puisse faire accompagner pour voyager d’un bout de l’Angleterre à l’autre. Votre idée est encore qu’elle ne pourrait, en venant ici, faire halte à Londres dans les conditions de confort et de repos qu’un hôtel public, ou elle serait absolument étrangère, ne lui offrira jamais. Ces deux objections, je les accepte sans hésiter, — sans hésiter je les écarte. Pour la dernière fois, s’il vous plaît, daignez suivre mes paroles. Quand je suis rentré en Angleterre, avec sir Percival, j’avais l’intention de m’établir dans le voisinage de Londres. Cette combinaison vient heureusement de se réaliser. J’ai loué, pour six mois, une petite maison meublée, dans le quartier qu’on appelle Saint-John’s Wood. Ayez l’obligeance de ne pas perdre de vue ce détail, et d’examiner en quoi consiste mon programme. Lady Glyde arrive à Londres (ce voyage compte à peine) ; — je vais moi-même la prendre à la station ; — je l’emmène se reposer et coucher dans ma maison, qui est aussi la maison de sa tante ; — quand elle est parfaitement remise, je la reconduis au chemin de fer ; une seconde étape l’amène ici, et sa soubrette favorite, que vous avez recueillie chez vous, se trouve pour la recevoir à la portière du carrosse. J’espère que voilà des égards pour le confort et des égards pour les convenances ; j’espère que voilà votre devoir, — devoir d’hospitalité, de sympathie, de protection pour une « lady » à qui ces trois choses sont nécessaires, — adouci, simplifié, rendu facile d’un bout à l’autre. Je vous invite cordialement, monsieur, à seconder les efforts que je fais, dans les intérêts sacrés de la famille. Je vous conseille sérieusement de me confier une lettre par laquelle vous offrirez l’hospitalité de votre maison (et de votre cœur), plus l’hospitalité de ma maison (et de mon cœur) à la pauvre femme, si maltraitée, dont je plaide aujourd’hui la cause…

Il étendait vers moi son énorme patte ; il frappait sa poitrine d’où la fièvre pouvait s’exhaler ; il m’adressait de pompeuses périodes, comme si nous eussions été à la Chambre des communes. Il était grand temps d’en finir par quelque coup de désespoir. Il était aussi grand temps de mander Louis, et de faire prudemment des fumigations dans la chambre.

En cette circonstance critique, une idée vint s’offrir à moi, — idée inappréciable qui, si l’on peut s’exprimer ainsi, mettait du même coup deux oiseaux par terre. Je résolus de me débarrasser et de l’ennuyeuse éloquence du comte, et des ennuyeux chagrins de lady Glyde, en octroyant la requête de cet odieux étranger, et en écrivant immédiatement la lettre qu’il sollicitait de moi. Nul danger que l’invitation fût acceptée, car on ne pouvait admettre que Laura consentît jamais à quitter Blackwater-Park, tant que Marian y serait alitée et malade.

Il était impossible de comprendre comment cet obstacle, si opportun, si commode, avait pu échapper à l’officieuse pénétration du comte ; — mais, au fait, il n’y avait pas songé. Ma crainte que la pensée ne lui en vînt, si je lui laissais le temps d’y réfléchir, me stimula de telle façon que, par extraordinaire, je parvins à me remettre sur mon séant. Je saisis, — saisir est le mot, — la plume et le papier que j’avais à ma portée, et la rédaction de la lettre coula de source, comme si j’eusse été le premier expéditionnaire venu :

« Très-chère Laura, veuillez arriver dès que la fantaisie vous en prendra. Coupez le voyage en deux, en couchant à Londres, chez votre tante. Désolé d’apprendre la maladie de notre chère Marian. Votre bien affectionné pour jamais. » À longueur de bras, je remis cette lettre au comte, — je me laissai tomber dans mon fauteuil, — et j’ajoutai : — Veuillez m’excuser ; je suis dans un état de prostration complète ; il m’est impossible de faire maintenant quoi que ce soit. Voulez-vous vous aller reposer, et prendre quelque chose en bas ? Tendresses à tous, sympathies, tout ce que vous voudrez. Bonjour…

Il fit encore un discours, — homme véritablement inépuisable. Je fermai les yeux ; je tâchai de l’écouter le moins possible. Encore me força-t-il d’en entendre une bonne partie. L’interminable époux de ma sœur me félicitait du résultat de notre entrevue ; il parla longtemps encore de ses sympathies et des miennes ; il s’apitoya sur ma misérable santé ; il m’offrit une ordonnance écrite ; il insista sur la nécessité de n’oublier point ce qu’il m’avait dit à propos de l’influence des rayons lumineux ; il accepta mon obligeante invitation ; il me dit que je verrais arriver lady Glyde sous deux ou trois jours ; il sollicita de moi la permission de ne songer qu’à notre réunion future, au lieu de s’affliger et de m’affliger en me faisant ses adieux ; il ajouta beaucoup de choses encore que (j’ai quelque plaisir à le dire) je sus alors me dispenser d’écouter, et dont je n’ai gardé naturellement aucun souvenir. J’entendais sa voix sympathique faiblir en s’éloignant de moi par degrés ; mais, si gros qu’il fût, je ne l’entendais pas, « lui ». Il avait le mérite négatif de ne faire absolument aucun bruit. Je ne sus pas distinguer le moment où il ouvrit la porte, ni celui où il la referma. Après un intervalle de silence, je me hasardai à ouvrir les yeux ; — il était parti.

Je sonnai Louis, et me retirai dans ma chambre de bain. Un lavage à l’eau tiède fortifiée de vinaigre aromatique, et une copieuse fumigation, telles étaient bien évidemment les deux précautions à prendre ; l’une pour moi, l’autre pour mon cabinet. J’y eus recours tout naturellement. Elles se trouvèrent suffisantes, je le dis avec une certaine satisfaction. Ma sieste habituelle ne fut pas troublée ; je m’éveillai, la peau moite, et parfaitement rafraîchi.

Mes premières questions furent pour le comte. Étions-nous réellement débarrassés de sa grosse personne ? Oui, le train du soir l’avait emporté. Avait-il pris son lunch, et de quoi se composait ce repas ? Exclusivement de tarte aux fruits et de crème. Quel homme, grand Dieu ! quelles facultés digestives !

S’attend-on à ce que j’ajouterai quelque chose encore ? Je ne le crois pas. Je pense avoir atteint les limites qui m’étaient assignées. Les pénibles circonstances qui survinrent à une époque ultérieure ne sont pas, je leur en sais gré, à ma connaissance personnelle. Je prie et supplie que personne n’ait l’inhumanité de rejeter sur moi le moindre blâme, à raison de ces événements qui me sont demeurés étrangers. J’ai tout fait pour le mieux. Je n’ai pas à répondre d’une calamité déplorable, qu’il était absolument impossible de prévoir. J’en suis tout à fait ébranlé. Plus que personne autre, c’est moi qui en ai souffert. Louis, mon valet (qui, à sa façon stupide, m’est véritablement attaché), se tient pour certain que je ne m’en relèverai pas. Il me voit m’essuyer les yeux, en lui dictant ces lignes. Je me borne donc à mentionner, — cette justice m’étant due, — que tout cela n’est pas de ma faute, et que je suis absolument à bout de force et de courage. Qu’ai-je besoin de rien ajouter ?



Le récit est continué par Elisa Michelson, femme de charge
à Blackwater-Park.


I


On me requiert d’exposer simplement ce que je puis savoir de la marche suivie par la maladie de miss Halcombe, et des circonstances dans lesquelles lady Glyde quitta naguère Blackwater-Park pour se rendre à Londres.

La raison fournie pour cette demande qu’on m’adresse, est que mon témoignage devient indispensable aux intérêts de la vérité, comme veuve d’un « clergyman » de l’Église d’Angleterre (réduite par les rigueurs du sort à la nécessité d’accepter une condition subalterne), j’ai appris à placer les intérêts de la vérité au-dessus de toute autre considération. Je dois donc accueillir une requête à laquelle, sans cela (vu ma répugnance à me mêler de certaines affaires de famille, passablement affligeantes), j’aurais hésité à faire droit.

Je n’ai point gardé de « memoranda » relatifs à cette époque. Par conséquent, je ne saurais, à un jour près, garantir la précision d’une date. Je crois bien, cependant, ne pas me tromper en affirmant que la grave maladie de miss Halcombe commença dans la seconde quinzaine ou les derniers dix jours du mois de juin. On déjeunait tard, à Blackwater-Park ; — quelquefois on n’était pas à table avant dix heures, jamais plus tôt qu’à neuf heures et demie. Le matin dont je parle, miss Halcombe (qui habituellement descendait la première) ne vint pas se mettre à table. Après qu’on l’eût attendue plus d’un quart d’heure, la principale femme de chambre reçut ordre d’aller s’enquérir d’elle, et revint en courant de son appartement, prise tout à coup d’un grand effroi. Je la rencontrai sur l’escalier, et me rendis immédiatement chez miss Halcombe pour voir de quoi il s’agissait. La pauvre jeune lady était hors d’état de me l’apprendre. Elle marchait dans sa chambre, une plume à la main, en proie à un délire complet et à une fièvre ardente.

Lady Glyde (n’étant plus au service de sir Percival, je puis, sans inconvenance, donner à mon ancienne maîtresse le nom qu’elle porte, au lieu de l’appeler « milady »), lady Glyde fut la première qui accourut, arrivant de sa chambre à coucher. Ses alarmes, son désespoir, la rendaient complètement inutile. Le comte Fosco et sa femme, qui montèrent immédiatement après, furent tous deux très-serviables et très-bons. Sa Seigneurie la comtesse voulut bien m’aider à remettre au lit miss Halcombe.

Sa Seigneurie le comte, resté dans le salon d’attente, s’étant fait apporter ma petite pharmacie, prépara une mixtion pour miss Halcombe, ainsi qu’une lotion rafraîchissante à lui appliquer sur les tempes, de façon à ne pas perdre de temps avant l’arrivée du médecin. La lotion fut appliquée ; mais nous ne pûmes jamais décider la malade à prendre le breuvage préparé pour elle. Sir Percival se chargea de mander le médecin. Il envoya un groom, à cheval, chercher le plus voisin des docteurs du pays, M. Dawson de Oak-Lodge.

M. Dawson arriva moins d’une heure après. C’était un homme déjà un peu mûr, parfaitement respectable, très-connu dans le pays, et qui nous fit grand’peur en nous déclarant qu’il regardait la situation comme très-grave.

Sa Seigneurie le comte, toujours affable, entama une conversation avec M. Dawson, et lui fit connaître librement ce qu’il pensait de l’état des choses. M. Dawson, qui ne me parut pas prodigue de courtoisie, voulut savoir si l’avis de Sa Seigneurie était celui d’un médecin en titre, et apprenant que le comte avait simplement étudié la médecine, sans vouloir s’adonner à la pratique, répondit qu’il n’avait pas coutume de consulter avec des « médecins amateurs. » Le comte, montrant une douceur vraiment chrétienne, sourit simplement, et quitta la chambre. Avant de sortir, cependant, il m’avait avertie que si, par hasard on avait besoin de lui, on le trouverait toute la journée dans le petit embarcadère au bord du lac. Ce qui lui faisait choisir ce but de promenade, je ne saurais le dire. Mais il partit et demeura dehors toute la journée, jusqu’à sept heures, qui était le moment du dîner. Peut-être voulait-il ainsi donner l’exemple et montrer qu’il fallait laisser le château dans le calme le plus complet. Il était tout à fait dans sa nature d’agir ainsi. Je n’ai jamais vu un noble manifester plus d’égards envers tous et chacun.

Miss Halcombe passa une très-mauvaise nuit, la fièvre allant et venant, et, au lieu de s’apaiser, empirant aux approches de la matinée. N’ayant pas sous la main, dans le voisinage, une garde en état de la soigner, nous prîmes l’action auprès d’elle, nous relevant tour à tour, Sa Seigneurie la comtesse et moi. Lady Glyde, fort imprudemment, insista pour partager nos soins. Elle était beaucoup trop nerveuse et d’une santé trop délicate pour supporter avec calme les inquiétudes qu’amenait l’état de miss Halcombe.

Elle se faisait donc beaucoup de mal, gratuitement et sans nous procurer la moindre assistance réelle. Jamais n’a existé femme plus affectueuse et plus douce ; mais elle pleurait sans cesse, elle s’effrayait à tout bout de champ ; — deux faiblesses qui la rendaient tout à fait impropre à séjourner dans une chambre de malade.

Sir Percival et le comte vinrent dans la matinée, s’enquérir de ce qui se passait.

Sir Percival (malheureux, je le présume, de l’affliction qu’il voyait à sa femme et de la maladie contre laquelle luttait miss Halcombe) semblait fort troublé, fort indécis. Le comte manifestait, au contraire, le sang-froid et l’intérêt voulus par les circonstances. Il tenait d’une main son livre, de l’autre son chapeau de paille, et, devant moi, fit connaître à sir Percival le projet qu’il avait de sortir encore pour aller étudier du côté du lac : — Laissons, disait-il, laissons le château à son calme ; ne fumons pas dans la maison, mon ami, puisque miss Halcombe est malade. Allez de votre côté, j’irai du mien. Quand j’étudie, j’aime à être seul. Bonjour, mistress Michelson !…

Sir Percival n’eut pas la civilité, — peut-être en bonne justice devrais-je dire : l’attention, — de prendre congé aussi poliment. À parler vrai, le seul habitant du château, qui, de temps à autre, me traitât sur le pied d’une « lady » déclassée par les circonstances, était le comte Fosco. Il avait les bonnes façons de la vraie noblesse ; il savait rendre à chacun ce qui lui est dû. Jusqu’à la jeune personne attachée à lady Glyde (on la nomme Fanny) qu’il voulait bien ne pas regarder comme au-dessous de son attention. Lorsque la pauvre enfant fut renvoyée par sir Percival, Sa Seigneurie (tout en me montrant les exercices de ses charmants petits oiseaux) voulut bien s’inquiéter de ce qu’elle allait devenir, de l’endroit où elle passerait la journée en quittant Blackwater-Park, de mille autres détails encore. C’est dans ces menues attentions, si remplies de délicatesse, que se manifestent toujours les avantages d’une naissance aristocratique. Je ne m’excuserai pas d’avoir introduit ici ces détails ; en bonne justice, ils étaient dus à Sa Seigneurie, dont le caractère, j’ai lieu de le savoir, est jugé par certaines personnes avec une rigueur excessive. Le noble qui sait respecter une lady déclassée par les circonstances, et prendre un intérêt paternel au sort d’une humble suivante, manifeste des principes et des sentiments d’un ordre trop élevé pour qu’on les mette en question à la légère. Ce ne sont pas des opinions que j’avance, — ce sont des faits que je présente. Je m’efforce, en traversant la vie, de ne pas juger pour n’être point jugée moi-même. Un des plus beaux sermons de mon cher mari fut écrit précisément sur ce texte. Je le lis et relis constamment, — dans l’exemplaire que j’ai de l’édition imprimée, par souscription, durant les premiers mois de mon veuvage, — et de chaque lecture nouvelle je tire un surcroît de bénéfice spirituel, un surcroît d’édification.

L’état de miss Halcombe ne s’améliorait pas, et même la seconde nuit fut pire que la première. Les soins de M. Dawson étaient fort assidus. Quant aux devoirs pratiques de la garde-malade, nous nous les partagions encore, la comtesse et moi ; lady Glyde persistant toujours à veiller avec nous, malgré nos instances réitérées pour qu’elle voulût bien consentir à prendre quelque repos : — Ma place est au chevet de Marian, se bornait-elle à nous répondre : que je sois malade ou bien portante, rien ne saurait me résoudre à la perdre de vue un seul instant…

Vers midi, je descendis pour vaquer à quelques-uns de mes devoirs quotidiens. Une heure après, remontant auprès de la malade, je vis le comte (qui pour la troisième fois était sorti, dès le matin) entrer sous le vestibule avec tous les dehors de la bonne humeur. Sir Percival, au même moment, passant la tête à la porte de la bibliothèque, interpella son noble ami avec une extrême vivacité, textuellement en ces termes :

— L’auriez-vous découverte ?

L’ample visage de Sa Seigneurie se couvrit de fossettes souriantes, mais il n’articula pas un seul mot de réponse. Au même instant, sir Percival tourna la tête, et me voyant avancer vers l’escalier, me jeta un regard empreint de l’irritation la plus brutale.

— Entrez ici, et contez-moi l’affaire ! dit-il au comte. Quand on a des femmes chez soi, on est toujours sûr de les trouver montant ou descendant l’escalier.

— Mon cher Percival, remarqua Sa Seigneurie avec bonté, mistress Michelson a ses devoirs. Veuillez reconnaître, comme je le reconnais moi-même, en toute sincérité, qu’elle sait admirablement bien les remplir… Comment va la malade, mistress Michelson ?

— Elle ne va pas mieux, mylord, j’ai regret de vous le dire.

— Triste ! très-triste ! remarqua le comte. Vous avez l’air fatiguée, mistress Michelson. Il est temps, bien certainement, qu’une garde vienne en aide à vous et à ma femme. Je pourrais, j’imagine, vous être utile en ceci. Certains incidents se présentent qui forceront madame Fosco à partir pour Londres, soit demain, soit le jour d’après. Elle partira le matin pour revenir le soir, et ramènera avec elle, pour vous soulager, une garde fort capable, offrant toutes garanties de conduite, et qui, pour le moment, se trouve libre. Ma femme la connaît et peut répondre d’elle. Toutefois, avant qu’elle ne soit arrivée ici, veuillez n’en point parler au docteur, qui verrait de mauvais œil toute garde procurée par moi. Lorsqu’elle se montrera, sa manière d’être expliquera sa présence ; et M. Dawson sera forcé de reconnaître qu’il serait sans excuse en se refusant à l’employer. Lady Glyde partagera nécessairement cette opinion. Veuillez présenter à lady Glyde mes bien sympathiques respects…

Je voulais exprimer, en termes convenables, ma reconnaissance pour les bontés de Sa Seigneurie. Sir Percival y coupa court en sommant son noble ami (il employa, je le dis à regret, une expression profane) de venir le rejoindre dans la bibliothèque, et de ne pas le faire attendre ainsi plus longtemps.

Je continuai de monter l’escalier. Nous sommes de pauvres créatures fragiles, et si bien établis que soient les principes d’une femme, il lui est quelquefois difficile de se tenir en garde contre les tentatives suscitées par une vaine curiosité. J’ai honte d’avouer qu’une vaine curiosité, en cette occasion, l’emporta sur la sévérité de « mes » principes, et me fit rechercher indûment quel pouvait être le sens de la question adressée par sir Percival à son noble ami, devant la porte de la bibliothèque. Qui donc devait découvrir le comte, dans le cours de ses studieuses promenades du matin à travers le parc de Blackwater ? D’après les termes de la question posée par sir Percival, ce devait être une femme. Je ne soupçonnais le comte d’aucune inconvenance ; — son caractère moral m’était trop bien connu pour cela. Je ne pus donc que me répéter cette question : — « L’a-t-il découverte ? »

Résumons-nous. La nuit se passa comme à l’ordinaire, sans aucune amélioration dans l’état de miss Halcombe. Le jour d’après, elle parut aller un peu mieux. Dans la journée qui suivit, Sa Seigneurie la comtesse, sans parler à personne, en ma présence, de l’objet de son voyage, partit pour Londres par un train du matin ; son noble époux, toujours attentif, l’ayant accompagnée à la station.

Je restais donc seule chargée de miss Halcombe, avec toute chance apparente, — puisque sa sœur ne voulait pas la quitter, — d’avoir bientôt à soigner lady Glyde elle-même.

La seule circonstance de quelque valeur qui vînt à se présenter dans le cours de cette journée, fut un différend plus ou moins désagréable entre le docteur et le comte.

Sa Seigneurie, au retour de la station, monta dans le petit salon de miss Halcombe pour venir s’informer de la malade. Je sortis de la chambre à coucher afin de le renseigner, M. Dawson et lady Glyde restant tous deux auprès de miss Halcombe. Le comte me posa beaucoup de questions sur les symptômes du mal et la manière dont on le traitait. Je l’informai que le traitement était de ceux qu’on appelle « atténuants » et que les symptômes, dans l’intervalle des accès fiévreux, manifestaient à coup sûr un affaiblissement, un épuisement toujours plus marqués. Comme je venais d’entrer dans tous ces détails, M. Dawson sortit de la chambre à coucher.

— Bien le bonjour, monsieur ! dit Sa Seigneurie, s’avançant au-devant de lui de la manière la plus courtoise, et l’arrêtant avec cette hardiesse irrésistible, apanage exclusif des gens de haute race ; je crains beaucoup que les symptômes, aujourd’hui, ne soient pas ce qu’on pourrait souhaiter, serait-ce vrai ?

— Au contraire, je les trouve excellents, répondit M. Dawson.

— Vous persistez donc à traiter ce cas de fièvre par les remèdes qui affaiblissent ? continua Sa Seigneurie.

— Je persiste dans le traitement que justifie à mes yeux mon expérience professionnelle, dit M. Dawson.

— Souffrez, répliqua le comte, que je vous adresse une simple question sur ce vaste sujet de l’expérience professionnelle. Je ne me permets plus de vous offrir un conseil, — je me borne à vous demander un renseignement. Votre vie se passe, monsieur, à quelque distance des grands centres de l’activité scientifique, — Londres et Paris. Avez-vous jamais entendu dire que les ravages de la fièvre pouvaient être logiquement réparés en fortifiant le patient qu’ils épuisent, au moyen d’eau-de-vie, de vin généreux, d’ammoniaque et de quinine ? Cette nouvelle hérésie, qu’appuient certaines autorités médicales du premier ordre, est-elle jamais, oui ou non, parvenue jusqu’à vos oreilles ?

— Lorsqu’un homme du métier me posera cette question, je lui répondrai avec plaisir, dit le docteur, qui ouvrait la porte pour s’en aller. Vous n’êtes pas un homme du métier, et je vous demanderai la permission de ne pas vous répondre…

Souffleté, pour ainsi dire, sur une joue avec cette inexcusable incivilité, le comte, comme un vrai chrétien pratiquant, présenta immédiatement la seconde, en souhaitant le bonjour au docteur, le plus simplement et le plus doucement du monde.

Si feu mon cher mari avait été assez heureux pour entrer en relations avec Sa Seigneurie, combien le comte et lui se seraient mutuellement appréciés !

Sa Seigneurie la comtesse revint le même soir, par le dernier train, ramenant avec elle, de Londres, la garde annoncée. On m’apprit que cette personne se nommait mistress Rubelle. Ses dehors et sa manière imparfaite de parler l’anglais, me dirent suffisamment qu’elle était étrangère.

J’ai toujours nourri en moi un sentiment d’humaine indulgence à l’égard des étrangers. Ils ne possèdent aucun des avantages et des biens qui nous sont propres ; pour la plupart, d’ailleurs, ils sont élevés dans les erreurs aveugles du papisme. J’ai toujours, en outre, conformé mes préceptes et ma pratique, lesquels étaient auparavant les préceptes et la pratique de mon cher défunt époux (V. le sermon xxix, dans la « Collection » de feu le Rév. Samuel Michelson, M. A.), en tâchant de faire aux autres comme je voudrais qu’il me fût fait par eux. En vertu de cette double considération, je m’abstiendrai de dire que mistress Rubelle m’apparut comme une petite personne maigre et déliée, aux environs de la cinquantaine, ayant le teint brun des créoles, et des yeux d’un gris-clair remarquablement inquisitifs. Je n’ajouterai pas non plus, toujours par la même raison, que je trouvai son costume, bien que taillé dans la soie noire la plus simple, d’une étoffe infiniment trop coûteuse, et décoré avec beaucoup trop de soin pour une femme placée à ce degré de l’échelle sociale. Je n’aimerais pas qu’on dît cela de moi, et ne dois pas, conséquemment, le dire de mistress Rubelle. Je mentionnerai donc, sans plus, que ses manières étaient, — non peut-être d’une réserve désagréable, — mais au moins remarquablement tranquilles et concentrées ; qu’elle regardait beaucoup autour d’elle et ne disait pas grand’chose, ce qu’on pouvait tout aussi bien attribuer à sa modestie qu’aux difficultés de sa position à Blackwater-Park ; et qu’enfin elle refusa de souper dans ma chambre, bien que je l’eusse poliment invitée à y prendre son repas, circonstance curieuse, sans doute ; mais pourrait-on la trouver suspecte ?

À la suggestion particulière du comte (on reconnaîtra, ici, l’indulgente bonté du noble étranger !), il fut arrangé que mistress Rubelle n’entrerait dans l’exercice de sa charge qu’après avoir été vue et acceptée par le docteur, dans la matinée du lendemain.

Ce fut moi qui veillai cette nuit-là. Lady Glyde semblait fort peu disposée à permettre que la nouvelle garde fût employée auprès de miss Halcombe. Une telle méfiance à l’égard d’une étrangère m’étonna chez une dame aussi bien élevée et d’habitudes aussi distinguées : — Milady, me hasardai-je à lui insinuer, personne de nous ne doit oublier qu’il ne faut point précipiter les jugements que nous portons sur nos inférieurs, et particulièrement lorsqu’ils viennent d’un pays étranger… Lady Glyde parut ne point prendre garde à ce que je lui disais. Pour toute réponse elle soupira, et baisa la main que miss Halcombe laissait reposer sur sa couverture. C’est tout au plus si c’était là un acte raisonnable, dans une chambre de malade et vis-à-vis de quelqu’un à qui on doit ménager toute émotion. Mais la pauvre lady Glyde n’entendait rien au métier de garde ; absolument rien, je suis fâchée de le dire.

Le lendemain matin, mistress Rubelle reçut ordre de se tenir dans le petit salon pour passer à l’examen du docteur quand il viendrait dans la chambre à coucher.

Je laissai lady Glyde avec miss Halcombe, qui dans ce moment-là sommeillait, et je vins rejoindre mistress Rubelle, afin d’empêcher charitablement que l’incertitude de sa situation la rendît trop perplexe et trop agitée. Elle semblait ne pas voir les choses sous cet aspect. On eût dit que, d’avance, elle se sentait assurée de convenir à M. Dawson ; et, paisiblement assise, elle regardait par la fenêtre, absorbée, semblait-il, par le plaisir de respirer l’air des champs. Il est des gens auxquels cette conduite aurait paru presque effrontée. Je me permettrai de dire que, moins stricte, je voulus ne l’attribuer qu’à une singulière vigueur d’esprit.

Tandis que nous attendions l’arrivée du docteur, ce fut le docteur, au contraire, qui m’envoya chercher. Je trouvais ce renversement des choses assez bizarre. Mais mistress Rubelle parut n’en être aucunement affectée. Je la laissai regardant tranquillement par la fenêtre, et respirant en silence l’air de la campagne.

M. Dawson m’attendait, tout seul, dans la salle où l’on déjeune.

— Parlons de cette nouvelle garde, mistress Michelson ! dit le docteur.

— À vos ordres, monsieur.

— Elle a été amenée de Londres ici, me dit-on, par la femme de ce gros vieillard étranger qui semble vouloir, à tout prix, se mêler de mes affaires. Mistress Michelson, ce gros vieillard étranger est tout simplement un charlatan…

L’expression était brutale. J’en fus naturellement choquée.

— Savez-vous bien, monsieur, lui dis-je que vous parlez d’un « nobleman » ?

— Bah ! bah ! ce n’est pas le premier vendeur d’orviétan dont le nom ait été précédé d’un titre… Pas un, au contraire, qui ne soit comte. Au diable ces drôles !

— Il ne serait pas lié avec sir Percival Glyde, monsieur, s’il n’appartenait à la plus haute aristocratie, après l’aristocratie anglaise, bien entendu.

— Fort bien, mistress Michelson !… Appelez-le comme vous vous voudrez, et revenons à la garde. J’ai déjà des objections contre elle.

— Et quoi ! monsieur, sans l’avoir vue ?

— Oui, sans l’avoir vue. Peut-être est-ce la meilleure garde qui soit au monde ; mais ce n’est pas « moi » qui l’ai procurée. J’ai soumis cette objection à sir Percival, comme au maître de la maison, il ne me prête aucun appui. Il dit qu’une garde procurée par moi eût été de même une étrangère arrivant de Londres ; et il pense que cette femme doit être mise à l’essai, puisque la tante de lady Glyde a pris la peine d’aller la chercher dans la capitale. Ceci est juste, à certains égards, et je ne saurais décemment me refuser à le reconnaître. Mais j’ai posé pour condition que, venant à me donner le moindre sujet de plainte, elle devra partir sans retard. Cette condition rentrant dans les droits que j’ai comme directeur responsable du traitement, sir Percival a dû y accéder. Maintenant, mistress Michelson, je sais que je puis compter sur vous, et je vous demanderai d’avoir exactement l’œil à ce que fera la garde, durant les deux ou trois premiers jours, afin de nous assurer qu’elle ne donne pas à miss Halcombe d’autres remèdes que les miens. Votre « nobleman » étranger se meurt d’envie d’essayer ses remèdes d’empirique (y compris le mesmérisme) sur notre pauvre malade, et une garde amenée ici par sa femme pourrait bien se trouver un peu trop disposée à le seconder dans ses tentatives. Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Très-bien, alors, nous pouvons monter. La garde est-elle là-haut ? J’ai un mot à lui dire avant qu’elle entre chez la malade…

Nous trouvâmes mistress Rubelle toujours installée à la fenêtre. Quand je la présentai à M. Dawson, ni les regards soupçonneux du docteur, ni ses questions pressantes, ne parurent la troubler le moins du monde. Elle lui répondit tranquillement, en mauvais anglais, et bien qu’il fît son possible pour la prendre au dépourvu, elle ne trahit pas la moindre ignorance, du moins en ce qui concernait son métier. Ainsi que je l’ai dit, cela tenait, sans nul doute, à une particulière vigueur d’esprit, nullement à une effronterie blâmable.

Nous entrâmes tous ensemble dans la chambre à coucher.

Mistress Rubelle regarda attentivement la malade ; fit sa révérence à lady Glyde ; remit en ordre deux ou trois objets qui traînaient dans la chambre, et s’assit ensuite fort paisiblement dans un coin pour attendre qu’on eût besoin d’elle. Milady semblait effarouchée et contrariée par l’apparition de cette garde étrangère. Personne n’ouvrait la bouche de crainte de réveiller miss Halcombe, qui était encore plongée dans un demi-sommeil ; — le docteur seul se permit, à voix basse, une question sur la manière dont la nuit s’était passée. Je répondis sur le même ton : « Absolument comme à l’ordinaire. » M. Dawson sortit alors. Lady Glyde le suivit, probablement pour lui parler de mistress Rubelle. Quant à moi, j’avais déjà pris mon parti et décidé que cette paisible étrangère conserverait son emploi. Elle avait bien sa tête à elle, et très-certainement connaissait sa besogne. C’est donc tout au plus si moi-même j’eusse été mieux placée au chevet de la malade.

Me rappelant les avis de M. Dawson, je scrutai sévèrement les démarches de mistress Rubelle, à certains intervalles, pendant les trois ou quatre jours qui suivirent. Plusieurs fois j’entrai dans la chambre, à petit bruit et soudainement, sans jamais surprendre la garde en quelque manœuvre suspecte. Lady Glyde qui, de son côté, la guettait tout aussi attentivement que moi, ne découvrit rien, elle non plus. Jamais je ne vis aucun signe indiquant que les fioles de la pharmacie eussent été l’objet d’aucune falsification ; jamais je ne vis mistress Rubelle adresser une parole au comte, ni le comte lui parler jamais. Elle soignait miss Halcombe avec un zèle, une discrétion exemplaires. La pauvre jeune personne flottait entre une sorte d’épuisement endormi, participant de l’évanouissement tout autant que du sommeil, et des accès de fièvre qui entraînaient toujours avec eux un état de délire plus ou moins caractérisé. Dans le premier cas, mistress Rubelle ne la réveillait jamais ; elle ne l’effrayait jamais, dans le second, en se présentant trop subitement au chevet de son lit avec l’attitude d’un auxiliaire étranger. Honneur à qui de droit (compatriote ou venu du dehors) ; mon impartialité me force à reconnaître le mérite de mistress Rubelle ; elle était sans doute remarquablement peu communicative sur tout ce qui la pouvait concerner ; elle était aussi, sans aucune résistance ouverte, trop disposée à s’affranchir paisiblement de tous les avis que lui donnaient les personnes les plus expérimentées en fait de soins ; — mais, avec ces restrictions, c’était une excellente garde-malade, qui jamais ne donna l’ombre d’un motif de plainte ni à lady Glyde, ni à M. Dawson.

Le premier incident un peu essentiel qui se présenta dans le château fût l’absence du comte, motivée par des affaires qu’il avait à Londres. Il partit (je crois) dans la matinée du quatrième jour après l’arrivée de mistress Rubelle. En prenant congé, il parla très-sérieusement à lady Glyde, moi présente, au sujet de miss Halcombe.

— Confiez-vous à M. Dawson, lui disait-il, pour quelques jours encore, si cela est dans vos idées ; mais si, dans ce laps de temps, aucune amélioration sensible ne s’était déclarée, envoyez demander à Londres des conseils que ce médecin, têtu comme un mulet, devra pourtant accepter, en dépit de lui-même. Il vaut mieux offenser M. Dawson, et sauver miss Halcombe. Je vous dis ceci très-sérieusement, du fond de mon cœur, sur ma parole la plus sacrée…

Sa Seigneurie parlait avec beaucoup d’émotion et une bonté remarquable. Mais la pauvre lady Glyde avait les nerfs dans un tel état qu’elle semblait, en face du comte, sous le coup d’une véritable terreur. Elle tremblait de la tête aux pieds, et reçut ses adieux sans articuler un mot de réponse. Puis, lorsqu’il s’en fut allé, se tournant vers moi : — Oh ! mistress Michelson, l’état de ma sœur me fend l’âme, et je n’ai pas un ami à consulter ! Pensez-vous vous, que M. Dawson se trompe ? Il me disait lui-même, ce matin encore, qu’il n’y a aucun danger, ni aucune nécessité de recourir à une consultation.

— Avec tout le respect que mérite M. Dawson, répondis-je, si j’étais à la place de notre Seigneurie, je n’oublierais pas les avis du comte…

Lady Glyde se détourna de moi, tout à coup, avec un air de désespoir que je ne sus comment m’expliquer.

« Ses avis ! » se disait-elle à elle-même ; Dieu secourable, — « ses avis ! »

Autant que je puis me le rappeler, le comte demeura éloigné de Blackwater-Park, pendant environ une semaine.

Sir Percival semblait, à plusieurs égards, ressentir l’absence de Sa Seigneurie, et je crus m’apercevoir aussi que la maladie, les chagrins dont sa maison était le théâtre, accablaient son esprit et altéraient son humeur. Il était, par moments, si agité que je ne pouvais m’empêcher d’y prendre garde ; sans cesse allant et venant, sans cesse et de tous côtés errant, çà et là, dans sa propriété. Ses questions fréquentes sur miss Halcombe et aussi sur sa femme (dont la santé défaillante semblait le plonger dans une anxiété véritable) prouvaient un intérêt extrême. Je crois que son cœur s’était fort attendri. S’il avait eu, dans le clergé, un ami véritable, — comme l’eût été, par exemple, feu mon excellent mari, — et que cet ami se fût rapproché de lui à l’heure critique, on aurait pu obtenir de sir Percival des progrès moraux bien désirables. Je me trompe rarement en matière pareille, ayant pour me guider l’expérience du temps heureux où mon mari vivait encore.

Sa Seigneurie la comtesse, devenue l’unique société de sir Percival, le négligeait un peu, selon moi. Un étranger aurait pu les croire, maintenant qu’on les laissait tête à tête, disposés à s’éviter l’un l’autre. Ceci naturellement ne pouvait pas être. Pourtant, il arriva fréquemment que la comtesse voulut dîner à l’heure du lunch ; et presque toujours, vers le soir, elle montait chez miss Halcombe, bien que mistress Rubelle n’eût laissé à sa charge aucun des soins que comportait l’état de la malade. Sir Percival dînait seul, et William (le domestique chargé du service de table) remarqua devant moi que son maître mangeait moitié moins et buvait deux fois plus qu’à l’ordinaire. Je n’attache pas la moindre importance à une observation comme celle-ci, émanée d’un valet insolent. Je la réprouvai hautement quand elle fut faite, et désire qu’on sache bien à quel point je la réprouve encore.

Pendant les quelques jours qui suivirent, miss Halcombe nous parut à tous sur la voie d’un rétablissement progressif. Nous reprîmes confiance en M. Dawson. Il semblait lui-même très-sûr de son fait, et assura lady Glyde, quand elle l’entretint à ce sujet, qu’il serait le premier à faire chercher un autre médecin, dès qu’il sentirait le moindre doute lui traverser l’esprit.

La seule de nous que ces paroles ne semblèrent pas soulager, fut la comtesse Fosco. Elle me dit, en particulier, qu’elle ne pouvait se rassurer au sujet de miss Halcombe, sans une autre garantie que les affirmations de M. Dawson, et qu’elle attendait avec impatience le retour de son mari, pour savoir de quel œil il envisagerait la situation. D’après les lettres du comte à sa femme, il devait rentrer sous trois jours. Les deux époux s’écrivaient l’un à l’autre, chaque matin, durant l’absence de Sa Seigneurie. À cet égard, comme à tous les autres, ils offraient un excellent modèle aux gens mariés.

Dans la soirée du troisième jour, je remarquai chez miss Halcombe un changement qui me causa des craintes sérieuses. Mistress Rubelle s’en aperçut comme moi. Nous ne voulûmes pas en parler à lady Glyde qui, absolument domptée par la fatigue, s’était endormie sur le canapé du salon.

M. Dawson fit sa visite du soir un peu plus tard que d’ordinaire. Dès qu’il eut jeté les yeux sur sa malade, je vis sa physionomie s’altérer. Il s’efforçait de cacher son trouble, mais son visage trahissait, malgré lui, de vives inquiétudes. Un messager partit pour aller chercher à domicile sa pharmacie portative ; on garnit la chambre de substances désinfectantes, et le docteur lui-même se fit dresser un lit dans le château. — La fièvre a-t-elle pris un caractère contagieux ? lui demandai-je tout bas. — Je le crains, répondit-il. Nous en saurons plus long demain matin…

D’après les instructions de M. Dawson, lady Glyde ne fut point informée de ce changement inquiétant. Il lui défendit lui-même, dans les termes les plus péremptoires et au nom de sa santé si éprouvée, de veiller avec nous cette nuit-là. Elle voulut résister, ce qui amena une scène déplorable ; mais il fit prévaloir son autorité médicale, et de haute lutte emporta la question.

Le lendemain matin, un des domestiques fut envoyé à Londres, sur les onze heures, avec une lettre pour un des médecins de la capitale et ordre exprès de ramener avec lui ce nouveau consultant par le premier train dont ils pourraient disposer. Une demi-heure après le départ du messager, le comte rentrait à Blackwater-Park.

La comtesse, prenant sur elle la responsabilité de cette démarche, l’amena immédiatement auprès de la malade. Je ne vois pas qu’en agissant ainsi elle ait commis la moindre inconvenance. Sa Seigneurie était un homme marié, d’âge à être le père de miss Halcombe ; enfin, il la voyait sous les yeux d’une parente, la propre tante de lady Glyde. M. Dawson n’en protesta pas moins contre sa présence dans l’appartement ; mais, je le remarquai sans peine, le docteur était trop alarmé pour faire, à cette occasion, une résistance sérieuse.

La pauvre patiente se trouvait désormais hors d’état de reconnaître ceux qui l’entouraient. Elle semblait prendre ses amis pour ses ennemis. Quand le comte arriva près de son chevet, ses yeux qui, auparavant, se portaient sans cesse alternativement sur tous les points de la chambre, s’arrêtèrent alors sur le visage de Sa Seigneurie avec un effarement de terreur dont je me souviendrai jusqu’au dernier jour de ma vie. Le comte s’assit auprès d’elle, tâta son pouls, puis ses tempes ; il la regarda très-attentivement et, cela fait, se tourna du côté du docteur avec une physionomie tellement indignée, tellement méprisante que les paroles s’arrêtèrent sur les lèvres de M. Dawson, et qu’il demeura un moment sans rien ajouter, pâle de colère et de terreur.

Sa Seigneurie me regardant ensuite :

— À quel moment dit-il, ce changement est-il survenu ?…

Je le lui dis :

— Lady Glyde, depuis lors, est-elle entrée dans la chambre ?…

Je répondis que non. Le médecin lui avait absolument défendu d’y entrer dès la soirée précédente, et le matin même il avait renouvelé la consigne.

— Vous et mistress Rubelle, ajouta le comte, avez-vous été mises au courant de ce désastre dans toute sa gravité ?…

— Nous savions, répondis-je, que la maladie était regardée comme contagieuse… Il m’interrompit, et avant que je pusse rien ajouter :

— C’est la fièvre typhoïde, me dit-il.

Pendant la minute que prirent à s’échanger ces questions et ces réponses, M. Dawson se remit, et s’adressant au comte avec sa fermeté habituelle :

— Ce n’est pas la fièvre typhoïde, riposta-t-il vivement. Je proteste, monsieur, contre une pareille intrusion. Personne, ici, n’a le droit de faire des questions, si ce n’est moi. J’ai rempli mon devoir au mieux de ce dont je suis capable, et…

Le comte l’interrompit, — non par des paroles cette fois, mais simplement en lui montrant le lit où gisait la malade. M. Dawson sembla ressentir ce démenti muet à ce qu’il avait dit lui-même de sa capacité ; la chose parut l’irriter vivement.

— J’affirme, répéta-t-il, que j’ai fait mon devoir. Un de mes confrères, mandé par moi, va bientôt arriver de Londres. Je consulterai avec lui sur le caractère de cette fièvre ; avec lui, et avec personne autre. J’insiste pour que vous quittiez cette chambre.

— Je suis entré dans cette chambre, monsieur, en vertu des droits sacrés de l’humanité, dit alors le comte, et en vertu des mêmes droits, si l’arrivée de votre confrère souffrait quelque retard, j’y entrerai de nouveau. Une fois encore, je vous avertis que cette fièvre a pris le caractère du typhus, et que votre traitement est la cause première de ce changement déplorable. Si votre infortunée malade vient à mourir, j’attesterai devant les tribunaux que son trépas doit être attribué à votre entêtement à votre ignorance…

Avant que M. Dawson pût répondre, avant que le comte eût fait un pas pour sortir, la porte du salon s’ouvrit, et sur le seuil nous vîmes apparaître lady Glyde.

— Je dois et je veux entrer ici, dit-elle avec une détermination extraordinaire.

Au lieu de l’arrêter, le comte passa dans le salon, lui frayant ainsi le chemin de la chambre à coucher. En toute autre occasion, je l’avais toujours vu incapable d’oublier la moindre précaution ; mais, à ce moment, et dans sa surprise, il oubliait apparemment le danger de l’infection typhoïde, ainsi que l’urgente nécessité de forcer lady Glyde à prendre soin de sa vie.

M. Dawson, j’en fus surprise, montra plus de présence d’esprit. Il arrêta milady au premier pas qu’elle fit vers le chevet de sa sœur : — Je suis sincèrement peiné, sincèrement affligé, dit-il. Je crains que cette fièvre ne soit contagieuse. Jusqu’à ce que je sois certain du contraire, je vous demande en grâce de vous tenir hors de cette chambre…

Elle lutta un moment, puis laissa tout à coup retomber ses bras et s’affaissa sur elle-même : elle venait de s’évanouir. La comtesse et moi, la retirant des bras du docteur, la ramenâmes chez elle. Le comte marchait devant nous, et attendit dans le couloir, où je vins lui apprendre que, grâce à nos soins, elle avait repris connaissance.

Je retournai vers le docteur, chargée par lady Glyde de lui dire qu’elle insistait pour l’entretenir immédiatement. Il se rendit aussitôt près de milady, afin de calmer son agitation et de lui apprendre que, sous peu d’heures, un nouveau médecin allait arriver. Ces heures ne passèrent pas vite. Sir Percival et le comte, restés ensemble au rez-de-chaussée, envoyaient de temps en temps chercher des nouvelles. À la fin, entre cinq et six, à notre grand soulagement, le médecin arriva.

Il était plus jeune que M. Dawson ; très-sérieux et très-décidé. Je ne puis dire ce qu’il pensa du traitement qu’on avait suivi ; mais je fus frappée de ce fait curieux, qu’il nous adressait, à moi et à mistress Rubelle, bien plus de questions qu’à son confrère ; et que, tout en examinant la malade de M. Dawson, il semblait écouter avec assez peu d’intérêt ce que M. Dawson croyait bon de lui dire. D’après les observations que je fis alors, le soupçon me vint que le comte ne s’était pas trompé une seule fois au sujet de la maladie ; et je fus naturellement confirmée dans cette manière de voir, quand, après quelque délai, M. Dawson posa l’importante question que le médecin de Londres était appelé à résoudre.

— Quel jugement portez-vous sur cette fièvre ? lui demanda-t-il.

— Typhus, répondit son confrère. Fièvre typhoïde, à n’en pas douter…

Cette tranquille étrangère, mistress Rubelle, joignit devant elle, à ces mots, ses mains maigres et brunes, tout en me jetant un sourire significatif. Le comte lui-même n’aurait pu avoir l’air plus satisfait si, admis dans la chambre, il avait ainsi entendu confirmer son jugement.

Quand il nous eut donné quelques utiles instructions sur le traitement journalier, et nous annonçant qu’il reviendrait dans un délai de cinq jours, le médecin se retira pour consulter en particulier avec M. Dawson. Il ne voulait pas se prononcer sur les chances de rétablissement que pouvait avoir miss Halcombe ; il déclarait impossible, à ce période de la maladie, de se faire une opinion certaine, soit dans un sens, soit dans l’autre.

Ces cinq jours se passèrent dans de vives inquiétudes.

Chacune à notre tour, la comtesse et moi, nous relevions mistress Rubelle, l’état de miss Halcombe empirant toujours et réclamant tous nos soins, toute notre assiduité. Ce fut un temps de terribles épreuves. Lady Glyde (soutenue, à ce que disait M. Dawson, par l’effet même de l’anxiété permanente que lui causait l’état de sa sœur) lady Glyde s’était ranimée d’une façon extraordinaire ; elle montrait une fermeté, une force de résolution que je ne me serais jamais avisée de lui supposer. Elle insista pour venir deux ou trois fois par jour s’assurer, par ses yeux mêmes, de l’état de miss Halcombe, promettant d’ailleurs de ne pas trop se rapprocher du lit, si le docteur, en ceci, voulait bien accéder à ses vœux. M. Dawson, bien à contre-cœur, fit la concession qui lui était demandée. Il voyait sans doute qu’il n’y avait pas moyen de lutter contre une volonté pareille. Milady vint donc chaque jour, et, quoi qu’il pût lui en coûter, tint religieusement sa parole. Personnellement, je ressentais à ce point le chagrin que je lui voyais (il me rappelait ma propre affliction durant la dernière maladie de mon mari) que je demanderai la permission de n’insister point sur cette partie de mon récit. Il m’est plus agréable de mentionner qu’aucunes disputes nouvelles n’eurent lieu entre M. Dawson et le comte. Sa Seigneurie faisait prendre les nouvelles par ambassadeur, et demeurait continuellement au rez-de-chaussée, en compagnie de sir Percival.

Le cinquième jour, nous vîmes revenir le médecin, qui nous donna un peu d’espérance. Il déclara que le dixième jour, à compter de la première apparition du typhus, déciderait du résultat de la maladie, et il fixa d’avance sa troisième visite à cette date. Le nouvel intervalle passa comme l’autre, si ce n’est que le comte fit encore un voyage à Londres ; parti dès le matin, et revenu le soir même.

Le dixième jour, il plut à la Providence miséricordieuse d’épargner à la famille tout surcroît d’alarmes et d’anxiétés. Le médecin nous donna l’assurance positive que miss Halcombe était hors de danger : — Maintenant, elle n’a plus besoin des médecins… Tout ce qu’il lui faut, c’est d’être gardée et surveillée avec soin, quelque temps encore, et je vois que cela ne lui manquera pas… Telles furent ses propres paroles. Ce soir-là, je lus le sermon si touchant que mon mari a composé sur la guérison d’un malade, avec plus de joie et plus de profil (au point de vue spirituel), que je ne me rappelais en avoir encore obtenu.

L’effet de ces bonnes nouvelles sur la pauvre lady Glyde, se trouva, je le vis avec peine, au-dessus de ses forces. Elle n’était pas en état de supporter une si violente réaction ; et au bout d’un ou deux jours, elle fut envahie par un accablement, une langueur qui la réduisirent à garder la chambre. Le repos du corps, la tranquillité d’esprit, plus tard le changement d’air, voilà ce que M. Dawson trouva de mieux à lui conseiller. Il fut heureux que cette souffrance ne s’aggravât point, car le lendemain même du jour où lady Glyde se fut enfermée chez elle, un nouveau désaccord se manifesta entre le comte et le docteur ; leur dispute, cette fois, prit de telles proportions que M. Dawson quitta le château.

Je n’assistai point à cette querelle ; mais je compris que le débat portait sur la quantité de nourriture qui devait être administrée à miss Halcombe, pour aider à sa convalescence après que la fièvre aurait cédé. M. Dawson, maintenant que sa malade était sauvée, se montrait moins disposé que jamais à tolérer l’intervention d’un homme étranger à sa profession ; et le comte (sans que je puisse imaginer pourquoi), perdant tout à coup cet empire sur lui-même qu’il avait si judicieusement conservé en d’autres circonstances, tourmentait, taquinait sans cesse le docteur en lui rappelant sa méprise à propos de cette fièvre, devenue typhus sans qu’il s’en doutât. Cette malheureuse affaire aboutit à un appel direct de M. Dawson à sir Percival qu’il menaça (ses soins n’étant plus absolument indispensables à miss Halcombe) de ne plus revenir à Blackwater-Park, si l’intervention du comte n’était pas péremptoirement supprimée à partir de ce moment. La réponse de sir Percival (bien qu’elle ne fût pas positivement incivile) avait eu pour tout résultat d’empirer les choses ; et M. Dawson, là-dessus, quittant le château, — non sans manifester une extrême indignation sur la manière dont le comte Fosco en agissait envers lui, — avait envoyé sa note de visites dès le lendemain.

Nous demeurions, désormais, privées de toute assistance médicale. Bien qu’il ne fût pas rigoureusement nécessaire de mander un autre docteur, — puisque, selon le médecin de Londres, miss Halcombe n’avait besoin que de surveillance et de soins, — j’aurais néanmoins demandé si l’on m’eût fait l’honneur de me consulter là-dessus, l’assistance de quelqu’autre homme du métier, ne fût-ce que pour observer les formes.

Sir Percival n’envisagea pas ainsi la question. Il dit qu’on aurait toujours le temps de mander un autre médecin, si miss Halcombe donnait le moindre signe d’une rechute. Nous pouvions, en attendant, recourir aux conseils du comte pour toutes les difficultés de détail ; et il ne fallait pas, sans nécessité, imposer à notre malade, dans son état actuel de faiblesse et d’ébranlement nerveux, la présence d’une personne étrangère. Il y avait, sans nul doute, dans ces considérations, beaucoup de choses raisonnables ; et pourtant elles me laissèrent un peu d’inquiétude. Je n’étais pas non plus sans scrupule, au dedans de moi, sur la convenance de laisser ignorer à lady Glyde, ainsi que nous le faisions, la retraite du docteur. C’était là, je l’admets, une déception charitable, — car elle n’était pas en état de supporter de nouveaux tourments. Mais enfin, c’était une déception ; et comme telle, aux yeux d’une personne professant des principes pareils aux miens, ce procédé devait paraître au moins équivoque.

Une autre circonstance, également embarrassante, qui se produisit le même jour et me prit tout à fait au dépourvu, ajouta beaucoup à l’état de malaise sous lequel se débattait mon esprit.

Sir Percival me fit dire d’aller le trouver dans la bibliothèque. Le comte, qui était avec lui au moment où j’entrai, se leva immédiatement et nous laissa tête à tête. Sir Percival m’engagea poliment à prendre un siège ; puis, à ma grande surprise, il m’adressa l’allocution suivante :

— Je désire, mistress Michelson, vous entretenir d’une décision que j’ai prise depuis quelque temps déjà, et dont je vous aurais informée sans les maladies et le bouleversement qui sont venus fondre sur nous. Pour parler clairement, j’ai lieu de vouloir rompre sans retard, l’établissement que j’ai ici, — vous laissant, du reste, comme à l’ordinaire, la direction des soins domestiques. Dès que lady Glyde et miss Halcombe pourront voyager, il leur est prescrit à toutes deux de changer d’air. Avant le départ de ces dames, mes amis, le comte et la comtesse Fosco, nous auront quittés pour aller s’établir dans les environs de Londres. Or, j’ai mes raisons pour ne pas ouvrir ma demeure à de nouveaux hôtes, en vue d’économiser le plus possible. Je n’entends vous blâmer en rien ; mais ma dépense ici est beaucoup trop lourde. Bref, je compte vendre les chevaux et me débarrasser en même temps de tous les domestiques. Vous savez que je ne fais jamais rien à demi ; et je compte que, d’ici à demain, vous aurez fait maison nette de cette valetaille inutile…

Je l’écoutais dans un état de complète stupéfaction.

— Dois-je comprendre, sir Percival, lui demandai-je, que j’ai à renvoyer tous les domestiques placés sous mes ordres, sans les prévenir un mois d’avance comme cela se pratique.

— C’est exactement cela. Nous pouvons tous nous trouver hors du château avant qu’un mois ne s’écoule, et je n’entends pas laisser ici des domestiques oisifs, sans aucun maître à servir.

— Par qui sera faite la cuisine, sir Percival, pendant le reste de votre séjour ici ?

— Margaret Porcher est au courant des plats élémentaires ; vous pouvez la conserver. N’ayant pas de grands dîners à donner, un chef n’est-il pas tout à fait superflu ?

— La servante dont vous parlez, sir Percival, est la moins intelligente de toute la maison…

— Conservez-la, vous dis-je, et prenez, dans le village, une femme qui viendra, chaque jour, aider au plus gros de la besogne. Mes dépenses journalières doivent diminuer, et diminuer immédiatement. Je ne vous ai pas appelée, mistress Michelson, pour que vous me fissiez des objections, mais afin d’être aidé par vous à réaliser mes plans d’économie. Mettez à la porte, dès demain, cette meute oisive qui me dévore. Qu’ils partent tous, excepté Porcher. C’est un vrai cheval de fatigue, — elle fera la besogne d’un cheval.

— Permettez-moi de vous rappeler, sir Percival, que si les domestiques s’en vont demain, ils ont droit à un mois de gages, à la place du mois qu’on leur doit pour qu’ils aient le loisir de chercher une place.

— Qu’on le leur paie ! un mois de gages nous économise un mois de coulage et de gloutonnerie à l’office…

Cette dernière remarque impliquait l’accusation la plus offensante contre ma manière d’administrer. Je me respectais trop, cependant, pour me défendre d’une imputation si grossière. Par pure charité chrétienne pour la position dépourvue de toute aide où se trouvaient miss Halcombe et lady Glyde, et à cause des inconvénients sérieux que mon départ soudain aurait pu avoir pour elles, je crus qu’il ne m’était pas possible de demander immédiatement mon congé. Ces considérations seules me retinrent. Par exemple, je me levai sur-le-champ ; je me serais ravalée à mes propres yeux, si j’avais souffert que l’entretien continuât un moment de plus.

Le lendemain, les domestiques partirent en masse. Sir Percival se chargea de licencier en personne les grooms et les valets d’écurie, qu’il expédia sur Londres avec tous les chevaux, sauf un seul. Il ne resta donc, de tout le service, soit du château, soit des communs, que moi, Margaret Porcher et le jardinier ; ce dernier, habitant son propre cottage, fut requis de panser l’unique cheval qui restât dans les écuries.

La maison laissée dans cette étrange condition d’isolement, la maîtresse de la maison, malade dans sa chambre, miss Halcombe, aussi débile, aussi incapable qu’un enfant enfin ; les soins du docteur nous étant retirés par mesure hostile ; — on ne s’étonnera pas que tout cela eût jeté un certain abattement dans mon esprit, et que j’eusse beaucoup de peine à me maintenir dans mon sang froid habituel. Je ressentais un grand malaise moral. J’aurais bien voulu voir rétablies nos deux pauvres jeunes dames, et j’aurais bien voulu me voir ailleurs qu’à Blackwater-Park.


II


Le premier événement qui se produisit ensuite fut d’une si singulière nature, qu’il aurait pu faire naître en moi un étonnement superstitieux, si des principes bien établis ne préservaient mon âme de toute faiblesse païenne. Ce même pressentiment instinctif de quelque malheur planant sur la famille, lequel m’avait fait souhaiter de quitter Blackwater-Park, eut pour conséquence presque immédiate, — chose étrange à dire, — mon départ de ce château. Il est vrai que mon absence ne fut que temporaire ; mais cette coïncidence, selon moi, n’en était pas moins remarquable.

Voici dans quelles circonstances mon départ eut lieu.

Un ou deux jours après l’expulsion des domestiques, je fus de nouveau mandée auprès de sir Percival. Le blâme immérité qu’il avait jeté sur mon administration domestique ne m’empêchait point, je le dis avec plaisir, de lui rendre le bien pour le mal, au mieux de mes faibles moyens, et je me conformai à l’ordre qui m’était transmis de sa part avec autant d’empressement et de respect que jamais. Pour réussir à étouffer ma légitime rancune, j’avais eu à lutter avec cette nature déchue dont nous participons tous ; plus ou moins habituée à la discipline intérieure, je sus accomplir ce sacrifice.

Je trouvai sir Percival et le comte Fosco assis l’un près de l’autre comme la première fois ; mais, en cette occasion, Sa Seigneurie demeura présente à l’entrevue, aidant sir Percival à énoncer ses projets.

Ils appelèrent mon attention sur un sujet qui avait rapport à ce salutaire changement d’air dont nous attendions tant de bien pour miss Halcombe et lady Glyde. Sir Percival me fit savoir que, selon toute probabilité, ces dames passeraient l’automne à Limmeridge-House, dans le Cumberland, en vertu d’une invitation de M. Frederick Fairlie. Mais avant de s’y rendre, il pensait, d’accord en ceci avec le comte Fosco (lequel, à ce moment, reprit la conversation en sous-œuvre, et la continua jusqu’au bout), qu’elles se trouveraient bien d’une courte résidence à Torquay, dont le climat est si favorable. L’essentiel, maintenant, était donc de louer en cet endroit des appartements à leur convenance, et qui leur offrissent tout le bien-être dont elles avaient besoin. Mais où trouver une personne expérimentée qui pût choisir pour elles une résidence telle qu’il la leur fallait. Dans cette situation, le comte me demandait, de la part de sir Percival, si je voudrais bien rendre à ces dames le service d’aller moi-même à Torquay, pour y préparer leur installation.

Placée comme je l’étais, je n’avais aucune objection raisonnable à faire valoir contre une proposition rédigée en ces termes.

Je dus donc me borner à quelques représentations sur les inconvénients que pourrait avoir mon départ de Blackwater-Park, alors que, par extraordinaire, tous les serviteurs de la maison s’en trouveraient éloignés, à l’exception de Margaret Porcher. Mais sir Percival et Sa Seigneurie se déclarèrent prêts à supporter, dans l’intérêt des malades, toute la gêne résultant de mon absence. Je suggérai ensuite, avec tout le respect possible, l’idée d’écrire à Torquay, où un agent se chargerait volontiers de la location ; mais on me répondit en me rappelant combien il est peu sûr d’arrêter des logements sans les avoir vus. On m’informa aussi que la comtesse (qui sans cela se serait chargée elle-même d’aller dans le Devonshire) ne pouvait pas quitter sa nièce en l’état où se trouvait présentement lady Glyde ; d’un autre côté, sir Percival et le comte avaient à régler ensemble quelques affaires qui les retiendraient forcément à Blackwater-Park. Bref il me fut clairement démontré que si je ne me chargeais pas de la commission, il n’était personne à qui on pût la confier. Dans ces circonstances, je dus me borner à informer sir Percival que mes services étaient aux ordres de miss Halcombe et de lady Glyde.

Il fut arrangé, en conséquence, que je partirais le lendemain matin ; que je consacrerais un ou deux jours à examiner les maisons les plus convenables de Torquay, et que je reviendrais, avec mon rapport, aussitôt que je le jugerais convenable. Sa Seigneurie écrivit pour moi un « Mémorandum » énumérant les conditions requises pour la résidence que je devais procurer à ces dames, et sir Percival y joignit une note qui limitait strictement la somme à offrir comme prix de location.

Mon idée, à moi, quand je lus ces instructions, fut qu’on ne pourrait trouver, dans aucun établissement thermal d’Angleterre, une demeure comme celle que j’y voyais décrite ; et que si, par hasard, on en découvrait une, il serait parfaitement impossible d’en obtenir la jouissance pour un laps de temps si limité qu’il fût, moyennant la somme que j’étais autorisée à promettre. J’indiquai ces difficultés aux deux gentlemen ; mais sir Percival, qui se chargea de me répondre, ne parut pas en tenir compte. Ce n’était pas à moi qu’il appartenait de discuter cette question. Je n’insistai donc pas ; mais je sentis en moi cette conviction bien arrêtée, qu’avec toutes les difficultés dont l’affaire était entourée, je n’avais pas la moindre chance de conduire à bien ma mission.

Avant de partir, je pris soin de m’assurer que miss Halcombe continuait à mieux aller.

Il y avait dans sa physionomie une anxieuse et pénible expression, qui me fit craindre qu’en reprenant conscience d’elle-même, elle n’eût éprouvé un cruel malaise. Ses forces, pourtant, revenaient plus vite que je n’aurais osé l’espérer ; et déjà elle était en situation de faire passer à lady Glyde maints et maints affectueux messages où elle lui rendait bon compte de son rétablissement, et par lesquels elle la suppliait de ne point se fatiguer trop tôt. Je laissai miss Halcombe aux soins de mistress Rubelle, toujours aussi tranquillement indépendante de qui que ce fût au château. Lorsque, avant de me mettre en route, je frappai à la porte de lady Glyde, on me dit qu’elle était encore bien faible et bien abattue ; je dus ces informations à la comtesse, qui était montée pour lui tenir compagnie. Sir Percival et le comte se promenaient sur l’avenue qui conduit à la loge du concierge, au moment où je la longeai, en chaise de poste. Je saluai ces messieurs, et quittai le château où je ne laissais à l’office, en fait de créature vivante, que la seule Margaret Porcher.

Chacun doit comprendre ce que j’ai moi-même compris depuis ce temps-là : que les circonstances dont je viens de parler étaient plus qu’inusitées ; — qu’elles étaient presque suspectes. On me permettra cependant de répéter que je ne pouvais, dans ma position subordonnée, agir autrement que je ne fis.

Le résultat de ma mission à Torquay fut exactement tel que je l’avais prévu. Il n’y avait pas, dans toute la ville, un seul logement pareil à celui que m’indiquait mon programme, et le prix qu’on m’avait permis d’y mettre était infiniment inférieur à ce que j’aurais dû payer un logement pareil, si par un grande chance je l’avais découvert. Je revins, en conséquence, à Blackwater-Park, et j’informai sir Percival, venu au-devant de moi, que mon voyage n’avait abouti à rien. Il semblait trop occupé de quelqu’autre affaire pour prendre souci de cette mission manquée, et dès les premiers mots, il m’informa que, pendant mon absence, si peu qu’elle eût duré, un autre changement remarquable avait eu lieu dans le château.

Le comte et la comtesse Fosco étaient partis de Blackwater-Park pour leur nouvelle résidence de Saint-John’s Wood.

On ne me communiqua point les motifs de ce brusque départ. Il me fut dit seulement que le comte avait tenu à me faire transmettre ses meilleurs compliments. M’étant hasardée à demander à sir Percival si lady Glyde, en l’absence de la comtesse, avait quelqu’un en état de vaquer aux soins dont elle devait être l’objet, il me répondit qu’elle avait Margaret Porcher pour lui venir en aide, et il ajouta qu’une femme du village avait été mandée pour faire le gros ouvrage du rez-de-chaussée.

Cette réponse me parut choquante, tant il y avait une évidente inconvenance à permettre qu’une servante en sous-ordre fît les fonctions dévolues à la femme de chambre intime de lady Glyde. Je montai immédiatement et trouvai Margaret sur le palier du premier étage. On s’était privé de ses services (assez naturellement), sa maîtresse s’étant trouvée assez rétablie, ce matin-là même, pour quitter son lit. Je lui demandai ensuite où en était miss Halcombe ; mais elle me répondit, d’une manière sournoise et sombre, par des échappatoires dont je ne pus tirer aucune lumière. Je ne voulus pas, en réitérant ma question, m’attirer peut-être une réplique impertinente. Il était plus convenable, à tous égards, pour une personne dans ma position, de me présenter immédiatement chez lady Glyde.

Je trouvai que Sa Seigneurie avait beaucoup gagné depuis le peu de jours que j’avais passés sans la voir. Quoique bien faible encore et bien nerveuse, elle pouvait se lever sans être aidée, et se promener lentement dans sa chambre sans en éprouver d’autre mauvais effet qu’une légère sensation de fatigue. N’ayant reçu ce matin-là aucune nouvelle de miss Halcombe, elle s’en inquiétait quelque peu. Je pensai qu’il y avait là, de la part de mistress Rubelle, un semblant de négligence tout à fait blâmable ; mais je n’en dis rien, et demeurai près de lady Glyde afin de l’aider à s’habiller. Quand elle fut prête, nous sortîmes ensemble de sa chambre pour nous rendre auprès de miss Halcombe.

Dans le couloir, nous fûmes arrêtées par sir Percival qui, fort à l’improviste, se montra devant nous. Il semblait s’être mis là tout exprès pour nous guetter.

— Où donc allez-vous ? dit-il à lady Glyde.

— Chez Marian, répondit-elle.

— Je puis vous épargner un désappointement, reprit sir Percival, en vous apprenant tout de suite que vous ne la trouverez pas dans sa chambre.

— Je ne l’y trouverai pas ?…

— Non. Elle a quitté le château, hier matin, en compagnie de Fosco et de sa femme…

Lady Glyde n’était pas assez forte pour supporter une pareille surprise. Elle devint d’une pâleur effrayante ; et, s’adossant au mur, regarda son mari dans un silence de mort.

J’étais si étonnée moi-même, que je trouvai à peine un mot à dire. Je demandai à sir Percival si réellement il affirmait que miss Halcombe eût quitté Blackwater-Park.

— Je l’affirme très-positivement, répondit-il.

— Dans l’état où elle est, sir Percival ?…

Avant qu’il pût répondre, milady s’était un peu remise, et prit la parole :

Impossible ! s’écria-t-elle, avec l’accent de la terreur ; puis cessant de s’appuyer au mur et faisant un ou deux pas en avant : — Où était le docteur ? où était M. Dawson, quand Marian est partie ?

— M. Dawson n’était pas ici, et nous n’avions que faire de M. Dawson, dit sir Percival ; c’est de lui-même qu’il est parti, ce qui suffit bien pour prouver qu’elle était de force à se mettre en route. Quels grands yeux vous faites !… Si vous ne la croyez pas partie, voyez-y vous-même. Ouvrez la porte de sa chambre, ouvrez même toutes les autres, si cela peut vous convenir…

Elle le prit au mot, et je la suivis. Il n’y avait, dans la chambre de miss Halcombe, personne autre que Margaret Porcher, occupée à tout remettre en ordre. Il n’y avait personne dans les chambres d’amis, personne dans les cabinets de toilette que nous explorâmes ensuite. Sir Percival, cependant, nous attendait toujours dans le corridor. Au moment de quitter la dernière pièce que nous eussions examinée : — Ne vous en allez pas mistress Michelson ! me dit tout bas lady Glyde, ne m’abandonnez pas, pour l’amour de Dieu !… Et, avant que j’eusse pu répondre un seul mot, elle était déjà dans le corridor, interpellant son mari.

— Qu’est-ce que cela signifie, sir Percival ? J’exige… c’est-à-dire, je vous demande, je vous prie de m’apprendre ce que cela veut dire !

— Cela veut dire, répliqua-t-il, que miss Halcombe s’est trouvée assez forte, hier matin, pour se lever et se faire habiller ; cela veut dire qu’elle a voulu profiter de ce que Fosco se rendait à Londres pour y aller, elle aussi.

— Londres ?

— Oui… et de là gagner Limmeridge…

Lady Glyde se tourna vers moi.

— Vous avez vu en dernier lieu miss Halcombe, me dit-elle. Dites-le-moi positivement mistress Michelson, vous semblait-elle en état d’entreprendre un voyage ?

— Non, milady, du moins autant que j’en puis juger…

Sir Percival, à son tour, m’interpella de même assez brusquement.

— Avant de partir, dit-il, n’avez-vous pas fait remarquer à la garde que miss Halcombe vous paraissait beaucoup mieux, beaucoup plus forte ?

— J’ai certainement fait cette remarque, sir Percival…

À peine avais-je articulé ces mots, il reprit la parole, s’adressant à milady.

— Mettez loyalement dans la balance, lui dit-il, les deux opinions de mistress Michelson, diamétralement contraires l’une à l’autre, et tâchez d’envisager raisonnablement une circonstance toute simple. Si votre sœur n’avait pas été assez bien pour qu’on pût la transporter, pensez-vous donc qu’aucun de nous eût hasardé de la laisser partir ? Elle a, pour veiller sur elle, trois personnes parfaitement compétentes, — Fosco, votre tante, et mistress Rubelle qui, tout exprès, est partie avec eux. Ils ont pris hier un compartiment tout entier, et sur l’une des banquettes on a fait un lit pour elle, prévoyant qu’elle pourrait se sentir fatiguée. Aujourd’hui Fosco et mistress Rubelle doivent l’accompagner eux-mêmes dans le Cumberland.

— Pourquoi Marian s’en va-t-elle à Limmeridge ? Pourquoi me laisse-t-elle ici toute seule ? dit Sa Seigneurie, interrompant sir Percival.

— Parce que votre oncle ne veut vous recevoir qu’après avoir conféré avec votre sœur, repartit celui-ci. Avez-vous donc oublié la lettre qu’elle a reçue de lui, tout au début de sa maladie ?… On vous l’a montrée ; vous l’avez lue de vos yeux, et vous devez vous la rappeler.

— Je me la rappelle.

— En ce cas, pourquoi vous étonnez-vous qu’elle vous ait laissée ici ? Vous désirez retourner à Limmeridge ; elle y est allée pour vous obtenir l’agrément de votre oncle, aux conditions qu’il voudra stipuler…

Les yeux de la pauvre lady Glyde se remplirent de larmes.

— Marian, dit-elle, jamais ne m’a quittée sans me faire ses adieux.

— Elle vous les aurait faits de même cette fois-ci, reprit sir Percival, si elle n’avait eu peur et d’elle et de vous. Elle savait que vous tenteriez de la retenir ; elle savait que vous l’affligeriez par vos larmes. Avez-vous encore d’autres objections à me faire ? S’il en est ainsi, vous n’avez qu’à descendre, et vous me questionnerez dans la salle à manger… Tous ces tracas me bouleversent. Il me faut un verre de vin…

Là-dessus, tout à coup, il nous quitta.

Pendant tout le cours de cette bizarre conversation, l’attitude de sir Percival avait été tout autre que d’ordinaire. Il semblait, par moments, presque aussi nerveux, presque aussi agité que sa femme elle-même. Je n’aurais jamais supposé qu’il eût une santé si délicate, un sang-froid si facile à ébranler.

Je voulus ramener lady Glyde dans sa chambre, mais tous mes efforts à cet égard demeurèrent inutiles. Elle restait dans le corridor, avec l’air d’une femme dont une panique soudaine a frappé l’esprit.

— Il est arrivé quelque chose à ma sœur ! disait-elle.

— Veuillez vous rappeler, milady, de quelle surprenante énergie miss Halcombe a donné des preuves, lui suggérai-je pour la rassurer. Elle peut bien avoir tenté un effort dont beaucoup d’autres femmes, à sa place, auraient été incapables. J’espère et je crois qu’il ne s’est rien passé de mal… En vérité, c’est ma conviction.

— Il faut que je suive Marian, reprit Sa Seigneurie avec la même physionomie effarouchée. Où elle est allée, il faut que j’aille ; il faut que je m’assure, de mes propres yeux, qu’elle est vivante et se porte bien. Venez, descendons ensemble chez sir Percival.

J’hésitai ; je craignais que ma présence ne fût une indiscrétion. J’essayai de remontrer ceci à milady, mais elle ne voulut pas y entendre. Elle s’était cramponnée à moi de manière à me forcer à descendre avec elle, et, de tout le peu de forces qui lui restait, elle se tenait encore à moi lorsque j’eus ouvert la porte de la salle à manger.

Sir Percival, assis à table, avait devant lui une carafe de vin. Au moment où nous entrâmes, il porta son verre à ses lèvres, et, d’un seul trait, le vida. Voyant qu’il me jetait un regard irrité en le replaçant sur la table, j’essayai d’excuser ma présence, purement fortuite.

Supposez-vous, par hasard, qu’il y ait ici des secrets ? interrompit-il brusquement ; il n’y en a pas, — il n’y a rien sous jeu, rien qu’on veuille vous cacher, à vous ou à personne… Après avoir prononcé ces étranges paroles, à voix haute et d’un ton sévère, il se versa un autre verre de vin, et demanda à lady Glyde ce qu’il pouvait faire pour elle.

— Si ma sœur est en état de voyager, je le puis aussi, répondit Milady avec plus de fermeté qu’elle n’en avait encore montré. Je viens vous prier d’avoir égard à l’inquiétude que Marian me donne, et de permettre que je la suive sans retard, par le train même de cette après-midi.

— Vous voudrez bien attendre jusqu’à demain, répliqua sir Percival. Si vous n’apprenez rien, d’ici là, qui modifie vos résolutions, vous serez libre de partir. Comme je ne suppose pas que vous appreniez rien de semblable, je préviendrai Fosco par le courrier de ce soir…

Il prononça ces dernières paroles, tenant son verre à la hauteur des bougies, et regardant le vin que ce verre contenait, au lieu de regarder lady Glyde. Par le fait, durant toute cette conversation, il ne dirigea pas une seule fois son regard vers elle. De si singulières façons chez un gentleman de son rang produisirent sur moi, je dois l’avouer, une très-pénible impression.

— Pourquoi donc écririez-vous au comte Fosco ? lui demanda milady fort étonnée.

— Pour l’avertir que vous arriverez par le train de midi, répliqua sir Percival. En débarquant à Londres, vous le trouverez à la station, et il vous mènera passer la nuit chez votre tante, dans sa maison de Saint-John’s Wood…

La main de lady Glyde, posée sur mon bras, se mit à trembler d’une manière marquée ; — et pourquoi ? je ne pouvais l’imaginer.

— Il n’est pas nécessaire que le comte Fosco vienne m’attendre, dit-elle. Je préférerais ne pas faire halte à Londres pour y coucher.

— Il le faut, cependant. Vous ne pouvez pas faire d’une seule traite votre voyage dans le Cumberland. Il faut passer une nuit à Londres, — et je ne me soucie pas que vous alliez vous installer seule dans un hôtel. Fosco a offert à votre oncle de vous loger à votre passage ; et votre oncle a souscrit à cette proposition. Tenez, voici une lettre de lui, à vous adressée. J’aurais dû vous la faire passer ce matin, mais cela m’est sorti de la tête. Lisez-la, et vous verrez dans quels termes s’explique votre tuteur.

Lady Glyde considéra la lettre un moment, et, la plaçant ensuite dans mes mains :

— Lisez-la, me dit-elle d’une voix faible. Je ne sais vraiment pas ce que j’ai ; la déchiffrer m’est impossible…

Ce billet n’avait pas plus de quatre lignes ; — sa rédaction était si laconique et si négligée qu’elle me frappa tout spécialement. Si mes souvenirs sont exacts, il ne renfermait que ces mots :

« Très-chère Laura, venez quand vous voudrez. Coupez le voyage en deux en passant une nuit chez votre tante. Désolé d’apprendre que la chère Marian est malade. — Votre bien affectionné, — Frédérick Fairlie. »

— J’aimerais mieux ne pas aller là : … j’aimerais mieux ne pas passer la nuit à Londres, dit Sa Seigneurie très-soudainement, et avant même que j’eusse eu le temps d’achever la lecture du billet, si abrégé qu’il pût être… N’écrivez pas au comte Fosco !… Je vous en prie, ne lui écrivez pas !…

Sir Percival se versa un autre verre de vin, tenant la carafe avec une telle maladresse qu’il répandit sur la table une bonne partie du contenu. « On dirait que je n’y vois plus, » murmura-t-il, se parlant à lui-même d’une voix étrange et voilée. Il leva lentement son verre, le remplit de nouveau, et, une fois encore, d’un seul trait le mit à sec. Je commençais à craindre, étonnée de sa physionomie et de ses gestes, que le vin ne lui montât à la tête.

— Je vous en prie, n’écrivez pas au comte Fosco ! continua lady Glyde avec plus d’ardeur que jamais.

— Pourquoi non ? je serais curieux de le savoir, s’écria sir Percival avec un soudain éclat de colère qui nous fit tressaillir toutes deux. Où pouvez-vous plus convenablement résider à Londres que là où votre oncle lui-même préfère vous voir installée, c’est-à-dire chez votre tante ? Posez cette question à mistress Michelson !…

La combinaison en question était si incontestablement la meilleure et la plus convenable que je ne pouvais trouver aucune objection à y faire. Quelles que fussent, à d’autres égards, mes sympathies pour lady Glyde, je ne pouvais m’associer à ses injustes prévention contre le comte Fosco. Je n’ai jamais rencontré auparavant une lady de son rang, et placée comme elle l’est dans le monde, qui, au sujet des étrangers, manifeste une pareille étroitesse d’idées. Ni le billet de son oncle, ni l’impatience croissante de sir Percival ne semblaient l’affecter au moindre degré. Elle persistait dans ses objections contre une nuit à passer à Londres ; elle continuait à supplier son mari de ne pas écrire au comte.

— Ne parlons plus de cela, dit sir Percival, nous tournant le dos d’une manière assez peu courtoise. Si vous n’avez pas assez de bon sens pour savoir ce qui vous est le meilleur, il faut bien que d’autres vous suppléent. Votre voyage est arrangé ; n’en parlons plus ! On ne vous demande de faire que ce dont miss Halcombe vous a donné l’exemple.

— Marian ! répéta Milady avec un trouble évident, Marian, passer la nuit chez le comte Fosco !…

— Oui, chez le comte Fosco. Elle s’y est arrêtée la nuit dernière pour ne pas faire son voyage tout d’une traite. Et vous n’avez qu’à faire comme elle, à suivre les instructions de votre oncle. Vous coucherez tout simplement, demain soir, chez Fosco, afin d’interrompre un voyage trop long, ainsi que l’a fait votre sœur !… Ne mettez pas trop de bâtons dans mes roues ! Ne me faites pas repentir de vous avoir donné congé !…

Il se leva brusquement, et, par les portes vitrées qui étaient ouvertes, il sortit sous la vérandah.

— Milady m’excusera-t-elle, dis-je tout bas, si je me permets de lui faire remarquer qu’il vaudrait mieux ne pas attendre ici le retour de sir Percival ? Je crains beaucoup qu’il ne soit surexcité par le vin…

Accablée, distraite, elle consentit à quitter la salle.

Dès que nous fûmes remontées, saines et sauves, je fis tout mon possible pour calmer l’agitation de Milady. Je lui rappelai que les lettres de M. Fairlie, soit à miss Halcombe, soit à elle-même, autorisaient très-certainement et rendraient même nécessaire, tôt ou tard, la marche adoptée. Elle en tomba d’accord, et reconnut d’elle-même que l’une et l’autre de ces lettres étaient strictement en harmonie avec le caractère particulier de son oncle ; — mais ses craintes au sujet de miss Halcombe et l’inexplicable effroi que lui causait l’idée de passer la nuit à Londres, dans la maison habitée par le comte, résistèrent à toutes les considérations que je m’efforçai de faire prévaloir. Je crus de mon devoir de protester contre l’opinion défavorable que le comte me parut avoir inspirée à lady Glyde, et je le fis avec tous les égards, tout le respect convenable.

— Votre Seigneurie excusera la liberté que j’ai prise, dis-je en terminant ; mais elle connaît la parole sainte : « À leurs fruits, vous les reconnaîtrez. » Les constantes bontés, les constantes attentions du comte depuis le début de la maladie de miss Halcombe, méritent, j’en suis convaincue, toute notre confiance, toute notre estime. Il n’est pas jusqu’à la sérieuse mésintelligence survenue entre Sa Seigneurie et M. Dawson qui ne doive être entièrement attribuée à ses inquiétudes au sujet de miss Halcombe.

— Quelle mésintelligence ? demanda milady tout à coup intéressée.

Je lui fis connaître les fâcheuses circonstances par suite desquelles M. Dawson nous avait retiré ses soins ; — lui en parlant d’autant plus volontiers que je désapprouvais intérieurement, chez sir Percival, l’obstination avec laquelle il cachait à Lady Glyde (ainsi qu’il l’avait fait devant moi) tout ce qui s’était passé à cette occasion.

Sa Seigneurie se leva plus agitée, plus alarmée que jamais, du moins selon toute apparence, à la suite de mes révélations.

— C’est plus mal, bien plus mal que je ne pensais, disait-elle se promenant par la chambre, avec tous les dehors du trouble le plus vif. Le comte savait fort bien que M. Dawson ne consentirait jamais au départ de Marian ; — il a donc insulté le docteur, de propos délibéré, pour le renvoyer du château.

— Ô milady, milady ! m’écriai-je avec l’accent de la remontrance.

— Mistress Michelson, continua-t-elle d’un ton véhément, il n’est pas de paroles au monde capables de me persuader que ma sœur est, de son plein gré, de son libre consentement, au pouvoir de cet homme, et dans la maison de cet homme. L’horreur qu’il m’inspire est telle qu’aucun ordre de sir Percival, aucune lettre de mon oncle ne m’amèneraient, si je n’avais à consulter que mes propres sentiments, à manger, boire ou dormir sous son toit. Mais les affreuses inquiétudes que j’ai sur le compte de Marian me donnent le courage de la suivre n’importe où, — de la suivre même chez le comte Fosco…

Arrivées à ce point, je jugeai convenable de mentionner que miss Halcombe avait déjà dû partir pour le Cumberland, d’après les explications que sir Percival venait de nous donner.

— Je n’ose le croire, répondit Sa Seigneurie, je crains qu’elle ne soit encore chez cette homme. Si je me trompe — si réellement elle est partie pour Limmeridge, — je suis bien résolue à ne point passer la nuit de demain sous le toit du comte Fosco. La plus chère amie que j’aie au monde, après ma sœur, habite dans les environs de Londres. Vous nous avez entendues, moi et miss Halcombe, parler de mistress Vesey ? Je compte lui écrire et lui demander un lit chez elle. Je ne sais pas comment je parviendrai jusque-là ; — je ne sais pas comment j’éviterai le comte ; mais si ma sœur est partie pour le Cumberland, je trouverai bien moyen de gagner ce refuge ; Tout ce que je vous demande, c’est de vous assurer que ma lettre à mistress Vesey partira ce soir pour Londres, aussi sûrement que la lettre de sir Percival sera expédiée au comte Fosco. J’ai quelques raisons de ne pas me fier à la boîte aux lettres placée en bas. Voulez-vous me garder le secret et m’aider en ceci ? c’est peut-être le dernier service que j’aurai jamais à solliciter de vous…

J’hésitai, — je trouvais tout cela fort étrange ; — j’avais comme une crainte vague que les facultés de Sa Seigneurie n’eussent été un peu affectées par ses anxiétés, ses souffrances récentes. À mes risques et périls, néanmoins, je finis par consentir. Si la lettre avait été adressée à un étranger, ou à toute autre personne qu’à une dame connue de moi, comme l’était mistress Vesey, par tout ce qu’on m’avait dit d’elle, j’aurais refusé peut-être.

Songeant à ce qui est arrivé plus tard, je rends grâces à Dieu de n’avoir pas contrarié cette volonté, ni aucune autre de celles que m’exprima lady Glyde, pendant la dernière journée de son séjour à Blackwater-Park.

La lettre fut écrite et me fut remise. Je la déposai moi-même au bureau de poste du village, dans le cours de cette soirée.

Nous n’avions plus aperçu sir Percival, qui, le reste du jour demeura invisible.

Je couchai, par ordre exprès de lady Glyde, dans la chambre voisine de la sienne, et la porte qui nous séparait demeura ouverte. La solitude et le vide du château avaient quelque chose de si singulier et de si effrayant que, pour ma part, je fus charmée d’avoir quelqu’un auprès de moi. Sa Seigneurie veilla tard, occupée à lire des lettres qu’elle brûlait ensuite, et à vider ses armoires et ses « cabinets » de mille petits objets auxquels elle attachait quelque prix, comme si elle comptait ne jamais rentrer à Blackwater-Park. Lorsqu’enfin elle se mit au lit, son sommeil me parut fort troublé : plus d’une fois en dormant, elle pleura ; — une fois, entre autres, tellement haut, qu’elle s’éveilla. De ces rêves, quels qu’ils puissent être, elle ne jugea pas à propos de me rien communiquer. Peut-être, dans la situation qui m’était faite, n’avais-je aucun droit à espérer une pareille confiance. Du reste, cela importe peu. Je n’en prenais pas moins une grande part à ses chagrins ; une part très-grande, et du fond du cœur.

Le lendemain fut une belle et brillante journée. Sir Percival, après le déjeuner, monta pour nous avertir que la chaise de poste serait devant la porte à midi moins un quart, le train de Londres s’arrêtant vingt minutes plus tard à notre station. Il informa lady Glyde qu’il se voyait obligé de sortir ; mais il ajouta qu’il espérait être de retour avant qu’elle ne fût partie. Si quelque accident imprévu venait à le retarder, j’aurais mission de la conduire au chemin de fer, et de prendre toute espèce de soins pour y arriver avant le passage du train. Sir Percival me donna ces instructions fort à la hâte, et, tout le temps qu’elles durèrent, il se promenait çà et là par la chambre. Milady le suivait d’un regard attentif partout où il allait. Jamais, en revanche, il ne regarda de son côté.

Elle ne prit la parole que lorsqu’il eut fini ; et alors elle l’arrêta par un geste de la main au moment où il se rapprochait de la porte.

— Je ne vous verrai plus, lui dit-elle d’une façon très-significative. Nous nous séparons maintenant, — et cette séparation sera peut-être éternelle. Ne sauriez-vous, Percival, essayer de me pardonner d’aussi bon cœur que je vous pardonne ?

Le visage de son mari se couvrit d’une pâleur effrayante ; il étanchait sur son front chauve de grosses gouttes de sueur. — « Je reviendrai, » dit-il, et il s’élança vers la porte, comme si les adieux de sa femme l’eussent chassé de la chambre.

Je n’avais jamais eu grand goût pour sir Percival ; mais la manière dont il quitta lady Glyde me rendit presque honteuse d’avoir mangé son pain et vécu sous son toit. Je pensais à faire entendre quelques paroles de consolation chrétienne à sa pauvre femme ; mais, dans l’expression de sa physionomie, tandis qu’elle suivait de l’œil son mari au moment où la porte se refermait derrière lui, il y avait quelque chose qui me fit changer d’avis et garder le silence.

À l’heure fixée, la chaise s’arrêta devant la porte. Milady avait prévu juste, — sir Percival ne parut point. Je l’attendis jusqu’à la dernière minute, et je l’attendis vainement.

Aucune responsabilité positive ne pesait sur moi, et pourtant je ne me sentais pas à mon aise : — C’est librement, c’est de votre plein gré, dis-je à lady Glyde au moment où la chaise franchissait les portes extérieures, que Votre Seigneurie se rend à Londres ?

— J’irais je ne sais où, répondit-elle, pour mettre fin à l’effroyable inquiétude qui m’est infligée en ce moment…

Elle avait fini par me rendre aussi inquiète qu’elle l’était elle-même au sujet de miss Halcombe. Je me hasardai à lui demander de m’écrire un mot, si elle trouvait, à Londres, les choses en meilleure situation. — Très-volontiers, mistress Michelson, me répondit-elle. — Nous avons chacun notre croix à porter, milady, lui dis-je, la voyant demeurer silencieuse et pensive après la promesse qu’elle venait de me faire. Je n’obtins pas de réponse : elle semblait trop absorbée dans ses pensées pour faire attention à mes paroles : — Je crains, remarquai-je après une pause, que Votre Seigneurie n’ait bien mal dormi la nuit dernière. — Oui, dit-elle ; j’ai fait des rêves affreux ; — Vraiment, milady ?… Je croyais qu’elle allait me raconter ses rêves ; mais non : quand elle reprit la parole, ce fut uniquement pour me poser une question.

— Vous avez mis vous-même, et de vos mains, à la poste, la lettre pour mistress Vesey ?

— Oui, milady.

— Sir Percival n’a-t-il pas dit, hier, que le comte Fosco devait m’attendre à la gare de Londres ?

— Précisément, milady…

Elle poussa un profond soupir quand j’eus répondu à cette dernière question, et, pendant le reste de la route, n’ouvrit plus la bouche.

Nous arrivâmes à la station, n’ayant plus guère que deux minutes devant nous. Le jardinier (qui nous avait conduites) s’occupa des bagages pendant que je prenais le billet. Lorsque je rejoignis Sa Seigneurie sur le quai, le sifflet du train retentissait déjà. Elle avait un air tout à fait singulier, et appuyait la main sur son cœur comme si, à ce moment-là même, quelque souffrance ou quelque terreur soudaine était venue abattre son courage.

— Je voudrais que vous vinssiez avec moi ! me dit-elle en me saisissant le bras, comme je lui remettais son billet.

Si nous avions eu du temps devant nous, si j’avais éprouvé la veille ce que j’éprouvais maintenant, j’aurais fait mes arrangements pour l’accompagner, eût-il fallu pour cela remercier immédiatement sir Percival. En l’état des choses, les désirs de milady, exprimés seulement à la dernière minute, m’étaient révélés trop tard pour que j’y pusse donner satisfaction.

Elle sembla comprendre cela elle-même sans me donner le temps de m’expliquer, et ne manifesta pas une seconde fois le désir de m’avoir pour compagne de voyage. Le train s’arrêtait au bord du quai. Milady remit au jardinier un petit cadeau pour ses enfants, et, avant de monter en voiture, fidèle à ses façons simples et cordiales, elle me tendit la main.

— Vous avez été bien bonne pour moi et pour ma sœur, dit-elle ; et cela, lorsque nous ne pouvions, elle et moi, compter sur aucune amitié. Je garderai de vous un souvenir reconnaissant aussi longtemps que je vivrai pour me rappeler quelqu’un ou quelque chose. Adieu ! — et que Dieu vous accorde sa bénédiction !…

Elle prononça ces mots avec un accent et une physionomie qui firent monter des larmes dans mes yeux ; — elle les prononça comme si elle me disait adieu pour toujours.

— Adieu, milady, répondis-je, l’aidant à monter et tâchant de la ranimer un peu ; adieu, mais pour aujourd’hui seulement ; adieu, avec mes vœux les meilleurs et les plus affectueux pour votre bonheur en d’autres temps !…

Elle secoua la tête, et semblait frissonner en s’installant dans le wagon. Le garde referma la portière : — Croyez-vous aux rêves ?… me dit-elle tout bas, se penchant en dehors… Mes rêves, la nuit dernière, ont été tels que jamais encore je n’en avais eu de pareils ; en ce moment-ci même, la terreur qu’ils m’ont laissée plane autour de moi… Le sifflet retentit avant que j’eusse pu répondre, et le train s’ébranla. Le visage pâle et calme de milady se tourna vers moi pour la dernière fois ; une tristesse solennelle y était empreinte, tandis que, de la portière, elle me regardait. Elle me fit un signe de la main, — et je ne l’ai plus revue.

Vers cinq heures de l’après-midi, le même jour, me trouvant un peu de répit au milieu des soins domestiques dont j’étais maintenant accablée, je me retirai chez moi, toute seule, voulant tâcher de me calmer en lisant quelques passages des sermons de mon mari. Pour la première fois de ma vie, je m’aperçus que ces pieuses et consolantes paroles ne parvenaient pas à fixer mon attention. Concluant de là que le départ de lady Glyde avait dû me troubler au delà de ce que je croyais moi-même, je mis de côté le volume, et j’allai faire un tour dans le jardin. Aucun motif ne devait me faire penser que sir Percival fût déjà rentré ; je n’avais donc aucun scrupule à me montrer ainsi autour du château.

Mon étonnement fut grand lorsque, en tournant le coin des bâtiments et arrivée en vue des jardins, j’y aperçus une personne étrangère. C’était une femme ; — elle suivait lentement les allées, le dos tourné vers moi, cueillant des fleurs.

Comme j’approchais, elle m’entendit, et se retourna.

Mon sang se figea dans mes veines ; l’étrangère du jardin n’était autre que mistress Rubelle !

Je ne pouvais ni bouger ni parler. Elle remonta vers moi, aussi tranquillement que jamais, tenant toujours ses fleurs à la main.

Qu’y a-t-il donc, madame ? demanda-t-elle avec un sang-froid parfait.

— Vous ici ? m’écriai-je dès que j’eus pu reprendre haleine. Vous n’êtes pas allée à Londres ? Vous n’êtes pas dans le Cumberland ?…

Mistress Rubelle humait ses fleurs avec un sourire de malicieuse pitié : — Certes non, dit-elle ; je n’ai jamais quitté Blackwater-Park…

Je rassemblai assez de courage et assez d’haleine pour lui adresser une autre question.

— Mais où donc est miss Halcombe ?…

Mistress Rubelle, cette fois, me rit franchement au nez, et voici, textuellement, ce qu’elle me répondit :

— Miss Halcombe non plus, n’a point quitté Blackwater-Park…

Lorsque j’entendis cette réponse étonnante, toutes mes pensées refluèrent aussitôt vers l’instant où je m’étais séparée de lady Glyde. C’est tout au plus si je puis dire que je m’adressais des reproches, — mais, dans ce moment, je crois que j’aurais donné mes économies de bien des années pour avoir su, quatre heures plus tôt, ce qui m’était révélé maintenant.

Mistress Rubelle attendait, arrangeant son bouquet paisiblement, ce que je pouvais avoir à lui dire.

Or, justement, je ne trouvais pas une parole. Je songeais à l’épuisement physique, à la santé affaiblie de lady Glyde ; et je redoutais le moment où tomberait sur elle l’écrasante découverte que je venais de faire. Pendant une minute, et même davantage, mes craintes au sujet de ces pauvres ladies m’empêchèrent de parler. Au bout de ce temps, mistress Rubelle, jetant par-dessus son bouquet un regard oblique : — Voici, madame, dit-elle, sir Percival, revenu de sa promenade…

Je l’avais vu en même temps qu’elle. Il venait vers nous, de son fouet fauchant les fleurs avec une espèce de joie cruelle. Lorsqu’il fut assez proche de nous pour nous reconnaître, il s’arrêta, frappa sa botte de son fouet, et partit d’un éclat de rire si discord et si violent que les oiseaux s’enfuirent, effrayés, de l’arbre sous lequel il était.

— Eh bien ! mistress Michelson, me dit-il, vous avez enfin, n’est-ce pas découvert le pot-aux-roses ?…

Je ne répondis point. Il se tourna vers mistress Rubelle.

— Quand vous êtes-vous montrée au jardin ?

Il n’y a guère qu’une demi-heure, monsieur. Vous m’aviez annoncé que je reprendrais ma liberté dès que lady Glyde serait partie pour Londres.

— Parfaitement. Ce n’est pas un blâme, c’est une simple question…

Il attendit un moment, et m’adressa de nouveau la parole : — Tout cela vous paraît incroyable, n’est-il pas vrai ? disait-il d’un ton railleur. Eh bien ! venez par ici !… vous verrez par vous-même…

Passant le premier, il nous mena vers la façade du château ; je le suivais et mistress Rubelle marchait derrière moi. Quand nous eûmes traversé les grilles, il fit halte, et me montrant de son fouet le pavillon du milieu, celui-là même qui depuis longtemps ne sert plus.

— C’est-là, me dit-il. Regardez au premier étage ! Vous connaissez les anciennes chambres à coucher du temps de la reine Élisabeth ?… Dans une des meilleures, au moment où je vous parle, se trouve miss Halcombe, parfaitement à son aise et en voie de guérison… Conduisez-l’y, mistress Rubelle (vous avez sans doute votre clef sur vous ?) conduisez-y mistress Michelson, et laissez-la se bien assurer que, cette fois, il n’y a pas de tromperie…

Le ton sur lequel il me parlait, et les quelques instants qui s’étaient écoulés depuis notre sortie du jardin, m’aidèrent à retrouver un peu de sang-froid. Ce que j’aurais fait, à ce moment critique, si toute ma vie s’était passée au service des autres, il me serait impossible de le dire. Étant ce que j’étais, ayant les sentiments, les principes, l’éducation d’une lady, je ne pouvais hésiter sur le parti qui me restait à prendre. Mon devoir envers moi-même et mon devoir envers lady Glyde m’interdisaient également de rester sous les ordres d’un homme qui nous avait honteusement trompées toutes deux, par une série d’odieuses dissimulations.

— Avec votre permission, sir Percival, j’aurais quelques mots à vous dire en particulier. Cela fait, je serai toute disposée à me rendre, avec cette personne, dans la chambre de miss Halcombe…

Mistress Rubelle, que j’avais indiquée par un léger mouvement de tête, aspira, d’un air insolent, les parfums de son bouquet, et s’écarta de nous d’un pas délibéré, se dirigeant vers la porte du château.

— Eh bien ! dit sir Percival avec une sorte d’aigreur, qu’y a-t-il maintenant ?

— Je désirais vous faire savoir, monsieur, que j’entends résigner les fonctions dont je suis chargée à Blackwater-Park… Telle fut littéralement ma déclaration. Je l’avais résolu, les premières paroles que je lui adresserais devaient exprimer l’intention bien formelle de quitter son service.

Il me foudroya d’un de ses plus noirs regards, et, par un geste irrité, enfonça ses mains dans les poches de sa redingote.

— Pourquoi ? dit-il ; j’aimerais assez à savoir pourquoi.

— Il ne me conviendrait pas, sir Percival, d’exprimer une opinion sur ce qui s’est passé dans ce château. Mon désir est de n’offenser personne. Tout ce que je veux dire, c’est que je ne crois pas pouvoir mettre d’accord, avec mes devoirs envers lady Glyde et envers moi-même, une plus longue persistance à demeurer sous vos ordres.

— Et trouvez-vous d’accord avec vos devoirs envers moi de me jeter ainsi vos soupçons à la face ? s’écria-t-il brusquement, avec un vif éclat de colère. Je vois parfaitement où vous en voulez venir. Vous avez interprété d’une manière basse et sournoise l’innocente déception que, pour son bien, nous avons pratiquée envers lady Glyde. Un changement d’air immédiat était une des conditions essentielles de son rétablissement, et, — vous le savez comme moi, — jamais elle ne serait partie d’ici, sachant que miss Halcombe y était encore. Elle a donc été trompée dans son propre intérêt, et peu m’importe qui le saura. Partez, si cela vous convient. Des femmes de charge qui vous vaillent, on n’a qu’à se baisser pour en avoir. Allez-vous-en donc aussitôt qu’il vous plaira ! — mais prenez garde aux médisances que vous seriez tentée de mettre en circulation sur ma personne et mes affaires, quand vous aurez quitté mon service. Dites la vérité, mais rien que la vérité, si vous ne voulez vous en repentir. Assurez-vous par vous-même que miss Halcombe est ici : vérifiez si elle n’a pas été aussi bien soignée dans un appartement que dans l’autre. Rappelez-vous les prescriptions du docteur lui-même sur la nécessité de procurer, aussitôt que possible, un changement d’air à lady Glyde. Pesez bien tout cela dans votre esprit, et voyons, maintenant, si vous oserez dire quoi que ce soit contre moi ou contre la marche que j’ai suivie !…

Ces paroles irritées débordèrent de sa bouche, tout d’une, haleine, tandis qu’il allait et venait, faisant siffler son fouet autour de lui.

Rien, dans son attitude ou dans ce qu’il disait, n’était de nature à ébranler mon jugement sur le tissu de honteuses faussetés que, la veille, il avait débitées devant moi, ou sur la fourberie cruelle qu’il avait employée pour séparer lady Glyde de sa sœur et lui faire faire à Londres un voyage inutile, au moment même où elle était à moitié privée de sa raison par suite des inquiétudes que lui causait miss Halcombe. Tout naturellement, je gardai ces idées par devers moi, et n’ajoutai rien qui pût l’irriter ; mais je n’en étais pas moins résolue à persister. Une réponse douce détourne la colère, et je contins mes sentiments, en conséquence, lorsque vint mon tour de répliquer :

— Tant que je serai à votre service, sir Percival, lui dis-je, j’espère connaître assez mes devoirs pour ne pas m’enquérir de vos motifs. Quand je n’y serai plus, j’espère que je saurai me tenir assez à ma place pour ne point parler de ce qui ne me regarde pas.

— Quand voulez-vous partir ? me demanda-t-il, m’interrompant avec assez peu de cérémonie. Ne supposez pas que j’ai le moindre désir de vous garder : ne supposez pas que je m’inquiète de vous voir quitter le château. J’agis en tout ceci, du commencement à la fin, en toute franchise et sans rien vouloir cacher… Quand vous plaît-il de partir ?…

— Je désirerais quitter aussitôt que mon départ ne vous gênera pas, sir Percival.

— Mes convenances n’ont rien à faire avec votre départ. Je quitterai le château, quoi qu’il arrive, demain matin, et je puis régler vos comptes dès ce soir. Si vous voulez vous conformer aux convenances de quelqu’un, préoccupez-vous de celles de miss Halcombe. L’engagement de mistress Rubelle finit aujourd’hui ; elle a ses raisons pour rentrer à Londres dès ce soir. Si vous partez immédiatement, miss Halcombe restera donc dénuée de toute assistance…

J’espère n’avoir pas à dire que j’étais parfaitement incapable d’abandonner miss Halcombe, dans des circonstances aussi difficiles que celles où elle se trouvait ainsi que lady Glyde. Après m’être fait répéter par sir Percival que mistress Rubelle partirait immédiatement si je prenais sa place, et après avoir aussi obtenu de lui la permission de faire en sorte que M. Dawson recommençât à surveiller sa malade, je consentis volontiers à rester à Blackwater-Park jusqu’à ce que miss Halcombe n’eût plus besoin de moi. Il fut réglé que je préviendrais huit jours d’avance, quand je voudrais partir, le « solicitor » de sir Percival, et qu’il se chargerait de me faire remplacer. Toutes ces questions furent discutées en peu de mots. L’affaire conclue, sir Percival tourna brusquement sur ses talons et me laissa libre d’aller rejoindre mistres Rubelle. Cette bizarre étrangère était restée assise tout tranquillement sur le pas de la porte, attendant que je pusse la suivre dans la chambre de miss Halcombe.

Je n’étais pas tout à fait à mi-chemin du château, lorsque sir Percival, qui s’en allait dans la direction opposée, s’arrêta tout à coup et me rappela :

— Pourquoi quittez-vous mon service ? me demanda-t-il.

Après ce qui venait de se passer entre nous, la question était si extraordinaire, que tout d’abord je n’y trouvai pas de réponse.

— Prenez-y garde, continua-t-il ; je ne sais pas, moi, pourquoi vous vous en allez. Il vous faudra bien, je suppose, expliquer votre départ de chez moi, lorsque vous prendrez une autre place. Quelle raison donnerez-vous ?… La séparation de la famille ?… Est-ce bien cela ?

— Je ne vois pas d’objection positive, sir Percival, à ce que cette explication soit adoptée.

— Fort bien ! c’est tout ce que je voulais savoir. Si on vient aux renseignements, je donnerai ce motif choisi par vous-même. Vous vous retirez par suite de circonstances qui obligent la famille à se séparer…

Avant que j’eusse pu ajouter une parole, il se détourna de moi comme naguère, et partit à grands pas dans la direction du parc. Ses façons d’être m’étonnaient au même degré que son langage. Je dois avouer qu’il me faisait peur.

La patience de mistress Rubelle elle-même commençait à s’épuiser, lorsque je la rejoignis à la porte du château.

— Enfin ! s’écria l’étrangère en haussant ses maigres épaules. Puis elle me conduisit dans la portion inhabitée du bâtiment, monta les escaliers, et, avec la clef dont elle était pourvue, ouvrit au fond du corridor la porte donnant accès dans les anciens appartements du temps d’Élisabeth ; porte dont je n’avais jamais vu se servir depuis que j’habitais Blackwater-Park. Quant aux appartements eux-mêmes, je les connaissais bien, y étant entrée plusieurs fois, mais par l’autre côté du château. Mistress Rubelle s’arrêta devant la troisième porte donnant sur l’ancienne galerie, m’en remit la clef ainsi que celle de la porte de communication, et me dit que, là, je trouverais miss Halcombe. Avant d’entrer, je pensai qu’il serait bon de lui faire comprendre que sa mission était désormais terminée. Je lui dis, par conséquent, en termes fort clairs, que dorénavant je me chargeais seule des soins à donner à la malade.

— Enchantée qu’il en soit ainsi, madame, me dit mistress Rubelle. J’ai grandement besoin de partir.

— Quitterez-vous aujourd’hui ? lui demandai-je, pour mieux m’assurer d’elle.

— Puisque vous êtes en fonctions, madame, je partirai d’ici à demi-heure. Sir Percival a bien voulu mettre à ma disposition le jardinier et le cabriolet pour le moment où j’en aurais besoin. Je m’en servirai, d’ici à demi-heure, pour me rendre à la station. Mes paquets sont déjà faits par avance. J’ai l’honneur, madame, de vous souhaiter le bonjour…

Elle me fit vivement une petite révérence écourtée, et s’en retourna le long de la galerie, fredonnant une chansonnette dont elle battait gaiement la mesure avec le bouquet qu’elle tenait à la main. J’éprouve un véritable plaisir à dire que, depuis lors, je n’ai jamais revu mistress Rubelle.

Lorsque j’entrai dans la chambre, miss Halcombe était endormie. Je la contemplais avec inquiétude, ainsi étendue dans ce grand lit de forme antique et d’aspect sinistre. Elle n’avait certainement pas plus mauvaise mine qu’au moment où j’avais cessé de la voir. Et je suis forcée d’admettre que, selon toute apparence, elle n’avait manqué d’aucuns soins. La chambre était assez pauvrement meublée, un peu poudreuse, et fort obscure ; mais la fenêtre (qui donnait sur une cour solitaire, située derrière le château) était ouverte de manière à renouveler l’air et, en somme, on avait fait tout ce qui était possible pour rendre l’appartement confortable. La tromperie de sir Percival n’avait donc rien de réellement cruel qu’à l’égard de lady Glyde. L’unique mauvais procédé que lui ou mistress Rubelle se fussent permis envers miss Halcombe se bornait, autant que j’en pouvais juger, à l’avoir ainsi séquestrée et dérobée aux regards.

Je sortis sans bruit, laissant la malade à son paisible sommeil, pour aller porter au jardinier les instructions en vertu desquelles j’espérais apaiser et rappeler le docteur. Je priais cet homme, quand il aurait conduit mistress Rubelle à la station, de passer au retour par l’habitation de M. Dawson, et d’y laisser en mon nom un message verbal, invitant le docteur à me venir voir. Je savais d’avance qu’il ne me refuserait pas cette visite, et qu’il resterait volontiers, quand une fois il saurait que le comte Fosco n’était plus au château.

Dans le temps voulu, le jardinier vint me rendre compte de sa mission. Mes ordres avaient été suivis de point en point. Le docteur me faisait dire que, légèrement indisposé lui-même, il n’en viendrait pas moins, si cela se pouvait, dès le lendemain matin.

Après s’être acquitté de ce message, le jardinier était sur le point de se retirer, mais je l’arrêtai pour lui demander de revenir, avant la nuit, s’installer auprès de nous dans une des chambres vides, afin de se trouver à portée de voix si par hasard on avait besoin de lui. Il comprit assez facilement que je n’eusse pas grande envie de rester seule toute la nuit dans la portion la plus délabrée de ce château en ruines, et nous convînmes qu’il viendrait entre huit et neuf heures.

Il vint, en effet, très-ponctuellement, et j’eus lieu de me féliciter de la précaution que j’avais prise ainsi. Avant qu’il fût minuit, sir Percival s’abandonna, de la manière la plus étrange et la plus alarmante, à un accès de son étrange humeur ; et si le jardinier ne se fût pas trouvé là pour le calmer à l’instant même, je frémis à la pensée de ce qui eût pu arriver.

Pendant toute l’après-midi, et aussi pendant la soirée, il avait vagué dans la maison et dans l’enclos, pressé par je ne sais quelle excitation désordonnée ; ayant très-probablement, selon moi, pris du vin avec excès pendant son dîner solitaire. Quoi qu’il en soit, je l’entendis appeler très-haut et d’une voix irritée, dans l’aile neuve du château, tandis que, par surcroît de précautions, j’explorais encore une fois, dans toute sa longueur, l’antique galerie. Le jardinier courut aussitôt le rejoindre en bas ; et je fermai la porte de communication pour éviter, si cela était possible, que ce bruit alarmant ne parvînt aux oreilles de miss Halcombe. Il s’écoula une bonne demi-heure avant que le jardinier reparût.

Il déclarait que son maître avait complètement perdu la tête ; — non pas, comme je l’avais supposé, sous l’influence de la boisson, mais par suite d’une espèce de panique ou de frénésie qu’il était impossible de s’expliquer. Il avait trouvé sir Percival tout seul dans le vestibule qu’il arpentait à grands pas, jurant, avec tous les dehors de l’emportement le plus extrême, qu’il ne resterait pas seul une minute de plus dans cette espèce de château-prison dont le sort l’avait gratifié ; à l’instant même, au milieu de la nuit, il entendait se mettre en route.

Le jardinier, venant à paraître, avait été immédiatement renvoyé avec force blasphèmes et force menaces, plus l’ordre d’atteler sans retard le cheval au cabriolet. Un quart-d’heure après, sir Percival, qui le rejoignit dans la cour des écuries, sautait dans la voiture, et fouettant le cheval de manière à lui faire prendre le galop, s’en était allé le visage aussi pâle que l’est, sous les rayons de la lune, le feuillage argenté des frênes. Le jardinier l’avait entendu crier et jurer devant la « lodge » pour réveiller le concierge et se faire ouvrir la grille ; la grille ouverte, il avait entendu, dans le silence de la nuit, le cabriolet rouler avec une espèce de fureur, et, pour le moment, il n’en savait pas davantage.

Le lendemain, ou peut-être le surlendemain (car mes souvenirs ne sont pas bien fixés à cet égard), le cabriolet fut ramené de Knowlesbury, la ville la plus voisine, par le palefrenier de la vieille auberge. Sir Percival s’y était arrêté, pour repartir ensuite par le chemin de fer, sans que cet homme pût nous dire dans quelle direction. Ni de lui, ni de personne autre, je n’ai reçu, depuis lors, le moindre renseignement sur les démarches de sir Percival ; et je ne sais pas même, au moment où j’écris, s’il est en Angleterre ou à l’étranger. Nous ne nous sommes plus rencontrés, lui et moi, depuis le moment où, comme un criminel qui s’échappe, il quittait à la hâte son propre château ; et mon désir fervent, ma fervente prière, c’est que l’avenir ne nous replace jamais l’un vis-à-vis de l’autre.

Le récit de la part que j’ai prise à quelques incidents de cette chronique de famille tire maintenant à sa fin.

On m’a informée que tous les détails relatifs au réveil de miss Halcombe et à ce qui se passa entre nous, lorsqu’elle me retrouva près de son chevet, ne sont point essentiels au but qu’on se propose d’atteindre en me demandant le présent exposé de faits. Il me suffira donc de dire ici qu’elle n’avait pas elle-même conscience des moyens adoptés, pour la transférer de la partie habitée du château dans celle où personne ne logeait plus. Elle était plongée, quand ceci eut lieu, dans un profond sommeil, dont elle ne pouvait dire s’il était naturel ou obtenu par des moyens factices. Pendant mon voyage à Torquay, et en l’absence de tous les domestiques à l’exception de Margaret Porcher (laquelle était toujours à manger, à boire ou à dormir, dès qu’elle ne travaillait plus), la translation secrète de miss Halcombe, d’une partie du château dans l’autre, avait certainement dû s’accomplir sans aucun obstacle. Mistress Rubelle (ainsi que je pus m’en assurer en examinant la chambre) avait des provisions et toute espèce d’ustensiles de ménage, en même temps que les moyens de faire chauffer de l’eau, du bouillon, etc., sans être obligée d’allumer du feu. Rien ne lui avait manqué durant le peu de jours où elle avait partagé la captivité de la malade, confiée à ses soins. Elle avait refusé de répondre aux questions que tout naturellement lui adressait miss Halcombe ; mais sous aucun autre rapport, elle ne l’avait ni maltraitée, ni négligée. À part la honte qu’elle avait encourue en se prêtant à une ignoble déception, je ne vois pas qu’en bonne conscience, je puisse faire valoir aucun grief contre mistress Rubelle.

Je n’ai besoin d’entrer dans aucun détail (et ceci m’est un vrai soulagement) sur la manière dont miss Halcombe ressentit la nouvelle du départ de lady Glyde, et les bruits bien autrement tristes qui nous arrivèrent, trop peu de temps après, à Blackwater-Park. Dans l’une et l’autre occasion, je préparai d’avance son esprit avec toute la douceur, tous les soins possibles ; n’ayant les conseils du docteur pour me guider que dans le second cas seulement, attendu que M. Dawson, retenu chez lui par sa santé, ne put venir au château que plusieurs jours après y avoir été mandé. Ce fut là un bien triste passage dans ma vie ; une époque dont maintenant encore le souvenir m’est pénible, et pénible la relation par écrit.

Les consolations religieuses dont j’appelais la bénédiction sur la tête de miss Halcombe furent longtemps à produire leur effet ; j’espère pourtant et je crois qu’elles finirent par lui être pleinement accordées. Je ne la quittai que lorsque ses forces furent revenues ; le même train nous emmena toutes deux loin de ce misérable château. Nous nous séparâmes à Londres, bien tristement. Je restai à Islington, chez une parente ; elle retourna chez M. Fairlie, dans le Cumberland.

Je n’ajouterai ici que peu de lignes, avant de clore un si pénible récit. Elles me sont dictées par le sentiment du devoir.

En premier lieu, je désire constater la conviction personnelle où je suis qu’aucun blâme quelconque, se rattachant aux événements que je viens de rapporter, ne saurait être imputé au comte Fosco. Je suis informée que sa conduite lui a valu des soupçons menaçants, et que de très-graves inductions ont pour point de départ la conduite de Sa Seigneurie. Je n’en reste pas moins inébranlablement persuadée de l’innocence du comte. S’il aida sir Percival à m’envoyer à Torquay, ce fut sous l’empire d’une illusion qui, en sa qualité d’étranger à la famille et au pays, ne doit lui attirer aucun blâme. S’il est vrai, de plus, qu’il ait contribué à introduire mistress Rubelle chez sir Percival, ce fut son malheur, et non sa faute, que cette étrangère se trouvât être assez vile pour se prêter à la déception projetée, exécutée par le maître du château. Dans l’intérêt de la bonne morale, je crois devoir protester contre toute censure, gratuitement, étourdiment portée sur les démarches du comte.

En second lieu, je désire exprimer mon regret de ne pouvoir me rappeler le jour précis où lady Glyde partit de Blackwater-Park pour se rendre à Londres. On me dit qu’il est de la dernière importance d’assigner une date exacte à ce déplorable voyage ; et j’ai consciencieusement fouillé ma mémoire pour me le rappeler. Cet effort ne m’a menée à rien. Tout ce dont je me souviens à présent, c’est que le voyage eut lieu dans la dernière quinzaine de juillet. Nous savons tous combien il est difficile, après un long laps de temps, de fixer une date précise, à moins qu’on n’ait eu soin d’en prendre note par écrit. Cette difficulté s’est encore accrue, en ce qui me concerne, par les événements confus et d’une nature alarmante qui marquèrent l’époque du départ de lady Glyde. Je voudrais de bon cœur avoir écrit, dans ce temps-là, un « mémorandum » quotidien. Je voudrais de bon cœur avoir cette date dans ma mémoire, comme j’y ai le visage de cette pauvre dame, accoudée à la portière du wagon, et me jetant, pour la dernière fois, un triste regard.



Le récit est continué par divers.



I



RELATION DE HEISTER PINHORN, CUISINIÈRE DU COMTE FOSCO.


(Écrite sous sa dictée)


J’ai le regret de confesser que je n’ai jamais appris à lire ou à écrire. J’ai été toute ma vie une pauvre femme, travaillant dur, et j’ai garde toujours une bonne réputation. Je sais que c’est un méfait et un péché de dire des choses qui ne sont pas, et c’est ce que je me garderai bien de faire en cette occasion. Je dirai tout ce que je sais ; et je prie humblement le gentleman qui écrit ce que je dis de corriger mes fautes de langage à mesure que nous irons ; il voudra bien tenir compte de ce que je n’ai pas reçu d’éducation.

Dans le cours de l’été dernier, je me trouvais hors de condition (sans qu’il y eût de ma faute) ; et j’entendis parler d’une place, comme simple cuisinière, au no 5, Forest-Road, Saint-John’s Wood. Je pris la place à l’essai. Le nom de mon maître était Fosco. Ma maîtresse était Anglaise et « lady ». Il était comte, et elle était comtesse. Lorsque j’y entrai, une jeune fille s’y trouvait engagée comme servante pour tout faire. Elle n’était ni trop propre ni trop ordonnée, mais il n’y avait pas de vice chez elle. Elle et moi étions les seules domestiques de la maison.

Le maître et la maîtresse arrivèrent après que nous fûmes installées. Et, à peine arrivées, on nous dit, en bas, qu’on attendait quelqu’un de la campagne.

La personne qu’on attendait était la nièce de ma maîtresse, et on apprêta pour la recevoir la chambre à coucher du fond, au premier étage. Ma maîtresse m’avertit que lady Glyde (ainsi s’appelait cette personne) était dans un triste état de santé, et que j’aurais par conséquent à soigner tout particulièrement ma cuisine. Elle devait venir le jour même, pour autant que je m’en souvienne ; — mais, n’importe de quoi il s’agisse, ne vous fiez point trop, là-dessus, à ma mémoire. J’ai le regret de dire qu’il est assez inutile de me questionner sur les jours du mois, de la semaine, et le reste. Excepté les dimanches, les trois quarts du temps, je n’y prends pas garde, étant une femme qui travaille dur et qui n’a pas reçu d’éducation. Tout ce que je sais, c’est que lady Glyde arriva, et quand elle arriva, elle nous fit, ma foi, une belle peur. Je ne sais pas au juste comment monsieur la fit entrer dans la maison ; car, à ce moment, j’étais rudement occupée. Mais il l’amena dans l’après-midi, à ce que je crois. Ce fut la servante qui alla leur ouvrir la porte et qui les introduisit au salon. Elle n’était pas revenue depuis longtemps avec moi dans la cuisine, quand nous entendîmes, en haut, un tintamarre ; la sonnette du salon allait comme une folle, et la voix de madame appelait au secours.

Nous montâmes en courant toutes deux, et là, nous vîmes cette dame étrangère étendue sur le sofa, la figure toute blanche, comme celle d’un fantôme, les mains étroitement fermées, et la tête tirée en bas, d’un côté. Elle avait été prise d’une frayeur soudaine, à ce que disait ma maîtresse ; et monsieur disait, lui, qu’elle était tombée en convulsions. Étant celle qui connaissait le mieux le quartier, je courus dehors pour aller chercher le médecin le plus proche. Je devais d’abord aller chez Goodricke et Garth, qui travaillent ensemble comme associés ; ils jouissent d’une bonne réputation et d’une bonne clientèle ; du moins, l’avais-je entendu dire dans tout Saint-John’s Wood. M. Goodricke était chez lui, et s’en vint tout aussitôt avec moi.

Il se passa quelque temps avant qu’il pût se rendre bien utile. La pauvre lady tombait d’un accès dans l’autre, — et continua ainsi jusqu’à ce que, tout épuisée, elle devînt aussi maniable qu’un enfant nouveau-né. Alors nous la mîmes au lit. M. Goodricke alla chez lui chercher des remèdes et revint au bout d’un quart d’heure ou approchant. Outre les remèdes, il rapportait un morceau de bois d’acajou, creusé en dedans, et qui avait la forme d’une espèce de trompette ; après avoir attendu quelque temps, il en plaça un bout sur le cœur de la dame, appliqua son oreille à l’autre, et se mit à écouter avec soin.

Quand il eut fini, voilà qu’il dit à ma maîtresse, laquelle était dans la chambre : — Ceci est un cas très-grave, dit-il ; je vous recommande d’écrire immédiatement aux amis de lady Glyde… Ma maîtresse lui dit alors : — Est-ce que c’est une maladie de cœur ?… Et il répond : — Oui ; une maladie de cœur de l’espèce la plus dangereuse… Il lui dit ensuite exactement ce qu’il pensait que c’était, mais pour comprendre il fallait en savoir plus long que votre servante. Pourtant, je me rappelle bien qu’il finit en disant que, « ni son aide, ni celle d’aucun autre médecin ne pourrait, il le craignait bien, servir à grand’chose. »

Ma maîtresse prit ces mauvaises nouvelles plus tranquillement que monsieur. Ce dernier était une espèce d’homme âgé, gros et gras, qui nourrissait des oiseaux et des souris blanches, leur parlant comme à des enfants baptisés. Il semblait avoir grandement à cœur ce qui venait d’arriver : — Ah ! cette pauvre lady Glyde ! cette pauvre lady Glyde ! disait-il, — et il marchait à grands pas, tordant ses grosses mains, bien plus semblable à un comédien qu’à un gentleman. Pour une seule question que ma maîtresse posait au docteur sur les chances de guérison qu’avait encore la malade, monsieur en faisait au moins cinquante. Je déclare qu’il nous ennuyait tous, et quand il vint à se calmer enfin, il s’en alla dans le bout du jardin qu’il y a derrière la maison, cueillir de petits bouquets pour rire, qu’il me demandait de monter, et dont il voulait qu’on décorât la chambre de la malade, comme si cela eût pu lui faire le moindre bien ! J’imagine qu’il a dû avoir, par moments, quelque petite fêlure à la tête. Du reste, point mauvais maître : parlant toujours avec une civilité monstrueuse, et des manières tout à fait gaies, faciles et caressantes. Je le préférais de beaucoup à madame. Voilà ce qu’on appelle une dure maîtresse si jamais il en fut.

Aux approches de la nuit, la dame se ranima un peu. Elle avait été auparavant si fatiguée de ses convulsions, qu’elle ne bougeait plus ni pied ni patte, et ne disait rien à personne. Maintenant elle remuait dans le lit, et d’un air étonné regardait tantôt la chambre, tantôt nous. Bien portante, elle avait dû être une jolie femme, avec des cheveux blonds, les yeux bleus et tout ce qui s’ensuit. Son sommeil fut troublé pendant la nuit ; du moins à ce que me dit ma maîtresse, qui avait voulu rester seule auprès d’elle. Je ne montai qu’une fois, avant de m’aller coucher, désirant savoir si on avait besoin de moi ; dans ce moment-là, elle se parlait à elle-même d’une manière confuse et désordonnée. Elle semblait éprouver un extrême désir de s’entretenir avec quelqu’un qui était quelque part, bien loin d’elle. La première fois, je ne pus distinguer le nom ; et comme elle le répétait, monsieur vint toquer à la porte, avec sa poignée de questions habituelle et sa poignée de bouquets pour rire.

Quand je remontai, le lendemain matin, de bonne heure, la dame était de nouveau à bout de forces, et reposait dans une espèce de demi-sommeil. M. Goodricke amena son associé M. Garth, pour avoir ensemble une consultation. Ils dirent qu’à aucun prix il ne fallait troubler son repos. Retirés à l’autre bout de la chambre, ils firent cent questions à madame sur ce qu’avait été autrefois la santé de lady Glyde, et qui l’avait soignée ? et si elle avait eu jamais quelques longs et cruels chagrins ? Je me rappelle que madame répondit : « Oui » à cette dernière question. M. Goodricke alors regarda M. Garth en secouant la tête, et M. Garth secoua la tête en regardant M. Goodricke. Ils semblaient croire que le chagrin pouvait être pour quelque chose dans le mal que la dame avait au cœur. Pauvre créature ! il n’y avait qu’à la voir pour prendre en pitié ce pauvre corps si frêle ! En aucun temps, elle n’avait pu être que bien peu forte ; — bien peu forte, j’en mettrais ma main au feu.

Le même jour, un peu plus tard, quand elle se réveilla, la pauvre dame sembla tout à coup changée. On eût dit qu’elle allait beaucoup mieux. Du reste, on ne nous la laissa pas voir, ni à moi ni à la servante, pour ne pas la troubler par l’aspect de personnes étrangères. Ce fut mon maître qui me dit qu’elle allait mieux. Ce changement l’avait mis d’une humeur charmante, et, du jardin il était venu regarder à la fenêtre de la cuisine, déjà coiffé pour sortir, de son grand chapeau blanc à larges bords.

— Ma brave dame, me disait-il, lady Glyde va mieux. J’ai l’esprit un peu plus à l’aise qu’il n’était, et je vais dérouiller mes grosses jambes moyennant une petite promenade d’été. Me donnerez-vous quelque ordre à porter ? Me chargez-vous de quelque emplette, ô reine des cordons bleus ? et que fabriquez-vous là, s’il vous plaît ? Une belle tarte pour le dîner ? Force croûte, je vous prie, — force croûte bien croquante, ma chère, qui fonde et s’émiette délicieusement dans la bouche !… — Telles étaient ses manières. Il avait plus de soixante ans, et il raffolait de pâtisserie. Vit-on jamais chose pareille ?

Le médecin revint dans la matinée, et s’assura par lui-même que lady Glyde s’était réveillée en meilleur état. Il nous défendit de lui parler et même de la laisser nous adresser la parole, si, par hasard, elle y était disposée ; ajoutant qu’il fallait, avant tout, la tenir tranquille et la faire dormir le plus possible. Elle ne semblait pas avoir grande envie de causer lorsque je la vis, — si ce n’est la nuit d’avant, et alors, comme on l’a vu, je ne pus saisir ce qu’elle disait. — Elle avait l’air trop complètement abattue pour cela. M. Goodricke n’était pas, à beaucoup près, aussi rassuré que monsieur sur le compte de la pauvre dame. En descendant il ne dit rien, si ce n’est qu’« il repasserait vers les cinq heures. »

Il était à peu près cela (et monsieur n’était pas encore rentré à la maison), lorsqu’on sonna très-fort de la chambre à coucher, et madame accourut sur le palier, me priant d’aller chercher M. Goodricke et de lui dire que la malade s’était évanouie. J’avais déjà mis mon chapeau et mon châle, lorsque, par bonne chance, le docteur lui-même vint faire à la maison la visite qu’il avait promise.

Je lui ouvris et montai avec lui. — Lady Glyde était comme à son ordinaire, lui dit ma maîtresse sur le seuil de la porte ; elle était éveillée, et regardait autour d’elle avec une étrange expression d’abattement désolé, quand je l’ai entendue pousser une espèce de demi-cri, et à l’instant même elle s’est trouvée mal…

Le docteur s’avança vers le lit et s’approcha de la malade. Au premier regard qu’il jeta sur elle, il prit un air très-sérieux, et posa la main sur le cœur de la pauvre dame.

Ma maîtresse avait les yeux fixés sur le visage de M. Goodricke ; — Elle n’est pas morte ? dit-elle à voix basse, et prise d’un tremblement soudain de la tête aux pieds.

— Si, répondit le docteur, très-tranquille et très-grave. Elle est morte… Je craignais qu’elle ne passât ainsi, tout à coup, lorsque hier j’auscultai son cœur…

Tandis qu’il parlait, madame se reculait du lit et continuait à trembler : — Morte ! murmurait-elle, se parlant à elle-même ; morte si brusquement ! morte sitôt ! Que dira le comte ?…

M. Goodricke lui conseilla de descendre et de se calmer un peu. — Vous êtes restée sur pied toute la nuit, lui dit-il, et vous avez les nerfs très-ébranlés. Cette personne, continua-t-il, parlant de moi, cette personne demeurera dans la chambre jusqu’à ce que j’aie pu envoyer l’assistance nécessaire…

Madame fit ce qu’il voulait. — Il faut que je prépare le comte, disait-elle, il faut que je le prépare avec beaucoup de ménagements… Ce fut ainsi qu’elle nous quitta, tremblant de la tête aux pieds ; et elle descendit au rez-de-chaussée.

— Votre maître est étranger, me dit M. Goodricke, quand ma maîtresse fut sortie. Connaît-il les formalités de la déclaration mortuaire ? — Je ne saurais vous le dire au juste, répondis-je, mais je pense que non… Le docteur réfléchit une minute, et il dit ensuite : — D’ordinaire, je ne fais pas de ces choses-là ; mais il se peut, dans ce cas particulier, que j’épargne beaucoup de trouble à la famille en faisant moi-même enregistrer la mort. D’ici à une demi-heure, je passerai devant le bureau du district, et rien ne sera plus simple que d’y entrer. Dites, s’il vous plaît, que je m’en charge. — Oui, monsieur, lui repartis-je, et avec nos remerciements, bien sûr, pour la bonté que vous avez eue d’y songer. — Cela ne vous contrarie pas de rester ici jusqu’à ce que je puisse vous envoyer la personne qui doit vous remplacer ? me dit-il. — Non, monsieur, répondis-je, je resterai jusqu’alors avec cette pauvre dame. Je suppose, ajoutai-je, qu’on ne pouvait rien faire de plus que ce qui a été fait ? — Non, dit-il, rien au monde. Elle a dû souffrir beaucoup avant que je l’aie vue : le cas était désespéré lorsqu’on m’a fait venir. — Ah ! mon Dieu, il faut bien en arriver là tôt ou tard, n’est-ce pas, monsieur ? lui dis-je… Il ne répondit rien à ceci, et semblait n’avoir pas grande envie de causer. Il me dit simplement : — Bonjour !… et s’en alla.

À partir de ce moment, je restai au chevet du lit jusqu’à ce que fût arrivée la personne envoyée par M. Goodricke, suivant sa promesse. Le nom de cette personne était Jane Gould. Je lui trouvai l’air d’une femme très-respectable. Elle ne fit aucune observation, si ce n’est pour dire qu’elle s’entendait bien à son affaire, et qu’elle en avait déjà « encaissé » pas mal depuis qu’elle était au monde.

Je ne saurais dire comment monsieur reçut la nouvelle, quand elle lui fut donnée pour la première fois, attendu que je n’étais pas là. Lorsque je le vis, il en avait l’air tout accablé, voilà qui est sûr. Il était assis dans un coin, ses grosses mains sur ses gros genoux, la tête baissée, les yeux hagards. Il ne semblait pas aussi chagrin qu’effarouché, abasourdi, par ce qui venait d’arriver. Ma maîtresse régla tout ce qu’il y avait à faire pour les funérailles. Elles doivent avoir coûté pas mal d’argent : le cercueil, en particulier, était magnifique. Le mari de la défunte se trouvait alors, à ce qu’on nous dit, en pays étranger. Mais ma maîtresse (qui était la tante de l’infortunée lady) décida, d’accord avec des amis qu’elle avait à la campagne (dans le Cumberland, à ce que je crois), qu’elle serait enterrée là, dans la même tombe que sa mère. Je répète que tout fut fait très-largement par rapport aux funérailles, et monsieur alla lui-même assister à l’enterrement qui se faisait à la campagne. Il avait grand air, dans son deuil complet, avec sa grosse face solennelle, ses larges crêpes et sa démarche lente ; — oh ! quant à ça, il l’avait !

Pour conclure, voici comment je réponds aux questions qu’on me pose :

1. — Que ni moi ni d’autres domestiques ne vîmes jamais notre maître donner lui-même à lady Glyde une médecine quelconque.

2. — Que jamais, pour autant que je puisse savoir ou croire, il n’est demeuré seul dans la chambre avec lady Glyde.

3. — Que je ne suis pas à même de dire ce qui causa la frayeur soudaine dont lady Glyde se trouva saisie, selon ma maîtresse, au moment où elle arriva pour la première fois dans la maison. La cause de cette frayeur ne nous fut jamais expliquée, ni à moi ni à ma compagne de service.

L’attestation ci-dessus a été lue, devant moi, d’un bout à l’autre. Je n’ai rien à y ajouter, rien à en retrancher. Je le dis sous mon serment de femme chrétienne : ceci est la vérité.

(Ici se trouve, pour servir de signature, la croix faite par Hester Pinhorn.)

×


II


RELATION DU DOCTEUR.


Au chef de bureau du sous-district, dans lequel a eu lieu le décès ci-dessous mentionné. — Je, soussigné, certifie que j’ai donné mes soins à lady Glyde, âgée de vingt et un ans, que j’ai vue, pour la dernière fois, le jeudi 25 juillet 1850 ; qu’elle est morte le même jour, au numéro 5, Forest-Road, Saint-John’s Wood ; et que la cause de sa mort a été un anévrisme. La durée de la maladie ne m’est pas connue.

(Signature) : Alfred Goodricke.
Titre professionnel. M. R. C. S. Eng. L. S. A.
Adresse, 12, Croydon-Gardens, Saint-John’s Wood.


III


RELATION DE JANE GOULD.


Je suis la personne que M. Goodricke envoya pour donner les soins nécessaires aux restes d’une lady, décédée dans la maison désignée par le certificat qui précède celui-ci. Je trouvai le corps sous la garde de la domestique Hester Pinhorn. Je veillai sur lui et le préparai en temps convenable pour l’ensevelissement.

Il fut, devant moi, couché dans la bière, laquelle je regardai ensuite fermer à vis, avant qu’elle fût enlevée. Lorsque ceci eut été fait, et non plus tôt, je reçus mes honoraires, et je quittai la maison. Je renvoie à M. Goodricke les personnes qui souhaiteraient avoir des renseignements sur le degré de confiance que je mérite. Il attestera qu’on peut s’en rapporter à moi pour ne dire que la vérité.

(Signature) : Jane Gould.


IV


RELATION DE LA PIERRE FUNÉRAIRE.


Consacrée à la mémoire de Laura, lady Glyde, femme de sir Percival Glyde, baronnet, de Blackwater-Park, Hampshire ; et fille de feu Philip Fairlie, Esq., de Limmeridge-House, en cette paroisse. Née le 27 mars 1829 ; mariée le 22 décembre 1849 ; morte le 25 juillet 1850.


V


RELATION DE WALTER HARTRIGHT.


Au commencement de l’été de 1850, moi et ceux de mes compagnons qui survivaient encore, nous quittâmes, pour revenir au pays, les déserts et les forêts de l’Amérique centrale. Arrivés sur la côte, nous prîmes passage pour l’Angleterre. Notre navire fit naufrage dans le golfe du Mexique ; je fus du petit nombre de ceux qu’épargna la mer. C’était la troisième fois que j’échappais à un danger de mort : la mort par maladie, la mort de la main des Indiens, la mort au sein des flots, je les avais vues de très-près toutes les trois ; à toutes les trois j’avais été soustrait.

Les naufragés survivants furent secourus par un navire américain, frété à destination de Liverpool. Ce navire arriva au port le 13 octobre 1850. Nous débarquâmes assez tard dans l’après-midi, et j’arrivai à Londres le même soir.

Ces pages ne sont pas destinées à rappeler mes courses errantes ou les dangers que j’ai pu courir loin de mon pays. Les motifs qui m’avaient entraîné loin de lui et de mes amis sont déjà connus. De cet exil volontaire, je reviens, ainsi que je l’avais demandé au ciel, ainsi que je l’avais espéré, ainsi que j’y avais compté, un homme nouveau. Je m’étais retrempé dans les eaux d’une autre existence. À la rude école du danger et des crises sans cesse renaissantes, ma volonté s’était fortifiée, mon cœur s’était affermi, mon intelligence s’était formée à compter sur elle-même. J’étais parti pour me dérober aux menaces de mon avenir ; je revenais pour y faire face, ainsi que le doit un homme de cœur.

Pour y faire face avec cet inévitable sacrifice de tout égoïsme qui, je le savais d’avance, allait être exigé de moi. En effet, j’étais bien quitte des pires amertumes du passé, mais non des souvenirs mélancoliques et de l’attendrissement de cœur que m’avait légués cette époque si mémorable pour moi. Je n’avais pas cessé de ressentir, comme un coup irréparable, ce grand désappointement de mon existence ; — j’avais seulement appris à le supporter. Au moment où le navire m’emportait au loin et où mon dernier regard tombait sur la côte anglaise, Laura Fairlie occupait toutes mes pensées ; Laura Fairlie occupait toutes mes pensées au moment où un autre navire me ramenait, et lorsque les clartés du matin me montrèrent le rivage natal.

De même que mon cœur retourne aux amours passées, ma plume retrace le nom qui n’est plus. Je l’appelle encore Laura Fairlie. En pensant à elle, en parlant d’elle, il m’est pénible de lui donner le nom de son mari.

Il n’est pas besoin d’un surcroît d’explications pour justifier ma réapparition dans ces pages. Ce récit continuera donc, si j’ai la force et le courage d’y donner suite.

Mes premières inquiétudes et mes premières espérances, quand revint le jour, se concentrèrent sur ma mère et ma sœur. Je comprenais la nécessité de les préparer à la joie, à la surprise de mon retour, après une absence durant laquelle, depuis plusieurs mois, elles n’avaient pu recevoir aucune nouvelle de ce que j’étais devenu. Je dépêchai de bonne heure une lettre au cottage de Hampstead, et la suivis moi-même une heure après.

Lorsque les premières effusions eurent eu leur cours, lorsque, par degrés, se rétablit entre nous le calme et le sang-froid du temps passé, je vis sur le visage de ma mère quelque chose qui m’avertit qu’une secrète oppression pesait sur son cœur. Il y avait autre chose que de la tendresse, il y avait de la douleur dans ces yeux inquiets qui ne me perdaient pas de vue ; il y avait de la pitié dans cette affectueuse étreinte de sa main qui, lentement et cordialement, emprisonnait la mienne.

Nous n’avions pas de secrets l’un pour l’autre. Elle savait comment les espérances de ma vie avaient fait naufrage ; elle savait pourquoi je l’avais quittée. Une question errait sur mes lèvres, à laquelle je voulais donner l’accent le plus calme ; j’allais lui demander si quelque lettre de miss Halcombe était arrivée pour moi ; si on avait, de sa sœur, des nouvelles qui pussent m’être communiquées. Mais quand je regardai ma mère au visage, je n’osai plus, même avec ces précautions, la questionner ainsi. À peine pus-je lui dire, déjà inquiet, avec un effort visible :

— Vous avez quelque chose à m’apprendre ?…

Ma sœur, qui était assise en face de nous, se leva tout à coup, sans un mot d’explication ; — elle se leva et quitta la chambre.

Ma mère se rapprocha de moi, sur le sofa, et de ses bras m’entoura le cou. Ils tremblaient, ces bras chéris ; d’abondantes larmes coulaient sur ce visage où était peinte une affection si fidèle.

— Walter, murmura-t-elle, mon Walter bien-aimé ! mon cœur saigne pour vous. Mon fils ! mon bon fils ! faites effort pour vous-même ! rappelez-vous que je vous reste encore !…

Je laissai aller ma tête sur sa poitrine. En prononçant ces paroles, elle m’avait tout appris.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était le matin de la troisième journée qui suivit mon retour, — le matin du 16 octobre.

J’étais resté avec elles au « cottage » ; j’avais beaucoup pris sur moi pour leur dissimuler cette amertume qui avait empoisonné la joie que j’éprouvais de me retrouver, auprès d’elles. J’avais fait tout ce que peut un homme pour se relever après un choc violent, pour me résigner à vivre, — pour empêcher mon immense douleur de devenir un désespoir sombre, et la transformer en une tristesse attendrie. Travail sans résultat. Aucunes larmes n’apportaient leur baume à mes yeux brûlants ; je ne trouvais aucun secours ni dans la sympathie de ma sœur ni dans la tendresse dévouée de ma mère.

Ce jour-là je leur ouvris mon cœur. Je laissai enfin échapper de mes lèvres les paroles que j’aspirais à prononcer depuis le jour où ma mère m’avait appris que Laura n’était plus.

— Laissez-moi m’éloigner, m’éloigner seul, leur dis-je, et pour quelques jours. Je porterai mieux ce fardeau, quand j’aurai jeté les yeux, une fois encore, sur l’endroit même où je la vis pour la première fois, — quand je me serai agenouillé, quand j’aurai prié sur la tombe où ils l’ont placée pour qu’elle y repose à jamais…

Ainsi commença mon voyage, — mon voyage au tombeau de Laura Fairlie.

Ce fut par une tranquille après-midi d’automne que je fis halte à la station déserte, et que je partis de là, seul, à pied, par ce chemin si présent à ma mémoire. Le soleil, prêt à disparaître, perçait de ses rayons affaiblis un mince rideau de nuages blancs ; l’atmosphère était tiède et calme ; sur cette contrée solitaire et paisible planait, comme une ombre triste, l’influence de l’année à son déclin.

J’arrivai aux Marais ; je gravis de nouveau la colline : j’embrassai du regard le long sentier ; — et mes yeux retrouvèrent, dans l’éloignement, les bocages familiers du jardin, l’hémicycle sablé où les voitures venaient s’arrêter, les hautes murailles blanches de Limmeridge-House. Les chances diverses de ce périlleux pèlerinage, qui venait d’occuper ma vie depuis plusieurs mois, s’effacèrent toutes de mon esprit, tombant en poussière et réduites à rien par l’effet magique de ce spectacle. Il me semblait que, hier à peine, mes pieds avaient foulé pour la dernière fois ce sol revêtu de bruyères odorantes. Il me semblait que j’allais la voir venir à ma rencontre, sa figure ombragée par un petit chapeau de paille, son modeste vêtement frémissant au souffle de la brise, et dans ses mains cet album aux pages si bien remplies.

Ô tombeau, tu as tes victoires ! Ô mort, tu as ton aiguillon !

Je me détournai : — au-dessous de moi, là le petit vallon, l’église aux murs gris, entourée de solitude ; le porche sous lequel j’avais attendu l’arrivée de la Femme en blanc ; les collines formant enceinte au champ de repos ; le ruisseau froid murmurant sur son lit de cailloux. À la tête du tombeau se dressait, élégante et blanche, la croix de marbre ; — et, sous ce tombeau, mère et fille dormaient ensemble.

Je m’en approchai. Une fois encore, je franchis la barrière de pierre à peine élevée au-dessus du sol, et j’entrai, tête nue, dans ce lieu sacré. Le respect et la douleur venaient y rendre un dernier hommage à la douceur et à la bonté.

Je m’arrêtai devant le piédestal d’où s’élevait la croix. Sur une des faces, la plus rapprochée de moi, l’inscription récemment taillée arrêta mes yeux ; — ces lettres noires, impitoyables, d’une netteté cruelle, qui racontaient l’histoire de sa vie et de sa mort, je tentai de les lire. Je les lus, en effet, jusqu’au nom : « Consacrée à la mémoire de… » Oh ! ces yeux bleus si tendres, voilés de larmes ; cette blonde tête languissamment penchée ; ces innocents adieux qui me conjuraient de la quitter ; — j’eusse voulu d’elle un dernier souvenir moins triste que celui-ci ; mais c’était celui que j’avais emporté avec moi jusqu’au pied de sa tombe.

Une seconde fois, j’essayai de lire l’inscription. Je vis au bas la date de sa mort ; et au-dessus… au-dessus, il y avait, parmi les lignes inscrites sur le marbre, un nom qui gênait mes pensées et les détournait d’elle. Je passai de l’autre côté du tombeau, où il n’y avait rien à lire, — nulle ignominie terrestre qui vînt se placer de force entre son esprit et le mien.

Je m’agenouillai près du tombeau. J’étendis mes mains, je posai ma tête sur la large pierre blanche, et je fermai mes yeux fatigués pour ne voir ni la terre qui l’entourait, ni la lumière qui l’éclairait d’en haut. Je laissai ainsi revenir à moi l’ombre chérie… vous que j’aimai, mon cœur peut maintenant vous parler ! C’est hier, hier seulement que nous nous sommes quittés ! hier seulement que votre main frémissante était dans la mienne ; — hier seulement que mes yeux vous jetaient leur dernier regard. Mon amour ! mon seul amour !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le temps avait suivi son cours ; et le silence s’était étendu comme une épaisse nuit sur ce rapide courant.

Après ces minutes de calme céleste, le premier bruit qui s’éleva fut celui d’un léger souffle d’air circulant parmi les hautes herbes du cimetière. Je l’entendais se rapprocher de moi, lentement, lorsque mon oreille le perçut autre qu’il n’était d’abord ; on eût dit un bruit de pas qui avançaient ; — puis ils s’arrêtèrent.

Je levai les yeux.

Le soleil allait disparaître. Les nuages s’étaient dissous ; la lumière oblique glissait, douce et dorée, aux flancs des collines. La fin du jour se faisait, fraîche, transparente et calme, dans le tranquille vallon des morts.

Devant moi, dans le cimetière, debout l’une à côté de l’autre, et se dessinant sur la froide lueur du ciel, je vis deux femmes. Elles regardaient du côté de la tombe, elles regardaient de mon côté.

Deux femmes.

Elles firent quelques pas en avant, et s’arrêtèrent encore. Leurs voiles étaient baissés et me cachaient leurs visages. Quand elles firent halte, l’une d’elles leva son voile. À la calme lumière du soir je reconnus la figure de Marian Halcombe.

Elle était changée et comme vieillie de plusieurs années. Ses grands yeux hagards exprimaient, en me regardant, une terreur étrange. Ce visage usé, fatigué, faisait pitié, La souffrance, la crainte, le chagrin y étaient inscrits comme avec un fer brûlant.

Quittant le tombeau, je fis un pas vers elle. Elle ne bougea pas, — elle ne prononça pas une parole. Sa compagne voilée poussa un faible cri. Je m’arrêtai court. Les sources de la vie semblèrent tarir en moi, et le frisson d’une indicible crainte passa sur moi de la tête aux pieds.

La femme voilée se sépara de sa compagne et vint vers moi, lentement. Laissée à elle-même, immobile et seule, Marian Halcombe parla. C’était bien la voix que je lui avais connue ; — sa voix n’avait pas changé comme son regard terrifié, comme son visage flétri.

— Mon rêve ! mon rêve !… Je l’entendis prononcer ces mots d’une voix très-basse, dans le silence qui nous enveloppait. Elle tomba sur ses genoux, et, levant vers le ciel ses mains jointes : — Père ! disait-elle, donnez-lui la force !… Père ! à l’heure de la tentation, venez-lui en aide !…

L’autre femme avançait ; lentement et en silence, elle avançait. Je la regardai, je la regardai seule, à partir de ce moment.

La voix qui priait pour moi faiblit par degrés et sembla s’éteindre, — puis, s’élevant tout à coup, avec l’accent de la terreur, avec l’accent du désespoir, elle me conjura de m’éloigner.

Mais la femme voilée avait pris possession de moi, corps et âme. Elle s’arrêta de l’autre côté du tombeau. Nous étions face à face, la pierre funéraire entre nous. Elle était du côté du piédestal où l’inscription avait été gravée. Sa robe touchait aux lettres noires.

La voix, cependant, se rapprochait et s’élevait toujours, de plus en plus passionnée : — Cachez votre visage ! disait-elle. Et vous, vous, ne la regardez pas !… Oh ! pour Dieu ! épargnez-le !…

La femme leva son voile.

« Consacrée à la mémoire de Laura, lady Glyde… »

Laura, lady Glyde, debout à côté de l’inscription funèbre, me regardait par-dessus la tombe.

LA SECONDE ÉPOQUE DU RÉCIT FINIT ICI.


TROISIÈME ÉPOQUE


Le récit est continué par W. Hartright.


I


Je rouvre le livre à une page nouvelle. Je fais franchir à mon récit tout l’espace d’une semaine.

Je dois laisser dans l’oubli l’histoire de ces huit jours que je néglige ainsi. Lorsque je veux y penser, mon cœur faiblit, mon intelligence sombre dans une obscurité où je ne distingue plus rien. Cela ne saurait être, si le fil qui nous permet de suivre un à un, dans tous ses détours, ce récit ambigu, doit rester d’un bout à l’autre emmêlé dans ma main.

Une vie tout à coup changée, — un but nouveau proposé à son activité ; ses espérances et ses craintes, ses luttes, ses sacrifices, ses intérêts, modifiés soudainement du tout au tout, et prenant une direction nouvelle, — voilà la perspective qui s’ouvre actuellement devant moi ; tel un vaste paysage se révèle brusquement aux regards, quand on arrive à la cime d’une montagne. J’ai abandonné mon récit à l’ombre de la paisible chapelle de Limmeridge ; je le reprends, une semaine plus tard, au milieu du tumulte et du mouvement d’une rue de Londres.

La rue est dans un quartier populeux et pauvre. Le rez-de-chaussée d’une des maisons qui la bordent est occupé par le magasin d’un petit marchand de journaux ; le premier et le second étage forment deux logements meublés, de la plus humble catégorie.

J’ai pris, sous un nom d’emprunt, ces deux logements. J’habite à l’étage supérieur où j’ai une chambre pour travailler, une chambre pour dormir. Au-dessous de moi, sous le même nom d’emprunt, résident deux femmes que j’ai présentées comme mes sœurs. Je gagne ma vie à dessiner et à graver sur bois pour les « magazines » à bon marché. Mes « sœurs » sont censées me venir en aide en se chargeant, çà et là, de quelques travaux de couture. Notre pauvre séjour, notre humble profession, notre parenté prétendue, notre nom d’emprunt, tout cela doit servir à nous tenir bien cachés dans cette forêt de maisons qu’on appelle Londres. Nous ne comptons plus parmi ceux de ses habitants dont la vie est au grand jour et connue de tous. Je suis un travailleur obscur auquel personne ne prend garde, sans patron, sans amis qui lui viennent en aide. Marian Halcombe n’est plus rien que ma sœur aînée, pourvoyant par le labeur de ses mains à nos nécessités domestiques. Au point de vue d’autrui, nous serions tous deux à la fois les dupes et les agents d’une imposture audacieuse. On nous croit les complices d’Anne Catherick, cette folle qui revendique le nom, la situation sociale et l’individualité vivante de lady Glyde, morte il y a quelques mois.

Telle est notre situation. Tel est le nouvel aspect sous lequel il faudra nous envisager désormais, dans ce récit, à mainte et mainte page de celles qu’on va lire.

Aux yeux de la raison et de la loi, selon la croyance de ses parents et de ses amis, de par toutes les formules qu’accepte la société civilisée, « Laura, lady Glyde », gît enterrée avec sa mère, dans le cimetière de Limmeridge. Retranchée vivante de la liste des vivants, la fille de Philip Fairlie, la femme de Percival Glyde pouvait bien encore exister pour sa sœur, pouvait bien encore exister pour moi ; mais, en dehors de nous et pour tout le reste du monde, elle était morte. Morte pour son oncle qui l’avait reniée ; morte pour les domestiques du château, qui s’étaient refusés à la reconnaître ; morte pour les personnes investies de l’autorité légale qui avaient transmis sa fortune à son époux et à sa tante ; morte pour ma mère et ma sœur, qui me croyaient la dupe d’une aventurière et la victime d’une fraude ; morte de par la société, la morale et la loi.

Et, cependant, elle vit ! Elle vit, pauvre et cachée. Elle vit, ayant pour champion le pauvre professeur de dessin qui a pris à tâche de la replacer, un jour ou l’autre, ou rang qu’elle occupait dans le monde des êtres vivants.

Au moment où sa figure me réapparut pour la première fois, quelques soupçons, fondés sur ce que je savais de sa ressemblance avec Anne Catherick, vinrent-ils me traverser l’esprit ? Non, pas même l’ombre d’un soupçon, dès l’instant où elle eut levé son voile à côté de l’inscription qui attestait son trépas.

Avant que le soleil de cette journée se fût couché, avant que nous eussions perdu de vue, dans l’obscurité du soir, la résidence de famille qui lui fermait ses portes, les paroles d’adieu que j’avais prononcées naguère, lors de notre séparation à Limmeridge-House, nous nous les étions rappelées l’un et l’autre : répétées par moi, elle les avait reconnues. « Si jamais un temps venait, où tout le dévouement de mon cœur, de mon âme et de ma force pouvait vous procurer un moment de bonheur ou vous épargner un moment de chagrin, vous rappellerez-vous le pauvre maître de dessin qui vous a donné ses leçons ? » Et Laura, qui maintenant se rappelait si peu les anxiétés et les terreurs d’une époque plus récente, gardait fidèlement mémoire de ces paroles ; en toute innocence, en toute confiance, elle reposait sa tête dévouée au malheur sur la poitrine de l’homme qui les avait prononcées. À ce moment-là même, où elle m’appelait par mon nom, où elle me disait : — Walter, on a voulu tout me faire oublier, mais je me souviens de Marian, et je me souviens de « vous » !… à ce moment, dis-je, moi, qui lui avais déjà donné mon amour, je lui donnai ma vie, remerciant Dieu qui m’avait mis à même, en me la conservant, de la consacrer à cette chère infortunée. Oui, l’heure prévue était arrivée ! À travers des milliers de lieues, parmi des déserts et des forêts, où étaient tombés à côté de moi des compagnons bien autrement robustes ; nonobstant ces mortels périls auxquels, à trois reprises différentes, il m’avait fallu échapper, la main qui pousse les hommes sur la voie obscure de l’avenir m’avait conduit à cette heure prédestinée. Maintenant que Laura était abandonnée et désavouée, rudement éprouvée et changée à faire pitié ; maintenant que sa beauté était flétrie et son intelligence altérée ; maintenant qu’on l’avait dépouillée de sa position dans le monde, de sa place parmi les créatures vivantes ; — maintenant, je pouvais, sans reproche et sans peur, mettre à ses pieds le dévouement que je lui avais promis, cet entier dévouement de mon cœur, de mon âme et de ma force. En vertu de ses malheurs, en vertu de son isolement sans protection, elle m’appartenait, à la fin ! Je l’avais à soutenir, à défendre, à soigner, à guérir. Je l’avais à aimer, à respecter, comme à la fois son père et son frère. Je l’avais à venger au prix de tout danger et de tout sacrifice, — au prix d’une lutte désespérée contre l’ascendant et la puissance aristocratiques, fortifiés par le succès et armés de ruse ; au prix de ma réputation perdue, au prix de mes amis que j’abandonnais, au prix de ma vie que je livrais à tous les hasards.


II


À présent, ma position est définie ; on connaît les mobiles de ma conduite. Il faut reprendre, dans l’ordre des faits, ce qui était arrivé à Marian, ce qui était arrivé à Laura.

Je placerai ici le récit de l’une et de l’autre, non pas tel qu’il me fut fait par elles, avec de fréquentes interruptions, un désordre inévitable, mais dans les termes mêmes du simple et laconique extrait que je m’appliquai à rédiger, tant pour me guider moi-même que pour servir à éclairer l’homme de loi dont je prenais les conseils. Nous arriverons ainsi plus tôt, et d’une manière plus intelligible, à démêler le fil brouillé des événements.

L’histoire de Marian commence au point où l’avait laissée le récit de la femme de charge de Blackwater-Park.

Après que lady Glyde eut quitté la résidence de son mari, son départ et les circonstances dans lesquelles il avait eu lieu durent être, par la femme de charge, communiqués à miss Halcombe. Ce fut seulement quelques jours plus tard (et, en l’absence de tout « mémorandum » écrit, mistress Michelson n’a jamais pu dire au juste combien de jours) qu’une lettre, écrite par madame Fosco, vint annoncer la mort soudaine de lady Glyde dans la maison du comte. Cette lettre ne mentionnait aucune date, et laissait à la discrétion de mistress Michelson ou de révéler immédiatement la fatale nouvelle à miss Halcombe, ou de différer cette démarche jusqu’à ce que la santé de la jeune malade fût plus solidement rétablie.

Après avoir consulté M. Dawson (qui, malade lui-même, n’avait pu reprendre immédiatement ses fonctions à Blackwater-Park), mistress Michelson, par le conseil et en présence du docteur, donna communication de ces tristes nouvelles, ou le jour même de l’arrivée de la lettre, ou le lendemain au plus tard. Il n’est pas nécessaire d’insister ici sur la manière dont fut ressenti par miss Halcombe le trépas de sa sœur. Il suffit au but qu’on se propose actuellement de dire qu’elle fut, pendant les trois semaines suivantes, hors d’état de se mettre en route. À l’expiration de ce délai, elle partit pour Londres, accompagnée par la femme de charge. Là, elles se séparèrent, mistress Michelson ayant pris soin, auparavant, de laisser son adresse à miss Halcombe, pour le cas où elles auraient à communiquer l’une avec l’autre.

Après avoir quitté la femme de charge, miss Halcombe se rendit tout aussitôt dans les bureaux de MM. Gilmore et Kyrle pour consulter, en l’absence de M. Gilmore, le second de ces deux associés. Elle fit part à M. Kyrle d’une idée qu’elle n’avait encore voulu communiquer à personne, pas même à mistress Michelson, — savoir : les soupçons qu’elle avait conçus, d’après les circonstances dans lesquelles on affirmait qu’aurait eu lieu le décès de lady Glyde. M. Kyrle, qui avait déjà donné plus d’une preuve de sa bonne volonté à servir miss Halcombe, se chargea sans retard de prendre tous les renseignements que lui permettait d’obtenir la nature délicate et dangereuse de l’investigation qui lui était proposée.

Pour épuiser, avant de passer outre, cette portion du sujet, on peut mentionner ici que lorsque M. Kyrle se présenta, au nom de miss Halcombe, comme chargé de recueillir tous les détails relatifs au décès de lady Glyde qui n’étaient point encore parvenus à sa sœur, le comte Fosco lui offrit toutes les facilités imaginables. M. Kyrle fut mis en communication avec le médecin, M. Goodricke, et avec les deux domestiques de la maison. N’ayant aucun moyen de préciser la date exacte à laquelle lady Glyde était partie de Blackwater-Park, les témoignages du docteur et des deux femmes, qui confirmaient en tout point les constatations spontanées du comte et de la comtesse Fosco, produisirent dans l’esprit de M. Kyrle une conviction bien arrêtée. Il dut nécessairement supposer que la terrible angoisse, produite chez miss Halcombe par la perte de sa sœur, avait égaré son jugement de la manière la plus regrettable ; il lui écrivit, en conséquence, que les soupçons odieux auxquels, vis-à-vis de lui, elle avait fait allusion, étaient, à son sens, dénués de toute espèce de fondement. Ce fut ainsi que commença et prit fin l’investigation conduite par l’associé de M. Gilmore.

Miss Halcombe, sur ces entrefaites, était retournée à Limmeridge-House ; et là, elle avait rassemblé tous les renseignements additionnels qu’il lui fut possible d’obtenir.

M. Fairlie avait reçu de sa sœur, madame Fosco, la première nouvelle de la mort de leur nièce ; la lettre en question ne renfermait non plus aucun détail précis relativement aux dates. Il avait accédé à la proposition de sa sœur, que la défunte partageât avec sa mère le tombeau déjà occupé par celle-ci, dans le cimetière de Limmeridge. Le comte Fosco avait escorté les restes mortels dans le Cumberland et assistait aux funérailles qui, le 30 juillet, avaient eu lieu à Limmeridge. Le convoi fut suivi, comme témoignage de respect, par tous les habitants du village et des environs. Le lendemain, on avait gravé, sur un des côtés du monument élevé à la mémoire de mistress Fairlie, une inscription rédigée en projet, disait-on, par la tante de la défunte, et soumise préalablement à l’approbation de M. Frederick Fairlie.

Le jour même des funérailles, et pendant toute la journée qui les suivit, le comte Fosco avait reçu l’hospitalité à Limmeridge-House ; mais aucune entrevue n’avait eu lieu entre M. Fairlie et lui, d’après le désir manifesté par le premier de ces deux gentlemen. Ils ne communiquèrent donc que par lettres, et c’est ainsi que le comte Fosco avait porté à la connaissance de M. Fairlie les détails de la dernière maladie et de la mort de lady Glyde. La lettre où ils étaient donnés n’ajoutait aucun nouveau fait aux faits déjà connus ; mais dans le « post-scriptum » de cette lettre était consigné un paragraphe très-remarquable. Il concernait Anne Catherick.

La substance du paragraphe en question était à peu près comme suit :

Il informait d’abord M. Fairlie qu’Anne Catherick (sur laquelle miss Halcombe pourrait lui donner des renseignements complets quand elle serait rendue à Limmeridge) venait d’être dépistée et ressaisie dans les environs de Blackwater-Park, et qu’on l’avait, pour la seconde fois, commise aux soins du médecin de chez qui, naguère, elle s’était échappée.

Telle était la première partie du « post-scriptum ». La seconde avertissait M. Fairlie que l’infirmité mentale d’Anne Catherick s’était aggravée par suite de la liberté entière qui lui avait été laissée pendant quelque temps ; et que sa haine, sa méfiance folle à l’égard de sir Percival Glyde, lesquelles jadis étaient un des traits les plus marqués de sa maladie, existaient encore, mais sous une forme nouvelle. La dernière idée conçue par cette infortunée, relativement à sir Percival, était celle de l’inquiéter et de lui nuire, — et, en même temps, elle croyait peut-être se relever par là aux yeux des autres malades et de leurs gardiens, — en se donnant pour la défunte femme du baronnet ; la conception de cet étrange plan s’étant offerte à elle, bien évidemment, à la suite de l’entrevue secrète qu’elle était parvenue à se procurer avec lady Glyde, et durant laquelle elle avait pu remarquer la ressemblance extraordinaire que le hasard avait mise entre elle et la défunte lady. Il était improbable au plus haut point qu’elle réussît une seconde fois à s’échapper de l’hospice ; mais il se pouvait qu’elle trouvât le moyen d’assiéger de ses lettres les parents de lady Glyde ; et, dans cette hypothèse, M. Fairlie, prévenu d’avance, saurait comment les recevoir.

Le « post-scriptum », rédigé en ces termes, fut montré à miss Halcombe dès son arrivée à Limmeridge. On la mit aussi en possession des vêtements que lady Glyde avait portés et du surplus des effets qui, en même temps qu’elle, étaient arrivés chez sa tante. Madame Fosco les avait soigneusement recueillis et envoyés dans le Cumberland.

Telle était la situation des affaires, lorsque, dans la première moitié de septembre, miss Halcombe revint à Limmeridge.

Peu de temps après, une rechute la confina chez elle, ses forces physiques, déjà fort diminuées, ne pouvant tenir contre l’affliction qui la torturait. Lorsqu’elle se rétablit, au bout d’un mois environ, ses soupçons subsistaient encore, inébranlables. Dans l’intervalle, elle n’avait pas entendu parler de sir Percival Glyde ; en revanche, elle avait reçu de madame Fosco plusieurs lettres, où celle-ci s’enquérait, dans les termes les plus affectueux, au nom du comte et au sien propre, de l’état de miss Halcombe. Au lieu de répondre à ces missives, miss Halcombe s’arrangea pour faire surveiller secrètement la maison de Saint-John’s Wood, et les démarches de ceux qui habitaient cette maison.

On ne découvrit rien d’équivoque. D’autres investigations, également secrètes, qui furent ensuite organisées autour de mistress Rubelle, eurent le même résultat. Cette femme était arrivée à Londres, environ six mois auparavant, avec son mari. Il venait de Lyon, et avait pris à bail une maison, dans le voisinage de Leicester-Square, pour la meubler et y loger quelques-uns des étrangers que l’on comptait voir arriver en grand nombre dans la capitale anglaise, à l’occasion de l’Exhibition annoncée pour 1851. Rien de défavorable au mari ou à la femme n’était connu dans le voisinage. Ils passaient pour des gens paisibles, et jusqu’alors avaient payé régulièrement tous leurs fournisseurs. On termina par des recherches relatives à sir Percival Glyde. Il était établi à Paris, et y menait une vie tranquille, dans un petit cercle d’amis, tant Anglais que Français.

Déçue de tous côtés, mais encore incapable d’en rester là, miss Halcombe résolut ensuite de visiter l’hospice dans lequel, en ce moment, elle croyait Anne Catherick confinée pour la seconde fois. Cette femme, jadis, lui avait inspiré une vive curiosité ; et maintenant il existait un double intérêt, d’abord à s’assurer s’il était vrai qu’Anne Catherick essayât de se faire passer pour lady Glyde ; et en second lieu (en supposant que cela fût vrai) à découvrir quels pouvaient être les motifs réels de cette pauvre fille pour essayer une pareille fraude.

Bien que la lettre du comte Fosco à M. Fairlie ne renfermât point l’adresse de l’hospice, cette importante omission ne créait aucun obstacle à miss Halcombe. En effet, lorsque M. Hartright avait, à Limmeridge, retrouvé Anne Catherick, celle-ci l’avait informé de l’endroit où était situé cet établissement ; et miss Halcombe en avait pris note dans son « Journal », en même temps que des autres détails de l’entrevue, exactement tels qu’elle avait pu les recueillir de la bouche de M. Hartright.

En conséquence, elle n’eut qu’à consulter ce document, où elle retrouva l’adresse en question ; puis, s’étant munie de l’épître du comte à M. Fairlie, comme d’une lettre de créance qui pouvait lui être utile, elle partit seule pour l’hospice, dans la journée du 14 octobre.

Elle passa à Londres la nuit suivante. Son intention avait été de coucher dans la maison qu’habitait l’ancienne gouvernante de lady Glyde ; mais l’agitation qu’éprouva mistress Vesey en revoyant la plus proche et la plus intime amie de sa défunte élève prit des proportions telles, que miss Halcombe mit un certain scrupule à lui infliger sa présence ; elle alla donc s’établir dans une maison meublée du voisinage, au propriétaire de laquelle la recommanda expressément la sœur mariée de mistress Vesey. Le jour suivant, elle se rendit à l’hospice, situé non loin de Londres et au nord de la métropole.

Le directeur de l’établissement la reçut sans aucun délai.

Tout d’abord, il semblait fort éloigné de la laisser communiquer avec la malade dont il avait charge. Mais quand elle lui montra le « post-scriptum » de la lettre du comte Fosco, — quand elle lui eut rappelé qu’elle était cette même « miss Halcombe » dont il y était question ; de plus, proche parente de feu lady Glyde, et par conséquent portant un intérêt bien naturel, motivé par des raisons de famille, à s’assurer en quoi consistaient les aberrations d’Anne Catherick par rapport à sa défunte sœur, — le propriétaire de l’Asile modifia quelque peu sa première attitude, et finit par retirer ses objections. Il comprenait probablement qu’un refus obstiné, dans de telles circonstances, non-seulement serait un acte discourtois en lui-même, mais impliquerait, en outre, qu’il se passait chez lui des choses de nature à ne pas supporter le contrôle des honnêtes gens du dehors.

L’impression particulière de miss Halcombe fut que le propriétaire de l’hospice n’avait pas été mis au courant de leur « secret » par sir Percival et par le comte. Ceci semblait établi du moment où il l’autorisait à visiter la malade ; et une autre preuve, non moins certaine, était la facilité avec laquelle il se laissait aller à des aveux qu’un complice ne se serait jamais permis.

Par exemple, dans le cours de la conversation préliminaire qui eut lieu entre eux, il informa miss Halcombe qu’Anne Catherick lui avait été ramenée, avec l’ordre d’incarcération et les certificats nécessaires, par le comte Fosco, le 27 du mois de juillet : à cette occasion, le comte avait aussi produit une lettre renfermant les explications et les instructions de sir Percival Glyde. En recevant à nouveau son ancienne cliente, le propriétaire de l’hospice ne faisait aucune difficulté de reconnaître qu’il avait remarqué dans sa personne d’assez curieux changements. Pareilles altérations, sans nul doute, avaient leurs précédents ; et il les avait vues se produire chez d’autres personnes affligées de maladies mentales. Les êtres privés de raison étaient fréquemment, à telle ou telle époque, très-différents de ce qu’ils avaient été à telle ou telle autre, aussi bien comme aspect et comme dehors que comme dispositions intérieures ; et leur état, en effet, soit que la folie tendît à se confirmer, soit au contraire qu’elle s’atténuât, devait nécessairement contribuer à produire, dans l’apparence extérieure, les altérations correspondantes. Il leur faisait une large part ; il tenait compte, également, de cette modification essentielle survenue dans les chimères dont se repaissait Anne Catherick, modification qui devait réagir, sans doute, sur son attitude et l’expression de sa physionomie. Néanmoins, il se trouvait encore embarrassé, de temps en temps, par certaines différences qu’il remarquait entre la malade qui s’était évadée de chez lui et cette même malade depuis qu’on la lui avait ramenée. Par leur minutie même, ces différences échappaient à la description. Il ne saurait constater, naturellement, aucun changement essentiel ni dans sa taille, ni dans ses formes, ni dans son teint, pas plus que dans la nuance de sa chevelure et de ses yeux, ou dans le galbe de son visage. Le changement survenu consistait en quelque chose dont il avait conscience plutôt qu’il ne le voyait. En somme, ce cas particulier avait offert, dès le début, un caractère énigmatique, et le problème nouveau n’était qu’un embarras ajouté à beaucoup d’autres.

On exagérerait en disant que cette conversation eut pour résultat de préparer, même en partie, l’esprit de miss Halcombe à ce qui allait survenir. Cependant, un très-sérieux effet se trouva par là produit sur elle. Elle se sentait si complètement énervée par tant d’ambiguïtés mystérieuses, qu’elle fut quelque temps à se remettre assez pour pouvoir accompagner le directeur de l’hospice jusqu’à cette portion des bâtiments où étaient confinées les malades.

Informations prises, il se trouva que la prétendue Anne Catherick prenait en ce moment quelque exercice dans les terrains clos dépendants de l’établissement. L’une des gardiennes s’offrit à y conduire miss Halcombe, le propriétaire de l’hospice se voyant retenu, pour quelques minutes, par un incident qui réclamait son intervention, et s’engageant du reste à rejoindre bientôt, dans l’enclos, la visiteuse dont il s’était constitué le « cicerone ».

La gardienne en question mena miss Halcombe dans une partie assez reculée du domaine, lequel était distribué avec un certain goût ; et après avoir regardé de côté et d’autre, elle finit par tourner dans une allée de gazon percée entre deux taillis. Environ à mi-chemin de cette pente verte, deux femmes approchaient lentement. La gardienne les désigna de la main, et dit : — Voici Anne Catherick, madame, avec la personne spécialement chargée d’elle. Cette personne répondra aux questions que vous voudrez bien lui faire… Et là-dessus, la gardienne partit, rappelée par les devoirs que la régie de la maison lui imposait.

Miss Halcombe avançait de son côté, les femmes avançaient du leur. Quand elles ne furent plus séparées que par une douzaine de pas, l’une des deux femmes s’arrêta un instant, dévorant du regard la dame étrangère, puis elle échappa brusquement à l’étreinte de la gardienne qui la tenait par le bras, et, l’instant d’après, se jeta sur la poitrine de miss Halcombe. À ce moment-là même, miss Halcombe reconnut sa sœur ; elle reconnut la morte-vivante !

Fort heureusement pour le succès des mesures adoptées plus tard, la gardienne seule assistait à cette rencontre. C’était une femme jeune encore ; elle se trouva si émue, qu’au premier moment il lui fut impossible d’intervenir. Lorsqu’elle redevint disponible, tous ses services furent requis par l’état de miss Halcombe, que l’ébranlement de cette découverte imprévue avait, un instant, trouvée trop faible, et qui avait perdu connaissance. Cependant, après quelques minutes passées à l’air frais qui courait sous les arbres, son courage, son énergie naturelle lui vinrent en aide, et son empire sur elle-même lui fut assez rendu pour qu’elle pût comprendre à quel point sa présence d’esprit était nécessaire au salut de sa malheureuse sœur.

Elle obtint d’abord la permission de causer seule avec la malade, moyennant que la gardienne ne les perdrait de vue ni l’une ni l’autre. Ce n’était pas le moment des éclaircissements et des questions ; — miss Halcombe devait, avant tout, tâcher de faire comprendre à sa sœur la nécessité de se modérer, de se contenir, et lui garantir à ce prix un secours prochain, une délivrance immédiate. La perspective d’une évasion à obtenir, en suivant les conseils de sa sœur, suffit pour apaiser lady Glyde et lui rendre intelligible ce qu’on espérait d’elle. Miss Halcombe revint ensuite vers la gardienne, entre les mains de qui elle versa sur-le-champ tout l’or qu’elle avait dans ses poches (trois « sovereigns »), en lui demandant où et quand elle pourrait lui parler sans témoins.

Cette femme, tout d’abord, se montra surprise et méfiante. Mais quand miss Halcombe l’eut assurée qu’il ne s’agissait que de quelques questions à lui faire, à tête reposée et non dans un moment d’agitation comme celui-ci, et que, du reste, on ne songeait à lui rien demander de contraire à son devoir, elle consentit à garder l’argent et assigna — pour la prochaine entrevue — la journée du lendemain, sur les trois heures de l’après-midi. Elle pourrait alors, après le dîner des malades, se dérober pendant une demi-heure, et viendrait trouver la dame, dans un endroit assez retiré, à l’extérieur du grand mur qui abritait au nord l’enclos de l’hospice. Miss Halcombe eut à peine le temps d’accepter le rendez-vous, et de promettre tout bas à sa sœur des nouvelles pour le lendemain, avant que le propriétaire de l’hospice vînt les rejoindre. Il remarqua l’agitation de sa visiteuse, que miss Halcombe rejeta sur l’émotion produite en elle, à première vue, par l’aspect d’Anne Catherick. Elle prit ensuite congé, aussitôt que possible, — c’est-à-dire aussitôt qu’elle se sentit le courage de s’arracher à la présence de sa malheureuse sœur.

Il ne fallut pas beaucoup de réflexions, — quand la faculté de réfléchir lui fut revenue, — pour la convaincre que toute tentative afin d’établir l’identité de lady Glyde et d’obtenir sa délivrance par des moyens légaux devait entraîner, même en cas de succès, un délai qui pouvait être fatal à la raison de sa sœur, déjà fort ébranlée par les horreurs de la situation qu’une horrible trahison lui avait faite. Quand miss Halcombe revint à Londres, elle était déjà décidée à pratiquer, avec la gardienne, l’évasion secrète de lady Glyde.

Elle alla trouver immédiatement son agent de change, et réalisa tout son petit avoir, placé dans les fonds publics ; c’est tout au plus s’il montait à sept cents livres sterling[10] Résolue, s’il le fallait, à donner en échange de la liberté de sa sœur le dernier « farthing » qu’elle eût au monde, elle repartit le lendemain, portant sur elle en billets de banque la somme entière, pour ce rendez-vous qu’elle avait à l’extérieur des murs de l’hospice.

La gardienne s’y trouva. Miss Halcombe n’en vint à traiter le sujet qui l’amenait qu’avec toutes sortes de précautions, et après cent questions préliminaires. Elle apprit ainsi, entre autres détails, que la gardienne autrefois chargée de veiller sur la véritable Anne Catherick avait été regardée comme responsable de l’évasion de cette malade (bien qu’elle n’eût encouru à ce sujet aucun blâme), et qu’elle en avait été punie par la perte de sa place. La même pénalité serait encourue, ajoutait-on, par la personne qui donnait ces détails, si celle qu’on croyait être Anne Catherick venait à s’évader encore ; or, dans ce cas particulier, la gardienne était spécialement intéressée à conserver son emploi. Un mariage était convenu pour elle. Les deux futurs attendaient, pour en finir, d’avoir pu réaliser en commun deux ou trois cents livres sterling d’économies, nécessaires aux débuts d’un petit commerce qu’ils voulaient monter ensemble. Le salaire de la gardienne était élevé ; en mettant sou sur sou les épargnes qu’elle pouvait faire, sa part de communauté devait se réaliser au bout de deux ans.

Ce fut de là que partit miss Halcombe. Elle fit savoir à la gardienne que la prétendue Anne Catherick lui tenait de près par les liens du sang ; que son emprisonnement à l’hospice était le résultat d’une méprise fatale ; qu’en se prêtant à les rendre l’une à l’autre, la gardienne ferait une bonne action, une œuvre chrétienne. Et alors, avant qu’elle eût eu le temps de soulever la moindre objection, miss Halcombe, tirant de son portefeuille quatre billets de cent livres chacun, les offrit à cette femme comme compensation des risques qu’elle avait à courir, et de sa place si cette place venait à lui être enlevée.

La gardienne hésita, mais par pur étonnement ; elle ne croyait pas à la proposition. Miss Halcombe insista fortement pour la convaincre.

— Vous ferez une bonne action, répétait-elle. Vous viendrez en aide à la femme la plus injustement traitée et la plus malheureuse qui soit au monde. Pour récompense, votre dot est faite. Amenez-moi ici, saine et sauve, la personne en question ; et avant de réclamer aucun droit sur elle, j’aurai fait passer ces billets de banque dans vos mains.

— Me donnerez-vous, demanda la femme, une lettre ces mots-là mêmes seront écrits, et que je pourrai montrer à mon fiancé quand il me demandera comment j’ai gagné l’argent ?

— J’apporterai avec moi cette lettre, écrite et signée d’avance, répondit miss Halcombe.

— Alors j’en courrai les risques, dit la gardienne.

— Et quand ?

— Pas plus tard que demain…

Il fut rapidement convenu entre elles que miss Halcombe reviendrait le lendemain matin, de bonne heure, et qu’elle se tiendrait hors de vue, sous les arbres, — ayant toujours soin, cependant, de rester le plus près possible de cet endroit retiré qu’abritait le mur du nord. La gardienne ne pouvait pas dire d’avance à quelle heure au juste on devait s’attendre à l’y voir arriver, la prudence exigeant qu’elle-même guettât l’occasion et se laissât guider par les circonstances. Elles se quittèrent, après s’être ainsi entendues.

Avant dix heures, le matin suivant, miss Halcombe était à son poste avec la lettre et les billets de banque qu’elle s’était engagée à remettre. Elle attendit plus d’une heure et demie. Ce temps expiré, la gardienne tourna, d’un pas rapide, l’angle du mur, amenant par le bras lady Glyde. Miss Halcombe, à l’instant même où elles se rejoignirent, lui glissa dans la main les billets de banque et la lettre ; — les deux sœurs étaient désormais réunies.

La gardienne, par une mesure de prévoyance très-bien entendue, avait fait revêtir à lady Glyde un châle, un voile, un chapeau pris dans sa propre garde-robe. Miss Halcombe ne la retint que le temps nécessaire pour lui suggérer un moyen de détourner les poursuites, et de leur donner une fausse direction lorsque l’évasion viendrait à être découverte par les gens de l’hospice. Cette femme devait rentrer dans l’établissement ; raconter, de manière à être entendue par les gardiennes, qu’Anne Catherick s’était informée tout récemment de la distance entre Londres et le Hampshire ; puis elle attendrait au dernier moment, et alors, quand la découverte serait inévitable, elle donnerait elle-même l’alarme sur la disparition de sa malade. Les prétendues questions sur le Hampshire, communiquées au propriétaire de l’établissement, le conduiraient à penser que, sous l’influence de cette illusion qui la faisait s’entêter à se donner pour lady Glyde, la fugitive avait dû retourner vers Blackwater-Park ; les premières poursuites seraient alors dirigées de ce côté.

La gardienne consentit d’autant plus volontiers à suivre ce mot d’ordre, qu’il lui offrait la chance de n’encourir, en restant à l’hospice, aucun châtiment plus grave que la perte de sa place, et de conserver, à tout le moins, un semblant d’innocence. Elle rentra immédiatement dans la maison, et miss Halcombe se hâta de ramener sa sœur à Londres. Dans l’après-midi du même jour, elles prirent le train de Carlisle, et, sans aucun obstacle, sans aucun accident, arrivèrent, le soir, à Limmeridge.

Pendant la dernière moitié de leur voyage, elles se trouvèrent seules dans le wagon, et miss Halcombe fut alors à même de rassembler tous ceux des souvenirs du passé que fut en état d’évoquer la mémoire troublée, affaiblie, de sa pauvre sœur. L’effrayante histoire du complot tramé contre elle, que miss Halcombe obtint ainsi, lui fut donnée par fragments incohérents en eux-mêmes, et entre lesquels existaient d’immenses lacunes. Si imparfaite que fût cette révélation, il nous faut pourtant l’enregistrer ici avant de clore cette narration explicative par les événements qui, le lendemain, se passèrent à Limmeridge.

À partir du moment où elle avait quitté Blackwater-Park, le premier souvenir de lady Glyde était celui de son arrivée à Londres et à la gare du « South-Western-Railway. » Elle avait négligé de prendre d’avance, par écrit, la date du jour où elle se mettait en route. Il fallait donc renoncer à toute espérance de fixer cette date importante, soit par son témoignage, soit par celui de mistress Michelson.

À l’arrivée du train au bord du quai, lady Glyde trouva le comte Fosco qui l’attendait. Il parut à la portière du wagon en même temps que l’homme d’équipe qui se présentait pour l’ouvrir. Le train était plus nombreux qu’à l’ordinaire, et un grand désordre s’établit dans la distribution des bagages. Un individu, que le comte Fosco avait amené avec lui, se procura pourtant les caisses de lady Glyde, lesquelles étaient marquées à son nom. Elle partit seule, avec le comte, dans une voiture quelconque à laquelle, en ce moment, elle n’avait pas pris garde.

La première question qu’elle fit, en quittant la gare, fut pour s’informer de miss Halcombe. Le comte lui apprit qu’elle n’était pas encore partie pour le Cumberland ; il avait, en y réfléchissant, regardé comme une imprudence de lui faire faire un si long voyage sans qu’elle eût pris, au préalable, quelques jours de repos.

Lady Glyde s’enquit ensuite si sa sœur était chez le comte. Elle ne se rappelait pas au juste la réponse faite à cette question ; une seule impression distincte lui en était restée ; c’est que le comte lui avait déclaré qu’il l’emmenait voir miss Halcombe. Lady Glyde connaissait Londres tellement peu, qu’elle ne pouvait alors se rendre compte des rues par lesquelles ils passaient. Pourtant ils ne quittèrent jamais les voies publiques, et ne traversèrent ni parcs, ni endroits plantés. Lorsque la voiture s’arrêta, ce fut dans une petite rue, derrière un « square » ; — un « square » où il y avait des magasins, des édifices publics et beaucoup de monde. D’après ces indications (données par lady Glyde avec toute certitude), il paraît bien évident que le comte Fosco ne l’avait point conduite à la résidence qu’il occupait dans Saint-John’s Wood.

Ils entrèrent dans une maison, et montèrent dans une chambre du fond, située au premier ou au second étage. Les bagages avaient été soigneusement apportés. Une servante avait ouvert la porte ; un homme, ayant une barbe noire et une physionomie étrangère, s’était trouvé dans le vestibule, et leur avait très-poliment indiqué par où ils devaient monter. Répondant aux questions de lady Glyde, le comte l’assura que miss Halcombe était dans la maison, et qu’on allait immédiatement l’avertir de l’arrivée de sa sœur. L’étranger et lui sortirent alors ; lady Glyde resta seule dans la chambre. Cette pièce, assez pauvrement meublée, paraissait servir de salon, et donnait sur les derrières de quelques maisons.

Un grand calme régnait en cet endroit : on n’entendait sur les escaliers ni monter ni descendre ; un seul bruit arrivait aux oreilles de lady Glyde, celui de quelques voix d’hommes, sourdes et basses, qui lui semblaient parler au-dessous d’elle. Elle n’était pas seule depuis bien longtemps, lorsque revint le comte, expliquant que miss Halcombe reposait pour le moment et ne pouvait être réveillée avant un certain délai. En même temps que le comte, était entré dans la chambre un gentleman (un Anglais), qu’il avait demandé la permission de présenter à lady Glyde, comme un ami à lui.

Après cette présentation extraordinaire, — dans le cours de laquelle, autant que lady Glyde pouvait s’en souvenir, aucun nom n’avait été mentionné, — elle demeura seule avec l’étranger. Il se montra d’une politesse parfaite, mais l’étonna pourtant et la troubla par quelques questions bizarres, qu’il lui adressa sur elle-même, et par le regard qu’il attachait sur elle, tout en lui posant ces questions. Après être resté auprès d’elle durant peu d’instants, il sortit à son tour, et, après une ou deux minutes, un second inconnu, — Anglais lui aussi, — se présenta devant lady Glyde. Celui-ci se donnait comme un autre ami du comte Fosco ; comme l’autre, il la regardait d’une façon étrange ; comme l’autre, il lui adressa des questions qu’elle ne s’expliquait pas, ne l’interpellant d’ailleurs jamais par son nom ; comme l’autre, enfin, il se retira au bout de peu d’instants. En ce moment elle commençait à ressentir de telles craintes, pour son propre compte et pour celui de sa sœur, qu’elle songeait à se hasarder dans les escaliers pour aller en bas demander protection et assistance à la seule femme qu’elle eût encore vue dans la maison, — la servante qui lui avait ouvert la porte.

Comme elle se levait de son fauteuil, le comte rentra dans la chambre.

Dès qu’il parut, elle lui demanda avec inquiétude combien il devait encore s’écouler de temps avant qu’elle pût voir sa sœur. Tout d’abord, il ne lui fit qu’une réponse évasive ; mais, comme elle le pressait, il reconnut, avec une répugnance apparente, que miss Halcombe n’était pas à beaucoup près aussi bien portante que sa sœur avait pu le croire jusqu’alors. L’accent et l’attitude du comte, tandis qu’il répondait en ces termes, alarmèrent si fort lady Glyde, ou pour mieux dire accrurent à ce point le malaise pénible occasionné en elle par la présence énigmatique des deux inconnus, qu’une faiblesse soudaine s’empara d’elle, et qu’il lui fallut demander un verre d’eau. Le comte, courant à la porte, commanda de l’eau et un flacon de sels. Le tout fut apporté par l’étranger à la longue barbe. L’eau, dont lady Glyde essaya de boire, avait un goût si étrange que sa faiblesse s’en trouva plus aggravée ; et, saisissant en toute hâte le flacon de sels dans la main du comte Fosco, elle le voulut respirer. À l’instant même, un étourdissement la prit. Le comte retint le flacon qu’elle allait laisser tomber, et la dernière impression un peu nette dont elle eut conscience, c’est qu’il avait replacé, maintenu ce flacon sous ses narines.

À partir de là, on n’obtenait plus d’elle que des ressouvenances confuses, s’offrant par lambeaux, et difficiles à concilier avec une probabilité tant soit peu raisonnable.

Ses propres impressions étaient, qu’un peu plus tard, dans la soirée, elle avait repris connaissance ; et qu’après cela (donnant suite aux arrangements projetés à Blackwater-Park), elle était allée chez mistress Vesey ; qu’elle y avait pris le thé ; qu’elle y avait passé la nuit. Du reste, il lui était impossible de dire à quelle heure, comment, en quelle compagnie elle avait quitté la maison où le comte Fosco l’avait conduite. Mais elle n’en persista pas moins à déclarer qu’elle était allée chez mistress Vesey, et — circonstance plus extraordinaire encore, — qu’elle avait été servie, déshabillée, mise au lit par mistress Rubelle ! Elle ne se souvenait ni de ce qu’avait été la conversation chez mistress Vesey, ni si elle y avait vu personne autre que cette dame, ni des circonstances par suite desquelles mistress Rubelle s’était trouvée là, tout à point pour lui servir de femme de chambre.

Le souvenir, gardé par elle, de ce qui lui était arrivé le lendemain matin, plus vague encore et plus décousu, n’offrait aucune espèce de consistance.

Elle avait comme une idée confuse d’être sortie en voiture (sans pouvoir dire à quelle heure) avec le comte Fosco, et, derechef, avec mistress Rubelle en guise de suivante. Mais elle ne pouvait dire ni quand ni pourquoi elle avait quitté mistress Vesey ; elle ne savait pas davantage dans quelle direction la voiture avait marché, ni où elle l’avait descendue, ni si le comte et mistress Rubelle étaient restés avec elle, pendant tout la durée du voyage. À cet endroit, son triste récit subissait une lacune absolue. Elle n’avait plus à communiquer aucune impression, même des plus légères ; elle ne s’était pas rendu compte s’il s’était passé alors un ou plusieurs jours avant, qu’elle revînt brusquement à elle, dans un endroit inconnu, où elle se retrouva entourée de femmes qu’elle voyait toutes pour la première fois de sa vie.

C’était l’hospice. Là, pour la première fois, elle s’entendit donner le nom d’Anne Catherick ; et là, — dernière circonstance à noter dans l’histoire de cet odieux complot, — elle put s’assurer, de ses propres yeux, qu’elle portait les vêtements d’Anne Catherick. En l’installant dans sa cellule, dès le premier soir passé à l’hospice, la gardienne, à mesure qu’elle la déshabillait, lui avait montré sur chaque pièce de son costume, l’une après l’autre, la marque qui y était inscrite ; et, sans se fâcher autrement, sans aucune aigreur : — Voyez vous-même, lui avait dit cette femme, voyez votre nom sur vos vêtements, et ne venez pas ensuite nous répéter sans cesse que vous êtes lady Glyde ! Elle est morte et enterrée ; vous êtes vivante, et vous vous portez bien. Voyez plutôt les objets dont vous êtes habillée ; voilà votre nom écrit dessus, tout au long, en bonne encre à marquer, et vous le retrouverez, ce nom, sur tous vos anciens effets que nous avons gardés à l’établissement. — « Anne Catherick », lisible comme de l’imprimé !… Et le nom y était, en effet, quand miss Halcombe examina le linge de sa sœur, le soir de leur arrivée à Limmeridge-House.

Voilà les seuls souvenirs, — tous plus ou moins incertains, quelques-uns même contradictoires, — qu’on pût obtenir de lady Glyde, en l’interrogeant avec soin, pendant le voyage du Cumberland, — miss Halcombe se gardant bien d’insister sur les questions relatives à ce qui s’était passé pendant le séjour à l’hospice ; il était clair, en effet, que l’intelligence de sa sœur n’était pas en état de supporter l’épreuve d’un fréquent retour sur ce temps désastreux. On savait, par l’aveu tout volontaire du directeur de la maison d’aliénés, qu’elle y avait été reçue le 27 juillet. De cette date au 15 octobre (le jour de sa délivrance), elle était restée soumise au régime de la force ; son identité avec Anne Catherick avait été systématiquement affirmée ; et, du premier au dernier jour, on lui avait contesté, dans la pratique, l’intégrité de sa raison.

Des facultés moins délicatement équilibrées que les siennes, des constitutions moins frêles que la sienne, auraient été atteintes par une épreuve de cet ordre. Nul homme ne l’aurait subie, sans en être plus ou moins changé.

Arrivée à Limmeridge un peu avant la soirée du 15 miss Halcombe, sagement inspirée, résolut de ne rien faire pour arriver à constater l’identité de lady Glyde, avant la journée du lendemain. Le matin du 16, en effet, avant toute autre démarche, elle se rendit dans l’appartement de M. Fairlie ; et, avec toutes les précautions oratoires, tous les préliminaires dont elle s’avisa, lui dit, dans les termes les plus clairs, ce qui était arrivé. Dès que sa première surprise et sa première alarme furent calmées, le cher homme déclara, tout en colère, que miss Halcombe s’était laissé duper par Anne Catherick. Il lui rappela la lettre du comte Fosco, et ce qu’elle lui avait dit à lui-même de la ressemblance personnelle constatée entre Anne et sa défunte nièce ; en même temps il refusa positivement de souffrir en sa présence, ne fût-ce qu’une minute, une misérable folle qui n’avait pu, sans insulte et sans outrage pour le maître de la maison, être admise chez lui.

Miss Halcombe quitta son oncle, et, laissant évaporer d’abord la première chaleur de son indignation, résolut ensuite que, toute réflexion faite, avant de fermer ses portes à sa nièce comme à une étrangère, M. Fairlie la verrait, et cela dans un pur intérêt d’humanité ; en conséquence, sans le moindre avertissement préalable, elle lui conduisit lady Glyde. Le valet de chambre avait été chargé de garder la porte, pour les empêcher d’entrer ; mais miss Halcombe le contraignit à lui livrer passage, et tenant sa sœur par la main, lui fraya la route jusqu’en présence de M. Fairlie.

La scène qui suivit, encore qu’elle durât à peine quelques minutes, fut trop pénible pour être racontée ici ; miss Halcombe elle-même se refusait à y faire allusion. Il suffira de dire que M. Fairlie, dans les termes les plus positifs, déclara ne pas reconnaître la personne amenée dans sa chambre ; ni dans sa figure, ni dans ses manières, il ne trouvait de quoi le faire douter, un moment, que sa nièce ne reposât bien réellement dans le cimetière de Limmeridge ; et enfin, il réclamerait la protection des lois, si, avant la fin du jour, on n’avait éloigné, de chez lui, la personne qu’il n’y voulait pas recevoir.

En faisant la part la plus large à l’égoïsme, l’indolence, l’insensibilité habituelle de M. Fairlie, il reste manifestement impossible de lui attribuer l’infamie qui eût consisté à reconnaître au fond du cœur et à désavouer ouvertement la fille unique de son frère. Miss Halcombe, avec autant de générosité que d’esprit, avait su reconnaître à quel point l’influence du préjugé, jointe à celle de la terreur, avait pu troubler les perceptions de M. Fairlie : c’est ainsi qu’elle s’expliquait sa conduite. Mais quand elle mit les domestiques à l’épreuve, et découvrit qu’eux aussi, sans exception, restaient dans le doute, — pour ne rien dire de pis, — sur le point de savoir si la dame qu’on leur représentait était ou leur jeune maîtresse, ou bien cette Anne Catherick, dont l’étonnante ressemblance avec elle leur avait tant de fois été signalée, il fallut bien en conclure, avec désespoir, que le changement produit dans la physionomie et l’aspect général de lady Glyde, par suite de son emprisonnement à l’hospice, était beaucoup plus sérieux que miss Halcombe ne l’avait supposé d’abord. Le vil mensonge qui avait affirmé son trépas ne pouvait pas même être constaté dans ce château, où elle était née, par ces gens avec lesquels elle avait passé sa vie.

Dans une situation moins pressante, il n’eût pas fallu désespérer, même alors.

Ainsi, par exemple, la femme, de chambre, Fanny, qui se trouvait alors absente de Limmeridge, devait y rentrer sous deux jours, et il y avait toute chance d’obtenir qu’elle reconnût sa maîtresse, vu qu’elle avait toujours été en plus constante communication avec elle et lui était plus intimement attachée que les autres domestiques : c’était là un bon point de départ. On aurait pu, d’un autre côté, garder secrètement lady Glyde, soit dans le château, soit dans le village, et attendre ainsi que sa santé fût un peu remise, sa raison un peu raffermie. Une fois que sa mémoire, fonctionnant avec plus de sûreté, pourrait inspirer quelque confiance, elle lui fournirait naturellement, sur les personnes autrefois connues et les événements du passé, des détails trop précis et trop minutieux pour qu’on pût les attendre de l’imposteur le plus habile ; le fait de son identité, que son apparence extérieure n’avait point suffi à établir, pouvait ainsi se prouver ultérieurement, moyennant le bénéfice du temps, par le témoignage bien autrement certain de son propre langage.

Mais les circonstances, dans lesquelles elle avait recouvré sa liberté, rendaient simplement impraticable tout recours à de pareils moyens. Les poursuites parties de l’hospice, et détournées, pour quelque temps seulement, vers le Hampshire, devaient ensuite, infailliblement, prendre la direction du Cumberland. Les personnes dépêchées sur les traces de la fugitive pouvaient, en quelques heures, se trouver rendues à Limmeridge-House ; et dans l’état d’esprit où se trouvait actuellement M. Fairlie, nul doute qu’elles ne dussent compter sur l’appui de son influence et de son autorité locales. La plus vulgaire attention, accordée à la sécurité de lady Glyde, contraignait donc miss Halcombe à déserter la lutte entreprise, pour lui faire rendre justice, et à l’emmener immédiatement loin de ces lieux, devenus spécialement périlleux pour elle, ceux-là mêmes où elle était née, où elle avait toujours résidé.

Revenir immédiatement à Londres fut le premier moyen de salut, et aussi le meilleur, qui s’offrit à elle. Dans la grande cité, toutes traces de leur existence devaient s’effacer et se perdre plus promptement, plus sûrement que partout ailleurs. Point de préparatifs à faire, nuls adieux, nulles paroles de cœur à échanger. Dans l’après-midi de ce déplorable 16 octobre, miss Halcombe excita sa sœur à un dernier effort de courage, et, sans qu’une âme vivante se trouvât là pour leur adresser, au départ, un vœu favorable, toutes deux, seules, se lancèrent à travers le monde, et pour jamais dirent adieu à ce séjour qu’elles avaient tant aimé.

Elles avaient déjà passé la colline, au pied de laquelle était le cimetière, lorsque lady Glyde voulut absolument revenir sur ses pas, pour jeter un dernier regard sur le tombeau de sa mère. Miss Halcombe essaya de l’en détourner ; mais, cette fois, contre son ordinaire, elle échoua complètement. Rien ne put ébranler Laura. Dans ses yeux ternis brilla une flamme soudaine, perçant le voile dont ils étaient couverts ; ses doigts amaigris pressaient, d’une étreinte, à chaque instant plus nerveuse, le bras ami sur lequel, naguère, ils étaient nonchalamment posés… Je crois, et du fond du cœur, que la main de Dieu, à ce moment, les forçait à rebrousser chemin, et que, pour se manifester à elles, il avait choisi, à dessein, la plus innocente, la plus affligée de ses créatures.

Elles retournèrent au champ de repos, et, par cet acte, en apparence si indifférent, scellèrent l’avenir de nos trois existences.


III


Telle était l’histoire du passé ; — du moins était-ce là ce que nous en pouvions connaître alors.

Quand elle m’eut été révélée, deux conclusions bien nettes se présentèrent à mon esprit. En premier lieu, sans pénétrer tous les ressorts qu’on avait fait jouer, je voyais en quoi le complot avait consisté ; les chances guettées avec soin, les circonstances habilement exploitées pour assurer l’impunité à un crime aussi audacieux que compliqué. Les détails s’enveloppaient encore à mes yeux d’un profond mystère, mais je devinais, à n’en pas douter, le honteux abus qu’on avait fait de la ressemblance entre la Femme en blanc et Laura. Il était évident qu’Anne Catherick avait été amenée chez le comte Fosco, sous le nom de lady Glyde ; évident encore que lady Glyde avait pris, à l’hospice, la place de la femme morte ; substitution assez adroitement ménagée pour assurer au crime plusieurs complices tout à fait innocents : — le docteur Goodricke et les deux servantes, bien certainement ; le directeur de l’hospice, suivant toutes probabilités.

La seconde conclusion dérivait nécessairement de la première. À nous trois, nous ne devions attendre aucune merci du comte Fosco et de sir Percival. La réussite du complot avait procuré à ces deux hommes un bénéfice net de trente mille livres sterling : — vingt mille pour l’un, directement ; dix mille pour l’autre, par l’intermédiaire de sa femme. Ils avaient cet intérêt, mais bien d’autres encore, à préserver leur iniquité d’être mise au jour : ils ne négligeraient aucun moyen, ils ne reculeraient devant aucun sacrifice, ils ne se refuseraient à aucune trahison pour découvrir la retraite de Laura, et la séparer des seuls amis qu’elle eût au monde : — Marian Halcombe et moi-même.

Le sentiment de ce danger sérieux, — danger que chaque jour et chaque heure pouvaient rendre de plus en plus imminent, — fut l’influence unique qui me dirigea dans le choix de notre retraite. Je la préférai tout à fait à l’est de Londres, là où l’on trouve dans les rues le moins de gens oisifs, flânant et observant ce qui se passe autour d’eux. Je la préférai dans un quartier pauvre et populeux, — attendu que là où les hommes et les femmes dont nous serions entourés auraient à lutter plus énergiquement contre les nécessités de la vie, nous risquions d’autant moins qu’ils eussent le temps ou prissent la peine de surveiller des étrangers tout à coup survenus au milieu d’eux. Tels étaient à mes yeux les grands avantages de cette élection de domicile ; mais elle en avait un autre non moins essentiel. Nous pouvions vivre à peu de frais avec le produit de mon travail quotidien ; nous pouvions ainsi consacrer jusqu’à notre dernier farthing à promouvoir le dessein, — le dessein légitime de redresser un tort infâme, — que j’avais en vue perpétuellement, sans jamais m’en laisser distraire.

Au bout d’une semaine, Marian Halcombe et moi nous avions réglé le cours de notre nouvelle existence.

Il n’y avait pas d’autres locataires dans la maison, et nous pouvions entrer et sortir sans traverser la boutique du rez-de-chaussée. J’établis pour règle, du moins jusqu’à nouvel ordre, que ni Marian, ni Laura, ne feraient un pas hors de la maison sans que je fusse avec elles, et que, venant à m’absenter du logis, elles ne laisseraient entrer personne, sous quelque prétexte que ce fût, dans les pièces réservées à leur usage. Ceci arrangé, j’allai trouver un ancien ami, — un graveur sur bois, pourvu d’une nombreuse clientèle, — et je lui demandai de m’employer, — ajoutant que j’avais des raisons pour souhaiter de rester inconnu.

Il en conclut immédiatement que j’avais des dettes, — me témoigna sa sympathie dans les termes accoutumés, et me promit de faire tout ce qu’il pourrait pour me venir en aide. Je ne cherchai pas à rectifier ses fausses idées, et j’acceptai le travail qu’il avait à me donner. Il savait qu’il pouvait se fier à mon expérience et à mon zèle. J’avais ce qu’il lui fallait avant tout, de l’application et de la facilité ; aussi, bien que mon gain fût médiocre, il suffisait à nos besoins. Dès que je me sentis assuré de ceci, nous mîmes en commun, Marian et moi, tout ce que nous possédions. Il lui restait, de son avoir, deux à trois cents livres sterling ; j’en avais gardé à peu près autant sur le prix qui m’avait été payé pour ma clientèle de professeur de dessin, avant mon départ d’Angleterre. Réunies, nos ressources allaient à plus de quatre cents livres sterling[11]. Je déposai ce petit capital dans une banque, où il devait rester exclusivement consacré aux dépenses de ces secrètes investigations que j’étais résolu à organiser, et à faire au besoin moi-même, si je ne trouvais personne pour m’assister. Nous calculâmes notre dépense hebdomadaire avec toute la rigueur possible, et nous ne touchions jamais à notre petit fonds, si ce n’est pour Laura ou dans ses intérêts.

L’ouvrage de la maison, qui aurait été fait par une domestique, si nous eussions osé introduire chez nous une personne étrangère, fut revendiqué dès le premier jour, revendiqué comme un droit, par Marian Halcombe. — Tout ce dont les mains d’une femme sont capables, disait-elle, matin ou soir, peu importe, les miennes le feront… Et pourtant, elles tremblaient, ces mains vers moi tendues. Ses bras amaigris, tandis qu’elle relevait les manches du grossier vêtement qu’elle avait endossé comme garantie de sécurité, racontaient la triste chronique du passé ; mais dans ses yeux brillait encore l’inextinguible flamme de son courage tout viril. Je voyais de grosses larmes s’amasser dans ses yeux, et tomber ensuite lentement le long de ses joues, tandis qu’elle me regardait. Avec un retour de son ancienne énergie, elle les essuya brusquement, et je retrouvai dans son sourire un faible reflet de cette animation qui la distinguait jadis. — Ne mettez point mon courage en doute, Walter, disait-elle, s’excusant… C’est ma faiblesse qui pleure et non pas « moi ». Le travail domestique la domptera, si je n’en puis venir à bout… Et, fidèle à sa parole, lorsque nous nous retrouvâmes, le soir, lorsqu’elle s’assit pour se reposer, elle avait remporté la victoire. Ses grands yeux noirs, qui exprimaient tant de fermeté, me lançaient encore quelques-uns de leurs éclairs d’autrefois : — Je ne suis pas encore tout à fait par terre, disait-elle ; je suis digne qu’on se fie à moi pour ma part dans l’œuvre commune… Et, avant que je pusse répondre, elle ajouta sur un ton plus bas : — Je suis digne aussi d’avoir ma part dans les risques et les dangers de l’avenir ; ne l’oubliez pas, l’heure venue…

L’heure venue, je m’en souvins.

Dès les derniers jours d’octobre, notre existence quotidienne avait sa règle ; et nous étions tous trois aussi complètement isolés que si la maison par nous habitée eût été une île déserte, et que le grand réseau de rues, les milliers de créatures semblables à nous dont nous étions entourés, eussent été les flots d’un océan sans limites. Je pouvais, maintenant, compter sur quelque répit pour me mettre à même de méditer le plan de ma campagne à venir, et les moyens de m’assurer, dès le début, les armes nécessaires à la lutte que j’allais entreprendre contre sir Percival et le comte.

J’avais écarté toute espérance de faire accepter, pour preuve de l’identité de Laura, soit mon témoignage personnel, soit celui de Marian. Alors même que nous l’eussions moins tendrement aimée, et si nous n’avions pas dû nous fier aux instincts de notre affection plus qu’à tout effort de logique, plus qu’à toute subtilité d’observation, son aspect seul eût suffi pour nous faire hésiter.

Les changements extérieurs, produits chez elle par les souffrances et les terreurs du passé, avaient accentué d’une manière effrayante, et de façon à nous laisser peu d’espoir, la fatale ressemblance qui existait entre elle et Anne Catherick. Dans mon récit du séjour que j’avais fait naguère à Limmeridge-House, j’ai noté, les ayant observées toutes deux, que cette ressemblance, si frappante qu’elle fût comme aspect général, offrait cependant d’importantes lacunes, quand on en venait à une comparaison minutieuse. Dans ce temps-là, les voyant ensemble et côte à côte, personne n’eût pu les prendre un seul instant l’une pour l’autre, ainsi que cela s’est vu fréquemment pour des enfants jumeaux. Maintenant, je n’aurais pu m’exprimer de même à ce sujet. Les souffrances et les chagrins que je m’étais autrefois reproché d’associer à l’avenir de Laura Fairlie, même dans une de mes pensées éphémères, avait empreint sur sa jeune beauté leurs stigmates profanateurs ; et la fatale ressemblance que je n’avais pu entrevoir sans un frémissement intérieur autrefois, et simplement par la pensée, était maintenant une ressemblance réelle et vivante, dont mes yeux mêmes m’affirmaient l’exactitude. Des personnes étrangères, de simples connaissances, — voire des amis qui ne l’auraient pas envisagée des mêmes yeux que nous, — si elle leur eût été montrée dès les premiers jours qui suivirent sa délivrance, auraient pu douter, et douter sans encourir le moindre blâme, que ce fût là cette même Laura Fairlie, jadis l’objet de leur admiration enthousiaste.

De plus, l’unique chance sur laquelle d’abord j’avais cru pouvoir compter, — celle qui consistait à évoquer chez elle le souvenir de personnes et de faits que nul imposteur ne pût connaître comme elle, — se trouvait, d’après notre récente et triste expérience, complètement annulée. Chaque petite précaution que Marian et moi prenions vis-à-vis d’elle, chaque petit remède que nous tentions pour fortifier, raffermir lentement ses facultés ébranlées et oblitérées, devenait une protestation nouvelle contre les dangers au-devant desquels nous irions, en forçant son esprit à se préoccuper d’un passé orageux et terrible.

Les seuls incidents du temps jadis que nous pussions nous hasarder à lui rappeler, étaient les menus détails domestiques de cet heureux temps passé à Limmeridge, alors que j’y étais allé pour lui donner des leçons de peinture. Le jour où je réveillai ce souvenir en lui montrant l’esquisse du kiosque-chalet qu’elle m’avait donnée le matin de nos adieux, et qui, depuis lors, ne m’avait jamais quitté, fut le point de départ d’une nouvelle ère d’espérance. Par degrés, et en usant de beaucoup de ménagements, nous lui rendîmes, en quelque sorte, l’aurore du souvenir de nos promenades d’autrefois, et ses pauvres yeux, d’où toute expression semblait bannie par la souffrance, fixèrent sur Marian et sur moi des regards où se lisait une sorte d’intérêt nouveau, un vague besoin de penser, flamme naissante qu’à partir de ce moment nous entretînmes avec un soin religieux. Je lui achetai une petite boîte à couleurs, et un album de tout point semblable à celui que j’avais vu dans ses mains le jour de notre première entrevue. Une fois encore, — une fois encore, ô joie ! — durant ces heures que je pouvais disputer au travail, sous les ternes clartés du jour de Londres, dans une misérable chambre de Londres, je me retrouvai à côté d’elle, guidant ses pinceaux indécis, venant en aide à ses faibles travaux. Jour par jour, je m’appliquai à fortifier ce nouvel intérêt, jusqu’à ce qu’il eût pris une place désormais assurée dans son existence vide et sans emploi ; — jusqu’à ce qu’elle en fût venue à penser à son dessin, à parler de son dessin, à s’y appliquer d’elle-même et sans secours, à retrouver quelques faibles reflets de l’innocent plaisir que mes encouragements lui donnaient naguère, à se réjouir de plus en plus de ses progrès ; sentiments qui appartenaient tous à la vie ancienne dont elle était déchue, au bonheur perdu de ses jours passés.

Nous relevions lentement, par cette naïve industrie, le niveau de son intelligence. Quand il faisait beau, nous l’emmenions avec nous dans un tranquille square de la vieille Cité, tout proche de notre domicile, et où rien ne devait ni la déranger ni l’alarmer. Sur les fonds déposés chez le banquier, nous prélevions, çà et là, quelques livres sterling pour lui procurer à la fois un peu de vin et la nourriture fortifiante en même temps que délicate dont sa santé réclamait impérieusement le secours. Nous l’amusions, le soir, avec des jeux de cartes à la portée des enfants, et avec des collections de dessins que je me procurais sans peine chez le graveur pour lequel je travaillais. — C’est ainsi, et par d’autres menues attentions du même genre, que nous prenions à cœur de la calmer, de la rendre à elle-même, et nous voulions tout espérer, nous encourageant mutuellement, de la patience et du temps, surtout de cette affection qui jamais ne la négligeait, jamais ne s’était laissée aller à désespérer de son avenir. Mais l’arracher sans pitié à sa solitude et à son repos ; la mettre en face de personnes étrangères, ou de connaissances indifférentes qui, pour elle, équivalaient presque à des inconnus ; susciter en elle les pénibles impressions de sa vie passée, après tant de soins consacrés, au contraire, à les effacer de sa mémoire, — ceci, nous ne l’osions, même dans son propre intérêt. Quelques sacrifices que cela dût coûter, quelques longs, fatigants, et désolants délais qu’il nous fallût subir, le tort qui lui avait été fait, si tant est qu’humainement il offrît quelque prise, devait être redressé sans son concours, et même complètement à son insu.

Cette résolution prise, il fallait décider ensuite comment nous irions au-devant des premiers dangers, et quelles devaient être nos premières démarches.

Après m’être consulté avec Marian, je résolus de commencer par grouper autant de renseignements que possible, de demander ensuite l’avis de M. Kyrle (sur qui nous savions pouvoir compter) ; de savoir de lui, tout d’abord, si le recours aux lois nous était suffisamment ouvert. Je devais bien aux intérêts de Laura de ne pas faire dépendre tout son avenir de mes efforts isolés, tant que j’aurais la moindre chance de fortifier notre position par un secours quelconque sur lequel on pût faire fond.

La première source d’informations à laquelle je recourus fut le « Journal » que Marian Halcombe avait tenu à Blacwater-Park. Il y avait dans ces notes, relativement à moi, des passages qu’elle préférait ne pas me laisser voir. En conséquence, elle me lisait elle-même le manuscrit, et je prenais, au fur et à mesure, les notes dont j’avais besoin. Nous ne pouvions nous procurer le temps nécessaire à ce travail qu’en veillant fort avant dans la nuit. Nous y consacrâmes trois soirées, et ce fut assez pour me mettre en possession de tout ce que Marian avait à m’apprendre.

Je m’employai ensuite à réunir autant de témoignages additionnels que je pus, sans trop éveiller de soupçons, m’en procurer au dehors. Je me rendis en personne chez mistress Vesey pour savoir si Laura se trompait ou non en affirmant qu’elle y avait couché. En cette occasion, par égard pour l’âge et les infirmités de mistress Vesey, — et ultérieurement, dans toutes les occasions semblables, par mesure de précaution, — je tins secrète notre position réelle, prenant soin de ne jamais parler de Laura que comme de « feu lady Glyde. »

La réponse de mistress Vesey à mes questions ne fit que me confirmer dans des appréhensions déjà conçues. Laura, bien certainement, s’était annoncée comme devant venir passer une nuit sous le toit de sa vieille amie ; mais jamais, ni de près ni de loin, cette promesse n’avait été tenue.

En cette circonstance, — et, j’avais à le craindre dans beaucoup d’autres, — sa pensée lui présentait confusément un simple projet conçu par elle comme un acte définitivement réalisé. Cette fausse lueur de l’intelligence, ce démenti involontaire qu’elle se donnait à elle-même, n’avaient rien qu’on ne pût expliquer ; mais il n’en était pas moins probable qu’on en tirerait contre elle des conséquences graves. Ils nous faisaient trébucher au premier pas ; ils mettaient dans l’ensemble de nos preuves une sorte de « paille » qui en altérait sérieusement la cohérence.

Lorsque ensuite je demandai la lettre que Laura avait écrite de Blackwater-Park à mistress Vesey, elle me fut remise sans l’enveloppe qui, jetée le jour même au panier, avait disparu depuis longtemps.

La lettre elle-même ne portait aucune date, pas même celle du jour de la semaine. Elle renfermait seulement ces lignes : — « Très-chère mistress Vesey, je suis dans de grandes anxiétés et dans de grands chagrins. Il se peut que j’aille vous trouver demain soir, et que je vous demande un asile pour la nuit. Je ne saurais, dans cette lettre, vous donner aucun détail. Je l’écris avec une telle peur d’être découverte, qu’il m’est impossible d’arrêter mon esprit sur quoi que ce soit. Veuillez, je vous prie, vous trouver chez vous quand j’irai. Je vous donnerai mille baisers et vous mettrai au courant de tout. — Votre Laura bien affectionnée. » Quel parti pouvait-on tirer de ces quelques lignes ? Aucun, bien certainement.

En revenant de chez mistress Vesey, j’engageai Marian à écrire (non sans observer les précautions dont j’usais moi-même) à mistress Michelson. Elle pourrait, si cela lui convenait, exprimer en général, quelques soupçons sur la conduite du comte Fosco, et devait demander à l’ex-femme de charge de nous fournir, dans l’intérêt de la vérité, une constatation précise des événements. Pendant que nous attendions la réponse, qui nous arriva au bout de huit jours, j’allai visiter le médecin de Saint-John’s Wood ; je me présentai comme envoyé de miss Halcombe pour compléter, s’il y avait lieu, les détails que M. Kirle avait pris le soin de se procurer, sur les derniers moments de « feu lady Glyde. » Assisté par M. Goodricke, j’obtins une copie du certificat mortuaire, et une entrevue avec la femme (nommée Jane Gould) qui avait été choisie pour les soins préliminaires de l’ensevelissement.

Par l’entremise de cette personne, je découvris aussi un moyen de me mettre en communication avec la domestique, Hester Pinhorn. Elle venait de quitter sa place, par suite d’un désaccord avec sa maîtresse, et logeait chez certaines gens du voisinage, connus de mistress Gould. Ce fut ainsi que j’obtins les Relations de la femme de charge, du docteur, de Jane Gould et de Hester Pinhorn, exactement telles qu’on les a précédemment trouvées dans ces pages.

Muni d’un surcroît d’enquête si important, je me crus suffisamment préparé à la consultation que je voulais avoir avec M. Kyrle. Marian lui écrivit, en conséquence, qui j’étais, lui marquant le jour et l’heure où je désirais m’entretenir avec lui en particulier.

Je trouvai, dans le cours de cette matinée, le temps de faire faire à Laura sa promenade habituelle, et de l’installer ensuite devant son dessin. Au moment où je m’apprêtais à quitter la chambre, elle leva les yeux sur moi, et je lus dans sa physionomie une sorte d’inquiétude inaccoutumée ; ses mains ensuite commencèrent, comme autrefois, à errer vaguement parmi les pinceaux et les crayons qui encombraient la table.

— N’est-ce pas, me dit-elle, que vous n’êtes pas encore fatigué de moi ? ce n’est pas pour cela que vous me quittez ? Je tâcherai de mieux faire, je tâcherai de me porter mieux. Vous suis-je aussi chère qu’autrefois, Walter, maintenant que me voilà si pâle, si maigre, et si lente à faire des progrès ?…

Elle disait exactement ce qu’un enfant eût pu dire, et me laissait lire dans sa pensée avec une candeur d’enfant. Je restai quelques minutes de plus : — je restai pour lui dire à quel point elle m’était plus chère, maintenant, qu’à aucune autre époque du passé : — Tâchez de vous rétablir, lui dis-je, encourageant le nouvel espoir que je voyais se faire jour dans son esprit. Tâchez de vous rétablir pour Marian et pour moi.

— Oui, se disait-elle, revenant à son dessin. Je tâcherai, parce qu’ils m’aiment bien tous les deux. Puis, relevant tout à coup la tête : — Ne soyez pas longtemps ! ajouta-t-elle. Mon dessin ne va pas vite, Walter, quand vous n’êtes pas là pour m’aider.

— Je reviendrai bientôt, chère enfant, je reviendrai bientôt, pour m’assurer que cela marche…

Ma voix, malgré moi, faiblit un peu. Je dus me contraindre pour quitter la chambre. Mais ce n’était pas le moment de renoncer à cet empire sur moi-même qui, dans le cours de cette même journée, pouvait m’être encore si utile.

En ouvrant la porte, je fis signe à Marian de me suivre sur l’escalier. Il fallait la préparer à une des conséquences que devaient avoir, tôt ou tard, je le sentais bien, mes allées et venues, à front découvert, dans les rues de Londres.

— Je serai de retour dans quelques heures, selon toute probabilité, lui dis-je ; et vous prendrez soin, comme à l’ordinaire, de ne laisser personne pénétrer ici en mon absence. Mais s’il arrivait quelque chose…

— Que peut-il arriver ? interrompit-elle vivement. Si vous entrevoyez quelque danger, Walter, dites-le moi sans détour, et je saurai bien y faire face.

— Le seul danger, répondis-je, c’est que la nouvelle de l’évasion de Laura ait pu rappeler à Londres sir Percival Glyde. Vous savez qu’il m’a fait guetter avant mon départ d’Angleterre, et que probablement il me connaît de vue, bien que je n’aie pas sur lui le même avantage…

Elle posa sa main sur mon épaule, et, dans une muette inquiétude, me contempla longuement. Je voyais qu’elle appréciait parfaitement la gravité du péril suspendu sur nos têtes.

— Il n’est pas probable, lui dis-je, que ma piste soit de sitôt retrouvée à Londres, ou par sir Percival lui-même, ou par les agents qu’il emploie ; mais il n’est pas absolument impossible qu’il arrive quelque accident. Cela étant, et si je manquais à revenir ce soir, il ne faudrait pas vous alarmer ; il faudrait, au contraire, trouver les meilleures défaites que vous pourrez, afin d’empêcher que Laura ne s’inquiète. Si j’avais la moindre raison de soupçonner qu’on a l’œil sur moi, je prendrais soin que nul espion ne pût m’escorter jusqu’à ce logis. Si loin qu’il puisse être ajourné, croyez, Marian, croyez fermement à mon retour ; croyez-y, et ne craignez rien !

— Bien ! répondit-elle avec fermeté. Vous n’aurez point à regretter, Walter, de n’avoir pour aide qu’une femme. Elle s’arrêta et me tint un instant de plus… Prenez garde ! me dit-elle en me pressant la main avec inquiétude, — au nom de Dieu, prenez garde !

Je la quittai ; je partis pour frayer la route aux découvertes, — route obscure, ambiguë, qui allait s’ouvrir à la porte de l’avocat.


IV


Aucune circonstance, même de l’importance la plus minime, ne s’offrit à moi tandis que je me rendais dans Chancery Lane, aux bureaux de MM. Gilmore et Kyrle.

Tandis que l’on passait ma carte au second de ces deux associés, une réflexion me vint que je regrettai vivement de n’avoir pas faite plus tôt. D’après les renseignements fournis par le « Journal » de Marian, il était absolument certain que le comte Fosco avait ouvert la première des deux lettres écrites par elle, de Blackwater-Park, à M. Kyrle, et que, par l’entremise de sa femme, il avait intercepté la seconde. Il connaissait donc parfaitement l’adresse de l’étude, et devait conclure naturellement que si, après avoir fait évader Laura de l’hospice, Marian manquait de conseils et de secours, elle aurait une seconde fois recours à l’expérience de M. Kyrle. Cela étant, l’étude de Chancery Lane était justement le premier endroit autour duquel sir Percival et lui disposeraient leurs espions ; donc, s’ils avaient choisi, pour cette nouvelle mission, les mêmes agents qui m’avaient naguère suivi, avant mon départ pour l’Amérique, le fait de mon retour se trouverait constaté, selon toute apparence, dès ce jour-là même. J’avais, en général, fait entrer dans mes calculs la chance d’être reconnu en courant les rues de Londres ; mais le risque spécial, attaché à ma venue dans cette étude, ne m’avait pas frappé jusqu’à ce moment. Il était trop tard, à présent, pour réparer cette déplorable erreur, — trop tard pour regretter de n’avoir pas arrangé ma rencontre avec l’avocat dans un endroit convenu d’avance, et resté secret entre nous. Je ne pus que me promettre de quitter Chancery Lane avec toute espèce de précautions, et de ne rentrer à aucun prix chez moi par la voie la plus directe.

Après quelques minutes d’attente, on m’introduisit dans le cabinet particulier de M. Kyrle. C’était un homme pâle, maigre, calme, toujours maître de lui, ayant le regard très-attentif, parlant fort bas, et aussi peu démonstratif que possible ; sa sympathie (autant que j’en pus juger) n’était point à la disposition du premier venu, et il ne devait pas être facile de déranger son sang-froid professionnel. Je ne pouvais guère trouver mieux que cet homme pour le genre de services que j’avais à réclamer de lui. S’il se laissait aller à une décision quelconque, et si cette décision nous était favorable, à partir de ce moment j’acquerrais la preuve que nous avions pour nous d’excellentes armes.

— Avant d’aborder l’affaire qui m’amène ici, lui dis-je, je dois vous prévenir, M. Kyrle, que, malgré tous mes efforts pour être bref, le simple exposé des faits prendra nécessairement quelque temps.

— Mon temps, répondit-il, est à la disposition de miss Halcombe. Du moment où ses intérêts sont en jeu, je représente non plus seulement la fonction, mais la personne même de mon associé ; il m’a positivement demandé ceci, en cessant de prendre part à nos affaires communes.

— Puis-je savoir si M. Gilmore est en Angleterre ?

— Il n’y est point ; il réside en Allemagne avec ses parents. Sa santé est certainement meilleure ; mais l’époque de son retour est encore incertaine…

Tandis que nous échangions laconiquement ces quelques propos préliminaires, M. Kyrle avait cherché dans les papiers qu’il avait devant lui, et en retira, justement alors, une lettre cachetée. Je voyais qu’il allait me la passer ; mais changeant apparemment d’intention, il la plaça sur la table, un peu à l’écart, s’installa dans son fauteuil, attendit en silence ce que j’avais à lui dire.

Sans perdre un moment en préfaces quelconques, j’abordai mon récit et lui donnai pleine connaissance des événements qui ont déjà été relatés en ces pages.

Bien qu’il fût avocat jusqu’à la moelle des os, je lui fis perdre ce beau sang-froid qui est l’apanage traditionnel de sa profession. Des expressions d’incrédulité et de surprise, qu’il ne pouvait pas réprimer, m’interrompirent à diverses fois, avant que j’eusse fini. Je persévérai cependant jusqu’au bout, et, lorsque j’y fus parvenu, je lui posai hardiment la question la plus essentielle de toutes.

— Quelle est votre opinion, monsieur Kyrle ?…

Il était trop prudent pour s’aventurer à répondre sans prendre le temps, auparavant, de recouvrer pleine possession de lui-même.

— Avant de donner mon opinion, dit-il, je vous demande la permission de déblayer le terrain par quelques questions…

Et il posa, d’un ton soupçonneux, incrédule, ces questions qui, par leur aigre précision, me prouvèrent qu’il me croyait la victime d’une fraude ; et que même, si je ne lui eusse été adressé par miss Halcombe, il m’aurait volontiers soupçonné de chercher personnellement à organiser une habile mystification.

— Croyez-vous que j’aie dit la vérité, monsieur Kyrle ? lui demandai-je, quand il eut cessé de m’examiner.

— En tant qu’il s’agit de vos propres convictions, me répondit-il, j’en suis parfaitement sûr. J’ai la plus haute estime pour miss Halcombe ; j’ai dès lors toute raison de porter respect à un gentleman qu’elle choisit pour médiateur dans une affaire aussi délicate. J’irai même bien plus loin, si vous voulez : j’admettrai, pour mettre à la fois plus de courtoisie et de clarté dans la discussion, j’admettrai que l’identité de lady Glyde, comme personne vivante, est un fait complètement démontré pour miss Halcombe et pour vous ; mais vous venez me demander une opinion juridique. Comme avocat, et seulement comme avocat, je dois vous dire, monsieur Hartright, que vous n’avez pas l’ombre d’un droit.

— Vous formulez votre opinion, monsieur Kyrle, d’une manière bien absolue.

— Il ne dépendra pas de moi qu’elle ne vous devienne claire, au même degré. Les preuves de la mort de lady Glyde sont, d’après tout ce que l’on peut voir, parfaitement claires et suffisantes. Pour établir qu’elle est venue chez le comte Fosco, qu’elle y est tombée malade, et qu’elle y est morte, on a le témoignage de sa tante. Pour établir le décès, et montrer qu’il a eu lieu par suite de circonstances naturelles, on a le certificat du médecin. Enfin, on a le fait des funérailles, à Limmeridge, et l’assertion formelle inscrite sur sa tombe. Tel se présente l’ensemble des faits que vous voulez anéantir. Quelles preuves fournissez-vous à l’appui de votre déclaration que la personne morte et enterrée n’était point lady Glyde ? Parcourons les principaux points de votre exposé de faits, et voyons ce qu’ils valent. Miss Halcombe se rend dans un hospice particulier quelconque, et rencontre là une malade quelconque. On sait qu’une femme nommée Anne Catherick, ressemblant d’une manière frappante à lady Glyde, s’est échappée autrefois de cet hospice ; on sait que la personne admise là, au mois de juillet dernier, y a été reçue comme étant Anne Catherick, reprise et réintégrée ès-mains de ses gardiens ; on sait que le gentleman, qui l’a ramenée, a prévenu en même temps M. Fairlie, qu’entre autres symptômes de folie, Anne Catherick est possédée du désir de se faire passer pour la défunte nièce du propriétaire de Limmeridge-House ; on sait enfin qu’à l’hospice (où personne ne s’avisait de la croire) elle s’est donnée, à plusieurs reprises, pour lady Glyde. Dans tout ceci, rien que des faits. Qu’avez-vous à leur opposer ? La reconnaissance de cette femme par miss Halcombe, reconnaissance que des événements ultérieurs invalident ou contredisent. En effet, est-ce que miss Halcombe atteste l’identité de sa sœur par-devant le propriétaire de l’hospice, aussitôt qu’elle l’a reconnue, pour arriver ensuite, par des moyens légaux, à la tirer de sa captivité ? Nullement : elle soudoie en secret une des gardiennes, qui se charge de faire évader la prisonnière. Quand celle-ci a recouvré sa liberté, par ce moyen équivoque et irrégulier, quand elle est conduite à M. Fairlie, est-ce que celui-ci la reconnaît ? Est-il du moins ébranlé, un moment, dans ses convictions relativement à la mort de sa nièce ? En aucune façon ; les domestiques la reconnaissent-ils ? pas davantage. La garde-t-on dans le voisinage pour affirmer elle-même sa propre identité ; — pour lui faire subir des épreuves ultérieures ? Nullement : on l’emmène à Londres en secret. Sur ces entrefaites, vous l’avez aussi reconnue, vous ; — mais vous n’êtes pas un de ses parents, nous n’êtes pas même un ancien ami de sa famille. Le témoignage contraire des domestiques fait équilibre au vôtre, de même que celui de M. Fairlie annule celui de miss Halcombe. Quant à la soi-disant lady Glyde, elle trouve un contradicteur puissant en elle-même. Ne déclare-t-elle pas, en effet, qu’elle a couché à Londres, dans une maison désignée par elle ? Et il résulte de votre propre témoignage qu’elle n’a pas même approché de cette maison ; vous admettez, en outre, que sa situation d’esprit vous empêche de la produire, n’importe où ; vous refusez de la soumettre aux investigations nécessaires, pour que sa parole même fasse valoir ses droits. Je passe, afin d’économiser le temps, sur les adminicules secondaires des deux parts ; et je vous demande, si ce procès doit s’engager maintenant devant un tribunal, — devant le jury tenu d’accepter les faits selon leur apparence plus ou moins raisonnable, — je vous le demande, où sont vos preuves ?…

Je dus attendre un instant et me recueillir avant de lui répondre. C’était la première fois que l’histoire de Laura et l’histoire de Marian m’apparaissaient ainsi, au point de vue d’une personne étrangère, la première fois que les obstacles jetés en travers de notre route se montraient sous leur véritable aspect.

— On ne saurait douter, dis-je, que les faits, tels que vous venez de les exposer, semblent militer contre nous…

— Mais vous pensez que, bien expliqués, ces faits disparaîtront, interrompit M. Kyrle. Laissez-moi-vous faire profiter, à cet égard, du résultat de mon expérience. Quand un jury anglais est appelé à choisir entre un simple fait, s’offrant à la superficie des choses, et une longue explication cachée dans leur profondeur, il préfère invariablement le fait tout simple au commentaire compliqué. Lady Glyde, par exemple (j’appelle ainsi, par simple forme de raisonnement, la dame au nom de laquelle vous venez), lady Glyde déclare qu’elle a passé la nuit dans telle maison, et il est prouvé qu’au fait et au prendre, elle n’y a pas couché. Vous expliquez cette circonstance en décrivant l’état particulier de son esprit, et en tirant de là une conclusion métaphysique plus ou moins subtile. Je ne dis point que cette conclusion soit erronée ; je dis simplement que le jury aimera mieux s’en tenir à ce fait, qu’elle s’est contredite, plutôt que d’entrer dans aucun des arguments par lesquels vous essayerez d’expliquer cette contradiction.

— Mais n’est-il pas possible, repris-je avec insistance, qu’à force de patience et de zèle, on se procure un supplément de preuves ? Miss Halcombe et moi nous possédons quelques centaines de livres sterling…

Il me regardait avec une pitié à moitié contenue, et secouant la tête :

— Monsieur Hartright, me dit-il, réfléchissez là-dessus, même à votre point de vue. Si vous avez bien jugé sir Percival Glyde et le comte Fosco (ce que je suis loin d’admettre, prenez-y bien garde !) toutes les difficultés imaginables vous seraient suscitées, quand vous entreprendriez cette enquête nouvelle. On élèverait devant vous tous les obstacles que peut fournir la chicane ; on contesterait systématiquement chaque point du procès ; — et quand, avec le temps, nous aurions dépensé, non pas des centaines, mais des milliers de livres, le résultat final, suivant toute probabilité, serait contre nous. Les questions d’identité, quand elles se rattachent à des phénomènes de ressemblance personnelle, sont, en elles-mêmes, les plus difficiles à vider, — les plus difficiles, alors même qu’il ne s’y mêle aucune des complications dont se montre entouré le cas que nous discutons en ce moment. Je ne vois, en réalité, aucune chance d’éclaircir, d’une manière quelconque, cette affaire si bizarre. Même en supposant que la personne enterrée dans le cimetière de Limmeridge ne soit véritablement pas lady Glyde, vous établissez vous-même que, de son vivant, il existait entre elles une ressemblance extraordinaire. Nous ne gagnerions donc rien à obtenir les autorisations nécessaires pour la faire exhumer. Somme toute, monsieur Hartright, il n’y a pas là, réellement, matière à procès…

Résolu que j’étais à croire le contraire, je maintins la position, et, de nouveau, Je fis appel à ses lumières… — N’est-il pas d’autres preuves que nous pourrions produire, lui demandai-je, indépendamment de celles qui établissent l’identité ?

— Pas dans votre situation particulière, me répondit-il. La plus simple et la plus certaine de toutes, la preuve par comparaison de dates, est, à ce que je comprends, hors de votre portée… Ah ! si vous pouviez démontrer que la date mentionnée dans le certificat du médecin, et la date du voyage de Lady Glyde à Londres sont en désaccord absolu, les choses prendraient un aspect tout à fait différent, et je serais le premier à vous dire : Marchons en avant !

— Cette date, monsieur Kyrle, pourrait bien encore se retrouver.

— Soit ; quand elle « sera » trouvée, monsieur Hartright, vous aurez alors ce que j’appelle une matière à procès. Si d’ores et déjà vous entrevoyez une perspective quelconque d’en arriver là… faites-la-moi connaître, et nous verrons si j’ai quelques conseils à vous donner…

Je me mis à réfléchir. La femme de charge ne pouvait nous fournir cette date ; Laura ne le pouvait pas non plus, et Marian pas davantage. Selon toute probabilité, les seules personnes, qui la connussent parfaitement, étaient sir Percival et le comte.

J’exprimai naïvement cette pensée, et alors, pour la première fois, la physionomie calme et attentive de M. Kyrle s’éclaira d’un léger sourire.

— D’après l’opinion que vous avez sur la conduite de ces deux gentlemen, me dit-il, vous ne vous attendez pas, je présume, à trouver de leur côté beaucoup d’appui ? S’ils se sont associés dans ce complot en vue d’un bénéfice considérable, il n’est pas à croire qu’ils veuillent bien avouer le fait.

— Non, mais ils peuvent être forcés à le reconnaître.

— Et par qui ?

— Par moi…

Nous nous levâmes en même temps et du même mouvement. Il me regardait au visage, laissant voir plus d’intérêt qu’il ne m’en avait encore témoigné. Je pus constater, à son air, que je l’avais rendu quelque peu perplexe.

— Vous êtes étrangement résolu, me dit-il. Sans nul doute, vous avez, pour toutes ces démarches, un motif personnel que je n’ai point à scruter. Si, dans l’avenir, un procès en règle peut être institué, je vous aiderai de mon mieux ; c’est tout ce que je puis vous dire. Je dois vous avertir, en même temps, — les questions d’argent se mêlant toujours aux questions légales, — que je vois peu d’espérance, si même vous parveniez à établir le fait de l’existence de lady Glyde, que sa fortune lui soit jamais rendue. L’étranger quitterait probablement le pays sans attendre le commencement des procédures. Quant à sir Percival, ses embarras sont assez nombreux, assez pressants, pour qu’il lui soit loisible de transférer en vingt-quatre heures tout ce qu’il possède à ses créanciers. Vous devez naturellement savoir que…

Je ne le laissai pas achever.

— Je vous en supplie, lui dis-je, ne discutons pas les affaires de lady Glyde. Je n’en ai jamais rien su autrefois, et n’en veux rien savoir aujourd’hui, — si ce n’est que sa fortune est perdue. En présumant que j’ai des motifs personnels pour agir dans cette affaire, vous êtes tout à fait dans le vrai. Je désire que ces motifs soient toujours aussi désintéressés qu’ils le sont actuellement…

Il voulut m’interrompre et s’expliquer. Mais j’étais, je suppose, animé par l’idée qu’il avait pu me soupçonner ; et je continuai un peu brusquement, sans prêter l’oreille à ses excuses :

— Dans le service que je compte rendre à lady Glyde, lui dis-je, il n’entrera ni un motif d’argent ni une pensée d’intérêt personnel. Elle a été repoussée comme une étrangère de la maison dans laquelle elle était née ; — un mensonge qui la dit morte a été solennellement inscrit sur la tombe de sa mère ; et il existe deux hommes, impunis jusqu’ici, qui doivent être tenus pour responsables de tous ces faits. Eh bien ! la maison dont je parlais se rouvrira pour la recevoir, en présence de tous ceux qui ont suivi jusqu’au cimetière les funérailles trompeuses ; le mensonge sera publiquement effacé de la pierre funéraire, avec autorisation du chef de la famille ; et puisque la justice qui siège dans les tribunaux n’a pas d’action sur les deux artisans de tant de fraudes, c’est moi qui leur demanderai compte de leur crime. J’ai consacré ma vie à ce but, et si Dieu me la conserve, tout seul que vous me voyez, ici, je saurai l’atteindre…

Il recula de quelques pas vers sa table, et garda le silence. Sa physionomie indiquait clairement qu’il croyait ma raison entièrement dominée par les illusions que je me faisais, et qu’il regardait comme totalement inutile de me donner d’autres avis.

— Nous conservons chacun notre opinion, monsieur Kyrle, repris-je. Il faut bien attendre que l’avenir vienne donner raison à l’une ou à l’autre. D’ici là, je reste votre obligé pour l’attention que vous avez bien voulu accorder à mon exposé de faits. Vous m’avez montré clairement que la réparation légale est, dans toutes les acceptions du mot, au delà de nos moyens. Nous ne pouvons produire les preuves que la loi exige ; nous ne sommes pas assez riches pour payer les frais d’une instance légale. C’est déjà quelque chose que de savoir, là-dessus, à quoi s’en tenir…

Après m’être incliné, je me dirigeai vers la porte. Il me rappela, et me remit la lettre que je l’avais vu poser sur la table, à l’écart des autres papiers, dès le commencement de notre conférence.

— Ceci, dit-il, m’est arrivé par la poste, il y a quelques jours. Vous aurez peut-être la bonté de le remettre à qui de droit. Veuillez dire, en même temps, à miss Halcombe mes regrets sincères de n’avoir pu jusqu’à présent l’aider que de mes conseils ; — et encore ces conseils, je le crains, lui seront-ils aussi peu agréables qu’à vous ?…

J’avais jeté les yeux sur la lettre, tandis qu’il parlait ainsi. Elle était adressée « à miss Halcombe, aux soins de MM. Gilmore et Kyrle, Chancery Lane. » L’écriture m’était tout à fait inconnue.

En sortant, je posai une dernière question : — Sauriez-vous par hasard, dis-je, si sir Percival Glyde est encore à Paris ?

— Il est revenu à Londres, répondit M. Kyrle ; du moins l’ai-je entendu dire ainsi par son « solicitor », que je rencontrai pas plus tard qu’hier…

Sur cette réponse, je le quittai.

Au sortir de l’étude, la première précaution à prendre était de ne pas attirer l’attention en affectant de regarder autour de moi. Je marchai sans retourner la tête dans la direction du plus solitaire de ces grands squares que l’on trouve au nord de Holborn ; là, je m’arrêtai tout à coup, dans un endroit d’où mon regard embrassait un large rayon de terrains découverts.

À l’angle du square se tenaient deux hommes qui venaient aussi de s’arrêter et causaient ensemble. Après un moment de réflexion, je revins sur mes pas, de manière à passer près d’eux. Comme j’approchais, l’un se mit en marche et tourna le coin qui, du square, menait à la rue que j’allais prendre. L’autre demeura sur place. Je le regardai en passant, et reconnus, à l’instant même, un des hommes qui jadis m’espionnaient, avant mon départ pour l’Amérique.

Si j’eusse été libre de m’abandonner à mes instincts, j’aurais débuté par adresser la parole à cet homme, et fini par lui tomber dessus. Mais j’étais astreint à peser les conséquences de chaque démarche. Me mettre une seule fois publiquement dans mon tort, c’était fournir contre moi des armes à sir Percival. Nulle autre alternative que d’opposer la ruse à la ruse. Je descendis la rue par laquelle le second de ces individus avait disparu, et je passai devant lui, le laissant embusqué sous une porte.

Il m’était tout à fait inconnu ; et je saisis avec empressement cette occasion de noter son aspect général, en vue des poursuites dont, à l’avenir, je pourrais être l’objet. Cela fait, je continuai à marcher dans la direction du nord jusqu’à ce que j’eusse atteint New-Road. Là, j’inclinai vers l’ouest (les deux hommes me suivant toujours) et, dans un endroit où je me savais à petite distance d’une station de cabriolets, j’attendis qu’une de ces voitures légères, vide et attelée d’un bon cheval, vînt à passer devant moi. En peu de minutes, mon désir à cet égard fut exaucé. Je sautai dans le cab, et enjoignis au cocher de pousser vivement vers Hyde-Park. Mes espions n’avaient pas sous la main un second équipage aussi leste. Je les vis s’élancer de l’autre côté de la route, pour me suivre à la course, jusqu’à ce qu’ils rencontrassent ou un cabriolet ou une station. Mais j’avais de l’avance sur eux, et, lorsque, pour descendre, j’arrêtai le cocher, personne n’était en vue. Je traversai Hyde-Park, et m’assurai, en rase campagne, que j’avais déjoué la surveillance dont j’étais l’objet. Je ne rentrai cependant au logis que beaucoup plus tard, et seulement lorsque l’obscurité se fut faite.

Marian m’attendait, seule dans le petit salon. Elle avait persuadé à Laura d’aller dormir, en lui promettant de me montrer, dès mon retour, le dessin avec lequel je l’avais laissée aux prises. Cette pauvre petite esquisse, vague et sans éclat, — si peu de chose en elle-même, si touchante par les idées qui s’y rattachaient, — avait été étayée avec soin sur la table, au moyen de deux gros volumes, et placée de manière à recevoir, le plus avantageusement possible, les rayons de la bougie unique à laquelle nous nous réduisions alors. Je m’assis pour regarder ce dessin, et pour raconter tout bas à Marian ce qui était arrivé. La cloison qui nous séparait de la chambre voisine était si peu épaisse, que nous distinguions presque la respiration de Laura, et que nous l’eussions nécessairement réveillée en parlant à voix haute.

Marian garda son calme ordinaire pendant que je lui racontais mon entrevue avec M. Kyrle. Mais son visage changea, lorsque ensuite je lui parlai des deux hommes qui m’avaient suivi, au sortir des bureaux de l’avocat, et surtout quand je lui annonçai comment j’avais découvert le retour de sir Percival.

— Mauvaises nouvelles, Walter, me dit-elle ; les pires que vous pussiez rapporter. Avez-vous quelque chose à m’apprendre ?

— J’ai quelque chose à vous remettre, lui répondis-je en lui passant la lettre que M. Kyrle avait confiée à mes soins.

Elle jeta un coup d’œil sur l’adresse, et reconnut immédiatement l’écriture.

— Vous connaissez votre correspondant ? lui demandai-je.

— Je ne le connais que trop, répondit-elle. Mon correspondant est le comte Fosco…

Tout en parlant, elle décachetait la lettre. Tandis qu’elle en prenait lecture, le sang lui monta aux joues, et ses yeux brillaient d’indignation lorsqu’elle me la passa pour que j’en prisse à mon tour connaissance.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Obéissant à un honorable sentiment d’admiration, — honorable pour moi comme pour vous ; — je vous écris, magnifique Marian, dans l’intérêt de votre repos, et pour vous adresser simplement deux paroles de consolation :

» Ne craignez rien !

» Mettez à profit l’admirable bon sens que vous tenez de la nature, et vivez désormais dans la retraite. Chère et admirable femme, n’appelez point sur vous une publicité périlleuse ! La résignation est sublime ; — résignez-vous ! La modeste tranquillité du foyer domestique offre des attraits éternellement nouveaux ; — sachez en jouir ! Les orages de la vie passent, désarmés, sur les tranquilles vallons de la solitude ; — habitez, chère lady, ces vallons retirés !

» Agissez ainsi, et je vous permets de ne rien craindre. Aucune infortune nouvelle ne viendra froisser votre sensibilité, — sensibilité qui m’est aussi précieuse que la mienne. Vous ne serez point molestée ; la belle compagne de votre retraite ne sera point poursuivie. Elle a trouvé, dans votre cœur, un asile nouveau. Asile inappréciable ! je le lui envie, et je l’y laisse.

» Un dernier mot d’avertissement affectueux, de prévoyance paternelle, — et je m’arrache au bonheur de vous parler ; je clos ces lignes ferventes.

» N’allez pas plus loin sur la route où vous êtes engagée ; ne compromettez aucun intérêt sérieux ; ne menacez personne ! Je vous en supplie, ne me forcez point à l’action, — moi, l’homme d’action par excellence, — lorsque je n’aspire qu’à rester passif et à restreindre, pour l’amour de vous, la vaste portée de mes facultés et de mes combinaisons. Si vous avez de téméraires amis, modérez leur déplorable ardeur. Si M. Hartright revient en Angleterre, n’ayez aucune communication avec lui ! Je marche sur la voie que je me suis faite, et où Percival me suit pas à pas. Le jour où M. Hartright se rencontrerait sur cette route, vous pouvez le regarder comme un homme perdu. »

Pour toute signature, au bas de cette lettre, il n’y avait qu’un F, entouré de paraphes efflorescents et compliqués. Je la jetai sur la table avec tout le mépris qu’elle m’inspirait.

— Il essaie de vous effrayer, dis-je ; signe bien certain que lui-même a peur…

Elle était trop véritablement femme pour traiter la lettre comme je le faisais. L’insolente familiarité du langage qu’on lui parlait, lui ôtait tout empire sur elle-même. D’un côté de la table à l’autre, elle me regardait, les mains crispées sur ses genoux ; et l’ancienne ardeur de son indomptable caractère revint se refléter sur ses joues animées, dans ses yeux étincelants :

— Walter ! me dit-elle, si jamais ces deux hommes sont à votre merci, et si vous êtes obligé d’épargner l’un d’eux, — ah ! par le ciel ! que ce ne soit pas le comte !

— Je conserverai sa lettre, Marian, pour aider à ma mémoire quand le jour sera venu…

Elle me regardait avec intention loger ce papier dans mon portefeuille.

— Quand le jour « sera » venu, répéta-t-elle. Pouvez-vous parler de l’avenir avec cette certitude ! — après ce que vous avez entendu dans le cabinet de M. Kyrle, après ce qui vous est arrivé aujourd’hui ?…

— Ce n’est pas d’aujourd’hui, Marian, que le temps compte pour moi. Je me suis borné aujourd’hui à solliciter un autre homme d’agir en ma faveur et à ma place mais je daterai, dorénavant, à partir de demain.

— Pourquoi demain ?

— Parce que, à partir de demain, je compte n’avoir d’autre agent que moi-même.

— Et que voulez-vous faire ?

— J’irai à Blackwater par le premier train, et j’espère être de retour le soir même.

— À Blackwater !

— Oui ! depuis que j’ai quitté M. Kyrle, j’ai eu tout le temps de réfléchir. Son opinion, sur un point, confirme la mienne. Nous devons persister jusqu’au bout à poursuivre la date du voyage de Laura. Le seul côté faible du complot, et, sans doute, l’unique chance de prouver qu’elle vit encore, tiennent ensemble à la découverte de cette date.

— Vous voulez sans doute dire, reprit Marian, une découverte qui vous permettrait d’établir que le départ de Laura, lorsqu’elle quitta Blackwater-Park, est postérieur à la date de sa mort, telle que la donne le certificat du médecin ?

— C’est cela ; c’est précisément cela.

— Et qui vous fait penser que ce départ ait été postérieur au décès ? Laura ne peut rien nous apprendre sur le temps qu’elle a passé à Londres.

— Non ; mais le directeur de l’hospice vous a dit qu’elle y avait été admise le 27 juillet. Je mets en doute que le comte Fosco ait pu la garder à Londres, et l’y tenir insensible à tout ce qui se passait autour d’elle, pendant un laps de temps qui dépasse une nuit ; Dans cette hypothèse, elle a dû partir le 26, et par conséquent arriver à Londres un jour après la date que le certificat du docteur assigne à son décès. Établissons cette date, notre preuve est faite contre sir Percival et le comte.

— Oui, oui ! je vois, je me rends compte !… Mais comment nous procurer cette preuve ?

— Le récit de mistress Michelson m’a suggéré deux moyens qui peuvent être essayés pour cela. L’un d’eux est d’interroger le docteur, M. Dawson, qui doit bien savoir à quelle époque il a repris, après le départ de Laura, le cours de ses visites à Blackwater-Park. L’autre est de faire une enquête dans cette auberge où sir Percival s’est rendu tout seul, la nuit venue. Nous savons que son départ a suivi de quelques heures seulement celui de Laura ; nous pouvons donc arriver ainsi à vérifier la date en question. Dans tous les cas, l’essai vaut bien qu’on le tente, et je le ferai demain, j’y suis bien décidé.

— Et supposons qu’il échoue ?… Je vois tout en noir maintenant, Walter ; mais, les désappointements arrivant, vous me retrouverez optimiste ;… supposons que personne, à Blackwater, ne nous vienne en aide ?

— En ce cas, il y a deux hommes à Londres qui peuvent me prêter leur concours, et dont je l’obtiendrai bien certainement : — sir Percival et le comte. Les gens qui n’ont rien à se reprocher peuvent bien avoir oublié la date ; mais ils sont coupables, eux, et ils la savent. Si j’échoue partout ailleurs, je prétends arracher de force, aux conditions que je voudrai bien lui faire, l’aveu complet de l’un ou de l’autre…

À ces mots, tout ce que Marian avait en elle de ressentiment féminin lui monta au visage avec la rapidité de l’éclair.

— Commencez par le comte ! me dit-elle tout bas avec une ardeur singulière. Pour l’amour de moi, commencez par lui !

— Pour l’amour de Laura, lui répondis-je, nous devons commencer par ce qui nous offre le plus de chances de succès…

La rougeur de ses joues s’éteignit encore, et tristement elle secoua la tête :

— Oui, dit-elle, vous avez raison ; il était mesquin et misérable de parler comme je l’ai fait. Je m’essaie à la patience, Walter, et j’y réussis mieux que dans les temps où j’étais plus heureuse ; toutefois, il me reste quelque chose de mon impétuosité passée, et c’est surtout quand je songe au comte que je me sens dominée par ces instincts d’autrefois.

— Il aura son tour, lui dis-je ; mais, ne l’oubliez pas, nous ne sommes en possession, jusqu’à présent, d’aucun des points par lesquels son existence peut nous offrir quelque prise… Ici, je suspendis un instant mes paroles pour la laisser reprendre possession d’elle-même ; et alors, je prononçai les mots décisifs :

— Marian ! il y a dans la vie de sir Percival, un point que nous connaissons tous deux…

— C’est le secret, dont vous voulez parler ?

— Oui, c’est le secret. C’est par là seulement que nous avons la main sur lui. Je n’ai pas d’autre moyen pour l’arracher à la position qui fait sa force, pour le traîner au grand jour, lui et son infamie. Quoi que puisse avoir fait le comte, sir Percival a consenti au complot contre Laura par d’autres motifs que ceux de la cupidité. Vous l’avez entendu dire au comte qu’il croyait Laura maîtresse d’un secret dont la découverte le perdrait infailliblement ? Vous l’avez entendu dire que si le secret connu d’Anne Catherick venait à être révélé, c’en était fait de lui et de son avenir ?

— Oui ! oui ! j’ai entendu tout cela.

— Eh bien ! Marian, quand nos autres ressources nous auront manqué, je prétends arriver à la connaissance du secret. Je suis encore hanté, même aujourd’hui, par mon ancienne superstition. Je persiste à dire que la Femme en blanc exerce son influence encore vivante sur notre triple existence. Le but est marqué ; le but nous attire, et, du tombeau où elle repose, Anne Catherick continue à nous montrer le chemin…


V


Le récit de mes premières campagnes dans le Hampshire ne nous arrêtera pas longtemps.

Mon départ de Londres avait eu lieu d’assez bonne heure pour me permettre d’arriver chez M. Dawson dans le cours de la matinée. Notre conférence, du moins en ce qui touchait l’objet particulier de ma visite, n’eut aucun résultat dont je dusse me satisfaire.

Les livres de M. Dawson mentionnaient très-certainement la reprise de ses visites à miss Halcombe ; mais nous ne pouvions remonter de cette date à celle du départ de Laura sans être aidés pour ce calcul par mistress Michelson, que je savais hors d’état de nous prêter cette assistance. Elle ne pouvait pas dire de souvenir (et qui le peut, du reste, en pareille circonstance ?) combien de jours au juste s’étaient écoulés entre le retour du docteur auprès de sa malade et le départ antérieur de lady Glyde. Elle était bien à peu près certaine d’avoir fait connaître ce départ à miss Halcombe, le lendemain du jour où il avait eu lieu, mais elle n’était pas plus en état de fixer la date de cette communication que de préciser celle du jour précédent où lady Glyde était partie pour Londres. Elle ne pouvait non plus, même avec une exactitude approximative, calculer le temps qui s’était écoulé depuis le départ de sa maîtresse jusqu’au moment où était arrivée la lettre sans date de madame Fosco. Enfin, comme pour compléter cette série de difficultés, le docteur lui-même, s’étant trouvé malade à cette époque, avait omis de mentionner, comme à l’ordinaire, le jour de la semaine et du mois où le jardinier de Blackwater-Park était venu lui rendre le message de mistress Michelson.

Désespérant de trouver assistance chez M. Dawson, je résolus d’essayer ensuite si je pourrais établir, d’une manière certaine, la date de l’arrivée de sir Percival à Knowlesbury.

On eût dit une fatalité ! Lorsque j’arrivai à Knowlesbury, je trouvai l’auberge fermée. Sur ses murailles, de tous côtés, étaient apposées des affiches qui annonçaient sa vente prochaine. Depuis l’ouverture du chemin de fer, me dit-on, la spéculation était devenue mauvaise. Le nouvel hôtel de la station avait peu à peu absorbé la clientèle, et l’ancienne auberge (que nous savions être celle où sir Percival était descendu) se trouvait déjà fermée depuis environ deux mois. Le propriétaire avait quitté la ville, emportant tout ce qu’il possédait au monde, et je ne pus obtenir de personne des renseignements un peu précis sur ce qu’il était devenu. Quatre individus auxquels je m’adressai successivement me donnèrent quatre explications différentes sur ses plans et projets, au moment où il était parti de Knowlesbury.

J’avais encore quelques heures de reste, avant que le dernier train partît pour Londres, et, dans un cabriolet pris à la station de Knowlesbury, je revins à Blackwater-Park, me proposant de questionner le jardinier, ainsi que l’homme chargé de la « lodge ». S’ils se trouvaient, eux aussi, hors d’état de me renseigner, j’étais pour le moment au bout de mes ressources, et n’avais plus qu’à retourner en ville.

À un mille environ du parc, je renvoyai le cabriolet, et d’après les indications que je m’étais fait donner par le cocher, je marchai seul dans la direction du château.

Au moment où je débouchais sur la grande route en quittant le sentier, je vis un homme, ayant un sac de nuit à la main, et qui, d’un pas rapide, me précédait vers la « lodge ». Il était de petite taille ; ses vêtements noirs semblaient tant soit peu râpés, et il portait un chapeau à bords remarquablement larges. Autant qu’il était possible d’en juger, je crus discerner en lui quelque clerc de procureur, et je fis halte immédiatement pour laisser plus de distance entre lui et moi. Il ne m’avait pas entendu, et se perdit dans l’éloignement sans avoir regardé en arrière. Lorsque moi-même, quelque temps après, je franchis les portes de l’enclos, mes yeux le cherchèrent en vain ; — bien évidemment il était entré au château.

Il y avait deux femmes dans la « lodge ». L’une d’elles était âgée ; je reconnus de suite l’autre d’après la description que Marian m’avait faite d’elle, et je vis que j’avais affaire à Margaret Porcher.

Je demandai d’abord si sir Percival résidait pour le moment au château, et comme on me dit que non, je m’informai ensuite de l’époque à laquelle il l’avait quitté. Ni l’une ni l’autre des deux femmes ne trouva autre chose à répondre, si ce n’est qu’il était parti dans le courant de l’été. De Margaret Porcher, je ne pouvais rien tirer, si ce n’est des sourires hébétés qu’elle m’adressait en secouant la tête. La vieille femme était un peu plus intelligente ; et je l’amenai, avec quelque effort, à me parler du départ de sir Percival et de la subite alarme qui en avait été cause. Elle se rappelait fort bien que son maître l’avait réveillée en sursaut, au milieu de la nuit ; elle se rappelait aussi que ses blasphèmes l’avaient effrayée ; — mais la date à laquelle tout ceci était arrivé (la pauvre femme en convenait honnêtement), cette date était « bien au-dessus d’elle. »

En quittant la « lodge », je vis le jardinier qui travaillait à peu de distance. Au premier abord, quand je lui parlai, cet homme parut m’envisager avec une certaine méfiance ; mais en mettant en avant le nom de mistress Michelson, et moyennant une allusion polie à lui-même, je l’engageai assez vite dans la conversation. Il est inutile de raconter ce qui se passa entre nous ; cette nouvelle tentative, pour retrouver la date perdue, ne réussit pas mieux que les autres. Le jardinier se rappelait que son maître était parti en voiture, pendant la nuit « à un certain moment du mois de juillet, dans la dernière quinzaine ou les derniers dix jours du mois ; » — il n’en savait pas davantage.

Pendant que nous causions, j’aperçus l’homme noir, au grand chapeau, qui sortait de la maison, et s’arrêtait, à quelque distance pour nous observer.

Déjà quelques soupçons m’avaient traversé l’esprit, touchant la mission de cet homme à Blackwater-Park. Ces soupçons augmentèrent maintenant, le jardinier n’ayant pas pu (ou voulu) me dire qui était ce personnage ; et je résolus d’éclairer un peu ma route, si je le pouvais, en l’abordant. La plus simple question à lui faire, en ma qualité d’étranger, était de m’informer si les curieux étaient admis à visiter le château. Je me dirigeai aussitôt vers lui, et l’interpellai par ces paroles.

Sa physionomie et son attitude ne me laissèrent pas douter qu’il ne sût à qui il avait affaire, et je vis aussi qu’il se proposait de m’irriter, de susciter une querelle entre nous. Sa première réponse eût été assez insolente pour amener ce résultat, si elle m’avait trouvé moins fermement résolu à me contenir. Moyennant ce, je lui opposai la plus imperturbable politesse. Je m’excusai de mon involontaire « indiscrétion » (qu’il appelait, lui, « un délit »), et je quittai le domaine. Mes idées, à ce sujet, étaient parfaitement exactes. Reconnu au moment où je sortais de l’étude de M. Kyrle, ma présence à Londres avait été, bien évidemment, signalée à sir Percival, et on avait dépêché l’homme noir au château, en prévision des recherches que, sans nul doute, j’y viendrais faire, là ou dans le voisinage. Si je lui avais donné la plus petite chance de former contre moi une plainte légale quelconque, l’intervention de la magistrature locale aurait servi, sans nul doute, à paralyser provisoirement mes démarches et à me séparer, au moins pour quelque temps, de Marian et de Laura.

Je m’attendais à être guetté sur le chemin de Blackwater-Park à la station, exactement comme j’avais été guetté à Londres, le jour précédent. Mais je ne pus découvrir si réellement on me suivit ou non. Peut-être l’homme noir avait à sa disposition des moyens de surveillance que j’ignorais, — mais certainement il demeura invisible pour moi, aussi bien pendant mon voyage à la station que le soir, à Londres, quand je débarquai dans la gare. Je regagnai à pied notre domicile, prenant soin, avant de frapper à la porte, de passer par la rue la plus déserte des environs, où plusieurs fois je m’arrêtai soudainement pour regarder derrière moi, dans l’espace libre. C’est au sein de l’Amérique centrale que j’avais appris à me servir de ce stratagème contre les trahisons dont on se croit menacé ; et maintenant je l’employais de nouveau dans le même but, mais avec des précautions plus grandes encore, au cœur de la métropole civilisée.

Pendant mon absence, rien n’était arrivé dont Marian pût s’effrayer. Elle me pressa de questions sur l’issue de mon entreprise. Quand je lui dis ce qui en était, elle ne put cacher la surprise que lui causait l’indifférence avec laquelle je parlais des échecs successifs qu’avaient amenés jusque-là toutes mes investigations.

Le fait est que le mauvais résultat de mon enquête ne m’avait nullement abattu. C’est uniquement par devoir que je l’avais tentée et, dans le fond, je n’en attendais rien. Les dispositions de mon esprit étaient telles, à ce moment, que je trouvais une sorte de soulagement à voir la lutte, circonscrite maintenant entre moi et sir Percival Glyde, devenir une simple question de force relative. À mes autres mobiles, infiniment meilleurs, s’était toujours mêlé un âpre besoin de vengeance ; et j’avoue que c’était une joie pour moi, de penser que le plus sûr moyen, — l’unique moyen, — de servir les intérêts de Laura, était de tenir à ma discrétion le misérable qui l’avait épousée.

S’il me faut reconnaître que je n’avais pas la force de soustraire ma conduite à l’impulsion de ces instincts vindicatifs, je puis du moins, et en toute loyauté, me rendre d’autre part un témoignage favorable. Aucun vil calcul touchant les rapports que l’avenir pouvait amener entre Laura et moi, ou les concessions personnelles et secrètes que je pourrais arracher à sir Percival, si une fois je l’avais à ma merci, n’entra jamais dans ma pensée. Jamais je ne me dis à moi-même : — « Si je l’emporte, un des résultats de ma victoire sera de mettre son mari hors d’état de me l’enlever jamais. » Je ne pouvais ni l’envisager, elle, ni songer à l’avenir avec des idées de cet ordre. Les changements qui avaient fait d’elle, en quelque sorte, une autre Laura, désintéressaient mon amour et en faisaient une tendresse épurée, une sainte compassion, telles que son père et son frère eussent pu les ressentir. Dieu sait que mes espérances n’allaient jamais au delà du jour où elle serait complètement rendue à elle-même. La revoir forte et heureuse comme jadis, recevoir d’elle ses bons regards d’autrefois, l’entendre me parler comme autrefois, c’étaient là tous mes vœux, tout mon espoir.

Je ne trace pas ces lignes, absorbé dans une vaine contemplation de moi-même. Certains passages, dans ce récit, vont bientôt appeler le jugement d’autrui sur ma conduite. Il est juste, il est à propos qu’on ait d’avance mis en regard ce qu’il y a de meilleur et de pire en moi.

Dans la matinée qui suivit mon retour du Hampshire, j’emmenai Marian avec moi dans mon atelier, et là je lui soumis mon plan, tel que je l’avais mûri jusqu’alors, pour dominer, dans la vie de sir Percival, la seule position qu’on pût attaquer avec succès.

Il fallait avant tout, pour arriver jusqu’au secret, percer le mystère jusqu’alors impénétrable à tous et chacun de nous, le mystère de la Femme en blanc. Et maintenant, on pouvait essayer d’éclaircir ce dernier, en obtenant le concours de la mère d’Anne Catherick. Or, nous n’avions aucun moyen d’amener mistress Catherick à parler ou agir en cette matière, à moins que je ne parvinsse à découvrir, avant tout, tels ou tels détails de résidence ou de famille que mistress Clements pouvait seule me fournir. Après y avoir bien songé, je me tenais pour certain de ne pouvoir commencer la nouvelle enquête qu’après m’être mis en communication avec la fidèle amie et protectrice d’Anne Catherick.

La première difficulté, dès lors, était de trouver mistress Clements.

Marian, avec son habituelle promptitude d’esprit, me fournit l’expédient qui devait m’amener à ce résultat par la voie la plus simple et la meilleure. Elle me proposa d’écrire à la petite ferme voisine de Limmeridge (Todd’s-Corner, celle dont il a déjà été question), pour s’informer si, dans le courant de ces derniers mois, mistress Clements avait donné de ses nouvelles à mistress Todd. Personne de nous ne pouvait dire comment on avait séparé mistress Clements de sa malheureuse protégée ; mais, après cette séparation, l’idée avait dû nécessairement venir à mistress Clements de chercher la jeune femme égarée et de s’enquérir d’elle, principalement dans le pays pour lequel on lui savait une préférence marquée, savoir les environs de Limmeridge. Je compris aussitôt que la proposition de Marian nous offrait une perspective de succès ; et, en conséquence, par le courrier de ce jour-là même, elle écrivit à mistress Todd.

En attendant que la réponse arrivât, je me fis donner par Marian, tous les détails qu’elle avait pu se procurer elle-même sur l’origine de sir Percival, et la manière dont il avait débuté dans la vie. Elle ne pouvait parler de tout ceci que par ouï-dire, mais elle avait toute raison de croire vrais les détails, en petit nombre, qu’elle me communiqua sans réserve.

Sir Percival était fils unique. Son père, sir Félix Glyde, avait été victime, dès sa naissance, d’un accident affreux, par suite duquel il était resté à jamais difforme. Aussi, sa jeunesse s’était-elle écoulée dans un isolement presque absolu. N’ayant d’autre jouissance que l’étude de l’art musical, il finit par épouser une personne dont les goûts étaient semblables aux siens, et qui passait pour une musicienne accomplie. Il hérita, jeune encore, du domaine de Blackwater. Ni lui, ni sa femme, quand ils eurent pris possession, ne firent la moindre avance à la société du voisinage ; et personne ne tenta de leur faire abdiquer leur réserve habituelle, à une seule exception près, vraiment désastreuse, — celle du recteur de la paroisse.

Ce recteur était de la pire espèce parmi ceux qui font le mal sans le vouloir ; — il péchait par excès de zèle. Ayant ouï dire que sir Félix avait quitté l’Université avec la réputation d’être, à peu de chose près, un révolutionnaire en politique, et un incroyant en matière religieuse, il en avait conclu, le plus consciencieusement du monde, que son devoir, rigoureusement obligatoire, le forçait à sommer le seigneur du château de venir à l’église, écouter l’exposé des saintes doctrines. Sir Félix ressentit vivement l’intervention bien intentionnée, mais maladroite, du fonctionnaire ecclésiastique ; il y répondit par des insultes si brutales et si peu dissimulées que les familles des environs lui manifestèrent, par lettres, l’indignation qu’il leur faisait éprouver ; les tenanciers eux-mêmes du domaine de Blackwater exprimèrent leur mécontentement aussi fortement qu’ils l’osèrent. Le « baronet », qui n’avait aucune espèce de goût pour la campagne, aucun attachement pour le domaine ou pour n’importe lequel de ceux qui l’habitaient, déclara que la société de Blackwater n’aurait pas une seconde occasion de le tracasser, et, à partir de ce moment, il quitta sa résidence.

Après un court séjour à Londres, sa femme et lui partirent pour le continent, d’où jamais ils ne revinrent en Angleterre : ils passaient en France une partie de leur temps, et le reste en Allemagne, — se maintenant en cette retraite rigoureuse que le sentiment morbide de sa difformité personnelle avait toujours rendue nécessaire à sir Félix. Leur fils Percival, né à l’étranger, y avait été élevé par des instituteurs particuliers. Il avait commencé par perdre sa mère. Peu d’années après elle, en 1825 ou 1826, sir Félix était mort à son tour. Une ou deux fois avant cette époque, sir Percival était venu en Angleterre, mais seulement comme un jeune homme dont l’éducation s’achève ; et ses relations avec feu M. Fairlie n’avaient commencé que postérieurement à la mort de son père. Elles furent bientôt très-intimes, encore que sir Percival, dans ce temps-là, ne vînt à peu près jamais à Limmeridge-House. M. Frederick Fairlie avait pu le rencontrer une ou deux fois dans la société de son frère Philip ; mais, ni à cette époque ni à aucune autre, il ne l’avait beaucoup connu. Le seul ami véritablement intime, que sir Percival eût dans la famille Fairlie, était donc le père de Laura.

Tels furent tous les détails que je pus obtenir de Marian. Ils ne me fournissaient rien d’utile à mon projet actuel, mais j’en pris soigneusement note pour la cas où, dans l’avenir, ils me deviendraient plus essentiels.

La réponse de mistress Todd (adressée, d’après notre désir, à un bureau de poste assez éloigné de nous) était arrivée à destination quand je me présentai pour la retirer. Les chances qui jusqu’alors avaient toujours tourné contre nous, nous devinrent favorables à partir de ce moment. La lettre de mistress Todd renfermait le premier article des renseignements après lesquels nous courions.

Mistress Clements, paraît-il (ainsi que nous l’avions conjecturé), avait en effet écrit à Todd’s-Corner ; d’abord, pour demander pardon du peu de cérémonie qu’elle avait mis, ainsi qu’Anne, à quitter leurs amis de la ferme (le lendemain du jour où j’eus rencontré la Femme en blanc dans le cimetière de Limmeridge) ; puis pour informer mistress Todd qu’Anne venait encore de disparaître, et la supplier de faire faire des recherches dans les environs, attendu que la pauvre égarée avait fort bien pu revenir du côté de Limmeridge. En formulant cette requête, mistress Clements avait eu soin d’y joindre une adresse à laquelle, en tout état de cause, on était sûr de pouvoir utilement la réclamer ; cette adresse, mistress Todd la faisait passer à Marian. Elle indiquait une maison de Londres située à une demi-heure de marche de celle que nous habitions nous-mêmes.

J’étais donc décidé (qu’on me passe cette expression proverbiale), à « ne pas laisser croître l’herbe sous mes pieds. » Dès le lendemain, je partis pour me procurer une entrevue avec mistress Clements. Ce fut mon premier pas en avant dans l’investigation qui débutait. Ici commence le récit de la tentative désespérée à laquelle, désormais, je m’étais voué.


VI


L’adresse envoyée par mistress Todd me conduisit à une maison garnie, située dans une rue de bon aspect, près de Gray’s-Inn-Road.

Quand j’eus frappé, la porte me fut ouverte par mistress Clements en personne. Elle ne paraissait point se souvenir de moi, et me demanda ce qui m’amenait. Je lui rappelai notre rencontre dans le cimetière de Limmeridge, à l’issue de ma conférence avec la Femme en blanc, prenant un soin tout spécial de lui remettre en mémoire que, suivant la déclaration d’Anne Catherick elle-même, j’étais celui qui l’avait aidée, après son évasion de l’hospice, à se dérober aux gens qui la poursuivaient. C’était là mon seul titre à la confiance de mistress Clements. Dès mes premières paroles, elle se rappela les souvenirs que l’invoquais, et me fit entrer dans le salon, très-préoccupée de savoir si je lui apportais quelques nouvelles d’Anne Catherick.

Il m’était impossible de lui dire toute la vérité sans entrer en même temps, au sujet du complot, dans des détails qu’il eût été dangereux de confier à un étranger. Je ne pouvais donc que m’abstenir très-soigneusement d’éveiller en elle de trompeuses espérances, et lui expliquer ensuite que ma visite avait pour objet de découvrir à qui on devait réellement demander compte de la disparition d’Anne Catherick. J’ajoutai même, de façon à éviter pour l’avenir tout reproche de ma propre conscience, que je n’avais pas la moindre espérance de pouvoir la retrouver jamais ; que probablement nous ne la reverrions plus, vivante ; et que, dans cette affaire, j’avais surtout à cœur de provoquer la punition des deux hommes que je soupçonnais de s’être entendus pour la faire tomber dans un piége, et qui, de plus, m’avaient causé un tort grave, ainsi qu’à certaines personnes de mes amies. Moyennant cette explication, je laissais à mistress Clements le soin de décider si, malgré la différence de nos motifs, notre intérêt n’était pas le même ; et si elle voyait quelque inconvénient à servir mes projets en me donnant, pour faciliter mes recherches, toutes les informations dont elle pouvait disposer.

La pauvre femme, tout d’abord, se trouva trop émue, trop agitée pour comprendre parfaitement ce que je lui disais. Elle m’assurait seulement qu’en retour des bontés que j’avais eues pour Anne Catherick, elle était toute disposée à ne me rien celer de ce qu’elle savait. Mais elle ajoutait que n’ayant pas l’esprit très-prompt, ni l’habitude de parler à des personnes étrangères, elle me serait obligée de la mettre en bon chemin, et lui dire par où je souhaitais qu’elle commençât.

Sachant d’expérience que le récit le plus clair à tirer de personnes peu habituées à classer leurs idées, est celui qui remonte assez loin pour leur épargner l’embarras de revenir, dans le cours de la narration, sur des événements antérieurs à ceux qu’elle embrasse, je demandai à mistress Clements de me raconter, tout d’abord, ce qui avait suivi son départ de Limmeridge ; et à partir de là, par des questions serrées et pressantes, je l’amenai, de point en point, jusqu’à l’époque où Anne avait disparu.

Voici, en substance, les informations que je pus recueillir ainsi :

En quittant la ferme de Todd’s-Corner, mistress Clements et Anne avaient poussé, le même jour, jusqu’à Derby, où elles étaient restées à peu près une semaine, à cause de la situation où se trouvait Anne. Elles étaient ensuite parties pour Londres, où elles habitèrent alors, pendant un mois environ, le logement occupé par mistress Clements : des circonstances sans intérêt, relatives à la maison et à son propriétaire, les obligèrent ensuite de changer de résidence. La peur qu’avait Anne d’être découverte, soit à Londres, soit aux environs, chaque fois qu’elle se hasardait à sortir, avait peu à peu gagné mistress Clements ; elle se décida, en conséquence, à se retirer dans l’un des endroits les plus écartés de l’Angleterre, la petite ville de Grimsby, dans le Lincolnshire, où feu son mari avait passé toute sa jeunesse. Les parents qu’il y avait laissés étaient des gens respectables, bien établis dans la ville ; ils avaient toujours traité mistress Clements avec beaucoup de bienveillance ; aussi avait-elle cru ne pouvoir mieux faire que de se retirer auprès d’eux et d’agir selon leurs avis. Anne ne voulait pas entendre parler de retourner à Welmingham, auprès de sa mère, parce que c’était de là qu’on l’avait conduite à l’hospice, et parce que sir Percival devait certainement venir l’y chercher. Cette objection était sérieuse, et mistress Clements comprenait fort bien qu’elle n’en pouvait faire bon marché.

C’est à Grimsby que, chez Anne, s’étaient manifestés les premiers symptômes un peu graves de la maladie dont elle portait le germe. Ils devinrent tout à fait évidents, bientôt après que la nouvelle du mariage de lady Glyde, publiée dans les journaux, lui fût ainsi parvenue.

L’homme de l’art qu’on envoya chercher pour soigner la pauvre malade, reconnut immédiatement qu’il s’agissait d’un affection du cœur, déjà fort sérieuse. La maladie dura longtemps, laissa derrière elle une grande faiblesse, et revint, bien que moins grave, à mainte et mainte reprise. Les deux femmes, en conséquence, restèrent à Grimsby pendant la première moitié de l’année qui venait de commencer, et peut-être y seraient-elles demeurées beaucoup plus longtemps, si Anne, à cette époque, n’avait pris tout à coup le parti hasardeux de retourner dans le Hampshire, afin d’y obtenir de lady Glyde un entretien particulier.

Mistress Cléments fit tout son possible pour s’opposer à l’exécution de ce projet inexplicable et périlleux. Sa compagne ne lui donna d’autre explication de ses motifs, si ce n’est qu’elle croyait approcher de sa fin, et qu’elle avait dans l’esprit quelque chose dont il lui fallait, absolument et à tout risque, donner secrètement connaissance à lady Glyde. Elle était si fermement résolue à l’accomplissement de ce projet qu’elle déclarait vouloir partir toute seule pour le Hampshire, si mistress Clements montrait quelque répugnance à l’accompagner. Le médecin, consulté là-dessus, fut d’avis qu’en mettant sérieusement obstacle au désir de la malade, on amènerait, selon toute probabilité, une rechute qui pourrait être fatale ; et en face d’un pareil danger, mistress Clements, cédant à la nécessité, mais non sans prévoir dans l’avenir bien des troubles et des périls, laissa une fois de plus Anne Catherick libre d’agir selon ses inspirations.

En se rendant de Londres dans le Hampshire, mistress Clements découvrit qu’un de leurs compagnons de route connaissait à merveille les environs de Blackwater, et pouvait lui donner, sur cette localité, tous les renseignements dont elle avait besoin. Elle constata de cette manière que le seul endroit où elles pussent aller s’établir sans se risquer dans le voisinage de sir Percival, était un gros village appelé Sandon. De là aux limites de Blackwater-Park, il y avait environ trois ou quatre milles ; et chaque fois qu’elle était apparue dans les environs du lac, Anne Catherick avait dû, aller et retour compris, franchir deux fois cette distance.

Pendant le peu de jours qu’elles avaient passé à Sandon sans y être découvertes, elles vivaient un peu en dehors du village, dans le cottage d’une respectable veuve qui avait une chambre à louer, et dont mistress Clements s’était autant que possible assuré la discrétion, tout au moins pendant la première semaine. Elle avait aussi lutté de son mieux pour qu’Anne se contentât tout d’abord d’écrire à lady Glyde. Mais le complet avortement de la lettre anonyme, naguère envoyée à Limmeridge, avait inspiré à la pauvre fille l’inébranlable résolution de parler, cette fois, et de marcher seule à l’accomplissement de sa mission.

Mistress Clements, néanmoins, la suivit secrètement toutes les fois qu’elle se rendait au lac ; — mais sans se hasarder assez près de l’embarcadère pour être témoin de ce qui s’y passa. Lorsque Anne revint pour la dernière fois de ce périlleux voisinage, la fatigue causée par des courses réitérées, dont chacune passait la mesure de ses forces, venant se joindre à l’épuisement produit par l’agitation dont elle avait souffert, amena le résultat que mistress Clements n’avait jamais cessé de redouter. De nouvelles angoisses dans la région du cœur et les autres symptômes qui avaient appelé l’attention du médecin de Grimsby, reparurent à la fois ; Anne fut obligée de garder le lit et de rester enfermée dans le « cottage ».

En pareille occasion, il fallait d’abord, — et mistress Clements le savait par expérience, — calmer chez la malade ses anxiétés d’esprit ; et, dans ce but, l’excellente femme se rendit elle-même au lac, le lendemain, pour tâcher d’y rencontrer lady Glyde (qui très-certainement, à ce que disait Anne, ne manquerait pas de venir tous les jours à l’embarcadère), et d’obtenir qu’elle voulût bien pousser secrètement sa promenade jusques au cottage voisin de Sandon. Arrivée aux limites extérieures des plantations, mistress Clements rencontra, non pas lady Glyde, mais un gentleman de haute et forte taille, d’un âge déjà mûr, et tenant un livre à la main, — en d’autres termes, le comte Fosco.

Ce digne homme, après l’avoir examinée pendant un moment avec beaucoup d’attention, lui demanda si elle ne s’attendait pas à rencontrer quelqu’un dans ce lieu, ajoutant, sans lui laisser le temps de répondre, que lui-même était là, porteur d’un message de lady Glyde ; mais il n’était pas tout à fait sûr que la personne, actuellement devant lui, répondît au signalement qui lui avait été donné pour reconnaître celle à qui le message devait être rendu.

Mistress Clements, immédiatement rassurée, lui confia l’objet de sa course, et le supplia de l’aider à calmer les inquiétudes qui dévoraient Anne, en lui transmettant le message dont il était chargé pour la pauvre malade. Le comte lui octroya sa requête immédiatement, et de la meilleure grâce du monde. « Le message, lui dit-il, était de la dernière importance. Lady Glyde suppliait Anne et son excellente amie de s’en retourner immédiatement à Londres, attendu que, selon elle, sir Percival ne saurait manquer de les découvrir, si elles demeuraient plus longtemps aux environs de Blackwater. Elle-même se rendrait à Londres, d’ici à peu de temps ; et si Anne ainsi que mistress Clements consentaient à l’y précéder, elles étaient certaines, en lui donnant leur adresse, d’entendre parler d’elle ou de la voir avant la quinzaine écoulée… » Le comte ajouta qu’il avait déjà essayé de donner un conseil d’ami à la jeune fugitive, mais que, s’effrayant de sa figure inconnue, elle ne l’avait pas laissé approcher assez pour qu’il pût lui adresser la parole.

Très-affligée, et au moins aussi alarmée, mistress Clements se représenta comme ne demandant pas mieux que de ramener Anne dans la capitale où elle serait, en effet, bien moins exposée ; mais, pour le moment, retenue dans son lit par la maladie, on ne pouvait songer à la transporter hors de ce voisinage, où elle courait tant de risques. Le comte s’informa si mistress Clements avait appelé quelque médecin, et apprenant que jusqu’alors elle avait hésité à le faire, par crainte de rendre public leur séjour dans le village, il lui apprit qu’il était lui-même un homme du métier, et se déclara prêt à revenir avec elle jusqu’à Sandon, au cas où cela lui serait agréable, afin de voir s’il n’y avait pas quelque chose à faire pour soulager Anne. Mistress Clements (se sentant une confiance toute naturelle pour le comte, à raison du message dont lady Glyde l’avait chargé) accepta son offre avec reconnaissance, et ils reprirent ensemble la route du « cottage. »

Anne était endormie quand ils arrivèrent. À sa vue le comte tressaillit (surpris, bien évidemment, de la voir ressembler si fort à lady Glyde). La pauvre mistress Clements n’attribua cette émotion qu’à la gravité de l’état où il trouvait la jeune malade. Il ne permit pas qu’on troublât son sommeil ; il se contenta de poser à mistress Clements quelques questions sur les symptômes du mal, tandis qu’il contemplait Anne Catherick, et légèrement lui tâtait le pouls. Sandon était assez considérable pour posséder une boutique d’épicier-droguiste ; le comte s’y rendit pour écrire son ordonnance, et faire faire le remède sous ses yeux. Il le rapporta lui-même, assurant à mistress Clements que, grâce à ce stimulant d’un grand effet, Anne serait bientôt assez forte pour sortir de son lit et supporter la fatigue d’un voyage à Londres, lequel, après tout, ne durerait qu’un petit nombre d’heures. Le remède devait être administré en plusieurs fois, déterminées d’avance pour ce jour-là et le lendemain. Au troisième jour, elle serait en état de voyager ; et il convint de se rencontrer avec mistress Clements à la station de Blackwater, pour les voir partir par le train de midi. Si elles ne s’y montraient point, présumant que l’état de la malade avait empiré, il reviendrait immédiatement au « cottage ».

La tournure que prirent les événements ne réalisa pas cette dernière prévision.

La médecine eut sur Anne Catherick un effet extraordinaire, et ses bons résultats furent confirmés encore par l’assurance que mistress Clements croyait pouvoir lui donner maintenant, de rencontrer bientôt lady Glyde à Londres. Au jour et à l’heure fixés (elles n’avaient pas tout à fait passé une semaine complète dans le Hampshire), les deux femmes arrivèrent à la station. Le comte les y attendait, tout en causant avec une dame d’un certain âge, qui semblait aussi se disposer à partir par le train de Londres.

Il leur prêta une très-bienveillante assistance, et les installa lui-même dans le wagon, priant mistress Clements de ne pas négliger l’envoi de son adresse à lady Glyde. La dame âgée ne voyagea point dans le même compartiment, et elles ne prirent point garde à ce qu’elle était devenue en débarquant à la gare de Londres. Mistress Clements se procura, dans un quartier paisible, un logement convenable ; et ensuite, ainsi qu’elle l’avait promis, écrivit à lady Glyde pour lui faire connaître sa nouvelle adresse.

Il s’écoula un peu plus de quinze jours, et l’on n’avait encore aucune réponse.

À l’expiration de ce temps, une dame (la même personne âgée qu’elles avaient vue à la station) arriva dans un cabriolet, se disant envoyée par lady Glyde, alors dans un hôtel de Londres, et qui désirait voir mistress Clements, afin de combiner entre elles l’entrevue qu’elle désirait avoir avec Anne. En présence de celle-ci et à sa prière expresse, mistress Clements se déclara toute disposée à déférer à ce vœu, d’autant plus qu’elle ne devait pas quitter la maison pour plus d’une demi-heure. Elles partirent ainsi dans le cabriolet, elle et la dame âgée (bien évidemment madame Fosco). Celle-ci, après qu’elles eurent franchi une certaine distance, et avant qu’elles ne fussent arrivées à l’hôtel désigné, fit arrêter le cabriolet devant un magasin, priant mistress Clements de l’attendre quelques minutes, pendant qu’elle ferait une emplette urgente et jusque-là oubliée. — Elle ne reparut plus.

Après l’avoir attendue quelque temps, mistress Clements prit peur, et enjoignit au cocher de la ramener chez elle. En y rentrant, après une absence d’un peu plus d’une demi-heure, elle n’y trouva plus sa compagne : — Anne était partie.

Tout ce qu’on put tirer des gens de la maison se réduisait à un seul renseignement fourni par la domestique, attachée au service des locataires. Elle avait ouvert la porte à un petit commissionnaire des rues, lequel apportait une lettre pour « la jeune femme logeant au second » (l’étage occupé par mistress Clements). La domestique, après avoir remis la lettre, était redescendue, et cinq minutes plus tard, elle avait vu sortir Anne qui avait mis son chapeau et son châle et qui, elle-même, ouvrit la porte donnant sur la rue. Selon toute probabilité, elle emportait la lettre qu’elle venait de recevoir, car on ne trouve pas ce document, et il devint ainsi impossible de savoir sous quel prétexte on l’avait attirée hors de la maison. Il avait dû être décisif ; — car, d’elle-même, elle ne se serait jamais hasardée à sortir seule dans les rues de Londres. Si mistress Clements n’en eût pas été assurée par une longue expérience, elle ne serait, pour rien au monde, sortie avec la dame au cabriolet, même pour une course qui ne devait pas se prolonger au delà d’une demi-heure.

Dès que, la première émotion passée, elle put se recueillir, l’idée qui tout d’abord s’offrit naturellement à mistress Clements fut d’aller prendre information à l’hospice d’aliénés, où elle craignait qu’on n’eût ramené la pauvre Anne.

Elle s’y rendit le lendemain, — Anne elle-même lui ayant indiqué l’endroit où l’établissement était situé. On lui répondit (sa démarche ayant été faite, selon toute probabilité, un jour ou deux avant la réintégration à l’hospice de la prétendue Anne Catherick) qu’on n’y avait amené personne répondant au signalement qu’elle donnait. Elle avait alors écrit à mistress Catherick, à Welmingham, pour savoir si elle avait eu des nouvelles. La réponse fut négative, et lorsqu’elle l’eut reçue, mistress Clements, à bout de ressources, n’avait plus su ni à qui s’adresser ni que faire ensuite. Aussi, depuis cette époque jusqu’au moment de ma visite, elle était restée dans une ignorance absolue, et des causes qui avaient amené la disparition d’Anne, et du funeste dénoûment de son histoire.


VII


Jusque-là, les informations que m’avait fournies mistress Clements, — bien qu’elles établissent des faits tout nouveaux pour moi, — n’avaient cependant qu’une valeur préliminaire.

Il était clair que l’enchaînement des déceptions qui d’abord avaient ramené Anne Catherick à Londres, pour la séparer ensuite de mistress Clements, était l’œuvre unique du comte Fosco et de la comtesse ; et la question de savoir si, dans la conduite du mari ou de la femme, il y avait de quoi faire peser sur l’un ou sur l’autre une responsabilité légale quelconque, pouvait devenir ultérieurement un grave sujet d’examen. Mais le but que je me proposais maintenant portait mes efforts dans une autre direction. L’objet immédiat de ma visite à mistress Clements était de frayer au moins quelques voies à la découverte du secret de sir Percival ; et jusqu’à présent, elle n’avait encore rien dit qui me fît faire sur cette route le moindre pas en avant. Je comprenais qu’il fallait essayer de faire appel à ses souvenirs d’un autre temps, et occuper sa mémoire de personnes, d’événements autres que ceux dont nous venions de parler. J’avais indirectement cet objet en vue lorsque je renouai l’entretien un moment interrompu.

— Je voudrais, lui dis-je, pouvoir vous être de quelque secours dans ces tristes circonstances. Malheureusement, je n’ai à votre service qu’une vive sympathie. Anne Catherick eût-elle été votre propre enfant, mistress Clements, vous n’auriez pu la traiter avec une bonté plus réelle ; vous n’auriez pu faire pour elle de sacrifices plus méritants.

— Il n’y pas grand mérite à cela, monsieur, me dit mistress Clements en toute simplicité. La pauvre créature était bien, pour moi, comme mon propre enfant. Toute petite, monsieur, je l’ai soignée ; sa croissance était mon ouvrage ; et j’avais eu du mal, je vous l’assure, à en faire quelque chose. Je n’aurais pas tant à cœur de l’avoir perdue, si je ne lui avais fait les premières robes qu’elle ait portées après ses langes, et si je ne lui avais pas appris à marcher. Je disais toujours que Dieu me l’avait envoyée pour me consoler de n’avoir à moi ni marmot ni marmotte. Et maintenant qu’elle est perdue, le souvenir du vieux temps me revenant sans cesse en tête, je ne puis, toute vieille que vous me voyez, m’empêcher de pleurer après elle ; — c’est comme cela, monsieur, c’est comme cela !…

J’attendis un instant que mistress Clements se fût calmée. Mais ce rayon de lumière, vainement espéré depuis longtemps, m’arriverait-il, — indécis encore et de loin, — dans ces souvenirs que la brave femme avait conservés des premières années d’Anne Catherick ?

— Connaissiez-vous mistress Catherick avant la naissance de sa fille ? lui demandai-je.

— Pas depuis bien longtemps, monsieur, quatre ou cinq mois tout au plus. Nous nous voyions souvent à cette époque, mais sans jamais avoir eu beaucoup d’amitié l’une pour l’autre…

Sa voix, tandis qu’elle me répondait ainsi, avait repris plus de fermeté. Si pénibles que pussent être beaucoup de ses souvenirs, je remarquai qu’à son insu c’était pour elle un véritable soulagement, après avoir si longuement ressassé les poignantes tristesses du temps présent, de se reporter aux chagrins à demi-effacés dont un passé déjà loin lui avait légué l’incertain souvenir.

— Vous et mistress Catherick, vous étiez voisines ? lui demandai-je, prêtant secours à sa mémoire, et du ton le plus encourageant que je sus prendre.

— Oui, monsieur ; — c’est-à-dire au Vieux-Welmingham.

— Au Vieux-Welmingham ? Il y a donc deux endroits de ce nom, dans le Hampshire ?

— C’était du moins ainsi à cette époque, monsieur, et je vous parle d’il y a vingt-trois ans tout au moins. On a bâti une nouvelle ville, à deux mille plus près de la rivière ; et le Vieux-Welmingham, qui était toujours resté un village ou peu s’en faut, a fini par être abandonné. La ville neuve est l’endroit qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de Welmingham ; mais l’ancienne église paroissiale est encore, après tout, l’église paroissiale. Elle est debout, toute seule, au milieu des terrains où l’on a rasé les maisons, et de quelques ruines çà et là dispersées. J’ai assez vécu pour assister à de tristes changements. De mon temps, c’était un joli endroit, un agréable séjour.

— L’habitiez-vous avant votre mariage, mistress Clements ?

— Non, monsieur… je suis née dans le Norforlk. Mon mari non plus n’était pas de là. Ainsi que je vous l’ai dit, il était de Grimsby, où il avait fait son apprentissage. Mais, ayant des amis dans le Sud, et entendant parler d’une bonne occasion, il ouvrit à Southampton son premier établissement de commerce. Les affaires allaient petitement, mais il fit assez d’économies pour avoir de quoi vivre, simple en ses goûts comme il l’était, et il s’établit au Vieux-Welmingham. Quand il m’eut épousée, j’y allai résider avec lui. Nous n’étions jeunes ni l’un ni l’autre, et nous vécûmes très-heureux ensemble ; — plus heureux que M. Catherick ne vivait avec sa femme, lorsque, un ou deux ans plus tard, il fut venu, lui aussi, s’établir aux Vieux-Welmingham.

— Votre mari les connaissait-il auparavant ?

— Il connaissait Catherick, monsieur, mais pas sa femme. Elle nous était étrangère à tous les deux. Certain gentleman de haut parage s’intéressait à Catherick, et lui avait obtenu la position de clerc de paroisse à l’église de Welmingham ; ce fut le motif pour lequel il vint s’établir dans notre voisinage. Il amenait avec lui sa femme qu’il avait tout récemment épousée ; et nous apprîmes, avec le temps, qu’elle avait été femme de chambre dans une famille résidant à Varneck-Hall, près Southampton. Catherick avait eu de la peine à obtenir qu’elle l’épousât, attendu que c’était une femme à prétentions un peu hautes. Il l’avait demandée, et demandée vainement à plusieurs reprises, si bien que, finalement, il y avait renoncé, la voyant si mal disposée. Une fois qu’il ne songea plus à elle, la voilà qui change d’avis et sans rime ni raison, de son propre mouvement, renoue l’affaire. Mon pauvre mari disait toujours que c’eût été une bonne occasion de lui apprendre à se connaître. Mais Catherick en était trop affolé pour songer à rien de pareil. Jamais il ne la contrariait en rien, soit avant leur mariage, soit après. C’était un homme très-vif en ses sentiments, qui se laissait emporter par eux, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et il aurait gâté une meilleure femme que mistress Catherick, si une meilleure lui fût échue en partage. Je n’aime à dire du mal de personne, monsieur ; — mais c’était une femme sans cœur, et d’une obstination vraiment terrible en toutes ses volontés ; folle de beaux habits, tenant à être admirée, et ne se donnant pas même la peine d’avoir pour Catherick, si bon qu’il se montrât envers elle, les plus simples dehors du respect convenable. Mon mari disait, quand ils vinrent s’établir auprès de nous, que cet état de choses devait, à son avis, tourner mal, et ses paroles se sont vérifiées. Ils n’étaient pas dans notre voisinage depuis plus de quatre mois, lorsqu’un terrible scandale vint rompre misérablement leur union, et disperser leur ménage. Tous deux étaient fautifs… Je crains, du moins, qu’il n’y ait eu faute de l’un et de l’autre.

— Vous voulez dire, sans doute, de la femme et du mari ?

— Oh ! non, monsieur ; je ne parle pas de Catherick… il ne méritait que la pitié. C’est sa femme que je veux dire ; sa femme, et la personne qui…

— La personne qui fut l’occasion du scandale ?

— Précisément, monsieur. Un gentleman de naissance et d’éducation, qui aurait dû nous donner de meilleurs exemples. Vous le connaissez, monsieur ; et ma pauvre chère Anne le connaissait aussi, trop pour son malheur.

— Sir Percival Glyde ?

— Oui. Sir Percival Glyde…

Mon cœur battait la charge. Je me figurais avoir mis la main sur le fil conducteur. Que je savais peu, à ce moment, par quels détours inextricables j’avais à passer encore avant de sortir du labyrinthe ?

— Est-ce que sir Percival habitait à cette époque vos environs ? demandai-je.

— Non, monsieur ; il nous arriva tout à coup, étranger à la communauté. Son père était mort, peu de temps auparavant, hors d’Angleterre. Je me rappelle que le fils était encore en deuil. Il descendit à la petite auberge sur la rivière (ils l’ont démolie depuis lors), un endroit où les gentlemen venaient volontiers s’installer pour la pêche. On ne prit pas beaucoup garde à lui dans les premiers temps de son arrivée ; c’était une chose commune que de voir venir, de tous les comtés d’Angleterre, des touristes pêcheurs attirés par notre rivière.

— Son apparition dans le village fut-elle antérieure à la naissance d’Anne Catherick ?

— Oui, monsieur : Anne vint au monde au mois de juin 1827 ; et je crois qu’il arriva, lui, vers la fin d’avril ou le commencement de mai.

— Et parmi vous il n’était connu de personne ? pas plus de mistress Catherick que de vos autres voisins ?

— Nous le crûmes ainsi tout d’abord, monsieur. Mais, quand le scandale éclata, personne ne voulut admettre qu’ils ne se connaissaient point. Je me rappelle la chose comme si c’était hier. Catherick, une nuit, vint dans notre jardin, et nous réveilla en jetant aux carreaux une poignée du sable des allées. Je l’entendis prier mon mari, pour l’amour de Dieu, de descendre lui parler. Ils restèrent longtemps à causer sous le porche. Quand mon mari remonta, il était tout tremblant. Assis à côté du lit : — Lizzie ! me fait-il, je vous ai toujours dit que cette femme ne valait rien ; je vous ai toujours dit qu’elle finirait mal ; … et je crains bien, au fond, que ce ne soit déjà fait. Catherick a trouvé, cachés dans les tiroirs de sa femme, un tas de mouchoirs garnis de dentelles, deux belles bagues, et une montre d’or toute neuve avec sa chaîne, — objets qu’une dame du monde devrait seule posséder, et dont sa femme ne veut pas lui faire connaître la provenance. — Les aurait-elle volés ? m’écriai-je. — Non, dit-il ; un vol, ce serait déjà bien mal. Mais c’est encore pire que cela ; elle n’aurait pas eu, par ici, la chance de dérober des objets pareils ; et quand bien même cette chance lui eût été offerte, elle n’était pas femme à en profiter. Ce sont des cadeaux, Lizzie… ses initiales sont gravées à l’intérieur de la montre ; … et Catherick l’a vue causer secrètement, et se conduire comme ne doit pas le faire une femme mariée, avec ce gentleman en deuil, sir Percival Glyde. N’en dites rien à personne… Pour cette nuit, j’ai apaisé Catherick. Je lui ai conseillé de retenir sa langue, d’ouvrir les yeux et les oreilles, et d’attendre un ou deux jours pour avoir une certitude complète : — Je crois, dis-je à mon mari, que tous les deux vous avez tort. Il n’est pas naturel que, bien à son aise et respectée comme elle l’est ici, mistress Catherick ait la tête tournée par un étranger de passage, tel que ce sir Percival Glyde. — Oui ; mais est-il un étranger pour elle ? me répondit-il. Vous oubliez comment la femme de Catherick en est venue à l’épouser. C’est après lui avoir dit non mainte et mainte fois, quand il la sollicitait, que, d’elle-même, tout à coup, elle a démenti son refus. Ce n’est pas d’aujourd’hui, Lizzie, qu’on a vu de mauvaises femmes employer à sauver leur réputation, et à couvrir une faute, l’aveuglement d’un honnête homme qui les aime ; et je crains bien que cette mistress Catherick ne soit aussi vicieuse que la pire d’entre elles. Nous verrons, du reste, continua mon mari, et je crois que ce ne sera pas long. Deux jours après, en effet, nous avions vu…

Mistress Clements suspendit un moment son récit. Dès ce moment-là même, je commençai à douter que j’eusse réellement trouvé, après tout, le fil conducteur qui devait me guider vers le mystère caché au centre du labyrinthe. Cette chronique vulgaire, malheureusement trop vulgaire, d’un homme perfide et d’une femme fragile, pouvait-elle me fournir la clef d’un secret qui pesait, terreur permanente, sur toute l’existence de sir Percival Glyde ?

— Donc, monsieur, continua mistress Clements, Catherick suivit les conseils de mon mari, et attendit ce qui allait advenir. Ainsi que je vous l’ai déjà dit, son attente ne fut pas longue. Dès le second jour, il trouva sa femme et sir Percival qui causaient ensemble, à voix basse, le plus familièrement du monde, tout contre la sacristie de l’église. Je suppose que le voisinage de la sacristie leur avait paru le dernier endroit où on dût s’aviser de les venir épier ; — quoi qu’il en soit, c’est là qu’ils étaient. Sir Percival, surpris en apparence et troublé, se défendit si mal des imputations et des reproches à lui adressés, que le pauvre Catherick (je vous ai dit la vivacité de son caractère) perdit en quelque sorte la tête en face de son infortune ; il se rua sur sir Percival. Mais il n’était pas (je suis fâchée de le dire) de force à lutter contre l’homme qui lui avait fait tort ; il fut battu de la manière la plus cruelle, avant que les voisins, accourus au bruit, eussent eu le temps de les séparer. Tout ceci se passa aux approches de la soirée et avant la tombée de la nuit. Quand mon mari se rendit chez Catherick, celui-ci était déjà parti, sans que personne sût pour où. Pas une âme dans le village ne l’a jamais revu depuis. Il ne connaissait que trop bien, cette fois, l’ignoble motif qui avait décidé sa femme à l’épouser ; et il ressentait trop vivement sa disgrâce, — surtout après ce qui lui était arrivé avec sir Percival, — pour reparaître dans les lieux qui en avaient été témoins. Le pasteur de la paroisse fit mettre dans les journaux un avis par lequel il le priait de revenir, l’assurant qu’il ne perdrait ni sa place, ni l’estime de ses connaissances. Mais Catherick avait trop de fierté, disaient quelques-uns, — trop de chagrin, à ce que je crois, monsieur, — pour affronter les regards de ses voisins, et laisser s’user à la longue le souvenir de sa honte. Mon mari eut de ses nouvelles au moment où le malheureux quitta l’Angleterre ; il en eut encore, pour la seconde fois, lorsque Catherick fut établi en Amérique, où il paraissait prospérer. Pour autant que je sache, il y vit encore ; mais personne de ses anciens compatriotes, — et, moins que tout autre, sa mauvaise femme, — ne doit probablement le revoir jamais.

— Qu’advint-il de sir Percival ? demandai-je. Est-ce qu’il demeura dans le pays ?

— Ah ! mais, non, monsieur ; il y faisait un peu trop chaud pour lui. On l’entendit, le soir même du jour où le scandale avait eu lieu, s’en expliquer très-vivement avec mistress Catherick ; et, le lendemain matin, il nous faussa compagnie.

— Et mistress Catherick, que devint-elle ? À coup sûr, elle ne demeura pas dans le village, parmi les gens qui l’avaient vue se perdre de réputation ?

— Si vraiment, monsieur ; elle était assez endurcie, elle avait le cœur assez cuirassé pour mettre hardiment au défi l’opinion de tous ses voisins. Elle déclara publiquement à tous, depuis le pasteur jusqu’au dernier des paroissiens, qu’elle était la victime d’une affreuse méprise, et que toutes les mauvaises langues de l’endroit ne l’en chasseraient pas comme si elle avait quelque chose à se reprocher. Elle a vécu au Vieux-Welmingham tout le temps que j’y suis restée moi-même ; et après mon départ, quand on se mit à bâtir la ville neuve, quand les honnêtes gens de l’endroit commencèrent à s’y transporter, elle alla s’y installer, elle aussi, comme bien résolue à rester des leurs et à les scandaliser jusqu’au bout. Elle y est encore, et y demeurera, malgré la réprobation des meilleurs d’entre eux, jusqu’au dernier jour de sa vie.

— Mais, pendant tout ce temps-là, demandai-je, quelles ont été ses ressources ? Son mari pouvait-il et voulait-il lui venir en aide ?

— Il le pouvait et le voulait, monsieur, répondit mistress Clements. Dans la seconde lettre qu’il écrivit à mon brave homme de mari, il disait qu’elle avait porté son nom, qu’elle habitait encore sous le toit qui les avait abrités tous deux, et que, toute pervertie qu’elle fût, elle ne devait pas mourir de faim comme une mendiante des rues. Il était en position de lui accorder une petite annuité, qu’il l’avisait de faire toucher à Londres, tous les trois mois, chez un banquier dont il lui donnait le nom.

— Accepta-t-elle cette pension ?

— Pas le premier « farthing », monsieur. Elle dit qu’elle n’entendait plus devoir à Catherick ni un morceau de pain ni une goutte d’eau, dût-elle vivre cent ans. Et toujours, depuis lors, elle a tenu parole. Quand mon pauvre cher mari vint à décéder, me laissant tout ce qu’il possédait, la lettre de Catherick me fut remise avec le reste, et je demandai à sa femme, si jamais elle tombait dans le besoin, de me le faire savoir : — Toute l’Angleterre saura que je manque de pain, me répondit-elle, avant que je le dise à Catherick ou à n’importe lequel de ses amis… Prenez pour vous cette réponse, et si jamais il écrivait de nouveau, elle pourra aussi lui servir, à « lui ! »

— Supposez-vous qu’elle eût de l’argent à elle ?

— En tout cas, monsieur, c’était bien peu de chose. On a dit, et avec raison, j’en ai bien peur, que ses moyens d’existence lui venaient de sir Percival Glyde.

Après cette dernière réponse, j’arrêtai un instant l’interrogatoire pour passer en revue ce que je venais d’apprendre. Si j’acceptais le récit dans toutes ses parties et sans aucune réserve, jusqu’au point où il en était arrivé, il était bien évident, à présent, qu’aucune révélation ne m’avait été faite dont je pusse tirer parti, directement ou indirectement, pour arriver à la possession du secret, et que ma nouvelle tentative me laissait encore face à face avec l’échec le plus palpable et le plus décourageant.

Mais il y avait dans ce récit un point mal éclairci qui me faisait hésiter à l’accepter sans quelques réserves, et qui me suggérait l’idée d’un « dessous de cartes » quelconque.

Je ne pouvais pas m’expliquer, si elle était coupable, la persistance qu’avait mise cette femme du clerc de paroisse à passer tout le reste de sa vie sur le théâtre même de son déshonneur. Le propos même qu’on lui attribuait, à savoir qu’elle aurait adopté cette marche étrange comme une preuve irréfragable et pratique de son innocence, ne suffisait pas à me convaincre. D’après ma manière de voir, il me semblait plus naturel et plus probable de présumer qu’elle n’avait pas eu, en cette matière, le choix libre dont elle se targuait. Dans cette hypothèse, à qui devait-on le plus probablement attribuer cette influence dominante qui l’aurait retenue à Welmingham ? Sans nul doute, à cette personne dont les secours réguliers lui fournissaient ses seuls moyens d’existence. Elle avait refusé l’assistance de son mari ; elle n’avait pas de quoi vivre ; honnie, dégradée, on ne lui connaissait pas d’amis : de quelle source pouvait-elle tirer les secours indispensables, si ce n’est de celle qu’indiquait la voix publique, — la caisse de sir Percival Glyde ?

Raisonnant d’après ces données, et ne perdant pas de vue le seul fait avéré qui pût me servir de guide, à savoir que mistress Catherick était en possession du secret, j’arrivais facilement à comprendre l’intérêt que sir Percival pouvait avoir à la retenir à Welmingham, la réputation qu’elle s’y était faite devant à coup sûr l’éloigner de toute communication avec ses voisines, et dès lors lui ôter toute occasion de laisser échapper le moindre de ces propos inconsidérés que les femmes se permettent fréquemment dans les effusions bavardes de leur intimité. Mais quel était donc le mystère qu’on cherchait à cacher ? Non pas, certainement, le rôle infamant que sir Percival avait joué dans la disgrâce de mistress Catherick, — puisque précisément tout le voisinage en était instruit : ni le soupçon qu’il pût être le père d’Anne Catherick, — puisque Welmingham était l’endroit où ce soupçon pouvait le moins être écarté. Si donc j’acceptais, aussi facilement et aussi absolument que d’autres l’avaient fait avant moi cette culpabilité apparente ; si je tirais de là les mêmes conclusions superficielles auxquelles M. Catherick et tous ses voisins avaient cru devoir s’en tenir, que devenait, dans tout ce que j’avais entendu, cette suggestion d’un périlleux secret gardé entre sir Percival et mistress Catherick, et resté caché depuis cette lointaine époque jusqu’au moment actuel ?

Et pourtant, c’était bien dans ces entrevues dérobées, dans ces conférences à voix basse entre la femme du clerc de paroisse et le « gentleman en deuil » qu’existait, sans aucun doute, le fil conducteur à l’aide duquel on aurait pu tout découvrir.

Ne se pouvait-il pas que, dans cette circonstance, de trompeurs dehors attirassent l’esprit dans une direction, tandis que la vérité, préservée de tout soupçon, serait précisément dans la direction opposée ? Mistress Catherick, en affirmant qu’elle était la victime d’une affreuse erreur, n’avait-elle pu dire vrai ? En admettant même qu’elle eût menti, la déduction à l’aide de laquelle on faisait de sir Percival le complice de sa faute, ne pouvait-elle pas être le résultat de quelque erreur difficile à concevoir ? Et si, par hasard, sir Percival avait fomenté tout exprès l’idée qu’il était coupable en ceci pour détourner de lui quelque autre soupçon mieux fondé ?… C’est là, — si je pouvais l’y découvrir ; — c’est là qu’était l’accès du secret, profondément enfoui sous les insignifiants détails de la chronique de village qui venait de m’être contée.

Les premières questions que je fis ensuite eurent pour objet unique de savoir si M. Catherick était arrivé, oui ou non, à se convaincre de la mauvaise conduite de sa femme. Les réponses que je reçus de mistress Clements ne me laissèrent pas le moindre doute sur ce point. Mistress Catherick, avant son mariage, avait mis en péril sa réputation ; des témoignages certains l’affirmaient, sans cependant qu’on sût à qui elle l’avait sacrifiée ; et son mariage si imprévu avait bien eu lieu pour mettre son honneur à couvert.

Par des calculs de temps et de lieu qu’il est inutile de faire connaître en détail, on en était arrivé à établir très-positivement, que la fille à qui elle avait donné le nom de son mari n’avait aucun droit de le porter.

L’objet dont je m’enquis ensuite, — à savoir s’il était également certain qu’Anne fût la fille de sir Percival, — était bien autrement difficile à éclaircir. Je n’avais pas à ma disposition, pour calculer les probabilités qui militaient pour ou contre cette hypothèse, de meilleurs moyens que les déductions à tirer de la ressemblance personnelle entre ces deux individus, qu’on pouvait croire rapprochés par un lien si étroit.

— Je suppose, dis-je, que vous avez vu fréquemment sir Percival, quand il habitait votre village ?

— Oh ! oui, monsieur… très-souvent, répondit mistress Clements.

— Avez-vous jamais remarqué qu’il y eût entre Anne et lui quelques traits de ressemblance ?

— Pas le moindre, monsieur.

— Probablement, alors, elle ressemblait à sa mère ?

— À sa mère non plus, monsieur. Mistress Catherick était brune et avait la figure pleine…

Ni à sa mère, ni au père qu’on lui attribuait. Je savais bien qu’on ne peut implicitement se fier aux inductions tirées de la ressemblance personnelle : mais, d’autre part, il ne faut pas pour cela les écarter d’une manière trop absolue. Pourrais-je donner quelque force aux faits déjà établis, en découvrant quelques autres circonstances plus décisives qui se rattacheraient à la vie qu’avaient menée mistress Catherick et sir Percival avant que ni l’un ni l’autre se fût montré au Vieux-Welmingham ? Quand je posai de nouvelles questions, j’avais en vue cet autre moyen d’arriver au vrai.

— Lorsque sir Percival arriva pour la première fois de vos côtés, dis-je, avez-vous su d’où il venait en dernier lieu ?

— Non, monsieur. Les uns parlaient de Blackwater-Park ; les autres, de l’Écosse ;… mais personne n’en savait rien.

— Et mistress Catherick… était-elle en service à Varneck-Hall immédiatement avant son mariage ?

— Oui, monsieur.

— Y avait-il longtemps qu’elle occupait cette place ?

— Trois ou quatre ans, monsieur. Je ne sais pas bien au juste si c’est l’un ou l’autre.

— Avez-vous jamais entendu nommer le personnage à qui Varneck-Hall appartenait à cette époque ?

— Oui, monsieur. Il s’appelait le major Donthorne.

— M. Cathorick, ou quelque autre parmi vos connaissances, aurait-il jamais ouï dire que sir Percival fût lié avec le major Donthorne ? Quelqu’un aurait-il jamais rencontré sir Percival aux environs de Varneck-Hall ?

— Je ne me rappelle pas, monsieur, que cela soit jamais arrivé à Catherick ni à aucune autre de mes connaissances…

Je notai le nom et l’adresse du major Donthorne pour le cas où il serait encore vivant, et où il pourrait être utile, un jour ou l’autre, de s’adresser à lui. En attendant, mes impressions personnelles étaient pour le moment tout à fait contraires à l’idée que sir Percival dût être supposé le père d’Anne Catherick ; tout à fait favorables, en revanche, à cette conclusion que le mystère de ces furtives entrevues avec mistress Catherick était absolument étranger à la honte dont cette femme avait souillé la bonne réputation de son mari. Je ne voyais aucune enquête ultérieure qui pût me mettre à même le confirmer cette impression ; — je n’avais plus qu’à encourager mistress Clements à s’étendre encore sur les premiers temps de l’existence d’Anne Catherick, et il fallait guetter toute suggestion que le hasard pourrait me fournir, une fois entré dans cette voie.

— Vous ne m’avez pas dit encore, repris-je, comment il se fit que la pauvre enfant, venue au monde sous de si fâcheux auspices, se trouvât, mistress Clements, confiée à vos soins.

— Personne autre n’était là, monsieur, répondit mistress Clements, pour prendre en pitié cette petite créature si débile. La méchante mère sembla l’avoir en haine — comme si c’était la faute de la pauvre petite ! — dès le jour de sa naissance. Cela me fit de la peine pour l’enfant et j’offris de l’élever avec autant de soins que si elle était à moi.

— Est-ce qu’à partir de cette époque, Anne vous demeura exclusivement confiée ?

— Pas tout à fait, monsieur ; mistress Catherick avait là-dessus ses imaginations, ses fantaisies, et de temps en temps elle réclamait ses droits sur l’enfant, comme pour me punir d’avoir voulu l’élever. Mais ces accès ne duraient jamais longtemps. La pauvre petite Anne me revenait invariablement, et toujours avec joie, — bien qu’elle n’eût chez moi qu’une vie assez terne, manquant de compagnons de jeu pour l’égayer, comme en ont les autres enfants. Notre plus longue séparation fut à l’époque où sa mère la conduisit à Limmeridge. Justement alors je perdis mon mari, et dans le chagrin où j’étais, je sentais qu’il était préférable de ne point garder Anne auprès de moi. Elle avait alors entre dix à onze ans ; apprenant mal ses leçons, la pauvre Anne, et bien moins gaie que d’autres enfants, — mais aussi jolie petite fille qu’on en pût voir. J’attendis chez moi que sa mère l’eût ramenée ; et je lui offris alors, partant pour Londres, de prendre l’enfant avec moi ; — le fait est, monsieur, que je n’avais plus le courage d’habiter le Vieux-Welmingham après la mort de mon mari, tant cet endroit était changé à mes yeux et me semblait triste.

— Mistress Catherick accepta-t-elle votre proposition ?

— Non, monsieur. Elle revenait du Nord plus dure, plus nourrie de fiel que jamais. Il se disait qu’elle avait été contrainte de demander à sir Percival une permission de voyage, premier ennui pour une personne comme elle ; puis elle était allée, à Limmeridge, assister sa sœur mourante, lorsque le bruit avait couru que cette pauvre femme possédait quelques économies ; et, au fait, elle laissait à peine de quoi l’enterrer. Ces choses avaient dû, fort probablement, aigrir mistress Catherick ; mais, quoi qu’il en fût, elle ne voulut pas entendre parler de me laisser emmener l’enfant. On eût dit qu’elle prenait plaisir à nous chagriner toutes deux en nous séparant. Je ne pus donc que donner mon adresse à la petite Annette, et lui dire en secret que, si jamais elle était dans l’embarras, elle n’avait qu’à venir me trouver. Mais des années s’écoulèrent avant qu’elle eût la liberté d’agir ainsi. Je ne la revis plus, la pauvre chère Anne, que la nuit où elle s’échappa de la maison de fous.

— Vous savez sans doute, mistress Clements, pourquoi sir Percival Glyde l’y avait fait enfermer.

— Je n’en sais, monsieur, que ce qu’Anne elle-même m’en a dit. La pauvre enfant, là-dessus, divaguait et déraisonnait à faire peine. Elle disait que sa mère, ayant à garder je ne sais quel secret de sir Percival, le lui avait laissé connaître un jour, longtemps après mon départ du Hampshire, et que sir Percival, découvrant qu’elle était au fait de ce mystère, l’avait aussitôt fait emprisonner. Mais quand je lui demandai de quoi il s’agissait, jamais elle ne put me le dire. Tout ce que je tiens d’elle, c’est que sa mère, si elle le voulait, pourrait ruiner sir Percival et le détruire de fond en comble. Mistress Catherick avait fort bien pu dire cela, et ne pas en dire plus long. Je suis à peu près certaine qu’Anne m’aurait mise au courant de toute la vérité, si, comme elle le prétendait, — et comme elle se le figurait bien certainement, la pauvre âme ! — elle l’avait réellement connue…

La même idée s’était déjà offerte plus d’une fois à mon esprit ; j’avais dit à Marian, on l’a vu, que je ne savais si Laura était, au vrai, sur le point de faire quelque découverte importante, le jour où le comte Fosco était venu les déranger, elle et Anne Catherick, dans le petit embarcadère au bord du lac ; — l’infirmité mentale de cette dernière rendant tout à fait naturel qu’elle se figurât posséder absolument le secret, sans autre raison qu’un soupçon vague, puisé dans quelque insinuation imprudemment hasardée devant elle par sa mère. En ce cas, la méfiance que sir Percival puisait dans le sentiment de son crime avait dû lui inspirer l’idée parfaitement fausse qu’Anne Catherick avait tout su de sa mère ; absolument de même que, dans la suite, il avait conçu le soupçon, tout aussi erroné, que sa femme savait tout de la bouche d’Anne Catherick.

Le temps s’écoulait ; la matinée allait finir. Je ne voyais aucune certitude, en restant plus longtemps, d’apprendre par mistress Clements quelque chose de plus qui pût servir à mes projets. J’avais déjà éclairci ces détails de lieux et de famille, se rapportant à mistress Catherick, qui faisaient l’objet de mes recherches ; et j’étais arrivé à certaines conclusions, tout à fait nouvelles pour moi, qui pouvaient m’aider considérablement à diriger mes démarches ultérieures. Je me levai pour prendre congé ; mais auparavant je crus devoir rendre grâce à mistress Clements de la bonne volonté tout amicale qu’elle avait mise à me fournir des renseignements.

— Je crains bien de vous avoir paru fort indiscret, lui dis-je. Je vous ai posé bien des questions auxquelles beaucoup de gens, à votre place, ne se seraient pas souciés de répondre.

— Tout ce que je puis savoir, répondit mistress Clements, je le mets de grand cœur à votre disposition… S’arrêtant à ces mots, elle me regarda fixement… Mais j’aurais bien voulu, monsieur, continua la pauvre femme, que vous pussiez m’en dire un peu plus long sur le compte de mon Annette. Il m’a semblé lire sur votre visage, quand vous êtes entré, que vous le pourriez si vous le vouliez. Vous ne sauriez croire à quel point il m’est pénible de ne pas savoir encore, à l’heure qu’il est, si elle vit ou non. Je supporterais mieux une certitude quelconque. Vous disiez que nous ne devions pas nous attendre à la revoir vivante. Est-ce que vous sauriez, monsieur… est-ce que vous sauriez, pour sûr et certain… qu’il a plu à Dieu de nous la reprendre ?…

Un appel si touchant me trouva sans défense ; y résister eût été de ma part une bassesse, une cruauté indicibles.

— Je crains bien, lui répondis-je doucement, qu’il n’y ait pas à en douter ; je suis convaincu, pour ma part, qu’elle en a fini avec les chagrins de ce monde…

La pauvre femme se laissa tomber dans son fauteuil et me dérobant son visage : — Oh ! monsieur, dit-elle, comment le savez-vous ? qui peut vous l’avoir appris ?

— Personne, mistress Clements. Mais j’ai des raisons pour me sentir assuré de ce que je vous dis là ; des raisons que je vous communiquerai, je vous le promets, aussitôt que je le pourrai sans danger. Je suis certain qu’à ses derniers moments, elle n’a pas manqué de soins ; je suis certain que la maladie de cœur dont elle avait tant souffert a été la véritable cause de sa mort. De tout cela, bientôt, vous serez aussi assurée que moi-même ; … vous saurez, avant longtemps, qu’elle a sa sépulture dans un paisible cimetière de campagne, endroit riant et calme que vous-même auriez choisi pour elle.

— Morte ! dit mistress Clements, morte si jeune, et je lui survis ! C’est moi qui lui ai fait ses premières robes ; c’est moi qui lui ai appris à marcher. La première fois qu’elle a dit : Maman ! c’est à moi qu’elle l’a dit. Maintenant, elle est partie, et je reste !… Ne disiez-vous pas, monsieur, reprit la pauvre femme, écartant le mouchoir qui voilait sa face, et pour la première fois, levant les yeux sur moi, ne disiez-vous pas qu’elle a été enterrée convenablement ? A-t-on donné autant de soins à ses funérailles… le pensez-vous, du moins… que si elle avait été ma propre fille ?

Je la rassurai pleinement là-dessus. Ma réponse sembla lui causer un inexplicable mouvement d’orgueil, et lui fournir un motif de consolations qu’elle aurait en vain demandé à des considérations d’un ordre supérieur. — Cela m’aurait saigné le cœur, disait-elle naïvement, si ma pauvre Anne n’avait pas été enterrée comme il faut… Mais d’où le savez-vous, monsieur ? qui vous l’a dit ?…

Je la suppliai d’attendre le moment où je pourrais m’expliquer sans réserve vis-à-vis d’elle : — Vous êtes certaine de me revoir, lui dis-je, car j’ai un service à vous demander lorsque vous serez un peu plus calme ; peut-être ne tarderai-je pas plus d’un ou deux jours.

— N’ajournez pas votre demande à cause de moi, monsieur, dit mistress Cléments ; si je puis vous être utile, ne faites pas attention à mes pleurs ! Dites-moi tout de suite, je vous prie, ce que vous pensez avoir à me demander.

— Je voulais seulement, repris-je, vous adresser une seule question. Je voulais seulement savoir de vous l’adresse de mistress Catherick, à Welmingham.

Ma requête effaroucha tellement mistress Clements que, pour le moment, la triste nouvelle que je venais de lui donner sembla elle-même s’effacer de son esprit. Ses pleurs s’arrêtèrent soudainement, et, toujours assise devant moi, elle me regardait avec une véritable stupéfaction.

— Pour l’amour de Dieu, monsieur, dit-elle, que voulez-vous de mistress Catherick ?

— Le voici, mistress Clements, lui répondis-je ; je veux savoir le secret des entrevues particulières qu’elle avait jadis avec sir Percival Glyde. Dans ce que vous m’avez dit du passé de cette femme et des anciennes relations que cet homme a eues avec elle, il y a quelque chose de plus que vous ou aucun de vos voisins n’y avez jamais soupçonné. Entre eux deux, il y a un secret que personne ne connaît encore ; … et je vais trouver mistress Catherick avec la ferme résolution de le découvrir.

— Pensez-y à deux fois, monsieur ! dit mistress Clements qui, dans son émotion, se leva tout à coup et posa sa main sur mon bras. C’est là une femme à craindre ;… vous ne la connaissez pas comme je la connais. Pensez-y à deux fois !

— Votre conseil, mistress Clements, vous est dicté, j’en suis sûr, par un sentiment de bienveillance ; mais, quoi qu’il en puisse arriver, je suis résolu à voir cette femme…

Mistress Clements consulta ma physionomie avec inquiétude.

— Je vois bien que vous êtes décidé, dit-elle ensuite ; eh bien, monsieur, je vais vous donner l’adresse…

Je l’écrivis sous sa dictée dans mon agenda, et pris ensuite sa main pour lui dire adieu.

— Vous entendrez bientôt parler de moi, repris-je ; vous saurez tout ce que j’ai promis de vous révéler…

Mistress Clements poussa un soupir et secoua la tête d’un air de doute :

— L’avis d’une vieille femme peut quelquefois être bon à prendre, disait-elle. Pensez-y à deux fois avant de partir pour Welmingham…


VIII


Lorsque après mon entrevue avec mistress Clements, je revins à la maison, je fus frappé d’un changement qui s’était manifesté chez Laura.

L’invariable douceur, l’inépuisable patience dont tant de cruelles épreuves n’avaient encore pu venir à bout, semblaient lui avoir manqué soudainement. Insensible à tout ce que Marian essayait pour la calmer et la distraire, elle était assise loin de son dessin qu’elle négligeait et qu’elle avait repoussé loin d’elle, les yeux obstinément baissés, les mains sur ses genoux, et les doigts enlacés les uns dans les autres par un mouvement fébrile. À mon entrée, Marian se leva, me laissant lire sur son visage une inquiétude silencieuse ; elle attendit un instant pour voir si à mon approche Laura lèverait les yeux ; et après avoir murmuré à mon oreille : — Voyez si vous pourrez la tirer de cette torpeur !… elle sortit de la chambre.

Je m’assis dans le fauteuil qu’elle avait laissé vide ; je dénouai doucement les pauvres doigts amaigris et fiévreux ; puis, prenant les deux mains de Laura dans les miennes :

— À quoi pensez-vous ? dites-le-moi, chère enfant ?… faites effort, et dites-le-moi !…

Il y eut en elle une sorte de combat, mais elle finit par me regarder en face :

— Je ne puis me sentir heureuse, dit-elle, je ne puis m’empêcher de songer…

À ces mots, elle s’arrêta, se pencha légèrement en avant, et posa sa tête sur mon épaule avec une sorte de muet désespoir qui m’alla au cœur.

— Tâchez, répétai-je doucement, tâchez de me dire ce qui vous empêche d’être heureuse !

— Je suis si peu utile,… je pèse si fort sur vous deux, répondit-elle avec un soupir las et découragé. Vous travaillez, vous gagnez de l’argent, Walter ; et Marian vous vient en aide. Pourquoi n’est-il rien que je puisse faire ?… Vous finirez par me préférer Marian… Vous finirez par là, car je ne suis bonne à rien ! Oh ! de grâce, ne me traitez pas comme un enfant !…

Je lui fis relever la tête, et lissant ses cheveux en désordre qui lui tombaient sur le front, je donnai un baiser à cette pauvre fleur flétrie, à cette sœur dont le chagrin avait presque égaré la raison.

— Vous nous aiderez, Laura, lui dis-je ; vous commencerez, chère enfant, dès aujourd’hui…

Aussitôt son regard prit une ardeur presque maladive, et sa curiosité, qui semblait lui couper la respiration, me fit trembler pour cette nouvelle vitalité que l’espérance venait de lui rendre sur quelques paroles tombées de mes lèvres. Je me levai, je remis en ordre ses instruments de dessin et les replaçant devant elle :

— Vous savez, lui dis-je, que je gagne ma vie en travaillant à ceci. Vous vous êtes si bien appliquée, vous avez fait tant de progrès que vous pouvez travailler, vous aussi, et comme moi gagner de l’argent. Tâchez de terminer cette petite esquisse aussi correctement, aussi gentiment que vous le pourrez. Quand elle sera finie, je la porterai au même marchand qui achète tout ce que je fais, et qui très-certainement l’achètera aussi. Vous garderez à part, dans votre bourse, tout ce que vous aurez gagné ; et Marian vous demandera, comme à moi, de quoi faire marcher notre petit ménage. Pensez combien vous allez vous rendre utile, à elle et à moi ! Pensez-y, Laura, et vous ne saurez plus ce que c’est d’avoir une heure de chagrin…

Son visage s’anima et s’éclaira bientôt d’un sourire. Tant qu’il dura, ce sourire, et au moment où elle reprenait les crayons que naguère elle avait mis de côté, on eût presque dit notre Laura d’autrefois.

J’avais su bien traduire les premiers symptômes de renaissance et de force nouvelle qui, à son insu, se révélaient dans son intelligence, par l’attention jalouse avec laquelle, depuis peu, elle surveillait les occupations de sa sœur et les miennes. Marian (quand je lui contai ce qui s’était passé), comprit comme moi que Laura désirait ardemment reconquérir une petite importance, et se relever dans sa propre estime aussi bien que dans la nôtre : — à partir de ce jour, nous mîmes tous nos soins à seconder cette ambition nouvelle, qui peut-être nous donnait à espérer, et pour un temps assez proche, un avenir plus heureux. Ses dessins, à mesure qu’elle les terminait ou croyait les avoir terminés, passaient aussitôt dans mes mains ; je les remettais à Marian qui les cachait avec soin, et je prélevais sur mes profits un léger tribut hebdomadaire, qui était offert à Laura comme le prix auquel des étrangers avaient acquis ces dessins sans mérite et sans valeur, que moi seul, en somme, j’achetais. Il nous était quelquefois difficile de garder le sérieux nécessaire à cette innocente fourberie, quand elle nous apportait avec orgueil sa part de la dépense commune, et me demandait gravement lequel avait gagné le plus, d’elle ou de moi, dans le cours de la semaine écoulée. Tous ses dessins, enfouis avec soin, je les ai encore en ma possession ; ils constituent, à mes yeux, un trésor sans prix. — Chers souvenirs que j’aime à faire vivre ; — amis des temps malheureux qui ne sont plus, mon cœur ne les sacrifiera, ne les oubliera jamais !

Serait-il donc vrai que je me soustrais ici aux nécessités de mon labeur ? et n’anticipé-je pas sur les temps plus heureux auxquels ce récit ne m’a pas encore amené ? Oui, sans doute, il en est ainsi, et je l’avoue franchement. Maintenant, revenons sur nos pas ; revenons à ces jours d’anxiétés, de craintes continuelles, où mon courage ne demeurait vivant qu’au prix d’une lutte acharnée, dans cette glaciale immobilité où je demeurais enchaîné. Peut-être ces minutes n’auront-elles pas été perdues, si les amis dont l’œil suit les pages de ce récit ont fait halte et se sont reposés comme moi.

Je saisis la première occasion qui s’offrit de causer en particulier avec Marian, et de lui communiquer le résultat des informations que j’avais prises dans la matinée. Sur le voyage que je comptais faire à Welmingham, elle me parut partager l’opinion que m’avait déjà exprimée mistress Clements.

— Bien certainement, me dit-elle, Walter, le peu que vous avez appris jusqu’ici ne doit vous donner aucun espoir d’obtenir les confidences de mistress Catherick ? Est-il bien sage de vous porter à de telles extrémités, avant d’avoir bien réellement épuisé tous les moyens plus directs et plus sûrs d’en arriver à ce que vous désirez ? Quand vous me disiez que sir Percival et le comte étaient les deux seuls êtres vivants qui connussent la date exacte du voyage de Laura, vous avez oublié, j’oubliais moi-même qu’il existe une troisième personne à qui cette date est certainement connue ; — c’est de mistress Rubelle que je veux parler. Ne serait-il pas beaucoup plus facile et beaucoup moins dangereux d’insister pour obtenir d’elle une confession complète, que de prétendre arracher cet aveu à sir Percival ?

— Cela, répliquai-je, pourrait être beaucoup plus facile ; mais nous ne savons pas au juste jusqu’où va la connivence de mistress Rubelle, et l’intérêt qu’on lui a donné dans le complot ; nous ne sommes donc pas certains que la date soit restée gravée dans sa mémoire, comme elle l’est, bien certainement, dans celle de sir Percival et du comte. Il est maintenant trop tard pour perdre avec mistress Rubelle le temps précieux que nous pouvons employer à découvrir, dans la vie de sir Percival, ce côté faible qui nous la livrera tout entière. Ne tenez-vous pas compte un peu trop sérieusement, Marian, du danger auquel je m’expose en retournant dans le Hampshire ? Ne commencez-vous pas à croire que sir Percival Glyde pourrait bien se trouver, en somme, un antagoniste au-dessus de mes forces ?

— Il ne sera pas au-dessus de vos forces, répondit-elle d’un ton décidé, parce qu’il n’aura pas, pour lutter contre vous, l’aide puissante que lui prêterait l’impénétrable méchanceté du comte.

— Et d’où tirez-vous cette conclusion ? lui demandai-je un peu surpris.

— Je connais, me répondit-elle, l’entêtement de sir Percival et l’impatience avec laquelle il subit le contrôle de son conseiller intime. Il voudra, je crois, vous tenir tête à lui tout seul, tout comme il voulait d’abord, à Blackwater-Park, agir par lui-même. L’heure où vous devez vous attendre à voir intervenir le comte, sera celle où vous tiendrez sir Percival à votre discrétion. Les intérêts du premier se trouveront alors directement menacés ; et pour sa propre défense, Walter, vous lui verrez déployer de terribles ressources.

— Nous pouvons le désarmer d’avance, répliquai-je. Quelques-uns des détails que je tiens de mistress Clements peuvent servir contre lui, et nous avons encore à notre disposition d’autres moyens de soutenir la lutte. Il y a, dans la relation de mistress Michelson, certains passages d’où il résulte que le comte a cru nécessaire de se mettre en communication avec M. Fairlie ; et dans cette démarche peut se rencontrer telle ou telle circonstance plus ou moins compromettante pour lui. Pendant mon absence, Marian, écrivez à M. Fairlie, et demandez-lui une réponse où soit exactement décrit ce qui s’est passé entre lui et le comte ; qu’il vous renseigne, en même temps, sur tous les détails qui auraient pu lui parvenir, depuis lors, relativement à sa nièce. Dites-lui que l’exposé de faits que vous réclamez serait, tôt ou tard, l’objet d’instances nouvelles et plus pressantes, s’il répugnait à vous le donner aujourd’hui.

— J’écrirai cette lettre, Walter. Mais êtes-vous donc bien décidé à partir pour Welmingham ?

— Absolument décidé. Je vais consacrer deux jours à gagner de quoi nous suffire la semaine prochaine : cela fait, je m’embarque pour le Hampshire…

Quand arriva le troisième jour, j’étais prêt à me mettre en route.

Comme il était possible que mon absence durât quelque temps, j’arrangeai avec Marian une correspondance régulièrement quotidienne ; et naturellement nous nous écririons sous des noms supposés, la prudence la plus vulgaire l’exigeant ainsi. Tant que j’aurais régulièrement de ses nouvelles, je pourrais compter que rien de mal n’était arrivé ; mais la première fois que le courrier du matin ne m’apporterait aucune lettre, je partirais pour Londres sans autre avis, et par le premier train disponible. Je parvins à faire accepter à Laura la pensée de mon départ, en lui disant que j’allais à la campagne chercher des acheteurs pour ses dessins et les miens ; je la laissai fort occupée et tout heureuse. Marian m’accompagna jusqu’à la porte de la rue.

— Rappelez-vous, me dit-elle tout bas dans le corridor, rappelez-vous quels cœurs inquiets vous laissez ici ; rappelez-vous toutes les espérances attachées à votre retour sain et sauf ! Si des accidents imprévus viennent traverser ce voyage ; si vous vous rencontrez avec sir Percival…

— Qui peut vous faire songer à une pareille rencontre ? lui demandai-je.

— Est-ce que je sais, moi ?… J’ai des craintes et des imaginations dont je ne puis rendre compte. Riez-en, Walter, si vous voulez !… mais, pour l’amour de Dieu, si vous vous trouvez en contact avec cet homme, demeurez maître de vous !

— Ne craignez rien, Marian ; je vous réponds de mon empire sur moi-même…

Ce fut sur ces mots que nous nous quittâmes.

Je pris une allure très-rapide pour me rendre à la station. Il y avait en moi je ne sais quelle ardeur et quel éclat d’espérance ; dans mon esprit grandissait la conviction que mon voyage, cette fois, ne serait pas vainement entrepris. La matinée était belle, lumineuse et froide ; mes nerfs en étaient comme remontés, et je sentais palpiter en moi, de la tête aux pieds, l’énergie de ma résolution.

Tandis que je traversais le quai du rail-way, cherchant de droite et de gauche, dans les groupes qui l’encombraient, quelques visages de connaissance, je me demandai tout à coup si je n’eusse pas mieux fait d’adopter quelque déguisement, avant de partir pour le Hampshire. Mais il y avait, selon moi, dans cette idée, quelque chose de si répulsif, — on s’assimile si bien, en se déguisant, à l’ignoble troupeau des espions à gages et des agents de la police privée, — que la question se trouva résolue pour moi, presque aussitôt qu’elle se fut offerte à mon esprit. Envisagée simplement au point de vue des avantages qu’elle pouvait offrir, une telle démarche était excessivement équivoque. Si je la tentais chez moi, le maître de la maison devait la découvrir tôt ou tard, et de ce moment, je serais en butte à ses soupçons. Si je me déguisais au dehors, l’accident le plus vulgaire pouvait tour à tour me montrer aux mêmes personnes avec et sans mon costume d’emprunt ; par là, j’appellerais aussitôt sur moi cette méfiance que je devais éloigner à tout prix. Jusqu’alors, j’avais agi à visage découvert ; je me promis de continuer ainsi jusqu’au bout.

Le train me déposa devant Welmingham, la même après-midi, de bonne heure.

Est-il en Arabie un désert de sable ou, parmi les cités détruites de la Palestine, une scène de désolation qui puisse répugner à l’œil et accabler l’esprit au même point que l’aspect d’une ville provinciale anglaise au début de son existence, et alors que sa prospérité future est encore à l’état de germe ? Je me posais cette question en traversant les rues de Welmingham, où régnaient je ne sais quelle propreté désolée, je ne sais quelle laideur bien entretenue, et une sorte de torpeur aux dehors prétentieux et coquets. Les marchands qui, du fond de leurs boutiques désertes, ouvraient de grands yeux en me voyant passer ; les arbres qui, mal étayés, s’affaissaient dans une aride région de « crescents[12] » et de squares inachevés, où ils végétaient en exil ; les squelettes des maisons qui, dans un silence de mort, attendaient en vain la présence vivifiante des êtres humains appelés à leur communiquer plus tard le mouvement et le souffle ; toute créature offerte à mes yeux, tout objet inanimé devant lequel je passais, semblaient me répondre d’un commun accord : — Les déserts de l’Arabie n’ont rien de commun avec notre désolation civilisée ; les vieilles ruines de la Palestine n’atteindront jamais à notre tristesse, qui date d’hier.

Je me fis indiquer le chemin du quartier où habitait mistress Catherick. En y arrivant, je me trouvai dans un square formé par des maisonnettes uniformes, hautes d’un étage. Il y avait au milieu un lambeau de pelouse dénudée que protégeait mal un grillage économique en fil de fer. Une vieille bonne et deux enfants, debout à un angle du petit enclos, contemplaient une chèvre étique dont l’errante humeur était contrariée par des entraves. Deux promeneurs à pied causaient nonchalamment sur un des côtés du trottoir établi devant les maisons, et sur l’autre, un petit garçon oisif traînait en laisse, au bout d’une ficelle, un petit chien non moins désœuvré. J’entendais, dans le lointain, le tapotement monotone d’un piano, et, en guise d’accompagnement, le choc intermittent d’un marteau beaucoup plus rapproché de moi. Voilà par quels aspects et par quels bruits la vie se révélait à moi, lorsque je débouchai dans le square.

J’allai directement à la porte du numéro treize, — le numéro de mistress Catherick, — et j’y frappai sans prendre le temps de réfléchir d’avance à la manière dont je me présenterais, une fois entré. Il fallait d’abord voir mistress Catherick. Je pourrais ensuite apprécier, d’après mes propres observations, le mode le plus simple et le plus sûr d’aborder la question qui m’amenait.

La porte fut ouverte par une servante, déjà mûre et d’une physionomie mélancolique. Je lui remis ma carte, en lui demandant si je pouvais voir mistress Catherick. Cette fille porta mon nom dans le salon donnant sur la rue, et revint me prier de faire connaître l’objet de ma visite.

— Dites, s’il vous plaît, lui répondis-je, que ma visite a pour objet la fille de mistress Catherick… Je ne trouvai pas de meilleur prétexte, sous le coup de la nécessité, pour expliquer ma venue.

La domestique rentra de nouveau dans le salon, de nouveau revint me trouver, et, cette fois, non sans un regard d’étonnement douloureux, me pria d’entrer.

Les murailles de la petite pièce où je pénétrai étaient tapissées d’un papier à ramages de la plus grande dimension et des couleurs les plus « tapageuses ». Fauteuils, tables, chiffonnier, sofa, tout reluisait de cet éclat glutineux particulier aux meubles de pacotille. Sur la plus grande table, au centre de la pièce, et reposant au milieu même de cette table, sur un coussin de tricot jaune et rouge, était une Bible somptueusement reliée ; à côté d’une autre table, la plus rapprochée de l’unique fenêtre, ayant sur les genoux un panier à ouvrage, et accroupi à ses pieds un vieil épagneul asthmatique et chassieux, se tenait une femme âgée, dont un bonnet de filet noir couvrait la tête ; habillée, d’ailleurs, d’une robe de soie noire, et cachant à moitié ses mains sous des mitaines, couleur d’ardoise. Ses cheveux gris de fer tombaient en lourds bandeaux sur les deux côtés de son visage ; ses yeux noirs regardaient droit en avant avec une fixité dure, méfiante, implacable. Elle avait les joues pleines, le menton allongé et les lèvres épaisses, sensuelles, dépourvues de coloris. Sa taille était forte et robuste, son attitude empreinte d’un sang-froid agressif. Telle était mistress Catherick.

— Vous êtes venu me parler de ma fille, me dit-elle, sans me laisser le temps d’articuler un seul mot. Ayez la bonté de m’expliquer ce que vous avez à me dire…

L’accent de sa voix était aussi dur, aussi méfiant, aussi implacable que l’expression de son regard. Elle m’avait indiqué un fauteuil, et me regarda très-attentivement de la tête aux pieds pendant que j’y prenais place. Je ne me vis d’autre chance, avec une pareille femme, que de régler mon langage sur celui qu’elle avait adopté, de la suivre, dès le début de l’entretien, sur le terrain qu’elle avait choisi.

— Vous savez, lui dis-je, qu’on a perdu les traces de votre fille ?

— Je suis parfaitement au courant de ceci.

— N’avez-vous appréhendé en rien que le malheur de sa fuite pût n’être que le prélude d’un autre malheur, — celui de sa mort ?

— Oui. Venez-vous me dire qu’elle est morte ?

— Positivement.

— Pourquoi ?…

Elle me posa cette étrange question sans que sa voix, son visage ou son attitude eussent subi le plus léger changement. Elle n’eût pas semblé plus complètement désintéressée dans la question, s’il se fût agi du trépas de la chèvre captive devant ses fenêtres.

— Pourquoi ? répétai-je. Vous me demandez pourquoi je viens vous apprendre la mort de votre fille ?

— Sans doute. Quel intérêt prenez-vous à elle ou à moi ? Comment se fait-il que vous soyez au courant de ce qui concerne ma fille ?

— Vous allez le savoir. Je la rencontrai le soir où elle s’échappa de l’hospice, et je lui procurai les moyens d’arriver à un refuge sûr.

— Vous eûtes grand tort.

— Je suis fâché d’entendre sa mère parler ainsi.

— Peu importe à sa mère. Comment savez-vous qu’elle est morte ?

— Je n’ai pas la liberté de dire comment je le sais ; mais je le sais, ajoutai-je en appuyant sur ces trois derniers mots.

— Avez-vous la liberté de dire comment vous avez découvert mon adresse ?

— Parfaitement : … c’est mistress Clements qui me l’a donnée.

— Mistress Clements a perdu la tête. Vous a-t-elle conseillé de venir ici ?

— En aucune façon.

— Alors, je vous le demande encore, pourquoi êtes-vous venu ?…

La voyant bien résolue à obtenir une réponse, je la lui donnai sous la forme la plus simple.

— Je suis venu, lui dis-je, pensant que la mère d’Anne Catherick pouvait avoir naturellement quelque intérêt à savoir si celle-ci était morte ou vivante.

— Voilà tout ? dit mistress Catherick avec plus de sang-froid que jamais. Vous n’aviez pas d’autres motifs ?…

J’hésitai. La réponse la plus convenable à cette question n’était pas facile à improviser sur place.

— Si vous n’avez pas d’autres motifs, continua-t-elle, ôtant à loisir ses mitaines couleur d’ardoise et les roulant avec soin l’une dans l’autre, je n’ai plus qu’à vous remercier de votre visite, et à vous dire que je ne vous retiendrai pas plus longtemps. L’information que vous m’apportez serait plus complète, si vous vouliez bien m’expliquer par quelle voie elle vous est parvenue. Je suppose pourtant qu’elle m’autorise à prendre le deuil. Comme vous voyez, je n’aurai pas à modifier beaucoup mon costume. Mes mitaines une fois changées, je serai en noir de la tête aux pieds…

Elle fouilla dans les poches de sa robe ; elle y prit une paire de mitaines en filet noir ; elle les ganta du plus beau calme et avec l’impassibilité d’une figure de marbre ; puis, laissant retomber ses mains sur ses genoux :

— Je vous souhaite le bonjour, me dit-elle.

Le froid mépris que respirait son attitude me décida, en m’irritant, à lui laisser voir que le but de ma visite n’était pas encore rempli.

— En venant ici, lui dis-je, j’avais un autre motif.

— Ah ! je m’en doutais, remarqua mistress Catherick.

— La mort de votre fille…

— De quoi est-elle morte ?

— D’une maladie de cœur.

— C’est bien. Continuez.

— La mort de votre fille a servi à infliger un tort grave à une personne qui m’est très-chère. Je sais, de science certaine, que deux hommes ont pris part à cet acte d’iniquité. L’un d’eux est sir Percival Glyde.

— En vérité ?…

Je la regardais attentivement pour voir si la brusque mention de ce nom ne l’ébranlerait pas quelque peu. Pas un de ses muscles ne bougea… le regard de ses yeux, toujours dur, méfiant, implacable, ne vacilla pas un seul instant.

— Peut-être vous étonnerez-vous, continuai-je, que la mort de votre fille ait pu être utilisée comme moyen de faire tort à une autre personne ?

— Non, dit mistress Catherick ; je ne m’étonne de rien. Ceci paraît être votre affaire. Vous prenez intérêt à ce qui me concerne ; je n’en prends aucun à ce qui vous intéresse.

— Peut-être me demanderez-vous, repris-je avec une certaine insistance, pourquoi j’ai voulu porter ce renseignement devant vous ?

— Oui, je vous demanderai ceci.

— Eh bien, c’est que je suis résolu à faire en sorte que sir Percival Glyde rende compte de la mauvaise action qu’il a commise.

— Qu’ai-je à faire avec cette résolution ?

— Je vais vous le dire. Il y a, dans le passé de sir Percival, certains événements dont la connaissance complète est nécessaire à la réalisation de mes vues. Vous les connaissez… et pour cette unique raison, je suis venu vous trouver.

— De quels événements voulez-vous parler ?

— D’événements qui se passèrent au Vieux-Welmingham, quand votre mari était là, clerc de paroisse, et avant l’époque où naquit votre fille…

Enfin, à travers la barrière d’impénétrable réserve qu’elle s’était efforcée d’élever entre nous, j’avais atteint cette femme. Je voyais la flamme encore voilée de son regard trahir sa colère naissante, — aussi clairement que je voyais ses mains inquiètes se mouvoir d’abord et, se dénouant ensuite, se mettre à lisser machinalement, sur ses genoux, sa robe de soie.

— Que savez-vous de ces événements ? me demanda-t-elle.

— Tout ce que mistress Clements a pu m’en dire, lui répliquai-je.

Sur ce ferme visage, aux lignes carrées, passa une rougeur rapide ; ses mains mobiles s’arrêtèrent un instant, et tout ceci semblait présager un soudain éclat de colère qui la mettrait momentanément hors de garde. Mais non ; — elle dompta l’irritation naissante, s’adossa dans son fauteuil, croisa ses bras sur sa large poitrine et, avec un sourire de sinistre sarcasme arrêté sur ses lèvres épaisses, elle me regarda aussi obstinément que jamais.

— Ah ! je commence à tout comprendre, maintenant… Et sa colère contenue, disciplinée, ne se révélait que par la raillerie contrainte de son accent et de son attitude… Vous avez contre sir Percival Glyde une rancune à vous personnelle… et je dois vous aider à l’assouvir. Il faut, n’est-il pas vrai ? que je vous raconte ceci, cela, ou autre chose encore, sur le compte de sir Percival et sur le mien ? Vraiment oui ? Vous avez fouillé dans ma vie privée. Vous croyez avoir trouvé une femme perdue, et dont vous ferez tout ce que bon vous semblera ; qui vit ici par tolérance et ne doit vous rien refuser, de peur que vous ne lui fassiez tort dans l’opinion des gens de la ville. Je vous comprends, et aussi votre ingénieuse spéculation… Je la comprends, et elle m’amuse… Ah ! ah !

Elle s’arrêta un moment ; ses bras se roidirent sur sa poitrine, et elle continua de rire à part elle, — d’un rire âpre, violent, irrité.

— Vous ne savez pas comment j’ai vécu ici, et ce que j’ai fait ici, monsieur… monsieur Je-ne-sais-qui, continua-t-elle. Je vous le dirai avant de sonner pour qu’on vous reconduise. Je suis arrivée ici, victime de la calomnie ; je suis arrivée ici, dépouillée de ma bonne réputation, et bien décidée à la reconquérir. Il m’a fallu, pour cela, des années et des années… mais je l’ai reconquise. J’ai lutté avec les gens investis du respect public, loyalement, ouvertement, sur leur propre terrain. Je suis maintenant placée assez haut, dans cette ville, pour me regarder comme hors de votre atteinte. « Le prêtre m’ôte son chapeau. » Ah ! ah ! vous ne comptiez pas là-dessus, quand vous vous êtes décidé à venir ? Allez à l’église, et renseignez-vous sur mon compte. Vous apprendrez que mistress Catherick a sa stalle, tout comme une autre, et qu’à jour fixe elle acquitte la taxe paroissiale. Allez à la municipalité. Vous y trouverez une pétition en voie de signature ; une pétition des plus respectables habitants contre l’autorisation projetée d’un cirque à ouvrir ici ; d’un cirque qui pourrait corrompre nos mœurs… « Nos mœurs, » entendez-vous bien ?… J’ai signé ce matin cette pétition. Allez au magasin de librairie ; on y publie, par souscription, les « Lectures du soir » de notre pasteur, sur la Justification par la Foi. Vous verrez mon nom parmi ceux des souscripteurs. Au dernier sermon de charité, la femme du médecin n’a mis qu’un shilling dans le plateau des quêtes ; j’y ai mis une demi-couronne.

M. le marguillier Soward tenait le plateau, et m’a saluée. Il y a dix ans, il disait à l’apothicaire Pigrum que j’aurais dû être chassée de la ville à coups de fouet, liée à la queue d’une charrette. Votre mère vit-elle encore ? Eh bien, a-t-elle sur sa table une plus belle Bible que la mienne ? Est-elle avec ses fournisseurs sur un meilleur pied que moi ? A-t-elle toujours vécu dans les limites de son revenu ? J’ai toujours vécu dans les limites du mien… Eh ! tenez, voici le ministre qui traverse le square… Regardez, monsieur Je-ne-sais-qui, regardez bien, je vous prie !…

Elle se leva, preste et leste comme une jeune femme, attendit que le « clergyman » vînt à passer, et lui fit alors une solennelle révérence. Le prêtre ôta cérémonieusement son chapeau, et continua son chemin. Mistress Catherick revint prendre place dans son fauteuil, me contemplant avec un sourire plus sarcastique et plus menaçant que jamais.

— Voilà ! dit-elle. Et maintenant, que pensez-vous de la femme perdue ? qu’augurez-vous de votre jolie spéculation ?…

La singulière façon dont elle avait ainsi voulu s’affirmer, cette excentrique revendication du rôle qu’elle s’était fait dans la ville, m’avaient tellement embarrassé, que je l’écoutais, muet de surprise. Je n’en étais pas moins résolu, malgré tout, à faire une seconde tentative pour dérouter ce beau sang-froid. Si le caractère violent de cette femme échappait une fois à son empire, et si j’en attirais sur moi les éclats, elle pouvait encore prononcer telle ou telle parole qui mettrait en mes mains le fil conducteur.

— Voyons… répondez ! qu’augurez-vous de votre spéculation ? reprit-elle d’un air de triomphe.

— Exactement ce que j’en augurais en mettant le pied dans ce salon, lui répondis-je. Je ne révoque nullement en doute la position que vous avez su vous faire dans cette ville ; et, quand bien même je le pourrais, je ne désire aucunement y porter atteinte. Je suis venu ici parce que, à ma connaissance certaine, sir Percival Glyde est votre ennemi tout comme le mien. Si j’ai ma rancune contre lui, vous avez la vôtre. Vous convient-il de le nier ? à votre aise ; méfiez-vous de moi autant qu’il vous plaira ; fâchez-vous à votre pleine satisfaction ; mais si vous êtes le moins du monde sensible à l’outrage, à l’injustice, je vois en vous, de toutes les femmes d’Angleterre, celle qui devrait m’aider le plus volontiers à écraser cet homme.

— Écrasez-le tout seul, dit-elle, et venez ensuite me trouver ; vous verrez ce que j’ai à vous dire…

Elle prononça ces paroles autrement qu’elle n’avait parlé jusqu’alors, — d’un ton bref, farouche, vindicatif. J’avais excité, dans son noir abri, la haine vipérine qui était tapie là depuis des années… Tandis que, par un brusque mouvement, mistress Catherick se penchait en avant vers le fauteuil où j’étais assis, — cette haine sembla se jeter sur moi comme un reptile caché. Tandis que mistress Catherick se renfonçait à l’instant même dans son fauteuil, — elle se glissa promptement hors de vue.

— Vous ne voulez pas vous fier à moi ? lui dis-je.

— Non.

— Vous avez peur.

— En ai-je l’air ?

— Vous avez peur de sir Percival Glyde.

— Vous croyez ?…

Son teint s’animait et ses mains se mettaient à l’œuvre, lissant, de plus belle, sa robe de soie. Je lui serrai le bouton de plus près ; je continuai, sans lui accorder un moment de trêve.

— Sir Percival, lui dis-je, a une grande position dans le monde. Il serait très-concevable qu’il vous fît peur. Sir Percival est un homme puissant, — un baronnet, — propriétaire d’un beau domaine, — le descendant d’une grande famille…

Le soudain éclat de rire que ces mots lui arrachèrent, m’étonna au delà de toute expression.

— Certainement, comment donc ? reprit-elle, sur le ton du mépris le plus amer et le mieux confirmé : un baronnet, — le propriétaire d’un beau domaine, — le descendant d’une grande famille. — Oui vraiment ! une grande famille… Surtout par sa mère…

Je n’avais pas le temps de réfléchir sur les paroles qui venaient de lui échapper ainsi ; mais j’avais celui de comprendre qu’elles étaient dignes d’être méditées quand une fois j’aurais quitté la maison.

— Je ne suis pas ici pour discuter des questions de famille, lui dis-je. Je ne connais rien de la mère de sir Percival…

— Et pas davantage de sir Percival lui-même, interrompit-elle avec aigreur.

— Oh ! quant à cela, ne vous y fiez pas trop, je vous en préviens. Je sais de lui quelques petites choses, et j’en soupçonne bien davantage.

— Que soupçonnez-vous ?

— Je commencerai par vous dire ce que je ne soupçonne pas. Je ne le soupçonne pas d’être le père d’Anne Catherick.

Elle se dressa sur ses pieds, et l’air furieux, vint se placer près de moi :

— Comment osez-vous parler du père de ma fille ? comment vous permettez-vous de dire qui est son père ou qui ne l’est pas ? s’écria-t-elle, son visage frémissant, sa voix tremblant de colère.

— Ce n’est pas ce secret-là, continuai-je, qui vous lie à sir Percival ; le mystère qui obscurcit sa vie ne date pas de la naissance de votre fille ; ce mystère n’est pas mort avec elle…

Reculant d’un pas, et me montrant la porte d’un air sévère : — Sortez ! me dit-elle simplement.

— Ni dans votre cœur ni dans le sien, poursuivis-je, bien convaincu qu’il fallait l’acculer à ses dernières défenses, il n’y a jamais eu, pour cette enfant, une seule pensée. Il n’y avait entre lui et vous aucun lien de coupable amour, alors que vous lui donniez ces rendez-vous fugitifs ; alors que votre mari vous surprenait, causant à voix basse, derrière la sacristie de l’église…

Sa main, encore étendue, retomba immédiatement le long de son corps, et tandis que je parlais, les rougeurs irritées de son visage s’étaient peu à peu effacées. Je vis un changement s’opérer en elle ; je vis cette femme, si maîtresse d’elle-même, si impénétrable, si affermie, si intrépide, plier sous une terreur à laquelle toute sa résolution ne pouvait résister, — quand je prononçai ces cinq derniers mots : « la sacristie de l’église ».

Pendant une minute, et même davantage, nous en demeurâmes là, nous regardant l’un l’autre en silence. Je rouvris la bouche le premier.

— Refusez-vous toujours de vous fier à moi ? lui demandai-je.

Elle ne pouvait pas rappeler à ses joues le sang qui les avait abandonnées, — mais elle avait raffermi sa voix, elle avait repris son attitude de sang-froid méfiant, lorsqu’elle répondit à cette question.

— Je refuse, dit-elle.

— M’ordonnez-vous toujours de sortir ?

— Oui. Partez ! et ne revenez jamais !…

J’allai jusqu’à la porte ; j’attendis un moment avant de l’ouvrir, et me retournant pour la regarder encore :

— J’aurai peut-être, lui dis-je, à vous apporter, de sir Percival, certaines nouvelles sur lesquelles vous ne comptez guère, et, dans ce cas-là, je me permettrai de revenir.

— Il n’y a pas de nouvelles de sir Percival qui puissent me surprendre ou m’intéresser, excepté peut-être…

Elle en resta là ; son pâle visage s’obscurcit, et d’une allure calme, furtive, féline, elle se glissa vers son fauteuil.

— Excepté la nouvelle de sa mort, reprit-elle en se rasseyant avec un semblant de sourire qui errait encore sur ses lèvres cruelles, et quelques rayons de haine qui se dérobaient au fond de ses yeux calmes et fixes.

Comme pour m’en aller j’ouvrais la porte du salon, elle tourna vivement la tête de mon côté. Le sourire cruel élargissait ses lèvres, — elle me regardait, de la tête aux pieds, avec un intérêt étrange, qu’elle cherchait à dissimuler ; — une inexprimable attente se trahissait méchamment dans tous les détails de sa physionomie. Calculait-elle, dans le secret de son cœur, ma jeunesse, ma force, la vivacité de mon ressentiment, les limites de mon empire sur moi-même ? et se rendait-elle compte des extrémités auxquelles je pourrais me laisser entraîner dans le cas où sir Percival et moi viendrions jamais à nous rencontrer ? Le simple doute qu’il en pouvait être ainsi me repoussait loin d’elle et arrêtait sur mes lèvres les plus vulgaires formules des adieux convenus. Sans un mot de plus, ni de son côté ni du mien, je quittai le salon.

Au moment où j’ouvrais la porte extérieure, je vis le même « clergyman » qui, déjà une fois, était passé devant la maison, sur le point d’y passer encore en retraversant le square. Je m’arrêtai sur le pas de la porte pour ne pas obstruer son chemin, et, ce faisant, je tournai la tête vers la croisée du salon.

Dans le silence de cette place déserte, mistress Catherick avait entendu retentir les pas du ministre ; et, de nouveau, elle se retrouvait debout près de la fenêtre, épiant le moment de son passage. Toutes les terribles passions que je venais de soulever dans le cœur de cette femme, n’avaient pu relâcher l’étreinte désespérée par laquelle elle se cramponnait à cette épave de considération sociale qu’un labeur de bien des années avait fini par amener à portée de sa main. Elle était donc encore là, moins d’une minute après que je l’eus quittée, occupant tout exprès une position qui mettait le « clergyman » dans l’obligation de la saluer une seconde fois, s’il ne voulait pas manquer à la courtoisie la plus vulgaire. Il lui ôta donc son chapeau comme naguère. Je vis, derrière la fenêtre, s’adoucir et s’éclairer, d’un rayon d’orgueil satisfait, le visage dur et blême de la vieille pécheresse ; je vis s’incliner cérémonieusement, en retour, la tête couverte du sinistre bonnet noir : le ministre l’avait saluée, — en ma présence, qui plus est, — deux fois dans la même journée.


IX


Je quittai la maison, bien convaincu qu’en dépit d’elle-même, mistress Catherick m’avait fait faire un pas en avant. Je n’étais pas encore au tournant de la rue par laquelle j’allais sortir du square, lorsque le bruit d’une porte qui se fermait derrière moi vint tout à coup appeler mon attention.

Je tournai la tête, et vis un petit homme vêtu de noir sur le seuil d’une maison qui, autant que j’en pus juger, touchait à celle où habitait mistress Catherick ; — elle y touchait du côté le plus rapproché de moi. Cet homme n’hésita pas un instant sur la direction qu’il avait à prendre. Il avança d’un pas rapide vers le coin de rue où je m’étais arrêté. Je le reconnus pour cette espèce de clerc d’avoué qui m’avait si bien devancé lors de la visite à Blackwater-Park, et qui, lorsque je lui demandais à visiter le château, avait fait son possible pour me chercher querelle.

Je voulus l’attendre pour savoir s’il se proposait, cette fois, de m’aborder et de me parler. À ma grande surprise, il passa son chemin, toujours très-vite, sans prononcer un mot, sans même lever les yeux sur moi. Cette façon d’agir était si complètement à l’encontre de mon attente, — de mon attente bien fondée, ce me semble, — que ma curiosité, ou plutôt ma méfiance, fut tout à coup en éveil. Je résolus donc, à mon tour, de ne pas le perdre de vue, et de découvrir ce que pouvait être sa mission actuelle. Sans trop me soucier s’il me voyait ou non, je marchai sur ses traces. Il ne regarda pas en arrière une seule fois, et me conduisit, à travers les rues, tout droit à la station du chemin de fer.

Le train était sur le point de se mettre en mouvement, et deux ou trois voyageurs attardés se groupaient autour du petit guichet par où les billets sont distribués. Je les rejoignis, et j’entendis très-distinctement mon clerc de procureur demander une place pour la station de Blackwater. Avant de me retirer, je voulus être certain par moi-même que le train emportait cet individu.

Je ne pouvais interpréter que d’une seule manière ce que je venais de voir et d’entendre. L’homme en question, j’en étais sûr, avait quitté une maison située dans le voisinage immédiat de mistress Catherick. Il avait été posté là (comme locataire probablement) par ordre de sir Percival, dans la prévision que, tôt ou tard, mes recherches m’amèneraient à entrer en communication avec mistress Catherick. Il m’avait vu sans doute entrer et sortir, et s’était sauvé par le premier train pour aller porter son rapport à Blackwater, où sir Percival devait naturellement se transporter (au courant comme il l’était bien évidemment de mes moindres démarches), afin de se trouver sur son terrain si je revenais dans le Hampshire. Il ne devait plus maintenant s’écouler de bien longs jours, suivant toute probabilité, avant qu’une rencontre eût lieu entre lui et moi.

À quelques résultats que les événements dussent nous conduire, je résolus de suivre mon chemin directement à mon but, sans m’arrêter ou me détourner pour sir Percival ou pour tout autre. L’énorme responsabilité qui, à Londres, pesait sur moi, — et qui m’obligeait à régler mes moindres actions de manière à éviter qu’elles fissent accidentellement découvrir le refuge de Laura, — cette responsabilité se trouvait écartée, maintenant que j’étais dans le Hampshire. Je pouvais, à Welmingham, aller et venir comme il me plaisait ; et s’il m’arrivait de manquer à quelques-unes des précautions nécessaires, cette imprudence n’aurait, immédiatement du moins, de résultat fâcheux que pour moi-même.

Lorsque je quittai la station, la soirée (nous étions en hiver) allait bientôt commencer. Il n’y avait guère d’espoir, une fois l’obscurité venue, de poursuivre mes recherches avec quelque succès, dans des entours qui m’étaient inconnus. Je cherchai donc l’hôtel le plus proche pour y commander mon dîner et mon lit. Cela fait, j’écrivis à Marian pour lui apprendre qu’il ne m’était rien arrivé de malheureux, et que j’avais devant moi une assez belle perspective de réussite. Je lui avais recommandé, en quittant la maison, de m’adresser sa première lettre (celle que je comptais recevoir le lendemain matin), poste restante à Welmingham ; je la priai maintenant de faire passer à la même adresse sa lettre du second jour. Si, par hasard, je me trouvais hors de la ville quand elle arriverait, je pouvais très-facilement me la faire acheminer en écrivant au maître de poste.

Lorsqu’il se fit un peu tard, la « coffee-room » de l’hôtel devint un parfait désert. Je pus y réfléchir à ce que j’avais fait dans l’après-midi, tout aussi à mon aise que si la maison m’eût appartenu. Avant de remonter dans ma chambre, j’avais donc repassé avec attention, d’un bout à l’autre, mon extraordinaire entrevue avec mistress Catherick ; et j’avais pu vérifier, tout à loisir, les conclusions que j’avais tirées à la hâte, durant la première moitié du jour. La sacristie de l’église du Vieux Welmingham fut le point de départ d’où ma pensée se fraya lentement un chemin dans tout ce que j’avais entendu dire ou vu faire à mistress Catherick.

Au moment où mistress Clements avait mentionné devant moi, pour la première fois, les abords de la sacristie, j’avais remarqué que c’était là, de tous les endroits possibles, celui que sir Percival eût dû choisir le dernier comme théâtre de ses rendez-vous clandestins avec la femme du clerc de la paroisse. Sous cette impression, et sans être influencé par aucune autre, j’avais mentionné cette sacristie devant mistress Catherick, presque par hasard ; — ce n’était pour moi qu’un des menus détails du récit, lequel s’était offert à moi tandis que je parlais. Je m’attendais à ce qu’elle me répondrait avec trouble ou colère ; mais la terreur subite qui s’était emparée d’elle au moment où j’avais prononcé ce mot, m’avait complètement dérouté. Depuis longtemps, le secret de sir Percival était associé, dans mon esprit, à l’idée d’un crime caché dont mistress Catherick avait connaissance ; mais je n’avais jamais poussé au delà de cette induction. Maintenant le paroxysme de terreur qui s’était manifesté chez cette femme combinait directement ou indirectement l’idée de ce crime avec celle de la sacristie ; et je demeurai convaincu que mistress Catherick n’y avait pas joué le rôle de simple témoin, mais aussi celui de complice, et cela sans le moindre doute.

Quelle devait être la nature du crime ? Il avait, à coup sûr, son côté avilissant en même temps que son côté hasardeux ; sans cela, mistress Catherick n’aurait pas répété mes propres paroles, relatives au rang et à l’influence de sir Percival, avec ce dédain marqué dont certainement elle avait fait étalage. C’était donc un crime méprisable, en même temps qu’un crime périlleux, dans lequel mistress Catherick avait trempé, et ce crime, de manière ou d’autre, avait des rapports avec la sacristie de l’église.

Le premier objet à considérer ensuite me fit faire, partant de là, un pas de plus.

Le mépris que mistress Catherick professait ouvertement pour sir Percival s’étendait également à la mère de celui-ci. N’avait-elle pas fait allusion, sur le ton du sarcasme le plus amer, à la grande famille dont il descendait, — surtout « du côté maternel ? » Que voulait dire ceci ? On ne pouvait, à première apparence, l’expliquer que de deux manières. Avait-il eu pour mère une femme de basse extraction ? ou bien y avait-il, dans la réputation de sa mère, quelque défaut caché dont mistress Catherick et sir Percival avaient eu seuls la révélation ? Je n’avais qu’un seul moyen pour vérifier la première de ces deux hypothèses, c’était d’examiner l’enregistrement de son mariage, et, comme préliminaire à d’autres recherches, de vérifier son nom de fille et son apparentage.

D’un autre côté, en supposant vraie la seconde de mes interprétations, quelle avait pu être cette brèche secrète à la réputation de la mère de sir Percival ? Me rappelant ce que Marian m’avait dit du père et de la mère de l’orgueilleux baronnet, et de l’isolement suspect dans lequel ils avaient toujours voulu vivre, je me demandai, à partir de ce moment, si, après tout, il n’était pas bien possible qu’ils n’eussent jamais été mariés. Pour ceci encore, le registre de l’état civil pouvait, en me fournissant la preuve écrite du mariage, lever d’un coup tous les doutes. Mais où trouver ce registre ? Arrivé là, je repris en sous-œuvre les conclusions précédemment formées ; et le même procédé logique qui m’indiquait où avait pu être commis le crime caché, me désigna aussi, comme recélant le registre, la sacristie du Vieux-Welmingham.

— Tels étaient les résultats de mon entrevue avec mistress Catherick, telles étaient les considérations diverses, mais convergeant toutes sur un seul point, qui décidèrent le cours de mes démarches dans la journée du lendemain.

La matinée était couverte et triste, mais il ne pleuvait point. Je laissai à l’hôtel mon sac de nuit, que je devais venir y reprendre ; après avoir demandé mon chemin, je partis à pied pour l’église du Vieux-Welmingham.

C’était une promenade d’un peu plus de deux milles, sur un terrain qui graduellement s’élevait toujours.

Au sommet de la pente, se dressait l’église, — ancien édifice battu des vents, flanqué d’épais contre-forts, et, sur sa façade, ayant une tour carrée assez grossièrement construite. La sacristie, au chevet, était séparée de l’église, et semblait dater de la même époque. Autour de l’antique bâtiment se montraient çà et là les restes ruinés du village que mistress Clements m’avait décrit, comme ayant jadis servi de résidence à son mari, et comme abandonné depuis longtemps, au profit de la ville neuve, par l’élite de sa population. Quelques-unes des maisons vides, démantelées en partie, n’avaient plus que la coque extérieure ; d’autres avaient été livrées purement et simplement aux lents ravages du temps ; quelques-unes, enfin, étaient encore habitées par des personnes appartenant, bien évidemment, à la classe la moins fortunée. Le tout offrait un tableau assez triste, et cependant, avec les pires dehors de la ruine, moins désolé que n’était celui de la ville neuve d’où je sortais. Ici du moins, l’œil avait pour se reposer le vaste espace des champs aux teintes brunes, sur lesquels la brise courait librement ; les arbres, ici, même dépouillés de leurs feuilles, variaient la monotonie du paysage, et faisaient rêver aux chaleurs de l’été, aux ombrages futurs.

En m’écartant du chevet de l’église, je passai devant plusieurs des cottages démantelés, où j’espérais trouver quelqu’un en état de m’indiquer le clerc de la paroisse. Je vis alors deux hommes qui, s’abritant d’un mur et se donnant l’air de flâner, me suivaient assidûment. Le plus grand des deux, gaillard robuste, velu comme un garde-chasse, — m’était tout à fait inconnu ; l’autre était un des individus qui m’avaient déjà suivi à Londres, au moment où je quittais l’étude de M. Kyrle. Je l’avais particulièrement remarqué, cette fois-là, et me sentais bien certain de ne pas me méprendre en constatant son identité.

Ni lui ni son compagnon ne tentèrent de me parler, et tous deux se tenaient à une distance respectueuse ; mais le motif de leur apparition dans le voisinage de l’église n’avait rien d’obscur pour moi. C’était bien ce que j’avais supposé ; sir Percival me savait là, et m’attendait. Ma visite à mistress Catherick lui avait été dénoncée, la veille au soir, et ces deux hommes avaient été mis aux aguets, près de l’église, dans la prévision de mon arrivée au Vieux-Welmingham. Si j’avais eu besoin d’une preuve de plus pour me confirmer dans l’idée que mes investigations étaient enfin sur la bonne voie, la manière dont j’étais maintenant surveillé me l’aurait à coup sûr fournie.

Je continuai à marcher, m’éloignant toujours de l’église, jusqu’à ce que j’arrivasse devant une des maisons habitées, pourvue d’un jardin potager où travaillait un paysan. Il m’indiqua la résidence du clerc, — un simple cottage peu éloigné de là, et placé à l’écart, sur la limite extérieure du village abandonné. Le clerc se trouvait chez lui, et mettait justement, pour sortir, son gros pardessus. C’était un vieillard de joyeuse et familière humeur, bavard et parlant très-haut, lequel appréciait fort peu (je ne fus pas longtemps à le découvrir) l’endroit où il était forcé de vivre, et qui revendiquait avec bonheur la supériorité que lui donnait sur ses voisins certain voyage autrefois accompli dans la capitale.

— Vous avez bien fait, monsieur, de venir de bonne heure, me dit ce brave homme, quand je l’eus mis au courant de l’objet qui m’amenait… Dix minutes plus tard, j’étais parti… Affaire de paroisse, monsieur, et avant qu’elle ne soit finie, j’aurai à fournir une traite un peu longue pour un homme de mon âge. Par bonheur, j’ai encore des jambes solides ; et tant qu’un homme se tient sur ses pattes, on peut attendre encore de lui une bonne dose d’ouvrage… N’êtes-vous pas de cet avis, monsieur ?…

Tout en parlant, il prenait ses clefs, accrochées à un clou de sa cheminée, et fermait derrière nous la porte de son cottage.

— Personne pour garder la maison quand je m’en vais, me dit-il avec un joyeux sentiment de la liberté parfaite que lui laissait l’absence de tout embarras de famille. Ma femme est là-bas, dans le cimetière, et mes enfants sont tous mariés. Triste endroit que celui-ci, n’est-ce pas, monsieur ? mais la paroisse est étendue, — et ce n’est pas le premier venu qui se tirerait comme moi du travail qu’elle donne. Cela tient à l’instruction ; j’en ai eu ma part, et un peu plus que ma part. Je puis parler l’anglais de la reine (Dieu bénisse la reine !) et c’est plus que m’en pourraient dire les trois quarts et demi du monde d’ici. Je vous suppose venu de Londres, monsieur, je suis allé, moi aussi, à Londres, il y a tantôt vingt-cinq ans de cela… Qu’y dit-on de neuf, maintenant, je vous prie ?…

Ce fut en bavardant ainsi qu’il me ramenait vers la sacristie. Je regardais autour de moi pour savoir si les deux espions étaient encore en vue. Ils ne se montrèrent nulle part. Après s’être assurés que je me rendais chez le clerc de la paroisse, ils s’étaient probablement nichés en quelque endroit d’où ils pouvaient librement surveiller le reste de mes démarches.

La porte de la sacristie était en bon vieux chêne, tout étoilé de clous à grosse tête, et le clerc introduisit son énorme clef dans la serrure, en homme qui se sachant aux prises avec une difficulté, n’est pas tout à fait certain de s’en tirer à son honneur.

— J’ai dû, monsieur, dit-il, vous amener de ce côté, parce que la porte de la sacristie à l’église est verrouillée en dedans. Sans cela, nous serions entrés par l’église. Voilà ce que j’appelle, si jamais il y en eut, une méchante serrure. Elle est assez grosse pour une porte de prison ; on l’a plusieurs fois forcée ; et il serait grand temps de la remplacer par une autre. Je l’ai dit au moins cinquante fois au marguillier ; il me répond toujours : « Je verrai cela, » et jamais il n’y regarde. Ah ! nous sommes ici dans un endroit perdu. Cela ne ressemble guère à Londres, n’est-il pas vrai, monsieur ? Nous dormons tous, par ici ; nous ne marchons pas avec notre époque…

Après avoir tordu et tourmenté un peu la clef, il finit cependant par faire céder la massive serrure, et la porte s’ouvrit devant nous.

La sacristie était plus grande que je ne l’aurais supposée, à ne la juger que du dehors. C’était une vieille salle obscure, poudreuse, triste, avec un plafond bas, à poutrelles saillantes. Le long de deux de ses côtés, — ceux-là qui confinaient à l’intérieur de l’église, — étaient deux placards massifs, en bois vermoulu, et béants de vieillesse. Accrochés à l’angle intérieur d’un de ces placards, pendait un certain nombre de surplis, dont le bas bombait irrévérencieusement en flasques paquets de mousseline désempesée. Au-dessus des surplis, et par terre, étaient trois caisses d’emballage, dont les tenons étaient à moitié mis, à moitié ôtés, et qui laissaient échapper de tous côtés, par leurs fentes et leurs crevasses, la paille dont elles étaient garnies à profusion. Derrière elles, dans un coin, une litière de papiers poudreux, quelques-uns de grande dimension, et roulés comme des plans d’architecte ; d’autres liés ensemble par paquet ainsi que des factures ou des lettres. Jadis, cette salle avait été éclairée par une fenêtre de côté ; mais on l’avait murée depuis lors, et remplacée par un jour ouvert dans le toit. On y respirait une atmosphère chargée de poussière humide, et d’autant plus épaisse, que la porte conduisant à l’église demeurait constamment fermée. Cette porte, également faite de chêne solide, était verrouillée en haut et en bas, du côté de la sacristie.

— Nous pourrions être un peu plus propres, n’est-il pas vrai ? reprit le clerc volontiers facétieux. Mais, que faire dans un endroit perdu comme celui-ci ?… Tenez, regardez moi ça !… examinez-moi ces caisses !… elles sont là, depuis plus d’un an, toutes prêtes à partir pour Londres… elles ne font qu’encombrer la place, et tant que deux clous y tiendront encore, on n’y touchera pas, n’ayez pas peur… C’est que, monsieur, comme je vous le disais, nous ne sommes point à Londres… Ici, nous ne faisons que dormir… nous ne marchons pas avec notre époque !

— Qu’y a-t-il donc dans ces caisses ? demandai-je.

— Des fragments de bois sculpté, détachés de la chaire, des panneaux enlevés au sanctuaire, et des images qu’on a prises dans l’orgue, répondit le clerc. Les portraits des douze Apôtres, tous en bois, et dont pas un n’a le nez entier. Tous cassés, vermoulus, tombant en poussière sur les bords ; — aussi fragiles que de la faïence, monsieur, et aussi anciens que l’église, sinon davantage.

— Et pourquoi les expédie-t-on à Londres ? demandai-je ; — sans doute pour les réparer ?

— Précisément, monsieur. Pour les réparer ; et ceux qu’on ne pourra remettre à bien, on devait les reproduire en bois neuf. Mais, par malheur, l’argent a manqué. Les voilà qui attendent de nouvelles souscriptions, et les souscripteurs n’arrivent pas. Cela s’est fait il y a un an, monsieur ; six « gentlemen » dînèrent ensemble, pour cela, dans l’hôtel de la ville neuve. Ils firent de beaux discours, décrétèrent des résolutions, inscrivirent leurs noms, et firent imprimer des prospectus par milliers. Magnifiques prospectus, monsieur ! tous émaillés de lettres gothiques à l’encre rouge, affirmant que c’était un déshonneur de ne pas réparer l’église, de ne pas restaurer ses magnifiques sculptures, et ainsi de suite. Vous avez là, sous les yeux, les prospectus qui n’ont pas pu être distribués, avec les plans de l’architecte pour la restauration de l’église, et la correspondance qui a fini par mettre tout le monde aux prises, ce qui a donné à l’affaire une belle dispute pour unique résultat. Tout cela est là-bas, dans ce coin, derrière les emballages. L’argent, au commencement, arrivait goutte à goutte ; mais hors de Londres, sur quoi pouvez-vous compter ? il en est venu juste assez, vous le devinez, pour emballer les sculptures cassées, faire faire les devis, et payer les comptes de l’imprimeur. Ceci obtenu, il ne restait pas un demi-penny. Et voilà les objets, comme je vous l’ai dit. Nous n’avons aucun autre endroit pour les placer. Personne, dans la ville neuve, n’a cure de nos embarras ; — nous sommes dans un coin tout à fait perdu ; — ceci est une sacristie fort mal en ordre ; — mais que faire ? — c’est ce que je voudrais bien savoir…

Mon pressant désir d’examiner le registre ne me prédisposait pas à beaucoup encourager les bavardages du bonhomme. Je tombai d’accord avec lui que personne ne pouvait guère empêcher la sacristie d’être mal en ordre ; et je lui suggérai ensuite que nous pourrions bien, sans plus de délai, donner suite à notre affaire.

— Ah ! oui, oui !… vous avez raison… le registre des mariages, dit le clerc, qui tira de sa poche un petit paquet de clefs. Jusqu’à quelle époque voulez-vous l’examiner, monsieur ?…

Marian m’avait dit l’âge de sir Percival, le jour où nous avions causé ensemble de la promesse de mariage échangée entre Laura et lui. Elle me l’avait alors représenté comme âgé de quarante-cinq ans. Calculant d’après ce chiffre, et en tenant compte de l’année qui s’était écoulée depuis que j’avais obtenu le renseignement en question, je trouvai qu’il devait être né en 1804, et que je pouvais, en toute sûreté, commencer, à partir de cette date, mes recherches dans le registre.

— Nous commencerons en 1804, dis-je au clerc.

— Mais en quel sens ? me demanda-t-il… les années subséquentes ou les années antérieures ?

— Les années antérieures à 1804.

Il ouvrit un des placards, celui où étaient suspendus les surplis, et en tira un gros volume dont la couverture en veau brun était fort graisseuse. Je fus frappé du peu de sécurité qu’offrait l’endroit où ce volume était ainsi déposé. La porte du placard était disjointe et déjetée, la serrure, de la plus petite dimension et de l’espèce la plus commune. Je l’aurais très-aisément forcée sans autre outil que la canne dont j’étais muni.

— Est-ce que l’on envisage cet endroit comme pouvant garantir la sûreté des registres ? demandai-je à mon guide. Un volume aussi important que celui-ci devrait, ce me semble, être protégé par une meilleure serrure, et soigneusement conservé dans un coffre-fort, à l’abri du feu.

— Eh bien, voilà qui est curieux, dit mon clerc en fermant le livre qu’il venait justement d’ouvrir, et passant, à plusieurs reprises, sa main sur la couverture. Ce sont les mêmes paroles, mot pour mot, que mon ancien patron me disait, il y a des années et des années, quand j’étais tout petit : — « Pourquoi donc ce registre (le même que voilà dans mes mains) pourquoi n’est-il pas enfermé dans un coffre-fort ? » Si je ne lui ai pas entendu dire cela cent fois, il ne l’a pas dit une. C’était lui, monsieur, le « solicitor » qui, dans ce temps-là, remplissait les fonctions de clerc de paroisse. Un beau vieux gentleman, et l’homme le plus minutieux qui ait jamais existé. Tant qu’il a vécu, il a gardé copie de ce livre dans son bureau de Knowlesbury, et l’envoyait régulièrement par la poste, de temps en temps, pour le tenir au courant des nouveaux actes enregistrés ici. Vous aurez peine à le croire, mais il avait ses jours fixés d’avance, un ou deux par trimestre, pour venir sur son vieux poney blanc, collationner ici, en personne, les deux exemplaires : — « Est-ce que je sais, avait-il coutume de dire, est-ce que je sais si le registre laissé dans cette sacristie ne sera pas quelque jour volé ou détruit ? Pourquoi ne l’enferme-t-on pas dans un coffre-fort ? Pourquoi ne puis-je rendre les autres aussi soigneux que je le suis moi-même ? Quelqu’un de ces jours, il arrivera un accident ; et quand le registre sera perdu, la paroisse comprendra de quel prix est mon exemplaire… » Là-dessus il humait sa prise de tabac, et regardait autour de lui, fier comme un lord. Ah ! il ne serait pas facile de trouver son pareil, aujourd’hui, pour soigner les affaires… Vous iriez bien à Londres sans pouvoir le remplacer : oui, même là… Quelle année disions-nous, monsieur ?… 1800 et combien ?

— 1804, répliquai-je, intérieurement résolu à ne plus fournir au vieillard une seule occasion de se livrer à sa loquacité naturelle, tant que je n’aurais pas fini d’examiner le registre.

Le clerc mit ses lunettes, et commença de feuilleter le livre, mouillant avec soin son index et son pouce, toutes les trois pages : Voilà, monsieur, dit-il, avec une tape joyeusement appliquée au registre, voilà l’année que vous demandez…

Comme j’ignorais en quel mois sir Percival était né, je pris naturellement l’année à son début. Le registre était tenu à la vieille mode ; chaque acte étant enregistré en manuscrit sur des pages blanches, et la séparation de l’un à l’autre, opérée par des barres à l’encre, qui, au bas de chaque enregistrement séparé, traversaient la page dans toute sa longueur. Je remontai toute l’année 1804, sans retrouver la mention du mariage ; et ensuite, je passai en revue le mois de décembre 1803 ; puis novembre, puis octobre, puis…

Non ! je n’allai pas au delà de septembre. Sous l’intitulé de ce mois de l’année, je trouvai ce que je cherchais.

J’examinai soigneusement la constatation du mariage ; elle occupait le bas d’une page, et, faute d’espace, y tenait une place moindre que celle des autres mariages déjà inscrits. Celui qui la précédait immédiatement, se grava dans ma mémoire, à cause d’une circonstance toute particulière : c’est que le marié portait le même nom de baptême que moi. L’enregistrement qui venait immédiatement après (il parlait du haut de la page suivante) était remarquable d’un autre côté par la grande place qu’il tenait ; on y avait, effectivement, constaté sous la même rubrique le mariage simultané de deux frères. Quand à la mention relative à celui de sir Félix Glyde, elle n’avait rien qui appelât l’attention, si ce n’est le peu d’espace dans lequel, au bas de la page, elle se trouvait si fort à l’étroit. Les renseignements fournis sur la femme étaient conçus suivant les formules d’usage. Elle était désignée sous les noms de « Cecilia Jane Elster, de Park View Cottages, Knowlesbury, fille unique de feu Patrick Elster, Esq., quand vivait habitant de Bath. »

Je notai ces détails dans mon portefeuille, non sans me sentir, pendant cette opération, fort embarrassé, fort découragé au sujet de mes démarches ultérieures. Le secret que, jusqu’à ce moment, j’avais cru être à portée de ma main, semblait à cette heure plus éloigné que jamais.

Ma visite à la sacristie m’avait-elle fourni de quoi me confirmer l’existence d’un mystère encore inexpliqué ? Rien de semblable ne s’offrait à moi. Quel chemin avais-je fait vers la découverte de la tache que je soupçonnais sur la réputation de la mère de sir Percival ? Le seul fait que j’eusse éclairci tendait, au contraire, à maintenir cette réputation. De nouveaux doutes, de nouvelles difficultés, de nouveaux délais commençaient à se développer devant moi dans une perspective à perte de vue. Et maintenant que devais-je faire ? La seule ressource immédiate qui me fût laissée me paraissait être celle-ci. Je pouvais commencer des recherches sur le compte de « miss Elster, de Knowlesbury, » avec la chance de marcher vers le principal objet de mes investigations, quand j’aurais d’abord pénétré le sens du mépris qu’affichait mistress Catherick à l’endroit de la mère de sir Percival.

— Avez-vous trouvé, monsieur, ce dont vous aviez besoin ? me dit le clerc, au moment où je fermais le registre.

— Oui, répondis-je ; mais j’ai encore quelques recherches à faire. Je dois supposer, sans doute, que le prêtre qui avait charge de cette paroisse, en l’année 1803, n’est plus aujourd’hui de ce monde ?

— Oh ! non, monsieur, il était mort trois ou quatre ans avant que je vinsse dans ces parages ; et ceci remonte à l’année 1827. J’ai eu cette place, monsieur, continua le petit homme, toujours bavard, par suite de l’abandon qu’en fit mon prédécesseur. On dit qu’il fut chassé de sa maison et de son foyer par les déportements de sa femme, laquelle existe encore, là-bas, dans la ville neuve. Je ne sais pas au juste l’histoire ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que j’eus la place. M. Wansborough l’obtint pour moi, le fils de ce vieux patron dont je vous parlais tout à l’heure. C’est un gentleman, menant l’existence la plus agréable du monde ; il chasse à courre, il a sa meute et le reste. Il est, comme son père l’était avant lui, clerc-greffier de cette sacristie.

— Ne m’avez-vous pas dit que votre ancien patron habitait Knowlesbury, lui demandai-je, me rappelant l’interminable histoire du « minutieux gentleman de la vieille école, » avec laquelle ce compère si bavard m’avait assommé avant d’ouvrir le registre.

— Certainement, monsieur, répondit le clec. M. Wansborough, l’ancien, habitait Knowlesbury ; et M. Wansborough, le jeune, y réside aussi.

— Vous venez de me dire qu’il est clerc de la sacristie, tout comme son père l’était avant lui ? Je ne suis pas bien certain de savoir au juste ce que c’est que cette fonction.

— En vérité, monsieur ?… Et cependant vous arrivez de Londres ?… Toute église paroissiale, sachez-le donc, possède un clerc de sacristie et un clerc de paroisse. Le clerc de paroisse est un homme dans mon genre (seulement, j’ai bien plus d’instruction que la plupart d’entre eux, mais je n’en tire pas vanité). Le clerc de sacristie remplit des fonctions ordinairement confiées à des gens de loi ; et, s’il y a quelque procès à suivre pour le chapitre, ce sont eux qui en sont chargés. Il en est justement de même à Londres. Toute église de paroisse à son clerc de sacristie ; et pas un, je vous le garantis, qui ne soit en même temps homme de loi.

— J’en conclus, alors, que M. Wansborough, le jeune, est avocat ?

— Sans doute, monsieur, sans doute ! avocat dans High Street, Knowlesbury ; … c’est là qu’était, avant sa naissance, le cabinet de son père. Que de fois je l’ai balayé, ce cabinet ; et que de fois j’ai vu le vieux gentleman trottant sur son poney blanc pour aller à ses affaires, regarder à droite et à gauche, tout le long de la route, saluant de la tête un chacun !… Ah ! mais, c’était un homme populaire… À Londres, voyez-vous, il aurait tout aussi bien réussi !

— Et combien y a-t-il d’ici à Knowlesbury ?

— Un fier ruban de queue, monsieur, dit le clerc avec cette notion exagérée des distances et ce vif sentiment des difficultés du voyage qui caractérisent les gens de province… Bien près de cinq milles…

L’après-midi était à peine entamée. J’avais donc tout le temps nécessaire pour pousser une pointe sur Knowlesbury et m’en revenir coucher à Welmingham ; or, il n’y avait probablement personne dans la ville de qui je pusse attendre plus d’assistance pour mes recherches sur le caractère et la position de la mère de sir Percival, antérieurement à son mariage avec sir Félix Glyde, que le « solicitor » de la localité. Décidé à partir immédiatement à pied pour Knowlesbury, je fus le premier à sortir de la sacristie.

— Bien des remerciements, monsieur, me dit le clerc, quand je glissai dans sa main mon petit cadeau. Est-ce que vous allez réellement faire à pied tout le chemin de Knowlesbury et retour ? Eh bien, vous avez de bonnes jambes, vous aussi, et c’est là un bonheur, n’est-il pas vrai ? Voici la route ; impossible de s’y égarer. Je voudrais bien aller du même côté… Dans un coin perdu comme celui-ci, on est aise de rencontrer des gentlemen de Londres : … au moins on sait les nouvelles… Je vous souhaite le bonjour, monsieur, et vous remercie encore une fois…

Nous nous quittâmes. En laissant l’église derrière moi, je jetai un regard en arrière, et sur le bas de la route, je revis mes deux individus, accompagnés, cette fois, d’un troisième personnage ; ce dernier était le petit homme en noir que, dans la soirée précédente, j’avais suivi à la piste jusqu’au chemin de fer.

Le trio suspect resta quelque temps à causer, puis se sépara. L’homme en noir s’en alla tout seul du côté de Welmingham, les deux autres demeurèrent ensemble, se proposant évidemment de me suivre dès que je me mettrais en route.

Je continuai mon chemin sans laisser voir à ces drôles que j’eusse pris garde à eux. En ce moment, ils ne me causaient aucune irritation intérieure ; — ils ranimaient, au contraire, mes espérances atténuées. Dans ma première surprise en trouvant la preuve du mariage, j’avais perdu de vue la conclusion que je tirais la veille de la présence de ces hommes dans le voisinage de la sacristie. Leur réapparition me rappela que sir Percival avait prévu ma visite à l’église du Vieux-Welmingham, comme la conséquence naturelle de mon entrevue avec mistress Catherick ; — sans cela, il n’eût pas envoyé ses espions me guetter en cet endroit. Si simples et si transparentes que les choses parussent être, dans la sacristie elles cachaient bien certainement quelque méfait ; — et dans le registre, pour si peu que j’en pusse savoir, je subodorais une fraude non encore découverte.


X


Quand j’eus perdu l’église de vue, j’accélérai le pas du côté de Knowlesbury.

La route était, la plupart du temps, droite et unie. Toutes les fois que je regardais par dessus mon épaule, je voyais les deux espions obstinés à me suivre. Le plus souvent, ils restaient en arrière à une distance fort convenable ; mais une ou deux fois ils pressèrent le pas comme s’ils voulaient me rattraper ; — puis ils s’arrêtaient, — tenaient conseil, — et reprenaient leur ancienne position. Ils avaient en vue, bien certainement, quelque objet spécial, et semblaient hésiter, ou n’être pas d’accord sur les meilleurs moyens d’y arriver. Je ne pouvais deviner exactement ce qu’ils prétendaient faire ; mais je doutais fort d’arriver à Knowlesbury sans avoir couru quelque danger sur le chemin. Mes soupçons, à cet égard, se réalisèrent.

Je venais d’aborder un endroit où la route, passablement déserte, formait à quelque distance un brusque détour, et, basant mes calculs sur le temps écoulé, je pensais devoir être assez près de la ville, lorsque j’entendis, tout à coup, dans mon voisinage immédiat, le pas des deux hommes.

Avant que j’eusse pu tourner la tête, l’un d’eux (le même qui, à Londres, m’avait suivi) passa rapidement à ma gauche, et me heurta de l’épaule. Je m’étais irrité, plus que je ne m’en doutais moi-même, d’avoir eu toujours derrière moi, depuis mon départ du Vieux-Welmingham, ces menaçants compagnons ; et, par malheur, je me laissai aller à écarter rudement, de ma main ouverte, celui qui venait ainsi se frotter à moi. Il cria tout aussitôt au secours. Son camarade, le grand gaillard habillé en garde-chasse, sauta immédiatement à ma droite, — et, la seconde d’après, ces deux coquins me tenaient entre eux, les deux bras pris, au milieu de la route. La conviction qu’un piège m’avait été tendu, et le dépit de voir que j’y étais tombé, m’empêchèrent heureusement d’aggraver ma situation par une lutte inutile avec ces deux hommes, dont un seul, selon toute probabilité, aurait suffi pour me maîtriser malgré mes efforts. Je réprimai donc le premier mouvement, bien naturel, par lequel j’allais essayer de me dépêtrer, et je regardai autour de moi pour m’assurer s’il n’y avait pas, dans les environs, quelqu’un dont je pusse invoquer le témoignage.

Dans un champ peu éloigné, un laboureur était à l’ouvrage ; il avait dû voir tout ce qui s’était passé. Je lui criai de nous suivre à la ville ; secouant la tête avec une obstination grossière, il s’éloigna, au contraire, dans la direction d’un cottage écarté du grand chemin. En même temps, les hommes qui me tenaient entre eux, m’annonçaient leur intention de me traduire en justice pour tentative de coups et blessures. J’étais, maintenant, assez de sang-froid et assez bien avisé pour ne leur opposer aucune résistance.

— Cessez de me tenir les bras, leur dis-je, et j’irai avec vous jusqu’à la ville… L’homme en garde-chasse refusa brutalement. Mais son compagnon fut assez fin pour tenir compte des conséquences de ce refus, et ne pas se laisser compromettre par une violence que rien ne justifiait. Il fit signe à l’autre, et, les bras libres, je marchai désormais entre eux.

Nous parvînmes au tournant de la route ; et là, presque immédiatement devant nous, commençaient les faubourgs, de Knowlesbury. Un agent de la police locale marchait sur la contre-allée au bord du chemin. Les deux hommes lui firent immédiatement leur plainte. Il répondit que le magistrat siégeait actuellement à la municipalité, nous recommandant de nous rendre immédiatement devant lui.

Nous allâmes, en effet, à la maison de ville. Le clerc rédigea un mandat en forme, et l’accusation fut portée contre moi, non sans les exagérations et les mensonges qui sont d’usage en pareille circonstance. Le magistrat (homme de méchante humeur, qui semblait prendre une sorte d’âpre plaisir à exercer son autorité) demanda si quelqu’un sur la route, ou près de la route, avait assisté à la lutte engagée ; et, à mon grand étonnement, le plaignant attesta lui-même la présence du laboureur dans le champ. Je fus bientôt éclairé, par ce que dit ensuite le magistrat, sur le mérite de cette sincérité spontanée. Il m’ajourna tout aussitôt jusqu’à ce que le témoin pût être régulièrement produit ; et il me proposa, en même temps, de recevoir caution que je me représenterais devant lui, pourvu que j’offrisse à cet égard une garantie de quelque valeur. « Si j’eusse été connu dans la ville, ajouta-t-il, ma libération provisoire m’aurait été accordée sur mon simple engagement ; mais, étranger comme je l’étais, il lui fallait une autre responsabilité que la mienne. »

Toute la portée du stratagème me fut alors révélée. On s’était arrangé pour rendre l’ajournement indispensable, dans cette ville où je n’étais connu de personne, et où par conséquent je ne pouvais espérer d’être mis en liberté sous caution. L’ajournement, il est vrai, ne s’étendait qu’à soixante-douze heures, car nous devions être jugés à la prochaine audience du magistrat. Mais pendant ces trois jours où je serais strictement enfermé, Sir Percival pourrait prendre toutes les mesures à sa convenance pour gêner mes futures démarches, — peut-être pour se mettre à l’abri de toute découverte, — sans avoir à craindre aucun obstacle de ma part. Les trois jours expirés, on retirerait, sans aucun doute, cette accusation dérisoire, et la production du témoin deviendrait parfaitement inutile.

Mon imagination, mon désespoir, pourrais-je dire, devant cette odieuse combinaison qui paralysait absolument la suite de mes efforts, — combinaison en elle-même mesquine et si peu importante, mais si décourageante, néanmoins, et qui pouvait avoir de si sérieux résultats, — me rendit tout d’abord incapable de réfléchir aux meilleurs moyens de sortir du dilemme où l’on m’avait enfermé. Je fus assez insensé pour demander de quoi écrire, songeant à communiquer au magistrat, sous le sceau du secret, ma véritable position. L’inutilité, l’imprudence de cette démarche ne me frappèrent que lorsque j’eus tracé les premières lignes de la lettre projetée. Ce ne fut qu’après avoir repoussé le papier loin de moi, — et, j’ai honte de le dire, après m’être laissé dominer par l’espèce de désespoir où me jetaient les embarras de ma situation, — que tout à coup s’offrit à mon esprit la marche à suivre dont sir Percival ne s’était pas avisé, très-probablement, et qui, dans un laps de temps fort court, devait me rendre à la liberté. Je résolus de faire connaître l’embarras où je me trouvais à M. Dawson, de Lak-Lodge.

On peut se souvenir qu’à l’époque de mes premières recherches dans les environs de Blackwater-Park, j’étais allé chez ce gentleman à qui j’avais remis une lettre de miss Halcombe, laquelle me recommandait, dans les termes les plus forts, à son amicale attention. Je lui écrivis maintenant, me référant à cette lettre, et à ce que M. Dawson savait déjà par suite de nos entretiens sur la nature délicate et périlleuse des recherches auxquelles je me livrais. Je ne lui avais point révélé la vérité relativement à Laura, me bornant à lui représenter ma mission comme de la plus haute importance pour certains intérêts de famille qui concernaient miss Halcombe. Usant, aujourd’hui, des mêmes précautions, je lui expliquai tout aussi vaguement ma présence à Knowlesbury, et je demandais simplement au docteur si la confiance dont m’avait investi une dame qu’il connaissait bien, et si l’hospitalité qu’il m’avait accordée dans une circonstance récente, ne m’autorisaient pas à invoquer son assistance, lorsque celle d’amis plus intimes venait à me faire défaut.

J’obtins la permission de dépêcher ma lettre par un messager, pour qui je louai une voiture afin qu’il pût ramener le docteur, séance tenante. Lak-Lodge était plus près de Knowlesbury que de Blackwater. Mon homme déclarait qu’il ne lui fallait pas plus de quarante minutes pour s’y rendre en voiture, et autant pour me ramener M. Dawson. Je lui enjoignis de relancer le docteur partout où celui-ci pourrait se trouver, si par hasard il n’était pas chez lui ; — puis j’attendis le résultat avec autant de patience et d’espérances que j’en pus invoquer pour me venir en aide.

Il n’était pas tout à fait une heure et demie quand le messager se mit en route. Avant trois heures et demie il était de retour, ramenant le docteur avec lui. La bonté de M. Dawson, et la délicatesse avec laquelle il semblait envisager, comme toute naturelle et allant de soi, la prompte assistance qu’il me prêtait, me causèrent une émotion dont j’étais à peine maître. La caution exigée fut offerte par lui, et acceptée immédiatement. Avant quatre heures de l’après-midi, le même jour, j’échangeais une cordiale poignée de mains avec le bon docteur, dans les rues de Knowlesbury où, désormais, je circulais librement.

M. Dawson, dont l’hospitalité ne se démentait pas, m’avait invité à retourner avec lui dans sa résidence, et à y prendre mes quartiers pour la nuit. Je dus lui répondre que mon temps ne m’appartenait pas, et lui demander la permission d’ajourner ma visite au temps peu éloigné où je pourrais, en lui renouvelant mes remerciements, lui donner toutes les explications auxquelles il avait droit, et qui m’étaient pour le moment interdites. Nous nous quittâmes après des témoignages d’amitié réciproques, et je me dirigeai, à l’instant même, vers les bureaux occupés, dans High-street, par M. Wansborough.

Gagner du temps était, maintenant, de la dernière importance.

La nouvelle de ma mise en liberté sous caution devait parvenir à sir Percival, — j’en avais la certitude absolue, — avant la fin de cette journée. Si, dans les quelques heures qui allaient suivre, je ne m’étais pas mis en situation de légitimer ses plus terribles craintes, et de le tenir complètement à ma merci, je pouvais perdre, et perdre à jamais, tout ce que j’avais gagné de terrain. Le caractère de cet homme qu’aucun scrupule n’arrêtait, l’influence locale dont il était armé, le péril extrême des révélations dont le menaçaient mes recherches aveuglément dirigées, — tout me faisait un devoir d’arriver le plus tôt possible à une découverte décisive, et de ne pas perdre pour cela une seule minute. En attendant l’arrivée de M. Dawson, j’avais eu le temps de réfléchir, et ce temps n’avait pas été perdu pour moi. Certaines portions de ma conversation avec le vieux clerc bavard, qui naguère m’avaient simplement assommé, se représentaient maintenant à ma mémoire avec un sens nouveau, une portée nouvelle ; et un soupçon qui ne s’était pas offert à moi pendant mon séjour dans la sacristie, commençait à se faire jour parmi les ténèbres de ma pensée. En venant à Knowlesbury, je m’étais seulement proposé d’obtenir de M. Wansborough quelques renseignements au sujet de la mère de sir Percival. Mon principal objet, maintenant, était d’examiner le « duplicata » du registre conservé dans l’église du Vieux-Welmingham.

M. Wansborough se trouvait dans son cabinet, lorsque je demandai à lui parler.

C’était un homme jovial, dont la face rouge exprimait bien l’humeur facile, ressemblant plutôt à un gentilhomme campagnard qu’à un avocat ; et ma démarche auprès de lui sembla l’amuser encore plus qu’elle ne l’étonnait. Il avait entendu parler de la copie du registre gardée par son père ; mais jamais, lui-même, il n’y avait jeté les yeux. Jamais, non plus, on ne s’en était enquis, — et elle devait, sans aucun doute, se trouver dans une armoire particulière, parmi beaucoup d’autres papiers auxquels il s’était bien gardé de toucher depuis le décès de l’auteur de ses jours. « Il était bien dommage (disait M. Wansborough) que son père ne fût plus là pour entendre, à la fin, réclamer cette précieuse copie. Plus que jamais, à la suite d’une pareille requête, il aurait enfourché son « dada » favori. Comment avais-je entendu parler de ce double ? était-ce par quelqu’un de la ville ?

Je détournai de mon mieux la question. On ne pouvait, à ce moment des investigations, user de trop de prudence ; et autant valait ne pas laisser savoir à M. Wansborough que j’avais examiné déjà le registre original. Je me présentai, en conséquence, comme poursuivant une enquête de famille, pour les convenances de laquelle il fallait perdre le moins de temps possible. Je désirais vivement expédier à Londres, par le courrier du jour, certains renseignements essentiels ; et un coup d’œil sur le « duplicata » du registre (moyennant que je payerais les droits d’usage), en me fournissant les renseignements dont j’avais besoin, m’épargnerait un second voyage au Vieux-Welmingham. J’ajoutai que, dans le cas où j’aurais à faire prendre ultérieurement un extrait du registre original, je m’adresserais pour avoir ce document, à l’étude de M. Wansborough.

Après cette explication, il n’objecta plus rien à la production de la copie. Un clerc fut dépêché dans ses archives, et, après quelques délais, revint avec le volume. Il était de même dimension que celui de la sacristie, avec cette seule différence, que le « duplicata » était relié avec plus de soin. Je m’installai avec lui sur un pupitre inoccupé. Mes mains tremblaient ; j’avais la tête brûlante ; je sentis la nécessité de déguiser de mon mieux cette agitation involontaire aux personnes qui étaient avec moi dans la chambre, avant de me hasarder à ouvrir le volume.

Sur le premier feuillet, que j’examinai tout d’abord, étaient tracées quelques lignes d’une encre pâlie par le temps. Elles ne renfermaient que ces mots :

« Copie du registre des mariages de l’église paroissiale de Welmingham, exécutée par mes ordres et que j’ai ensuite collationnée moi-même sur l’original, article par article. Signé : Robert Wansborough, clerc de la sacristie. »

Au-dessous de cette note, une ligne avait été ajoutée, d’une autre écriture ; elle disait : « Comprenant du 1er janvier 1800 au 30 juin 1815. »

J’allai jusqu’au mois de septembre 1803. J’y trouvai le mariage de l’homme dont le nom de baptême était le même que le mien. J’y trouvai la double mention du mariage des deux frères ; — et entre ces deux enregistrements, au bas de la page ?…

Rien ! pas le moindre vestige de l’acte qui, dans le registre de paroisse, attestait le mariage de sir Félix Glyde et de Cécilia-Jane Elster.

Mon cœur bondit dans ma poitrine, et battit à m’étouffer. Je regardai une seconde fois, — je craignais de m’en rapporter trop vite au témoignage de mes yeux… Mais, non… Plus de doute ! Le mariage n’était pas inscrit. Les enregistrements occupaient, sur les pages de la copie, exactement les mêmes places que sur les pages de l’original. Sur l’une d’elles, le dernier article enregistré constatait le mariage de l’homme qui portait mon nom de baptême. Au-dessous se trouvait un espace laissé en blanc ; laissé bien évidemment ainsi, parce qu’il était trop peu considérable pour renfermer la mention du mariage des deux frères, laquelle, dans la copie comme dans l’original, occupait les premières lignes de la page suivante. Cet espace blanc révélait, à lui seul, tout ce qui s’était passé ! Il avait dû rester ainsi, dans le registre de paroisse, depuis l’année 1803 (où les mariages en question avaient été célébrés, et la copie exécutée) jusqu’à l’année 1827, époque où sir Percival parut à Welmingham. Ici, à Knowlesbury, se voyait, sur la copie, la chance qui s’était offerte à lui de commettre le faux ; — et là-bas, au Vieux-Welmingham, sur le registre de l’église, s’étalait le faux lui-même !

Je me sentais gagner par des étourdissements, et, pour ne pas tomber, je dus me tenir au pupitre. De tous les soupçons qui m’avaient assiégé au sujet de ce désespéré, pas un n’approchait du vrai ; jamais il ne m’était venu à la pensée qu’il pût n’être pas le moins du monde sir Percival Glyde, et n’avoir pas plus de droits à la baronnie ou à la propriété de Blackwater-Parck que le plus pauvre laboureur employé sur le domaine. Dans un temps, j’avais pensé qu’il pouvait bien être le père d’Anne Catherick ; dans un autre, qu’il pouvait bien être le mari d’Anne Catherick ; — mais le crime dont en réalité il s’était rendu coupable, mon imagination, dans son vol le plus hardi, n’en avait jamais approché.

Les misérables moyens par lesquels la fraude avait dû s’effectuer, la grandeur et l’audace du crime qu’elle impliquait, l’horreur des conséquences que sa découverte devait entraîner : toutes ces considérations m’accablaient à la fois. Comment s’étonner, maintenant, de cette agitation toute brutale au sein de laquelle ce malheureux passait sa vie ; de ces alternatives désespérées entre une duplicité abjecte et une violence sans frein ; de cette méfiance folle, inspirée par le remords, qui lui avait fait emprisonner Anne Catherick à l’hospice, et plus tard, l’avait fait entrer dans un ignoble complot contre sa propre femme, en vertu du simple soupçon que l’une et l’autre connaissaient son terrible secret ? La découverte de ce secret aurait pu, à une époque déjà passée, le faire marcher à la potence ; maintenant encore, elle pouvait lui valoir la transportation à vie. La découverte de ce secret, en supposant même que les victimes de sa fraude lui épargnassent les pénalités légales, lui ôterait d’un seul coup son nom, son rang, son domaine, toute l’existence sociale par lui usurpée. Tel était le secret, et désormais, j’en étais maître ! Sur un mot de moi, château, terres, baronnie étaient à jamais perdues pour lui ; sur un mot de moi, il serait réduit à errer par le monde, proscrit, misérable, sans nom, sans argent, sans amis ! Tout l’avenir de cet homme était suspendu à mes lèvres, et, dans ce moment-là même, il le savait aussi bien que moi !

Cette dernière pensée eut pour effet de me rappeler à moi-même. Des intérêts bien autrement précieux que les miens dépendaient de la prudence qui présiderait dorénavant à mes moindres actions. Il n’était pas de trahison possible que sir Percival ne dût essayer contre moi. Dans sa position périlleuse et désespérée, il ne s’effrayerait d’aucun risque, il ne reculerait devant aucun forfait ; bref, pour son salut, il aurait recours indistinctement à tous les moyens.

Je réfléchis durant quelques minutes. La première nécessité pour moi était d’établir, par une preuve écrite bien positive, le fait que je venais de découvrir ; et pour le cas où quelque accident personnel viendrait à m’atteindre, de mettre cette preuve hors de la portée de sir Percival. La copie du registre était certainement en sûreté dans les archives de M. Wansborough ; mais l’original, dans la sacristie, courait de fort grands risques, ainsi que j’avais pu m’en assurer par moi-même.

Dans cette occurrence pressante, je pris le parti de revenir à l’église, de recourir une seconde fois à l’obligeance intéressée du clerc, et de prendre le soir même, avant de me coucher, tels extraits du registre qui pourraient m’être nécessaires. Je ne savais pas, alors, qu’il eût fallu faire légalement certifier cet extrait, et qu’aucun document dressé, garanti par moi seul, ne pouvait avoir, devant les tribunaux, la valeur d’une preuve. J’ignorais ceci, et le parti pris chez moi de tenir secrètes mes démarches actuelles, retint sur mes lèvres les questions qui m’eussent procuré les informations nécessaires. Je ne m’inquiétais que de retourner au Vieux-Welmingham. Motivant de mon mieux le trouble que M. Wansborough avait déjà remarqué sur ma physionomie et dans mes gestes, je déposai sur la table les honoraires qui lui étaient dus ; je convins avec lui que je lui écrirais le lendemain ou le surlendemain ; et je quittai l’étude avec un vrai tourbillon dans la tête, une vraie fièvre dans les veines.

Il commençait à faire nuit. L’idée me vint que je pourrais encore être suivi, et, qui sait ? attaqué sur la grande route.

Ma canne était des plus légères, et ne pouvait en rien servir à me défendre. Je m’arrêtai donc aux dernières maisons de Knowlesbury pour y faire emplette d’un bon bâton de paysan, pas trop long, et terminé à son extrémité par une espèce de masse. Muni de cette arme grossière, je pouvais tenir tête à n’importe quel homme qui essayerait seul de me barrer le chemin ; si plus d’un m’attaquait à la fois, je pouvais me fier à l’agilité de mes talons. Comme écolier, j’avais toujours passé pour un coureur distingué ; or, depuis, la pratique ne m’avait pas manqué, surtout en dernier lieu, pendant ma campagne de l’Amérique centrale.

Je quittai la ville d’un bon pas, ayant soin de tenir le milieu de la chaussée.

Il tombait une petite pluie compliquée de brouillard, et, pendant la première moitié du chemin, il me fut impossible de m’assurer si on me suivait ou non. Mais plus tard, et lorsque je me pouvais croire à deux milles environ de la vieille église, je vis un homme courir à côté de moi, sous la pluie, — et j’entendis ensuite se fermer brusquement la barrière d’un champ qui longeait la route. Je continuai droit devant moi, ayant mon bâton bien assuré dans ma main, l’oreille au guet, et m’efforçant de percer du regard dans la double obscurité de la brume et de la nuit. Avant que j’eusse marché cent pas de plus, il se fit dans la haie, à ma droite, un bruit de feuilles froissées, et trois hommes en sortirent, en sautant sur la route.

À l’instant même, je me jetai de côté sur le trottoir. Les deux hommes lancés en avant me dépassèrent de plusieurs pas avant d’avoir pu se retenir. Le troisième arriva sur moi comme l’éclair. Il s’arrêta, — fit demi-tour, — et me frappa de son bâton. L’atteinte, dirigée un peu au hasard, ne fut pas très-grave. Elle tomba sur mon épaule gauche. Je ripostai par un coup bien appliqué sur la tête de cet homme. Il recula, étourdi, et heurta ses deux compagnons juste au moment où ils se jetaient ensemble sur moi. Cette circonstance heureuse me donnait un instant d’avance. Je me dérobai, les laissant de côté, pour aller reprendre à toute vitesse le milieu de la route.

Les deux hommes intacts se mirent à ma poursuite. Tous deux étaient bons coureurs. La route, droite et unie, offrait peu d’obstacles ; pendant les premières cinq minutes, ou même davantage, je sentis que je ne gagnais rien sur eux. Or, il était périlleux de courir ainsi longtemps dans l’obscurité. C’est tout au plus si je discernais, des deux côtés de la route, la noire silhouette des haies, et le moindre obstacle, laissé par hasard sur le chemin, devait certainement me précipiter à terre. Bientôt, je sentis le sol changer, descendre à un tournant de la route, et se relever un peu au delà. Et descendant, les deux hommes semblèrent se rapprocher, et quand nous remontâmes, je crus m’apercevoir que je les distançais. Le retentissement rapide et régulier de leurs pas m’arrivait moins distinct ; et je calculai, d’après ce bruit, que j’avais assez d’avance pour me jeter à travers champs en me ménageant ainsi la chance que, dans l’obscurité, ils persistassent, du moins un moment, à suivre la route. M’élançant du trottoir, je sautai dans la première brèche que je crus entrevoir, ou plutôt deviner, dans la haie le long de laquelle je courais. Il se trouva que c’était une barrière fixe. Je sautai par-dessus, et me trouvant à l’extrémité d’un champ, je le traversai dans le sens de sa longueur, le dos à la route. J’entendis les hommes, toujours courant, passer devant la barrière ; — puis, la minute d’après, l’un d’eux qui criait à l’autre de s’en revenir. Peu m’importait, maintenant, ce qu’ils pourraient faire ; ils ne m’entendaient, ils ne me voyaient plus. Je continuai à traverser le champ en ligne droite, et, parvenu à l’autre bout, je m’arrêtai une minute pour reprendre haleine.

Il ne fallait pas songer à retourner sur ce chemin si mal hanté. Pourtant, j’étais bien résolu à gagner, ce même soir, le Vieux-Welmingham.

Ni lune ni étoiles pour me guider. Je savais seulement, qu’en partant de Knowlesbury, le vent et la pluie me venaient à dos ; et si, maintenant, je continuais à les recevoir ainsi, j’avais au moins cette certitude que je ne rebrousserais pas chemin dans une direction absolument opposée.

En vertu de ce calcul, je pris à travers champs, ne trouvant pour obstacle que des haies, des fossés, des bouquets de bois, lesquels, çà et là, me contraignaient à modifier, pour quelques instants, la direction générale de ma course. Je finis par me trouver au bas d’une colline dont le sol montueux s’élevait devant moi par une pente fort raide. Redescendant cette pente que j’avais commencé à gravir, je me fis jour comme je pus à travers une haie, et débouchai de la sorte dans une espèce de sente étroite. J’avais tourné à droite en quittant la route ; je repris maintenant à gauche, me ménageant ainsi la chance de regagner la ligne dont je m’étais écarté. Après avoir suivi pendant dix minutes environ, les fangeux méandres de ce petit sentier profondément encaissé, j’aperçus un cottage dont une des fenêtres était éclairée. La porte du jardin ouvrait sur la petite voie où j’étais ; j’y pénétrai tout aussitôt pour me faire indiquer mon chemin.

Avant que j’eusse pu frapper à la porte, elle s’ouvrit brusquement, et un homme en sortit d’un pas rapide, une lanterne à la main. Il s’arrêta, et me la porta au visage dès qu’il me vit. En nous reconnaissant l’un l’autre, nous ne pûmes nous empêcher de tressaillir. Les tours et détours de ma course m’avaient fait longer, à mon insu, les limites extérieures du village, et m’avaient conduit à son autre extrémité. J’étais de retour au Vieux-Welmingham ; et l’homme à la lanterne n’était autre que ma connaissance du matin, le clerc de paroisse.

Il me parut singulièrement changé depuis que je l’avais perdu de vue. Sa physionomie était soupçonneuse et troublée ; ses joues fleuries avaient tourné au rouge sombre, et ses premières paroles, quand il ouvrit la bouche, me parurent tout à fait inintelligibles.

— Où sont les clefs ? demanda-t-il. Est-ce que vous les avez prises ?

— Quelles clefs ? répondis-je à mon tour. J’arrive à l’instant de Knowlesbury. De quelles clefs voulez-vous parler ?

— Les clefs de la sacristie. Dieu nous vienne en aide ! que vais-je faire ? Plus de clefs ! entendez-vous ! criait le vieillard qui, dans son agitation, brandissait vers moi sa lanterne ; les clefs sont perdues !

— Comment ? quand ? qui les a prises ?

— Je ne sais pas, dit le clerc promenant dans l’obscurité ses yeux hagards. Je ne fais que de rentrer. Ce matin, je vous disais que j’avais devant moi une longue journée de travail… J’ai fermé la porte à clef, j’ai fermé la fenêtre… elle est ouverte, maintenant ; la fenêtre est ouverte… Voyez !… Quelqu’un est entré par là pour prendre les clefs…

Tout en parlant ainsi, le pauvre homme s’était tourné vers la fenêtre toute béante. Dans ce mouvement la petite porte de la lanterne sortit de ses gonds ; et le vent tout aussitôt éteignit la lumière.

— Rallumez ! lui dis-je, et courons ensemble à la sacristie !… Vite, vite, hâtez-vous !…

Et je le poussai dans la maison. La trahison à laquelle je devais m’attendre, la trahison qui pouvait m’enlever tout l’avantage gagné jusqu’alors, s’accomplissait peut-être en ce moment. J’étais si impatient d’arriver à l’église qu’il me fut impossible de rester inactif dans le cottage, pendant que le clerc raccommodait et rallumait sa lanterne. Je descendis, suivant l’allée du jardin, dans ce petit chemin par lequel j’étais arrivé.

Je n’y avais pas fait dix pas, quand un homme, arrivant du côté de l’église, s’approcha de moi. Il m’adressa la parole sur un ton respectueux. Je ne pouvais pas discerner ses traits, mais sa voix m’était tout à fait inconnue.

— Je vous demande pardon, sir Percival… commença-t-il.

Je l’arrêtai sans lui laisser rien dire de plus.

— L’obscurité vous trompe, lui dis-je. Je ne suis pas sir Percival.

L’inconnu se retira aussitôt.

— Je vous prenais pour mon maître, bégaya-t-il d’une manière embarrassée.

— Vous deviez rencontrer votre maître ici ?

— J’avais ordre d’attendre dans le petit chemin…

Après cette réponse, il s’en retourna. Regardant vers le cottage, j’en vis sortir le clerc qui avait enfin rallumé sa lanterne. Je pris le bras du vieillard pour l’aider à marcher plus vite. Nous nous hâtions le long du petit chemin, et vînmes à passer devant le personnage qui m’avait accosté. Autant que j’en pus juger aux imparfaites clartés de la lanterne, c’était un domestique, en habits bourgeois.

— Qui est-ce ? me dit le clerc à l’oreille. Pensez-vous qu’il sache quelque chose au sujet des clefs ?

— Nous ne nous arrêterons pas pour le lui demander, répondis-je ; continuons d’abord vers la sacristie…

Même de jour, l’église ne se voyait que de l’extrémité du petit chemin. Comme, à partir de là, nous gravissions la hauteur qui nous indiquait la direction de l’édifice, un des enfants du village, — un petit garçon, — se rapprocha de nous, attiré par la lumière dont nous étions porteurs, et reconnut le clerc de paroisse.

— Dites donc, maître, commença l’enfant qui tirait officieusement le vénérable fonctionnaire par le pan de son habit… Il y a quelqu’un là-bas, dans l’église… je l’ai entendu fermer la porte sur lui… je l’ai entendu frotter une allumette pour s’éclairer…

Le clerc se mit à trembler, et s’appuyait lourdement à moi.

— Voyons ! voyons ! lui dis-je pour lui donner courage ; nous sommes encore à temps. Quel que soit cet homme, nous le tenons. Gardez la lanterne, et suivez-moi aussi vite que vous le pourrez !…

Je montai rapidement la colline. Le sombre massif de la tour fut le premier objet que je discernai, se détachant mal sur l’obscurité du ciel. Au moment où j’en longeais le pied pour arriver à la sacristie, j’entendis fort près de moi un pas pesant. C’était le domestique qui à notre suite était, lui aussi, monté vers l’église. — Je ne vous veux aucun mal, dit-il, me voyant lui faire face ; je cherche seulement à savoir où est mon maître… Son accent trahissait, à ne s’y pas méprendre, une vive crainte. Je ne pris plus garde à lui, et passai mon chemin.

Dès que j’eus tourné l’angle de l’édifice, et en arrivant en vue de la sacristie, mes yeux furent éblouis par la brillante clarté que projetaient au dehors les vitres de l’abat-jour ouvert sur le toit. Elle contrastait vivement avec les ténèbres du ciel nuageux et sans étoiles.

Je traversai le cimetière, courant vers la porte.

Comme je m’en rapprochais, une étrange odeur m’arriva, qui se mêlait peu à peu à l’atmosphère chargée de l’humidité des nuits. J’entendis, à l’intérieur du bâtiment un bruit d’éclats successifs… Je vis la lumière du toit devenir de plus en plus brillante… Un des carreaux se fendit avec bruit… Je courus à la porte, j’y appuyai la main… La sacristie était en feu !

Avant que j’eusse pu bouger, avant que j’eusse pu reprendre haleine ; un coup violent frappé à l’intérieur, contre la porte, vint ajouter à l’horreur de cette découverte. J’entendis la clef qu’on tournait convulsivement dans la serrure… et la voix d’un homme, derrière la porte, s’éleva aiguë et vibrante, pour appeler au secours.

Le domestique, toujours sur mes pas, se rejeta frissonnant, en arrière, et se laissant aller sur ses genoux :

— Oh ! mon Dieu ! dit-il, c’est sir Percival !…

Au moment où ses lèvres laissaient échapper ces mots, le clerc arrivait à son tour, et, en même temps, il y eut un nouveau, un dernier tour de clef plus bruyant que les autres…

— Dieu ait pitié de son âme ! dit le vieillard. C’est un homme mort… Il vient de forcer la serrure !…

Je m’élançai contre la porte. L’unique dessein qui, depuis des semaines, absorbait toutes mes pensées, réglait toutes mes actions, disparut à l’instant même de mon esprit. Tout souvenir de l’injustice cruelle que les crimes de cet homme avaient fait subir à Laura ; de ces trésors d’amour, d’innocence et de bonheur qu’il avait dissipés sans pitié ; du serment que je m’étais fait de l’amener à la terrible expiation qu’il avait méritée, — s’effaça de ma mémoire comme un rêve. Je ne me rappelais plus rien que l’horreur de sa situation. Je ne sentais plus en moi que cette impulsion naturelle à l’homme, de venir en aide à celui que menace un horrible trépas.

— Allez à l’autre porte ! criai-je, à la porte du côté de l’église ! La serrure est forcée !… Vous êtes mort si vous y perdez un instant de plus !…

Le dernier tour donné à la clef n’avait été accompagné d’aucun nouveau cri d’alarme. Et, maintenant, aucun bruit quelconque n’indiquait que le malheureux vécût encore. Je n’entendais que le pétillement de la flamme, toujours plus vif, et la crépitation des vitres de l’abat-jour qui se fendaient l’une après l’autre.

Je jetai un regard sur mes deux compagnons. Le domestique s’était relevé ; il avait pris la lanterne et la tenait levée du côté de la porte, sans savoir ce qu’il faisait. La terreur semblait l’avoir rendu tout à fait imbécile ; il se tenait sur mes talons, et me suivait comme un chien partout où j’allais. Le clerc, assis sur une des pierres funéraires et le corps plié en deux, gémissait en grelottant. Il ne fallait que les voir pour m’assurer que ni l’un ni l’autre ne pouvaient me prêter la moindre assistance.

Sachant à peine ce que je faisais, j’obéis, dans mon désespoir, à la première impulsion qui s’offrit ; je saisis le domestique, et le poussant vers le mur de la sacristie :

— Penchez la tête, lui dis-je, et cramponnez-vous aux pierres. Vous allez m’aider à grimper sur le toit. Je briserai l’abat-jour… Il faut lui donner de l’air…

Cet homme tremblait de la tête aux pieds, mais ses jambes ne fléchirent pas. Mon bâton entre les dents, je lui montai sur le dos ; je saisis le parapet de mes deux mains, et l’instant d’après, j’étais sur le toit. Dans l’espèce d’agitation frénétique à laquelle j’étais livré, il ne m’arriva pas de songer un instant que je livrais issue à la flamme, au lieu de donner passage à l’air. Je frappai sur le châssis et défonçai, pour ainsi dire, d’un seul coup, les vitrages déjà fendillés et déchaussés. La flamme s’élança au dehors, comme une bête féroce se jette hors de son antre. Si le vent, par un heureux hasard, ne l’avait pas chassée dans une direction opposée à celle où j’étais, mes efforts eussent pris fin à l’instant même et pour jamais. Je m’accroupis sur le toit, laissant la fumée et la flamme passer au-dessus de moi comme un torrent. Les rayons et les éclairs de l’incendie me montraient, au pied du mur, la figure effarée du domestique ainsi que celle du clerc, debout sur une tombe, et qui, dans son désespoir, se tordait les mains ; enfin la rare population du village, les hommes stupéfaits, les femmes terrifiées, se groupant au delà dans le cimetière ; et l’ensemble de ce tableau paraissait et disparaissait tour à tour, tantôt sous les rouges clartés de l’incendie, tantôt sous le voile noir de l’épaisse fumée. Et là, sous mes pieds, un homme !… un homme suffoqué, brûlant à petit feu, mourant à quelques pas de nous tous, et complètement isolé de tout secours ! Cette pensée me rendait à moitié fou. Je me laissai glisser au bas du toit, et de là, me retenant par les mains, tomber jusqu’à terre.

— La clef de l’église ! criai-je aux oreilles du clerc. Essayons de ce côté ! Nous pouvons le sauver encore, en enfonçant la porte intérieure.

— Non, non, non ! répondit en gémissant le vieillard. Inutile d’espérer ! La clef de l’église et la clef de la sacristie sont au même anneau ; toutes deux sont là dedans !… Oh ! monsieur, nulle chance de le tirer de là. Il n’est déjà plus que cendres et poussière !

— De la ville, ils vont voir l’incendie, cria une voix partie des groupes d’hommes dispersés derrière moi. Ils ont une pompe, à la ville… Ils viendront sauver l’église…

J’appelai cet homme ; — « lui », du moins, était dans son bon sens ; — je lui dis de venir me parler. Un quart d’heure tout au moins devait s’écouler avant l’arrivée des pompiers, de la ville neuve. Je ne me sentais pas capable de passer tout ce temps dans l’inaction. En dépit de ma propre raison, je voulais me persuader que le malheureux, irrévocablement condamné, irrévocablement perdu, n’avait peut-être pas encore, étendu sans connaissance, rendu le dernier soupir. En brisant la porte, ne pouvions-nous pas le sauver ? Je connaissais la force de la massive serrure, — je connaissais l’épaisseur de ce chêne revêtu de clous, — je savais complètement inutile d’attaquer l’un ou l’autre par les moyens ordinaires. Mais, bien certainement, on devait trouver encore quelques poutres dans ces cottages démantelés qui avoisinaient l’église. Si on s’en procurait une, si on s’en servait comme d’un bélier contre cette porte maudite !…

Cette pensée jaillit en moi comme le feu, naguère, jaillissait de ce châssis que j’avais brisé. Je m’adressai à l’homme qui avait parlé le premier des secours à espérer de la ville : — Avez-vous vos pioches sous la main ?… — Oui ; il les avait… — Et une hache, une scie, un bout de corde ?… — Oui ! oui ! oui ! La lanterne en main, je parcourais les rangs des villageois : — Cinq shillings par tête à tout homme qui vient m’aider !… Ces paroles semblèrent les ressusciter tout à coup. Cette seconde faim des misérables, — la faim de l’or, — leur eut bientôt communiqué une activité tumultueuse : — Que deux de vous apportent des lanternes, si l’on en peut trouver ; deux autres se chargeront des pioches et des outils ! le reste avec moi pour chercher une poutre !… Ils m’acclamèrent là-dessus, — de leur voix perçante qui semblait demander du pain, ils m’acclamèrent joyeusement. Les femmes et les enfants se dispersèrent à droite et à gauche pour nous faire place. Nous descendîmes en masse le sentier du cimetière, gagnant au plus vite le premier cottage abandonné. Pas un homme ne resta derrière, si ce n’est le clerc… le pauvre vieux clerc, qui, debout sur la pierre funéraire, sanglotait et pleurait d’avance l’église menacée. Le domestique était toujours sur mes talons ; quand nous pénétrâmes, en courant, dans le cottage, j’entrevis par-dessus mon épaule, à un pas de moi, son visage pâle, bouleversé par la terreur. Le sol, tout autour de nous, était couvert de chevrons, arrachés au plancher de l’étage supérieur ; mais ces morceaux de bois étaient trop légers. Au-dessus de nos têtes, mais encore à portée de nos bras et de nos pioches, courait une forte poutre, encastrée des deux bouts dans le mur en ruines ; le plafond, le plancher étaient entièrement démolis autour d’elle ; et une large brèche, pratiquée dans le toit, la dominait. Nous l’attaquâmes des deux bouts à la fois. Grand Dieu ! comme elle tenait ! et quelle résistance obstinée nous offrirent les briques et le mortier du mur. Nous frappions, nous tirions, nous arrachions. La poutre finit par céder d’un bout, et descendit au milieu d’une avalanche de plâtras. Les femmes, qui se pressaient pêle-mêle pour nous regarder, poussèrent un cri d’effroi auquel les hommes répondirent par un cri de triomphe ; deux d’entre eux avaient été renversés, mais sans blessures. Un dernier coup de collier, que nous donnâmes tous ensemble, dégagea complètement la poutre. Nous la soulevâmes, et l’ordre fut donner de débarrasser la porte. Maintenant, à l’œuvre ! Maintenant, il faut aller faire brèche ! Le feu monte dans le ciel, et, plus brillant que jamais, nous sert de phare. Nous gravissons l’allée du cimetière, en bon ordre, sur deux rangs et la poutre au milieu de nous. Il faut se jeter sur cette porte. Une, deux, trois !… — l’élan est donné. Une nouvelle acclamation résonne, que nul n’a pu retenir. La porte est déjà ébranlée ; si la serrure tient bon, les gonds du moins ne résisteront pas. Encore à la charge avec le bélier ! Une, deux, trois, et en avant ! Un panneau a fléchi ! La flamme nous arrive en jets étroits par les crevasses qui se sont faites de tous côtés. Un autre élan, et c’est le dernier ! La porte craque et tombe. Un grand silence d’épouvante, une anxiété haletante et qui nous tient immobiles, semblent tout à coup nous avoir paralysés. Nos regards cherchent le cadavre. L’ardente chaleur qui nous vient au visage nous oblige à reculer : du reste, on ne voit rien ; en bas, en haut, dans toute la salle, nous ne discernons qu’une nappe de flammes mobiles.

— Où est-il ? murmura le domestique, dont l’œil hagard restait fixé sur l’ardente fournaise.

— Cendres et poussière, répondit le clerc, et nos registres aussi, cendres et poussière… et l’église aussi, messieurs, ne sera bientôt que poussière et cendres !…

Ces deux hommes seuls prirent la parole. Lorsqu’ils se turent, rien ne troubla notre silence de mort, si ce n’est la rumeur sourde et les craquements de l’incendie.

Écoutez !

On entend au loin un roulement métallique, puis le piétinement amorti de chevaux qui galopent, — puis le mugissement tumultueux de cent voix humaines criant à la fois. Les pompes arrivent enfin !

Ceux qui m’entouraient quittent l’incendie, et montent en courant la colline. Le vieux clerc voudrait les suivre, mais ses forces sont épuisées. Je le vois encore s’appuyer à l’une des tombes : — Sauvez l’église ! sauvez l’église ! criait-il de sa voix affaiblie, comme si les pompiers pouvaient déjà l’entendre.

Le domestique seul restait immobile. Les pieds fixés au sol, il contemplait, d’un regard sans expression et toujours le même, les flammes ruisselantes. Je lui parlai : je le secouai par le bras ; rien ne pouvait l’arracher à sa léthargie. Une fois seulement, il répéta sa première question : — Où est-il ? demandait-il à voix basse.

En dix minutes, la pompe eut pris position ; une fontaine, au chevet de l’église, l’alimentait abondamment. et le tuyau fut porté au seuil de la sacristie. Si, dans ce moment-là, on eût eu recours à mon aide, j’aurais été hors d’état de servir à quoi que ce fût. Ma volonté avait perdu toute son énergie, mes forces tout leur ressort ; le rapide tourbillon de mes pensées s’était arrêté soudain, de manière à m’effrayer moi-même, maintenant que je savais mort ce misérable ennemi. J’étais là, inutile, impuissant spectateur, regardant, moi aussi, sans fin ni trêve, la sacristie embrasée.

Je vis l’incendie dompté peu à peu. L’éclat du foyer incandescent s’éteignit par degrés ; — la vapeur, soulevée en nuages blancs, monta vers le ciel ; et on entrevit sur le sol des monceaux de cendres, tour à tour rouges et noirs. Il se fit une pause ; puis les pompiers et les gens de police, s’avançant à la fois, vinrent obstruer la porte ; — ils tinrent une consultation à voix basse ; — et ensuite deux hommes se détachèrent du groupe, dépêchés dans le cimetière à travers les rangs de la foule. Elle s’écarta, de droite et de gauche, pour les laisser passer, dans un morne silence.

Quelques instants après, un frisson marqué passa sur la foule, et la vivante avenue s’élargit peu à peu. Les deux hommes revenaient, soutenant une porte qu’ils avaient enlevée à l’un des cottages inhabités. Ils l’apportèrent jusqu’à la sacristie où on les vit pénétrer. La police encombra de nouveau le passage ; et plusieurs individus, se détachant de la foule par deux et par trois, vinrent se placer au plus près de l’issue ainsi encombrée, pour être les premiers à voir ce qu’il allait en sortir. D’autres attendaient un peu plus loin, afin d’entendre les premiers ce qui se dirait. Les femmes et les enfants étaient parmi ces derniers.

Les nouvelles de la sacristie commençaient à se répandre parmi la foule. Lentement, de bouche en bouche, elles arrivèrent jusqu’à l’endroit où je me tenais. J’entendais, tout autour de moi, se croiser les demandes et les réponses qu’on s’adressait à voix basse, avec une émotion mal contenue.

— L’a-t-on trouvé ? — Oui. — Où ? — Contre la porte. À plat ventre. — Quelle porte ? — La porte qui donne dans l’église. Sa tête posait tout contre. — Il avait la face contre terre. — Son visage est-il brûlé ? — Non. — Si fait. — Non ; pas brûlé tout à fait… un peu rissolé… Puisque je vous dis que sa figure était par terre. — Et qui était-ce ? — Un lord, à ce qu’ils assurent. — Non, ce n’était pas un lord. « Sir. » Je ne sais qui. « Sir » veut dire chevalier. — Et baronnet aussi. — Non. — Si fait. — Qu’allait-il faire là dedans ? — Rien de bon, à coup sûr. — L’a-t-il fait exprès ? — Quoi ? de se brûler ? — Non, pas lui… la sacristie. — Est-il bien affreux à regarder ? — Horrible, ma chère ! — La figure aussi ? — Non, non, la figure n’a pas grand’chose. — Quelqu’un le connaît-il ? — Il y a un homme qui dit le connaître. — Et qui donc ? — Un domestique, à ce qu’on prétend. Mais il est tellement ahuri, tellement stupide, que la police ne veut pas s’en rapporter à lui. — Personne autre ne sait qui c’est ? — Chut !…

La voix haute et claire d’un des fonctionnaires publics arrêta court le bourdonnement des causeries qui s’étaient engagées autour de moi. — Où est, disait cette voix, le gentleman qui a essayé de le sauver ?

— Le voici, monsieur… le voici !… Et, par douzaines, des figures curieuses se tournèrent de mon côté, des bras officieux écartèrent la foule. Le fonctionnaire vint à moi, sa lanterne à la main.

— Par ici, monsieur, je vous prie, me dit-il tranquillement.

J’étais hors d’état de lui adresser la parole, et quand il me prit par le bras, hors d’état de lui résister. J’aurais voulu expliquer que je n’avais jamais vu vivant le malheureux dont la mort allait se constater, et que le témoignage d’un étranger comme moi ne devait compter pour rien dans l’enquête ouverte. Mais les paroles s’arrêtaient sur mes lèvres. J’étais affaibli, muet, sans décision. — Le reconnaissez-vous, monsieur ?

J’étais debout, à l’intérieur d’un cercle d’hommes. Trois d’entre eux, en face de moi, abaissaient leur lanterne vers le sol. Leurs yeux, ainsi que les yeux d’un chacun, étaient fixés sur mon visage, exprimant une attente silencieuse. Je n’ignorais pas ce que j’avais à mes pieds ; je n’ignorais pas pourquoi ils tenaient leur lanterne au ras du sol.

— Pouvez-vous, monsieur, témoigner de son identité ?…

Mon regard s’abaissa lentement. Il ne rencontra d’abord qu’un grossier lambeau de toile cirée. Le silence était tel qu’on entendait la pluie qui tombait dessus goutte à goutte. Le long de cette espèce de paquet informe, mon regard remontait toujours ; et là, tout au bout, roide, contracté, noirci, sous une lumière jaune et sinistre, — là, m’apparut le visage du mort.

Ainsi le vis-je pour la première et dernière fois. La volonté d’en haut avait décrété que nous nous trouverions ainsi, face à face.


XI


On pressa l’enquête pour quelques raisons d’utilité locale qui parurent déterminantes au « coroner » et aux autorités de la ville. La séance fut tenue dans l’après-midi du lendemain. J’étais nécessairement au nombre des témoins assignés.

Ma première démarche, dans la matinée, fut d’aller prendre à la poste la lettre que j’attendais de Marian. Aucun changement de circonstances, si extraordinaire qu’il fût, n’avait prise sur cette anxiété profonde qui me serrait le cœur aussi longtemps que je restais hors de Londres. Cette lettre du matin, qui me rassurait seule contre toutes les périlleuses éventualités de mon absence, était encore, dès mon réveil, ma plus absorbante préoccupation…

À mon grand soulagement, la lettre de Marian m’attendait dans les bureaux.

Aucun malheur n’était arrivé ; — mes deux amies étaient l’une et l’autre aussi bien portantes et aussi tranquilles que lorsque je les avais quittées. Laura m’envoyait ses tendresses, et me priait de lui annoncer mon retour vingt-quatre heures d’avance. Sa sœur commentant ce message, m’expliquait que la chère enfant avait mis de côté « près d’un sovereign, » sur ses dépenses particulières, et qu’elle entendait commander elle-même, le donnant à ses frais, le repas destiné à célébrer ma rentrée en ville. Je lisais ces petites confidences domestiques aux brillants rayons du matin, ayant encore présent à la mémoire le terrible souvenir de ce qui s’était passé la veille au soir. La nécessité d’épargner à Laura toute révélation trop soudaine, fut la première considération que me suggéra la lettre. J’écrivis immédiatement à Marian pour lui raconter, avec tous les ménagements possibles, les incidents relatés dans ces dernières pages, et pour l’avertir, en même temps, de ne laisser arriver aucune sorte de journal entre les mains de Laura, aussi longtemps que durerait mon absence. S’il s’était agi de toute autre femme moins courageuse et moins sûre, j’aurais peut-être hésité à lui faire connaître ainsi la vérité tout entière. Mais je devais bien à Marian, en souvenir des épreuves passées, de me fier à elle comme à un autre moi-même.

Ma lettre fut naturellement assez longue. Elle prit tout mon temps, jusqu’à l’heure où je devais comparaître à l’enquête.

L’objet particulier de cette constatation légale était nécessairement entouré de complications et de difficultés particulières. Outre les investigations relatives aux circonstances par suite desquelles avait succombé le défunt, il se présentait à éclaircir de très-graves questions sur la cause de l’incendie, l’enlèvement des clefs, et la présence d’un étranger dans la sacristie au moment où le feu s’était déclaré. On n’avait pas même encore constaté d’une manière définitive l’identité du défunt. L’imbécillité plus ou moins confirmée dont le domestique faisait preuve avait mis la police en garde contre ses assertions relativement au maître qu’il disait reconnaître. On avait envoyé, pendant la nuit, à Knowlesbury pour s’assurer de témoins à qui la figure et les dehors de sir Percival Glyde fussent tout à fait familiers ; et, de plus, dès le matin, on s’était mis en communication avec Blackwater-Park. Grâces à ces précautions, le « coroner » et le jury purent régler la question d’identité. Les assertions du domestique se trouvant parfaitement vérifiées par les témoignages de personnes compétentes ; et la découverte de certains détails jusque là restés dans l’ombre, reçurent une consécration nouvelle quand on examina la montre du défunt. Les armoiries et le nom de sir Percival Glyde étaient gravés à l’intérieur de la boîte.

Les interrogatoires durent ensuite porter sur l’incendie.

On appela d’abord en témoignage le domestique du mort et l’enfant qui avait entendu dans la sacristie le frottement d’une allumette. Ce garçon déposa d’une manière assez claire ; mais l’intelligence du domestique n’était pas encore remise du choc violent qu’elle avait subi ; — le pauvre diable était tout à fait incapable de fournir les renseignements qu’on lui demandait. Après quelques questions, on le pria de retourner à sa place.

Heureusement pour moi, mon interrogatoire dura peu. Je n’avais pas connu le défunt ; je ne l’avais même jamais vu ; j’ignorais qu’il se trouvât au Vieux-Welmingham ; et je n’avais pas assisté, dans la sacristie, à la découverte du corps. Tout ce que je pus affirmer, c’est que je m’étais arrêté devant le cottage du clerc pour demander mon chemin ; qu’il m’avait appris la perte des clefs ; que je l’avais accompagné à l’église pour lui prêter toute l’assistance en mon pouvoir ; que j’avais vu l’incendie ; que j’avais entendu, à l’intérieur de la sacristie, une personne à moi inconnue, essayer vainement d’ouvrir la porte ; que j’avais fait, enfin, par simple humanité, tout mon possible pour sauver l’homme en péril. D’autres témoins, qui avaient été en relation avec le défunt, furent interrogés sur le point de savoir s’ils pouvaient expliquer le double mystère et du vol des clefs qu’on lui attribuait, et de sa présence dans le lieu où l’incendie avait éclaté. Mais, tout naturellement, le « coroner » sembla regarder comme acquis aux débats que, dans ma position particulière, totalement étranger au pays, totalement étranger à sir Percival Glyde, je ne pouvais, sur ces deux points, fournir aucun éclaircissement utile.

Une fois que j’eus passé par l’étamine officielle, la marche que j’étais tenu de suivre me parut assez clairement indiquée. Je ne me sentais nullement appelé à produire spontanément un exposé quelconque de mes convictions particulières ; d’abord, parce qu’en agissant ainsi, je ne pouvais arriver à aucun résultat pratique, maintenant que la seule preuve existant à l’appui de mes conjectures avait été détruite en même temps que le registre, en second lieu, parce que je n’aurais pu exposer mon opinion, — mon opinion purement hypothétique, — sans dévoiler toute l’histoire du complot ; sans produire, par conséquent, je n’en pouvais douter, sur l’esprit du « coroner » et des jurés, la même fâcheuse impression que j’avais vue se manifester naguère dans celui de M. Kyrle.

Mais dans ces pages, et après le laps de temps déjà écoulé depuis lors, les précautions et la gêne dont je viens de rendre compte ne sauraient enchaîner l’expression libre de ma pensée. J’exposerai donc ici, avant que d’autres événements se présentent sous ma plume, comment je suis amené à me rendre compte de l’enlèvement des clefs, de la manière dont le feu put être mis, et du trépas de ce malheureux.

La nouvelle que je venais d’être mis en liberté sous caution acculait sir Percival, je l’ai déjà dit, à ses dernières ressources. L’embuscade placée sur ma route était un de ces moyens suprêmes ; l’autre, et le plus sûr des deux, était de supprimer toute preuve matérielle de son crime, en détruisant la page du registre sur laquelle le faux avait été commis. Si je ne pouvais produire un extrait régulier du registre original à comparer avec le double authentique que l’on en gardait à Knowlesbury, toute évidence manquait à mes preuves, et je ne pouvais plus le menacer de révélations qui dussent le perdre. Pour atteindre à son but, il n’avait qu’à se glisser «  incognito » dans la sacristie, à déchirer la page du registre, et à sortir ensuite aussi secrètement qu’il serait entré.

Dans cette hypothèse, on comprend aisément comment il attendit que la nuit fût tombée, avant de risquer sa dernière tentative, et comment il profita de l’absence du clerc pour se mettre en possession du paquet de clefs. Il lui était également indispensable de se procurer de la lumière pour trouver le registre en question, et la prudence la plus vulgaire devait lui suggérer l’idée de s’enfermer en dedans, soit pour se mettre à l’abri de l’indiscrète curiosité du premier passant venu, soit pour se soustraire à ma surveillance, si par hasard je m’étais déjà rendu sur le théâtre de cette machination.

Je ne puis croire qu’il entrât le moins du monde dans ses intentions de s’arranger pour que la destruction du registre parût être le résultat d’un accident, et, dans ce but, de mettre le feu à la sacristie. La simple chance que de prompts secours pussent arriver, et que les registres, de manière ou d’autre, fussent sauvés des flammes, devait, à première réflexion, lui faire écarter cette combinaison hasardeuse. En tenant compte de la quantité d’objets combustibles que contenait la sacristie, — la paille, les papiers, les caisses d’emballage, le bois sec, les buffets vermoulus, — toutes les probabilités doivent faire croire, selon moi, que l’incendie eut lieu à la suite de quelque accident causé par ses allumettes ou par la bougie qui l’éclairait.

Dans de telles circonstances, sa première impulsion lui fit sans doute essayer d’éteindre les flammes naissantes ; et, n’y pouvant parvenir, il avait dû (ne connaissant pas l’état de la serrure) essayer de s’échapper par la porte qui lui avait donné accès. Au moment où j’étais arrivé à lui, le feu gagnait certainement déjà vers la porte donnant sur l’église, et des deux côtés de laquelle étaient placés les vieilles armoires ainsi que les autres objets combustibles dont j’ai parlé. Selon toute probabilité, lorsqu’il tenta de s’échapper par cette porte, les flammes et la fumée (concentrées encore dans cet étroit foyer) avaient eu raison de ses efforts. Il était tombé mortellement évanoui à la place où son corps fut ensuite retrouvé, juste au moment où j’arrivais sur le toit pour briser le châssis de l’abat-jour. Alors, bien même qu’à la longue, nous eussions pu pénétrer dans l’église et rompre la porte de ce côté, nous serions probablement arrivés trop tard ; il était perdu, irrévocablement perdu, et déjà depuis longtemps. Nous n’aurions abouti qu’à ouvrir aux flammes l’accès de l’église ; de l’église maintenant sauvée, mais qui, le cas échéant, aurait partagé le sort de la sacristie. Il n’existe aucun doute dans mon esprit, — il ne saurait y avoir de doute dans l’esprit de qui que ce soit, — sur ce point qu’il était déjà mort quand nous courûmes aux cottages abandonnés, et lorsque, de toutes nos forces, nous travaillions à détacher la poutre qui devait nous servir de bélier.

Voilà tout ce que mes théories à ce sujet ont pu me fournir de plus logique et de plus vraisemblable, pour rendre compte d’un résultat, qui, après tout, s’était produit sous nos yeux. La surface des événements fut telle que je l’ai décrite. Ainsi que je l’ai raconté, on retrouva son cadavre.

L’enquête, cependant, fut ajournée à vingt-quatre heures ; jusque-là, effectivement, l’examen légal n’avait pu expliquer d’une manière suffisante, les mystérieuses circonstances de ce tragique événement.

Il fut convenu qu’un supplément d’instruction aurait lieu, et que le « solicitor » du défunt serait invité à comparaître. Un médecin fut aussi chargé de donner son avis sur l’état mental du domestique qui, jusqu’alors, avait semblé hors d’état de fournir aucun enseignement de quelque valeur. Il se bornait à répéter en véritable idiot, que le soir de l’incendie, l’ordre lui avait été donné d’attendre dans le petit chemin, et que, du reste, il ne savait pas autre chose, mais que le défunt était bien certainement son maître.

Mon impression particulière, à ce sujet, c’est que (sans le mettre au courant d’aucune intention coupable) on s’était servi de lui pour s’assurer que le clerc était absent, et qu’ensuite on l’avait posté près de l’église, mais non en vue de la sacristie, afin qu’il pût venir prêter secours à son maître, dans le cas où, sorti de l’embuscade que l’on m’avait préparée, une lutte personnelle s’établirait entre sir Percival et moi. Peut-être est-il bon d’ajouter que le témoignage direct de cet homme n’est jamais venu corroborer ma manière de voir. Le rapport du médecin, à son sujet, déclarait sérieusement ébranlées les facultés mentales, d’ailleurs fort médiocres, dont le ciel l’avait pourvu ; on ne put rien tirer de lui à la reprise de l’enquête ; et je n’ai aucune raison de penser que, jusqu’à ce jour, il se soit jamais rétabli.

Je revins à l’hôtel de Welmingham, si fatigué de corps et d’esprit, si énervé, si accablé par tant d’épreuves successives, que j’étais absolument hors d’état de supporter le bavardage local dont l’enquête fournissait la matière, et de répondre aux insignifiantes questions qui m’étaient adressées par les causeurs de la « coffee-room. » Je quittai mon pauvre dîner pour me retirer dans mon galetas économique ; là, je trouvais un peu de repos ; là, je pouvais, tout à mon aise, rêver de Marian et de Laura.

Si j’eusse été plus riche, je serais retourné à Londres, et la vue de ces deux chers visages m’aurait certainement ranimé. Mais, d’une part, il fallait me tenir prêt à répondre si l’enquête ajournée réclamait mon témoignage, et j’étais encore bien autrement tenu de satisfaire à l’engagement, sous caution, contracté envers le magistrat de Knowlesbury. Nos minces ressources avaient déjà été entamées, et notre avenir incertain, — maintenant plus incertain que jamais, — m’interdisait toute dépense superflue, même celle d’un voyage à prix réduit, aller et retour, dans des voitures de seconde classe.

Le lendemain, — le jour qui suivit l’enquête, — j’avais la pleine disposition de moi-même. Je débutai, le matin, par aller chercher à la poste le bulletin régulier que m’adressait Marian. Il m’attendait là, comme le jour d’avant, et avait été rédigé d’un bout à l’autre avec une parfaite sérénité. Je le lus avec reconnaissance, et, l’esprit à l’aise pour vingt-quatre heures, j’allai au Vieux-Welmingham, pour y revoir, au grand jour, le théâtre de l’incendie.

Que de changements j’y trouvai ! sous quel aspect nouveau il m’apparut !

Sur tous les chemins de notre énigmatique planète marchent, se donnant la main, le trivial et le terrible. L’ironie des circonstances n’est épargnée à aucune catastrophe humaine. Lorsque j’arrivai devant l’église, la seule trace sérieuse qu’eussent laissée derrière eux l’incendie et le trépas, était la condition du cimetière, bouleversé, profané par les pas de la foule. On avait dressé, devant la porte de la sacristie, un grossier amas de planches. Déjà d’immondes caricatures y étaient inscrites, et les enfants du village se disputaient en criant les interstices par lesquels on pouvait le mieux voir. À l’endroit même où j’avais entendu le cri de rescousse qui sortait de la fournaise embrasée, à l’endroit même où le domestique, frappé de terreur, s’était laissé tomber sur ses genoux, une escouade bruyante de volailles affamées caquetaient et se heurtaient l’une l’autre, picorant çà et là, parmi l’abondante moisson de vers que la pluie avait fait sortir de terre ; — et enfin, sur le sol que je foulais, le même où la veille on avait déposé la porte arrachée et les horribles débris auxquels elle servait de civière, le dîner d’un ouvrier, empilé dans une petite écuelle jaune, attendait qu’il fût de loisir, et le fidèle roquet à la garde duquel il était commis, aboyait après moi, qui m’approchais trop de son trésor. Le vieux clerc contemplait paresseusement la lente mise en œuvre des réparations, et n’avait plus maintenant à bavarder que sur un seul sujet, ne songeant qu’à s’exonérer de toute censure, et à démontrer qu’il n’avait aucune part dans le désastre arrivé. Une des villageoises, — dont je me rappelais bien la figure pâle et bouleversée, véritable image de la terreur, au moment où la poutre tombait à nos pieds, — penchée maintenant sur un vieux baquet à lessive, ricanait niaisement avec une autre femme, et offrait la véritable image du néant moral. Dans les choses d’ici-bas, rien de sérieux. Salomon, dans toute sa gloire, n’en avait pas moins, cachés à tous les plis de ses manteaux de pourpre, à tous les coins de son splendide palais, des motifs de risée et de mépris.

En m’en allant je vins à songer, non pour la première fois, que, par la mort de sir Percival, tout espoir actuel d’établir l’identité de Laura se trouvait complètement anéanti. Avec lui avait disparu la chance sur laquelle se concentraient toute mon activité, toute ma foi dans l’avenir.

Ne pouvais-je donc envisager mon échec à un autre point de vue, celui-ci beaucoup plus exact ?

Supposons qu’il eût vécu, en quoi cette circonstance aurait-elle modifié la situation ? Même dans l’intérêt de Laura, du moment où j’avais constaté que le vol des droits d’autrui formait l’essence du crime de sir Percival, pouvais-je faire métier et marchandise de ma découverte ? Aurais-je pu lui offrir mon silence en échange de ses aveux relativement au complot, lorsque ce silence devait avoir pour effet de priver de ses biens l’héritier légitime, et du titre nobiliaire celui qui seul y avait droit ?… Non, cela n’était pas possible !… Sir Percival eût-il vécu, il ne m’aurait pas été permis de supprimer ou de révéler à mon gré, pour obtenir que justice fût rendue à Laura, cette découverte sur laquelle j’avais tant compté, quand j’ignorais encore la véritable nature du secret. Les notions les plus vulgaires du bon droit et de l’honneur m’auraient immédiatement contraint d’aller trouver l’étranger injustement privé des avantages de sa naissance, et il m’eût fallu renoncer à la victoire à peine gagnée, en mettant sans réserve entre les mains de cet étranger tout le bénéfice de ma découverte. Alors je me serais retrouvé de nouveau face à face avec toutes les difficultés qui me séparaient encore du but vers lequel je tendais uniquement, et tout à fait dans la même position où j’étais maintenant, bien déterminé à lutter contre elles jusqu’au bout.

Je revins à Welmingham, l’esprit plus tranquille ; je me sentais plus que jamais sûr de moi-même et de mon énergique résolution.

En cheminant vers mon hôtel, je passai à l’extrémité du square où logeait mistress Catherick. Fallait-il retourner chez elle, tenter encore d’y être admis ? Non. Cette nouvelle de la mort de sir Percival, — la dernière, bien certainement, qu’elle pût s’attendre à recevoir, — avait dû lui parvenir depuis déjà plusieurs heures. Le journal de la localité, dans son numéro du matin, n’avait pas manqué de publier le procès-verbal de l’enquête. Je ne pouvais donc rien dire à cette femme, dont elle ne fût déjà informée. D’ailleurs, je ne me sentais plus le même intérêt à la faire parler… Je me rappelai la haine cachée qu’exprimait son visage, au moment où elle me disait : — « En fait de nouvelles de sir Percival, je n’attends plus avec quelque intérêt que celle de sa mort. » Je me rappelai cette curiosité furtive avec laquelle, au moment où je partais, elle m’examinait après avoir prononcé ces paroles. Une sorte d’instinct, au plus profond de mon cœur, instinct auquel je savais pouvoir me fier, me rendait souverainement répugnante la pensée de me retrouver en sa présence ; — je tournai donc le dos au square, et rentrai directement à l’hôtel.

Quelques heures plus tard, tandis que je me reposais dans la « coffee-room, » une lettre me fut remise par le garçon. L’adresse perlait bien mon nom, et j’appris, en réponse à quelques questions, qu’elle avait été déposée au comptoir de l’hôtel, par une femme, au moment où le jour tombait, et avant que le gaz fût allumé. Cette femme n’avait pas ouvert la bouche, et s’était retirée avant qu’on pût lui parler, ou même regarder qui elle était.

J’ouvris la lettre. Elle ne portait ni date ni signature, et l’écriture était visiblement déguisée. Néanmoins, avant que j’eusse achevé la première phrase, je savais à quoi m’en tenir sur l’origine de ce document. Il me venait de mistress Catherick.

La lettre portait ce qui suit ; — je la copie exactement, mot pour mot :


Le récit est continué par mistress Catherick.


Monsieur, vous n’êtes pas revenu comme vous l’aviez annoncé. Cela ne fait rien ; je suis au courant des nouvelles, et je vous écris pour vous le dire. Avez-vous remarqué sur mon visage, quand vous me quittiez, une expression particulière ? C’est que je me demandais, en moi-même, si le jour de sa chute était enfin venu, et si vous étiez l’instrument providentiel, choisi pour venir à bout de lui. Vous étiez en effet cet instrument, — et vous avez accompli votre mission.

Vous avez eu la faiblesse, m’a-t-on dit, de vouloir lui sauver la vie. Si vous eussiez réussi, je vous aurais regardé comme un ennemi mortel. Je vous tiens, au contraire, pour ami, du moment où vous avez échoué. La crainte que lui inspiraient vos recherches, à votre insu et contrairement à votre vouloir, ont servi une haine de vingt-trois années, et accompli la vengeance qu’elle réclamait. Merci, monsieur ; malgré vous, merci !

Je dois quelque chose à l’homme dont l’intervention a eu ce résultat. Mais comment acquitter ma dette ? Si j’étais encore une jeune femme, je pourrais vous dire : — Venez passez votre bras autour de ma taille, et si vous l’avez pour agréable, posez vos lèvres sur les miennes… J’aurais assez raffolé de vous pour ne pas reculer devant cette extrémité, et, laissez-moi vous le dire, monsieur, vous n’auriez pas refusé cette invitation, si je vous l’eusse adressée il y a vingt ans. Mais, à présent, je suis vieille. Eh bien, j’ai de quoi satisfaire votre curiosité ; c’est ainsi que je compte vous payer. Vous étiez, en effet, quand vous vîntes chez moi, fort désireux de connaître quelques-unes de mes affaires les plus secrètes, — si secrètes que toute votre subtilité n’y pouvait voir clair sans mon aide, — si secrètes que, même à présent, vous n’avez pu en pénétrer le mystère. Je vais, moi, vous le révéler ; votre curiosité aura de quoi se satisfaire. Je me donnerai toute espèce de peine pour vous être agréable, mon estimable jeune ami !

Vous n’étiez, je suppose, qu’un fort petit garçon, dans la vingt-septième année de ce siècle. J’étais, à cette époque, une jeune et jolie femme, habitant, pour ses péchés, le Vieux-Welmingham. J’avais pour mari un méprisable imbécile. J’avais aussi l’honneur d’être en relations (à quel titre, n’y prenez pas garde) avec un certain gentleman (et lequel, cela ne vous concerne en rien). Je ne le désignerai point par son nom. Et pourquoi, puisque ce nom n’était pas le sien ? Jamais il n’a eu de nom à lui. Vous le savez, à cette heure, tout aussi bien que moi.

Il est plus à propos de vous dire comment il s’insinua dans mes bonnes grâces. J’étais née avec les instincts d’une grande dame, et il les flatta de son mieux. En d’autres termes, il vanta ma beauté, il me fit des cadeaux. Nulle femme ne sait résister à l’admiration et aux cadeaux ; aux cadeaux, surtout, pourvu qu’on lui offre à propos les choses qu’elle désire le plus. Il était assez subtil pour savoir cela ; — presque tous les hommes le savent, à ce que je crois. Naturellement en retour, il demandait quelque chose ; — tous les hommes en sont là. Et ce quelque chose, que pensez-vous que ce fût ? La plus insignifiante bagatelle du monde : tout bonnement, la clef de la sacristie et la clef de l’armoire placée à l’intérieur d’icelle, un jour où mon mari ne serait pas là. Il va sans le dire, qu’il me répondit par un mensonge, quand je lui demandai pourquoi il avait besoin de ces clefs, et de les recevoir en si grand secret. Il aurait pu s’épargner cette peine ; je me gardai bien de le croire. Mais je tenais aux présents qu’il m’avait faits, et je désirais qu’il m’en fît d’autres. Aussi, je lui remis les clefs sans que mon mari le sût, et je l’épiai, lui, sans qu’il s’en doutât davantage. Une fois, deux fois, quatre fois, je le guettai ; — à la quatrième, je sus de quoi il s’agissait.

Je n’étais pas extraordinairement scrupuleuse en ce qui concernait les affaires d’autrui ; et je ne m’inquiétai guère de le voir insérer un acte de mariage dans le registre pour son compte et profit particulier.

Je savais, naturellement, que c’était mal ; mais cela ne me nuisait en rien ; excellente raison pour n’en pas faire tapage. Et je n’avais encore ni montre ni chaîne d’or, ce qui en était une autre, plus déterminante que la première. Et, la veille même de ce jour, il m’avait promis de me faire venir de Londres la montre et la chaîne, — troisième raison, la meilleure de toutes. Si j’avais su ce que la loi regardait comme un crime, et de quelles peines elle le frappait, j’aurais pris pour moi toutes les précautions convenables, eussé-je dû le compromettre en temps opportun. Mais j’ignorais tout, — et j’avais grande envie de la montre d’or. Je n’insistai donc que sur un point, qui fut d’être mise en confidence et au courant de toutes choses. J’étais alors aussi curieuse de ses affaires que maintenant vous l’êtes des miennes. Il accepta mes conditions ; — pourquoi ? vous allez le savoir tout à l’heure.

Le récit qui va suivre est le résumé de ce qu’il me dit. Ce ne fut pas de son plein gré qu’il me raconta tout ce que je vous apprends ici. J’obtins, à force de persuasion, une partie de ces détails ; à force de questions, je lui en arrachai quelques autres. J’étais bien décidée à savoir toute la vérité, et je crois que je finis par l’obtenir.

Pas plus que tout autre il n’avait su ce qui en était des relations établies entre son père et sa mère jusqu’après la mort de celle-ci. Son père, alors, lui confessa les choses, promettant de faire pour lui tout ce qui serait humainement possible. Il mourut ensuite, n’ayant rien fait, — pas même son testament. Le fils (qui pourrait l’en blâmer ?) pourvut sagement à ses propres destinées. Il revint immédiatement en Angleterre, et prit possession du domaine. Personne n’était là pour le soupçonner, personne pour faire obstacle à ses desseins. Son père et sa mère avaient toujours vécu comme mari et femme ; et parmi leurs connaissances, en bien petit nombre, personne ne s’était jamais douté qu’un lien moins sacré les unît. L’individu qui, la vérité connue, aurait eu des droits à faire valoir sur le domaine, était un parent éloigné qui n’avait jamais songé à pareille bonne fortune, et qui était en mer à l’époque où décéda le père du gentleman en question. Jusque-là, donc, nulle difficulté ; — son entrée en jouissance parut dans le cours régulier des choses. Il n’avait à produire, pour y être admis, que deux documents. L’un était un certificat de sa naissance, et l’autre un certificat du mariage de ses parents. Il se procura aisément le premier, il était né en pays étranger, et son acte de naissance y avait été régulièrement enregistré. Quant au second, il y avait difficulté ; — c’était cette difficulté qui l’avait amené au Vieux-Welmingham.

Au lieu de cela, sans une petite considération, il serait allé à Knowlesbury.

Mais c’était là que sa mère vivait quand le hasard la mit en relations avec l’homme qui allait devenir le père de notre gentleman. Elle y vivait sous son nom de fille, mais en réalité, c’était une femme mariée, mariée naguère en Irlande, où son époux, après l’avoir rendue victime des plus mauvais traitements, avait fini par l’abandonner pour s’expatrier avec une autre femme. Je vous livre ce fait sous bonne garantie, sir Félix en ayant parlé à son fils comme de l’unique motif qui l’eût empêché de se marier. Vous pouvez vous étonner que ce fils, sachant que la liaison de ses parents avait commencé à Knowlesbury, n’ait pas dirigé sa première campagne contre le registre paroissial de cette ville, où il était présumable que leur mariage avait eu lieu. La raison qui l’en empêcha fut que le pasteur en exercice à l’église de Knowlesbury dans le courant de l’année 1803 (où conformément à l’acte de naissance du gentleman, son père et sa mère avaient dû contracter mariage), se trouvait vivre encore au 1er janvier 1827, lorsque l’ingénieux héritier venait prendre possession du domaine. Cette circonstance inopportune le contraignit à étendre un peu le champ de ses opérations, et à pousser son entreprise de notre côté. Là n’existait aucun danger de ce genre, l’ancien pasteur de notre église étant mort depuis quelques années.

Le Vieux-Welmingham convenait d’ailleurs tout aussi bien que Knowlesbury à l’exécution de ce beau plan. Le père, en effet, n’avait pas voulu afficher dans cette dernière ville une intimité coupable, et avait amené la jeune femme, par lui séduite, dans un cottage situé sur la rivière, à petite distance de notre village. C’est là qu’ils vécurent d’abord et qu’elle commença de porter son nom. Les gens qui avaient connu sir Félix encore célibataire, et qui étaient au courant de son goût pour la solitude, ne s’étonnèrent pas de le lui voir conserver après son prétendu mariage. Sans l’extrême laideur que lui avaient infligée ses infirmités, et qui le rendait hideux à regarder, la profonde retraite dans laquelle il vivait avec sa compagne aurait pu exciter quelques soupçons ; mais, les choses étant ainsi, personne ne s’étonna de le voir dissimuler à tous les yeux sa difformité repoussante. Il vécut dans nos environs jusqu’à ce que Blackwater-Park lui échût en pleine propriété. Après un laps de vingt-trois à vingt-quatre ans, qui pouvait dire (le pasteur étant mort) que son mariage n’eût pas eu lieu dans les mêmes conditions de secret qui avaient sans cesse protégé sa vie, et que cette union ne se fût pas accomplie dans l’église du Vieux-Welmingham ?

Aussi, comme je vous le disais, son fils jugea que notre village était l’endroit le mieux choisi pour régulariser secrètement, dans l’intérêt de son avenir, les choses passées. Vous apprendrez peut-être avec surprise que l’altération qu’il fit subir au registre ne fut point préméditée et qu’il l’improvisa sous l’impulsion du moment.

Sa première idée avait été simplement d’arracher le feuillet correspondant à l’année, aux mois les plus convenables à sa fraude, de le détruire secrètement, et d’aller ensuite à Londres demander aux gens de loi de lui procurer un certificat du mariage de son père, en les renvoyant naturellement, le candide jeune homme, à la date où aurait manqué le feuillet. Personne ne pourrait soutenir, après cela, que son père et sa mère n’avaient pas été mariés ; — et lors même que, dans de telles circonstances, on dût faire difficulté de lui prêter de l’argent (ce qui, selon lui, était probable), au moins aurait-il sa réponse toute prête si jamais on s’avisait de mettre en question son droit au titre et au domaine.

Mais quand il vint à examiner secrètement le registre, il s’aperçut qu’au bas d’une des pages consacrées à l’année 1803, on avait laissé un blanc assez étendu, apparemment afin de renvoyer à la page suivante l’enregistrement d’un article trop long pour être inscrit en entier dans celle-ci. La perspective de cette chance modifia tous ses plans. C’était là une occasion sur laquelle il n’avait jamais compté, à laquelle, même, il n’avait pensé jamais, et dont il tira parti, vous savez comment. Le blanc dont je vous parle, pour se trouver parfaitement d’accord avec son certificat de naissance, aurait dû être placé, sur le registre, au mois de juillet. Au lieu de cela, il n’y figurait que dans le mois de septembre. Mais pour expliquer cette anomalie, si des questions indiscrètes étaient posées, on pouvait aisément trouver une réponse satisfaisante. Il se dirait simplement né à sept mois.

Je fus assez sotte, quand il me conta son histoire, pour m’intéresser à lui, pour m’apitoyer sur son compte dans une certaine mesure ; et là-dessus, comme vous le verrez, il avait basé ses calculs. Je le trouvais durement traité. Si son père et sa mère n’étaient point mariés, ce n’était pas sa faute, après tout ; et ce n’était pas non plus la leur. Une femme plus scrupuleuse que je ne l’étais, — une femme qui ne se fût pas mise en tête d’avoir une montre d’or et sa chaîne, — aurait elle-même trouvé pour lui quelques excuses. Dans tous les cas, je lui gardai le secret, je protégeai le mystère de ses opérations.

Il fut quelques temps à se procurer une encre de la couleur voulue (au moyen de plusieurs mélanges successifs, pour lesquels je lui fournissais pots et flacons). Il fut quelques temps, ensuite, à se faire une écriture pareille à celle du registre. Mais il finit par réussir, et rendit l’honneur à sa mère, alors qu’elle reposait déjà dans la tombe ! Jusque-là, je ne conteste pas qu’il se soit conduit envers moi d’une manière loyale : il me donna la montre et la chaîne promises, sans lésiner sur le prix ; toutes deux étaient fort chères et du plus beau travail. Je les ai encore l’une et l’autre ; — la montre va merveilleusement bien.

Selon vos paroles de l’autre jour, mistress Clements vous a révèle tout ce qu’elle a pu savoir. Je n’ai pas besoin, si cela est, d’insister ici sur les calomnies dont j’ai souffert, souffert injustement, je l’affirme de la manière la plus positive. Vous devez savoir, tout aussi bien que moi, quelles suppositions entrèrent dans la tête de mon mari, quand il découvrit que nous avions, le beau gentleman et moi, des entrevues secrètes, des causeries mystérieuses. Mais vous ignorez, en revanche, comment se dénouèrent ces relations suspectes entre moi et mon amoureux prétendu. Continuez à lire ; vous verrez quelle fut sa conduite.

Quand je vis le tour qu’avaient pris les choses, les premières paroles que je lui adressai furent celles-ci : — « Faites-moi justice ! — Enlevez à ma réputation cette souillure que, vous le savez, je n’ai jamais méritée. Je n’ai pas besoin, je n’exige pas que vous fassiez à mon mari des révélations complètes ; — engagez-lui seulement votre parole de gentleman qu’il se trompe complètement, et que je n’ai nullement encouru le blâme dont il croit pouvoir me flétrir. Rendez-moi du moins cette justice, en échange de tout ce que j’ai fait pour vous… » Il me refusa tout net, et sans périphrases. Il me dit, tout simplement, qu’il avait intérêt à laisser dans leur erreur mon mari et tous ses voisins, — parce que, tant qu’elle durerait, ils n’en viendraient jamais, bien certainement, à soupçonner la vérité. Je ne manquais pas de résolution, et je lui répondis que je me chargeais de la leur dire moi-même, cette vérité menaçante. Sa réplique fut courte et allait au but — « Je n’avais qu’à parler, et en le perdant, je me perdais. »

Oui vraiment ! les choses en étaient là. Il m’avait volontairement dissimulé les risques où je m’engageais en l’assistant. Il avait abusé de mon ignorance ; il m’avait tentée par ses cadeaux. Avec le récit de sa vie il m’avait intéressée, et le résultat de tout cela, c’est que j’étais maintenant la complice de son crime. Il m’avoua la chose, avec un sang-froid parfait, et termina en me disant, pour la première fois, quelle effroyable punition il avait encourue, punition réservée également à quiconque avait trempé dans son œuvre criminelle. En ce temps-là, la loi n’était pas aussi indulgente qu’elle l’est maintenant, si j’en crois ce qu’on dit. La potence n’était pas réservée aux seuls assassins ; et les condamnées n’étaient point traitées en belles dames qui ont eu des malheurs. J’avoue qu’il m’effraya, le vil imposteur, le lâche coquin ! Comprenez-vous, maintenant, quelle haine j’ai dû lui porter ? Comprenez-vous pourquoi je me donne tant de peine, — sous l’inspiration de la reconnaissance, — pour gratifier la curiosité du jeune gentleman, si méritant, qui a fini par abattre ce colosse d’iniquité ?

Maintenant, continuons. Il n’était pas assez fou pour me réduire absolument au désespoir. Je ne suis pas de l’espèce des femmes qu’on peut impunément pousser à bout ; — il le savait, et m’apaisa sagement par ses propositions pour l’avenir.

Je méritais quelque récompense (il eut la bonté de le reconnaître) pour le service que je lui avais rendu, et quelques compensations (il eut l’obligeance d’ajouter ceci) pour le tort que j’avais souffert. Il était tout disposé, — généreux comme un voleur ! — à me consentir une belle redevance annuelle, payable tous les trois mois, à deux conditions. D’abord, un silence complet, — dans mon intérêt aussi bien que dans le sien. En second lieu, je ne devais plus bouger de Welmingham, sans l’en avoir averti au préalable, et avoir obtenu de lui ma permission de voyage. À Welmingham, en effet, où les femmes honnêtes me fuyaient, les commérages de la table à thé ne risquaient point de m’induire en quelques révélations indiscrètes ; à Welmingham, il m’avait toujours sous la main. Cette seconde condition était bien dure ; — je l’acceptai, cependant.

Pouvais-je faire autre chose ? Je demeurais sans ressources avec la perspective d’une charge prochaine, qui m’arrivait sous forme d’enfant. Pouvais-je faire autre chose ? Me mettre, par exemple, à la merci de cet idiot de mari qui venait de prendre la fuite, après avoir excité contre moi toutes les mauvaises langues du pays ? Cent fois mieux valait mourir. De plus, la pension promise avait ses charmes. J’aurais un revenu plus considérable, un meilleur toit sur ma tête, de meilleurs tapis sur mes planchers que les trois quarts des femmes qui faisaient mine, en me voyant, de lever les yeux aux ciel. Chez nous, la vertu était habillée de cotonnade. Moi, je portais de la soie.

Ainsi, j’acceptai les conditions qu’il m’offrait ; j’en tirai le meilleur parti possible, et, sur leur propre terrain, je livrai à mes respectables voisines une bataille qu’avec le temps j’ai gagnée, ainsi que vous avez pu le constater de vos propres yeux. Si j’ai gardé son secret (et le mien) pendant les longues années qui se sont écoulées depuis lors ; et si feue ma fille a jamais été initiée, elle aussi à ce secret périlleux, — voilà, j’ose le dire, ce qui pique singulièrement votre curiosité. Soit ! ma reconnaissance ne veut rien vous marchander. Je vais tourner encore une page, et répondre immédiatement à la question que vous m’adressez, je le pressens, dans votre for intérieur. Mais vous m’excuserez, monsieur Hartright, si je commence par exprimer ma surprise de l’intérêt que ma fille Anna semble vous avoir inspiré. Ce sentiment est tout à fait inexplicable pour moi. S’il vous fait désirer quelques détails sur son enfance, je devrai nécessairement vous renvoyer à mistress Clements ; elle en sait là-dessus plus long que moi. Retenez bien, je vous prie, que je ne me vante pas d’avoir eu pour ma défunte fille une affection surabondante. De sa naissance à sa mort, elle ne m’a jamais causé que du souci, sans compter qu’elle fut toujours à peu près idiote. Vous aimez la franchise, et j’espère que celle-ci vous plaira.

Je n’ai pas à vous ennuyer de beaucoup de détails personnels, relativement à tout ce qui s’est passé. Il suffira de vous dire que je m’en tins fidèlement aux termes du marché conclu, et que, en retour, je jouis paisiblement de ma confortable annuité, payée à jour fixe tous les trois mois.

De temps en temps, je faisais un petit voyage pour rompre la monotonie de mon existence, jamais n’omettant de demander congé à mon seigneur et maître, et n’essuyant guère de refus. Comme je vous l’ai déjà dit, il n’était pas assez fou pour me rendre le joug trop pesant, et il pouvait raisonnablement compter sur ma discrétion, sinon dans son intérêt, au moins dans le mien. Une de mes plus longues excursions hors de mon domicile, fut le voyage que je fis à Limmeridge pour aller soigner une demi-sœur à moi, qui s’y mourait. Le bruit s’était répandu qu’elle avait fait des économies ; et je trouvais à propos (pour le cas où ma pension serait accidentellement arrêtée) de veiller aux intérêts que je pouvais avoir par là. Au fait et au prendre, néanmoins, mes peines furent perdues, et là où il n’y avait rien, je ne pus me rien faire donner.

Anne était venue avec moi dans le Nord ; j’avais, de temps en temps, au sujet de cette enfant, des caprices, des fantaisies, et, dans ces moments-là, je devenais jalouse de l’influence que mistress Clements exerçait sur elle. Je n’ai jamais goûté mistress Clements. C’était une pauvre femme sans idées, sans énergie, — esclave de naissance, pourrait-on dire, — et de temps en temps, il ne me déplaisait pas de la tourmenter en lui reprenant Anne pour la garder avec moi. Ne sachant trop que faire de ma fille, dans le Cumberland, tandis que je restais au chevet de la malade, je la mis à l’école de Limmeridge. La dame du château, mistress Fairlie (une femme remarquablement laide, laquelle avait trouvé moyen de se faire épouser par un des plus beaux hommes d’Angleterre), m’amusa infiniment par le goût très-vif qu’elle prit pour ma petite fille. Le résultat fut que celle-ci n’apprit rien à l’école, et qu’elle fut câlinée, gâtée à Limmeridge-House. Entre autres fantasques imaginations dont on meubla sa jeune cervelle, se trouva cette sotte manie de se mettre toujours en blanc. Moi qui déteste le blanc, et qui ai toujours, au contraire, aimé les couleurs un peu sombres, je projetai de lui ôter cette fantaisie de la tête, dès que nous serions revenues chez nous.

Chose étrange à dire, ma fille me résista obstinément. Quand il lui arrivait de se coiffer d’une idée, elle était, comme sont en général les pauvres d’esprit, aussi tenace qu’une mule rétive. Nous eûmes de belles disputes ; et mistress Clements qui n’aimait pas, je suppose, à en être témoin, offrit d’emmener Anne dans la capitale, où elle allait s’établir. J’aurais dit « oui » si, dans cette question des vêtements blancs, mistress Clements ne s’était pas mise du côté de ma fille. Mais, ayant décrété que celle-ci ne s’habillerait pas en blanc, et attendu que j’avais pris mistress Clements en grippe pour s’être permis de la soutenir contre moi, je dis « non » et c’était « non », et « non » fut mon dernier mot. Il s’ensuivit que ma fille resta près de moi ; et de là vint, à son tour, notre première querelle un peu sérieuse, à propos du secret.

La chose eut lieu longtemps après l’époque dont je viens d’écrire l’histoire. J’étais établie, depuis des années, dans la ville neuve, m’appliquant par la vie que j’y menais à miner peu à peu ma mauvaise réputation, et gagnant lentement du terrain sur les respectables habitants avec qui j’avais engagé la lutte. C’était pour moi une grande condition de succès que d’avoir ma fille chez moi. Son caractère inoffensif, et cette fantaisie de s’habiller en blanc, lui attiraient une certaine sympathie. Ceci fut cause que je cessai de lutter contre ce penchant favori ; car une portion des sympathies qu’elle inspirait devaient nécessairement m’échoir à la longue. C’est ce qui arriva, effectivement. Je date de cette époque le choix qui me fut donné entre les deux meilleures stalles à louer dans l’église ; et du jour où j’eus ma stalle, je date le premier salut que j’obtins du « clergyman. »

J’en étais là, ma foi, lorsqu’un jour je reçus une lettre de ce gentleman si bien né (maintenant, on peut ajouter : si bien mort), en réponse à une des miennes, par laquelle je l’avertissais, conformément au traité, que je désirais quitter momentanément la ville pour changer un peu d’air et d’existence.

Je suppose que, lorsqu’il avait reçu ma lettre, le mauvais côté de son caractère devait prédominer ; car il me répondit par un refus, et conçu dans des termes si insolents que je perdis à l’instant même tout empire sur moi. Je l’insultai devant ma fille, le traitant de « vil imposteur que je ruinerais à jamais s’il me plaisait d’ouvrir la bouche, et de révéler son secret. » Je n’en dis pas davantage là-dessus, rappelée à moi, dès que ces paroles m’eurent échappé, par un regard jeté sur le visage de ma fille, qui me contemplait en ce moment avec une avide curiosité. Je la fis aussitôt sortir de la chambre, pour n’y rentrer que lorsque je serais calmée.

Je ne me sentis pas à mon aise, vous pouvez m’en croire, quand je vins à réfléchir sur ma conduite insensée. Ma fille, cette année-là, s’était montrée particulièrement déraisonnable et bizarre, et lorsque j’envisageais comme possible qu’elle en vînt à répéter par la ville mes imprudentes paroles, — à nommer même celui que j’avais ainsi maltraité, si, par hasard, des gens curieux venaient à la presser là-dessus, — j’eus la plus grande peur des conséquences que tout cela pouvait entraîner. Mes pires craintes pour moi-même, ma plus vive anxiété sur ce que pourrait faire le personnage en question n’allèrent pas au delà. Je n’étais nullement préparée à ce qui arriva réellement, et dès la journée suivante.

Ce jour-là, sans m’avoir aucunement avertie que j’eusse à l’attendre, il vint à la maison.

Ses premières paroles, et le ton sur lequel il les prononça, bien que ce fût assez aigrement, me firent comprendre de suite qu’il se repentait déjà de son insolente réponse, et qu’il venait, de fort mauvaise humeur, tâcher de replacer nos relations sur un bon pied avant qu’il ne fût trop tard. Trouvant ma fille avec moi dans ma chambre (je ne m’étais pas souciée de la perdre de vue, après ce qui s’était passé la veille), il lui enjoignit de se retirer. Ils ne s’aimaient guère l’un l’autre ; et il déchargeait sur elle, en ce moment, la mauvaise humeur qu’il n’osait me témoigner.

— Laissez-nous ! dit-il en la regardant du haut en bas. Elle le toisa, elle aussi, par-dessus son épaule, et ne bougea non plus qu’une souche. — M’entendez-vous ? cria-t-il ; sortez de la chambre !… — Parlez-moi plus poliment ! répondit-elle, rougissant un peu. — Mettez cette idiote à la porte ! reprit-il en s’adressant à moi. Elle avait toujours eu de folles préoccupations au sujet de sa dignité. Ce mot « d’idiote » la bouleversa tout aussitôt. Avant que j’eusse pu intervenir, elle s’approcha de lui dans une noire colère : — Demandez-moi pardon sur-le-champ, lui dit-elle, ou vous vous en repentirez, je vous en réponds !… Je révélerai votre secret… Je n’ai qu’à ouvrir la bouche pour vous ruiner à jamais !… Mes propres paroles, monsieur Hartright, répétées exactement comme je les avais dites la veille, — répétées devant lui, comme si elles émanaient d’elle ! Il s’assit sans pouvoir parler, blanc comme le papier sur lequel j’écris, tandis que je la poussais hors de la chambre. Quand il fut à peu près remis…

Non ! Je suis une femme trop respectable pour répéter ce qu’il dit quand il eut retrouvé la parole. Ma plume est celle d’un membre de la Congrégation du Recteur, celle d’une personne qui a souscrit aux « Lectures du mercredi », sur la Justification par la Foi : — Ne pensez-vous pas que je vais l’employer à retracer ici un grossier langage ?… Supposez vous-même, pour votre édification, les blasphèmes enragés du plus ignoble coquin d’Angleterre, et arrivons ensemble, le plus promptement possible, au dénoûment de la scène.

Elle finit, cette fois, vous le devinez sans doute, par les pressantes instances qu’il m’adressa pour que, faisant enfermer ma fille, je lui garantisse ainsi, à lui, sa sécurité que j’avais compromise.

J’essayai de raccommoder les choses. Je lui dis qu’elle avait tout bonnement répété, comme une perruche, les expressions dont elle m’avait entendu me servir, et qu’elle ne connaissait aucuns détails quelconques, par la raison toute simple que je ne lui en avais jamais révélé un seul. Je lui expliquai que, dans sa rancune contre lui, elle avait feint de savoir ce qu’elle ne savait pas ; qu’elle voulait simplement le menacer et le punir, en l’inquiétant, de lui avoir parlé comme il l’avait fait ; et que mes désastreuses imprécations lui avaient tout justement fourni l’occasion d’atteindre le but où tendait sa rancune. Je lui rappelai mille autres étrangetés d’elle, et ce qu’il pouvait savoir des divagations que le hasard amène sur les lèvres des personnes dont l’esprit est à peu près égaré ; — tout cela fut inutile ; — il ne voulut pas m’en croire, même sous serment ; — il était absolument certain, disait-il, que j’avais révélé tout le secret… Bref, il ne voulait entendre parler de rien, si ce n’est de la loger entre quatre murailles.

En ces circonstances, je remplis mon devoir de mère : — Vous ne la mettrez pas, lui dis-je, dans un hôpital de pauvres ; je ne veux pas qu’on mette ma fille dans un hôpital de pauvres. Ce sera, si vous voulez bien, dans un hospice privé. J’ai un cœur de mère, après tout, et ma bonne renommée à garder dans la ville. Je ne me laisserai imposer qu’un établissement particulier, du même genre que ceux où mes voisins, d’un certain rang, consentent à mettre leurs parents affligés de quelques dérangements intellectuels… Ainsi m’exprimai-je, mot pour mot. J’éprouve un certain plaisir à penser que je fis alors mon devoir. Bien que je n’eusse jamais beaucoup aimé ma défunte fille, j’avais pour elle tout l’orgueil convenable. Aucune tache de paupérisme, — grâce à mon inébranlable résolution, — n’aura jamais été infligée à mon enfant.

Ayant emporté la question (ce qui me coûta moins de peine à raison des facilités spéciales que présentent ces Asiles particuliers), je ne pouvais plus contester que la mesure proposée n’eût ses avantages. D’abord, on prendrait grand soin de l’enfant, puisqu’elle devait être traitée (je pris soin de le répandre en ville) sur le même pied qu’une « lady ». En second lieu, on la tiendrait ainsi éloignée de Welmingham, où elle aurait pu exciter les soupçons, provoquer les questions de bien des gens, en répétant mes imprudentes paroles.

Sa captivité n’avait qu’un seul inconvénient, et vraiment léger. Nous transformions en une idée fixe, quoique fausse, sa fanfaronnade à propos de sa prétendue initiation au secret. L’ayant d’abord lancée en avant, par pur ressentiment de folle, contre l’homme qui l’avait offensée, elle avait assez de ruse pour s’apercevoir qu’elle était parvenue à l’effrayer sérieusement, et plus tard, elle fut assez fine pour découvrir aussi la part qu’il avait eue à son emprisonnement. Le résultat fut qu’en se rendant à l’Asile, elle vomit feu et flamme contre lui, dans un accès de colère frénétique, et la première chose qu’elle dit à ses gardiennes, quand elles furent parvenues à la calmer fut « qu’on l’avait emprisonnée parce qu’elle connaissait le secret du gentleman et que, le moment venu, elle ouvrirait la bouche pour le perdre à jamais. »

Peut-être vous aura-t-elle tenu le même langage, quand vous commîtes l’étourderie de favoriser son évasion. Du moins est-il certain (je l’ai appris l’été dernier) qu’elle s’exprima ainsi devant la malheureuse femme mariée naguère à ce doux gentleman anonyme qui vient de mourir. Si vous, ou cette infortunée, aviez questionné ma fille de plus près, en la pressant de vous expliquer ce qu’au fait elle voulait dire par là, vous lui auriez vu perdre, à l’instant même, toute son importance d’emprunt, et ne savoir que dire, et s’agiter, et divaguer ; — vous auriez enfin constaté que tout ce que j’écris ici est la vérité pure. Elle savait qu’un secret existait : — elle connaissait les personnes à qui ce secret importait le plus ; — elle savait, s’il venait à être découvert, sur qui retomberait sa découverte ; — mais, en dehors de cela, quelques airs importants qu’elle ait pu se donner, à quelques vaines bravades qu’elle ait pu se complaire devant les étrangers, elle n’a pas su autre chose jusqu’au jour de sa mort.

Ai-je bien satisfait toutes vos curiosités ? J’ai pris, dans tous les cas, assez de peine pour en arriver là. Je ne vois réellement pas autre chose que j’aie à vous dire sur mon compte ou sur celui de ma fille. Mon plus grand fardeau de responsabilité, en ce qui la concernait, me fut enlevé quand je l’eus une fois logée à l’hospice. Je reçus, dans le temps, une formule de lettre, touchant les circonstances dans lesquelles elle avait été enfermée, pour répondre à miss Halcombe qui voulait savoir à quoi s’en tenir là-dessus, et qui a dû entendre, à propos de moi, une fière quantité de mensonges, débités par certaine langue à qui la vérité ne fut jamais familière. Plus tard, je fis ce que je pouvais pour retrouver ma fille qui s’était échappée, et prévenir le mal qu’elle pourrait faire, en la cherchant moi-même dans le pays où on avait faussement prétendu qu’elle s’était montrée. Mais ces bagatelles et d’autres pareilles ne doivent avoir pour vous, auprès de ce que vous savez maintenant, que bien peu ou point d’intérêt.

Jusqu’à présent, c’est le plus amicalement du monde que j’ai voulu vous écrire. Mais je ne saurais clore ma lettre sans ajouter ici un mot de remontrance sérieuse, et même de reproche, directement à votre adresse.

Dans le cours de l’entrevue personnelle que vous avez eue avec moi, vous avez fait une audacieuse allusion à l’apparentage de ma défunte fille, du côté paternel, comme si cet apparentage pouvait faire l’effet d’un doute. Ceci était, de votre part, une haute inconvenance, et fort peu digne d’un gentleman. Si jamais nous sommes destinés à nous revoir, veuillez vous rappeler, je vous prie, que je ne permets à personne de se jouer de ma réputation, et que (pour me servir d’une expression familière à mon ami le recteur) « l’atmosphère morale de Welmingham ne doit être souillée par aucune espèce de conversation obscène. » Si vous vous permettez de douter que mon mari fût le père d’Anne Catherick, vous me faites, personnellement, l’insulte la plus grossière. Si vous avez jamais éprouvé, si vous éprouvez encore, à cet égard, une curiosité profane, laissez-moi vous recommander, dans votre propre intérêt, de la réfréner immédiatement et à jamais. De ce côté du tombeau, monsieur Hartright (quoiqu’il puisse advenir de l’autre), cette curiosité ne sera jamais satisfaite.

D’après ce que je viens de vous dire, peut-être regarderez-vous comme indispensable de m’adresser des excuses écrites. Faites-le ; je les recevrai volontiers. Ensuite, si vous désirez une seconde entrevue avec moi, je ferai un pas de plus, et je « vous » recevrai. Ma situation me permet seulement de vous inviter à prendre le thé, bien que, par ce qui vient d’arriver, elle n’ait empiré en aucune façon. J’ai toujours vécu, je crois vous l’avoir dit, en deçà des limites de mon revenu ; et j’ai assez économisé dans ces derniers vingt ans, pour m’assurer une véritable aisance pendant le reste de ma vie. Je n’ai pas l’intention de quitter Welmingham. Il est encore une ou deux petites victoires que je prétends gagner en cette ville. Le prêtre, vous l’avez vu, me salue ; mais sa femme, — car il est marié, n’est pas tout à fait aussi polie. Je me propose de me faire admettre dans la société de Secours mutuels, et j’entends ensuite que la femme du « clergyman » me fasse la révérence.

Si vous m’honorez de votre visite, tenez-vous pour dit, je vous prie, que notre conversation doit rouler exclusivement sur des sujets d’intérêt général. Toute allusion que vous feriez à cette lettre sera complètement inutile ; — je suis décidée à ne pas reconnaître l’avoir écrite. La preuve, je le sais, a disparu dans l’incendie ; néanmoins, j’aime mieux, si je me trompe, pécher par excès de précaution.

Ceci vous expliquera pourquoi aucun nom n’est ici mentionné, pourquoi aucune signature n’est apposée au bas de ces lignes. L’écriture est déguisée d’un bout à l’autre, et j’entends porter la lettre moi-même, en personne, de telle façon qu’il soit impossible d’en retrouver les traces jusque chez moi. Vous n’avez aucune raison valable pour vous plaindre de ces précautions, vu qu’elles n’affectent en rien les renseignements que je vous transmets ici, en considération de l’indulgence toute spéciale à laquelle vous avez droit de ma part. C’est à cinq heures et demie que le thé se sert chez moi, et mes rôties au beurre n’attendent personne.


Le récit est continué par Walter Hartright.


I


Ma première impulsion, après avoir lu l’étrange relation de mistress Catherick, fut d’anéantir un pareil document. La dépravation endurcie, éhontée, qui s’y révélait d’un bout à l’autre, — l’atroce perversité d’esprit avec laquelle on m’associait obstinément à un malheur dont je ne pouvais répondre sous aucun rapport, et à une mort que j’avais tenté d’empêcher au risque de ma vie, — m’inspirèrent un si profond dégoût que j’étais sur le point de déchirer la lettre en mille morceaux, lorsqu’une considération s’offrit à moi, qui me conseillait d’attendre un peu avant de détruire un aveu de cette importance.

Cette considération était complètement étrangère à sir Percival. Les renseignements qu’on m’avait communiqués confirmaient purement et simplement, par rapport à lui, les conclusions auxquelles j’étais déjà arrivé par moi-même.

Il avait commis son crime précisément comme je l’avais supposé, et en ne faisant aucune allusion au registre duplicata de Knowlesbury. Mistress Catherick corroborait ma conviction intérieure que l’existence de ce registre, et le danger qu’elle impliquait, avaient dû nécessairement rester inconnus à sir Percival. C’en était fait, pour moi, de tout intérêt dans la question du faux en écriture publique ; et mon objet unique, en conservant la lettre, était de la faire servir plus tard à éclaircir le dernier mystère qui semblait se jouer de ma pénétration, — celui qui enveloppait encore l’apparentage d’Anne Catherick du côté paternel. Il y avait dans la relation de sa mère une ou deux phrases auxquelles il pourrait être utile de recourir, quand les recherches d’une importance plus immédiate me laisseraient le loisir de courir après les preuves qui me manquaient encore. Je ne désespérais nullement de les trouver, et mon désir à cet égard n’avait rien perdu de son ardeur, car je me sentais toujours aussi intéressé à connaître le père de l’infortunée créature qui reposait maintenant dans le tombeau de mistress Fairlie.

Je recachetai, en conséquence, la lettre de mistress Catherick, et soigneusement la mis de côté dans mon portefeuille, pour l’y retrouver au besoin quand le temps serait venu.

Le jour suivant était le dernier que je dusse passer dans le Hampshire. Une fois que j’aurais comparu de nouveau devant le magistrat de Knowlesbury et assisté à la seconde séance de l’enquête ajournée, je recouvrerais la liberté de retourner à Londres par le train de l’après-midi ou celui du soir.

Ma première course du matin fut, comme à l’ordinaire, ma visite quotidienne au bureau de poste, mais il me sembla, lorsque la lettre me fut remise, qu’elle n’avait pas son poids habituel. Je déchirai l’enveloppe avec inquiétude, et ne trouvai à l’intérieur qu’une petite bande de papier, pliée en deux. Les quelques lignes, raturées, écrites à la hâte, qu’on y avait tracées, renfermaient seulement ces mots :

« Revenez aussitôt que vous pourrez. J’ai été contrainte à changer de domicile. Nous vous attendons au no 5 de Gower’s Walk, Fulham. Je serai aux aguets pour vous voir arriver. N’ayez point d’inquiétude sur notre compte. Nous sommes toutes deux saines et sauves. Revenez pourtant !

» MARIAN. »

Les nouvelles qui m’étaient ainsi annoncées, — nouvelles que je rattachai immédiatement à quelque tentative de trahison de la part du comte Fosco, — me bouleversèrent complètement. Le papier froissé dans ma main, je demeurais sur place, presque hors d’haleine. Qu’était-il donc arrivé ? quelle subtile méchanceté le comte avait-il combinée, exécutée en mon absence ? Une nuit s’était écoulée depuis que le billet de Marian avait été tracé ; — plusieurs heures devaient s’écouler encore avant que je pusse me retrouver auprès d’elle ; — quelque nouveau désastre avait déjà pu se produire, dans l’ignorance duquel je restais plongé. Pourtant, il fallait demeurer ici, séparé par bien des lieues de ces chères créatures, — retenu, doublement retenu par les exigences de la légalité !

Je ne saurais dire à quel point mes anxiétés et mes alarmes auraient pu m’entraîner en dépit des obligations qui pesaient sur moi, sans la calmante influence de la foi que j’avais en Marian. Si je n’avais absolument compté sur elle, aucune autre considération humaine n’aurait pu m’aider à me contenir et me donner le pénible courage de l’attente. Le premier obstacle qui gênât ma liberté d’action était l’enquête à laquelle il me fallait assister pour la seconde fois. Je me rendis à l’heure fixée, les formalités légales exigeant ma présence dans cette enceinte ; mais, vu la tournure que prirent les choses, je ne fus point obligé à revenir sur mon témoignage. Ce retard inutile était une rude épreuve ; je calmai pourtant de mon mieux l’impatience qui me dévorait, en étudiant, avec toute l’attention qu’il me fut possible de concentrer, la marche de la procédure.

Arrivé de Londres le matin même, le « solicitor » du défunt (M. Merriman) se trouvait parmi les personnes présentes ; mais il ne put apporter à l’enquête aucun supplément de lumière, et dut se borner à reconnaître ce fait, après avoir exprimé son étonnement, sa douleur. À diverses reprises, pendant les nouveaux interrogatoires, il suggéra des questions, immédiatement posées par le « coroner, » mais qui n’aboutirent à aucun résultat. Après une investigation patiente, qui dura près de trois heures et parut avoir épuisé toutes les sources de renseignements auxquelles on put avoir recours, le jury prononça le verdict traditionnel quand il s’agit d’une mort subite amenée par accident. À cette décision de forme, ils ajoutèrent spontanément qu’ils n’avaient pu arriver à rien savoir sur l’enlèvement des clefs, les causes de l’incendie, ou le motif pour lequel le défunt s’était introduit dans la sacristie. Cet acte mettait fin à la procédure. Le représentant légal du défunt avait désormais le droit de vaquer aux nécessités de la sépulture, et les témoins étaient libres de se retirer.

Résolu à ne pas perdre une minute pour me rendre à Knowlesbury, je soldai mon compte à l’hôtel et arrêtai le cabriolet qui devait me transporter dans cette ville. Un gentleman qui m’entendit donner mes ordres, me voyant partir seul, m’informa qu’il habitait les environs de Knowlesbury, et me demanda si je verrais quelque objection à ce qu’il retournât chez lui dans mon cabriolet, en prenant à sa charge la moitié des frais. J’acceptai naturellement cette proposition accommodante.

Notre conversation, durant la route, ne pouvait guère rouler que sur le sujet où se concentraient, ce jour-là, toutes les préoccupations locales.

Ma nouvelle connaissance était en rapports plus ou moins intimes avec le « solicitor » de sir Percival ; et ils avaient discuté, M. Merriman et lui, la situation des affaires du défunt, les droits auxquels sa succession allait donner ouverture. Les embarras pécuniaires de sir Percival étaient si bien connus dans le pays, que son homme d’affaires ne pouvait songer à les dissimuler.

Il était mort sans laisser de testament, et, lors même qu’il en eût fait un, il n’avait à léguer aucunes propriétés personnelles, la fortune qui lui venait de sa femme ayant été complètement absorbée par ses créanciers. L’héritier du domaine (sir Percival étant mort sans postérité) était le fils du plus proche cousin de sir Félix Glyde ; — un officier de marine, commandant un des navires de la compagnie des Indes. Il devait s’attendre à trouver fort chargée de dettes cette succession inattendue ; mais, avec de la patience et de l’ordre, le domaine finirait par s’acquitter, et le « capitaine », en s’y prenant bien, pourrait encore se trouver riche avant de mourir.

Si absorbé que je fusse par l’idée de mon retour à Londres, ce renseignement (que la suite des événements me prouva être d’une exactitude parfaite) avait en lui-même de quoi fixer mon attention. Il légitimait, à mes yeux, le secret que je voulais garder sur la découverte de la fraude commise par sir Percival. L’héritier dont il avait usurpé les droits était le même qui allait entrer en possession du domaine. Les revenus de cette belle terre qui, depuis vingt-trois ans, auraient dû en bonne justice lui échoir, et que le défunt avait dévorés jusqu’au dernier farthing, étaient désormais parfaitement irrecouvrables. Si je parlais, mes révélations ne porteraient profit à personne. Si je gardais le secret, mon silence protégerait la réputation de l’homme qui avait frauduleusement déterminé miss Fairlie à l’épouser. Or, pour elle, je souhaitais que cette réputation restât intacte ; pour elle encore je me crois tenu de raconter cette histoire sous des noms déguisés.

Je me séparai, à Knowlesbury, du compagnon que le hasard m’avait donné ; sans aucun retard, je me rendis à la maison de ville. Ainsi que je l’avais présupposé, personne n’était là pour suivre l’accusation portée contre moi, et, quand les formalités d’usage eurent été remplies, je fus renvoyé de la plainte. Au sortir du tribunal, on me remit une lettre de M. Dawson. Elle m’annonçait qu’il avait dû s’absenter pour raisons professionnelles, et me renouvelait son offre de m’assister en toutes choses, autant qu’il serait en lui. Je lui répondis pour lui témoigner la reconnaissance que m’inspiraient toutes ses bontés, et pour m’excuser de ne pas lui porter moi-même mes remerciements, attendu les pressantes affaires qui me rappelaient dans la capitale.

Une demi-heure après, je partais pour Londres en toute hâte par le train express.


II


Il était entre neuf et dix heures, lorsque j’arrivai à Fulham et me fis indiquer Gower’s-Walk.

Laura et Marian vinrent toutes deux m’ouvrir la porte. Je ne crois pas qu’avant cette soirée, où de nouveau nous nous trouvions réunis, nous eussions bien su à quel point étaient étroits les liens qui nous rattachaient l’un à l’autre. On eût dit que nous étions séparés depuis des mois, au lieu de l’avoir été durant quelques jours à peine. La physionomie de Marian indiquait la fatigue et l’inquiétude. Il me suffit du premier regard jeté sur elle pour savoir qu’en mon absence, elle avait seule connu tout le péril, et seule subi toutes les anxiétés. La physionomie de Laura, plus sereine au contraire, et son moral raffermi me dirent avec quel soin on lui avait caché le terrible événement de Welmingham et la véritable raison qui nous faisait changer de domicile.

L’agitation qu’avait entraînée cette démarche me parut l’avoir égayée, intéressée. Elle ne parlait que comme d’une bonne pensée de Marian pour me surprendre à mon retour, de ce changement qui, au lieu d’une rue étroite et bruyante, nous plaçait au bord de la rivière, parmi les champs et les arbres. Elle était toute préoccupée de mille projets pour l’avenir : — des dessins qu’elle avait à terminer ; des acheteurs que j’avais dû leur trouver pendant mon voyage ; des économies qu’elle avait faites en mon absence, et qui avaient alourdi sa bourse au point qu’elle me pria, toute fière, de soupeser dans ma main ce frêle tissu chargé de shillings et de « six-pence. » L’amélioration qui s’était manifestée chez elle, en si peu de jours, fut pour moi une surprise à laquelle je n’étais nullement préparé ; et à qui devais-je l’indicible bonheur qu’elle me donna, si ce n’est à notre Marian, à sa courageuse tendresse ?

Quand Laura nous eut quittés, et lorsque nous pûmes nous entretenir sans réserve, j’essayai de lui exprimer, dans une mesure quelconque, la reconnaissance et l’admiration dont mon cœur était plein ; mais cette généreuse créature ne voulut seulement pas m’écouter. L’abnégation sublime de la femme, qui demande si peu en échange de si grands sacrifices, détournait toutes ses pensées d’elle-même, et les reportait sur moi.

— Je n’ai eu, me dit-elle, qu’une minute libre avant l’heure de la poste ; sans cela, je vous aurais écrit avec moins de hâte. Vous semblez fatigué, accablé, Walter. Je crains que ma lettre ne vous ait causé des craintes sérieuses.

— Au premier abord seulement, lui répondis-je. Ma confiance en vous, Marian, m’a bientôt rendu le repos. N’ai-je pas deviné juste, en attribuant ce brusque changement de résidence à quelques persécutions dont vous aura menacé le comte Fosco ?

— Parfaitement juste, me dit-elle. Je l’ai vu hier, et ce qui est encore pire. Walter, je lui ai parlé : …

— Parlé ? Savait-il donc où nous habitions ? Serait-il venu chez nous ?

— Vous l’avez dit : en ce sens, du moins, qu’il est venu à notre porte ; mais il n’est pas monté. Laura ne l’a point vu, Laura ne soupçonne rien. Je vous conterai comment tout cela est arrivé ; quant au péril, je crois et j’espère qu’il n’existe plus. J’étais, hier, dans le salon de notre ancien logement. Laura dessinait devant sa table, et moi je rangeais de côté et d’autre. Je vins à passer devant la fenêtre, et je jetai les yeux, en passant, du côté de la rue. Là, sur le trottoir opposé, je vis le comte avec un homme qui lui parlait…

— Vous avait-il vue à la fenêtre ?

— Non… ou du moins je ne le crus pas. J’étais, du reste, trop violemment émue pour avoir aucune certitude à cet égard.

— Qui était l’autre individu ? un étranger.

— Non, Walter ; ce n’était point un étranger. Dès que je pus me ravoir un peu, je le reconnus. C’était le propriétaire-directeur de l’Asile que vous savez.

— Et le comte, sans doute, lui désignait la maison ?

— Nullement. Ils causaient ensemble, comme des gens qui viennent de se rencontrer dans la rue. Je restai à la fenêtre, les regardant de derrière le rideau. Si je m’étais tournée, mon Dieu ! et si Laura, dans ce moment, avait vu ma figure ! Mais, grâce au ciel, elle était absorbée dans son dessin. Ils se séparèrent bientôt. L’homme de l’hospice prit d’un côté, le comte de l’autre. Je commençais à espérer que le hasard seul les avait conduits dans notre rue, quand je vis le comte revenir sur ses pas, s’arrêter encore devant notre maison, tirer de sa poche son crayon et son agenda, y tracer quelques mots, et traverser ensuite la rue, jusqu’au magasin au-dessus duquel sont nos chambres. Je passai derrière Laura sans qu’elle pût me voir, lui disant que j’avais oublié quelque chose en haut. Dès que je fus hors de la chambre, je descendis au premier palier, et j’attendis… J’étais bien décidée à l’arrêter s’il essayait de monter ; mais il ne tenta rien de semblable. La petite fille de boutique arriva par la porte qui donne sur le passage, tenant sa carte à la main, une grande carte dorée sur tranche, portant son nom surmonté d’un « coronet, » et, au-dessous, ces lignes au crayon : « Chère Lady » (oui, le misérable se permet encore de s’adresser à moi dans ces termes !) — « Chère Lady, un mot, je vous en supplie, sur un sujet fort grave pour tous deux. » Dans les crises un peu pressantes, du moment où l’on peut réfléchir, on réfléchit vite. Je compris à l’instant que ce pouvait être une fatale méprise de rester volontairement, et de vous laisser aussi dans les ténèbres, quand il s’agissait d’un homme comme le comte. Je sentais d’ailleurs que mon incertitude sur ce qu’il pourrait tenter en votre absence me serait dix fois plus pénible si je refusais de le voir, que si je consentais à causer avec lui. — Priez le gentleman de m’attendre dans le magasin, dis-je à la petite fille ; je l’y rejoindrai dans l’instant… Je montai prendre mon chapeau, car je ne voulais, sous aucun prétexte, lui parler à l’intérieur de la maison. Connaissant sa voix grave et sonore, je craignais que Laura ne l’entendît, même dans le magasin. Moins d’une minute après, je redescendais dans le corridor et j’ouvrais la porte de la rue. Il sortit du magasin pour se trouver sur mon passage. Il était là, en grand deuil, avec sa révérence mielleuse et son mortel sourire, et près de lui, quelques gamins oisifs, quelques femmes curieuses ouvraient de grands yeux devant sa taille colossale, ses beaux habits noirs et sa longue canne à pomme dorée. Les affreux souvenirs de Blackwater me revinrent tous, au moment où j’arrêtai les yeux sur lui. Je sentis mes anciens dégoûts, comme une vermine immonde, se glisser en rampant dans tout mon être, quand il ôta son chapeau avec un geste de comédien, m’adressant la parole comme si nous nous étions quittés la veille à peine, et dans les meilleurs termes.

— Vous vous rappelez ce qu’il vous a dit ?

— Walter, je ne puis le répéter. Vous allez savoir immédiatement ce qu’il disait de vous ; mais ce qu’il m’a dit, à moi, je ne puis le répéter. C’était bien pis que l’insolence polie de sa lettre. Mes mains me démangeaient de le frapper comme si j’eusse été un homme ! Je ne parvenais à les tenir tranquilles qu’en les occupant, sous mon châle, à mettre sa carte en mille morceaux. Sans prononcer moi-même une seule parole, je m’éloignai de la maison, de peur que Laura ne nous vît ; et il me poursuivait, tout le temps, de ses doucereuses protestations. Dans la première rue latérale, je me tournai brusquement pour lui demander enfin ce qu’il me voulait. Il voulait deux choses. D’abord, avec ma permission, m’exprimer ses sentiments. Je refusai d’y prêter l’oreille. En second lieu, me répéter l’avis contenu dans sa dernière lettre. Je lui demandai ce qui rendait ce rappel nécessaire. Il salua, sourit, et annonça qu’il allait s’expliquer. Son explication confirma exactement les craintes que je vous avais exprimées avant votre départ. Je vous disais, vous le rappelez-vous ? que sir Percival s’entêterait à ne pas vouloir réclamer, dans sa lutte avec vous, les conseils de son ami, et qu’il n’y avait rien à craindre du comte, si ce n’est quand ses intérêts seraient menacés, et quand il lui faudrait agir pour sa propre défense.

— Je me souviens parfaitement bien, Marian, que vous m’avez dit tout cela.

— Eh bien, ma prédiction s’est réalisée. Le comte a offert ses conseils qui ont été repoussés. Sir Percival n’en voulait prendre que de sa violence, de son entêtement, de la haine qu’il vous porte. Le comte, dès lors, le laissa libre d’agir à sa guise, s’assurant d’abord, pour le cas où ses intérêts viendraient à courir quelque risque, de l’endroit où nous résidons. Après votre premier voyage au Hampshire, et quand vous revîntes ici, vous fûtes suivi, Walter, par les agents de l’homme d’affaires à quelque distance du chemin de fer, et jusqu’à la porte de la maison par le comte lui-même. Il ne m’a pas dit comment il parvint à échapper à vos regards, mais ce fut alors, et de cette façon, qu’il nous découvrit. Ce premier résultat obtenu, il n’en tira aucun parti, jusqu’à ce qu’il reçût la nouvelle de la mort de sir Percival ; et alors, comme je vous le disais, il se mit en campagne pour son propre compte, pensant bien que vous alliez diriger vos batteries contre le survivant des deux auteurs du complot. Il prit immédiatement ses mesures pour retrouver, à Londres, le propriétaire de l’hospice, et l’emmener avec lui là où était cachée sa malade fugitive ; à quelque résultat qu’on dût finalement aboutir, il espérait bien, par cette manœuvre, vous impliquer dans d’interminables difficultés et discussions légales, et, vous liant les mains de cette façon, paralyser en tout ce qui le concernait vos desseins hostiles. Tel était son but, ainsi qu’il me l’a lui-même avoué. L’unique considération qui, au dernier moment, le fît hésiter… il est dur de le reconnaître, Walter, et pourtant j’y suis réduite… cette considération unique, c’était « moi ». Il n’est pas de mots qui puissent dire à quel point, lorsque j’y songe, je me sens dégradée dans ma propre estime… mais, enfin, il est bien avéré que le seul côté faible de ce caractère de fer est l’horrible admiration qu’il ressent pour moi. J’ai tâché, par égard pour moi-même, de la révoquer en doute aussi longtemps que je l’ai pu ; mais ses regards, ses actions, m’imposent la conviction de cette flétrissante vérité. J’ai vu s’humecter les yeux de ce monstre pendant qu’il me parlait ainsi ; — oui, Walter, je les ai vus. Il m’a déclaré qu’au moment de signaler notre maison au docteur, l’idée du chagrin où me plongerait ma séparation d’avec Laura, et de la responsabilité que j’allais encourir si la justice me demandait compte de son évasion, l’avait amené à risquer une seconde fois, pour mon compte, tous les dangers que vous pourriez lui faire courir. Il ne me demandait, en échange, que de ne point oublier ce sacrifice, et, dans mon propre intérêt, de contenir les effets de votre propre témérité. — Ces intérêts si chers, ajouta-t-il, il lui serait interdit, une autre fois, d’y avoir encore égard… Je n’ai point fait avec lui un marché pareil ; je serais morte plutôt. Mais, que vous le croyiez ou non, qu’il ait dit ou non la vérité, en affirmant que, sous un prétexte quelconque, il a renvoyé le docteur, — il y a quelque chose de certain ; c’est que j’ai vu cet homme le quitter sans lever les yeux sur notre fenêtre, sans regarder du côté de notre maison.

— Je le crois, Marian. Les hommes les meilleurs ne sont pas absolument conséquents en faisant le bien. Pourquoi les plus méchants le seraient-ils en faisant le mal. Je le soupçonne, en outre, d’avoir voulu vous effrayer par des menaces d’une exécution difficile ou impossible. Maintenant que sir Percival est mort, maintenant que mistress Catherick est libre de tout contrôle, je doute qu’il puisse nous tourmenter beaucoup à l’aide du propriétaire de l’hospice. Mais poursuivons. Qu’a dit le comte à mon sujet ?

— C’est en dernier lieu qu’il a été question de vous. Ses yeux alors se sont éclairés et ont pris une expression plus dure ; son attitude est redevenue ce que je l’avais vue autrefois, ce mélange d’impitoyable résolution et de raillerie vantarde qui le rend si difficile à pénétrer : « Mettez M. Hartright sur ses gardes, me disait-il, du ton le plus hautain qu’il puisse prendre. Il a affaire, maintenant, à un homme de tête, à un homme pour qui les lois et les conventions sociales sont tout bonnement matière à chiquenaudes… Qu’il n’essaye donc pas de se mesurer avec moi. Si mon regrettable ami avait voulu prendre mes conseils, c’est le cadavre de M. Hartright qui aurait fourni matière à l’enquête du coroner. Mais mon regrettable ami avait la tête dure. Voyez, cependant, je porte son deuil, — dans mon cœur, intérieurement ; au dehors, sur mon chapeau. Ce crêpe vulgaire est l’interprète de regrets que j’invite M. Hartright à respecter. Ils pourraient se transformer en des haines incommensurables, s’il se hasardait à les troubler. Satisfait de ce qu’il a obtenu et de ce que, pour l’amour de vous, je ne veux pas lui contester, qu’il sache s’en tenir là ! Dites-lui (en lui faisant mes compliments) que s’il me force à sortir de mon repos, c’est avec Fosco qu’il lui faudra se débattre. Or, dans cet anglais que parle le peuple, je le préviens que Fosco n’a jamais « boudé » devant qui que ce soit ! Ma chère lady, bien le bonjour !… » Ses yeux, d’un gris froid, s’arrêtèrent sur mon visage ; il ôta solennellement son chapeau, — s’inclina devant moi, tête nue, et me laissa là.

— Eh ! quoi ? sans revenir sur ses pas, sans rien ajouter à ses paroles d’adieu ?

— Au coin de la rue il se retourna, m’envoya un salut de la main, et ensuite la posa sur son cœur, par un geste dramatique. À partir de ce moment, je le perdis de vue ; il disparut, tournant le dos à notre maison, et je revins, en courant, trouver Laura. Mais, avant même d’être rentrée, j’avais décidé qu’il fallait partir. Maintenant que le comte la connaissait, notre maison (plus spécialement en votre absence) devenait, au lieu d’un asile, un endroit fort périlleux. Si j’eusse été bien assurée de votre retour, j’aurais peut-être risqué de vous y attendre. Mais je n’étais certaine de rien, et j’ai dû agir sous l’impulsion du moment. Vous aviez parlé, avant de nous quitter, de nous transporter dans un quartier plus tranquille et au sein d’un air plus pur, dans l’intérêt de la santé de Laura. Je n’eus donc qu’à lui rappeler ces paroles, à lui suggérer l’idée de vous surprendre et de vous épargner de l’embarras en opérant cette translation pendant votre absence, pour lui faire partager mon envie de déménager au plus vite. Elle voulut m’aider elle-même à mettre en paquets tous vos instruments de travail, et à les ranger ici dans votre nouvel atelier.

— Comment avez-vous eu l’idée de vous en venir de ce côté ?

— C’est tout simplement, faute de mieux connaître les environs de Londres dans toute autre direction. Je comprenais la nécessité de m’éloigner autant que possible de notre ancien logement, et je connaissais un peu Fulham, pour y avoir jadis été en pension. J’envoyai un messager chargé d’un billet, pour le cas où le pensionnat existerait encore. Effectivement, il existait ; les filles de mon ancienne maîtresse le dirigeaient en son lieu et place ; et, d’après les instructions que j’avais envoyées, elles retinrent pour moi ces appartements. Quand le messager fut de retour, m’apportant la nouvelle adresse, je n’avais plus que le temps bien juste de vous prévenir par la poste. Nous partîmes après la tombée de la nuit, nous arrivâmes ici sans avoir été le moins du monde observées. Ai-je bien agi, Walter ? ai-je justifié votre confiance en moi ?

Je mis dans ma réponse toute la chaleureuse reconnaissance que je ressentais. Mais tandis que je parlais, j’observai sur sa figure une inquiétude persistante ; et la première question qu’ensuite elle m’adressa fut relative au comte Fosco.

Je vis qu’elle l’envisageait, à présent, avec de nouvelles dispositions. Je ne l’entendis plus éclater contre lui en paroles irritées ; je ne l’entendis plus me conjurer de hâter le jour où il rendrait compte de ses méfaits. Sa conviction que cet homme était sincère dans la haïssable admiration qu’il professait pour elle, semblait avoir centuplé la méfiance qu’elle avait de son insondable ruse, la crainte instinctive que lui inspiraient l’énergie, la vigilance perverses de toutes ses facultés.

Elle parlait d’une voix plus faible, ses gestes étaient hésitants, ses regards interrogeaient les miens avec une crainte palpitante, lorsqu’elle me demanda ce que je pensais du message du comte, et ce que j’entendais faire, à présent que ce message m’avait été transmis.

— Depuis mon entrevue avec M. Kyrle, il ne s’est pas écoulé, Marian, beaucoup de semaines. Au moment où nous nous séparions, lui et moi, les dernières paroles que je lui fis entendre, au sujet de Laura, furent celles-ci : « La maison de son oncle s’ouvrira pour la recevoir, en présence de tous ceux qui suivirent jusqu’au tombeau les funérailles trompeuses ; le mensonge qui constate sa mort sera publiquement effacé de la pierre funéraire, par ordre du chef de famille ; et les deux hommes qui lui ont infligé un tort si grave me rendront compte, à moi, de leur crime, puisque la justice qui siège dans les tribunaux se montre impuissante à les poursuivre. » Un de ces hommes est déjà soustrait ici-bas, à toute atteinte, mais l’autre survit ; ma résolution survit aussi…

Ses yeux brillèrent, son teint s’anima. Elle n’ouvrit pas la bouche ; mais je vis sur son visage qu’elle sympathisait avec moi très-complètement.

— Je ne me dissimule point, continuai-je, et ne veux point vous dissimuler davantage que nous avons devant nous une perspective plus que douteuse. Les risques déjà courus par nous ne sont peut-être que des bagatelles, comparés à ceux qui nous menacent dans l’avenir ; mais malgré tout, Marian, l’aventure sera tentée. Je ne suis pas téméraire à ce point que je me veuille mesurer avec un homme comme le comte, avant de m’être préparé en conséquence. J’ai appris à patienter ; je puis attendre une occasion favorable. Laissons-lui croire que son message a produit tout l’effet qu’il en attendait ; qu’il ne sache rien de nous, qu’il n’entende plus parler, de nous ; donnons-lui tout le temps de se croire à l’abri ; sa nature fanfaronne et vantarde, — ou je le connaissais bien mal, — hâtera ce résultat. Voilà déjà une raison pour attendre ; mais il en est une autre, encore plus importante. Avant de jouer nos dernières cartes, il faudrait, Marian, que ma position vis-à-vis de vous et vis-à-vis de Laura fût plus forte qu’elle ne l’est maintenant…

Elle s’appuya contre moi, me regardant avec surprise.

— Comment peut-elle devenir plus forte ? demanda-t-elle.

— Je vous le dirai, lui répondis-je, quand le temps sera venu ; il ne l’est pas encore, et peut-être ne viendra-t-il jamais. Je n’en parlerai peut-être jamais à Laura, et, pour le présent, il faut que je me taise, même vis-à-vis de « vous », jusqu’à ce que je sois certain que je puis m’expliquer honorablement et sans nuire à personne. Quittons ce sujet ; il en est un autre qui réclame plus impérieusement notre attention. Vous avez tenu Laura, et par ménagement pour elle, dans l’ignorance de la mort de son mari…

— Oh ! Walter ! il se passera longtemps, à coup sûr, avant que nous puissions la lui révéler.

— Non, Marian : mieux vaut la lui annoncer dès aujourd’hui que de hasarder quelque accident qui, sans que nous ayons pu l’empêcher, la lui ferait connaître dans l’avenir et d’une manière inattendue. Épargnez-lui tous les détails ; mettez-y toute sorte de ménagements, mais dites-lui qu’il n’est plus.

— Vous avez sans doute, Walter, outre la raison que venez de me dire, quelque motif pour souhaiter qu’elle sache la mort de son mari.

— C’est vrai.

— Une raison se rattachant à ce sujet que nous ne devons pas traiter encore ?… et dont, peut-être, Laura n’entendra jamais parler ?…

Elle insista sur ces derniers mots d’une manière significative. J’y insistai de même, en lui répondant affirmativement.

Son visage pâlit ; pendant un moment, elle arrêta sur moi un long regard où s’exprimaient à la fois un intérêt mélancolique, et un peu d’embarras. Une tendresse inaccoutumée frémissait dans ses yeux noirs et atténuait la coupe rigide de ses lèvres, tandis qu’elle jetait un regard furtif sur le fauteuil vide où s’asseyait naguère la chère compagne de toutes nos joies et de tous nos chagrins.

Je crois comprendre, dit-elle, et je pense, en effet, que je lui dois, ainsi qu’à vous, Walter, de lui apprendre la mort de son mari…

Elle soupira, et pendant un instant, garda ma main serrée dans la sienne ; puis, la laissant aller brusquement, elle quitta la chambre. Dès le lendemain, Laura sut qu’elle était libre, elle sut que l’erreur et le malheur de sa vie étaient à jamais ensevelis dans la tombe de cet homme.

Son nom ne fut jamais plus mentionné parmi nous. À partir de ce jour, nous évitâmes avec le plus grand scrupule toute allusion, même lointaine, à ce trépas libérateur ; et nous mîmes, Marian et moi, tout autant de soin à ne jamais parler de cet autre sujet, que d’un commun accord, nous avions ajourné. Il n’en était pas moins présent à nos pensées ; et le silence que nous nous étions imposé contribuait à l’y maintenir présent. L’un et l’autre, nous surveillions Laura d’un œil plus inquiet que jamais, attendant que le temps fût venu, quelquefois avec un peu d’espérance, quelquefois avec de nouveaux motifs de crainte.

Peu à peu, nous reprîmes notre vie habituelle ; je revins à ce travail quotidien qu’avait interrompu mon voyage dans le Hampshire. Notre nouvelle résidence nous coûtait plus cher que l’appartement beaucoup plus petit et beaucoup moins commode auquel nous avions renoncé ; et le surcroît de travail qui m’était ainsi imposé devenait d’autant plus obligatoire que notre avenir était encore fort problématique. Telles circonstances pressantes pouvaient se présenter qui nous forceraient à épuiser, chez le banquier, notre petite réserve, et nous serions alors réduits, pour ressource unique, au travail de nos mains. Un emploi plus permanent et plus lucratif que celui dont j’étais provisoirement pourvu devenait une nécessité de ma position, et il était à propos d’y songer d’avance.

Il ne faudrait pas croire que, pendant ce temps de retraite et de repos, j’abandonnai absolument la préoccupation principale en vue de laquelle étaient dirigées mes actions, ainsi qu’on l’a vu dans ces pages. Pendant bien des mois encore, cette préoccupation devait continuer à peser sur moi. Tout en mûrissant lentement mes projets, j’avais à prendre une mesure de précaution, à remplir un devoir de reconnaissance, à résoudre une question encore douteuse.

La mesure de précaution se référait nécessairement au comte. Il était de la dernière importance de savoir si ses plans l’obligeaient à rester en Angleterre, autant vaut dire sous ma main. J’éclaircis ce doute par un moyen fort simple. Connaissant son adresse à St-John’s Wood, je pris des renseignements dans le voisinage, et m’étant procuré le nom de l’agent chargé de louer la maison meublée qu’il habitait, je m’informai si le numéro cinq dans Forest-Road devait, d’ici à peu, se trouver vacant. La réponse fut que le gentleman étranger résidant alors dans cette maison, avait renouvelé son bail pour un terme de six mois, et qu’il y resterait jusqu’à la fin de juin de l’année à venir : or, le mois de décembre commençait à peine. Je quittai l’agent, bien rassuré contre toute crainte actuelle de voir le comte m’échapper.

L’obligation que j’avais à remplir me ramena une fois encore chez mistress Clements. Je lui avais promis de revenir lui confier ces mêmes détails relatifs à la mort et à la sépulture d’Anne Catherick que, lors de notre première entrevue, j’avais dû lui faire. Vu le changement actuel des circonstances, rien ne s’opposait à ce que je misse la brave femme au courant de cette partie du complot qu’il était indispensable de lui révéler. Pour m’acquitter promptement de ma promesse, j’avais toutes les raisons que pouvaient me donner une sympathie véritable et une bienveillance amicale ; aussi, m’en acquittai-je en conscience, et avec tout le soin voulu. Je ne surchargerai point ces pages du récit de l’entrevue. Il sera mieux de dire que cet entretien même me remit en tête le problème qui restait à résoudre, savoir l’apparentage d’Anne Catherick du côté paternel.

Une multitude de considérations secondaires, se rattachant à ce sujet, — assez puériles en les prenant isolément, mais d’une importance frappante lorsqu’on venait à les grouper, — m’avaient amené, en dernière analyse, à une conclusion que je voulais vérifier. J’obtins de Marian la permission d’écrire au major Donthorne, de Varneck-Hall (chez qui mistress Catherick avait servi pendant quelques années antérieurement à son mariage), pour lui poser certaines questions.

Je prenais ces renseignements au nom de Marian, et attribuais ma démarche à des affaires d’intérêt personnel et de famille qui pouvaient à la fois l’expliquer et l’excuser. En écrivant ma lettre, je n’étais nullement certain que le major Donthorne fût encore en vie ; je courais simplement la chance qu’il vécût encore, et qu’il pût, qu’il voulût répondre.

Deux jours écoulés, la preuve arriva, sous forme de lettre, que le major était encore de ce monde et tout prêt à nous assister.

Quand on connaîtra sa réponse, il sera inutile d’expliquer et l’idée qui m’avait fait lui écrire, et la nature de mes questions. Sa lettre y satisfaisait par la communication de certains faits importants :

En premier lieu, « feu sir Percival Glyde, de Blackwater-Park, » n’avait jamais mis le pied à Varneck-Hall. Le défunt gentleman était complètement inconnu au major Donthorne et à toute sa famille.

En second lieu, « feu M. Philip Fairlie, de Limmeridge-House, » avait été, dans sa jeunesse, l’intime ami et l’hôte fréquent du major Donthorne. En ravivant ses souvenirs au moyen d’anciennes lettres et documents, le major était en état d’affirmer positivement que, dans le courant du mois d’août 1826, M. Philip Fairlie résidait à Varneck-Hall, et qu’il y était resté pour les chasses, durant le mois de septembre et une partie d’octobre suivant. Autant que le major pouvait s’en souvenir, M. Fairlie était alors parti pour l’Écosse, et on ne l’avait revu à Varneck-Hall qu’après un certain délai ; il y revint alors à titre de nouveau marié.

Prise en elle-même, cette constatation n’avait peut-être pas une bien grande valeur ; — mais se rattachant à certains faits que Marian ou moi savions parfaitement vrais, elle nous conduisit naturellement à une conclusion que nous trouvâmes irrésistible.

Assurés, maintenant, que M. Philip Fairlie avait habité Varneck-Hall dans l’automne de 1826, et que mistress Catherick s’y trouvait, comme femme de chambre, à la même époque, nous savions en même temps ; — en premier lieu, qu’Anne était née au mois de juin 1827 ; — secondement, qu’elle avait toujours ressemblé à Laura d’une manière frappante ; — et, troisièmement, que Laura ressemblait merveilleusement à son père. M. Philip Fairlie avait été un des hommes les plus remarquablement beaux de son époque. Différent, en tous points, de son frère Frederick, il était l’enfant gâté du monde, surtout des femmes ; — homme de cœur léger, de facile humeur, d’impulsions généreuses ; généreux jusqu’à la prodigalité ; naturellement relâché dans ses principes, et connu par son indifférence à toute obligation morale dérivant de ses rapports avec les femmes. Tels étaient les faits connus de nous ; tel était le caractère de l’homme. Il est bien inutile, à coup sûr, d’indiquer ce qu’on en devait conclure.

En la lisant à cette clarté nouvelle qui venait de jaillir pour moi, la lettre même de mistress Catherick venait, en dépit d’elle, corroborer pour sa petite part la conclusion à laquelle j’avais été conduit. Elle avait représenté mistress Fairlie (en m’écrivant) comme une « femme laide » qui était parvenue à se faire épouser par « le plus bel homme de toute l’Angleterre. » Ces deux assertions étaient tout à fait gratuites, et, de plus, tout à fait mensongères. Une déplaisance jalouse (qui, chez une femme comme mistress Catherick, devait s’exprimer par de mesquins sarcasmes plutôt que de ne pas s’exprimer du tout) me paraissait être la seule cause qu’on pût assigner à l’insolence toute particulière de son allusion à l’égard de mistress Fairlie, alors que cette allusion elle-même n’avait aucune raison d’être.

La mention que nous faisons ici du nom de mistress Fairlie suggère assez naturellement une autre question. Soupçonna-t-elle jamais qui pouvait être le père de l’enfant qu’on lui avait conduite à Limmeridge ?

Sur ce point, le témoignage de Marian était positif. La lettre de mistress Fairlie à son mari, qui m’avait jadis été lue, — la lettre où elle décrivait la ressemblance d’Anne avec Laure, et constatait, en même temps, l’intérêt affectueux que lui inspirait la petite étrangère, — cette lettre avait été écrite, incontestablement, en toute innocence de cœur. Il paraissait même douteux, en y réfléchissant, que M. Philip Fairlie lui-même eût été, plus que sa femme, sur la voie de la vérité. La misérable tromperie qui avait flétri le mariage de mistress Catherick, la dissimulation préméditée qu’elle en attendait, devaient à cet égard, la rendre muette, par précaution, d’abord, et peut-être aussi par orgueil, — en supposant même qu’elle se fût assuré les moyens de communiquer avec le père de l’enfant à naître, alors qu’il était éloigné d’elle.

Tandis que ces conjectures flottaient dans ma pensée, je ne pus m’empêcher de me rappeler cette menace de l’Écriture, sur laquelle nous avons tous médité avec surprise et terreur : « Les fautes des pères sont châtiées dans leurs enfants. » Sans cette fatale ressemblance qui existait entre les deux filles du même père, le complot dont Anne avait été l’instrument innocent et Laura l’innocente victime, jamais n’aurait été tramé contre elles. Avec quelle infaillible, avec quelle effrayante sûreté le long enchaînement des circonstances ne nous menait-il pas, de cette faute irréfléchie commise par le père, à l’impitoyable injustice que ses enfants avaient subie !

Ces pensées, et bien d’autres qui me vinrent en même temps, rappelaient à mon esprit le petit cimetière du Cumberland où Anne Catherick reposait maintenant. Je songeai aux jours lointains où je l’avais rencontrée auprès du tombeau de mistress Fairlie, et où je l’avais vue alors pour la dernière fois. Je me rappelai ses pauvres mains si faibles, étreignant la pierre funéraire, et les paroles, empreintes d’une lassitude extrême, qu’avec un élan désespéré elle adressait aux restes mortels de sa protectrice et de son amie : Oh ! si je pouvais mourir, être cachée là, reposer près de « vous » ! À peine s’était-il écoulé plus d’un an depuis qu’elle avait exhalé ce vœu funèbre, et par quelles voies cachées, par quelle effrayante persistance du hasard il se trouvait maintenant réalisé !

Les paroles qu’elle avait dites à Laura, sur les bords du lac, se trouvaient être une prophétie. « Oh ! si je pouvais être enterrée avec votre mère ! Si je pouvais m’éveiller à côté d’elle quand sonnera la trompette de l’ange, et quand les tombeaux rendront leurs morts à la résurrection ! » À travers combien de crimes et d’horreurs, et par quels obscurs détours de ce chemin qui la menait à la mort, la pauvre créature, guidée de Dieu, était arrivée à ce dernier asile que, vivante, elle avait désespéré d’atteindre ! À ce repos sacré, je l’abandonne ; — que ses restes demeurent en paix dans le redoutable voisinage, naguère appelé par ses vœux !

Ainsi s’enfonce dans les ténèbres impénétrables la forme spectrale qui a hanté ces pages comme elle hanta ma vie. Elle m’apparut, pour la première fois, comme un fantôme dans la nuit. Comme un fantôme, à présent, elle disparaît dans la solitude du tombeau.


III


Quatre mois s’écoulèrent. Avril revint ; — le mois du printemps ; le mois où tout change.

Depuis l’entrée de l’hiver, la marche du temps nous avait laissés, paisibles et heureux, dans notre résidence nouvelle. J’avais tiré parti de mes longs loisirs ; j’avais largement accru les sources de mon travail, et placé sur de plus sûres bases les ressources de notre existence. Marian se ranimait, délivrée de ces hésitations et de cette anxiété qui l’avaient si durement et si longtemps éprouvée ; l’énergie naturelle de son caractère commençait à se manifester de nouveau avec à peu près toute la liberté, toute la vigueur du temps jadis.

Plus facile aux changements que ne l’était sa sœur, Laura nous montrait aussi plus clairement les progrès qu’elle devait aux salutaires influences de sa vie nouvelle. L’aspect usé, fatigué, qui avait donné à son visage une vieillesse précoce, s’en effaçait rapidement ; et l’expression qui, dans les temps passés, avait été le plus puissant de ses charmes, fut aussi la première des beautés qu’elle reconquit. Mes observations les plus assidues ne découvraient plus en elle qu’un résultat sérieux du complot qui avait menacé jadis et sa raison et sa vie. Tout souvenir des événements qui s’étaient accomplis depuis le jour où elle avait quitté Blackwater-Park jusqu’à celui où nous nous étions rencontrés dans le cimetière de Limmeridge, semblait être chez elle effacé sans retour. La moindre allusion à cette période de temps la faisait pâlir et trembler encore ; ses paroles devenaient vagues et confuses, sa mémoire errait et s’égarait aussi désespérément que jamais. En ceci, et en ceci seulement, l’empreinte du passé restait profonde, trop profonde pour être effacée.

Pour tout le reste, son établissement se complétait si bien que, dans ses jours les meilleurs et les plus sereins, elle avait l’air et le langage de la Laura d’autrefois. Ce changement heureux amenait, pour nous deux, le résultat qu’il devait naturellement avoir. De son côté comme du mien, s’éveillaient maintenant les impérissables souvenirs de la vie que nous avions menée autrefois dans le Cumberland ; c’étaient en même temps les souvenirs de notre mutuel amour.

Graduellement, et par des nuances insensibles, nos relations vis-à-vis l’un de l’autre trahirent une certaine gêne. Les paroles de tendresse que je lui adressais si naturellement, au temps de ses souffrances et de ses peines, ne franchissaient plus mes lèvres sans un certain effort. Dans le temps où ma crainte de la perdre obsédait le plus mes pensées, je ne manquais jamais de l’embrasser, le soir, en nous quittant, et quand nous nous retrouvions le matin. Ces baisers fraternels, nous y avions maintenant renoncé ; une convention tacite semblait les avoir bannis à jamais de notre existence. De nouveau, venant à s’étreindre, nos mains frémissaient. Quand Marian n’était pas là, jamais il ne nous arrivait de nous regarder longuement, et si nous restions seuls, la conversation languissait presque toujours. Au moindre contact accidentel je sentais mon cœur battre plus vite, comme il battait jadis à Limmeridge, et ses joues lui répondaient d’une manière charmante, comme si nous étions encore dans les montagnes du Cumberland, heureux maître et docile élève. Elle avait de longs intervalles pensifs, et si Marian la questionnait à ce sujet, elle niait les rêves où nous l’avions vue s’absorber. Je me surpris, un jour, négligeant mon travail pour contempler, tout songeur, le petit portrait à l’aquarelle que j’avais fait d’elle, dans le kiosque où nous nous étions rencontrés pour la première fois ; — c’était justement ainsi que je négligeais jadis les dessins de M. Fairlie, pour contempler cette même image, alors tout récemment sortie de mes pinceaux. Si changées que fussent toutes les circonstances, on eût dit que notre amour ressuscité faisait revivre avec lui notre position réciproque, telle qu’elle était aux jours dorés de notre première rencontre. C’était comme si le temps nous avait ramenés, sur quelque épave de nos espérances naufragées, à la rive enchantée dont le souvenir ne s’était jamais perdu !

À toute autre femme j’aurais adressé des paroles décisives, que j’hésitais encore à prononcer devant elle. Sa position tout à fait sans ressources, la dépendance dans laquelle la plaçait l’abandon de ses amis et qui lui rendait tout à fait indispensable la protection dont je l’entourais avec tant de bonheur ; ma crainte de heurter trop tôt quelques secrètes susceptibilités que mes instincts d’homme n’auraient pas été assez subtils pour découvrir en elle ; ces considérations et d’autres semblables me faisaient me méfier de moi-même, et je me taisais. Pourtant, je savais qu’il faudrait, un jour ou l’autre, mettre un terme à cette gêne mutuelle ; que nos relations, vis-à-vis l’un de l’autre, devraient être modifiées pour l’avenir et d’une manière stable ; enfin que c’était à moi de reconnaître le premier la nécessité d’un tel changement.

Plus je pensais à notre position, plus il me semblait difficile de rien tenter qui pût l’altérer, aussi longtemps que resteraient les mêmes les conditions domestiques dans lesquelles nous avions passé l’hiver. Je ne saurais rendre compte du caprice dans lequel ce sentiment prenait sa source, mais je n’en étais pas moins possédé de l’idée que quelque changement de lieux et de circonstances, quelque accident qui romprait la tranquille monotonie de nos façons de vivre, et viendrait changer le point de vue familier sous lequel nous étions habitués à nous envisager l’un l’autre, pourraient frayer passage à mes paroles, et rendraient plus facile, moins embarrassant pour Laura et pour Marian, d’y prêter l’oreille.

Avec cet objet en vue, je leur déclarai un matin que nous avions tous gagné, me semblait-il, un congé de quelques jours, et que nous avions droit à une petite excursion. Après quelques réflexions, il fut décidé que nous irions passer une quinzaine de jours sur les bords de la mer.

Le jour suivant, nous quittâmes Fulham pour nous rendre dans un paisible petit port de la côte sud. À cette saison de l’année, trop précoce pour les baigneurs ordinaires, nous nous y trouvâmes absolument seuls en fait d’étrangers. Les courses parmi les rochers du rivage et les promenades à l’intérieur des terres étaient, dans cet isolement, ce qui pouvait le mieux nous convenir. La douceur de l’air, les changeantes clartés qu’avril jetait sur les collines boisées et les dunes sablonneuses, la mer sans repos qui envoyait ses vagues bondir jusque sous nos fenêtres, tout nous rappelait l’éclat et la fraîcheur de la saison nouvelle.

Je devais bien à Marian de la consulter avant de parler à Laura, et d’agir ensuite selon ses conseils.

Le troisième jour après notre arrivée, je trouvai pour l’entretenir seule une occasion favorable. Au premier regard que nous jetâmes l’un sur l’autre, sa vive perspicacité découvrit dans mon esprit la pensée que j’allais énoncer. Avec son énergie, sa décision habituelles, elle parla aussitôt, sans me laisser l’embarras de l’initiative.

— Vous pensez, dit-elle, à ce sujet dont il fut question entre nous, le soir de votre retour du Hampshire. Je m’attendais, déjà depuis quelques jours, que vous y feriez allusion. Il faut, Walter, que quelque chose change dans notre petit intérieur ; nous ne pouvons pas continuer à vivre ainsi. Je le vois aussi clairement que vous, — aussi clairement que Laura le voit elle-même, quoiqu’elle n’en dise rien. À quel point le temps passé, le temps du Cumberland, semble nous être rendu ! Nous voici, vous et moi, réunis encore ; et, comme jadis, c’est à Laura que nous songeons tous les deux. Il me serait aisé de me figurer que cette chambre est le kiosque de Limmeridge, et que ces vagues, là-bas, brisent sur nos côtes natales.

— Dans ce temps-là, répondis-je, c’étaient vos conseils qui me guidaient, et maintenant, avec une confiance dix fois plus grande, j’y soumettrai encore ma conduite…

Elle ne répondit qu’en me pressant la main. Je la vis profondément touchée de l’allusion que je faisais au passé. Nous étions assis près de la fenêtre, et tandis que je parlais, tandis qu’elle écoutait, nous voyions, épandue sur la majesté de la mer, l’éclatante lumière du soleil.

— Quoi qu’il puisse arriver de cet entretien confidentiel, lui dis-je, et soit qu’il doive finir par me rendre heureux ou malheureux, les intérêts de Laura resteront ceux auxquels ma vie se subordonne. Quand nous partirons d’ici, en quelques termes que nous soyons alors, j’emporterai à Londres, aussi certainement que j’irai moi-même, la détermination d’arracher au comte Fosco cet aveu que je n’ai pu obtenir de son complice. Ni vous ni moi ne pouvons dire ce que fera contre moi, cet homme une fois mis au pied du mur ; nous savons seulement, par ses propres paroles et par ses actions, qu’il est capable de chercher à m’atteindre en frappant Laura, sans une minute d’hésitation, sans une minute de remords. Dans notre position actuelle, je n’ai sur elle aucun droit que la société sanctionne, que la loi reconnaisse, pour m’aider à résister, pour m’aider à la protéger contre lui. Ceci me place dans une condition sérieusement inégale à celle de mon antagoniste. Si je dois combattre pour notre cause, vis-à-vis du comte, et puiser une partie de ma force dans le sentiment que Laura est en sûreté, il faut que je combatte pour ma femme. Jusque-là, Marian, sommes-nous d’accord ?

— Parfaitement, me répondit-elle.

— Je ne plaiderai pas la cause de mon propre cœur, continuai-je ; je n’invoquerai pas cet amour qui a survécu à tout ce qui pouvait ou l’ébranler ou l’user ; — je ne me prévaudrai, pour penser d’elle et parler d’elle comme si elle devait être ma femme, que de ce que je viens de dire. Si la chance que je puis avoir d’obliger le comte à une confession publique est bien, comme je le pense, la dernière que nous ayons de constater l’existence de Laura, le motif le moins égoïste que je puisse faire valoir pour notre mariage se trouve reconnu par vous comme par moi. Mais, dans cette conviction, je puis me tromper ; peut-être avons-nous à notre disposition d’autres moyens d’atteindre le même but, qui seraient moins incertains et moins dangereux. J’ai recherché, avec zèle, dans mon esprit, quels ils pouvaient être, sans en découvrir aucun. Et vous, Marian ?

— Non, j’y ai pensé aussi ; j’y ai pensé vainement.

— Selon toute probabilité, continuai-je, en méditant ce sujet délicat, les mêmes questions se sont offertes à votre esprit, qui avaient déjà préoccupé le mien. Vous vous êtes demandé si nous devions revenir avec elle à Limmeridge, maintenant qu’elle a repris son ancien aspect, et nous fier à ce que les gens du village, les enfants de l’école la reconnaîtront à coup sûr. Vous vous êtes demandé si nous en appellerions à cette preuve toute pratique que son écriture pourrait nous fournir. Supposez que nous agissions ainsi. Supposez qu’on l’ait reconnue, et que l’identité de son écriture soit établie. Ce double succès nous donnerait-il autre chose qu’une excellente base pour un procès à instituer en cour de justice ? La reconnaissance par les habitants, la preuve au moyen des écritures démontreraient-elles son identité à M. Fairlie, et la feraient-elles rentrer à Limmeridge-House, en dépit du témoignage de sa tante, en dépit du certificat des médecins, en dépit des funérailles célébrées, et de l’inscription gravée sur sa tombe — deux faits écrasants ? Non certainement ! nous pourrions tout au plus espérer de réussir à jeter un doute sérieux sur l’affirmation de sa mort, — doute qu’ensuite pourrait seule consolider une enquête légale. J’admettrai que nous possédions (et certes nous sommes loin de l’avoir) l’argent nécessaire pour suivre cette enquête à tous ses degrés. J’admettrai qu’à force de bonnes raisons, nous venions à bout des préjugés de M. Fairlie ; que le faux témoignage du comte, celui de sa femme, et tous les autres faux témoignages soient réfutés ou détruits ; qu’on ne puisse plus attribuer à une confusion, entre Laura et Anne Catherick, la reconnaissance obtenue, et que nos ennemis renoncent à présenter, comme une fraude habile, la ressemblance parfaite des deux écritures, — toutes suppositions hautement contraires à la probabilité, mais que je veux néanmoins admettre, — eh bien, demandons-nous ce que sera le résultat des premières questions adressées à Laura elle-même, touchant le complot dont on a voulu la rendre victime. Nous ne savons que trop ce qui en arrivera, — car nous savons qu’elle n’a recouvré aucun souvenir de ce qui s’est passé à Londres, par rapport à elle. Qu’on l’examine en secret ou en public, elle est absolument incapable de venir en aide à la revendication de son propre droit. Si vous ne voyez pas ceci, Marian, tout aussi clairement que je le vois, nous irons dès demain à Limmeridge pour tenter l’épreuve.

— Je le vois, Walter. Quand bien même nous aurions les moyens de défrayer toutes les dépenses d’un procès, quand bien même nous finirions par l’emporter, les délais à subir seraient intolérables, et, après ce que nous avons souffert déjà, l’hésitation dans laquelle il nous faudrait vivre perpétuellement aurait de quoi nous briser le cœur. Vous avez toute raison de penser que le voyage à Limmeridge se ferait en pure perte. Je voudrais me sentir aussi certaine que vous avez également raison, en vous obstinant à tenter avec le comte cette chance suprême. Y a-t-il réellement là une chance quelconque ?

— Oui, sans aucun doute. Il y a la chance de retrouver la date perdue, celle du voyage de Laura vers Londres. Sans reprendre en sous-œuvre les raisons que je vous donnais il y a quelque temps, je suis aussi fermement convaincu que jamais de la discordance qui doit exister entre la date de ce voyage et la date portée sur le certificat de décès. C’est là qu’est le point faible de tout le complot. Il s’écroule de fond en comble, si nous parvenons à l’attaquer dans cette direction ; et les moyens d’attaque, le comte les possède. Si je réussis à les lui arracher, l’objet de votre vie, l’objet de la mienne se trouvent remplis. Si j’échoue, le tort fait à Laura ne recevra jamais en ce monde une réparation complète.

— Et vous-même, Walter, craignez-vous d’échouer ?

— Je n’ose présumer le succès ; et c’est précisément pour cette raison, Marian, que vous m’avez vu m’expliquer aussi ouvertement, aussi simplement que je l’ai fait. Je puis le dire en toute conscience et la main sur le cœur, les espérances que peut faire concevoir l’avenir de Laura sont en ce moment au plus bas. Je sais que sa fortune est anéantie ; je sais que la dernière chance de lui rendre sa position dans le monde est à la discrétion du pire ennemi qu’elle ait, d’un homme jusqu’à présent inattaquable, et qui peut rester inattaquable jusqu’au bout. Maintenant qu’elle a perdu tout ce qu’elle avait d’avantages mondains ; maintenant que tout espoir de lui rendre son rang est plus que douteux ; maintenant que son avenir le plus assuré dépend de ce que son mari pourra faire pour elle, — le pauvre professeur de dessin peut enfin, sans risquer de lui nuire, lui ouvrir son cœur tout entier. Au jour de sa prospérité, Marian, je n’étais pour elle que le maître chargé de guider sa main ; à présent qu’elle est malheureuse, je la réclame, cette main, comme celle de ma femme !…

Les regards de Marian vinrent affectueusement chercher les miens. — Je ne pouvais rien dire de plus. Mon cœur était gonflé, mes lèvres étaient tremblantes. Pour un peu, en dépit de moi-même, j’aurais imploré sa pitié. Je me levai pour quitter la chambre. Elle se leva au même moment, posa doucement sa main sur mon épaule, et me retint auprès d’elle.

— Walter, me dit-elle, je vous ai séparés une fois, pour votre malheur et pour le sien. Attendez ici, mon frère !… Attendez, mon plus cher, mon meilleur ami, que Laura vienne vous dire ce que, maintenant, j’ai fait…

Pour la première fois depuis nos adieux à Limmeridge, elle posa ses lèvres sur mon front. Une larme glissa sur mon visage au moment où elle m’embrassait ainsi. Puis, se tournant vivement, elle me montra le fauteuil d’où je venais de me lever, et me laissa seul dans la chambre.

Je restai à la fenêtre, attendant que la crise de ma vie eût reçu son dénoûment. Mon esprit, dans cet intervalle de temps si rempli d’anxiétés, était comme anéanti. Je n’avais plus conscience de rien que d’une pénible intensité dans les perceptions les plus familières. Le soleil devenait, pour moi, d’un éclat éblouissant. Les blancs oiseaux de mer, qui se donnaient la chasse dans le lointain, me semblaient venir battre mon visage de leurs ailes. Le murmure profond et doux du flot déferlant sur la grève, roulait dans mes oreilles comme un tonnerre.

La porte s’ouvrit ; et Laura Fairlie entra toute seule. C’est ainsi qu’elle était entrée dans la salle à manger de Limmeridge, le matin de notre séparation. D’un pas lent et chancelant, mélancolique, hésitante, elle s’était alors rapprochée de moi. Elle arrivait, maintenant, accourant d’un pas léger au devant du bonheur, et le visage rayonnant de tout l’éclat qu’il peut donner. D’eux-mêmes, ces bras chéris m’étreignirent ; d’elles-mêmes, ces douces lèvres montèrent aux miennes : — Cher aimé ! murmura-t-elle, ce que nos cœurs éprouvent, pouvons-nous à présent nous le dire ?… Et posant sa tête sur ma poitrine avec une joie attendrie : — Oh ! disait-elle en toute innocence de cœur, que je suis donc heureuse, à la fin !…


IV


Dix jours après, nous étions plus heureux encore. Nous étions mariés.

Au courant de ce récit que rien ne doit plus arrêter, je me laisse entraîner loin de cette aurore de notre hymen, vers le dénoûment qui se rapproche.

Après une quinzaine de jours écoulés, nous étions tous trois de retour à Londres, et l’ombre menaçante de la lutte à venir se projetait furtive sur nos têtes.

Marian et moi nous eûmes soin de laisser ignorer à Laura la cause de notre prompt retour : — La nécessité de nous assurer du comte Fosco. Le mois de mai venait de commencer, et c’était à la fin de juin qu’expirait le bail de la maison par lui louée dans Forest-Road. S’il le renouvelait (et j’avais quelques raisons, dont je parlerai bientôt, pour prévoir qu’il en serait ainsi), je pouvais être certain qu’il ne m’échapperait pas. Mais si, par hasard, mon attente à ce sujet devait être déçue, et s’il s’apprêtait à quitter le pays, je n’avais pas de temps à perdre, en ce cas, pour m’armer en vue de notre prochain duel.

Dans le premier abandon de ma félicité nouvelle, il y avait eu des heures où ma résolution fléchissait, — des heures où j’étais tenté de ne plus songer qu’à jouir de mon bonheur en toute sécurité, maintenant que la plus chère aspiration de ma vie se trouvait réalisée par le don que Laura m’avait fait de son amour. Pour la première fois, je songeais avec une certaine faiblesse de cœur à la grandeur du péril, aux chances hostiles multipliées contre moi, aux belles promesses de ma vie nouvelle, aux dangers qu’allait courir un bonheur si chèrement acheté par nous tous. Oui ! je l’avouerai sans détour, pendant un laps de temps assez court, je me laissai entraîner, soumis aux douces inspirations de l’amour heureux, loin du but auquel, dans des jours plus sombres et sous de plus rudes épreuves, je n’avais jamais cessé de tendre. Laura, sans le vouloir, me détournait ainsi de mon dur sentier ; — elle devait m’y ramener, sans le vouloir.

Parfois, au sein d’un sommeil mystérieux, ses rêves lui rappelaient, de ce passé terrible, à demi effacé de son esprit, certains événements dont, éveillée, sa mémoire ne gardait aucune trace. Une nuit (deux semaines à peine après notre mariage), une nuit que je la contemplais endormie, je vis des larmes s’échapper lentement de ses paupières closes, et ses lèvres murmuraient quelques mots qui m’apprirent qu’elle revenait avec angoisse sur ce voyage fatal de Blackwater-Park. Cet appel dont elle n’avait pas conscience, et qui, dans la majesté du sommeil, avait quelque chose de si touchant et de si sacré, fit circuler en moi je ne sais quelle flamme tout à coup ranimée. Le lendemain était le jour fixé pour notre retour à Londres ; et, ce jour-là, ma résolution me revint dix fois plus forte et mieux arrêtée que jamais.

Tout d’abord, il fallait savoir quelque chose de cet homme. Jusqu’ici, la véritable histoire de sa vie était restée, pour moi, un impénétrable mystère.

Je commençai par épuiser les rares sources de renseignements que j’avais à ma disposition. L’importante relation écrite par Frederick Fairlie (Marian l’avait obtenue, en suivant les instructions que je lui avais données, dans le cours de l’hiver) ne pouvait servir en rien à l’objet spécial en vue duquel je l’étudiais maintenant. Tout en la lisant, je passais en revue, d’après les révélations de mistress Clements, toute la série des mensonges qui avaient amené Anne Catherick à Londres, et, une fois là, l’avaient sacrifiée aux intérêts du complot. En ceci non plus je ne pouvais, d’aucune façon, l’atteindre et le frapper.

Je revins ensuite au Journal que Marian avait tenu à Blackwater-Park. Sur ma requête, elle me lut de nouveau certains passages relatifs à la curiosité que le comte lui avait jadis inspirée, et aux détails bien peu nombreux qu’elle avait pu se procurer sur son compte.

Le passage auquel je fais allusion se rencontre dans cette partie de son Journal où elle fait le portrait physique du comte, et analyse en même temps son caractère. Elle le dépeint comme « n’ayant pas, depuis des années, franchi les frontières de son pays natal ; » comme « particulièrement désireux de savoir si quelque gentleman italien ne serait pas établi dans la petite ville la plus proche de Blackwater-Park ; » — comme « recevant des lettres couvertes de toutes sortes de timbres bizarres, et dont l’une, entre autres, était scellée d’un cachet énorme, qui lui donnait un air officiel. » Elle incline à croire, pour s’expliquer le long séjour du comte hors de son pays, qu’il pourrait bien être exilé politique. Mais elle ne sait, d’un autre côté, comment concilier cette idée avec la réception d’une lettre arrivant de l’extérieur, et portant ce grand sceau diplomatique ; — les lettres qui arrivent du continent à l’adresse des exilés politiques n’ayant guère coutume de solliciter, par ces dehors pompeux, l’attention des bureaux de poste étrangers.

Les considérations que le Journal de Marian m’offrait ainsi, combinées avec certaines conjectures à moi qui en dérivaient naturellement, me suggérèrent une conclusion à laquelle je m’étonnai de n’être pas arrivé plus tôt. Je me disais maintenant ce que Laura, jadis, à Blackwater-Park, avait dit à Marian, ce que madame Fosco avait surpris en écoutant aux portes : — Le comte est un espion !

Laura lui avait appliqué ce mot, tout à fait au hasard, dans le premier élan de la colère toute naturelle que lui inspiraient ses procédés. Je le lui appliquai, moi, délibérément, convaincu que son métier, dans la vie, était, en effet, le métier d’espion. Dans cette hypothèse, les motifs qui le faisaient rester en Angleterre, contre toute probabilité, si longtemps après avoir obtenu les résultats matériels du complot tramé contre Laura, ces motifs me devenaient parfaitement intelligibles.

L’année à laquelle me reporte le récit actuel, était celle où avait eu lieu, dans Hyde-Park, la fameuse Exhibition du Palais de Cristal. Des étrangers, en nombre bien plus considérable qu’à l’ordinaire, étaient débarqués déjà, et, chaque jour, débarquaient en Angleterre. Il y avait chez nous, par centaines, des hommes que l’incessante méfiance de leurs gouvernements y surveillait en secret, au moyen d’agents mercenaires. Mes conjectures ne classèrent pas un seul instant parmi la troupe vulgaire des espions étrangers en sous-ordre un homme placé dans le monde comme l’était le comte, et pourvu de talents si exceptionnels. Je le soupçonnai d’occuper une fonction supérieure, et d’être chargé par le gouvernement qui l’avait secrètement à sa solde, d’organiser et de diriger les agents, tant hommes que femmes, employés dans notre pays ; et je regardai comme fort probable que mistress Rubelle, cette garde découverte pour Blackwater-Park dans un moment si opportun, devait figurer au nombre de ces agents.

En admettant que cette idée à moi eût quelque fondement réel, la position du comte pouvait se trouver moins inattaquable que je ne m’étais jusqu’alors hasardé à le supposer. Mais à qui m’adresser pour en savoir plus long sur le passé de cet homme, et sur cet homme lui-même ? Dans cet embarras, il me vint naturellement à la pensée, qu’un de ses compatriotes, sur lequel je pourrais compter, serait le personnage le plus en état de me prêter assistance. Le premier à qui je dus penser, dans de telles circonstances, fut également le seul Italien avec qui j’eusse jamais eu des rapports intimes ; — mon original petit ami, le professeur Pesca.

Le professeur a disparu depuis si longtemps de ces pages qu’il a couru le risque d’être complètement oublié.

C’est la loi rigoureuse d’un récit comme le mien, de n’y faire apparaître les différents personnages qu’au moment où le cours des événements les réclame ; — ils entrent sur la scène, ils en sortent, non par suite d’une partialité capricieuse de ma part, mais en vertu du droit que leur donne un rapport direct établi entre eux et les circonstances qu’il s’agit de relater. C’est par cette raison, que non-seulement Pesca, mais aussi ma mère et ma sœur ont été reléguées à l’arrière-plan du récit. Mes visites au cottage de Hampstead ; la croyance absolue de ma mère au mensonge établi par le complot, et son refus d’admettre l’identité de Laura ; mes vains efforts pour vaincre, chez ma mère et ma sœur, ce préjugé auquel, dans la jalouse affection qu’elles me portaient, toutes deux restèrent longtemps fidèles ; la nécessité pénible où je me trouvai, par suite, de leur cacher mon mariage jusqu’à ce qu’elles eussent appris à rendre justice à ma femme ; — toutes ces menues occurrences domestiques n’ont pas été mentionnées ici, parce qu’elles n’avaient rien d’essentiel à l’intérêt fondamental du récit. Il importait peu qu’elles eussent ajouté à mes anxiétés et rendu mes désappointements plus amers : la marche constante des événements les a inexorablement laissées de côté.

C’est pour la même raison que je n’ai rien dit ici des consolations que je trouvai dans l’affection toute fraternelle de Pesca, lorsque je le revis après la brusque cessation de ma résidence à Limmeridge-House. Je n’ai pas non plus rappelé la chaleureuse fidélité avec laquelle mon petit ami m’avait accompagné jusqu’au port d’où je m’embarquai pour l’Amérique centrale, ni ses bruyants transports de joie lorsque ensuite nous nous retrouvâmes à Londres. Si je m’étais cru autorisé à me prévaloir des offres de service qu’il me fit à mon retour, il y a longtemps qu’il eût fait sa réapparition dans ces pages. Mais, tout en n’ignorant pas que je pouvais implicitement compter sur son honneur et son courage, je n’étais pas au même point certain de sa discrétion, et, pour cette unique raison, je poursuivis seul le cours de mes recherches. Il sera maintenant assez compris que Pesca, bien que son nom ne se soit jusqu’ici rattaché en rien à la marche progressive de ce récit, n’était nullement séparé ni de moi ni de mes intérêts. Au contraire, je comptais encore, et tout autant que jamais, sur son dévouement amical.

Avant d’invoquer l’assistance de Pesca, il fallait voir par moi-même à quelle espèce d’homme j’allais avoir affaire. Jusqu’à cette époque, je n’avais pas une seule fois jeté les yeux sur le comte Fosco.

Trois jours après être revenu à Londres avec Laura et Marian, je partis seul pour Forest-Road, Saint-John’s-Wood, entre dix et onze heures du matin. Il faisait fort beau ! — j’avais quelques heures à ma disposition ; — et il me semblait probable que, si je pouvais l’attendre quelque peu, le comte ne manquerait pas une si belle occasion de promenade. Je n’avais pas beaucoup à craindre qu’il me reconnût en plein jour, par cette excellente raison que la seule fois où j’eusse été vu par lui était celle où il m’avait suivi, le soir, jusque chez moi.

Personne ne se montrait aux fenêtres de la maison donnant sur la rue. Je descendis jusqu’à un détour de la route qui longeait un des côtés de l’habitation, et, par-dessus les murailles basses du jardin, je pus y jeter un coup d’œil. Une des croisées du fond, au rez-de-chaussée, était grande ouverte, et un filet en fermait l’issue. Je ne vis personne ; mais j’entendis, à l’intérieur de la pièce, d’abord le gazouillement perçant et le chant de quelques oiseaux, — puis la voix basse et sonore que les récits de Marian m’avaient, en quelque sorte, rendue familière : — Venez sur mon petit doigt, mes gentils petits, mes petits gentils, criait la voix, venez monter à l’échelle ! Une, deux, trois, et en haut ! trois, deux, une, et en bas ! une, deux, trois, « — touit, — touit, — touit, — touit » !… Le comte exerçait ses serins, tout comme jadis au temps de Marian, à Blackwater-Park.

J’attendis quelque peu, et les chants, et le gazouillis prirent fin : — Allons, venez m’embrasser, mes mignons ! dit l’énorme voix de basse… Un battement d’ailes, un joyeux ramage lui répondirent ; — puis, un rire discret et comme onctueux ; — puis un silence d’une ou deux minutes ; et ensuite, j’entendis ouvrir la porte de la maison. Me tournant alors, je revins sur mes pas. La magnifique mélodie de la « Prière, » dans le « Moïse » de Rossini, chantée d’une voix qui rappelait celle de Lablache, s’élevait majestueusement au milieu du silence qui entourait cette villa de faubourgs. La porte du jardin s’ouvrit et se referma. Le comte venait de sortir.

Il traversa la route et s’achemina vers la limite occidentale de Regent’s-Park. J’étais resté sur le trottoir opposé, un peu en arrière, et je pris la même direction.

Marian m’avait fait pressentir sa haute stature, sa corpulence monstrueuse, et l’ostentation de ses vêtements de deuil, — mais non la fraîcheur horrible, la gaieté, la vitalité de cet homme. Il portait ses soixante ans comme si la Providence lui en eût déduit au moins vingt. Il avançait, ferme sur ses hanches, son chapeau un peu de côté, d’un pas élastique et léger, faisant tournoyer sa grosse canne, fredonnant dans sa cravate, et promenant de temps en temps, sur les maisons et les jardins qui bordaient les deux côtés de la route, un superbe regard de souriant patronage. Si on eût dit à quelque étranger que tout le pays environnant appartenait à ce promeneur, la chose lui eût sans doute paru tout à fait vraisemblable. Le comte, du reste, ne jeta pas un regard derrière lui. Il ne semblait en aucune façon prendre garde à moi, ni, du reste, à aucun des passants qu’il rencontrait sur la route, — si ce n’est lorsque, çà et là, il adressait une œillade souriante, empreinte de je ne sais quelle affectueuse paternité, aux enfants et aux bonnes dont il traversait les jeux. Ce fut ainsi que je marchai à sa suite jusqu’à ce que nous fussions arrivés à un camp volant de magasins en plein air, établi le long des terrasses occidentales du Parc.

Il s’arrêta là, devant la boutique d’un pâtissier, y entra (sans doute pour commander quelque chose), et en ressortit presque immédiatement, un gâteau à la main. Un musicien des rues, venu d’Italie, tournait son orgue devant la boutique, et un malheureux petit singe, à la face ridée était assis sur la boîte à musique. Le comte s’arrêta, donna pour son propre compte un bon coup de dent à sa tartelette, et tendit majestueusement au petit singe ce qui en restait : — Mon pauvre bonhomme ! disait il avec une tendresse bouffonne, on dirait que vous avez faim. C’est au nom sacré de l’humanité que je vous offre, en passant, votre goûter !… Le joueur d’orgue essaya, par de piteuses lamentations, d’arracher un penny à cet inconnu si bienveillant pour les animaux. Le comte, avec un dédaigneux mouvement d’épaules, passa son chemin sans l’écouter.

Nous arrivâmes aux rues et à des magasins d’un ordre plus élevé, entre New-Road et Oxford-Street ; le comte s’arrêta de nouveau, et entra dans la boutique d’un petit opticien qui, d’après une inscription affichée derrière ses carreaux, se chargeait de toute sorte de réparations. Il en sortit, ayant à la main une lorgnette de spectacle ; quelques pas plus loin, il s’arrêta pour regarder l’affiche de l’Opéra, placée à l’extérieur d’un magasin de musique. Il la lut avec attention, réfléchit pendant quelques secondes, et ensuite héla un cabriolet vide qui vint à passer devant lui : — Opéra, bureau de location, dit-il au cocher ; et la voiture l’entraîna loin de moi.

Je traversai la route, et regardai l’affiche à mon tour. Elle annonçait pour le soir même : « Lucrezia Borgia. » La lorgnette dans la main du comte, le soin qu’il avait mis à lire l’affiche, l’ordre qu’il avait donné au « cabman », tout cela indiquait assez qu’il se proposait d’assister à cette représentation. Or, en m’adressant à un des peintres-décorateurs attachés au théâtre, confrère très-lié avec moi depuis des années, il m’était facile de me procurer deux places de parterre pour un ami et pour moi. J’avais au moins la chance que le comte fût placé de manière à ce que je pusse le voir et le montrer à la personne qui m’accompagnerait ; ceci étant, je pouvais, dès le soir même, arriver à savoir au juste si Pesca connaissait, oui ou non, son compatriote.

Cette considération décida immédiatement l’emploi de ma soirée. Je me procurai les billets et pris soin d’en prévenir le professeur par un mot écrit que je déposai chez lui en passant. À huit heures moins un quart, je revins le prendre pour l’emmener avec moi au théâtre. Mon petit ami était au plus haut degré de l’agitation, une fleur à sa boutonnière, et sous son bras, pressée contre son cœur, tenant la plus grosse lorgnette que j’aie jamais vue.

— Êtes-vous prêt ? lui demandai-je.

— « Right-all-right », répondit Pesca.

Là-dessus, nous partîmes pour le spectacle.


V


On venait de jouer les dernières notes de l’introduction, et les stalles du parterre étaient toutes remplies lorsque nous entrâmes dans la salle, Pesca et moi.

En revanche, il y avait abondance de places dans le couloir qui entoure le parterre, — et c’était précisément là le poste qui convenait le mieux au but que je m’étais proposé en venant assister à cette représentation. J’allai d’abord me placer contre la barrière qui nous séparait des stalles, et mes yeux cherchèrent le comte dans cette partie du théâtre. Il ne s’y trouvait pas. En revenant le long du couloir, à main gauche de la scène, et en regardant avec attention autour de moi, je le découvris au parterre. Il occupait une excellente place, bien centrale, au troisième rang derrière les stalles. Je me mis exactement sur la même ligne que lui, Pesca demeurant à mon côté.

Le professeur ne savait pas encore dans quel but je l’avais emmené au spectacle, et s’étonnait un peu que nous ne nous rapprochassions pas de la scène.

On leva le rideau, l’opéra commença.

Pendant tout le premier acte, nous gardâmes nos positions ; le comte, absorbé dans l’orchestre et le chant, ne jeta pas même de notre côté, un regard fortuit. Pas une note de la délicieuse musique de Donizetti n’était perdue pour ce fin connaisseur. Dominant tous ses voisins, il souriait, et sa tête colossale, de temps en temps, applaudissait par un mouvement sympathique. Lorsque les gens qui l’entouraient se permettaient de couvrir d’applaudissements la fin d’un morceau, sans tenir le moindre compte de la ritournelle que l’orchestre avait à faire entendre immédiatement après (un public anglais, en pareille circonstance, donne invariablement cette preuve de bon goût), le comte leur jetait un regard où le reproche se mêlait à la pitié, puis levait une main qui semblait les supplier de garder le silence. Aux finesses du chant, aux phrases les plus délicates de la musique, alors que, elles passaient inaperçues pour le reste des spectateurs, ses mains obèses, ornées de gants de chevreau noir allant à merveille, battaient doucement l’une contre l’autre, et attestaient l’appréciation éclairée d’un homme du métier. En pareil cas, son onctueux murmure d’approbation : « Bravo ! Bra-a-a-a ! » traversait les rangs silencieux, comme le ron-ron d’un chat énorme. Les spectateurs, placés immédiatement à ses côtés, — bons campagnards à faces rubicondes, qui se chauffaient délicieusement au soleil des réunions à la mode, — le voyant et l’écoutant, commençaient à l’accepter pour directeur de leur enthousiasme. Plus d’une salve d’applaudissements, venue ce soir-là du parterre, avait reçu le signal de ses mains gantées de noir qui se rapprochaient par un mouvement si doux et si confortable. La vanité gloutonne du personnage absorbait avec un plaisir évident ce tribut payé à sa supériorité critique. Sa large face se ridait et se moirait d’un ample sourire, à chaque instant répété. Pendant les pauses d’un morceau à l’autre, il jetait autour de lui des regards sereins, parfaitement satisfaits de lui-même et de ses semblables : — Sans doute ! sans doute ! ces barbares Anglais me devront quelques enseignements. Ici, comme ailleurs, comme partout, moi, — Fosco, j’impose mon influence, et je siège au premier rang ! Si jamais physionomie exprima quelque chose, la sienne parlait en ce moment, et je crois traduire exactement son langage.

La toile tomba, le premier acte achevé ; les spectateurs se levèrent pour regarder autour d’eux. C’était le moment que j’avais attendu pour savoir si Pesca connaissait le comte.

Celui-ci s’était levé comme les autres, et à l’aide de sa lorgnette examinait avec majesté la foule brillante qui peuplait les loges. Tout d’abord, il nous tournait le dos ; mais, à la longue, il en vint à regarder de notre côté, dans les loges au-dessus de nous, se servant de sa lorgnette pendant les premières minutes, puis l’écartant de ses yeux, mais sans cesser de regarder dans la même direction. Ce fut le moment que je choisis, quand sa figure fut en plein tournée vers nous, pour attirer sur lui l’attention de Pesca.

— Connaissez-vous cet homme, lui demandai-je ?

— Quel homme, cher ami ?

— Ce grand et gros homme, qui là-bas nous fait face.

Pesca, s’élevant sur ses orteils, regarda le comte.

— Non, répondit le professeur. Ce grand personnage m’est tout à fait étranger… Aurait-il une réputation ?… Pourquoi me le montrez-vous ?

— À cause de certaines raisons particulières qui me font souhaiter d’avoir des renseignements sur son compte. C’est un de vos compatriotes ; il se nomme le comte Fosco. Ce nom vous est-il connu ?

— Pas le moins du monde, Walter… Je ne connais ni l’homme ni le nom.

— Êtes-vous bien certain de ne pas le reconnaître ? Regardez encore ; regardez avec soin ! Je vous dirai pourquoi j’y attache tant d’intérêt, quand nous aurons quitté le théâtre… Attendez ! je vais vous aider à monter ici ; vous le verrez mieux…

J’attirai effectivement le petit bonhomme sur le bord de la plate-forme, légèrement surélevée, où sont placées toutes les stalles de parterre. Sa petite taille, une fois là, ne lui faisait plus obstacle ; il pouvait regarder par-dessus la tête des dames, assises à la limite extérieure de la banquette.

Un homme mince, à cheveux blonds, debout près de nous, et que je n’avais pas remarqué jusqu’alors, — il portait à la joue gauche la marque d’une cicatrice, — regarda Pesca très-attentivement, au moment où je l’aidais à monter, et ensuite, plus attentivement encore, suivant la direction imprimée par moi aux regards de Pesca, il se mit à examiner le comte. Notre conversation était peut-être arrivée à ses oreilles, et il se pouvait, — ceci me frappa, — qu’elle eût éveillé sa curiosité.

Cependant Pesca tenait ses yeux ardemment fixés sur cette large face, pleine et souriante, qui, exactement placée devant lui, continuait à regarder en l’air.

— Non, dit-il enfin ; je n’ai, de ma vie, arrêté mes deux yeux sur ce gros bonhomme…

Tandis qu’il parlait, le regard du comte s’abaissa vers les baignoires placées derrière nous, presque au niveau du parterre.

Les regards des deux Italiens vinrent à se rencontrer.

L’instant d’avant, je venais de me convaincre, d’après ses assertions réitérées, que Pesca ne connaissait point le comte. L’instant d’après, je fus tout aussi convaincu que le comte connaissait Pesca.

Il le connaissait ; et, phénomène bien plus étrange, il le redoutait aussi. Nul moyen de se méprendre sur le changement que subit le visage de ce misérable. Les teintes plombées qui modifièrent en un moment sa peau jaune et bilieuse, la rigidité soudaine de tous ses traits, l’examen furtif auquel s’appliquèrent ses yeux d’un gris froid, l’immobilité qui l’envahit de la tête aux pieds, autant de circonstances révélatrices. Une terreur mortelle s’était emparée de lui, corps et âme ; et la cause de cette terreur, c’était bien évidemment qu’il avait reconnu Pesca.

L’individu à la taille mince, à la cicatrice sur la joue, était toujours dans notre voisinage immédiat. De l’effet que la vue de Pesca venait de produire sur le comte, il semblait avoir tiré ses conclusions, tout comme j’avais tiré les miennes. C’était un homme de manières douces et courtoises, qu’on pouvait croire étranger, et l’intérêt qu’il paraissait prendre à nos démarches ne se manifestait par aucun symptôme extérieur dont nous eussions à nous formaliser.

Pour ma part, j’étais étourdi du brusque changement survenu dans la physionomie du comte, stupéfait du tour absolument imprévu que venaient de prendre les événements ; aussi je ne savais plus ni que dire ni comment agir. Pesca dissipa quelque peu cet abasourdissement, en descendant pour se rasseoir auprès de moi, et en prenant le premier la parole.

— Bon Dieu ! s’écria-t-il, quels yeux roule donc l’homme gras ? Est-ce moi qu’il regarde ainsi ? Serais-je fameux sans le savoir ? et comment me connaît-il, moi qui ne le connais pas ?…

Mon regard était toujours fixé sur le comte. Je le vis bouger pour la première fois au moment où, Pesca se rasseyant, son compatriote sembla vouloir ne pas le perdre de vue. Je fus curieux de savoir ce qui arriverait si, dans ces circonstances, l’attention du petit homme était détournée de celui qu’il fascinait ainsi ; je demandai, en conséquence, au professeur si, parmi les dames qui occupaient les loges, il ne reconnaissait pas quelques-unes de ses élèves. Pesca porta immédiatement à ses yeux son énorme lorgnette, et la promena lentement tout autour des galeries, cherchant, le plus consciencieusement du monde, à résoudre la question que je venais de lui poser.

Dès qu’il parut être ainsi préoccupé, le comte tourna sur lui-même, glissa parmi les personnes qui occupaient les stalles au delà de la sienne, dans la direction opposée à nous, et disparut dans le couloir central qui donne issue au parterre. Je saisis Pesca par le bras, et, à son inexprimable surprise, je l’entraînai avec moi au fond du parterre pour couper la retraite au comte, avant que celui-ci pût gagner la porte. Je fus quelque peu étonné, à mon tour, de nous voir devancés par notre fluet voisin, l’homme à la cicatrice, qui sut éviter à temps l’obstacle momentané offert à notre course par quelques spectateurs du parterre, lesquels venaient, eux aussi, de quitter leurs places. Quand nous parvînmes sous le vestibule, le comte avait disparu ; — et le svelte étranger n’était plus là, lui non plus.

— Rentrons ! dis-je, rentrons chez vous, mon cher Pesca ! il faut que je vous parle seul à seul ; que je vous parle sur l’heure…

— « My-soul-bless-my-soul ! » s’écria le professeur au comble de la stupéfaction. De quoi s’agit-il au monde ?…

Je continuai à marcher rapidement, sans répondre un mot. La manière dont le comte avait quitté le théâtre me donnait à penser que son extrême souci d’échapper à Pesca pouvait l’entraîner beaucoup plus loin. En quittant Londres, il m’échappait, à moi aussi. Si je lui laissais seulement un jour de liberté pour agir à sa guise, l’avenir me semblait compromis. Je suspectais aussi cet étranger inconnu, qui avait pris sur nous les devants, et qui me semblait l’avoir suivi à dessein.

Aiguillonné par cette double méfiance, je ne perdis pas grand temps à m’expliquer avec Pesca. Dès que nous fûmes seuls dans sa chambre, je complétai sa confusion et son trouble, en lui exposant mes intentions aussi simplement et d’une manière aussi nette que je l’ai fait dans les pages précédentes.

— Que puis-je à tout ceci, mon bon ami ? criait le professeur, m’implorant à mains jointes : « Deuce-what-the-deuce ! » en quoi puis-je vous servir, Walter, puisque cet homme m’est inconnu ?

— Mais il vous connaît, — il a peur de vous, — il a quitté le théâtre pour vous échapper. Il faut bien qu’il ait ses raisons, Pesca ! Revenez sur votre existence passée, antérieurement à votre arrivée en Angleterre. Vous avez quitté l’Italie, — je le tiens de vous-même, — pour des motifs politiques. Vous ne me les avez jamais fait connaître, et je ne vous questionne pas là-dessus présentement. Tout ce que je vous demande, c’est de consulter vos souvenirs, et de me dire s’ils ne vous suggèrent aucune explication de la terreur qu’un seul regard jeté sur vous paraît avoir causée à cet homme…

Qu’on juge de ma surprise, quand je vis ces mots si parfaitement insignifiants à mes yeux, avoir sur Pesca une influence analogue à celle que sa vue exerçait l’instant d’avant sur le comte. Le visage rosé de mon petit ami pâlit et blêmit tout aussitôt. Tremblant de la tête aux pieds, il s’écarta lentement de moi.

— Walter, disait-il, vous ne savez pas ce que vous me demandez…

Il articulait ces mots à voix basse ; il me regardait comme si je venais de lui dénoncer un danger caché pour tous deux. En moins d’une minute de temps, ce petit homme, que j’avais toujours connu vif, original et de facile humeur, se trouva tellement changé, que venant à le rencontrer dans la rue, sous ces dehors qui m’étaient absolument nouveaux, je ne l’aurais certainement pas reconnu.

— Excusez-moi, lui répondis-je, si, tout à fait sans le vouloir, j’ai pu vous peiner ou vous blesser. Rappelez-vous le tort cruel que le comte a infligé à ma femme. Rappelez-vous que ce tort ne sera jamais réparé, si je n’acquiers les moyens de le contraindre à lui rendre justice. C’est pour elle que je parlais, Pesca ; — je vous demande encore de me pardonner, et ne saurais rien dire de plus…

Je me levai pour partir. Avant que j’eusse gagné la porte, il m’arrêta.

— Un moment, disait-il. Vous m’avez ébranlé de la tête aux pieds. Vous ne savez ni comment ni pourquoi j’ai quitté mon pays. Laissez-moi me remettre, laissez-moi, si je puis, réfléchir un peu…

Je repris mon fauteuil. Il arpentait la pièce en long et en large, s’adressant à lui-même, dans sa langue natale, des propos incohérents. Après bien des tours, il vint tout d’un coup à moi, et posant ses petites mains sur ma poitrine, avec une tendresse, une solennité singulières :

— Sur votre cœur et votre âme, Walter, me dit-il, n’avez-vous aucun autre intermédiaire que moi pour arriver à cet homme ?

— Aucun, répondis-je.

Il me quitta de nouveau : il ouvrit la porte de la chambre et jeta un regard de précaution dans le corridor ; puis il la referma, et revint.

— Vous avez conquis des droits sur moi, Walter, me dit-il, le jour où vous me sauvâtes la vie. Elle était à vous dès ce moment, et pour l’heure où il vous plairait de la reprendre. Reprenez-la donc aujourd’hui !… Oui, certes ! je ne dis rien de trop… Aussi vrai que le bon Dieu est sur nos têtes, les paroles que je vais prononcer mettront ma vie dans vos mains…

Le tremblement ému avec lequel fut prononcée cette bizarre adjuration porta dans mon esprit la conviction qu’il disait la vérité.

— Prenez bien garde à ceci, continua-t-il, agitant les mains vers moi, dans la véhémence de son émotion. Il n’existe en mon esprit aucune sorte de lien entre cet homme que vous appelez Fosco, et le passé sur lequel me force à revenir l’affection que j’ai pour vous. Si vous découvrez ce fil, gardez-le pour vous ; ne m’en dites rien !… Je vous en prie et supplie à genoux, laissez-moi mon ignorance ; laissez-moi rester aveuglé sur l’avenir, comme je le suis à cette heure ; laissez-moi rester innocent de tout le mal qu’une telle découverte pourra produire !…

Je voyais la peine qu’il avait à s’exprimer en anglais, dans une occasion trop sérieuse pour lui permettre l’usage de son vocabulaire familier, ajouter singulièrement à la difficulté des aveux devant lesquels il venait de reculer. Or, comme j’avais, dans les premiers temps de notre intimité, appris à lire et à comprendre sa langue natale, sinon à la parler moi-même, je lui proposai de s’exprimer en italien, tandis que je rédigerais en anglais les questions qui me sembleraient nécessaires pour éclaircir le sujet. Il accepta cette combinaison. Ce fut dans sa langue, au rapide courant, — et prononcés avec une agitation véhémente accusée par la mobilité perpétuelle de ses traits et la brusquerie passionnée de sa gesticulation étrangère, mais sans qu’il en vînt jamais à élever la voix, — ce fut ainsi, dis-je, que j’entendis les mots destinés à m’armer pour la dernière lutte dont ce récit doit résumer le souvenir[13].

— Vous ne savez rien des motifs qui m’ont fait quitter l’Italie, commença-t-il, si ce n’est que, de près ou de loin, ils tiennent à la politique. Si j’avais été simplement poussé dans ce pays par les persécutions de mon gouvernement, je n’aurais caché ces motifs ni à vous ni à personne. J’ai dû les dissimuler, au contraire, parce qu’aucune autorité régulière n’a prononcé contre moi la sentence d’exil. Vous avez entendu parler, Walter, des sociétés politiques cachées dans toute grande cité du continent européen ? J’appartenais, en Italie, à l’une de ces sociétés ; — en Angleterre, je lui appartiens encore. Quand je suis venu en ce pays, je suis venu par ordre de mon chef. J’exagérais le zèle, dans le feu de ma jeunesse. Je courais le risque de me compromettre, et de ne pas me compromettre seul. Pour cette raison, j’eus ordre d’émigrer en Angleterre et d’y attendre qu’on disposât de moi. J’ai obéi, — j’ai attendu, — j’attends encore. Demain, je puis être appelé au dehors. Dans dix ans, je cours même chance. Pour moi, c’est tout un ; — je suis ici, je vis du produit de mes leçons, et j’attends le signal. Je ne viole, du reste, aucun serment (vous allez tout à l’heure savoir pourquoi) en complétant ma confidence par le nom de la société à laquelle j’appartiens. Seulement, je mets ma vie à votre disposition. Si d’autres savent jamais que mes lèvres ont articulé ce que je vous dis aujourd’hui, aussi vrai que nous voilà maintenant assis l’un près de l’autre, je suis un homme perdu !…

Ce qu’il ajouta fut murmuré à mon oreille. Je garde le secret qu’il me communiqua ainsi. L’association dont il faisait partie sera très-suffisamment particularisée, pour le but dans lequel ces pages sont écrites, si je la désigne simplement, dans les rares occasions où il devra être question d’elle, parle nom de « la Fraternité ».

— L’objet de la Fraternité, continua Pesca, est le même en somme, que celui des autres sociétés politiques du même ordre : — la destruction de la tyrannie et la revendication du droit des peuples.

La Fraternité repose sur deux principes. Aussi longtemps que la vie d’un homme est utile, même simplement inoffensive, il a le droit d’en jouir. Mais si sa vie porte préjudice au bien-être de ses semblables, ce droit lui est enlevé ; ce n’est plus un crime, c’est positivement un mérite que la lui ôter. Il ne m’appartient pas de dire en quelles effroyables circonstances d’oppression et de misère cette société a pu se former. Il ne vous appartient pas davantage, — à vous autres Anglais, possédant votre liberté depuis si longtemps que vous avez oublié le sang versé, les extrémités subies pendant la lutte qui vous l’a donnée, — il ne vous appartient pas de dire à quelle limite peut ou ne peut pas s’arrêter l’exaspération de ces hommes que l’esclavage de leur pays a rendus fous de colère. Le fer qui a pénétré dans nos âmes y est entré à des profondeurs qu’il vous est interdit de sonder. Laissez le réfugié à sa douleur ! riez de lui, méfiez-vous de lui, émerveillez-vous de cette secrète individualité qui se conserve en lui comme le feu sous la cendre, parfois masquée sous les dehors tranquilles, la « respectabilité » bourgeoise d’un homme comme moi, quelquefois sous l’écrasante pauvreté, les farouches guenilles d’hommes moins heureux, moins souples, moins patients que je ne le suis ; — mais gardez-vous de nous juger ! Au temps de votre Charles Ier, vous eussiez pu nous apprécier à notre juste valeur ; mais vos longues habitudes de liberté vous ont rendus incapables de savoir ce que nous sommes…

Les sentiments les plus intimes semblaient, pendant qu’il parlait ainsi, se révéler comme à regret ; pour la première fois de notre vie, il me laissait lire à toutes les pages de son cœur ; — et pourtant sa voix ne s’élevait pas ; et la crainte où le jetaient ces terribles révélations ne cessait de peser sur lui.

— Vous ne pouvez cependant, reprit-il, penser de cette société autrement que des autres. Selon vos idées anglaises, elle a pour but l’anarchie et la révolution. Elle prend la vie d’un mauvais roi ou d’un mauvais ministre, comme si l’un et l’autre étaient des bêtes féroces sur lesquelles on doit tirer à la première occasion. Soit, je vous accorde ceci. Pourtant, les lois de la Fraternité ne sont celles d’aucune autre société politique à la surface du globe. Les membres ne se connaissent point l’un l’autre. Il y a un président en Italie, il y a des présidents hors de ce pays. Chaque président a son secrétaire. Les présidents et les secrétaires connaissent les membres ; mais les membres demeurent tous étrangers les uns aux autres, jusqu’à ce que leurs chefs jugent à propos, de par la nécessité politique de l’époque, ou en vertu des besoins privés de la société, de les mettre en rapports individuels. Moyennant cette sauvegarde, nous sommes admis sans prêter serment. Notre affiliation à la Fraternité est attestée par une marque secrète que nous portons tous, et qui dure autant que nous-mêmes. On nous prescrit de poursuivre chacun notre profession, et de rendre seulement compte de nous-mêmes, quatre fois par an, au président ou au secrétaire, pour le cas où nos services auraient à être requis. On nous avertit que, si nous trahissons la Fraternité, ou si nous lui faisons tort en nous mettant au service d’intérêts contraires, nous mourrons en vertu de ses principes, — nous mourrons de la main d’un étranger, envoyé pour nous frapper peut-être de l’autre bout du monde, — ou de la main d’un ami intime qui, durant tout le temps de notre liaison, était, à notre insu, un membre de la terrible Fraternité. Quelquefois la sentence mortelle est ajournée ; quelquefois elle suit la trahison comme le coup suit le coup. Notre premier devoir est de savoir attendre ; notre second de savoir obéir au premier signal. Certains d’entre nous attendront toute leur vie, et ne seront jamais appelés à l’œuvre. D’autres, au contraire devront ou l’accomplir ou la préparer, dès le jour même de leur admission. Moi qui vous parle, — ce petit homme que vous connaissez d’humeur joyeuse et facile, et qui, par instinct, lèverait à peine son mouchoir sur la guêpe importune qui bourdonne autour de son visage, — moi-même, dans ma première jeunesse, provoqué par des griefs si affreux que je ne saurais vous en parler, j’entrai dans la Fraternité par la même fougueuse impulsion qui m’eût fait me couper la gorge. Maintenant, il faut que j’y reste ; — et quoi que je puisse penser d’elle, refroidi par l’âge et calmé par une meilleure fortune, elle me tient, et me gardera jusqu’au jour de ma mort. Pendant que je séjournais encore en Italie, je fus choisi pour secrétaire, et tous les membres reçus à cette époque qui furent mis face à face avec mon président, furent également mis face à face avec moi…

Je commençais à le comprendre ; je voyais à quelles issues nous amenait peu à peu son étrange révélation. Il attendit un moment, attachant sur moi un regard expressif, — et cherchant à deviner ce qui se passait dans ma pensée, avant de reprendre la parole.

— Vous avez déjà tiré votre conclusion, me dit-il quand il se crut fixé. Je le vois à votre physionomie. Ne me dites rien ; gardez le secret vis-à-vis de moi sur ce qui se passe en vous. Laissez-moi consommer le sacrifice de moi-même que vous m’avez demandé ; puis abandonnons ce sujet pour n’y jamais revenir…

Il me fit signe de ne pas lui répondre, se leva, ôta son habit et releva sur son bras gauche la manche de sa chemise.

— Je vous ai promis que cette confidence serait complète, murmurait-il à mon oreille, et les yeux fixés du côté de la porte. Quoi qu’il puisse arriver, vous n’aurez pas à me reprocher de vous avoir rien caché de ce qui pouvait vous être bon à savoir. Je vous ai dit que la Fraternité constate l’affiliation de ses membres par une marque ineffaçable. Voyez par vous-même, et cette marque, et la place où on l’empreint…

Il leva son bras, et fort haut dans la partie supérieure en dedans, me montra, profondément imprimée dans la chair, une empreinte rouge de sang, obtenue au moyen du feu. Je m’abstiendrai de décrire le symbole que représentait cette marque. Il suffira de savoir qu’elle était de forme circulaire, et de si petites dimensions qu’un shilling l’aurait entièrement recouverte.

— Avec cette marque à jamais imprimée là, me dit-il en recouvrant son bras, un homme est partout reconnu comme membre de la Fraternité. Celui qui l’a trahie est tôt ou tard découvert par les chefs qui le connaissent, président ou secrétaire, selon l’occurrence. Découvert par les chefs, cet homme est mort. « Aucunes lois au monde ne sauraient le protéger. Souvenez-vous de ce que vous avez vu et entendu ; tirez-en les conclusions que vous voudrez ; agissez ensuite à votre guise. Mais, au nom de Dieu, quoi que vous veniez à découvrir, quoi que vous vous décidiez à faire, ne me dites rien ! Laissez-moi rester affranchi d’une responsabilité dont la seule idée me fait horreur, et qui, pour le moment, j’en ai la conscience, ne pèse pas encore sur moi. Je vous le dis pour la dernière fois : sur mon honneur de gentleman, sous mon serment de chrétien, — si l’homme que vous m’avez montré à l’Opéra me connaît, il est si changé ou si bien déguisé que je ne le reconnais point. J’ignore ce qu’il fait ou veut faire en ce pays ; autant que je le sache, je ne l’ai jamais vu, et je n’ai jamais entendu, avant cette soirée, le nom sous lequel il se présente. C’est tout ce que j’ai à dire. Et maintenant, Walter, quittez-moi !… Je suis accablé par ce qui vient d’arriver, effrayé de mes propres aveux. Laissez-moi m’efforcer de redevenir moi-même pour le jour où nous nous rencontrerons de nouveau…

Il se laissa tomber dans un fauteuil ; et se détournant de moi, cacha sa figure dans ses mains. J’ouvris doucement la porte, de manière à ne pas le déranger, — et prononçai fort bas mes quelques paroles d’adieu, pour qu’il pût, à son gré, ou les entendre ou y rester sourd.

— Je conserverai au plus profond de mon cœur, lui dis-je, le souvenir de tout ce qui s’est passé ce soir. Vous ne vous repentirez jamais d’avoir eu confiance en moi. Puis-je venir vous trouver demain matin ? Neuf heures, ce sera-t-il trop tôt ?

— Venez, Walter, répondit-il avec un regard affectueux, et parlant anglais de nouveau, comme s’il eût été pressé, maintenant, de reprendre le cours de nos anciennes relations. Venez vous asseoir à mon modeste déjeuner, avant que je parte pour aller donner mes leçons.

— Bonne nuit, Pesca !

— Bonne nuit, mon ami.


VI


Je restai convaincu, dès que je me trouvai hors de la maison, qu’une seule alternative m’était laissée ; c’était d’agir immédiatement, d’après les renseignements qui venaient de m’être donnés ; — de m’assurer du comte, dès ce soir ; — ou de risquer, si je retardais seulement jusqu’au matin, la perte de la dernière chance qui restât encore à Laura. Je regardai à ma montre ; il était dix heures.

Je ne pouvais douter le moins du monde des projets qu’avait le comte au sortir du théâtre. En se dérobant à nous, il préludait évidemment à son évasion de Londres. Il portait à son bras la marque de la Fraternité ; j’en étais aussi certain que s’il m’en avait montré la sanglante empreinte, et il avait sur la conscience d’avoir trahi la Fraternité, — je m’en étais assuré au moment où il reconnaissait Pesca.

Il était facile de comprendre pourquoi Pesca ne l’avait pas reconnu. Un homme doué comme le comte ne devait pas encourir la terrible rétribution de l’espionnage, sans veiller sur sa sécurité personnelle avec autant de soin qu’il en pouvait mettre à s’assurer les odieux bénéfices de sa profession. Ce visage complément rasé que j’avais signalé à l’Opéra, pouvait fort bien être apparu à Pesca, jadis, couvert d’une barbe épaisse ; les cheveux, d’un brun foncé, n’étaient peut-être qu’une perruque ; quant au nom du comte, c’était évidemment un pseudonyme. Le temps, d’ailleurs, s’était sans doute fait son complice ; son énorme embonpoint avait dû se développer avec l’âge. Il existait toute espèce de raisons pour que Pesca ne l’eût pas reconnu ; — toute espèce de raisons, également, pour qu’il eût reconnu Pesca, dont les singuliers dehors faisaient, en toutes circonstances, un homme assez remarquable.

J’ai dit que je n’avais aucun doute sur les intentions qu’avait eues le comte en s’échappant du théâtre. Comment en aurais-je douté, quand je l’avais vu, de mes propres yeux, se croire reconnu par Pesca malgré tous les changements survenus dans son extérieur, et s’estimer, par conséquent, en danger de mort. Si donc je pouvais, ce soir-là même, avoir une entrevue avec lui, si je pouvais lui montrer que, moi aussi, je savais sa vie en péril, quel en serait le résultat ? Tout simplement celui-ci : l’un de nous serait maître de la situation ; l’un de nous serait inévitablement à la merci de l’autre.

Je me devais à moi-même de réfléchir aux chances contraires avant de les affronter ; je devais à ma femme de faire tout ce qui dépendrait de moi pour amoindrir le péril.

Les chances contraires n’appelaient pas une bien longue énumération ; elles se confondaient toutes en une seule. Si le comte venait à découvrir, par mon propre aveu, que pour assurer son salut, sa plus simple ressource était de m’ôter la vie, il était bien le dernier homme du monde qui dût hésiter à me prendre en traître, me tenant sans témoins à sa discrétion. Les seuls moyens de défense que je pusse employer contre lui pour diminuer le péril, s’offrirent assez clairement à mon esprit après quelques moments de réflexion sérieuse. Préalablement à la déclaration de guerre que j’allais lui porter, et à la menaçante découverte dont j’allais personnellement l’informer, il fallait loger cette découverte en tel lieu qu’il pût immédiatement en être fait usage contre lui, et qu’elle demeurât à l’abri de toutes ses tentatives pour l’anéantir. Si, avant de me placer à sa portée, je creusais la mine sous ses pieds et si une tierce personne était par moi chargée d’y mettre le feu à l’expiration d’un certain délai, à moins d’avoir reçu avis contraire ou de ma propre main ou de ma propre bouche, — évidemment, alors, la sécurité du comte dépendrait tout à fait de la mienne, et, même dans sa maison, même à sa merci, je pourrais conserver sur lui la haute main.

Quand cette idée me vint, j’étais près du nouveau domicile que nous avions pris à notre retour des bords de la mer. Je rentrai, à l’aide de mon passe-partout, sans déranger personne. Une lumière brûlait dans le vestibule. Je m’en servis pour monter furtivement dans mon atelier faire mes préparatifs, et me hasarder ensuite, tête baissée, à mon entrevue avec le comte, avant que Laura et Marian pussent avoir le plus léger soupçon de ce que je comptais faire.

Une lettre adressée à Pesca m’avait semblé la précaution la plus sûre qu’il me fût possible de prendre. Je l’écrivis en ces termes :

« L’homme que je vous ai désigné à l’Opéra est un membre de la Fraternité, un membre infidèle et traître. Vérifiez, sans une minute de retard, cette double assertion. Vous savez sous quel nom il vit en Angleterre. Son adresse est au no 5, Forest-Road, Saint-John’s Wood. De par l’attachement que vous m’aviez voué, employez l’autorité qui vous a été remise, employez-la sans merci, sans délai, contre cet homme. J’ai tout risqué, tout perdu ; — j’ai payé de ma vie cet échec décisif. »

J’enfermai dans une enveloppe, dûment scellée ces lignes que j’eus soin de dater et de signer. À l’extérieur du pli, j’écrivis la recommandation suivante : « Conservez ce paquet sans l’ouvrir, jusqu’à demain matin, neuf heures. Si, d’ici là vous ne m’avez pas vu, et si rien ne vous est arrivé de ma part, rompez le cachet, au coup de l’horloge, et prenez connaissance de ce qu’il contient. » J’ajoutai mes initiales, et, plaçant le tout dans une seconde enveloppe cachetée, j’y inscrivis l’adresse de Pesca.

Il ne restait plus qu’à trouver les moyens de faire parvenir immédiatement ma lettre à sa destination. J’aurais alors accompli tout ce que je pouvais faire. Si quelque chose m’arrivait chez le comte, j’avais pourvu à ce qu’il en fût rendu responsable, j’avais préparé l’expiation de son crime.

Que les moyens d’empêcher son évasion, en telle circonstance qu’il la voulût tenter, fussent à la disposition de Pesca si ce dernier voulait s’en prévaloir, je ne conservais pas, à cet égard, la moindre incertitude. Le désir extraordinaire qu’il avait manifesté de n’être point éclairé sur l’identité du comte, — ou, en d’autres termes, de rester dans une ignorance des faits qui l’autorisât en conscience à ne point agir, — montrait clairement que, sans qu’il eût voulu me l’avouer, il avait en main les moyens d’exercer la terrible justice de la Fraternité. La fatale certitude avec laquelle la vengeance des associations politiques étrangères sait atteindre un traître à la cause, en quelque lieu qu’il se puisse cacher, avait été attestée par de trop fréquents exemples pour me laisser là-dessus le moindre doute, bien que je fusse loin de connaître en détail leurs sombres annales. Sans envisager ce sujet autrement qu’avec mes souvenirs comme lecteur de journaux, ne me rappelais-je pas mille histoires, ayant Londres ou Paris pour théâtre, d’étrangers qu’on avait trouvés poignardés dans les rues, sans qu’on ait jamais pu se mettre sur la trace de leurs assassins ; — de cadavres ou de lambeaux de cadavres, jetés dans la Tamise ou la Seine par des mains demeurées inconnues ; — de morts violentes secrètement arrivées, et dont on ne pouvait se rendre compte par aucune autre explication. Je n’ai rien déguisé, dans ces pages, de ce qui se rapporte personnellement à moi, — et je ne prétends pas dissimuler que je croyais avoir écrit la sentence de mort du comte Fosco, si venait à se produire le fatal événement qui autorisait mon ami le professeur à ouvrir ma lettre.

Je descendis au rez-de-chaussée de la maison pour demander à mon hôte s’il ne pourrait pas me procurer un messager, lorsque, sur l’escalier, je le rencontrai qui montait. Il m’offrit aussitôt son fils, jeune garçon intelligent et alerte. Nous l’appelâmes, et je lui donnai ses instructions. Il devait porter la lettre, en cabriolet, la remettre en mains propres au professeur Pesca, et me rapporter, en quelques mots, un reçu de ce gentleman ; revenu en cabriolet, il garderait sa voiture à la porte, pour que j’en pusse disposer à mon tour. Il était alors bien près de dix heures et demie. Je calculai qu’en vingt minutes, plus ou moins, ce garçon pouvait être de retour. et que vingt minutes de plus me suffiraient pour me trouver rendu à Saint-John’s-Wood.

Après le départ de mon messager, je retournai dans ma chambre où je consacrai quelques minutes à mettre en ordre certains papiers, de manière à ce que, si malheur arrivait, on pût les retrouver sans peine. Je mis sous enveloppe cachetée la clef du vieux bureau où ces papiers étaient enfermés, et je la laissai sur la table avec le nom de Marian écrit sur ce petit paquet. Cela fait, je descendis au salon, où je comptais trouver Laura et Marian attendant ma rentrée de l’Opéra. Pour la première fois je sentis ma main trembler, en la posant sur le bouton de la porte.

Marian était seule dans cette pièce. Elle lisait ; et lorsque j’entrai, tout étonnée, elle regarda sa montre.

— Comme vous rentrez de bonne heure ! me dit-elle. Vous avez dû partir avant la fin de l’Opéra ?

— Oui, répondis-je. Ni Pesca ni moi ne sommes restés jusqu’au bout… Où est donc Laura ?

— Elle avait, ce soir, une de ces mauvaises migraines, et je lui ai conseillé d’aller se mettre au lit, aussitôt après le thé…

Sous prétexte que je désirais savoir si Laura était endormie, je me hâtai de quitter le salon. Les vifs regards de Marian commençaient à scruter ma physionomie ; son instinct subtil et prompt l’avertissait déjà que j’avais un poids sur la conscience.

Lorsque j’entrai dans la chambre à coucher, et lorsque à la lueur vacillante de la veilleuse, je me rapprochai du lit, ma femme dormait.

Il n’y avait pas encore tout un mois que nous étions mariés. Si mon cœur me pesait, si ma résolution fléchit encore pour quelques instants, lorsque je vis son beau visage fidèlement tourné, dans son sommeil, vers l’oreiller sur lequel devait reposer ma tête, — quand je vis sa main laissée à découvert, et tout ouverte, comme pour inviter la mienne aux étreintes du retour, — bien certainement on me trouvera quelques excuses. Je m’accordai à peine deux ou trois minutes pour m’agenouiller à la tête du lit, et contempler de près ce visage adoré, — de si près que son souffle, allant et venant caressait mon front et mes joues. À peine osai-je poser mes lèvres sur sa main et sur sa tête, au moment de m’éloigner. Dormant encore, elle changea de position et murmura mon nom, mais sans ouvrir les yeux. À la porte, je m’arrêtai de nouveau pour lui jeter un regard. — Que Dieu, ma bien-aimée, vous bénisse et veille sur vous !… murmurai-je en la quittant sur l’escalier. Marian m’attendait. Elle tenait à la main un papier plié.

— Le fils du propriétaire a rapporté ceci pour vous, me dit-elle. Il a ramené à la porte un cabriolet. Il prétend que vous lui avez enjoint de le garder pour votre usage.

— Il dit vrai, Marian. J’ai besoin du cabriolet… Je vais sortir encore…

Tout en parlant, je descendais l’escalier, et j’entrai dans le salon pour lire, à la clarté de la lampe placée sur la table, le papier qui venait de m’être remis. Il contenait ces deux phrases, de la main de Pesca :

« Votre lettre est reçue. Si je ne vous vois pas avant l’heure indiquée, je romprai le cachet au coup de l’horloge. »

Je plaçai le papier dans mon portefeuille, et m’acheminai vers la porte. Marian m’arrêta sur le seuil, et me repoussa doucement dans le salon, où les clartés de la lampe tombaient en plein sur mon visage. Elle me tenait par les deux mains, et ses yeux chercheurs ne quittaient plus mes yeux.

— Je le vois, dit-elle d’une voix basse, mais émue ; vous allez ce soir tenter la dernière chance.

— Oui, lui répondis-je du même ton. La dernière et la meilleure.

— Mais non pas seul !… Non pas seul, Walter, pour l’amour de Dieu ! Souffrez que j’aille avec vous. Parce que je ne suis qu’une femme, n’allez pas me refuser ! je vous accompagnerai ; il faut que je vous accompagne ! Je n’entrerai pas, je resterai dans le cabriolet…

Et il me fallut, à mon tour, la retenir de force. Elle tenta de m’échapper et d’arriver la première à la porte.

— Si vous voulez m’être utile, lui dis-je, demeurez ici, et passez la nuit dans la chambre de Laura. Que seulement je puisse partir l’esprit tranquillisé sur le compte de ma femme, et je réponds du reste. Allons, Marian, un baiser d’adieu ! et prouvez-moi que vous aurez le courage d’attendre mon retour…

Je n’osai pas lui donner le temps d’ajouter un seul mot. Elle voulait encore me retenir ; mais je déjoignis ses mains… L’instant après, j’étais hors de la pièce. L’enfant qui m’attendait en bas m’entendit descendre et ouvrit la porte du vestibule. Je sautai dans le cabriolet avant que le cocher eût pu quitter son siège pour m’ouvrir : « Forest Road, Saint-John’s-Wood ! lui criai-je par la portière de devant, et je paie double si j’y arrive dans un quart d’heure ! — je m’en charge, monsieur !… » Je regardai à ma montre ; il était onze heures. Pas une minute à perdre.

La rapide allure du cabriolet, la pensée que chaque seconde, à présent, me rapprochait du comte, la conviction que j’étais enfin embarqué, sans plus de délai ni d’obstacles, dans ma périlleuse entreprise, me donnaient une telle fièvre et m’excitaient à ce point, que je criais sans cesse à mon conducteur de marcher plus vite et plus vite encore. Quand nous quittâmes les rues pour entrer sur la route de Saint-John’s-Wood, mon impatience toujours accrue me dominait tellement que, debout dans le cabriolet et le cou tendu hors de la portière, je cherchais à voir, avant de l’atteindre, le but de ma course effrénée. L’horloge d’une église sonnait le quart dans l’éloignement, à l’instant même où nous tournions dans Forest-Road. J’arrêtai le cocher à quelque distance de la maison du comte ; — je le renvoyai après l’avoir payé ; — puis, je marchai vers la porte.

Comme j’approchais du guichet du jardin, je vis une autre personne qui, dans la direction opposée à la mienne, avançait du même côté. Nous nous rencontrâmes sous un des réverbères de la route, et nous échangeâmes un regard curieux. Je reconnus sur-le champ l’étranger aux cheveux blonds, l’inconnu à la joue balafrée, et je m’imaginai que lui aussi me reconnaissait. Il ne dit rien, cependant, et au lieu de s’arrêter comme moi devant la maison, il continua lentement sa promenade nocturne. Un simple hasard l’avait-il donc amené dans Forest-Road ? ou bien avait-il suivi le comte depuis sa sortie de l’Opéra ?

Je ne cherchai point à résoudre ces questions. Après avoir attendu quelques instants, et lorsque l’étranger qui s’éloignait à pas lents, fut tout à fait hors de vue je sonnai la cloche d’appel. Il était alors onze heures vingt minutes, — bien assez tard pour que le comte pût aisément se débarrasser de moi, sous prétexte qu’il était au lit.

Pour me prémunir contre une telle défaite, je ne vis qu’un moyen : c’était de lui faire passer mon nom sans formuler aucune question préliminaire, et de lui mander en même temps que j’avais des motifs sérieux pour souhaiter d’être admis chez lui à cette heure indue. En conséquence, tandis que j’attendais, j’avais tiré de mon portefeuille une de mes cartes, et au-dessous de mon nom j’avais écrit : « Pour une affaire très-sérieuse. » La fille de service entr’ouvrait la porte au moment où je traçais ce dernier mot ; et ce fut avec une méfiance évidente qu’elle me demanda « ce qui pouvait m’être agréable ? »

— Ayez la bonté de porter ceci à votre maître, lui répondis-je en lui remettant la carte.

À l’attitude hésitante de cette jeune fille, je vis bien que, si j’avais tout d’abord demandé le comte, elle aurait tout simplement exécuté sa consigne en me répondant qu’il n’était pas chez lui. La confiance parfaite avec laquelle je lui remis ma carte parut l’étourdir complétement. Après m’avoir examiné dans son trouble, d’un air effaré, la pauvre fille porta mon message à l’intérieur, non sans refermer la porte derrière elle, et me laissant à la belle étoile dans le jardin.

Au bout d’une minute, ou à peu près, elle reparut. « Son maître m’envoyait mille compliments ; serais-je assez bon pour mentionner l’objet de ma visite ? » — Mille compliments, à mon tour, répondis-je, et veuillez dire à votre maître que l’objet de ma visite doit se traiter avec lui seul… De nouveau, elle me quitta, — revint de nouveau, — et, cette fois, me pria d’entrer.

Je la suivis à l’instant même. La seconde d’après, je pénétrais chez le comte.


VII


Il n’y avait point de lustre dans le vestibule ; mais, à la clarté douteuse de la chandelle de cuisine que le domestique avait montée pour m’éclairer, je vis une dame d’un certain âge sortir à petit bruit d’une des chambres du fond, au rez-de-chaussée. Comme j’entrais sous le vestibule, elle me jeta un regard de vipère, mais ne prononça pas une parole, et monta lentement à l’étage supérieur, sans me rendre le salut que je lui avais adressé. J’avais assez lu le « Journal de Marian » pour reconnaître en cette personne, sans risque d’erreur, madame la comtesse Fosco.

La fille de service me conduisit vers la pièce que la comtesse venait de quitter. En y entrant, je me trouvai face à face avec le comte.

Il avait encore son costume de soirée, à l’exception de l’habit, négligemment jeté sur le dossier d’un fauteuil. Ses manches de chemise étaient relevées au-dessus du poignet, — mais non plus haut. D’un côté, il avait près de lui un sac de nuit ; de l’autre, une caisse. Des livres, des papiers, des effets d’habillement étaient éparpillés dans la chambre. Sur une table, à côté de la porte, était installée la cage, si souvent décrite par Marian, où il logeait ses petites souris blanches. Les serins et le kakatoès habitaient sans doute quelque autre pièce. Lui-même était assis devant la caisse, qu’il s’occupait à garnir, et à mon entrée, il se leva pour me recevoir, tenant quelques papiers à la main. Sa figure gardait encore des traces bien évidentes de la commotion qu’il avait subie à l’Opéra. Ses joues chargées d’embonpoint, semblaient avoir perdu de leur ferme consistance ; ses yeux, d’un gris froid, indiquaient, par leur mobilité, une vigilance furtive. Sa voix, sa physionomie, ses façons trahissaient à l’envi la même soupçonneuse méfiance, tandis qu’il avançait d’un pas au-devant de moi, et m’invitait, avec une courtoisie glaciale, à prendre un fauteuil.

— Vous venez ici pour affaire, monsieur ? me dit-il. Je suis vraiment embarrassé pour deviner de quelle affaire il peut être question entre nous…

La curiosité qui se révélait très-ouvertement dans les regards que, tout en parlant, il tenait obstinément fixés sur mon visage, me donna l’assurance que, naguère, à l’Opéra, j’avais complètement échappé à son attention.

Pesca s’était d’abord offert à ses yeux ; et de ce moment à celui où il avait quitté la salle, il n’avait pas vu autre chose. Mon nom avait dû nécessairement lui suggérer que je venais le trouver dans des vues hostiles ; — mais, jusque-là, il semblait ignorer de la manière la plus absolue quelle était au juste la nature de ma mission.

— Je suis fort heureux de vous rencontrer ici, ce soir, lui dis-je. Vous paraissez vous disposer à quelque voyage.

— Est-ce que votre affaire et mon voyage ont quelque rapport l’un avec l’autre ?

— Cela pourrait être, à certains égards.

— Et à quels égards, s’il vous plaît ? Sauriez-vous où je dois me rendre ?

— Non. Je sais seulement pourquoi vous quittez Londres…

Avec la rapidité de la pensée, il se glissa derrière moi, ferma la porte de la chambre, et mit la clef dans sa poche.

— Vous et moi, monsieur Hartright, me dit-il, nous nous connaissons à merveille de réputation. N’auriez-vous pas réfléchi, par hasard, en me venant trouver dans cette maison, que je ne suis pas précisément un homme à traiter par-dessous la jambe.

— En effet, répliquai-je, j’ai songé à cela. Aussi ne suis-je point venu avec de pareilles intentions. Je compte traiter avec vous une affaire de vie ou de mort, — et si cette porte, que vous venez de fermer, s’ouvrait en ce moment toute grande, rien de ce que vous pourriez dire ou faire ne me persuaderait d’en franchir le seuil…

À ces mots, je pénétrai plus avant dans la chambre, et je restai debout en face de lui, sur l’épaisse natte étendue devant le foyer. Il établit un fauteuil en travers de la porte, et s’y installa, le bras gauche étendu sur la table. La cage aux souris blanches était près de lui, et quand ce bras énorme ébranla la table en s’y posant, les pauvres petites bêtes, quittant leur dortoir, vinrent lorgner leur maître par les interstices du grillage aux couleurs éclatantes.

— Une affaire de vie ou de mort, répéta-t-il, se parlant à lui-même. Ces paroles sont peut-être plus sérieuses que vous ne pensez. En somme, que voulez-vous dire ?

— Ce que je dis, et pas autre chose…

Une épaisse transpiration commençait à humecter son large front. Sa main gauche, à la dérobée, glissait le long des bords de la table. Cette table avait un tiroir fermant à clef ; la clef se trouvait dans la serrure. Son index et son pouce se placèrent sur l’anneau de la clef, mais sans la faire tourner encore.

— Vous savez pourquoi je quitte Londres ? continua-t-il. Veuillez donc, s’il vous plaît, me dire la raison de mon départ… Tout en parlant, il tournait doucement la clef ; — le tiroir, désormais, était ouvert.

— Je puis faire mieux que cela, lui répondis-je ; je puis, si vous le voulez, vous montrer cette raison.

— Me la montrer ! Comment ?

— Vous avez ôté votre habit, lui dis-je. Relevez la manche de votre chemise sur votre bras gauche, et vous y verrez ce que je vous annonce…

Les mêmes teintes, livides et plombées, que j’avais vues, au théâtre, passer sur son visage, s’y montrèrent de nouveau. Le funeste éclat de ses yeux arrivait, droit et fixe, sur les miens. Il ne dit pas un mot. Sa main gauche cependant, ouvrit le tiroir de la table et s’y glissa sans bruit. Le frottement de quelque objet pesant qu’il y remuait sans que je pusse le voir, bruit un instant, puis cessa. Le silence qui suivit fut tellement complet que l’imperceptible grignotement des souris blanches qui mordillaient les fils de fer de leur prison arrivait distinctement jusqu’à mes oreilles.

Ma vie ne tenait qu’à un fil, — et je le savais. À ce moment suprême, je pensais avec son esprit, je touchais avec ses doigts ; — je savais parfaitement, comme si je l’eusse vu, ce que le tiroir dérobait à mes yeux.

— Ne vous pressez pas, lui dis-je. Vous avez fermé la porte ; — vous voyez que je ne bouge point ; — vous voyez que mes mains sont vides. Ne vous pressez pas ! j’ai encore quelque chose à dire.

— Vous en avez dit assez, répliqua-t-il avec une tranquillité soudaine, si peu naturelle et si effrayante qu’elle me porta sur les nerfs, comme n’aurait pu le faire aucun éclat de violence… Permettez-moi, je vous prie, de me recueillir un moment. Devinez-vous à quoi je pense ?

— Peut-être bien.

— Je me demande, reprit-il avec une tranquillité parfaite, si je dois ajouter au désordre de cette chambre, en dispersant votre cervelle autour de la cheminée…

Eussé-je bougé, dans ce moment, je lisais sur sa physionomie qu’il aurait, sans balancer, exécuté sa menace.

— Je vous conseille, lui répliquai-je à mon tour, de lire, avant que cette question soit finalement décidée, deux lignes écrites que j’ai sur moi…

Cette proposition parut exciter sa curiosité. Il y adhéra par un mouvement de tête.

Je tirai de mon portefeuille l’accusé de réception que m’avait envoyé Pesca ; sans faire un pas, je le tendis au comte, et repris ensuite, devant la cheminée, mon attitude première.

Il lut à voix haute ce qui était écrit : « Votre lettre est reçue. Si je ne vous vois pas avant l’heure indiquée, je romprai le cachet au coup de l’horloge. »

Pour un autre homme dans sa position, ces paroles ambiguës auraient eu besoin de quelques commentaires ; — le comte n’en demanda aucun. La simple lecture du reçu lui fit comprendre la précaution que j’avais prise, aussi clairement que s’il eût suivi, une à une, toutes mes démarches. L’expression de son visage changea dans l’instant, et sa main sortit du tiroir, absolument désarmée.

— Je ne ferme pas ce tiroir, monsieur Hartright, me dit-il, et je ne réponds pas que je n’aie encore à disperser votre cervelle autour de ma cheminée. Mais je suis juste, même envers mes ennemis, — et je reconnaîtrai, préalablement, que cette cervelle est d’une qualité bien supérieure à ce que je la croyais. Abordons le sujet, monsieur !… Vous avez quelque chose à me demander ?

— Comme vous dites, — et je prétends l’obtenir.

— À condition ?…

— Sans condition…

Sa main rentra de nouveau dans le tiroir.

— Bah ! dit-il, nous tournons dans un cercle sans issue, et revoilà fort compromise cette cervelle subtile dont nous parlions. Le ton que vous prenez, monsieur, est d’une imprudence déplorable : — modérez-le sur l’heure, je vous prie ! Le danger que je cours à vous abattre là où vous êtes, est moindre à mes yeux que celui auquel je m’exposerais en vous laissant sortir de cette maison, si ce n’est à des conditions dictées et ratifiées par moi. Ce n’est plus à mon regrettable ami que vous avez maintenant affaire ; — vous êtes en face de Fosco ! Si les vingt existences de vingt messieurs Hartright formaient autant de degrés que j’eusse à franchir pour me tirer d’affaire, je mettrais le pied sur toutes les vingt, soutenu par mon indifférence sublime, à laquelle un calme impénétrable fait équilibre. Si vous tenez à vivre, portez-moi respect ! Avant que vous repreniez la parole, je vous somme de répondre à trois questions. Prêtez-y l’oreille ; — elles sont nécessaires à cette entrevue. Répondez-y ; — elles « me » sont nécessaires… Il leva un doigt de sa main droite : — Première question ! dit-il. Vous êtes venu ici, muni de renseignements qui peuvent être exacts ou qui peuvent être mensongers ; — où vous les êtes-vous procurés ?

— Je ne vous le dirai point.

— N’importe : je saurai bien le découvrir. Si ces renseignements sont exacts, — remarquez bien que j’appuie très-expressément sur le mot « si », — c’est par une trahison, ou de vous ou de quelqu’autre, que vous avez été mis à même d’en venir faire ici l’objet d’un marché quelconque. Je noie cette circonstance, pour m’en servir plus tard, dans ma mémoire qui n’oublie rien, et je continue… Il leva un autre doigt ; — Seconde question ! Ces lignes que vous m’avez invité à lire, ne portent point de signature. Qui les a écrites ?

— Un homme sur lequel j’ai toute raison de compter, et que vous avez, vous, toute raison de craindre…

Ma réponse produisit sur lui quelque effet. J’entendis frémir sa main gauche dans le tiroir.

— Combien de temps me donnez-vous, demanda-t-il, posant cette troisième question d’un ton plus calme, avant que « le cachet ne soit rompu au coup de l’horloge ! »

— Tout le temps nécessaire, lui répondis-je, pour que vous en veniez à mes fins.

— Soyez un peu plus explicite, monsieur Hartright. À quelle heure l’horloge doit-elle sonner ?

— À neuf heures, demain matin.

— À neuf heures, demain matin ? Fort bien ; je comprends maintenant. Le piège est calculé de manière à ce que je n’aie pas le temps de faire viser mes passeports et de quitter Londres. Je suppose que vous ne me trompez pas, et que l’heure ne sera pas devancée ? Nous aviserons à cela tout à l’heure ; — je puis vous garder ici comme otage, et traiter avec vous de manière à faire revenir votre lettre avant que vous n’ayez congé de vous en aller. En attendant, soyez assez bon, maintenant, pour me faire connaître vos exigences.

— Je vais vous les dire. Elles sont simples et ne nous tiendront pas longtemps. Vous savez quels intérêts je représente ici ?…

Il sourit avec un calme suprême, et, accompagnant ses paroles d’un geste négligent de sa main droite : — Je veux bien hasarder une conjecture, dit-il avec l’accent de la raillerie ; ce sont, naturellement, les intérêts d’une belle dame.

— Les intérêts de ma femme, interrompis-je brusquement.

Pour la première fois, depuis que nous étions en présence, le visage de ce grand comédien exprima un sentiment vrai ; — celui d’une profonde surprise. Je pus m’assurer, à partir de ce moment, qu’il me jugeait infiniment moins redoutable. Il referma immédiatement le tiroir, croisa les bras sur sa poitrine, et prêta l’oreille à mes paroles avec un sourire d’attention railleuse.

— Vous en savez assez, continuai-je, sur les recherches auxquelles je me suis livré depuis plusieurs mois, pour n’ignorer point qu’il serait parfaitement inutile de nier devant moi des faits évidents. Vous vous êtes rendu coupable d’une infâme conspiration, et votre mobile a été le gain d’une fortune de dix mille livres…

Il n’ouvrit point la bouche ; mais une misérable anxiété rappela le sombre nuage qui naguère planait sur sa physionomie redevenue souriante.

— Gardez vos profits, lui dis-je (son visage immédiatement s’éclaira de nouveau, et ses yeux de plus en plus ouverts me contemplaient avec une surprise croissante), je ne suis pas venu me déshonorer en vous marchandant un argent qui est déjà passé par vos mains, et dont on a fait le salaire d’un crime ignoble…

— Doucement, monsieur Hartright. Vos traquenards moraux sont, en Angleterre, d’un usage excellent. Veuillez les garder pour vous et vos compatriotes. Cette somme de dix mille livres formait le montant d’un legs en faveur de ma femme, inscrit dans le testament de feu M. Fairlie. Plaçons la question sur ce terrain, et je la discuterai, si vous y tenez. Néanmoins, pour un homme doué comme je le suis, c’est là un sujet déplorablement sordide. Je préfère n’y pas insister. Je vous convie à reprendre la discussion du traité que vous m’offrez… Que demandez-vous ?

— En premier lieu, je demande un aveu complet de la conspiration, écrit et signé par vous en ma présence…

Il leva encore un doigt ; — Un ! dit-il, m’arrêtant là un instant, avec l’attention soutenue d’un homme pratique.

— En second lieu, je demande une preuve, indépendamment de votre affirmation personnelle, qui établisse clairement à quelle date ma femme a quitté Blackwater-Park pour se rendre à Londres.

— Oui-dà ! remarqua-t-il tranquillement ; vous savez mettre le doigt sur la plaie… Et ensuite ?… Pas autre chose ?

— Pas autre chose, pour le moment.

— Fort bien ! vous avez exposé vos conditions ; maintenant, écoutez les miennes : la responsabilité que j’encours en avouant ce qu’il vous plaît d’appeler « une conspiration », est peut-être, en somme, un peu moins lourde que celle dont je me chargerais si je vous étendais mort sur ce tapis. Ainsi donc, disons que j’accepte votre proposition, — aux conditions que je vais poser. Le document que vous voulez de moi sera rédigé ; la preuve irréfragable vous sera fournie. Je suppose, en effet, que vous regarderez comme telle une lettre de feu mon regrettable ami, écrite, signée, datée par lui-même, et m’informant du jour et de l’heure où sa femme devait arriver à Londres. Je puis vous donner cette lettre. Je puis également vous adresser à l’homme à qui j’ai loué la voiture dans laquelle j’allai chercher à la station, le jour où elle arriva, la personne qui m’honorait de sa visite ; — les registres de ce trafiquant vous fourniront votre date, en supposant même que le cocher qui m’a conduit ne vous soit pour cela d’aucun secours. Tout ceci, je puis le faire, et je le ferai, moyennant conditions. Je les détaille. Condition première : madame Fosco et moi nous quittons cette maison, à telle heure et de telle façon qu’il nous plaira, sans aucun obstacle quelconque de votre part. Seconde condition : vous attendez ici, en ma compagnie, l’arrivée de mon agent qui vient à sept heures du matin m’aider à mettre mes affaires en règle. Vous lui remettrez un ordre écrit, en vertu duquel le détenteur de votre pli cacheté devra immédiatement s’en dessaisir. Vous restez près de moi jusqu’à ce que mon agent ait remis en mes mains cette lettre intacte ; et vous m’accordez ensuite une pleine demi-heure pour quitter la maison ; après quoi, vous reprenez votre entière liberté d’action, et vous vous en allez où bon vous semble. Condition troisième : vous me donnerez la satisfaction due à un gentleman, pour vous être indiscrètement mêlé de mes affaires particulières, et aussi pour le langage dont vous vous êtes permis de vous servir, vis-à-vis de moi, dans le cours de cette conférence. Le jour et le lieu, — à l’étranger, bien entendu, — vous seront indiqués par une lettre de ma main, dès que je serai en sûreté sur le continent ; et cette lettre renfermera une bandelette de papier mesurant exactement la longueur de mon épée. Telles sont mes conditions. Faites-moi savoir si vous les acceptez, — oui ou non…

Le mélange extraordinaire, dans cette harangue, de décision prompte, de prévoyance rusée, et de charlatanisme fanfaron m’éblouit un moment, mais pas davantage. La seule question à considérer était de savoir s’il m’était ou non loisible de me procurer les moyens d’établir l’identité de Laura, au prix où ils m’étaient offerts, c’est-à-dire en laissant échapper impuni le misérable qui l’en avait dépouillée. Je savais bien que, tendant à faire rentrer ma femme, sous son vrai nom, dans la résidence natale d’où elle avait été chassée comme coupable d’imposture, et à faire effacer le mensonge qui profanait encore le tombeau de sa mère, j’agissais en vertu d’un motif bien autrement pur, bien autrement dégagé de toute mauvaise passion que lorsque, dans le principe, des idées de vengeance venaient se mêler à mes desseins réparateurs. Et cependant, je ne puis dire en toute franchise que mes convictions morales fussent assez fortes en elles-mêmes, pour trancher le débat intérieur auquel j’étais livré. Le souvenir de la mort de sir Percival vint heureusement à leur secours. Par quelle imposante intervention. à l’heure suprême, j’avais vu arracher de mes faibles mains, en cette occasion, le soin de la rétribution vengeresse ! et dans cette ignorance de l’avenir, lot commun de tous les mortels, de quel droit pouvais-je regarder comme certain que cet homme échapperait au châtiment par cela seul que je l’aurais laissé m’échapper ? J’envisageai peut-être ces choses avec la superstition inhérente à ma nature, peut-être aussi avec un sentiment plus élevé, plus digne de moi. Il était certainement assez dur, quand, après de longs efforts, je le tenais dans ma main, d’ouvrir cette main victorieuse ; mais je sus me contraindre à ce sacrifice. En termes plus clairs, je résolus de ne me laisser guider que par un motif d’ordre supérieur, et sur lequel je ne pouvais m’abuser : mon dévouement à la cause de Laura et de la vérité.

— J’accepte vos conditions, lui dis-je, à une seule réserve près, que je stipule en ma faveur.

— Et quelle peut être cette réserve ? me demanda-t-il.

— Elle a trait au pli cacheté, lui répondis-je. J’exige que vous le détruisiez sans l’ouvrir, en ma présence, aussitôt qu’il aura été placé dans vos mains…

J’avais pour but unique, en stipulant qu’il en serait ainsi, d’empêcher qu’il n’emportât au dehors la preuve écrite des confidences que Pesca m’avait faites. Ces confidences, il devait nécessairement les deviner, dès le lendemain matin, quand je donnerais à son agent l’adresse indispensable. Mais, — alors même qu’il tenterait cette dénonciation périlleuse, — il ne pouvait, armé de son seul témoignage, en faire aucun usage dont j’eusse lieu d’être, le moins du monde, alarmé pour le compte de Pesca.

— J’admets votre réserve, répondit-il, après avoir pesé gravement la question pendant une minute ou deux. Ce n’est pas la peine de disputer là-dessus ; la lettre sera détruite aussitôt après m’avoir été remise…

À ces mots, il se leva du fauteuil où jusqu’alors il était resté assis en face de moi. Il paraissait, non sans quelqu’effort, débarrasser sa pensée des anxiétés qui avaient pesé sur elle dans le cours de l’entretien que nous venions d’avoir : — Ouf ! s’écria-t-il, étirant ses bras avec un plaisir évident. L’escarmouche a été chaude, et d’un bout à l’autre. Asseyez-vous, monsieur Hartright ! Nous sommes destinés à nous rencontrer plus tard, en qualité d’ennemis mortels ; — en attendant, comme de vrais « gentlemen », sachons nous montrer courtois l’un pour l’autre… Souffrez que je prenne la liberté d’appeler ma femme !…

Il tira les verrous et ouvrit la porte : — Éléonor ! cria-t-il de sa voix profonde. La dame à face de vipère entra sur-le-champ : — Madame Fosco !… M. Hartright ! dit le comte, nous présentant l’un à l’autre avec une dignité pleine d’aisance… — Mon ange, continua-t-il, s’adressant à sa femme, vos laborieux emballages vous laisseront-ils le loisir de me faire un peu de café bien fort ? J’ai à écrire quelque chose pour M. Hartright, et désirant ne pas rester au-dessous de moi-même, je voudrais être en pleine possession de toutes mes ressources intellectuelles…

Madame Fosco inclina deux fois la tête ; — la première vers moi, d’un air hautain, — la seconde vers son mari, dans une altitude soumise ; — puis elle se glissa hors de la chambre.

Le comte se rapprocha d’un bureau placé près de la fenêtre. Il ouvrit son écritoire, d’où il tira plusieurs cahiers de papier et un paquet de plumes d’oie. Il éparpilla celles-ci sur la table, de façon à ce que sa main les rencontrât de tous côtés quand il en aurait besoin ; ensuite, il coupa son papier en longues bandes étroites, selon l’usage des improvisateurs de la presse périodique : — J’entends faire de ceci un document remarquable, dit-il en me regardant par-dessus l’épaule, tandis qu’il entassait et numérotait ces feuillets encore vierges. J’ai la grande habitude des compositions littéraires. Une des plus rares qualités intellectuelles qu’un homme puisse posséder est le don précieux de classer ses idées. Privilège immense ! J’en suis investi. Et vous, monsieur ?…

Il parcourut la chambre en long et en large jusqu’à l’arrivée du café qu’il avait commandé, se fredonnant à lui-même quelques passages d’opéra, et de temps en temps se frappant le front de sa main ouverte, comme pour indiquer les moments où le classement de ses idées rencontrait quelque obstacle. L’audace inouïe avec laquelle il s’emparait de la situation où je l’avais placé, pour en faire le piédestal de sa vanité toujours prête à s’étaler aux regards, m’étonnait malgré moi, et pour ainsi dire de haute lutte. Malgré le sincère dégoût que cet homme me faisait éprouver, la force prodigieuse de son caractère, alors même qu’elle se manifestait de la façon la plus triviale, m’impressionnait en dépit de moi-même.

Madame Fosco, en personne, apporta le café. Il lui baisa la main par manière de remerciement, et la reconduisit jusqu’au seuil de la porte ; puis il revint se verser une tasse de café, qu’il emporta sur le bureau.

— Vous en offrirai-je, monsieur Hartright ! dit-il avant de s’asseoir.

Et comme je refusais :

— Comment, dit-il avec gaieté, vous avez peur du poison ? Certes, ajouta-t-il en s’installant devant le bureau, le génie anglais, dans sa sphère plus ou moins bornée, ne manque pas de valeur ; mais il a un grave défaut, — c’est de porter la précaution là où elle n’a que faire…

Il trempa sa plume dans l’encre, plaça devant lui la première bande de son papier que sa large main plaqua bruyamment sur le bureau, s’éclaircit la voix comme s’il allait chanter, et commença son travail. Il écrivait à grand bruit et fort vite, en caractères si gros et si hardis qu’il arrivait au bas de chaque feuillet deux minutes à peine après avoir tracé la première ligne. À mesure qu’il en terminait un, il le lançait derrière lui, de côté ou d’autre, pour en débarrasser le bureau. Quand sa première plume fut fatiguée, il la jeta aussi sur le parquet, et saisit au hasard une de celles qui étaient éparses autour de lui.

Bande après bande, par douzaines d’abord, puis par cinquantaines et par centaines, tombèrent successivement derrière son épaule, à sa droite et à sa gauche, jusqu’à ce qu’il se trouvât englouti dans cette espèce d’avalanche amoncelée autour de son fauteuil. Les heures succédaient aux heures, — je continuai à veiller, assis, tandis qu’il continuait à écrire, assis comme moi. Jamais il ne s’arrêtait, si ce n’est, de temps à autre, pour avaler une gorgée de café ; puis, quand il n’y en eut plus, pour se frapper le front par un mouvement inspiré. Une heure, puis deux heures, puis trois, puis quatre sonnèrent l’une après l’autre, et la neige de petits papiers ne cessait de s’abattre autour de lui ; et la plume infatigable grattait incessamment les pages du haut en bas ; et le blanc chaos de manuscrit s’élevait, et s’élevait encore, aux pieds du fauteuil. À quatre heures du matin, j’entendis tout à coup un grincement de plume accompagné de quelques éclaboussures, le tout indiquant le paraphe mirifique dont la signature du comte était ornée. — Bravo ! s’écria-t-il, bondissant hors du fauteuil avec l’activité d’un jeune homme, et m’adressant un hardi regard qu’accompagnait le sourire de l’orgueil triomphant.

Voilà qui est fini, monsieur Hartright ! m’annonça-t-il en appliquant sur sa large poitrine un coup de poing réparateur ; fini à ma satisfaction profonde, — et à votre profonde surprise, j’ose le croire, quand vous lirez ce qui est écrit là. Le sujet me semble épuisé ; mais l’homme, — Fosco, — ne l’est pas encore. Je vais procéder au classement de ces feuilles et à leur lecture, celle-ci très-expressément réservée à vos oreilles, et à elles seules. Quatre heures viennent de sonner ? À merveille ! Arrangement, révision, lecture, de quatre à cinq. Un petit somme pour me remettre, de cinq à six. Dernières préparations, de six à sept. De sept à huit, l’affaire de l’agent. À huit heures, en route. Voilà le programme !…

Il s’assit, à ces mots, sur ses talons, par terre, au milieu de ses papiers ; armé d’un poinçon et d’un morceau de ficelle, il les mit en ordre et les réunit ; puis il les revisa, et en tête de la première page, prit soin d’inscrire tous les titres honorifiques qui relevaient à ses yeux son mérite personnel ; enfin, il me lut le manuscrit, à voix haute, avec une emphase théâtrale et une profusion de gestes non moins dignes de la scène. Le lecteur sera bientôt à même de se faire une opinion sur ce document. Tout ce que j’en veux dire ici, c’est qu’il répondait parfaitement à mes vues.

Il écrivit ensuite pour moi l’adresse de son loueur de voitures, et me remit la lettre de sir Percival. Elle était datée du Hampshire, le 25 juillet ; et elle annonçait, pour le 26, l’arrivée de « lady Glyde » à Londres. Ainsi le même jour (25), où le certificat du médecin attestait qu’elle avait succombé à Saint-John’s Wood, le témoignage de sir Percival lui-même établissait qu’elle était vivante à Blackwater, et se préparait à voyager le lendemain. Qu’on obtînt une fois du loueur de voitures la preuve que ce voyage s’était accompli, et il ne manquait plus rien à notre démonstration.

— Cinq heures et quart ! dit le comte en regardant à sa montre. Le moment est venu de réparer mes forces par un petit somme. Vous avez pu remarquer, monsieur Hartright, que je ressemble, de ma personne, au grand Napoléon. J’ai aussi, de cet homme immortel, la faculté de dormir quand je veux. Veuillez me permettre de m’absenter un instant. Je vais convoquer madame Fosco pour charmer votre solitude…

Sachant aussi bien que lui qu’il convoquait madame Fosco afin de s’assurer que je ne profiterais pas de son sommeil pour quitter la maison, je me gardai bien de lui répondre, et m’occupai de réunir en dossier les papiers qu’il venait de me remettre.

La dame arriva bientôt, aussi froide, aussi pâle, aussi venimeuse que jamais : — Veuillez, mon ange, dit le comte, distraire de votre mieux M. Hartright !… Il lui avança un fauteuil, pour la seconde fois il lui baisa la main, alla s’étendre sur un sopha, et, en moins de trois minutes, se trouva plongé dans un sommeil aussi paisible, aussi plein de béatitude que celui de l’homme le plus vertueux dont se puisse constater l’existence.

Madame Fosco prit un livre sur la table, — s’assit, — et me regarda fixement, avec toute la malice vindicative d’une femme qui n’oubliait et ne pardonnait jamais.

— J’ai prêté l’oreille à votre conversation avec mon mari, dit-elle. Si j’eusse été à sa place, je vous aurais, « moi, » étendu mort devant cette cheminée…

À ces mots, elle ouvrit son livre et ne jeta plus un regard sur moi, ne m’adressa plus la parole, depuis ce moment jusqu’à celui ou son mari s’éveilla.

Il ouvrit les yeux et quitta sa couche improvisée une heure juste après s’y être étendu pour dormir.

— Je me sens tout à fait rafraîchi, remarqua-t-il. Éléonor, ma bonne, tout le monde est-il prêt, là-haut ? À merveille. Il ne me faut pas plus de dix minutes pour achever ici mes petits paquets ; — dix minutes de plus, et je serai en costume de voyage. Que restera-t-il à faire, avant l’arrivée de notre agent ?… Il parcourut la chambre du regard et avisa la cage qui renfermait ses souris blanches : — Ah ! s’écria-t-il, avec une sorte de gémissement, encore des sympathies à immoler ! Mes innocentes petites amies ! les enfants de mon adoption ! que vais-je donc faire d’elles ?… Provisoirement, nous allons voyager sans cesse ; — moins nous aurons de bagages, plus alertes nous serons. Mon kakatoès, mes serins, mes petites souris, — qui aura soin d’eux quand ils auront perdu leur bon papa !…

Il arpentait la chambre, perdu dans ses pensées. Il avait écrit, sans sourciller, l’aveu de ses crimes ; mais la question bien autrement importante de savoir ce qu’il ferait de sa ménagerie le jetait dans un trouble, dans une inquiétude manifestes. Après mûres réflexions, il alla tout à coup se rasseoir devant le bureau.

— Une idée ! s’écria-t-il. Je ferai hommage à cette métropole de mes canaris et de mon kakatoès ; — mon agent sera chargé de les offrir, en mon nom, au Jardin géologique de Londres. Le document officiel destiné à les cataloguer va être immédiatement rédigé…

Il se mit à écrire, en effet, répétant chaque mot à mesure qu’il tombait de sa plume.

« Numéro 1. Kakatoès d’un plumage exceptionnel : il attirera de lui-même les spectateurs de bon goût. Numéro 2. Serins des Canaries, sans pareils pour l’intelligence et la vivacité : dignes des jardins d’Éden, ils le sont aussi du jardin de Regent’s-Park. Hommage à la zoologie britannique, offert par Fosco… »

La plume grinça et cracha de nouveau ; le splendide paraphe couronnait la signature du donateur.

— Et les souris, comte ? dit madame Fosco. Les souris n’y sont pas comprises…

Il quitta le bureau, saisit la main de sa femme, et la plaça sur son cœur :

— Éléonor, dit-il avec solennité, toute résolution humaine à ses limites. Dans ce document, j’ai atteint celles de mon courage. Je ne saurais me séparer de mes souris blanches. Excusez ma faiblesse, cher ange, et allez les arranger là-haut, dans leur cabine de voyage.

— Bonté admirable ! dit madame Fosco, s’extasiant devant son mari, et me jetant un dernier regard de vipère. Elle emporta la cage hors de la chambre, avec les plus grandes précautions.

Le comte regarda sa montre. Nonobstant le calme qu’il affectait résolument, il lui tardait de voir arriver son employé. On avait, depuis longtemps, éteint les flambeaux, et les rayons de la matinée nouvelle venaient inonder l’appartement. Seulement à sept heures cinq minutes, on entendit sonner la cloche d’appel, et l’agent parut devant nous. C’était un étranger, porteur d’une belle barbe noire.

— Monsieur Hartright ! monsieur Rubelle ! dit le comte nous présentant l’un à l’autre. Il emmena l’agent (un espion étranger si jamais il y en eut, sa figure le disait assez), dans un coin de la chambre où il l’entretint à voix basse ; après quoi il nous laissa tête à tête. M. Rubelle, aussitôt que nous fûmes seuls, me suggéra, le plus poliment du monde, qu’il était à mes ordres, et qu’il serait flatté de recevoir mes instructions. J’écrivis pour Pesca deux lignes qui l’autorisaient à remettre au « porteur » mon enveloppe cachetée ; sur cette note je plaçai l’adresse, et la délivrai à M. Rubelle.

L’agent attendit avec moi que son patron fût de retour en costume de voyage. Avant de faire partir son émissaire, le comte examina l’adresse de ma lettre : — Je m’en doutais !… dit-il, me jetant à ces mots un regard sombre, et modifiant de nouveau, à partir de là, son attitude vis-à-vis de moi.

Il acheva ses malles ; et, assis ensuite devant son bureau, se mit à consulter une carte routière, à prendre des notes sur son portefeuille, le tout en regardant sa montre, de temps à autre, avec une impatience marquée. Du reste, il ne m’adressait plus une parole. L’heure de son départ se rapprochait de plus en plus, et la preuve qu’il venait d’acquérir des communications entre Pesca et moi, concentrait évidemment toute son attention sur les mesures à prendre pour assurer sa sortie d’Angleterre.

Un peu avant huit heures, M. Rubelle revint, ayant à la main ma lettre intacte. Le comte regarda la suscription et le cachet avec le plus grand soin ; — puis il alluma une bougie, — et brûla la lettre :

— Je tiens ma promesse, dit-il ; mais cette affaire, monsieur Hartright, ne doit pas en rester là…

L’agent avait retenu à la porte le cabriolet qui lui avait servi pour sa mission. La domestique et lui s’occupèrent alors d’y charger les bagages. Madame Fosco descendit, le visage couvert d’un voile épais, et portant à la main la cabine de voyage des souris blanches. Elle ne m’adressa point la parole, et ne me regarda même pas. Le comte la conduisit jusqu’à la voiture : — Veuillez me suivre dans le corridor, me dit-il. Je puis avoir, au dernier moment, quelques recommandations à vous adresser…

Je descendis jusque sur la porte de la maison, l’agent continuant à monter la garde dans le jardin au-dessous. Le comte revint seul, et m’attirant à quelques pas dans le corridor :

— Rappelez-vous, me dit-il à voix basse, la condition, numéro trois. Vous entendrez parler de moi, monsieur Hartright. Je réclamerai, peut-être plus tôt que vous ne le pensez, la satisfaction qui m’est due… Il s’empara de ma main, parlant ainsi, tout à fait à l’improviste, et la secoua rudement ; puis, s’étant mis en route vers la porte, il s’arrêta et revint encore une fois vers moi.

— Un mot de plus, me dit-il en confidence… La dernière fois que j’ai vu miss Halcombe, elle m’a paru amaigrie et souffrante. Je ne suis pas sans inquiétude sur le compte de cette femme admirable. Prenez soin d’elle, monsieur ! La main sur mon cœur, je vous en supplie solennellement, prenez grand soin de miss Halcombe !…

Telles furent les dernières paroles que j’entendis de lui, avant qu’il n’insinuât péniblement son corps énorme dans le cabriolet, qui partit au grand trot.

L’agent et moi demeurâmes quelques instants sur la porte, le regardant s’éloigner. Comme nous étions là, debout à côté l’un de l’autre, un second cabriolet déboucha au tournant de la route, un peu au-dessus de nous. Il suivit la même direction que venait de prendre celui du comte, et, au moment où il défilait devant la porte du jardin restée ouverte, un individu placé à l’intérieur mit la tête à la portière pour nous examiner en passant. Encore l’inconnu de l’Opéra ! — l’étranger à la cicatrice.

Pendant une demi-heure encore, monsieur, vous avez à rester ici avec moi, dit M. Rubelle.

— En effet, lui répondis-je.

Et nous entrâmes dans le salon. Je n’étais pas d’humeur à causer avec l’agent, ni même à souffrir qu’il me parlât. Je pris donc les papiers que le comte avait déposés dans mes mains, et je lus la terrible histoire du complot, racontée par l’homme qui, après en avoir dressé le plan, en avait assuré l’exécution.


Le récit est continué par Isidor-Ottavio-Baldassare Fosco, comte du Saint-Empire romain, chevalier grand’croix de l’ordre de la Couronne de Bronze, grand maître perpétuel des Maçons Rosecroix de la Mésopotamie, attaché (comme membre honoraire) à diverses sociétés musicales, médicales, philosophiques et philanthropiques, dans les divers États de l’Europe, etc., etc.
RELATION DU COMTE

Pendant l’été de 1850, j’arrivai en Angleterre pour y remplir une mission politique de haute confiance, au nom d’un gouvernement étranger. J’avais sous mes ordres, à titre semi-officiel, des personnes affidées, dont j’étais autorisé à régler les services, — et, parmi celles-ci M. et madame Rubelle. Avant d’entrer en fonctions et de m’établir pour cela dans un des faubourgs de Londres, je pouvais disposer de quelques semaines de loisir. La curiosité peut, ici, faire halte, et réclamer de moi quelques explications sur les fonctions que j’avais à remplir. Entièrement sympathique à cette requête, je déplore la nécessité diplomatique qui m’empêche d’y faire droit.

Je m’arrange pour passer les vacances préliminaires auxquelles je viens de faire allusion, dans la superbe résidence de feu mon regrettable ami, sir Percival Glyde. Il arrivait du continent avec sa femme ; j’arrivais du continent avec la mienne. L’Angleterre est, par excellence, le pays de la félicité domestique ; — n’était-il pas merveilleusement opportun de s’y établir sous de tels auspices ?

Le lien d’amitié qui nous unissait, Percival et moi, trouvait une force nouvelle, en cette occasion, dans la touchante analogie de notre position pécuniaire. Tous les deux, nous avions besoin d’argent. Nécessité immense ! besoin universel ! Se trouverait-il un être civilisé qui refusât sa sympathie à notre situation ? Combien un pareil homme serait insensible ! ou quelle fortune il aurait !

Je n’entrerai pas dans de sordides détails sur cette partie de mon sujet. Ils répugnent à une intelligence comme la mienne. Avec une austérité toute romaine, j’étale ma bourse vide, et celle de Percival, aux yeux du public frappé d’horreur. Que ce fait déplorable, une fois pour toutes, s’affirme ainsi lui-même, et passons notre chemin !

Nous fûmes reçus au château par cette magnifique créature inscrite dans mon cœur sous le nom de Marian, — et qui, dans les froides relations du monde, porte celui de miss Halcombe.

Juste ciel ! avec quelle inconcevable rapidité j’appris à chérir cette femme. Mes soixante ans ne m’empêchèrent pas de l’adorer avec la volcanique ardeur de l’adolescence. Tout l’or de ma riche nature fut en vain répandu à ses pieds. Ma femme, — la pauvre ange ! — ma femme dont je suis l’idole, n’eut plus rien de moi que la petite monnaie d’appoint. Tel est le monde ; tel est l’homme ; tel est l’amour. Que sommes-nous, je le demande, autre chose que des marionnettes sur un théâtre en plein vent ? Omnipotent destin, tire doucement la ficelle ! De nos misérables tréteaux, fais-nous d’une main clémente sortir en sautillant joyeusement !

Les lignes ci-dessus, interprétées comme elles doivent l’être, représentent un système entier de philosophie. Et le système est le mien.

Je reprends.

Notre situation domestique, au début de notre séjour à Blackwater-Park, a été retracée avec une étonnante exactitude, une profonde perspicacité mentale, par Marian elle-même. (Qu’on me passe l’enivrante familiarité avec laquelle je me plais à désigner cette sublime créature !) La connaissance exacte que j’ai prise de ce que renfermait son Journal — je m’en étais procuré la lecture par des moyens clandestins, au souvenir desquels j’attache un prix indicible, — détourne ma plume ardente de sujets complètement épuisés par celle qui se les est appropriés la première.

Les intérêts, — palpitants, immenses ! — auxquels je m’attache, en ce moment, ont leur point de départ dans cette déplorable maladie qui vint saisir Marian.

La situation, à cette époque, était d’une gravité qu’on ne saurait exagérer. Percival avait besoin de sommes considérables pour parer à des échéances fixes (je ne dis rien de la bagatelle qui m’était également nécessaire) ; et l’unique source d’où il fût possible de les tirer était la fortune de sa femme, fortune dont pas un seul « farthing » n’était à la disposition de Percival, à moins qu’il ne devînt veuf. Jusque-là, on le voit, les choses allaient mal ; elles étaient encore pires, examinées de plus près. Mon regrettable ami avait personnellement des inquiétudes secrètes, que la délicatesse de mon dévouement désintéressé, m’empêcha longtemps de vouloir approfondir. Tout ce que j’en savais, c’était qu’une femme nommée Anne Catherick se cachait dans le voisinage ; qu’elle communiquait avec lady Glyde ; et que ces communications pouvaient avoir pour résultat la découverte d’un secret qui, très-certainement, ruinerait sir Percival ; il m’avait dit lui-même qu’il se regardait comme perdu, à moins qu’on ne découvrît Anne Catherick et qu’on ne fît taire sa femme. Si réellement il était perdu, qu’adviendrait-il de nos intérêts pécuniaires ? Malgré mon intrépidité naturelle, cette idée me faisait vraiment trembler !

Toute la puissance de mon esprit fut désormais consacrée à retrouver Anne Catherick. Nos affaires d’argent, si importantes qu’elles fussent, pouvaient être ajournées ; mais la nécessité de découvrir cette femme n’admettait aucun délai. Je ne la connaissais point ; on me l’avait simplement décrite comme ressemblant extraordinairement à lady Glyde. La constatation de ce fait curieux, — destinée d’abord tout simplement à me mettre à même de reconnaître la personne sur les traces de laquelle nous étions, — lorsque je la combinai avec cet autre renseignement qu’Anne Catherick s’était naguère évadée d’un hôpital de fous, fit éclore dans ma pensée cette première conception, véritablement énorme, qui devait conduire ensuite à de si étonnants résultats. Cette conception n’impliquait rien moins que la transformation complète et réciproque de deux identités distinctes. Lady Glyde et Anne Catherick devaient changer l’une avec l’autre, et de nom, et de séjour, et de destinée ; ce changement ayant pour conséquence merveilleuse un bénéfice de trente mille livres, et l’éternelle conservation du secret de sir Percival.

Mes instincts (qui me trompent rarement) me firent prévoir, toutes circonstances passées en revue, que notre invisible Annette reviendrait tôt ou tard à l’embarcadère de Blackwater. Ce fut là que je me postai, non sans avoir, au préalable, averti mistress Michelson, la femme de charge, qu’on me trouverait au besoin plongé dans l’étude au fond de ce retrait solitaire. J’ai pour règle de ne jamais faire de mystères inutiles, de ne jamais exciter le soupçon faute d’un peu de franchise intelligente, dont je fais volontiers montre quand elle ne saurait nuire. Mistress Michelson n’a jamais cessé un instant de croire en moi. Cette personne tout à fait comme il faut (la veuve d’un ecclésiastique protestant,) débordait littéralement de foi religieuse. Touché par cette surabondance de simplicité chez une femme parvenue à l’âge mûr, j’ouvris les amples réservoirs dont la nature m’a pourvu, et absorbai, tout entière, cette superfluité incommode.

Je fus récompensé d’avoir fait sentinelle au bord du lac, lorsque je vis apparaître, non pas Anne Catherick elle-même, mais la personne chargée d’elle. Celle-là aussi débordait de candeur, et, comme ci-dessus, je la débarrassai de ce qu’elle avait de trop. Je lui laisse le soin de raconter (si elle ne l’a déjà fait) en quelles circonstances elle me présenta au tendre objet de ses soins maternels. Lorsque je vis pour la première fois Anne Catherick, elle dormait. Je fus électrisé par la ressemblance qui existait entre cette malheureuse femme et lady Glyde. À la vue de ce visage endormi, les détails du grand plan qui, jusqu’alors, ne s’était offert qu’en bloc à mon imagination, se présentèrent à elle dans leur enchaînement magistral. Et mon cœur, en même temps, toujours accessible aux influences tendres, fondit en larmes au spectacle des souffrances que j’avais devant moi. Je me consacrai immédiatement à les soulager. Je pourvus, en d’autres termes, au stimulant nécessaire pour rendre Anne Catherick capable d’entreprendre son voyage à Londres.

Arrivé là, je me dois de faire entendre une protestation indispensable, de rectifier une regrettable erreur.

Les plus belles années de ma vie ont été consacrées à étudier avec ardeur la médecine et la chimie savantes. La chimie, plus particulièrement, a toujours eu pour moi un attrait irrésistible, à cause du pouvoir énorme et presque illimité qu’elle confère à ses adeptes. Les chimistes, je l’affirme avec autorité, pourraient, s’ils le voulaient, régir les destinées du genre humain. Avant d’aller plus loin, qu’on me permette d’expliquer ceci.

L’esprit, dit-on, gouverne le monde. Mais, en revanche, qui gouverne l’esprit ? Le corps, à coup sûr. Le corps (qu’on veuille bien suivre ici ma pensée) demeure à la merci du potentat suprême, qui est le chimiste. Accordez-moi la chimie, à moi Fosco ; et au moment où Shakspeare vient de concevoir « Hamlet », — alors qu’il se prépare à réaliser cette conception, — au moyen de quelques grains de poudre mêlés à sa nourriture quotidienne, je réduirais son intelligence soumise à l’action de son corps, si bien que sa plume émettrait infailliblement le plus abject galimatias qui jamais ait dégradé le papier. Dans des circonstances analogues, ressuscitez-moi l’illustre Newton. Je vous garantis que, venant à voir tomber la fameuse pomme, il la mangera au lieu d’en faire sortir le système de la gravitation. Le dîner de Néron fera de Néron le plus doux les mortels, avant même qu’il ait fini de le digérer ; et une tisane administrée le matin au grand Alexandre, le fera, dans l’après-midi, tourner honteusement le dos, à peine aura-t-il entrevu l’ennemi. Sur ma parole d’honneur la plus sacrée, il est fort heureux pour la société que les chimistes modernes, par une bonne chance incompréhensible, se trouvent les êtres les plus inoffensifs de la création. Pris en masse, ce sont de bons pères de famille qui se résignent à tenir boutique. L’élite se compose de philosophes que stupéfie d’admiration le bruit de leur propre voix professant un cours ; de visionnaires qui usent leur vie à lutter contre des impossibilités chimériques ; ou de mercenaires charlatans dont l’ambition s’élève malaisément au niveau des cors aux pieds qu’ils s’efforcent de détruire. C’est ainsi que la société leur échappe ; c’est ainsi que le pouvoir illimité de la chimie demeure au service des besoins les plus superficiels et les plus insignifiants.

Pourquoi cette tirade pompeuse ? Pourquoi cette éloquence écrasante ?

Parce que ma conduite a été représentée sous un faux jour ; parce qu’on s’est mépris sur les motifs qui me faisaient agir. On a prétendu que j’avais employé contre Anne Catherick mes vastes connaissances en chimie, et que, si je l’avais pu, je m’en serais servi contre la magnifique Marian elle-même. Insinuations odieuses toutes les deux ! J’étais intéressé de toute manière (comme on va le voir) à ce qu’Anne Catherick continuât de vivre. Toutes mes inquiétudes étaient concentrées sur les moyens à prendre pour tirer Marian des mains de l’imbécile patenté qui lui donnait ses soins, et qui vit mes conseils point en point ratifiés par le médecin venu de Londres, seulement en deux occasions, — et, dans toutes deux, fort innocemment pour l’individu soumis à mes expériences, — j’appelai à mon aide la science chimique. La première fois, après avoir suivi Marian à l’auberge de Blackwater (étudiant, de derrière le wagon qui me dérobait à sa vue, la poésie du mouvement incarnée dans sa démarche), je me prévalus des services de ma précieuse épouse pour copier la première et intercepter la seconde des deux lettres que mon adorable ennemie avait confiées à une femme de chambre renvoyée. Les lettres en question se trouvant cette fois dans le corsage de la jeune fille, madame Fosco ne pouvait les ouvrir, les lire, remplir ses instructions, recacheter les enveloppes et les remettre en leur lieu, qu’au moyen d’une aide scientifique, — aide qu’elle reçut de moi dans un flacon qui ne tenait pas plus d’une demi-once. La seconde occasion où les mêmes moyens durent être employés, — et je vais bientôt revenir là-dessus, — fut celle où lady Glyde débarqua dans Londres. Jamais, à aucun autre moment, je n’ai demandé secours à mon art, envisagé isolément et distinct de moi-même. Ma capacité naturelle pour lutter sans secours étranger contre des circonstances plus ou moins difficiles, s’est toujours trouvée au niveau des situations, des incidents les plus critiques. Je revendique hautement cette capacité précieuse, qui trouve partout son emploi. Je justifie et relève l’homme aux dépens du chimiste.

Qu’on respecte cet éclat d’indignation généreuse ! Il m’a soulagé au delà de toute expression. En route, maintenant ! marchons vers le but !

Lorsque j’eus suggéré à mistress Clément (ou Clements, je ne sais pas trop) que la meilleure méthode pour soustraire Anne à Percival était de la faire partir pour Londres, quand j’eus vu ma proposition accueillie avec ardeur, et quand un jour eut été pris pour me trouver à la station, où les voyageuses devaient se trouver, et d’où je les verrais partir, — je fus libre de revenir au château pour faire face aux difficultés qui restaient encore.

Je commençai par utiliser le sublime dévouement de ma femme. J’étais convenu avec mistress Clements que, dans l’intérêt d’Anne, elle communiquerait à lady Glyde son adresse à Londres. Mais cette précaution ne suffisait pas. En mon absence, tels ou tels intrigants pouvaient fort bien ébranler la naïve confiance de mistress Clements, et peut-être, après tout, n’écrirait-elle point. À qui pouvais-je confier le soin de voyager, par le même train qu’elle, et de la suivre secrètement jusqu’en son logis ? Je me posai à moi-même cette question, et tout ce que j’ai en moi d’instinct conjugal me répondit incontinent : — madame Fosco.

Après avoir décidé que ma femme irait à Londres, je tâchai de faire servir son voyage à deux fins. Une des nécessités de ma position était de me procurer, pour notre pauvre malade, une garde également dévouée à Marian et à moi-même. Par bonheur, une des femmes les plus capables et les plus sûres qui soient au monde, se trouvait en ce moment à ma disposition. Je veux parler ici de cette respectable matrone, mistress Rubelle, à qui, par les mains de ma femme, je fis parvenir une lettre dans le logement qu’elle occupait à Londres.

Au jour dit, mistress Clements et Anne Catherick se trouvèrent à la station. Je présidai poliment à leur départ. Je présidai de même à celui de madame Fosco, qui partit dans le même train qu’elles. Dès le soir même, ma femme rentrait à Blackwater, ayant suivi ses instructions avec l’exactitude la plus irréprochable. Elle était accompagnée de madame Rubelle, et me rapportait l’adresse à Londres de mistress Clements. Les événements ultérieurs prouvèrent que j’avais pris sans nécessité cette dernière précaution. Mistress Clements informa ponctuellement lady Glyde du lieu où elle avait établi sa résidence. En vue des incidents futurs que le hasard pourrait amener, je gardai sa lettre par devers moi.

Le même jour, j’avais eu avec le docteur une entrevue de peu de durée, où je protestai dans les intérêts sacrés de l’humanité contre le traitement auquel il soumettait Marian. Il se montra insolent ; les ignorants le sont volontiers. Pour moi, je ne manifestai aucun ressentiment ; j’ajournai toute dispute avec lui jusqu’au jour où pareille dispute servirait mes projets.

Ma première démarche, ensuite, fut de quitter moi-même Blackwater-Park. J’avais à m’installer à Londres, en prévision des événements qui allaient se produire. J’avais aussi à régler avec M. Frederick Fairlie une petite transaction domestique. Je trouvai dans Saint-John’s-Wood la maison qu’il me fallait. Je trouvai M. Fairlie à Limmeridge, dans le Cumberland.

Mes familiarités secrètes avec la correspondance de Marian ne m’avaient pas permis d’ignorer que, pour venir en aide aux embarras conjugaux de lady Glyde, elle avait proposé à M. Fairlie de faire rentrer sa nièce chez lui, dans le Cumberland, sous prétexte de visite. J’avais sagement permis que cette lettre parvînt à sa destination, pressentant dès ce temps-là qu’elle ne pouvait pas faire de mal, et, au contraire, pouvait être utile. Maintenant, je me présentai devant M. Fairlie pour prêter appui à la proposition de Marian, moyennant certaines modifications qui, fort heureusement pour le succès de mes plans, étaient devenues réellement indispensables, depuis qu’elle était tombée malade. Il fallait bien que lady Glyde, sur l’invitation de son oncle, quittât seule Blackwater-Park ; il fallait aussi que, sur le conseil exprès de son oncle, elle couchât une nuit en route, chez sa tante (dans la maison que nous occupions à Saint-John’s-Wood). Obtenir ces résultats et me procurer un billet d’invitation que l’on pût montrer à lady Glyde, tel était le double objet de ma visite à M. Fairlie. Quand j’aurai dit que ce gentleman était d’une faiblesse morale en rapport avec sa débilité physique, et que je déchaînai sur lui toute l’énergie de mon caractère, je crois que je n’aurai besoin de rien ajouter. Je vins, je vis, et je vainquis Fairlie.

À mon retour à Blackwater-Park (où je rapportai l’invitation voulue), je trouvai que l’imbécile médication du docteur avait, de la façon la plus alarmante, compromis la santé de Marian. La fièvre simple était devenue typhus. Lady Glyde, le jour même de mon retour, voulut s’introduire de force dans la chambre de sa sœur, à qui elle prétendait donner ses soins. Il n’y avait entre elle et moi aucune affinité sympathique ; elle avait outragé mes susceptibilités de la manière la plus impardonnable, en m’appliquant le mot « espion » ; sur ma route comme sur celle de Percival, elle était une vraie pierre d’achoppement ; — mais, malgré tout, ma grandeur d’âme ne me permettait pas de l’exposer moi-même aux dangers de la contagion. D’un autre côté, je n’avais point à l’empêcher de s’y exposer spontanément. Si elle y fût parvenue, comme elle le voulait, le nœud compliqué que je préparais avec lenteur et patience aurait peut-être été tranché par un simple hasard. Mais, au fait, le docteur intervint, et lady Glyde fut arrêtée sur le seuil de la chambre.

J’avais déjà recommandé qu’on envoyât chercher, à Londres, un médecin consultant. Après bien des retards, cette marche venait d’être adoptée. Le médecin, en arrivant, ratifia tout ce que j’avais pensé de la maladie. La crise était sérieuse. Mais, dès le cinquième jour, à dater de l’apparition du typhus, nous eûmes l’espoir de sauver notre charmante malade. À cette époque, je ne m’absentai qu’une fois de Blackwater : — ce fut pour aller à Londres, par le train du matin, régulariser les derniers détails de mon installation à Saint-John’s-Wood ; m’assurer par voie d’enquête particulière que mistress Clements n’avait pas bougé ; puis, enfin, pour prendre un ou deux arrangements préliminaires avec le mari de madame Rubelle. Je revins le soir même. Cinq jours plus tard, le médecin déclarait hors de danger notre intéressante Marian qui, selon lui, n’avait plus besoin que d’une garde soigneuse. C’était le moment que j’avais attendu pour agir. Maintenant que l’assistance de la faculté n’était plus indispensable, je jouai ma première carte, en me déclarant ouvertement contre le docteur. Il comptait parmi ces témoins beaucoup trop nombreux, dont il fallait débarrasser mon chemin. Une vive altercation entre nous (dans laquelle, prévenu par moi, Percival refusa d’intervenir) m’amena au but où je tendais. Je descendis sur ce malheureux homme une irrésistible avalanche d’indignation, — et j’en balayai le château.

Il fallait, après cela, se délivrer de la domesticité. Je donnai de nouveau mes instructions à Percival (dont le courage moral réclamait sans cesse des stimulants nouveaux), — et mistress Michelson fut un beau matin tout étourdie en apprenant, de la bouche même de son maître, que la maison entière allait être dispersée. Nous vidâmes le château de tous les domestiques, à l’exception d’une femme, indispensable pour le service quotidien, et dont l’incurable stupidité nous garantissait contre toute découverte embarrassante. Quand ils furent partis, il ne restait plus à éloigner que mistress Michelson, et ce résultat fut aisément obtenu, en priant cette obligeante dame d’aller chercher, sur la côte, un logement pour sa maîtresse.

Les circonstances, désormais, étaient — ce qu’il fallait qu’elles fussent ; lady Glyde, retenue dans sa chambre par des souffrances nerveuses ; et la servante inepte (j’ai oublié son nom), enfermée là toute la nuit, pour donner des soins à sa maîtresse ; Marian, quoiqu’en voie de convalescence rapide, gardant encore le lit, sous la surveillance de madame Rubelle ; dans le château, pas une autre créature vivante, si ce n’est ma femme, Percival et moi. Toutes les chances ainsi mises de notre côté, je fis face à la nécessité la plus immédiate, et je jouai le second coup de ma partie.

L’objet que j’avais alors en vue était d’amener lady Glyde à quitter Blackwater-Park, sans être accompagnée de sa sœur. À moins de lui persuader que Marian l’avait précédée dans le Cumberland, nous n’avions aucune chance de lui faire librement quitter le château. Pour produire dans son esprit cette conviction nécessaire, nous cachâmes notre intéressante malade dans un des appartements inhabités de Blackwater. Au milieu de la nuit, madame Fosco, madame Rubelle et moi (Percival n’ayant pas le sang-froid nécessaire pour qu’on pût se fier à lui), nous exécutâmes cette opération délicate. La scène était pittoresque, mystérieuse, dramatique au plus haut point. Le matin, on avait selon mes ordres dressé le lit sur un cadre solide et léger. Nous n’avions qu’à soulever ce cadre par ses deux extrémités, en évitant de lui imprimer la moindre secousse, pour transporter notre malade où il nous plairait, sans la déranger, elle ou son lit. Il n’était besoin pour cela d’aucune assistance chimique, et il n’en fut employé aucune. Notre intéressante Marian était plongée dans le profond repos qui, d’ordinaire, accompagne la convalescence. Nous avions d’avance, sur toute notre route, placé des flambeaux et ouvert les portes. À raison de ma grande vigueur personnelle, je soutenais la tête du cadre ; — ma femme et madame Rubelle en avaient pris les pieds. Je portais ma part de cet inestimable fardeau avec une tendresse virile, un souci tout paternel. Où donc est le moderne Rembrandt qui saurait peindre cette procession de minuit ? Par malheur pour les arts, par malheur pour ce sujet qui offre tant de ressources, il n’existe nulle part un Rembrandt moderne.

Dans la matinée suivante, nous partîmes pour Londres, ma femme et moi, laissant Marian bien enfermée dans ce pavillon central que personne n’habitait plus depuis longtemps, aux soins de madame Rubelle, qui consentit obligeamment à se laisser enfermer ainsi pendant deux ou trois jours. Avant de monter en voiture, je remis à Percival le billet par lequel M. Fairlie appelait sa nièce, et lui prescrivait de passer la nuit chez sa tante en venant le trouver dans le Cumberland ; j’y joignis mes instructions pour qu’il montrât ce billet à lady Glyde quand le moment serait venu. J’obtins aussi de lui l’adresse de l’asile dans lequel Anne Catherick avait été enfermée, et une lettre pour le directeur, annonçant à ce gentleman le retour prochain de sa malade fugitive.

Pendant ma dernière visite à la capitale, j’avais pris mes dispositions pour que notre modeste ménage fût tout prêt à nous recevoir, lorsque nous arriverions à Londres par le train du matin. Cette sage précaution nous mit à même de jouer, dès ce jour-là même, le troisième coup de notre partie, — en recouvrant possession d’Anne Catherick.

Les dates, ici, sont fort importantes. Or, je combine en moi les facultés ordinairement opposées de l’homme sensible et de l’homme d’affaires. Je sais toutes mes dates sur le bout du doigt.

Le mercredi 24 juillet 1850, j’envoyai ma femme, dans un cabriolet, pour me débarrasser tout d’abord de mistress Clements. Un prétendu message de lady Glyde, supposée à Londres, nous suffit pour obtenir ce résultat. Mistress Clements fut emmenée dans le « cab », et y fut laissée, tandis que ma femme (sous prétexte d’acheter quelque chose dans un magasin) se dérobait habilement et revenait à Saint-John’s-Wood, dans notre maison, pour y recevoir la visiteuse attendue. Il est assez peu nécessaire d’ajouter que cette visiteuse avait été désignée d’avance aux domestiques sous le nom de « lady Glyde. »

J’avais, sur ces entrefaites, pris avec un autre cabriolet la même route que ma femme, muni d’un billet pour Anne Catherick, où il était dit que lady Glyde gardant mistress Clements pour passer la journée avec elle, il fallait les venir rejoindre sous la protection du bon gentleman qui l’attendait à sa porte, le même qui, naguère, dans le Hampshire, l’avait soustraite aux poursuites de sir Percival. Ce « bon gentleman » fit remettre son billet par un gamin de la rue, et en attendit les résultats, arrêté à une ou deux portes de la maison. Anne avait à peine paru sur le seuil d’icelle, que cet excellent homme fit tout à coup abattre la portière du cabriolet. Ce léger véhicule engloutit sa proie, — et partit immédiatement au grand trot.

(On me passera, bien ici, une exclamation incidente : Quel intérêt palpitant dans tous ces détails !)

En cheminant vers Forest-Road, ma jeune compagne ne témoigna aucune crainte. Je puis me montrer paternel, — mieux qu’aucun autre homme, — lorsque cela me convient ; et je fus, en cette occasion, d’une paternité tout à fait remarquable. Que de titres n’avais-je pas à sa confiance ! J’avais composé la médecine dont elle s’était si bien trouvée. Je l’avais prémunie contre les dangers dont la menaçait sir Percival. Peut-être, cependant, me fiais-je trop complètement à ces droits acquis ; peut-être avais-je tenu trop peu de compte de la subtilité instinctive qu’on remarque souvent chez les personnes d’une intelligence débile ; — le fait est que je négligeai de la préparer assez au désappointement qu’elle allait subir en entrant chez moi. Lorsque je la conduisis dans le salon, lorsqu’elle n’y vit personne autre que madame Fosco, laquelle lui était complètement inconnue, — elle laissa percer l’agitation la plus violente ; quand elle aurait flairé le danger dans l’air, comme un chien subodore la présence d’une personne qu’il ne voit pas, ses craintes n’eussent pu se manifester plus soudainement, ni d’une manière plus inexplicable. Ce fut en vain que je m’interposai. J’aurais encore pu, à la rigueur, apaiser l’alarme dont elle souffrait ; — mais cette grave maladie de cœur dont elle avait si fréquemment ressenti les atteintes, n’était point accessible aux palliatifs de l’ordre moral. À mon indicible horreur, elle fut prise de convulsions ; — ébranlement de tout le système qui, dans son état particulier, pouvait d’un moment à l’autre la coucher morte sous nos yeux.

On envoya chercher le médecin le plus proche, dont les services immédiats furent requis au nom de lady Glyde. Ce fut un grand soulagement pour moi de trouver en lui une véritable capacité. Je lui dépeignis ma visiteuse comme une personne faible d’esprit et fort sujette à d’étranges illusions ; je m’arrangeai, de plus, pour n’avoir d’autre garde que ma femme auprès de l’intéressante malade. L’infortunée, au surplus, était trop mal pour nous laisser la moindre inquiétude sur ce qu’elle pourrait dire. La seule crainte qui, en ce moment, pesât sur moi, c’était que la fausse lady Glyde ne vînt à mourir avant que la vraie lady Glyde ne fût arrivée à Londres.

J’avais écrit, dans la matinée, à madame Rubelle, pour lui demander devenir me joindre chez son mari, dans la soirée du vendredi 26 ; j’avais en même temps écrit à Percival de montrer à sa femme la lettre à elle adressée par M. Fairlie, de lui faire croire que Marian était partie en avant, et de me l’expédier en ville, par le train de midi, dans cette même journée du 26. En y réfléchissant, effectivement, j’avais compris à quel point il était nécessaire, vu l’état de santé d’Anne Catherick, de hâter les événements et d’avoir lady Glyde à ma disposition plutôt que je ne l’avais arrangé dans le principe. Au milieu des incertitudes terribles qui m’assiégeaient, quelles autres instructions pouvais-je maintenant donner ? Il fallait s’en remettre désormais au hasard et au médecin. Mes émotions se trahissaient par de pathétiques apostrophes que j’avais tout juste assez de sang-froid pour mettre au nom de « lady Glyde », lorsqu’elles m’échappaient devant des tiers. À tous autres égards, en ce jour mémorable, Fosco ne fut qu’un astre absolument éclipsé.

La malade passa une mauvaise nuit ; — elle s’éveilla tout à fait à bout de forces ; — mais, à mesure que le jour avançait, elle se ranima d’une manière étonnante. En même temps qu’elle, mes facultés élastiques reprirent vie. Je ne pouvais recevoir de réponse de Percival et de madame Rubelle que dans la matinée du lendemain 26. Prévoyant qu’ils suivraient mes instructions (ce dont, sauf accident contraire, j’avais lieu d’être certain), j’allai m’assurer d’une voiture de remise, destinée à lady Glyde, lorsque j’irais la prendre au chemin de fer ; et je donnai ordre qu’elle fût devant ma porte, bien exactement, le 26, à deux heures de l’après-midi. Après avoir vu enregistrer la commande, j’allai régler quelques détails avec M. Rubelle. Je me procurai aussi les services de deux gentlemen, en situation de me fournir certaines attestations dont je ne pouvais me passer. Je connaissais l’un d’eux personnellement : l’autre était lié avec M. Rubelle. Tous deux étaient de ces hommes dont l’esprit vigoureux sait s’élever au-dessus d’étroits préjugés ; — tous deux avaient à lutter momentanément contre de grands embarras matériels ; tous deux croyaient en moi et en mon étoile.

Il était plus de cinq heures du soir, lorsque tous ces soins pris, je rentrai chez moi. J’appris en y arrivant qu’Anne Catherick était morte… Morte le 25, et lady Glyde ne devait arriver à Londres que le 26 !

Je fus étourdi du coup. Méditez sur ces mots : Fosco, étourdi !

Il était trop tard pour revenir sur nos pas. Déjà, préalablement à mon retour, le docteur s’était officieusement chargé, pour m’en épargner l’embarras, de faire enregistrer la mort à sa véritable date. Ma grande combinaison, irréprochable jusqu’alors, avait désormais son côté faible ; — nuls efforts de ma part ne pouvaient modifier le fatal événement du 25. Avec un mâle courage, je ne voulus plus songer qu’à l’avenir. Les intérêts de Percival et les miens étant encore en suspens, il n’y avait plus qu’à jouer la partie jusqu’au bout. Je repris mon calme impénétrable, — et je la jouai, cette partie.

Dans la matinée du 26, la lettre de Percival m’arriva qui annonçait l’arrivée de sa femme par le train de midi. Madame Rubelle m’écrivit aussi qu’elle suivrait dans la soirée. Je partis dans la voiture de remise, — laissant morte, chez moi, la fausse lady Glyde, — pour aller au-devant de la véritable, que le chemin de fer allait m’amener à trois heures. J’emportais avec moi, cachés sous le siège de la voiture, tous les vêtements qu’Anne Catherick avait sur elle en arrivant chez moi. — Ils devaient aider à faire ressusciter la femme qui venait de mourir dans celle qui vivait encore. Quelle situation !… Je me permets de la suggérer à la jeune génération de romanciers que l’Angleterre voit éclore. Je l’offre, comme tout à fait neuve, aux dramaturges épuisés de la belle France.

Lady Glyde était à la station. Il y avait beaucoup de foule, beaucoup de désordre, et il se passa plus de temps que je n’aurais voulu (quelqu’une de ses connaissances pouvait se trouver là par hasard) à réclamer, à retrouver ses bagages. Les premières questions qu’elle m’adressa, lorsque la voiture se mit en marche, furent pour me supplier de lui donner des nouvelles de sa sœur. J’en inventai de l’espèce la plus rassurante, lui promettant que, dès son arrivée chez moi elle reverrait Marian. Le « chez moi » dont je lui parlais ainsi était, pour cette seule occasion, dans le voisinage de Leicester-square, et il était occupé par M. Rubelle, qui nous reçut sous le vestibule.

Je fis monter ma visiteuse dans une chambre située au fond de la maison ; les deux médecins attendaient à l’étage au-dessous pour examiner la malade et me donner leur certificat. Lorsque j’eus calmé lady Glyde en lui parlant comme il le fallait de l’état de sa sœur, je fis comparaître séparément, devant elle, mes deux estimables amis. Ils remplirent les formalités voulues, très-sommairement, avec intelligence, et de la manière la plus consciencieuse. Je rentrai dans la chambre aussitôt qu’ils l’eurent quittée, et j’imprimai aux événements une marche un peu plus vive, par une allusion, légèrement alarmante, à l’état de santé de miss Halcombe.

Il s’ensuivit ce que j’avais prévu. Lady Glyde prit peur et s’évanouit. Pour la seconde et pour la dernière fois, j’appelai la science à mon aide. Un verre d’eau médicamenté, un flacon de sels également médicamentés la soulagèrent de tout embarras, de toute crainte ultérieure. Quelques applications supplémentaires, lorsque la soirée fut plus avancée, lui procurèrent l’inappréciable bienfait d’une nuit de sommeil. Madame Rubelle était arrivée à temps pour présider à la toilette de lady Glyde. On lui enleva donc ses vêtements, ce soir-là, et on lui mit, le lendemain, ceux d’Anne Catherick, sans manquer en rien aux lois des plus strictes convenances, et cela grâce à l’entremise de cette bonne Rubelle. Pendant toute la journée, je maintins notre malade dans un état de conscience à moitié paralysée, jusqu’à ce que la dextérité des médecins dont l’amitié me venait en aide m’eût procuré, un peu plus tôt que je ne m’y attendais, l’ordre indispensable. Ce soir-là (le soir du 27), nous ramenâmes à l’Asile, madame Rubelle et moi, l’Anne Catherick que nous venions de ressusciter. Elle y fut reçue avec un grand étonnement, et sans le moindre soupçon, grâce à l’ordre officiel, aux certificats des médecins, à la lettre de Percival, à la ressemblance des deux femmes, à l’identité des vêtements, et à la condition de trouble mental où la malade se trouvait en ce moment. Je revins immédiatement aider madame Fosco à préparer les funérailles de la prétendue lady Glyde, ayant en ma possession les vêtements et les bagages de la véritable. On les envoya, plus tard dans le Cumberland par le convoi qui servit pour les funérailles. J’assistai à ces funérailles avec la solennité qui convenait, et dans le plus grand deuil de la tête aux pieds.

Ici s’arrête ma relation de ces remarquables événements, écrite dans des circonstances également remarquables. Les précautions secondaires que j’observai en communiquant avec Limmeridge-House sont déjà connues ; — on sait aussi le succès magnifique de mon entreprise, et ses résultats substantiels en monnaie bonne et valable. J’ai maintenant à déclarer, de toutes les forces de ma conviction, que le seul côté faible de ma combinaison n’aurait jamais été découvert, si l’on n’eût d’abord pénétré le seul côté faible de mon cœur. Lorsque Marian fit évader sa sœur, la fatale admiration que cette femme énergique m’inspirait m’empêcha seule de parer ce coup funeste à mes intérêts. Me fiant à l’anéantissement complet de l’identité de lady Glyde, je hasardai ce péril évident. Je me disais que si Marian et M. Hartright tentaient d’affirmer cette identité perdue, ils s’exposeraient à passer publiquement pour les souteneurs d’une fraude palpable. En butte, dès lors, au discrédit et à la méfiance, ils perdaient tout pouvoir de compromettre mes intérêts ou le secret de sir Percival. Je commettais une erreur grave en me fiant ainsi à un aveugle calcul de probabilités. J’en commis une autre quand Percival eut expié d’une manière si tragique son obstination et sa violence, en sauvant encore lady Glyde que, d’un signe, j’aurais fait rentrer à l’hospice, et en laissant à M. Hartright une seconde occasion de m’échapper. Bref, dans cette crise importante, Fosco se trahit lui-même. Faute déplorable, en désaccord complet avec sa nature. ! Cherchez-en la cause dans mon cœur ! — Cherchez-la dans l’image de Marian Halcombe, cette première et dernière faiblesse à noter dans la vie de Fosco.

C’est à l’âge de soixante ans que je fais cet aveu, sans pareil dans l’histoire des hommes. Jeunes gens ! j’en appelle à votre sympathie, jeunes filles ! je réclame de vous quelques pleurs.

Encore un mot, et l’attention du lecteur (cette attention palpitante que j’ai su concentrer sur moi) sera délivrée de l’obsession à laquelle je l’ai soumise.

Ma pénétration intellectuelle m’avertit qu’ici, trois questions seront posées inévitablement par les personnes douées d’un esprit curieux. Je vais les mentionner : je vais y répondre :

Première question. Quel est le secret de ce dévouement absolu avec lequel madame Fosco se consacre à la réalisation de mes vœux les plus téméraires, à l’accomplissement de mes plus profondes combinaisons ? À ceci, je pourrais fort bien répondre en m’en référant à mon propre caractère, en demandant à mon tour : Où donc trouverez-vous, dans les annales du monde, un homme de ma classe qui n’ait derrière lui une femme s’immolant elle-même sur l’autel de la vie de cet homme ? Mais je me rappelle que j’écris en Angleterre ; je me rappelle qu’en Angleterre j’ai pris femme, et je demanderai si, dans ce pays, les obligations conjugales de l’épouse lui laissent le droit d’examiner, de juger les principes d’un époux ? Non, certainement. Elle lui doit, sans réserve, tout amour, tout respect, toute obéissance. C’est très-exactement ce que ma femme a pratiqué. Je me pose ici sur le piédestal de la morale suprême ; et j’affirme, placé à cette hauteur, qu’elle a rempli avec zèle tous les devoirs à elle imposés par l’hymen. Voix calomnieuses, taisez-vous ! Femmes d’Angleterre, je réclame votre sympathie pour madame Fosco !

Question seconde. Si Anne Catherick n’était pas morte à l’époque où elle mourut, qu’aurais-je pu faire ? — En ce cas, j’aurais aidé la nature épuisée à trouver un repos permanent. J’aurais ouvert les portes de cette prison qu’on appelle la vie, et procuré à la captive (incurablement frappée dans son esprit et dans son corps) une heureuse délivrance.

Troisième question. En soumettant à une révision équitable et calme toutes les circonstances que l’on connaît, ma conduite a-t-elle encouru quelque blâme sérieux ? — Non, répondrai-je avec toute l’emphase de la conviction la plus légitime. N’ai-je pas évité avec soin de commettre aucun de ces crimes qu’on hait à bon droit, parce qu’ils sont inutiles ? Avec mes vastes connaissances chimiques, rien de plus facile à moi que d’ôter la vie à lady Glyde au prix de sacrifices personnels immenses : j’ai voulu suivre les inspirations de ma loyauté, de mon humanité, — c’étaient aussi celles de ma prudence, — et, au lieu de lui ôter la vie, je me suis borné à lui ôter son individualité. Qu’on me juge sur ce que j’aurais pu faire. Combien alors, par comparaison, je vais paraître innocent, et combien de vertus se manifestent, — indirectement, il est vrai, — dans ce que j’ai réellement fait.

J’annonçais, en la commençant, que cette Relation serait un document remarquable. Elle a tout à fait répondu à mon attente. Bon accueil à ces lignes ferventes, — mon dernier legs au pays que je quitte pour jamais ! Elles sont bien dignes de la circonstance, et dignes aussi de

FOSCO.


Le récit est continué par Walter Hartright.


I


Quand j’achevai le dernier des feuillets écrits par le comte, la demi-heure pendant laquelle j’avais promis de rester à Forest-Road était écoulée depuis quelques minutes déjà. M. Rubelle regarda sa montre, et m’adressa un profond salut. Je me levai tout aussitôt, laissant cet agent en possession de la maison déserte. Jamais je ne l’ai revu, depuis lors ; jamais je n’ai entendu parler de lui, ni de sa femme. Pour venir ramper sur notre route, ils étaient sortis de ces obscurs sentiers qu’habitent la trahison et l’ignominie ; — ils y retournèrent en rampant, et s’y perdirent à jamais dans les ténèbres.

Un quart d’heure après avoir quitté Forest-Road, j’étais rentré à la maison.

Il ne me fallut pas beaucoup de paroles pour expliquer à Marian et à Laura l’issue de ma tentative désespérée, et quel événement prochain devait venir modifier nos trois existences. Je remis à une heure plus avancée du jour les détails que j’avais encore à leur donner, et je me hâtai de retourner à Saint-John’s-Wood, afin d’interroger la personne chez qui le comte Fosco avait loué la voiture de remise avec laquelle il était allé à la station pour chercher Laura.

L’adresse qu’il m’avait donnée me conduisit à un établissement de location situé à un quart de mille de Forest-Road. Le propriétaire se trouva être un homme parfaitement honnête et courtois. Lorsque je lui expliquai qu’une importante affaire de famille me forçait à lui demander d’examiner ses livres, afin d’établir une date que pouvait me fournir exactement l’authentique détail de ses affaires quotidiennes, il ne m’opposa aucune sorte d’objections. Le registre fut produit ; et là, sous la date du 26 juillet 1850, la commande avait été inscrite en ces termes :

« Un Brougham pour le comte Fosco, 5, Forest-Road. Deux heures. (John Owen.) »

En m’informant, j’appris que le nom de « John Owen » compris dans la commande, se rapportait à l’homme qui avait dû remplir l’office de cocher. Il travaillait, à ce moment même, dans la cour des écuries où sur ma demande, on alla le chercher.

— Vous souvenez-vous, lui demandai-je, d’avoir, au mois de juillet dernier, pris un gentleman au no 5, Forest-Road, pour le conduire à la station de Waterloo-Bridge ?

— Ma foi, monsieur, répliqua l’homme, je ne saurais trop vous le dire.

— Peut-être ce gentleman lui-même vous aura-t-il laissé un souvenir plus distinct ? Vous rappelez-vous avoir conduit, l’été dernier, un personnage de haute taille et remarquablement gras ?…

Le visage de cet homme s’éclaira aussitôt : — Je me le rappelle, monsieur. Le gentleman le plus gras que j’aie jamais vu : — la pratique la plus lourde que j’aie traînée. Oh ! oui, je me le rappelle, monsieur. Nous allâmes effectivement à la station, et c’est bien de Forest-Road que nous étions partis. Il y avait à la croisée un perroquet, ou quelque oiseau de ce genre, qui criait à déchirer les oreilles. Le gentleman était particulièrement pressé d’enlever les bagages de la dame qu’il allait prendre ; et il me donna une jolie gratification pour avoir eu l’œil au guet, et m’être procuré les malles sans trop de retard…

S’être procuré les malles ! Je me rappelai aussitôt qu’en me racontant son arrivée à Londres, Laura m’avait parlé de ses bagages dont s’était chargé un individu quelconque, venu à la station avec le comte Fosco. C’était précisément l’homme que j’avais devant moi.

— Vîtes-vous la dame ? lui demandai-je. Quelle physionomie avait-elle ?… Était-elle jeune ou âgée ?

— Ma foi, monsieur, dans tout ce tumulte de gens qui se pressaient et se poussaient, je ne pourrais dire très au juste ce qui en était. J’ai beau chercher ; ma mémoire ne me rappelle rien de cette dame… Non, rien… excepté son nom, cependant.

— Son nom ?… Vous vous rappelez son nom ?

— Oui, monsieur. Elle s’appelait lady Glyde.

— Et comment, ayant oublié son visage, êtes-vous arrivé à vous rappeler son nom ?…

L’homme se prit à sourire, et un peu embarrassé, à s’escrimer de son pied droit autour de sa jambe gauche.

— Ma foi, monsieur, répliqua-t-il, s’il faut tout vous dire, je venais dans ce temps-là de me marier ; et le nom de ma femme, avant qu’elle l’échangeât contre le mien, était précisément le même que celui de cette dame, — à savoir le nom de Glyde. Ce fut elle-même qui me le dit : — Votre nom est-il sur vos malles, madame ? lui avais-je demandé… — Oui, répondit-elle, mon nom est sur mes bagages… mon nom est : Lady Glyde… — Allons ! me dis-je à moi-même, je n’ai pas d’ordinaire une bien bonne tête pour retenir le nom des personnes ; mais quant à celui-ci, c’est une vieille connaissance, et je ne risque guère de l’oublier… Le temps où tout cela s’est passé, monsieur, je ne saurais trop le dire ; peut-être un an, peut-être six mois. Mais quant au gros gentleman et au nom de la dame, j’en jurerai, au besoin, tant que vous voudrez…

Il était parfaitement inutile qu’il se rappelât l’époque, la date étant positivement établie par le livre d’ordres de son patron. Je comprenais, dès lors, j’avais en main de quoi faire crouler d’un seul coup l’échafaudage entier de la conspiration. Sans hésiter une seconde, je pris à part le propriétaire de l’établissement, et lui fis connaître de quelle importance étaient les preuves fournies par son registre de commandes et par son cocher. Un arrangement fut bientôt pris pour le dédommager de ce qu’il allait être momentanément privé des services de cet homme ; quant à la mention portée sur le registre, j’en pris moi-même une copie que la signature du patron rendit authentique. Seulement alors je quittai l’établissement, après être convenu avec John Owen qu’il se tiendrait à ma disposition pendant les trois jours suivants, et même plus longtemps si besoin était.

J’avais maintenant en ma possession tous les documents requis ; une copie en règle du certificat de décès, et la lettre datée de sir Percival étant logées bien en sûreté dans les poches de mon portefeuille.

Porteur de ces preuves écrites, et gardant toutes fraîches dans ma mémoire les réponses du cocher, je me dirigeai, pour la première fois depuis le commencement de toute cette enquête, vers l’étude de M. Kyrle. Je me proposais d’abord, en lui faisant cette seconde visite, de lui raconter ce que j’avais fait. Je voulais aussi le prévenir que j’étais résolu à conduire ma femme à Limmeridge, dès le lendemain matin, pour la faire accueillir et reconnaître publiquement dans la maison de son oncle. Je laissai à M. Kyrle le soin de décider, dans les circonstances données et en l’absence de M. Gilmore, s’il n’était pas tenu, comme solicitor de la famille, d’être présent à ce qui allait se passer en cette occasion décisive.

Je ne dirai rien de l’étonnement de M. Kyrle, ni des termes dans lesquels il exprima son opinion sur la conduite que j’avais tenue depuis le début de ces investigations délicates. Le seul point essentiel à mentionner, c’est qu’il prit immédiatement son parti de nous accompagner dans le Cumberland.

Nous partîmes le lendemain matin de bonne heure, par le premier train : Laura, Marian, M. Kyrle et moi, dans un des compartiments ; John Owen et un des clercs de M. Kyrle avaient leurs places dans un autre. Arrivés à la station de Limmeridge, nous nous rendîmes tout d’abord à la ferme de Todd’s-Corner. Il était fermement arrêté dans mon esprit que Laura ne mettrait pas le pied chez son oncle avant d’y avoir été formellement reconnue comme nièce de l’opulent châtelain. Je laissai Marian régler la question des logements avec mistress Todd, dès que la bonne femme fut un peu remise de la stupéfaction où nous l’avions jetée en lui faisant connaître le but de notre arrivée dans le Cumberland ; et je convins avec le mari que John Owen serait confié à la cordiale hospitalité des domestiques de la ferme. Ces mesures préliminaires ayant été prises, M. Kyrle et moi partîmes ensemble pour Limmeridge-House.

Je ne saurais, en vérité, m’étendre sur les détails de notre entrevue avec M. Fairlie ; car je ne puis en évoquer le souvenir sans un sentiment mêlé d’impatience et de mépris, qui me le rend tout à fait répulsif. Je préfère donc constater simplement que j’en vins à mes fins. M. Fairlie essaya de nous traiter d’après son système habituel. Nous laissâmes passer, sans y prendre garde, les insolentes politesses qui marquèrent de sa part le début de notre conférence. Nous entendîmes ensuite, sans la moindre sympathie, les protestations par lesquelles il voulut nous convaincre que la découverte du complot l’avait littéralement « bouleversé ». Il finit par gémir et se lamenter comme un enfant qu’on tourmente : — « Pouvait-il deviner que sa nièce était vivante, quand on lui disait qu’elle était morte ? Il recevrait avec plaisir la chère Laura, pourvu qu’on lui donnât le temps de se remettre. Nous semblait-il avoir la mine d’un homme dont il faut hâter la fin par des tracasseries perpétuelles ? non, n’est-ce pas ? Eh bien, alors, pourquoi le tracasser ainsi ?… Il réitéra ses doléances, chaque fois que s’en offrit l’occasion, jusqu’au moment où j’y mis un terme en le plaçant résolument entre deux alternatives inévitables. Je lui donnai le choix entre la justice qu’il devait rendre à sa nièce, dans les termes par moi fixés, — ou les conséquences qu’entraînerait pour lui la revendication publique des droits de Laura devant une cour de justice. M. Kyrle, vers lequel il se tournait pour implorer son assistance, lui dit en termes fort nets qu’il fallait trancher la question sur place et à l’heure même. Choisissant alors, d’une manière caractéristique, le parti qui devait plus tôt lui ôter tout ennui, toute anxiété personnelle, il déclara, dans un soudain élan d’énergie, « qu’il n’avait pas la force de supporter de nouvelles violences, et que nous pourrions, sans qu’il y mît obstacle, faire tout ce qui nous plairait. »

M. Kyrle et moi nous descendîmes aussitôt pour rédiger de concert la formule d’une circulaire destinée à tous ceux des tenanciers qui avaient suivi les funérailles apocryphes, au nom de M. Fairlie. Ils étaient convoqués pour le surlendemain à Limmeridge-House. Un sculpteur de Carlisle reçut ordre en même temps d’expédier au cimetière de Limmeridge, un de ses ouvriers, afin d’effacer une inscription funéraire. M. Kyrle, qui devait coucher au château, se chargea d’obtenir que M. Fairlie apposât après lecture, au bas de ces diverses lettres, sa signature autographe.

J’employai à la ferme le jour d’intervalle qui m’était laissé, en rédigeant un précis historique de la « conspiration, » et j’y ajoutai un exposé de faits qui donnait le plus formel démenti au décès prétendu de Laura. Avant de le lire, le jour d’après, aux tenanciers assemblés, je soumis ces documents à M. Kyrle. Nous convînmes aussi de l’ordre dans lequel, à l’issue de cette lecture, nous ferions entendre les témoignages qui devaient la corroborer. Ceci réglé, M. Kyrle essaya de détourner la conversation sur les affaires de Laura. N’y connaissant rien, ne désirant y rien connaître, et doutant d’ailleurs qu’il approuvât, à son point de vue d’homme d’affaires, la détermination que j’avais crue devoir prendre par rapport à l’intérêt viager que ma femme possédait dans les dix mille livres léguées jadis à madame Fosco, je priai M. Kyrle de m’excuser si je m’abstenais de discuter avec lui ces questions. Je pus lui dire, en toute sincérité, qu’elles se trouvaient intimement associées à ces chagrins, à ces malheurs passés dont nous ne parlions jamais entre nous, et qu’il nous était instinctivement pénible de discuter avec des étrangers.

Mon dernier travail, à l’approche du soir, fut de me procurer « la Relation de la tombe funéraire », en prenant copie, avant qu’elle fût effacée, de l’inscription menteuse qui déshonorait encore la sépulture de famille.

Le jour vint, — le grand jour où Laura reparut dans cette salle à manger de Limmeridge-House que nous connaissions si bien. Toutes les personnes qui s’y trouvaient réunies se levèrent de leurs sièges, au moment où elle entra, conduite et soutenue par Marian et moi. Dans leurs rangs coururent, à l’aspect de son visage, un ébranlement de surprise, un murmure d’intérêt, que nos yeux et nos oreilles purent aisément saisir. M. Fairlie était présent (je l’avais formellement exigé), ayant à ses côtés M. Kyrle. Son valet de chambre se tenait derrière lui, d’une main tenant un flacon d’odeurs, de l’autre un mouchoir blanc, fortement imprégné d’eau de Cologne.

J’ouvris la procédure, en appelant M. Fairlie à dire publiquement si j’étais là de son aveu, et s’il sanctionnait expressément mes paroles. Il étendit ses bras vers M. Kyrle, et vers son valet de chambre, se souleva sur ses jambes avec leur secours, et ensuite s’exprima dans ces termes : « Permettez-moi de vous présenter M. Hartright. Je suis aussi peu valide que jamais ; il aura l’extrême obligeance de parler pour moi. Le sujet qu’il va traiter est terriblement ardu, veuillez lui prêter l’oreille ; et ne pas faire de bruit !… » À ces mots, il se laissa lentement retomber dans son fauteuil, et chercha refuge derrière son mouchoir parfumé.

Suivit la révélation du complot, lorsque j’eus présenté sous la forme la plus abrégée et la plus simple mes explications préliminaires. Je me trouvais là (dis-je à mes auditeurs) pour déclarer en premier lieu que ma femme, présentement assise à côté de moi, était la fille de M. Philip Fairlie ; en second lieu, pour établir, par ces faits positifs, que les funérailles auxquelles ils avaient fait cortège dans le cimetière de Limmeridge étaient celles d’une autre femme ; troisièmement enfin, pour leur rendre compte fort simplement de la manière dont tout cela s’était fait. Sans autre préface, je leur lus aussitôt le récit de la conspiration, dont j’avais mis le plan bien en relief, n’appuyant guère, d’ailleurs, que sur les motifs pécuniaires qui l’avaient inspirée, et me gardant bien de compliquer mon exposé de faits par d’inutiles allusions au secret de sir Percival. Après cela, je rappelai à mon auditoire la date que portait l’inscription gravée dans le cimetière (le 25 juillet), et j’en confirmai l’exactitude en produisant les certificats de décès. Je leur lus ensuite la lettre de sir Percival, datée du 25, et par laquelle il annonçait pour le 26 le voyage que sa femme allait faire du Hampshire à Londres. De là, je passai à la preuve que ce voyage s’était réellement accompli, preuve résultant de l’attestation personnelle du cocher de remise ; et j’établis la date exacte du voyage, au moyen du registre d’ordre tenu par le loueur de carrosses. Marian ajouta le récit de sa rencontre fortuite avec Laura dans la maison d’aliénés, et des moyens par lesquels elle avait fait évader sa sœur. Là-dessus je terminai, en informant les personnes présentes que sir Percival était mort et que j’avais épousé sa veuve.

M. Kyrle se leva, lorsque je me fus rassis, pour déclarer en sa qualité d’agent légal de la famille que j’avais produit, à l’appui de mes assertions, les témoignages les plus clairs, les plus irréfragables qu’il eût jamais entendus de sa vie. Au moment où il prononçait ces paroles, je passai mon bras autour de la taille de Laura et je la soulevai de manière à ce que chacun des assistants pût la contempler à son aise : — Êtes-vous tous du même avis ? demandai-je ensuite, faisant quelques pas vers eux et leur montrant ma chère femme.

L’effet de cette question fut électrique. Tout au fond de la longue galerie, un des plus vieux tenanciers du domaine se leva soudainement, et avec lui, à l’instant même, entraîna le reste de l’assistance. Je vois encore cet homme, avec sa figure brune et ses cheveux gris, monté sur l’appui de la fenêtre, brandissant sur sa tête son lourd fouet de poste, et donnant le signal des clameurs joyeuses : — La voilà vivante ! la voilà guérie ! — Dieu la bénisse !… Allons, mes enfants ! c’est le cas de se montrer ! Les cris enthousiastes qu’il obtint pour réponse et qui reprirent à plusieurs fois, furent à mes oreilles assourdies la plus douce musique qu’elles eussent jamais entendue. Les laboureurs du village et les garçons de l’école, groupés sur la pelouse, entendirent ces bravos étourdissants, et nous les renvoyèrent en échos prolongés. Les bonnes fermières accourues autour de Laura, se disputaient à qui la première lui serrerait la main, et tandis que leurs joues ruisselaient de larmes, la conjuraient de tenir bon, de ne pas pleurer.

Mais elle était si émue, si hors d’elle, que je fus obligé de la leur enlever et de la porter jusqu’au seuil de la pièce. Là, je la remis aux soins de Marian, de cette Marian qui ne nous avait jamais manqué jusqu’alors, et dont le courageux sang-froid ne nous manqua pas davantage ce jour-là. Resté seul à la porte, et après avoir remercié toutes les personnes présentes, au nom de Laura et au mien, je les invitai à me suivre dans le cimetière, où elles verraient, de leurs yeux, disparaître l’inscription menteuse.

Elles quittèrent toutes le château, et allèrent se joindre à la foule des villageois réunis autour du tombeau, près duquel nous attendait l’ouvrier sculpteur. Ce fut au milieu d’un silence profond que le premier choc de l’outil d’acier retentit sur le marbre. On n’entendit pas une voix, et personne ne bougea jusqu’à ce que ces trois mots : « Laura, Lady Glyde » eussent complètement disparu. Il y eut alors, parmi la foule, un grand soupir de soulagement, comme si elle comprenait qu’à ce moment-là même tombaient les derniers anneaux de la chaîne rivée autour de Laura. L’assemblée, ceci fait, se dispersa lentement. Il fallut ensuite presque toute la journée pour effacer tout le reste de l’épitaphe. À sa place, ultérieurement, on n’a gravé qu’une ligne : « Anne Catherick, 25 juillet 1850. »

Je revins à Limmeridge-House, le même soir, assez tôt pour prendre congé de M. Kyrle. Lui, son clerc et le cocher John Owen s’en retournaient à Londres par le train de nuit. Après leur départ, un insolent message me fut remis de la part de M. Fairlie, qu’on avait emporté presque évanoui de la salle à manger, au moment où les clameurs des tenanciers avaient répondu à mon appel cordial. Son envoyé nous apportait « les meilleures félicitations de M. Fairlie, » et venait s’informer, de sa part, si « nous avions le projet de faire halte au château. » Je lui répondis verbalement que l’unique objet en vue duquel j’avais franchi le seuil du château se trouvait maintenant accompli ; que je n’avais le projet de faire halte chez personne, si ce n’est chez moi ; et que M. Fairlie n’avait nullement à craindre de nous revoir jamais ou de jamais entendre parler de nous. Nous retournâmes passer la nuit chez nos amis de la ferme ; et le lendemain matin, — escortés jusqu’à la station, avec le plus chaleureux enthousiasme, par le village entier et par tous les fermiers des environs, — nous nous en revînmes à Londres.

Tandis que les collines du Cumberland s’effaçaient à nos yeux dans l’éloignement, je songeais aux circonstances décourageantes qui avaient marqué le début de cette longue lutte, maintenant achevée. Il était étrange, en revenant sur le passé, de voir que cette même pauvreté qui nous avait isolés de toute assistance, était indirectement devenue la cause de notre triomphe, en m’obligeant à faire moi-même ce qu’exigeaient les circonstances. Si nous eussions été assez riches pour trouver appui chez les gens de loi, quel eût donc été le résultat ? Le gain du procès, (ainsi que M. Kyrle me l’avait démontré lui-même), aurait été plus que douteux ; la perte, — si l’on en jugeait simplement d’après le cours que les événements avaient suivi, — la perte était assurée. Jamais la procédure légale ne m’eût procuré mon entrevue avec mistress Catherick. Jamais elle n’eût découvert en Pesca l’instrument indispensable pour arracher au comte ses aveux décisifs.


II


À la chaîne des événements, il faut encore ajouter deux anneaux pour qu’elle embrasse ce long récit dans toutes ses parties essentielles.

Tandis que, délivrés tout nouvellement de notre long esclavage, nous n’étions pas faits encore à la liberté qui venait de nous être rendue, l’ami qui, le premier, m’avait employé comme graveur sur bois, m’envoya chercher pour me donner une nouvelle preuve de l’intérêt qu’il prenait à mon bien-être. Ses patrons lui demandaient d’aller à Paris, pour y examiner en leur nom une découverte récemment faite en France, touchant certains procédés pratiques de son art, découverte sur le mérite de laquelle ils désiraient être complètement édifiés. Les travaux dans lesquels il était engagé ne lui laissaient pas le loisir nécessaire à cette mission, et il avait eu la bonté de me désigner comme pouvant la remplir à sa place. Je ne devais pas hésiter à me prévaloir de cette offre tout obligeante ; car si je remplissais mon mandat aussi bien qu’il m’était permis de l’espérer, il en devait résulter pour moi un engagement permanent auprès du journal illustré, dont jusqu’alors je n’avais été le collaborateur qu’à titre indirect et précaire.

Je reçus mes instructions, et fis mes malles dès le lendemain. En laissant Laura, une fois encore (mais combien les circonstances étaient changées !) sous la protection de notre chère sœur, une considération sérieuse me revint à l’esprit, qui avait déjà, plus d’une fois, préoccupé ma femme aussi bien que moi, savoir ce que serait désormais l’avenir de Marian. Avions-nous aucun droit d’accepter, dans notre égoïste attachement, le sacrifice absolu de cette généreuse existence ? N’était-ce pas notre devoir et en même temps la meilleure manière de lui témoigner notre reconnaissance, que de nous oublier désormais pour ne plus penser qu’à elle ? Sur le point de me mettre en route, je voulus lui faire part de cette pensée, dans un moment où nous étions seuls. Mais elle prit ma main, et dès les premiers mots m’imposa silence.

— Après tout ce que nous avons souffert ensemble, à nous trois, me dit-elle, il ne peut y avoir entre nous qu’une séparation, la dernière de toutes. Mon cœur et mon bonheur, Walter, sont avec Laura et vous. Attendez qu’il y ait, d’ici à peu, des voix d’enfants autour de votre foyer. Je leur apprendrai à plaider ma cause dans le seul langage qu’ils puissent parler, et la première leçon qu’ils réciteront à leur père et mère sera celle-ci « Nous ne pouvons nous passer de notre tante ! »

Je ne fis pas seul le voyage de Paris. À la dernière heure, Pesca résolut soudainement de m’accompagner. Depuis sa soirée de l’Opéra, il n’avait pu recouvrer sa sérénité habituelle, et voulait essayer, pour se ranimer un peu, d’une semaine de distractions.

Je remplis la mission qui m’était confiée, et j’avais terminé le rapport dont j’étais chargé, quatre jours après notre arrivée à Paris. Je m’arrangeai pour consacrer le cinquième jour à parcourir la ville, et à me distraire avec Pesca.

Notre hôtel s’était trouvé trop rempli pour qu’on pût nous loger de plain-pied. Ma chambre était au second, et celle de Pesca, justement au-dessus, au troisième étage. J’y montai, le cinquième jour, de bonne heure, pour savoir si le professeur était prêt à partir. Comme j’arrivais sur le palier, je vis sa porte s’ouvrir en dedans ; une main allongée, délicate et nerveuse (ce n’était pas, à coup sûr, celle de mon ami) la tenait entre-bâillée. J’entendis en même temps la voix de Pesca, vibrante d’émotion, prononcer tout bas ces mots, dans son langage natal : — Je me souviens du nom, mais je ne connais pas l’homme… Vous l’avez vu à l’Opéra ; il était si changé qu’il n’y avait pas moyen de le reconnaître… J’acheminerai le rapport…, au besoin, je ferai plus… — Faire plus serait inutile, répondit une autre voix. La porte s’ouvrit alors toute grande, et l’homme aux cheveux blonds, l’homme à la joue balafrée, — l’homme que j’avais vu, quelques jours avant, suivre en cabriolet le comte Fosco, cet homme sortit de la chambre. Comme je m’écartais pour le laisser passer, il me salua ; — son visage était d’une pâleur effrayante, et en descendant, s’appuyait fortement à la rampe de l’escalier.

Je poussai la porte, et j’entrai chez Pesca. Il était roulé sur lui-même, de la plus étrange façon, dans un coin du sofa. Comme je m’approchais, il sembla se rapetisser encore : on eût dit qu’il voulait m’éviter.

— Est-ce que je vous dérange ? lui demandai-je. Je ne savais pas que vous aviez un ami chez vous, et ne m’en suis douté qu’en le voyant sortir.

— Ce n’est pas un ami, répondit Pesca fort ému. Je l’ai vu aujourd’hui pour la première et dernière fois.

— Je crains qu’il ne vous ait apporté de mauvaises nouvelles ?

— D’horribles nouvelles, mon bon Walter !… Retournons à Londres… Je ne veux plus rester ici… Je regrette sincèrement d’y être venu. Les infortunes de ma jeunesse pèsent sur moi d’un poids bien lourd, dit-il en tournant son visage du côté de la muraille. C’est un rude fardeau pour mon âge mûr… Je m’efforce de les oublier ; mais elles ne m’oublient pas, elles !

— Je ne crois pas, répliquai-je, que nous puissions partir avant ce soir. Vous conviendrait-il, d’ici-là de m’accompagner dans mes courses ?

— Non, mon ami ; j’attendrai ici. Mais partons aujourd’hui !… Partons, je vous le demande en grâce…

Je le quittai en l’assurant que nous sortirions de Paris dans la soirée. Nous étions convenus, la veille, de monter aux tours Notre-Dame, et d’y relire certains chapitres du beau roman de Victor Hugo. Rien, dans la capitale de la France, ne m’inspirait une curiosité plus vive ; — et je m’acheminai seul vers la vieille cathédrale.

En arrivant, par les quais du côté de Notre-Dame, je passai naturellement devant la Morgue, ce terrible charnier de Paris. Il y avait grande foule et grand tumulte autour de la porte. La curiosité populaire et cette soif d’horreurs qui est l’apanage des classes inférieures, trouvaient évidemment de quoi se satisfaire à l’intérieur du sinistre édifice.

J’aurais passé mon chemin, si mon oreille n’avait saisi au vol quelques mots échangés entre deux hommes et une femme qui causaient à la limite extérieure du groupe tumultueux. Ils sortaient à peine de la Morgue, et la description qu’ils faisaient du cadavre qu’ils venaient de voir, saisit vivement mon imagination. Cela devait être, car il s’agissait d’un homme « taillé dans des dimensions colossales, et portant à son bras gauche une marque bizarre ».

Dès que ces paroles m’arrivèrent, je fis halte, et pris ma place parmi les gens qui se pressaient pour entrer. Un vague et obscur pressentiment de la vérité m’avait traversé l’esprit au moment où j’entendais vibrer, à travers la porte ouverte, la voix de Pesca, et lorsque j’avais vu le visage de l’étranger qui, sur l’escalier de l’hôtel, passait en s’inclinant devant moi. Maintenant, la vérité elle-même m’était révélée ; — révélée par ces paroles que le hasard avait fait arrivera mes oreilles. Ainsi donc une autre vengeance que la mienne avait suivi cet homme prédestiné depuis sa stalle au théâtre jusqu’à la porte de sa maison, et depuis cette porte jusqu’au refuge qu’il était venu chercher à Paris. Une autre vengeance que la mienne lui avait demandé compte de ses méfaits, et lui en avait infligé le mortel châtiment. Le moment même où je l’avais désigné à Pesca, dans le parterre du théâtre, de manière à être entendu par cet étranger qui, placé à côté de nous, l’examinait comme nous, — ce moment avait scellé sa condamnation. Je me rappelai le combat qui se livrait dans mon cœur, alors que nous étions face à face, — la peine que j’avais eue à souffrir qu’il m’échappât, — et ce souvenir me fit frissonner.

Lentement, pouce par pouce, j’avançais, porté par la foule, me rapprochant peu à peu de cette cloison de verre qui, à la Morgue, sépare les vivants et les morts ; — et je finis, arrivé derrière le premier rang des spectateurs, par avoir sous les yeux l’affreux tableau dont ils se repaissaient.

Il était là, désavoué par tous, inconnu de tous ; exposé à la curiosité frivole d’une populace française ! Ici était venue aboutir cette longue existence de talents dégradés et d’insouciance criminelle ! Dans ce repos sublime dont la mort l’enveloppait, son visage sculptural, aux larges contours, se montrait à nous empreint d’une telle majesté, que les Parisiennes qui caquetaient autour de moi s’écriaient en chœur, de leurs voix aiguës, en levant les mains d’admiration : — « Ah ! le bel homme ! Mon Dieu, le bel homme !… » Une seule blessure l’avait tué ; c’était un coup de couteau ou de poignard dont l’étroite plaie se voyait à peine au-dessus du cœur. Le cadavre ne portait aucune autre trace de violence, si ce n’est pourtant au bras gauche ; et là, justement à l’endroit où j’avais vu marqué le bras de Pesca, deux fortes entailles, dessinant assez nettement la lettre T, avaient absolument effacé le symbole de la société secrète. Les vêtements du mort, accrochés au-dessus de lui montraient qu’il avait eu conscience de son danger ; — ils étaient choisis de manière à le déguiser en ouvrier parisien. Pendant quelques secondes encore, mais non plus longtemps, je me contraignis à contempler ce spectacle, à travers la cloison transparente. Mais je n’en dirai pas davantage ; car c’est là tout ce que je vis.

Le peu de renseignements relatifs à cette mort, que j’ai pu me procurer dans la suite, (quelques-uns de Pesca, quelques autres puisés à différentes sources) doivent être résumés ici pour en finir avec ce triste sujet.

Le corps de Fosco avait été retiré de la Seine, encore enveloppé du déguisement dont j’ai parlé ; rien ne fut trouvé sur lui qui révélât ou son nom, ou son rang, ou l’endroit qu’il habitait. La main qui l’avait frappé ne fut jamais connue, et les circonstances dans lesquelles il avait péri sont encore ignorées. Je laisse aux autres le soin de tirer leurs conclusions, comme j’ai tiré les miennes, par rapport à ce mystérieux assassinat. Lorsque j’aurai dit que l’étranger à la cicatrice était un membre de la Fraternité (reçu en Italie après l’expatriation de Pesca) ; quand j’aurai ajouté que les deux entailles dessinant un T sur le bras gauche du cadavre, formaient l’initiale du mot italien : « Traditore », et attestaient ainsi que la Fraternité avait fait justice d’un « traître », j’aurai, pour autant que je le puisse, contribué à jeter quelques lumières sur le trépas mystérieux du comte Fosco.

Le lendemain du jour où il m’avait été donné de le voir, le cadavre fut reconnu, par suite d’une lettre anonyme adressée à la veuve du comte. Il fut enterré par les soins de madame Fosco, dans le cimetière du Père-Lachaise. Jusqu’à présent, des guirlandes funéraires que la comtesse renouvelle de ses mains, décorent fidèlement les grillages de bronze qui entourent le tombeau. Elle vit à Versailles dans l’isolement le plus complet. Il n’y a pas longtemps qu’elle publiait une biographie de son défunt époux. Ce livre n’éclaircit en rien l’histoire de sa mort et ne dit pas même quel vrai nom il avait le droit de porter. Ce n’est qu’un long panégyrique, consacré à chacune de ses vertus privées, de ses talents hors ligne, et à l’énumération des honneurs qui lui avaient été conférés. Les circonstances de sa mort y sont très-brièvement relatées et se résument, à la première page, par cette phrase pompeuse : — « Sa vie a été une longue affirmation du droit aristocratique et des principes sacrés de l’ordre social ; — il a péri, martyr de sa cause ».


III


Après mon retour de Paris, l’été, l’automne passèrent sans amener aucun changement qui mérite d’être mentionné ici. Nous vivions si simplement, nous étions heureux à si peu de frais que le salaire de mon travail, dont rien ne me dérangeait plus, suffisait à tous nos besoins.

Au mois de février de la nouvelle année, notre premier enfant vint au monde ; — c’était un fils. Ma mère, ma sœur et mistress Vesey furent nos convives au petit repas de baptême, et mistress Clements était venue, en cette occasion, prêter assistance à ma femme. Marian fut la marraine de notre garçon ; Pesca et M. Gilmore (ce dernier par procuration) furent ses parrains. Je puis ajouter ici que, lorsque M. Gilmore nous revint, un peu plus tard, il voulut bien, à ma requête, se prêter au dessein dans lequel j’ai réuni ces pages, et rédiger la Relation qu’on a trouvée, sous son nom, dans la première partie du récit ; c’est ainsi que, reçue la dernière, elle n’en a pas moins, en vertu des exigences chronologiques, pris sa place avant beaucoup d’autres que j’avais déjà rassemblées.

Le seul événement de notre triple existence qu’il me reste maintenant à raconter, eut lieu quand notre petit Walter venait d’entrer dans son septième mois. À cette époque, je fus envoyé en Irlande pour y esquisser certains sites compris parmi les « illustrations » futures du journal auquel j’étais attaché. Absent pour près d’une quinzaine, je correspondis régulièrement avec ma femme et Marian, sauf dans les trois jours qui précédèrent mon retour, et où l’indécision de mes allées et venues ne m’avait pas permis de recevoir leurs lettres. J’achevai de nuit le voyage qui me ramenait à elles ; et lorsque j’arrivai chez moi, de grand matin, j’eus la surprise très-complète de n’y trouver personne pour me recevoir. Laura, Marian et l’enfant étaient partis de la veille.

Un billet, écrit par ma femme, et qui me fut remis par le domestique, ne fit qu’augmenter mon étonnement, en m’apprenant que tout ce monde était parti pour Limmeridge-House. Marian avait interdit absolument qu’on me donnât, par lettres, les moindres explications ; j’étais prié de les suivre, aussitôt que j’arriverais ; — un éclaircissement complet m’attendait à mon arrivée dans le Cumberland ; — et d’ici là, il m’était interdit de concevoir la moindre inquiétude. Le billet n’en disait pas plus long.

Il était encore d’assez bonne heure pour prendre le train du matin. J’arrivai à Limmeridge-House dans l’après-midi.

Ma femme et Marian étaient toutes deux en haut. Elle, s’étaient établies (sans doute pour augmenter encore ma surprise), dans la petite chambre qui m’avait, jadis, été assignée pour atelier, lorsque je travaillais aux dessins de M. Fairlie. Sur la chaise même qui me servait habituellement, Marian était maintenant assise, et, sur ses genoux, l’enfant tétait assidûment son hochet de corail, — tandis que Laura, debout auprès de cette table à dessin que je me rappelais si bien, tenait ouvert sous sa main le petit album qu’autrefois j’avais rempli pour elle-même. Au nom du ciel ! demandai-je, qui a pu vous donner l’idée de venir ici ? M. Fairlie, au moins, en est-il informé ?…

Marian arrêta la question sur mes lèvres, en m’apprenant que M. Fairlie était mort. Subitement atteint de paralysie, on n’avait pu lui faire reprendre connaissance, M. Kyrle les avait avisées de son décès, et leur avait recommandé de se rendre immédiatement à Limmeridge-House.

Le pressentiment de quelque grande métamorphose commençait à poindre dans mon esprit. Laura prit la parole, avant que j’eusse tout à fait débrouillé mes idées à ce sujet. Elle se glissa auprès de moi pour jouir de la surprise qu’exprimait encore ma physionomie.

— Mon bien-aimé Walter, dit-elle, avons-nous réellement à nous excuser d’être si témérairement venues ici ? Alors, mon ami, je crains bien d’être obligée, contre toutes nos règles, à faire allusion au passé.

— Vous n’êtes nullement obligée à rien de pareil, dit Marian. Nous nous expliquerons tout aussi clairement, et d’une manière beaucoup plus intéressante, en nous reportant vers l’avenir. Elle quitta sa chaise, et soulevant l’enfant qui se démenait en gazouillant dans ses bras : — Savez-vous, Walter, qui est ce jeune homme ? me demanda-t-elle, les yeux débordant de larmes ; mais c’étaient des larmes de joie.

— Mon étourdissement lui-même a ses limites, lui répondis-je, et je crois pouvoir garantir que je reconnais mon petit bonhomme.

— Petit bonhomme ! s’écria-t-elle avec un retour de son ancienne gaieté. Osez-vous bien traiter si familièrement un des membres de l’aristocratie anglaise ? et savez vous quand j’offre à vos regards cet illustre « baby », en présence de qui vous êtes ? Évidemment non ! Laissez-moi donc présenter l’un à l’autre deux éminents personnages : M. Walter Hartright… l’héritier de Limmeridge !…

Ce fut ainsi qu’elle parla. J’ai tout dit en écrivant ces derniers mots. La plume tremble dans ma main. Le long et heureux travail de tant de mois est maintenant terminé ! Marian a été l’ange tutélaire de nos deux existences. — À Marian, un jour, de parachever notre histoire !

FIN DE LA FEMME EN BLANC.


 153
 198
 242
 321
 128
 179
 248
 298
 335
 374
 394

  1. Mot à mot : Tout le « tour » (ou tout le « long de l’Année. En bon français on dirait simplement : « Toute l’année. »
  2. Ceci est une allusion au discours prononcé par le duc d’Aumale au dîner annuel du « Literary Fund » à Londres, en mai 1861. En y renvoyant directement le lecteur français, M. Wilkie Collins, dans la note à laquelle nous substituons celle-ci, oubliait que la presse française, — n’en déplaise aux ministres sans portefeuille, n’a pas eu la liberté de reproduire le discours en question. Il a paru seulement dans « l’Indépendance belge. »
  3. M. P. initiales des mots « member of Parliament. »
  4. La particule « sir » est l’apanage exclusif de la chevalerie anglaise.
  5. Les passages omis ici et ailleurs, dans le Journal de miss Halcombe, sont uniquement ceux qui n’ont point rapport à miss Fairlie ou à quelqu’une des personnes qui lui sont associées dans ces pages.
  6. « Blackwater, » Eau-Noire. — « N. du T. »
  7. Allusion à un épisode bien connu des fastes du brigandage anglais. Dick Turpin, sur sa fameuse jument, « Black-Bess, » franchit, en vingt-quatre heures, poursuivi par les constables, la distance qui sépare les deux villes de Londres et d’York. Harrison Ainsworth a décrit avec talent cette course effrénée dans son roman de Jack-Sheppard. « N. du T. »
  8. On donne ce titre, en Angleterre, aux demoiselles de la classe « aristocratique, » dans le sens le moins étroit de ce mot. (N. du T.)
  9. Les moyens par lesquels furent originellement obtenus le récit de M. Fairlie et quelques autres dont on le verra suivi, forment le sujet d’une explication qui sera fournie ultérieurement.
  10. Dix-huit mille francs environ.
  11. Plus de dix mille francs.
  12. On donne ce nom, en Angleterre, à des places ou à de larges rues disposées en hémicycles.
  13. Il est naturel de mentionner ici qu’en reproduisant les détails à moi confiés par Fosca, j’en ai supprimé, j’y ai changé avec soin tout ce qui pouvait compromettre un ami. Les seules réserves que j’aie cru devoir garder vis-à-vis du lecteur sont celles que, dans cette partie du récit, la prudence rendait nécessaires.