Contes des landes et des grèves/Texte entier

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Contes des landes et des grèves
1900



Imp. Chardon Wittmann Paris


CONTES


des


LANDES & DES GRÈVES






Le premier volume de la Bibliothèque du Glaneur Breton — Contes des Landes et des Grèves — a été tiré à 25 exemplaires numérotés sur Japon Impérial et à 500 exemplaires sur papier teinté.








PRÉFACE



Les contes de cette collection proviennent — à l’exception d’un seul qui est de la Bretagne bretonnante — de la partie des Côtes-du-Nord qui parle français, ou de l’Ille-et-Vilaine. Presque tous ont été recueillis postérieurement à 1882, époque à laquelle j’en avais déjà publié plus de 300, soit dans les trois volumes des Contes populaires de la Haute-Bretagne, de la Bibliothèque Charpentier, soit dans la Collection des Littératures populaires de toutes les nations, de l’éditeur Maisonneuve. Depuis, j’en ai fait paraître un plus grand nombre dans divers recueils français ou étrangers, et je crois qu’en les comptant, on arriverait à peu près à un millier, ce qui montre que la Haute-Bretagne est aussi riche au point de vue légendaire que sa sœur de langue bretonne.

Les quarante morceaux de ce volume ont été choisis parmi ceux qui étaient dispersés dans une vingtaine de revues, et j’y ai ajouté quelques récits inédits. À moins qu’il ne s’agisse de variantes particulièrement intéressantes, j’ai donné surtout des contes dont les parallèles ne figurent pas dans mes précédentes publications.

C’est pour cela que l’Ille-et-Vilaine n’est représentée ici que par une dizaine de numéros, bien que j’y aie recueilli plus de 200 contes, dont une soixantaine, choisis parmi les plus caractéristiques et les mieux venus, ont paru dans mes autres volumes. Ce pays a, du reste, moins d’originalité que les Côtes-du-Nord ; on y trouve surtout des versions que l’on rencontre dans les recueils des autres provinces de France. Tout le centre du département, correspondant à peu près à l’ancien diocèse de Rennes, a, en effet, depuis plus de mille ans, comme la Normandie, le Maine et l’Anjou, qui le bordent à l’est, une culture française ; dès le neuvième siècle, alors que presque tout l’ancien diocèse de Dol et celui de Saint-Malo, colonisés par les émigrants venus de la Grande-Bretagne, se servaient encore d’un idiome celtique, la limite linguistique passait à l’ouest de Rennes, vers les confins de l’arrondissement actuel de Montfort, alors du diocèse de Saint-Malo, et au sud-ouest, dans l’arrondissement de Redon, elle laissait en pays roman le canton de Bain[1]. Cette région centrale de l’Ille-et-Vilaine, qui a une grande ville, et est depuis longtemps mieux cultivée, plus commerçante et mieux sillonnée de routes que le reste de la Bretagne, est précisément à peu près la seule où l’on se soit occupé sérieusement de contes populaires.

L’exploration du littoral qui fut autrefois de langue bretonne, n’a malheureusement été qu’effleurée ; mais par le peu qui y a été recueilli[2], il est aisé de se convaincre que l’on y retrouve des éléments plus intéressants, et parmi eux les légendes des houles ou cavernes du bord de la mer, qui sont communes à la baie de Saint-Malo et à celle de Saint-Brieuc.

Bien que depuis vingt ans l’affluence des baigneurs sur cette côte y ait introduit des habitudes et des idées nouvelles, peut-être n’est-il pas trop tard pour y tenter une enquête ; dans les villages habités exclusivement par des pêcheurs, surtout lorsqu’ils forment, comme à Cancale, un groupe important, les contes des marins, assez nombreux à Saint-Cast vers 1880, ne sont probablement pas encore complètement oubliés.

La partie française des Côtes-du-Nord conserve plus d’originalité que l’Ille-et-Vilaine : elle a plus longtemps parlé la langue bretonne, elle a peu de villes, peu de commerce ; ce n’est qu’à une époque assez moderne quelle a été pourvue de bonnes routes, et jusqu’à ces trente dernières années, la population, en grande majorité rurale, y est restée très fixe. Les versions des contes qui lui sont communs avec l’Ille-et-Vilaine sont en général plus complètes et d’une meilleure forme, parce que l’on y conte davantage, et avec moins de scepticisme, la population y étant bien plus illettrée ; on trouve même dans les Côtes-du-Nord deux groupes légendaires particuliers qui, il y a une vingtaine d’années, étaient encore bien conservés ; toutes les grottes du littoral étaient la demeure de fées qui n’avaient disparu qu’à une époque récente, et encore on n’était pas bien sûr qu’il n’en fût pas resté quelques-unes[3], et les gros blocs erratiques qui parsèment les collines vers la limite des arrondissements de St-Brieuc et Loudéac, avaient été ou étaient encore la résidence de fées indigènes qui portaient le nom de Margot-la-Fée[4].

J’ai terminé ce livre par un choix de contes comiques ; ils sont très nombreux en Haute-Bretagne, et à ce point de vue elle l’emporte de beaucoup sur la Bretagne bretonnante, plus rêveuse et plus grave ; il y en a relativement plus aussi dans l’Ille-et-Vilaine que dans les Côtes-du-Nord ; dans le premier de ces départements, ils appartiennent souvent au genre scatologique ou même graveleux : ils y sont racontés, avec une candeur qui désarme, parfois par des personnes âgées ou par des jeunes filles. Il va sans dire qu’aucun de ceux qui rentrent dans cet ordre d’idées ne figure ici. Je n’y ai mis que des récits qui peuvent honnêtement s’écrire. Il en est assez parmi eux qui sont assez comiques, et parfois assez spirituels dans leur naïveté apparente, pour être goûtés même par les esprits les plus raffinés.


20 octobre 1900.





PREMIÈRE PARTIE

Les Aventures Merveilleuses




I

LE PÈRE DÉCAMPE



U
n jour, le père Décampe, qui depuis longtemps était au service, dit à son commandant :

— Je suis lassé d’être à l’armée ; je m’appelle Décampe, et je veux décamper.

— Ah ! c’est encore toi, Décampe ! tu vas sans doute me jouer quelque tour de ta façon. Tiens, voici vingt francs, va-t’en faire la noce, et ne me casse pas la tête.

Décampe alla d’auberge en auberge avec ses camarades ; mais quand il se fut bien amusé, il avait encore bien plus envie de s’en aller. Il garda la moitié de l’argent pour payer ses dépenses pendant la route, et quelques jours après, il revint trouver son commandant :

— Cette fois-ci, dit-il, c’est bien décidé, je m’en vais ; je m’appelle Décampe et je veux décamper.

— Puisque tu es si décidé, va-t’en au diable, répondit le commandant ; les soldats par force ne valent rien.

Décampe boucla son sac, et quitta son régiment ; il marcha un jour et une nuit, et il alla loin, bien loin, encore plus loin que je ne dis. Quand vint la nuit à la fin de la deuxième journée, il était bien lassé, et ne savait où se coucher. Il monta sur un arbre, et aperçut une lumière ; il força le pas, et arriva à la porte d’un presbytère.

— Bonsoir, monsieur le curé, dit-il, voulez-vous me loger pour cette nuit ?

— Mon ami, répondit le prêtre, mon presbytère n’est pas une auberge ; allez ailleurs.

— Je reviens de l’armée et je me nomme le père Décampe ; est-ce que vous auriez le cœur de refuser un gîte à un vieux soldat ?

— Puisque vous arrivez de l’armée, répondit le prêtre, je vais vous coucher ici.

Le lendemain Décampe se leva de bonne heure et dit au curé :

— Pour vous remercier de m’avoir logé, je voudrais bien vous répondre la messe.

— Volontiers, dit le prêtre, viens à l’église avec moi.

Quand la messe fut terminée, Décampe avisa, dans un coin de la sacristie, une étole usée et un vieux bâton de croix, et il pria le curé de les lui donner.

— Je veux bien, Décampe, répondit-il, mais, à la condition que tu n’en feras pas mauvais usage.

— Non, non, dit Décampe, vous pouvez être sûr que je ne m’en servirai pas mal à propos.

Il ramassa l’étole usée, prit à la main le vieux bâton de croix, et se remit en route.




Il marcha tout le jour sans voir aucune maison ; à la tombée de la nuit, il aperçut un château et à côté une ferme où il entra.

— Bonsoir, la compagnie, dit-il, qui est-ce qui demeure dans ce beau château ?

— Personne, répondit-on.

— Alors, je vais y passer la nuit.

— Ah ! mon ami, s’écrièrent les gens de la ferme, gardez-vous en bien ! le château est hanté par les démons : ceux qui y sont entrés le soir, n’en sont jamais ressortis vivants.

— Moi, je suis un vieux soldat, je m’appelle Décampe, et je n’ai pas peur ; mourir ici ou ailleurs, peu m’importe.

Un des fermiers alla lui ouvrir la porte du château, et lui fit ses adieux, pensant ne le revoir jamais.

Quand Décampe fut entré, il vit un grand feu dans la cheminée de la cuisine ; les casseroles étaient sur le feu, la broche tournait toute seule, la table était couverte de verres, d’assiettes, de fourchettes et de bouteilles de vin, et Décampe ne voyait personne.

— Ah ! disait-il en se frottant les mains, je vais faire un fameux repas ce soir ; ils disaient là-bas qu’il ne faisait pas bon ici, mais jusqu’à présent cela va bien.

Au même moment, il entendit un grand bruit dans la cheminée, et il vit tomber dans les cendres une tête d’homme ; il la prit par les cheveux et la jeta derrière lui ; un peu après churent des bras, des jambes et enfin tout un corps, et à mesure que les morceaux descendaient, il les prenait et les jetait derrière en lui disant :

— Tiens, il paraît que je vais avoir de la compagnie.

Quand il ne tomba plus rien, il se retourna et se trouva nez à nez avec un homme planté debout, qui lui dit :

— Qui est-ce qui te fait venir ici, Décampe ?

Le soldat ne répondit rien, et l’homme qui était descendu par la cheminée lui dit d’un air bourru :

— Viens souper, si tu veux ; moi je vais commencer.

Décampe se mit à table, et mangea tout à son aise, mais il ne souffla pas un mot. Le souper fini, l’homme lui dit :

— Veux-tu jouer une partie de cartes, Décampe ?

Décampe, sans répondre, se mit à battre les cartes et les donna à couper au compagnon, qui était le diable en personne. Ils jouèrent à la brisque mariée, mais le diable trichait. Il laissa tomber à terre une de ses cartes et dit :

— Ramasse ma carte, Décampe !

— Ramasse-la, si tu veux, c’est toi qui l’as laissée tomber.

— Ah ! malheureux, s’écria le diable, qu’est-ce que je vas te faire pour t’apprendre à parler ?

— Pas grand’chose, répondit Décampe.

— Je vais te hacher menu, menu comme chair à saucisse.

Au moment où le diable allait s’élancer sur lui, Décampe passa vivement sa vieille étole au cou du diable, qui se mit à pousser des cris si perçants qu’on l’entendait de la ferme, et que les gens disaient : « Voilà encore un pauvre homme qui est perdu. » Le diable finit par demander grâce, et il supplia Décampe de lui ôter l’étole qui le brûlait comme un collier de fer rouge.

— J’y consens, répondit Décampe, à la condition que tu vas t’engager par écrit à ne plus remettre les pieds dans le château.

— Je ne veux pas, dit le diable.

— Alors garde l’étole au cou.

Mais au bout de quelque temps, le diable dit :

— Je vais te céder tout, à l’exception du petit cabinet que voilà.

— Non, répondit Décampe, je le veux aussi, et de plus tu me diras pourquoi tu viens ici chaque nuit.

— Jamais ! s’écria le diable.

Alors Décampe prit son vieux bâton de croix et se mit à en frapper le diable à coups redoublés ; le diable était enroué à force de crier, et il finit par dire :

— Arrête, je vais signer ce que tu voudras.

— Qu’est-ce que tu venais faire toutes les nuits ici ?

— Je gardais un trésor qui est dans le cabinet.

— Hé bien ! signe de ton sang un papier par lequel tu me cèdes le château, avec tout ce qu’il y a dedans, et je vais te laisser t’en aller.

Quand le diable lui eut remis un papier bien en règle, il se hâta de s’enfuir en criant :

— Décampe, si je te retrouve jamais, prends garde à toi.

Décampe dormit tranquillement le reste de la nuit, et le lendemain matin, il revint à la ferme, où l’on fut bien surpris de le revoir.

— Ah ! s’écriaient-ils, comment avez-vous fait pour sortir vivant du château ? Nous avons entendu cette nuit crier à faire trembler, et nous croyions que vous étiez mort.

— C’était le diable qui se plaignait parce que je le battais, mais il ne reviendra plus désormais ; voici un écrit signé de son sang par lequel il renonce au château et à toutes ses dépendances.

— Ah ! Décampe, dit le maître du château, restez avec nous ; je vous donnerai tout ce que vous voudrez, et dès à présent vous pouvez prendre la moitié du trésor.

— Non, répondit-il, je n’aime pas à demeurer longtemps dans le même endroit ; je m’appelle Décampe et je veux décamper.

Il prit dans ses poches un peu d’argent pour pouvoir voyager à son aise, et il se remit en route.




Décampe alla loin, bien loin, encore plus loin que je ne dis, et il marcha longtemps sans rien voir. Un jour il aperçut un château suspendu en l’air avec des chaînes d’or ; il s’en approcha et vit sur le balcon une petite chèvre verte qui se promenait.

— Ah ! s’écria-t-il, la gentille petite chèvre !

— Je ne suis point une chèvre, répondit une voix douce, je suis la princesse des Montagnes d’Or, mais j’ai été emmorphosée, et je suis gardée ici par trois démons.

— Ah ! ma princesse, dit Décampe, je vais vous délivrer.

— Bien des gens l’ont essayé, mais ils y ont perdu la vie, et maintenant je ne veux plus être cause de la mort de personne.

— Moi, répondit Décampe, je n’ai pas peur de mourir, je suis un vieux soldat, je m’appelle Décampe, et je n’ai jamais tremblé.

— Hé bien, puisque vous êtes si résolu, entrez dans le château ; je vais vous dire comment vous pourrez me délivrer, et si vous réussissez, vous vous marierez avec moi.

Quand Décampe fut entré, la petite chèvre verte lui dit :

— Cette nuit, vous allez voir arriver trois grands démons : ils seront bien aimables et vous inviteront à souper : vous vous mettrez à table avec eux, mais sans leur parler. Ils vous proposeront de jouer aux cartes et, pendant la partie, ils vous commanderont de ramasser une de leurs cartes ; vous vous garderez bien de vous baisser pour la ramasser. Alors ils commenceront à vous maltraiter, mais ils ne peuvent rester longtemps, dès que sonne une petite clochette, ils sont obligés de s’enfuir.

Décampe visita le château et s’installa de son mieux ; le soir, comme il fumait sa pipe à la fenêtre, il vit arriver trois diables montés sur de grandes juments noires ; ils les mirent à l’écurie, et entrèrent dans la salle où se trouvait le soldat :

— Ah ! te voilà, Décampe, dirent-ils, on te retrouve partout ! assieds-toi là et soupe avec nous.

Décampe ne répondit rien, et passa à table avec eux ; le repas fini, ils se mirent à jouer aux cartes, et l’un d’eux, comme par mégarde, laissa tomber une carte et dit :

— Ramasse, Décampe !

— Ramasse si tu veux, répondit-il.

— Ah ! Décampe, est-ce que tu voudrais nous l’enlever, notre princesse ! s’écrièrent les diables, qu’est-ce que nous allons te faire ? si nous nous amusions à te traîner par les cheveux ?

Ils se saisirent de lui, et se mirent à le traîner dans les chambres et par les escaliers ; le pauvre Décampe était tout meurtri, et il n’en pouvait plus lorsqu’il entendit sonner la clochette ; aussitôt les diables le laissèrent, sautèrent à cheval et s’enfuirent au plus vite.

Le lendemain matin, il vit arriver la petite chèvre verte ; mais au lieu d’une tête de chèvre elle avait une tête de femme, la plus jolie du monde.

— Ah ! mon ami, lui dit-elle, vois ce que tu as fait ; si tu peux continuer, je serai délivrée, mais cette nuit, ils seront bien plus méchants qu’hier.

— Je réussirai, dit Décampe, ou je perdrai la vie ; je m’appelle Décampe et je n’eus jamais peur.

Au soir les diables arrivèrent encore sur leurs grandes juments noires, mais ils n’étaient point aimables, et ils dirent à Décampe de se mettre à table, sans plus de cérémonie que s’ils avaient parlé à un chien. Il s’assit sans prononcer une parole, et ils se disaient :

— Qu’est-ce que ce gros imbécile-là ? il ne dit jamais rien.

Comme la veille, ils jouèrent, et ayant laissé tomber une carte à terre, ils commandèrent au soldat de la relever.

— Ramassez-la vous-même, dit Décampe.

— Malheureux coquin, s’écrièrent-ils, est-ce ainsi que l’on parle à ses supérieurs ? Cette fois nous allons te hacher menu, menu comme chair à saucisse.

Ils le prirent encore par les cheveux, et se mirent à le traîner partout, plus durement que la veille : il était à moitié mort quand sonna la clochette, et les diables sortirent du château au plus vite.

Au matin. Décampe vit arriver la petite chèvre verte, elle était femme jusqu’à la ceinture ; comme elle était belle ! Elle était si belle que Décampe en la voyant, ne pensa plus qu’il était tout meurtri.

— Nous sommes bientôt au bout de nos peines, lui dit-elle ; encore une nuit à passer et je serai délivrée, mais c’est la plus terrible de toutes.

Le soir les diables arrivèrent sur leurs juments noires, furieux et les yeux brillants de colère.

— Scélérat de Décampe, lui crièrent-ils, mets-toi à table, si tu veux.

Comme les autres fois, il soupa sans parler, puis il refusa de ramasser la carte que les diables avaient laissé tomber.

— Ah ! s’écrièrent-ils, tu crois donc nous l’enlever, notre princesse ! ton dernier jour est arrivé, et tu ne réchapperas pas.

Ils le traînèrent encore par les escaliers, s’amusant à lui cogner la tête sur les marches et contre les angles des murs, puis, ils le firent sortir pour l’attacher à la queue d’une de leurs juments noires ; le premier nœud était fait et ils commençaient le second, quand la clochette sonna ; les diables laissèrent tomber Décampe à terre, et ils sautèrent en selle sur leurs juments noires en poussant des cris de rage.

Au matin, la princesse trouva Décampe à moitié mort, et ne pouvant plus remuer ; elle était complètement démorphosée cette fois et était princesse des pieds à la tête.

— Ah ! mon ami, lui dit-elle, tu m’as délivrée, mais te voilà bien malade ; si tu meurs je mourrai aussi. Je ne puis rester à te soigner ; mais je vais te faire porter dans une auberge où l’on aura bien soin de toi, et dans huit jours, je viendrai te chercher dans mon carrosse.

La princesse partit et alla trouver son père, le roi des Montagnes d’Or, qui, autrefois, l’avait vendue au diable pour un trésor.




Décampe était bien soigné, et en peu de temps il fut guéri ; le matin du huitième jour, il vit une petite fille qui s’amusait avec une orange.

— La jolie pomme d’orange que tu as ! lui dit-il.

— Oui, Décampe, répondit la petite fille, en voulez-vous un morceau ?

— Volontiers, mon enfant, dit le soldat.

L’orange était enchantée. Dès qu’il l’eut goûtée, il tomba comme mort. La princesse arriva dans son carrosse, mais elle eut beau le remuer, elle ne put parvenir à l’éveiller ni à le faire bouger de place ; elle s’en alla, après avoir dit à la petite fille :

— Tiens, mon enfant, voici un foulard couleur de mon carrosse ; tu le donneras à Décampe pour lui montrer que je suis venue ici, et tu le préviendras que je reviendrai dans trois jours.

Peu après que le carrossé se fut éloigné, Décampe se réveilla et la petite fille lui dit :

— Tenez, Décampe, regardez le beau foulard qu’une belle dame m’a donné pour vous : elle viendra vous chercher dans trois jours.

Le troisième jour, il vit encore la petite fille qui jouait avec une rose :

— La jolie rose que tu as, mon enfant, lui dit-il.

— Oui, Décampe, répondit-elle ; voulez-vous la sentir ?

— Volontiers, dit-il.

Dès qu’il l’eut sous le nez, il tomba dans un sommeil profond.

Bientôt la fille du roi des Montagnes d’Or arriva dans un beau carrosse tout doré, et elle essaya de réveiller le soldat, mais il paraissait comme mort, et on ne pouvait le faire bouger.

— Ah ! s’écria-t-elle, je n’ai plus qu’une autre fois à revenir, et ce sera la dernière ; donne-lui, ma petite fille, ce foulard couleur du soleil, et dis-lui que je repasserai dans deux jours.

Peu après Décampe se réveilla, et quand la petite fille lui remit le foulard couleur du soleil et lui rapporta ce qu’avait dit la princesse, il fut encore plus marri que la première fois, et il se promit bien de rester éveillé.

Le matin du dernier jour où la princesse devait revenir, il vit encore la petite fille qui tenait à la main un joli flacon ; on aurait dit qu’il n’y avait que de l’eau dedans, mais c’était un poison qui faisait dormir.

— La jolie petite bouteille que tu as ! lui dit-il.

— Ah ! oui, Décampe, répondit-elle, voulez-vous la voir de près ?

— Volontiers, dit-il.

Il la déboucha, mais aussitôt il tomba dans un sommeil profond.

Presque au même instant, la fille du roi des Montagnes d’Or arriva avec son père dans un beau carrosse, couleur du soleil ; ils essayèrent de réveiller Décampe, et même de le monter de force dans la voiture ; mais il était comme collé au sol, et ils ne purent le soulever.

La princesse se désolait :

— Tout est fini, dit-elle, je ne puis plus revenir ; voici, ma fille, un petit âne que vous donnerez à Décampe, pour lui faire voir que je suis encore venue le chercher, et vous lui direz que j’ai bien pleuré.

Dès que la princesse se fut éloignée au grand galop des chevaux de son carrosse, Décampe se réveilla et la petite fille lui apprit que la princesse venait de partir. Il était si chagrin d’avoir encore dormi, qu’il se mit à pleurer comme un enfant.

— Je vais partir d’ici, dit-il, et aller à la recherche de la princesse.

Il prit son âne par la bride, et le voilà en route.




Il vint à passer par une forêt, et tous les petits oiseaux voltigeaient de branche en branche en chantant :

— Té ! té ! té ! Te voilà, Décampe !

— Comment ! s’écria-t-il, vous me connaissez donc, vous, les petits oiseaux !

— Kuit ! kuit ! kuit ! oui, nous te connaissons, Décampe !

— Êtes-vous tous ici ?

— Kuit ! kuit ! kuit ! non, non, Décampe !

— Qui est-ce qui manque ?

— Kuit ! kuit ! kuit ! les gros oiseaux ! les gros oiseaux !

— Venez ici, gros oiseaux ! cria Décampe.

Les corbeaux, les buses et les aigles arrivèrent de tous les points de la forêt en faisant tant de ramage qu’on ne s’entendait plus.

— Êtes-vous tous ici ? demanda Décampe.

— Couac ! couac ! non, non.

— Qui est-ce qui manque encore ?

— Couac ! le vieil aigle ! le vieil aigle ! couac ! il est plus fort que nous tous ensemble.

Bientôt le vieil aigle arriva ; les autres oiseaux lui avaient gardé un peu de nourriture ; mais il n’en fit qu’une bouchée et s’écria :

— J’ai faim !

— D’où viens-tu, vieil aigle ? lui demanda Décampe.

— De la capitale des Montagnes d’Or ; c’est là qu’il y a à manger ! la fille du roi doit se marier demain ; par toute la ville on ne voit que bœufs éventrés, que moutons tués, que volailles à qui on a tordu le cou.

— Ah ! vieil aigle, toi qui es si fort, est-ce que tu ne pourrais pas m’y porter ? dit Décampe.

— Non, répondit l’aigle, je suis trop vieux maintenant, et je n’en ai plus la force.

— Si tu veux me porter, dit Décampe, je vais couper mon petit âne en morceaux, et je te donnerai à manger tout le long de la route.

Décampe découpa son âne en morceaux et monta sur le dos du vieil aigle qui partit aussitôt dans les airs. Ils passèrent au-dessus des villes, des forêts des rivières et des mers ; souvent la bête criait : couac ! et Décampe lui donnait un peu de son âne ; mais la route était si longue que l’aigle avala le dernier morceau au moment où on arrivait en vue de la capitale des Montagnes d’Or. Le vieil aigle cria encore : couac ! et Décampe, qui avait peur de tomber dans la mer, coupa un morceau de ses fesses et le donna à l’oiseau, qui, d’un dernier coup d’aile, le transporta aux portes de la ville.

En y entrant, il vit que tout se préparait pour les noces de la princesse, et il se présenta au palais, en demandant si on ne pouvait lui trouver de l’occupation pour ce jour-là. On le mit à casser du bois pour la cuisine, et, comme il voyait passer la princesse au bras de son fiancé, il dit assez haut :

— En voilà un qui ne la mérite pas tant que moi !

Une des servantes l’entendit et vint dire à la princesse :

— Madame, il y a dans la cour un casseur de bois qui prétend qu’il a mieux mérité votre main que votre fiancé.

La fille du roi des Montagnes d’Or vint aussitôt trouver Décampe.

— Qu’avez-vous dit, mon ami ? lui demanda-t-elle ; que vous me méritiez mieux que mon fiancé ?

— Oui, c’est vrai, répondit-il, ne me reconnaissez-vous plus ?

— Ah ! s’écria-t-elle ; c’est toi, mon pauvre Décampe, qui as tant souffert pour me délivrer !

— Oui, c’est moi, et voici les deux foulards, couleur de votre carrosse, que vous m’aviez donnés.

La princesse appela son père, qui décida que puisque Décampe avait délivré la princesse, c’était lui qui devait l’épouser.

Son fiancé s’en alla comme un péteux d’église ; Décampe se maria avec la princesse, et ils firent de belles noces : les petits cochons couraient par les rues, tout rôtis, tout bouillis, la fourchette dans le dos, et la moutarde sous la queue, en coupait qui voulait. Était-ce beau ! mais je ne vis pas tout, car on me donna un grand coup de pied dans le derrière, et on m’envoya vous raconter ce que j’avais vu.


(Conté en 1880 par Joseph Macé, de Saint-Cast, mousse, âgé de 14 ans).





II

LE VAISSEAU MERVEILLEUX


Il y avait une fois un pêcheur de Saint-Cast qui se nommait Jacques ; il était pauvre comme Job, et ne possédait pour tout bien que ses filets et un petit bateau dans lequel il allait à la pêche avec son fils.

Un jour ils sortirent comme d’habitude pour pêcher ; il faisait beau et il n’y avait pas la moindre apparence de gros temps : aussi ils allèrent bien loin au large, et ils arrivèrent dans un endroit où le poisson était si abondant, que la mer en était, comme on dit, salée ; ils en prirent autant qu’ils purent en charger leur bateau, puis ils remirent à la voile pour revenir à leur havre. Mais tout-à-coup, le vent fraîchit et la mer devint houleuse ; ils prirent deux ris dans leur voile, puis trois, enfin comme le mât craquait, et qu’il n’y avait plus moyen de porter de toile, ils amenèrent leur voile, et jetèrent leur grappin ; mais il ne mordit pas le fond, et le petit bateau s’en alla à la dérive comme une bouée.

— Qu’allons-nous devenir ? disait le vieux pêcheur. S’il ne calmit pas, bientôt nous serons dans une mauvaise passe.

— Ah ! disait le fils, qui avait peur, nous allons nous noyer ; mais ajouta-t-il, voici un grand bateau qui vient droit sur nous ; peut-être va-t-il nous secourir.

Ils virent en effet un grand bateau, chargé de monde, qui arrivait sur eux ; mais loin de pouvoir porter secours au canot, il avait lui-même besoin d’assistance, car il était prêt à couler bas. En passant auprès du petit bateau, le patron dit :

— Pourriez-vous nous prendre à votre bord, mon brave homme ? notre bateau fait eau de toutes parts et nous allons couler.

— Je veux bien, mes pauvres gens, répondit Jacques ; mais je ne réponds pas de vous sauver ; car mon canot ne peut plus gouverner ; montez à bord, à la grâce de Dieu.

Les gens du grand bateau embarquèrent dans celui de Jacques, et presque aussitôt après qu’ils eurent quitté leur bateau, il disparut sous l’eau.

Cependant le canot était trop chargé ; et Jacques, pour l’alléger, jeta à la mer tous les beaux poissons qu’il avait pris.

Les gens qu’il avait secourus étaient des fées et des féetauds[5], qui le remercièrent de leur mieux. Bientôt le vent se calma, et le pêcheur hissa de nouveau sa voile. Mais la tempête avait entraîné au loin le petit bateau, et ils mirent quatre jours pour s’en revenir. Enfin ils arrivèrent à la pointe de l’Isle, et les fées et les féetauds se firent mettre à terre. Avant de quitter le pêcheur et son fils, ils leur dirent :

— Puisque vous avez été bons pour nous, désormais nous vous protégerons, et dès demain vous serez récompensés.

Le vieux pêcheur était bien content d’être sous la protection des fées ; il amarra son bateau dans le havre, et il s’en retourna au village de l’Isle avec son fils ; chacun fut joyeux de les revoir, car on les croyait noyés, et il y eût de grandes réjouissances pour célébrer leur retour.

Le lendemain, il faisait un temps magnifique : le vieux pêcheur sortit avec son fils pour aller à la pêche, et ils se dirigèrent du côté du Cap Fréhel ; mais comme ils avaient vent debout, dès qu’ils eurent doublé la pointe, ils furent obligés de virer de bord et de courir sur Chêlin pour chercher le vent. Leur bordée les mena presque au pied de la falaise. Au moment où ils viraient de bord, ils virent venir à eux un joli petit bateau. Il était monté par deux fées et un féetaud. Les fées dirent au bonhomme :

— Pêcheur, hier nous avions promis de te récompenser ; aujourd’hui nous venons accomplir notre promesse ; désormais tu n’auras plus besoin de naviguer. Voici une bourse qui te permettra de vivre à ton aise, mais ne dis à personne de qui tu la tiens.

Le féetaud parla à son tour et dit au fils du pêcheur :

— Toi, mon garçon, tu es jeune et fort ; tu peux naviguer ; et puisque tu es marin, voici un petit bateau que je te donne : il deviendra grand ou petit, à ta volonté, et grâce à cette baguette, il marchera tout seul, aussi vite que tu voudras.

Les pêcheurs étaient bien contents : ils remercièrent les fées et le féetaud et s’en revinrent chez eux, sans pêcher davantage ce jour-là. Comme ils avaient le moyen d’être à l’aise ils se mirent à vivre comme des seigneurs, sans rien faire que ce qui leur plaisait.

Le fils du pêcheur eut envie de voir le monde, et il se mit à voyager pour son agrément. Un jour qu’il était à Paris, il entendit publier à son de caisse que le diable avait enlevé la fille du roi, et qu’il la retenait prisonnière dans une île de la mer. Le roi promettait de la marier à celui qui pourrait la délivrer et de lui donner aussi sa couronne.

Aussitôt le fils du pêcheur partit de Paris ; il s’en revint à Saint-Cast où il engagea deux bons matelots, puis il mit son bateau à la mer et partit pour aller délivrer la fille du roi.

Un des anciens amoureux de la princesse apprit qu’un pêcheur était parti dans un petit bateau pour tenter l’aventure ; il entra dans une grande colère, car il voulait aussi délivrer la fille du roi. Il arma un gros vaisseau, engagea les meilleurs marins de la flotte, et quitta le port, en jurant que s’il rencontrait le pêcheur et ses deux matelots, il les coulerait bas. Comme son navire marchait rondement, il ne tarda pas à rattraper le petit bateau, et dès qu’il l’aperçut, il lui tira un coup de canon. Le pêcheur qui ne savait ce que cela voulait dire, consulta sa baguette, qui lui répondit :

— Ce vaisseau que tu vois part pour délivrer la princesse. Ceux qui le montent te veulent du mal et ont juré de te faire périr.

Dès que le pêcheur eut entendu ces paroles, il ordonna à son bateau de marcher aussi vite que le vaisseau du prince ; quand celui-ci vit qu’il ne pouvait atteindre le petit bateau, il donna à ses canonniers l’ordre de le couler ; mais à chaque coup qu’ils tiraient, le petit bateau disparaissait sous les flots, et reparaissait dès qu’il n’y avait plus de danger. Le prince ne se tenait plus, tant il était en colère : il ordonna à ses canonniers de tirer leur bordée entière. Pendant plusieurs heures ils canonnèrent le petit bateau mais ils ne l’atteignaient point, car à chaque bordée, il s’enfonçait dans la mer, et reparaissait ensuite, marchant toujours de la même allure que le grand vaisseau.

Quand il n’y eut plus de poudre à bord, on cessa de tirer, et au bout de quelques jours, les deux navires arrivèrent ensemble en vue de l’île où le diable retenait la princesse prisonnière. Il y avait un port ; mais la passe était si étroite que le petit bateau seul put y entrer, et le grand vaisseau fut forcé de rester sur la rade.

Les trois pêcheurs descendirent à terre, et le fils de Jacques alla voir le diable qui gardait la princesse et lui dit, en prenant un air tout diot[6] :

— Je suis venu ici pour voir la princesse ; si vous avez la bonté de me laisser passer une heure avec elle, je vous en serai reconnaissant, et je vous ferai visiter mon navire qui est le plus beau qui jamais ait navigué sur mer.

Le diable qui croyait avoir affaire à un innocent, laissa le pêcheur voir la princesse, et le lendemain il se rendit à bord du petit bateau. Dès qu’il y eut mis le pied, le bateau devint un grand navire, plus grand que le plus fort Trois-ponts de Brest. Le diable était bien étonné, et il ouvrait des yeux grands comme des écubiers. Il resta à se divertir avec les matelots, qui lui firent boire des liqueurs, et quand il descendit à terre, il était saoul comme une gabare, et ne savait plus ce qu’il faisait.

Le pêcheur qui l’avait reconduit lui dit :

— Vous avez de la chance, vous ; vous pouvez faire tout ce que vous voulez, et on ne peut rien vous faire sans que vous en soyez aussitôt averti.

— C’est vrai, répondit le diable ; je ne m’endors que quand je veux ; pour cela il me suffit de jeter sur ma tête deux ou trois gouttes de l’eau de cette fontaine. Alors je dors comme une souche pendant deux jours ; mais je ne dors pas souvent, car je sais qu’on veut me tromper, et je ne suis pas assez sot pour me laisser faire.

— Voilà qui est bon à savoir, pensa le pêcheur ; si je parviens à l’endormir, je pourrai délivrer la princesse.

Et il ordonna à un de ses matelots d’aller remplir une bouteille de l’eau de la fontaine, puis il s’approcha du diable, et lui en jeta deux ou trois gouttes. Aussitôt le diable tomba comme mort ; et il se mit à ronfler si fort qu’on l’entendait à un quart de lieue loin.

Alors le pêcheur alla trouver la princesse, et essaya de briser la chaîne qui la retenait prisonnière ; mais ce fut en vain qu’il y employa toutes ses forces. La princesse lui dit :

— Jamais ni vous ni personne ne pourrez casser cette chaîne ; mais si vous aviez une goutte d’eau bénite, elle se briserait comme verre.

En partant, le pêcheur, qui savait qu’il aurait le diable à combattre, n’avait eu garde d’oublier l’eau bénite, et il alla en chercher dans son navire. Dès qu’il en eut mis quelques gouttes sur la chaîne, elle se cassa en plusieurs morceaux, et la princesse put sortir de sa prison.

Le pêcheur remmena à bord de son bateau, qui était redevenu petit, et dès qu’il eut franchi la passe, il souhaita de marcher aussi vite que le vent ; aussitôt il se mit à voguer sur les vagues et il filait plus de trente nœuds à l’heure.

Quand le prince vit les pêcheurs partir avec la princesse, il ordonna de mettre à la voile pour les poursuivre. Pendant l’appareillage, le diable qui s’était réveillé, arriva le long du vaisseau et dit au prince :

— Je suis Lucifer de l’enfer : n’ayez pas peur de moi et laissez-moi monter à votre bord ; je ferai marcher votre navire plus vite que celui qui emporte la princesse, et pour vous récompenser, je vous donnerai de l’or et de l’argent.

Le prince prit le diable à son bord : dès qu’il y fut, les voiles se gonflèrent et le vaisseau marcha plus vite que le vent. Mais le petit bateau avait de l’avance, et ce ne fut qu’au matin de la quinzième journée qu’ils purent le rattraper.

Quand le pêcheur vit le grand vaisseau qui grossissait à vue d’œil, il dit à la princesse :

— Le vaisseau marche plus vite que nous, et pourtant nous allons comme le vent ; il faut qu’il y ait quelqu’un à bord qui lui donne cette vitesse. C’est sans doute le diable qui s’est réveillé et qui nous poursuit.

— Oui, répondit la princesse, c’est lui.

Alors le pêcheur se souvint de sa baguette et il dit :

— Je désire que mon bateau aille sous la mer, plus vite que lorsqu’il naviguait dessus.

Aussitôt le bateau s’enfonça sous les flots et marcha encore plus vite qu’auparavant ; ceux qui le montaient n’étaient point mouillés, et ils voyaient aussi clair qu’en plein jour.

Quand le diable vit disparaître le petit bateau, il sauta à la mer pour savoir où allait la princesse ; mais le petit bateau allait si rapidement qu’il ne put savoir ce qu’il était devenu.

Il remonta à bord du vaisseau en lançant feu et flammes, et il dit au prince :

— Je n’ai pu savoir quelle route a prise la princesse ; mais je finirai par la rattraper et me venger.

Le prince commença à regretter d’avoir Lucifer à bord, et il le pria de quitter le navire.

— Pas du tout, prince, répondit le diable ; je ne m’en vais pas comme cela les mains vides. Si je n’ai pu reprendre la princesse, au moins j’aurai en mon pouvoir, vous ou les gens de votre vaisseau.

Pour se débarrasser du diable, le prince fut obligé de lui donner deux de ses matelots, et de lui promettre son âme après sa mort. Le diable quitta le vaisseau en emportant les deux matelots, et le prince ne tarda pas à aborder en France. Mais les matelots qu’il avait donnés au diable arrivèrent presque en même temps que lui ; car ils avaient sur eux des objets bénits, et chaque fois que le diable les touchait pour les leur ôter, il se brûlait, de sorte qu’il fut obligé de les ramener en France.

Ils étaient si en colère qu’ils voulaient écorcher vif le prince, et ils le criaient tout haut. Mais au moment où ils se disputaient avec lui, il arriva des soldats qui saisirent le prince et ses matelots et les menèrent en prison, par ordre du roi.

Le pêcheur était en effet arrivé à Paris quinze jours auparavant. Il conduisit la princesse au Louvre et raconta au roi que le prince avait essayé de l’empêcher de délivrer sa fille. Le roi donna l’ordre de l’arrêter, lui et son équipage, et c’est pour cela qu’il avait été conduit en prison.

Le roi embrassa le pêcheur et lui dit :

— Tu auras ma fille et ensuite mon royaume, après ma mort.

— Sire, dit le pêcheur, me voilà bien récompensé ; mais j’ai amené avec moi mes deux matelots ; ils ont eu bien de la misère, et je voudrais les garder au palais avec moi.

— Soit, mon garçon, répondit le roi, je n’ai rien à te refuser.

Le pêcheur épousa la princesse, et le jour du mariage le prince fut fusillé.

Il y eut ensuite de grandes réjouissances à Paris : les petits cochons couraient par les rues, tout rôtis, la fourchette sur le dos ; qui voulait, en coupait un morceau. Le roi mangea tant de fricot, il but tant de vins et de liqueurs ce jour-là qu’il mourut d’indigestion. Alors son gendre passa roi tout de suite. Il garda ses deux matelots à sa cour, où il était heureux comme un roi qu’il était, et il les fit ses deux premiers ministres.

N, i, ni, mon petit conte est fini.


(Conté en 1883 par François Marquer, de Saint-Cast, mousse, âgé de 16 ans.)





III

PETITS-YEUX VOIENT CLAIR


Il était une fois un homme et une femme qui demeuraient dans une petite maison au-dessus de la Houle de la Corbière[7]. Ils étaient mariés depuis longtemps, mais ils n’avaient pas d’enfant et ils étaient bien marris de n’en point avoir. Un jour ils se dirent :

— Il y a des fées dans la houle qui est au-dessous de nous et qui s’enfonce bien loin dans la terre ; si nous leur demandions un enfant, peut-être qu’elles nous l’accorderaient.

Ils se mirent tous les deux à crier :

— Mes bonnes dames, faites que nous ayons un enfant pour nous consoler sur nos vieux jours !

Quelques instants après qu’ils eurent prononcé cette prière, ils entendirent la musique qui jouait sous terre pour faire danser les fées. Quand le bal fut terminé, la musique cessa ; une belle dame entra dans la maison et se montra au bonhomme et à la bonne femme. C’était la reine des fées qui leur demanda pourquoi ils l’avaient appelée à leur secours.

— Ah ! madame, répondirent les bonnes gens, nous sommes mariés depuis plusieurs années ; mais nous n’avons point d’enfant, et pourtant notre plus grand désir serait d’en avoir un.

— Hé bien, dit la reine des fées en s’adressant à la femme, dans trois mois il vous viendra un fils, si vous voulez que je sois sa marraine.

— De tout mon cœur, ma bonne dame, répondit la femme ; c’est un grand honneur que vous nous ferez.

Au même instant la fée disparut. Trois mois après, la femme mit au monde un garçon, et elle était bien contente, car il était gros et fort. Dès qu’il fut né, son mari appela à grands cris les fées ; aussitôt leur reine entra dans la maison, suivie d’une troupe nombreuse de fées, et de musiciens de toute espèce qui jouaient des airs. L’enfant fut baptisé, et la reine, qui était sa marraine, dit qu’il s’appellerait Petits-Yeux, parce qu’il avait les yeux petits, quoique bien éveillés, et elle lui accorda le don d’y voir clair. Chacune des fées lui fit aussi un don, puis elles disparurent ainsi que les musiciens.

L’enfant grandit ; il n’était jamais malade, et il venait comme la pâte dans la met (huche).

Quand il eut trois ans, sa marraine vint souvent à la maison pour lui faire l’école, et quand elle l’eut bien instruit, elle lui apprit à comprendre le langage de tous les animaux ; elle lui donna aussi le don de la féerie, et lui accorda le pouvoir sur toutes les autres fées, puis elle retourna dans sa Houle.

Petits-Yeux était au-dessus de toutes les fées ; il était comme leur roi ; toutefois, la reine, sa marraine, avait tout de même du pouvoir sur lui ; mais il n’y avait qu’elle à avoir le droit de lui commander.

Quand Petits-Yeux arriva à l’âge de douze ans, il demanda que la petite maison de ses parents fut changée en un château magnifique, avec une cour et des bâtiments remplis d’or, où il y aurait toujours du pain et du vin qui ne diminueraient point. Il en fit cadeau à ses parents, et se mit en route pour faire le tour du monde.

Il marcha longtemps, et quand il fut bien loin, bien loin, bien plus loin que je ne dis, il eut faim ; il commanda à une table, bien dressée et où rien ne manquerait, de venir se placer devant lui. Il fut aussitôt servi, et quand il eut bien mangé, il se remit en route.

Petits-Yeux voyait clair, si clair, qu’il voyait à trois cents lieues à la ronde. Il se mit à regarder autour de lui et aperçut une troupe de gens armés qui se réunissaient auprès d’un château à peu de distance de l’endroit où il était. Petits-Yeux alla au château, et dans la cour il vit des animaux de toute espèce qui hurlaient comme si on les écorchait.

— Pourquoi, demanda-t-il, vos bêtes crient-elles de la sorte ?

— Nous n’en savons rien, répondirent-ils ; il y a trois jours qu’ils hurlent sans cesser et nous en avons la tête cassée.

— Je vais vous dire ce que cela signifie, dit Petits-Yeux qui entendait le langage de toutes les bêtes ; demain, dans la nuit, votre château et vos fermes seront pris et pillés par une troupe de voleurs et de brigands.

Les gens du château se tinrent sur leurs gardes, et ils rassemblèrent des hommes armés. Petits-Yeux se mit à leur tête et marcha à la rencontre des brigands. Ils furent tous tués, et parmi eux un des chefs qui comprenait aussi le langage des animaux. Petits-Yeux retourna ensuite au château où il fut reçu comme l’enfant de la maison.

Le maître du château voulait le garder avec lui, mais Petits-Yeux avait envie de continuer son voyage et il se remit en route. À la fin du jour, il arriva dans une forêt, et la nuit le prit pendant qu’il la traversait. Il ne savait où coucher, et comme il cherchait à sortir de la forêt, il entendit hurler les loups. Il prêta l’oreille, et comme il comprenait le langage de tous les animaux, il entendit qu’ils disaient :

Petits-Yeux, restez dans la forêt,
Ou bien vous allez être tué.

Il était bien embarrassé ; mais il se rappela heureusement que sa marraine lui avait donné le don de la féerie, et il commanda qu’au milieu des arbres s’élevât un château avec une armée de fées pour le défendre. Aussitôt, son souhait fut accompli ; mais les loups ne cessaient de hurler encore plus fort qu’auparavant ; il les écouta, et il entendit qu’ils disaient :

Petits-Yeux, marchez à la tête des fées,
Il y a des brigands au bord de la forêt
Qui vous attendent pour vous tuer.

Petits-Yeux ordonna aux fées de le suivre ; il rencontra les brigands, mais en un instant ils furent tués jusqu’au dernier par les fées.




Cependant il eut envie de revoir ses parents et sa marraine ; il commanda à d’autres fées de venir avec lui et de l’accompagner jusqu’à la Houle de la Corbière. Elles accoururent aussitôt et ils se mirent en route tous ensemble.

Ils vinrent à passer à la porte d’un château où tout le monde était triste. C’est que la dame, sa fille et son fils étaient bien malades ; le château était rempli de médecins et même de reboutous ; mais ils ne pouvaient guérir leur mal. Petits-Yeux entra dans le château, et dit que peut-être il pourrait soulager les malades. Le seigneur lui promit, s’il réussissait, de lui donner sa fille en mariage.

Petits-Yeux demanda s’il n’y avait pas au château quelque oiseau ou quelque autre animal. On le conduisit dans la basse-cour, où il vit un coq.

— Beau coq, lui dit-il, pourquoi y a-t-il des malades au château ?

— Tu ne sais pas ? répondit le coq en chantant ; il y a un crapaud sous le lit, et c’est lui qui rend le monde malade.

Petits-Yeux tua le coq et répandit son sang auprès du lit ; alors le crapaud sortit en sautillant du château et les malades furent guéris tous les trois.

Le seigneur fut si joyeux qu’il donna sa fille en mariage à Petits-Yeux. Ils firent de belles noces, et quand elles furent finies, il se remit en route à la tête des fées, emmenant sa princesse avec lui.

Il finit par arriver auprès de la Corbière, et il alla demeurer avec ses parents dans le beau château qu’il leur avait laissé avant de partir pour faire son tour du monde. Sa marraine vint habiter avec lui, et elle fut bien contente d’apprendre qu’il avait fait un bon mariage.

Et ils vécurent tous ensemble, très heureux.


(Conté en 1881 par Jeanne Macé, de Saint-Cast, âgée de 80 ans).





IV

LE PETIT OISEAU


Il était une fois un vieux jardinier qui avait trois enfants : il demeurait à la campagne et, tous les jours, il allait travailler chez un bourgeois de la ville.

Un jour qu’il se rendait, comme à l’ordinaire, à son travail, il vit sur le bord du sentier un petit oiseau si joli, si joli, qu’il resta une demie-journée à le regarder ; puis il courut après et l’attrapa. Alors, comme il était plus de midi, il n’osa aller à son ouvrage et il rentra chez lui. Quand sa bonne femme le vit revenir, elle lui demanda où était sa gâche (miche) de pain ; car en ce temps-là, au lieu de payer en argent, on donnait aux ouvriers une gâche de pain par jour. Le bonhomme lui raconta qu’il avait trouvé l’oiseau si joli, si joli, qu’il avait passé une partie du temps à le regarder et le reste à courir après pour l’attraper.

— Vieux sot ! s’écria la bonne femme, n’as-tu pas honte à ton âge d’avoir passé toute la journée à attraper un petit oiseau ?

— Point de bruit, ma femme ; je vais montrer l’oiseau aux enfants, et ils le trouveront si joli, si joli, qu’ils ne te demanderont pas de pain. Pierre, Jacques, et toi, Marie, venez donc voir le petit oiseau !

Les enfants accoururent, et ils trouvèrent le petit oiseau si joli, si joli, qu’ils oublièrent de demander du pain à leur mère. Mais la bonne femme était toujours en colère, et elle voulait étrangler le petit oiseau.

— Prends garde, lui dit l’homme ; si tu as le malheur de lui faire du mal, je ne te manquerai pas, foi de Dieu !

Au soir, le bonhomme revint, et comme il n’avait fait qu’une demi-journée, il ne rapportait qu’une demi-gâche de pain ; dès qu’il l’eut déposée, il alla regarder le petit oiseau dans sa cage, et fut bien content de le voir en bonne santé.

Le lendemain matin, dès qu’il fut levé, il courut à la cage, et y trouva un petit œuf d’or ; il le montra à ses enfants, qui furent bien joyeux ; puis en allant à sa journée, il le porta au bourgeois chez lequel il travaillait. Celui-ci lui demanda s’il voulait le vendre.

— Volontiers, dit le bonhomme.

— Eh bien ! voilà dix écus pour toi.

Le bonhomme acheta du pain, de la viande et des habits ; et en rentrant, il dit à sa femme :

— Je suis bien content ; mon bourgeois m’a donné dix écus de mon œuf. Tu vois que je n’ai pas perdu ma journée hier.

Le lendemain matin, il trouva encore un œuf d’or dans la cage, mais il était moitié plus gros que l’autre.

— Ah ! dit-il, je vais encore porter celui-ci à mon bourgeois ; mais je ferai mon prix cette fois-ci, il vaut bien la moitié plus cher que l’autre.

Sur la route, il rencontra un de ses amis et lui dit :

— J’ai un petit œuf d’or à vendre ; mais je ne sais pas bien compter ; dis-moi combien soixante francs font d’écus.

— Cela fait vingt écus ; si tu veux, je t’aiderai à les compter.

— Volontiers, répondit le bonhomme.

Quand il arriva chez son patron, il lui montra l’œuf et lui dit :

— Mon petit oiseau a encore pondu ce matin ; son œuf est bien plus gros que l’autre, et j’en veux soixante francs.

— C’est un peu cher, répondit le monsieur, mais je vais te les donner tout de même.

Quand le journalier eut reçu l’argent, il dit à son patron :

— Me voilà riche, monsieur ; maintenant je ne viendrai plus travailler chez vous.

— Comme tu voudras, mon ami ; mais je voudrais bien voir ton petit oiseau.

— Venez demain, monsieur, chez nous : ce sera bien de l’honneur que vous nous ferez.

Le bonhomme quitta la ville et alla retrouver son camarade :

— Viens, lui dit-il, tu vas m’aider à compter l’argent.

L’autre se mit à lui aider, mais tout en comptant, il prenait des pièces dans sa main et les fourrait dans sa poche, en faisant mine de se frotter les mains sur son pantalon. Le bonhomme s’en aperçut, il se fit rendre son argent ; il acheta du pain blanc, de la viande douce et des habits pour ses enfants. Quand il rentra chez lui, il dit à ses enfants et à sa femme de s’habiller de leurs vêtements neufs.

— Oh ! ma bonne femme, s’écria-t-il, nous voilà riches ; voyez ce que je vous apporte !

Et il tira de sa poche des poignées d’écus.

Le lendemain, le monsieur vint voir le petit oiseau ; en le regardant avec attention il vit sur sa tête de petites lettres, si fines qu’il fallait pour les lire être aussi savant qu’un maître d’école. Mais le monsieur avait eu de l’éducation, et il lut l’inscription : « Celui qui mangera ma tête trouvera tous les jours en s’éveillant mille francs sous sa tête ; celui qui mangera mon cœur épousera la fille du roi. » Le monsieur se mit à penser, et tout en pensant, il regardait la petite Marie, la fille du bonhomme, qui était bien gentille dans ses habits neufs.

— Quel âge a votre fille, bonhomme ?

— Ah ! répondit-il, je n’en sais trop rien ; elle a peut-être bien quinze ans ; mais demandez à notre femme, elle saura mieux que moi vous dire son âge. Quel âge a notre fille, Yvonne ?

— Elle vient d’attraper ses dix-sept ans, répondit la bonne femme.

— Hé bien, dit le monsieur ; écoutez-moi, bonnes gens : j’ai deux fils ; si vous voulez, votre fille épousera l’un d’eux.

— Ah ! monsieur ; si nous le voulons ! c’est bien de l’honneur que vous nous faites. Entends-tu, Marie ! tu seras grande dame, tu seras servie par des domestiques et tu auras de beaux habits.

— Il y a une condition, dit le monsieur ; c’est que vous tuerez le petit oiseau et que vous me le donnerez à manger.

— Tuer mon petit oiseau ! oh ! dame, pour cela non, monsieur.

— Hé ! bien, dit le monsieur, gardez votre fille.

— Du tout ! s’écria la bonne femme ; je veux que ma fille soit une dame ; c’est moi qui serai la maîtresse ici ; revenez demain, monsieur, et l’on vous fera manger l’oiseau.

Le lendemain, la bonne femme tua le petit oiseau, et se mit à le plumer. L’un des petits garçons, qui s’appelait Pierre, survint alors et dit :

— Vous allez manger le petit oiseau ; j’en veux aussi ma part.

— Ma foi, pensa la bonne femme, la tête n’est pas grosse ; il n’y aura pas grand’chose à manger dessus. Tiens, lui dit-elle, voilà la tête.

Le petit garçon la mangea, puis il dit à son frère :

— J’ai mangé du petit oiseau.

Yves-Marie, c’était l’autre garçon, vint dire à sa mère :

— Pierre a mangé du petit oiseau ; donne-m’en aussi un peu.

— Ah ! pensa la bonne femme, le monsieur ne fera pas grand’chose du cœur ; il est si petit : tiens, régale-toi avec le cœur, et laisse-moi tranquille.

Voilà le monsieur qui arrive avec ses deux fils. On se mit à table et ils ne mangèrent que du bout des dents, car la cuisine n’était pas bien bonne.

— Apportez-moi le petit oiseau, dit le monsieur.

La bonne femme mit le petit oiseau sur la table.

— Où est donc la tête ? demanda le monsieur.

— Ma foi, répondit la bonne femme, j’ai pensé que vous ne trouveriez pas grand’chose dessus, et je l’ai donnée à mon gars Pierre.

Le monsieur se mit à découper l’oiseau, et quand il l’eut ouvert, il chercha le cœur partout.

— Où donc est le cœur ? demanda-t-il.

— Yves-Marie était à me tracasser ; j’ai pensé que vous ne mangeriez pas le cœur et je le lui ai donné.

— Gardez votre fille, bonne femme ; je n’en veux plus pour mon fils ; qu’elle reste pâtoure de vaches toute sa vie !

Le monsieur s’en alla tout mécontent avec ses deux fils. Voilà le bonhomme en colère :

— C’est ta faute, dit-il à sa femme ; tu ne fais que des sottises.

— Mes garçons étaient à me tracasser, et je ne pensais pas mal faire en leur donnant la tête et le cœur de l’oiseau.

— Ah ! les vilains enfants ! Sans eux nous aurions été riches comme les messieurs de la ville, et notre fille serait devenue une dame. Je vais me débarrasser d’eux pour les punir. Holà ! Pierre et Yves-Marie, venez avec moi ; nous allons aller voir votre grand’mère qui demeure loin, bien loin d’ici.

Les voilà partis ; ils marchèrent longtemps, si longtemps, que les enfants ne pouvaient plus mettre un pied l’un devant l’autre. Quand leur père vit qu’ils étaient fatigués, il leur dit :

— Asseyez-vous sur le bord de la route, et attendez-moi ici ; je ne tarderai pas à revenir.

Les deux garçons s’étendirent sur le bord du chemin ; mais ne voyant pas revenir leur père, ils se mirent à regarder de tous côtés, et à crier : Papa ! Papa ! mais le bonhomme était déjà loin.

— Ah ! dirent-ils en pleurant, qu’allons-nous devenir ! Nous ne savons pas où notre grand’mère demeure et nous n’avons pas fait attention à la route par laquelle nous sommes venus.

Ils se mirent pourtant à marcher, et, à la nuit, ils trouvèrent une meule de paille où ils s’arrangèrent de leur mieux pour dormir. Quand ils se réveillèrent le lendemain, Yves-Marie vit sous la tête de son frère une poignée de louis d’or.

— Regarde, mon frère, que de sous ! il y en aura assez pour acheter du pain. Je commence à avoir grand’faim.

Ils se remirent en route et arrivèrent à une ville ; ils entrèrent chez un boulanger, et lui demandèrent pour deux sous de pain. En même temps, ils mirent deux louis d’or sur le comptoir. Le boulanger leur donna du pain et ramassa vite les deux pièces.

Les enfants sortirent et se remirent à se promener par la ville en mangeant leur pain sec. Comme ils passaient par une belle rue, une dame bien riche, qui avait trois domestiques, vit ces deux petits garçons dont l’un avait sept ans et l’autre huit, et qui étaient beaux comme deux petits jours. Elle se souvint de deux enfants du même âge qu’elle avait perdus, et elle dit à sa femme de chambre d’aller les chercher.

La fille les prit par la main et leur dit :

— Venez avec moi ; ma maîtresse veut vous parler.

— Mais, répondit Pierre, nous ne la connaissons pas.

— Cela ne fait rien : venez avec moi ; elle ne vous fera pas de mal.

Quand ils furent dans la salle où était la dame, elle leur dit :

— Comment vous appelez-vous, mes enfants, et que faites-vous par la ville ?

Ils lui racontèrent ce qui leur était arrivé.

— Embrassez-moi, mes enfants, dit la dame, qui les trouva encore plus gentils de près que de loin ; c’est moi qui suis votre grand’mère.

— Ah ! que nous sommes contents ! répondirent les petits garçons, et ils lui sautèrent au cou.

Le soir venu, la dame les mena dans une jolie chambre, et les fit se coucher. Le lendemain, quand la servante vint faire leur lit, elle trouva mille francs sous leur oreiller. Elle ne dit rien à sa maîtresse, et mit les louis d’or dans sa poche. Le lendemain et les jours d’après, dès qu’il faisait jour, elle courait à la chambre des petits garçons et les faisait se lever. Sa maîtresse s’en aperçut et lui dit :

— Pourquoi donc allez-vous si matin réveiller les enfants ? je veux que vous les laissiez dormir leur content.

Mais comme elle continuait à aller de très bonne heure dans la chambre, la dame lui dit :

— Je ne veux plus que vous vous occupiez des enfants : c’est moi qui ferai leur lit et qui les habillerai.

Le lendemain, la dame trouva les louis sous l’oreiller.

— Ah ! ma fille, dit-elle, je sais maintenant pourquoi vous étiez si matinale ; vous ramassiez l’argent qui se trouvait sous l’oreiller des enfants. Vous sortirez de chez moi.

La dame allait depuis ce temps faire elle-même la chambre des enfants ; il se passa des années et des années, si bien qu’Yves-Marie avait vingt et un ans et Pierre vingt, et ils étaient tous les deux bons à marier.




Cependant, la reine d’Espagne avait fait bannir à son de caisse qu’elle allait visiter ses états, et que dans tous les endroits où elle passerait, il fallait que les parents missent à la fenêtre tous les garçons de vingt à trente ans.

Pierre était joli garçon, mais Yves-Marie l’était encore plus. « Ah ! mon Dieu, pensa la dame, sûrement la reine va me prendre mon Yves-Marie ; car il n’y a personne d’aussi joli que lui. »

Cependant, la reine arriva dans la ville, et vit tous les garçons qui étaient à leur fenêtre ; mais aucun ne lui plaisait. Quand elle passa devant la maison de la dame, elle vit les deux garçons, si bien cachés sous la mante de leur grand’mère qu’on ne leur voyait que le bout du nez. Elle fit arrêter son carrosse et fit signe à la dame de descendre avec ses deux garçons. Elle obéit, mais elle avait le cœur bien gros. La reine les regarda tous les deux, et dit :

— Madame, c’est votre fils que je prends pour mon mari ; dans trois semaines, il sera roi d’Espagne.

— Pardon, ma reine ; ce ne sont pas mes fils ; ce sont deux enfants, deux frères, que j’ai recueillis en souvenir de mes enfants qui sont avec le bon Dieu ; leur père les avait égarés pour les perdre, et je les ai trouvés si jolis que je les ai gardés avec moi.

— Cela ne me fait rien, répondit la reine ; je prends celui-ci, dit-elle en désignant Yves-Marie.

Elle le fit monter dans son carrosse, et ils partirent tous les deux pour l’Espagne où nous allons les laisser.

Revenons maintenant à Pierre et à la dame qu’il croyait sa grand’mère. Il y avait trois ans qu’Yves-Marie était en Espagne, quand son frère vint dire à la dame :

— Maman, j’ai envie de voir mon frère ; je voudrais aller en Espagne ; je ne sais pas la route, mais faites-moi seller un cheval ; je demanderai mon chemin et je finirai par y arriver.

La dame se mit à pleurer ; mais comme elle voyait que Pierre était bien décidé, elle lui fit préparer un cheval, lui donna de l’or, et le laissa aller en lui faisant promettre de revenir.

Pierre se mit en route ; il passa devant bien des châteaux, mais sans s’y arrêter, car aucun ne lui paraissait assez beau pour être celui du roi d’Espagne. Enfin, il arriva un jour devant un château tout garni de guirlandes, et il alla frapper à la porte. Un vieil homme assez mal vêtu vint lui ouvrir et lui dit :

— Pourquoi venez-vous ici, jeune homme ? je vous plains, car vous êtes beau, et il y a un géant qui demeure ici.

— C’est mon cousin, je pense, dit Pierre ; comment s’appelle-t-il ?

— Croüs, répondit le bonhomme.

— Justement, dit Pierre, c’est bien mon cousin, dont ma mère m’a parlé si souvent.

Le bonhomme le fit entrer dans une salle, où il vit une marmite dans laquelle il y avait beaucoup d’hommes qui cuisaient.

Pierre pensa : « J’irai peut-être aussi dans la marmite, mais j’essaierai de l’éviter si je puis. »

Bientôt on entendit un grand bruit : c’était le géant qui descendait ; il dit à Pierre :

— Petit ver de terre, tu arrives bien à propos ; il n’y a plus de viande fraîche dans mon garde-manger.

— Ah ! bonjour, mon cher cousin, dit Pierre, sans paraître effrayé.

— Comment, poussière de mes mains, tu oses m’appeler ton cousin ?

— Mais certainement ; n’êtes-vous pas mon cousin Croüs, dont ma mère m’a si souvent parlé ? Je suis venu tout exprès pour vous voir.

Le géant, qui n’était pas aussi fin qu’il était grand, crut que Pierre disait vrai ; il finit par l’appeler son cousin, et il lui dit :

— Cousin, je vais te montrer comme je suis riche ; d’abord j’ai des cochons très gras.

Il le fit descendre et entrer dans une chambre où il y avait beaucoup de vêtements d’hommes et de femmes.

— C’est là, dit le géant, que je mets la peau de mes cochons.

Ils entrèrent ensuite dans une grande salle où il y avait beaucoup d’hommes.

— Regarde, dit-il, voilà mes cochons ; mais ce n’est pas tout de te les montrer, tu vas voir comment je m y prends pour les tuer.

En disant cela, il saisit un des hommes, et ouvrit une trappe qui, en retombant sur l’homme, lui coupa la tête. Le corps alla rouler aux pieds de Pierre, qui eut bien peur, mais ne bougea pas cependant.

— Maintenant, dit le géant, que tu as vu mes cochons ; je vais te montrer mes richesses.

Il lui fit voir un appartement rempli d’or et un autre qui était rempli d’armes.

— Ce n’est pas tout, dit le géant ; regarde ce manteau ; quand on le met sur le beau côté, il est tout doré ; quand on le met sur le revers, on est invisible, et l’on peut se transporter où l’on veut.

— Ah ! dit Pierre, mon cousin, mettez-le moi sur le dos pour voir comme je serai beau.

Le géant le lui mit et Pierre lui dit :

— Je ne croirai jamais qu’en mettant ce manteau-là on est invisible.

Le géant retourna le manteau et le plaça sur les épaules de Pierre qui lui dit : « Me vois-tu, maintenant ! — Non, répondit le géant. — Je ne suis pas plus ton cousin que celui du pape, » dit Pierre ; et comme il voyait que le géant était en colère, il ordonna à son manteau de le transporter chez sa grand’mère ; mais auparavant, il avait pris au géant sa bourse inépuisable. Il se souvint alors de son père et de sa mère, et il ordonna à son manteau de le conduire chez eux. Il arriva dans une pauvre cabane, où il trouva deux pauvres vieillards assis, chacun d’un côté du foyer ; la bonne femme était aveugle et le bonhomme se mourait.

— Ah ! dit-il, mes pauvres gens, vous avez l’air bien malheureux.

— Ah ! oui, monsieur, soupira le bonhomme ; c’est le bon Dieu qui me punit.

— Avez-vous des enfants ?

— Oui, j’ai une fille qui s’appelle Marie ; sans elle, nous ne mangerions pas de pain.

— Vous n’avez pas d’autre enfant ?

— Non, monsieur, ou plutôt si, j’ai eu deux garçons ; mais je les ai abandonnés ; c’est pour cela que le bon Dieu me punit.

La jeune fille rentra alors à la maison, et quand elle vit le beau monsieur, elle trouva qu’il ressemblait à son frère Pierre, mais elle n’osa le dire.

Le jeune homme prit la bourse du géant qu’il portait toujours sur lui et dit :

— Vous avez l’air bien pauvres, et votre maison tombe par terre ; je vais vous donner de quoi la réparer.

Il tira mille francs du dedans de la bourse et mille francs du dehors. Il le fit plusieurs fois, de sorte que la table était couverte de pièces d’or.

Il alla ensuite, à l’aide de son manteau, chez la vieille dame qu’il croyait être sa grand’mère.




Cependant, il y avait dans la ville où il demeurait trois demoiselles qui s’appelaient les demoiselles de la Bichère ; Pierre leur raconta ses aventures ; elles en furent jalouses. Elles allèrent trouver une vieille fée et lui demandèrent quel moyen employer pour enlever à Pierre sa bourse et son manteau. La vieille fée leur donna une petite bouteille, et leur dit :

— Tâchez de lui proposer quelque chose à boire ; il ne vous refusera pas : vous verserez dans son verre quelques gouttes de la petite bouteille ; il aura aussitôt envie de vomir ; présentez-lui un plat d’argent : il rendra la tête de l’oiseau, que vous conserverez précieusement. Puis il s’endormira, et pendant son sommeil, vous lui prendrez sa bourse et son manteau.

Dès le soir, Pierre vint voir les demoiselles, qui lui proposèrent de boire, et tout se passa comme la fée l’avait dit.

L’aînée des demoiselles se fourra sous le manteau et, prenant le jeune homme par la main, elle souhaita d’être transportée avec lui dans l’île la plus lointaine de l’Océan. Dès qu’ils y furent arrivés, elle lui lâcha la main, et l’y laissant seul, elle retourna chez elle par le moyen de son manteau.

Quand Pierre s’éveilla, il fut bien surpris de se trouver tout seul dans une île de la mer ; comme il avait grand’faim, il chercha quelque chose à manger ; il trouva des carottes qui étaient fort grosses et avaient une odeur appétissante ; dès qu’il y eut mordu, il se trouva changé en âne. Il en fut bien marri et ne voulut plus en manger ; mais un jour qu’il avait faim, il vit d’autres carottes, toutes petites et à moitié pourries ; il en mangea et tout-à-coup il redevint homme. Avec des brins d’osier, il fabriqua deux paniers et remplit l’un de grosses carottes et l’autre de petites, puis, pensant que peut-être il viendrait des navires à passer en vue de l’île, il ôta sa chemise et la mit au haut d’une grande perche.

Quelque temps après un capitaine de navire aperçut un signal, et envoya sa chaloupe à l’île, pensant qu’il y avait là quelque naufragé, Pierre monta à bord, et eut soin d’emporter les deux paniers de carottes. Le navire allait justement à la ville où demeuraient les méchantes demoiselles. Quand on fut en vue du port, Pierre demanda à un des matelots de lui donner ses habits les plus sales, en échange des siens qui étaient beaux et propres.

Lorsqu’on débarqua, c’était justement jour de marché, et Pierre vit l’aînée des demoiselles de la Bichère qui venait avec sa bonne faire sa provision de légumes. Elle lui marchanda ses grosses carottes, et Pierre lui en vendit plusieurs. Elle rentra à la maison, et quand ses sœurs sentirent les carottes qui avaient vraiment une excellente odeur, elles voulurent les goûter ; on en coupa trois tranches, et les trois sœurs y goûtèrent en même temps. Aussitôt elles furent changées en ânes.

Pierre retourna chez sa grand*mère, et fit venir un entrepreneur, auquel il commanda de lui bâtir un château, et, pour amener les matériaux, il lui prêta trois ânes qu’il avait : c’étaient les trois sœurs, en lui recommandant de ne pas les épargner. L’entrepreneur les rouait de coups, et leur donnait à manger un peu de son et d’avoine ; mais elles ne voulaient pas y toucher. Le soir venu, quand on les ramenait chez Pierre, il leur portait de la viande, du pain et du vin, en leur disant que si elles voulaient lui rendre la tête de l’oiseau, la bourse et le manteau, il les ferait redevenir femmes.

Elles finirent par y consentir, et quand Pierre eut ses objets merveilleux, il leur proposa de manger ses vilaines carottes ; d’abord elles refusèrent, mais il finit par les persuader, et d’ânes elles devinrent demoiselles.

Quand Pierre fut rentré en possession de ses objets merveilleux, il eut encore envie d’aller voir son frère ; mais il ne se servit pas de son manteau et partit à cheval. Il fut longtemps en route, et il eut le malheur de perdre sa bourse, et ne pouvant plus nourrir son cheval, il le laissa sur le chemin. Il marcha pendant plusieurs jours, et, épuisé de fatigue, il aperçut une grande montagne où il y avait plusieurs cavernes. Il entra dans l’une d’elles pour se reposer ; mais il y resta vingt ans sans parler à âme qui vive. Il grava sur une pierre ces mots : Je suis Pierre et je cherche mon frère Yves-Marie qui est roi d’Espagne ; adieu, je meurs.

Cependant Yves-Marie qui demeurait de l’autre côté de la montagne, dit à la reine qu’il avait envie d’aller voir son frère. La reine y consentit. Quand Yves-Marie eut franchi la montagne, il arriva à l’entrée de la caverne, et, ayant lu sur une pierre ce que son frère avait écrit, il entra et vit un homme qui venait de mourir, car son corps était encore chaud. Il avait la barbe et les cheveux qui lui tombaient jusqu’aux pieds, et son corps était couvert d’une espèce de mousse. Yves-Marie reconnut son frère ; il le souleva pour l’embrasser, et aussitôt il tomba mort à côté de lui.


(Conté par Jeanne-Marie Kerneven, de Guingamp).




V

LES POISSONS ET LE PÊCHEUR


Il était une fois un vieux pêcheur qui jetait de l’appât autour de son bateau pour attirer le poisson ; mais il avait beau faire, il n’en voyait venir aucun. Comme il allait lever l’ancre pour chercher un meilleur endroit, il vit approcher une troupe nombreuse, qui s’arrêta près de son bateau. Il tendit ses filets, et quand il les retira, il y avait au fond un petit poisson doré, qui lui dit :

— Ah ! pêcheur, j’ai voulu voler l’appât qui était accroché à ton hameçon ; c’est pour cela que tu m’as pris. Si tu veux me remettre à l’eau, tu pêcheras tous les poissons que tu voudras ; tu n’auras qu’à m’appeler, et moi, qui suis le roi des poissons, je te les enverrai.

Le pêcheur remit à l’eau le petit poisson doré, et depuis, toutes les fois qu’il allait à la pêche, il prenait du poisson tant qu’il voulait, et l’on disait qu’il avait fait un pacte avec le diable.

Un jour que le bonhomme était en mer, il s’éleva une forte tempête et le bateau chavira. Le pêcheur allait se noyer quand il vit venir le petit poisson doré qui lui dit :

— N’aie pas peur, pêcheur, je viens te tirer d’affaire. Bois un peu de cette liqueur.

Dès que le bonhomme eut goûté à la bouteille que le poisson lui présentait, il sentit qu’il enfonçait dans la mer, et il s’y trouvait aussi à l’aise que sur terre. Il arriva bientôt avec le roi des poissons dans sa ville capitale, une belle ville bâtie sous les flots. On y voyait des poissons de toutes sortes, et les rues étaient pavées d’or, de pierreries et de diamants. Le pêcheur en remplit ses poches, puis le roi des poissons lui dit :

— Pêcheur, quand tu seras fatigué d’être avec nous, tu n’auras qu’à le dire.

— Hélas ! répondit le pêcheur, je resterais bien ici, car tout y est beau, mais j’ai là-haut ma femme et mes petits enfants, et ils doivent me croire perdu.

Le roi donna un coup de sifflet, et aussitôt il vit apparaître un gros thon.

— Thon, lui dit le roi, ce pêcheur va monter sur ton dos, et tu iras le déposer sur un rocher, de façon à ce que les autres pêcheurs l’aperçoivent et viennent le recueillir.

Quand il quitta la ville des poissons, les habitants vinrent lui faire leurs adieux, et leur roi lui remit une bourse en lui disant :

— Voici une bourse pleine d’or que je te donne ; à mesure que tu prendras dedans un louis, il en reviendra un autre, de sorte que tu ne pourras jamais l’épuiser.

Le pêcheur remercia le roi, puis il monta sur le dos du thon, qui alla le déposer sur un rocher en vue de son village. Il se mit à faire de grands signes avec les bras ; les pêcheurs l’aperçurent et ils mirent à l’eau un bateau pour aller chercher le naufragé. Quand ils arrivèrent près de lui, ils crurent d’abord que c’était un revenant, parce qu’il avait disparu en mer, il y avait plus de six mois. Il fut bien surpris en les entendant ; car il croyait n’avoir passé qu’un jour dans le monde sous-marin.

Il leur raconta qu’il avait vu la ville capitale des poissons, et, pour célébrer son retour, on fit dans le village des repas et des danses qui durèrent huit jours. Comme il possédait la bourse inépuisable, il ne voulut plus mettre le pied sur un bateau ; il resta à terre avec sa famille ; et s’il n’est pas mort il vit encore.


(Conté en 1885 par François Marquer, de Saint-Cast).

VI

LE PÈLERINAGE DE SAINT-JACQUES EN GALICE


Il était une fois un homme et une femme qui étaient mariés depuis longtemps, et n’avaient qu’un enfant ; un jour ils se promirent que si l’un d’eux mourait, l’autre irait faire à son intention un pèlerinage à Saint-Jacques en Galice.

Ce fut le mari qui mourut le premier, et sa femme ne se souvint plus de sa promesse. Un mois après l’enterrement, on commença à entendre la nuit un si grand bruit dans la maison que personne ne pouvait fermer l’œil : les sacs de blé, les fagots et tous les objets qui étaient dans le grenier se mettaient à remuer, et on aurait dit qu’ils dansaient ensemble ; mais, quand on y montait, tout était en place, et, dès qu’on était descendu, la danse recommençait. La femme finit par penser que c’était son mari qui revenait lui rappeler qu’elle avait promis de faire un pèlerinage à son intention ; son fils voulait aller à sa place à Saint-Jacques en Galice ; mais elle lui dit qu’il était trop jeune pour aller si loin, et elle lui ordonna de rester à garder la maison pendant qu’elle serait absente.

Elle se mit en route, et le jour d’après, son fils ferma la maison et partit à son tour ; il avait emporté son arc, et sur la route il s’amusait à tuer des oiseaux à coups de flèches, car il était très adroit tireur.

Un soir qu’il s’était égaré dans une forêt, et qu’il ne savait comment en sortir, il grimpa sur un arbre et s’arrangea du mieux qu’il put pour y passer la nuit. Quand le soleil fut couché, comme il faisait clair de lune, il vit venir de son côté trois géants : l’un portait un chaudron, le second un sac de farine, et le troisième une cruche pleine d’eau, et ils s’arrêtèrent justement au pied de l’arbre où se trouvait le garçon. Ils déposèrent leur fardeau, puis l’un d’eux alla chercher du bois mort dans la forêt ; l’autre alla ramasser de grosses pierres, et le troisième se mit à démêler la farine dans le chaudron et à l’arroser avec l’eau de la cruche. Quand les deux autres revinrent, ils posèrent le chaudron sur les grosses pierres et allumèrent dessous un grand feu.

Quand leur bouillie fut cuite, ils se mirent à manger ; le garçon lança une flèche si adroitement qu’elle atteignit l’oreille d’un des géants ; celui-ci crut que son camarade l’avait pincé et il lui dit :

— Pourquoi me pinces-tu ainsi sans raison, moi qui ne t’ai rien fait ? Et il lui donna un soufflet ; mais comme il allait se remettre à manger, l’autre sauta sur lui, et ils se battirent. Le petit garçon ajusta encore une flèche qui atteignit le bout du nez du géant qui regardait lutter les deux autres, et croyant que c’était l’un d’eux qui l’avait frappé, il se mit à leur donner de grands coups de poing. Alors le garçon lança encore une flèche qui blessa au doigt le troisième géant.

Les géants finirent par s’arrêter, car ils étaient lassés tous les trois, et l’un d’eux dit à son voisin :

— Pourquoi m’as-tu donné un soufflet ? je ne t’ai pourtant pas pincé.

— Je n’ai frappé personne le premier, répliqua l’autre.

— Ni moi non plus, dit le troisième ; il doit y avoir quelqu’un de caché par ici, qui nous a joué ce mauvais tour.

Ils aperçurent alors les flèches, et se mirent à regarder autour d’eux et, en levant les yeux, ils virent le petit garçon dans son arbre.

— Ah ! petit gredin, lui crièrent-ils, c’est toi qui es cause que nous nous sommes battus ; descends vite, ou nous allons te griller dans ton arbre !

Le petit garçon se hâta de descendre, et, comme il les suppliait de ne pas le tuer, ils lui dirent qu’ils lui feraient grâce de la vie s’il pouvait manger autant de bouillie qu’eux. Il s’approcha du chaudron, et prit une cuiller, mais au lieu de manger la bouillie, il la faisait glisser dans un sac qu’il avait, dans son gilet, dans ses poches, partout où il pouvait, et il ne mangeait que lorsque les géants le regardaient.

Quand ils virent qu’il expédiait si promptement la bouillie, ils se dirent :

— Il ne faut pas tuer ce petit garçon ; emmenons-le plutôt avec nous, il pourra nous servir, car c’est un adroit tireur.




Ces géants s’étaient mis en route pour aller délivrer trois princesses qui étaient enfermées dans un château, et qu’ils voulaient épouser. Les murs de ce château étaient si hauts qu’on ne trouvait pas d’échelles assez longues pour arriver jusqu’au sommet, et il n’y avait pour y pénétrer qu’une porte basse toute en fer, et si épaisse qu’il n’était pas possible de l’enfoncer. Sur le haut du mur rôdait un dragon qui lançait des flammes, et il ne s’endormait que pendant que sonnaient les douze coups de midi.

Les géants demandèrent au petit garçon s’il était assez adroit pour envoyer une flèche dans l’œil du dragon et le percer jusqu’à la cervelle, et il répondit qu’il pensait bien pouvoir le faire.

Un peu avant midi ils s’approchèrent du château sans faire de bruit, et le petit garçon se glissa le plus doucement qu’il put, jusqu’à un grand arbre qui n’en était pas très éloigné ; il y grimpa, et attendit l’heure où le dragon devait s’endormir.

Dès que sonna le premier coup de midi, le dragon, qui se trouvait alors juste en face de l’arbre, se coucha et ferma les yeux. Alors le petit garçon ajusta sa flèche, et la lui lança si adroitement qu’elle entra par l’œil et pénétra jusqu’à la cervelle, et le dragon tomba mort dans le fossé du château.

Les géants étaient bien contents, et, quand le petit garçon descendit de son arbre, ils ne savaient quelles caresses lui faire.

Ils se mirent tous contre les murailles du château, et ils grimpèrent sur les épaules les uns des autres ; mais ils n’arrivaient pas encore jusqu’en haut ; le petit garçon grimpa sur les épaules de celui qui était monté sur les deux autres, et celui-ci, le prenant dans sa main, le déposa sur le chemin de ronde, tout en haut du mur.

Le petit garçon y trouva un escalier, et il descendit dans la cour du château, où les géants lui avaient dit que se trouvait la porte de fer ; il la reconnut facilement, et il vit auprès une grosse clé, et à côté une épée ; il la prit et lut ces mots écrits sur la lame :

Celui qui me portera
Vainqueur sera.

Les géants avaient parlé au petit garçon de la grosse clé qui ouvrait la porte de fer, et ils lui avaient bien recommandé de ne pas toucher à l’épée ; mais quand il eut vu ce qui était écrit dessus, il pensa qu’elle pourrait lui être utile, et il la prit.

Il ouvrit la porte aux géants, mais elle n’était pas grande, de sorte qu’ils étaient obligés de ramper à plat ventre pour passer ; à mesure que l’un entrait, il lui coupait la tête avec son épée, au moment où il allait se relever ; c’est ainsi qu’il les tua tous les trois.

Il parcourut ensuite le château, et vit l’endroit où étaient les princesses ; elles étaient gardées par des ours, des tigres et des lions ; mais il les tua tous avec son épée magique, et il sortit du château avec les princesses. La plus belle des trois lui dit alors qu’elle allait l’emmener chez son père, et qu’elle se marierait avec lui, puisqu’il l’avait délivrée ; mais, comme il était pressé de retrouver sa mère, il ne l’écouta pas, et se sauva si vite que la princesse eut à peine le temps de voir sa figure.

Le petit garçon voyagea longtemps, longtemps, et à force de marcher il rencontra sa mère, qui revenait après avoir fait le pèlerinage qu’elle avait promis. Elle fut bien étonnée de le voir et elle lui dit :

— Te voilà ! comment es-tu venu ici ? Je t’avais pourtant recommandé de rester à la maison.

Le garçon lui raconta qu’il était parti un jour après elle, et il lui dit tout ce qui lui était arrivé dans son voyage. Ils se remirent en route pour retourner chez eux, et de temps en temps le petit garçon tuait encore des oiseaux avec ses flèches.

Un jour ils arrivèrent devant une belle auberge neuve, qui avait une enseigne sur laquelle était écrit : Ici on donne à boire et à manger et l’on ne fait rien payer à celui qui raconte son histoire.

Le petit garçon dit à sa mère qu’il fallait profiter de l’aubaine, et que ceux qui tenaient l’auberge seraient sans doute bien aises d’entendre ses aventures.

On le conduisit à la maîtresse de la maison, et, quand il eut raconté son histoire, et qu’il eut dit comment il avait tué les géants et délivré les princesses, elle lui sauta au cou, et lui dit : « C’est toi qui m’as délivrée ! ».

Cette maîtresse d’auberge était la plus belle des trois princesses ; elle était venue demeurer là et avait fait mettre l’enseigne, pensant que son libérateur la lirait peut-être en passant, et qu’elle pourrait le reconnaître en entendant son histoire.

Le garçon et la princesse se marièrent peu après ; et il y eut à cette occasion la plus belle paire de noces qu’on ait jamais vue ; et ils furent heureux tout le restant de leurs jours.


(Conté par Jean David, du Gouray).




VII

LA SOURIS GRISE


Il y avait une fois un bûcheron et sa femme qui demeuraient dans la forêt. Un jour que le bûcheron coupait du bois, il vit un homme qui dormait profondément, étendu au pied d’un chêne, et comme une couleuvre s’approchait de lui pour le piquer, le bûcheron la coupa en deux d’un coup de hache, puis il réveilla l’homme et lui dit :

— Comment osez-vous dormir ici, où il y a tant de couleuvres ? En voici une que j’ai coupée en deux, au moment où elle s’élançait pour vous piquer. Si vous avez envie de dormir, venez vous reposer dans notre cabane.

— Ah ! répondit l’homme, vous m’avez rendu un grand service ; la couleuvre que vous venez de tuer était l’amie d’une fée qui voudrait bien me voir mort. Prenez garde à elle : elle va se transformer en souris grise et venir chez vous ; elle essayera désormais de vous faire du mal pour venger sa commère la fée.

Le bûcheron et l’homme qu’il avait trouvé dans la forêt se mirent en route pour aller à la cabane, et l’homme lui demandait s’il désirait quelque chose :

— En travaillant je gagne de quoi manger du pain, répondit le bûcheron ; mais il y a longtemps que je suis marié et je n’ai point d’enfant ; pourtant ma femme et moi nous ne désirons rien au monde que cela.

— Bientôt, lui dit l’homme, vous aurez une fille ; mais sa mère mourra en lui donnant le jour ; veillez bien sur elle, car, jusqu’à ce qu’elle ait dix-huit ans accomplis, la fée aura le pouvoir de lui faire du mal.

Ils arrivèrent à la cabane, et le bûcheron offrit à son hôte de manger un morceau ; à peine étaient-ils entrés qu’ils virent dans l’aire une souris grise qui trottinait en faisant : Kuit ! kuit !

— Voici la méchante fée, dit l’homme — c’était le fils du roi ; — elle s’apprête à nous jouer de mauvais tours ; jetez-lui un morceau de lard ; si elle mord dedans, elle ne pourra plus nous nuire.

Le bûcheron laissa tomber tout doucement à terre un petit morceau de lard ; la souris grise tourna trois fois autour en disant : Kuit ! kuit ! elle le mordit, aussitôt il se forma autour d’elle une petite tente qui l’enveloppa. Le fils du roi la ferma avec un cadenas, et il en remit la clé au bûcheron, en lui recommandant de mettre la petite tente en lieu sûr et de ne jamais l’ouvrir.



La femme du bûcheron mourut en donnant le jour à une fille qui vint à merveille, et arriva à l’âge de dix-sept ans sans avoir jamais été malade.

La petite tente où la souris était enfermée était ramassée dans la maison, et le père avait souvent défendu à sa fille de l’ouvrir, en lui disant que si elle désobéissait, il serait perdu. Un jour qu’il était à travailler dans la forêt, elle eut envie de voir ce qu’il y avait dans la tente, et comme elle savait où la clé était cachée, elle l’ouvrit. Il en sortit une souris grise qui se promenait dans la maison et tournait autour d’elle en mordant son cotillon et en disant : Kuit ! kuit !

Elle prit son balai pour la chasser, mais, dès que le balai eut touché la souris, il se changea en une barre de fer rouge qui lui brûlait les mains. Elle alla chercher son chat pour la manger, mais dès qu’il l’eut approchée, il fut transformé en un gros crapaud, qui sortit clopin-clopant de la maison.

Son père arriva et lui dit :

— Pourquoi la maison est-elle ainsi en désordre ? où est ton balai ?

— Il était si vieux que je l’ai jeté au feu.

— Où est le chat ?

— Il est parti je ne sais où.

Cependant la souris grise continuait à mordiller le cotillon de la jeune fille.

— Qu’est-ce que cette souris grise qui est toujours après moi ? demanda-t-elle à son père.

— Ah ! s’écria le bûcheron, tu as ouvert la tente : la méchante bête va essayer de te faire faire plusieurs choses ; mais ne lui obéis pas, ou tu es morte.

La fille sortit de la maison ; mais la souris grise la suivait comme son ombre. Et la fille était à la veille d’atteindre ses dix-huit ans.

Elle rencontra une femme qui avait un panier dont le dessus était recouvert d’une vitre, et qui lui dit :

— Il ne faudra pas découvrir ce panier-là, sinon tu es morte.

Comme elle avait faim et soif, la femme lui dit :

— Je vais te chercher à manger, mais garde-toi de toucher au panier.

La souris grise mordait dans le panier, tournait tout autour, sautait par-dessus, comme pour inviter la fille à regarder dedans, mais celle-ci disait :

— Non, tu as beau faire, je ne toucherai pas au panier.

La souris courait, courait en disant : Kuit ! kuit ! mais la fille répétait : Non ! non !

L’heure où elle atteignait ses dix-huit ans arriva ; alors la souris grise cessa de tourner et lui dit :

— Tu es délivrée : tu vas être mariée avec un prince, et moi j’ai encore mille années à rester en souris.

N, i, ni
Mon petit conte est fini.


(Conté en 1880 par Joseph Macé, de Saint-Cast, mousse, âgé de 14 ans).

VIII

LA FILLE DU SARRASIN[8]


Il y avait une fois un prince qui était à la chasse ; comme il tuait beaucoup de gibier, il se laissa entraîner hors du pays qu’il connaissait, et il s’égara. Il se mit à chercher s’il ne trouverait pas quelqu’un pour le remettre dans sa route, et il finit par arriver près de la demeure d’un Sarrasin, qui était marié à une vieille fée.

Celle-ci, qui se promenait près de sa maison, demanda au prince :

— Tuez-vous beaucoup de gibier, beau chasseur ?

— Oui, répondit-il.

— Si vous voulez me suivre, je vais vous conduire dans un endroit où il y a de belles perdrix.

Le prince accepta, et suivit la vieille, qui paraissait avoir plus de mille ans, tant elle était ridée. Il tua beaucoup de perdrix, et quand sa chasse fut finie, il alla chez la vieille fée et lui offrit une partie de son gibier. Elle accepta, mit les perdrix à cuire et ils firent un bon repas.

Mais quand elle pensa que son mari allait revenir, elle dit au chasseur de se cacher dans un trou qui était creusé sous terre.

En entrant, le Sarrasin dit : « Je sens la chair fraîche » !

— Bah ! répondit la femme, ce sont nos cochons que tu sens.

— Non, dit-il, je sens la chair fraîche, et si tu ne me dis pas où elle est, je vais te tuer.

Elle eut peur et finit par avouer qu’elle avait donné asile à un beau chasseur. Mais elle le supplia de ne pas le manger, et il consentit à le laisser vivre.

La vieille sorcière de fée était soupçonneuse ; elle voulut savoir si le prince n’avait pas quelque secret magique. Le lendemain, elle lui dit :

— J’ai obtenu votre grâce ; mais je veux que pour ma peine vous abattiez tous les arbres de la forêt avec cette hache.

La hache était en bois : le jeune homme la prit et se rendit dans la forêt ; mais au premier coup elle se cassa, et il se mit à pleurer, ne sachant comment faire.

Le Sarrasin avait une fille qui trouvait que le jeune homme avait bonne mine ; elle vint à l’endroit où il était et lui dit : « Hé bien, fils de roi, comment vas-tu faire ? Si tu veux me promettre de m’aimer toujours et de ne m’abandonner jamais, je vais te sauver la vie ».

— Je le promets, répondit le prince.

Alors elle prit la hache et, d’un seul coup, elle abattit tous les arbres, et s’en alla, après avoir fait promettre de nouveau au prince de l’épouser.

La vieille vint peu après, et fit compliment au jeune homme, mais elle pensa que sa fille l’avait aidé.

Le lendemain, elle lui donna un paquet de plumes et lui dit :

— Voici pour construire un pont.

Le prince se rendit au bord de la rivière, et il essaya de mettre les plumes bout à bout ; mais il ne put y réussir : elles tombaient à l’eau, et il ne lui en resta plus que quelques-unes.

La fille du Sarrasin dit à sa mère :

— Voici l’heure du déjeuner ; il faut que j’aille porter à manger à ce jeune homme.

— Non, répondit-elle, je ne veux pas.

La fille envoya à sa place un petit oiseau qui vint trois fois voleter autour du prince, et lui dit :

— Jette le reste de tes plumes.

Dès que le garçon eut jeté ce qui lui restait de plumes, le pont fut achevé.

La fée lui fit encore des compliments. Le soir, quand il rentra à la maison, la fille lui dit :

— Fils de roi, je t’ai déjà tiré deux fois d’embarras, mais prends garde, car ma mère a envie de te manger. Veux-tu me promettre de m’aimer toujours et de ne m’abandonner jamais, je vais te sauver la vie ?

— Je te le promets, répondit le prince.

— Alors nous allons partir cette nuit même.

La jeune fille, avant de quitter son lit, y laissa trois gouttes de sang qui devaient parler à sa place si sa mère l’appelait. Le matin, la fée croyant parler à sa fille, dit :

— Jeanne, lève-toi.

— Oui, répondit la première goutte de sang.

Un peu après la mère dit :

— Jeanne, lève-toi.

— Me voilà qui me lève, répondit la seconde goutte de sang.

Alors, tout en fuyant, la jeune fille dit au prince :

— Il ne reste plus qu’une goutte de sang ; mon père et ma mère vont bientôt se mettre à notre poursuite.

Un peu après la mère dit :

— Jeanne, est-ce que tu ne veux pas te lever ?

— Je suis levée, répondit la troisième goutte de sang.

Mais la mère, ne voyant point sa fille, alla à son lit, et ne l’y trouvant pas, elle dit à son mari de se mettre à sa poursuite.

Il monta sur un bon cheval, et ne tarda pas à approcher du prince et de sa fille. Quand celle-ci vit son père, elle se changea en lavandière et transforma le prince en un homme qui portait un paquet de draps. Le Sarrasin leur demanda s’ils n’avaient pas vu un garçon et une fille qui se sauvaient.

— Non, répondirent-ils.

Le Sarrasin retourna à la maison, et dit qu’il n’avait vu qu’une lavandière et un homme qui lui apportait du linge.

— Gros sot ! lui cria-t-elle, c’étaient eux ; retourne bien vite.

Il se remit en route, et quand la jeune fille sentit qu’il approchait, elle se transforma en rose et son compagnon en rosier. Le Sarrasin en passant par là dit : « Voilà un joli rosier et une rose qui sent bon. »

Le soir, il rentra à la maison, et dit à sa femme qu’il n’avait vu qu’un rosier et une belle rose.

— Vieil imbécile ! s’écria-t-elle, c’étaient eux. Vite, donne-moi le cheval ; je parie bien que je les trouverai !

Comme elle arrivait près d’eux, ils étaient sur le bord de la mer. La fille se changea en cane et le prince en canard. La sorcière de fée voulut les attraper ; mais elle se noya avec son cheval.

La cane et le canard continuèrent à nager sur la mer, et quand ils furent arrivés au pays du prince, ils reprirent leur forme naturelle.

Le jeune homme demanda alors à la fille du Sarrasin de le laisser aller voir ses parents ; elle y consentit, mais elle lui dit que, s’il embrassait une femme, il perdrait le souvenir de tout. Le prince lui promit de prendre garde, et il lui assura qu’il reviendrait bientôt l’épouser.

En attendant son retour, elle fit venir au bord de la mer un château aussi beau que celui du roi, et elle s’y installa ; les chasseurs et les pêcheurs étaient émerveillés quand ils passaient devant le château, et ils admiraient encore plus la beauté de la jeune fille, et elle permettait aux voyageurs attardés de coucher dans le château.

Le prince en arrivant au palais n’embrassa personne ; mais, pendant qu’il dormait un jour, sa marraine l’embrassa, et il oublia aussitôt la fille qui l’avait délivré. Il retourna voir une dame à laquelle il avait fait autrefois la cour, et bientôt on ne parla dans tout le royaume que du prochain mariage du prince.

La veille des noces, la fille du Sarrasin envoya trois marionnettes, qui, pendant tout le jour et même pendant la nuit ne firent que danser autour du prince. Le lendemain, la mémoire lui revint, et il se souvint de la fille du Sarrasin ; il déclara que c’était elle qui était sa fiancée ; il alla la chercher à son château, et il l’épousa.


(Conté en 1884 par Louis Rabasté, de Gouray, laboureur, âgé de 35 ans.)




IX

LE RENARD DORÉ


Il était une fois un homme qui avait trois fils ; à sa mort il leur laissa pour tout héritage un coq, un chat et un cerisier. Il n’y eut pas besoin de notaire pour les partages, qui se firent à l’amiable, et une fois que chacun fut en possession de son lot, il tâcha d’en tirer le meilleur parti possible.

L’aîné, auquel le coq était échu en partage, se mit en route avec lui pour aller chercher fortune. Il alla loin, bien loin, encore plus loin que je ne dis, et il finit par arriver à une maison où il demanda asile pour la nuit. Mais il était à peine couché, lorsqu’il entendit les gens dire qu’il leur fallait se lever le lendemain, bien avant le soleil.

— Pourquoi, demanda-t-il, avez-vous besoin de vous lever si matin ?

— C’est, répondirent-ils, parce que nous sommes obligés d’aller au bord de la mer chercher le jour dans des charrettes.

— Vous n’aurez pas besoin d’y aller demain, leur dit-il ; J’ai un petit animal à plumes : chez nous on l’appelle un coq ; dès qu’il aura chanté, le jour arrivera.

Les gens du pays avaient bonne envie de savoir si cela était vrai, et de peur de manquer d’entendre chanter le coq, ils ne purent s’endormir cette nuit-là. Au matin, le coq se mit à chanter ; aussitôt les gens de la maison se mirent à la croisée, et virent que le jour arrivait. Ils se hâtèrent d’aller raconter la chose au seigneur du pays, qui fit venir le garçon, et lui demanda à acheter l’animal qui faisait venir le jour.

— Je veux bien le céder, dit-il ; mais à la condition que vous me donnerez un cheval chargé d’or.

— Un cheval chargé d’or, soit, répondit le seigneur.

Et le jeune garçon fut bien aise d’être devenu riche, grâce à son coq.

Celui qui avait hérité du chat se mit aussi en route avec son chat ; il alla loin, bien loin, encore plus loin que je ne dis ; il finit par arriver dans une île, et frappa à la porte d’une maison où il demanda à coucher.

— Volontiers, répondit l’hôte ; mais je dois vous prévenir que dès que la nuit est venue, il arrive de petits animaux qui rongent tout et ne laissent personne dormir.

— J’ai avec moi, dit le garçon, un petit animal ; on l’appelle chat dans mon pays, qui sait bien faire la guerre aux rats et aux souris.

La nuit venue, les rats et les souris s’attirèrent de tous les coins ; aussitôt le garçon mit son chat dans la place, et il étrangla tant de rats et de souris, qu’on ne pouvait faire un pas dans la maison sans marcher sur leurs cadavres.

Le seigneur du pays ayant appris qu’un étranger possédait un animal si merveilleux, le fit venir à son château. Il y avait là tant de souris et de rats, que lorsque le seigneur était à table les souris couraient sur les plats, et que les rats mettaient les pieds dans la soupe.

Le jeune garçon vint au château ; son chat étrangla plus de cent souris et autant de rats, en moins de rien. Le seigneur lui demanda à acheter son chat.

— Je le veux bien, répondit-il ; mais à la condition que vous me donnerez deux beaux mulets, chargés d’or.

— Volontiers, dit le seigneur ; mais il faut aller chercher la famille de cet animal, afin que tout le pays soit peuplé de sa race.

Le jeune garçon laissa son chat au château, et revint dans son pays où il acheta à bon compte la chatte d’un de ses voisins, et il revint avec elle chez le seigneur.

— Elle est gentille, dit celui-ci, mais il faut que vous demeuriez avec moi jusqu’à ce qu’elle ait fait des petits chats.

Le jeune homme resta au château ; au bout de deux mois il y eut de jolis petits chats, et à cette occasion on fit de grandes réjouissances dans toute l’île, et le seigneur donna au garçon deux beaux mulets chargés d’or.




Le cerisier donnait des fruits en toute saison, et celui qui en avait hérité en mangeait tant qu’il voulait, et il vendait facilement le reste, parce qu’elles étaient de bonne qualité. Ses voisins l’appelaient le Marquis de Carabas.

Un jour qu’il était monté dans son cerisier, compère le Renard passa et lui dit :

— Que fais-tu sur cet arbre ; marquis de Carabas ?

— Je cueille des cerises. En veux-tu, compère Renard ?

— Volontiers ; je te remercie.

Le garçon lui donna des cerises, et des plus belles ; compère Renard en mangea quelques-unes, puis il alla porter au roi celles qui lui restaient.

— Sire, dit-il, voilà des badies que le marquis de Carabas vous envoie.

— Il est bien riche, le marquis, pour avoir des cerises aussi belles ; qu’est-ce que tu veux pour ta peine, compère le Renard ?

— Je désirerais, dit-il, que vous me fassiez dorer le bout de la queue.

Le doreur vint dorer la queue du Renard, qui s’en alla, et sa queue brillait au soleil. Comme il s’en revenait, il trouva des perdrix sur sa route.

— Compère le Renard, lui dirent-elles, comme tu es beau ; le bout de ta queue est comme de l’or.

— Si vous voulez venir avec moi, vous serez aussi belles et aussi dorées que moi, répondit-il.

Les perdrix le suivirent, et compère le Renard les mena au roi, à qui il dit :

— Sire, voilà des perdrix que le marquis de Carabas vous envoie.

— Il est donc bien riche, le marquis de Carabas ! dit le roi ; que veux-tu pour ta peine, compère le Renard ?

— Je voudrais que vous me fassiez dorer les quatre pattes.

Le doreur vint dorer les quatre pattes à compère le Renard, et il était encore plus beau qu’avant. Comme il s’en revenait, il passa près d’un champ où il y avait une bande de lièvres.

— Ah ! compère le Renard, s’écrièrent-ils, comme tu es beau ! ta queue et tes pattes ont l’air tout en or.

— Si vous voulez venir avec moi, vous serez aussi beaux et aussi bien dorés que moi.

Les lièvres le suivirent et sur la route ils racontaient cela aux autres lièvres qui se joignaient à eux pour se faire dorer.

Compère Renard arriva à la cour avec un régiment de lièvres, et il dit au roi :

— Sire, voilà des lièvres que le marquis de Carabas vous envoie.

— Il est donc bien riche, le marquis de Carabas, répondit le roi. Que veux-tu pour ta peine, compère le Renard ? je n’ai rien à te refuser.

— Sire, répondit-il, je voudrais que vous me fassiez dorer le reste du corps.

Le doreur vint achever de dorer compère le Renard, qui était tout jaune et tout brillant comme le soleil.

Il alla trouver le marquis de Carabas et il lui dit que le roi voulait lui parler. Le garçon le suivit, et quand ils approchèrent de la cour, compère le Renard lui dit de se déshabiller. Quand il fut tout nu, le Renard se mit à crier :

— Au secours ! au secours !

Les gens du roi arrivèrent et il leur dit :

— Comme M. le marquis arrivait dans son carrosse, il est venu une bande de brigands qui l’ont attaqué, volé et mis nu comme la main.

Les gens du roi allèrent chercher des habits chez leur maître et ils les apportèrent à compère le Renard, qui dit :

— Ceux qui nous ont été volés étaient plus beaux, mais n’importe ; mais cela empêchera toujours M. le marquis de s’enrhumer.

Le marquis de Carabas et compère le Renard vinrent à la cour ; le roi le reçut de son mieux et il lui dit qu’il aurait bien voulu voir son château ; le garçon répondit qu’il ne demandait pas mieux, car il avait confiance dans l’adresse de compère le Renard, qui lui voulait du bien.

Ils se mirent en route, et compère le Renard, tout doré, marcha devant eux. Il arriva dans une prairie où des lavandières mettaient du beau linge à sécher.

— Vous ne voyez pas le roi venir ? leur demanda-t-il.

— Non, nous ne le voyons pas.

— Il va passer dans son carrosse ; si vous ne dites pas que tout le linge est au marquis de Carabas, il viendra vous tuer.

Quand le roi arriva à la prairie, il dit aux lavandières :

— À qui est cette belle prairie et ce beau linge ?

— Au marquis de Carabas.

— Ah ! dit le roi, vous avez là une belle pièce.

— C’est peu de chose, répondit le marquis.

Compère le Renard, continuant sa route, arriva dans des champs où il y avait du monde à scier du blé.

— Vous ne voyez pas le roi venir ?

— Non, répondirent-ils, nous ne le voyons pas.

— Il va bientôt passer dans son carrosse ; si vous ne dites pas que tout ce blé est au marquis de Carabas, il viendra vous tuer.

Quand le roi arriva aux champs, il dit aux scieurs :

— À qui sont ces blés ?

— Au marquis de Carabas.

— Ah ! dit le roi, vous avez de bien belles moissons.

— Ah ! sire, c’est peu de chose.

Compère le Renard vint dans une prairie où pâturaient des bœufs ; il dit aux pâtours :

— Vous ne voyez pas le roi venir ?

— Non, répondirent-ils, nous ne le voyons pas.

— Il va bientôt passer dans son carrosse ; si vous ne dites pas que tous les bœufs sont au marquis de Carabas, il vous tuera.

Quand le roi arriva à l’endroit où pâturaient les bœufs, il dit aux pâtours :

— À qui sont ces bœufs ?

— Au marquis de Carabas.

— Ah ! dit le roi, vous avez de bien beaux bœufs.

— Ah ! sire, c’est peu de chose.

Compère le Renard arriva à un couvent de moines, aussi beau que le palais d’un roi ; il leur dit :

— Vous ne voyez pas venir le roi ?

— Non, répondirent-ils, nous ne le voyons pas.

— Il va bientôt passer dans son carrosse, et il vient pour vous tuer car il déteste les moines. Si vous voulez qu’il ne vous trouve pas, il faut vous cacher au milieu de cette mée de glé (amas de paille) et ne pas en bouger ; il n’aura pas l’idée de vous chercher là.

Les moines se fourrèrent au milieu de la paille ; compère le Renard entra dans le couvent et il dit aux domestiques :

— Le roi va venir tout à l’heure ; si vous ne dites pas que tout appartient au marquis de Carabas, il vous tuera.

Le roi vint au couvent, où il fut servi aussi bien que chez lui. Après le repas, il alla se promener, et comme il passait près de l’amas de paille, compère le Renard lui dit :

— Il y a de beaux rats dans cette paille, qui dévorent tout.

— Comment faire pour s’en débarrasser ? demanda le roi.

— Il faut mettre le feu dedans.

Le feu fut mis à la paille ; les moines furent grillés, excepté deux ou trois qui s’échappèrent, et le marquis de Carabas resta maître du couvent avec compère le Renard, qui était doré de partout et brillant comme le soleil.


(Conté en 1880, par Joseph André, de Trébry, couturier et chantre.)




X

LA FIANCÉE DU LION


Il était une fois une jeune fille qui traversait une forêt vers le soir, et elle avait hâte d’en sortir avant la tombée de la nuit ; aussi elle se pressait et marchait rondement.

À un détour du sentier, elle crut entendre des cris plaintifs qui partaient de derrière un buisson et, comme elle pensait qu’il y avait peut-être là quelqu’un qui avait besoin de secours, elle se dirigea de ce côté ; mais, au lieu de rencontrer une créature humaine, elle se trouva face à face avec un lion. Elle eut bien peur, comme vous le pensez ; mais le lion avait l’air doux comme un mouton ; il lui souhaita le bonjour de sa voix la plus douce, et fit de son mieux pour la rassurer.

— N’ayez nulle crainte, jeune fille, lui dit-il ; je ne suis pas un lion ordinaire ; mais un homme. J’ai été métamorphosé par une fée et j’ai encore sept années à rester au milieu du bois sous la forme que vous voyez. Si vous consentiez à demeurer avec moi, je trouverais le temps moins long : pour votre récompense, je promets de vous épouser quand je serai redevenu homme ; alors je vous emmènerai à mon château et je vous donnerai tout ce que vous voudrez, car je suis aussi riche qu’un prince.

La jeune fille hésita longtemps ; mais le lion la pria tant, qu’elle eut pitié de lui, et elle consentit à rester à lui tenir compagnie. Il en était si content qu’il en sautait de joie ; il la conduisit dans une jolie cabane qu’il avait au milieu de la forêt. Elle ne manquait de rien, et le lion faisait tout ce qu’il pouvait pour lui être agréable. Malgré cela, elle s’ennuyait parfois, et elle avait bonne envie que les sept années fussent passées, pour revenir au milieu des hommes.

Le temps s’écoula, et quand la septième année fut révolue, la peau du lion tomba, et elle vit devant elle un beau jeune homme qui lui prit la main et lui dit :

— Tu m’as tenu fidèle compagnie pendant sept ans ; c’est à moi maintenant d’accomplir ma promesse, et de t’épouser. Mais il faut que je retourne au château de mes parents pour demander leur consentement ; dès que je l’aurai, je reviendrai te chercher.

Avant de quitter la jeune fille, il lui donna une robe couleur du soleil, une branche de laurier en or, et une tabatière aussi en or, et il lui dit que chacun de ces objets éclairait aussi bien la nuit qu’une douzaine des meilleures lampes.



Il partit, et elle alla demeurer dans un village sur la lisière de la forêt, en attendant que son fiancé vînt la chercher. Elle avait grande envie de le revoir ; mais les jours et les semaines se passaient et elle ne le voyait point revenir. Comme elle savait où demeuraient les parents du jeune homme, elle se mit en route pour leur pays. Elle marcha longtemps, et au bout de quinze jours elle arriva devant un beau château ; tout auprès il y avait un étang, et des lavandières y lavaient du linge. Elle leur demanda si c’était bien là que demeurait le jeune homme, dont elle leur dit le nom.

— Oui, répondirent les lavandières, c’est là le château de ses parents ; il se marie dans quinze jours, et c’est à cause de ses noces que nous sommes ici à faire la lessive.

La jeune fille avait le cœur gros, et elle avait envie de pleurer en entendant ces paroles ; elle se contint pourtant parce qu’elle était courageuse, et elle leur dit :

— Savez-vous si au château on n’aurait pas besoin d’une lingère ?

— Je pense que si, répondit une des lavandières, Madame disait hier qu’elle serait bien aise d’en avoir une.

La jeune fille alla se présenter au château ; on la loua comme lingère, et on la conduisit dans une chambre où elle travailla tout le jour. À la tombée de la nuit, la fiancée du jeune homme vint pour lui apporter de la lumière ; mais, en entrant dans la chambre elle fut bien étonnée de voir qu’elle était éclairée comme en plein jour : la jeune fille avait posé sa robe couleur du soleil sur un lit, et c’était elle qui donnait toute cette clarté.

— Ah ! dit la fiancée, j’étais venue pour vous apporter de la lumière ; mais je vois que vous n’en avez pas besoin, puisque votre belle robe d’or éclaire mieux que vingt lampes. Je n’en ai jamais vu une pareille ; si vous voulez me la vendre, je vous la paierai le prix que vous voudrez.

— Non, répondit la jeune fille, je ne la vendrai ni pour or ni pour argent, mais je vous la donnerai pour rien, si vous me laissez passer une nuit dans la chambre de votre fiancé.

La demoiselle eut quelque peine à y consentir ; mais la robe était si belle, et elle en avait si grande envie, qu’elle finit par céder. Mais le soir, avant d’introduire la lingère dans la chambre, elle fit boire à son fiancé une tasse de tisane dans laquelle elle avait mis une drogue qui devait le faire dormir jusqu’au matin.

Quand la jeune fille fut dans la chambre, elle s’approcha du lit où le jeune homme était couché, elle l’appela par son nom, et se mit à lui reprocher d’avoir oublié la promesse qu’il lui avait faite pendant qu’il était changé en lion ; mais il ne l’entendait point ; elle eut beau lui prendre la main, et même le pincer, il ne se réveilla point, et au matin la jeune fille, le cœur bien gros, retourna travailler à sa lingerie.

Lorsqu’arriva le soir, la demoiselle vint encore pour lui apporter de la lumière ; mais la branche de laurier d’or était posée au milieu de la chambre et l’on y voyait comme en plein jour.

— Ah ! dit la demoiselle, j’étais venue pour vous apporter de la lumière, car il se fait tard ; mais vous n’en avez pas besoin, puisque votre beau laurier d’or éclaire mieux que vingt lampes. Je n’en ai jamais vu un pareil ; vendez-le moi ; je vous le paierai un bon prix.

— Non, répondit la jeune fille, mon laurier d’or n’est point à vendre ; mais je vous le donnerai pour rien, si vous voulez me laisser passer une nuit dans la chambre de votre fiancé.

La demoiselle fit plus de difficultés que la veille ; mais la branche d’or était si belle, que plus elle la regardait, plus elle avait envie de l’avoir, et elle finit par céder au désir de la jeune fille. Le soir celle-ci donna encore à son fiancé une tasse de la tisane qui faisait dormir jusqu’au matin ; aussi, quand elle fut dans la chambre, elle eut beau s’approcher du lit où le jeune homme était couché, l’appeler par son nom, et lui rappeler qu’elle lui avait tenu compagnie pendant sept années, il n’entendait rien ; elle lui prit la main et même le pinça plus dur que la veille : il dormait si profondément qu’il ne se réveilla point, et, au matin, elle retourna, le cœur bien gros, travailler à sa lingerie.

Le maître-jardinier du château, qui couchait dans une chambre voisine de celle de son maître, avait entendu la voix de la jeune fille ; il vint trouver son maître et lui dit :

— Monsieur, avec votre permission, je viens vous dire que les deux dernières nuits j’ai entendu parler dans votre chambre ; c’était une voix de femme qui vous faisait des reproches et se plaignait de vous. Il faut que vous ne l’ayez pas entendue, car autrement vous l’auriez mise à la porte.

— Je sais à peu près ce que c’est, répondit le jeune homme ; tous les soirs on m’apporte une sorte de tisane, sous prétexte que je suis enrhumé, et dès que je l’ai bue, je m’endors, et je ne me réveille que bien avant dans la matinée. Je te remercie de ton avis, mon ami, et je vais en profiter ; mais ne parle de cela à personne.

À la tombée de la nuit la demoiselle vint encore avec de la lumière à la chambre où travaillait la lingère ; mais la tabatière en or était posée sur la table, et l’on y voyait comme en plein jour.

— Ah ! dit la demoiselle, je vois qu’aujourd’hui encore vous n’avez pas besoin de lumière, puisque votre belle tabatière d’or éclaire mieux que vingt lampes. Je n’en ai jamais vu une pareille ; vendez-la moi, et je vous la paierai bien.

— Non, répondit la jeune fille, ma tabatière n’est point à vendre ; mais je vous la donnerai pour rien, si vous voulez me laisser passer encore une nuit dans la chambre de votre fiancé.

La demoiselle fut longtemps à se décider ; mais la tabatière en or était si belle, qu’elle céda, en pensant que le jeune homme dormirait jusque bien avant dans la matinée.

Quand il fut au moment de se coucher, elle lui présenta encore une tasse de tisane dans laquelle elle avait mis plus de drogues que les autres fois ; le jeune homme fit mine de la boire, mais il jeta la tisane dans la ruelle du lit, et peu après il se mit à ronfler comme s’il dormait profondément.

La jeune fille entra dans la chambre, elle l’appela par son nom, et se mit à lui rappeler qu’elle lui avait tenu fidèle compagnie pendant sept années, et qu’il lui avait promis de l’épouser.

Le jeune homme la laissa parler pendant quelque temps, puis il ouvrit les yeux et lui dit :

— Oui, c’est vrai ; c’est toi qui as consenti à rester avec moi pendant sept ans au milieu de la forêt, et j’avais promis de t’épouser. Je ne sais comment j’avais pu l’oublier ; peut-être est-ce un dernier tour de la fée qui m’avait changé en lion. Pardonne-moi ; c’est toi seule que j’aime, et dès demain j’irai dire à mes parents que c’est toi qui seras ma femme.

Le lendemain, il alla raconter ses aventures à ses parents : quand ils surent que la jeune fille avait passé avec lui dans la forêt les plus belles années de sa jeunesse, alors qu’il était changé en lion, ils la firent venir, et comme elle était jolie et de bonne mine, ils consentirent sans peine au mariage.

La demoiselle dut rendre la belle robe couleur de soleil, le beau laurier en or, et la belle tabatière en or, parce qu’elle ne les avait pas gagnés loyalement, et, elle s’en retourna chez elle, bien marrie.

Le mariage eut lieu huit jours après ; le jeune homme et sa femme vécurent heureux jusqu’à la fin de leurs jours, et ils eurent bien soin du maître-jardinier qui avait été cause de leur bonheur.


(Conté en 1886 par J.-M. Comault, du Gouray.)

XI

LA COULEUVRE


Il y avait une fois un homme qui était à guéretter dans un champ près de Crokélien[9]. Il avait une attelée de deux chevaux que conduisait son fils ; tout à coup ils entendirent une voix sous terre qui disait :

— Empiète-moi ma pelle.

Les deux « harouillards » de guéretteurs faisaient beaucoup de bruit, et n’entendirent point crier la fée (car c’en était une). Elle reprit encore :

— Empiète-moi ma pelle.

Le bonhomme, qui avait ouï un petit bruit, cria à son fils d’arrêter son attelée. Quand il l’eut fait, la voix dit pour la troisième fois :

— Empiète-moi ma pelle.

— C’est bien, répondit le laboureur ; je vais l’empiéter[10].

Lorsqu’ils furent au bout de leur sillon, ils trouvèrent une pelle et son manche. Le bonhomme prit son hachot qu’il avait apporté pour raccommoder sa charrue si elle venait à se déranger ; il empiéta la pelle, puis il la posa dans l’endroit où il l’avait prise, et ils continuèrent leur travail.

Pendant qu’ils étaient à faire ce sillon, la pelle fut enlevée, et à sa place on avait mis une tasse d’argent, une coupe de vin et une belle fériole[11]. Le bonhomme dit :

— C’est peut-être pour notre peine d’avoir arrangé la pelle que la fée nous donne cela.

Ils mangèrent et burent de bon appétit, puis ils ramassèrent l’argent ; mais la coupe plut tant au petit garçon qu’il la mit dans sa poche sans que son père s’en aperçût, et ils continuèrent à guéretter. La fée se mit à leur crier :

— Rends-moi ma coupe ! Mais les deux « herqueliers » n’entendaient rien. Tout à coup, ils ouïrent un petit bruit, et le bonhomme dit :

— Bourde (arrête) un peu là, gars.

L’enfant s’arrêta, et ils prêtèrent l’oreille pour mieux entendre la voix. La fée répéta encore :

— Rends-moi ma coupe !

Le bonhomme se mit à murmurer, et il demanda à son fils s’il ne l’avait pas vue. L’enfant répondit que non ; mais le père vit qu’il mentait ; il fouilla son fils et trouva la coupe dans une de ses poches. Je ne sais s’il le gronda ; mais il plaça la coupe dans l’endroit où il l’avait trouvée la première fois ; ils se remirent à leur travail, et quand ils arrivèrent au bout du champ, elle avait disparu.

Le lendemain, la fée alla chez cet homme, et lui dit que s’il voulait aller où elle lui commanderait, elle le rendrait riche pour sa vie. L’homme accepta, sans savoir ce que la fée désirait, car il n’était guère à son aise.

La fée lui dit :

— Il faudra te rendre demain matin, au soleil levant, au pont des Planchettes[12] et il faudra porter avec toi une pèle[13]. Quand tu seras arrivé, tu verras une couleuvre, tu la couvriras avec ta pèle et tu t’assiéras dessus. Tu resteras ainsi toute la journée, et au soleil couchant tu te lèveras et tu retireras ta pèle. Demain ce sera la foire de Collinée : tout le monde passera par là et te demandera ce que tu fais, assis aussi tranquillement ; tu leur répondras que tu attends les chaudronniers pour raccommoder ta pèle.

L’homme promit de faire tout cela, et la fée disparut.

Le lendemain, il alla au pont des Planchettes et emporta sa pèle, qui justement était percée. En arrivant il trouva la petite couleuvre. Il posa immédiatement sa pèle dessus, puis il s’assit.

Les gens qui se rendaient à la foire, voyant le bonhomme assis au bord du chemin, lui demandèrent ce qu’il attendait là.

— J’attends, disait-il, les chaudronniers pour raccommoder ma pèle.

Ils se contentaient de cette réponse et passaient outre.

Le soir, quand les gens revenaient de la foire, ils l’y trouvèrent encore ; mais cette fois ils crurent qu’il avait perdu la tête. Le bonhomme n’était pas en cela de leur avis, et il en riait au-dedans de lui.

Aussitôt que le soleil fut couché, il leva sa pèle, et, à la place de la couleuvre, il vit une belle demoiselle.

C’était la fille de la fée qui avait dit au bonhomme de se tenir toute la journée près du pont des Planchettes. Elle avait été changée en couleuvre pour une journée, et elle était obligée d’aller se placer près du pont des Planchettes, sur la route du Gouray à Collinée, et, si elle n’avait pas été préservée par la pèle, les gens l’auraient tuée, car ils n’auraient pas su que c’était la fille à Margot la Fée et ils l’auraient prise pour une couleuvre ordinaire.

Margot la Fée récompensa bien le bonhomme, qui depuis, avait toujours autant d’or et d’argent qu’il en pouvait dépenser.


(Conté en 1881 par Jean Soulabail, du Gouray, charron, âgé de 60 ans).

XII

LE VAISSEAU NOIR


Il était une fois à Saint-Malo un armateur qui avait un fils. Il l’éleva de son mieux, et quand il fut en âge d’apprendre, il l’envoya à l’école et le fit recevoir capitaine au long-cours. Il donna ensuite à son fils, qu’on appelait le capitaine Jean, le commandement de son plus beau navire, et une bonne boursée d’argent pour acheter des marchandises.

Le capitaine Jean choisit son équipage et prit les trente meilleurs marins de Saint-Malo ; comme c’est le pays des plus fins matelots depuis que le monde est monde, il n’y eut jamais un meilleur équipage.

Le navire fit route pour l’Inde, et les matelots étaient heureux à bord : ils mangeaient à l’arrière, comme les officiers, et avaient du vin et du café autant qu’ils en désiraient : aussi ils aimaient bien leur capitaine et pour lui plaire ils auraient traversé l’eau et le feu.

Ils arrivèrent dans l’Inde et firent un chargement de thé et de café, qu’ils amenèrent à Saint-Malo. Jean gagna beaucoup d’argent avec sa cargaison, et son père était bien content d’avoir pour fils un capitaine aussi habile. Le capitaine Jean fit encore beaucoup d’autres voyages, et en peu d’années il eut gagné assez pour vivre de ses rentes.

Mais il n’aimait pas à rester à terre, et il était aussi porté pour l’intérêt de ses hommes que pour le sien. Pendant qu’il était dans l’Inde, il avait entendu parler d’une île de la mer, qui était couverte d’or, comme les autres sont couvertes de terre ordinaire ; celui qui serait parvenu à y débarquer aurait pu en remplir ses poches et même en charger son navire ; mais il était difficile d’y aborder et personne de ceux qui étaient partis pour y aller n’en était revenu.

— Ma foi, dit le capitaine Jean, il faut que je tente l’aventure ; je chargerai mon navire d’or, et je donnerai ensuite à mes matelots de quoi vivre comme des seigneurs jusqu’à la fin de leurs jours.

Il embarqua des provisions de toutes sortes, pain, biscuit, viande, vin, eau-de-vie, comme pour un long voyage, et il mit le cap sur l’île d’or. La traversée fut longue ; dix-huit mois après le départ, il n’avait pas encore eu connaissance de l’ile, et les matelots commençaient à s’ennuyer : enfin dix-neuf mois, jour pour jour, après avoir quitté le port de Saint-Malo, ils aperçurent comme un incendie au-dessus de la mer ; c’était l’île couverte d’or qui reluisait au soleil. Il n’y avait personne à terre, mais tout autour du rivage on voyait des navires qui croisaient et qui étaient prêts à couler bas les vaisseaux qui auraient fait mine d’aborder.

Le capitaine Jean était bien marri de ne pouvoir faire son chargement d’or ; mais voyant qu’il n’était pas le plus fort, il vira de bord pour retourner à Saint-Malo ; et il était si en colère, qu’il sacrait et jurait comme un Anglais :

— Tonnerre de Brest ! s’écria-t-il, que je suis fûté ! si le diable me faisait aborder à cette île, je me donnerais à lui !

Aussitôt il aperçut au loin un grand bâtiment tout noir qui se dirigeait sur son navire : il avait six mâts, et ils étaient si hauts qu’ils touchaient presque à la voûte du ciel ; sur les hunes il y avait des villes, il y avait des cafés dans les poulies, il y avait des débits de tabac dans les ris : sur les cordages courait un train de chemin de fer qui transportait les matelots et les passagers d’une ville à l’autre.

En voyant ce grand vaisseau le capitaine et ses matelots eurent peur ; mais il était trop tard pour reculer. Le vaisseau noir vint ranger le navire du capitaine Jean, qui, à côté de lui, paraissait gros comme une coque de noix, et un bonhomme vieux, vieux comme tout, qui semblait avoir plus de cent ans, se tenait à la barre. Il cria :

— Jean, envoie ta bosse[14] et je vais te remorquer à l’île couverte d’or. N’aie pas peur, je suis venu pour te rendre service.

Un des matelots envoya une chaîne à bord du vaisseau noir, et en trois heures on arriva à l’île couverte d’or. Le vieux, vieux bonhomme, donna un coup de sifflet, et aussitôt les navires qui gardaient l’île se hâtèrent de lever l’ancre, et se mirent à fuir, toutes voiles dehors.

— Hé bien ! Jean, dit le vieux, vieux bonhomme qui gouvernait à bord du vaisseau noir, tu peux maintenant accoster la terre et faire ton chargement. Es-tu content ?

— Oui, oui, répondit le capitaine, et je vous remercie de m’avoir amené !

— Je t’ai amené en effet, dit le bonhomme, mais tu te souviens de ce que tu as promis.

— Oui, j’ai dit : si le diable voulait me faire aborder à cette île, je me donnerais à lui.

— Hé bien ! il faut signer un écrit où tu reconnaîtras que tu m’appartiens.

— Je signerai quand je serai de retour à Saint-Malo, et vous ne serez pas longtemps à m’y remorquer, car vous avez un vaisseau qui marche bien.

— C’est vrai ; mais avant que mon vaisseau ait bougé d’ici, il y aura longtemps que vous serez rendu à Saint-Malo ; car il met sept ans à virer de bord. Mais fais charger ton navire, je monterai à ton bord, et je te conduirai.

Le capitaine et ses matelots débarquèrent dans l’île ; on n’y voyait ni maison, ni arbre, ni herbe, rien que des pièces d’or ; ils chargèrent le navire, et le lendemain ils se mirent en route pour Saint-Malo, après avoir embarqué le vieux, vieux bonhomme qui commandait le vaisseau noir.

Au bout de trois mois, ils eurent un coup de vent et ils furent obligés de relâcher dans un port chinois. Dès qu’ils y furent, il vint à bord un monsieur qui parlait français ; il dit au capitaine qu’il était missionnaire et lui demanda la permission de dire le lendemain la messe à son bord.

— Je veux bien, répondit le capitaine. Et il pensait que ce serait une bonne occasion de se défaire du vieux, vieux bonhomme qui était venu du vaisseau noir, et il raconta tout au missionnaire.

— Vous n’avez rien signé ? demanda celui-ci.

— Non, j’ai promis simplement de me donner au diable.

— Vous a-t-il aidé à charger le navire ?

— Il n’y a pas mis la main.

— Hé bien ! vous allez lui dire que c’est demain que vous signez, et j’arrangerai tout cela.

Le capitaine alla trouver le vieux, vieux bonhomme, et lui dit :

— C’est demain que nous signons l’écrit ; ainsi il ne faudra pas vous absenter.

Voilà le diable bien content : il alla se coucher, pour être levé de bonne heure le lendemain. Dès le matin, il entra dans la cabine du capitaine et lui dit :

— Hé bien ! c’est à présent qu’il faut signer.

— Laissez-moi dormir ; il n’est pas encore jour ; c’est tantôt que nous signerons.

Dès la pointe du jour, le missionnaire arriva, apportant ses ornements sacerdotaux. Il dit au capitaine :

— Je commencerai ma messe à neuf heures : en attendant, je me cacherai quelque part, et, quand le diable viendra pour vous faire signer, je me montrerai et je le chasserai.

Le diable, qui ne savait pas qu’il y avait un prêtre à bord, vint dire au capitaine :

— C’est à présent que vous allez signer !

— Signer quoi ! s’écria le missionnaire en sortant de sa cachette.

— Cela ne vous regarde pas.

— Si, répondit le missionnaire, car je suis venu ici pour servir de témoin, et il faut que je sache ce dont il s’agit.

— C’est un pacte que j’ai fait avec le capitaine : avec mon vaisseau noir je l’ai mené à l’île couverte d’or, où il a fait le chargement de son navire. Il m’avait promis de signer le pacte en arrivant à Saint-Malo, puis il est venu me dire qu’il voulait bien signer ici.

— À bord de quel navire êtes-vous arrivé dans ce port ?

— C’est le capitaine qui m’a amené dans son navire.

— Puisqu’il vous a mené ici, c’était pour vous récompenser de l’avoir conduit à l’île ; il ne vous doit rien.

— Il me doit son âme ! cria le diable.

— S’il faut qu’il vous paye pour l’avoir conduit à l’île couverte d’or, combien lui donnerez-vous pour vous avoir mené ici ?

— Ce qu’il voudra ! répondit le diable.

— Pris au mot ! dit le capitaine, pour me payer, je veux que tu renonces à mon âme, et que tu promettes de ne jamais mettre les pieds à bord d’aucun navire.

— Jamais ! s’écria le diable.

— Nous allons bien voir, dit le missionnaire.

Il jeta de l’eau bénite dans les yeux du diable, qui criait comme un chat qu’on échaude. Il fut à la fin obligé de renoncer par écrit à l’âme du capitaine Jean, et il s’enfuit en poussant des cris à faire trembler.

Le capitaine remercia le missionnaire et lui donna de l’or autant qu’il voulut. Il retourna ensuite à Saint-Malo, et avec son chargement d’or, il devint riche et ses trente marins aussi.

Et s’ils ne sont pas morts ils vivent encore.


(Conté en 1882 par Joseph Macé, de Saint-Cast, novice, âgé de 15 ans).

XIII

LA PETITE TOUTE-BELLE


Il était une fois une petite fille qui était si jolie qu’on l’avait appelée Toute-Belle, et sa mère était jalouse de sa beauté. Elle avait une bonne, voleuse comme une pie, qui la détestait aussi parce qu’elle allait raconter à sa mère tout ce qu’elle lui prenait. La méchante bonne disait à sa maîtresse que Toute-Belle était une menteuse, que c’était elle qui la volait, et elle le répéta tant de fois qu’elle finit par le lui faire accroire.

Un jour la dame, à qui on avait pris des bijoux, crut que c’était Toute-Belle qui les lui avait dérobés ; elle entra dans une grande colère et s’écria qu’elle donnerait volontiers quelque chose à la personne qui la débarrasserait de Toute-Belle ; la bonne lui dit :

— Toute-Belle vient chaque jour avec moi au puits ; je lui ferai accroire qu’on voit au fond une belle fleur ; comme elle est très curieuse, elle se penchera pour regarder, et je la pousserai dans le puits. Tout le monde croira qu’elle y est tombée en se penchant.

Sa mère répondit qu’elle le voulait bien. Le lendemain, la bonne alla au puits, et quand elle fut sur le point d’y faire descendre son seau, elle s’écria qu’on voyait une belle fleur. Toute-Belle voulut la voir, et, pendant qu’elle était penchée, sa bonne la poussa et la fit tomber. Mais, au lieu de se noyer, Toute-Belle se trouva dans une jolie chambre. Bientôt elle y vit entrer trois dragons qui lui demandèrent comment elle était venue là. Elle le leur raconta, et les dragons la trouvèrent si jolie qu’ils la gardèrent à demeurer avec eux.

Le lendemain, quand la bonne vint au puits pour tirer de l’eau, Toute-Belle se montra et lui dit :

— Bonjour, ma bonne, souhaitez le bonjour à ma mère.

Quand la bonne l’entendit, elle faillit tomber à la renverse, de surprise ; elle courut de toutes ses forces à la maison, et raconta à sa maîtresse que la petite fille n’était pas morte et qu’elle lui avait parlé.

Alors la mère alla trouver une méchante fée et lui demanda comment faire mourir Toute-Belle. La fée lui donna des dragées rouges, et lui dit que Toute-Belle mourrait dès qu’elle les aurait mangées.

Le lendemain matin, quand la bonne alla au puits, Toute-Belle s’attira encore et lui dit :

— Bonjour, ma bonne, souhaitez le bonjour à ma mère.

— Bonjour, Toute-Belle, répondit la bonne, voici de jolies dragées rouges que votre maman vous envoie.

Toute-Belle ramassa les dragées et les porta dans sa chambre, mais comme elle allait les manger, les dragons arrivèrent et lui dirent que c’était du poison.

Le jour suivant, la bonne alla au puits ; Toute-Belle s’attira et lui dit :

— Bonjour, ma bonne ; souhaitez le bonjour à ma mère !

— Bonjour, Toute-Belle, répondit la bonne.

Puis elle retourna à la maison en criant :

— Ah ! madame, j’ai encore vu Toute-Belle, qui est plus jolie que le jour.

— Comment ! s’écria la mère, elle n’est pas encore morte ! allez me chercher la fée.

Quand la fée arriva, elle lui dit :

— Voici la seconde fois que je vous ordonne de faire mourir cette enfant, et elle n’est pas encore morte ! si cette fois elle réchappe, c’est moi qui vous tuerai.

— Madame, répondit la fée, je regrette de faire mourir cette petite fille, car elle est la plus belle du monde ; mais, puisque vous l’ordonnez, voici une robe rouge ; dès qu’elle l’aura mise, elle mourra.

Le lendemain, quand la bonne alla au puits, Toute-Belle s’attira et dit encore :

— Bonjour, ma bonne ; souhaitez le bonjour à ma mère.

— Bonjour, Toute-Belle ; voici une robe que votre maman vous envoie pour remplacer la vôtre qui est usée.

Toute-Belle prit la robe que sa bonne lui jetait, et elle alla dans sa chambre ; elle lui parut si jolie, qu’elle voulut tout de suite la mettre, pour que les dragons la trouvent belle quand ils reviendraient. Mais dès qu’elle l’eut pouillée, elle tomba par terre sans mouvement.

À leur retour, les dragons virent Toute-Belle étendue sur le plancher. Ils la crurent morte et ils eurent beaucoup de chagrin, car ils l’aimaient comme leur sœur.

Ils firent faire une châsse où ils mirent Toute-Belle, puis ils allèrent la déposer au bord de la mer. Quand la marée monta, la châsse fut soulevée et se mit à flotter sur les eaux comme une barque. Tant que les dragons la virent, ils restèrent sur le rivage à pleurer ; mais bientôt elle disparut à leurs yeux, et ils crurent qu’elle avait coulé au fond de l’eau.




La châsse navigua longtemps sur la mer ; elle finit par s’arrêter sur des rochers près desquels était bâti un château. Le jeune roi qui regardait par sa fenêtre la vit et ordonna à son domestique d’aller la chercher et de l’apporter dans sa chambre.

Quand elle y eut été transportée, le jeune homme ferma sa porte et ouvrit la châsse. Il y vit Toute-Belle, qui était jolie comme un jour, et semblait dormir. « Oh ! se dit-il, elle est trop fraîche, elle ne peut être morte, elle ne peut être qu’endormie. » Il alluma un grand feu et prit la jeune fille sur ses genoux pour voir si la chaleur la ferait revenir à la vie.

Cependant la mère du roi, qui ne l’avait pas vu depuis quelques jours, pensa qu’il était malade, et elle monta à la chambre de son fils. La porte était fermée, et elle ordonna à une de ses femmes de regarder par le trou de la serrure. La servante vit le roi qui essayait de réchauffer la jeune fille et la tenait sur ses genoux. Elle le dit à la reine, qui entra dans une grande colère, et, défonça la porte. Mais quand elle fut entrée, et qu’elle eut vu cette jeune fille qui semblait morte, elle fut prise de pitié, et dit au roi :

— Où donc, mon fils, avez-vous trouvé cette jeune personne ?

— Ma mère, répondit-il ; elle était dans cette châsse que voilà, qui voguait sur les eaux comme une barque et s’est arrêtée au pied du château.

La servante s’était approchée de Toute-Belle, et elle dit à la reine :

— Madame, cette jeune fille est trop jolie et trop fraîche pour être morte ; si vous voulez, nous allons lui ôter sa robe pour mieux la réchauffer.

Dès que la robe eut été enlevée, Toute-Belle ouvrit les yeux et demanda : « Où suis-je ? »

Alors le roi et la reine lui dirent qu’elle était chez des gens qui lui voulaient du bien, et ils lui demandèrent de raconter son histoire. Elle leur dit ce qui lui était arrivé jusqu’au moment où, ayant revêtu la robe rouge, elle était tombée sans mouvement. Mais, dit-elle, je voyais tout ce qui se passait autour de moi ; j’ai entendu les dragons qui pleuraient en me faisant leurs adieux, mais je ne pouvais ni parler ni remuer.

Le roi envoya chercher les trois dragons, qui furent bien heureux en voyant que Toute-Belle était vivante : le roi les récompensa et dit :

— Toute-Belle sera ma femme, si elle le veut ; mais avant de me marier avec elle, je veux faire venir sa mère et sa bonne.

Quand elles furent devant le roi, il salua respectueusement la mère de Toute-Belle et lui dit :

— Madame, j’ai entendu dire que vous aviez une jeune fille à marier.

— Non, répondit-elle ; j’en avais une, mais elle est morte.

— De quelle maladie ?

— Elle mourut subitement, et j’en eus beaucoup de chagrin.

— Madame, vous mentez : votre fille est vivante ; la voici, et elle sera reine. Pour vous et votre méchante bonne, vous monterez sur le bûcher pour y être brûlée toute vivante, parce que vous n’êtes pas une mère, mais une marâtre.


(Conté par Jeanne-Marie Kernevivaine, de Médréac).




XIV

LE FILOU DE PARIS ET LE FILOU DE MADRID


Il y avait autrefois dans les capitales de France et d’Espagne, deux filous de grand renom ; ils avaient entendu parler l’un de l’autre, et un jour il leur prit à chacun envie d’aller voir si ce qu’on rapportait de l’habileté de son rival était bien vrai. L’un quitta Madrid et l’autre Paris, et sur la route ils se rencontrèrent, sans savoir qui ils étaient. Le filou de Paris avait une belle montre à laquelle il tenait beaucoup ; celui de Madrid possédait une superbe tabatière. Lors de leur rencontre, ils se volèrent réciproquement ces deux objets, d’une façon si adroite qu’aucun d’eux ne s’en aperçut sur le moment. Ils s’étaient remis en route depuis quelque temps, lorsque le Français, ayant besoin de savoir l’heure, s’aperçut que sa montre avait disparu ; il se dit que seul, le filou de Madrid était capable de voler aussi subtilement, et il retourna sur ses pas. L’Espagnol, ayant eu envie de priser, ne trouva plus sa tabatière, et pensa aussi que seul le filou de Paris avait pu la lui enlever ; il rebroussa chemin lui aussi, et peu après les deux rivaux se rencontrèrent, nouèrent connaissance et se firent de grands compliments sur leur habileté.

Il fut décidé qu’ils viendraient tous deux à Paris, et ils allèrent loger chez la sœur du Français. Ils parcoururent ensemble la capitale, à la recherche de bons tours : un matin ils résolurent d’aller voler le trésor du roi. Ils s’introduisirent dans le palais au moyen des gouttières, et ils arrivèrent dans la tour où le roi cachait son argent : dans la première chambre, il n’y avait que des caisses vides, mais la seconde était pleine de caisses bondées d’or et d’argent. Ils enlevèrent cinq cent mille francs et cachèrent cette somme chez la sœur du filou de Paris.

Quand le roi s’aperçut qu’on avait visité son trésor, il s’adressa à une vieille sorcière pour savoir qui l’avait volé. Elle lui conseilla de ne parler à personne de ce vol, mais de poser des pièges à loups à l’endroit où les voleurs avaient pénétré.

Ceux-ci, n’entendant parler de rien, crurent que l’on ne s’était pas aperçu de leur visite, et ils résolurent de retourner prendre de l’argent. Le filou de Paris, qui marchait le premier, fut pris au piège par le milieu du corps, et il lui fut impossible de s’en débarrasser. Il pria son camarade de lui couper la tête et de l’emporter, pour qu’on ne pût savoir qui avait visité le trésor. Le filou de Madrid lui obéit à regret, puis il retourna à son logis en emportant dans un sac la tête de son camarade. Quand la sœur de celui-ci la vit, elle eut beaucoup de chagrin, mais l’Espagnol la consola de son mieux et lui promit de l’épouser. La tête fut cachée dans la cave de la maison.

Le lendemain, le roi fut bien surpris en voyant dans un de ses pièges un cadavre sans tête. Il alla trouver la sorcière et lui demanda comment découvrir le nom de cet homme et ses complices.

— Il faut, lui dit-elle, promener le cadavre dans toutes les rues de Paris, en faisant précéder le cortège de trente tambours et de trente clairons. Les habitants s’attireront aux fenêtres, et les membres de la famille du défunt ne manqueront pas de se dénoncer par leurs cris ou leur douleur.

Ce qui fut dit fut fait. La sœur du filou en voyant le cadavre de son frère ne put s’empêcher de s’écrier tout haut : « Oh ! mon Dieu ! » Les agents du roi, qui avaient reçu la consigne de regarder aux fenêtres, se précipitèrent vers l’endroit d’où le cri était parti. Le filou d’Espagne, les entendant venir, se donna sur le poignet un coup de couteau qui fit jaillir le sang. Quand les gardes demandèrent pourquoi la dame avait crié, il répondit que c’était à cause du saisissement qu’elle avait eu en voyant couler le sang de sa blessure.

Le roi, n’ayant pu rien savoir, retourna consulter la vieille sorcière, qui lui conseilla d’exposer le cadavre sur un gibet, et de le faire garder par trente soldats. Et elle lui dit que les parents ou les amis du mort ne manqueraient pas d’essayer de l’enlever.

La sœur du défunt ayant su que son frère était exposé sur un gibet, ne cessait de pleurer et de se lamenter, et elle finit par faire promettre au filou de Madrid d’aller enlever le cadavre. Il acheta trente habits de moines dont il fit un paquet, et remplit des bouteilles d’un vin auquel il avait mélangé un liquide dont il avait le secret. Il trouva moyen d’en faire boire aux soldats, qui aussitôt tombèrent dans le plus lourd sommeil. Il enleva le cadavre qu’il mit sur sa voiture, déshabilla les soldats et les revêtit de frocs de moines, puis il s’en alla, emportant leurs uniformes.

Quand le roi vit que le cadavre avait été enlevé et que ses soldats avaient été déguisés en moines, il fut si contrarié qu’il tomba malade. Il envoya chercher sa sorcière qui lui dit que pour être guéri, il fallait manger de la cervelle d’un homme tué vivant. Toutes les « sœurs » de Paris furent mises en campagne pour en trouver. Il y en avait deux qui sortaient de la maison du filou d’Espagne au moment où il y rentrait. La sœur du mort leur avait donné la cervelle de son frère.

— Vous n’en avez pas assez, leur dit-il ; venez avec moi, je vous en donnerai davantage.

Elles le suivirent dans la cave ; dès qu’elles y furent, il les tua, s’empara de leurs cervelles, et alla les porter au roi.

Celui-ci les mangea et fut guéri ; il combla de richesses et d’honneurs le filou de Madrid.


(Conté en 1895 par J.-M. Comault, du Gouray,
qui tient ce conte d’Yves Auffray, de Saint-Donan.)

XV

LE RAT MARIN


Il y avait une fois dans le port de Nantes, un navire qui était en partance, mais l’équipage n’était pas au complet : il manquait un mousse, et le capitaine, qui ne pouvait en trouver un nulle part, était bien fâché.

— C’est bien ennuyeux, disait-il ; nous allons être obligés de partir sans avoir un mousse ; pourtant il en faudrait un. C’est bien commode, un mousse, et jamais on n’a vu un navire qui n’en eût pas au moins un.

Un soir qu’il se promenait dans les rues de Nantes, il vit venir un gros rat qui se mit à marcher à ses côtés, réglant son pas sur le sien.

— Voilà, pensa le capitaine, un rat qui n’est pas peureux. Toutefois il allait avoir peur, pensant que c’était quelque diable, lorsque le rat lui adressa la parole.

— Vous avez peur, capitaine ; vous n’avez pourtant rien à craindre de moi : je ne vous ferai pas de mal ; je puis au contraire vous rendre service.

— Les rats parlent donc dans ce pays-ci ? dit le capitaine.

— Ils ne parlent pas tous, répondit le rat en riant ; je crois même qu’il n’y a que moi à pouvoir le faire. Aussi je ne suis pas un véritable rat, mais un homme emmorphosé.

— Vous êtes emmorphosé ![15] est-ce possible ?

— Oui, dit le rat en pleurant : il y a six mois, je m’étais embarqué sur un navire qui appartenait à une fée. Je faisais mon métier de mon mieux : malgré cela, le féetaud[16] qui était notre capitaine, me frappait à chaque instant à coups de bottes, et ne me donnait presque rien à manger. Las de recevoir tant de coups, j’ai quitté le navire des fées, et pour me punir elles m’ont changé en rat et condamné à rester dix ans sous cette forme.

— Avant d’avoir été emmorphosé, vous deviez avoir un nom, dit le capitaine, puisque vous êtes fils de chrétiens et baptisé.

— Oui ; on m’appelait Pierre ; mais je ne vous dirai pas mon nom de famille, car les sorcières de fées me l’ont défendu.

— Quel âge avez-vous, Pierre ?

— J’ai douze ans, capitaine.

— Mais puisque vous avez déjà navigué, vous devriez vous embarquer au lieu de courir les rues, au risque de rencontrer quelque chat qui vous étranglerait tout net.

— Je ne demanderais pas mieux, capitaine, si je trouvais un navire.

— Veux-tu venir mousse à mon bord ?

— Volontiers ; mais combien me donnerez-vous par mois ?

— Trente francs, et si tu fais bien ton métier, au second voyage, je t’en donnerai quarante.

— Quand partez-vous ?

— Après-demain.

— Hé bien ! demain je serai prêt, et je me rendrai à bord.

Le capitaine quitta le rat, et celui-ci se fit faire des habits de mer et des bottes. Quand il arriva le lendemain à bord, les matelots ne purent s’empêcher de rire en le voyant avec ses petites bottes et sa petite vareuse.

— M’avez-vous fait porter sur le rôle d’équipage ? demanda le rat.

— Oui, mousse.

Le lendemain le capitaine fit établir les voiles, et le rat mousse lui demanda la permission d’aller larguer le petit hunier.

— Comme tu voudras, dit le capitaine.

Dès que le rat eut la permission, il se mit à grimper dans la mâture, et il avait largué le petit hunier avant que les autres matelots fussent à la moitié du mât. Quand ils virent le rat se débrouiller comme un fin marin, ils comprirent que ce n’était pas un véritable rat, et ils le traitèrent mieux qu’un mousse ordinaire.

Lorsque le navire fut en mer, le capitaine demanda au rat s’il savait gouverner.

— Non, capitaine ; jamais je n’ai mis la barre dans mes mains ; mais je voudrais bien apprendre.

— Viens, je vais te montrer.

Le mousse alla à la barre, et quand le capitaine lui eut montré comment il fallait s’y prendre, il gouvernait aussi bien que n’importe quel matelot.

Tous les matins il se levait de bonne heure, et tenait toujours les repas préparés à l’heure ; aussi chacun à bord l’aimait comme la prunelle de ses yeux.

— C’est dommage, disait le capitaine au second, que ce pauvre mousse soit ainsi emmorphosé, car il est vraiment gentil.

— Oui, et s’il ne tenait qu’à moi de le démorphoser[17], je vous assure que cela ne serait pas long.

— Cap’taine, dit le mousse qui les entendait : il y a un moyen de me faire redevenir homme ; mais il n’est pas facile. Il faudrait aller dans un port, loin, bien loin d’ici : aucun capitaine ne le connaît, et il s’appelle le Port-aux-Sorciers : c’est là que se rendent tous les matelots-sorciers. C’est aussi là que demeure, dans un beau château, la fée qui m’a emmorphosé. La baguette dont elle s’est servie est pendue au plafond de sa salle, et si quelqu’un me l’apportait, je serais à l’instant démorphosé. Mais je ne conseille à personne d’aborder à ce port : je sais comment y entrer, et j’y conduirais bien un navire sans faire aucune avarie, mais pour réussir il faudrait être à bord d’un navire appartenant à des sorciers.

— Je vois bien, mon pauvre mousse, qu’il n’y a en effet guère moyen, répondit le capitaine, et ce n’est pas la peine d’essayer.

— Non, mais un jour venant je serai démorphosé, et je vous suis bien reconnaissant de m’avoir pris à votre bord ; car les féetauds m’ont dit que si je naviguais ils me feraient grâce de trois ans. Ainsi j’ai encore six ans à être rat.

Le capitaine fut bien aise d’entendre ces paroles, et il dit au rat :

— As-tu des parents ?

— Non ; mon père, qui était marin, s’est noyé, et ma mère a eu tant de chagrin de me voir emmorphosé qu’elle en est morte.

En disant cela, le rat se mit à pleurer.

— Ne pleure pas, lui dit le capitaine ; désormais je prendrai soin de toi.

Cependant le navire, qui faisait route pour la Chine, essuya un grand coup de vent : le capitaine commanda de haler bas le clin-foc et le petit perroquet. Aussitôt le rat grimpa dans la mâture, serra le perroquet, puis, voyant que le navire avait encore trop de toile, il cargua le petit hunier. Quand il descendit sur le pont, les matelots n’avaient pas encore débarrassé le beaupré de son clin-foc.

— Le mousse se débrouille mieux que nous, dit le maître d’équipage au capitaine ; s’il continue ainsi, ce sera un fameux marin quand il sera démorphosé.

— Oui, répondit le second ; j’ai bonne envie que son temps soit fini, et je donnerais bien volontiers cinq cents francs de ma poche pour le faire redevenir mousse à deux pour pieds.

— Quand vous en donneriez cent mille, monsieur, dit le rat, il faut que je fasse mon temps, et, Dieu merci, je n’en ai plus que cinq ans.

Cependant on arriva au port de destination, et quand le navire fut mouillé et affourché comme il faut, le capitaine donna permission à l’équipage de descendre à terre. Il ne resta à bord qu’un novice, et le rat alla se promener avec le capitaine. Mais au bout de quelque temps il s’ennuya d’être à terre, et il demanda au capitaine la permission de retourner à bord.

— Fais comme tu voudras, dit le capitaine.

Le novice fut très content d’être relevé de quart, et il sauta dans le canot qui avait amené le rat à bord. Quand les Chinois, qui sont les plus voleurs du monde, virent le novice aller à terre, ils se dirent :

— Voilà le gardien du navire qui va à terre, montons à bord tandis qu’il n’y a personne. Nous pourrons voler quelque chose, et avoir de quoi faire la noce.

Les Chinois arrivèrent le long du navire dans leur canot ; ils l’amarrèrent, et se préparèrent à monter. Mais au moment où ils mettaient le pied sur l’échelle, ils reçurent un seau d’eau sur le dos, et des coups de bâton sur la tête.

Comme ils croyaient qu’il n’y avait personne à bord, ils furent bien surpris, mais quand ils virent le gros rat qui marchait sur deux pieds, et prenait des cailloux pour les leur jeter, ils crurent que c’était le diable en personne, et ils se rembarquèrent en criant comme si on les écorchait.

En arrivant à terre, ils rencontrèrent le capitaine et l’équipage qui étaient prêts à se rembarquer.

— Capitaine, dit un des Chinois, le diable est à votre bord.

— Ah ! répondit en riant le capitaine, il aurait bien dû t’emporter.

Quand il arriva à bord, le rat lui raconta comment il avait reçu les Chinois qui voulaient voler le navire ; le capitaine fut bien content. Il vendit son chargement très-cher, et il disait :

— Depuis que je navigue, jamais je n’avais gagné autant d’argent qu’à ce voyage-ci ; il parait que c’est le rat qui me porte chance. Aussi je lui donnerai une de mes filles.

Le navire fit voile pour la France, et, comme le capitaine était de bonne humeur, tout le monde était content et heureux à bord. Mais il ne faisait guère de vent ; le retour fut long, et quand le navire arriva à Nantes, le rat était démorphosé depuis trois mois ; c’était un très-joli garçon et un bon marin.

Le capitaine lui proposa une de ses filles.

— Je veux bien, dit Pierre, si elle me plaît.

— Voici mes deux filles, dit le capitaine ; choisis.

— Comme elles sont également jolies, je prends l’aînée.

— Papa, dit la fille, je veux bien épouser Pierre ; mais si les sorciers allaient l’emmorphoser de nouveau ? Ce ne serait guère agréable d’avoir un rat pour mari.

— Ils n’en ont pas le droit, ma fille, répondit le capitaine.

Il y eut une belle paire de noces, et l’on s’amusa tellement qu’à la fin du repas tout le monde était saoul.

Pierre se fit recevoir capitaine au long-cours ; il gagna beaucoup d’argent, et vécut heureux avec sa femme jusqu’à la fin de ses jours.


(Conté en 1882 par le matelot Plessix, de Saint-Cast, âgé de 43 ans.)

XVI

LA PRINCESSE DÉLIVRÉE


Il y avait une fois un roi et une reine qui faisaient mauvais ménage, car ils n’avaient pas d’enfants, et la reine se désolait, car le roi lui adressait souvent des reproches et menaçait même de la chasser.

Un jour qu’elle se promenait dans son jardin, elle y vit un monsieur de grande taille, bien habillé et bien fait de partout, sauf qu’il avait les pieds difformes ; il vint saluer la reine et lui demanda pourquoi elle avait la mine triste.

— Ah ! répondit-elle, j’en ai bien sujet ; je n’ai pas d’enfant et le roi veut me chasser pour prendre une autre femme.

— Je vais vous consoler, dit le monsieur : tenez, voici une pomme ; vous la couperez en quatre ; vous en donnerez le quart à votre mari, et vous mangerez les autres morceaux, et avant un an vous aurez une petite fille.

La reine remercia le monsieur, qui disparut on ne sait comment, et elle alla raconter au roi la rencontre qu’elle avait faite : elle lui donna le quart de la pomme et mangea les autres morceaux. Avant l’année révolue, elle mit au monde une petite fille qui était laide comme les sept péchés capitaux, et noire comme le diable. La reine eut peur de cette vilaine petite créature, et au lieu de la faire élever sous ses yeux, elle lui donna une nourrice, qu’elle mit à demeurer dans un appartement éloigné, et jamais elle n’allait la voir.

Un jour, la petite fille, qui avait commencé à parler dès l’âge de huit jours, dit à sa nourrice :

— Mon père et ma mère ne sont jamais venus me voir ; mais il faut qu’ils viennent aujourd’hui, car voici l’heure où je vais mourir.

La nourrice alla prévenir le roi et la reine, qui arrivèrent aussitôt, et ils eurent presque peur en voyant combien leur fille était laide, et en l’entendant parler comme une grande personne.

— Dans trois jours, dit-elle au roi, je serai morte : vous me ferez porter dans le cimetière. Mais je puis revenir à la vie, non plus laide et noire comme maintenant, mais aussi jolie que ma mère. Pour cela il faudra que vous veniez au cimetière trois nuits de suite, ou que vous y envoyiez quelqu’un qui ne connaisse pas la peur, car je serai effroyable quand je sortirai de la tombe, après qu’on aura frappé du pied dessus par trois fois. S’il ne peut se sauver à temps, je le mangerai. Il faudra que la même personne vienne trois nuits de suite ; la troisième, s’il ne parle pas, je serai délivrée, quand un prêtre m’aura passé son étole au cou.

Lorsque la princesse fut morte, le roi promit de grandes richesses à celui qui pourrait la délivrer ; mais comme personne ne se présentait, il alla trouver un vieux père La Chique, noceur fini, qui disait que rien ne pourrait lui faire peur.

— Si tu veux délivrer ma fille, dit le roi au vieux soldat, je te donnerai une barrique d’argent.

— Ça me va, répondit le vieux noceur. Que faut-il faire ?

— Écoute : tu iras au cimetière un peu avant minuit, et tu frapperas trois coups de pied sur la tombe de la princesse ; alors elle sortira de sous terre ; mais il faudra te sauver au plus vite, car si elle t’attrapait, elle te mangerait. Il faudra y aller trois nuits de suite.

Le vieux noceur se rendit au cimetière, et frappa trois coups de pied sur la tombe de la princesse ; aussitôt elle se leva, en jetant feu et flammes, et se mit à poursuivre le père La Chique ; mais avant qu’elle eût pu l’atteindre, minuit sonna, et elle rentra dans son tombeau.

Le lendemain, le roi fut bien content de voir que le vieux noceur était encore vivant ; mais quand il le pria de retourner la nuit d’après, il s’écria qu’il avait eu tellement peur que, pour tout l’or du monde, il ne recommencerait pas.

Alors le roi fit publier à son de caisse, dans tout son royaume, que celui qui délivrerait sa fille aurait trois barriques d’argent.

Un homme, qui n’avait encore jamais eu peur de rien, se présenta au palais, et dit qu’il était venu pour tenter l’aventure. Le roi lui enseigna comment faire, et pendant la journée, il le traita de son mieux. Un peu avant minuit, l’homme se rendit au cimetière et frappa trois fois du pied sur la tombe de la princesse. Au troisième coup, elle sortit de terre, en jetant feu et flammes, et en arrachant toutes les croix ; au moment où elle allait atteindre l’homme, minuit sonna : elle rentra dans sa tombe, et toutes les croix vinrent se replacer sur les fosses, comme si jamais elles n’avaient été déplantées.

Le lendemain l’homme était malade de peur, et il déclara au roi que, ni pour or ni pour argent, il ne recommencerait.

Le roi fit encore promettre de plus grandes récompenses à celui qui délivrerait la princesse ; elles étaient si belles que bien des gens auraient désiré les obtenir, mais ils craignaient tous d’être mangés.

Il n’y eut à se présenter au palais qu’un petit garçon qui de sa vie n’avait eu peur. Le roi lui dit comment faire, et un peu avant minuit, il se rendit au cimetière et frappa trois coups de pied sur la tombe de la princesse ; au troisième, il se sauva à toutes jambes et alla se cacher dans un coin. La princesse sortit encore de sa tombe, en jetant feu et flammes, et elle chercha partout le petit garçon, mais minuit sonna avant qu’elle eût pu savoir où il était, et elle rentra dans sa tombe.

Le lendemain, le petit garçon se rendit au palais, et dit qu’il était prêt à retourner au cimetière. Le roi et la reine, en voyant qu’il n’avait pas eu peur, furent bien contents. Ils lui recommandèrent d’être aussi courageux que la nuit précédente, et surtout de se garder de souffler mot.

Un peu avant minuit, il retourna au cimetière, et après avoir frappé trois coups de pied sur la tombe, il se sauva à toutes jambes et alla se cacher. La princesse sortit de sa tombe en jetant feu et flammes, furetant partout et criant à faire trembler un rocher ; mais minuit sonna, et elle rentra sous terre.

Le petit garçon retourna au palais ; le roi et la reine furent bien contents de le revoir, et ils lui dirent :

— Courage, mon garçon ! vous n’avez plus qu’une seule nuit à passer. Quand vous verrez la princesse sortir de sa tombe, vous vous sauverez ; alors, tout en courant, elle vous appellera par votre nom, et vous suppliera de l’écouter ; mais vous ne lui répondrez rien, et quand elle aura cessé de crier, vous irez avertir un prêtre, qui viendra lui passer une étole au cou : alors elle sera délivrée.

Le petit garçon promit de suivre ces conseils. Le soir venu, il se rendit au cimetière et frappa encore trois coups de pied sur la tombe, puis il se sauva et alla se réfugier dans l’église. La princesse sortit de terre, en lançant feu et flammes, et en brisant toutes les croix sur son passage. Elle fit tout le tour du cimetière, et, ne trouvant pas le petit garçon, elle se mit de sa voix la plus douce à l’appeler par son nom, en le suppliant de lui répondre, et lui disant que s’il lui parlait elle serait délivrée. Mais le petit garçon ne souffla mot.

Alors elle monta dans le clocher de l’église et se mit à sonner les cloches à toute volée. À ce bruit, les prêtres se réveillèrent et accoururent, tout effarés, à l’église. Le petit garçon leur dit de ne rien craindre, que c’était la fille du roi qui, cette nuit, allait être délivrée, et que la sonnerie allait cesser. Bientôt, en effet, on n’entendit plus les cloches. La princesse appela encore le petit garçon par son nom d’une voix plus douce et plus suppliante ; il ne répondit rien, et quand elle se tut, il pria un des prêtres d’aller passer une étole au cou de la princesse.

Dès qu’elle l’eut autour du cou, elle fut délivrée, et au lieu d’une petite fille, noire comme le diable, et laide comme les sept péchés capitaux, on vit une grande jeune fille, belle comme le jour. Elle retourna avec le petit garçon au palais de son père. Le roi et la reine l’embrassèrent, et ils ne pouvaient se contenter de la regarder. Alors le roi dit au petit garçon :

— Vous avez tenu votre promesse ; c’est à nous de tenir la nôtre. Vous avez délivré la princesse, c’est vous qu’elle doit épouser.

La princesse fut bien contente de se marier avec son libérateur : ils firent des noces comme on n’en a jamais vu depuis : au coin de toutes les rues il y avait des tonneaux de cidre et des barriques de vin ; les petits cochons couraient par les rues tout rôtis, tout bouillis, les fourchettes sur le dos, et qui voulait en coupait un morceau.

Le petit garçon vécut heureux avec la princesse, et quand le roi mourut, ce fut lui qui eut la couronne.


(Conté en 1883 par Anne-Marie Brouard, de Saint-Cast).




XVII

L’HOMME ET LA COULEUVRE


Il était une fois une vieille fée de Crokélien qui avait pris à son service un vieillard de la Ville-Doualan.

Un jour qu’il était à garder les bestiaux de sa maîtresse, il vit une couleuvre morte, suspendue à une branche de chêne. Le soir, il en parla à sa maîtresse, qui lui dit d’aller la lui chercher.

La fée la mit à bouillir, et, quand elle fut cuite, elle en coupa un petit morceau qu’elle mangea, et elle mit le reste sur son lit. Tous les matins, en se levant, elle en coupait un petit morceau et le mangeait.

— Ma foi, dit le domestique, puisque ma maîtresse mange de cette couleuvre, et qu’elle ne meurt pas, il faut que j’en goûte aussi moi.

Un matin que la fée n’était pas à la maison, il mangea un peu de la couleuvre, et alla garder ses bestiaux comme d’habitude. Mais il fut bien surpris de comprendre ce que les oiseaux disaient. Il y en avait un qui était perché sur un chêne, et qui disait aux autres :

— Ce vieillard n’est pas dégourdi, de garder tous les jours les bestiaux de la fée qui est si riche. Si j’étais à sa place, j’irais à son trésor qui est placé au-dessous de sa grotte, je prendrais une bonne charge d’écus, et la vieille ne s’en apercevrait pas.

Le vieillard voulut alors prendre de l’argent dans le trésor de la vieille Margot ; mais, comme il allait entrer dans sa grotte, elle se présenta devant lui et lui dit :

— N’as-tu pas mangé de la couleuvre ?

— Oui, répondit-il, j’en ai goûté un petit morceau.

— Dis-moi ce que tu as entendu en gardant tes bestiaux ?

— Quand je suis allé à la pâture, j’ai entendu les oiseaux qui se parlaient entre eux, et je comprenais leur langage.

À ce moment, la vieille fée lui souffla dans la bouche, et depuis il ne comprit plus le langage des oiseaux.


(Conté en 1885, par Jean-Marie Hervé, du Gouray, âgé de 20 ans.)




XVIII

LES DEUX SOLDATS


Il était une fois deux soldats qui revenaient du service ; ils n’avaient ni argent ni pain, et ne savaient aucun métier. Ils étaient bien embarrassés ; l’un d’eux eut une idée :

— Si tu veux, dit-il à son compagnon, nous allons tirer à la courte-paille pour savoir qui de nous aura les yeux crevés. L’autre le conduira et ira de porte en porte demander la charité pour un pauvre soldat qui a perdu les yeux à la guerre.

L’autre accepta ; on tira à la courte-paille, et celui que le sort désigna eut les yeux crevés. Ils allaient mendier par les villages ; tout le monde leur donnait du pain, et même de l’argent, si bien qu’au bout de quelque temps ils avaient ramassé une bonne boursée.

Alors celui qui avait ses deux yeux se lassa de conduire son camarade, et il l’abandonna au milieu d’une forêt, sans un morceau de pain et sans un sou. L’aveugle fut bien désolé d’être seul, et, quand il sentit que la nuit allait venir, il grimpa sur un arbre et s’installa du mieux qu’il put, parmi les branches.

Il n’y avait pas longtemps qu’il y était, lorsqu’un loup, un lion et un ours s’arrêtèrent juste au pied et se mirent à causer. C’étaient des sorciers déguisés, qui parlaient le langage des hommes et non celui des bêtes, de sorte que le soldat comprenait ce qu’ils disaient.

Le loup dit au lion :

— Qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans ton pays compère le lion ?

— Ah ! répondit-il, dans mon pays presque tout le monde est aveugle ; mais si on savait qu’il suffit, pour y voir, de se frotter les yeux avec les feuilles de l’arbre sous lequel nous sommes, tout le monde y verrait.

Le soldat se hâta de prendre des feuilles, et de s’en frotter les yeux ; aussitôt la vue lui revint, et il continua à écouter.

— Et toi, compère le loup, qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans ton pays ?

— Dans mon pays, il n’y a pas d’eau : c’est un gros arbre planté au milieu d’un champ qui la boit toute ; si on frappait dessus trois ou quatre coups de hache, il y aurait de l’eau en abondance.

— Et toi, compère l’ours, qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans ton pays ?

— La fille du roi est malade : on est allé à tous les médecins, à tous les reboutous, à tous les rémégeux, et aucun ne sait quelle maladie elle a. Moi, je le sais. C’est un crapaud caché sous son oreiller qui la fait souffrir ; il faudrait que quatre hommes forts viennent le prendre avec des pinces de forge et le brûler. Aussitôt la princesse serait délivrée de son mal. Le roi a promis de la donner en mariage à celui qui pourrait la guérir.

Les trois animaux s’en allèrent, chacun de son côté, après s’être donné rendez-vous pour l’année suivante au pied du même arbre.

Le soldat, bien content, remplit son mouchoir de feuilles de l’arbre, et se mit en route pour aller dans les différents pays dont les sorciers avaient parlé. Il arriva dans celui où tant de gens ne voyaient pas ; il entra dans une maison et dit :

— On m’a assuré que dans ce pays-ci la plupart des hommes ne voyaient pas ; est-ce vrai ?

— C’est bien vrai, mon jeune homme, lui répondit-on.

— Eh bien ! moi j’ai des feuilles qui font voir.

Dès qu’on sut que le soldat avait de ces feuilles, chacun les lui acheta bien cher, et dans ce pays tout le monde voyait.

Il se mit en route pour le pays où il n’y avait point d’eau. Quand il y fut arrivé, il entra dans une auberge, et demanda une chopine de cidre. Quand il l’eut bue, il vit l’aubergiste qui lavait avec du cidre l’écuelle dont il s’était servi.

— Pourquoi, demanda-t-il, ne la lavez-vous pas avec de l’eau ?

— Ah ! mon pauvre homme ; c’est qu’ici l’eau est chère : elle vaut plus de trois cents francs la barrique.

— Que donneriez-vous à celui qui vous procurerait de l’eau en abondance ?

— Je pense, répondit l’aubergiste, qu’on lui donnerait au moins cent mille francs.

— Donnez-les moi, dit le soldat, et je me charge de vous faire avoir de l’eau.

Toute la ville se cotisa pour faire la somme ; alors le soldat demanda une hache, et arriva près de l’arbre qui buvait toute l’eau. Au premier coup qu’il frappa, il vint un peu d’eau, au second il vint un peu plus ; au troisième, elle se répandit partout sur la terre. Les gens se hâtèrent de remplir les tonneaux, les barriques, les cruches, croyant que l’eau n’aurait pas toujours coulé. Mais depuis il y en eut toujours dans le pays, et les gens, bien contents, donnèrent cent mille francs au soldat.

Il partit pour le pays où la fille du roi était malade. Il se fit conduire au palais, et dit au roi :

— Sire, j’ai entendu parler de votre fille, qui est malade depuis dix ans, et que personne ne peut soulager, et l’on m’a dit que vous la donneriez en mariage à celui qui la guérirait.

— C’est vrai, répondit le roi.

— Faites-moi venir les quatre hommes les plus forts de votre royaume, et que chacun d’eux ait une grosse pince de forge.

Quand ils furent venus, il leur commanda de soulever l’oreiller de la princesse, de prendre le crapaud avec leurs pinces de forge, puis de le maintenir sur le feu jusqu’à ce qu’il fût brûlé. Ils s’en saisirent, et se hâtèrent de le mettre sur un grand feu ; mais le crapaud était si fort, qu’ils avaient peine à le tenir et ils suaient à grosses gouttes. À mesure que le crapaud brûlait, la fille du roi éprouvait du soulagement, et, quand il fut en cendres, elle se leva, aussi bien portante que si elle n’avait jamais été malade.

Alors le roi embrassa le soldat et lui dit :

— Je vais tenir ma promesse ; c’est vous que ma fille épousera.

Ils firent de belles noces, et quelque temps après le soldat voulut aller voir ses vieux parents et leur dire qu’il était le gendre du roi. Sur sa route il rencontra son camarade, qui lui dit :

— Tiens, te voilà ! comment se fait-il que tu y voies ?

— Ah ! répondit-il, quand tu m’as abandonné, je suis monté dans un arbre, et j’ai entendu venir au pied un ours, un lion et un loup. J’ai écouté ce qu’ils disaient, et ce sont eux qui m’ont enseigné les feuilles qui font voir, la manière de guérir la fille du roi et d’empêcher l’arbre d’absorber toute l’eau.

Il lui raconta tout au long ses aventures, puis lui dit qu’il y avait un an que les bêtes n’étaient venues dans la forêt, et que cette nuit même elles devaient se trouver au pied de l’arbre.

Le soldat s’y rendit et grimpa dans l’arbre, pensant apprendre d’aussi beaux secrets que son camarade ; à la nuit il vit venir les trois bêtes.

— Qu’y a-t-il de nouveau dans ton pays, compère le lion ? demanda le loup.

— Je t’avais dit l’an dernier que beaucoup de gens n’y voyaient pas, et à présent tout le monde voit. Et dans le tien, compère le loup, qu’y a-t-il de nouveau ?

— L’an dernier, il n’y avait pas d’eau, et maintenant il y en a en abondance. Et qu’y a-t-il de nouveau dans ton pays, compère l’ours ?

— La fille du roi qui était malade depuis dix mois est guérie ; comment cela s’est-il fait ?

— Ah ! répondit compère le loup ; c’est qu’on nous aura écoutés.

Ils regardèrent en l’air et virent l’ancien soldat.

— Ah ! s’écria l’ours, c’est ce beau geai-là qui a tout entendu ; attends, je vais te dénicher !

Il grimpa dans l’arbre, et se mit à déchirer l’homme menu, menu, comme chair à pâté, et il en jetait les morceaux à compère le lion et à compère le loup qui étaient au-dessous de l’arbre.


(Conté en 1886 par Jeanne Daniel, de Penguily, Côtes-du-Nord.)




XIX

LE FILLEUL DE LA FÉE


Il était une fois un homme pauvre qui avait une nombreuse famille, et il ne trouvait ni parrain ni marraine pour nommer un enfant qui allait venir.

Sa femme lui dit de se mettre en route pour chercher un parrain et une marraine ; sur son chemin il rencontra Margot La Fée :

— Où allez-vous, mon bonhomme ? lui demanda-t-elle.

— Chercher un parrain et une marraine pour mon enfant qui va naître bientôt ; mais je ne puis en trouver, car j’ai eu tant de garçailles que personne ne veut nommer celui-ci.

— Eh bien ! si vous voulez que je sois la marraine de votre enfant, venez dans ce chemin quand il sera né, et je vous amènerai un parrain.

Le bonhomme alla conter à sa femme la rencontre qu’il avait faite, et elle fut bien contente. À la naissance de l’enfant il ne manqua pas de se trouver au rendez-vous ; Margot La Fée était à l’attendre, et elle lui dit :

— Tu as eu un petit garçon ; je vais aller chercher un compère, et je serai bientôt chez toi.

Elle y arriva, portant toutes sortes de bonnes choses pour son filleul et pour les gens de la maison. Pendant le repas, Margot La Fée dit à son compère :

— Je désire que cet enfant ne change pas de taille jusqu’au moment où il nous aura fait nous tenir le ventre à brassée, à force de rire.

Le petit garçon venait comme la pâte dans le met, et il était bien portant, mais il ne grandissait point, et il resta, jusqu’à l’âge de sept ans, aussi petit qu’au moment de sa naissance.

Un jour qu’il était à la maison, il vit un gros rat qui se promenait dans la place :

— Ah ! la jolie petite bête ! c’est moi qui voudrais bien l’attraper !

Il s’y prit si bien qu’il finit par s’emparer du rat, et, quand il l’eut, il dit :

— Je vais lui faire une selle et une bride, et je monterai dessus pour le mener boire à la rivière.

Lorsque le rat fut harnaché, il monta dessus et sur son passage, tout le monde riait de voir ce petit bout d’homme à cheval sur un rat. Quand il approcha de la rivière, le rat reculait, de peur de l’eau, et l’enfant faisait de grands efforts pour le faire avancer ; le rat jeta bas son cavalier qui remonta en selle, et finit par contraindre sa monture à entrer dans l’eau. C’était un spectacle si drôle, de voir leur mine à tous deux, que Margot La Fée et son compère, qui étaient dans un chêne à regarder, se tenaient le ventre à brassée à force de rire.

Et aussitôt l’enfant, qui jusque-là était resté petit comme le jour où il était né, devint grand comme un fort garçon de sept ans.


(Conté en 1876 par Pierre Derou, de Collinée.)




XX

LE GÉANT QUI N’AVAIT QU’UN ŒIL


Il était une fois un jeune homme qui revenait de la Vendée, et comme il y avait fait bonne « gagnaison » il avait la bourse bien garnie. La nuit le surprit quand il traversait une forêt, et il ne savait de quel côté aller. Il finit par apercevoir une petite lumière, et en se dirigeant dessus, il arriva à une cabane et frappa à la porte.

Une bonne femme vint lui ouvrir, et il lui demanda si elle pouvait donner un gîte pour la nuit à un garçon qui revenait de la Vendée. Elle lui dit que oui, et, quand il eut soupé, il monta dans le grenier où il y avait un lit. Au moment où il allait se coucher, il regarda par la gerbière, et vit arriver deux hommes, hauts comme des chênes, qui étaient accompagnés de deux grands chiens noirs. Ils frappèrent trois coups à la porte, et aussitôt la bonne femme vint leur ouvrir, et leur dit :

— Avez-vous fait bonne prise, mes garçons ?

— Non, répondirent-ils.

— Ne pariez pas si haut ; j’ai au grenier un jeune homme qui me semble avoir le gousset bien garni. Il doit dormir maintenant, et il sera facile de le tuer.

Le jeune homme, qui avait tout entendu, se laissa glisser par une petite fenêtre qui donnait sur le derrière de la maison ; il toucha terre sans s’être fait aucun mal, et s’enfuit à toutes jambes. Mais les chiens l’avaient entendu et ils se mirent à aboyer. Les géants les détachèrent et les lancèrent à la poursuite du jeune homme. Celui-ci avait bientôt fait une demi-lieue lorsqu’ils arrivèrent près de lui ; il se trouvait au bord d’une grande rivière, il s’y jeta à la nage, et les chiens aussi. Mais il nageait plus vite qu’eux, en suivant le courant, et il allait aborder, quand il vit les deux géants sur la rive. Il continua à nager en s’aidant du courant, et il prit terre un peu plus bas. Il se mit à courir ; mais les chiens n’avaient pas perdu sa trace, et ils allaient l’atteindre, lorsqu’il arriva au bord d’un grand étang. Il y sauta, et après avoir plongé, se cacha parmi les herbes. Les chiens perdirent sa trace, et leurs maîtres les rappelèrent.



Quand il ne les entendit plus, il sortit de l’étang, et reprit sa course à travers la forêt. Il n’en pouvait plus, quand il aperçut une autre cabane, et il alla frapper à la porte.

— Attendez un moment, dit une voix rude ; je vais vous ouvrir.

Il entendit un grand bruit, puis la porte s’ouvrit : il vit l’homme de la cabane, qui tenait à la main la barre de la porte, et elle était de la grosseur d’un homme. Il entra tout de même, en se disant qu’il était tombé de mal en pis.

En regardant autour de lui, il vit dans la cheminée des bras suspendus au milieu des andouilles, et, dans une marmite qui bouillait sur le feu, des pieds d’hommes et des morceaux de chair humaine ; il eut peur et se dirigea vers la porte en disant qu’il avait un pressant besoin. Mais il ne put soulever la barre et l’homme lui dit :

— Il n’est pas nécessaire de sortir ; allez là-bas parmi les moutons.

Dans le bas de la maison, il y avait un troupeau de huit moutons, grands comme des poulains. Le jeune homme vint auprès du foyer, et, pour ne pas avoir l’air d’avoir peur, il se mit à fumer sa pipe. Alors le maître de la maison s’approcha de lui ; il était grand comme un géant, paraissait fort comme un cheval, et il n’avait qu’un œil au milieu du front. Il demanda au jeune homme s’il voulait manger de la viande.

— Non, répondit-il, je n’ai pas faim.

— Tu en mangeras tout de même, dit le géant, ou tu vas y passer.

Le jeune homme attira un pistolet qu’il avait dans sa poche, et visa si bien le géant qu’il lui creva son œil.

— Scélérat ! s’écria le géant : tu voulais me tuer ; tu n’as pu que crever mon œil, mais tu ne mourras que de ma main, et je te mangerai !

Le garçon courut se réfugier au milieu des moutons. Le géant alla pour l’y chercher, mais il ne le trouvait point. Alors, il ouvrit la porte et fit sortir les moutons, les uns après les autres, en les appelant par leur nom, et à mesure qu’ils passaient près de lui, il les tâtait. Quand il n’y eut plus que trois ou quatre moutons, le jeune homme se mit sous le ventre de l’un d’eux, en se tenant après la laine. En passant à la porte, il toucha un peu avec ses pieds le géant, qui arrêta le mouton ; mais le garçon avait lâché la laine, et il se sauvait à toutes jambes. Il trouva moyen de sortir de la forêt, en emmenant les huit moutons, qu’il vendit un bon prix au marché.


(Conté en 1884 par François Glâtre, du Gouray, âgé de 40 ans.)




XXI

LES TROIS DOCTEURS


Il y avait une fois trois médecins qui se disputaient pour savoir lequel était le plus savant. Un jour ils convinrent de faire des expériences sur leurs personnes mêmes.

L’un se tira un œil, l’autre enleva le cœur de sa poitrine, le troisième se coupa un bras. Ces opérations terminées, ils déposèrent dans un grand plat l’œil, le cœur et le bras, et allèrent faire une promenade à la ville. À leur retour, ils devaient replacer ce qu’ils avaient enlevé, sans que rien y parût.

La servante de celui chez qui s’étaient faites les opérations voulut savoir pourquoi ils étaient restés si longtemps ensemble ; elle entra dans la chambre, et le chat s’y glissa aussi derrière elle, sans qu’elle s’en aperçût. Elle regarda ce qui était dans le plat, mais comme elle avait l’habitude de voir chez son maître des membres humains, elle sortit bientôt, et ferma la porte.

Quand le chat vit qu’elle était partie, il alla du côté du plat, et mangea tout, œil, cœur et bras.

La servante étant retournée dans la chambre de son maître, vit que le chat avait tout mangé, et elle en fut bien contrariée, car elle pensait qu’elle serait grondée.

Elle attrapa le chat, le tua et lui ôta un œil, qu’elle mit à la place de celui qu’il avait mangé. On avait pris dans les environs un voleur, auquel on avait coupé un bras, et qu’on avait laissé ensuite partir, en lui disant d’aller se faire pendre ailleurs. Elle prit le bras, et le mit dans le plat, puis elle tua un petit cochon et mit également son cœur à côté de l’œil et du bras.

Quand les trois docteurs furent de retour, ils prirent chacun la partie de sa personne qui avait été enlevée, et la remirent en place, puis ils s’en allèrent à leurs affaires.

À quelque temps de là, ils se trouvèrent tous les trois réunis et se mirent à causer.

— Et ton cœur ? demanda l’un d’eux à celui qui avait enlevé le sien.

— Ah ! dit-il, je ne sais ce qu’il a ; il n’a envie que de manger des ordures. Et ton bras ?

— Mon bras ? il me fait bien de la honte, car il veut prendre tout ce qu’il touche. Et ton œil ?

— Il ne voit pas le jour ; mais la nuit il voit à travers les murailles.

Ils finirent par découvrir ce que la servante avait fait. Ils lui coupèrent un bras et le mirent à la place de celui du voleur. Un autre lui tira un œil et le mit à la place de celui du chat. Le troisième lui enleva le cœur et le mit à la place de celui du cochon.

Depuis ce temps, le médecin qui voyait à travers les murailles, y voyait en jour, et pas la nuit ; le bras ne voulait plus voler ; mais le médecin qui avait le cœur de la jeune fille devint curieux et bavard comme une femme.


(Conté en 1883, par J.-M. Comault, du Gouray.)





XXII

LA CHASSE MORTELLE


Au temps jadis il y avait un roi qui était si jaloux de ses droits de chasse, qu’il avait défendu sous peine de mort de chasser dans ses forêts, et il faisait pendre sans rémission ceux qui étaient pris par ses gardes.

Il eut besoin de quitter son royaume pour un voyage, et en partant il renouvela ses ordonnances et donna à ses gardes les instructions les plus sévères, jurant sa parole de roi que celui qui serait assez hardi pour mépriser sa défense serait mis à mort, quel qu’il fut.

Ce roi avait deux fils qui, peu de temps après le départ de leur père, eurent envie de chasser. Quand ils voulurent entrer dans la forêt royale, les gardes s’y opposèrent, en disant que la défense était pour tout le monde ; mais les princes dirent que leur père avait sans doute eu l’intention de faire exception pour eux, et ils menacèrent les gardes d’entrer de force dans la forêt, s’ils ne consentaient pas à les y laisser pénétrer de plein gré. Les gardes cédèrent, et pendant plusieurs jours les princes se livrèrent au plaisir de la chasse.

À son retour le roi s’aperçut qu’on avait enfreint ses ordres, et il fit venir ses gardes ; il leur reprocha durement leur négligence, et il jura de les faire pendre, s’ils ne lui découvraient les noms des coupables.

— Ce sont vos fils, sire, qui ont chassé, et nous n’avons osé porter la main sur eux.

— Ils mourront, dit le roi ; j’ai donné ma parole de punir, et les paroles de roi ne se cassent point.

Cependant, quand sa colère fut calmée, ses conseillers lui représentèrent que ces deux princes étaient les seuls héritiers du royaume, et que l’intérêt même de l’État exigeait qu’ils ne fussent pas mis à mort. Mais tout ce qu’on put obtenir du roi, c’est qu’un seul des deux coupables subirait la peine, et il décida que le sort désignerait celui qui porterait sa tête sur l’échafaud, pour dégager la parole royale.

Il fit préparer deux chambres dans son château : l’une était ornée des meubles les plus somptueux, et d’un dais sous lequel on voyait le trône ; l’autre était tendue de noir, et au milieu étaient le billot avec la hache de l’exécuteur et la chasse pour recevoir le corps de celui qui devait mourir.

Le roi fit écrire deux billets, portant écrit le sort de ceux qui les tireraient : l’aîné, qui fut appelé le premier, prit un des papiers ; on y lisait le mot « Royauté », et le plus jeune ayant déplié son billet, trouva dessus ce simple mot « Mort ».

Et peu après le bourreau lui coupa la tête, et son cadavre fut mis dans la chasse et porté en terre.


(Conté en 1878, par Jean Bouchery de Dourdain.)





XXIII

LA FÉE DE LA CORBIÈRE


Il y avait une fois à l’Isle en Saint-Cast, un bonhomme qui était bien malheureux ; il n’avait pas de pain chez lui, et ne pouvait sortir pour aller en gagner, car il avait si mal au pied qu’il ne pouvait marcher.

Un jour que le bonhomme Mignette — c’était son nom ou sa signorie (sobriquet), je ne sais plus au juste, — se désolait encore plus que de coutume, il vit entrer chez lui une bonne femme habillée de toile, qui lui demanda, bien honnêtement, pourquoi il se chagrinait si fort. Mignette lui raconta ses malheurs, et quand il eut fini, la bonne femme, qui était une fée, lui lécha le pied, et le guérit aussitôt. Elle lui donna aussi un pantalon de toile et lui dit :

— Voilà un pantalon ; tu pourras le porter tant que tu voudras, il ne s’usera point.

Le bonhomme remercia de son mieux la fée, et elle disparut sous terre.

Quelques jours après, des laboureurs qui étaient à travailler au proche de la houle de la Corbière, entendirent les fées qui criaient :

— Pâte au four, coûamelle[18], il est chaud !

— Faites-moi une galette ! s’écria un des hommes, et il continua à travailler.

Moins de dix minutes après, l’homme qui avait demandé de la galette en vit devant lui une de belle apparence, qui était toute jaune et toute dorée.

— Je vais bien me régaler, dit-il, en coupant un morceau.

Mais quand il l’eut ouverte, il vit qu’elle était remplie de poils.

— Vieille maudite ! s’écria-t-il, je te voudrais hachée en morceaux, menu, menu comme chair à pâté ; tu peux remporter ta galette !

Aussitôt elle disparut, et quelques instants après arriva le bonhomme Mignette. Il était riche et heureux depuis que la fée l’avait visité, et les laboureurs, qui travaillaient pour lui, lui racontèrent ce qui venait de se passer.

— Comment avez-vous parlé aux fées ? demanda Mignette.

— Ma foi, répondit le laboureur qui avait demandé la galette, je leur ai dit : « Faites-moi une galette. »

Le bonhomme Mignette se mit à crier à son tour :

— Mesdames les fées, envoyez-nous, s’il vous plaît, une galette.

Aussitôt se présenta devant eux une belle galette, toute jaune et toutes dorée. Ils s’empressèrent de la manger, et comme elle était à leur goût, ils remercièrent les fées tous ensemble.

Il fut beaucoup parlé de cela dans le village, et le lendemain une femme de l’Isle se rendit à la houle de la Corbière, et elle entra sans crainte dans la grotte. Elle marcha assez longtemps et elle arriva devant un endroit où elle vit sept portes. Elle alla hardiment frapper à la première :

— Qui est là ? demanda la portière en ouvrant la porte tout au large.

— C’est une pêcheuse de Saint-Cast, répondit la femme.

— Que demandes-tu ?

— Rien ; je suis venue ici pour voir Mesdames les fées dont j’ai entendu parler, et on m’a dit que c’étaient de bien bonnes personnes.

— Entrez, ma brave femme, dit la portière.

La pêcheuse franchit la porte et arriva dans un beau salon où elle vit les fées qui tournaient leurs rouets et filaient, et les rouets chantaient et jouaient comme des musiques. À mesure que le fil se faisait et se déroulait, un régiment de petits fions prenaient le fil, le dévidaient, le tissaient et ils n’étaient guère de temps à faire une pièce de toile.

La femme de Saint-Cast était bien ébahie de voir les rouets qui jouaient de la musique, et les petits fions qui tissaient, et elle restait à les regarder. Quand vint l’heure du dîner, les fées invitèrent la pêcheuse à se mettre à table avec elles. Elle mangea de bon appétit, et trouva tout à son goût.

Quand le repas fut fini, un des petits fions se mit à chanter ; les autres répétaient, et ils chantaient si bien que la femme restait en extase à les écouter. Quand leur chanson fut finie, la pêcheuse de l’Isle remercia les fées et leur dit qu’elle allait s’en retourner au village et qu’elle était bien contente.

— Connaissez-vous Mignette ? lui demanda une des fées, le bonhomme Mignette, à qui j’ai guéri le pied.

— Oui, répondit la femme ; il demeure dans mon village.

— Quand vous serez rendue, dites-lui, s’il vous plait, de venir me parler.

— Volontiers, dit la pêcheuse.

— Et que désirez-vous pour votre commission ? demanda la fée.

— Du pain pour toute ma vie, dit la femme.

— En voilà, dit la fée en lui donnant une gâche. Elle ne diminuera point et restera toujours fraîche ; de plus je vous donne une baguette que voici : tout ce que vous lui demanderez vous l’aurez ; mais il ne faudra dire à âme qui vive que vous êtes venue ici — à l’exception de Mignette — et de ne point parler des présents que je vous ai faits.

— Je vous le promets, dit la femme.

Elle remercia la fée, puis elle sortit de la houle et retourna au village. Sitôt rendue, elle alla chez Mignette et lui fit la commission dont la fée l’avait chargée.

— Je vais tout de suite à la houle, répondit Mignette.

Et aussitôt il partit. Quand il fut avec les fées, celle qui l’avait guéri lui demanda s’il voulait se marier avec elle.

— Volontiers, dit Mignette.

Mais comme Mignette était déjà vieux, et qu’il avait été baptisé, les fées chauffèrent leur four, et quand il fut bien chaud, elles y jetèrent le bonhomme. Lorsqu’il fut réduit en cendres, une des fées prit les cendres et les ayant pétries, fit un joli petit bonhomme qu’elle alla coucher dans un lit, et au bout d’une demi-heure Mignette, qui avait passé par le feu, ressuscita, et il était tout jeune et joli garçon.

Et comme il n’était plus baptisé, il se maria avec la fée et il vécut heureux avec sa femme et les autres bonnes dames.

La pêcheuse à qui la fée avait donné la baguette de vertu et le pain qui ne diminue point, se garda bien de bavarder. Aussi elle vécut heureuse jusqu’à la fin de ses jours.


(Conté en 1881, par Toussainte Quémat, de Saint-Cast, âgée de 78 ans.)


XXIV

LE LION ET LE VOLEUR


Un fermier qui allait porter à son maitre l’argent de ses fermages traversait à cheval une forêt. Quand il fut arrivé vers le milieu, il entendit des cris d’hommes qui semblaient implorer son secours ; il se dirigea du côté d’où ils venaient, et il vit qu’ils partaient d’une fosse profonde. Il détacha la corde qui servait à lier un sac qu’il portait en croupe, mit un morceau de bois à chacun des bouts, et se tenant ferme à un arbre, il jeta la corde dans la fosse.

Il sentit bientôt qu’elle se raidissait, et il vit sauter à ses pieds un singe, qui le remercia, et promit de lui rendre service si jamais il avait besoin de lui.

Le fermier lança une seconde fois la corde, et retira de la fosse un loup qui lui dit, en se frottant contre lui en signe de joie :

— Tu m’as rendu aujourd’hui un service que je n’oublierai pas, et que je te paierai à la prochaine occasion ; mais il y a encore d’autres personnes à secourir.

Le paysan descendit sa corde pour la troisième fois, et il vit paraître un ours, qui lui dit de ne rien craindre, qu’il serait son zélé serviteur. « Jette encore ta corde », ajouta-t-il.

Cette fois le fermier retira un lion, et, comme il se reculait épouvanté, le lion lui dit, en adoucissant sa voix :

— N’aie pas peur de moi ; je ne te ferai aucun mal ; mais garde-toi de lancer encore une fois ta corde dans le précipice, car tu t’en repentirais, et c’est alors que tu aurais besoin de mon secours.

En disant cela, il s’éloigna, et le fermier allait remonter à cheval et continuer sa route, quand il entendit une voix humaine qui l’implorait.

— Je ne peux pourtant laisser périr mon semblable, pensa-t-il, après avoir tiré d’affaires des bêtes non baptisées.

Il jeta encore une fois sa corde, et vit paraître un homme, qui, dès qu’il fut hors de la fosse, s’enfuit sans lui adresser un seul mot de remerciement.

— C’est singulier, dit le fermier, en rattachant son sac : ces animaux m’ont tous parlé de leur reconnaissance, et seul l’homme que j’ai sauvé ne m’a pas même dit merci. Enfin, je ne regrette pas tout de même de lui avoir fait du bien.

En continuant sa route, le fermier vit paraître l’homme qui lui demanda à marcher près de lui.

— Volontiers, répondit-il.

Mais au bout de peu de temps, cet homme renversa de cheval son bienfaiteur, qui était sans défiance, et le frappant, il lui demanda son argent et ses habits.

— Au secours ! au secours ! cria le fermier.

— Tu peux t’égosiller à ton aise ! dit le voleur ; il n’y a âme qui vive à plus de deux lieues à la ronde.

Mais à ses cris, le lion accourut, ainsi que les autres animaux et, le voyant à terre dépouillé et maltraité, il lui dit :

— Est-ce vous, qui m’avez sauvé de la fosse ?

— Oui, répondit le fermier d’une voix faible.

— Je vous avais conseillé de ne pas jeter une corde au voleur qui était dans la fosse, et vous n’avez pas voulu m’écouter. Mais je vais tâcher de reconnaître le service que vous m’avez rendu.

Il courut après le voleur, et lui cria d’une voix terrible :

— C’est toi qui as volé ton sauveur : rends-lui son argent et ses habits, ou je te tue !

Le voleur épouvanté tomba par terre : le lion le dévora, et le fermier put reprendre ses habits et son argent.

Et pour le protéger contre de nouvelles aventures, le lion l’accompagna jusqu’en vue de la maison de son maître.


(Conté en 1878, par Jean Bouchery, de Dourdain.)





XXV

LE BRIGOT ET LES GRAPILLONS


Il y avait une fois un petit brigot[19] qui voyait deux grapillons se promener sur le sable, et il se disait :

— Voilà deux crabes qui sont bien heureux ; ils vont rapidement où ils veulent, alors que moi je ne puis que me traîner sur les rochers, ou sur les herbiers. Que ne suis-je grapillon au lieu d’être brigot !

Un peu après la mer monta, et le vent souffla en tempête : les deux grapillons se réfugièrent dans la fente d’un rocher, à peu de distance du brigot, et s’y installèrent de leur mieux pour résister au mauvais temps. Le brigot alla leur demander la permission de se mettre à côté d’eux, mais ils lui refusèrent l’entrée de leur trou.

Le petit brigot se colla à son rocher le plus fort qu’il put, mais la mer le tourmentait, et il disait :

— Les deux grapillons ont bien de la chance ; ils ne sont pas secoués comme moi. Pourquoi ne m’ont-ils pas laissé entrer avec eux !

— Mon pauvre petit brigot, dit un minard[20] qui sortait d’un creux de rocher, tu ne serais plus ; car je viens de faire mon déjeûner de ceux qui t’ont refusé l’hospitalité, et je t’aurais mangé avec eux. Maintenant, je n’ai plus faim, et je vois que tu n’as pas la force de résister à la tempête ; monte sur mon dos, et j’irai te déposer sur les herbiers.

Le brigot monta sur le dos du minard, et il se disait : « Je suis bien aise de n’être pas grapillon ; car les grapillons sont exposés à bien plus de dangers que moi, et les autres poissons les mangent. Tant qu’à souhaiter d’être quelque chose, j’aimerais mieux être minard, comme le poisson qui me porte. »

Pendant que le brigot se disait cela, le minard qui nageait toujours, fut attaqué par un gros congre, accompagné de son ami le homard. Le minard se mit à leur cracher du noir pour les aveugler ; mais il fut blessé, et ses deux ennemis se mirent à le déchiqueter tout vivant.

Le brigot, qui avait quitté le dos du minard au commencement du combat, se disait :

« Je ne porte plus envie à aucun poisson ; j’aime mieux être brigot que minard ou grapillon. Étant tout petit, je suis moins exposé à être mangé ! »


(Conté en 1885 par François Marquer, de Saint-Cast.)


XXVI

LE LION, LE RENARD
ET L’HOMME


Il y avait une fois un lion qui était malade, et les autres animaux venaient voir leur roi. La Biche, qui revenait de lui rendre visite, rencontra compère le Renard, qui lui dit :

— Commère la Biche, le Lion est-il guéri ?

— Non, répondit-elle, il est encore malade ; tous les animaux sont venus le voir ; il n’y a que toi qu’il n’ait pas vu, et il s’en souviendra.

Compère le Renard se décida alors à aller pousser une visite au Lion, qui était toujours en mauvaise santé. Sur sa route il trouva des marais et des chemins creux, mais au lieu de les éviter, il se roulait dans la boue, et il n’y avait pas sur lui un seul endroit qui ne fût sale à faire répugnance.

Il finit par arriver chez le Lion, près duquel était compère le Loup. Le Lion lui demanda d’une voix rude pourquoi il n’était pas venu plus tôt lui rendre visite. Compère le Renard s’excusa, en disant qu’il avait parcouru tout le pays pour consulter des médecins et connaître quel remède il fallait pour guérir le roi, et que c’était pour cela qu’il était si « bouillonneux » ; mais il assura qu’il avait fini par savoir comment il fallait s’y prendre.

Voilà le Lion bien content ; il adoucit sa voix, et demanda à compère le Renard ce qu’il fallait faire. Compère le Renard répondit :

— Voici : il faut tuer Glaume le Loup, l’écorcher tout chaud, puis vous envelopper dans sa peau comme dans une couverture ; en peu de temps vous serez guéri.

— Comment ! s’écria Glaume, que voulez-vous faire de moi, qui suis vieux comme les rues, et n’ai que la peau et les os ?

— Plus l’animal sera vieux et maigre, mieux cela vaudra, répartit compère le Renard.

Le pauvre Glaume resta penaud comme la lune et ne sut que répondre. Le Lion rassembla les forces qui lui restaient et tua le pauvre vieux loup. Compère le Renard aida à l’écorcher, puis le Lion s’enveloppa dans sa peau toute chaude, et se coucha. En peu de temps il fut rétabli, et compère le Renard devint son favori.




Il prit envie au Lion de quitter la forêt, et de visiter la campagne. Chemin faisant, il demanda au Renard s’il connaissait l’homme.

— Oui, certes, répondit-il.

— Je voudrais bien savoir, dit le Lion, comment il est, et s’il est fort.

— Bien, répondit le Renard ; nous en verrons sans doute un bientôt, et je vous le montrerai.

Un jour ils rencontrèrent un vieillard qui gardait ses brebis.

— Qu’est-ce que cet animal que je ne connais pas ? demanda le Lion ; est-ce un homme ?

— Non ; il l’a été, mais il ne l’est plus.

Plus loin, ils virent un enfant.

— Est-ce un homme ? demanda le Lion.

— Non, mais il est du bois dont on les fait.

Ils continuèrent leur route, et aperçurent un chasseur sur une colline.

— Est-ce un homme ? demanda le Lion.

— Oui, répondit compère le Renard ; pour ce coup-ci, en voilà un.

Le Lion s’approcha de l’homme et lui dit :

— Je veux me battre avec toi, et savoir si tu es fort.

— Volontiers, répondit l’homme ; mais avant de se battre, il faut avoir chicane, et se faire des menaces à distance.

Le Lion se recula, et quand il fut un peu loin, l’homme épaula son fusil et lui envoya une balle dans le front.

— Diable ! s’écria le Lion, vos menaces sont dures.

— Ce n’est que la première, répondit le chasseur ; il y en a une seconde qui est bien plus dure.

— En ce cas, dit le Lion, allez de votre côté et moi du mien.

C’est depuis ce temps-là qu’on dit que les hommes sont plus forts que les lions.


(Conté en 1884 par Jean Rouxel, du Gouray, âgé de 60 ans environ.)




XXVII

LES QUATRE DONS


Il y avait une fois deux frères : l’un était riche, et n’avait qu’un enfant ; l’autre, qui était pauvre, en avait six. Il allait toute la semaine à ses journées ; mais, comme il ne gagnait que cinq sous par jour, il avait bien du mal à nourrir sa famille.

Un jour qu’il travaillait chez des gens très à l’aise, ils lui dirent de venir souper chez eux et d’amener deux de ses enfants. Il revint à la maison, et les enfants auraient bien voulu aller tous les six avec leur père ; car ils savaient qu’ils auraient eu à boire et à manger à discrétion, ce qui ne leur arrivait pas souvent. Mais, comme on n’en avait invité que deux, il fallait les choisir et laisser les quatre autres à la maison.

Ils se mirent en route, et le père était tout triste et ne pouvait s’empêcher de pleurer en songeant que ceux qui restaient n’avaient qu’une galette et demie à partager entre eux quatre et leur mère ; mais les deux enfants qui s’en allaient avec lui étaient bien contents : ils sautaient et gambadaient comme de jeunes poulains. En arrivant près d’une croix, ils virent une petite bonne femme assise sur le bord du chemin ; elle dit au père :

— Pourquoi pleurez-vous, tandis que ces deux garçons paraissent si gais ?

— Ah ! ma pauvre bonne femme, répondit-il, je serais bien joyeux aussi moi, si j’avais du pain pour ma femme et les quatre enfants qui sont restés à la maison ; mais ils n’ont pour leur souper qu’une galette et demie.

— C’est bien peu en effet, dit-elle ; est-ce que vous n’avez pas de pain ?

— Non, ma pauvre bonne femme, pas une miette.

— Avez-vous une génisse ? demanda la bonne femme, qui était une fée.

— Oui.

— Hé bien ! prenez cette baguette : vous tuerez votre génisse, vous l’écorcherez et vous lui couperez les quatre pieds, que vous mettrez de côté. Vous aurez à choisir quatre dons : pour chacun d’eux, vous frapperez sur l’un des pieds avec cette baguette, et à l’instant votre souhait sera accompli.

Quand la fée eut fini de parler, elle disparut si promptement que l’homme n’eut pas le temps de la remercier. Il retourna bien vite chez lui, au lieu d’aller souper chez le bourgeois qui l’avait invité. Les deux petits garçons en étaient bien marris, mais il les consola, en leur disant qu’ils trouveraient à la maison de quoi faire un bon repas.

Dès qu’il y fut arrivé, il raconta à sa femme qu’il avait rencontré une fée, et qu’elle lui avait accordé un don, puis il se dépêcha de tuer la génisse ; il l’écorcha et eut soin de mettre à part les quatre pieds. Alors il consulta sa femme, et, d’accord avec elle, voici ce qu’il demanda. En frappant le premier pied, il dit :

— Par la vertu de ma petite baguette, je désire vivre honnêtement jusqu’à la fin de mes jours, et aller au Paradis avec ma femme et mes enfants.

Il dit en frappant le second :

— Par la vertu de ma petite baguette, que j’aie une jolie maison, avec de beaux meubles, et tout ce qu’il faut pour qu’elle soit aussi bien garnie que celle du roi.

Aussitôt sa maison se transforma en un beau château, où il y avait des meubles comme le journalier n’en avait jamais vu.

Il toucha le troisième pied en disant :

— Par la vertu de ma petite baguette, que j’aie toujours de l’argent pour faire honneur à mes affaires.

Il sentit dans sa poche une grosse bourse, et tous ceux de la maison eurent aussi la leur. Enfin, il frappa le quatrième pied en disant :

— Par la vertu de ma petite baguette, que j’aie toujours du linge pour ma famille et pour moi, et une table toujours bien servie.

Tout cela arrivait à mesure qu’il parlait, et, ce soir-là on soupa mieux chez le jardinier que chez son bourgeois.

Le lendemain, il se dit « Maintenant que me voilà riche, il faut que j’invite mon frère à venir manger avec moi aujourd’hui. »

Il envoya un de ses enfants chez son frère qui demeurait à quelque distance. L’enfant lui dit :

— Mon oncle, papa vous invite à venir dîner chez lui aujourd’hui.

— Que me veut-il, ton père ? demanda l’oncle.

— Je n’en sais rien, répondit l’enfant.

L’oncle, qui était avare comme un chien, et qui pensait que son frère voulait lui emprunter quelque chose, lui répliqua :

— Dis à ton père que je n’ai pas le temps aujourd’hui.

L’enfant vint raconter à son père que son oncle avait refusé de venir dîner avec lui. Le journalier envoya un autre de ses fils, dont son frère était le parrain. Celui-ci finit par céder aux instances de son filleul, et se mit en route, emportant une gâche de pain, afin d’être assuré de manger un peu, car il croyait que son frère était toujours pauvre, et que chez lui on faisait bien maigre chère.

En arrivant à la place où était autrefois la cabane, il fut si surpris de voir un beau château, qu’il laissa tomber sa gâche à la porte. En entrant, il vit des meubles magnifiques, et une belle table, sur laquelle il y avait plus de plats qu’il n’y a de mois dans l’année ; son frère, sa femme et ses enfants étaient habillés comme des seigneurs.

On se mit à table, et, tout en mangeant, l’avare demanda à son frère comment il avait fait pour devenir si riche en si peu de temps. L’autre lui raconta qu’il avait rencontré une fée, et il lui dit par le menu ce qu’elle lui avait ordonné de faire.

Alors le frère avare lui dit :

— Prête-moi un de tes enfants ; j’irai chercher le mien, et nous verrons si nous ne trouvons pas la bonne femme qui t’a rendu si riche.

— Prends deux de mes enfants, répondit le père ; tu n’auras pas la peine d’aller chercher le tien.

L’avare se mit en route avec ses deux neveux, qui avaient repris leurs guenilles ; ils sautaient et gambadaient le long de la route, et lui, il faisait mine de pleurer.

En arrivant à la croix, il vit la vieille Margot la Fée, qui lui fit les mêmes questions qu’à son frère, et il y répondit pareillement. Alors elle lui donna aussi une baguette, en lui disant de tuer sa génisse, de l’écorcher, et de lui couper les quatre pieds. « À chaque coup de baguette que vous frapperez dessus, un de vos souhaits sera accompli ; mais choisissez bien : vous n’avez que quatre souhaits à faire. »

L’avare ne songea pas à remercier la fée, et il se hâta de retourner chez lui ; il raconta à sa femme que, lui aussi, il avait la baguette de la fée, et qu’il allait être aussi riche que son frère.

Ils tuèrent la génisse ; mais ils étaient si avares qu’ils regrettaient de ne pouvoir la conserver, tout en acquérant la richesse qu’elle devait leur procurer. Quand les pieds furent apprêtés, ils s’occupèrent de savoir ce qu’ils allaient demander.

— Nous avons, dit la femme, un gentil garçon ; je voudrais qu’il ait de la barbe.

Le mari frappa sur l’un des pieds de la génisse, en disant :

— Par la vertu de ma petite baguette, je désire que mon fils ait de la barbe !

Aussitôt l’enfant devint barbu comme un sapeur ; mais il était si laid et si drôle, que la mère s’écria :

— Il ne faut pas qu’il reste de même ; demande que sa barbe lui soit enlevée !

Le mari ne s’en souciait guère, car il voyait qu’il allait perdre deux de ses dons, sans avoir obtenu la richesse. Il finit tout de même par consentir à frapper sur le second pied en prononçant la formule, et la barbe de son petit garçon disparut.

Mais alors, il monta dans une grande colère, en songeant qu’il ne lui restait plus que deux dons, et qu’il ne pourrait devenir aussi riche que son frère, et il s’écria, en touchant, sans y penser, une patte de la génisse :

— Je voudrais que mon imbécile de femme ait ce pied dans le derrière !

Aussitôt le pied alla se coller sur le derrière de la femme, qui se mit à pleurer, et supplia tellement son mari que, malgré son avarice, il finit par toucher le pied de la vache avec sa baguette, disant :

— Par la vertu de ma petite baguette, que le pied de la génisse disparaisse !

C’est ainsi que les quatre dons de Margot la Fée ne profitèrent pas à l’avare.


(Conté en 1884, par J. M. Comault, du Gouray.)





XXVIII

L’HOMME QUI VENDIT SA PEAU
AU DIABLE


Il y avait une fois un homme qui avait deux fils ; il donna de l’éducation à l’aîné, qui entra au séminaire et devint prêtre. Mais comme le bonhomme n’était pas riche, il avait dépensé tout son argent, et il se désolait de n’avoir pas le moyen d’envoyer son second fils à l’école ; car il l’aimait tout autant que son aîné.

Un soir qu’il s’en revenait des champs tout rêveur, car il pensait à son enfant, il rencontra un monsieur qui lui demanda pourquoi il avait la mine aussi triste que s’il venait d’enterrer sa mère.

— Ah ! répondit-il, c’est que j’ai bien du chagrin ; j’ai fait un prêtre de mon fils aîné ; mais j’ai dépensé tout mon argent à le pousser[21], et il ne m’en reste plus pour envoyer le second à l’école ; pourtant je voudrais pouvoir le traiter comme l’autre et faire de lui un prêtre.

— N’est-ce que cela ? dit le monsieur ; je puis vous tirer d’inquiétude : si vous voulez me donner votre peau quand vous serez mort, je vous fournirai de l’argent à discrétion et vous pourrez aussi pousser votre second fils.

— Ma foi, dit le bonhomme ; que ferai-je de ma peau quand je serai mort ? rien du tout ; je peux bien vous la donner, car en le faisant, je ne ferai du tort qu’aux vers.

Le monsieur, qui était le diable, lui donna aussitôt de l’argent. Le bonhomme envoya son fils à l’école, où il fit promptement ses études, puis il fut ordonné prêtre.

Cependant les années se passaient, et le bonhomme sentit la mort approcher. Alors il se rappela qu’il avait vendu sa peau au diable, et il commença à avoir de l’inquiétude. Il fit appeler son fils aîné, et il lui raconta le marché qu’il avait fait, en lui demandant ce qui lui arriverait après sa mort.

— Mon cher père, répondit le prêtre ; le diable aura votre peau, et il n’est pas en mon pouvoir de la lui arracher.

Le bonhomme fit appeler son second fils, qui était un saint prêtre, bien charitable aux pauvres gens, et il lui raconta que pour faire de lui un prêtre, il avait vendu sa peau au diable.

— Ne craignez rien, mon père, dit le fils ; avec l’aide de Dieu, je vous débarrasserai de Satan.

Le bonhomme mourut tranquille et on l’enterra. Ceux qui revenaient après la cérémonie virent sur le bord de la route un homme qui émondait un chêne. Il leur demanda d’où ils venaient ainsi en habits des dimanches.

— Ah ! répondirent-ils, nous venons de l’enterrement du bonhomme un tel.

— Et où est-il enterré ?

— Dans un bon endroit ; il est en face du confessionnal de son fils.

L’émondeur, qui était le diable, descendit de son arbre, prit une hache, une bêche et un couteau qu’il avait déposés au pied, et il se rendit à l’endroit où était enterré le bonhomme. À son arrivée, les portes de l’église s’ouvrirent avec un bruit épouvantable : le diable y entra, et avec sa bêche, il se mit à ôter la terre qui couvrait la chasse ; puis il l’ouvrit et en ôta le corps qu’il commença à écorcher.

Mais le prêtre s’était caché dans son confessionnal, où il avait son Asperges-me (goupillon) et une poële remplie d’eau bénite. Il se mit à en jeter au diable, qui poussa des cris à faire trembler l’église ; le prêtre ne cessa de l’arroser que quand il lui eut promis de renoncer à la peau du défunt. Et il força le diable à recoudre le mort dans son linceul et à remettre sur le cercueil la terre qu’il avait ôtée.


(Conté en 1883, par J.-M. Comault, du Gouray.)




XXIX

LE VRAI JUSTE


Il y avait une fois un homme pauvre, qui ne pouvait trouver personne pour nommer son enfant nouveau-né. Il se mit en route pour chercher un parrain et une marraine, et, après avoir marché quelque temps, il rencontra sur le grand chemin le bon Dieu, qui lui dit :

— Où allez-vous, mon ami ? Vous avez la mine triste.

— Ah ! répondit l’homme ; il vient de me naître un petit garçon, et nous sommes si pauvres que personne dans le pays n’a consenti à le nommer ; c’est pourquoi je cherche des âmes charitables pour l’assister à son baptême.

— Voulez-vous, demanda le bon Dieu, que je sois le parrain de votre enfant ?

— Oui, répondit l’homme ; mais auparavant je voudrais savoir comment vous vous appelez, car je veux pour mon petit gars un parrain juste.

— Je me nomme le Bon Dieu.

— Oh ! puisque c’est vous qu’on appelle le Bon Dieu, vous ne serez pas le parrain de mon enfant ; car vous n’êtes pas juste : vous faites mourir de bons travailleurs qui gagnent du pain à leur famille, vous faites mourir des mères dont les enfants marchent à peine tout seuls, et vous laissez vivre des gens qui n’ont jamais fait que de la honte et du chagrin à leurs parents. Vous tuez des jeunes hommes dans la force de l’âge, et vous oubliez des vieux qui ne sont plus bons à rien. Vous n’êtes pas juste.

L’homme laissa le bon Dieu continuer sa promenade, et il se remit en route : un peu plus loin il rencontra saint Jean qui voyageait aussi sur terre. Le Saint lui demanda où il allait.

— Je cherche, répondit-il, des âmes charitables pour nommer mon petit garçon.

— Voulez-vous que je sois son parrain ?

— Oui, répondit l’homme ; mais auparavant dites-moi qui vous êtes, car je veux pour mon petit gars un parrain juste.

— Je me nomme saint Jean.

— Oh ! puisque c’est vous qu’on appelle saint Jean, vous ne serez pas le parrain de mon enfant ; car vous êtes le complice du bon Dieu, et le bon Dieu n’est pas juste.

L’homme continua sa route, et un plus loin il rencontra saint Pierre, qui lui demanda où il allait.

— Je cherche, répondit-il, des âmes charitables pour nommer mon petit garçon.

— Voulez-vous que je sois son parrain ?

— Oui, mais auparavant dites-moi qui vous êtes, car je veux pour mon petit gars un parrain juste.

— Je me nomme saint Pierre.

— Ah ! puisque c’est vous qu’on appelle saint Pierre, vous ne nommerez pas mon enfant, car vous n’êtes pas juste : vous avez renié votre maître trois fois, et depuis que vous êtes portier du Paradis, vous ouvrez plus volontiers votre porte aux riches qui ont de l’argent pour se faire dire des messes qu’aux pauvres qui n’ont pas avec quoi payer des prières. Vous n’êtes pas juste.

L’homme se remit en route, et après avoir encore cheminé quelque temps, il rencontra la Mort qui lui demanda où il allait.

— Je cherche, répondit-il, un parrain et une marraine pour nommer mon petit garçon.

— Voulez-vous que je sois sa marraine ?

— Oui ; mais auparavant dites-moi qui vous êtes, car je veux pour mon petit gars une marraine juste.

— Je me nomme la Mort.

— En ce cas, je veux bien que vous soyez la marraine de mon enfant ; car vous au moins, vous êtes juste : vous prenez les riches aussi bien que les pauvres, les jeunes aussi bien que les vieux. Vous êtes juste.

Et la Mort fut la marraine de l’enfant du bonhomme.


(Conté en 1883, par J. M. Comault, du Gouray.)




XXX

LE COMPÈRE DE LA MORT[22]


Il y avait une fois un homme qui n’était pas riche, et il ne pouvait trouver de parrain pour un fils qui venait de lui naître. Comme il s’en allait par les chemins pour en chercher un, il rencontra la Mort qui lui dit :

— Tu as la mine chagrin, bonhomme : que cherches-tu ?

— Un parrain pour mon enfant qui vient de naître ; mais je n’en trouve point.

— Si tu veux, je nommerai ton fils : je suis le Compère la Mort. Mon nom n’est pas joli ; mais je puis faire du bien à ta famille et enrichir mon filleul.

Le bonhomme accepta, et Compère la Mort devint parrain de son fils ; après le baptême, il dit au père :

— Voici comment tu pourras t’enrichir. Il faut te faire médecin. Il te sera facile, quand tu iras en visite, de savoir si le malade doit guérir ou succomber. S’il est pour mourir, tu me verras au chevet du lit ; si au contraire, son heure n’est pas encore venue, je me tiendrai au pied. Aussi tu ne te tromperas jamais, et comme tu auras bien vite la réputation d’un habile homme, tu gagneras de l’argent autant que tu en voudras.

Le Compère de la Mort se fit médecin, et, comme il disait toujours sans se tromper si le malade devait guérir, il ne tarda pas à être connu. On venait de tous côtés le chercher, et il emportait chaque fois de bonnes pièces d’argent.

Cependant le roi tomba malade, et comme il avait entendu parler du médecin qui ne se trompait jamais, il l’envoya chercher, lui promettant une riche récompense s’il guérissait. Le bonhomme vint au palais, et, en entrant dans la chambre où gisait le roi, il vit Compère la Mort qui se tenait au chevet de son lit. Il en était bien marri, car il aurait bien voulu guérir le roi, et toucher la grosse somme qui lui avait été promise. Il se gratta l’oreille, puis, après un moment de réflexion, il ordonna de prendre le Roi, et de lui placer la tête où il avait auparavant les pieds. De cette façon, compère la Mort se trouva au bas du lit au lieu d’être au chevet et le roi fut guéri.

En sortant du palais, les poches remplies d’or, le bonhomme rencontra son compère qui lui dit :

— Tu m’as trahi, et tu m’as fait tort, compère ; aussi tu vas mourir.

— Non, répondit le bonhomme ; je me cacherai si bien que tu ne pourras me trouver.

— Je t’atteindrai partout où tu seras ; il n’y a nul endroit où je ne puisse pénétrer.

— Bah ! dit le bonhomme en tirant de sa poche une petite bouteille ; si j’étais caché là-dedans, est-ce que vous iriez m’y chercher ?

— Oui, certes, répondit la Mort.

— Non, compère, cela, je ne le croirai jamais.

— Hé bien, tu vas voir.

Compère la Mort se fit tout petit et entra dans la bouteille ; mais aussitôt le bonhomme, qui tenait un bouchon tout prêt, boucha la bouteille et la mit dans sa poche. Il rentra ensuite chez lui, et la ramassa dans son armoire ; mais il réfléchit et pensa que quelqu’un pourrait la déboucher ou la casser par mégarde. Il alla creuser dans son jardin un trou, y mit la bouteille et la recouvrit de terre.

Pendant que Compère la Mort était emprisonné, personne ne mourait ; le roi se portait comme un charme, et le bonhomme aussi. Cela dura quelque temps ; mais un jour les cochons entrèrent dans le jardin, et s’étant mis à gratter la terre avec leur groin, ils découvrirent la bouteille et firent sauter le bouchon avec leurs dents.

Alors Compère la Mort sortit, et il recommença à voyager sur terre. Cette fois il frappa son compère et le roi, et il leur fallut tous les deux mourir.


(Conté en 1881, par J. Lucienne, de Trébry.)




XXXI

LA MORT ET LE BONHOMME


Il y avait une fois un homme qui était très vieux, et la Mort fut envoyée pour le chercher. Il s’attendait à la voir venir, car, autrefois on savait à quel jour et à quelle heure on devait mourir. Le bonhomme boucha de son mieux les portes et les fenêtres de sa maison, mais il oublia la cheminée.

Quand vint l’heure où la Mort devait passer, le bonhomme fut très inquiet, car bien qu’il fût le plus âgé de sa paroisse, il n’avait pas envie de mourir. Toutefois, il pensait que la Mort ne pourrait entrer chez lui, et que, comme elle avait bien d’autres besognes, elle serait obligée de s’en retourner sans l’emmener.

Comme il y songeait, il vit la Mort qui descendait par la cheminée. Elle vint se planter devant lui, sa faux à la main. Il eut bien peur, mais il se mit à causer avec elle, pour essayer de gagner du temps.

— Par où êtes-vous entrée ? lui demanda-t-il.

— Par la cheminée, répondit la Mort.

— Vous n’êtes donc pas bien grosse, pour avoir passé par une si petite route ?

— Non, dit-elle, je ne suis pas grosse quand je veux, car je puis prendre toutes les formes.

— Bah ! s’écria le bonhomme ; est-ce que vous pourriez vous fourrer dans cette met-là[23] ?

— Mais oui.

— Mettez-vous y donc un peu pour voir, car si je ne le vois de mes yeux, je ne le croirai jamais.

La Mort se rapetissa et entra dans la met ; dès qu’elle y fut, le bonhomme ferma vivement le couvercle et s’assit dessus, de sorte que la Mort se trouva prise.

— Laisse-moi partir, dit-elle, ou tu t’en repentiras.

— Non, répondit le bonhomme ; car si je te laissais soulever ce couvercle, tu me tuerais avec ta faux.

— Hé ! bien, dit la Mort, je t’accorde encore dix ans de vie.

— Non, je ne te tiens pas quitte pour si peu ; il me faut cent ans, ou tu ne sortiras d’ici qu’au jour du Jugement.

— Cent ans soit, dit la Mort, qui était pressée d’achever sa journée.

Le bonhomme vécut cent ans ; il était vieux, vieux comme tout ; mais il n’avait pas encore envie de mourir. Aussi, le jour où la centième année fut accomplie, il boucha avec plus de soin encore que la première fois toutes les ouvertures de la maison ; il n’oublia pas la cheminée, ni même le trou au chat.

Mais la Mort entra par le trou de la serrure et se planta devant lui.

— Tiens, dit le bonhomme, par où êtes-vous donc entrée ?

— Par le trou de la serrure.

— Vous êtes donc bien petite ; mais est-ce que vous pourriez vous fourrer dans cette bouteille ?

— Facilement, dit la Mort.

Elle se rapetissa et entra dans la bouteille, qui était si petite qu’on n’y aurait pas mis pour un sou d’eau-de-vie. Le bonhomme se hâta de la boucher, et la Mort lui dit :

— Vilain bonhomme, tu m’as encore prise ; je t’avais pourtant accordé cent années de grâce. Laisse-moi partir.

— Non, vous resterez ici, ou bien vous me donnerez encore cent années à vivre.

La Mort, qui était pressée d’aller faucher, lui accorda encore ce délai ; elle repartit en voyage, et je ne sais si au bout des cent ans elle revint le chercher.


(Conté en 1882, par J. M. Comault, du Gouray.)





SECONDE PARTIE

Les Facéties et les Bons Tours




XXXII

LES DEUX DIOTS



U
l y avait une fois deux frères qui n’étaient pas trop fins ; ils mirent sans le vouloir le feu à leur maison, et tout ce qu’ils possédaient fut brûlé. Ils prirent chacun un bissac et allèrent de tous côtés quêter pour la fortune du feu. Ils finirent par ramasser de quoi construire une autre maison ; mais quand ils voyaient le feu flamber trop fort dans leur foyer, ils se mettaient à l’injurier, et parfois à le frapper.

Un jour qu’il flambait plus que de coutume, un des frères prit son bâton et se mit à cogner dessus en criant :

— Ah ! coquin de feu, je vais te tuer !

Mais les tisons ne s’éteignaient point, de sorte que le garçon s’écria :

— Ah ! je ne peux te tuer, mais je vais t’étouffer !

Il prit le linge des armoires pour étouffer le feu, et comme il n’y parvenait pas encore, il jeta dessus les couettes, en disant :

— Cette fois tu seras étouffé, ou tu as la vie dure.

Mais le feu consuma les draps et les couettes, et il brûla encore la maison.

Alors les deux frères se réfugièrent chez une cousine qui était plus fine qu’eux, et ils mirent encore un bissac sur leur dos pour aller quêter. Sur leur route ils rencontrèrent une église dont la porte était ouverte ; ils y entrèrent en disant :

— Bonjour ! charité pour la fortune du feu.

Mais il n’y avait dans l’église que des saints de bois qui ne pouvaient leur répondre.

— Que vas-tu me donner pour la fortune du feu ? demanda un des diots au saint le plus près.

— Ah ! dit l’autre diot, il ne répond rien, et on lui fait des honnêtetés. Il faut l’assommer, puisqu’il a le cœur si dur, et son camarade aussi, qui ne dit rien et ne vaut pas mieux que lui.

Ils se mirent à frapper les saints à grands coups de bâton ; les saints tombèrent à terre ; l’un d’eux avait dans la tête un trésor, et le recteur avait caché sa bourse dans la mitre de l’autre, qui était un évêque.

Les deux diots ramassèrent la bourse, et ils étaient bien contents.

— Il paraît, se disaient-ils, que c’est dans leur tête que les vieux bonshommes cachent leur argent.

Sur leur route ils rencontrèrent un vieil homme occupé à réparer un talus ; ils prirent sa bêche qui était à côté de lui et l’assommèrent, pensant trouver un trésor dans sa tête ; mais quand ils virent qu’il n’y avait rien dedans, ils le jetèrent dans un puits, et vinrent raconter à leur cousine ce qu’ils avaient fait. Celle-ci, qui avait plus de finesse dans son petit doigt que les deux diots réunis, ramassa l’argent, et, pensant que la gendarmerie viendrait savoir ce qu’était devenu le bonhomme, elle le tira du puits et y jeta un vieux bouc qui venait de crever.

Les petits-enfants du vieux bonhomme ne le voyant pas revenir, s’informèrent de lui de tous côtés, et ils dirent aux deux diots :

— Vous n’avez pas vu notre grand-père ?

— Si, il était à relever un talus.

— Ne l’avez-vous pas vu depuis ?

— Si, nous l’avons tué pour lui prendre un trésor qu’il avait dans la tête ; mais il n’avait rien, le vieil avare, et nous l’avons jeté dans notre puits.

Les petits-enfants du bonhomme vinrent avec les gendarmes à la maison de la cousine, et demandèrent aux deux diots de leur montrer le puits.

— Le voilà, répondirent-ils.

— Maintenant, dirent les gendarmes, il faut que l’un de vous descende dedans pour tirer le pauvre bonhomme.

On attacha un des diots avec une corde, et quand il fut descendu, il s’écria :

— Votre grand-père avait-il de la barbe ?

— Oui.

— Avait-il des cornes ? — Non.

— Avait-il quatre pieds ? — Non.

— Finissons-en, dirent les gendarmes, et remontez le cadavre.

Le diot remonta avec le vieux bouc, et la cousine, qui était là, se mit à dire :

— Vous voyez bien, messieurs qu’ils sont fous tous les deux.

Les gendarmes menèrent les deux diots aux Bas-Foins[24], et la cousine garda la bourse du recteur et le trésor que le vieux saint avait dans la tête.


(Conté en 1880 par François Marquer, de St-Cast, mousse, âgé de 13 ans).

XXXIII

LE FERMIER RUSÉ


Il y avait un fermier dont la récolte avait été mauvaise, et qui ne pouvait payer son maître. Celui-ci lui dit qu’il le tiendrait quitte de tout, s’il voulait vendre une vache et lui en donner le prix.

Le fermier alla à la foire, conduisant sa vache avec une corde, et portant son chat sur l’épaule.

— Combien la vache ? demandaient les marchands.

— Un écu, répondait-il, et le chat quarante écus ; mais je ne les vends pas l’un sans l’autre.

Cela parut bizarre aux acheteurs ; toutefois comme la vache était bonne, il s’en trouva un qui l’acheta, ainsi que le chat et donna quarante et un écus pour le tout.

Après la foire, le fermier alla trouver son maître, et lui remit un écu, en lui offrant de prouver par témoins que c’était bien là le prix réel de la vache qu’il avait vendue ; et le maître, lié par sa promesse, fut obligé de s’en contenter.

Le domestique d’un recteur, qui avait entendu leur conversation, et appris qu’un seul chat avait été payé quarante écus, ramassa dans un sac tous les chats qu’il put trouver, et les porta à la foire.

— Qu’as-tu dans ton sac ? lui demandait-on.

— Des chats à quarante écus la pièce.

— Tu n’as pas de honte ? disaient les marchands, en riant de lui et en haussant les épaules.

— Non, messieurs, pas aujourd’hui ; mais j’en aurai peut-être une autre fois.

Il ne trouva point à vendre sa marchandise, qu’il remporta en disant :

— La foire n’était pas bonne pour les chats ; mais il parait qu’elle était bonne pour la honte, puisque tout le monde me demandait si j’en avais.

À quelque temps de là, le recteur qui avait du monde à dîner envoya son garçon chercher des huîtres.

En revenant avec son panier au bras, il rencontra un chasseur qui lui demanda ce qu’il portait.

— Ma foi, dit-il, ce sont de drôles de bêtes que mon maître m’a dit d’aller lui chercher.

— Te les a-t-on données avec les boyaux ?

— Oui.

— Ah ! mon pauvre garçon, on s’est moqué de toi ; mais je vais les étriper, moi.

Il ôta effectivement le dedans des huîtres et lui donna les écailles ; le domestique alla les porter à la cuisinière.

— Où avez-vous pris cela ? dit-elle, sur quelque tas de fumier ?

— Non, répondit-il ; mais j’ai été bien heureux de trouver en route un brave monsieur qui les a étripées.

Peu après, le chasseur qui venait dîner au presbytère, entra, et le domestique lui dit :

— Ah ! monsieur, c’est notre servante qui est sotte ! elle prétend que j’ai pris ces petites bêtes sur un tas de fumier. Je sais bien que ce n’est pas vrai, puisque vous avez eu l’obligeance de leur ôter les tripes.

En entendant cela, le chasseur se contracta la bouche et dit :

— Celui qui t’a aidé avait-il la bouche de travers ?

— Non, monsieur.

— Alors ce n’est pas moi.


(Conté en 1878, par Constant Joulaud, de Gosné).




XXXIV

G’LAUME LE LOUP
ET PIERRE LE RENARD


G’laume le Loup et Pierre le Renard s’en allaient un matin travailler dans les champs ; au bout d’un chemin, Pierre le Renard aperçut une gâche de pain et dit à son compère :

— Ah ! voilà une gâche de pain.

— Ramasse-la, répondit G’laume le Loup.

— Oui, dit Pierre le Renard ; mais il faut la « cuter. »

Ils la cachèrent dans un creux de fossé, puis ils s’en allèrent travailler ; au milieu de la matinée, Pierre le Renard se mit tout d’un coup à dresser l’oreille :

— Ne ois-tu rien, G’laume ?

— Non.

— J’entends bien, moi ; c’est un baptême ; on m’appelle pour nommer.

— Tiens, c’est drôle ; mais va-t’en ; tu me diras comment s’appelle ton filleul.

Pierre le Renard courut à l’endroit où la gâche était cachée ; il en mangea un bon morceau, puis il revint au champ où G’laume le Loup travaillait de son mieux.

— Hé bien, Pierre, comment s’appelle ton filleul ?

— Entama.

— Entama ! En voilà un drôle de nom ? de quel pays est ce saint-là ?

Vers midi, Pierre le Renard se mit encore à dresser l’oreille :

— Ne ois-tu rien, G’laume.

— Non.

— J’entends bien, moi ; voilà encore qu’on m’appelle pour nommer.

— Encore ! mais va-t’en ; tu me diras comment s’appelle ton filleul.

Pierre le Renard courut à l’endroit où était la gâche ; il en mangea encore un bon morceau ; puis il revint au champ où G’laume travaillait.

— Hé bien, Pierre, comment s’appelle ton filleul ?

— Mitan.

— Mitan ! ton filleul a là un drôle de patron.

Pierre le Renard laissa encore G’laume travailler comme un plaud[25] et au milieu de l’après-midi, il lui dit :

— N’entends-tu rien ?

— Non.

— Voilà encore qu’on m’appelle pour aller nommer.

— Hé bien, va ; tu me diras comment s’appelle ton filleul.

Le Renard courut à l’endroit où la gâche était cutée, et cette fois il la mangea tout entière, puis il revint au champ où G’laume le Loup travaillait et suait à grosses gouttes.

— Hé bien, Pierre, lui dit-il, comment s’appelle ton filleul ?

— Finissement.

— Finissement ! voilà encore un saint dont je n’avais jamais ouï parler. Mais il faut maintenant aller manger notre gâche de pain.

— Oui, dit Pierre le Renard, j’ai joliment faim !

Ils allèrent à l’endroit où la gâche avait été cutée ; mais ils ne trouvèrent rien.

— Comment faire ? dit G’laume le Loup, il n’y a plus rien.

— Ne t’ébahis pas pour si peu, G’laume, nous allons trouver moyen de manger.

Comme ils marchaient le long des champs qui bordaient la route, ils virent une charrette chargée de morues.

— Laisse-moi faire, dit Pierre le Renard.

Il courut sur la route, et avant que les charretiers puissent le voir, il se coucha et resta sans mouvement, les jambes étendues comme s’il était mort.

— Tiens, dit un des charretiers, voilà un renard crevé ; il faut le mettre sur le haut de la charrette ; nous l’écorcherons et nous vendrons sa peau en ville.

Pierre le Renard fut mis sur le haut de la charrette, et quand les charretiers ne firent plus attention à lui, il fit doucement tomber des morues sur la route, puis il se laissa glisser, et les ramassa.

— Tiens, dit-il au Loup, regarde, G’laume, si j’ai ramassé du bien ; il ne tient qu’à toi de t’offrir un bon souper ; fais comme moi, va devant la charrette, et étends-toi par terre comme si tu étais mort ; les charretiers te mettront sur le tas de morues, et tu en prendras tant que tu voudras.

G’laume le Loup alla s’étendre sur la route comme s’il était mort, mais il se mit maladroitement, car la roue de la charrette lui passa sur la queue et la lui écourta. Il s’en revint en criant comme un écorché.

— Ne te désole pas, G’laume, lui dit Pierre le Renard ; nous allons aller chez le maréchal et te faire remettre une belle queue toute neuve.

Le maréchal forgea pour le Loup une queue de fer recourbée, et quand elle fut rouge, il la lui attacha solidement ; le pauvre G’laume eut si grand mal qu’il s’enfuit et monta dans un arbre ; mais il perdit l’équilibre et resta suspendu en l’air par sa queue de fer.

Pierre le Renard resta au pied de l’arbre à le regarder ; je m’en suis revenu après, et depuis je n’ai pas eu de ses nouvelles.


(Conté en 1881, par Mathurin Reland, sabotier, de Loudéac.)




XXXV

LE PRESSOIR ET LA BÊTE


Il était une fois une fille, si gentille et si avenante que le dimanche la maison était remplie d’amoureux. Un de ses galants vint la demander en mariage à sa mère.

— Je veux bien, répondit-elle, mais il faut que tu te soumettes à une épreuve. Toutes les nuits une bête qui dévore les gens vient dans notre grange : si tu peux lui échapper, je te donnerai ma fille.

— J’essaierai, dit le garçon.

La nuit venue, la bonne femme l’enferma dans la grange, après lui avoir laissé plusieurs chandelles de résine, afin qu’il pût voir ce qui se passerait.

À minuit, une bête d’une grandeur épouvantable et horrible à regarder, sortit de dessous le pressoir et s’avança vers lui : comme il était courageux, il ne recula pas.

— Tu es brave, dit la bête : veux-tu jouer avec moi à perçoirine perçoirette ?

— Quel jeu est-ce ?

— Il faut se coucher sur le pressoir, et se laisser serrer par les vis qui servent à presser les mottes de cidre. Quand tu auras subi cette épreuve, je m’y soumettrai à mon tour.

— Bien, dit le garçon, mais tu cesseras de serrer quand je crierai : assez !

Il se coucha sur le tablier, et la bête se mit à faire tourner les vis : dès que le garçon sentit qu’elles le touchaient, il cria d’arrêter, et la bête desserra aussitôt.

— À ton tour maintenant, lui dit-il.

La bête se coucha, et le garçon se mit à manœuvrer les vis ; mais la bête eut beau crier, il ne cessa de la serrer que quand elle fut écrasée.

Quand la bonne femme vint à la grange le lendemain, elle fut bien surprise de la grosseur de la bête qui, bien que morte, faisait encore peur. Le garçon épousa la fille ; il y eut de belles noces, et moi qui y étais, on me mit à m’en aller le soir, et c’est tout ce que j’en eus.


(Conté par Aimé Pierre, de Liffré, en 1876.)




XXXVI

LE HAUSSEUR


Il y avait une fois un homme qui ne savait comment gagner sa vie. Comme il était bon farceur, et qu’il avait la langue bien pendue, il résolut de parcourir les campagnes et de tromper les diots (sots).

Un jour il passa sous les fenêtres d’un château en criant :

— C’est moi qui les hausse, qui les baisse, qui les laisse de même !

La dame du château dit à sa servante :

— J’aurais bien besoin d’être haussée, moi qui suis si petite.

— Et moi aussi, dit la servante. Faut-il l’appeler ?

— Oui.

L’homme fut introduit dans la chambre de la dame, qui lui dit :

— Est-ce que vous haussez les gens ?

— Oui, je les hausse, suivant la somme qu’ils me donnent.

— Combien me prendriez-vous pour me grandir de ceci ? demanda-t-elle.

— Deux mille francs.

— Je ne vous donnerai pas tant, moi, dit la servante ; je n’ai que cent écus.

— Ah ! répondit-il, je vous hausserai tout de même, mais pas tant que votre maîtresse. Avez-vous un veau né de ce matin ?

— Oui.

— Allez lui couper la queue et apportez-la ici.

La servante apporta la queue au hausseur, qui fit asseoir la dame sur une chaise, et lui plaça la queue sur la tête, en lui recommandant de rester vingt-quatre heures sans bouger.

Il mit un œuf pondu le matin sur la tête de la servante, en aplatissant un peu le bout, et lui ordonna de rester aussi sur sa chaise vingt-quatre heures sans remuer. Il leur dit alors qu’il allait au jardin chercher les plantes nécessaires pour achever l’opération ; mais il se hâta de détaler.

Quand le maître du château rentra et qu’il vit sa femme et sa servante dans une si drôle de posture, il se fit tout raconter, et il les traita de sottes. Il ordonna de préparer bien vite un cheval et une voiture pour poursuivre le voleur.

Il l’aperçut de loin, qui marchait bon pas, mais le voleur qui l’avait aussi vu, monta sur la couverture d’un moulin dont le meunier était absent, et se mit à en arracher les ardoises. Le monsieur lui demanda s’il n’avait pas vu passer un homme par là.

— Oui, répondit-il, il ne doit pas être bien loin. Je suis à ma journée à arracher des ardoises ; si vous voulez faire ma besogne pendant quelque temps, je vous le ramènerai.

Le monsieur y consentit ; le hausseur monta dans la voiture, et partit au triple galop. Bientôt le meunier arriva.

— Que faites-vous là ? demanda-t-il au monsieur ; qui vous a permis de découvrir mon moulin ?

— Je remplace un ouvrier qui vient de partir.

— Je n’ai dit à personne d’enlever mes ardoises ; aussi vous me paierez la réparation.

Le monsieur vit bien que c’était le hausseur qui lui avait joué ce tour, et il s’en revint tout penaud à la maison.


(Conté en 1883 par Alexis Leparc, du Gouray, âgé de 17 ans.)




XXXVII

LES FEMMES ET LE SECRET


Il y avait une fois un braconnier qui était à l’affût. Vers quatre heures du matin, il entendit chanter le coucou au-dessus de lui. Il le tua et le cacha sous terre au pied d’un chêne. Il revint ensuite à la maison avec une figure d’enterrement.

— Qu’as-tu à être triste ? lui demanda sa femme.

— J’ai tué mon frère, répondit-il, et je l’ai enterré, mais ne le raconte à personne, ou je suis perdu.

Dès qu’il fut parti, la femme alla voir ses commères et leur dit :

— Mon mari a tué son frère ; surtout ne le dites à personne.

Mais au milieu de la journée tout le monde savait la chose dans la paroisse et les gendarmes en furent avertis. Ils vinrent à la maison du braconnier et lui dirent :

— Vous avez tué votre frère ?

— Oui, répondit-il.

— Où l’avez-vous mis ?

— Venez avec moi.

Il les conduisit au pied de l’arbre et déterra le coucou.

— Voilà, dit-il, le frère que j’ai tué.


(Conté en 1899 par Arsène Richeux, charron, d’Ercé-près-Liffré.)




XXXVIII

LES DOUZE NORMANDS


Il y avait une fois douze Normands qui voyageaient ensemble, et ils n’avaient jamais vu la mer. Un jour ils arrivèrent devant un grand champ de lin que le vent faisait onduler, et ils crurent que c’était l’eau bleue de la mer qui leur barrait le passage :

— Frères, dirent-ils, il faut se mettre à la nage.

Ils firent un paquet de leurs habits, et l’ayant mis sur leurs têtes, ils se prirent par la main, et se comptèrent avant de traverser :

— Té et mé (toi et moi) ne font qu’un, disaient-ils, li et l’aôt’e (lui et l’autre), ça fait deux ; et ainsi de suite, si bien qu’après s’être comptés de la sorte, il ne se trouvèrent que onze. Ils pensèrent toutefois que l’un d’eux s’était peut-être arrêté, et qu’il les rejoindrait de l’autre côté de l’eau. Ils traversèrent donc le champ de lin, et arrivés de l’autre côté, ils se comptèrent de nouveau :

— Té et mé ne font qu’un ; li et l’aôt’e, ça fait deux. Mais ils se retrouvaient toujours onze. À la fin l’un des Normands dit :

— Frères, il me vient une idée : nous allons prendre douze mottes de terre, et chacun fourrera son nez sur la sienne ; s’il y a un nez sur chacune d’elles, c’est que nous serons tous au complet.

Ce qui fut dit fut fait, et quand ils se furent alignés chacun à côté de sa motte, ils se retrouvèrent douze.


(Conté en 1879 par Pierre Huchet, d’Ercé-près-Liffré.)

Ce bain dans un champ de lin pris pour la mer est attribué ailleurs, avec encore moins de vraisemblance, aux habitants de Saint-Jacut-de-la-Mer (Côtes-du-Nord), qui sont des marins (Voyez Contes de la Haute-Bretagne, p. 233), et aux gens de Saint-Jacut-du-Mené, (p. 245) ; l’épisode du comptage s’y retrouve, ainsi que dans un autre conte que j’ai publié dans Mélusine, 1885, col. 465, où se trouvent une série de onze « Joyeuses histoires des Jaguens, » (j’ai publié sur le même titre neuf autres contes facétieux dans mes Contes des Marins). Le conte qui suit pourra donner une idée des « charges » que les voisins des Jaguens débitent sur leur compte, sans que l’on en sache l’origine, les habitants de Saint-Jacut étant loin d’être aussi naïfs que le prétendent les contes dont ils sont les héros, et dont ils sont les premiers à rire.




XXXIX

LE MINARD DU JAGUEN[26]


Il y avait une fois trois Jaguens qui allaient à la pêche dans le même bateau : l’un se nommait André, l’autre Jacques et le troisième Désiré. Ils mouillèrent aux Bourdineaux et ne prirent rien ; ils levèrent l’ancre, et vinrent mouiller sur la Basse de la Rivière où ils tendirent leurs lignes. Au bout d’une heure, il n’y avait pas encore un seul poisson qui eût mordu. Désiré s’écria :

— Fa (foi) d’conscience, mon fû (fils), n’y a pas d’païsson tout comme, pasceque dépée le temps que j’étons là, j’en arions déjà prins.

Comme Désiré finissait de parler, Jacques sentit quelque chose de lourd qui pesait sur sa ligne, et il dit :

— Dieu me gagne ; mon fû,[27] j’en tiens iun tout comme, ma ; mais je ne sais queue sorte de païsson que est ; i’ n’sacque point à coups comme l’s autres, i’ n’ fait ren qu’peser.

— Vantiez (peut-être) qu’est un rochier, mon petit fû, répondit André ; tâche de l’amener à haut, i’ det avaï tenant d’paisson dessus, mon petit fû.

Jacques finit par haler sa ligne à bord ; il y avait au bout un beau minard, et les Jaguens qui n’en avaient jamais ni vu ni entendu parler, en furent bien ébahis.

Jacques voulut le déprendre ; mais le minard lui lança du noir à la figure.

— Par ma fa, mon fû, dit Jacques, ’est eun effronté de copier comme héla su’ ma goule (cracher comme cela sur ma figure).

— Vère (oui), mon p’tit fû, répondit Désiré, ’est un gars qui n’a point la mine ébahie.

— I’ ta’ ben amarré la goule tout comme, dit André ; jamais j’n’avas veu de crachard si na (noir) : tu ressembelles au diab’e.

Les trois Jaguens se mirent à examiner le minard, et voyant les boutons qu’il a sur les pattes et qui sont les suçoirs avec lesquels il se colle, Jacques dit aux autres :

— Je disions tout d’sieute que l’gars n’était point ébahi ; mais comment qui’ l’serait, un chef de païsson comme hélà ! vantiez sieurement qu’est loux Ra (roi) ; ergarde, ma fû, les boutons et les galons qu’il a !

Et comme les Jaguens touchaient souvent le minard, il leur lança de nouveau du noir.

— Veux-tu parier, dit Jacques à André, qu’est un perruquier des paissons d’la mé’, et qu’est du savon qui nous jette comme héla, pascequi’ veut vantiez nous raser.

— Fa d’conscience, mon fû, répondit André, ’là s’pourrait ben, mais je n’li voyons point d’rasoué.

— Désiré, dit Jacques, veux-tu parier o ma qu’est l’diab’e ? regarde don’ comme il est fait ?

Désiré, qui ne voyait pas clair, le prit et l’approcha de ses yeux pour l’examiner de plus près ; mais comme il le mettait tout contre sa figure, le minard se colla dessus avec ses pattes et les deux autres Jaguens disaient en frappant des mains :

— Par ma fa, mon fû,’est un perruquier d’la mé’ ! comme i’ rasent les perruquiers des paissons ! Dieu me gagne, mon fû, i’ rasent do loux pattes ! Désiré, qui avait grand’peur du minard, criait comme si on l’écorchait ; mais les autres Jaguens lui disaient :

— Laisse-ta faire. Désiré ; j’allons va comme i’ rase ben, et s’i’ rase tenant ben, j’irons à Paris le porter au Ra ; i’ nous l’paiera ché’.

Cependant le minard ne décollait pas et Désiré priait ses compagnons de le lui ôter. Ceux-ci voulurent le retirer ; mais le minard était si bien collé qu’ils ne le purent. À la fin, ils y parvinrent, en tirant dessus de toutes leurs forces, mais ils emportèrent plus de la moitié de la joue à Désiré, qui jetait des cris à fendre l’âme.

— Dieu me danse, mon fû ; il est un p’tit trop infâme (gourmand) le perruquier-là, disait Jacques à André ; il a d’la mauvaitié aussi, pascequ’il a coupé dans la chai’ à Désiré.

Mais Désiré n’était pas content, et il disait :

— Asteure que me v’la do ren qu’eune joe, ma bonne amie ne voudra p’us d’ma ; par ma fa, mon fû, que je sé fûté !

Enfin le bateau arriva à Saint-Jacut et ils y débarquèrent tous ensemble ; puis ils dirent à Désiré :

— N’faut pas t’faire trop d’bile, mon petit fû, je te r’coutrons la joe et ta bonne amie n’s’avisera pas que tu es diffamé, et o voudra ben de ta. Demain je partirons pour Paris et j’irons porter not’ païsson au Ra ; i’ nous rpaiera ché’, mon petit fû !




Le lendemain, les trois Jaguens se mirent en route pour Paris. Dès qu’ils y furent arrivés, Désiré entra à l’hôpital pour se faire recoudre la joue, et ses compagnons allèrent porter leur minard au roi. Quand ils furent devant le Louvre, Jacques s’arrêta et dit à André :

— Par ma fa, mon fû, regarde don’ la belle maison ! ’est eun hôté cossu : le Ra a biau se promener dedans, ’la y est aussi grand comme tout Saint-Jégu. L’hôté’-là det être ben joli en dedans : i’ faut tirer nos sabots et nos chausses de pou’ d’la z’abînmer.

Les deux Jaguens se mirent tous déchaux, puis ils entrèrent hardiment dans le palais et ils rencontrèrent une domestique à qui ils dirent :

— Eioù qu’est l’Ra, mamezelle ?

— Dans sa chambre, répondit-elle ; qu’est-ce que vous lui voulez ?

— Dieu me danse, mon fû, j’voulons li donner un païsson.

La domestique alla avertir le roi, qui descendit l’escalier et vint voir les Jaguens. Ils ne lui dirent ni bonjour ni bonsoir ; mais l’un d’eux s’avança vers lui et lui présenta son minard, qui était bientôt tout consommé, et sentait fort mauvais, puis il lui dit :

— Tenez, monsieu le Ra, v’la un biau païsson que je vous ons apporté ; pernez-le, je vous l’donnons. Fa d’conscience, mon fû, jamais je n’avons pu le kneute (connaître) Jacques, Désiré et ma, et n’y a personne dans tout Saint-Jégu qu’en ait vu un domé (semblable), i’ det être ben bon, monsieur le Ra ! asteure v’étes ben maigue, quasiment comme un coucou ; mais si vous pouvez l’ava mangé, vous devienrez gras comme un p’tit pourcé, respé d’la compagnie, mon p’tit fû.

Le roi, voyant qu’il avait affaire à des diots, leur dit en leur donnant à chacun une pièce de deux sous :

— Tenez, voilà pour vous remercier de ce que vous m’avez apporté, et puisque vous êtes si polis pour la Majesté royale, prenez la porte et ne rentrez jamais dans mon palais.

Les deux Jaguens sortirent du Louvre et s’en revinrent, très penauds, avec chacun la pièce de deux sous que le roi leur avait donnée. Trois semaines après, Désiré fut de retour à Saint-Jacut, si bien guéri qu’on ne savait pas quelle joue le minard lui avait décollée, et il demanda à ses compagnons si le roi les avait bien payés.

— Mon p’tit fû, dit André, i’ nou’ a donné chaque not’ pièce de deux sous, à Jacques et à ma ;’là y est’i payé, cela ! Regarde tout comme i faut qui sège quénaille (qu’il soit canaille), nous qui li avions apporté un si biau païsson ! et cor i’ nou’ a fait tant de honte, qu’i’ nous chéyait d’la sieur gros comme nos das ; jamais, non jamais, je n’y retournerons, mon p’tit fû.

— Ni ma aussi, fa d’conscience, dit Désiré, j’aimeras mieux que l’vieux pouër kerverait tout de sieute.

Trois mois après le vieux roi mourut, et les Jaguens en furent si joyeux qu’ils firent à Saint-Jacut une fête comme jamais on n’en a vu de pareille. Il y eut une danse au village de l’Isle, qui dura huit jours et huit nuits, sans cesser une minute. Et j’étais si lassée d’avoir tant dansé que je fus trois mois sans pouvoir marcher.


(Conté en 1882, par Françoise Guinel, de Saint-Cast.)




XL

L’OMBRE


Il y avait une fois à Saint-Cast un homme, qui était plus connu sous le nom de Polon, sa signorie[28], que par son nom de famille.

Polon, qui n’était pas le plus fin du pays, allait à ses journées, et mangeait beaucoup quand il revenait le soir : ses sœurs l’appelaient gourmand, et souvent elles le battaient. Polon, qui aimait la tranquillité, les laissait le frapper et l’insulter, et ne répondait mot.

Un soir qu’il faisait un beau clair de lune,

Polon sortit de chez lui pour aller faire la cour aux filles ; en passant près du pignon d’une maison, il vit son ombre sur le mur ; il crut que c’était un homme vivant qui suivait la même route que lui, et il lui dit en bégayant :

— Al’, allez-vous du cô, côté du, du bourg de, de Saint, Saint-Cast, l’homme ?

Ne recevant aucune réponse, Polon se mit à courir sur la route, mais l’ombre courait aussi fort que lui.

— Pour l’amour de Dieu, dit Polon qui commençait à avoir peur, parlez-moi !

Et Polon s’arrêta ; l’ombre s’arrêta aussi, et Polon effrayé se hâta de rentrer chez lui.

Le lendemain, il raconta à tous ses voisins ce qu’il avait vu, et il leur disait :

— Je crois bien que c’était le diable qui venait pour me chercher, car j’avais beaucoup juré après lui. Mais ce qui me faisait le plus de peur, c’est que quand je marchais, il marchait, quand je m’arrêtais, il s’arrêtait ; quand je lui parlais, il ne me répondait point ; je crois vraiment que c’était le diable.

Les voisins se moquaient de lui, mais ils lui faisaient peur de l’homme qu’il avait vu, si bien que Polon n’osait plus sortir le soir, pas même dans sa cour, et il n’allait plus voir les filles.

Il en était très contrarié, et il se dit : « Il faut que j’aille à Matignon acheter de la poudre et un revolver à six coups ; si le soir, je vois encore ce maudit homme, je le tuerai. »

Un soir, quelque temps après avoir acheté son revolver, il se décida à retourner voir les filles. Il mit des cartouches dans son revolver, et sortit. Pendant qu’il était en route, la lune sortit des nuages, et aussitôt il vit l’ombre qui marchait à côté de lui.

— Ah ! s’écria Polon ; ce soir je ne veux point de votre compagnie ; quittez-moi de suite, ou je vous tue.

Mais l’ombre continua sa route avec Polon. Tout à coup, il rencontra sa sœur qui revenait de coudre, et quand il la croisa, l’ombre passa sur elle.

— Coquin, dit Polon, tu sautes sur ma sœur ! c’est fait de toi.

Il tira un coup de revolver, mais ce fut sa sœur qu’il atteignit, et elle tomba raide morte.

Il s’en alla bien content, car la lune étant cachée sous les nuages, il ne voyait plus l’ombre, et il croyait avoir tué l’homme qui le poursuivait. En entrant il dit à ses sœurs :

— Ce soir, j’ai encore rencontré l’homme que j’avais vu l’autre jour, mais je l’ai tué, et il est tombé sur la route auprès de Virginie.

Les sœurs allèrent à l’endroit qu’il leur indiquait, et au lieu d’un homme, elles virent leur sœur, étendue morte. Quelques jours après, les gendarmes menèrent Polon en prison, et s’il n’est pas mort, il y est encore.


(Conté en 1882, par François Marquer, de Saint-Cast.)




XLI

LA MORT DU BON DIEU


Il était une jeune fille de Plédéliac qui alla à la messe le Vendredi Saint. Quand elle rentra chez elle, elle se mit à pleurer, et dit à sa mère :

— Maman ! tu ne sais pas ? le bon Dieu qui est mort !

— Rêves-tu, ma pauvre diote ?

— Mais non, maman ; c’est bien vrai qu’il est mort ; il lui ont donné les prières ce matin.

— Ah ! s’écria alors la mère ; nous avons fait une grande perte ; mais, lequel qui est mort ? était-ce le gars, ou bien le bonhomme ?

— Ils n’ont pas dit lequel, reprit la fille ; mais je pense que c’était le bonhomme, car c’était le plus vieux. Mais, qui est-ce qui commandera le ciel, à présent que le pauvre bonhomme de bon Dieu est mort ?

— Apparemment, répondit la mère ; ce sera son gars.

— Ah ! s’écria la fille ; le gars est bien jeune ; il s’abandonnera aux plaisirs, et cela ne marchera pas aussi bien que quand son bonhomme de père vivait.

Et la bonne femme et sa fille se mirent à se désoler, et si elles ne sont pas mortes, elles se désolent encore.




Il était une fois à Plédéliac, une bonne femme qui avait un fils en âge de faire sa première communion, et elle l’envoyait tous les dimanches au catéchisme.

Un dimanche M. le recteur lui demanda :

— Quel jour le bon Dieu est-il mort ?

— Est-ce qu’il est mort ? répondit le garçon ; je n’avais seulement pas entendu dire qu’il était malade.

— Mon garçon, dit le recteur, vous pouvez vous retirer ; vous ne ferez pas votre communion cette année.

Le petit gars s’en alla en pleurant, et quand il arriva auprès de chez lui, il n’osait rentrer. Sa mère, qui le voyait tourner autour de la maison, lui dit :

— Mais tu as bien pleuré, mon pauvre Chéo ? — car à Plédéliac, on appelle Chéo tous ceux qui se nomment ailleurs Cho, ou, si vous aimez mieux, François.

— Ah ! oui, répondit-il ; M. le recteur m’a dit que je ne ferais pas ma communion.

— Pourquoi donc, mon pauvre Chéo ?

— Parce que je ne savais pas que bon Dieu était mort ; vous auriez dû me le dire.

— Bonne foi de conscience, répondit la bonne femme ; je n’en savais rien non plus.

Et à l’instant elle se rendit au presbytère.

— C’est comme cela, M. le recteur, dit-elle, que vous avez dit à mon gars Chéo qu’il ne ferait pas sa communion ? Depuis qu’il est chez nous, il ne fait que braire (pleurer).

— Quel Chéo ? demanda le recteur.

— C’est Chéo Hervé.

— Mais, reprit le recteur, il est aussi trop ignorant, votre Chéo ! je lui ai demandé quel jour le bon Dieu était mort, et il m’a répondu qu’il ne savait pas qu’il eût été malade !

— Ni moi non plus, dit la bonne femme, je n’en savais rien ; nous demeurons dans le fond des terres, et nous ne sommes pas aussi au courant des nouvelles que vous qui habitez le bourg, et qui lisez les journaux.


(Conté en 1881, par Isidore Poulain, de Pluduno.)





I
LES AVENTURES MERVEILLEUSES



II
LES FACÉTIES ET LES BONS TOURS





  1. Voir les Prolégomènes du Cartulaire de Redon, par Aurélien de Courson, p. XI, et ma carte linguistique de la Bretagne, dans la Langue bretonne, limites et statistiques, Paris, Leroux, 1886, in-8o  (tirage à part de la Revue d’Ethnographie.)
  2. Elvire de cerny, Saint-Suliac et ses traditions. Dinan 1860, in-8o  (La fée du Bec-du-Puy, les fées de la Rance,) Lagneau. Guide du Casino de Dinard, 1880, in-18 (La Goule ès fées) ; Paul Sébillot. Littérature orale de la Haute-Bretagne, in-12 elzévir. 1881 (la Goule ès fées, version différente) ; Contes des paysans et des pêcheurs, 1881, in-18 (la houle de Saint-Briac). La Vague, journal de Saint-Malo, août 1891 (les Jetins de Saint-Suliac, art. non signé)
  3. Contes de la Haute-Bretagne, n. 4, 10, 22 ; Littérature orale de la Haute-Bretagne, n, 1-3, Contes des paysans et des pêcheurs (n. 1 à 20), Contes des marins (n. 1, 8, 10, 11), Société archéologique du Finistère, t. XIII, p. 206-228 ; 331-338 (n. 1-11) ; c’est à ce recueil que j’ai emprunté la Houle de la Corbière et Petits-yeux voient clair, qui figurent dans le présent volume). Acta comparationis litterarum universarum. Klausenbourg, n. XC ; (la fée du Port-Pérou). Almanach du Phare de la Loire 1892, p. 96, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, t. I, p. 76 et suiv. J’ai résumé les divers épisodes de ce groupe dans le t. 1er  des Légendes locales de la Haute-Bretagne, p. 38-52.
  4. Paul Sébillot. Contes pop. de la Haute-Bretagne (n. 17, 24), Contes des paysans et des pêcheurs (n. 32 et 33), Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, t. I, p. 105-120 ; Les Margot la Fée. Maisonneuve, 1880 in-8o  (Ext. des Mém. de la Soc. d’Emulation des Côtes-du-Nord 14 légendes) ; voir aussi Légendes locales, t. I, p. 106, 119. Les contes no 11, 17 et 19 de ce volume appartiennent à cette série.
  5. Maris de fées.
  6. Innocent.
  7. Les houles sont des cavernes dans les falaises : il y en a un grand nombre entre Cancale et Saint-Brieuc. Beaucoup d’entre elles sont le théâtre de légendes. J’en ai raconté une quarantaine dans mes différents volumes ; une série de 20 de ces légendes locales figure dans les Contes des paysans et des pêcheurs. Voir aussi les « Légendes locales de la Haute-Bretagne », première partie.
  8. En Haute-Bretagne Sarrasin est souvent synonyme d’ogre ou de sorcier puissant.
  9. C’est une butte de la commune du Gouray, couverte de gros blocs de granit qui affectent les formes les plus variées. Crokélien est le séjour favori des Margot-la-Fée de cette partie de la Bretagne.
  10. Lui mettre un pied.
  11. Miche.
  12. Petit pont sous lequel passe l’Arguenon, alors simple ruisseau ; il est situé à 800 mètres environ du Gouray.
  13. Grand bassin de cuivre.
  14. Ton amarre.
  15. Métamorphosé.
  16. Fée mâle.
  17. Le rendre à sa première forme.
  18. Jeune fille.
  19. Vignot.
  20. Pieuvre.
  21. Expression employée à la campagne pour dire : donner de l’éducation.
  22. Dans ce conte la Mort personnifiée est, comme l’Ankou bas-breton, un homme, et non une femme.
  23. Huche.
  24. Établissement d’aliénés situé près de Dinan, au lieu dit les Bas-Foins.
  25. Paysan.
  26. La pieuvre.
  27. Dieu me gagne est probablement une forme adoucie de Dieu me damne !
  28. Sobriquet.