La Célestine/Texte entier
Traduite de l’espagnol et annotée
de l’Académie espagnole
―――――
Nouvelle édition revue et complétée
―――――
Chez Alphonse LEMERRE, libraire
27-29, passage Choiseul
――
MDCCCLXXIII
L’Espagne, dès le quatorzième siècle, marchait à la tête de la civilisation. Les Arabes lui avaient apporté les sciences abstraites aussi bien que les arts utiles, et seule elle produisait des œuvres remarquables, pendant que l’Europe sommeillait dans une apathique ignorance.
Le poëme du Cid, le premier ouvrage de l’Espagne, écrit au commencement du douzième siècle ; les Siete partidas, et les Tables alfonsines, chefs-d’œuvre de jurisprudence et de science astronomique qui avaient valu à leur auteur, Alfonse X, le surnom de Sabio, signifiant à la fois sage et savant : tels avaient été les premiers monuments de cette langue élégante et formée dès ses débuts.
L’essor était donné, et avant que l’Italie produisît le Dante, Pétrarque et Boccace, l’infant don Manuel, neveu d’Alfonse le Sage, écrivait le Conde Lucanor, le premier roman de l’Europe, comme les hauts faits du Cid en étaient le premier poëme ; et l’archiprêtre de Hita, Juan Ruiz, humble desservant d’une église de village, lançait dans l’arène un poëme burlesque, aîné de Gargantua de deux siècles[2], et empreint de cette verve satirique, de cette franchise sceptique qui distinguèrent notre Rabelais.
Mais l’art dramatique dormait encore ; tous ses efforts en Espagne, de même qu’en France et en Italie, se bornaient à quelques comédies divines, à quelques autos sacramentales, sans art et sans règles, dans lesquelles la déclamation, le chant, la musique et la danse étaient confondus. Juan Ruiz, tout curé qu’il était, avait tenté le premier de sortir de l’ornière, de laisser là les mystères sacrés et de mettre en scène quelqu’un de ses sujets favoris[3]. Peu après lui, don Pedro Gonzalès de Mendoza, grand majordome de Henri de Transtamarre, cherchait à imiter les pièces de Térence et de Plaute ; le célèbre marquis de Santillane, son petit-fils, écrivait la comedieta de Ponza ; mais ce n’étaient là que des essais informes, nul ne renfermait une scène régulière ou un dialogue susceptible d’être représenté.
La science dramatique se débattait dans ses langes ; elle cherchait à devenir un art alors qu’elle n’était qu’un composé d’essais sans ordre et sans intérêt, et les poëtes qui l’avaient recueillie vers la moitié du quinzième siècle : Rodrigo Cota[4], Mendès de Sylva[5], Juan de la Encina[6], ne lui donnaient qu’une faible direction.
C’est alors, et longtemps avant tous les essais dramatiques des langues modernes, que parut la Célestine, la mère du drame castillan, et elle fut comme cette lueur qui précède la lumière, comme ce mot longtemps cherché qui aide au développement d’une grande idée. Ce n’était qu’un demi-siècle plus tard que Machiavel devait faire représenter la Mandragore et fixer les bases de la comédie régulière ; et la Célestine, réunissant déjà le coloris, l’originalité, la verve, l’intérêt d’action, la vérité des caractères, devenait la première pierre de ce grand monument qui a illustré l’Espagne et auquel ont concouru Torrès Naharro, Lope de Rueda, Cervantes, Oliva ; puis Lope de Vega, Calderon, Moreto et tant d’autres.
La Célestine, que les savants espagnols regardent comme la source de leur théâtre national, n’est pas positivement un drame, et un drame comme nous le voulons aujourd’hui, un drame comme ceux qu’ont écrits Calderon et Lope de Vega. À ceux-là, tels que les ont dictés les mœurs du seizième siècle, il faut du mouvement, de la brusquerie, une intrigue vive et animée, tous les accidents du hasard, toutes les folies de l’amour, toutes les féeries de l’imagination, toutes les pratiques de la dévotion et les rages de la vengeance, car tel est le drame de Lope et de Calderon. Dans le siècle où naquit la Célestine, c’est-à-dire au temps de la grande Isabelle et de Ferdinand d’Aragon, à la place de cette vivacité, de ce tumulte de sentiments, il y avait, dans les mœurs de l’Espagne, le calme sentencieux des mœurs arabes, la noble passion, l’esprit chevaleresque des maîtres de Grenade et de Cordoue, le génie moraliste et doctoral qui domine dans le Conde Lucanor, et qui se retrouve encore dans le Don Quichotte, plus jeune de quatre-vingts ans que la Célestine.
La Célestine n’est pas un roman ; et dans la forme dialoguée admise par l’auteur, dans cette division par faits accomplis, par autos (actes) ou jornadas (journées), il est facile de remarquer l’intention d’en faire plus qu’un récit, plus qu’un roman comme ceux du temps. C’est positivement une œuvre théâtrale, au point de vue de l’époque, une pièce plutôt faite pour la scène, et son titre l’indique suffisamment (tragi-comedia), que les premiers essais de Juan Ruiz, de Gonzalès de Mendoza, que la comedieta de Ponza du marquis de Santillane, et au moins aussi représentable que les petits drames, les églogues de Juan de la Encina et les premières comédies de Torrès Naharro.
Telle est, en effet, l’opinion du savant Moratin[7] :
« La tragédie grecque se forma de ce qu’avait laissé Homère ; de même, la comédie espagnole dut ses premiers éléments à la Célestine, Cette nouvelle dramatique, écrite en excellente prose castillane, avec une fable régulière, variée à l’aide de situations vraisemblables et intéressantes, animée par l’expression des caractères et des sentiments, par une fidèle peinture des mœurs nationales, par un dialogue abondant en expressions comiques, fut l’objet des études de tous ceux qui, dans le seizième siècle, écrivirent pour le théâtre…… C’est l’œuvre la plus classique peut-être qu’ait produite la littérature espagnole. »
C’était le premier tableau des mœurs de l’époque, le premier écrit où, quittant les hautes régions de la poésie et de l’imagination, l’écrivain espagnol se prenait à faire une peinture d’actualités, et c’est encore, sous ce rapport, un monument curieux.
Demi-drame et demi-roman, nouvelle dramatique, comme l’appelle Moratin, véritable modèle de diction dans ce genre, conte plein de verve et d’observation, la Célestine est une suite de leçons morales à l’usage de la jeunesse, un recueil d’admirables sentences entremêlées de détails assez peu moraux, un cadre dans lequel sont exposés avec un merveilleux esprit les périls de l’amour, les funestes conséquences de la passion, les intrigues des entremetteuses, les perfidies des valets ; enfin un cours expérimental dans lequel se déroulent les traverses, les plaisirs, les joies, les douleurs d’un jeune seigneur espagnol, qui se ruine par amour et se fait aider dans cette œuvre facile par tout ce qui l’environne.
La Célestine fut achevée vers l’année 1492 et pendant le célèbre siége de Grenade[8]. C’était longtemps avant cette époque, selon un grand nombre de biographes, que le premier acte, sans nom d’auteur, manuscrit, suivant la grande majorité des écrivains qui en ont parlé, imprimé s’il faut en croire une opinion qui paraît hasardée et qui me semble n’être fondée que sur la tradition[9], courait la société castillane et émerveillait chacun, autant par l’abondance et la profondeur de ses maximes philosophiques, que par une pureté, une élégance de style qu’aucun ouvrage espagnol n’avait encore su réunir.
Quelques savants attribuèrent cette première partie à Juan de Mena, poëte cordouan qui vivait sous le règne du roi don Juan II, et que ses contemporains ont surnommé l’Ennius castillan ; mais cette opinion, au moins hasardée, ne rencontra qu’un petit nombre de partisans : elle ne s’appuyait sur aucune preuve ; on ne connaissait de Juan de Mena que des œuvres en vers[10], et ni leur style, ni leur genre ne s’accordent avec le style et le genre du premier acte de la Célestine.
Ces premières suppositions ne furent, du reste, que vaguement établies ; elles n’avaient point de fondements assez solides pour se maintenir ; les recherches des biographes se portèrent vers une époque moins reculée et s’arrêtèrent sur Rodrigo Cota, surnommé el Tio (l’oncle), poëte tolédain, auteur d’un charmant dialogue entre l’Amour et un vieillard, et d’un dialogue pastoral entre Mingo Revulgo et Gil Arribato. Cette dernière œuvre, en effet, satire piquante des mœurs de l’époque, se rapprochait beaucoup, par le genre, de la première partie de la Célestine. Le savant Nicolas Antonio, don Antonio de Guevara, évêque de Mondoñedo, don Thomas Tamayo de Vargas, se rangèrent à cette opinion ; mais aucun d’entre eux ne sut expliquer comment une œuvre si heureusement commencée avait pu rester interrompue.
Cependant un continuateur survint. Séduit par les brillantes qualités de cet écrit, par le mérite nouveau du style, par cet heureux ensemble de « délectables sources de philosophie », il résolut d’achever ce qu’un autre avait commencé. « C’était, dit-il dans sa Lettre à un ami, une entreprise fort différente de ses études habituelles, fort étrangère à sa profession ; il était juriste, ses fonctions étaient incompatibles avec un travail de cette nature ; néanmoins il y consacra quinze jours de vacances judiciaires et plus de temps encore. »
La première édition, ceci me paraît désormais avéré, fut publiée en 1499, à Burgos, par Fadrique Aleman, l’un des premiers, peut-être même le premier par qui l’imprimerie fut introduite en Espagne. Imprimée en caractères très-nets, sur un papier dont la teinte est peu altérée, elle est terminée par un fleuron gravé, formant écusson et portant les initiales gothiques F. A., la devise Nihil sine causa et le mot Basilea (Bâle), lieu d’origine de l’imprimeur. Fadrique Aleman était un savant ; son nom se trouve cité dans une lettre adressée à la reine Isabelle la Catholique par Diego de Valera, qui, l’un des admirateurs de l’art nouveau, y donne de grands éloges au talent et au caractère de l’habile escribano de molde.
C’est dans la curieuse collection de M. de Soleinne que j’ai eu le bonheur de découvrir ce précieux exemplaire, que je ne connaissais pas lorsque j’ai publié cette traduction pour la première fois, en 1841. Et voici comment je crois pouvoir établir que l’édition à laquelle il appartient a été la première dans la nombreuse série des impressions de notre drame célèbre : elle n’est encore qu’une partie incomplète de l’œuvre ; on n’y compte que seize actes et il s’en trouve vingt et un dans les éditions ultérieures. Le prologue explique cette différence.
Dès que l’ouvrage imprimé eût paru, les curieux se le disputèrent, il courut de main en main, comme, un siècle plus tard, il arriva aux deux parties du Don Quichotte, celle de Cervantes et celle d’Avellaneda : « Il fut, dit l’auteur dans le prologue de la troisième édition, un instrument de discorde entre ses lecteurs. Je cherchai à savoir ce qu’attaquaient le plus les critiques et les juges, et je trouvai qu’on voulait que les scènes entre les amants fussent un peu plus prolongées. Cette exigence me tourmenta beaucoup, je m’y rendis, quoique contre ma volonté ; je condamnai de nouveau ma plume à un travail si étrange et si contraire à mes devoirs ; je dérobai quelques-uns des instants consacrés à mes études principales et même à mes plaisirs. »
C’est alors que fut imprimée tout aussitôt à Salamanque, en 1500, par les soins de Martino Polono, une édition que je considère comme la deuxième et qui contient cinq actes nouveaux parmi lesquels ce portrait improvisé avec verve, tracé avec esprit, cette création d’un type remarquable, resté comme un modèle pour l’art dramatique espagnol, celui de Centurion, le spadassin.
Ces scènes ajoutées commencent au milieu du quatorzième acte, à la suite de la deuxième entrevue des amants, après la défaite de Mélibée, aux mots : « Nous as-tu entendus » ; elles forment le quinzième, le seizième, le dix-septième, le dix-huitième ; et se terminent aux mots : « Tenez-vous bien, seigneur, » vers la fin du dix-neuvième.
Quant au personnage nouveau de Centurion, les amis de l’auteur en constatèrent certainement tout aussitôt l’originalité et le mérite, car dans le titre de cette édition de 1500, où l’indication tragi-comedia remplace celle de comedia, nous lisons ces mots qui signalent à l’attention du lecteur cet heureux « ajouté » : nuevamente anadido el tractado de Centurio (édition augmentée du rôle de Centurion).
Ce fut donc en 1499, que la Célestine fut imprimée pour la première fois, en seize actes seulement[11]. La deuxième édition, complétée en vingt et un actes, parut en 1500, à Salamanque, et l’édition de 1501, imprimée à Séville, par Stanislas Polono, contient le prologue qui nous aide à expliquer ce progrès du livre. À la fin de cette édition se trouvent également des strophes du correcteur de l’impression, Alonso de Proaza, qui signale au lecteur le moyen de connaître le nom de l’auteur en réunissant les premières lettres des quatre-vingt-huit vers de l’avant-propos qui accompagne le prologue[12].
Pendant les premières années, le continuateur de la Célestine conserva l’anonyme et resta aussi inconnu que l’auteur du premier acte. Dans la lettre à un de ses amis, l’auteur disait, en effet, que ce genre, ce style, ce sujet, étaient entièrement différents de ses occupations habituelles. Il laissait voir que ses fonctions le forçaient à tenir son nom caché, par cela même qu’elles étaient incompatibles avec un travail de cette nature[13], et ce ne fut que lorsque l’immense succès de son œuvre eut calmé ses scrupules, qu’il permit de livrer à ses lecteurs le secret qu’il avait gardé.
Et alors on trouva qu’il avait trop bien imité le style de la première partie, qu’il s’était trop bien identifié avec le genre de son devancier, pour ne pas être l’auteur de tout l’ouvrage[14]. Il y a en effet dans les vingt actes, aussi bien que dans le premier, une similitude absolue de style et de manière, une harmonie de pensées qui ne laissent pas entrevoir la plus faible différence, et ensuite une multitude de ces expressions familières, de ces tournures qui constituent la personnalité de l’écrivain. Un tel accord, déjà si difficile entre deux hommes qui se connaissent, est réellement impossible entre deux écrivains étrangers l’un à l’autre.
Au milieu de ces opinons si différentes et si opposées, de ces échafaudages de suppositions conçues sur des doutes plutôt que sur des faits, l’examen assidu de l’œuvre avec laquelle j’ai si longtemps vécu, une longue étude de son esprit, m’autorisent à croire que le premier acte n’est pas de beaucoup antérieur à la continuation et qu’il ne peut avoir été écrit par Juan de Mena ou par quelque autre de ses contemporains de la première moitié du quinzième siècle[15]. Sans aucun doute, si le continuateur de la Célestine est parvenu à imiter le style du premier acte de manière à rendre toute différence insensible, la haute réputation de l’œuvre comme monument littéraire, comme modèle de la langue-romance espagnole, ne permet pas de croire que Rojas ait cherché à se former un style rétrograde et à écrire, en 1491, comme on écrivait cinquante ans auparavant. Il est bien évident que, quoique riche et formée dès le commencement du siècle, la langue, au temps de Mena, ne l’était pas au point où la Célestine l’a placée.
Le style de cette œuvre ne peut donc appartenir à l’époque de don Juan II, et il faut en chercher l’auteur dans des temps plus modernes. Il nous resterait Rodrigo Cota, le seul écrivain de la seconde moitié du quinzième siècle sur lequel se soient arrêtés les doutes des savants qui ont parlé de la Célestine. Mais quelles sont les autres œuvres de Cota qui puissent aider à fonder cette assertion ? A-t-on conservé de lui, a-t-il écrit autre chose que le Dialogue entre l’Amour et un vieillard et les Coplas de Mingo Revulgo ? Le style de ces deux œuvres poétiques a-t-il quelque analogie, quelque air de famille avec le style du premier acte de la Célestine ? Assurément non ; aucune comparaison n’est possible entre un écrit en prose et une œuvre en vers. Cota n’a rien laissé en prose ; les biographes gardent le silence sur sa vie et ses écrits ; on le croit auteur de ce premier acte, mais on ne peut l’affirmer. C’est ce que dit Moratin dans son Catalogue historique : « Cela n’est pas suffisamment prouvé. »
Je pense au contraire que Fernando de Rojas, auteur des vingt derniers actes de la Célestine, le fut aussi du premier. Mais où serait le motif du secret qu’il a gardé ? Pourquoi, dès qu’il se reconnaît continuateur d’une œuvre, ne dirait-il pas aussi bien qu’il l’a entièrement conçue ? Pourquoi, dès qu’il avoue vingt actes, n’avouerait-il pas aussi bien l’œuvre elle-même ? La réponse à ces questions me semble facile.
Rojas a déclaré que ses devoirs, ses occupations étaient entièrement opposés à un travail comme la Célestine ; il avait trouvé dans ces motifs une raison suffisante du silence qu’il avait gardé pendant dix ans[16]. Il pouvait être excusable comme continuateur ; il n’avait pas à avouer l’idée première ; il recueillait une œuvre abandonnée, un écrit dont tous admiraient la profondeur, le talent, l’utilité même[17]. Ainsi il abritait derrière un titre de collaborateur, de continuateur, certains remords que l’Église eût pu faire naître chez l’écrivain qui ménageait peu les prêtres et qui parfois peignait les mœurs populaires avec un peu trop de crudité. Mais il n’appartenait pas aussi bien à un bachelier ès lois, à un juriste, à un homme de robe, presque ecclésiastique, de concevoir la première idée d’une œuvre aussi libre, aussi indécente dans ses détails, malgré la moralité du but, malgré la philosophie du fond.
Donc Rojas, ayant formé le plan de la Célestine, lança le premier acte seul de son œuvre et ne l’avoua pas. Il voulut sonder le terrain, captiver l’attention, solliciter l’intérêt, faire regretter qu’œuvre si bien entreprise restât inachevée, et ce but une fois atteint, il reprit la plume, ajouta d’abord quinze actes, puis cinq autres, au premier, et les abandonna au sort de leur aîné. Puis lorsque le succès de l’œuvre vint excuser et justifier la hardiesse de la conception ; lorsque l’admiration de tous proclama indulgence pour les détails en faveur du fond, en faveur du but, en faveur de l’intérêt et de l’esprit de l’ouvrage ; lorsque unanimement on rendit grâces au continuateur, Rojas se nomma, mais seulement continuateur.
C’était agir en homme adroit, et je ne pense pas que l’écrivain qui a tracé le quatrième acte de la Célestine eût pu agir différemment.
Cette opinion pourra paraître hardie à tous ceux qui veulent qu’en affaires bibliographiques on se borne à parler d’après des faits, sans s’égarer dans les domaines de l’imagination ; mais je me sens fort de l’opinion d’hommes instruits, de savants écrivains espagnols qui ont longtemps étudié la Célestine, qui ont analysé cette œuvre remarquable et comparé le style des deux parties. Appuyé sur ces probabilités en faveur de l’opinion que j’émets, je n’hésite pas à inscrire en tête de ce livre le nom de Rojas, comme celui de l’unique auteur.
Il est fort pénible, du reste, qu’aucun biographe ne se soit occupé de Fernando de Rojas avec détail, et que pas un savant, pas même Nicolas Antonio, qui a parlé dans sa Bibliothèque espagnole de bon nombre d’écrivains obscurs, ne nous ait transmis quelques renseignements sur la vie et les travaux du continuateur de la Célestine. Il est difficile de croire qu’un génie aussi remarquable se soit arrêté là.
En admettant la donnée que je viens de poser, on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’il y avait en effet chez Rojas une immense adresse, et que la curiosité publique ne pouvait être plus vivement stimulée qu’elle ne le fut lorsque parut le premier acte de la Célestine. Dès les premières pages l’intérêt se trouve heureusement partagé entre les divers personnages de la scène, et c’est déjà un chef-d’œuvre que d’avoir pu, avec un sujet aussi peu moral, avec une honteuse intrigue, exciter l’intérêt, remuer un siècle, se faire lire par tous les peuples et, mieux encore, par toutes les femmes. Aujourd’hui même, la Célestine, retouchée selon les principes de l’art dramatique, dégagée de ces longueurs, de ces interminables descriptions qui portent le cachet du genre espagnol, serait une œuvre digne de la scène et exciterait certainement l’intérêt.
Le personnage principal est un caractère tracé de main de maître et auquel il n’y aurait rien à ajouter, malgré ses quatre siècles. Célestine est une de ces vieilles femmes qui de filles de joie sont devenues entremetteuses ; qui, ne pouvant plus faire l’amour pour leur compte, le font et le professent pour le compte des autres. Elle tient maison ouverte, académie d’amour, où viennent s’ébattre les jeunes filles ses élèves et les valets de bonne maison ; où moines et évêques, cavaliers et vilains, clercs et laïques entretiennent des pensionnaires et payent tribut à la complaisance et aux bons soins de la vilotière. — Quelque peu sorcière, cousine et intime amie du diable, Célestine commet en secret nombre de méfaits que ne pardonne pas la justice, et de temps à autre elle renouvelle connaissance avec la berne et le pilori pour quelques petits péchés de magie. Fine et rusée commère, adroite et hypocrite autant qu’entremetteuse le fut jamais, il n’est pas une honnête maison où elle n’ait accès, il n’est pas un jeune seigneur dont elle ne soit la confidente et la messagère, pas une jeune fille dont elle ne soit le démon tentateur. Elle fréquente aussi hardiment les parvis des églises, les cloîtres des couvents que les ruelles obscures de la ville, les alcôves des riches seigneurs et les cimetières voisins, dans lesquels, à l’heure de minuit, elle essaye des maléfices et tient conseil avec les esprits malfaisants.
Le taudis où elle demeure est un laboratoire qui ne le cède en rien à tous ceux qui ont été créés depuis elle et dont pas un de nos romans modernes ne se refuse la description. Là elle compose des philtres pour faire aimer, des baumes, des onguents pour la toilette, des eaux pour donner aux cheveux cette teinte dorée si estimée en Espagne, et ces magiques figures de cire si souvent employées dans les sortiléges de la Voisin et de la Brinviliers, et que la bonne vieille réclamerait sans doute l’honneur d’avoir inventées, si elle revenait en ce monde[18].
Sous un climat ardent comme celui de l’Espagne, pendant une époque de transition où les mœurs renonçaient au genre chevaleresque pour devenir dissolues, la maison de l’entremetteuse ne pouvait désemplir. Sa clientèle était immense, et un matin un riche et beau seigneur, Calixte, devenu subitement amoureux d’une jeune fille de noble famille, sa voisine, fit appeler la sorcière et lui promit des monceaux d’or si elle venait à bout de satisfaire ses impatients désirs et d’amener dans ses bras la belle Mélibée. De telles entreprises sont des jeux pour une femme comme Célestine. Stimulée par les offres brillantes de Calixte, poussée par les continuelles sollicitations de Sempronio, le valet favori du jeune seigneur, elle s’élance tête baissée au-devant des dangers et des obstacles, et s’introduit dans la maison qu’habite la jeune fille, à l’aide d’un de ces moyens spécieux dont elle ne se fait faute. Ses maléfices et le diable aidant, elle se trouve seule avec elle, et là se déroule une scène admirable où elle met en jeu toutes ses ressources, toutes ses ruses, toute son adresse pour préparer la jeune fille à l’infâme séduction qu’elle a mission d’entreprendre, pour se faire patiemment écouter d’elle, pour supporter, combattre et apaiser les fureurs de sa vertueuse colère, pour porter dans ses sens et dans son cœur le feu qui brûle le cœur de Calixte, pour l’amener enfin à consentir à une entrevue.
La séduction une fois entreprise marche grand train ; les entrevues se succèdent, l’honneur de Mélibée s’est flétri sous les amoureuses étreintes de son amant ; et pendant ce temps, au logis de la vieille, valets et ribaudes fêtent la victoire du maître, font l’amour à leur manière et passent la nuit au milieu des orgies et des hideuses leçons de la courtisane émérite. — Puis arrive le moment de recevoir la récompense promise. Calixte, heureux et amoureux, solde généreusement le ministère de Célestine ; les deux valets du jeune cavalier réclament de la vieille leur part dans les bénéfices de l’affaire ; elle refuse, on se querelle, on s’échauffe, les deux valets la tuent, tout le quartier s’émeut, les alguazils accourent, arrêtent les meurtriers tout souillés du sang de leur victime, et en grande hâte la justice informe et les pend.
Dans cette œuvre de séduction à laquelle un fol amour l’a entraîné, Calixte voit sa fortune perdue, sa maison déshonorée, une femme tuée et des ribaudes criant vengeance. Celles-ci, qui comptent au nombre de leurs amants les deux valets pendus par autorité de justice, jurent de mettre le trouble à leur tour dans les heureux amours de Calixte et de Mélibée ; un spadassin à leurs gages, un bravache dont le caractère original est resté le modèle de tous les héros de cape et d’épée dont fourmillent les comédies espagnoles, un tueur de profession soudoyé par l’une d’elles comme les courtisanes soudoient leurs soutiens, promet de s’associer à leur vengeance. Il fait attaquer les valets de Calixte, qui font le guet pendant que leur maître tient amoureuse conversation avec sa belle. Calixte accourt pour prêter main-forte à ses gens, il escalade un mur, tombe et se brise la tête.
Mélibée veut rejoindre son amant, mourir comme lui précipitée ; elle monte au sommet d’une tour, fait venir son père, lui raconte avec une sublime éloquence l’histoire de sa séduction, celle de son déshonneur, la mort de son amant, puis elle s’élance et tombe morte à ses pieds.
Telle est la Célestine ; mais après cette courte analyse, il nous faut signaler cette richesse dans les détails, ces scènes pleines d’esprit, de finesse, d’observation, qui sont encore aujourd’hui des modèles pour les littérateurs ; ce piquant portrait de Célestine fait par Parmeno, le page de Calixte ; cette description plaisante de l’officine de la sorcière ; ce dialogue sublime de lâcheté entre deux des valets de Calixte, pendant un rendez-vous de leur maître ; cette scène où la vieille met en œuvre tout ce qu’elle a d’adresse et de diplomatie pour séduire Mélibée ; tous ces caractères si bien variés, si vrais, d’effrontées courtisanes, de valets insolents et menteurs ; ce spadassin fanfaron ; cette jeune fille si pure, si naïve, si innocente, même après sa faute ; ce jeune seigneur noble, généreux, enthousiaste comme un vrai Castillan ; enfin cette abondance de fines reparties, de sentences profondes, de proverbes, qui me porte à avancer que Cervantes s’est inspiré de la Célestine en maint passage de son œuvre célèbre, et que Sancho Panza est quelque arrière-petit-fils de l’adroite courtisane. « Il est difficile, a dit un de nos écrivains[19], de mettre plus de vérité dans les portraits, plus d’esprit dans la satire, d’être plus fin et plus coloré, de mieux dissimuler par l’habileté du travail la laideur et le vice de la vieille et les redites éternelles d’un amour poussé jusqu’à la folie. Il fallait une rare fécondité d’esprit pour obtenir des résultats semblables. Malgré la monstruosité apparente de la forme et du fond, c’est un chef-d’œuvre. »
Faut-il maintenant accepter d’une manière absolue ce jugement de l’éminent critique : « La monstruosité de la forme et du fond ? » Rojas voulut faire de la Célestine une œuvre morale, il le déclare dans son prologue, dans sa lettre à un ami, dans quelques vers qui tiennent lieu d’épilogue au drame ; il l’écrivit pour « faire connaître aux jeunes gens tout ce qu’il y a de ruse et de fausseté chez les valets et les entremetteuses ; » il la conçut « pour la multitude de galants et jeunes amoureux que renferme l’Espagne et dont la jeunesse est en butte aux tourments de l’amour, faute d’armes défensives pour les combattre. » Mais il pensa que « de même qu’il est nécessaire de tromper le goût du malade auquel on présente quelque amère pilule, de même il lui fallait aussi déguiser sa plume, l’entourer de récits tantôt joyeux, tantôt lascifs, détourner l’attention de ses malades et les soigner, les instruire en les amusant. » Aussi des admirateurs enthousiastes de la Célestine la prônèrent-ils comme le meilleur ouvrage de morale, la plus saine leçon qui eût encore été donnée à l’Europe pour détourner les jeunes gens du dérèglement et du vice. D’autres déclarèrent qu’il était plus contraire aux bonnes mœurs de présenter au grand jour les détails de la dépravation, même en les punissant, que de les laisser ignorer[20]. L’Église fut consultée, et sa décision ne fut point uniforme. La Célestine fut défendue en Espagne et approuvée en Italie[21], et ce que je vais dire des nombreuses éditions de ce livre démontrera facilement combien la proscription de l’Église fut peu efficace.
L’extrême galanterie qui régnait dans la société espagnole au quinzième siècle, cet élan immense vers l’amour, devenu, comme le dit Rojas, la maladie commune, n’étaient point de la dépravation, du dévergondage, comme les passions blasées et décrépites des nations modernes. Ces expressions techniques et positives qu’on rencontre dans la Célestine, dans le Don Quichotte, dans Rabelais, dans Shakspeare, et que Molière ne s’est pas fait faute d’employer, appartenaient au langage familier, et les jeunes filles les mieux élevées du siècle de Rojas et de celui de Cervantès prononçaient sans honte et sans mauvaises pensées tous ces mots dont rougit la pruderie de notre époque. On ne peut donc affirmer, malgré l’extrême liberté de tableaux et d’expressions qu’on remarque dans la Célestine, que ce soit une œuvre infâme, comme l’a prétendu un écrivain moderne[22]. Je n’irai pas jusqu’à avancer, comme preuve de la moralité du livre de Rojas, que la majeure partie des exemplaires que possèdent nos bibliothèques publiques a appartenu à des prêtres, à des évêques, voire même à la Société de Jésus : cela ne prouverait rien[23] ; mais je ferai remarquer que don Pedro-Manuel de Urrea, auteur d’une imitation de la Célestine en vers castillans, la dédia à sa mère, la comtesse de Aranda ; que l’une des traductions italiennes, celle de 1535[24], a été faite par un familier du pape Jules II, nommé Alfonso Hordoñez, d’origine espagnole, à la prière de l’illustrissime dame Feltria de Campo-Fregoso, à laquelle elle est dédiée[25] ; enfin que le bon et naïf sire Jacques de Lavardin, seigneur du Plessis-Bourrot, en Touraine, adressa la traduction qu’il fit, en 1578, de la Célestine, clair miroüer et vertueuse doctrine pour se bien gouverner, à très-nobles et vertueux gentilshommes Jean de Lavardin, révérend abbé de l’Etoile, et Antoine de Lavardin, seigneur de Rênay et Boessoy, ses frère et neveu.
« Le fruit que produit ce livre, leur dit-il, pour vieillir ne perd jamais saison, ni ne pouvoit en temps plus convenable être servi ; comme ainsi soit qu’en ce royaume aujourd’hui plus que jamais quasi toute la jeunesse, si gaillarde et follâtre, fait merveille de se jeter sus l’amour, et le professe à l’ouvert en telle dévotion, comme s’il n’estoit religion approuvée que celle-là, ni autre déité au ciel que Cupidon et son impudique mère. Quelqu’un desquels possible, lisant cette tragi-comédie et retenant les chastes et honnêtes admonestations, sans s’arrêter aux lascifs et dissolus propos, et de tout faisant son profit à l’imitation de la laborieuse abeille, qui d’un million de fleurettes différentes va recueillant son doux miel et sa cire, se repentira de la furieuse poursuite de ses passions insensées ; ou du moins le fera-t-il par le piteux exemple de la douloureuse et triste fin de deux infortunés amans. Pour le profit doncques de tous, décharge de ma conscience et satisfaction de mon devoir, et avec plus large usure vous faire savourer la bonté et douceur de ce fruit étranger et né en pays lointain, je me suis mis à le rendre notre domestique et familier françois, le repurgeant en plusieurs endroits scandaleux qui pouvoient offenser les religieuses oreilles, et y ajoutant du mien en plusieurs endroits qui me sembloient manqués : sans lui altérer son goût naïf, en tant que j’ai pu m’y conformer, et le vous adresse, vous priant humblement lui donner une heure le jour, de celles que vous employez à la récréation de votre esprit, au sortir de vos occupations plus hautes et sérieuses, à cette fin que sous l’examen de votre droite censure et meilleur jugement, il obtienne l’octroi et entérinement de ses lettres de naturalité dedans ce royaume, parmi tant de cerveaux bigarrés. Et alors selon le mérite de ce labeur dont je vous étrenne, vous en fassiez part où en verrez le besoin. »
Du petit nombre des ouvrages destinés à remuer tout un siècle, la Célestine eut non-seulement en Espagne, mais dans toute l’Europe, cette immense célébrité qu’obtint cent ans après le Don Quichotte, qui, on peut le dire, hérita de sa popularité. Ses nombreuses éditions se succédèrent rapidement, malgré les rigoureuses poursuites de l’Inquisition, et au commencement du seizième siècle, elles se répandirent sur tous les points de l’Espagne, en Italie, en France et dans les Pays-Bas[26].
Quatre traductions françaises parurent en 1524, 1527, 1529 et 1542 à Lyon et à Paris[27]. Plus tard, en 1578, vinrent en même temps deux éditions in-16 et in-12 de la traduction de Jacques de Lavardin. Deux traductions italiennes et une traduction allemande parurent dans le même siècle[28] ; James Mabbe la traduisit en anglais en 1631[29], et, au dix-septième, Labayen et Charles Osmond publièrent, l’un à Pampelune (1633), l’autre à Rouen (1634), deux nouvelles traductions françaises avec texte espagnol en regard. Enfin, tel est le sort des sujets heureux, les continuateurs et les imitateurs ne manquèrent pas à la Célestine.
Le noble chevalier Féliciano de Silva, auteur de la chronique de don Florisel de Miquea, dont Cervantès plaisante si joyeusement le style entortillé, dans le premier chapitre de Don Quichotte[30], publia un drame intitulé Seconde Comédie de la Célestine ou Célestine ressuscitée[31], qui fait suite à quelques éditions de l’œuvre première[32] ; Gaspar Gomez, de Tolède, écrivit une troisième partie[33] ; une quatrième partie, sous le titre de Tragi-comedia de Lysandro y Roselia, parut à Madrid en 1542. D. Pedro-Manuel de Urrea, qui traduisit l’Orlando furioso de l’Arioste, transforma le premier acte en une églogue à deux voix, intitulée Egloga de la tragi-comedia de Calixto y Melibea. Juan Sedeño, traducteur de la Jérusalem délivrée, la mit en vers castillans ; un Portugais, Francisco-Rodriguez Lobo, cachant son nom sous le pseudonyme de Juan Espera en Dios, chercha à la copier dans une comédie intitulée Eufrosine. Puis, dans le nombre des imitateurs qui se sont approchés du modèle sans pouvoir l’égaler, et dont les noms ne sont pas indifférents pour quiconque étudie l’origine et les progrès du théâtre espagnol, parurent Selvago, auteur d’une comédie en prose intitulée Selvagia ; Juan-Rodriguez Florian, auteur de la Florinea ; Luis Hurtado, de Tolède, qui publia en 1547 une Tragedia Policiana, copie à peu près servile et sans verve ; Pedro Hurtado de la Vera, auteur de la Doleria, ó el Sueño del Mundo (1572) ; d’autres plus modernes, tels que Juan de Herrera, auteur de l’Ingénieuse Hélène, fille de Célestine, et Andrès Parra, qui écrivit l’École de Célestine. La plupart de ces continuations ne se distinguent guère que par une honteuse immoralité.
La plus remarquable assurément, ce fut, non plus une copie, mais une émule de la Célestine, la Lena, que Velazquez de Velazco publia à la fin du xvie siècle, alors que Lope de Vega s’emparait, comme dit Cervantès, de la monarchie comique. On pourrait établir que l’évolution de la Célestine dura un siècle et qu’elle fut close d’une manière remarquable par cette comédie de Velazco, fort digne des nombreux chefs-d’œuvre de son temps. On peut ainsi juger des progrès que, dans un même ordre d’idées, l’art dramatique espagnol fit dans cette durée d’un siècle, et aussi de ce que devinrent, pendant ce temps, les mœurs que Rojas avait prétendu corriger et le type original qu’il avait tracé d’après nature. À cette distance, ces deux comédies enferment tout un cours d’histoire morale.
J’ai encore à citer le savant docteur Gaspard Barthius, admirateur passionné de la langue espagnole qui, l’un des derniers, publia à Francfort, en 1624, une traduction latine annotée de la Célestine, à laquelle il donna le titre grec de Pornoboscodidascalos[34], par allusion à sa traduction des Ragionamenti de l’Aretin, qu’il avait intitulée Pornodidascalos. « C’est un livre divin, écrit-il à la suite du titre que je viens de transcrire, une œuvre sous forme de drame, remplie d’une telle quantité de sentences importantes, d’exemples, de conseils applicables à toutes les circonstances de la vie, qu’aucune autre langue ne possède rien de semblable. La langue espagnole est, il est vrai, si grave et si sonore, le style de l’auteur si élégant et si correct, sa diction si pure et si harmonieuse, que, de l’avis des Espagnols eux-mêmes, un bien petit nombre d’écrits pourraient égaler la Célestine en grâce, en élégance et en pureté.[35] »
J’ai maintenant quelques mots à dire à propos de la traduction. Attaquer de front une œuvre aussi célèbre que la Célestine, un monument littéraire aussi respecté, secouer d’une main profane la poussière qui depuis quatre siècles s’est accumulée sur ce vieux monument, c’était une entreprise hardie, et j’ai plus d’une fois reculé devant l’exécution. Mais, comme le sire de Lavardin, j’y rencontrais « de si délectables fontaines de philosophie », que j’ai chaque fois repris courage, que j’ai lutté avec ténacité contre des difficultés sans nombre, ne sachant encore si je suis parvenu à conduire à bonne fin cette œuvre presque impossible.
J’avais deux grandes choses à respecter dans la Célestine, d’abord le monument littéraire, puis la naïveté du style, ces sentences, ces nombreux proverbes dont il fallait imiter le rhythme, le laconisme, qu’il fallait rendre littéralement sans chercher le moins possible les équivalents dans notre langue. À cela j’ai mis tous mes efforts. Je n’ai pas cru devoir aux conventions de notre siècle de voiler une seule des expressions franches et nettes dont j’ai parlé plus haut. S’il est certains mots exclus de notre langage depuis Molière, on ne les a pas effacés de ses écrits, on les prononce avec lui, et ce serait œuvre sacrilège que se torturer l’esprit pour les éviter.
« Je suis, m’écrivit Charles Nodier, lorsque parut la première édition de ce livre, je suis de ceux qui n’ont pas répugné aux hardiesses un peu cyniques d’une version consciencieusement littérale ; un traducteur manquerait essentiellement aux devoirs d’exactitude et de fidélité qu’un ministère exigeant lui impose, en atténuant, sous les nuances fardées d’une phraséologie prude ou coquette, les couleurs crues, hardies et souvent grossières de son texte. Les scrupules d’un langage timidement épuré sont, aux licences ingénues du moyen âge, ce qu’est le badigeonnage aux vieux édifices. »
Je n’ai donc pas tenté, comme l’a fait le sire de Lavardin, « de repurger les endroits scandaleux qui pouvaient offenser les religieuses oreilles ». Je n’ai nullement songé non plus à « mettre du mien dans les endroits qui me semblaient manqués ». Le traducteur n’est ni correcteur ni interprète, il est copiste et reproducteur ; il doit, lorsqu’il s’agit d’un livre de la valeur de la Célestine, en respecter même les fautes et s’estimer heureux quand il parvient à en conserver les beautés.
UNE GRANDE QUANTITÉ DE SENTENCES PHILOSOPHIQUES
ET DE CONSEILS FORT NÉCESSAIRES AUX JEUNES GENS.
AYANT POUR BUT DE LEUR FAIRE CONNAÎTRE
TOUT CE QU’IL Y A DE RUSE ET DE FAUSSETÉ
CHEZ LES SERVITEURS ET LES ENTREMETTEUSES1.
L’AUTEUR À UN DE SES AMIS.
L’Homme qui fait un long voyage a coutume de rechercher
quelle chose peut être le plus nécessaire au
pays qu’il a quitté, afin d’être utile par ce moyen à
ceux de ses compatriotes dont il a reçu quelque service.
Les nombreuses bontés que vous avez eues pour
moi me faisaient une obligation de semblable étude,
et maintes fois retiré dans ma chambre, la tête appuyée
sur ma main, laissant aller mes pensées à l’aventure
et mes réflexions au hasard, il me venait à l’esprit que
l’œuvre présente serait utile non-seulement à notre
commune patrie et à la multitude de galants et de jeunes
amoureux qu’elle renferme, mais encore à vous-même,
dont je me souviens d’avoir vu la jeunesse cruellement
tourmentée par l’amour et privée d’armes défensives
pour le combattre. Ces armes, je les découvris au milieu
de ces pages2, non fabriquées dans les immenses
ateliers de Milan, mais créées par les nobles esprits de
quelques Castillans d’un haut mérite. Je remarquai
leur beauté, leur souplesse, leur trempe forte et brillante,
leur travail, leur style élégant, qu’on n’avait
jamais vu ni entendu dans notre langue castillane.
Je lus trois ou quatre fois cet écrit, et plus je le lisais, plus j’avais besoin de le lire, chaque fois il me plaisait davantage et j’y remarquais de nouvelles sentences. Je vis que non-seulement cet ouvrage était agréable dans son sujet principal ou fiction tout à la fois, mais encore que de quelques-unes de ses parties ressortaient de délectables sources de philosophie et de mots agréables, des avis et des conseils contre les serviteurs faux et méchants, contre les prétendues sorcières. Je remarquai qu’il ne portait pas de signature d’auteur. Et, en effet, les uns l’attribuent à Juan de Mena, les autres à Rodrigo Cota ; mais quel que soit celui qui l’a écrit, sa subtile imagination, la grande quantité de sentences heureuses et profondes qu’il a semées dans son travail, le rendent digne d’un éternel souvenir. C’était un grand philosophe ! Et cependant, dans la crainte des détracteurs et des méchants, plutôt capables de critiquer que d’imiter, il voulut cacher son nom. Ne me blâmez pas si je n’ai pas signé le mien après avoir achevé ce qu’il avait commencé, mais je suis juriste, et quoique ce soit œuvre sérieuse, elle est étrangère à ma faculté. Ceux à qui je me suis confié pourront dire que je ne l’ai pas faite pour me distraire de mes occupations principales (qui m’intéressent beaucoup, comme c’est la vérité), mais plutôt que ce travail nouveau m’a forcé malgré moi à négliger l’étude des Droits. Si je n’atteins pas le but que je me suis proposé, ce sera la punition de mon audace. Qu’on veuille bien se souvenir que j’ai employé à cet ouvrage, non-seulement quinze jours de vacances que mes collègues étaient allés passer chez eux, mais plus de temps encore et d’un temps moins agréable. C’est pour me justifier des reproches que vous pourriez m’adresser, ainsi que tous ceux qui me liront, que j’ai écrit les vers qui suivent. Et afin que vous sachiez où commencent mes mauvais bavardages, souvenez-vous que tout ce qui est de l’ancien auteur a été réuni sans division dans un seul acte, ou scène, jusqu’au second acte qui commence par ces mots : « J’ai donné, etc. » Vale.
Demande indulgence pour les fautes de l’œuvre presente, argumente
contre lui-même et expose ses motifs.
Le silence cache et protège
Et absence d’esprit et inhabileté du langage ;
Bavardage, défaut contraire, porte grand préjudice
À qui parle beaucoup sans beaucoup réfléchir.
Comme fait la fourmi qui dédaigne la terre,
Honteuse de son existence prévoyante et paisible,
Et fière de ses ailes nouvelles qui causeront sa mort,
Légère, elle s’élance sans savoir où aller.
Ivre de liberté, elle parcourt les airs,
Et bientôt devient la proie des oiseaux,
Repentante, mais trop tard. Ainsi ses ailes
Furent le fatal instrument de sa perte.
Et de même à ma plume adviendra pareil sort.
Rebelles aux bons conseils, fières de battre l’air,
Nées de ce matin seulement, mes ailes trop délicates
À ma ruine me vont conduire.
Notre fourmi ne songeait qu’au plaisir :
D’acquérir honneur et gloire je me suis fait une fête,
D’une même illusion il nous advient même malheur.
Elle a trouvé le trépas, et moi, je recevrai sans doute
Reproches, sermons et blâme. Si j’eusse gardé le silence,
On me les eût épargnés. Je persiste, je pressens déjà
Jalousie, attaques sans nombre, et je me ferme la retraite
À chaque pas que je fais en avant.
Si vous voulez savoir les motifs qui m’animent,
À quelles passions je déclare la guerre,
Connaître enfin mon but, et le dieu qui m’inspire,
Haut et puissant Phébus, ou Diane, ou Cupidon,
Étudiez longuement le sujet de ce livre ;
Veuillez, si l’aimez mieux, n’en lire que l’argument.
Amans, vous trouverez au milieu d’un joyeux récit
Les conseils les plus étendus pour vous garder des dangers.
Ainsi l’on doit, avec un malade difficile,
Cacher le remède sous un aliment agréable,
Opposer l’adresse et la ruse à l’aversion,
Ménager, flatter le goût et guérir en trompant.
Excitant de même manière la curiosité du lecteur,
De ma plume s’échappe des récits joyeux et lascifs.
Ils entourent et déguisent le but de mon travail ;
En amusant l’esprit, ils guérissent le cœur.
De craintes entouré, poussé par un ardent désir,
Et voulant terminer une œuvre savamment commencée,
Criminellement j’ai tenté d’appliquer une fausse dorure
À ce travail d’or fin, et d’enfouir sous des chardons
Les roses qui le décorent.
Il me faut maintenant demander grâce aux sages
Si j’ai mal réussi, et réclamer des simples respect,
Tolérance surtout, pour une œuvre qu’ils ne peuvent juger.
Étant à Salamanque, j’ai trouvé cet écrit
Et fus tenté d’y mettre fin ;
Trois raisons m’y poussèrent, j’étais en vacances,
Ma vanité m’engageait à imiter un homme d’esprit,
Enfin depuis longtemps j’étais peiné de voir
Les hommes de tous les âges victimes des peines de l’amour.
Il me sembla qu’ils trouveraient dans cette œuvre achevée
Bons conseils contre les entremetteuses et les valets.
Étudiant avec soin l’écrit que j’avais découvert
Et qui est profond et spirituel autant que bref,
Émerveillé, j’y découvris au moins deux mille sentences
Toutes doublées de grâce, d’esprit et de gaîté.
Non, Dédale, adroit par excellence, n’eût pu faire jamais
Aucun travail plus remarquable et mieux fini
Qu’eût été l’œuvre de Cota ou de Mena, si l’un d’eux,
Unique et inimitable écrivain, eût pu l’achever.
Il n’exista jamais dans la langue romaine
Tant d’esprit ni un style aussi riche et aussi beau ;
Dans tous mes souvenirs et dans ceux de personne
Aucune œuvre n’est digne de celle-là,
Ni grecque, ni toscane, ni même castillane.
Ses sentences vaudront à l’auteur une éternelle renommée ;
Louanges lui soient données par Jésus Christ,
Et qu’il l’accueille dans sa gloire au nom de sa passion.
Bons et crédules amants, prenez ce livre pour exemple ;
Opposez aux dangers les armes qu’il vous indique ;
Unissez vos efforts pour ne pas succomber ;
Rendez hommage à Dieu en visitant son temple ;
Gardez-vous de céder aux exemples pernicieux
De ceux que les séductions de l’amour ont entraînés,
Elles sont votre perte, et vous poussent vers la tombe.
Mon cœur se déchire quand il songe à tout cela !
Ô dames et matrones, jeunes gens et maris,
Ne perdez jamais de vue cette triste aventure !
Tenez sous vos yeux le souvenir de cette fin désastreuse ;
À d’autres pensées qu’à l’amour consacrez vos loisirs ;
Livrez à ceux qu’il aveugle le secret de sa tyrannie ;
Vivez avec prudence, avec sagesse et chasteté
Afin d’être toujours heureux. Et que le dieu Cupidon
Ne vous prenne jamais pour but de ses flèches dorées.
PROLOGUE
de la troisième édition (séville, 1501).
Héraclite le Sage, dans le chapitre intitulé Omnia
secundum litem fiunt, dit que toutes les choses de
ce monde ont été créées pour être sans cesse en opposition.
C’est, selon moi, une sentence digne d’être
éternellement proclamée. La parole du sage est un
arbre immense, et le moindre de ses rameaux produit
plus de fruits qu’il n’en faut pour nourrir l’esprit des
personnes les plus intelligentes. Mon faible savoir me
donne à peine le droit de ronger l’écorce des paroles
de ces hommes célèbres entre tous, et le peu que j’en
retirerai me conduira du moins au but que je me propose
dans ce prologue.
La sentence que je viens de citer a été reproduite par Francisco Pétrarque, le grand orateur, le poëte lauréat, lorsqu’il dit : « Sine lite atque offensione nihil genuit natura parens : La nature, notre mère, n’a rien engendré sans querelle et sans opposition. » Il écrit plus loin : Sic est enim et sic propemodum universa testantur : rapido stellæ obviant firmamento ; contraria invicem elementa confligunt ; terræ tremunt ; maria fluctuant ; aer qualitur ; crepant flammæ ; bellum immortale venti gerunt ; tempora temporibus concertant ; secum singula, nobiscum omnia. Ce qui signifie : « Ce fait est vrai et tout en porte témoignage : les étoiles se rencontrent dans leur course rapide au milieu du firmament ; les éléments opposés se combattent ; les terres tremblent ; les mers se soulèvent ; l’air frémit ; les flammes pétillent ; les vents se font une guerre éternelle ; les temps s’opposent aux temps ; chaque chose lutte contre une autre, et toutes contre nous. » L’été nous accable par son excessive chaleur, l’hiver par le froid et les frimas ; ces événements, que nous regardons comme une révolution naturelle de la température, ces variations au milieu desquelles nous nous soutenons, avec lesquelles nous nous élevons, avec lesquelles nous vivons, s’ils deviennent plus fréquents ou plus animés que de coutume, qu’est-ce, sinon la guerre ? Et combien ne devons-nous pas craindre, quand la nature emploie pour nous combattre les tremblements de terre et les tourbillons, les naufrages, les incendies causés par le feu du ciel ou la main des hommes, les orages, les grondements du tonnerre, les coups terribles de la foudre, les courses des nuages, phénomènes si difficiles à expliquer que, pour en connaître la cause, il ne se fait pas moins de tumulte dans les écoles des philosophes qu’au milieu des flots de la mer !
Parmi les animaux, il ne manque aucun genre de querelles : les poissons, les oiseaux, les bêtes sauvages, les reptiles, tous se font la guerre ; chaque espèce en poursuit une autre. Le lion attaque le loup, le loup la chèvre, le chien le lièvre ; et si cela n’avait pas l’air d’une légende du coin du feu, je pousserais plus loin cette énumération. L’éléphant, cet animal si puissant et si fort, s’épouvante et fuit à la vue d’une misérable souris, il tremble rien qu’à l’entendre. Parmi les serpents, la nature a fait le basilic si venimeux et si redoutable, que son sifflement effraye tous les animaux ; son approche les met en fuite ; son regard les tue. Lorsque arrive pour la vipère la saison de l’amour, la femelle prend dans sa bouche la tête du mâle et la presse de telle force pendant les jouissances de la conception, qu’elle l’étouffe ; puis, au moment où les petits sont près de naître, l’un d’eux déchire le ventre de sa mère et tous les autres sortent par cette ouverture ; la mère meurt, et ses petits, pour ainsi dire vengeurs de leur père, la dévorent. Où peut-on rencontrer un plus terrible exemple d’opposition, de querelle ou de guerre, engendrer un être qui dévore les entrailles qui l’ont porté ?
Nous croyons qu’il ne doit pas y avoir moins de dissensions naturelles entre les poissons, car, chose certaine, la mer en contient autant de variétés que la terre et l’air nourrissent d’oiseaux et d’animaux, et plus encore peut-être. Aristote et Pline content des merveilles d’un petit poisson nommé echeneis, qu’ils disent être sans cesse en guerre avec tous les autres. Ils disent de lui entre autres choses que, s’il rencontre un navire ou une chaloupe, il l’arrête et la retient immobile, quelle que soit la rapidité de sa course ; Lucain mentionne ce fait lorsqu’il dit :
- Non puppim retinens, Euro tendente rudentes
- In mediis echeneis aquis.
« Là se rencontre le poisson echeneis, qui arrête les navires lorsque le vent Eurus gonfle les voiles au milieu de la mer. » Opposition naturelle digne d’admiration : un petit poisson est plus fort qu’un grand navire poussé par les vents !
Si nous considérons les oiseaux et leurs nombreuses querelles, nous pourrons encore affirmer que toutes choses ont été créées pour être opposées. Les uns vivent de rapine, comme les aigles et les éperviers ; les milans attaquent dans nos demeures les oiseaux domestiques et viennent effrontément les poursuivre jusque sous les ailes de leurs mères. On dit qu’il naît dans la mer des Indes un oiseau nommé rock, d’une grandeur dont rien n’approche, et qui enlève jusqu’aux nuages, avec son bec, non-seulement un homme et dix hommes, mais encore un navire chargé de tous ses agrès et de son équipage. Les malheureux navigateurs ainsi suspendus dans les airs sont précipités par les battements de ses ailes et meurent cruellement3.
Enfin, que dirons-nous des hommes, sujets à tant de maux, soumis à tant de persécutions ? Qui saurait citer leurs guerres, leurs inimitiés, leurs jalousies, leurs emportements, leur colère, leurs variétés de costumes, leur manie de renverser et d’élever des édifices, tant de tristes choses enfin auxquelles est soumise la malheureuse humanité ? Et puisque la querelle et l’opposition sont une vieille et éternelle habitude, pourquoi m’étonnerais-je si le présent ouvrage a été un instrument de discorde entre ses lecteurs, et si chacun a voulu donner sur lui son opinion selon sa fantaisie ? Les uns le trouvaient prolixe, les autres trop court, ceux-ci agréable, ceux-là diffus ; de telle sorte qu’il appartiendrait à Dieu seul de le corriger de manière à satisfaire tant d’opinions différentes. Il a été conçu, comme toutes les choses de ce monde, sous l’empire de cette noble maxime : « La vie des hommes elle-même, si nous l’examinons bien, est une bataille depuis le premier âge jusqu’à celui où les cheveux deviennent blancs. » Les enfants combattent avec leurs jouets, les jeunes gens avec leurs livres, les jeunes hommes avec leurs plaisirs, les vieillards avec mille espèces d’infirmités. Ce livre déclare la guerre à tous les âges. Le premier le déchirera et le brisera ; le second ne le comprendra pas ; le troisième, celui de la force et des premières passions, y trouvera vingt sujets de discorde. Les uns ne s’occupent pas du fond et ne s’attachent qu’à la forme, c’est-à-dire au sujet, sans faire plus de cas des particularités qu’il renferme que d’un conte pour amuser en chemin ; les autres ne remarquent que les plaisanteries et les dictons, les louent par-dessus tout le reste et ne s’occupent d’aucune manière de ce qui peut leur être le plus profitable. D’autres enfin, qui recherchent les plaisirs sensés, s’occupent peu de la fable, la parcourent sommairement, rient de ce qui est agréable, mais retiennent les sentences et les paroles philosophiques, afin de les appliquer aux temps et aux circonstances.
Aussi quand se réuniront, pour entendre cette comédie, dix personnes différentes de caractère, comme il arrive toujours, pourra-t-on nier qu’il n’y ait ample motif de division dans une chose qui s’explique de tant de manières ? Les imprimeurs eux-mêmes ont voulu y mettre leur cachet et placer des sommaires en tête de chaque acte, pour raconter en peu de mots ce qu’il contient, chose fort inutile, bien que les anciens auteurs l’aient faite. Quelques personnes se sont disputées sur le titre, disant qu’on ne devait pas appeler cet ouvrage comédie, puisqu’il finit si tristement, mais bien tragédie. Le premier auteur, qui l’avait commencé gaiement, voulut y mettre un titre conforme en l’appelant comédie, et moi, voyant tant de discussions et d’opinions diverses, je tranchai la querelle en appelant le tout tragi-comédie. Je cherchai ensuite à savoir ce qu’attaquaient le plus les critiques et les juges, et je trouvai qu’on voulait que les scènes entre les amans fussent un peu plus prolongées. Cette exigence me tourmenta beaucoup, je m’y rendis, quoique contre ma volonté ; je condamnai de nouveau ma plume à un travail si étrange et si contraire à mes devoirs ; je dérobai quelques-uns des instants consacrés à mes études principales et même à mes plaisirs ; et cependant les détracteurs ne manqueront pas à cette nouvelle édition.
DANS CETTE TRAGI-COMÉDIE FIGURENT
LES PERSONNAGES SUIVANTS :
CALIXTE, jeune amoureux. MÉLIBÉE, fille de Plebère. PLEBÈRE, père de Mélibée. ALISA, mère de Mélibée. CÉLESTINE, entremetteuse. CRITON, homme de mauvaises mœurs. LUCRÈCE, servante de Plebère. |
CENTURION, rufian, spadassin. |
Calixte, jeune homme de noble naissance, d’un esprit distingué, d’agréable tournure, d’une éducation peu commune, d’une fortune moyenne, est pris d’amour pour Mélibée, jeune fille d’une grande beauté, d’une naissance haute et pure, possédant une grande fortune, unique héritière de son père Plebère et tendrement aimée par sa mère Alisa. Calixte poursuit Mélibée des plus vives instances, et, aidé par Célestine (femme méchante et rusée à laquelle se joignent deux serviteurs de Calixte qu’elle a séduits et rendus infidèles par l’appât du plaisir et du profit), il parvient à vaincre la chaste résistance de la jeune fille. Les amants et ceux qui les aident ont une fin malheureuse et amère. Le commencement de cette triste histoire est l’œuvre du hasard, qui méchamment met Calixte en présence de celle qu’il aime.
ACTE PREMIER
Calixte. Ici, Mélibée, je reconnais la grandeur de Dieu.
Mélibée. Pourquoi cela ?
Calixte. Parce qu’il a permis à la nature de vous douer d’une beauté aussi parfaite, parce qu’il m’a fait la grâce de vous voir dans un lieu aussi favorable, et parce que je puis enfin vous dépeindre la douleur secrète que j’endure. Le bienfait que je reçois est bien plus grand, sans contredit, que ne le méritaient les prières, les sollicitations que je ne cessais d’adresser à la divinité pour l’obtenir. Qui a jamais vu un homme heureux comme je le suis en ce moment ? Sans aucun doute les glorieux saints, qui jouissent de la vue de Dieu, n’éprouvent pas plus de bonheur que je n’en ressens maintenant en votre présence. Mais, hélas ! quelle différence ! Ils jouissent sans crainte de déchoir d’une telle félicité, et moi, malheureux, je n’ose penser au cruel tourment auquel va me livrer votre absence.
Mélibée. Est-ce donc pour vous, Calixte, chose si précieuse ?
Calixte. À un tel point que si Dieu m’offrait le plus grand bien de la terre, je l’estimerais moins qu’un si grand bonheur4.
Mélibée. Je vous réserve une récompense plus conforme à votre mérite si vous persistez.
Calixte. Oh ! bienheureuses soient mes oreilles, indignes d’écouter si douce parole.
Mélibée. Puissent-elles être maudites pour ce qu’elles ont encore à entendre ! Votre récompense sera telle que le mérite votre folle audace. Le but des paroles, des pensées des hommes tels que vous est de lutter contre la vertu des femmes comme moi. Éloignez-vous, sortez d’ici, infâme ; ma patience ne peut supporter l’idée qu’il soit né dans le cœur d’un homme la pensée de partager avec moi son amour illicite.
Calixte. Je m’éloigne, semblable à celui contre lequel la fortune adverse s’exerce avec un continuel acharnement5.
Calixte. Sempronio, Sempronio ! où es-tu, maudit ?
Sempronio. Je suis ici, seigneur, je panse vos chevaux.
Calixte. Que veux-tu dire ? Pourquoi sors-tu de cette salle ?
Sempronio. Votre faucon était descendu, je suis venu le remettre sur le perchoir.
Calixte. Le diable t’emporte ! puisses-tu périr de misère ou souffrir un tourment éternel égal à celui que j’endure et dont la mort me délivrera, j’espère. Avance, maudit, ouvre ma chambre et dispose mon lit.
Sempronio. Tout cela est fait, seigneur.
Calixte. Ferme la fenêtre et cette porte, laisse les ténèbres près de l’affligé et l’isolement près du malheureux. Mes tristes pensées ne sont pas dignes de la lumière. Bienvenue est la mort quand elle visite les affligés qui l’implorent ! Si vous veniez maintenant, Hippocrate6 et Gallien, célèbres médecins, vous chercheriez la cause du mal qui me tourmente. Ô pitié céleste7 ! inspire la fille de Plebère, qu’elle ne m’abandonne pas sans espoir de salut au sort désastreux de Pyrame et de la malheureuse Tisbé.
Sempronio. Que veut dire tout cela ?
Calixte. Va-t’en, ne me parle pas, sinon mes mains furieuses hâteraient l’instant de ta mort.
Sempronio. Je m’en vais, puisque vous voulez souffrir seul.
Calixte. Va-t’en au diable !
Sempronio. Je ne pense pas qu’il veuille, venir avec moi s’il reste près de vous… Le malheureux ! quel mal subit ! quel fâcheux événement a détruit si rapidement la joie de cet homme et a pu, chose plus grave encore, lui enlever la raison ? Vais-je le laisser seul ou resterai-je avec lui ? Si je le quitte, il va se tuer ; si je reste, il me tuera. Qu’il reste seul, peu m’importe, après tout ; mieux vaut qu’il meure, lui, puisque la vie lui est à charge, que moi, qui suis bien aise de vivre. Lors même que je n’aurais pas d’autre motif de tenir à la vie que de voir mon Élicie, cela doit suffire pour me mettre en garde contre tous dangers. Mais s’il se tue sans témoins, je serai obligé de rendre compte de lui. Je demeure ; mais à quoi bon, s’il ne veut ni consolations ni conseils ? C’est un symptôme mortel que ne vouloir pas guérir. Au reste, je vais le laisser un peu s’apaiser, se calmer. J’ai ouï dire qu’il est dangereux d’ouvrir ou de comprimer les apothèmes à peine mûrs, car ils s’en irritent davantage. Attendons un peu, laissons pleurer celui que la douleur oppresse ; les larmes et les soupirs soulagent le cœur endolori. D’ailleurs, s’il me voit, si je me place devant lui, il se mettra en colère ; le soleil est bien plus ardent quand sa chaleur est répercutée. La vue se fatigue quand elle ne rencontre rien, elle reprend sa force quand elle trouve un aliment. Je vais me tenir tranquille un instant, et s’il veut se tuer, qu’il meure. Peut-être, qui sait, en résultera-t-il pour moi quelque bien qui me permettra de changer ma triste condition. Il est bien mal cependant d’attendre son salut de la mort d’autrui. — Je crains que le diable ne veuille me tenter. Si Calixte meurt, on me voudra tuer, et il faudra que la corde suive le seau8. D’un autre côté, les sages disent que c’est un grand soulagement pour les affligés que d’avoir à qui conter leurs peines ; les maladies concentrées sont les plus dangereuses. Ainsi donc, au lieu d’hésiter et de douter, je ferai bien mieux d’entrer, de supporter sa mauvaise humeur et de chercher à le consoler ; car, bien qu’il soit possible de guérir sans médecin et sans appareil, encore vaut-il mieux se tirer d’affaire avec l’art et de bons soins.
Calixte. Sempronio !
Sempronio. Seigneur ?
Calixte. Donne-moi mon luth.
Sempronio. Le voici.
Calixte. Hélas ! quelle douleur affreuse peut, ici-bas, se comparer à la mienne ?
Sempronio. Ce luth n’est pas d’accord.
Calixte. Et comment l’accorderai-je, désaccordé que je suis ? Peut-il comprendre l’harmonie, celui qui est si peu d’accord avec lui-même, celui dont la volonté n’obéit plus à la raison, celui qui ressent dans son cœur des aiguillons, la paix, la guerre, la trêve, l’amour, la haine, l’injure, la crainte, l’inquiétude, tout à la fois ? Prends ce luth et chante-moi la chanson la plus triste que ta saches.
Sempronio.
Du sommet du rocher Tarpéien,
Néron voit à ses pieds Rome en flammes,
Enfants, vieillards poussent des cris affreux,
Mais Néron ne s’émeut de rien 9.
Calixte. Le feu qui me dévore est encore plus grand, il y a moins de pitié dans le cœur qui me persécute.
Sempronio, à part. Je ne me trompe pas, mon maître est fou.
Calixte. Que murmures-tu là, Sempronio ?
Sempronio. Je ne dis rien.
Calixte. Répète ce que tu disais, ne crains rien.
Sempronio. Je me demande comment le feu qui tourmente un vivant peut être plus grand que celui qui brûla une telle ville et une telle multitude.
Calixte. Comment ? Je vais te le dire : la flamme qui dure quatre-vingts ans est plus grande que celle qui passe en un jour ; celle qui consume une âme est plus ardente que celle qui brûla cent mille corps. Il y a autant de différence du feu dont tu parles à celui que je ressens, qu’il y en a de l’apparence à la réalité, de la nature à l’art qui la représente, de l’ombre à l’objet qui la produit. En vérité, si la flamme du purgatoire est semblable, j’aime mieux que mon âme s’en aille avec celle des brutes, que de gagner la gloire des saints en passant par de pareilles souffrances.
Sempronio, à part. Je disais vrai, de telles paroles le prouvent encore plus : ce n’était pas assez d’être fou, le voilà hérétique.
Calixte. Ne t’ai-je pas dit de parler haut ! que dis-tu ?
Sempronio. Je dis que Dieu veuille ne pas vous entendre, ce que vous venez de dire sent l’hérésie.
Calixte. Pourquoi ?
Sempronio. Parce que c’est contraire à la religion chrétienne.
Calixte. Eh ! que m’importe ?
Sempronio. N’êtes-vous pas chrétien ?
Calixte. Moi ! je suis mélibéen, j’adore Mélibée, je crois en Mélibée, j’aime Mélibée.
Sempronio. Pouvez-vous parler ainsi ! Mélibée est si grande qu’elle ne peut tenir dans le cœur de mon maître, elle lui sort par la bouche à gros bouillons. Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage, je vois de quel pied vous clochez, je vous guérirai.
Calixte. Tu me promets une chose incroyable.
Sempronio. Elle est facile : connaître le mal est le commencement de la guérison.
Calixte. Quel conseil peut régir celui qui n’a en lui ni ordre ni conseil ?
Sempronio, à part. Ha, ha, ha ! Est-ce là la flamme qui brûle Calixte ? Sont-ce là ses angoisses ? Comme si c’était contre lui seul que l’amour dirige ses traits ! Ô Dieu puissant, que tes mystères sont impénétrables ! Quelle malédiction as-tu donc imposée à l’amour, pour que l’inquiétude et l’angoisse soient ainsi nécessaires aux amants ! Tu ne lui a pas fixé de limites. Les amants se figurent que rien ne va jamais assez promptement au gré de leurs désirs ; aussi, tous courent, s’ouvrent un chemin ; semblables à de jeunes taureaux que blesse et qu’excite l’aiguillon10, ils s’élancent à travers les barrières sans que rien les retienne. Tu as commandé à l’homme d’abandonner son père et sa mère pour suivre la femme, et maintenant ils font plus, toi aussi ils t’abandonnent, ils renient ta loi comme fait Calixte. Je n’en suis pas surpris, mon Dieu, car pour la femme, les sages, les saints, les prophètes t’ont oublié.
Calixte. Sempronio !
Sempronio. Seigneur ?
Calixte. Ne me quitte pas.
Sempronio. Voici une autre chanson11.
Calixte. Que penses-tu de mon mal ?
Sempronio. Que vous aimez Mélibée.
Calixte. Et pas autre chose ?
Sempronio. C’est assez mal déjà de captiver ainsi sa volonté.
Calixte. Tu ne te connais pas en fermeté.
Sempronio. La persévérance dans le mal n’est pas de la constance, nous l’appelons dans mon pays résistance ou entêtement. Vous autres philosophes de Cupidon, nommez-la comme vous voudrez.
Calixte. Le mensonge est chose honteuse dans la bouche de celui qui professe ; ne vantes-tu pas sans cesse ton amie Élicie ?
Sempronio. Faites le bien que je vous dis et non le mal que je fais.
Calixte. Que me reproches-tu ?
Sempronio. De soumettre la dignité de l’homme à l’imperfection de la faible femme.
Calixte. Femme ! homme grossier ! c’est un dieu plutôt !
Sempronio. Le croyez-vous ainsi, ou bien vous riez-vous de moi ?
Calixte. Si je ris ? Je la crois dieu, je la reconnais pour dieu, et je ne crois pas qu’il y ait une autre puissance dans le ciel, bien qu’elle demeure parmi nous.
Sempronio. Ha, ha, ha ! (À part) Entendez-vous comme il blasphème ! Voyez-vous quel aveuglement !
Calixte. De quoi ris-tu ?
Sempronio. Je ris parce que je n’eusse pas cru qu’on pût inventer un péché pire que celui de Sodome.
Calixte. Comment ?
Sempronio. Parce que les habitants de Sodome ont commis une abominable faute avec des anges inconnus ; mais vous, vous aspirez à un être que vous croyez dieu.
Calixte. Maudit sois-tu pour m’avoir fait rire, ce que je ne pensais faire de l’année !
Sempronio. Mais voulez-vous pleurer toute votre vie ?
Calixte. Oui.
Sempronio. Pourquoi ?
Calixte. Parce que j’aime une femme près de laquelle je me trouve si indigne que je n’espère pouvoir jamais l’obtenir.
Sempronio, à part. Oh ! le poltron ! l’animal ! (Haut.) Quoi donc ! Nembrod, Alexandre le Grand, n’aspirèrent pas seulement à l’empire du monde, ils se crurent dignes aussi de celui du ciel.
Calixte. Je n’ai pas bien entendu ce que tu viens de dire ; recommence, ne te hâte point.
Sempronio. Je m’étonne que vous, qui avez plus de cœur que Nembrod et Alexandre, désespériez de parvenir jusqu’à une femme, tandis que beaucoup d’entre ses semblables, qui étaient de grandes dames, se soumirent aux embrassements de vils muletiers, d’autres même à d’ignobles animaux. N’avez-vous pas lu l’histoire du Taureau de Pasiphaé et celle du Chien de Minerve12 ?
Calixte. Je n’en crois rien, ce sont des fables.
Sempronio. Ce qu’on a dit de votre aïeule et de son singe, était-ce un conte ? Le couteau de votre grand-père peut porter témoignage.
Calixte. Maudits soient l’imbécile et ses impertinences !
Sempronio. Vous ai-je fâché ? Lisez les historiens, étudiez les philosophes, les poëtes : leurs ouvrages sont remplis de ces honteux exemples et des malheureuses fins de ceux qui, comme vous, firent trop de cas des femmes. Lisez Salomon, il dit que les femmes et le vin font apostasier les hommes13. Prenez conseil de Sénèque, et vous verrez à quel point il les estime14. Écoutez Aristote, consultez saint Bernard : gentils, juifs, chrétiens et maures, tous s’accordent à ce sujet. Mais malgré ce que j’ai dit et ce que je pourrai dire d’elles, ne croyez pas qu’il faille en faire une généralité ; il y en a et il y en a eu beaucoup de saintes, de vertueuses et de nobles, dont l’éclatante couronne rachète le blâme acquis par les autres. Mais quant à ces dernières, qui suffirait à citer leurs mensonges, leurs intrigues, leur versatilité, leur impudeur, leurs pleurnicheries, leur fausseté, leur audace ? Qui saurait dire tout ce qu’elles pensent, tout ce qu’elles font sans hésiter ? Qui définirait leur dissimulation, leur bavardage, leur fourberie, leur infidélité, leur ingratitude, leur inconstance, leur effronterie, leur présomption, leur vanité, leur folie, leur bassesse, leur gourmandise, leur saleté, leur pusillanimité, leur subtilité, leurs moqueries, leur honteuse complaisance ? Voyez quelle petite cervelle se cache sous ces toques riches et élevées ! quelles pensées s’agitent sous ces fraises empesées, sous ces vêtements fastueux, sous ces robes amples et imposantes ! Qu’on rencontre de honte et d’imperfection sous ces temples brillants de couleurs ! C’est d’elles qu’on a dit : « Armes du diable, tête de péché, destruction du paradis. » N’avez-vous pas lu au livre de la Fête de saint Jean : « Voici la femme, l’antique malice, qui a chassé Adam des délices du paradis ; c’est elle qui a voué la race humaine aux flammes de l’enfer ; c’est elle que le prophète Élie a maudite, etc… »
Calixte. Dis-moi pourquoi Adam, Salomon, David, Aristote, Virgile, ceux dont tu parles enfin, se sont-ils soumis aux femmes ? Suis-je plus qu’eux ?
Sempronio. Imitez ceux qui les ont vaincues et non ceux qu’elles ont dominés. Fuyez leurs ruses ; sachez qu’elles font des choses qu’on ne peut comprendre ; elles n’ont ni mode, ni raison, ni intention ; elles refusent avec rigueur ce qu’elles meurent d’envie d’offrir ; elles insultent dans la rue ceux qu’elles attirent ensuite dans leurs taudis ; elles invitent et éconduisent ; elles appellent et repoussent ; elles parlent d’amour et expriment de la haine ; elles s’irritent pour un rien et s’apaisent en un instant ; elles veulent qu’on devine tous leurs désirs15. Oh ! quelle plaie, quel ennui, quel dégoût d’avoir affaire à elles plus longtemps que les courts instants pendant lesquels elles sont bonnes au plaisir !
Calixte. Écoute, plus tu m’en dis, plus tu me démontres d’inconvéniens, et plus je sens que je l’aime ; je ne sais ce que c’est.
Sempronio. Ce que je dis est trop sage pour des enfants qui ne savent pas se soumettre à la raison et qui ne veulent pas se laisser diriger. C’est chose misérable que de voir un homme qui n’a jamais été disciple se donner des airs de maître.
Calixte. Mais toi qui sais tout cela, qui te l’a appris ?
Sempronio. Qui ? Elles. Dès qu’elles se découvrent, elles perdent toute honte : elles apprennent tout cela aux hommes et plus encore. Gardez avec elles la mesure de votre honneur ; pensez que vous êtes plus encore que ce que vous estimez ; c’est sans contredit une pire extrémité de tomber de la place qu’on occupe que de se placer plus haut qu’on ne doit.
Calixte. Mais moi, que suis-je pour cela ?
Sempronio. Ce que vous êtes ? Homme d’abord et homme d’esprit ; bien plus, la nature vous a doué de ses meilleurs biens : la beauté, la grâce, une noble taille, la force, la légèreté. Outre tout cela, la fortune a partagé avec vous de telle manière, que vos biens intérieurs vont au mieux avec ceux du dehors ; car sans les biens temporels, dont la fortune est maîtresse, il n’est permis à personne d’être heureux en cette vie. J’ajouterai, ce que personne n’ignore, que vous êtes aimé de tous.
Calixte. Mais non de Mélibée, et elle l’emporte, sans qu’aucune comparaison soit possible, sur tout ce que tu vantes en moi. Vois la noblesse et l’ancienneté de sa famille, son immense patrimoine, son excellent esprit, ses vertus éclatantes, sa grâce ineffable, sa beauté souveraine, de laquelle je te prie de me laisser parler un instant pour que j’aie du moins quelque consolation. Je ne te décrirai que ce que nous pouvons voir, car si je pouvais citer ce qui est caché à nos yeux, il ne nous serait plus nécessaire de discuter d’une manière aussi misérable16.
Sempronio, à part. Que de mensonges, que de folies va dire mon pauvre maître !
Calixte. Que dis-tu ?
Sempronio. Je dis que j’aurai grand plaisir à vous entendre. (À part.) Dieu te tienne compte de l’agrément que va me donner ce sermon !
Calixte. Quoi ?
Sempronio. Dieu m’est témoin de tout le bonheur que j’éprouve à vous écouter.
Calixte. Eh bien ! pour qu’il dure plus longtemps, je te vais faire ce portrait fort en détail.
Sempronio, à part. Me voilà bien, c’est tout le contraire que je cherchais. Cette ennuyeuse corvée va-t-elle durer longtemps ?
Calixte. Je commence par les cheveux. As-tu vu ces tresses d’or fin qu’on file en Arabie ? Ils sont plus beaux et ne brillent pas moins. Ils tombent jusque sous ses talons. Quand elle les déroule, quand elle les réunit avec un léger cordon, quand elle les arrange sur sa tête, il n’en faut pas davantage pour changer les hommes en pierres.
Sempronio, à part. Plutôt en ânes.
Calixte.. Que dis-tu ?
Sempronio. Je dis que de tels crins ne sont pas faits pour des ânes.
Calixte. La brute ! quelle comparaison !
Sempronio, à part. Êtes-vous sage vous-même ?
Calixte. Ses yeux verts bien fendus, ses longs cils, ses sourcils fins et arqués, son nez moyen, sa bouche petite, ses dents serrées et blanches, ses lèvres colorées et rondelettes, l’ovale parfait de son visage, sa gorge relevée, la rondeur et la forme de ses jolis petits seins17… qui pourrait te peindre tout cela ? L’homme se perd en regardant ces charmes ! Vois sa peau lisse et lustrée, dont la blancheur ternit la blancheur de la neige, ce teint si gracieusement nuancé qu’elle semble l’avoir choisi elle-même.
Sempronio, à part. Le niais n’en démordra pas.
Calixte. Ses mains moyennement petites, douces et potelées, ses doigts effilés, ses ongles allongés et colorés qui ressemblent à des rubis entourés de perles Et cette taille que je ne puis voir ; si j’en juge par l’apparence, elle est mieux encore que celle qui reçut la pomme de Pâris, l’arbitre des trois déesses.
Sempronio. Avez-vous tout dit ?
Calixte. Aussi brièvement que j’ai pu.
Sempronio. En supposant que tout cela soit la vérité, vous êtes homme et vous êtes plus digne encore.
Calixte. En quoi ?
Sempronio. En ce que la femme est imparfaite, et c’est pour ce défaut qu’elle vous désire, vous et tout autre moindre que vous. N’avez-vous pas lu le philosophe qui dit : « De même que la matière convoite la forme, de même la femme convoite l’homme. »
Calixte. Hélas ! quand verrai-je cela entre moi et Mélibée ?
Sempronio. Bientôt peut-être, et lors même que vous la haïriez autant que vous l’aimez, vous pourrez l’obtenir. Considérez-la avec d’autres yeux, libres du prestige qui vous fascine maintenant.
Calixte. Avec quels yeux18 ?
Sempronio. Avec des yeux clairvoyants.
Calixte. Et maintenant comment donc la considéré-je ?
Sempronio. Avec des yeux grossissants19, à l’aide desquels le peu semble beaucoup et le petit paraît grand. De peur que vous ne vous désespériez, je veux entreprendre d’accomplir votre désir.
Calixte. Oh ! Dieu te donne ce que tu souhaites ! Que je suis heureux de t’entendre, bien que je n’espère rien de ce que tu veux faire !
Sempronio. Je réussirai avant peu.
Calixte. Dieu t’exauce ! Le pourpoint de brocart que je portais hier, Sempronio, je te le donne.
Sempronio. Dieu vous récompense pour ce don et pour tous ceux que vous me ferez. (À part.) J’ai les meilleurs bénéfices de la plaisanterie ; s’il me stimule avec de tels aiguillons, je la lui amènerai jusque dans son lit. Bon courage ! ce sera là le résultat des cadeaux de mon maître ; sans récompense, rien n’arrive à bonne fin.
Calixte. Ne néglige rien.
Sempronio. Et faites de même, jamais maître négligent ne rendit valet diligent.
Calixte. Comment penses-tu parvenir à me rendre service ?
Sempronio. Je vais vous le dire. Il y a longtemps que je connais dans le voisinage une vieille barbue qui se fait appeler Célestine : c’est une rusée sorcière, habile à toute espèce de méchanceté. Je crois qu’on peut élever à cinq mille le nombre de virginités qui ont été faites et défaites par son autorité dans cette ville. Si elle le voulait, elle exciterait à la luxure et pousserait l’une vers l’autre les pierres les plus dures.
Calixte. Pourrai-je lui parler ?
Sempronio. Je vous l’amènerai ici. Préparez-vous à sa visite ; soyez avec elle gracieux et généreux surtout, et, pendant que je vais la chercher, disposez-vous à lui dire votre peine aussi clairement qu’elle vous en indiquera le remède.
Calixte. Ne tarde pas.
Sempronio. Je pars, Dieu vous garde !
Calixte. Qu’il t’accompagne !
Calixte, seul. Ô Dieu tout-puissant et éternel ! toi qui guides les hommes égarés, toi qui envoyas une étoile pour amener à Bethléem les rois de l’Orient et les reconduire dans leur patrie ! je te conjure humblement de guider mon Sempronio de telle manière qu’il puisse changer en joie ma peine et ma tristesse, et me conduire, moi indigne, au but que je désire tant !
Célestine. Bonne nouvelle20, Élicie, bonne nouvelle ! voici Sempronio.
Élicie. Chut, chut, silence !
Célestine. Pourquoi ?
Élicie. Criton est ici.
Célestine. Cache-le dans la chambre aux balais, vite. Dis-lui que c’est ton cousin, un de mes habitués qui vient.
Élicie. Criton, cache-toi ici. Voici mon cousin, je suis perdue.
Criton. Volontiers, ne t’inquiète pas.
Sempronio. Bonne mère ! que je désirais te voir ! Grâces à Dieu, qui me conduit vers toi.
Célestine. Mon fils, mon roi, tu m’as effrayée, je ne puis parler. Viens, embrasse-moi de nouveau. Comment as-tu pu passer trois jours sans nous voir ? Élicie, Élicie, le voilà.
Élicie. Qui, mère ?
Célestine. Sempronio.
Élicie. Ah ! mon Dieu ! le cœur me bat ! Où est-il ?
Célestine. Il est ici, je l’embrasse sans toi.
Élicie. Ah ! maudit traître ! la fièvre te tue, puisses-tu mourir entre les mains de tes ennemis puisses-tu te trouver au pouvoir de la justice pour des crimes dignes de mort ! Ah !
Sempronio. Ha, ha, ha ! Qu’est-ce, mon Élicie ? De quoi te tourmentes-tu ?
Élicie. Il y a trois jours que tu n’es venu me voir. Que jamais Dieu ne te regarde, que jamais Dieu ne te console et ne te visite ! Malheur à la femme qui met en toi son espérance et tout son bien !
Sempronio. Tais-toi, ma reine, crois-tu que la distance qui nous sépare soit assez grande pour éteindre mon violent amour et le feu qui brûle dans mon cœur ? Où je vais, tu viens avec moi, tu es avec moi ; ne t’afflige pas, ne cherche pas à souffrir plus que je ne souffre. Mais, dis-moi, quels sont ces pas que j’entends là-haut ?
Élicie. Qui marche là-haut ? Un mien amoureux.
Sempronio. Oui, je le crois.
Élicie. En vérité, monte, tu verras.
Sempronio. J’y vais.
Célestine. Veux-tu bien rester ! laisse là cette folle, que ton absence a étourdie et qui perd la tête. Elle va te dire mille sottises. Viens près de moi, nous causerons. Ne laissons pas ainsi passer le temps inutilement.
Sempronio. Mais qui est en haut ?
Célestine. Tu veux le savoir ?
Sempronio. Oui.
Célestine. Une jeune fille qu’un moine m’a donnée à garder !
Sempronio. Quel moine ?
Célestine. Peu t’importe.
Sempronio. Sur ma vie, mère, quel moine ?
Célestine. Entêté ! le prêtre, le gros21.
Sempronio. La malheureuse, quelle charge l’attend !
Célestine. Nous portons chacune la nôtre. As-tu remarqué, malgré cela, beaucoup d’écorchures sur le ventre des femmes ?
Sempronio. Des écorchures, non, mais des meurtrissures, oui.
Célestine. Ah ! farceur !
Sempronio. Écoute, si je suis farceur, laisse-la moi voir.
Élicie. Ah ! don maudit ! tu veux la voir ? Les yeux te démangent, une seule ne te suffit pas. Marche et laisse-moi pour toujours.
Sempronio. Tais-toi, ma vie, ne te fâche pas ; je ne veux voir ni elle ni aucune autre femme au monde. Je veux parler à la mère. Adieu !
Élicie. Adieu ; va, indigne, reste encore trois autres années sans revenir.
Sempronio. Mère, aie confiance en moi et sois persuadée que je ne veux pas me jouer de toi. Prends ta mante et partons ; en chemin je te dirai une chose qui est telle que si je m’arrêtais ici pour te l’apprendre, c’en serait fait de ton profit et du mien.
Célestine. Partons. Élicie, Dieu te garde, ferme la porte. Adieu, maison22.
Sempronio. Ô ma mère ! laissons là toute autre question ; écoute-moi attentivement et réfléchis à ce que je vais te dire ; ne laisse pas aller ton imagination à droite et à gauche, car celui qui pense à plusieurs choses à la fois ne pense bien à aucune. Je veux que tu saches de moi chose que tu n’as jamais entendue, et chose telle que, depuis que j’ai foi en toi, je n’ai rien pu désirer de mieux pour t’en faire part.
Célestine. Que Dieu partage ses biens avec toi, mon fils, il ne le fera pas sans raison, puisque tu as pitié de cette pauvre vieille pécheresse. Mais parle, ne t’arrête pas, l’amitié qui existe entre nous deux n’a besoin ni de préambules ni de précautions pour captiver la bonne volonté. Abrège et va au fait, il est inutile d’employer beaucoup de paroles quand il ne faut qu’un mot.
Sempronio. Tu as raison. Calixte est éperdument amoureux de Mélibée, il a besoin de toi et de moi. Puisque nous lui sommes tous deux nécessaires, profitons-en tous deux ; connaître le temps et saisir l’occasion, c’est ce qui fait prospérer les hommes.
Célestine. Tu as bien dit, je suis au fait, un clin d’œil me suffit. Je me réjouis de cette nouvelle tout autant que les chirurgiens des blessures. Et de même que ceux-ci irritent toujours le mal dans le principe et ne donnent pas grand espoir de guérison, de même j’agirai avec Calixte. J’éloignerai de lui toute espérance de salut, parce que longue attente afflige le cœur ; et plus je lui ferai de peine en lui ôtant l’espoir, plus je lui ferai de plaisir en le lui rendant. Tu m’entends ?
Sempronio. Taisons-nous, nous voici à la porte, et, comme on dit, les murs ont des oreilles.
Célestine. Frappe.
Sempronio. Tac, tac, tac.
Calixte, dans l’intérieur. Parmeno !
Parmeno. Seigneur ?
Calixte. N’entends-tu pas, maudit sourd ?
Parmeno. Qu’est-ce, seigneur ?
Calixte. On frappe à la porte, cours.
Parmeno. Qui est là ?
Sempronio. Ouvre à moi et à cette vieille dame.
Parmeno. Seigneur, ce sont Sempronio et une vieille putain toute fardée.
Calixte. Silence, tais-toi, maudit, c’est ma tante, cours et va ouvrir. (À part.) J’ai toujours vu que lorsque l’homme veut fuir un danger, il tombe dans un danger plus grand. En cachant cette affaire à Parmeno, que je pouvais maintenir par attachement, par fidélité ou par crainte, j’ai encouru la colère de cette femme qui a un si grand pouvoir sur ma vie.
Parmeno. Pourquoi, seigneur, vous adressez-vous des reproches ? pourquoi vous tourmentez-vous ? Pensez-vous que le nom que j’ai donné à cette vieille ait quelque chose de choquant pour ses oreilles ? Ne le croyez pas ; elle se fait autant de gloire de l’entendre que vous lorsqu’on dit : « Calixte est un habile cavalier. » C’est ainsi qu’on la nomme, c’est sous ce titre qu’elle est connue. Si elle se trouve au milieu de cent femmes et que quelqu’un, en passant, dise : « Vieille putain, » sans aucun doute elle tourne à l’instant la tête et répond en souriant. Dans les réunions, dans les fêtes, dans les noces, dans les festins, dans les enterrements, dans toutes les assemblées on la rencontre. Si elle passe près des chiens, ils aboient son nom ; si elle se trouve près des oiseaux, ils ne chantent pas autre chose ; si les moutons l’aperçoivent, ils la nomment en bêlant ; si les bestiaux la rencontrent, ils disent en beuglant : « Vieille putain ! » les grenouilles des marais ne prononcent pas d’autre mot ; si elle va près des forgerons, leurs marteaux l’appellent ; ainsi font les charpentiers, les armuriers, les serruriers, les chaudronniers, toute espèce de métier lance son nom dans les airs. Les charpentiers la chantent, les matelassiers la cardent, les tisserands l’ourdissent. Les laboureurs dans les vergers, dans les vignes, dans les blés, passent avec elle leur travail de chaque jour ; les joueurs, quand ils perdent, chantent ses louanges. Tout ce qui a un son, partout où elle se trouve, reproduit son nom. Que voulez-vous de plus ? Si une pierre heurte contre une autre pierre, elle dit à l’instant : « Vieille putain ! »
Calixte. Comment sais-tu cela ? comment la connais-tu ?
Parmeno. Je vais vous le dire. Il y a longtemps que ma mère, pauvre femme, demeurait dans son voisinage ; à la prière de Célestine, elle me donna à elle pour la servir. La sorcière ne me connaît guère cependant, car je l’ai servie peu de temps, et l’âge m’a changé depuis.
Calixte. Et à quoi lui servais-tu ?
Parmeno. Seigneur, j’allais au marché, je lui apportais ses provisions et je l’accompagnais. J’accomplissais près d’elle les devoirs auxquels suffisaient mes petites forces. Dans ce peu de temps que je l’ai servie, j’ai garni ma mémoire de bien des choses que quelques années n’en ont pu arracher. Cette bonne vieille possède au bout de la ville, près des tanneries, sur le bord de la rivière, une maison isolée, à moitié détruite, peu meublée et encore moins abondamment pourvue. Elle y faisait une demi-douzaine de métiers : elle était lingère, parfumeuse, maîtresse passée dans l’art de fabriquer du fard et de restaurer les virginités, maquerelle et quelque peu sorcière. Le premier métier servait de couverture pour les autres ; à l’ombre de cette profession, bien des servantes entraient dans sa maison pour faire métier d’elles-mêmes23, puis pour faire des chemises, des gorgerettes et bien d’autres ouvrages. Pas une ne venait sans provisions : du jambon, un peu de blé, de la farine, du vin et choses semblables qu’elle dérobait à ses maîtres ; là se recelaient bien des vols de toute qualité. La vieille connaissait bon nombre d’étudiants, d’économes et de novices de couvents ; elle leur vendait le sang innocent de ces pauvres filles, qui l’aventuraient hardiment, confiantes en la restitution qu’elle leur promettait. Elle alla plus loin : à l’aide de ses élèves, elle communiquait avec les filles les mieux surveillées, et venait toujours à bout de ses projets. J’ai vu entrer bon nombre de ces dernières en temps de prières, à l’aide des stations, des processions de nuit, des messes de Noël, des messes de l’aube et de mille prétextes de dévotion ; derrière elles venaient des hommes déchaussés, à l’air contrit, à demi vêtus, semblables à des pénitents, et qui se rendaient chez la vieille pour pleurer leurs péchés. Pensez quel trafic c’était ! Elle faisait profession de soigner les petits enfants, elle prenait du lin dans une maison et le donnait à filer dans l’autre, tout cela pour avoir moyen d’entrer partout. Partout on la connaissait : « Mère par ci, mère par là, voilà la vieille, voici la matrone. » Malgré tant d’affaires, elle ne négligeait ni messe ni vêpres ; elle ne manquait aucun couvent de moines ou de religieuses : c’est là qu’elle disait ses dévotions et ses intrigues. Dans sa maison, elle faisait des parfums, falsifiait des essences, du benjoin, de l’ambre, du musc, des poudres, des odeurs. Elle avait une chambre pleine d’alambics, de fioles, de petits barils de terre, de verre, de cuivre et d’étain, faits de mille façons ; elle fabriquait du sublimé, des fards, des fausses broderies, des petites bougies, de la laine, des pommades, de l’eau lustrale, des eaux pour le teint, du blanc et autres drogues pour le visage, avec de la lie de vin, avec de l’asphodèle, avec de l’écorce de baguenaudier, de la serpentaire, du fiel, du verjus. Elle distillait des sirops et des choses sucrées. Elle adoucissait la peau avec du jus de limon, du turbith, de la moelle de chevreuil et de héron et autres matières. Elle fabriquait des eaux de senteurs, de roses, d’oranges, de citrons, de jasmins, de chèvrefeuille, d’œillets sauvages musqués, pulvérisés avec du vin. Elle faisait une lessive pour teindre les cheveux en blond avec des sarments, du chêne vert, du seigle, des marrubes, du salpêtre, de l’alun et diverses autres choses. Il serait fastidieux de dire les graisses, les beurres, les suifs qu’elle possédait. Elle en avait de vache, d’ourse, de jument, de chamelle, de couleuvre, de lapin, de baleine, de héron, de butor, de daim, de chat sauvage, de blaireau, de hérisson, de loutre ; des essences pour bains, en quantité. Rien n’est merveilleux comme le nombre d’herbes et de racines qui étaient suspendues au toit de sa maison. De la camomille, du romarin, de la guimauve, de la capillaire, du mélilot, de la fleur de sureau et de moutarde, du nard, du laurier blanc, de la fleur sauvage, du figuier, du bec d’or, de la feuille noire. Elle composait pour le visage un nombre incroyable d’huiles, d’alibousier, de jasmin, de limon, de pépins, de violettes, de benjoin, de pistachier, de pignons, de jujubier, de lupin, de pois chiches, d’herbe aux oiseaux. Elle conservait précieusement dans une armoire un petit pot de baume pour cette balafre qu’elle a au travers du nez. Quant aux virginités endommagées, elle refaisait les unes avec de petites vessies, elle réparait les autres avec un point de couture. Elle a sur une tablette, dans une petite armoire peinte, quelques aiguilles très-fines de pelletier et des fils de soie cirée, des racines de fustet, d’ognon sauvage et de poireau ; avec cela elle faisait des merveilles. Quand l’ambassadeur français vint ici, elle lui vendit trois fois pour vierge une servante qu’elle avait.
Calixte. Elle eût pu le faire pour cent autres.
Parmeno. Ah ! Dieu puissant ! elle restaurait par charité un grand nombre d’orphelines et de pauvres égarées qui s’adressaient à elle. Dans une pièce éloignée, elle avait mille remèdes pour les amours malheureux et des philtres pour se faire aimer. Elle avait des morceaux de cœur de cerf, de langue de vipère, des têtes de cailles, des cervelles d’ânes, des excréments de cheval et de petit enfant, des fèves mauresques, des aiguilles aimantées, des cordes de pendus, de la fleur de lierre, des pointes de hérisson, des pieds de blaireau, des graines de fougère, la pierre du nid de l’aigle et mille autres choses. Bien des hommes et des femmes venaient la consulter : aux uns elle demandait le pain dans lequel ils mordaient, aux autres un morceau de leur robe, à d’autres des mèches de leurs cheveux ; à ceux-ci elle peignait des caractères avec du safran dans la paume de la main, à ceux-là des signes avec du vermillon ; à quelques-uns elle donnait des cœurs de cire pleins d’aiguilles brisées et d’autres choses faites de glaise et de plomb et fort hideuses à voir. Elle traçait des figures, marmottait des paroles près de terre… Qui pourrait vous dire ce que faisait cette vieille sorcière ? tout était mensonge et moquerie.
Calixte. Tout cela est bien, Parmeno ; nous y reviendrons en temps opportun. Je te sais bon gré de ces avis et t’en remercie. Ne perdons plus de temps, car la nécessité n’aime pas les retards. Cette vieille vient ici à ma demande ; elle attend plus qu’elle ne devrait le faire ; il ne faut pas qu’elle s’impatiente. Je crains, et la crainte éveille la mémoire et force à chercher des ressources. Allons, hâtons-nous, avisons. Mais, je t’en conjure, Parmeno, que la jalousie qui règne entre toi et Sempronio, qui me sert à cette occasion, ne mette pas obstacle au remède de ma vie ; si pour lui j’ai trouvé un pourpoint, la casaque ne te manquera point. Ne pense pas que je fasse moins de cas de tes conseils et de tes avis, que de ses démarches et de ses peines. Je sais que les droits de l’esprit passent avant les droits du corps. Les animaux travaillent plus de corps que les hommes ; c’est pour cela qu’on les soigne, qu’on les panse ; mais on ne les prend pas en amitié. C’est là la différence que je veux établir entre Sempronio et toi, je te le dis sous le sceau du secret. À part mes droits de maître, c’est toi que je choisirai pour ami.
Parmeno. J’ai le droit de me plaindre, seigneur, si j’en juge par vos promesses et vos protestations, de ce que vous semblez mettre en doute mon zèle et ma fidélité. Quand m’avez-vous vu, seigneur, agir avec envie ou négliger vos intérêts pour quelque profit personnel ?
Calixte. Ne te fâche pas, car de tous mes serviteurs tu es celui dont la conduite et la tenue me sont les plus agréables. Mais dans cette occasion importante de laquelle dépendent mon bonheur et ma vie, il faut agir de prévoyance, et j’avise aux événements. Je sais qu’une bonne conduite comme la tienne vaut mieux qu’un bon naturel, mais je sais aussi que le bon naturel est le principe de la ruse. N’en parlons pas davantage et courons à mon salut.
Célestine, à la porte. J’entends marcher, on descend. Sempronio, fais semblant de ne pas les entendre, écoute et laisse-moi dire ce qui convient à nos intérêts à tous deux.
Sempronio. Parle.
Célestine. Ne me tourmente pas et ne m’importune pas : surcharger le malheureux, c’est aiguillonner l’animal fatigué. Tu comprends tellement la peine de ton maître Calixte, qu’il semble que toi et lui ne fassiez qu’un et que vous supportiez tous deux les mêmes tourments. Sois persuadé que je ne suis pas venue ici pour laisser cette affaire sans solution ; Calixte parviendra à son but, ou bien je périrai à la tâche.
Calixte, dans l’intérieur. Parmeno, arrête-toi, écoute, ils parlent tous deux, voyons de quoi il est question. Ô l’excellente femme ! ô biens de ce monde indignes d’être possédés par un si noble cœur ! ô fidèle et sincère Sempronio ! Vois-tu, mon cher Parmeno ? Entends-tu ? Ai-je raison ? Que penses-tu, dépositaire de mes secrets24, mon conseil et mon âme ?
Parmeno. Je dois protester de mon innocence au moindre soupçon et vous conserver jusqu’au bout ma fidélité ; je parlerai, puisque vous m’y autorisez. Écoutez-moi, que la prévention ne vous rende pas sourd, que l’espérance d’un bonheur à venir ne vous aveugle pas. Soyez calme et ne vous hasardez pas, car bien des gens s’efforcent de toucher au but qui se perdent dans le blanc. Quoique jeune ; j’ai vu bon nombre de choses ; la mémoire et la réflexion forment l’expérience. En vous voyant ou en vous entendant descendre, Sempronio et la vieille ont dit à dessein ce que vous venez d’entendre ; et c’est sur ces fausses paroles que vous fondez tout votre succès.
Sempronio, à la porte. Célestine, ce que dit Parmeno ne sonne pas bien.
Célestine. Tais-toi, par ma patronne, où est venu l’âne viendra aussi le bât. Laisse-moi là Parmeno, je le gagnerai à notre cause ; de ce que nous aurons nous lui donnerons sa part ; les biens ne sont des biens que s’ils sont partagés. Gagnons tous, partageons tous, jouissons tous ; je te l’amènerai doux et humble à manger dans la main ; nous serons deux à deux ou, comme on dit, trois contre un.
Calixte, dans l’intérieur. Sempronio !
Sempronio. Seigneur ?
Calixte. Que fais-tu, clef de ma vie ? Ouvre. — Ô Parmeno, je la vois, je suis sauvé, je renais. Vois, quelle révérende personne, quelle tenue ! Qu’il est facile, en mainte occasion, de juger par la physionomie des qualités intérieures ! Ô vertueuse vieillesse ! Ô vertu sur le retour ! ô glorieuse espérance d’un heureux succès ! ô succès de ma douce espérance ! ô salut de ma passion, terme de mon tourment, régénération inespérée, vivification de ma vie, résurrection de ma mort ! Je brûle d’être près de toi, je suis impatient de baiser ces mains pleines de salut. L’indignité de ma personne m’en empêche. D’ici j’adore la terre que tu foules et je la baise en ton honneur.
Célestine, à part. Sempronio, ce n’est pas de cela que je vis. Ton imbécile de maître pense-t-il me nourrir des os que j’ai rongés ? J’attends autre chose de lui, nous le verrons à l’œuvre. Dis-lui de fermer la bouche et de commencer à ouvrir la bourse ; je doute des œuvres et encore plus des paroles. Attends que je te gratte, ânesse paresseuse25 ? Tu aurais mieux fait te lever matin.
Parmeno, à part. Malheur aux oreilles qui entendent de pareilles choses ! Il est perdu celui qui hante les gens perdus. Ô malheureux Calixte, homme aveugle et démoralisé ! Le voilà, la face contre terre, adorant la plus vieille carogne que la terre ait portée et qui ait jamais frotté ses épaules dans les bordels. Il est perdu, il est vaincu, il est terrassé, incapable de la moindre réflexion, du moindre effort.
Calixte. Que disait la vieille ? Il me semble qu’elle pensait que je voulais la payer en paroles.
Sempronio. C’est ce que j’ai compris.
Calixte. Viens avec moi, apporte les clefs, je suis certain de ma guérison.
Sempronio. Vous faites bien, hâtons-nous, il ne faut pas laisser croître la mauvaise herbe parmi le bon grain ni le soupçon dans le cœur de nos amis ; il faut les en chasser avec le sarcloir des bonnes œuvres.
Calixte. Tu raisonnes sagement, marchons et ne tardons pas. (Ils sortent.)
Célestine. Je suis ravie, Parmeno, que nous puissions trouver un moment pour que tu connaisses l’amour que je te porte et la part qui te revient dans mon indigne affection. Je dis indigne, en raison de ce que je t’ai entendu dire tout à l’heure et dont je fais peu de cas. La vertu nous apprend à supporter les tentations et à ne pas rendre mal pour mal, surtout quand nous sommes molestés par des enfants, peu savants en matières de ce monde, qui, avec une fidélité irréfléchie, perdent leurs maîtres et eux-mêmes, comme tu le fais pour Calixte et pour toi. Je t’ai fort bien entendu ; ne crois pas que ma vieillesse ait perdu l’ouïe ainsi que les autres sens ; non-seulement je comprends ce que je vois, ce que j’entends, ce que je connais, mais encore je devine et j’analyse avec les yeux de l’esprit. Tu dois savoir, Parmeno, que Calixte est victime d’un amour malheureux ; ne crois pas pour cela qu’il soit sans force ; l’amour sait venir à bout de tout26. Apprends, si tu l’ignores, qu’il y a deux maximes d’une vérité incontestable : la première, que l’homme est obligé d’aimer la femme, que la femme doit aimer l’homme ; la seconde, que celui qui aime véritablement doit être poussé par le désir des souveraines jouissances créées par le père de toutes choses ; il faut que l’espèce se perpétue, sans cette loi elle s’anéantirait. Il n’en est pas ainsi seulement des hommes, mais des poissons, des bêtes, des oiseaux, des reptiles. Dans le règne végétal, quelques plantes obéissent à la règle commune, si elles ont crû à peu de distance l’une de l’autre et sans interposition de choses étrangères ; de là les horticulteurs et les agriculteurs ont dit qu’il y avait des plantes mâles et des plantes femelles. Que peux-tu répondre à cela, Parmeno ? Enfant, petit fou, petit ange, petite perle, louveteau ! Approche, innocent, tu ne sais rien de ce monde ni de ses jouissances. Mais la male rage me tue, si je te tiens près de moi, toute vieille que je suis… Tu as la voix rauque, ta barbe perce à peine ; tu dois avoir la pointe de la bedaine un peu inquiète27.
Parmeno. Comme la queue du scorpion.
Célestine. Plus encore, je pense, car l’une pique sans enfler, la tienne fait enfler pour neuf mois.
Parmeno. Hi, hi, hi !
Célestine. Ris, petit truand.
Parmeno. Tais-toi, mère, ne me fais pas de reproches, ne me prends pas pour un ignorant, bien que je sois jeune. J’aime Calixte, parce que je lui dois fidélité, parce que je lui appartiens, parce que je suis à ses gages, parce qu’il me traite bien et me considère ; c’est là la meilleure chaîne qui puisse attacher le serviteur à son maître ; le contraire les éloigne l’un de l’autre. Je vois qu’il est perdu, car je ne connais pas de position plus triste que de désirer une chose dont on n’espère pas le succès, et surtout de vouloir remédier à un mal aussi instant et aussi intraitable avec les vains conseils et les sottes raisons d’une brute comme Sempronio. C’est faire la chasse aux fourmis à coups de pelle et de pioche. Je ne puis supporter cela, je le dis et je m’en afflige.
Célestine. Tu ne vois pas, Parmeno, que c’est le comble de la simplicité et de l’enfantillage que de s’affliger pour une chose à laquelle les larmes ne peuvent apporter aucun remède.
Parmeno. Et c’est cela qui me désole, car si en pleurant je pouvais soulager mon maître, cette espérance me donnerait un plaisir tel que la joie m’empêcherait de pleurer ; or, je perds l’espérance, je perds la joie, et je pleure.
Célestine. Les larmes sont sans pouvoir pour ce qu’elles veulent empêcher : tu ne parviendras pas à le guérir. Cela n’est-il pas arrivé à d’autres, Parmeno ?
Parmeno. Si fait, mais je ne voudrais pas voir mon maître souffrant.
Célestine. Il ne l’est pas ; mais lors même qu’il le serait, il pourrait guérir.
Parmeno. Je fais peu de cas de ce que tu dis, car dans le bien, mieux vaut le fait que l’intention ; dans le mal, mieux vaut l’intention que le fait. Ainsi il vaut mieux se bien porter que le pouvoir, il vaut mieux pouvoir être malade qu’être malade en effet. Or donc, il vaut mieux avoir la possibilité dans le mal que le mal lui-même.
Célestine. Oh, maudit ! qu’on ne te comprend guère ! Tu ne connais pas son mal ? Qu’as-tu dit jusqu’à présent ? De quoi te plains-tu ? Te moques-tu de moi ou mens-tu à plaisir ? Crois-en ce que tu voudras, ton maître est malade en effet, la possibilité de le guérir est entre les mains de cette pauvre vieille.
Parmeno. Ou plutôt de cette pauvre vieille gueuse.
Célestine. Puisses-tu vivre avec autant de gueuserie qu’elle28, rusé coquin ! D’où te vient pareille audace ?
Parmeno. De ce que je te connais.
Célestine. Qui es-tu donc ?
Parmeno. Qui je suis ? Parmeno, le fils d’Albert, ton compère ; j’ai vécu quelque temps chez toi ; ma mère me mit sous ta garde lorsque tu demeurais au bord de la rivière, près des tanneries.
Célestine. Jésus, Jésus, Jésus ! tu es Parmeno, le fils de la Claudine ?
Parmeno. En vérité.
Célestine. Le feu du ciel te brûle ! ta mère était une aussi vieille gueuse que moi. Pourquoi m’attaques-tu ainsi, Parmeno, mon fils ? Est-ce bien lui ? C’est lui, par tous les saints ! Approche-toi, viens ici. Je t’ai donné dans ce monde bien des soufflets, bien des coups de poing et tout autant de baisers. Te souviens-tu quand tu dormais à mes pieds, petit fou ?
Parmeno. Ah ! je m’en souviens bien, et quelquefois, bien que je fusse tout petit, tu m’attirais à ton chevet, tu me pressais contre toi, et je me sauvais parce que tu sentais la vieille.
Célestine. La fièvre te brûle ! n’as-tu pas honte de parler ainsi ! Laisse là ces folies et ces passe-temps ; écoute, mon fils, et sois attentif, car bien que j’aie été appelée dans un but, je suis venue pour un autre ; j’ai conçu de nouvelles idées en te voyant, et je ne suis ici maintenant que pour toi. Tu sais, mon cher fils, comment ta mère (que Dieu garde !) te confia à moi du vivant de ton père. Au moment de sa mort, déjà tu m’avais quittée, elle n’avait d’autre inquiétude que toi et ton avenir ; ton absence lui rendît cruelles les dernières années de sa vieillesse ; au moment de sa mort, dis-je, elle m’envoya chercher, et, en secret, me chargea de toi ; puis, sans autre témoin que celui qui peut témoigner de toutes actions et de toutes pensées, qui connaît les secrets de nos cœurs et de nos entrailles, et qui se plaça entre elle et moi, elle me dit de te chercher, de t’amener chez moi et de te donner asile. Lorsque tu aurais atteint un âge raisonnable, je devais, pour qu’en vivant tu pusses tenir une position, te découvrir un lieu où elle avait caché une quantité d’or et d’argent qui vaut bien mieux que tous les revenus de ton maître Calixte. Je le lui promis, et ma promesse la laissa plus tranquille ; il est mieux de tenir parole aux morts qu’aux vivants, car les premiers ne peuvent plus agir par eux-mêmes. J’ai perdu beaucoup de temps et beaucoup dépensé à ta recherche jusqu’à ce jour, où il a plu à celui qui a soin de tout, qui accueille toutes les prières et exauce les pieuses demandes, de me faire te rencontrer ici, où je sais depuis trois jours seulement que tu demeures. J’ai été bien vivement affligée, car tu as voyagé et couru de tant de côtés, que tu n’as pu faire aucun profit ni aucun ami. Sénèque l’a dit : « Les voyageurs ont beaucoup d’auberges et peu d’amis, » parce que ce n’est pas en quelques jours que se forment les intimités. Celui qui traite plusieurs affaires à la fois ne s’occupe bien d’aucune ; la nourriture ne peut profiter à celui qui mange en courant ; rien n’est plus nuisible à la santé que la diversité des mets ; jamais une blessure ne se cicatrise si on y applique sans cesse des traitements différents ; l’arbre qu’on transplante trop souvent ne peut prendre racine ; il n’y a pas une chose, quelque profitable qu’elle puisse être, qui soit avantageuse au premier moment29. Enfin, mon fils, renonce aux folies de la jeunesse, suis les principes de tes pères, reviens à la raison, fixe-toi quelque part. Où seras-tu mieux qu’avec ma volonté, ma pensée, mes conseils, à moi qui t’ai reçu de tes parents ? Et je te parle comme si j’étais ta véritable mère, sous peine de la malédiction qu’elle a prononcée contre toi si tu me désobéis. Reste maintenant près de ce maître que tu as choisi, jusqu’à ce que je te conseille autre chose ; mais ne va pas le servir avec cette inconséquente fidélité, ne va pas combattre en lui la mobilité, qui est le caractère essentiel des seigneurs de ce temps. Fais-toi des amis, c’est chose durable ; sois-leur constant, ne vis pas en fleur30 ; laisse là les vaines promesses des seigneurs, qui sucent la substance de leurs serviteurs comme la sangsue suce le sang, qui ensuite les maltraitent, les injurient, oublient leurs services et leur refusent toute récompense. Malheur à qui vieillit dans un palais ! c’est ce qu’on écrit de la piscine Probatique : pour cent malades qui y entraient, il en guérissait un31. Les seigneurs de ce temps s’aiment plus eux-mêmes que leurs serviteurs, et ils n’ont pas tort ; ceux qui leur appartiennent doivent agir de même avec eux. La bonne conduite, les actions nobles et généreuses sont choses perdues, chacun d’eux en profite et préfère mesquinement son intérêt à celui des autres. Or les autres, qui ne sont pas en majorité, ne doivent pas faire autre chose que suivre la même loi. Je te dis tout cela, mon fils Parmeno, parce que ton maître (comme on l’appelle) me semble un attrape-nigauds, il veut se servir de tous sans salaire. Penses-y bien, crois-moi, fais-toi des amis dans sa maison, c’est le bien le plus précieux de ce monde ; mais ne compte pas sur son amitié, la différence des états et des conditions le permet rarement. L’occasion se présente, comme tu sais, pour que nous profitions tous ; pense à toi pour le moment ; ce dont je t’ai parlé, je te le garde pour un autre temps, il est d’un grand avantage pour toi d’être l’ami de Sempronio.
Parmeno. Célestine, je suis tout tremblant de t’entendre, je ne sais que faire, je suis indécis. D’un côté je te vois, toi, qui es ma mère ; de l’autre Calixte, qui est mon maître. Je désire la richesse, mais celui qui s’élève honteusement retombe plus vite qu’il n’était monté. Je ne voudrais pas de biens mal acquis.
Célestine. Et je veux, moi, soit à tort, soit à bon droit, maison pleine jusqu’au toit.
Parmeno. Je ne vivrais pas content avec de tels biens ; une honnête pauvreté est une noble chose ; je te dirai même que n’est pas pauvre qui a peu, mais qui désire beaucoup ; sur ce point, quoi que tu dises, je ne te crois pas. Je voudrais passer la vie sans envie, le désert et la solitude sans crainte, le sommeil sans sursaut, supporter les injures sans colère, la force sans rébellion, et résister à l’oppression.
Célestine. Ô fils, on a bien raison de dire que la prudence ne peut exister que chez les vieillards. Tu es bien enfant.
Parmeno. Une douce pauvreté est le bien le plus précieux.
Célestine. Mais dis plutôt comme Maro, la fortune favorise l’audace. Enfin, quel est l’homme riche dans la république qui veuille vivre sans amis ? Dieu soit loué, tu possèdes quelque bien ; ne sais-tu pas que tu as besoin d’amis pour le conserver ? Ne pense pas que ton intimité avec ce seigneur te fasse grand profit ; plus la fortune est grande, moins elle est solide ; dans toutes les infortunes, le remède le plus sûr, ce sont les amis. Où trouveras-tu plus facilement cet avantage, que là où se réunissent les trois genres d’amitié ? Je veux dire ceux qui procurent le bien, le profit et le plaisir. Pour le bien, considère la volonté de Sempronio unie à la tienne, et la grande similitude de caractère qui existe entre vous deux. Pour le profit, il est entre vos mains si vous êtes d’accord. Il en est de même pour le plaisir : vous êtes d’âge à goûter toute espèce de jouissances, c’est pour cela que les jeunes gens se réunissent plus volontiers que les vieillards ; pour jouer, pour s’habiller, pour rire, pour manger et boire, pour traiter les affaires d’amour, ils font tout de compagnie. Oh ! si tu voulais, Parmeno, quelle heureuse vie nous mènerions ! Sempronio aime Élicie, la cousine d’Areusa.
Parmeno. D’Areusa !
Célestine. D’Areusa.
Parmeno. D’Areusa, la fille d’Élisée ?
Célestine. D’Areusa, la fille d’Élisée.
Parmeno. Est-il possible
Célestine. En vérité.
Parmeno. C’est une chose merveilleuse.
Célestine. Cela te semble bien ?
Parmeno. Je ne connais rien de mieux.
Célestine. Puisque ta bonne étoile le veut, il y a ici quelqu’un qui te la donnera.
Parmeno. Ma foi, mère, je ne crois plus personne.
Célestine. C’est un excès de croire tout le monde ; ne croire personne est un tort.
Parmeno. Eh bien, je te crois ; mais je ne veux pas ; laisse-moi.
Célestine. Oh ! le niais ! ne pouvoir supporter le bien, c’est l’acte d’un cœur malade. Dieu donne des fèves à qui n’a pas de mâchoires. Ô innocent ! On peut bien dire que là où se trouve le moins de bon sens se rencontre le plus de fortune ; plus il y a d’esprit, moins il y a de fortune ; c’est fort heureux.
Parmeno. Ô Célestine, j’ai entendu dire à mes parents qu’un exemple de luxure et d’avarice fait beaucoup de mal, et que l’homme doit rechercher ceux qui peuvent le rendre meilleur et fuir ceux qui sont moins bons que lui. Sempronio ne me rendra pas meilleur par ses exemples, et moi, je ne guérirai pas ses vices. Pour que je me rende à ce que tu me dis, il faudrait que je fusse seul à le savoir, afin au moins que le péché fût caché pour l’exemple. Si l’homme vaincu par le plaisir agit contre la vertu, que du moins il n’attente pas à l’honnêteté.
Célestine. Tu parles sans réflexion ; la possession d’aucune chose n’est agréable sans compagnie. Ne recherche pas l’isolement et l’amertume, car la nature fuit ce qui est triste et désire ce qui est joyeux. Le bonheur est d’être avec ses amis pour les plaisirs sensuels, et surtout pour se souvenir de ses amours et les raconter. J’ai fait ceci, elle m’a répondu cela, nous avons dit telle et telle plaisanterie, je l’ai prise de telle manière, je l’ai embrassée ainsi, elle m’a mordu, je l’ai embrassée, elle s’est placée de la sorte. Ô quelles douces paroles ! quelle grâce ! quels jeux ! quels baisers ! allons là, retournons là-bas, vive la musique, écrivons-lui des vers, chantons ses louanges, inventons mille choses galantes, joutons. Quelle devise prendrons-nous ? Elle va à la messe ; elle sortira demain ; rôdons dans sa rue ; vois cette lettre qu’elle m’a écrite ; allons-y cette nuit ; tiens-moi l’échelle, garde la porte. Comment t’en es-tu tiré ? Voilà le cornard, il l’a laissée seule, amuse-le, j’y retourne. Et pour tout cela, Parmeno, y a-t-il plaisir sans compagnie ? En vérité, en vérité, que chacun parle de ce qu’il connaît ; c’est là le vrai bonheur ; les ânes en font au moins autant dans la prairie.
Parmeno. Je ne voudrais pas, mère, que tu me donnasses des conseils sous promesse de plaisir, comme font ceux qui manquent de raisons valables, qui environnent leurs paroles d’un doux venin, pour chasser ou captiver la volonté de leurs dupes, et qui aveuglent les yeux de la raison avec des semblants de douce affection.
Célestine. Quelle raison, fou ? Quelle affection, âne ? C’est le bon sens qui te manque, la prudence vaut mieux que le bon sens, et la prudence ne peut exister sans expérience, l’expérience ne se trouve que chez les vieillards ; nous autres anciens, on nous appelle pères, et les bons pères conseillent bien leurs enfants ; moi, surtout, je te donne des conseils à toi dont je désire le bonheur et l’honneur plus que les miens. Quand me payeras-tu de tout cela ? On ne peut rendre aux parents et aux maîtres le bien qu’on en a reçu.
Parmeno. J’hésite, mère, à suivre un conseil qui me semble douteux.
Célestine. Tu ne veux pas ? Je te dirai ce que dit le Sage : le découragement le plus prompt, la misère et tous les maux attendent l’homme qui se révolte contre la main qui le châtie. Parmeno, je te laisse, c’en est assez sur ce point.
Parmeno. Ma mère est fort irritée, je doute de ses conseils ; ne pas croire est une faute, c’en est une autre que de tout croire. C’est chose humaine que d’avoir confiance, surtout lorsqu’on promet avantages et lorsqu’il y a au delà bénéfices d’amour. J’ai ouï dire que l’homme doit croire ses aînés. Or, que me conseille la vieille ? La paix avec Sempronio ; la paix ne doit jamais se refuser : bienheureux sont les gens pacifiques, on les appellera fils de Dieu32. On ne doit refuser à son prochain ni amour ni charité, chacun y trouve son intérêt ; je veux lui plaire et l’écouter. — Mère, le maître ne doit pas s’irriter de l’ignorance du disciple, sinon la science (qui de sa nature est communicable) ne pourrait pénétrer qu’en peu d’endroits. Pardonne-moi et parle-moi, je veux non-seulement t’écouter et te croire, mais encore recevoir tes conseils avec grande reconnaissance. Ne m’en remercie pas, car la gloire et l’honneur de l’action reviennent plutôt à celui qui donne qu’à celui qui reçoit. Ordonne donc, ma volonté se soumet à tes ordres.
Célestine. L’erreur est le fait des hommes, l’opiniâtreté le fait des bêtes. Je me réjouis, Parmeno, que tu aies déchiré le voile qui te couvrait les yeux et que tu fasses honneur aux connaissances, au savoir et à l’esprit de ton père. Son souvenir, présent à ma mémoire, m’attendrit et fait verser à mes yeux les larmes que tu leur vois répandre. Souvent comme toi il s’obstinait à d’étranges choses, mais bientôt il revenait à la raison. Sur Dieu et sur mon âme, à penser comment tout à l’heure tu t’opiniâtrais et comme tu es revenu à la vérité, je crois le voir encore devant moi. Quel homme c’était, quelle bonté, quelle figure vénérable ! Taisons-nous, car Calixte approche ainsi que ton nouvel ami Sempronio. La grande conformité qui existe entre vous deux vous sera bientôt profitable ; vivre deux dans un seul cœur, c’est être bien puissants pour agir et pour penser.
Calixte. Je doutais, mère, tant je suis malheureux, de te trouver encore vivante ; mais ce qui est plus merveilleux encore, c’est que je sois de ce monde. Reçois ce faible don et ma vie avec lui.
Célestine. De même que dans l’or fin travaillé par la main de l’habile ouvrier, l’œuvre l’emporte sur la matière, de même ce don magnifique surpasse tous les autres par la grâce et le ton de votre libéralité. C’est donner deux fois que de donner promptement ; quiconque fait attendre le résultat de ses promesses semble regretter ce qu’il a offert33.
Parmeno. Que lui a-t-il donné, Sempronio ?
Sempronio. Cent pièces d’or.
Parmeno. Hi, hi, hi !
Sempronio. La mère t’a parlé ?
Parmeno. Oui, silence.
Sempronio. Eh bien, en quels termes sommes-nous ?
Parmeno. Comme tu voudras ; j’en suis encore tout étourdi.
Sempronio. Ce n’est rien, je t’étourdirai bien autrement.
Parmeno, à part. Ô mon Dieu ! il n’y a pas de pire ennemi que l’ennemi de la maison.
Calixte. Va donc, mère, revoir ta demeure, puis reviens m’apporter tes consolations.
Célestine. Dieu soit avec vous, seigneur !
Calixte. Dieu t’accompagne !
ACTE DEUXIÈME
Calixte. J’ai donné cent pièces d’or à la vieille ; ai-je bien fait, amis ?
Sempronio. Parbleu ! si vous avec bien fait ! Outre que vous avez porté remède à vos maux, vous avez fait une chose méritoire. À quoi est utile la fortune si ce n’est à l’honneur, le premier des biens de ce monde ? L’honneur est la récompense de la vertu ; nous l’adressons à Dieu parce que nous n’avons rien de plus précieux à lui offrir ; la générosité et la libéralité sont ses plus nobles attributs. L’honneur est terni par l’avarice, la magnificence le rehausse et l’accroît. À quoi bon avoir des choses dont on ne veut tirer aucun profit ? Je vous le dis sans hésiter, l’emploi des richesses vaut mieux que leur possession. Qu’il est glorieux de donner ! qu’il est misérable de recevoir ! Autant le don est préférable à la possession, autant celui qui donne est plus noble que celui qui reçoit34. Le feu, le plus actif des éléments, est aussi le plus noble ; il occupe dans l’immensité la place la plus digne. Il est des gens qui prétendent que la noblesse est une gloire qui provient du mérite et de l’ancienneté des ancêtres ; je dis, moi, que la lumière d’autrui ne vous éclaire pas, si vous ne vous éclairer vous-même. Ainsi donc ne soyez pas vain autant de la gloire de votre père, quelque haute qu’elle ait été, que de celle que vous aurez acquise. C’est ainsi que se gagne l’honneur, le plus grand des biens qui soient en dehors de l’homme ; c’est par lui que, non pas le méchant, mais l’homme de bien, comme vous, peut jouir d’une vertu parfaite, et encore la vertu parfaite n’admet pas seulement qu’on agisse avec honneur, il faut y joindre la satisfaction d’être magnifique et libéral. Si vous voulez croire mes conseils, rentrez dans votre chambre et reposez-vous. Votre affaire est en bonnes mains ; le commencement est à souhait ; la fin sera meilleure encore. Hâtons-nous, je veux causer plus longuement avec vous sur toute cette affaire.
Calixte. Sempronio, il ne me paraît pas bien que tu sois avec moi et que nous laissions aller seule celle qui cherche remède à mes maux. Il sera mieux que tu ailles avec elle et que tu la tourmentes un peu ; tu sais que de son activité dépend mon salut ; que sa lenteur peut augmenter ma peine, son oubli causer mon désespoir. Tu es intelligent, je te sais fidèle, je te tiens pour bon serviteur : fais en sorte que rien qu’en te voyant elle comprenne la peine que me cause ce feu qui me brûle, et dont l’ardeur m’a empêché de lui dépeindre le tiers de ce que je souffre, tant il retient et paralyse ma langue et ma pensée ! Toi qui es libre de semblable passion, tu pourras lui parler tout à ton aise.
Sempronio. Seigneur, je voudrais partir pour obéir à vos ordres, je voudrais rester pour adoucir vos peines : votre crainte me chagrine, votre solitude me retient. Je veux prendre conseil de l’obéissance, je pars et je vais presser la vieille. Mais comment m’en irai-je ? car lorsque vous êtes seul, vous parlez à tort et à travers, comme un homme qui a perdu l’esprit : vous soupirez, vous gémissez, vous faites de mauvais vers, vous désirez la solitude et l’obscurité, vous cherchez mille manières de penser à vos tourments. Si vous continuez, vous ne pourrez éviter la mort ou la folie, à moins que vous n’ayez près de vous quelqu’un qui vous égaye, qui vous dise des choses agréables, qui vous chante de joyeuses chansons, des romances, qui vous raconte des histoires, qui écrive des vers, qui imagine des contes, qui joue aux cartes, enfin qui sache chercher quelque genre de doux passe-temps, pour ne pas laisser vos pensées s’arrêter sur le cruel traitement que vous a fait supporter cette dame au premier aveu de vos amours.
Calixte. Homme simple, ne sais-tu pas que les larmes adoucissent la peine ? combien il est doux aux affligés de se plaindre de leur tourment ? quel soulagement procurent les soupirs les plus déchirants ? combien les larmes et les gémissements diminuent la douleur ? Tous ceux qui ont écrit sur les consolations ne disent pas autre chose.
Sempronio. Lisez plus avant, tournez la feuille, vous y verrez qu’ils disent que se fier au temps et chercher matière à la tristesse, c’est un même genre de folie35. Macias, l’idole des amants, se plaignait de l’oubli parce qu’il n’oubliait pas36. La peine d’amour est dans la méditation, le repos se trouve dans l’oubli. Évitez de regimber contre l’éperon, feignez la joie et le calme, vous serez calme et joyeux. Toujours l’imagination rend les choses ce qu’on veut qu’elles soient ; ce n’est pas qu’elle change la vérité, mais elle calme nos pensées et redresse notre jugement.
Calixte. Sempronio, mon ami, puisque tu ne veux pas que je sois seul, appelle Parmeno, il restera avec moi. Sois à l’avenir fidèle comme tu l’es maintenant : c’est dans les bons soins du serviteur que le maître trouve sa récompense… Parmeno ?
Parmeno. Je suis ici, seigneur.
Calixte. Ah ! bien ! je ne te voyais pas. Ne la quitte pas, Sempronio, et ne m’oublie pas ; va, Dieu te conduise ! — Toi, Parmeno, que te semble de ce qui s’est passé aujourd’hui ? Ma peine est grande. Mélibée est fière, Célestine est habile et s’entend à de pareilles affaires. Le succès ne peut nous manquer, tu me l’as prouvé avec toute ton inimitié. Je te crois ; la vérité est si puissante qu’elle oblige ses ennemis eux-mêmes à la proclamer. Puisque Célestine est telle que tu l’as dit, j’aime mieux lui avoir donné cent écus que cinq à un autre.
Parmeno. Les regrettez-vous déjà ? (À part.) Ça va mal ; de semblables générosités nous feront jeûner au logis.
Calixte. Puisque je te demande ton avis, sois-moi agréable, Parmeno. Ne baisse pas la tête en me répondant : l’envie est triste, la tristesse est muette ; le découragement me reviendrait bien vite avec toi, malgré mes craintes et ma volonté. Que disais-tu, fâcheux ?
Parmeno. Je dis, seigneur, que votre générosité serait mieux employée à faire des présents à Mélibée, qu’à donner de l’argent à cette vieille, que je connais, et, ce qui est pis, à vous faire son esclave.
Calixte. Comment, fou, son esclave ?
Parmeno. Celui à qui vous confiez votre secret est maître de votre liberté37.
Calixte. Ce que dit l’imbécile vaut bien quelque chose. — Je veux que tu saches que quand il y a une immense distance de celui qui demande à celui qu’il implore, soit par vénération, soit par supériorité de position, soit par la différence des naissances, comme il existe entre cette dame et moi, il faut un médiateur. Il me faut quelqu’un qui se charge de transmettre mon message aux mains de celle à laquelle je crois impossible de parler une seconde fois. Puisqu’il en est ainsi, dis-moi si tu m’approuves.
Parmeno. Le diable le fasse !
Calixte. Que dis-tu ?
Parmeno. Je dis, seigneur, que jamais une faute ne va seule, qu’une imprudence en amène toujours d’autres.
Calixte. Cette remarque est vraie, mais je n’en comprends pas le motif.
Parmeno. Seigneur, la perte de votre faucon l’autre jour vous a conduit dans le verger de Mélibée ; cette recherche vous a donné occasion de la voir et de lui parler ; la conversation a amené l’amour, l’amour a engendré votre peine, la peine causera la perte de votre corps, de votre âme et de votre fortune, et ce qui m’afflige le plus dans tout cela, c’est que vous soyez la victime de cette trotteuse de couvents38, qui a déjà été emplumée trois fois39.
Calixte. Parle hardiment, j’en suis bien aise ; mais plus tu m’en dis du mal, plus elle me plaît. Qu’elle en finisse avec moi, et qu’on l’emplume une quatrième fois. Tu parles à ton aise, tu juges sans passion, mais tu ne souffres pas comme moi, Parmeno.
Parmeno. Seigneur, j’aime mieux que vous me repreniez avec colère pour vous avoir fâché, que vous entendre me condamner plus tard pour ne vous avoir pas donné de conseil. Vous avez perdu le nom d’homme libre en engageant ainsi votre volonté.
Calixte. Ce traître veut des coups de bâton. Dis-moi, mauvais serviteur, pourquoi dis-tu du mal de ce que j’adore ? Te connais tu en honneur ? Sais-tu ce que c’est que l’amour ? Sais-tu en quoi consistent les bons services, toi qui te donnes pour sensé ? Ignores-tu que le premier degré de folie est de se croire savant ? Si tu comprenais ma douleur, tu emploierais un autre moyen pour calmer cette ardente blessure que m’a faite la flèche de Cupidon. Autant Sempronio m’est secourable avec ses pieds, autant tu m’es fastidieux avec ta langue et tes vaines paroles. Tu feins d’être fidèle, et tu es un amas de tromperies, une confusion de malices, la demeure même de l’envie ; pour diffamer la vieille à tort et à raison, tu cherches à décourager mon amour ; tu sais cependant que ma peine et ma douleur ne peuvent être traitées par la raison, ne veulent pas d’avis, ne peuvent être conseillées. On aura beau faire, on ne pourra les chasser ni les enlever sans m’arracher les entrailles. Sempronio ne savait s’il partirait ou s’il resterait ; je voulais ce qu’il voulait, et maintenant je souffre de son absence et de ta présence. Mieux vaut être seul que mal accompagné.
Parmemo. Seigneur, la fidélité est faible, la crainte d’affliger la change en flatterie, surtout avec un maître que la douleur et la passion privent de son jugement. Le voile qui vous aveugle disparaîtra, ce feu momentané passera ; vous reconnaîtrez que mes rudes paroles valent mieux pour détruire ce cruel cancer que les cajoleries de Sempronio, qui le nourrissent, qui attisent votre feu, animent votre amour, excitent votre flamme, l’irritent, l’alimentent et finiront par vous conduire au tombeau.
Calixte. Tais-toi, homme perdu ; je souffre, et tu philosophes. Je ne t’écoute plus. Qu’on dispose un cheval, qu’on l’étrille bien, qu’il soit bien sellé, je veux passer devant la demeure de celle qui est ma maîtresse et mon dieu.
Parmeno, dans la cour. Garçons ! Il n’y en a pas un à la maison, il faut que j’y aille moi-même ; je ne m’attendais guère à faire l’office de palefrenier. Allons, bon, mes commères ne m’aiment pas parce que je dis la vérité40… Tu hennis, don cheval ? N’est-ce pas assez d’un amoureux dans la maison ? Penses-tu aussi à Mélibée ?
Calixte. Ce cheval arrive-t-il ? Que fais-tu, Parmeno ?
Parmeno. Seigneur, le voici ; Sosie n’était pas là.
Calixte. Alors tiens-moi l’étrier, ouvre davantage cette porte, et si Sempronio vient avec cette vieille, dis-leur d’attendre, je serai bientôt de retour.
Parmeno, seul. Plutôt jamais. Va-t’en au diable ! Dites à ces fous ce qui est dans leur intérêt, ils ne voudront pas vous voir. Sur mon âme ! si on lui donnait maintenant un coup de lance dans le talon, il en sortirait plus de cervelle que de la tête. Va ! Célestine et Sempronio sauront t’éplucher, je t’en réponds. Ô malheureux que je suis ! je suis fidèle et maltraité. D’autres gagnent à être méchants ; moi, je perds à être bon ; ainsi va le monde. Je veux suivre les traces des autres, puisqu’on appelle sensés les traîtres, et imbéciles ceux qui sont fidèles. Si j’avais cru Célestine avec ses six douzaines d’années sur les épaules, Calixte ne me maltraiterait pas. Ceci me servira de leçon pour ma manière d’agir avec lui à l’avenir. S’il dit : « Mangeons », je dirai comme lui, s’il veut abattre la maison, je l’approuverai ; s’il veut brûler ses domaines, j’irai lui chercher du feu. Qu’il détruise, qu’il rompe, qu’il brise, qu’il gaspille, qu’il donne son bien aux entremetteuses, j’en aurai ma part, car on dit : « Il n’est rien comme de pêcher en eau trouble ; » et encore : « Jamais le chien n’est mieux qu’au moulin. »
ACTE TROISIÈME
Sempronio. Elle y met le temps, la vieille barbue ! Ses pieds allaient moins tranquillement lorsqu’elle venait. Deniers comptés, bras rompus. Eh ! mère Célestine, tu ne te hâtes guère.
Célesstine. Pourquoi viens-tu, mon garçon ?
Sempronio. Notre malade ne sait que demander ; il ne sait que faire de ses mains ; on ne peut lui cuire de pain à son appétit, il craint ta négligence, il maudit son avarice et sa petitesse ; il pense t’avoir donné trop peu d’argent.
Célesstine. Rien n’est plus naturel à ceux qui aiment que l’impatience, tout retard est un tourment pour eux, aucun délai ne leur plaît ; ils voudraient réaliser leurs projets en un instant ; ils voudraient en voir la fin avant d’en avoir commencé l’exécution, surtout ces amants novices qui s’élancent sans réflexion sur le moindre appât, sans penser au tort que leur passion inquiète et toujours agitée apporte aux négociations de leurs serviteurs.
Sempronio. Que dis-tu des serviteurs ? Il semblerait, à t’entendre, que cette affaire peut nous porter préjudice et que nous pouvons nous brûler aux étincelles qui jaillissent du feu de Calixte. Je donnerais plutôt ses amours à tous les diables. Au premier désordre que j’apercevrai dans tout cela, je cesserai de manger de son pain. Mieux vaut perdre sa place que la vie en la voulant conserver. Le temps me portera conseil avant que tout aille en déroute ; il m’avertira, j’espère, comme fait une maison qui va s’écrouler41. Si tel est ton avis, mère, gardons-nous de tout danger ; qu’il en soit comme il plaira à Dieu ; si Calixte ne réussit pas cette année, ce sera l’année prochaine, sinon plus tard ; il n’y a au monde chose si difficile dans le principe, que le temps ne la rende possible et praticable. Quelque cuisante que soit une plaie, avec le temps elle devient moins douloureuse ; quelque grand que soit un plaisir, l’ancienneté le rend beaucoup moins vif. Le mal et le bien, la prospérité et l’adversité, la gloire et la peine, tout perd à la longue sa force primitive. Les choses qu’on admire, celles qu’on désire ardemment, sont oubliées dès qu’elles ont passé. Chaque jour nous voyons, nous entendons choses nouvelles, nous avançons et les laissons derrière nous, le temps en diminue la valeur et les rend fort ordinaire.
Si on te disait : La terre a tremblé, ou quelque autre événement semblable, tu en serais fort étonnée, puis tu l’oublierais aussitôt. Qu’on te dise : — La rivière est gelée, cet aveugle a recouvré la vue, ton père est mort, la foudre est tombée, Grenade est prise42, le roi vient aujourd’hui, le Turc est vaincu, il y a une éclipse ce matin, le pont s’est écroulé, un tel est évêque, on a volé Pierre, Inès s’est pendue, — eh bien ! trois jours après, ou encore si tu l’apprends une seconde fois, y aura-t-il là de quoi te surprendre ?
Tout est de même, tout passe de semblable manière, tout s’oublie, tout s’en va. Il en sera ainsi de l’amour de mon maître ; plus il ira, plus il diminuera ; la longue habitude apaise la douleur, détruit le plaisir, familiarise avec les merveilles. Hâtons-nous donc, profitons pendant qu’il en est question, et si nous pouvons agir pour Calixte à pied sec, il n’en sera que mieux ; sinon, nous laisserons s’apaiser peu à peu la haine et la colère de Mélibée contre lui. En tout cas, mieux vaut la peine pour le maître, que le danger pour le serviteur.
Célestine. Tu as bien dit, je suis de ton avis, tes pensées me plaisent, nous ne pouvons nous tromper. Mais il faut, mon fils, que tout bon procureur se crée des affaires, des raisons imaginaires, des actes sophistiques ; il faut qu’il aille maintes fois au tribunal, dût-il y être mal reçu du juge, afin que ceux qui le verront ne puissent pas dire qu’il gagne ses honoraires en s’amusant ; de la sorte chacun lui confiera son procès ; de même que chacun confiera ses amours à Célestine.
Sempronio. Fais comme tu voudras ! ce ne sera pas la première affaire dont tu te seras chargée.
Célestine. La première, ami ? Grâce à Dieu, parmi les vierges de notre ville qui ont ouvert boutique, il en est bien peu dont je n’aie fait le courtage des premières œuvres. La jeune fille qui naît est à l’instant même inscrite sur mon registre, car je tiens à savoir combien il m’en échappe. Que pensais-tu donc, Sempronio ? Puis-je me nourrir de l’air du temps ? Ai-je fait quelque héritage ? Ai-je une autre maison ou une autre vigne ? Me connais-tu d’autre revenu que le métier que je fais ? Qui me donne à boire et à manger ? Qui m’habille et me chausse ? Je suis née dans cette ville, j’y ai été élevée, j’y ai vécu honorablement, tout le monde le sait. Je n’y suis certes pas inconnue ; quiconque ignore mon nom ou ma demeure, tu peux le tenir pour étranger.
Sempronio. Dis-moi, mère, que s’est-il passé entre toi et mon camarade Parmeno, quand je suis monté avec Calixte pour chercher de l’argent ?
Célestine. Je lui ai dit le commencement et la fin43, je lui ai fait comprendre qu’il gagnerait plus avec nous, qu’avec les flatteries qu’il dit à son maître ; qu’il vivrait toujours pauvre et honteux s’il ne changeait pas de manière d’agir ; qu’il avait tort de faire le saint avec une vieille chienne comme moi ; je lui rappelai ce qu’était sa mère, afin qu’il ne méprisât pas mon métier et qu’il sût, lorsqu’il voudrait dire du mal de moi, que ce serait aussi bien à elle qu’il s’attaquerait.
Sempronio. Il y a donc bien longtemps que tu le connais, mère ?
Célestine. Voici Célestine qui l’a vu naître, qui l’a aidé à venir au monde ; sa mère et moi, nous étions comme chair et ongles. J’appris d’elle le meilleur de mon métier, nous vivions ensemble, nous dormions ensemble, ensemble nous prenions nos ébats, nos plaisirs, nos décisions et nos résolutions. Dans la maison et hors de la maison nous étions comme deux sœurs, je n’ai pas gagné un blanc44 qu’elle n’en ait eu la moitié ; je serais moins malheureuse si la fortune eût voulu me la conserver. Ô mort ! ô mort ! quelles douces compagnies tu nous enlèves ! Combien de gens tes disgracieuses visites rendent inconsolables ! Pour une victime que tu entraînes quand son temps est venu, il en est mille que tu renverses avant l’heure ! Si elle vivait, je ne serais pas ainsi seule et sans compagne. Que la terre lui soit légère ! c’était une amie fidèle et dévouée. Jamais, elle présente, je ne fis la plus petite chose qu’elle n’y mît la main. Si j’apportais le pain, elle apportait la viande ; si je dressais la table, elle mettait la nappe ; elle n’était ni folle, ni fantasque, ni présomptueuse comme les femmes d’aujourd’hui. Sur mon âme, elle pouvait aller visage découvert jusqu’au bout de la ville, sa cruche à la main, sans que sur son chemin on lui dît autre chose que : « Dame Claudine. » Quand je la croyais bien loin, elle était de retour. Aucune femme mieux qu’elle ne se connaissait en vin ou en toute autre marchandise. Partout on la conviait, tant elle était aimée, et jamais elle ne revenait sans avoir goûté huit ou dix bonnes choses et sans rapporter une mesure de vin dans sa cruche et une autre dans le corps. On lui confiait ainsi deux ou trois arrobes45 à la fois aussi facilement que si elle eût laissé en gage une tasse d’argent. Sa parole valait de l’or dans toutes les tavernes ; si nous allions dans la rue, quand nous avions soif, nous entrions dans le premier cabaret, et à l’instant elle faisait tirer une demi-mesure pour nous mouiller la bouche ; jamais, sur ma parole, on ne lui retint son bonnet en gage pour cela : on faisait un cran sur sa taille et nous partions. Si son fils lui ressemblait, je te réponds que ton maître n’aurait pas une plume et nous pas un désir. Mais je me charge de le dresser, si je vis, et j’en ferai un des miens.
Sempronio. Comment penses-tu y parvenir ? C’est un traître !
Célestine. Nous serons deux contre lui, je lui ferai avoir Areusa, et il sera à nous. Il nous aidera à tendre sans embarras de bons piéges aux doublons de Calixte.
Sempronio. Crois-tu que tu pourras obtenir quelque chose de Mélibée ? As-tu quelque bon moyen de ce côté ?
Célestine. Il n’y a pas de chirurgien qui ne juge une plaie dès le premier appareil ; je puis te dire ce que je vois dès à présent. Mélibée est belle, Calixte est fou et généreux. La dépense ne lui coûtera rien, ni à moi la peine. Vienne l’argent, et le procès durera ce qu’il pourra. L’argent peut tout, il brise les roches, dessèche les rivières ; il n’y a lieu si haut qu’un âne chargé d’or n’y parvienne. L’extravagance et l’ardeur de Calixte suffisent pour le perdre et nous enrichir. Voilà ce que j’ai vu, voilà ce que j’ai deviné, voilà ce que je sais d’elle et de lui, voilà ce qui nous sera profitable. Je vais aller chez Plebère, et, sois tranquille, bien que Mélibée soit fière, elle n’est pas la première, grâce à Dieu, dont j’aie arrêté le caquet. Toutes sont chatouilleuses, mais quand une fois elles ont enduré la selle sur l’échine, elles ne veulent plus qu’on l’enlève. Le champ de bataille leur reste toujours, elles meurent, mais ne se fatiguent jamais ; si elles voyagent de nuit, elles ne voudraient jamais voir venir le jour ; elles maudissent les coqs parce qu’ils annoncent l’aurore, et l’horloge parce qu’elle va trop vite ; elles aiment les Pléiades et le Nord, elles se piquent d’astrologie. Quand elles voient poindre l’aube, elles aimeraient mieux qu’on leur arrachât l’âme : sa clarté leur obscurcit le cœur. C’est là, mon fils, un chemin que j’ai toujours eu plaisir à suivre ; jamais je ne m’y suis trouvée fatiguée, et vieille comme je le suis. Dieu sait ma bonne volonté ; à plus forte raison, doivent-elles désirer bien autre chose, celles-là qui bouillent sans feu. Le premier embrassement les captive, elles implorent celui qui les implorait, elles se passionnent pour celui qui était passionné pour elles, elles se font esclaves de ceux dont elles étaient les maîtresses, elles renoncent à donner des ordres et en reçoivent, elles démolissent les murailles, forcent les fenêtres, feignent des maladies, mettent de l’huile sur les gonds des portes pour les faire tourner sans bruit. Je ne saurais te dire le puissant effet que produit sur elles le doux souvenir qui leur reste des premiers baisers de celui qu’elles aiment. Elles sont ennemies d’un juste milieu et sont toujours lancées dans les extrêmes.
Sempronio. Je ne comprends pas cette expression.
Célestine. Ou bien la femme aime passionnément celui qui la recherche, ou bien elle lui porte une grande haine. Ainsi, si elles cessent d’aimer, elles ne peuvent contenir leur désaffection. Avec ce que je sais, je vais avec plus de confiance chez Mélibée que si je l’avais sous la main, parce que je n’ignore pas que, bien que j’aille maintenant pour la solliciter, elle sollicitera à son tour plus tard ; bien qu’elle me menace d’abord, elle me recherchera à la fin. J’emporte dans ma poche un peu de fil et quelques bagatelles qui ne me quittent jamais ; cela me donne accès, la première fois, dans les maisons où je ne suis pas très-connue ; ce sont des gorgerettes, des voiles, des franges, des tours, des pinces à épiler, de l’alcool, de la céruse, du fard, des aiguilles et des épingles. On choisit ce qu’on veut ; pendant ce temps je prends langue, je me dispose à jeter mes appâts ou bien à lancer ma requête à première vue.
Sempronio. Mère, pense bien à ce que tu fais : quand on se trompe dès le principe, on n’arrive pas à bonne fin. Songe à son père, qui est noble et brave, à sa mère, qui est vertueuse et vigilante ; tu es le soupçon même. Mélibée est leur fille unique ; s’ils la perdent, ils perdent tout leur bien ; je tremble en y pensant. Tu vas pour tondre, prends garde de revenir plumée46.
Célestine. Plumée, mon fils ?
Sempronio. Ou emplumée47, mère ce qui est pis.
Célestine. Au diable ! je n’ai pas besoin de toi pour compagnon ; as-tu envie d’apprendre son métier à Célestine ? Quand tu es né, je mangeais déjà le pain avec sa croûte. Tu serais un bien mauvais capitaine d’armes, avec tes craintes et tes inquiétudes48.
Sempronio. Ne t’étonne pas de mes craintes, mère, il est dans la nature de l’homme de redouter une mauvaise issue pour ce qu’il désire beaucoup, et c’est surtout dans un cas comme celui-ci que je crains ta peine et la mienne. Je souhaite que nous profitions, je voudrais voir cette affaire arriver à bonne fin, non pour que mon maître fût hors d’inquiétude, mais pour que je fusse, moi, hors de misère. Aussi, avec mon peu d’expérience, je vois plus d’inconvénients que toi, qui es maîtresse passée en semblable matière.
Élicie. Sempronio ! Je vais me signer, je vais faire une raie dans l’eau. Qu’y a-t-il donc de nouveau ? venir ici deux fois aujourd’hui.
Célestine. Tais-toi, sotte ; laisse-le, nous avons choses plus importantes à penser. Dis-moi, la chambre est-elle vide ? Est-elle partie cette jeune fille qui attendait le prêtre ?
Élicie. Il en est venu après elle une autre, qui est aussi partie.
Célestine. Non pas sans rien faire ?
Élicie. Non, certes. Dieu ne l’aurait pas voulu ; elle est venue tard ; mais celui que Dieu aide est plus avancé que celui qui se lève matin.
Célestine. Monte vite au grenier au-dessus de la galerie et descends cette fiole d’huile de serpent, que tu trouveras attachée avec ce morceau de corde que j’apportai de la campagne l’autre nuit, quand il pleuvait et faisait si obscur. Ouvre le coffre au linge, et à ta main droite tu trouveras un papier écrit avec du sang de chauve-souris, sous cette aile de dragon dont nous avons arraché les griffes hier. Prends garde de renverser l’eau de mai qu’on m’a donnée à faire.
Élicie. Mère, ce papier n’est pas où tu dis ; tu ne sais jamais où tu serres tout cela.
Célestine. Au nom de Dieu et de ma vieillesse, Élicie, ne me gronde pas et ne me maltraite pas ainsi ; ne t’impatiente pas et ne fais pas la fière ; Sempronio est là, et il aime mieux m’avoir pour conseillère que toi pour amoureuse, bien que tu l’aimes beaucoup. Entre dans la chambre aux ongents, tu le trouveras dans cette peau de chat noir où je t’ai fait mettre les yeux de la louve. Descends aussi le sang du bouc et un peu de la barbe que tu lui as coupée.
Élicie. Tiens, mère, voilà tout. Je remonte ; Sempronio, viens avec moi.
Célestine. Je te conjure, triste Pluton, seigneur des infernales profondeurs, empereur de la cour damnée, orgueilleux capitaine des anges déchus, maître des flammes sulfuriques qui s’échappent des gouffres de l’Etna, gouverneur et inspecteur des tourments, bourreau des âmes pécheresses, directeur des trois Furies, Tisiphone, Mégère et Alecto, administrateur de toutes les noirceurs du royaume du Styx, des lagunes infernales et de l’inextricable Chaos, chef des Harpies ailées et de toute la compagnie des Hydres hideuses et effroyables ; moi, Célestine, ta cliente la plus connue, je te conjure par la vertu et la force de ces lettres vermeilles, par le sang de cet oiseau nocturne avec lequel elles sont tracées, par la gravité des mots et des signes écrits sur ce papier, par le venin de vipère qui compose cette huile et dont ce fil est enduit, viens sans retard, obéis à ma volonté, enveloppe-toi de ce fil, ne t’en sépare pas un moment, jusqu’à ce que Mélibée l’achète lorsque l’occasion sera favorable. Qu’elle soit tellement fascinée par sa puissance, que plus ses yeux le verront, plus son cœur soit disposé à se rendre à ma demande. Pénètre-la du violent amour que ressent Calixte, de telle sorte que, dépouillant toute pudeur, elle s’abandonne à moi et me récompense de mes peines et de mes démarches. Cela fait, parle, ordonne, et je t’obéirai. Si tu ne te rends promptement à ma demande, je me déclarerai ton ennemie mortelle, je frapperai de lumière tes prisons tristes et obscures, je proclamerai hautement tes continuels mensonges, je poursuivrai partout ton horrible nom ; une fois encore je t’adjure et te conjure. J’ai confiance en mon immense pouvoir ; je pars avec ce fil, persuadée que je te porte avec lui.
ACTE QUATRIÈME
Célestine. Maintenant que je suis seule, je veux penser longuement à ce que Sempronio craignait de ma démarche : les choses qu’on n’examine pas suffisamment, bien qu’elles arrivent quelquefois à bonne fin, ont plus souvent de mauvais résultats ; c’est ainsi que le succès manque rarement à une spéculation bien dirigée. Je n’en ai pas parlé à Sempronio, mais il se pourrait bien que si on connaissait le but de ma visite à Mélibée, on me la fît payer d’une peine qui ne me coûterait pas moins que la vie, et si on voulait bien ne pas me tuer, on ne me ferait toujours pas grâce de quelque traitement ignominieux, tel que le fouet ou un voyage sur la couverture49. Oh ! qu’alors ces cent pièces d’or me seraient amères ! Malheureuse que je suis ! dans quel piège me suis-je mise ! j’ai voulu montrer du zèle et du dévouement, et je vais me donner en spectacle ! Que ferai-je, pauvre femme que je suis ? Il ne m’est pas avantageux de retourner en arrière, et la persévérance ne manque pas de dangers. Irai-je ou m’en retournerai-je ? Ô dure et terrible perplexité ! je ne sais que choisir pour mieux faire. À oser il y a danger manifeste ; à reculer il y a perte évidente. Où ira le bœuf s’il ne travaille plus ? Sur chacun des deux chemins je découvre des fondrières profondes et dangereuses. Si je suis prise sur le fait, je ne manquerai pas sans aucun doute d’être tuée ou mitrée50. Si je n’y vais pas, que dira Sempronio ? Que là sans doute se bornaient toutes mes forces, mon savoir et mon courage, ma ruse et mes promesses, mon astuce et ma sollicitude. Et son maître Calixte, que dira-t-il ? que fera-t-il ? que pensera-t-il ? Qu’il n’y a que fausseté dans mes engagements, que j’ai découvert le complot pour avoir plus de profit de l’autre côté, que je ne suis que ruse et malice. Ou bien, s’il ne lui vient pas une pensée aussi odieuse, il criera comme un fou, il me jettera au visage de violentes injures, il me reprochera tous les embarras dans lesquels l’aura mis mon indécision ; il me dira : « Pourquoi, vieille putain, as-tu excité ma passion avec tes promesses ? Fausse maquerelle, tu as des pieds pour tout le monde, tu n’as pour moi qu’une langue ; pour tous tu as des œuvres, pour moi tu n’as que des paroles ; pour tous le remède, pour moi seul la peine ; pour tous du zèle, pour moi seul de la nonchalance : tu trouves pour tous la lumière, il n’y a pour moi que ténèbres. Pourquoi, vieille traîtresse, es-tu venue t’offrir à moi ? Tes offres m’ont donné de l’espoir, l’espoir a retardé ma mort, soutenu mon existence ; je suis devenu heureux et gai ; tes offres sont restées sans effet ; la peine ne te manquera pas, ni à moi le sombre désespoir. » Hélas ! hélas ! le mal d’une part, le mal d’autre part, des deux côtés la désolation.
Lorsqu’entre deux extrêmes il n’y a pas de milieu, il est du devoir de l’homme de choisir le plus sage. J’aime mieux offenser Plebère que fâcher Calixte. J’irai donc. Il y aurait pour moi plus de honte à passer pour lâche qu’il n’y aura de peine à accomplir avec audace ce que j’ai promis : jamais la fortune n’abandonne le courage. Je vois déjà sa porte ; je me suis vue en de plus grands dangers. Du cœur, du cœur, Célestine, ne faiblis pas ; il y a toujours des gens disposés à intercéder en faveur des patients. Tous les augures se montrent favorables, ou je ne m’y connais pas. Sur quatre hommes que j’ai rencontrés, trois se nomment Jean, et deux sont cornards. La première parole que j’ai entendue dans la rue était une parole d’amour. Je n’ai pas fait un faux pas comme les autres fois. Il semble que les pierres s’écartent et me livrent passage ; mes jupes ne m’arrêtent pas, je ne me sens pas de fatigue en marchant. Tout le monde me salue ; pas un chien n’a aboyé après moi ; je n’ai vu ni un oiseau noir, ni une grive, ni un corbeau, ni d’autres oiseaux sinistres ; et le mieux de tout cela, c’est que j’aperçois Lucrèce, la cousine d’Élicie, sur la porte de Mélibée. Elle ne me sera pas contraire.
Lucrèce. Quelle est cette vieille qui vient en tortillant ?
Célestine. La paix soit dans cette maison !
Lucrèce. Célestine, la mère, sois la bienvenue ! Quel dieu t’amène dans ce quartier, que tu parcours si rarement ?
Célestine. Ma fille, mon amour, c’est le désir de vous voir toutes ; je t’apporte des complimens d’Élicie, et je viens voir tes deux maîtresses, jeune et vieille, que je n’ai pas visitées depuis que j’ai changé de quartier.
Lucrèce. C’est pour cela seulement que tu es sortie de chez toi ? J’en suis surprise, ce n’est pas là ton habitude ; tu n’as pas coutume de faire un pas sans qu’il doive te profiter.
Célestine. Quel profit vaut mieux, folle, qu’accomplir ses désirs ? Après cela, comme nous autres vieilles nous ne manquons jamais de besoins, moi surtout qui dois soutenir les filles d’autrui, je viens vendre un peu de fil.
Lucrèce. Ce que je dis vaut bien quelque chose ; je suis dans mon bon sens, tu n’es pas femme à donner un œuf sans retirer un bœuf51. Ma maîtresse, la vieille, fait de la toile, elle a besoin de fil, et toi, tu as besoin d’en vendre. Entre et attends ici, vous vous accorderez bientôt.
Alisa, survenant. Avec qui parles-tu, Lucrèce ?
Lucrèce. Madame, avec cette vieille à la balafre, qui demeurait ici à la Tannerie, sur la côte, près du fleuve.
Alisa. Je ne la connais pas ; si tu veux m’apprendre ce que j’ignore à l’aide de ce que je sais encore moins, c’est comme si tu prenais de l’eau avec un panier.
Lucrèce. Jésus ! madame, cette vieille est plus connue que la rue52. Je ne sais comment vous ne vous souvenez pas de cette femme qu’on mit au pilori comme sorcière, qui vendait les jeunes filles aux abbés53 et démariait les gens mariés.
Alisa. Quel métier fait-elle ? Peut-être ainsi m’en souviendrai-je mieux.
Lucrèce. Madame, elle parfume des coiffes, fait du sublimé et compte une trentaine de métiers ; elle se connaît beaucoup en herbes ; elle soigne les petits enfants, et enfin on la nomme la vieille lapidaire.
Alisa. Tout cela ne me la fait pas connaître. Dis-moi son nom si tu le sais.
Lucrèce. Si je le sais, madame ! Il n’y a enfant ni vieillard dans la ville entière qui ne le sache ; pourrais-je l’ignorer ?
Alisa. Alors pourquoi ne le dis-tu pas ?
Lucrèce. J’ai honte.
Alisa. Allons donc, sotte, dis-le, ne m’impatiente pas par ces retards.
Lucrèce. Sauf votre respect, madame, son nom est Célestine.
Alisa. Hi, hi, hi ! la fièvre te tue si je puis m’empêcher de rire, en pensant à la haine que tu dois porter à cette vieille, puisque tu as honte de prononcer son nom ! Maintenant je me souviens d’elle !… Une bonne pièce ! Ne m’en dis pas davantage. Elle vient sans doute me demander quelque chose ; dis-lui de monter.
Lucrèce. Monte, tante.
Célestine. Bonne dame, la paix de Dieu soit avec vous et avec votre noble fille ! Mes occupations et mes infirmités m’ont empêchée de visiter votre maison comme je l’aurais dû ; mais Dieu connaît la pureté de mes entrailles, mon véritable amour ; il sait que la distance des demeures ne chasse pas l’amour des cœurs. Ce que je désirais beaucoup, la nécessité me l’a fait faire. Avec mes chagrins et mes malheurs, il m’est survenu pénurie d’argent ; je n’ai pas trouvé de meilleur remède que de vendre un peu de fil que j’avais préparé pour faire quelque tissu ; j’ai su de votre servante que vous en aviez besoin. Bien que je sois pauvre (et non grâces à Dieu), le voici, disposez de lui et de moi.
Alisa. Honorable voisine, tes raisonnements et ton offre me donnent compassion ; j’aimerais mieux pouvoir satisfaire à tes besoins que te priver de ta toile. J’accepte ce que tu me proposes ; si ce fil est bon, il te sera bien payé.
Célestine. Bon, madame ! Telles soient ma vie et ma vieillesse, telles soient la vie et la vieillesse de quiconque voudra bien me croire ! il est fin comme le poil de la tête, fort comme une corde de guitare, blanc comme un flocon de neige. Ces doigts l’ont dévidé et arrangé tout entier. Le voici en petits écheveaux, et aussi bien cette âme pécheresse puisse-t-elle être reçue en grâce, comme on m’en donnait hier trois écus de l’once !
Alisa. Mélibée, ma fille, retiens cette brave femme avec toi ; il est grand temps que j’aille visiter ma sœur, la femme de Cremès, que je n’ai pas vue depuis hier soir ; son page est venu me chercher ; son mal s’est accru depuis un instant.
Célestine, à part. Voilà le diable qui prend le bon moment et qui augmente le mal de l’autre. Allons, brave ami, tiens bon, il est temps ; courage, ne la quitte pas, emporte-la-moi où je voudrais bien.
Alisa. Que dis-tu, amie ?
Célestine. Madame, maudit soit le diable et mon péché de ce que le mal de votre sœur augmente dans un tel moment ! Le temps va nous manquer pour traiter notre affaire. Quel est donc ce mal ?
Alisa. Une douleur au côté, telle que, selon ce que dit le garçon qui était là, je crains qu’elle ne soit mortelle. Prie Dieu, ma voisine, par amour pour moi, pense à elle dans tes prières.
Célestine. Je vous le promets, madame. En sortant d’ici, je vais aller dans les monastères où j’ai des moines à ma dévotion et je les chargerai de la mission que vous me donnez. De plus, avant mon déjeuner, je ferai quatre fois le tour de mon chapelet.
Alisa. Vois, Mélibée ; contente la voisine pour ce qu’il sera raisonnable de lui donner de son fil. Et toi, mère, pardonne-moi ; un autre jour nous nous verrons plus longtemps. (Elle sort.)
Célestine. Madame, où il n’y a pas d’offense, il n’est pas besoin de pardon. Dieu vous soit favorable, car vous me laissez en bonne compagnie. Que le Seigneur lui conserve longtemps sa noble jeunesse et sa gracieuse beauté, c’est le temps des plaisirs et des jouissances, et en vérité la vieillesse n’est que l’hôtellerie des infirmités, l’auberge des soucis, l’amie des querelles, une continuelle angoisse, une plaie incurable, une tache pour le passé, une peine pour le présent, une triste inquiétude pour l’avenir, elle est voisine de la mort, c’est une baraque mal couverte dans laquelle il pleut de toutes parts, une baguette d’osier qui se courbe sous le moindre poids.
Mélibée. Pourquoi dis-tu, mère, tant de mal de ce que tout le monde désire ou recherche avec tant d’impatience ?
Célestine. Ceux-là désirent le mal, ceux-là recherchent la peine ; ils veulent arriver à la vieillesse parce qu’on vit en y arrivant ; vivre est une douce chose et on vieillit en vivant. C’est ainsi que l’enfant désire être jeune homme, que le jeune homme veut être vieux, et que le vieillard veut vieillir encore plus, bien qu’avec douleur. Tout pour vivre, car on dit : « La poule ne demande qu’à vivre avec sa pépie. » Mais qui pourra vous conter, madame, les inconvénients de la vieillesse, ses malheurs, ses fatigues, ses inquiétudes, ses infirmités, son froid, sa chaleur, son mécontentement, ses soucis ? Puis les rides du visage, la chute des cheveux et leur changement de couleur, la faiblesse de l’ouïe et de la vue, les yeux qui se renfoncent, la bouche qui se resserre, les dents qui tombent, les forces qui s’en vont, cette démarche hésitante, cette lenteur pour manger ? Hélas ! hélas ! madame, si avec cela vient la pauvreté, vous verrez se taire toutes les autres peines. Quand il y a beaucoup d’appétit, il n’y a pas de provisions ; je n’ai jamais ressenti pire indigestion que celle que cause la faim54.
Mélibée. Je vois bien que tu parles de la foire selon que tu t’y trouves, mais probablement les riches diront une autre chanson.
Célestine. Madame ma fille, à chaque bout de champ, il y a trois lieues de cruelle lassitude. Les riches voient s’en aller la joie et le repos par d’autres conduits souterrains que personne ne devine, car la maçonnerie qui les recouvre est une masse de flatteries et de faussetés. Celui-là est riche qui est bien avec Dieu ; c’est une chose plus sûre d’être déprécié que craint ; le pauvre dort d’un meilleur sommeil que celui qui doit garder avec une continuelle inquiétude ce qu’il a gagné par son travail, ce qu’il perdrait avec douleur. Mon ami ne sera pas dissimulé, celui du riche le sera. Je suis aimée pour moi, le riche pour ses biens ; jamais il n’entend la vérité, tous lui disent des flatteries selon sa fantaisie, tous lui portent envie. Vous trouverez à peine un riche qui n’avoue qu’il se trouverait mieux dans la médiocrité ou dans une honnête pauvreté55. Les richesses ne rendent pas riche, mais occupé ; elles ne rendent pas maître, mais majordome ; il y a plus de gens possédés par les richesses qu’il n’y en a qui les possèdent56. Elles ont donné la mort à un grand nombre ; à tous elles ôtent le plaisir ; aucune chose n’est plus contraire aux bonnes mœurs. N’avez-vous pas entendu dire : « Ces hommes riches et puissants ont longtemps dormi, et quand ils se sont réveillés, ils n’ont plus rien trouvé dans leurs mains ? » Chaque riche a une douzaine de fils et de petits-fils qui ne font pas d’autre prière que de conjurer Dieu de l’enlever d’au milieu d’eux, qui ne voient jamais venir assez tôt l’heure de le déposer dans la terre, de s’emparer de ses biens et de lui donner à peu de frais son éternelle demeure.
Mélibée. Mère, tu sembles bien regretter l’âge que tu as perdu ; voudrais-tu donc recommencer ?
Célestine. Il serait bien fou le voyageur qui, fatigué de son chemin, voudrait recommencer la journée pour revenir au lieu où il se trouve. Toutes les choses dont la possession n’est pas agréable, il vaut mieux les tenir que les attendre, car plus la fin s’approche, plus on s’éloigne du commencement. Il n’est rien de plus agréable que l’hôtellerie à l’homme bien fatigué ; aussi, quoique la jeunesse soit un joyeux temps, le véritable vieillard ne la désire pas ; celui qui manque de raison et de tête n’aime jamais autre chose que ce qu’il a perdu.
Mélibée. Quand ce ne serait que pour vivre plus longtemps, il est bon de désirer ce que je dis.
Célestine. L’agneau s’en va aussi vite que le mouton. Nul n’est si vieux qu’il ne puisse vivre encore une année, nul n’est si jeune qu’il ne puisse mourir aujourd’hui. En cela, vous avez peu d’avantages sur nous.
Mélibée. Tu me surprends avec tout ce que tu m’as dit ; tes raisonnements me font penser que j’ai dû te voir en d’autres temps. Dis-moi, mère, es-tu cette Célestine qui demeurait aux Tanneries, près de la rivière ?
Célestine. Tant qu’il plaira à Dieu.
Mélibée. Tu es devenue vieille ; on a bien raison de dire que les jours ne s’en vont pas en vain. En vérité, je ne t’aurais pas reconnue sans ce petit signe que tu as sur la figure. Je m’imaginais que tu étais belle ; tu es tout autre, tu es bien changée.
Lucrèce. Hi, hi, hi ! Il est bien changé, le diable ; elle était belle, oui, avec ce Dieu vous garde57 qui lui traverse le visage.
Mélibée. Que dis-tu, folle ? De qui parles-tu ? De quoi ris-tu ?
Lucrèce. De ce que vous ne reconnaissiez pas la mère Célestine.
Célestine. Madame, empêchez le temps de marcher et je saurai bien m’empêcher de changer. N’avez-vous pas lu cette sentence : « Le jour viendra où tu ne te reconnaîtras plus dans ton miroir ? » Mais aussi j’ai grisonné avant l’heure et je parais le double de mon âge ; aussi vrai que je suis pécheresse et que votre corps est gracieux, je suis la plus jeune de quatre filles que ma mère mit au monde. Voyez que je ne suis pas aussi vieille qu’on le croit.
Mélibée. Amie Célestine, je me réjouis beaucoup de t’avoir vue et d’avoir fait connaissance avec toi ; tes raisonnements m’ont fait grand plaisir. Prends ton argent et va avec Dieu ; il me semble que tu ne dois pas encore avoir mangé.
Célestine. Ô image angélique, ô perle précieuse, comme vous parlez ! Je me sens toute joyeuse de vous entendre. Ne savez-vous pas que la bouche de Dieu a dit au tentateur infernal : « Nous ne vivrons pas que de pain ? » En vérité, ce n’est pas seulement la nourriture qui soutient, moi, surtout, qui passe quelquefois un et deux jours à jeun, à négocier les affaires des autres ; je ne sais pas autre chose que faire mon salut à l’aide des gens de bien et mourir pour eux. J’ai toujours mieux aimé travailler en servant les autres que jouir en ne contentant que moi. Or, si vous me le permettez, je vous dirai la cause et le but de ma venue, qui sont autres que ce que vous avez entendu jusqu’à ce moment, et tels que nous y perdrions tous si je m’en allais sans vous les faire connaître.
Mélibée. Parle, mère, dis-moi tous tes besoins ; si je puis y remédier, je le ferai de bon gré en souvenir de notre vieille connaissance et de notre voisinage. Le voisinage oblige aux bons services.
Célestine. Mes besoins, madame ? Ce sont plutôt ceux des autres, comme je vous l’ai dit. Les miens restent en dedans de ma porte sans que la terre les sente. Je mange quand je puis, je bois quand j’ai de quoi ; avec ma pauvreté, jamais, grâce à Dieu, il ne m’a manqué un blanc pour du pain et quatre pour du vin, depuis que je suis veuve ; car avant je ne me donnais pas la peine de le chercher ; il y avait toujours un sac à vin au logis, toujours une outre pleine et une autre vide. Jamais je ne me suis couchée sans prendre une rôtie dans du vin et deux douzaines de gorgées après chaque bouchée pour calmer mes douleurs d’entrailles. À présent, comme je suis seule maîtresse, on me l’apporte (mauvais sort) dans un petit pot qui ne tient pas deux mesures58 ; six fois le jour, pour mon malheur, je suis obligée d’aller, avec mes cheveux blancs sur les épaules, le remplir à la taverne. Mais que je ne meure pas de ma belle mort avant d’avoir vu une outre ou une belle et bonne cruche en dedans de ma porte ; sur mon âme, il n’y a pas de meilleure provision, et, comme on dit, bon vin et bon pain entretiennent le chemin. Où il n’y a pas d’homme, on manque de tout ce qui est bien ; malade est le fuseau s’il n’y a pas de barbe en haut. Tout cela m’est venu, madame, à propos de ce que je disais des besoins des autres et non des miens.
Mélibée. Demande ce que tu voudras et pour qui que ce soit.
Célestine. Gracieuse et noble demoiselle, votre douce parole et votre riante figure, jointes à la bienveillante libéralité que vous témoignez à cette pauvre vieille, lui donnent le courage de tout vous dire. Je quitte un malade qui est à deux doigts de la mort ; il est persuadé qu’une seule parole sortie de votre noble bouche et que j’emporterai dans mon sein pourra le guérir, tant il a de dévotion en votre bonté.
Mélibée. Honorable vieille, je ne puis te comprendre, si tu ne m’expliques pas mieux ta demande. D’un côté tu me fatigues et m’ennuies, de l’autre tu excites ma compassion. Je ne puis te donner une réponse convenable, car j’ai à peine compris ce que tu m’as dit. Je m’estime heureuse si ma parole peut être utile à la santé de quelque chrétien. Faire le bien, c’est ressembler à Dieu ; bien plus, le bienfait revient à son auteur quand il s’adresse à une personne qui le mérite. Quiconque peut guérir celui qui souffre est coupable de sa mort s’il ne le tente pas. Continue donc, et parle sans embarras ni crainte.
Célestine. J’ai perdu toute crainte, madame, en voyant votre beauté, et je ne puis croire que Dieu ait fait des traits plus parfaits, plus beaux et plus gracieux que d’autres, si ce n’est pour y réunir toutes les vertus, la miséricorde et la compassion, pour en faire les ministres de ses faveurs et de ses bienfaits, et tout cela se trouve en vous. Or, comme nous sommes tous nés pour mourir, on ne peut pas dire qu’il jouit de la vie celui-là qui est né pour lui seul, car c’est être semblable aux brutes59. Parmi les brutes, cependant, il en est qui ont bon cœur, comme la licorne, qui, dit-on, se prosterne devant les damoiselles. Voyez le chien avec toute son impétuosité et sa bravoure ; quand il veut mordre, si on se jette à terre devant lui, il ne fait point de mal par pitié. Parmi les oiseaux : le coq ne mange rien sans appeler les poules et sans partager avec elles ; le pélican déchire sa poitrine pour nourrir ses enfants avec ses entrailles ; les cigognes soignent leurs pères dans leur nid aussi longtemps que ceux-ci les y ont nourries quand elles étaient petites. Puisque la nature a donné tant d’intelligence aux animaux et aux oiseaux, pourquoi nous autres hommes serions-nous plus cruels ? Pourquoi ne prêterions-nous pas secours à notre prochain par nous-mêmes ou par les biens dont nous pouvons disposer, surtout quand il est affecté d’infirmités secrètes, telles que la cause du mal est venue du lieu où se trouve le remède ?
Mélibée. Pour Dieu, sans plus tarder, dis-moi quel est ce malade qui souffrre un mal si cruel que maladie et remède proviennent d’une même source.
Célestine. Vous devez avoir entendu parler, madame, d’un jeu ne cavalier de cette ville, gentilhomme, de noble naissance, qu’on appelle Calixte ?
Mélibée. Bien, bien, bien. Bonne vieille, ne m’en dis pas davantage, ne va pas plus loin. Est-ce là le malade pour lequel tu fais tant de détours ? Est-ce à cause de lui que tu viens ici au-devant de ta mort ? Est-ce pour lui que tu as fait tant de pas damnables, honteuse femme, vieille barbue ? Voyons, qu’éprouve donc ce perdu pour que tu sois venue si à la hâte ? Il est fou, sans doute ! En vérité, si je n’eusse été prévenue sur le compte de cet extravagant, avec quelles paroles tu pénétrais jusqu’à moi ! On n’a pas tort de dire que le membre le plus nuisible d’un méchant homme ou d’une femme, c’est la langue60. Puisses-tu être brûlée vive, entremetteuse, traîtresse, sorcière, ennemie de l’honnêteté, cause de mille fautes secrètes ! Jésus ! Jésus ! Lucrèce, emmène-la de devant moi ; je me meurs ; il ne me reste pas une goutte de sang dans les veines. Quiconque écoute de semblables femmes mérite bien ce qui m’arrive et plus encore. En vérité, si je ne craignais pour mon honneur, si je n’avais pitié de rendre publique l’effronterie de cette audacieuse, je ferais en sorte, maudite, que tes discours et ta vie finissent en même temps.
Célestine, à part. Mon malheur m’a conduite ici si ma conjuration ne réussit pas. Hélas ! il n’est que trop vrai, frère diable, tout est perdu.
Mélibée. Parles-tu encore entre tes dents devant moi pour accroître ma colère et doubler ta peine ? Voudrais-tu sacrifier mon honneur pour donner la vie à un fou ; me laisser triste pour lui porter la joie ? Veux-tu donc tirer profit de ma perte et demander récompense pour ma faute ; perdre et détruire la maison et l’honneur de mon père pour enrichir une vieille damnée comme toi ? Penses-tu que je n’aie pas compris ton but et deviné ton maudit message ? Mais je te certifie que les étrennes que tu trouveras ici t’empêcheront de plus offenser Dieu, car elles mettront fin à tes jours. Réponds, traîtresse, comment as-tu osé tant faire ?
Célestine. La crainte que vous m’inspirez, madame, empêche ma justification. Mon innocence me donne du courage, mais je suis troublée de vous voir irritée, et ce dont je souffre le plus, ce qui me fait le plus de peine, c’est de recevoir votre colère sans qu’il y ait aucun motif. Pour Dieu ! madame, laissez-moi terminer ce que j’ai commencé à vous dire, il me sera facile de justifier mes paroles et de m’épargner toute accusation de votre part. Vous verrez que tout ce que j’ai fait était pour le service de Dieu, plutôt que pour une démarche déshonnête ; plutôt pour donner la santé au malade, que pour perdre la réputation du médecin. Si j’avais cru, madame, que vous dussiez concevoir aussi légèrement, d’après ce qui s’est passé, de pernicieux soupçons, votre permission n’eût pas suffi pour me donner l’audace de parler de quelque chose qui eût trait à Calixte ou à un autre homme.
Mélibée. Jésus ! que je n’entende pas davantage le nom de ce fou, de ce sauteur de murailles, de ce fantôme de nuit, long comme une cigogne, de cette figure de paravent mal peinte, sinon je tombe morte à l’instant. C’est lui qui me rencontra l’autre jour et se mit à me dire des sornettes en se donnant des airs de galant. Tu lui diras, bonne vieille, qu’il a eu un grand tort s’il s’est cru maître du champ de bataille, parce que je me suis amusée à écouter ses sottises plutôt que de le faire repentir de sa faute ; j’ai mieux aimé le tenir pour fou que publier son audace. Conseille-lui de renoncer à ses projets, ce sera acte de prudence, sinon il se pourrait qu’il n’eût pas acheté parole si chère en sa vie. Sache qu’il n’y a de vaincu que celui qui croit l’être. Il ne perdit pas son arrogance, mais je conservai ma fierté. C’est le propre des fous que de juger les autres d’après eux-mêmes. Va, retourne-t’en avec la mission qu’il t’a donnée, tu n’auras de moi aucune réponse, ne l’attends pas ; il est inutile de prier qui ne peut avoir de miséricorde. Et remercie Dieu si tu sors d’ici aussi libre. On m’avait bien dit qui tu étais, on m’avait avertie de tes qualités, mais je ne te connaissais pas encore.
Célestine, à part. Troie était plus forte ; j’en ai apprivoisé de plus sauvages ; aucune tempête ne dure longtemps.
Mélibée. Que dis-tu, ennemie ? Parle de manière que je puisse t’entendre. As-tu quelque excuse à donner à ma colère ? Peux-tu justifier ta faute et ton audace ?
Célestine. Tant que durera votre colère, ma justification sera impossible ; vous êtes bien rigoureuse ; mais je n’en suis pas étonnée, il faut au jeune sang peu de chaleur pour bouillir.
Mélibée. Peu de chaleur ! Tu peux bien dire peu, puisque tu vis et puisque j’en suis encore à me plaindre de ton effronterie ! Quelle parole pouvais-tu me demander en faveur de cet homme, dont mon honneur ne fût point blessé ? Réponds, puisque tu dis que tu n’as point fini, et peut-être payeras-tu encore le passé.
Célestine. Madame, cette parole était une prière à sainte Apolline, fort efficace pour le mal de dents, et qu’on lui a dit que vous saviez61 ; le secours que j’implorais de vous, c’était votre ceinture, qui a touché, dit-on, les reliques qui sont à Rome et à Jérusalem. Le cavalier dont je vous parle souffre bien vivement de ce mal. C’est pour cela que je suis venue ; mais puisque ce que je vous ai dit a donné lieu à la cruelle réponse que vous m’avez faite, qu’il supporte sa douleur en punition d’avoir choisi une messagère aussi malheureuse ; et s’il me faut perdre confiance en votre grande bonté, je ne trouverai plus d’eau si j’en vais chercher à la mer. Mais vous savez, madame, que le plaisir de la vengeance ne dure qu’un instant, et la satisfaction que procure un bienfait dure toujours.
Mélibée. Si tu ne voulais que cela, pourquoi ne me l’as-tu pas dit de suite ? Pourquoi donc avoir employé tant de paroles et tant de détours ?
Célestine. Madame, parce que l’innocence du motif qui me conduisait me fit croire que, quelle que fût ma manière de l’exposer, on ne pourrait pas en penser mal ; si j’ai manqué au préambule nécessaire, c’est parce que la vérité n’a pas besoin d’employer beaucoup de couleurs. La compassion que m’inspirait sa douleur, la confiance que j’avais en votre bonté, arrêtèrent dans ma bouche, dès le principe, l’expression de la cause ; et comme vous savez, madame, que la douleur trouble, que le trouble fait hésiter la langue, que la langue obéit toujours à la pensée, pour Dieu ! ne me faites pas de reproches. Si ce cavalier a commis une faute, qu’elle ne me soit pas imputée, car je n’ai pas d’autre tort que d’être la messagère du coupable62. Ne brisez pas la corde par son point le plus fin, ne faites pas comme l’araignée, qui n’emploie sa force que contre les faibles insectes ; que les justes ne payent pas pour les pécheurs. Imitez la divine justice, qui dit : « Le châtiment pour l’âme qui a péché ; » imitez la justice humaine, qui ne condamne jamais le père pour le délit du fils, ni le fils pour la faute du père. Il n’est pas raisonnable, madame, que l’audace de ce seigneur soit cause de ma perte ; bien qu’en raison de ses mérites, il m’importerait peu qu’il fût le coupable et moi la condamnée. Ma mission ici-bas n’est autre que de servir mes semblables : c’est de cela que je vis, c’est cela qui me soutient. Ma volonté n’a jamais été d’irriter les uns pour plaire aux autres, bien qu’en mon absence on vous ait dit tout autre chose de moi. Enfin, madame, le souffle du vulgaire ne peut ternir la vérité. Je suis seule pour l’honorable métier que je fais ; il est dans toute la ville peu de personnes que j’aie mécontentées ; ceux qui me demandent quelque chose sont toujours satisfaits ; je suis active autant que si j’avais vingt pieds et autant de mains.
Mélibée. Je ne m’étonne pas si on dit qu’un seul maître en vices suffit pour corrompre un grand peuple63. En vérité, on m’a fait de toi et de tes fausses ruses tant et de telles louanges, que je ne sais si je dois croire que tu me demandes réellement cette prière.
Célestine. Puissé-je ne jamais la réciter ! Dieu veuille ne jamais m’exaucer si tous les tourments du monde me font avouer un autre motif !
Mélibée. Ma colère de tout à l’heure m’empêche de rire de cette manière de te justifier ; je sais bien que ni promesses ni tourments ne te feront dire la vérité, tu ne le peux pas.
Célestine. Vous êtes maîtresse de moi, je dois me taire, je dois vous servir ; faites de moi ce que vous voudrez, vos méchantes paroles me seront la vigile d’une robe64.
Mélibée. Tu l’as bien méritée !
Célestine. Si je ne l’ai pas gagnée avec la langue, je ne l’ai pas perdue par l’intention.
Mélibée. Tu protestes tant de ton ignorance, que je finirai par y croire. Je veux donc suspendre ma sentence sur ta douteuse justification et ne pas juger ta demande d’après une interprétation peut-être hasardée. Ne t’étonne pas de la colère que j’éprouvais tout à l’heure, car de deux circonstances qui se sont rencontrées dans ce que tu m’as dit, une seule suffisait pour m’ôter le bon sens. Tu me nommes ce cavalier qui eut l’audace de m’adresser la parole, tu me demandes un mot en sa faveur sans me donner d’autre raison ; que pouvais-je penser, sinon que c’était une attaque faite à mon honneur ? Mais puisqu’un bon motif a causé tout cela, je te pardonne ce qui s’est passé ; mon cœur est en quelque sorte soulagé de voir que ce qu’on réclame de lui est œuvre pie et sainte, car c’en est une que de guérir les gens malades et souffrants.
Célestine. Et un tel malade, madame. Pour Dieu ! si vous le connaissiez bien, vous ne le jugeriez pas comme vous me l’avez montré dans votre colère. Sur Dieu et sur mon âme, il n’a pas de fiel, mais bien deux mille qualités ; généreux comme Alexandre, brave comme Hector, majestueux comme un roi ; gracieux, gai ; jamais il n’engendre de tristesse ; il est de noble sang, comme vous savez ; grand jouteur ; armé, on le prendrait pour un saint Georges ; Hercule n’avait pas plus de force et de courage ; il faudrait une autre langue pour dépeindre sa tenue, son visage, sa grâce, sa tournure ; tout cela réuni le fait ressembler à un ange du ciel. Je suis persuadée que le beau Narcisse, qui devint amoureux de lui-même quand il se vit dans l’eau de la fontaine, n’était pas aussi bien. Maintenant, madame, il souffre d’affreux tourments pour une seule dent de laquelle il se plaint sans cesse.
Mélibée. Et combien y a-t-il… ?
Célestine. Il peut avoir, madame, vingt-trois ans ; devant vous est Célestine, qui l’a vu naître et le reçut aux pieds de sa mère.
Mélibée. Je ne te demande pas cela, je n’ai pas besoin de savoir son âge, mais combien il y a de temps qu’il souffre de ce mal ?
Célestine. Madame, il y a huit jours, autant que j’ai pu le savoir ; on croirait qu’il y a un an, tant il est changé. Le plus grand remède qu’il emploie est de prendre une guitare et de chanter des romances tellement pitoyables que je ne crois pas qu’elles soient autres que celles que composa Adrien, cet empereur grand musicien, sur le départ de l’âme et sur la fermeté à l’approche de la mort. Quoique je me connaisse peu en musique, il semble qu’il fasse parler cette guitare. S’il se met à chanter, les oiseaux éprouvent à l’entendre plus de plaisir que n’en a jamais produit cet Amphion, duquel on disait que ses chants faisaient mouvoir les pierres et les arbres. On n’aurait pas fait de tels éloges d’Orphée, si le cavalier dont je vous parle eût vécu dans le même temps. Voyez, madame, si une pauvre vieille comme moi serait heureuse de rendre la vie à un homme qui réunit tant de qualités. Aucune femme ne le voit qu’elle ne loue Dieu de l’avoir fait ainsi ; et s’il lui parle, elle n’est plus maîtresse d’elle-même, c’est lui qui ordonne. Et puisque je conserve tant de raison, jugez, madame, que mon but était bon, que mes démarches étaient pures, louables et à l’abri de tout soupçon.
Mélibée. Que je suis peinée de mon peu de patience ! Il n’avait aucune mauvaise intention, tu étais innocente, et vous avez souffert tous deux des ridicules fureurs de ma langue irritée. Mais je trouve l’excuse de ma faute dans tes longs discours, qui avaient excité mes soupçons. En payement de ce que tu as souffert, je veux t’accorder ta demande et te donner dès à présent ma ceinture, et comme je n’aurai pas le temps d’écrire la prière avant l’arrivée de ma mère, si la ceinture ne suffit pas, tu reviendras demain la chercher secrètement.
Lucrèce Mon Dieu ! ma maîtresse est perdue. Elle veut que Célestine vienne en secret. Il y a fraude, elle veut lui donner plus qu’elle ne dit.
Mélibée. Que dis-tu, Lucrèce ?
Lucrèce. Madame, je vous dis que vous avez assez causé, il est tard.
Mélibée. Eh bien ! mère, ne dis pas à ce cavalier ce qui s’est passé, afin qu’il ne me tienne pas pour cruelle, violente et malhonnête.
Lucrèce, à part. Je ne mens pas, cela va mal.
Célestine. Je suis surprise, dame Mélibée, que vous doutiez de ma discrétion. Ne craignez pas, je sais tout souffrir et tout cacher ; mais je vois bien que votre esprit soupçonneux n’a fait que très-peu de cas de mes paroles. Je m’en vais avec votre ceinture, et si joyeuse, que je me figure que son cœur lui dit déjà la grâce que vous nous faites, et que je vais le trouver soulagé.
Mélibée. Je ferai davantage pour ton malade, s’il est nécessaire, en retour de ce que je t’ai fait souffrir.
Célestine, à part. Il en faudra bien plus, tu le feras, et nous ne t’en saurons pas gré.
Mélibée. Que parles-tu, mère, de savoir gré ?
Célestine. Je dis, madame, que nous vous en saurons gré, que nous sommes à vos ordres, que nous vous sommes tous obligés, que plus le payement est certain, plus on tient à le faire.
Lucrèce. Explique-moi ces paroles.
Célestine. Ma fille Lucrèce, voici : tu viendras chez moi et je te donnerai une lessive avec laquelle tu rendras ces cheveux plus blonds que l’or. Ne le dis pas à ta maîtresse. Je te donnerai de plus une poudre pour te chasser cette odeur de la bouche qui se fait sentir un peu ; dans tout le royaume il n’y en a pas un autre que moi qui sache la faire : il n’y a rien de plus désagréable que ce défaut chez les femmes.
Lucrèce. Oh ! Dieu te donne une bonne vieillesse ! j’avais plus grand besoin de tout cela que de manger.
Célestine. Alors pourquoi murmures-tu contre moi, petite folle ? Tais-toi, tu ne sais pas si tu n’auras pas besoin de moi pour quelque chose de plus important. N’excite pas la colère de ta maîtresse plus qu’elle ne l’a été, laisse-moi aller en paix.
Mélibée.. Que lui dis-tu, mère ?
Célestine. Madame, nous nous entendons.
Mélibée. Dis-le-moi, car je me fâche quand on dit devant moi quelque chose que je ne puis entendre.
Célestine. Je lui dis, madame, de vous faire ressouvenir de la prière pour que vous la lui fassiez écrire, et de prendre modèle sur moi pour supporter votre colère ; je me suis conformée à ce qu’on dit : « Il faut s’éloigner pour un instant de l’homme irrité, pour toujours de l’ennemi. » Vous, madame, vous aviez de la colère parce que vous doutiez de mes paroles, mais non pas de l’inimitié ; et lors même qu’elles eussent été ce que vous pensiez, elles n’eussent pas pour cela été blâmables ; chaque jour il y a des hommes affligés par des femmes et des femmes affligées par des hommes. C’est l’œuvre de la nature, Dieu commande à la nature, or Dieu n’a jamais fait de mal. Ainsi ma demande, quelle qu’elle fût, était louable en elle-même, puisqu’elle procédait de cette source ; je n’ai donc aucun reproche à me faire. Je vous dirais bien d’autres raisons là-dessus, mais la prolixité fatigue celui qui écoute et fait tort à celui qui parle.
Mélibée. Tu as agi avec tact en toutes choses, aussi bien en parlant peu quand j’étais fâchée, qu’en prenant patience.
Célestine. Madame, je vous ai soufferte avec crainte, parce que vous vous fâchiez avec raison. La colère est comme la foudre et ne dure pas davantage ; c’est pour cela que j’ai courbé la tête devant vos cruelles paroles, jusqu’à ce que la provision en fût épuisée.
Mélibée. Ce cavalier te doit être bien reconnaissant.
Célestine. Madame, il mérite plus encore ; et si j’ai obtenu quelque chose pour lui par mes prières, je le rends malheureux par mon retard. Je vais vers lui, si vous le permettez.
Mélibée. Si tu me l’avais demandé plus tôt, tu l’aurais obtenu plus facilement. Va, avec Dieu ! ton message ne m’a apporté aucun profit, ton départ ne peut me causer aucun tort.
ACTE CINQUIÈME
Célestine. Ô cruelle Inquiétude ! ô sage audace ! ô merveilleuse patience ! combien j’étais près de la mort si mon adresse extrême n’avait prudemment dirigé ma demande ! Ô menaces de la vertueuse damoiselle ! ô jeune fille colère ! ô démon que j’ai conjuré ! comme tu m’as bien tenu parole pour tout ce que je t’ai demandé ! je te sais reconnaissante. Tu as su apprivoiser cette cruelle femme, tu as su éloigner sa mère et me donner ainsi tout le temps nécessaire pour m’expliquer. Ô vieille Célestine ! es-tu contente ? Heureux commencement est la moitié de l’œuvre ! Divine huile de serpent ! bienheureux fil blanc ! comme vous avez bien agi en ma faveur ! Oh ! j’aurais brisé tous mes charmes faits et à faire, je n’aurais jamais voulu croire ni aux herbes, ni aux pierres, ni aux paroles. Réjouis-toi, vieille ! tu gagneras plus à cette affaire qu’en restaurant quinze virginités. Ô maudits jupons ! que vous êtes longs et gênants ! comme vous m’empêchez d’arriver aussitôt que je voudrais au lieu où je dois déposer mes nouvelles ! Ô fortune ! combien tu es favorable aux audacieux et contraire aux gens timides ! Le lâche qui s’enfuit n’évite pas la mort. Oh ! combien de femmes auraient failli dans l’entreprise qui vient de me réussir ! Qu’auraient fait dans une semblable position toutes ces nouvelles adeptes de mon métier ? Rien autre chose que de répondre quelque sottise qui aurait perdu tout ce que j’ai gagné à me taire à propos. C’est pour cela qu’on dit : « Chacun son métier. » L’homme qui a de l’expérience est meilleur médecin que celui qui a étudié : l’expérience et la pratique rendent les hommes adroits ; elles ont fait de moi, de cette vieille qui traverse maintenant le ruisseau en retroussant ses jupes, une praticienne qui ne craint personne. Ah ! ceinture bénite ! si je vis, je te ferai remettre par force à celle qui ne voulut pas m’écouter de bon gré.
Sempronio. Ou j’y vois trouble, ou cette femme est Célestine ! Le diable soit d’elle ! comme elle marche en tortillant ! Que marmotte-t-elle entre ses dents ?
Célestine. De quoi t’étonnes-tu, Sempronio ? il semble que ce soit de me voir.
Sempronio. Je vais te le dire : la rareté des choses engendre l’admiration ; l’admiration conçue par les yeux descend de là dans l’esprit ; l’esprit la témoigne par des signes extérieurs. Qui t’a jamais vue dans la rue la tête basse, les yeux fixés sur le sol, ne regardant personne, comme tu faisais tout à l’heure ? Qui t’a jamais vue parlant entre tes dents et marchant avec rapidité comme quelqu’un qui va chercher un bénéfice ? Tout cela est nouveau et doit surprendre quiconque te connaît. Mais laissons cela et dis-moi, au nom de Dieu, quelle nouvelle tu apportes. Avons-nous une fille ou un garçon ? Je t’attends ici depuis qu’une heure est sonnée, et je n’ai pas vu de meilleur augure que ton retard.
Célestine. Mon fils, cette règle des sots n’est pas toujours sûre ; j’aurais bien pu tarder encore et laisser là mon nez et peut-être plus, mon nez et ma langue : ainsi, plus j’aurais attendu, plus il aurait pu m’en coûter.
Sempronio. Par amour pour moi, mère, ne t’en va pas d’ici sans me le conter.
Célestine. Sempronio, mon ami, je ne puis m’arrêter, et le lieu est mal choisi. Viens avec moi chez Calixte, tu entendras des merveilles ; ce serait déflorer mon ambassade que d’en rendre compte à un trop grand nombre de personnes. Je veux que Calixte sache de moi-même ce qui s’est passé ; car bien qu’il te revienne une petite part du profit, je veux tout l’honneur du travail.
Sempronio. Une petite part, Célestine ? Ce que tu dis ne me semble pas bien.
Célestine. Tais-toi, fou, part ou petite part, tu auras autant que tu voudras. Tout ce que j’ai est à toi ; jouissons et profitons, nous ne nous querellerons pas quand il faudra partager. Tu sais bien aussi que les vieux ont beaucoup plus de besoins que les jeunes, que toi surtout qui as ta table mise.
Sempronio. J’ai besoin d’autre chose que de manger.
Célestine. De quoi, mon fils ? d’une douzaine d’aiguillettes, d’un cordon pour ton chapeau, d’un arc pour aller de maison en maison tirer des moineaux et faire les yeux doux aux linottes qui sont aux fenêtres, aux jeunes filles, je veux dire, innocent, à celles qui ne savent pas voler, tu m’entends bien. Il n’y a pas avec elles de meilleur entremetteur qu’un arc ; il donne entrée partout, sous quelque prétexte que ce soit. Bien malheureuse, ami Sempronio, est celle qui veut vivre honorablement et qui devient vieille, comme je le fais.
Sempronio, à part. Ô vieille rusée ! ô vieille pleine de malice ! ô gorge avide et avare ! elle veut pour s’enrichir me tromper comme elle trompe mon maître ! Elle ne fera pas bon profit ; je ne lui envie pas ce qu’elle gagnera : quiconque s’élève d’une manière honteuse tombe plus rapidement qu’il n’est monté. Oh ! qu’il est malaisé de connaître l’homme ! on a bien raison de dire qu’il n’y a ni marchandise ni animal aussi difficile. Cette vieille est fausse et mauvaise, le diable m’a poussé vers elle ; j’aurais mieux fait d’éviter cette venimeuse vipère que de m’en approcher : c’est ma faute ; mais qu’elle fasse sa provision d’une manière ou de l’autre, elle ne pourra nier sa promesse.
Célestine. Que dis-tu, Sempronio ? Avec qui parles-tu ? Tu viens là en me frottant les jupons ; pourquoi ne vas-tu pas plus vite ?
Sempronio. Je dis, Célestine, que je ne m’étonne pas que tu sois si changeante et que tu suives les traces de la plupart des femmes. Je pense que tu devrais différer ton projet. Tu vas maintenant à l’étourdie dire à Calixte ce qui s’est passé ; ne sais-tu pas qu’on ne fait grand cas que de ce qu’on désire beaucoup ? Ignores-tu que plus mon maître souffre, plus notre profit s’augmente ?
Célestine. Le sage change selon les circonstances ; l’ignorant seul ne change pas. À nouvelle affaire il faut un nouveau système. Je ne pensais pas, Sempronio, mon fils, que la fortune me servirait ainsi. Le talent des messagers adroits est de prendre conseil du moment ; quelque bien que soit ce que l’on fait, il ne peut réparer le temps perdu. Je sais (et j’en ai fait l’épreuve) que ton maître est libéral et quelque peu capricieux ; il donnera plus en un jour pour une bonne nouvelle, qu’en cent jours passés par lui à souffrir et par moi à courir. Les plaisirs auxquels on n’est pas préparé jettent le trouble dans l’esprit, et le trouble empêche la réflexion. Et d’ailleurs que peut-il résulter du bien, si ce n’est le bien ? Comment peut agir la noblesse, si ce n’est en belles étrennes ? Tais-toi, niais, laisse faire la vieille.
Sempronio. Mais dis-moi ce qui s’est passé entre toi et cette gente damoiselle ; cite-moi quelque parole de sa bouche, car en vérité j’ai aussi grand désir de le savoir que mon maître.
Célestine. Tais-toi, fou, tu te tourmentes inutilement ; je devine que tu aimerais mieux goûter de ce rôti que manger ton pain à la fumée. Hâtons-nous, ton maître deviendra fou si je tarde trop.
Sempronio. Il l’est déjà sans cela.
Parmeno. Seigneur, seigneur !
Calixte. Que veux-tu, fou ?
Parmeno. J’aperçois Sempronio et Célestine qui viennent ici ; ils s’arrêtent de temps en temps, et quand ils sont arrêtés, Sempronio fait des lignes sur la terre avec son épée ; je ne sais ce que c’est.
Calixte. Ô étourdi, négligent ! tu les vois venir et tu ne cours pas ouvrir la porte ! Ô grand Dieu ! puissance souveraine ! quelle pensée les accompagne ? quelle nouvelle m’apportent-ils ? Ils ont tant tardé, qu’en ce moment je désire plutôt leur venue que la fin de mon tourment. Ô mes tristes oreilles ! soyez disposées à ce que vous allez entendre ; le soulagement ou la souffrance de mon cœur est maintenant sur la langue de Célestine ! Oh ! si je pouvais passer en dormant le temps qui va s’écouler entre le commencement et la fin de son récit ! Je suis persuadé maintenant qu’il est plus pénible au coupable d’attendre la lecture de sa sentence, que le coup de la mort quand il sait quel sort l’attend. Ô Parmeno ! que tu es lent ! que tes mains sont faibles ! Enlève donc cette ennuyeuse barre afin que puisse entrer l’honorable femme qui tient ma vie sur sa langue.
Célestine. Entends-tu, Sempronio ? notre maître a changé de ton. Ce qu’il dit là est bien différent de ce qui se passa entre Parmeno et lui à notre première venue. Cela va, il me semble, de mieux en mieux. Il n’y a pas une seule de ses paroles qui ne vaille plus d’une jupe pour la vieille Célestine.
Sempronio. Fais attention en entrant de feindre de ne pas voir Calixte et dis quelque chose de bon.
Célestine. Tais-toi, Sempronio, car bien que j’aie aventuré ma vie, Calixte mérite plus encore, ainsi que ses prières et les tiennes ; aussi j’attends de sa libéralité une digne récompense.
ACTE SIXIÈME
Calixte. Que dis-tu, ma dame et ma mère ?
Célestine. Ô monseigneur Calixte, vous êtes là ? Ô nouvel amant de la belle Mélibée ! De quelle manière payerez-vous la vieille qui a risqué aujourd’hui sa vie pour votre service ? Quelle femme s’est jamais vue dans une position aussi critique que la mienne ? Quand j’y pense, le sang abandonne mes veines. J’aurais donné ma vie pour moins que je ne céderais maintenant cette mante vieille et usée.
Parmeno, à part. Tu prêches pour toi, tu trouves toujours moyen de glisser tes intérêts au milieu de ceux des autres65. Tu as monté un échelon, tout à l’heure je t’attends à la robe. Tout pour toi et rien de ce qui peut se partager. Elle veut faire son paquet, la vieille. Tu me forceras à être franc, et tu rendras mon maître fou. Laisse-la dire, Sempronio, et tu verras qu’elle ne demandera pas de l’argent, parce qu’il est trop facile à partager.
Sempronio. Tais-toi, imprudent ; si Calixte t’entend, il te tuera.
Calixte. Ma mère, abrége tes discours ou bien prends cette épée et tue-moi.
Parmeno, à part. Le diable tremble comme s’il avait des convulsions ; il ne peut pas tenir sur ses pieds ; il voudrait lui prêter sa langue pour qu’elle parlât plus vite. Sa vie ne sera pas longue, nous gagnerons un deuil à ces amours.
Célestine. Votre épée, seigneur, que voulez-vous dire ? Qu’une méchante épée tue vos ennemis et quiconque ne vous aime pas ; je viens vous rendre à la vie et vous faire part du bon espoir que j’ai reçu de celle que vous chérissez le plus.
Calixte. Bon espoir, ma mère ?
Célestine. On peut l’appeler bon, puisque la porte reste ouverte pour mon retour ; on me recevra plutôt moi avec cette robe trouée, qu’une autre avec des vêtements de soie et de brocart.
Parmeno, à part. Sempronio, couds-moi la bouche, je n’y puis tenir, voilà la robe qui y passe.
Sempronio. Te tairas-tu, pour Dieu, ou je t’envoie au diable ! Elle a raison si elle passe la revue de ses vêtements, puisqu’elle en a besoin. De ce qu’il chante, le curé s’alimente.
Parmeno. Et il est nourri comme il chante ; mais cette vieille horreur voudrait changer tout son vieux poil, pour trois pas qu’elle a faits en un jour, quand en cinquante ans elle n’a rien pu gagner !
Sempronio. Est-ce là la reconnaissance que tu portes à celle qui t’a élevé ? Sont-ce là les conseils qu’elle t’a donnés ?
Parmeno. Je permettrai bien qu’elle demande et qu’elle plume, mais non pas pour elle seule.
Sempronio. Elle n’a pas d’autre défaut qu’une extrême avidité ; mais laisse-la faire, qu’elle garnisse ses murailles, il faudra bien ensuite qu’elle garnisse les nôtres, ou elle nous connaît bien mal.
Calixte. Dis-moi, au nom de Dieu, ma bonne, que faisait-elle ? Comment es-tu entrée ? Quel vêtement avait-elle ? Dans quelle partie de la maison l’as-tu trouvée ? Quel accueil te fit-elle dès l’abord ?
Célestine. L’accueil que font les braves taureaux à ceux qui leur lancent les dards dans l’arène ; l’accueil que font les sangliers aux limiers qui les mettent aux abois.
Calixte. Et c’est cela que tu appelles des signes de salut ? Quels autres donc seraient des signes de mort ? Ce ne serait certes pas la mort elle-même, car, dans une telle position, elle apporterait un soulagement à mon tourment, que rien n’égale.
Sempronio. Voilà toute la bravoure de mon maître. Qu’est-ce que cela ? Cet homme ne saura-t-il donc pas attendre patiemment ce qu’il a toujours désiré ?
Parmeno. Je me tais, moi, Sempronio, et si notre maître t’entend, il te corrigera aussi bien que moi.
Sempronio. Le feu du ciel te brûle ! tu parles pour dire du mal de tout le monde, et moi je n’offense personne. Oh ! que la peste éternelle te consume, querelleur, envieux, maudit ! Est-ce là toute l’amitié dont tu étais convenu avec Célestine et moi ? Va-t’en au diable !
Calixte. Si tu ne veux pas, ma bonne mère, que je me désespère et que mon âme soit condamnée à une peine éternelle, dis-moi promptement si ta demande n’a pas eu un bon résultat, si l’accueil de la reine de ma vie a toujours été aussi cruel et aussi rigoureux. Tout ce que tu m’as dit est plutôt signe de haine que d’amour.
Célestine. Le plus grand mérite de l’abeille, et tous les gens discrets doivent l’imiter, c’est qu’elle rend meilleures les choses qu’elle touche. C’est ainsi que j’ai agi avec les raisons cruelles et dédaigneuses de Mélibée. J’ai converti toute sa rigueur en miel, sa colère en douceur, sa vivacité en tranquillité. Que pensiez-vous donc qu’allait faire là cette vieille Célestine que vous avez traitée si magnifiquement et si au delà de ses mérites, si ce n’est calmer sa colère, supporter ses caprices, parler en votre absence, recevoir sur sa mante les coups, les affronts, le mépris, le dédain dont ces jeunes femmes sont prodigues quand on commence à leur parler d’amour, afin que plus tard on attache un plus grand prix à leur consentement ? Celui qu’elles aiment le mieux, elles le traitent le plus mal ; s’il n’en était pas ainsi, il n’y aurait aucune différence entre les demoiselles bien nées et les femmes publiques, dont la profession est d’aimer. Quelle distinction pourrait-on faire si toutes disaient Oui à la première proposition, à la première preuve d’amour ? Les demoiselles bien nées, quoique dévorées par les besoins et la passion, témoignent, par respect pour leur honneur, une froideur extrême, un fier dédain ; leur tenue est toujours chaste et grave, leurs réponses ont une aigreur telle que la langue elle-même s’étonne de tant de dissimulation et se plaindrait volontiers de ce qu’on lui fait dire tout le contraire de ce qu’elle voudrait bien. Mais afin que vous soyez calme et vous teniez en repos pendant que je vous raconterai au long ma démarche et le prétexte que j’ai trouvé pour entrer, sachez que la fin de tout cela a été des meilleures.
Calixte. Maintenant, amie, que tu m’as donné la force de supporter toute la rigueur de ses réponses, dis ce que tu voudras et comme il te plaira ; je serai attentif. Mon cœur se repose, mes pensées se calment, mes veines reprennent le sang qu’elles avaient perdu, je n’ai plus de crainte, je suis joyeux. Montons, si tu veux, tu me diras en détail, dans ma chambre, ce que tu ne m’as dit ici que sommairement.
Célestine. Montons, seigneur.
Parmeno, à part. Ô sainte Vierge ! que ce fou cherche de détours pour nous éviter, pour pouvoir pleurer de joie tout à son aise avec Célestine, pour lui découvrir tous ses secrets, tous ses désirs extravagants et impudiques, pour demander et redire six fois la même chose, sans qu’il y ait là quelqu’un qui puisse lui reprocher d’être long ! Mais, sois tranquille, insensé, nous te suivons.
Calixte. Vois donc, ma bonne, ce que peut dire Parmeno. Comme il se signe en apprenant que tu as agi avec tant de promptitude ! Il en est épouvanté, sur ma foi, car il se signe de nouveau. Monte, monte, et assieds-toi, mère, car je veux écouter à tes genoux les suaves nouvelles que tu m’apportes. (Dans la chambre.) Dis-moi bien vite : comment as-tu fait pour entrer chez Mélibée ?
Célestine. J’y suis allée vendre un peu de fil, c’est ainsi que j’en ai pourchassé plus de trente en ce monde, à la volonté de Dieu, et quelques-unes même plus haut placées.
Calixte. Par le corps, sans doute, mère, mais non par la gentillesse, non par l’état, non par la grâce et l’esprit, non par la naissance, non par la vertu ni par le doux langage.
Parmeno, en bas. Le voilà qui enfile des paroles, l’étourdi ; voilà ses niaiseries qui se déroulent, il est comme l’horloge à midi, il n’en dit pas moins de douze à la fois. Compte, compte, Sempronio, me voilà tout abasourdi de les entendre, lui disant des folies, elle débitant des mensonges.
Sempronio, en bas. Ô méchante vipère ! pourquoi fermes-tu les oreilles à ce qui les fait ouvrir à tout le monde, serpent qui fuis la voix de l’enchanteur ! Pour cela seulement que ces paroles sont paroles d’amour, quoique mensonges, tu devrais les écouter avec attention et avidité.
Célestine. Écoutez, seigneur Calixte, et vous verrez ce qu’ont fait votre bonne étoile et ma sollicitude. Lorsque je commençais à vendre et à faire marchander mon fil, la mère de Mélibée fut appelée pour aller visiter sa sœur, qui est malade, et comme elle ne pouvait s’en dispenser, elle laissa Mélibée à sa place pour continuer le marché.
Calixte. Ô joie sans égale ! ô singulière opportunité ! ô hasard favorable ! Que j’aurais été heureux d’être caché sous ta mante pour entendre parler celle en qui Dieu a réuni des grâces si remarquables !
Célestine. Sous ma mante, vous dites ? Le ciel vous en préserve, vous seriez vu par trente trous et plus. Dieu veuille l’améliorer !
Parmeno, en bas. Sempronio, je m’en vais, je ne dis plus rien, écoute à ton aise. Si mon pauvre maître n’était pas là tout absorbé à calculer le nombre de pas qu’il y a d’ici à la maison de Mélibée, à penser à sa beauté et à deviner de quelle manière elle était posée en marchandant ce fil et ce qu’elle pensait alors, il reconnaîtrait que mes conseils étaient plus salutaires que toutes ces faussetés de Célestine.
Calixte. Qu’est-ce que cela, amis ? J’écoute ici avec la plus grande attention des choses desquelles dépend ma vie entière, et vous autres vous bavardez tout à votre aise pour m’ennuyer et m’irriter ! Par amour pour moi, taisez-vous, vous mourriez de plaisir à entendre cette brave femme et le récit de ses bonnes œuvres. — Dis-moi, mère, que fis-tu quand tu te trouvas seule avec elle ?
Célestine. Le plaisir que j’en ressentis me troubla tellement que quiconque m’aurait vue l’eût reconnu à mon visage.
Calixte. À celui que j’éprouve en ce moment, il me semble que j’ai son image devant les yeux. Tu es sans doute devenue muette de surprise ?
Célestine. Tout au contraire, me voir seule avec elle me donna bien plus de courage pour lui parler. Je m’ouvris à elle, je lui exposai les motifs de mon ambassade ; je lui dis avec quelle ardeur vous désiriez qu’une parole sortie de sa bouche à votre intention vînt guérir la grande douleur que vous ressentiez. Elle s’arrêta toute surprise, me regarda presque épouvantée d’un message aussi nouveau pour elle, et cherchant quel pouvait être l’homme qui souffrait ainsi par besoin d’une parole de sa bouche, quel était le malade que sa langue pouvait guérir. Lorsque je prononçai votre nom, elle m’interrompit, se frappa le front avec la main, comme on a coutume de faire lorsqu’on reçoit une nouvelle effrayante ; elle m’ordonna de me taire et de sortir de sa présence si je ne voulais pas que ses valets fussent mes bourreaux ; elle me reprocha mon audace, m’appela sorcière, maquerelle, vieille traîtresse, barbue, malfaisante, et me donna bien d’autres noms ignominieux tels que ceux avec lesquels on épouvante les enfants au berceau. Puis elle s’évanouit, fit mille contorsions, perdit l’esprit, agita les bras et les jambes de côté et d’autre, sous le coup de la flèche dorée qui l’avait frappée lorsque j’eus dit votre nom ; le corps courbé, les mains jointes, comme quelqu’un qui s’abandonne au désespoir. Il semblait qu’elle voulût se déchirer ; ses yeux tournaient dans tous les sens, et ses pieds frappaient le sol avec violence. Moi, pendant tout ce temps, cachée dans un coin, accroupie, ne disant mot, je m’applaudissais tout bas de tant de férocité. Plus elle s’agitait, plus je me réjouissais, parce que je la voyais à chaque instant plus près de s’arrêter et de se rendre. Pendant que ce magasin écumeux déversait toute sa colère, je ne laissais pas ma pensée oisive et inoccupée, de sorte que je trouvai le temps d’arranger ce que j’avais dit.
Calixte. C’est à cela que je pense, mère, tout en t’écoutant, et je ne trouve pas d’excuse qui ait pu être bonne et convenable pour déguiser ou colorer ce qui t’était échappé, et pour ne pas laisser planer un terrible soupçon sur le véritable but de ta demande. Mais je connais ton grand savoir ; en toutes choses tu me sembles plus qu’une femme, et de même que tu avais prévu sa réponse, tu as dû pouvoir préparer à temps ta réplique. L’histoire cite une célèbre Toscane, nommée Adelecta, qui trois jours avant sa mort prédit la fin de son vieux mari et de ses deux fils66 ; elle aurait eu moins de renom si tu eusses vécu de son temps. Je crois sans peine ce qu’on dit généralement, que la nature faible des femmes est plus apte aux ruses et aux finesses que la nature des hommes.
Célestine. Comment, seigneur ? Je lui dis que le mal dont vous souffriez était une douleur de dents, et que je réclamais d’elle une prière qu’elle sait et qui est fort efficace pour semblables affections.
Calixte. Ô la merveilleuse astuce ! ô femme unique en ton genre ! Rusée commère ! hardie enchanteresse ! discrète messagère ! Quelle cervelle humaine saurait imaginer une si heureuse manière de sortir d’embarras ? Je suis persuadé que si notre époque voyait vivre Énée et Didon, Vénus ne se donnerait pas tant de peine pour contraindre Didon à aimer son fils ; au lieu de faire prendre à Cupidon la forme du jeune Ascagne pour séduire la reine, elle te choisirait pour médiatrice et serait certaine de réussir plus tôt. En vérité, je t’abandonnerais ma vie en toute confiance, et si mes désirs n’avaient pas eu un bon résultat, je reconnaîtrais cependant que tu as fait tout ce qu’il a été humainement possible de faire. Que vous en semble, amis ? Que pourrait-on imaginer de mieux ? Y a-t-il au monde une femme comme celle-là ?
Célestine. Seigneur, ne m’interrogez pas, laissez-moi, car la nuit avance. Vous savez que quiconque fait mal a horreur de la clarté, et, en rejoignant ma maison, je pourrais faire quelque mauvaise rencontre.
Calixte. Quoi donc ? Il y a ici des pages et des flambeaux pour t’accompagner.
Parmeno, en bas.. Sans doute de peur qu’on ne fasse violence à la pauvre petite. Tu iras avec elle, Sempronio, elle a peur des grillons qui chantent la nuit.
Calixte. Dis-tu quelque chose, bien-aimé Parmeno ?
Parmeno. Je dis, seigneur, qu’il sera bon que Sempronio et moi l’accompagnions jusque chez elle, car il fait très-obscur.
Calixte. Tu dis vrai, qu’il en soit ainsi. Continue ton récit, mère, et dis-moi ce qui arriva ensuite. Que répondit-elle à la demande que tu lui fis de cette prière ?
Célestine. Qu’elle la donnerait volontiers.
Calixte. Volontiers ! Grand Dieu ! quel don précieux !
Célestine. Je lui demandai autre chose.
Calixte. Quoi, bonne mère ?
Célestine. Un cordon qu’elle porte sans cesse autour d’elle ; je lui dis qu’il guérirait votre mal parce qu’il avait touché beaucoup de reliques.
Calixte. Eh bien ! que dit-elle ?
Célestine. Donnez-moi mes étrennes et je vous le dirai.
Calixte. Oh ! pour Dieu ! prends toute cette maison, tout ce qu’elle renferme, parle, demande ce que tu voudras.
Célestine. Pour une mante que vous donnerez à la vieille, elle déposera entre vos mains ce même cordon qui ceignait la taille de Mélibée.
Calixte. Que parles-tu de mante ? Mante, robe et tout ce que j’ai.
Célestine. J’ai besoin d’une mante, et cela me suffira. N’allez pas plus loin et n’ayez pas mauvaise opinion de ma demande ; on dit qu’offrir beaucoup à celui qui demande peu, c’est une espèce de refus.
Calixte. Cours, Parmeno, appelle mon tailleur, qu’il lui coupe à l’instant une mante et une robe de ce drap fin qu’on a apporté pour faire friser67.
Parmeno, en bas. Bon, tout à la vieille, parce qu’elle vient chargée de mensonges comme une abeille, et rien à moi, qu’on fait toujours courir. Elle n’a pas pensé à autre chose depuis ce matin avec ses allées et venues.
Calixte. Que veut ce démon ? Il n’y a certes pas au monde un homme aussi mal servi que moi, jamais je n’ai vu des valets grognons, malintentionnés, se mêlant de tout comme ceux-là. Que murmures-tu, coquin, envieux ? Que dis-tu ? je t’entends à peine. Va où je t’ordonne et ne m’irrite pas ; j’ai bien assez de ma peine pour me pousser à bout ; hâte-toi, on trouvera bien aussi une casaque pour toi dans cette pièce.
Parmeno. Je ne dis pas autre chose, seigneur, sinon qu’il est trop tard pour trouver le tailleur.
Calixte. Ne t’ai-je pas dit que tu te mêlais de tout ? Alors ce sera pour demain. Et toi, ma mère, aie patience par amour pour moi : ce qui est différé n’est pas perdu. Fais-moi voir ce cordon bénit digne de ceindre un tel corps. Mes yeux, mes sens vont se réjouir ensemble, de même qu’ils ont été épris à la fois. Mon pauvre cœur va être heureux, lui qui n’a pas goûté un instant de plaisir depuis qu’il a connu cette noble dame. Tous mes sens ont été blessés, tous se sont réunis à lui avec leur provision de peines, chacun aussi maltraité que possible, les yeux de l’avoir regardée, les oreilles de l’avoir entendue, les mains de l’avoir touchée.
Célestine. Comment, vous l’avez touchée, dites-vous ? Vous m’effrayez !
Calixte. En songe, je veux dire.
Célestine. En songe ?
Calixte. Je la vois si souvent en songe que je redoute pour moi le sort d’Alcibiade, qui rêva qu’il se voyait enveloppé dans le manteau de sa maîtresse ; et un jour on le tua et il n’y eut personne pour l’enlever de la rue ni pour le couvrir, si ce n’est elle avec son manteau68. Mais, vivant ou mort, j’aurais grande joie de revêtir ses habits.
Célestine. Vous vous créez trop de peine ; lorsque les autres reposent dans leurs lits, vous vous préparez des souffrances pour le lendemain. Ayez courage, seigneur, Dieu n’abandonne pas sa créature ; calmez vos désirs, prenez ce cordon ; si je ne meurs pas, je vous donnerai aussi sa maîtresse.
Calixte. Ô nouvel hôte ! ô bienheureux cordon, qui as eu le bonheur et la gloire de ceindre ce corps que je ne suis pas digne de servir ! Ô nœuds que j’adore, vous avez entouré l’objet de mes désirs. Dites-moi, étiez-vous présents à la cruelle réponse de celle que vous servez et dont je suis l’esclave ? Hélas ! nuit et jour je souffre et me désespère, et je n’ai encore obtenu ni grâce ni don généreux.
Célestine. Il y a un bien vieux dicton qui dit : « Qui sollicite le moins réussit le mieux. » Mais ayez confiance, je vous ferai obtenir en sollicitant ce que vous n’auriez pas si vous étiez négligent. Consolez-vous, seigneur, Zamora n’a pas été prise en une heure, et cependant les assaillants ne se sont pas découragés.
Calixte. Ô malheureux que je suis ! Les villes sont entourées de pierres, et les pierres renversent les pierres ; mais ma dame a un cœur d’acier. Il n’y a pas de métal qui puisse l’attaquer, il n’y a pas de trait qui y fasse brèche. Essayez de planter l’échelle au pied de ses murailles ; elle a des yeux qui lancent des flèches, une langue qui jette le reproche et le mépris ; elle est placée de telle manière qu’on ne peut pas même l’attaquer d’une demi-lieue.
Célestine. Taisez-vous, seigneur, l’audace d’un seul homme a causé la prise de Troie. Ne doutez pas qu’une femme ne puisse en soumettre une autre. Vous avez peu fréquenté ma maison et vous ne savez pas bien ce que je puis.
Calixte. À l’avenir, mère, je croirai tout ce que tu me diras, puisque tu m’as apporté un joyau tel que celui-ci. Ô glorieuse ceinture de cette taille angélique ! je te vois et je ne crois pas. Ô cordon ! cordon ! as-tu été mon ennemi ? Dis-le-moi. Si tu l’as été, je te pardonne. Les hommes qui ont le cœur bon savent excuser les fautes. Je ne le pense pas cependant ; si tu m’avais été contraire, tu ne serais pas venu si promptement en mon pouvoir, à moins que ce ne soit pour te disculper. Réponds-moi, je t’en conjure par la vertu de l’extrême puissance que ta maîtresse a acquise sur moi.
Célestine. Cessez cette rêverie, seigneur, car je suis fatiguée de vous entendre, et ce cordon est tout froissé de vos baisers.
Calixte. Ô malheureux que je suis ! quel bien immense m’accorderait le ciel si tu étais fait et tissu de mes bras et non de soie, comme tu l’es ! Quelle jouissance ressentiraient mes bras de ceindre et d’entourer avec tout le respect qu’il mérite, ce corps que tu tiens sans cesse embrassé sans comprendre ton bonheur ! Ô combien de secrets délicieux tu auras surpris !
Célestine. Vous verrez bien plus et le comprendrez bien mieux si vous n’usez pas votre sentiment à parler de la sorte.
Calixte. Tais-toi, mère, lui et moi nous nous entendons. Ô mes yeux ! souvenez-vous que vous avez été la cause de ma blessure, la porte par laquelle mon cœur a été frappé ; il est juste que la peine revienne à ceux qui l’ont causée. N’oubliez pas que vous me devez ma guérison ; or donc, voyez et considérez le moyen de salut qui vient vous trouver jusqu’ici.
Sempronio. Seigneur, avez-vous donc assez du plaisir que vous cause ce cordon, et ne pensez-vous plus à Mélibée ?
Calixte. Quel homme est aussi fou, aussi extravagant, aussi rabat-joie que celui-là ?
Sempronio. À force de parler, vous vous fatiguez et vous fatiguez ceux qui vous écoutent ; vous perdrez de la sorte le bon sens et la vie. La moindre chose qui vous manque suffit pour vous faire perdre la tête. Abrégez vos discours et faites place à ceux de Célestine.
Calixte. Est-il vrai, mère, que ce que je dis te fatigue, ou plutôt ce démon n’est-il pas ivre ?
Célestine. Quoiqu’il ne le soit pas, vous ferez bien,
seigneur, de mettre fin à vos lamentations. Traitez le
cordon comme un cordon, afin que vous sachiez
mettre une différence dans vos paroles quand vous
verrez Mélibée : que votre langue ne traite pas de
même manière le vêtement et la personne.
Calixte. Ô ma bonne mère, ma consolatrice ! laisse-moi jouir de ce messager de ma gloire. Ô ma langue ! pourquoi t’occupes-tu d’autres raisonnements, pourquoi cesses-tu d’adorer le doux présent de celle que je ne verrai jamais peut-être en mon pouvoir ? Ô mes mains, avec quelle audace, avec combien peu de respect vous tenez et vous traitez le remède de mes souffrances ! Je n’ai plus rien à craindre du venin pénétrant dans lequel avait été trempée la pointe aiguë de la flèche qui m’a frappé, car celle qui causa la blessure m’envoie maintenant la guérison. Ô toi, mère, la joie des vieilles femmes, le bonheur des jeunes, la consolation des gens désolés comme moi ! ne me poursuis pas de tes craintes, laisse-moi librement contempler mon bonheur, laisse-moi sortir dans les rues avec ce bijou, afin que ceux qui me verront sachent qu’il n’y a pas un homme plus fortuné que moi.
Sempronio. N’aggravez pas votre blessure en la chargeant de désirs, seigneur ; ce n’est pas seulement du cordon que dépend votre guérison.
Calixte. Je le sais bien, mais je n’ai pas assez de patience pour m’empêcher d’adorer un tel cadeau.
Célestine. Un cadeau ? On appelle ainsi ce qui est donné de bon gré ; vous savez bien qu’elle le fit pour l’amour de Dieu, pour guérir vos dents ; mais si je vis, elle changera de ton.
Calixte. Et la prière ?
Célestine. Elle ne me l’a pas donnée aujourd’hui.
Calixte. Pour quel motif ?
Célestine. Le temps manquait, mais il a été convenu que si votre mal ne diminuait pas, je retournerais demain pour la chercher.
Calixte. Diminuer ? Ma peine diminuera quand cessera sa cruauté.
Célestine. Assez, seigneur, c’est assez dit et assez fait ; elle s’est obligée, selon ce qu’elle a témoigné, à tout ce que je voudrai demander pour cette maladie, selon ce qui dépendra d’elle. Voyez si cela ne suffit pas pour la première visite. Je m’en vais ; ayez soin, seigneur, si vous sortez demain, de vous mettre un mouchoir autour du visage, afin que si elle vous voit, elle ne m’accuse pas de fausseté.
Calixte. J’en mettrai quatre pour te plaire. Mais, dis-moi, pour Dieu, est-ce là tout ? Je meurs de désir d’entendre quelqu’une des paroles sorties de cette bouche divine. Comment, ne la connaissant pas, as-tu été assez audacieuse pour t’introduire et parler aussi familièrement ?
Célestine. Ne la connaissant pas ? Elles ont été quatre ans mes voisines, je les voyais, je causais, je riais avec elles nuit et jour. La mère me connaît mieux que ses propres mains, et Mélibée, depuis lors, est devenue grande, intelligente et gentille.
Parmeno, à part. Hé, Sempronio, écoute, que je te parle à l’oreille.
Sempronio. Eh bien, que veux-tu dire ?
Parmeno. Cette attention extrême de Célestine donne à notre maître l’occasion de prolonger ses bavardages. Approche-toi d’elle, touche-la du pied, faisons-lui signe de ne pas rester davantage et de s’en aller. Il n’y a pas d’homme assez fou pour parler beaucoup quand il est seul.
Calixte. Tu dis, mère, que Mélibée est gentille ? Il semble que tu le dises pour te moquer. Y a-t-il sa pareille au monde ? Dieu a-t-il créé un corps plus remarquable ? Pourrait-on peindre un tel visage, modèle de beauté ? Si aujourd’hui vivait Hélène, pour laquelle sont morts tant de Grecs et de Troyens, ou la belle Polixène69, elles se soumettraient à la reine de mon cœur. Si elle avait été présente à la querelle des trois déesses qui se disputaient la pomme, jamais on n’aurait appelé ce fruit pomme de discorde ; car, sans opposition aucune, toutes trois auraient consenti à ce qu’elle échût à Mélibée, et on l’aurait ainsi nommée pomme de concorde. Combien de femmes n’y a-t-il pas, qui connaissent Mélibée, qui se maudissent et qui querellent Dieu parce qu’il les a oubliées quand il a créé ma bien-aimée ? Elles consument leur vie, se rongent les chairs par envie, s’imposent de cruels martyrs, pensant, à l’aide de l’artifice, égaler la perfection, dont la nature l’a dotée. Les unes épilent leurs sourcils avec des pinces, des onguents composés de poix et de cire ; les autres cherchent les herbes dorées, des racines, des branches et des fleurs pour faire des lessives afin de rendre leurs cheveux semblables aux siens ; elles se meurtrissent le visage, le couvrent de couleurs, de pommades, d’eaux fortes, de fards blancs et colorés que je n’énumère pas pour éviter d’être fastidieux. Vois, hélas ! si Mélibée, qui a trouvé cela tout fait, mérite d’avoir pour serviteur un homme aussi triste que moi.
Célestine, à part. Je te comprends, Sempronio, laisse-le, il tombera de sa bête et se taira.
Calixte. La nature s’est plu à la faire parfaite, elle a réuni en elle les grâces qu’elle partage entre les autres ; elles se sont toutes donné rendez-vous chez elle, afin que ceux qui la voient puissent juger du talent du peintre. Une goutte d’eau claire, avec un peigne d’ivoire, lui suffit pour surpasser en gentillesse toutes les femmes d’ici-bas. Voilà ses armes, c’est avec cela qu’elle fascine et qu’elle tue ; c’est ainsi qu’elle m’a captivé, c’est ainsi qu’elle m’a attaché et me retient dans les chaînes les plus dures.
Célestine. Silence, ne vous fatiguez pas, la lime que je tiens est plus aiguë que n’est forte la chaîne qui vous captive. Je la couperai afin que vous soyez libre ; en attendant, permettez-moi de partir, car il est tard, et laissez-moi emporter ce cordon, car, vous le savez, j’en ai besoin.
Calixte. Ô malheureux que je suis ! l’adversité me poursuit toujours ; je voudrais rester, pendant cette longue et triste nuit, avec toi, avec le cordon, ou avec tous deux. Mais comme il n’y a pas de bonheur complet dans cette vie de douleur, vienne la solitude tout entière… Holà !
Parmeno. Seigneur ?
Calixte. Accompagnez cette bonne mère jusqu’à sa maison, et qu’il aille avec elle autant de plaisir et de joie qu’il me reste de tristesse et d’isolement.
Célestine. Dieu vous garde ! vous me verrez demain ; ma mante et ma réponse viendront à la fois, puisque le temps ne l’a pas permis aujourd’hui ; calmez-vous, seigneur, et pensez à autre chose.
Calixte. Je ne le puis, ce serait une hérésie d’oublier celle qui me fait aimer la vie.
ACTE SEPTIÈME
Célestine. Parmeno, mon fils, pendant tout ce qui s’est passé, je n’ai pas trouvé le temps de te dire et de te prouver l’amour que je te porte ; et en vérité, en ton absence et jusqu’à ce jour, tous ceux à qui j’ai parlé de toi ne m’en ont entendue dire que du bien. La raison, tu ne l’ignores pas, je te regardais au moins comme mon fils adoptif. Aussi je croyais que tu te conduirais comme si tu l’étais ; et tu m’en récompenses, en ma présence et devant Calixte, en blâmant tout ce que je dis, en chuchotant et en murmurant contre moi. Je ne pensais pas, dès que tu avais paru te rendre à mes conseils, que tu te serais tourné d’un autre côté. Il me semble qu’il te reste encore quelque sotte vanité, car tu parles par fantaisie plutôt que par raison, tu renonces au profit pour contenter ta langue. Écoute-moi donc si tu ne m’as pas écoutée, et pense que je suis vieille ; le bon conseil est le fait des vieillards, le plaisir appartient aux jeunes gens. Je crois que l’âge seul est coupable de ta faute ; j’espère en Dieu que tu seras meilleur pour moi à l’avenir et que tu changeras de conduite avec le temps. Comme on dit : « les habitudes varient comme les cheveux et les goûts, » c’est-à-dire, mon fils, à mesure qu’on vieillit et qu’on voit de nouvelles choses. La jeunesse ne pense qu’au présent, mais l’âge mûr ne néglige ni présent, ni passé, ni avenir.
Si tu t’étais souvenu, mon fils Parmeno, de l’amour que j’avais pour toi, la première demeure que tu eusses choisie en arrivant dans cette ville eût été la mienne ; mais vous autres jeunes gens, vous vous inquiétez peu des vieillards, vous vous dirigez au hasard, vous ne pensez jamais que vous avez ou que vous pouvez avoir besoin d’eux, vous ne songez pas aux infirmités ; vous ne croyez jamais que puisse vous manquer cette brillante fleur de jeunesse. Mais sache donc, ami, que pour des besoins comme ceux-là, c’est un bon refuge qu’une vieille qu’on connaît, une amie, une mère et plus qu’une mère ; une bonne demeure pour bien se reposer quand on est en santé ; un bon hôpital pour se soigner quand on est malade ; une bonne bourse pour le besoin ; une bonne caisse pour garder l’argent dans la prospérité ; un bon feu d’hiver entouré de broches ; un bon ombrage pour l’été ; une bonne taverne pour boire et manger. Que diras-tu à tout cela, petit fou ? Je sais bien que tu es honteux de ce qui t’est échappé ce matin, mais je ne veux de toi rien autre chose ; Dieu ne demande au pécheur que de se repentir et de s’amender.
Vois Sempronio, avec l’aide de Dieu, j’en ai fait un homme : je voudrais que vous fussiez ensemble comme frères, car si tu étais bien avec lui, tu le serais avec ton maître et avec tout le monde. Vois comme il est bien accueilli, diligent, courtisan, serviable, gracieux ; il recherche ton amitié ; votre profit s’accroîtrait si vous vous donniez mutuellement la main. Tu sais qu’il faut que tu aimes si tu veux être aimé : on ne pêche pas des truites sans se mouiller les chausses70 ; Sempronio ne te doit rien ; c’est une simplicité que de ne vouloir pas aimer et espérer être aimé ; c’est une folie que de payer l’amitié avec la haine.
Parmeno. Mère, je te confesse ma seconde faute et je ta prie, en me pardonnant le passé, d’ordonner pour l’avenir ; mais je crois qu’il est impossible d’entretenir amitié avec Sempronio. Il est extravagant, je suis peu patient ; fais des amis avec cela.
Célestine. Mais ce n’était pas là ton défaut.
Parmeno. Sur ma foi ! plus j’ai grandi, plus j’ai perdu ma première patience ; je ne suis plus ce que j’étais, et Sempronio n’a rien qui me convienne.
Célestine. L’ami véritable se fait connaître dans les choses incertaines ; c’est lors de l’adversité qu’on peut le mettre à l’épreuve ; c’est alors qu’il arrive et qu’il visite avec empressement la maison que la fortune prospère a abandonnée. Que te dirai-je, mon fils, des qualités d’un bon ami ? Il n’y a chose plus aimée ni plus rare ; il n’est aucune charge qu’il n’accepte. Sempronio et toi, vous êtes égaux : la parité des habitudes et la similitude des goûts sont le meilleur appui de l’amitié. N’oublie pas, mon fils, que si tu as quelque chose, on te le garde ; sache gagner davantage, tu trouveras plus tard ce que tu as déjà. Béni soit le père qui te l’a laissé ! Je te le donnerai quand tu seras d’un âge plus avancé et convenablement établi.
Parmeno. Mère, que veux-tu dire par établi ?
Célestine. Vivre pour toi, mon fils, ne pas végéter dans les maisons d’autrui, ce que tu feras toujours tant que tu ne sauras pas mettre ton service à profit. C’est à cause du chagrin que j’ai ressenti de te voir aussi mal vêtu, que j’ai demandé aujourd’hui une mante à Calixte, comme tu l’as vu ; non pas pour cette mante, mais pour que ton maître, ayant le tailleur sous la main et te voyant devant lui sans pourpoint, t’en fît aussi le cadeau. Ainsi ce n’est pas seulement pour mon profit (comme j’ai compris que tu le disais), mais aussi pour le tien. Si tu attends les cadeaux de ces galants, ils seront tels en dix années que tu pourras tous les cacher dans ta manche. Jouis de ta jeunesse, ne refuse ni un bon jour ni une bonne nuit, ni bien boire et bien manger quand tu en trouveras l’occasion ; se perde ce qui se perdra. Ne crains pas d’user des biens dont ton maître a hérité ; tires-en profit dans ce monde, nous ne les aurons pas dans l’autre. Ô mon fils Parmeno ! — et je puis bien t’appeler mon fils, moi qui t’ai vu si longtemps à mes côtés, — suis mes conseils, car je te les donne avec le désir sincère de te voir honorablement posé. Oh ! que je serais heureuse si Sempronio et toi étiez plus unis, plus amis et plus frères en tout ! que je serais heureuse si vous veniez ensemble à ma pauvre maison pour me voir, vous reposer et même vous désennuyer avec chacun une fillette !
Parmeno. Fillette, ma mère ?
Célestine. Fillette, en vérité, car moi je suis trop vieille. J’en ai procuré une à Sempronio, et cependant je lui porte moins d’intérêt qu’à toi, je l’aime moins que toi ; tout ce que je te dis, vois-tu, c’est du plus profond de mes entrailles.
Parmeno. Ma bonne mère, je ne te serai point ingrat.
Célestine. Et lors même que tu le serais, je n’en souffrirais pas beaucoup, car j’agis pour l’amour de Dieu, parce que je te vois seul sur une terre étrangère, et aussi par respect pour les ossements de celle qui t’a recommandé à moi ; tu seras homme, tu deviendras raisonnable, sensé, et tu diras : « La vieille Célestine me conseillait bien. »
Parmeno. Je le sens bien maintenant, quoique je sois jeune, et ce que je disais aujourd’hui à mon maître, ce n’était pas pour blâmer ce que tu faisais, mais parce que je voyais qu’il me savait mauvais gré des bons avis que je lui donnais. Pour l’avenir, soyons tous contre lui ; fais des tiennes, je me tairai ; j’ai eu tort de ne pas te croire dès le commencement de cette affaire.
Célestine. Tu broncheras en cela et en bien d’autres choses tant que tu ne suivras pas mes conseils ; ils te viennent d’une amie véritable.
Parmeno. Je tiens aujourd’hui pour bien employé le temps que j’ai passé à te servir, puisque j’ai retiré tant de fruit pour un âge plus avancé. Je prierai Dieu pour l’âme de mon père, qui m’a laissé une telle tutrice, et pour celle de ma mère, qui m’a recommandé à une telle femme.
Célestine. Ne me parle pas d’elle, mon enfant, je t’en conjure, car mes yeux se gonflent de larmes. Trouverai-je en ce monde une pareille amie, une telle compagne, une aide semblable dans mes travaux et mes fatigues ? Qui cachait mes fautes ? qui savait mes secrets ? à qui mon cœur était-il ouvert ? qui donc était tout mon bien et mon repos, si ce n’est ta mère, plus que ma sœur et mon amie ? Oh ! qu’elle était gracieuse ! oh ! qu’elle était leste, propre et forte ! Elle courait à minuit de cimetière en cimetière, cherchant des objets pour notre art, sans plus de peine et de crainte que de jour. Il n’y avait ni chrétien, ni maure, ni juif dont elle ne visitât la fosse : le jour elle allait à la découverte, le soir elle les déterrait. Elle se plaisait à l’obscurité de la nuit, comme toi à la clarté du jour ; elle disait que la nuit était le manteau de tous les pécheurs. Et adroite ! n’avait-elle pas toutes les grâces ? Je vais te dire une chose qui te montrera quelle mère tu as perdue ; je devrais la taire, mais il ne faut rien te cacher ; tout peut passer avec toi. Elle arracha sept dents à un pendu avec des petites pinces à épiler, tandis que moi, je lui ôtais les souliers. Et pour entrer dans un cercle ? mieux que moi et avec plus de courage, et cependant j’avais assez bonne réputation ; mais maintenant, pour mes péchés, j’ai tout perdu, tout oublié avec elle. Que te dirai-je de plus ? Les diables eux-mêmes la craignaient ; ses cris terribles les effrayaient et les rendaient tout tremblants ; aussi elle était connue d’eux comme tu l’es dans ta maison ; ils se culbutaient les uns par-dessus les autres quand elle les appelait : ils n’osaient pas lui dire de mensonges, tant elle avait de puissance sur eux ! Depuis que je l’ai perdue, je ne leur ai pas entendu dire un seul mot de vérité.
Parmeno, à part. Dieu tienne compte à la bonne vieille du plaisir que me font ses paroles et ses louanges !
Célestine. Que dis-tu, Parmeno, mon bien-aimé, mon fils et plus que mon fils ?
Parmeno. Je me demande comment ma mère pouvait avoir cet avantage, puisque les paroles que vous disiez toutes les deux étaient les mêmes.
Célestine. Comment ? cela t’étonne ? Ne connais-tu pas le dicton : « Il y a grande différence de Pierre à Pierre ? » Nous ne possédons pas toutes à un si haut degré cette faculté de ma commère. N’as-tu pas vu dans tous les états de bons et de mauvais ouvriers ? Telle était ta mère (Dieu conserve son âme !), la première de notre métier, connue pour telle et aimée de tout le monde, des cavaliers, des clercs, des hommes mariés, des vieillards, des jeunes gens et des enfants. Et les jeunes filles, les demoiselles ? elles priaient Dieu pour elle comme pour leurs propres parents. Elle avait affaire à tous, à tous elle parlait. Si nous sortions dans la rue, tous ceux que nous rencontrions rappelaient marraine, car elle avait été sage-femme seize ans. Aussi, bien que tu n’aies pas eu connaissance de ses secrets, en raison de ton jeune âge, il est raisonnable que tu les saches aujourd’hui, puisqu’elle n’est plus de ce monde et que tu es homme.
Parmeno. Dis-moi, mère, lorsque la justice te fit arrêter à l’époque où j’habitais chez toi, vous connaissiez-vous beaucoup ?
Célestine. Si nous nous connaissions ! Me dis-tu cela pour rire ? Nous avions fait le coup ensemble, ensemble on nous vit, ensemble on nous prit et on nous fit le procès, ensemble on nous infligea le châtiment ; ce fut là, je crois, la première fois. Mais tu étais bien petit, et je m’épouvante aujourd’hui que tu t’en souviennes ; c’est la chose qu’on se rappelle le moins dans la ville. Il y en a tant qui passent sans qu’on s’en occupe ! Tu verras chaque jour, si tu vas au marché, des gens qui achètent et qui payent.
Parmeno. C’est vrai, mais dans le péché la pire chose est la persévérance. De même que l’homme n’est pas maître d’un premier mouvement, de même il n’est pas maître d’une première faute ; aussi dit-on : « Qui pèche et s’amende à Dieu se recommande. »
Célestine, à part. Pleure pour moi, pauvre fou ! S’agit-il donc de vérités ? Attends un peu, je vais toucher une corde sensible.
Parmeno. Que dis-tu, ma mère ?
Célestine. Je dis, mon fils, que, sans compter ce jour-là, ta mère (Dieu ait son âme !) fut arrêtée quatre fois et une entre autres sous accusation de sorcellerie, parce qu’on la trouva de nuit, avec une lanterne, ramassant de la terre dans un carrefour. On la retint une demi-journée sur une échelle dressée au milieu de la place et avec une espèce de mitre sur la tête71. Mais ce ne fut rien, il faut bien que les hommes souffrent quelque chose dans ce triste monde pour soutenir leur vie et leur honneur. Et vois combien une semblable affaire altéra peu sa raison ! elle ne renonça pas pour cela à son métier et n’en profita que mieux. Ceci répond à ce que tu disais de la persévérance dans le mal. Elle faisait tout avec grâce, et sur Dieu et ma conscience ! bien qu’elle fût sur cette échelle, il semblait, à son assurance et à sa fierté, qu’elle ne faisait pas plus de cas que d’un blanc des curieux qui étaient au-dessous d’elle. Il en est ainsi de tous ceux qui sont, qui valent et qui savent quelque chose, comme elle. Souviens-toi de ce qu’était Virgile, et de tout ce qu’il sut ; tu auras sans doute entendu dire comment il fut suspendu à une tour dans un panier d’osier, à la vue de Rome entière, et cependant il ne cessa pas d’être honoré et il ne perdit pas son nom de Virgile72.
Parmeno. Ce que tu dis est vrai, mais ce ne fut pas par punition.
Célestine. Tais-toi, imbécile, tu ne connais rien aux usages de l’Église. Qu’importe que ce soit de la main de la justice ou d’une autre manière ? Notre curé, que Dieu garde, le savait bien, car lorsqu’il vint la consoler, il lui dit que bienheureux étaient ceux qui supportaient les persécutions de la justice, que le royaume des cieux était pour eux73. Or, vois s’il ne vaut pas mieux souffrir quelque chose en ce monde, afin de jouir de la gloire de l’autre. Il y a plus, en raison des accusations portées contre elle à tort et fort injustement, on la força, à l’aide de faux témoins et de cruelles tortures, à s’avouer ce qu’elle n’était pas ; mais comme elle avait bon courage, et comme le cœur accoutumé à souffrir supporte plus facilement les mauvais traitements, tout cela ne fut rien. Mille fois depuis ce jour je l’entendis dire : « Si mon pied a été brisé, c’est pour mon bien, car je suis mieux connue qu’avant. » En pensant à tout ce que ta bonne mère a souffert ici-bas, nous devons croire que Dieu l’en récompensera bien là-haut, si ce que notre curé a dit est vrai, et cela me console. Sois donc avec moi ce qu’elle était, un ami véritable ; travaille pour être bon et cherche toujours à le paraître ; ce que ton père t’a laissé est en lieu sûr.
Parmeno. Laissons là les morts et les héritages ; parlons des affaires présentes, cela nous vaut mieux que de penser aux choses passées. Tu te souviendras sans doute qu’il n’y a pas longtemps que tu m’as promis de me faire avoir Areusa, quand je te dis au logis que je mourais d’amour pour elle.
Célestine. Si je te l’ai promis, je ne l’ai pas oublié ; ne crois pas que j’aie perdu la mémoire avec les années. J’ai fait échec à ta belle à ce sujet plus de trois fois en ton absence. Je la crois mûre à présent ; dirigeons-nous vers sa maison, elle ne pourra pas éviter le mat. C’est là le moins que je veuille faire pour toi.
Parmeno. Je désespérais déjà de l’obtenir, car jamais elle ne m’a laissé profiter de quelques occasions de lui parler, et comme on dit : « C’est mauvais signe d’amour que fuir et tourner le dos, » cela m’avait ôté toute confiance.
Célestine. Je m’inquiète peu de ce découragement ; tu ne me connaissais pas alors et tu ne savais pas comme aujourd’hui que tu as sous la main une maîtresse passée en semblables affaires. Tu verras tout à l’heure qu’autant tu es nécessaire à ma cause, autant je puis t’être utile auprès de ces femmes, et bonne en matières d’amour. Va doucement, voici sa porte ; entrons sans bruit, afin que ses voisines ne nous entendent pas. Arrête-toi, attends au bas de cet escalier, je vais monter pour voir ce qu’il y a à faire, et peut-être trouverons-nous mieux que ni toi ni moi ne pensons.
Areusa. Qui va là ? qui monte dans ma chambre à pareille heure ?
Célestine. Une femme qui ne te veut pas de mal, qui ne fait pas un pas sans penser à ton profit, qui s’occupe plus souvent de toi que d’elle-même, une femme qui t’aime, toute vieille qu’elle est.
Areusa, à part. Qu’elle aille au diable, cette vieille, qui arrive à cette heure comme un fantôme ! (Haut.) Bonne mère, quel bon motif t’amène si tard ? Déjà je me déshabillais pour me coucher.
Célestine. Avec les poules, ma fille ? Ce n’est pas ainsi que se fera ta fortune. Te promener à pareille heure, passe. Il est autre que toi, celui qui pleure sur ses besoins ; belle vie que la tienne, chacun la voudrait pour soi.
Areusa. Jésus ! je vais me rhabiller, car j’ai froid.
Célestine. Ne le fais pas, sur ma vie ; couche-toi plutôt, de là nous causerons.
Areusa. En conscience, j’en ai grand besoin, je me suis sentie malade aujourd’hui tout le jour, c’est la nécessité plutôt que le vice qui me fait prendre en ce moment mes draps de lit en guise de jupons.
Célestine. Puisque tu n’es pas à ton aise, mets bas ta robe et couche-toi, tu me sembles une sirène. Ah ! comme ta robe sent bon quand tu l’agites ! Tout réussit à celles qui ont de l’audace ; j’ai toujours eu confiance en tes faits et gestes, en ta grâce et en ton esprit. Que tu es fraîche ! Dieu te bénisse ! Quels draps et quelle courte-pointe, quel oreiller, quelle blancheur ! Perle d’or, tu verras si elle t’aime celle qui vient te voir à cette heure ; laisse-moi te regarder tout à mon aise, c’est un bonheur pour moi.
Areusa. Doucement, mère, ne t’approche pas de moi, tu me chatouilles, tu me fais rire, et le rire augmente ma douleur.
Célestine. Quelle douleur, mon amour ? Te moques-tu de moi ?
Areusa. Qu’il m’arrive malheur si je plaisante ; voilà quatre heures que je souffre du mal de mère, il me remonte à la poitrine, il veut m’ôter de ce monde. Je ne suis pas aussi vicieuse que tu le penses.
Célestine. Voyons, dis-moi à quelle place, je tâterai. Je connais ce mal pour mes péchés ; chaque femme au monde a ses entrailles qui la font souffrir.
Areusa. Plus haut, sur l’estomac.
Célestine. Dieu te bénisse et l’archange saint Michel te protége ! Que tu es grasse et fraîche ! Quels seins et quelle gentillesse ! Je te savais belle, parce que j’avais vu ce que tout le monde peut voir ; mais je puis te dire maintenant qu’il n’y a pas dans la ville trois corps comme le tien parmi tous ceux que je connais. Tu ne parais pas avoir quinze ans. Ah ! bienheureux l’homme auquel tu permettras de jouir d’une telle vue ! Pour Dieu ! tu commets un péché en ne faisant pas part de tant de grâces à tous ceux qui t’aiment bien ; Dieu ne te les a pas données pour qu’elles passent inutilement, ainsi que la fraîcheur de ta jeunesse, sous six doubles de toile et d’étoffe. Ne sois pas avare de ce qui t’a coûté si peu ; ne thésaurise pas avec ta gentillesse, elle est de sa nature aussi communicable que l’argent ; ne sois pas comme le chien du jardinier74, et puisque tu ne peux jouir de toi-même, laisses-en jouir qui le peut. Ne crois pas que tu sois au monde pour ne rien faire ; quand elle naît, lui naît aussi ; quand lui, elle. Il n’a été créé en ce monde rien d’inutile, rien qui ne dépendît de la nature. C’est un péché, crois-moi, d’affliger les hommes quand on peut remédier à leurs maux.
Areusa. En vérité, mère, personne ne m’aime en ce moment ; donne-moi un remède pour mon mal, et ne te moque pas de moi.
Célestine. Hélas ! c’est un mal bien commun et nous y sommes toutes sujettes. Je veux bien dire ce que j’ai vu faire à beaucoup de personnes et ce qui me réussit souvent ; mais comme les tempéraments sont différents, de même les remèdes produisent quelquefois des effets tout opposés. Toutes les odeurs fortes sont bonnes, le pouliot, la rue, l’encens, la fumée de plumes de perdrix, de romarin, de musc. Ainsi traitée, la douleur se calme et la mère reprend peu à peu sa place. Il y a quelque chose que je trouvais meilleur que tout cela ; mais je ne veux pas te le dire, puisque tu fais tant la sainte avec moi.
Areusa. Qu’est-ce, mère, je t’en prie ? Tu me vois souffrante, pourquoi me cacher les moyens de guérison ?
Célestine. Va donc, tu me comprends bien, ne fais pas la sotte.
Areusa. Ah ! la fièvre me brûle si je te comprenais ! Mais que veux-tu que je fasse ? Tu sais que mon amant est parti hier pour la guerre avec son capitaine ; puis-je lui faire infidélité ?
Célestine. Vois donc le grand mal et la grande infidélité !
Areusa. En vérité, c’en serait une, car il me donne tout ce dont j’ai besoin ; il m’honore, me soigne et me traite comme si j’étais sa dame.
Célestine. Et malgré tout cela, tant que tu n’enfanteras pas, tu ne cesseras pas de souffrir de ce mal, dont il est peut-être cause. Si tu ne veux pas en croire la douleur, crois la couleur, et tu verras ce qui résulte d’une aussi triste compagnie.
Areusa. Mon malheur l’a voulu ainsi ; mes parents m’ont jeté un sort. Mais laissons cela, car il est tard, et dis-moi quel est le motif de ta venue.
Célestine. Tu sais bien ce que je t’ai dit de Parmeno ; il se plaint à moi de ce que tu ne veux pas le voir, je ne sais pourquoi, car tu n’ignores pas que je l’aime bien et que je le regarde comme mon fils. En vérité, j’agis autrement en ce qui te concerne ; tes voisines elles-mêmes me plaisent, mon cœur se réjouit quand je les vois, parce que je sais qu’elles te parlent.
Areusa. Je t’en suis bien reconnaissante, mère.
Célestine. Je n’en sais rien, je crois aux œuvres, les paroles se vendent pour rien partout où l’on veut ; l’amour ne se paye qu’avec l’amour, et les œuvres avec des œuvres. Tu sais la parenté qui existe entre toi et Élicie, que Sempronio entretient chez moi ? Parmeno et lui sont compagnons, ils servent ce seigneur que tu connais et duquel il pourra te revenir tant de faveurs. Ne me refuse pas ce qui te coûte si peu à faire. Vous êtes parentes, eux sont compagnons ; vois comme tout s’arrange au delà de nos désirs. Il est venu avec moi, décide si tu veux qu’il monte.
Areusa. Ah ! grand Dieu ! s’il nous a entendues…
Célestine. Non, il est resté en bas ; je vais le faire monter, tu le rendras heureux en l’accueillant bien, en lui parlant et en lui faisant bon visage. S’il te plaît, sois à lui et fais-en ton plaisir ; il y gagnera beaucoup sans doute, mais tu n’y perdras rien.
Areusa. Je comprends bien, mère, que ce que tu m’as dit tout à l’heure, ce que tu me dis maintenant, tout cela est dans mon intérêt ; mais comment veux-tu que je fasse ce que tu me conseilles ? Il est quelqu’un à qui je dois compte de tout, comme je t’ai dit, et s’il apprend quelque chose, il me tuera. J’ai des voisines jalouses, elles le diront à l’instant. Je n’ai plus beaucoup à perdre, mais je perdrai toujours plus que je ne gagnerai en me rendant à ton désir.
Célestine. J’ai avisé à ce que tu crains, nous sommes entrés sans bruit.
Areusa. Je ne dis pas cela pour cette nuit, mais pour bien d’autres.
Célestine. Comment, c’est ainsi que tu es ? C’est ainsi que tu agis ? Tu n’auras jamais maison avec grenier75. Tu le crains absent, que ferais-tu s’il était dans la ville ? Heureusement pour moi, je ne renonce jamais à donner conseil aux sots, et il y en a toujours, ce qui ne m’étonne pas ; le monde est grand et le nombre des gens expérimentés est petit. Hélas ! ma fille, si tu voyais le savoir de ta cousine et combien elle a profité de mes conseils et de mon exemple ! Elle est habile et ne s’est pas mal trouvée de mes leçons et de quelques bourrades par-ci par-là. Elle peut en compter un dans son lit, un à la porte et un autre qui soupire pour elle chez lui ; elle s’acquitte avec tous, à tous elle fait bon visage et tous pensent qu’ils sont tendrement chéris ; chacun d’eux est persuadé qu’il est seul, que lui seul est aimé, que lui seul suffit à ce dont elle a besoin. Et tu crains d’en avoir deux ! Crois-tu que les planches de ton lit le découvriront ? Te contentes-tu donc d’un seul morceau ? Tu ne feras pas grandes provisions ; je ne voudrais pas vivre sur tes restes. Jamais un seul ne m’a suffi, je n’ai jamais mis mon affection en un seul. Deux peuvent davantage, quatre encore plus ; plus ils sont, plus ils donnent et plus il y a à choisir. Souris qui n’a qu’un trou n’est pas tranquille ; si on le lui bouche, elle ne sait plus où se cacher du chat76. Vois quel danger menace celui qui n’a qu’un œil. Une âme seule ne chante ni ne pleure ; tu rencontreras rarement dans la rue un moine seul ; il est rare qu’une perdrix vole sans compagne ; un seul mets dégoûte bien vite ; une hirondelle ne fait pas le printemps ; on n’ajoute pas foi à un témoin seul ; qui n’a qu’une robe l’use promptement. Qu’attends-tu, ma fille, de ce nombre un ? Je te citerai de lui plus d’inconvénients que je n’ai d’années sur les épaules. Aies-en donc deux, c’est une agréable compagnie, de même que tu as deux oreilles, deux pieds, deux mains, deux yeux et deux draps sur ton lit, et enfin deux chemises pour changer77. Si tu en veux plus, mieux tu feras, car plus il y a de Maures, plus il y a de profit. L’honneur et pas de bénéfice, ce n’est qu’une bague au doigt, et puisque les deux ne peuvent venir à la fois, accroche le bénéfice et laisse là le reste. Monte, Parmeno, mon fils.
Areusa. Qu’il ne monte pas, la fièvre me tue, je me meurs d’embarras, je ne le connais pas, j’ai honte devant lui.
Célestine. Je suis là pour te l’ôter ; je parlerai pour tous deux, car lui aussi est un autre embarrassé.
Parmeno. Madame, Dieu conserve votre grâce !
Areusa. Gentilhomme, soyez le bienvenu.
Célestine. Approche d’ici, âne ; où vas-tu t’asseoir dans ce coin ? Ne fais pas l’embarrassé ; l’homme honteux, le diable le conduit au château78. Écoutez tous deux ce que j’ai à vous dire : tu sais, Parmeno, mon fils, ce que je t’ai promis, et toi, ma fille, ce que je t’ai demandé : je ne te parle pas de la difficulté que tu as mise à me l’accorder. Je ne veux pas faire de longs discours avec vous, le moment ne le souffre pas. Celui-ci a toujours ressenti peine d’amour pour toi, tu le sais, tu ne veux pas le tuer ; je vois d’avance que tu ne le trouveras pas mauvais pour passer la nuit avec toi.
Areusa. Sur ma vie, mère, qu’il n’en soit pas ainsi ! Jésus ! ne me le demande pas.
Parmeno. Ma mère, pour l’amour de Dieu, que je ne sorte pas d’ici sans bon résultat ; sa vue me fait mourir d’amour ; offre-lui tout ce que mon père t’a laissé pour moi, dis-lui que tu lui donneras tout ce que j’ai. Va, dis-lui, il me semble qu’elle ne veut pas me regarder.
Areusa. Que te dit ce cavalier à l’oreille ? Pense-t-il que je veuille rien faire de ce que tu demandes ?
Célestine. Il dit, ma fille, qu’il se fait une grande joie de ton amitié, parce que tu es une personne honorable, et que tu ne refuseras pas un cadeau, quel qu’il soit. Viens ici, négligent, honteux, je veux voir à quoi tu es bon avant de m’en aller ; allons, chatouille-la dans son lit.
Areusa. Il ne sera pas assez impoli pour venir sans permission dans un lieu défendu.
Célestine. Te voilà dans les politesses et les permissions ? Je n’attends pas plus longtemps ici ; j’ai confiance que tu arriveras au matin sans douleur et lui sans couleur ; c’est un paillard, un jeune coq, voilà la barbe qui lui pousse, et je réponds qu’en trois nuits la crête ne lui tombera pas. Dans mon jeune temps et quand mes dents étaient meilleures, les médecins de mon pays me donnaient de cela à manger.
Areusa. Ah ! seigneur, ne me traitez pas de la sorte, modérez-vous, par courtoisie, ayez égard aux cheveux blancs de cette honorable vieille. Éloignez-vous, je ne suis pas de celles que vous pensez ; je ne suis pas de celles qui vendent publiquement leur corps pour de l’argent. Sur mon âme, je sors d’ici, si vous touchez à ma couverture avant que Célestine soit partie.
Célestine. Qu’est-ce que ceci, Areusa ? Que signifie cet étrange caprice ? Que veulent dire ces nouvelles manières et ce dédain affecté ? Il semble, fille, que je ne sache pas ce que c’est, que je n’aie jamais vu un homme et une femme ensemble, que je n’aie jamais passé par là ni joui de ce dont tu jouis, que j’ignore ce qui se passe, ce qui se dit et ce qui se fait ? Hélas ! qui en a plus entendu que moi ? Mais sache donc que j’ai été jeune et recherchée comme toi, que j’ai eu des amis, que jamais je ne repoussai d’auprès de moi ni vieux ni vieille, que je ne refusai leurs conseils ni en public ni en secret. Sur ma mort, que je dois à Dieu ! j’aimerais mieux un grand soufflet au milieu du visage. À te voir et à t’entendre, il semble que je sois née d’hier. Pour te faire honnête, il faudrait que tu me fisses ignorante et honteuse, il faudrait m’enlever ma vieille habitude et mon expérience, me déprécier dans mon métier afin de t’élever dans le tien. Mais de corsaire à corsaire on ne perd que les barils79. Je fais plus d’éloges de toi quand tu n’es pas là, que tu ne t’estimes en ma présence.
Areusa. Mère, si j’ai commis une faute, pardonne-moi. Approche-toi, et qu’il fasse ce qu’il voudra ; j’aime mieux ta satisfaction que la mienne. Je me crèverais un œil plutôt que de t’offenser.
Célestine. Je ne suis pas offensée, mais je te parle pour l’avenir. Dieu vous garde tous deux ! Je m’en vais seule, car vous m’agacez les nerfs avec vos baisers et vos folâtreries ; j’en ai encore le goût dans les gencives ; je ne l’ai pas perdu avec les dents.
Areusa. Dieu te conduise !
Parmeno. Mère, veux-tu que je t’accompagne ?
Célestine. Ce serait découvrir un saint pour en couvrir un autre. Dieu vous garde ! je suis vieille, je ne crains pas qu’on me fasse violence dans la rue.
Élicie. Le chien aboie. Vient-elle enfin, cette maudite vieille ?
Célestine. Tac, tac, tac.
Élicie. Qui est là ? qui frappe ?
Célestine. Descends m’ouvrir, ma fille.
Élicie. Est-ce ainsi que tu vas ? c’est ton plaisir de courir la nuit. Pourquoi agis-tu de la sorte ? pourquoi fais-tu de si longues absences, mère ? Tu ne penses jamais à revenir à la maison, c’est une habitude prise ; pour contenter une seule personne, tu en mécontentes cent autres. On est venu te demander aujourd’hui de la part du père de cette jeune fiancée que tu conduisis au chanoine80 le jour de Pâques : il veut la marier d’ici à trois jours. Tu lui as promis de la refaire, et il t’attend ; il ne faut pas que le mari s’aperçoive de l’absence de la virginité.
Célestine. Je ne sais pas du tout, mon enfant, de qui tu me parles.
Élicie. Comment ! tu ne t’en souviens pas ? Tu perds la tête, en vérité. Oh ! que ta mémoire est faible ! Mais tu m’as dit cependant, quand tu l’as conduite là-bas, que tu l’avais déjà retouchée sept fois.
Célestine. Ne sois pas surprise, ma fille ; quiconque occupe sa mémoire à plusieurs choses ne peut la fixer à aucune. Mais, dis-moi, reviendra-t-il ?
Élicie. Parbleu ! s’il reviendra ! Il t’a donné un bracelet d’or pour prix de ton travail.
Célestine. Ah ! c’est l’homme au bracelet ? Je sais de qui tu parles. Mais pourquoi n’as-tu pas pris l’appareil et n’as-tu pas commencé à faire quelque chose ? En pareils soins, tu devrais être habile et avoir fait tes preuves ; combien de fois ne m’as-tu pas vue travailler ? Veux-tu donc rester là toute ta vie comme une bête, sans métier ni rente ? Quand tu auras mon âge, tu regretteras l’aisance dont tu jouis maintenant. Oisive jeunesse donne malheureuse vieillesse. Je faisais autrement quand ton aïeule, que Dieu garde ! me montrait ce métier ; au bout d’un an, j’en savais plus qu’elle.
Élicie. Je n’en suis pas surprise ; il arrive souvent, comme on dit, que l’élève en remontre au maître ; cela dépend du plaisir avec lequel on apprend. Aucune science ne profite à celui qui n’y prend pas goût. J’ai ce métier en haine, et toi, tu mourrais pour lui.
Célestine. Peux-tu parler ainsi ! Tu veux une pauvre vieillesse. Penses-tu que tu resteras toujours à mes côtés ?
Élicie. Pour Dieu ! laissons là les choses ennuyeuses ; le temps porte conseil. Pensons au plaisir. Si nous avons de quoi vivre aujourd’hui, ne songeons pas à demain. Celui qui amasse beaucoup meurt tout aussi bien que celui qui vit pauvrement, le docteur comme le pasteur, le pape comme le sacristain, le seigneur comme le serf, le noble comme le vilain, toi, avec ton métier, comme moi, qui n’en ai pas. Nous ne pouvons vivre toujours, jouissons et amusons-nous ; peu de gens arrivent à la vieillesse, et de ceux qui y sont parvenus, aucun n’est mort de faim. Je ne veux en ce monde que le jour et un… mâle81, puis ma part en paradis, car bien que les riches aient plus de facilité à acquérir la gloire que celui qui n’a que peu de chose, il n’y a personne de content, il n’y a personne qui dise : « J’ai trop ; » il n’y a personne qui ne soit bien aise de changer son argent contre mon plaisir. Laissons là ces soucis étrangers et couchons-nous, il est temps. Un bon sommeil sans inquiétude m’engraissera plus que tous les trésors de Venise.
ACTE HUITIÈME
Parmeno. Fait-il jour déjà ? D’où vient donc tant de clarté dans la chambre ?
Areusa. Comment ! il fait jour ? Dors, ami, nous venons à peine de nous coucher. Je n’ai pas encore fermé les yeux ; peut-il être déjà jour ? Ouvre, je te prie, ce volet près de ta tête, tu verras.
Parmeno. Je suis dans mon bon sens, ma chère ; il est grand jour, on voit passer la lumière à travers la porte. Traître que je suis ! quelle faute j’ai commise vis-à-vis de mon maître ! Je suis digne de châtiment. Dieu ! qu’il est tard !
Areusa. Tard ?
Parmeno. Et très-tard.
Areusa. Eh bien ! en vérité, mon mal de mère ne m’a pas quittée. Je n’y comprends rien.
Parmeno. Que veux-tu y faire, ma vie ?
Areusa. Que nous causions de mon mal.
Parmeno. Mon âme, si ce que nous avons dit ne suffit pas, pardonne-moi de n’en pas parler davantage, car il est grand jour. Si je m’en vais trop tard, je serai fort mal reçu par mon maître ; je viendrai demain et toutes les fois que tu voudras ensuite. Dieu a voulu que les jours se suivissent, afin que ce qui ne pouvait se faire en un seul se terminât le lendemain. Si tu veux que nous puissions nous voir plus longuement, fais-moi la faveur de venir aujourd’hui vers midi dîner avec nous chez Célestine.
Areusa. Avec grand plaisir. Va avec Dieu et ferme la porte derrière toi.
Parmeno. Dieu te garde !
Parmeno. Ô plaisir inouï ! ô joie sans pareille ! quel homme est ou a été plus heureux, plus fortuné, plus favorisé que moi ? Je ne puis croire encore que je possède un bien aussi précieux, un bien aussitôt obtenu que demandé. En vérité, si mon cœur pouvait se faire aux trahisons de cette vieille, je marcherais sur les genoux pour lui plaire. Comment lui payerai-je tout cela ? Ô grand Dieu ! à qui conterai-je ce plaisir ? à qui découvrirai-je un tel secret ? à qui ferai-je part de mon bonheur ? La vieille avait raison de me dire qu’aucune jouissance n’était agréable sans compagnie. Le plaisir dont on ne peut parler n’est pas un plaisir. Qui comprendrait mon bonheur comme je le comprends ? J’aperçois Sempronio à la porte de la maison ; il s’est levé de bonne heure ; mon maître va me maltraiter s’il est déjà sorti de sa chambre. Il ne le sera pas, ce n’est pas son habitude, et cependant, comme il n’a pas son bon sens, il ne serait pas surprenant qu’il eût changé de manières.
Sempronio. Parmeno, mon ami, si je connaissais le pays où on gagne ses gages en dormant, je ferais beaucoup pour y aller, je n’en céderais ma part à personne et je gagnerais autant que bien d’autres. Comment, vagabond, as-tu été assez malavisé pour ne pas revenir ? Je ne sais que penser de toi, sinon que tu es resté à réchauffer la vieille cette nuit, ou à lui gratter les pieds comme lorsque tu étais petit.
Parmeno. Ô Sempronio ! mon ami et plus que mon frère ! pour Dieu ! ne détruis pas mon plaisir, ne mêle pas ta colère à mes regrets ; ne corromps pas mon bien-être par ta mauvaise humeur ; ne jette pas tant de trouble dans la liqueur transparente de mes pensées ; n’obscurcis pas mon bonheur avec tes gronderies envieuses et tes méchants reproches. Reçois-moi avec gaîté, je veux te conter les merveilles de la bonne aubaine que je viens d’avoir.
Sempronio. Parle donc ; est-ce quelque chose de Mélibée ? l’as-tu vue ?
Parmeno. Quoi ? de Mélibée ? C’est d’une autre que j’aime bien plus et qui est telle que, si je ne m’abuse pas, elle peut l’égaler en grâces et en beauté, car Mélibée ne possède pas seule tout ce qu’il y a de beauté et de grâces.
Sempronio. Qu’est-ce que cela, nigaud ? Je voudrais rire, mais je ne peux pas. Le monde est perdu, tous se mêlent d’aimer. Calixte aime Mélibée ; moi, Élicie, et toi, par envie, tu as trouvé avec qui perdre le peu de bon sens qui te reste.
Parmeno. Bon ! c’est une folie d’aimer, et je suis fou et sans cervelle ! Mais si la folie portait à la douleur, on l’entendrait dans chaque maison.
Sempronio. À en juger par ce que tu dis, tu es fou réellement, car je t’ai entendu donner à Calixte des conseils ridicules, contredire Célestine en tout ce qu’elle disait ; tu as refusé ta part de profit pour nuire à la vieille ainsi qu’à moi. Ah ! vilain personnage, murmurateur éternel, tu me tombes sous la main et tu me donnes beau jeu pour te tourmenter ! j’en profiterai.
Parmeno. La véritable force, Sempronio, ne consiste pas à tourmenter et à taquiner, mais à conseiller et à secourir et, mieux encore, à être bienveillant et serviable. Je t’ai toujours regardé comme frère ; pour l’amour de Dieu ! ne réalise pas ce qu’on dit sans cesse, que la plus petite chose peut diviser des amis. Tu agis bien mal avec moi ; je ne sais d’où te vient cette rancune. Prends garde, il est bien rare que les reproches et les sarcasmes ne viennent à bout de la patience.
Sempronio. Je ne dis rien, moi ; je pense seulement qu’il n’y a plus d’enfants dès que tu te mêles d’avoir une maîtresse82.
Parmeno. Tu te fâches, je veux te supporter, bien que tu agisses fort mal avec moi. On dit qu’aucune passion humaine n’est éternelle et même ne dure jamais longtemps.
Sempronio. Tu te conduis bien plus mal avec Calixte ; tu lui conseilles des choses que tu ne fais pas toi-même, tu l’engages à se préserver de l’amour de Mélibée ; tu fais comme une enseigne d’auberge, qui n’est jamais à l’abri et qui l’indique à tout le monde.
Ô Parmeno ! tu peux voir maintenant qu’il est facile de blâmer la conduite d’autrui et qu’il est difficile de mettre la sienne à l’abri du reproche ! Je ne t’en dis pas davantage, tu l’éprouves par toi-même et nous verrons par la suite comment tu t’en tireras, maintenant que tu as ton écuelle tout comme un autre. Si tu avais été mon ami lorsque j’avais besoin de toi, tu aurais favorisé les projets de Célestine et les miens, plutôt que de venir ficher un clou de malice à chacune de nos paroles. Sache que de même que la lie chasse les ivrognes de la taverne, de même la nécessité ou l’adversité chasse les faux amis. Il faut peu de temps pour découvrir le faux métal sous la dorure.
Parmeno. Je l’avais entendu dire et j’en fais maintenant l’expérience, jamais il n’y a, dans cette triste vie, de plaisir sans peine ; aux jours gais, clairs et sereins, nous voyons succéder des jours de nuages, de pluie et d’obscurité ; à la suite des plaisirs, des jouissances, viennent la douleur, la mort ; après les rires et les folies arrivent les pleurs et les passions mortelles ; enfin à beaucoup de calme et de repos succède beaucoup de tristesse et de chagrin. Qui pourrait être aussi joyeux que je l’étais tout à l’heure ? Qui peut être aussi désolé que je le suis maintenant ? Personne au monde n’est fier, comme je l’étais il n’y a qu’un instant, du bonheur extrême que je goûtais près d’Areusa ; personne non plus n’a été réveillé du rêve le plus doux aussi cruellement que je le suis par toi. Tu ne me donnes pas le temps de te dire que je suis à toi, que je veux t’aider en tout, que je me repens du passé. Je voudrais te raconter tous les bons conseils, tous les reproches bienveillants que j’ai reçus de Célestine à cause de toi et pour notre intérêt à tous ; te dire enfin que, puisque cette passion de notre maître pour Mélibée est sous notre direction, nous devons en profiter maintenant ou jamais.
Sempronio. Tes paroles me font plaisir, mais j’eusse voulu te voir agir en conséquence ; je veux te croire cependant. Mais, pour Dieu, dis-moi, que m’as-tu parlé d’Areusa ? Serait-ce Areusa, la cousine d’Élicie ?
Parmeno. D’où peut me venir tout le plaisir que je ressens, si ce n’est d’être parvenu jusqu’à elle ?
Sempronio. Comme il dit cela, l’imbécile ! le rire m’empêche de parler. Qu’appelles-tu être parvenu jusqu’à elle ? Était-elle à quelque fenêtre ? Qu’est-ce que cela ?
Parmeno. J’en suis à me demander si elle en sera grosse ou non.
Sempronio. Tu m’effrayes ; à force de travail on vient à bout de tout ; l’eau qui tombe goutte à goutte finit par creuser la pierre.
Parmeno. Il n’y a pas si longtemps qu’elle tombe ; j’y ai pensé hier, elle est à moi aujourd’hui.
Sempronio. La vieille a passé par là.
Parmeno. Pourquoi penses-tu cela ?
Sempronio. Elle m’avait dit qu’elle t’aimait beaucoup et qu’elle te la ferait avoir. Tu as eu du bonheur : tu n’as fait qu’arriver et recueillir ; c’est pour cela qu’on dit : « Mieux vaut être aidé de Dieu que se lever matin. » Tu as eu là un bon parrain.
Parmeno. Dis une marraine, c’est plus vrai. Quiconque s’appuie à un bon arbre y trouve une bonne ombre. Je suis allé tard, mais j’ai recueilli de bonne heure. Ô frère ! que de choses n’aurais-je pas à te dire des grâces de cette femme, de ses paroles, de la beauté de son corps ! Ce sera pour une meilleure occasion.
Sempronio. N’est-elle pas la cousine d’Élicie ? Tu ne m’en diras pas tant que celle-ci n’en ait davantage ; je crois tout ce que tu me diras ; mais que te coûte-t-elle ? Lui as-tu donné quelque chose ?
Parmeno. Non, certes ; mais si j’avais eu de quoi, ç’aurait été bien employé, elle mérite toute espèce de biens. On estime les femmes de cette classe selon qu’on les a achetées cher ; elles valent autant qu’elles coûtent. Jamais chose de grande valeur n’a aussi peu coûté que ne m’a coûté Areusa. Je l’ai engagée à venir dîner chez Célestine ; si tu le veux, nous irons tous.
Sempronio. Qui, frère ?
Parmeno. Toi et elle ; nous y trouverons la vieille et Élicie, et nous aurons du plaisir.
Sempronio. Ô Dieu ! comme tu m’as réjoui ! tu es un bon garçon, je ne te ferai jamais défaut. Je te tiens pour homme, je crois que Dieu te veut du bien ; toute la colère que m’avaient donnée tes bavardages s’est changée en attachement. Je ne doute plus que ton alliance avec nous ne soit ce qu’elle doit être. Je veux t’embrasser, soyons unis comme frères, au diable tout le reste ! Qu’il soit question du passé autant que de la Saint-Jean ; vienne la paix pour toute l’année ; les querelles entre amis entretiennent l’amitié. Mangeons et amusons-nous, notre maître fera diète pour nous tous.
Parmeno. Et que fait-il, le désespéré ?
Sempronio. Il est là près de son lit, étendu sur une estrade comme tu l’as laissé hier soir ; il n’a dormi ni veillé. Si j’entre, il ronfle ; si je sors, il chante ou il extravague ; je ne puis juger s’il s’y plaît ou s’il souffre.
Parmeno. Que dis-tu ? Et il ne m’a pas appelé, il n’a pas pensé à moi ?
Sempronio. Il ne pense pas à lui-même, comment veux-tu qu’il se souvienne de toi ?
Parmeno. J’ai eu du bonheur jusqu’en cela. Puisqu’il en est ainsi, avant qu’il s’éveille, je vais envoyer de quoi préparer le dîner.
Sempronio. Qu’enverras-tu là-bas afin que ces folles te tiennent pour un homme accompli, bien élevé et généreux ?
Parmeno. Dans une maison pleine on trouve bientôt de quoi disposer un repas ; une partie de ce qu’il y a à la dépense suffit pour ne pas être en défaut. Du pain blanc, du vin de Murviedro, un jambon et six paires de petits poulets qu’ont apportés l’autre jour les fermiers de notre maître ; s’il les demande, je lui ferai croire qu’il les a mangés. Et ses tourterelles qu’il a fait réserver pour aujourd’hui, je lui dirai qu’elles sentaient, tu diras comme moi. Nous nous arrangerons de telle manière que ce qu’il en mangera ne le rendra pas malade. Notre repas sera fort bien ordonné. Là-bas, nous causerons plus longuement avec la vieille de notre profit et de ses amours.
Sempronio. De ses douleurs plutôt, car en vérité je crois qu’il ne s’en tirera cette fois que mort ou fou. Tout est convenu, viens donc, montons voir ce qu’il fait.
Calixte.
- Hélas ! mon bonheur n’est plus,
- L’heure de ma mort approche.
- Ce que le désir demande,
- L’espérance le refuse.
Parmeno. Écoute, écoute, Sempronio, notre maître improvise.
Sempronio. Quel fou et quel troubadour ! le voilà qui veut rivaliser avec le grand Antipater Sidonius et avec le célèbre poëte Ovide, auxquels les pensées venaient à la bouche toutes rimées.
Parmeno. En vérité, il fait comme eux, le diable l’inspire, il extra vague entre deux rêves.
Calixte.
- Mon cœur, hélas ! il est bien juste
- Que tu souffres et sois malheureux,
- Puisque tu t’es laissé séduire
- Par les charmes de Mélibée.
Parmeno. Ne t’ai-je pas dit qu’il improvisait !
Calixte. Qui parle dans la salle ? Holà !
Parmeno. Seigneur ?
Calixte. La nuit est-elle bien avancée ? Est-il l’heure de me coucher ?
Parmeno. Seigneur, il serait plutôt tard pour vous lever.
Calixte. Que dis-tu, fou ? Toute la nuit est-elle donc passée ?
Parmeno. Et même une partie du jour.
Calixte. Dis-moi, Sempronio, ne ment-il pas, ce fou qui veut me faire croire qu’il est jour ?
Sempronio. Seigneur, oubliez un peu Mélibée, et vous verrez la lumière. Vous êtes toujours en contemplation devant son image, et son souvenir vous éblouit comme la lanterne fascine la perdrix.
Calixte. Je te crois maintenant, car on sonne la messe. Donne-moi mes vêtements, j’irai à la Madeleine, je prierai Dieu d’aider Célestine, de me rendre favorable le cœur de Mélibée ou de mettre fin à mes jours.
Sempronio. Ne vous fatiguez pas tant, il ne faut pas tout vouloir en une heure ; les gens sages ne désirent jamais avec grande impatience ce qui peut finir tristement. Si vous demandez de voir s’accomplir en un jour une chose pour laquelle il faudrait une année, votre vie ne sera pas longue.
Calixte. Tu veux dire que je suis comme le valet de l’écuyer galicien83.
Sempronio. Dieu ne me permet pas de dire pareille chose, car vous êtes mon maître ; je sais d’ailleurs que, de même que vous récompensez les bons soins, vous me corrigeriez pour avoir mal parlé. Mais on dit que les louanges et les paroles bienveillantes qu’on mérite par de bons services, ne rachètent jamais le châtiment ou la peine qu’on s’attire par quelque mauvaise parole ou méchante action.
Calixte. Je ne sais d’où te vient tant de philosophie, Sempronio.
Sempronio. Seigneur, de ce qu’une chose n’est pas noire, il ne faut pas en conclure qu’elle est blanche, tout ce qui reluit n’est pas or84, L’impatience de vos désirs, que la raison ne modère pas, vous empêche de juger de la bonté de mes conseils. Vous auriez voulu hier qu’au premier mot de vous on vous amenât Mélibée, enveloppée et garrottée avec son cordon, tout comme si vous aviez envoyé au marché chercher quelque autre marchandise pour laquelle il n’y aurait eu qu’à choisir et à payer. Soulagez votre cœur, maître, un grand bonheur n’arrive pas en si peu de temps. Un seul coup ne suffit pas pour renverser un chêne. Sachez commander à votre douleur, la prudence est chose louable, et l’homme prévenu et bien disposé sait résister aux plus fortes attaques.
Calixte. Tout cela serait fort bien, si la nature de mon mal le permettait.
Sempronio. À quoi sert le bon sens, seigneur, si la volonté repousse la raison ?
Calixte. Ô fou que tu es ! l’homme bien portant ne sait dire au malade autre chose que : « Dieu vous donne la santé ! » Je ne veux pas t’écouter davantage, tu ne fais qu’irriter et exciter la flamme qui me consume. Je m’en vais seul à la messe ; je ne veux revenir à la maison que lorsque vous viendrez me chercher et m’apporter d’heureuses nouvelles de Célestine ; je ne mangerai pas avant que les chevaux de Phébus soient rentrés dans les vastes prairies où ils se retirent lorsqu’ils ont fini leur course journalière.
Sempronio. Seigneur, laissez là ces détours, laissez là ces poésies, il n’est pas convenable de parler d’une manière que tout le monde ne comprend pas et que personne n’emploie. Dites : avant que le soleil se couche, et on saura ce que vous voulez dire. Mangez quelque conserve qui puisse vous soutenir jusqu’à ce moment.
Calixte. Sempronio, mon fidèle serviteur, mon bon conseiller, qu’il soit comme tu voudras ; je suis certain, à en juger par tes bons soins, que tu tiens autant à ma vie qu’à la tienne.
Sempronio, à part. Crois-tu cela, Parmeno ? Je parie bien que tu n’en mettrais pas la main au feu. Vois si tu sais où est la conserve, empoignes-en un pot pour ces chères femmes ; cela nous va parfaitement. À bon entendeur, etc. Tu le cacheras dans ta poche.
Calixte. Que dis-tu, Sempronio ?
Sempronio. Seigneur, je dis à Parmeno d’aller chercher une tranche de citron confit.
Parmeno. Le voici, seigneur.
Calixte. Donne.
Sempronio, à part. Diable ! comme il avale ! il voudrait l’engloutir d’une seule bouchée pour avoir plus tôt fait.
Calixte. L’âme m’est revenue. Adieu, mes amis, attendez la vieille et apportez-moi de bonnes nouvelles. (Il sort.)
Parmeno. Va au diable toi et tes mauvaises années ! Plût au ciel que cette tranche de citron pût te produire le même effet qu’à Apulée le poison qui le changea en âne85 !
ACTE NEUVIÈME
Sempronio. Parmeno, descends nos capes et nos épées, s’il te semble à propos ; il est l’heure d’aller dîner.
Parmeno. Hâtons-nous, car elles se plaindraient de notre retard. Ne passons pas par cette rue, mais par l’autre, parce que nous entrerons à l’église et nous verrons si Célestine a achevé ses dévotions ; nous l’accompagnerons en chemin.
Sempronio. Il n’est pas temps ; crois-tu donc qu’à cette heure elle soit en prières ?
Parmeno. On ne peut pas dire qu’il n’est pas temps de faire une chose qui peut se faire en tout temps.
Sempronio. C’est vrai, mais tu connais mal Célestine ; quand elle a quelque chose à traiter, elle ne se souvient pas de Dieu et ne s’occupe pas de saintetés. Tant qu’il y a de quoi ronger à la maison, les saints sont sains, elle les laisse en repos ; quand elle va à l’église avec son rosaire à la main, c’est qu’il n’y a pas de quoi manger au logis. Bien qu’elle t’ait élevé, je connais mieux que toi ses habitudes. Les prières de son chapelet sont pour les virginités dont elle répond, pour tous les amoureux qu’il y a dans la ville, pour les jeunes filles qui lui sont recommandées, pour que les sommeliers lui donnent bonne ration et du meilleur, pour qu’ils la connaissent tous par son nom, afin que, lorsqu’elle les rencontre, ils ne la prennent pas pour étrangère ; enfin pour que le chanoine soit toujours jeune et généreux. Quand elle remue les lèvres, c’est pour préparer des mensonges, pour méditer des finesses qui puissent lui faire gagner de l’argent : j’entrerai par ici, il me répondra ceci, je lui répliquerai cela. C’est ainsi que vit celle à laquelle nous rendons honneur.
Parmeno. J’en sais bien davantage, mais je ne veux pas parler, car je t’ai fâché l’autre jour quand je l’ai dit à Calixte.
Sempronio. Nous le savons pour notre bien, ne le publions pas, de peur qu’il nous en advienne du mal. Si notre maître vient à connaître tout cela, il la prendra pour ce qu’elle est et n’en voudra pas. S’il ne l’emploie pas, il faudra qu’il en vienne une autre, et nous n’aurons pas notre part du bénéfice comme avec celle-ci, car enfin, de gré ou de force, il faudra bien qu’elle partage avec nous ce qu’elle recevra.
Parmeno. Tu as bien dit, tais-toi, car la porte est ouverte. Elle est chez elle, appelle avant d’entrer, peut-être sont-elles déshabillées et ne voudront-elles pas être vues ainsi.
Sempronio. Entre, ne crains rien, nous sommes tous de la maison ; elles mettent déjà la table.
Célestine. Ô mes amoureux ! mes perles d’or ! que l’année me soit aussi heureuse que votre visite m’est agréable !
Parmeno, à part. Quels discours tient la vieille ? Vois-tu, frère, ces feintes caresses ?
Sempronio. Laisse-la, elle ne vit que de cela, je ne sais qui diable lui a enseigné tant de méchanceté.
Parmeno. Nécessité et pauvreté, la faim surtout ; il n’y a pas de meilleure conseillère au monde, il n’y a pas de meilleur excitant pour l’esprit. Qui a enseigné aux pies et aux perroquets à imiter avec leurs langues habiles notre voix, notre organe et nos paroles, si ce n’est la faim ?
Célestine. Fillettes, follettes, descendez vite, il y a ici deux hommes qui veulent me faire violence.
Élicie. Je croyais qu’ils ne viendraient pas ; ils y mettent le temps, il y a trois heures que ma cousine est ici. Ce paresseux de Sempronio aura été cause du retard ; il n’a pas d’yeux pour me voir.
Sempronio. Tais-toi, ma reine, ma vie, mes amours ; qui sert n’est pas libre ; ma dépendance me préserve de toute accusation. Ne nous fâchons pas et mettons-nous à table.
Élicie. C’est cela, tu es toujours prêt en pareil cas ; te voilà assis, les mains propres et sans honte.
Sempronio. Nous nous fâcherons plus tard, mangeons. Assieds-toi la première, mère Célestine,
Célestine. Asseyez-vous, mes enfants, il y a place pour tous ; qu’on nous en donne autant en paradis quand nous irons. Mettez-vous en ordre, chacun près de son amie ; moi, qui suis seule, je mettrai à côté de moi cette cruche et cette tasse ; toute ma vie maintenant est de causer avec elles. Depuis que je me fais vieille, je ne sais rien de mieux à faire à table que de verser à boire : qui touche le miel, il lui en reste toujours aux mains86. La nuit en hiver, il n’y a pas pareille bassinoire ; avec deux semblables cruches, que je bois avant de me coucher, je ne sens pas le froid de la nuit. J’en double mes vêtements quand Noël approche ; cela me réchauffe le sang, cela me soutient sans cesse, cela me tient toujours en gaîté, cela entretient la fraîcheur du teint. Puissé-je en voir une bonne provision dans mon logis ! je ne craindrais pas la mauvaise année, car un croûton de pain rongé par les souris me suffit pour trois jours. Le vin ôte la tristesse du cœur mieux que l’or et le corail : il donne du courage au jeune homme et de la force au vieillard, des couleurs à qui n’en a pas, du cœur au lâche, du zèle au paresseux : il raffermit le cerveau, chasse le froid de l’estomac, enlève la mauvaise haleine, donne de l’énergie aux gens froids, fait supporter les fatigues du travail, procure une sueur salutaire aux moissonneurs fatigués, guérit les rhumatismes et les maux de dents, se conserve sur la mer sans se corrompre, ce que l’eau ne fait pas. Il a plus de propriétés que vous n’avez de cheveux ; je ne sais en vérité qui ne serait pas heureux d’en parler. Il n’a qu’un défaut, c’est qu’il coûte cher lorsqu’il est bon et qu’il nuit lorsqu’il est mauvais ; ainsi ce qui fait du bien au corps fait du mal à la bourse. Malgré tout cela, je recherche le meilleur, j’en bois si peu, rien qu’une douzaine de coups à chaque repas ; on ne m’en fera jamais boire davantage, à moins que je ne sois invitée comme aujourd’hui.
Parmeno. Mère, tous ceux qui en ont parlé disent que trois coups seulement c’est fort honnête et suffisant87.
Célestine. Mon fils, on s’est trompé de chiffre, on a dit trois pour treize88.
Sempronio. Bonne tante, il nous semble bon à tous ; parlons et mangeons, car après nous aurons à peine le temps de causer des amours de notre pauvre maître et de sa gracieuse et gentille Mélibée.
Élicie. Va-t’en d’ici, homme insipide et ennuyeux ! mauvais profit te fasse ce que tu manges et ce repas auquel tu m’as conviée ! Sur mon âme, tu me donnes des nausées, je me sens tentée de rendre ce que j’ai dans le corps à t’entendre appeler cette femme gentille. Voyez la gentille personne ! Jésus ! Jésus ! quel ennui et quel dégoût de voir ton peu de pudeur ! Qui cela gentille ? Dieu me damne si elle l’est ou si elle en a l’air ! elle a les yeux chassieux. Dieu te pardonne tant de sottise et d’impudence ! Qui aura jamais l’envie de perdre son temps à discuter avec toi sur sa beauté et sa gentillesse ? Mélibée est gentille ? Elle le sera et tu diras vrai quand les dix commandements iront deux à deux. Cette beauté-là s’achète pour un écu à la boutique. En vérité, je connais dans la rue où elle demeure quatre demoiselles sur lesquelles Dieu a réparti ses grâces plus que sur Mélibée ; si elle a quelque beauté, c’est par les beaux ornements qu’elle porte ; mets-les sur un bâton, tu diras aussi qu’il est gentil. Sur ma vie, je ne le dis pas pour me vanter, je suis aussi belle que votre Mélibée.
Areusa. Et tu ne l’as pas vue comme moi, sœur. Dieu me le pardonne ! si tu la rencontrais à jeun, ce jour-là le cœur te lèverait et tu ne pourrais manger. Toute l’année elle s’enferme et se couvre de mille saletés ; pour une fois qu’elle aura à sortir et qu’elle pourra être vue, elle se frottera la figure de fiel et de miel, de rôties et de figues sèches et d’autres choses que je ne dis pas parce que nous sommes à table. Ce sont les richesses qui embellissent et font courtiser ces dames et non pas les grâces du corps ; en vérité, pour une demoiselle, elle a une gorge aussi grosse que si elle avait fait trois enfants : on dirait deux énormes calebasses. Je ne lui ai pas vu le ventre ; cependant, si j’en juge par le reste, je crois qu’elle l’a aussi flasque qu’une vieille de cinquante ans. Je ne sais de quelle manière Calixte l’a vue ; il en néglige d’autres qu’il pourrait avoir plus facilement et avec lesquelles il aurait plus de plaisir. Mais voilà, quand le goût est usé, il lui arrive souvent de trouver doux ce qui est amer.
Sempronio. Il me semble qu’ici chacun vante sa marchandise ; on dit le contraire de tout cela dans la ville.
Areusa. Rien n’est plus loin de la vérité que l’opinion du vulgaire ; jamais tu ne vivras heureux si tu te soumets à plusieurs volontés, parce qu’il est positif et vrai que tout ce que le vulgaire pense est vanité ; ce qu’il dit, fausseté ; ce qu’il réprouve est bon ; ce qu’il approuve, mauvais. Et dès que ce que je viens de dire est sa plus certaine habitude, ne juge pas de la bonté et de la beauté de Mélibée par ce qu’on en dit.
Sempronio. Amie, le vulgaire ne se tait jamais sur les défauts des seigneur ; aussi je crois que si Mélibée en avait quelqu’un, il aurait été promptement découvert par ceux qui la voient plus souvent que nous. Et lors même que je reconnaîtrais ce que tu dis, Calixte est un noble cavalier, Mélibée est fille de gentilhomme ; il est juste que ceux qui sont de haute naissance se recherchent entre eux. Il n’est donc nullement étonnant que Calixte aime Mélibée plutôt qu’une autre.
Areusa. Vilain soit celui qui croit l’être ! les œuvres font la naissance, car, après tout, nous sommes les uns et les autres enfants d’Adam et d’Ève. Que chacun cherche à être bon par lui-même et ne demande pas son mérite à la noblesse de ses ancêtres.
Célestine. Sur mon âme, mes enfants, cessez ces discussions, et toi, Élicie, reviens à table et laisse là ta bouderie.
Élicie. C’est à celui qui m’a mise en colère que tu dois adresser tes reproches. Puis-je manger à côté de ce maudit, qui vient me dire en face que son haillon de Mélibée est plus joli que moi !
Sempronio. Tais-toi, ma vie, c’est toi qui as fait la comparaison ; toute comparaison est odieuse ; c’est à toi que revient la faute et non à moi.
Areusa. Sœur, viens manger et ne fais pas à ces fous, à ces entêtés l’honneur de les bouder, ou bien je me lève aussi de table.
Élicie. Ce n’est que pour te plaire que je vais contenter ce maudit et user de patience avec tous.
Sempronio. Hé, hé, hé.
Élicie. De quoi ris-tu ? Qu’un méchant cancer puisse dévorer cette bouche disgracieuse et méchante !
Célestine. Ne lui réponds pas, ami, nous n’en finirions jamais. Occupons-nous de ce qui nous regarde. Dites-moi, comment avez-vous laissé Calixte ? Comment l’avez-vous quitté ? Comment avez-vous pu tous deux vous échapper d’auprès de lui ?
Parmeno. Il est comme un homme frappé de malédiction, jetant feu et flamme, désespéré, perdu, à moitié fou ; il est allé à la messe à la Madeleine prier Dieu de te faire la grâce de pouvoir ronger les os de ces poulets et jurant de ne rentrer chez lui qu’il ne sache que tu en es venue à tes fins avec Mélibée. Ta robe, ta mante et mon pourpoint, voilà le positif ; que le reste aille et vienne, je ne sais quand il le donnera.
Célestine. Quand il voudra ; après Pâques les bons cadeaux89. Tout ce qui se gagne avec peu de peine se reçoit avec plaisir, surtout quand cela vient d’un point où cela fait si petite brèche, de chez un homme si riche qu’avec les balayures qui sortent de sa maison je pourrais sortir de misère, tant il y en a. Ce qui fait souffrir ces gens-là, ce n’est pas ce qu’ils donnent, mais la cause pour laquelle ils donnent. L’amour les étourdit de telle manière qu’ils ne sentent pas ce qu’ils font, ils n’en éprouvent aucune peine, ils ne voient et n’entendent pas. Je puis juger de tout cela par ce que j’ai remarqué chez des hommes moins passionnés, moins dévorés des flammes d’amour que Calixte. Ils ne mangent pas, ne boivent pas, ne rient pas, ne pleurent pas, ne dorment pas, ne veillent pas, ne parlent pas, ne se taisent pas, ne souffrent pas, ne se reposent pas, ne sont ni contents ni mécontents, tant les agite cette douce flamme qui remplit leurs cœurs. Si la force de la nature les oblige à faire quelqu’une de ces choses, ils y pensent si peu que lorsqu’ils mangent, la main oublie de porter la nourriture à la bouche : si on leur parle, on ne peut en obtenir une réponse convenable ; leurs corps sont avec eux, leurs cœurs et tous leurs sens sont avec leurs maîtresses. L’amour a une force immense ; il traverse non-seulement la terre, mais encore les mers, tant il est puissant. Il domine également toutes les classes d’hommes, il surmonte toutes les difficultés. C’est une chose chagrine, redoutable, une source d’inquiétudes ; elle porte à voir toutes choses sous leur plus mauvais côté. Si vous avez été de bons amoureux, mes enfants, vous reconnaîtrez que je dis vrai.
Sempronio. Mère, en toutes choses tu as raison. Ici est une femme qui a fait de moi un autre Calixte : je perdais l’esprit, j’avais le corps fatigué, la tête vide ; je sommeillais le jour, je veillais la nuit, attendant toujours l’aurore avec impatience ; je faisais des folies, j’escaladais les murs, je risquais ma vie à chaque instant ; j’allais au-devant des taureaux, je faisais courir les chevaux, je lançais le disque, je joutais à la lance, je me brouillais avec tous mes amis, je brisais des épées, je faisais des échelles, je mettais des armures ; je faisais mille sottises dignes d’un amoureux, des vers, des jeux de mots ; j’inventais mille choses galantes ; tout cela du reste a été on ne peut mieux placé, puisque j’ai gagné un tel joyau.
Élicie. Tu es donc bien persuadé que tu m’as gagnée ; mais je te certifie que tu n’as pas plus tôt tourné la tête que je trouve en cette maison un autre que j’aime mieux, qui est plus gracieux que toi et qui ne cherche pas sans cesse l’occasion de me mettre en colère comme toi, qui restes un an sans me venir voir, qui arrives tard et de mauvaise humeur.
Célestine. Mon fils, laisse-la dire, elle extravague ; plus tu l’entendras parler de la sorte, plus tu verras s’accroître son amour pour toi. Tout ce qui t’arrive, c’est pour avoir fait l’éloge de Mélibée ; elle ne connaît pas de meilleur moyen de te le faire payer que de te traiter comme elle te traite ; et je suis persuadée qu’elle attend impatiemment la fin du dîner pour ce que je sais bien. Quant à sa cousine, je la connais. Jouissez de votre fraîche jeunesse ; quiconque tient et mieux attend, plus tard se repent. C’est ce que je fais aujourd’hui pour quelques heures que j’ai laissées se perdre quand j’étais jeune, quand on m’appréciait, quand on m’aimait ; et maintenant, pour mes péchés, je deviens vieille, personne ne me veut, et Dieu sait ce que je voudrais encore bien ! Baisez-vous, embrassez-vous, je ne puis plus avoir d’autre plaisir que celui de vous voir. Tant que vous êtes à table, tout se pardonne de la ceinture à la tête ; quand vous en serez sortis, je ne vous gênerai pas, en pareil cas le roi ne le fait jamais ; vous serez libres. Je sais que les fillettes ne vous accuseront pas d’importunité ; pendant ce temps, la vieille Célestine mâchera avec ses gencives dégarnies les miettes de la table. Dieu vous bénisse ! Oh ! comme vous riez, comme vous vous amusez, lapins, fous, enragés. Voilà ce qu’il fallait pour dissiper le nuage de vos querelles ; prenez garde de renverser la table.
Élicie. Mère, on frappe à la porte, voilà notre plaisir perdu.
Célestine. Vois, ma fille, qui est là, peut-être est-ce quelqu’un qui vient l’augmenter.
Élicie. Ou la voix me trompe, ou c’est ma cousine Lucrèce.
Célestine. Ouvre-lui, fais-la entrer, qu’elle soit la bienvenue ; elle aussi comprend quelque chose à ce que nous disons ici, bien que le peu de liberté dont elle jouit l’empêche de profiter de sa jeunesse.
Areusa. C’est bien vrai, sur ma foi, celles qui servent des dames n’ont pas de plaisirs et ne connaissent pas les doux bénéfices de l’amour. Elles ne voient jamais parentes ni égales avec qui elles puissent parler à leur aise, à qui elles puissent dire : « Qu’as-tu mangé à souper ? Es-tu enceinte ? Combien de poules élèves-tu ? Emmène-moi dîner chez toi ; fais-moi voir ton amoureux ; combien y a-t-il qu’il ne t’a vue ? Comment es-tu avec lui ? Quelles sont tes voisines ? » et autres choses semblables. Ô tante ! quel mot rude, grave et superbe que ce madame qu’il faut toujours avoir à la bouche. C’est pour cela que je vis seule depuis que je me connais, je puis me vanter que jamais on ne m’a appelée autrement que mon Areusa. Près de ces dames d’aujourd’hui, on perd le meilleur de sa jeunesse ; avec une robe trouée qu’elles mettent au rebut, elles payent le service de dix années. Elles injurient leurs suivantes, les maltraitent, les bousculent de telle sorte que celles-ci n’osent parler en leur présence ; quand vient le temps de les marier, elles leur font une querelle, leur reprochent de coucher avec le domestique ou le fils de la maison, de faire les coquettes avec leurs maris, d’amener des hommes au logis ; elles se plaignent qu’on leur a volé une tasse ou perdu une bague, elles leur donnent une centaine de coups de bâton, les mettent à la porte, leurs jupons par-dessus la tête, en leur disant : « Sors d’ici, voleuse, fille de mauvaise vie ; hors de chez moi, tu ne porteras atteinte ni à mon honneur ni à la sûreté de ma maison. » Ainsi, qui attend une récompense reçoit des reproches ; elles comptent sortir mariées et sortent déshonorées ; elles espèrent des vêtements et des bijoux de noce, on les renvoie nues et outragées. Voilà leurs profits, leurs bénéfices et leurs salaires. On leur promet des maris, et on leur ôte leurs habits. Le meilleur honneur qu’elles puissent rencontrer dans ces maisons, c’est de devenir batteuses de pavé et de courir de duègne en duègne chargées de messages. Jamais elles n’entendent leurs noms dans la bouche de leurs maîtresses, mais toujours : « Drôlesse par-ci, carogne par-là. Où vas-tu, teigneuse ? Qu’as-tu fait, mauvaise ? Pourquoi as-tu mangé cela, goulue ? Comment as-tu nettoyé la poêle, cochonne ? Pourquoi n’as-tu pas essuyé ma robe, sale ? Comment as-tu dit cela, sotte ? Qui a brisé ce plat, maladroite ? Qui a perdu l’essuie-main, négligente ? Tu l’auras donné à ton amant, voleuse ! Viens ici, mauvaise fille ; je ne vois plus la poule mouchetée, cherche-la vite, sinon je te la fais payer sur tes premiers gages. » Puis par-dessus tout cela, des claques, des égratignures, des coups de bâton, des coups de poing. Rien ne peut les contenter, rien n’est à leur goût. Leur plaisir est de crier, leur bonheur de se mettre en colère ; le mieux fait les contente le moins. C’est pour cela, mère, que j’ai mieux aimé vivre dans ma petite maison seule et maîtresse, que dans ces riches palais soumise et captive.
Célestine Tu fais bien, tu sais ce que tu fais. Les sages disent que mieux vaut une miette de pain avec la paix, qu’une maison pleine de provisions avec des querelles90. N’en disons pas davantage, voici Lucrèce.
Lucrèce. Grand bien vous fasse, ma tante et la compagnie. Dieu bénisse des gens tels et si honorables !
Célestine Tels gens, ma fille ? Est-ce beaucoup que tu as voulu dire ? Il paraît bien que tu ne m’as pas connue à l’époque de ma prospérité, il y a aujourd’hui vingt ans. Hélas ! qui m’a vue alors et me voit maintenant doit avoir le cœur déchiré de douleur. J’ai vu, mon amour, à cette table où sont assises en ce moment tes cousines, neuf jeunes filles de ton âge, car l’aînée n’avait pas plus de dix-huit ans et aucune n’en avait moins de quatorze. Voilà le monde, il passe, il suit le chemin qui lui est tracé ; ses sources, ses canaux coulent au hasard, les uns pleins, les autres vides. Voilà la loi de la fortune, aucune chose ne reste longtemps dans la même position, elle n’a d’autre règle que le changement. Je ne puis redire sans larmes combien j’étais honorée alors ; pour mes péchés et pour mon malheur, tout cela a diminué peu à peu, et à mesure que déclinaient mes jours, mon profit diminuait et s’amoindrissait. C’est là un bien vieux proverbe : « Tout ce qui est en ce monde croît et décroît, tout a ses limites, tout a ses degrés. » Mon honneur arriva au comble, eu égard à ce que j’étais ; il faut bien qu’il baisse et qu’il décroisse, puisque j’approche de ma fin. Je juge à cela qu’il me reste peu à vivre ; car je sais bien que je suis montée pour descendre, que j’ai fleuri pour me faner, que je me suis réjouie pour m’attrister, que je suis née pour vivre, que j’ai vécu pour croître, que j’ai crû pour vieillir, que j’ai vieilli pour mourir. Et puisque je suis certaine de cela depuis longtemps, je supporterai mon mal avec patience, bien que je ne puisse entièrement chasser le chagrin ; car, après tout, je suis de chair et d’os comme tout autre.
Lucrèce. Tu devais avoir de la peine, mère, avec tant de jeunes filles : c’est un troupeau bien difficile à garder.
Célestine. De la peine, mon amour ? plutôt du plaisir et de la joie. Toutes m’obéissaient, toutes m’honoraient, toutes me respectaient, aucune ne manquait à ma volonté. Tout ce que je disais était bien, à chacune je remettais ce qui lui revenait. Elles ne prenaient pas plus que je ne leur disais ; boiteux, tortu ou manchot, elles acceptaient volontiers celui qui me donnait le plus d’argent. Le profit était pour moi, la fatigue pour elles. Des serviteurs ? je n’en manquais pas par leur moyen : des cavaliers, des vieillards, des jeunes gens, des abbés, des dignitaires de tout genre, depuis l’évêque jusqu’au sacristain91. En entrant dans l’église, je voyais tomber les bonnets en mon honneur comme si j’eusse été une duchesse ; celui qui avait le moins à négocier avec moi, on le regardait comme le plus indigne. S’ils m’apercevaient d’une demi-lieue, ils quittaient tout, un à un, deux à deux ; ils venaient où j’étais, voir si je voulais quelque chose et me demander chacun des nouvelles de la sienne. En me voyant entrer, tous se troublaient tellement qu’ils ne faisaient et ne disaient rien à propos. Les uns m’appelaient madame, d’autres ma tante, d’autres mon amoureuse, ceux-là bonne vieille. Ici on concertait les visites chez moi, là les rendez-vous chez eux. Ici on m’offrait de l’argent, ailleurs des cadeaux d’un autre genre. Ceux-ci baisaient le bord de mon manteau, ceux-là m’embrassaient au visage pour me faire honneur. Aujourd’hui la fortune m’a mise dans un tel état que tu peux me dire : « Grand bien te fassent tes savates ! »
Sempronio. Tu nous épouvantes avec toutes les choses que tu nous contes de ces hommes religieux et de ces couronnes bénites. Ils n’étaient pas tous ainsi.
Célestine. Non, mon fils, Dieu ne me permettrait pas de dire une telle chose ; il y avait beaucoup de vieux dévots avec lesquels je gagnais peu et même qui ne voulaient pas me regarder ; mais je crois plutôt que c’était par jalousie de voir les autres causer avec moi. Comme le clergé était grand, il y avait de tout, les uns très-chastes, les autres qui se chargeaient d’entretenir les femmes de mon métier, et je crois qu’il n’en manque pas encore aujourd’hui. Ils envoyaient leurs écuyers et leurs serviteurs pour m’accompagner, et à peine étais-je arrivée qu’entraient par ma porte des poules, des poulets, des oies, des perdrix, des tourterelles, des jambons, des tourtes de froment, des cochons de lait ; chacun m’envoyait ces provisions telles qu’il les recevait pour la dîme de Dieu ; puis ils venaient me prier de les accepter et de les manger avec leurs bonnes amies. Et du vin ? Je ne manquais jamais du meilleur qui se buvait dans la ville ; il venait de divers pays, de Murviedro, de Luque, de Toro, de Madrigal, de Saint-Martin et de tant d’autres lieux, que bien que ma bouche se souvienne encore de la diversité des goûts et des saveurs, ma mémoire ne retient pas les noms de tous les terroirs ; c’est beaucoup qu’une vieille comme moi, en goûtant un vin, puisse dire d’où il est92. Puis venaient des curés sans casuel ; on n’offrait pas plus tôt le pain bénit que, lorsque le paroissien baisait l’étole, son offrande était du premier coup dans ma maison. Des garçons, drus et pressés comme pierres à bâtir, entraient par ma porte chargés de provisions. Je ne sais comment je puis vivre après être tombée d’un tel état.
Areusa. Pour Dieu ! puisque nous sommes venus pour prendre du plaisir, ne pleure pas, mère, ne te désole pas, Dieu remédiera à tout.
Célestine. J’ai assez de sujets de larmes, ma fille, quand je me souviens d’un temps si heureux et d’une vie telle que celle que je menais ; j’étais tellement choyée par tout le monde, qu’il n’y eut jamais fruits nouveaux dont je ne goûtasse avant que les autres sussent s’il en était déjà venu. On était sûr d’en trouver chez moi si on en cherchait pour quelque envie de femme grosse.
Sempronio. Mère, le souvenir du bon temps n’est d’aucun profit ; on ne peut le faire revenir, on n’y gagne que de la tristesse ; c’est là ce qui t’arrive, et tu viens de nous ôter le plaisir des mains. Quittons la table, allons nous réjouir, et toi, mère, donne réponse à cette demoiselle qui est venue ici.
Célestine. Lucrèce, ma fille, laissons là ces bavardages et dis-moi ce qui me procure ta bonne visite.
Lucrèce. En vérité, j’avais déjà oublié le but principal de mon message en t’écoutant parler de cet heureux temps. Je passerais sans manger une année entière à t’entendre, à penser à la joyeuse vie que menaient ces jeunes filles ; il me semble presque que j’y suis en ce moment. Le but de ma venue, bonne mère, puisqu’il faut que tu le saches, est de te demander la ceinture. De plus, ma maîtresse te prie d’aller la voir sans aucun retard, parce qu’elle se sent très-fatiguée de faiblesses et de douleurs de cœur.
Célestine. Ma fille, de semblables petites maladies font plus de bruit que de mal. Je suis étonnée qu’une personne aussi jeune souffre déjà du cœur.
Lucrèce, à part. Le démon t’emporte, traîtresse, comme tu ne sais pas ce que c’est ! La vieille fait ses coups, s’en va, et puis fait l’ignorante.
Célestine. Que dis-tu, ma fille ?
Lucrèce. Mère, hâtons-nous et donne-moi le cordon.
Célestine. Partons, je l’ai sur moi.
ACTE DIXIÈME
Mélibée, seule. Malheureuse et imprudente que je suis ! n’aurais-je pas mieux fait d’accorder hier à Célestine ce qu’elle me demandait quand elle vint me prier au nom de ce seigneur (dont la vue m’a captivée) ? N’aurais-je pas mieux fait de le satisfaire et, par ce moyen, de me guérir moi-même, plutôt que d’être obligée de lui découvrir maintenant ma passion, ce dont il ne me saura plus gré ? Peut-être, n’espérant plus de moi une réponse favorable, aura-t-il porté ses regards et son amour vers une autre ? N’aurait-il pas éprouvé plus de plaisir si je me fusse rendue à sa prière, qu’il n’en ressentira maintenant que je me sens forcée de m’offrir à lui ? Ô Lucrèce, ma fidèle servante ! que diras-tu de moi ? que penseras-tu de ma raison quand tu me verras publier ce que je n’ai jamais voulu te découvrir ? Comme tu t’épouvanteras de me voir ainsi jouer mon honnêteté et ma pudeur, que j’ai toujours conservées comme doit faire une jeune fille bien surveillée ! Je ne sais si tu auras deviné le sujet de ma douleur. Oh ! que je voudrais te voir arriver avec cette médiatrice de mon salut ! Ô Dieu puissant ! toi que les malheureux implorent ! toi à qui les gens passionnés demandent guérison, à qui les blessés demandent soins et secours ! toi à qui obéissent les cieux, la mer, la terre et les profondeurs infernales ! toi qui as soumis aux hommes toutes les choses ici-bas ! je te supplie humblement de donner à mon cœur ulcéré assez de force et de patience pour que je puisse dissimuler ma terrible passion. Ne permets pas que se déchire ce voile de chasteté qui couvre mes amoureux désirs ; que je puisse cacher ma douleur ou du moins lui donner une autre cause. Mais comment pourrai-je le faire, souffrant aussi cruellement que je souffre de la morsure venimeuse que m’ont faite la vue et la présence de ce cavalier ? Ô femmes ! que vous êtes faibles et fragiles ! pourquoi ne vous a-t-il pas été permis aussi bien qu’aux hommes de découvrir votre amour ardent et douloureux ! S’il en était ainsi, Calixte ne se plaindrait pas et je ne souffrirais pas.
Lucrèce, en dehors. Mère, attends un peu près de la porte, je vais entrer voir à qui parle ma maîtresse. Entre, entre, elle est seule.
Mélibée Lucrèce, laisse tomber la portière. Sois la bienvenue, bonne et honorable vieille. Vois, le sort et mon bonheur ont décidé que j’aurais besoin de ton savoir ; ils ont voulu que tu vinsses me payer en même monnaie le bienfait que tu as réclamé de moi pour ce gentilhomme que tu voulais guérir par la vertu de mon cordon.
Célestine. Quel est votre mal, madame ? Les vives couleurs de votre visage m’indiquent déjà que vous souffrez.
Mélibée. Mère, je sens des serpents qui me dévorent le cœur.
Célestine Voilà qui va bien, c’est ainsi que je le voulais ; tu me payeras, folle, ta ridicule colère.
Mélibée. Que dis-tu ? As-tu deviné en me voyant d’où peut provenir mon mal ?
Célestine. Vous ne m’avez pas déclaré, madame, quel en est le genre ; comment voulez-vous que j’en devine la cause ? Je ne puis dire en ce moment autre chose, sinon que j’éprouve une grande peine de voir votre gracieuse figure tout attristée.
Mélibée. Rends-lui la gaieté, bonne vieille ; tu m’as déjà donné de grandes preuves de ton savoir.
Célestine. Madame, Dieu seul sait tout ; mais pour le remède et la guérison des infirmités, les hommes ont eu la grâce de trouver la médecine : les uns la pratiquent par expérience, les autres par étude, d’autres par instinct naturel. La pauvre vieille que vous voyez a obtenu quelques parcelles de cette grâce ; elle se met dès ce moment à votre disposition.
Mélibée. Oh ! qu’il m’est gracieux et agréable de t’entendre ! Le joyeux visage chez le médecin est déjà commencement de salut pour le malade. Il me semble que je vois mon cœur par morceaux entre tes mains, et si tu voulais, par la vertu de ta langue, tu les réunirais tous sans peine. Il en est de toi comme d’Alexandre le Grand, roi de Macédoine, qui vit en songe, dans la bouche d’un dragon, la plante salutaire avec laquelle son ami Ptolémée fut guéri de la piqûre d’une vipère93. Pour l’amour de Dieu, quitte ta mante, afin de pouvoir plus à l’aise t’occuper de mon mal, et indique-moi quelque remède.
Célestine. Désirer guérir est déjà une grande partie de la guérison ; c’est ce qui me fait croire que votre douleur n’est pas bien dangereuse. Mais afin que je puisse vous donner, avec l’aide de Dieu, des soins convenables et salutaires, il faut que je sache de vous trois choses : la première, à quelle partie de votre corps la sensation est plus tenace et plus douloureuse ; la seconde, s’il y a peu de temps que vous l’éprouvez, parce que les maladies légères se guérissent plus facilement dès leur principe, que lorsqu’elles ont eu leur cours et leur effet. On dompte mieux les animaux dans leur jeune-âge que lorsque leur cuir a durci et est devenu moins sensible à l’aiguillon ; les plantes qu’on transporte tendres et nouvelles viennent mieux que celles qu’on déplace lorsque déjà elles portent leurs fruits ; on se corrige mieux d’un péché nouveau que de celui dont on s’est fait une habitude de chaque jour. Enfin, comme troisième question, veuillez me dire si cette douleur provient de quelque cruelle pensée qui vous serait venue en cet endroit ; cela su, vous me verrez agir. N’oubliez pas surtout qu’au médecin comme au confesseur il faut tout dire à cœur ouvert.
Mélibée. Amie Célestine, femme habile autant que sage, tu m’indiques on ne peut mieux le chemin par lequel je puis t’expliquer mon mal. En me demandant ces détails, tu parles comme une femme habituée à soigner de telles maladies. C’est du cœur que vient mon mal, le sein gauche est sa demeure, il étend ses rayons de tous côtés. En second lieu, il est nouvellement né dans mon corps ; je n’avais jamais pensé que la douleur pût chasser la raison comme fait celle-là ; elle me trouble la figure, m’ôte l’appétit, je ne puis dormir, je ne puis supporter aucune espèce de gaieté. La cause ou la pensée, car c’est là la dernière question que tu m’as posée, je ne saurais te la dire ; je sais cependant que ce n’est ni mort de parent, ni perte de biens temporels, ni soubresaut de vision, ni mauvais rêve, ni autre chose. Ce ne peut être que le trouble que je ressentis lorsque je soupçonnai que la demande que tu me faisais de cette prière pouvait bien cacher quelque démarche en faveur de ce cavalier.
Célestine. Comment, madame, est-il donc un si méchant homme ? Son nom a-t-il quelque chose de si redoutable, qu’il soit mortel de l’entendre prononcer ? Ne croyez pas que ce soit là la cause de votre douleur, il en est une autre que je soupçonne, et si vous me le permettez, madame, je vous la dirai.
Mélibée. Comment, Célestine, quelle nouvelle permission demandes-tu ? As-tu donc besoin d’autorisation pour me donner la santé ? Quel médecin a jamais pris une telle précaution pour guérir un malade ? Parle, parle, je te permets tout, pourvu que tes paroles n’offensent pas mon honneur.
Célestine. Je vois, madame, que d’un côté vous vous plaignez de la douleur et de l’autre vous redoutez la médecine. Votre hésitation me donne de la crainte, la crainte m’impose silence, le silence met une trêve entre votre mal et ma médecine. Tout cela sera cause que votre douleur ne cessera pas et que ma venue sera sans résultat.
Mélibée. Plus tu retardes tes soins, plus tu accrois et multiplies ma peine et ma passion. Ou bien tes remèdes sont poudres d’infamie et liqueurs de corruption qui causent une douleur bien plus cruelle que celle qu’éprouve le patient, ou bien ta science est nulle. Si l’un ou l’autre cas ne t’arrêtait pas, tu m’indiquerais sans crainte un remède quelconque ; je te conjure d’agir et ne te demande que de ménager mon honneur.
Célestine. Madame, vous n’ignorez pas qu’il faut plus de force au blessé pour souffrir l’ardente térébenthine et les points de couture qui déchirent la plaie et doublent la souffrance, qu’il ne lui a fallu de courage pour supporter le premier coup qui le frappa lorsqu’il était en santé. Or donc, si vous voulez que je vous guérisse et que je vous découvre sans hésiter la pointe aiguë de mon aiguille, entourez vos pieds et vos mains d’une ligature de tranquillité ; mettez sur vos yeux une couverture de pitié, sur votre langue un frein de silence, dans vos oreilles un bouchon de calme et de patience, et vous verrez agir une femme pour laquelle semblables blessures n’ont rien de nouveau.
Mélibée Oh ! comme ta lenteur me fait mourir ! Dis, pour Dieu, ce que tu voudras ; fais ce que tu sauras ; ton remède ne saura être si cruel qu’il égale ma peine et mon tourment. Soit qu’il touche à mon honneur, soit qu’il attaque ma réputation, soit qu’il blesse mon corps, lors même qu’il déchirerait ma chair pour arracher mon cœur endolori, je te donne ma foi d’être tranquille et de te bien récompenser si j’éprouve du soulagement.
Lucrèce, à part. Ma maîtresse a perdu le bon sens, elle est bien mal ; cette maudite vieille l’a ensorcelée.
Célestine, à part. Jamais il ne me manquera un démon ni d’un côté ni de l’autre ; Dieu m’a débarrassée de Parmeno, il m’envoie maintenant Lucrèce.
Mélibée Que dis-tu, mère ? que disait cette fille ?
Célestine Je ne l’ai pas entendue ; mais qu’elle dise ce qu’elle voudra. Sachez qu’il n’y a pas dans les grandes cures de chose plus désagréable aux chirurgiens zélés que les cœurs faibles ; leurs soupirs, leurs douloureuses paroles, leurs mouvements de sensibilité donnent de la crainte au malade, lui ôtent la confiance en sa guérison, ennuient et troublent le médecin ; le trouble fait hésiter la main, et l’aiguille va sans ordre. Il résulte évidemment de ce que je vous dis qu’il est fort nécessaire pour votre salut qu’il n’y ait personne devant nous ; ainsi vous devez lui ordonner de sortir ; toi, ma fille Lucrèce, pardonne-moi.
Mélibée. Sortez d’ici promptement.
Lucrèce. Hélas ! tout est perdu ! Je sors, madame.
Célestine. Malgré vos craintes et vos soupçons, vous avez déjà accepté une partie de mes conseils, cela me donne du courage ; mais il me faudra tirer mes soins les plus positifs, mon remède le plus efficace de la maison de ce cavalier, de Calixte.
Mélibée. Tais-toi, mère ; au nom de Dieu, ne tire pas la moindre chose de sa maison pour mon utilité et ne le nomme pas ici.
Célestine. Souffrez avec patience, madame, c’est là le point le plus important ; ne vous emportez pas, sinon toute notre peine sera perdue. Votre douleur est grande, il lui faut une cure sévère ; aux grands maux les grands remèdes. Les sages disent que les soins d’un médecin brutal ont le meilleur résultat et que jamais on n’évite un péril sans un autre péril. Ayez patience, rarement ce qui est ennuyeux se guérit sans ennui ; un clou chasse l’autre, une douleur remplace une autre douleur. N’ayez ni haine ni dédain ; ne permettez pas à votre langue de dire du mal d’une personne aussi vertueuse que Calixte. Si vous le connaissiez…
Mélibée. Oh ! pour Dieu ! tu me tues ! Ne t’ai-je pas dit de ne pas louer cet homme, de ne me le nommer ni en bien ni en mal ?
Célestine. Madame, c’est là un second point important. Si votre peu de patience ne me l’accorde pas, ma venue vous sera peu profitable ; si vous restez calme, comme vous me l’avez promis, vous vous trouverez guérie et sans dette : Calixte sera sans reproche et payé. Je vous ai prévenue d’avance, je vous ai parlé de cette aiguille invisible que vous ressentez sans que je vous touche, rien qu’à m’entendre le nommer.
Mélibée. Tu me parles tant de fois de ce cavalier que, malgré ma promesse, malgré la parole que je t’ai donnée, il me devient difficile de supporter tes discours. De quoi doit-il être payé ? Que lui dois-je ? À quoi suis-je obligée envers lui ? Qu’a-t-il fait pour moi ? Qu’ai-je besoin de lui pour ce qui regarde mon mal ? J’aimerais mieux que tu me déchirasses la chair, que tu m’arrachasses le cœur que de t’entendre dire pareilles choses.
Célestine. L’amour s’est introduit dans votre cœur sans déchirer vos vêtements ; je n’ai pas besoin de déchirer votre corps pour vous guérir.
Mélibée. Comment nommes-tu cette douleur qui s’est ainsi emparée du meilleur de mon corps ?
Célestine. Le doux amour.
Mélibée. À ce seul mot je devine ce que c’est, je me sens réjouie rien qu’à l’entendre prononcer.
Célestine. C’est un feu caché, une plaie agréable, un poison savoureux, une agréable amertume, une souffrance délectable, un joyeux tourment, une blessure douce et cruelle à la fois, une douce mort.
Mélibée. Ah ! malheureuse que je suis ! Si ce que tu dis est vrai, mon salut sera douteux, car, à en juger par l’opposition qui règne entre toutes ces qualités, ce qui peut être utile à l’une peut être pernicieux à l’autre.
Célestine. Que votre noble jeunesse, madame, ne désespère pas du salut. Quand le Très-Haut donne la blessure, il place auprès d’elle le remède : je connais au monde une fleur qui plus que toute chose sera utile à votre salut.
Mélibée. Comment se nomme-t-elle ?
Célestine. Je n’ose vous le dire.
Mélibée. Dis, ne crains rien.
Célestine. Calixte. Oh ! pour Dieu ! madame Mélibée ! quel est ce peu de courage ? quelle est cette faiblesse ? Oh ! malheureuse que je suis ! Levez la tête. Ô maudite vieille ! voilà donc le résultat de mes démarches ! Si elle meurt, on me tuera ; si elle résiste à cette vive émotion, je serai entendue, elle ne pourra s’empêcher de faire connaître son mal et le moyen que j’ai employé. Madame Mélibée, mon ange, qu’avez-vous éprouvé ? Qu’est devenue votre gracieuse parole ? Que sont devenues vos riantes couleurs ? Ouvrez vos beaux yeux. Lucrèce ! Lucrèce ! viens vite, tu verras ta maîtresse mourante entre mes mains, va vite chercher un vase plein d’eau.
Mélibée. Doucement, doucement, je vais reprendre force, ne scandalise pas la maison.
Célestine. Ô pitié pour moi ! Ne vous évanouissez pas, madame, parlez-moi comme de coutume.
Mélibée.. Je suis mieux, tais-toi, ne me fatigue pas.
Célestine. Que voulez-vous que je fasse, perle précieuse ? Qu’avez-vous éprouvé ? Je crois que mes points de suture se rompent.
Mélibée. C’est mon honneur qui s’est rompu, c’est ma modestie qui s’est brisée, ma pudeur qui s’est relâchée ; et comme ils m’étaient naturels, comme ils tenaient à toute mon existence, ils n’ont pu si rapidement abandonner mon visage, sans en emporter pour quelques instants la couleur et l’animation, sans emporter ma force, ma langue et presque toutes mes facultés. Et maintenant, ma bonne maîtresse, ma fidèle confidente, puisque tu connais si bien tout ce que j’éprouve, ce serait en vain que je chercherais à te le cacher. Il y a bien des jours que ce noble cavalier me parla d’amour ; ses paroles m’offensèrent tout autant que depuis il m’a été doux et agréable de t’entendre le nommer. Tes soins ont fermé ma blessure, me voici soumise à ta volonté. Tu t’es emparée de ma liberté, tu l’as emportée garrottée avec ma ceinture. La douleur de dents de Calixte était ma plus grande douleur, sa souffrance était ma souffrance la plus cruelle. Je loue et j’approuve ta grande résignation, ta courageuse audace, ta généreuse activité, tes courses empressées, tes bonnes paroles, ton extrême savoir, ton active sollicitude, ta profitable importunité. Ce seigneur te doit beaucoup, et moi encore davantage ; car mes reproches n’ont pu décourager tes efforts et ta persévérance. Il a eu raison de mettre sa confiance en ton extrême habileté. Servante fidèle et dévouée, plus j’étais irritée, plus tu étais diligente ; plus je témoignais de dédain, plus tu montrais de courage ; plus ma réponse était cruelle, plus tu faisais bon visage ; plus j’étais colère, plus tu étais soumise. Tu agissais sans crainte et tu es parvenue à arracher de ma poitrine une chose que je ne pensais découvrir ni à toi ni à aucun autre.
Célestine. N’en soyez pas surprise, madame et mon amie, car le seul espoir de réussir me donne le courage de supporter les mépris cruels et scrupuleux des demoiselles aussi étroitement surveillées que vous l’êtes. Je dois vous avouer qu’en venant le long du chemin, aussi bien que lorsque j’ai été introduite dans votre maison, j’hésitais grandement et je ne savais si j’oserais vous faire ma requête. J’avais peur quand je réfléchissais à la grande puissance de votre père ; je prenais courage en pensant à la gentillesse de Calixte ; votre discrétion me faisait hésiter ; votre bonté, votre humanité, me rendaient de l’assurance. D’un côté parlait la crainte, de l’autre la confiance. Et maintenant, madame, puisque vous avez bien voulu me faire connaître la grande faveur que vous nous faites, déclarez-moi votre volonté, versez vos secrets dans mon sein, abandonnez-moi la direction de cette affaire ; j’aviserai à ce que votre désir et celui de Calixte soient promptement accomplis.
Mélibée. Ô mon Calixte et mon seigneur, ma douce et agréable joie ! si ton cœur éprouve ce que ressent le mien en ce moment, je suis étonnée que l’absence te permette de vivre ! Ô bonne mère ! fais en sorte que je le puisse voir bientôt, si tu tiens à ma vie.
Célestine. Le voir et lui parler.
Mélibée. Lui parler est impossible.
Célestine. Rien n’est impossible à qui le veut bien.
Mélibée. Dis-moi comment.
Célestine. J’y ai pensé et je vais vous le dire : entre les portes de votre maison.
Mélibée. Quand ?
Célestine. Cette nuit.
Mélibée. Combien je t’aimerai si tu le fais ! Dis-moi à quelle heure.
Célestine. À minuit.
Mélibée. Va donc, ma bonne, ma fidèle amie, parle à ce seigneur, qu’il vienne sans bruit, et s’il le veut bien, nous nous rencontrerons où tu as dit et à l’heure que tu as indiquée.
Célestine. Adieu, car voici votre mère. (Elle sort.)
Mélibée. Amie Lucrèce, ma fidèle suivante, ma zélée confidente, tu as vu que je n’ai pu faire autrement. L’amour de ce cavalier m’a captivée ; au nom de Dieu, je t’en conjure, que tout cela reste sous le sceau du secret, afin que je puisse jouir sans inquiétude d’un bonheur aussi parfait. Je te serai aussi reconnaissante que le méritent tes fidèles services.
Lucrèce. Madame, je me suis aperçue de ce que vous éprouviez bien avant ce jour, et j’ai prévu d’avance ce que vous désiriez. J’ai ressenti une vive peine de vous voir ainsi en péril. Plus vous cherchiez à étouffer et à cacher à ma vue la flamme qui vous consumait, plus il m’était facile de la reconnaître à la couleur de votre visage, aux battements de votre cœur, à l’agitation de vos membres, à votre peu d’appétit, à vos continuelles insomnies. À chaque instant vous laissiez échapper comme de vos mains les preuves les plus évidentes de votre peine. Mais lorsqu’un désir que rien ne peut contraindre s’empare de la volonté des maîtres, les serviteurs ne peuvent qu’obéir avec empressement et ne doivent pas essayer des conseils inutiles. Je me soumettais donc, quoique avec peine, je me taisais par crainte, je dissimulais par fidélité ; et, en vérité, un conseil donné avec fermeté eût mieux valu qu’une plate flatterie. Mais puisque votre grâce ne veut d’autre remède qu’aimer et mourir, il est fort raisonnable qu’elle agisse selon les dispositions de son cœur.
Alisa. Que viens-tu faire ici chaque jour, voisine ?
Célestine. Madame, il manquait hier un peu de fil pour compléter le poids, et je suis venue l’apporter ; j’ai donné ma parole, je devais la tenir, et maintenant je m’en vais. Dieu soit avec vous !
Alisa. Qu’il t’accompagne !
Alisa. Mélibée, ma fille, que voulait la vieille ?
Mélibée. Me vendre un peu de fard.
Alisa. Je crois cela plutôt que ce que me disait la mauvaise sorcière. Elle a pensé que cela me ferait de la peine, et elle a menti. Méfie-toi d’elle, ma fille, c’est une grande traîtresse ; le voleur rôde toujours autour des riches demeures. Avec ses trahisons, ses fausses marchandises, elle sait corrompre les meilleures intentions, elle perd les réputations ; si elle entre une fois dans un logis, elle y fait naître le soupçon.
Lucrèce. Notre maîtresse y avise un peu tard.
Alisa. Par amour pour moi, ma fille, si elle revient ici sans que je la voie, ne la reçois pas bien et ne lui souhaite pas la bienvenue. Cherche ta réponse dans ton honnêteté, et jamais elle ne reviendra ; la véritable vertu est plus redoutable que l’épée.
Mélibée. Est-ce ainsi qu’elle agit ? Je ne la verrai plus. Je suis ravie, ma mère, d’être prévenue et de savoir de qui je dois me garder.
ACTE ONZIÈME
Célestine. Ah Dieu ! Arriverai-je à la maison ainsi chargée de joie ? J’aperçois Parmeno et Sempronio qui vont à la Madeleine, je vais les suivre : si nous trouvons Calixte, nous irons ensemble chez lui et je lui demanderai les étrennes de la grande nouvelle que je lui porte.
Sempronio. Seigneur, remarquez que la longue séance que vous faites ici fait causer tout le monde ; évitez, pour Dieu ! d’être traîné sur les langues ; on appelle hypocrite l’homme par trop dévot. Que va-t-on dire de vous ? Que vous êtes un rongeur de saints94. Si vous avez une passion, souffrez-la chez vous, faites que la terre ne le sente. Ne laissez pas deviner votre peine aux étrangers, puisque le tambour est en des mains qui sauront bien le faire résonner.
Calixte. En quelles mains ?
Sempronio. En celles de Célestine.
Célestine. Que dites-vous de Célestine ? Que dites-vous de cette esclave de Calixte ? Je vous suis depuis le bout de la rue de l’Archidiacre, et je ne puis parvenir à vous atteindre avec mes diables de jupons.
Calixte. Ô joyau du monde ! secours de mes passions ! miroir de ma vue ! Mon cœur se réjouit en ton honorable présence, à la vue de ta noble vieillesse. Dis-moi, qui t’amène ? Quelle nouvelle apportes-tu ? Je te vois toute joyeuse, et je ne sais où est ma vie.
Célestine. Sur ma langue.
Calixte. Que dis-tu, ma gloire et mon repos ? Explique-moi clairement ce que tu dis.
Calixte. Sortons de l’église, seigneur, et d’ici à votre maison je vous conterai quelque chose qui vous réjouira, j’en suis certaine.
Parmeno, à part. La vieille vient bien à l’aise, frère, elle doit avoir recueilli quelque chose.
Sempronio. Écoute.
Célestine. Aujourd’hui, tout le jour, seigneur, je me suis occupée de votre affaire et j’ai laissé s’en perdre d’autres qui me suffisaient. Je mécontente bien des gens pour vous satisfaire, j’ai plus négligé de bénéfices que vous ne pensez ; mais tout cela est un bien, puisque j’apporte un si bon résultat. Écoutez-moi, peu de mots me suffiront, je suis chiche de paroles. Je mets Mélibée à votre disposition.
Calixte. Qu’entends-je !
Célestine. Qu’elle est plus à vous qu’à elle-même ; elle est plus à vos ordres et à votre volonté qu’à ceux de Plebère, son père.
Calixte. Parle sérieusement, bonne vieille ; ne dis pas de pareilles choses, ces garçons te traiteraient de folle. Mélibée est ma dame, Mélibée est mon désir, Mélibée est ma vie, je suis son captif, son esclave.
Sempronio. Seigneur, le peu de confiance que vous avez en vous-même, le peu de cas que vous faites de vous, le peu d’estime que vous vous portez, vous font dire des choses qui nuisent à votre raison. Vous ennuyez tout le monde en divaguant de la sorte. De quoi vous étonnez-vous ? Donnez-lui quelque chose pour sa peine, vous ferez mieux ; c’est là ce qu’attendent ses paroles.
Calixte. Tu as raison. Ma mère, je suis convaincu que mes faibles dons ne parviendront jamais à payer tes soins et tes services. En place de mante et de robe, dont les ouvriers auraient pris leur part, reçois cette petite chaîne, mets-la à ton cou et achève ton récit et mon bonheur.
Parmeno, à part. Il appelle cela une petite chaîne, ne l’entends-tu pas, Sempronio ? La dépense lui coûte peu ; je te certifie qu’aujourd’hui je ne donnerais pas ma part pour un demi-marc d’or, pour peu que la vieille partage.
Sempronio. Notre maître va t’entendre, il nous faudra l’apaiser et toi te guérir, tant il va être ennuyé de tes murmures continuels. Par amitié pour moi, frère, écoute et tais-toi ; Dieu t’a donné pour cela deux oreilles et rien qu’une langue95.
Parmeno. Le diable les écoute. Le voilà pendu à la bouche de la vieille, sourd, muet et aveugle ; il est comme un corps sans âme ; à tel point que si nous lui faisons la figue, il va dire que nous levons les mains au ciel, et que nous prions pour le succès de ses amours.
Sempronio. Tais-toi, silence ! écoute bien Célestine ; en conscience, elle mérite tout et plus qu’il ne lui donne ; elle parle bien.
Célestine. Seigneur Calixte, vous avez agi avec beaucoup de libéralité envers une pauvre vieille comme je suis ; mais comme tout don ou cadeau se juge grand ou petit selon celui qui le donne, je ne puis parler de mon peu de mérite, que vos largesses surpassent en qualité et en quantité, mais de votre magnificence, près de laquelle il n’est rien. En retour de cette immense générosité, je vous rends votre santé, qui était perdue, votre cœur, qui s’en allait, votre raison, qui s’altérait. Mélibée souffre pour vous plus que vous ne souffrez pour elle ; Mélibée vous aime et désire vous voir ; Mélibée pense plus souvent à vous qu’à elle-même ; voilà ce qu’elle regarde comme sa liberté, voilà comment elle apaise ce feu qui la dévore plus que vous.
Calixte. Amis, suis-je bien ici ? Mes amis, entends-je bien réellement tout cela ? Mes amis, suis-je bien éveillé ? est-il jour ou nuit ? Ô mon Dieu ! Père céleste, je t’en conjure, que tout cela ne soit pas un songe !… je suis bien éveillé. Si tu veux rire, mère, si tu veux me payer en paroles, ne crains rien, dis la vérité ; tes démarches méritent plus encore que ce que tu as reçu de moi.
Célestine. Jamais un cœur tourmenté par le désir n’accepte une bonne nouvelle comme positive, ni une mauvaise nouvelle comme douteuse ; vous pourrez vous assurer toutefois si je plaisante ou non en allant cette nuit (ainsi qu’il est convenu avec elle), quand l’horloge sonnera minuit, lui parler entre les portes de sa maison ; elle vous dira mieux que moi comment j’ai agi pour vous, quel est son désir, l’amour qu’elle vous porte et ce qui l’a causé.
Calixte. Bien, bien, est-il possible que j’entende une telle chose ? Se peut-il qu’un semblable bonheur m’advienne ? Je mourrai d’ici là ; je ne suis pas digne d’une telle gloire, je ne mérite pas une pareille récompense, je ne suis pas digne de parler à une telle dame, quoique ce soit de son gré.
Célestine. Je l’ai toujours entendu dire, il est plus difficile de supporter la prospérité que l’adversité ; l’une peut avoir sa consolation, mais l’autre ne laisse pas de repos. Comment, seigneur Calixte, vous ne considérez pas qui vous êtes, vous ne voyez pas le temps que vous avez perdu à la servir, vous ne voyez pas à qui vous avez confié vos affaires ? Jusqu’à ce moment vous avez désespéré de l’obtenir, vous vous désoliez, et maintenant que je vous atteste que vous êtes à la fin de votre peine, vous voulez mettre fin à votre vie ? Voyez donc, seigneur, Célestine est pour vous ; bien qu’il vous manque toutes les qualités requises chez un amoureux, elle vous donnerait pour le plus parfait galant du monde, elle aplanirait les rochers sous vos pas, elle vous ferait traverser à pied sec le torrent le plus rapide. Vous ne savez pas à qui vous donnez votre argent.
Calixte. Prends garde, mère, à ce que tu me dis : elle y viendra de bon gré ?
Célestine. Et même à genoux.
Sempronio. Pourvu que ce ne soit pas une ruse pour nous avoir tous sous la main… Fais attention, mère, c’est ainsi qu’on enveloppe de pain la mort aux rats, afin que le goût ne la devine pas.
Parmeno. Je ne t’ai jamais entendu dire meilleure chose. Je me sens naître bien des soupçons sur la subite conversion de cette dame et sur sa prompte obéissance aux volontés de Célestine ; elle veut nous amuser avec ses paroles douces et bienveillantes, comme font ceux d’Égypte, qui voient d’un côté, pendant que de l’autre ils occupent leurs dupes en leur lisant dans les mains. En vérité, mère, on venge bien des injures avec des flatteries. Le bœuf artificiel avec ses sonnailles conduit les perdrix jusque dans les filets96 ; le chant de la sirène séduit par sa douceur les marins trop confiants. Je crois que de même Mélibée, avec son affabilité, avec ce consentement si rapide, voudrait prendre à son aise une poignée d’entre nous, purger son innocence avec l’honneur de Calixte et notre mort. De même que l’agneau tète au hasard sa mère où toute autre brebis, de même celle-ci prendra en toute sûreté vengeance de Calixte sur nous tous ; avec le grand nombre de gens dont elle dispose, elle pourra saisir pères et petits d’une seule nichée, et toi tu te gratteras la panse au coin du feu en disant : « Celui qui carillonne est en sûreté dans le clocher97. »
Calixte. Taisez-vous, coquins, fous, soupçonneux ! il semble que vous vouliez nous faire croire que les anges savent faire le mal. Mélibée est un ange déguisé qui vit parmi nous.
Sempronio, à part. Tu reviens à tes hérésies ? (Haut.) Écoute-le, Parmeno, ne t’inquiète de rien ; s’il est pris, il le payera double ; nous autres, nous avons de bons pieds.
Célestine. Seigneur, vous seul raisonnez sagement ; vous, mes enfants, vous vous laissez aller à de vains soupçons. J’ai fait tout ce qui dépendait de moi, je vous laisse joyeux ; Dieu vous aide et vous guide ! je pars fort contente. Si je vous suis nécessaire pour cela ou pour autre chose, je suis toute prête à vous servir.
Parmeno, à part. Hi, hi, hi !
Sempronio.. De quoi ris-tu, sur ta vie ?
Parmeno. De l’empressement de la vieille à s’en al1er ; elle ne voit pas venir assez tôt le moment d’emporter la chaîne ; elle ne peut croire encore qu’elle lui appartienne ni qu’on la lui ait réellement donnée ; elle ne se trouve pas plus digne d’un tel don que Calixte ne croit l’être de Mélibée.
Sempronio. Que veux-tu que fasse autrement cette vieille drôlesse, cette indigne maquerelle, qui sait et devine tout ce que nous pensons, et refait sept virginités pour deux écus ? Elle se voit chargée d’or et se hâte de se mettre en sûreté avec son butin, dans la crainte qu’on ne le lui reprenne. Elle a fait maintenant tout ce qu’on voulait d’elle. Mais qu’elle prenne garde au diable, et qu’elle fasse de telle sorte qu’au moment du partage nous ne lui arrachions pas l’âme.
Calixte. Dieu t’accompagne, mère ! je veux dormir et me reposer un instant pour satisfaire aux nuits passées, et m’acquitter d’avance avec celle qui vient.
Célestine. Tac, tac, tac.
Élicie. Qui frappe ?
Célestine. Ouvre, ma fille Élicie.
Élicie. Pourquoi viens-tu si tard ? Vieille comme tu es, tu ne devrais pas agir ainsi ; tu trébucheras, tu tomberas et te tueras.
Célestine. Je n’en crains rien, j’examine le jour le chemin que je dois suivre la nuit ; je ne prends jamais le haut de la rue, mais bien le milieu de la chaussée, car on dit : « Qui va le long des murs n’est pas en sûreté ; et qui va par la plaine n’a rien à redouter. » J’aime mieux salir mes souliers dans la boue que recevoir une pierre sur la tête. Mais tu n’as pas de chagrin ici ?
Élicie. Pourquoi en aurais-je ?
Célestine. Parce que la compagnie que je t’ai laissée est partie, et que tu es restée seule.
Élicie. Quatre heures se sont passées depuis ; je n’y pensais déjà plus.
Célestine. Plus tôt ils t’auront quittée, plus tu auras ressenti de peine. Mais laissons là leur départ et mon retard, occupons-nous de souper et de dormir.
ACTE DOUZIÈME
Calixte. Amis, quelle heure vient de sonner ?
Sempronio. Dix heures.
Calixte. Oh ! combien je suis mécontent de l’inattention de ces hommes ! Que de choses il y aurait à dire de ma grande vigilance pendant toute cette nuit et de ta négligence inconcevable ! Comment ! étourdi, tu sais combien il m’importe qu’il soit dix ou onze heures, et tu réponds au hasard ce qui te vient à la bouche ! Si malheureusement j’avais dormi, tout aurait dépendu de la réponse de Sempronio, qui pour onze compte dix et pour douze aurait compté onze. Mélibée serait venue, je ne me serais pas trouvé là, elle serait rentrée ; de cette manière, ma peine n’aurait pas eu de fin ni mon désir d’exécution ; on a raison de dire que bonheur ou malheur tiennent à un cheveu.
Sempronio. Il me semble qu’il n’y a pas moins de mal à demander ce qu’on sait, qu’à répondre ce qu’on ignore. Il serait mieux, seigneur, d’employer l’heure qui nous reste à préparer des armes, plutôt qu’à chercher sujet de querelles.
Calixte, à part. Il a raison l’imbécile, je ne veux pas me fâcher dans un tel moment ; il faut penser non à ce qui aurait pu arriver, mais à ce qui existe ; non au mal qui aurait pu résulter de sa négligence, mais au profit que me procurera ma sollicitude ; j’aurais tort de céder à la colère, il faut la laisser se calmer. (Haut.) Parmeno, descends mes cuirasses et armez-vous tous deux ; nous pourrons marcher ainsi en toute sûreté, car on dit : « Homme averti et disposé en vaut deux. »
Parmeno. Les voici, seigneur.
Calixte. Aide-moi à m’armer. Toi, Sempronio, regarde si quelqu’un paraît dans la rue.
Sempronio. Seigneur, il ne paraît personne, et lors même qu’il y aurait quelqu’un, la grande obscurité empêcherait que nous ne fussions vus ou reconnus.
Calixte. Alors suivons cette rue ; lors même que cela nous ferait faire quelques détours, nous n’en serons que mieux cachés. Minuit sonne : c’est une bonne heure.
Parmeno. Nous voici tout près.
Calixte. Nous arrivons à temps ; dispose-toi, Parmeno, à aller voir si cette dame est derrière la porte.
Parmeno. Moi, seigneur ? Dieu ne le permette pas, ce serait détruire tout ce qui a été fait. Il vaut mieux que ce soit vous qu’elle rencontre le premier ; il se pourrait qu’en me voyant elle se fâchât de voir qu’il y a plusieurs personnes dans la confidence d’une chose qu’elle voulait faire si secrètement, et dont elle redoute tant les conséquences. Peut-être même penserait-elle que vous vous moquez d’elle.
Calixte. Oh ! que tu as bien dit ! tu m’as donné la vie avec un conseil aussi sensé. Si par malheur elle rentrait chez elle sans me voir, il n’en faudrait pas davantage pour me porter mort au logis. J’y vais seul ; vous autres, restez ici.
Parmeno. Qu’en penses-tu, Sempronio ? Notre imbécile de maître croyait-il donc me prendre pour bouclier et m’envoyer au-devant du premier danger ? Sais-je, moi, qui est là derrière cette porte ? Sais-je s’il n’y a pas là quelque trahison ? Sais-je si Mélibée n’a pas l’intention de punir notre maître de son audace ? Sommes-nous sûrs que la vieille ait dit la vérité ? Si tu ne savais pas parler, Parmeno, on t’arracherait l’âme sans que tu connusses à qui tu as affaire. Ne fais pas le flatteur, comme le voudrait ton maître, et tu n’auras jamais à souffrir pour autrui ; n’écoute pas trop les conseils de Célestine si tu ne veux pas te trouver dans l’embarras ; ne fais pas trop de fidèles protestations si tu crains les coups de bâton ; sache quelquefois tourner casaque si tu ne veux pas rester les mains vides. Je veux compter comme si j’étais né d’aujourd’hui, car j’échappe à un bien grand danger.
Sempronio. Silence donc, Parmeno ! ne saute pas ainsi, ne sois pas si joyeux, on finira par t’entendre.
Parmeno. Tais-toi, frère, je ne me sens pas de bonheur. Comme je lui ai bien fait croire que c’était pour son intérêt que je refusais d’aller là-bas ! Je ne pensais qu’à ma sûreté. Qui saurait songer à soi aussi bien que je le fais ? Si tu y prends garde, tu me verras faire dorénavant bien des choses que tout le monde ne comprendra pas, autant avec Calixte qu’avec tous ceux qui se trouvent mêlés dans cette affaire. Je suis persuadé que cette demoiselle sera pour lui un leurre, un appât ; quiconque y viendra mordre payera chèrement son écot.
Sempronio. Va, ne te tourmente pas de semblables idées, bien qu’il puisse y avoir quelque chose de vrai. Tiens-toi prêt toutefois, au premier bruit que tu entendras, à prendre tes jambes à ton cou98.
Parmeno. Tu as lu au même livre que moi : Nous sommes deux pour un seul cœur ; mes jambes sont taillées pour la course, je saurai fuir mieux que tout autre. Je te remercie, frère, de m’avoir conseillé une chose que je n’osais te proposer ; si notre maître est aperçu, je crains qu’il ne puisse s’échapper des mains des gens de Plebère ; il ne pourra guère venir nous demander ensuite ce que nous avons fait et nous reprocher d’avoir fui.
Sempronio. Ô Parmeno ! mon ami, que la conformité de goûts entre compagnons est chose utile et profitable ! Lors même que Célestine ne nous eût pas été bonne à autre chose, cette amitié, qui nous vient d’elle, est à elle seule un bien inappréciable.
Parmeno. Personne ne peut nier ses torts quand ils sont évidents, et il est certain que, par honte l’un de l’autre et par crainte d’être odieusement traités de lâches, nous attendrions ici la mort avec notre maître, quand il n’y a que lui seul qui la mérite.
Sempromio. Mélibée doit être venue ; écoute, on parle bas.
Parmeno. Ah ! je crains bien que ce ne soit pas elle, mais quelqu’un qui contrefait sa voix.
Sempromio. Dieu nous préserve des traîtres ! qu’ils n’aient pas pris la rue par laquelle nous devons fuir, je ne crains pas autre chose.
Calixte. Ce bruit vient de plus d’une personne ; je veux parler, quoi qu’il arrive. Hé, hé ! madame ?
Lucrèce. C’est la voix de Calixte, je vais au-devant de lui. Qui parle ? Qui est dehors ?
Calixte. Celui qui vient pour obéir à vos ordres.
Lucrèce. Pourquoi n’approchez-vous pas, madame ? Venez sans crainte, ce cavalier est ici.
Mélibée. Folle, parle bas, regarde bien si c’est lui.
Lucrèce. Approchez-vous, madame ; c’est bien lui, je le reconnais à la voix.
Calixte. Je suis joué, celle qui m’a parlé n’est pas Mélibée. J’entends du bruit, je suis perdu ; mais que je vive ou que je meure, je ne m’en irai pas d’ici.
Mélibée. Va, Lucrèce, te coucher un peu. Holà ! seigneur, quel est votre nom ? Qui vous a ordonné de venir ici ?
Calixte. Celle qui mérite de donner des ordres au monde entier, celle que je suis indigne de servir. Que votre grâce ne craigne pas de se faire connaître à un homme que vos charmes ont captivé ; que le doux son de votre parole, qui retentit sans cesse à mon oreille, m’affirme que vous êtes bien Mélibée, la reine et la dame de mon cœur. Je suis votre esclave Calixte.
Mélibée. L’extrême audace de vos messages m’a donné le désir de vous parler, seigneur Calixte. Vous n’avez pu oublier de quelle manière j’ai répondu à vos discours ; je ne sais comment vous pouvez penser obtenir de moi autre chose que ce que je vous ai témoigné. Chassez loin de vous ces vaines et folles idées, afin que mon honneur et ma personne soient à l’abri de tout mauvais soupçon. Je suis venue ici pour vous prier de cesser vos poursuites et de me rendre le repos. Veuillez ne pas mettre ma réputation à la merci des médisants.
Calixte. Le malheur est sans force contre un cœur dès longtemps préparé à le bien recevoir, mais, hélas ! j’étais désarmé ; je n’avais prévu ni faussetés ni tromperies ; je m’abandonnais à vous plein de confiance, quoi qu’il dût arriver, et maintenant n’est-il pas juste que je m’afflige et que je revienne pas à pas le long du chemin qu’avait fait parcourir à mon imagination la douce nouvelle que j’avais reçue ? Ô malheureux Calixte ! comme tes serviteurs se sont joués de toi ! Ô Célestine, femme trompeuse et rusée ! n’aurais-tu pas mieux fait de me laisser mourir, plutôt que de venir ranimer mon espérance et accroître le feu, bien ardent déjà, qui me dévorait ! Pourquoi as-tu faussé la parole de cette dame que j’adore ? Pourquoi as-tu ainsi causé mon désespoir avec tes mensonges ? Pourquoi m’as-tu dit de venir ici entendre cette bouche, qui tient les clefs de ma perte ou de ma gloire, me témoigner le mépris, le reproche, la méfiance, la haine ? Ô mon ennemie ! ne m’as-tu pas dit que la reine de mon âme daignait m’être favorable ? Ne m’as-tu pas dit que c’était de son gré que tu m’ordonnais, à moi, son captif, de me rendre ici ? Ce n’était pas pour qu’elle me chassât de nouveau de sa présence, mais pour qu’elle me relevât du bannissement auquel elle m’avait condamné avant ce jour. En qui aurai-je donc foi ? Où est la vérité ? Qui donc est sans fausseté ? Dans quel lieu ne trouverai-je pas d’imposteurs ? Où rencontrerai-je un franc ennemi, un véritable ami ? Quel est le pays où la trahison est inconnue ? Hélas ! pourquoi m’avoir donné une espérance qui me conduit à ma perte ?
Mélibée. Cessez vos plaintes, seigneur, mon cœur ne peut les supporter, mes yeux ne peuvent y résister. Vous pleurez de désespoir et m’accusez d’être ingrate ; je pleure de plaisir en vous voyant aussi fidèle ! Ô mon seigneur et tout mon bien ! combien il me serait plus agréable de voir votre visage, que d’entendre votre voix ! Mais comme en ce moment il ne peut se faire davantage, recevez la confirmation des paroles que je vous ai envoyées écrites sur la langue de cette diligente messagère. Tout ce que j’ai dit, je le certifie, je le tiens pour vrai et j’en accepte les résultats. Essuyez vos larmes, seigneur, ordonnez de moi selon votre volonté.
Calixte. Ô madame ! espérance de ma gloire, repos et soulagement de ma peine, joie de mon cœur ! Quelles paroles suffiraient à vous rendre grâces de l’incomparable merci que vous voulez bien me faire en ce moment si heureux pour moi ? Vous daignez permettre à un homme aussi humble que je le suis de jouir de tout le bonheur de votre amour ! Je m’en jugeais indigne, quoique je le désirasse ardemment, lorsque je considérais votre position, lorsque je voyais votre perfection, lorsque je contemplais votre gentillesse, lorsque je pensais à mon peu de mérite et à votre grand mérite, à votre grâce extrême, à vos vertus si vantées et si évidentes. Ô grand Dieu ! comment pourrais-je être ingrat envers toi, qui as si miraculeusement mis en œuvre pour moi tes immenses merveilles ! Oh ! qu’il y a longtemps que cette pensée naquit en mon cœur, mais je la repoussais comme impossible. Puis les éclatants rayons de votre extrême beauté frappèrent mes yeux, enflammèrent mon âme, agrandirent mon mérite, chassèrent ma timidité, détruisirent mon hésitation, doublèrent mes forces, dégourdirent mes pieds et mes mains, enfin me donnèrent une telle audace, que leur pouvoir immense m’a conduit au suprême bonheur d’entendre de votre bon gré les accents de votre voix divine. Si je ne l’eusse pas connue avant ce jour, si je n’en eusse pas reçu les salutaires émanations, je me croirais encore le jouet de quelque maléfice ; mais je suis persuadé de votre franchise, je sais que c’est bien à vous que je parle, et je me demande si c’est bien à moi, Calixte, qu’arrive tant de bonheur.
Mélibée. Seigneur Calixte, votre immense mérite, votre grâce extrême, votre haute naissance, ont agi sur moi de telle sorte, que, dès que je vous ai connu, vous ne vous êtes pas un instant éloigné de mon cœur. Bien longtemps j’ai combattu pour le dissimuler ; mais lorsque cette femme m’a remis votre doux nom dans la mémoire, je n’ai pu avoir assez de force pour ne pas lui découvrir ma passion et pour ne pas consentir à me rendre en ce lieu, où je vous supplie d’ordonner et de disposer de ma personne selon votre volonté. Maudite soit cette porte qui s’oppose à notre bonheur ! Maudits soient ses verrous et ma faiblesse ! Sans les cruels obstacles qui nous séparent, vous ne vous plaindriez pas, et je cesserais d’être mécontente.
Calixte. Comment, madame ! vous voulez que je permette à un morceau de bois de mettre empêchement à notre satisfaction ? Je n’eusse jamais cru avoir à combattre autre chose que votre volonté. Ô portes fâcheuses et importunes ! Dieu veuille que vous soyez la proie d’un feu semblable à celui qui me dévore ! le tiers seulement vous consumerait en un instant. Pour Dieu, madame, permettez que j’appelle mes serviteurs pour qu’ils les mettent en pièces.
Parmeno. N’entends-tu pas, Sempronio ? Il veut venir nous chercher pour qu’il nous arrive malheur. Je ne suis pas du tout content d’être ici ; je crois que ces amours ont mal commencé, je n’attends pas davantage.
Sempronio. Silence ! tais-toi, écoute, elle ne veut pas que nous y allions.
Mélibée. Voulez-vous donc, mon bien-aimé, me perdre et compromettre ma réputation ? Ne lâchez pas la bride à votre volonté ; l’espérance est certaine, le temps serait trop court pour ce que vous ordonnerez. Vous ressentez une vive peine, et moi celle de nous deux ; vous souffrez de votre seule douleur, et moi de la vôtre et de la mienne ; ayez patience jusqu’à demain et venez à la même heure par les murs de notre verger. Si maintenant vous brisiez cette cruelle porte, en ce moment nous serions entendus, et demain il naîtrait dans la maison de mon père un terrible soupçon sur ma faute. Et comme vous sentez que le tort grandit en proportion de l’état de celui qui le commet, on en parlerait dès le jour dans toute la ville.
Sempronio. Notre mauvaise étoile nous a conduits ici cette nuit, nous allons rester là jusqu’au matin, selon que notre maître en prend à son aise, et bien que le bonheur nous favorise, on finira par nous entendre d’ici ou des maisons voisines.
Parmeno. Il y a deux heures que je te prie de partir, nous n’éviterons pas une correction.
Calixte. Oh ! madame et tout mon bien, pourquoi appelez-vous faute ce que tous les saints du paradis m’ont accordé ? Je priais aujourd’hui devant l’autel de la Madeleine, lorsque cette brave femme vint me rejoindre avec votre doux message.
Parmeno. Tu divagues, Calixte, tu divagues. Je suis convaincu, frère, qu’il ne doit pas être chrétien. Ce que la vieille traîtresse a manigancé avec ses sorcelleries pestiférées, ce qu’elle a fait avec ses fausses paroles, il dit que les saints de Dieu le lui ont accordé ou l’ont obtenu pour lui ; c’est avec cette prétention qu’il veut briser la porte. Il n’aura pas donné le premier coup, qu’il sera entendu et pris par les serviteurs du père de Mélibée, qui dorment tout auprès.
Sempronio. Ne crains rien, Parmeno, nous sommes assez éloignés, et dès que nous entendrons du bruit, nous nous trouverons bien de fuir. Laisse-le ; s’il fait mal, il le payera.
Parmeno. Tu parles bien, tu lis dans mon cœur ; ainsi soit fait, fuyons la mort, car nous sommes jeunes ; ne vouloir ni mourir ni tuer, ce n’est pas lâcheté, c’est bon naturel. Ces écuyers de Plebère sont des fous, ils ne désirent pas tant manger et dormir que se quereller et se battre ; or, ce serait une grande folie qu’attendre le combat avec des ennemis qui aiment mieux la guerre et le désordre que la victoire et la gloire de vaincre. Oh ! si tu voyais comme je suis, frère, tu aurais plaisir ! À demi tourné, les jambes écartées, le pied gauche en avant, en fuite, les pans de ma tunique relevés, le bouclier démonté et sous le bras, afin qu’il ne me gêne pas ; je crois, pour Dieu, que je courrai comme un daim, tant j’ai crainte d’être ici.
Sempronio. Je suis bien mieux, moi, j’ai attaché ma rondache et mon épée avec les courroies, afin de ne pas les laisser tomber en courant, et j’ai mis mon casque dans le capuchon de ma cape.
Parmeno. Et les pierres dont tu l’avais remplie ?
Sempronio. Je les ai toutes jetées pour aller plus légèrement. J’ai bien assez de porter ces cuirasses que tu m’as fait prendre si mal à propos ; j’avais bien envie de refuser de les mettre, car elles me semblaient bien pesantes pour fuir. Écoute, écoute ! Entends-tu, Parmeno ? Il y a quelque malheur ; nous sommes morts, chasse vite, va vers la maison de Célestine, pour qu’ils ne nous coupent pas le chemin de notre logis.
Parmeno. Fuis, fuis ! comme tu cours peu ! Ô pécheur que je suis ! s’ils doivent nous atteindre, laisse là le bouclier et le reste.
Sempronio. Auront-ils tué notre maître ?
Parmeno. Je ne sais, ne me dis rien, cours et tais-toi ; c’est là le moindre de mes soucis.
Sempronio. Hé, hé, Parmeno, reviens, reviens sans bruit, ce ne sont que les gens de l’alguazil, qui passaient en tumulte dans l’autre rue.
Parmeno. Assure-t’en bien ; ne te fie pas à tes yeux, car ils jugent souvent sans réflexion. Il ne m’était pas resté une goutte de sang ; j’étais déjà aux prises avec la mort ; il me semblait qu’ils me donnaient des coups sur les épaules. Sur ma vie, je ne me souviens pas avoir eu jamais si grand’peur ni m’être vu en telle position, bien que j’aie été assez longtemps dans les maisons des autres et dans des maisons où il y avait assez de peine. J’ai servi neuf ans les moines de Guadalupe, et mille fois nous nous sommes battus les uns les autres à coups de poing ; mais, en vérité, jamais je n’ai eu peur de mourir comme tout à l’heure.
Sempronio. Et moi, n’ai-je pas servi le curé de San-Miguel, l’hôtelier de la place et Mollejas le jardinier ? Je ne passais pas un jour sans me quereller avec des gens qui chassaient à coups de pierres les oiseaux qui étaient sur un grand peuplier que nous avions, ce qui causait du tort au potager. Mais Dieu te garde de te voir avec des armes, c’est là le vrai danger ; ce n’est pas en vain qu’on dit : « Chargé de fer, chargé de crainte. » Retourne, pars, c’est bien l’alguazil cette fois.
Mélibée. Seigneur Calixte, quel est ce tumulte dans la rue ? On dirait le bruit de gens qui fuient. Pour Dieu, prenez garde à vous, vous êtes en danger.
Calixte. Madame, ne craignez rien, j’ai pris toutes mes précautions. Ce seront sans doute mes gens : ce sont des fous ; ils désarmeront tous les passants ; quelqu’un les aura fuis sans doute.
Mélibée. Ceux que vous amenez sont-ils nombreux ?
Calixte. Non, rien que deux ; mais lors même qu’ils en auraient six contre eux, ils n’auraient pas grand’peine à leur ôter leurs armes et à les mettre en fuite, tant ils sont courageux. Ce sont gens choisis, madame, je ne m’éclaire pas d’un feu de paille. Si ce n’était à cause de votre honneur, ils mettraient cette porte en pièces, et, si on nous entendait, ils nous délivreraient, vous et moi, des gens de votre père.
Mélibée. Oh ! pour Dieu ! n’entreprenez pas une pareille chose ! J’ai grand plaisir que vous soyez accompagné de gens aussi fidèles ; il est bien employé le pain que mangent d’aussi braves serviteurs. Par amour pour moi, seigneur, puisque la nature a bien voulu leur faire une telle grâce, qu’ils soient bien traités et bien récompensés par vous ; faites qu’ils vous gardent le secret en toutes choses ; lorsque vous aurez à corriger leurs fautes, soyez bienveillant avec eux aussitôt le châtiment ; il faut éviter de trop contraindre les cœurs généreux ; leur zèle s’éteint s’ils ne sont pas quelquefois traités avec indulgence.
Parmeno. Hé, hé ! seigneur, retirez-vous promptement, il vient un grand nombre de gens avec des torches ; vous serez vu et reconnu ; vous ne pouvez vous cacher ici.
Calixte. Ô malheureux que je suis ! Je suis obligé, madame, de me séparer de vous. La crainte de la mort a moins de puissance sur moi que le soin de votre honneur. Puisqu’il faut vous quitter, que les anges restent près de vous ! Je viendrai par le verger, comme vous me l’avez prescrit.
Mélibée. Qu’il en soit ainsi ! Dieu vous conduise !
Plebère. Madame ma femme, dors-tu ?
Alisa. Non, seigneur.
Plebère. N’entends-tu pas du bruit dans la chambre de ta fille ?
Alisa. Oui, je l’entends. Mélibée ! Mélibée !
Plebère. Elle ne t’entend pas, j’appellerai plus fort. Mélibée, ma fille !
Mélibée. Seigneur ?
Plebère. Qui donc marche et fait du bruit dans ta chambre ?
Mélibée. Seigneur, c’est Lucrèce ; elle est sortie pour m’aller chercher un verre d’eau, j’avais soif.
Plebère. Dors, ma fille ; je pensais que c’était autre chose.
Lucrèce. Il a fallu peu de bruit pour les réveiller ; c’est la crainte qui les fait parler.
Mélibée. Il n’y a animal si doux qui ne devienne furieux par amour ou par crainte pour ses petits. Que feraient-ils s’ils savaient que je suis réellement sortie !
Calixte. Fermez cette porte, enfants, et toi, Parmeno, porte un flambeau dans ma chambre.
Sempronio. Seigneur, vous ferez mieux de vous reposer et de dormir jusqu’au jour.
Calixte. Tu as raison, j’en ai bien besoin. Eh bien ! Parmeno, que te semble de cette vieille, dont tu me disais tant de mal ? Vois-tu quelle œuvre est sortie de ses mains ? Qu’aurions-nous fait sans elle ?
Parmeno. Je ne ressentais pas vos angoisses, je ne connaissais ni la gentillesse ni le mérite de Mélibée, je n’ai donc aucun tort. Je savais par cœur Célestine et ses artifices, je vous en avertissais parce que vous êtes mon maître ; mais il me semble maintenant qu’elle est tout autre, elle est entièrement changée.
Calixte. Comment changée ?
Parmeno. À un tel point que, si je ne l’eusse pas vu, je ne le croirais pas. C’est aussi vrai que vous vivez.
Calixte. Avez-vous entendu ce qui s’est passé entre ma dame et moi ? Que faisiez-vous ? Aviez-vous peur ?
Sempronio. Peur, seigneur ? Quoi donc ! En vérité, le monde entier ne saurait y parvenir. Vous en chercherez ailleurs, des peureux ; nous étions là à vous attendre, fort bien disposés et les armes à la main.
Calixte. Avez-vous dormi un peu ?
Sempronio. Dormir, seigneur ? On vous en souhaite, des dormeurs ; pas un instant je ne me suis assis et je n’ai joint les talons en vérité ; je regardais de tous côtés afin que, si j’apercevais quelqu’un, je pusse m’élancer et faire tout ce que mes forces m’auraient permis. Parmeno lui-même, bien que jusqu’à ce jour il n’ait guère paru vous servir de bon gré, fut aussi joyeux quand il aperçut les gens qui portaient les torches, que le loup quand il sent la poussière des troupeaux : il voulait les leur arracher ; mais il se contint quand il vit qu’ils étaient plusieurs.
Calixte. N’en sois pas surpris, la hardiesse est dans sa nature ; il l’eût fait lors même que ce n’eût pas été pour moi, parce que les hommes comme lui ne peuvent agir contre leurs habitudes. Bien que le renard change de poil, il ne change pas de naturel99. Aussi ai-je parlé de vous à ma dame Mélibée, et lui ai-je dit combien j’étais en sûreté avec votre aide et votre garde. Enfants, je vous en sais bon gré, priez Dieu pour ma santé ; je récompenserai dignement vos bons services. Allez avec Dieu et reposez-vous.
Parmeno. Où irons-nous, Sempronio ? Au lit pour dormir ou à la cuisine pour déjeuner ?
Sempronio. Va où tu voudras ; mais avant le jour je veux aller chez Célestine chercher ma part de la chaîne ; c’est une vieille carogne ; je ne veux pas lui donner le temps d’inventer quelque défaite pour nous en frustrer.
Parmeno. Tu as raison, je l’avais oublié ; allons-y tous deux, et si elle veut en essayer, épouvantons-la de manière qu’elle s’en repente. En affaires d’argent, il n’y a pas d’amitié.
Sempronio. Chut, chut ! tais-toi, elle dort près de cette fenêtre. Tac, tac. Dame Célestine, ouvre-nous.
Célestine. Qui frappe ?
Sempronio. Ouvre, ce sont tes fils.
Célestine. Je n’ai pas de fils qui courent à pareille heure.
Sempronio. Ouvre-nous, à Parmeno et à Sempronio ; nous venons ici pour déjeuner avec toi.
Célestine. Oh ! les fous, les étourdis ! Entrez, entrez ; que venez-vous faire à cette heure ? Il fait jour à peine. Qu’avez-vous fait ? Que vous est-il arrivé ? Calixte a-t-il perdu l’espérance ? L’a-t-il conservée ? Comment est-il ?
Sempronio. Comment, mère ? sans nous déjà son âme serait à chercher un repos éternel. Si on pouvait évaluer l’obligation qu’il nous a, son bien ne suffirait pas pour payer cette dette, si toutefois il est vrai, comme on le dit, que la vie et la personne sont de plus de valeur qu’aucune chose de ce monde.
Célestine. Jésus ! dans quelle position vous êtes-vous donc trouvés ? Conte-le-moi, pour Dieu !
Sempronio. Une position telle que, sur ma vie, le Sang me bout dans le corps rien qu’à y penser.
Célestine. Calme-toi, pour Dieu ! et dis-le-moi.
Parmeno. Tu lui demandes beaucoup, tant nous sommes troublés et fatigués de la colère que nous avons ressentie. Tu ferais mieux de nous préparer à déjeuner, à lui et à moi ; peut-être l’agitation qui nous possède se calmerait-elle un peu ; mais je t’assure que je ne voudrais pas rencontrer un homme qui demandât la paix. Mon bonheur serait en ce moment de trouver quelqu’un sur qui faire passer ma colère, car je n’ai pu me venger de ceux qui l’ont causée, tant ils ont fui rapidement.
Célestine. La fièvre me tue si je ne suis pas tout effrayée de te voir aussi furieux ; je crois que tu t’amuses. Dis-moi, Sempronio, sur ma vie, que vous est-il arrivé ?
Sempronio. Pour Dieu, je n’ai pas ma raison, je suis désespéré ; mais cependant avec toi il faut calmer la colère et agir autrement qu’avec des hommes. Jamais je n’ai su faire étalage de ma force avec ceux qui ne peuvent rien. J’ai, ma mère, toutes mes armes en morceaux, ma rondache sans cercle, mon épée comme une scie ; mon casque, tout bossué, est là dans ma capuche ; je n’ai plus de quoi sortir avec mon maître lorsqu’il aura besoin de moi, et il est convenu qu’on se reverra la nuit prochaine dans le verger ; mais puis-je en acheter d’autres ? Je pourrais tomber mort faute d’un maravédis.
Célestine. Demande-le à ton maître, puisque cela a été perdu et brisé à son service. Tu sais bien qu’il est homme à le faire à l’instant ; il n’est pas de ceux qui disent : « Vis avec moi et cherche qui te soutienne. » Il est si généreux qu’il te donnera plus encore qu’il ne te faut.
Sempronio. Ah ! Parmeno a aussi perdu les siens : à ce compte tout son bien s’en ira en armes. Comment veux-tu qu’on soit assez importun pour lui demander plus qu’il ne fait de son propre gré, ce qui suffit grandement ? Qu’on ne dise pas de moi que lorsqu’on me donne un pied j’en prends quatre. Il nous a donné les cent écus, il nous a ensuite donné la chaîne : après trois secousses pareilles il ne lui resterait plus de cire dans l’oreille100. Cette affaire lui coûtera cher ; contentons-nous du raisonnable, ne perdons pas tout pour vouloir plus que de raison, car qui trop embrasse mal étreint.
Célestine, à part. Il est gracieux, l’âne ! (Haut.) Par ma vieillesse, si nous venions de manger, je dirais que nous sommes tous trop pleins. Es-tu dans ton bon sens, Sempronio ? Qu’y a-t-il de commun entre tes récompenses et mon salaire, entre tes gages et mes bénéfices ? Suis-je obligée de payer vos armes, de vous donner ce qui vous manque ? Qu’on me tue, en vérité, si tu ne t’es pas laissé prendre à une petite parole que je te dis l’autre jour, en venant par la rue, que tout ce que j’avais était à toi, et que tant que je le pourrais, avec toute mon impuissance, jamais je ne te manquerais, et que si Dieu me donnait une bonne main101 avec ton maître, tu n’y perdrais rien. Tu sais bien, Sempronio, que ces offres, ces paroles de bonne amitié n’obligent à rien ; si tout ce qui reluit était or, l’or vaudrait beaucoup moins102. Dis-moi, Sempronio, sais-je bien lire dans ton cœur ? Tu peux voir que, bien que je sois vieille, je devine ce que tu penses. En vérité, mon fils, j’ai un bien grand chagrin, je suis près de perdre l’âme de dépit. Quand je revins de chez ton maître, je donnai à cette folle d’Élicie, pour qu’elle s’amusât un peu, la petite chaîne que j’apportais, et elle ne peut plus se rappeler où elle l’a mise. Toute la nuit, ni elle ni moi n’avons un instant dormi de chagrin, non pour la valeur de la chaîne, qui n’était pas bien grande, mais par dépit de cette maladresse et de mon mauvais sort. Quelques-unes de mes connaissances et des habitués sont venus vers ce moment-là, je crains qu’ils ne l’aient emportée en disant : « Si tu m’as vu, moque-toi de moi, etc.103. »
Il est, mes enfants, une question que je veux éclaircir avec vous. Si votre maître m’a donné quelque chose, vous devez bien croire que c’est à moi ; je n’ai pas demandé ma part de la tunique de brocart et je ne la réclame pas. Servons-le tous, à tous il donnera selon les mérites de chacun. S’il m’a donné quelque chose, à moi, j’ai joué deux fois ma vie pour lui ; j’ai usé plus que vous de souliers et d’effets à son service. Vous devez bien penser, mes enfants, que tout cela me coûte de l’argent ; je n’ai pas non plus acquis mon savoir sans peine. La mère de Parmeno, Dieu veuille avoir son âme ! pourrait bien en être témoin. Ce que j’ai, je l’ai gagné ; ce que Calixte vous doit, c’est à vous qu’il le donnera ; tout cela était pour moi peine et devoir, pour vous plaisir et passe-temps. Aussi n’avez-vous pas droit, pour vous être amusés, à la récompense que j’ai acquise en travaillant. Toutefois, malgré ce que je vous dis, si ma chaîne se retrouve, ne me refusez pas d’accepter chacun une paire de chausses écarlates, c’est le vêtement qui va le mieux aux jeunes gens. Si vous n’accueillez pas mon offre, je me tairai sur ma perte ; ce que j’en fais est de bonne amitié. Vous devriez voir avec plaisir que j’eusse plutôt qu’une autre le bénéfice de cette affaire ; ce serait agir contre vos intérêts que ne pas en être contents.
Sempronio. Ce n’est pas la première fois que j’ai remarqué à quel excès est poussé chez la vieillesse ce vice de cupidité ; quand elle est pauvre, elle est généreuse ; quand elle est riche, elle est avare. La cupidité s’accroît à mesure qu’on acquiert, la pauvreté s’augmente à mesure qu’on devient cupide. Rien n’appauvrit l’avare comme la richesse. Ô Dieu ! comme les besoins naissent avec l’abondance ! Cette vieille me disait de prendre pour moi, si je le voulais, tout le profit de cette affaire ; elle pensait alors que ce serait peu de chose ; maintenant qu’il dépasse ses espérances, elle ne veut rien donner, pour se montrer fidèle à cette maxime des enfants : « Du peu tu auras peu, de beaucoup rien. »
Parmeno. Qu’elle te donne ce qu’elle a promis, ou bien nous prendrons tout. Je te disais bien ce qu’était cette vieille ; si tu avais voulu me croire…
Célestine. Si vous êtes en colère par votre faute, par celle de votre maître ou par la perte de vos armes, ne m’en rendez pas victime ; je sais bien d’où vous vient tout cela, je devine de quel pied vous clochez. Ce n’est pas que vous ayez besoin de ce que vous demandez ou qu’il y ait chez vous grande cupidité, mais vous pensez que je veux vous retenir toute votre vie avec Élicie et Areusa, sans vous en procurer d’autres. Cessez ces menaces intéressées, renoncez à ces violences à propos de partage et taisez-vous ; celle qui a su vous faire avoir ces deux femmes vous en donnera dix autres, maintenant surtout que vous avez plus de connaissances, plus de bon sens et plus de mérite. Que Parmeno dise si je sais tenir ce que je promets en pareil cas. Parle, parle, ne crains pas de raconter ce que nous avons fait quand l’autre se plaignait du mal de mère.
Sempronio. Qu’il y aille et qu’il mette bas ses chausses s’il en a envie ; moi, je ne m’occupe pas de ce que tu penses. Ne réponds pas à ce que nous te demandons par des plaisanteries ; avec ce lévrier, si je le puis, tu ne prendras pas d’autres lièvres. Laisse là ces discours avec moi, c’est peine perdue d’agacer les vieux chiens. Donne-nous les deux parts que tu as reçues de Calixte pour notre compte, ne nous force pas à découvrir qui tu es. À d’autres, à d’autres, avec ces cajoleries, la vieille !
Célestine. Qui je suis, Sempronio ? Veux-tu me chasser de mon métier ? Retiens ta langue, n’insulte pas mes cheveux blancs ; je suis une vieille comme Dieu l’a voulu, je ne suis pas pire que les autres. Je vis de mon état, comme chaque artisan du sien, très-convenablement. Je ne recherche pas celui qui ne m’aime pas ; on vient me prendre chez moi ; c’est chez moi qu’on me prie. Dieu sait si je vis bien ou mal, il lit dans mon cœur. Ne me prends pas pour but de ta colère, il y a une égale justice pour tous. On voudra bien m’entendre, quoique je sois femme, et on saura bien vous punir. Laissez-moi chez moi avec ma fortune, et toi, Parmeno, ne pense pas que je sois ton esclave parce que tu connais mes secrets, ma vie passée, et ce qui nous arriva à ta malheureuse mère et à moi. Elle aussi me maltraitait quand il plaisait à Dieu.
Parmeno. Ne me fais pas gonfler le nez avec ces souvenirs104 et prends garde que je ne t’envoie la rejoindre quelque part où tu te plaindras tout à ton aise.
Célestine. Élicie ! Élicie ! lève-toi de ce lit, donne-moi vite ma mante, par tous les saints du paradis ! je veux aller crier comme une folle après la justice. Qu’est-ce que cela ? Que signifient ces menaces dans ma maison ? Vous voulez faire les forts et les braves avec une douce brebis ! avec une pauvre poule ! avec une vieille de soixante ans ! Allez, allez, essayez votre colère contre des hommes comme vous, contre ceux qui ceignent l’épée ; mais non pas contre ma frêle quenouille. C’est preuve de grande lâcheté qu’attaquer plus petit et plus faible que soi ; les mauvaises mouches ne piquent jamais que les bœufs maigres et débiles ; les roquets n’aboient avec fureur que contre les pauvres vagabonds. Si celle qui est là dans ce lit avait voulu me croire, jamais cette maison ne resterait la nuit sans un homme, notre sommeil ne serait pas inquiet et agité. Mais pour t’être agréable, pour te rester fidèle, nous supportons cette solitude. Vous voyez que nous sommes des femmes, vous parlez haut et vous demandez des choses injustes, ce que vous ne feriez pas si vous saviez un homme dans la maison ; car on dit : « Un méchant adversaire calme promptement la colère et la fureur. »
Sempronio. Ô vieille avare ! morte de soif d’argent, ne peux-tu te contenter du tiers du profit ?
Célestine. Quel tiers ? Va-t’en de ma maison, toi et cet autre, et Dieu vous conduise ! Ne criez pas, n’attirez pas le voisinage, ne me mettez pas hors de moi ; prenez garde de rendre publics les secrets de Calixte et les vôtres.
Sempronio. Parle, crie, tu tiendras ta promesse, ou tu cesseras de vivre aujourd’hui.
Élicie. Pour Dieu, laisse là ton épée. Retiens-le, Parmeno, retiens-le, que ce fou n’aille pas la tuer.
Célestine. Justice ! justice ! mes voisins, justice ! ces brigands me tuent dans ma maison !
Sempronio. Brigands ! que dis-tu ? Attends, maîtresse sorcière, je vais t’envoyer porter des lettres en enfer.
Célestine. Ah ! ah ! il m’a tuée ! Ah ! ah ! confession !
Parmeno. Frappe, frappe, achève-la, puisque tu l’as commencée ; on nous entendra. Qu’elle meure, qu’elle meure ! le moins d’ennemis possible !
Célestine. Confession !
Élicie. Ô cruels ennemis ! vous voilà dans une triste position. Pourquoi avez-vous agi de la sorte ? Ma mère est morte et avec elle tout mon bien.
Sempronio. Fuis, fuis, Parmeno, il s’assemble beaucoup de monde. Prends garde, prends garde, voici l’alguazil.
Parmeno. Ah ! pécheur que je suis ! je ne sais comment fuir, la porte est prise.
Sempronio. Sautons par la fenêtre, ne restons pas au pouvoir de la justice.
Parmeno. Saute, je te suis.
ACTE TREIZIÈME
Calixte. Oh ! comme j’ai dormi à mon aise depuis cet heureux moment, depuis cette douce conversation ! J’ai bien reposé ; le bonheur m’a donné ce calme et ce repos ; la fatigue du corps, la satisfaction et le bien-être de l’âme ont amené un bienfaisant sommeil. Il n’est pas étonnant que les uns et les autres se soient réunis pour fermer les cadenas de mes yeux ; car j’ai travaillé de corps autant que d’esprit ; j’ai joui de cœur autant que de sentiment la nuit passée. Il est certain que la tristesse excite la tête à penser, que les pensées et les soucis chassent le sommeil, ce qui m’est arrivé les jours passés quand je doutais encore de jamais parvenir au bonheur suprême que je goûte maintenant. Ô ma dame et mon amour, ô Mélibée ! que penses-tu en ce moment ? Dors-tu ou es-tu éveillée ? Penses-tu à moi ou à un autre ? Es-tu levée ou couchée ? Heureux et fortuné Calixte ! Puisse tout ce qui s’est passé n’avoir pas été un songe ! — Ai-je rêvé ou non ? Ai-je été le jouet de mon imagination, ou ce fait s’est-il réellement passé ? Mais je n’étais pas seul ; mes serviteurs m’ont accompagné ; ils étaient deux ; s’ils me certifient que cela a réellement eu lieu, je pourrai le croire sans hésiter. Je vais les faire appeler pour recevoir d’eux la confirmation de mon bonheur. Tristan, holà, petit, lève-toi, viens ici.
Tristan. Seigneur, me voici.
Calixte. Cours, appelle Sempronio et Parmeno.
Tristan. J’y vais, seigneur.
Calixte.
Repose et dors, cœur affligé.
L’amour a fermé tes blessures,
Tu viens de recevoir l’aveu
De celle que tu aimes tant.
Le plaisir succède à la peine,
Et tu ne la connaîtras plus,
Tu es enfin le favori
De Mélibée.
Tristan. Seigneur, il n’y a aucun de vos écuyers à la maison.
Calixte. Alors ouvre cette fenêtre, tu verras quelle heure il est.
Tristan. Monseigneur, il est grand jour.
Calixte. Referme-la, mon enfant, laisse-moi dormir jusqu’à ce qu’il soit l’heure de manger.
Tristan. Je vais descendre à la porte afin que mon maître dorme sans que personne le dérange, et je dirai qu’il n’y est pas à tous ceux qui le demanderont.
Oh ! quels cris entends-je sur le marché ! Qu’est-ce que cela ? Il se fait quelque exécution, ou bien on a commencé de bonne heure la course de taureaux. Je ne sais qui me dira d’où viennent les cris que j’entends. Voici Sosie le palefrenier105 qui en arrive, il me l’apprendra. L’étourdi, le voilà tout en désordre, il se sera vautré dans quelque taverne ; si mon maître en voit quelque chose, il lui fera donner deux mille coups de bâton. Il est un peu fou, mais la peine le rendra raisonnable. — On dirait qu’il pleure. Qu’est-ce que cela, Sosie ? Pourquoi pleures-tu ? D’où viens-tu ?
Sosie. Oh ! malheureux que je suis ! Oh ! quelle grande perte ! Oh ! déshonneur de la maison de mon maître ! Oh ! quel mauvais jour s’est levé ce matin ! Oh ! misérables jeunes gens !
Tristan. Qu’est-ce ? Qu’as-tu ? Pourquoi te frappes-tu ? Quel mal y a-t-il ?
Sosie. Sempronio et Parmeno…
Tristan. Que dis-tu de Sempronio et de Parmeno ? Qu’est-ce que cela, fou ? Explique-toi mieux ? tu m’effrayes.
Sosie. Nos compagnons, nos frères !
Tristan. Ou tu es ivre, ou tu as perdu la tête, ou tu apportes quelque mauvaise nouvelle. Ne me diras-tu pas ce qui est arrivé à ces jeunes gens ?
Sosie. Qu’ils sont là sur la place, décapités.
Tristan. Oh ! quel mauvais sort est le nôtre ! Est-ce vrai ? Les as-tu donc vus ? T’ont-ils parlé ?
Sosie. Ils étaient déjà sans connaissance ; mais l’un d’eux, s’apercevant que je le regardais en pleurant, souleva les yeux vers moi, portant les mains vers le ciel, comme s’il eût voulu remercier Dieu et me demander si j’éprouvais de la peine de sa mort. Puis, en signe de triste adieu, il baissa la tête en versant des larmes, comme pour me dire qu’il ne me verrait plus qu’au jour du grand jugement.
Tristan. Tu n’auras pas bien compris. Calixte te questionnerait s’il était là. Mais à ce que tu dis, je ne puis plus douter de cette douloureuse nouvelle. Allons bien vite en informer notre maître.
Sosie. Seigneur, seigneur !
Calixte. Qu’est-ce que cela, fous ? Ne vous ai-je pas ordonné de ne pas me réveiller !
Sosie. Réveillez-vous et levez-vous, car si vous ne vous occupez pas de vos gens, un grand malheur vous menace. Sempronio et Parmeno viennent d’être décapités sur la place comme malfaiteurs, avec des écriteaux qui expliquent leur délit.
Calixte. Oh ! Dieu me soit en aide ! Que me dites-vous ? Je ne puis croire une nouvelle aussi triste et aussi imprévue. Les as-tu vus ?
Sosie. Je les ai vus.
Calixte. Prends garde, fais attention à ce que tu dis ; ils étaient avec moi cette nuit.
Sosie. Et ils se sont levés de bonne heure pour mourir…
Calixte. Ô mes fidèles serviteurs, mes fidèles confidents et conseillers ! Un tel fait peut-il être vrai ? Ô malheureux Calixte ! Tu restes déshonoré pour toute ta vie. Que deviendras-tu, morts deux semblables serviteurs ? Dis-moi, Sosie, au nom de Dieu ! quelle a pu en être la cause ? Que disait l’écriteau ? Où les a-t-on tués ? Quel juge l’a ordonné ?
Sosie. Seigneur, le bourreau publiait à haute voix la cause de leur mort, car il disait : « La justice veut la punition des assassins. »
Calixte. Qui donc ont-ils tué en aussi peu de temps ? Que signifie tout cela ? Il n’y a pas quatre heures qu’ils m’ont quitté. Comment se nommait la victime ?
Sosie. Seigneur, c’était une vieille femme nommée Célestine.
Calixte. Que me dis-tu ?
Sosie. Ce que vous entendez.
Calixte. Mais si cela est vrai, tue-moi à l’instant, je te pardonne. Il y a plus de mal que tu ne peux penser, si celle qui a été tuée est bien Célestine la balafrée.
Sosie. C’est elle-même, je l’ai vue percée de plus de trente coups d’épée, étendue dans sa maison ; une servante pleurait auprès d’elle.
Calixte. Ô malheureux jeunes gens ! comment étaient-ils ? T’ont-ils vu ? T’ont-ils parlé ?
Sosie. Ô seigneur ! si vous les aviez vus, votre cœur se fût brisé de douleur. L’un était sans mouvement avec toute la cervelle hors de la tête, l’autre avait les bras rompus et la figure meurtrie, ils étaient tous les deux couverts de sang. Ils s’élancèrent par une fenêtre fort élevée pour échapper à l’alguazil ; ils étaient presque morts quand on leur coupa la tête. Je crois qu’ils n’en sentirent rien.
Calixte. Mais moi je sens bien ma honte ! Plût à Dieu que j’eusse été à leur place et que j’eusse perdu la vie plutôt que l’honneur, plutôt que l’espérance d’achever l’entreprise que j’ai commencée, c’est ce dont je souffre le plus en ce malheureux moment. Ô mon nom et ma réputation ! vous voilà le jouet de toutes les bouches. Ô mes secrets ! mes secrets ! comme vous allez être publiés dans les places et les marchés ! Que deviendrai-je ? Où irai-je ? Qu’en résultera-t-il ? Je ne puis racheter les morts. Resterai-je ici ? Cela semblera une lâcheté. Quel parti prendrai-je ? Dis-moi, Sosie, pourquoi l’ont-ils tuée ?
Sosie. Seigneur, cette servante qui se désolait, qui pleurait sa mort, l’apprenait à qui voulait l’entendre, et disait que Célestine n’avait pas voulu partager avec eux une chaîne d’or que vous lui aviez donnée.
Calixte. Ô jour d’angoisses ! Ô cruelle tribulation ! Et voilà mon bien qui court de main en main, mon honneur qui va de bouche en bouche ! Tout va devenir public, ce que j’ai traité avec elle, ce que je leur disais, ce qu’ils savaient de moi, l’affaire pour laquelle ils agissaient ; je n’oserai plus sortir de chez moi. Ô malheureux jeunes gens ! périr d’une manière si imprévue ! Ô mon bonheur, comme tu t’enfuis !
Un vieux proverbe le dit : « C’est de plus haut que se font les plus grandes chutes106. » J’avais beaucoup gagné cette nuit, j’ai beaucoup perdu ce matin. Le calme est rare dans la haute mer. J’étais en voie de bonheur, si la fortune eût voulu contenir les vents agités de ma perte. Ô fortune ! combien de fois et par combien de côtés tu m’as combattu ! Pour peu que tu veuilles t’acharner à mes pas, il me faudra lutter contre l’adversité ; c’est alors qu’on peut juger si le cœur est fort ou faible. Il n’y a pas de meilleure touche pour reconnaître quelle dose de vertu ou de courage possède l’homme. Quelque mal et quelque dommage qui me viennent, je ne reculerai pas dans l’accomplissement des ordres que m’a donnés celle pour qui tout cela s’est fait. Plus m’importe le gain de la gloire que j’attends, que la perte de ceux qui sont morts. Ils étaient audacieux et braves, ils devaient le payer tôt ou tard. Cette vieille était méchante et fausse, car il paraît qu’elle avait traité avec eux ; c’est ainsi qu’ils se sont disputé les vêtements du juste. Dieu a permis qu’elle pérît, pour le châtiment des nombreux adultères commis à cause d’elle ou par son intercession.
Je vais faire disposer Sosie et Tristan, ils viendront avec moi sur ce chemin si désiré ; je leur ferai prendre une échelle, car les murailles sont élevées. Demain je feindrai de venir du dehors ; je vengerai si je puis ces deux malheureux ; sinon, je justifierai de mon innocence en prouvant que j’étais absent, ou bien encore je ferai le fou pour mieux jouir de l’incomparable bonheur de mes amours ; comme fit le capitaine Ulysse, pour éviter la guerre de Troie et vivre heureux auprès de Pénélope, sa femme.
ACTE QUATORZIÈME
Mélibée. Il tarde bien ce cavalier que nous attendons ; que crois-tu ou que soupçonnes-tu de ce retard, Lucrèce ?
Lucrèce. Madame, qu’il y a un juste empêchement et qu’il n’est pas en son pouvoir de venir de suite.
Mélibée. Que les anges veillent sur lui, que sa personne soit sans péril ; son retard ne me donne pas de peine. Mais, hélas ! je pense à beaucoup de choses qui peuvent lui arriver depuis sa maison jusqu’ici. Qui sait si, avec la volonté de venir au rendez-vous convenu, et déguisé comme le sont à pareille heure les jeunes gens de sa classe, il n’a pas été rencontré par les alguazils de nuit et si ceux-ci ne l’ont pas attaqué sans le connaître ? Peut-être pour se défendre les a-t-il blessés ou a-t-il été blessé par eux. Peut-être encore les chiens de garde l’ont-ils mordu de leurs dents cruelles (car ils ne savent faire aucune différence, ni avoir aucun respect pour personne). S’il était tombé sur la chaussée ou dans quelque fossé, et s’il s’était fait mal ! Malheureuse que je suis ! quels peuvent être ces obstacles que redoute mon amour et qu’exagère sans doute mon imagination attristée ? Plaise à Dieu qu’aucune des choses que je crains ne lui arrive ! Qu’il reste plutôt sans me voir aussi longtemps qu’il lui plaira. Mais écoute, écoute, des pas se font entendre dans la rue, et il semble qu’on parle de ce côté du verger.
Sosie. Pose ici l’échelle, Tristan, c’est le meilleur endroit, quoiqu’il soit élevé.
Tristan. Montez, seigneur, j’irai avec vous, car nous ne savons pas qui est là dedans. J’entends parler.
Calixte. Restez là, j’entrerai seul, j’entends ma dame.
Mélibée C’est votre esclave, votre captive ; c’est celle qui fait plus de cas de votre vie que de la sienne. Ô mon seigneur ! ne sautez pas d’aussi haut, car je meurs de frayeur. Descendez, descendez peu à peu, par l’échelle ; ne vous hâtez pas tant.
Calixte. Ô angélique image ! Ô perle précieuse près de laquelle le monde entier est laid ! Ô ma dame et ma gloire, je vous tiens dans mes bras et ne le crois pas ! Le plaisir me trouble de telle sorte, que je ne puis apprécier toute la joie que j’éprouve.
Mélibée Mon doux seigneur, puisque je m’abandonne entre vos mains, puisque je me soumets à votre volonté, que je ne sois pas de pire condition pour être dévouée, que si j’étais dédaigneuse et sans miséricorde ; ne veuillez pas me perdre pour un plaisir aussi court et en si peu de temps. Quand le mal est fait, il est plus facile de le blâmer que de le réparer. Jouissez de ce dont je jouis, c’est-à-dire de voir et d’approcher de votre personne. N’exigez et ne prenez pas ce que, une fois pris, il ne sera plus en votre pouvoir de rendre. Gardez-vous, seigneur, de flétrir ce que tous les trésors du monde ne pourraient réparer.
Calixte. Madame, j’ai joué ma vie entière pour obtenir cette faveur, comment n’en profiterai-je pas maintenant qu’elle m’est offerte ? Vous ne voudriez pas l’ordonner, et je ne pourrais y renoncer. Ne me demandez pas une telle lâcheté, aucun homme au monde n’en serait capable, surtout s’il aimait autant que je vous aime. J’ai nagé toute ma vie à travers cet océan de mes désirs, ne voulez-vous pas que je m’arrête dans ce doux port pour m’y reposer de mes peines passées ?
Mélibée. Sur ma vie, seigneur, que votre langue parle autant qu’il lui plaira ; mais que vos mains n’agissent pas autant qu’elles le peuvent. Restez tranquille ; qu’il vous suffise, puisque je suis à vous, de jouir de l’extérieur, de ce qui est le véritable domaine des amants ; ne veuillez pas m’enlever le meilleur bien que la nature m’ait donné. Prenez garde ; le propre du bon pasteur est de tondre ses brebis et ses troupeaux, mais non de les détruire et de les perdre.
Calixte. Pourquoi tout cela, madame ? Voulez-vous que mes souffrances ne puissent se calmer ? Voulez-vous que je souffre de nouveau, que je recommence à vivre comme j’ai vécu ? Pardonnez, madame, à mes mains déhontées, jamais elles ne pensèrent toucher votre robe, tant elles se jugeaient indignes et peu méritantes ; et maintenant, pour elles, le bonheur suprême est de parvenir à votre joli corps, à vos chairs blanches et délicates.
Mélibée. Éloigne-toi, Lucrèce.
Calixte. Pourquoi, madame ? je suis heureux d’avoir de semblables témoins de ma gloire.
Mélibée. Je ne veux pas de témoins de ma faute. Si j’eusse pensé que vous dussiez me traiter avec aussi peu de bienséance, je ne me fusse pas livrée à votre cruelle conversation.
Sosie. Tristan, tu entends bien ce qui se passe : l’affaire est en bon train !
Tristan. J’entends si bien que je juge mon maître pour le plus heureux homme qu’il y ait sur terre ; et, sur ma vie, bien que je sois jeune, j’en rendrais aussi bon compte que lui.
Sosie. Pour une telle bague chacun aurait des mains ; il a raison d’en profiter107, car cela lui coûte cher : il est entré deux jeunes gens dans la sauce de ces amours.
Tristan. Il les a déjà oubliés. Laissez-vous mourir en servant des gens sans cœur ! faites des folies dans l’espoir qu’ils vous défendront ! Quand j’étais chez le comte, mon père me conseillait de prendre garde de ne pas tuer un seul homme. Vois-les donc joyeux et embrassés ; il n’y a pas un instant que leurs serviteurs ont été décapités pour une faute qui n’était pas petite.
Mélibée. Ô ma vie ! ô mon seigneur ! comment se peut-il que vous ayez voulu me faire perdre le nom et la couronne de vierge pour un plaisir d’aussi courte durée ? Ô ma pauvre mère ! si tu apprenais semblable chose, ne voudrais-tu pas mourir à l’instant ou me tuer dans ta colère ? Tu te ferais le bourreau de ton propre sang ! Je serais la cause de ta mort ! Ô mon honorable père ! comme j’ai flétri ta réputation, comme j’ai profané ta maison ! Ô criminelle que je suis ! comment n’ai-je pas prévu, seigneur, quelle grande faute suivrait votre venue et quel danger me menaçait !
Sosie. J’aurais voulu entendre ces jérémiades auparavant. Vous savez toutes cette oraison quand le mal ne peut plus s’éviter. L’imbécile de Calixte qui l’écoute !
Calixte. Le jour va venir ; qu’est-ce que cela ? Il me semble qu’il y a une heure au plus que nous sommes ici, et l’horloge sonne trois heures.
Mélibée. Seigneur, pour Dieu, puisque tout est à toi, puisque maintenant je suis ton bien, puisque tu ne peux refuser mon amour, ne me refuses pas ta vue, et toutes les nuits qu’il te plaira, viens à la même heure dans ce lieu secret ; car je t’ai attendu avec impatience, et je t’attendrai à l’avenir avec la joie que tu me laisses. Et maintenant, va avec Dieu, tu ne seras pas vu, car il fait très-obscur, et je ne serai pas entendue, car il n’est pas encore jour.
Calixte. Amis, posez l’échelle.
Sosie. Seigneur, la voici, descendez.
Mélibée. Lucrèce, viens ici, je suis seule : mon doux seigneur est parti ; son cœur reste avec moi, il emporte le mien avec lui. Nous as-tu entendus108 ?
Lucrèce. Non, madame, j’ai dormi.
Sosie. Tristan, marchons en silence, car c’est à cette heure que se lèvent les riches, les gens désireux de biens temporels, les dévots des temples, des monastères, des églises, les amoureux comme notre maître, les travailleurs des champs et des labourages, les bergers qui dès le matin amènent les brebis à l’étable pour les traire, et il se pourrait qu’en passant ils recueillissent quelque mot qui pourrait perdre tout l’honneur de Mélibée.
Tristan. Ô le niais ! racleur de chevaux ! tu dis qu’il faut nous taire, et tu la nommes. Tu serais fameux pour guider de nuit les chrétiens dans le pays des Maures. Tu défends en même temps que tu permets ; tu couvres et tu découvres ; tu garantis et tu attaques ; tu te tais et tu cries ; tu questionnes et tu réponds à la fois. Puisque tu es si subtil et si discret, ne pourras-tu me dire en quel mois tombe la Notre-Dame d’août, afin que nous sachions s’il y a assez de paille à la maison pour que tu aies de quoi manger cette année ?
Calixte. Mes inquiétudes et les vôtres ne sont pas les mêmes. Entrez en silence afin qu’on ne vous entende pas à la maison ; fermez cette porte et allons nous reposer : je vais monter seul dans ma chambre, je me désarmerai ; vous autres, allez vous coucher. (Seul.) Hélas ! combien la solitude, le silence et l’obscurité conviennent à ma nature ! Est-ce parce que je suis honteux de la trahison que j’ai commise en me séparant de ma bien-aimée avant que le jour fût plus proche ? Est-ce parce que je souffre de mon déshonneur ? Hélas ! hélas ! qu’est-ce que cela ? Voici que je sens cette blessure maintenant qu’elle est refroidie, maintenant qu’est glacé le sang qui bouillait hier, maintenant que je vois la tache qui souille ma maison, le dérangement de mon service, la perte de mon patrimoine, l’infamie qui retombe sur moi après la mort de mes serviteurs. Qu’ai-je fait ? Quel parti ai-je pris ? Comment puis-je être assez calme pour ne pas me montrer à l’instant comme offensé, comme vengeur superbe et empressé de l’injustice évidente qui m’a été faite ? Ô misérable douceur de cette courte vie ! Comment un homme peut-il être assez avide de te posséder, pour ne pas mieux aimer mourir à l’instant que jouir pendant une année d’une existence avilie, déshonorée, flétrie malgré la juste réputation acquise dans le passé ? Pourquoi ne suis-je pas sorti pour m’informer de la véritable cause de mon malheur ? Ô plaisir de ce monde ! combien tes faveurs sont d’un haut prix et de courte durée ! Le repentir ne s’achète pas aussi cher. Malheureux que je suis ! quand se réparera une aussi grande perte ? Que ferai-je ? quel parti prendrai-je ? qui choisirai-je pour confident de ma honte ? Pourquoi ai-je caché ce qui m’arrive à mes autres serviteurs et à mes parents ? La justice me condamne, et on l’ignore dans ma maison109. Je vais sortir. Mais si je sors pour dire que j’étais présent, il est trop tard ; pour dire que j’étais absent, il est trop tôt ; et pour prévenir mes amis, mes anciens serviteurs, mes parents et mes alliés, pour chercher des armes et faire des préparatifs de vengeance, il faut du temps.
Ô cruel juge ! que tu m’as mal payé le pain que tu as mangé chez mon père ! Je pensais que, protégé par toi, j’aurais pu tuer mille hommes sans crainte de châtiment. Inique faussaire, éternel poursuivant de la vérité, homme de basse extraction ! on peut bien dire de toi qu’on t’a fait alcade à défaut d’hommes de bien110. Tu aurais dû penser que toi et ceux que tu as tués aviez été compagnons à mon service et à celui de mes ancêtres ; mais quand le vilain est riche, il n’a ni parents ni amis. Qui eût pensé que tu dusses agir contre moi ? Il n’y a certes pas de chose plus nuisible que l’ennemi qu’on ne soupçonne pas. Hélas ! on a dit depuis longtemps : « Il apporte de la forêt le bois qui le brûlera ; j’ai élevé le corbeau qui me crèvera l’œil. » Tu es criminel aux yeux de tous, et tu as frappé de mort des gens qui ne sont coupables que d’un délit privé. Tu sais cependant que cette dernière faute est moindre que le délit public et moins blâmable, selon les lois d’Athènes. Elles ne sont pas écrites avec du sang, car elles disent qu’il y a moins de tort à ne pas condamner les malfaiteurs qu’à punir les innocents. Oh ! qu’il est dangereux de soutenir une juste cause devant un juge injuste ! et à plus forte raison une cause qui, comme celle de mes serviteurs, n’était pas sans dangers pour eux, car ils n’étaient pas exempts de réprimande.
Pense, si tu as mal agi, qu’il y a des arbitres sur la terre et dans le ciel ; Dieu et le roi te tiendront pour coupable, et moi pour ennemi mortel. Si un seul a été criminel, pourquoi as-tu tué l’autre par cela seul qu’il était son compagnon ?
Mais que dis-je ? À qui parlé-je ? Suis-je dans mon bon sens ? Qu’est-ce que cela, Calixte ? Rêves-tu ? dors-tu ? es-tu éveillé ? es-tu debout ou couché ? Fais attention que tu es dans ta chambre. Ne vois-tu pas que l’offenseur n’est pas présent ? À qui en as-tu ? Reviens à toi ; pense que jamais les absents n’ont raison ; écoute les deux parties avant de prononcer. Ne sais-tu pas que, devant la justice, il ne faut considérer ni l’amitié, ni la parenté, ni la confraternité ? Ignores-tu que la loi doit être égale pour tous ? Pense que Romulus, le fondateur de Rome, tua son propre frère parce qu’il avait enfreint la loi. Souviens-toi du Romain Torquatus, qui tua son fils pour avoir désobéi à la constitution des tribuns111 ; beaucoup d’autres firent de même. Considère que si ce juge était ici présent, il répondrait que ceux qui agissent et ceux qui consentent méritent une même peine ; que c’est ainsi qu’il les a tués tous deux, bien qu’un seul eût péché ; que s’il a hâté leur mort, c’est que le crime était notoire et qu’il n’y avait pas besoin de beaucoup de preuves ; qu’ils ont été pris sur le fait ; que l’un d’eux était déjà mort de la chute qu’il fit. Je dois croire aussi qu’il fut effrayé par les lamentations de cette pleureuse que Célestine avait dans sa maison ; que, pour éviter le bruit, pour éviter de me déshonorer, pour ne pas attendre que les voisins se levassent et entendissent ses cris, qui auraient attiré sur moi une honte publique, il se hâta de les faire exécuter d’aussi grand matin : car il fallait le bourreau et le crieur pour l’exécution et pour la décharge du juge. Or, si tout cela s’est fait comme je le crois maintenant, je devrai plutôt lui en être obligé et reconnaissant tant que je vivrai, non pas comme à un serviteur de mon père, mais comme à un véritable frère.
Lorsqu’il n’en aurait pas été ainsi, dans le cas où ce qui s’est fait n’aurait pas été pour le mieux, souviens-toi, Calixte, de la grande joie que tu as éprouvée ; souviens-toi de ta dame, de ton bien suprême. Puisque tu lui abandonnerais ta vie sans hésiter, tu ne dois pas faire cas de la mort des autres. Aucune douleur, aucun sacrifice ne payeront jamais le plaisir que tu as éprouvé. Ô ma dame et ma vie ! ne pas penser à toi, c’est t’offenser ; il semblerait que je fais peu de cas de la grâce que tu m’as accordée. Je ne veux pas avoir de sombres idées, je ne veux pas faire alliance avec la tristesse. Ô bien incomparable ! ô contentement insatiable ! que puis-je demander à Dieu de plus que ce que j’ai obtenu en récompense de mes mérites, s’ils sont quelque chose en cette vie ? Pourquoi ne suis-je pas content ? Il n’est pas raisonnable d’être ingrat envers celle qui m’a donné un tel bien ; je dois lui en témoigner ma reconnaissance ; je ne veux pas perdre ma raison à force de tristesse, afin de ne pas cesser un instant d’apprécier tout mon bonheur. Je ne veux pas d’autre honneur ni d’autre gloire, pas d’autres richesses ; je ne veux pas un autre père, ni une autre mère, ni d’autres parents. Je resterai le jour dans ma chambre, la nuit dans ce doux paradis, dans cet agréable verger, au milieu de ces plantes suaves et de ces fraîches verdures.
Ô nuit de mon bonheur ! que n’es-tu déjà arrivée ! Ô lumineux Phébus ! hâte ta course accoutumée ! Ô délicieuses étoiles ! paraissez avant votre heure ordinaire ! Horloge, qui marche si lentement, puissé-je te voir brûler d’une vive flamme d’amour ! Si tu attendais ce que j’attends quand tu sonneras minuit, tu ne serais jamais soumise à la volonté du maître qui t’a construite. Et vous, mois d’hiver, qui êtes encore cachés, viendrez-vous bientôt avec vos longues nuits, pour les mettre à la place de ces jours éternels ? Il me semble qu’il y a un an que je n’ai vu ce suave séjour, cet heureux repos de mes peines. Mais que demandé-je ? Que veux-je, fou et impatient que je suis ? Ce qui n’a jamais été, ce qui ne peut être. Les choses de ce monde ne peuvent changer la marche que leur a fixée la nature, car toutes ont un même cours, toutes un même temps pour vivre et mourir, toutes une limite fixée. Les secrets mouvements du haut firmament, des planètes et de l’étoile du Nord, les apparitions ou les disparitions mensuelles de la lune, tout est dirigé par un frein égal, tout obéit au même éperon, le ciel, la terre, la mer, le feu, lèvent, la chaleur, le froid. De quel profit sera-ce pour moi que l’horloge sonne minuit, si celle du ciel n’en sonne pas autant ? Lorsque je me lèverai de bonne heure, il n’en sera pas jour plus tôt.
Mais toi, douce imagination, toi qui le peux, viens à mon secours, retrace-moi la forme angélique de cette brillante image ; ramène à mes oreilles le doux son de ses paroles, ces dédains involontaires, ces « éloignez-vous de moi, seigneur, n’approchez pas de moi, » ce « ne soyez pas discourtois, » que je voyais sortir de ses lèvres rosées, ce « ne veuillez pas ma perte, » qu’elle disait à chaque instant, et ces amoureux embrassements entre chaque parole. Rappelle-moi comment elle me saisissait et me repoussait, comment elle me fuyait et se rapprochait de moi ; ces baisers sucrés, ce dernier salut avec lequel elle prit congé de moi et qui sortit de sa bouche avec tant de peine ; puis cet abandon, ces larmes semblables à des perles, qui tombaient, sans qu’elle s’en aperçût, de ses yeux clairs et brillants.
Sosie. Tristan, que te semble de Calixte ? Il a fait un bon somme ; il est déjà quatre heures du soir, et il ne nous a pas appelés, il n’a pas mangé.
Tristan. Tais-toi, le sommeil n’est jamais pressé. Au reste, notre maître est triste, d’une part, du malheur de nos deux camarades ; joyeux, d’une autre part, du grand plaisir qu’il a goûté avec sa Mélibée. Quel autre effet veux-tu que produisent deux sentiments aussi contraires sur un cœur aussi affaibli que celui dans lequel ils sont logés ?
Sosie. Penses-tu que les morts lui donnent bien du regret ? Si celle que je vois de cette fenêtre passer dans la rue n’en avait pas plus, elle ne porterait pas une toque de cette couleur.
Tristan. Qui est-ce, frère ?
Sosie. Approche-toi et tu la verras avant qu’elle soit passée. Vois cette femme en deuil qui essuie ses larmes : c’est Élicie, la protégée de Célestine et la maîtresse de Sempronio ; une fort jolie fille, bien que maintenant la pauvrette soit perdue, car Célestine lui tenait lieu de mère, et Sempronio était le principal de ses amants. Dans la maison où elle entre demeure une jolie femme, fort gracieuse et fraîche, amoureuse, un peu galante ; on l’appelle Areusa. Je sais que le pauvre Parmeno passa pour elle plus de trois mauvaises nuits, et qu’elle, non plus, n’est pas trop contente de sa mort.
ACTE QUINZIÈME112
Élicie. Qui cause ces cris chez ma cousine ? Si elle a su la triste nouvelle que je lui apporte, je n’aurai pas les étrennes de sa douleur que gagne toujours un tel message. Qu’elle pleure, qu’elle pleure, qu’elle verse des larmes, car on ne trouve pas de tels hommes à chaque coin ; il me plaît qu’elle le sente ainsi. Qu’elle s’arrache les cheveux comme j’ai fait, moi, malheureuse ! qu’elle sache qu’il est plus cruel de perdre une bonne vie que de mourir soi-même. Oh ! combien je l’aime maintenant plus que je ne l’ai aimée ; à cause du grand chagrin qu’elle témoigne !
Areusa. Va-t’en de chez moi, rufian, coquin, menteur, trompeur ! Tu veux te jouer de moi ; tu me crois donc bien sotte, que tu penses me prendre à tes fausses protestations ? C’est avec tes bravades et tes cajoleries que tu m’as volé tout ce que j’avais. Je t’ai donné, coquin, cape et pourpoint, épée et bouclier, chemises deux par deux et mille choses faites de ma main ; je t’ai donné des armes et un cheval ; je t’ai placé près d’un seigneur que tu ne méritais pas de déchausser ; maintenant je te demande de faire une chose pour moi, et tu y trouves mille inconvénients !
Centurion. Ma sœur, fais-moi tuer dix hommes pour ton service, mais ne me fais pas faire une lieue de chemin à pied.
Areusa. Pourquoi as-tu joué ton cheval, escroc, coquin ? Sans moi tu serais déjà pendu. Trois fois je t’ai délivré de la justice, quatre fois je t’ai sauvé des pertes du jeu. Pourquoi l’ai-je fait ? Pourquoi suis-je folle ? Pourquoi suis-je fidèle à ce lâche ? Pourquoi crois-je à ses mensonges ? Pourquoi le laissé-je entrer chez moi ? Qu’a-t-il de bon ? Les cheveux crépus, la figure balafrée ; il a été fouetté deux fois ; il est manchot de la main de l’épée ; il soutient trente femmes au bordel. Sors d’ici bien vite, que je ne te voie plus ; ne me parle pas, ne dis pas que tu me connais, sinon, par les os du père qui m’a engendrée et de la mère qui m’a mise au monde, je te fais donner deux mille coups de bâton sur tes épaules de meunier. Tu sais que j’ai quelqu’un qui saura bien s’en acquitter.
Centurion. Ah ! la folle, l’extravagante ! Si je me fâche, il y aura des pleurs ; je vais partir et te laisser faire ; je ne sais qui vient, je ne veux pas qu’on nous entende.
Élicie. J’entre ; des menaces et de la colère ne sont pas des signes de tristesse.
Areusa. Ah ! malheureuse que je suis ! c’est toi, mon Élicie ? Jésus, Jésus ! je ne le puis croire, qu’est-ce que cela ? Qui t’a ainsi plongée dans la douleur ? Qu’est-ce que ce manteau de tristesse ? Vois donc, tu m’épouvantes, ma sœur. Dis-moi bien vite ce que c’est, car je ne comprends pas ; tu ne m’as pas laissé une goutte de sang dans le corps.
Élicie. Grande douleur, grande perte ! Ce que je montre est peu de chose auprès de ce que je sens et de ce que je cache. J’ai le cœur plus noir que mon manteau, les entrailles plus noires que ma toque. Ah ! ma sœur, ma sœur, je ne puis parler, je n’ai pas la force d’arracher mes paroles de ma poitrine.
Areusa. Ah ! malheureuse ! tu m’effrayes ! Dis-le-moi, ne t’arrache pas les cheveux, ne t’égratigne pas, ne te maltraite pas. Ce mal nous est-il commun à toutes deux ? Me touche-t-il ?
Élicie. Ah ! ma cousine et mon amour ! Sempronio et Parmeno ne vivent plus, ils ne sont plus de ce monde ; leurs âmes sont allées payer pour leur faute ; ils sont libres de cette triste vie.
Areusa. Que me contes-tu ? Ne m’en dis pas davantage, tais-toi, au nom de Dieu, car je tomberais morte.
Élicie. Il y a plus de mal encore que je ne te le dis ; écoute la malheureuse qui va te dire de bien plus pénibles choses. Célestine, celle que tu connaissais bien, celle qui me tenait lieu de mère, celle qui me nourrissait, qui me logeait, celle à l’aide de laquelle je m’honorais au milieu de mes semblables, celle par qui j’étais connue dans toute la ville et dans les faubourgs, est maintenant à rendre compte de ses œuvres. Je lui ai vu donner mille blessures sous mes yeux, ils l’ont tuée dans mes bras.
Areusa. Ô grande douleur ! ô nouvelles déchirantes, chagrin mortel ! ô désastres inattendus ! ô perte irréparable ! comme la fortune a subitement tourné sa roue ! Qui les a tués ? Comment sont-ils morts ? Je suis ébahie, abattue comme quelqu’un qui entend une chose impossible. Il n’y a pas huit jours que je les ai vus vivants, et déjà nous pouvons dire : « Mon Dieu, pardonnez-leur ! » Conte-moi, amie, comment est arrivé un aussi affreux événement.
Élicie. Tu vas le savoir. Tu as entendu parler, sœur, des amours de Calixte et de cette folle de Mélibée. Tu savais bien comment Célestine s’était chargée, à la demande de Sempronio, d’être médiatrice, moyennant payement de ses peines. Elle y mit tant de sollicitude et de diligence, qu’au second coup de pioche l’eau jaillit, et dès que Calixte vit sitôt un bon résultat qu’il n’avait jamais espéré, il donna à ma pauvre tante, outre plusieurs autres choses, une chaîne d’or. Comme ce métal est de telle qualité que plus nous en buvons, plus nous avons soif, elle ressentit un appétit sacrilége, et, se voyant si riche, elle se sauva avec son gain et ne voulut en rien donner ni à Sempronio ni à Parmeno, et il avait été convenu entre eux cependant qu’ils partageraient ce que donnerait Calixte. Ils vinrent un matin, fatigués d’avoir accompagné leur maître toute la nuit, fort irrités de je ne sais quelle dispute qu’ils disaient avoir eue, et demandèrent à Célestine leur part de la chaîne pour réparer des pertes qu’ils avaient faites ; mais celle-ci se mit à nier la convention et sa promesse, à dire que tout le gain était à elle ; elle s’emporta et leur dit mille choses inconvenantes, selon le proverbe : « Les commères se fâchent parce qu’on dit la vérité. » Sempronio et Parmeno, fort irrités, pressés d’un côté par le besoin, qui chasse toute amitié, de l’autre par la fatigue et la mauvaise humeur qu’ils avaient déjà, voyant en outre se perdre l’espoir qu’ils avaient conçu, se fâchèrent sérieusement. La dispute dura un grand moment. Enfin, la voyant si avare, si entêtée dans son refus, ils mirent la main à leurs épées et la frappèrent de mille coups.
Areusa. Ô malheureuse femme ! était-ce donc ainsi que devait finir sa vieillesse ! Et eux, qu’ont-ils fait ? Parle.
Élicie. Après avoir commis le crime, pour fuir la justice, qui par hasard passait par là, ils sautèrent par la fenêtre. On les prit presque morts, et sans plus de retard on les décapita.
Areusa. Ô mon Parmeno et mon amour ! combien ta mort m’afflige ! Je regrette l’amour que j’ai eu pour lui, puisqu’il devait durer si peu. Mais puisque ce malheur est arrivé, puisque cette triste affaire est passée, puisqu’on ne peut racheter leur vie ni les faire revivre avec des larmes, ne te désole pas tant, tu deviendras aveugle à force de pleurer. Je ne crois pas que tu aies plus de sensibilité que moi, et vois cependant avec quelle patience je supporte tout cela.
Élicie. Ah ! quelle colère ! Ah ? malheureuse ! j’en perds la tête ! Hélas ! je ne trouve personne qui sente comme moi ! Il n’y a personne qui perde ce que je perds ! Et cependant je crois que j’aurais plus de larmes et plus de douleur pour les peines d’autrui que pour les miennes. Où irai-je ? car je perds ma mère, mon manteau et mon abri ; je perds un amant qui était presque mon mari ! Ô sage Célestine, femme honorable et respectable ! combien de fautes tu m’épargnais par ton immense savoir ! Tu travaillais, je jouissais ; tu sortais, je restais enfermée ; tu étais déguenillée, j’étais vêtue ; tu entrais à la maison chargée comme une abeille, et moi je détruisais, car je ne savais faire autre chose. Ô biens et joies de ce monde ! quand on vous possède, on ne vous apprécie pas ; jamais vous ne vous faites connaître que quand nous vous avons perdus ! Ô Calixte et Mélibée ! causes de tant de morts, que vos amours aient une mauvaise fin ! Que vos doux plaisirs se changent en amertume ! Que votre gloire devienne du chagrin ; votre repos, de la peine ! Que les plantes gracieuses près desquelles vous prenez vos ébats se changent en couleuvres ! Que vos chants se tournent en gémissements ! Que les arbres touffus du verger se dessèchent à votre vue ! Que les fleurs odorantes deviennent d’une noire couleur !
Areusa. Tais-toi, pour Dieu ! ma sœur, impose silence à tes plaintes, arrête tes larmes, essuie tes yeux, reviens à la vie ; quand une porte se ferme, la fortune en ouvre une autre ; ta peine, quoique cruelle, finira par se calmer. Il est bien des maux auxquels on ne peut remédier et qu’il est impossible de venger ; celui que tu déplores est d’un remède douteux, mais d’une vengeance facile.
Élicie. De qui doit-on avoir réparation ? la morte et ses meurtriers m’en ont laissé le soin. Je ne m’inquiète pas moins de la punition des coupables que du crime qui a été commis. Que veux-tu que je fasse, car tout retombe à ma charge ? Plût à Dieu que je fusse allée avec eux et que je ne fusse pas restée pour les pleurer tous ! Ce qui me donne le plus de douleur, c’est de voir que malgré tout cela cet homme déhonté et de peu de cœur ne cesse pas de visiter son fumier de Mélibée et de festoyer avec elle chaque nuit. Elle est toute fière, elle, de voir que du sang a été versé pour son service.
Areusa. Si cela est vrai, sur qui peut-on mieux se venger ? C’est à celui qui a mangé à payer l’écot. Laisse-moi faire, que je tombe sur leurs traces, que je sache quand ils se voient, comment, à quel endroit et à quelle heure, et renie-moi pour la fille de la vieille pâtissière que tu connaissais bien, si je ne fais pas en sorte de rendre amers leurs amours. Si je fourre dans cette affaire l’homme avec lequel je me querellais quand tu es entrée, tu verras s’il ne sera pas pire bourreau pour Calixte que Sempronio ne l’a été pour Célestine. Quelle joie il éprouverait maintenant si je lui faisais faire quelque chose pour mon service ! Il s’est en allé tout triste de ce que je le maltraitais. Il verrait les cieux ouverts si je retournais lui parler et lui commander quelque chose. Vois, sœur, dis-moi de qui je puis savoir comment se passa cette affaire ; je ferai dresser un piège qui fera pleurer Mélibée autant qu’elle se réjouit maintenant.
Élicie. Je connais, amie, un autre compagnon de Parmeno, un palefrenier nommé Sosie, qui accompagne Calixte chaque nuit ; je veux faire en sorte de lui arracher tout le secret, et ce sera un bon commencement pour ce que tu dis.
Areusa. Fais-moi plutôt le plaisir de m’envoyer ce Sosie, je lui parlerai, je lui ferai mille cajoleries jusqu’à ce qu’il ne lui reste dans le corps rien de bon à connaître, et ensuite je ferai rendre compte à son maître et à lui du plaisir qu’ils ont pris. Et toi, Élicie, mon âme, ne t’afflige pas, apporte dans ma chambre tes robes et tes meubles, et viens avec moi ; tu es trop seule là-bas, et la tristesse est la compagne de la solitude. Avec un nouvel amour tu oublieras les anciens. Un fils qui naît en remplace trois qu’on a perdus ; un nouvel amant ramène les doux souvenirs et les plaisirs du temps passé. D’un pain que j’aurai tu auras la moitié. J’ai plus de chagrin de te voir affligée que je ne regrette ceux qui ne sont plus. En vérité, l’homme éprouve plus de peine de la perte de ce qu’il possède, que ne lui fait de plaisir l’espoir, même certain, d’un bien équivalent.
Mais maintenant le mal est sans remède, les morts ne peuvent revenir, et, comme on dit, qu’ils meurent, puisqu’il le faut ; nous, vivons ! Je me charge des vivants : je te leur ferai boire un breuvage aussi amer que celui qu’ils t’ont donné. Ah ! cousine, je m’entends fort bien, quand je me fâche, à disposer semblables trames, bien que je sois jeune. Que Dieu me venge d’autre chose, aussi bien que Centurion me vengera de Calixte !
Élicie. Je crains que, bien que je fasse venir celui dont tu me parles, il n’en résulte pas l’effet que tu attends. L’exemple de ceux qui sont morts pour avoir découvert le secret imposera silence au vivant pour le garder. Je te remercie de l’offre que tu me fais de venir chez toi. Que Dieu te favorise et te soulage dans tes besoins ! tu me prouves que la parenté et la fraternité ne sont pas du vent et qu’on peut y recourir quand vient l’adversité. Je serais disposée à l’accepter afin de jouir de ta douce compagnie, mais cela ne peut se faire à cause du tort qui en résulterait pour moi. Je n’ai pas besoin de t’en dire la cause, car je parle à qui m’entend ; mais là-bas, sœur, je suis connue. Jamais cette maison ne perdra le nom de Célestine, que Dieu garde ! Toujours arrivent là des jeunes filles connues et qui me sont alliées ; c’est là qu’elles prennent leurs ébats, et il m’en revient toujours quelque chose. Le petit nombre d’amis qui me reste ne me connaît pas d’autre demeure. Tu sais combien il est pénible de quitter ses habitudes ; changer de manière, c’est presque la mort ; d’ailleurs pierre qui roule n’amasse pas mousse. Je resterai là-bas afin du moins que le loyer de la maison, qui est payé pour l’année, ne soit pas inutilement perdu. Bien que chaque chose ne suffise pas par elle-même, ensemble elles aident à vivre.
Il me semble qu’il est temps de m’en aller, je me charge de ce que je t’ai dit.
Dieu te garde, je pars.
ACTE SEIZIÈME113
Plebère. Alisa, ma mie, il me semble que le temps, comme on dit, nous coule dans les mains ; les jours passent comme l’eau du fleuve, il n’y a chose au monde plus légère à la fuite que la vie : la mort nous suit, tourne autour de nous, ne nous quitte pas un instant : nous dormons sous sa bannière, selon les lois de la nature. Tout cela est bien évident si nous regardons auprès de nous nos frères et nos parents : la terre les mange tous, tous sont dans leurs éternelles demeures. Nous ne savons quand nous serons appelés, mais, en voyant des signes aussi positifs, nous devons nous tenir sur nos gardes et disposer nos besaces pour faire ce chemin obligé, afin que la voix cruelle de la mort ne nous prenne pas à l’improviste et en sursaut. Préparons nos âmes peu à peu, car il vaut mieux prévenir qu’être prévenus ; donnons notre bien à un doux successeur, donnons à notre fille unique la compagnie d’un mari tel que le veut notre position, afin que nous quittions ce monde avec tranquillité et sans aucun regret.
Mettons-nous donc activement à l’œuvre dès à présent, mettons à exécution ce que nous avons tant de fois commencé ; que notre fille ne soit pas par notre faute abandonnée à des tuteurs ; elle se trouvera mieux dans sa maison que dans la nôtre. Nous devons l’arracher aux langues du vulgaire, car il n’y a aucune vertu, si parfaite qu’elle soit, qui n’ait des envieux et des médisants114. Il n’y a rien qui conserve mieux la pureté de la réputation chez les jeunes filles qu’un mariage fait de bonne heure. Qui refusera notre parenté dans toute la ville ? Qui ne se trouvera joyeux de recevoir un tel joyau en sa compagnie ? Un joyau qui réunit les quatre principales conditions qu’on recherche dans un mariage : d’abord, savoir, honnêteté et virginité ; secondement, beauté ; en troisième lieu, haute origine et nobles parents ; enfin, richesse. La nature l’a douée de tout cela ; quelque qualité qu’on lui demande, on la trouvera accomplie chez elle.
Alisa. Dieu la conserve, mon seigneur Plebère ! que nos désirs se réalisent pendant que nous vivons ! Je pense qu’il ne se trouvera guère personne d’égal à notre fille en vertu et en noblesse ; nous trouverons peu de cavaliers qui la méritent. Mais c’est là l’affaire des pères, c’est fort étranger aux femmes ; je serai joyeuse de ce que tu ordonneras ; notre fille obéira, car elle est soumise, humble et honnête.
Lucrèce, à part. Ah ! si tu savais tout, comme tu te désolerais ! le meilleur est déjà perdu, de tristes soucis attendent votre vieillesse : Calixte a pris pour lui ce qu’il y avait de mieux. Il n’y a plus personne pour refaire les virginités, car Célestine est morte. Vous y pensez tard, il fallait vous lever plus tôt. (Haut.) Écoutez, écoutez, madame Mélibée.
Mélibée. Que fais-tu ainsi cachée, folle ?
Lucrèce. Approchez, madame, vous entendrez vos parents qui sont pressés de vous marier.
Mélibée. Tais-toi, pour Dieu ! ils t’apercevront ; laisse-les parler, laisse-les divaguer ; il y a un mois qu’ils ne font que cela et qu’ils ne s’occupent pas d’autre chose. Il semblerait que leur cœur leur dit le grand amour que je porte à Calixte et tout ce qui s’est passé entre lui et moi. Je ne sais s’ils m’ont vue, je ne sais ce que c’est, ce souci les tourmente maintenant plus que jamais. Mais leur ai-je dit de travailler pour rien ? Le claquet est-il au moulin pour ne rien faire ?
Qui donc viendra m’ôter ma gloire ! Qui voudra m’arracher à mes plaisirs ? Calixte est mon âme, ma vie, mon seigneur, il est toute mon espérance, je vois en lui que je ne suis point abusée. Il m’aime, comment puis-je l’en payer autrement ? Toutes les dettes en ce monde s’acquittent de diverses manières, l’amour ne reçoit que l’amour en payement. À penser à lui, je me réjouis ; à le voir, je ressens du bonheur ; à l’entendre, je me glorifie. Qu’il fasse et qu’il ordonne de moi à sa fantaisie. S’il veut traverser les mers, j’irai avec lui ; s’il veut parcourir le monde, qu’il m’emmène ; s’il veut me vendre sur une terre d’ennemis, je ne résisterai pas à sa volonté. Que mes parents me laissent jouir de lui, s’ils veulent jouir de moi ; qu’ils ne pensent pas à ces vanités, à ces mariages : mieux vaut être bonne amante que mauvaise épouse. Qu’ils me laissent profiter joyeusement de ma jeunesse s’ils veulent jouir avec calme de leur vieillesse, sinon ils prononceront ma perte et ma mort. Depuis que je me connais, je ne regrette pas autre chose que le temps que j’ai perdu sans jouir de lui, sans le voir. Je ne veux pas de mari, je ne veux pas souiller les nœuds du mariage ni mettre un époux sur les traces d’un autre homme, comme ont fait beaucoup de femmes plus discrètes, plus nobles d’état et de naissance que moi (si j’en crois les livres que j’ai lus). Les unes étaient regardées comme déesses par les païens, comme Vénus, mère d’Énée et de Cupidon, le dieu de l’amour, qui, étant mariée, manqua à la foi promise à son mari. Les autres, dévorées par des flammes ardentes, commirent des crimes détestables et incestueux : ainsi Myrrha avec son père115, Sémiramis avec son fils, Canacé avec son frère116, et aussi cette malheureuse Thamar, fille du roi David117. D’autres enfreignirent plus cruellement encore les lois de la nature, comme Pasiphae, femme du roi Minos, avec un taureau. Mais elles étaient reines et grandes dames, et auprès de pareilles fautes la mienne, qui est raisonnable, pourra passer sans honte.
Mon amour a eu une juste cause ; recherchée, priée, captivée par le mérite de Calixte, sollicitée par une maîtresse aussi rusée que Célestine, déjà entraînée par ses dangereuses visites, j’ai fini par céder entièrement à mon amour. Et depuis un mois, comme tu as vu, jamais nuit ne s’est passée sans que notre verger n’ait été escaladé comme une forteresse ; bien des fois il est venu en vain, et pour cela il ne m’a pas témoigné plus de peine et de mécontentement. Ses serviteurs sont morts à cause de moi, sa fortune s’est perdue, il s’est fait absent pour tous ceux de la ville, et s’est enfermé des jours entiers dans sa maison avec l’espérance de me voir la nuit. Loin de moi l’ingratitude, loin de moi les flatteries et la fausseté avec un amant aussi sincère ! Je ne veux ni mari, ni père, ni parents. Si Calixte me manque, ma vie s’en va : elle ne me plaît que parce que je suis toute à lui.
Lucrèce. Taisez-vous, madame, écoutez : ils parlent encore.
Plebère. Or donc, que te semble, femme ? devons-nous parler à notre fille ? Devons-nous lui faire connaître tous ceux qui me la demandent, afin qu’elle nous dise librement quel est celui qui lui plaît ? Nos lois permettent aux hommes et aux femmes de choisir, bien qu’ils soient sous l’autorité paternelle.
Alisa. Que dis-tu ? À quoi perds-tu ton temps ? Une telle nouvelle ne va-t-elle pas effrayer notre fille Mélibée ? Crois-tu donc qu’elle sache ce que sont les hommes, s’ils se marient et comment ils se marient ? Sait-elle donc que de la réunion de la femme et du mari naissent les enfants ? Penses-tu que son innocente virginité puisse concevoir un honteux désir de ce qu’elle ne connaît pas, de ce dont elle n’a jamais entendu parler ? Penses-tu qu’elle sache même pécher par la pensée ? Ne le crois pas, seigneur Plebère ; si tu lui ordonnes de prendre homme de haute ou basse extraction, de joli ou de vilain visage, celui-là sera à son goût, celui-là elle le tiendra pour bon ; je sais bien comment j’ai élevé et surveillé ma fille.
Mélibée. Lucrèce ! Lucrèce ! cours bien vite, entre dans la chambre par la petite porte et interromps leur conversation ; arrête leurs louanges sous quelque prétexte, si tu ne veux pas que je me mette à crier comme une folle, tant je suis fâchée de la trompeuse opinion qu’ils ont conçue sur mon ignorance.
Lucrèce. J’y vais, madame.
ACTE DIX-SEPTIÈME
Élicie. Je me trouve mal de ce deuil ; on visite peu ma maison, ma rue est peu fréquentée. Je n’entends plus ni les aubades ni les chansons de mes amants, ni les querelles, ni les bruits de nuit à cause de moi, et, ce qui me fait le plus de peine, je ne vois passer par ma porte ni blanc ni présent. La faute en est à moi seule. Si j’avais suivi le conseil que celle qui m’aime bien, ma véritable sœur, me donna l’autre jour quand j’allai lui annoncer cette triste affaire qui a causé ma ruine, je ne me verrais pas maintenant seule entre deux murailles, car il n’y a personne qui veuille me voir. À quoi bon avoir de la douleur pour quelqu’un qui n’en aurait peut-être pas si j’étais morte ? Elle m’a parlé franchement, elle. « Jamais, sœur, ne témoigne plus de peine pour le mal ou la mort d’un autre qu’il ne ferait pour toi. » Sempronio se serait réjoui si j’étais morte de son vivant ; pourquoi, folle que je suis, me fais-je du chagrin à cause de lui maintenant qu’il n’est plus. Qui sait s’il ne m’aurait pas tuée moi-même, tant il était furieux et emporté, comme il a fait avec cette vieille qui me tenait lieu de mère ? Je veux suivre en tout les conseils d’Areusa, qui connaît mieux le monde que moi ; je veux la voir souvent et profiter de ma vie ! Oh ! quelle agréable compagnie ! quelle conversation joyeuse et douce ! On a raison de dire qu’une seule journée du sage vaut mieux que la vie entière d’un sot118. Je vais me débarrasser du deuil, quitter la tristesse, renfoncer mes larmes, qui étaient si disposées à sortir. Pleurer est la première chose que nous faisons en naissant ; je ne m’étonne pas qu’il soit si facile de commencer et si difficile de cesser. Après tout, le bon sens sait en faire raison et donner du courage, quand on voit surtout qu’on se perd, que les ornements embellissent la femme lors même qu’elle n’est pas belle, rajeunissent la vieille et rendent encore plus jeune celle qui l’est déjà. La couleur et le blanc ne sont pas autre chose qu’une glu à laquelle se prennent les hommes. En avant donc mon miroir et mon fard ! J’ai les yeux affreux ; en avant mes toques blanches, mes gorgerettes brodées, mes robes de plaisir ! Je veux préparer une lessive pour mes cheveux, qui perdaient déjà leur couleur blonde ; cela fait, je compterai mes poules, je ferai mon lit, car la propreté égaye le cœur ; je balayerai le devant de ma porte et j’arroserai la rue afin que les passants voient qu’ici il n’y a plus de douleur. Mais auparavant je veux aller voir ma cousine, lui demander si Sosie a été chez elle, car je ne l’ai pas vu depuis que je lui ai dit qu’Areusa voulait lui parler. Dieu veuille que je la trouve seule, car jamais les galants ne la quittent : c’est comme une bonne taverne d’ivrognes. La porte est fermée, il ne doit pas y avoir d’homme, je frappe. Tac, tac.
Areusa. Qui est là ?
Élicie. Ouvre, amie, je suis Élicie.
Areusa. Entre, ma sœur, Dieu te voie ! tu me fais grand plaisir de venir ainsi sans tes vêtements de deuil. Maintenant nous nous réjouirons ensemble, maintenant je te visiterai, nous nous verrons chez moi et chez toi ; peut-être la mort de Célestine aura-t-elle été un bien pour nous deux ; je me sens déjà plus à mon aise qu’avant. C’est pour cela qu’on dit que les morts ouvrent les yeux des vivants, les uns avec leurs biens, les autres avec la liberté. C’est ce qui t’arrive.
Élicie. On frappe à la porte ; on nous a laissé peu de temps pour parler ; je voulais te demander si Sosie était venu.
Areusa. Il n’est pas venu ; nous causerons après. Quels coups on frappe ! Je vais ouvrir ; c’est un fou ou un habitué. Qui est là ?
Sosie. Ouvrez-moi, madame, je suis Sosie, serviteur de Calixte.
Areusa. Par les saints du paradis, quand on parle du loup… Cache-toi, sœur, derrière ce paravent119, et tu verras comme je vais te le gonfler de vent et de flatteries, de telle manière qu’il puisse penser en me quittant qu’il est bien lui et non un autre. Je vais lui arracher du jabot, avec mes caresses, ses affaires et celles des autres, comme il ôte la poussière de ses chevaux avec son étrille…
Est-ce bien mon Sosie, mon secret ami, celui que j’aime tant sans qu’il le sache, celui que sa bonne réputation me donne le désir de connaître, cet homme si attaché à ses compagnons, si fidèle à son maître ? Je veux t’embrasser, mon amour, et maintenant que je te vois, je crois qu’il y a en toi plus de qualités qu’on ne me disait. Viens, entrons nous asseoir ; je suis heureuse de te voir, tu as quelque chose du pauvre Parmeno. C’est aujourd’hui un jour de bonheur puisque tu viens me visiter. Dis-moi, ami, me connaissais-tu déjà ?
Sosie. Madame, ta réputation de gentillesse, de grâces et de savoir est si haute en cette ville que tu ne dois pas être surprise d’être plus connue de moi que tu ne me connais. On ne peut parler d’une belle femme sans se souvenir de toi avant toutes celles qui sont belles.
Élicie, à part. Oh ! le pauvre fils de putain, comme il se déniaise ! Quel changement pour qui l’a vu mener boire ses chevaux, perché sur leur dos et les jambes écartées, vêtu d’une mauvaise casaque ! Maintenant que le voilà avec des chausses et une cape, les plumes et la langue lui viennent.
Areusa, à Sosie. Je serais confuse de ce que tu me dis et de t’entendre te moquer de moi de la sorte, si quelqu’un était devant nous. Vous autres hommes, vous avez toujours provision de ces discours, de ces trompeuses louanges, que vous débitez à toutes indistinctement et que vous faites au même moule ; aussi je ne veux pas m’en effrayer. Mais je t’assure, Sosie, que tu n’as pas besoin d’employer de tels moyens : je t’aime sans que tu me flattes ; sans que tu cherches à me gagner, je suis déjà toute à toi. Je t’ai fait prier de me venir voir pour deux choses, et je ne te les dirai pas, bien qu’elles soient dans ton intérêt, si tu fais encore le flatteur et le câlin.
Sosie. Ma douce amie, Dieu ne veuille pas que j’agisse de ruse avec toi ! Je venais sans croire à la grande faveur que tu veux m’accorder et que tu m’accordes ; je ne me sentais pas digne de te déchausser. Guide toi-même ma langue, réponds pour moi à tes paroles, je souscris d’avance à tout.
Areusa. Mon amour, tu sais combien j’aimais Parmeno, et comme on dit : « Qui aime Bertrand…120 » j’aime tout ce qui lui a appartenu, tous ses amis me plaisent : je m’intéressais comme lui au bon service de son maître ; partout où il voyait du tort pour Calixte, je cherchais à l’éloigner. Puisqu’il en est ainsi, je voulais te dire d’abord tout l’amour que je te porte ; tu me réjouiras toujours en venant me voir, et en cela tu ne perdras rien si je puis ; il y aura plutôt profit et avantage pour toi. Ensuite, puisque je porte sur toi mon amitié, mes regards et mon bon vouloir, je te conseille de te garder des dangers et surtout de ne découvrir ton secret à personne. Tu vois combien ce qu’a su Célestine a été fatal à Parmeno et à Sempronio ; je ne voudrais pas te voir mourir aussi tristement que ton compagnon ; j’ai bien assez d’en avoir pleuré un.
Tu sauras donc qu’il est venu chez moi une personne qui m’a dit que tu lui avais découvert les amours de Calixte et de Mélibée, comment il l’avait obtenue, comment tu l’accompagnais chaque nuit, et beaucoup d’autres choses que je ne saurais te redire. Prends garde, ami : ne pas garder un secret, c’est le propre des femmes, surtout de celles sans éducation, et des enfants. Prends garde, car il peut t’arriver malheur ; Dieu t’a donné pour cela deux oreilles, deux yeux et rien qu’une langue, pour te faire comprendre que tu ne dois dire tout au plus que la moitié de ce que tu verras et de ce que tu entendras121. Ton ami ne te gardera pas le secret de ce que tu lui confieras, si tu ne sais pas le garder toi-même. Quand tu devras accompagner ton maître Calixte chez cette dame, ne fais pas de bruit, tâche que la terre ne te sente ; quelqu’un m’a dit que tu allais criant et riant comme un fou.
Sosie. Oh ! qu’elles ont peu d’esprit et de raison les personnes qui te donnent de telles nouvelles, ma bien-aimée ! Qui t’a dit l’avoir entendu de ma bouche n’a pas dit vrai. Ceux qui m’ont vu aller la nuit, au clair de la lune, faire boire mes chevaux, riant et chantant pour oublier la fatigue et chasser l’ennui, et cela avant dix heures, ont eu tort de penser ce qu’ils ont dit ; ils font une certitude de leur soupçon et n’affirment que des conjectures. Mais Calixte n’est pas assez fou pour aller traiter son affaire à pareille heure ; il attend que tout te monde repose et que tous soient dans la douceur du premier sommeil ; il n’y va pas non plus chaque nuit, car cette affaire n’a pas besoin de visites quotidiennes. Si tu veux, amie, que je te prouve leur fausseté d’une manière évidente, car on dit qu’on attrape plutôt un menteur qu’un boiteux, en un mois nous n’y avons pas été huit fois, et ces bavards te disent que c’est chaque nuit !
Areusa. Alors, sur ma vie, mon amour, pour que je puisse leur en faire le reproche, pour que je les attire dans le piège de leur faux témoignage, dis-moi quels jours vous êtes convenus de sortir, et s’ils se trompent, je serai certaine de ta discrétion et persuadée de leur mensonge ; et dès qu’il sera prouvé que ce qu’ils disent est faux, tu seras à l’abri du danger et moi sans inquiétude sur ta vie ; car j’ai l’espoir d’être longtemps heureuse avec toi.
Sosie. Amie, n’ajournons pas les preuves ; Calixte et Mélibée sont convenus d’un rendez-vous dans le verger pour ce soir, quand l’horloge sonnera minuit. Demain tu demanderas à tes amis ce qu’ils savent, et qu’on me crucifie si l’un d’eux t’en dit quelque chose.
Areusa. Et de quel côté, mon âme, afin que je puisse mieux les contredire s’il se trompent ?
Sosie. Nous prendrons la rue du Gros-Vicaire, derrière la maison de Calixte.
Élicie, à part. On te tient, pauvre déguenillé : nous n’avons plus besoin de toi. Maudit soit celui qui se confie à un tel muletier ! Il se donne assez de peine, le bavard !
Areusa. Frère Sosie, c’est dit ; cela me suffit pour que je réponde de ton innocence et de la méchanceté de tes adversaires. Va avec Dieu, car je suis occupée à une autre affaire et j’ai perdu beaucoup de temps avec toi.
Élicie, à part. Ô l’habile femme ! ô le bon congé ! C’est bien là ce que mérite l’âne qui a lâché son secret si légèrement !
Sosie. Gracieuse et douce amie, pardonne-moi si je t’ai ennuyée par ma lenteur à venir ; tant que mes services te plairont, tu ne trouveras jamais personne qui aventure sa vie pour toi d’aussi bon gré. Que les anges te tiennent compagnie !
Areusa. Dieu te guide !Areusa. Va, va, muletier, te voilà bien fier, mais il n’y aura que pour tes yeux, coquin ! Pardonne si je te tourne le dos. Que t’avais-je dit, sœur ? Viens ici ; que te semble de ma manière de le renvoyer ? C’est ainsi que je sais traiter ces gens-là, c’est ainsi que les ânes sortent de mes mains, battus comme celui-ci ; les fous, confus ; les gens discrets, effrayés ; les dévots, émus ; les chastes, embrasés. Or, cousine, apprends que c’est là un tout autre art que celui de Célestine ; elle me croyait sotte parce que je voulais bien l’être. Et maintenant que de ce côté, nous en savons autant que nous voulons, allons chez cette face de pendu qui sortit de chez moi en ta présence, jeudi, de si mauvaise humeur. Fais comme si tu voulais nous réconcilier et comme si tu m’avais priée de le revoir.
ACTE DIX-HUITIÈME
Élicie. Y a-t-il quelqu’un ici ?
Centurion. Garçon, cours, tu verras qui ose entrer sans frapper à la porte. Reviens, j’ai vu qui c’est. Ne vous couvrez pas avec votre manteau, madame, vous pouvez bien ne pas vous cacher ; quand j’ai vu entrer Élicie, j’ai pensé qu’elle ne pouvait amener avec elle mauvaise compagnie ; sa présence m’annonce une nouvelle plutôt agréable que pénible.
Areusa. N’entrons pas ici. Sur ma vie, le coquin fait déjà le fier ; il s’imagine que je viens le prier ; il sera plus heureux avec des femmes effrontées comme lui qu’avec nous. Retournons, au nom de Dieu ! je meurs d’effroi de voir une figure aussi laide. Crois-tu, sœur, que tu me fasses faire d’agréables stations et qu’il soit louable de venir de vêpres pour voir cette ignoble figure ?
Élicie. Reviens, mon amour, ne t’en va pas, sinon tu laisseras dans mes mains la moitié de ton manteau.
Centurion. Retenez-la, pour Dieu ! madame, retenez-la, qu’elle ne vous échappe pas.
Élicie. Ce que tu me dis m’étonne, cousine ; quel est l’homme, quelque fou, quelque désagréable qu’il soit, qui ne soit joyeux d’être visité, surtout par des femmes ? Approchez ici, seigneur Centurion ; sur mon âme ! il faut qu’elle vous embrasse, je payerai une collation.
Areusa. Puissé-je le voir au pouvoir de la justice, mourir de la main de ses ennemis, plutôt que de lui donner une telle satisfaction ! C’est bien, il a rompu avec moi pour le reste de sa vie. Qu’ai-je donc fait de mal pour être forcée de voir et d’embrasser un si méchant ennemi ? Lorsque je lui ai demandé l’autre jour d’aller à une journée d’ici, il s’agissait de ma vie ; pourquoi n’a-t-il pas voulu ?
Centurion. Ordonne-moi, ma reine, une chose que je sache faire, une chose qui soit de mon métier, un défi contre trois hommes, et plus s’il s’en présente : je ne reculerai pas par amour pour toi. Tuer un homme, couper une jambe ou un bras, balafrer la figure de quelque femme qui voudra s’égaler à toi, de telles choses seront faites avant d’être commandées. Ne me demande pas de faire du chemin ni de te donner de l’argent, car tu sais bien qu’il ne dure pas longtemps avec moi : je sauterais trois fois sans qu’il me tombe un maravédis. Personne ne donne ce qu’il n’a pas ; dans la maison où je vis, le pilon peut frapper partout sans rien rencontrer. Les meubles que j’ai, c’est le mobilier de la frontière, une cruche égueulée, une broche sans pointe ; le lit où je me couche est formé de cercles de boucliers, un morceau de cotte de mailles brisées pour matelas, un sac à dés pour oreiller ; et lors même que je voudrais offrir une collation, je n’ai rien à mettre en gage que cette cape déchirée que j’ai sur les épaules.
Élicie. En vérité, ce qu’il dit me fait grand plaisir : il t’obéit comme un saint, il te parle comme un ange, il se rend à toute raison ; que lui demandes-tu de plus ? Sur ma vie, parle-lui, laisse là ta colère, puisqu’il s’offre à toi de si bon gré.
Centurion. Je m’offre, tu dis, madame ? Je te jure par le saint martyrologe, depuis A jusqu’à Z (le bras me tremble de ce que je veux faire pour elle), que je pense sans cesse à la rendre contente, et jamais je n’y parviens. La nuit dernière je rêvais que je joutais dans un défi pour son service contre quatre hommes qu’elle connaît bien et que j’en tuais un ; les autres s’enfuirent ; celui qui s’en alla en meilleur état laissa son bras gauche à mes pieds. Or je ferai bien mieux de jour et éveillé, quand je trouverai quelqu’un sur ses talons.
Areusa. Puisque je te tiens ici, nous voilà à bonne occasion ; je te pardonne, à la condition que tu me vengeras d’un cavalier nommé Calixte, qui nous a offensées, moi et ma cousine.
Centurion. Oh ! je ne veux pas de condition ; dis-moi tout de suite s’il est confessé.
Areusa. Ne t’inquiète pas de son âme.
Centurion. Puisqu’il en est ainsi, envoyons-le dîner en enfer sans confession.
Areusa. Écoute, ne m’interromps pas, tu l’expédieras cette nuit.
Centurion. Ne m’en dis pas davantage, j’ai ce qu’il me faut ; je sais toute l’histoire de ses amours, ceux qui sont morts à cause de lui et ce qui vous concernait là-dedans ; je sais où il va, à quelle heure et avec qui. Mais, dis-moi, combien sont ceux qui l’accompagnent ?
Areusa. Deux serviteurs.
Centurion. C’est une petite proie, mon épée trouvera là peu de pâture. Elle aura plus gras cette nuit dans une partie qui est concertée.
Areusa. Ce que tu en fais, c’est pour t’excuser ; à d’autres chiens pareil os122 ; ces détours ne valent rien avec moi : je veux voir si dire et faire mangent chez toi à la même table.
Centurion. Si mon épée disait ce qu’elle fait, le temps lui manquerait pour parler. Qui peuple le plus les cimetières, si ce n’est elle ? Qui enrichit les chirurgiens de la contrée ? Qui donne sans cesse de la besogne aux armuriers ? Qui brise la cotte de mailles la plus fine ? Qui se joue des boucliers de Barcelone ? Qui coupe en morceaux les morions de Calatayud, si ce n’est elle ? Elle fend les casques d’Almazan comme s’ils étaient des melons. Il y a vingt ans qu’elle me nourrit ; grâce à elle, je suis redouté des hommes et chéri des femmes, sinon de toi. C’est à cause d’elle qu’on donna à mon aïeul le nom de Centurion, qu’on appela mon père Centurion et que je me nomme Centurion.
Élicie. Mais que fit à tout cela cette épée pour qu’on donnât ce nom à ton aïeul ? Dis-moi, fut-il, par hasard, à cause d’elle, capitaine de cent hommes ?
Centurion. Non, mais il fut le soutien de cent femmes.
Areusa. Peu nous importe le lignage et les vieux exploits ; si tu veux faire ce que je te dis, décide-toi sans détour, car nous voulons nous en aller.
Centurion. Je désire la nuit plus impatiemment pour te satisfaire que tu ne l’attends pour te voir vengée. Afin que tout se fasse mieux à ta volonté, choisis quel genre de supplice tu veux que je lui inflige ; je te montrerai ici un répertoire qui contient sept cent soixante-dix espèces de mort ; tu verras laquelle te plaît le plus.
Élicie. Areusa, par amour pour moi, ne mets pas cette affaire entre les mains d’un homme aussi dur ; il vaut mieux attendre que scandaliser la ville, ce qui nous ferait plus de tort que ce qui s’est passé.
Areusa. Tais-toi, sœur. Dis-nous-en quelqu’une qui ne fasse pas trop d’éclat.
Centurion. Celles que j’emploie ces jours-ci et qui me sont le plus à la main sont des coups de plat d’épée sur les épaules sans verser de sang, ou des coups de pommeau, ou un revers adroit ; il en est que je pique comme crible à coups de poignard ; je les taillade, je leur donne de hardis coups d’estoc, des coups mortels. Un jour j’en ai assommé un à coups de bâton pour laisser reposer mon épée.
Élicie. Ne va pas plus loin, pour Dieu ! donne-lui des coups de bâton, châtie-le, mais ne le tue pas.
Centurion. Je jure par le saint corps des litanies qu’il n’est pas plus possible à mon bras droit de frapper sans tuer qu’au soleil d’interrompre ses courses accoutumées dans le ciel.
Areusa. Sœur, ne soyons pas pitoyables : qu’il fasse ce qu’il voudra, qu’il le tue à sa fantaisie. Que Mélibée pleure comme tu as fait, laissons-le. Centurion, ne manque pas à ce que nous te recommandons ; de quelque manière que ce soit, nous en serons bien aises ; veille à ce qu’il ne s’échappe pas sans rendre compte de sa faute.
Centurion. Mon Dieu, pardonne-lui s’il se sauve de moi autrement qu’en fuyant. Je me trouve fort heureux, ma reine, qu’il se soit présenté une occasion, bien que petite, de te faire connaître ce que je sais faire par amour pour toi.
Areusa. Que Dieu te donne une bonne main droite ! Je te recommande à lui, nous partons.
Centurion. Qu’il te guide et te donne plus de patience avec tes amis. (Seul.) Qu’elles aillent au diable, ces effrontées putains ! Il faut que je cherche maintenant comment je m’excuserai de ce que j’ai promis, de manière qu’elles pensent toutefois que j’ai mis zèle et diligence à exécuter leurs ordres ; il y aurait danger pour moi si elles venaient à m’accuser de négligence. Je vais faire le malade, mais à quoi bon ? Elles ne renonceront pas à leur projet quand je serai guéri. Si je dis que j’y suis allé et que je les ai fait fuir, elles me demanderont des preuves, qui ils étaient, combien ils étaient et je ne saurai pas répondre ; je suis perdu… Or donc quel parti prendrai-je pour m’acquitter envers elles en toute sécurité ? Je vais faire appeler Traso le boiteux et ses compagnons, je leur dirai que, comme je suis occupé cette nuit à une autre affaire, il faut qu’ils aillent faire un carillon de boucliers en manière d’attaque pour effaroucher quelques jeunes gens ; qu’on me l’a recommandé ; que ce n’est qu’une promenade de laquelle il ne résultera aucun mal, et qu’il n’y aura qu’à les faire fuir et à retourner dormir.
ACTE DIX-NEUVIÈME
Sosie. Allons doucement, afin qu’on ne nous entende pas. D’ici au verger de Plebère, je te conterai, frère Tristan, ce qui m’est arrivé aujourd’hui avec Areusa. Je suis l’homme du monde le plus heureux. Tu sauras que tout le bien qu’elle avait entendu dire de moi l’avait éprise d’un grand amour. Elle m’envoya prier d’aller la voir. Je ne te répéterai pas toutes les bonnes et belles choses qu’elle m’a dites ; elle m’a prouvé enfin qu’elle était tout autant mienne aujourd’hui qu’elle le fut quelque temps de Parmeno. Elle me pria de l’aller voir sans cesse, me dit qu’elle voulait jouir longtemps de mon amour ; enfin, je te le jure, frère, par le chemin dangereux que nous suivons, aussi vrai que je te parle, j’ai été deux ou trois fois prêt à me jeter sur elle ; mais j’en ai été empêché par la honte que j’avais de la voir si belle et si bien mise, et moi avec une cape vieille et rongée par les rats. À chaque mouvement elle répandait une odeur de musc… Je sentais le fumier que j’avais dans mes souliers. Elle avait des mains comme la neige, et quand elle ôtait son gant de temps en temps, il semblait qu’on eût versé dans la chambre des essences de fleur d’oranger. Puis, comme elle avait quelque chose à faire, j’ai remis mon audace à un autre jour ; d’ailleurs, toutes choses ne peuvent se traiter à la première vue ; plus on en parle et mieux on s’entend à les bien mener.
Tristan. Sosie, mon ami, il faudrait une cervelle plus mûre et plus expérimentée que la mienne pour te donner conseil sur cette affaire ; mais je puis te dire maintenant ce que mon jeune âge et mon naturel médiocre me donnent à penser. Cette fille est une fille de joie bien connue, selon ce que tu m’as dit ; tu dois croire qu’il ne manque pas de ruse dans ce qui s’est passé entre elle et toi. Il y a quelque fausseté sous ses cajoleries, et je ne sais dans quel but, car pour t’aimer comme joli garçon, combien d’autres n’en dédaigne-t-elle pas ! comme riche, elle sait bien que tu n’as rien que la poussière qui tombe de ton étrille ; comme homme de naissance, elle n’ignore pas qu’on t’appelle Sosie, que ton père s’appelait Sosie, que tu es né et que tu as été élevé dans un hameau, où tu brisais des mottes de terre avec une charrue, ce à quoi tu es plus propre qu’à être amoureux.
Penses-y, frère, cherche bien si elle n’a pas voulu plutôt t’arracher quelque point du secret du chemin que nous suivons maintenant, afin qu’elle pût s’en prendre à Calixte et à Plebère de la jalousie que lui donne le bonheur de Mélibée. Prends garde, car l’envie est une maladie incurable ; c’est un hôte qui fatigue l’hôtellerie ; son bonheur est le mal d’autrui. Si c’est bien là la passion qui l’anime, vois comme cette mauvaise femme veut te leurrer à l’aide de son nom connu et de son vice empoisonné qui attire tout le monde. Elle voudrait perdre l’âme pour satisfaire son appétit, renverser tout pour contenter sa volonté damnée. Ô la femme perdue ! comme elle te dorait bien la pilule ! elle vendrait son corps pour causer une querelle. Écoute-moi : si tu crois qu’il en est ainsi, prépare-lui une double trahison, car je te dirai : « À trompeur, trompeur et demi, » tu m’entends ; et « si le renard en sait beaucoup, celui qui le prend en sait bien davantage. » Contre-mine ses méchants projets, escalade ses méchancetés jusqu’à ce que tu la tiennes bien, et tu chanteras ensuite dans ton écurie : « Le cheval pense une chose, et celui qui le selle une autre. »
Sosie. Ô Tristan ! jeune homme sensé, tu parles mieux que ton âge ne le comporte, tu as conçu un soupçon que je crois fondé. Nous voici au verger, et notre maître s’approche ; laissons là ces causeries, elles sont longues, nous les reprendrons un autre jour.
Calixte. Amis, posez l’échelle et taisez-vous ; il me semble que ma douce maîtresse parle dans le verger. Je vais monter sur le sommet du mur, et de là j’écouterai si l’amour veille pour moi en mon absence.
Mélibée. Chante encore, je t’en prie, Lucrèce ; je suis heureuse de t’entendre ; chante jusqu’à ce que vienne mon doux seigneur ; chante bien bas au milieu de ces feuillages, afin de ne pas attirer l’attention des passants.
Lucrèce.
Heureuse toi qui cultives
Toutes ces brillantes fleurs,
Et qui le matin les cueilles
Pour en orner tes amours.
Parez-vous de vos couleurs,
Beaux œillets de ce jardin ;
Répandez tous vos parfums,
Le bien-aimé va venir.
Mélibée. Oh ! combien il m’est doux de t’entendre ! je ne me sens pas de joie ; ne t’arrête pas, par amour pour moi.
Lucrèce.
Joyeux est l’homme altéré
Qui rencontre une fontaine ;
Plus joyeuse est Mélibée
Quand Calixte vient la voir.
Lorsque la nuit tend ses voiles,
Son bonheur est d’être à lui.
De le presser sur son cœur
Quand il descend auprès d’elle !
Le loup saute d’allégresse
Quand il trouve les moutons,
Les agneaux quand vient leur mère,
Mélibée quand vient Calixte.
Jamais de celle qu’il aime
Fut amant plus désiré ;
Ni jardin plus visité ;
Jamais nuit plus fortunée.
Mélibée. Tout ce que tu me dis, amie Lucrèce, je me le représente devant moi, il me semble que je vois tout de mes yeux. Continue, car tu chantes bien ; je vais chanter avec toi.
Lucrèce et Mélibée.
Beaux arbres à l’épais feuillage,
Lorsque vous verrez les doux yeux
De celui que vous désirez,
Courbez-vous pour lui rendre hommage.
Étoiles qui, brillant au ciel,
L’éclairez du soir au matin,
Si mon bien-aimé dort encore.
Pourquoi ne l’éveillez-vous pas ?
Mélibée.. Écoute-moi, je t’en prie, je veux chanter seule.
Rossignols, oiseaux d’harmonie,
Qui chantez quand paraît l’aurore,
Allez dire à mon bien-aimé
Qu’ici je gémis à l’attendre.
La nuit rapidement s’écoule,
Il n’est pas encore arrivé ;
Dites-moi si près d’elle une autre
L’aura retenu, enchaîné.
Calixte. La douceur de tes chants m’a vaincu ; je ne puis te faire supporter plus longtemps l’absence, ô ma reine et tout mon bien ! Quelle femme au monde peut l’emporter sur ton grand mérite ? Quelle ravissante mélodie ! ô doux moment ! Ô mon cœur ! comment ne t’es-tu pas contenu un peu plus longtemps ? pourquoi as-tu interrompu les chants de ta bien-aimée ? ne pouvais-tu combattre un instant encore ton désir et le sien ?
Mélibée. Ô douce trahison ! agréable surprise ! Est-ce bien mon seigneur et mon âme ? Est-ce lui ? Je ne puis le croire. Où étais-tu, brillant soleil ? où cachais-tu ta clarté ? Y avait-il longtemps que tu écoutais ? Pourquoi me laissais-tu jeter au vent d’aussi folles raisons avec mon aigre voix de cygne ? Tout ce verger est joyeux de ta venue. Vois la lune, comme elle nous éclaire ! Vois les nuages, comme ils s’enfuient ! Écoute cette charmante fontaine, comme elle coule et murmure avec douceur parmi cette fraîche verdure ! Écoute ces hauts cyprès, comme leurs branches agitées par le zéphyr se saluent avec harmonie ! Vois leurs ombres tranquilles, comme elles sont épaisses et favorables au bonheur ! Lucrèce, que penses-tu, amie ? n’es-tu pas folle de plaisir ? Laisse-le-moi, ne me le déchire pas, ne fatigue pas ses membres avec tes bras pesants ; laisse-moi jouir de lui, car il est à moi, ne me prends pas ma joie.
Calixte. Si tu veux que je vive, ma dame et ma gloire, ne cesse pas tes chants délicieux ; que ma présence, dont tu te réjouis, ne soit pas de pire condition que mon absence, qui t’afflige.
Mélibée. Que veux-tu que je chante, mon amour ? Comment puis-je chanter maintenant ? C’était le désir de te voir qui dirigeait ma voix, qui donnait des forces à mes chants. À ton arrivée, mon désir a disparu, le ton de ma voix a baissé.
Seigneur, puisque tu es le modèle de la courtoisie et des bonnes manières, comment demandes-tu à ma langue de parler et n’ordonnes-tu pas à tes mains de se tenir tranquilles ? pourquoi ne renonces-tu pas à ces mauvaises habitudes ? Dis-leur d’être calmes et de laisser là cette ennuyeuse coutume et cette occupation déplacée. Vois, mon ange, autant je suis heureuse de te voir tranquille auprès de moi, autant m’est pénible ton rigoureux traitement ; tes honnêtes badinages me font plaisir ; tes mains déshonnêtes me fatiguent quand elles passent les bornes de la raison. Laisse mes jupes à leur place, et si tu veux savoir si celle de dessous est de soie ou de toile, pourquoi touches-tu ma chemise ? Elle est de toile, je t’assure. Jouons, amusons-nous de mille autres manières que je te montrerai ; ne me défais pas, ne me maltraite pas comme tu as coutume. À quoi te sert d’abîmer mes vêtements ?
Calixte. Madame, celui qui veut manger l’oiseau commence par lui ôter les plumes.
Lucrèce, à part. La fièvre me tue si je les écoute davantage ! Est-ce là la vie ? J’en ai les dents agacées, et elle s’esquive pour se faire prier ! Bon, bon, le bruit est apaisé, ils n’ont pas eu besoin de pacificateurs. J’en ferais bien autant si ces imbéciles de serviteurs venaient me parler le matin, mais ils attendent que j’aille les chercher.
Mélibée. Mon doux seigneur, veux-tu que j’envoie Lucrèce chercher quelque collation ?
Calixte. Il n’est pas d’autre collation pour moi qu’avoir ton corps et ta beauté en ma possession. On trouve pour de l’argent et partout où on veut de quoi manger et boire : on peut l’acheter à toute heure, et chacun sait où se le procurer ; mais ce qui ne se vend pas, ce qui dans toute la terre ne se trouve qu’en ce verger, comment veux-tu que je laisse passer un seul moment sans en jouir !
Lucrèce. J’ai mal à la tête de les écouter ; ils ne se fatiguent pas de parler, ni leurs bras de jouer, ni leurs bouches de s’embrasser. Fort bien, ils se taisent, c’est pour de bon cette fois…
Calixte. Ô ma bien-aimée ! jamais je ne voudrais qu’il fît jour, tant mon cœur éprouve de gloire et de bonheur au doux commerce de tes membres délicats.
Mélibée. C’est moi, mon doux seigneur, qui suis la bienheureuse, c’est moi que ton amour honore, c’est toi qui me fais une faveur incomparable en me visitant.
Sosie, dans la rue. Est-ce ainsi, coquins, brigands, que vous venez surprendre ceux qui ne vous craignent pas ? Je vous jure que si vous m’attendez, vous recevrez le traitement que votre audace mérite.
Calixte. Mon amour, c’est Sosie qui crie de la sorte ; laisse-moi le rejoindre, que j’empêche qu’il ne soit tué ; il n’a qu’un petit page avec lui. Donne-moi vite mon manteau, qui est sous toi.
Mélibée. Ô triste événement ! n’y va pas sans ta cuirasse, reviens t’armer.
Calixte. Amie, ce que ne peuvent faire une épée, un manteau et un cœur, une cuirasse, un morion et la lâcheté ne le feront pas.
Sosie. Vous voilà encore ? Attendez, et si vous venez pour me tondre, peut-être vous en irez-vous tondus.
Calixte. Laisse-moi, pour Dieu, ma bien-aimée, l’échelle est posée.
Mélibée. Ô malheureuse que je suis ! Pourquoi courir avec tant de courage et d’impatience, mais sans armes, te mettre en présence de gens que tu ne connais pas ? Lucrèce, viens vite ici ; Calixte est parti parce qu’il a entendu du bruit ; jetons-lui sa cuirasse par-dessus le mur, elle est restée ici.
Tristan. Arrêtez-vous, seigneur, ne descendez pas, ils sont partis ; ce n’était que Traso le boiteux et d’autres coquins qui passaient en vociférant ; ils s’en vont. Tenez-vous seigneur, tenez-vous à l’échelle avec les mains123.
Calixte. Ah ! la sainte Vierge me protège, je suis mort ! Confession !
Tristan. Viens vite, Sosie, notre pauvre maître est tombé de l’échelle, il ne parle ni ne bouge.
Sosie. Seigneur, seigneur ! À d’autres. Il est aussi bien mort que mon aïeul. Quel grand malheur !
Lucrèce. Écoutez, écoutez, il y a quelque triste événement.
Mélibée. Qu’est-ce que cela ? Qu’entends-je ? Malheureuse que je suis !
Tristan. Ô mon seigneur, qui êtes mort maintenant ! mon seigneur, qui vous êtes tué ! Ô triste mort sans confession ! Sosie, recueille sa cervelle au milieu de ces pierres, réunis-la à la tête de notre malheureux maître. Ô jour de mauvais augure ! ô fin prématurée !
Mélibée. Oh ! désolée que je suis ! Qu’est-ce que cela ? Quel peut être le cruel événement dont il parle ? Aide-moi à monter sur cette muraille, Lucrèce, que je puisse voir ce qui cause mes angoisses, sinon je ferai crouler sous mes cris de douleur la maison de mon père. Hélas ! mon bien, tout mon bonheur est parti en fumée, ma joie est perdue, ma gloire s’est évanouie !
Lucrèce. Tristan, que dis-tu, mon ami, pourquoi pleures-tu d’une telle manière ?
Tristan. Je pleure une grande perte, je pleure une grande douleur ; mon seigneur Calixte est tombé de l’échelle et s’est tué ; sa tête est en trois morceaux ; il est mort sans confession. Dis-le à sa triste maîtresse, qu’elle n’attende pas davantage son malheureux amant. Sosie, prends ses pieds, portons le corps de notre maître bien-aimé, afin que son honneur ne souffre pas d’insulte de ce qu’il est mort en cette place. Que les larmes viennent avec nous, que la solitude nous accompagne, que la désolation nous suive, que la tristesse nous revête, que le deuil et la bure nous recouvrent.
Mélibée. Ô la plus affligée des femmes ! un instant j’ai connu le plaisir, et aussitôt est venue la douleur.
Lucrèce. Madame, ne vous déchirez pas le visage, n’arrachez pas vos cheveux. Le bonheur il y a un moment, maintenant la tristesse ! Quelle étoile a donc si rapidement changé son cours ?… Quel peu de cœur est-ce que cela ? Levez-vous, pour Dieu, que votre père ne vous trouve pas en ce lieu ; que dirait-il ? Madame, madame, ne m’entendez-vous pas ? Ne vous meurtrissez pas, au nom de Dieu ! Prenez courage pour supporter la peine, puisque vous avez eu l’audace pour le plaisir.
Mélibée. Entends-tu ce que disent ces serviteurs ? Ils emportent mon bonheur, mort maintenant. Il n’est plus temps de vivre. Comment n’ai-je pas joui plus longtemps de ma félicité ? Comment ai-je fait si peu de cas de la gloire que j’ai eue entre mes mains ? Ingrats mortels ! vous ne savez apprécier le bien que lorsque vous l’avez perdu !
Lucrèce. Prenez courage, madame, il y aura pour vous plus grande honte si on vous trouve dans le verger, que vous n’avez eu de plaisir en y venant et de peine en le voyant mort. Entrons dans votre chambre, couchez-vous ; j’appellerai votre père, et nous feindrons un autre mal, car celui-ci ne peut se cacher.
ACTE VINGTIÈME
Plebère. Que veux-tu, Lucrèce ? Pourquoi es-tu si pressée, si importune et si peu patiente ? Qu’est-il arrivé à ma fille ? Quel est donc ce mal si subit, que tu ne me donnes le temps ni de me vêtir ni de me lever ?
Lucrèce. Seigneur, hâtez-vous si vous voulez la voir vivante, car je ne puis reconnaître ni son mal, tant il est violent, ni elle-même, tant elle est défigurée.
Plebère. Allons vite, marche, passe devant.
Lève cette portière et ouvre bien ce volet, que je puisse voir sa figure. — Qu’est-ce, ma fille ? Quelle douleur ressens-tu ? Qu’est-ce que ce nouvel accident ? Pourquoi donc si peu de courage ? Regarde-moi, je suis ton père ; parle-moi, pour Dieu, dis-moi la cause de ta douleur, afin qu’on puisse y porter un prompt remède ; ne vois-tu pas que tu me fais mourir d’inquiétude ? Tu sais que je n’ai pas d’autre bien que toi ; ouvre tes beaux yeux, regarde-moi.
Mélibée. Ah ! que je souffre !
Plebère. Je souffre bien plus que toi de te trouver ainsi. Ta mère est toute tremblante de te savoir malade ; elle ne peut venir te voir, tant elle en a été troublée ! Prends courage, ranime ton cœur, sois maîtresse de toi et viens la trouver avec moi. Dis-moi, mon âme, quelle est la cause de ta souffrance ?
Mélibée. Le remède n’est plus.
Plebère. Ma fille, ma bien-aimée et l’amour de ton vieux père ! au nom de Dieu, ne te laisse pas désespérer par la douleur et par la maladie. La souffrance éprouve le cœur. Dépeins-moi ton mal, il y sera promptement remédié ; il ne te manquera ni médicaments, ni médecins, ni serviteurs pour chercher ton salut, qu’il consiste en herbes ou en pierres ou en paroles, ou qu’il soit caché dans le corps des animaux. Mais ne te tourmente pas davantage, ne m’inquiète pas, ne me fais pas perdre la raison et dis-moi, qu’éprouves-tu ?
Mélibée. Une blessure mortelle dans le cœur : elle ne me permet pas de parler, elle ne ressemble pas aux autres maux. Il faut m’arracher le cœur pour qu’il guérisse, car il est profondément frappé.
Plebère. Tu éprouves de bonne heure les sensations de la vieillesse, car la jeunesse ne connaît d’ordinaire que plaisir et joie ; elle est l’ennemie du chagrin.
Lève-toi, ma fille, allons respirer l’air frais du fleuve ; tu t’égayeras, ta peine se calmera près de ta mère. La distraction est le remède le plus favorable à ton mal.
Mélibée. Allons où tu l’ordonnes ; montons, mon père, sur la haute terrasse afin que de là je puisse jouir de la vue des barques124 ; peut-être ma souffrance se calmera-t-elle un peu.
Plebère. Montons, et Lucrèce avec nous.
Mélibée. Si tu le veux bien, mon père, fais-moi apporter quelque instrument à cordes avec lequel je puisse distraire ma douleur en jouant ou en chantant, et si mon mal augmente, je pourrai du moins le combattre avec une douce harmonie.
Plebère. Cela sera promptement fait, ma fille ; je vais donner des ordres.
Mélibée. Lucrèce, mon amie, ceci est bien haut. Il me coûte déjà de quitter la compagnie de mon père ; descends vers lui et prie-le de s’arrêter au pied de la tour ; je veux lui dire un mot dont j’ai oublié de le charger pour ma mère.
Lucrèce. J’y vais, madame.
Mélibée. Ils m’ont laissée seule ; tout s’arrange bien pour la mort que j’ai choisie. Je me sens déjà soulagée de penser que mon bien-aimé Calixte et moi serons bientôt réunis. Je vais fermer la porte afin que personne ne puisse monter pour s’opposer à ma mort, à mon départ de ce monde. Qu’on ne me coupe pas le chemin que je veux prendre pour aller visiter aujourd’hui même, en peu d’instants, celui qui m’est venu voir la nuit dernière. Tout se fait selon ma volonté ; je pourrai sans obstacles conter à Plebère, mon père, la cause du parti que je prends. Hélas ! c’est une grande insulte que je fais à ses cheveux blancs, une grande offense à sa vieillesse ; ma faute va lui causer un grand chagrin, et ma mort le laisser dans une grande solitude ! Peut-être ainsi vais-je abréger les jours de mes parents, et combien d’autres cependant ont été plus coupables que moi !
Prusias, roi de Bythinie, tua son père sans aucune raison, sans être entraîné par une douleur comme celle que j’éprouve125 ; Ptolémée, roi d’Égypte, tua son père, sa mère, ses frères, sa femme, pour jouir d’une jeune fille ; Oreste tua Clytemnestre, sa mère ; Néron, le cruel empereur, fit tuer sa mère Agrippine pour son plaisir. Ceux-là sont dignes de blâme, ceux-là sont de véritables parricides, et non moi ; si ma mort doit causer de la peine, j’aurai du moins expié la faute que j’ai commise. Il y eut des hommes cruels qui tuèrent leurs frères et leurs fils ; auprès de pareils crimes le mien n’est plus rien. Philippe, roi de Macédoine ; Hérode, roi de Judée126 ; Constantin, empereur de Rome127 ; Laodice, reine de Cappadoce128 ; Médée la nécromancienne, tous ceux-là tuèrent leurs fils bien-aimés sans aucune raison et sans courir eux-mêmes aucun danger. Enfin je me rappelle l’horrible cruauté de Phraates, roi des Parthes, qui, afin qu’il ne lui restât pas de successeur, tua Orode, son vieux père, son fils unique et ses trente frères129. Quoi qu’il en soit, je ne devrais pas imiter le mal qu’ils ont fait ; mais cela n’est plus en mon pouvoir et je n’ai plus de force pour résister. Toi, Seigneur, qui entends mes paroles, vois ma faiblesse, vois combien ma liberté est captivée ; l’amour que j’ai voué à ce cavalier qui n’est plus s’est tellement emparé de mes sens, qu’il a chassé l’attachement que je dois à mes parents.
Plebère. Mélibée, ma fille, que fais-tu seule ? Que veux-tu me dire ? Veux-tu que je monte ?
Mélibée. Ne le tente pas, mon père, ne te fatigue pas pour venir où je suis ; tu empêcherais ce que je veux te dire maintenant.
Tu seras bientôt dans l’affliction par la mort de ta fille unique ; ma fin approche, l’heure est sonnée pour mon repos et pour ta douleur, pour ma consolation et pour ta peine ; voici l’instant où je trouverai compagnie et celui où tu resteras seul. Tu n’auras pas besoin, honoré père, d’instruments pour apaiser ma souffrance, mais de cloches pour ensevelir mon corps. Écoute-moi sans larmes et je te dirai la cause désespérée d’un départ qui me rend joyeuse ; ne m’arrête pas par tes pleurs ni par tes paroles, tu serais plus affligé de ne pas savoir pourquoi je me suis tuée que tu ne seras désolé de me voir morte. Ne me demande rien, ne me réponds rien, tu ne sauras que ce que je voudrai te dire. Quand le cœur est rempli par la passion, les oreilles sont fermées aux conseils ; les avis, les consolations irritent au lieu de calmer. Écoute mes dernières paroles, mon vieux père ; si tu les accueilles comme je l’espère, tu ne me reprocheras pas ma faute. Tu entends cette triste et douloureuse sensation qui remplit toute la ville, tu entends ce bruit de cloches, ce tumulte, ce hurlement des chiens, ce bruit d’armes : de tout cela je suis la cause. J’ai couvert de deuil et de bure en ce jour la plus grande partie de la noblesse de la ville ; j’ai privé de leur maître un grand nombre de serviteurs ; j’ai enlevé des consolations et des aumônes aux pauvres et aux malheureux ; à cause de moi, les morts ont reçu la compagnie de l’homme le plus accompli qui existât ; j’ai ôté aux vivants le modèle de la gentillesse, des pensées galantes, de l’élégance, de la parole, de la tournure, de la courtoisie, de la vertu ; à cause de moi, la terre va recevoir pour l’éternité le corps le plus noble, la jeunesse la plus fraîche qui existassent dans notre époque. Le récit de ma faute aura lieu de t’épouvanter ; aussi je veux te donner de longs détails.
Il y a longtemps, mon père, que souffrait d’amour pour moi un cavalier nommé Calixte, que tu as bien connu, ainsi que ses parents et sa bonne origine. Chacun faisait l’éloge de sa bonté et de ses vertus. Sa peine était si violente et l’occasion de me parler si rare, qu’il découvrit sa passion à une femme rusée et habile qu’on nommait Célestine. Celle-ci, venue vers moi de la part de Calixte, arracha de mon cœur mon secret amour. Je lui découvris ce que je cachais à ma mère chérie ; elle trouva moyen de captiver ma volonté et fit en sorte que le désir de Calixte et le mien fussent satisfaits. S’il m’aimait beaucoup, je le payais bien de retour ; il n’y avait plus d’obstacles à la douce et malheureuse exécution de sa volonté. Vaincue par son amour, je lui donnai entrée dans ta maison ; il franchit avec des échelles les murs de ton verger, il dompta ma chaste résistance, je perdis ma virginité. Nous avons joui pendant presque un mois de cette délicieuse faute d’amour. Enfin, la nuit passée, arriva comme de coutume l’heure de sa visite ; mais la fortune frivole, selon son habitude désordonnée, avait décidé qu’elle cesserait de nous être favorable ; les murs étaient élevés, la nuit obscure, l’échelle faible, les hommes qu’il avait amenés peu accoutumés à ce genre de service ; il entendit dans la rue une rixe dans laquelle ses serviteurs étaient engagés ; il courut, voulut descendre avec rapidité, ne vit pas bien les échelons, posa le pied dans le vide, tomba, et, par suite de cette triste chute, le plus secret de sa cervelle se répandit sur les pierres et sur la muraille.
Les Parques ont coupé le fil de son existence ; elles ont tranché ses jours sans confession ; elles ont détruit mon espérance, ma gloire et ma compagnie. Il serait cruel, mon père, lui mort précipité, que je vécusse dans la douleur. Sa mort veut la mienne ; il m’appelle, il faut que ce soit sans retard ; il me dit que je dois mourir précipitée, pour l’imiter en tout. Qu’on ne dise pas de moi : « Les morts passent et sont oubliés130 ; » je veux le contenter après ma mort, puisque je n’ai pu le faire pendant ma vie. Ô mon seigneur Calixte ! attends-moi, je pars ; arrête-toi, je te rejoins. Ne me reproche pas ce retard de quelques instants, je rends un dernier compte à mon père ; je lui devais plus encore. Ô mon père bien-aimé ! je t’en conjure, si tu m’as aimée pendant cette vie de douleur, fais que nos sépultures soient réunies, que nos obsèques soient faites en même temps. J’aurais voulu te dire avant de te quitter quelques paroles consolatrices tirées de ces livres anciens que tu me faisais lire pour m’éclairer l’esprit ; mais ma pauvre mémoire, si cruellement troublée, ne les a pas retenues, et je ne puis parler, car je vois tes larmes, mal comprimées, couler sur ton vénérable visage. Porte mes adieux à ma mère bien-aimée, conte-lui longuement la triste cause de ma mort. Je ressens grand plaisir de ne pas la voir ici. Prends, mon vieux père, le pénible tribut de ton âge ; c’est dans les longs jours qu’on souffre les grandes douleurs. Reçois le douaire de ta respectable vieillesse, reçois près de toi ta fille chérie. Je pleure sur moi, je pleure sur toi, je pleure plus encore en pensant à ma vieille mère. Dieu reste près de vous ! je lui offre mon âme. Recueille ce malheureux corps qui se précipite près de toi…
ACTE VINGT ET UNIÈME
Alisa. Qu’est-ce que cela, seigneur Plebère ? Pourquoi ces cris de douleur ? J’étais là tout absorbée par l’inquiétude que m’a donnée Lucrèce en nous disant que notre fille était souffrante ; maintenant que j’entends tes gémissements et tes cris si élevés, tes plaintes inaccoutumées, tes pleurs et tes sanglots si profonds, mes entrailles sont tellement émues, mes sens tellement troublés que j’oublie mon premier chagrin. Une douleur chasse l’autre, un sentiment remplace un autre sentiment. Dis-moi la cause de tes plaintes : pourquoi maudis-tu ton honorable vieillesse ? pourquoi implores-tu la mort ? pourquoi arraches-tu tes cheveux blancs ? pourquoi frappes-tu ton noble visage ? Est-il donc arrivé quelque chose à Mélibée ? Pour Dieu, dis-le-moi, car si elle souffre, je ne veux pas vivre.
Plebère. Hélas ! hélas ! ma femme bien-aimée ! tout notre bien est perdu, ne demandons plus à vivre ! Et afin que cette douleur inattendue te frappe en un instant et sans que tu y penses, afin que tu ailles plus promptement vers la tombe, afin que je ne sois pas seul à pleurer notre douloureuse perte, regarde, vois ici, toute brisée, celle que tu as mise au monde et que j’ai engendrée. Elle-même m’a dit pourquoi elle voulait mourir, et sa triste servante me l’a expliqué longuement. Viens pleurer avec moi la venue de notre dernière heure. Ô vous qui accourez à mes gémissements, ô mes amis, aidez-moi à comprendre ma peine ! Ô ma fille et mon seul bien ! il serait cruel que je te survécusse ! Mes soixante années étaient plus dignes de la sépulture que tes vingt ans ! Le désespoir qui t’a frappée a changé l’ordre de la mort. Ô mes cheveux blancs, voués à la douleur ! la terre jouirait plus de vous recevoir que de posséder ces blondes tresses que je vois à mes pieds. Il me reste de cruels jours pour souffrir. N’ai-je donc pas le droit d’accuser la mort. Ne dois-je pas me plaindre de sa lenteur ? Combien de temps vais-je rester seul après toi, ma fille ? Puisse la vie me manquer maintenant que je perds ton agréable compagnie ! Ô ma femme ! lève-toi d’auprès de ce cadavre ; s’il te reste quelque vie, use-la avec moi en tristes gémissements, en sanglots et en soupirs ; et si ton esprit repose avec le sien, si tu as déjà quitté ce séjour de douleur, dis-moi pourquoi tu as voulu partir seule. Vous avez en cela, vous autres femmes, un immense avantage sur les hommes : une grande peine peut en un instant vous enlever de ce monde ou du moins vous faire perdre le sentiment, ce qui est presque le repos. Ô dur cœur de père ! comment ne te déchires-tu pas de douleur maintenant que tu restes sans ton héritière bien-aimée ? Pour qui donc ai-je élevé des tours ? Pour qui ai-je acquis des honneurs ? Pour qui ai-je planté des arbres ? Pour qui ai-je construit des navires ? Ô terre cruelle ! pourquoi me supportes-tu ? Où donc ma vieillesse sans consolation trouvera-t-elle un abri ? Ô fortune inconstante ! toi qui disposes des biens de ce monde, pourquoi n’as-tu pas essayé ta colère, tes caprices sur ce qui t’est soumis ? Pourquoi n’as-tu pas détruit mon patrimoine ? Pourquoi n’as-tu pas ravagé mes héritages ? Tu m’aurais au moins laissé cette plante fleurie, sur laquelle tu n’avais aucun pouvoir ; tu m’aurais donné, variable fortune, une triste jeunesse avec une vieillesse joyeuse ; tu n’aurais pas changé l’ordre des choses. J’aurais mieux supporté tes persécutions et tes tromperies dans l’âge fort et robuste que je ne puis le faire dans ma faible vieillesse. Ô vie pleine d’angoisses, existence que poursuit le malheur ! Ô monde ! monde ! des hommes ont tenté de décrire tes qualités, ils ont dit de toi des choses qu’ils ne savaient que par ouï-dire ; moi, je puis parler par triste expérience, je te jugerai comme peut le faire celui qui n’a retiré ni avantage ni prospérité des ventes et des achats de ton marché trompeur, comme doit le faire l’homme qui s’est tu jusqu’à ce jour sur toutes tes faussetés, de crainte d’exciter ta colère en te prouvant toute sa haine, de crainte que tu ne lui enlevasses avant le temps cette fleur qu’aujourd’hui tu viens de détruire. Maintenant je suis sans crainte, car je n’ai plus rien à perdre, car ta vue et ta compagnie me sont désormais à charge. Je marcherai comme chemine le pauvre, qui chante à haute voix sans redouter la cruauté des voleurs. Dans mon jeune âge, je pensais que tes actes et toi étiez régis par un ordre quelconque ; maintenant que j’ai étudié le pour et le contre de tes faveurs, tes domaines me semblent un labyrinthe d’erreurs, un désert épouvantable, une demeure de bêtes féroces, une lice d’hommes qui combattent, un marais plein de fange, une contrée hérissée d’épines, une montagne inaccessible, une campagne pierreuse, une prairie peuplée de serpents, une fontaine de chagrins, une rivière de larmes, une mer de misères, un travail sans profit, un invisible poison, une vaine espérance, une fausse joie, une véritable douleur. Tu nous leurres, monde faux, par l’attrait de tes plaisirs ; au moment où l’ivresse s’empare de nos sens, tu nous découvres l’hameçon, et nous ne pouvons le fuir, car déjà il s’est emparé de nos volontés. Tu promets beaucoup et ne tiens rien ; tu nous éloignes de toi lorsque nous voulons réclamer l’accomplissement de tes promesses. Nous nous engageons au milieu de tes vices, sans aucune crainte, avec une entière confiance ; tu nous laisses voir le piège quand la fuite est impossible. Bien des hommes t’ont volontairement quitté, de crainte d’être abandonnés par toi ; ceux-là s’estimeront heureux quand ils verront la récompense que tu donnes à ce triste vieillard en retour de ses longs services. Tu nous crèves les yeux, puis tu nous prodigues les consolations ; tu nous maltraites tous afin qu’aucun de nous ne soit seul à souffrir ; tu dis que, pour les malheureux comme moi, c’est un grand soulagement d’avoir des compagnons de peine, et cependant, vieillard inconsolable, je suis seul !
Je souffre sans qu’aucun homme soit affligé d’une semblable douleur, et ma mémoire fatiguée cherche en vain quelque exemple dans le présent et dans le passé. Je pourrais prendre pour modèle la patience et la force d’âme de Paul Émile, qui, perdant deux de ses fils dans l’espace de sept jours, disait qu’ils avaient été victimes de leur courage, que c’était à lui à consoler le peuple romain et non au peuple à le consoler. Mais, hélas ! il ne perdait pas autant que moi, il lui restait deux autres fils qu’il avait adoptés. Puis-je davantage accepter pour compagnons de peine Périclès, capitaine athénien, ou le brave Xénophon ? Ils perdirent leurs fils, c’est vrai, mais depuis longtemps ils en étaient séparés. Ils n’eurent pas besoin d’une grande puissance sur eux-mêmes, le premier pour rester calme et sans pâlir en apprenant la perte qui le frappait ; l’autre pour répondre au messager, qui lui demandait les tristes étrennes de la mort de son fils, « qu’il ne devait pas s’affliger, puisque lui-même, quoique son père, ne ressentait aucune douleur. » Tout cela est bien différent de ce qui m’arrive.
Voudras-tu, monde maudit, me comparer à Anaxagore et me faire dire, après la mort de ma fille bien-aimée, ce qu’il dit de son fils unique : « Je suis mortel, et je savais bien qu’il était voué à la tombe celui que j’ai engendré131 ! » Hélas ! Mélibée s’est tuée volontairement, sous mes yeux, par désespoir d’amour ; le fils du philosophe grec avait péri dans une bataille. Ô perte incomparable ! ô malheureux vieillard ! plus je cherche des consolations, moins je trouve de raisons pour me consoler ! Le roi-prophète David, qui pleurait sur son fils malade, ne voulut pas le pleurer après sa mort, disant que c’était presque une folie de déplorer un malheur irréparable ; mais du moins il lui restait d’autres enfants pour lui faire oublier cette perte. Et moi, triste que je suis, ce n’est pas autant elle que je pleure que la cause désastreuse de sa mort. Du moins je perds avec toi, ma pauvre fille, les inquiétudes qui m’agitaient chaque jour : ta mort est la seule chose qui me dégage de la crainte.
Que ferai-je quand j’entrerai dans ta chambre et la trouverai déserte ? Que ferai-je si tu ne me réponds pas quand je t’appellerai ? Qui pourra me remplir le vide que tu me fais ? Aucun homme n’a perdu ce que je perds aujourd’hui, pas même ce noble et brave Lambas d’Auria, doge des Génois, qui, saisissant dans ses bras son fils mortellement blessé, le lança de son vaisseau dans la mer132. De telles morts sont glorieuses, elles enlèvent la vie, mais elles donnent la renommée. Mais, hélas ! si ma fille a succombé, c’est par la volonté irrésistible de l’amour ! Ô monde trompeur ! quelle consolation donneras-tu à ma vieillesse accablée ? Comment veux-tu que je vive avec toi, connaissant tes faussetés, tes pièges, tes chaînes et les filets avec lesquels tu pêches nos faibles volontés ? Morte ma fille, qui occupera ma demeure déserte ? Qui réjouira mes années qui s’en vont ?
Ô amour ! amour ! Je ne pensais pas que tu eusses la force et le pouvoir de tuer tes sujets ! Ma jeunesse fut frappée par toi, je passai au milieu de tes flammes. Veux-tu donc me punir parce que je deviens vieux ? Je me croyais délivré de tes pièges quand sonnèrent mes quarante ans, quand je fus heureux près de ma compagne, quand je me vis avec l’enfant que tu viens de m’enlever. Je ne savais pas que tu prisses sur les enfants vengeance des pères ; je ne savais pas si tu blessais avec le fer ou si tu blessais avec le feu ; tu laisses le vêtement intact, mais tu déchires le cœur.
Tu forces à aimer la laideur et tu la fais trouver belle. Qui t’as donné tant de pouvoir ? Qui t’a donné un nom qui ne te convient pas ? Si tu étais l’amour, tu aimerais tes serviteurs ; si tu les aimais, tu ne leur donnerais pas de peine ; s’ils vivaient heureux, ils ne se tueraient pas comme a fait aujourd’hui ma fille bien-aimée. Dis-moi, que sont devenus tes serviteurs et tes ministres ! Et cette indigne maquerelle Célestine ? Elle est morte de la main des plus fidèles compagnons qu’elle trouva jamais pour son service empoisonné. Ils périrent décapités ; Calixte précipité ; ma triste fille voulut pour le rejoindre se donner la même mort. Tu as été cause de tout cela ; le nom qu’on t’a donné est doux, tes actes sont amers. Tu ne donnes pas d’égales récompenses ; ta loi est inique, elle n’est pas la même pour tous. Ta parole égaye, ta liaison attriste. Des hommes poussés par je ne sais quel égarement de leur esprit te nommèrent dieu ; pense que Dieu ne tue pas ceux qu’il a créés ; et toi tu immoles ceux qui te suivent. Ennemi de toute raison, tu fais les meilleurs dons à ceux qui te servent le moins, jusqu’à ce que tu les aies engagés dans ton désolant tourbillon. Ennemi des amis, ami des ennemis, pourquoi agis-tu sans ordre et sans mesure ? On te peint aveugle, pauvre et enfant, on te met à la main un arc avec lequel tu tires au hasard ; tes ministres sont plus aveugles encore, il ne voient et ne devinent pas la cruelle récompense qu’on obtient à te servir. Ta flamme est comme la foudre, elle n’indique jamais où elle frappe. Le bois qui l’alimente, ce sont des âmes, des existences de créatures humaines ; tes victimes sont si nombreuses que ma mémoire ne peut me dire par qui tu as commencé. Les chrétiens, les gentils et les juifs, de tous tu t’es occupé ; à tous tu as donné triste récompense des meilleurs services. Que t’avait fait ce Macias de notre temps, qui mourut en aimant, et dont tu as causé la triste fin133 ? Que te firent Pâris, Hélène, Hypermnestre, Égistor ? Chacun le sait. Et Sapho, Ariane, Léandre, comment as-tu agi avec eux ? Jusqu’à David et Salomon que tu n’as pas épargnés. Samson lui-même, qui t’avait accueilli, fut puni pour s’être confié à celle pour qui tu l’avais contraint de donner sa foi. Il en est bien d’autres dont je ne parle pas, car j’ai bien assez de m’occuper de mon mal.
Je me plains du monde parce qu’il m’a créé ; s’il ne m’avait pas donné la vie, je n’aurais pas engendré Mélibée ; si elle n’avait pas reçu le jour, elle n’aurait pas aimé ; si elle n’avait pas aimé, je ne serais pas affligé, et ma dernière heure ne serait pas sans consolation. Ô ma bonne compagne ! ô ma fille toute brisée ! pourquoi n’as-tu pas voulu que j’empêchasse ta mort ! Pourquoi n’as-tu pas eu pitié de ta mère bien-aimée ! Pourquoi as-tu été aussi cruelle avec ton vieux père ! Pourquoi m’as-tu laissé affligé ! Pourquoi m’as-tu abandonné triste et seul in hac lacrymarum valle !
L’AUTEUR
CONCLUT ET APPLIQUE CE LIVRE AU BUT QU’IL S’EST PROPOSÉ EN LE CONTINUANT.
Maintenant que nous avons vu de ces deux amants
La fin désastreuse, gardons-nous de les imiter ;
Portons tout notre amour vers celui qui, couronné d’épines,
Percé de clous, versa pour nous son sang ;
Vers celui dont les Juifs impies ont conspué la face
Et qu’ils ont abreuvé de vinaigre et de fiel ;
Afin qu’il nous appelle au céleste séjour
Avec le bon larron qu’on plaça près de lui.
Lecteur, soyez sans honte et sans crainte
En lisant ces récits et joyeux et lascifs ;
Prudent et sage, vous verrez qu’ils sont le voile
Sous lequel est caché un travail utile et précieux.
Avec un tel appât, notre vile nature
Permet que près d’elle on tente de sages conseils ;
On excite ses désirs et sa curiosité
Avec des jeux de mots et des contes renouvelés du vieux temps.
Ne me jugez donc pas sur quelques passages peu décents ;
Mais croyez-moi jaloux de mener une vie honnête,
Ayant à cœur surtout d’aimer, craindre et servir
Notre-Seigneur Dieu tout-puissant.
Or donc, si vous voyez ma main mal assurée
Confondre et réunir et le bien et le mal.
Écartez les plaisanteries, ainsi que la mauvaise herbe,
Et parmi elles choisissez le bon grain.
La lyre d’Orphée et sa douce harmonie
Attirait et déplaçait les rochers ;
Elle ouvrit les portes du triste palais de Pluton,
Arrêta immobiles les eaux des torrents.
Les oiseaux cessaient de voler, les animaux cessaient de paître.
Animées par la voix de ce chantre divin,
Les pierres à l’envi, sur les remparts de Thèbes,
S’amoncelaient sans le secours des mains.
Mais ta voix peut faire encore plus,
Lecteur, avec le livre qu’ici je te présente :
En le lisant tu sauras amollir
Un cœur plus dur que l’acier ;
Tu guériras de l’amour celui que l’amour tourmente,
Tu rendras gai le malheureux,
Tu donneras l’esprit, la prudence à celui qui n’en a pas :
Travaux plus merveilleux que d’animer les pierres.
Jamais le comique talent
De Nevius ou de Plaute, ces hommes prudents et sages,
Ne dépeignit si bien dans la langue romaine
Les ruses des valets et des femmes.
Cratinus, Menandre et Magnès l’ancien
Ne purent, dans la langue d’Athènes,
Peindre ces mœurs aussi exactement
Que le fit ce poëte en dialecte castillan.
Si tu aimes, si tu veux, en récitant le rôle de Calixte,
Attirer l’attention et toucher tes auditeurs,
Sache en lisant parler entre les dents,
Tantôt avec gaité, espérance et passion,
Tantôt avec colère et grand désespoir.
Prends en parlant mille tons différents,
Questionne et réponds par la bouche de tous,
Pleurant ou riant à propos.
il fait connaître le secret que l’auteur a caché dans
les vers qui précèdent le livre :
Ma plume ne veut pas et la raison défend
Que demeure inconnu plus longtemps
Le nom de ce grand écrivain,
Et que sa gloire soit incomplète.
Or, prenez dans ces onze strophes
La première lettre de chaque vers ;
Réunies, elles vous diront clairement
Son nom, son pays, sa patrie.
il indique à quelle époque ce livre fut imprimé :
Le char de Phébus, autour de la terre,
Avait fait quinze cent un voyages ;
Le dieu, parcourant l’espace,
Chez Castor et Pollux avait fait une halte,
Lorsque ce divin ouvrage,
Bien revu et bien corrigé,
Avec grand soin relu et ponctué,
Fut à Séville imprimé.
NOTES
1, page 1. — Ce titre précède les éditions de Séville (1502) et de Madrid (1822) ; j’ai trouvé le suivant en tête de plusieurs autres, notamment de celles d’Anvers (1595-1599-1601) :
« Composée pour servir de leçon aux amoureux extravagants qui, vaincus par une passion désordonnée, donnent à leurs maîtresses le nom de la Divinité.
« Et aussi pour les avertir de se méfier des entremetteuses et des serviteurs faux et méchants. »
2, page 1. — L’auteur veut parler du premier acte de la Célestine, écrit, selon lui, par un auteur inconnu.
3, page 8. — Cette fable, imaginée par les Orientaux et que nous n’avons connue que par la traduction de quelques-uns de leurs contes, était déjà populaire en Espagne à l’époque où parut la Celestine ; elle y avait été introduite, sans aucun doute, pendant la domination arabe.
4, page 12. — On trouve ici, dans les éditions anciennes, un blasphème qui a été supprimé plus tard et qu’indique seulement une note de l’édition de D. Léon Amarita (Madrid, 1822) : « Si Dieu me donnait dans le ciel une place au-dessus des saints, etc. »
5, page 12. — La scène se transporte chez Calixte.
6, page 13. — Il y a ici Erasistrato au lieu d’Hippocrato dans l’édition de Mathias Gast (Salamanque, 1570).
7, page 13. — La même édition écrit piedad seleucal au lieu
de piedad celestial. Cette correction et la précédente, que n’a
point admises l’édition de 1822, font allusion à un fait de
l’histoire ancienne cité par Valère Maxime :
« Antiochus, fils de Seleucus, roi de Syrie, devint éperdument
amoureux de Stratonice, sa belle-mère. Sentant néanmoins
tout ce que sa flamme avait de criminel, il cachait
religieusement au fond de son cœur cette blessure sacrilége :
deux affections opposées, un amour extrême et un respect
sans bornes, renfermées dans le même sein, dans les mêmes
entrailles, réduisirent le prince au dernier degré de langueur.
Il était étendu sur son lit dans un état voisin de la mort. Son
père, accablé de douleur, se représentait la perte d’un fils
unique et l’horrible malheur de voir sa vieillesse privée d’enfants.
Mais la sagacité de l’astrologue Leptine ou, selon d’autres,
du médecin Erasistrate, dissipa ce nuage de tristesse.
Assis auprès d’Antiochus, il remarqua que lorsque Stratonice
entrait, il rougissait et que sa respiration devenait pressée ; que
sitôt qu’elle était sortie, il pâlissait et reprenait une respiration
plus libre. En observant ces symptômes avec attention, il
parvint à découvrir la vérité. Aussitôt il en rendit compte à
Seleucus. Ce prince, tout passionné qu’il était pour son épouse,
n’hésita pas à la céder à son fils. »
8, page 14. — « La jument suit son frein, la chamelle suit sa courroie, et le seau suit la corde. » (Vieux proverbe arabe.)
9, page 14. — Cervantes a mis une strophe toute semblable dans une romance que l’amoureuse Altisidore chante sous la fenêtre du chevalier de la Triste-Figure :
« Ne regarde point, du haut de ta roche Tarpéienne, l’incendie qui me dévore, ô Manchois, Néron du monde, et ne l’excite point par ta rigueur ! » (IIe partie, chap. xliv.)
10, page 16. — Il y a dans le texte agarrochados, blessés par la garrocha, dard ou petite lance à crochet dont se servent les chulos pour exciter les taureaux, dans les courses.
11, page 16. — Littéralement : cette musette est sur un autre ton.
12, page 18. — J’ai relu l’histoire bien connue de Minerve, j’ai parcouru quelques ouvrages mythologiques, et nulle part je n’ai pu trouver un seul mot qui m’aidât à deviner l’énigme posée par Sempronio. Il n’est guère probable que ce soit un mythe inconnu sur la déesse de la sagesse. Ses historiens avaient trop de respect pour elle. Ce ne peut être qu’une erreur typographique commise dès les premières éditions ; je crois qu’il serait impossible maintenant de rétablir l’intention de l’auteur.
13, page 18. — Vinum et mulieres apostare faciunt homines, et arguent sensatos. (Ecclésiaste, chap. IX, v. 2.)
14, page 18. — Æque imprudens animal est, et nisi scientia accessit ac multa eruditio, ferum cupiditatem incontinens.
- (Sénèque, de Constantia sapientis, cap. xv.)
Non satis muliebris insania viros subjecerat, nisi bina ac terna patrimonia auribus singulis pependissent.
- (De Beneficiis, lib. vii, cap. ix.)
15, page 19. — Un proverbe italien non moins impertinent
que les maximes de Sempronio dit : La donna e como la castagna,
bella di fuori, dentro e la magnana. Pétrone disait que le sexe
« était de la nature des milans, qu’il ne fallait jamais lui faire
du bien, car c’était peine perdue. »
« Elles sont fines, elles sont cautes, tellement que, si par
finesse s’acquérait la victoire, les femmes commanderaient à
l’univers. Il ne fut jamais rien pire que la femme entre les
calamités des hommes. »
Bienveillante réflexion intercalée par messire J. de Lavardin,
dans sa traduction (Paris, 1578).
16, page 20. — Près d’un siècle après l’apparition de la Célestine, Cervantes mettait dans la bouche de don Quichotte un éloge à peu près semblable des charmes secrets de Dulcinée : « Ce que la pudeur cache aux regards des hommes est tel, je m’imagine, que le plus judicieux examen pourrait seul en reconnaître le prix, mais non pas y trouver des termes de comparaison. » (Chap. xiii, trad. de M. Viardot.)
17, page 21. — Il y a dans le texte : pequeñuelas tetas.
18, page 22. — « Calixte. Je te répondrais volontiers ce que Nicomaque dit à un certain ignorant à qui n’avait semblé belle l’Hélène de Zeuxis : « Prends mes yeux, et tu la trouveras une déesse. — Et de quels yeux, sot, voudrais-tu que je la visse ? » (Variante de la traduction de Lavardin.)
19, page 22. — Il y a dans le texte : con ojos de alinde, des yeux de miroir. — (Des lunettes de longue vue. — Traduction de Rouen, 1634.)
20, page 23. — Il y a dans le texte albricias, littéralement étrennes, don que l’on faisait à celui qui apportait une bonne nouvelle.
21, page 25. — Lavardin a traduit « un officier » au lieu de « un moine », et ici « le gros commandeur ». Variantes pudibondes que Rojas n’avait nullement jugées nécessaires un siècle auparavant, malgré toutes les rigueurs de l’autorité ecclésiastique. Lavardin ne s’en est pas tenu à ces légers changements ; nous trouverons au neuvième acte des phrases entières que ses scrupules ne lui ont pas permis de conserver textuellement.
22, page 26. — Le texte dit : A Dios, paredes. — Adieu, murailles.
23, page 28. — Le texte dit : para labrar se.
24, page 32. — Textuellement : rincon de mi secreto, coin de mon secret.
25, page 33. — Xó, que te estriego, asna coja. Vieille expression du jargon villageois dont il est impossible de définir positivement le sens. On la retrouve dans le Don Quichotte (chap. x de la 2e partie) : Xó, que te estrego, burra de mi suegro.
26, page 34. — « Otez l’amour et les voluptés de la vie, il n’y a plus rien en icelle que la triste mort. » (Variante de la traduction de Lavardin.)
27, page 35. — Le texte dit : La punta de la barriga.
28, page 36. — Le texte dit : Putos dias vivas.
29, page 38. — Les Arabes nomades observent une maxime
tout opposée ; c’est un gracieux recueil d’images riches et heureuses :
« Voyageur, tu trouveras sans peine un ami à la place de
celui dont tu t’éloignes. Change souvent de demeure, car la
douceur de la vie consiste dans la variété. Je ne connais rien
sur la terre qui soit plus charmant que les voyages : abandonne
donc ta patrie et mets-toi en route. L’eau qui reste
dans un étang se corrompt bientôt ; coule-t-elle sur un lit de
sable, elle devient limpide et douce ; mais à peine s’arrête-t-elle
qu’elle devient amère. Si le soleil demeurait constamment
sur l’horizon, les peuples de la Perse et de l’Arabie se
fatigueraient de sa clarté bienfaisante ; si le lion ne sortait pas
de sa forêt, comment prendrait-il sa proie, et si la flèche ne
s’éloignait pas de l’arc, comment atteindrait-elle le but ? La
poudre d’or, abandonnée dans la mine, n’est pas plus précieuse
que de la paille ; et l’aloès, dans son sol natal, est regardé
comme le bois le plus commun. »
30, page 38. — No vivas en flor, expression proverbiale pour dire : « Ne perds pas ton temps à des choses frivoles. »
31, page 39. — Voici le texte ; le souvenir de Célestin n’est pas tout à fait exact : Est autem Hierosolymis Probatica piscina, quæ cognominatur hebraice Bethsaida… Angelus autem Domini descendebat secundum tempus in piscinam, et movebatur aqua ; et qui prior descendisset in piscinam post motionem aquæ sanus fiebat à quâcumque detinebatur infirmitate.
32, page 43. — Beati pacifici, quoniam filii Dei vocabuntur.
33, page 44 :
- Tel donne à pleines mains qui n’oblige personne :
- La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne.
Ausone a dit :
Gratia quæ tarda est, ingrata est gratia ; namque
Cum fieri properat, gratia grata magis.
Si benè quid facis, facias citò, nam citò factum
Gratum erit. Ingratum gratia tarda facit.
34, page 45. — « La main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit. »
« La main de dessus est préférable à celle de dessous. »
35, page 46. — « Stultius vero nihil est quam famam captare tristitiæ et lacrymas approbare. »
36, page 46. — Macias était gentilhomme du grand maître don Enrique de Villena. Il conçut pour une dame de la suite de ce seigneur une passion violente dont ne purent le guérir ni le mariage de sa bien-aimée, ni les remontrances du grand maître, ni enfin la prison à laquelle il fut condamné. Le mari, poussé par la jalousie, parvint à séduire le gardien de la tour dans laquelle était enfermé son rival, et lui lança par une fenêtre un javelot qui le perça d’outre en outre. Macias chantait en ce moment une romance qu’il avait composée pour sa dame, et expira en prononçant son nom et celui de l’amour. Les deux qualités de troubadour et d’amant firent de lui l’objet d’un culte solennel et presque religieux pour les poëtes de l’époque ; tous le célébrèrent dans leurs ouvrages, et son nom, auquel se joignit le surnom de el Enamorado, désigna longtemps en Espagne un modèle d’amour et de constance.
Macias vivait vers le milieu du xive siècle ; on n’a connu de lui que quatre romances (canciones). L’une d’elles, qui a été conservée, commence par ces vers :
Cativo de minha tristura
Y a todos prenden espanto
E preguntan que ventura
Foy, que me atormenta tanto.
37, page 47. — Servo d’altrui si fa, chi dice ’l suo secreto a chi no lo sa. (Prov. italien.)
38, page 48. — Trota conventos. « Nos anciens poëtes donnaient ce nom aux entremetteuses, nous ne savons pourquoi. » (Note de l’édition espagnole ; Madrid, 1822.)
39, page 48. — Emplumada. Ancien supplice infligé en Espagne aux hommes et aux femmes de mauvaise vie : on les dépouillait de leurs vêtements, on enduisait leur corps de miel, on les couvrait de plumes, puis on les promenait sur un âne dans toute la ville.
40, page 50. — Mal me quieren mis comadres, porque digo las verdades. (Prov. castillan.)
41, page 52.
- Ni se cae el edificio
- Sin avisar la caida.
42, page 52. — Cette phrase précise l’époque à laquelle la Célestine a été écrite : c’était, comme il a été dit dans la préface, pendant ou peu après le célèbre siége de Grenade par les rois catholiques Ferdinand et Isabelle, en 1492.
43, page 53. — Dije le el sueño y la soltura, littéralement : « je lui ai dit le songe et l’explication, » expression proverbiale pour dire : je n’ai négligé aucun moyen de le persuader, je lui ai dit tout ce qui m’est venu à l’idée.
44, page 54. — Blanca était le nom de deux très-petites
monnaies espagnoles valant, l’une un demi-maravédis, c’est-à-dire la soixante-sixième partie du réal de vellon, un peu
moins d’un denier de France ; l’autre, la douzième partie du
réal, ou 5 deniers.
- Le blanc était une monnaie française équivalente à cette
dernière ; on dit encore six blancs pour deux sous et demi.
45, page 54. — Le texte que j’ai traduit par « une mesure »
dit un azumbre, mesure de liquides valant deux litres.
- Arroba, mesure de liquides contenant huit azumbres, ou seize
litres. L’arrobe est aussi un poids valant douze kilogrammes et demi.
46, page 57. — No vayas por lana y vengas sin pluma. Cette expression correspond au proverbe italien : Venuto per lana e andato toso. « Il est venu chercher de la laine et il est parti tondu. »
47, page 57. — Emplumada. Voir la note du deuxième acte, n°39 ci-dessus.
48, page 57. — Expression correspondante en français : « Tu ne serais pas bon cheval de trompette. »
49, page 60. — Le vieux mot français berne, duquel on a fait berner, désignait une sorte d’habillement semblable au sagum des Latins et servant comme lui au supplice redouté par Célestine. Martial a dit :
Ibis ab excusso missus in astra sago.
Les Espagnols traduisent berner par mantear, verbe dérivé de manta, couverture. La berne, autrefois un supplice, n’est plus aujourd’hui qu’une mauvaise plaisanterie tombée en désuétude et qui ne prend guère que les chiens pour victimes.
50, page 60. — Le texte dit : encorozada. Le coroza était un bonnet rond de forme pyramidale faisant partie du costume lugubre dont l’Inquisition revêtait ses victimes. Il était fait en étoffe de laine teinte en jaune et orné de croix de Saint-André, de flammes, de figures diaboliques et grotesques de couleur rouge.
51, page 62. — Traduction libre du proverbe espagnol : meter aguja para sacar reja. « Mettre une aiguille pour retirer une barre de fer. »
52, page 62. — Expression proverbiale. Ruda, rue : plante de la famille des rosacées.
53, page 62. — « À qui en voulait. » (Traduction pudique de Lavardin.)
54, page 65.
Ni desconsuelo mayor
Que hambre en casa vacita.
(Proverbios morales de Alonzo de Barros.)
55, page 66.
User bien de pauvreté,
C’est richesse et félicité.
(Dicton populaire.)
- Ni hay pobre que no sea rico
- Si lo que tiene le basta ;
- Ni acompañan à pobreza
- Respecto ni adulacion.
56, page 66. — El home que cobdicia grandes tesoros allegar para non obrar bien con ellos, maguer los hava, non es ende señor mas siervo, « L’homme qui convoite d’entasser de grands trésors pour n’en pas faire bon usage, bien qu’il les possède, n’en est pas seigneur, mais esclave. »
57, page 67. — Dios os salve, expression employée comme salutation dans le langage familier et pleine d’originalité dans ce passage.
58, page 68. — Dos azumbres, quatre litres.
59, page 70.
- C’est n’être bon à rien que n’être bon qu’à soi.
60, page 70.
- Ni vi mas aspera cosa
- Ni mas blanda que la lengua.
61, page 73. — Les paroles magiques, les oraisons aux saints les plus influents du paradis ont eu de tout temps une grande vertu aux yeux du peuple, et les mendiants de profession, les aveugles, tels que celui qui fit l’éducation de Lazarille de Tormes, étaient des recueils vivants de ces innombrables ensalmos. L’oraison à sainte Apolline, l’une des plus efficaces, était en grand renom ; elle dissipait la rage de dents la plus opiniâtre ; le savant bachelier Samson Carrasco la conseillait à la gouvernante de Don Quichotte ; et plus d’une vieille femme de la Manche la sait encore sur le bout du doigt. La voici :
A la puerta del cielo |
À la porte des cieux |
Que de un dolor de muelas |
|
62, p. 74. — Citation d’une ancienne romance de Bernardo del Carpio :
- Con cartas un mensagero
- El rei al Carpio envió ;
- Bernardo como es discreto,
- De traicion se receló.
- Las cartas echa en el suelo,
- Y al mensagero asi habló :
- Mensagero sois amigo ;
- Non mereceis culpa, non.
63, page 74. — On dit proverbialement en France : « Il ne faut qu’une brebis galeuse pour infecter tout un troupeau. »
Sicut grex totus in agris
Unius scabie cadit et porrigine porci.
64, page 74. — Expression familière espagnole pour dire : « Après vos mauvais traitements, il m’arrivera quelque bonne aubaine. » On pourrait citer comme à peu près analogues en français les phrases suivantes : « Après la pluie le beau temps ; le calme après l’orage. »
65, page 85. — Il y a dans le texte : entre col y col lechuga, laitue entre chou et chou ; expression proverbiale fort usitée en Espagne, mais qui n’a pas d’équivalent en France dans le langage familier. L’origine de ce dicton se retrouverait dans certaine coutume des jardiniers et des maraîchers : une laitue placée entre deux choux croît avec plus de facilité, le développement rapide des feuilles de ses voisins la protège, conserve l’humidité autour de sa racine ; elle s’étend et se nourrit pour ainsi dire à leurs dépens. Ce mode de culture est peu usité ; mais la tradition le maintient encore dans quelques jardins.
66, page 91. — Pétrarque, dans ses lettres familières, raconte qu’Adelecta fut grande magicienne et habile astrologue ; elle fit à son mari et à ses deux fils, Éternio et Albricio, plusieurs prédictions qui se réalisèrent. Étant près de mourir, elle annonça à ses fils ce qui leur devait arriver quand elle ne serait plus, et avertit Éternio de se méfier de Cassano. Cassano était un village voisin de Padoue.
Parvenu à soixante ans et pensant toujours aux dernières paroles de sa mère, Éternio fit un voyage à Milan, dont les habitants, indignés de ses méfaits et de sa cruauté, lui avaient juré une haine mortelle. Il fut reconnu, poursuivi et cerné sur un des ponts de la ville. Il sut alors que ce pont se nommait Cassano ; tentant un dernier effort pour échapper à ses ennemis, il piqua son cheval et s’élança dans le fleuve en s’écriant : « Inévitable destin ! fatale prédiction ! funeste Cassano ! » Son cheval l’apporta mourant jusqu’au rivage : ses ennemis le saisirent et l’achevèrent.
67, page 93. — Para frisado. Le drap frisé était un drap à longs poils, fort recherché.
68, page 94. — Alcibiade s’était retiré en Perse, où il fut tué à coups de flèches par ordre du satrape Pharnabaze. Calixte raconte une anecdote dont l’histoire ne fait aucune mention et dont il me serait difficile de citer le héros, qui n’est positivement pas Alcibiade. La Célestine renferme quelques incorrections de ce genre qui témoignent de la précipitation avec laquelle elle a été écrite.
69, page 98. — Polyxène était fille de Priam et d’Hécube, et fiancée d’Achille.
70, page 101. — « On ne prend pas des mouches avec du vinaigre. » (Proverbe français correspondant.)
71, p. 106. — Uno como rocadero pintado. Célestine fait allusion au coroza. (Voir la note 50.)
72, page 107. — On trouve dans le Dictionnaire de Bayle de curieuses recherches sur les actes de sorcellerie attribués à Virgile par un grand nombre d’écrivains anciens. L’un d’eux, Albert de Eib, auteur d’un livre intitulé Marguerite poétique, raconte l’histoire d’une courtisane romaine, « laquelle ayant suspendu Virgile à un étage d’une tour dans une corbeille, il fit éteindre, pour s’en venger, tout le feu qui estoit à Rome, sans qu’il fût possible de le rallumer si l’on ne l’alloit prendre ès parties secrètes de cette moqueuse et ce encore de telle sorte que, ne pouvant se communiquer, chacun estoit tenu de l’aller voir et visiter. »
Un poëte toulousain, Gratian du Pont, cite cette dernière aventure dans un livre imprimé en 1534 et ayant pour titre Controverses du sexe féminin et masculin :
Que dirons-nous du bonhomme Virgile,
Que tu pendis si vrai que l’Évangile
Dans ta corbeille jadis en ta fenestre.
Dont tant marri fut qu’estoit possible estre ?
A lui qui estoit homme de grand honneur
Ne fis-tu pas un très-grand deshonneur ?
Hélas ! si feis, car c’estoit dedans Rome
Que là pendu demeura le pauvre homme,
Par ta cautelle et ta déception,
Un jour qu’on fit grosse procession
Parmy la ville, donc dudit personnage
Qui ne s’en rit ne fut réputé sage.
Beaucoup d’écrivains espagnols ont accueilli cette fable, et je l’ai retrouvée dans un poëme du célèbre Juan Ruiz, archi-prêtre de Hita (commencement du xive siècle), et dans le Corbacho, ó libro de los vicios de las malas mugeres, livre aujourd’hui d’une extrême rareté, fort remarquable, rempli d’anecdotes piquantes et quelque peu scandaleuses, écrit un siècle plus tard et vers l’époque où parut la Célestine, par l’archiprêtre de Talavera, Alonzo Martinez de Toledo. Voici ces deux passages :
Al sabidor Virgilio, como dise en el texto,
Engañó le la dueña, cuando lo colgó en el cesto,
Coidando que lo sobia á su torre for esto.
Quien vido Virgilio, hombre de tanta acucia é sciencia qual nunca de magica arte ni sciencia otro tal se supo ni se vido ni se falló… que estuvó in Roma colgado de una torre á una ventana en vista de todo el pueblo romano : solo por decir y porfiar que su saber era tan grande que muger en el mundo no le podria engañar ? E aquella que lo engaño presumió contra su presuncion vana como le enganaria… Pues Virgilio sin penitentia no la dejó, que atagar fizo en una hora por arte mágica todo el fuego de Roma, é vinieron á encender á ella todos fuego, que el fuego que el uno encendia no aprovechaha á otro, en tanto que todos vinieron á encendre en su vergonzoso lugar.
73, page 107. — Beati qui persecutionem patiuntur propter justitiam, quoniam ipsorum est regnum cœlorum.
74, page 110. — Proverbe italien : Fare come il can dell’ ortolano, che non mangia dei cavoli e non ne lascia mangiar altrui. « Faire comme le chien du jardinier, qui ne mange pas de choux et ne veut pas qu’on en mange. » Lucien cite souvent un proverbe grec qui correspond à celui qui précède : « C’est un chien sur de l’orge, etc. » Une comédie de Lope de Vega porte pour titre El Perro del ortelano.
75, page 112. — Expression populaire pour dire : Tu ne t’enrichiras jamais.
76, page 113. — Le proverbe français, plus laconique, dit : « Souris qui n’a qu’un trou est bientôt prise. »
77, page 113. — Un vieux proverbe espagnol dit : Compañia de uno, compañia de ninguno ; compañia de dos, compañia de Dios ; compañia de tres, compania de reyes ; compañia de quatro, compañia del diablo.
78, page 113. — Ancien proverbe qui a servi de sujet à une comédie de Tirso de Molina, intitulée El Vergonzoso en Palacio.
79, page 115. — Régnier a dit aussi :
Corsaires à corsaires,
L’un l’autre s’attaquant, ne font pas leurs affaires.
Mais ce n’est pas le sens donné au proverbe par Célestine : les corsaires s’entendent entre eux et se connaissent mutuellement.
80, page 116. — Lavardin a traduit : au gros commandeur.
81, page 117. — No quiero en este mundo sino dia y vito, y parte en paraiso. Ceci ne se traduit pas et se devine suffisamment.
82, page 120. — Le texte dit : No digo mas en esto sino que se eche otra sardina al mozo de caballos, pues, etc. « Je pense qu’il faut servir une autre sardine au palefrenier, puisque, etc. » Il m’a été impossible de connaître le sens réel de cet idiotisme, et je l’ai remplacé par celle de nos expressions familières qui m’a semble le plus conforme à la pensée de l’auteur.
83, page 125. — « Qui est toujours un an premier qu’il puisse avoir chausses : et quand son maistre lui en fait tailler, il voudroit qu’en un quart d’heure elles fussent prestes. » (Commentaire ajouté par Lavardin dans sa traduction.)
84, page 125.
Ni todo lo que parece oro
Es mas que la aparencia.
(Proverbios morales de Alonzo de Barros.)
85, page 127. — « M’étant promptement déshabillé, je m’empresse de remplir mes mains de la pommade de la boîte, j’en frotte toutes les parties de mon corps, et je m’efforce de balancer mes bras pour prendre l’essor d’un oiseau. Mais au lieu de duvet et de plumes, mes poils épaississent comme du crin ; ma peau, si délicate, se durcit comme du cuir ; les doigts de mes pieds et de mes mains se réunissent et se terminent par un sabot de corne, du bout de mon échine sort une longue queue ; ma tête devient énorme, ma bouche s’agrandit, mes narines s’ouvrent, mes lèvres sont pendantes, mes oreilles s’allongent prodigieusement et se garnissent d’un poil hérissé. »
86, page 130. — Le proverbe français dit : « Qui manie le miel s’en lèche les doigts. »
87, page 130. — Les anciens fixaient à trois verres de
vin les limites de la tempérance : le premier était pour la
santé, le second pour le plaisir, et le troisième pour le sommeil.
Mais cette opinion n’était pas générale, et Ausone a
dit (Idyll, xi) : Ter bibe, vel toties ternos sic mystica lex est.
- Sapientis viri super mensam celebre dictum est. Prima, inquit,
cratera at sitim pertinet, secunda ad hilaritatem, tertia ad voluptatem, quarta ad insaniam. (Apuleius Floridis.)
88, page 131. — Il y a ici un jeu de mots intraduisible, trois et treize s’expriment en espagnol d’une manière à peu près semblable : tres, trece.
89, page 133. — Buenas son mangas pasada la Pascua. On appelait mangas les cadeaux qui se faisaient aux grandes fêtes de l’année, comme Pâques et Noël, aux réjouissances publiques ou à l’avénement d’un nouveau roi.
90, page 137. — « Ou le dormir sur la dure en repos d’esprit qu’en un lict d’or avec ennuy. » (Traduction et Commentaires de Lavardin.)
91, page 138. — Il est presque inutile de dire que la dévote pudeur du sire de Lavardin ne lui a pas permis de conserver les expressions injurieuses que l’auteur a mises ici en profusion dans la bouche de Célestine. Il a fait à sa conscience et à la puissance religieuse le sacrifice de tout ce passage et de ceux qui suivent, qu’il a entièrement changés, et traduits dans un sens tout à fait opposé à l’original.
92, page 140. — « J’ai un instinct si grand pour connaître les vins, qu’il me suffit d’en sentir un du nez pour dire son pays, sa naissance, son âge, son goût, toutes ses circonstances et dépendances. »
- (Sancho à l’écuyer du Bocage, Don Quichotte, IIe partie, ch. xiii.)
93, page 143. — …Per quietem vidisse se exponit speciem draconis oblatam herbam ferentis ore, quam veneni remedium esse monstrasset… Inventam deindè, vulneri imposuit protinùsque dolore finito, intra breve spatium cicatrix quoque obducta est.
94, page 153. — Un roe-santos, un roe-altares, expressions familières pour dire un bigot, un faux dévot.
95, page 155. — Caton le Censeur a dit le premier :
- Os unum Natura duas formavit et aures
- Ut plus audiret quam loqueretur homo.
- Os unum Natura duas formavit et aures
Nabi-Effendi, poëte turc très-estimé, écrivait à la fin du xviie siècle :
- « La nature, qui ne nous a donné qu’un seul organe pour
la parole, nous en a donné deux pour l’ouïe, afin de nous apprendre qu’il faut plus écouter que parler. »
96, page 157. — Certain livre intitulé l’Aviceptologie française et quelques ouvrages sur la chasse nous apprennent qu’au temps ou les perdrix abondaient dans nos campagnes, le bœuf artificiel était un moyen fort usité pour les pousser dans les pièges. Le chasseur occupait debout la partie antérieure de l’appareil, fabriqué en carton et en toile peinte ; la partie postérieure, c’est-à-dire le ventre et le train de derrière, était suspendue sur ses épaules au moyen de bretelles.
97, page 157. — Notre proverbe français : « Les conseilleurs ne sont pas les payeurs » a le même sens.
98, page 162. — Tomar calzas de Villadiego, ou plus simplement : tomar las de Villadiego. « Prendre les chausses de Villadiego. » Parmeno répond : « Je porte des chausses et même des brodequins du lieu que tu dis. » Ce passage ne pouvait être traduit littéralement.
99, page 172.
Voyez le vieux renard, toujours renard demeure,
Bien qu’il change de poil, de place et de demeure.
100, page 174. — Expression familière : Ne plus rien posséder, être réduit à rien, être à sec.
101, page 175. — Buena manderecha, littéralement : une bonne main droite ; vieux mot du style figuré.
102, page 175.
Ni todo lo que parece oro
Es mas que la aparencia.
(Proverbios morales de Alonzo de Barros.)
103, page 175. — Vieux dicton populaire dont je n’ai pu trouver le complément. Nous avons l’analogue dans le langage vulgaire : « Ni vu ni… »
104, page 178. — Expression familière : Ne m’irrite pas, ne lasse pas ma patience.
105, p. 181. — Le texte dit : mozo de espuelas, littéralement valet d’éperons. On appelait ainsi le valet qui marchait à pied à côté du cheval.
106, page 184.
Ni puede dar gran caida
Aquel que poco subio.
(Proverbios morales de Alonzo de Barros.)
107, page 188. — Il y a dans le texte : « Il a raison de le manger avec son pain. »
108, page 189. — C’est ici, à partir des mots : « Nous as-tu entendus », qu’ont été introduites par l’auteur dans la deuxième édition (Salamanque, 1500) les scènes nouvelles qui forment la fin du quatorzième acte, le quinzième, le seizième, le dix-septième, le dix-huitième et presque tout le dix-neuvième, jusqu’aux mots : « Tenez-vous, seigneur, à l’échelle… »
109, page 190. — Tresquilan me en consejo, y no lo saben en mi casa. Expression proverbiale.
110, page 191. — Allusion au proverbe espagnol : A falta de hombres buenos, mi padre es alcade. « Faute d’hommes de bien, mon père est alcade. »
111, page 192. — Calixte commet une erreur : ce ne furent pas les tribuns, ce fut Manlius Torquatus lui-même qui donna les ordres auxquels son fils désobéit.
112, page 195. — Cet acte a lieu quelques jours après le précédent. Areusa ignore cependant la mort de Sempronio et de Parmeno, ce qui est peu vraisemblable, mais ce qui est nécessaire à l’action. Ce sont là des licences auxquelles on est accoutumé depuis des siècles.
113, page 202. — Cet acte a lieu après la première entrevue de Calixte et de Mélibée.
114, page 203.
- Ni falta quien a Lucrecia
- La arguya que no fue casta,
- (Proverbios morales de Alonzo de Barros.)
115, page 205. — Myrrha était fille de Cynire, roi de Chypre. Ovide (Mét. x) dit qu’éprise d’un amour criminel pour son propre père, elle parvint au but de ses désirs à la faveur de la nuit, dans le temps qu’une fête séparait la reine de son mari ; que Cynire, ayant fait apporter de la lumière, la reconnut et voulut la tuer. Myrrha se réfugia dans les déserts de l’Arabie, où les dieux la changèrent en l’arbre qui produit la myrrhe.
116, page 205. — Canacé, fille d’Éole, ayant secrètement épousé son frère Macarée, mit au monde un fils qu’Éole, indigné, fit manger à ses chiens. Elle se tua avec un poignard que lui envoya son père.
117, page 205. — Thamar était fille de David et de Maacha. Amnon, son frère, conçut pour elle une passion criminelle ; désespérant de la satisfaire, il feignit d’être malade et lui fit violence lorsqu’elle vint le voir.
118, page 208. — Proverbe arabe.
119, page 209. — Vieille ressource scénique toujours renouvelée et toujours nouvelle.
120, page 210. — « … aime son chien. » J’ai traduit textuellement. On voit que le dicton est de vieille date.
121, page 211. — Voir la note 95.
122, page 216. — Ce dicton correspond à l’expression française : À d’autres, portez ailleurs vos coquilles.
123, page 225. — Ces mots : « Tenez-vous, seigneur, à l’échelle, » faisaient suite, dans la première édition, à ceux « Nous as-tu entendus ? » dits par Mélibée dans le quatorzième acte (voir la note 108). Tout ce qu’on vient de lire, entre ces deux répliques, a été introduit par l’auteur dans la deuxième édition, ainsi qu’il l’explique dans le prologue.
124, page 229. — Le texte dit navios. Il faut traduire barques pour être d’accord avec l’opinion des commentateurs qui placent à Tolède le lieu de la scène de la Célestine, Le Tage, en effet, à Tolède, ne porte que des batelets de pêcheurs.
125, page 230. — C’est Nicomède II, fils de Prusias II, qui tua son père pour lui succéder.
126, page 230. — Hérode fit étrangler deux de ses fils, Aristobule et Alexandre, et tuer sa femme Marianne.
127, page 230. — Constantin fit tuer son beau-frère, son neveu, son beau-père, Crispe, son fils, et Fausta, sa femme.
128, page 230. — J’ignore ce que fit Laodice.
129, page 230. — Cette érudition de collège a, ici surtout, quelque chose de déplacé. Il est peu naturel qu’une jeune fille qui vient de perdre son amant, qui forme le projet de se tuer sous les yeux de son père, aille demander à la science des consolations ou des exemples ; dans un moment aussi solennel, c’est bien assez du cœur : la mémoire et la tête ne sont plus rien.
Du reste cette affectation, qu’on peut bien traiter de ridicule, est familière aux écrivains des xvie et xviie siècles, et particulièrement aux Espagnols. Chez l’auteur de la Célestine, bachelier, juriste, savant par état, elle se comprend encore ; chez Cervantes, homme d’esprit, l’ennemi et le frondeur de tous les ridicules, elle est moins pardonnable : Le Don Quichotte cependant renferme dans un de ses épisodes, celui, je crois, du Curieux malavisé, une longue tirade du genre de celle que débite ici Mélibée, et que M. Viardot a cru devoir supprimer dans sa traduction. Malgré l’autorité d’un pareil exemple, je n’ai pas voulu l’imiter. C’est un caractère d’originalité qu’il est du devoir du traducteur de conserver ; il peut être ennuyeux pour le lecteur qui ne s’attache qu’au roman, mais pour celui qui étudie l’esprit de l’ouvrage, c’est un sujet d’observation. Je ne dirai pas que ces quelques lignes savantes, placées dans la bouche de Mélibée, soient une preuve précieuse de l’instruction des femmes à cette époque, à comparer avec leur ignorance avérée pendant les siècles qui ont suivi : ce serait avancer une théorie fort sujette à contestation ; et cependant Fernando de Rojas s’est montré trop intelligent dans toute l’étendue de son œuvre, pour commettre ainsi une bévue dans le seul but de se montrer instruit.
130, page 232. — Le texte dit : A muertos y á idos… citation incomplète du proverbe espagnol : A muertos y á idos no hay amigos.
131, page 237. — Tout ce savant passage se retrouve
dans Pétrarque (Epistolæ familiares, lib. ii, ep. i). On peut
remarquer, du reste, que Rojas ne l’a cité que de souvenir et
que sa mémoire lui a été assez peu fidèle pour lui faire attribuer
à Xénophon les paroles de Paul Emile : Ne quem dolor ille
fregisset quam ipse fractus esse videretur.
- « Xenophon filii mortem nuntiatam, sacrificium (cui tunc intererat)
non omisit. Coronam tantum quam capite gestabat deposuit, max interrogans diligentiùs, atque audiens quod strenue pugnans cecidisset ; coronam ipsam capiti reposuit, ut ostenderet de cuiquâ morte non dolendum, ni turpiter et ignare morientis. — Anaxagoras mortem filii nuntianti : Nihil, inquit, novum aut inexpectatum audio ; ego enim, cum sim mortalis, sciebam ex me genitum esse mortalem. »
132, page 237. — Pétrarque raconte ce fait dans ses Lettres familières (lib. ii, ep. 13). Lambas d’Auria, l’un des ancêtres du célèbre André d’Auria, commandait la flotte génoise dans un combat contre les Vénitiens. Son fils reçut près de lui une blessure mortelle, et sa chute répandit le désordre et la consternation parmi l’équipage de sa galère. Le doge accourut : « À quoi servent les larmes ! s’écria-t-il, il faut combattre, » et saisissant dans ses bras le corps de son fils, il le lança à la mer en ajoutant : « Si tu étais mort dans ta patrie, elle ne t’aurait pas donné une sépulture plus honorable. »
133, page 239. — Voir sur Macias la note 36.
TABLE
- ↑ La première édition de cette traduction de la Célestine a
été publiée, en 1841, par l’éditeur Charles Gosselin. Voici
ce qu’a bien voulu en dire, deux ans après, M. Charles Magnin,
de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (Journal
des Savants, avril 1843) :
« Nous venons bien tard pour apprécier cette traduction, dont le succès n’a pas attendu nos éloges ; mais il est toujours temps de parler de la Célestine, livre classique, et qui, peut-être, a contribué plus qu’aucun autre à fixer la prose espagnole.
« Nous connaissons peu d’ouvrages qui aient joui, auprès des contemporains, d’une vogue plus générale et plus populaire, peu qui aient ensuite excité, entre les érudits et les critiques, autant de controverses et de débat… » - ↑ Guerra de don Carnal y de doña Quaresma.
- ↑ Las Bodas de don Melon de la Huerta con la hija de don Endrino y de doña Rama, « les Noces de don Melon du Verger avec la fille de don Prunier de Damas et de dame Branche, » petit ouvrage burlesquement dramatique, en cinq autos, écrit en vers hexamètres et pentamètres (1345).
- ↑ Dialogo entre el Amor y un Viejo. Dialogo pastoril entre Mingo Revulgo y Gil Arribato.
- ↑ Chronicas.
- ↑ Eglogas.
- ↑ Discours historique sur les origines du théâtre espagnol.
- ↑
Cette date non contestable résulte d’une allusion à ce
grand fait de guerre dans le troisième acte : « Qu’on te dise :
La rivière est gelée, la foudre est tombée, Grenade est prise, le roi vient aujourd’hui… Y aura-t-il là de quoi te surprendre ? » - ↑ Il est peu probable qu’une œuvre inachevée ait été livrée
à l’impression, et ce n’a pu être, en admettant cette opinion,
que très-peu d’années avant 1492, puisque le premier
ouvrage sorti des presses, en Espagne, est l’édition catalane
du Tiran le blanc, de Juan Martorell (Valence, 1480, in-folio).
Moratin, dans son Discours historique, dit positivement :
« Quelque temps auparavant courait manuscrite, parmi les curieux, toute la partie qui compose le premier acte. » - ↑ Juan de Mena mourut en 1456. On a conservé de lui un poëme intitulé el Laberinto, ô las Trescientas Coplas, et deux élégies : Muerte del Conde de Niebla et Muerte de Lorenzo Davalos.
- ↑
Il est utile de rappeler ici que l’art de l’imprimerie ne
s’introduisit en Espagne que vers 1480, quarante ans après
l’invention. En 1485, des « officines » étaient établies à Burgos
et à Séville ; en 1486, à Tolède ; en 1492, à Salamanque.
La scène de notre tragi-comédie est à Tolède, et il
est à remarquer qu’aucune édition ne fut faite en cette ville.
Des commentateurs disent que l’auteur habita d’abord Burgos,
puis Salamanque, ce qui explique l’origine des deux premières
éditions.
M. de Soleinne n’osait pas croire que l’édition qu’il possédait fût la première, et il pensait que ce pouvait être une réimpression clandestine. Je crois en avoir bien nettement précisé le véritable mérite. Quant à la clandestinité, je ne m’explique pas le doute de M. de Soleinne, et le nom aussi bien que la griffe du célèbre imprimeur Fadrique Aleman me semblent repousser péremptoirement ce soupçon.
Je ne sais en quelles mains, depuis la dispersion de la belle collection dramatique de M. de Soleinne, se trouve aujourd’hui ce livre précieux. - ↑ Cet acrostiche forme les mots suivants : EL BACHJLER FERNANDO DE ROIAS ACABO LA COMEDIA DE CALYSTO Y MELYVEA E FVE NASCYDO EN LA PVEVLA DE MONTALVAN. L’un des traducteurs italiens, Alfonso Hordoñez (1505), a scrupuleusement conservé ce jeu d’esprit, en reproduisant en vers italiens les onze strophes de l’original. Je n’ai pu me dispenser de faire de même. On trouvera, à la suite de la lettre de l’auteur à un de ses amis, l’acrostiche reproduit en un même nombre de lignes, sinon de vers, dans les termes suivants : LE BACHELIER FERNAND DE ROJAS ACHEVA LA COMÉDIE DE CALISTE ET MÉLIBÉE, ET NAQUIT DANS LE BOURG DE MONTALVAN.
- ↑ « Ne me blâmez pas si en mettant fin à cette œuvre je n’y ai pas apposé mon nom ; mais je suis juriste, et quoique ce soit œuvre discrète, elle est étrangère à ma faculté ; quiconque me connaît pourra dire que je ne l’ai pas faite pour me distraire de mes études principales (qui m’intéressent beaucoup, comme c’est la vérité), mais, plutôt, que pour m’occuper de ce nouveau travail, il m’a fallu négliger l’étude des droits. »
- ↑ De cette opinion est Lorenzo Palmireno, auteur d’un livre intitulé Hypothiposes clarorum virorum, et cité par Nicolas Antonio.
- ↑ Nicolas Antonio fait remarquer en effet que le style de Mena aussi bien que le style de son siècle sont fort différents de celui de la Célestine.
- ↑ Ce motif, il l’attribue lui-même à son devancier supposé : « Et cependant, dans la crainte des détracteurs et des mauvaises langues, qui savent mieux blâmer qu’imiter, il voulut cacher son nom. » Cette phrase, qui se trouve dans la préface de Rojas, ne peut-elle être prise comme une allusion directe à la position qu’il s’est faite ?
- ↑
Moratin, et après lui don Léon Amarita, auteur de
l’édition moderne de 1822, ont écrit que Rojas ne consacra à
ce travail que quinze jours de vacances, qui, ajoute Moratin, ne
pouvaient être mieux employés.
Il importe de relever l’erreur à laquelle ces deux écrivains se sont laissé entraîner ; quelques jours de plus n’ôteront rien au mérite de Rojas ; j’ai cité plus haut sa lettre à un ami :
« Qu’on sache que non-seulement j’ai passé à cela quinze jours de vacances, mais plus de temps encore, et d’un temps moins agréable. » - ↑ La Célestine est aujourd’hui du nombre de ces mythes populaires qu’éternise la tradition, et en Espagne, dans le langage familier, les polvos de la madre Celestina sont aussi célèbres que la merveilleuse poudre de perlimpinpin de nos escamoteurs. Il y a une pièce à spectacle de don Eugenio Hartzembusch, imitation des Pilules du Diable, qui porte ce titre : los Polvos de la madre Celestina.
- ↑ M. Philarète Chasles. (Journal des Débats, 3 octobre et 12 novembre 1839.)
- ↑
Cervantès, dans l’un des sonnets burlesques qui précèdent
le Don Quichotte, dit que la Célestine serait un livre divin
s’il voilait un peu plus l’humanité.
- ………Celesti —
- Libro en mi opinion divi —
- Si encubriera mas lo huma —
Alejo Vanega, se plaignant des maux que causait une semblable lecture, voulait qu’on écrivît Scelestina plutôt que Celestina. (Tractado de ortographia, part. ii, cap. 3.) - ↑ Sismondi, Littérature du Midi.
- ↑ M. Lottin de Laval dit, dans un roman intitulé les Galanteries du maréchal de Bassompierre : « Tragi-comédie imprimée en France sous François Ier une chose infâme, digne de l’Aretin, qui pourtant faisait les délices de la cour, tant les mœurs étaient dissolues. » Cette note de M. Lottin de Laval me porte à croire qu’il n’a pas lu la Célestine.
- ↑
Exemplaire de la bibliothèque Mazarine (Anvers, 1539).
— A dom Emforis Onesipo.
Même bibliothèque (Anvers, 1599). — Dominicus Barnabas Turgot, episcopus Sagiensis, 1717.
Bibliothèque Richelieu, exemplaire de l’édition de Séville, 1401. — Société de Jésus. - ↑ Stampata per Pietro Nicolini da Sabio, m d xxxv.
- ↑
Alla illustrissima madonna : madonna Gentile Feltria
de Campo-Fregoso, madonna sua observantissima…
Per Alfonso Hordognez, familiare della santita di nostro signore Julio papa secundo. Ad instantia della illustrissima madonna Gentile Feltria di Campo-Fregoso. - ↑
Moratin a donné une liste de vingt-huit éditions publiées
en espagnol pendant le xvie siècle et la première moitié
du xviie. Les recherches de M. Charles Magnin et les
miennes portent cette liste à quarante-six éditions :
1499, Burgos, in-4. — 1500, Salamanque. — 1501, Séville, par Stanislas Polono, in-4. — 1502, Séville. in-4. — 1502, Salamanque, in-4. — 1514, Valence, in-4 (gothique oblong). — 1514, Milan, par Tanotti da Cartrone. — 1515, Venise. — 1523, Séville. — 1525, Séville. — 1525, Venise. — 1526, Tolède, in-4. — 1529, Valence, par Juan Viñao. — 1531, Venise, in-8 gothique. — 1534, Venise, in-8 gothique, par Estefano Sabio. — 1534, Séville. — 1535, Venise. — 1536, Séville, in-8 gothique. — 1538, Tolède, in-4 gothique, par Juan de Ayala. — 1538. Gênes. — 1539, Seville. — 1539, Anvers, petit in-8 gothique (voir un exemplaire hérissé de notes à la bibliothèque Mazarine). — 1540, Medina del Campo, petit in-8 gothique ; le titre porte Carolus V imperator. — 1545, Saragosse, in-8. — 1545, Anvers, in-12. — 1553, Venise, Gabriel Giolito, corrigée par Alonso de Ulloa (impresa en guisa hasta aqui nunca vista). — 1556, Venise. — 1558, Salamanque, par Juan Sunta. — 1563, Alcala, in-12, par Francisco de Cormelias. — 1566, Barcelone. — 1569, Alcala, in-12, par Francisco de Robles. — 1569, Salamanque, par Martin Mares. — 1570, Salamanque, par Mathias Gast. — 1571, Cuenca, par Juan de Canova. — 1573, Tolède, in-12 oblong. — 1575, Valence. — 1591, Alcala, par Fernando Ramirez. — 1595, 1599, 1601, Anvers, officina Plantiniana. — 1601, Madrid, Andrès Sanchez. — 1607, Saragosse, in-12. — 1619, Madrid, in-12. — 1632, Madrid, in-12. — 1633, Pampelune, texte et traduction française en regard, par Charles Labayen. — 1633, Rouen, et 1634, Rouen, sur deux colonnes, texte et traduction française en regard, par Charles Osmond. — Enfin une édition moderne donnée à Madrid, en 1822, par Leon Amarita, avec une bonne préface, des notes et des variantes. - ↑ Paris, 1527, traduction de l’italien en français, par Galliot du Pré, in-8. Lyon, 1529, par Claude Nourry.
- ↑ Augsbourg, 1520, in-4o.
- ↑ Londres, in-folio, sous le titre : The spanish bawd represented in Celestina.
- ↑ « La raison de la déraison qu’à ma raison vous faites affaiblit tellement ma raison qu’avec raison je me plains de votre beauté. »
- ↑ Venise, 1536.
- ↑ Anvers, 1534, in-8, et 1599, in-12.
- ↑ Tolède, 1539.
- ↑ Pornoboscodidascalus latinus : de lenonum, lenarum, conciliatricum, servitiorum dolis, veneficiis, machinis plus quam diabolicis, de miseriis juvenum incautorum, qui florem ætatis amoribus inconcessis addicunt, de miserabili singulorum periculo et omnium interitu.
- ↑ L’auteur du Dialogo de las lenguas, savant critique qui vivait sous le règne de Charles-Quint, a dit aussi de la Celestine que la langue espagnole ne possédait aucun livre d’un style plus naturel, plus pur et plus élégant.
- ↑ Édition de Séville, 1501.