Le Monde comme volonté et comme représentation/Texte entier/Tome 1

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. i-438).
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LE MONDE
COMME VOLONTÉ
ET

COMME REPRÉSENTATION

PAR
ARTHUR SCHOPENHAUER
TRADUIT EN FRANÇAIS PAR
A. BURDEAU
Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie


TOME PREMIER



SIXIÈME ÉDITION


PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, boulevard saint-germain, 108

1912


NOTE DU TRADUCTEUR


Le traducteur s’acquitte d’un devoir en remerciant ici MM. DUBUC et BLERZY, qui l’ont grandement aidé dans sa tâche.




LE MONDE
COMME VOLONTÉ
ET
COMME REPRÉSENTATION



LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN


AUTRES OUVRAGES DE SCHOPENHAUER
TRADUITS EN FRANÇAIS

Pensées et fragments. 1 vol. in-16. 24e édition. Traduit par J. Bourdeau 
 2 fr. 50
Essai sur le libre arbitre. 1 vol. in-16. 11e édition. Traduit et précédé d’une introduction par Salomon Reinach 
 2 fr. 50
Le fondement de la morale. 1 vol. in-16. 9e édition. Traduit par M. A. Burdeau 
 2 fr. 50
Le monde comme volonté et comme représentation. 3 vol. in-8, 5e édition. Traduit par A. Burdeau 
 2 fr. 50

PARERGA ET PARALIPOMENA
Aphorismes sur la sagesse dans la vie. 1 vol. in-8, 9e édition. Traduit par Cantacuzène 
 5 fr. 1»
Écrivains et style. 2e édition. 1 vol. in-16. Trad. par A. Dietrich
 2 fr. 50
Sur la religion. 2 édition. 1 vol. in-16. Trad. par A. Dietrich
 2 fr. 50
Philosophie et philosophes. 2 édit. 1 vol. in-16. Traduit par A. Dietrich
 2 fr. 50
Éthique, droit et politique. 1 vol. in-16, Traduit par A. Dietrich
 2 fr. 50
Métaphysique et esthétique. 1 vol. in-16. Trad. par A. Dietrich
 2 fr. 50
Philosophie et science de la nature. 1 vol. in-16. Traduit par A. Dietrich
 2 fr. 50
Fragments d’histoire de la philosophie. 1 vol. in-16, traduit par A. Dietrich
 2 fr. 50
Essai sur les apparitions et Opuscules divers. 1 vol. in-16. Traduit par A. Dietrich
 2 fr. 50 (Sous presse)

OUVRAGES SUR SCHOPENHAUER
La philosophie de Schopenhauer, par Th. Ribot 1 vol. in-16, 11e édition. 
 2 fr. 50
L’optimisme de Schopenhauer. Étude sur Schopenhauer, par S. Rzewuski. 1 vol. in-16 
 2 fr. 50
Schopenhauer, par Th. Ruyssen, professeur à l’Université de Bordeaux. 1 volume in-8 de la collection Les Grands Philosophes 
 7 fr. 50

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION




Si l’on veut lire ce livre de la manière qui en rend l’intelligence aussi aisée que possible, on devra suivre les indications ci-après.

Ce qui est proposé ici au lecteur, c’est une pensée unique. Néanmoins, quels qu’aient été mes efforts, il m’était impossible de la lui rendre accessible par un chemin plus court que ce gros ouvrage. — Cette pensée est, selon moi, celle que depuis si longtemps on recherche, et dont la recherche s’appelle la philosophie, celle que l’on considère, parmi ceux qui savent l’histoire, comme aussi introuvable que la pierre philosophale, comme si Pline n’avait pas dit fort sagement : « Combien il est de choses qu’on juge impossibles, jusqu’au jour où elles se trouvent faites. » (Hist. nat., VII, 1.)

Cette pensée, que j’ai à communiquer ici, apparaît successivement, selon le point de vue d’où on la considère, comme étant ce qu’on nomme la métaphysique, ce qu’on nomme l’éthique, et ce qu’on nomme l’esthétique ; et en vérité, il faut qu’elle soit bien tout cela à la fois, si elle est ce que j’ai déjà affirmé qu’elle était.

Quand il s’agit d’un système de pensées, il doit nécessairement se présenter dans un ordre architectonique : en d’autres termes, chaque partie du système en doit supporter une autre, sans que la réciproque soit vraie ; la pierre de base supporte tout le reste, sans que le reste la supporte, et le sommet est supporté par le reste, sans supporter rien à son tour. Au contraire, lorsqu’il s’agit d’une pensée une, si ample qu’elle soit, elle doit s’offrir avec la plus parfaite unité. Sans doute, pour la commodité de l’exposition, elle souffre d’être divisée en parties ; mais l’ordre de ces parties est un ordre organique, si bien que chaque partie y contribue au maintien du tout, et est maintenue à son tour par le tout ; aucune n’est ni la première, ni la dernière ; la pensée dans son ensemble doit de sa clarté à chaque partie, et il n’est si petite partie qui puisse être entendue à fond, si l’ensemble n’a été auparavant compris. — Or il faut bien qu’un livre ait un commencement et une fin, et il différera toujours en cela d’un organisme ; mais, d’autre part, le contenu devra ressembler à un système organique : d’où il suit qu’ici il y a contradiction entre la forme et la matière.

Cela étant, il n’y a évidemment qu’un conseil à donner à qui voudra pénétrer dans la pensée ici proposée : c’est de lire le livre deux fois, la première avec beaucoup de patience, une patience qu’on trouvera si l’on veut bien croire bonnement que le commencement suppose la fin, à peu près comme la fin suppose le commencement, et même que chaque partie suppose chacune des suivantes, à peu près comme celles-ci la supposent à leur tour. Je dis « à peu près », car cela n’est pas exact en toute rigueur, et l’on n’a de bonne foi rien négligé de ce qui pouvait faire comprendre d’emblée des choses qui ne seront entièrement expliquées que par la suite, ni rien en général de ce qui pouvait contribuer à rendre l’idée plus saisissable et plus claire. On aurait même pu atteindre jusqu’à un certain point ce résultat, s’il n’arrivait pas tout naturellement que le lecteur, au lieu de s’attacher exclusivement au passage qu’il a sous les yeux, s’en va songeant aux conséquences possibles ; ce qui fait qu’aux contradictions réelles et nombreuses qui déjà existent entre la pensée de l’auteur, d’une part, et les opinions du temps et sans doute aussi du lecteur, d’autre part, il peut s’en venir ajouter d’autres, supposées et imaginaires, en assez grand nombre pour donner l’air d’un conflit violent d’idées à ce qui en réalité est un malentendu simple : mais on est d’autant moins disposé à y voir un malentendu, que l’auteur est parvenu à force de soins à rendre son exposé clair et ses expressions limpides au point de ne laisser aucun doute sur le sens du passage qu’on a immédiatement sous les yeux, et dont cependant il n’a pu exprimer à la fois tous les rapports avec le reste de sa pensée. C’est pourquoi, comme je l’ai déjà dit, la première lecture exige de la patience, une patience appuyée sur cette idée, qu’à la seconde fois bien des choses, et toutes peut-être, apparaîtront sous un jour absolument nouveau. En outre, en s’efforçant consciencieusement d’arriver à se faire comprendre pleinement et même facilement, l’auteur pourra se trouver amené parfois à se répéter : on devra l’excuser sur la difficulté du sujet. La structure de l’ensemble qu’il présente, et qui ne s’offre pas sous l’aspect d’une chaîne d’idées, mais d’un tout organique, l’oblige d’ailleurs à toucher deux fois certains points de sa matière. Il faut accuser aussi cette structure spéciale, et l’étroite dépendance des parties entre elles, si je n’ai pu recourir à l’usage, précieux d’ordinaire, d’une division en chapitres et paragraphes, et si je me suis réduit à un partage en quatre portions essentielles, qui sont comme quatre points de vue différents. En parcourant ces quatre parties, ce à quoi il faut bien avoir garde, c’est à ne pas perdre de vue, au milieu des détails successivement traités, la pensée capitale d’où ils dépendent, ni la marche générale de l’exposition. — Telle est ma première et indispensable recommandation au lecteur malveillant (je dis malveillant, parce qu’étant philosophe il a affaire en moi à un autre philosophe). Le conseil qui suit n’est pas moins nécessaire.

En effet, il faut, en second lieu, lire, avant le livre lui-même, une introduction qui, à vrai dire, n’est pas jointe au présent ouvrage, ayant été publiée il y a cinq ans sous ce titre : De la quadruple racine du principe de la raison suffisante ; essai de philosophie[1]. Faute de connaître cette introduction et de s’être ainsi préparé, on ne saurait arriver à pénétrer vraiment le sens du livre actuel ; ce qu’elle contient est supposé par cet ouvrage-ci, comme si elle en faisait partie. J’ajoute que si elle n’avait point paru il y a plusieurs années, elle ne pourrait toutefois pas être placée comme une introduction proprement dite en tête de cet ouvrage : elle devrait être incorporée au livre premier : celui-ci comporte en effet certaines lacunes, il y manque ce qui est exprimé dans l’essai ci-dessus indiqué ; de là des imperfections auxquelles on ne peut remédier qu’en se référant à la Quadruple racine. Mais je répugnais à l’idée de me recopier, ou de me torturer à chercher d’autres mots pour redire ce que j’ai déjà dit, et c’est pourquoi j’ai préféré l’autre parti : ce n’est pas cependant qu’il ne m’eût été possible de fournir, du contenu de l’essai précité, un exposé meilleur, ne fût-ce que par cette raison que je l’eusse débarrassé de certains concepts que m’imposait alors un respect excessif envers la doctrine de Kant, tels que les catégories, le sens intime et la sensibilité extérieure, etc. Toutefois, il faut le dire, si ces concepts subsistaient là, c’est uniquement parce que je ne les avais pas encore examinés assez à fond ; si bien qu’ils constituaient seulement un accessoire, sans lien avec mon objet essentiel, et qu’il est par suite facile au lecteur de faire lui-même les corrections nécessaires dans les quelques passages de l’essai auxquelles je pense ici. — Cette réserve faite, il faut avant tout avoir compris, avec l’aide de cet écrit, ce que c’est que le principe de raison suffisante, ce qu’il signifie, à quoi il s’étend et à quoi il ne s’applique pas, et enfin qu’il ne préexiste pas avant toutes choses, en telle manière que le monde entier existerait seulement en conséquence de ce principe et en conformité avec lui, comme son corollaire, mais au contraire qu’il est simplement la forme sous laquelle l’objet, de quelque nature qu’il soit, est connu du sujet, qui lui impose ses conditions en vertu de cela seul qu’il est un individu connaissant : il faut, dis-je, avoir compris ces choses, pour pouvoir entrer dans la méthode de philosopher qui se trouve essayée ici pour la première fois.

C’est encore par cette même répugnance soit à me répéter mot pour mot, soit à redire la même chose avec des expressions moins bonnes, les meilleures que j’aie pu trouver ayant été épuisées déjà, que j’ai laissé subsister dans le présent ouvrage une autre lacune encore : en effet, j’ai mis de côté ce que j’avais exposé dans le premier chapitre de mon essai Sur la vision et sur les couleurs et qui aurait été ici fort bien à sa place, sans un seul changement. Il est nécessaire aussi, en effet, de connaître au préalable ce petit écrit.

Enfin j’ai une troisième demande à exprimer au lecteur, mais elle va de soi : je demande en effet qu’il connaisse un fait, le plus considérable qui se soit produit depuis vingt siècles en philosophie, et pourtant bien voisin de nous je veux parler des ouvrages principaux de Kant. L’effet qu’ils produisent sur un esprit qui s’en pénètre véritablement ne peut mieux se comparer, je l’ai déjà dit ailleurs, qu’à l’opération de la cataracte. Et pour continuer la comparaison, je dirai que tout mon but ici est de prouver que j’offre aux personnes délivrées de la cataracte par cette opération, des lunettes comme on en fait pour des gens dans leur cas, et qui ne sauraient être utilisées, évidemment, avant l’opération même. — Toutefois, si je prends pour point de départ ce que ce grand esprit a établi, il n’en est pas moins vrai qu’une étude attentive de ses écrits m’a amené à y découvrir des erreurs considérables, que je devais isoler, accuser, pour en purifier sa doctrine, et, ne gardant de celle-ci que le meilleur, en mettre les parties excellentes en lumière, et les utiliser. Comme, d’autre part, je ne pouvais interrompre et embrouiller mon exposition en y mêlant une discussion continue de Kant, j’ai consacré à cette discussion un Appendice spécial. Et si, comme je l’ai dit déjà, mon ouvrage veut des lecteurs familiers avec la philosophie de Kant, il veut aussi qu’ils connaissent l’Appendice dont je parle : aussi, à ce point de vue, le plus sage serait de commencer par lire l’Appendice, d’autant qu’il a par son contenu des liens étroits avec ce qui fait l’objet de mon livre premier. Seulement, on ne pouvait non plus éviter, vu la nature du sujet, que l’Appendice ne se référât çà et là à l’ouvrage lui-même : d’où il faut conclure tout simplement que, comme partie capitale de l’œuvre, il demande à être lu à deux reprises.

Ainsi donc la philosophie de Kant est la seule avec laquelle il soit strictement nécessaire d’être familier pour entendre ce que j’ai à exposer. — Si cependant le lecteur se trouvait en outre avoir fréquenté l’école du divin Platon il serait d’autant mieux en état de recevoir mes idées et de s’en laisser pénétrer. — Maintenant supposez qu’il ait reçu le bienfait de la connaissance des Védas, de ce livre dont l’accès nous a été révélé par les Oupanischads, — et c’est là à mes yeux le plus réel avantage que ce siècle encore jeune ait sur le précédent, car selon moi l’influence de la littérature sanscrite sur notre temps ne sera pas moins profonde que ne le fut au XVe siècle la renaissance des lettres grecques, — supposez un tel lecteur, qui ait reçu les leçons de la primitive sagesse hindoue, et qui se les soit assimilées, alors il sera au plus haut point préparé à entendre ce que j’ai à lui enseigner. Ma doctrine ne lui semblera point, comme à d’autres, une étrangère, encore moins une ennemie ; car je pourrais, s’il n’y avait à cela bien de l’orgueil, dire que, parmi les affirmations isolées que nous présentent les Oupanischads, il n’en est pas une qui ne résulte, comme une conséquence aisée à tirer, de la pensée que je vais exposer, bien que celle-ci en revanche ne se trouve pas encore dans les Oupanischads.

Mais je vois d’ici le lecteur bouillir d’impatience, et, laissant enfin échapper un reproche trop longtemps contenu, se demander de quel front je viens offrir au public un ouvrage en y mettant des conditions et en formulant des exigences dont les deux premières sont excessives et indiscrètes, et cela dans un temps si riche en penseurs, qu’il ne se passe pas d’année où en Allemagne seulement les presses ne fournissent au public au moins trois mille ouvrages pleins d’idées, originaux, indispensables, sans parler d’écrits périodiques innombrables et de feuilles quotidiennes à l’infini ? dans un temps où l’on est à mille lieues d’une disette de philosophes et neufs et profonds ; où la seule Allemagne peut en montrer plus de tout vivants que n’en pourraient présenter plusieurs des siècles passés en se réunissant ? Comment, va dire le lecteur fâché, comment venir à bout de tout ce monde, si, pour lire un seul livre, il faut tant de cérémonies ?

Je n’ai rien à répliquer, absolument rien, à tous ces reproches ; j’espère toutefois avoir mérité la reconnaissance des lecteurs qui me les feront, en les avertissant à temps de ne pas perdre une seule heure à lire un livre dont on ne saurait tirer aucun fruit si l’on ne se soumet pas aux conditions que j’ai dites ; ils le laisseront donc de côté, et avec d’autant plus de raison, qu’il y a gros à parier qu’il ne leur conviendrait pas : il est bien plutôt fait pour un groupe de pauci homines, et il devra attendre, tranquillement et modestement, de rencontrer les quelques personnes qui, par une tournure d’esprit à vrai dire singulière, seront en mesure d’en tirer parti. Car, sans parler des difficultés à vaincre et de l’effort à faire, que mon livre impose au lecteur, quel est, en ce temps-ci, où nos savants sont arrivés à cette magistrale situation d’esprit, de confondre ensemble le paradoxe et l’erreur, quel est l’homme cultivé qui tolérerait d’entrer en relations avec une pensée avec laquelle il se trouverait en désaccord sur tous les points à peu près où il a son siège fait et où il croit posséder la vérité ? Et en outre, quelle ne serait pas la désillusion de ceux qui, ayant pris l’ouvrage sur son titre, n’y trouveraient rien de ce qu’ils s’attendaient à y trouver, par cette seule raison qu’ils ont appris l’art de spéculer chez un grand philosophe[2], auteur de livres attendrissants, mais qui a une seule petite faiblesse : c’est de prendre toutes les idées qu’il a apprises et reçues dans son esprit avant l’âge de quinze ans, comme autant de pensées fondamentales et innées de l’esprit humain. En vérité, la déception ici encore serait trop forte. Aussi mon avis aux lecteurs en question est bien formel : qu’ils mettent mon livre de côté.

Mais je sens qu’ils ne me tiendront pas quitte à si bon compte. Voilà un lecteur qui est arrivé à la fin d’une préface, pour y trouver le conseil ci-dessus : il n’en a pas moins dépensé son bel argent blanc ; comment pourra-t-il rentrer dans ses frais ? — Je n’ai plus qu’un moyen de m’en tirer : je lui rappellerai qu’il y a bien des moyens d’utiliser un livre en dehors de celui qui consiste à le lire. Celui-ci pourra, à l’instar de beaucoup d’autres, servir à remplir un vide dans sa bibliothèque : proprement relié, il y fera bonne figure. Ou bien, s’il a quelque amie éclairée, il pourra le déposer sur sa table à ouvrage ou sur sa table à thé. Ou bien enfin, — ce qui vaudrait mieux que tout et ce que je lui recommande tout particulièrement, — il pourra en faire un compte-rendu critique.


Ceci soit dit pour plaisanter : mais, dans cette existence dont on ne sait si l’on doit rire ou pleurer, il faut bien faire à la plaisanterie sa part ; il n’est pas un journal assez grave pour s’y refuser. Maintenant, pour revenir au sérieux, je présente ce livre au public avec la ferme conviction que tôt ou tard il rencontrera ceux pour qui seuls il est fait ; au surplus, je me repose tranquillement sur cette pensée, qu’il aura lui aussi la destinée réservée à toute vérité, à quelque ordre de savoir qu’elle se rapporte, et fût-ce au plus important : pour elle un triomphe d’un instant sépare seul le long espace de temps où elle fut taxée de paradoxe, de celui où elle sera rabaissée au rang des banalités. Quant à l’inventeur, le plus souvent il ne voit de ces trois époques que la première ; mais qu’importe ? si l’existence humaine est courte, la vérité a les bras longs et la vie dure : disons donc la vérité.

Écrit à Dresde, août 1818.

PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION




Ce n’est pas à mes contemporains, ce n’est pas à mes compatriotes, c’est à l’humanité que j’offre mon œuvre cette fois achevée, dans l’espérance qu’elle en pourra tirer quelque fruit : si tard que ce soit, il ne m’importe, car tel est le lot ordinaire de toute œuvre bonne en quelque genre que ce soit, d’avoir beaucoup à attendre pour être reconnue telle. Oui, c’est pour l’humanité, non pour la génération qui passe, tout occupée de son rêve d’un instant, que ma tête a, presque contre le gré de ma volonté, consacré toute une longue vie d’un travail ininterrompu à ce livre. Il est vrai que le public, tout ce temps durant, n’y a pas pris intérêt ; mais je ne vais pas là-dessus prendre le change : je n’ai cessé de voir d’autre part le faux, le mauvais, et à la fin l’absurdité et le non-sens[3], entourés de l’admiration et du respect universel ; j’ai de la sorte appris ceci : qu’il faut bien que les esprits capables de reconnaître ce qui est solide et juste soient tout à fait rares, rares au point qu’on peut passer douze années à en chercher autour de soi sans en trouver ; sans quoi il ne se pourrait pas que les esprits capables de produire les œuvres justes et solides fussent eux-mêmes assez rares, pour que leurs œuvres fissent exception et saillie au milieu du cours banal des choses terrestres, et pour qu’enfin ils pussent compter sur la postérité, perspective qui leur est indispensable pour refaire et revivifier leurs forces. — Celui qui prend à cœur, qui prend en main une œuvre sans utilité matérielle, doit d’abord n’attendre aucun intérêt de la part de ses contemporains. Ce à quoi il peut s’attendre, par exemple, c’est à voir une apparence vaine de la réalité qu’il cherche se présenter, se faire accepter, avoir son jour de succès : ce qui d’ailleurs est dans l’ordre. Car la réalité en elle-même ne doit être cherchée que pour elle-même : sans quoi on ne la trouvera pas, car toute préoccupation nuit à la pénétration. Aussi, et l’histoire de la littérature en fait foi, il n’est nulle œuvre de valeur qui, pour arriver à sa pleine valeur, n’ait réclamé beaucoup de temps, cela surtout quand elle était du genre instructif et non du genre divertissant ; et pendant ce temps, le faux brillait d’un grand éclat. Il y aurait bien un moyen : ce serait d’unir la réalité avec l’apparence de la réalité ; mais cela est difficile et parfois impossible. C’est la malédiction de ce monde de la nécessité et du besoin, que tout doit servir des besoins, faire la corvée pour eux : aussi, par sa nature même, il ne permet pas qu’un effort noble et élevé, quel qu’il soit, ainsi l’effort de l’esprit vers la lumière et la vérité, se déploie sans obstacle, ou puisse seulement s’exercer pour lui-même. Non pas : dès que pareille chose s’est manifestée, dès que l’idée en a été introduite par un exemple, aussitôt les intérêts matériels, les desseins personnels, s’ingénient à s’en servir soit comme d’un instrument, soit comme d’un masque. Il était donc naturel, dès que Kant eut rénové aux yeux de tous la philosophie, qu’elle devînt un instrument pour de certains intérêts : intérêts d’État en haut, intérêts individuels en bas ; — pour préciser, ce n’est pas elle qui a subi ce sort ; c’est celle que j’appelle son double. Tout cela ne peut nous étonner : les hommes ne sont, pour une majorité énorme, incroyable, capables par nature même que de buts matériels : ils n’en peuvent concevoir d’autres. Par conséquent, l’effort dont nous parlons, vers la vérité seule, est trop haut, trop exceptionnel, pour qu’on puisse s’attendre à voir la totalité des hommes, ou un grand nombre, ou seulement même quelques-uns, y prendre intérêt. Si, malgré cela, on voit parfois, comme il arrive aujourd’hui en Allemagne, un grand déploiement d’activité dépensée à étudier, à écrire, à discourir des choses de la philosophie, on peut de confiance affirmer que le véritable primum mobile, le ressort caché de tout ce mouvement, si l’on veut bien mettre de côté les grands airs et les déclarations pompeuses, c’est quelque but tout réel et nullement idéal, un intérêt individuel, un intérêt de corporation, d’Église, d’État, mais bref un intérêt matériel ; que, par suite, ce qui met en train toutes les plumes de nos prétendus savants universels, ce sont des raisons de parti, des visées, et non des vues ; et qu’enfin, dans toute cette troupe en émoi, la dernière chose dont on se préoccupe, c’est la vérité. Celle-ci ne rencontre point de partisans, et, dans l’ardeur de cette mêlée philosophique, elle peut suivre paisiblement son chemin, aussi inaperçue qu’elle l’eût été dans la froide nuit du siècle le plus ténébreux emprisonné dans les dogmes d’Église les plus étroits, dans ces âges où elle n’était transmise qu’à un petit nombre d’initiés, comme une doctrine occulte, qu’on n’osait bien souvent confier qu’au parchemin. Aucun temps, j’ose le dire, n’est moins favorable à la philosophie que celui où elle est indignement exploitée ou comme moyen de gouvernement, ou comme simple gagne-pain. Imagine-t-on que dans une telle poussée et une semblable cohue, la vérité, dont nul n’a souci, va surgir par-dessus le marché ? Mais la vérité n’est pas une fille qui saute au cou de qui ne la désire pas ; c’est plutôt une fière beauté, à qui l’on peut tout sacrifier, sans être assuré pour cela de la moindre faveur.

Tandis que les gouvernements font de la philosophie un instrument de politique, les professeurs de philosophie voient dans leur enseignement un métier comme un autre, qui nourrit son homme ; ils se poussent donc vers les chaires, protestant de leurs bonnes intentions, c’est-à-dire de leur dévouement aux projets des hommes d’État. Et ils tiennent leurs engagements : ce n’est ni la vérité, ni l’évidence, ni Platon, ni Aristote, mais uniquement la politique à laquelle ils sont inféodés qui devient leur étoile, leur critérium décisif, pour juger du vrai, du bon, du remarquable ou du contraire. Tout ce qui ne répond pas au programme accepté, fût-ce l’œuvre la plus considérable et la plus merveilleuse en telle matière, est condamné, ou, s’il y a péril à le faire, étouffé dans un silence universel. Voyez leur levée de boucliers contre le panthéisme : qui donc serait assez simple pour l’attribuer à une conviction personnelle ? Mais aussi, comment la philosophie, devenue un gagne-pain, ne dégénérerait-elle pas en sophistique ? C’est en vertu de cette nécessité, et parce que la maxime : « Je chante celui dont je mange le pain », est éternellement vraie, que les anciens voyaient dans le trafic de la sagesse la marque distinctive du sophiste. Ajoutez à cela qu’en ce bas monde il est ordinaire de rencontrer presque partout la médiocrité : elle seule peut raisonnablement s’acheter à prix d’argent ; il faut donc, ici comme ailleurs, savoir s’en contenter. Aussi voyons nous dans toutes les universités allemandes cette aimable médiocrité travailler, par des procédés à elle, à créer la philosophie qui n’existe pas encore, et cela sur un type et un plan prescrits d’avance, — spectacle dont il y aurait quelque cruauté à se moquer.

Tandis que la philosophie, depuis longtemps déjà, était ainsi asservie à des intérêts généraux ou personnels, j’ai, pour mon compte, suivi paisiblement le cours de mes méditations ; il est vrai de dire que j’y étais comme contraint et entraîné par une sorte d’instinct irrésistible. Mais cet instinct était fortifié d’une conviction réfléchie : j’estimais que la vérité qu’un homme a découverte, ou la lumière qu’il a projetée sur quelque point obscur, peut un jour frapper un autre être pensant, l’émouvoir, le réjouir et le consoler ; c’est à lui qu’on parle, comme nous ont parlé d’autres esprits semblables à nous et qui nous ont consolés nous-mêmes dans ce désert de la vie. En attendant, on poursuit sa tâche et pour elle et pour soi. Mais, privilège singulier et remarquable des conceptions philosophiques ! celles-là seules qu’on a élaborées et approfondies pour son propre compte peuvent ensuite profiter aux autres, et jamais celles qui de prime abord leur sont destinées. Les premières sont aisément reconnaissables à la parfaite sincérité dont elles sont empreintes : rarement est-on disposé à se duper soi-même, et à se servir, comme on dit, des noix vides. — Par suite, aucune trace de sophisme, aucun verbiage dans les écrits : toute phrase confiée au papier paie aussitôt de sa peine celui qui la lit. De là cet éclatant caractère de loyauté et de franchise dont mes œuvres sont comme marquées au front : par ce premier trait elles contrastent déjà vivement avec celles des trois grands sophistes de la période post-kantienne. Mon point de vue est uniquement celui de la réflexion, consultation de la raison toujours fidèlement communiquée, jamais je ne recours à l’inspiration, qu’on décore du titre d’intuition intellectuelle ou de connaissance absolue, mais dont le véritable nom serait jactance vide et charlatanisme. Animé de cet esprit, et témoin en même temps de la faveur universelle que rencontraient la fausse et la mauvaise philosophie, des honneurs accordés à cette jactance[4] et à ce charlatanisme[5], j’ai depuis longtemps renoncé aux suffrages de mes contemporains. Comment une génération qui a pendant vingt ans proclamé un Hegel, ce Caliban intellectuel, le plus grand des philosophes, qui a fait retentir de ses louanges l’Europe entière, comment, dis-je, cette génération pourrait-elle rendre jaloux de ses applaudissements le spectateur d’une pareille comédie ? Elle n’a plus de couronnes de gloire à décerner ; sa faveur est prostituée, son mépris sans effet. Le sérieux de mes paroles a pour garant ma conduite : si je m’étais le moins du monde soucié de l’approbation de mes contemporains, j’aurais supprimé vingt passages de mes écrits qui heurtent de front toutes les idées reçues, et même ont parfois quelque chose de blessant. Mais je regarderais comme un crime d’en sacrifier une syllabe, pour me concilier la faveur du public. Jamais je n’ai eu qu’un guide, la vérité : en m’attachant à la suivre, je ne pouvais compter sur une autre estime que la mienne propre ; aussi détournais-je les yeux de la décadence intellectuelle du siècle et de la corruption presque universelle de notre littérature, où l’art d’adapter aux petites pensées les grands mots a été conduit au plus haut point. Si, malgré tout, je ne puis me flatter d’avoir échappé aux imperfections et aux défaillances qui me sont naturelles, tout au moins ne les aurai-je pas aggravées par d’indignes compromis.

Pour ce qui regarde cette seconde édition, je me félicite de n’avoir, après vingt-cinq années écoulées, rien à y retrancher : mes convictions essentielles ont donc, pour moi du moins, subi l’épreuve du temps. — Les changements introduits dans le premier volume[6], qui à lui seul reproduit tout le contenu de la première édition, ces changements, dis-je, ne portent jamais sur le fond, mais uniquement sur des détails accessoires ; ils consistent presque toujours en quelques brèves explications ajoutées çà et là au texte. — Seule la critique de la philosophie kantienne a été considérablement remaniée et éclaircie par de nouveaux développements ; ces additions n’auraient pu trouver place dans un supplément isolé, analogue à ceux que j’ai réunis dans le second volume, et qui forment un appendice à chacun des livres du premier, où j’expose ma doctrine personnelle. Si j’ai adopté pour ceux-ci un tel système de corrections et de développements, c’est que, durant les vingt-cinq années qui en ont suivi la première rédaction, ma méthode et ma manière d’exposer se sont tellement modifiées, qu’il m’eût été à peu près impossible de fondre en un tout unique les matières du premier et du second volume : une telle synthèse eût été aussi préjudiciable à l’un qu’à l’autre. Je donne donc séparément les deux œuvres, et souvent je n’ai rien changé à la première exposition, là où je parlerais aujourd’hui d’autre sorte ; c’est que je n’ai pas voulu gâter par la critique méticuleuse de la vieillesse l’œuvre de mes jeunes années. — Les corrections nécessaires à ce point de vue s’offriront d’elles-mêmes à l’esprit du lecteur avec le secours du second volume. Ils se complètent l’un l’autre, dans la plus entière acception du mot et offrent, au point de vue de la pensée, la même relation que les deux âges qu’ils représentent.

Ainsi, non seulement chacun des deux volumes renferme ce qu’on ne trouve pas dans l’autre, mais encore les mérites de l’un sont précisément ceux qui chez l’autre font défaut. Si donc la première partie de mon œuvre est supérieure à la seconde par les qualités qui sont le propre de l’ardeur juvénile et de la vigueur native de la pensée, en revanche la seconde l’emporte sur elle par la maturité et la lente élaboration des idées, le fruit d’une longue expérience et d’un effort persévérant. À l’âge où j’avais la force de concevoir tout d’une pièce l’idée fondamentale de mon système, puis de la poursuivre dans ses quatre ramifications pour revenir ensuite à leur tronc commun, enfin de la développer avec clarté dans son ensemble, alors j’étais incapable de parfaire toutes les parties de mon œuvre avec cette exactitude, cette pénétration et cette ampleur, que peut seule donner une méditation prolongée ; condition nécessaire pour éprouver une doctrine, pour l’éclairer de faits nombreux et de documents variés, pour en mettre en lumière tous les aspects, en faire ressortir dans un puissant contraste les perspectives diverses, enfin pour en distinguer avec netteté les éléments et les disposer dans le meilleur ordre possible. Je reconnais qu’il eût sans doute été plus agréable pour le lecteur d’avoir entre les mains un ouvrage venu d’un seul jet que deux moitiés de livre, dont on ne peut se servir qu’en les rapprochant l’une de l’autre ; mais je le prie de considérer qu’il m’eût fallu pour cela produire, à un moment donné de mon existence, ce qui ne pouvait l’être qu’à deux moments différents, autrement dit, réunir au même âge les dons que la nature a départis à deux périodes distinctes de la vie humaine. Je ne saurais mieux comparer cette nécessité de publier mon œuvre en deux parties complémentaires l’une de l’autre qu’au procédé employé pour rendre achromatique l’objectif d’une lunette, que l’on ne peut construire d’une seule pièce : on l’a obtenu par la combinaison d’une lentille concave de flint avec une lentille convexe de crown, et les propriétés réunies des deux lentilles ont amené le résultat désiré. — Au reste, l’ennui qu’éprouvera le lecteur d’avoir en main deux volumes à la fois sera peut-être compensé par la variété et le délassement que procure d’ordinaire un même sujet, conçu dans la même tête et développé par le même esprit, mais à des âges fort différents. Il y a intérêt cependant, pour celui qui n’est pas encore familiarisé avec ma philosophie, de commencer par lire le premier volume en entier, sans s’inquiéter des Suppléments, et de n’y recourir qu’après une seconde lecture ; autrement il embrasserait difficilement le système dans son ensemble, tel qu’il n’apparaît que dans le premier volume ; le second, au contraire, ne présente que les points essentiels de la doctrine confirmés par plus de détails et de plus amples développements.

Au cas où l’on ne serait pas disposé à relire le premier volume, on ferait bien néanmoins de ne prendre connaissance du second qu’après avoir achevé le premier et de le lire à part dans l’ordre de succession des chapitres. Ceux-ci, il est vrai, ne se relient pas toujours très étroitement entre eux, mais il sera facile de suppléer à cet enchaînement par les souvenirs du premier volume, si une fois on s’en est bien pénétré ; d’ailleurs, on trouvera partout des renvois aux passages correspondants de ce premier volume, et à cet effet j’ai substitué dans la seconde édition des paragraphes numérotés aux simples traits qui marquaient les divisions dans la première.

Déjà dans la préface de la première édition, j’ai déclaré que ma philosophie procède de celle de Kant, et suppose par suite une connaissance approfondie de cette dernière ; je tiens à le répéter ici. Car la doctrine de Kant bien comprise amène dans tout esprit un changement d’idées si radical, qu’on y peut voir une véritable rénovation intellectuelle ; elle seule, en effet, a la puissance de nous délivrer entièrement de ce réalisme instinctif, qui semble résulter de la destination primitive de l’intelligence : c’est une entreprise à laquelle ni Berkeley ni Malebranche ne sauraient suffire, enfermés qu’ils sont l’un et l’autre dans les généralités : Kant, au contraire, descend dans les derniers détails, et cela avec une méthode qui ne comporte pas plus d’imitation qu’elle n’a eu de modèle ; sa vertu sur l’esprit est singulière et pour ainsi dire instantanée ; elle arrive à le désabuser absolument de ses illusions et à lui faire voir toutes choses sous un jour entièrement nouveau. Et c’est ainsi qu’il se trouve tout préparé aux solutions plus positives encore que j’apporte. D’autre part, celui qui ne s’est pas assimilé la doctrine de Kant, quelle que puisse être d’ailleurs sa pratique de la philosophie, est encore dans une sorte d’innocence primitive : il n’est pas sorti de ce réalisme naïf et enfantin que nous apportons tous en naissant ; il peut être propre à tout, hormis à philosopher. Il est au premier ce que le jeune homme mineur est au majeur. Si cette vérité a aujourd’hui un air de paradoxe, on en jugeait autrement dans les trente premières années qui ont suivi l’apparition de la Critique de la raison pure : c’est que, depuis cette époque, a grandi une génération qui, à vrai dire, ne connaît pas Kant. Pour le comprendre, il ne suffit pas, en effet, d’une lecture rapide et superficielle ou d’une exposition de seconde main. Ce fait, d’autre part, est le résultat de la mauvaise direction imprimée aux intelligences, à qui l’on a fait perdre leur temps sur les conceptions d’esprits médiocres et par suite incompétents, ou, qui pis est, de sophistes hâbleurs, indignement vantés. De là cette inexprimable confusion dans les principes premiers de la science, pour tout dire, cette épaisse grossièreté de pensée mal déguisée sous la prétention et la préciosité de la forme, et qui caractérise les œuvres philosophiques d’une génération élevée à pareille école. Or, c’est une déplorable illusion de croire qu’une doctrine comme celle de Kant puisse être étudiée ailleurs que dans les textes originaux. Je dois même dénoncer au public les analyses qui en ont été données, et surtout les plus récentes ; il y a quelques années à peine, j’ai découvert dans les écrits de certains hégéliens des expositions de la philosophie kantienne qui touchent au fantastique. Mais aussi, comment des esprits faussés et détraqués dès la première jeunesse par les extravagances de l’hégélianisme seraient-ils encore en état de suivre les profondes spéculations d’un Kant ? Ils sont de longue main habitués à prendre pour une pensée philosophique le plus vide des bavardages, à traiter de finesse une sophistique misérable, et de dialectique un art puéril de déraisonner ; à force d’accepter les combinaisons les plus insensées de termes contradictoires, où l’esprit se torture et s’épuise inutilement à découvrir un sens intelligible, ils en sont arrivés à se fêler le cerveau. Ce n’est pas d’une critique de la raison, d’une philosophie qu’ils auraient besoin, mais bien d’une medicina mentis, et d’abord, en guise de purgatif, d’un petit cours de sens-communologie[7] ; après quoi on verrait s’il y a lieu de leur parler philosophie. C’est donc en vain que la doctrine de Kant serait cherchée ailleurs que dans ses propres ouvrages, toujours féconds en enseignements, même quand ils contiennent des fautes ou des erreurs. C’est surtout de son originalité qu’on doit dire, ce qui s’applique d’ailleurs à tout vrai philosophe, qu’il ne peut être connu que par ses propres écrits, et jamais par ceux des autres. Car les pensées des intelligences d’élite ne se prêtent pas au filtrage à travers un esprit ordinaire. Conçues sous ces fronts larges, élevés et proéminents, au-dessous desquels brille une prunelle de flamme, elles perdent toute vigueur et toute vie, ne sont plus elles-mêmes, transportées entre les étroites parois de ces crânes bas, déprimés et épais, dont les regards errants semblent toujours épier quelque intérêt personnel. On ne saurait mieux comparer ces sortes de cerveaux qu’aux miroirs à surface inégale, où les objets apparaissent tout contournés et déprimés, et présentent, au lieu d’une figure aux belles proportions, une image grimaçante. Les conceptions philosophiques ne peuvent être communiquées que par les génies mêmes qui les ont créées ; et si l’on se sent attiré vers la philosophie, c’est dans l’intime sanctuaire de leurs œuvres qu’il faut aller consulter les maîtres immortels. Les chapitres essentiels des livres d’un véritable penseur jettent cent fois plus de jour sur ses doctrines que les languissantes et confuses analyses, produits d’intelligences médiocres et presque toujours entêtées du système à la mode ou d’opinions à elles. Ce qu’il y a de vraiment étonnant, c’est l’avidité et la préférence marquée du public pour ces productions de seconde main. On dirait qu’il existe une affinité élective qui attire l’un vers l’autre les êtres vulgaires ; il semble que la parole d’un grand homme leur soit plus agréable, lorsqu’elle passe par la bouche d’un de leurs pareils. Peut-être aussi pourrait-on voir là une explication du principe de l’enseignement mutuel, en vertu duquel les leçons dont les enfants profitent le mieux sont celles qu’ils reçoivent de leurs camarades.

Un dernier mot aux professeurs de philosophie. J’ai toujours admiré la pénétration, la sûreté et la délicatesse de tact qui leur ont fait envisager dès son apparition ma philosophie comme une chose absolument étrangère à leur manière de voir, et même comme une invention dangereuse, ou, pour employer une expression triviale, comme un article qu’ils ne tiennent pas dans leur boutique ; j’ai aussi beaucoup admiré la remarquable sagacité politique avec laquelle ils ont du premier coup trouvé la seule tactique praticable à mon endroit, l’ensemble parfait avec lequel ils l’ont adoptée, la fidèle persévérance qu’ils ont mise à la suivre. Ce procédé, qui se recommande d’ailleurs par sa simplicité, consiste, suivant le mot heureux de Gœthe, à affecter d’ignorer ce qu’on veut faire ignorer (im Ignoriren und dadurch sekretiren), à supprimer purement et simplement tout ce qui a quelque mérite et quelque importance. Le succès de cette tactique du silence est encore favorisé par les cris de corybantes dont les membres de la ligue philosophique saluent à tour de rôle les nouveau-nés de leur intelligence. Cela force le public à regarder de leur côté, et à remarquer de quel air d’importance ils se congratulent mutuellement. Comment méconnaître l’opportunité d’une telle conduite ? Qui donc peut trouver à redire à la maxime : Primum vivere, deinde philosophari ? Ces messieurs veulent vivre avant tout, et vivre de la philosophie, ils n’ont qu’elle pour nourrir femme et enfants, et ils courent les risques de l’aventure, malgré l’avertissement que leur donne Pétrarque : « Povera e nuda vai filosofia. » Or, ma doctrine n’est guère propre à servir de gagne-pain ; elle manque des éléments les plus essentiels à toute philosophie d’école bien rétribuée ; elle n’a pas de théologie spéculative, ce qui doit former (quoi qu’en dise cet importun de Kant dans sa Critique de la raison) le thème principal de tout enseignement philosophique ; ce qui, il est vrai, oblige aussi à parler sans cesse de choses tout à fait inconnaissables. Bien plus, je ne prends même point parti sur cette fiction si utile et aujourd’hui indispensable, qui est la découverte propre des professeurs de philosophie, je veux dire l’existence d’une raison possédant l’intuition immédiate et la connaissance absolue : il suffit pourtant d’en bien faire entrer tout d’abord l’idée dans l’esprit du lecteur pour pouvoir ensuite se lancer avec la plus grande aisance, à quatre chevaux de front, comme on dit, sur ce terrain que Kant a entièrement et définitivement interdit à l’intelligence humaine, sur ce domaine situé au delà de toute expérience possible, où se trouvent, dès l’entrée, révélés naturellement et disposés dans le meilleur ordre, les dogmes essentiels du christianisme moderne, mêlé de judaïsme et d’optimisme. Qu’y a-t-il, je vous prie, de commun entre ma philosophie, dépourvue de ces données fondamentales, qui ne connaît aucun égard, qui ne fait pas vivre, qui se perd dans la spéculation, n’ayant pour étoile que la vérité toute nue, sans rémunération, sans amitiés, le plus souvent en butte à la persécution, et poursuivant néanmoins sa marche, sans regarder à droite ou à gauche, qu’y a-t-il de commun, je le répète, entre elle et cette bonne alma mater, cette philosophie universitaire d’excellent rapport, qui, chargée de cent intérêts et de mille ménagements divers, s’avance avec circonspection et en louvoyant, sans jamais perdre de vue la crainte du Seigneur, les volontés du ministère, les dogmes de la religion d’État, les exigences de l’éditeur, la faveur des étudiants, la bonne amitié des collègues, la marche de la politique quotidienne, l’opinion du jour et mille autres inspirations du même genre ? En quoi ma recherche calme et sévère du vrai ressemble-t-elle aux discussions dont retentissent les chaires et les bancs des écoles, et dont le secret mobile est toujours quelque ambition personnelle ? Ce sont là, j’ose le dire, deux formes radicalement distinctes de la philosophie. Aussi ne trouve-t-on chez moi aucune espèce d’accommodement, aucune camaraderie : ce qui n’arrange personne, sauf peut-être celui qui cherche uniquement la vérité. Mais ce n’est pas l’affaire des sectes philosophiques actuelles, toujours à la poursuite de quelque but utilitaire ; je n’ai à leur offrir, moi, que des vues désintéressées, qui ne peuvent en aucune façon cadrer avec leurs desseins personnels, ayant été formées en l’absence de tout dessein préconçu. Pour que ma doctrine devînt une philosophie d’école, il faudrait la venue de temps nouveaux. Il ferait beau voir aujourd’hui qu’une philosophie comme la mienne, qui ne rapporte rien, eût une place au soleil et fût un objet d’attention générale. C’est ce qu’il fallait prévenir à tout prix, et, pour cela, tous devaient marcher contre elle comme un seul homme. Mais contester et contredire des idées n’est pas toujours chose aisée, et le procédé est d’autant plus scabreux qu’il a l’inconvénient d’attirer l’attention du public sur la chose en litige : qui sait si la lecture de mes écrits ne l’eût pas dégoûté des élucubrations des professeurs de philosophie ? Car, lorsqu’une fois on a tâté des œuvres sérieuses, rarement continue-t-on à se plaire à la farce, surtout celle du genre ennuyeux. La conspiration du silence universel à laquelle on s’est arrêté était donc le seul système de défense possible ; je conseille fort de s’y tenir et de le faire durer aussi longtemps qu’il se pourra, c’est-à-dire tant que cette ignorance affectée ne sera pas soupçonnée d’être une ignorance réelle ; il sera toujours temps alors de changer de front. En attendant, il demeure loisible à chacun de dérober çà et là quelque petite plume pour s’en parer au besoin, l’exubérance de la pensée n’étant pas le mal dont nos gens ont à souffrir. La méthode du silence et de l’ignorance systématiques peut réussir assez longtemps encore, et durer au moins tout le temps qui me reste à vivre. Si, par hasard, quelque voix indiscrète a déjà protesté, elle s’est bientôt perdue dans le tapage de l’éloquence professorale, très habile à leurrer, avec des airs de gravité, le bon public, et à détourner ailleurs son attention. Je conseillerais pourtant le maintien sévère de l’union dans la défense et une active surveillance à l’égard des jeunes gens, qui sont parfois terriblement indiscrets. Je n’oserais d’ailleurs garantir l’éternel succès d’une tactique si admirable, et je ne puis répondre du dénouement final. Car c’est chose souvent bien étrange que le gouvernement de cet excellent public, si facile à mener en général. Sans doute, les Gorgias et les Hippias, maîtres de l’opinion, ont pu à peu près dans tous les temps faire triompher l’absurde, et les voix isolées sont d’ordinaire couvertes par le chœur des dupeurs et des dupés ; et pourtant, l’œuvre de bonne foi conserve toujours je ne sais quelle action extraordinaire, calme, lente et profonde ; aussi, arrive-t-elle bientôt, par une sorte de miracle, à dominer ce grand tumulte : comme on voit un ballon se dégager peu à peu des épaisses vapeurs du sol pour planer dans les pures régions, d’où aucune force humaine ne saurait le faire redescendre.

Francfort-sur-le-Mein, février 1844.

PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION




Le vrai et le bien feraient plus aisément leur chemin dans le monde, si ceux qui en sont incapables ne s’entendaient pour leur barrer la route. Combien d’œuvres utiles ont été déjà ou retardées ou ajournées, quand elles n’ont pas été entièrement étouffées par cet obstacle ! Cette cause a eu pour effet, en ce qui me concerne, de ne me permettre de publier qu’à l’âge de soixante-douze ans la troisième édition du présent ouvrage, dont la première remonte à ma trentième année. Je me console de ce malheur en répétant le mot de Pétrarque : « Si quid tota die currens, pervenit ad vesperam, satis est. » (De vera sapientia, p. 140.)

Et moi aussi me voilà enfin arrivé au but, et j’ai la satisfaction de voir qu’au moment où finit ma carrière, mon action commence ; j’ai aussi l’espoir que, selon une loi bien vieille, cette action sera d’autant plus durable qu’elle a été plus tardive.

Le lecteur pourra constater que rien de ce que renfermait la seconde édition n’a été supprimé dans celle-ci : elle a été, au contraire, assez considérablement augmentée, puisque, imprimée dans le même caractère, elle contient 136 pages de plus que la seconde.

Sept ans après l’apparition de cette dernière, j’ai publié deux volumes intitulés : Parerga et Paralipomena. Tous les morceaux réunis sous le second mot de ce titre ne comprennent que des additions à l’exposé systématique de ma philosophie ; ils auraient donc trouvé leur place naturelle dans les deux présents volumes ; mais force m’a été de les imprimer alors n’importe où, incertain que j’étais de vivre assez pour voir cette troisième édition. Ils se trouvent dans le deuxième volume des Parerga. On les reconnaîtra aisément aux titres mêmes des chapitres.

Francfort-sur-le-Main, septembre 1859.

PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION




Schopenhauer a fait pour son livre du Monde comme volonté et comme représentation comme pour ses autres ouvrages ; il nous a laissé de la troisième édition un exemplaire, dont les pages, séparées par des feuilles, contiennent les additions et corrections à apporter à l’édition suivante. Toutefois ces annotations sont ici en moins grand nombre que celles qu’il a faites à ses autres écrits : la raison, sans doute, en est dans la circonstance que, la troisième édition du Monde comme volonté et comme représentation ayant paru en 1859, Schopenhauer mourut dès l’année suivante. Il n’eut donc guère le temps de noter, à mesure qu’elles se présentaient, les corrections et additions, ainsi qu’il l’avait fait pour les éditions d’œuvres publiées longtemps avant sa mort. Ainsi, tandis que la troisième édition du Monde comme volonté et représentation renferme 136 pages de plus que la seconde, la quatrième, que nous donnons ici avec le même caractère d’impression, a seulement quelques pages de plus que la troisième.

J’ai inséré les additions destinées par Schopenhauer à la présente édition tantôt aux endroits indiqués par lui-même, tantôt au bas du texte primitif.

Ces changements se bornent d’ailleurs à quelques retouches de style, à la restitution de quelques citations inexactes et à la correction des fautes d’impression laissées dans la troisième édition.

La quatrième édition que nous publions de l’œuvre principale de Schopenhauer offre donc, en général, assez peu de différences avec la troisième.

Berlin, mai 1873.

Julius FRAUENSTAEDT.   


LIVRE PREMIER


LE MONDE COMME REPRÉSENTATION




PREMIER POINT DE VUE


LA REPRÉSENTATION SOUMISE AU PRINCIPE DE RAISON SUFFISANTE :
L’OBJET DE L’EXPÉRIENCE ET DE LA SCIENCE


Sors de ton enfance, ami, réveille-toi,
(J.-J. Rousseau.)


§ 1.


Le monde est ma représentation. — Cette proposition est une vérité pour tout être vivant et pensant, bien que, chez l’homme seul, elle arrive à se transformer en connaissance abstraite et réfléchie. Dès qu’il est capable de l’amener à cet état, on peut dire que l’esprit philosophique est né en lui. Il possède alors l’entière certitude de ne connaître ni un soleil ni une terre, mais seulement un œil qui voit ce soleil, une main qui touche cette terre ; il sait, en un mot, que le monde dont il est entouré n’existe que comme représentation, dans son rapport avec un être percevant, qui est l’homme lui-même. S’il est une vérité qu’on puisse affirmer a priori, c’est bien celle-là ; car elle exprime le mode de toute expérience possible et imaginable, concept de beaucoup plus général que ceux même de temps, d’espace et de causalité qui l’impliquent. Chacun de ces concepts, en effet, dans lesquels nous avons reconnu des formes diverses du principe de raison, n’est applicable qu’à un ordre déterminé de représentations ; la distinction du sujet et de l’objet, au contraire, est le mode commun à toutes, le seul sous lequel on puisse concevoir une représentation quelconque, abstraite ou intuitive, rationnelle ou empirique. Aucune vérité n’est donc plus certaine, plus absolue, plus évidente que celle-ci : tout ce qui existe existe pour la pensée, c’est-à-dire, l’univers entier n’est objet qu’à l’égard d’un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant, en un mot, il est pure représentation. Cette loi s’applique naturellement à tout le présent, à tout le passé et à tout l’avenir, à ce qui est loin comme à ce qui est près de nous ; car elle est vraie du temps et de l’espace eux-mêmes, grâce auxquels les représentations particulières se distinguent les unes des autres. Tout ce que le monde renferme ou peut renfermer est dans cette dépendance nécessaire vis-à-vis du sujet et n’existe que pour le sujet. Le monde est donc représentation.

Cette vérité est d’ailleurs loin d’être neuve. Elle fait déjà le fond des considérations sceptiques d’où procède la philosophie de Descartes. Mais ce fut Berkeley qui le premier la formula d’une manière catégorique ; par là il a rendu à la philosophie un immortel service, encore que le reste de ses doctrines ne mérite guère de vivre. Le grand tort de Kant, comme je l’expose dans l’Appendice qui lui est consacré, a été de méconnaître ce principe fondamental.

En revanche, cette importante vérité a été de bonne heure admise par les sages de l’Inde, puisqu’elle apparaît comme la base même de la philosophie védanta, attribuée à Vyâsa. Nous avons sur ce point le témoignage de W. Jones, dans sa dernière dissertation ayant pour objet la philosophie asiatique : « Le dogme essentiel de l’école védanta consistait, non à nier l’existence de la matière, c’est-à-dire de la solidité, de l’impénétrabilité, de l’étendue (négation qui, en effet, serait absurde), mais seulement à réformer sur ce point l’opinion vulgaire, et à soutenir que cette matière n’a pas une réalité indépendante de la perception de l’esprit, existence et perceptibilité étant deux termes équivalents[8]. »

Cette simple indication montre suffisamment dans le védantisme le réalisme empirique associé à l’idéalisme transcendantal. C’est à cet unique point de vue et comme pure représentation que le monde sera étudié dans ce premier livre. Une telle conception, absolument vraie d’ailleurs en elle-même, est cependant exclusive et résulte d’une abstraction volontairement opérée par l’esprit ; la meilleure preuve en est dans la répugnance naturelle des hommes à admettre que le monde ne soit qu’une simple représentation, idée néanmoins incontestable. Mais cette vue, qui ne porte que sur une face des choses, sera complétée dans le livre suivant par une autre vérité, moins évidente, il faut l’avouer, que la première ; la seconde demande, en effet, pour être comprise, une recherche plus approfondie, un plus grand effort d’abstraction, enfin une dissociation des éléments hétérogènes accompagnée d’une synthèse des principes semblables. Cette austère vérité, bien propre à faire réfléchir l’homme, sinon à le faire trembler, voici comment il peut et doit l’énoncer à côté de l’autre : « Le monde est ma volonté. »

En attendant, il nous faut, dans ce premier livre, envisager le monde sous un seul de ses aspects, celui qui sert de point de départ à notre théorie, c’est-à-dire la propriété qu’il possède d’être pensé. Nous devons, dès lors, considérer tous les objets présents, y compris notre propre corps (ceci sera développé plus loin), comme autant de représentations et ne jamais les appeler d’un autre nom. La seule chose dont il soit fait abstraction ici (chacun, j’espère, s’en pourra convaincre par la suite), c’est uniquement la volonté, qui constitue l’autre côté du monde : à un premier point de vue, en effet, ce monde n’existe absolument que comme représentation ; à un autre point de vue, il n’existe que comme volonté. Une réalité qui ne peut se ramener ni au premier ni au second de ces éléments, qui serait un objet en soi (et c’est malheureusement la déplorable transformation qu’a subie, entre les mains même de Kant, sa chose en soi), cette prétendue réalité, dis-je, est une pure chimère, un feu follet propre seulement à égarer la philosophie qui lui fait accueil.


§ 2.


Ce qui connaît tout le reste, sans être soi-même connu, c’est le sujet. Le sujet est, par suite, le substratum du monde, la condition invariable, toujours sous-entendue de tout phénomène, de tout objet ; car tout ce qui existe, existe seulement pour le sujet. Ce sujet, chacun le trouve en soi, en tant du moins qu’il connaît, non en tant qu’il est objet de connaissance. Notre propre corps lui-même est déjà un objet, et, par suite, mérite le nom de représentation. Il n’est, en effet, qu’un objet parmi d’autres objets, soumis aux mêmes lois que ceux-ci ; c’est seulement un objet immédiat[9]. Comme tout objet d’intuition, il est soumis aux conditions formelles de la pensée, le temps et l’espace, d’où naît la pluralité.

Mais le sujet lui-même, le principe qui connaît sans être connu, ne tombe pas sous ces conditions ; car il est toujours supposé implicitement par elles. On ne peut lui appliquer ni la pluralité, ni la catégorie opposée, l’unité. Nous ne connaissons donc jamais le sujet ; c’est lui qui connaît, partout où il y a connaissance.

Le monde, considéré comme représentation, seul point de vue qui nous occupe ici, comprend deux moitiés essentielles, nécessaires et inséparables. La première est l’objet qui a pour forme l’espace, le temps, et par suite la pluralité ; la seconde est le sujet qui échappe à la double loi du temps et de l’espace, étant toujours tout entier et indivisible dans chaque être percevant. Il s’ensuit qu’un seul sujet, plus l’objet, suffirait à constituer le monde considéré comme représentation, aussi complètement que les millions de sujets qui existent ; mais que cet unique sujet percevant disparaisse, et, du même coup, le monde conçu comme représentation disparaît aussi. Ces deux moitiés sont donc inséparables, même dans la pensée ; chacune d’elles n’est réelle et intelligible que par l’autre et pour l’autre ; elles existent et cessent d’exister ensemble. Elles se limitent réciproquement : où commence l’objet, le sujet finit. Cette mutuelle limitation apparaît dans le fait que les formes générales essentielles à tout objet : temps, espace et causalité, peuvent se tirer et se déduire entièrement du sujet lui-même, abstraction faite de l’objet : ce qu’on peut traduire dans la langue de Kant, en disant qu’elles se trouvent a priori dans notre conscience. De tous les services rendus par Kant à la philosophie, le plus grand est peut-être dans cette découverte. À cette vue, j’ajoute, pour ma part, que le principe de raison est l’expression générale de toutes ces conditions formelles de l’objet, connues a priori ; que toute connaissance purement a priori se ramène au contenu de ce principe, avec tout ce qu’il implique ; en un mot, qu’en lui est concentrée toute la certitude de notre science a priori. J’ai expliqué en détail, dans ma Dissertation sur le principe de raison, comment il est la condition de tout objet possible ; ce qui signifie qu’un objet quelconque est lié nécessairement à d’autres, étant déterminé par eux et les déterminant à son tour. Cette loi est si vraie que toute la réalité des objets en tant qu’objets ou simples représentations consiste uniquement dans ce rapport de détermination nécessaire et réciproque : cette réalité est donc purement relative. Nous aurons bientôt l’occasion de développer cette idée. J’ai montré, de plus, que cette relation nécessaire, exprimée d’une manière générale par le principe de raison, revêt des formes diverses, selon la différence des classes où viennent se ranger les objets au point de vue de leur possibilité, nouvelle preuve de la répartition exacte de ces classes. Je suppose toujours implicitement, dans le présent ouvrage, que tout ce que j’ai écrit dans cette dissertation est connu et présent à l’esprit du lecteur. Si je n’avais pas exposé ailleurs ces idées, elles auraient ici leur place naturelle.


§ 3.


La plus grande différence à signaler entre nos représentations est celle de l’état intuitif et de l’état abstrait. Les représentations de l’ordre abstrait ne forment qu’une seule classe, celle des concepts, apanage exclusif de l’homme en ce monde. Cette faculté qu’il possède de former des notions abstraites, et qui le distingue du reste des animaux, est ce qu’on a de tout temps appelé raison[10]. Il sera traité spécialement de ces représentations abstraites dans la suite ; pour le moment, nous ne parlerons que de la représentation intuitive. Celle-ci comprend tout le monde visible, ou l’expérience en général, avec les conditions qui la rendent possible. Kant, comme nous l’avons dit, a montré (et c’est là une découverte considérable) que le temps et l’espace, ces conditions ou formes de l’expérience, éléments communs à toute perception et qui appartiennent également à tous les phénomènes représentés, que ces formes, dis-je, peuvent non seulement être pensées in abstracto, mais encore saisies immédiatement en elles-mêmes et en l’absence de tout contenu ; il a établi que cette intuition n’est pas un simple fantôme résultant d’une expérience répétée, qu’elle en est indépendante et lui fournit ses conditions, plutôt qu’elle n’en reçoit d’elle : ce sont, en effet, ces éléments du temps et de l’espace, tels que les révèle l’intuition a priori, qui représentent les lois de toute expérience possible. Tel est le motif qui, dans ma Dissertation sur le principe de raison, m’a fait considérer le temps et l’espace, aperçus dans leur forme pure et isolés de leur contenu, comme constituant une classe de représentations spéciales et distinctes. Nous avons déjà signalé l’importance de la découverte de Kant établissant la possibilité d’atteindre par une vue directe et indépendante de toute expérience ces formes générales de l’intuition sensible, sans qu’elles perdent pour cela rien de leur légitimité, découverte qui assure à la fois le point de départ et la certitude des mathématiques. Mais il est un autre point non moins important à noter : le principe de raison, qui, comme loi de causalité et de motivation, détermine l’expérience, qui, d’autre part, comme loi de justification des jugements, détermine la pensée. Ce principe peut revêtir une forme très spéciale, que j’ai désignée sous le nom de principe de l’être : considéré par rapport au temps, il engendre la succession des moments de la durée ; par rapport à l’espace, la situation des parties de l’étendue, qui se déterminent l’une l’autre à l’infini.

Si, après avoir lu la dissertation qui sert d’introduction au présent ouvrage, on a bien saisi l’unité primitive du principe de raison, sous la diversité possible de ses expressions, on comprendra combien il importe, pour pénétrer à fond l’essence de ce principe, de l’étudier, tout d’abord, dans la plus simple de ses formes pures : le temps. Chaque instant de la durée, par exemple, n’existe qu’à la condition de détruire le précédent qui l’a engendré, pour être aussi vite anéanti à son tour ; le passé et l’avenir, abstraction faite des suites possibles de ce qu’ils contiennent, sont choses aussi vaines que le plus vain des songes, et il en est de même du présent, limite sans étendue et sans durée entre les deux. Or, nous retrouvons ce même néant dans toutes les autres formes du principe de raison ; nous reconnaîtrons que l’espace aussi bien que le temps, et tout ce qui existe à la fois dans l’espace et dans le temps, bref tout ce qui a une cause ou un motif, tout cela ne possède qu’une réalité purement relative : la chose, en effet, n’existe qu’en vertu ou en vue d’une autre de même nature qu’elle et soumise ensuite à la même relativité. Cette pensée, dans ce qu’elle a d’essentiel, n’est pas neuve ; c’est en ce sens qu’Héraclite constatait avec mélancolie le flux éternel des choses ; que Platon en rabaissait la réalité au simple devenir, qui n’arrive jamais jusqu’à l’être ; que Spinoza ne voyait en elles que les accidents de la substance unique existant seule éternellement ; que Kant opposait à la chose en soi nos objets de connaissance comme de purs phénomènes. Enfin, l’antique sagesse de l’Inde exprime la même idée sous cette forme : « C’est la Maya, c’est le voile de l’Illusion, qui, recouvrant les yeux des mortels, leur fait voir un monde dont on ne peut dire s’il est ou s’il n’est pas, un monde qui ressemble au rêve, au rayonnement du soleil sur le sable, où de loin le voyageur croit apercevoir une nappe d’eau, ou bien encore à une corde jetée par terre qu’il prend pour un serpent. » (Ces comparaisons réitérées se trouvent dans nombre de passages des Védas et des Pouranas.) La conception exprimée en commun par tous ces philosophes n’est autre que celle qui nous occupe en ce moment : le monde comme représentation, assujetti au principe de raison.


§ 4.


Si l’on a une idée nette de la forme sous laquelle le principe de raison apparaît dans le temps considéré en lui-même, forme d’où dépend toute numération et tout calcul, on a par là même pénétré l’essence totale du temps. Celui-ci, en effet, se ramène tout entier à cette détermination spéciale du principe de raison, et ne possède aucun autre attribut. La succession est la forme du principe de raison dans le temps ; elle est aussi l’essence même du temps. Si, de plus, on a bien entendu le principe de raison, tel qu’il règne dans l’espace pur, on aura également épuisé toute l’idée de l’espace. Car l’espace n’est rien de plus que la propriété dont jouissent les parties de l’étendue de se déterminer réciproquement : c’est ce qu’on appelle la situation. L’étude détaillée de ces diverses positions et l’expression des résultats acquis dans des formules abstraites qui en facilitent l’usage, c’est là tout l’objet de la géométrie. Enfin, si l’on a parfaitement compris ce mode spécial du principe de raison, qui est la loi de causalité et qui régit le contenu des formes précédentes, temps et espace, ainsi que leur perceptibilité, c’est-à-dire la matière, on aura du même coup pénétré l’essence même de la matière considérée comme telle, celle-ci se réduisant tout entière à la causalité : cette vérité s’impose, dès qu’on y réfléchit. Toute la réalité de la matière réside, en effet, dans son activité, et aucune autre ne saurait lui être attribuée, même en pensée. C’est parce qu’elle est active qu’elle remplit et l’espace et le temps ; et c’est son action sur l’objet immédiat[11], matériel lui-même, qui engendre la perception, sans laquelle il n’y a pas de matière ; la connaissance de l’influence exercée par un objet matériel quelconque sur un autre n’est possible que si ce dernier agit à son tour sur l’objet immédiat, autrement qu’il ne faisait tout d’abord : à cela se réduit tout ce que nous en pouvons savoir.

Être cause et effet, voilà donc l’essence même de la matière ; son être consiste uniquement dans son activité. (V. pour plus de détails la dissertation sur le principe de raison, § 21, p. 124, trad. française.) C’est donc avec une singulière précision qu’on désigne en allemand l’ensemble des choses matérielles par le mot Wirklichkeit (de wirken, agir)[12], terme beaucoup plus expressif que celui de Realität (réalité). Ce sur quoi la matière agit, c’est toujours la matière ; sa réalité et son essence consistent donc uniquement dans la modification produite régulièrement par une de ses parties sur une autre ; mais c’est là une réalité toute relative ; les rapports qui la constituent ne sont d’ailleurs valables que dans les limites mêmes du monde matériel, absolument comme le temps.

Si le temps et l’espace peuvent être connus par intuition chacun en soi et indépendamment de la matière, celle-ci ne saurait en revanche être aperçue sans eux. D’une part, la forme même de la matière, qu’on n’en saurait séparer, suppose déjà l’espace ; et, d’autre part, son activité, qui est tout son être, implique toujours quelque changement, c’est-à-dire une détermination du temps. Mais la matière n’a pas pour condition le temps et l’espace pris séparément ; c’est leur combinaison qui constitue son essence, celle-ci résidant tout entière, comme nous l’avons démontré, dans l’activité et la causalité. En effet, tous les phénomènes et tous les états possibles, qui sont innombrables, pourraient, sans se gêner mutuellement, coexister dans l’espace infini, et, d’autre part, se succéder, sans plus de difficulté, dans l’infinité du temps ; dès lors, un rapport de dépendance réciproque, et une loi qui déterminerait les phénomènes conformément à ce rapport nécessaire deviendrait inutile et même inapplicable : ainsi, ni cette juxtaposition dans l’espace, ni cette succession dans le temps ne suffisent à engendrer la causalité, tant que chacune des deux formes reste isolée et se déploie indépendamment de l’autre. Or, la causalité constituant l’essence propre de la matière, si la première n’existait pas, la seconde aussi disparaîtrait. Pour que la loi de causalité conserve toute sa signification et sa nécessité, le changement effectué ne doit pas se borner à une simple transformation des divers états pris en eux-mêmes : il faut d’abord qu’en un point donné de l’espace, tel état existe maintenant et tel autre état ensuite ; il faut, de plus, qu’à un moment déterminé, tel phénomène se produise ici et tel autre là. C’est seulement grâce à cette limitation réciproque du temps et de l’espace l’un par l’autre que devient intelligible et nécessaire la loi qui règle le changement. Ce que la loi de causalité détermine, ce n’est donc pas la simple succession des états dans le temps lui-même, mais dans le temps considéré par rapport à un espace donné ; ce n’est pas, d’autre part, la présence des phénomènes à tel endroit, mais leur présence en ce point à un instant marqué. Le changement, c’est-à-dire la transformation d’état, réglée par la loi de causalité, se rapporte donc, dans chaque cas, à une partie de l’espace et à une partie correspondante du temps, données simultanément.

C’est donc la causalité qui forme le lien entre le temps et l’espace. Or nous avons vu que toute l’essence de la matière consiste dans l’activité, autrement dit dans la causalité ; il en résulte que l’espace et le temps se trouvent ainsi coexister dans la matière : celle-ci doit donc réunir dans leur opposition les propriétés du temps et celles de l’espace, et concilier (chose impossible dans chacune des deux formes isolée de l’autre) la fuite inconstante du temps avec l’invariable et rigide fixité de l’espace : quant à la divisibilité infinie, la matière la tient de tous deux ; c’est grâce à cette combinaison que devient possible tout d’abord la simultanéité ; celle-ci ne saurait exister ni dans le temps seul, qui n’admet pas de juxtaposition, ni dans l’espace pur, à l’égard duquel il n’y a pas plus d’avant que d’après ou de maintenant.

Mais l’essence vraie de la réalité, c’est précisément la simultanéité de plusieurs états, simultanéité qui produit tout d’abord la durée ; celle-ci, en effet, n’est intelligible que par le contraste de ce qui passe avec ce qui reste ; de même, c’est l’antithèse du permanent et du variable qui caractérise le changement ou modification dans la qualité et la forme, en même temps que la fixité dans la substance, qui est la matière[13]. Si le monde existait seulement dans l’espace, il serait rigide et immobile : plus de succession, de changement ni d’action ; l’action supprimée, la matière l’est du même coup. Si le monde existait seulement dans le temps, tout deviendrait fugitif ; alors, plus de permanence, plus de juxtaposition, plus de simultanéité et partant plus de durée ; plus de matière non plus, comme tout à l’heure. C’est de la combinaison du temps et de l’espace que résulte la matière, qui est la possibilité de l’existence simultanée ; la durée en dérive aussi, et rend possible à son tour la permanence de la substance sous le changement des états[14]. La matière, tenant son être de la combinaison du temps et de l’espace, en conserve toujours la double empreinte. La réalité qu’elle tire de l’espace est attestée d’abord par la forme qui lui est inhérente ; ensuite et surtout, par sa permanence ou substantialité : le changement, en effet, n’appartient qu’au temps, qui, considéré en lui-même et dans sa pureté, n’a rien de stable ; la permanence de la matière n’est donc certaine a priori que parce qu’elle repose sur celle de l’espace[15]. La matière, d’autre part, tient du temps par la qualité (ou accident), sans laquelle elle ne saurait apparaître ; et cette qualité consiste toujours dans la causalité, dans l’action exercée sur une autre matière, par suite dans le changement, qui fait partie de la notion de temps. Cette action néanmoins n’est possible en droit qu’à condition de se rapporter à la fois à l’espace et au temps, et tire de là toute son intelligibilité. La détermination de l’état, qui doit nécessairement exister dans tel lieu à tel moment donné, voilà à quoi se borne la juridiction de la loi de causalité. C’est parce que les qualités essentielles de la matière dérivent des formes de la pensée connues a priori, que nous lui assignons aussi, a priori, certaines propriétés : par exemple, de remplir l’espace ; c’est l’impénétrabilité, qui équivaut à l’activité ; de plus, l’étendue, la divisibilité infinie, la permanence qui n’est que l’indestructibilité ; enfin, la mobilité ; quant à la pesanteur, peut-être convient-il (ce qui d’ailleurs ne constitue pas une exception à la doctrine) de la rapporter à la connaissance a posteriori et cela en dépit de l’opinion de Kant qui, dans ses Principes métaphysiques de la science de la nature, la range parmi les propriétés connaissables a priori.

De même qu’il n’y a d’objet en général que pour un sujet, et sous la forme d’une représentation, de même chaque classe déterminée de représentations dans le sujet se rapporte à une fonction déterminée, que l’on nomme faculté intellectuelle (Erkenntnissvermögen). La faculté de l’esprit correspondant au temps et à l’espace considérés en soi a été appelée par Kant la sensibilité pure (reine Sinnlichkeit) : cette dénomination peut être conservée, en souvenir de celui qui a ouvert une voie nouvelle à la philosophie ; elle n’est cependant pas absolument exacte ; car « sensibilité » suppose déjà matière. La faculté correspondant à la matière, ou à la causalité (car ces deux termes sont équivalents), c’est l’entendement, qui n’a pas d’autre objet. Connaître par les causes, voilà, en effet, son unique fonction et toute sa puissance. Mais cette puissance est grande ; elle s’étend à un vaste domaine et comporte une merveilleuse diversité d’applications, reliées cependant par une unité évidente. Réciproquement, toute causalité, et, par suite, toute matière, toute réalité, n’existe que pour l’entendement, par l’entendement. La première manifestation de l’entendement, celle qui s’exerce toujours, c’est l’intuition du monde réel ; or, cet acte de la pensée consiste uniquement à connaître l’effet par la cause : aussi toute intuition est-elle intellectuelle. Mais elle n’arriverait jamais à se réaliser sans la connaissance immédiate de quelque effet propre à servir de point de départ. Cet effet est une action éprouvée par les corps organisés : ceux-ci, objets immédiats des sujets auxquels ils sont unis, rendent possible l’intuition de tous les autres objets. Les modifications que subit tout organisme animal sont connues immédiatement ou senties, et, cet effet étant aussitôt reporté à sa cause, on a sur-le-champ l’intuition de cette dernière comme objet. Cette opération n’est nullement une conclusion tirée de données abstraites, non plus qu’un produit de la réflexion ou de la volonté : elle est une connaissance directe, nécessaire, absolument certaine. Elle est l’acte de l’entendement pur, véritable acte sans lequel il n’y aurait jamais une intuition véritable de l’objet, mais tout au plus une conscience sourde, végétative, en quelque sorte, des modifications de l’objet immédiat : ces modifications se succéderaient sans présenter aucun sens appréciable, si ce n’est peut-être pour la volonté, à titre de plaisirs ou de douleurs. Mais de même que l’apparition du soleil découvre le monde visible, ainsi l’entendement, par son action soudaine et unique, transforme en intuition ce qui n’était que sensation vague et confuse. Cette intuition n’est nullement constituée par les impressions qu’éprouvent l’œil, l’oreille, la main : ce sont là de simples données. Après seulement que l’entendement a rattaché l’effet à la cause, le monde apparaît, étendu comme intuition dans l’espace, changeant dans la forme, permanent et éternel en tant que matière ; car l’entendement réunit le temps à l’espace dans la représentation de matière, synonyme d’activité. Si, comme représentation, le monde n’existe que par l’entendement, il n’existe aussi que pour l’entendement. Dans le premier chapitre de ma dissertation sur la Vue et les Couleurs, j’ai déjà expliqué comment, avec les données fournies par les sens, l’entendement crée l’intuition, comment, par la comparaison des impressions que les différents sens reçoivent d’un même sujet, l’enfant s’élève à l’intuition ; j’ai montré que là seulement se trouvait l’explication d’un grand nombre de phénomènes relatifs aux sens : par exemple la vision simple avec deux yeux, la vision double dans le strabisme ou dans le cas où l’œil voit simultanément plusieurs objets placés à des distances inégales l’un derrière l’autre, enfin les diverses illusions qu’amène toujours un changement subit dans l’exercice des organes des sens. Mais j’ai étudié plus longuement et plus à fond cet important sujet dans la seconde édition de ma Dissertation sur le principe de raison, § 21[16]. Tous les développements qui s’y trouvent auraient ici leur place naturelle et pourraient être reproduits maintenant, mais je n’ai guère moins de répugnance à me copier moi-même qu’à copier les autres, et je ne saurais d’ailleurs donner de mes idées une nouvelle exposition plus claire que la première ; au lieu donc de me répéter, je renvoie le lecteur à ma Dissertation, le supposant au courant de la question que j’y ai traitée.

L’apprentissage de la vision chez les enfants et les aveugles-nés qui ont été opérés ; la perception visuelle simple, malgré les deux impressions que reçoivent les yeux ; la vision double ou la sensation tactile également double, quand l’organe du sens est plus ou moins dérangé de sa position naturelle ; le redressement des objets par la vue, lorsque leur image vient se peindre renversée au fond de l’œil ; l’application de la couleur, phénomène tout subjectif, aux objets ; le dédoublement de l’activité de l’œil par la polarisation de la lumière ; enfin les effets du stéréoscope : toutes ces observations constituent autant d’arguments solides et irréfutables pour établir que l’intuition n’est pas d’ordre purement sensible, mais intellectuel ; on peut dire, en d’autres termes, qu’elle consiste dans la connaissance de la cause par l’effet, au moyen de l’entendement : elle suppose donc la loi de causalité. C’est cette loi qui, d’une manière primitive et absolue, rend possible toute intuition, par suite toute expérience ; on ne saurait donc la tirer de l’expérience, comme le veut le scepticisme de Hume, qui se trouve ruiné définitivement et pour la première fois, par cette considération. Il n’existe, en effet, qu’un moyen d’établir que la notion de causalité est indépendante de l’expérience et qu’elle est absolument a priori : c’est de montrer que l’expérience est, au contraire, sous sa dépendance. Or, cette démonstration n’est possible qu’en procédant comme nous venons de le faire et comme nous l’avons exposé tout au long dans les passages cités plus haut : il faut prouver que la loi de causalité est déjà impliquée d’une manière générale dans l’intuition, dont le domaine est égal en extension à celui de l’expérience. Il s’ensuit qu’une telle loi est absolument a priori par rapport à l’expérience, qui la suppose comme condition première, loin d’être supposée par elle. Or, les arguments de Kant, dont j’ai fait la critique dans ma Dissertation sur le principe de raison, § 23[17], ne suffisent pas à établir cette vérité.


§ 5.


Mais de ce que l’intuition a pour condition la loi de causalité, il faut se garder d’admettre aussi, entre l’objet et le sujet, un rapport de cause à effet. Ce rapport n’existe qu’entre l’objet immédiat et l’objet médiat, autrement dit toujours entre objets. C’est l’hypothèse erronée du contraire qui a fait naître toutes les discussions absurdes sur la réalité du monde extérieur. On y voit aux prises le dogmatisme et le scepticisme, le premier apparaissant tantôt comme réalisme, tantôt comme idéalisme. Le réalisme pose l’objet comme la cause dont le sujet devient l’effet. L’idéalisme de Fichte fait, au contraire, de l’objet un effet du sujet. Mais comme, entre le sujet et l’objet (on ne saurait trop insister sur ce point), il n’existe aucun rapport fondé sur le principe de raison, jamais aucune des deux opinions dogmatiques n’a pu être démontrée : c’est donc au scepticisme que revient en somme la victoire. De même, en effet, que la loi de la causalité précède l’intuition et l’expérience, dont elle est la condition, et n’en peut être tirée, ainsi que le pensait Hume, de même la distinction de l’objet et du sujet est antérieure à la connaissance, dont elle représente la condition première, antérieure aussi par conséquent au principe de raison en général : ce principe n’est, en effet, que la forme de tout objet, le mode universel de son apparition phénoménale.

Mais l’objet supposant toujours le sujet, il ne peut jamais exister entre eux aucune relation causale. Ma Dissertation sur le principe de raison a justement pour but d’établir que le contenu de ce principe n’est autre que la forme essentielle de tout objet, c’est-à-dire le mode universel d’une existence objective quelconque, envisagée comme telle. Mais, à ce point de vue, l’objet suppose perpétuellement le sujet comme son corrélatif nécessaire : celui-ci reste donc toujours en dehors de la juridiction du principe de raison. Tous les débats touchant la réalité du monde extérieur ont eu pour origine cette extension illégitime du principe de raison appliqué aussi au sujet, et il est résulté de ce malentendu primitif que le problème lui-même devenait inintelligible. D’une part, le dogmatisme réaliste, considérant la représentation comme un effet de l’objet, a la prétention de séparer ce qui ne fait qu’un, je veux dire la représentation et l’objet ; il admet ainsi une cause absolument distincte de la représentation, un objet en soi, indépendant du sujet, c’est-à-dire une chose absolument inconcevable ; car déjà, en tant qu’objet, cette chose implique le sujet, dont elle n’est que la représentation. Le scepticisme, qui prend lui-même son point de départ dans la même erreur initiale, oppose à cette doctrine ceci, que dans la représentation l’effet seul est donné, et nullement la cause ; que jamais, par suite, ce n’est l’essence des objets, mais uniquement leur action que l’on connaît ; que cette action n’a sans doute aucune analogie avec leur nature intime ; qu’en thèse générale même, on aurait tort de le supposer gratuitement, puisque d’abord la loi de causalité dérive de l’expérience et que, d’autre part, on ferait reposer la réalité de l’expérience sur cette loi. À ces deux théories on peut répondre tout d’abord que l’objet et la représentation ne sont qu’une seule et même chose, ensuite que l’être des objets n’est autre que leur action même ; que c’est dans cette action que consiste leur réalité ; qu’enfin chercher l’existence de l’objet en dehors de la représentation du sujet, l’être des choses réelles en dehors de leur activité, c’est là une entreprise contradictoire et qui se détruit elle-même ; que, par suite, la connaissance du mode d’action d’un objet d’intuition épuise l’idée de cet objet en tant que tel, c’est-à-dire comme représentation, puisqu’en dehors de celle-ci il ne reste rien de connaissable dans cet objet. À ce point de vue, le monde perçu par l’intuition dans l’espace et le temps, le monde qui se révèle à nous tout entier comme causalité, est parfaitement réel et est absolument ce qu’il se donne pour être ; or, ce qu’il prétend être entièrement et sans réserve, c’est représentation, et représentation réglée par la loi de causalité. En cela consiste sa réalité empirique. Mais, d’autre part, il n’y a de causalité que dans et pour l’entendement ; ainsi, le monde réel, c’est-à-dire actif, est toujours, comme tel, conditionné par l’entendement, sans lequel il ne serait rien. Mais cette raison n’est pas la seule : comme, en général, aucun objet, à moins de contradiction, ne saurait être conçu sans un sujet, on doit refuser, par suite, aux dogmatiques la possibilité même de la réalité qu’ils attribuent au monde extérieur, fondée, selon eux, sur son indépendance à l’égard du sujet. Tout le monde objectif est et demeure représentation, et, pour cette raison, est absolument et éternellement conditionné par le sujet ; en d’autres termes, l’univers a une idéalité transcendantale. Il n’en résulte pas qu’il soit illusion ou mensonge ; il se donne pour ce qu’il est, pour une représentation, ou plutôt une suite de représentations dont le lien commun est le principe de causalité. Ainsi envisagé, le monde est intelligible à un entendement sain, et cela dans son sens le plus profond ; il lui parle un langage qui se laisse entièrement comprendre. Seule une intelligence faussée par l’habitude des subtilités peut s’aviser d’en contester la réalité. C’est faire un emploi abusif du principe de raison : ce principe relie bien entre elles toutes les représentations, quelles qu’elles soient, mais il ne les rattache pas à un sujet, ou à quelque chose qui ne serait ni sujet ni objet, mais simple fondement de l’objet. C’est là un pur non-sens, puisqu’il n’y a que des objets qui puissent causer quelque chose, et que ce quelque chose est toujours lui-même un objet.

Si l’on étudie de plus près l’origine de ce problème de la réalité du monde extérieur, on trouve qu’à cet emploi abusif du principe de raison appliqué à ce qui échappe à sa juridiction, vient s’ajouter encore une confusion particulière faite entre ses formes. Ainsi, la forme qu’il affecte relativement aux concepts ou représentations abstraites est transportée aux représentations intuitives, aux objets réels ; on prétend attribuer aux objets un principe de connaissance, alors qu’ils ne peuvent avoir qu’un principe d’existence. Ce qui est réglé par le principe de raison, ce sont les représentations abstraites, les concepts unis dans des jugements : chacun de ces concepts tire, en effet, sa valeur, sa portée et l’on peut dire sa réalité, qui ici prendra le nom de vérité, uniquement de la relation établie entre le jugement et quelque chose de distinct de lui, son principe de connaissance, auquel il faut toujours remonter. Par contre, ce n’est pas à titre de principe de connaissance que le principe de raison régit les objets réels ou représentations intuitives, mais à titre de principe de devenir, autrement dit comme loi de causalité ; l’objet est quitte envers lui par cela seul qu’il est « devenu », c’est-à-dire qu’il est sorti comme effet d’une cause ; la recherche d’un principe de connaissance n’aurait ici aucune valeur, ni aucune signification ; cette recherche porte sur une tout autre catégorie d’objets. C’est pour cette raison que le monde de l’intuition, tant qu’on n’essaie pas de le dépasser, n’engendre, dans celui qui l’observe, ni doute ni inquiétude ; il n’y a place ici ni pour l’erreur, ni pour la vérité, reléguées l’une et l’autre dans le domaine de l’abstrait, de la réflexion. Aux yeux des sens et de l’entendement, le monde se révèle et se donne avec une sorte de naïve franchise pour ce qu’il est, pour une représentation intuitive, qui se développe sous le contrôle de la loi de causalité.

Cette question de la réalité du monde extérieur, telle que nous l’avons envisagée jusqu’ici, avait pour origine une méprise de la raison se méconnaissant elle-même ; il n’y avait d’autre moyen d’y remédier que de mettre en lumière le contenu même de la raison. Un examen du principe de raison considéré dans son essence, et une étude approfondie du rapport qui existe entre l’objet et le sujet, ainsi que de la nature des perceptions sensibles, devaient nécessairement supprimer le problème, en lui ôtant toute signification. Pourtant, outre cette origine toute théorique, il en a une autre absolument différente, celle-là purement empirique, bien qu’on s’en serve, même sous cette forme, dans un dessein spéculatif. La question ainsi posée devient beaucoup plus intelligible. Voici comment elle se présente : nous avons des songes ; la vie tout entière ne pourrait-elle donc pas être un long rêve ? ou, avec plus de précision : existe-t-il un critérium infaillible pour distinguer le rêve de la veille, le fantôme de l’objet réel ? On ne saurait sérieusement proposer comme signe distinctif entre les deux le degré de netteté et de vivacité, moindre dans le rêve que dans la perception ; personne, en effet, jusqu’ici, n’a eu présentes à la fois les deux choses à comparer, et l’on ne peut mettre en regard de la perception actuelle que le souvenir du rêve. Kant tranche la question en disant que c’est « l’enchaînement des représentations par la loi de causalité qui distingue la vie du rêve ». Mais, dans le rêve lui-même, tout le détail des phénomènes est également soumis à ce principe sous toutes ses formes, et le lien causal ne se rompt qu’entre la veille et le rêve ou d’un songe à l’autre. La seule interprétation que comporte la solution kantienne est la suivante : le long rêve (celui de la vie) est réglé dans ses diverses parties par la loi de causalité, mais n’offre aucune liaison avec les rêves courts, bien que chacun de ceux-ci présente en soi cet enchaînement causal ; entre le premier et les seconds le pont est donc coupé, et c’est ainsi qu’on arrive à les distinguer.

Toutefois, il serait assez difficile, souvent même impossible de déterminer, à l’aide de ce critérium, si une chose a été perçue ou simplement rêvée par nous ; nous sommes, en effet, incapables de suivre anneau par anneau la chaîne d’événements qui rattache un fait passé à l’état présent, et pourtant nous sommes loin de le tenir en pareil cas pour un pur rêve. Aussi, dans l’usage de la vie, n’emploie-t-on guère ce moyen pour discerner le rêve de la réalité. L’unique critérium usité est tout empirique ; c’est le fait du réveil qui rompt d’une manière effective et sensible tout lien de causalité entre les événements du rêve et ceux de la veille. Un exemple frappant de cette vérité est l’observation suivante de Hobbes, dans son Léviathan, chapitre II. Il remarque qu’au réveil, nous prenons facilement nos rêves pour des réalités, si nous nous sommes, à notre insu, couchés tout habillés ; cette confusion se produit encore plus aisément, quand, de plus, quelque projet ou quelque entreprise occupant toute notre pensée l’absorbe également dans le rêve : le réveil, en pareil cas, est aussi insensible que la venue du sommeil, et le rêve se mêle à la vie réelle sans qu’on l’en puisse distinguer. Il ne reste alors d’autre ressource que l’application du critérium de Kant. Mais si, malgré tout, comme il arrive souvent, on ne peut découvrir la présence ou l’absence d’un lien de causalité entre un événement passé et l’état présent, il sera à jamais impossible de décider si un fait est arrivé ou s’il a été seulement rêvé. C’est ici que se manifeste à la pensée l’intime parenté qui existe entre la vie et le rêve ; osons avouer une vérité reconnue et proclamée par tant de grands esprits. Les Védas et les Pouranas, pour représenter avec exactitude le monde réel, « ce tissu de Maya », le comparent ordinairement à un songe. Platon répète souvent que les hommes vivent dans un rêve, et que seul le philosophe cherche à se tenir éveillé. Pindare (II, v. 135) dit : σκιᾶς ὄναρ ἄνθρωπος (umbræ somnium homo), et Sophocle :

Ὁρῶ γὰρ ἡμᾶς οὐδὲν ὄντας ἄλλο, πλὴν
Εἴδωλ’, ὅσοιπερ ζῶμεν, ἡ κοῦφην σκιάν

(Ajax, v. 125.)

(Nos enim, quicumque vivimus, nihil aliud esse comperio, quam simulacra et levem umbram.)

À côté de ces maîtres, Shakespeare mérite aussi d’être cité :

We are such stuff
As dreams are made of, and our little life
Is rounded with a sleep
[18].

Enfin Calderon était si profondément pénétré de cette idée, qu’il en fit le sujet d’une sorte de drame métaphysique intitulé : La vie est un songe.

Après toutes ces citations poétiques, je puis moi aussi me permettre d’employer une image. La vie et les rêves sont les feuillets d’un livre unique : la lecture suivie de ces pages est ce qu’on nomme la vie réelle ; mais quand le temps accoutumé de la lecture (le jour) est passé et qu’est venue l’heure du repos, nous continuons à feuilleter négligemment le livre, l’ouvrant au hasard à tel ou tel endroit et tombant tantôt sur une page déjà lue, tantôt sur une que nous ne connaissions pas ; mais c’est toujours dans le même livre que nous lisons.

Cette lecture fragmentaire ne fait pas corps avec la lecture suivie de l’ouvrage entier ; pourtant elle en diffère assez peu, si l’on veut bien considérer que la lecture suivie commence aussi et finit ex abrupto ; il est donc permis de la regarder elle-même comme une page isolée, un peu plus longue que les autres.

Ainsi donc, les rêves isolés se distinguent de la vie réelle, en ce qu’ils n’entrent pas dans la continuité de l’expérience, qui se poursuit à travers la vie : et c’est le réveil qui met en lumière cette différence. Mais, si l’enchaînement causal est la forme qui caractérise la veille, chaque rêve pris en soi présente aussi cette même connexion. Si l’on se place, pour juger des choses, à un point de vue supérieur au rêve et à la vie, on ne trouvera dans leur nature intime aucun caractère qui les distingue nettement, et il faudra accorder aux poètes que la vie n’est qu’un long rêve.

En voilà assez sur l’origine empirique du problème de la réalité du monde extérieur, — laquelle constitue une question tout à fait à part : revenons à l’origine spéculative du problème. Nous avons découvert qu’elle résultait tout d’abord d’un emploi abusif du principe de raison, appliqué au rapport du sujet et de l’objet, et, en second lieu, de la confusion de deux formes du principe : cette confusion consiste à transporter le principe de raison, considéré comme loi de connaissance, dans un domaine où il n’a d’autorité qu’à titre de loi du devenir. Cependant la question n’eût point tant arrêté les philosophes, si elle n’avait en elle-même quelque portée, si elle ne recélait pas une pensée plus profonde et plus vraie que ne le ferait supposer son origine la plus prochaine : à quoi il faut ajouter que cette pensée, quand elle chercha à s’exprimer d’une manière réfléchie, s’embarrassa dans des questions et des formules absurdes et dénuées de sens.

C’est là, à mon avis, ce qui est arrivé ; or, ce sens profond du problème, qui a vainement cherché jusqu’ici sa formule, en voici, selon moi, l’expression exacte : Le monde donné dans l’intuition, qu’est-il de plus que ma représentation ?

Ce monde que je ne connais que d’une manière représentative, est-il analogue à mon propre corps qui se révèle à ma conscience sous deux formes : comme représentation et comme volonté ?

La solution positive de cette question remplit le second livre, et les conséquences qui en résultent forment la matière du reste de l’ouvrage.


§ 6.


Dans ce premier livre nous n’envisageons provisoirement l’univers que comme représentation, comme objet pour le sujet, et nous ne distinguons pas des autres réalités notre propre corps, par le moyen duquel tout homme a l’intuition du monde : considéré au point de vue de la connaissance, il n’est, en effet, que représentation. À la vérité, la conscience, qui déjà protestait contre la réduction des objets extérieurs à de simples représentations, admet difficilement pour le corps lui-même une telle explication. Cette répugnance instinctive a une raison : la chose en soi, en tant qu’elle se manifeste à l’homme comme son corps propre, est connue immédiatement, il n’en a, au contraire, qu’une connaissance médiate lorsqu’elle lui apparaît réalisée dans les objets extérieurs. Mais l’ordre de nos recherches rend nécessaire cette abstraction, cette étude unilatérale du problème et cette séparation violente de ce qui en soi est essentiellement uni : il nous faut donc vaincre momentanément notre répugnance ; elle peut, d’ailleurs, être diminuée par cette perspective rassurante, que les réflexions ultérieures doivent combler cette lacune provisoire et conduire à une connaissance intégrale de l’essence du monde.

Le corps est donc considéré ici comme un objet immédiat, c’est-à-dire comme la représentation qui sert de point de départ au sujet dans la connaissance ; elle précède, en effet, avec toutes ses modifications directement perçues, l’emploi du principe de causalité, et lui fournit ainsi les premières données auxquelles il s’applique. L’essence de la matière consiste, nous l’avons montré, dans son activité. Or, il n’y a d’action et de causalité que pour l’entendement, cette faculté n’étant que le corrélatif subjectif de l’action et de la causalité. Mais jamais l’entendement n’entrerait en activité s’il ne trouvait pas dans autre chose que lui-même un point de départ. Cette autre faculté est la sensibilité proprement dite ou conscience directe des changements qui se produisent dans le corps et en font un objet immédiat.

Par suite, deux conditions fondent, pour nous, la possibilité de la connaissance du monde de l’intuition : la première, exprimée objectivement, est la puissance qu’ont les objets matériels d’agir les uns sur les autres et de se modifier mutuellement ; sans cette propriété générale des corps, même avec la seule intervention de la sensibilité animale, aucune intuition ne serait possible. Si maintenant nous voulons formuler subjectivement cette première condition, nous dirons que c’est, avant tout, l’entendement qui rend possible l’intuition : c’est de l’entendement, en effet, que procède la loi de causalité valable seulement pour lui et fondant l’existence d’un tel rapport ; si donc il y a un monde de l’intuition, c’est uniquement pour lui et par lui qu’il existe. La seconde condition est la sensibilité que possède l’organisme animal, et la propriété inhérente à certains corps d’être immédiatement objets du sujet. Les simples modifications éprouvées par les organes des sens, en vertu des impressions extérieures qu’ils sont propres à recevoir, peuvent déjà être appelées représentations, si elles ne produisent ni plaisir ni douleur ; bien qu’alors elles n’aient aucune signification pour la volonté, elles sont néanmoins perçues, elles existent donc uniquement à titre de connaissances : c’est en ce sens que j’appelle le corps perçu directement un objet immédiat. Toutefois il ne faut pas prendre ici le terme d’objet dans son acception stricte ; car cette connaissance directe du corps animal, antérieure à l’exercice de l’entendement, étant une pure sensation, ne permet pas encore de penser comme objet le corps lui-même, mais uniquement les corps agissant sur lui ; en effet, toute notion d’un objet proprement dit, c’est-à-dire d’une représentation perceptible dans l’espace, n’existe que par et pour l’entendement : loin donc de le précéder, elle en dérive. Ainsi, le corps, en tant qu’objet proprement dit, c’est-à-dire comme représentation intuitive dans l’espace, n’est connu, à la manière de tout autre objet, qu’indirectement, et par l’application spéciale du principe de causalité à l’action mutuelle des diverses parties de l’organisme : par exemple, lorsque l’œil voit le corps ou que la main le touche. La forme de notre propre corps ne nous est donc pas révélée par la sensibilité générale ; ce n’est que par le fait de la connaissance et par la représentation, c’est-à-dire dans le cerveau, que le corps s’apparaît à lui-même comme quelque chose d’étendu, d’articulé, d’organisé : c’est peu à peu que l’aveugle-né acquiert cette représentation, grâce aux données du toucher. Celui qui n’aurait pas de mains ne connaîtrait jamais la forme de son corps ; tout au plus parviendrait-il à la déduire et à la construire lentement par suite de l’action des autres corps sur le sien. C’est avec toutes ces restrictions que nous nommons le corps un objet immédiat.

D’ailleurs, il résulte des considérations précédentes que les corps de tous les animaux sont aussi des objets immédiats ; ils servent de point de départ à l’intuition du monde par le sujet, qui connaît tout, et pour cette raison même n’est connu de rien. Par suite, connaître et se mouvoir en vertu de motifs empruntés à la connaissance, est le caractère essentiel de l’animalité, de même que se mouvoir par suite de certaines excitations est le propre de la plante ; les corps inorganiques n’ont d’autre mouvement que celui qu’ils reçoivent des causes proprement dites, le mot cause étant pris dans son sens le plus étroit. Tout ceci a été exposé en détail dans ma Dissertation sur le principe de raison, 2e édit, § 20, dans l’Éthique 1re  dissertation, III, et dans la Vue et les Couleurs, § 1. Je renvoie le lecteur à ces ouvrages.

Il résulte de tout ce qui vient d’être dit que tous les animaux, même les plus imparfaits, possèdent l’entendement, car ils sont capables de connaître des objets, connaissance qui, sous forme de motif, détermine leurs mouvements.

L’entendement est le même dans les animaux et dans l’homme ; il présente partout la même essence simple : connaissance par les causes, faculté de rattacher l’effet à la cause ou la cause à l’effet, et rien de plus. Mais son intensité d’action et l’étendue de sa sphère varient à l’infini : au degré inférieur se trouve la simple notion du rapport de causalité entre l’objet immédiat et l’objet médiat, notion qui suffit pour passer de l’impression subie par le corps à sa cause, et pour concevoir celle-ci comme objet, dans l’espace ; aux degrés supérieurs de l’échelle, la pensée découvre l’enchaînement causal des objets médiats entre eux et pousse cette science jusqu’à pénétrer les combinaisons les plus complexes de causes et d’effets dans la nature. Cette connaissance appartient à l’entendement, et non à la raison : les notions abstraites de cette dernière faculté servent seulement à classer, à fixer et à combiner les connaissances immédiates de l’entendement, sans jamais produire aucune connaissance proprement dite. Toute force, toute loi, toute circonstance de la nature où elles se manifestent doivent d’abord être perçues par intuition, avant de pouvoir se présenter à l’état abstrait aux yeux de la raison dans la conscience réfléchie. Ce fut une conception intuitive et immédiate de l’entendement que cette découverte due à R. Hooke, et confirmée ensuite par les calculs de Newton, permettant de réduire à une loi unique des phénomènes si nombreux et si importants. Il en est de même de la découverte de l’oxygène par Lavoisier, avec le rôle essentiel que joue ce gaz dans la nature ; ou encore de celle de Gœthe sur le mode de formation des couleurs naturelles. Toutes ces découvertes ne sont autre chose qu’un passage immédiat et légitime de l’effet à la cause, opération qui a conduit bientôt à reconnaître l’identité essentielle des forces physiques agissant dans toutes les causes analogues ; tout ce travail scientifique est une manifestation de cette constante et unique fonction de l’entendement, qui permet à l’animal de percevoir la cause qui agit sur son corps comme un objet dans l’espace. Il n’y a qu’une simple différence de degré. Ainsi une grande découverte est, au même titre que l’intuition et que toute manifestation de l’entendement, une vue immédiate, l’œuvre d’un instant, un « apperçu » (sic), une idée, et nullement le produit d’une série de raisonnements abstraits ; ces derniers servent à fixer pour la raison les connaissances immédiates de l’entendement, en les enfermant dans des concepts ; autrement dit, à les rendre claires et intelligibles, propres à être transmises et expliquées aux autres. Cette aptitude de l’entendement à saisir les rapports de causalité entre les objets connus médiatement trouve son application non seulement dans les sciences de la nature (où elle produit toutes les découvertes), mais encore dans la vie pratique elle-même : elle prend alors le nom de prudence (Klugheit), tandis qu’au point de vue théorique elle s’appelle plutôt perspicacité (Scharfsinn), pénétration, sagacité : le mot prudence, dans son acception étroite, désigne l’entendement mis au service de la volonté. Toutefois ces idées ne se laissent pas rigoureusement limiter et définir ; il s’agit toujours en réalité d’une seule et unique fonction de cet entendement, qui s’exerce chez tout animal capable de percevoir par intuition des objets dans un espace. Considérée à son plus haut point de développement, tantôt elle découvre dans les phénomènes naturels la cause inconnue de tel effet donné : elle fournit ainsi à la raison la matière d’où celle-ci tirera ses conceptions générales ou lois du monde ; tantôt, par l’application de moyens connus à quelque fin préméditée, elle invente des machines d’une ingénieuse complication ; tantôt enfin, analysant les motifs de la conduite, ou bien elle pénètre et déjoue les plus habiles intrigues, ou bien elle se sert de raisons appropriées aux différents caractères pour mettre les hommes en mouvement comme de purs automates, à l’aide de roues et de leviers, et pour les utiliser à l’accomplissement de ses desseins.

Le manque d’entendement est ce qu’on nomme proprement stupidité : c’est une sorte d’inaptitude à faire usage du principe de causalité, une incapacité à saisir d’emblée les liaisons soit de la cause à l’effet, soit du motif à l’acte.

L’homme inintelligent ne comprend jamais la connexion des phénomènes, ni dans la nature où ils surgissent spontanément, ni dans leurs applications mécaniques, où ils sont combinés en vue d’une fin spéciale ; aussi croit-il aisément à la sorcellerie et aux miracles. Un esprit fait de la sorte ne remarque pas que plusieurs personnes, en apparence isolées les unes des autres, peuvent, en fait, agir de concert ; il se laisse souvent jouer et mystifier ; il ne pénètre pas les secrètes raisons des conseils qu’on lui donne ou des jugements qu’il entend porter : un don lui manque, toujours le même : la vivacité, la rapidité, la facilité à appliquer le principe de causalité, en un mot la force de l’entendement. L’exemple de stupidité le plus frappant et le plus intéressant que j’aie jamais rencontré est celui d’un garçon de onze ans qui se trouvait dans une maison de fous : il était complètement idiot, sans toutefois être absolument privé d’intelligence, puisqu’il causait et comprenait ce qu’on lui disait ; mais il était pour l’entendement au-dessous de l’animalité. Toutes les fois que je venais, il considérait attentivement un lorgnon que j’avais au cou, et dans lequel se reflétaient les fenêtres de la chambre, avec les arbres situés derrière ; cela lui causait chaque fois le même étonnement joyeux et jamais il ne se lassait de le regarder avec une nouvelle admiration : c’est qu’il était incapable de concevoir d’emblée la cause de cette réflexion de la lumière.

Dans les différentes espèces animales, les degrés de l’entendement ne sont pas moins divers que dans l’humanité.

Chez toutes, et même chez celles qui se rapprochent du règne végétal, on rencontre la somme d’entendement nécessaire pour passer de l’action exercée sur l’objet immédiat à sa cause dans l’objet médiat ; autrement dit, toutes possèdent l’intuition, ou appréhension de l’objet. C’est cette faculté qui est le trait propre de l’animal, qui lui permet de se mouvoir d’après certains motifs, de chercher ou tout au moins d’appréhender sa nourriture ; le végétal, au contraire, ne se meut qu’à la suite d’excitations qu’il est obligé d’attendre et sans lesquelles il est condamné à dépérir, incapable qu’il est de les poursuivre et de les trouver. On observe chez les animaux supérieurs une admirable sagacité, chez le chien par exemple, chez l’éléphant, chez le singe, chez le renard, dont Buffon a si merveilleusement dépeint la prudence. Il est facile de mesurer assez exactement, dans ces espèces plus parfaites que les autres, ce que peut l’entendement, privé de la raison, c’est-à-dire de la connaissance par concepts abstraits : nous ne pourrions en juger aussi bien d’après nous-mêmes, parce qu’en nous l’entendement et la raison s’unissent et se soutiennent toujours. C’est le manque de raison chez l’animal qui nous fait considérer les marques d’entendement qu’il donne, tantôt comme supérieures, tantôt comme inférieures à nos prévisions. Nous sommes étonnés, par exemple, de la sagacité de cet éléphant qui, amené en Europe et ayant déjà traversé un grand nombre de ponts, refusa un jour, contre son habitude, d’en passer un sur lequel pourtant il venait de voir défiler toute la troupe d’hommes et de chevaux dont il était accompagné : le pont lui paraissait trop légèrement construit pour supporter un poids tel que le sien. En revanche, nous ne sommes pas moins surpris d’entendre raconter que les orangs-outangs les plus intelligents sont incapables d’apporter du bois pour entretenir un feu qu’ils ont rencontré par hasard et auquel ils se chauffent : une telle idée suppose donc un degré de réflexion, impossible sans les concepts abstraits qui leur manquent. La connaissance a priori du rapport de cause à effet, cette forme générale de tout entendement, qui doit être attribuée aux animaux, résulte du fait même que cette connaissance est, pour eux comme pour nous, la condition préalable de toute perception du monde extérieur. Si l’on en veut d’autres preuves plus caractéristiques, que l’on considère, par exemple, un jeune chien qui n’ose pas, quelque envie qu’il en ait, sauter à bas d’une table : n’est-ce pas qu’il prévoit l’effet du poids de son corps, bien qu’il ne l’ait jamais expérimenté dans la circonstance en question ? Toutefois, dans l’analyse de l’entendement animal, on doit se garder de lui rapporter ce qui n’est qu’une manifestation de l’instinct ; l’instinct, qui diffère profondément en nature de l’entendement et de la raison, produit souvent des effets analogues à l’action combinée de ces deux facultés. Ce n’est point ici le lieu de faire une théorie de l’activité instinctive : cette étude doit trouver place au livre II, où il sera traité de l’harmonie ou de ce qu’on nomme la téléologie de la nature ; le chapitre XXVII des Suppléments est aussi consacré tout entier à cette question.

Le manque d’entendement, avons-nous dit, s’appelle stupidité ; on verra plus tard que la non-application de la raison dans l’ordre pratique représente la sottise, et le défaut de jugement la niaiserie ; enfin, la perte totale ou partielle de la mémoire constitue l’aliénation. De tout cela il sera parlé en temps et lieu. Ce que la raison a reconnu d’une manière exacte s’appelle vérité : c’est toujours un jugement abstrait fondé sur une raison suffisante (Dissert. sur le principe de raison, §§ 29 et suiv.) ; ce qui a été reconnu de la même manière par l’entendement se nomme réalité : c’est le passage légitime de l’effet produit sur l’objet immédiat à sa cause. À la vérité s’oppose l’erreur, qui est l’illusion de la raison, comme la réalité a pour contraire l’apparence, illusion de l’entendement. On devra lire l’étude détaillée de toutes ces questions dans ma Dissertation sur la vue et les couleurs. L’apparence est produite par le fait qu’une seule et même action peut dériver de deux causes absolument différentes, dont l’une agit fréquemment, l’autre rarement : l’entendement, qui manque de critérium pour distinguer laquelle des deux produit l’effet à un moment donné, suppose que celui-ci doit être attribué à la cause la plus ordinaire ; or, comme l’opération de l’entendement est non pas réflexive et discursive, mais directe et immédiate, cette cause toute fictive apparaît faussement comme un objet d’intuition. Telle est donc la nature de l’apparence.

Dans la dissertation citée plus haut, j’ai montré comment il pouvait se produire, par suite d’une position inaccoutumée des organes des sens, une double perception de la vue ou du toucher ; cette explication prouve d’une manière irréfutable que l’intuition n’existe que par et pour l’entendement. Il existe bien d’autres exemples de ces apparences ou illusions de l’entendement : le bâton plongé dans l’eau et qui paraît brisé ; les images des miroirs sphériques qui se produisent un peu en arrière de la surface, si elle est convexe, et à une grande distance en avant lorsqu’elle est concave ; la lune qui paraît beaucoup plus large à l’horizon qu’au zénith : cet effet ne résulte nullement des lois de l’optique puisqu’il a été établi, grâce au micromètre, que l’œil aperçoit au zénith la lune sous un angle visuel un peu plus grand qu’à l’horizon. C’est que l’entendement juge de la lune et des étoiles comme s’il s’agissait d’objets terrestres ; il attribue alors à l’éloignement la diminution d’éclat de ces astres, dont il apprécie la distance suivant les lois de la perspective aérienne ; c’est pour cette raison que la lune est vue beaucoup plus grande à l’horizon qu’au zénith, et que la voûte céleste elle-même paraît plus étendue à l’horizon, où elle semble s’abaisser. C’est par suite d’une appréciation non moins erronée, toujours d’après la perspective aérienne, que des montagnes très élevées, dont la cime seule est visible dans l’air pur et transparent, nous apparaissent plus rapprochées de nous qu’elles ne le sont en réalité ; la distance n’est d’ailleurs diminuée qu’aux dépens de l’altitude : c’est le phénomène qu’offre le mont Blanc vu de Sallanches.

Toutes ces apparences illusoires se présentent à nous comme des résultats de l’intuition immédiate, et il n’est aucune opération de la raison qui les puisse dissiper : celle-ci n’a de pouvoir que contre l’erreur ; à un jugement qui n’est pas suffisamment motivé, elle en opposera un contraire et vrai ; elle reconnaîtra, par exemple, in abstracto, que ce qui diminue l’éclat de la lune et des étoiles, ce n’est pas l’éloignement, mais bien l’existence de vapeurs plus épaisses à l’horizon ; mais, en dépit de cette connaissance tout abstraite, l’illusion demeurera identique dans tous les cas cités plus haut ; car l’entendement étant absolument distinct de la raison, faculté de surérogation dans l’homme, peut affecter, même chez celui-ci, un caractère irrationnel. Savoir est l’unique fonction de la raison ; à l’entendement seul, en dehors de toute influence de la raison, appartient l’intuition.


§ 7.


Aux précédentes considérations peut-être convient-il d’ajouter la suivante : jusqu’ici notre point de départ n’a été pris ni dans l’objet ni dans le sujet, mais dans la représentation, phénomène où ces deux termes sont déjà contenus et impliqués ; le dédoublement en objet et sujet est, en effet, la forme primitive essentielle et commune à toute représentation. C’est uniquement cette dernière que nous avons envisagée ; ensuite, renvoyant pour le fond des idées à notre précédente étude, introduction naturelle de ce livre, nous avons passé en revue les autres formes, temps, espace et causalité, qui dépendent de la première : ces formes appartiennent proprement à l’objet en tant qu’objet ; mais celui-ci, à son tour, est essentiel au sujet en tant que sujet ; il en résulte que le temps, l’espace et la causalité peuvent aussi bien être dérivés du sujet et connus a priori : à ce point de vue, ils représentent la limite commune du sujet et de l’objet. Toutes ces formes se laissent d’ailleurs ramener à une commune expression, le principe de raison, ainsi que je l’ai exposé en détail dans ma dissertation, préambule nécessaire du présent ouvrage. C’est par cette conception nouvelle que mes vues diffèrent absolument des doctrines philosophiques émises jusqu’ici : ces doctrines, partant toujours soit de l’objet, soit du sujet, s’efforçaient ensuite d’expliquer l’un par l’autre, au nom du principe de raison ; pour moi, au contraire, je soustrais à la juridiction de ce principe le rapport du sujet et de l’objet, et ne lui laisse que l’objet.

On pourrait croire que cette répartition des systèmes en deux catégories opposées laisse échapper la philosophie qui a paru de nos jours sous le nom de philosophie de l’identité ; celle-ci, en effet, ne prend, à vrai dire, son point de départ ni dans l’objet, ni dans le sujet, mais dans un troisième principe, l’absolu, révélé par une intuition rationnelle, principe qui n’est ni objet ni sujet, mais identité des deux. Certes je n’oserai me permettre d’avoir un avis ni sur cette auguste identité, ni sur l’absolu lui-même, dépourvu que je suis de toute intuition rationnelle ; je hasarderai pourtant un jugement qui m’est suggéré par les propres déclarations des partisans de cette intuition rationnelle (car ce sont là choses accessibles même aux profanes) : je prétends que la dite philosophie n’est pas affranchie de la double erreur signalée dans la précédente opposition. Cette identité prétendue du sujet et de l’objet, identité qui, se dérobant à la connaissance, est découverte seulement par une intuition intellectuelle, ou par une absorption dans le sujet-objet, n’empêche pas la philosophie en question d’être frappée de la double erreur signalée plus haut, qu’elle présente sous les deux formes opposées. Elle se divise, en effet, elle-même en deux écoles : l’une, l’idéalisme transcendantal ou doctrine du moi de Fichte, qui, au nom du principe de raison, tire l’objet du sujet, comme un fil qu’on déviderait peu à peu ; l’autre, qui est la philosophie de la nature, fait sortir par degrés le sujet de l’objet par une méthode dite de construction ; si je juge de cette construction, où j’avoue ne pas voir très clair, par le peu que j’en saisis, elle me paraît être une marche progressive réglée sous des formes diverses par le principe de raison. Je renonce d’ailleurs à pénétrer la science profonde que contient cette philosophie ; dépourvu que je suis de toute intuition rationnelle, toute doctrine qui suppose une telle intuition est pour moi un livre scellé des sept sceaux ; et cette incapacité va si loin, que (chose plaisante à avouer) ces enseignements d’une si grande profondeur me font toujours l’effet d’énormes gasconnades, terriblement assommantes par-dessus le marché.

Les systèmes qui prennent dans l’objet leur point de départ traitent, en général, le problème du monde et de ses lois, d’après les données de l’intuition ; toutefois, la base de leurs spéculations n’est pas toujours ce monde lui-même, ou son principe premier, la matière. Il vaut mieux, je crois, pour cette raison, répartir ces systèmes dans les quatre classes que j’ai distinguées dans ma Dissertation. À la première, adoptant comme principe le monde réel, appartiendraient Thalès et les Ioniens, Démocrite, Épicure, Giordano Bruno et les matérialistes français. À la seconde, qui prend pour point de départ la notion tout abstraite de substance, réalisée seulement dans la définition qu’on en donne, se rattacheraient Spinoza et, avant lui, les Éléates. La troisième classe, qui choisit comme donnée première le temps ou le nombre, comprendrait les pythagoriciens et la philosophie chinoise du Y-King. Enfin, dans la quatrième, pour laquelle le premier principe est un acte libre motivé par l’entendement, viendraient se ranger les scolastiques qui professent la doctrine d’une création ex nihilo résultant de la volonté d’un être personnel distinct du monde.

La philosophie objective, lorsqu’elle se présente sous la forme du matérialisme pur, est, au point de vue de la méthode, la plus conséquente de toutes, celle dont le développement peut être le plus complet. Ce système pose d’abord l’existence absolue de la matière, et par suite celle de l’espace et du temps, supprimant ainsi le rapport de la matière avec le sujet, rapport où cependant la matière puise son unique réalité. Puis, appuyé sur la loi de causalité, qu’il prend pour un ordre de choses en soi, pour une veritas æterna, il poursuit sa marche, sautant encore par-dessus l’entendement, dans lequel et par lequel seul la causalité existe.

Cela fait, il cherche à découvrir un état primitif et élémentaire de la matière, dont il puisse tirer par un développement progressif tous les autres états, depuis les propriétés mécaniques et chimiques, jusqu’à la polarité, la vie végétative et enfin l’animalité. Si l’on suppose l’entreprise couronnée de succès, le dernier anneau de la chaîne sera la sensibilité animale, ou la connaissance, qui apparaîtra ainsi comme une simple modification de la matière, modification produite en vertu de la causalité.

Admettons que nous ayons pu suivre jusqu’au bout et sur la foi des représentations intuitives l’explication matérialiste : une fois arrivés au sommet, ne serions-nous pas pris soudain de ce rire inextinguible des dieux de l’Olympe, lorsque, nous éveillant comme d’un songe, nous ferions tout à coup cette découverte inattendue : que le dernier résultat si péniblement acquis, la connaissance, était déjà implicitement contenu dans la donnée première du système, la simple matière ; ainsi, lorsque nous nous imaginions avec le matérialisme penser la matière, ce que nous pensions en réalité, c’était le sujet qui se la représente, l’œil qui l’aperçoit, la main qui la touche, l’esprit qui la connaît.

Alors se révèle cette étonnante pétition de principe de la doctrine, où le dernier anneau apparaît inopinément comme le point d’attache du premier ; c’est une chaîne sans fin, et le matérialiste ressemble au baron de Munchhausen qui, se débattant dans l’eau, monté sur son cheval, l’enlève avec ses jambes et s’enlève lui-même par la queue de sa perruque ramenée en avant. L’absurdité intrinsèque du matérialisme consiste donc à prendre comme point de départ un élément objectif, qu’il engendre finalement au terme de ses explications. Cet élément objectif, il le voit soit dans la matière considérée in abstracto, comme pure idée, soit dans la matière déjà revêtue de sa forme propre et telle qu’elle est donnée dans l’expérience, par exemple les corps simples de la chimie, avec leurs combinaisons élémentaires. Telle est la réalité qu’il pose comme existant en soi et absolument, pour en faire sortir ensuite l’organisation et à la fin le sujet pensant ; il se flatte d’en donner ainsi une explication aussi complète que possible : la vérité est que toute existence objective est déjà, d’une manière ou de l’autre, conditionnée en tant qu’objet par le sujet et ses formes, qu’elle se trouve toujours contenir implicitement ; elle disparaît donc, si par la pensée on supprime le sujet.

Le matérialisme est un effort pour expliquer par des données médiates ce qui est donné immédiatement. Il considère la réalité objective, étendue, active, en un mot matérielle, comme un fondement si solide, que ses explications ne laissent rien à désirer, du moment qu’elles sont appuyées sur un tel principe, corroboré lui-même par la loi de l’action et de la réaction. Or, cette prétendue réalité objective est une donnée purement médiate et conditionnée ; elle n’a donc qu’une existence toute relative : la chose, en effet, a dû passer tout d’abord par le mécanisme du cerveau et être transformée par lui, entrer ensuite dans les formes de l’entendement, temps, espace, causalité, avant d’apparaître, grâce à cette dernière élaboration, comme étendue dans l’espace et agissant dans le temps. Et c’est par une donnée de cette nature que le matérialisme se flatte d’expliquer la donnée immédiate de la représentation (sans laquelle la première ne saurait exister), que dis-je ? la volonté elle-même, tandis que c’est elle, au contraire, qui rend intelligibles toutes ces forces primitives dont les manifestations sont réglées par la loi de causalité. À cette affirmation, que la pensée est une modification de la matière, il sera toujours permis d’opposer l’affirmation contraire, que la matière est un simple mode du sujet pensant, autrement dit une pure représentation. Il n’en est pas moins vrai que le but réel et la forme idéale de toute science naturelle est une explication matérialiste des choses, poussée aussi loin que possible. Or, de l’inintelligibilité reconnue du matérialisme résulte une autre vérité qui sera l’objet de considérations ultérieures : c’est qu’aucune science, au sens exact du mot (je veux dire un ensemble de connaissances systématisées à l’aide du principe de raison), n’est propre à fournir une solution définitive, ni une explication entière de la réalité ; la science, en effet, ne saurait pénétrer jusqu’à l’essence intime du monde ; jamais elle ne dépasse la simple représentation, et, au fond, elle ne donne que le rapport entre deux représentations.

Toute science repose sur deux données fondamentales : la première, le principe de raison, sous une quelconque de ses formes, servant de principe régulateur ; la seconde, l’objet même qu’elle étudie et qui se présente toujours à l’état de problème. C’est ainsi que la géométrie a pour problème spécial l’espace, et pour règle la loi d’existence dans l’espace ; que l’arithmétique a pour problème le temps, et pour règle la loi de l’existence temporelle ; le problème de la logique porte sur les rapports des concepts purs, elle a pour règle la loi d’intelligibilité ; le problème de l’histoire, ce sont les actes humains considérés dans leur ensemble : sa règle est la loi de motivation ; la science de la nature, enfin, a pour problème la matière, et pour règle la loi de causalité. Le but dernier de la science est donc de ramener l’un à l’autre, au nom de la causalité, tous les états de la matière qu’elle s’efforce de réduire finalement à un état unique ; ensuite, de les déduire les uns des autres, et même d’un seul, une fois arrivée au terme de ses recherches. La matière apparaît ainsi sous deux formes, qui sont comme les extrémités opposées de la science : la première, où elle représente l’objet le moins immédiat ; la dernière, l’objet le plus immédiat du sujet pensant ; en d’autres termes, la matière à l’état le plus inerte et le plus informe, c’est la substance primitive, d’une part, et, de l’autre, l’organisation humaine. La science de la nature, sous le nom de chimie, traite de la première ; sous le nom de physiologie, elle étudie la seconde. Mais jusqu’à ce jour ni l’un ni l’autre de ces extrêmes n’a pu être atteint ; c’est seulement entre les deux limites opposées qu’on est arrivé à quelque certitude. Et les perspectives que peut ouvrir l’avenir de la science sont assez peu encourageantes. Les chimistes supposent que la division qualitative de la matière ne saurait aller à l’infini, comme sa division quantitative ; dans cet espoir, ils cherchent à restreindre de plus en plus le nombre des corps simples, dont ils comptent encore une soixantaine ; en admettant qu’ils les eussent ramenés à deux, ils voudraient finalement les réduire à un seul. La loi d’homogénéité conduit, en effet, à l’hypothèse d’un état chimique primordial de la matière, qui seul lui appartiendrait en propre, ayant précédé tous les autres : ceux-ci ne lui seraient pas essentiels au même titre, et on n’y devrait voir que des formes ou propriétés qu’elle peut revêtir accidentellement. Mais maintenant comment concevoir que ce premier état ait jamais pu se modifier chimiquement, puisqu’il n’en existait pas un second pour agir sur lui ? Cette difficulté est analogue, en chimie, à celle où Épicure vint se heurter en mécanique, lorsqu’il lui fallut expliquer la première déviation produite dans le mouvement initial du premier atome ; cette contradiction, qui surgit d’elle-même pour ainsi dire, et qu’il est aussi impossible d’éviter que de résoudre, constitue une véritable antinomie chimique ; elle n’est pas seule, d’ailleurs, à se présenter à cette extrémité de la science de la nature ; à l’autre extrémité apparaît une antinomie correspondante. Il n’y a pas plus d’espoir d’atteindre le point d’arrivée de la science que d’en trouver le point de départ ; car l’impossibilité est de plus en plus évidente, soit de ramener un phénomène chimique à un phénomène purement mécanique, soit un état organique à une propriété chimique ou électrique. Les savants, qui recommencent aujourd’hui à s’engager dans cette antique voie d’erreur, se verront bientôt obligés de rebrousser chemin, tête basse et sans mot dire, absolument comme leurs devanciers. Mais cette question sera plus amplement développée au livre suivant. — C’est sur son propre terrain que la science de la nature rencontre les difficultés que je signale ici en passant. Érigée en philosophie, elle se présente en outre comme une explication matérialiste des choses : or, nous avons vu qu’à peine né le matérialisme porte dans son sein un germe de mort : il supprime, en effet, le sujet et les conditions formelles de la connaissance, implicitement contenues et dans la matière purement inerte, dont il prétend partir, et dans la matière organisée, où il s’efforce d’arriver. Il n’y a point d’objet sans un sujet : tel est le principe que condamne à tout jamais le matérialisme. Des soleils et des planètes sans un œil pour les voir, sans une intelligence pour les connaître, ce sont des paroles qu’on peut prononcer, mais qui représentent quelque chose d’aussi intelligible qu’un « morceau de fer en bois » (sideroxylon). Cependant la loi de causalité et les études sur la nature, auxquelles elle sert de principe régulateur, nous conduisent à cette conclusion certaine que, dans l’ordre du temps, tout état plus parfait de la matière a dû être précédé d’un autre moins parfait : par exemple, que les animaux ont existé avant l’homme, les poissons avant les animaux qui vivent sur terre, et, avant eux, les végétaux ; enfin que, d’une manière générale, le règne inorganique a été antérieur au règne organique : la matière primitive a donc dû subir une longue série de transformations, avant que le premier œil ait pu s’ouvrir. Pourtant, c’est bien de ce premier œil une fois ouvert (fût-ce celui d’un insecte) que tout l’univers tient sa réalité ; cet œil était, en effet, l’intermédiaire indispensable de la connaissance, pour laquelle et dans laquelle seule le monde existe, sans laquelle il est impossible même de le concevoir ; car le monde n’est que représentation, et, par suite, il a besoin du sujet connaissant comme support de son existence. Il y a plus : cette longue série de siècles remplis de transformations sans nombre, et pendant lesquels la matière s’élevait de forme en forme jusqu’au premier être doué de perception, tout ce temps écoulé ne saurait être pensé que dans l’identité d’un sujet conscient ; il n’est en effet que la série des représentations de ce dernier et la forme de sa connaissance ; sans lui, il perd toute intelligibilité et toute réalité. Nous voyons donc que, d’une part, l’existence du monde entier dépend du premier être pensant, quelque imparfait qu’ait été cet être ; d’autre part, il n’est pas moins évident que ce premier animal suppose nécessairement avant lui une longue chaîne de causes et d’effets, dont il forme lui-même un petit anneau. Ces deux résultats contradictoires, auxquels nous sommes forcément amenés, pourraient, à leur tour, être regardés comme une antinomie de notre faculté de connaître, correspondant à celle qui se présente à l’autre extrémité de la science de la nature ; pour ce qui est de la quadruple antinomie de Kant, elle sera étudiée dans la critique de sa philosophie, qu’on trouvera à la suite du présent ouvrage ; j’espère montrer qu’elle est une pure fantasmagorie sans aucune consistance.

La dernière contradiction, à laquelle nous avons été conduits nécessairement, est cependant résolue par la considération suivante : on peut dire, en parlant le langage de Kant, que le temps, l’espace et la causalité appartiennent non à la chose en soi, mais au phénomène dont ils sont la forme, ce qui peut se traduire dans la terminologie que j’adopte : le monde objet, ou le monde comme représentation, n’est pas la seule face de l’univers, il n’en est pour ainsi dire que la superficie ; il y a, en outre, la face interne, absolument différente de la première, essence et noyau du monde et véritable chose en soi. C’est elle que nous étudierons dans le livre suivant, et que nous désignerons sous le nom de volonté, la volonté étant l’objectivation la plus immédiate du monde. Le monde comme représentation, le seul qui nous occupe ici, n’existe, à proprement parler, que du jour où s’ouvre le premier œil ; il ne saurait, en effet, sortir du néant où il était plongé que par le moyen de la connaissance. Auparavant, sans cet œil, c’est-à-dire en dehors de toute pensée, aucun temps, aucune antériorité n’étaient possibles. Il n’en résulte pas que le temps ait commencé, puisqu’au contraire tout commencement est en lui ; mais il est, comme on sait, la forme la plus générale de la connaissance, forme dans laquelle viennent se grouper, suivant la loi de causalité, tous les phénomènes ; par suite, il existe, avec sa double infinité, dès la première connaissance ; et en effet, le phénomène qui remplit ce premier présent est nécessairement rattaché par un lien de causalité à une série infinie de phénomènes dans le passé ; ce passé est d’ailleurs conditionné par ce premier présent, qu’il conditionne lui-même en tant que présent.

Ainsi le passé, aussi bien que le premier présent qui en sort, dépendent l’un et l’autre du sujet pensant, sans lequel ils ne seraient rien ; toutefois c’est ce passé qui empêche le présent en question d’apparaître comme véritablement premier, comme s’il n’avait derrière lui aucun passé qui l’eût engendré, comme s’il était, en un mot, l’origine même du temps ; il semble, au contraire, succéder nécessairement à un passé, et cela d’après la loi d’existence dans le temps, absolument comme le phénomène qui le remplit dérive, selon la loi de causalité, d’états antérieurs qui se sont produits dans ce passé. On pourrait, pour les amateurs d’apologues mythologiques plus ou moins ingénieux, comparer le commencement du temps, qui pourtant n’a pas commencé, à la naissance de Chronos (χρόνος), le plus jeune des Titans, lequel, ayant émasculé son père, mit fin aux productions monstrueuses du ciel et de la terre, remplacées bientôt par la race des dieux et des hommes.

Ce développement à l’occasion du matérialisme, le plus conséquent des systèmes philosophiques qui partent de l’objet, a encore l’avantage de bien faire ressortir l’étroite dépendance du sujet et de l’objet l’un à l’égard de l’autre ; il montre aussi leur invincible contradiction ; un tel résultat nous conduit à rechercher l’essence intime du monde comme chose en soi, non plus dans l’un des deux termes extrêmes de la représentation, mais dans un élément qui en diffère de tout point et ne soit pas frappé de cette contradiction primitive et radicale, aussi bien qu’insoluble.

En regard de la philosophie qui part de l’objet pour en déduire le sujet, nous rencontrons la doctrine opposée, qui prend pour principe le sujet et s’efforce d’en tirer l’objet. Mais si la première a été, jusqu’à nos jours, représentée par de nombreux systèmes, il n’existe guère de la seconde qu’un spécimen unique et tout récent : c’est la doctrine de J.-G. Fichte (si on peut appeler cela une doctrine) ; à ce point de vue au moins, elle mérite d’être signalée, quelque faible d’ailleurs qu’en soit la valeur intrinsèque ; au fond, c’est là une philosophie pour rire ; toutefois, débitée de l’air le plus grave et sur le ton le plus sérieux du monde, défendue, il faut le dire aussi, avec une ardeur et une éloquence peu communes contre d’assez pauvres adversaires, elle a pu un moment éblouir et faire illusion. Mais ce sérieux de la pensée, qui, affranchie de toute influence étrangère, vise imperturbablement un but unique, la vérité, Fichte en était tout à fait dépourvu, comme le sont en général les philosophes, ses pareils, qui se laissent façonner par les circonstances. Comment en pourrait-il être autrement ? C’est par l’effort tenté pour se délivrer de quelque doute qu’on devient philosophe, vérité que Platon exprime en disant que « l’étonnement est le sentiment philosophique par excellence » : θαυμάζειν μάλα φιλοσοφικὸν πάθος. Mais ce qui distingue en cela les vrais philosophes des faux, c’est que, chez les premiers, le doute naît en présence de la réalité elle-même ; chez les seconds il naît simplement, à l’occasion d’un ouvrage, d’un système, en présence duquel ils se trouvent unis.

Tel a été précisément le cas de Fichte ; il n’est devenu philosophe qu’à propos de la chose en soi de Kant ; sans elle, il se fût livré vraisemblablement à d’autres occupations, où il n’eût pas manqué de mieux réussir, avec son remarquable talent de parole. S’il avait pénétré un peu plus profondément le sens du livre qui l’avait fait philosophe, la Critique de la raison pure, il eût compris que le véritable esprit de la doctrine est dans la pensée suivante : pour Kant, le principe de raison n’est pas, comme pour la scolastique, une veritas æterna possédant une portée absolue, indépendante de l’existence du monde, antérieure et supérieure à lui ; il n’a qu’une autorité conditionnelle et relative, valable seulement dans l’ordre phénoménal, quelle que soit d’ailleurs la forme que revête ce principe : qu’il se présente comme liaison nécessaire dans le temps et dans l’espace, comme loi de causalité ou comme règle de connaissance. Fichte se fût alors aperçu que ce n’est pas sur la foi du principe de raison que peut être découverte l’essence intime du monde, la chose en soi ; qu’on ne saurait atteindre ainsi qu’un élément également relatif et conditionné, le phénomène, jamais le noumène ; il eût vu, en outre, que ce principe ne s’applique nullement au sujet, mais représente seulement la forme des objets, lesquels, par suite, ne peuvent être pris pour des choses en soi ; qu’enfin le sujet est posé en même temps que l’objet, et réciproquement ; par suite, l’objet ne peut avoir pour antécédent le sujet et en sortir comme de sa cause ; inversement, il est impossible de voir dans le sujet un conséquent et un effet de l’objet. Mais rien de tout cela n’est entré dans l’esprit de Fichte : le seul côté de la question qui l’ait frappé a été le choix du sujet comme point de départ de la philosophie ; cette marche avait été adoptée par Kant pour bien montrer l’impossibilité de partir de l’objet, qui se transformerait alors en chose en soi. Mais Fichte a pris la méthode pour la doctrine même à établir, pour le fond du débat. Comme tous les imitateurs, il s’est figuré qu’en renchérissant sur son maître, il parviendrait à le dépasser ; et il a, dans cette voie, réédité les erreurs commises en sens inverse par l’ancien dogmatisme, et qui avaient précisément suscité la critique kantienne ; si bien qu’aucun changement essentiel n’était dès lors apporté en philosophie. Après comme avant, l’antique erreur fondamentale de la métaphysique, la supposition d’un rapport de cause à effet entre l’objet et le sujet, demeurait intacte, et le principe de raison conservait toujours son autorité absolue : la seule différence c’est que la chose en soi, au lieu de résider comme autrefois dans l’objet, se trouvait maintenant représentée par le sujet ; le caractère purement relatif des deux termes, qui fait que la chose en soi, c’est-à-dire la nature intime du monde, doit être cherchée en dehors de ceux-ci et non pas en eux, et qui empêche toute réalité conditionnée de représenter la chose en soi, ce caractère fut de nouveau méconnu, tout comme avant la critique kantienne. On eût dit que Kant n’avait jamais existé, le principe de raison étant resté pour Fichte, absolument comme pour les scolastiques, une veritas æterna. De même qu’au-dessus des dieux de l’antiquité régnait l’éternel Destin, ainsi le Dieu des scolastiques est soumis à ces vérités éternelles, vérités métaphysiques, mathématiques et métalogiques, et aussi, chez quelques-uns, à l’autorité de la loi morale. Ces vérités elles-mêmes ne dépendaient de rien, c’est au contraire en vertu de leur nécessité que Dieu, aussi bien que le monde, se trouvait exister. De même, c’est au nom du principe de raison, mis par Fichte au nombre de ces veritates æternæ, que le moi est la cause du monde, du non-moi, de l’objet qui devient alors son effet et sa production. Il n’a eu garde d’étudier et de contrôler de plus près le principe de raison. S’il me fallait déterminer la forme de ce principe à laquelle Fichte a recours pour faire engendrer le non-moi par le moi, comme l’araignée tire d’elle-même sa toile, je dirais que c’est la loi d’existence dans l’espace. Il est nécessaire, en effet, de rattacher à cette loi toutes les déductions si pénibles qui représentent les procédés par lesquels le moi produit et crée de sa propre substance le non-moi ; à cette condition seulement, ces déductions, qui remplissent le livre le plus extravagant et, par suite, le plus insipide qu’on ait jamais écrit, prennent une ombre de sens et une apparence de valeur.

La philosophie de Fichte, qui, à tout autre point de vue, ne mérite aucune attention, n’a d’intérêt que par le contraste absolu qu’offre cette doctrine toute récente avec l’antique matérialisme ; de même que ce dernier était le plus conséquent des systèmes qui prennent l’objet comme point de départ, ainsi la conception de Fichte est la plus rigoureuse de toutes celles qui adoptent pour premier principe le sujet. Le matérialisme ne s’aperçoit pas qu’en posant le plus simple objet, il pose par là même le sujet ; de son côté, Fichte n’a pas pris garde qu’avec le sujet (de quelque nom qu’il l’appelât) était posé l’objet, sans lequel le sujet est inconcevable ; de plus, toute déduction a priori, et, en général, toute démonstration, repose sur une nécessité, et toute nécessité sur le principe de raison : exister nécessairement ou résulter d’une cause donnée sont deux notions équivalentes[19] ; enfin, le principe de raison n’étant en réalité que la forme générale de l’objet considéré comme tel, ce principe contient déjà implicitement l’objet ; n’ayant d’ailleurs aucune valeur antérieurement à l’existence de l’objet ou en dehors de celui-ci, il ne saurait l’engendrer et le construire par une application légitime. En résumé, le vice commun de la philosophie subjective, aussi bien que de la philosophie objective, c’est d’impliquer d’avance ce que chacune prétend déduire ensuite, le corrélatif nécessaire du principe adopté.

La marche de ma pensée se distingue toto genere de ces deux observations opposées, voici comment : je ne pars ni du sujet ni de l’objet pris séparément, mais du fait de la représentation, qui sert de point de départ à toute connaissance, et a pour forme primitive et essentielle le dédoublement du sujet et de l’objet ; à son tour, la forme de l’objet est représentée par les divers modes du principe de raison, et chacun d’eux règle si parfaitement la classe de représentations placée sous son autorité, qu’il suffit de posséder le principe pour avoir en même temps l’essence commune à la classe tout entière ; cette essence, en effet, envisagée comme représentation, consiste uniquement dans la forme même du principe : ainsi, le temps n’est que le principe d’existence au point de vue de la durée, c’est-à-dire la succession ; l’espace n’est que le principe de raison déterminé par rapport à l’étendue, autrement dit la position ; la matière n’est autre chose que la causalité ; le concept (comme nous le verrons bientôt) est tout ce qui tient du principe de connaissance. Cette relativité essentielle et constante du monde considéré comme représentation, relativité inhérente à sa forme générale (sujet et objet) tout aussi bien qu’à la forme dérivée de cette dernière (principe de raison), ce caractère, dis-je, démontre la nécessité de chercher ailleurs que dans l’univers lui-même et dans tout autre chose que la représentation l’essence intime du monde ; le livre suivant établira que cette essence réside dans un élément qui apparaît avec non moins d’évidence que la représentation chez tout être vivant.

Mais nous avons à considérer auparavant cette classe de représentations qui appartiennent exclusivement à l’homme et dont la forme commune est le concept ; la faculté à laquelle elles se rapportent dans le sujet est la raison, de même que la sensibilité et l’entendement, propres à tout animal, se rapportent aux représentations étudiées jusqu’ici[20].


§ 8.


Comme on passerait de la lumière directe du soleil à cette même lumière réfléchie par la lune, nous allons, après la représentation intuitive, immédiate, qui se garantit elle-même, considérer la réflexion, les notions abstraites et discursives de la raison, dont tout le contenu est emprunté à l’intuition et qui n’ont de sens que par rapport à elle. Aussi longtemps que nous demeurons dans la connaissance intuitive, tout est pour nous lucide, assuré, certain. Ici, ni problèmes, ni doutes, ni erreurs, aucun désir, aucun sentiment de l’au-delà ; on se repose dans l’intuition, pleinement satisfait du présent. Une telle connaissance se suffit à elle-même : aussi, tout ce qui procède d’elle simplement et fidèlement, comme l’œuvre d’art véritable, ne risque jamais d’être faux ou démenti ; car elle ne consiste pas dans une interprétation quelconque, elle est la chose même. Mais avec la pensée abstraite, avec la raison, s’introduisent dans la spéculation le doute et l’erreur, dans la pratique l’anxiété et le regret. Si, dans la représentation intuitive, l’apparence peut un instant déformer la réalité, dans le domaine de la représentation abstraite l’erreur peut régner pendant des siècles, étendre sur des peuples entiers son joug de fer, étouffer les plus nobles aspirations de l’humanité, et faire charger de chaînes par ses dupes et ses esclaves celui-là même qu’elle n’a pu abuser. Elle est l’ennemi contre lequel les plus grands esprits de tous les temps ont eu à soutenir une lutte inégale, et les conquêtes qu’ils ont pu faire sur cet ennemi sont les seuls trésors du genre humain. Il est donc utile, au moment de pénétrer dans son domaine, d’attirer sur lui l’attention. On a dit souvent qu’il fallait chercher la vérité, alors même qu’on n’en voyait pas l’utilité ; l’utilité en effet peut ne pas être immédiate et apparaître au moment où l’on y compte le moins. J’ajouterai qu’il faut à tout prix dénoncer et extirper l’erreur, lors même qu’on n’en aperçoit pas les inconvénients, parce que ces inconvénients peuvent être, eux aussi, indirects et se révéler à l’improviste. Toute erreur porte en elle une sorte de venin. Si c’est l’intelligence et la science qui font de l’homme le maître de la terre, il en résulte qu’il n’y a pas d’erreurs inoffensives, et encore moins d’erreurs respectables ou sacrées. Et, pour rassurer ceux qui, d’une manière ou de l’autre, usent à ce noble combat leurs forces et leur vie, je ne saurais me dispenser d’une autre observation : c’est que l’erreur peut bien se donner libre carrière, tant que la vérité n’a pas fait son apparition et s’agiter à la faveur de la nuit comme les hiboux et les chauves-souris ; mais les hiboux et les chauves-souris feraient rétrograder le soleil vers l’orient, avant que l’erreur passée parvînt à reprendre sa large place et à faire rebrousser chemin à la vérité une fois reconnue et hautement proclamée. Telle est la toute-puissance de la vérité ; sa victoire est lente et pénible, mais, une fois remportée, nul ne saurait la lui arracher.

Il existe donc, d’une part, les représentations étudiées jusqu’ici, qui, considérées au point de vue de l’objet, peuvent se ramener au temps, à l’espace et à la matière, et, envisagées au point de vue du sujet, se rapportent à la sensibilité pure et à l’entendement ou connaissance par la causalité ; mais, outre ces représentations, il y a encore dans l’homme, et dans l’homme seul parmi tous les hôtes de l’univers, une autre faculté de connaître et comme une nouvelle conscience, que le langage appelle, avec une infaillible justesse, réflexion. Elle n’est, en effet qu’une sorte de reflet ou d’écho de la connaissance intuitive ; toutefois son essence et sa constitution diffèrent absolument des modes de l’intuition, et le principe de raison, qui est la règle de tout objet, revêt ici une forme très spéciale. Cette nouvelle conscience, sorte de connaissance au second degré, cette transformation abstraite de tout élément intuitif en un concept non intuitif de la raison, communique seule à l’homme cette prévoyance (Besonnenheit) qui distingue si profondément son intelligence de celle des animaux, et qui rend sa conduite si différente de la vie de ses frères dépourvus de raison. Il les surpasse aussi de beaucoup par sa puissance et sa capacité de souffrir. Eux ne vivent que dans le présent, lui vit de plus dans l’avenir et dans le passé ; ils ne satisfont que des besoins momentanés, lui devine ceux qui ne sont pas encore et y pourvoit par mille institutions ingénieuses, pour un temps où peut-être il n’existera plus. Tandis qu’ils sont absolument dominés par l’impression actuelle, l’homme peut, grâce aux notions abstraites, s’affranchir du présent dans ses déterminations. Aussi le voit-on combiner et exécuter des plans conçus d’avance, agir au nom de certaines maximes, sans tenir compte des circonstances accidentelles, ni des influences ambiantes ; il peut, avec le plus grand calme, prendre de prudentes dispositions au sujet de sa mort ; il est capable de dissimuler jusqu’à se rendre impénétrable et d’emporter avec lui son secret dans la tombe ; il a enfin le pouvoir de choisir réellement entre divers motifs, car ce n’est qu’in abstracto que plusieurs motifs peuvent être présents ensemble dans la conscience, apparaître par la comparaison comme exclusifs les uns des autres, et donner ainsi la mesure de leur action sur la volonté ; après quoi, le motif le plus fort finit par l’emporter : il devient la décision réfléchie de la volonté, à laquelle il confère ainsi son caractère essentiel. L’animal, au contraire, n’est déterminé que par l’impression du moment ; seule, la crainte d’un châtiment instantané peut contenir ses appétits, et cette crainte, passant en habitude, détermine bientôt ses actes : c’est tout l’art du dressage. L’animal sent et perçoit, l’homme pense et sait ; tous les deux ils veulent. L’animal communique ses sensations et son humeur par des mouvements et des cris ; l’homme dévoile ou cache à autrui ses pensées à l’aide du langage. Le langage est le premier produit et l’instrument nécessaire de sa raison : aussi voit-on en grec et en italien le même mot signifier à la fois la raison et le langage : ὁ λόγος, il discorso. En allemand, Vernunft vient de vernehmen (comprendre), qui n’est pas synonyme de hören (entendre), mais qui signifie l’intelligence des idées exprimées par les mots. C’est seulement grâce au langage que la raison peut réaliser ses plus grands effets, par exemple l’action commune de plusieurs individus, l’harmonie des efforts de milliers d’hommes dans un dessein préconçu, la civilisation, l’État ; puis d’autre part la science, la conservation de l’expérience du passé, le groupement d’éléments communs dans un concept unique, la transmission de la vérité, la propagation de l’erreur, la réflexion et la création artistique, les dogmes religieux et les superstitions. L’animal n’a l’idée de la mort que dans la mort même ; l’homme marche chaque jour vers elle avec pleine connaissance, et cette conscience répand sur la vie une teinte de mélancolique gravité, même chez celui qui n’a pas encore compris qu’elle est faite d’une succession d’anéantissements. Cette prescience de la mort est le principe des philosophies et des religions ; pourtant, on ne saurait dire si elles ont jamais produit la chose qui a le plus de prix dans la conduite humaine, la libre bonté et la noblesse de cœur. Leurs fruits les plus évidents sont, au point de vue philosophique, les conceptions les plus étranges et les plus hasardées ; au point de vue religieux, les rites les plus cruels et les plus monstrueux dans les différents cultes.

Tous les siècles et tous les pays sont unanimes à reconnaître que toutes ces manifestations de l’esprit, quelque variées qu’elles soient, procèdent d’un principe commun, de cette faculté essentielle qui distingue l’homme de l’animal, appelée la raison, ὁ λόγος, τὸ λογιστικόν, τὸ λόγιμον[21], ou ratio. Tous les hommes savent reconnaître les manifestations de la raison, et, lorsqu’elle entre en conflit avec d’autres, discerner l’élément rationnel de l’irrationnel ; ils savent aussi ce qu’on ne doit jamais attendre même de l’animal le plus intelligent, toujours dépourvu de cette faculté.

Les philosophes de tous les temps sont d’accord pour voir dans la raison une faculté de connaissance générale, et, de plus, mettent en lumière quelques-unes de ses manifestations les plus importantes, par exemple l’empire exercé par l’homme sur ses sentiments et ses passions, la puissance de juger et de poser des principes universels, antérieurs à toute expérience, etc. Pourtant toutes leurs théories sur l’essence même de la raison sont flottantes, mal arrêtées, diffuses, sans unité et sans convergence ; tantôt elles font ressortir telle fonction, tantôt telle autre, et elles arrivent ainsi à se contredire. Cette confusion est encore aggravée par l’opposition primitive que beaucoup établissent entre la raison et la révélation, opposition absolument étrangère à la philosophie. Il est singulier que jusqu’ici aucun philosophe n’ait su ramener à quelque fonction simple et facile à reconnaître ces manifestations multiples de la raison : cette fonction, qui se retrouverait dans toutes et servirait à les expliquer, constituerait véritablement l’essence intime de la raison. Le sage Locke (dans son Essai sur l’entendement humain, liv. II, ch. xi, §§ 10 et 11) signale très nettement l’existence des notions abstraites et générales chez l’homme comme le trait qui le distingue de l’animal ; Leibnitz (dans ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain, liv. II, ch. xi, §§ 10 et 11) souscrit à cette opinion qu’il reproduit pour son compte. Mais, quand Locke (au liv. IV, ch. xvii, §§ 2 et 3) en vient à donner la véritable théorie de la raison, perdant tout à fait de vue ce caractère essentiel, il s’égare dans une énumération vague, incertaine et incomplète, de manifestations dérivées et partielles de la raison ; Leibnitz lui-même, dans la partie de son œuvre qui correspond à celle de Locke, ne fait qu’ajouter à la confusion et à l’obscurité. Kant, ainsi que je l’explique amplement dans l’appendice qui lui est consacré, a encore compliqué et faussé la vraie notion de l’essence de la raison. Mais si l’on voulait se donner la peine de parcourir, à propos de cette question, les nombreux écrits philosophiques parus depuis Kant, on reconnaîtrait que, si les fautes des princes sont la ruine des États, les erreurs des grands esprits étendent leur influence funeste sur des générations, sur des siècles entiers ; il semble qu’à la longue croissant, et multipliant, elles engendrent de véritables monstres intellectuels : car, suivant le mot de Berkeley, « si peu d’hommes savent penser, tous néanmoins tiennent à avoir des opinions »[22].

L’entendement, on l’a vu, n’a qu’une fonction propre : la connaissance immédiate du rapport de cause à effet ; et l’intuition du monde réel, aussi bien que la prudence, la sagacité, la faculté de l’invention ne sont évidemment que des modes variés de cette fonction primitive. Or il en est de même de la raison, elle n’a qu’une fonction essentielle, la formation des concepts : de cette source unique dérivent tous les phénomènes que nous avons énumérés plus haut et qui distinguent la vie humaine de la vie animale ; le discernement, établi de tout temps et partout, entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas, a son fondement dans la présence ou l’absence de cet acte primitif[23].


§ 9.


Les concepts forment une classe spéciale de représentations, entièrement distinctes des représentations intuitives dont il a été question jusqu’ici, car elles n’existent que dans l’esprit humain. Aussi est-il impossible d’arriver à une connaissance intuitive et absolument évidente de leur nature propre ; l’idée qu’on s’en peut faire est elle-même purement abstraite et discursive. Il serait donc absurde d’en exiger une démonstration expérimentale, si l’on entend, par expérience, le monde extérieur et réel, qui n’est que représentation intuitive : il est impossible de mettre ces notions sous les yeux ou de les présenter à l’imagination, comme s’il s’agissait d’objets perceptibles aux sens. On les conçoit, on ne les perçoit pas, et leurs effets seuls peuvent tomber sous les prises de l’expérience : le langage, par exemple, la conduite réfléchie et ordonnée, la science enfin, avec tous les résultats de cette activité supérieure. Le langage, comme objet d’expérience externe, n’est, à proprement parler, qu’un télégraphe très perfectionné, qui transmet avec une rapidité et une délicatesse infinies des signes conventionnels. Mais quelle est la valeur exacte de ces signes ? Et comment arrivons-nous à les interpréter ? Serait-ce que nous traduisons instantanément les paroles de l’interlocuteur en images, qui se succèdent dans la fantaisie avec la vitesse de l’éclair, qui s’enchaînent, se transforment et se colorent diversement, à mesure que les mots avec leurs flexions grammaticales arrivent à la pensée ? Mais alors quel tumulte dans notre tête à l’audition d’un discours ou à la lecture d’un livre ! Les choses, en réalité, ne se passent pas de la sorte : le sens des mots est immédiatement et exactement compris sans que ces apparitions d’images se produisent d’ordinaire dans la fantaisie. C’est ici la raison qui parle à la raison, sans jamais sortir de son domaine propre. Ce qui est transmis et reçu par elle, ce sont toujours des notions abstraites, des représentations non intuitives : celles-ci sont créées une fois pour toutes, en assez petit nombre d’ailleurs ; et elles peuvent ensuite s’appliquer aux innombrables objets du monde réel qu’elles embrassent et représentent. On s’explique ainsi que l’animal ne soit capable ni de parler ni de comprendre, bien qu’il possède comme nous les organes du langage et les représentations intuitives : c’est parce que les mots désignent cette classe particulière de représentations correspondant à la raison dans le sujet, qu’ils sont insignifiants et inintelligibles pour l’animal. Ainsi le langage, comme tout autre phénomène du ressort de la raison, et généralement tout caractère qui distingue l’homme de l’animal, doit être rapporté à cette simple et unique origine, les concepts, qu’il ne faut pas confondre avec les représentations individuelles dans le temps et dans l’espace : il s’agit ici, non des représentations intuitives, mais des représentations abstraites et générales. Ce n’est que dans certains cas isolés que nous passons du concept à l’intuition ; nous créons alors des images destinées à servir de symboles aux concepts, avec lesquels d’ailleurs elles ne cadrent jamais exactement. J’ai étudié en détail ces sortes de représentations dans ma Dissertation sur le principe de raison, § 28 ; je n’ai pas à répéter ce que j’en ai dit ; on peut comparer avec mon exposition ce que Hume a écrit sur le même sujet dans le douzième de ses Essais philosophiques (p. 244), et Herder, dans sa Métacritique (ouvrage assez médiocre, d’ailleurs), Ire partie, p. 274. L’Idée platonicienne, engendrée par l’union de la fantaisie et de la raison, est principalement étudiée dans le troisième livre du présent ouvrage.

Les concepts, bien que radicalement distincts des représentations intuitives, ont pourtant avec celles-ci un rapport nécessaire, sans lequel ils n’existeraient pas : ce rapport constitue donc toute leur essence et leur réalité. La réflexion ne saurait être qu’une imitation, une reproduction du monde de l’intuition, bien que ce soit une imitation d’une nature très spéciale et tout à fait différente de l’original, quant à la matière dont elle est formée. Aussi peut-on dire très exactement que les concepts sont des représentations de représentations. Il en est de même du principe de raison, qui revêt ici un caractère tout spécial. On a vu que la forme sous laquelle il régit toute une classe de représentations constitue et résume, pour ainsi dire, toute l’essence de cette classe au point de vue représentatif : le temps, par exemple, est tout entier dans la succession, l’espace dans la position, la matière dans la causalité. De même, toute l’essence des concepts qui forment la classe des représentations abstraites consiste uniquement dans la relation du principe de raison qu’elles mettent en évidence ; et comme cette relation est celle qui constitue le principe même de la connaissance, la représentation abstraite a ainsi pour essence le rapport qui existe entre elle et une autre représentation : celle-ci lui sert alors de principe de connaissance ; mais la dernière peut aussi être un concept, c’est-à-dire une représentation abstraite, et avoir à son tour un principe de connaissance de même nature. Toutefois la régression ne saurait se poursuivre à l’infini ; il y a un moment où la série des principes de connaissance doit arriver à un concept qui a son fondement dans la connaissance intuitive, car le monde de la réflexion repose sur celui de l’intuition, d’où il tire son intelligibilité. La classe des représentations abstraites se distingue donc de celles des représentations intuitives par la caractéristique suivante : dans les dernières, le principe de raison n’exige jamais qu’une relation entre une représentation et une autre de la même classe ; dans les premières, il requiert à la fin un rapport du concept avec une représentation d’une autre classe.

Le terme d’abstracta a été choisi de préférence pour désigner ces notions, qui, d’après ce qui vient d’être dit, ne se rattachent pas directement, mais à l’aide d’un ou plusieurs autres concepts, à la connaissance intuitive ; on a, au contraire, appelé concreta celles qui dérivent immédiatement de l’intuition. Cette dernière dénomination convient assez mal aux notions auxquelles on l’applique : celles-ci, en effet, sont toujours des représentations abstraites et non intuitives. Cette terminologie a été adoptée lorsqu’on n’avait encore qu’une conscience très vague de la différence qu’elle devait consacrer. On peut cependant la conserver, en tenant compte de la précédente observation. On peut citer comme exemples d’abstracta, au sens vrai du mot, appartenant à la première espèce, les concepts de rapport, de vertu, d’examen, de commencement, etc. ; et comme exemples des notions de la seconde espèce, improprement appelées concreta, les idées d’homme, de pierre, de cheval, etc. Si la métaphore n’était pas un peu risquée, et par suite légèrement ridicule, on pourrait, avec assez d’exactitude, comparer les concreta au rez-de-chaussée, et les abstracta aux étages supérieurs dans l’édifice de la réflexion[24].

Ce n’est point, comme on le dit trop souvent, un caractère essentiel, mais seulement une propriété secondaire et dérivée du concept, d’embrasser un grand nombre de représentations ou intuitives, ou abstraites, dont il est le principe de connaissance, et qui sont pensées en même temps que lui. Cette propriété, bien qu’elle existe toujours en puissance dans le concept, ne s’y trouve pas nécessairement en réalité ; elle repose sur ce fait que le concept est la représentation d’une représentation et doit toute sa valeur au rapport qu’il a avec cette autre représentation ; cependant le concept ne se confond pas avec elle ; car celle-ci appartient le plus souvent à une tout autre classe, à l’intuition, par exemple ; elle est soumise, comme telle, aux déterminations du temps, de l’espace et à beaucoup d’autres qui ne font pas partie du concept lui-même ; il s’ensuit que des représentations diverses qui n’offrent que des différences superficielles peuvent être pensées ou subsumées sous le même concept. Mais cette propriété que possède le concept d’être valable pour plusieurs objets ne lui est pas essentielle, elle est purement accidentelle. Il peut donc exister des notions sous lesquelles une seule chose réelle serait pensée ; elles n’en sont pas moins pour cela abstraites et générales, et ce ne sont nullement des représentations particulières et intuitives.

Telle est, par exemple, l’idée qu’on se fait d’une ville quand on ne la connaît que par la géographie ; on ne conçoit alors, à la vérité, qu’une seule ville, mais la notion qu’on s’en forme pourrait convenir à un grand nombre d’autres, différentes à beaucoup d’égards. Ainsi, ce n’est nullement parce qu’une idée est extraite de plusieurs objets qu’elle est générale ; c’est, au contraire, parce que la généralité, en vertu de laquelle elle ne détermine rien de particulier, lui est inhérente comme à toute représentation abstraite de la raison, c’est pour cela, dis-je, que plusieurs choses peuvent être pensées sous le même concept.

Il résulte de ces considérations que tout concept, étant une représentation abstraite et non intuitive, par suite toujours incomplètement déterminée, possède, comme on dit, une extension ou sphère d’application, et cela dans le cas même où il n’existe qu’un seul objet réel correspondant à ce concept. Or, la sphère de chaque concept a toujours quelque chose de commun avec celle d’un autre ; en d’autres termes, on pense, à l’aide de ce concept, une partie de ce qui est pensé à l’aide du second, et réciproquement ; toutefois, lorsque les deux concepts différent réellement, chacun ou au moins l’un des deux, doit comprendre quelque élément non renfermé dans l’autre : tel est le rapport du sujet au prédicat. Reconnaître ce rapport, c’est juger. Une des idées les plus ingénieuses qu’on ait eues a été de représenter à l’aide de figures géométriques cette extension des concepts. Godefroy Ploucquet[25] en eut vraisemblablement la première pensée ; il employait, à cet effet, des carrés ; Lambert, venu après lui, se servait encore de simples lignes superposées ; Euler porta le procédé à sa perfection en faisant usage de cercles. Je ne saurais dire quel est le dernier fondement de cette analogie si exacte entre les rapports des concepts et ceux des figures géométriques. Toujours est-il qu’il y a pour la logique un précieux avantage à pouvoir ainsi représenter graphiquement les relations des concepts entre eux, même au point de vue de leur possibilité, c’est-à-dire a priori.

Voici ces figures :

1° Les sphères de deux concepts sont rigoureusement égales : telle est, par exemple, la notion de nécessité et celle du rapport de principe à conséquence, ou encore l’idée de ruminants et celle de bisulques ; celle de vertébré et d’animal à sang rouge (on pourrait cependant contester cet exemple à cause des annélides) ; ce sont là des notions convertibles. On les représente alors par un cercle unique qui figure indifféremment l’une ou l’autre.

2° La sphère d’un concept renferme en totalité celle d’un autre concept.

3° Une sphère en comprend deux ou plusieurs autres qui s’excluent tout en étant elles-mêmes contenues dans la grande.

4° Deux sphères contiennent chacune une partie l’une de l’autre.

5° Deux sphères sont renfermées dans une troisième sans la remplir.

À ce dernier cas appartiennent les concepts dont les sphères ne communiquent pas directement, mais qu’un troisième concept plus étendu comprend dans sa circonscription.

Les diverses combinaisons possibles de concepts se ramènent aux cas précédents ; on en peut déduire toute la théorie des jugements : (conversion, contraposition, réciprocité, disjonction (cette dernière d’après la troisième figure) ; on en tirerait aussi bien les caractères des jugements, sur lesquels Kant a fondé ses prétendues catégories de l’entendement. Il faut cependant faire une exception pour la forme hypothétique, qui n’est pas une simple combinaison de concepts, mais bien une synthèse de jugements ; il faut également mettre à part la modalité, dont il sera traité expressément dans l’Appendice, ainsi que de tous les caractères qui ont servi de base aux catégories kantiennes.

Une dernière remarque à faire au sujet des diverses combinaisons de concepts dont on vient de parler, c’est qu’elles peuvent encore s’unir entre elles, par exemple la quatrième figure avec la seconde. Lorsqu’une sphère qui en comprend une autre, soit en totalité, soit seulement en partie, est à son tour contenue tout entière dans une troisième, cette combinaison représente le syllogisme de la première figure, synthèse de jugements qui permet d’affirmer qu’une notion contenue en totalité ou en partie dans une seconde l’est aussi dans une troisième, où celle-ci se trouve elle-même renfermée. Et de même si le syllogisme conclut négativement : la seule manière de le figurer alors est d’imaginer deux sphères dont l’une contient l’autre, exclues toutes deux d’une troisième. Lorsqu’un grand nombre de sphères s’emboîtent ainsi les unes dans les autres, on obtient les longues séries syllogistiques.

Ce schématisme des concepts a déjà été assez convenablement exposé dans plusieurs traités pour servir désormais de base à la théorie des jugements et à la syllogistique tout entière ; l’enseignement s’en trouve très simplifié et facilité. Toutes les règles, en effet, peuvent, par ce procédé, être comprises, déduites et rattachées à leur principe. Toutefois, il n’est pas nécessaire de charger la mémoire de cette foule de préceptes, car si la logique a un intérêt spéculatif pour la philosophie, elle est dépourvue d’utilité pratique. On peut dire, à la vérité, que la logique joue, à l’égard du raisonnement, le rôle de la basse continue en musique, ou, à parler moins exactement, le rôle de l’éthique par rapport à la vertu ou de l’esthétique par rapport à l’art. Il faut, d’ailleurs, reconnaître que l’étude de la science du beau n’a pas encore produit un seul artiste, pas plus que l’étude de la morale un honnête homme. Longtemps avant Rameau, ne composait-on pas de belle et bonne musique ? Il n’est pas nécessaire de posséder à fond la science de l’accompagnement pour reconnaître les dissonances ; il n’est pas besoin non plus de savoir la logique pour ne pas se laisser abuser par des paralogismes. On doit avouer pourtant que les règles de l’harmonie sont indispensables sinon à l’appréciation, au moins à la composition d’une œuvre musicale ; l’esthétique et l’éthique elle-même peuvent aussi, bien qu’à un moindre degré, avoir un intérêt pratique, d’un caractère, il est vrai, surtout négatif ; on ne doit donc pas leur dénier toute utilité. On n’en saurait dire autant de la logique. Elle n’est, en effet, que la forme abstraite d’une science que chacun possède à l’état concret. Aussi n’a-t-on guère besoin d’invoquer les règles de la logique, soit pour éviter un paralogisme, soit pour faire un raisonnement juste ; le plus grand logicien du monde les laisse complètement de côté lorsqu’il raisonne pour de bon. La cause en est facile à saisir : toute science consiste dans un système de vérités générales et, par suite, abstraites, dans un ensemble de lois et de règles relatives à une espèce déterminée d’objets. Chaque fait particulier de cet ordre qui se présente ensuite s’explique toujours par ces notions générales, dont la valeur a été reconnue une fois pour toutes ; il est beaucoup plus aisé, en effet, d’appliquer ainsi une règle commune à tous les cas, que d’en étudier un isolément pour en trouver l’origine : l’idée abstraite et générale, une fois acquise, est beaucoup plus abordable que l’étude empirique d’un phénomène particulier. Pour la logique, c’est juste le contraire. Elle est la science générale des procédés de la raison, analysés par la raison elle-même et érigés en préceptes à la suite d’une abstraction opérée sur la pensée. Mais ces procédés, elle les possède nécessairement et essentiellement ; elle ne s’en écartera donc jamais, du moment qu’elle sera abandonnée à elle-même. Il est donc plus aisé et plus sûr de la laisser, dans chaque cas, agir selon sa propre essence, que de lui imposer, sous la forme d’une loi étrangère et venue du dehors, une science dérivée précisément de l’étude des procédés qui lui sont naturels. Cela, dis-je, est plus aisé ; car si, dans les autres sciences, la considération de la règle générale est plus simple que l’examen d’un cas particulier et isolé, c’est le contraire qui a lieu pour le raisonnement : le procédé que la raison applique, comme malgré elle, dans chaque circonstance donnée, est une opération plus facile que la conception de la loi qui en a été extraite, puisque ce qui raisonne en nous, c’est la raison elle-même. Ce raisonnement tout spontané est aussi plus sûr : l’erreur, en effet, peut souvent s’introduire dans les théories ou dans les applications de la science abstraite ; mais il n’existe pas d’opérations primitives de la raison qui s’effectuent jamais contrairement à son essence et à ses lois. De là cette conséquence assez étrange que, dans les autres sciences, c’est la règle générale qui confirme la vérité du cas particulier ; en logique, au contraire, c’est toujours le cas particulier qui vérifie la règle ; et le plus habile logicien, s’il observe, dans un cas donné, un désaccord entre la conclusion et l’énoncé de la règle, suspectera plutôt l’exactitude de celle-ci que la vérité de celle-là.

Attribuer à la logique une efficacité réelle, ce serait vouloir déduire péniblement de principes généraux ce qu’on connaît en toute occurrence avec une certitude immédiate : comme si, pour exécuter un mouvement, on croyait nécessaire de consulter la mécanique ; ou la physiologie, pour mieux digérer. Étudier la logique en vue de ses avantages pratiques, ce serait vouloir apprendre au castor à bâtir sa hutte. Mais, bien qu’une telle science soit inutile, elle n’en doit pas moins être maintenue pour l’intérêt philosophique qu’elle présente, et à titre de connaissance spéciale de l’essence et de la marche de la raison. Elle mérite, comme étude régulièrement constituée, parvenue à des résultats certains et définitifs, d’être traitée pour elle-même, comme une science véritable et indépendante de toute autre ; elle a même droit à une place dans l’enseignement universitaire.

Toutefois, elle ne prend toute sa valeur que dans son rapport avec l’ensemble de la philosophie, lorsqu’on la rattache à la théorie de la connaissance, surtout de la connaissance abstraite et rationnelle. Il ne convient donc pas de l’exposer sous la forme d’une science tout entière dirigée vers la pratique ; elle ne devrait pas contenir uniquement les règles qui président à la conversion des propositions, à la manière de tirer les conséquences des principes, etc. ; elle devrait tendre surtout à expliquer la nature de la raison et du concept, et à développer surtout le principe de raison considéré comme loi de la connaissance. La logique n’est, à proprement parler, qu’une amplification de cette dernière loi pour l’unique cas où le principe qui garantit la vérité des jugements n’est ni empirique ni métaphysique, mais purement logique ou métalogique. Il serait donc nécessaire, à côté du principe de raison directeur de la connaissance, d’énoncer les trois autres lois fondamentales de la pensée[26], si analogues à ce principe, et qui règlent les jugements d’une vérité métalogique : on aurait ainsi une technique complète de la raison. La théorie de la pensée pure, c’est-à-dire du jugement et du syllogisme, doit être exposée, comme nous l’avons fait voir, à l’aide de figures schématiques qui montrent comment se combinent les sphères des concepts : c’est de cette représentation graphique qu’il convient de tirer par voie de construction toutes les règles des propositions et du syllogisme. Il n’y a qu’en cas où la logique puisse s’appliquer à la discussion, c’est lorsqu’on a à convaincre l’adversaire de sophismes voulus, plus encore que de paralogismes involontaires. On peut alors les lui désigner par leur nom technique. Quoique nous écartions ici toute préoccupation pratique dans l’exposition de cette science, en la considérant uniquement dans son rapport avec l’ensemble de la philosophie, dont elle n’est qu’un chapitre, nous n’entendons nullement en restreindre l’étude, plus qu’elle ne l’est actuellement ; car tout homme, de nos jours, qui ne veut pas être dépourvu des connaissances les plus essentielles et compté au nombre des illettrés, des esprits incultes, doit avoir étudié la philosophie spéculative. Cette nécessité s’impose d’autant plus que notre siècle est un siècle philosophique ; ce n’est pas à dire qu’il ait une philosophie à lui, ni qu’une pareille étude y soit dominante ; mais il est mûr pour la philosophie, avide, par conséquent, d’en avoir une : c’est le signe d’une culture élevée, qui marque un point caractéristique dans l’échelle de la civilisation[27].

Quelque mince que soit l’utilité de la logique, on ne saurait pourtant méconnaître qu’elle a été inventée en vue d’une application pratique. Voici comment je conçois son origine. Le plaisir d’argumenter était devenu une véritable manie chez les Éléates, les Mégariques et les Sophistes ; et la discussion s’égarait alors presque toujours, dans des confusions sans fin ; on dut donc bientôt sentir le besoin de procédés méthodiques, dont il fallait former une science. La première observation que l’on fit, selon toute vraisemblance, fut que les deux parties devaient au moins admettre en commun quelque proposition, à laquelle on se référerait, dans toute la controverse, touchant les questions débattues. La méthode dut donc débuter par l’énonciation formelle de ces propositions qui étaient universellement reconnues et qu’on plaça au commencement de toute recherche. À l’origine, ces principes communs ne portaient, sans doute, que sur les objets d’étude eux-mêmes. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que l’esprit, dans les conclusions qu’il tirait de ces prémisses admises en commun, obéissait à certaines lois formelles, sur lesquelles on s’accordait toujours, sans s’être entendu d’avance ; il était naturel de voir en elles les procédés essentiels de la raison, représentant le côté formel de toute recherche scientifique. Bien que ces formes de la pensée n’offrissent aucune prise au doute ni à la controverse, il se rencontra quelque pédant à l’esprit systématique qui trouva ingénieux et parfait comme méthode de traduire ces règles de la discussion et ces lois invariables de la raison en formules aussi abstraites qu’elles ; elles furent placées au début de l’étude, à côté des affirmations communes sur l’objet en question ; elles formèrent comme le code de toute discussion, auquel on devait perpétuellement se référer et se conformer.

En cherchant ainsi à ériger en lois conscientes et à énoncer expressément les règles qu’on avait jusque-là reconnues par une sorte d’accord tacite et appliquées d’instinct, on trouva des formules plus ou moins exactes des principes logiques, tels que le principe de contradiction, celui de raison suffisante, celui du tiers exclu (tertium non datur), ou l’axiome : « dictum de omni et nullo ; » puis vinrent les règles plus spéciales du syllogisme, celle-ci par exemple : « ex meris particularibus aut negativis nihil sequitur, » ou cette autre : « a rationato ad rationem non valet consequentia, » etc. Les progrès dans cette voie furent assez lents et pénibles jusqu’à Aristote ; on en peut juger par la forme confuse et embarrassée sous laquelle sont exprimées les vérités logiques dans maint dialogue platonicien ; on le voit mieux encore dans Sextus Empiricus, qui nous rapporte les discussions des Mégariques sur les lois les plus simples et les plus élémentaires de la logique, et les difficultés qu’ils avaient à en rendre compte (Sext. Empiricus, Adversus mathematicos liv. VIII, p. 112 et suiv.).

Aristote recueillit, mit en ordre et corrigea les résultats déjà acquis, et porta le tout à un degré de perfection incomparable. Si l’on observe combien le progrès de la culture grecque a préparé et suscité l’œuvre d’Aristote, on ajoutera peu de créance à certains témoignages d’auteurs persans, cités par Jones qui est très prévenu en leur faveur : il résulterait des textes invoqués que Callisthène aurait trouvé chez les Hindous une logique toute faite et l’aurait envoyée à son oncle Aristote (Recherches asiatiques, IVe vol., p. 163). On comprend combien cette logique aristotélicienne, même défigurée par les commentateurs arabes, dut être accueillie avec enthousiasme à cette triste époque du Moyen Âge, comment elle fut placée au cœur même de la science par les docteurs scolastiques, si avides de disputes et nourris seulement de mots et de formules, dépourvus de toute science réelle. Déchue de sa dignité première, elle s’est pourtant maintenue en crédit jusqu’à nos jours, à titre de science indépendante, d’une grande valeur pratique ; de notre temps même, la philosophie kantienne, dont le point de départ véritable se trouve dans la logique, est venue donner un intérêt nouveau et mérité à cette étude, où elle cherche avant tout une théorie de l’essence de la raison.

On sait que, pour opérer une déduction rigoureuse, on doit considérer attentivement le rapport qui existe entre les sphères des concepts ; lorsque l’une d’elles est réellement contenue dans une autre, et celle-ci à son tour dans une troisième, alors seulement il est permis d’affirmer que la première est en totalité renfermée dans la troisième ; l’art de persuader, au contraire, repose sur une considération superficielle des rapports mutuels des concepts ; ceux-ci, de plus, ne sont définis que dans un sens favorable au but qu’on se propose. Voici l’artifice auquel on recourt d’ordinaire : lorsque la sphère du concept que l’on considère n’est comprise qu’en partie dans une seconde, et l’est aussi partiellement dans une autre toute différente, on la donne pour contenue totalement ou dans l’une ou dans l’autre, selon l’intérêt de celui qui parle. Traite-t-on de la passion, par exemple, on peut à volonté en faire rentrer l’idée ou dans le concept de la force la plus puissante, de l’agent le plus énergique qui soit monde, ou, au contraire, dans le concept de la déraison, qui lui-même se trouve renfermé dans celui de faiblesse et d’impuissance. On peut, en se servant toujours du même procédé, l’appliquer à chacun des concepts qu’amène la suite du discours.

Presque toujours, dans la circonscription d’un concept, se trouvent plusieurs sphères d’autres idées dont chacune contient quelque chose du domaine du premier concept, mais avec une compréhension propre beaucoup plus étendue ; de celle-ci on a soin de ne mettre en évidence que la sphère où l’on veut faire rentrer le premier concept, en omettant et en dissimulant toutes les autres. C’est sur un tel escamotage que sont fondés, à vrai dire, tous les artifices de persuasion et les sophismes les plus subtils ;


quant aux arguments logiques, tels que le mentiens, le velatus, le cornutus, ils sont trop énormes pour avoir quelque application réelle. Je ne sais si l’on a jamais jusqu’ici ramené à cette suprême condition de possibilité tout l’art de la persuasion et celui de la sophistique, et j’ignore si on l’a placé dans la nature spéciale du concept, mode de connaissance propre à la raison. Aussi je me propose, puisque mon sujet m’y amène, d’éclaircir cette question, quelque facile qu’elle paraisse, par le tableau schématique ci-joint ; on y verra comment les sphères des concepts, pénétrant l’une dans l’autre, permettent de passer arbitrairement d’une notion quelconque à n’importe quelle autre.

Je ne voudrais pas néanmoins que, sur la foi de ce tableau, on attribuât à ce petit éclaircissement présenté en passant plus d’importance qu’il n’en comporte.

J’ai pris pour exemple le concept de voyage. Sa sphère empiète sur celle de quatre autres, sur chacune desquelles l’orateur peut insister à son gré ; celles-ci, à leur tour, pénètrent dans d’autres, quelquefois dans deux ou trois en même temps, à travers lesquelles celui qui parle peut se diriger, comme s’il n’avait pas d’autre voie, pour arriver finalement au bien ou au mal, selon le but qu’il se propose. Il importe seulement, en passant d’une sphère à l’autre, d’aller toujours du centre (représenté par le concept principal) à la périphérie, sans jamais revenir sur ses pas. On peut, selon le faible de l’auditeur, présenter cette sophistique soit dans un discours suivi, soit dans les formes rigoureuses du syllogisme.

En réalité, la plupart des argumentations scientifiques et surtout philosophiques ne sont guère agencées d’une manière différente ; comment serait-il possible autrement que, dans tous les siècles, tant de doctrines erronées aient été non seulement admises (car l’erreur elle-même a une autre origine), mais encore établies par raison démonstrative, doctrines qui plus tard ont été démontrées absolument fausses : telles sont, par exemple, la philosophie leibnitzo-wolfienne, l’astronomie de Ptolémée, la chimie de Stahl, la théorie des couleurs de Newton, etc.[28].


§ 10.


Pour tous ces motifs, il importe de plus en plus de répondre à cette question : Comment arriver à la certitude, et comment fon- der les jugements sur lesquels vont reposer le savoir et la science, — que nous considérons, après le langage et l’activité réflective, comme le troisième grand privilège qui nous vienne de cette même raison.

Il y a quelque chose de féminin, dans la nature de la raison : elle ne donne que lorsqu’elle a reçu. Par elle-même, elle ne contient que les formes vides de son activité. Ainsi, il n’y a de notions rationnelles parfaitement pures que les quatre principes suivants, auxquels nous avons accordé une vérité métalogique : le principe d’identité, le principe de contradiction, le principe du tiers exclu et le principe de raison suffisante. En effet, les autres éléments de la logique ne sont déjà plus des notions rationnelles parfaitement pures, car ils impliquent les rapports et les combinaisons des sphères de concepts ; mais les concepts n’existent qu’après des représentations intuitives : toute leur réalité vient de leur rapport avec ces représentations, qu’ils supposent par conséquent. Cependant, comme ce rapport que les concepts supportent intéresse moins le contenu déterminé des concepts que leur existence en général, la logique, dans son ensemble, peut être considérée comme la science de la raison pure. Dans toutes les autres sciences, la raison tire son contenu des représentations intuitives : en mathématiques, elle le tire de rapports intuitivement connus, avant toute expérience de l’espace et du temps ; dans les sciences naturelles pures, — c’est-à-dire dans ce que nous connaissons avant toute expérience sur le cours de la nature, — le contenu de la science provient de la raison pure, c’est-à-dire de la connaissance a priori de la loi de causalité et sa liaison avec les pures intuitions de l’espace et du temps. Dans les autres sciences tout ce qui n’est pas emprunté aux précédentes appartient à l’expérience. Savoir signifie en général : avoir dans son esprit, pour les reproduire à volonté, des jugements tels que leur principe de raison suffisante de connaissance, c’est-à-dire le caractère auquel on les reconnaît comme vrais, soit en dehors d’eux-mêmes. Ainsi, la connaissance abstraite seule constitue le savoir ; la condition du savoir est donc la raison, et, tout bien considéré, nous ne pouvons pas dire des animaux qu’ils savent quelque chose, bien qu’ils aient la connaissance intuitive, et dans une mesure correspondante la mémoire, en même temps que l’imagination, comme le prouvent leurs rêves. Nous leur accordons la conscience, dont le concept, — bien que le mot de conscience vienne de « science », — se confond par conséquent avec celui de la représentation en général, de quelque nature qu’elle soit. De même, nous attribuons la vie aux plantes, mais non pas la conscience. Savoir, c’est donc connaître abstraitement, c’est fixer dans des concepts rationnels des notions que, d’une manière générale, on a acquises par une autre voie.


§ 11.


S’il en est ainsi, le sentiment s’oppose naturellement au savoir : le concept, que désigne le mot sentiment, a un contenu absolument négatif. Il veut dire simplement qu’il y a quelque chose actuellement présent dans la conscience, — qui n’est ni un concept, ni une notion abstraite de la raison.

D’ailleurs, il peut y avoir n’importe quoi sous le concept de sentiment, dont l’étendue démesurément large embrasse les choses les plus hétérogènes. On ne verrait pas pourquoi elles tiennent sous un même concept, si l’on ne reconnaissait qu’elles s’accordent à un point de vue négatif : ce ne sont pas des concepts abstraits. Car les éléments les plus divers, et même les plus opposés, se trouvent réunis dans ce concept : par exemple le sentiment religieux, le sentiment du plaisir, le sentiment corporel en tant que toucher ou douleur, en tant que sentiment des couleurs, des sons, de leur accord et leur désaccord, sentiment de haine, d’horreur, de vanité, d’honneur, de honte, de justice, d’injustice, sentiment du vrai, sentiment esthétique, sentiment de la force, de la faiblesse, de la santé, de l’amitié, de l’amour, etc., etc. Il n’y a entre eux qu’un lien tout négatif : c’est de n’être pas des notions abstraites de la raison ; mais le fait est surtout frappant, lorsqu’on ramène sous ce concept la notion intuitive a priori des rapports de l’espace et particulièrement les notions pures de l’entendement, et que, parlant d’une connaissance, ou d’une vérité, dont on n’a qu’une conscience intuitive, on dit qu’on les sent. Pour plus de clarté, je vais donner quelques exemples tirés de livres récents, parce qu’ils sont une preuve frappante à l’appui de mon explication. Je me souviens d’avoir lu, dans l’introduction d’une traduction allemande d’Euclide, qu’il fallait laisser les commençants dessiner toutes les figures, avant de leur rien démontrer, parce qu’ils sentaient ainsi la vérité géométrique, avant de la connaître parfaitement par la démonstration.

De même, dans la Critique de la morale de F. Schleiermacher, il est question du sentiment logique et mathématique p. 339, et du sentiment de l’identité ou de la différence de deux formules p. 342. Bien plus, dans l’Histoire de la philosophie de Tennemann, il est dit qu’« on sent très bien la fausseté des sophismes, sans pouvoir en découvrir le vice de raisonnement » (vol. I, p. 361). Il faut considérer le concept du sentiment à son vrai point de vue, et ne pas omettre le caractère négatif, qui en est l’essence même ; autrement l’extension démesurée de ce concept, et son contenu tout négatif, très étroitement déterminé et très exclusif, donne lieu à une foule de malentendus et de discussions. Comme nous autres Allemands, nous avons un synonyme exact du mot Gefuhl (sentiment), dans le mot Empfindung (sensation), il serait utile de réserver ce dernier pour les sensations corporelles, considérées comme une forme inférieure du sentiment. L’origine de ce concept du sentiment, concept si disproportionné par rapport aux autres, est la suivante. Tous les concepts, et les mots ne désignent pas autre chose que des concepts, n’existent que pour la raison et procèdent d’elle. Avec eux on n’est placé qu’à un point de vue unilatéral. Mais de ce point de vue, tout ce qui est proche nous semble avoir un sens et nous être donné comme positif ; tout ce qui s’en éloigne, au contraire, nous semble confus, et nous ne l’envisageons bientôt plus que comme négatif. C’est ainsi que chaque nation traite les autres d’« étrangers » ; le Grec voyait partout des barbares ; pour l’Anglais, tout ce qui n’est pas anglais est « continental ». Le croyant appelle le reste des hommes hérétiques ou païens ; le noble, roturiers ; l’étudiant, philistins, etc. La raison elle-même, si étrange que cela paraisse, est exposée à cette étroitesse, on peut même dire à cette grossière et orgueilleuse ignorance, lorsqu’elle embrasse tout le concept de sentiment, toute modification de la conscience, qui ne rentre pas directement dans son mode de représentation, c’est-à-dire qui n’est pas un concept abstrait. Elle en a jusqu’ici porté la faute ; comme elle ne s’est pas rendu compte de son expérience, par une analyse de ses propres principes fondamentaux, elle s’est trompée sur l’étendue de son domaine, ou elle s’est exposée là-dessus à mille malentendus, si bien qu’on en est arrivé à établir une faculté spéciale du sentiment et à en construire des théories.


§ 12.


Le savoir, tel que nous l’avons défini, en l’opposant à son contraire le concept du sentiment, est la connaissance abstraite, c’est-à-dire la connaissance rationnelle. Mais comme la raison se borne toujours à reporter devant la connaissance ce qui a été perçu d’autre part, elle n’élargit pas à proprement parler notre connaissance, mais elle lui donne une autre forme : ainsi, tout ce qui était intuitif, tout ce qui était connu in concreto est connu comme abstrait et comme général. Cela est beaucoup plus important qu’on ne pourrait le croire au premier abord, à en juger par cette simple expression. Car, pour conserver définitivement, pour communiquer la connaissance, pour en faire un emploi sûr et varié, il faut qu’elle soit une science, une connaissance abstraite. La connaissance intuitive ne vaut jamais que pour un cas isolé, elle va au plus prochain et s’arrête là, parce que la sensibilité et l’entendement ne peuvent embrasser proprement qu’un seul objet à la fois. Toute activité soutenue, compliquée, méthodique, doit procéder de principes, c’est-à-dire du savoir abstrait, et être dirigée par lui. Ainsi, — pour prendre un exemple, — la connaissance qu’a l’entendement des rapports de cause à effet est plus parfaite, plus profonde, plus adéquate que celle qu’on en peut avoir en les pensant « in abstracto » ; l’entendement seul connaît par intuition d’une manière immédiate et parfaite, le mode d’action d’une poulie, d’une roue d’engrenage, la manière dont une voûte repose sur elle-même, etc. Mais à cause de ce caractère particulier à la connaissance intuitive, que nous venons d’indiquer, de valoir uniquement pour le présent, le simple entendement ne suffit pas pour la construction de machines ou de bâtiments : il faut y introduire la raison, mettre des concepts abstraits à la place des intuitions, s’en servir pour diriger le travail, et s’ils sont justes, le succès s’ensuivra. De même, nous connaissons parfaitement par l’intuition pure la nature et les lois d’une parabole, d’une hyperbole, d’une spirale ; mais, pour faire une application sûre dans la réalité de ce genre de connaissance, il faut qu’elle devienne une connaissance abstraite et qu’elle perde tout caractère intuitif, pour obtenir en échange toute la certitude et toute la précision du savoir abstrait. Tout le calcul différentiel n’augmente en rien notre connaissance des courbes ; il ne contient rien de plus que ce qui était déjà dans la simple intuition pure ; mais il change le mode de connaissance et transforme l’intuition en cette connaissance abstraite, qui est si féconde au point de vue de l’application. Ici se présente une particularité de notre faculté de connaître, qu’on n’a pas pu distinguer jusque-là bien nettement, attendu que la différence de la connaissance intuitive et de la connaissance abstraite n’était pas encore marquée d’une façon parfaitement claire. C’est que les rapports d’espace ne peuvent entrer directement et tels quels dans la connaissance abstraite ; elle ne peut s’approprier que les grandeurs temporelles c’est-à-dire les nombres. Les nombres seuls peuvent être exprimés en concepts abstraits, qui leur correspondent exactement, mais non les quantités dans l’espace. Le concept de mille est aussi différent du concept de dix, que deux quantités de temps diffèrent entre elles dans l’intuition ; en pensant mille, nous pensons au multiple déterminé de dix auquel nous pouvons le réduire, pour faciliter l’intuition dans le temps ; en d’autres termes, nous pouvons le compter. Mais entre le concept d’une lieue et celui d’un pied, il n’y a aucune différence précise et qui corresponde à ces deux quantités, si nous ne nous représentons intuitivement l’un et l’autre, et si nous ne recourons aux nombres. Ils n’offrent à notre raison qu’une notion de quantité étendue dans l’espace, et, pour pouvoir les comparer d’une façon suffisante, il faut avoir recours à l’intuition de l’espace, et par conséquent abandonner le terrain de la connaissance abstraite, ou bien il faut penser la différence en nombres. Quand donc on veut avoir une connaissance abstraite des notions de l’espace, elles doivent d’abord être traduites en relations de temps, c’est-à-dire en nombres : voilà pourquoi c’est l’arithmétique, et non la géométrie, qui est la science générale des quantités ; et pour que la géométrie puisse être enseignée, pour qu’elle ait de la précision et devienne pratiquement applicable, elle doit se traduire arithmétiquement. On peut penser, même in abstracto, un rapport d’espace comme tel, par exemple : « le sinus croît en proportion de l’angle » ; mais s’il faut indiquer la grandeur de ce rapport, alors il est nécessaire de recourir aux nombres. Ce qui fait que les mathématiques sont si difficiles, c’est la nécessité où l’on se trouve, de traduire l’espace, avec ses trois dimensions, en notions du temps, qui n’en a qu’une, toutes les fois qu’on veut connaître abstraitement (c’est-à-dire savoir, et non pas simplement connaître intuitivement) des rapports dans l’espace. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer l’intuition des couleurs avec leur calcul par l’analyse, ou bien les tables de logarithmes des fonctions trigonométriques avec l’aspect intuitif des rapports variables entre les éléments du triangle, que ces logarithmes expriment. Quelles combinaisons immenses de chiffres, quels calculs fatigants n’a-t-il pas fallu pour exprimer in abstracto ce que l’intuition saisit d’un seul coup, en entier, et avec la plus grande exactitude, savoir : que le cosinus décroît à mesure que le sinus croît ; que le cosinus de l’un des angles est le sinus de l’autre ; qu’il y a un rapport inverse de croissance et de décroissance entre les deux angles, etc. ; combien, si je puis dire, le temps, avec son unique dimension, n’a-t-il pas dû se mettre à la torture, pour arriver à rendre les trois dimensions de l’espace ! Mais cela était nécessaire, si nous voulions avoir, dans l’intérêt de l’application, une réduction en concepts abstraits des rapports de l’espace ! il était impossible de faire cette réduction immédiatement ; on ne pouvait y arriver qu’au moyen de la quantité propre au temps, c’est-à-dire du nombre, seul concept qu’on puisse faire entrer directement dans la connaissance abstraite. Une chose bien digne de remarque, c’est qu’autant l’espace est approprié à l’intuition et, grâce à ses trois dimensions, permet d’embrasser des rapports même compliqués, autant il se dérobe à la connaissance abstraite. Au contraire, le temps se réduit facilement en concepts abstraits, mais il prête très peu à l’intuition ; notre intuition des nombres dans leur élément essentiel, la succession pure, indépendamment de l’espace, va à peine jusqu’à dix ; au-dessus de dix, nous n’avons plus que des concepts abstraits, la connaissance intuitive des nombres étant impossible au delà ; en revanche, nous attachons à chaque nom de nombre et à chaque signe algébrique une idée abstraite très précise.

Remarquons ici que bien des esprits ne se satisfont complètement que dans la connaissance intuitive. Ce qu’ils cherchent, c’est une représentation intuitive des causes de l’existence dans l’espace, et de ses conséquences. Une démonstration d’Euclide, ou la solution arithmétique d’un problème de géométrie dans l’espace, les laisse indifférents. D’autres esprits, au contraire, ne tiennent qu’aux concepts abstraits, utiles pour l’application et l’enseignement. Ils ont la patience et la mémoire nécessaires pour les principes abstraits, les formules, les déductions enchaînées en syllogismes, pour les calculs, dont les signes représentent les abstractions les plus compliquées. Ceux-ci veulent savoir, ceux-là veulent voir : la différence est caractéristique.

Ce qui fait le prix de la science, de la connaissance abstraite, c’est qu’elle est communicable, et qu’il est possible de la conserver, une fois qu’elle est fixée : c’est ainsi seulement qu’elle est, pour la pratique, d’une importance inappréciable. On peut acquérir, à l’aide du simple entendement, une connaissance intuitive immédiate du rapport causal des modifications et des mouvements des corps naturels, et s’en contenter pleinement ; mais on ne peut la communiquer que lorsqu’on l’a fixée dans des concepts. Même pour la pratique, la connaissance intuitive est suffisante, quand on est seul à l’appliquer, et quand on l’applique pendant qu’elle est encore vivante ; elle ne suffit plus, lorsqu’on a besoin du secours d’autrui pour l’appliquer, ou quand cette application ne se présente qu’à certains intervalles, et qu’il y faut par conséquent un plan déterminé. Par exemple, un habile joueur de billard peut avoir une connaissance parfaite des lois du choc des corps élastiques, — connaissance acquise à l’aide du seul entendement. Pour l’intuition immédiate, cette connaissance lui suffit pleinement. Mais le savant seul, qui s’occupe de mécanique, a proprement la science de ces lois, c’est-à-dire une connaissance in abstracto. Même pour la construction des machines, on peut se contenter de la simple connaissance intuitive de l’entendement, quand l’inventeur de la machine est aussi seul à l’exécuter, comme cela est arrivé souvent à des ouvriers industrieux et sans culture scientifique. Mais quand il faut employer plusieurs hommes, et agir avec ensemble et à divers moments, pour exécuter un travail mécanique, une machine, ou un édifice, celui qui le dirige doit avoir fait d’avance un plan in abstracto : c’est seulement grâce à la raison qu’un tel concours d’activités est possible. Il est à remarquer que ce premier mode d’activité, qui consiste à exécuter seul un travail ininterrompu, peut être gêné par la connaissance scientifique, c’est-à-dire par l’emploi de la raison, de la réflexion. C’est ce qui arrive au billard et à l’escrime ; il en est de même quand on chante, ou qu’on accorde un instrument. Ici, la connaissance intuitive doit guider immédiatement l’activité. Lorsque la réflexion la traverse, elle la rend incertaine, en partageant l’attention et en troublant l’individu. C’est pourquoi les sauvages et les hommes peu cultivés, qui n’ont pas l’habitude de la pensée, accomplissent certains exercices du corps, combattent les bêtes féroces, lancent les traits, avec une sûreté et une rapidité que l’Européen réfléchi ne saurait égaler, parce que sa réflexion le fait hésiter et temporiser. Il cherche, par exemple, à trouver le point juste, le bon moment, par rapport à deux extrêmes également mauvais. L’homme de la nature les trouve immédiatement, sans tous ces tâtonnements de la réflexion. De même, il m’est inutile de savoir indiquer in abstracto, en degrés et en minutes, l’angle sous lequel je dois manier mon rasoir, si je ne le connais pas intuitivement, c’est-à-dire si je ne l’ai pas dans la main. L’emploi de la raison est aussi funeste à l’intelligence de la physionomie. L’entendement seul peut la saisir immédiatement. Comme on dit, on ne peut que sentir l’expression, la signification des traits, ou, en d’autres termes, on ne peut la réduire en concepts abstraits. Chaque homme a une science immédiate et intuitive de la physionomie, et une pathognomonique à lui ; cependant les uns saisissent plus facilement que les autres cette signatura rerum. Mais une connaissance in abstracto de la physiognomonie ne peut ni constituer une science, ni s’enseigner comme telle ; car les nuances en sont si fines, que le concept ne peut descendre jusqu’à elles. C’est pourquoi il y a le même rapport entre ces nuances et le savoir abstrait qu’entre une mosaïque et un tableau de Van der Werft ou de Denner. Si fine que soit la mosaïque, les pierres en sont nettement distinctes, et par conséquent il ne peut y avoir de transition entre les teintes. De même, on aurait beau subdiviser à l’infini les concepts : leur fixité et la netteté de leurs limites les rendent incapables d’atteindre les fines modifications de l’intuition, et c’est là le point important, dans l’exemple particulier de la physiognomonie[29].

Cette même propriété des concepts, qui les rend semblables aux pierres d’une mosaïque, et en vertu de laquelle l’intuition reste toujours leur asymptote, les empêche aussi de rien produire de bon dans l’ordre de l’art. Si un chanteur ou un virtuose voulait régler son exécution par la réflexion, c’en serait fait de lui. Il en est de même pour le compositeur, le peintre, le poète. Le concept est toujours stérile pour l’art ; il peut tout au plus en régler la technique : son domaine, c’est la science. Dans notre troisième livre, nous approfondirons cette question, et nous ferons voir comment l’art proprement dit procède de la connaissance intuitive, et jamais du concept. Au point de vue de la conduite et du charme des manières, le concept n’a encore qu’une valeur négative ; il peut réprimer les sorties grossières de l’égoïsme et de la bestialité ; la courtoisie est son heureux ouvrage ; mais tout ce qui attire, tout ce qui plaît, tout ce qui séduit dans l’extérieur et les façons, l’aimable et l’amical, ne peut pas procéder du concept, au contraire.

« Dès que l’intention se laisse voir, elle déplaît. »

Toute dissimulation est l’œuvre de la réflexion ; mais elle ne peut pas durer : « nemo potest personam diu ferre fictam, » dit Sénèque, dans son traité De la clémence : la plupart du temps, elle se trahit, et elle manque son but. Dans la grande concurrence vitale, où il faut se décider vite, agir avec audace, saisir promptement et fortement, la raison pure est nécessaire sans doute, mais elle peut tout gâter, si elle arrive à obtenir la haute main, c’est-à-dire si elle arrête l’action intuitive, spontanée de l’entendement, qui nous ferait trouver et prendre immédiatement le bon parti, et si elle amène ainsi l’indécision.

Enfin la vertu et la sainteté ne dérivent pas non plus de la réflexion, mais des profondeurs mêmes de la volonté et de ses rapports avec la connaissance. Nous éclaircirons ailleurs cette question : je veux seulement faire remarquer ici que les dogmes qui ont rapport à la morale peuvent être les mêmes dans la raison de toutes les nations, mais que l’action diffère en chacune, et vice versa. L’action, comme la parole, obéit au sentiment : ce qui veut dire qu’elle n’est pas réglée par des concepts, en ce qui concerne son contenu moral. Les dogmes occupent la raison paresseuse ; et l’action poursuit son cours sans s’occuper d’eux ; elle ne se règle pas d’après des concepts abstraits, mais d’après des maximes tacites, dont l’expression fait précisément tout l’homme. Aussi, les dogmes religieux des peuples peuvent être différents : toute bonne action n’en est pas moins accompagnée pour eux d’une satisfaction secrète, et toute mauvaise action, d’un perpétuel remords. Toutes les moqueries du monde n’ébranleront jamais la première ; toutes les absolutions des confesseurs ne calmeront jamais les seconds. Cependant nous ne devons pas dissimuler que, dans l’expérience, l’intervention de la raison n’est pas inutile à l’homme vertueux ; mais la raison n’est pas la source de la vertu ; son action est toute secondaire : elle consiste à maintenir les résolutions une fois prises, à rappeler les règles de conduite, pour mettre en garde l’esprit contre les faiblesses du moment, et donner plus d’unité à la vie. Le rôle de la raison est le même dans le domaine de l’art, où elle n’est pas la faculté essentielle ; elle se borne à soutenir l’exécution, parce que le génie ne veille pas toujours, et que son œuvre cependant doit être achevée dans toutes les parties et former un tout[30].


§ 13.


Toutes ces considérations sur l’utilité, comme sur les inconvénients de l’emploi de la raison, n’ont pas d’autre but que de montrer clairement que le savoir abstrait, pur reflet de la représentation intuitive, tout en étant fondé sur elle, ne lui est pas identique au point de la suppléer. Elle ne lui correspond même jamais exactement. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, bien des actions humaines ne s’accomplissent qu’avec l’aide de la raison et de la réflexion ; d’autres, au contraire, répugnent à l’emploi de ces deux facultés. Cette impossibilité de réduire la connaissance intuitive à la connaissance abstraite, en vertu de laquelle l’une se rapproche toujours de l’autre, comme la mosaïque de la peinture, est le fond d’un phénomène très digne d’attention, qui appartient, comme la raison, exclusivement à l’homme, et dont on a cherché jusqu’ici de nombreuses explications, toujours insuffisantes : je veux parler du rire. Nous ne pouvons nous abstenir, à cause de cette origine, de fournir ici quelques éclaircissements, bien qu’ils retardent de nouveau notre marche. Le rire n’est jamais autre chose que le manque de convenance — soudainement constaté — entre un concept et les objets réels qu’il a suggérés, de quelque façon que ce soit ; et le rire consiste précisément dans l’expression de ce contraste. Il se produit souvent, lorsque deux ou plusieurs objets réels sont pensés sous un même concept et absorbés dans son identité, et qu’après cela une différence complète dans tout le reste montre que le concept ne leur convenait qu’à un seul point de vue. On rit aussi souvent, lorsqu’on découvre tout à coup une discordance frappante entre un objet réel unique et le concept sous lequel il a été subsumé à juste titre, mais à un seul point de vue. Plus est forte la subsomption de telles réalités sous le concept en question, plus en outre leur contraste avec lui sera considérable et nettement tranché, et plus d’autre part sera puissant l’effet risible qui jaillira de cette opposition. Le rire se produit donc toujours à la suite d’une subsomption paradoxale, et par conséquent inattendue, qu’elle s’exprime en paroles ou en action. Voilà, en abrégé, la vraie théorie du rire.

Je ne m’arrêterai pas ici à raconter des anecdotes à l’appui de ma théorie ; car elle est si simple et si facile à comprendre, qu’elle n’en a pas besoin, et les souvenirs du lecteur, en tant que preuves ou commentaires, auraient exactement la même valeur. Mais cette théorie affirme et prouve en même temps la distinction qu’il y a à établir entre les deux espèces de rire. D’abord, cette distinction ressort bien, en effet, de ladite théorie : Ou bien deux ou plusieurs objets réels, deux ou plusieurs représentations intuitives sont données dans la connaissance, et on les identifie volontairement sous l’unité d’un concept qui les embrasse tous deux : cette espèce de comique s’appelle esprit ; ou bien et inversement, le concept existe d’abord dans la connaissance, et on va de lui à la réalité et à notre mode d’agir sur elle, c’est-à-dire à la pratique : des objets, qui d’ailleurs diffèrent profondément, mais toutefois sont réunis sous le même concept, sont considérés et traités de la même manière, jusqu’à ce que la grande différence qui existe entre eux par ailleurs se produise tout à coup, à la surprise et à l’étonnement de celui qui agit ; ce genre de comique, c’est la bouffonnerie. Par conséquent, tout ce qui fait rire est un trait d’esprit ou un acte bouffon, suivant qu’on est allé de la disconvenance des objets à l’identité du concept, ou vice versa : le premier cas est toujours volontaire ; le second, toujours involontaire et nécessité par le dehors. Renverser visiblement ce point de vue et déguiser l’esprit en bouffonnerie, c’est l’art du fou de cour et de l’arlequin. Tous deux ont conscience de la diversité des objets qu’ils réunissent en un même concept, avec une malice cachée, après quoi ils éprouvent la surprise qu’ils ont préparée eux-mêmes, à la vue de la diversité qui se découvre. Il résulte de cette courte mais suffisante théorie du rire, qu’en mettant à part cette dernière catégorie, des fous de cour, l’esprit se manifeste toujours en paroles, et l’extravagance la plupart du temps en actions, — bien qu’elle se traduise également en mots, lorsqu’elle se borne à annoncer une intention, sans l’exécuter, ou à formuler un simple jugement, ou encore un avis.

À la bouffonnerie se rattache aussi le comique pédant : il consiste à accorder peu de confiance à son propre entendement, et par conséquent à ne pouvoir pas lui permettre de distinguer immédiatement ce qui est juste dans un cas particulier ; à le placer alors sous la tutelle de la raison, et à se servir d’elle dans toutes les occasions, c’est-à-dire à partir toujours de concepts généraux, de règles ou de maximes, et à s’y conformer exactement, dans la vie, dans l’art, et même dans la conduite morale. De là cet attachement du pédant pour la forme, les manières, les expressions et les mots, qui tiennent chez lui la place de la réalité, des choses. Alors apparaît bientôt la disconvenance du concept avec la réalité ; alors on voit que le concept ne descend jamais jusqu’au particulier, et que sa généralité en même temps que sa détermination si précise ne lui permettent pas de cadrer avec les fines nuances et les modifications multiples du réel. C’est pourquoi le pédant, avec ses maximes générales, est presque toujours pris au dépourvu dans la vie ; il est imprudent, sot et inutile. En art, où les idées générales n’ont rien à faire, il produit des œuvres manquées, sans vie, raides et maniérées. Même en morale, on a beau former le projet d’être probe, ou généreux, on ne peut pas toujours le réaliser avec des maximes abstraites ; dans bien des cas, la nature même des circonstances, dont les nuances sont infinies, exige que l’homme, pour choisir la meilleure voie, ne consulte directement que son caractère ; car la simple application des maximes abstraites, tantôt donne de faux résultats, parce que ces maximes ne conviennent qu’à demi, tantôt est impraticable parce qu’elles sont étrangères au caractère individuel de celui qui agit et que le caractère ne se laisse jamais complètement tromper : et de là des inconséquences. On pourrait adresser à Kant lui-même le reproche de pousser à la pédanterie en morale, lui qui fonde la valeur morale d’une action sur ce fait qu’elle procède de maximes abstraites de la raison pure, sans qu’il y ait inclination ou choix momentané. Ce reproche se retrouve au fond de l’épigramme de Schiller qui est intitulée Scrupules de conscience. Quand, surtout en politique, il est question de doctrinaires, de théoriciens, d’érudits, etc., c’est de pédants qu’il est question, c’est-à-dire de gens qui connaissent bien les choses in abstracto, mais jamais in concreto. L’abstraction consiste à élaguer le détail particulier : or le détail est l’essentiel dans la pratique.

Pour compléter cette théorie, nous avons encore à mentionner le « mot », le calembour, auquel on peut rattacher l’équivoque, qui ne sert guère qu’à exprimer l’obscénité. De même que l’esprit consiste à réunir deux objets réels très différents sous un même concept, le calembour consiste à confondre deux concepts sous un même mot, grâce à un pur hasard. Il en résulte le même contraste, seulement plus terne et plus superficiel, parce qu’il ne sort pas de la nature des choses, mais d’un simple hasard de dénomination. En matière d’esprit, l’identité est dans le concept, la différence dans les choses ; en matière de calembours, la différence est dans les concepts et l’identité dans les sons du mot. Ce serait faire un parallèle trop cherché que de montrer entre le calembour et le mot d’esprit le même rapport qu’entre la parabole du cône supérieur, dont le sommet est en bas, et celle du cône inférieur. Le « quiproquo » est un calembour involontaire ; il est à ce dernier ce que l’extravagance est à la saillie. Aussi ceux qui ont l’oreille dure prêtent-ils souvent à rire, comme les fous ; et les comiques de bas étage s’en servent souvent, en guise de bouffons, pour exciter le rire.

Je n’ai considéré ici le rire que par son côté psychologique. Pour le côté physique, je renvoie à ce que j’en ai dit dans mes Parerga (vol. II, ch. vi, § 96, p. 134, 1re édition).


§ 14.


Après ces diverses considérations, qui, je l’espère, feront mieux comprendre la différence et le rapport qu’il y a entre le mode de connaissance de la raison pure, la science et le concept d’une part, et la connaissance immédiate d’autre part, dans l’intuition purement sensorielle et mathématique, ainsi que l’aperception par l’entendement ; après la théorie épisodique du sentiment et du rire, à laquelle nous sommes arrivés presque inévitablement, par suite de ce merveilleux rapport qui existe entre tous nos modes de connaissance, je reviens à la science, et je vais en poursuivre l’examen, comme celui du troisième privilège que la raison a donné à l’homme, en outre du langage et de la conduite réfléchie. Les considérations générales sur la science, que nous allons aborder, concerneront, les unes la forme, les autres le fond même de ses jugements, et enfin sa substance.

Nous avons vu que, — la logique pure exceptée, — toutes les autres sciences n’ont pas leur principe dans la raison même, mais que, puisées ailleurs, sous la forme de connaissance intuitive, elles sont déposées en elle, où elles revêtent la forme toute différente de connaissances abstraites. Tout savoir, c’est-à-dire toute connaissance élevée à la conscience abstraite, est à la science proprement dite dans le rapport de la partie au tout. Tout le monde arrive, grâce à l’expérience et à force de regarder les phénomènes particuliers, à connaître bien des choses ; mais celui dont le but est de connaître in abstracto n’importe quel genre d’objets, celui-là seul vise à la science. À l’aide des concepts, il peut isoler ce genre d’objets ; aussi, au début de toute science, y a-t-il un concept qui détache une partie de l’ensemble des choses, et nous en promet une entière connaissance in abstracto : par exemple la notion des rapports de l’espace, ou de l’action réciproque des corps inorganiques, ou de la nature des plantes, des animaux, ou les changements successifs à la surface de la terre, ou les modifications de l’espèce humaine prise dans son ensemble, ou la formation d’une langue, etc. Si la science voulait acquérir la connaissance de son objet, en examinant séparément toutes les choses comprises dans le concept, jusqu’à ce qu’elle eût pris petit à petit connaissance du tout, il n’y aurait d’abord aucune mémoire humaine assez riche pour y suffire, et ensuite on ne serait jamais sûr d’avoir tout épuisé. C’est pourquoi elle met à profit cette propriété des sphères de concepts, que nous avons indiquée plus haut, — qui consiste à pouvoir se réduire les unes dans les autres, et s’étend avant tout aux sphères les plus élevées comprises dans le concept de son objet. Les rapports mutuels de ces sphères une fois déterminés, tous leurs éléments se trouvent déterminés du même coup, et cette détermination devient de plus en plus précise, à mesure qu’elle dégage des sphères de concepts de plus en plus restreintes. De cette façon seulement une science peut embrasser totalement son objet. La méthode qu’elle suit pour arriver à la connaissance, c’est-à-dire le passage du général au particulier, la distingue du savoir ordinaire ; aussi la forme systématique est-elle un élément indispensable et caractéristique de la science.

L’enchaînement des sphères de concepts les plus générales de chaque science, c’est-à-dire la connaissance de leurs premiers principes, est la condition nécessaire pour les étudier. On peut descendre aussi loin qu’on voudra dans les principes particuliers, on n’augmentera pas la profondeur, mais seulement l’extension de son savoir. Le nombre des premiers principes, auxquels tous les autres sont subordonnés, est très différent, suivant les sciences, si bien que dans quelques-unes ce sont les cas de subordination qui dominent, et dans les autres ce sont ceux de coordination ; à ce point de vue, les unes exigent une plus grande force de jugement, les autres, une plus grande mémoire. C’était un point déjà connu des scolastiques[31], qu’aucune science, — toute conclusion exigeant deux prémisses, — ne peut sortir d’un principe unique, lequel sera très vite épuisé ; il en faut plusieurs, deux au moins. Les sciences de classification, la zoologie, la botanique, et aussi la physique et la chimie, en tant que ces dernières ramènent toutes les actions inorganiques à un nombre restreint de forces élémentaires, ont la plus vaste subordination ; au contraire l’histoire n’en a proprement aucune, car le général, chez elle, consiste en considérations sur les périodes principales, — considérations dont on ne peut pas déduire les circonstances particulières ; elles ne sont subordonnées que dans le temps aux périodes principales : au point de vue de l’idée, elles sont simplement coordonnées avec elles. C’est pourquoi l’histoire, à proprement parler, est un savoir plutôt qu’une science. En mathématique, il y a bien, — quand on suit le procédé d’Euclide, — des axiomes, c’est-à-dire des principes premiers indémontrables, auxquels toutes les démonstrations sont subordonnées, de proche en proche ; mais ce procédé n’est pas essentiel à la géométrie, et en réalité chaque théorème amène une construction nouvelle dans l’espace, qui est indépendante des précédentes, et qui peut fort bien être admise indépendamment de celles-ci, par elle-même, dans la pure intuition de l’espace, où la construction la plus compliquée est en elle-même aussi immédiatement évidente que l’axiome : mais nous reparlerons de ce point plus loin. En attendant, chaque proposition mathématique reste une vérité générale, qui vaut pour un nombre infini de cas particuliers, et la méthode essentielle des mathématiques est cette marche graduelle des propositions les plus simples aux plus complexes, qui peuvent d’ailleurs se convertir les unes dans les autres ; et ainsi les mathématiques, considérées à tous les points de vue, sont une science.

La perfection d’une science, comme telle, c’est-à-dire quant à sa forme, consiste à ce que les principes soient aussi subordonnés et aussi peu coordonnés que possible. Par conséquent, le talent scientifique en général, c’est la faculté de subordonner les sphères de concepts suivant l’ordre de leurs différentes déterminations. De cette façon, — et c’est ce que Platon recommande si souvent, — la science ne se compose pas d’une généralité, au-dessous de laquelle on rencontre immédiatement une infinité de cas particuliers simplement juxtaposés ; c’est une connaissance progressive qui va du général au particulier, au moyen de concepts intermédiaires et de divisions fondées sur des déterminations de plus en plus restreintes. D’après Kant, elle satisfait ainsi également à la loi d’homogénéité et de spécification. Mais, par cela même que la perfection scientifique proprement dite résulte de là, il est clair que le but de la science n’est pas une plus grande certitude ; car la plus mince des connaissances particulières est aussi certaine. Son vrai but est de faciliter le savoir, en lui imposant une forme, et par là la possibilité pour le savoir d’être complet. De là l’opinion courante, mais erronée, que le caractère scientifique de la connaissance consiste dans une plus grande certitude ; de là aussi l’opinion, non moins fausse, qui en résulte, que les mathématiques seules et la logique sont des sciences proprement dites, parce que c’est en elles que réside la certitude inébranlable de toute connaissance, par suite de leur complète apriorité. Sans doute on ne peut leur refuser ce dernier privilège ; mais ce n’est pas en cela que consiste le caractère scientifique, lequel n’est pas la certitude, mais une forme systématique de la connaissance, qui est une marche graduelle du général au particulier. Cette marche de la connaissance, qui est propre aux sciences, et qui va du général au particulier, entraîne cette conséquence que la plupart de leurs propositions sont dérivées de principes précédemment admis, c’est-à-dire sont fondées sur des preuves. C’est de là qu’est sortie cette vieille erreur, qu’il n’y a de parfaitement vrai que ce qui est prouvé, et que toute vérité repose sur une preuve, quand, au contraire, toute preuve s’appuie sur une vérité indémontrée, qui est le fondement même de la preuve, ou des preuves de la preuve. Il y a donc le même rapport entre une vérité indémontrée et une autre qui s’appuie sur une preuve, qu’entre de l’eau de source et de l’eau amenée par un aqueduc. L’intuition, —— soit pure et a priori, comme en mathématiques, — soit a posteriori, comme dans les autres sciences, est la source de toute vérité et le fondement de toute science. Il faut en excepter seulement la logique, qui est fondée sur la connaissance non intuitive, quoique immédiate, qu’acquiert la raison de ses propres lois. Ce ne sont pas les jugements fondés sur des preuves, ni leurs preuves, mais les jugements sortis directement de l’intuition et, pour toute preuve, fondés sur elle, qui sont à la science ce que le soleil est au monde. C’est d’eux que découle toute lumière, et tout ce qu’ils ont éclairé est capable d’éclairer à son tour. Asseoir immédiatement sur l’intuition la vérité de ces jugements, tirer les assises mêmes de la science de la variété infinie des choses, voilà l’œuvre du jugement proprement dit (la faculté de jugement : Urtheilskraft) qui consiste dans le pouvoir de transporter dans la conscience abstraite ce qui a été une fois exactement connu, et qui est par conséquent l’intermédiaire entre l’entendement et la raison pure. C’est seulement lorsque la puissance de cette faculté est tout à fait remarquable et dépasse vraiment la mesure ordinaire, qu’elle peut faire progresser la science ; mais déduire des conséquences, prouver et conclure, cela est donné à tout individu dont la raison est saine. En revanche, abstraire et fixer, pour la réflexion, la connaissance intuitive en concepts déterminés, de façon à grouper sous un même concept les caractères communs d’une foule d’objets réels, et sous autant de concepts tout ce qu’ils ont d’éléments différents ; procéder, en un mot, de telle sorte que l’on connaisse et que l’on pense comme différent tout ce qui est différent, en dépit d’une convenance partielle, et comme identique tout ce qui est identique, en dépit d’une différence également partielle, le tout conformément au but et au point de vue qui dominent dans chaque opération : voilà l’œuvre du jugement. Le manque de cette faculté produit la niaiserie. Le niais méconnaît tantôt la différence partielle ou relative de ce qui est identique à un certain point de vue, ou tantôt l’identité de ce qui est relativement ou partiellement différent. On peut d’ailleurs, après cette théorie du jugement, employer la division de Kant en jugements réfléchissants et jugements subsumants, suivant que la faculté de juger va de l’objet de l’intuition au concept ou du concept à l’intuition : dans les deux cas, elle est toujours intermédiaire entre la connaissance de l’entendement et celle de la raison.

Il n’y a aucune vérité qui puisse sortir entièrement d’un syllogisme ; la nécessité de la fonder sur des syllogismes est toujours relative, et même subjective. Comme toutes les preuves sont des syllogismes, le premier soin pour une vérité nouvelle n’est pas de chercher une preuve, mais l’évidence immédiate, et ce n’est qu’à défaut de celle-ci qu’on procède provisoirement à la démonstration. Aucune science ne peut être absolument déductive, pas plus qu’on ne peut bâtir en l’air ; toutes ses preuves doivent nous ramener à une intuition, laquelle n’est plus démontrable. Car le monde tout entier de la réflexion repose sur le monde de l’intuition et y a ses racines. L’extrême évidence, l’évidence originelle est une intuition, comme son nom même l’indique : ou bien elle est empirique, ou bien elle repose sur l’intuition a priori des conditions de la possibilité de l’expérience. Dans les deux cas, elle n’apporte qu’une connaissance immanente et non transcendante. Tout concept n’existe et n’a de valeur qu’autant qu’il est en relation, aussi lointaine qu’on voudra, avec une représentation intuitive : ce qui est vrai des concepts est vrai des jugements qu’ils ont servi à former, et aussi de toutes les sciences. Aussi doit-il y avoir un moyen quelconque de connaître, sans démonstrations ni syllogismes, mais immédiatement, toute vérité trouvée par voie syllogistique et communiquée par démonstrations. Sans doute, cela sera difficile pour bien des propositions mathématiques très compliquées et auxquelles nous n’arrivons que par une série de conclusions, comme, par exemple, le calcul des cordes et des tangentes d’arc, que l’on déduit du théorème de Pythagore ; mais même une vérité de ce genre ne peut se fonder uniquement et essentiellement sur des principes abstraits, et les rapports de dimension dans l’espace sur lesquels elle repose doivent pouvoir être mis en évidence pour l’intuition pure a priori, de telle façon que leur énonciation abstraite se trouve immédiatement certifiée. Tout à l’heure, nous traiterons en détail des démonstrations mathématiques.

On parle souvent, et avec beaucoup de fracas, de certaines sciences qui reposeraient entièrement sur des conclusions rigoureusement tirées de prémisses absolument certaines, et qui pour ce motif seraient d’une solidité inébranlable. Mais on n’arrivera jamais, avec un enchaînement purement logique de syllogismes, — si certaines que soient les prémisses, — qu’à éclaircir et à exposer la matière qui repose déjà toute prête dans les prémisses ; on ne fera que traduire explicitement ce qui s’y trouvait déjà compris implicitement. Quand on parle de ces fameuses sciences, on a en vue les mathématiques, et particulièrement l’astronomie. La certitude de cette dernière provient de ce qu’elle a à sa racine une intuition a priori, et par conséquent infaillible de l’espace, et de ce que les rapports dans l’espace dérivent les uns des autres avec une nécessité (principe d’être) qui donne la certitude a priori et peuvent se déduire en toute sûreté. À ces déterminations mathématiques vient se joindre seulement une unique force physique, la gravité, agissant dans le rapport exact des masses et du carré de la distance, et enfin la loi d’inertie, certaine a priori, puisqu’elle découle du principe de causalité, ainsi que la donnée empirique du mouvement imprimé une fois pour toutes à chacune de ces masses.

Voilà tout l’appareil de l’astronomie, qui, par sa simplicité comme par sa sûreté, conduit à des résultats certains et, par la grandeur de l’importance de son sujet, offre le plus haut intérêt. Par exemple, connaissant la masse d’une planète et la distance qui la sépare de son satellite, je puis en conclure avec certitude le temps que met ce dernier à accomplir sa révolution, d’après la deuxième loi de Kepler ; le principe de cette loi est qu’à telle distance, telle vélocité est seule capable de maintenir le satellite attaché à sa planète, et de l’empêcher aussi de tomber sur elle. — Ainsi, ce n’est qu’à l’aide d’une pareille base géométrique, c’est-à-dire en vertu d’une intuition a priori, et encore à l’aide d’une loi physique, que l’on peut aller loin avec des raisonnements, parce qu’ici ils ne sont pour ainsi dire que des ponts pour passer d’une intuition à une autre ; mais il n’en est pas de même pour de pures et simples conclusions, déduites par une voie exclusivement logique. — Cependant l’origine propre des premières vérités fondamentales de l’astronomie est l’induction, c’est-à-dire cette opération par laquelle on rassemble dans un jugement exact et directement motivé les données comprises dans beaucoup d’intuitions : sur ce jugement on fonde alors des hypothèses, lesquelles, confirmées par l’expérience (ce qui est une induction presque parfaite), viennent prouver l’exactitude du premier jugement. Par exemple, le mouvement apparent des planètes est connu empiriquement : après plusieurs hypothèses fausses sur les relations de ce mouvement dans l’espace (orbite planétaire), on trouva enfin l’hypothèse vraie, puis les lois qui la dirigent (lois de Kepler), et plus tard on découvrit aussi la cause de ces lois (gravitation universelle) ; et c’est l’accord expérimentalement reconnu de tous les cas nouveaux qui se présentaient, avec ces hypothèses et avec toutes leurs conséquences, autrement dit l’induction, qui leur a assuré une certitude complète. La découverte de l’hypothèse était « affaire du jugement », qui a justement saisi et convenablement formulé le fait donné ; mais c’est l’induction, c’est-à-dire une intuition multiple, qui en a confirmé la vérité. L’hypothèse pourrait même être vérifiée directement, par une seule intuition empirique, si nous pouvions parcourir librement les espaces, et si nos yeux étaient des télescopes. Par conséquent, ici même, les raisonnements ne forment pas la source unique ni essentielle de la connaissance ; ils ne sont qu’un instrument.

Enfin, pour donner un troisième exemple, dans un autre genre, nous ferons observer que les prétendues vérités métaphysiques, de la nature de celles que Kant établit dans ses Éléments métaphysiques de la science de la nature, ne doivent pas non plus leur évidence à des preuves. Ce qui est certain a priori, nous le connaissons directement, et nous en avons la conscience nécessaire, comme étant la forme de toute connaissance. Par exemple, ce principe que la matière est permanente, c’est-à-dire qu’elle ne peut ni se créer, ni se détruire, nous le connaissons directement à titre de vérité négative : en effet, notre intuition pure du temps et de l’espace nous fait connaître la possibilité du mouvement ; l’entendement nous fait connaître, par la loi de causalité, la possibilité du changement de la forme et de la qualité : mais nous manquons absolument de formes pour nous représenter une création ou une destruction de la matière. Aussi la vérité citée ci-dessus a-t-elle été évidente toujours, partout et à chacun, et n’a jamais sérieusement été mise en doute ; ce qui ne pourrait être, si elle n’avait pas d’autre principe de connaissance que la démonstration si laborieuse et si chancelante de Kant. Mais, à part cela, je trouve encore cette démonstration fausse (j’expose cela plus au long dans le Supplément), et j’ai montré plus haut que la permanence de la matière dérive non de la participation du temps, mais de celle de l’espace, à la possibilité de l’expérience. La vérification réelle de ces vérités, dites métaphysiques sous ce rapport, c’est-à-dire de ces expressions abstraites des formes nécessaires et générales de la connaissance, ne peut pas se trouver à son tour dans des principes abstraits, mais dans la connaissance directe des formes de la représentation, — connaissance qui s’énonce a priori par des affirmations apodictiques et à l’abri de toute réfutation. Si, malgré tout, on tient à en faire la preuve, on devra nécessairement démontrer que la vérité en question est contenue en partie ou sous-entendue, dans une autre vérité non contestée : c’est ainsi que j’ai montré, par exemple, que toute intuition expérimentale contient déjà l’application de la loi de causalité, dont la connaissance est, par conséquent, la condition de toute expérience, et ne peut être donnée et conditionnée par cette dernière, ainsi que le prétendait Hume. — En général, les preuves sont destinées moins à ceux qui étudient qu’à ceux qui veulent disputer. Ces derniers nient obstinément toute proposition directement établie ; mais la vérité seule peut s’accorder constamment avec tous les faits ; on doit donc leur faire voir qu’ils accordent sous une forme et médiatement ce que, sous une autre forme, ils nient directement, c’est-à-dire qu’il faut leur montrer le rapport logiquement nécessaire qui existe entre ce qu’ils nient et ce qu’ils admettent.

En outre, il résulte de la forme scientifique, c’est-à-dire de la subordination du particulier au général, en suivant une marche ascendante, que la vérité de bien des propositions est seulement logique, j’entends fondée sur leur dépendance à l’égard d’autres propositions, en un mot sur le seul raisonnement, — qui leur sert en même temps de preuve. Mais on ne doit jamais oublier que tout cet appareil n’est qu’un moyen pour faciliter la connaissance, et non pour arriver à une plus grande certitude. Il est plus facile de reconnaître la nature d’un animal par l’espèce, — ou, en remontant plus haut, par le genre, la famille, l’ordre, la classe à laquelle il appartient, — que d’instituer chaque fois une nouvelle expérience pour l’animal en question. Toutefois la vérité de toute proposition déduite par voie syllogistique n’est jamais qu’une vérité conditionnelle et qui, en dernière analyse, ne repose pas sur une suite de raisonnements, mais sur une intuition. Si cette intuition était aussi facile qu’une déduction syllogistique, on devrait la préférer au raisonnement. Car toute déduction de concepts est sujette à bien des erreurs : les sphères, comme nous l’avons montré, rentrent les unes dans les autres par une infinité de moyens, et la détermination de leur contenu est souvent incertaine : on trouverait des exemples de ces erreurs dans les preuves de bien des sciences fausses et dans les sophismes de toute espèce. — Sans doute, le syllogisme, dans sa forme, est d’une certitude absolue ; mais il n’en est pas de même pour ce qui en constitue la matière, j’entends le concept ; car les sphères de concepts ou bien ne sont pas assez exactement déterminées, ou bien rentrent de tant de façons les unes dans les autres, qu’une sphère est contenue en partie dans beaucoup d’autres, et qu’on peut ainsi passer de cette sphère à mainte autre, et ainsi de suite, suivant le bon plaisir du raisonneur, — ainsi que nous l’avons déjà montré. En d’autres termes : le terminus minor de même que le medius peuvent toujours être subordonnés à différents concepts, parmi lesquels on choisit à volonté le terminus major et le medius ; et il en résulte que la conclusion est différente, suivant le concept choisi. — Il résulte de tout ceci que l’évidence immédiate est toujours préférable à la vérité démontrée, et qu’on ne doit se décider pour celle-ci que lorsqu’il faudrait aller chercher celle-là trop loin. On doit, au contraire, l’abandonner lorsque l’évidence est tout près de nous, ou seulement plus à notre portée que la démonstration. C’est pourquoi nous avons vu qu’en logique, où, pour chaque cas particulier, la connaissance immédiate est plus à notre portée, que la déduction scientifique, nous ne dirigeons jamais notre pensée que d’après la connaissance immédiate des lois de la raison, et que nous ne nous servons pas de la logique.


§ 15.


Si maintenant, — avec la conviction que l’intuition est la source première de toute évidence, que la vérité absolue consiste uniquement dans un rapport direct ou indirect avec elle, qu’enfin le chemin le plus court est toujours le plus sûr, attendu que la médiation des concepts est exposée à bien des erreurs, — si, avec cette conviction, nous nous tournons vers les mathématiques, telles qu’elles ont été constituées par Euclide, et telles qu’elles sont restées de nos jours, nous ne pouvons nous empêcher de trouver leur méthode étrange, je dirai même absurde. Nous exigeons que toute démonstration logique se ramène à une démonstration intuitive ; les mathématiques, au contraire, se donnent une peine infinie pour détruire l’évidence intuitive, qui leur est propre, et qui d’ailleurs est plus à leur portée, pour lui substituer une évidence logique. C’est absolument, ou plutôt ce devrait être, à nos yeux, comme si quelqu’un se coupait les deux jambes pour marcher avec des béquilles, ou comme si le prince, dans « le Triomphe de la sensibilité », tournait le dos à la vraie nature pour s’extasier devant un décor de théâtre, qui n’en est qu’une imitation.

Je dois rappeler ce que j’ai dit ici, dans mon sixième chapitre, lorsque j’ai traité du principe de raison, afin de rafraîchir la mémoire du lecteur, et de lui rendre mes conclusions en quelque sorte présentes. De cette façon j’y rattacherai les remarques qui vont suivre, sans avoir à distinguer de nouveau le simple principe de connaissance d’une vérité mathématique, qui peut être donné logiquement, du principe d’être, qui est le rapport immédiat, le seul que nous connaissions intuitivement, des parties de l’espace et du temps, dont l’aperception donne seule une satisfaction complète et une connaissance solide, — tandis que le simple principe de connaissance reste toujours à la surface, et peut bien, à la vérité, nous apprendre le « comment », mais jamais le « pourquoi ». — Euclide a choisi la seconde voie, au grand détriment de la science. Dès le commencement, par exemple, quand il aurait dû montrer comment, dans le triangle, les angles et les côtés se déterminent réciproquement et sont cause et effet les uns des autres, selon la forme que revêt le principe de raison dans l’espace pur, forme qui là, comme partout, crée la nécessité qu’une chose soit telle qu’elle est ; au lieu de nous donner ainsi une aperception complète de la nature du triangle, il établit quelques propositions détachées, choisies arbitrairement, et en donne un principe de connaissance logique, par une démonstration fatigante, basée logiquement sur le principe de contradiction. Au lieu d’une connaissance qui embrasse et épuise tous ces rapports d’espace, nous n’obtenons, que quelques-uns des résultats de ces rapports choisis à volonté, et nous nous trouvons dans le cas d’une personne à qui l’on montre les différents effets d’une machine, sans lui permettre de voir le mécanisme intérieur et les ressorts. Nous sommes certainement forcés de reconnaître, en vertu du principe de contradiction, que ce qu’Euclide démontre est bien tel qu’il le démontre ; mais nous n’apprenons pas pourquoi il en est ainsi. Aussi éprouve-t-on presque le même sentiment de malaise qu’on éprouve après avoir assisté à des tours d’escamotage, auxquels, en effet, la plupart des démonstrations d’Euclide ressemblent étonnamment. Presque toujours, chez lui, la vérité s’introduit par la petite porte dérobée, car elle résulte, par accident, de quelque circonstance accessoire ; dans certains cas, la preuve par l’absurde ferme successivement toutes les portes, et n’en laisse ouverte qu’une seule, par laquelle nous sommes contraints de passer, pour ce seul motif. Dans d’autres, comme dans le théorème de Pythagore, on tire des lignes, on ne sait pour quelle raison ; on s’aperçoit, plus tard, que c’étaient des nœuds coulants qui se serrent à l’improviste, pour surprendre le consentement du curieux qui cherchait à s’instruire ; celui-ci, tout saisi, est obligé d’admettre une chose dont la contexture intime lui est encore parfaitement incomprise, et cela à tel point, qu’il pourra étudier l’Euclide entier sans avoir une compréhension effective des relations de l’espace ; à leur place, il aura seulement appris par cœur quelques-uns de leurs résultats. Cette science tout empirique et scientifique ressemble à celle du médecin qui connaîtrait la maladie et le remède, mais ignorerait leur rapport. C’est ce qui arrive pourtant, lorsqu’on écarte avec un soin jaloux le genre de démonstration ou d’évidence particulier à un genre de connaissance, pour en substituer à toute force un autre qui répugne à la nature même de cette connaissance. D’ailleurs, la manière dont Euclide manie ce procédé, mérite largement l’admiration que tous les siècles lui ont vouée, et qu’on a poussée au point de prendre sa méthode mathématique pour le modèle de toute exposition scientifique. On s’est efforcé de modeler sur elle toutes les autres sciences, et lorsque, plus tard, on est revenu à une autre méthode, on n’a jamais bien su pourquoi. À nos yeux, la méthode d’Euclide n’est qu’une brillante absurdité. Maintenant toute grande erreur, poursuivie consciemment, méthodiquement, et qui emporte avec cela l’assentiment général, — qu’elle concerne la vie ou la science, — a son principe, dans la philosophie alors régnante. Les Éléates, d’abord, avaient découvert la différence et même l’opposition fréquente qu’il y a entre le perçu (φαινομενον) et le pensé (νοουμενον), et s’en étaient servis de mille façons, pour leurs philosophèmes et leurs sophismes. Ils eurent pour successeurs les Mégariques, les Dialectiques, les Sophistes, les nouveaux Académiciens et les Sceptiques ; ceux-ci attirèrent l’attention sur « l’apparence », c’est-à-dire sur les erreurs des sens, ou plutôt sur celles de l’entendement s’emparant de leurs données pour l’intuition. La réalité nous en présente une foule, que la raison réfute, par exemple l’illusion du bâton brisé dans l’eau, et tant d’autres. On reconnut qu’il ne fallait pas se fier absolument à l’intuition, et l’on conclut précipitamment que la vérité ne se fonde que sur la pensée rationnelle pure et logique.

Cependant Platon (dans le Parménide), les Mégariens, Pyrrhon et les nouveaux Académiciens prouvèrent par maints exemples (comme ceux de Sextus Empiricus) que les syllogismes et les concepts peuvent conduire à l’erreur, et même causer des paralogismes et des sophismes, qui se produisent plus facilement et sont bien plus difficiles à résoudre que les erreurs de l’intuition sensible. Alors le rationalisme s’établit sur les ruines de l’empirisme, et c’est conformément à ses principes qu’Euclide assit ses mathématiques, non sur l’évidence intuitive (φαινομενον) réservée, et nécessairement, aux seuls axiomes, mais sur le raisonnement (νοουμενον). Sa méthode resta maîtresse pendant des siècles, et il dut en être ainsi tant qu’on n’eut pas distingué l’intuition pure a priori de l’intuition empirique. Déjà Proclus, le commentateur d’Euclide, semble avoir aperçu cette différence, comme le montre une phrase de lui que Kepler a traduite dans son ouvrage De harmonia mundi ; mais Proclus n’y attacha pas assez d’importance, isola trop sa remarque, n’y réfléchit pas et passa outre. C’est seulement deux mille ans plus tard, que la doctrine de Kant, — qui est appelée à révolutionner si profondément la science, la pensée, la conduite des peuples européens, — opérera les mêmes changements en mathématiques. Alors, pour la première fois, — après avoir appris de ce grand esprit que les intuitions d’espace et de temps diffèrent absolument des intuitions empiriques, ne dépendent en rien des impressions de la sensibilité, qu’elles les conditionnent au contraire et ne sont point conditionnées par elles, c’est-à-dire qu’elles sont a priori et par conséquent à l’abri des illusions sensibles, — alors nous pouvons nous convaincre que la méthode logique d’Euclide est une précaution inutile, une béquille pour une jambe qui se porte bien, et qu’il ressemble à un voyageur de nuit qui prendrait pour une rivière un beau chemin bien sûr et bien clair, et qui, s’en écartant avec soin, continuerait sa route sur un sol pierreux, enchanté de rencontrer de temps en temps la prétendue rivière pour s’en garer. C’est maintenant seulement que nous pouvons dire avec certitude d’où provient ce qui, à la vue d’une figure de géométrie, s’impose à notre esprit comme nécessaire. Ce caractère de nécessité ne vient pas d’un dessin très mal exécuté peut-être sur le papier ; il ne vient pas non plus d’une notion abstraite que cette vue fait naître dans notre pensée : il procède directement de cette forme de toute connaissance que nous possédons a priori dans notre conscience. Cette forme, c’est toujours le principe de raison. Dans l’exemple que nous citons, elle se manifeste comme « forme de l’intuition », c’est-à-dire comme espace, comme principe de la raison d’être. Et son évidence et son autorité sont tout aussi grandes et tout aussi immédiates que celles du principe de la raison de connaissance, c’est-à-dire de la certitude logique. Nous n’avons donc aucun profit à ne vouloir nous fier qu’à cette dernière certitude et nous ne devons pas sortir du domaine propre des mathématiques pour chercher à les vérifier par les concepts qui lui sont tout à fait étrangers. En nous enfermant dans le domaine propre des mathématiques, nous avons cet immense avantage de savoir tout à la fois que telle chose est telle et pourquoi elle est telle. La méthode d’Euclide, au contraire, sépare ces deux connaissances et ne nous donne que la première, jamais la seconde, Aristote, dans ses Anal. post., I, 27, dit excellemment : ’Ακριϐεστερα δ' επιστημη επιστημης και προτερα, ητε του οτι και του διοτι η αυτη, αλλα μη χωρις του οτι, της του διοτι. « Subtilior autem et prœstantior ea est scientia qua quod aliquid sit et cur sit una simulque intelligimus, non separatim quod et cur sit. »

Nous ne sommes satisfaits, en physique, qu’après avoir appris non seulement que tel phénomène est ce qu’il est, mais pourquoi il est tel. Savoir que le mercure, dans le tube de Toricelli, s’élève à 28 pouces, n’est pas grand’chose, si l’on n’ajoute que cela résulte de la pesanteur de l’air. Mais en géométrie faut-il donc nous contenter de cette « qualité occulte » du cercle, qui consiste en ce que si deux cordes se coupent à l’intérieur du cercle, le produit des segments de l’une est égale au produit des segments de l’autre ? Euclide, dans la 35e proposition du livre III, démontre bien, il est vrai, qu’il en est ainsi : mais nous en sommes encore à connaître le pourquoi. De même, le théorème de Pythagore nous apprend une « qualité occulte » du triangle rectangle ; la démonstration boiteuse et même captieuse d’Euclide nous abandonne au pourquoi, tandis que la simple figure, déjà connue, que nous reproduisons, nous fait entrer du premier coup, et bien plus profondément que la démonstration, au cœur même de la question ; elle nous amène à une plus intime conviction de la nécessité de cette propriété, et de sa liaison avec l’essence même du triangle rectangle :

Même dans le cas où les côtés du triangle sont inégaux, on doit arriver à une semblable démonstration, et en général dans le cas de toute vérité géométrique possible. La raison en est que la découverte de ces vérités procède chaque fois d’une semblable nécessité intuitive et que la démonstration ne vient s’y ajouter qu’après. Ainsi, on n’a besoin que d’une analyse de la marche de la pensée, ou de la première découverte d’une vérité géométrique, pour en connaître intuitivement la nécessité. C’est surtout la méthode analytique que je désirerais pour l’exposition des mathématiques, au lieu de la méthode synthétique, dont s’est servi Euclide. Il en résulterait, pour les vérités mathématiques un peu compliquées, de grandes difficultés sans doute, mais on pourrait en venir à bout. Déjà, en Allemagne, on commence, ça et là, à changer le mode d’exposition des sciences mathématiques et à préférer la méthode analytique. La plus énergique tentative en ce sens est celle de M. Kosack, professeur de mathématique et de physique au collège de Nordhausen, qui, dans le programme des examens du 6 avril 1852, a inséré un projet détaillé pour l’enseignement de la géométrie suivant mes principes.

Pour amender la méthode, en mathématiques, il faudrait exiger, avant tout, qu’on abandonnât ce préjugé qui consiste à croire que la vérité démontrée est supérieure à la connaissance intuitive, ou, en d’autres termes, que la vérité logique, reposant sur le principe de contradiction, doit avoir le pas sur la vérité métaphysique, qui est immédiatement évidente et dans laquelle rentre l’intuition pure de l’espace.

La certitude absolue et indémontrable réside dans le principe de raison ; car ce principe, sous ces différentes formes, constitue le moule commun de toutes nos connaissances. Toute démonstration est un retour à ce principe ; elle consiste à indiquer, pour un cas isolé, le rapport qui existe entre les représentations et que le principe de raison exprime. Ainsi, il est le principe de toute explication, et, par conséquent, n’est susceptible ni n’a besoin d’aucune explication particulière, puisque toute explication le suppose et n’a de sens que par lui. Mais aucune de ses formes n’est supérieure aux autres, il est également certain comme principe de la raison d’être, du devenir, de l’agir ou du connaître. Le rapport de cause à effet est nécessaire, sous l’une comme sous l’autre de ses formes ; c’est même l’origine, comme l’unique signification du concept de nécessité. Il n’y a pas d’autre nécessité que celle de l’effet lorsque la cause est donnée, et il n’y a pas de cause qui n’entraîne la nécessité de son effet. Aussi sûre est la conséquence exprimée dans une conclusion qu’on a déduite du principe de raison contenu dans les prémisses, aussi sûrement le principe d’être dans l’espace entraîne ses conséquences dans l’espace. Dès que j’ai bien saisi, dans une intuition, le rapport du principe à la conséquence, j’ai atteint à une certitude aussi complète que n’importe quelle certitude logique. Or chaque théorème de géométrie exprime ce rapport, au même titre que l’un des douze axiomes ; il est une vérité métaphysique, et, comme tel, aussi immédiatement certain que le principe de contradiction lui-même, qui est une vérité métalogique et le fondement commun de toute démonstration logique. Celui qui nie la nécessité intuitive des rapports d’espace, exprimés par un théorème, peut contester les axiomes aussi bien que la conclusion d’un syllogisme, que dis-je ? le principe de contradiction lui-même : car tout cela, ce sont des rapports également indémontrables, immédiatement évidents et perceptibles a priori. Par conséquent, vouloir déduire la nécessité des rapports d’espace perceptible intuitivement à l’aide d’une démonstration logique basée sur le principe de contradiction, c’est vouloir tout justement donner en fief à quelqu’un un pays qu’il possède comme suzerain. C’est cependant ce qu’a fait Euclide. Ses axiomes seuls (et cela forcément) reposent sur l’évidence immédiate ; toutes les vérités géométriques suivantes sont prouvées logiquement, — c’est-à-dire, ces axiomes une fois posés, par l’accord avec les conditions établies dans le théorème donné, ou avec un théorème antérieur, ou par la contradiction qui naîtrait entre l’opposé du théorème et les données admises, à savoir ou les axiomes, ou les théorèmes précédents, ou la proposition elle-même. Mais les axiomes eux-mêmes ne sont pas plus immédiatement évidents que tout autre théorème de géométrie ; ils sont plus simples, vu leur contenu borné.

Quand on interroge un criminel, on note ses réponses pour tirer la vérité de leur comparaison. Mais c’est un pis-aller, auquel on ne saurait se tenir lorsqu’on peut se convaincre immédiatement de la vérité de chaque réponse, d’autant plus que l’individu en question a pu mentir avec suite depuis le commencement. Cette première méthode est cependant celle d’Euclide, quand il interroge l’espace. Il part de ce principe juste que la nature, sous sa forme essentielle, l’espace, est continue, et que, par conséquent, — comme les parties de l’espace sont dans un rapport de cause à effet, — aucune détermination particulière ne peut être autre qu’elle n’est, sans se trouver en contradiction avec toutes les autres. Mais c’est un détour pénible et insuffisant. On en arrive ainsi à préférer la connaissance indirecte à la connaissance directe, qui est aussi certaine, à séparer au grand détriment de la science, le fait de savoir que telle chose est, du fait de connaître, son pourquoi à détourner l’élève de toute vue des lois de l’espace ; on le déshabitue de descendre par lui-même jusqu’aux principes et de saisir les rapports des choses, en le poussant à se contenter de la connaissance historique que telle chose existe. Le mérite tant vanté de cette méthode, qui exerce, dit-on, la pénétration de l’esprit, consiste en ce que l’élève s’habitue à tirer des conclusions, c’est-à-dire à appliquer le principe de contradiction, mais surtout à faire des efforts de mémoire pour retenir toutes les données dont il a à comparer la concordance.

Il est à remarquer d’ailleurs que cette méthode de démonstration n’a été appliquée qu’à la géométrie, et non à l’arithmétique. Ici la vérité sort vraiment de la seule intuition, qui consiste dans l’acte de compter. Comme l’intuition du nombre n’existe que dans le temps, et par conséquent n’a besoin d’être présentée par aucun schème sensible, comme les figures géométriques, or ne peut plus soupçonner ici que l’intuition est seulement empirique, et partant sujette à l’illusion, soupçon qui seul a pu introduire en géométrie la démonstration logique. Comme le temps n’a qu’une dimension, compter est l’unique opération arithmétique ; c’est à elle que se ramènent toutes les autres. Or cet acte de compter n’est pas autre chose qu’une intuition a priori, à laquelle on ne peut pas hésiter à se reporter ; elle seule, en dernière analyse, vérifie tout le reste, calcul ou équation. On ne prouve pas, par exemple, que  ; mais on se reporte à la pure intuition dans le temps, si bien que chaque proposition devient un axiome. Il n’y a pas en arithmétique cette masse de preuves qui encombre la géométrie ; la méthode y consiste, comme en algèbre, à abréger l’opération de compter. Notre intuition des nombres dans le temps, comme nous l’avons fait voir, ne va guère au delà de dix ; pour aller plus loin, il faut fixer dans un mot un concept abstrait du nombre qui représente l’intuition ; il est clair qu’alors celle-ci n’a plus lieu réellement, mais est simplement indiquée avec une grande précision. Cependant l’évidence intuitive de chaque calcul est rendue possible, grâce à l’ordre des nombres, qui permet de représenter toujours de plus grands nombres par l’adjonction des mêmes petits ; cette évidence se retrouve même dans le cas où l’abstraction est poussée si loin, que non seulement les nombres, mais des quantités indéterminées et des opérations entières n’existent que pour la pensée in abstracto, et ne sont exprimées qu’à cet effet ; telle est l’expression  ; on n’effectue pas ces opérations, on se borne a en poser le signe.

On aurait autant de raisons et des raisons aussi sûres de procéder en géométrie comme en arithmétique, et d’y asseoir la vérité sur l’intuition pure a priori. En réalité, c’est la nécessité reconnue intuitivement, conformément au principe de raison d’être, qui donne à la géométrie sa grande évidence ; c’est sur elle que repose la certitude qu’ont ses propositions dans la conscience de chacun : ce n’est pas du tout sur la preuve logique, — véritable béquille, — toujours étrangère à l’objet même qu’on étudie, vite oubliée dans la plupart des cas, sans que la conviction de l’élève en souffre, et qu’on pourrait tout à fait abandonner, sans que l’évidence de la géométrie en fût diminuée, puisque cette évidence est indépendante d’elle, et que la preuve, en définitive, se borne à démontrer une chose dont un autre mode de connaissance nous a déjà parfaitement convaincus. Elle ressemble à un lâche soldat qui achève un ennemi blessé et se vante ensuite de l’avoir tué[32].

Après toutes ces considérations, personne ne doutera, j’espère, que l’évidence en mathématique, — qui est devenue le modèle et le symbole de toute évidence, — dérive, par son essence même, non pas d’une démonstration, mais d’une intuition immédiate, qui là, comme partout, est le fondement et la source de toute vérité. Cependant l’intuition, qui est la base des mathématiques, l’emporte de beaucoup sur toutes les autres, et particulièrement sur l’intuition empirique. Comme elle est a priori, et avec cela indépendante de l’expérience toujours partielle et successive, tout lui est également prochain, et l’on peut à volonté partir du principe ou de la conséquence. Ce qui lui donne sa grande sûreté, c’est qu’en elle la conséquence est connue dans le principe, — ce genre de connaissance est le seul qui ait le caractère de la nécessité : par exemple, l’égalité des côtés est reconnue et fondée à la fois sur l’égalité des angles ; au contraire, l’intuition empirique et la majeure partie de l’expérience vont de l’effet à la cause ; d’autre part, ce dernier mode de connaissance n’est pas infaillible, car l’effet n’est reconnu nécessaire qu’après que la cause est donnée, et non la cause reconnue par l’effet, puisque le même effet peut résulter de causes différentes. Ce dernier mode de connaissance n’est jamais qu’inductif. L’induction consiste, quand plusieurs effets indiquent la même cause, à pour tenir cette cause certaine ; mais, comme on ne peut réunir l’ensemble des cas, la vérité n’est jamais inconditionnellement certaine. Or c’est là la vérité inhérente à toute connaissance venue par l’intuition sensible, et à presque toute l’expérience. L’affection d’un sens détermine l’entendement à conclure de l’effet à la cause ; mais comme conclure de l’effet à la cause n’est jamais infaillible, il s’ensuit que la fausse apparence, sous la forme d’illusion des sens, est souvent possible, et même se produit, comme nous l’avons déjà montré. Quand plusieurs sens, ou tous les cinq à la fois, sont affectés de manière à indiquer la même cause, alors la possibilité d’erreur devient minime, sans toutefois disparaître complètement : car, dans certains cas, avec de la fausse monnaie par exemple, on trompe tous les sens à la fois. C’est ce qui arrive pour toute notre connaissance empirique, et par suite aussi pour toute science naturelle, sauf en ce qu’elle a de pur (ce que Kant appelle le côté métaphysique).

Dans les sciences naturelles, on reconnaît également les causes par les effets ; aussi reposent-elles toutes sur des hypothèses, qui se montrent souvent fausses et font place successivement à des hypothèses plus justes. Ce n’est que lorsqu’on institue intentionnellement des expériences, que l’on apprend à connaître l’effet par la cause : c’est là la vraie voie ; mais les expériences elles-mêmes ne sont que la suite des hypothèses. Cela nous explique pourquoi aucune branche des sciences naturelles, ni physique, ni astronomie, ni physiologie, n’a pu être découverte d’un seul coup, comme les mathématiques ou la logique, et pourquoi il a fallu et il faut encore les expériences réunies et comparées de bien des siècles pour en assurer le progrès. Ce n’est qu’une confirmation expérimentale multipliée qui peut donner à l’induction sur laquelle repose l’hypothèse une perfection telle qu’elle puisse, pour la pratique, tenir lieu de certitude et enlever peu à peu à l’hypothèse ses chances originelles d’erreur ; c’est exactement ce qui arrive, en géométrie, pour l’incommensurabilité entre une courbe et une droite, ou, en arithmétique, pour le logarithme, qu’on n’obtient jamais qu’avec une certitude approchée ; car de même qu’au moyen d’une fraction infinie on peut pousser la quadrature du cercle et la recherche du logarithme aussi près qu’on voudra de l’exactitude absolue, de même de nombreuses expériences peuvent rapprocher l’induction, ou connaissance de la cause par l’effet, de l’évidence mathématique, ou connaissance de l’effet par sa cause ; et ce rapprochement peut être poussé, sinon à l’infini, du moins assez loin pour que la chance d’erreur devienne négligeable. Elle existe cependant, par exemple quand nous concluons d’un grand nombre de cas à la totalité des cas, c’est-à-dire à la cause inconnue dont cette totalité dépend. Quelle conclusion de ce genre peut nous sembler plus sûre que celle-ci : « tous les hommes ont le cœur à gauche » ? Il y a cependant des cas isolés, extrêmement rares sans doute, où l’on constate que le cœur est à droite. — Ainsi l’intuition sensible et les sciences expérimentales participent au même genre d’évidence. La supériorité qu’ont les mathématiques, la science naturelle pure et la logique, comme connaissance a priori, repose uniquement sur ce fait que la partie formelle des connaissances sur laquelle se fonde toute apriorité est donnée tout entière en une fois, et que, par conséquent, c’est là seulement qu’on peut aller de la cause à l’effet, tandis qu’ailleurs on remonte la plupart du temps de l’effet à la cause. Du reste, le principe de causalité ou principe de raison du devenir, qui règle la connaissance empirique, est en lui-même aussi sûr que toutes les autres formes du principe de raison, auxquelles sont soumises les sciences a priori, mentionnées plus haut. Les preuves logiques tirées de concepts, ainsi que leurs conclusions, participent au privilège de l’intuition a priori, qui est d’aller de la cause à l’effet, c’est-à-dire qu’au point de vue formel elles sont infaillibles. Cela n’a pas médiocrement contribué au prestige de la démonstration a priori. Mais cette infaillibilité est toute relative ; car elle fait tout rentrer, par subsomption, dans les principes premiers de la science : ce sont eux qui contiennent tout le fonds de la vérité scientifique ; ils n’ont pas besoin d’être prouvés, mais ils doivent se fonder sur l’intuition, qui est pure dans les quelques sciences a priori que nous avons citées, mais ailleurs toujours empirique et élevée au général par voie d’induction. Si donc, dans les sciences expérimentales, on a prouvé le général par le particulier, le général, à son tour, a tiré du particulier tout ce qu’il contient de vérité ; il n’est qu’un grenier à provisions, et non un terrain qui produit de son propre fonds.

Voilà pour le fondement de la vérité. Quant à l’origine et à la possibilité de l’erreur, on en a tenté bien des explications, depuis les solutions toutes métaphoriques de Platon (le pigeonnier où l’on saisit un autre pigeon que celui qu’on voulait, etc. — Cf. Théétète, p. 167). On pourra trouver dans la Critique de la raison pure (p. 294 de la 1re et p. 350 de la 5e édition) les explications vagues et peu précises de Kant, au moyen de l’image du mouvement diagonal. — Comme la vérité n’est que le rapport du jugement au principe de la connaissance, on se demande comment celui qui juge peut croire qu’il possède réellement ce principe, sans le posséder ; en d’autres termes, comment l’erreur, l’illusion de la raison, est possible. Je considère cette possibilité comme analogue à celle de l’illusion, ou erreur de l’entendement, que nous avons expliquée plus haut. Mon opinion (et c’est ici la place naturelle de cette explication) est que toute erreur est une conclusion de l’effet à la cause ; cette conclusion est juste, lorsqu’on sait que l’effet procède de telle cause, et non d’une autre ; autrement elle ne l’est plus. De deux choses l’une : ou bien celui qui se trompe attribue à un effet une cause qu’il ne peut avoir, auquel cas il témoigne d’une pauvreté réelle d’entendement, c’est-à-dire d’une incapacité notoire à saisir immédiatement le lien entre l’effet et la cause ; ou bien, — et c’est ce qui arrive le plus souvent, — on attribue à l’effet une cause possible ; mais, avant de conclure de l’effet à la cause, on ajoute aux prémisses de la conclusion l’idée sous-entendue que l’effet en question est toujours produit par la cause que l’on indique, ce qu’on n’est autorisé à faire qu’après une induction complète, mais ce qu’on fait cependant sans avoir rempli cette condition. Ce toujours est un concept beaucoup trop large ; il faudrait le remplacer par jusqu’ici ou la plupart du temps. Alors la conclusion serait problématique, et, à ce titre, ne serait pas fausse. La cause de l’erreur que nous venons de dire, c’est une trop grande précipitation, ou une connaissance bornée des possibilités, qui empêche de voir la nécessité d’une induction. L’erreur est donc de tous points analogue à l’illusion ; toutes deux consistent à conclure de l’effet à la cause, l’illusion étant toujours produite par le simple entendement, conformément à la loi de causalité, c’est-à-dire dans l’intuition elle-même ; et, d’autre part, l’erreur étant produite par la raison pure, conformément au principe de raison sous toutes ses formes, c’est-à-dire dans la pensée même, mais le plus souvent aussi conformément au principe de causalité, comme le prouvent les trois exemples suivants, que l’on peut considérer comme les trois types ou symboles des trois genres d’erreurs : 1o . L’illusion des sens (illusion de l’entendement) occasionne l’erreur (illusion de la raison pure), par exemple lorsqu’on prend un tableau pour un haut relief et qu’on le regarde réellement comme tel ; on n’a pour cela qu’à tirer la conclusion de cette prémisse : « Quand le gris foncé se dépose sur une surface en se dégradant jusqu’au blanc, il faut en chercher toujours la cause dans la lumière, qui éclaire différemment les saillies et les creux. » — « 2o . Lorsque je constate qu’on a pris de l’argent dans ma caisse, c’est toujours parce que mon domestique s’est fait faire une fausse clé : ergo. » — « 3o . Quand l’image du soleil réfractée par un prisme, c’est-à-dire déviée vers le haut ou vers le bas, — au lieu d’être blanche et ronde comme avant, — se montre allongée et colorée, cela résulte une fois pour toutes de ce qu’il y avait dans la lumière des rayons lumineux diversement colorés et diversement réfrangibles, lesquels, séparés en vertu de leur différence. de réfrangibilité, forment alors cette image déformée et diversement colorée : ergo bibamus. » — Toute erreur doit se réduire ainsi à une fausse conclusion tirée d’une prémisse, qui n’est souvent qu’une fausse généralisation ou une hypothèse, et qui consiste à supposer une cause à un effet. Il n’en est pas de même, comme on pourrait le supposer des fautes de calcul, qui ne sont pas à proprement parler des erreurs, mais de simples bévues : l’opération qu’indiquaient les concepts des nombres n’a pas été effectuée dans l’intuition pure, dans l’acte de compter ; on lui en a substitué une autre.

Quant au contenu des sciences, ce n’est proprement que le rapport des phénomènes entre eux, conformément au principe de raison et en vue du pourquoi, qui n’a de valeur et de sens que par ce principe. Montrer ce rapport, c’est ce qu’on appelle expliquer. L’explication se borne donc à montrer deux représentations en rapport l’une avec l’autre, sous la forme du principe de raison qui domine dans la catégorie à laquelle elles appartiennent. Après cela, il n’y a plus de pourquoi à demander ; car le rapport démontré est ce qui ne peut être autrement représenté, c’est-à-dire est la forme de toute connaissance. Aussi ne demande-t-on pas pourquoi 2 + 2 = 4 ; ou pourquoi l’égalité des angles, dans un triangle, entraîne l’égalité des côtés ; ou encore pourquoi, étant donnée une cause, l’effet suit toujours. On ne demande pas non plus pourquoi la vérité contenue dans les prémisses se retrouve dans la conclusion. Toute explication qui ne nous ramène pas à un rapport après lequel il n’y a pas à exiger de pourquoi s’arrête à une « qualité occulte » que l’on suppose. Toutes les forces naturelles sont des qualités occultes. C’est à l’une d’elles, par conséquent à l’obscurité complète, que doit forcément aboutir toute explication des sciences naturelles ; de sorte qu’on ne peut pas plus expliquer l’essence de la pierre que celle de l’homme ; il est tout aussi impossible de rendre compte de la pesanteur, de la cohésion, des propriétés chimiques de l’une, que des facultés et des actions de l’autre. La pesanteur, par exemple, est une qualité occulte, car on peut l’éliminer ; elle ne sort donc pas nécessairement de la forme de la connaissance ; c’est, au contraire, le cas de la loi d’inertie, qui résulte de la loi de causalité ; par conséquent, toute explication qui se ramène à la loi d’inertie est parfaitement suffisante. Deux choses, en particulier, sont absolument inexplicables, c’est-à-dire ne se réduisent pas à un rapport qu’exprime le principe de raison : d’abord le principe de raison lui-même, sous ses quatre formes, parce qu’il est la source de toute explication, le principe dont elle emprunte tout son sens ; en second lieu, un principe, qui ne dépend pas du principe de raison, mais qui n’en est pas moins à la racine de toute représentation : c’est la chose en soi, dont la connaissance n’est pas subordonnée au principe de raison. Nous ne tenterons pas de l’éclaircir ici, nous réservant de le faire dans le livre suivant, où nous reprendrons nos considérations sur les résultats accessibles aux sciences. Mais comme les sciences naturelles, et même toutes les sciences, s’arrêtent devant les choses, sans pouvoir les expliquer ; comme le principe même de leur explication, le principe de raison, ne peut s’élever jusque-là, alors la philosophie s’empare des choses, et les examine suivant sa méthode, qui est toute différente de celle des sciences.

Dans mes considérations sur le principe de raison, § 51, j’ai montré comment l’une ou l’autre forme de ce principe constitue le fil conducteur des différentes sciences ; en réalité, c’est sur la diversité de ses formes qu’on pourrait asseoir la division la plus exacte des sciences. Nous avons montré que toute explication donnée d’après cette méthode est toujours relative ; elle explique le rapport des choses, mais elle laisse toujours quelque chose d’inexpliqué, qu’elle suppose même : c’est, par exemple, l’espace et le temps en mathématiques ; la matière en mécanique ; en physique et chimie, les qualités, les forces premières, les lois de la nature ; en botanique et en zoologie, la différence des espèces et la vie elle-même ; en histoire, le genre humain avec ses facultés propres, la pensée et la volonté, — en un mot, le principe de raison, dans l’application de toutes ses formes. Le propre de la philosophie, c’est qu’elle ne suppose rien de connu, mais qu’au contraire tout lui est également étranger et problématique, non seulement les rapports des phénomènes, mais les phénomènes eux-mêmes. Elle ne s’en tient même pas au principe de raison, auquel les autres sciences se bornent à tout ramener ; elle n’aurait rien à y gagner, puisqu’un anneau de la chaîne lui est aussi étranger que l’autre, puisque le rapport même des phénomènes, en tant que lien, lui est aussi étranger que ce qui est lié, et que cela même, avant comme après la liaison, ne lui est pas plus clair. Car, ainsi que nous l’avons dit, cela même que supposent les sciences, et qui est en même temps la base et la limite de leurs explications, est le problème propre de la philosophie, laquelle commence, par conséquent, là où s’arrêtent les autres sciences. Elles ne peuvent s’appuyer sur des preuves ; car celles-ci déduisent l’inconnu de principes connus, et, aux yeux de la philosophie, tout est également étranger et inconnu. Il ne peut exister aucun principe dont le monde entier et tous ses phénomènes ne seraient que la conséquence. C’est pourquoi une philosophie ne se laisse pas déduire, comme le voulait Spinoza, par une démonstration ex firmis principiis. La philosophie est la science du plus général ; ses principes ne peuvent donc être la conséquence d’autres plus généraux. Le principe de contradiction se borne à maintenir l’accord des concepts ; il n’en fournit pas lui-même ; le principe de raison explique le rapport des phénomènes, mais non les phénomènes eux-mêmes. Donc, le but de la philosophie ne peut être la recherche d’une cause efficiente ou d’une cause finale de tout l’univers. Aujourd’hui elle doit se demander moins que jamais d’où vient le monde, et pourquoi il existe. La seule question qu’elle doive se poser, c’est : qu’est-ce que le monde ? Le pourquoi est ici subordonné au qu’est-ce que c’est ; il est impliqué dans l’essence du monde, puisqu’il résulte uniquement de la forme de ses phénomènes, le principe de raison, et n’a de valeur et de sens que par lui. Sans doute, on pourrait alléguer que chacun sait ce qu’est le monde, sans chercher si loin, puisque chacun est le sujet de la connaissance et que le monde est sa représentation ; ainsi entendu, ce serait vrai. Mais c’est là une connaissance intuitive in concreto : reproduire cette connaissance in abstracto, prendre l’intuition successive et changeante, et surtout la matière de ce large concept de sentiment, concept tout négatif, qui délimite le savoir non abstrait, non intelligible, pour en faire au contraire un savoir abstrait, intelligible, durable, c’est là le devoir de la philosophie. Elle doit, par conséquent, être l’expression in abstracto de l’essence du monde dans son ensemble, du tout comme des parties. Cependant, pour ne pas se perdre dans un dédale de jugements, elle doit se servir de l’abstraction, penser tout le particulier sous la forme du général, et comprendre toutes les différences du particulier sous un concept général. Ainsi elle devra, d’une part, séparer, d’autre part, réunir, et livrer ainsi à la connaissance toute la multiplicité du monde réduite à un petit nombre de concepts essentiels. Par ces concepts, dans lesquels est fixée l’essence du monde, le particulier doit être aussi bien connu que le général, et la connaissance de l’un et de l’autre, être étroitement unie. Aussi la faculté philosophique par excellence consiste, suivant le mot de Platon, à connaître l’unité dans la pluralité, et la pluralité dans l’unité. Dès lors, la philosophie sera une somme de jugements très généraux, dont la raison de connaissance immédiate est le monde dans son ensemble, sans en rien exclure ; c’est tout ce qui se trouve dans la conscience humaine ; elle ne fera que répéter exactement, que refléter le monde dans des concepts abstraits, et cela n’est possible qu’en réunissant dans un concept tout ce qui est essentiellement identique, et en séparant, pour le réunir dans un autre, tout ce qui est différent. Déjà Bacon de Verulam avait compris ce rôle de la philosophie ; il le détermine nettement dans ces lignes : « Ea demum vera est philosophia, quæ mundi ipsius voces fidelissime reddit, et veluti dictante mundo conscripta est, et nihil aliud est, quam ejusdem simulacrum et reflectio, neque addit quidquam de proprio, sed tantum iterat et resonat. » (De augment. scient., liv. II, c. sc|xiii}}.) C’est ce que nous pensons aussi, mais dans un sens plus large que Bacon.

L’harmonie qui règne dans le monde, sous toutes ses faces et en chacune de ses parties par cela qu’elle appartient à un tout, doit se retrouver aussi dans cette image abstraite du monde. Par conséquent, dans cet ensemble de jugements, l’un devra pouvoir se déduire de l’autre, et réciproquement. Mais, pour cela, il faut d’abord qu’ils existent, et qu’avant tout on les formule comme immédiatement fondés sur la connaissance in concreto du monde, d’autant plus que tout fondement immédiat est plus sûr qu’un fondement médiat ; leur harmonie, qui produit l’unité de la pensée, et qui résulte de l’harmonie et de l’unité du monde intuitif, leur fondement commun de connaissance, ne devra pas être appelée la première à les confirmer ; elle ne viendra que plus tard et par surcroît appuyer leur vérité. — Mais on ne connaîtra clairement ce rôle de la philosophie qu’après l’avoir vue à l’œuvre[33].


§ 16.


Après toutes ces considérations sur la raison, en tant que faculté de connaissance particulière, exclusivement propre à l’homme, et sur les résultats et les phénomènes qu’elle produit, et qui sont propres à la nature humaine, il me resterait encore à parler de la raison, en tant qu’elle dirige les actions humaines, et qu’à ce point de vue elle mérite le nom de « pratique ». J’ai dit ailleurs, en grande partie, ce que j’aurais à en dire ici, notamment dans l’appendice du livre où j’ai combattu l’existence de cette raison pratique, suivant l’expression de Kant, qu’il nous donne, avec une tranquillité parfaite, comme la source de toutes les vertus, et comme le principe d’un devoir absolu (c’est-à-dire tombé du ciel). J’ai donné une réfutation détaillée et radicale de ce principe kantien de la morale dans mes Problèmes fondamentaux de l’éthique[34]. J’ai donc peu de chose à dire ici de l’influence de la raison (au vrai sens du mot) sur les actions humaines. Déjà, au début de mes considérations sur la raison, j’ai remarqué en général combien les actions et la conduite de l’homme diffèrent de celles des animaux, et que cela provient uniquement de la présence de concepts abstraits dans sa conscience. Cette influence est tellement frappante et significative, qu’elle nous met, avec les animaux, dans le même rapport que les animaux qui voient avec ceux qui ne voient pas (certaines larves, les vers, les zoophytes). Ces derniers reconnaissent uniquement par le tact les objets qui leur barrent le passage ou qui les touchent ; ceux qui voient, au contraire, les reconnaissent dans un cercle plus ou moins étendu. L’absence de raison limite de la même façon les animaux aux représentations intuitives immédiatement présentes dans le temps, c’est-à-dire aux objets réels. Nous autres, au contraire, à l’aide de la connaissance in abstracto, nous embrassons non seulement le présent, qui est toujours borné, mais le passé et l’avenir, sans compter l’empire illimité du possible. Nous dominons librement la vie, sous toutes ses faces, bien au delà du présent et de la réalité. Ce qu’est l’œil, dans l’espace, pour la connaissance sensible, la raison l’est, dans le temps, pour la connaissance intérieure. A nos yeux, la vision des objets n’a de sens et de valeur qu’autant qu’elle nous les annonce comme tangibles ; de même toute la valeur de la connaissance abstraite gît dans son rapport avec l’intuition. C’est pourquoi l’homme naturel met la connaissance immédiate et intuitive bien au-dessus de la connaissance abstraite, du simple concept ; il donne à la connaissance empirique la prééminence sur la connaissance logique. Tel n’est pas l’avis de ceux qui vivent plus en paroles qu’en actions, et qui ont plus regardé dans les livres et les papiers que dans la vie réelle, au point d’en être devenus pédants et cuistres. Cela seul peut nous faire comprendre comment Leibniz et Wolf, avec tous leurs successeurs, ont pu s’égarer au point d’affirmer après Duns Scot que la connaissance intuitive n’est que la connaissance abstraite confuse. Je dois avouer, à l’honneur de Spinoza, qu’à l’encontre de ces philosophes, et avec un sens plus droit, il déclare que toutes les notions générales naissent de la confusion inhérente aux connaissances intuitives (Eth., II, prop. 40, schol. 1). C’est la même absurde opinion qui a aussi fait rejeter des mathématiques l’évidence qui leur est propre, pour y introduire l’évidence logique ; c’est elle encore qui a fait ranger sous la large dénomination de sentiment tout ce qui n’est pas connaissance abstraite, et l’a fait déprécier ; c’est elle-même, en un mot, qui a poussé Kant à affirmer, en morale, que la bonne volonté spontanée, celle qui élève sa voix immédiatement après avoir pris connaissance des faits, et qui porte l’homme à la justice et au bien, n’est qu’un vain sentiment et un emportement momentané, sans valeur ni mérite, et à ne reconnaître de valeur morale qu’à la conduite dirigée suivant des maximes abstraites.

Cette faculté que la raison a donnée à l’homme, à l’exclusion des animaux, d’embrasser l’ensemble de sa vie sous toutes ses faces, peut être comparée à un plan géométrique de la croute terrestre, plan réduit, incolore et abstrait. Il y a le même rapport entre lui et l’animal qu’entre le navigateur qui se dirige à l’aide d’une carte, d’une boussole et d’un sextant, et qui sait constamment où il se trouve, — et l’équipage ignorant, qui ne voit que le ciel et les vagues. N’est-il pas surprenant, merveilleux même, de voir l’homme vivre une seconde vie in abstracto à côté de sa vie in concreto ? Dans la première, il est livré à toutes les tourmentes de la réalité, il est soumis aux circonstances présentes, il doit travailler, souffrir, mourir, comme les animaux. La vie abstraite, telle qu’elle se présente devant la méditation de la raison, est le reflet calme de la première et du monde où il vit ; elle est ce plan réduit, dont nous parlions plus haut. Là, de ces hauteurs sereines de la méditation, tout ce qui l’avait possédé, tout ce qui l’avait fortement frappé en bas, lui semble froid, décoloré, étranger à lui-même, du moins pour l’instant : il est simple spectateur, il contemple. Quand il se retire ainsi sur les sommets de la réflexion, il ressemble à l’acteur qui vient de jouer une scène et qui, en attendant l’autre, va prendre place parmi les spectateurs, regarde de sang-froid le déroulement de l’action qui se continue sans lui, fût-ce les préparatifs de sa mort, puis revient pour agir ou souffrir, comme il le doit. De cette double vie résulte pour l’homme ce sang-froid, si différent de la stupidité de l’animal privé de raison. C’est grâce à lui qu’après avoir réfléchi, pris une résolution ou s’être résigné à la nécessité, il subit ou accomplit des actes qu’il considère comme nécessaires ou, parfois, comme épouvantables : le suicide, la peine de mort, le duel, ces témérités de toute espèce qu’on paie de la vie, et en général toutes les nécessités contre lesquelles se révolte la nature animale. Alors, on voit dans quelle mesure la raison commande à cette nature et crie au brave : σιδηρειον νυ τοι ητορ (ferreum certe tibi cor !) [Iliade, XXIV, 521]. La raison ici, — on peut le dire maintenant, — est vraiment pratique ; partout où l’action est dirigée par la raison, où les motifs sont des concepts abstraits, où l’on n’est pas dominé par une représentation intuitive isolée, ni par l’impression du moment, qui entraîne l’animal, dans toutes ces circonstances, la raison se montre pratique. Mais que tout cela diffère absolument et soit indépendant de la valeur morale de l’action, qu’une action raisonnable et une action vertueuse soient deux choses différentes, que la raison s’allie aussi bien avec la plus noire méchanceté qu’avec la plus grande bonté et prête à l’une ou à l’autre une énergie considérable par son concours, qu’elle soit également prête et puisse aussi bien servir à exécuter méthodiquement, et avec suite, un bon et un mauvais dessein, des maximes prudentes et des maximes insensées, et que tout cela résulte de sa nature pour ainsi dire féminine, qui peut recevoir et conserver, mais non créer par elle-même, — tout cela je l’ai déduit dans mon Supplément, et éclairci par des exemples. Ce que j’en ai dit trouverait ici naturellement sa place, mais j’ai dû le reléguer dans mon Supplément, à cause de la polémique contre la prétendue raison pratique de Kant ; je ne puis qu’y renvoyer.

Le développement le plus parfait de la raison pratique, au vrai sens du mot, le plus haut point auquel l’homme puisse arriver par le simple emploi de sa raison, — par où se montre le plus clairement la différence qui le sépare des animaux, — c’est l’idéal représenté par la sagesse stoïcienne. Car l’éthique stoïcienne, à son origine et dans son essence, n’est pas une science de la vertu, mais un ensemble de préceptes pour vivre selon la raison ; chez elle, le but de la vie, c’est le bonheur obtenu par le repos de l’esprit. La vertu ne se rencontre chez les stoïciens que par accident ; elle est un moyen, et non une fin. C’est pourquoi l’éthique stoïcienne, par son essence et son point de vue, diffère absolument des systèmes de morale qui n’ont en vue que la vertu, comme, par exemple, les préceptes des Védas, ceux de Platon, du christianisme, de Kant. Le but de l’éthique stoïcienne est le bonheur : τελος το ευδαιμονειν (virtutes omnes finem habere beatitudinem) ; c’est ainsi que s’exprime Stobée dans l’Exposé du Portique (Ecl., lib. II, c. vii, p. 114 et 138). Cependant l’éthique stoïcienne démontre que le vrai bonheur ne s’acquiert que par la paix et le calme profond de l’esprit, αταραξια, et que cette paix, à son tour, ne s’obtient que par la vertu. Voilà ce que veut dire l’expression : « La vertu est le souverain bien. » Qu’on ait peu à peu oublié le but pour le moyen, et qu’on ait recommandé la vertu, d’une façon qui trahit une tout autre préoccupation que celle du bonheur personnel, et même qui est en contradiction avec lui, — c’est là une de ces inconséquences par lesquelles, dans tout système, la vérité directement connue, ou, comme on dit vulgairement, la vérité sentie, nous ramène à la bonne voie, fût-ce en forçant la logique des conclusions ; c’est ce que l’on peut voir dans l’éthique de Spinoza qui, de son principe égoïste suum utile quærere, déduit, par des sophismes palpables, une pure doctrine de la vertu. L’origine de la morale stoïcienne, telle que je l’ai comprise, est donc la question de savoir si la raison, ce privilège de l’homme, qui lui rend indirectement la vie et ses fardeaux plus légers, en réglant sa conduite, et par les bons résultats qu’elle produit, ne pouvait pas le soustraire aussi directement, c’est-à-dire par la simple connaissance et d’un seul coup, — sinon entièrement, du moins en partie, — aux souffrances et aux tourments de toute sorte qui remplissent son existence. On regardait comme incompatible avec la raison, que l’être auquel elle est liée, et qui, grâce à elle, embrasse et domine une infinité de choses et d’objets, fût cependant exposé pour le présent, au milieu des circonstances que peuvent contenir les quelques années d’une vie si courte, si fugitive, si incertaine, à des douleurs si violentes, à une angoisse si grande résultant de l’impétuosité de ses convoitises ou de ses répugnances. On crut que la raison ne pouvait mieux être employée qu’à élever l’homme au-dessus de ces misères et à le rendre invulnérable. De là le précepte d’Antisthène : Δει κτασθαι νουν η βροχον (aut mentem parandam, aut laqueum) [Plut, De stoic. repugn., c. 14]. Cela voulait dire que la vie est si pleine de tourments et de tribulations, qu’il faut ou se la soumettre par la raison, ou l’abandonner.

On voit bien que la pénurie n’engendre pas directement et nécessairement la privation et la souffrance, qui résultent plutôt de la concupiscence non satisfaite, et que cette concupiscence est la condition même sans laquelle la première ne deviendrait pas privation et n’engendrerait pas la souffrance. Ου πενια λυπην εργαζεται, αλλα επιθυμια (non paupertas dolorem efficit, sed cupiditas) [Epict., fragm. 25]. — On reconnut en même temps, par l’expérience, que ce sont nos espérances et nos prétentions qui engendrent et nourrissent le désir ; par conséquent, ce ne sont pas les maux innombrables auxquels nous sommes tous exposés, et que nous ne pouvons éviter, ni les biens que nous ne pouvons atteindre, qui nous troublent et nous tourmentent, mais uniquement la quantité plus ou moins insignifiante de biens ou de maux qu’il est permis à l’homme d’acquérir ou d’éviter. Que dis-je ? non seulement les biens ou les maux que nous ne pouvons absolument pas, mais ceux que nous ne pouvons relativement pas acquérir ou éviter, nous laissent entièrement calmes. C’est pourquoi les maux, qui font en quelque sorte partie de notre individu, ou les biens, qui doivent nous être nécessairement refusés, sont considérés par nous avec indifférence ; et bientôt, grâce à cette particularité de la nature humaine, le désir s’éteint et devient incapable de produire la douleur, s’il n’y a là aucune espérance pour lui fournir un aliment. On voit clairement par là que le bonheur repose tout entier sur le rapport de nos désirs à nos jouissances. Que les deux membres de ce rapport soient grands ou petits, c’est tout un : le rapport peut être aussi bien modifié par l’accroissement de l’un que par la diminution de l’autre. De même toute souffrance résulte d’une disproportion entre ce que nous désirons ou attendons, et ce que nous pouvons obtenir, disproportion qui n’existe que pour la connaissance et qu’une vue plus juste pourrait supprimer[35]. C’est pourquoi Chrysippe nous dit : Δει ζην κατ’εμπειριαν των φυσει συμϐαινοντων (Stob., Ecl., L. II, C. vii, p. 134), c’est-à-dire : « on doit vivre avec une connaissance appropriée au train des choses et du monde. » Toutes les fois, en effet, que l’homme sort de son sang-froid, toutes les fois qu’il s’affaisse sous les coups du malheur, qu’il entre en colère, ou se livre au découragement, il montre par là qu’il a trouvé les choses autres qu’il ne s’y attendait, conséquemment qu’il s’est trompé, qu’il ne connaissait ni le monde ni la vie, qu’il ne savait pas que la nature inanimée, par hasard, ou la nature animée en vue d’un but opposé, ou même par méchanceté, contredit à chaque pas les volontés particulières ; il ne s’est pas servi de la raison pour arriver à une connaissance générale de la vie ; ou le jugement est trop faible en lui, pour reconnaître dans le domaine du particulier ce qu’il admet dans le domaine du général ; c’est pourquoi il s’emporte et perd son sang-froid[36]. Aussi toute joie vive est-elle une erreur, une illusion, parce que la jouissance du désir satisfait n’est pas de longue durée, et aussi parce que tout notre bien ou tout notre bonheur ne nous est donné que pour un temps, et comme par hasard, et peut par conséquent nous être ravi tout à l’heure. Toutes nos douleurs viennent de la perte d’une semblable illusion ; et ainsi nos biens et nos maux viennent tous d’une connaissance incomplète ; voilà pourquoi la douleur et les gémissements sont étrangers au sage, et pourquoi rien ne saurait ébranler son ataraxie.

Fidèle à cet esprit et aux tendances du Portique, Epictète commence par là, et arrive à son tour à cette idée, qui est comme le centre de sa philosophie, — qu’il faut bien distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, et n’établir aucun fondement sur le premier, moyennant quoi on ne connaîtra jamais ni la douleur, ni la souffrance, ni l’angoisse. Mais la seule chose qui dépende de nous, c’est la volonté ; et ainsi on se rapproche peu à peu de la morale proprement dite, après qu’on a remarqué que, — si nos maux et nos biens nous viennent du monde extérieur, qui ne dépend pas de nous, — le contentement ou le mécontentement intérieur nous vient de la volonté. Après cela, on se demanda si c’était aux deux premiers, ou aux deux autres, qu’il fallait donner les noms de bonum et malum. À vrai dire, il n’y avait rien là que d’arbitraire, et le nom ne changeait rien à la chose. Néanmoins les stoïciens engagèrent là-dessus des discussions interminables avec les péripatéticiens et les épicuriens ; et ils passèrent leur temps à établir une comparaison impossible entre deux quantités irréductibles l’une à l’autre, et à se jeter mutuellement à la tête les sentences opposées et paradoxales, qu’ils déduisaient. Cicéron nous a transmis, dans ses Paradoxa, un recueil intéressant de ces doctrines stoïciennes.

Zénon, le fondateur du Portique, semble d’abord avoir pris un tout autre chemin. Son point de départ était celui-ci : Pour arriver au souverain bien, c’est-à-dire à la félicité, au repos de l’esprit, il faut vivre d’accord avec soi-même : ομολογουμενως ζην τουτο δε εστι καθ’ενα λογον και συμφωνον ζην (consonanter vivere : hoc est secundum unam rationem et concordem sibi vivere) [Stob., Ecl., eth., L. II, C. vii, p. 132]. Ailleurs : αρετην διαθεσιν ειναι ψυχης συμφωνον εαυτη περι ολον τον βιον (virtutem esse animi affectionem secum per totam vitam consentientem) [ibid., p. 104]. Mais cela n’était possible qu’à condition de se déterminer raisonnablement, d’après des principes, et non d’après des impressions changeantes et des caprices, surtout si l’on considère que les maximes seules de notre conduite, et non le succès ou les circonstances extérieures, sont en notre pouvoir. Pour être toujours conséquent avec soi, il fallait donc choisir les premières et non les secondes, et ainsi la morale est rétablie.

Déjà, les successeurs immédiats de Zénon trouvèrent le principe de sa morale (vivre d’accord avec soi-même) trop formel et trop vide. Ils lui donnèrent alors un contenu, en ajoutant « conformément à la nature » (ομολογουμενως τη φυσει ζην) ; cette nouvelle précision, suivant le témoignage de Stobée, est due à Cléanthe ; elle devait le conduire très loin, vu la grande étendue du concept, et l’indétermination de la formule. Cléanthe en effet désignait par là toute la nature en général ; Chrysippe, la nature humaine en particulier. Tout ce qui convenait à celle-ci devait seul être considéré comme vertueux, de même que tout ce qui convient à la nature animale peut seul être considéré comme la satisfaction de ses instincts ; c’était un retour énergique à la doctrine de la vertu, et, coûte que coûte, on fonda l’éthique sur la physique. Les stoïciens cherchaient avant tout l’unité de principe ; Dieu et le monde ne pouvaient être séparés dans leur système.

L’éthique stoïcienne, prise dans son ensemble, est en réalité une tentative précieuse et méritoire, pour employer la raison à une œuvre importante et salutaire, l’asservissement de la douleur et de la souffrance, de tous les maux, en un mot, qui accablent la vie.

Qua ratione queas traducere leniter ævum :
Ne te semper inops agitet vexetque cupido,
Ne pavor et rerum mediocriter utilium spes.

De la sorte, l’homme aurait participé au plus haut degré à cette dignité, qui lui appartient comme être raisonnable, et qui ne saurait se rencontrer chez les animaux ; c’est même à cette condition seule que le mot de dignité a un sens pour lui. — Ainsi présentée, l’éthique stoïcienne pourrait donc figurer ici comme un exemple de ce qu’est la raison et des services qu’elle peut rendre. Le but poursuivi par les doctrines stoïciennes au moyen de la raison et d’une morale fondée uniquement sur elle, peut être atteint dans une certaine mesure, car l’expérience nous apprend que ces caractères raisonnables appelés vulgairement les philosophes pratiques sont les plus heureux ; — je dois ajouter que c’est avec raison qu’on les nomme pratiques, puisque, à l’inverse du philosophe proprement dit, qui transporte la vie dans le concept, ils transportent le concept dans la vie ; — mais il s’en faut encore de beaucoup que nous arrivions par cette méthode à un résultat parfait, et que l’application de la droite raison nous décharge de tous les fardeaux et de toutes les souffrances de la vie, et nous conduise à la félicité. Il y a une contradiction frappante à vouloir vivre sans souffrir, contradiction qui est enveloppée tout entière dans le mot de « vie heureuse ». On comprendra ce que je veux dire, pour peu qu’on me suive jusqu’au bout de mon exposition. Cette contradiction se trahit déjà dans cette morale de la raison pure elle-même ; le stoïcien n’est-il pas forcé d’introduire dans ses préceptes pour la vie heureuse (car son éthique n’est que cela) l’exhortation au suicide (comme les despotes orientaux ont, parmi leurs bijoux, un flacon précieux plein de poison), — dans le cas où les souffrances corporelles, que les plus beaux raisonnements du monde ne sauraient alléger, viendraient à prendre le dessus, sans qu’on pût espérer les guérir ; alors le but unique du philosophe, la félicité, se serait évanoui, et il n’aurait plus contre la souffrance, d’autre ressource que la mort, qu’il doit se donner, comme il prendrait un autre remède. On voit ici toute la différence qu’il y a entre l’éthique stoïcienne et toutes les doctrines que nous avons mentionnées plus haut ; elles prennent pour but immédiat la vertu, même achetée au prix des plus grandes souffrances, et repoussent le suicide comme moyen de se soustraire à la douleur ; mais aucune n’a su fournir d’argument décisif contre le suicide, et l’on s’est donné beaucoup de mal pour ne trouver que des motifs spécieux : dans notre quatrième livre, nous trouverons tout naturellement l’occasion de formuler le vrai motif. Cette opposition rend plus manifeste la différence qu’il y a entre le principe fondamental du Portique, qui n’est qu’un cas particulier d’eudémonisme, et celui des autres doctrines en question, bien que les unes et les autres se rencontrent dans les conclusions, et aient une parenté visible. La contradiction intime que l’éthique stoïcienne renferme dans son principe se montre mieux encore dans ce fait que son idéal, le sage stoïcien, n’est jamais un être vivant, et qu’il est dépourvu de toute vérité poétique ; ce n’est qu’un mannequin inerte, raide, inaccessible, qui ne sait que faire de sa sagesse, et dont le calme,le contentement et le bonheur sont en opposition directe avec la nature humaine, au point qu’on ne peut même se l’imaginer. Combien ils diffèrent des stoïciens, ces vainqueurs du monde, ces expiateurs volontaires, que nous présente la sagesse hindoue, qu’elle-même a produits, ou bien ce Christ sauveur, figure idéale, débordante de vie, d’une si large vérité poétique et d’une si haute signification, et que nous voyons cependant, malgré sa vertu parfaite, sa sainteté, sa hauteur morale, exposé aux plus cruelles souffrances[37] !

LIVRE DEUXIÈME
LE MONDE CONSIDÉRÉ COMME VOLONTÉ




PREMIER POINT DE VUE
L’OBJECTIVATION DE LA VOLONTÉ


 
Nos habitat, non tartara, sed nec sidera cæli
Spiritus, in nobis qui viget, illa facit




§ 17.


Dans le premier livre, nous avons considéré la représentation comme telle, c’est-à-dire uniquement sous sa forme générale. Toutefois, en ce qui concerne la représentation abstraite, le concept, nous l’avons étudiée aussi dans son contenu, et nous avons vu qu’elle n’a de contenu et de signification que par son rapport avec la représentation intuitive, sans laquelle elle serait vide et insignifiante. Arrivés ainsi à la représentation intuitive, nous allons nous préoccuper de connaître son contenu, ses déterminations exactes, et les formes qu’elle nous présente. Nous serons heureux, surtout, si nous pouvons nous prononcer sur la signification propre, sur cette signification qu’on ne fait que sentir, et grâce à laquelle ces formes, qui sans cela seraient étrangères et insignifiantes pour nous, nous parlent directement, nous deviennent compréhensibles et obtiennent à nos yeux un intérêt qui saisit notre être tout entier.

Jetons les yeux sur les mathématiques, les sciences naturelles, la philosophie, toutes sciences où nous espérons trouver une partie de la solution cherchée. — D’abord, la philosophie nous semble un monstre à plusieurs têtes, dont chacune parle une langue différente. Cependant, sur le point particulier qui nous occupe, — la signification de la représentation intuitive, — elles ne sont pas toutes en désaccord ; car, à l’exception des sceptiques et des idéalistes, tous les philosophes se rencontrent, du moins pour l’essentiel, en ce qui concerne un certain objet, fondement de toute représentation, différent d’elle dans son être et dans son essence, et toutefois aussi semblable à elle, dans toutes ses parties, qu’un œuf peut l’être à un autre. Mais nous n’avons rien à espérer de là : car nous savons qu’on ne peut distinguer un tel objet de la représentation ; nous estimons, au contraire, qu’il n’y a là qu’une seule et même chose, attendu qu’un objet suppose toujours un sujet, et par conséquent n’est qu’une représentation ; ajoutons que nous avons reconnu l’existence de l’objet comme dépendant de la forme la plus générale de la représentation, la distinction en « moi » et « non-moi ». En outre, le principe de raison, auquel on se réfère ici, n’est qu’une forme de la représentation, c’est-à-dire le lien régulier de nos représentations, et non pas le lien de la série totale, finie ou infinie, de nos représentations, avec quelque chose qui ne serait pas la représentation, et qui par conséquent ne serait pas susceptible d’être représenté. — J’ai parlé plus haut des sceptiques et des idéalistes, dans ma discussion sur la réalité du monde extérieur.

Cherchons maintenant, dans les mathématiques, la connaissance précise que nous désirons avoir de cette représentation, qui ne nous est connue jusqu’ici qu’au point de vue très général de la forme. Mais les mathématiques ne nous parleront des représentations qu’en tant qu’elles remplissent l’espace et le temps, c’est-à-dire qu’elles sont des grandeurs. Elles nous indiqueront très exactement la quantité et la grandeur ; mais comme l’une et l’autre ne sont jamais que relatives, c’est-à-dire résultent de la comparaison d’une représentation avec une autre, et cela au point de vue unique de la quantité, ce n’est pas là que nous pourrons trouver l’explication que nous cherchons.

Tournons-nous maintenant vers le large domaine des sciences naturelles et ses nombreuses dépendances. Ou bien elles décrivent les formes, et c’est la morphologie, ou bien elles expliquent les changements, et c’est l’étiologie. L’une étudie les formes fixes, l’autre la matière en mouvement, d’après les lois de son passage d’une forme à une autre. La première est ce qu’on appelle, quoique bien improprement, l’histoire naturelle, au sens large du mot ; sous le nom particulier de botanique et de zoologie, elle nous apprend à connaître les différentes formes, — immuables au milieu de l’écoulement perpétuel des individus, organiques et par là même déterminées d’une façon stable, — qui constituent, en grande partie, le contenu de la représentation intuitive ; tout cela est classé, analysé, synthétisé, puis coordonné dans des systèmes naturels ou artificiels, et mis sous la forme de concepts, qui permettent d’embrasser et de connaître le tout ; on peut même trouver, au milieu de tout cela, un principe d’analogie, infiniment nuancé, qui traverse le tout et les parties (unité de plan), et grâce auquel tous les phénomènes étudiés semblent autant de variations sur un thème unique. Le mouvement de la matière à travers ces formes, ou la création des individus, n’intéresse pas cette science, attendu que chaque individu sort de son semblable par procréation, et que cette procréation, partout mystérieuse, s’est dérobée jusqu’ici à la connaissance. Le peu qu’on en sait appartient à la physiologie, qui est déjà une science naturelle étiologique. À cette science se rattache la minéralogie, qui, par son principe, appartient à la morphologie, surtout quand elle devient la géologie. L’étiologie proprement dite est constituée par toutes les sciences naturelles qui ont pour but essentiel d’étudier les causes et les effets ; elles nous enseignent comment un état de la matière est nécessairement déterminé par un autre, suivant des règles infaillibles ; comment un changement déterminé conditionne et amène un autre changement nécessaire et déterminé : c’est ce qu’elles appellent une explication. Dans cet ordre de sciences, nous trouvons principalement la mécanique, la physique, la chimie, la physiologie.

Si nous nous mettons à leur école, nous nous convaincrons bientôt que la solution cherchée ne nous sera pas plus donnée par l’étiologie que par la morphologie. Celle-ci nous présente un nombre infini de formes, infiniment variées, mais toutes caractérisées par un air de famille incontestable, — c’est-à-dire des représentations, qui, en ce sens, nous restent éternellement étrangères, et se dressent devant nous comme des hiéroglyphes incompréhensibles. L’étiologie, d’autre part, nous apprend que, d’après la loi de cause et d’effet, tel état de la matière en produit tel autre, et, après cette explication, sa tâche est terminée. Ainsi elle se borne à nous démontrer l’ordre régulier suivant lequel les phénomènes se produisent dans le temps et dans l’espace, et à le démontrer pour tous les cas possibles ; elle leur assigne une place suivant une loi, dont l’expérience a fourni le contenu, mais dont la forme générale et la nécessité, — nous le savons, — sont indépendantes de l’expérience. Mais sur l’essence intime de n’importe lequel de ces phénomènes, il nous est impossible de formuler la moindre conclusion ; on la nomme force naturelle, et on la relègue en dehors du domaine des explications étiologiques. La constance immuable avec laquelle se produit la manifestation de cette force, aussi souvent que se présentent les conditions auxquelles elle obéit, s’appelle loi naturelle. Mais cette loi naturelle, ces conditions, et cette production d’un phénomène en tel endroit et à tel moment déterminés, voilà tout ce que la science connaît et peut jamais connaître. La force même qui se manifeste, la nature intime de ces phénomènes constants et réguliers, est pour elle un secret qui ne lui appartient pas, pas plus dans le cas le plus simple que dans le cas le plus compliqué ; car, bien que l’étiologie ait atteint ses résultats les plus parfaits dans la mécanique, et les plus imparfaits dans la physiologie, néanmoins la force qui fait tomber une pierre, ou qui pousse un corps contre un autre, n’est pas moins inconnue et mystérieuse pour nous, dans son essence, que celle qui produit les mouvements et la croissance de l’animal. La mécanique admet comme inexplicables la matière, la pesanteur, l’impénétrabilité, la communication du mouvement par le choc, la rigidité, etc. ; elle les appelle des forces physiques, et leur apparition régulière et nécessaire, dans de certaines conditions, une loi physique ; après cela seulement, elle commence à expliquer ; ce qui consiste à démontrer, avec une rigueur mathématique, comment, où et quand chaque force se manifeste, et à rapporter chaque phénomène qu’elle rencontre à l’une de ces forces. C’est ainsi que procèdent la physique, la chimie, la physiologie, sauf cette différence que leurs hypothèses sont plus nombreuses, et leurs résultats plus minimes. Par conséquent, l’explication étiologique de la nature entière ne serait jamais qu’un inventaire de forces mystérieuses, une démonstration exacte des lois qui règlent les phénomènes dans le temps et dans l’espace, à travers leurs évolutions. Mais l’essence intime des forces ainsi démontrées devrait toujours rester inconnue, parce que la loi à laquelle la science obéit n’y conduit pas, et ainsi il faudrait s’en tenir aux phénomènes et à leur succession. On pourrait donc comparer la science à un bloc de marbre, où de nombreuses veines courent les unes à côté des autres, mais où l’on ne voit pas le cours intérieur de ces veines jusqu’à la surface opposée. Ou plutôt, — si l’on veut bien me permettre une comparaison plaisante, — le philosophe, en face de la science étiologique complète de la nature, devrait éprouver la même impression qu’un homme qui serait tombé, sans savoir comment, dans une compagnie complètement inconnue, et dont les membres, l’un après l’autre, lui présenteraient sans cesse quelqu’un d’eux comme un ami ou un parent à eux, et lui feraient faire sa connaissance : tout en assurant qu’il est enchanté, notre philosophe aurait cependant sans cesse sur les lèvres cette question : Que diable ai-je de commun avec tous ces gens-là ?

Ainsi, l’étiologie peut moins que jamais nous donner les renseignements désirés, des renseignements vraiment féconds sur ces phénomènes, qui nous apparaissent comme nos représentations ; car, en dépit de toutes ces explications, ces phénomènes ne sont que des représentations, dont le sens nous échappe, et qui nous sont complètement étrangères. Leur enchaînement primordial ne nous donne que des lois et l’ordre relatif de leur production dans l’espace et dans le temps, mais ne nous apprend rien sur les phénomènes eux-mêmes. En outre, la loi de causalité n’a de valeur que pour les représentations, pour les objets d’une classe déterminée, et elle n’a de sens qu’autant qu’elle est supposée par eux ; elle n’existe donc, comme ces objets eux-mêmes, que par rapport au sujet, c’est-à-dire conditionnellement ; c’est pourquoi elle peut être reconnue aussi bien en partant du sujet, c’est-à-dire a priori, qu’en partant de l’objet, c’est-à-dire a posteriori, ainsi que Kant nous l’a démontré.

Ce qui nous est acquis désormais, après toutes ces recherches, c’est qu’il ne nous suffit pas de savoir que nous avons des représentations, que ces représentations sont telles ou telles, et dépendent de telle ou telle loi, dont l’expression générale est toujours le principe de raison. Nous voulons savoir la signification de ces représentations ; nous demandons si le monde ne les dépasse pas, auquel cas il devrait se présenter à nous comme un vain rêve, ou comme une forme vaporeuse semblable à celle des fantômes ; il ne serait pas digne d’attirer notre attention : Ou bien, au contraire, n’est-il pas quelque chose d’autre que la représentation, quelque chose de plus ; et alors qu’est-il ? Il est évident que ce quelque chose doit être pleinement différent de la représentation, par son essence, et que les formes et les lois de la représentation doivent lui être tout à fait étrangères. Par conséquent, on ne peut partir de la représentation, pour arriver jusqu’à lui, avec le fil conducteur de ces lois, qui ne sont que le lien de l’objet, de la représentation, c’est-à-dire des manifestations du principe de raison.

Nous voyons déjà par là que ce n’est pas du dehors qu’il nous faut partir pour arriver à l’essence des choses ; on aura beau chercher, on n’arrivera qu’à des fantômes ou à des formules ; on sera semblable à quelqu’un qui ferait le tour d’un château, pour en trouver l’entrée, et qui, ne la trouvant pas, dessinerait la façade. C’est cependant le chemin qu’ont suivi tous les philosophes avant moi.


§ 18.


En réalité, il serait impossible de trouver la signification cherchée de ce monde, qui m’apparaît absolument comme ma représentation, ou bien le passage de ce monde, en tant que simple représentation du sujet connaissant, à ce qu’il peut être en dehors de la représentation, si le philosophe lui-même n’était rien de plus que le pur sujet connaissant (une tête d’ange ailée, sans corps). Mais, en fait, il a sa racine dans le monde : en tant qu’individu, il en fait partie ; sa connaissance seule rend possible la représentation du monde entier ; mais cette connaissance même a pour condition nécessaire l’existence d’un corps, dont les modifications sont, nous l’avons vu, le point de départ de l’entendement pour l’intuition de ce monde. Pour le pur sujet connaissant, ce corps est une représentation comme une autre, un objet comme les autres objets. Ses mouvements, ses actions ne sont rien de plus à son regard que les modifications des autres objets sensibles ; ils lui seraient tout aussi étrangers et incompréhensibles, si parfois leur signification ne lui était révélée d’une façon toute spéciale. Il verrait ses actions suivre les motifs qui surviennent avec la régularité des lois physiques, comme les modifications des autres objets suivent des causes, des excitations, des motifs. Quant à l’influence de ces motifs, il ne la verrait pas de plus près que la liaison des phénomènes extérieurs avec leur cause. L’essence intime de ces manifestations et actions de son corps lui serait incompréhensible : il l’appellerait comme il lui plairait, force, qualité, ou caractère, et n’en saurait rien de plus pour cela. Mais il n’en est pas ainsi ; loin de là, l’individu est en même temps le sujet de la connaissance, et il trouve là le mot de l’énigme : ce mot est Volonté. Cela, cela seul lui donne la clef de sa propre existence phénoménale, lui en découvre la signification, lui montre la force intérieure qui fait son être, ses actions, son mouvement. Le sujet de la connaissance, par son identité avec le corps, devient un individu ; dès lors, ce corps lui est donné de deux façons toutes différentes : d’une part comme représentation dans la connaissance phénoménale, comme objet parmi d’autres objets et comme soumis à leurs lois ; et d’autre part, en même temps, comme ce principe immédiatement connu de chacun, que désigne le mot Volonté. Tout acte réel de notre volonté est en même temps et à coup sûr un mouvement de notre corps ; nous ne pouvons pas vouloir un acte réellement sans constater aussitôt qu’il apparaît comme mouvement corporel. L’acte volontaire et l’action du corps ne sont pas deux phénomènes objectifs différents, reliés par la causalité ; ils ne sont pas entre eux dans le rapport de la cause à l’effet. Ils ne sont qu’un seul et même fait ; seulement ce fait nous est donné de deux façons différentes : d’un côté immédiatement, de l’autre comme représentation sensible. L’action du corps n’est que l’acte de la volonté objectivé, c’est-à-dire vu dans la représentation. Nous verrons plus bas que cela est vrai non seulement des actions causées par des motifs, mais encore de celles qui suivent involontairement une excitation. Oui, le corps entier n’est que la volonté objectivée, c’est-à-dire devenue perceptible : et c’est ce que la suite de cet ouvrage va démontrer et éclaircir. Dans le livre précédent, et dans ma discussion sur le principe de raison, j’ai appelé le corps objet immédiat en me plaçant à dessein au seul point de vue de la représentation. Ici, au point de vue contraire, je l’appellerai objectité de la volonté. On peut encore dire en un certain sens : La volonté est la connaissance a priori du corps ; le corps est la connaissance a posteriori de la volonté.

Les décisions de la volonté qui concernent l’avenir ne sont que des prévisions de la raison sur ce que l’on voudra à un moment donné, ce ne sont pas réellement des actes de volonté. C’est seulement l’exécution qui prouve la décision ; jusque-là elle n’est qu’un projet qui peut changer : elle n’existe que dans l’entendement, in abstracto. C’est pour la réflexion seule qu’il y a une différence entre vouloir et faire : en fait, c’est la même chose. Tout acte réel, effectif, de la volonté, est sur-le-champ et immédiatement un acte phénoménal du corps ; et par contre, toute action exercée sur le corps est par le fait et immédiatement une action exercée sur la volonté : comme telle, elle se nomme douleur, lorsqu’elle va à l’encontre de la volonté ; lorsqu’elle lui est conforme au contraire, on l’appelle bien-être ou plaisir. Leurs gradations sont différentes. On a tout à fait tort de donner au plaisir et à la douleur le nom de représentations ; ce ne sont que des affections immédiates du vouloir, sous sa forme phénoménale, le corps ; ils sont le fait nécessaire et momentané de vouloir ou de ne pas vouloir l’impression que subit le corps. Il n’y a qu’un petit nombre d’impressions exercées sur le corps qu’on puisse considérer immédiatement comme de simples représentations ; elles n’affectent pas la volonté, et, grâce à elles, le corps apparaît comme objet immédiat de la connaissance, objet que nous connaissons déjà médiatement, à l’égal de tous les autres, à titre d’intuition dans l’entendement. Nous voulons désigner par là les affections des sens purement objectives, celles de la vue, de l’ouïe, du tact ; mais ce n’est qu’autant que ces organes sont affectés d’une façon spécifique, particulière à eux, conforme à leur nature, et produisant une si faible excitation sur la sensibilité renforcée et spécifiquement modifiée de ces parties, que la volonté n’en soit pas ébranlée ; la volonté n’influe alors en rien sur cette excitation, qui se borne à livrer à l’entendement les données d’où va sortir l’intuition. Toute affection plus violente ou différente de ces organes est douloureuse, c’est-à-dire répugne à la volonté, à l’objectité de laquelle ces organes appartiennent aussi. — La faiblesse des nerfs se trahit, lorsque les impressions qui devaient avoir uniquement le degré de force suffisant pour devenir des données de l’entendement atteignent le degré supérieur, où elles excitent la volonté, c’est-à-dire produisent plaisir ou douleur ; mais le plus souvent, c’est une douleur obscure et vague ; non seulement certains sons et une vive lumière sont perçus douloureusement, mais ils occasionnent aussi une disposition hypocondriaque maladive qu’il est malaisé de définir. — Ailleurs encore, l’identité du corps et de la volonté se manifeste en ce que tout mouvement violent et exagéré de la volonté, c’est-à-dire toute affection, secoue immédiatement le corps et tout l’organisme intérieur, en troublant le cours de ses fonctions vitales. On trouvera ce point spécialement développé dans la Volonté dans la nature, page 27 de la 2e édition, page 28 de la 3e édition.

Enfin la connaissance que j’ai de ma volonté, bien qu’immédiate, est inséparable de la connaissance que j’ai de mon corps. Je ne connais pas ma volonté dans sa totalité ; je ne la connais pas dans son unité, pas plus que je ne la connais parfaitement dans son essence ; elle ne m’apparaît que dans ses actes isolés, par conséquent dans le temps, qui est la forme phénoménale de mon corps, comme de tout objet : aussi mon corps est-il la condition de la connaissance de ma volonté. Je ne puis, à proprement parler, me représenter cette volonté sans mon corps. Dans mon exposé du principe de raison, j’ai considéré la volonté, ou plutôt le sujet du vouloir, comme une catégorie particulière des représentations ou objets ; mais alors je regardais déjà cet objet comme se confondant avec le sujet, c’est-à-dire cessant d’être objet ; il y avait là, pour moi, dans cette identification, une sorte de miracle ; c’est même le miracle par excellence (κατ’ἐξοχήν) ; le passage en question en est, dans une certaine mesure, l’explication. En tant que je connais ma volonté comme objet, je la connais comme corps ; mais alors je rentre dans la première classe de représentations que j’ai distinguée dans ce chapitre, celle des objets réels. À mesure que nous avancerons, nous verrons que cette première catégorie de représentations trouve son explication dans la quatrième catégorie que nous avons établie, et qui n’apparaissait plus au sujet, en tant qu’objet ; et réciproquement, par la loi de motivation, qui domine cette quatrième catégorie, nous arrivons à comprendre l’essence même du principe régulateur de la première, la loi de causalité, et de tous les phénomènes qu’il gouverne.

Cette identité du corps et de la volonté, que nous venons d’exposer en courant, on ne peut guère que la mettre en relief, comme nous l’avons fait ici pour la première fois, et comme nous le ferons davantage, à mesure que nous avancerons ; c’est-à-dire que nous l’avons élevée de la conscience immédiate de la connaissance in concreto au savoir rationnel, ou, en d’autres termes, que nous l’avons transportée dans la connaissance in abstracto ; mais quant à la démontrer, c’est-à-dire à la tirer comme connaissance médiate d’une autre connaissance immédiate, sa nature s’y oppose, parce qu’elle est elle-même la plus immédiate de nos connaissances, et si nous ne la saisissons et ne la fixons comme telle, nous essaierons en vain de la déduire, par un moyen quelconque, d’une connaissance antérieure. C’est une connaissance d’un genre spécial, dont la vérité, pour ce motif, ne peut se ranger sous aucune des rubriques sous lesquelles j’ai disposé toute vérité, dans mon exposé du principe de raison, à savoir : vérité logique, empirique, métaphysique et métalogique ; car elle n’est pas, comme toutes ces vérités, le rapport d’une représentation abstraite, avec une autre représentation, ou avec la forme nécessaire d’une représentation intuitive ou abstraite ; elle est la relation d’un jugement avec le rapport qui existe entre une représentation intuitive : le corps, et ce qui, loin d’être une représentation, en diffère absolument : la volonté. Pour ce motif, je pourrais distinguer cette vérité de toutes les autres, et l’appeler la vérité philosophique par excellence (κατ’ἐξοχήν). On peut en donner diverses expressions, et dire : mon corps et ma volonté ne font qu’un ; — ou bien : ce que je nomme mon corps en tant que représentation intuitive, je le nomme ma volonté, en tant que j’en ai conscience d’une façon toute différente et qui ne souffre de comparaison avec aucune autre ; — ou bien : mon corps, hormis qu’il est ma représentation, n’est que ma volonté[38].


§ 19.


Si, dans notre premier livre, nous avons déclaré, non sans répugnance, que notre corps, comme tous les autres objets du monde de l’intuition, n’est pour nous qu’une pure représentation du sujet connaissant, désormais nous voyons clairement ce qui, dans la conscience de chacun, distingue la représentation de son corps de celle, — en tout semblable pour le reste, — des autres objets ; cette différence consiste en ce que le corps peut encore être connu d’une autre manière absolument différente, et que l’on désigne par le mot volonté ; cette double connaissance de notre corps nous donne sur celui-ci, sur ses actes et ses mouvements, comme sur sa sensibilité aux influences extérieures, en un mot sur ce qu’il est en dehors de la représentation, sur ce qu’il est en soi, des éclaircissements que nous ne pouvons obtenir directement sur l’essence, sur l’activité, sur la passivité des autres objets réels.

Par son rapport particulier avec un seul corps qui, considéré en dehors de ce rapport, n’est pour lui qu’une représentation comme toutes les autres, le sujet connaissant est un individu. Mais ce rapport, en vertu duquel il est devenu individu, n’existe par là même qu’entre lui et une seule de ses représentations ; c’est pourquoi elle est aussi la seule dont il ait conscience à la fois comme d’une représentation et comme d’une volition. Puis, lorsqu’on fait abstraction de ce rapport spécial, de cette connaissance double et hétérogène d’une seule et même chose, le corps, celui-ci n’est plus qu’une représentation comme toutes les autres ; alors l’individu connaissant, pour s’orienter, doit admettre l’une des deux hypothèses suivantes : ou bien ce qui distingue cette unique représentation consiste seulement en ce qu’elle est seule à lui être ainsi connue sous un double rapport, en ce que cet objet d’intuition est seul à être saisi de lui sous ce double aspect, en ce qu’enfin cette distinction s’explique, non par une différence entre cet objet et tous les autres, mais par celle qui existe entre le rapport de sa connaissance à cet unique objet et le rapport de sa connaissance à tous les autres objets ; — ou bien il doit admettre que cet objet est essentiellement différent des autres ; que seul entre tous il est à la fois volonté et représentation ; que les autres ne sont que représentations, c’est-à-dire purs fantômes, et que par conséquent son corps est le seul individu réel au monde, c’est-à-dire le seul phénomène de volonté, le seul objet immédiat du sujet. On peut, à la vérité, prouver, d’une manière certaine, que les autres objets, considérés comme simples représentations, sont semblables à notre corps, c’est-à-dire que, comme celui-ci, ils remplissent l’espace (cet espace qui lui-même ne peut exister que comme représentation) et que, comme lui, ils agissent dans l’espace ; on peut le prouver, dis-je, par cette loi de causalité, infailliblement applicable aux représentations a priori, et qui n’admet aucun effet sans cause ; mais, sans compter que d’un effet il n’est permis de conclure qu’à une cause en général, et non à une cause identique, il est évident que nous nous trouvons ici sur le terrain de la représentation pure, pour laquelle seule vaut la loi de causalité, et au delà de laquelle elle ne peut jamais nous conduire. Or, comme nous l’avons montré dans le premier livre, toute la question de la réalité du monde extérieur se réduit à ceci : Les objets connus seulement comme représentation, par l’individu, sont-ils, ainsi que son propre corps, des phénomènes de volonté ? Le nier, voilà la réponse de l’égoïsme théorique, qui considère tous les phénomènes, sauf son propre individu, comme des fantômes, tout de même que l’égoïsme pratique, qui, dans l’application, ne voit et ne traite comme une réalité que sa personne, et toutes les autres comme des fantômes. On ne pourra jamais réfuter l’égoïsme théorique par des preuves ; toutefois, il n’a jamais été employé en philosophie que comme sophisme sceptique, par jeu, non exposé comme conviction. On ne le rencontrerait, à ce titre, que, dans une maison d’aliénés ; et alors ce n’est pas par un raisonnement, c’est par une douche qu’il faut le réfuter ; c’est pourquoi nous n’en tiendrons aucun compte, à cet égard, et nous le considérerons comme le dernier retranchement du scepticisme, qui, par nature, aime la chicane. Cependant notre connaissance, toujours liée à l’individu, et par cela même limitée, demande que l’individu, tout en étant un, puisse cependant connaître tout, et c’est même cette limitation qui fait naître le besoin d’une science philosophique : aussi nous, qui cherchons justement dans la philosophie un moyen de reculer les limites de notre connaissance, nous ne regarderons cet argument de l’égoïsme théorique, que le scepticisme nous oppose ici, que comme un petit fort de frontière, qui sans doute est toujours imprenable, mais aussi dont la garnison ne peut jamais sortir ; c’est pourquoi on passe sans l’attaquer : il n’y a aucun danger à l’avoir sur ses derrières.

Nous avons donc maintenant, de l’essence et de l’activité de notre propre corps, une double connaissance bien significative, et qui nous est donnée de deux façons très différentes ; nous allons nous en servir comme d’une clef, pour pénétrer jusqu’à l’essence de tous les phénomènes et de tous les objets de la nature qui ne nous sont pas donnés, dans la conscience, comme étant notre propre corps, et que par conséquent nous ne connaissons pas de deux façons, mais qui ne sont que nos représentations ; nous les jugerons par analogie avec notre corps et nous supposerons que si, d’une part, ils sont semblables à lui, en tant que représentations, et, d’autre part, si on leur ajoute l’existence en tant que représentation du sujet ; le reste, par son essence, doit être le même que ce que nous appelons en nous volonté. Quelle autre espèce d’existence ou de réalité pourrions-nous attribuer, en effet, au monde des corps ? Où prendre les éléments dont nous la composerions ? En dehors ? En dehors de la volonté et de la représentation, nous ne pouvons rien penser. Si nous voulons attribuer la plus grande réalité au monde des corps, que nous percevons immédiatement, dans notre représentation, nous lui donnerons celle qu’a, aux yeux de chacun, notre propre corps : car c’est pour tout le monde ce qu’il y a de plus réel. Mais si nous analysons la réalité de ce corps et de ces actions, nous ne trouvons en lui, — outre qu’il est notre représentation, — que ceci, c’est à savoir qu’il est notre volonté : de là découle toute sa réalité. Nous ne pouvons, par conséquent, trouver d’autre réalité à mettre dans le monde des corps. S’il doit être quelque chose de plus que notre représentation, nous devons dire qu’en dehors de la représentation, c’est-à-dire en lui-même et par son essence, il doit être ce que nous trouvons immédiatement en nous sous ce nom de volonté. Je dis : par son essence. Cette essence de la volonté, nous devons d’abord apprendre à la mieux connaître, afin de savoir la distinguer de tout ce qui n’est pas elle, de tout ce qui appartient déjà à son phénomène, sous ses nombreuses formes : par exemple, il faut savoir quand elle est accompagnée de connaissance, et par conséquent quand elle est nécessairement déterminée par des motifs ; cette détermination, comme nous le verrons plus loin, n’appartient déjà plus à l’essence de la volonté, mais à son phénomène, l’homme ou l’animal. Aussi, quand je dirai : La force qui fait tomber la pierre est, dans son essence, en soi et en dehors de toute représentation, la volonté, il ne faudra pas mettre dans ma proposition cette idée ridicule que la pierre, dans sa chute, obéit à un motif conscient, parce que c’est ainsi que notre volonté nous apparaît à nous[39]. — Maintenant nous allons expliquer au long et plus clairement démontrer et développer dans son ensemble ce que nous avons dit jusqu’ici en courant et à un point de vue très général[40].


§ 20.


En tant qu’essence en soi de notre propre corps, c’est-à-dire en tant qu’elle est cette chose même qui est notre corps, lorsqu’il n’est pas objet de l’intuition, et par conséquent représentation, la volonté, comme nous l’avons montré, se manifeste dans les mouvements volontaires du corps, en tant qu’ils ne sont pas autre chose que les actes de la volonté visibles, qu’ils coïncident immédiatement et absolument, qu’ils ne font qu’un avec elle, et qu’ils n’en diffèrent que par la forme de la connaissance, sous laquelle ils se sont manifestés comme représentation.

Ces actes de volonté ont toujours un fondement, en dehors d’eux-mêmes, dans leurs motifs. Cependant ils ne déterminent jamais que ce que je veux, à tel moment, à tel endroit, dans telle circonstance ; et non pas mon vouloir en général, ou le contenu de mon vouloir en général, c’est-à-dire la règle qui caractérise tout mon vouloir. Par conséquent, il est impossible de tirer des motifs une explication de mon vouloir, dans son essence ; ils ne font que déterminer ses manifestations à un moment donné ; ils ne sont que l’occasion dans laquelle ma volonté se montre. La volonté, au contraire, est en dehors du domaine de la loi de motivation ; ses phénomènes seuls, à de certains points de la durée, sont nécessairement déterminés par elle. Au point de vue de mon caractère empirique, le motif est une explication suffisante de mes actions ; mais si je m’abstrais de ce point de vue, et si je me demande pourquoi, en général, je veux ceci plutôt que cela, aucune réponse n’est possible, parce que le phénomène seul de la volonté est soumis au principe de raison ; elle-même ne l’est pas, et pour ce motif on peut la considérer comme étant sans raison (grundlos). Je regarde comme connue la doctrine de Kant sur le caractère empirique et le caractère intelligible, aussi bien que ce que j’en ai dit moi-même dans les Problèmes fondamentaux de l’éthique (pp. 48-38 et pp. 178 et suiv. de la 1re édition, p. 174 et suiv. de la 2e édition) et tout ce qui s’y rapporte[41] ; d’ailleurs, nous nous étendrons plus longuement là-dessus dans le quatrième livre. J’ai simplement à faire remarquer ici que la raison d’être d’un phénomène par un autre, c’est-à-dire ici la raison d’être de l’acte par le motif, ne s’oppose en rien à ce que son essence soit la volonté, qu’elle-même n’a aucun fondement, puis que le principe de raison, dans toutes ses manifestations, n’est que la forme de la connaissance, et que sa valeur ne s’étend qu’à la représentation, au phénomène, à la visibilité de la volonté, et non à la volonté elle-même qui devient visible.

Dès lors, tout acte de mon corps est le phénomène d’un acte de ma volonté, dans lequel s’exprime, en vertu de motifs donnés, ma volonté même, en général et dans son ensemble, c’est-à-dire mon caractère ; mais la condition nécessaire et préalable de toute action de mon corps doit être aussi un phénomène de la volonté, car sa manifestation ne saurait dépendre de quelque chose qui ne serait pas immédiatement et uniquement par elle, qui ne lui appartiendrait que par hasard (auquel cas sa manifestation elle-même serait un effet du hasard) : cette condition, c’est le corps dans son ensemble. Il doit donc être déjà un phénomène de la volonté et se trouver avec ma volonté dans son ensemble, c’est-à-dire mon caractère intelligible, dont le phénomène, dans le temps, est mon caractère empirique, dans le même rapport qu’un acte isolé du corps avec un acte isolé de la volonté. Ainsi mon corps n’est pas autre chose que ma volonté devenue visible ; il est ma volonté même, en tant qu’elle est objet de l’intuition, représentation de la première catégorie. — À l’appui de cette proposition, nous avons déjà montré que toute impression exercée sur le corps affecte immédiatement la volonté et qu’à ce point de vue, elle s’appelle plaisir ou douleur, et, à un degré moindre, sensation agréable ou désagréable ; inversement, nous avons fait voir que tout mouvement de la volonté, affection ou passion, ébranle le corps et suspend le cours de ses fonctions. — Cependant il y a une explication étiologique, quoique bien imparfaite, de la naissance de mon corps, de son développement, de sa conservation : c’est l’explication physiologique. Mais elle explique le corps, comme les motifs expliquent l’acte. Si, par conséquent, la détermination d’un acte isolé, par un motif, et ses suites nécessaires n’empêchent pas que cet acte, en général et dans son essence, ne soit le phénomène d’une volonté, qui elle-même ne s’explique pas, de même l’explication physiologique des fonctions du corps ne contrarie en rien l’explication philosophique, à savoir que la réalité du corps et l’ensemble de ses fonctions n’est que l’objectivation de cette volonté qui apparaît dans les actes de ce même corps, sous l’influence des motifs. Cependant la physiologie cherche à ramener ces manifestations, ces mouvements immédiatement soumis à la volonté, à une cause inhérente à l’organisme, comme, par exemple, lorsqu’elle explique le mouvement des muscles par un afflux de sucs, « de même qu’une corde mouillée se tend, » dit Reil dans ses Archives physiologiques (VI, p. 153) ; mais en admettant qu’on arrive, par cette voie, à une explication complète, cela ne détruirait en rien la vérité, immédiatement certaine, que tout mouvement volontaire (fonctions animales) est le phénomène d’un acte de la volonté. L’explication physiologique de la vie végétative est également insuffisante, et réussirait aussi peu à détruire cette vérité : que la vie animale, dans son ensemble et dans son développement, n’est qu’un phénomène de la volonté. En général, comme nous l’avons montré plus haut, toute explication étiologique doit se borner à déterminer, dans l’espace et dans le temps, la place nécessaire d’un phénomène et la nécessité de sa production à cet endroit même, en vertu de lois fixes. De cette façon, l’essence interne de tout phénomène est inconnue ; elle est supposée par toute explication étiologique, et désignée simplement par le nom de force, de loi de la nature, ou, — quand il s’agit de nos actions, — par celui de caractère ou de volonté.

Ainsi, quoique tout acte isolé suppose un caractère déterminé, et soit la conséquence nécessaire de motifs donnés ; quoique la croissance, la nutrition et toutes les modifications opérées dans île corps résultent nécessairement de l’action d’une cause, — cependant l’ensemble des actes, et par conséquent tout acte isolé et ses conditions, le corps lui-même qui les contient, et par conséquent aussi le processus dont il est terme et qui le constitue, tout cela n’est autre que le phénomène de la volonté, la visibilité, l’objectité de la volonté. De là vient cette convenance parfaite qui existe entre le corps de l’homme ou de l’animal et la volonté de l’homme ou de l’animal, — convenance semblable, quoique à un degré supérieur, à celle qu’il y a entre l’outil et la volonté de l’ouvrier, et se manifestant comme finalité, c’est-à-dire comme possibilité d’une explication téléologique du corps. Les parties du corps doivent correspondre parfaitement aux principaux appétits par lesquels se manifeste la volonté ; elles doivent en être l’expression visible ; les dents, l’œsophage et le canal intestinal sont la faim objectivée ; de même, les parties génitales sont l’instinct sexuel objectivé ; les mains qui saisissent, les pieds rapides correspondent à l’exercice déjà moins immédiat de la volonté qu’ils représentent. De même que la forme humaine en général correspond à la volonté humaine en général, la forme individuelle du corps, très caractéristique et très expressive par conséquent, dans son ensemble et dans toutes ses parties, correspond à une modification individuelle de la volonté, à un caractère particulier. Il est très remarquable que Parménide ait déjà exprimé cette vérité dans les vers suivants, que rapporte Aristote (Metaph., III, 5) :

Ως γαρ εκαστος εχει κρασιν μελεων πολυκαμπτων,
Τως νοος ανθρωποισι παρεστηκεν το γαρ αυτο
Εστιν, οπερ φρονεει, μελεων φυσις ανθρωποισι,
Και πασιν και παντι το γαρ πλεον εστι νοημα
.

[Ut enim cuique complexio membrorum flexibilium se habet, ita mens hominibus adest : idem namque est, quod sapit, membrorum natura hominibus, et omnibus et omni : quod enim plus est, intelligentia est[42].]


§ 21.


Après ces considérations, si le lecteur s’est fait une connaissance in abstracto, c’est-à-dire précise et certaine de ce que chacun sait directement in concreto, à titre de sentiment, à savoir que c’est sa volonté, l’objet le plus immédiat de sa conscience, qui constitue l’essence intime de son propre phénomène, se manifestant comme représentation aussi bien par ses actions que par leur substratum permanent, le corps ; si l’on s’est rendu compte que cette volonté ne rentre pourtant pas complètement dans ce mode de connaissance où objet et sujet se trouvent en présence l’un de l’autre, mais qu’elle s’offre à nous de telle façon que le sujet se distingue mal de l’objet, sans toutefois être connu dans son ensemble, mais seulement dans ses actes isolés, — si, dis-je, on partage ma conviction là-dessus, on pourra, grâce à elle, pénétrer l’essence intime de la nature entière, en embrassant tous les phénomènes que l’homme reconnaît, non pas immédiatement et médiatement tout à la fois, comme il le fait pour son propre phénomène, mais seulement indirectement, par un seul côté, celui de la représentation. Ce n’est pas seulement dans les phénomènes tout semblables au sien propre, chez les hommes et les animaux, qu’il retrouvera, comme essence intime, cette même volonté ; mais un peu plus de réflexion l’amènera à reconnaître que l’universalité des phénomènes, si divers pour la représentation, ont une seule et même essence, la même qui lui est intimement, immédiatement et mieux que toute autre connue, celle-là enfin qui, dans sa manifestation la plus apparente, porte le nom de volonté. Il la verra dans la force qui fait croître et végéter la plante et cristalliser le minéral ; qui dirige l’aiguille aimantée vers le nord ; dans la commotion qu’il éprouve au contact de deux métaux hétérogènes ; il la retrouvera dans les affinités électives des corps, se montrant sous forme d’attraction ou de répulsion, de combinaison ou de décomposition ; et jusque dans la gravité qui agit avec tant de puissance dans toute matière et attire la pierre vers la terre, comme la terre vers le soleil. C’est en réfléchissant à tous ces faits que, dépassant le phénomène, nous arrivons à la chose en soi. « Phénomène » signifie représentation, et rien de plus ; et toute représentation, tout objet est phénomène. La chose en soi, c’est la volonté uniquement ; à ce titre, celle-ci n’est nullement représentation, elle en diffère toto genere ; la représentation, l’objet, c’est le phénomène, la visibilité, l’objectité de la volonté. La volonté est la substance intime, le noyau de toute chose particulière, comme de l’ensemble ; c’est elle qui se manifeste dans la force naturelle aveugle ; elle se retrouve dans la conduite raisonnée de l’homme ; si toutes deux diffèrent si profondément, c’est en degré et non en essence.


§ 22.


La chose en soi (nous conserverons l’expression kantienne, comme une formule consacrée), qui, comme telle, n’est jamais un objet, — parce que tout objet n’est déjà plus que son phénomène, et non elle-même, — a besoin, pour être pensée objectivement, d’emprunter un nom et une notion à quelque chose d’objectivement donné, par conséquent à un de ses phénomènes ; mais celui-ci, pour pourvoir à l’intelligence, doit être le plus parfait de tous, c’est-à-dire le plus apparent, le plus développé, et en outre directement éclairé par la connaissance : or c’est dans ces conditions que se trouve la volonté humaine. Je dois pourtant faire remarquer que je ne me sers là que d’une denominatio a fortiori, par laquelle je donne au concept de volonté une extension plus grande que celle qu’il avait jusqu’ici. Reconnaître ce qui est identique dans des phénomènes divers, et ce qui est différent dans les semblables, voilà bien, Platon l’a souvent redit, une condition pour philosopher. Or, on n’avait pas jusqu’à ce jour reconnu que l’essence de toute énergie, latente ou active, dans la nature, était identique avec la volonté, et l’on considérait comme hétérogènes les différents phénomènes, qui ne sont que les espèces diverses d’un genre unique : il en résultait qu’il ne pouvait non plus y avoir un mot pour exprimer le concept de ce genre. J’ai donc dénommé le genre d’après l’espèce la plus parfaite, dont la connaissance facile et immédiate nous conduit à la connaissance médiate de toutes les autres. Mais, pour ne pas se trouver arrêté par un perpétuel malentendu, il faut savoir donner à ce concept l’extension que je réclame pour lui, et ne pas s’obstiner à comprendre sous ce mot seulement l’une des espèces de volonté qu’il a désignée jusqu’aujourd’hui, celle qui est accompagnée de connaissance et qui se détermine par des motifs, et uniquement par des motifs abstraits, c’est-à-dire la volonté raisonnable, laquelle, comme nous l’avons dit, est le phénomène le plus apparent du vouloir. Nous devons séparer, dans la pensée, l’essence intime de ce phénomène, qui nous est le plus immédiatement connu, la transporter dans les autres phénomènes plus infimes et plus obscurs de la volonté, et nous parviendrons ainsi à en élargir le concept. — On se méprendrait, mais alors dans le sens opposé, sur ce que je veux dire, si l’on croyait qu’on peut désigner indifféremment par le mot volonté, ou par tout autre mot, cette essence en soi de tout phénomène. Ce serait le cas, si nous nous bornions à conclure à l’existence de cette chose en soi, et si nous ne la connaissions que médiatement et in abstracto : alors on pourrait lui donner le nom qu’on voudrait. Le nom ne serait alors que le signe d’une inconnue. Or le mot volonté désigne ce qui doit nous découvrir, comme un mot magique, l’essence de toute chose dans la nature, et non pas une inconnue, ou la conclusion indéterminée d’un syllogisme. C’est quelque chose d’immédiatement connu, et connu de telle sorte que nous savons et comprenons mieux ce qu’est la volonté que tout ce que l’on voudra. — Jusqu’ici on a fait rentrer le concept de volonté sous le concept de force ; c’est tout le contraire que je vais faire, et je considère toute force de la nature comme une volonté. Que l’on ne croie pas que ce n’est là qu’une discussion de mots, une discussion oiseuse : elle est, au contraire, de la plus haute signification et de la plus grande importance. Car, en dernière analyse, c’est la connaissance intuitive du monde objectif, c’est-à-dire le phénomène, la représentation, qui est à la base du concept de force ; c’est de là qu’il est tiré. Il vient de ce domaine où règnent la cause et l’effet, c’est-à-dire de la représentation intuitive, et signifie l’essence du motif, au point où l’explication étiologique n’est plus possible, mais où se trouve la donnée préalable à toute explication étiologique. Au contraire, le concept de volonté est le seul, parmi tous les concepts possibles, qui n’ait pas son origine dans le phénomène, dans une simple représentation intuitive, mais vienne du fond même, de la conscience immédiate de l’individu, dans laquelle il se reconnaisse lui-même, dans son essence, immédiatement, sans aucune forme, même celle du sujet et de l’objet, attendu qu’ici le connaissant et le connu coïncident. Ramenons maintenant le concept de force au concept de volonté : c’est en réalité ramener un inconnu à quelque chose d’infiniment plus connu, que dis-je ? à la seule chose que nous connaissions immédiatement et absolument ; c’est élargir considérablement notre connaissance. Si nous faisons rentrer, au contraire, — comme on l’a fait jusqu’ici, — le concept de volonté sous le concept de force, nous nous dépouillons de l’unique connaissance immédiate que nous ayons de l’essence même du monde, en la noyant dans un concept abstrait tiré de l’expérience, et qui, par conséquent, ne nous permettra jamais de la dépasser.


§ 23.


La volonté, comme chose en soi, est absolument différente de son phénomène et indépendante de toutes les formes phénoménales dans lesquelles elle pénètre pour se manifester, et qui, par conséquent, ne concernent que son objectité et lui sont étrangères à elle-même. Même la forme la plus générale de la représentation, celle de l’objet, par opposition avec le sujet, ne l’atteint pas ; encore moins les formes soumises à celle-ci, et dont l’expression générale est le principe de raison, auquel appartiennent l’espace et le temps, et par conséquent la pluralité qui résulte de ces deux formes et qui n’est possible que par elles. Sous ce dernier point de vue, j’appellerai l’espace et le temps, — suivant une vieille expression de la scolastique, sur laquelle j’attire l’attention une fois pour toutes, — principium individuationis ; car c’est par l’intermédiaire de l’espace et du temps que ce qui est un et semblable dans son essence et dans son concept nous apparaît comme différent, comme plusieurs, soit dans l’ordre de la coexistence, soit dans celui de la succession. Ils sont par conséquent le principium individuationis, l’objet de toutes les disputes et de toutes les contestations de la scolastique, — que l’on trouve réunies dans Suarez (Disput., 5, sect. 3). La volonté, comme chose en soi, est, ainsi que nous l’avons dit, en dehors du domaine du principe de raison, sous toutes ses formes ; elle est, par conséquent, sans raison (grundlos), bien que chacun de ses phénomènes soit complètement soumis au principe de raison ; elle est complètement indépendante de la pluralité, bien que ses manifestations dans le temps et dans l’espace soient infinies. Elle est une, non pas à la façon d’un objet, dont l’unité n’est reconnue que par opposition avec la pluralité possible ; pas davantage à la façon d’un concept d’unité, qui n’existe que par abstraction de la pluralité. Mais elle est une comme quelque chose qui est en dehors de l’espace et du temps, en dehors du principe d’individuation, c’est-à-dire de toute possibilité de pluralité. C’est seulement après l’étude des phénomènes et des manifestations de la volonté, — et nous allons l’entreprendre, — que nous comprendrons clairement le sens de cette proposition kantienne, à savoir que l’espace, le temps et la causalité ne conviennent pas à la chose en soi, mais ne sont que des formes de la connaissance.

On a bien vu l’inconditionnalité de la volonté (grundlosigkeit), — là où elle se manifeste le plus clairement, — dans le vouloir de l’homme ; alors on l’a déclarée libre, indépendante. Mais en même temps, — parce qu’elle est inconditionnelle, — on a perdu de vue la nécessité à laquelle est soumise chacune de ses manifestations, et l’on a déclaré libres tous les actes, ce qui n’est pas, attendu que chaque acte isolé procède, avec une rigoureuse nécessité, d’un motif agissant sur le caractère. Toute nécessité est, comme nous l’avons dit, le rapport d’un effet à une cause, et rien de plus. Le principe de raison est la forme générale de tout phénomène, et l’homme, dans l’ensemble de ses actions, doit, comme tous les autres phénomènes, lui être soumis. Mais comme la volonté est connue directement et en soi, dans la conscience, il s’ensuit que cette connaissance embrasse aussi la notion de liberté. Seulement on oublie qu’alors l’individu, la personne n’est pas la volonté, en tant que chose en soi, mais qu’elle est le phénomène de la volonté, et, comme telle, déjà déterminée et engagée dans la forme de la représentation, le principe de raison. De là ce fait singulier que chacun se croit a priori absolument libre, et cela dans chacun de ses actes, c’est-à-dire croit qu’il peut à tout instant changer le cours de sa vie, en d’autres termes, devenir un autre. C’est seulement a posteriori, après expérience, qu’il constate, à son grand étonnement, qu’il n’est pas libre, mais soumis à la nécessité ; qu’en dépit de ses projets et de ses réflexions, il ne modifie en rien l’ensemble de ses actes, et que, d’un bout à l’autre de sa vie, il doit développer un caractère auquel il n’a pas consenti et continuer un rôle commencé. Je ne puis pas développer davantage cette considération, puisque je l’ai développée, au point de vue moral, dans un autre endroit de ce livre. Je veux simplement montrer ici que le phénomène de la volonté inconditionnelle en soi est cependant soumis à la loi de nécessité, c’est-à-dire au principe de raison. La nécessité avec laquelle se développent les phénomènes de la nature ne nous empêche pas de reconnaître en eux des manifestations de la volonté.

Jusqu’ici, on n’a considéré comme manifestation de la volonté que les modifications qui ont pour cause un motif, c’est-à-dire une représentation ; c’est pourquoi on n’attribuait la volonté qu’à l’homme et, à la rigueur, aux animaux, attendu que la connaissance et la représentation, comme je l’ai dit ailleurs, sont les caractères mêmes de l’animalité. Mais nous ne voyons que trop, par l’instinct et le caractère industrieux de certains animaux, que la volonté agit encore là où elle n’est pas guidée par la connaissance ; qu’ils aient des représentations et une connaissance, ce n’est pas une considération qui puisse nous arrêter ici, car le but auquel ils travaillent comme si c’était un motif connu[43], ils l’ignorent parfaitement. Leur activité n’est pas réglée par un mobile, elle n’est pas accompagnée de représentation, et nous prouve clairement que la volonté peut agir sans aucune espèce de connaissance. Le jeune oiseau n’a aucune représentation des œufs pour lesquels il construit un nid, ni la jeune araignée de la proie pour laquelle elle tisse un filet, ni le fourmi-lion, de la fourmi pour qui il prépare une fosse. La larve du cerf-volant creuse dans le bois le trou où doit s’accomplir sa métamorphose, deux fois plus grand s’il doit en résulter un mâle que si c’est une femelle, afin de ménager une place pour les cornes, dont la larve n’a évidemment aucune représentation. Dans cet acte particulier de ces animaux, l’activité se manifeste aussi clairement que dans tous les autres ; seulement c’est une activité aveugle, qui est accompagnée de connaissance, mais non dirigée par elle. Si une fois nous avons bien compris que la représentation, en tant que motif, n’est pas essentiellement une condition nécessaire de l’activité de la volonté, il nous sera plus facile de reconnaître cette activité là où elle est le moins évidente, et nous ne soutiendrons plus que l’escargot bâtit sa maison par une volonté qui n’est pas à lui et qui est dirigée par la connaissance, pas plus que nous ne soutiendrons que la maison que nous bâtissons nous-même s’élève par une volonté autre que la nôtre : nous dirons que les deux maisons sont l’œuvre d’une volonté s’objectivant dans deux phénomènes, laquelle travaille en nous sous l’influence de motifs, et qui, encore aveugle chez l’escargot, semble céder à une impulsion venue du dehors. Chez nous aussi, la volonté est aveugle dans toutes les fonctions de notre corps, que ne règle aucune connaissance, dans tous ses processus vitaux ou végétatifs, dans la digestion, la sécrétion, la croissance, la reproduction. Ce ne sont pas seulement les actions du corps, c’est le corps entier lui-même qui est, nous l’avons vu, l’expression phénoménale de la volonté, la volonté objectivée, la volonté devenue concrète : tout ce qui se passe en lui doit donc sortir de la volonté ; ici, toutefois, cette volonté n’est plus guidée par la conscience, elle n’est plus réglée par des motifs : elle agit aveuglément et d’après des causes qu’à ce point de vue nous appelons excitations.

En effet, j’appelle cause, au sens le plus étroit du mot, tout état de la matière qui en produit un autre nécessairement et qui subit en même temps une modification égale à celle qu’il cause (loi de l’égalité entre l’action et la réaction). Il y a plus : dans la cause proprement dite, l’action croît proportionnellement à l’intensité de la cause, et par conséquent il en est de même de la réaction ; ainsi, le mode d’action une fois connu, l’intensité de la cause nous permet de mesurer et de calculer celle de son effet ; la réciproque est également vraie. Ce sont ces causes proprement dites qui agissent dans tous les phénomènes de la mécanique, de la chimie, en un mot dans toutes les modifications des corps inorganiques. Au contraire, j’appelle excitation une cause qui ne subit pas une réaction proportionnée à son action, dont l’intensité ne varie point parallèlement à l’intensité de celle-ci, et qui ne peut, par conséquent, servir à la mesurer : il arrive souvent qu’un faible accroissement de l’excitation en produit un considérable dans son effet, ou, au contraire, détruit complètement l’effet déjà produit, etc. Toute cause agissant sur un corps organisé est de ce genre : ce sont des excitations, et non de simples causes, qui produisent toutes les modifications exclusivement organiques et végétatives des corps animés. Mais remarquons que l’excitation, comme toutes les causes, y compris même les motifs, ne détermine qu’une chose : le point de l’espace et du temps où une cause entre en jeu ; l’essence intérieure de cette force en est indépendante. Nos précédents raisonnements nous ont appris que cette essence était la volonté, et nous y rapportons les modifications du corps, tant inconscientes que conscientes. L’excitation tient le milieu, sert de passage entre le motif, qui est la causalité devenue consciente, et la cause à proprement parler. Suivant les cas, elle se rapproche de l’une ou de l’autre : elle s’en distingue cependant toujours. Ainsi, l’ascension de la sève dans les plantes provient d’une excitation ; elle ne peut s’expliquer par les lois de l’hydraulique ou de la capillarité : elle est pourtant favorisée par ces lois, et reste encore bien voisine des phénomènes soumis à de simples causes. Au contraire, tout en étant dus à de pures excitations, les mouvements de l’hedysarum girons et du mimosa pudica ressemblent déjà fort aux actes produits par des motifs et semblent presque former une transition. Le rétrécissement de la pupille en pleine lumière provient d’une excitation, et rentre pourtant déjà dans la classe des mouvements motivés ; s’il se produit, c’est qu’une lumière trop forte blesserait la rétine, et c’est pour l’éviter que nous contractons la pupille. — L’érection est occasionnée par un motif, qui est une représentation ; mais ce motif agit avec la nécessité d’une excitation, c’est-à-dire qu’on ne peut lui résister, et qu’il faut l’écarter pour en détruire l’effet. Il en est de même des nausées que provoquent certains objets répugnants. Comme intermédiaire d’une tout autre espèce entre le mouvement qui suit l’excitation, et l’action qui suit le motif conscient, nous avons indiqué déjà l’instinct des animaux. On pourrait chercher encore un semblable intermédiaire dans le fait de la respiration : on s’est demandé si on pouvait le classer dans les actes volontaires, ou dans les actes involontaires, c’est-à-dire s’il obéissait à un motif ou à une excitation, et enfin s’il n’était pas possible de l’expliquer par une cause qui tiendrait de l’un et de l’autre. Marchall Hall (On the diseases of the nervous system, §§ 293 et suiv.) y voit une fonction mixte, attendu qu’elle est soumise en partie à l’influence du cerveau (volontaire) et en parte à l’influence du système nerveux (involontaire). Cependant nous devons la faire rentrer dans la catégorie des actes volontaires obéissant à un motif : car d’autres motifs, c’est-à-dire de simples représentations, peuvent déterminer la volonté à ralentir ou à supprimer la respiration, et il y a apparence, pour elle comme pour tous les autres actes volontaires, qu’on pourrait facilement la supprimer, et s’asphyxier à sa guise. Cela est, en effet, dès qu’il se rencontre un motif assez fort pour déterminer la volonté à dominer le pressant besoin d’air qu’ont nos poumons. Suivant quelques-uns, Diogène se serait suicidé de cette façon (Diog. Laërce, VI, 76). Des nègres aussi se seraient eux-mêmes asphyxiés (F.-B. Osiander, Sur le suicide, 1813, p. 170-180).

Nous aurions là un exemple frappant de l’influence des motifs abstraits, c’est-à-dire de la suprématie de la volonté raisonnable sur la volonté purement animale. Un fait démontre bien que la respiration est déterminée, au moins en partie, par l’activité cérébrale : c’est la façon dont l’acide cyanhydrique produit la mort ; la mort se produit dès que le cerveau est paralysé par l’acide, parce qu’alors la respiration cesse ; mais si on l’entretient artificiellement, — jusqu’à ce que l’engourdissement du cerveau soit dissipé, la mort ne se produit pas. La respiration nous donne en même temps un frappant exemple de ce fait, que les motifs agissent avec autant de nécessité que les excitations ou les simples causes (au sens étroit du mot), et ne peuvent être annulés que dans le cas où deux motifs agissent en sens inverse (pression et contre-pression) : car, dans le cas de la respiration, la possibilité de la suppression est beaucoup moins évidente que dans une foule d’autres mouvements obéissant à des motifs, vu qu’ici le motif est pressant, très prochain, que sa satisfaction est des plus faciles, à cause de l’infatigabilité des muscles actifs de cette fonction, que normalement rien ne lui fait obstacle, et enfin que l’habitude la plus invétérée le favorise. Et cependant les autres motifs agissent avec la même nécessité. La notion de la nécessité, inhérente à la fois aux mouvements résultant d’une excitation et à ceux qui obéissent à des motifs, nous rendra plus claire encore cette vérité, que tous les phénomènes résultant d’une excitation dans un corps organisé, et d’ailleurs entièrement réguliers, sont volonté dans leur essence même, laquelle n’est jamais en elle-même, mais seulement dans ses manifestations, soumise au principe de raison, c’est-à-dire à la nécessité[44]. Nous ne nous attarderons donc pas à étudier les animaux dans leurs actes, comme dans leur existence, leur configuration et leur organisation, pour faire voir qu’ils sont des phénomènes de la volonté ; mais cette connaissance de l’essence des choses, qui seule nous est directement donnée, nous allons l’appliquer également aux plantes dont tous les mouvements naissent d’excitations, puisque c’est l’absence de connaissance, et par suite l’absence de mouvements provoqués par des motifs, qui met une si grande différence entre l’animal et la plante. Nous affirmerons que ce qui, pour la représentation, nous apparaît comme plante, comme simple végétation, sous l’aspect d’une force aveuglément agissante, est, dans son essence encore, la volonté, cette même volonté qui est la base de notre propre phénomène, tel qu’il se manifeste dans toute notre activité, comme aussi dans l’existence de notre corps.

Il nous reste à faire un dernier pas, à étendre le cercle de notre observation jusqu’à ces forces qui agissent, dans la nature, suivant des lois générales et immuables, et qui font mouvoir tous les corps inorganiques, incapables de subir une excitation ou de céder à un motif. Nous allons employer cette notion de l’essence intime des choses, que pouvait seule nous donner la connaissance immédiate de notre propre essence, à pénétrer ces phénomènes du monde inorganique, si éloignés de nous. — Si nous regardons d’un œil attentif, si nous voyons la poussée puissante, irrésistible, avec laquelle les eaux se précipitent vers les profondeurs, la ténacité avec laquelle l’aimant tourne toujours vers le pôle nord, l’attraction qu’il exerce sur le fer, la violence dont les deux pôles électriques tendent l’un vers l’autre, violence qui s’accroît avec les obstacles, comme les désirs humains ; si nous considérons la rapidité avec laquelle s’opère la cristallisation, la régularité des cristaux, qui résulte uniquement d’un mouvement dans diverses directions brusquement arrêté, et soumis, dans sa solidification, à des lois rigoureuses ; si nous observons le choix avec lequel les corps soustraits aux liens de la solidité et mis en liberté à l’état fluide se cherchent ou se fuient, s’unissent ou se séparent ; si enfin nous remarquons comment un fardeau dont notre corps arrête l’attraction vers le centre de la terre presse et pèse continuellement sur ce corps, conformément à la loi d’attraction, — nous n’aurons pas de grands efforts d’imagination à faire pour reconnaître là encore, — quoique à une grande distance, — notre propre essence, l’essence de cet être qui, chez nous, atteint son but, éclairé par la connaissance, mais qui ici, dans les plus faibles de ses manifestations, s’efforce obscurément, toujours dans le même sens, et qui cependant, parce qu’il est partout et toujours identique à lui-même, — de même que l’aube et le plein midi sont le rayonnement du même soleil, — mérite, ici comme là, le nom de volonté, par où je désigne l’essence de toutes choses, le fond de tous les phénomènes.

La distance, et même l’opposition apparente qu’il y a entre les phénomènes du monde inorganique et la volonté que nous regardons comme ce qu’il y a de plus intime dans notre essence, vient principalement du contraste qui se remarque entre le caractère de détermination des uns et l’apparence de libre arbitre qui retrouve dans l’autre, car, chez l’homme, l’individualité ressort puissamment : chacun a son propre caractère ; c’est pourquoi le même motif n’a pas la même puissance sur tous, et mille circonstances qui ont place dans la vaste sphère de connaissance de l’individu et restent inconnues aux autres modifient son action. C’est pourquoi encore l’acte réglé par des motifs ne peut être à l’avance déterminé, parce que l’autre facteur manque, c’est-à-dire la notion exacte du caractère individuel et des connaissances qui l’accompagnent. Les manifestations des forces naturelles nous présentent l’extrême contraire ; elles agissent suivant des lois générales, sans déviation, ni individualité, dans des conditions données, soumises à la plus exacte des prédéterminations, et la même force de la nature se manifeste toujours de la même façon, dans des millions de cas. Nous allons, pour éclaircir ce point, pour faire ressortir l’identité de la volonté une et indivisible sous toutes ses formes, les plus humbles comme les plus hautes, nous allons, dis-je, considérer le rapport qu’il y a entre la volonté, comme chose en soi, et son phénomène, c’est-à-dire entre le monde comme volonté et le monde comme représentation : ce sera la meilleure façon d’arriver à une notion vraiment approfondie de toute la matière traitée dans ce deuxième livre[45].


§ 24.


L’illustre Kant nous a appris que le temps, l’espace et la causalité, avec toutes leurs lois et toutes leurs formes possibles, existent dans la conscience, indépendamment des objets qui apparaissent dans ces formes, et qui en font tout le contenu. En d’autres termes, on peut les trouver aussi bien en partant du sujet qu’en partant de l’objet ; c’est pourquoi on peut les appeler avec autant de raison : modes d’intuition du sujet, ou propriétés de l’objet, en tant qu’il est objet (chez Kant, phénomène), c’est-à-dire représentation. Mais on peut encore considérer ces formes comme les limites irréductibles du sujet et de l’objet ; aussi tout objet doit-il apparaître en elles, et le sujet, en revanche, indépendant de l’objet qui apparaît, doit l’embrasser entièrement et le dominer. — Maintenant, les objets apparaissant sous ces formes ne devaient pas être de vains fantômes, mais avoir une signification, exprimer quelque chose qui ne serait pas encore un objet comme eux, une représentation, quelque chose de purement relatif et de conditionné par le sujet, quelque chose qui existerait indépendamment de toute condition essentielle et de toute forme, c’est-à-dire une représentation : l’objet, pour avoir un sens, doit exprimer la chose en soi. C’est ce qui expliquerait cette question toute naturelle : Ces objets, ces représentations sont donc quelque chose, en dehors de ce fait qu’ils sont des représentations ? Et alors que sont : ils, dans ce cas ? Par quel autre côté diffèrent-ils si profondément de la représentation ? Qu’est-ce, enfin, que la chose en soi ? — C’est la volonté, telle a été notre réponse, mais nous en ferons abstraction pour le moment.

Quoi que puisse être la chose en soi, Kant a eu grandement raison de conclure que le temps, l’espace et la causalité (que nous avons reconnus plus haut comme les formes du principe de raison, de même que nous avons reconnu ce dernier comme l’expression générale des formes phénoménales), Kant a eu raison, dis-je, de conclure que ces trois formes ne sont pas des déterminations de la chose en soi, et qu’elles ne peuvent lui convenir qu’autant qu’elle est elle-même représentation, c’est-à-dire qu’elles appartiennent au phénomène, et non à la chose en soi ; si, en effet, le sujet les tire de lui-même et en a une connaissance parfaite indépendamment de tout objet, elles font toute l’existence de la représentation en tant que telle, mais non de ce qui devient représentation. Elles doivent être la forme de la représentation en tant que telle, mais non une propriété de ce qui a pris cette forme. Elles doivent être déjà données dans la simple opposition du sujet et de l’objet (non pas dans le concept, mais en réalité), par conséquent n’être que la détermination la plus précise de la forme de la connaissance, tandis que cette opposition elle-même en est la plus générale. Tout ce qui est conditionné dans le phénomène, dans l’objet, par le temps, l’espace et la cause, en tant que cela ne peut être représenté que par leur intermédiaire, à savoir : la pluralité, par la coexistence et la succession ; le changement et l’inertie par la loi de cause ; la matière qui n’est susceptible de représentation que si elle suppose la causalité, enfin tout ce qui n’est représentable que par ces trois lois, — tout cela en bloc n’est pas essentiellement propre à ce qui apparaît là, à ce qui est entré dans la forme de la représentation, mais dépend seulement de cette forme. Inversement, ce qui, dans le phénomène, n’est conditionné ni par le temps, ni par l’espace, ni par la cause, ce qui leur est irréductible et ne peut être expliqué par ces trois lois, sera justement ce par quoi l’apparaissant, la chose en soi, se fait connaître immédiatement. En conséquence, la possibilité de connaissance la plus parfaite, la clarté la plus grande appartient nécessairement à ce qui est propre à la connaissance comme telle, c’est-à-dire à la forme de la connaissance, mais non pas à ce qui n’est en soi ni représentation ni objet, et qui n’est devenu connaissable qu’en entrant dans ces formes a priori, qu’en devenant représentation et objet.

Ainsi donc, la seule chose qui puisse nous faire acquérir une connaissance, sans réserve, d’une clarté parfaite, ne laissant aucun résidu inexpliqué, ce sera uniquement ce qui ne dépend que de la faculté d’intuition, de perception en général, en tant que faculté de perception (et non pas ce qui fait l’objet de la connaissance pour devenir ensuite représentation) ; par suite, ce sera ce qui est l’attribut de toute connaissance indifféremment, et qui peut ainsi être obtenu en partant du sujet, comme de l’objet. Or, tout ceci ne se compose que des formes, que nous connaissons a priori, de tout phénomène, formes énoncées dans leur généralité par le principe de raison, et dont les modalités concernant la connaissance intuitive (la seule dont nous nous occupions ici) sont le temps, l’espace et la causalité. Les mathématiques tout entières reposent sur elles, de même que toutes les sciences naturelles pures et a priori. Dans ces sciences seules, la connaissance ne se heurte à rien d’obscur, à rien d’inexplicable (l’inexplicable, c’est la volonté), à rien, en un mot, qu’on ne puisse déduire d’autre chose ; à ce point de vue, ce sont là principalement et même exclusivement les seules connaissances, outre la logique, auxquelles Kant accordât le nom de sciences. Mais, d’autre part, ces mêmes sciences ne nous apprennent à connaître que des rapports, des relations entre une représentation et une autre, des formes sans aucune substance. Tout contenu qu’on leur donnerait, tout phénomène qui remplirait ces formes, contient déjà quelque chose, qui n’est plus parfaitement connaissable dans son essence, qui n’est plus explicable entièrement par autre chose, qui est donc sans cause (grundlos) ; et ainsi la science perd immédiatement de son évidence et de sa parfaite clarté. Mais ce qui se dérobe là à l’investigation, c’est la chose en soi, c’est ce qui essentiellement n’est pas représentation ou objet de connaissance, c’est ce qu’on ne peut connaître qu’après qu’il a pris une des formes du principe de raison. Dès l’origine la forme lui est étrangère, et la chose en soi ne peut jamais s’identifier complètement avec celle-ci ; elle ne peut jamais être ramenée à la forme pure, et, comme cette forme est le principe de raison, la chose en soi ne pourra pas être expliquée par ce principe, dans la science pure. Si donc les mathématiques donnent une connaissance entière de tout ce qui, dans les phénomènes, est quantité, position, nombre, bref de tout ce qui est rapport de temps et d’espace ; si l’étiologie nous apprend à connaître parfaitement les conditions régulières dans lesquelles se produisent les phénomènes avec toutes leurs déterminations dans le temps et dans l’espace, sans toutefois nous dire autre chose, si ce n’est pourquoi tout phénomène donné doit avoir lieu en une place déterminée à tel instant, et à un instant déterminé en telle place, — nous ne pouvons cependant, avec tous leurs secours, pénétrer dans l’essence intime des choses. Il y a toujours un résidu auquel aucune explication ne peut se prendre, mais au contraire que toute explication suppose, c’est-à-dire des forces naturelles, un mode déterminé d’activité au sein des choses, une qualité, un caractère du phénomène, quelque chose qui est sans cause, qui ne dépend pas de la forme du phénomène, du principe de raison, à qui cette forme est étrangère en soi, mais qui est entré en elle, qui ne se produit que suivant les lois de la représentation, — lois qui toutefois ne conditionnent que le représenté, et non le représentant, le comment et non le pourquoi du phénomène, la forme et non le contenu. — La mécanique, la physique, la chimie nous apprennent les règles et les lois d’après lesquelles opèrent les forces de l’impénétrabilité, de la pesanteur, de la solidité, de la fluidité, de la cohésion, de l’élasticité, de la chaleur, de la lumière, des affinités, du magnétisme, de l’électricité, etc., c’est-à-dire les lois qui concernent ces forces au point de vue de leur production dans le temps et dans l’espace ; mais ces forces, quoi qu’on en ait, restent des « qualités occultes ». Car c’est la chose en soi qui, en tant qu’elle apparaît, représente ces phénomènes, et elle en diffère absolument, elle est entièrement soumise, dans son phénomène, au principe de raison, comme à la forme de la représentation, mais elle-même est irréductible à cette forme, par conséquent ne peut s’expliquer étiologiquement jusqu’au bout ; cependant elle est complètement perceptible, en tant qu’elle a pris cette forme, c’est-à-dire qu’elle est un phénomène, et cependant cette perceptibilité n’en éclaircit nullement l’essence. C’est pourquoi plus une connaissance comporte avec elle de nécessité, plus il y a en elle de ce qui ne peut être autrement pensé ni représenté — comme, par exemple, les rapports d’espace, — plus elle est claire et satisfaisante, mais aussi moins elle a de contenu purement objectif, moins elle renferme de réalité proprement dite ; et inversement, plus une connaissance embrasse de contingent, plus elle nous frappe comme pure donnée empirique, plus il y a d’objectivité, de réalité vraie en elle, mais aussi plus elle est obscure, plus elle est irréductible.

Cependant, à toutes les époques, une étiologie oublieuse de son vrai but a tenté de réduire toute la vie organique à la chimie ou à l’électricité ; la chimie à son tour, c’est-à-dire la qualité, à la mécanique (action atomistique) ; la mécanique, partie à l’objet de la phoronomie, c’est-à-dire au temps et à l’espace unis à la possibilité du mouvement, partie à la géométrie pure, c’est-à-dire à la position dans l’espace (à peu près comme on construit, — et avec raison, — la décroissance d’une force en raison du carré de la distance, ou la théorie du levier) ; la géométrie, enfin, peut se résoudre dans l’arithmétique, qui, par suite de l’unité de dimension, est la forme du principe de raison la plus facile à saisir, à embrasser dans son ensemble, à expliquer en entier. Veut-on des exemples de la méthode que nous venons de dessiner à grands traits ? — L’atome de Démocrite, le tourbillon de Descartes, la physique mécanique de Lesage, qui, à la fin du siècle dernier, essayait d’expliquer mécaniquement, par le choc et la pression, les affinités chimiques, comme la gravitation, ainsi qu’on peut le voir dans son Lucrèce newtonien ; la forme et le mélange de Reil, en tant que principe de la vie animale, dénotent les mêmes tendances. Cette méthode, enfin, se retrouve aujourd’hui, en plein XIXe siècle, dans un matérialisme grossier, qui se croit d’autant plus original qu’il est plus ignorant ; à l’aide de la dénomination de force vitale, qui n’est qu’une sotte supercherie, il voudrait expliquer les manifestations de la vie par les forces physiques et chimiques, faire naître celles-ci de l’activité mécanique de la matière, de la position, de la forme, et du mouvement des atomes dans l’espace, et ainsi ramener toutes les forces de la nature à l’action et à la réaction, qui sont les « choses en soi ». En conséquence, la lumière doit bien être, en effet, la vibration mécanique ou l’ondulation d’un éther imaginé et supposé pour les besoins de la cause, qui, dans l’hypothèse, se mettrait à ébranler la rétine, et produirait le rouge, le violet, etc., selon qu’il donnerait 483 billions de vibrations à la seconde ou 727 billions. Dans ce cas, le daltonisme résulterait, sans doute, de l’impuissance à compter les vibrations. Ces sottes théories, ces théories à la Démocrite, vraiment maladroites et lourdes, sont bien dignes de gens qui, cinquante ans après la publication de la théorie des couleurs de Goethe, croient encore à la théorie des lumières homogènes de Newton et n’ont pas honte de le dire. On leur apprendra que ce que l’on tolère chez l’enfant (Démocrite) ne peut se pardonner chez l’homme fait. Ils finiront honteusement, mais chacun d’eux saura s’esquiver et faire l’ignorant. Nous aurons à reparler de cette réduction fausse des forces naturelles les unes aux autres ; mais pour le moment, nous nous en tiendrons là. Si la loi du matérialisme était la vraie loi, tout serait éclairci, tout serait expliqué ; tout se ramènerait au calcul, qui serait le dieu suprême, dans le temple de la Vérité, auquel nous conduirait heureusement le principe de raison. Mais tout le contenu de la représentation aurait disparu, il n’en resterait plus que la forme. Le pourquoi du phénomène serait ramené au comment ; et comme cela serait en même temps le connaissable a priori, ce serait par conséquent quelque chose de tout à fait dépendant du sujet, qui n’existerait que pour lui, un pur fantôme, une représentation et une forme de la représentation. — Quant à la chose en soi, il ne saurait en être question. — S’il en était ainsi, le monde se déduirait tout entier du sujet, et ce que Fichte se donnait l’air d’avoir effectué à force de hâbleries serait un fait accompli. — Mais il n’en est pas ainsi : ce sont de pures fantaisies, des sophismes, des systèmes en l’air qu’on a bâtis avec cette méthode ; ce n’est pas une science. Toutefois un véritable progrès a été accompli, chaque fois qu’on a tenté de ramener les phénomènes multiples du monde à une loi unique ; on a déduit l’une de l’autre des forces ou des qualités qui passaient auparavant pour absolument différentes (par exemple le magnétisme et l’électricité), et ainsi l’on en a diminué le nombre.

L’étiologie sera parvenue à son but quand elle aura reconnu comme telles et déterminé toutes les forces primitives de la nature et quand, — en se fondant sur le principe de causalité, — elle aura solidement établi les lois qui président à la production des phénomènes dans le temps et dans l’espace et qui en déterminent l’ordre de dépendance. Mais il restera toujours des forces primitives, il y aura toujours un résidu irréductible, un contenu de la représentation, qui ne pourra se ramener à sa forme et qu’on ne pourra expliquer conformément au principe de raison, en le déduisant d’autre chose. — Car il y a dans tous les objets de la nature un élément inexplicable, dont il est inutile de chercher la cause : c’est le mode spécifique de leur activité, c’est-à-dire le mode de leur existence, leur essence même. Sans doute toute action particulière de l’objet suppose un principe dont il résulte qu’elle devait se produire à ce point de l’espace et du temps ; mais on n’en trouvera jamais pour expliquer cette action elle-même en général, ou en particulier. Quand l’objet serait dépourvu de toute autre propriété, quand ce serait un grain de poussière, il manifesterait encore, par sa pesanteur et son impénétrabilité, ce quelque chose d’inexplicable, et ce quelque chose est à l’objet ce que la volonté est à l’homme ; comme elle, il n’est soumis à aucune sorte d’explication, et cela par son essence même : bref, il lui est identique. Sans doute il y a un motif à chacune des manifestations de la volonté, à chacun de ses actes particuliers, en tel point du temps ou de l’espace ; étant donné le caractère de l’individu, la manifestation volontaire devait suivre nécessairement le motif. Mais de ce que cet individu a tel caractère, de ce qu’il veut telle chose en général, de ce que, parmi plusieurs motifs, c’est celui-ci, et non un autre, qui meut sa volonté, — de tout cela il n’y a pas d’explication à fournir. Le caractère donné de l’individu, qui reste inexplicable, quoiqu’il soit la condition qui explique tous les actes individuels résultant de motifs, est à l’homme ce qu’est pour un corps inorganique sa qualité essentielle, son mode d’action, dont les manifestations sont provoquées du dehors, mais qui elle-même n’est déterminée par rien d’extérieur et reste inexplicable ; ses phénomènes isolés, par lesquels seuls elle devient perceptible, sont soumis au principe de raison, mais elle-même ne l’est pas. Déjà les scolastiques avaient entrevu cette vérité en général, et c’est ce qu’ils appelaient forma substantialis (Cf. Suarez, Disput. métaphys., XV, sect. 1).

C’est une grande erreur, mais une erreur très répandue, de dire que ce sont les phénomènes les plus fréquents, les plus généraux et les plus simples, que nous connaissons le mieux ; au vrai, ce sont les phénomènes que nous sommes le plus habitués à voir et à ignorer. Une pierre qui tombe par terre est un fait aussi inexplicable pour nous qu’un animal qui se meut. Comme nous l’avons dit, on a cru, — en partant des forces naturelles les plus générales (par exemple la gravitation, la cohésion, l’impénétrabilité), — pouvoir expliquer par elles celles qui agissent plus rarement et dans des circonstances déterminées (par exemple : affinité chimique, électricité, magnétisme), et enfin comprendre, à l’aide de ces dernières forces, l’organisme et la vie des animaux, et même la connaissance et la volonté dans l’homme. On se résigna tacitement à partir de qualités occultes, qu’on renonçait à éclaircir, attendu qu’on n’en avait besoin que pour bâtir dessus, et non pour les creuser. Mais à quoi cela mène-t-il, nous le répétons, et, dans tous les cas, n’est-ce pas là toujours bâtir en l’air ? À quoi servent les explications qui vous ramènent à quelque chose d’aussi obscur que le premier problème ? En définitive, en sait-on davantage sur l’essence intime de ces forces générales que sur l’essence d’un animal quelconque ? L’ignorance ne règne-t-elle pas ici, comme là ? N’est-on pas acculé à l’inexplicable, parce qu’en effet il n’y a plus de raison à donner, parce qu’on en est au contenu, au pourquoi du phénomène, qui est irréductible à sa forme, au comment, au principe de raison ? Nous au contraire, qui nous occupons non pas d’étiologie, mais de philosophie, c’est-à-dire d’une connaissance non relative, mais inconditionnelle de l’essence du monde, nous prenons le chemin opposé, nous partons de ce qui nous est le plus immédiatement et le plus complètement connu, de ce dont nous avons la plus intime conviction, et, par le phénomène le plus frappant, le plus significatif, le plus clair, nous voulons arriver à connaître le plus imparfait et le plus infime. Mon corps excepté, je ne connais qu’une des faces des objets, la représentation ; leur essence intime reste pour moi un profond secret, même lorsque je connais toutes les causes qui déterminent leurs modifications. C’est seulement par comparaison entre ce qui se passe en moi lorsque mon corps agit sous l’influence d’un motif et ce qui est l’essence intime des modifications accomplies en moi sous l’influence de causes extérieures, que je puis savoir comment les corps inanimés se modifient en vertu de causes, et saisir leur essence intime ; connaître la cause du phénomène ne m’apprend rien autre chose que la cause de sa manifestation, dans le temps et dans l’espace. Je le puis, parce que mon corps est l’unique objet dont je ne connaisse pas uniquement un des côtés, celui de la représentation ; j’en connais aussi le second qui est celui de la volonté. Au lieu donc de croire que je comprendrais mieux ma propre organisation, c’est-à-dire ma connaissance, ma volonté, mes mouvements volontaires, si je pouvais les ramener au mouvement déterminé par des causes, au moyen de l’électricité, de la chimie, de la mécanique, je dois, — en tant que je fais de la philosophie, et non de l’étiologie, — apprendre à connaître dans leur essence intime les mouvements les plus simples et les plus généraux du corps inorganique, que je vois enchaînés à une cause, et pour cela me reporter à mes propres mouvements volontaires ; de même je dois apprendre à voir, dans les forces inexplicables que manifestent tous les objets de la nature, quelque chose qui est identique en nature à ma volonté et qui n’en diffère que par le degré. Cela veut dire que la quatrième classe de représentations, définie dans mon exposé du principe de raison, doit nous servir de clef pour arriver à connaître l’essence intime de la première classe, et, grâce au principe de motivation, à comprendre le principe de causalité, dans son sens profond.

Spinoza dit (épître 62) qu’une pierre lancée par quelqu’un dans l’espace, si elle était douée de conscience, pourrait s’imaginer qu’elle ne fait en cela qu’obéir à sa volonté. Moi, j’ajoute que la pierre aurait raison. L’impulsion est pour elle ce qu’est pour moi le motif, et ce qui apparaît en elle comme cohésion, pesanteur, persévérance dans l’état donné, est par lui-même identique à ce que je reconnais en moi comme volonté, et que la pierre reconnaîtrait aussi comme volonté si elle était douée de connaissance. Spinoza, en cet endroit, se borne à remarquer la nécessité avec laquelle la pierre tombe, et veut transporter cette nécessité aux actes volontaires de l’individu. Mais moi, je considère l’essence intime qui donne son sens et sa valeur à toute nécessité réelle, et qui est supposée par elle ; qui s’appelle caractère chez l’homme, propriété dans la pierre ; qui est identique dans l’un et l’autre ; que la conscience immédiate nomme volonté, et qui a, dans la pierre, le plus faible, dans l’homme, le plus haut degré de visibilité, d’objectivité. Saint Augustin a fort bien saisi l’identité qu’il y a entre l’effort des choses et notre volonté, et je ne puis m’empêcher de citer son sentiment, sous sa forme naïve : « Si pecora essemus, carnalem vitam et quod secundum sensum ejusdem est amaremus, idque esset suffîciens bonum nostrum, et secundum hoc si esset nobis bene, nil aliud quæreremus. Item, si arbores essemus, nihil quidem sentientes motu amare possemus ; verumtamen, id quasi appetere videremur, quo feracius essemus, uberiusque fructuosæ. Si essemus lapides, aut fluctus, aut ventus, aut flamma, vel quid ejusmodi, sine ullo quidem sensu atque vita, non tamen nobis deesset quasi quidam nostrorum locorum atque ordinis appetitus. Nam velut amores corporum, momenta sunt ponderum, sive deorsum gravitate, sive sursum levitate nitantur : ita enim corpus pondere, sicut animus amore fertur, quocunque fertur. » (De civ. Dei, XI, 28.)

Il est également intéressant d’observer qu’Euler aussi voulait ramener la cause intime de la gravitation à une « inclination, à un désir particulier aux corps ». (68, Lettres à une princesse). Et c’est là même ce qui le rend peu favorable à la théorie de la gravitation, telle que Newton l’a donnée, et il s’est efforcé d’en trouver une modification conforme à l’ancienne théorie cartésienne, c’est-à-dire de déduire la gravitation du choc d’un certain éther sur les corps, ce qui serait plus conforme « à la raison et plairait davantage aux personnes qui aiment les principes clairs et compréhensibles ». Il veut bannir l’attraction de la chimie, comme une qualité occulte. Tout cela répond bien à cette conception froide de la nature qui dominait à l’époque d’Euler, et qui n’était que le corollaire de l’âme immatérielle ; mais il n’en est pas moins remarquable, pour ce qui concerne la vérité fondamentale que je défends et qu’Euler entrevoyait comme une lueur lointaine, de voir cet esprit délicat et subtil faire à temps volte-face et, dans sa crainte de compromettre tous les principes admis de son époque, chercher un refuge dans une théorie absurde, morte depuis longtemps.


§ 25.


Nous savons que la pluralité, en général, est conditionnée nécessairement par l’espace et le temps, et n’est pensable qu’au sein de ces concepts que nous nommons, sous ce point de vue, « principe d’individuation ». Mais nous avons reconnu l’espace et le temps comme des formes du principe de raison, dans lequel s’exprime toute notre connaissance a priori. Or, nous l’avons montré, elle ne convient, en tant que telle, qu’à la cognition des choses et non aux choses en elles-mêmes ; c’est-à-dire qu’elle n’est que la forme de notre connaissance, non la propriété de la chose en soi, qui, en tant que telle, est indépendante de toute forme de la connaissance, même de la plus générale, celle qui consiste à être objet pour le sujet, et elle est de tous points différente de la représentation. Si donc cette chose en soi, comme je crois l’avoir suffisamment démontré et clairement fait voir, est la volonté, elle est en dehors du temps et de l’espace, en tant que telle et que séparée de son phénomène ; elle ne connaît pas la pluralité, elle est une par conséquent ; toutefois elle ne l’est pas à la façon d’un individu ou d’un concept, mais comme une chose à laquelle le principe d’individuation, c’est-à-dire la condition même de toute pluralité possible, est étrangère. La pluralité des choses, dans le temps et l’espace, qui composent à eux deux son objectivité, ne la concerne pas, et, en dépit d’eux, elle reste indivisible. Il n’y a pas une petite partie d’elle dans la pierre, et une grande dans l’individu. Comme le rapport de la partie au tout appartient exclusivement à l’espace, et n’a plus aucun sens dès qu’on est sorti de cette forme d’intuition, de même le plus et le moins ne concernent que le phénomène, c’est-à-dire la visibilité, l’objectivation ; celle-ci existe à un plus haut degré dans le végétal que dans la pierre, dans l’animal que dans la plante ; bien plus, sa manifestation visible, son objectivation a autant de dégradations infinies qu’il en existe entre la plus pâle lueur crépusculaire et la plus éclatante lumière, entre le son le plus intense et le plus faible murmure. Nous reviendrons plus loin à l’étude de ces degrés de visibilité qui appartiennent à son objectivation, à l’image de son essence. Autant ces divers degrés d’objectivation touchent peu directement la volonté, autant et moins encore celle-ci est atteinte par la pluralité de ses manifestations à ces différents degrés, c’est-à-dire par le nombre d’individus de chaque forme ou de manifestations isolées de chaque force, vu que cette pluralité a pour condition immédiate le temps et l’espace, formes qu’elle-même ne peut jamais revêtir. Elle se manifeste aussi bien et autant dans un chêne que dans un million de chênes ; sa multiplicité dans le temps et dans l’espace n’a aucun sens par rapport à elle, mais uniquement par rapport à la pluralité des individus connaissant dans le temps et dans l’espace, et qui y sont multiples et divers, mais dont la pluralité n’atteint que son phénomène, et non pas elle : aussi peut-on supposer que si, par impossible, un seul être, fût-il le plus humble, venait à s’anéantir entièrement, le monde entier devrait disparaître. C’est ce qu’a bien senti le grand mystique Angelus Silesius :

Ich weiss, dass ohne mich Gott nicht ein Nu kann leben :
Werd’ich zunicht ; er muss von Noth den Geist aufgeben.

(Je sais que sans moi Dieu ne peut vivre un seul instant. Si je meurs, il faut qu’il rende l’esprit.)

On a essayé de diverses manières de faire comprendre à l’intelligence de chacun l’immensité du monde, et l’on y a vu un prétexte à considérations édifiantes, comme, par exemple, sur la petitesse relative de la terre et de l’homme, et, d’autre part, sur la grandeur de l’intelligence de ce même homme si faible et si misérable qui peut connaître, saisir et mesurer même cette immensité du monde ; et d’autres réflexions de ce genre. Tout cela est fort bien ; mais, pour moi qui considère la grandeur du monde, l’important de tout cela, c’est que l’Être en soi dont le monde est le phénomène, — quel qu’il puisse être, — ne peut s’être divisé, morcelé ainsi dans l’espace illimité, mais que toute cette étendue infinie n’appartient qu’à son phénomène, et qu’il est lui-même présent tout entier dans chaque objet de la nature, dans chaque être vivant. Aussi on ne perd rien à s’en tenir à un seul objet, et il n’est pas besoin, pour acquérir la vraie sagesse, de mesurer tout l’univers, ou, ce qui serait plus raisonnable, de le parcourir en personne ; il vaut beaucoup mieux étudier un seul objet, dans l’intention d’apprendre à en connaître et à en saisir parfaitement la véritable essence.

En conséquence, ce qui va suivre, et ce qui s’est imposé déjà de lui-même à l’esprit de tout disciple de Platon, sera l’objet, dans le livre suivant, de longues considérations ; c’est que ces différents degrés de l’objectivation de la volonté qui sont exprimés dans la multiplicité des individus, comme leurs prototypes, ou comme les formes éternelles des choses, ces formes n’entrent pas dans l’espace et dans le temps, milieu propre à l’individu ; elles sont fixes, non soumises au changement ; leur existence est toujours actuelle, elles ne deviennent pas, tandis que les individus naissent et meurent, deviennent toujours et ne sont jamais. Or, ces degrés de l’objectivation de la volonté ne sont pas autre chose que les Idées de Platon. Je le note au passage, afin de pouvoir employer le mot d’ « Idée » dans ce sens ; il faudra toujours l’entendre chez moi dans son acception propre, dans l’acception primitive, que Platon lui donna, et ne pas y mettre ces produits abstraits du raisonnement dogmatique de la scolastique, que Kant a désignés par le mot de Platon, si admirablement approprié, et dont il a torturé le sens. Je comprends donc, sous le concept d’idée, ces degrés déterminés et fixes de l’objectivation de la volonté, en tant qu’elle est chose en soi et, comme telle, étrangère à la pluralité ; ces degrés apparaissent, dans les objets particuliers, comme leurs formes éternelles, comme leurs prototypes. Diogène Laërce a donné l’expression la plus brève et la plus compréhensive de ce célèbre dogme platonicien (III, 12) : Ὁ Πλάτων φησὶν ἐν τῇ φύσει τὰς ἰδέας ἔσταναι καθάπερ παραδείγματα · τὰ δ’ἄλλα ταύταις ἐοίκεναι, τούτων ὁμοιώματα καθεστώτα. (Plato ideas in natura velut exemplaria dixit subsistere ; cetera his esse similia, ad istarum similitudinem consistentia.) Je ne m’étendrai pas davantage sur l’emploi abusif que Kant a fait du mot « idée » : on trouvera le nécessaire là-dessus dans mon Supplément.


§ 26.


Les forces générales de la nature nous apparaissent comme le degré le plus bas de l’objectivation de la volonté ; elles se manifestent dans toute matière, sans exception, comme la pesanteur, l’impénétrabilité, et, d’autre part, elles se partagent la matière, de telle sorte que les unes dominent ici, les autres là, dans une matière spécifiquement différente, comme la solidité, la fluidité, l’élasticité, l’électricité, le magnétisme, les propriétés chimiques, et les qualités de toute espèce. Elles sont en soi les manifestations immédiates de la volonté, aussi bien que de l’activité humaine ; comme telles, elles n’ont pas de raison (grundlos), pas plus que le caractère de l’homme ; leurs seuls phénomènes sont soumis au principe de raison somme les actes de l’homme ; mais elles-mêmes ne peuvent jamais être une activité ou une cause, elles sont les conditions préalables de toute cause et de toute activité par lesquelles se manifeste leur essence particulière. Aussi il est ridicule de deman- der quelle est la cause de la pesanteur ou de l’électricité : ce sont là des forces primitives, dont les manifestations se produisent en vertu de certaines causes, si bien que chacune de ces manifestations a une cause qui, comme telle, est elle-même un phénomène, et qui détermine l’apparition de telle force en tel point de l’espace ou du temps ; mais la force elle-même n’est pas l’effet d’une cause ou la cause d’un effet. C’est pourquoi il est faux de dire : « la pesanteur est la cause de la chute de la pierre. » C’est bien plutôt le voisinage de la terre qui attire les corps. Supprimez la terre, et la pierre ne tombera pas, bien qu’elle soit encore pesante. La force est en dehors de la chaîne des causes et des effets, qui suppose le temps, et qui n’a de signification que par rapport à lui ; mais elle-même est en dehors du temps. Tel changement particulier a pour cause un autre changement particulier : il n’en est pas de même de la force dont il est la manifestation ; car l’activité d’une cause, toutes les fois qu’elle se produit, provient d’une force naturelle ; comme telle, elle est sans raison et gît en dehors de la chaîne des causes, et en général en dehors du domaine du principe de raison ; on la connaît philosophiquement comme objectité immédiate de la volonté, qui est la chose en soi de toute la nature. En étiologie, et dans le cas particulier de la physique, elle ressort comme force primitive, c’est-à-dire qualitas occulta.

C’est aux degrés extrêmes de l’objectité de la volonté que nous voyons l’individualité se produire d’une manière significative, notamment dans l’homme, comme la grande différence des caractères individuels, c’est-à-dire comme personnalité complète. Elle s’exprime déjà à l’extérieur par une physionomie fortement accentuée, qui affecte toute la forme du corps. L’individualité est loin d’atteindre un degré si élevé chez les animaux ; ils n’en ont qu’une légère teinte, et encore, ce qui domine absolument en eux, c’est le caractère de la race ; aussi n’ont-ils presque pas de physionomie individuelle. Plus on descend l’échelle animale, plus on voit s’évanouir toute trace de caractère individuel dans le caractère général de la race, dont la physionomie ainsi reste seule. Dès que l’on connaît le caractère psychologique de la famille, on sait exactement ce qu’il faut attendre de l’individu. Dans l’espèce humaine, au contraire, chaque individu veut être étudié et approfondi pour lui-même, ce qui est de la plus grande difficulté quand on veut déterminer à l’avance la conduite de cet individu, puisque, à l’aide de la raison, il peut feindre un caractère qu’il n’a pas. Vraisemblablement, nous devons attribuer à la différence de l’espèce humaine avec les autres ce fait que les circonvolutions du cerveau, qui manquent encore chez les oiseaux et sont très faibles chez les rongeurs, sont chez les animaux supérieurs bien plus symétriques des deux côtés et bien plus constantes dans chaque individu que chez l’homme[46]. Mais il y a un autre phénomène qui montre mieux cette individualité de caractère, qui marque une différence si profonde entre l’homme et les animaux : c’est que, chez ceux-ci, l’instinct sexuel se satisfait sans aucun choix préalable, tandis que ce choix chez l’homme, — quoique indépendant de la réflexion et tout instinctif, — est poussé si loin qu’il dégénère en une passion violente.

Ainsi donc, l’homme nous apparaît comme une manifestation particulière et caractérisée de la volonté, dans une certaine mesure, comme une idée particulière ; les animaux, au contraire, manquent de ce caractère individuel, attendu que l’espèce seule a une signification particulière et que les traces de caractère disparaissent à mesure qu’on s’éloigne de l’homme ; les plantes n’ont d’autres particularités individuelles que celles qui résultent de l’influence favorable ou défavorable du climat, ou de toute autre circonstance. Toute individualité disparaît enfin dans le règne inorganique de la nature. Le cristal seul, dans une certaine mesure, peut être encore considéré comme un individu : c’est une unité d’effort dans des directions déterminées, effort arrêté brusquement par la solidification, qui en conserve la trace. C’est un agrégat formé autour d’un noyau élémentaire, et maintenu par une idée d’unité, absolument comme l’arbre est un agrégat formé par une fibre unique qui apparaît et se répète dans chaque nervure de la feuille, dans chaque rameau, ce qui fait qu’on peut considérer chacune de ces parties comme une plante séparée vivant en parasite sur la grande ; de cette façon, l’arbre, semblable en cela au cristal, est une agrégation systématique de petites plantes, mais c’est l’ensemble seulement qui est la représentation parfaite d’une idée indivisible, c’est-à-dire de ce degré déterminé d’objectivation de la volonté. Les individus de la même famille de cristaux ne peuvent avoir d’autres différences que celles amenées par les circonstances extérieures ; on peut même, à volonté, faire cristalliser chaque espèce en gros ou en petits cristaux. L’individu, comme tel, c’est-à-dire portant quelque trace de caractère individuel, ne se rencontre plus dans la nature inorganique. Tous les phénomènes ne sont que des manifestations de forces naturelles générales, c’est-à-dire de degrés de l’objectivation de la volonté, qui ne se manifestent pas (comme dans la nature organique) par la différence des individualités, qui expriment partiellement le contenu total de l’idée, mais qui se manifestent seulement dans l’espèce, qu’elles représentent entièrement et sans déviation, dans chaque phénomène isolé. Comme le temps, l’espace, la pluralité, la nécessité de la cause n’appartiennent ni à la volonté, ni à l’idée (qui est un degré de l’objectivation de la volonté), mais uniquement aux phénomènes isolés, il faut que, dans les innombrables phénomènes d’une force naturelle par exemple de la pesanteur ou de l’électricité, elles se manifestent de la même manière ; seules les circonstances extérieures peuvent modifier le phénomène. Cette unité dans son essence, dans ses manifestations, dans l’invariable constance de sa production, dès qu’en sont données les conditions, c’est-à-dire le fil conducteur de la causalité, c’est une loi de la nature. Dès qu’une telle loi est connue par l’expérience, on peut exactement déterminer et calculer à l’avance la manifestation de la force naturelle, dont le caractère est exprimé et comme déféré dans la loi dont il s’agit. C’est précisément ce fait, que les phénomènes des degrés inférieurs de l’objectivation de la volonté sont soumis à des lois, qui établit une si grande différence entre eux et les phénomènes de la volonté, même au degré le plus haut et le plus significatif de son objectivation, chez les animaux, chez l’homme et dans sa conduite. Là, le caractère individuel, plus ou moins fortement marqué, la détermination de la conduite par les motifs (qui reste souvent cachée au spectateur, parce qu’elle gît dans la conscience), tout cela a empêché de voir bien nettement jusqu’ici l’identité des deux espèces de phénomènes dans leur essence intime.

L’infaillibilité des lois de la nature offre, — quand on part de la connaissance du particulier, et non de la connaissance de l’idée, — quelque chose qui nous dépasse, et même qui parfois nous semble terrible. On peut s’étonner que la nature n’oublie jamais ses lois : ainsi, par exemple, deux corps se rencontrent, et, suivant une loi, dans de certaines conditions, une combinaison chimique a lieu, un dégagement de gaz ou une ignition : eh bien, que les conditions soient de nouveau données, soit par nos soins, ou soit par hasard (auquel cas notre surprise est d’autant plus grande que le fait est plus inattendu), et immédiatement, à point nommé, aujourd’hui comme il y a mille ans, le phénomène se produit. Le merveilleux de la chose nous frappe surtout en présence de phénomènes rares, bien qu’annoncés à l’avance, et qui ne se produisent qu’à l’aide de combinaisons très subtiles, comme par exemple lorsque, des plaques de certains métaux étant empilées de façon à se toucher alternativement, et à toucher en même temps un liquide acide, on vient à placer aux extrémités de cette chaîne deux feuilles minces d’argent, qui brûlent aussitôt avec une flamme verte ; ou bien aussi lorsque, dans de certaines conditions, le diamant, ce corps si dur, se transforme en acide carbonique. Ce qui nous étonne alors, c’est cette ubiquité des forces naturelles, semblable à celle des esprits ; les phénomènes de tous les jours qui passent inaperçus sous nos yeux nous frappent ici ; nous saisissons tout le mystère qu’il y a dans la dépendance de l’effet et de la cause, dépendance qui nous semble la même qu’entre la formule magique et l’esprit qu’elle évoque. Par contre, avons-nous pénétré dans cette notion philosophique qu’une force naturelle est un degré de l’objectivation de la volonté, c’est-à-dire de ce que nous reconnaissons pour notre essence propre ; — que cette volonté en elle-même, et indépendamment de son phénomène et de ses formes, se trouve en dehors du temps et de l’espace ; — que la pluralité dont ces formes sont la condition ne se rattache ni à la volonté, ni directement à son degré d’objectivation, c’est-à-dire à l’idée, mais d’abord au phénomène de cette idée, et que la loi de causalité n’a de signification qu’en fonction du temps et de l’espace, en ce sens que, dans le temps et l’espace, réglant l’ordre dans lequel ils doivent apparaître, elle assigne leur place aux multiples phénomènes des différentes idées par où se manifeste la volonté ; — avons-nous, dis-je, reconnu, en pénétrant jusqu’au sens profond du grand enseignement de Kant, que le temps, l’espace et la causalité n’appartiennent pas à la chose en soi, mais seulement à son phénomène ; qu’ils ne sont que des formes de notre connaissance, et non pas des attributs essentiels de la chose en soi : alors cet étonnement devant la ponctuelle régularité d’action d’une force naturelle et la parfaite uniformité de ses millions de manifestations qui se produisent avec une infaillible exactitude, deviendra pour nous semblable à l’étonnement d’un enfant ou d’un sauvage qui, pour la première fois, voyant une fleur à travers un cristal à mille facettes, aperçoit des milliers de fleurs identiques et s’en émerveille, et se met a compter une à une les feuilles de chacune de ces fleurs.

À son origine et dans son universalité, une force naturelle n’est dans son essence rien autre chose que l’objectivation, à un degré inférieur, de la volonté. Un tel degré, nous l’appelons une idée éternelle, au sens de Platon. Une loi de la nature, c’est le rapport de l’idée à la forme de ses phénomènes. Cette forme, c’est le temps, l’espace et la causalité liés entre eux par des rapports et un enchaînement nécessaires, indissolubles. Par le temps et l’espace l’idée se multiplie en d’innombrables manifestations ; quant à l’ordre d’après lequel se produisent ces manifestations dans ces formes de la multiplicité, il est déterminé par la loi de causalité ; cette loi est en même temps la norme qui marque la limite des manifestations des différentes idées ; c’est d’après elle que l’espace, le temps et la matière sont répartis dans les phénomènes : d’où vient que cette norme a un rapport nécessaire avec l’identité de toute la matière donnée, qui est le substrat commun de tous ces phénomènes. Que ceux-ci n’appartiennent pas à cette matière commune dont ils ont à se partager la possession : alors il n’y a plus besoin d’une telle loi pour déterminer leurs prétentions : tous pourraient en même temps, les uns à côté des autres, remplir l’espace illimité pendant un temps illimité. C’est seulement parce que toutes les manifestations des idées éternelles sont rattachées à une seule et même matière, qu’il devait y avoir une règle de leur commencement et de leur fin, car autrement, sans cette loi de causalité, aucune de ces manifestations ne ferait place à l’autre. Aussi la loi de causalité est-elle essentiellement liée à la permanence de la substance : toutes deux n’ont de signification que l’une par l’autre. D’autre part, la loi de causalité est dans le même rapport avec l’espace et le temps : car le temps, c’est la possibilité pure et simple de déterminations opposées au sein de la même matière. La possibilité pure et simple de la permanence d’une matière identique, sous l’infinité des déterminations opposées, c’est l’espace. C’est pourquoi, dans le livre précédent, nous expliquions la matière par l’union de l’espace et du temps : cette union se manifeste comme l’évolution des accidents au sein de la substance permanente, ce qui n’est possible que par la causalité ou le devenir. C’est pourquoi nous disions aussi que la matière était absolument causalité ; nous voyons dans l’entendement le corrélatif subjectif de la causalité, et nous disions que la matière (c’est-à-dire le monde entier comme représentation) n’existait que pour l’entendement, qu’il était sa condition, son support, son corrélatif nécessaire. Tout ceci n’est que pour rappeler succinctement ce qui a été développé dans le premier livre. On verra clairement la concordance parfaite des deux livres quand on se sera dit que la volonté et la représentation, qui sont étroitement unies dans le monde réel, qui en constituent les deux faces, ont été séparées à dessein dans ces deux livres, pour être mieux étudiées isolément.

Il ne serait peut-être pas superflu de montrer par un exemple comment la loi de causalité n’a de sens que par son rapport avec le temps et l’espace, et avec la matière qui résulte de l’union de ces deux formes : elle trace les limites suivant lesquelles les manifestations des forces naturelles se partagent la possession de la matière, tandis que les forces primitives de la nature, en tant qu’objectivations immédiates de la volonté (laquelle n’est pas soumise, comme en soi, au principe de raison), sont en dehors de ces formes, au sein desquelles seulement l’explication étiologique a un sens et une valeur ; c’est pour ce motif qu’elle ne peut jamais nous conduire jusqu’à l’essence intime des choses. — Imaginons pour cela une machine quelconque, construite suivant les lois de la mécanique. Des poids en fer donnent l’impulsion au mouvement par leur pesanteur ; des roues de cuivre résistent en vertu de leur rigidité, se poussent et se soulèvent mutuellement et font agir des leviers en vertu de leur impénétrabilité, etc. Ici, la pesanteur, la rigidité, l’impénétrabilité sont des forces naturelles premières et inexpliquées ; la mécanique ne nous renseigne que sur les conditions dans lesquelles elles se produisent, ainsi que la manière dont elles agissent et dont elles dominent telle matière déterminée, à tel moment, en tel lieu. Un fort aimant peut maintenant agir sur le fer des poids et vaincre la pesanteur : aussitôt le mouvement de la machine s’arrête, et la matière devient sur-le-champ le théâtre d’une autre force naturelle, le magnétisme ; l’explication étiologique ne nous en apprend rien, sinon les conditions dans lesquelles cette force se manifeste. Ou bien on peut placer les disques de cuivre de cette machine sur des plaques de zinc, en les séparant par un liquide acidulé : immédiatement cette même matière de la machine sera livrée à l’action d’une autre force première, le galvanisme, qui la gouvernera selon ses lois et se manifestera en elle par des phénomènes particuliers. Ici encore, l’étiologie ne pourra nous apprendre que les circonstances au milieu desquelles cette force se montre, et les lois qui la régissent. Si nous élevons ensuite la température et si nous faisons arriver de l’oxygène pur, toute la machine brûlera, c’est-à-dire que c’est encore une force toute différente, l’affinité chimique qui, à ce moment et en ce lieu, fait valoir ses prétentions incontestables sur cette même matière et qui s’y manifeste comme idée, comme degré déterminé de l’objectivation de la volonté. Que l’oxyde métallique provenant de cette combustion vienne à rencontrer un acide, voilà un sel qui se forme et cristallise : c’est là le phénomène d’une nouvelle idée, elle aussi complètement inexplicable, bien que son apparition soit soumise à des conditions que l’étiologie détermine exactement. Les cristaux se désagrègent, se mêlent à d’autres ingrédients ; une végétation en sort, et voilà un nouveau phénomène de la volonté !

On pourrait continuer à l’infini ces expériences sur la même matière, et l’on verrait les forces naturelles, tantôt l’une, tantôt l’autre, s’emparer d’elle et la saisir pour y manifester leur essence. La détermination de ce droit qu’a la force occulte sur la matière, le point du temps et de l’espace où elle le fait valoir, c’est ce que nous donne la loi de causalité ; mais l’explication fondée sur elle ne peut aller que jusque-là. La force elle-même est une manifestation de la volonté et, en tant que telle, n’est pas soumise aux formes du principe de raison, est « sans raison » (grundlos). Elle est en dehors du temps, elle est présente partout, et l’on dirait qu’elle guette constamment l’arrivée des circonstances grâce auxquelles elle peut se manifester et s’emparer d’une matière déterminée, en expulsant les autres forces qui y régnaient naguère. Le temps n’existe que pour elle ; par lui-même, il n’a aucun sens. Pendant des milliers d’années les forces chimiques sommeillent dans une matière, jusqu’à ce que le choc d’un réactif les mette en liberté : c’est alors seulement qu’elles apparaissent ; mais le temps n’existe que pour cette apparition, et non pour la force elle-même. Pendant des milliers d’années encore, le galvanisme sommeille dans le cuivre et le zinc, et tous deux gisent à côté de l’argent, qui, dès qu’il se rencontre avec eux dans certaines conditions, doit s’enflammer. Dans le règne organique lui-même, nous voyons une semence desséchée conserver pendant trois mille ans la force qui repose en elle, et, grâce à de certaines circonstances favorables, germer enfin et devenir plante[47].

Ces considérations nous ont bien fait voir la différence qu’il y a entre une force naturelle et ses manifestations ; nous nous sommes convaincus que cette force est la volonté elle-même à tel degré de son objectivation. La multiplicité ne convient qu’aux phénomènes, à cause de l’espace et du temps, et la loi de causalité n’est pas autre chose que la détermination du point dans le temps et dans l’espace où se produisent les phénomènes particuliers. Dès lors, nous pourrons comprendre toute la vérité et toute la profondeur de la doctrine de Malebranche sur les « causes occasionnelles ». Il serait intéressant de comparer cette théorie, — telle qu’il l’expose dans la Recherche de la vérité (3e chapitre de la 2° partie du 6° livre), et dans les éclaircissements qui forment l’appendice de ce chapitre, — avec l’exposé que je viens de faire, et de voir comment deux doctrines dont le point de départ est si opposé peuvent arriver à une parfaite concordance. Je m’étonne que Malebranche, emprisonné dans les dogmes positifs que son temps lui imposait, ait rencontré si heureusement et si exactement la vérité, malgré toutes les entraves, sans abandonner pour cela le dogme, du moins dans la forme.

C’est qu’on ne s’imagine pas combien grande est la force de la vérité, combien elle est tenace et opiniâtre. Nous retrouvons ses traces dans les dogmes les plus bizarres et les plus absurdes de tous les temps et de tous les pays, mêlées, fondues, de la façon la plus étrange, mais cependant toujours reconnaissables. Elle ressemble à une plante qui germe sous un tas de grosses pierres, mais qui s’efforce vers la lumière, qui se prend à mille obstacles, difforme, pâlie, chétive, — mais tournée du moins vers le jour.

D’ailleurs, Malebranche a raison : toute cause naturelle n’est qu’une cause occasionnelle ; elle ne donne que l’occasion de la manifestation de cette volonté une et indivisible, qui est la substance de toutes choses et dont les degrés d’objectivation constituent tout le monde visible. Ce n’est que la manifestation, la visibilité de la volonté en tel point, à tel moment, qui est amenée par la cause, et qui, en ce sens, dépend d’elle ; ce n’est pas le tout du phénomène, son essence intime. Cela, c’est la volonté même, où le principe de raison ne trouve pas son emploi, qui est par conséquent sans raison (grundlos). Aucune chose au monde n’a de raison de son existence générale et absolue, mais seulement une raison de ce qu’elle est ici ou là. Pourquoi une pierre manifeste à tel moment de la pesanteur, à tel autre de la rigidité ou de l’électricité, ou encore des propriétés chimiques, voilà, ce qui dépend de causes, d’influences extérieures, et ce que celles-ci peuvent expliquer ; mais ces propriétés elles-mêmes, tout ce qui constitue L’essence de la pierre, son être qui se compose de toutes ces propriétés et qui se manifeste de ces différentes manières, en un mot le fait qu’elle est telle qu’elle est, et en général le fait qu’elle existe, voilà ce qui est sans raison, voilà ce qui n’est que la visibilité de la volonté inexplicable.

Ainsi, toute cause est une cause occasionnelle : nous l’avons constaté dans la nature inconsciente ; mais il en est absolument de même quand ce ne sont plus des causes ou des excitations, mais des motifs qui déterminent la production des phénomènes, c’est-à-dire dans la conduite de l’homme et de l’animal. Car, ici comme là, c’est toujours la même volonté qui apparaît, très différente suivant les degrés de ses manifestations, qui se diversifie dans les phénomènes et qui, par rapport à eux, est soumise au principe de raison, bien que par elle-même elle soit absolument libre. Les motifs ne déterminent pas le caractère de l’individu, mais seulement les manifestations de ce caractère, c’est-à-dire les actes ; la forme extérieure de la conduite, et non pas son sens profond et son contenu ; celui-ci tient au caractère, qui est le phénomène immédiat de la volonté, c’est-à-dire qui est inexplicable. Pourquoi un tel est un scélérat, tandis que cet autre est un brave homme, voilà qui ne dépend ni de motifs, ni d’influences extérieurs, ni des maximes de la morale, ni des sermons, et qui, dans ce sens, est inexplicable. Mais quand un méchant montre sa méchanceté par de petites iniquités, par de lâches intrigues ou par de basses fourberies, exercées dans le cercle étroit de son entourage, ou quand il opprime les peuples qu’il a conquis, quand il précipite un monde entier dans la désolation et fait couler le sang de millions d’hommes, c’est là alors la forme extérieure de sa manifestation, ce qui ne lui est pas essentiel, ce qui dépend des circonstances au milieu desquelles le destin l’a placé, de son entourage, des influences extérieures, des motifs ; mais jamais on n’expliquera par là la décision de l’individu : elle procède de la volonté dont cet homme est une manifestation. Nous en parlerons dans le quatrième livre. La façon dont le caractère développe ses propriétés peut se comparer à celle dont les corps, dans la nature inconsciente, manifestent les leurs. L’eau reste l’eau avec les propriétés qui lui sont inhérentes ; mais lorsque, mer paisible, elle réfléchit ses bords, lorsqu’elle s’élance écumante sur les rochers, lorsqu’elle jaillit artificiellement dans les airs, comme un rayon délié, elle est soumise à des causes extérieures : un état lui est aussi naturel que l’autre ; mais, suivant les circonstances, elle est ceci ou cela, également prête à toutes les métamorphoses, et pourtant, dans tous les cas, fidèle à son caractère et ne manifestant jamais que lui. De même, tout caractère humain se manifeste suivant les circonstances ; mais les manifestations qui en résultent seront ce que les circonstances les auront faites.


§ 27.


Si, par toutes les considérations précédentes sur les forces de la nature et les manifestations de ces forces, nous voyons avec évidence jusqu’où peut aller et où doit cesser l’explication par les causes, quand elle ne veut pas tomber dans l’absurde prétention de ramener le contenu de tous les phénomènes à leur forme pure, effort qui ne laisserait plus subsister à la fin que la forme vide, nous pouvons désormais déterminer dans ces lignes générales ce que nous devons demander à toute étiologie. Elle a dans la nature à chercher les causes de tous les phénomènes, en d’autres termes les circonstances dans lesquelles ces phénomènes apparaissent constamment. Ensuite elle a à ramener les phénomènes, — divers par la diversité des circonstances, — à ce qui agit dans tout phénomène et qu’on suppose dans toute cause, à une force originelle de la nature. Mais il faut bien distinguer si cette diversité de phénomènes a sa source dans la diversité des forces, ou simplement dans celle des circonstances dans lesquelles la force se manifeste ; il faut également se garder de prendre pour la manifestation de forces différentes ce qui n’est que la manifestation en des circonstances différentes, d’une seule et même force, de prendre aussi pour la manifestation d’une même force celle de forces différentes. C’est ici le domaine immédiat du jugement, et c’est pourquoi peu d’hommes sont, en physique, capables d’élargir l’horizon ; mais, pour les expériences, chacun peut en accroître le nombre. La paresse et l’ignorance portent à avoir recours trop tôt à des forces primitives ; c’est ce qui apparaît, avec une exagération qui ressemble à de l’ironie, dans les entités et quiddités de la scolastique. Il n’est rien qui soit plus contre mes intentions que de contribuer au retour de ces abus.

Pour suppléer à une explication physique, on ne doit pas davantage avoir recours à l’objectivation de la volonté ou à la puissance créatrice de Dieu. La physique exige des causes, et la volonté n’est pas une cause ; son rapport au phénomène n’a pas pour fondement le principe de raison. Ce qui est en soi volonté apparaît comme représentation, c’est-à-dire comme phénomène. Comme telle, la volonté obéit aux lois qui constituent la forme du phénomène. Ainsi chaque mouvement, bien qu’il reste au fond une manifestation de la volonté, doit avoir une cause par laquelle on l’explique en fonction d’un moment et d’un lieu déterminé, c’est-à-dire non pas d’une manière générale et dans son essence profonde, mais en tant que phénomène isolé. Cette cause est mécanique à l’égard de la pierre. Elle est un motif à l’égard de l’homme et de ses mouvements. Mais jamais elle ne peut manquer. Par contre, le général, la commune essence de tous les phénomènes d’une espèce déterminée, essence sans l’hypothèse de laquelle l’explication par les causes n’a ni sens ni valeur, c’est la force universelle de la nature, qui doit, en physique, rester à l’état de qualitas occulta, car c’est là la fin de l’explication étiologique et le commencement de l’explication métaphysique. Mais la chaîne des causes et des effets n’est jamais brisée par une force originelle à qui l’on aurait recouru. La chaîne ne remonte jamais à elle comme à son premier chaînon. Seulement tout chaînon, le premier comme le dernier, suppose la force primitive et sans elle ne saurait rien expliquer. Une série de causes et d’effets peut être la manifestation des forces les plus différentes dont l’entrée successive dans le monde sensible est réglée par elle : je l’ai montré par l’exemple de la pile métallique ; mais les différences de ces forces primitives, qu’on ne saurait ramener les unes aux autres, ne brisent pas l’unité de la chaîne des causes et l’enchaînement de ses anneaux. L’étiologie de la nature et la philosophie de la nature ne se nuisent jamais l’une à l’autre ; elles vont l’une à côté de l’autre, étudiant le même objet à des points de vue différents. L’étiologie rend compte des causes qui ont nécessairement amené le phénomène isolé qu’il s’agit d’expliquer. Elle montre comme fondement de tous ces phénomènes les forces générales qui agissent dans toutes ces causes et effets ; elle détermine ces forces, leur nombre, leur différence, et tous les effets dans lesquels ces forces, au gré de la diversité des circonstances, se manifestent avec diversité, toujours fidèles cependant à leur caractère particulier, qu’elles développent suivant une règle infaillible appelée loi de la nature. Quand la physique aura entièrement accompli cette œuvre et à ce point de vue, elle aura atteint sa perfection. Car il n’y aura plus dans le monde inorganique de force inconnue, plus d’effet qui n’apparaisse comme le phénomène d’une de ces forces qui s’est manifestée en de certaines circonstances conformément à une loi de la nature. Cependant une loi de la nature n’est jamais qu’une règle surprise à la nature, — règle suivant laquelle celle-ci procède toujours, dans certaines circonstances déterminées, dès qu’elles sont données. C’est pourquoi on peut définir une loi de la nature « un fait généralisé » ; d’où l’on voit qu’un exposé exact de toutes les lois de la nature ne serait qu’un catalogue de faits très complet.

L’observation de la nature dans son ensemble a son achèvement dans la morphologie, qui dénombre toutes les formes fixes de la nature organique, qui les compare et les coordonne. Elle a peu de chose à dire sur la cause de la production des êtres particuliers ; elle s’explique par la génération, qui est la même pour tous, et qui forme une théorie à part ; dans certains cas très rares, la cause est la generatio æquivoca. A cette dernière catégorie appartient aussi, à la rigueur, la façon dont les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté, c’est-à-dire les phénomènes physiques et chimiques, se produisant, et l’exposé des conditions de cette production est aussi la tâche de l’étiologie. La philosophie considère en tout, par conséquent aussi dans la nature, uniquement le général : les forces primitives ici constituent son objet, et elle reconnaît en elles les différents degrés de l’objectivation de la volonté, qui est l’essence intime, la substance du monde, — lequel n’est à ses yeux, quand elle s’abstrait de la substance, que la représentation du sujet. Si maintenant l’étiologie, au lieu de préparer les voies à la philosophie et de confirmer ses théories par des preuves expérimentales, s’imagine plutôt que son but est de nier toutes les forces premières, sauf une seule, la plus générale, l’impénétrabilité par exemple, qu’elle s’imagine comprendre absolument, et après cela, si elle s’efforce d’y ramener toutes les autres, — elle détruit son propre fondement et ne peut arriver qu’à l’erreur ; le contenu de la nature est dès lors supplanté par la forme, et l’on attribue tout à l’influence des circonstances, rien à l’essence intime des choses. Si l’on pouvait réussir en suivant cette méthode, il suffirait d’un calcul rigoureux pour résoudre l’énigme du monde. — Mais on entre dans cette voie dès qu’on veut ramener toute action physiologique « à la forme et au mélange », et ainsi à l’électricité, puis celle-ci au chimisme, et le chimisme au mécanisme. Cette dernière réduction a été la grande faute de Descartes et des atomistes, qui ramenaient ; le mouvement des corps au choc d’un fluide, et leurs qualités à l’agencement et à la forme des atomes, et qui, après cela, s’ingéniaient à expliquer tous les phénomènes de la nature comme de simples phénomènes de l’impénétrabilité et de la cohésion. Bien qu’on en soit revenu, certaines gens, de nos jours, ne procèdent pas autrement ; ce sont les physiologues-électriciens, chimistes, mécaniciens, qui veulent expliquer absolument toute la vie et toutes les fonctions de l’organisme par « la forme et le mélange » des parties essentielles.

Que le but de l’explication physiologique consiste à ramener la vie de l’organisme aux lois générales qu’étudie la physique, c’est ce que l’on trouve exprimé dans les Archives physiologiques de Meckel. De même, Lamarck, dans sa Philosophie zoologique (vol. II, ch. iii, p. 16), considère la vie comme la simple résultante de la chaleur et de l’électricité : « Le calorique et la matière électrique suffisent parfaitement pour composer ensemble cette cause essentielle de la vie. » D’après cela, la chaleur et l’électricité seraient proprement la chose en soi, et le monde des animaux et des plantes en serait le phénomène. On peut voir, à la page 306 et suivantes de l’ouvrage cité, toute l’absurdité de cette théorie. Tout le monde sait que dernièrement toutes ces théories si souvent tournées en ridicule se sont effrontément renouvelées. Quand on les examine attentivement, on voit qu’elles reposent toutes sur l’hypothèse que l’organisme n’est qu’un agrégat de phénomènes physiques, de forces chimiques et mécaniques, qui par hasard convergeant toutes vers le même point, constituent l’organisme, — lequel n’est plus qu’un jeu de la nature dépourvu de sens. L’organisme d’un animal ou d’un homme ne serait plus alors, — considéré philosophiquement, — la représentation d’une idée particulière, c’est-à-dire ï’objectité immédiate de la volonté, à un degré plus ou moins élevé de détermination ; mais il n’y aurait plus en lui que ces idées qui objectivent la volonté dans l’électricité, le chimisme, le mécanisme ; celui-ci serait donc composé par la rencontre de ces forces, tout aussi accidentellement que les figures d’hommes ou d’animaux que présentent parfois des nuages ou des stalactites. — Nous verrons cependant tout à l’heure dans quelle mesure il est permis et utile d’appliquer à l’organisme ces explications tirées de la physique et de la chimie ; car je montrerai que la force vitale emploie et utilise indubitablement les forces de la nature inorganique, mais que ce ne sont pas elles qui la composent, aussi peu que le forgeron se compose d’enclumes et de marteaux. Même la vie végétale, qui est si peu compliquée, ne peut s’expliquer par elles, par exemple par la capillarité et l’endosmose ; à plus forte raison ne peut-on pas expliquer ainsi la vie animale. La considération suivante aura pour résultat de nous faciliter celle que je viens d’annoncer, et dont l’exposition n’est pas facile.

Conformément à tout ce que nous avons dit, c’est une erreur de la science de la nature que de vouloir ramener les plus hauts degrés de l’objectité de la volonté aux plus infimes ; car méconnaître ou fausser les forces naturelles primitives et existant par elles-mêmes est une aussi grande faute que de supposer sans raison des forces particulières là où il n’y a que la manifestation de forces déjà connues. Kant a bien raison de dire qu’il est insensé d’espérer un « Newton du brin d’herbe », c’est-à-dire un homme qui ramènerait le brin d’herbe à des manifestations de forces physiques ou chimiques dont il serait la concrétion accidentelle ; qui, en d’autres termes, le réduirait à n’être qu’un simple jeu de la nature dans lequel n’apparaîtrait aucune idée spéciale, c’est-à-dire où la volonté ne se manifesterait pas directement à un degré élevé et déterminé, mais exactement comme elle se manifeste dans les phénomènes de la nature inorganique, en offrant accidentellement sa forme actuelle. Les scolastiques, qui n’auraient jamais admis un procédé de ce genre, auraient dit avec raison que ce serait nier totalement la forma substantialis et la ravaler à la forma accidentalis. Car la forme substantielle d’Aristote désigne exactement ce que je nomme degré de l’objectivation de la volonté dans les objets. — D’autre part, il ne faut pas perdre de vue que, dans toutes les idées, c’est-à-dire toutes les forces de la nature inorganique et toutes les formes de la nature organique, se retrouve une seule et même volonté qui se manifeste, c’est-à-dire qui entre dans la forme de la représentation, l’objectité. Son unité doit se reconnaître à l’air de parenté intime qu’ont toutes ses manifestations. Au plus haut degré de son objectité, où le phénomène apparaît plus clairement, dans le règne végétal et dans le règne animal, elle se manifeste par l’analogie de toutes les formes, par le type fondamental, qui se retrouve dans tous les phénomènes ; c’est à l’aide de ce principe que, de nos jours, on a édifié en France un excellent système zoologique, et c’est ce principe que l’anatomie comparée nous montre comme constituant « l’unité de plan, l’uniformité de l’élément anatomique ». Les naturalistes de l’école de Schelling se sont principalement occupés de démontrer ce principe ; ils ont au moins fait de louables efforts dans ce sens, et se sont acquis par là plus d’un mérite, quoique, dans bien des cas, leur chasse aux analogies ait dégénéré en subtilité. Mais c’est avec raison qu’ils ont fait ressortir la parenté générale qui existe entre les idées de la nature inorganique, par exemple entre l’électricité et le magnétisme, dont l’identité a été constatée plus tard, entre l’attraction chimique et la pesanteur, etc. Ils ont particulièrement fait remarquer que la polarité, c’est-à-dire la division d’une force en deux activités qualitativement différentes et opposées, et qui s’efforcent de se réunir, — force qui se manifeste la plupart du temps dans l’espace par un effort issu d’un même point dans des directions opposées, — est le type fondamental de presque tous les phénomènes de la nature, depuis l’aimant et le cristal jusqu’à l’homme. En Chine, cette théorie est courante depuis les temps les plus reculés, dans le mythe de l’opposition de Yin et de Yang[48]. — Comme tous les objets du monde sont l’objectité d’une seule et même volonté, c’est-à-dire sont identiques dans leur essence, non seulement il doit y avoir une analogie incontestable entre eux, non seulement on doit découvrir dans le moins parfait la trace, l’annonce et comme le principe de ce qui est immédiatement plus parfait, mais encore, comme toutes ces formes appartiennent uniquement au monde comme représentation, on peut supposer que dans ces formes, qui sont la vraie charpente du monde visible, c’est-à-dire du monde dans l’espace et le temps, on doit pouvoir trouver le type fondamental, le vestige, le germe de tout ce qui remplit ces formes. C’est, semble-t-il, le sentiment obscur de cette vérité qui a donné naissance à la cabale, à la philosophie toute mathématique des pythagoriciens, et à celle des Chinois dans l’Y-King. De même, dans l’école de Schelling, à côté des efforts pour faire ressortir les analogies entre tous les phénomènes de la nature, nous trouvons aussi quelques tentatives, infructueuses, il est vrai, pour déduire les lois de la nature des simples catégories de l’espace et du temps. En attendant, personne ne peut savoir si quelque jour un homme de génie ne parviendra pas à réaliser les essais tentés dans cette double direction.

Si, maintenant, on a bien présente à l’esprit la différence qu’il y a entre le phénomène et la chose en soi, et par conséquent si l’identité de la volonté objectivée dans toutes les idées ne peut jamais se transformer (parce qu’elle a des degrés déterminés de son objectité) en identité des idées particulières dans lesquelles elle apparaît ; si l’attraction chimique ou électrique ne peut jamais se ramener à l’attraction par la pesanteur, même quand on connaît leur profonde analogie, et quoique la première puisse être regardée comme étant la dernière à une puissance supérieure ; de même, quoi que prouve l’analogie de structure, si l’on ne peut confondre et identifier les espèces, expliquer les plus parfaites comme des variétés des moins parfaites ; si, enfin, les fonctions physiologiques ne peuvent jamais se réduire à des processus physiques ou chimiques, on peut cependant considérer comme très vraisemblable tout ce que nous allons dire, pour justifier l’emploi de ce procédé, dans de certaines limites.

Lorsque, parmi les manifestations de la volonté, qui appartiennent aux degrés les plus bas de son objectivation, c’est-à-dire au monde inorganique, quelques-unes entrent en conflit entre elles, parce que chacune s’efforce, — conformément au principe de causalité, — de s’emparer de la matière donnée, il sort de ce conflit le phénomène d’une idée supérieure qui l’emporte sur toutes les autres plus imparfaites qui existaient auparavant, mais de façon à en laisser subsister l’essence en tant que subordonnée, ou à ne s’en approprier que l’analogue : procédé qui n’est compréhensible qu’en vertu de l’identité qui se manifeste dans toutes les idées et en vertu de son aspiration à une objectivation de plus en plus élevée. Nous voyons, par exemple, dans la solidification des os un état évidemment analogue à la cristallisation qui dominait à l’origine dans la chaux, bien que l’ossification ne puisse jamais se ramener à une cristallisation. L’analogie se manifeste plus faiblement dans la solidification des chairs. De même aussi, le mélange des sucs, dans le corps des animaux, ainsi que la sécrétion, sont un état analogue au mélange et à la séparation chimique, car, ici encore, les lois de la chimie agissent toujours, mais subordonnées, modifiées, dominées par une idée supérieure ; aussi les forces chimiques seules, en dehors de l’organisme, ne produisent-elles jamais de pareils sucs ; mais,

Encheiresin naturæ nennt es die Chemie[49] :
Spottet ihrer selbst, uad weiss nicht wie.
__________________________(Faust.)

L’idée plus parfaite qui l’emporte dans ce combat sur les idées inférieures acquiert par là un nouveau caractère, en empruntant aux idées vaincues un degré d’analogie d’une puissance supérieure. La volonté s’objective d’une façon plus compréhensible ; et alors se forment, d’abord par génération équivoque et ensuite par assimilation au germe existant, la sève organique, la plante, l’animal, l’homme. Ainsi, de la lutte des phénomènes inférieurs résulte le phénomène supérieur, qui les engloutit tous, mais qui en même temps réalise leur aspiration constante vers un état plus élevé. — Ici donc, il y a déjà place pour la loi : Serpens, nisi serpentent comederit, non fit draco.

Je voudrais, si c’était possible, exposer assez clairement ces idées pour triompher de l’obscurité qui s’y attache ; mais je compte sur les réflexions propres du lecteur pour me venir en aide, au cas où je devrais être incompris ou mal compris. — Conformément à notre point de vue, on pourra constater sans doute, dans l’organisme, les traces de toutes sortes d’activités physiques ou chimiques, mais on ne pourra jamais l’expliquer par elles ; car il n’est pas un phénomène produit par l’activité combinée de ces forces, c’est-à-dire accidentellement, mais une idée supérieure qui s’est soumis toutes les autres idées inférieures par une assimilation triomphante, parce que cette volonté unique qui s’objective dans toute idée, tendant toujours à la plus haute objectivation possible, quitte ici les degrés inférieurs de son phénomène, après leur conflit, pour apparaître d’autant plus énergique sur un échelon supérieur. Il n’y a pas de victoire sans combat : l’idée supérieure, ou objectivation de la volonté, ne peut se produire qu’en l’emportant sur les inférieures, et elle a à triompher de la résistance de celles-ci, qui, bien que réduites en servitude, aspirent toujours à manifester leur essence d’une façon indépendante et complète. De même que l’aimant qui élève un morceau de fer engage un combat opiniâtre avec la pesanteur, qui, en tant qu’objectivation la plus basse de la volonté, a un droit primordial sur la matière de ce fer, — combat dans lequel l’aimant se fortifie, parce que la résistance du fer exige de sa part un plus grand effort, — de même, et comme tout autre phénomène de la volonté, celui qui apparaît dans l’organisme humain entretient un combat perpétuel contre les nombreuses forces physiques et chimiques qui, en leur qualité d’idées inférieures, ont des droits antérieurs sur la même matière. Voilà pourquoi retombe le bras qu’on a tenu élevé pendant quelque temps en triomphant de la pesanteur. De là aussi les interruptions si fréquentes dans le sentiment de bien-être que procure la santé, laquelle exprime la victoire de l’idée, objectivée dans un organisme conscient, sur les lois physiques et chimiques qui gouvernaient à l’origine les sucs du corps ; et même ces interruptions sont toujours accompagnées d’un certain malaise plus ou moins prononcé, résultant de la résistance de ces forces, et en vertu duquel la partie végétative de notre vie est constamment affectée d’une légère souffrance.

Ainsi s’explique, encore pourquoi la digestion déprime toutes les fonctions animales, vu qu’elle accapare toute la force vitale pour vaincre, par l’assimilation, les forces naturelles chimiques. De là vient encore le poids de la vie physique, la nécessité du sommeil, et finalement de la mort, car ces forces naturelles subjuguées, favorisées finalement par les circonstances, arrachent à l’organisme fatigué par ses perpétuelles victoires elles-mêmes la matière que celui-ci leur avait enlevée, et arrivent à manifester sans obstacle leur propre nature. Par conséquent, on peut dire aussi que tout organisme ne représente l’idée dont il est l’image qu’après déduction faite de la partie de son activité qu’il doit employer à soumettre les idées inférieures qui lui disputent la matière. C’est ce dont Jacob Bœhm paraît avoir eu le vague sentiment, quand il affirme quelque part que tous les corps des hommes et des animaux, et même toutes les plantes, sont à demi morts. Suivant que l’organisme réussira plus ou moins complètement à triompher des forces naturelles qui expriment les degrés inférieurs d’objectité de la volonté, il arrivera à une expression plus ou moins parfaite de sa propre idée, c’est-à-dire s’éloignera ou se rapprochera de l’idéal auquel, dans chaque genre, est attachée la beauté.

Ainsi, partout dans la nature, nous voyons lutte, combat et alternative de victoire, et ainsi nous arrivons à comprendre plus clairement le divorce essentiel de la volonté avec elle-même. Chaque degré de l’objectivation de la volonté dispute à l’autre la matière, l’espace et le temps. La matière doit perpétuellement changer de forme, attendu que les phénomènes mécaniques, physiques, chimiques et organiques, suivant le fil conducteur de la causalité, et pressés d’apparaître, se la disputent obstinément pour manifester chacun son idée. On peut suivre cette lutte à travers toute la nature ; que dis-je ? elle n’existe que par là : ει γαρ μη ην το νεικος εν τοις πραγμασιν, εν αν ην απαντα, ως φησιν Εμπεδοκλης[50] : cette lutte n’est elle-même que la manifestation de ce divorce de la nature avec elle-même. Dans le monde animal, cette lutte éclate de la façon la plus significative ; il se nourrit des plantes, et chaque individu y sert de nourriture et de proie à un autre ; en d’autres termes, chaque animal doit abandonner la matière par laquelle se représentait son idée, pour qu’un autre puisse se manifester, car une créature vivante ne peut entretenir sa vie qu’aux dépens d’une autre, de sorte que la volonté de vivre se refait constamment de sa propre substance et, sous les diverses formes qu’elle revêt, constitue sa propre nourriture. Enfin la race humaine, qui est arrivée à se soumettre toutes les autres, considère la nature comme une immense fabrique répondant à la satisfaction de ses besoins, et finit par manifester en elle, comme nous le verrons dans le quatrième livre, et cela de la façon la plus évidente, ce divorce de la volonté : dès lors se vérifie l’adage : « homo homini lupus. » En attendant, nous reconnaîtrons la même lutte, la même domination aux degrés inférieurs de l’objectivité de la volonté. Beaucoup d’insectes (et notamment les ichneumons) déposent leurs œufs sur la peau et même dans le corps des larves d’autres insectes, dont la lente destruction sera le premier ouvrage du germe qui va éclore. Le jeune polype à bras qui sort du vieux comme un rameau, et qui s’en sépare ultérieurement, lui dispute, lorsqu’il est encore attaché à lui, la proie qui peut se présenter, si bien que l’un l’arrache de la bouche de l’autre (Trembley, Polypod., II, p. 110, et III, p. 165). Dans ce genre, la fourmi bouledogue d’Australie présente un exemple frappant : Lorsqu’on la coupe en deux, une lutte s’engage entre la tête et la queue : celle-là commence à mordre celle-ci, qui se défend bravement avec l’aiguillon contre les morsures de l’autre ; le combat peut durer une demi-heure, jusqu’à la mort complète, à moins que d’autres fourmis n’entraînent les deux tronçons. Le fait se renouvelle chaque fois (Galignani’s Messenger 17 nov. 1855). Au bord du Missouri, on voit souvent un chêne énorme tellement enlacé et garrotté par une liane géante, qu’il finit par mourir comme étouffé. Le même fait se reproduit, aux degrés inférieurs, comme par exemple lorsque, par assimilation organique, l’eau et le carbone se changent en sève végétale, ou lorsque le végétal ou le pain se transforment en sang ; partout enfin où la sécrétion animale se produit, qui astreint les forces chimiques à n’agir qu’avec une activité subordonnée. De même encore, dans le règne inorganique, quand deux cristaux en voie de formation viennent à se rencontrer, ils se croisent et se contrarient mutuellement, au point de ne pouvoir plus montrer la forme pure de leur cristallisation, en sorte que chacun des groupes de molécules offre l’image de cette lutte de la volonté à un degré si bas d’objectivation ; ou bien encore, quand l’aimant impose au fer son magnétisme, afin d’y manifester à son tour son idée ; ou bien quand le galvanisme triomphe des affinités électives, décompose les composés les plus stables et supprime à tel point les lois chimiques, que l’acide d’un sel décomposé au pôle négatif se rend au pôle positif, sans pouvoir s’allier aux alcalis qu’il doit traverser, sans même pouvoir rougir le tournesol qu’on a mis sur sa route. Cela se reproduit en grand dans le rapport que souffre un corps céleste central avec sa planète : celle-ci, quoique se trouvant sous la dépendance absolue du premier, résiste constamment, tout comme les forces chimiques dans l’organisme ; de là résulte cette opposition perpétuelle entre la force centrifuge et la force centripète, qui entretient le mouvement dans le système de l’univers ; elle aussi est une expression de cette lutte générale dont nous nous occupons, et qui est essentiellement propre au caractère de la volonté.

Puisque tout corps peut être considéré comme phénomène d’une volonté, et que la volonté se présente nécessairement comme une tendance, l’état primitif de tout corps céleste condensé en sphère ne peut être le repos, mais le mouvement, la tendance à progresser, sans arrêt et sans but, dans l’espace infini. Ce qui ne contredit en rien ni la loi d’inertie, ni la loi de causalité ; car, suivant la première, la matière comme telle, étant indifférente au repos et au mouvement, son état primitif peut tout aussi bien avoir été l’un que l’autre. Aussi, si nous la trouvons en mouvement, il ne nous est pas permis de supposer qu’auparavant elle ait été en repos, et de demander la cause du mouvement initial ; de même, la trouvant immobile, nous n’aurions pas le droit d’admettre un état antérieur de mouvement, et de demander pourquoi celui-ci a cessé. Il n’y a donc aucun motif de chercher une impulsion première à la force centrifuge ; mais, suivant l’hypothèse de Kant et de Laplace, elle est, dans les planètes, un reste de la rotation primitive du corps céleste central, qui continue sa rotation et vole en même temps devant soi, dans l’espace sans bornes, ou peut-être circule autour d’un soleil plus grand, qui est invisible pour nous. Conformément à ces vues, les astronomes soupçonnent l’existence d’un soleil central ; ils ont observé aussi l’éloignement progressif de tout notre système solaire, et peut-être même de l’ensemble du groupe stellaire auquel appartient le soleil ; on peut conclure de là une marche générale de toutes les étoiles fixes, y compris le soleil central, ce qui, dans l’espace infini, perd toute signification (car le mouvement ne se distingue pas du repos dans l’espace absolu), et exprime, comme nous les avons déjà vus s’exprimer directement par l’effort et la pour suite sans but, ce néant, cette absence de fin, que la conclusion du présent livre nous fera reconnaître constamment dans les aspirations de la volonté, quels que soient ses phénomènes ; d’où il résulte encore que l’espace infini et le temps infini devaient constituer les formes les plus générales et les plus essentielles de l’ensemble de ses représentations, dont il exprime l’essence entière. — Nous pouvons, enfin, reconnaître la lutte que nous avons vue entre toutes les manifestations de la volonté, dans le domaine de la matière pure et simple, considérée comme telle, en tant que l’essence de son phénomène a été fortement expliquée par Kant, comme une force d’attraction et de répulsion ; ainsi son existence n’est déjà qu’une lutte entre deux forces opposées. Retranchons de la matière toute différence chimique, ou imaginons que nous soyons arrivés si loin dans la chaîne des causes et des effets, que toute différence chimique disparaisse : nous retrouvons la matière pure et simple, le monde réduit à n’être plus qu’un cercle, en proie à une lutte entre la force d’attraction et la force de répulsion, la première agissant en tant que pesanteur, qui s’efforce de toutes parts vers le centre, la seconde agissant comme impénétrabilité, qui résiste à l’autre, soit solidité, soit élasticité, action et réaction perpétuelle qui peut être considérée comme l’objectité de la volonté à son degré le plus infime, et qui déjà, ici, en exprime le caractère.

Ainsi, nous avons vu, au degré le plus bas, la volonté nous apparaître, comme une poussée aveugle, comme un effort mystérieux et sourd, éloigné de toute conscience immédiate. C’est l’espèce la plus simple et la plus faible de ses objectivations. En tant que poussée aveugle et effort inconscient, elle se manifeste dans toute la nature inorganique, dans toutes les forces premières, dont c’est le rôle de la physique et de la chimie de chercher à connaître les lois, et dont chacune nous apparaît dans des millions de phénomènes tout à fait semblables et réguliers, ne portant aucune trace de caractère individuel ; elle se multiplie à travers l’espace et le temps, c’est-à-dire le « principe d’individuation », comme une image dans les facettes d’une coupe.

Plus évidente à mesure qu’elle s’élève de degré en degré dans son objectivation, la volonté agit cependant aussi dans le règne végétal, où le lien des phénomènes n’est plus, à proprement parler, une cause, mais une excitation ; elle est absolument inconsciente, semblable à une force obscure. Nous la retrouvons encore dans la partie végétative des phénomènes animaux, dans la production et dans le développement de chaque animal, de même que dans l’entretien de son économie intérieure ; là, de même, ce sont de simples excitations qui déterminent sa manifestation. Les degrés de plus en plus élevés de l’objectité de la volonté conduisent finalement au point où l’individu, qui représente l’idée, ne pouvait plus se procurer, par le simple mouvement résultant d’une excitation, la nourriture qu’il doit s’assimiler ; car il faut bien que quelque excitation de ce genre intervienne, et entre toutes, ici, la nourriture est plus spécialement indiquée ; la diversité toujours croissante des phénomènes individuels donne lieu à une telle foule et à une telle mêlée, qu’ils se gênent mutuellement et que la chance, de laquelle l’individu mû par simple excitation est condamné à attendre sa nourriture, deviendrait ici trop peu favorable. L’animal, dès l’instant où il sort de l’œuf ou des flancs de sa mère, doit pouvoir chercher et choisir les éléments de sa nourriture. De là vient la nécessité de la locomotion déterminée par des motifs, et, pour cela, celle de la connaissance, qui intervient, à ce degré d’objectivation de la volonté, comme un auxiliaire, comme une μηχανη indispensable à la conservation de l’individu et à la propagation de l’espèce. Elle apparaît, représentée par le cerveau ou par un gros ganglion, de même que toute autre tendance ou destination de la volonté, lorsqu’elle s’objective, est représentée par un organe, c’est-à-dire se manifeste à la perception sous la forme d’un organe[51]. — Mais, dès que cet auxiliaire ou μηχανη est intervenu, le monde comme représentation surgit tout à coup, avec toutes ses formes d’objet et de sujet, de temps, d’espace, de pluralité et de causalité. Le monde se manifeste alors sous sa seconde face. Jusqu’ici il était uniquement volonté, maintenant il est aussi représentation, objet du sujet connaissant. La volonté, qui développait auparavant son effort, dans les ténèbres, avec une sûreté infaillible, arrivée à ce degré, s’est munie d’un flambeau, qui lui était nécessaire pour écarter le désavantage résultant, pour ses phénomènes les plus parfaits, de leur surabondance et de leur variété. La sûreté, la régularité impeccable avec laquelle elle procédait, dans le monde inorganique comme dans le règne végétal, en qualité de tendance aveugle, provient de ce que, au début, elle était seule à agir, sans le concours mais aussi sans l’embarras que lui apporte un nouveau monde tout différent, celui de la représentation : bien qu’il reflète l’essence même de la volonté, il a pourtant une tout autre nature, et intervient maintenant dans l’enchaînement de ses phénomènes.

Ici s’arrête l’infaillible sûreté de la volonté. L’animal est déjà exposé à l’illusion, à l’apparence. Mais il n’a que des représentations intuitives ; il est dépourvu de concepts, de réflexion, enchaîné au présent, incapable de prévoir l’avenir. — Il semble, dans bien des cas, que cette connaissance dépourvue de raison ne soit pas suffisante pour le but qu’il poursuit et qu’elle ait besoin d’un auxiliaire ; car ce phénomène très curieux se présente à nous, que l’activité aveugle de la volonté et celle qui est éclairée par la connaissance empiètent d’une façon frappante sur le domaine l’une de l’autre, en revêtant deux formes différentes de manifestation. La première est celle-ci : parmi les actes des animaux dirigés par la connaissance intuitive et par les motifs qui en dérivent, nous en trouvons qui en sont dépourvus, qui, par conséquent, s’accomplissent avec la nécessité d’une volonté agissant aveuglément. L’autre cas, opposé au premier, se présente lorsque inversement c’est la lumière de la connaissance qui pénètre dans le laboratoire de la volonté aveugle et éclaire les fonctions végétatives de l’organisme humain : tel est le cas de la lucidité magnétique.

Enfin, là où la volonté est parvenue à son plus haut degré d’objectivation, la connaissance dont les animaux sont capables ne suffit plus, — connaissance qu’ils doivent à l’entendement, auquel les sens fournissent leurs données, et qui est par conséquent une simple intuition, tout entière tournée vers le présent. L’homme, cette créature compliquée, multiple d’aspect, plastique, éminemment remplie de besoins et exposée à d’innombrables lésions, devait, pour pouvoir résister, être éclairé par une double connaissance : à l’intuition simple devait venir s’ajouter, pour ainsi dire, une puissance plus élevée de la connaissance intuitive, un reflet de celle-ci, en un mot la raison, la faculté de créer des concepts. Avec elle se présente la réflexion, qui embrasse la vue de l’avenir et du passé, et, à sa suite, la méditation, la précaution, la faculté de prévoir, de se conduire indépendamment du présent, enfin la pleine et entière conscience des décisions de la volonté, en tant que telle. Plus haut, nous avons vu qu’avec la simple connaissance intuitive était déjà née la possibilité de l’apparence et de l’illusion, et que dès lors l’infaillibilité qu’avait auparavant la volonté, dans son effort inconscient et aveugle, disparaissait. Par suite, l’instinct et les dispositions industrieuses, manifestations inconscientes de la volonté, qui se rangent d’ailleurs parmi les manifestations accompagnées de connaissance, étaient rendus nécessaires. Avec l’avènement de la raison, cette sûreté, cette infaillibilité (qui, à l’autre extrême, dans la nature inorganique, apparaît avec un caractère de rigoureuse régularité) s’évanouit presque entièrement ; l’instinct disparaît tout à fait ; la circonspection, qui doit tenir lieu de tout, produit (comme on l’a vu dans le 1er livre) l’hésitation et l’incertitude : l’erreur devient possible, et, dans bien des cas, empoche l’objectivation adéquate de la volonté par des actes. Car, bien que la volonté ait déjà pris dans le caractère une direction déterminée et invariable, d’après laquelle elle se manifeste elle-même d’une façon infaillible à l’occasion des motifs, cependant l’erreur peut fausser ses manifestations, des motifs illusoires pouvant prendre la place des motifs véritables et les annihiler[52] ; c’est, par exemple, ce qui arrive quand la superstition suggère des motifs imaginaires, motifs qui entraînent l’homme à se conduire d’une façon absolument opposée à la manière dont sa volonté se manifesterait dans des circonstances identiques. Agamemnon sacrifie sa fille ; un avare verse des aumônes par égoïsme pur, dans l’espérance de se les voir un jour rendues au centuple ; etc.

La connaissance, en général, raisonnée aussi bien que purement intuitive, jaillit donc de la volonté et appartient à l’essence des degrés les plus hauts de son objectivation, comme une pure μηχανη, un moyen de conservation de l’individu et de l’espèce, aussi bien que tout organe du corps. Originairement attachée au service de la volonté et à l’accomplissement de ses desseins, elle reste presque continuellement prête à la servir ; ainsi en est-il chez tous les animaux et chez presque tous les hommes. Pourtant nous verrons, au 3e livre, comment chez quelques hommes la connaissance peut s’affranchir de cette servitude, rejeter ce joug et rester purement elle-même, indépendante de tout but volontaire, comme pur et clair miroir du monde : c’est de là que procède l’art. Enfin, dans le 4e livre, nous verrons comment cette sorte de connaissance, quand elle réagit sur la volonté, peut entraîner sa disparition, c’est-à-dire la résignation qui est le but final, l’essence intime de toute vertu et de toute sainteté, et la délivrance du monde.


§ 28.


Nous avons étudié la grande quantité et la variété des phénomènes dans lesquels la volonté s’objective ; nous avons vu aussi leur lutte éternelle et implacable. Toutefois, dans la suite des considérations que nous avons présentées jusqu’ici, nous avons constaté que la volonté elle-même, comme chose en soi, n’est nullement impliquée dans leur multiplicité et leur diversité. La variété des idées (platoniciennes), c’est-à-dire les degrés d’objectivation, la foule des individus dans lesquels chacune d’elles se manifeste, la lutte des formes et de la matière, tout cela ne concerne pas la volonté, mais n’est qu’une manière, une façon dont elle s’objective, et n’a, par suite, qu’une relation médiate avec elle. Par cette relation, tout cela aussi, pour la représentation, appartient à l’expression de son essence. Comme une lanterne magique montre de nombreuses et multiples images, bien qu’il n’y ait qu’une seule et même flamme pour les éclairer, de même, dans la multiplicité des phénomènes qui remplissent le monde où ils se juxtaposent ou se chassent réciproquement comme successions d’événements, c’est la volonté seule qui se manifeste ; c’est elle dont tous ces phénomènes consti- tuent la visibilité, l’objectité, c’est elle qui demeure immuable au milieu de toutes les variations : elle seule est la chose en soi ; et tout objet est manifestation, — phénomène, pour parler le langage de Kant.

Bien que la volonté trouve son objectivation la plus nette et la plus parfaite dans l’homme, en tant qu’idée (platonicienne), cependant à elle seule elle ne suffisait pas à manifester son essence. L’idée de l’homme avait besoin, pour se manifester dans toute sa valeur, de ne pas s’exprimer seule et détachée ; mais elle devait être accompagnée de la série descendante des degrés à travers toutes les formes animales, en passant par le règne végétal pour aller jusqu’à la matière inorganique : ils forment un tout et se réunissent pour l’objectivation complète de la volonté ; ils sont présupposés par l’idée de l’homme, comme les fleurs présupposent les feuilles de l’arbre, les branches, le tronc et la racine : ils forment une pyramide dont l’homme est le sommet. Aussi, pour peu que l’on se complaise aux comparaisons, peut-on dire que leur phénomène accompagne celui de l’homme d’une façon aussi nécessaire que la pleine lumière s’accompagne des gradations de toutes sortes de la pénombre à travers lesquelles elle pass3 pour se perdre dans l’obscurité. On peut encore les appeler l’écho de l’homme et dire : l’animal et la plante sont la quinte et la tierce mineures de l’homme ; le règne inorganique est son octave inférieure. Toute la vérité de cette dernière comparaison ne sera bien claire pour nous qu’après que, dans le livre suivant, nous aurons cherché à approfondir la signification de la musique. Nous verrons alors comment la mélodie, qui marche enchaînée par les tons élevés et agiles, doit, en un certain sens, être considérée comme représentant l’enchaînement que la réflexion met dans la vie et les passions de l’homme, et comment, par contre, les accompagnements non enchaînés, accompagnements qui complètent nécessairement l’harmonie musicale, représentent le reste de la nature animale et inconsciente. Nous parlerons de cela en son lieu, quand nous ne serons plus exposés à être soupçonnés de paradoxe. — Mais cette nécessité interne de l’objectité adéquate de la volonté, inséparable de la suite des degrés de ses manifestations, nous la trouvons encore dans l’ensemble de ces manifestations, exprimé par une nécessité externe : c’est elle qui fait que l’homme, pour subsister, a besoin des animaux, et ceux-ci, par séries graduelles, ont besoin les uns des autres, puis aussi des plantes, lesquelles à leur tour ont besoin du sol, de l’eau, des éléments chimiques et de leurs combinaisons, de la planète, du soleil, de la rotation et de la course delà terre autour de celui-ci, de l’obliquité de l’écliptique, etc., etc. — Au fond, la raison en est que la volonté doit se nourrir d’elle-même, puisque, hors d’elle, il n’y a rien, et qu’elle est une volonté affamée. D’où lutte, anxiété et souffrance.

Ainsi, la connaissance de l’unité de la volonté comme chose en soi, dans la variété et la multiplicité infinie des phénomènes, nous donne seule la vraie explication de cette analogie merveilleuse, et qu’on ne peut méconnaître, entre toutes les productions de la nature, de cette ressemblance de famille qui les fait considérer comme des variations d’un même thème, qui n’est pas donné. De même, par la connaissance claire et profonde de cette harmonie, de cet enchaînement essentiel de toutes les parties qui constituent le monde, de cette nécessité de leur gradation que nous avons examinée plus haut, nous est ouverte une vue véritable et assez claire sur la nature intime et la signification de l’indéniable finalité de tous les produits naturels organiques, finalité qu’aussi bien nous admettons a priori dans cette étude et cette analyse.

Cette adaptation finale offre un double caractère : d’une part, elle est intime, c’est-à-dire qu’elle est une disposition de toutes les parties d’un organisme particulier, faite de sorte que la convenance de cet organisme et de son genre en résulte et apparaisse, par suite, comme le but de cette disposition. D’autre part, cette adaptation est extérieure, c’est-à-dire qu’elle est une relation de la nature inorganique avec la nature organique en général, ou aussi de quelques parties de la nature entre elles, qui rend possible la conservation de l’ensemble de la nature organique, ou de quelques espèces particulières. Aussi en concluons-nous que cette relation est un moyen pour atteindre cette fin.

La finalité intérieure se rattache de la manière qu’on va voir à notre étude précédente. Puisque, d’après ce qui précède, toute la variété des formes dans la nature et la multiplicité des individus ne concerne en rien la volonté, mais seulement son objectité et la forme de celle-ci, il en résulte nécessairement qu’elle est indivisible et subsiste intégralement dans chaque phénomène, bien que les degrés de son objectivation, les idées (platoniciennes) soient très variés. Nous pouvons, pour faciliter l’intelligence, considérer ces différentes idées comme des actes isolés et simples en soi de la volonté, dans lesquels son essence se manifeste plus ou moins ; mais les individus sont à leur tour des manifestations des idées et, par suite, de ces actes, dans le temps, dans l’espace et dans la multiplicité. — Un tel acte (ou une telle idée) conserve donc, aux degrés les plus bas de son objectité, son unité, même dans le phénomène ; tandis qu’aux degrés les plus élevés, il a besoin, pour se manifester, de toute une série d’états et de développements dans le temps, qui, à eux tous, constituent l’expression de son essence. C’est ainsi, par exemple, que l’idée qui se manifeste dans une force naturelle quelconque n’a toujours qu’une manifestation simple, bien que cette manifestation puisse varier d’après la nature des relations extérieures ; sans cela on ne pourrait même pas prouver son identité, car on ne peut le faire que par élimination de la variété qui résulte uniquement de relations extérieures. Ainsi le cristal n’a qu’une manifestation d’existence, qui est sa cristallisation, et celle-ci trouve à son tour son expression complètement parfaite et achevée dans cette forme durcie, cadavre de cette vie momentanée. Déjà la plante n’exprime pas en une seule fois et par une manifestation simple l’idée dont elle est le phénomène, mais par une succession de développements organiques dans le temps. L’animal non seulement développe de même son organisme dans une succession souvent très variée d’états (métamorphoses), mais cette forme elle-même, bien qu’étant déjà objectité de la volonté à ce degré, ne suffit pas cependant à donner une expression complète de son idée ; celle-ci s’achève beaucoup mieux dans les actions de l’animal où son caractère empirique, qui est le même dans toute l’espèce, s’exprime et donne pour la première fois la manifestation complète de l’idée : en quoi il suppose, donné comme base, un organisme déterminé. Chez l’homme, chaque individu a déjà son caractère empirique particulier (comme nous le verrons au 4e livre) jusqu’à suppression complète du caractère spécifique, par l’annihilation de toute volonté.

Ce qui, par le développement nécessaire dans le temps, et aussi par le fractionnement en actions isolées, est reconnu comme caractère empirique, constitue, abstraction faite de cette forme temporelle du phénomène, le caractère intelligible, selon l’expression de Kant, qui, en faisant ressortir cette distinction et en établissant le rapport entre la liberté et la nécessité, c’est-à-dire proprement entre la volonté comme chose en soi et sa manifestation dans le temps, montre d’une façon remarquablement supérieure l’immortelle utilité de son rôle[53]. Le caractère intelligible coïncide donc avec l’idée, ou plus particulièrement avec l’acte de volonté primitif qui se manifeste dans l’idée : de cette façon, non seulement le caractère empirique de chaque homme, mais aussi celui de chaque espèce d’animaux et de plantes, celui même de toute force primitive du monde inorganique, peut être envisagé comme la manifestation d’un caractère intelligible, c’est-à-dire d’un acte de volonté indivisible existant en dehors du temps. — Il faut signaler en passant la naïveté avec laquelle, par sa simple forme, chaque plante exprime et met en lumière tout son caractère, manifeste tout son être et tout son vouloir ; c’est par là que les physionomies des plantes sont si intéressantes. L’animal, au contraire, demande déjà, si on veut le connaître conformément à son essence, à être étudié dans ses actes et dans ses mœurs ; quant à l’homme, il faut le sonder et lui arracher son secret, car la raison le rend éminemment capable de dissimulation. L’animal est aussi supérieur en naïveté à l’homme que la plante l’est à l’animal. Chez l’animal nous voyons la volonté de vivre en quelque sorte plus à découvert que chez l’homme ; chez l’homme, en effet, la connaissance qui la déguise est si développée, la faculté de feindre la dissimule si bien, que sa véritable essence ne peut guère se montrer au grand jour que par hasard et par moments. Dans les plantes elle se montre tout à fait à nu, mais aussi d’une manière bien moins intense, comme une simple et aveugle impulsion vers l’être, dépourvue de but et de fin. La plante, en effet, manifeste tout son être à première vue : sa pudeur ne souffre point de ce que chez elle les parties génitales, qui chez tous les animaux occupent la place la plus cachée, se laissent voir librement à son sommet. Cette innocence des plantes vient de ce qu’elles sont privées de connaissance : ce n’est point dans le vouloir, c’est dans le vouloir accompagné de connaissance que consiste la faute. Chaque plante révèle au premier abord son pays, son climat et la nature du sol où elle est née. Aussi suffit-il de peu d’exercice pour reconnaître aisément si une plante exotique appartient à la zone tropicale ou à la zone tempérée, si elle pousse dans l’eau, dans les massifs, sur les montagnes ou dans la lande. En outre, chaque plante indique encore la volonté particulière de son espèce et elle fait des confidences qui ne se peuvent exprimer en aucune autre langue.

Revenons maintenant à la question et appliquons ce que nous avons dit à l’étude téléologique des organismes, dans la mesure où cette étude intéresse leur finalité interne. Si, dans la nature inorganique, l’idée, que l’on doit considérer partout comme un acte de volonté unique, ne se manifeste que dans un phénomène également unique et toujours identique, et si, par suite, l’on peut dire qu’ici le caractère empirique participe immédiatement de l’unité du caractère intelligible, que tous deux en quelque sorte se confondent ensemble, ce qui fait qu’aucune finalité intérieure ne peut se montrer dans la nature inorganique ; si, au contraire, grâce à la suite de développements successifs, conditionnés dans les organismes par la multiplicité des parties différentes juxtaposées entre elles, chaque organisme exprime son idée ; si, en résumé, la somme des phénomènes du caractère empirique est avant tout, dans les organismes, une manifestation totale du caractère intelligible, malgré tout, la juxtaposition nécessaire des parties et la succession des développements n’empêchent point l’unité de l’idée qui se manifeste, ni de l’acte de volonté qui se révèle ; cette unité trouve, au contraire, son expression dans la relation et dans l’enchaînement nécessaire des parties et dans leurs développements respectifs, conformément à la loi de causalité. Puisque c’est la volonté unique et indivisible, c’est-à-dire une volonté parfaitement d’accord avec elle-même, qui se manifeste dans l’ensemble de l’idée comme dans un seul acte, il s’ensuit que son phénomène, bien qu’il se partage en parties et en modalités différentes, n’en dénote pas moins son unité par l’accord constant de ces modalités et de ces parties : cela arrive grâce à une relation et à une dépendance nécessaires de toutes les parties entre elles ; grâce à cette relation, l’unité de l’idée se trouve rétablie jusque dans le phénomène. Nous voyons donc que les différentes parties et fonctions de l’organisme se servent réciproquement de moyens et de fins les unes aux autres, mais que cependant l’organisme lui-même est leur fin commune et dernière. Par suite, si, d’une part, l’idée, qui de soi est simple, se disperse en une multitude de parties et d’états organiques ; si, d’autre part, l’unité de l’idée se rétablit au moyen de la liaison nécessaire de toutes les parties et de toutes les fonctions, liaison qui résulte des rapports réciproques de cause à effet, c’est-à-dire de moyen à fin, existant entre elles, cela n’appartient point en propre à l’essence de la volonté qui se manifeste, considérée comme volonté ; cela n’appartient point à la chose en soi, mais seulement à son phénomène soumis à l’espace, au temps et à la causalité, c’est-à-dire à de simples expressions du principe de raison, à la forme du phénomène. Le morcellement et la reconstruction de l’idée essentiellement une appartiennent au monde considéré comme représentation ; non au monde considéré comme volonté. Cette double opération ressortit à la modalité dans laquelle la volonté, à ce degré de son objectité, devient objet, c’est-à-dire représentation. À condition de se pénétrer du sens de cette exposition peut-être un peu ardue, l’on acquerra une intelligence vraiment exacte de cette doctrine de Kant, savoir, que la finalité du monde organique comme aussi la régularité du monde inorganique sont introduites dans la nature par notre entendement, par suite n’appartiennent l’une comme l’autre qu’au phénomène, nullement à la chose en soi. L’admiration que nous constations naguère, admiration excitée en nous par la régularité infaillible et constante de la nature inorganique, est en réalité identique à celle que nous inspire la finalité de la nature organique ; car, dans l’un et dans l’autre cas, ce qui nous étonne, c’est de voir l’unité primordiale de l’idée qui, pour les besoins de la représentation, avait revêtu la forme de la pluralité et de la diversité[54].

Suivant la division que nous avons établie plus haut, passons à ce qui concerne la seconde espèce de finalité, ou finalité externe, qui se manifeste, non dans l’économie interne des organismes, mais dans le secours, dans l’appui extérieur qu’ils empruntent à la nature, inorganique ou qu’ils se prêtent entre eux ; cette finalité trouve également son application générale dans l’exposition que nous avons faite plus haut, car le monde tout entier, avec tous ses phénomènes, est l’objectivité de la volonté une et indivisible ; il est l’idée qui se comporte en regard des autres idées comme l’harmonie par rapport aux voix isolées : par suite, cette unité de la volonté doit se manifester également dans l’accord de tous ses phénomènes entre eux. Mais, nous pouvons rendre cet aperçu bien plus clair encore, si nous observons de plus près les manifestations de cette finalité extérieure, de cet accord des différentes parties de la nature ; cette exposition servira à rendre la précédente encore plus lumineuse. La meilleure méthode pour faire cette étude, c’est de considérer l’analogie suivante.

Le caractère de chaque homme, dans la mesure où il est individuel et ne se ramène pas tout entier à celui de l’espèce, peut être envisagé comme une idée particulière, correspondant à un acte particulier d’objectivation de la volonté. Cet acte lui-même serait alors son caractère intelligible, et le phénomène de celui-ci serait le caractère empirique. Le caractère empirique est complètement déterminé par le caractère intelligible, lequel est volonté, volonté sans raison, c’est-à-dire volonté soustraite comme chose en soi au principe de raison, qui est la forme du phénomène. Le caractère empirique doit, dans le cours de l’existence, présenter le reflet du caractère intelligible, et il ne peut se comporter autrement que ne l’exige la nature de celui-ci. Toutefois cette détermination ne s’étend qu’à ce qu’il y a d’essentiel, non à ce qu’il y a d’accidentel dans l’existence ainsi réglée. Cette part accidentelle dépend de la détermination extérieure des événements et des actions ; ceux-ci sont la matière que revêt le caractère empirique pour se manifester ; ils sont déterminés par des circonstances extérieures que fournissent les motifs, sur lesquels le caractère réagit conformément à sa nature ; or, comme ils peuvent être très divers, il s’ensuit que c’est d’après leur influence que se règle la forme extérieure de la manifestation du caractère empirique, c’est-à-dire la tournure précise que prend une existence dans la suite des faits ou dans l’histoire. Cette tournure est susceptible de nombreuses variétés, bien que la partie essentielle du phénomène, c’est-à-dire son contenu, reste la même. Ainsi, par exemple, c’est une question qui n’intéresse nullement l’essence que celle de savoir si l’on joue des noix ou une couronne ; celle, au contraire, de savoir si l’on triche ou si l’on joue honnêtement concerne l’essence : celle-ci dépend du caractère intelligible, celle-là de l’influence extérieure. De même qu’un thème unique peut se présenter sous mille variations différentes, de même un caractère unique se manifeste en mille existences très diverses. Mais, quelque variée que puisse être l’influence extérieure, le caractère empirique qui se manifeste dans une existence n’en doit pas moins, de quelque façon qu’il se comporte, objectiver exactement le caractère intelligible, en conformant son objectivation à la matière donnée, c’est-à-dire aux circonstances effectives.

Nous devons admettre quelque chose d’analogue à cette influence des objets extérieurs sur le cours de la vie (déterminé quant à son essence par le caractère), si nous voulons nous expliquer de quelle manière la volonté, dans son acte primitif d’objectivation, détermine les différentes idées dans lesquelles elle s’objective, c’est-à-dire les différentes figures des créatures de toute sorte entre lesquelles elle répartit son objectivation et qui par le fait doivent avoir nécessairement, dans leur phénomène, des rapports réciproques. Nous devons admettre qu’entre tous ces phénomènes d’une volonté unique il s’est produit une adaptation, un accord général et réciproque ; malgré tout, il ne faut introduire ici, comme nous allons bientôt le voir plus clairement, aucune détermination de temps, puisque l’idée réside en dehors du temps. Par suite, chaque phénomène a cru s’adapter aux circonstances dans lesquelles il se manifeste, et réciproquement les circonstances aux phénomènes, bien que les phénomènes occupent dans le temps une place beaucoup plus récente ; partout nous constatons ce consensus naturel. Voilà pourquoi chaque plante est appropriée à son sol et à son climat, chaque animal à son élément et à la proie dont il doit faire sa nourriture ; l’animal est aussi, dans une certaine mesure, protégé d’une façon ou d’une autre contre ses ennemis naturels : l’œil est accommodé à la lumière et à sa réfrangibilité, le poumon et le sang à l’atmosphère, la vessie natatoire à l’eau, l’œil du phoque à l’eau et à l’air, les cellules à eau de l’estomac du chameau à la sécheresse des déserts africains, la voile du nautilus au vent qui doit pousser sa petite barque, et ainsi de suite, jusqu’aux exemples les plus spéciaux et les plus étonnants de la finalité extérieure[55]. Mais, dans tout cela, il faut faire abstraction de toutes les relations de temps ; les relations de temps, en effet, ne concernent que le phénomène de l’idée, nullement l’idée elle-même. Par suite, nous pouvons donner à cette méthode d’explication une valeur rétroactive et admettre non seulement que chaque espèce s’est accommodée aux circonstances préexistantes, mais encore que les circonstances préexistantes elles-mêmes ont eu pour ainsi dire égard aux êtres qui viendraient un jour. Car c’est bien une seule et unique volonté qui s’objective dans le monde tout entier : elle ne connaît point le temps ; car le temps, cette expression du principe de raison, n’a de valeur ni pour elle, ni pour son objectité primitive, les idées, mais seulement pour la modalité dans laquelle les idées sont connues des individus périssables eux-mêmes, je veux dire pour le phénomène des idées. Aussi, dans les présentes considérations sur la manière dont l’objectivation de la volonté se fragmente en différentes idées, l’ordre de consécution dans le temps est tout à fait sans importance ; supposons une idée dont le phénomène, conformément au principe de causalité qui le régit en tant que phénomène, se présente plus tôt dans la série des temps, cette idée n’a, par le fait, aucun avantage sur celle dont le phénomène se présente plus tard ; cette dernière, au contraire, est justement l’objectivation la plus parfaite de la volonté, objectivation à laquelle les objectivations précédentes ont dû s’adapter, comme elle s’adapte elle-même aux précédentes. Ainsi la course des planètes, l’inclinaison de l’écliptique, la rotation de la terre, le partage du continent et de la mer, l’atmosphère, la lumière, la chaleur et tous les phénomènes analogues, qui sont dans la nature ce qu’est dans l’harmonie la base fondamentale, se sont conformés avec précision aux races futures d’êtres vivants dont ils devaient être les rapports et les soutiens. Le sol s’adapte à la nourriture des plantes, les plantes à la nourriture des animaux, les animaux à la nourriture de l’homme, et réciproquement. Toutes les parties de la nature se rencontrent, parce que c’est une seule volonté qui se manifeste en elles toutes et que la suite des temps est complètement étrangère à son objectité primitive, à la seule qui soit adéquate[56], je veux dire aux Idées. Aujourd’hui que les espèces n’ont plus à naître, mais seulement à subsister, nous constatons encore çà et là cette prévoyance de la nature qui s’étend jusque dans l’avenir et qui fait pour ainsi dire abstraction de la suite des temps ; c’est une accommodation de ce qui existe présentement à ce qui est encore à venir. C’est ainsi que l’oiseau bâtit un nid pour des petits qu’il ne connaît pas encore ; de même le castor élève une construction dont le but lui est inconnu ; la fourmi, le hamster, l’abeille amassent des provisions pour l’hiver qu’ils ignorent ; l’araignée, le fourmi-lion dressent, avec une ruse calculée, des pièges pour une proie à venir qui leur est encore inconnue ; les insectes déposent leurs œufs dans les endroits où la future larve trouvera sa nourriture à venir. Lorsque, au temps de la floraison, la fleur femelle de la valisneria déroule les spires de sa tige qui la retenaient jusque-là au fond de l’eau et émerge ainsi à la surface, juste au même moment la fleur mâle s’arrache à la courte tige sur laquelle elle poussait au fond de l’eau et, au prix de sa vie, elle gagne ainsi la surface ; une fois qu’elle y est parvenue, elle flotte autour de la fleur femelle et elle la cherche ; celle-ci, après la fécondation, grâce à une nouvelle contraction de ses spires, regagne les profondeurs où le fruit va se former[57]. Il faut encore citer la larve du cerf-volant mâle, qui, lorsqu’elle fore son trou dans le bois en vue de la métamorphose, le fait une fois plus gros que la larve femelle, afin d’avoir de la place pour ses cornes à venir. L’instinct des animaux est, en somme, le meilleur exemple pour éclaircir la téléologie du reste de la nature. En effet, il en est de l’instinct comme de toute production au sein de la nature ; c’est une action qui semble dirigée vers un but et qui est complètement dénuée d’intention. Car, dans la téléologie de la nature, tant extérieure qu’intérieure, ce que nous concevons comme moyen et fin n’est partout qu’une manifestation, située dans le temps et l’espace et appropriée à notre manière de connaître, manifestation de l’unité de la volonté d’accord avec elle-même dans ces limites.

Mais parfois cette adaptation réciproque, cette conformation des phénomènes les uns aux autres, conformation qui procède de l’unité de la volonté, ne réussissent pas à faire disparaître le conflit dont nous parlions tout à l’heure, qui se traduit par une lutte générale dans la nature et qui tient à l’essence de la volonté. L’harmonie ne s’étend que dans les limites où elle est nécessaire à l’existence et à la subsistance du monde et des créatures, qui, sans l’harmonie, auraient déjà péri depuis longtemps. Voilà pourquoi cette harmonie se borne à garantir la conservation et les conditions générales d’existence à l’espèce, non à l’individu. Si donc, grâce à l’harmonie et à l’adaptation, les espèces dans le monde organique, les forces générales de la nature dans le monde inorganique coexistent les unes avec les autres et même se prêtent mutuellement appui, en revanche la lutte intime de la volonté qui s’objective dans toutes ces idées se traduit dans la guerre à mort, — guerre sans trêve, — que se font les individus de ces espèces et dans le conflit éternel et réciproque odes phénomènes des forces naturelles ; nous avons d’ailleurs déjà indiqué ce point. Le théâtre et l’enjeu de cette lutte, c’est la matière dont ils se disputent la possession ; c’est le temps et l’espace, qui, réunis dans la forme et la causalité, constituent à proprement parler cette matière, ainsi que nous l’avons vu dans le premier livre[58].


§ 29.


Je termine ici cette seconde grande division de mon travail ; j’espère avoir réussi, — autant du moins que cela est possible, lorsqu’on exprime pour la première fois une pensée neuve, qui par suite n’est point encore complètement débarrassée des caractères personnels à son premier auteur, — j’espère, dis-je, avoir réussi à prouver d’une manière certaine que ce monde, où nous vivons et existons, est à la fois et dans tout son être partout volonté, partout représentation ; que la représentation suppose déjà, comme telle, une forme, celle de l’objet et du sujet, et que par conséquent elle est relative ; qu’enfin, si nous nous demandons ce qui subsiste, abstraction faite de cette forme et de toutes celles qui lui sont subordonnées et qui sont exprimées par le principe de raison, ce résidu, considéré comme différent de tous points (toto genere) de la représentation, ne peut être autre que la volonté, c’est-à-dire la chose en soi proprement dite. Chacun a conscience qu’il est lui-même cette volonté, volonté constitutive de l’être intime du monde ; chacun aussi, a conscience qu’il est lui-même le sujet connaissant, dont le monde entier est la représentation ; ce monde n’a donc d’existence que par rapport à la conscience, qui est son support nécessaire. Ainsi, sous ce double rapport, chacun est lui-même le monde entier, le microcosme ; chacun trouve les deux faces du monde pleines et entières en lui. Et ce que chacun reconnaît comme sa propre essence épuise aussi l’essence du monde entier, du microcosme : ainsi, le monde est comme l’individu, partout volonté, partout représentation, et, en dehors de ces deux éléments, il ne reste aucun résidu. Nous voyons ainsi que la philosophie de Thalès qui étudie le macrocosme se confond avec celle de Socrate qui étudie le microcosme : leurs deux sujets, en effet, se trouvent réduits à l’identité. — Les théories exposées dans les deux premiers livres gagneront ainsi en précision comme en solidité dans les deux livres suivants ; en outre, bien des questions que nos considérations précédentes ont plus ou moins clairement soulevées y trouveront, j’espère, une réponse satisfaisante.

Il y a pourtant une de ces questions que nous devons encore examiner à part, car elle ne se pose que si l’on n’est pas bien entré dans l’esprit de notre précédente exposition ; d’ailleurs, elle peut servir à l’éclaircir. La voici : — Toute volonté est la volonté de quelque chose ; elle a un objet, un but de son effort : qu’est-ce donc que veut cette volonté qu’on nous donne comme l’essence du monde en soi, et à quoi tend-elle ? — Cette question, comme beaucoup d’autres, repose sur la confusion de l’être en soi et du phénomène : le phénomène est soumis au principe de raison, dont la loi de causalité est une forme ; il n’en est pas de même de l’être en soi. Il n’y a que les phénomènes, comme tels, et que les choses isolées dont on puisse toujours donner une raison : la volonté s’en passe, ainsi que l’idée où elle s’objective d’une manière adéquate. Prenez un mouvement isolé, ou plus généralement une modification physique : vous pouvez en chercher la cause, je veux dire un état qui ait rendu cette modification nécessaire ; vous ne le pouvez plus s’il s’agit de la force naturelle qui opérait dans ce phénomène et dans tous ceux qui lui ressemblent. C’est un vrai non-sens, résultant d’un défaut de réflexion, que de demander la cause de la pesanteur, de l’électricité, etc. Si l’on montrait que la pesanteur et l’électricité ne sont pas des forces naturelles irréductibles et simples, mais seulement des formes phénoménales d’une autre force connue et plus générale, on pourrait demander pourquoi cette force se traduit ici par la pesanteur, là par l’électricité. Cette analyse a été exposée plus haut en détail. L’acte isolé d’un individu conscient (qui n’est lui-même qu’un phénomène de la volonté, chose en soi) nécessite un motif, et n’aurait pas lieu sans cela. Mais de même que la cause matérielle détermine seulement le temps, le lieu et la matière où se manifestera telle ou telle force physique, de même le motif ne détermine dans l’acte volontaire d’un sujet conscient que le temps, le lieu et les circonstances, différentes pour chaque acte. Il ne détermine pas le fait même que cet être veut, soit en général, soit dans ce cas particulier. C’est là une manifestation de son caractère intelligible : celui-ci est la volonté même, la chose en soi ; il n’a pas de cause, étant hors du domaine où règne le principe de raison. Ainsi, l’homme a toujours un but et des motifs qui règlent ses actions : il peut toujours rendre compte de sa conduite dans chaque cas. Mais demandez-lui pourquoi il veut, ou pourquoi il veut être, d’une manière générale : il ne saura que répondre ; la question lui semblera même absurde. Il montrera par là qu’il a conscience de n’être que volonté, qu’il regarde ses volitions comme se comprenant d’elles-mêmes, et n’a besoin que pour ses actions particulières, et pour le moment où elles ont lieu, de la détermination spéciale des motifs.

L’absence de tout but et de toute limite est, en effet, essentielle à la volonté en soi, qui est un effort sans fin. Nous avons déjà touché plus haut à la question, en parlant de la force centrifuge : le fait se manifeste aussi, sous sa forme la plus simple, au plus bas degré d’objectité de la volonté, dans la pesanteur ; on y voit nettement l’effort continuel, joint à l’impossibilité d’atteindre le but. Supposons que, comme elle y tend, toute la matière existante ne forme qu’une masse : à son intérieur, la pesanteur qui tendrait vers le centre, continuerait à lutter contre l’impénétrabilité, sous forme de rigidité ou d’élasticité. L’effort de la matière ne peut qu’être continu, il ne peut être jamais réalisé ni satisfait. C’est ce qu’il a de commun avec toutes les forces qui sont des manifestations de la volonté : le but qu’elle atteint n’est jamais que le point de départ d’une carrière nouvelle, et cela à l’infini. La plante, qui est une de ces manifestations, se développe, et forme, du bourgeon primitif, la tige, les feuilles, les fleurs, les fruits : mais le fruit est lui-même l’origine d’un nouveau bourgeon, d’un nouvel individu, qui recommence à parcourir la vieille carrière, et cela éternellement. Il en est de même du cours de la vie chez les animaux : la procréation en est le plus haut point ; cet acte accompli, la vie du premier individu s’éteint plus ou moins vite, pendant qu’un autre assure à la nature la conservation de l’espèce, et recommence le même phénomène. C’est encore une simple manifestation de cet effort et de ce mouvement perpétuels que le renouvellement continuel de la matière dans chaque organisme ; les physiologistes n’y voient plus aujourd’hui un renouvellement nécessaire de la matière consommée par le mouvement : l’usure possible de la machine ne saurait équivaloir à l’apport constant de la nourriture ; un éternel devenir, un écoulement sans fin, voilà ce qui caractérise les manifestations de la volonté. Il en est aussi de même des efforts et des désirs de l’homme : leur accomplissement, but suprême de la volonté, miroite devant nous ; mais, dès qu’ils sont atteints, ils ne sont plus les mêmes ; on les oublie, ils deviennent des vieilleries, et, qu’on se le cache ou non, on finit toujours par les mettre de côté, comme des illusions disparues. Trop heureux celui qui garde encore un désir et une aspiration : il pourra continuer ce passage éternel du désir à sa réalisation, et de cette réalisation à un nouveau désir ; quand ce passage est rapide, il est le bonheur ; il est la douleur s’il est lent. Mais au moins il n’est pas cette immobilité qui produit un ennui affreux, paralysant, un désir sourd sans objet déterminé, une langueur mortelle, — En résumé, la volonté sait toujours, quand la conscience l’éclaire, ce qu’elle veut à tel moment et à tel endroit ; ce qu’elle veut en général, elle ne le sait jamais. Tout acte particulier a un but ; la volonté même n’en a pas ; comme tous les phénomènes naturels isolés, son apparition à tel lieu, à tel moment, est déterminée par une cause qui en rend raison ; mais la force plus générale qui se manifeste dans ce phénomène n’a pas elle-même de cause, puisqu’il n’est qu’un degré des manifestations de la chose en soi, de la volonté qui échappe au principe de raison. La seule conscience générale d’elle-même qu’ait la volonté est la représentation totale, l’ensemble du monde qu’elle aperçoit : il est son objectité, sa manifestation et son miroir ; et ce qu’il exprime à ce point de vue sera l’objet de nos considérations ultérieures[59].

LIVRE TROISIÈME
LE MONDE COMME REPRÉSENTATION




SECOND POINT DE VUE
LA REPRÉSENTATION, CONSIDÉRÉE INDÉPENDAMMENT DU PRINCIPE DE RAISON.
L’IDÉE PLATONICIENNE. L’OBJET DE L’ART.


Τί τὸ ὂν μέν ἀεί, γένεσιν δὲ οὐκ ἔχον, καὶ τί τὸ γιγνόμενον μὲν καί ἀπολλύμενον, ὄντως δὲ οὐδέποτε ὄν ; ___________(ΠΛΑΤΩΝ.)




§ 30.


Après avoir, dans le premier livre, étudié le monde à titre de simple représentation, d’objet mis en regard d’un sujet, nous l’avons, dans le second livre, considéré sous un autre point de vue : nous avons découvert que ce point de vue est celui de la volonté ; or, la volonté se manifeste uniquement comme ce qui constitue le monde, abstraction faite de la représentation ; c’est alors que, conformément à cette notion, nous avons donné au monde considéré à titre de représentation le nom suivant, qui correspond à son ensemble comme à ses parties : l’objectité de la volonté, ce qui signifie : la volonté devenue objet, c’est-à-dire représentation. Rappelons-nous encore ceci : une telle objectivation de la volonté est susceptible de degrés nombreux, mais bien définis, qui sont la mesure de la netteté et de la perfection croissantes avec lesquelles l’essence de la volonté se traduit dans la représentation, autrement dit se pose comme objet. Dans ces degrés, nous avons déjà précédemment reconnu les Idées de Platon, en tant qu’ils sont précisément les espèces définies, les formes et les propriétés originelles et immuables de tous les corps naturels, tant inorganiques qu’organiques, ou encore les forces générales qui se manifestent conformément aux lois de la nature. Toutes ces Idées se manifestent dans une infinité d’individus, d’existences particulières, pour lesquelles elles sont ce qu’est le modèle pour la copie. Cette pluralité d’individus n’est intelligible qu’en vertu du temps et de l’espace ; leur naissance et leur disparition ne sont intelligibles que par la causalité ; or, dans toutes ces formes, nous ne reconnaissons autre chose que les différents points de vue du principe de raison, qui est le principe dernier de toute limitation et de toute individuation, la forme générale de la représentation, telle qu’elle tombe sous la conscience de l’individu en tant qu’individu. L’Idée, au contraire, ne se soumet pas à ce principe ; aussi est-elle étrangère à la pluralité comme au changement. Tandis que les individus, les innombrables individus, dans lesquels elle se manifeste, sont soumis irrévocablement au devenir et à la mort, elle demeure inaltérable, unique et identique : le principe de raison, pour elle, est sans valeur. Pourtant, dans la mesure où le sujet exerce sa faculté de connaître à titre d’individu, ce principe est pour lui la forme directrice de toute connaissance ; il s’ensuit que les Idées sont complètement étrangères à la sphère de connaissance du sujet considéré comme individu. Aussi la condition nécessaire pour que les Idées deviennent objet de connaissance est-elle la suppression de l’individualité dans le sujet connaissant. Ce sont les détails, développements et explications nécessaires sur ce point, qui vont nous occuper dans ce qui suit.


§ 31.


Faisons pourtant, au préalable, une réflexion essentielle. Voici d’abord un point que j’espère être arrivé à démontrer dans le livre précédent ; il est, dans la philosophie de Kant, une notion nommée la chose en soi, notion obscure et paradoxale, qui a été considérée, surtout en raison de la manière dont Kant l’a introduite (c’est-à-dire en concluant de l’effet à la cause), comme la pierre d’achoppement, comme le côté faible de sa philosophie : or cette chose en soi, du moment qu’on y arrive par le chemin tout différent que nous avons pris, n’est autre chose que la volonté prise dans la sphère élargie et précise où nous avons, par la méthode indiquée, circonscrit ce concept. J’espère, en outre, que l’on n’hésitera plus, après ce qui précède, à reconnaître, dans les degrés déterminés d’objectivation de cette volonté qui fait l’existence en soi du monde, ce que Platon nommait les Idées éternelles, ou bien les formes immuables (ειδη), ces Idées qui, reconnues comme le dogme capital, mais aussi le plus obscur et le plus paradoxal de sa doctrine, ont été, pendant une suite de siècles, l’objet de la réflexion, de la controverse, de la moquerie et du respect d’une multitude d’esprits différents.

Voilà donc la volonté identifiée pour nous avec la chose en soi ; l’Idée, d’ailleurs, n’est plus que l’objectité immédiate de cette volonté, objectité réalisée à un degré déterminé ; il s’ensuit que la chose en soi de Kant et l’Idée de Platon, ces deux grands et obscurs paradoxes des deux plus grands philosophes de l’Occident, sont non pas identiques, mais liés ensemble d’une très étroite parenté ; ils ne diffèrent l’un de l’autre que par un seul caractère. Ces deux grands paradoxes sont même l’un pour l’autre le meilleur des commentaires ; cela tient précisément à ce que, malgré tout l’accord profond et la parenté qui les unissent, ils ont, en raison de l’extrême différence qui sépare les individualités respectives de leurs auteurs, différé au plus haut point dans leur expression : c’est comme deux chemins tout à fait séparés qui conduiraient au même but. — Cela s’explique clairement en peu de mots. Voici en substance ce que dit Kant : « L’espace, le temps, la causalité ne sont point des caractères de la chose en soi ; ils n’appartiennent qu’à son phénomène, attendu qu’ils ne sont que des formes de notre connaissance. Mais, puisque toute pluralité, tout commencement et toute fin ne sont possibles que par le temps, l’espace et la causalité, il s’ensuit que la pluralité, le commencement, la fin se rapportent au phénomène, pas du tout à la chose en soi. Or, notre connaissance étant conditionnée par ces formes, l’expérience tout entière n’est que la connaissance du phénomène, nullement celle de la chose en soi : aussi n’en peut-on appliquer légitimement les lois à la chose en soi. Cette critique s’étend jusqu’à notre propre moi : nous ne le saisissons que dans son phénomène, nullement dans la réalité qu’il peut constituer en soi. » Voilà, au point de vue important que nous examinons, le sens et le résumé de la doctrine de Kant.

Platon, de son côté, nous dit : « Les choses de ce monde, telles que nos sens les perçoivent, n’ont aucun être réel : elles deviennent toujours, elles ne sont jamais, elles n’ont qu’un être relatif, elles n’existent que dans et par leurs rapports réciproques ; aussi peut-on justement nommer tout leur être un non-être. Par suite, elles ne sont point l’objet d’une connaissance proprement dite (επιστημη) : car il ne nous est donné de connaître, dans le véritable sens du mot, que ce qui est en soi et pour soi et demeure toujours identique, au lieu que les choses sensibles ne sont que l’objet d’une opinion occasionnée par la sensation (δοξα μετ’αισθησεως αλογου). Tant que nous nous renfermons exclusivement dans la perception sensible, nous ressemblons à des hommes assis dans une caverne obscure, si étroitement enchaînés qu’ils ne peuvent tourner la tête ; ils ne voient rien, mais aperçoivent seulement sur la paroi qui leur fait face, à la lueur d’un feu qui brûle derrière eux, les ombres des choses réelles que l’on promène entre eux et le feu ; d’ailleurs, ils ne se voient pas eux-mêmes, si ce n’est sous forme d’ombres qui se projettent sur la paroi. Leur sagesse ne consiste qu’à prédire, d’après l’expérience, l’ordre dans lequel se succèdent les ombres ! Mais la seule chose à laquelle on puisse donner le nom d’être véritable, parce qu’elle est toujours, ne devient ni ne passe jamais, ce sont les objets réels que reflètent ces ombres ; ces objets réels représentent les Idées éternelles, les formes primordiales de toutes choses. Elles n’admettent point la pluralité : chacune d’elles, d’après son essence, est seule de son espèce, attendu qu’elle est elle-même le modèle dont toutes les choses analogues, particulières et passagères, ne sont que la copie ou l’ombre. Elles ne comportent non plus ni commencement ni fin : car elles possèdent véritablement l’être ; elles ne deviennent ni elles ne passent comme leurs copies éphémères. Ces deux caractères négatifs nous induisent nécessairement à supposer que le temps, l’espace et la causalité n’ont, au point de vue des Idées, aucune signification, aucune valeur et qu’ils n’existent point en elles… Ce ne sont donc que les Idées qui peuvent être l’objet d’une connaissance adéquate, puisque l’objet d’une telle connaissance ne peut être que ce qui existe en tout temps et à tout point de vue (c’est-à-dire en soi), et non ce qui existe ou n’existe pas selon le point de vue où on le considère. »

Telle est la doctrine de Platon. Il est évident, sans pousser plus loin la démonstration, que le sens profond des deux doctrines est exactement le même : toutes deux tiennent le monde sensible pour une apparence qui en soi est sans valeur et n’a de signification, de réalité cachée, qu’en vertu de ce qui s’exprime par lui (les Idées pour Platon, la chose en soi pour Kant) ; d’ailleurs, cette réalité ainsi exprimée, la seule réalité, n’a, d’après les deux doctrines, rien de commun avec les formes de l’expérience phénoménale, même les plus générales et les plus essentielles. Kant, pour se débarrasser de ces formes, les a explicitement réduites à des termes abstraits.et il a franchement détaché de la chose en soi le temps, l’espace, la causalité, ne les considérant que comme de simples formes de l’expérience phénoménale. Platon, au contraire, n’a point poussé la doctrine jusqu’à sa dernière expression ; il n’abstrait qu’implicitement ces formes des Idées, lorsqu’il refuse aux Idées ce qui n’est possible que par ces formes, c’est à savoir : la pluralité au sein d’une même espèce, le commencement et la fin. Je veux pourtant et par surcroît rendre manifeste par un exemple cette remarquable et importante concordance. Supposons un animal en pleine vie et pleine activité. Platon va dire : « Cet animal n’a aucune existence véritable, mais seulement une existence apparente ; c’est un devenir perpétuel, un être relatif, qui peut indifféremment s’appeler être ou non-être. Seule réelle est l’Idée dont cet animal est une copie ; seul réel est l’animal qui existe en soi-même (αυτο το θηριον), qui ne dépend de rien pour être, mais qui est en soi et pour soi (καθ’εαυτο, αει ως αυτως), qui ne devient point, qui ne finit point, mais qui est toujours identique à lui-même (αει ον, και μηδεποτε ουτε γιγνομενον, ουτε απολλυμενον). Du moment que dans cet animal nous dégageons l’Idée, il est tout à fait indifférent, il est oiseux de nous demander si nous avons devant les yeux cet animal même ou son ancêtre qui vivait mille ans auparavant, si même il se trouve ici ou sur une terre lointaine, s’il se présente de telle ou telle façon, dans telle ou telle attitude, dans telle ou telle de ses actions ; si enfin, il est tel individu de son espèce ou bien un autre quelconque : tout cela ne signifie rien et ne se rapporte qu’à l’apparence ; l’être véritable n’appartient qu’à l’Idée de l’animal, et cette Idée seule peut être l’objet d’une connaissance réelle. » Voilà pour Platon. — Voici à peu près ce que dirait Kant : « Cet animal est un phénomène soumis au temps, à l’espace et à la causalité ; ce ne sont là que les conditions a priori qui appartiennent à notre faculté de connaître et qui rendent l’expérience possible ; ce ne sont pas des caractères de la chose en soi. Or nous percevons tel animal en un instant déterminé, en un endroit donné ; nous le percevons en tant qu’individu appartenant à la série de l’expérience, c’est-à-dire à la chaîne des effets et des causes, en tant que soumis au devenir et par suite nécessairement périssable ; il n’est donc pas une chose en soi, mais un phénomène qui n’a de valeur qu’au point de vue de notre connaissance. Pour le connaître dans ce qu’il peut être en soi, c’est-à-dire indépendamment des caractères qui reposent sur le temps, l’espace et la causalité, il nous faudrait une faculté de connaître différente de la seule que nous possédions : les sens et l’entendement. »

Pour rapprocher mieux encore la formule de Kant et celle de Platon, on pourrait également dire : temps, espace et causalité ne sont que cette loi de notre intellect, en vertu de laquelle l’être, à proprement parler unique, qui constitue chaque espèce, se manifeste à nous comme une multitude d’êtres analogues, qui renaissent et qui périssent sans cesse dans une succession éternelle. Saisir les choses par le moyen et dans les limites de cette loi constitue l’aperception immanente ; les saisir au contraire en parfaite connaissance de cause constitue l’aperception transcendentale. Or, par la critique de la raison pure nous arrivons à concevoir l’aperception transcendentale, mais nous ne la concevons qu’in abstracto ; pourtant elle peut aussi se produire en nous intuitivement. C’est par ce dernier point que je prétends compléter la doctrine ; tel est l’objet que je me suis efforcé d’éclaircir dans ce troisième livre.

Si l’on avait véritablement entendu la doctrine de Kant ; si, depuis Kant, on avait, à proprement parler, compris Platon ; si l’on avait réfléchi sérieusement et sincèrement sur le sens profond et sur la substance de la doctrine de ces deux grands initiateurs, au lieu de jouer avec la forme technique de l’un et de singer le style de l’autre, on aurait infailliblement découvert depuis longtemps à quel point leurs deux grandes méthodes s’accordent ensemble ; on aurait vu que la signification réelle et que le but de leurs spéculations est identique. Non seulement on se serait abstenu de comparer Platon à Leibniz (leurs deux esprits ne semblent pas du tout d’accord), ou même à un certain monsieur qui vit encore, comme s’il voulait narguer les mânes du grand penseur antique[60] ; mais surtout on eût fait beaucoup plus de progrès, je veux dire on ne serait point revenu en arrière d’une manière aussi honteuse qu’on l’a fait pendant les quarante dernières années ; on ne se serait point laissé conduire par le nez au gré de tous les hâbleurs ; ce xixe siècle, qui s’annonçait d’une manière si grandiose, n’aurait pas été inauguré en Allemagne par ces pantalonnades philosophiques, renouvelées de certaines fêtes funéraires des anciens et organisées, au milieu d’un légitime éclat de rire de toutes les nations, sur le tombeau de Kant ; de pareilles farces conviennent fort peu au caractère sérieux et même raide des Allemands. Mais il est si mince, le vrai public des vrais philosophes ; les siècles eux-mêmes sont avares de leur apporter des élèves dignes de les comprendre. Εισι δη ναρθηκοφοροι μεν πολλοι, βακχοι δε γε παυροι (Thyrsigeri quidem multi, Bacchi vero pauci). ’Η ατιμια φιλοσοφια δια ταυτα προσπεπτωκεν, οτι ου κατ’αξιαν αυτης απτονται ου γαρ νοθους εδει απτεσθαι, αλλα και γνησιους. (Eam ob rem philosophia in infamiam incidit, quod non pro dignitate ipsam attingunt : neque enim a spuriis, sed a legitimis erat attrectanda) [ Plat. ].

On s’est laissé conduire par les mots : « représentation a priori, formes de l’intuition et de la pensée connues indépendamment de l’expérience, concepts originaux de l’entendement pur, » et ainsi de suite, — et puis l’on s’est demandé si les Idées de Platon, qui, elles aussi, prétendent être des concepts originaux et même des réminiscences d’une intuition des choses réelles antérieure à la vie actuelle, étaient la même chose que les formes kantiennes de l’intuition et de la pensée, telles qu’elles résident a priori dans notre conscience : voilà donc deux théories tout à fait hétérogènes, la théorie kantienne des formes, qui restreint aux purs phénomènes la faculté de connaître de l’individu, et la théorie platonicienne des Idées, Idées dont la connaissance supprime expressément ces formes mêmes : malgré l’opposition diamétrale de ces deux théories, et en raison de la seule analogie des termes qui les expriment, on les a soigneusement comparées ; on a consulté, controversé pour les distinguer l’une de l’autre, et l’on a fini par trouver qu’elles n’étaient pas identiques. Conclusion : la théorie des Idées de Platon et la critique kantienne de la raison n’avaient absolument rien de commun[61]. Mais en voilà assez sur ce sujet.


§ 32.


D’après l’enchaînement des considérations qui précèdent, malgré l’accord profond de Kant et de Platon, malgré l’identité du but qu’ils se proposaient, c’est-à-dire malgré la conception du monde, sur laquelle leur philosophie se guidait et se dirigeait, l’idée et la chose en soi ne sont pourtant pas tout à fait identiques ; disons plus : l’idée n’est pour nous que l’objectité immédiate, partant adéquate, de la chose en soi, laquelle, à son tour, correspond à la volonté, mais à la volonté en tant qu’elle n’est point encore objectivée, ni devenue représentation, car la chose en soi doit précisément, selon Kant, être dégagée de toutes les formes inhérentes à la connaissance en tant que connaissance, et ç’a été (comme nous le montrons dans notre Appendice) une véritable erreur de la part de Kant, que de ne point mettre au nombre de ces formes et en tête de la liste la forme qui consiste à « être un objet pour un sujet » ; car telle est la forme primitive et la plus générale de tout phénomène, c’est-à-dire de toute représentation ; par suite, il aurait dû expressément dépouiller sa chose en soi de la propriété d’être objet : cela l’aurait mis à l’abri de cette grave inconséquence que l’on a signalée bientôt. L’Idée de Platon, au contraire, constitue nécessairement un objet, une chose connue, une représentation ; c’est précisément par ce caractère, mais, il est vrai, par ce seul caractère, qu’elle se distingue de la chose en soi. Elle n’a dépouillé que les formes secondaires du phénomène, celles que nous comprenons toutes sous le principe de raison suffisante, ou, pour mieux dire, elle ne se les est pas encore appropriées ; toujours est-il qu’elle garde par devers soi la forme primitive et la plus générale, celle qui est la forme de la représentation en général et qui consiste à être un objet pour un sujet. Ce sont les formes secondaires par rapport à celle-ci, les formes comprises d’une manière générale sous le principe de raison, qui tirent de l’idée la multiplicité des individus singuliers et périssables, dont le nombre est absolument indifférent au point de vue de l’Idée. Le principe de raison devient ainsi à son tour la forme à laquelle l’idée doit se soumettre, dès qu’elle passe dans la connaissance du sujet considéré en tant qu’individu. La chose particulière qui se manifeste sous la loi du principe de raison n’est donc qu’une objectivation indirecte de la chose en soi (qui est la volonté) ; entre cette objectivation médiate et la chose en soi il y a encore l’Idée ; l’Idée est la seule objectité immédiate de la volonté ; car elle ne comporte aucune forme particulière de la connaissance en tant que connaissance, si ce n’est la. forme générale de la représentation, c’est-à-dire celle qui consiste à être un objet pour un sujet. Par suite, l’Idée est aussi et elle est seule l’objectité la plus adéquate possible de la chose en soi ; elle est même toute la chose en soi, avec cette seule réserve qu’elle est soumise à la forme de la représentation : et c’est là que nous découvrons la raison de ce grand accord entre Platon et Kant, bien que, à la grande rigueur, ce dont ils parlent ne soit pas absolument identique. Au contraire les choses particulières ne constituent pas une objectité vraiment adéquate de la volonté ; cette objectité est déjà atténuée ici par les formes qui se résument dans le principe de raison et qui sont les conditions de la connaissance telle qu’elle est possible à l’individu considéré comme individu.

Qu’on nous permette de tirer les conclusions d’une hypothèse impossible : pour qu’effectivement nous ne connaissions plus ni choses particulières, ni circonstances accessoires, ni changement, ni pluralité ; pour qu’au contraire nous percevions seulement les idées et les degrés d’objectivation de cette volonté unique, la véritable chose en soi ; pour qu’en un mot nous possédions une science pure et sans obscurité et que par le fait notre monde puisse être qualifié de « nunc stans », il faudrait que nous n’unissions plus la qualité de sujets connaissants à celle d’individus, c’est-à-dire que notre intuition ne s’opérât plus par l’intermédiaire d’un corps, car c’est le corps qui nous suggère nos intuitions par ses affections ; il n’est lui-même qu’un vouloir concret, l’objectité de la volonté, c’est-à-dire un objet parmi des objets ; or, en qualité d’objet, il ne peut, dans la mesure où il le fait, arriver à la conscience, à moins de se soumettre aux formes du principe de raison : c’est dire qu’il implique déjà et que par le fait il introduit le temps et toutes les autres formes que ce principe résume. Le temps n’est que le point de vue partiel et incomplet auquel l’être individuel contemple les Idées, lesquelles sont en dehors du temps et, par le fait, éternelles : c’est ce qui fait dire à Platon que le temps est l’image mouvante de l’éternité : αιωνος εικων κινητη ο χρονος[62].


§ 33.


Nous n’avons donc, en tant qu’individus, aucune autre connaissance que celle qui est soumise au principe de raison ; d’ailleurs, cette forme exclut la connaissance des idées ; il s’ensuit que, si nous sommes capables de nous élever de la connaissance des choses particulières jusqu’à celle des idées, cela ne se peut faire que par une modification intervenue dans le sujet, modification analogue et correspondant à celle qui a transformé la nature de l’objet et en vertu de laquelle le sujet, dans la mesure où il connaît une idée, n’est plus un individu.

Nous savons, d’après le précédent livre, que la connaissance, en général, fait partie elle-même de l’objectivation de la volonté considérée à ses degrés supérieurs ; que d’ailleurs la sensibilité, les nerfs, le cerveau sont, au même titre que les autres parties de l’être organique, l’expression de la volonté considérée à ce degré d’objectivité ; nous savons par suite que la représentation qui en résulte est également destinée au service de la volonté comme moyen (μηχανη) pour arriver à un but actuellement plus compliqué (πολυτελεστερα) et pour conserver un être ayant des besoins multiples. Originairement donc et d’après son essence, la connaissance est entièrement au service de la volonté ; et de même que l’objet immédiat, qui devient par l’application de la loi de causalité le point de départ de la connaissance, se réduit à la volonté objectivée, de même aussi toute connaissance soumise au principe de raison demeure dans un rapport proche ou lointain avec la volonté. Car l’individu considère son corps comme un objet au milieu d’autres objets, uni à chacun de ces objets par des relations et des rapports compliqués d’après le principe de raison ; la considération de ces objets doit donc toujours, par un chemin plus ou moins détourné, aboutir au corps, et par suite à la volonté. Du moment que c’est le principe de raison qui met ainsi les objets en relation avec le corps et par suite avec la volonté, la connaissance, destinée à servir la volonté, va tendre à connaître uniquement dans les objets les rapports établis par le principe de raison, c’est-à-dire à rechercher leurs relations multiples considérées sous les formes du temps, de l’espace et de la causalité ; car, pour l’individu, ce n’est qu’à ce point de vue que l’objet est intéressant, c’est-à-dire possède un rapport avec la volonté. Aussi cette connaissance destinée à servir la volonté ne connaît-elle des objets que leurs relations ; elle ne connaît les objets qu’en tant qu’ils existent en tel instant, à telle place, parmi tels autres objets, en vertu de telles causes, avec telles propriétés ; elle ne les connaît, en un mot, qu’à titre de choses particulières ; et si l’on supprimait les relations, les objets lui échapperaient du même coup, par la bonne raison qu’elle ne connaît d’eux que les relations. — Il ne faut point nous le dissimuler : ce que les sciences considèrent dans les choses, ce n’est en somme rien d’autre que tout ce que nous venons de voir, c’est-à-dire les relations, les rapports de temps, d’espace, les causes des changements physiques, la comparaison des formes, les motifs des événements, en un mot de pures relations. Ce qui distingue les sciences de la connaissance ordinaire, c’est simplement leur forme : elles sont systématiques ; elles facilitent la connaissance en faisant, grâce à la subordination des concepts, la synthèse de tous les cas particuliers, et elles atteignent par le fait à la généralité. Toute relation n’a même qu’une réalité relative ; par exemple, tout être considéré dans le temps peut être également, et par contre, qualifié de non-être, car le temps n’est que ce qui permet à plusieurs qualités opposées d’appartenir à un même objet : c’est pourquoi chaque phénomène qui est dans le temps finit par ne plus y être ; car ce qui sépare son commencement de sa fin, c’est justement le temps, chose essentiellement fugitive, inconstante et relative, nommée ici durée. Mais le temps est la forme la plus générale que revêtent tous les objets de cette connaissance, destinée au service de la volonté ; il est l’archétype de toutes leurs autres formes.

En règle générale, la connaissance demeure toujours au service de la volonté, de même qu’elle est née pour cette destination et qu’elle est pour ainsi dire greffée sur la volonté comme la tête l’est sur le tronc. Chez les animaux, la servitude de la connaissance à l’égard de la volonté ne peut jamais être supprimée. Chez les hommes, l’abolition de cette servitude n’a lieu qu’à titre d’exception, comme nous allons le voir immédiatement dans ce qui va suivre. Cette différence entre l’homme et les animaux trouve son expression physique dans la différence des proportions respectives de la tête et du tronc chez les uns et chez les autres. Dans les animaux inférieurs, les deux parties sont encore mal délimitées : chez tous la tête est dirigée vers cette terre où se trouvent les objets de la volonté ; même dans les animaux supérieurs, la tête et le tronc sont encore beaucoup moins distincts que chez l’homme ; l’homme porte une tête librement plantée sur un corps qui la supporte et qu’elle ne sert point. Le privilège de l’homme se manifeste à son degré Je plus éminent dans l’Apollon du Belvédère : la tête du dieu des Muses porte au loin ses regards ; elle se dresse si fièrement sur ses épaules qu’elle semble complètement indépendante du corps et qu’elle paraît affranchie des préoccupations qui le concernent.


§ 34.


Ce passage de la connaissance commune des choses particulières à celle des Idées est possible, comme nous l’avons indiqué ; mais il doit être regardé comme exceptionnel. Il se produit brusquement : c’est la connaissance qui s’affranchit du service de la volonté. Le sujet cesse par le fait d’être simplement individuel ; il devient alors un sujet purement connaissant et exempt de volonté ; il n’est plus astreint à rechercher des relations conformément au principe de raison ; absorbé désormais dans la contemplation profonde de l’objet qui s’offre à lui, affranchi de toute autre dépendance, c’est là désormais qu’il se repose et qu’il s’épanouit.

Ceci a besoin, pour devenir clair, d’une analyse explicative ; je prie le lecteur de ne s’y point laisser rebuter ni dépayser : bientôt il concevra l’ensemble de l’idée maîtresse de ce livre et il verra, par le fait, la surprise qu’il a pu éprouver s’évanouir d’elle-même.

Lorsque, s’élevant par la force de l’intelligence, on renonce à considérer les choses de la façon vulgaire ; lorsqu’on cesse de rechercher à la lumière des différentes expressions du principe de raison les seules relations des objets entre entre eux, relations qui se réduisent toujours, en dernière analyse, à la relation des objets avec notre volonté propre, c’est-à-dire lorsqu’on ne considère plus ni le lieu, ni le temps, ni le pourquoi, ni l’à-quoi-bon des choses, mais purement et simplement leur nature ; lorsqu’en outre on ne permet plus ni à la pensée abstraite, ni aux principes de la raison, d’occuper la conscience, mais qu’au lieu de tout cela, on tourne toute la puissance de son esprit vers l’intuition ; lorsqu’on s’y engloutit tout entier et que l’on remplit toute sa conscience de la contemplation paisible d’un objet naturel actuellement présent, paysage, arbre, rocher, édifice ou tout autre ; du moment qu’on se perd[63] dans cet objet, comme disent avec profondeur les Allemands, c’est-à-dire du moment qu’on oublie son individu, sa volonté et qu’on ne subsiste que comme sujet pur, comme clair miroir de l’objet, de telle façon que tout se passe comme si l’objet existait seul, sans personne qui le perçoive, qu’il soit impossible de distinguer le sujet de l’intuition elle-même et que celle-ci comme celui-là se confondent en un seul être, en une seule conscience entièrement occupée et remplie par une vision unique et intuitive ; lorsque enfin l’objet s’affranchit de toute relation avec ce qui n’est pas lui et le sujet, de toute relation avec la volonté : alors, ce qui est ainsi connu, ce n’est plus la chose particulière en tant que particulière, c’est l’Idée, la forme éternelle, l’objectité immédiate de la volonté ; à ce degré par suite, celui qui est ravi dans cette contemplation n’est plus un individu (car l’individu s’est anéanti dans cette contemplation même), c’est le sujet connaissant pur, affranchi de la volonté, de la douleur et du temps. Cette proposition, qui semble surprenante, confirme, je le sais fort bien, l’aphorisme qui provient de Thomas Payne : « du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas ; » mais, grâce à ce qui suit, elle va devenir plus claire et paraître moins étrange. C’était aussi ce que, petit à petit, Spinoza découvrait, lorsqu’il écrivait : « mens æterna est, quatenus res sub æeternitatis specie concipit. » (Eth., V, pr. 31, sch.)[64].

Dans une telle contemplation, la chose particulière devient d’un seul coup l’idée de son espèce, l’individu devient sujet connaissant pur. L’individu considéré comme individu ne connaît que des choses particulières ; le sujet connaissant pur ne connaît que des idées. Car l’individu constitue le sujet connaissant dans son rapport avec une manifestation définie, particulière de la volonté, et il demeure au service de cette dernière. Cette manifestation particulière de la volonté est soumise, comme telle, au principe de raison, considéré dans toutes ses expressions : toute connaissance prise de ce point de vue se conforme, par cela seul, au principe de raison ; d’ailleurs, pour le service de la volonté, il n’y a qu’une seule connaissance qui ait de la valeur : c’est celle qui n’a pour objet que des relations. L’individu connaissant, considéré comme tel, et la chose particulière connue par lui sont toujours situés en des points définis de l’espace et de la durée ; ce sont des anneaux de la chaîne des causes et des effets. Le sujet connaissant pur et son corrélatif, l’idée, sont affranchis de toutes ces formes du principe de raison : le temps, le lieu, l’individu qui connaît, celui qui est connu, ne signifient rien pour eux. C’est seulement lorsque l’individu connaissant s’élève de la manière ci-dessus mentionnée, se transforme en sujet connaissant et transforme par le fait l’objet considéré comme représentation, se dégage pur et entier, c’est alors seulement que se produit la parfaite objectivation de la volonté, puisque l’idée n’est autre chose que son objectité adéquate. Celle-ci résume en elle, et au même titre, objet et sujet (car ils constituent sa forme unique) ; mais elle maintient entre eux un parfait équilibre : d’une part, en effet, l’objet n’est autre chose que la représentation du sujet ; d’autre part, le sujet qui s’absorbe dans l’objet de l’intuition devient cet objet même, attendu que la conscience n’en est désormais que la plus claire image. Cette conscience constitue, à proprement parler, la totalité du monde considéré comme représentation, si nous concevons que nous parcourons successivement avec son flambeau la série complète des idées, autrement dit les degrés d’objectité de la volonté. Les choses particulières, à quelque point du temps ou de l’espace qu’on les place, ne sont pas autre chose que les idées soumises à la multiplicité par le principe de raison (qui est la forme de la connaissance individuelle considérée comme telle) ; or les idées se trouvent, par ce fait même, déchues de leur pure objectité. De même que dans l’idée, lorsqu’elle se dégage, le sujet et l’objet sont inséparables, parce que c’est en se remplissant et se pénétrant avec une égale perfection de part et d’autre qu’ils font naître l’idée, l’objectité adéquate de la volonté, le monde considéré comme représentation, de même aussi, dans la connaissance particulière, l’individu connaissant et l’individu connu demeurent inséparables, en tant que choses en soi. Car si nous faisons complète abstraction du monde considéré proprement comme représentation, il ne nous reste plus rien, si ce n’est le monde considéré comme volonté ; la volonté constitue l’ « en soi » de l’idée, laquelle est l’objectité parfaite de la volonté ; la volonté constitue aussi l’ « en soi » de la chose particulière et de l’individu qui la connaît, lesquelles ne sont que l’objectité imparfaite de la volonté. Considérée en tant que volonté, indépendamment de la représentation et de toutes ses formes, la volonté est une et identique dans l’objet contemplé et dans l’individu qui en s’élevant à cette contemplation prend conscience de lui-même comme pur sujet ; tous deux par suite se confondent ensemble : car ils ne sont en soi que la volonté qui se connaît elle-même ; quant à la pluralité et à la différenciation, elles n’existent qu’à titre de modalités de la connaissance, c’est-à-dire seulement dans le phénomène et en vertu de sa forme, le principe de raison. De même que sans objet ni représentation je ne suis pas sujet connaissant, mais simple volonté aveugle ; de même, sans moi, sans sujet connaissant, la chose connue ne peut être objet et demeure simple volonté, aveugle effort. Cette volonté est en soi, c’est-à-dire en dehors de la représentation, une et identique avec la mienne : c’est seulement dans le monde considéré comme représentation, soumis en tous cas à sa forme la plus générale qui est la distinction du sujet et de l’objet, c’est seulement dans le monde ainsi considéré que s’opère la distinction entre l’individu connu et l’individu connaissant. Dès qu’on supprime la connaissance, le monde considéré comme représentation, il ne reste plus en définitive que simple volonté, effort aveugle. Que la volonté s’objective et qu’elle devienne représentation elle pose du même coup le sujet et l’objet ; qu’en outre cette objectité devienne une pure, parfaite et adéquate objectité de la volonté, elle pose l’objet à titre d’idée, affranchie des formes du principe de raison, elle pose le sujet à titre de pur sujet connaissant, affranchi de son individualité et de sa servitude à l’égard de la volonté.

Absorbons-nous donc et plongeons-nous dans la contemplation de la nature, si profondément que nous n’existions plus qu’à titre de pur sujet connaissant : nous sentirons immédiatement par là même que nous sommes en cette qualité la condition, pour ainsi dire le support du monde et de toute existence objective ; car l’existence objective ne se présente désormais qu’à titre de corrélatif de notre propre existence. Nous tirons ainsi toute la nature à nous, si bien qu’elle ne nous semble plus être qu’un accident de notre substance. C’est dans ce sens que Byron dit :

Are not the mountains, waves and skies, a part
Of me and of my soûl, as I of them[65] ?

Et celui qui sent tout cela, comment pourrait-il, en contradiction avec l’immortelle nature, se croire absolument périssable ? Non ; mais il sera vivement pénétré de cette parole de l’Oupanischad, dans les Védas : « Hæ omnes creaturæ, totum ego sum, et præter me aliud ens non est. » (Oupnek’hat, I, 122)[66].


§ 35.


Pour arriver à une intuition plus profonde de l’être du monde, il faut de toute nécessité faire une distinction entre la volonté considérée comme chose en soi et son objectité adéquate ; puis en faire une seconde entre les différents degrés de clarté et de perfection de cette objectité, c’est-à-dire les Idées, d’une part, et, d’autre part, le simple phénomène des idées soumis aux différentes expressions du principe de raison et de la modalité inhérente à la connaissance individuelle. Alors on se rangera à l’opinion de Platon, qui ne reconnaît d’existence propre qu’aux Idées et qui n’accorde aux choses situées dans le temps et dans l’espace (c’est-à-dire à tout ce monde que l’individu considère comme réel) pas plus de réalité qu’aux fantômes ni qu’aux songes. Alors on verra comment l’idée une et identique se manifeste en tant de phénomènes différents ; comment il se fait qu’elle ne présente à l’individu connaissant que des fragments détachés et des aspects successifs de son être. Mais enfin on distinguera l’idée elle-même de la manière dont son phénomène tombe sous l’aperception de l’individu ; on reconnaîtra dans celle-là l’essentiel, dans celle-ci l’accidentel. Nous voulons, élucider ce point par des exemples en nous élevant des considérations les plus humbles jusqu’aux plus élevées. — Supposons des nuages qui parcourent le ciel : les figures qu’ils tracent ne leur sont point essentielles, elles leur sont indifférentes ; mais, en tant que vapeur élastique, ils se rassemblent, se dispersent, se dilatent et se déchirent sous le choc du vent ; telle est leur nature, telle est l’essence des forces qui s’objectivent en eux, telle est leur Idée ; quant à leurs figures particulières, elles n’existent que pour des observateurs individuels. — Supposons un ruisseau qui dévale sur les rochers : le remous, les vagues, les caprices de l’écume, tels que nous les observons, ne constituent que des propriétés insignifiantes, accidentelles ; cependant ce ruisseau obéit à la pesanteur ; il constitue un fluide incompressible, parfaitement mobile, amorphe et transparent ; or c’est là son essence, c’est là, si l’on en prend connaissance par intuition, son Idée : mais pour nous, tant que notre connaissance s’exerce à titre individuel, les images seules existent. — La glace se cristallise sur les vitres des fenêtres d’après les lois de la cristallisation, lesquelles sont une expression de la force naturelle qui se manifeste sous ce phénomène, lesquelles par suite représentent l’idée ; mais les arbres et les fleurs que les cristaux dessinent sur les vitres ont un caractère purement accidentel et n’existent qu’à notre point de vue. — Ce qui apparaît dans ces nuages, dans ce ruisseau, dans ces cristaux n’est que la plus faible expression de cette volonté qui se dégage plus parfaite dans la plante, encore plus parfaite dans l’animal, et enfin dans l’homme aussi parfaite que possible. Mais l’Idée ne se compose que de ce qu’il y a d’essentiel dans tous ces degrés de l’objectivation de la volonté : le développement de l’idée, qui s’opère suivant les différentes expressions du principe de raison, n’engendre que la multiplicité des objets et des points de vue phénoménaux ; tout cela n’appartient point à l’essence de l’Idée, mais ne réside que dans la faculté de connaître de l’individu et n’a de valeur que pour lui. La même chose est nécessairement vraie du développement de l’Idée, laquelle constitue l’objectité la plus parfaite de la volonté : en conséquence, l’histoire de l’humanité, le tumulte des événements, le changement des époques, les formes de la vie humaine si différentes selon les pays et selon les siècles, tout cela n’est que la forme accidentelle du phénomène de l’Idée ; aucune de ces déterminations particulières n’appartient à l’Idée, dans laquelle réside l’objectité adéquate de la volonté ; elles n’appartiennent pas à cette apparence, qui tombe sous la connaissance de l’individu ; pour l’idée, elles ne sont pas moins étrangères, accidentelles et insignifiantes que ne le sont pour les nuages les figures qu’ils dessinent, pour le ruisseau l’image de son remous et de son écume, pour la glace ses arbres et ses fleurs.

Pour qui a bien compris tout cela et sait séparer la volonté de l’Idée, l’Idée de son phénomène, les événements du monde n’auront plus de signification qu’en tant que signes révélateurs de l’Idée de l’homme ; ils n’en auront aucune en eux-mêmes ni par eux-mêmes. On ne croira plus alors avec le vulgaire que le temps puisse nous amener quelque chose d’une nouveauté ou d’une signification réelles ; on ne s’imaginera plus que rien puisse, par lui ou en lui, parvenir à l’être absolu ; on n’attribuera plus au temps, comme à un tout, un commencement ni une fin, un plan et un développement ; on ne lui assignera plus, comme fait le concept vulgaire, pour but final le plus haut perfectionnement de ce genre humain, le dernier venu sur la terre et dont la vie moyenne est de trente ans. Par suite, l’on sera aussi éloigné de préposer comme Homère un Olympe plein de dieux à la direction des événements, que de considérer avec Ossian les figures des nuages comme des êtres individuels ; car, nous l’avons dit, phénomènes du temps et phénomènes de l’espace, tous deux ont une égale valeur par rapport à l’Idée qui se manifeste en eux. Sous les aspects multiples de la vie humaine, sous le changement incessant des événements, on ne considérera que l’Idée comme permanente et comme essentielle ; c’est en elle que la volonté de vivre a atteint son objectité la plus parfaite ; c’est elle qui montre ses différentes faces dans les qualités, les passions, les erreurs et les vertus du genre humain, dans l’égoïsme, la haine, l’amour, la crainte, l’audace, la témérité, la stupidité, la ruse, l’esprit, le génie, etc., toutes choses qui se rencontrent et qui se fixent dans mille types et individus différents ; c’est ainsi que se continuent sans cesse la grande et la petite histoire du monde, lutte où il est fort indifférent de savoir si c’est un enjeu de noix ou de couronnes qui met en mouvement tant de combattants. On finira enfin par découvrir qu’il en est du monde comme des drames de Gozzi : ce sont toujours les mêmes personnages qui paraissent, ils ont les mêmes passions et le même sort ; les motifs et les événements diffèrent, il est vrai, dans les différentes pièces, mais l’esprit des événements est le même ; les personnages de chaque pièce ne savent rien non plus de ce qui s’est passé dans les précédentes où ils avaient pourtant déjà leur rôle : voilà pourquoi, malgré toute l’expérience qu’il aurait dû acquérir dans les pièces précédentes, Pantalon n’est ni plus habile ni plus généreux, Tarlafia n’a pas plus de conscience, ni Brighella plus de courage, ni Colombine plus de moralité.

Supposons qu’il nous soit donné de jeter un clair regard sur le domaine du possible, au delà de la chaîne des causes et des effets : le génie de la terre surgirait et il nous montrerait dans un tableau les individus les plus parfaits, les initiateurs de l’humanité, les héros que le destin a emportés avant que l’heure de l’action eût sonné pour eux. — Puis il nous ferait voir les grands événements qui eussent modifié l’histoire du monde, qui eussent amené des époques de lumière et de civilisation suprêmes, si le hasard le plus aveugle, l’incident le plus insignifiant ne les avaient étouffés à leur naissance. — Il nous représenterait enfin les forces imposantes des grandes individualités, qui auraient suffi à féconder toute une série de siècles, mais qui se sont égarées par erreur ou par passion, ou bien qui, sous la pression de la nécessité, se sont inutilement employées à d’indignes et stériles objets, ou encore qui se sont dissipées par pur amusement. Nous verrions tout cela, et ce serait pour nous un deuil : nous pleurerions sur les trésors que les siècles ont perdus. Mais l’esprit de la terre nous répondrait avec un sourire : « La source d’où émanent les individus et leurs forces est inépuisable et infinie, autant que le temps et que l’espace : car, comme le temps et l’espace, ils ne sont que le phénomène et la représentation de la volonté. Aucune mesure finie ne peut jauger cette source infinie : aussi chaque événement, chaque œuvre étouffée dans son germe a-t-elle encore et toujours l’éternité entière pour se reproduire. Dans ce monde des phénomènes toute perte absolue est impossible, comme tout gain absolu. La volonté seule existe : elle est la chose en soi, elle est la source de tous ces phénomènes-La conscience qu’elle prend d’elle-même, l’affirmation ou la négation qu’elle se décide à en tirer, tel est le seul fait en soi[67].


§ 36.


L’histoire suit le fil des événements ; elle est pragmatique, dans la mesure où elle les déduit d’après la loi de motivation, loi qui détermine les phénomènes de la volonté, lorsqu’elle est éclairée par la connaissance. Aux degrés inférieurs de son objectité, là où la volonté agit encore inconsciemment, c’est la science de la nature, en tant qu’étiologie, qui étudie les lois des modifications des phénomènes ; en tant que morphologie, elle étudie ce qu’il y a de permanent dans les phénomènes, elle simplifie sa matière presque infinie à l’aide des concepts, elle rassemble les caractères généraux pour en déduire le particulier. Enfin la mathématique étudie l’espace et le temps, formes simples, à l’aide desquelles les Idées nous apparaissent comme phénomènes multiples, appropriées à la connaissance du sujet en tant qu’individu. Toutes ces études, dont le nom générique est celui de science, se conforment en cette qualité au principe de raison, considéré dans ses différentes expressions ; leur matière n’est toujours que le phénomène, considéré dans ses lois, dans sa dépendance et dans les rapports qui en résultent. Mais y a-t-il une connaissance spéciale qui s’applique à ce qui dans le monde subsiste en dehors et indépendamment de toute relation, à ce qui fait à proprement parler l’essence du monde et le substratum véritable des phénomènes, à ce qui est affranchi de tout changement et par suite connu avec une égale vérité pour tous les temps, en un mot aux Idées, lesquelles constituent l’objectité immédiate et adéquate de la chose en soi, de la volonté ? — Ce mode de connaissance, c’est l’art, c’est l’œuvre du génie. L’art reproduit les idées éternelles qu’il a conçues par le moyen de la contemplation pure, c’est-à-dire l’essentiel et le permanent de tous les phénomènes du monde ; d’ailleurs, selon la matière qu’il emploie pour cette reproduction, il prend le nom d’art plastique, de poésie ou de musique. Son origine unique est la connaissance des Idées ; son but unique, la communication de cette connaissance. — Suivant le courant interminable des causes et des effets, tel qu’il se manifeste sous ses quatre formes, la science se trouve, à chaque découverte, renvoyée toujours et toujours plus loin ; il n’existe pour elle ni terme ni entière satisfaction (autant vaudrait chercher à atteindre à la course le point où les nuages touchent l’horizon) ; l’art, au contraire, a partout son terme. En effet, il arrache l’objet de sa contemplation au courant fugitif des phénomènes ; il le possède isolé devant lui ; et cet objet particulier, qui n’était dans le courant des phénomènes qu’une partie insignifiante et fugitive, devient pour l’art le représentant du tout, l’équivalent de cette pluralité infinie qui remplit le temps et l’espace. L’art s’en tient par suite à cet objet particulier ; il arrête la roue du temps, les relations disparaissent pour lui ; ce n’est que l’essentiel, ce n’est que l’Idée qui constitue son objet.

Nous pouvons en conséquence définir l’art : la contemplation des choses, indépendante du principe de raison ; il s’oppose ainsi au mode de connaissance, ci-dessus défini, qui conduit à l’expérience et à la science. On peut comparer ce dernier mode de connaissance à une ligne horizontale qui court indéfiniment ; quant à l’art, c’est une ligne perpendiculaire qui coupe facultativement la première en un point ou en un autre. La connaissance soumise au principe de raison constitue la connaissance rationnelle ; elle n’a de valeur et d’utilité que dans la vie pratique et dans la science : la contemplation, qui s’abstrait du principe de raison, est le propre du génie ; elle n’a de valeur et d’utilité que dans l’art. La première correspond à la connaissance selon Aristote ; la seconde est en somme la contemplation platonicienne. La première ressemble à un violent orage qui passe, sans qu’on en connaisse ni l’origine ni le but, et qui courbe, bouleverse, arrache tout sur sa route ; la seconde, c’est le paisible rayon de soleil qui perce les ténèbres et défie la violence de l’orage. La première est comme la chute des gouttes innombrables et impuissantes qui dans une cascade changent sans cesse et n’ont pas un instant de repos ; la seconde est l’arc-en-ciel qui plane paisible au-dessus de ce tumulte déchaîné. — Ce n’est que par cette contemplation pure et tout entière absorbée dans l’objet que l’on conçoit les idées ; l’essence du génie consiste dans une aptitude éminente à cette contemplation ; elle exige un oubli complet de la personnalité et de ses relations ; ainsi la génialité n’est pas autre chose que l’objectivité la plus parfaite, c’est-à-dire la direction objective de l’esprit, opposée à la direction subjective qui aboutit à la personnalité, c'est-à-dire à la volonté. Par suite, la génialité consiste dans une aptitude à se maintenir dans l’intuition pure et à s’y perdre, à affranchir de l’esclavage de la volonté la connaissance qui lui était originairement asservie ; ce qui revient à perdre complètement de vue nos intérêts, notre volonté, nos fins : nous devons pour un temps sortir absolument de notre personnalité, n’être plus que sujet connaissant pur, œil limpide de l’univers entier, et cela non pour un instant, mais pour aussi longtemps et avec autant de réflexion qu’il est nécessaire pour réaliser notre conception, à l’aide d’un art déterminé ; il faut « fixer en des formules éternelles ce qui flotte dans le vague des apparences ». — C’est à croire que, pour que le génie se manifeste dans un individu, cet individu doit avoir reçu en partage une somme de puissance cognitive qui excède de beaucoup celle qui est nécessaire pour le service d’une volonté individuelle ; c’est cet excédent qui, devenu libre, sert à constituer un objet affranchi de volonté, un clair miroir de l’être du monde. — Par là s’explique la vivacité que les hommes de génie poussent parfois jusqu’à la turbulence : le présent leur suffit rarement, parce qu’il ne remplit point leur conscience ; de là leur inquiétude sans répit ; de là leur tendance à poursuivre sans cesse des objets nouveaux et dignes d’étude, à souhaiter enfin, presque toujours sans succès, des êtres qui leur ressemblent, qui soient à leur taille et qui les puissent comprendre. Le vulgaire, au contraire, pleinement repu et satisfait de la routine actuelle, s’y absorbe ; il trouve partout des égaux ; de là cette satisfaction particulière qu’il éprouve dans le train de la vie et que le génie ne connaît pas. — On a voulu voir dans l’imagination un élément essentiel du génie, ce qui est fort légitime ; on a même voulu identifier complètement les deux mais c’est là une erreur. Les objets du génie considéré comme tel, sont les Idées éternelles, les formes persistantes et essentielles du monde et de tous ses phénomènes ; or, là où règne la seule imagination, elle s’emploie à construire des châteaux en Espagne destinés à flatter l’égoïsme et le caprice personnel, à les tromper momentanément et à les amuser ; mais dans ce cas, nous ne connaissons jamais à proprement parler que les relations des chimères, ainsi combinées. Celui qui se livre à ce jeu est un fantasque : il arrivera facilement à faire passer dans la réalité les images dont il enchante sa méditation solitaire, et il deviendra, par le fait, impropre à la vie pratique ; peut-être mettra-t-il par écrit les rêves de son imagination : c’est de là que nous viennent ces romans ordinaires de tous genres qui font la joie du gros public et des gens semblables à leurs auteurs ; car le lecteur rêve qu’il est à la place du héros, et il trouve une pareille représentation fort agréable.

L’homme ordinaire, ce produit industriel que la nature fabrique à raison de plusieurs milliers par jour, est, comme nous l’avons dit, incapable, tout au moins d’une manière continue, de cette aperception complètement désintéressée à tous égards qui constitue à proprement parler la contemplation : il ne peut porter son attention sur les choses que dans la mesure où elles ont un certain rapport avec sa propre volonté, quelque lointain que soit ce rapport. Comme, à ce point de vue, où la connaissance des relations est seule nécessaire, le concept abstrait de la chose est suffisant et le plus souvent préférable, l’homme ordinaire ne s’attarde point longtemps à la contemplation pure ; par suite, il n’attache point longtemps ses regards sur un objet : mais, dès qu’une chose s’offre à lui, il cherche bien vite le concept sous lequel il la pourra ranger (comme le paresseux cherche une chaise), puis il ne s’y intéresse pas davantage. C’est pourquoi il en a si vite fini avec toutes choses, avec les œuvres d’art, avec les beautés de la nature, avec le spectacle vraiment intéressant de la vie universelle, considérée dans les scènes multiples. Il ne s’attarde pas : il ne cherche que son chemin dans la vie. La connaissance des Idées est nécessairement intuitive, et non abstraite ; la connaissance propre au génie serait donc restreinte à l’idée des objets effectivement présents à la personne de l’auteur ; elle se rattacherait à la chaîne des circonstances qui l’ont elle-même amenée ; mais, grâce à l’imagination, l’horizon s’étend bien au delà de l’expérience actuelle et personnelle de l’homme de génie ; il se trouve ainsi en état, étant donné le peu qui tombe sous son aperception réelle, de construire tout le reste et d’évoquer ainsi devant lui presque toutes les images que peut offrir la vie. D’ailleurs, les objets réels ne sont presque toujours que des exemplaires très défectueux de l’idée qui s’y manifeste : l’imagination est, par suite, nécessaire au génie pour voir dans les choses non ce que la nature y a effectivement mis, mais plutôt ce qu’elle s’efforçait d’y réaliser et ce qu’elle n’eût point manqué d’amener à l’acte, sans ce conflit entre ses formes dont nous avons parlé dans le livre précédent. Nous reviendrons plus tard sur ce point, lorsque nous étudierons la sculpture. L’imagination agrandit donc le cercle de vision du génie, elle l’étend au delà des objets qui s’offrent effectivement à sa personne, et cela au point de vue de la qualité comme de la quantité. Par conséquent, une puissance extraordinaire d’imagination est le corrélatif et même la condition du génie. Mais on ne peut point réciproquement conclure de celle-là à celui-ci ; disons plus, les hommes même d’une intelligence ordinaire peuvent avoir beaucoup d’imagination. En effet, si l’on peut considérer un objet réel de deux façons opposées, à la manière pure et objective, comme fait le génie qui en saisit l’Idée, ou bien à la manière commune et simplement dans les relations qu’il a avec les autres objets et avec notre propre volonté, il n’est pas moins possible de considérer également de deux manières un produit de l’imagination. Considéré au premier point de vue, c’est un moyen pour arriver à la connaissance de l’idée dont la communication constitue l’œuvre d’art, ou tout au plus encore ce qui pourrait par hasard le devenir ; il prend, dans le sens le plus large du mot, des indications topographiques : mais il ne perd pas son temps à contempler la vie pour elle-même. Au contraire, chez l’homme de génie, la faculté de connaître, grâce à son hypertrophie, se soustrait pour quelque temps au service de la volonté ; par suite, il s’arrête à contempler la vie pour elle-même, il s’efforce de concevoir l’Idée de chaque chose, non ses relations avec les autres choses : dans cette recherche, il néglige fréquemment de considérer son propre chemin dans la vie et il s’y conduit le plus souvent d’une manière assez gauche. Pour les hommes ordinaires, la faculté de connaître est la lanterne qui éclaire le chemin ; pour l’homme de génie, c’est le soleil qui révèle le monde. Cette manière si différente d’envisager le monde se manifeste bien vite, même physiquement. L’homme chez qui le génie respire et travaille se distingue aisément, à son regard qui est également vif et ferme, qui porte la marque de l’intuition, de la contemplation ; c’est ce que nous pouvons constater par les portraits du peu d’hommes de génie que la nature produit de temps en temps sur d’innombrables millions d’individus : au contraire dans le regard des autres, s’il n’est ni insignifiant ni atone, on voit facilement un caractère tout opposé à celui de la contemplation, je veux dire la curiosité, le furetage. D’après cela, l’expression géniale d’une tête consiste donc en ce qu’on y peut voir une prépondérance marquée de la connaissance sur la volonté, en ce que l’on y trouve l’expression d’une connaissance exempte de tout rapport avec une volonté, c’est-à-dire l’expression d’une connaissance pure. Au contraire, dans les physionomies communes, l’expression de la volonté est prépondérante et l’on voit que la connaissance ne s’exerce chez elles que par une impulsion de la volonté, c’est-à-dire qu’elle ne se dirige que d’après des motifs.

Puisque la connaissance propre au génie ou connaissance des Idées est celle qui ne suit pas le principe de raison, puisque au contraire celle qui le suit rend les hommes prudents et sensés dans la pratique et crée les sciences, il en résulte que les individus intelligents sont atteints des défauts que l’on contracte en négligeant la seconde espèce de connaissance. Cependant notons ici une restriction : tout ce que je mentionnerai à ce point de vue ne les concerne qu’en tant et aussi longtemps qu’ils exercent effectivement la faculté de connaître propre au génie ; or, ce n’est en aucune façon le cas pour chaque instant de leur existence ; la tension d’esprit extrême, bien que spontanée, nécessaire pour arriver à une conception des Idées indépendante de la volonté, se relâche nécessairement parfois et ne se reproduit qu’à de longs intervalles ; c’est dans ces intervalles que les hommes de génie se trouvent, en bien comme en mal, dans une situation assez identique à celle des hommes ordinaires. On a pour cette raison considéré de tout temps l’action du génie comme une inspiration, et même, ainsi que le nom l’indique, on y a vu l’œuvre d’un être surhumain, différent de l’individu lui-même dont il ne prend possession que périodiquement. Les hommes de génie ne peuvent sans répugnance porter leur attention sur le contenu du principe de raison ; cela se manifeste d’abord au point de vue du principe de l’être, dans leur aversion pour les mathématiques ; c’est qu’en effet l’objet des mathématiques est d’étudier les formes les plus générales du phénomène, l’espace et le temps, qui ne sont eux-mêmes que des expressions du principe de raison ; une pareille étude est par suite tout opposée à celle qui n’a pour unique objet que le substratum du phénomène, l’Idée qui s’y manifeste, abstraction faite de toute relation. En outre, la méthode logique des mathématiques est également incompatible avec le génie ; s’opposant à tout ce qui est proprement intuition, elle ne peut le contenter ; n’offrant, conformément au principe de raison, qu’un simple enchaînement de conséquences, de toutes les facultés intellectuelles c’est surtout la mémoire qu’elle nécessite ; car elle doit toujours maintenir présentes à l’esprit toutes les propositions précédentes auxquelles on a recours. L’expérience elle-même démontre que les génies éminents dans l’art n’ont eu aucune aptitude pour les mathématiques : jamais un homme ne s’est brillamment signalé dans les deux branches à la fois. Alfieri raconte qu’il n’a jamais seulement pu comprendre la quatrième proposition d’Euclide. Les ineptes adversaires de la théorie des couleurs ont reproché à Gœthe, jusqu’à satiété, son ignorance des mathématiques : pourtant il n’était pas parvenu à un calcul ni à une mesure d’après une hypothèse donnée ; il était arrivé directement à une connaissance intuitive de la cause et de l’effet ; ce reproche est par conséquent fort injuste et fort déplacé ; en définitive il dénote le manque absolu de jugement de ceux qui l’ont fait, et qui d’ailleurs en avaient déjà fait preuve par les autres confidences, vraiment dignes de Midas, qu’ils ont jugé à propos de faire au public. Dans le fait qu’aujourd’hui, presque un demi-siècle après l’apparition de la théorie des couleurs de Gœthe, les sornettes de Newton conservent même en Allemagne leur paisible souveraineté dans les écoles ; dans le fait que l’on continue à parler sérieusement des sept homogènes et de leur différente réfrangibilité, on verra un jour un des traits révélateurs les plus sûrs de ce que vaut l’intelligence des humains en général et des Allemands en particulier. — C’est par la raison ci-dessus indiquée que s’explique un fait bien connu : les mathématiciens distingués sont peu sensibles aux œuvres de l’art ; j’en trouve un aveu particulièrement naïf dans l’histoire de ce mathématicien français qui, après une lecture de l’Iphigénie de Racine, demandait en haussant les épaules : « Qu’est-ce que cela prouve ? » — Puisque c’est une intelligence pénétrante des rapports suivant la loi de causalité et de motivation qui rend à proprement parler prudent ; puisque d’autre part la connaissance propre au génie ne se porte point sur les rapports, il s’ensuit qu’un homme prudent, dans la mesure et aussi longtemps qu’il est prudent, manque de génie, et, réciproquement, qu’un homme de génie, dans la mesure et aussi longtemps qu’il est homme de génie, manque de prudence.

En définitive, la connaissance intuitive, à laquelle ressortit exclusivement l’idée, se trouve en somme diamétralement opposée à la connaissance discursive ou abstraite, guidée par le principe de raison. Aussi est-il notoire que l’on trouve rarement un grand génie uni à une éminente faculté discursive ; disons plus, un homme de génie est souvent en proie à de violentes affections et à des passions insensées. La cause de ce fait n’est cependant point la faiblesse de la raison ; c’est, en partie, l’énergie extraordinaire du phénomène de volonté qui constitue l’homme de génie et qui se traduit par la véhémence de tous ses actes volontaires ; en partie, la prépondérance de la connaissance intuitive des sens et de l’entendement sur la connaissance abstraite : de là, en effet, une tendance déclarée vers la contemplation ; or l’intuition active luit d’une si souveraine lumière à côté des concepts incolores, qu’elle les frappe d’impuissance et qu’elle règne désormais toute seule sur la conduite, laquelle devient par le fait même déraisonnable ; d’ailleurs l’impression présente est très puissante sur eux, elle les pousse à l’irréflexion, à l’emportement, à la passion. C’est pour cela aussi, et en général parce que leur connaissance s’est en partie soustraite au service de la volonté, que dans la conversation ils songent moins à la personne qui les écoute qu’à la chose dont ils parlent et qu’ils évoquent vivement devant eux ; il en résulte que pour leurs intérêts ils ont une manière de juger trop objective ; ils bavardent et ils ne savent point garder pour eux ce qu’il eût été plus prudent de taire, et ainsi de suite. Ils sont enfin portés au monologue et ils sont en somme capables de montrer bien des faiblesses qui frisent vraiment la folie. Le génie et la folie ont un côté par lequel ils se touchent et même par lequel ils se pénètrent ; on en a souvent fait la remarque ; on a même appelé l’enthousiasme poétique une espèce de folie : Horace (Odes, III, 4) l’appelle amabilis insania ; Wieland l’appelle, dans l’introduction d’Obéron, « délicieuse folie » (holder Wahnsinn) Aristote lui-même, d’après Sénèque (De tranq. animi, 15, 16), aurait dit : « Nullum magnum ingenium sine mixtura dementiæ fuit. » Platon exprime aussi cette idée dans le mythe déjà cité de la caverne, lorsqu’il dit (Rép., VII) : « Ceux qui sont sortis de la caverne et qui ont vu la vraie lumière du soleil, les choses réellement existantes (les Idées), ne pourront plus rien voir, une fois qu’ils y seront rentrés ; ils ne distingueront plus les ombres de la caverne, car leurs yeux auront été déshabitués de l’obscurité ; ils deviendront, à cause de leurs méprises, la raillerie de leurs compagnons qui n’auront jamais quitté ni la caverne ni les ombres. » Dans le Phèdre (p. 317) il dit positivement que sans un peu de folie il n’y a point de vrai poète ; il prétend même (p. 327) que l’on passe pour fou, dès que des choses éphémères on dégage les idées éternelles. Cicéron nous cite Démocrite et Platon : « Negat enim, sine furore, Democritus, quemquam poetam magnum esse posse ; quod idem dicit Plato. » (De Divin., I, 37.) Pope, enfin, nous dit :

Great wits to madness sure are near allied,
And thin partitions do their bounds divide[68].

C’est surtout Goethe qui est instructif sur ce point. Dans son Torquato Tasso il ne se contente pas de représenter la souffrance, ni le martyre propre au génie en tant que génie ; il nous montre aussi ses empiétements continuels sur la folie. Enfin pour se convaincre de cette proche parenté entre le génie et la folie, qu’on lise les biographies de très grands génies, tels que Rousseau, Byron, Alfieri ; les anecdotes tirées de la vie de quelques autres ne seront pas moins concluantes ; citons enfin un exemple personnel : j’ai visité fréquemment des maisons d’aliénés et j’y ai rencontré des sujets d’une incontestable valeur ; leur génie perçait, à ne s’y point méprendre, à travers la folie ; mais chez eux la folie était demeurée complètement maîtresse. Une pareille coïncidence ne peut être mise sur le compte du hasard ; car, d’une part, le nombre des aliénés est relativement très petit ; d’autre part, l’apparition d’un homme de génie, événement rare au-dessus de toute expression, peut être considérée comme un fait exceptionnel au sein de la nature. Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de calculer le nombre des hommes de génie qu’a produits l’Europe cultivée dans l’antiquité comme dans les temps modernes, en ne comptant bien entendu que ceux qui ont produit des œuvres dignes de conserver dans tous les âges un prix immortel aux yeux des hommes ; que l’on compare ensuite ce nombre avec les 250 millions d’hommes qui vivent sans cesse en Europe et se renouvellent tous les trente ans. Voici encore un fait que je ne veux point passer sous silence : j’ai connu certaines personnes d’une supériorité intellectuelle marquée, sinon éminente : elles présentaient en même temps de légers indices de folie. Il semblerait, d’après cela, que toute supériorité intellectuelle qui dépasse la mesure ordinaire doive être considérée comme une chose anormale qui prédispose à la folie. Cependant je veux résumer le plus brièvement possible mon opinion sur la raison purement intellectuelle de cette parenté entre génie et folie ; car cette discussion ne peut manquer de nous renseigner sur l’essence propre du génie, c’est-à-dire de cette puissance intellectuelle qui seule est capable de produire les vrais chefs-d’œuvre. Mais ceci nécessite un court examen de la folie en elle-même[69].

On n’est pas encore parvenu, que je sache, à un aperçu clair et complet sur la nature de la folie ; on n’a pas encore la notion exacte et précise de ce qui distingue, à vrai dire, le fou de l’homme sensé. — On ne peut refuser aux fous ni la raison ni l’entendement : ils parlent et ils comprennent ; ils raisonnent souvent fort juste ; d’ordinaire même, ils ont une vue très exacte de ce qui se passe devant eux et ils saisissent l’enchaînement des causes et des effets. Les visions pas plus que les fantômes de la fièvre ne sont un symptôme ordinaire de la folie ; le délire fausse la perception, la folie fausse la pensée. En effet, le plus souvent les fous ne se trompent point dans la connaissance de ce qui est immédiatement présent ; leurs divagations se rapportent toujours à ce qui est absent ou passé, et par suite elles ne concernent que le rapport de ce qui est absent ou passé avec le présent. En conséquence, leur maladie me paraît atteindre surtout la mémoire ; elle ne la supprime pourtant pas tout à fait (car beaucoup de fous savent un grand nombre de choses par cœur et ils reconnaissent parfois des personnes qu’ils n’ont point vues depuis longtemps) ; elle rompt plutôt le fil de la mémoire ; elle en brise l’enchaînement continu et rend impossible tout souvenir régulièrement coordonné du passé. Je suppose qu’un fou évoque une scène du passé et lui donne toute la vivacité d’une scène vraiment présente : il y a dans un pareil souvenir des lacunes ; le fou les remplit avec des fictions ; ces fictions peuvent être toujours les mêmes et devenir des idées fixes ou bien se modifier à chaque fois comme des accidents éphémères ; dans le premier cas, c’est de la monomanie, de la mélancolie ; dans le second cas, de la démence, fatuitas. C’est pour cela qu’il est si difficile, lorsqu’un fou entre dans une maison d’aliénés, de l’interroger sur sa vie précédente. Le vrai et le faux se confondent de plus en plus dans sa mémoire. Le présent immédiat a beau être sainement connu, il n’en est pas moins faussé par le rapport que le fou lui attribue avec un passé chimérique : les fous se prennent eux-mêmes et prennent les autres pour des personnes qui n’existent que dans leur passé de fantaisie ; ils ne reconnaissent point des amis ; bref, en dépit de leur perception exacte du présent, ils lui attribuent des relations fausses avec le passé. Si la folie devient intense, la mémoire se désorganise complètement ; le fou est incapable de se souvenir de tout ce qui est ou absent ou passé ; il est entièrement et exclusivement gouverné par le caprice du moment, lié aux chimères qui constituent pour lui le passé : aussi, lorsqu’on se trouve auprès de lui, est-on sans cesse exposé à être maltraité ou mis à mort, à moins de lui faire continuellement sentir qu’on est le plus fort.

La connaissance du fou et celle de l’animal se confondent en ce qu’elles sont toutes deux restreintes au présent ; mais voici ce qui les distingue : l’animal n’a à proprement parler aucune représentation du passé considéré comme tel ; sans doute il subit l’effet de cette représentation par l’intermédiaire de l’habitude, lorsque, par exemple, il reconnaît après plusieurs années son ancien maître, c’est-à-dire celui dont le regard a produit sur lui une impression habituelle, persistante ; toujours est-il qu’il n’a aucun souvenir du temps qui s’est depuis écoulé : le fou au contraire conserve toujours dans sa raison le passé in abstracto ; mais c’est un faux passé qui n’existe que pour lui et qui est un objet de créance constante ou seulement momentanée : l’influence de ce faux passé l’empêche, bien qu’il connaisse exactement le présent, d’en tirer aucun parti, alors que l’animal lui-même est capable de l’utiliser. Voici comment j’explique que de violentes douleurs morales, que des événements terribles et inattendus occasionnent fréquemment la folie. Une douleur de ce genre est toujours, à titre d’événement réel, limitée au présent ; c’est dire qu’elle est passagère et que comme telle elle ne dépasse point nos forces : elle ne devient excessive que si elle est permanente ; mais comme telle elle se réduit à une simple pensée et c’est la mémoire qui en reçoit le dépôt : si cette douleur, si le chagrin causé par cette pensée ou par ce souvenir est assez cruel pour devenir absolument insupportable et dépasser les forces de l’individu, alors la nature, prise d’angoisse, recourt à la folie comme à sa dernière ressource ; l’esprit torturé rompt pour ainsi dire le fil de sa mémoire, il remplit les lacunes avec des fictions ; il cherche un refuge au sein de la démence contre la douleur morale qui dépasse ses forces : c’est comme lorsqu’on ampute un membre gangrené et qu’on le remplace par un membre artificiel. — Prenons comme exemples Ajax furieux, le roi Lear, Ophélie, car les créations du véritable génie sont les seules auxquelles nous puissions recourir ici, parce qu’elles sont universellement connues, et elles peuvent d’ailleurs, grâce à leur vérité, être considérées comme des personnes réelles : aussi bien l’expérience réelle et journalière nous donne sur cette question des résultats absolument semblables. Ce passage de la douleur à la folie n’est pas tout à fait sans analogue ; lorsqu’une pensée pénible nous surprend à l’improviste, il nous arrive souvent de vouloir la chasser, d’une manière en quelque sorte mécanique, par une exclamation, par un geste : nous prétendons ainsi nous distraire, nous arracher violemment à notre souvenir.

L’aliéné, nous venons de le voir, a une connaissance exacte du présent isolé et aussi de plusieurs faits particuliers du passé ; mais il méconnaît la liaison et les rapports des faits : telle est la raison de ses erreurs et de ses divagations ; tel est également son point de contact avec l’homme de génie, car l’homme de génie aussi néglige la connaissance des relations qui repose sur le principe de raison ; il ne voit et il ne cherche dans les choses que leurs Idées ; il saisit leur essence propre, cette essence qui se manifeste au contemplatif ; il la saisit sous un tel point de vue qu’une seule chose ainsi considérée représente toute son espèce, et il peut dire avec Gœthe qu’un seul cas vaut pour mille ; il dédaigne lui aussi la connaissance de l’enchaînement des choses : l’objet unique qu’il contemple, le présent qu’il conçoit avec une surprenante intensité, lui apparaissent en si pleine lumière, que les autres anneaux de la chaîne dont ils font partie rentrent par là même dans l’ombre : ceci donne justement lieu à des phénomènes qu’on a depuis longtemps comparés à ceux de la folie. S’il existe, dans les réalités particulières qui nous entourent quelque chose d’imparfait, d’affaibli ou d’altéré, le génie n’a qu’à y toucher pour l’élever jusqu’à l’Idée, jusqu’à la perfection ; il ne voit partout que les extrêmes, et par suite sa conduite aussi se porte aux extrêmes : il ne sait point garder la juste mesure, il manque de modération. ; et il en résulte ce que nous savons. Il connaît parfaitement les Idées, non les individus. Aussi un poète peut-il, comme nous l’avons remarqué, connaître à fond l’homme et connaître fort mal les hommes ; il est facile à circonvenir et il devient aisément un jouet entre les mains des gens malicieux[70].


§ 37.


Le génie, tel que nous l’avons présenté, consiste dans l’aptitude à s’affranchir du principe de raison, à faire abstraction des choses particulières, lesquelles n’existent qu’en vertu des rapports, à reconnaître les Idées, et enfin à se poser soi-même en face d’elles comme leur corrélatif, non plus à titre d’individu, mais à titre de pur sujet connaissant ; cependant cette aptitude peut exister aussi, quoique à un degré moindre et différent, chez tous les hommes ; car sans cela ils seraient aussi incapables de goûter les œuvres d’art que de les produire, ils seraient absolument insensibles à tout ce qui est beau et sublime ; ces deux mots seraient même un véritable non-sens pour eux. Par suite, à moins qu’il n’y ait des gens complètement incapables de tout plaisir esthétique, nous devons accorder à tous les hommes ce pouvoir de dégager les idées des choses et par le fait de s’élever momentanément au-dessus de leur personnalité. Le génie a seulement l’avantage de posséder cette faculté à un degré bien plus élevé et d’en jouir d’une manière plus continue ; grâce à ce double privilège, il peut appliquer à un pareil mode de connaissance toute la réflexion nécessaire pour reproduire dans une libre création ce qu’il connaît par cette méthode ; cette reproduction constitue l’œuvre d’art. C’est par elle qu’il communique aux autres l’idée qu’il a conçue. L’idée reste donc immuable et identique : par suite, le plaisir esthétique reste essentiellement un et identique, soit qu’on le provoque par une œuvre d’art, soit qu’on l’éprouve directement dans la contemplation de la nature et de la vie. L’œuvre d’art n’est qu’un moyen destiné à faciliter la connaissance de l’idée, connaissance qui constitue le plaisir esthétique. Puisque nous concevons plus facilement l’idée par le moyen de l’œuvre d’art que par la contemplation directe de la nature et de la réalité, il s’ensuit que l’artiste, ne connaissant plus la réalité, mais seulement l’idée, ne reproduit également dans son œuvre que l’idée pure ; il la distingue de la réalité, il néglige toutes les contingences qui pourraient l’obscurcir. L’artiste nous prête ses yeux pour regarder le monde. Posséder une vision particulière, dégager l’essence des choses qui existe hors de toutes relations : voilà le don inné propre au génie ; être en état de nous faire profiter de ce don et de nous communiquer une telle faculté de vision, voila la partie acquise et technique de l’art. C’est pourquoi, après avoir, dans ce qui précède, présenté dans ses principaux linéaments l’essence intime de la connaissance esthétique, je vais, dans l’étude philosophique qui va suivre, examiner le beau et le sublime pur indifféremment dans la nature et dans l’art ; je ne m’inquiéterai plus de distinguer celui-ci de celle-là. Nous allons étudier ce qui se passe dans l’homme, au contact du beau, au contact du sublime ; quant à la question de savoir si ce contact s’opère par la contemplation de la nature et de la vie, ou bien si l’on n’y atteint que par l’intermédiaire de l’art, elle porte sur une différence tout extérieure, nullement essentielle.


§ 38.


Nous avons trouvé dans la contemplation esthétique deux éléments inséparables : la connaissance de l’objet considéré non comme chose particulière, mais comme idée platonicienne, c’est-à-dire comme forme permanente de toute une espèce de choses ; puis la conscience, celui qui connaît, non point à titre d’individu, mais à titre de sujet connaissant pur, exempt de volonté. Nous avons également vu la condition nécessaire pour que ces deux éléments se montrent toujours réunis : il faut renoncer à la connaissance liée au principe de raison, laquelle cependant est seule valable pour le service de la volonté comme pour la science. — Nous allons voir également que le plaisir esthétique, provoqué par la contemplation du beau, procède de ces deux éléments ; c’est tantôt l’un, tantôt l’autre qui nous le procure davantage, selon l’objet de notre contemplation esthétique.

Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême lui-même n’est qu’apparent : le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. — Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un : l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré.

Mais vienne une occasion extérieure ou bien une impulsion interne qui nous enlève bien loin de l’infini torrent du vouloir, qui arrache la connaissance à la servitude de la volonté, désormais notre attention ne se portera plus sur les motifs du vouloir ; elle concevra les choses indépendamment de leur rapport avec la volonté, c’est-à-dire qu’elle les considérera d’une manière désintéressée, non subjective, purement objective ; elle se donnera entièrement aux choses, en tant qu’elles sont de simples représentations, non en tant qu’elles sont des motifs : nous aurons alors trouvé naturellement et d’un seul coup ce repos que, durant notre premier asservissement à la volonté, nous cherchions sans cesse et qui nous fuyait toujours ; nous serons parfaitement heureux. Tel est l’état exempt de douleur qu’Épicure vantait si fort comme identique au souverain bien et à la condition divine : car tant qu’il dure nous échappons à l’oppression humiliante de la volonté ; nous ressemblons à des prisonniers qui fêtent un jour de repos, et notre roue d’Ixion ne tourne plus.

Mais cet état est justement celui que j’ai signalé tout à l’heure à titre de condition de la connaissance de l’idée ; c’est la contemplation pure, c’est le ravissement de l’intuition, c’est la confusion du sujet et de l’objet, c’est l’oubli de toute individualité, c’est la suppression de cette connaissance qui obéit au principe de raison et qui ne conçoit que des relations ; c’est le moment où une seule et identique transformation fait de la chose particulière contemplée l’idée de son espèce, de l’individu connaissant, le pur sujet d’une connaissance affranchie de la volonté ; désormais sujet et objet échappent, en vertu de leur nouvelle qualité, au tourbillon du temps et des autres relations. Dans de telles conditions, il est indifférent d’être dans un cachot ou dans un palais pour contempler le coucher du soleil.

Une impulsion intérieure, une prépondérance de la connaissance sur le vouloir peuvent, quelles que soient les circonstances concomitantes, occasionner cet état. Ceci nous est attesté par ces merveilleux peintres hollandais qui ont contemplé d’une intuition si objective les objets les plus insignifiants et qui nous ont donné dans leurs tableaux d’intérieur une preuve impérissable de leur objectivité, de leur sérénité d’esprit ; un homme de goût ne peut contempler leur peinture sans émotion, car elle trahit une âme singulièrement tranquille, sereine et affranchie de la volonté ; un pareil état était nécessaire pour qu’ils pussent contempler d’une manière si objective, étudier d’une façon si attentive des choses si insignifiantes et enfin exprimer cette intuition avec une exactitude si judicieuse : d’ailleurs, en même temps que leurs œuvres nous invitant à prendre notre part de leur sérénité, il arrive que notre émotion s’accroît aussi par contraste ; car souvent notre âme se trouve alors en proie à l’agitation et au trouble qu’y occcasionne la violence du vouloir. C’est dans ce même esprit que des peintres de paysage, particulièrement Ruysdael, ont souvent peint des sites parfaitement insignifiants, et ils ont par là même produit le même effet d’une manière plus agréable encore.

Il n’y a que la force intérieure d’une âme artiste pour produire de si grands effets ; mais cette impulsion objective de l’âme se trouve facilitée et favorisée par les objets extérieurs qui s’offrent à nous, par l’exubérance de la belle nature qui nous invite et qui semble nous contraindre à la contempler. Une fois qu’elle s’est présentée à notre regard, elle ne manque jamais de nous arracher, ne fût-ce que pour un instant, à la subjectivité et à la servitude de la volonté ; elle nous ravit et nous transporte dans l’état de pure connaissance. Aussi un seul et libre regard jeté sur la nature suffit-il pour rafraîchir, égayer et réconforter d’un seul coup celui que tourmentent les passions, les besoins et les soucis : l’orage des passions, la tyrannie du désir et de la crainte, en un mot toutes les misères du vouloir lui accordent une trêve immédiate et merveilleuse. C’est qu’en effet, du moment où, affranchis du vouloir, nous nous sommes absorbés dans la connaissance pure et indépendante de la volonté, nous sommes entrés dans un autre monde, où il n’y a plus rien de tout ce qui sollicite notre volonté et nous ébranle si violemment. Cet affranchissement de la connaissance nous soustrait à ce trouble d’une manière aussi parfaite, aussi complète que le sommeil et que le songe : heur et malheur sont évanouis, l’individu est oublié ; nous ne sommes plus l’individu, nous sommes pur sujet connaissant : nous sommes simplement l’œil unique du monde, cet œil qui appartient à tout être connaissant, mais qui ne peut, ailleurs que chez l’homme, s’affranchir absolument du service de la volonté ; chez l’homme toute différence d’individualité s’efface si parfaitement qu’il devient indifférent de savoir si l’œil contemplateur appartient à un roi puissant ou bien à un misérable mendiant. Car ni bonheur ni misère ne nous accompagnent à ces hauteurs. Cet asile, dans lequel nous échappons à toutes nos peines, est situé bien près de nous ; mais qui a la force de s’y maintenir longtemps ? Il suffit qu’un rapport de l’objet purement contemplé avec notre volonté ou notre personne se manifeste à la conscience : le charme est rompu ; nous voilà retombés dans la connaissance soumise au principe de raison ; nous prenons connaissance non plus de l’Idée, mais de la chose particulière, de l’anneau de cette chaîne, à laquelle nous appartenons aussi nous-mêmes ; nous sommes, encore une fois, rendus à toute notre misère. — La plupart des hommes s’en tiennent le plus souvent à cette dernière condition ; car l’objectité, c’est-à-dire le génie, leur manque totalement. C’est pour cette raison qu’ils n’aiment point à se trouver seuls en face de la nature : ils ont besoin d’une société, tout au moins de la société d’un livre. Chez eux en effet la connaissance ne cesse de servir la volonté : c’est pourquoi ils ne cherchent dans les objets que le rapport qu’ils peuvent y découvrir avec leur volonté ; tout ce qui ne leur offre point un rapport de cette nature provoque au fond de leur être cette plainte éternelle et désolante, pareille à l’accompagnement d’une basse : « Cela ne me sert de rien. » Aussi dès qu’ils sont seuls, le plus beau site prend-il à leurs yeux un aspect glacé, sombre, étranger, hostile.

C’est enfin cette béatitude de la contemplation affranchie de volonté qui répand sur tout ce qui est passé ou lointain un charme si prestigieux et qui nous présente ces objets dans une lumière si avantageuse ; nous sommes là dupes de nous-mêmes. Quand nous nous représentons les jours — depuis longtemps écoulés — que nous avons passés dans un endroit éloigné, ce sont les objets seuls que notre imagination évoque, et non le sujet de la volonté qui, alors comme aujourd’hui, portait avec soi le poids de ses incurables misères : elles sont oubliées, parce qu’elles ont été depuis bien souvent renouvelées. L’intuition objective agit dans le souvenir comme elle agirait sur les objets actuels, si nous prenions sur nous de nous débarrasser de la volonté et de nous livrer à cette intuition. De là vient que, lorsqu’un besoin nous tourmente plus que d’ordinaire, le souvenir des scènes passées ou lointaines passe devant nous semblable à l’image d’un paradis perdu. L’imagination évoque exclusivement la partie objective de nos souvenirs, jamais la partie individuelle ou subjective ; nous nous imaginons par suite que cette partie objective s’est autrefois présentée à nous toute pure, toute dégagée des relations importunes avec la volonté, comme son image se présente aujourd’hui à notre fantaisie : et pourtant les rapports des objets avec notre volonté ne nous avaient point causé moins de tourments alors qu’à présent. Nous pouvons, au moyen des objets présents, comme au moyen des objets éloignés, nous soustraire à tous les maux ; il suffit pour cela d’être capables de nous élever à une contemplation pure de ces objets ; nous en arrivons ainsi à croire que ces objets seuls sont présents et que nous ne le sommes point nous-mêmes : dans cet état nous sommes affranchis de notre triste moi ; nous sommes devenus, à titre de sujets connaissants purs, complètement identiques avec les objets ; autant notre misère leur est étrangère, autant en de pareils moments elle le devient à nous-mêmes. Le monde considéré comme représentation demeure seul ; le monde comme volonté est évanoui.

J’espère avoir montré clairement par ces considérations la nature et l’importance de la condition subjective du plaisir esthétique ; cette condition, nous l’avons vu, consiste à affranchir la connaissance que la volonté asservissait, à oublier le moi individuel, à transformer la conscience en un sujet connaissant pur et affranchi de la volonté, du temps, de toute relation. En même temps que ce côté subjectif de la contemplation esthétique, son côté objectif, c’est-à-dire la conception intuitive de l’Idée platonicienne, se manifeste toujours à titre de corrélatif nécessaire. Mais avant d’étudier l’Idée et la création artistique dans ses rapports avec elle, il est nécessaire d’insister encore un peu sur le côté subjectif du plaisir esthétique ; nous allons compléter l’étude de ce côté subjectif par l’examen d’un sentiment qui s’y rattache exclusivement et qui dérive d’une de ses modifications, le sentiment du sublime. Après quoi nous passerons à l’étude du côté objectif, et ce sera le complément naturel de notre analyse du plaisir esthétique.

Cependant, à ce que nous avons dit jusqu’ici se rattachent encore les deux observations suivantes. La lumière est la chose la plus réjouissante qui existe : on en a fait le symbole de tout ce qui est bon et salutaire. Dans toutes les religions elle représente le salut éternel ; les ténèbres signifient au contraire damnation. Ormuzd réside dans la lumière la plus pure, Ahriman dans la nuit éternelle. Le Paradis du Dante ressemble assez au Vauxhall de Londres : les esprits bienheureux y apparaissent comme des points lumineux qui se groupent en figures régulières. La disparition de la lumière nous attriste immédiatement ; son retour nous égaie ; les couleurs excitent en nous une vive jouissance qui atteint son maximum, si elles sont transparentes. La raison de tout cela, c’est que la lumière est le corrélatif, la condition de la connaissance intuitive parfaite, c’est-à-dire de la seule connaissance qui n’affecte point directement la volonté. La vue en effet n’est point comme les autres sens ; elle ne possède pas par nature ni à titre de sens la propriété d’affecter directement l’organe d’une manière agréable ou douloureuse ; elle n’a en un mot aucune liaison directe avec la volonté : ce n’est que l’intuition produite dans l’esprit qui peut avoir une telle propriété, et cette propriété repose sur la relation de l’objet avec la volonté. Lorsqu’il s’agit de l’ouïe, ce n’est déjà plus la même chose : les sons peuvent provoquer directement une douleur ; ils peuvent être directement agréables, et cela à titre de simple donnée sensible, sans aucun rapport avec l’harmonie ou la mélodie. Le tact, en tant qu’il se confond avec le sentiment de notre unité corporelle, se trouve astreint plus étroitement encore à exercer son influence directe sur la volonté : cependant il y a des sensations tactiles qui ne provoquent ni douleur ni volupté. Mais les odeurs sont toujours agréables ou désagréables : les sensations du goût le sont encore d’une façon plus marquée. Ces deux derniers sens sont ceux qui se commettent le plus souvent avec la partie volontaire de notre être : c’est pour cela qu’ils demeurent les moins nobles et que Kant les a appelés sens subjectifs. Le plaisir produit par la lumière se ramène donc en réalité à la joie que nous cause la possibilité objective de la connaissance intuitive la plus pure et la plus parfaite ; nous devons en conclure que la connaissance pure, débarrassée et affranchie de toute volonté, constitue quelque chose d’éminemment délectable ; elle est, à ce titre, un élément important de la jouissance esthétique. — Cette façon de considérer la lumière nous explique la beauté étrange que nous présente le reflet des objets dans l’eau. Les corps échangent les uns avec les autres une réaction à laquelle nous sommes redevables de la plus pure et de la plus parfaite d’entre nos perceptions ; cette réaction, subtile, prompte et délicate entre toutes, n’est autre que la réflexion des rayons lumineux : or, dans ce phénomène, elle se présente à nous sous sa forme la plus claire, la plus manifeste, la plus complète ; elle nous montre la cause et son effet, d’une manière pour ainsi dire amplifiée : telle est la cause du plaisir esthétique que nous prenons à ce spectacle, plaisir qui, pour sa partie essentielle, se fonde sur le principe subjectif de la jouissance esthétique, plaisir qui se ramène à la joie que nous procurent la connaissance pure et les voies qui y mènent[71].


§ 39.


Nous avons cherché à mettre en lumière la part subjective du plaisir esthétique (en parlant de part subjective, j’entends ce qui dans ce plaisir se ramène à la joie d’exercer la faculté de connaître d’une manière pure, intuitive, indépendante de la volonté). À cette étude se rattache, comme dépendance directe, l’analyse de cet état d'esprit que l’on nomme le sentiment du sublime.

Nous avons déjà remarqué, plus haut, que ce ravissement qui constitue l’état d’intuition pure se produit surtout lorsque les objets s’y prêtent, c’est-à-dire lorsque, grâce à leur forme variée, mais en même temps claire et précise, ils deviennent aisément les images de leurs Idées ; c’est en quoi consiste précisément leur beauté, prise dans son sens objectif. C’est surtout la belle nature qui possède cette propriété ; elle est même capable de provoquer le plaisir esthétique chez l’homme le plus insensible, ne fût-ce que pour un instant ; il est curieux de voir avec quelle insistance le monde végétal en particulier nous sollicite et pour ainsi dire nous contraint à le contempler ; c’est à croire qu’une pareille insistance tient à ce que ces êtres organiques ne constituent point par eux-mêmes, comme les animaux, un objet immédiat de connaissance ; ils aspirent à rencontrer un individu étranger, doué d’intelligence, pour passer du monde de la volonté aveugle dans celui de la représentation ; ils désirent, en quelque sorte, ce passage ; et ils désirent obtenir — tout au moins indirectement — ce qu’il leur est impossible d’obtenir immédiatement. Je ne fais que mentionner cette idée un peu hasardée ; peut-être confine-t-elle à la rêverie ; en tout cas, il n’y a qu’une très intime et très profonde contemplation de la nature qui la puisse suggérer ou confirmer[72]. Tant que la nature se borne à s’offrir ainsi, tant que la richesse de signification, tant que la netteté des formes, exprimant les Idées qui s’y individualisent, ne font que nous élever de la connaissance asservie à la volonté, de la connaissance des simples relations jusqu’à la contemplation esthétique, et que nous nous érigeons ainsi en sujet connaissant exempt de volonté, ce n’est que le beau qui agit sur nous, ce n’est que le sentiment de la beauté qui est provoqué en nous. Mais supposons que ces objets, dont les formes significatives nous invitent à la contemplation, se trouvent dans un rapport d’hostilité avec la volonté telle qu’elle se traduit dans son objectité, c’est-à-dire avec le corps humain ; supposons que ces objets soient opposés à la volonté, qu’ils la menacent avec une force victorieuse de toute résistance ou qu’ils la réduisent à néant par le contraste de leur grandeur démesurée ; si, malgré tout, le spectateur ne porte point son attention sur ce rapport d’hostilité que sa volonté doit subir ; si, au contraire, bien qu’il perçoive et admette ce rapport, il en fait consciemment abstraction ; s’il se dégage violemment de la volonté et de ses relations pour s’absorber tout entier dans la connaissance ; si, en sa qualité de sujet connaissant pur, il contemple d’une manière sereine des objets redoutables pour la volonté ; s’il se borne à concevoir ces Idées étrangères à toute relation ; si, par suite, il s’arrête avec plaisir dans cette contemplation ; si enfin il s’élève, par le fait, au-dessus de lui-même, au-dessus de sa personnalité, au-dessus de sa volonté, au-dessus de toute volonté : — dans ce cas, c’est le sentiment du sublime qui le remplit ; il est dans un état de ravissement (Erhebung), et c’est pour cela que l’on appelle sublime (erhaben)[73] l’objet qui occasionne cet état. Voici ce qui distingue le sentiment du sublime de celui du beau : en présence du beau, la connaissance pure se dégage sans lutte ; car la beauté de l’objet, c’est-à-dire sa propriété de faciliter la connaissance de l’Idée relègue à l’écart sans résistance, par conséquent à notre insu, la volonté ainsi que les relations qui contribuent à son service ; la conscience reste alors à titre de sujet connaissant pur, de sorte que de la volonté il ne survit pas seulement un souvenir ; au contraire, en présence du sublime, la première condition, pour parvenir à l’état de pure connaissance, est de nous arracher consciemment et violemment aux relations de l’objet que nous savons défavorables à la volonté ; nous nous élevons, par un essor tout plein de liberté et de conscience, au-dessus de la volonté et de la connaissance qui s’y rapporte. Il ne suffit pas que nous prenions consciemment notre essor, il faut encore le maintenir ; il est accompagné d’une réminiscence constante de la volonté, non d’une volonté particulière et individuelle, telle que la crainte ou le désir, mais de la volonté humaine en général, dans la mesure où elle se trouve exprimée par son objectité, le corps humain. Supposons qu’un acte volontaire réel et particulier se manifeste dans la conscience par l’effet d’une détresse véritable de l’individu, d’un danger que les objets extérieurs lui font courir : tout aussitôt la volonté individuelle, effectivement atteinte, reprend le dessus ; la contemplation sereine devient impossible ; c’en est fait de l’impression du sublime ; elle est remplacée par l’angoisse, et l’effort de l’individu pour se tirer d’affaire relègue à l’écart toutes ses autres pensées.

Quelques exemples seront fort utiles pour éclaircir cette théorie du sublime esthétique et pour la mettre hors de doute ; ils montreront en même temps de combien de degrés différents est susceptible le sentiment du sublime. En effet, nous savons que le sentiment du sublime se confond avec celui du beau dans sa condition essentielle, savoir dans la contemplation pure, abstraite de toute volonté, et dans la connaissance des Idées, qui en découle nécessairement, en dehors de toute relation déterminée par le principe de raison ; nous savons en outre qu’il ne s’en distingue que par l’adjonction d’une seule condition, qui est de s’élever au-dessus de la relation que l’on reconnaît dans l’objet de la contemplation et qui le constitue en état d’hostilité à l’égard de la volonté ; il s’ensuit qu’il y aura plusieurs degrés du sublime, même plusieurs transitions du beau au sublime, selon que cette condition adjointe sera forte, distincte, pressante, prochaine ou, au contraire, faible, lointaine, à peine indiquée. Je crois qu’il vaut mieux, pour mon exposé, mettre en tête de ma série d’exemples les simples transitions, et en général les degrés les plus faibles de l’impression du sublime ; cependant ceux qui n’ont ni une sensibilité esthétique bien développée, ni une imagination bien vive, ne comprendront que les exemples suivants où je fais voir des degrés plus élevés et plus caractéristiques de cette impression ; ils feront bien de se borner à ces derniers exemples ; quant à ceux qui ouvrent la série, je les engage à ne s’en point occuper.

L’homme est à la fois impulsion volontaire, obscure et violente, et sujet connaissant pur, doué d’éternité, de liberté et de sérénité ; il est, à ce double titre, caractérisé à la fois par le pôle des parties génitales considéré comme foyer, et par le pôle du front ; par un contraste analogue, le soleil est en même temps source de la lumière, laquelle est la condition de la connaissance la plus parfaite, de la chose la plus délectable qui existe, — et source de la chaleur, laquelle est la condition première de toute vie, c’est-à-dire de tout phénomène de la volonté considérée à ses degrés supérieurs. Ce que la chaleur est pour la volonté, la lumière l’est pour la connaissance. La lumière est par suite le plus beau diamant de la couronne de la beauté ; elle a sur la connaissance de toute belle chose l’influence la plus décisive : sa présence, telle quelle, est une condition qu’il n’est pas permis de négliger ; mais si elle est favorablement placée, elle rehausse encore la beauté des plus belles choses. C’est surtout en architecture qu’elle a la vertu de rehausser la beauté ; elle suffit même pour transfigurer l’objet le plus insignifiant. — Supposons que par un âpre frimas, lorsque toute la nature est engourdie et que le soleil ne monte pas très haut, nous apercevions les rayons du soleil réfléchis par des blocs de pierre ; ils éclairent, mais ne chauffent point, ils favorisent seulement la connaissance pure, non la volonté ; si nous considérons le bel effet de la lumière sur ces blocs, nous sommes transportés, comme on l’est d’ordinaire par la beauté, dans l’état de connaissance pure ; cependant, lorsque nous nous rappelons vaguement que ce sont ces mêmes rayons qui nous sèvrent de chaleur, c’est-à-dire qui nous privent du principe vital, nous avons réussi dans une certaine mesure à nous élever au-dessus des intérêts de la volonté ; un léger effort devient nécessaire pour persister dans l’état de connaissance pure, en faisant abstraction de toute volonté, et c’est précisément pour cette raison qu’il y a là passage du sentiment du beau à celui du sublime. C’est la plus faible nuance de sublime qui se puisse répandre sur le beau, lequel d’ailleurs ne se manifeste ici lui-même qu’à un degré inférieur. L’exemple suivant est presque aussi ténu à saisir.

Transportons-nous dans une contrée solitaire ; l’horizon est illimité, le ciel sans nuages ; des arbres et des plantes dans une atmosphère parfaitement immobile ; point d’animaux, point d’hommes, point d’eaux courantes ; partout le plus profond silence ; — un pareil site semble nous inviter au recueillement, à la contemplation, tout affranchie dé la volonté et de ses exigences : c’est précisément cela qui donne à un pareil paysage, simplement désert et recueilli, une teinte de sublime. En effet, comme il n’offre aucun objet favorable ou défavorable à la volonté sans cesse en quête d’efforts et de succès, l’état de contemplation pure demeure seul possible, et celui qui n’est point capable de s’y élever demeure, à sa grande honte, livré au désœuvrement d’une volonté inoccupée, au tourment de l’ennui. En présence d’un pareil site, nous donnons la mesure de notre valeur intellectuelle ; c’est une excellente pierre de touche, que notre plus ou moins grande aptitude à supporter ou à aimer la solitude. Le site que nous venons de décrire nous a donné un exemple du sublime, bien qu’à son plus faible degré ; car ici à l’état de connaissance pure, tout plein de sérénité et d’indépendance, se mêle par contraste un souvenir de cette volonté dépendante et misérable, toujours en quête de mouvement. — Ce genre de sublime est celui que l’on vante dans le spectacle des immenses prairies du centre de l’Amérique du Nord.

Figurons-nous maintenant une telle contrée dépouillée de ses plantes elles-mêmes ; il n’y a plus que des rochers dénudés : notre volonté se trouvera aussitôt inquiétée par l’absence de toute nature organique nécessaire à notre subsistance ; le désert prendra un aspect effrayant ; notre disposition deviendra plus tragique : nous ne pourrons nous élever à l’état de pure connaissance, à moins de nous abstraire franchement des intérêts de la volonté ; et tout le temps que nous persisterons dans cet état, le sentiment du sublime dominera nettement en nous.

Voici un nouvel aspect de la nature qui va nous donner le sentiment du sublime à un degré encore supérieur. La nature est en plein orage, en pleine tourmente ; un demi-jour filtre à travers des nuages noirs et menaçants ; des rochers immenses et dénudés surplombent, ils nous encaissent et ferment notre horizon ; l’eau furieuse bouillonne ; le désert est partout et l’on entend la plainte du vent qui lutte à travers les gorges. Il y a là une intuition qui nous révèle aussitôt notre dépendance, notre lutte avec la nature ennemie, l’écrasement de notre volonté ; mais tant que l’angoisse personnelle ne prend point le dessus, tant que persiste la contemplation esthétique, c’est le sujet connaissant pur qui promène son regard sur la colère de la nature et sur l’image de la volonté vaincue ; impassible et indifférent (unconcerned), il n’est occupé qu’à reconnaître les Idées dans les objets mêmes qui menacent et terrifient la volonté. C’est précisément ce contraste qui donne lieu au sentiment du sublime.

Plus forte encore est l’impression, lorsque la lutte des éléments déchaînés s’accomplit en grand sous nos yeux : c’est par exemple une cataracte qui se précipite et qui par son fracas nous enlève jusqu’à la possibilité d’entendre notre propre voix ; — ou bien encore c’est le spectacle de la mer que nous voyons au loin remuée par la tempête : des vagues hautes comme des maisons surgissent et s’effondrent ; elles frappent à coups furieux contre les falaises, elles lancent de l’écume bien loin dans l’air ; la tempête gronde ; la mer mugit ; les éclairs percent les nuages noirs ; le bruit du tonnerre domine celui de la tempête et celui de la mer. C’est devant un pareil spectacle qu’un témoin intrépide constate le plus nettement la double nature de sa conscience : tandis qu’il se perçoit comme individu, comme phénomène éphémère de la volonté, susceptible de périr à la moindre violence des éléments, dépourvu de ressources contre la nature furieuse, sujet à toutes les dépendances, à tous les caprices du hasard, semblable à un néant fugitif devant des forces insurmontables, il a en même temps conscience de lui-même à titre de sujet connaissant, éternel et serein ; il sent qu’il est la condition de l’objet et par suite le support de ce monde tout entier, que le combat redoutable de la nature ne constitue que sa propre représentation et que lui-même demeure, absorbé dans la conception des Idées, libre et indépendant de tout vouloir et de toute misère. Telle est à son comble l’impression du sublime. Elle se produit ici à l’aspect d’un anéantissement qui menace l’individu, à la vue d’une force incomparablement supérieure qui le dépasse.

Cette impression peut encore se produire d’une tout autre manière, en présence d’une simple quantité, prise dans l’espace et dans le temps, et dont l’immensité réduit à rien l’individu. Nous pouvons appeler, comme l’a fait Kant d’après une division exacte, le premier genre, sublime dynamique, et le second, sublime mathématique ; malgré tout, dans l’explication de la nature intime de cette impression, nous nous séparons complètement de lui, et nous ne faisons intervenir ni réflexions morales, ni hypothèses tirées de la philosophie scolastique.

Supposons que nous nous perdions à contempler l’infinité du monde dans le temps et dans l’espace, soit que nous réfléchissions à la multitude des siècles passés et futurs, soit que pendant la nuit le ciel nous révèle dans leur réalité des mondes sans nombre, ou que l’immensité de l’univers comprime pour ainsi dire notre conscience : dans ce cas nous nous sentons amoindris jusqu’au néant ; comme individu, comme corps animé, comme phénomène passager de la volonté, nous avons la conscience de n’être plus qu’une goutte dans l’Océan, c’est-à-dire de nous évanouir et de nous écouler dans le néant. Mais en même temps, contre l’illusion de notre néant, contre ce mensonge impossible, s’élève en nous la conscience immédiate qui nous révèle que tous ces mondes n’existent que dans notre représentation ; ils ne sont que des modifications du sujet éternel de la pure connaissance ; ils ne sont que ce que nous sentons en nous-mêmes, dès que nous oublions l’individualité ; bref, c’est en nous que réside ce qui constitue le support nécessaire et indispensable de tous les mondes et de tous les temps. La grandeur du monde tout à l’heure nous épouvantait, maintenant elle réside sereine en nous-mêmes : notre dépendance à son égard est désormais supprimée ; car c’est elle à présent qui dépend de nous. — Cependant nous ne faisons point effectivement toutes ces réflexions ; nous nous bornons à sentir, d’une manière tout irréfléchie, que, dans un certain sens (la philosophie seule peut le préciser), nous ne faisons qu’un avec le monde, et que par suite son infinité nous relève, bien loin de nous écraser. C’est cette conscience encore toute sentimentale que les oupanischads des Védas répètent sous tant de formes variées, et surtout dans cette sentence que nous avons citée plus haut : « Hæ omnes creaturæ in totum ego sum, et præter me aliud ens non est. » (Oupnek’hat, vol. I, p. 122.) Il y a là un ravissement qui dépasse notre propre individualité ; c’est le sentiment du sublime.

Nous éprouvons déjà directement l’impression du sublime mathématique, à la vue d’un espace, qui est petit en comparaison de tout l’univers, mais qu’on peut embrasser en entier et immédiatement du regard : sa grandeur tout entière, considérée dans les trois dimensions, agit sur nous, et elle suffit à réduire, en quelque sorte, notre propre corps jusqu’à l’infiniment petit. Cet effet ne peut être produit par un espace vide, ni par un espace ouvert ; comme il doit être immédiatement perçu, il faut qu’il soit délimité dans les trois dimensions ; ce sera, par exemple, une nef très haute et très spacieuse, telle que Saint-Pierre de Rome ou Saint-Paul de Londres. Le sentiment du sublime naît ici de la manière suivante : nous prenons une conscience intime de l’inconstance et du néant de notre propre corps comparé à une grandeur qui pourtant ne réside elle-même que dans notre représentation, et dont, à titre de sujet connaissant, nous sommes le support ; le sentiment du sublime, en résumé, provient ici comme partout d’un contraste entre l’insignifiance et la servitude de notre moi individuel, phénomène de la volonté, d’une part, et, d’autre part, la conscience de notre être à titre de pur sujet connaissant. La voûte du ciel étoile peut encore, lorsqu’on la considère sans réfléchir, nous faire simplement le même effet qu’une voûte architecturale ; dans ce cas elle n’agit point sur nous par sa vraie grandeur, mais seulement par sa grandeur apparente. — Beaucoup d’objets de notre intuition provoquent le sentiment du sublime, par ce fait qu’en raison de leur grande étendue, de leur haute antiquité, de leur longue durée, nous nous sentons, en face d’eux, réduits à rien et nous nous absorbons malgré tout dans la jouissance de les contempler : à cette catégorie appartiennent les très hautes montagnes, les pyramides d’Égypte, les ruines colossales de l’antiquité.

Notre théorie du sublime s’applique également au domaine moral, particulièrement à ce qu’on appelle un caractère sublime. Ici encore le sublime résulte de ce que la volonté ne se laisse point atteindre par des objets qui semblaient destinés à l’ébranler, de ce qu’au contraire la connaissance conserve toujours le dessus. Un homme d’un pareil caractère considérera donc les hommes d’une manière purement objective, sans tenir compte des relations qu’ils peuvent avoir avec sa propre volonté ; il remarquera, par exemple, leurs vices, même leur haine ou leur injustice à son égard, sans être pour cela tenté de les détester à son tour ; il verra leur bonheur sans en concevoir d’envie ; il reconnaîtra leurs bonnes qualités, sans pourtant vouloir pénétrer plus avant dans leur commerce ; il comprendra la beauté des femmes, mais il ne les désirera point. Son bonheur ou son malheur personnels ne lui seront guère sensibles ; il ressemblera à Horatio, tel que le dépeint Hamlet :

_____________For thou hast been
As one, in suffering all, that suffers nothing ;
A man, that fortune’s buffets and rewards
Hast taken with equal thanks, etc.
_______________(A. 3, sc. 2)[74].

Car, dans le cours de sa propre existence, il considérera moins son sort individuel que celui de l’humanité en général : il sera capable de connaître plutôt que sujet à souffrir.


§ 40.


Puisque les contrastes s’éclairent réciproquement, il est opportun de remarquer ici que le contraire du sublime est quelque chose qu’au premier regard nous déclarons n’être point le sublime : c’est le joli[75]. Je comprends sous ce nom ce qui stimule la volonté, en lui offrant directement ce qui la flatte, ce qui la satisfait. — Le sentiment du sublime provient de ce qu’une chose parfaitement défavorable à la volonté devient objet de contemplation pure, contemplation qui ne peut se prolonger, à moins qu’on ne fasse abstraction de la volonté et qu’on ne s’élève au-dessus de ses intérêts ; c’est là ce qui constitue la sublimité d’un pareil état de conscience ; le joli, au contraire, fait déchoir le contemplateur de l’état d’intuition pure qui est nécessaire à la conception du beau ; il séduit infailliblement sa volonté par la vue des objets qui la flattent immédiatement ; désormais le spectateur n’est plus un pur sujet connaissant ; il devient un sujet volontaire soumis à tous les besoins, à toutes les servitudes. — On donne ordinairement le nom de joli à toute chose belle dans le genre enjoué ; c’est d’ailleurs un concept que l’on a, faute d’une distinction nécessaire, trop étendu ; j’estime qu’il faut le laisser de côté et même le réprouver complètement. — Mais, en me tenant au sens que j’ai posé et défini, je trouve qu’il y a dans le domaine de l’art deux sortes de joli, toutes deux également indignes de l’art. L’une, tout à fait inférieure, se trouve dans les tableaux d’intérieur des peintres hollandais, quand ils ont l’extravagance de nous représenter des comestibles, de véritables trompe-l’œil qui ne peuvent que nous exciter l’appétit ; la volonté se trouve par là même stimulée, et c’en est fait de la contemplation esthétique de l’objet. Que l’on peigne des fruits, c’est encore supportable, pourvu que le fruit ne paraisse là que comme la suite du développement de la fleur, comme un produit de la nature, beau par sa couleur, beau par sa forme et que l’on ne soit point forcé de songer effectivement à ses propriétés comestibles ; mais malheureusement on pousse souvent la recherche de la ressemblance et de l’illusion jusqu’à représenter des mets servis et accommodés, tels qu’huîtres, harengs, homards, tartines de beurre, bière, vins, et ainsi de suite : ceci est absolument inadmissible. — Dans la peinture d’histoire et dans la sculpture le joli se traduit par des nudités dont l’attitude et le déshabillé joints à la manière générale dont elles sont représentées, tendent à exciter la lubricité des spectateurs : la contemplation esthétique cesse immédiatement ; le travail de l’auteur a été contraire au but de l’art. Ce défaut correspond entièrement à celui que nous venons de signaler chez les peintres hollandais. Les anciens y échappent, presque toujours, malgré la beauté, malgré la nudité presque complète de leurs statues ; car l’artiste lui-même les a créées dans un esprit purement objectif, tout plein de la beauté idéale, tout affranchi de la subjectivité et des désirs impurs. Il faut donc toujours éviter le joli dans l’art.

Il y a aussi un joli négatif, qui est encore plus inadmissible que le joli positif dont nous venons de parler : il consiste dans l’ignoble. De même que le joli proprement dit, il stimule la volonté du spectateur et il supprime par le fait la contemplation purement esthétique. Mais c’est une aversion et une répulsion violente que nous éprouvons alors : le joli, ainsi entendu, excite la volonté, en lui présentant des objets qui lui font horreur. Aussi a-t-on depuis longtemps reconnu que l’ignoble n’est point supportable dans l’art, bien que le laid lui-même, du moment qu’il ne tombe point dans l’ignoble, puisse y trouver sa place légitime ; c’est d’ailleurs ce que nous allons voir plus bas.


§ 41.


La marche de notre étude nous a nécessairement induits a intercaler ici l’analyse du sublime, alors que l’analyse du beau n’était achevée qu’à moitié, c’est-à-dire n’était faite qu’au point de vue subjectif. C’est en effet une simple modification de ce point de vue, qui distingue le sublime du beau. L’état de connaissance pure et exempte de volonté, que toute contemplation esthétique suppose et exige, peut-il, grâce à l’objet qui nous sollicite et nous attire, se produire spontanément, sans résistance, par le simple évanouissement de la volonté ? Cet état, au contraire, doit-il être conquis par un libre et conscient effort pour nous élever au-dessus de la volonté, au-dessus des rapports défavorables et hostiles qui relient l’objet contemplé à la volonté et qui, du moment qu’on s’en préoccupe, mettent fin à la contemplation esthétique ? — C’est sur cette question que se fonde la distinction entre le sublime et le beau. Dans l’objet ils ne se distinguent point l’un de l’autre : car, dans le premier cas comme dans le second, l’objet de la contemplation esthétique n’est point la chose particulière, mais l’Idée qui tend à se manifester en elle, c’est-à-dire l’objectité adéquate de la volonté à un degré déterminé : son corrélatif nécessaire, exempt comme elle du principe de raison, c’est le sujet connaissant pur ; de même que le corrélatif de la chose particulière est l’individu connaissant, soumis comme elle au principe de raison.

Dire qu’une chose est belle, c’est exprimer qu’elle est l’objet de notre contemplation esthétique ; ce qui implique, première- ment, que la vue de cette chose nous rend objectifs, c’est-à-dire qu’en la contemplant nous avons conscience de nous-mêmes non plus à titre d’individus, mais à titre de sujets connaissants purs, exempts de volonté ; secondement, que nous reconnaissons dans l’objet non plus une chose particulière, mais une Idée ; ce qui ne peut arriver qu’à la condition de ne point nous soumettre, dans la considération de l’objet, au principe de raison, de renoncer à suivre les rapports que l’objet peut avoir en dehors de lui et qui aboutissent toujours en dernière analyse à la volonté, à la condition enfin de nous arrêter à l’objet lui-même. Car, à titre de corrélatifs nécessaires, l’Idée et le sujet connaissant pur se présentent toujours ensemble à la conscience ; à partir de ce moment toute différence de temps disparaît, car l’Idée et le sujet connaissant pur sont complètement étrangers au principe de raison, considéré sous toutes ses formes ; ils résident en dehors des relations posées par ce principe ; on peut les comparer à l’arc-en-ciel et au soleil, qui ne participent pas non plus au mouvement perpétuel et à la succession des gouttes de pluie. Je suppose que je considère un arbre esthétiquement, c’est-à-dire avec des yeux d’artiste ; alors, du moment où ce n’est pas lui que je considère, mais son Idée que je dégage, il devient indifférent de savoir si l’arbre que je considère est bien celui qui est ici présent ou son ancêtre qui fleurissait, il y a mille ans ; je ne me demande point non plus si l’observateur est bien celui-ci même ou tout autre individu placé à un point quelconque du temps ou de l’espace ; en même temps que le principe de raison, la chose particulière et l’individu connaissant ont disparu ; il ne reste que l’Idée et le sujet connaissant pur, qui forment ensemble l’objectité adéquate de la volonté à ce degré. Et ce n’est pas seulement au temps, mais aussi à l’espace que l’Idée est soustraite ; car ce n’est pas l’image spatiale et fugitive, c’est son expression, c’est sa signification pure, c’est son être intime qui se manifeste à moi et qui me parle ; tel est ce qui constitue, à proprement parler, l’Idée, tel est ce qui peut toujours être identique, malgré toute la différence des rapports d’étendue que présente la forme.

Puisque, d’une part, toute chose donnée peut être considérée d’une manière purement objective, en dehors de toute relation ; puisque, d’autre part, la volonté se manifeste dans chaque chose à un degré quelconque de son objectité ; puisque, par suite, chaque chose est l’expression d’une Idée, il s’ensuit que toute chose est belle. — L’objet le plus insignifiant peut être contemplé d’une manière purement objective, indépendamment de la volonté, et prend par là même le caractère de la beauté ; c’est ce que prouvent les tableaux d’intérieur des Hollandais, que nous avons déjà cités au même point de vue (§ 38). Mais les choses sont plus ou moins belles, selon qu’elles facilitent et provoquent plus ou moins la contemplation purement objective ; elles peuvent même la déterminer, en quelque sorte, d’une façon nécessaire, auquel cas nous qualifions la chose de très belle. Ce dernier caractère se présente dans deux circonstances : tantôt l’objet particulier, grâce à l’arrangement très clair, parfaitement précis, c’est-à-dire très significatif de ses parties, exprime avec pureté l’Idée du genre ; il réunit en lui toute la série des propriétés possibles de l’espèce, et par suite il en manifeste l’Idée d’une façon parfaite ; il facilite enfin dans une large mesure à l’observateur le passage de la chose particulière à l’Idée, passage qui aboutit pour lui à l’état de contemplation pure ; tantôt cette beauté supérieure d’un objet provient de ce que l’Idée qui nous parle par lui, correspond à un haut degré d’objectité de la volonté, auquel cas l’Idée devient singulièrement importante et instructive. Voilà pourquoi la beauté humaine dépasse toute autre beauté, voilà aussi pourquoi la représentation de l’essence de l’homme est le but le plus élevé de l’art. La forme humaine et son expression constituent l’objet principal de l’art plastique ; de même les actes de l’homme constituent l’objet principal de la poésie. — Chaque chose a pourtant sa beauté propre ; je ne parle pas seulement des organismes qui se présentent sous la forme de l’unité individuelle, mais aussi des êtres inorganiques privés de forme, et même de tout objet artificiel. Tout cela, en effet, exprime des Idées, bien que ce soient les idées qui correspondent aux plus bas degrés d’objectivité de la volonté ; ce sont là, en quelque sorte, les notes les plus profondes et les plus sourdes du concert de la nature. Pesanteur, résistance, fluidité, lumière, etc., telles sont les Idées qui s’expriment dans les rochers, dans les édifices, dans les eaux. Toute la vertu d’un beau jardin, d’un bel édifice se borne à faciliter le développement clair, complexe et complet des Idées, à donner aux Idées l’occasion de se manifester avec pureté ; c’est précisément par là qu’elles nous sollicitent et qu’elles nous conduisent à la contemplation esthétique. Au contraire, les édifices et les régions sans intérêt, enfants déshérités de la nature ou avortons de l’art, n’atteignent guère à ce but, si tant est qu’ils y atteignent ; mais malgré tout, les Idées universelles et fondamentales qui régissent la nature ne peuvent jamais leur faire complètement défaut. Ils disent encore quelque chose au spectateur qui les interroge ; il n’est pas jusqu’aux édifices mal compris qui ne puissent être l’objet de la contemplation esthétique : les Idées des propriétés les plus générales de leur matière y sont encore reconnaissables, bien que la forme artistique qu’ils ont reçue, loin de faciliter la contemplation esthétique, soit plutôt un obstacle et une difficulté. Ainsi les produits artificiels eux-mêmes servent à l’expression de l’Idée : toutefois ce n’est point l’Idée de produit artificiel qui s’exprime par eux ; c’est l’Idée de la matière à laquelle on a donné cette forme artificielle. La langue des scolastiques exprime très aisément et en deux mots cette distinction : dans un produit artificiel c’est l’Idée de la forma substantialis, non celle de la forma accidentalis, qui est exprimée ; car cette dernière conduit non point à une Idée, mais simplement à une notion humaine dont elle découle. Il va de soi que par le mot de « produit artificiel » nous n’entendons nullement une œuvre de l’art plastique. D’ailleurs les scolastiques ont, en somme, désigné par forma substantialis, ce que j’appelle degré d’objectivation de la volonté dans une chose. Nous reviendrons prochainement, en étudiant l’architecture, sur l’expression de l’Idée des matériaux. — Fidèles à notre point de vue, nous ne pouvons nous accorder avec Platon lorsqu’il affirme (De Rep., X, p. 284-283, et Parmen., p. 79, éd. Bip.) qu’une table et qu’une chaise expriment les Idées de table et de chaise ; nous disons au contraire que table et que chaise expriment les Idées qui s’expriment déjà dans leur matière brute, considérée en tant que matière. D’après Aristote (Métaph., XI, ch. iii), Platon n’avait pourtant admis d’Idées que pour les êtres naturels. Nous trouvons encore (chap. v) que, d’après les Platoniciens, il n’y avait pas d’Idée de maison ni de bague. Toujours est-il que, d’après le témoignage d’Alkinoos (Introductio in Platonicam philosophiam, cap. ix), les disciples les plus proches de Platon avaient déjà nié qu’il y a des idées pour les produits artificiels. Voici ce que dit Alkinoos : Οριζονται δε την ιδεαν, παραδειγμα των κατα φυσιν αιωνιον. Ουτε γαρ τοις πλειστοις των απο Πλατωνος αρεσκει, των τεχνικων ειναι ιδεας, οιον ασπιδος η λυρας, ουτε μην των παρα φυσιν, οιον πυρετου και χολερας, ουτε των κατα μερος, οιον Σωκρατους και Πλατωνος, αλλ' ουτε των ευτελων τινος, οιον ρυπου και καρφους, ουτε των προς τι, οιον μειζονος και υπερεκοντος ειναι γαρ τας ιδεας νοησεις Θεου αιωνιους τε και αυτοτελεις. — (Definiunt autem Ideam exemplar æternum eorum, quæ secundum naturam existunt. Nam plurimis ex iis, qui Pîatonem secuti sunt, minime placuit, arte factotum Ideas esse, ut clypei atque lyræ ; neque rursus eorum, quæ præter naturam, ut febris et choleræ ; neque particularium seu Socratis et Platonis ; neque etiam rerum vilium, veluti sordium et festucæ ; neque relationis, ut majoris et excedentis ; esse namque Ideas intellectiones Dei æternas, ac seipsis perfectas.) — À cette occasion, je puis encore indiquer un autre point sur lequel notre théorie des Idées s’écarte beaucoup de celle de Platon. Il enseigne (De Rep., X, p. 288) que l’objet que les beaux-arts s’efforcent de reproduire, c’est-à-dire le modèle de la peinture et de la poésie, ce n’est point l’Idée, mais la chose particulière. Toute l’analyse que nous avons faite jusqu’ici établit justement le contraire ; et cette opinion de Platon doit d’autant moins nous troubler, qu’elle est la cause d’une des plus grandes et des plus signalées erreurs de ce grand homme, je veux dire la sentence de dédain et de bannissement qu’il a prononcée contre l’art et particulièrement contre la poésie ; le faux jugement qu’il porte à cet égard se rattache directement au passage que nous avons mentionné.


§ 42.


Revenons à notre analyse de l’impression esthétique. Nous savons que la connaissance du beau suppose toujours un sujet connaissant pur et une Idée connue comme objet, tous deux simultanés, tous deux inséparables. Cependant, le plaisir esthétique se composant de deux éléments, c’est tantôt l’un, tantôt l’autre qui domine ; tantôt il provient surtout de la conception de l’Idée ; tantôt il consiste davantage dans la béatitude, dans la sérénité d’âme que cause une connaissance affranchie de tout vouloir, par suite, de toute individualité et de toute la misère liée à l’individualité : cette prédominance de l’un ou de l’autre élément du plaisir esthétique dépend, sans aucun doute, de ce que l’Idée conçue intuitivement se trouve à un degré plus ou moins élevé d’objectité. Ainsi je suppose que, soit en présence de la réalité, soit par l’intermédiaire de l’art, l’on contemple d’une manière esthétique la belle nature, prise dans les êtres inorganiques et végétaux, dans les belles œuvres architecturales : alors c’est le plaisir de connaître d’une manière pure, indépendamment de la volonté, qui prendra le dessus ; car, dans ce cas, les Idées conçues ne sont que des degrés inférieurs de l’objectité de la volonté ; par suite elles ne constituent point des représentations d’un sens bien profond, ni d’un contenu bien instructif. Je prends au contraire pour objet de la contemplation ou de la représentation esthétique, des animaux ou des hommes : le plaisir alors consistera plutôt dans l’intuition objective de ces Idées, qui constituent les manifestations les plus nettes de la volonté ; c’est, en effet, dans de tels objets que les formes sont le plus complexes ; les représentations y ont un sens riche et profond ; l’essence de la volonté s’y manifeste de la manière la plus complète, dans sa violence, dans son horreur, dans son assouvissement, dans son écrasement aussi (ce dernier point a rapport à la tragédie), et enfin jusque dans sa conversion et dans son suicide ; ceci est particulièrement le thème de la peinture chrétienne, de même que l’objet de la peinture d’histoire et celui du drame consistent en somme dans l’Idée d’une volonté pleinement éclairée par la connaissance. — Nous allons maintenant examiner les différents arts ; nous comptons ainsi compléter et éclaircir notre théorie du beau.


§ 43.


La matière, prise comme telle, ne peut pas être la représentation d’une Idée. La matière, comme nous l’avons découvert dans le premier livre, est essentiellement causalité ; son être ne consiste que dans l’agir. Or la causalité est une expression du principe de raison, tandis que la connaissance de l’Idée exclut essentiellement le contenu de ce principe. Nous avons vu encore, dans le deuxième livre, que la matière était le substratum commun de toutes les manifestations particulières des Idées ; que par suite elle formait le lien entre les Idées et leur phénomène, je veux dire les choses particulières. Ces deux principes s’accordent donc à nier que la matière puisse par elle-même représenter une Idée. En voici d’ailleurs la confirmation a posteriori : la matière, prise comme matière, ne peut être l’objet d’aucune représentation intuitive, mais seulement d’un concept abstrait ; en effet, la conception intuitive n’a d’autre objet que les formes et les qualités, dont la matière est le support et qui représentent toutes des Idées. Autre preuve, la causalité, essence même de la matière, ne peut être par elle-même représentée d’une manière intuitive ; une pareille représentation n’est possible que pour une relation causale déterminée. D’autre part, en revanche, du moment que c’est à titre de phénomène que l’Idée prend la forme du principe de raison, du principium individuationis, tout phénomène d’une Idée doit se manifester par la matière, à titre de qualité de la matière. — C’est en ce sens que la matière, ainsi que nous l’avons dit, forme la liaison entre l’Idée et le principe d’individuation, lequel n’est autre chose que la forme de la connaissance de l’individu, c’est-à-dire le principe de raison. — Aussi Platon avait-il bien raison lorsque, au-dessous de l’Idée et de la chose particulière, son phénomène, qui embrassent à eux deux le monde entier, il admettait encore un troisième élément, différent des deux autres, la matière (Timée, p. 345). L’individu, en tant que phénomène de l’Idée, est toujours matière. Réciproquement toute qualité de la matière est toujours phénomène d’une Idée ; à ce titre, elle est toujours susceptible d’être contemplée d’une manière esthétique, c’est-à-dire de se prêter à la conception de l’Idée qu’elle représente. Cela est vrai même pour les qualités les plus générales de la matière, qualités dont elle ne se départit jamais et dont les Idées constituent les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté. Ce sont : la pesanteur, la cohésion, la résistance, la fluidité, la réflexion de la lumière, etc.

Considérons maintenant l’architecture, au point de vue simplement artistique, abstraction faite de sa destination utilitaire ; car à ce dernier égard elle est au service de la volonté, non de la connaissance pure, par conséquent elle n’est plus de l’art dans le sens où nous l’entendons ; nous ne pouvons lui attribuer d’autre mission que celle de faciliter l’intuition claire de quelques-unes de ces Idées qui constituent les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté : je veux parler de la pesanteur, de la cohésion, de la résistance, de la dureté, des propriétés générales de la pierre, des représentations les plus rudimentaires et les plus simples de la volonté, des basses profondes de la nature ; j’ajouterai encore la lumière, qui, sur bien des points, contraste avec les qualités ci-dessus. Même à ce bas degré de l’objectité de la volonté, nous voyons déjà son être se manifester dans des conflits ; car, à vrai dire, c’est la lutte entre la pesanteur et la résistance qui constitue à elle seule l’intérêt esthétique de la belle architecture : faire ressortir cette lutte d’une manière complexe et parfaitement claire, telle est sa tâche. Voici comment elle s’en acquitte : elle empêche ces indestructibles forces de suivre leur voie directe et de s’exercer librement ; elle les détourne pour les contenir : elle prolonge ainsi la lutte et elle rend visible sous mille aspects l’effort infatigable des deux forces. Livrée à son impulsion naturelle, la masse totale de l’édifice ne serait qu’un amas informe qui s’efforcerait autant que possible d’adhérer au sol ; car elle est sans cesse pressée contre la terre par la pesanteur, qui représente ici la volonté, tandis que la résistance, qui correspond à l’objectité de la volonté, s’oppose à cet effort. Mais l’architecture empêche cette impulsion et cet effort de se donner librement carrière ; elle ne leur permet qu’un développement indirect et dérivé. Ainsi, par exemple, l’entablement ne peut peser sur le sol que par l’intermédiaire des colonnes ; la voûte doit se porter elle-même, et ce n’est toujours que par l’intermédiaire des piliers qu’elle peut satisfaire sa tendance vers la terre, etc. Aussi, grâce à ces détours forcés, grâce à ces obstacles, les forces immanentes aux pierres brutes se manifestent de la façon la plus claire et la plus complexe ; et c’est là tout ce qu’on peut demander à l’architecture sous le rapport esthétique. Voilà pourquoi la beauté d’un édifice consiste dans une convenance qu’on observe en chaque partie et qui réjouit les yeux ; je ne veux point dire la convenance de cette partie avec le but extérieur et volontaire de l’homme (à ce point de vue, l’œuvre appartient à l’architecture pratique), j’entends la proportion que chaque partie doit avoir pour assurer le maintien de l’édifice ; or la place, la grandeur et la forme de chacune d’elles y coopèrent d’une manière tellement nécessaire, qu’il suffirait d’enlever une quelconque de ces parties à une place quelconque pour effondrer tout le bâtiment. Il faut que chaque partie supporte un poids exactement proportionné à sa résistance et qu’elle ne soit elle-même ni plus ni moins soutenue qu’il n’est nécessaire ; telle est la condition nécessaire pour donner carrière à cette réaction et à ce conflit entre la résistance et la pesanteur, conflit qui constitue la vie et le phénomène de la volonté dans la pierre ; ainsi arriveront à leur plus complète représentation, ainsi se manifesteront clairement ces degrés inférieurs de l’objectité de la volonté. De même, la forme de chaque partie doit être fixée, non par le caprice, mais par son but et par son rapport avec l’ensemble. La colonne, telle est la forme de support la plus simple de toutes ; elle n’est déterminée par aucune autre condition que son but : la colonne torse est une faute de goût ; le pilier quadrangulaire est moins simple, en réalité, que la colonne ronde, bien que par hasard il se trouve plus facile à construire. Les formes de la frise, de l’entablement, de l’arc et de la coupole sont également déterminées tout entières par leur but immédiat ; elles s’expliquent par elles-mêmes. Quant aux ornements des chapiteaux et autres ornements, ils appartiennent à la sculpture, non à l’architecture ; elle se borne à les admettre à titre de décoration accessoire et pourrait d’ailleurs s’en passer.

D’après ce que nous avons dit, il est de première nécessité, pour comprendre une œuvre architecturale et pour en jouir, d’avoir une connaissance immédiate et intuitive de sa matière sous le rapport de la densité, de la résistance et de la cohésion ; la joie que nous éprouvons à la contemplation d’une telle œuvre serait subitement et singulièrement amoindrie, si nous venions à découvrir qu’elle est bâtie en pierre ponce : elle se réduirait pour nous à une apparence d’édifice. Nous ne serions guère moins désappointés en apprenant qu’elle est construite en simple bois, alors que nous la supposions en pierre ; c’est que maintenant le rapport entre la résistance et la pesanteur, rapport d’où découlent l’importance et la nécessité de toutes les parties, se trouve être déplacé, par le fait que les forces naturelles se manifestent d’une manière beaucoup moins intense dans un édifice de bois. C’est pourquoi, à vrai dire, le bois ne peut servir pour aucune œuvre de belle architecture, bien qu’il se prête à toutes les formes : ce fait ne se peut expliquer que par ma théorie. Supposons enfin qu’on nous dise que cet édifice dont la vue nous réjouit n’est nullement en pierre, qu’il est fait avec des matériaux de pesanteur et de consistance tout à fait différentes, bien qu’il soit impossible à l’œil de les distinguer d’avec de la pierre : aussitôt tout l’édifice perdra son charme ; ce sera comme un poème écrit dans une langue que nous ignorons. Tout cela nous montre que l’effet de l’architecture ne dépend point seulement de la mathématique, mais aussi de la dynamique ; ce qui nous parle par elle, ce n’est point une pure forme, une pure symétrie, ce sont les formes élémentaires de la nature, les Idées primitives, les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté. — Tantôt la régularité d’une construction et de ses parties est causée par la coopération directe de chaque partie au maintien de l’ensemble, tantôt elle sert à faciliter la perception et l’intelligence de l’ensemble ; tantôt enfin les figures régulières contribuent à la beauté, en faisant voir la régularité de l’espace considéré comme espace. Mais tout ceci n’a qu’une valeur et qu’une nécessité secondaires ; ce n’est nullement le principal ; car la symétrie n’est pas à la rigueur une condition indispensable, attendu que les ruines elles-mêmes conservent de la beauté.

Signalons encore le rapport tout spécial que les œuvres d’architecture ont avec la lumière : elles deviennent doublement belles au plein soleil, lorsqu’elles se détachent sous l’azur du ciel ; au clair de lune elles produisent encore un tout autre effet. C’est aussi pour cette raison que, dans la construction d’une œuvre de belle architecture, l’on tient toujours un compte particulier des effets de lumière et de l’orientation. Tout cela tient sans doute en grande partie à ce qu’une lumière claire et pénétrante fait ressortir d’une manière parfaitement juste toutes les parties et leurs rapports ; mais je crois en outre que l’architecture, de même qu’elle est destinée à faire ressortir la pesanteur et la résistance, a en outre pour but de nous dévoiler l’essence de la lumière, essence complètement opposée à celle de la pesanteur et de la résistance. En effet, saisie, arrêtée, réfléchie par ces masses puissantes et opaques, aux arêtes vives et aux formes complexes, la lumière déploie de la façon la plus nette et la plus claire sa nature et ses propriétés : cette vue comble de joie l’observateur ; car la lumière est la plus délectable des choses, puisqu’elle est la condition, le corrélatif objectif de la connaissance intuitive la plus parfaite.

Ainsi les Idées dont l’architecture nous procure la claire intuition ne sont que les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté ; par suite, la signification objective de ce que l’architecture nous révèle se trouve relativement faible ; il en résulte que, à la vue d’un bel édifice, habilement éclairé, la jouissance esthétique provient moins de la conception de l’Idée que de la conscience du corrélatif subjectif qu’entraîne en nous cette conception ; elle consiste surtout en ce fait que, à l’aspect de l’édifice, le spectateur s’affranchit de la connaissance individuelle, soumise à la volonté et au principe de raison, en ce qu’il s’élève jusqu’à la connaissance propre au sujet connaissant pur, exempt de volonté ; le plaisir consiste, en un mot, dans la contemplation même, affranchie de toutes les misères du vouloir et de l’individualité. — C’est à ce point de vue qu’il y a contraste entre l’architecture et le drame qui, dans les beaux-arts, occupe le pôle opposé ; c’est le drame qui nous révèle les Idées les plus riches en signification ; aussi, dans la jouissance esthétique que nous procure le drame, le côté objectif est-il tout à fait dominant.

Il y a, entre l’architecture, d’une part, les arts plastiques et la poésie, de l’autre, la différence suivante : l’architecture ne fournit point une copie, mais la chose même ; elle ne reproduit point, comme les autres arts, une Idée, grâce à laquelle la vision de l’artiste passe jusque dans le spectateur ; en architecture, l’artiste met simplement l’objet à la portée du spectateur, il lui facilite la conception de l’Idée, en amenant l’objet individuel et réel à exprimer son essence d’une manière claire et complète.

Les œuvres de l’architecture, contrairement à celles des autres arts, n’ont que très rarement une destination purement esthétique : elles sont soumises à d’autres conditions tout étrangères à l’art, tout utilitaires ; par suite, le grand mérite de l’artiste consiste à poursuivre et à atteindre le but esthétique, tout en tenant compte d’autres nécessités ; pour arriver à cette conciliation, il lui faut tâcher d’accorder par divers moyens les fins esthétiques avec les fins utilitaires ; il lui faut déterminer avec sagacité quel est le genre de beauté esthétique et architectonique qui se prête, qui convient à la construction d’un temple, d’un palais, d’un arsenal. À mesure que la rigueur du climat multiplie les exigences et les besoins de la pratique, à mesure qu’elle les rend étroites et impérieuses, la recherche du beau en architecture se renferme dans un champ plus restreint. C’est dans les climats tempérés de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce et de Rome, où les exigences de la pratique étaient beaucoup moindres et moins étroites, que l’architecture pouvait poursuivre à loisir ses fins esthétiques ; sous le ciel du Nord elle ne put accomplir librement sa destinée : forcée de faire des clôtures, des toits aigus et des tours, contrainte d’enfermer son développement artistique dans des limites très étroites, elle dut, pour compenser, faire des emprunts beaucoup plus considérables aux ornements de la sculpture ; c’est ce que nous observons dans l’architecture gothique.

Toutes ces nécessités de la pratique sont, pour l’architecture, autant d’entraves ; pourtant elles lui procurent, d’autre part, un puissant point d’appui ; car, vu les dimensions et le prix de ses ouvrages, vu la sphère restreinte de son activité esthétique, elle ne pourrait subsister uniquement comme art, si, en sa qualité de profession indispensable, elle n’obtenait en même temps une place sûre et honorable parmi les métiers. Il est encore un autre art qui, justement faute de cette condition, ne peut prendre place fraternellement à côté de l’architecture, bien qu’au point de vue esthétique il en soit, à proprement parler, le pendant : je veux parler de l’hydraulique artistique. Toutes deux, en effet, représentent l’Idée de la pesanteur ; l’architecture la représente conjointement avec l’Idée de résistance ; l’hydraulique, au contraire, nous la montre associée à la fluidité, laquelle a pour caractère l’absence de formes, la mobilité parfaite, la transparence. Une cascade qui se précipite sur les rochers avec de l’écume et des gémissements, une cataracte qui se pulvérise sans bruit, une fontaine qui lance dans l’air ses colonnes d’eau, un lac immobile et clair comme un miroir, tout cela exprime les Idées de la matière fluide et pesante, de même que les œuvres de l’architecte représentent celles de la matière résistante. L’hydraulique pratique ne peut servir de prétexte à l’hydraulique artistique ; leurs buts sont, en général, incapables de se concilier, sauf quelques cas exceptionnels, comme, par exemple, la cascata di Trevi à Rome[76].


§ 44.


Nous venons de voir ce que l’architecture et l’hydraulique sont capables de faire pour les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté ; pour les degrés supérieurs, qui correspondent à la nature végétale, l’art des jardins remplit dans une certaine mesure le même rôle. Pour qu’un paysage soit beau, il faut avant tout qu’il réunisse une grande richesse de productions naturelles ; il faut ensuite que chacune d’elles se distingue nettement, se détache clairement, tout en respectant à la fois l’unité et la variété de l’ensemble. Ce sont ces deux conditions que l’art des jardins cherche à mettre en relief ; toutefois il est loin d’être maître de sa matière comme l’architecture l’est de la sienne, et cela gêne son action. Le genre de beauté qu’il a mission de dégager appartient presque exclusivement à la nature : l’art proprement dit n’a presque rien à y voir. En revanche, il est singulièrement impropre à corriger les défauts de la nature, et, lorsque celle-ci contrarie ses efforts au lieu de les favoriser, il est presque frappé d’impuissance.

Le monde des plantes peut toujours provoquer la contemplation esthétique sans l’intermédiaire de l’art ; toutefois, en tant qu’il est objet de l’art, il appartient principalement à la peinture de paysage. En même temps que le monde végétal, toute la nature inconsciente rentre dans le domaine de cette peinture. — Dans les scènes d’intérieur, dans les tableaux qui représentent simplement des édifices, des rues, des intérieurs d’églises, etc., c’est la part subjective du plaisir esthétique qui domine ; en d’autres termes, la joie que nous éprouvons à ce spectacle ne provient pas directement et principalement de la conception de l’Idée représentée ; elle repose plutôt sur le corrélatif subjectif de cette conception, je veux dire l’état de connaissance pure et indépendante de la volonté ; car, du moment que nous empruntons les yeux du peintre, nous jouissons en même temps, par sympathie, par contre-coup, de la sérénité profonde et du complet anéantissement de la volonté, qui lui ont été nécessaires pour absorber si entièrement son être connaissant au sein d’objets inanimés, pour les concevoir avec un si parfait amour, c’est-à-dire d’une manière si objective. — L’effet de la peinture de paysage proprement dite est encore à peu près du même genre ; cependant, comme les Idées qu’elle représente occupent des degrés supérieurs de l’objectité de la volonté, comme elles sont par suite relativement plus importantes et plus significatives, la part objective du plaisir esthétique s’affirme ici davantage et parvient à égaler la part subjective. La connaissance pure, considérée comme telle, n’est plus à elle seule l’élément principal ; tout aussi puissante, tout aussi efficace est l’Idée en tant que connue, c’est-à-dire le monde considéré comme représentation, pris à un degré élevé de l’objectivation de la volonté.

Pourtant la peinture et la sculpture d’animaux correspondent à des degrés encore bien plus élevés ; il nous reste de cette dernière plus d’un spécimen antique et important, des chevaux à Venise, à Monte-Cavallo, sur les bas-reliefs de lord Elgin ; il y en a aussi à Florence, en bronze et en marbre ; nous trouvons également à Florence le sanglier antique, les loups hurlants ; les lions à l’arsenal de Venise ; toute une salle du Vatican est remplie d’animaux antiques ; j’en pourrais encore citer d’autres. Dans ces représentations, la part objective du plaisir esthétique prend nettement le dessus, aux dépens de la part subjective. Sans doute la sérénité du sujet, qui perçoit les idées et qui anéantit la propre volonté, subsiste ici, comme dans toute contemplation esthétique, mais elle n’agit point sensiblement sur nous ; car ce qui nous occupe, c’est le spectacle de la volonté dans son agitation et dans sa violence. De telles œuvres d’art nous montrent le vouloir constitutif de notre être dans des individus où sa manifestation n’est point, comme chez nous, dominée et tempérée par la réflexion ; au contraire cette manifestation s’accentue en traits bien plus intenses, avec une franchise qui touche au grotesque et au monstrueux ; elle s’étale au plein jour, naïvement, ouvertement, librement ; et c’est justement là-dessus que repose l’intérêt que nous prenons aux animaux. Les caractères spécifiques apparaissaient déjà dans la représentation des plantes, mais ils ne se montraient que dans les formes : ici, ils prennent beaucoup plus d’importance, ils ne s’expriment pas seulement par les formes, mais aussi par les actes, par l’attitude, par les gestes, sans cesser pour cela d’être des caractères spécifiques. La connaissance des Idées, aux degrés supérieurs, nous vient, par la peinture, d’un intermédiaire étranger ; mais nous pouvons aussi la recevoir directement, si nous contemplons les plantes d’une manière purement intuitive, si nous observons les animaux ; il faut étudier ces derniers dans leur état naturel de liberté et de santé. La contemplation objective de leurs formes complexes et merveilleuses, de leurs actes et de leurs attitudes, est une leçon riche d’enseignements, prise au grand livre de la nature ; c’est un déchiffrement de la véritable signatura rerum[77] : nous y reconnaissons les degrés et les modalités sans nombre de la manifestation de la volonté ; cette volonté, une et identique dans tous les êtres, ne tend partout qu’à une seule fin qui est de s’objectiver dans la vie et dans l’existence, sous des formes infiniment variées et différentes, résultant de son adaptation aux circonstances extérieures ; ce sont comme les variations nombreuses d’un même thème musical. Si je devais donner au contemplateur une explication concise et suggestive de l’essence intime de tous ces êtres, je ne pourrais mieux faire que de choisir une formule sanscrite qui revient fort souvent dans les livres saints des Hindous et qu’on appelle Malsavakya, la grande parole : Tat twam asi, c’est-à-dire : « Tu es ceci. »


§ 45.


Représenter d’une manière immédiate et intuitive les Idées dans lesquelles la volonté atteint le plus haut degré de son objectivation, telle est enfin la grande mission de la peinture d’histoire et de la sculpture. Le côté objectif du plaisir esthétique est ici tout à fait dominant ; le côté subjectif passe dans l’ombre. Il faut aussi remarquer qu’au degré immédiatement inférieur à celui-ci, je veux dire dans la peinture d’animaux, l’expression du trait spécifique se confond encore complètement avec celle de la beauté : le lion, le loup, le cheval, le mouton, le taureau qui expriment le mieux l’espèce, sont toujours aussi les plus beaux. La raison en est que les animaux ont des caractères spécifiques, mais qu’ils n’ont point de caractères individuels. Au contraire, lorsqu’on représente l’homme, il faut distinguer les caractères spécifiques des caractères individuels : l’expression des caractères spécifiques prend alors le nom de beauté (dans le sens entièrement objectif) ; l’expression des caractères individuels s’appelle simplement caractère ou expression. De là d’ailleurs une nouvelle difficulté, celle de représenter ces deux sortes de caractères avec une égale perfection dans un même individu.

La beauté humaine est une expression objective qui figure l’objectivation la plus parfaite de la volonté au plus haut degré où elle soit connaissable : j’entends par là l’Idée de l’homme, exprimée complètement sous une forme intuitive. Mais ici, à mesure que l’élément objectif de la beauté se dégage, l’élément subjectif lui est plus uni : il y a, entre les deux, parfaite concomitance ; il n’y a, en effet, aucun objet qui nous élève plus vite à la contemplation purement esthétique que la beauté du visage et de la forme humaine ; à leur aspect, il nous suffit d’un instant pour être saisis d’une volupté ineffable, pour être ravis au-dessus de nous-mêmes et de tout ce qui nous afflige ; par suite, si cette extase est possible, c’est uniquement parce que la représentation la plus nette et la plus pure que nous puissions avoir de la volonté est en même temps la voie la plus facile et la plus courte qui nous puisse conduire à l’état de pure connaissance ; or, une fois que nous y sommes parvenus, et tant que la jouissance esthétique dure pour nous, nous sommes quittes de notre personnalité, de notre vouloir et de toutes les misères qu’ils entraînent ; c’est là ce qui fait dire à Gœthe : « Celui qui contemple la beauté humaine, le souffle du mal ne peut rien sur lui : il se sent en accord avec lui-même et avec le monde. » — Si la nature réalise une belle forme humaine, voici comment nous sommes amenés à l’expliquer : forte de toutes les circonstances favorables et de sa propre puissance, la volonté, lorsqu’elle s’objective à ce degré supérieur dans un individu, triomphe parfaitement de toutes les résistances et de tous les obstacles que lui opposent les manifestations de la volonté à des degrés inférieurs, telles que les forces de la nature ; ce sont là les ennemis auxquels la volonté doit disputer et enlever la matière qui est l’enjeu commun de tous. En outre, les phénomènes de la volonté, dans leurs degrés supérieurs, revêtent toujours une forme extrêmement complexe : l’arbre lui-même n’est qu’un agrégat systématique de fibres sans nombre qui se répètent et qui s’augmentent ; la complication croît toujours à mesure que l’on monte l’échelle des êtres ; le corps humain est un système prodigieusement agencé de parties tout à fait différentes ; chacune de ces parties est subordonnée au tout, mais elle n’en conserve pas moins sa vie particulière, vita propria : il faut que toutes ces parties soient exactement subordonnées au tout et coordonnées entre elles dans un rapport convenable ; il faut qu’elles conspirent d’une façon harmonieuse à l’expression du tout ; il faut que rien ne soit hypertrophié ni atrophié. Telles sont les conditions dont le concours exceptionnel produit la beauté, c’est-à-dire l’expression parfaite des caractères spécifiques.

Ainsi opère la nature. Comment procède l’art ? — Les uns croient qu’il imite la nature. Mais comment l’artiste reconnaîtra-t-il dans la nature le chef-d’œuvre, le modèle à imiter, comment le distinguera-t-il parmi la foule des êtres manqués, s’il n’a une conception de la beauté antérieure à l’expérience ? D’ailleurs, la nature a-t-elle jamais produit un homme parfaitement beau en toutes ses parties ? — D’après une autre opinion, l’artiste devrait se mettre en quête des beautés isolées et éparses dans un grand nombre d’individus, puis, avec de tels matériaux, composer un bel ensemble : c’est là une opinion absurde et irréfléchie. Car, encore une fois, la même question se pose : comment peut-il reconnaître que telles formes sont précisément les formes belles et que telles autres ne le sont pas ? — D’ailleurs nous savons jusqu’où sont parvenus, en fait de beauté, les vieux peintres allemands avec l’imitation de la nature. Il suffit d’étudier leurs figures nues. — Non ; nous ne pouvons acquérir purement a posteriori, par la seule expérience, aucune connaissance de la beauté ; cette connaissance nous vient toujours, du moins en partie, a priori, bien qu’elle soit d’un tout autre genre que les expressions du principe de raison qui nous sont également connues a priori. Celles-ci concernent la forme générale du phénomène considéré comme phénomène, en tant que cette forme constitue la condition générale de la possibilité de la connaissance ; elles concernent le « comment », question générale et universelle qui vise le phénomène ; c’est de ce genre de connaissance que procèdent les mathématiques et les sciences naturelles pures : au contraire cet autre genre de connaissance a priori qui rend possible la réalisation du beau concerne non la forme, mais le contenu des phénomènes, non le comment, mais la nature même de la représentation. Nous savons tous reconnaître la beauté humaine, lorsque nous la voyons ; mais le véritable artiste la sait reconnaître avec une telle clarté, qu’il la montre telle qu’il ne l’a jamais vue ; sa création dépasse la nature : pareille chose n’est possible que parce que nous sommes nous-mêmes cette volonté dont il s’agit ici d’analyser et de créer l’objectivation adéquate, dans ses degrés supérieurs. Cela suffit pour nous donner un réel pressentiment de ce que la nature, identique avec la volonté constitutive de notre propre essence, s’efforce de réaliser ; à ce pressentiment, le génie, digne de ce nom, joint une incomparable profondeur de réflexion : à peine a-t-il entrevu l’Idée dans les choses particulières, aussitôt il comprend la nature comme à demi-mot ; il exprime sur-le-champ d’une manière définitive ce qu’elle n’avait fait que balbutier ; cette beauté de la forme qu’après mille tentatives la nature ne pouvait atteindre, il la fixe dans les grains du marbre ; il la place en face de la nature, à laquelle il semble dire : « Tiens, voilà ce que tu voulais exprimer. » — « Oui, c’est cela, » répond une voix qui retentit dans la conscience du spectateur. — C’est ainsi seulement que le génie grec a pu trouver l’archétype de la forme humaine et l’imposer comme canon à son école de sculpture ; ce n’est que grâce à un tel pressentiment que chacun de nous est capable de reconnaître le beau, là où la nature l’a effectivement, quoique incomplètement réalisé. Ce pressentiment constitue l’idéal : c’est l’Idée, l’Idée qui, pour une moitié du moins, se dégage a priori et qui, en cette qualité, rejoint et complète les données a posteriori de la nature : c’est à cette condition qu’elle passe dans le domaine de l’art. Si l’artiste et l’observateur sont capables a priori, l’un de pressentir et l’autre de reconnaître le beau, cela tient à ce que l’un et l’autre sont identiques à la substance de la nature, à la volonté qui s’objective. En effet, comme le disait Empédocle, l’identique ne saurait être reconnu que par l’identique ; la nature ne peut être comprise que par la nature ; la nature seule peut sonder la profondeur de la nature : mais seul aussi l’esprit est capable de sentir l’esprit[78].

Il est donc absurde de s’imaginer, bien que Xénophon prête cette opinion à Socrate (Stobæi Floril., vol. II, p. 384), que les Grecs ont découvert empiriquement l’idéal de la beauté humaine et qu’ils l’ont fixé par une synthèse des beautés de détail qu’ils avaient observées, choisissant ici un genou, là un bras, etc. D’ailleurs, à cette erreur correspond pour la poésie une erreur tout à fait analogue : l’on se figure, par exemple, que, pour représenter dans ses drames des caractères variés à l’infini, si vrais, si vivants et si profondément sentis, il a suffi à Shakespeare de les observer dans sa propre expérience du monde. L’impossibilité, l’absurdité d’une pareille supposition n’a pas même besoin d’être réfutée ; il est évident que le génie, qui, dans l’art plastique, ne peut créer les belles œuvres à moins d’avoir un pressentiment anticipé du beau, ne peut non plus rien créer, en poésie, sans un égal pressentiment des caractères ; pourtant la poésie et l’art plastique ont besoin de l’expérience, mais simplement à titre de schéma ; c’est au moyen de l’expérience que l’artiste tire parfaitement au clair ce dont il n’avait a priori qu’une vague conscience, et c’est sur elle que se fonde la possibilité d’une représentation réfléchie.

Nous avons, plus haut, défini la beauté humaine l’objectivation la plus parfaite de la volonté, aux degrés les plus élevés où elle soit jusqu’ici connaissable. Elle s’exprime au moyen de la forme : or la forme repose exclusivement sur l’espace ; elle n’a point avec le temps de rapports nécessaires, comme en a, par exemple, le mouvement. Nous pouvons donc dire : l’objectivation adéquate de la volonté au moyen d’un phénomène purement spatial constitue la beauté, au sens objectif du mot. La plante n’est point autre chose qu’un phénomène de ce genre, c’est-à-dire un phénomène de la volonté, situé uniquement dans l’espace ; car, si je fais abstraction de sa croissance, il n’entre dans l’expression de son être aucun mouvement, et par suite aucun rapport avec le temps ; sa simple forme suffit pour exprimer et pour manifester toute son essence. Mais, pour arriver à l’expression complète de la volonté qui se manifeste chez l’animal et chez l’homme, il faut dépeindre en outre une série d’actions dans lesquelles le phénomène de la volonté se trouve en relation immédiate avec le temps. Ce sujet a déjà été traité dans le livre précédent : il se rattache à notre présente étude de la façon qui suit. Le phénomène purement spatial de la volonté peut, à un degré déterminé, objectiver la volonté d’une manière parfaite ou imparfaite : c’est justement là ce qui constitue la beauté ou la laideur ; de même l’objectivation de la volonté dans le temps, c’est-à-dire l’action, et surtout l’action immédiate, telle que le mouvement, peut se comporter de deux manières à l’égard de la volonté : ou bien elle correspond d’une manière pure et parfaite à la volonté qui s’objective en elle, sans qu’il intervienne rien d’étranger, rien de superflu, rien d’imparfait ; c’est purement et simplement l’expression exacte d’un acte de volonté déterminé, accompli à un certain instant ; — ou bien aussi c’est le résultat contraire qui peut se produire. Dans le premier cas ce mouvement se fait avec grâce ; dans le second cas il est dépourvu de grâce. La beauté est la représentation exacte de la volonté en général au moyen d’un phénomène purement spatial ; la grâce est la représentation exacte de la volonté au moyen d’un phénomène situé dans le temps, c’est-à-dire l’expression correcte et mesurée d’un acte de volonté au moyen du mouvement et de l’attitude où il s’objective. En effet, le mouvement et l’attitude supposent déjà le corps ; aussi la parole de Winckelmann est-elle pleine de justesse et de portée, lorsqu’il dit : « La grâce consiste dans un rapport particulier de la personne agissante avec l’action. » (Œuvres, éd. all., vol. I, p. 258.) Il résulte naturellement de là que l’on peut attribuer aux plantes de la beauté, mais point de grâce, si ce n’est au sens figuré ; les animaux et les hommes peuvent avoir les deux, beauté et grâce. La grâce consiste, d’après ce que nous avons dit, en ce que chaque mouvement ou attitude se produit de la manière la plus facile, la plus mesurée, la plus aisée, et devient par là même l’expression parfaitement exacte de l’intention qui l’a dicté, c’est-à-dire de l’acte de volonté ; il ne faut rien de superflu ; le superflu se trahit par des gestes désordonnés et insignifiants, par des attitudes contournées ; rien d’incomplet non plus, sous peine de tomber dans la raideur. La grâce suppose une proportion rigoureuse de tous les membres, un corps régulièrement et harmonieusement bâti : telle en est la condition ; puisque c’est seulement à ce prix qu’on obtient l’aisance parfaite, l’harmonie évidente de tous les mouvements et de toutes les attitudes, il s’ensuit que la grâce ne peut exister sans un certain degré de beauté corporelle. Unissez la beauté et la grâce parfaites, vous aurez la manifestation la plus claire de la volonté au degré supérieur de son objectivation.

Un des signes distinctifs de l’humanité, disais-je plus haut, c’est que chez elle le caractère spécifique se distingue du caractère individuel, si bien que l’on peut dire dans une certaine mesure, comme je l’ai fait au livre précédent, que chaque individu représente une Idée tout à fait particulière. Par suite, les arts qui se proposent de représenter l’Idée de l’humanité doivent dégager non seulement la beauté, considérée comme caractère de l’espèce, mais encore le caractère individuel, que l’on appelle de préférence « caractère » tout court ; mais pourtant de ce caractère lui-même on ne doit tenir compte qu’en tant qu’il n’est point quelque chose d’accidentel, d’exclusivement propre à l’individu, considéré dans sa singularité, mais en tant qu’il est une face de l’Idée de l’humanité dégagée d’une manière toute particulière dans l’individu en question ; or, pour dévoiler cette face de l’Idée, la peinture de ce caractère devient nécessaire. Ainsi, quoique individuel, le caractère doit encore être idéal, c’est-à-dire que, dans la conception comme dans l’exécution, l’on doit faire ressortir le sens qu’il présente au point de vue de l’Idée générale de l’humanité ; car lui aussi et à sa manière, il contribue à l’objectivation de cette Idée : en dehors de cette condition, la représentation n’est plus que le portrait, la reproduction du particulier en tant que particulier, avec tout ce qu’il contient d’accidentel. Pourtant le portrait, lui aussi, suivant l’opinion de Winckelmann, doit idéaliser l’individu.

Ce caractère idéalisé n’est autre chose que la mise en relief d’une face particulière de l’Idée de l’humanité ; il se traduit visiblement tantôt par la physionomie habituelle, par les attitudes familières, tantôt par des états d’âme et par des passions éphémères, par des modifications de la connaissance et du vouloir, par des actions réciproques de l’un sur l’autre, toutes choses qui se manifestent par le visage et par le geste. Comme, d’une part, l’individu appartient toujours à l’humanité ; comme, d’autre part, l’humanité s’exprime toujours dans l’individu, avec toute la richesse de signification idéale que ce dernier peut contenir, il est également impossible que la beauté efface le caractère ou que le caractère efface la beauté ; supposons en effet que le caractère individuel supprime le caractère spécifique, ou réciproquement : il ne nous reste, dans le premier cas, qu’une caricature, dans le second qu’une figure insignifiante. Par suite, l’artiste, lorsqu’il vise à la beauté qui est l’objet principal de la sculpture, doit cependant toujours et dans une certaine mesure modifier la beauté elle-même (c’est-à-dire le caractère spécifique) au moyen du caractère individuel ; il doit toujours exprimer l’Idée de l’humanité d’une manière précise et individuelle ; il doit en faire ressortir un côté particulier ; car l’individu humain a dans une certaine mesure l’honneur de représenter une Idée particulière, et c’est un caractère essentiel de l’Idée de l’humanité que de s’exprimer dans des individus qui ont une signification propre. C’est pourquoi nous voyons dans les œuvres des anciens que leur conception pourtant si nette de la beauté n’a point été exprimée d’une manière unique, mais au contraire sous un grand nombre de formes présentant des caractères différents ; cette conception était, pour ainsi dire, sans cesse présentée par un nouveau côté ; en un mot, elle se manifestait sous la figure tantôt d’Apollon, tantôt de Bacchus, tantôt d’Hercule, tantôt d’Antinoüs : je dirai même que la précision du caractère individuel peut restreindre la beauté et qu’elle peut même arriver à produire la laideur, comme dans Silène ivre, dans le Faune, et ainsi de suite… Enfin, si le caractère individuel va jusqu’à supprimer en fait celui de l’espèce, c’est-à-dire si on l’exagère jusqu’à produire une œuvre monstrueuse, l’on tombe dans la caricature. — Mais, bien plus encore que la beauté, la grâce doit être protégée contre les empiétements du caractère individuel ; quelle que soit l’attitude, quel que soit le mouvement qu’exige l’expression de ce caractère, cette attitude et ce mouvement n’en doivent pas moins être réalisés de la manière la plus aisée, la plus proportionnée à la personne et à l’intention. Cette règle s’impose non seulement au peintre et au sculpteur, mais encore à tout bon acteur ; sinon, nous n’obtenons encore qu’une caricature, c’est-à-dire une contorsion et une dislocation.

En sculpture, la beauté et la grâce restent l’objet principal. Le caractère personnel de l’esprit, tel qu’il se traduit dans les états d’âme, dans les passions, dans les actions et réactions mutuelles de la connaissance et du vouloir, toutes choses que le visage et le geste sont seuls capables de reproduire, le caractère personnel de l’esprit, dis-je, appartient de préférence au domaine de la peinture. En effet, le regard et la couleur, tous deux rebelles à l’imitation du sculpteur, ont beau contribuer puissamment à la beauté, ils n’en sont pas moins bien plus essentiels encore à l’expression du caractère. En outre, la beauté est saisie d’une manière plus parfaite, quand on la peut contempler de plusieurs côtés ; l’expression, au contraire, le caractère peuvent encore être parfaitement compris, si on les considère d’un seul point de vue.

La beauté est donc évidemment le but de la sculpture : Lessing s’en est autorisé pour expliquer le fait que Laocoon ne crie point, en alléguant que le cri n’est pas compatible avec la beauté. Cette question a été pour Lessing le thème ou tout au moins le point de départ d’un livre tout entier ; d’ailleurs, elle fait le sujet de bien des écrits antérieurs et postérieurs à Lessing ; qu’il me soit permis à mon tour de dire ici incidemment ce que j’en pense, bien qu’une discussion aussi spéciale n’entre point à proprement parler dans le dessin de cette étude, faite tout entière à un point de vue général.


§ 46.


Laocoon, dans le groupe fameux qui porte son nom, ne crie point ; c’est un fait évident. S’il y a là un sujet d’étonnement toujours nouveau, c’est que, mis à sa place, nous crierions tous, et, en définitive, c’est la nature qui le veut ainsi ; supposons-nous, en effet, surpris par une douleur physique violente, par une angoisse corporelle inattendue et terrible : aussitôt la réflexion, qui en d’autres circonstances aurait pu nous conseiller le silence et la résignation, se trouve complètement bannie de la conscience ; la nature se soulage en criant ; par son cri elle exprime tout ensemble la douleur, l’angoisse, elle appelle un sauveur, elle intimide celui qui lui fait violence. Winckelmann déjà s’était aperçu que l’artiste avait négligé de rendre sur le visage de Laocoon l’expression d’un homme qui crie ; mais, dans son désir de justifier l’artiste, il a fait de Laocoon un stoïcien qui croit indigne de lui de pousser des cris (secundum naturam) et qui ajoute à sa douleur le vain tourment d’en réprimer l’expression : Winckelmann voit en lui « le courage éprouvé d’un grand homme qui lutte contre les tortures et qui s’efforce de réprimer, de renfermer en lui-même l’expression de sa souffrance : il ne se répand point en cris aigus comme chez Virgile ; tout au plus laisse-t-il échapper quelques soupirs d’angoisse, etc. » (Œuvres, éd. all., vol. VII, p. 98 ; — et plus en détail, vol. VI, p. 105 et suiv.). Cette opinion de Winckelmann fut critiquée par Lessing dans son Laocoon et modifiée dans le sens que nous avons indiqué plus haut : à la raison psychologique Lessing substitue une raison purement esthétique, savoir, que la beauté, principe de l’art antique, est incompatible avec l’expression d’un homme qui crie. Il ajoute encore une autre raison : selon lui, un état essentiellement passager, incapable de se prolonger, ne pourrait pas être représenté dans une œuvre d’art immuable ; mais un pareil argument a contre lui cent exemples, tirés de figures excellentes, que l’artiste a néanmoins fixées dans des poses toutes fugitives, dans la danse, dans la lutte, dans la course, etc. Gœthe lui-même, dans son article sur le Laocoon, au début des Propylées (p. 8), considère au contraire le choix d’un pareil moment et d’une attitude fugitive comme nécessaire. — De nos jours, Hirt (Horen, 1797, Xe heure), subordonnant tout à la vérité la plus parfaite de l’expression, tranche la question, en prétendant que, si Laocoon ne crie point, c’est qu’étant sur le point de mourir d’asphyxie, il n’a plus la force de le faire. Enfin Ternow (Römische Studien, vol. I, p. 426 et suiv.) examine et pèse les trois opinions, sans en indiquer lui-même de nouvelle ; il se contente de combiner et de concilier les anciennes entre elles.

Je ne puis assez m’étonner que des esprits aussi critiques et aussi perspicaces se soient donné tant de peine et soient allés chercher si loin des raisons insuffisantes, des arguments psychologiques, voire même physiologiques, pour expliquer une chose dont la raison, toute prochaine, s’impose à qui n’a pas de préventions ; ce qui m’étonne surtout, c’est que Lessing, qui a été si près de la vérité, n’ait cependant point découvert le secret de la chose.

Avant d’entrer dans un examen psychologique et physiologique ; avant de me demander si Laocoon, dans la situation où il se trouve, doit crier (question d’ailleurs à laquelle je n’hésiterais point à répondre par l’affirmative), je commence par déclarer que l’action de crier ne doit pas être représentée dans le groupe qui nous occupe, par la simple raison que le cri est complètement rebelle aux moyens d’imitation de la sculpture. Il était impossible de tirer du marbre un Laocoon criant ; tout au plus pouvait-on le représenter ouvrant la bouche, s’efforçant en vain de crier, dans la situation d’un homme qui perd la voix, vox faucibus hæsit. L’essence, et par suite l’effet du cri sur l’observateur, consiste simplement dans un son, nullement dans une ouverture de la bouche. Cette ouverture de bouche, phénomène inséparable du cri, doit être avant tout motivée, justifiée par le son qui l’a occasionnée : dans ce cas, et à titre de caractéristique de l’action, elle devient admissible et même nécessaire, quand même elle nuirait à la beauté. Mais, dans l’art plastique, la représentation du cri en lui-même est tout à fait déplacée, tout à fait impossible ; par suite, la condition du cri, je veux dire cette ouverture violente de la bouche qui bouleverse tous les traits et tout le reste de l’expression, deviendrait réellement incompréhensible ; car, de cette manière et en définitive au prix de beaucoup de sacrifices, l’on ne représenterait que le moyen, tandis que la fin véritable, le cri lui-même, y compris son effet sur la sensibilité, demeurerait inexprimé. Chose plus grave encore, nous aurions là le spectacle toujours ridicule d’un effort qui demeure sans effet ; cela ressemblerait à l’histoire de ce mauvais plaisant qui, durant le sommeil du veilleur de nuit, bouchait soigneusement sa corne avec de la cire, le réveillait ensuite en criant au feu et se réjouissait fort de voir tout le mal que se donnait le pauvre homme pour obtenir un son. Mais lorsque dans un art la représentation du cri n’est pas en dehors de ses moyens d’expression, elle est tout à fait admissible ; car elle contribue à la vérité, c’est-à-dire à la représentation complète de l’Idée. C’est ce qui arrive dans la poésie, où la description intuitive se complète par l’imagination du lecteur : aussi Virgile fait-il crier Laocoon comme un taureau qui brise ses liens, après que la hache l’a déjà frappé ; également chez Homère (Il., XX, 48-53), Mars et Minerve poussent des cris épouvantables, sans déchoir pour cela ni de leur dignité, ni de leur beauté divine. Il en est de même dans le jeu des acteurs : Laocoon, sur la scène, doit positivement crier ; chez Sophocle, Philoctète pousse des cris, et sans aucun doute il a effectivement crié sur la scène antique. Autre cas tout à fait analogue : je me rappelle qu’à Londres j’ai vu dans Pizano, pièce traduite de l’allemand, le célèbre acteur Kemble jouer le rôle de l’Américain Rolla, personnage demi-sauvage, mais d’un fort noble caractère : recevant une blessure, il poussait un cri violent, ce qui produisait un effet à la fois très intense et très heureux, car ce cri, singulièrement caractéristique, donnait à son jeu beaucoup de vérité. — Au contraire, un cri, représenté dans la pierre ou sur la toile, un cri muet en quelque sorte, serait encore beaucoup plus ridicule que cette musique peinte dont il est déjà question dans les Propylées de Gœthe ; car le fait de crier nuit beaucoup plus au reste de la beauté et à l’expression que celui de faire de la musique ; celui-ci le plus souvent n’exerce que les mains et les bras et il peut être considéré comme une action caractéristique de la personne ; il est, par suite, tout à fait propre à être représenté en peinture, pourvu du moins qu’il n’exige aucun mouvement violent du corps, aucune contraction de la bouche : citons comme exemple la sainte Cécile jouant de l’orgue, le joueur de violon de Raphaël dans la galerie Sciarra à Rome, etc. — Ainsi, puisque, en raison des limites de l’art, la douleur de Laocoon ne pouvait être exprimée par un cri, l’artiste devait faire appel à tous les autres moyens d’expression : c’est ce qu’il a fait avec la plus grande perfection ; Winckelmann (Œuvres, éd. all., vol. VI, p. 104 et suiv.), d’ailleurs, le montre magistralement dans son excellente description qui conserve toute sa valeur et toute sa vérité, du moment que l’on fait abstraction de l’arrière-pensée stoïcienne qu’il prête à Laocoon[79].


§ 47.


C’est donc la beauté jointe à la grâce qui fait l’objet principal de la sculpture ; aussi a-t-elle une prédilection pour le nu et elle ne tolère les vêtements que dans la mesure où ils ne cachent point les formes. Elle se sert de la draperie non comme d’un vêtement, mais comme d’un procédé indirect pour représenter la forme ; ce moyen d’expression fait beaucoup travailler l’esprit du spectateur ; car pour percevoir la cause, c’est-à-dire la forme du corps, on ne lui indique directement que l’effet, c’est-à-dire la chute des plis. La draperie est donc dans une certaine mesure, en sculpture, ce qu’est en peinture le raccourci. L’une et l’autre constituent des signes, non des signes symboliques, mais des signes tels que, s’ils sont bien réussis, ils amènent l’esprit à contempler l’objet signifié d’une manière non moins immédiate que s’ils étaient donnés eux-mêmes.

Qu’il me soit permis d’intercaler ici en passant une comparaison qui s’applique à la rhétorique. Ainsi c’est le minimum ou l’absence complète de vêtements qui rend la beauté corporelle le plus facilement intelligible et visible ; par suite, un homme très beau, s’il a du goût et s’il a la permission d’en user, ira volontiers presque nu ou simplement habillé à la manière des anciens ; de même, toute belle et vraiment riche intelligence s’exprimera toujours de la manière la plus naturelle, la plus directe et la plus simple, toutes les fois qu’elle s’efforcera, si cela est possible, d’exprimer ses pensées aux autres et par là même de s’adoucir la solitude que l’on doit ressentir dans un monde comme celui-ci ; au contraire, l’esprit pauvre, confus et mal fait va se revêtir de l’expression la plus cherchée, de la rhétorique la plus obscure ; il essaiera ainsi d’envelopper dans une phraséologie lourde et pompeuse la petitesse, la niaiserie, l’insignifiance, la banalité de ses idées ; c’est comme celui qui manque de prestance et de beauté et qui prétend compenser ce défaut par la splendeur de ses habits : il cherche à dissimuler à force d’ornements barbares, d’oripeaux, de plumes, de collerettes, de falbalas et de manteaux la laideur et la petitesse de sa personne. Cet homme serait bien embarrassé s’il devait aller nu ; notre auteur ne le serait pas moins, si on le forçait à traduire en langage clair le mince contenu de son obscur et pompeux ouvrage.


§ 48.


Outre la beauté et la grâce, la peinture d’histoire a encore pour objet principal le caractère ; par là il faut entendre la représentation de la volonté à son plus haut degré d’objectité, je veux dire à ce degré où l’individu, comme manifestation d’un côté particulier de l’Idée de l’humanité, prend une signification particulière et révèle cette signification non par la simple forme, mais par toute espèce d’actions, par des modifications de la connaissance et du vouloir qui déterminent ou accompagnent les actions et se manifestent elles-mêmes dans la physionomie et dans le geste. Du moment que l’on veut représenter l’Idée de l’humanité d’une manière aussi détaillée, il faut nous montrer le développement de ses mille faces dans des individus pleins de signification ; ces individus eux-mêmes, pour que leur signification devienne intelligible, doivent être présentés dans des scènes, dans des événements et dans des actions complexes. Cette tâche immense, la peinture d’histoire s’en acquitte en nous mettant sous les yeux les scènes de la vie, quelle qu’en soit l’espèce, quelle qu’en soit la signification. Aucun individu, aucune action ne peut être sans signification ; dans tout individu et par toute action l’Idée de l’humanité se développe de plus en plus. Aussi n’y a-t-il aucun événement de la vie humaine que l’on doive exclure du domaine de la peinture. On est très injuste envers les grands peintres de l’école hollandaise ; chez eux on n’estime que l’habileté technique ; pour le reste, on les dédaigne, parce qu’ils ont le plus souvent représenté des objets tirés de la vie ordinaire et que l’on ne considère comme intéressants que les événements tirés de l’histoire ou de la Bible. L’on devrait avant tout se rappeler que la signification intérieure d’une action est complètement différente de la signification extérieure ; que souvent ces deux significations sont séparées l’une de l’autre. La signification extérieure consiste dans l’importance d’une action par rapport à ses suites pour et dans le monde réel ; elle dépend donc du principe de raison. La signification intérieure de cette même action consiste dans la profondeur des vues qu’elle nous ouvre sur l’Idée de l’humanité, lorsqu’elle met en lumière les faces moins explorées de cette Idée au moyen d’individualités nettement et fortement accentuées qu’elle place dans des circonstances convenables et auxquelles elle permet par là même de développer leurs propriétés. C’est seulement la signification intérieure qui a de la valeur en art : il appartient à l’histoire d’apprécier la signification extérieure. Toutes deux sont complètement indépendantes l’une de l’autre ; elles peuvent se présenter ensemble, mais elles peuvent aussi apparaître séparément. Une action de la plus haute importance historique peut être, au point de vue de sa signification intérieure, des plus banales et des plus vulgaires ; réciproquement, une scène de la vie journalière peut avoir une signification intérieure considérable, du moment qu’elle met en pleine et claire lumière les individus, l’activité humaine, le vouloir humain, surpris dans leurs replis les plus secrets. Deux actions peuvent aussi avoir, malgré la différence de leur signification extérieure, une signification intérieure tout à fait identique ; au point de vue de cette dernière, par exemple, il est fort indifférent que ce soient des ministres qui jouent le sort des pays et des peuples sur une carte de géographie, ou bien des paysans, attablés dans un cabaret, qui se disputent au jeu de cartes ou au jeu de dés ; il est également indifférent que ce soit avec, des figurines d’or ou de bois qu’on joue aux échecs. En outre, les scènes et les événements qui composent pour tant de millions d’hommes la trame de la vie, leurs faits et gestes, leurs misères et leurs joies, ont déjà, en cette qualité, assez d’importance pour être du domaine de l’art et pour lui fournir, grâce à leur riche complexité, la matière nécessaire à la représentation de l’Idée si complexe de l’humanité. L’instant lui-même, dans tout ce qu’il a de fugitif et de momentané, peut être fixé par l’art : c’est ce qu’on appelle aujourd’hui un tableau de genre ; cette représentation produit une émotion subtile et particulière : car, en fixant dans une image durable ce monde fugitif, cette succession éternelle d’événements isolés qui composent pour nous tout l’univers, l’art accomplit une œuvre qui, en élevant le particulier jusqu’à l’Idée de son espèce, semble réduire le temps lui-même à ne plus fuir. Disons enfin que les événements historiques, importants au point de vue extérieur, ont quelquefois un inconvénient au point de vue de la peinture : il arrive souvent que ce qu’il y a de significatif en eux ne peut être représenté d’une façon intuitive, mais doit au contraire être ajouté par la pensée.

À ce point de vue, il faut en général distinguer dans un tableau la signification nominale de la signification réelle : la première est tout extérieure, elle réside dans une pure notion que l’on veut bien ajouter ; la seconde consiste dans une face particulière de l’Idée de l’humanité qui devient par le moyen du tableau saisissable à l’intuition. Supposons, par exemple, que la signification extérieure soit : Moïse trouvé par une princesse égyptienne ; voilà une circonstance singulièrement importante pour l’histoire ; la signification réelle, au contraire, j’entends ce qui est effectivement offert à notre intuition, c’est un enfant, abandonné sur un berceau flottant, sauvé par une femme de haute naissance : voilà un fait qui a pu se produire assez souvent. C’est le costume seul qui dans ce cas peut renseigner un homme instruit sur l’événement précis dont il s’agit ; mais le costume n’a de valeur que pour la signification nominale ; pour la signification réelle, il n’en a aucune : car cette dernière n’a trait qu’à l’homme en tant qu’homme, et non point à ses déterminations contingentes. Les événements tirés de l’histoire n’offrent donc aucun avantage comparativement à ceux que l’on prend dans la simple possibilité et que par conséquent on ne peut désigner sous une dénomination individuelle, mais seulement sous une rubrique générale : car ce qu’il y a de vraiment significatif dans les premiers, ce n’est point la partie individuelle, ce n’est point la circonstance particulière considérée comme telle ; c’est au contraire ce qu’ils contiennent de général, c’est le côté de l’Idée de l’humanité qui s’exprime par eux. Cependant il ne faut point s’autoriser de cela pour proscrire les sujets historiques précis : leur valeur proprement artistique repose, pour le peintre comme pour le spectateur, non sur le fait individuel et particulier qui fait leur intérêt historique, mais sur la signification générale qui s’exprime par eux, sur leur Idée. Il convient aussi de ne choisir dans l’histoire, en fait de sujets, que ceux où la signification générale est effectivement exprimable et ne demande point à être ajoutée par la pensée, sans quoi la signification nominale est par trop différente de la signification réelle : ce que la pensée ajoute au tableau prend trop d’importance et nuit à ce que l’on perçoit par la vue. Même au théâtre, il ne convient pas que l’action principale se passe, comme dans la tragédie française, derrière la scène ; évidemment et à plus forte raison, c’est un défaut bien plus grave encore dans la peinture. Comment l’effet d’un sujet historique peut-il être franchement médiocre ? Il faut pour cela que, par la nature même du sujet, le peintre se trouve renfermé dans un cercle déterminé par des raisons étrangères à l’art, et que ce cercle soit pauvre en objets pittoresques ou intéressants ; c’est ce qui arrive par exemple à l’artiste qui se renferme dans l’histoire d’un petit peuple de rien du tout, isolé, bizarre, gouverné sacerdotalement, c’est-à-dire par la folie, parfaitement méprisé d’ailleurs de toutes les grandes nations de l’Orient et de l’Occident, ses contemporaines, je veux parler du peuple juif.

Puisqu’entre nous et les anciens l’invasion des barbares a mis une démarcation semblable à celle que les dernières révolutions hydrographiques ont mise entre la période géologique actuelle et celle dont les organismes ne sont plus pour nous que des fossiles, il est à déplorer que le peuple dont la culture devait servir de base générale à la nôtre ait été justement le peuple juif et non le peuple hindou, le peuple grec, tout au moins le peuple romain. Mais ce sont surtout les grands peintres de l’Italie, au quinzième et au seizième siècle, qui ont pâti de cette mauvaise étoile : dans le cercle étroit où ils étaient arbitrairement renfermés pour le choix des sujets, ils ont été obligés de s’arrêter à toute espèce d’événements insignifiants : en effet, pour la partie historique, le Nouveau Testament forme une matière encore plus ingrate que l’Ancien ; l’histoire des martyrs et des Pères, qui y fait suite, est un sujet singulièrement aride. Malgré tout, il est nécessaire de faire une distinction entre les tableaux qui traitent de la partie historique ou mythologique du judaïsme ou du christianisme et ceux qui révèlent à notre intuition l’esprit original, c’est-à-dire la morale du christianisme, sous la forme de personnages imbus de cet esprit. Ces derniers sont en réalité les plus hautes et les plus admirables créations de la peinture ; elles n’ont été réalisées que par les plus grands maîtres de cet art, particulièrement par Raphaël et par le Corrège, surtout par ce dernier dans ses premières œuvres. Une telle peinture ne peut vraiment point rentrer dans la peinture d’histoire : car elle ne représente le plus souvent aucun événement, aucune action ; ce ne sont la plupart du temps que de simples groupes où entrent les Saints et le Sauveur lui-même, celui-ci souvent encore dans l’enfance, accompagné de sa mère et des anges. Dans leurs physionomies et surtout dans leur regard, nous voyons l’expression et le reflet de la connaissance la plus parfaite, je veux dire de celle qui ne s’applique point aux choses particulières, mais qui conçoit d’une manière parfaite les Idées, c’est-à-dire toute l’essence du monde et de la vie ; cette connaissance réagit aussi sur leur volonté ; mais, à la différence de la connaissance vulgaire, bien loin de présenter des motifs à cette même volonté, elle répand sur le vouloir tout entier sa vertu apaisante, le quiétif ; de là vient cette résignation parfaite, qui est à la fois l’esprit intime du christianisme et de la sagesse hindoue ; de là procèdent le renoncement à tout désir, la conversion, la suppression de la volonté qui entraîne dans le même anéantissement le monde tout entier ; de là résulte, en un mot, le salut. Voilà les signes éternellement admirables par lesquels les maîtres de l’art ont exprimé dans leurs œuvres la suprême sagesse. C’est ici le dernier sommet de l’art : après avoir suivi la volonté dans son objectité adéquate, dans les Idées ; après avoir parcouru successivement tous les degrés où son être se développe, les degrés inférieurs, où elle obéit aux causes, ceux où elle cède aux excitations, ceux-où elle est si diversement agitée par les motifs, l’art, pour terminer, nous la montre qui se supprime elle-même librement, grâce à l’immense apaisement que lui procure la connaissance parfaite de son être[80].


§ 49.


Le principe qui fait le fond de tout ce que nous avons dit jusqu’ici sur l’art, c’est que l’objet de l’art, l’objet que l’artiste s’efforce de représenter, l’objet dont la connaissance doit précéder et engendrer l’œuvre, comme le germe précède et engendre la plante, cet objet est une Idée, au sens platonicien du mot, et n’est point autre chose ; ce n’est point la chose particulière, car ce n’est point l’objet de notre conception vulgaire ; ce n’est point non plus le concept, car ce n’est point l’objet de l’entendement, ni de la science. Sans doute l’Idée et le concept ont quelque chose de commun, en ce qu’ils sont tous deux des unités représentant une pluralité de choses réelles ; malgré tout, il y a entre eux une grande différence ; et c’est cette différence qui explique d’une manière suffisamment claire et lumineuse ce que j’ai dit du concept dans le premier livre et des Idées dans celui-ci. Platon avait-il déjà nettement conçu cette différence ? je ne veux nullement l’affirmer : il donne, à propos des Idées, nombre d’exemples et d’explications que l’on pourrait appliquer à de simples concepts. Laissons en attendant cette question sans réponse et continuons notre chemin, heureux toutes les fois que nous nous rencontrons sur les traces d’un grand et noble esprit, plus soucieux encore, malgré tout, de poursuivre notre but que de nous attacher à ses pas. — Le concept est abstrait et discursif ; complètement indéterminé, quant à son contenu, rien n’est précis en lui que ses limites ; l’entendement suffit pour le comprendre et pour le concevoir ; les mots, sans autre intermédiaire, suffisent à l’exprimer ; sa propre définition, enfin, l’épuise tout entier. L’Idée au contraire, que l’on peut à la rigueur définir le représentant adéquat du concept, est absolument concrète ; elle a beau représenter une infinité de choses particulières, elle n’en est pas moins déterminée sur toutes ses faces ; l’individu, en tant qu’individu, ne la peut jamais connaître ; il faut, pour la concevoir, dépouiller toute volonté, toute individualité, et s’élever à l’état de sujet connaissant pur ; autant vaut dire qu’elle est cachée à tous, si ce n’est au génie et à celui qui, grâce à une exaltation de sa faculté de connaissance pure (due le plus souvent aux chefs-d’œuvre de l’art), se trouve dans un état voisin du génie : l’Idée n’est point essentiellement communicable, elle ne l’est que relativement ; car, une fois conçue et exprimée dans l’œuvre d’art, elle ne se révèle à chacun que proportionnellement à la valeur de son esprit ; voilà justement pourquoi les œuvres les plus excellentes de tous les arts, les monuments les plus glorieux du génie sont destinés à demeurer éternellement lettres closes pour la stupide majorité des mortels ; pour eux les chefs-d’œuvre sont impénétrables, ils sont à l’écart, séparés par un large abîme et ils ressemblent au prince dont l’abord n’est pas permis au peuple. Malgré tout, les plus sots des hommes n’en louent pas moins de confiance les chefs-d’œuvre consacrés ; car ils ne veulent point laisser voir leur sottise, mais ils n’en sont pas moins, dans leur for intérieur, disposés à condamner ces mêmes chefs-d’œuvre, dès qu’on leur fait espérer qu’ils le peuvent faire sans aucun danger de se dévoiler ; alors ils déchargent avec volupté cette haine longtemps nourrie en secret contre le beau et contre ceux qui le réalisent ; ils ne peuvent pardonner aux chefs-d’œuvre de les avoir humiliés en ne leur disant rien. Car en général, pour apprécier volontiers et librement la valeur d’autrui, pour la faire valoir, il est nécessaire d’en avoir soi-même. C’est là-dessus que se fonde la nécessité d’être modeste, dès qu’on a du mérite ; c’est aussi là-dessus que repose l’estime excessive qu’on a pour la modestie : seule parmi toutes ses sœurs, cette vertu n’est jamais oubliée, dès que l’on ose faire l’éloge d’un homme de mérite ; c’est qu’on espère, en la vantant, faire preuve d’intentions conciliantes et apaiser la colère des imbéciles. Qu’est-ce en effet que la modestie, sinon une feinte humilité, par laquelle, au sein de ce monde infecté de la plus détestable envie, l’on demande pardon pour ses avantages et pour ses mérites à des gens qui sont dépourvus des uns et des autres ? Car celui qui ne s’attribue ni avantages ni mérites, par la bonne raison qu’il n’en possède effectivement pas, celui-là n’est point modeste, il n’est qu’honnête homme.

L’Idée, c’est l’unité qui se transforme en pluralité par le moyen de l’espace et du temps, formes de notre aperception intuitive ; le concept au contraire, c’est l’unité extraite de la pluralité, au moyen de l’abstraction qui est un procédé de notre raison ; le concept peut être appelé unitas post rem, l’Idée unitas ante rem. Indiquons enfin une comparaison qui exprime bien la différence entre concept et Idée : le concept ressemble à un récipient inanimé ; ce qu’on y dépose reste bien placé dans le même ordre ; mais on n’en peut tirer (par les jugements analytiques) rien de plus que ce que l’on y a mis (par la réflexion synthétique) ; l’Idée, au contraire, révèle à celui qui l’a conçue des représentations toutes nouvelles au point de vue du concept de même nom : elle est comme un organisme vivant, croissant et prolifique, capable en un mot de produire ce que l’on n’y a pas introduit.

En conséquence, quelle que soit dans la pratique l’utilité du concept, quelles que soient ses applications, sa nécessité, sa fécondité dans les sciences, il n’en reste pas moins éternellement stérile au point de vue artistique. Au contraire, une fois conçue, l’Idée devient la source véritable et unique de toute œuvre d’art digne de ce nom. Toute pleine d’une vigoureuse originalité, résidant au sein de la vie et de la nature, elle n’est accessible qu’au génie ou à l’homme dont les facultés s’élèvent pour un instant jusqu’au génie. C’est seulement d’une vision aussi directe que peuvent naître les œuvres véritables, celles qui portent en elles l’immortalité. Comme l’Idée est et demeure intuitive, l’artiste n’a aucune conscience in abstracto de l’intention, ni du but de son œuvre ; ce n’est point un concept, c’est une Idée qui plane devant lui : aussi ne peut-il rendre aucun compte de ce qu’il fait ; il travaille, comme on dit vulgairement, à vue de nez, inconsciemment, instinctivement. Tout au rebours, les imitateurs, les maniéristes, « imitatores, servum pecus, » passent du concept à l’art : ils notent ce qui plaît et ce qui fait de l’effet dans les vrais chefs-d’œuvre ; ils l’analysent, ils le conçoivent sous forme de concept, c’est-à-dire abstraitement ; ils en font enfin, à force de prudence et d’application, un pastiche avoué ou inavoué. Semblables aux plantes parasites, ils sucent leur nourriture, ils la tirent des œuvres des autres et ils prennent la couleur de leurs aliments comme les polypes. Poussant plus loin la comparaison, on pourrait encore dire qu’ils ressemblent à des machines qui broient très menu et qui mélangent tout ce que l’on y jette, mais qui n’ont jamais pu le digérer ; de cette façon les éléments étrangers peuvent toujours être reconnus, isolés, distingués. Seul le génie peut être comparé à un corps organisé qui digère, élabore et produit. Sans doute il se forme à l’école de ses prédécesseurs et à l’exemple de leurs œuvres, mais il ne devient fécond qu’au contact immédiat de la vie et du monde, sous l’influence de l’intuition ; voilà pourquoi l’éducation, si parfaite qu’elle soit, n’éclipse jamais son originalité. Tous les imitateurs, tous les maniéristes conçoivent sous forme de concept les œuvres étrangères qui leur servent de modèles ; or jamais un concept ne pourra donner à une œuvre la vie intime. Les contemporains, c’est-à-dire tout ce que l’époque produit de gens médiocres, ne connaissent que les concepts et sont incapables de s’en détacher ; voilà pourquoi ils accueillent avec empressement et enthousiasme les œuvres pastichées : mais peu d’années suffiront pour rendre ces mêmes œuvres ennuyeuses ; car le fondement unique sur lequel repose leur charme, c’est-à-dire l’esprit du temps, et l’ensemble des concepts familiers à l’époque, seront bien vite transformés.

Il n’y a que les œuvres véritables, puisées directement au sein de la nature et de la vie, qui restent éternellement jeunes et toujours originales, comme la nature et comme la vie elles-mêmes ; car elles n’appartiennent à aucune époque, elles sont à l’humanité ; les contemporains, auxquels elles dédaignent de complaire, les accueillent avec froideur ; on ne peut leur pardonner d’avoir implicitement et indirectement dévoilé les égarements de l’époque ; aussi ne leur rend-on justice que sur le tard et d’assez mauvais gré ; mais en revanche elles ne peuvent vieillir ; jusque dans les temps les plus reculés, elles conservent leur expression, leur fraîcheur, leur jeunesse toujours renaissante ; d’ailleurs elles n’ont rien à craindre ni du mépris, ni de l’oubli, du moment qu’elles ont été couronnées par l’approbation et par les applaudissements de ce petit nombre d’hommes éclairés qui apparaissent à de rares intervalles dans les siècles[81] et qui rendent leurs arrêts ; ce sont leurs suffrages, en s’accumulant, qui constituent à eux seuls l’autorité et l’arbitre auxquels on entend faire appel, quand on invoque le jugement de la postérité : car dans l’avenir la foule sera et restera toujours aussi arriérée et aussi stupide qu’elle n’a cessé de l’être dans le passé. — Je renvoie le lecteur aux plaintes que les grands génies de chaque siècle élèvent contre leurs contemporains : elles ont l’air d’être d’aujourd’hui ; c’est que la race humaine est toujours la même. En tout temps et dans tous les arts la manière se substitue à l’inspiration, laquelle est la propriété exclusive d’un petit nombre : or la manière, c’est un habit sous lequel le génie a brillé un instant ; une fois usé, il le rejette et on le ramasse. Il ressort de tout cela qu’en général, pour avoir l’approbation de la postérité, il faut renoncer à celle des contemporains, et réciproquement[82].


§ 50.


Le but de l’art est donc de communiquer l’Idée, une fois conçue ; après être ainsi passée par l’esprit de l’artiste, où elle apparaît purifiée et isolée de tout élément étranger, elle est intelligible, même à une intelligence d’une faible réceptivité et d’une stérilité complète ; nous savons d’ailleurs qu’il n’est point permis à l’artiste de puiser ses inspirations dans des concepts. D’après ces principes, nous ne pouvons goûter une œuvre que son auteur destine formellement à l’expression d’un concept : c’est le cas de l’allégorie. Une allégorie est une œuvre d’art qui signifie quelque chose d’autre que ce qu’elle représente. Or l’Idée, comme tout ce qui est intuitif, s’exprime par soi-même d’une manière tout à fait directe et parfaite ; elle n’a point besoin d’un intermédiaire étranger pour se manifester. Ainsi ce que l’on exprime et représente de cette façon, au moyen de signes étrangers, n’est point directement accessible à l’intuition, par conséquent n’est jamais qu’un concept. L’allégorie a donc toujours pour mission de figurer un concept ; elle se propose de détourner l’esprit du spectateur de l’image visible et intuitive pour l’amener à une conception d’un tout autre ordre, abstraite, non intuitive, complètement étrangère à l’œuvre d’art : dans ce cas le tableau et la statue se proposent le même but que l’écriture, avec cette différence que l’écriture est beaucoup plus apte à l’atteindre. Le but n’est plus ici celui de l’art tel que nous l’avons défini, savoir la représentation d’une Idée qui doit être intuitivement conçue.

Pour obtenir ce que l’on se propose dans l’allégorie, la perfection artistique n’est plus de rigueur, il suffit simplement que l’on puisse reconnaître l’objet ; cela fait, le but est atteint, puisqu’il s’agissait simplement de suggérer à l’esprit une conception tout étrangère à l’art, un concept abstrait. Les allégories, dans l’art plastique, ne sont par suite que des hiéroglyphes ; la valeur artistique qu’elles peuvent avoir d’ailleurs comme représentations intuitives, ne leur appartient pas à titre d’allégories, mais à des titres tout différents. La Nuit du Corrège, le Génie de la gloire d’Annibal Carrache, les Heures du Poussin, voilà sans doute de très belles toiles ; ce sont en outre des allégories ; mais il n’y a aucun rapport entre ces deux faits. Comme allégories, elles ne valent pas une inscription. Ceci nous ramène à la distinction déjà faite entre la signification réelle et la signification nominale d’un tableau. La signification nominale est ici l’allégorie considérée comme telle, par exemple, le génie de la gloire ; la signification réelle, c’est ce qui est effectivement représenté : dans notre tableau, c’est un beau jeune homme ailé, autour duquel vole un essaim de beaux éphèbes : ceci exprime une Idée. Mais cette signification réelle ne produit de l’effet que si nous faisons abstraction de la signification nominale et allégorique : si l’on songe à cette dernière, l’on abandonne la contemplation ; ce n’est plus qu’un concept abstrait qui occupe l’esprit : or tout passage de l’Idée au simple concept ne peut être qu’une chute. Souvent même cette signification nominale, cette intention allégorique fait du tort à la signification réelle, à la vérité concrète : par exemple, dans la Nuit du Corrège, l’éclairage surnaturel, malgré la beauté de l’exécution, n’en demeure pas moins une pure exigence du sens allégorique, une absurdité au point de vue physique. Si donc un tableau allégorique se trouve avoir par surcroît une valeur artistique, cette valeur n’est en aucune façon solidaire ni dépendante de son intention allégorique ; une pareille œuvre sert, en même temps, à deux fins, l’expression d’un concept et celle d’une Idée ; seule, l’expression d’une Idée peut être le but de l’art ; l’expression d’un concept est une fin d’un tout autre ordre ; c’est un amusement agréable, c’est une image destinée à remplir, comme font les hiéroglyphes, l’office d’une inscription ; c’est en résumé une invention faite à plaisir pour ceux auxquels la nature véritable de l’art ne se révélera jamais. Il en est de cela comme d’un objet d’art qui est en même temps un objet utile et qui, par là même, sert à deux fins, par exemple une statue qui est en même temps un candélabre ou une cariatide, un bas-relief qui sert en même temps à Achille de bouclier. Les vrais amis de l’art n’estimeront ni l’un ni l’autre genre. Sans doute un tableau allégorique peut, par sa propre signification allégorique, produire une vive impression sur l’âme ; mais une simple inscription, dans des circonstances analogues, produirait le même effet. Supposons par exemple un homme possédé d’un solide et persistant désir d’arriver à la renommée ; il regarde la gloire comme son bien légitime, convaincu d’ailleurs qu’il n’en pourra jouir tant qu’il n’aura point produit ses titres de propriété : le voilà qui passe devant le tableau de Carrache, il voit le génie de la gloire couronné de laurier ; cette vue réveille toute son âme, sollicite toute sa puissance d’activité : mais la même chose se serait produite si tout à coup il avait lu distinctement le mot « gloire » écrit en grosses lettres sur le mur. Supposons encore un homme qui aurait découvert une vérité importante au point de vue pratique ou scientifique et qui ne pourrait trouver créance ; mettons-le en présence d’un tableau allégorique représentant le Temps qui lève un voile et fait voir la Vérité toute nue : cette vue produira sur lui une violente impression ; mais la devise : « Le temps découvre la vérité », ne l’aurait pas moins ému. En effet, ce qui agit ici à proprement parler, ce n’est que la pensée abstraite, ce n’est point la représentation concrète.

L’allégorie, dans l’art plastique, est donc, comme nous l’avons dit, une tendance vicieuse, dirigée vers un but complètement étranger à l’art ; par suite, elle devient tout à fait insupportable, si on va la chercher trop loin ; car, dès qu’elle ne représente plus que des interprétations forcées et bizarres, elle tombe dans l’absurde ; en voici des exemples : la tortue représente, paraît-il, la pudeur féminine ; Némésis contemple son sein par l’ouverture de sa tunique, pour témoigner qu’elle connaît tout ce qui est mystérieux ; enfin Bellori prétend qu’Annibal Carrache habille la volupté d’une robe jaune, pour montrer que les joies qu’elle procure se flétrissent bien vite et deviennent jaunes comme la paille. — Mais quelquefois on en vient à un tel point d’exagération qu’entre l’image représentée et le concept indiqué, il ne subsiste plus aucune relation fondée sur une association d’idées ou bien sur une notion intermédiaire qui se puisse subsumer sous le concept ; le signe et la signification deviennent entièrement conventionnels ; ils se rattachent l’un à l’autre par une règle arbitraire, choisie au hasard ; dans ce cas je donne à ce genre d’allégorie le nom d’allégorie symbolique. C’est ainsi que la rose est le symbole de la discrétion ; le laurier, celui de la gloire ; la palme, celui de la victoire ; une coquille, celui du pèlerinage ; la croix, celui de la religion chrétienne ; à cette même catégorie se rattachent toutes les significations propres que l’on attribue directement aux couleurs : le jaune représente la fausseté, le bleu la fidélité, etc. De pareils symboles peuvent être d’un usage fréquent dans la vie : ils ne signifient rien au point de vue de l’art : il ne faut y voir que des hiéroglyphes ou une sorte d’écriture chinoise ; nous devons les assimiler aux armoiries, aux fagots d’épines qui servent d’enseignes aux auberges, à la clé qui distingue le chambellan, au tablier de cuir qui fait reconnaître l’ouvrier mineur. — On pourrait enfin donner le nom d’emblèmes à certains symboles, admis une fois pour toutes comme attributs d’un personnage historique ou mythique, comme caractère d’une notion personnifiée ; tels sont les animaux des Évangélistes, le hibou de Minerve, la pomme de Pâris, l’ancre de l’Espérance, etc. Pourtant le nom d’emblème se donne d’ordinaire à des dessins allégoriques simples, accompagnés d’une inscription explicative, faits pour enseigner par les yeux quelque vérité morale : on en trouve des collections nombreuses dans J. Camerarius, dans Alciatus et ailleurs ; c’est une transition vers l’allégorie poétique dont nous allons parler plus bas. — La sculpture grecque correspond à l’intuition : aussi est-elle esthétique ; la sculpture hindoue correspond au concept : aussi est-elle simplement symbolique.

Cette appréciation de l’allégorie s’appuie sur tout ce que j’ai dit de l’essence de l’art ; elle en découle rigoureusement ; mais elle est directement opposée au jugement de Winckelmann : celui-ci est loin de considérer l’allégorie comme étrangère et souvent nuisible à l’art ; il ne cesse de la prôner, et même (voy. Œuvres, éd. all., vol. I, p. 55 et suiv.) il assigne comme but suprême à l’art « la représentation de concepts généraux et de choses non accessibles aux sens ». Le lecteur pourra choisir l’une ou l’autre opinion : malgré tout, je dois avouer qu’en lisant dans Winckelmann ces aperçus sur la métaphysique du beau proprement dite, j’ai constaté qu’on pouvait avoir le goût le plus exquis, le jugement le plus sûr pour sentir et apprécier la beauté, et n’en être pas moins incapable de scruter et d’expliquer la nature du beau et de l’art, à un point de vue abstrait et vraiment philosophique, de même que l’on peut être très bon et très vertueux, posséder une conscience très délicate qui résout les cas particuliers avec la rigueur d’une balance de précision, sans être pour cela capable d’asseoir sur des bases philosophiques et d’exposer in abstracto la valeur morale des actions.

Tout autre est le rapport de l’allégorie avec la poésie : si, dans l’art plastique, l’allégorie est inadmissible, elle est en poésie très admissible et très utile. Dans l’art plastique, en effet, elle conduit de la donnée intuitive, de l’objet propre de tout art, à la pensée abstraite ; dans la poésie au contraire, le rapport est inverse : ici ce qui nous est directement offert par le moyen des mots, c’est le concept ; or l’artiste a toujours pour but de nous conduire du concept à l’intuition, intuition que l’imagination de l’auditeur doit se charger de représenter. Si, dans l’art plastique, la donnée directe nous conduit à une perception autre qu’elle-même, ce ne peut être qu’à une abstraction, car il n’y a que l’abstrait qui ne puisse pas y être représenté immédiatement ; mais un concept ne doit jamais être le point de départ, ni sa communication le but d’une œuvre d’art. Au contraire, en poésie, c’est le concept qui constitue la matière, la donnée immédiate, et l’on peut parfaitement s’élever au-dessus de lui pour évoquer une représentation intuitive tout à fait différente dans laquelle le but de la poésie se trouve atteint. Dans la trame d’un poème, il est indispensable de recourir à beaucoup de concepts ou de pensées abstraites, qui par elles-mêmes et directement ne sont susceptibles d’aucune représentation intuitive ; alors on les présente souvent à l’intuition par l’intermédiaire d’un exemple qu’il est possible de subsumer sous la pensée abstraite. Ce phénomène se produit dans toutes les expressions figurées, métaphores, comparaisons, paraboles et allégories ; aussi bien, tous ces tropes ne se distinguent entre eux que parce qu’ils sont présentés d’une manière plus ou moins longue, plus ou moins explicite. Dans l’éloquence les comparaisons et allégories de cette sorte sont du plus excellent effet. Comme Cervantes parle bien du sommeil, lorsque, pour exprimer le soulagement qu’il apporte aux douleurs morales et corporelles, il dit : « C’est un manteau qui recouvre l’homme tout entier » ! Quelle belle allégorie que ce vers de Kleist pour exprimer cette pensée : les philosophes et les penseurs éclairent le genre humain :

Ceux dont la lampe nocturne éclaire le monde !

Quelle force et quelle intensité de vision dans ce tableau homérique d’Atê, la déesse malfaisante : « ses pieds sont délicats ; car elle ne foule jamais le sol, mais elle ne marche que sur la tête des humains » ! (Il., XIX, 91.) Quel puissant effet a produit Menenius Agrippa, avec sa fable les Membres et l’Estomac, sur le peuple retiré au mont Sacré ! Au commencement du septième livre de la République, dans l’allégorie déjà citée de la caverne, quelle magnifique expression Platon donne à un dogme philosophique d’une haute abstraction ! Une autre allégorie d’un sens philosophique très profond, c’est celle de Perséphone qui, pour avoir goûté une grenade aux enfers, se trouve condamnée à y rester : ce mythe est singulièrement éclairci et illustré par la consécration inestimable que Gœthe lui a donnée en le traitant à titre d’épisode dans son Triomphe de la sensibilité. Je connais trois ouvrages allégoriques de longue haleine ; le premier avoue et étale ses intentions : c’est l’incomparable Criticon de Balthasar Gratian ; il se composé d’un ample et riche tissu d’allégories reliées entre elles ; elles sont pleines de sens ; c’est comme un vêtement transparent qui recouvre des vérités morales et qui leur communique l’évidence intuitive la plus frappante, tandis que l’auteur nous étonne par sa fécondité d’invention. Les deux autres ouvrages sont plus enveloppés : c’est le Don Quichotte et le Gulliver à Lilliput. Le premier nous présente sous forme allégorique la vie de l’homme qui, contrairement aux autres, renonce à ne poursuivre que son propre bonheur ; il tend vers une fin objective et idéale qui domine sa pensée, son vouloir ; avec tout cela, il joue dans le monde un fort étrange personnage. Chez Gulliver il suffit d’appliquer au moral tout ce qu’il dit du physique, pour comprendre ce qu’il y a sous la fiction du satirical rogue (du fripon de satirique), comme Hamlet l’eût appelé. — Ainsi, dans l’allégorie poétique, c’est toujours le concept qui est donné, c’est le concept qu’on cherche à rendre visible au moyen d’une image ; par suite, on peut toujours admettre que cette allégorie soit exprimée, ou seulement confirmée par une image peinte : toutefois cette image sera considérée non comme une œuvre d’art plastique, mais comme, un signe et comme un hiéroglyphe ; elle ne prouvera en rien la valeur de son auteur comme peintre, mais seulement comme poète. Telle est cette belle vignette allégorique de Lavater, qui doit faire une si réconfortante impression sur tout noble champion de la vérité : c’est une main qui est piquée par une guêpe ; elle tient une lumière, à la flamme de laquelle se brûlent des moucherons ; au dessous on lit la devise suivante :

Quoiqu’elle consume les ailes des moucherons,
Quoiqu’elle fasse éclater leurs crânes et leurs petites cervelles,
La lumière n’en est pas moins lumière ;
Quoique piqué par la guêpe furieuse,
Je tiens quand même le flambeau.

À ce genre appartient également cette pierre tumulaire qui représente une lumière qu’on vient de souffler et qui fume encore, avec l’inscription :

C’est quand elle s’éteint qu’on peut voir
Si c’était du suif ou de la cire.

Tel est enfin ce vieil arbre généalogique allemand ; il s’agit de montrer que le dernier rejeton d’une très ancienne famille a pris la résolution de passer sa vie dans la continence et dans la chasteté parfaites et de laisser ainsi s’éteindre sa race ; on le représente prêt à couper avec des ciseaux les racines de l’arbre aux mille branches qui va l’écraser sous sa chute. À cette catégorie se rattachent en général les images allégoriques dont nous venons de parler, appelées ordinairement emblèmes ; on pourrait les définir de courtes fables peintes dont la morale est exprimée en paroles. — Il faut faire rentrer toutes les allégories de cette nature dans le poème, non dans la peinture, et c’est ce qui les justifie ; l’exécution plastique reste toujours ici au second rang, et l’on demande simplement au dessin de représenter les objets d’une manière reconnaissable. Mais, dans la poésie, comme dans l’art plastique, l’allégorie devient symbole, dès qu’entre l’objet représenté intuitivement et l’idée abstraite qu’il exprime, il n’y a d’autre relation qu’une relation arbitraire. Comme toute représentation symbolique repose en somme sur une convention, le symbole offre, entre autres inconvénients, celui de laisser sa signification en proie à l’oubli et aux injures du temps. Qui devinerait, s’il ne le savait par avance, pourquoi le poisson est le symbole du christianisme[83] ? Champollion seul à coup sûr : car il n’y a là qu’un hiéroglyphe phonétique. C’est pourquoi aujourd’hui l’Apocalypse de saint Jean se trouve comme allégorie poétique à peu près sur le même pied que les bas-reliefs portant l’inscription « Magnus Deus sol Mithra », sur lesquels on ne cesse point de discuter encore aujourd’hui[84].


§ 51.


Si maintenant, dans cette étude que nous avons faite jusqu’ici sur l’art en général, nous passons des arts plastiques à la poésie, il n’est pas douteux que celle-ci ait encore pour but de manifester les Idées, les degrés d’objectivation de la volonté, et de les communiquer à l’auditeur avec la précision et la vie qu’elles ont eues dans la conception du poète. Les Idées sont, par essence, intuitives : si donc, dans la poésie, on n’exprime directement par des mots que des concepts abstraits, il n’en est pas moins évident que le but est de faire voir à l’auditeur, au moyen des signes représentatifs de ces concepts, les Idées de la vie. Et cela n’est possible que si cet auditeur prête au poète le concours de sa propre imagination. Mais pour diriger l’imagination vers ce but, il faut que les concepts abstraits, qui sont la matière première de la poésie comme de la prose la plus sèche, se groupent de telle sorte que leurs sphères se coupent et que, par suite, aucun d’eux ne reste dans sa généralité et son abstraction. C’est une image intuitive qui vient se substituer aux concepts dans l’imagination, image que le poète, au moyen des mots, adapte tou- jours de plus en plus à ce qu’il se propose d’exprimer. De même que le chimiste, en combinant des liquides entièrement clairs et transparents, obtient un précipité solide, de même le poète tire de la généralité abstraite et transparente des concepts, par la manière dont il les unit, le concret, l’individuel, la représentation intuitive. Car l’Idée ne peut être connue que par intuition : et la connaissance de l’Idée est le but de toute forme d’art. La maestria, en poésie comme en chimie, consiste à obtenir, chaque fois, précisément le précipité que l’on a en vue. C’est à quoi servent en poésie les nombreuses épithètes qui étreignent et resserrent de plus en plus, jusqu’à la rendre intuitive, la généralité de chaque concept. Homère accole presque toujours à un substantif un adjectif dont la notion coupe la sphère du premier concept, la diminue aussitôt d’une façon notable, et l’amène d’autant plus près de l’intuition : par exemple :

Εν δ’επες ’Ωκεανς λαμπρον φαος ηελιοιο,
Ελκον νυκτα μελαιναν επι ζειδωρον αρουραν.

(Occidit vero in Oceanum splendidum lumen solis, trahens noctem nigram super almam terram.)

Et encore :

Ein saufter Wind vom blauen Himmel weht,
Die Myrte still und hoch der Lorbeer steht.

(Un vent doux souffle du ciel bleu,
Le myrte se tait, et le laurier se dresse immobile.)

Comme, avec peu de notions, ces vers évoquent dans l’imagination tout l’enchantement du climat méridional !

Deux auxiliaires importants de la poésie sont le rythme et la rime. De leur merveilleuse puissance, je ne sais aucune explication à donner, sinon que notre faculté de représentation, essentiellement subordonnée au temps, acquiert par là une force particulière qui nous fait suivre intérieurement tout son qui revient à intervalles réguliers, et nous fait résonner avec lui. Par là, tout d’abord, le rythme et la rime sont un moyen d’enchaîner notre attention, car nous suivons ainsi le récit avec plus de plaisir ; de plus, ils établissent en nous une disposition aveugle, antérieure à tout jugement, et qui nous porte à acquiescer à la chose qu’on nous récite. Le récit y gagne une certaine puissance emphatique et persuasive, indépendante des principes de toute raison.

Par la généralité de la matière dont elle dispose pour exprimer les Idées, c’est-à-dire par la généralité des concepts, la poésie s’étend dans un domaine immense. Toute la nature, les Idées à tous les degrés peuvent être exprimées par elle ; et, selon les Idées qu’elle exprime, elle est tantôt descriptive, tantôt narrative, tantôt purement dramatique. Si, dans l’expression des degrés inférieurs de l’objectité de la volonté, les arts plastiques l’emportent sur la poésie, parce que la nature inconsciente et purement animale manifeste presque tout son être dans un seul instant qu’il s’agit de bien saisir ; au contraire l’homme, qui ne se manifeste pas seulement par l’attitude et l’expression de sa physionomie, mais par une suite d’actions et aussi de pensées et d’affections concomitantes, l’homme est l’objet principal de la poésie : et ici, aucun art n’est capable d’égaler la poésie ; car elle a ce qui manque aux arts plastiques, le développement progressif.

L’expression de l’Idée, qui est le degré le plus haut de l’objectité de la volonté, c’est-à-dire la peinture de l’homme dans la série continue de ses aspirations et de ses actions, tel est donc le but élevé de la poésie. Sans doute, l’expérience et l’histoire nous apprennent aussi à connaître l’homme : mais elles nous montrent les hommes plutôt que l’homme ; c’est-à-dire qu’elles nous fournissent des notions empiriques sur la façon dont les hommes se conduisent les uns envers les autres, notions d’où nous pouvons tirer des règles pour notre propre conduite, plutôt qu’elles ne nous ouvrent des vues profondes sur la nature intime de l’humanité. Cependant ce second genre d’études n’est nullement interdit à l’historien ; mais toutes les fois que l’histoire ou l’expérience individuelle nous font connaître la nature de l’humanité, c’est que déjà nous avons envisagé soit les faits d’expérience, soit les faits historiques, en artistes et en poètes, selon l’Idée, non selon le phénomène ; au point de vue absolu, non au point de vue relatif. L’expérience personnelle est une condition nécessaire pour comprendre la poésie, aussi bien que l’histoire, car elle est comme le dictionnaire de la langue qu’elles parlent l’une et l’autre ; Mais l’histoire est à la poésie ce que le portrait est au tableau d’histoire : la première nous donne la vérité particulière, la seconde la vérité générale ; la première a la vérité du phénomène, et le phénomène est une preuve à l’appui de cette vérité ; la seconde a la vérité de l’Idée, qui ne ressort d’aucun phénomène particulier, mais de tous en général. Le poète place, avec choix et intention, des caractères importants dans des situations importantes : l’historien prend, comme ils viennent, situations et caractères. Il doit traiter et choisir les circonstances et les personnes non d’après leur signification intime vraie, celle qui exprime l’Idée, mais d’après leur signification extérieure, apparente, relative, qui réside dans le résultat, et les conséquences. Il ne doit pas considérer les choses en elles-mêmes, d’après leur caractère et leur valeur essentiels, mais par rapport à leurs relations, à leur enchaînement, à leur influence sur l’avenir, et surtout sur l’époque dont il est contemporain. Aussi n’omettra-t-il jamais une action un peu moins significative, et même vulgaire, si elle est d’un roi : car elle a des suites et de l’influence. Au contraire, il n’a nul souci de prendre des actions très significatives en soi faites par des particuliers, fussent-ils des plus distingués, si elles n’ont aucune suite, aucune influence. Car l’objet de son étude repose sur le principe de raison et saisit le phénomène dont ce principe est la forme.

Le poète au contraire embrasse l’Idée, l’essence de l’humanité, en dehors de toute relation, en dehors du temps ; en un mot, il saisit l’adéquate objectité de la chose en soi, à son degré le plus haut. Sans doute, même en s’en tenant au point de vue que l’historien doit nécessairement adopter, il est incontestable que l’essence intime, l’importance des phénomènes, le noyau caché sous ces téguments ne peuvent disparaître tout à fait ; tout au moins peuvent-ils être trouvés et reconnus par celui qui les cherche ; néanmoins tout ce qui a une importance absolue et non relative, je veux dire le développement particulier de l’Idée, se rencontrera bien plus exactement et plus clairement dans la poésie que dans l’histoire ; c’est pourquoi, quelque paradoxal que cela paraisse, il faut attribuer beaucoup plus de vérité intrinsèque, réelle, intime à la première qu’à la seconde. L’historien, en effet, doit, pour les circonstances individuelles, suivre fidèlement la vie, et voir comment elles se déroulent dans le temps par des séries de causes et d’effets qui s’entre-croisent de mille manières ; mais il lui est impossible de posséder toutes les données, d’avoir tout vu, tout appris ; à chaque moment, lui échappe l’original de son tableau, ou bien un faux modèle s’y substitue, et cela si fréquemment, que je crois pouvoir dire que, dans l’histoire, il y a plus de faux que de vrai. Le poète au contraire a embrassé l’Idée de l’humanité au point de vue déterminé qu’il a actuellement sous les yeux ; c’est la nature de son propre moi qu’il objective en elle devant lui ; sa connaissance, comme je l’ai développé plus haut à l’occasion de la sculpture, est à moitié a priori ; son modèle se tient devant son esprit, ferme, clair, nettement en lumière, et ne lui échappe jamais ; aussi nous montre-t-il dans le miroir de son esprit l’Idée pure et claire, et sa peinture, jusque dans le détail, est-elle vraie comme la vie elle-même[85]. Les grands historiens de l’antiquité sont donc poètes, dans le détail, lorsque les données leur manquent, par exemple dans les discours des héros : alors leur manière de traiter les sujets se rapproche du genre épique ; mais cela donne de l’unité à leurs descriptions, et les fait rester fidèles à la vérité intime, là même où la vérité extérieure leur était inconnue ou avait été altérée. Et si, plus haut, nous comparions l’histoire à la peinture de portraits, en opposition avec la poésie, correspondant à la peinture d’histoire, nous voyons maintenant les anciens historiens obéir au principe de Winckelmann qui veut que le portrait idéalise l’individu ; les historiens, en effet, décrivent le particulier de façon à faire ressortir le côté de l’humanité qui s’y manifeste ; les modernes au contraire, un petit nombre excepté, nous présentent pour le moins « une boîte à ordures, une chambre de débarras, et tout au plus une action d’éclat ou un événement politique ». — Aussi, à quiconque veut connaître l’humanité dans son essence, dans son Idée, toujours identique sous ses manifestations et ses développements, les œuvres des grands et immortels poètes en donneront une image beaucoup plus fidèle et plus nette que ne le pourraient faire les historiens : car même les meilleurs parmi ces derniers sont, comme poètes, bien loin d’être les premiers, et de plus n’ont pas les mouvements libres. À ce point de vue, on peut éclairer le rapport entre l’historien et le poète par la comparaison suivante. L’historien pur et simple, qui travaille seulement sur des données certaines, ressemble à un homme qui, sans aucune connaissance des mathématiques, sur des figures trouvées par hasard, calcule leurs rapports par les dessins : le résultat, auquel il arrive empiriquement, est entaché de toutes les fautes de la figure dessinée ; le poète au contraire est comme le mathématicien qui construit ces rapports a priori, dans l’intuition pure, et qui les exprime, non tels qu’ils sont dans la figure dessinée, mais comme ils sont dans l’idée que ce dessin doit représenter. — C’est pourquoi Schiller dit :

Was sich nie und nirgends hat begeben,
Das allein veraltet nie[86].

J’irai même, au point de vue de la connaissance intime de la nature humaine, jusqu’à attribuer aux biographies, et principalement aux autobiographies, une plus grande valeur qu’à l’histoire proprement dite, du moins telle qu’elle est ordinairement traitée. D’une part en effet, pour les premières, les données sont plus directement et plus complètement réunies que pour la seconde ; d’autre part, dans l’histoire proprement dite, ce ne sont pas tant les hommes qui agissent, que les peuples et les armées ; les quelques individus qui s’y présentent apparaissent dans un si grand éloignement, avec un entourage et une suite si considérables ; ils sont de plus couverts d’habits officiels si raides, de cuirasses si lourdes et si inflexibles, que véritablement, à travers tous ces obstacles, il est fort difficile de reconnaître les mouvements humains. Au contraire, une biographie fidèle nous montre dans une sphère étroite la façon d’agir de l’homme avec toutes ses nuances et toutes ses formes, sagesse, vertu, sainteté chez quelques-uns, bêtise, bassesse, malignité chez la plupart, et chez d’autres aussi scélératesse. Ajoutez qu’ici, au point de vue qui nous occupe, c’est-à-dire au point de vue de la signification intime du phénomène, il est absolument indifférent de savoir si les circonstances parmi lesquelles se déroule l’action sont petites ou grandes, s’il s’agit du lopin de terre d’un paysan, ou d’un royaume ; tout cela, sans importance en soi, n’en acquiert qu’autant que la volonté en est émue. Un motif n’a d’importance que par sa relation à la volonté ; au contraire, la relation qu’il soutient comme objet avec les autres objets n’est pas à considérer. De même qu’un cercle d’un pouce de circonférence et un cercle de 40 millions de milles de diamètre ont exactement les mêmes propriétés géométriques, de même les aventures et l’histoire d’un village et d’un empire sont essentiellement les mêmes : et nous pouvons, aussi facilement dans l’histoire de l’un que dans celle de l’autre, étudier et connaître l’humanité. Aussi se trompe-t-on si l’on pense que les autobiographies ne sont que duperie et dissimulation. Le mensonge (quoique partout possible) est peut-être plus difficile là qu’ailleurs ; la dissimulation est surtout facile dans la simple conversation, et ; quelque paradoxal que cela paraisse, elle est au fond déjà plus difficile dans une lettre. En écrivant une lettre, l’homme, seul avec lui-même, voit en lui, et non au dehors ; il ne peut placer devant lui ce qui est étranger et lointain, à savoir le degré d’impression produit sur celui à qui il écrit ; ce dernier au contraire, tranquille, dans une disposition d’esprit ignorée du premier, parcourt la lettre, la relit plusieurs fois et à différentes reprises, et arrive toujours à la fin à découvrir facilement la pensée secrète qu’elle renferme. On connaît très facilement par les livres d’un auteur quel homme il est, parce que les circonstances dont nous parlons ont ici une valeur plus forte encore et plus prolongée ; et feindre dans une autobiographie est si difficile que peut-être il ne s’en trouve aucune qui ne soit en somme plus vraie que toute autre histoire écrite. L’homme qui décrit sa vie la voit dans son ensemble et en gros ; le détail lui semble petit, le proche s’éloigne, le lointain se rapproche, les ménagements disparaissent ; il se met lui-même au confessionnal, et cela volontairement ; là l’esprit de mensonge ne le saisit plus si facilement : car il y a aussi dans chaque homme un penchant à dire le vrai, qu’il doit toujours refouler pour mentir ; or, dans le cas qui nous occupe, ce penchant a pris une force particulière. Le rapport entre une biographie et l’histoire des peuples se laisse facilement saisir par la comparaison suivante. L’histoire nous montre l’humanité, comme la nature nous montre un paysage du haut d’une montagne : nous voyons beaucoup de choses d’un seul regard, de vastes espaces, de grandes masses ; mais aucun objet n’est distinct ni reconnaissable dans ses particularités essentielles : la biographie au contraire nous fait voir l’homme comme nous voyons la nature, lorsque nous l’étudions en passant des arbres aux plantes, aux rochers, aux pièces d’eau. Mais comme la peinture de paysage, dans laquelle l’artiste nous fait voir la nature par ses yeux, nous facilite la connaissance de ses Idées et nous met dans cet état favorable de contemplation pure, indépendante de la volonté, de même, pour l’expression des Idées que nous pouvons chercher dans l’histoire et les biographies, la poésie est de beaucoup supérieure à ces deux sortes d’écrits ; car le génie poétique nous présente pour ainsi dire un miroir qui rend les images plus nettes ; dans ce miroir sont concentrés et mis en vive lumière l’essentiel et le significatif ; le contingent et l’hétérogène sont supprimés[87].

La représentation de l’Idée de l’humanité, représentation qui est le but du poète, est possible de deux façons : ou bien le poète est à lui-même son objet ; c’est ce qui a lieu dans la poésie lyrique, dans le chant proprement dit : l’écrivain nous décrit ses propres sentiments dont il a une vivante intuition ; aussi, quant à son objet, ce genre a, par essence, une certaine subjectivité ; — ou bien le poète est tout à fait étranger à l’objet de ses écrits ; c’est le cas de tous les autres genres poétiques, où l’écrivain se cache plus ou moins derrière son sujet, et finit par disparaître tout à fait. Dans la romance, le poète laisse encore percer, par le ton et l’allure générale de l’ensemble, ses propres sentiments : beaucoup plus objective que la chanson, elle garde cependant quelque chose de subjectif, qui diminue encore dans l’idylle, plus encore dans le roman, disparaît presque tout à fait dans le genre proprement épique, et finit par ne plus laisser de trace dans le drame, qui est le genre de poésie le plus objectif et à bien des égards le plus parfait et le plus difficile. Le genre lyrique est, pour la même raison, le plus facile ; et si l’art n’appartient qu’au rare et pur génie, cependant un homme même moyen en tout, s’il est, en fait, exalté par une forte impression, ou quelque soudaine inspiration de son esprit, pourra composer une belle ode ; car pour cela il ne lui faut qu’une vive intuition de ses sentiments propres dans un moment d’exaltation. Il suffit pour le prouver de tous ces chants lyriques d’individus restés d’ailleurs inconnus, spécialement des chansons populaires allemandes, dont nous avons un excellent recueil dans le Wunderhorn, et aussi de ces innombrables chansons d’amour et autres, en toutes les langues. En effet, saisir une impression du moment, et lui donner corps dans un chant, voilà en quoi consiste ce genre de poésie. Cependant, dans la poésie lyrique, s’il se rencontre un vrai poète, il exprime dans son œuvre la nature intime de l’humanité entière. Tout ce que des millions d’êtres passés, présents et à venir, ont ressenti ou ressentiront dans les mêmes situations qui reviennent sans cesse, il le ressent et l’exprime vivement. Ces situations, par leur retour éternel, durent autant que l’humanité elle-même et éveillent toujours les mêmes sentiments. Aussi les productions lyriques du vrai poète subsistent-elles, pendant des siècles, vivantes, vraies et jeunes. Le poète est donc le résumé de l’homme en général : tout ce qui a jamais fait battre le cœur d’un homme, tout ce que la nature humaine, dans une circonstance quelconque, fait jaillir hors d’elle, tout ce qui a jamais habité et couvé dans une poitrine humaine, telle est la matière qu’il travaille, comme il travaille tout le reste de la nature. Aussi le poète est-il également capable de chanter la volupté et les sujets mystiques, d’être Anacréon ou Ange Silésius, d’écrire des tragédies ou des comédies, d’esquisser un caractère élevé ou commun, selon son caprice ou sa vocation. C’est pourquoi personne ne peut lui prescrire d’être noble et élevé, moral, pieux, chrétien, ou ceci ou cela ; encore moins peut-on lui reprocher d’être ceci et non cela. Il est le miroir de l’humanité, et lui met devant les yeux tous les sentiments dont elle est remplie et animée.

Examinons maintenant de plus près la nature du chant proprement dit, et pour cela prenons comme exemples des modèles parfaits et presque purs, et non pas de ceux qui empiètent déjà en quelque façon sur un autre genre, comme la romance, l’élégie, l’hymne, l’épigramme, etc. ; voici ce que nous allons trouver comme caractère propre du chant, dans son acception la plus étroite : c’est le sujet de la volonté, c’est-à-dire son propre vouloir qui remplit la conscience de l’auteur, souvent comme un vouloir libre et paisible (joie), mais plus souvent encore comme un vouloir entravé (tristesse), toujours comme affection, souffrance, état passionnel. Pourtant, à côté de cet état, et simultanément avec lui, les regards qu’il jette sur la nature environnante donnent au poète la conscience de lui-même comme sujet d’une connaissance pure indépendante de la volonté : le calme inébranlable d’âme qu’il éprouve alors contraste encore davantage avec le trouble de sa volonté toujours maladive et toujours avide. Le sentiment de ce contraste et de ces réactions est proprement ce qu’exprime l’ensemble du chant, et ce qui constitue surtout l’inspiration lyrique. Dans cet état, la pure connaissance vient à nous, pour nous délivrer de la volonté et de son trouble : nous nous abandonnons à elle, mais pour un instant seulement ; toujours la volonté vient de nouveau nous arracher à la contemplation calme, pour nous faire ressouvenir de nos intérêts personnels. Mais aussi toujours la beauté prochaine de ce qui nous entoure vient à son tour nous séduire et nous enlever à la volonté pour nous livrer à la connaissance pure et affranchie de tout vouloir. Voilà pourquoi règnent dans le chant et l’inspiration lyrique la volonté d’abord (les vues intéressées et personnelles) et ensuite la pure contemplation de la nature environnante ; ces deux éléments se mélangent admirablement. On cherche et on imagine des rapports entre les deux ; la disposition subjective, l’affection de la volonté, communique sa couleur à la nature contemplée, et réciproquement. Le véritable chant est l’expression de ces sentiments ainsi mélangés et partagés. Pour concevoir par des exemples ce dédoublement abstrait d’un état qui est loin de l’être, on peut prendre une des immortelles poésies de Gœthe ; comme étant surtout propres à ce but, j’en recommanderai seulement quelques-unes : La Plainte du berger, — Bienvenue et Séparation, — A la lune, — Sur la mer, — Impressions d’automne. Les chansons proprement dites contenues dans le Wunderhorn sont aussi d’excellents exemples, surtout celle qui commence par ces mots : « O Brème, il faut donc te quitter ! » Comme parodie comique et réussie du caractère lyrique, je mentionnerai une remarquable chanson de Voss : il y dépeint l’état d’esprit d’un couvreur ivre tombant du haut d’une tour et qui, dans sa chute, remarque que l’horloge de la tour marque onze heures et demie ; ce qui est véritablement une connaissance étrangère à sa situation et par conséquent indépendante de sa volonté. — Quiconque partagera avec moi l’avis que je viens d’émettre sur l’inspiration lyrique m’accordera aussi qu’elle est proprement la conception intuitive et poétique d’une proposition que j’ai émise dans ma dissertation sur le Principe de raison, et que j’ai reprise déjà dans le présent écrit, à savoir que l’identité du sujet de la connaissance et du sujet de la volonté peut être nommée le miracle κατ’ εξοχην (par excellence) ; la puissance poétique du chant repose en dernière analyse sur la vérité de cette proposition. — Dans le cours de la vie, ces deux sujets ou, pour parler à la manière populaire, la tête et le cœur, se séparent de plus en plus : l’homme distingue de plus en plus sa sensibilité subjective de sa connaissance objective. Chez l’enfant tout cela est encore confondu : il sait à peine se distinguer du monde extérieur qui l’entoure et dans lequel il est, pour ainsi dire, englouti. Chez le jeune homme, chaque perception agit avant tout sur la sensibilité, sur la disposition intime, et mieux, se confond avec elles ; Byron nous le dit eu très beaux vers :

I live not in myself, but I become
Portion of that around me ; and to me
High mountains are a feeling[88].

C’est par là que le jeune homme se trouve si fortement attaché aux apparences phénoménales, et ne peut dépasser la poésie lyrique : la poésie dramatique est le propre de l’âge mûr. Quant au vieillard, il pourra tout au plus produire des poèmes épiques, comme Homère ou Ossian ; dans la vieillesse, on aime toujours à raconter.

Les autres genres de poésie, étant plus objectifs (il s’agit du roman, de l’épopée et du drame), ont deux conditions à remplir pour atteindre leur objet, c’est-à-dire pour exprimer l’Idée de l’humanité : c’est, d’une part, de concevoir d’une manière précise et complète les caractères significatifs ; de l’autre, d’inventer des situations significatives, propres à mettre en lumière ces caractères. Il lui arrive la même chose qu’au chimiste : celui-ci n’a pas seulement à représenter d’une manière nette et véritable les corps simples et leurs principaux composés : il faut encore qu’il en rende les propriétés sensibles, en mettant ces corps en contact avec les réactifs convenables ; ainsi le poète doit non seulement nous présenter des caractères, significatifs avec une exactitude et une vérité qui représentent la nature, mais encore, s’il veut nous les faire entièrement comprendre, il doit les mettre dans des situations où ils puissent atteindre leur plein développement et se montrer sous leur forme la plus parfaite et la plus arrêtée ; c’est là ce qu’on appelle les situations significatives ou critiques. Dans la vie et dans l’histoire, régies par le hasard, ces situations rares ne se produisent pas fréquemment, et d’ailleurs leur isolement fait qu’elles se confondent et s’effacent au milieu de la masse des événements courants. Aussi le roman, l’épopée le drame doivent-ils se distinguer de la réalité, non moins par l’importance des situations que par l’agencement et la création des caractères ; remarquons toutefois que les situations et les caractères ne peuvent nous toucher que s’ils sont eux-mêmes d’une vérité absolue ; le manque d’unité dans les caractères, les contradictions, le désaccord avec la nature, l’impossibilité ou, ce qui ne vaut guère mieux, l’invraisemblance des situations, même dans le détail, sont aussi choquants en poésie qu’un dessin mal exécuté, une perspective irrégulière ou une lumière mal distribuée, en peinture. Nous demandons à l’art, dans l’un et l’autre cas, d’être le miroir fidèle de la vie, de l’humanité et de la réalité : il ne doit que leur donner plus de clarté par la peinture des caractères et plus de relief par la disposition des situations. L’art, sous toutes ses formes, a donc toujours pour but d’exprimer l’Idée ; ce qui distingue les différents arts, c’est le degré d’objectivation de la volonté, représenté par l’Idée dans chacun d’eux ; de là dépend aussi la matière propre à chaque art ; aussi les arts, même les plus différents, peuvent-ils s’expliquer par leur rapprochement. Ainsi, par exemple, pour saisir adéquatement l’Idée de l’eau, il ne suffit pas de la voir immobile dans un étang ou même coulant dans le lit d’une rivière ; il faut encore l’examiner dans des conditions particulières, en présence de forces contraires qui permettent d’observer toutes ses propriétés. Aussi l’admirons-nous quand elle court, gronde, écume et rejaillit, quand elle se brise dans sa chute, ou s’élance en un jet puissant, grâce à une artificieuse contrainte : c’est dans ces différentes conditions qu’elle montre son caractère sous ses différents aspects, tout en restant parfaitement une et identique à elle-même ; il n’est pas moins dans sa nature de jaillir en l’air que d’être immobile et de refléter le ciel ; elle est indifférente à ces états et s’y prête suivant les circonstances. Or, ce que l’ingénieur fait pour les liquides et l’architecte pour les solides, le poète, dans le drame ou l’épopée, le fait pour l’Idée de l’humanité. Tous les arts ont pour but commun de développer et d’éclaircir l’Idée qui constitue l’œuvre d’art, la volonté à chaque degré de son objectivation. La vie humaine, telle que la réalité nous la présente le plus souvent, ressemble à l’eau telle que nous la voyons d’ordinaire dans l’étang ou dans le fleuve ; mais dans le roman, l’épopée, la tragédie, le poète choisit ses caractères et les place dans des situations telles que leurs traits distinctifs s’y développent mieux, que les profondeurs de l’âme humaine s’éclairent et puissent être observées dans des actions singulières et significatives. C’est ainsi que la poésie objective l’Idée de l’humanité, qui, chose remarquable, se peint le plus nettement dans les caractères les plus individuels.

On considère justement la tragédie comme le plus élevé des genres poétiques, tant pour la difficulté de l’exécution que pour la grandeur de l’impression qu’elle produit. Il faut remarquer avec soin, si l’on veut comprendre l’ensemble des considérations présentées dans cet ouvrage, que cette forme supérieure du génie poétique a pour objet de nous montrer le côté terrible de la vie, les douleurs sans nom, les angoisses de l’humanité, le triomphe des méchants, le pouvoir d’un hasard qui semble nous railler, la défaite infaillible du juste et de l’innocent : nous trouvons là un symbole significatif de la nature du monde et de l’existence. Ce que nous voyons là, c’est la volonté luttant avec elle-même, dans toute l’épouvante d’un pareil conflit. A ce degré suprême de son objectité, le conflit se produit de la manière la plus complète. La tragédie nous le montre en nous peignant les souffrances humaines, soit qu’elles proviennent du hasard ou de l’erreur qui gouvernent le monde sous la forme d’une nécessité inévitable, et avec une perfidie qui pourrait presque être prise pour une persécution voulue, — soit qu’elles aient leur source dans la nature même de l’homme, dans le croisement des efforts et des volitions des individus, dans la perversité et la sottise de la majorité d’entre eux. La volonté qui vit et se manifeste chez tous les hommes est une, mais ses manifestations se combattent et s’entre-déchirent. Elle apparaît plus ou moins énergique, selon les individus, plus ou moins accompagnée de raison, plus ou moins tempérée par la lumière de la connaissance. Enfin, dans les êtres exceptionnels, la connaissance, purifiée et élevée par la souffrance même, arrive à ce degré où le monde extérieur, le voile de Maya, ne peut plus l’abuser, où elle voit clair à travers la forme phénoménale ou principe d’individuation. Alors l’égoïsme, conséquence de ce principe, s’évanouit avec lui ; les « motifs », autrefois si puissants, perdent leur pouvoir, et à leur place, la connaissance parfaite du monde, agissant comme calmant de la volonté, amène la résignation, le renoncement et même l’abdication de la volonté de vivre. C’est ainsi que, dans la tragédie, nous voyons les natures les plus nobles renoncer, après de longs combats et de longues souffrances, aux buts poursuivis si ardemment jusque-là, sacrifier à jamais les jouissances de la vie, ou même se débarrasser volontairement et avec joie du fardeau de l’existence. Ainsi fait le Prince constant de Caldéron, ainsi la Marguerite de Faust, ainsi Hamlet ; Horatio, lui aussi, voudrait suivre son exemple, mais Hamlet lui enjoint de vivre, de supporter encore pendant quelque temps les douleurs de ce monde inhospitalier, afin de raconter le sort de son ami et de justifier sa mémoire. Ainsi font encore la Pucelle d’Orléans et la Fiancée de Messine. Tous ces personnages meurent purifiés par la souffrance, c’est-à-dire quand la volonté de vivre est déjà morte en eux. Dans le Mahomet de Voltaire, les dernières paroles que Palmyre expirante adresse à Mahomet le disent expressément :

Tu dois régner ; le monde est fait pour les tyrans.


Demander au contraire à la tragédie qu’elle pratique ce qu’on nomme la justice poétique, c’est méconnaître entièrement l’essence de la tragédie, et même l’essence de ce bas monde. Le docteur Samuel Johnson, dans sa critique de quelques drames de Shakespeare, n’a pas craint d’exprimer une exigence aussi absurde. Il reproche au poète d’avoir absolument méprisé la justice. Cela est vrai, car quel est le crime des Ophélia, des Desdémone, des Cordelia ? Mais il n’y a que les esprits imbus d’un plat optimisme de protestant et de rationaliste ou de vrai juif, pour réclamer cette justice dans le drame, et ne pouvoir y trouver plaisir sans elle ! Quelle est donc la véritable signification de la tragédie ? C’est que le héros n’expie pas ses péchés individuels, mais le péché originel, c’est-à-dire le crime de l’existence elle-même. Calderon le dit avec franchise :

Pues el delito mayor
Del hombre es haber nacido.

(Car le plus grand crime de l’homme, c’est d’être né.)

Voici ce que j’ai encore à faire observer touchant la manière de traiter la tragédie. Le sujet principal est essentiellement le spectacle d’une grande infortune. Les moyens différents par lesquels le poète nous présente ce spectacle se réduisent à trois, malgré leur grand nombre. Il peut imaginer, comme cause des malheurs d’autrui, un caractère d’une perversité monstrueuse, Richard III par exemple, Iago dans Othello, Shylock dans le Marchand de Venise, Franz Moor, la Phèdre d’Euripide, Créon dans Antigone, et maint autre. Le malheur peut venir encore d’un destin aveugle, c’est-à-dire du hasard et de l’erreur : le type du genre, c’est l’Œdipe-roi de Sophocle, ou les Trachiennes, et en général la plupart des tragédies antiques ; parmi les tragédies modernes, Roméo et Juliette, le Tancrède de Voltaire et la Fiancée de Messine peuvent nous servir d’exemples. La catastrophe peut enfin être simplement amenée par la situation réciproque des personnages, par leurs relations : dans ce dernier cas, il n’est besoin ni d’une erreur funeste, ni d’une coïncidence extraordinaire, ni d’un caractère parvenu aux limites dé la perversité humaine : des caractères tels qu’on en trouve tous les jours, au milieu de circonstances ordinaires, sont, à l’égard les uns des autres, dans des situations qui les induisent fatalement à se préparer consciemment les uns aux autres le sort le plus funeste, sans que la faute en puisse être positivement attribuée aux uns ni aux autres. Ce procédé dramatique me paraît infiniment meilleur que les deux précédents ; car il nous présente le comble de l’infortune non comme une exception amenée par des circonstances anormales ou par des caractères monstrueux, mais comme une suite aisée, naturelle et presque nécessaire de la conduite et des caractères humains, si bien que de pareilles catastrophes prennent, grâce à leur facilité, une apparence redoutable pour nous-mêmes. Les deux autres procédés nous montrent également la condition lamentable des uns et la méchanceté monstrueuse des autres ; mais les puissances menaçantes ne nous apparaissent que de loin et nous avons tout espoir de nous soustraire à elles sans être forcés de recourir au renoncement : au contraire ce troisième procédé tragique nous fait voir les forces ennemies de tout bonheur et de toute existence dans des conditions telles qu’elles peuvent à tout instant et très aisément atteindre jusqu’à nous-mêmes ; nous voyons les plus grandes catastrophes amenées par des complications où notre propre sort peut être naturellement mêlé, et par des actions que nous-mêmes serions peut-être capables de commettre, si bien que nous ne pourrions accuser personne d’injustice envers nous : alors nous nous sentons tout frémissants et nous nous croyons déjà au milieu des supplices de l’enfer. Mais ce genre de tragédie est en même temps le plus difficile ; en effet, il faut ici produire l’effet le plus considérable avec les moyens et les mobiles les plus petits, par la seule vertu de l’arrangement et de la composition : voilà pourquoi dans mainte tragédie, et des meilleures, la difficulté se trouve éludée. Il y a pourtant une pièce qui est un modèle achevé de ce genre, bien qu’à d’autres points de vue elle soit bien inférieure à la plupart de celles de son grand auteur : c’est Clavijo, de Gœthe. Hamlet, dans une certaine mesure, appartient à ce genre, si l’on ne considère que les rapports du héros avec Laërte et avec Ophélie ; Wallenstein aussi a ce mérite ; Faust est tout à fait du même genre, si l’on ne considère comme action principale que son intrigue avec Marguerite et avec son frère ; il en est de même du Cid de Corneille, sauf le dénouement tragique qui lui manque, alors que nous le trouvons dans la situation analogue de Max et de Thécla (Wallenstein)[89]


§ 52.


Dans ce qui précède, nous avons étudié tous les beaux-arts au point de vue général que nous avons adopté ; nous avons commencé par l’architecture artistique, qui a pour but esthétique d’exprimer la volonté objectivée au plus bas degré qu’il nous soit donné de saisir, à savoir la tendance sourde, inconsciente, nécessaire, de la matière, où déjà cependant percent un antagonisme et une lutte internes dans le combat de la pesanteur contre la résistance ; nous avons terminé par la tragédie, qui nous fait voir, au plus haut degré de cette objectivation, cette même lutte de la volonté avec elle-même, mais avec des proportions et une clarté qui nous effraient ; maintenant, une fois cette revue terminée, nous constatons qu’un art est resté exclu de notre étude, et cela devait arriver fatalement ; car une déduction rigoureuse de ce système ne lui laissait aucune place : c’est la musique. Elle est placée tout à fait en dehors des autres arts. Nous ne pouvons plus y trouver la copie, la reproduction de l’Idée de l’être tel qu’il se manifeste dans le monde ; et d’autre part, c’est un art si élevé et si admirable, si propre à émouvoir nos sentiments les plus intimes, si profondément et si entièrement compris, semblable à une langue universelle qui ne le cède pas en clarté à l’intuition elle-même ! Nous ne pouvons donc pas nous contenter de voir en elle avec Leibniz « exercitium arithmeticæ occultum nescientis se numerare animi »[90]. Leibniz a raison à son point de vue, car il n’en considérait que le sens extérieur, immédiatement apparent, et pour ainsi dire l’écorce. Mais s’il n’y avait rien de plus dans la musique, elle ne nous donnerait que le plaisir d’un problème dont on trouve la solution exacte : ce n’est pas là cette joie profonde qui, nous le sentons, nous émeut jusqu’au fond de notre être. Nous considérons les choses au point de vue esthétique, nous nous proposons d’envisager l’effet esthétique, et à ce point de vue nous devons reconnaître dans la musique une signification plus générale et plus profonde, en rapport avec l’essence du monde et notre propre essence : à cet égard, les proportions mathématiques auxquelles on la peut réduire ne sont plus elles-mêmes qu’un symbole, loin d’être la réalité symbolisée. Elle doit avoir, en quelque façon, avec le monde le rapport du représentant au représenté ; de la copie au modèle : l’analogie avec les autres arts nous permet de l’établir, car tous possèdent ce caractère, et leur action est celle même qu’exerce sur nous la musique dans son ensemble ; mais dans cette dernière, cette action est plus forte, plus rapide, plus infaillible et plus nécessaire. Le rapport de copie à modèle qu’elle a avec le monde doit être très intime, infiniment exact et très précis, car chacun la comprend sans peine, et son exactitude est prouvée par ce fait qu’elle peut se ramener à des règles très rigoureuses, pouvant s’exprimer en chiffres, et dont elle ne peut s’écarter sans cesser d’être la musique. — Néanmoins, il est très difficile de saisir le point commun du monde et de la musique, le rapport d’imitation ou de reproduction qui les unit. L’on a toujours fait de la musique sans se douter de cela ; on se contentait de la comprendre immédiatement, sans chercher à saisir d’une manière abstraite la raison de cette intelligibilité immédiate. — A force de me livrer à l’influence de la musique sous toutes ses formes, et de réfléchir sur cet art, en me reportant toujours aux idées exposées dans ce livre, je suis arrivé à me rendre compte de son essence ; je me suis expliqué la nature de l’imitation qui la met en rapport avec le monde, imitation que l’analogie nous oblige à supposer en elle. Mon explication me satisfait pleinement et elle suffit à mes recherches. Elle sera, j’aime à le croire, tout aussi satisfaisante pour ceux qui m’ont suivi jusqu’ici et qui acceptent mes idées sur le monde. Je dois reconnaître toutefois que la vérité de cette explication est, par nature, impossible à prouver. Elle suppose en effet et établit un lien étroit entre la musique considérée comme art représentatif, et, d’autre part, une chose qui de sa nature ne peut jamais faire l’objet d’une représentation ; bref, mon explication nous oblige à considérer la musique comme la copie d’un modèle qui lui-même ne peut jamais être représenté directement. Je ne puis donc faire rien de plus que d’exposer ici mon explication, qui terminera ce troisième livre consacré spécialement à l’étude des arts, et de m’en remettre au lecteur pour l’approbation ou la condamnation de mes idées. Il me jugera, en partie, d’après le sentiment qu’il a sur la musique, et, en partie, d’après l’opinion qu’il se sera faite sur l’unique pensée qui fait l’objet de mon ouvrage. Au surplus, pour pouvoir accepter mon interprétation avec sincérité et conviction, il faut la méditer avec persévérance, tout en écoutant souvent de la musique, et surtout il est indispensable d’être déjà familiarisé avec la pensée générale de mon livre.

Les Idées (au sens platonicien) sont l’objectivation adéquate de la volonté. Le but de tous les arts est d’exciter l’homme à reconnaître les Idées. Ils y arrivent par la reproduction d’objets particuliers (les œuvres d’art ne sont pas autre chose) et par une modification correspondante du sujet connaissant. Les arts n’objectivent donc pas la volonté directement, mais par l’intermédiaire des Idées. Or, le monde n’est que le phénomène des Idées multiplié indéfiniment par la forme du principium individuationis, seule forme de la connaissance qui soit à la portée de l’individu en tant qu’individu.

Mais la musique, qui va au delà des Idées, est complètement indépendante du monde phénoménal ; elle l’ignore absolument, et pourrait en quelque sorte continuer à exister, alors même que l’univers n’existerait pas : on ne peut en dire autant des autres arts. La musique, en effet, est une objectité, une copie aussi immédiate de toute la volonté que l’est le monde, que le sont les Idées elles-mêmes dont le phénomène multiple constitue le monde des objets individuels. Elle n’est donc pas, comme les autres arts, une reproduction des Idées, mais une reproduction de la volonté au même titre que les Idées elles-mêmes. C’est pourquoi l’influence de la musique est plus puissante et plus pénétrante que celle des autres arts : ceux-ci n’expriment que l’ombre, tandis qu’elle parle de l’être. Et comme c’est la même volonté qui s’objective dans l’Idée et dans la musique, quoique différemment dans chacune des deux, il doit exister non pas une ressemblance directe, mais cependant un parallélisme, une analogie entre la musique et les Idées, dont les phénomènes multiples et imparfaits forment le monde visible. Je vais développer maintenant cette analogie : elle servira de commentaire pour éclairer et faire facilement comprendre une explication, rendue si difficile par l’obscurité de notre sujet.

Dans les sons les plus graves de l’échelle musicale, dans la basse fondamentale, nous saisissons l’objectivation de la volonté à ses degrés inférieurs, comme la matière inorganique, la masse planétaire. Les sons aigus, plus légers et plus fugitifs, sont tous, on le sait, des harmoniques accompagnants le son fondamental, et ils résonnent légèrement chaque fois que l’on produit celui-ci. On recommande même, en harmonie, de n’introduire dans un accord que des harmoniques de la note grave fondamentale, de sorte que ces sons résonnent à la fois en tant que sons distincts et en tant qu’harmoniques de la note fondamentale. On peut rapprocher ce fait de ce qui se passe dans la nature : tous les corps et tous les organismes doivent être considérés comme sortis des différents degrés de l’évolution de la masse planétaire qui est à la fois leur support et leur origine : c’est tout à fait le même rapport qui existe entre la basse fondamentale et les notes supérieures. — Il existe une limite inférieure au dessous de laquelle les sons graves cessent d’être perceptibles : de même, la matière ne peut être perçue sans forme et sans qualité ; autrement dit, elle ne peut être perçue que comme manifestation d’une force irréductible, qui est la manifestation de l’Idée ; on peut même dire qu’aucune matière n’est absolument dépourvue de volonté, et de même qu’un son a une hauteur déterminée, de même toute matière représente un degré défini de volonté. La note fondamentale est donc dans l’harmonie ce qu’est dans la nature la matière inorganique, la matière brute, sur laquelle tout repose, de laquelle tout sort et se développe.

Allons plus loin : dans l’ensemble des parties qui forment l’harmonie, depuis la basse jusqu’à la voix qui dirige l’ensemble et chante la mélodie, nous retrouvons l’analogue des Idées, disposées en série graduée, des Idées qui sont l’objectivation de la volonté. Les parties les plus graves répondent aux degrés inférieurs, c’est-à-dire aux corps inorganiques, mais doués déjà de certaines propriétés ; les notes supérieures nous représentent les végétaux et les animaux. — Les intervalles fixes de la gamme répondent aux degrés déterminés de la volonté objectivée, aux espèces déterminées de la nature. Les différences dans les proportions mathématiques des intervalles, venant du tempérament ou du mode, sont analogues aux variations de l’espèce dans l’individu ; et les dissonances radicales, qui n’obéissent à aucun intervalle régulier, doivent être rapprochées des monstres naturels qui tiennent de deux espèces, ou encore de l’homme et de l’animal. — Mais la basse et les parties intermédiaires d’une harmonie n’exécutent pas une mélodie continue comme la partie supérieure qui exécute le chant ; cette dernière seule peut courir librement et légèrement, en faisant des modulations et des gammes : les autres vont plus lentement et ne suivent pas une mélodie continue. C’est la basse qui marche le plus lourdement : elle représente la matière inanimée ; elle ne monte et ne descend que par intervalles considérables : tierces, quartes, ou quintes, mais jamais d’un seul ton, sauf dans le cas de transposition de la basse par double contrepoint. Cette lenteur de mouvements est même pour elle une nécessité matérielle : on ne peut imaginer une gamme rapide ou un trille sur des notes graves. Au dessus de la basse sont des parties de ripieno ou de remplissage ; elles répondent au monde organisé : leur mouvement est plus rapide, mais sans mélodie suivie, et leur marche est dépourvue de sens. Cette marche irrégulière et cette détermination absolue de toutes les parties intermédiaires figurent ce qui a lieu dans le monde des êtres sans raison ; depuis le cristal jusqu’à l’animal le plus élevé, il n’y a pas d’être dont la conscience soit complète et dont l’existence ait par là un sens et une unité ; il n’y en a pas qui parcoure une évolution intellectuelle, ou qui puisse être perfectionné par l’instruction : tous restent sans cesse identiques et invariables, dans la forme que leur imposent les lois fixes de l’espèce.

Vient enfin la mélodie, exécutée par la voix principale, par la voix haute, la voix chantante, la voix qui dirige l’ensemble : elle s’avance librement et capricieusement ; elle conserve d’un bout à l’autre du morceau un mouvement continu, image d’une pensée unique : et nous y reconnaissons la volonté à son plus haut degré d’objectivation, la vie et les désirs pleinement conscients de l’homme. Celui-ci, étant le seul être raisonnable, voit sans cesse devant et derrière lui sur le chemin de la réalité qu’il parcourt et dans le domaine infini des possibilités ; il mène une existence réfléchie, qui par là devient un ensemble bien enchaîné ; c’est ainsi que la mélodie seule a, du commencement à la fin, un développement suivi présentant un sens et une disposition voulus. Aussi représente-t-elle le jeu de la volonté raisonnable, dont les manifestations constituent, dans la vie réelle, la série de nos actes ; elle nous montre même quelque chose de plus : elle nous dit son histoire la plus secrète, elle peint chaque mouvement, chaque élan, chaque action de la volonté, tout ce qui est enveloppé par la raison sous ce concept négatif si vaste qu’on nomme le sentiment, tout ce qui refuse d’être intégré sous les abstractions de la raison. De là vient qu’on a toujours appelé la musique la langue du sentiment et de la passion, comme les mots sont la langue de la raison. Platon la définit : η των μελων κινησις μεμιμηενη, εν τοις παθημασιν οταν ψυχη γινηται, c’est-à-dire le mouvement des airs de musique imitant les passions de l’âme (De legibus, VII) ; et Aristote se demande : δια τι οι ρυθμοι και τα μελη, φωνη ουσα, ηθεσιν εοικε ; ( « comment le rythme, comment les airs musicaux, comment en définitive de simples sons, peuvent-ils arriver à représenter les sentiments ? » ) [Probl., c. 19.]

Il est dans la nature de l’homme de former des vœux, de les réaliser, d’en former aussitôt de nouveaux, et ainsi de suite indéfiniment ; il n’est heureux et calme que si le passage du désir à sa réalisation et celui du succès à un nouveau désir se font rapidement, car le retard de l’une amène la souffrance, et l’absence de l’autre produit une douleur stérile, l’ennui. La mélodie par essence reproduit tout cela : elle erre par mille chemins, et s’éloigne sans cesse du ton fondamental ; elle ne va pas seulement aux intervalles harmoniques, la tierce ou la quinte, mais à tous les autres degrés, comme la septième dissonante et les intervalles augmentés, et elle se termine toujours par un retour final à la tonique ; tous ces écarts de la mélodie représentent les formes diverses du désir humain ; et son retour à un son harmonique, ou mieux encore au ton fondamental, en symbolise la réalisation. Inventer une mélodie, éclairer par là le fond le plus secret de la volonté et des sentiments humains, telle est l’œuvre du génie ; ici plus que partout, il agit manifestement en dehors de toute réflexion, de toute intention voulue ; c’est bien ce que l’on peut appeler une inspiration. Comme dans tous les arts, ici également, le concept est stérile. Le compositeur nous révèle l’essence intime du monde, il se fait l’interprète de la sagesse la plus profonde, et dans une langue que sa raison ne comprend pas : de même la somnambule dévoile, sous l’influence du magnétiseur, des choses dont elle n’a aucune notion, lorsqu’elle est éveillée. C’est pourquoi, chez le compositeur, plus que chez tout autre artiste, l’homme est entièrement distinct de l’artiste. Nous voyons combien, lors même qu’il s’agit simplement d’expliquer cet art merveilleux, le concept est pauvre et infécond : essayons cependant de poursuivre notre analogie. De même que passer immédiatement d’un souhait à l’accomplissement de ce souhait, puis à un autre souhait, rend l’homme heureux et content, de même une mélodie aux mouvements rapides et sans grands écarts exprime la gaieté. Au contraire une mélodie lente, entremêlée de dissonances douloureuses, et ne revenant au ton fondamental qu’après plusieurs mesures, sera triste et rappellera le retard ou l’impossibilité du plaisir attendu. Voulons-nous avoir dans la mélodie quelque chose d’analogue à la paresse de la volonté, lente à produire un nouveau mouvement ? Voulons-nous, en un mot, exprimer l’accablement ? Pour cela il suffit de prolonger la note fondamentale (ce prolongement devient bientôt d’un effet insupportable) ; et à un degré plus faible, mais assez semblable encore, il suffit, pour exprimer la même chose, d’un chant monotone et insignifiant. Les motifs, courts et faciles, d’un air de danse rapide semblent nous parler d’un bonheur vulgaire et facile. L’allegro maestoso, avec ses longs motifs, ses longues périodes et ses écarts lointains, nous décrit les grandes et nobles aspirations vers un but éloigné, ainsi que leur satisfaction finale. L’adagio raconte les souffrances d’un cœur bien né et haut placé, dédaigneux de tout bonheur mesquin. Mais ce qui tient vraiment de la magie, c’est l’effet des modes majeur et mineur. N’est-il pas merveilleux de voir que le simple changement d’un demi-ton, que la substitution de la tierce mineure à la majeure, fait naître en nous, sur-le-champ et infailliblement, un sentiment de pénible angoisse d’où le mode majeur nous tire non moins subitement ? L’adagio arrive, par ce mode mineur, à exprimer la douleur extrême ; il devient une plainte des plus émouvantes. L’air de danse en mineur semble raconter la perte d’un bonheur frivole et qu’on devrait mépriser, ou bien encore il semble dire qu’au prix de mille peines et de mille tracas, on a atteint un but misérable. Le nombre inépuisable des mélodies possibles correspond à l’inépuisable variété d’individus, de physionomies et d’existences que produit la nature. Le passage d’une tonalité à une tonalité différente, brisant tout lien avec la tonalité précédente, ressemble à la mort en tant qu’elle détruit l’individu ; mais la volonté qui se manifestait dans celui-ci continue de vivre et se manifeste dans d’autres individus, dont la conscience cependant ne continue pas celle du premier.

Tout en exposant ces analogies, je ne dois pas cependant négliger de rappeler que la musique n’a avec ces phénomènes qu’un rapport indirect, car elle n’exprime jamais le phénomène, mais l’essence intime, le dedans du phénomène, la volonté même. Elle n’exprime pas telle ou telle joie, telle ou telle affliction, telle ou telle douleur, effroi, enchantement, gaieté ou calme d’esprit. Elle peint la joie même, l’affliction même, et tous ces autres sentiments pour ainsi dire abstraitement. Elle nous donne leur essence sans aucun accessoire, et, par conséquent aussi, sans leurs motifs. Et pourtant, nous la comprenons très bien, quoiqu’elle ne soit qu’une subtile quintessence. De là vient que l’imagination est si facilement éveillée par la musique. Notre fantaisie cherche à donner une figure à ce monde d’esprits, invisible et pourtant si animé, si remuant, qui nous parle directement ; elle s’efforce de lui donner chair et os, c’est-à-dire de l’incarner dans un paradigme analogue, tiré du monde réel. Telle est l’origine du chant avec paroles et de l’opéra ; on voit par là que les paroles du chant et le libretto de l’opéra ne doivent jamais oublier leur subordination pour s’emparer du premier rang, ce qui transformerait la musique en un simple moyen d’expression ; il y aurait là une énorme sottise et une absurdité. La musique, en effet, n’exprime de la vie et de ses événements que la quintessence ; elle est le plus souvent indifférente à toutes les variations qui s’y peuvent présenter. Cette généralité, conciliée avec une rigoureuse précision, est la propriété exclusive de la musique ; c’est là ce qui lui donne une si haute valeur et en fait le remède de tous nos maux. Par suite, si la musique s’efforçait trop de s’accommoder aux paroles, de se prêter aux événements, elle aurait la prétention de parler un langage qui ne lui appartient pas. Aucun compositeur n’a mieux que Rossini échappé à ce défaut : voilà pourquoi la musique de ce maître parle sa langue propre d’une manière si pure et si nette qu’elle n’a que faire du libretto et qu’il suffit des instruments de l’orchestre pour en faire valoir l’effet. De ces considérations il résulte que nous pouvons regarder le monde phénoménal ou nature, d’une part, et la musique, de l’autre, comme deux expressions différentes d’une même chose qui forme l’unique intermédiaire de leur analogie et que par suite il est indispensable de connaître, si l’on veut saisir cette analogie. La musique, considérée comme expression du monde, est donc au plus haut point un langage universel qui est à la généralité des concepts à peu près ce que les concepts sont eux-mêmes aux choses particulières. Mais la généralité de la musique ne ressemble en rien à la généralité creuse de l’abstraction ; elle est d’une tout autre nature ; elle s’allie à une précision et à une clarté absolues. Elle ressemble en cela aux figures géométriques et aux nombres ; ceux-ci, en effet, ont beau être les formes générales de tous les objets possibles de l’expérience, applicables a priori à toute chose ; ils n’en sont pas moins nullement abstraits, mais au contraire intuitifs et parfaitement déterminés. Toutes les aspirations de la volonté, tout ce qui la stimule, toutes ses manifestations possibles, tout ce qui agite notre cœur, tout ce que la raison range sous le concept vaste et négatif de « sentiment », peut être exprimé par les innombrables mélodies possibles ; malgré tout, il n’y aura jamais là que la généralité de la forme pure, la matière en sera absente ; cette expression sera fournie toujours quant à la chose en soi, non quant au phénomène ; elle donnera en quelque sorte l’âme sans le corps. Ce rapport étroit entre la musique et l’être vrai des choses nous explique le fait suivant : si, en présence d’un spectacle quelconque, d’une action, d’un événement, de quelque circonstance, nous percevons les sons d’une musique appropriée, cette musique semble nous en révéler le sens le plus profond, nous en donner l’illustration la plus exacte et la plus claire. Ce même rapport explique également cet autre fait : pendant que nous sommes tout occupés à écouter l’exécution d’une symphonie, il nous semble voir défiler devant nous tous les événements possibles de la vie et du monde ; pourtant, si nous y réfléchissons, nous ne pouvons découvrir aucune analogie entre les airs exécutés et nos visions. Car, nous l’avons dit, ce qui distingue la musique des autres arts, c’est qu’elle n’est pas une reproduction du phénomène ou, pour mieux dire, de l’objectité adéquate de la volonté ; elle exprime ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phénomène. En conséquence, le monde pourrait être appelé une incarnation de la musique tout aussi bien qu’une incarnation de la volonté ; nous comprenons désormais comment il se fait que la musique donne directement à tout tableau, à toute scène de la vie ou du monde réel, un sens plus élevé ; elle le donne, il est vrai, d’autant plus sûrement que la mélodie elle-même est plus analogue au sens intime du phénomène présent. Voilà aussi pourquoi l’on peut adapter indifféremment à une composition musicale une poésie que l’on doit chanter, ou bien une scène visible telle qu’une pantomime, où encore tous les deux ensemble, comme l’on fait dans un libretto d’opéra. De pareilles scènes de la vie humaine, soumises à être exprimées par la langue universelle de la musique, ne sont jamais en connexion nécessaire ni même en correspondance absolue avec elle ; leur relation est celle d’un exemple arbitrairement choisi avec un concept général : elles représentent avec la précision de la réalité ce que la musique énonce avec la généralité de la pure forme. Car, de même que les notions générales, les mélodies sont dans une certaine mesure une quintessence de la réalité. La réalité, c’est-à-dire le monde des choses particulières, fournit l’intuitif, l’individuel, le spécial, le cas isolé, tant pour la généralisation des concepts que pour celles des mélodies, bien que ces deux sortes de généralités soient, à certains égards, contraires l’une à l’autre ; les concepts, en effet, contiennent uniquement les formes extraites de l’intuition et en quelque sorte la première dépouille des choses ; ils sont donc des abstractions proprement dites, au lieu que la musique nous donne ce qui précède toute forme, le noyau intime, le cœur des choses. On pourrait fort bien caractériser ce rapport en faisant appel au langage des scolastiques : on dirait que les concepts abstraits sont les universalia post rem, que la musique révèle les universalia ante rem, et que la réalité fournit les universalia in re. Un chant adapté à certaines paroles peut, tout en conservant l’intention générale de son auteur, convenir également à d’autres mots non moins arbitrairement choisis, qui correspondront non moins exactement à ce qu’il exprime d’une façon générale : l’on peut ainsi faire plusieurs strophes pour la même mélodie ; c’est ce qui a engendré le vaudeville. S’il est vrai qu’en général il puisse exister un rapport quelconque entre une composition musicale et une représentation intuitive, cela vient, comme nous l’avons dit, de ce qu’elles ne sont l’une et l’autre que des expressions diverses de l’être toujours identique du monde. Si, dans un cas donné, cette relation est réelle, c’est-à-dire si le compositeur a su rendre dans la langue universelle de la musique les mouvements de volonté qui constituent la substance d’un événement, la mélodie du chant, la musique de l’opéra sont expressives. Mais il faut que l’analogie trouvée par le compositeur soit sortie d’une connaissance immédiate de la nature du monde, connaissance que la raison elle-même ne possède point ; cette analogie ne doit pas être une imitation, obtenue par l’intermédiaire de concepts abstraits ; elle ne doit pas être l’œuvre d’une intention réfléchie : autrement la musique n’exprimerait plus l’être intime, la volonté, elle ne ferait qu’imiter imparfaitement le phénomène de la volonté ; c’est, à vrai dire, le cas de toute musique imitative, par exemple des Saisons de Haydn, et de sa Création, où dans plusieurs passages il imite d’une manière directe des phénomènes du monde matériel ; à la même classe se rattachent également tous les morceaux de musique guerrière : il ne faut rien admettre de tout cela dans le domaine de l’art.

Il y a dans la musique quelque chose d’ineffable et d’intime ; aussi passe-t-elle près de nous semblable à l’image d’un paradis familier quoique éternellement inaccessible ; elle est pour nous à la fois parfaitement intelligible et tout à fait inexplicable ; cela tient à ce qu’elle nous montre tous les mouvements de notre être, même les plus cachés, délivrés désormais de cette réalité qui les déforme et les altère. De même, si elle a pour caractère propre d’être sérieuse et n’admet en aucune manière l’élément risible, c’est qu’elle n’a pas pour objet la représentation, — la représentation seule entraîne l’erreur et le ridicule ; — elle a, au contraire, directement pour objet la volonté, chose essentiellement sérieuse, puisque d’elle tout dépend. Voulez-vous mieux comprendre la valeur substantielle et significative du langage musical, songez aux signes des reprises et aux da capo ; supporteriez-vous dans le langage articulé ces répétitions qui ont en musique leur raison d’être et leur utilité ? C’est que, pour bien comprendre cette langue de la musique, il la faut entendre deux fois.

Par ces réflexions sur la musique j’ai tâché de prouver que, dans une langue éminemment universelle, elle exprime d’une seule manière, par les sons, avec vérité et précision, l’être, l’essence du monde, en un mot, ce que nous concevons sous le concept de volonté, parce que la volonté en est la plus visible manifestation. Je suis persuadé d’autre part que la philosophie, comme j’ai tâché de le prouver, doit être une exposition, une représentation complète et précise de l’essence du monde saisie en des notions très générales qui seules en peuvent embrasser vraiment l’ampleur. En conséquence, si l’on est allé jusqu’au bout de mes recherches, et si l’on admet mes conclusions, on ne se récriera pas en m’entendant affirmer qu’il est possible d’expliquer ainsi la musique tout entière, et dans son ensemble et dans ses détails. Si donc nous énoncions et développions en concepts ce qu’elle exprime à sa façon, nous aurions par le fait même l’explication raisonnée et l’exposition fidèle du monde exprimée en concepts, ou du moins quelque chose d’équivalent. Là serait la vraie philosophie. Rappelons maintenant cette définition qu’a donnée Leibniz de la musique et que nous avons rapportée plus haut. Elle est, au point de vue un peu inférieur choisi par Leibniz, absolument exacte ; mais si nous nous plaçons à notre point de vue, lequel est infiniment plus élevé, nous pourrons dire en la modifiant : « Musica est exercitium metaphysices occultum nescientis se philosophari animi. » Scire, savoir, c’est en effet saisir les choses en des notions abstraites. Allons plus loin. Grâce à l’aphorisme de Leibniz, dont la justesse a été surabondamment confirmée, la musique, abstraction faite de sa valeur esthétique et interne, la musique, considérée d’une manière purement extérieure et empirique, n’est pour nous qu’un procédé qui permet de saisir sans intermédiaire et in concreto des nombres très grands et les rapports très compliqués qui les relient, alors que les uns et les autres ne pourraient sans la musique être immédiatement compris, c’est-à-dire être compris sans passer par l’abstraction. Faisons-nous, avec ces deux points de vue si différents, mais justes tous deux, une conception qui rende possible une philosophie des nombres semblable à celle de Pythagore ou bien encore à celle des Chinois dans le Yi-King : nous aurons alors l’explication de cette proposition des Pythagoriciens rapportée par Sextus Empiricus : τω αριθμω δε τα παντ’επεοικεν (numero cuncta assimilantur)[91]. Appliquons enfin à l’explication que j’ai donnée plus haut de la mélodie et de l’harmonie cette manière de voir : nous aurons une philosophie purement morale, une philosophie qui ne s’inquiète pas d’expliquer la nature, telle enfin que la rêvait Socrate, analogue en somme à cette mélodie sans harmonie que demandait Rousseau. Par contre, un système physique et métaphysique sans morale correspond à une simple harmonie sans mélodie. — Qu’on me permette d’ajouter à ces considérations incidentes quelques observations sur l’analogie qui existe entre la mélodie et le monde des phénomènes. Nous avons vu dans le livre précédent que le degré le plus élevé de l’objectivation de la volonté, que l’homme ne pouvait apparaître isolé et sans support, mais qu’il supposait les degrés inférieurs de l’objectivation, et qu’à son tour chacun de ces degrés exige pour support les degrés placés au-dessous de lui ; ainsi la musique, semblable au monde, est une objectivation de la volonté, et, pour être parfaite, elle exige une complète harmonie. À la voix haute qui dirige tout, il faut, pour qu’elle puisse produire son plein effet, l’accompagnement de toutes les voix, toutes à partir de la basse la plus profonde, qui est, en quelque sorte, leur commune origine. La mélodie concourt ici à l’harmonie ; elle en est partie intégrante ; réciproquement l’harmonie concourt à la mélodie. Ainsi l’ensemble complet de toutes les voix est la condition nécessaire pour que la musique arrive à exprimer tout ce qu’elle veut exprimer ; de même la volonté, hors du temps et dans son unité, ne saurait trouver son objectivation parfaite que dans l’ensemble complet de toutes les séries d’êtres qui manifestent son essence à des degrés de netteté qui sont innombrables.

Voici une autre analogie qui n’est pas moins surprenante. Dans le livre précédent nous avons trouvé que, malgré la convenance réciproque des manifestations de la volonté, considérées en tant qu’espèces, — convenance d’où l’hypothèse téléologique a pris naissance, — il existe cependant entre ces phénomènes, considérés en tant qu’individus, une lutte éternelle qui se poursuit à travers tous les degrés de la hiérarchie, et cette lutte fait du monde le théâtre d’une guerre incessante, entre les manifestations d’une volonté toujours une et toujours la même ; elle montre nettement l’antagonisme de cette volonté avec elle-même. La musique a quelque chose d’analogue. Au point de vue physique, comme au point de vue mathématique, un système de sons absolument purs et harmoniques est impossible. Les nombres par lesquels on peut exprimer les sons ne sont rationnellement pas réductibles. On ne saurait calculer de gamme où le rapport au ton fondamental soit 2/3 pour la quinte, 4/5 pour la tierce majeure, 5/6 pour la tierce mineure, etc. En effet, si, par rapport à la fondamentale, les degrés sont justes, ils ne le seront plus entre eux ; car, même dans ce cas, la quinte n’en devrait pas moins être la tierce mineure de la tierce ; ces degrés sont comme des acteurs qui doivent jouer tantôt un rôle et tantôt l’autre. On ne peut donc concevoir, encore moins réaliser, de musique absolument juste ; pour être possible, toute harmonie s’éloigne plus ou moins de la parfaite pureté. Pour dissimuler les dissonances qui lui sont, par essence, inhérentes, l’harmonie les répartit entre les différents degrés de la gamme. C’est ce qu’on appelle le tempérament (voir, à ce sujet, l’Acoustique de Chladni, § 30, et le Court Aperçu sur la théorie des sons et de l’harmonie, p. 12, du même auteur)[92].

J’aurais encore bien des choses à dire sur la façon dont est perçue la musique ; je pourrais montrer qu’elle est perçue dans le temps et par le temps ; l’espace, la causalité, — par suite l’entendement, — n’y ont aucune part. Semblable à une intuition, l’impression esthétique des sons n’est produite que par l’effet ; nous n’avons pas besoin de remonter à la cause. — Mais je ne veux pas prolonger davantage cette étude ; car, au gré du lecteur, peut-être ce troisième livre est-il déjà trop long, peut-être suis-je entré dans des détails trop minutieux. Cependant mon but m’y invitait, et l’on sera d’autant plus porté à m’excuser que l’on saisira mieux l’importance souvent méconnue et la haute dignité de l’art : n’oublions pas que, selon notre système, le monde tout entier n’est que l’objectivation, le miroir de la volonté, qu’il accompagne celle-ci pour l’amener à se connaître soi-même, pour lui donner, comme nous le verrons, une possibilité de salut ; n’oublions pas non plus que, d’autre part, le monde considéré comme représentation, quand on le contemple isolé, quand on s’affranchit soi-même de la volonté, quand on abandonne sa conscience tout entière à la représentation, devient la consolation et le seul côté innocent de la vie. Alors nécessairement, nous en arrivons à considérer l’art comme l’épanouissement suprême et achevé de tout ce qui existe, puisque par essence il nous procure la même chose que ce que nous montre le monde visible, mais plus condensé, plus achevé, avec choix et réflexion, et que par suite nous pouvons l’appeler la floraison de la vie, dans toute l’acception du mot. Si le monde considéré comme représentation n’est dans son ensemble que la volonté, devenue sensible, l’art est précisément cette sensibilité rendue plus nette encore ; c’est la chambre noire qui montre les objets plus distinctement, qui les fait plus facilement saisir d’un coup d’œil, c’est le spectacle dans un spectacle, la scène sur la scène, comme dans Hamlet.

Le plaisir esthétique, la consolation par l’art, l’enthousiasme artistique qui efface les peines de la vie, ce privilège spécial du génie qui le dédommage des douleurs dont il souffre davantage à mesure que sa conscience est plus distincte, qui le fortifie contre la solitude accablante à laquelle il est condamné au sein d’une multiplicité hétérogène, — tout cela vient de ce que, comme nous le montrerons plus loin, d’une part, « l’essence » de la vie, la volonté, l’existence elle-même est une douleur constante, tantôt lamentable et tantôt terrible ; et de ce que, d’autre part, tout cela, envisagé dans la représentation pure ou dans les œuvres d’art, est affranchi de toute douleur et présente un imposant spectacle. Ce côté purement connaissable du monde, sa reproduction par l’art sous une forme quelconque, est la matière sur laquelle travaille l’artiste. Il est captivé par la contemplation de la volonté dans son objectivation ; il s’arrête devant ce spectacle, ne se lassant pas de l’admirer et de le reproduire, mais, pendant ce temps, c’est lui-même qui fait les frais de la représentation ; en d’autres termes, il est lui-même cette volonté qui s’objective et qui reste seule avec son éternelle douleur. Cette connaissance pure, profonde et vraie de la nature du monde devient elle-même le but de l’artiste de génie : il ne va pas plus loin. Aussi ne devient-elle pas, comme il arrive pour le saint, parvenu à la résignation, et que nous considérerons dans le livre suivant, un « calmant » de la volonté ; elle ne l’affranchit pas définitivement de la vie, elle ne l’en délivre que pour quelques instants bien courts : ce n’est pas encore la voie qui mène hors de la vie. Elle n’est qu’une consolation provisoire pendant la vie, jusqu’à ce qu’enfin, sentant sa force augmentée et, d’autre part, lassé de ce jeu, il en vienne aux choses sérieuses. La Sainte Cécile de Raphaël peut être prise comme symbole de ce changement. Et nous aussi maintenant, dans le livre suivant, nous allons nous tourner vers le sérieux.


LIVRE QUATRIÈME
LE MONDE COMME VOLONTÉ




SECOND POINT DE VUE
Arrivant à se connaître elle-même, la volonté de vivre s’affirme, puis se nie.


Tempore quo cognitio simul advenit, amor e medio supersurrexit. (Oupnek’hat, trad. d’Anquetil Duperron, II, 216.)

(L’Intelligence étant survenue, en même temps du sein des choses s’éleva l’amour.)




§ 53


La dernière partie de ces études en sera aussi, on le comprend, la plus importante ; en effet, ce dont il s’agira maintenant, c’est la pratique de la vie : question qui d’elle-même s’offre à chacun de nous, devant laquelle nul ne demeure étranger ni indifférent ; bien au contraire, c’est à elle que nous rapportons toutes les autres, et c’est là un mouvement si naturel, que nous ne saurions étudier aucun problème, de ceux qui touchent à celui-là, sans nous porter tout d’abord vers la partie pratique, et sans y voir, au moins en ce qui nous concerne, le vrai résumé du tout. Nous ne pouvons faire autrement que de concentrer notre attention sur ce point, le reste nous laissât-il froid. — Pour rendre cela, en suivant l’usage de la langue, d’autres diraient que cette partie-ci de nos études sera notre philosophie pratique, par opposition à celle qui précède, et qui est théorique. Mais à mon sens, jamais la philosophie ne sort de la théorie : son essence, c’est de garder, en face de tout objet qui s’offre à elle, le rôle du simple spectateur, du chercheur ; donner des préceptes n’est pas son fait. Prendre de l’action sur la conduite des hommes, les diriger, modeler les caractères, ce sont bien là ses prétentions du vieux temps : aujourd’hui, la philosophie, étant de sens plus rassis, fera sagement d’y renoncer. Dès qu’il s’agit de dignité ou d’indignité, de salut ou de damnation, ce qui emporte la balance ce ne sont plus des concepts sans vie, c’est la partie intime, l’essence même de l’homme, le démon, comme dit Platon, le démon qui le conduit, et non pas malgré lui : le démon de son choix ; c’est, pour parler avec Kant, son caractère intelligible. La vertu ne s’apprend pas, non plus que le génie : pour elle, comme pour l’art, le savoir est par lui-même sans valeur ; c’est un pur instrument, il reste à savoir le manier. Aussi, bien fous serions-nous si nous comptions sur nos systèmes de morale pour faire des hommes vertueux et nobles, des saints : non moins fous que de compter sur l’esthétique pour créer des poètes, des statuaires et des musiciens.

Tout ce que peut la philosophie, c’est d’éclairer, d’expliquer son objet : cette essence commune des choses, qui se révèle avec précision à chacun de nous, mais in concreto, par le sentiment, il s’agit de l’éclairer dans tous ses rapports, sous toutes ses faces. C’est ce que nous avons tâché de faire déjà, dans les trois livres précédents, en nous plaçant à divers points de vue, et en restant dans la généralité, comme il convient à la philosophie. Maintenant, c’est la conduite des hommes qu’il nous faut considérer, d’après le même procédé. Et c’est là, non pas seulement à notre sens, à nous hommes, mais dans un sens tout objectif, la face la plus essentielle des choses ; d’ailleurs, on le verra suffisamment par la suite. Je resterai fidèle à la méthode que nous avons pratiquée jusqu’ici : je prendrai pour base les vérités déjà exposées, et en somme je ne ferai que poursuivre la pensée unique, qui est toute l’âme de ce livre : comme je l’ai appliquée aux questions précédentes, je l’appliquerai au problème de la vie humaine ; ainsi j’aurai accompli le dernier effort pour la faire pénétrer dans les esprits, selon mon pouvoir.

Notre point de vue étant ainsi fixé, notre méthode déterminée, il ne faut pas s’attendre, la chose est claire, à trouver dans ce livre d’éthique des préceptes, une théorie des devoirs ; bien moins encore un principe universel de morale, une sorte de recette universelle pour la production des vertus de toute sorte. Nous ne parlerons pas davantage de « devoir absolu » ; c’est là, à mes yeux, une expression contradictoire, comme je l’explique dans l’Appendice ; ni d’une « loi de la liberté » : je ne la juge pas plus favorablement. Non ; du devoir, même sans épithète, nous n’en lèverons pas la langue : quand on parle aux enfants, aux peuples enfants, cela est bon ; mais avec des gens qui vivent dans un âge de civilisation, de raison, de maturité, et qui sont de leur temps, non pas ! C’est se contredire, — est-il bien difficile de le voir ? — que d’appeler la volonté du nom de libre, pour lui imposer ensuite des lois, des lois conformément auxquelles il lui faut vouloir ; « il faut vouloir ! » autant dire : du fer en bois ! Quant à nous, poursuivant notre pensée, nous trouvons que la volonté n’est pas seulement libre : elle est toute-puissante ; ce qui sort d’elle, ce n’est pas seulement ses actes, c’est son monde ; telle elle est, tel est l’aspect que revêtent et ses actes et son monde ; actes et monde ne sont autre chose que le procédé dont elle use pour arriver à se connaître ; elle se détermine, et elle les détermine tous deux du même coup : car hors d’elle, il n’y a rien, et ils ne sont rien de différent d’elle. C’est ainsi, et ainsi seulement, qu’elle peut être autonome, au sens plein du mot ; dans toute autre hypothèse, elle n’est qu’hétéronome. Tout l’effort de notre philosophie doit tendre à saisir la conduite de l’homme, les maximes si diverses, si opposées même entre elles, dont cette conduite est la manifestation vivante, à l’expliquer, à l’éclairer jusque dans son fond et son essence intime, sans nous écarter de nos idées antérieures, et dans le même esprit qui nous animait, lorsque nous expliquions le reste des phénomènes du monde, lorsque nous en éclairions l’essence profonde, avec les lumières de l’intellect abstrait. Notre philosophie demeurera donc, comme elle a fait jusqu’ici, dans l’immanent. Elle n’ira pas, oublieuse de la haute leçon que nous a laissée Kant, abuser des lois formelles de tout phénomène, de ces lois qui se résument dans le principe de raison suffisante, et s’en faire un tremplin pour sauter, au delà du phénomène même qui seul leur donne un sens, jusque dans le domaine indéfini des fictions vaines. Pour elle, ce monde des réalités accessibles à la connaissance donne à la fois leur matière et leurs limites à nos spéculations : n’est-il pas d’ailleurs assez riche, ce monde, que ne sauraient épuiser les investigations les plus profondes dont soit capable l’esprit humain ! Puis donc que le monde réel, le monde accessible à nos facultés, ne cessera de fournir une matière, et une matière réelle, à nos études d’éthique, non moins qu’aux précédentes, quoi de plus superflu pour nous que de recourir à des notions vides, toutes négatives ! A quoi bon nous travailler pour nous persuader que nous avons quelque chose dans l’esprit, lorsque, haussant les sourcils, nous parlons d’ « absolu », d’ « infini », de « supra-sensible », et toute la série de ces négations pures : ουδεν εστι, η το της στερησεως ονομα, μετα αμυδρας επινοιας ( « tout cela n’est rien, rien que le nom même de la privation, avec d’obscures idées y associées » ) [Julien, Or., 5] ; pour faire court, on pourrait appeler tout cela νεφελοκοκκυγια, la cité des coucous, dans les nuages. Ce n’est pas nous qui aurons besoin de servir sur table de ces plats couverts, sans rien dedans. — Enfin, ici non plus qu’auparavant, nous ne viendrons pas faire des récits d’histoire, et donner cela pour de la philosophie. A notre avis, c’est être à l’antipode de la philosophie, d’aller se figurer qu’on peut expliquer l’essence du monde à l’aide de procédés d’histoire, si joliment déguisés qu’ils soient : et c’est le vice où l’on tombe dès que, dans une théorie de l’essence universelle prise en soi, on introduit un devenir, qu’il soit présent, passé ou futur, dès que l’avant et l’après y jouent un rôle, fût-il le moins important du monde, dès que par suite on admet, ouvertement ou furtivement, dans la destinée du monde, un point initial et un point terminal, puis une route qui les réunit, et sur laquelle l’individu, en philosophant, découvre le lieu où il est parvenu. Cette façon, de philosopher en historien, donne pour produit le plus souvent quelque cosmogonie : il y en a tout un assortiment ; ou bien c’est le système de l’émanation, ou la doctrine de la chute ; enfin, quand la pensée, revenue de toutes ces tentatives, sans en rien rapporter, de désespoir, se lance dans la seule direction qui lui reste, c’est au contraire une doctrine de devenir sans arrêt, de naissance, de croissance, d’apparition, l’être arrivant à la lumière du sein des ténèbres, du sein de l’obscur principe fondamental, du fond dernier, du fond sans fond[93] : on connaît le chapelet. Pour y couper court, il suffit de cette remarque, que le passé, au moment où je parle, fait déjà une éternité complète, un temps infini écoulé, où tout ce qui peut et doit être devrait avoir déjà trouvé place. Et en effet, toutes ces philosophies en forme d’histoire, toutes, si majestueuses qu’elles puissent être, font comme si Kant n’avait jamais existé : elles prennent le temps pour un caractère inhérent aux choses en soi ; aussi restent-elles dans la région de ce que Kant nomme le phénomène, par opposition à la chose en soi ; Platon, le devenir, le non-être, par opposition à l’être, à ce qui ne devient pas ; enfin les Indiens : le tissu de Maya. C’est là, en somme, le mode de connaître qui est soumis au principe de raison suffisante ; ce mode de connaissance n’atteint jamais l’être des choses, il ne peut que poursuivre à l’infini les phénomènes, et ainsi il va sans terme et sans but, pareil à l’écureuil dans sa cage, jusqu’au jour où, las enfin, il s’arrête à n’importe quel point de la roue, en haut, en bas, puis, une fois là, prétend imposer aux autres le respect des idées où il s’est fixé. Il n’y a qu’une saine méthode de philosopher sur l’univers ; il n’y en a qu’une qui soit capable de nous faire connaître l’être intime des choses, de nous faire dépasser le phénomène : c’est celle qui laisse de côté l’origine, le but, le pourquoi, et qui ne cherche partout que le quid, dont est fait l’univers ; qui ne considère pas les choses dans une quelconque de leurs relations, dans leur devenir et leur disparition, bref sous l’un des quatre aspects qu’éclaire le principe de raison suffisante ; mais tout au rebours, elle écarte toutes les considérations qui se rattachent à ce principe, et s’attache à ce qui reste alors, à ce qui apparaît dans toutes ces relations, mais qui en soi leur échappe, à l’essence universelle du monde, laquelle a pour objet les Idées présentes dans ce monde. De cette forme de connaissance naît, avec l’art, la philosophie, et même, nous l’allons voir dans ce livre, cette disposition du caractère qui seule fait de nous de vrais saints et des sauveurs de l’univers.


§ 54


Après les trois livres qui précèdent, il est, j’espère, une vérité qui doit être claire et bien établie dans les esprits : c’est que le monde, en tant qu’objet représenté, offre à la volonté le miroir où elle prend connaissance d’elle-même, où elle se voit dans une clarté et avec une perfection qui va décroissant par degrés, le degré supérieur étant occupé par l’homme ; c’est aussi que l’essence de l’homme trouve à se manifester pleinement d’abord par l’unité de sa conduite où tous les actes se tiennent, et qu’enfin cette unité, c’est la raison qui lui permet d’en prendre conscience, en lui permettant d’en embrasser l’ensemble, d’un coup d’œil et in abstracto.

La volonté, la volonté sans intelligence (en soi, elle n’est point autre), désir aveugle, irrésistible, telle que nous la voyons se montrer encore dans le monde brut, dans la nature végétale, et dans leurs lois, aussi bien que dans la partie végétative de notre propre corps, cette volonté, dis-je, grâce au monde représenté, qui vient s’offrir à elle et qui se développe pour la servir, arrive à savoir qu’elle veut, à savoir ce qu’est ce qu’elle veut : c’est ce monde même, c’est la vie, telle justement qu’elle se réalise là. Voilà pourquoi nous avons appelé ce monde visible le miroir de la volonté, le produit objectif de la volonté. Et comme ce que la volonté veut, c’est toujours la vie, c’est-à-dire la pure manifestation de cette volonté, dans les conditions convenables pour être représentée, ainsi c’est faire un pléonasme que de dire : « la volonté de vivre », et non pas simplement « la volonté », car c’est tout un.

Donc, la volonté étant la chose même en soi, le fond intime, l’essentiel de l’univers, tandis que la vie, le monde visible, le phénomène, n’est que le miroir de la volonté, la vie doit être comme la compagne inséparable de la volonté : l’ombre ne suit pas plus nécessairement le corps ; et partout où il y a de la volonté, il y aura de la vie, un monde enfin. Aussi vouloir vivre, c’est aussi être sûr de vivre, et tant que la volonté de vivre nous anime, nous n’avons pas à nous inquiéter pour notre existence, même à l’heure de la mort. Sans doute l’individu, sous nos yeux, naît et passe, mais l’individu n’est qu’apparence ; s’il existe, c’est uniquement aux yeux de cet intellect qui a pour toute lumière le principe de raison suffisante, le principium individuationis : en ce sens, oui, il reçoit la vie à titre de pur don, qui le fait sortir du néant, et pour lui la mort c’est la perte de ce don, c’est la rechute dans le néant. Mais il s’agit de considérer la vie en philosophe, de la voir dans son Idée : alors nous verrons que ni la volonté, la chose en soi, qui se trouve sous tous les phénomènes, ni le sujet connaissant, le spectateur des phénomènes, n’ont rien à voir dans ces accidents de la naissance et de la mort. Naissance, mort, ces mots n’ont de sens que par rapport à l’apparence visible revêtue par la volonté, par rapport à la vie ; son essence, à elle volonté, c’est de se produire dans des individus, qui, étant des phénomènes passagers, soumis dans leur forme à la loi du temps, naissent et meurent : mais alors même ils sont les phénomènes de ce qui, en soi, ignore le temps mais qui n’a pas d’autre moyen de donner à son essence intime une existence objective. Naissance et mort, deux accidents qui au même titre, appartiennent à la vie ; elles se font équilibre ; elles sont mutuellement la condition l’une de l’autre, ou, si l’on préfère cette image, elles sont les pôles de ce phénomène, la vie, pris comme ensemble. La plus sage des mythologies, celle des Hindous, a bien su rendre cette vérité : Brama, le moins noble et le moins haut des dieux de la Trimourti, représentant la génération, la naissance, et Vichnou la conservation, c’est au dieu qui symbolise la destruction, la mort, à Schiwa, qu’elle a donné, avec le collier de têtes de mort, comme attribut, le Lingam, symbole de la génération. Ici la génération apparaît comme le complément de la mort ; ce qui doit nous faire entendre, que ces deux termes sont par essence corrélatifs, ayant pour fonction de se neutraliser mutuellement et de s’annuler. — C’est dans cette même pensée que les Grecs et les Romains ornaient leurs sarcophages de ces précieuses sculptures où nous voyons encore représentés des fêtes, des danses, des festins, des chasses, des combats de bêtes, des bacchanales, mille tableaux enfin, où éclate dans toute sa force l’amour de la vie ; et parfois, ce n’est pas assez de ces images joyeuses, il faut des groupes même licencieux, jusqu’à des accouplements entre chèvres et satyres. De toutes ces images le but évident était de détourner nos yeux de la mort du défunt dont on célébrait le deuil, et, par un effort violent, de les élever jusqu’à considérer la vie immortelle de la nature ; ainsi, sans arriver jusqu’à une notion abstraite de cette vérité, pourtant on faisait entendre aux hommes que la nature entière était la manifestation de la volonté de vivre et son accomplissement. Cette manifestation a pour forme le temps, l’espace et la causalité, puis et par conséquent l’individuation, d’où sort pour l’individu la nécessité de naître et de mourir, sans que d’ailleurs cette nécessité atteigne en rien la volonté même de vivre : au regard de cette volonté, l’individu n’est qu’une de ses manifestations, un exemplaire, un échantillon ; quand un individu meurt, la nature dans son ensemble n’en est pas plus malade : la volonté non plus. Ce n’est pas lui, en somme, c’est l’espèce seule qui intéresse la nature ; c’est sur elle, sur sa conservation, que la nature veille avec tant de sollicitude, à si grands frais, gaspillant sans compter les germes, allumant partout le désir de la reproduction. Quant à l’individu, pour elle il ne compte pas, il ne peut pas compter : n’a-t-elle pas devant elle cette triple infinité, le temps, l’espace, le nombre des individus possibles ? Aussi elle n’hésite point à laisser disparaître l’individu ; ce ne sont pas seulement les mille périls de la vie courante, les accidents les plus minimes, qui le menacent de mort : il y est voué dès l’origine, et la nature l’y conduit elle-même, dès qu’il a servi à la conservation de l’espèce. Tout naïvement, elle nous déclare ainsi la grande vérité : que les Idées seules, non les individus, ont une réalité propre, étant seules une véritable réalisation objective de la volonté. Or l’homme, c’est la nature, la nature arrivée au plus haut degré de la conscience de soi-même ; si donc la nature n’est que l’aspect objectif de la volonté de vivre, l’homme, une fois bien établi dans cette conviction, peut à bon droit se trouver tout consolé de sa mort et de celle de ses amis : il n’a qu’à jeter un coup d’œil sur l’immortelle nature : cette nature, au fond, c’est lui. Voilà donc ce que veulent dire et Schiwa avec son lingam, et les tombeaux antiques avec leurs images de la vie dans toute son ardeur : ils crient au spectateur qui se plaint : « Natura non contristatur[94]. ».

Doute-t-on encore que la génération et la mort ne doivent être à nos yeux qu’un accident de la vie, accident propre à cette manifestation de la volonté, à elle seulement ? voici une nouvelle preuve : c’est que l’une et l’autre sont simplement le mouvement même dont la vie est toute faite, mais élevé à une puissance supérieure. Qu’est-ce en fin de compte que la vie ? un flux perpétuel de la matière, à travers une forme qui demeure invariable : de même l’individu passe, et l’espèce ne passe pas. Or, entre l’alimentation ordinaire et la génération, d’une part, les pertes ordinaires de substance et la mort de l’autre, il n’y a qu’une différence de degré. Quant au premier de ces deux points, on en trouve l’exemple le plus simple du monde et le plus clair chez la plante. La plante n’est que la répétition prolongée d’un seul et même acte, le groupement des fibres élémentaires, en feuilles et en brindilles ; c’est un rassemblement régulier de plantes semblables entre elles, qui se supportent mutuellement, et dont tout le désir est de se reproduire sans fin. Enfin ce désir arrive au comble de la satisfaction, quand, à travers tous les degrés des métamorphoses, elle parvient à la floraison, à la fructification : là est le résumé de toute son existence, de tous ses efforts ; et ce qui, dans ce résultat, était l’objet de son aspiration, son but unique, c’est de réaliser par milliers et non plus un à un ces produits qu’elle cherche : des individus pareils à elle. Entre son travail pour créer le fruit, et le fruit même, il y a le même rapport qu’entre le livre manuscrit et l’imprimerie. Visiblement il en est de même pour les bêtes. La nutrition n’est qu’une génération lente, la génération qu’une nutrition élevée à une puissance supérieure, et le plaisir qui l’accompagne une exaltation du bien-être que cause la vie. D’autre part, les excrétions, les pertes de substance qui se font par la respiration et autrement, ne sont qu’un diminutif de la mort, corrélatif de la génération. Eh bien, si nous savons, nous contenter de conserver notre forme sans porter le deuil de la matière que nous abandonnons, nous devons en faire autant quand la mort vient nous imposer un abandon plus étendu, total même, mais tout semblable à celui que nous subissons chaque jour, à chaque heure, par la simple excrétion. Devant l’un nous sommes indifférents : pourquoi reculer d’horreur devant l’autre ? De cette hauteur-là, nous ne trouvons pas l’absurdité moindre, de souhaiter la perpétuité de notre existence individuelle, alors qu’elle doit être continuée par d’autres individus, que de souhaiter conserver la matière de notre corps, au lieu de la laisser remplacer insensiblement par d’autre : il ne nous paraît pas moins fou d’aller embaumer les cadavres qu’il ne le serait de conserver précieusement les résidus quotidiens du corps. Et si l’on parle de la conscience, qui est individuelle, liée à un corps particulier, eh bien n’est-elle pas chaque jour, par le sommeil, totalement interrompue ? Du sommeil profond à la mort, outre que le passage se fait parfois tout insensiblement, ainsi dans les cas de congélation, la différence, tant que le sommeil dure, est absolument nulle : elle ne se marque qu’au regard de l’avenir, par la possibilité du réveil. La mort, c’est un sommeil, où l’individualité s’oublie : tout le reste de l’être aura son réveil, ou plutôt il n’a pas cessé d’être éveillé[95].

Avant tout, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la forme propre de la manifestation du vouloir, la forme par conséquent de la vie et de la réalité, c’est le présent, le présent seul, non l’avenir, ni le passé : ceux-ci n’ont d’existence que comme notions, relativement à la connaissance, et parce qu’elle obéit au principe de raison suffisante. Jamais homme n’a vécu dans son passé, ni ne vivra dans son avenir : c’est le présent seul qui est la forme de toute vie ; mais elle a là un domaine assuré, que rien ne saurait lui ravir. Le présent existe toujours, lui et ce qu’il contient : tous deux se tiennent là, solides en place, inébranlables. Tel, au-dessus de la cataracte, l’arc-en-ciel. Car la volonté a pour propriété, à elle assurée, la vie ; et la vie, le présent. Parfois, quand nous reviennent en l’esprit tant de milliers d’années écoulés, tant de millions d’hommes qui y ont vécu, alors nous nous demandons : qu’est-ce qu’ils étaient donc ? et de ce qu’ils étaient, qu’est-il advenu ? — Mais alors nous n’avons qu’à évoquer devant nous le passé de notre propre vie, qu’à en faire revivre les scènes dans notre imagination, puis à nous faire cette autre question : Qu’est-ce donc qu’était tout cela ? et qu’est devenu ce qui fut tout cela ? — Car la question est la même, ici, que pour les millions d’hommes de tout à l’heure, à moins de penser que le passé reçoit de la mort même, qui lui met le sceau, une existence nouvelle. Mais notre propre passé, même le plus récent, même la journée d’hier, n’est plus rien qu’un rêve creux de notre fantaisie ; et de même l’existence de tous ces millions d’hommes, qu’était tout cela ? qu’est-ce que cela, aujourd’hui ? — C’était, c’est la volonté, à qui la vie sert de miroir, la volonté avec la libre intelligence, qui dans ce miroir la reconnaît clairement. Quelqu’un se trouve-t-il encore peu en état de saisir cette vérité, ou s’y refuse-t-il : aux questions de tout à l’heure touchant le sort des générations disparues, qu’il ajoute encore celle-ci : Pourquoi lui, lui qui parle, a-t-il tant de bonheur, que d’avoir en sa possession cette chose si précieuse, si fugitive, la seule réelle, le présent ; tandis que ces générations d’hommes par centaines, tandis que les héros, les sages des temps, ont sombré dans la nuit du passé, sont tombés dans le néant ? Pourquoi lui, pourquoi ce mot, de si peu de valeur, est-il là bien réel ? Ou encore, — la question sera plus brève, mais non moins étrange : Pourquoi ce maintenant-ci, son maintenant à lui, est-il justement maintenant ? pourquoi n’a-t-il pas été il y a longtemps déjà ? On le voit par la singularité même de la question qu’il pose : à ses yeux son existence et son temps sont deux choses indépendantes entre elles ; celle-ci s’est trouvée jetée au milieu de celui-là ; au fond, il admet deux maintenant, l’un qui appartient à l’objet, l’autre au sujet, et il se réjouit du hasard heureux qui les a fait coïncider. Mais en réalité, ce qui constitue le présent, c’est, — je l’ai fait voir dans mon essai sur le Principe de raison suffisante, — le point de contact de l’objet avec le sujet, l’objet qui a pour forme le temps, avec le sujet qui n’a pour forme aucune des expressions de la raison suffisante. Or un objet quelconque n’est que la volonté, mais passée à l’état de représentation, et le sujet est le corrélatif nécessaire de l’objet ; d’autre part, il n’y a d’objets réels que dans le présent : le passé et l’avenir sont le champ des notions et fantômes ; donc le présent est la forme essentielle que doit prendre la manifestation de la volonté : il en est inséparable. Le présent est la seule chose qui toujours existe, toujours stable, inébranlable. Aux yeux de l’empiriste, rien de plus fugitif ; pour le regard du métaphysicien, qui voit par delà les formes de l’intuition empirique, il est la seule réalité fixe, le nunc stans des scolastiques. Ce qu’il contient a pour racine et pour appui la volonté de vivre, la chose en soi ; et nous sommes cette chose. Quant à ce qui en chaque instant devient et disparaît, ce qui a été jadis ou sera un jour, tout cela fait partie du phénomène en tant que tel, grâce aux lois formelles qui lui sont propres et qui rendent possible le devenir et l’anéantissement. A la question : Quid fuit ? il faut donc répondre : Quod est ; et à celle-ci : Quid erit ?Quod fuit. — Entendez ces mots dans le sens précis : le rapport n’est pas de similitude, mais d’identité. Car la propriété de la volonté, c’est la vie ; et celle de la vie, le présent. Aussi chacun a-t-il le droit de se dire : « Je suis, une fois pour toutes, maître du présent ; durant l’éternité entière, le présent m’accompagnera, comme mon ombre : aussi je n’ai point à m’étonner, à demander pourquoi ailleurs il n’est plus qu’un passé, et comment il se fait qu’il tombe justement maintenant. »

Le temps peut se comparer à un cercle sans fin qui tourne sur lui-même : le demi-cercle qui va descendant serait le passé ; la moitié qui remonte, l’avenir. En haut est un point indivisible, le point de contact avec la tangente : c’est là le présent inétendu. De même que la tangente, le présent n’avance pas, le présent, ce point de contact entre l’objet qui a le temps pour forme, et le sujet qui est sans forme, parce qu’il sort du domaine de ce qui peut être connu, étant la condition seulement de toute connaissance. Le temps ressemble encore à un courant irrésistible, et le présent à un écueil, contre lequel le flot se brise, mais sans l’emporter. La volonté prise en soi n’est pas plus que le sujet de la connaissance soumise au principe de raison suffisante : au reste ce sujet, en un sens, c’est elle-même, ou du moins sa manifestation. Et de même que la volonté a pour compagne assurée la vie, qui est son expression propre, de même le présent a pour compagne assurée la vie, dont il est l’unique manifestation. Donc nous n’avons à nous occuper ni du passé qui a précédé la vie, ni de l’avenir après la mort : au contraire, nous avons à reconnaître le présent pour la forme unique sous laquelle puisse se montrer la volonté[96]. On ne peut le lui arracher, non plus d’ailleurs que de l’en arracher. Si donc il est un être que satisfait la vie comme elle est faite, et qui s’y attache par tous les liens, il peut sans scrupule la prendre pour illimitée, et bannir la peur de la mort, y voir une illusion, qui mal à propos l’effraie. Comme s’il pouvait craindre d’être privé du présent ! comme s’il pouvait croire à cette fantasmagorie : un temps et, devant, pas de présent : pure imagination qui est au regard du temps ce qu’est au regard de l’espace celle des gens qui se figurent être sur le haut de la sphère terrestre, toutes les autres positions étant en dessous ; de même chacun rattache le présent à sa propre individualité, chacun se figure qu’avec elle tout présent disparaît, que sans elle il n’y a plus que passé et avenir. Mais sur la terre tout point est un sommet ; toute vie de même a pour forme le présent : craindre la mort, parce qu’elle nous enlève le présent, c’est comme si, parce que la boule terrestre est ronde, on se félicitait d’être par bonheur justement en haut, parce qu’ailleurs on risquerait de glisser jusqu’en bas, L’objet qui manifeste la volonté a pour forme essentielle le présent, ce point sans étendue qui divise en deux le temps sans bornes, et qui demeure en place, invariable, semblable à un perpétuel midi, auquel jamais ne succéderait la fraîcheur du soir. Le soleil réel brille sans interruption, et pourtant il semble s’enfoncer dans le sein de la nuit : eh bien, quand l’homme redoute la mort, y voyant son anéantissement, c’est comme s’il s’imaginait que le soleil, au soir, dût s’écrier : « Malheur à moi ! je descends dans l’éternelle nuit[97]. » Et inversement, celui-ci à qui le fardeau de la vie pèse, qui sans doute aimerait la vie et qui y tient, mais en en maudissant les douleurs, et qui est las d’endurer le triste sort qui lui est échu en partage, celui-là n’a pas à espérer de la mort sa délivrance, il ne peut se libérer par le suicide : c’est grâce à une illusion que le sombre et froid Orcus lui paraît le port, le lieu de repos. La terre tourne, va de la lumière aux ténèbres ; l’individu meurt : mais le soleil, lui, brille d’un éclat ininterrompu, dans un éternel midi. A la volonté de vivre est attachée la vie : et la forme de la vie, c’est le présent sans fin ; cependant les individus, manifestations de l’Idée, dans la région du temps apparaissent, disparaissent, pareils à des rêves instables. — Le suicide donc nous apparaît comme un acte inutile, insensé : et quand nous serons descendus plus profondément dans la théorie, c’est sous un jour plus fâcheux encore que nous le verrons.

Les dogmes changent, notre science est menteuse, mais la nature ne se trompe point : ses démarches sont assurées, jamais elle ne vacille. Chaque être est en elle tout entier ; elle est tout entière en chacun. En chaque animal elle a son centre ; chaque animal a trouvé sans se tromper son chemin pour venir à l’existence, et de même le trouvera pour en sortir ; dans l’intervalle, il vit sans peur du néant, sans souci, soutenu par le sentiment qu’il a de ne faire qu’un avec la nature, et, comme elle, d’être impérissable. Seul l’homme a sous forme abstraite cette certitude, qu’il mourra, et s’en va la promenant avec lui. Il peut donc arriver, — le fait d’ailleurs est rare, — que, par instants, quand cette pensée, ravivée par quelque accident, s’offre à son imagination, qu’elle le fasse souffrir. Mais contre cette voix si puissante de la nature, que peut la réflexion ? Chez lui, tout comme chez la bête qui ne pense à rien, ce qui l’emporte, ce qui dure, c’est cette assurance, née d’un sentiment profond de la réalité, qu’en somme il est la nature, le monde lui-même : c’est grâce à elle que nul homme n’est vraiment troublé de cette pensée, d’une mort certaine et jamais éloignée ; tous au contraire vivent comme si leur vie devait être éternelle. C’est au point que, — on oserait presque le dire, — personne n’est vraiment bien convaincu que sa propre mort soit assurée : sinon, il ne pourrait y avoir grande différence entre son sort et celui du criminel qui vient d’être condamné ; en fait, chacun reconnaît bien, in abstracto et en théorie, que sa mort est certaine, mais cette vérité est comme beaucoup d’autres du même ordre, que l’on juge inapplicables en pratique : on les met de côté, elles ne comptent pas parmi les idées vivantes, agissantes. Qu’on réfléchisse bien à cette particularité de notre nature intellectuelle, et l’on verra l’insuffisance de toutes les explications ordinaires : on a recours à la psychologie, on parle d’accoutumance, de résignation à l’inévitable : tout cela a besoin de s’appuyer sur quelque principe plus profond : c’est celui que je viens de dire. De même encore l’on peut expliquer pourquoi en tout temps, chez tous les peuples, on trouve des dogmes, n’importe leur forme, pour proclamer la persistance de l’individu après la mort : ces dogmes de plus sont en honneur, en dépit de la faiblesse des preuves, en dépit du nombre et de la force des arguments contraires ; au fond même ils n’ont pas besoin de preuves : tout esprit de sens droit les admet comme un fait ; et ce qui vient encore les confirmer, c’est cette réflexion : que la nature ne nous trompe ni ne se trompe ; or elle nous laisse voir sa façon de faire et son essence ; mieux, elle nous les déclare tout naïvement ; c’est nous seuls qui l’obscurcissons par nos rêves, cherchant à arranger toutes choses sur le patron des idées qui nous plaisent.

A vrai dire, nous avons fait voir et mis en lumière cette vérité, que si l’individu, l’apparence que revêt la volonté, commence selon le temps et selon le temps unit, la volonté elle-même et comme chose en soi n’a rien à voir là-dedans, non plus que le corrélatif nécessaire de tout objet, le sujet qui connaît et qui jamais n’est connu ; qu’enfin la volonté de vivre a toujours à sa disposition la vie : mais cette thèse n’est pas à mettre à côté des théories touchant la persistance de l’individu. Car, quand il s’agit de la volonté prise comme chose en soi, et aussi du pur sujet de toute connaissance, de cet œil éternellement ouvert sur l’univers, il peut aussi peu être question de stabilité que de disparition : toutes ces déterminations n’ont de valeur que par rapport au temps ; or volonté et sujet sont hors du temps. Donc l’individu, n’étant qu’une manifestation particulière de la volonté, éclairée par le sujet connaissant, ne peut trouver dans notre théorie de quoi sustenter ni exciter son désir égoïste de subsister un temps infini, non plus qu’il ne le pourrait trouver dans ce fait, qu’après sa mort le reste du monde extérieur se maintiendra ; au reste, ce sont là deux expressions pour une idée ; la seconde seulement est relative à l’objet, et par suite au temps. En effet, c’est comme phénomène que le particulier est périssable ; comme chose en soi, il est au contraire hors du temps, donc il n’a pas de fin. Seulement c’est aussi comme phénomène, et à nul autre titre, qu’il se distingue des autres choses de l’univers ; car comme réalité en soi, il est la même volonté qui se manifeste en tout, et la mort n’a qu’à dissiper le mirage qui faisait paraître sa conscience comme séparée du reste ; voilà en quoi consiste la persistance. Sa supériorité à l’égard de la mort, ne lui appartenant qu’en sa qualité de chose en soi, n’est pas plus intéressante pour sa partie phénoménale que la persistance du reste de l’univers[98]. De là cette autre conséquence : sans doute le sentiment intérieur, tout confus, de cette vérité même que nous venons de tirer au clair, empêche, comme nous l’avons dit, que la pensée de la mort n’empoisonne la vie de tout être raisonnable, car ce sentiment est le principe de cette énergie qui anime et redresse tout ce qui a vie et le rend aussi gai que si la mort n’était point ; cela dure du moins tant qu’il a devant les yeux la vie même, et qu’il marche vers elle : néanmoins, cela n’empêche pas que la mort, la mort réelle frappant les individus, ou la mort simplement imaginée, venant s’offrir à lui et frapper sa vue, il ne soit saisi de cette horreur spéciale qu’elle inspire, et ne cherche pas tous les moyens de s’y soustraire. En effet, si, d’une part, tant qu’il fixait sa pensée sur la vie en elle-même et sur cela seul, cette vie ne devait le frapper par ce qu’elle a d’immuable, de même, la mort venant à s’offrir à sa vue, il lui faut bien la reconnaître pour ce qu’elle est : la fin temporelle de toute réalité de l’ordre des phénomènes. Ce que nous redoutons dans la mort, ce n’est pas la douleur : d’abord, il est trop clair que le domaine de la douleur est en deçà de la mort ; ensuite souvent c’est pour fuir la douleur qu’on se réfugie dans la mort : le cas n’est pas plus rare que le contraire, celui où l’homme supporte les plus atroces souffrances, alors que la mort est là, sous sa main, rapide et facile ; et justement il souffre pour l’éloigner ne fût-ce que d’un moment. Ainsi donc nous savons bien distinguer la mort et la souffrance : ce sont deux maux différents : ce qui dans la mort nous effraie, c’est qu’en somme elle est la disparition de l’individu, car elle ne nous trompe pas, elle se donne pour ce qu’elle est ; et c’est qu’aussi l’individu, étant la volonté même de vivre, manifestée en un cas particulier, tout ce qu’il est doit se raidir contre la mort. — Pourtant, si le sentiment nous livre ainsi sans défense à la peur, la raison, elle, a droit d’intervenir ; elle peut triompher en bien des points de ces impressions fâcheuses, nous élever jusqu’à un état d’esprit du haut duquel nous ne voyons plus l’individu, mais seulement l’ensemble des choses. Aussi une philosophie, dès qu’elle arrive au point où nous voilà parvenus dans nos spéculations, sans même aller plus loin, est déjà en mesure de vaincre les terreurs qu’inspire la mort, du moins dans la mesure où, chez le philosophe dont il s’agit, la réflexion a prise sur le sentiment spontané. Soit un homme qui aurait comme incorporé à son caractère les vérités déjà exposées jusqu’ici, et qui pourtant n’aurait été conduit ni par son expérience personnelle, ni par des réflexions suffisamment profondes, jusqu’à reconnaître que la perpétuité des souffrances est l’essence même de la vie ; qui au contraire se plairait à vivre, qui dans la vie trouverait tout à souhait ; qui, de sens rassis, consentirait à voir durer sa vie, telle qu’il l’a vue se dérouler, sans terme, ou à la voir se répéter toujours ; un homme chez qui le goût de la vie serait assez fort pour lui faire trouver le marché bon, d’en payer les jouissances au prix de tant de fatigues et de peines dont elle est inséparable : cet homme serait « comme bâti à chaux et à sable sur cette boule arrondie à souhait et faite pour durer » ; il n’aurait rien à craindre : protégé par cette vérité dont nous le munissons comme d’une cuirasse, il regarderait en face, avec indifférence, voler tout autour de lui la mort portée sur les ailes du temps : à ses yeux pure apparence, fantôme vain, impuissant, bon à effrayer les faibles, mais sans pouvoir sur qui a conscience d’être cette même volonté dont l’univers est la manifestation ou le reflet, et sur qui sait par quel lien indissoluble appartiennent à cette volonté et la vie et le présent, seule forme convenable à sa manifestation : celui-là ne peut rien craindre de je ne sais quel passé ou quel avenir indéfini, dont il ne serait pas ; il n’y voit qu’une pure fantasmagorie, un voile de Maya, et il a aussi peu à craindre de la mort, que le soleil a à craindre de la nuit. — C’est à cette hauteur que dans le Bhagavat Gita, Krishna élève son nourrisson novice encore, Ardjouna : le jeune héros, en face des armées prêtes au combat, pris d’une tristesse qui fait penser à celle de Xerxès, sent le cœur lui manquer et va quitter la lutte, pour sauver de la mort tant de milliers d’hommes ; alors Krishna l’amène à cet état de l’esprit ; dès lors ces milliers de morts ne le retiennent plus : il donne le signal de la bataille. — C’est là l’idée même qui anime le Prométhée de Gœthe, ainsi dans ce passage :

Ici sera mon séjour ; ici je ferai des hommes,
A mon image :
Race qui me ressemble ;
Je les ferai pour la souffrance, pour les larmes,
Pour la joie et pour le plaisir,
Et je les ferai à ne te pas respecter,
Comme moi !

Cette même pensée, la philosophie de Giordano Bruno, celle de Spinoza, pourraient encore y conduire, si tant de fautes et d’imperfections, qui s’y trouvent, ne devaient pas en détruire, en affaiblir au moins la force de persuasion. Dans Bruno, il n’y a pas d’éthique à proprement parler, et celle qui est contenue dans la philosophie de Spinoza ne sort pas naturellement de sa doctrine : toute louable et belle qu’elle puisse être, cependant elle n’est rattachée au reste qu’à l’aide de sophismes faibles et trop visibles. — Enfin plus d’un homme en viendrait à penser de la sorte, si chez tous l’intelligence marchait au pas de la volonté, c’est-à-dire s’ils étaient de force à se défendre de toute illusion et à s’éclairer sur leur propre état. Car cet état, c’est pour l’esprit l’état de la complète affirmation de la volonté de vivre.

Dire que la volonté s’affirme, voici le sens de ces mots : quand, dans sa manifestation, dans le monde et la vie, elle voit sa propre essence représentée à elle-même en pleine clarté, cette découverte n’arrête nullement son vouloir : cette vie, dont le mystère se dévoile ainsi devant elle, elle continue néanmoins à la vouloir, non plus comme par le passé, sans s’en rendre compte, et par un désir aveugle, mais avec connaissance, conscience, réflexion. — Et quant au fait contraire, la négation de la volonté de vivre, il consiste en ce que, après cette découverte, la volonté cesse, les apparences individuelles cessant, une fois connues pour telles, d’être des motifs, des ressorts capables de la faire vouloir, et laissant la place à la notion complète de l’univers pris dans son essence, et comme miroir de la volonté, notion encore éclairée par le commerce des Idées, notion qui joue le rôle de calmant pour la volonté : grâce à quoi celle-ci, librement, se supprime. Ce sont là des idées encore inconnues et malaisées à saisir sous cette forme générale, mais qui s’éclairciront, j’espère, bientôt, quand nous exposerons les phénomènes, — dans l’espèce ce sont des façons de vivre, — qui, par leurs degrés divers, expriment d’une part l’affirmation de la volonté, et d’autre part sa négation. L’une et l’autre en effet dérivent bien de la connaissance, mais non abstraite, traduite en paroles, d’une connaissance en quelque façon vivante, exprimée seulement par les faits, par la conduite, indépendante dès lors de tout dogme : ceux-ci, étant des connaissances abstraites, concernent la raison. Exposer l’une et l’autre, affirmation et négation, les amener sous le jour de la raison, voilà le seul but que je puisse me proposer ; quant à imposer l’un ou l’autre parti, ou à le conseiller, ce serait chose folle et d’ailleurs inutile : la volonté est en soi la seule réalité purement libre, qui se détermine par elle-même ; pour elle, pas de loi. — Toutefois, il convient d’abord et avant de procéder à l’analyse en question, d’examiner cette liberté — et le rapport qu’elle soutient avec la nécessité — et d’en préciser la notion ; puis nous passerons à quelques considérations générales sur la vie, puisque notre problème c’est l’affirmation et la négation de la vie, et par là nous toucherons à la volonté et à ses objets. Ainsi nous aurons travaillé à aplanir le chemin qui conduit à notre but, à la détermination de ce qui donne un sens moral aux diverses façons de vivre, quand on en pénètre le principe profond.

Le présent ouvrage n’étant, je l’ai déjà dit, que l’épanouissement d’une seule pensée, toutes ses parties ont entre elles la plus intime liaison ; ce n’est pas seulement un rapport nécessaire de chacune avec celle qui la précède immédiatement, et le lecteur n’est pas supposé ici avoir cette dernière seulement présente à la mémoire, comme il arrive dans les autres philosophies, composées qu’elles sont d’une série de conséquences. Ici, chaque partie, dans l’œuvre totale, tient à chaque autre et la suppose : aussi le lecteur doit-il avoir devant l’esprit non plus ce qui précède immédiatement, sans plus, mais tout passage antérieur, quelle que soit la distance intermédiaire, et cela de façon à le rattacher à l’idée du moment. Platon imposait la même exigence à qui voulait le suivre à travers les tours et retours de ses dialogues, à travers ces longs épisodes dont il faut attendre la fin pour voir revenir l’idée maîtresse, plus lumineuse, il est vrai, par l’effet même de cette éclipse. Ici, la même condition est indispensable : car si la pensée s’y divise en études diverses, — et il le fallait bien pour la rendre communicable, — toutefois ce n’est pas là pour elle un état naturel, mais bien un état tout artificiel. — Pour rendre plus aisée la tâche et de l’auteur et du lecteur, il était bon de diviser la pensée, de déterminer quatre points de vue, quatre livres, et de réunir avec le dernier soin les idées voisines et homogènes entre elles ; mais quant à un développement rectiligne, tel que serait une exposition historique, le sujet ne le permettait point ; il y fallait un procédé d’exposition plus compliqué : d’où la nécessité de revenir sur le même livre à plusieurs fois ; c’est le seul moyen de saisir la dépendance de chaque partie à l’égard des autres, d’éclairer celles-ci par celles-là, si bien que toutes deviennent lumineuses[99].


§ 55


La volonté, en elle-même, est libre : c’est ce qui suit d’abord de sa nature, si, comme nous le prétendons, elle est la chose en soi, le fond de tout phénomène. Le phénomène est, au contraire, nous le savons, entièrement soumis au principe de raison suffisante, aux quatre formes de ce principe ; et comme, nous le savons encore, est nécessaire tout ce qui découle d’un principe donné, ces deux notions se convertissant l’une dans l’autre, dès lors tout ce qui tient au phénomène, tout ce qui est objet de connaissance pour l’individu, est, d’une part, principe, et, de l’autre, conséquence, et, en cette dernière qualité, étant déterminé nécessairement, ne peut être à aucun égard autre qu’il n’est. Tout ce qui compose la nature, tous les phénomènes qui en font partie, sont par suite soumis à une nécessité absolue, et cette nécessité, on en peut découvrir la marque dans chaque partie du monde, dans chaque phénomène, dans chaque accident : car toujours il y a un principe, qu’on pourrait découvrir, et d’où la chose découlerait comme une conséquence. C’est une loi sans exception, une application immédiate du principe de raison suffisante, qui est universel. Mais d’un autre côté, ce même monde, à notre sens, considéré dans tous ses phénomènes, est une manifestation de la volonté : or celle-ci n’est elle-même ni phénomène, ni représentation, ni objet, elle est la chose en soi, et par suite elle échappe au principe de raison suffisante, cette loi formelle de tout ce qui est objet ; pour elle il n’est pas de principe d’où elle puisse se déduire et qui la détermine ; pour elle pas de nécessité : elle est libre. Telle est la notion de liberté, notion essentiellement négative, réduite qu’elle est à être la négation de la nécessité, la négation du lien de conséquence à principe, tel que l’impose le principe de raison suffisante. — Ici nous découvrons, et comme en pleine lumière, le lieu où se réconcilient les deux grands adversaires, où s’unissent la liberté et la nécessité, union dont on a tant parlé de notre temps, et jamais toutefois, autant que je puis savoir, d’une façon claire et précise. Toute chose est, d’une part, phénomène, objet, et, en cette qualité, elle est nécessitée, de l’autre, en soi, elle est la volonté, et, comme telle, libre de toute éternité. Le phénomène, l’objet est déterminé, fixé immuablement à sa place dans la chaîne des causes et des effets, et cette chaîne n’est pas de celles qui se brisent. Mais l’existence même de cet objet, prise d’ensemble, et sa façon d’être, autrement dit l’Idée qui se révèle en lui, son caractère enfin, est la manifestation directe de la volonté. En vertu de la liberté, qui est le propre de la volonté, l’objet aurait pu ne pas exister ou bien être, dès l’origine et dans son essence même, tout différent ; mais alors aussi la chaîne entière dont il est un anneau, et qui est elle-même la forme visible de cette volonté, devrait être toute différente ; de plus, du moment qu’il est réel, il est pris dans la série des causes et des effets, il s’y trouve déterminé nécessairement, et ne peut plus devenir un autre, c’est-à-dire changer, ni sortir de sa série, c’est-à-dire disparaître. Maintenant, l’homme est, comme tout autre être de la nature, une manifestation de la volonté : on peut donc lui appliquer tout ce qui précède. Toute chose, dans le monde, a ses qualités et ses forces, qui à chaque sollicitation d’une espèce déterminée répondent par une réaction déterminée aussi : ces qualités constituent son caractère ; de même l’homme a son caractère ; de ce caractère les motifs font sortir ses actes, et cela d’une façon nécessaire. Sa conduite révèle par elle-même son caractère empirique ; celui-ci, à son tour, son caractère intelligible ; c’est-à-dire la volonté en soi dont il est le phénomène.

Or l’homme est, de toutes les formes visibles prises par la volonté, la plus parfaite : pour subsister, il lui fallait, je l’ai fait voir dans mon second livre, une intelligence si supérieure, si éclairée, qu’elle fût digne de créer une véritable reproduction de l’essence même de l’univers, sous forme de représentation : tel est en effet l’acte par lequel elle saisit les Idées ; alors elle est le pur miroir du monde, comme on l’a appris dans le livre III. En l’homme donc, la volonté peut parvenir à une pleine conscience d’elle-même, à une claire et entière connaissance de son propre être, de cet être qui a pour reflet l’univers pris en son entier. C’est quand la connaissance s’élève effectivement à cette hauteur, qu’on en voit sortir, par une éclosion décrite au livre précédent, l’art lui-même. A la fin de nos spéculations, d’ailleurs, nous arriverons à une conclusion, rendue possible par la connaissance, chez l’être qui manifeste le plus parfaitement la volonté : cette conclusion, c’est la suppression et la négation de cette même volonté : il suffit qu’elle dirige sur elle-même la lumière de cette connaissance. De cette façon la liberté, bien que d’ailleurs reléguée hors du monde des phénomènes, en sa qualité d’attribut de la volonté, arrive pourtant, dans ce cas unique, à pénétrer dans ce monde même : en effet, elle supprime l’être qui sert de base au phénomène ; et comme celui-ci persiste alors même à travers le temps, il en résulte une contradiction du phénomène avec lui-même, et ainsi la liberté fait naître au jour ces phénomènes, la sainteté et l’abnégation. Mais ce sont toutes choses qui ne seront pas entièrement claires avant la fin de ce livre. — Provisoirement nous ne tirons de là qu’un enseignement général sur la façon dont l’homme se distingue entre tous les phénomènes de la volonté : en lui seul en effet la liberté, l’indépendance à l’égard du principe de raison suffisante, cet attribut réservé à la chose en soi et qui répugne au phénomène, a cependant chance d’intervenir jusque dans le phénomène ; d’une seule manière, il est vrai : en produisant au jour une contradiction du phénomène avec lui-même. En ce sens, ce n’est plus la seule volonté en soi, c’est encore l’homme qui mérite le nom de libre, et cela le met à part de tous les autres êtres. Comment d’ailleurs faut-il l’entendre ? C’est ce que la suite seule éclaircira ; pour le moment nous ne pouvons en tenir compte. D’abord en effet, un danger à éviter, ce serait d’affaiblir dans les esprits la notion de la nécessité comme maîtresse des actions de l’individu, de chaque homme en particulier ; d’aller la croire moins rigoureuse que dans le rapport de cause à effet, ou de principe à conséquence. La liberté qui appartient à la volonté ne s’étend point, — sauf le cas tout exceptionnel ci-dessus signalé, — d’une façon directe à ses phénomènes, non pas même chez l’être où le phénomène devient le plus transparent du monde, chez l’animal raisonnable doué d’un caractère individuel, c’est-à-dire chez la personne morale. Elle a beau être le phénomène d’une volonté libre, elle-même jamais n’est libre : et en effet, justement elle est le phénomène de cette volonté libre, phénomène déterminé d’avance, et qui, soumis qu’il est à la forme de tout objet, au principe de raison suffisante, pour manifester l’unité de cette volonté, la détaille en une multiplicité d’actions ; cette unité même de la volonté, qui, prise en soi, est extérieure au temps, se comporte avec la régularité d’une force naturelle. Maintenant, dans la personne et dans sa conduite, c’est en somme cette volonté libre qui se manifeste, et la conscience le sait bien : par suite, et c’est ce que j’ai dit au livre II, chacun de nous, a priori et tant qu’il obéit au premier mouvement de la nature, se juge libre même dans chacune de ses actions particulières ; c’est seulement a posteriori, par expérience et par réflexion, qu’il reconnaît la nécessité absolue de son action et comment elle jaillit du choc de son caractère avec les motifs. Et voilà bien pourquoi, plus un esprit est grossier, assujetti aux inspirations de l’instinct, plus il met de chaleur à plaider la thèse de la liberté présente jusque dans les actions particulières, tandis que les plus puissants esprits de tous les temps l’ont niée : autant en firent, au reste, les religions dont le sens est le plus profond. Et quand on a reconnu, à la lumière de l’évidence, que l’être de l’homme, au fond c’est la volonté, que l’homme lui-même n’est que l’apparence revêtue par cette volonté, que cette apparence enfin doit nécessairement avoir pour loi formelle le principe de raison suffisante, sans quoi elle ne tomberait même pas sous l’intelligence du sujet, alors on est aussi peu capable d’émettre un doute sur la nécessité de l’acte que sur l’égalité de la somme des trois angles d’un triangle à deux droits. — Déjà Priestley, dans sa Doctrine of philosophical necessity (Théorie de la nécessité au sens philosophique), a très convenablement exposé le déterminisme auquel obéissent les actes particuliers ; mais quant à la coexistence de ce déterminisme avec la liberté dont jouit la volonté prise en soi et hors du monde des apparences, c’est Kant le premier, et le mérite n’en est pas petit, qui en a fait la preuve[100] ; c’est lui qui a établi la distinction entre les deux caractères, l’intelligible et l’empirique, distinction qui est à conserver, selon moi : le premier n’est autre que la volonté, comme chose en soi, se manifestant en un individu déterminé, et jusqu’à un certain degré ; le second, c’est cette manifestation même, qui se déploie dans la conduite de l’individu, selon la loi du temps, et puisqu’elle se matérialise en lui, selon la loi de l’espace. Le meilleur biais pour faire saisir les rapports des deux ensemble, c’est celui que j’ai pris dans l’essai qui sert d’introduction à cet ouvrage : il faut prendre le caractère intelligible en chacun de nous comme un acte de volonté, extérieur au temps, donc indivisible et inaltérable ; cet acte, déployé dans le temps et l’espace et selon toutes les formes du principe de raison suffisante, analysé et par là manifesté, c’est le caractère empirique, qui se révèle aux yeux de l’expérience par toute la conduite et par tout le cours de la vie de l’individu dont il s’agit. Un arbre n’est en son entier que la manifestation toujours répétée d’un seul et même effort, dont la première et la plus simple forme visible est la fibre ; celle-ci ensuite, s’associant à ses pareilles, donne la feuille, le pétiole, le rameau, le tronc, et dans chacun de ces produits on reconnaît aisément le même effort ; eh bien, les actes d’un homme ne sont pareillement que la traduction répétée, variée seulement pour la forme, de son caractère intelligible, et c’est par l’observation de l’ensemble de ces actes, suivie d’induction, qu’on arrive à déterminer son caractère empirique. — Mais je ne veux pas ici refaire l’exposition qu’a donnée Kant : elle est de main de maître, et je préfère la supposer connue.

En 1840, j’ai traité la question, si grave, de la liberté du vouloir, à fond et au long : ce fut dans mon mémoire couronné, dont c’est là le titre même ; j’y ai notamment découvert la cause de l’illusion qui fait croire à l’existence d’une absolue liberté du vouloir, saisissable pour l’expérience, bref, d’un liberum arbitrium indifferentiæ, que l’on se figure atteindre par la conscience même : c’était là le point proposé, et la question était habilement choisie. Je renvoie donc le lecteur à cet écrit, et aussi au § 10 du mémoire que j’ai publié en même temps, les réunissant sous ce titre : Les deux problèmes fondamentaux de la morale ; j’avais donné dans ma première édition du présent ouvrage, et en cet endroit-ci, une explication du déterminisme des actes de volonté ; elle était encore imparfaite, et je la laisse de côté. A la place, je vais en quelques mots d’analyse éclaircir l’illusion dont il vient d’être question ; cette analyse suppose le dix-neuvième chapitre de mes Suppléments, et c’est la raison pour laquelle je n’ai pu la donner dans le mémoire susdit.

Il faudrait noter d’abord que, la volonté étant la vraie chose en soi, et par là une réalité primitive et indépendante dans toute la force du terme, la conscience inévitablement doit avoir le sentiment de ce qu’il y a là d’original et de proprement actif ; mais laissons cela. Ce qui produit l’illusion d’une liberté empirique de la volonté (c’est là l’apparence qui se substitue à la liberté transcendantale, la seule véritable), et par là d’une liberté attribuée aux actes particuliers, c’est, — je l’ai montré dans le deuxième volume, chapitre XIX, notamment au n° 3, — c’est la situation de l’entendement en présence de la volonté, son état d’isolement et de subordination. L’entendement en effet ne connaît les décisions de la volonté que par expérience, a posteriori. Aussi, au moment du choix, n’a-t-elle rien pour l’éclairer sur la décision à prendre. Le caractère intelligible, qui fait qu’étant donnés les motifs, une seule détermination est possible, bref ce qui rend cette détermination nécessaire, ne tombe pas sous le regard de l’intellect : c’est le caractère empirique seul qui lui est connu, et d’une façon successive, acte par acte. Aussi la conscience dans son rôle de faculté de connaître, l’intellect en un mot, se figure, dans chaque cas proposé, que deux partis contraires s’offrent à la volonté, également possibles l’un et l’autre. C’est comme si, en présence d’une balance dont le fléau vertical, d’abord en équilibre, serait sur le point d’osciller, on disait : « Il peut incliner finalement à droite, ou bien à gauche ; » cette « possibilité » n’aurait de sens qu’au regard du sujet ; il faut sous-entendre : « eu égard aux données à nous connues ; » car, dans la réalité objective, le côté où se fera la chute est déterminé avec nécessité, dès que commence l’oscillation. De même aussi, la décision de la volonté proprement dite n’est indéterminée que pour le spectateur, c’est-à-dire pour l’intellect ; l’indétermination est donc toute relative au sujet, au sujet de la connaissance s’entend ; en soi, objectivement, dans tout choix que l’on fait, la décision est déterminée et nécessaire à la fois. Seulement, cette nécessité, avant de tomber sous la conscience, il faut qu’elle se manifeste par la décision qui en résulte. Une preuve d’ordre expérimental et qui vient à l’appui, c’est ce qui arrive, en présence d’un choix difficile et important qu’il s’agit de faire, en tenant compte d’une condition qui n’est pas encore réalisée, et qui est simplement attendue ; on n’a rien à faire pour le moment, sinon de se tenir tranquille. Alors nous réfléchissons sur le parti à prendre, à l’instant où se réaliseront les circonstances qui laisseront le champ ouvert à notre activité libre, à notre décision. D’ordinaire deux voix s’élèvent : celle de la réflexion raisonnée, et qui voit de loin, et celle de l’instinct qui vise directement son but. Or, tant que nous restons enchaînés, passifs, la raison semble résolue à avoir le dessus ; seulement nous devinons combien l’autre parti tirera dans son sens, au moment de l’action. Jusque-là, nous n’avons qu’un souci : c’est de considérer bien froidement le pour et le contre, de mettre en une lumière, la plus claire possible, les motifs des deux partis, afin que tous puissent peser de tout leur poids sur la volonté, quand viendra l’instant, afin aussi que l’intellect n’ait point à se reprocher d’avoir jeté la volonté dans un parti qu’elle n’aurait pas pris, si toutes les raisons avaient été à même d’agir. Maintenant, cette division si nette des motifs en deux camps, voilà le seul moyen qu’ait l’intellect d’agir sur la décision. Quant au choix en lui-même, il l’attend aussi passivement, avec une curiosité non moins éveillée, que s’il s’agissait de la volonté d’un étranger. À son point de vue donc, les deux décisions doivent paraître également possibles : et voilà justement l’illusion de la liberté empirique du vouloir. La décision ne se révèle dans le domaine de l’intellect que par la pure expérience : pour elle, c’est le coup final. Mais ce coup résulte de la constitution intime de l’être, de son caractère intelligible, de sa volonté enfin, entrant en conflit avec les circonstances : le résultat est donc tout à fait nécessaire. L’intellect ici ne peut qu’une chose, éclaircir la nature des motifs de tous les côtés et jusque dans les recoins ; quant à déterminer la volonté en elle-même, c’est là ce qui le dépasse : la volonté lui est impénétrable, bien plus, inaccessible.

Pour qu’un homme pût, en des circonstances toutes pareilles, agir une fois d’une façon, une fois de l’autre, il faudrait qu’elle-même, dans l’intervalle, sa volonté eût changé ; donc elle devrait être dans la région du temps, car c’est là seulement que le changement est possible ; et alors encore, ou bien la volonté serait un pur phénomène, ou bien le temps serait un caractère inhérent aux choses en elles-mêmes. Le fond de la question de la liberté dans les actes, du liberum arbitrium indifferentiae, c’est ainsi la question de savoir si la volonté réside dans le temps, ou non. Si donc, comme il est nécessaire de le croire dans la doctrine de Kant, et aussi dans mon explication des choses, la volonté est la chose en soi, étrangère au temps, à toutes les formes du principe de raison suffisante, alors d’abord l’individu doit, dans des cas identiques, agir toujours identiquement, et une seule mauvaise action est le gage infaillible d’une infinité d’autres que l’individu devra accomplir et ne pourra pas ne pas accomplir ; et de plus, comme le dit encore Kant, pour qui saurait à fond le caractère empirique et les motifs d’un homme, la prévision de toute sa conduite à venir serait un problème du même ordre que le calcul d’une éclipse de soleil ou de lune. Si la nature est conséquente, le caractère l’est aussi : nulle action ne doit arriver, sinon conformément à ce qu’exige le caractère, de même que tout phénomène est conforme à une loi de la nature ; la cause, ici, et le motif, là, ne sont que les causes occasionnelles, je l’ai fait voir dans la seconde partie de cet ouvrage. La volonté, dont tout l’être et toute la vie de l’homme ne sont qu’une manifestation, ne peut se démentir dans un cas particulier ; et ce que l’homme veut une fois pour toutes, il le voudra aussi en chaque cas particulier.

La croyance en une liberté empirique de la volonté, en une liberté d’indifférence, tient de fort près à la théorie qui fait résider l’essence de l’homme dans une âme, celle-ci étant avant tout, un être capable de connaissance, bien plus, de pensée abstraite, et ensuite seulement et par suite, capable de volonté : en sorte qu’on relègue la volonté à un rang secondaire, rang qui devrait être réservé à la connaissance. Même on réduit la volonté à un acte intellectuel, on l’identifie avec le jugement : c’est ce qui arrive chez Descartes et chez Spinoza. Ce serait donc par la vertu de son intelligence que chaque homme deviendrait ce qu’il est : il arriverait en ce monde à l’état de zéro moral, se mettrait à connaître les choses, et là-dessus se déciderait à tourner de telle ou telle façon, à agir dans un sens ou dans l’autre ; et de même dans la suite, grâce à une information nouvelle, il pourrait adopter une nouvelle conduite, devenir un autre homme. Mis en présence d’une chose, il commencerait par la reconnaître pour bonne, en suite de quoi il la voudrait ; tandis qu’en fait, il la veut d’abord, et alors la déclare bonne. À mon sens, d’ailleurs, c’est prendre en tout le contre-pied du véritable rapport des choses. La volonté est la réalité première, le sol primitif ; la connaissance vient simplement s’y superposer, pour en dépendre, pour lui servir à se manifester. Ainsi tout homme doit à sa volonté d’être ce qu’il est ; son caractère est en lui primitivement ; car le vouloir est le principe même de son être. Puis, la connaissance survenant, il apprend, au cours de son expérience, ce qu’il est ; il apprend à connaître son caractère. La connaissance qu’il prend de lui même est donc conséquente et conforme à la nature de sa volonté ; bien loin qu’il faille croire, selon la vieille doctrine, que sa volonté est conséquente et conforme à sa connaissance. D’après elle, il n’aurait qu’à délibérer sur la façon d’être qui lui plairait le plus, et celle-là deviendrait la sienne : en cela consisterait sa liberté ; l’homme, grâce à cette liberté, serait son propre ouvrage, fait de ses mains, à la lumière de la connaissance. Et moi je dis : il est son œuvre à lui-même, et avant toute connaissance ; la connaissance vient après, éclairer le travail fait. Il n’a donc point à délibérer s’il deviendra tel ou tel, et bien mieux s’il deviendra autre qu’il n’est : il est ce qu’il est, une fois pour toutes ; seulement il ne connaît que peu à peu ce qu’il est. D’après les autres, il connaît et puis veut ce qu’il connaît ; d’après moi, il veut et puis connaît ce qu’il veut.

Les Grecs appelaient le caractère ηθος, et les mœurs, ces manifestations du caractère, ηθη ; or ce mot vient de εθος, habitude : ce qui le leur avait fait adopter, c’était la commodité de la métaphore : ils exprimaient la constance du caractère par la constance de l’habitude. Το γαρ ηθος απο του εθους εχει επωνυμιαν ηθικη γαρ καλειται δια το εθιζεσθαι. ( « C’est de εθος, habitude, que le caractère, ηθος, tire son nom, et l’éthique tire le sien de εθιζεσθαι, créer une habitude » ). Cela est d’Aristote (Grande Morale, I, vi, p 1186 ; Morale à Eudème, p. 1220 ; et Morale à Nicomaque, p. 1103, éd. de Berlin). Stobée, de son côté : Οι δε κατα Ζηνωνα προπικως ηθος εστι πηγη βιου, αφ’η κατα μερος πραξεις ρεουσι. ( « Les disciples de Zénon, usant de métaphore, appellent le caractère la source de la vie, car c’est de lui qu’une à une découlent les actions. » ) [II, chap. vii.] — Dans la foi chrétienne, de même, nous trouvons le dogme de la prédestination : la grâce ou la réprobation fixant chaque destinée (Épître de saint Paul aux Romains, IX, 11-24). Évidemment les auteurs de ce dogme connaissaient l’invariabilité de l’homme ; ils savaient que sa vie, sa conduite, son caractère empirique enfin, n’étaient que le déploiement de son caractère intelligible, le développement de certaines tendances déterminées, déjà visibles chez l’enfant, immuables d’ailleurs ; si bien que, dès la naissance, la conduite de chacun est fixée et demeure, dans l’essentiel, identique à elle-même jusqu’à la fin. De tout cela, je tombe d’accord. Mais lorsqu’on veut associer ces idées, très justes en soi, avec des dogmes empruntés au Credo des Juifs, dogmes qui créent les plus grosses difficultés, véritable nœud gordien, centre de toutes les disputes qui se sont élevées dans l’Église, surviennent alors des conséquences que je ne prendrais peut-être pas sur moi d’expliquer : l’essai n’en a pas si bien réussi à l’apôtre Paul lui-même, avec sa comparaison du potier ; car, à quoi conduit-elle enfin ? à ceci :

Elle a peur des dieux,
La race des hommes !
Car ils tiennent la puissance
Dans leurs mains éternelles :
Et ils peuvent en user
Selon leur plaisir.


Mais en somme ce sont là des questions étrangères à notre objet. Il sera plus à propos de mettre ici quelques explications sur le rapport qui unit le caractère avec l’intellect ; c’est en effet dans l’intellect que le caractère trouve tous ses motifs.

Les motifs déterminent la forme sous laquelle se manifeste le caractère, c’est-à-dire la conduite, et cela par l’intermédiaire de la connaissance : or cette dernière est capable de changements, et souvent, entre l’erreur et la vérité, elle balance ; d’ordinaire toutefois, elle se rectifie de plus en plus dans le cours de la vie, dans des mesures différentes, il est vrai : par suite, la conduite d’un homme peut changer visiblement, sans qu’il soit permis de conclure de là à un changement dans son caractère. Ce que l’homme veut proprement, ce qu’il veut au fond, l’objet des désirs de son être intime, le but qu’ils poursuivent, il n’y a pas d’action extérieure, pas d’instruction, qui puissent le changer : sans quoi, nous pourrions à nouveau créer l’homme. Sénêque dit excellemment : « Velle non discitur, » préférant ici la vérité à ses amis les stoïciens : ceux-ci enseignaient que la vertu peut s’apprendre[101]. Il n’y a pour agir du dehors sur la volonté qu’un moyen, les motifs. Mais les motifs ne sauraient changer la volonté en elle-même : s’ils ont sur elle, quelque action, c’est uniquement sous la condition qu’elle reste ce qu’elle est. Tout ce qu’ils peuvent faire donc, c’est de modifier la direction de son effort, de l’amener, sans changer l’objet de sa recherche, à le rechercher par de nouvelles voies. Ainsi le rôle permis à l’instruction, à la connaissance qui s’améliore, en un mot à l’influence étrangère, se borne à montrer à la volonté qu’elle prenait mal ses moyens ; elle lui fait ainsi poursuivre le même but, sans doute, — car elle y est attachée en vertu même de sa nature intime et une fois pour toutes, — mais suivant des voies différentes et parfois en un tout autre objet : mais lui faire vouloir autre chose que ce qu’elle voulait d’abord, c’est là l’impossible ; sur ce point, jamais de changement : en vouloir un à cette chose, c’est en vouloir à l’être même de cette volonté ; il faudrait donc la supprimer. Néanmoins la variabilité de l’intellect, et par suite celle de la conduite, est bien grande : étant donné un même but, ainsi le paradis de Mahomet, on pourra le poursuivre soit dans le monde réel, soit dans un monde imaginaire, accommodant les moyens à la conception, et recourant ainsi à la prudence, a la force, à la ruse, ou bien à l’austérité, à la justice, aux aumônes, au pèlerinage de La Mecque. Mais d’un cas à l’autre, la tendance de la volonté, en elle-même, n’a point changé ; à plus forte raison, la volonté non plus. Ainsi la conduite a beau varier selon les temps, la volonté demeure éternellement la même. « Velle non discitur. »

Pour que les motifs aient leur efficace, il ne suffit pas qu’ils soient connus, car, selon une très bonne formule des scolastiques, déjà citée ici : « L’action de la cause finale ne dépend pas de ce qu’elle a d’être réel, mais de la portion de son être qui est connue[102]. » Aussi, pour révéler le rapport vrai de l’égoïsme avec la pitié dans le cœur d’un homme donné, n’est-ce pas assez qu’il ait de la richesse et qu’il voie autrui dans la misère, encore faut-il qu’il sache ce qu’on peut faire de la richesse, et pour soi-même et pour autrui ; ce n’est pas assez que la souffrance des autres lui soit mise sous les yeux : il est encore besoin qu’il sache ce que c’est que souffrance et ce que c’est que jouissance. Or il peut bien, en une première rencontre, ne pas savoir aussi parfaitement toutes ces choses, qu’à la seconde ; si alors, en des circonstances pareilles, il agit diversement, cela tient tout uniment à ce que les circonstances étaient en réalité différentes : elles l’étaient pour la partie qui dépend de son intelligence, et cela en dépit de leur identité apparente. — De même que l’ignorance où l’on est de certaines circonstances, même réelles, leur enlève toute efficacité, de même aussi des circonstances, tout imaginaires, peuvent agir comme si elles étaient réelles, et cela non seulement à la façon d’une illusion passagère, mais de façon à posséder l’homme, tout entier et pour longtemps. Soit par exemple un homme bien convaincu que, pour un bienfait accompli dans cette vie, il sera payé au centuple dans la vie future : cette conviction sera pour lui comme une lettre de change de bon papier à très longue échéance, elle pèsera du même poids, et il pourra par égoïsme faire le généreux, aussi bien qu’il eût pu, avec d’autres idées, et toujours par égoïsme, faire l’avide. Mais, pour changé, il ne l’est point : « velle non discitur. » C’est grâce à cette puissante influence de l’intelligence sur la pratique, sans altération de la volonté, que peu à peu le caractère se développe et se révèle avec ses traits divers. De là vient que d’âge en âge il change : à une jeunesse de légèreté, de folie, succède une maturité régulière, sage, virile. Souvent c’est un fond de méchanceté, qui, avec le temps, se montre, éclate de plus en plus ; parfois aussi les passions auxquelles on avait donné carrière durant la jeunesse, plus tard, librement, on leur serre la bride : tout cela, parce que les motifs contraires se sont alors seulement révélés. Voilà aussi pourquoi tous en commençant nous sommes innocents : cela veut simplement dire que personne, ni nous, ni les autres, ne connaît ce qu’il y a de mauvais dans notre nature ; il faut les motifs pour le mettre au jour, et c’est le temps seul qui apportera les motifs. A la longue, seulement, nous apprenons à nous connaître, à voir combien nous différons de ce que nous pensions être : et la découverte souvent a de quoi nous faire horreur.

L’origine du regret n’est jamais dans un changement de la volonté, il n’en est point de tels, mais dans un changement de la pensée. Ce que j’ai une fois voulu, tout au moins l’essentiel, le fond de ce que j’ai voulu, je dois le vouloir encore : car je suis ce même vouloir, supérieur au temps et au changement. Ce que je peux regretter, ce n’est donc pas ce que j’ai voulu, mais bien ce que j’ai fait : induit en erreur par de fausses notions, j’ai agi peu conformément à mon vouloir. Je m’en aperçois, mon jugement s’étant rectifié : et voilà le regret. Il ne se prend pas seulement aux fautes qui viennent de l’inhabileté, du mauvais choix des moyens, de la disconvenance entre notre but et notre volonté véritable : il s’applique aussi à la valeur morale des actes. Il peut m’arriver, par exemple, d’avoir mis dans ma conduite plus d’égoïsme que n’en comporte mon caractère : je me serai trompé, en m’exagérant mes propres besoins, ou bien la ruse, la fausseté, la malice des autres ; ou encore, je me serai trop pressé d’agir, je n’aurai pas réfléchi, pressé par des motifs dont je ne me rendais pas compte in abstracto mais qui me frappaient d’abord : l’impression du moment et la passion qu’éveillait cette impression, passion assez forte pour m’enlever l’usage de ma raison ; dans ces cas, le retour de la réflexion n’est autre chose que le redressement de nos notions : le regret à son tour peut en naître, et c’est ce qui se verra par l’amélioration de la conduite, dans la mesure du possible. Il faut toutefois en faire la remarque, pour se duper soi-même, on se ménage parfois des précipitations apparentes : au fond, alors, ce sont des actions secrètement préméditées. Car nous ne mettons jamais tant d’art à mentir et à flagorner que quand il s’agit de nous duper nous-mêmes. — Parfois le contraire du cas ci-dessus peut aussi arriver : par excès de confiance en autrui, par ignorance de la valeur relative des biens de ce monde, ou par l’effet de quelque dogme abstrait, auquel depuis j’aurai cessé de croire, j’ai pu agir avec trop peu d’égoïsme pour mon caractère ; par là je me serai apprêté des regrets d’un genre tout différent. Mais, dans tous les cas, le regret est un renversement de notre notion du rapport entre un acte et son but véritable. — Quand la volonté révèle ses Idées sous la simple loi de l’espace, seulement par des formes, la matière, déjà soumise à d’autres Idées, à savoir les forces naturelles, résiste et rarement permet à la forme d’arriver à la lumière, vers laquelle elle s’efforce, dans sa plénitude et dans sa pureté, autrement dit dans sa beauté. De même aussi, quand la volonté se manifeste dans le temps seul, par des actes, elle trouve un obstacle dans l’intelligence, qui rarement lui fournit avec exactitude les données nécessaires : aussi est-il bien difficile que l’acte réponde parfaitement à la volonté ; et de là le regret. L’origine du regret, c’est donc toujours un redressement des notions, jamais un changement dans la volonté, changement du reste impossible. Le remords inspiré par la faute est d’ailleurs bien différent du regret : c’est un chagrin qui vient de la connaissance qu’on prend de sa propre nature en soi, c’est-à-dire considérée en tant que volonté. Il suppose la vue claire de cette vérité, à savoir qu’on n’a pas cessé d’être cette même volonté. Supposez-la changée, alors le remords n’est qu’un pur regret, et ce regret doit se détruire lui-même : comment en effet le passé éveillerait-il le remords, puisqu’il renferme uniquement les manifestations d’une volonté qui a cessé d’être celle du pénitent. Plus loin, nous nous expliquerons davantage sur le sens du remords.

Cette influence de la connaissance, considérée comme région des motifs, non pas sur la volonté elle-même, mais sur la façon dont elle se révèle dans les actions, voilà encore ce qui distingue le mieux la conduite de l’homme d’avec celle de la bête : chez ces deux êtres, la connaissance est en deux états différents. La bête n’a de représentations qu’intuitives ; grâce à la raison, l’homme en a aussi d’abstraites, qui sont les concepts. Certes l’un et l’autre sont également contraints par les motifs, mais l’homme a, de plus que la bête, une capacité de faire son choix pour se décider : même on a vu souvent là encore une sorte de liberté mêlée aux actes particuliers ; pourtant ce n’est rien que la possibilité de mener jusqu’au bout le combat des motifs entre eux ; après quoi le plus fort nous détermine en toute nécessité. Pour cela, en effet, il faut que les motifs aient pris la forme de pensées abstraites : sans quoi il ne saurait y avoir de délibération propre, autrement dit, il n’y aurait pas de mise en balance des raisons diverses d’agir. La bête ne peut avoir le choix qu’entre des motifs présents, dont elle a l’intuition ; par suite elle est renfermée pour ce choix dans l’étroite sphère de ses perceptions du moment. Aussi le rapport nécessaire du vouloir à son motif déterminant, rapport analogue à celui de l’effet à l’égard de sa cause, ne peut chez les bêtes s’offrir que sous forme intuitive et immédiate, car le spectateur ici a les motifs et leur effet également présents, sous ses yeux. Chez l’homme, les motifs, presque toujours, sont des représentations d’ordre abstrait, où le spectateur n’est pas en même temps acteur ; grâce à quoi, même aux yeux des agents, la nécessité avec laquelle ils agissent est dissimulée par leur conflit. C’est seulement, en effet, en prenant la forme abstraite, que des représentations multiples, passées à l’état de jugements ou de raisonnements enchaînés, peuvent coexister dans une même conscience, et agir les unes sur les autres sans égard aux lois du temps, jusqu’à ce que la plus forte triomphe des autres et détermine la volonté. Voilà la parfaite liberté de choix, ou faculté de délibérer, ce privilège qui met l’homme au-dessus de la bête, et qui lui a fait attribuer parfois une liberté de vouloir, comme si sa volonté était le pur résultat des opérations de l’intellect, comme si celui-ci n’avait pas lui-même pour base d’opérations une tendance déterminée : mais, en réalité, l’action des motifs ne s’exerce que sous les conditions fixées par la tendance de la volonté, tendance qui chez l’homme est propre à l’individu, et prend le nom de caractère. Si l’on veut plus de détails sur cette faculté de délibérer et sur la différence qui en résulte entre la spontanéité de l’homme et celle de la bête, on les trouvera dans les Deux Problèmes fondamentaux de la morale (Ire éd., p. 33 et suiv. ; 2e éd., p. 34 et suiv.) : j’y renvoie le lecteur. Au reste, cette faculté de l’homme est au nombre des causes qui ajoutent à son existence tant de tourments, que l’animal ignore. Car, d’une façon générale, nos grandes douleurs n’ont pas leur objet dans le présent, elles ne naissent pas d’intuitions actuelles, ni de sentiments immédiats : elles viennent de la raison, de certaines notions abstraites, de pensées affligeantes, toutes choses dont l’animal est exempt, renfermé qu’il est dans le présent, dans une insouciance digne d’envie.

Ainsi la faculté qu’a l’homme de délibérer tient à sa faculté de penser abstraitement, autrement dit de juger et de raisonner ; et c’est sans doute ce qui a induit Descartes, et aussi Spinoza, à identifier les décisions de la volonté avec le pouvoir d’affirmer et de nier, avec le jugement. De là Descartes concluait que la volonté (il lui accordait la liberté d’indifférence) était responsable même de nos erreurs spéculatives ; et Spinoza, au contraire, que la volonté est déterminée avec nécessité par les motifs, comme le jugement par les preuves : proposition juste en elle-même, d’ailleurs ; car il peut arriver qu’on tire de prémisses fausses une conclusion vraie.

On vient de le voir, la soumission de l’homme envers ses motifs diffère de celle de la bête à l’égard des siens ; cette différence touche à l’essence même des deux êtres, et va assez loin : même elle est la cause principale de cette opposition si profonde, si visible, qui les sépare. La bête a toujours pour motif quelque intuition ; l’homme, au rebours, tend à exclure de sa conduite les motifs de cet ordre, à n’obéir qu’à des notions abstraites : c’est là l’usage le plus avantageux qu’il puisse faire de ce privilège, la raison ; par là, échappant au présent, il ne se borne pas à chercher ou à fuir la jouissance ou la peine actuelle : il songe aux conséquences de l’une ou l’autre. Dans la plupart des cas, exception faite des actions tout à fait sans importance, ce qui nous détermine, ce sont des motifs abstraits, non les impressions du moment. C’est pourquoi il nous est assez facile de supporter une privation momentanée, mais le renoncement nous est dur : l’une, en effet, ne concerne que le présent, si fugitif ; l’autre touche à l’avenir, elle enveloppe d’innombrables privations, elle en est pour ainsi dire la somme faite. La cause de notre douleur, comme de notre joie, est ainsi le plus souvent hors du présent, de l’actuel : elle réside dans des pensées tout abstraites ; ce sont elles, ces pensées, qui souvent nous accablent de leur poids et nous infligent ces tortures, auprès desquelles toutes les souffrances de la nature animale sont bien peu de chose : ne nous font-elles pas à nous-mêmes oublier nos douleurs physiques ? Dans nos grands chagrins moraux, n’allons-nous pas jusqu’à nous imposer quelque peine corporelle, dans l’espoir qu’elle détournera notre attention ? Voilà pourquoi, aux heures de détresse, nous nous arrachons les cheveux, nous nous frappons la poitrine, nous nous déchirons le visage, nous nous roulons à terre : autant d’artifices violents pour délivrer notre esprit d’une pensée qui l’écrase. C’est cette suprématie de la douleur morale, ce pouvoir qu’elle a de faire disparaître par sa présence la douleur physique, qui, dans le désespoir ou dans les accès d’un chagrin dévorant, rend le suicide si aisé, même à ceux qui jusque-là n’y songeaient pas sans frémir. De même encore, ce qui use le plus souvent et le plus à fond le corps, c’est le chagrin et la tristesse, c’est le mouvement de la pensée, et non pas les fatigues physiques. Aussi Epictète a-t-il raison de dire : Ταρασσει τους ανθρωπους ου τα πραγματα, αλλα τα περι των πραγματων δογματα. « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, c’est l’opinion qu’ils s’en font » (pensée V), et Sénèque : « Nous avons toujours plus de peurs que de maux ; et nous souffrons plus en idée qu’en réalité[103]. » (lettre V). Et Eulenspiegel parodiait bien joliment l’humanité, quand il riait à la montée et pleurait à la descente[104]. Il y a mieux : quand un enfant s’est fait mal, bien souvent la douleur ne le fait d’abord pas pleurer : on le plaint, il se met en tête qu’il doit souffrir, le voilà en larmes. Toutes ces grandes différences dans la façon d’agir et d’être de la bête et de l’homme dérivent ainsi de la différence qu’il y a entre leurs modes de connaissance. En seconde ligne, il faut placer l’apparition d’un caractère personnel, bien net et bien déterminé : rien ne sépare plus l’homme d’avec la bête ; celle-ci n’a guère pour caractère que celui de son espèce, et il ne peut y en avoir d’autre en effet, sinon là où, grâce à des notions abstraites, il y a matière à choisir entre des motifs multiples. Car c’est quand un choix a eu lieu que l’on peut dire, en voyant les individus prendre des décisions différentes, qu’il y a en eux des caractères individuels différents de l’un à l’autre. Au contraire, chez la bête, l’action dépend uniquement de la présence ou de l’absence d’une impression, d’une impression, bien entendu, propre à être considérée comme un motif par son espèce en général. C’est pourquoi enfin dans l’homme, la décision seule, et non le pur désir, est un indice certain du caractère : elle le lui révèle, à lui-même et à autrui. Or la décision n’est connut avec certitude, des autres et de lui aussi, qu’au moment de l’action. Le désir n’est qu’une conséquence nécessaire de l’impression ou bien de l’humeur du moment ; par suite, il est déterminé d’une façon aussi directe, aussi irréfléchie, que l’action chez l’animal : par suite aussi, et comme chez l’animal, il n’exprime que le caractère de l’espèce, non celui de l’individu ; il révèle ce dont serait capable l’homme en général, non le particulier qui l’éprouve. Seule l’action, étant un fait humain, suppose toujours quelque réflexion ; et comme l’homme d’ordinaire est en possession de sa raison, comme il est réfléchi et ne se décide que d’après des motifs abstraits et pensés, l’action, par suite, est l’unique traduction de la maxime de sa conduite, le résultat de son vouloir le plus intime ; elle est comme l’une des lettres du mot qui donnerait la clef de son caractère empirique : celui-ci à son tour est la manifestation, dans le temps, de son caractère intelligible. Voilà la raison qui fait qu’un homme sain d’esprit sent bien peser sur sa conscience ses actes, mais non ses désirs ni ses pensées. Et en effet, seules nos actions sont le reflet de notre volonté. Quant à ce genre d’action dont il était question tout à l’heure, l’action commise sans aucune réflexion et sous l’empire d’une pression aveugle, c’est là comme un intermédiaire entre le pur désir et la résolution : aussi un regret véritable, et qui se prouve par des faits, peut-il l’effacer, comme un trait manqué, de cette image de notre volonté, qu’on nomme le cours de notre vie. — Au reste, si l’on veut, pour faire une comparaison assez singulière, en profitant d’une analogie complète quoique fortuite, l’on peut dire qu’il y a le même rapport entre le désir et l’action qu’entre la distribution des fluides électriques sur un corps, et leur réunion.

Pour résumer toute cette étude de la liberté dans le vouloir et ce qui y touche, nous voyons que la volonté, sans doute, en soi, et en dehors du phénomène, doit être considérée comme libre et même toute puissante, mais que, dans ses différentes manifestations éclairées par la connaissance, donc chez les hommes et les animaux, elle est déterminée par des motifs auxquels le caractère particulier réagit d’une manière toujours identique, selon une loi nécessaire. L’homme, grâce à un mode de connaissance à lui propre, la connaissance abstraite, raisonnable, nous apparaît comme capable de se décider après choix, en quoi il dépasse la bête : par là, il devient le champ où les motifs se livrent bataille, mais sans cesser de leur être soumis ; par suite encore, son caractère personnel, pour se manifester pleinement, doit le faire par des décisions de cette sorte : mais dans tout cela, rien de pareil à une liberté inhérente à chaque vouloir particulier, à une indépendance à l’égard de la causalité : celle-ci étend son action déterminante aussi bien sur les hommes que sur les autres phénomènes. Voilà donc la largeur exacte de l’intervalle qui sépare la volonté dans l’homme, accompagnée de raison et de connaissance abstraite, d’avec la volonté dans l’animal. Pour aller plus haut, il faut l’intervention d’un fait tout nouveau, d’un fait impossible chez la bête, possible chez l’homme : il lui faut quitter le point de vue du principe de raison suffisante, la considération des choses particulières comme telles, s’élever à l’aide des Idées au-dessus du principe d’individuation ; alors, la volonté comme chose en soi, avec sa liberté, peut se manifester d’une façon qui met le phénomène en contradiction avec lui-même ; c’est cette contradiction qu’exprime le mot d’abnégation ; par là l’essence même de notre être se supprime : telle est la vraie, l’unique manière dont la liberté de la volonté peut s’exprimer jusque dans le monde même de l’apparence ; mais c’est là un point sur lequel ici je ne peux m’expliquer davantage : je le réserve pour la fin.

Ainsi, voilà deux points établis par les précédentes analyses : l'invariabilité du caractère empirique ; elle tient à ce qu’il est un pur déploiement du caractère intelligible, et que celui-ci est extérieur au temps ; et aussi la nécessité avec laquelle, à la rencontre de la volonté et des motifs, naissent les actions. Maintenant, il nous faut écarter une conséquence que l’on est très enclin, par suite des mauvaises tendances qui sont en nous, à tirer de là. Comme notre caractère est le développement dans le temps d’un acte de volonté extérieur au temps, donc indivisible et immuable, d’un caractère intelligible enfin ; comme cet acte détermine irrévocablement notre conduite en tout ce qu’elle a d’essentiel, c’est-à-dire en ce qui est de sa valeur morale ; comme il lui faut enfin s’exprimer dans son phénomène, c’est-à-dire dans le caractère empirique, et que, dans tout ce phénomène, l’élément secondaire seul, à savoir la forme visible de notre vie, dépend de la forme sous laquelle peuvent se présenter les motifs ; de tout cela on pourrait conclure que ce serait peine perdue, si l’on travaillait à l’amélioration d’un caractère, si l’on résistait à la force des mauvais penchants ; qu’ainsi il serait plus sage de se soumettre à ce qui est inévitable, et de suivre tous nos instincts, fussent-ils mauvais. — La réplique est la même ici que contre la théorie de la destinée inéluctable avec sa conséquence ordinaire, le λογος αργος[105], comme on l’appelait jadis, le fatalisme turc, comme nous disons maintenant : la vraie réponse avait été faite par Chrysippe ; Cicéron la reproduit telle que ce philosophe avait dû la donner, dans son De fato, chapitres XII, XIII. — Oui, sans doute, ; tout est, on peut le dire, infailliblement déterminé à l’avance par le destin ; mais cette détermination a lieu par l’intermédiaire d’une chaîne de causes. Donc, en aucun cas, il ne peut être conforme au déterminisme qu’un fait se produise sans ses causes. Ce n’est donc pas l’événement seul qui est prédéterminé, c’est l’événement comme suite des causes antécédentes : ce qui est exigé par le destin, ce n’est pas le fait dernier tout seul, c’est aussi les moyens par lesquels il doit être produit. Donc, que les moyens fassent défaut, alors sûrement l’événement manquera : cela même, du reste, n’arrivera que d’après le décret du destin ; mais ce décret nous ne le connaissons que par expérience, après coup.

Semblables aux événements, dont le cours est toujours réglé par le destin, par l’enchaînement interminable des causes, nos actions sont toujours conformes à notre caractère intelligible : mais pas plus que nous ne prévoyons le destin, nous n’avons a priori aucune lumière sur notre caractère ; c’est a posteriori, par expérience, que nous apprenons à nous connaître, nous-mêmes aussi bien que les autres. S’il résulte de notre caractère intelligible que, pour prendre telle bonne résolution, il nous faudra d’abord soutenir une longue lutte contre un désir mauvais, eh bien, nécessairement cette lutte aura lieu, avant tout, et jusqu’au bout. Mais, quelle que soit l’invariabilité de notre caractère, source unique d’où découlent nos actes, cette pensée ne doit point nous induire à anticiper sur la décision qu’il adoptera, à pencher d’avance vers un fait plutôt que vers l’autre : il faut attendre la résolution, qui arrivera a son heure, pour savoir quelle sorte de gens nous sommes : alors seulement nous pouvons nous mirer dans nos actes. Ainsi s’explique aussi la satisfaction ou le remords que nous ressentons à jeter un coup d’œil sur notre passé : ce n’est pas que ces actions passées aient encore quelque réalité ; elles sont passées, elles ont été, elles ne sont donc plus rien. Mais ce qui leur donne tant d’importance à nos yeux, c’est leur signification : nous y voyons l’image de notre caractère, le miroir de notre volonté ; en elles, nous contemplons notre moi dans son fond même, notre volonté en ce qu’elle a d’intime. Puis donc que cette volonté, nous ne la connaissons pas à l’avance, mais par expérience, ce nous doit être une raison de travailler dans la région du temps, de lutter pour faire que ce tableau, où par chacun de nos actes nous ajoutons une touche, soit fait pour nous rasséréner, non pour nous tourmenter. Quant à la signification même de cette sérénité et de ces tourments, c’est là, je l’ai déjà dit, ce que nous examinerons plus loin. Voici au contraire une remarque qui a droit de trouver place ici : elle est importante d’ailleurs.

Outre le caractère intelligible et le caractère empirique, : il en est encore un troisième, qu’il faut bien distinguer des autres, le caractère acquis : c’est celui qu’on se fait dans la vie et par l’usage du monde ; c’est de celui-là qu’on parle quand on loue un homme d’avoir du caractère, ou qu’on le blâme de n’en avoir pas. — Le caractère empirique, forme visible du caractère intelligible, étant par là même immuable, en sa qualité de phénomène naturel, conséquent avec lui-même, l’homme aussi, pourrait-on croire, devrait se montrer toujours pareil, conséquent, et n’avoir point besoin de se faire, à force d’expérience et de réflexion, un caractère artificiel. Pourtant il n’en est rien : sans doute l’homme demeure bien toujours le même, mais il ne comprend pas toujours bien sa nature, il lui arrive de se méconnaître, jusqu’au jour où il a acquis une expérience suffisante de ce qu’il est. Le caractère empirique n’est qu’une disposition naturelle : par suite, en soi, il est irraisonnable ; aussi ses manifestations plus d’une fois sont arrêtées par la raison ; et le fait est d’autant plus fréquent, que l’individu est plus sage et plus intelligent. Et en effet, ces manifestations, que représentent-elles ? Ce qui convient à l’homme en général, au caractère de l’espèce, ce qu’il lui est possible de vouloir et d’exécuter. Aussi lui rendent-elles plus malaisée la tâche de déterminer entre toutes ces choses ce que lui, en particulier, étant donnée sa personnalité, veut et peut. Il trouve en soi les germes de tous les désirs et de toutes les facultés humaines ; mais quelle est, de chaque élément, la dose qui entre dans son individualité, l’expérience seule la lui fixera : il a beau n’écouter que les désirs conformes à son caractère, il n’en sent pas moins, en de certains moments, à de certaines délibérations, s’éveiller des désirs inconciliables avec ceux-là, contraires même, et qu’il lui faut faire taire, s’il veut donner suite aux autres. Sur terre, notre route est une simple ligne, et non pas une surface ; de même dans la vie, voulons-nous atteindre quelque bien, le posséder, il faut en laisser une infinité d’autres, à droite et à gauche, y renoncer. Si nous ne pouvons nous y résoudre, si nous tendons les mains comme les enfants à la foire, vers tout ce qui, autour de nous, nous fait envie, nous sommes absurdes, nous voulons, de notre ligne de conduite, faire-une surface : et nous voilà à courir en zigzag, à poursuivre deçà, delà les feux follets ; bref, nous n’arrivons à rien. Pour prendre une autre comparaison, nous sommes comme l’homme de Hobbes dans sa théorie du droit, qui, à l’état primitif, a droit sur toute chose ; seulement ce droit n’est point exclusif ; pour obtenir un droit exclusif, il faut qu’il se rabatte sur des objets déterminés, renonçant à son droit sur tout le reste, moyennant quoi les autres en font autant pour les objets de son choix ; de même dans la vie, nulle entreprise, qu’elle ait pour but le plaisir, l’honneur, la richesse, la science, l’art, ou la vertu, ne peut devenir sérieuse, ni tourner à bien, si nous n’abandonnons toute autre prétention, si nous ne renonçons à tout le reste. Aussi le vouloir ni le pouvoir, à eux seuls, ne suffisent : il faut encore savoir ce qu’on veut, et saisir aussi ce qu’on peut ; c’est le seul moyen pour faire preuve de caractère, et pour mener à bien une entreprise. Tant qu’on n’en est pas là, en dépit de ce que le caractère empirique a de conséquence, on est un homme sans caractère ; en vain, on reste fidèle à soi-même, et nécessairement on fait son chemin, traîné qu’on est par son démon, on n’en est pas moins incapable de suivre une ligne droite ; celle qu’on décrit est tremblée, flottante, avec des vacillations, des écarts, des retours, qui nous apprêtent des regrets, et des chagrins : et cela parce que, dans l’ensemble comme dans le détail, on voit devant soi tous les objets que l’homme peut souhaiter et atteindre, mais on ne voit pas entre tous ceux qui nous conviennent, et sont à notre portée, ou seulement à notre goût. Aussi, plus d’une fois tel homme enviera à son semblable une place, des relations qui pourtant conviennent au caractère de cet autre, non au sien : elles ne feraient que le rendre malheureux, ou plutôt il ne pourrait pas s’y souffrir. Pour le poisson il n’y a que l’eau, pour l’oiseau que l’air, pour la taupe que la terre ; et pour chaque homme, de même, il n’y a d’habitable qu’une certaine atmosphère ; l’air des cours n’est pas respirable pour tous les poumons. Plus d’un, qui ne s’est pas assez pénétré de cette vérité, se consume en tentatives infructueuses, fait violence à son caractère en telle occasion particulière, et n’en est pas moins réduit à y céder constamment ; même s’il réussit ainsi à atteindre une chose en dépit de sa nature et à grand’peine, il n’en retire aucun plaisir ; il peut apprendre quoi que ce soit, son savoir reste lettre morte ; même aux yeux de la morale, si, par l’effet de quelque théorie, d’un dogme, il accouche de quelque action trop noble pour son caractère, bientôt revient l’égoïsme sous forme de regret, et voilà tout son mérite perdu, et lui-même le sait. « Velle non discitur. »

C’est l’expérience seule qui nous enseigne combien le caractère des hommes est peu maniable, et longtemps, comme des enfants, nous croyons pouvoir, par de sages représentations, par la prière et la menace, par l’exemple, par un appel à la générosité, amener les hommes à quitter leur façon d’être, à changer leur conduite, à se relâcher de leur opinion, à agrandir leur capacité : de même pour notre propre personne. Il faut que les épreuves viennent nous apprendre ce que nous voulons, ce que nous pouvons : et jusque-là nous l’ignorons, nous n’avons pas de caractère ; et il faut plus d’une fois que de rudes échecs viennent nous rejeter dans notre vraie voie. — Enfin nous l’apprenons, et nous arrivons à avoir ce que le monde appelle du caractère, c’est à savoir le caractère acquis. Il n’y a donc là rien autre qu’une connaissance, la plus parfaite possible, de notre propre individualité : c’est une notion abstraite, claire par conséquent, des qualités immuables de notre caractère empirique, du degré et de la direction de nos forces, tant spirituelles que corporelles, en somme du fort et du faible dans tout notre individu. Nous sommes par là en mesure de jouer le même rôle (il ne saurait changer), celui qui va à notre personne, mais, au lieu de l’exprimer sans règle comme auparavant, nous le soutenons avec réflexion et méthode ; et s’il s’y trouve des lacunes, comme en produisent les caprices et les faiblesses, nous savons, aidés de principes solides, les combler. Alors nous avons clairement pris conscience de la conduite que nous impose notre nature individuelle, et nous avons fait provision de maximes qui sont toujours sous notre main, grâce à quoi nous agissons avec réflexion, comme si notre conduite même était un effet de notre pensée ; de plus, nous ne nous laissons ni induire en erreur par l’influence de notre humeur passagère, par l’impression du moment, ni arrêter par l’amertume ou la douceur que nous trouvons à tel objet particulier rencontré en route ; nous allons sans hésitations, sans vacillations, sans inconséquence. Nous ne sommes plus, comme des novices, à espérer, à chercher, à tâtonner, pour savoir ce que nous sommes et ce que nous pouvons ; cela, nous le savons une fois pour toutes, et, en chaque délibération, nous n’avons plus qu’à appliquer nos principes généraux au cas particulier, pour fixer notre décision.

Nous connaissons notre volonté sous sa forme générale, et nous ne nous laissons plus aller, par humeur, ou par l’effet d’une impulsion extérieure, à prendre en un cas particulier une résolution qui soit contraire à ce qu’elle est dans l’ensemble. Nous savons le genre et la mesure de nos forces et de nos faiblesses ; et ainsi nous nous épargnons bien des chagrins. Car, à parler exactement, il n’y a pas d’autre plaisir que de faire usage de ses forces, et de se sentir agir ; pas de plus grande douleur que de se trouver à court de forces, dans le moment où l’on en a besoin. Mais une fois tout bien exploré, notre fort et notre faible bien connus, nous pouvons cultiver nos dispositions naturelles les plus marquantes, les employer, chercher à en tirer tout le parti possible, et ne jamais nous appliquer qu’aux entreprises où elles peuvent trouver leur place et nous servir, et quant aux autres, à celles dont la nature nous a médiocrement fournis, nous pouvons nous dominer assez pour y renoncer : et par là nous nous épargnons de rechercher des objets qui ne nous conviennent pas. Il faut en être arrivé là pour garder toujours un parfait sang-froid, et pour ne jamais se mettre en un mauvais cas, car alors on sait d’avance à quoi l’on peut prétendre. Un tel homme goûtera souvent ce plaisir, de se sentir en force ; rarement il aura ce chagrin, de se voir rappelé au sentiment de sa faiblesse ; grande humiliation, source principale peut-être des plus amers chagrins : qui ne préfère être taxé de malchance que de maladresse ? — Notre intérieur, son fort et son faible, nous étant bien connus, nous ne chercherons pas non plus à faire montre de facultés que nous n’avons pas, à payer les gens en fausse monnaie, sorte de jeu où toujours le tricheur finit par perdre. En somme, puisque l’homme n’est tout entier que la forme visible de sa propre volonté, il n’est rien assurément de plus absurde que d’aller se mettre en tête d’être un autre que soi-même : c’est là, pour la volonté, tomber en une contradiction flagrante avec elle-même. S’il est honteux de se parer du costume d’autrui, il l’est bien plus de parodier les qualités et les particularités d’autrui : c’est avouer clairement son propre néant. En ce sens encore ; il n’est rien de tel que de se sentir soi-même, et ce dont on est capable en tout genre, et les limites où l’on est tenu, pour demeurer en paix autant qu’il est possible avec soi-même. Car il en est du dedans comme du dehors : pas de source plus sûre de consolations que de voir avec une parfaite évidence la nécessité inévitable de ce qui arrive. Ce qui nous chagrine, dans un malheur, ce n’est pas tant le malheur que la pensée de telle ou telle circonstance qui, changée, eût pu nous l’épargner : aussi, pour se calmer, ce qu’il y a de mieux, c’est de considérer l’événement du point de vue de la nécessité ; de là, tous les événements nous apparaissent comme les dictées d’un puissant destin ; et le mal qui nous a frappé n’est plus que l’inévitable effet de la rencontre entre les événements du dehors et notre état intérieur. Le consolateur, c’est le fatalisme. Nous gémissons et nous nous indignons juste aussi longtemps que nous espérons en ces moyens pour toucher autrui, ou pour nous exciter à quelque tentative désespérée. Mais, enfants et grandes personnes, nous savons fort bien nous tenir en paix, dès que nous voyons clairement que « c’est comme cela ».

Θυμον ενι στηθεσσι φιλον δαμασαντες αναγκη.

(Domptant dans notre poitrine notre cœur : car tel est le destin.)

Nous ressemblons aux éléphants prisonniers : d’abord ils se démènent et font rage ; cela dure de longs jours, sans cesse. Puis, voyant qu’il ne sert de rien, tout soudain ils se laissent mettre le joug sur le cou, et les voilà domptés pour toujours. Nous faisons comme le roi David : tant que son fils fut en vie, il ne cessait d’importuner Jehovah de ses prières, et de désespoir ne tenait pas en place : lui mort, il n’y pensa plus. Voilà pourquoi nous voyons nombre de gens, frappés de quelqu’un de ces maux qui ne passent pas, tels qu’une difformité, la pauvreté, la bassesse de la condition, la laideur, une demeure malsaine, s’en accommoder, y devenir indifférents, ne les pas sentir, non plus qu’une blessure cicatrisée, simplement parce qu’ils savent qu’en eux et autour d’eux les choses sont arrangées de façon à ne laisser jour à aucun changement : cependant ceux qui sont plus heureux ne comprennent pas qu’on supporte un pareil état. Or il en est de la nécessité intérieure comme des nécessités du dehors : rien ne réconcilie mieux avec elle que de la bien connaître. Quiconque s’est bien rendu compte de ses bonnes qualités et de ses ressources, comme de ses défauts et de ses faiblesses, quiconque s’est là-dessus fixé son but et a pris son parti de ne pouvoir atteindre le reste, s’est par là mis à l’abri, autant que le permet sa nature personnelle, du plus cruel des maux : le mécontentement de soi-même, suite inévitable de toute erreur, qu’on fait dans le jugement de sa propre nature, de toute vanité déplacée, et de la présomption, fille de la vanité. Il est permis de détourner le sens du distique d’Ovide, pour en faire une excellente formule de l’austère précepte : « Connais-toi toi-même : »

Optimus ille animi vindex, lædentia pectus
  Vincula qui rupit, dedoluitque semel[106].

Mais c’est assez parler du caractère acquis : il n’a pas, à vrai dire, autant d’importance aux yeux du moraliste proprement dit, que pour la conduite de la vie ; mais enfin il fallait en parler, puisqu’il se range à côté du caractère intelligible et de l’empirique, et forme une troisième espèce dans un genre, dont les deux premières méritaient d’assez amples explications : il fallait arriver à comprendre comment la volonté, dans tous ses phénomènes, est soumise à la nécessité, tout en demeurant elle-même digne du nom de libre, ou plutôt de toute-puissante.


§ 56


Cette liberté, cette toute-puissance, dont le monde visible est la forme phénoménale, — car c’est sa seule existence, de l’exprimer, de la refléter, en se développant selon les lois à lui imposées par la connaissance, — il lui faut et il lui suffit d’atteindre, chez l’être qui en est l’expression la plus accomplie, à une connaissance tout à fait adéquate de sa propre essence, pour se produire d’une façon vraiment nouvelle : alors, ou bien, parvenue sur ces sommets de la réflexion et de la conscience, elle continue à vouloir ce que déjà, aveuglément et sans se connaître, elle voulait, et dans ce cas la connaissance qu’elle a, tant celle du tout que celle des parties, demeure pour elle un motif d’agir ; ou bien, au contraire, cette même connaissance lui devient un calmant : toute volonté se trouve par elle assoupie, évanouie. C’est là cette affirmation et cette négation de la volonté de vivre, qui, ne considérant pas les détails de la conduite de l’individu, mais bien celle de l’individu en général, ne vient point modifier, troubler le caractère dans son développement, ne s’exprime point en des actes particuliers ; au contraire, c’est par un redoublement d’activité dans la direction déjà suivie par l’individu, ou, tout au rebours, par la suppression de cette activité, qu’elle exprime la maxime désormais adoptée par la volonté, plus éclairée et libre par conséquent dans son choix. — Voilà ce qu’il s’agit d’expliquer, d’éclaircir dans le présent livre ; sans doute les études où nous venons d’être entraînés, sur la liberté, la nécessité et le caractère, nous ont préparé et facilité la tâche. Mais nous aurons fait plus encore dans ce même sens, en retardant encore cette question, pour considérer la vie elle-même, cette vie dont il s’agit de vouloir ou de ne pas vouloir ; car c’est là le grand problème : et nous rechercherons ce qu’il adviendra de la volonté elle-même, de ce principe intime de toute vie, si elle affirme vouloir vivre, jusqu’à quel point et de quelle façon alors elle sera satisfaite ; bref, nous verrons quel est, en général, et au fond des choses, sa vraie situation dans ce monde qui est bien à elle, et qui à tous égards lui appartient.

Je demande au lecteur, d’abord, de bien se remettre en mémoire les idées par où nous avons clos le second livre, le point où nous nous étions trouvés conduits en cherchant la fin, le but de la volonté ; en réponse à cette question, nous avions vu apparaître une théorie : comment la volonté, à tous les degrés de sa manifestation, du bas jusqu’en haut, manque totalement d’une fin dernière, désire toujours, le désir étant tout son être ; désir que ne termine aucun objet atteint, incapable d’une satisfaction dernière, et qui pour s’arrêter a besoin d’un obstacle, lancé qu’il est par lui-même dans l’infini. C’est ce que nous avons vérifié dans les phénomènes les plus simples de la nature : dans la pesanteur, effort interminable, et qui tend vers un point central, sans étendue, qu’il ne pourrait atteindre sans s’anéantir et la matière avec : et toutefois il y tend et y tendrait encore, quand l’univers serait tout entier concentré en une masse unique. De même encore pour les autres faits élémentaires : tout corps solide, soit par la fusion, soit par la décomposition, tend à l’état liquide, le seul où toutes ses forces chimiques soient en liberté : la congélation est comme un emprisonnement, où elles sont réduites par le froid. Le liquide, lui, tend à l’état gazeux, où il passe dès qu’il cesse d’être contraint par quelque pression. Pas de corps qui n’ait une affinité, c’est-à-dire une tendance, et, comme dirait Jacob Bœhm, un désir, une passion. L’électricité, jusqu’à l’infini, continue à se diviser en deux fluides, bien que la masse de la terre les absorbe au fur et a mesure[107]. De même le galvanisme, tant que vit la pile, n’est qu’un acte répété sans cesse et sans but, par lequel le fluide se divise contre lui-même, puis se réconcilie. C’est encore un effort tout pareil, incessant, jamais satisfait, qui fait toute l’existence de la plante, un effort continu, à travers des formes de plus en plus nobles, et aboutissant enfin à la graine, qui est un point de départ à son tour : et cela répété jusqu’à l’infini. Jamais de but vrai, jamais de satisfaction finale, nulle part un lieu de repos. Il faut encore nous rappeler une autre théorie du second livre : c’est que partout les diverses forces de la nature et les formes vivantes se disputent la matière, toutes tendant à l’envahir ; que chacune en possède tout juste ce qu’elle a arraché aux autres ; qu’ainsi s’entretient une éternelle guerre, où il s’agit de vie et de mort. De là des résistances qui de toutes parts font obstacle à cet effort, essence intime de toute chose, le réduisent à un désir mal satisfait, sans que pourtant il puisse abandonner ce qui fait tout son être, et le forcent ainsi à se torturer, jusqu’à ce que disparaisse le phénomène, laissant sa place et sa matière, bientôt accaparées par d’autres.

Cet effort qui constitue le centre, l’essence de chaque chose, c’est au fond le même, nous l’avons depuis longtemps reconnu, qui en nous, manifesté avec la dernière clarté, à la lumière de la pleine conscience, prend le nom de volonté. Est-elle arrêtée par quelque obstacle dressé entre elle et son but du moment : voilà la souffrance. Si elle atteint ce but, c’est la satisfaction, le bien-être, le bonheur. Ces termes, nous pouvons les étendre aux êtres du monde sans intelligence : ces derniers sont plus faibles, mais, quant à l’essentiel, identiques à nous. Or, nous ne les pouvons concevoir que dans un état de perpétuelle douleur, sans bonheur durable. Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant qu’il n’est pas satisfait. Or, nulle satisfaction n’est de durée ; elle n’est que le point de départ d’un désir nouveau. Nous voyons le désir partout arrêté, partout en lutte, donc toujours à l’état de souffrance : pas de terme dernier à l’effort ; donc pas de mesure, pas de terme à la souffrance.

Mais ce que nous découvrons, dans la nature dépourvue d’intelligence, à force d’attention pénétrante et concentrée, nous saute aux yeux, dans le monde des êtres intelligents, dans le règne animal, où il est aisé de faire voir que la douleur ne s’interrompt pas. Toutefois ne nous attardons pas à ces degrés intermédiaires : arrivons à cette hauteur où tout s’éclaire à la lumière de l’intelligence la plus parfaite, à l’homme. Car, à mesure que la volonté revêt une forme phénoménale plus accomplie, à mesure aussi la souffrance devient plus évidente. Dans les plantes, pas de sensibilité encore : pas de douleur par suite ; chez les animaux les plus infimes, les infusoires et les radiés, à peine un faible commencement de souffrance ; même chez les insectes, la faculté de recevoir des impressions et d’en souffrir est fort limitée encore : il faut arriver aux vertébrés, avec leur système nerveux complet, pour la voir grandir, et du même pas que l’intelligence. Ainsi, selon que la connaissance s’éclaire, que la conscience s’élève, la misère aussi va croissant ; c’est dans l’homme qu’elle atteint son plus haut degré, et là encore elle s’élève d’autant plus que l’individu a la vue plus claire, qu’il est plus intelligent : c’est celui en qui réside le génie, qui souffre le plus. C’est en ce sens, en l’entendant du degré même de l’intelligence, non du pur savoir abstrait, que je comprends et que j’admets le mot du Koheleth : « Qui auget scientiam, auget et dolorem[108]. » — Ainsi, il y a un rapport précis entre le degré de la conscience et celui de la douleur, et c’est ce qu’a rendu, d’une façon visible, saisissante, très belle, dans un de ses dessins, Tischbein, le peintre philosophe, ou plutôt le philosophe peintre. Sa feuille est partagée en deux moitiés : en haut, des femmes, à qui leurs enfants ont été ravis, en groupes variés, avec des poses diverses, expriment en plusieurs manières la profonde douleur, l’accablement, le désespoir de la mère ; au-dessous, dans le même ordre et en groupes identiques, des brebis, à qui on a enlevé leurs agneaux : à chaque figure, à chaque pose humaine de la partie d’en haut répond au-dessous son analogue dans le monde animal ; ainsi l’on a sous les yeux le rapport de la douleur, dans la mesure où l’admet l’obscure conscience de la bête, avec cette cruelle torture dont seule peut rendre capable une claire connaissance, une conscience lumineuse.

Il s’agit de considérer de ce biais, dans l’existence humaine, la destinée qui appartient par essence à la volonté en elle-même. Chacun saura aisément retrouver chez la bête, quoique dans un degré inférieur, les mêmes traits ; et ainsi on se convaincra suffisamment par le spectacle de l’animalité souffrante, combien la souffrance est le fond de toute vie.


§ 57


À chacun des degrés de l’échelle, à partir du point où luit l’intelligence, la volonté se manifeste en un individu. Au milieu de l’espace infini et du temps infini, l’individu humain se voit, fini qu’il est, comme une grandeur évanouissante devant celles-là : comme elles sont illimitées, les mots et quand, appliqués à sa propre existence, n’ont rien d’absolu ; ils sont tout relatifs : son lieu, sa durée, ne sont que des portions finies dans un infini, un illimité. — A la rigueur, son existence est confinée dans le présent, et, comme celui-ci ne cesse de s’écouler dans le passé, son existence est une chute perpétuelle dans la mort, un continuel trépas ; sa vie passée, en effet, à part le retentissement qu’elle peut avoir dans le présent, à part l’empreinte de sa volonté, qui y est marquée, est maintenant bien finie, elle est morte, elle n’est plus rien : si donc il est raisonnable, que lui importe qu’elle ait contenu des douleurs ou des joies ? Quant au présent, entre ses mains même, perpétuellement il se tourne en passé ; l’avenir enfin est incertain, et tout au moins court. Ainsi, considérée selon les seules lois formelles, déjà son existence n’est qu’une continuelle transformation du présent en un passé sans vie, une mort perpétuelle. Voyons-la maintenant à la façon du physicien : rien de plus clair encore ; notre marche n’est, comme on sait, qu’une chute incessamment arrêtée : de même la vie de notre corps n’est qu’une agonie sans cesse arrêtée, une mort d’instant en instant repoussée ; enfin, l’activité même de notre esprit n’est qu’un ennui que de moment en moment l’on chasse. A chaque gorgée d’air que nous rejetons, c’est la mort qui allait nous pénétrer, et que nous chassons : ainsi nous lui livrons bataille à chaque seconde, et de même, quoique à de plus longs intervalles, quand nous prenons un repas, quand nous dormons, quand nous nous réchauffons, etc. Enfin il faudra qu’elle triomphe : car il suffit d’être né pour lui échoir en partage ; et si un moment elle joue avec sa proie, c’est en attendant de la dévorer. Nous n’en conservons pas moins notre vie, y prenant intérêt, la soignant, autant qu’elle peut durer : quand on souffle une bulle de savon, on y met tout le temps et les soins nécessaires ; pourtant elle crèvera, on le sait bien.

Déjà en considérant la nature brute, nous avons reconnu pour son essence intime l’effort, un effort continu, sans but, sans repos ; mais chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être : c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur : c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui : leur nature, leur existence leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui : ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui.

Or cet effort incessant, qui constitue le fond même de toutes les formes visibles revêtues par la volonté, arrive enfin, dans les sommets de l’échelle de ses manifestations objectives, à trouver son principe vrai et le plus général : là, en effet, la volonté se révèle à elle-même en un corps vivant, qui lui impose une loi de fer, celle de le nourrir ; et ce qui donne vigueur à cette loi, c’est que ce corps c’est tout simplement la volonté même de vivre, mais incarnée. Voilà bien pourquoi l’homme, la plus parfaite des formes objectives de cette volonté, est aussi et en conséquence, de tous les êtres le plus assiégé de besoins : de fond en comble, il n’est que volonté, qu’effort ; des besoins par milliers, voilà la substance même dont il est constitué. Ainsi fait, il est placé sur la terre, abandonné à lui-même, incertain de tout, excepté de ses besoins et de son esclavage : aussi le soin de la conservation de son existence, au milieu d’exigences si difficiles à satisfaire, et chaque jour renaissantes, c’en est assez d’ordinaire pour remplir une vie d’homme. Ajoutez un second besoin que le premier traîne à sa suite, celui de perpétuer l’espèce. En même temps, de tous côtés viennent l’assiéger des périls variés à l’infini, auxquels il n’échappe qu’au prix d’une surveillance sans relâche. D’un pas prudent, avec un regard inquiet qu’il promène partout, il s’avance sur sa route : mille hasards, mille ennemis sont là, aux aguets. Telle était sa démarche aux temps de la sauvagerie, telle elle est en pleine civilisation ; pour lui, pas de sécurité :

Qualibus in tenebris vitæ, quantisque periclis,
Degitur hoce ævi, quodcumque est ![109]
______________________(Lucr., II, 15.)

Pour la plupart, la vie n’est qu’un combat perpétuel pour l’existence même, avec la certitude d’être enfin vaincus. Et ce qui leur fait endurer cette lutte avec ses angoisses, ce n’est pas tant l’amour de la vie, que la peur de la mort, qui pourtant est là, quelque part cachée, prête à paraître à tout instant. — La vie elle-même est une mer pleine d’écueils et de gouffres ; l’homme, à force de prudence et de soin, les évite, et sait pourtant que, vînt-il à bout par son énergie et son art de se glisser entre eux, il ne fait ainsi que s’avancer peu à peu vers le grand, le total, l’inévitable et l’irrémédiable naufrage ; qu’il a le cap sur le lieu de sa perte, sur la mort : voilà le terme dernier de ce pénible voyage, plus redoutable à ses yeux que tant d’écueils jusque-là évités.

Et de même, il faut bien le remarquer, d’une part, la souffrance et les chagrins arrivent facilement à un degré où la mort nous devient désirable et nous attire sans résistance : et pourtant qu’est-ce que la vie, sinon la fuite devant cette même mort ? et d’autre part, le besoin et la souffrance ne nous accordent pas plus tôt un répit, que l’ennui arrive : il faut à tout prix quelque distraction. Ce qui fait l’occupation de tout être vivant, ce qui le tient en mouvement, c’est le désir de vivre. Eh bien, cette existence, une fois assurée, nous ne savons qu’en faire, ni à quoi l’employer ! Alors intervient le second ressort qui nous met en mouvement, le désir de nous délivrer du fardeau de l’existence, de le rendre insensible, « de tuer le temps, » ce qui veut dire de fuir l’ennui. Aussi voyons-nous la plupart des gens à l’abri du besoin et des soucis, une fois débarrassés de tous les autres fardeaux, finir par être à charge à eux-mêmes, se dire, à chaque heure qui passe : autant de gagné ! à chaque heure, c’est-à-dire à chaque réduction de cette vie qu’ils tenaient tant à prolonger ; car à cette œuvre ils ont jusque-là consacré toutes leurs forces. L’ennui, au reste, n’est pas un mal qu’on puisse négliger : à la longue il met sur les figures une véritable expression de désespérance. Il a assez de force pour amener des êtres, qui s’aiment aussi peu que les hommes entre eux, à se rechercher malgré tout : il est le principe de la sociabilité. On le traite comme une calamité publique : contre lui, les gouvernements prennent des mesures, créent des institutions officielles ; car c’est avec son extrême opposé, la famine, le mal le plus capable de porter les hommes aux plus folles licences : « panem et circenses ! » voilà ce qu’il faut au peuple. Le système pénitentiaire en vigueur à Philadelphie n’est que l’emploi de l’isolement et de l’inaction, bref de l’ennui, comme moyen de punition : or l’effet est assez effroyable pour décider les détenus au suicide. Comme le besoin pour le peuple, l’ennui est le tourment des classes supérieures. Il a dans la vie sociale sa représentation le dimanche ; et le besoin, les six jours de la semaine.

Entre les désirs et leurs réalisations s’écoule toute la vie humaine. Le désir, de sa nature, est souffrance ; la satisfaction engendre bien vite la satiété : le but était illusoire : la possession lui enlève son attrait ; le désir renaît sous une forme nouvelle, et avec lui le besoin : sinon, c’est le dégoût, le vide, l’ennui, ennemis plus rudes encore que le besoin. — Quand le désir et la satisfaction se suivent à des intervalles qui ne sont ni trop longs, ni trop courts, la souffrance, résultat commun de l’un et de l’autre, descend à son minimum : et c’est là la plus heureuse vie. Car il est bien d’autres moments, qu’on nommerait les plus beaux de la vie, des joies qu’on appellerait les plus pures ; mais elles nous enlèvent au monde réel et nous transforment en spectateurs désintéressés de ce monde : c’est la connaissance pure, pure de tout vouloir, la jouissance du beau, le vrai plaisir artistique ; encore ces joies, pour être senties, demandent-elles des aptitudes bien rares : elles sont donc permises à bien peu, et, pour ceux-là même, elles sont comme un rêve qui passe ; au reste, ils les doivent, ces joies, à une intelligence supérieure, qui les rend accessibles à bien des douleurs inconnues du vulgaire plus grossier, et fait d’eux, en somme, des solitaires au milieu d’une foule toute différente d’eux : ainsi se rétablit l’équilibre. Quant à la grande majorité des hommes, les joies de la pure intelligence leur sont interdites, le plaisir de la connaissance désintéressée les dépasse : ils sont réduits au simple vouloir. Donc rien ne saurait les toucher, les intéresser (les mots l’indiquent de reste), sans émouvoir en quelque façon leur volonté, si lointain d’ailleurs que soit le rapport de l’objet à la volonté, et dût-il dépendre d’une éventualité ; de toute façon il faut qu’elle ne cesse pas d’être en jeu, car leur existence est bien plus occupée par des actes de volonté que par des actes de connaissance : action et réaction, voilà leur élément unique. On en peut trouver des témoignages dans les détails et les faits ordinaires de la vie quotidienne : c’est ainsi qu’aux lieux fréquentés par les curieux, ils écrivent leur nom ; ils cherchent à réagir sur ce lieu même, parce qu’il n’agirait pas sur eux ; de même, s’ils voient une bête des pays étrangers, un animal rare, ils ne peuvent se contenter de le regarder, il leur faut l’exciter, le harceler, jouer avec lui, uniquement pour éprouver la sensation de l’action et de la réaction ; mais rien ne révèle mieux ce besoin d’excitation de la volonté que l’invention et le succès du jeu de cartes : rien ne met plus à nu le côté misérable de l’humanité.

Mais la nature aurait beau faire, et même le bonheur : quel que soit un homme, quel que soit son bien, la souffrance est pour tous l’essence de la vie, nul n’y échappe :

Πηλειδης δ'ωμωξεν, ιδων εις ουρανον ευρυν.

(Alors le fils de Pélée gémit, les yeux levés, vers le ciel immense.)

Et encore :

Ζηνος μεν παις ηα Κρονιωνος, αυταρ οιζυν
Ειχον απειρεσιην.

(J’étais enfant de Jupiter, le fils de Kronos ; et pourtant la douleur que je sentais était infinie.)

Les efforts incessants de l’homme, pour chasser la douleur, n’aboutissent qu’à la faire changer de face. A l’origine, elle est privation, besoin, souci pour la conservation de la vie. Réussissez-vous (rude tâche !) à chasser la douleur sous cette forme, elle revient sous mille autres figures, changeant avec l’âge et les circonstances : elle se fait désir charnel, amour passionné, jalousie, envie, haine, inquiétude, ambition, avarice, maladie, et tant d’autres maux, tant d’autres ! Enfin, si, pour s’introduire, nul autre déguisement ne lui réussit plus, elle prend l’aspect triste, lugubre, du dégoût, de l’ennui : que de défenses n’a-t-on pas imaginées contre eux ! Enfin, si vous parvenez à la conjurer encore sous cette forme, ce ne sera pas sans peine, ni sans laisser rentrer la souffrance sous quelque autre des aspects précédents ; et alors, vous voila de nouveau en danse : entre la douleur et l’ennui, la vie oscille sans cesse. Pensée désespérante ! Pourtant regardez-y bien, elle a un autre aspect, celui-là consolant, propre même peut-être à nous inspirer contre nos maux présents une indifférence stoïque. Ce qui nous les fait supporter avec impatience, c’est surtout la pensée qu’ils sont fortuits, ayant été amenés par une série de causes qui bien facilement auraient pu s’arranger d’une autre façon. Car, lorsqu’il s’agit de maux nécessaires par eux-mêmes, généraux, comme la vieillesse et la mort, et ces petites misères qui sont de tous les jours, nous n’allons pas nous en mettre en peine. C’est bien l’idée que nos maux sont accidentels, c’est elle qui nous les rend sensibles, et qui leur donne leur aiguillon. Mais si nous comprenions clairement que la douleur, en elle-même, est naturelle à ce qui vit, inévitable, qu’il en est d’elle comme de la forme même sous laquelle se manifeste la vie et qui ne doit rien au hasard ; qu’ainsi la douleur présente remplit simplement une place où, à défaut d’elle, quelque autre viendrait se mettre, qu’elle nous sauve par là de cette autre ; qu’enfin la destinée, au fond, a bien peu de prise sur nous ; toutes ces réflexions, si elles devenaient une pensée vraiment vivante en nous, nous mèneraient assez loin dans la sérénité stoïque et allégeraient grandement le soin que nous prenons de notre bonheur personnel.

Mais qu’on y songe un peu : la douleur est donc inévitable ; les souffrances se chassent l’une l’autre ; celle-ci ne vient que pour prendre la place de la précédente. De là une hypothèse paradoxale, non pas absurde pourtant : chaque individu aurait une part déterminée de souffrance, cela par essence : c’est sa nature qui une fois pour toutes lui fixerait sa mesure ; cette mesure ne saurait ni rester vide, ni déborder, quelque forme d’ailleurs que la douleur pût prendre. Ce qui déterminerait la quantité de maux et de biens à lui réservée, ce ne serait donc pas une puissance extérieure, mais cette mesure même, cette disposition innée ; sans doute, de temps en temps et selon les variations de sa santé, cette mesure pourrait bien être ou dépassée ou mal remplie, mais, au total, elle serait juste atteinte : ce serait là ce que chacun appelle son tempérament, ou, plus exactement, le degré de δυσκολια ou d’ευκολια pour employer les termes de Platon dans le premier livre de la République, c’est-à-dire d’humeur triste ou enjouée, qui lui est propre. — En faveur de cette hypothèse, on peut invoquer des faits bien connus de chacun : d’abord, les grandes douleurs font taire les petits ennuis, et réciproquement, en l’absence de toute grande douleur, les plus faibles contrariétés nous tourmentent et nous chagrinent ; mais surtout, quand un grand malheur, un de ceux dont la pensée nous épouvantait, a fondu sur nous, notre humeur, une fois le premier accès de souffrance passé, revient sensiblement à son état d’auparavant ; en sens inverse, quand un bonheur longtemps désiré nous est enfin accordé, nous ne nous trouvons pas, à tout prendre, sensiblement mieux, ni plus satisfaits qu’avant. C’est seulement à l’instant ou ils arrivent sur nous, que ces grands changements nous frappent avec une force inusitée, jusqu’à atteindre à la tristesse profonde ou à la joie éclatante ; mais l’un et l’autre effet bientôt s’évanouissent, tous deux étant nés d’une illusion : car ce qui les produisait, ce n’était point une jouissance ou une douleur actuelle, mais l’espérance d’un avenir vraiment nouveau, sur lequel nous anticipions en pensée. Et c’est bien grâce à l’emprunt qu’elles font ainsi à l’avenir, que la joie ou la souffrance peuvent atteindre à un degré si extraordinaire : aussi n’est-ce pas pour longtemps. — Dans notre hypothèse, il en serait du sentiment du mal ou du bien-être comme de la connaissance : il s’y trouverait un élément important venu du sujet, et a priori. A l’appui de quoi on peut citer d’autres remarques encore : chez l’homme la gaieté ni l’humeur chagrine ne sont déterminées par les circonstances extérieures, comme la richesse ou la situation dans le monde : c’est même là une chose évidente ; on voit pour le moins autant de visages riants parmi les pauvres que parmi les riches. Voyez encore les suicides : combien de causes diverses n’ont-ils pas ! Il n’est pas un seul malheur, si grand qu’il soit, dont on puisse dire avec quelque vraisemblance qu’il eût été pour tous les hommes, quelque fût leur caractère, une raison suffisante de se tuer ; il en est bien peu de si petits, qu’on ne puisse trouver un suicide causé par des raisons tout juste équivalentes. Dans cette même théorie, les variations que le temps fait subir à notre humeur gaie ou sombre, nous devrions les attribuer à des changements non pas dans les circonstances extérieures, mais dans notre état intérieur. Nos accès de bonne humeur dépassant l’ordinaire, allant même jusqu’à l’exaltation, éclatent ordinairement sans cause étrangère. Souvent, il est vrai, notre tristesse n’est déterminée, bien visiblement, que par nos relations avec le dehors : et là est l’unique cause qui nous frappe et nous trouble ; alors nous nous figurons qu’il suffirait de supprimer cette cause, pour nous faire entrer dans la joie la plus parfaite. Pure illusion ! La quantité définitive de douleur et de bien-être à nous dévolue est, dans notre hypothèse, déterminée en chaque instant par des causes intimes ; et le motif extérieur est à notre émotion ce qu’est au corps un vésicatoire : il tire à lui toutes les mauvaises humeurs, qui sans cela seraient dispersées. La quantité de douleur exigée par notre nature pour le laps de temps considéré, quantité de douleur inévitable, se serait trouvée, sans cette cause déterminante, répartie sur cent points ; elle eût fait éruption en cent petites fâcheries, maussaderies, à propos de choses que maintenant nous négligeons, notre capacité de souffrir étant exactement occupée par ce mal notable, et la douleur s’étant ainsi concentrée en ce point unique au lieu de se disperser. Encore une remarque qui cadre bien : quand un grand et cuisant souci vient de prendre fin, par exemple par suite d’un heureux succès, quand nous avons un poids de moins sur le cœur, aussitôt quelque autre souci vient occuper la place ; toute la matière dont il naît était déjà là auparavant ; mais il n’en pouvait sortir le sentiment d’un souci, il n’y avait plus de place ; et ce sujet d’ennui n’était que comme un vague nuage, relégué aux extrémités de l’horizon. Maintenant, il y a du large, bien vite cette matière toute prête arrive, elle prend place, elle occupe le trône à titre de souci du jour (πρυτανευουσα)[110] ; bien qu’en matière il soit moins riche que son prédécesseur, toutefois, en se gonflant beaucoup, il finit par faire le même volume et il occupe fort décemment le trône, en qualité de souci dominant.

C’est toujours chez les mêmes personnes qu’on rencontre et les joies sans mesure et les douleurs impétueuses : ces deux extrêmes se font pendant ; l’un et l’autre supposent une âme très vive. L’un et l’autre, nous l’avons déjà vu, ont leur principe non pas seulement dans le présent, mais dans l’avenir, sur lequel ils anticipent. Or, puisque la souffrance est essentielle à la vie, puisque même le degré où elle doit atteindre est fixé par la nature du sujet, il est clair que les variations brusques sont toujours à la surface et ne changent rien au fond ; dès lors il faut que la joie ou la tristesse sans mesure reposent sur quelque erreur, sur quelque illusion ; par suite, à condition d’y voir plus clair, on doit pouvoir s’épargner ces deux sortes de surexcitation ; de la sensibilité, une joie démesurée (exultatio, lætitia insolens), c’est toujours au fond cette illusion de croire qu’on a découvert dans la vie ce qui ne saurait s’y trouver, la satisfaction durable des désirs qui nous dévorent, et sans cesse renaissent, en un mot le remède des soucis. Or toute illusion de ce genre est un sommet d’où il faudra bien redescendre, un fantôme qui se dissipera, et ce ne sera pas sans nous causer une peine plus amère que ne fut notre première joie. Telle est la nature de toutes les hauteurs, qu’on n’en puisse revenir que par une chute. Il faut donc les fuir : une douleur subite et extraordinaire n’est rien autre que cette chute, l’évanouissement de ce fantôme : pas d’ascension, pas de chute. Maintenant, éviter l’un et l’autre, on le pourrait, à condition de prendre sur soi, de regarder les choses bien en face, d’en voir clairement la liaison, d’éviter avec constance de leur jamais prêter les couleurs dont on voudrait les voir parées. La morale stoïque se réduisait à ce point principal : tenir son âme libre d’une pareille illusion et de ce qu’elle traîne à sa suite, pour l’établir dans une indifférence inébranlable. C’était aussi la pensée d’Horace, dans l’ode fameuse :

Æquam memento rebus in arduis
Servare mentem, non secus in bonis
    Ab insolenti temperatam
        Laetitia… »[111]

Mais le plus souvent nous nous détournons, comme d’une médecine amère, de cette vérité, que souffrir c’est l’essence même de la vie ; que dès lors la souffrance ne s’infiltre pas en nous du dehors, que nous portons en nous-mêmes l’intarissable source d’où elle sort. Cette peine qui est inséparable de nous, au contraire nous sommes toujours à lui chercher quelque cause étrangère, et comme un prétexte ; semblables à l’homme libre qui se fait une idole, pour ne rester pas sans maître. Sans nous lasser, nous courons de désir en désir ; en vain chaque satisfaction obtenue, en dépit de ce qu’elle promettait ne nous satisfait point, le plus souvent ne nous laisse que le souvenir d’une erreur honteuse : nous continuions à ne pas comprendre, nous recommençons le jeu des Danaïdes ; et nous voilà à poursuivre encore de nouveaux désirs :

Sed, dum abest quod avemus, id exsuperare videtur
Cætera ; post aliud, quum contigit illud, avemus ;
Et sitis æqua tenet vitaï semper hiantes[112].
____________________(Lucrèce, III, 1095.)


Et cela va toujours ainsi, à l’infini, à moins, chose plus rare, et qui déjà réclame quelque force de caractère, à moins que nous ne nous trouvions en face d’un désir que nous ne pouvons ni satisfaire ni abandonner : alors nous avons ce que nous cherchions, un objet que nous puissions en tout instant accuser, à la place de notre propre essence, d’être la source de nos misères ; dès lors, nous sommes en querelle avec notre destinée, mais réconciliés avec notre existence même, plus éloignés que jamais de reconnaître que cette existence même a pour essence la douleur, et qu’un vrai contentement est chose impossible. De toute cette suite de réflexions naît une humeur un peu mélancolique, l’air d’un homme qui vit avec un seul grand chagrin, et qui dès lors dédaigne le reste, petites douleurs et petits plaisirs : c’est déjà un état plus noble, que cette chasse perpétuelle à des fantômes toujours changeants, qui est l’occupation de la plupart.


§ 58.


La satisfaction, le bonheur, comme l’appellent les hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de négatif ; en elle, rien de positif. Il n’y a pas de satisfaction qui d’elle-même et comme de son propre mouvement vienne à nous : il faut qu’elle soit la satisfaction d’un désir. Le désir, en effet, la privation, est la condition préliminaire de toute jouissance. Or avec la satisfaction cesse le désir, et par conséquent la jouissance aussi. Donc la satisfaction, le contentement, ne sauraient être qu’une délivrance à l’égard d’une douleur, d’un besoin : sous ce nom, il ne faut pas entendre en effet seulement la souffrance effective, visible, mais toute espèce de désir qui, par son importunité, trouble notre repos, et même cet ennui, qui tue, qui nous fait de l’existence un fardeau. — Maintenant, c’est une entreprise difficile d’obtenir, de conquérir un bien quelconque : pas d’objet qui ne soit séparé de nous par des difficultés, des travaux sans fin : sur la route, à chaque pas, surgissent des obstacles. Et la conquête une fois faite, l’objet atteint, qu’a-t-on gagné ? rien assurément, que de s’être délivré de quelque souffrance, de quelque désir, d’être revenu à l’état où l’on se trouvait avant l’apparition de ce désir. — Le fait immédiat pour nous, c’est le besoin tout seul, c’est-à-dire la douleur. Pour la satisfaction et la jouissance, nous ne pouvons les connaître qu’indirectement : il nous faut faire appel au souvenir de la souffrance, de la privation passées, qu’elles ont chassées tout d’abord. Voilà pourquoi les biens, les avantages qui sont actuellement en notre possession, nous n’en avons pas une vraie conscience, nous ne les apprécions pas ; il nous semble qu’il n’en pouvait être autrement ; et en effet, tout le bonheur qu’ils nous donnent, c’est d’écarter de nous certaines souffrances. Il faut les perdre, pour en sentir le prix : le manque, la privation, la douleur, voilà la chose positive, et qui sans intermédiaire s’offre à nous. Telle est encore la raison qui nous rend si douce la mémoire des malheurs surmontés par nous : besoin, maladie, privation, etc. ; c’est en effet notre seul moyen de jouir des biens présents. Ce qu’on ne saurait méconnaître non plus, c’est qu’en raisonnant ainsi, en égoïste (l’égoïsme, au reste, est la forme même de la volonté de vivre), nous goûtons une satisfaction, un plaisir, du même ordre, au spectacle ou à la peinture des douleurs d’autrui ; Lucrèce l’a dit en de beaux vers, et bien franchement, au début de son second livre :

Suave, mari magno, turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem :
Non, quia vexari quemquam est jucunda voluptas ;
Sed, quibus ipse malis careas, quia cernere suave est[113].

Pourtant, nous le verrons plus tard, cette sorte de joie, cette façon de se rendre sensible à soi-même son bien-être, est bien voisine du principe même de la méchanceté active.

Tout bonheur est négatif, sans rien de positif ; nulle satisfaction, nul contentement, par suite, ne peut être de durée : au fond ils ne sont que la cessation d’une douleur ou d’une privation, et, pour remplacer ces dernières, ce qui viendra sera infailliblement ou une peine nouvelle, ou bien quelque langueur, une attente sans objet, l’ennui. C’est de cette vérité qu’on trouve une trace dans ce fidèle miroir du monde, de la vie et de leur essence, je veux dire dans l’art surtout la poésie. Un poème épique ou dramatique ne peut avoir qu’un sujet : une dispute, un effort, un combat dont le bonheur est le prix ; mais quant au bonheur lui-même, au bonheur accompli, jamais il ne nous en fait le tableau. À travers mille difficultés, mille périls, il conduit ses héros au but : à peine l’ont-ils atteint, vite le rideau ! Et que lui resterait-il à faire, sinon de montrer que le but même, si lumineux, et où le héros croyait trouver le bonheur, était pure duperie ; qu’après l’avoir atteint, il ne s’en est pas trouvé mieux qu’auparavant. Comme il ne peut y avoir de vrai et solide bonheur, le bonheur ne peut être pour l’art un objet. A vrai dire, le but propre de l’idylle, c’est justement la peinture de ce bonheur impossible : mais aussi, chacun le voit bien, l’idylle par elle-même n’est pas un genre qui se tienne. Toujours, entre les mains du poète, elle tourne ou à l’épopée, une toute petite épopée, avec de petits chagrins, de petits plaisirs, de petits efforts, c’est le cas ordinaire ; ou bien à la poésie descriptive : alors elle peint la beauté de la nature, et se réduit à ce mode de connaissance pure, libre de tout vouloir, qui, à vrai dire, est le seul vrai bonheur, non plus un bonheur précédé par la souffrance et le besoin, et traînant à sa suite le regret, la douleur, le vide de l’âme, le dégoût, mais le seul qui puisse remplir, sinon la vie entière, du moins quelques moments dans la vie. — Et ce que nous voyons dans la poésie, nous le retrouvons dans la musique : la mélodie nous offre comme une histoire très intime de la volonté arrivée à la conscience des mystères de la vie, du désir, de la souffrance et de la joie, du flux et du reflux du cœur humain ; et nous nous y reconnaissons. La mélodie, c’est un écart par lequel on quitte la tonique et, à travers mille merveilleux détours, on arrive à une dissonance douloureuse, pour retrouver enfin la tonique, qui parle de satisfaction et d’apaisement de la volonté ; mais après elle, plus rien à faire, et quant à la soutenir un peu longtemps, ce serait la monotonie même, fatigante, insignifiante, et qui traduit l’ennui.

Ainsi, on le voit assez par tous ces éclaircissements, nulle satisfaction possible ne peut durer, il n’est point de bonheur positif : la raison de cela, on la comprend par ce qui a été dit à la fin du second livre : la volonté, — la vie humaine, comme tout phénomène, n’en est qu’une manifestation, — se réduit à un effort sans but, sans fin. Ce caractère d’infinité, on le retrouve sur tous les points de cet univers où elle s’exprime : à commencer par les formes les plus générales de la réalité visible, l’espace et le temps sans bornes, et jusqu’à la plus achevée de ses manifestations, la vie, l’effort humain. — On peut concevoir, en théorie, trois formes extrêmes de la vie humaine, et ces formes sont les trois éléments dont, en pratique, toute vie est composée. D’abord, la volonté énergique, la vie à grandes passions (Radjah-Gouna). Elle se manifeste dans les personnages historiques à grands caractères ; elle a sa représentation dans l’épopée et le drame ; mais elle peut aussi se montrer sur des scènes moins vastes : car ici ce qui fait la grandeur des objets, ce n’est pas leurs dimensions relatives en dehors de nous, mais leur force à nous émouvoir. En second lieu vient la pure connaissance, la contemplation des Idées, privilège réservé à l’intelligence affranchie du service de la volonté ; et c’est là la vie du génie (Satva-Gouna). Enfin, la léthargie la plus profonde de la volonté et de l’intelligence au service de la volonté, l’attente sans objet, l’ennui où la vie semble se figer (Tama-Gouna). La vie de l’individu est bien loin de se maintenir dans l’un de ces extrêmes : rarement elle y touche, et le plus souvent elle ne fait que s’avancer d’une démarche débile, hésitante, vers l’un ou l’autre côté, réduite à de mesquins désirs tendant vers des objets misérables, avec des reculs perpétuels, qui la font échapper à l’ennui. — Vraiment, on a peine à croire à quel point est insignifiante, vide de sens, aux yeux du spectateur étranger, à quel point stupide et irréfléchie, de la part de l’acteur lui-même, l’existence que coulent la plupart des hommes : une attente sotte, des souffrances ineptes, une marche titubante, à travers les quatre âges de la vie, jusqu’à ce terme, la mort, en compagnie d’une procession d’idées triviales. Voilà les hommes : des horloges ; une fois monté, cela marche sans savoir pourquoi ; à chaque conception, à chaque engendrement, c’est l’horloge de la vie humaine qui se remonte, pour reprendre sa petite ritournelle, déjà répétée une infinité de fois, phrase par phrase, mesure par mesure, avec des variations insignifiantes. — Un individu, un visage humain, une vie humaine, cela n’est qu’un rêve très court de l’esprit infini qui anime la nature, de cette opiniâtre volonté de vivre, une image fugitive de plus, qu’en jouant elle esquisse sur sa toile sans fin, l’espace et le temps, pour l’y laisser durant un moment, — moment qui, au regard de ces deux immensités, est un zéro, — puis l’effacer et faire ainsi place à d’autres. Pourtant, et c’est là dans la vie ce qui est fait pour donner à réfléchir, chacune de ces esquisses d’un moment, chacune de ces boutades se paie : la volonté de vivre dans toute sa fureur, des souffrances sans nombre, sans mesure, puis au bout un dénouement longtemps redouté, inévitable enfin, cette chose amère, la mort, voilà ce qu’elle coûte. Et voilà pourquoi le seul aspect d’un cadavre nous rend si brusquement sérieux.

La vie de chacun de nous, à l’embrasser dans son ensemble d’un coup d’œil, à n’en considérer que les traits marquants, est une véritable tragédie ; mais quand il faut, pas à pas, l’épuiser en détail, elle prend la tournure d’une comédie. Chaque jour apporte son travail, son souci ; chaque instant, sa duperie nouvelle ; chaque semaine, son désir, sa crainte ; chaque heure, ses désappointements, car le hasard est là, toujours aux aguets pour faire quelque malice : pures scènes comiques que tout cela. Mais les souhaits jamais exaucés, la peine toujours dépensée en vain, les espérances brisées par un destin impitoyable, les mécomptes cruels qui composent la vie entière, la souffrance qui va grandissant, et, à l’extrémité du tout, la mort, en voilà assez pour faire une tragédie. On dirait que la fatalité veut, dans notre existence, compléter la torture par la dérision : elle y met toutes les douleurs de la tragédie ; mais, pour ne pas nous laisser au moins la dignité du personnage tragique, elle nous réduit, dans les détails de la vie, au rôle du bouffon.

Toutefois, si empressés que soient les soucis, petits et grands, à remplir la vie, à nous tenir tous en haleine, en mouvement, ils ne réussissent point à dissimuler l’insuffisance de la vie à remplir une âme, ni le vide et la platitude de l’existence, non plus qu’ils n’arrivent à chasser l’ennui, toujours aux aguets pour occuper le moindre vide laissé par le souci. De là vient que l’esprit de l’homme, n’ayant pas encore assez des soucis, des chagrins et des occupations que lui fournit le monde réel, se fait encore de mille superstitions diverses un monde imaginaire, s’arrange pour que ce monde lui donne cent maux et absorbe toutes ses forces, au moindre répit que lui laisse la réalité : car ce répit, il n’en saurait jouir. C’est tout naturellement ce qui arrive aux peuples auxquels la vie est facile, grâce à un climat et à un sol cléments, ainsi d’abord chez les Hindous, puis chez les Grecs, chez les Romains, et, parmi les modernes, chez les Italiens, chez les Espagnols, etc. — L’homme se fabrique, à sa ressemblance, des démons, des dieux, des saints ; puis il leur faut offrir sans cesse sacrifices, prières, ornements pour leurs temples, vœux, accomplissements de vœux, pèlerinages, hommages, parures pour leurs statues, et le reste. Le service de ces êtres s’entremêle perpétuellement à la vie réelle, l’éclipse même : chaque événement devient un effet de l’action de ces êtres ; le commerce qu’on entretient avec eux remplit la moitié de la vie, nourrit en nous l’espérance, et, par les illusions qu’il suscite, nous devient parfois plus intéressant que le commerce des êtres réels. C’est là l’effet et le symptôme d’un besoin vrai de l’homme, besoin de secours et d’assistance, besoin d’occupation pour abréger le temps : sans doute souvent le résultat va directement contre le premier de ces besoins, puisque, en chaque conjoncture fâcheuse ou périlleuse, il nous fait consumer un temps et des ressources qui auraient leur emploi ailleurs, en prières et offrandes ; mais il n’en est que plus favorable à l’autre besoin, grâce à ce commerce fantastique avec un monde rêvé : c’est là le bénéfice qu’on tire des superstitions, et il n’est pas à dédaigner.


§ 59.


Maintenant enfin, grâce à toutes ces études de l’ordre le plus général, grâce à notre effort pour tracer une esquisse de la vie humaine dans ses traits élémentaires, nous devons être arrivés, dans la mesure où l’on peut se convaincre a priori, à cette conviction que, par nature, la vie n’admet point de félicité vraie, qu’elle est foncièrement une souffrance aux aspects divers, un état de malheur radical ; nous pourrions donner bien plus de vie et de corps à cette idée, en nous adressant à l’expérience, à l’a posteriori, en descendant aux cas particuliers, pour nous mettre sous les yeux des images, pour nous peindre en des exemples notre misère sans nom, pour invoquer les faits et l’histoire, où il est bien permis aussi de jeter un regard et de chercher des lumières. Mais ce serait un chapitre sans fin, et qui nous ferait descendre des généralités, de cette hauteur qui est la situation propre du philosophe. En outre, un pareil tableau passerait aisément pour une pure déclamation sur notre triste destin, comme on en a fait souvent ; on l’accuserait là-dessus de partialité, sous prétexte que tous les traits de la peinture seraient des faits particuliers. Au contraire, nous échappons sûrement à ce reproche et à ce soupçon, avec notre façon froide, philosophique, de découvrir par des raisons toutes générales et a priori les racines profondes par où la douleur tient à l’essence même de la vie, ce qui la rend inévitable. Mais si l’on veut une vérification a posteriori, il est aisé de l’obtenir. Il suffit d’être sorti des rêves de la jeunesse, de tenir compte de l’expérience, de la sienne et de celle des autres, d’avoir appris à se mieux connaître, par la vie, par l’histoire du temps passé et du présent, par la lecture des grands poètes, et de n’avoir pas le jugement paralysé par des préjugés trop endurcis, pour se résumer les choses ainsi : le monde humain est le royaume du hasard et de l’erreur, qui y gouvernent tout sans pitié, les grandes choses et les petites ; à côté d’eux, le fouet en main, marchent la sottise et la malice : aussi voit-on que toute bonne chose a peine à se faire jour, que rien de noble ni de sage n’arrive que bien rarement à se manifester, à se réaliser ou à se faire connaître ; qu’au contraire l’inepte et l’absurde en fait de pensée, le plat, le sans-goût en fait d’art, le mal et la perfidie en matière de conduite, dominent, sans être dépossédés, sauf par instants. En tout genre, l’excellent est réduit à l’état d’exception, de cas isolé, perdu dans des millions d’autres ; et si parfois il arrive à se révéler dans quelque œuvre de durée, plus tard, quand cette œuvre a survécu aux rancunes des contemporains, elle reste solitaire, pareille à une pierre du ciel, que l’on conserve à part, comme un fragment détaché d’un monde soumis à un ordre différent du nôtre. — Et quant à la vie de l’individu, toute biographie est une pathographie : car vivre, en règle générale, c’est épuiser une série de grands et petits malheurs ; chacun, d’ailleurs, cache de son mieux les siens, sachant bien qu’en les laissant voir il exciterait rarement la sympathie ou la pitié, et presque toujours la satisfaction : n’est-on pas tout content de se voir représenter les maux dont on est épargné ? Mais au fond, on ne trouverait peut-être pas un homme, parvenu à la fin de sa vie, à la fois réfléchi et sincère, pour souhaiter de la recommencer, et pour ne pas préférer de beaucoup un absolu néant. Au fond et en résumé, qu’y a-t-il dans le monologue universellement célèbre de Hamlet ? Ceci : notre état est si malheureux qu’un absolu non-être serait bien préférable. Si le suicide nous assurait le néant, si vraiment l’alternative nous était proposée « d’être ou ne pas être », alors oui, il faudrait choisir le non-être, et ce serait un dénouement digne de tous nos vœux (a consummation devoutly to be wish’d). Seulement, en nous quelque chose nous dit qu’il n’en est rien : que le suicide ne dénoue rien, la mort n’étant pas un absolu anéantissement. — Pareil est le sens de ce mot du Père de l’histoire[114], mot qui n’a jamais été démenti : « Il n’est pas un homme à qui il ne soit arrivé plus d’une fois de souhaiter de n’avoir pas à vivre le lendemain. » En sorte que cette brièveté de la vie, dont on se plaint tant, serait encore ce que la vie a de mieux.

Si l’on nous mettait sous les yeux à chacun les douleurs, les souffrances horribles auxquelles nous expose la vie, l’épouvante nous saisirait : prenez le plus endurci des optimistes, promenez-le à travers les hôpitaux, les lazarets, les cabinets où les chirurgiens font des martyrs ; à travers les prisons, les chambres de torture, les hangars à esclaves ; sur les champs de bataille, et sur les lieux d’exécution ; ouvrez-lui toutes les noires retraites où se cache la misère, fuyant les regards des curieux indifférents ; pour finir, faites-lui jeter un coup d’œil dans la prison d’Ugolin, dans la Tour de la Faim, il verra bien alors ce que c’est que son meilleur des mondes possibles[115]. Et d’ailleurs, d’où est-ce que Dante a tiré les éléments de son Enfer, sinon de ce monde réel lui-même ? Pourtant il en a fait un Enfer fort présentable. Mais quand il s’est agi de faire un Ciel, d’en dépeindre les joies, alors la difficulté a été insurmontable : notre monde ne lui fournissait point de matériaux. Il n’a donc eu qu’un parti à prendre : au lieu de nous parler de la félicité du Paradis, nous redire les leçons qu’il y avait reçues de ses ancêtres, de sa Béatrix et de divers saints. C’est, assez avouer ce qu’est notre monde. Peut-être il en est de la vie comme de toutes les mauvaises étoffes : tout le faux brillant est du côté de l’endroit ; ce qui est en piteux état est caché ; ce qui peut faire de l’effet, donner dans l’œil, on le met en montre, et plus on est loin de posséder le vrai contentement, plus on veut passer, dans l’opinion d’autrui, pour un homme heureux. Oui, notre folie va jusque-là, de nous faire prendre pour but suprême de nos efforts l’opinion d’autrui : et pourtant le néant d’un pareil résultat est assez connu ; presque toutes les langues le disent : leur mot pour dire vanité, vanitas, signifie vide, néant. — D’ailleurs, en dépit de tous ces mensonges, les souffrances peuvent s’accroître, et le fait est quotidien, jusqu’à nous faire souhaiter avec passion cette chose, la plus redoutée d’ordinaire, la mort. Alors, quand le destin veut montrer tout ce qu’il peut, il ferme au malheureux jusqu’à cette issue, et, le jetant aux mains d’ennemis en furie, le tient là dans un atroce, un long martyre, sans ressource. Qu’il appelle maintenant, le pauvre supplicié, ses dieux à son secours ! Il reste en proie à sa destinée ; et la destinée ne fait pas grâce. Eh bien, cette situation de l’homme perdu sans ressource, c’est l’image même de notre impuissance à rejeter loin de nous la volonté, notre personne n’en étant que la réalisation objective. — Si une puissance étrangère est incapable de changer cette volonté ou de la supprimer, elle ne l’est pas moins de la délivrer de ses tourments : ses tourments tiennent à l’essence de la vie, et la vie est la manifestation de la volonté. Toujours, en ce sujet capital comme en tout, l’homme se voit ramené à lui-même. En vain il se fabrique des dieux, pour les prier, pour leur soutirer des biens que seule l’énergie de son vouloir peut lui acquérir. L’Ancien Testament avait bien fait du monde et de l’homme l’œuvre d’un Dieu ; mais le Nouveau a reconnu que le salut et la délivrance du monde aujourd’hui plongé dans la misère devaient venir du monde même : aussi il a dû faire de ce Dieu un homme. La volonté de l’homme est donc et reste, pour lui, ce dont tout dépend. Si les sanyasis, les martyrs, les saints de toute confession et de tout nom, ont supporté volontiers, de bon cœur, leur martyre, c’est que chez eux la volonté de vivre s’était elle-même supprimée : alors seulement la lente destruction de l’apparence revêtue par cette volonté pouvait leur paraître bienvenue. Mais n’anticipons pas sur la suite de mon exposition. — Au reste, je ne puis ici dissimuler mon avis : c’est-que l’optimisme, quand il n’est pas un pur verbiage dénué de sens, comme il arrive chez ces têtes plates, où pour tous hôtes logent des mots, est pire qu’une façon de penser absurde : c’est une opinion réellement impie, une odieuse moquerie, en face des inexprimables douleurs de l’humanité. — Mais il ne faut pas aller croire que la foi chrétienne soit favorable à l’optimisme : bien au contraire, dans les Évangiles, le monde et le mal sont pris quasi comme termes synonymes[116].


§ 60.


Nous en avons fini avec les deux analyses qu’il nous fallait intercaler dans notre exposition : celle de la liberté qui appartient à la volonté en soi, et de la nécessité propre à ses phénomènes ; et celle du sort qui attend cette volonté dans le monde où elle se reflète, et dont elle doit prendre connaissance pour se prononcer sur le point de savoir si elle s’affirmera elle-même, ou se niera. Maintenant nous pouvons considérer cette affirmation et cette négation elles-mêmes, car jusqu’ici nous n’en avons parlé que pour en donner une idée générale ; il s’agit de les éclairer en plein, et pour cela d’exposer les façons de vivre par lesquelles l’une et l’autre s’expriment, et d’en voir la signification.

L’affirmation de la volonté, c’est la volonté elle-même, subsistant avec l’intelligence et n’en étant point affaiblie, telle enfin qu’elle s’offre en général, emplissant la vie de l’homme. Or le corps est une première manifestation de la volonté, sous les conditions déterminées par le degré et l’individu dont il s’agit ; et la volonté développée dans le temps n’est, de son côté, que la paraphrase du corps, une explication de ce qu’il signifie, tant dans son ensemble que dans ses parties ; cette volonté-là n’est donc qu’une révélation de la même chose en soi dont le corps est une première forme visible. Nous pouvons par conséquent dire, au lieu d’affirmation de la volonté, affirmation du corps. Le thème sur lequel la volonté, par ses actes divers, exécute des variations, c’est la pure satisfaction des besoins qui, en l’état de santé, résultent nécessairement de l’existence même du corps : ce corps déjà les exprime ; et ils se ramènent à deux points : conservation de l’individu, propagation de l’espèce. C’est par rapport à eux seulement que les motifs les plus variés ont prise sur la volonté et engendrent les actes les plus multiples. Chacun de ces actes n’est qu’une preuve, un exemple de la volonté qui se manifeste dans son ensemble par ces besoins : quant à la forme de cette preuve, quant à l’aspect du motif, c’est chose secondaire ici ; ce dont il s’agit, c’est, s’il y a volonté, quelle en est l’intensité. C’est seulement par les motifs que la volonté devient visible, comme l’œil a besoin de la lumière pour exercer sa faculté de voir. Le motif, en général, est devant la volonté comme un Protée aux mille figures : il est la promesse d’une satisfaction pleine et continue, d’un apaisement de la soif de vouloir ; mais ce but est-il atteint, le voilà qui change d’aspect, revient et de nouveau met la volonté en branle, avec une force proportionnelle à ce qu’elle a d’énergie et au rapport qu’elle entretient avec l’intelligence, les deux éléments qui, grâce à ces preuves et exemples, se révèlent à nos yeux et forment le caractère empirique.

L’homme, dès qu’il commence à se connaître, se voit occupé à vouloir, et en règle générale son intelligence demeure en un rapport constant avec sa volonté. Il commence par chercher à bien connaître les objets de sa volonté, puis les moyens d’y atteindre. Alors il voit ce qu’il a à faire, et d’ordinaire ne cherche à rien savoir d’autre. Il agit, peine : la conscience qu’il a, de travailler toujours à la fin que poursuit sa volonté, le tient en haleine et en train ; sa pensée s’occupe au choix des moyens. Telle est la vie de presque tous les hommes : ils veulent, ils savent ce qu’ils veulent, ils le recherchent avec assez de succès pour échapper au désespoir, assez d’échecs pour échapper à l’ennui avec ses suites. De là une certaine allégresse, ou du moins une paix intérieure, où ni richesse ni pauvreté n’ont pas grand’chose à voir : le riche ni le pauvre ne jouissent de ce qu’ils ont, car, on a vu pourquoi, leurs biens ne les touchent que négativement ; ce qui les tient en cet état, c’est l’espoir des biens qu’ils espèrent comme prix de leurs peines. Ils travaillent donc, vont de l’avant, sérieux, l’air important même : tels les enfants appliqués à leur jeu. — C’est par exception seulement qu’une telle vie voit son cours troublé, l’intelligence s’étant affranchie du service de la volonté, et s’étant mise à considérer l’essence même de l’univers, d’une façon générale ; elle aboutit alors, soit, pour satisfaire le besoin esthétique, à un état contemplatif, soit, pour satisfaire le besoin moral, à un état d’abnégation. Mais la plupart des hommes fuient, leur vie durant, devant le besoin, qui ne les laisse pas s’arrêter, réfléchir. Au contraire, souvent la volonté en eux s’exalte jusqu’à une affirmation extraordinairement énergique du corps, d’où sortent des appétits violents, de puissantes passions : alors l’individu ne s’en tient pas à affirmer sa propre existence, il nie celle de tous les autres, et tâche de les supprimer dès qu’il les trouve sur son passage.

La conservation du corps à l’aide de ses propres forces est encore un degré bien humble de l’affirmation de la volonté ; et si, librement, elle s’en tenait là, on pourrait admettre qu’à la mort, avec ce corps, la volonté dont il était le vêtement s’éteint. Mais déjà la satisfaction du besoin sexuel dépasse l’affirmation de l’existence particulière, limitée à un temps si court, va plus loin, et par delà la mort de l’individu, jusqu’à une distance infinie, affirme la vie. Toujours vraie et logique, la nature ici est en outre naïve, et nous met sous les yeux toute la signification de l’acte générateur. La conscience même, la force du désir, nous révèle dans cet acte l’affirmation la plus décisive de la volonté de vivre, dans sa pureté, et indépendante de toute addition (telle que la négation des autres individus) ; en outre, dans le temps, dans la série des causes, dans la nature enfin, apparaît, comme conséquence de l’acte, une nouvelle vie : en face du générateur, l’engendré, comme phénomène, est différent ; mais en soi et par son idée, il lui est identique. Voilà pourquoi cet acte permet aux générations successives des vivants de s’unir en un tout, qui peut être dit perpétuel. L’acte de la procréation, par rapport à son auteur, ne fait qu’exprimer, signaler son adhésion déterminée à la vie : par rapport au nouvel individu, elle n’est certes pas la cause de la volonté dont il est la manifestation, car en soi la volonté ne connaît ni cause ni effet ; mais, comme toute cause, elle est purement l’occasion qui a fait se manifester la volonté en ce moment et en ce point-là. Comme chose en soi, la volonté du générateur et celle de l’engendré, ce n’est qu’une volonté ; car le phénomène seul est soumis au principe d’individuation, et non pas la chose en soi. Par l’effet même de cette affirmation qui dépasse le corps de l’individu, et va jusqu’à la production d’un nouveau, la douleur et la mort, elles aussi, et en tant qu’elles sont essentielles au phénomène de la vie, se trouvent du même coup affirmées à nouveau ; et pour cette fois, la chance de délivrance que doit offrir l’intelligence parvenue à son point le plus élevé de perfection est visiblement perdue. Telle est la signification profonde de la honte qui accompagne l’acte de la génération. — C’est l’idée même qui, sous forme mythique, se retrouve dans le dogme chrétien du péché d’Adam : ce péché, évidemment, c’est d’avoir goûté le plaisir de la chair ; tous nous y participons, et par là nous sommes soumis à la douleur et à la mort. Ce dogme nous élève au-dessus de la sphère où tout s’éclaire par la raison suffisante, il nous met en face de l’Idée de l’homme : cette Idée, il nous apprend à en recomposer l’unité, après qu’elle s’est dispersée en d’innombrables individus, en les réunissant par le lien de la génération. Par suite, le christianisme voit en tout individu d’abord son identité avec Adam, avec le représentant de l’affirmation de la vie, d’où sa participation au péché (au péché originel), et par là à la douleur et à la mort ; puis aussi, et grâce à l’Idée dont il s’éclaire ici, l’identité de cet individu avec le Sauveur, le représentant de la négation de l’attachement à la vie, d’où sa participation au sacrifice et aux mérites du Sauveur, et sa délivrance des chaînes du péché et de la mort, c’est-à-dire du monde (Aux Romains, V, 12-21).

Un autre mythe encore s’accorde avec nous pour montrer dans la jouissance charnelle l’affirmation de la volonté de vivre dépassant la vie de l’individu, l’abandon consommé d’un être à cette volonté, un consentement renouvelé à la vie : c’est le mythe grec de Proserpine : le retour des enfers lui était encore permis, tant qu’elle n’avait pas goûté des fruits infernaux ; mais à peine elle a touché la grenade, à peine elle en a joui, elle appartient au monde d’en bas. Dans l’incomparable récit que Goethe en a donné, ce sens des choses est tout à fait visible, surtout au moment où elle vient de goûter à la grenade, et où le chœur invisible des Parques commence :

________Te voilà à nous !
A jeun devais-tu revenir :
Et cette grenade mordue te fait des nôtres !

Chose remarquable, Clément d’Alexandrie (Stromates, III, 15) exprime la même pensée à l’aide de la même image et des mêmes termes : Οι μεν ευνουχισαντες εαυτους απο πασης αμαρτιας, δια την βασιλειαν των ουρανων, μακαριοι ουτοι εισιν, οι του κοσμου νηστευοντες (« Ceux qui ont retranché d’eux-mêmes toute partie peccante, en vue du royaume des cieux, ceux-là sont bienheureux, qui jeûnent des biens de ce monde »).

Ce qui nous révèle encore dans le penchant des sexes l’affirmation décidée, la plus énergique, de la vie, c’est que pour l’homme de la nature, comme pour la bête, il est le terme dernier, la fin suprême de l’existence. Son premier objet, à cet homme, c’est sa propre conservation ; quand il y a pourvu, il ne songe plus qu’à la propagation de l’espèce : en tant qu’il obéit à la pure nature, il ne peut viser à rien de plus. La nature donc, ayant pour essence même la volonté de vivre, pousse de toutes ses forces et la bête et l’homme à se perpétuer. Cela fait, elle a tiré de l’individu ce qu’elle voulait, et reste fort indifférente devant son trépas, car pour elle qui, pareille à la volonté de vivre, ne s’occupe que de la conservation de l’espèce, l’individu est comme rien. — C’est parce qu’ils voyaient dans l’attrait des sexes la manifestation la plus forte de ce qui fait l’essence de la nature, de la volonté de vivre, que les anciens poètes et philosophes, Hésiode et Parménide ont dit dans un sens profond : Éros (l’Amour) est la réalité primitive, créatrice, le principe d’où sont sorties toutes choses (voy. Aristote, Métaph., I, 4). Phérécyde a dit ceci : Εις ερωτα μεταϐεϐλησθαι τον Δια, μελλοντα δη μιουργειν ( « que Jupiter, quand il voulut faire le monde, se changea en amour » ) [Proclus, Comment. au Timée de Platon, liv. III]. — Nous devons depuis peu une étude étendue sur ce point à G.-F. Schœmann, De cupidine cosmogonico[117], 1852. La Maya des Hindous, dont le monde des apparences tout entier n’est que l’œuvre, le tissu, se traduit dans les paraphrases par l’amour.

Les organes virils sont, plus qu’aucun des appareils extérieurs du corps, soumis à la seule volonté, et point à l’intelligence : même la volonté ici se montre presque aussi indépendante de l’intelligence que dans les organes de la vie végétative, de la reproduction partielle, lesquels fonctionnent sur une simple excitation, et où la volonté opère aveuglément, comme dans la nature brute. La génération, en effet, ce n’est que la reproduction non plus partielle mais s’étendant à tout un individu, la nutrition à la seconde puissance, de même que la mort n’est que la sécrétion à la seconde puissance. — Pour tous ces motifs, les organes virils sont le vrai foyer de la volonté, le pôle opposé au cerveau, qui représente l’intelligence, l’autre face du monde, le monde comme représentation. Eux, ils sont le principe conservateur de la vie, et qui lui assure l’infinité du temps ; c’est pour cette propriété qu’ils étaient adorés, chez les Grecs dans le phallus, et chez les Hindous dans le lingam : double symbole, on le voit maintenant, de l’affirmation de la volonté. Au contraire, l’intelligence rend possible la suppression de la volonté, son salut par la liberté, le triomphe sur le monde, l’anéantissement universel.

Déjà au début de ce quatrième livre, nous avons examiné tout au long comment la volonté de vivre, quand elle s’affirme, doit comprendre sa situation à l’égard de la mort : la mort ne lui fait pas obstacle, car elle est déjà enveloppée dans l’idée de la vie et en fait partie, contrebalancée qu’elle s’y trouve par son opposé, la génération, c’est-à-dire la promesse, la garantie, donnée à la volonté de vivre, d’une vie aussi longue que le temps, en dépit de la disparition des individus : vérité que les Hindous exprimèrent en donnant à Siva le lingam. Au même endroit, nous avons expliqué comment l’homme qui avec pleine réflexion prend le parti d’affirmer résolument la vie, peut regarder sans crainte la mort en face. N’y revenons donc pas. Pour la majorité des hommes, sans y bien réfléchir, ils adoptent cette situation, et affirment avec constance la vie. Le monde est là aussi qui reflète cette affirmation, avec ses individus innombrables, dans un temps infini, un espace sans bornes, au milieu de souffrances sans limites, entre la naissance et la mort, dans une chaîne illimitée de générations. — Pourtant de nulle part une plainte n’a droit de s’élever : c’est à ses frais que la volonté représente la grande tragi-comédie, et elle est à elle-même son spectateur. Le monde est ce qu’il est, parce que la volonté, dont il est la forme visible, est ce qu’elle est et veut ce qu’elle veut. La souffrance a sa justification : la volonté s’affirme à l’occasion même de ce phénomène ; et cette affirmation a pour justification, pour compensation, qu’elle porte avec elle la souffrance. Ainsi se révèle déjà à nous, par un premier rayon, l’éternelle justice telle qu’elle règne sur l’ensemble ; plus tard nous la verrons de plus près, plus clairement, s’exerçant sur les individus. Mais d’abord il nous faudra parler de la justice temporelle ou humaine[118].


§ 61.


Nous l’avons vu au second livre, dans la nature entière, à tous les degrés de cette manifestation de la volonté, nécessairement il y a guerre éternelle entre les individus de toutes les espèces : cette guerre rend visible la contradiction intérieure de la volonté de vivre. Quand on arrive aux degrés les plus élevés, où tout éclate avec plus de force, on voit ce phénomène aussi se déployer plus au large : alors il est plus facile de le déchiffrer. C’est pour nous préparer à cette tâche que nous allons considérer l’Égoïsme, principe de toute cette guerre, dans sa source même.

Le temps et l’espace étant la condition même sous laquelle peut se réaliser la multiplicité des semblables, nous les avons nommés le principe d’individuation. Ils sont les formes essentielles de l’intelligence à l’état de nature, c’est-à-dire telle qu’elle naît de la volonté. Donc la volonté doit se manifester par une pluralité d’individus. Cette pluralité d’ailleurs ne l’atteint pas, elle volonté, elle chose en soi : il ne s’agit que des phénomènes ; pour elle, elle est en chaque phénomène tout entière et indivisible, et voit tout autour d’elle l’image répétée à l’infini de sa propre essence. Quant à cette essence en soi, à la réalité par excellence, c’est au dedans d’elle-même, là seulement, qu’elle la trouve. Voilà pourquoi chacun veut tout pour soi, chacun veut tout posséder, tout gouverner au moins ; et tout ce qui s’oppose à lui, il voudrait pouvoir l’anéantir. Ajoutez, pour ce qui est des êtres intelligents, que l’individu est comme la base du sujet de la connaissance ; et ce sujet à son tour, la base du monde ; en d’autres termes, que la nature entière hors lui, tout le reste des individus, existent seulement autant qu’il se les représente ; dans sa conscience ils apparaissent uniquement à titre de représentation, leur existence n’est donc pas indépendante, elle tient à sa nature et à son existence à lui ; et en effet, que sa conscience disparaisse, et le monde pour lui disparaîtra du même coup ; pour lui, le monde existât-il, ce serait comme s’il n’existait pas. Tout individu, en tant qu’intelligence, est donc réellement et se paraît à lui-même la volonté de vivre tout entière : il voit en lui la réalité solide du monde, la condition dernière qui achève de rendre possible le monde en tant qu’objet de représentation, bref un microcosme parfaitement équivalent au macrocosme. La nature, toujours en tout point véridique, lui en donne un sentiment simple, immédiat, accompagné de certitude, qui n’exige aucune réflexion, étant primitif. Avec ces deux faits et leurs conséquences nécessaires, on explique cette singularité : que chaque individu, en dépit de sa petitesse, bien que perdu, anéanti au milieu d’un monde sans bornes, ne se prend pas moins pour centre du tout, faisant plus de cas de son existence et de son bien-être que de ceux de tout le reste, étant même, s’il consulte la seule nature, prêt à y sacrifier tout ce qui n’est pas lui, à anéantir le monde au profit de ce moi, de cette goutte d’eau dans un océan, et pour prolonger d’un moment son existence à lui. Cet état d’âme, c’est l’égoïsme, et il est essentiel à tous les êtres dans la nature ; c’est par lui, au reste, que la contradiction intime de la volonté se révèle, et sous un aspect effroyable. L’égoïsme, en effet, a pour base, pour point d’appui, cette opposition même du microcosme et du macrocosme ; il vient de ce que la volonté, pour se manifester, doit se soumettre à une loi formelle, au principe d’individuation ; par suite, elle se produit en une infinité d’individus, toujours pareille à elle-même, toujours entière, complète, avec ses deux faces {la volonté et la représentation). Ainsi chacun s’apparaît comme étant la volonté tout entière et l’intelligence représentative tout entière, tandis que les autres êtres ne lui sont donnés d’abord qu’à l’état de représentations, et de représentations à lui : aussi, pour lui, son être propre et sa conservation doivent-ils passer avant tout au monde. Pour chacun de nous, notre mort est la fin du monde ; quant à celle de nos connaissances, c’est chose assez indifférente, à moins qu’elle ne touche à quelqu’un de nos intérêts personnels. Quand la conscience atteint à son plus haut degré, c’est-à-dire chez l’homme, la douleur et la joie, par conséquent l’égoïsme, doivent, comme l’intelligence, s’élever à leur suprême intensité, et nulle part n’aura éclaté plus violemment le combat des individus, l’égoïsme en étant la cause. C’est le spectacle que nous avons sous les yeux, en grand et en petit ; il a son côté effroyable : c’est la vie des grands tyrans, des grands scélérats, ce sont les guerres qui ravagent un monde ; et son côté risible : c’est celui-ci que considère la comédie, et il a pour traits essentiels cette vanité et cette présomption si incomparablement décrites, expliquées in abstracto par La Rochefoucauld ; ce spectacle, nous le retrouvons et dans l’histoire universelle, et dans les limites de notre expérience. Mais où il se manifeste à plein, c’est quand, dans un groupe d’hommes, toute loi, tout ordre vient à être renversé ; alors on voit clairement ce bellum omnium contra omnes, dont Hobbes, au premier chapitre du De cive, a fait une si parfaite peinture. Là, on voit chacun non seulement arracher au premier venu ce dont il a envie, mais, pour accroître même imperceptiblement son bien-être, ruiner à fond le bonheur, la vie entière d’autrui. Telle est la plus énergique expression de l’égoïsme ; pour aller plus loin, il n’y a que la méchanceté proprement dite : celle-là travaille sans intérêt aucun, sans utilité, à la douleur, au malheur d’autrui ; nous en viendrons bientôt à elle. — Ainsi, nous avons découvert la source de l’égoïsme ; ailleurs, dans mon mémoire sur le Fondement de la morale, § 14, nous n’avions fait que la poser dogmatiquement : que l’on compare les deux opérations.

C’est là l’une des sources principales d’où sort pour se mêler à la vie, puisqu’il le faut et qu’ainsi le veut l’essence de la vie, la souffrance ; dès qu’il se réalise, prend une forme déterminée, cet égoïsme devient l’Eris, la guerre entre tous les individus : ainsi se traduit la contradiction qui déchire la volonté de vivre elle-même, en deux parties ennemies, et qui prend une forme visible grâce au principe d’individuation ; quand on veut se la mettre sous les yeux, dans toute sa clarté, sans intermédiaire, il y a un moyen cruel : ce sont les combats de bêtes. Cette division, cette déchirure, est comme l’intarissable source des souffrances ; les barrières que l’homme a imaginées pour l’arrêter sont inutiles : nous verrons bientôt ce qu’elles sont.


§ 62.


Déjà l’analyse nous a conduits à voir ce qu’est sous sa forme première et simple l’affirmation de la volonté de vivre : à savoir la pure affirmation de notre propre corps, ou la manifestation de la volonté, par des actes, dans le temps, manifestation parallèle, sans plus, à celle que donne déjà, dans l’espace, le corps avec sa forme et son adaptation à certaines fins. Cette affirmation a pour signe la conservation du corps, et l’application à cet objet de toutes les forces de l’individu. À cette affirmation se rattache par un lien immédiat la satisfaction du besoin sexuel ; bien plus, elle en fait partie, en tant que les organes de la génération font partie du corps. Aussi le renoncement à toute satisfaction de ce besoin, quand elle est libre, sans motif, est déjà une négation de la volonté de vivre, un libre anéantissement de cette volonté par elle-même, dû à un certain état de l’intelligence, où celle-ci agit comme calmant. Par là cette négation de notre corps doit être regardée comme une contradiction qui éclate entre la volonté et sa propre forme visible. En vain le corps réalise-t-il extérieurement, par les organes de la génération, la volonté de perpétuer l’espèce : cette perpétuation elle-même n’est pas voulue. C’est pour cette raison même, comme négation, suppression de la volonté de vivre, que ce renoncement est une si difficile et si douloureuse victoire sur soi-même : mais nous reviendrons là-dessus. — Maintenant cet acte d’affirmer son attachement au corps, la volonté le répète en une infinité d’individus coexistants ; par suite, et grâce à cet égoïsme qui appartient à tout être, elle peut fort bien, en un individu donné, dépasser les bornes de cette affirmation, jusqu’à nier la même volonté en tant que manifestée par un autre individu. La volonté du premier fait irruption dans le domaine où est affirmée la volonté d’autrui : elle détruit ou blesse le corps d’autrui, ou bien elle réduit à son propre service les forces de ce corps, au lieu de les laisser au service de la volonté qui se manifeste dans ce corps même. Lors donc que le premier individu soustrait à la volonté, en tant que manifestée sous forme du corps d’autrui, les forces de ce corps, et ainsi accroît les forces à son service et dépasse cette somme de ressources qui est son corps, il affirme sa propre volonté jusqu’au delà des limites de son corps, et cela en niant la volonté manifestée en un corps étranger. — Cette invasion dans le domaine où est affirmée par autrui la volonté est bien connue, sous le nom d’injustice. Les deux individus en effet se rendent bien compte de ce qui se passe alors, et cela instantanément, non pas d’une façon abstraite et claire, mais ils en ont le sentiment. La victime de l’injustice ressent cette invasion dans la sphère où elle affirme son propre corps, la négation de cette sphère par un étranger : elle en éprouve immédiatement un chagrin tout moral, bien distinct, bien différent de la douleur physique causée par le fait même, ou du malaise produit par la perte à elle infligée. Quant à l’auteur de l’injustice, cette idée naît en lui, qu’au fond lui-même et cette volonté manifestée dans le corps de la victime ne font qu’un ; qu’en dépassant les limites de son corps et de ses forces, c’est toujours la même volonté, en une autre de ses manifestations, qu’il a niée ; qu’enfin, s’il se considère en soi comme pure volonté, c’est lui-même que dans sa violence il combat, lui-même qu’il déchire ; — il sent, dis-je, de son côté cette vérité, il n’en a pas une notion abstraite, il la sent obscurément : et c’est là ce qu’on nomme le remords, ou plus spécialement le sentiment de l’injustice commise.

Telle est l’injustice, réduite par l’analyse à sa formule la plus générale ; mais sous forme concrète, elle trouve son expression la plus accomplie, la plus exacte, la plus saisissante, dans le cannibalisme : c’en est là le type le plus clair, le plus proche ; c’est l’image effroyable du combat de la volonté contre elle-même en ce qu’il a de plus violent, la volonté étant là arrivée à son plus haut degré, à l’état d’humanité. Puis vient l’assassinat, si promptement suivi du remords : nous venons de le définir en termes abstraits et secs ; ici il se révèle avec une redoutable clarté, détruisant le repos, portant à l’âme une blessure qui de la vie ne se guérira ; là, notre épouvante en face du crime commis, notre horreur à l’instant de le commettre, sont les signes de ce prodigieux attachement à la vie, qui est l’âme même de tout être vivant, justement en sa qualité de forme visible de la volonté de vivre. (Au surplus, ce sentiment produit en nous par l’injustice et le mal accomplis, le remords de conscience en un mot, sera l’objet d’une analyse plus complète, destinée à le transformer en une notion claire.) Ensuite viennent des actes identiques pour le fond au meurtre, et différents seulement par le degré : c’est la mutilation infligée exprès, les simples blessures, même les coups. — L’injustice se manifeste encore en tout acte ayant pour effet de soumettre à notre joug autrui, à le réduire en esclavage ; en toute entreprise sur les biens d’un autre, car songez que ces biens sont les fruits de son travail, et vous verrez que cette entreprise est au fond identique à l’acte précédent, et qu’entre les deux le rapport est le même qu’entre une blessure et un meurtre.

En effet, pour qu’il y ait propriété, pour qu’il y ait injustice à prendre à un homme un certain bien, il faut, d’après notre théorie de l’injustice, que ce bien soit le travail produit par les forces de cet homme : en le lui enlevant, dès lors on ravit à la volonté incarnée dans un corps donné les forces de ce corps, pour les mettre au service de la volonté incarnée dans un autre corps. C’est la condition nécessaire pour que l’auteur de l’injustice, sans s’attaquer au corps d’un autre, et simplement en touchant à un objet sans vie, différent de cet autre, soit pourtant coupable d’une irruption dans la sphère où est affirmée par un étranger la volonté, cette chose étant comme unie naturellement et identifiée avec les forces, le travail du corps d’autrui. Ainsi donc, tout droit véritable, tout droit moral de propriété, a son principe dans le seul travail ; c’était, au reste, l’opinion la plus accréditée jusqu’à Kant, et même on la trouve déjà exprimée en termes clairs et vraiment beaux dans le plus antique des codes : « Les sages, qui connaissent les choses anciennes, le disent : un champ cultivé est la propriété de celui qui en a arraché les souches, qui l’a sarclé, qui l’a labouré ; de même que l’antilope appartient au premier chasseur qui l’a blessée à mort. » (Lois de Manou, IX, 44.) — Pour ce qui est de Kant, je ne peux m’expliquer que par un affaiblissement sénile tout cet étrange tissu d’erreurs qui s’entre-suivent, et qu’on nomme sa théorie du droit, et, dans cette théorie, en particulier son idée, d’être allé fonder le droit de propriété sur la première occupation. Car enfin, j’aurai beau déclarer ma volonté d’interdire à autrui l’usage d’un objet : comment cela arrivera-t-il à faire un droit ? Évidemment, cette déclaration a elle-même besoin de s’appuyer sur un droit, au lieu d’être un droit elle-même, comme le veut Kant. Et où serait l’injustice proprement dite, l’injustice au sens moral, si j’allais refuser de respecter cette prétention de propriété exclusive qui se fonde uniquement sur la déclaration du prétendant ? Qu’est-ce que ma conscience trouverait à y reprendre ? N’est-il pas clair, ne saute-t-il pas à la vue qu’il n’y a absolument pas d’occupation légitime, qu’il n’y a de légitime que l’appropriation, l’acquisition d’un objet, lesquelles s’obtiennent par l’application à cet objet de forces à nous appartenant par nature. Qu’une chose ait été, par les soins de quelqu’un, pour si peu que ce soit, accommodée, améliorée, mise à l’abri des accidents, garantie, ces soins se fussent-ils bornés au simple fait de cueillir ou de ramasser un fruit sauvage, dès lors enlever cette chose à son possesseur, c’est lui ravir le résultat de l’effort qu’il y a appliqué, c’est faire servir ses forces à lui à notre volonté à nous, c’est pousser l’affirmation de notre volonté par delà les limites de sa forme visible, jusqu’à la nier en autrui, c’est faire une injustice[119]. — Mais quant à la simple possession de l’objet, quand elle n’est accompagnée d’aucune élaboration, d’aucune précaution propre à la conserver, elle fonde aussi peu un droit que le ferait une pure et simple déclaration de la volonté qu’on aurait d’en jouir seul. Quand une famille aurait été pendant cent ans seule à chasser sur un certain territoire, mais sans rien faire pour l’améliorer, s’il survenait un immigrant et qu’il voulût y chasser aussi, elle ne pourrait sans injustice morale le lui interdire. Ainsi le prétendu droit du premier occupant, la théorie qui, pour vous récompenser d’avoir eu la jouissance d’un objet, veut encore vous accorder le droit exclusif d’en jouir à l’avenir, est, en morale, tout à fait sans fondement. A celui qui s’en autoriserait, le survenant pourrait, avec beaucoup plus de raison, répliquer : « C’est bien parce que tu en as eu longtemps la jouissance, qu’il est juste de la céder aujourd’hui à d’autres. » Quand une chose n’est susceptible d’aucune élaboration, ni d’amélioration, ni de protection contre les accidents, il n’existe à son égard nul droit moral de possession exclusive ; ou bien, il faut supposer que tous les autres hommes, librement, s’en abstiennent, par exemple en échange de quelque service ; mais d’abord il faut une société réglée par une convention, un État. — Ainsi établi sur des principes moraux, le droit de propriété, par sa nature même, confère au propriétaire un pouvoir aussi illimité sur ses biens qu’il l’a déjà sur sa propre personne ; par suite, il peut, par donation ou par vente, transmettre sa propriété à d’autres ; et ceux-ci, dès lors, auront sur elle le même droit moral qu’il avait.

Considérons le motif général sous lequel se manifeste l’injustice : elle a deux formes, la violence et la ruse ; au sens moral et pour l’essentiel, c’est tout un. D’abord, si je commets un meurtre, il n’importe que je me serve du poignard ou du poison ; et de même pour toute lésion corporelle. Quant aux autres formes de l’injustice, on peut toujours les ramener à un fait capital : faire tort à un homme, c’est le contraindre de servir non plus sa propre volonté, mais la mienne, d’agir selon mon vouloir et non le sien. Si j’use de violence, c’est en m’aidant de l’enchaînement des causes physiques que j’arrive à mes fins ; et si de ruse, je m’aide de l’enchaînement des motifs, ce qui est la loi même de causalité reflétée dans l’intelligence : à cet effet, je présente à sa volonté des motifs illusoires, si bien qu’au moment où il croit suivre sa propre volonté, il suit la mienne. Comme le milieu où se meuvent les motifs, c’est l’intelligence, il faut à cet effet que je falsifie les données de son intelligence : et voilà le mensonge. Le mensonge a toujours pour but d’agir sur la volonté d’autrui, jamais sur son esprit seul et en lui-même ; s’il veut toucher l’esprit, c’est qu’il le prend pour moyen, et s’en sert pour déterminer la volonté. En effet, mon mensonge lui-même part de ma volonté : il a donc besoin d’un motif ; or ce motif, ce ne peut être que de faire vouloir autrui, non d’agir sur son esprit seulement, cet esprit ne pouvant par lui-même avoir aucune influence sur ma volonté à moi, ni par conséquent la mettre en mouvement, agir sur sa direction : seules la volonté et la conduite d’autrui peuvent jouer ce rôle ; quant à l’intelligence d’autrui, elle intervient dans mon calcul par suite, et indirectement. En cela, je ne songe pas seulement aux mensonges inspirés d’un intérêt évident, mais aussi à ceux qui sont de pure méchanceté, car il y a une méchanceté qui se réjouit des erreurs des autres à cause des maux où elles les jettent. Au fond, c’est aussi le but de la hâblerie : elle cherche à gagner plus de respect, à relever l’estime qu’on fait de nous, et par là à agir plus ou moins efficacement sur la volonté et la conduite d’autrui. Ce n’est pas de taire simplement une vérité, en d’autres termes, de se refuser à un aveu, qui constitue une injustice ; mais tout ce qui accrédite un mensonge en est une. Celui qui refuse d’indiquer à un voyageur le bon chemin ne lui fait pas de tort, mais bien celui qui lui en montre un mauvais. — On le voit par ce qui précède, le mensonge en lui-même est aussi bien une injustice que la violence : car il se propose d’étendre le pouvoir de ma volonté jusque sur des étrangers, d’affirmer par conséquent ma volonté au prix d’une négation de la leur : la violence ne fait pas pis. — Mais le mensonge le plus achevé, c’est la violation d’un contrat : là se trouvent réunies, et dans la forme la plus évidente, toutes les circonstances ci-dessus énumérées. En effet, si j’adhère à une convention, je compte que l’autre contractant tiendra sa promesse, et c’est même là le motif que j’ai de tenir présentement la mienne. Nos paroles ont été échangées après réflexion et en bonne forme. La véracité des déclarations faites de part et d’autre dépend, d’après l’hypothèse, de la volonté des contractants. Si donc l’autre viole sa promesse, il m’a trompé, et, en faisant flotter devant ma vue des ombres de motifs, il a entraîné ma volonté dans la voie convenable à ses desseins, il a étendu le pouvoir de sa volonté sur la personne d’un étranger : l’injustice est complète. Tel est le principe qui rend légitimes et valables en morale les contrats.

L’injustice violente ne déshonore pas son auteur autant que l’injustice perfide : celle-là vient de la force physique, si puissante pour en imposer aux hommes, quelles que soient les circonstances ; celle-ci, au contraire, marche par des chemins détournés, et ainsi trahit la faiblesse, ce qui rabaisse le coupable dans son être physique comme dans son être moral. En outre, pour le menteur et le trompeur, il n’y a qu’un moyen de succès : c’est, au moment de mentir, de témoigner son mépris, son dégoût contre le mensonge ; la confiance d’autrui est à ce prix, et sa victoire est due à ce qu’on lui attribue toute la loyauté qui lui manque. — Si la fourberie, l’imposture, la tricherie inspirent un tel mépris, en voici la cause : la franchise et la loyauté forment le lien qui met encore de l’unité entre les individus, ces fragments d’une volonté dispersée sous forme de multiplicité, une unité extérieure, du moins, et qui par là contient : dans de certaines limites les effets de l’égoïsme né de cette : fragmentation. L’imposture et la fourberie brisent ce dernier, lien, ce lien extérieur, et ouvrent ainsi aux effets de l’égoïsme un champ illimité.

Nous avons, suivant le cours logique de nos idées, défini ce que contient la notion d’injustice : l’injustice est le caractère propre à l’action d’un individu, qui étend l’affirmation de la volonté en tant que manifestée par son propre corps, jusqu’à nier la volonté manifestée par la personne d’autrui. De même et à l’aide d’exemples fort généraux, nous avons déterminé la limite où commence le domaine de l’injuste ; en même temps nous en avons marqué, à l’aide de quelques définitions capitales, les degrés essentiels, des plus élevés aux plus faibles. De tout cela il suit que la notion de l’injuste est primitive et positive : c’est son contraire, le juste, qui est secondaire et négatif. Ne considérons pas les mots, mais les idées. En fait, on ne parlerait jamais de droit s’il n’y avait jamais d’injustice. La notion de droit n’enferme exactement que la négation du tort ; elle convient à toute action qui n’est pas une transgression de la limite ci-dessus déterminée, et qui ne consiste pas à nier la volonté en autrui, pour la fortifier en nous. Cette limite donc divise, en ce qui concerne la valeur morale pure, le champ de l’activité possible en deux parties correspondantes : celle des actions injustes, celle des actions justes. Dès qu’une action ne tombe pas dans le défaut analysé plus haut, d’envahir le domaine où s’affirme la volonté d’autrui, en vue de la nier, elle n’est pas injuste. Ainsi refuser du secours à un malheureux pressé par la nécessité, contempler paisiblement du sein de l’abondance un homme qui meurt de faim, cela est cruel, diabolique même, mais non injuste : tout ce qu’on peut affirmer en toute assurance, c’est qu’un être capable d’insensibilité et de dureté jusqu’à ce point-là est prêt à toutes les injustices, pour peu que des désirs l’y poussent et que nul obstacle ne l’arrête.

Mais le cas où la notion du droit, conçu comme négation de l’injustice, s’applique le mieux, et celui d’où sans doute elle a commencé de naître, c’est celui où une tentative d’injustice se trouve repoussée par la force : cette défense-là ne peut être à son tour une injustice, elle est donc justice ; à vrai dire toutefois, prise en soi et séparément, elle est aussi un acte de violence et elle serait une injustice ; mais le motif la justifie, c’est-à-dire la constitue à l’état d’acte de justice et de droit. Si un individu, dans l’affirmation de sa volonté, va si loin que d’empiéter sur l’affirmation de la volonté qui est propre à ma personne, si par là il la nie, en me protégeant contre cet empiétement, je ne fais que nier sa négation ; de ma part, il n’y a donc rien de plus que l’affirmation de la volonté dont mon corps est par nature et essence la forme visible, et déjà une expression implicite. Par conséquent, il n’y a rien là qui soit un tort ; en d’autres termes, il y a là un droit. Ce qui revient à dire ceci : j’ai le droit de nier une volonté étrangère, en lui opposant la somme de force nécessaire pour l’écarter ; ce droit peut aller, la chose est claire, jusqu’à l’anéantissement de l’individu en qui réside cette volonté étrangère ; dans ce cas-là, pour repousser le dommage qui me menace, je peux me protéger contre les empiétements de cette force extérieure au moyen d’une force suffisante pour l’emporter ; et, ce faisant, je n’ai aucun tort, je suis dans mon droit. En effet, dans tout ceci, je demeure quant à moi dans les limites d’une pure affirmation de ma volonté, affirmation qui est de l’essence même de ma personne et dont ma personne n’est en somme qu’une première expression ; c’est dans ces limites que se maintient le théâtre de la lutte ; celle-ci n’atteint point une sphère étrangère ; elle n’est donc de ma part que la négation d’une négation, c’est-à-dire une affirmation ; en elle-même elle n’a rien de négatif. Je peux donc, sans sortir du droit, veiller au salut de ma volonté, en tant qu’elle se manifeste dans mon corps et dans l’emploi que je peux faire de mes forces physiques pour la seule conservation de mon corps, sans nier par là aucune des volontés étrangères qui se renferment également dans leur domaine ; j’y peux veiller, dis-je, en contraignant toute volonté extérieure qui nierait la mienne à s’abstenir de cette négation : en résumé, j’ai, dans les limites ci-dessus dites, un droit de contrainte.

Toutes les fois que j’ai un droit de contrainte, un droit absolu d’user de mes forces contre autrui, je peux également, selon les circonstances, opposer à la violence d’autrui la ruse ; je n’aurai pas en cela de tort : en conséquence, je possède un droit de mentir, dans la même mesure où je possède un droit de contrainte. Ainsi un individu se trouve arrêté par des voleurs de grande route ; ils le fouillent ; lui leur assure qu’il n’a sur lui rien de plus que ce qu’ils ont trouvé : il est pleinement dans son droit. De même encore, si un voleur s’est introduit nuitamment dans la maison, que vous l’ameniez par un mensonge à entrer dans une cave, et que vous l’y enfermiez. Un homme est pris par des brigands, des Barbaresques, je suppose ; il se voit emmener en captivité ; pour ressaisir sa liberté, il ne peut recourir à la force ouverte ; il use de ruse, il les tue : c’est son droit. — C’est pour le même motif qu’un serment arraché par la force brutale toute pure et simple ne lie pas qui l’a fait : la victime de cet abus de la force pouvait de plein droit se défaire de son agresseur en le tuant ; à plus forte raison pouvait-il bien s’en défaire en le trompant. On vous a volé votre bien, vous n’êtes pas en état de le recouvrer par la force ; si vous y arrivez par une supercherie, vous n’aurez pas tort. Et même, si mon voleur joue contre moi l’argent qu’il m’a volé, j’ai le droit de me servir avec lui de dés pipés ; ce que je lui regagne n’est après tout que mon bien. Pour nier tout cela, il faudrait d’abord nier la légitimité des stratagèmes à la guerre : car en somme, ce sont autant de mensonges, autant d’exemples à l’appui du mot de la reine Christine de Suède : « Aux paroles des hommes il ne faut pas ajouter foi ; à leurs actes, à peine. » — On voit par là si les limites extrêmes du droit effleurent celles de l’injuste ! Au surplus, je crois superflu de montrer ici combien toute cette doctrine concorde exactement avec ce qui a été dit plus haut sur l’illégitimité du mensonge en tant que violence : on en peut tirer également de quoi jeter de la lumière sur les théories si étranges du mensonge officieux[120].

De tout ce qui précédé il résulte que le droit et l’injuste sont des notions purement et simplement morales : autrement dit, elles n’ont de sens que pour qui a en vue l’action humaine considérée en soi, et sa valeur intime. Ce sens se révèle de lui-même à la conscience, et voici comment : d’une part ; l’acte injuste est accompagné d’une douleur intérieure ; cette douleur c’est le sentiment, la conscience qu’a l’agent injuste d’un excès d’énergie dans l’affirmation de sa volonté, affirmation qui aboutit à nier ce qui sert de manifestation extérieure à une autre volonté ; d’autre part, cette douleur est aussi la conscience qu’a l’agent, tout en étant, comme phénomène, distinct de sa victime, de ne faire au fond qu’un avec elle. Nous reviendrons sur cette analyse du remords, pour la pousser plus à fond ; mais le moment n’en est pas encore venu. Quant à la victime de l’acte injuste, elle a conscience, elle sent avec douleur que sa volonté est niée, dans la mesure où elle est exprimée par son corps, et par les besoins naturels qu’elle ne peut satisfaire sans le secours des forces de ce corps ; elle sait aussi que cette négation, elle peut, sans se mettre dans son tort, la repousser, et ce, par tous les moyens, si la force lui fait défaut. Telle est la signification purement morale des mots « droit » et « injustice » ; et c’est la seule qu’ils aient pour les hommes considérés en tant qu’hommes, en dehors de toute qualité de citoyens. C’est celle-là par suite qui, même dans l’état de nature, en l’absence de toute loi positive, subsiste ; c’est elle qui constitue la base et la substance de tout ce qu’on nomme droit naturel, et qui serait, mieux nommé droit moral : car ce qui lui est propre, c’est de ne pas s’étendre à ce qui agit sur nous, à la réalité extérieure ; son domaine, c’est celui de notre activité, celui de cette connaissance naturelle de notre volonté propre, qui naît de l’exercice de notre activité, et qui se nomme conscience morale ; quant à étendre son pouvoir jusqu’au dehors, sur les autres individus, quant à empêcher la violence de s’établir à la place du droit, c’est ce qu’elle ne peut pas toujours dans l’état de nature. Dans cet état, il dépend bien de chacun et toujours de ne pas faire d’injustice ; mais il ne dépend nullement de chacun, d’une façon absolue, de ne pas souffrir d’injustice : cela dépend de la force extérieure dont chacun se trouve armé. Ainsi donc, d’une part, les concepts de Droit et de Tort ont fort bien une valeur dans l’état même de nature, et ne sont point du tout conventionnels ; mais dans cet état, ils n’ont que la valeur de concepts moraux, et ont simplement rapport à la connaissance que chacun possède de la volonté résidant en lui. Dans l’échelle, formée de degrés si multiples et si écartés, où se marquent les affirmations plus ou moins énergiques de la volonté de vivre dans chaque individu humain, ces concepts représentent un point fixe, pareil au zéro du thermomètre : le point où l’affirmation de ma volonté devient la négation de la volonté d’autrui, le point où elle donne, par un acte injuste, la mesure de sa violence et en même temps la mesure de la force avec laquelle son intelligence s’attache au principe d’individuation, car ce principe est la forme même d’une intelligence entièrement asservie à la volonté. Maintenant, si l’on met de côté cette façon toute morale de considérer les actions humaines, ou si on la nie, alors rien de plus naturel que de se ranger du côté de Hobbes, et de regarder le droit et l’injuste comme des notions conventionnelles, établies d’une manière arbitraire, et par suite dépourvues de toute réalité en dehors du règne des lois positives. A celui qui parle de la sorte, nous ne pouvons pas lui mettre sous les yeux, au moyen de quelque expérience physique, une chose qui n’appartient pas au domaine de cette expérience. Il en est de même pour Hobbes, d’ailleurs : lui est un empiriste résolu ; il nous en donne une preuve bien frappante dans son livre Sur les principes de géométrie : il y nie résolument toute mathématique au sens propre du mot ; il soutient avec obstination que le point a une étendue, et la ligne une largeur. Or, nous ne pourrions pas lui montrer un point sans étendue, ni une ligne sans largeur. Il faut donc renoncer à lui rendre évident le caractère a priori de la mathématique, aussi bien que celui du droit : car il s’est déclaré, une bonne fois pour toutes, fermé à toute connaissance non empirique.

Ainsi donc, la théorie pure du droit est un chapitre de la morale ; elle se rapporte uniquement en nous au faire, et non au pâtir. C’est le faire seul, en effet, qui est une expression de la volonté ; c’est lui seul que considère la morale. Quant au pâtir, pour elle ce n’est qu’un pur accessoire : si elle y a parfois égard, c’est pour des raisons indirectes, par exemple afin de démontrer qu’un événement dont l’unique cause est ma résolution de ne pas souffrir une injustice, ne constitue pas une injustice de ma part. — Ce chapitre, si on le développait, devrait avoir pour objet d’abord de déterminer avec précision les limites que ne doit pas dépasser l’individu dans l’affirmation de la volonté en tant qu’elle a pour symbole objectif son corps, sous peine de nier la même volonté en tant qu’elle se manifeste en un autre individu ; ensuite, il aurait encore pour objet de déterminer quelles sont les actions par lesquelles on transgresse ces limites, autrement dit celles qui sont injustes et contre lesquelles on peut par suite se défendre sans injustice. De la sorte, ce serait toujours bien l’action qui resterait le but de toute cette étude.

Maintenant, dans le domaine de l’expérience extérieure apparaît, accidentellement, l’injustice reçue : c’est là que se manifeste, avec une clarté sans égale, ce phénomène, la lutte de la volonté de vivre contre elle-même ; et cette lutte a pour causes la multiplicité des individus et l’égoïsme, deux choses qui n’existeraient pas sans le principe d’individuation, cette forme sous laquelle seule le monde peut être représenté dans l’intelligence de l’être individuel. Déjà plus haut nous l’avons vu : c’est dans cette lutte que plus d’une des douleurs inséparables de la vie humaine prend sa source ; source intarissable, d’ailleurs.

Or tous ces individus ont un don commun, la raison. Grâce à elle, ils ne sont plus, comme les bêtes, réduits à ne connaître que le fait isolé : ils s’élèvent à la notion abstraite du tout et de la liaison des parties du tout. Grâce à elle, ils ont vite su remonter à l’origine des douleurs de cette sorte, et ils n’ont pas tardé à apercevoir le moyen de les diminuer, de les supprimer même dans la mesure du possible. Ce moyen, c’est un sacrifice commun, compensé par des avantages communs supérieurs au sacrifice. En effet, si, à l’occasion, il est agréable à l’égoïsme de l’individu de commettre une injustice, d’autre part sa joie a un corrélatif inévitable : l’injustice commise par l’un ne peut pas ne pas être soufferte par l’autre, et la souffrance, pour ce dernier, est très forte. Que la raison poursuive ; qu’elle s’élève jusqu’à la considération du tout ; qu’elle dépasse le point de vue où se tient l’individu, et d’où l’on n’aperçoit qu’un côté des choses ; qu’elle échappe un instant à la dépendance où elle se trouve à l’égard de cet individu en qui elle est incorporée : alors elle verra que la jouissance produite dans l’un des individus par l’acte injuste est balancée, emportée par une souffrance plus grande en proportion, qui se produit chez l’autre. Elle s’apercevra encore que, tout étant laissé au hasard, chacun doit redouter d’avoir moins souvent à goûter le plaisir de faire l’injustice qu’à endurer l’amertume d’en pâtir. De tout cela la Raison conclut que si l’on veut d’abord affaiblir la somme des souffrances à répartir entre les individus, et aussi la répartir le plus uniformément possible, le meilleur moyen, le seul, c’est d’épargner à tout le monde le chagrin de l’injustice reçue, et pour cela de faire renoncer tout le monde au plaisir que peut donner l’injustice commise. — Peu à peu l’égoïsme, guidé par la raison, procédant avec méthode, et dépassant son point de vue insuffisant, l’égoïsme découvre ce moyen, et le perfectionne par retouches successives ; c’est enfin le contrat social, la loi. Cette explication que je propose de l’origine de la loi, déjà Platon, dans la République, l’avait accueillie. En fait, d’ailleurs, il n’y a pas d’autre origine possible : l’essence de la loi, la nature des choses n’en souffrent pas d’autre. En aucun pays, en aucun temps, l’État n’a pu se constituer autrement : c’est précisément ce mode de formation, et aussi ce but, qui lui donnent son caractère d’État. Le reste est accessoire : que, chez tel ou tel peuple, la situation antérieure ait été celle d’une multitude de sauvages indépendants entre eux (état anarchique) ; qu’elle ait été celle d’une foule d’esclaves commandés par le plus fort d’entre eux (état despotique), il n’importe. Dans l’un ni l’autre cas, il n’y avait encore là un État : ce qui le fait apparaître, c’est le contrat consenti par tous ; suivant qu’ensuite ce contrat est plus ou moins altéré par un mélange d’éléments anarchiques ou despotiques, l’État est plus ou moins imparfait. Les républiques tendent à l’anarchie, les monarchies au despotisme ; le régime de juste milieu, inventé pour échapper à ces deux défauts, la monarchie constitutionnelle, tend au règne des factions. Pour fonder un État parfait, il faudrait faire d’abord des êtres à qui leur nature permettrait de sacrifier absolument leur bien particulier au bien public. En attendant, on approche déjà du but, là où il existe une famille dont la fortune est inséparablement unie à celle du pays ; de la sorte, elle ne peut, au moins dans les affaires d’importance, chercher son bien en dehors du bien public. C’est de là que viennent la force et la supériorité de la monarchie héréditaire.

Mais si la morale ne considère que l’action juste ou injuste, si tout son rôle est de tracer nettement à quiconque a résolu de ne pas faire d’injustice les bornes où doit se contenir son activité, il en est tout autrement de la théorie de l’État. La science de l’État, la science de la législation n’a en vue que la victime de l’injustice ; quant à l’auteur, elle n’en aurait cure, s’il n’était le corrélatif forcé de la victime ; l’acte injuste, pour elle, n’est que l’adversaire à l’encontre de qui elle déploie ses efforts : c’est à ce titre qu’il devient son objectif. Si l’on pouvait concevoir une injustice commise qui n’eût pas pour corrélatif une injustice soufferte, l’État n’aurait logiquement pas à l’interdire. — De même, aux yeux de la morale, l’objet à considérer, c’est la volonté, l’intention : il n’y a pour elle que cela de réel ; selon elle, la volonté bien déterminée de commettre l’injustice, fût-elle arrêtée et mise à néant, si elle ne l’est que par une puissance extérieure, équivaut entièrement à l’injustice consommée ; celui qui l’a conçue, la morale le condamne du haut de son tribunal comme un être injuste. Au contraire, l’État n’a nullement à se soucier de la volonté, ni de l’intention en elle-même ; il n’a affaire qu’au fait (soit accompli, soit tenté), et il le considère chez l’autre terme de la corrélation, chez la victime ; pour lui donc il n’y a de réel que le fait, l’événement. Si parfois il s’enquiert de l’intention, du but, c’est uniquement pour expliquer la signification du fait. Aussi l’État ne nous interdit pas de nourrir contre un homme des projets incessants d’assassinat, d’empoisonnement, pourvu que la peur du glaive et de la roue nous retienne non moins incessamment et tout à fait sûrement de passer à l’exécution. L’État n’a pas non plus la folle prétention de détruire le penchant des gens à l’injustice, ni les pensées malfaisantes ; il se borne à placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l’injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner ; et ce second motif, c’est un châtiment inévitable ; aussi le code criminel n’est-il qu’un recueil, aussi complet qu’il se peut, de contre-motifs destinés à prévenir toutes les actions coupables qu’on a pu prévoir : seulement, action et contre-motif y sont exprimés en termes abstraits ; à chacun d’en faire, le cas échéant, l’application concrète. A cet effet, la théorie de l’État, ou théorie des lois, empruntera à la morale un de ses chapitres, celui qui traite du droit, où sont posées les définitions du Droit et de l’Injuste pris en eux-mêmes, et où sont ensuite et par voie de conséquence tracées les limites précises qui séparent l’un de l’autre ; seulement, elle ne les empruntera que pour en prendre le contre-pied : partout où la morale pose des bornes qu’on ne doit pas franchir, si l’on ne veut pas commettre une injustice, elle considérera ces mêmes bornes de l’autre côté ; elle y verra les bornes que l’on ne doit pas laisser franchir par les autres, si l’on ne veut pas en recevoir d’injustice, et qu’on a par conséquent le droit de défendre contre toute transgression. Donc ces bornes, elle ne les regarde que du côté où se trouve celui qu’on peut nommer la victime éventuelle, et elle s’occupe de les fortifier en dedans. On a appelé ingénieusement l’historien un prophète retourné : eh bien, on pourrait de même appeler le théoricien du droit un moraliste retourné ; alors la théorie du droit, au sens propre des mots, la théorie des droits que chacun peut s’arroger, serait la morale retournée ; elle le serait du moins pour un des chapitres de la morale, celui où sont exposés les droits qui ne doivent point être violés. Ainsi la notion de l’injuste, et celle de la négation du droit que l’injuste enferme, notion qui est d’ordre moral par origine, devient juridique : son point de départ pivote sur lui-même, et s’oriente du côté passif au lieu de rester orienté vers le côté actif ; cette notion opère donc une conversion.

Voilà, — sans parler de là doctrine du droit selon Kant, où la construction de l’État se déduit de l’impératif catégorique, et devient un devoir de moralité, ce qui est une grave erreur, — voilà la raison qui jusqu’à ces derniers temps a donné naissance à d’étranges doctrines, comme celle-ci que l’État est un moyen de nous élever à la moralité, qu’il naît d’une aspiration à la vertu, que par suite il est tout dirigé contre l’égoïsme. Comme si l’intention intime, en qui seule réside la moralité ou l’immoralité, comme si la volonté, la liberté éternelle, se laissait modifier par une action extérieure, altérer par une intervention ! Une théorie non moins fausse, c’est encore celle qui fait de l’État la condition de la liberté au sens moral du mot, et, par là même, de la moralité : tandis qu’en réalité la liberté est au-delà du monde des phénomènes, et à plus forte raison au delà du domaine des institutions humaines. Il s’en faut de tout, nous l’avons déjà vu, que l’État soit dirigé contre l’égoïsme, dans le sens général et absolu du mot ; au contraire, c’est justement de l’égoïsme que naît l’État, mais d’un égoïsme bien entendu, d’un égoïsme qui s’élève au-dessus du point de vue individuel jusqu’à embrasser l’ensemble des individus, et qui en un mot tire la résultante de l’égoïsme commun à nous tous ; servir cet égoïsme-là, c’est la seule raison d’être de l’État, étant donné toutefois, — hypothèse bien légitime, — qu’il ne faut pas compter de la part des hommes sur la moralité pure, sur un respect du droit inspiré de motifs tout moraux ; autrement, d’ailleurs, l’État serait chose superflue. Ce n’est donc pas du tout l’égoïsme que vise l’État, mais seulement les conséquences funestes de l’égoïsme : car, grâce à la multiplicité des individus, qui tous sont égoïstes, il peut en surgir de pareilles, et chacun est exposé à en souffrir dans son bien-être ; c’est ce bien-être que l’État a en vue. Aussi Aristote dit-il déjà (Politique, III) : Τελος μεν ουν πολεως το ευ ζην τουτο δε εστι το ζην ευδαιμονως και καλως. ( « Le but de la cité, c’est que les citoyens vivent bien ; or vivre bien, c’est vivre d’une vie heureuse et belle. » ) Hobbes aussi a expliqué de même, dans une analyse exacte et excellente, que là est l’origine, et là le but, de tout État ; et c’est d’ailleurs ce que montre également le vieux principe de tout ordre public : Salus publica prima lex esto ( « Que la première des lois soit le salut public » ). — Si l’État atteint entièrement son but, l’apparence qu’il produira sera la même que si la moralité parfaite régnait partout sur les intentions. Mais quant au fond, quant à l’origine de ces deux apparences similaires, rien de plus opposé. En effet, sous le règne de la moralité, nul ne voudrait faire l’injustice ; dans l’État parfait, nul ne voudrait la souffrir, tous les moyens convenables seraient ajustés à la perfection en vue de ce but. C’est ainsi qu’une même ligne peut être tirée en marchant dans deux sens opposés ; c’est ainsi qu’une bête féroce, avec une muselière, est aussi inoffensive qu’un herbivore. — Mais quant à aller plus loin, c’est ce que l’État ne peut pas : il ne saurait nous offrir une apparence analogue à ce qui résulterait d’un échange universel de bon vouloir et d’affection. En effet, nous l’avons déjà montré, l’État, par sa nature même, ne pourrait interdire une action injuste qui n’aurait pour pendant aucune injustice soufferte ; s’il repousse tout acte injuste, c’est simplement parce que le cas est impossible. Eh bien, en sens inverse, tout occupé comme il l’est du bien-être de tous, il s’efforcerait volontiers de faire que chacun reçût de tous des marques de bon vouloir et des preuves de charité ; mais il faudrait pour cela que la condition première ne fût pas la dépense d’une quantité équivalente de ces marques-là : car dans ce commerce, chaque citoyen voudrait le rôle passif, aucun le rôle actif, et il n’y a pas de raison pour charger l’un plutôt que l’autre de ce dernier rôle. Et voilà comment il se fait qu’on ne peut imposer aux gens rien qui ne soit négatif, et c’est le caractère du droit ; quant au positif, quant à ce qu’on nomme devoirs de charité, devoirs imparfaits, il n’y faut pas songer.

La politique, nous l’avons dit, tire de la morale sa théorie pure du droit, en d’autres termes sa théorie de l’essence et des limites du juste et de l’injuste ; après quoi elle s’en sert pour ses fins à elle, fins étrangères à la morale ; elle en prend la contre-partie, et là-dessus elle édifie la législation positive, y compris l’abri destiné à la protéger : bref, elle bâtit l’État. La politique positive n’est donc que la doctrine morale pure du droit renversée. On peut faire cette opération en tenant compte du milieu et des intérêts d’un peuple déterminé. En tout cas, il faut que la législation, en tout ce qu’elle a d’essentiel, soit déduite de la doctrine pure du droit, que chacun de ses préceptes trouve sa justification dans cette même doctrine, si l’on veut que la législation constitue un véritable droit positif, et l’État une association juridique, un État au sens propre du mot, c’est-à-dire un établissement avouable selon la morale, parce qu’il n’a rien d’immoral. Autrement, la législation positive n’est rien que l’institution d’une injustice positive, et n’est qu’une injustice imposée et publiquement avouée. C’est ce qui a lieu pour tout État despotique ; c’est encore le caractère de la plupart des empires musulmans, et c’est aussi celui de certaines parties intégrantes de divers régimes : tels le servage, la corvée, etc. — La doctrine pure du droit, le droit naturel, ou, pour mieux dire, le droit moral, se trouve retourné, mais toujours lui-même, à la base de toute législation juridique, absolument comme la mathématique pure à la base des mathématiques appliquées. Les points les plus importants de cette doctrine, telle que la philosophie doit la constituer pour l’usage de la politique, sont les suivants :

1° Explication des notions de l’injuste et du juste, quant à leur origine et quant à leur sens intime et propre, et enfin quant à leur usage et leur place dans la morale ;

2° Déduction du droit de propriété ;

3° Déduction du principe moral de la valeur des contrats : le fondement moral du contrat social en dépend ;

4° Explication de la naissance et de la destination de l’État ; du rapport de cette destination avec la morale, et de la nécessité qui en résulte, de transporter, après inversion, la doctrine morale du droit dans la politique ;

5° Déduction du droit de punir.

Le reste de la doctrine du droit n’est qu’une application des principes énumérés ci-dessus : elle ne fait que préciser mieux les limites du juste et de l’injuste, pour toutes les circonstances de la vie : ces circonstances doivent être groupées et classées ; de là un certain nombre de chapitres et de titres. Dans toutes ces questions secondaires, les divers auteurs qui traitent de morale pure s’accordent assez bien : c’est sur les principes seulement qu’ils diffèrent, parce que les principes dépendent toujours de quelque système philosophique particulier. Pour nous, sur les cinq points énumérés plus haut, nous avons traité les quatre premiers comme il convenait ici, en termes brefs et généraux, mais pourtant avec précision et avec clarté : il nous reste à traiter, de la même façon, du droit de punir.

Kant a déclaré qu’en dehors de l’État il n’y a pas de droit parfait de propriété : c’est une erreur profonde. De toutes nos déductions précédentes il résulte que, même dans l’état de nature, la propriété existe, accompagnée d’un droit parfait, droit naturel, c’est-à-dire moral, qui ne peut être violé sans injustice, et qui peut au contraire être défendu sans injustice jusqu’à la dernière extrémité. Par contre, il est certain qu’en dehors de l’État il n’y a pas de droit de punir. Il n’y a de droit de punir que fondé sur la loi positive : c’est elle qui, en prévision de la transgression, a fixé une peine, destinée à menacer celui qui serait tenté, et à jouer en lui le rôle d’un motif capable de tenir en échec tous les motifs de la tentation. Cette loi positive, il faut la considérer comme sanctionnée et reconnue par tous les citoyens de l’État. Elle a donc pour base un contrat commun, que tous se sont obligés à maintenir en toute occasion, soit qu’il s’agisse d’imposer le châtiment ou de le recevoir : par suite, on est en droit d’exiger d’un citoyen qu’il accepte le châtiment. On le voit, le but immédiat du châtiment, considéré dans un cas donné, c’est l’accomplissement de ce contrat qu’on nomme la loi. Or la loi, elle, ne peut avoir qu’un but : détourner chacun, par la crainte, de toute violation du droit d’autrui : car c’est pour être à l’abri de toute agression injuste, que chacun des contractants s’est uni aux autres dans l’État, a renoncé à toute entreprise injuste, et a consenti aux charges qu’exige l’entretien de l’État. La loi et l’accomplissement de la loi, en d’autres termes le châtiment, ont donc essentiellement en vue l’avenir, nullement le passé. Voilà ce qui distingue le châtiment de la vengeance, qui tire ses motifs de certains faits accomplis, c’est-à-dire du passé. Frapper l’injuste en lui infligeant une souffrance, sans poursuivre en cela un résultat à venir, c’est là la vengeance ; et elle ne peut avoir qu’un but : se donner le spectacle de la souffrance d’autrui, se dire qu’on en est la cause, et se sentir par là consolé de la sienne propre. Pure méchanceté, pure cruauté : pour de pareils actes, la morale n’a pas de justification. Le tort qu’on m’a fait ne m’autorise pas à infliger pareil tort à autrui. Rendre le mal pour le mal, sans chercher avoir plus loin, c’est ce qui ne peut se justifier ni par des motifs moraux, ni par aucun autre motif raisonnable ; et le droit de talion, pris pour principe unique et suprême du droit de punir, n’est qu’un non-sens. Aussi, lorsque Kant, faisant la théorie du châtiment, dit qu’il s’agit simplement de punir pour punir, il est au rebours de la vérité et dans le vide : Ce qui n’empêche pas sa doctrine de faire encore de fréquentes apparitions dans les écrits de plus d’un théoricien, au milieu de diverses phrases de belle prestance, qui au fond sont un fatras pur ; par exemple celle-ci : que par le châtiment la faute est rachetée, neutralisée, effacée, etc.

En réalité, nul homme n’a qualité pour s’ériger en juge et en punisseur, au sens moral pur des mots, non plus que pour châtier, par des douleurs qu’il infligerait, les méfaits d’autrui, pour leur imposer en somme une pénitence. Ce serait là une outrecuidance des plus extrêmes ; aussi, même dans la Bible : « La vengeance m’appartient, dit le Seigneur, et je me charge de punir. » En revanche, l’homme a bien le droit de veiller au salut de la société : or pour cela, il faut supprimer toutes les actions qui rentrent sous le nom de criminelles, et par conséquent les prévenir en leur opposant des motifs contraires, qui sont les menaces de la loi pénale. Ces menaces, d’autre part, ne sauraient agir que si, dans les cas qu’elles n’ont pu empêcher, elles sont exécutées. Ainsi le but de la punition, ou plus exactement de la loi pénale, n’est que de prévenir la faute par la terreur : et c’est ce qui est reconnu très généralement. C’est même là une vérité évidente de soi, si bien qu’en Angleterre on la trouve dans la vieille formule d’accusation (indictment) dont se sert encore pour les procès criminels l’avocat de la couronne ; en voici la fin : If this be proved, you, the said N. N., ought to be punished with pains of law, to deter others from the like crimes, in all time coming (« De tout quoi, si la preuve est faite, vous, le nommé un tel, devrez être puni selon la rigueur de la loi, afin de détourner, les autres du même crime, à l’avenir » ). Quand un prince est tenté de faire grâce à un criminel justement puni, quelle objection lui fait son ministre ? Que le même crime ne tardera pas à se reproduire. — C’est le souci de l’avenir qui distingue le châtiment de la vengeance ; et le châtiment ne peut porter cette marque distinctive que s’il est exigé en vertu d’une loi, car alors il prend le caractère de l’inévitable, il apparaît comme inséparable de tous les cas semblables à venir, il confère ainsi à la loi un pouvoir terrifiant : et celle-ci atteint son but. — Un kantien ne manquerait pas d’objecter qu’à ce compte le coupable puni est traité « comme un simple moyen ». Mais cette proposition, sans cesse répétée par les kantiens, « qu’on doit traiter l’homme toujours comme fin en soi, jamais comme moyen, » a beau sonner bien à l’oreille, elle a beau plaire par là à ceux qui aiment les formules afin de se dispenser d’avoir à plus réfléchir, pour peu qu’on l’expose à la lumière on voit qu’elle est tout simplement, une affirmation très vague, très indéterminée, n’aboutissant que par un long détour à dire ce qu’elle veut dire ; dès qu’on veut l’appliquer, il lui faut pour chaque cas une explication, des additions et des modifications spéciales ; et dans sa forme générale, elle est fort insuffisante, assez vide de sens, et par-dessus le marché hypothétique. En tout cas, quand il n’y aurait que le meurtrier tombé sous le coup de la peine de mort, voilà bien un individu qu’on doit traiter comme simple moyens et cela en toute justice. En effet, il compromet la sécurité publique, qui est le but suprême de l’État ; si la loi restait inexécutée à son égard, cette sécurité serait même détruite : lui, sa vie, sa personne, doit donc servir de moyen pour l’accomplissement de la loi et le rétablissement de la sécurité publique ; et il est réduit à ce rôle le plus justement du monde, pour l’exécution du contrat social, qu’il a consenti puisqu’il était citoyen, et par lequel, afin d’obtenir sécurité en faveur de sa vie, de sa liberté, de ses biens, il a donné en gage, pour la sécurité des autres, ses biens, sa liberté et sa vie. Aujourd’hui le gage est perdu, il faut s’exécuter.

La théorie du châtiment, telle qu’on vient de la lire, telle qu’elle apparaît dès le premier regard à la saine raison, n’est peut-être, en ce qu’elle a de capital, rien moins qu’une découverte ; elle a été seulement comme étouffée par de récentes erreurs, et il était bon de la remettre en lumière. Pour l’essentiel, elle se trouve déjà enfermée dans ce que Puffendorf dit sur le même sujet (De officio hominis et civis, liv. II, chap. xiii). Hobbes est dans des idées toutes pareilles (Leviathan, chap. XV et XXVIII). De nos jours, Feuerbach a défendu cette thèse avec éclat. Il y a plus : déjà elle se rencontre chez les philosophes de l’antiquité. Platon l’expose clairement dans le Protagoras (éd. des Deux-Ponts, p. 114), dans le Gorgias (p. 168), enfin dans le XIe livre des Lois (p. 165). Sénèque formule en deux mots la pensée de Platon et la théorie de tous les châtiments, en disant : Nemo prudens punit, quia peccatum est ; sed ne peccetur ( « Quand on est sage, on ne punit pas parce qu’une faute a été commise, mais pour qu’il n’en soit plus commis » ). [De ira., I, 16.]

Voici donc l’État, tel que nous avons appris à le connaître : l’État est un moyen dont se sert l’égoïsme éclairé par la raison, pour détourner les effets funestes qu’il produit et qui se retourneraient contre lui-même ; dans l’État, chacun poursuit le bien de tous, parce que chacun sait que son bien propre est enveloppé dans celui-là. Si l’État pouvait atteindre parfaitement son but, alors, disposant des forces humaines, réunies sous sa loi, il saurait s’en servir pour tourner de plus en plus au service de l’homme le reste de la nature et ainsi, expulsant du monde le mal sous toutes ses formes, il arriverait à nous faire un pays de cocagne, ou quelque chose d’approchant. Seulement, d’une part, l’État est toujours resté bien loin de ce but ; de plus, quand il l’atteindrait, on verrait subsister encore une multitude innombrable de maux, inséparables de la vie ; enfin, ces maux viendraient à disparaître, que l’un d’entre eux demeurerait encore : c’est l’ennui, qui prendrait bien vite la place laissée vide par les autres ; si bien que la douleur ne perdrait aucune de ses positions. Ce n’est pas tout : la discorde entre les individus ne saurait être entièrement dissipée par l’État ; enlevez-lui ses principaux champs d’action, elle se rattrapera sur des querelles de détail. Bien plus, chassez-la du sein de l’État, elle se rejettera sur le dehors : il n’y aura plus de conflits individuels, le gouvernement les ayant bannis ; mais les conflits reviendront du dehors, sous forme de guerres entre peuples ; et la discorde exigera en gros et en un seul paiement, comme une dette accumulée, la dîme sanglante qu’on croyait lui avoir dérobée en détail par un sage gouvernement. Et puis, enfin, mettons que tous ces maux, grâce à une sagesse qui serait l’expérience accumulée de cent générations, fussent vaincus et écartés, alors, comme dernier résultat, on aurait un excès de population encombrant toute la planète, et les maux effroyables qui naîtraient de là, c’est à peine si une imagination audacieuse arriverait à les concevoir.


§ 63.


Nous avons étudié la justice temporelle, celle qui siège au sein de l’État ; nous l’avons vue récompenser et punir, et nous avons compris que si, dans cette fonction, elle n’avait les yeux fixés sur l’avenir, elle ne serait pas une justice : sans la pensée de l’avenir, tout châtiment, toute punition infligée pour une faute serait injustifiable, comme ne faisant qu’ajouter purement et simplement un second malheur au premier ; ce qui est un non-sens et une sottise sans effet. Mais quant à la justice éternelle, il en est tout autrement ; déjà nous en avons donné une idée : c’est elle qui gouverne non plus l’État, mais l’univers ; elle ne dépend pas des institutions humaines, elle n’est pas en butte au hasard ni à l’erreur ; elle n’est pas incertaine, vacillante et flottante : elle est infaillible, invariable et sûre. — La notion de la punition implique déjà l’idée de temps : aussi la justice éternelle ne peut point être une justice qui punit ; elle ne peut pas accorder des délais, fixer des termes ; elle ne peut pas, se résignant à compenser, moyennant un temps nécessaire, l’acte mauvais par la conséquence fâcheuse, se soumettre au temps pour exister. Ici le châtiment doit être si bien lié à la transgression, que les deux fassent un tout unique.

Δοκειτε πηδαν τ’αδικηματ εις Θεους
Πτεροισι, καπειτ εν Διος δελτου πτυχαις
Γραφειν τιν αυτα, Ζηνα δ’εισορωντα νιν
Θνητοις δικαζειν ; ουδ ο πας αν ουρανος
Διος γραφοντος τας βροτων αμαρτιας
Εξαρκεσειεν ουδ εκεινος αν σκοπων
Πεμπειν εκαστω ζημιαν αλλ η Δικη
’Ενταυθα που’στιν εγγυς, ει βουλεσθ οραν
.
__________(Eurip., ap. Stob. Ecl., I, c. iv)[121].

(Croyez-vous que les actions injustes montent au séjour des Dieux
Portées sur des ailes, et que là chez Jupiter sur des tablettes
Quelqu’un les inscrit, après quoi Jupiter les voyant —
Rend la justice aux mortels ? Mais le ciel entier lui-même,
Si Jupiter écrivait les fautes des vivants,
Ne suffirait pas, et le Dieu lui-même n’arriverait ni à lire
Ni à répartir les punitions. Allez, la Justice
Est quelque part ici près : ouvrez seulement les yeux.)
.

Cette justice éternelle, elle existe bien réellement, elle est dans l’essence de l’univers : c’est ce qui résulte de toute notre pensée telle que nous l’avons exposée jusqu’ici, et quiconque l’aura suivie est éclairé à cet égard.

La manifestation, l’expression objective de l’universelle volonté de vivre, c’est le monde, le monde avec toutes ses divisions, avec toutes ses formes d’être. L’existence même et le genre d’existence, celle de l’ensemble et celle de chaque partie, n’a de racine que dans la volonté. Elle est libre, elle est toute-puissante. Dans chaque chose, la volonté apparaît, avec la détermination qu’elle se donne d’elle-même, en elle-même et hors du temps. Le monde n’est que son miroir ; toutes les limitations, toutes les souffrances, toutes les douleurs qu’il enferme, ne sont qu’une traduction de ce qu’elle veut, ne sont que ce qu’elle veut. L’existence est donc distribuée selon la plus rigoureuse justice entre les êtres ; mais l’existence, c’est pour chacun l’existence propre à son espèce et à son individu particulier, tels qu’ils sont l’un et l’autre, dans les circonstances données, au milieu du monde tel qu’il est, gouverné par le hasard et par l’erreur, soumis à la loi du temps, périssable, souffrant sans trêve. Il y a plus : tous les obstacles que chacun rencontre, tous ceux qu’il pourrait rencontrer, ne sont sur sa route qu’avec juste raison. Car la volonté universelle est sa volonté : et si le monde est tel ou tel, c’est que la volonté l’a voulu. Sur qui alors doit tomber la responsabilité de l’existence du monde et de son organisation ? Sur elle seule, et sur personne autre : car comment un autre aurait-il pu l’assumer ? Voulez-vous savoir ce que valent, au sens moral du mot, les hommes, pris en général et d’ensemble ? Considérez leur destinée, d’ensemble et en général. Cette destinée, la voici : besoin, misère, plaintes, douleur, mort. C’est que l’éternelle justice veille : si, pris en masse, ils ne valaient pas si peu, leur destinée moyenne ne serait pas si affreuse. C’est dans ce sens que nous pouvons dire : le tribunal de l’univers, c’est l’univers même. S’il était possible de mettre dans une balance, sur l’un des plateaux toutes les souffrances du monde, et sur l’autre toutes les fautes du monde, l’aiguille de la balance resterait perpendiculaire, fixement.

Maintenant, il est bien vrai que, pour les yeux de l’intelligence, telle qu’elle est dans l’individu, soumise au service de la volonté, le monde ne se montre pas avec la même figure que lorsqu’il finit par se révéler au chercheur, qui reconnaît en lui la forme objective de la volonté unique et indivisible, à laquelle il se sent identique lui-même. Non, le monde étend devant le regard de l’individu brut le voile de Maya, dont parlent les Hindous : ce qui se montre à lui, à la place de la chose en soi, c’est le phénomène seul, sous les conditions du temps et de l’espace, du principe d’individuation, et sous celles des autres formes du principe de raison suffisante. Et avec cette intelligence ainsi bornée, il ne voit pas l’essence des choses, qui est une ; il en voit les apparences, il les voit distinctes, divisées, innombrables, prodigieusement variées, opposées même. Il prend la joie pour une réalité, et la douleur pour une autre ; il voit en tel homme un bourreau et un meurtrier, en tel autre un patient et une victime ; il place le crime ici, et la souffrance ailleurs. Il voit celui-ci vivre dans la joie, l’abondance et les plaisirs, tandis qu’à la porte, celui-là meurt torturé par le besoin et le froid. Alors il demande : Où donc est l’équité ? Et lui-même, dans cette ardeur de vouloir qui est sa substance et son être, se précipitera sur les joies et les plaisirs de la vie ; il s’y cramponnera de toutes ses forces ; et il ne saura pas que dans cet acte de sa volonté, ce qu’il saisit, ce qu’il attache à sa propre chair, ce sont les douleurs et les souffrances de l’existence, c’est l’objet même de sa terreur. Il voit le mal, il voit la méchanceté dans le monde : mais comme il est loin de voir que ce sont là deux faces différentes, et rien de plus, dans lesquelles apparaît l’universelle volonté de vivre ! Il les croit bien distinctes, ou plutôt même opposées, et souvent il appelle à son aide la méchanceté, il cause la souffrance d’autrui, pour épargner à son propre individu la souffrance : prisonnier qu’il est du principe d’individuation ! dupe du voile de Maya ! — Ainsi, sur la mer courroucée, lorsque, écumeuse et hurlante, elle élève et engloutit des montagnes d’eau, le marin, sur son banc, se fie à son faible canot ; de même, au milieu d’un océan de douleurs, s’assied paisible l’homme encore à l’état d’individu ; il s’abandonne et se fie au principe d’individuation, c’est-à-dire à l’aspect que les choses prennent pour les yeux de l’individu, l’aspect du phénomène. L’univers sans bornes, plein d’une inépuisable douleur, avec son passé infini, son avenir infini, cet univers ne lui est rien. Il n’y croit pas plus qu’à un conte. La personne, cette personne qui va s’évanouissant ; son existence présente, ce point sans étendue ; son plaisir du moment, voilà la seule réalité qui existe pour lui : c’est pour sauver cela, qu’il fait tout, jusqu’au moment où une notion plus vraie des choses dessille ses yeux. Jusque-là, il faut descendre dans les profondeurs dernières de sa conscience pour y trouver l’idée, bien obscurcie, que tout cela ne lui est point tant étranger, qu’entre le reste et lui il y a des liens dont le principe d’individuation ne saurait le débarrasser. Là est l’origine de ce sentiment, si irrésistible, si naturel à l’homme (et peut-être aussi aux plus intelligents des animaux), cette horreur qui nous saisit soudain quand, par quelque accident, nous nous trompons dans l’usage du principe d’individuation, et que le principe de raison suffisante, sous une quelconque de ses formes, semble souffrir une exception ; par exemple, si quelque changement paraît se produire sans cause, si l’on croit voir un mort qui revient, le passé ou le futur devenir présent, ce qui est loin se trouver près. Ce qui nous cause en ces occasions une si prodigieuse terreur, c’est que nous doutons tout à coup de ces formes qui sont les conditions de la connaissance du phénomène, et qui seules établissent une distinction entre notre individu et le reste du monde. Mais justement cette distinction n’est vraie que du phénomène et non de la chose en soi : et c’est sur quoi repose l’existence d’une justice éternelle. — En fait, tout bonheur temporel est bâti sur la même base ; toute sagesse humaine repose sur le même terrain, un terrain miné. La sagesse garantit la personne contre les coups du sort ; la bonne fortune lui apprête des jouissances : mais la personne elle-même n’est qu’une apparence ; ce qui la fait paraître distincte des autres individus, à l’abri des douleurs qui les frappent, c’est cette forme de toute apparence, le principe d’individuation. La vérité et le fond des choses, c’est que chacun doit considérer comme siennes tout ce qu’il y a de douleurs dans l’univers, comme réelles toutes celles qui sont simplement possibles, tant qu’il porte en lui la ferme volonté de vivre, tant qu’il met toutes ses forces à affirmer la vie. Quand l’intelligence perce ce voile du principe d’individuation : alors elle juge mieux ce que vaut une vie heureuse sous la condition du temps, présent de la fortune ou récompense de l’habileté, et qui s’écoule au milieu d’une infinité d’existences douloureuses : le rêve d’un mendiant qui se croit roi ; mais le réveil viendra, et le dormeur éprouvera qu’entre les souffrances de sa vie réelle et lui il n’y avait que l’épaisseur d’une illusion.

Pour une intelligence qui ne marche qu’à la suite du principe de raison suffisante, et qui est prisonnière du principe d’individuation, la justice éternelle n’est pas saisissable : ou bien elle la méconnaît, ou bien elle la défigure de ses fictions. Elle voit le méchant, après des forfaits et des cruautés de tout genre, vivre dans la joie et sortir du monde sans avoir été frappé. Elle voit l’opprimé traîner jusqu’à la fin une vie douloureuse, sans rencontrer un vengeur, un justicier. Pour concevoir, pour comprendre la justice éternelle, il faut abandonner le fil conducteur du principe de raison suffisante, monter au-dessus de cette connaissance qui s’attache toute au particulier, s’élever jusqu’à la vision des Idées, percer de part en part le principe d’individuation, et se convaincre qu’aux réalités prises en elles-mêmes ne peuvent plus s’appliquer les formes du phénomène. De là seulement il est permis de voir, d’atteindre, par la connaissance même, l’essence véritable de la vertu, telle que nous serons amenés par le cours de notre doctrine à la contempler ; ce qui n’empêche point que, pour la pratiquer, cette connaissance abstraite n’est pas nécessaire. Mais une fois arrivé à ce point de vue, on voit avec clarté que, la volonté étant ce qui existe en soi dans tout phénomène, la souffrance, celle qu’on inflige et celle qu’on endure, la malice et le mal, sont attachés à un seul et même être : c’est en vain que, dans le phénomène en qui l’un et l’autre se manifestent, ils apparaissent comme appartenant à des individus distincts, et même séparés par de grands intervalles d’espace et de temps. Celui qui sait voit que la distinction entre l’individu qui fait le mal et celui qui le souffre est une simple apparence, qu’elle n’atteint point la chose en soi, que celle-ci, la volonté, est à la fois vivante chez tous deux ; seulement, dupée par l’entendement, son serviteur naturel, cette volonté se méconnaît elle-même ; dans l’un des individus qui la manifestent, elle cherche un accroissement de son bien-être, et en même temps chez l’autre elle produit une cuisante souffrance ; dans sa violence, elle enfonce en sa propre chair ses dents, sans voir que c’est encore elle qu’elle déchire ; et par là, grâce à l’individuation, elle met au jour cette hostilité intérieure qu’elle porte dans son essence. Le bourreau et le patient ne font qu’un. Celui-là se trompe en croyant qu’il n’a pas sa part de la torture ; et celui-ci, en croyant qu’il n’a pas sa part de la cruauté. Si leurs yeux se levaient en haut, ils verraient ceci : le tortureur, qu’il vit lui-même au fond de quiconque, dans ce vaste univers, souffre quelque torture, sans pouvoir comprendre, — bien qu’il se le demande, s’il est doué de raison, — pourquoi il a été appelé à une existence pleine de misères qu’il ne savait pas avoir méritées. Et de son côté, la victime verrait que tout ce qui se déploie ou a été déployé de malice dans l’univers sort de cette volonté en qui il puise lui aussi sa substance, dont il est lui aussi une manifestation ; il verrait qu’étant une telle manifestation, étant une affirmation de la volonté, il a assumé sur lui toute la souffrance qui peut être le résultat d’une volonté de vivre, et que s’il souffre c’est avec justice, tant qu’il est identique à cette volonté. — C’est à cela que pensait le profond poète Calderon, dans la Vie est un songe :

Pues el delito mayor
Del hombre, es haber nacido.

(Car le grand crime
De l’homme, c’est d’être né.)

Et en effet, qui ne voit que c’est un crime, puisqu’une loi éternelle, la loi de la mort, n’a pas d’autre raison d’être ? D’ailleurs, dans ces vers, Calderon n’a fait que traduire le dogme chrétien du péché originel.

Pour arriver à la notion vive de la justice éternelle, de cette balance qui compense impitoyablement le mal de la faute par le mal de la peine, il faut s’élever infiniment au-dessus de l’individualité et du principe qui la rend possible : c’est pourquoi, comme une autre notion voisine et accessible au prix des mêmes efforts, la notion de l’essence de la vertu, elle demeurera toujours inaccessible au plus grand nombre. — Aussi les sages ancêtres du peuple hindou, si, dans les Védas dont la lecture est permise aux trois castes régénérées, dans leur doctrine ésotérique, ils l’ont exprimée directement, autant du moins que la pensée raisonnée et le langage en sont capables, et autant que le permet leur mode d’exposition imagé et rhapsodique ; en revanche, là où le peuple pénètre, dans la doctrine exotérique, ils ne l’ont laissée passer que sous forme de mythe. Nous en trouvons l’expression directe dans les Védas, ce fruit de la plus haute science et de la plus haute sagesse humaine, dont le noyau, les Oupanishads, nous est enfin parvenu, et demeure le plus riche présent que nous devions au siècle actuel. Les expressions en sont variées ; en voici une en particulier : devant l’œil du néophyte défile la série des êtres, vivants et sans vie, et sur chacun d’eux est prononcé le mot invariable, qu’on appelle pour ce motif la Formule, la Mahavakya : Tatoumes, ou plus correctement : Tat twam asi, c’est-à-dire : « Tu es ceci[122]. » — Quant au peuple, il s’agissait de faire pénétrer en lui cette grande vérité, autant que son esprit borné peut la recevoir ; pour cela, elle fut traduite dans la langue du principe de raison suffisante. Certes, en elle-même et par nature, cette langue se refuse à rendre complètement une telle vérité, car entre elles il y a contradiction absolue ; toutefois il fut possible d’en créer un succédané, mais sous forme de mythe. C’était assez pour fournir une règle de conduite ; car le mythe, tout en étant le produit d’un mode de connaissance fondé sur le principe de raison suffisante et par conséquent à jamais inconciliable avec cette vérité, arrive pourtant à enfermer dans une image la pensée morale qui en est le fond. Et c’est là tout le but, en général, des doctrines religieuses : elles ne font toutes que mettre sous une enveloppe mythique une vérité inaccessible à l’entendement vulgaire. Aussi, à ce point de vue, on pourrait, dans la langue de Kant, appeler le mythe en question un postulat de la raison pratique : seulement, à le prendre ainsi, il a le grand avantage de ne contenir aucun élément qui ne soit emprunté au domaine de la réalité visible ; si bien que toutes les idées qui y sont portent un vêtement imagé. C’est du mythe de la transmigration des âmes qu’il s’agit. Voici ce qu’il nous enseigne : « Toute souffrance que vous aurez infligée à d’autres êtres durant votre vie, vous devrez, dans une vie ultérieure, et en ce même monde, vous en purifier en la subissant à votre tour ; la loi est absolue : n’eussiez-vous fait que mettre à mort un animal, il faudra qu’à un moment de l’infinie durée, vous soyez un animal tout pareil et que vous subissiez la même mort. » Ce qu’il nous enseigne, c’est encore ceci : « Une vie méchante exige à sa suite une vie nouvelle, dans ce monde, sous la forme de quelque être malheureux et méprisé ; le mauvais renaîtra dans une caste inférieure : il sera femme, bête, paria, tschandala, lépreux, crocodile, etc. » Et toutes les misères dont le mythe nous menace ainsi, ce sont des misères que nous voyons dans le monde réel : ce sont celles qu’endurent des êtres qui ne savent comment ils les ont encourues ; comme enfer, celui-là lui suffit. En fait de récompense, d’autre part, le mythe nous promet une renaissance sous des formes plus parfaites, plus excellentes : celles de brahmane, de sage, de saint. Enfin la récompense suprême, celle qui est réservée aux héros et à l’être parfaitement résigné, à la femme, — oui, à la femme, — si, dans sept existences successives, elle a librement voulu mourir sur le bûcher de son époux, à l’homme dont la bouche toujours pure n’aura jamais laissé passer un mensonge, cette récompense, le mythe, réduit aux ressources de la langue de ce monde, ne peut l’exprimer que d’une manière négative ; il le fait sous la forme d’une promesse qui revient souvent : « Tu ne renaîtras plus. » Non assumes iterum existentiam apparentem (Tu ne reprendras pas l’existence phénoménale). Ou bien il emprunte l’expression des bouddhistes, qui n’admettent ni Véda ni castes : « Tu arriveras au Nirvana, là où tu ne trouveras plus ces quatre choses : la naissance, la vieillesse, la maladie, la mort. »

Jamais mythe ne s’est approché, jamais mythe ne s’approchera plus près de la vérité accessible à une petite élite, de la vérité philosophique, que n’a fait cette antique doctrine du plus noble et du plus vieux des peuples : antique et toujours vivante, car, si dégénérée qu’elle soit en bien des détails, elle domine toujours les croyances populaires, elle exerce toujours sur la vie une action marquée, aujourd’hui comme il y a des milliers d’années. C’est le nec plus ultra de la puissance d’expansion du mythe ; déjà Pythagore et Platon l’écoutaient émerveillés, ils l’empruntaient aux Hindous, aux Égyptiens peut-être ; ils le vénéraient, ils se l’appropriaient, et enfin, dans quelle mesure ? nous l’ignorons, ils y croyaient. — Aujourd’hui nous envoyons aux brahmanes des clergymen anglais ou des tisserands frères moraves, par compassion, pour leur porter une doctrine meilleure, pour leur apprendre qu’ils ont été faits de rien, et qu’ils doivent s’en trouver pénétrés de gratitude et de joie. Notre succès, d’ailleurs, est à peu près celui d’un homme qui tire à balle contre un roc. Nos religions ne prennent ni ne prendront racine dans l’Inde : la sagesse primitive de la race humaine ne se laissera pas détourner de son cours pour une aventure arrivée en Galilée. Non, mais la sagesse indienne refluera encore sur l’Europe, et transformera de fond en comble notre savoir et notre pensée.


§ 64.


Quant à nous, ce n’est pas une explication mythique que nous avons donnée de la justice éternelle : c’en est une philosophique ; reste à considérer diverses questions qui se rattachent à celle-là : à savoir la signification morale qui s’attache à l’action, et la conscience qui est la connaissance, à l’état de pur sentiment, de cette signification. — Mais auparavant je veux encore mettre ici en évidence deux propriétés de notre nature, qui sont propres à jeter de la lumière sur cette notion, ce sens obscur, qui avertit chacun de l’existence d’une justice éternelle, et aussi de ce qui en fait la base, à savoir l’unité, l’identité profonde de la volonté à travers tous ses phénomènes.

Quand l’État punit, il poursuit un but, que nous avons montré, et c’est là le principe du droit de punir : mais en même temps, et en dehors de toute question de ce genre, quand une méchante action vient d’être commise, c’est une joie non seulement pour la victime, qui d’ordinaire est enflammée du désir de la vengeance, mais même pour le simple spectateur désintéressé, de voir celui qui a fait souffrir autrui endurer à son tour une égale souffrance. Ce qui se manifeste là, à mon avis, c’est la notion de l’éternelle justice ; seulement cette notion, en un esprit mal éclairé, se trouve mal entendue et altérée : en effet cet esprit, prisonnier du principe d’individuation, prend le change entre deux concepts, et demande à la région du phénomène ce qui n’appartient qu’à celle de la chose en soi ; il ne voit pas comment, en soi, l’oppresseur et la victime ne font qu’un, comment c’est un même être qui, ne se reconnaissant pas sous son propre déguisement, porte à la fois le poids de la souffrance et le poids de la responsabilité. Ce qu’il réclame, lui, c’est qu’un certain individu, en qui il voit la responsabilité, porte aussi la souffrance. — À ce compte, qu’un homme s’élève à un degré supérieur de méchanceté, qu’il joigne à cette méchanceté, dont plus d’un autre est aussi capable, des qualités exceptionnelles, qu’il soit, par exemple, doué d’un génie puissant ; qu’il arrive par là à faire peser sur des millions d’hommes d’indicibles douleurs, comme peut faire un grand conquérant, — alors le vulgaire exigera qu’il expie toutes ces douleurs, n’importe comment, n’importe où, au prix d’une égale quantité de tourments. Et en effet le vulgaire ne voit pas que le tourmenteur et ses victimes sont une seule et même Volonté ; que la Volonté, par laquelle elles sont et elles vivent, est ù la fois celle qui se manifeste en lui, qui même y atteint à la plus claire révélation de son essence ; qu’ainsi elle souffre, aussi bien que chez l’opprimé, chez l’oppresseur, et même, chez ce dernier, d’autant plus qu’en lui la conscience atteint un plus haut degré de clarté et de netteté, et le vouloir un plus haut degré de vigueur. — Au contraire, l’esprit délivré du principe d’individuation, parvenu à cette notion plus profonde des choses, qui est le principe de toute vertu et de toute noblesse d’âme, cesse de proclamer la nécessité du châtiment : et la preuve en est déjà dans la morale chrétienne, qui interdit absolument de rendre le mal pour le mal, et qui assigne à la justice éternelle un domaine distinct de celui des phénomènes, le monde de la chose en soi. « La vengeance est mienne, c’est moi qui veux punir, dit le Seigneur. » (Aux Romains, XII, 19.)

Il y a encore un autre trait de la nature humaine, bien plus frappant, mais aussi bien plus rare, par où se révèle ce besoin de faire descendre l’éternelle justice dans le domaine de l’expérience, c’est-à-dire de l’individuation ; ce qui prouve en même temps chez l’homme une idée, un sentiment de cette vérité que j’exprimais plus haut, que la Volonté de vivre joue à ses dépens la grande tragi-comédie universelle, et qu’au fond de toutes les apparences vit une seule et même Volonté. Voici ce trait. Il arrive parfois qu’un homme, en présence d’une iniquité grave, qu’il a soufferte, ou même dont il a été simple témoin, est saisi d’une indignation assez profonde pour faire abandon de sa vie, de sang-froid, sans se réserver de moyen de salut, afin de tirer vengeance de l’injustice sur la personne de l’offenseur. On en voit qui, des années durant, guettent un puissant oppresseur, l’assassinent enfin, puis montent sur l’échafaud : notez que ce dernier point, ils l’avaient, prévu comme le reste ; bien souvent, ils ne cherchent pas à l’écarter : leur vie n’a plus de prix à leurs yeux que comme un moyen de se venger. — C’est surtout chez les Espagnols qu’on peut rencontrer des exemples semblables[123].— À l’examiner de près et dans son esprit, ce besoin de châtier le mal est singulièrement différent de la rancune vulgaire : celle-ci ne cherche qu’à apaiser sa propre souffrance par le spectacle d’une souffrance infligée à autrui ; son but, à lui, ne devrait pas s’appeler vengeance, mais plutôt punition ; au fond, en effet, on y découvre l’intention de produire un effet dans l’avenir en faisant un exemple ; et là-dessous, pas l’ombre d’intérêt personnel, ni celui de l’individu qui exerce la vengeance, puisqu’il y perd sa vie, ni celui d’une société cherchant à garantir sa sécurité par des lois : ce n’est pas l’État, en effet, c’est l’individu qui frappe, ici ; et s’il frappe, ce n’est pas pour exécuter une loi : il n’a jamais en vue qu’une action telle, que l’État ne pourrait ou ne voudrait pas la châtier, et que même il désapprouve le châtiment. À mon sens, le principe de l’indignation qui emporte cet homme si loin au-dessus de l’amour de soi, c’est une conscience très profonde qu’il a d’être la Volonté de vivre, en elle-même et dans sa totalité, cette Volonté qui se montre chez tous les êtres, à travers tous les temps : il sent alors que l’avenir le plus reculé le touche non moins que le présent, et qu’il n’y peut être indifférent. Il affirme cette Volonté, mais toutefois, dans ce spectacle où se manifeste son essence, il ne veut pas que désormais une aussi monstrueuse iniquité reparaisse ; il veut épouvanter les injustes des temps futurs par un châtiment contre lequel il n’y a pas de défense possible, puisque la peur même de la mort n’effraie pas le punisseur. Ainsi la Volonté de vivre, tout en s’affirmant encore ici, ne s’attache plus au phénomène particulier, à l’individu déterminé ; elle embrasse l’Idée même de l’homme en soi, et veut que la manifestation de cette Idée demeure pure, à l’abri d’une iniquité aussi monstrueuse, aussi abominable. C’est là un trait de caractère rare, remarquable, sublime enfin : là l’individu se sacrifie ; en effet, il s’efforce de devenir le bras de la justice éternelle, dont il méconnaît encore l’essence propre.


§ 65.


Toutes les considérations qui précèdent touchant l’action humaine préparent la voie à celles qui seront les dernières. Notre tâche se trouve ainsi fort allégée, et nous pouvons, abordant la signification morale des actions, cette qualité que le vulgaire exprime par les mots bon et méchant, mots d’une clarté suffisante à ses yeux, nous pouvons introduire dans ce sujet une précision abstraite et philosophique ; nous pouvons le faire entrer comme un anneau dans la chaîne de notre pensée.

Mais d’abord ces idées de bon et méchant, que les écrivains en philosophie de nos jours traitent, — la chose est admirable ! — comme des idées simples, échappant par suite à toute analyse, je veux les ramener à leur sens propre. De cette façon, on ne tombera plus dans l’illusion de leur attribuer plus de contenu qu’elles n’en ont, et de croire que tout l’indispensable dans la présente question, elles le renfermaient déjà. Cela, je peux le faire, étant aussi peu disposé en morale à me retrancher derrière les mots de bon et méchant, que je l’ai été précédemment de me servir, à cet effet, des mots de beau et de vrai : j’aurais pu, en y ajoutant quelque terminaison en « té », — ce suffixe possède à cette heure une σεμνοτης (majesté) toute particulière, et on en peut tirer bon parti en nombre de cas, — moyennant quelques airs solennels, donner à penser aux gens qu’en lançant ces trois mots, je n’avais pas tout simplement exprimé la notation de trois idées fort vastes et fort abstraites, par conséquent fort pauvres de contenu, et en outre d’origines et d’importances fort diverses. En vérité, quel est, parmi les lecteurs familiers avec les écrits d’aujourd’hui, celui qui n’en est pas à se sentir la nausée devant ces trois mots ? Certes oui, en principe ils expriment d’excellentes choses ; mais c’est trop que de les voir mille et mille fois employés par des êtres qui, se sentant bien incapables de penser, imaginent qu’il suffit d’ouvrir une large bouche, de prendre une mine d’imbécile inspiré, et de prononcer ces trois mots, pour avoir fait preuve de haute sagesse.

L’explication du mot vrai, je l’ai déjà donnée dans mon essai sur le Principe de raison suffisante, chap. V, §§ 29 et suiv. Quant au contenu du mot beau, il a été analysé pour la première fois de la façon convenable dans toute l’étendue de notre troisième livre. Maintenant c’est le concept de bon que je vais ramener à sa signification : c’est ce qui peut se faire brièvement. Ce concept est relatif essentiellement ; il désigne l’accord d’un objet avec une tendance déterminée quelconque de la Volonté. Ainsi tout ce qui répond bien à la Volonté dans l’une quelconque de ses manifestations, tout ce qui lui fait atteindre son but, tombe sous la qualification de bon : les différences sont d’ailleurs secondaires. Voilà pourquoi nous disons : un bon manger, une bonne route, un bon temps, une bonne arme, un bon augure, etc. ; bref, nous appelons bon tout ce qui est tel que nous le voulons ; aussi telle chose peut être bonne pour l’un, qui est justement tout le contraire pour l’autre. Le genre bon se divise en deux espèces : il y a ce qui assure la satisfaction de notre volonté sur-le-champ, et il y a ce qui l’assure pour plus tard seulement ; en d’autres termes, l’agréable et l’utile.

Quant à la qualité contraire, s’il s’agit d’êtres sans intelligence, on se sert du mot mauvais (Schlecht), plus rarement du mot plus abstrait de nuisible (Uebel), ce qui veut dire toujours une chose ne répondant pas à la tendance actuelle de la Volonté. Sur ce point, on traite l’homme comme tous les êtres qui peuvent se trouver en rapport avec notre volonté : ceux qui sont favorables, utiles, acquis au projet qui nous agrée, on les nomme bons ; le sens du mot est le même ; même caractère relatif, comme on le voit par cette façon de parler : « Un tel est bon pour moi ; il ne l’est pas pour toi. » Ceux qui ont le caractère fait de façon qu’il leur suffit de voir un projet poursuivi par quelqu’un pour ne pouvoir s’y opposer, pour être portés à y aider, ceux qui sont, au sens le plus entier du mot, secourables, bienveillants, cordiaux, bienfaisants, grâce au rapport qui se trouve ainsi exister entre leur façon de faire et la volonté des autres, ceux-là on les appelle des hommes bons. Pour la qualité opposée, on a pris l’habitude en Allemagne, depuis quelque cent ans, et aussi en France, de lui donner un nom spécial quand il s’agit d’êtres doués de connaissance (animaux et hommes) : ce sont par exemple les mots de böse, méchant, tandis que dans presque toutes les autres langues, on ne fait pas la distinction, et l’on dit κακος, malus, cattivo, bad, aussi bien des hommes que des choses sans vie, du moment où ils sont contraires aux projets d’une volonté individuelle déterminée. Ainsi, dans les idées relatives au bon, on a commencé par le côté du passif ; on ne pouvait donc arriver qu’ensuite à l’agent, pour considérer la conduite de l’homme qu’on appelle bon, non plus dans son rapport à autrui, mais au-dedans de lui-même ; alors on a pu chercher des explications, par exemple, et pour le respect tout objectif que cette conduite provoque chez les autres, et pour le contentement de soi-même qu’elle lui cause visiblement, contentement bien particulier, car il a été acheté au prix de sacrifices d’un genre différent ; de même aussi pour le chagrin intime qui accompagne l’intention méchante, quelques avantages extérieurs qu’elle ait pu procurer à celui qui l’a entretenue. De la sont nés les systèmes de morale, les uns philosophiques, les autres fondés sur des dogmes de foi. Tous d’ailleurs cherchent à mettre un lien entre le bonheur et la vertu. Les premiers recourent au principe de contradiction ou au principe de causalité ; ils identifient la vertu avec le bonheur, ou ils font de celui-ci une conséquence de celle-là : sophisme égal dans les deux cas. Les autres se servent d’un autre monde que celui dont l’expérience peut connaître[124]. Au contraire, avec notre façon de voir, la vertu dans son essence intime serait une tendance visant un but directement opposé au bonheur, c’est-à-dire au bien-être et à la vie.

En conséquence, le bon, considéré dans son concept, est των προς τι. Tout bon est essentiellement relatif ; il n’existe en effet que par rapport à une Volonté qui a des désirs. L’expression bien absolu est donc contradictoire : il en est de même du souverain bien, du summum bonum, ce qui voudrait dire un contentement final de la Volonté, après lequel il n’y aurait plus place pour un vouloir nouveau ; un but dernier, qui une fois atteint donnerait à la Volonté une plénitude indestructible. Toutes choses qui, d’après les considérations précédemment exposées dans ce quatrième livre, ne peuvent être conçues. Il est aussi impossible à la Volonté de trouver une satisfaction qui l’arrête, qui l’empêche de vouloir encore et toujours, qu’il est impossible au Temps de commencer ou de finir à un contentement durable, qui apaise son désir complètement et pour jamais, c’est là ce qu’elle ne goûtera point. Elle est le tonneau des Danaïdes : pour elle pas de bien suprême, pas de bien absolu ; rien que des biens d’un instant. Veut-on toutefois, considérant qu’il y a là une façon de parler ancienne, que l’habitude nous l’a rendue trop familière et que nous ne pouvons plus la chasser tout à fait de notre langage ; veut-on donner à ce mot, à titre de vétéran, un poste honorifique ? alors employons-le dans un sens figuré et disons : la suppression spontanée et totale, la négation du vouloir, le néant véritable de toute volonté, bref cet état unique où tout désir s’arrête et se tait, où se trouve le seul contentement qui ne risque point de passer, cet état qui seul délivre de tout, et dont nous parlerons bientôt, pour conclure toutes ces études, — voilà ce que nous appelons le bien absolu, le summum bonum ; voilà où nous voyons le remède radical et unique à la maladie, tandis que tous les autres biens sont de purs palliatifs, de simples calmants. Dans ce sens, nous pourrions mieux encore nous servir du mot grec τελος (fin), ou du latin finis bonorum. — Mais en voilà’assez sur les mots bon et mauvais. Arrivons à notre sujet.

Quand un homme, en toute occasion, dès que nulle puissance ne le retient, a un penchant à commettre l’injustice, nous disons qu’il est méchant. Rappelons-nous notre explication du mot « injustice » ; ce que nous voulons dire, c’est qu’il ne se contente pas d’affirmer la Volonté de vivre, telle qu’elle se manifeste dans son corps ; mais il pousse cette affirmation jusqu’à nier la Volonté en tant qu’elle apparaît dans d’autres individus ; et la preuve, c’est qu’il tente d’asservir leurs forces à sa propre volonté, et de supprimer leur existence dès qu’ils font obstacle aux prétentions de cette volonté. La source dernière de cette humeur, c’est l’égoïsme porté à un degré extrême, et tel que nous l’avons analysé précédemment. De là ressortant deux vérités : d’abord celle-ci, que ce qui apparaît en un pareil homme, c’est une volonté de vivre extraordinairement violente et qui dépasse de beaucoup la simple affirmation de son propre corps ; et en second lieu, cette autre, que l’esprit de cet homme est soumis sans réserve au principe de causalité et comme prisonnier du principium individuationis ; d’où vient qu’il prend tout à fait au sérieux les distinctions absolues introduites par ce principe entre sa personne et tout le reste des êtres ; qu’il cherche son bien-être particulier, et cela seul, entièrement indifférent d’ailleurs à celui de tous les autres : ceux-ci, pour mieux dire, lui sont tout à fait étrangers ; il les voit séparés de lui comme par un large abîme, et même il ne voit en eux que de purs fantômes sans nulle réalité. — Ces deux traits sont les deux éléments essentiels du caractère méchant.

La Volonté, dans cet état d’exaspération, est nécessairement et par nature une source intarissable de souffrances. La première raison en est que toute volonté a pour essence même de naître d’un besoin, et par conséquent d’une souffrance. (Et voilà justement pourquoi, comme nous l’avons vu dans le troisième livre, un des éléments premiers de la jouissance que nous procure le beau, c’est ce silence momentané de la Volonté, qui s’établit à l’instant où nous nous abandonnons à la contemplation esthétique, où nous nous réduisons, dans cet acte de connaissance, au rôle de sujet pur et sans volonté, de simple terme corrélatif de l’Idée.) Une autre raison, c’est que, grâce à la causalité qui enchaîne les choses, le plus grand nombre des désirs sont destinés à ne point rencontrer leur satisfaction : la Volonté sera donc bien plus souvent contrariée que contentée ; et plus une Volonté sera violente et multipliera ses élans, plus seront violentes et multiples les souffrances qu’elle traînera à sa suite. Qu’est-ce, en effet, qu’une souffrance ? Simplement une volonté qui n’est pas contentée, et qui est contrariée : même la douleur physique, qui accompagne la désorganisation ou la destruction du corps, n’a pas d’autre principe ; ce qui la rend possible, c’est que le corps est la Volonté même à l’état d’objet.

C’est encore pour cette raison, c’est en vertu de cette liaison indissoluble qui amène à la suite d’une volonté forte et fréquente un cortège de douleurs fortes et fréquentes, que tout homme très méchant porte sur son visage les marques d’une souffrance intime : eût-il obtenu en partage tous les biens extérieurs, toujours il aura l’air malheureux, et cela sans autre répit que les instants où il sera possédé soit par la jouissance présente, soit par l’image de cette jouissance. Cette souffrance intérieure, qui fait partie inséparable de l’essence même des gens de cette sorte, est la source véritable de cette joie, qu’on aurait tort de rapporter au simple égoïsme, car elle est désintéressée, et qu’ils tirent de la douleur d’autrui, joie qui est le fonds propre de la méchanceté, et qui, à un degré supérieur, est la cruauté même. Ici, la douleur d’autrui n’est plus un simple moyen, destiné à conduire vers un but différent la volonté du sujet : elle est elle-même le but.

Comme l’homme n’est que le phénomène de la Volonté, mais qu’elle est en lui éclairée à un degré supérieur par la connaissance, il ne cesse, pour mesurer la satisfaction réelle que la Volonté obtient en lui, de la comparer à la satisfaction possible, telle que la lui représente l’intelligence. De là l’envie : toute privation s’exagère par comparaison avec la jouissance d’autrui, et s’adoucit à la seule pensée que les autres sont privés comme nous. Les maux qui sont communs à tous les hommes et inséparables de leur existence nous troublent peu ; de même encore ceux qui frappent notre pays tout entier, ainsi les intempéries du climat. Le seul souvenir d’un malheur pire que le nôtre, allège notre chagrin ; la vue des douleurs d’autrui apaise notre douleur. D’autre part, supposons un homme en qui la volonté est animée d’une passion extraordinairement ardente : en vain, dans la fureur du désir, il ramasserait tout ce qui existe pour l’offrir à sa passion et la calmer : nécessairement il éprouvera bientôt que tout contentement est de pure apparence, que l’objet possédé ne tient jamais les promesses de l’objet désiré, car il ne nous donne pas l’assouvissement final de notre fureur, de notre volonté ; que le désir satisfait change seulement de figure et prend une forme nouvelle pour nous torturer encore ; qu’enfin, les formes possibles fussent-elles toutes épuisées, le besoin de vouloir, sans motif connu, subsisterait et se révélerait sous l’aspect d’un sentiment de vide, d’ennui affreux : torture atroce ! Dans un état de faible développement de la Volonté, tous ces effets ne se font que faiblement ressentir et ne produisent en nous que la dose commune d’humeur noire ; mais chez celui en qui la volonté se manifeste jusqu’au degré où elle est la méchanceté bien déterminée, il naît de là nécessairement une douleur extrême, un trouble inapaisable, une incurable souffrance : aussi, incapable de se soulager directement, il recherche le soulagement par une voie indirecte ; il se soulage à contempler le mal d’autrui, et à penser que ce mal est un effet de sa puissance à lui. Ainsi le mal des autres devient proprement son but ; c’est un spectacle qui le berce ; et voilà comment naît ce phénomène, si fréquent dans l’histoire, de la cruauté au sens exact du mot, de la soif du sang, telle qu’on la voit chez les Néron, les Domitien, les Deys barbaresques, chez un Robespierre, etc.

Il y a des rapports entre la méchanceté et l’esprit de vengeance, qui rend le mal pour le mal, non pas avec une préoccupation de l’avenir, — ce qui est la caractéristique du sentiment, — mais simplement en songeant à ce qui est arrivé, au passé, cela sans intérêt, en voyant dans le mal qu’il inflige non un moyen, mais un but, et en cherchant dans la souffrance de l’offenseur un apaisement de la nôtre. Si une chose distingue la colère de la méchanceté pure, et l’excuse en quelque mesure, c’est qu’elle a l’apparence d’un droit qu’on exerce ; voici un acte de colère, en effet : supposons qu’il eût été accompli légalement, selon une règle fixée d’avance et connue, au sein d’une société qui l’aurait sanctionnée, il s’appellerait punition, et serait l’exercice d’un droit.

Mais outre les douleurs que nous venons de décrire, qui naissent de la même racine que la méchanceté, à savoir d’une volonté particulièrement ardente, et qui par suite sont inséparables de cette dernière, il est une autre souffrance, tout à fait à part et distincte, et dont elle est également accompagnée : elle se fait sentir à l’occasion de chaque mauvaise action, soit qu’il s’agisse d’un acte de simple égoïsme ou de méchanceté pure ; on l’appelle, selon son plus ou moins de durée, reproche de conscience ou trouble de conscience. — Qu’on veuille bien se souvenir de ce qui a été exposé jusqu’ici dans le présent quatrième livre, et notamment de cette vérité qui a été analysée au début, que pour la Volonté de vivre la vie est chose certaine et assurée à jamais, comme sa propre image ou son miroir, et par conséquent lui apparaît comme la propre représentation de la justice éternelle ; et l’on verra aussitôt, qu’en vertu de ces considérations, le reproche de conscience ne peut avoir qu’une signification, celle que je vais dire ; que son sens intime, exprimé en termes abstraits, est celui qui va suivre : on y peut distinguer deux parties, mais elles concordent entièrement, et il convient de les réunir dans la pensée.

Le voile de Maya, en effet, a beau couvrir d’épaisses ténèbres les regards du méchant, il a beau être enfoncé dans l’erreur du principe d’individuation, et par suite considérer sa personne comme absolument différente de toutes les autres et comme séparée d’elles par un abîme ; cette notion, qui seule est conforme à son égoïsme et qui en est d’ailleurs le point d’appui, il a beau la défendre avec l’énergie ordinaire que dépense en pareil cas la Volonté, cette constante suborneuse de l’intelligence : — malgré tout, au fond de sa conscience, s’élève un secret pressentiment : un tel ordre des choses, il le devine, n’est qu’une apparence ; en elles-mêmes elles se comportent tout autrement ; en vain l’espace et le temps mettent une barrière entre lui et les autres individus, entre lui et les innombrables douleurs qu’ils souffrent, qu’ils souffrent par sa faute ; en vain ces douleurs lui sont par là représentées comme tout à fait étrangères à sa personne : au fond, abstraction faite de la représentation et de ses formes, c’est une seule et même volonté de vivre qui se montre en eux tous, et qui, se méconnaissant elle-même, tourne contre elle ses propres armes ; tandis que, dans l’un de ses phénomènes, elle cherche à accroître son bien-être, du même coup elle impose à l’autre une souffrance considérable ; lui le méchant, il est cette Volonté, il est elle tout entière : donc il n’est pas seulement le bourreau, il est aussi la victime ; seule l’illusion d’un rêve le sépare de cette victime, mais déjà ce rêve se dissipe : il voit la vérité, il voit qu’il lui faut payer le plaisir par la douleur ; toutes les souffrances, qu’il voyait jusque-là comme choses seulement possibles, fondent effectivement sur lui en tant qu’il est la Volonté de vivre, car c’est seulement au point de vue de l’individu, en regardant au travers du principe d’individuation, qu’on croit voir comme choses distinctes le possible et le réel, ce qui dans l’espace et le temps est loin ou près : au fond, il n’en va pas ainsi. Telle est la vérité qui se trouve exprimée en langage mythique, c’est-à-dire accommodée aux exigences du principe de raison suffisante, et ainsi traduite sous forme phénoménale, dans la doctrine de la migration des âmes ; si l’on en veut une expression pure de tout alliage, elle se trouve dans cette souffrance obscurément ressentie, et toutefois inguérissable, qu’on nomme le remords de conscience.

Mais cette même vérité ressort encore d’une seconde notion, également immédiate, et très étroitement liée à la précédente : c’est la notion de l’énergie avec laquelle, chez l’individu méchant, la Volonté de vivre s’affirme ; cet effort va bien au delà des bornes de l’individu qui le manifeste, jusqu’à la complète négation de la même volonté en tant qu’elle apparaît chez d’autres individus. Ainsi, au fond de l’horreur que le scélérat éprouve pour sa propre action, et sur laquelle il tâche de se faire illusion, ce qui se cache ce n’est pas seulement le pressentiment que nous avons dit, du néant et du caractère purement apparent du principe d’individuation comme de la distinction entre lui et autrui qui se fonde sur ce principe : il y a là en outre la reconnaissance de la violence dont est animée sa propre volonté, de la puissance avec laquelle il s’attache à la vie, il s’y enfonce, cette même vie dont il voit l’aspect effroyable dais la souffrance de ceux qu’il opprime, et qui pourtant lui tient au cœur à tel point, que, pour affirmer plus complètement sa propre volonté, il produit au jour les plus horribles des actes. Il se reconnaît pour la manifestation, à l’état concentré, de la Volonté de vivre ; il sent à quel point il est tombé sous l’empire de la vie, et par suite des innombrables souffrances qui sont essentielles à la vie : car elle a devant elle le temps et l’espace sans bornes, pour voir s’effacer la distinction entre le possible et le réel, et se transformer en douleurs éprouvées toutes les douleurs qui lui sont seulement connues. À ce point de vue, les millions d’années que doit prendre la série continue de nos renaissances ne sont qu’un concept, de même que le passé tout entier et l’avenir existent à titre de concept seulement : le temps effectif et rempli, le temps forme du phénomène de la volonté, c’est le présent, et lui seul ; pour l’individu, le temps est toujours nouveau : l’individu paraît toujours à lui-même nouvellement né. En effet, la vie semble inséparable de la volonté de vivre, et la seule forme de cette dernière c’est toujours le présent. La mort (qu’on me pardonne d’employer encore cette comparaison), la mort ressemble au coucher du soleil : le soleil semble englouti par la nuit, mais c’est là une pure apparence ; en réalité, il est lui-même la source de toute lumière, il brûle sans cesse, apportant à des mondes nouveaux des jours nouveaux : il en est toujours à son lever et toujours à son coucher. Ces accidents, le commencer et le finir, n’atteignent que l’individu ; ils l’atteignent par l’intermédiaire du temps, forme dont le phénomène se revêt pour la représentation. Hors du temps il n’y a que la volonté, la chose en soi de Kant, et l’Idée de Platon qui en est l’objectivation adéquate. Aussi le suicide n’est-il pas une délivrance : ce que tu veux, au fond de toi-même, voilà ce qu’il faut que tu sois ; ce que tu es, tu le veux. — Ainsi, en outre de la connaissance simplement ressentie de tout à l’heure, à savoir que les formes de la représentation avec la distinction qu’elles mettent entre les individus sont pure apparence et néant, ce qui vient encore aiguillonner notre conscience, c’est la connaissance intérieure de notre propre volonté et de son degré de force. La vie, dans son cours, modèle en nous le caractère empirique, sur l’original du caractère intelligible ; et le méchant frémit devant cette image ; peu importe d’ailleurs qu’elle soit tracée à grands traits de façon à faire frémir avec lui le monde entier, ou qu’elle soit assez réduite pour être vue de lui seul : car il est le seul qu’elle intéresse directement. Que nous ferait le passé ? il ne serait pour nous qu’un pur phénomène, et notre conscience ne s’en tourmenterait pas, si en nous le caractère ne se sentait indépendant du temps, inaccessible au changement qui viendrait du temps, à moins que lui-même ne vienne à se nier. Voilà pourquoi les choses du passé pèsent toujours et toujours sur la conscience. La prière : « Ne nous induis pas eu tentation, » veut dire : « Ne me laisse pas voir ce que je suis. » — Le méchant, par l’énergie qu’il met à affirmer la vie, et qui se manifeste à lui dans les souffrances qu’il inflige à autrui, mesure la distance où il est de l’abdication, de la négation de sa volonté, c’est-à-dire la distance où il est du seul moyen qui délivre de la vie et de ses douleurs. Il voit combien il y tient, et par quels liens solides : la souffrance d’autrui, simplement connue, n’a pu l’émouvoir : le voilà qui tombe en proie à la vie et à la souffrance, cette fois ressentie. Reste à savoir si ce sera assez pour briser l’élan de sa volonté, et pour en venir à bout.

Nous venons d’analyser la signification et l’essence intime de la méchanceté, et ce que nous y avons trouvé, c’est ce qui, à l’état de sentiment et non encore de connaissance claire et abstraite, fait le fond du remords de conscience. Cette analyse gagnerait encore en clarté et serait plus complète, si nous étudiions de la même façon la bonté, comme qualité de la volonté humaine, puis la résignation entière et la sainteté, qui découlent de la bonté à son degré suprême. Car les contraires s’éclairent toujours mutuellement, et le jour se révèle en même temps que la nuit, comme l’a dit excellemment Spinoza.


§ 66.


Une morale non fondée en raison, celle qui consiste à « faire la morale aux gens », ne peut avoir d’action, parce qu’elle ne donne pas de motifs. D’autre part, une morale qui en donne ne peut agir, qu’en se servant de l’égoïsme : or, ce qui sort d’une pareille source n’a aucune valeur morale. D’où il suit qu’on ne peut attendre de la morale, ni en général de la connaissance abstraite, la formation d’aucune vertu authentique ; elle ne peut naître que de l’intuition, qui reconnaît en un étranger le même être qui réside en nous.

En effet, la vertu résulte assurément de la connaissance ; seulement ce n’est pas de la connaissance abstraite, de celle qui se communique par des mots. Sans quoi, la vertu pourrait s’enseigner ; et ici par exemple, comme nous exprimons en forme abstraite l’essence de la vertu et la connaissance qui lui sert de base, tout lecteur qui nous comprend se trouverait par le fait même amélioré moralement. Il n’en est rien : au contraire, il est aussi impossible de faire un homme de bien avec de simples considérations morales ou par la pure prédication, qu’il l’a été aux auteurs de Poétiques, depuis Aristote, de faire un seul poète. Pour créer ce qui fait l’essence propre et intime de la vertu, le concept est impuissant, de même qu’il l’est dans l’art : s’il peut rendre quelques services, c’est en sous-ordre, comme instrument propre à déduire et à conserver les connaissances et résolutions formées sans son aide. « Velle non discitur. » En fait de vertu, de bonté des intentions, les dogmes abstraits sont sans influence : faux, ils ne la détruisent pas ; vrais, ils ne la secourent guère. Et après tout, il serait bien fâcheux que l’affaire essentielle de la vie humaine, la valeur morale, et désormais fixée pour l’éternité, de l’homme, pût tenir à des dogmes, à des articles de foi, à des doctrines philosophiques, que le hasard peut nous faire rencontrer ou ignorer. Si les dogmes ont un rôle à l’égard de la morale, c’est que l’homme de bien, après avoir tiré sa vertu d’une connaissance différente et dont nous parlerons bientôt, y trouve un schème, une formule pour rendre compte à sa raison de ses actions pures d’égoïsme, auxquelles elle ne comprendrait rien sans cela : l’explication n’est guère en somme qu’une fiction, mais la raison est accoutumée à s’en contenter.

À vrai dire, s’il s’agit des actes, des manifestations extérieures, les dogmes peuvent avoir une influence puissante, comme en ont une l’habitude et l’exemple : — ces derniers, parce que l’homme du commun ne se fie pas à son jugement, dont il sait la faiblesse ; mais seulement à son expérience et à celle d’autrui ; — mais ce n’est pas là ce qui change le fond de l’intention[125].

Une connaissance abstraite ne fait que donner des motifs ; or, les motifs, nous l’avons vu, peuvent bien changer la direction de la volonté : ils ne peuvent changer la volonté même. Or, une connaissance communicable ne peut agir sur la volonté qu’à titre de motif : donc, de quelque façon que les dogmes inclinent la volonté, ce sera toujours la même chose, que l’homme voudra d’une volonté proprement dite et générale : s’il reçoit des idées nouvelles, ce sera au sujet de la voie à suivre pour arriver à ce qu’il veut, et les motifs qu’on lui aura fait imaginer le conduiront parallèlement à ses motifs réels. Il est, par exemple, tout à fait indifférent, pour la valeur morale de l’homme, qu’il fasse des dons considérables aux pauvres, avec la ferme conviction d’en recevoir le décuple dans une vie future, ou bien qu’il dépense la même somme à améliorer un bien-fonds qui lui rendra plus tard, mais d’autant plus sûrement, de riches récoltes ; — si le bandit qui tue pour une récompense est un assassin, le vrai croyant qui livre aux flammes l’hérétique ne l’est pas moins ; et de même aussi, à ne considérer que l’état intérieur des âmes, le croisé qui va égorger des Turcs en Terre sainte : l’un et l’autre agissent au fond avec la pensée de gagner une place dans le paradis. Ainsi donc, ils ne songent qu’à eux-mêmes, à leur propre égoïsme, comme le bandit : s’il y a entre eux et lui une différence, elle tient à l’absurdité du moyen qu’ils prennent. — Nous l’avons dit déjà, pour atteindre du dehors la volonté, il faut employer des motifs ; or, les motifs changent la façon dont la volonté se manifeste, non la volonté même. « Velle non discitur. »

Quand il s’agit d’une bonne action dont l’auteur s’est inspiré de certains dogmes, il faut toujours distinguer si ces dogmes en ont été le motif réel, ou s’ils ne seraient pas, comme nous le disions plus haut, l’explication illusoire dont on se sert pour contenter sa raison au sujet d’un acte sorti d’une tout autre source : on a fait l’action parce qu’on est bon ; on est incapable de l’expliquer correctement, parce qu’on n’est pas philosophe ; et pourtant on a besoin de s’en donner une explication. Seulement la distinction est difficile à faire : il faut pénétrer jusqu’au fond des intentions. C’est pourquoi nous ne pouvons presque jamais juger exactement, au point de vue moral, les actes d’autrui ; et les nôtres même, rarement. — Les actions et la manière de se conduire, soit d’un individu, soit d’un peuple, peuvent être grandement modifiées par leurs croyances, par l’exemple, par l’habitude. Mais au fond les actions, ces opera operata, sont de pures et vaines images, et une seule chose leur donne une signification morale : c’est l’intention qui les inspire. Or, une même intention peut parfaitement se trouver associée avec des phénomènes extérieurs très divers. Deux hommes peuvent, étant des méchants du même degré, mourir, l’un sur la roue, l’autre dans les bras des siens. Un même degré de méchanceté peut se manifester, chez tel peuple en traits grossiers, sous forme d’habitudes de mentir et de cannibalisme, et chez tel autre en traits plus déliés, en miniature[126], sous forme d’intrigues de cour, d’oppression du faible, de cabales artificieuses : le fond des choses n’en est pas moins le même. Imaginez qu’un état parfait, ou qu’une religion absolument établie dans les esprits et promettant après la mort des peines ou des récompenses, arrivât à empêcher toute espèce de crime : politiquement, ce serait un grand bien d’obtenu ; moralement, on n’aurait rien fait : ou plutôt on aurait empêché que la vie ne devînt aussi promptement l’image de la volonté.

Ainsi donc, la bonté sincère, la vertu désintéressée, la noblesse vraie, n’ont pas leur source dans la connaissance abstraite : elles l’ont pourtant dans la connaissance ; mais celle-là est immédiate, intuitive, le raisonnement n’a rien à faire avec elle, ni pour ni contre ; comme elle n’est pas abstraite, elle ne se transmet pas, il faut que chacun la trouve lui-même : par suite, ce n’est pas dans les paroles qu’elle obtient son expression adéquate, mais seulement dans les faits, dans les actes, dans la conduite d’une vie d’homme. Nous donc qui avons ici à établir une théorie de la vertu, et par conséquent à exprimer d’une façon abstraite et dans son essence la connaissance qui en fait le fond, nous ne saurions dans cette expression envelopper cette connaissance elle-même : nous n’en donnons que le concept, et pour cela nous partons constamment des actes, dans lesquels seuls elle se laisse voir ; c’est à eux que nous renvoyons comme à sa traduction adéquate ; cette traduction enfin, nous nous bornons à l’éclaircir, à l’interpréter, c’est-à-dire que nous exprimons en termes abstraits le fond réel des choses.

Maintenant, avant de parler de la bonté proprement dite, pour l’opposer à la méchanceté que nous avons déjà analysée, il est utile de considérer un degré intermédiaire, qui est la négation de la méchanceté : c’est à savoir la justice. Nous avons exposé déjà, et tout au long, ce que c’est que le droit et l’injuste : disons donc en peu de mots qu’on nomme juste quiconque reconnaît spontanément les limites tracées par la morale seule entre le droit et l’injuste et qui les respecte, même en l’absence de l’État, ou de toute autre puissance capable de les garder ; qui, par suite, pour revenir à notre doctrine, ne va jamais, dans l’affirmation de sa propre Volonté, jusqu’à la négation de la même Volonté chez un autre individu. Il n’ira donc jamais, pour accroître son propre bien-être, infliger des souffrances à autrui : en d’autres termes, il ne commettra aucune transgression, il respectera les droits et les biens de chacun. — On le voit, aux yeux de ce juste, le principe d’individuation n’est plus ce qu’il était pour le méchant, un voile impénétrable ; il ne se borne plus, comme ce dernier, à affirmer le phénomène de la volonté en lui, tout en le niant chez autrui ; les autres hommes ne sont plus pour lui des fantômes vains, et d’ailleurs absolument distincts de lui par leur essence ; non, il le déclare par sa conduite même : il reconnaît ce qui fait son être propre, la chose en soi qui est la Volonté de vivre, il la reconnaît dans le phénomène d’autrui, qui lui est donné à simple titre de représentation ; il se reconnaît donc chez l’autre, jusqu’à un certain point, assez en somme pour n’être pas injuste, pour ne pas lui porter tort. Dans la même mesure, son regard perce le principe d’individuation, le voile de Maya : il pose l’être extérieur sur le pied d’égalité avec le sien ; il ne lui fait pas tort.

Regardons au fond de la justice : nous y trouverons déjà le ferme propos de ne pas aller, dans l’affirmation de notre propre Volonté, jusqu’au point de nier les phénomènes qui manifestent hors de nous la Volonté, en nous les asservissant. Dès lors, nous rendrons à autrui l’équivalent de ce que nous en aurons reçu. À son degré le plus haut, la justice, la droiture d’âme, ne se sépare déjà pas de la bonté proprement dite, laquelle n’a pas un caractère purement négatif : elle va alors jusqu’au point de nous faire mettre en doute nos droits sur un bien qui nous vient par héritage ; jusqu’à nous inspirer de subvenir aux besoins de notre corps par nos propres forces, physiques ou intellectuelles ; de refuser, comme n’y ayant pas droit, les services d’autrui, le luxe sous toutes ses formes, et enfin de nous vouer à une pauvreté volontaire. Nous en avons un exemple dans Pascal : quand il se rangea à la vie ascétique, il refusa de se laisser servir, bien qu’il eût assez de gens à ses ordres ; malgré son état toujours maladif, il faisait son lit lui-même ; il allait quérir son repas à la cuisine, etc. (Vie de Pascal, par sa sœur)[127]. L’Inde nous fournit des exemples tout semblables à plus d’un Hindou, à ce qu’on rapporte, et des radjahs même, environnés de richesses, les consacrent exclusivement à l’entretien de leurs parents, de leur cour, de leurs serviteurs, et mettent le plus grand scrupule à appliquer la maxime : Ne mange rien, que tu ne l’aies semé et récolté de ta main. Mais il faut le dire : il y a là au fond un malentendu ; un individu riche et puissant peut, par cela même, rendre à l’ensemble de la société humaine des services assez grands pour balancer celui que lui rend la société en lui garantissant ses biens. La justice de nos Hindous est proprement plus que de la justice : c’est la vraie renonciation, la négation de la Volonté de vivre, l’ascétisme enfin : nous allons en parler. En revanche, celui qui vit sans rien faire, en utilisant les forces d’autrui, usant d’un héritage, et ne rendant service à personne, celui-là, tout en demeurant juste selon les lois positives, risque d’être considéré comme injuste au sens moral.

La justice spontanée naît, nous l’avons vu, d’une intelligence capable déjà de voir quelque peu à travers le principe d’individuation, tandis que l’homme injuste en reste absolument la dupe. Mais cette intelligence peut ne pas s’arrêter là, et s’élever à un degré supérieur, où elle donne naissance à la bienveillance et à la bienfaisance positives, bref à l’amour de nos semblables : et quelle que soit la force, l’énergie de la Volonté en un individu, elle n’est pas plus empêchée de s’élever à cet état. En effet, il suffit que l’intelligence lui fasse équilibre, qu’elle lui enseigne à résister au penchant qui va vers l’injustice ; et elle pourra ainsi produire quelque degré que ce soit de bonté, y compris la résignation. Il ne faut donc pas croire que l’homme bon soit par là même une manifestation moins énergique de la Volonté qu’un méchant ; seulement, chez lui la connaissance maîtrise l’aveugle élan de la Volonté. Sans doute, il est des individus qui n’ont d’un bon cœur que l’apparence et qui le doivent à la faiblesse avec laquelle la Volonté apparaît en eux ; mais bientôt on voit ce qu’ils sont au fond : des êtres impuissants à remporter sur eux-mêmes une victoire un peu difficile, le jour où il s’agit de mener à bien une action juste ou bonne.

Maintenant, voici un homme qui s’offre à nous : le cas est rare ; il possède de grands biens, mais il en use peu pour lui-même, et tout ce qui lui reste, il le donne aux malheureux ; il se prive ainsi de bien des plaisirs, et consulte fort peu ses convenances. Si nous essayons de nous, expliquer la conduite de cet homme, et si nous écartons les croyances auxquelles lui-même rapporte le principe de ses actes pour les rendre concevables à sa Raison, nous verrons que l’expression générale la plus simple, le caractère essentiel de toute sa conduite, c’est qu’il fait moins de différence que personne entre lui-même et autrui. Tandis qu’aux yeux de plusieurs, cette différence est telle, que le méchant fait sa joie de la souffrance d’autrui, et que l’homme injuste s’en fait un instrument fort acceptable pour se procurer du bien-être ; tandis que l’homme simplement juste s’en tient à ne pas en infliger aux autres ; tandis qu’enfin la foule des hommes connaît et voit tout auprès d’elle d’innombrables douleurs, souffertes par autrui, mais ne se décide pas à s’imposer les quelques privations qu’il faudrait pour les adoucir ; ce qui veut dire que, chez tous ceux-là, l’idée qui domine, c’est celle d’une profonde différence entre le moi et le reste ; au contraire, chez cet homme de grand cœur que nous imaginons, cette différence n’a plus tant d’importance ; le principe d’individuation, la forme phénoménale des choses, ne lui en impose plus si fort ; la souffrance qu’il voit endurer par un autre le touche presque d’aussi près que la sienne propre : aussi cherche-t-il à rétablir l’équilibre entre les deux, et, pour cela, il se refuse des plaisirs, il s’impose des privations, afin d’adoucir les maux d’autrui. Il sent bien que la différence entre lui et les autres, cet abîme aux yeux du méchant, n’est qu’une illusion passagère, de l’ordre du phénomène. Il connaît, d’une façon immédiate et sans raisonner, que la réalité, cachée derrière le phénomène qu’il est, est la même en lui qu’en autrui : car elle est cette Volonté de vivre, qui constitue l’essence de toute chose, et qui vit partout ; oui, partout, car elle rayonne également chez les animaux, et dans la nature entière : et c’est pourquoi il ne torturera jamais un animal[128].

Ce même homme n’est pas capable de laisser les autres souffrir misère, tandis qu’il serait dans l’abondance et jouirait du superflu : autant vaudrait pour lui endurer la faim aujourd’hui, dans la pensée d’avoir davantage à manger demain. En effet, pour celui qui fait de bonnes œuvres, les œuvres de douceur, le voile de Maya est déjà transparent, et l’illusion du principe d’individuation s’est dissipée. Il se reconnaît, lui, son moi, sa volonté, en chaque être : il se reconnaît donc en quiconque souffre. Il n’est plus sujet à cette perversion par laquelle la Volonté de vivre, se méconnaissant elle-même, goûte ici, en tel individu, des jouissances passagères et visibles, tandis que, par cela même, en tel autre, elle souffre et est misérable : en sorte qu’elle inflige et endure à la fois la douleur, et, sans le savoir, comme Thyeste, elle dévore sa propre chair ; pleurant ici sur une souffrance qu’elle n’a pas méritée, et là, se moquant sans vergogne de Némésis, et cela pour cette seule cause, qu’elle ne se reconnaît pas elle-même derrière un phénomène étranger, et qu’elle ne perçoit pas la loi éternelle de justice, prisonnière qu’elle est du principe d’individuation, et du mode de connaissance auquel préside l’axiome de raison suffisante. Être guéri de cette illusion et de l’erreur de Maya, ou bien agir avec douceur, c’est la même chose. Or, une telle façon d’agir ne va jamais sans la connaissance dont nous parlons.

Nous avons parlé du remords, de sa source et de son importance : le contraire du remords, c’est la bonne conscience, la satisfaction que nous ressentons toujours après une action désintéressée. Elle naît de ce qu’une action de ce genre, ayant pour origine la reconnaissance de notre propre être sous l’apparence d’un autre, est en même temps une confirmation de cette vérité, que notre vrai moi ne réside pas dans notre seule personne, dans le phénomène que nous sommes, mais bien en tout ce qui vit. Par là le cœur se sent élargi, tandis que l’égoïsme le resserrait. Avec l’égoïsme, en effet, tout notre intérêt se concentre sur un seul phénomène, sur notre individu ; dès lors l’intelligence nous présente l’image des périls innombrables qui sans cesse menacent ce phénomène : et l’inquiétude, l’anxiété devient la dominante de notre humeur. Au contraire, de savoir que notre être en soi, c’est tout ce qui vit, et non simplement notre propre personne, cela répand notre intérêt sur tous les êtres vivants, et notre cœur s’en trouve agrandi. En amoindrissant l’intérêt que nous inspire notre propre moi, nous attaquons donc, nous tuons dans sa racine le souci anxieux qu’il nous causait ; de là cette sérénité calme, insouciante, que porte avec elle une âme vertueuse, une conscience bonne ; de là la clarté croissante dont resplendit cette sérénité, à chaque bonne action, qui vient fortifier en nous le principe de notre nouvel état d’âme. L’égoïste se sent environné de phénomènes étrangers et ennemis, et toute son espérance est bornée à son propre bien-être. L’homme bon vit dans un monde de phénomènes amis : le bien de chacun est son propre bien. Sans doute la connaissance qu’il a du sort de l’homme en général empêche que sa sérénité n’aille jusqu’au contentement ; mais toutefois, comme il reconnaît constamment son être en tout ce qui vit, il en résulte une sorte d’égalité et même une sérénité d’âme. Car un intérêt qui s’étend à une quantité innombrable de phénomènes ne peut se tourner en anxiété, comme celui qui se concentre sur un seul. Les accidents qui arrivent à la totalité des individus se compensent entre eux : quand il s’agit d’un particulier, de chaque accident dépend ou son bonheur ou son malheur.

D’autres que moi peuvent proposer des principes de morale, et les donner pour des recettes à produire la vertu, comme des lois qu’il est nécessaire de suivre : pour moi, je l’ai déjà dit, je n’ai rien de pareil, je ne puis prescrire à la Volonté éternellement libre aucun devoir, aucune loi. Mais en revanche, ce qui, au point de vue de ma doctrine, joue un rôle à peu près analogue, c’est cette vérité toute théorique, dont tout mon écrit n’est que le développement, à savoir que la volonté, la réalité en soi cachée sous chaque phénomène, considérée en elle-même, est indépendante des formes phénoménales, et par là de la multiplicité : et cette vérité, je ne vois pas d’expression meilleure a en donner, au point de vue pratique, que la formule du Véda dont j’ai déjà parlé : Tat twam asi ! ( « Tu es ceci ! » ) Celui qui peut se la redire à lui-même, avec une connaissance claire de ce qu’il dit et une ferme conviction, en face de chaque être avec lequel il a rapport, celui-là est sûr de posséder toute vertu, toute noblesse d’âme : il est sur la voie droite qui va à la délivrance.

Il me reste, pour terminer cet exposé, à montrer comment la douceur d’âme, cet amour qui a pour origine et pour substance une intuition capable d’aller au delà du principe d’individuation, nous conduit à la délivrance, c’est-à-dire à l’abdication de toute volonté de vivre ; il me reste aussi à faire voir comment il y a une autre route, moins douce, plus fréquentée pourtant, qui conduit l’homme au même résultat. Mais auparavant, je dois exposer et expliquer ici une proposition paradoxale, non par goût du paradoxe, mais parce qu’elle est vraie, et que sans elle on ne connaîtrait pas toute ma pensée. La voici : « Toute douceur (αγαπη, caritas) est pitié. »


§ 67.


Comme nous l’avons dit, celui qui voit clair, jusqu’à certain point, à travers le principe d’individuation, est par cela même juste ; celui qui y voit plus clair encore a le cœur bon, de cette bonté qui se manifeste par une tendresse pure, désintéressée, pour autrui. Si cette clarté de vision devient parfaite, l’individu étranger et sa destinée nous apparaissent sur le même pied que nous et notre destinée : on ne saurait aller plus loin, car il n’y a pas de raison de préférer la personne d’autrui à la nôtre. Toutefois, s’il s’agit d’un grand nombre d’individus, dont tout le bonheur ou même la vie sont en péril, leur danger pourra l’emporter sur notre bien propre. C’est en de pareils cas qu’on voit des caractères parvenus à la plus noble élévation, à la plus haute bonté sacrifier au bien d’une foule d’hommes leur bien et leur vie : ainsi mourut Codros, ainsi Léonidas, Regulus, Decius Mus, Arnold de Winkelried, ainsi meurt quiconque va librement et avec pleine conscience à une mort certaine pour les siens, pour sa patrie. À la même hauteur, plaçons l’homme qui, pour assurer à l’humanité ce qui est son bien et peut aider à son bonheur, pour préserver des vérités d’ordre général, pour extirper des erreurs graves, s’expose de son plein gré à la souffrance et à la mort : ainsi mourut Socrate, ainsi Giordano Bruno, ainsi tant de martyrs de la vérité, qui périrent sur le bûcher, de la main des prêtres.

Maintenant, pour revenir à mon paradoxe de tout à l’heure, rappelons-nous que, d’après nos recherches antérieures, à la vie est essentiellement et inséparablement unie la douleur ; que tout désir naît d’un besoin, d’un manque, d’une douleur ; que, par suite, la satisfaction n’est jamais qu’une souffrance évitée, et non un bonheur positif acquis ; que la joie ment au désir en lui faisant accroire qu’elle est un bien positif, car en vérité elle est de nature négative ; elle n’est que la fin d’un mal. Dès lors que faisons-nous pour les autres, avec toute notre bonté, notre tendresse, notre générosité ? nous adoucissons leurs souffrances. Qu’est-ce donc qui peut nous inspirer de faire de bonnes actions, des actes de douceur ? la connaissance de la souffrance d’autrui : nous la devinons d’après les nôtres, et nous l’égalons à celles-ci. On le voit donc, la pure douceur (αγαπη, caritas) est, par nature même, de la pitié ; seulement la souffrance qu’elle s’efforce d’adoucir peut être tantôt grande et tantôt petite, elle peut n’être qu’un simple souhait déçu. Nous n’hésiterons donc pas à contredire ici Kant : il ne veut reconnaître de bonté vraie et de vertu que celles qui naissent de la pensée abstraite, et plus exactement des concepts du devoir et de l’impératif catégorique ; quant à la pitié qu’on ressent pour un être faible, il ne voit pas là une vertu ; eh bien, nous contredirons nettement Kant, et nous dirons : le concept seul est aussi impuissant à produire la vertu vraie qu’à créer le beau véritable ; toute douceur sincère et pure est pitié, et toute douceur qui n’est pas pitié n’est qu’amour de soi. Qu’est-ce que l’amour, ερως ? de l’amour de soi. Qu’est-ce que la douceur ? de la pitié. Certes les deux se mélangent souvent. Ainsi la vraie amitié est toujours un mélange d’amour de soi et de pitié : on reconnaît le premier élément au plaisir que nous donne la présence de l’ami, dont la personne correspond à la nôtre, ou plutôt dont la personne est la meilleure partie de la nôtre ; la pitié se montre par la part que nous prenons sincèrement à ce qui lui arrive de bien ou de mal, et aussi par les sacrifices désintéressés que nous lui faisons. Spinoza a dit en ce sens : « La bienveillance n’est qu’un désir né de la pitié » (Benevolentia nihil aliud est quam cupiditas ex commiseratione orta). [Éthique, III, pr. 27, cor. 3, scholie.] A l’appui de notre paradoxe on peut encore invoquer ce fait, que dans le langage de la pure douceur, le ton, les paroles, les caresses, sont tout à fait en harmonie avec ceux qui expriment la pitié ; et pour le dire en passant, en italien la pitié et la tendresse pure ont le même nom, pietà.

C’est ici le lieu de parler aussi d’une des propriétés les plus surprenantes de la nature humaine, les pleurs : comme le rire, ils sont un des signes extérieurs qui distinguent l’homme de la bête. Les pleurs, en effet, ne sont pas précisément l’expression de la douleur : car on peut pleurer pour les douleurs les moins fortes. A mon sens, ce n’est pas sous l’impression directe de la douleur que l’on pleure, c’est à la suite d’une reproduction de la douleur que nous présente la réflexion. Dès que nous éprouvons une douleur, même physique, nous la dépassons, nous nous en faisons une représentation pure, et là notre état nous apparaît si digne de compassion, que, si un autre se trouvait à notre place, nous ne saurions nous empêcher, — il nous le semble, — de venir à son secours avec pitié, avec attendrissement. Or, c’est nous-même qui sommes le patient, l’objet de cette pitié légitimement due : au moment précis où nous avons l’humeur la plus secourable, c’est nous-même qui avons besoin de secours. Nous nous sentons souffrir plus que nous ne pourrions supporter de voir un autre souffrir. C’est dans ce sentiment si complexe, où la douleur, d’abord éprouvée directement, revient sur elle-même par un double détour et se fait percevoir de nouveau en s’offrant à nous comme une douleur étrangère, à laquelle nous compatissons, puis, tout à coup, se révèle de nouveau comme une douleur à nous et se fait ressentir, c’est dans ce sentiment, c’est à travers cet étrange combat, que la Nature cherche un adoucissement à son mal. — Pleurer, c’est donc avoir pitié de soi-même : la pitié, ici, est comme rappelée en arrière, et revient à son point de départ. On ne saurait donc pleurer sans être capable de douceur et de pitié, et aussi d’imagination : par suite, ni les gens au cœur dur, ni les hommes sans imagination ne pleurent aisément ; pleurer passe toujours pour la marque d’une certaine bonté morale, et les larmes désarment la colère, parce qu’on se dit : celui qui peut encore pleurer doit nécessairement être aussi capable de douceur, de pitié pour autrui, car la pitié entre, de la manière que nous avons décrite, comme un élément dans l’état d’âme qui nous fait pleurer. — Pétrarque confirme entièrement cette explication, quand il nous exprime, en un langage naïf et sincère, comment les larmes lui venaient :

I vo pensando : e nel pensar m’assale
Una pietà si forte di me stesso,
Che mi conduce spesso,
Ad alto lagrimar, ch’i non soleva.

(Je m’en vais pensif : et dans ce penser, m’envahit une si grande pitié pour moi-même, que souvent elle m’entraîne à pleurer tout haut ; à quoi je n’avais pas coutume.)

Encore une autre preuve à l’appui : quand un enfant ressent une douleur, d’ordinaire il ne se met à pleurer que si on le plaint ; ce n’est donc pas sur sa souffrance, c’est sur la représentation de sa souffrance, qu’il pleure. — Ainsi ce qui nous fait pleurer, ce n’est pas notre douleur propre, mais une douleur étrangère ; pourquoi ? c’est que dans notre imagination nous nous mettons à la place de celui qui souffre ; nous voyons dans son sort le lot commun de l’humanité, et par suite le nôtre avant tout ; si bien qu’enfin, après tout ce détour, c’est sur nous-même que nous pleurons, c’est de nous-même que nous avons pitié. Là est encore la raison de ce fait universel, donc naturel, qu’au spectacle d’une mort, nous versons tous des larmes. Ce que nous pleurons là, ce n’est pas la perte que nous faisons : de ces larmes égoïstes, nous aurions quelque honte ; or, au contraire, s’il est une chose qui nous fît honte en pareil cas, c’est de ne pas pleurer. Non, mais d’abord nous pleurons probablement le sort du mort ; toutefois, nous le pleurons encore même si, après une longue, cruelle et inguérissable maladie, la mort a été pour lui une délivrance souhaitable ; donc ce qui excite principalement notre pitié, c’est le sort de l’humanité entière, de l’humanité vouée d’avance à une fin qui effacera toute une vie toujours si pleine d’efforts, parfois si pleine d’actes, et qui la mettra au néant : mais dans cette destinée de l’humanité, ce que nous voyons principalement, c’est la nôtre propre, et nous l’y voyons d’autant mieux que le mort nous touchait de plus près ; jamais elle ne nous apparaît plus clairement que dans la mort d’un père. En vain, par l’effet de l’âge et de la maladie, la vie était pour lui une torture ; en vain, devenu inutile, il n’était plus qu’un lourd fardeau pour son fils : le fils n’en verse pas moins des larmes amères sur la mort de ce père. D’où viennent ces larmes, nous l’avons dit[129].


§ 68.


Nous venons de nous expliquer sur l’identité de la tendresse ou douceur pure avec la pitié, cette pitié qui, lorsqu’elle revient sur son propre sujet, a pour symptôme les larmes : après cette digression, reprenons le fil de notre analyse du sens moral de nos actes, et montrons comment, de la même source d’où jaillit toute bonté, toute tendresse ou douceur, toute vertu, toute générosité, sort aussi ce que j’appelle la négation du vouloir-vivre.

Nous avons vu plus haut que la haine et la méchanceté avaient pour première base l’égoïsme, et que celui-ci résulte de la sujétion où est l’intelligence à l’égard du principe d’individuation ; nous avons aussi constaté que la justice, puis, à un degré supérieur de développement, la douceur et la générosité, en ce qu’elles peuvent avoir de plus élevé, ont pour origine essentielle une intelligence qui voit à travers ce principe : seule cette vision, en supprimant toute différence entre mon individu et celui d’autrui, rend possible et explique l’intention parfaitement bonne, même quand elle va jusqu’à la tendresse désintéressée et jusqu’à l’abnégation la plus magnanime.

Maintenant, que cette vision qui perce le principe d’individuation, que cette connaissance directe de l’identité du vouloir en tous ses phénomènes, arrive à un degré de grande clarté : son influence sur la Volonté ira grandissante. Quand le voile de Maya, le principe d’individuation se soulève, devant les yeux d’un homme, au point que cet homme ne fait plus de distinction égoïste entre sa personne et celle d’autrui, quand il prend aux douleurs d’autrui autant de part que si elles étaient les siennes, et qu’ainsi il parvient à être non seulement très secourable, mais tout prêt à sacrifier sa personne s’il peut par là en sauver plusieurs autres : alors, bien évidemment cet homme, qui dans chaque être se reconnaît lui-même, ce qui fait le plus intime et le plus vrai de lui-même, considère aussi les infinies douleurs de tout ce qui vit comme étant ses propres douleurs, et ainsi fait sienne la misère du monde entier. Désormais nulle souffrance ne lui est étrangère. Toutes les douleurs des autres, ces souffrances qu’il voit et qu’il peut si rarement adoucir, celles dont il a connaissance indirectement, et celles même enfin qu’il sait possibles, pèsent sur son cœur, comme si elles étaient les siennes. Ce qu’il a devant lui, ce n’est plus cette alternance de biens et de maux qui est sa vie propre, et à quoi se bornent les regards des hommes encore esclaves de l’égoïsme ; comme il voit clair à travers le principe d’individuation, tout le touche également de près. Il aperçoit l’ensemble des choses, il en connaît l’essence, et il voit qu’elle consiste dans un perpétuel écoulement, dans un effort stérile, dans une contradiction intime, et une souffrance continue ; et c’est à quoi sont voués, il le voit, et la misérable humanité, et la misérable brute, et enfin un univers qui sans cesse s’évanouit. Et de plus, tout cela le touche d’aussi près que pour l’égoïste sa propre personne. Comment dès lors, connaissant ainsi le monde, pourrait-il, par des actes incessants de volonté, affirmer la vie, s’y lier de plus en plus étroitement, en appesantir le poids sur son être ? Sans doute, celui qui est encore captif dans le principe d’individuation et dans l’égoïsme, qui ne connaît que des choses individuelles et leurs rapports à sa propre personne, peut y trouver des motifs toujours nouveaux pour sa volonté ; mais la connaissance du tout, telle que nous venons de la décrire, la connaissance de l’essence des choses en soi est au contraire pour la Volonté un calmant. La Volonté alors se détache de la vie : les jouissances, elle y voit une affirmation de la vie, et elle en a horreur. L’homme arrive à l’état d’abnégation volontaire, de résignation, de calme véritable et d’arrêt absolu du vouloir. — Nous autres qui sommes encore environnés par le voile de Maya, cependant, parfois le sentiment violent de nos souffrances ou la vive représentation des maux d’autrui nous met devant l’esprit le néant et l’amertume de la vie ; et alors, nous voudrions abdiquer pleinement, pour toujours, brisant l’aiguillon des désirs, fermant tout accès aux douleurs, et épurant et sanctifiant notre être. Mais bientôt l’illusion des apparences nous enveloppe de nouveau, et de nouveau elles mettent en mouvement notre volonté : nous ne pouvons nous délivrer. L’espérance avec ses appâts, le présent avec ses flatteries, les jouissances avec leurs attraits, le bien-être qui parfois nous échoit personnellement en partage au milieu d’un monde souffrant, soumis au hasard et à l’erreur, toutes ces séductions nous ramènent en arrière et resserrent nos liens. Aussi Jésus dit-il : « Il est plus facile de faire passer un câble par le trou d’une aiguille, qu’à un riche d’entrer au royaume de Dieu. »

Si nous comparons la vie à un cercle qu’on parcourt, et dont une partie est faite de charbons ardents, tandis que certaines places sont froides, on peut dire que les places froides consolent le malheureux, dupe de l’illusion, quand il s’y trouve, et qu’il est encouragé ainsi à poursuivre sa course. Mais celui qui voit au delà du principe d’individuation, qui connaît l’essence des choses en soi et par suite embrasse l’ensemble, celui-là n’est plus accessible à cette consolation : il se voit lui-même à la fois dans toutes les places, et il se retire du cercle. — Sa volonté se replie : elle n’affirme plus son essence, représentée dans le miroir du phénomène ; elle la nie. Ce qui met en évidence cette transformation, c’est le passage que l’homme exécute alors, de la vertu à l’ascétisme. Il ne lui suffit plus d’aimer les autres à l’égal de sa personne, et de faire pour eux ce qu’il ferait pour lui-même : en lui naît un dégoût contre l’essence de la volonté de vivre, dont son phénomène est l’expression, contre cette essence qui est le fond et la substance d’un monde dont il voit la misère lugubre. Aussi la rejette-t-il, en tant qu’elle se manifeste en lui, et qu’elle s’exprime par son corps ; sa conduite dément ce phénomène du vouloir, et se met avec lui en contradiction ouverte. N’étant rien au fond, qu’un phénomène de la volonté, il cesse de vouloir quoi que ce soit, il se défend d’attacher sa Volonté à aucun appui, il s’efforce d’assurer sa parfaite indifférence envers toutes choses. — Son corps, sain et fort, exprime par ses organes de reproduction le désir sexuel ; mais lui, nie la Volonté, et donne à son corps un démenti : il refuse toute satisfaction sexuelle, à n’importe quelle condition. Une chasteté volontaire et parfaite est le premier pas dans la voie de l’ascétisme, ou de la négation du vouloir-vivre. La chasteté nie cette affirmation de la Volonté, qui va au delà de la vie de l’individu ; elle marque ainsi que la Volonté se supprime elle-même, en même temps que la vie de ce corps qui est sa manifestation. La nature le dit, et la nature est toujours véridique et naïve : si cette maxime devenait universelle, l’espèce humaine disparaîtrait. Or, après ce que j’ai dit, dans mon deuxième livre, de la dépendance de tous les phénomènes de la Volonté, je crois pouvoir admettre qu’au jour où disparaîtrait sa manifestation la plus haute, l’animalité, qui en est le reflet affaibli, s’évanouirait aussi : ainsi, avec la pleine lumière, passe aussi la pénombre. Aussi, la connaissance se trouvant entièrement supprimée, le reste du monde tomberait au néant : car sans sujet, pas d’objet. Je puis bien ici invoquer un passage du Véda : « De même que dans ce monde l’enfant affamé soupire après sa mère, de même tous les êtres attendent l’holocauste sacré. » (Asiatic Researches., vol. VIII ; Colebrooke, On the Vedas, dans l’extrait du Sama-Veda. On trouvera le même passage dans les Miscellaneous Essays de Colebrooke, vol. I, p. 88.) L’holocauste ici signifie la résignation en général ; le reste de la Nature doit attendre de l’homme sa délivrance ; c’est lui qui est le prêtre et à la fois la victime. On peut encore relever, comme un fait bien digne de remarque, que la même pensée a été exprimée par ce vaste et profond esprit, Angelus Silesius, dans une petite poésie intitulée : L’homme porte tout à Dieu :

O homme, tout respire l’amour pour toi ; tout te désire avec ardeur ;
Tout s’élance vers toi, pour arriver à Dieu.


Un mystique plus grand encore est maître Eckhart, dont les écrits prodigieux viennent enfin (1857) d’être rendus accessibles, grâce à l’édition de Franz Pfeiffer. C’est lui qui dit, p. 459, tout à fait dans le même sens : « Je m’appuie ici sur le Christ, car il dit : Quand je serai élevé de la terre, j’élèverai toutes choses à ma suite (S. Jean, XII, 32). Ainsi l’homme bon doit élever toutes choses vers Dieu, vers leur source première. Les maîtres nous confirment cette vérité, que toutes les créatures sont faites en vue de l’homme. C’est ce qu’on voit en toutes, car chacune utilise l’autre : l’agneau se sert du gazon, le poisson de l’eau, le fauve de la forêt. Et ainsi toutes les créatures profitent à l’homme bon : l’homme bon les prend et l’une dans l’autre les porte vers Dieu. » Il veut dire : C’est pour délivrer, avec lui-même et en lui-même, tous les animaux, que l’homme s’en sert dans cette vie. — C’est ainsi qu’il convient, à mon sens, d’expliquer le passage difficile qu’on trouve dans la Bible, Ep. aux Rom., VIII, 21-24[130].

Dans le bouddhisme non plus, les expressions ne manquent pas pour cette vérité. Aussi, quand Bouddha, encore sous la forme de Bodhisatwa, fait seller son cheval pour la dernière fois, c’est-à-dire pour quitter le palais de son père et aller au désert, il lui parle ainsi en vers : « Depuis longtemps, tu es dans la vie et dans la mort ; mais tu vas cesser de porter et de tirer. Pour cette fois encore, ô Kantakana, emporte-moi d’ici, et quand j’aurai réalisé la loi (qui lui ordonne de devenir Bouddha), je ne t’oublierai pas. » (Foë-Kouë-Ki, trad. d’Abel Rémusat, p. 233.)

L’ascétisme se manifeste encore dans la pauvreté volontaire et intentionnelle ; elle n’est pas l’effet d’un accident : le pauvre volontaire se dépouille de ses biens pour adoucir les souffrances d’autrui ; la pauvreté est proprement son but, il veut s’en servir pour mortifier sa volonté, pour empêcher que jamais plus elle ne se redresse, excitée par un désir satisfait, ou par quelqu’une des douceurs de la vie : car cette volonté, il l’a prise en horreur depuis qu’il se connaît lui-même. Celui qui en est arrivé là ressent encore tous les désirs de la Volonté, en tant qu’il est un corps animé, et une manifestation du vouloir : mais il les foule aux pieds exprès, il se contraint à ne rien faire de ce qui lui plairait à faire, et à faire tout ce qui lui déplaît, n’y eût-il à en attendre que ce seul résultat, de contribuer à la mortification de la Volonté. Dès lors, comme lui-même il nie la Volonté qui se manifeste dans sa personne, il ne s’opposera pas à ce qu’autrui fasse de même, c’est-à-dire à ce qu’on lui fasse tort ; aussi toute souffrance qui lui vient du dehors, qu’elle soit le fait du hasard ou de la malice d’autrui, est la bienvenue pour lui ; et de même pour les outrages, les offenses, les dommages de toute sorte : il les accueille avec joie, y trouvant une occasion de se donner à lui-même la preuve que désormais il n’affirme plus sa volonté, qu’il prend volontiers le parti de quiconque est l’ennemi de cette manifestation de la volonté, sa personne. Il endure donc ces injures et ces souffrances-là avec une patience, une douceur inépuisables ; il rend pour le mal le bien, sans ostentation ; il ne laisse pas plus se rallumer en lui le feu de la colère que celui des désirs. — Non moins que la Volonté même, il mortifie ce qui la rend visible et objective, son corps : il le nourrit parcimonieusement, évitant un état de prospérité, de vigueur exubérante, d’où la volonté renaîtrait plus forte et plus excitée, cette volonté dont il est l’expression et le miroir. Il pratique le jeûne, la macération même et les disciplines, afin, par des privations et des souffrances continuelles, de briser de plus en plus, de tuer, cette volonté en qui il reconnaît et il hait le principe de son existence et de cette existence qui est la torture de l’univers. — Vienne enfin la mort, qui détruira cette manifestation d’une volonté, qu’il a depuis longtemps tuée dans son essence même, en la niant librement, jusqu’à la réduire à ce faible reste de vouloir qui animait son corps : la mort alors sera pour lui la bienvenue, il la recevra avec joie, comme une délivrance longtemps souhaitée. Chez lui, la mort ne met pas seulement, comme chez d’autres, un terme à la manifestation de la volonté : l’essence même de celle-ci est supprimée, car le dernier reste d’existence qui lui demeurât tenait à cette manifestation[131] ; et ce fragile et suprême lien, la mort le brise. Pour celui qui finit ainsi, l’univers finit du même coup.

Et ce que je traduis ici dans une langue trop faible, en termes généraux, n’est pourtant pas une fiction de philosophes, inventée d’aujourd’hui seulement : non ! cette doctrine fut la vie même, vie bien enviable de tant de saints, de tant de belles âmes qui se sont rencontrées parmi les chrétiens, et plus encore parmi les Hindous, les bouddhistes, les fidèles d’autres religions encore. Les dogmes dont leur raison avait reçu l’empreinte avaient beau être divers ; chez tous la conduite de la vie exprimait d’une seule et même manière une même pensée, cette pensée intime, immédiate, intuitive, de laquelle seule découlent toute vertu, toute sainteté. Nous retrouvons en effet ici cette distinction, si importante pour nous tout au cours de cette étude, d’une application si générale, d’une force si pénétrante, la distinction jusqu’ici trop négligée entre la connaissance abstraite et l’intuitive. Entre les deux, quand il s’agit notamment de connaître l’essence de l’univers, il y a comme un large abîme, que seule la philosophie peut nous faire franchir. Car pour ce qui est de la connaissance intuitive, in concreto, chaque homme trouve en soi-même par la conscience toutes les vérités philosophiques : mais de les traduire en savoir abstrait, de les soumettre à la réflexion, voilà l’affaire de la philosophie ; elle n’en doit pas, elle n’en peut pas avoir d’autre.

Ainsi, c’est peut-être pour la première fois ici même que, sous forme abstraite, sans aucun mythe auxiliaire, l’essence profonde de la sainteté, de l’abnégation, de la guerre à mort faite à l’égoïsme de l’ascétisme enfin, aura été traduite en ces termes : la négation de la Volonté de vivre, négation où la Volonté arrive quand une connaissance entière de toute son essence opère sur elle comme un sédatif de la volition. Au contraire, s’il s’agit de connaître d’une façon immédiate et de traduire par l’action cette vérité, c’est là ce qu’ont fait tous ces saints, tous ces ascètes, qui ; avec une même pensée au fond du cœur, s’exprimaient par des langages si divers, chacun se conformant aux dogmes qu’il avait d’abord reçus en sa raison : car c’est grâce à eux qu’un saint, selon qu’il est Hindou, Chrétien, Lamaïste, rend diversement compte de sa conduite ; mais qu’importe pour le fond des choses ? Qu’un saint soit attaché à la plus absurde des superstitions, ou qu’il soit au contraire un philosophe : cela ne fait rien à l’affaire. Ce qui le crée et le certifie saint, ce sont ses actes : ces actes, considérés au point de vue moral, ne découlent pas de ses idées abstraites, mais de la connaissance que l’intuition immédiate lui a donnée du monde et de son essence ; et c’est seulement pour tranquilliser sa raison, qu’il se les explique à l’aide d’un dogme quelconque. Il n’y a donc pas plus nécessité à ce que le saint soit philosophe, qu’il n’y en a à ce que le philosophe soit saint : de même, parce qu’on est bel homme on n’est pas nécessairement bon sculpteur, ni bel homme parce qu’on est bon sculpteur. Et, pour généraliser, c’est élever à l’égard du moraliste une prétention bien étrange, de vouloir qu’avant de recommander une vertu, il la possède lui-même. Traduire l’essence de l’univers en concepts abstraits, généraux et clairs, en donner une image réfléchie mais stable, toujours à notre disposition et résidant en notre raison, voilà ce que doit, voilà tout ce que doit la philosophie. Que le lecteur se reporte au passage, que je cite dans mon premier livre, de Bacon de Vérulam.

Certes ce n’est qu’une peinture bien abstraite, bien générale, et pourtant bien froide, celle que j’ai faite plus haut de la négation du vouloir-vivre, en d’autres termes de la conduite d’une belle âme, d’un saint qui se résigne et qui spontanément expie. Mais comme la connaissance d’où résulte la négation de la volonté est intuitive et non abstraite, de même ce n’est pas dans des concepts abstraits qu’elle trouve son expression parfaite ; c’est seulement dans l’action, dans notre conduite. Si donc l’on veut comprendre mieux ce qui, en termes philosophiques, se traduit par la négation de la volonté de vivre, c’est dans l’expérience et dans la réalité qu’il faut aller chercher des exemples. Non pas toutefois dans l’expérience quotidienne : « car, dit très bien Spinoza, tout ce qui est supérieur est aussi rare que difficile » (nam omnia præclara tam difficilia quam rara sunt). Donc, à moins d’un hasard favorable, qui nous rende témoins oculaires de ce que nous cherchons, nous devons nous contenter des biographies de personnages du genre dont il s’agit. La littérature hindoue, à en juger par le peu que nous en font déjà connaître les traductions, est très riche en biographies de saints, d’expiateurs, de samanéens, de saniasis, etc. Même le livre bien connu, et que je ne louerai pas cependant en tous points, la Mythologie des Hindous, par Mme de Polier, nous offre nombre d’exemples remarquables de ce genre (notamment au second volume, chapitre XIII). Les chrétiens aussi fournissent en abondance de quoi illustrer notre théorie. Lisez les biographies, trop souvent mal écrites d’ailleurs, de ces personnages qu’on appelle tantôt âmes saintes, tantôt piétistes, quiétistes, visionnaires pieux, etc. On a fait, à diverses époques, des recueils de ces biographies : ainsi les Vies des saintes âmes, de Tersteegen ; l’Histoire de ceux qui sont nés à la vie nouvelle, par Reiz, et, de nos jours, le recueil de Kanne, où il se trouve à travers de mauvaises choses beaucoup de bon, et particulièrement la Vie de la bienheureuse Sturmin. La vie de saint François d’Assise a de droit sa place dans cette série : saint François fut l’ascétisme personnifié, le prototype des moines mendiants. On a récemment réédité sa vie, écrite par un de ses contemporains et cadets, qui s’illustra aussi dans l’École, saint Bonaventure, sous ce titre : Vita S. Francisci a S. Bonaventura concinnata (Joest, 1847) ; déjà, peu avant, il avait été publié en France une biographie faite avec soin, complète, puisée aux meilleures sources : Histoire de saint François d’Assise, par Chavin de Mallan (1845).

À ces écrits monacaux si l’on veut opposer un pendant emprunté à l’Orient, on a le livre, d’une excellente lecture, de Spence Hardy : Eastern monachism, an account of the order of mendicants founded by Gotama budha, 1850 (la Vie monacale en Orient ; étude sur un ordre mendiant fondé par le bouddha Gotama). On retrouve là toujours la même chose, sous un costume différent ; et l’on juge ainsi combien il importe peu que la sainteté naisse d’une religion théiste, ou d’une religion athée. — Mais je recommanderai principalement, comme un exemple spécial et très complet, et en même temps comme une illustration toute pratique des idées que j’ai présentées, l’autobiographie de Madame Guyon : c’est une belle et grande âme, dont la pensée me remplit toujours de respect ; apprendre à la connaître, et rendre justice à ce qu’il y eut d’excellent dans sa façon de sentir, tout en se défiant des aberrations de son intelligence, voilà pour une nature d’élite une jouissance d’autant plus grande, que son livre ne sera jamais en crédit auprès des intelligences vulgaires, c’est-à-dire du plus grand nombre ; car, partout et toujours, chacun n’apprécie que ce qui lui ressemble dans une certaine mesure, et ce pour quoi il a, du moins, une faible disposition. Cela est vrai de l’intellectuel, comme du moral. En un sens, on pourrait considérer comme un exemple approprié la biographie française bien connue de Spinoza, si l’on s’en sert comme introduction au préambule magistral de son ouvrage, tout à fait insuffisant De emendatione intellectus ; ce préambule est ce que je connais de plus efficace pour apaiser le trouble des passions. Enfin le grand Gœthe, tout grec qu’il est, n’a pas cru indigne de lui de nous montrer, dans le clair miroir de la poésie, ce côté élevé de l’humanité, lui qui, dans les Confessions d’une belle âme, nous à retracé, en l’idéalisant, la vie de Mlle de Klettenberg, et nous en a donné l’histoire vraie, dans sa propre biographie. De même il nous a raconté deux fois la vie de saint Philippe de Néri. — L’histoire ne parlera jamais et ne peut en effet parler de l’homme dont la conduite est la meilleure et la plus riche illustration du point particulier qui fait l’objet de cette étude. Car la matière de l’histoire est tout autre ; elle est même tout le contraire. La négation du vouloir-vivre et le renoncement ne l’intéressent pas, elle ne s’attache qu’à sa poursuite et à sa manifestation dans un nombre infini d’individus, par où éclate son divorce avec elle-même, au plus haut degré de son objectivation, et se montre l’inanité de l’effort total, soit dans l’élévation d’un seul, qui est due à sa sagesse, soit dans la force des foules, qui est due à leur masse, soit dans la puissance du hasard personnifiant le destin. Mais pour nous qui ne suivons pas le développement des apparences dans le temps, pour nous autres philosophes, dont le rôle est de rechercher la signification morale des actes, et qui prenons pour commune mesure ce qui a le plus de sens et de poids à nos yeux, l’éternelle vulgarité et l’éternelle platitude ne nous empêcheront pas de reconnaître que le phénomène le plus grand, le plus important, le plus significatif, qui se soit jamais manifesté au monde, ce n’est pas le conquérant, c’est l’ascète. Ce que nous admirons en lui, c’est la vie silencieuse et cachée d’un homme, arrivé à une conception telle, qu’il renonce au vouloir-vivre, dont l’effort agit partout et remplit toutes choses, et dont la liberté ne se manifeste qu’en lui seul, par où sa conduite est justement l’opposé de la conduite habituelle. Aussi pour le philosophe, qui voit ainsi le monde, les biographies de saints et d’ascètes, si mal écrites qu’elles soient la plupart du temps, si mêlées de superstitions et de folies, sont bien plus instructives, bien plus importantes, — vu la signification de la matière, — que les histoires de Plutarque ou de Tite-Live.

Pour approfondir et compléter ce que, dans un exposé tout abstrait et tout général, nous avons appelé la négation du vouloir-vivre, il faut étudier les préceptes moraux donnés, absolument dans le même esprit, par des hommes pénétrés du même sentiment ; nous verrons ainsi combien ces vues sont anciennes, quelque nouvelle que puisse être leur expression purement philosophique. La plus voisine de nous, parmi toutes ces doctrines, c’est le christianisme, dont la morale est animée du même esprit, non seulement de l’esprit de charité, poussé à ses limites extrêmes, mais de l’esprit de renoncement ; ce second esprit se trouve déjà en germe, mais très apparent dans les écrits des apôtres ; cependant il n’a été développé complètement et exposé explicitement que plus tard. Nous voyons que les apôtres prescrivent d’aimer son prochain comme soi-même, de faire le bien, de chérir ceux qui nous haïssent, d’être charitable, patient, doux, de se résigner facilement aux offenses, d’être tempérant, pour dompter la concupiscence, de résister aux appétits charnels, et, s’il est possible, d’être absolument chaste. Nous trouvons déjà ici les premiers degrés de l’ascétisme, ou proprement la négation de la volonté, et nous désignons par ce mot ce que les Évangiles entendent par « renoncer à soi-même » et « porter sa croix » (Matth., XVI, 24, 25 ; Marc, VIII, 34, 35 ; Luc, IX, 23, 24 ; XIV, 26, 27, 33). Ces tendances se développèrent petit à petit, et donnèrent naissance aux ascètes, aux anachorètes, aux moines ; c’étaient là de pures et saintes institutions, mais qui ne pouvaient s’étendre qu’à un très petit nombre d’hommes ; un développement plus considérable ne devait amener qu’hypocrisie et abomination, car « abusus optimi pessimus ». Plus tard, quand le christianisme est organisé, nous voyons ce germe ascétique s’épanouir complètement, dans les écrits des saints et des mystiques. Tous prêchent non seulement la pureté de la vie, mais la résignation complète, la pauvreté volontaire, le vrai calme, l’indifférence absolue aux choses de la terre, l’abnégation de la volonté, l’enfantement en Dieu, l’oubli entier de soi-même et l’anéantissement dans la contemplation de Dieu. On trouve là-dessus un exposé très détaillé, dans Fénelon, Explication des maximes des saints sur la vie intérieure. Mais nulle part l’esprit du christianisme, dans son développement, n’a été plus parfaitement et plus fortement exprimé que dans les écrits des mystiques allemands, chez maître Eckhard et dans son livre si célèbre la Théologie allemande ; c’est cet ouvrage dont Luther disait, dans une préface qu’il y a ajoutée, qu’aucun, — excepté la Bible et Saint Augustin, — ne lui avait mieux appris ce que c’est que Dieu, le Christ, et l’Homme. Depuis 1851 seulement, nous en avons un texte pur, débarrassé de toute interpolation, grâce à l’éditeur Pfeiffer de Stuttgard. Les prescriptions et les enseignements qui y sont contenus sont l’exposé le plus complet, parti de la conviction la plus profonde, de ce que j’ai présenté comme la négation du vouloir-vivre. C’est là ce qu’il faut étudier attentivement, avant de trancher la question avec l’assurance des juifs ou des protestants. Dans le même esprit, quoique inférieur à l’ouvrage dont nous venons de parler, a été écrite l’Imitation de l’humble vie de Jésus par Tauler, sans compter sa Medulla animæ. Selon moi, les leçons de ces mystiques, si purement chrétiens, découlent du Nouveau Testament, comme le vin découle de la vigne ; ou plutôt, ce qui nous apparaît dans le Nouveau Testament, comme enveloppé de voiles et de nuages, se présente à nous, chez les mystiques, avec une clarté et une signification parfaites. En un mot, je considère le Nouveau Testament comme la première et les mystiques comme la seconde initiation, — σμικρα και μεγαλα μυστηρια.

Maintenant, nous allons retrouver bien plus développé, exprimé, avec une complexité et une force bien plus grandes qu’on ne pouvait s’y attendre dans le monde occidental, chez les chrétiens, ce que nous avons appelé la négation du vouloir-vivre, dans les antiques ouvrages de la langue sanscrite. Si cette importante conception morale de la vie a pu atteindre ici un si haut degré de développement, et s’exprimer d’une façon si complète, il faut en chercher la cause dans ce fait, qu’elle n’a pas été renfermée dans des limites qui lui sont absolument étrangères. C’est ce qui est arrivé pour le christianisme, enfermé dans le dogmatisme juif, auquel Jésus, consciemment, ou peut-être même s’en sans douter, a dû nécessairement se soumettre, par où le christianisme est composé de deux éléments essentiels très hétérogènes, dont je voudrais ne retenir que l’élément moral et l’appeler exclusivement chrétien, après en avoir séparé tout le dogmatisme judaïque. Si l’on a pu craindre souvent, et surtout à notre époque, que cette grande et salutaire religion ne vînt à tomber en discrédit, cela tient, selon moi, à ce qu’elle consiste en deux éléments hétérogènes à l’origine, et réunis ensuite par les circonstances ; leur séparation, résultant de leur antipathie naturelle et de la réaction de l’esprit du siècle de plus en plus éclairé, amènerait, à la vérité, l’effondrement qu’on redoute, mais l’élément moral en sortirait intact, parce qu’il est indestructible. — Dans la morale des Hindous, telle que nous la connaissons actuellement, si imparfaite que soit notre connaissance de leur littérature, nous voyons prescrire, sous les formes les plus variées, de la façon la plus saisissante, dans les Védas, les Pouranas, dans leurs poèmes, leurs mythes, leurs légendes sacrées, leurs sentences et leurs préceptes de conduite : l’amour du prochain avec le renoncement absolu de soi-même, l’amour universel embrassant non seulement l’humanité, mais tout ce qui vit ; la charité poussée jusqu’à l’abandon de ce qu’on gagne péniblement chaque jour ; une patience sans borne à supporter les outrages ; le paiement du mal, si dur que cela puisse être, par la bonté et l’amour ; la résignation volontaire et joyeuse aux injures, l’abstention de toute nourriture animale, la chasteté absolue, le renoncement aux voluptés, par celui qui s’efforce vers la sainteté parfaite ; se dépouiller de ses richesses, abandonner toute habitation, quitter les siens, vivre dans l’isolement le plus profond, abîmé en une contemplation silencieuse ; s’infliger une pénitence volontaire au milieu de lents et terribles supplices, en vue d’une mortification complète de la volonté, poussée finalement jusqu’à la mort par la faim, ou jusqu’à celle qu’on trouve en allant se jeter au-devant des crocodiles, en se précipitant de la roche sacrée du haut de l’Himalaya, ou en se faisant enterrer vivant, ou enfin en se plaçant sous les roues de l’immense chariot qui promène les statues des Dieux, parmi les chants, les cris de joie et les danses des bayadères. Et ces prescriptions, dont l’origine remonte à plus de quatre mille ans, sont encore observées aujourd’hui, si dégénéré que soit le peuple hindou[132]. Des préceptes observés si longtemps par un peuple qui compte des millions d’individus, imposant des sacrifices si lourds, ne peuvent pas être une fantaisie inventée à plaisir, mais ils doivent avoir leur racine dans le fond même de l’humanité. Ajoutons qu’on ne peut assez admirer l’accord qu’il y a entre la conduite d’un ascète chrétien ou d’un saint et celle d’un Hindou, lorsqu’on lit leur biographie. A travers les dogmes les plus différents, au milieu de mœurs et de circonstances également étrangères les unes aux autres, c’est la même tendance, la même vie intérieure de part et d’autre. Les règles de conduite sont également identiques : ainsi, toutes nous parlent de la pauvreté absolue, qu’il faut pratiquer, et qui consiste à se dépouiller de tout ce qui, pour nous, peut devenir une source de consolations ou de jouissances mondaines, car tout cela fournit un aliment à la volonté, dont on se propose précisément l’immolation complète. D’autre part, chez les Hindous, dans les prescriptions de Fô, nous voyons qu’il est recommandé au saniasi, — lequel doit vivre sans maison ni bien, — de ne pas se coucher souvent sous le même arbre, afin de n’en pas concevoir pour lui quelque prédilection ou penchant. Les mystiques chrétiens et les philosophes du Védanta se rencontrent encore sur ce point, qu’ils considèrent le sage, arrivé à la perfection, comme affranchi des œuvres extérieures et des pratiques de la religion. Un tel accord, en des temps et chez des peuples si différents, montre bien qu’il n’y a pas simplement ici, comme le soutient la platitude optimiste, de la folie ou une aberration du sentiment, mais que c’est la manifestation d’un des côtés essentiels de la nature humaine, — manifestation d’autant plus rare, qu’elle est plus sublime.

Maintenant, j’ai indiqué les sources qui permettent de connaître immédiatement et, pour ainsi dire, d’une manière vivante, les phénomènes où s’incarne la négation du vouloir-vivre. D’une certaine façon, c’est là le point capital de toute notre étude ; cependant je n’ai rien dit là-dessus que de très général, car il vaut mieux renvoyer aux faits tirés d’une expérience immédiate, que de grossir, sans raison, ce volume par une répétition affaiblie de ce que ces faits diront bien eux-mêmes.

J’ai seulement quelques mots à ajouter pour définir, en général, ce que j’entends par la négation du vouloir-vivre. De même que nous avons vu le méchant, par l’obstination de sa volonté, endurer une souffrance intérieure, continuellement cuisante, ou bien, lorsque tous les objets du vouloir sont épuisés, apaiser la soif furieuse de son égoïsme dans le spectacle des peines d’autrui ; de même l’homme qui est arrivé à la négation du vouloir-vivre, si misérable, si triste, si pleine de renoncements que paraisse sa condition, lorsqu’on l’envisage du dehors, de même cet homme est rempli d’une joie et d’une paix célestes. Ce n’est pas, chez lui, cette vie tumultueuse, ni ces transports de joie, qui supposent et qui entraînent toujours une vive souffrance, comme il arrive aux hommes de plaisir ; c’est une paix imperturbable, un calme profond, une sérénité intime, un état que nous ne pouvons nous empêcher de souhaiter, lorsque la réalité ou notre imagination nous le présente ; car nous le reconnaissons comme le seul juste, le seul qui nous élève véritablement ; et notre bon génie nous y convie, « sapere aude ». Nous voyons bien alors que la satisfaction que le monde peut donner à nos désirs ressemble à l’aumône donnée aujourd’hui au mendiant et qui le fait vivre assez pour être affamé demain. La résignation, au contraire, ressemble à un patrimoine héréditaire ; celui qui le possède est à l’abri des soucis pour toujours.

On se rappelle que, dans le troisième livre, nous avons fait consister, en grande partie, le plaisir esthétique, en ce que, — dans la contemplation pure, — nous nous dérobons pour un instant au vouloir, c’est-à-dire à tout désir, à tout souci ; nous nous dépouillons de nous-mêmes, nous ne sommes plus cet individu qui connaît uniquement pour vouloir, le sujet corrélatif à l’objet particulier et pour qui tous les objets deviennent des motifs de volitions, mais le sujet sans volonté et éternel de la connaissance pure, le corrélatif de l’Idée ; nous savons aussi que les instants où, délivrés de la tyrannie douloureuse du désir, nous nous élevons en quelque sorte au-dessus de la lourde atmosphère terrestre, sont les plus heureux que nous connaissions. Par là, nous pouvons nous imaginer combien doit être heureuse la vie de l’homme, dont la volonté n’est pas seulement apaisée pour un instant, comme dans la jouissance esthétique, mais complètement anéantie, sauf la dernière étincelle, indispensable pour soutenir le corps, et qui doit périr avec lui. L’homme qui, après maints combats violents contre sa propre nature, est arrivé à une telle victoire, n’est plus que le sujet pur de la connaissance, le miroir calme du monde. Rien ne peut plus le torturer, rien ne peut plus l’émouvoir ; car toutes ces mille chaînes de la Volonté qui nous attachent au monde, la convoitise, la crainte, la jalousie, la colère, toutes ces passions douloureuses qui nous bouleversent, n’ont aucune prise sur lui. Il a rompu tous ces liens. Le sourire aux lèvres, il contemple paisiblement la farce du monde, qui jadis a pu l’émouvoir ou l’affliger, mais qui, à cette heure, le laisse indifférent ; il voit tout cela, comme les pièces d’un échiquier, quand la partie est finie, ou comme il contemple, le matin, les travestissements épars, dont les formes l’ont intrigué et agité toute une nuit de carnaval. La vie et ses figures flottent autour de lui comme une apparence fugitive ; c’est, pour lui, le songe léger d’un homme à demi éveillé, qui voit au travers de la réalité, et qui ne se laisse pas prendre à l’illusion ; comme ce rêve encore, sa vie s’évanouit sans transition violente. Tout cela nous fera comprendre dans quel sens Mme Guyon répète si souvent à la fin de son autobiographie : « Tout m’est indifférent : je ne puis plus rien vouloir ; il m’est impossible de savoir si j’existe, ni si je n’existe pas. » — Qu’on me permette encore, pour faire voir que l’anéantissement du corps (qui n’est que le phénomène de la Volonté, par la suppression de qui il perd par conséquent toute signification), loin d’être cruel, est, au contraire, attendu avec bonheur, — qu’on me permette, dis-je, de citer ici des paroles de cette sainte pénitente, quoiqu’elles n’aient rien d’élégant : « Midi de la gloire, jour où il n’y a plus de nuit ; vie qui ne craint plus la mort dans la mort même : parce que la mort a vaincu la mort, et que celui qui a souffert la première mort ne goûtera plus la seconde mort. » (Vie de madame Guyon, II, 13.)

Pourtant, il ne faudrait pas croire qu’après que la connaissance devenue « calmante » a produit la négation du vouloir-vivre, elle ne soit plus exposée à chanceler et qu’on puisse s’en remettre à elle, comme à un bien définitivement acquis. Il faut au contraire la reconquérir par de perpétuels combats. Car le corps étant la volonté même devenue objet ou phénomène dans le monde comme représentation, tant que le corps est vivant, tout le vouloir-vivre existe aussi virtuellement, et fait de continuels efforts pour entrer dans la réalité, et se rallumer avec toute son ardeur. Aussi ce repos et cette béatitude des saints ne nous apparaissent-ils que comme une sorte d’épanouissement de la volonté sans cesse combattue ; c’est une fleur de sainteté qui ne croît que sur un sol continuellement remué par la lutte ; car personne ne peut goûter sur terre le repos éternel. Quand nous lisons, dans les biographies de saints, l’histoire de leur vie intérieure, nous voyons qu’elle est pleine de luttes, de combats de l’âme contre elle-même, de défections de la grâce, c’est-à-dire de cette forme de connaissance qui rend inefficaces toute espèce de motifs, qui agit sur la volonté comme calmant général, qui procure la paix la plus profonde et qui donne accès à la liberté. C’est pourquoi ceux qui sont arrivés à la négation de la Volonté luttent énergiquement pour se maintenir dans cette voie ; ils doivent s’infliger des privations de toute sorte, se soumettre à une pénitence rigoureuse, rechercher enfin tout ce qui pourra les mortifier : tout cela pour comprimer la Volonté toujours rebelle. De là vient le souci douloureux qu’ils prennent pour se maintenir en cet état salutaire, une fois qu’ils ont appris à connaître tout le prix de la délivrance ; de là leurs scrupules de conscience à l’égard de la plus innocente jouissance, au moindre éveil de leur vanité, passion qui meurt la dernière de toutes, qui est la plus vivace, la plus active et la plus folle. — Par le mot d’ascétisme, que j’ai déjà si souvent employé, j’entends à proprement parler cet anéantissement réfléchi du vouloir qui s’obtient par le renoncement aux plaisirs et la recherche de la souffrance ; j’entends une pénitence volontaire, une sorte de punition qu’on s’inflige, pour arriver à la mortification de la volonté.

Si, maintenant, nous voyons pratiquer l’ascétisme, par ceux qui sont arrivés à la négation du vouloir, uniquement pour s’y maintenir, il en résulte que la souffrance en général, en tant qu’elle est produite par le sort, peut amener par un autre chemin à cette négation (δευτερος πλους) : oui, nous pouvons croire que la plupart des hommes n’arrivent à la délivrance que par cette voie, et que c’est la douleur directement ressentie et connue qui produit presque toujours la résignation complète ; cela arrive souvent aux approches de la mort. Au petit nombre seulement peut suffire cette connaissance, qui, pénétrant le principe d’individuation, a d’abord pour résultat la purification complète du sentiment, et l’amour du prochain en général, et qui fait participer l’individu aux souffrances de tous, comme aux siennes propres, pour amener ensuite la négation du vouloir. Celui qui s’en approche rencontre presque toujours un perpétuel obstacle, une perpétuelle excitation à satisfaire le vouloir, dans l’état de sa propre personne, dans les circonstances plus ou moins favorables, dans l’attrait de l’espérance, et dans les exigences constantes de la volonté, c’est-à-dire du plaisir : aussi a-t-on personnifié dans le Diable toutes ces sensations. Il faut donc presque toujours que de grandes souffrances aient brisé la volonté, pour que la négation du vouloir puisse se produire. Nous ne voyons un homme rentrer en lui-même, se reconnaître et reconnaître aussi le monde, se changer de fond en comble, s’élever au-dessus de lui-même et de toute espèce de douleurs, et, comme purifié et sanctifié par la souffrance, avec un calme, une béatitude et une hauteur d’esprit que rien ne peut troubler, renoncer à tout ce qu’il désirait naguère avec tant d’emportement et recevoir la mort avec joie, nous ne voyons un homme en arriver là, qu’après qu’il a parcouru tous les degrés d’une détresse croissante, et qu’ayant lutté énergiquement, il est près de s’abandonner au désespoir. Comme la fusion d’un métal s’annonce par un éclair, ainsi la flamme de la douleur produit en lui la fulguration d’une volonté qui s’évanouit, c’est-à-dire de la délivrance. Nous voyons même les plus grands scélérats s’élever jusque-là ; ils deviennent tout autres, ils se convertissent. Leurs crimes d’autrefois ne troublent plus leur conscience ; ils les expient volontiers par la mort, et voient finir avec joie la manifestation de ce vouloir, qui leur est maintenant en abomination. Gœthe, dans son chef-d’œuvre de Faust, nous a donné, avec l’histoire des malheurs de Marguerite, un tableau incomparable, comme il ne s’en trouve, à mon avis, dans aucune poésie, de cette négation du vouloir, amenée par l’excès de l’infortune et la désespérance du salut. C’est un symbole accompli de cette seconde voie, qui conduit à la négation du vouloir, non pas, comme la première, par la notion de la souffrance universelle, à laquelle on s’associe volontairement, mais par une immense douleur, qu’on éprouve soi-même. Sans doute de nombreux drames représentent des héros à la volonté puissante, qui arrivent à ce degré de résignation absolue, où d’ordinaire le vouloir-vivre et sa manifestation sont anéantis ; mais aucune pièce connue ne nous montre d’une façon plus claire et plus simple que le Faust l’essence même de cette conversion.

Nous voyons tous les jours, dans la vie réelle, des malheureux qui ont appris à connaître toute l’amertume de la souffrance, monter à l’échafaud, aller au-devant d’une mort ignominieuse, horrible, cruelle, avec une entière force d’âme, dès qu’ils ont perdu toute espérance : c’est, la plupart du temps, une conversion analogue. On ne peut pas croire qu’il y ait une bien grande différence entre leur caractère et celui des autres hommes, tel qu’il est fait par le destin ; mais ce dernier résulte en grande partie des circonstances : cela n’empêche pas qu’ils soient coupables, et même, jusqu’à un certain point, méchants. Et cependant nous voyons la plupart d’entre eux se convertir de cette façon, dès qu’ils ont perdu entièrement tout espoir. Ils montrent alors une réelle douceur et pureté de sentiment ; ils ont horreur de la moindre action qui serait mauvaise ou même peu charitable ; ils pardonnent à leurs ennemis, fût-ce à leurs calomniateurs, qui les ont fait condamner, et non seulement de bouche et par une crainte hypocrite du souverain Juge, mais avec un profond sérieux et sans aucun désir de vengeance. Que dis-je ? ils aiment leurs souffrances et leur mort, car ils sont entrés dans la négation du vouloir-vivre ; souvent même ils refusent le salut qu’on leur offre et ils meurent de leur plein gré, avec tranquillité et bonheur. C’est que le dernier secret de la vie s’est révélé à eux, dans l’excès même de la souffrance ; ils ont compris que la douleur et le mal, que la souffrance et la haine, que le crime et le criminel, qui se distinguent si profondément dans la connaissance soumise au principe de raison, ne sont qu’une seule et même chose au fond, la manifestation de cette unique Volonté de vivre, qui objective sa lutte avec elle-même, au moyen du principe d’individuation : ils ont appris à connaître les deux faces des choses, le mal et la méchanceté, et, les ayant reconnues identiques, ils renoncent à l’une et à l’autre, et se dérobent au vouloir-vivre. Comme je l’ai déjà dit, peu importent les mythes et les dogmes, sous la forme desquels ils rendent compte à leur raison de cette connaissance immédiate et intuitive et de leur conversion.

A coup sûr, Mathias Claudius avait été témoin d’une semblable métamorphose du sentiment, lorsqu’il écrivit dans le Messager de Wandsbeck (part. I, p. 115) ce remarquable article, qu’il intitula Conversion de…, et dont voici la conclusion : « La pensée de l’homme peut aller d’un point de la périphérie au point opposé, et revenir ensuite à son point de départ, si les circonstances lui en fournissent l’occasion. De semblables revirements ne sont pas précisément ce qu’il y a de plus élevé et de plus intéressant dans la nature humaine. Mais cette merveilleuse conversion catholique, cette métamorphose transcendantale, où le cercle de la pensée est irrévocablement brisé, où toutes les lois de la psychologie deviennent inutiles et vaines, où non seulement l’individu retourne son manteau, mais dépouille entièrement le vieil homme, où les écailles lui tombent des yeux, voilà une de ces choses tellement surprenantes, que quiconque a encore un peu de souffle dans les naseaux abandonnera son père et sa mère pour la voir et l’entendre de plus près. »

L’approche de la mort et le désespoir ne sont pas d’ailleurs absolument indispensables pour arriver à cette purification par la douleur. Un grand malheur ou une grande souffrance peut aussi amener en nous la notion très vive de la lutte du vouloir-vivre avec lui-même, et nous faire comprendre l’inutilité de l’effort. Aussi on a vu souvent des hommes dont l’existence tumultueuse avait été en proie au conflit des passions, des rois, des héros, des aventuriers, se convertir soudainement, et, tout entiers à la résignation et au repentir, se faire moines ou solitaires. C’est à cela que reviennent toutes les histoires de conversion, comme celle de Raimond Lulle, qui, après avoir longtemps poursuivi une belle, en obtint un jour un rendez-vous ; comme il touchait au comble de ses vœux, celle-ci défit son corsage et découvrit un horrible cancer qui lui rongeait le sein. Aussitôt, comme s’il eût aperçu l’enfer, il se convertit, quitta la cour du roi de Majorque et se retira dans la solitude pour y faire pénitence. L’histoire de la conversion de l’abbé de Rancé est toute semblable à celle-ci ; je l’ai racontée, à grands traits, dans mes Suppléments, au chapitre XLVIII. Si nous songeons que tous deux se sont convertis, pour être passés brusquement de ce qu’il y a de plus charmant au monde à ce qu’il y a de plus horrible, nous trouverons là l’explication de ce fait surprenant, que la nation la plus mondaine, la plus gaie, la plus sensuelle, la plus légère de l’Europe, la France, a produit l’ordre monacal le plus sévère de tous, celui des trappistes. Restauré par de Rancé, il s’est maintenu jusqu’à nos jours, dans toute la pureté et dans toute la rigueur de sa règle, en dépit des révolutions, des réformes de l’Église et de l’incrédulité croissante.

Cette notion de la vanité de l’existence peut cependant disparaître avec les circonstances qui l’ont produite, le vouloir-vivre peut s’affirmer de nouveau, et le caractère d’autrefois réapparaître. Ainsi le malheureux Benvenuto Cellini, qui se convertit deux fois de cette façon, d’abord en prison et ensuite au cours d’une cruelle maladie, retomba dans ses anciens errements, une fois que la souffrance eut disparu. En général, la négation du vouloir-vivre ne sort pas de la douleur avec la nécessité d’un effet sorti d’une cause, mais la Volonté reste libre. C’est là l’unique point où sa liberté se manifeste immédiatement. De là l’étonnement que Mathias Claudius exprime si fortement au sujet de « la conversion transcendantale ». A chaque souffrance on peut opposer une volonté supérieure en énergie et par conséquent indomptable. Platon raconte, par exemple, dans le Phédon, qu’on a vu des condamnés attendre le supplice dans des festins et dans la débauche, et affirmer ainsi jusque dans la mort leur volonté de vivre. Shakespeare nous montre dans la personne du cardinal de Beaufort la fin terrible d’un scélérat qui meurt en désespéré, car ni la souffrance ni la mort n’ont pu briser la malice profonde de son vouloir obstiné.

D’autant plus puissante est la volonté, d’autant plus éclatante est la manifestation de sa lutte avec elle-même, et par conséquent d’autant plus grande est la douleur. Un monde qui serait la manifestation d’un vouloir infiniment plus violent que le nôtre, entraînerait infiniment plus de souffrances. Ce serait l’enfer réalisé.

Toute douleur, en tant qu’elle est une mortification et un acheminement à la résignation, possède en puissance une vertu sanctifiante. C’est ce qui explique pourquoi un grand malheur, une profonde souffrance ne va jamais sans un certain respect. Nous respectons profondément celui qui souffre, lorsque, ne voyant dans sa vie qu’une longue chaîne de douleurs, ou déplorant un mal profond et incurable, il envisage non pas seulement la suite des circonstances qui ont fait de sa vie un tissu de misères, ou le malheur immense et unique qui vient de le frapper, — car jusque-là sa connaissance est encore soumise au principe de raison et s’attache au phénomène particulier ; il veut toujours la vie, mais dans des conditions différentes ; — il faut encore que son regard s’élève du particulier au général, qu’il considère sa propre douleur comme un exemple de la douleur universelle : alors il atteint à la perfection morale, et pour lui un cas unique représente des milliers de cas, la vie du monde ne lui apparaît plus que comme la douleur du monde, et il se résigne. Voilà pourquoi, dans le Torquato Tasso de Gœthe, le personnage de la princesse éveille le respect ; en racontant les malheurs de sa triste vie et ceux des siens, elle n’y voit que l’image de la souffrance de tous.

Nous ne nous représentons jamais un très noble caractère sans une certaine tristesse silencieuse. Elle ne vient pas d’une humeur rendue chagrine par les contrariétés journalières (il n’y aurait plus là aucune noblesse, mais plutôt un méchant caractère) ; elle procède de la conscience désintéressée de la vanité de tous les biens, et du néant de toutes les douleurs. Cependant cette conscience peut s’éveiller au contact de l’expérience personnelle, pourvu qu’elle soit très douloureuse ; ainsi Pétrarque a été amené pour le reste de ses jours à cette tristesse résignée, parce qu’un seul de ses désirs n’a pas été satisfait ; c’est cette tristesse qui nous émeut si profondément dans ses œuvres : la Daphné qu’il poursuivait a dû s’évanouir entre ses bras, pour lui laisser, au lieu d’elle, l’immortelle couronne. Lorsqu’un destin irrévocable refuse à l’homme la satisfaction de quelque grand désir, la volonté se brise, elle est incapable de vouloir autre chose, et le caractère devient doux, triste, noble, résigné. Lorsque enfin l’affliction n’a plus d’objet déterminé, quand elle s’étend à la vie tout entière, alors elle devient un retour sur soi-même, une retraite, une disparition lente du Vouloir, dont elle mine sourdement mais profondément la visibilité même, je veux dire le corps : l’homme se sent délivré de ses liens, il a comme un avant-goût voluptueux de cette mort, qui s’annonce ainsi qu’un affranchissement du corps et de la volonté. C’est pour cela qu’une joie secrète accompagne cette affliction : le plus mélancolique de tous les peuples n’entend pas autre chose, je crois, par l’expression « the joy of grief » (la jouissance du chagrin). Cependant c’est là qu’est l’écueil de la sensibilité, aussi bien dans la vie que dans le domaine de l’art ; car se plaindre et se lamenter éternellement, sans être assez fort pour se résigner, c’est perdre à la fois le paradis et la terre, pour ne garder qu’une sentimentalité larmoyante. Si l’on veut arriver à la délivrance et commander le respect, il faut que la douleur prenne la forme de la connaissance pure et amène la vraie résignation comme calmant du vouloir. À ce compte, nous ne pouvons voir une grande infortune sans avoir pour elle une considération voisine de celle que nous inspirent le courage et la vertu, et en même temps notre bonheur présent nous fait l’effet d’un reproche. Il nous est impossible de ne pas considérer chaque souffrance, aussi bien celle que nous éprouvons profondément que celle qui nous est étrangère, comme un acheminement à la vertu et à la sainteté ; au contraire les jouissances et les plaisirs mondains, comme capables de nous en détourner. Cela est si vrai, que, lorsque nous voyons un homme endurer quelque grande souffrance physique ou morale, ou même lorsque nous regardons quelqu’un qui peine, la sueur au front, sur un travail corporel exigeant de douloureux efforts, sans perdre un instant patience et sans proférer une plainte, il nous semble voir un malade, soumis à un traitement pénible, accepter volontairement, joyeusement, les douleurs de l’opération, convaincu que plus il souffre, mieux il détruit en lui les germes de la maladie, et que, par conséquent, sa guérison sera aussi complète que sa douleur présente est cruelle.

Suivant ce que nous venons de dire, la négation du vouloir-vivre, qui n’est pas autre chose que la résignation ou la sainteté absolue, résulte toujours de ce qui calme le vouloir, à savoir la notion du conflit de la volonté avec elle-même et de sa vanité radicale, — vanité qui s’exprime dans les souffrances de tous les hommes. La différence dans la négation du vouloir, que nous avons représentée par les deux chemins de la délivrance, consiste en ce que cette notion est produite ou bien par la connaissance pure de la douleur, librement appropriée, grâce à l’intuition du principium individuationis, ou bien immédiatement, par la souffrance directement subie. Sans la négation complète du vouloir, il n’y a pas de vrai salut, de délivrance effective de la vie et de la douleur. Avant d’arriver là, nous ne sommes tous que cette volonté même, dont le phénomène est une existence éphémère, un effort toujours inutile, toujours vain, un monde comme représentation rempli de misères, auquel nous appartenons tous au même titre irrévocablement. Car nous avons vu plus haut que la vie est assurée à la Volonté de vivre, et que sa véritable et unique forme est le présent, auquel elle ne peut être soustraite, de quelque façon que la naissance et la mort gouvernent les phénomènes. Le mythe hindou exprime bien cette pensée, lorsqu’il dit : « vous serez remis au monde. » La grande différence morale des caractères signifie que le méchant est infiniment éloigné d’arriver à cette connaissance, d’où découle la négation du vouloir-vivre, et par conséquent qu’il est exposé à toutes les douleurs qui existent virtuellement dans le monde, car le bonheur qu’il goûte actuellement est un phénomène, une illusion créée par Maya, au moyen du principe d’individuation ; c’est le rêve de bonheur du mendiant. Les maux qu’il inflige aux autres, par la méchanceté furieuse de son vouloir, sont la mesure de ceux qu’il aura à subir, sans arriver pour cela au renoncement et à la négation. Au contraire, le véritable et pur amour, et même la bonne volonté, procède déjà de l’intuition qui voit au delà du principe d’individuation, laquelle, arrivée à son plus haut degré, conduit à la sainteté absolue et à la délivrance ; elle se manifeste par cet état particulier que nous avons décrit et qui est la résignation, par la paix profonde qui l’accompagne, par la béatitude infinie au sein même de la mort[133].


§ 69.


Nous avons jusqu’ici, dans les limites de notre sujet, suffisamment exposé la négation du vouloir-vivre, le seul acte de notre liberté qui se manifeste dans le phénomène et que nous pouvons appeler avec Asmus la transformation transcendantale ; rien n’est plus différent de cette négation que la suppression effective de notre phénomène individuel, je veux dire le suicide. Bien loin d’être une négation de la Volonté, le suicide est une marque d’affirmation intense de la Volonté. Car la négation de la Volonté consiste non pas en ce qu’on a horreur des maux de la vie, mais en ce qu’on en déteste les jouissances. Celui qui se donne la mort voudrait vivre ; il n’est mécontent que des conditions dans lesquelles la vie lui est échue. Par suite, en détruisant son corps, ce n’est pas au vouloir-vivre, c’est simplement à la vie qu’il renonce. Il voudrait la vie, il voudrait que sa volonté existât et s’affirmât sans obstacle ; mais les conjonctures présentes ne le lui permettent point et il en ressent une grande douleur. Le vouloir-vivre lui-même se trouve, dans ce phénomène isolé, tellement entravé qu’il ne peut développer son effort. Il prend alors une résolution conforme à sa nature de chose en soi, nature qui demeure indépendante des différentes expressions du principe de raison, à laquelle, par suite, tout phénomène isolé est indifférent, puisqu’elle est elle-même indépendante de la naissance et de la mort, puisqu’elle est l’essence intime de la vie universelle. Il est une certitude solide et profonde qui fait qu’aucun de nous ne vit avec une peur constante de la mort ; nous sommes certains, en d’autres termes, que la Volonté ne manquera jamais de phénomènes ; c’est sur cette même certitude que s’appuie le suicide. Le vouloir-vivre se manifeste donc aussi bien dans le suicide, incarné en Siva, que dans la jouissance de la conservation, incarnée par Vichnou, et dans la volupté de la reproduction, incarnée par Brahma. Tel est le sens profond de l’unité de la Trimourti : la Trimourti, c’est chaque homme, bien que dans le temps elle montre tantôt l’une, tantôt l’autre de ses trois têtes. — Le rapport est le même entre le suicide et la négation du vouloir qu’entre la chose particulière et l’idée : le suicide nie l’individu, non l’espèce. Ainsi que nous l’avons vu plus haut, la vie est infailliblement et pour toujours inhérente au vouloir-vivre, et la souffrance à la vie ; il en résulte que le suicide est un acte vain et insensé : on a eu beau détruire volontairement un phénomène particulier, la chose en soi n’en reste pas moins intacte ; c’est comme l’arc-en-ciel qui subsiste, malgré la succession continuelle des gouttes qui lui servent un instant de support. Cependant le suicide est aussi le chef-d’œuvre de Maya : c’est lui qui exprime de la façon la plus criante la contradiction du vouloir-vivre avec lui-même. Nous avons déjà constaté cette contradiction dans les phénomènes tout à fait inférieurs de la volonté, dans la lutte constante de tous les phénomènes des forces de la nature, de tous les individus organisés qui se disputent la matière, le temps et l’espace ; à mesure que nous remontions les degrés de l’objectivation de la volonté, nous avons vu le même conflit s’accentuer de plus en plus avec une netteté effrayante ; enfin, à son plus haut degré, qui est l’Idée de l’homme, il prend de telles proportions que ce ne sont plus les individus représentant une même Idée qui s’exterminent entre eux ; c’est l’individu qui se déclare la guerre à lui-même ; l’ardeur qu’il met à désirer la vie, la violence avec laquelle il se heurte contre l’obstacle naturel de la vie, je veux dire la douleur, l’amènent à se détruire lui-même ; la volonté individuelle préfère supprimer par un acte de volonté le corps, qui n’est autre que cette même volonté à l’état visible, plutôt que de le laisser briser par la douleur. C’est précisément parce que celui qui se donne la mort ne peut cesser de vouloir qu’il cesse de vivre ; la volonté s’affirme dans le suicide par la suppression même de son phénomène, parce qu’elle ne peut plus s’affirmer autrement. Mais cette souffrance, à laquelle nous nous arrachons par le suicide, c’était justement la mortification de la volonté, c’était la voie qui aurait pu nous conduire à la négation de la volonté elle-même, c’est-à-dire à la délivrance ; celui qui se donne la mort ressemble donc, sous ce rapport, à un malade qui serait entièrement guéri, s’il voulait laisser finir l’opération douloureuse qu’on vient de commencer, mais qui préfère garder sa maladie. La souffrance vient à lui et lui montre ainsi la possibilité de nier la volonté ; mais il la repousse ; il anéantit le phénomène de la volonté, le corps, afin que la volonté elle-même reste intacte. — Telle est la raison pour laquelle presque toutes les morales philosophiques ou religieuses condamnent le suicide, bien qu’elles ne sachent elles-mêmes opposer au suicide que des raisons bizarres et sophistiques. Mais il est certain que, si jamais un homme s’est abstenu du suicide par des raisons purement morales, quel que soit le prétexte que lui indiquât sa raison, le sens profond de cette victoire sur lui-même était celui-ci : « Je ne veux point me soustraire à la douleur ; je veux que la douleur puisse supprimer le vouloir-vivre dont le phénomène est chose si déplorable, qu’elle fortifie en moi la connaissance, qui commence à poindre, de la nature vraie du monde, afin que cette connaissance devienne le calmant suprême de ma volonté, la source de mon éternelle délivrance. »

Il est connu que de temps en temps il se présente des cas où les parents se donnent la mort jusque dans la personne de leurs enfants : le père tue ses enfants qu’il adore, puis il se tue lui-même. Si nous admettons que la conscience, la religion et toutes les idées reçues lui représentent le meurtre comme le plus grave des crimes, que, malgré tout, il le commet à l’heure même de la mort, sans avoir du reste pour s’y résoudre aucun motif égoïste, il ne nous reste plus qu’une manière d’expliquer le fait : l’individu reconnaît directement sa volonté dans ses enfants, mais il est égaré par une illusion qui lui fait prendre le phénomène pour la chose en soi ; et il a en même temps un sentiment profond et poignant des misères de toute l’existence : il s’imagine pouvoir supprimer du même coup le phénomène et l’essence elle-même ; voilà pourquoi il veut épargner le supplice de l’existence et à lui-même et à ses enfants, dans lesquels il se voit directement revivre. — Une erreur tout à fait analogue à celle-là serait de s’imaginer que l’on peut atteindre par des moyens détournés au but que poursuit la chasteté volontaire, soit en s’opposant aux vues que la nature poursuit dans la fécondation, soit en provoquant la mort du nouveau-né à cause des douleurs inévitables que lui réserve la vie, au lieu de tout faire pour garantir l’existence aux êtres qui la méritent. Car si le vouloir-vivre existe, il ne peut, en sa qualité de chose purement métaphysique, de chose en soi, être détruit par aucune puissance ; seul son phénomène peut être anéanti en tel point de l’espace ou du temps. Le vouloir-vivre lui-même ne peut être supprimé que par la connaissance. Par conséquent, il n’y a qu’un seul chemin qui conduise au salut : il faut que la volonté se manifeste sans obstacle, afin que dans cette manifestation elle puisse prendre connaissance de sa propre nature. Ce n’est que grâce à cette connaissance que la volonté peut se supprimer elle-même, et par le fait en finir avec la souffrance aussi, qui est inséparable de son phénomène : mais ce résultat ne peut être obtenu par aucune violence physique, telle que la destruction d’un germe, le meurtre d’un nouveau-né, ou le suicide. La nature produit justement la volonté à la lumière, parce que c’est seulement à la lumière qu’elle peut trouver sa délivrance. Voilà pourquoi il faut, par tous les moyens, favoriser les vues de la nature, dès que le vouloir-vivre, qui en est l’essence intime, s’est prononcé.

Il est un genre de suicide qui paraît tout à fait différent du suicide ordinaire, bien qu’on ne l’ait peut-être pas encore suffisamment constaté. C’est la mort par inanition, volontairement acceptée sous l’inspiration d’un ascétisme poussé à ses dernières limites ; malheureusement des cas semblables ont toujours été accompagnés d’une grande exaltation religieuse, même de superstition, ce qui les rend difficiles à observer. Il est pourtant probable que la négation complète du vouloir peut atteindre à un degré tel, que la volonté nécessaire pour entretenir la végétation du corps, au moyen de l’alimentation, fasse elle-même défaut. Bien loin de se donner la mort sous l’influence du vouloir-vivre, un ascète de cette sorte, aussi parfaitement résigné, ne cesse de vivre que parce qu’il a complètement cessé de vouloir. On ne peut imaginer, dans ce cas, aucun autre genre de mort que la mort par inanition (à moins que le choix d’une autre mort ne soit inspiré par quelque superstition particulière) ; en effet, l’intention d’abréger la souffrance serait déjà, dans une certaine mesure, une véritable affirmation de la volonté. Les dogmes qui remplissent l’esprit d’un pareil pénitent lui donnent l’illusion d’un être supérieur qui lui prescrit le jeûne, tandis qu’il y est en réalité poussé par une tendance intime : Il y a des exemples anciens de faits semblables dans les ouvrages suivants : Breslauer Sammlung von Natur und Medicin Geschichten, September 1799, p. 363 et suiv. ; Bayle, Nouvelles de la République des lettres, février 1685, p. 189 et suiv. ; Zimmermann, Ueber die Einsamkeit, vol. I, p. 182 ; Histoire de l’Académie des sciences de 1764, rapport de Houttuyn, reproduit dans le Sammlung für praktische Aerzte, vol. I, p. 69. On peut trouver des récits plus récents dans Hufeland, Journal für praktische Heilskunde, vol. X, p. 181, et vol. XLVIII, p. 85 ; également dans Hasse, Zeitschrift für psychische Aerzte, 1819, fascicule 3, p. 460 ; dans l’Edinburgh médical and surgical journal, 1809, vol. V, p. 319. En 1833, toutes les gazettes racontèrent qu’un historien anglais, le docteur Lingard, s’était laissé mourir volontairement de faim à Douvres, au mois de janvier ; d’après des informations plus récentes, ce n’était pas lui, -mais un de ses parents. Malheureusement la plupart de ces récits nous représentent les individus en question comme des fous, et il n’est plus possible de vérifier quelle peut être la portée des faits. Malgré tout, je veux consigner ici une histoire récente du même genre, quand ce ne serait que pour la conserver à titre de curiosité, comme exemple d’un phénomène surprenant de la nature humaine ; en apparence tout au moins, elle rentre dans ma théorie, et je ne vois pas bien comment on la pourrait expliquer autrement. La nouvelle est racontée dans le Correspondant de Nuremberg du 29 juillet 1813, dans les termes suivants :

« On mande de Berne qu’on a découvert près de Thurnen, dans une épaisse forêt, une cabane dans laquelle se trouvait le cadavre décomposé d’un homme mort depuis un mois environ ; il porte des vêtements qui ne donnent que peu de renseignements sur la condition à laquelle il appartenait. Auprès de lui se trouvaient deux chemises d’un linge très fin. La pièce la plus importante est une Bible reliée avec des pages blanches, que le défunt avait en partie couvertes de son écriture. Il y indique le jour où il quitta sa maison (sans faire cependant mention de son pays), puis il dit qu’il a été poussé dans le désert pour y prier et pour y jeûner. Pendant le voyage, raconte-t-il encore, il avait jeûné durant six jours, puis il avait encore mangé. Établi dans la cabane, il a recommencé à jeûner pendant un certain nombre de jours. Alors il a marqué chaque jour par un trait ; on en trouve cinq, et c’est probablement après ces cinq jours que le solitaire est mort. On a encore trouvé une lettre à un curé sur une de ses homélies que le défunt avait entendue ; mais cette lettre ne porte point d’adresse. » — Entre cette mort volontaire inspirée par un ascétisme extrême et le suicide conseillé par le désespoir, on peut intercaler un nombre considérable de nuances intermédiaires, souvent composées et mêlées entre elles, qu’il est à la vérité fort difficile d’expliquer ; mais le cœur humain a des profondeurs, des obscurités et des complications qu’on aura toujours une peine extrême a éclaircir et à analyser.


§ 70.


Maintenant que j’ai terminé tout cet exposé de ce que j’appelle la négation de la Volonté, peut-être pourrait-on croire qu’il est inconciliable avec mes considérations antérieures sur la nécessité inhérente à la motivation aussi bien qu’à toutes les autres expressions du principe de raison, nécessité en vertu de laquelle les motifs, comme toutes les causes, ne sont que des causes occasionnelles, aidant le caractère à développer son essence et à la manifester avec toute la rigueur d’une loi scientifique ; c’est également pour cette raison que je niais absolument la liberté en tant que liberum arbitrium indifferentiæ. Mais, bien loin de contredire cette première partie de mon étude, j’y fais appel. En vérité, la liberté proprement dite, c’est-à-dire l’état d’indépendance à l’endroit du principe de raison, n’appartient qu’à la chose en soi ; elle n’appartient point au phénomène, dont la forme essentielle est le principe de raison, élément même de la nécessité. Le seul cas où cette liberté devienne directement visible dans le monde des phénomènes, c’est lorsqu’elle met fin au phénomène lui-même ; et comme, malgré tout, le simple phénomène, en tant qu’anneau de la chaîne des causes, c’est-à-dire le corps vivant, continue d’exister dans le temps qui ne contient que des phénomènes, la volonté qui se manifeste par ce corps se trouve alors en contradiction avec lui, puisqu’elle nie ce qu’il affirme. Voici un exemple de cas de cette nature : les parties génitales, représentation visible de l’instinct de l’espèce, existent en pleine santé, et pourtant l’homme lui-même, au plus profond de son être, ne veut plus donner satisfaction à l’espèce : tout le corps est l’expression visible du vouloir-vivre, et cependant les motifs qui correspondent à ce vouloir demeurent sans effet ; disons plus, la dissolution du corps, la fin de l’individu, c’est-à-dire les plus graves obstacles au vouloir naturel, sont souhaités et bienvenus. La contradiction entre ce que nous avons affirmé, d’une part, au sujet de la détermination nécessaire de la volonté par les motifs en raison du caractère et, d’autre part, au sujet de la possibilité de supprimer complètement le vouloir, ce qui réduirait les motifs à l’impuissance, cette contradiction, dis-je, n’est que la traduction, en termes philosophiques, de la contradiction réelle qui se produit lorsque la volonté en soi, volonté libre, volonté qui ne connaît aucune nécessité, intervient directement dans son phénomène qui est soumis à la nécessité. Voici le moyen de résoudre cette contradiction : la disposition qui soustrait le caractère à la puissance des motifs, ne vient pas directement de la volonté, mais d’une transformation de la connaissance. Ainsi, tant que la connaissance se borne à être soumise au principe d’individuation, tant qu’elle obéit absolument au principe de raison, la puissance des motifs est irrésistible : mais, dès que le principe d’individuation a été percé à jour, dès qu’on a compris que c’est une volonté, la même partout, qui constitue les Idées et même l’essence de la chose en soi, dès que l’on a puisé dans cette connaissance un apaisement général du vouloir, les motifs particuliers deviennent impuissants ; car le mode de connaissance qui leur correspondait est aboli et remplacé par une connaissance toute différente. Le caractère ne peut jamais se modifier partiellement ; il doit, avec la rigueur d’une loi naturelle, exécuter en détail les ordres de la volonté dont il est le phénomène d’ensemble ; mais l’ensemble lui-même, c’est-à-dire le caractère, peut être complètement supprimé par la conversion de la volonté, opérée comme nous avons dit plus haut. Cette suppression du caractère excitait l’admiration d’Asmus ; il la désigne, dans un passage déjà cité, sous le nom de « transformation universelle et transcendantale » ; elle correspond à ce que l’on appelle excellemment dans l’Église chrétienne la régénération ; la connaissance dont elle procède correspond à la grâce efficace. — C’est précisément parce qu’il s’agit ici non d’un changement du caractère, mais d’une suppression totale, que l’on comprend pourquoi les caractères qui différaient le plus avant cette suppression présentent, après cette suppression, une grande similitude dans leur manière d’agir, tout en continuant, chacun suivant ses concepts et ses dogmes, à tenir un langage différent.

Ainsi entendu, le vieux philosophème du libre arbitre, sans cesse combattu et sans cesse affirmé, n’est point sans fondement ; le dogme religieux de la grâce efficace et de la régénération n’est point non plus dépourvu de sens, ni de signification. Mais voilà que nous les voyons maintenant se confondre inopinément l’un avec l’autre ; et nous pouvons désormais comprendre dans quel sens l’illustre Malebranche pouvait dire : « La liberté est un mystère. » Il avait bien raison. En effet, ce que les mystiques chrétiens appellent grâce efficace et régénération correspond à ce qui est pour nous l’unique manifestation immédiate du libre arbitre. Elle ne se produit pas avant que la volonté, parvenue à la connaissance de la nature en soi, n’ait tiré de cette connaissance un calmant et ne se soit par là même soustraite à l’action des motifs, action qui ressortit à un autre mode de connaissance où les objets ne sont que des phénomènes. — Une liberté qui se manifeste ainsi est le plus grand privilège de l’homme ; elle manquera éternellement à l’animal ; car elle a pour condition une réflexion rationnelle, capable d’embrasser l’ensemble de l’existence, indépendamment de l’impression du présent. L’animal est tout à fait incapable de liberté ; il n’y a pas même, pour lui, possibilité d’une détermination élective proprement dite, c’est-à-dire réfléchie, destinée à intervenir une fois que le conflit des motifs est terminé ; il faudrait pour cela que les motifs fussent des représentations abstraites. Par suite, c’est avec la même nécessité qui sollicite la pierre à tomber vers la terre, que le loup affamé enfonce ses dents dans la chair de sa proie ; il est incapable de comprendre qu’il est en même temps l’égorgeur et la victime. La nécessité est le domaine de la nature ; la liberté, celui de la grâce.

Ainsi, comme nous l’avons vu, cette suppression de la Volonté par elle-même procède de la connaissance ; toute connaissance d’ailleurs, toute lumière est en soi indépendante du libre arbitre : il en résulte que cette négation du vouloir, cette prise de possession de la liberté ne peut être réalisée de force, ni de propos délibéré ; elle émane simplement du rapport intime de la connaissance avec la volonté dans l’homme, par conséquent elle se produit subitement et comme par un choc venu du dehors. C’est pour cela que l’Église l’a appelée un effet de la grâce ; mais de même que, selon l’Église, la grâce ne peut rien sans notre coopération, de même aussi l’effet du calmant tient en dernière analyse à un acte de libre volonté. L’opération de la grâce change et convertit de fond en comble la nature entière de l’homme : désormais il dédaigne ce qu’il désirait si ardemment jusque-là ; c’est vraiment un homme nouveau qui se substitue à l’ancien : c’est pour cela que l’Église appelle cet effet de la grâce la régénération. Ce qu’elle appelle l’homme naturel, auquel elle refuse toute faculté de bien faire, c’est justement le vouloir-vivre, ce vouloir-vivre qu’il s’agit d’anéantir quand on veut se délivrer d’une existence comme celle d’ici-bas. Car derrière notre existence se cache quelque chose de tout différent, mais que nous ne pouvons atteindre qu’à condition de secouer le joug de la vie ordinaire.

En symbolisant dans Adam la nature et l’affirmation du vouloir-vivre, la doctrine chrétienne ne s’est point placée au point de vue du principe de raison, ni des individus, mais au point de vue de l’Idée de l’humanité, considérée dans son unité : la faute d’Adam, dont l’héritage pèse encore sur nous, représente l’unité dans laquelle nous communions avec l’Idée, unité qui se manifeste dans le temps par la suite des générations humaines et qui nous fait tous participer à la douleur et à la mort éternelle ; par contre, l’Église symbolise la grâce, la négation de la volonté, la délivrance dans l’Homme-Dieu : celui-ci, net de toute souillure, c’est-à-dire de tout vouloir-vivre, ne peut pas, comme nous autres, émaner d’une affirmation énergique de la volonté ; il ne peut pas non plus avoir comme nous un corps ; car le corps n’est en définitive que volonté concrète, que phénomène du vouloir ; non, il est né d’une vierge et il n’a qu’un simulacre de corps. Ce dernier point était soutenu par les Docètes : tel était le nom de certains Pères de l’Église, qui se montraient en cela parfaitement conséquents. C’était surtout Appelles qui enseignait cette doctrine ; Tertullien s’est élevé contre lui et contre ses successeurs. Mais saint Augustin lui-même commente le passage de l’Épître aux Romains sur lequel ils s’appuyaient ; voici d’abord le texte : «  Deus filium suum misit in similitudinem carnis peccati[134]. » Voici maintenant le commentaire : « Non enim caro pecccati erat, quæ non de carnali delectatione nata erat : sed tamen inerat ei similitudo carnis peccati, quia mortalis erat[135]. » Le même saint Augustin, dans son ouvrage intitulé Opus imperfectum[136], enseigne que le péché originel est tout à la fois une faute et un châtiment. Selon lui, il existe déjà dans le nouveau-né, mais il ne se montre qu’à mesure que l’enfant grandit. Pourtant c’est à la volonté du pécheur qu’il faut faire remonter la source de ce péché. Ce pécheur était Adam ; mais nous avons tous existé en lui : Adam est devenu misérable, et nous sommes devenus en lui tous misérables. — En définitive, la doctrine du péché originel (affirmation de la volonté) et de la rédemption (négation de la volonté) est la vérité capitale qui forme, pour ainsi dire, le noyau du christianisme ; tout le reste n’est le plus souvent que figure, enveloppe ou hors-d’œuvre. Aussi faut-il toujours concevoir Jésus-Christ, au point de vue général, comme le symbole ou la personnification de la négation du vouloir-vivre, et non comme une individualité, tel que nous le présente l’Évangile, son histoire mythique, ou bien tel que nous le font voir les données historiques probables ou réelles qui servent de fondement à l’Évangile. Ni l’une ni l’autre version ne peut complètement nous satisfaire. Nous n’y voyons que le véhicule de la conception primitive, destiné à la faire pénétrer dans le peuple, lequel veut toujours s’appuyer sur des faits positifs. — Que si le christianisme a oublié dans ces derniers temps sa première signification et a dégénéré en un plat optimisme, nous n’en avons nul souci.

Il est encore dans le christianisme une doctrine primitive et évangélique que saint Augustin, d’accord avec les chefs de l’Église, y défendait contre les billevesées des pélagiens et que Luther, comme il s’en explique formellement lui-même dans son livre De servo arbitrio, s’était donné comme tâche principale de proclamer à nouveau en la purgeant de toute erreur : c’est la doctrine qui enseigne que la Volonté n’est pas libre, qu’elle est originairement soumise à la servitude du mal ; par suite, les œuvres de la Volonté sont toujours fautives et défectueuses, jamais elles ne peuvent donner satisfaction à la justice ; elles sont absolument impuissantes à nous sauver, la foi seule en est capable ; mais nous ne pouvons acquérir la foi par une détermination du libre arbitre ; elle ne nous peut venir que d’un coup de la grâce, indépendamment de notre participation, par une sorte d’influence extérieure. — Ce dogme vraiment évangélique, ainsi que ceux que nous avons cités plus haut, fait partie de ces principes que l’esprit borné et grossier de notre siècle rejette comme absurdes, ou qu’il défigure : malgré saint Augustin, malgré Luther, la croyance actuelle, imbue du pélagianisme bourgeois qui constitue justement le rationalisme contemporain, dédaigne ces dogmes profonds qui sont, à vrai dire, la propriété et l’essence du christianisme ; elle préfère prendre pour unique point d’appui, pour centre principal de la religion, un dogme issu du judaïsme et conservé par lui, mais qui ne se rattache au christianisme que par un lien purement historique[137]. — Quant à nous, nous constatons, dans la théorie que nous venons d’exposer, la présence de la vérité qui s’accorde entièrement avec le résultat de nos recherches. Nous voyons en effet que la véritable vertu et sainteté de l’âme a son origine première non dans une volonté préméditée (les œuvres), mais dans la connaissance (la foi) : c’est exactement la même conclusion qui se dégage du développement de notre idée maîtresse. Si les œuvres, résultant des motifs et du propos délibéré, suffisaient pour nous conduire à la béatitude, la vertu, sous quelque biais qu’on la regardât, ne serait jamais qu’un égoïsme prudent, méthodique et perspicace. — Quant à la foi que l’Église chrétienne s’engage à récompenser par la béatitude, elle consiste à croire que la chute du premier homme nous a communiqué à tous le péché, qu’elle nous a livrés en proie à la mort et à la damnation ; nous devons croire également qu’aucun de nous ne peut être sauvé que par la grâce du médiateur divin qui prend sur lui notre faute infinie, et que notre salut ne dépend point de notre mérite (entendons, de notre mérite personnel) ; en effet, ce qui résulte de notre action personnelle et intentionnelle, c’est-à-dire déterminée par les motifs, les œuvres, en un mot, demeurent toujours absolument et essentiellement impuissantes à nous justifier, par le seul fait qu’elles constituent des actions intentionnelles, déterminées par des motifs ; il n’y a là qu’un opus operatum. La première obligation est donc de croire que notre condition, quant à son origine et quant à son essence, est une condition désespérée qui nécessite une rédemption ; il faut croire ensuite que par nous-mêmes nous sommes essentiellement voués au mal, auquel nous sommes étroitement enchaînés ; que nos œuvres, en se conformant à la loi et à la prescription, c’est-à-dire aux motifs, ne peuvent jamais satisfaire à la justice, ni nous donner le salut ; nous ne pouvons obtenir le salut que par la foi, c’est-à-dire par une transformation de notre faculté de connaître ; quant à la foi, elle ne nous vient que par l’opération de la grâce, c’est-à-dire en quelque sorte du dehors : en résumé, le salut est chose parfaitement étrangère à notre personnalité ; en effet, la condition nécessaire du salut, à laquelle le salut lui-même correspond, c’est justement la négation et le renoncement de la personnalité. Les œuvres, l’observation de la loi en tant que loi, ne peut jamais nous sauver, parce qu’il n’y a jamais là qu’une action réglée sur des motifs. Selon Luther (De libertate christiana), dès que la foi est entrée en nous, les bonnes œuvres en découlent spontanément, à titre de symptômes et de fruits de la foi elle-même ; mais elles ne sont nullement une marque de notre mérite ; elles ne nous justifient point ; elles ne nous donnent aucun droit à la récompense ; elles se produisent spontanément et gratuitement. — Nous aussi, à mesure que nous percions de plus en plus clairement le sens du principe d’individuation, nous avons dégagé en premier lieu la justice spontanée, ensuite l’amour poussé jusqu’à extinction complète de l’égoïsme, et enfin la résignation ou suppression complète de la Volonté.

Ces dogmes de la religion chrétienne ne se rattachent point directement à la philosophie ; néanmoins, je les ai appelés ici en témoignage : je n’ai eu en cela qu’une seule intention : j’ai voulu montrer que la morale issue de l’ensemble de nos études, morale d’ailleurs parfaitement conséquente et cohérente dans toutes ses parties, a beau être neuve et surprenante dans son expression, qu’elle ne l’est point dans le fond ; loin d’être une nouveauté, elle s’accorde pleinement avec les véritables dogmes chrétiens qui la contiennent en substance et la résument ; d’ailleurs, les dogmes chrétiens eux-mêmes s’accordent non moins parfaitement, malgré la radicale diversité des formes, avec les doctrines et les préceptes moraux, bien plus anciens, qui sont contenus dans les livres sacrés de l’Inde. Ces dogmes de l’Église chrétienne nous ont encore servi à expliquer et à élucider la contradiction apparente qui sépare, d’une part, la nécessité qui régit tous les phénomènes du caractère, étant donnés les motifs (c’est le règne de la nature), et, d’autre part, la liberté qu’a la volonté en soi de se nier elle-même et de supprimer le caractère en même temps que la nécessité des motifs, fondée sur le caractère lui-même (c’est le règne de la grâce).


§ 71.


Je viens de terminer l’esquisse de la morale et en même temps le développement de cette idée unique qu’il s’agissait d’exposer ; je me propose maintenant de m’occuper de la critique à laquelle prête la dernière partie de mon travail, non pour y échapper, mais, au contraire, pour faire voir qu’elle s’appuie sur l’essence même du sujet, et qu’il est absolument impossible de s’y soustraire. Voici, en résumé, cette critique : Une fois amenés, par nos spéculations, à voir la sainteté parfaite dans la négation et le sacrifice de tout vouloir, une fois affranchis, grâce à cette conviction, d’un monde dont toute l’essence se réduit pour nous à la douleur, le dernier mot de la sagesse ne consiste désormais, pour nous, qu’à nous abîmer dans le néant.

À ce propos, je dois observer, d’abord, que le concept du néant est essentiellement relatif ; il se rapporte toujours à un objet déterminé, dont il prononce la négation. D’après une analyse, dont Kant est le principal auteur, l’on distingne le nihil privativum et le nihil negativum ; le premier, seul, est relatif : c’est une quantité précédée du signe —, par opposition à une autre précédée du signe + ; mais il reste possible, en se plaçant au point de vue contraire, de changer le signe — en signe + : à ce nihil privativum on oppose le nihil negativum, lequel est un néant absolu ; l’on donne comme exemple du nihil negativum la contradiction logique qui se détruit elle-même. Pourtant, à y regarder de plus près, il n’y a point de néant absolu ; le nihil negativum proprement dit n’existe point, ce n’est pas une notion pensable ; tout néant de ce genre, dès qu’on le considère à un point de vue plus élevé, dès qu’on le subsume sous un concept plus étendu, ne peut manquer de se réduire au nihil privativum. Tout néant n’est qualifié de néant que par rapport à une autre chose ; tout néant suppose ce rapport, et par suite un objet positif. La contradiction logique elle-même n’est qu’un néant relatif. C’est une chose que la raison ne peut penser ; mais il ne s’ensuit pas pour cela que ce soit un néant absolu. En effet, c’est tout au moins un assemblage de mots, c’est un exemple de non-pensée, exemple dont la logique a besoin pour déterminer les lois mêmes de la pensée : c’est pourquoi lorsque, dans cette intention, l’on recourt à un exemple de ce genre, l’on s’en tient au non-concevable, qui est, pour le moment, l’objet intéressant, et qui joue le rôle de notion positive, tandis que l’on passe par-dessus le concevable qui tient actuellement lieu de notion négative. Ainsi donc, tout nihil negativum, tout néant absolu, du moment qu’on le range sous un concept plus élevé, peut être considéré comme un simple nihil privativum, comme un néant relatif, lequel peut échanger son signe avec celui de la notion qu’il nie, de telle sorte que celle-ci devient pour nous négative, et que le néant de tout à l’heure se transforme en un terme positif. Cette conclusion est d’accord avec celle que donne Platon, lorsqu’après avoir étudié avec une dialectique laborieuse la nature du néant, il dit dans le Sophiste (p. 277, 287, Bip.) : Την του ετερου φυσιν αποδειξαντες ουσαν τε και κατακεκερματισμενην επι παντα τα οντα προς αλληλα, το προς το ον εκαστου μοριον αυτης αντιτιθεμενον, ετολμησαμεν ειπειν, ως αυτο τουτο εστιν οντως το μη ον. (Cum enim ostenderemus, alterius ipsius naturam esse, perque omnia entia divisam atque dispersam invicem ; tunc partem ejus oppositam ei, quod cujusque ens est, esse ipsum re vera non ens asseruimus.)

Ce qui est généralement admis comme positif, ce que l’on appelle l’être, ce dont la négation est exprimée par le concept du néant dans son acception la plus générale, c’est justement le monde de la représentation, celui que j’ai démontré être l’objectité et le miroir de la Volonté. Cette Volonté, ce monde, c’est nous-mêmes ; la représentation fait partie du monde, dont elle est une des faces : quant à la forme de cette représentation, c’est l’espace et le temps, c’est par suite tout ce qui existe au point de vue de l’espace et du temps, en quelque lieu et en quelque instant que ce soit. Qui dit négation, suppression, conversion de la volonté, dit donc en même temps suppression et anéantissement du monde, qui est le miroir de la Volonté. Dès que nous ne la voyons plus dans ce miroir, nous nous demandons en vain ce qu’elle peut être devenue ; du moment qu’elle est soustraite aux relations d’espace et de temps, nous portons son deuil et nous la croyons abîmée dans le néant.

Il suffirait, si cela nous était possible, de changer le point de vue pour renverser les signes ; et alors ce qui était tout à l’heure l’être nous ferait l’effet du néant, et réciproquement. Mais tant que nous serons le vouloir-vivre même, nous ne pouvons admettre et caractériser le néant actuel que comme négatif ; car, d’après la vieille maxime d’Empédocle, « le semblable ne peut être connu que du semblable, » nous ne pouvons avoir aucune connaissance de ce néant ; c’est, du reste, d’après le même axiome que nous pouvons connaître tout ce que nous connaissons effectivement, je veux dire le monde considéré comme représentation, autrement dit l’objectité de la Volonté. En eûet, le monde c’est la Volonté qui se connaît elle-même.

Si pourtant il fallait à tout prix donner une Idée positive telle quelle de ce que la philosophie ne peut exprimer que d’une manière négative, en l’appelant négation de la Volonté, il n’y aurait point d’autre moyen que de se reporter à ce qu’éprouvent ceux qui sont parvenus à une négation complète de la volonté, à ce que l’on appelle extase, ravissement, illumination, union avec Dieu, etc. ; mais, à proprement parler, on ne pourrait donner à cet état le nom de connaissance, car il ne comporte plus la forme d’objet et sujet ; et d’ailleurs il n’appartient qu’à l’expérience personnelle ; il est impossible d’en communiquer extérieurement l’Idée à autrui.

Quant à nous, qui nous en tenons scrupuleusement au point de vue de la philosophie, nous devons nous contenter de la notion négative, heureux d’avoir pu parvenir à la frontière où commence la connaissance positive. Nous avons donc constaté que le monde en soi était la Volonté ; nous n’avons reconnu dans tous ses phénomènes que l’objectité de la Volonté ; nous avons suivi cette objectité depuis l’impulsion inconsciente des forces obscures de la nature jusqu’à l’action la plus consciente de l’homme ; arrivés à ce point, nous ne nous soustrairons pas aux conséquences de notre doctrine : en même temps que l’on nie et que l’on sacrifie la Volonté, tous les phénomènes doivent être également supprimés ; supprimées aussi l’impulsion et l’évolution sans but et sans terme qui constituaient le monde à tous les degrés d’objectité ; supprimées ces formes diverses qui se suivaient progressivement ; en même temps que le vouloir, supprimée également la totalité de son phénomène ; supprimées enfin les formes générales du phénomène, le temps et l’espace ; supprimée la forme suprême et fondamentale de la représentation, celle de sujet et objet. Il n’y a plus ni volonté, ni représentation, ni univers.

Désormais il ne reste plus devant nous que le néant. Mais n’oublions pas que ce qui se révolte contre une pareille annihilation, c’est-à-dire notre nature, n’est autre chose que le vouloir-vivre, ce vouloir-vivre que nous sommes nous-mêmes et qui constitue notre univers. — Mais détournons notre regard de notre propre indigence et de l’horizon clos qui nous enferme : considérons ceux qui se sont élevés au-dessus du monde et chez qui la volonté, parvenue à la plus haute conscience d’elle-même, s’est reconnue dans tout ce qui existe pour se nier ensuite elle-même librement : maintenant ils n’attendent plus qu’une chose, c’est de voir la dernière trace de cette volonté s’anéantir avec le corps même qu’elle anime ; alors, au lieu de l’impulsion et de l’évolution sans fin, au lieu du passage éternel du désir à la crainte, de la joie à la douleur, au lieu de l’espérance jamais assouvie, jamais éteinte, qui transforme la vie de l’homme, tant que la volonté l’anime, en un véritable songe, nous apercevons cette paix plus précieuse que tous les biens de la raison, cet océan de quiétude, ce repos profond de l’âme, cette sérénité inébranlable, dont Raphaël et le Corrège ne nous ont montré dans leurs figures que le reflet ; c’est vraiment la bonne nouvelle, dévoilée de la manière la plus complète, la plus certaine ; il n’y a plus que la connaissance, la volonté est évanouie. Nous ressentons une profonde et douloureuse mélancolie lorsque nous comparons cet état au nôtre ; car cette comparaison met en pleine lumière ce qu’il y a dans notre condition de misérable et de désespéré. Cependant cette contemplation est la seule chose qui nous puisse consoler d’une manière durable, une fois que nous avons reconnu que le phénomène de la Volonté, l’univers, n’est essentiellement que douleur irrémédiable et misère infinie, et que d’autre part nous voyons avec la volonté le monde s’évanouir, le néant seul subsister devant nous. Il est donc bon de méditer la vie et les actes des saints, sinon en nous confrontant avec eux, ce qui serait une chance bien hasardeuse, du moins en consultant l’image que l’histoire ou que l’art nous en donne, surtout cette dernière qui est marquée d’un cachet infaillible de vérité ; tel est le meilleur moyen de dissiper la sombre impression que nous produit le néant, ce néant que nous redoutons, comme les enfants ont peur des ténèbres ; cela vaut mieux que de tromper notre terreur, comme les Hindous, avec des mythes et des mots vides de sens, tels que la résorption eh Brahma, ou bien le nirvana des bouddhistes. Nous autres, nous allons hardiment jusqu’au bout : pour ceux que la Volonté anime encore, ce qui reste après la suppression totale de la Volonté, c’est effectivement le néant. Mais, à l’inverse, pour ceux qui ont converti et aboli la Volonté, c’est notre monde actuel, ce monde si réel avec tous ses soleils et toutes ses voies lactées, qui est le néant.


FIN DU TOME PREMIER.


DU
TOME PREMIER



Premier point de vue : La représentation soumise au principe de raison suffisante ;
l’objet de l’expérience et de la science.


§ 1. — Le monde est ma représentation. Matière du livre premier. 
 3
§ 3. — La représentation intuitive. Ses formes, dérivées du principe de raison : le temps et l’espace. 
 7
§ 4. — La matière, objet de l’entendement. Elle est essentiellement active, et soumise a priori à la causalité. 
 9
§ 7. — Erreur de vouloir tirer le sujet de l’objet (matérialisme), ou l’objet du sujet (idéalisme de Fichte). Relativité du monde comme représentation. 
 27
§ 9. — Rapports des concepts avec les intuitions : celles-ci sont supposées par ceux-là. Rapport des concepts entre eux : la logique, art de raisonner et science de la raison. 
 42
§ 10. — Toute science, à part la logique, qui a pour objet les principes rationnels et les règles des rapports des concepts, est une connaissance de concepts abstraits. 
 54
§ 12. — Rôle du savoir et rôle du sentiment dans la pratique : le privilège du savoir est d’être communicable ; le sentiment ne l’est point. 
 57
§ 13. — Théorie psychologique du rire, fondée sur la distinction qui précède. 
 63
§ 14. — Vérité intuitive et vérité démontrée. La vérité intuitive est le fondement de l’autre. 
 66
§ 15. — Abus de la démonstration dans la géométrie euclidienne. De la cause de l’erreur. Les sciences et la philosophie, fonction suprême de la raison. 
 74


Premier point de vue : L’objectivation de la volonté.
§ 18. — La nature de mon corps éclaire celle des autres objets ; découverte de l’identité de mon corps avec la volonté. 
 103
§ 19. — Passage de mon corps aux autres objets ; absurdité de l’égoïsme théorique ; la volonté seule essence possible de tous les corps. 
 107
§ 20. — Chaque mouvement du corps répond à un acte de la volonté ; le corps dans son ensemble manifeste la volonté dans son essence caractéristique. L’échelle des formes animales et les degrés de la volonté. 
 110
§ 21. — La volonté est l’essence des phénomènes de la matière brute comme de la matière vivante. 
 113
§ 22. — Du mot Volonté : la volonté n’est qu’un concept de l’essence inaccessible des choses ; mais c’en est le concept le plus immédiat. 
 115
§ 23. — Différence entre les motifs des phénomènes de la volonté accompagnés de conscience, chez l’homme et les animaux ; les excitations des phénomènes de volonté inconscients, chez les êtres végétatifs ; et les causes des phénomènes de volonté dans la matière brute. Cette différence n’empêche pas la volonté d’être la même en tous, également libre en soi et déterminée dans ses manifestations partout. 
 117
§ 24. — Ce qu’il y a de plus clair dans la connaissance, c’est la forme ; ce qui reste obscur, c’est la réalité. Vanité des explications matérialistes, qui réduisent les choses à leurs éléments mathématiques. Supériorité d’une philosophie qui explique tout par la chose en soi, aperçue immédiatement dans la volonté. 
 123
§ 25. — Unité de la volonté, malgré la pluralité de ses degrés et celle des individus qui la manifestent en chacun de ses degrés. Les Idées de Platon. 
 132
§ 26. — L’étiologie, ou science des causes, n’explique que l’enchaînement dans le temps et l’espace, des phénomènes de la volonté ; la philosophie seule peut atteindre l’origine de ces phénomènes, en les rattachant à des idées ou forces naturelles et par là à la volonté. 
 134
§ 27. — La science étiologique ne peut légitimement réduire à l’unité les forces de la nature. Gradation de ces forces : comment chacune d’elles sort d’une plus basse, qu’elle subjugue. Apparition de la connaissance dans le monde. 
 143
§ 28. — Finalité intime et finalité extérieure dans les phénomènes : elle s’explique par l’unité de l’idée dans l’individu, et par l’unité de la volonté dans le monde. Elle ne tend qu’à la conservation des espèces. 
 157
§ 29. — Résumé. La volonté en soi n’a pas de but, parce qu’elle n’a pas de cause : le principe de causalité ne vaut que pour les phénomènes. 
 167


Second point de vue : La représentation, considérée indépendamment du principe de raison. L’Idée platonicienne. L’objet de l’art.
§ 32. — Différence entre l’Idée et la chose en soi : celle-là n’est que la manifestation la plus immédiate de celle-ci, en dehors du principe de raison. 
 179
§ 33. — La connaissance, autant qu’elle est au service de la volonté, n’atteint que les relations des choses, résultant de leur soumission au principe de raison. 
 181
§ 34. — L’individu s’élève, par la contemplation désintéressée des choses, à l’état de sujet pur dont tout le contenu est l’objet pur. Cette identité du sujet et de l’objet constitue l’Idée. 
 183
§ 35. — Les événements n’ont d’importance, aux yeux de la connaissance philosophique que comme manifestation des Idées. 
 186
§ 36. — La contemplation des Idées, l’art, le génie. — Opposition entre le génie et la connaissance discursive. — Génie et folie. 
 190
§ 37. — L’homme est capable de s’élever à la contemplation, même sans génie : l’art nous y conduit. 
 200
§ 38. — Le plaisir esthétique : il naît d’un exercice de la faculté de connaître, indépendant de la volonté. 
 202
§ 39. — Du sublime : il résulte de l’effort par lequel l’individu, en face d’objets hostiles, se soustrait à la volonté, se fait sujet pur, et les contemple. Sublime dynamique et sublime mathématique. Exemples. 
 207
§ 40. — Du joli : il flatte la volonté et détruit la contemplation. Il doit être exclu de l’art. 
 214
§ 41. — De la beauté : qu’il y a de la beauté partout, même dans les œuvres les plus imparfaites de l’art. 
 216
§ 42. — Deux formes du plaisir esthétique : Idées inférieures, Idées supérieures. 
 220
§ 43. — La beauté en architecture : elle résulte de la contemplation de deux forces élémentaires : la résistance et la lumière. L’hydraulique artistique. 
 221
§ 44. — La beauté dans l’art des jardins, dans la peinture de paysage, chez les animaliers. 
 226
§ 45. — La beauté humaine dans la sculpture. L’artiste ne copie pas la réalité, il en dégage l’Idée. 
 228
§ 46. — Digression : pourquoi Laocoon, dans le groupe qui porte son nom, n’est pas représenté dans l’action de crier. 
 235
§ 48. — De la peinture : peinture de genre ; peinture d’histoire ; stérilité de l’histoire judéo-chrétienne en sujets pittoresques ; la morale chrétienne, inspiration artistique incomparable. 
 239
§ 49. — Différence entre l’Idée et le concept, entre le génie et l’imitation. Pourquoi le génie est souvent méconnu. 
 243
§ 50. — De l’allégorie : déplacée en peinture, où elle nous fait redescendre de l’intuition au concept, elle est excellente en poésie, où elle ajoute au concept une image intuitive. 
 247
§ 51. — La poésie : son objet propre est l’idée de l’homme. Sa supériorité à l’égard de l’histoire et même de l’autobiographie. Poésie subjective ou lyrique. Poésie objective : idylle, roman, épopée, drame. La tragédie est la forme suprême de la poésie : elle nous montre l’aspect terrible de la vie. La tragédie la plus parfaite est celle qui nous présente le malheur comme un élément naturel, familier, constant. 
 253
§ 52. — La musique. Définition de Leibniz : elle est vraie, mais insuffisante. La musique est en dehors de la hiérarchie des autres arts : elle n’exprime pas les Idées ; elle est, parallèlement aux Idées, une expression de la volonté elle-même. Analogies entre la musique et le monde : la note fondamentale et la matière brute ; la gamme et l’échelle des espèces ; la mélodie et la volonté consciente, etc. La musique n’est pas seulement une arithmétique, elle est une métaphysique.
    Conclusion du livre. En quel sens l’art est la fleur de la vie. 
 267


Second point de vue : Arrivant à se connaître elle-même,
la volonté de vivre s’affirme, puis se nie.
§ 53. — Objet du livre : philosophie de la vie pratique. Elle ne sera ni une morale impérative, ni une métaphysique transcendante, ni une cosmogonie. Véritable esprit de la philosophie. 
 283
§ 54. — De la volonté de vivre. La vie est inhérente à la volonté ; la mort ni le temps ne la lui peuvent ravir. L’horreur de la mort n’est que l’attachement à la forme individuelle de la vie. Elle disparaît chez le sage qui se sait identique à l’éternelle volonté. Négation de la volonté de vivre : définition préliminaire. 
 287
§ 55. — Du caractère. Comment il sert à concilier la liberté du vouloir avec le déterminisme du phénomène. Le caractère intelligible : il est antérieur à l’intelligence ; il est libre. Le caractère empirique : comment l’intelligence, par les motifs, agit sur lui. De la délibération. Le caractère empirique est invariable. Cette maxime ne justifie pas le fatalisme paresseux. Le caractère acquis : comment l’homme peut prendre connaissance peu à peu de son caractère empirique. Sagesse et avantages qui résultent de cette connaissance. 
 299
§ 56. — Dessein de la suite de ce livre. La souffrance est le fond de toute vie. 
 321
§ 57. — La vie humaine est la plus douloureuse forme de la vie. Elle va de la souffrance à l’ennui. Une seule consolation : la douleur n’est pas accidentelle, mais inévitable. De cette pensée peut naître la sérénité stoïque. 
 325
§ 58. — La souffrance est positive ; le bonheur n’en est que la négation. Les consolations de l’art ; celles de la superstition. 
 333
§ 59. — Preuve expérimentale de l’identité de la vie avec la souffrance. Nulle puissance extérieure ne peut donc nous en délivrer. Impiété de l’optimisme. 
 338
§ 60. — L’affirmation de la volonté. Conservation de la vie, ou affirmation de la volonté dans l’individu : bonheur que le vulgaire y trouve. Propagation de la vie, ou affirmation de la volonté au-delà de l’individu : du péché originel. Première vue sur la justice qui préside à l’univers. 
 341
§ 61. — De l’égoïsme. L’individu se paraît à lui-même l’univers tout entier ; les autres individus comptent à ses yeux pour zéro. 
 346
§ 62. — De l’injustice. Elle consiste à nier la volonté chez autrui. Injustice contre les personnes ; elle comprend les attentats contre les propriétés : fondement de la propriété. Formes de l’injustice : violence et ruse. Du droit, ou de la légitime défense contre l’injustice. D’un droit de mentir : exemples. Le droit est naturel, et non conventionnel. Ce qu’y ajoute la convention ou contrat social. Naissance et destination de l’État. La doctrine morale du droit est la base de la politique : celle-ci n’a pour objet que de prévenir par la terreur les violations du droit. Déduction du droit de punir : le châtiment a pour but unique la sécurité sociale. Idéal de l’État : il peut donner à l’homme le bonheur. 
 348
§ 63. — De la justice universelle. Elle résulte de l’unité de la volonté qui se manifeste en tous les individus, en lutte contre elle-même, à la fois bourreau chez l’un et victime chez l’autre. Pour l’apercevoir, il faut dépasser le point de vue du principe de raison et d’individuation. La formule védique et le mythe de la transmigration des âmes. 
 367
§ 64. — L’esprit du vulgaire même comporte une notion de la justice universelle : de l’idée du châtiment ; de la vengeance juste et pour laquelle on sacrifie sa vie. 
 374
§ 65. — Bonté et méchanceté. Absurdité de l’expression : bien absolu. La méchanceté : elle implique un développement excessif de la volonté, et par suite des souffrances excessives. L’une de ces souffrances est le remords, ou sentiment de l’identité entre le bourreau et la victime, et de la liaison fatale entre la volonté et la douleur. 
 376
§ 66. — Toute morale abstraite est stérile. La vertu naît de l’intuition de l’identité de la volonté en moi et en autrui. À mesure que cette intuition devient plus claire, elle produit la justice, l’esprit de sacrifice, qu’accompagne la bonne conscience. 
 385
§ 67. — Toute bonté est, au fond, pitié. Les larmes, mêmes celles que nous versons sur nous-mêmes, viennent de la pitié. 
 393
§ 68. — De la négation du vouloir-vivre. Première manière d’y arriver : l’intuition de la vérité exposée dans ce livre. Celui qui en est pénétré souffre de toutes les souffrances éparses dans le monde, et se détache de la vie. La chasteté : comment elle pourrait procurer la délivrance du monde. L’ascétisme, ou anéantissement volontaire de la volonté. Exemples empruntés à diverses religions ; la sainteté est la même partout, en dépit de la diversité des dogmes par lesquels on l’explique. Sérénité du saint, comparée au plaisir esthétique. Dangers de rechute dans le vouloir-vivre : nécessité de la pénitence. Seconde manière d’arriver à la négation du vouloir-vivre : le désespoir amené par une suite de malheurs affreux ; une seule déception, mais immense. Puissance sanctifiante de la douleur. La béatitude dans la mort. 
 396
§ 69. — Du suicide. Bien loin d’être la négation du vouloir-vivre, il en est une affirmation passionnée. Mais il met en lumière la contradiction de la volonté avec elle-même. Cas du père qui tue ses enfants. De la mort par inanition volontaire. 
 416
§ 70. — Comment la volonté peut, à l’instant où elle se nie, agir sur le phénomène, et produire l’ascétisme. Qu’en cela le principe du déterminisme n’est pas violé : le caractère n’est pas modifié, mais supprimé. Comparaison de cette doctrine avec le christianisme : péché originel et rédemption ; méchanceté naturelle de l’homme ; le salut possible, non par les œuvres, mais par la foi. 
 421
§ 71. — Le terme où aboutit la négation du vouloir-vivre est le néant. Mais ce mot n’a qu’un sens relatif. Aux yeux du saint, parvenu à la sérénité suprême, ce néant est la seule réalité vraie ; et c’est notre monde actuel qui est le néant véritable. 
 427


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME PREMIER.

  1. Cet ouvrage a été traduit en français par M. Cantacuzène. Un vol. in-8, Germer Baillière (1882).
  2. Jacobi.
  3. La Philosophie de Hegel.
  4. Fichte et Schelling. (Note de Schopenhauer.)
  5. Hegel. (Note de Schopenhauer.)
  6. L’ouvrage comporte en allemand deux volumes ; la traduction en comprend trois ; le premier volume dont parle ici Schopenhauer embrasse donc jusqu’au milieu du second volume de la traduction.
  7. En français dans le texte.
  8. « The fundamental tenet of the Vedanta school consisted not in denying the existence of matter, that is of solidity, impenetrability, and extended figure (to deny which would be lunacy), but in correcting the popular opinion of it, and in contending that it has no essence independent of mental perception ; that existence and perceptibility are convertible terms. » (Asiatic researches, vol. IV, p. 164.)
  9. La quadruple racine du principe de raison, § 22, p. 129. Trad. franç. de Cantacuzène. Paris, G. Baillière et Cie, 1882.
  10. Kant est le seul qui ait obscurci cette conception de la raison ; je renvoie sur ce point à l’Appendice consacré à sa philosophie, et aussi à mes Problèmes essentiels de l’Éthique (Du fondement de la morale, § 6, p. 148-154 de la 1re  édition).
  11. Schopenhauer entend par là le corps humain. (Note du trad.)
  12. « Mira in quibusdam rebus verborum proprietas est, et consuetudo sermonis antiqui quædam efficacissimis notis signat. » (Seneca, Epist., 81.) (Note de Schopenhauer.)
  13. J’établis dans le Supplément que matière et substance ne font qu’un. (Note de Schopenhauer.)
  14. On comprend ainsi que Kant ait pu définir la matière : « ce qui se meut dans l’espace », puisque le mouvement résulte de la combinaison de l’espace et du temps. (Note de Schopenhauer.)
  15. Et non sur celle du temps, comme le veut Kant : cela est établi dans l’Appendice. (Note de Schopenhauer.)
  16. P. 74 de la traduction française.
  17. P. 128 et suiv. de la traduction française.
  18. « Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les songes, et notre vie si courte a pour frontière un sommeil. »
  19. Consulter sur ce point la Quadruple racine du principe de raison, § 49, p. 256 de la traduction française.
  20. Aux sept paragraphes qu’on vient de lire correspondent les quatre premiers chapitres du Ier livre des Suppléments. (Note de Schopenhauer.)
  21. Voir, dans trad. fr. Du fondement de la morale (p. 49), l'observation du traducteur sur le mot λόγιμον. (G. Baillière et Cie. éd.) (Note du trad.)
  22. « Few men think, yet all will have opinions. »
  23. Comparer avec ce paragraphe les §§ 26 et 27 de la Dissertation sur le principe de raison. (Note de Schopenhauer.)
  24. Voir les chapitres V et VI des Compléments. (Note de Schopenhauer.)
  25. Godefroy Ploucquet, philosophe allemand de l’école de Wolff (1716-1790), auteur d’une notation algébrique des raisonnements, qu’il appelle calcul logique. (Note du traducteur.)
  26. Voir Dissertation sur le principe de raison, p. 33, p. 184 et suiv. de la traduction française. (Note du traducteur.)
  27. Voir les chapitres IX et X des Suppléments. (Note de Schopenhauer.)
  28. Voir le chapitre IX des Suppléments.
  29. Je suis, par conséquent, d’avis que la physiognomonie ne peut aller bien loin, si elle veut rester sûre ; elle doit se borner à formuler quelques règles très générales, par exemple : c’est dans le front et dans l’œil que réside l’intelligence ; c’est dans la bouche et dans la partie inférieure du visage que se trahissent et le caractère et les manifestations du vouloir. — Le front et l’œil s’expliquent l’un l’autre ; on ne comprend pas l’un sans avoir vu l’autre. — Le génie ne va pas sans un front haut, large et noblement bombé ; mais la réciproque est souvent fausse — D’une physionomie enjouée, on peut conclure à une nature spirituelle, avec d’autant plus de certitude que le visage est plus laid ; de même, d’une physionomie sotte, on pourra conclure d’autant plus sûrement à la sottise, que le visage est plus beau, parce que la beauté, en tant qu’elle est conforme au type humain, porte déjà en soi une expression de clarté intellectuelle ; c’est le contraire pour la laideur.
  30. Cf. ch. VII, IIe vol.
  31. Suarez, Disput. métaphys., disp. III, sect. iii, tit. 3.
  32. Spinoza, qui se flatte toujours de procéder à la manière géométrique (more geometrico), l’a fait en réalité plus encore qu’il ne s’en doutait. En effet, il ne lui suffit pas qu’une chose fût certaine et incontestable en vertu de la conception immédiate et intuitive que nous avons de l’essence du monde ; il cherche encore à la prouver logiquement, indépendamment de la connaissance intuitive. Il n’obtient, à vrai dire, ses résultats préconçus et dès l’avance certains, qu’en prenant pour point de départ des concepts construits arbitrairement (substantia, causa sui, etc.) et en se permettant dans le cours de la démonstration toutes les libertés auxquelles donne aisément lieu la largeur excessive de pareils concepts. Ce qu’il y a de véritable et d’excellent dans sa doctrine se trouve par le fait entièrement indépendant de la démonstration ; c’est comme en géométrie. Sur cette question, voir le chapitre XIII des Suppléments.
  33. Cf. ch. XVII des Suppléments.
  34. Voir Le Fondement de la morale, ch. II, traduction de A. Burdeau.
  35. « Omnes perturbationes judicio censent fieri et opinione. » (Cicéron, Tusc., IV, 6.} — Ταρασσει τους ανθρωπους ου τα πραγματα, αλλα τα περι των πραγματων δογματα. (Epictète, V.)
  36. Τουτο γαρ εστι το αιτιον τοις ανθρωποις παντων των κακων, το τας προληψεις τας κοινας, μη δθνασθαι εφαρμοζειν ταις επι μερους. (Epict., dissert. III, 26.)
  37. Cf, chap. XVI, Suppléments.
  38. Cf. Suppléments, ch. XVIII.
  39. Ainsi, nous ne sommes pas de l’avis de Bacon de Vérulam qui croit. (De augment. scient., liv. IV in fine) que tous les mouvements mécaniques et physiques des corps n’ont lieu qu’après fine perception préalable. Il y a cependant quelque vérité dans cette proposition erronée. Il en est de même pour Képler, quand, dans sa dissertation sur la planète Mars, il suppose que les planètes doivent être douées de connaissance pour rencontrer si justement leur chemin elliptique, et pour régler si bien leur vitesse, que les aires de leur surface de révolution soient toujours proportionnelles au temps employé à les parcourir.
  40. Cf. chapitre XIX des Suppléments.
  41. Voir le Fondement de la morale, traduction de A. Burdeau, p. 80 et suiv.
  42. Cf. chapitre XX des Suppléments, de même que, dans mon traité de la Volonté dans la nature, les chapitres « Physiologie » et « Anatomie comparée », où j’ai développé ce que je ne fais qu’indiquer ici.
  43. Le chapitre XXVII des Suppléments traite spécialement de cette question.
  44. Ce point est complètement établi dans mon mémoire de concours sur la liberté de la volonté (Problèmes fondamentaux de l’éthique, p. 29-44). On y trouvera aussi une étude développée sur les rapports de la cause, de l’excitation et du motif.
  45. Voir le chapitre XXIII des Suppléments ; de même, dans mon livre la Volonté dans la nature, le chapitre intitulé : « Physiologie des plantes » et cet autre : « Astronomie physique, » très important au point de vue du principe de ma métaphysique.
  46. Wenzel, De structura cerebri hominis et brutorum, 1812, cap. III. — Cuvier, Leçons d’anat. comp., leçon 9, art. 4-5. — Vicq-d’Azir, Hist. de l’Acad. des sc. de Paris, 1783. p. 470-483.
  47. Le 16 septembre 1840, à l’institut littéraire et scientifique de Londres, dans une conférence sur les antiquités égyptiennes, M. Pettigrew a montré des grains de blé trouvés par sir G. Wilkinson dans un tombeau de Thèbes, où ils avaient dû rester trente siècles. Ils étaient placés dans un vase hermétiquement fermé. M. Pettigrew, en ayant semé douze, avait obtenu une plante qui atteignait cinq pieds et dont les graines étaient parfaitement mûres. (Times, 21 septembre 1840.) — De même à la Société de médecine et de botanique de Londres, en 1830, M. Haulton a fait voir un tubercule trouvé dans la main d’une momie d’Egypte, qui y avait été sans doute placé dans quelque intention religieuse et qui avait au moins 2.000 ans. Il l’avait planté dans un pot de fleurs, où il avait aussitôt poussé et verdi. (Medical Journal de 1830, cité dans le Journal of the Royal Institution of Great Britain, octobre 1830, page 196.) — « Dans le jardin de M. Grimstone, du Jardin des plantes, à Londres, il y a maintenant une tige de pois en pleine floraison, provenant d’un pois que M. Pettigrew et les employés du British Museum ont trouvé dans un vase placé en un sarcophage égyptien où il devait être resté 2.844 ans. » (Times, 16 août 1844.) — Bien plus, on a trouvé des crapauds vivants dans des pierres calcaires : c’est dire que la vie animale elle-même peut aussi supporter une suspension de plusieurs siècles, quand elle est préparée par le sommeil hibernal, et entretenue par des circonstances spéciales.
  48. Yin est le principe femelle et Yang le principe mâle de la mythologie chinoise ; c’est leur action réciproque qui produit l’universalité des êtres. (Note du traducteur.)
  49. « Mais la chimie appelle cela encheiresis naturæ, sans se douter qu’elle se moque d’elle-même. »
  50. « Car si la haine n’était pas dans le monde, toutes choses n’en feraient qu’une, comme dit Empédocle. »
  51. Voir le chapitre XXII du Supplément et, dans mon ouvrage la Volonté dans la nature, les pages 54 et suivantes et 70-79 de la 1re édition, ou les pages 46 et suivantes ainsi que 63-72 de la 2e édition.
  52. C’est pourquoi les scolastiques disaient à bon droit : « Causa finalis movet non secundum suum esse reale, sed secundum esse cognitum. » – Voyez Suarez, Disp. Metaph., disp. XXIII, sect. 7 et 8.
  53. Voir Critique de la raison pure : « Solution des idées cosmologiques sur la totalité de la dérivation des événements cosmiques, » p. 560-586 de la 5e et p. 532 et suiv. de la 1re édit., et Critique de la raison pratique, 4e édit., p. 169-179. — Edit. Rosenkranz, p. 224 et suiv. — Comparez ma dissertation sur le principe de raison, § 43. (Note de Schopenhauer.)
  54. Comparez la Volonté dans la nature, à la fin du paragraphe « Anatomie comparée »
  55. Voyez la Volonté dans la nature, paragraphe intitulé « Anatomie comparée ».
  56. Cette expression sera définie dans le livre suivant.
  57. Chatin, Sur la Valisneria spiralis, dans les Comptes-rendus de l’Académie des sciences, n° 13, 1885.
  58. À ce paragraphe se rapportent les chapitres XXVI et XXVII des Suppléments.
  59. Cf. liv. II chap. XXVIII.
  60. F.-H. Jacobi. (Note de Schopenhauer.
  61. Voyez, par exemple, Emmanuel Kant, Ein Denkmal von Fr. Bouterweck, p. 49, et Butle, Geschichte der philosophen, vol. VI, p. 802-815 et 823.
  62. À ce paragraphe se rapporte le chapitre XXIX des Suppléments.
  63. En allemand, verliert.
  64. Pour bien préciser le mode de connaissance dont il est ici question, je recommande de lire ce qu’il dit encore (I. II, pr. 40, sch. 2 ; I. V, ppr. 25-38) au sujet de ce qu’il appelle cognitio tertii generis sive intuitiva, et tout particulièrement pr. 29, sch, ; pr. 36, sch. ; et pr. 38. demonstr. et sch.
  65. « Montagnes, flots et ciel, n’est-ce point une partie de moi-même, une partie de mon âme ? ne suis-je point, moi aussi, une partie de tout cela ?
  66. À ce paragraphe se rapporte le chapitre XXX des Suppléments.
  67. Cette dernière phrase est inintelligible quand on ne connaît pas le livre suivant.
  68. « Le génie confine à la folie ; ils ne sont séparés que par une mince cloison. »
  69. À cette question se rapporte le chapitre XXXVII des Suppléments.
  70. À ce paragraphe se rapporte le chapitre XXXII des Suppléments.
  71. À ce paragraphe se rapporte le chapitre XXXIII des Suppléments.
  72. Je suis d’autant plus heureux et surpris aujourd’hui de découvrir l’expression de ma pensée dans saint Augustin, quarante ans après le jour où je l’ai écrite moi-même avec tant de timidité et d’hésitation : « Arbusta formas suas varias, quibus mundi hujus visibilis structura formosa est, sentiendas sensibus præbent ; at, pro eo, quod nosse non possunt, quasi innolescere velle videantur. » (De civ. Dei, XI, 27.)
  73. Il y a entre les mots Erhebung et erhaben, que nous avons traduits l’un par ravissement, l’autre par sublime, une communauté de racine qu’il nous est impossible de rendre en français par un équivalent. (Note du traducteur.)
  74. Car tu n’as cessé d’être comme un homme qui, en souffrant tout, n’aurait rien souffert : tu as accepté d’une âme 6gale les coups et les bienfaits du sort, etc.
  75. Das Reizende.
  76. À ce paragraphe se rattache le chapitre XXXV des Suppléments.
  77. Jacob Bœhm, dans son livre De signatum rerum, ch. I, §§ 15, 16, 17, s’exprime ainsi : « Et il n’est aucune chose dans la nature qui n’exprime aussi à l’extérieur sa forme intérieure. — Chaque chose a une bouche pour se raconter elle-même. — Et c’est là le langage de la nature par lequel chaque chose exprime son essence, se raconte et se révèle soi-même. — Car chaque chose porte la ressemblance de sa mère qui lui a donné l’essence et la volonté comme caractère. »
  78. Cette dernière phrase est la traduction du mot de Helvétius : « Il n’y a que l’esprit qui sente l’esprit ; » je n’avais point éprouvé le besoin de le faire remarquer dans la première édition. Mais, depuis ce temps, l’influence abrutissante de la fausse science de Hegel a tellement abaissé, tellement dégradé l’intelligence de nos contemporains, que plus d’un pourrait croire que, moi aussi, je fais ici allusion à l’antithèse : « esprit et nature : » voilà ce qui m’a réduit à me mettre formellement en garde contre ceux qui m’imputeraient de pareils philosophèmes.
  79. Cet épisode a également son complément. Voir en. XXXVI des Suppléments.
  80. Ce passage ne peut être compris, si l’on ne connaît parfaitement le livre suivant.
  81. « Apparent rari nantes in gurgite vasto. »
  82. À ce paragraphe se rapporte le chapitre XXXIV des Suppléments.
  83. Schopenhauer fait ici allusion à un acrostiche bien connu : ’Іησους Χριστος Θεου Υιος Σωτηρ, mots qui signifient : « Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur, » et dont les initiales composent le mot grec : ’Ιχθυς, poisson.
  84. À ce paragraphe se rapporte le chapitre XXXVI des Suppléments.
  85. On comprend que je parle toujours exclusivement du vrai poète, si rare et si grand, et que je me soucie fort peu de cette foule insipide des poètes médiocres, forgeurs de rimes et chanteurs de contes, qui surtout aujourd’hui sont si nombreux en Allemagne, et auxquels on devrait de tous côtés crier dans les oreilles :


    .   .   .   .   . Mediocribus esse poetis
    Non homines, non Di, non concessere columnæ.

    Il vaut même la peine de prendre en sérieuse considération à quel point ces poètes mé- diocres ont perdu leur temps et celui des autres, combien de papier ils ont gaspillé, combien funeste est leur influence. D’une part, en effet, le public cherche toujours avidement ce qui est nouveau ; d’autre part, il a naturellement plus de penchant vers l’absurde et le plat, comme vers quelque chose de plus conforme à sa nature : aussi les œuvres des poètes médiocres le détournent des purs chefs-d’œuvre ; ils travaillent à l’encontre de la bienfaisante influence du génie ; ils corrompent de plus en plus le goût, et ainsi arrêtent les progrès du siècle. C’est pourquoi la critique et la satire devraient, sans ménagements et sans pitié, les flageller, jusqu’à ce que, pour leur propre amélioration, ils soient amenés à lire du bon, dans leurs loisirs, plutôt qu’à écrire du mauvais. Car, si la maladresse d’un ignorant a pu mettre en fureur le paisible dieu des Muses, au point de lui faire déchirer Marsyas, je ne vois pas sur quoi la poésie médiocre pourra fonder sa prétention à être tolérée.

  86. « Ce qui n’est jamais et nulle part arrivé, cela seul ne vieillit pas. ».
  87. Voir ici le chapitre XXXVIII des Suppléments. (Note de Schopenhauer.)
  88. « Ce n’est pas en moi-même que je vis : je deviens une partie de ce qui m’entoure, et pour moi les hautes montagnes sont un état d’âme. »
  89. À ce passage se rapporte le chapitre XXXVII des Suppléments.
  90. Leibniz, Lettres, collection Kortholt : lettre 154. (Note de Schopenhauer)
  91. Adversus mathem., liv. VII.
  92. Voir ici le chapitre XXXIX des Suppléments. (Note de l’auteur.)
  93. Grund, Urgrund, Ungrund.
  94. « La nature ignore l’affliction. »
  95. Voici encore une réflexion qui pourra aider quelques lecteurs, ceux qui ne la trouveront pas trop subtile pour leur esprit, à bien se démontrer que l’individu est un pur phénomène, et n’est pas la chose en soi. L’individu est, d’une part, le sujet de la connaissance, et par là, la condition complémentaire, la clef de voûte sur laquelle repose la possibilité du monde entier ; et d’autre part, il est une des formes visibles sous lesquelles se manifeste cette même volonté, qui est présente en toutes choses. Or, cette essence double qui est la nôtre n’a pas sa racine dans quelque unité réelle en soi : sans quoi, nous prendrions conscience de notre moi en lui-même et indépendamment des objets de connaissance et de volonté ; mais c’est ce qui nous est impossible de toute impossibilité : dès que nous nous avisons de pénétrer en nous-mêmes, et que, dirigeant l’œil de notre esprit vers le dedans, nous voulons nous contempler, nous ne réussissons qu’à aller nous perdre dans un vide sans fond ; nous nous faisons à nous-mêmes l’effet de cette boule de verre creuse, du vide de laquelle sort une voix, mais une voix qui a son principe ailleurs ; et au moment de nous saisir, nous ne touchons, ô horreur ! qu’un fantôme sans substance.
  96. « Scholastici docuerunt, quod æternitas non sit temporis sine fine aut principio suceessio : sed nunc stans ; id est, idem nobis nunc esse, quod erat nunc Adamo : id est inter nunc et tunc nullam esse differentiam *. » (Hobbes, Leviathan, c. 46.)
      * L’École nous apprend que l’éternité n’est pas l’écoulement d’un temps sans fin ni commencement : elle est un présent stable ; autrement dit, maintenant a pour nous le même sens que maintenant pour Adam ; c’est-à-dire qu’entre maintenant et alors, il n’y a point de différence.
  97. Dans les Entretiens de Goethe avec Eckermann (2e éd., I, 154), Goethe dit : « Notre âme est de nature indestructible : c’est une force qui se soutient d’une éternité à une éternité. Ainsi le soleil : il semble s’éteindre ; pure apparence, bonne pour nos yeux terrestres ; en réalité jamais il ne s’éteint, sans cesse il répand sa lumière. » — C’est Goethe qui me doit cette comparaison, non pas moi, à lui. Il n’y a pas de doute qu’elle ne lui soit venue, lors de cette conversation, qui date de 1824, par l’effet d’une réminiscence, peut-être sans conscience. En effet elle se trouve déjà, en termes identiques, dans ma première édition, page 401 ; elle y est répétée p. 528, à la fin du § 65. Or cette première édition fut envoyée à Goethe en décembre 1818, et en mars 1819 il m’envoya à Naples, où j’étais alors, ses félicitations, par l’intermédiaire de ma sœur ; c’était une lettre, et il s’y trouvait jointe une note portant l’indication de diverses pages qui lui avaient fait un plaisir particulier : c’est donc qu’il avait lu mon livre.
  98. C’est ce qu’exprime en deux endroits le Véda ; d’abord il dit : Quand un homme meurt, sa vue se confond avec le soleil, son odorat avec la terre, son goût avec l’eau, son âme avec l’air, sa parole avec le feu, etc. (Oupnek’hat, I, p. 249 et suiv.) ; et ailleurs : Il est une cérémonie par laquelle le mourant lègue à l’un de ses fils ses sens et toutes ses facultés : et tout doit revivre dans ce fils (ibid., II, p. 82 et suiv.).
  99. Sur ce point, voir les chapitres XLI-XLIV des Suppléments.
  100. Critique de la raison pure, 1re éd., p. 532-558 ; 5e éd., p. 560-586 ; et Critique de la raison pratique, 4e éd., p. 169-179 ; de Rosenkranz, p. 224-231.
  101. Διδακτην ειναι την αρετην.
  102. « Causa finalis movet non secundum suum esse reale, sed secundum suum esse cognitum. »
  103. « Plura sunt, quæ nos terrent, quam quæ premunt, et sæpius opinione, quam re laboramus. »
  104. Eulenspiegel, ou Tyl l’Espiègle, est le personnage principal dans les récits comiques, les farces, les proverbes en action, qui se racontent en Allemagne dans le peuple. L’auteur ici fait allusion, je pense, à l’histoire de Tyl à l’escarpolette. — Note du trad.
  105. Le sophisme paresseux. (Tr.)
  106. « C’est là vraiment se conquérir soi-même, de briser les chaînes qui nous meurtrissent le cœur, et d’en finir d’un coup avec le regret. »
  107. Dans la théorie de Franklin, des deux électricités, positive et négative, on est obligé, notamment par les faits de condensation, d’admettre que l’électricité neutre, formée par la réunion des deux fluides, est en quantité infinie sur tout corps donné. Ce n’est pas l’une des complications qui ont le moins contribué à faire rejeter cette hypothèse : elle n’a plus d’utilité que dans l’enseignement. (Note du traducteur.)
  108. « Qui accroît sa science, accroît aussi sa douleur. » (Ecclésiaste.)
  109. Au milieu de quels dangers de quelles ténèbres, ne se passe point ce peu qui nous est accordé de vie !
  110. Faisant le prytane. Allusion aux prytanes athéniens, qui, à tour de rôle et durant un jour, tenaient les clefs du Trésor, et remplissaient d’autres fonctions jadis royales. (Tr.)
  111. « Souviens-toi de conserver ton âme égale à elle-même dans les mauvaises passes de la vie ; et dans la prospérité, qu’elle reste modérée, éloignée d’une joie insolente. »
  112. Tant que l’objet de nos désirs est loin, il nous semble au-dessus de tout ; l’atteignons-nous, c’est un autre objet que nous souhaitons ; et la soif de vivre qui nous tient bouche béante est toujours égale à elle-même. »
  113. De Nat. Rer., I, 1-4. « Il est doux, quand la mer est forte, quand les vents agitent l’onde, d’assister du rivage aux efforts des marins : non que la souffrance d’autrui soit pour nous une joie véritable ; mais voir de quelles peines on est à l’abri, voilà ce qui est doux. »
  114. Hérodote, VII, 46.
  115. En français dans le texte.
  116. Sur ce point, voir le chapitre XLVI des Suppléments.
  117. « De l’amour générateur du monde. » (Tr.)
  118. Voir, sur ce point, le chapitre XLV des Suppléments.
  119. On le voit, pour fonder le droit naturel de propriété, il n’est pas besoin d’aller chercher deux autres principes juridiques : le droit fondé sur la possession, le droit fondé sur la formation de l’objet ; ce dernier suffit. Seulement le mot de formation ne va pas bien ici : il y a d’autres façons d’appliquer ses soins à un objet que de lui donner sa forme.
  120. On trouvera un développement plus complet de la théorie du droit, telle que je la propose ici, dans mon mémoire sur le Fondement de la morale, § 17 (pages 122-139 de la traduction française).
  121. Ce fragment est tiré d’une tragédie perdue d’Euripide, intitulée Mélanippe ou la Captive. Il est classé sous le numéro 508 dans l’édition de Naucke (Teubner). — (Tr.)
  122. Oupnek’hat, vol. I, p. 60 et suiv.
  123. Ainsi cet évêque espagnol qui, dans la dernière guerre, la guerre de l’Indépendance, reçut à sa table des généraux français, et s’empoisonna avec eux. Il y a bien d’autres traits analogues dans cette même guerre. — Voyez aussi Montaigne, liv. II, chap. xii.
  124. Remarquons ici en passant que, si les dogmes positifs ont quelque solidité, quelque point d’appui, qui leur permet de soulever encore les âmes, c’est dans leur partie morale qu’ils le trouvent. Celle-ci n’agit pas par elle-même, mais parce qu’elle parait indissolublement liée avec le dogme, avec le mythe, — il y en a toujours un dans toutes les croyances positives, — et que sans ce dogme elle semble ne plus s’expliquer. D’où ce résultat : bien que l’on ne puisse rendre compte de la valeur morale d’une action au moyen du principe de contradiction, tandis que tout mythe est construit d’après ce principe, cela n’empêche pas les croyants de tenir pour inséparables le caractère moral des actes et le mythe, de n’y voir qu’une seule et même chose, et de considérer toute attaque dirigée contre le mythe comme dirigée contre le droit et la vertu. C’est au point que, chez les peuples monothéistes, l’athéisme, le fait d’être « sans Dieu », est devenu le synonyme d’incapacité totale à l’égard de la moralité. Les prêtres voient de fort bon œil ces confusions d’idées ; c’est grâce à elles seules qu’a pu naître ce monstre, le fanatisme, qu’il a pu régner non pas seulement sur des individus d’une perversion et d’une méchanceté extraordinaires, mais sur des peuples entiers, et enfin, — mais ce fait, pour l’honneur de l’humanité, n’a eu lieu qu’une fois dans son histoire, — s’incarner, en notre Occident, dans cette Inquisition, qui à Madrid seul (et le reste de l’Espagne était tout semé d’abattoirs semblables), en trois ans, fit périr sur le bûcher, pour cause de religion, avec des tortures affreuses, 300.000 êtres humains. C’est là un chiffre à remettre devant les yeux aux zélateurs, dès qu’un d’eux ose se déclarer.
  125. Ce sont là, comme dirait l’Église, de purs « opera operata », qui ne servent de rien, à moins que la grâce ne vienne nous donner la foi, qui nous conduit à une renaissance spirituelle. Nous reviendrons sur ce point.
  126. En français dans le texte.
  127. Edition Havet, p. lxxii.
  128. Le droit qu’a l’homme de disposer de la vie et des forces des animaux repose uniquement sur ce que, là où la clarté de la conscience va croissant, la douleur va grandissant à mesure ; aussi la souffrance que l’animal endure en mourant ou en travaillant n’est jamais aussi grande que le serait celle de l’homme à être privé de la chair ou du travail des animaux. Par suite, l’homme peut pousser l’affirmation de son existence jusqu’à nier celle de la bête, et la Volonté de vivre souffre moins, en somme, par là que dans le cas contraire. Ainsi se trouve déterminée en même temps la limite de l’usage que l’homme peut faire, sans injustice, de la force des animaux ; il est vrai que cette limite, souvent on la franchit, principalement à l’égard des bêtes de somme et des chiens de chasse. En revanche, les sociétés protectrices des animaux s’appliquent fort bien à la faire observer. Le droit de l’homme ne s’étend pas non plus, à mon sens, jusqu’à celui de faire des vivisections, principalement sur les animaux supérieurs ; tandis que l’insecte souffre moins de mourir, que l’homme de se laisser piquer. — Voilà ce que ne voit pas le Hindou.
  129. Voir, sur ce point, le chap. XLVII des Suppléments. Il est inutile, je suppose, de rappeler que la morale dont l’esquisse est ici enfermée dans les §§ 61-67 a été exposée plus au long et plus complètement dans mon mémoire couronné sur le Fondement de la morale.
  130. Voici ce passage : « Ce n’est pas volontairement que les créatures sont soumises à la vanité, c’est à cause de celui qui les y a assujetties, en leur laissant l’espérance qu’elles seront ainsi délivrées de cet esclavage de la corruption pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu. Car nous savons que jusqu’à présent toutes les créatures ensemble soupirent et sont comme dans le travail de l’enfantement ; et non seulement elles, mais nous aussi, qui avons reçu les prémices de l’Esprit, nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l’adoption, c’est-à-dire la délivrance de notre corps ! »
  131. Cette pensée se trouve traduite en une belle comparaison, dans un écrit philosophique sanscrit des plus antiques, le Sankhya Karika : « Toutefois l’âme demeure un temps voilée par le corps ; ainsi le tour du potier, quand le vase est une fois terminé, continue à tourner de l’élan qu’il avait reçu auparavant. C’est quand l’âme éclairée par la vérité se sépare du corps et que pour elle la Nature s’arrête, c’est alors que s’accomplit la délivrance totale. » (Colebrooke, Sur la philosophie des Hindous, Essais et Mélanges, vol. 1, p. 259. Même texte dans le Sankhya Karika, par Horace Wilson, 5 67, p. 184.)
  132. Cf. par exemple : Oupnek’hat, studio Anquetil Duperron, II, 138, 144, 145, 146 ; — Mythologie des Hindous, par Mme Polier, II, 13, 14, 15, 16, 17 ; — Asiatisches Magazin de Klaproth, I : « Sur la religion de Fô ; » ibid. : « Boguat-Guita ou Dialogues entre Kreesbna et Argoon ; » dans le deuxième volume : « Moha i Mudgora ; » — puis Institutes of Hindu-law, or the Ordinances of Menu, from the sanskrit, by Wm Jones, traduit en allemand par Hüttner (1797), surtout chapitres VI et VII ; — enfin, plusieurs passages dans les Asiatic researches. (Dans les quarante dernières années, la littérature indienne s’est tellement multipliée en Europe, que si je voulais compléter aujourd’hui cette notice de la première édition, elle prendrait plusieurs pages.)
  133. Voir le chapitre XLVIII des Suppléments.
  134. Ep. ad Rom., VIII, 3.
  135. Liber LXXXIII, Question 66.
  136. I, 47.
  137. Voici qui confirme l’exactitude de mon assertion : dès que l’on fait abstraction du dogme fondamental du judaïsme, dès que l’on reconnaît que l’homme n’est pas l’œuvre d’un autre, mais l’œuvre de sa propre volonté, l’on supprime du même coup tout ce que la dogmatique chrétienne, systématiquement établie par saint Augustin, contenait de contradictoire et d’absurde ; or c’est précisément cela qui avait suscité la sotte opposition des pélagiens. Tout devient alors clair et rigoureux : il n’y a plus besoin d’admettre aucune liberté dans les œuvres (operari), puisqu’elle existe dans l’être (esse) ; c’est également dans l’être que réside le péché en tant que péché originel ; quant à la grâce efficace, elle nous appartient en propre. En revanche, au point de vue rationaliste du jour, beaucoup de doctrines de la dogmatique augustinienne, fondées sur le Nouveau Testament, nous paraissent tout à fait insoutenables et même révoltantes, par exemple la doctrine de la prédestination. Se tenir à ce point de vue, c’est renoncer à ce qu’il y a de vraiment chrétien dans le dogme, c’est retourner au plus grossier judaïsme. Mais l’erreur de compte, ou plutôt le vice originel de la doctrine chrétienne gît là où on ne le cherche jamais, c’est-à-dire justement dans le point que l’on déclare admis et certain, et qu’en cette qualité l’on élève au-dessus de tout examen. Si l’on fait abstraction de ce dogme, toute la dogmatique chrétienne devient rationnelle ; car il ne corrompt pas seulement la science, mais aussi la théologie. En effet, lorsqu’on étudie la théologie augustinienne dans le De civitate Dei (particulièrement au XIVe livre), l’on éprouve la même impression que si l’on voulait mettre en équilibre un corps dont le centre de gravité est extérieur : on a beau le tourner et le replacer, il fait toujours la culbute. C’est ce qui arrive également ici, en dépit de tous les efforts et de tous les sophismes de saint Augustin : la responsabilité du monde et de ses misères retombe toujours sur Dieu qui a tout créé, absolument tout, et qui savait en outre ce qu’il devait en advenir. Saint Augustin lui-même avait déjà pleine conscience de cette difficulté qui l’embarrassait fort ; c’est ce que j’ai établi dans mon mémoire sur le libre arbitre (chap. IV, p. 66-68 de la 1ère édit.). — Il en est de même de la contradiction entre la bonté de Dieu et la misère du monde, comme aussi entre le libre arbitre et la prescience divine ; cette question a formé le thème inépuisable d’une controverse quasi séculaire entre les cartésiens, Malebranche, Leibniz, Bayle, Clarke, Arnauld et autres ; malheureusement il y avait un point auquel pas un des controversistes n’osait toucher, savoir : l’existence de Dieu, avec tout son cortège de propriétés ; ils tournent tous indéfiniment dans le même cercle, en essayant de concilier les contradictoires : autant vaudrait chercher à résoudre un problème insoluble, dont le résidu apparaît toujours tantôt ici, tantôt là, selon qu’on est parvenu à le dissimuler par quelque côté. Il leur suffisait de critiquer l’hypothèse fondamentale admise par eux tous pour voir où résidait la difficulté ; mais aucun d’eux n’en a eu l’idée, bien que manifestement cette critique s’imposât par elle-même. Bayle est le seul qui nous fasse entrevoir qu’il ait aperçu la difficulté.
  138. Cette table des matières n’est pas de Schopenhauer ; elle a été ajoutée par le traducteur.