Les Cousins riches/Texte entier

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Calmann-Lévy éditeurs (p. --tdm).
LES


COUSINS RICHES
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR
Format in-18
comment s’en vont les reines 
 1 vol.
princesses de science 
 1 —
les dames du palais 
 1 —
le métier de roi 
 1 —
un coin du voile 
 1 —
les sables mouvants 
 1 —
le mystère des béatitudes 
 1 —
mirabelle de pampelune 
 1 —

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1919, by Calmann-Lévy.

278-19. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 5.19
COLETTE YVER

LES
COUSINS RICHES
logo calmann lévy, un C et un L entourés d'une ligne et des fioritures.

PARIS


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, RUE AUBER, 3


Il a été tiré de cet ouvrage


QUINZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE


tous numérotés.

AVERTISSEMENT

Les plus belles amitiés ne vont pas sans nuages. Le contraste qui les engendre est en même temps la source de ce qui les menace. Le fait existe aussi bien pour les individus que pour les familles et les nations. Car les lois de l’amitié sont identiques en ces trois occasions diverses.

Et c’est pourquoi à une époque où ma patrie ne vit en quelque sorte et ne respire que dans une communion extraordinaire avec les peuples alliés, je me suis livrée au plaisir de recueillir dans le cadre restreint de deux familles, comme un grand spectacle dans un petit miroir, l’image d’une de ces amitiés les plus marquantes de nation à nation. Ce qu’on ne peut embrasser et qui échappe quand il s’agit d’une alliance qui engage toute une partie du monde, se retrouve en raccourci dans l’alliance de deux familles. Ainsi peut-on, là, observer et analyser, à la faveur de l’apologue, une psychologie dont autrement, la complexité formidable déconcerterait.

Réduite à la simplicité d’un léger conte familial qui n’excède pas les ressources du romancier, j’ai tâché d’éclairer les nobles aspects d’une amitié sans cesse émouvante, la douceur de l’aide et de la reconnaissance qui s’échangent, puis la diversité de physionomie de deux races qui se complètent, mais au risque, parfois, de s’offenser subtilement.

Puissent les Cousins riches dont je me suis efforcée d’esquisser ici la figure jeune et généreuse, trouver dans ces pages un hommage à cette jeunesse de race dont mon pays a reçu par contact, un regain de flamme et de vie : jeunesse rude et neuve, jeunesse qui causera quelque conflit peut-être dans cette amitié disparate où mon pays est le plus vieux, mais jeunesse bienfaisante dont la France de la Chevalerie et de la Révolution ne récuse pas la sève nouvelle.

C. Y.

LES COUSINS RICHES


PREMIÈRE PARTIE

I

Marthe Natier, la dactylographe de la filature, appelée au téléphone, saisit le récepteur et dit de sa voix de cristal :

— Allô, allô ? C’est maître Bonel qui parle ? Non, monsieur, M. Martin d’Oyse n’est pas ici ; le directeur non plus, je suis seule… — Alors, l’audience d’aujourd’hui a été mauvaise pour nous… — Mais le tribunal de commerce doit bien… — Vraiment ? — C’est bien, monsieur ; je rapporterai votre conversation à M. Martin d’Oyse. — Il n’y a pas de quoi, monsieur.

La main de Marthe Natier tremblait si fort qu’elle ne pouvait raccrocher le récepteur. Elle revint pourtant s’asseoir devant le petit piano de sa machine et voulut poursuivre la lettre commencée, mais elle s’aperçut que de grosses larmes rondes tachaient son papier. Alors elle se leva en prononçant tout haut :

— Je vais voir s’il est à l’usine.

Les bureaux étaient installés dans la maison de l’ancien filateur ; c’est ce qui expliquait, devant les fenêtres, cette pelouse verte ornée d’un cèdre du Liban. Marthe Natier contourna la pelouse par une de ces allées boueuses des alentours d’usine où les godillots des ouvriers malaxent sans cesse le gâchis. Elle allait sur la pointe de sa bottine pour ne pas la salir. D’ailleurs son trajet fut bref. Les bâtiments de la filature commençaient là, en plein parc. Déjà le ronflement infernal du tourbillon intérieur commençait à vous bourdonner dans le crâne Marthe Natier ouvrit une porte et entra directement dans l’atelier des bancs à broches.

C’était une immense galerie, pareille à une église et garnie sur quatre rangs de longues théories de métiers qui filaient le coton dans une giration affolante. Le coton qui sortait en nappes des ouvreuses, des enfants le roulaient sur des chariots, à demi peigné déjà, et le déversaient dans les flancs noirs des cardes monstrueuses, la carde à chapeaux, comme ils disent. Cette carde était comme un animal mugissant qui le triturait, qui le digérait à l’aide de tous ses estomacs tournants, armés de peignes. Finalement, la digestion faite, la carde haletante le vomissait par la bouche en un flot blanc, un liquide neigeux aux molécules impalpables que des hélices tournaient et solidifiaient en une grosse mèche écrue. Alors, les métiers s’emparaient de cette mèche sans fin et la filaient sur leurs milliers de bobines. Tous les contes de fée des rouets d’autrefois s’évanouissaient devant la magie de ce coton vivant, se filant tout seul, s’enroulant de lui-même, si fin, si délié, sur de petits tubes de carton. Chaque métier était tendu de fils comme une lyre, et tout dansait vertigineusement sous le glissement formidable des courroies de transmission aériennes.

Devant chaque métier une bambrocheuse en caraco, en jupe courte, les cheveux poudrés d’un frimas de coton mousseux, allait et venait, l’œil vigilant, pour rattacher les fils qui se rompaient. Auprès d’elles, Marthe Natier, qui, pourtant, était du peuple, avait l’air d’une demoiselle avec sa petite robe noire, ses manchettes et son col blanc, et sa brune chevelure soyeuse bien sagement serrée dans un lourd chignon.

Elle envisagea d’un coup d’œil les quatre longues files de métiers qui ressemblaient ainsi, dans leur ensemble, à des pianos dépouillés sur le clavier desquels auraient joué des mains invisibles, et elle pensa :

« Ce bel atelier ! Quel malheur, s’il faut arrêter tout cela ! Ce serait un coup terrible pour monsieur. »

Au même instant, comme si elle l’avait évoqué, « monsieur » parut là-bas, à l’autre extrémité de la galerie. C’était M. Martin d’Oyse, père. Il s’avançait lentement, regardait de droite et de gauche la marche grandiose de ses métiers. Lui aussi pensait sans doute, comme Marthe Natier, au procès menaçant. Les bancs avides réclamaient du coton à filer. Pourrait-il leur en fournir dans trois mois, dans six mois ? Ce mouvement formidable, impérieux, l’angoissait, parce qu’il ne s’en voyait plus le maître.

Il était svelte comme un jeune homme, ne paraissait pas plus de cinquante ans, bien que son fils aîné qu’il s’était associé, M. Élie Martin d’Oyse, en eût trente. Il eût porté à ravir l’habit à la française qui aurait souligné ses reins cambrés et ses flancs minces, comme le tricorne aurait avantagé sa tête grise aristocratique.

Marthe Natier vint à lui, mais on ne pouvait échanger deux mots dans le roulement de tonnerre ininterrompu qui régnait ici. Le bruit vous remplissait les oreilles, puis semblait en outrepasser la contenance et vous couler dans l’être entier. Les lèvres de Marthe remuèrent et, d’un geste, elle pria son patron de la suivre.

Quand ils contournèrent la pelouse au cèdre, après avoir aspiré le silence du dehors quelques secondes, elle dit :

— C’est votre avocat, monsieur Bonel, qui vient de me téléphoner.

La figure de M. Martin d’Oyse ne changea pas d’une ligne. Il garda son sourire amène et courtois et demanda :

— Vous a-t-il appris des nouvelles, mon enfant ?

— Oui, monsieur, il m’a appris des nouvelles.

Ce fut dans le bureau, entre le coffre-fort et l’armoire aux cartons verts, que, debout devant la table du patron, Marthe expliqua :

— Les nouvelles ne sont pas très bonnes, malheureusement. L’avocat du tissage Taverny a plaidé cette après-midi. Il a fourni des pièces qui ont impressionné le président. Ce sont des lettres de l’exportateur de monsieur Taverny et même une assignation pour retard de trois semaines dans la livraison des cotons tissés, retard que, bien entendu, l’avocat impute au propre retard de notre livraison en cotons filés.

M. Martin d’Oyse prit la parole pour dire :

— Ne restez pas debout, mon enfant, prenez cette chaise.

Quand elle se fut assise en remerciant, Marthe continua :

— Maître Bonel prétend que cette assignation surtout a frappé le tribunal de commerce. Le président aurait dit après l’audience : « La bonne volonté de monsieur Martin d’Oyse ne peut être mise en doute. Les accidents de la machine à vapeur, qui ont motivé le retard dans la livraison du coton filé, sont indépendants de sa direction, mais je suis obligé de prendre acte du dommage causé à monsieur Taverny. » Voilà ce que m’a rapporté votre avocat, monsieur, et je le sentais très ennuyé.

M. Martin d’Oyse, qui ne connaissait pas la hauteur vis-à-vis de ses subalternes, en gardait pour l’adversité. Son port de tête ne fléchit pas. Il regardait l’espace de ses yeux gris clair. II devait y lire les menaces de l’avenir, mais nul efl-roi ne se marqua sur sa figure de gentilhomme. Après un silence, il dit :

— Marthe, vous êtes trop intelligente et trop dévouée pour que je vous cache que lu Situation sera grave si nous perdons ce procès. J’espérais que les exigences du tissage Taverny, réclamant deux cent mille francs de dommages et intérêts, seraient tout au moins jugées excessives par le tribunal. Je crains maintenant de m’être trompé. Nous venons de consentir un gros sacrifice pour les nouvelles cardes. Nous avons encore à faire face aux achats de coton pour la fin de l’année et je ne peux pas achètera terme, je ne le veux pas. Alors…

— Monsieur, dit Marthe modestement, il ne faut pas se laisser vaincre.

M. Martin d’Oyse sourit. À la vérité, ce gentilhomme était plus préoccupé d’opposer de la grandeur d’âme à son infortune que de lutter contre elle, ce qu’il jugeait impossible. Mais l’aveugle confiance de sa jeune employée le touchait.

— Vous pouvez aller achever vos lettres, mon enfant, lui dit-il avec ce brin de cérémonie qu’il avait toujours pour parler à une femme.

II

À sept heures, une calèche, qui roulait sans bruit sur les allées boueuses de l’ancien parc, vint s’arrêter devant le perron des bureaux. C’était pour M. Martin d’Oyse le signal de cesser le travail. Il l’acceptait sans peine. Cinq minutes plus tard on le vit sortir, ajustant ses manchettes d’un geste vif. Il descendit rapidement les marches, remercia le cocher qui lui tenait la portière ; et la voiture, emportée par des bêtes bien nourries, s’engagea dans le chemin charmant, garni de saules, qui longeait l’Aubette.

La vallée de l’Aubette était peuplée de filatures. Les cheminées y poussaient comme autant de troncs puissants et sans branches qui eussent dépassé les autres arbres. Même, quand la voiture eut commencé de gravir la route montante qui escaladait le coteau, on aurait pu apercevoir à deux ou trois kilomètres plus loin, sur la rivière, les établissements du tissage Taverny. M. Martin d’Oyse alluma un cigare et s’enferma dans sa rêverie, mais il n’eut pas un regard pour l’usine de l’adversaire. Voici trente-deux ans que chaque soir il faisait ce trajet avec le même contentement, en songeant qu’il allait retrouver là-haut sa belle Élisabeth. En dépit de soucis accablants, la vie de cet homme était pleine de douceur. Il était éternellement amoureux de madame Martin d’Oyse. Ce roman conjugal, qui avait débuté par un coup de théâtre, n’aurait de fin que dans la mort. Et quand, ce soir, la façade rouge du château des Verdelettes apparut avec les poivrières de ses deux tourelles de flanc, parmi les sapins du parc, l’idée du sourire qui l’attendait dans le petit salon combla d’aise le gentilhomme.

Cependant il fut distrait par le geste du cocher qui agitait le manche de son fouet dans l’espace, désignant le ciel et enjoignant à monsieur de regarder.

Il y avait en effet dans le couchant dore du crépuscule d’avril, au-dessus de la ligne du chemin de fer, là-bas, le vol rectiligne d’un oiseau noir qui semblait arrivera toute vitesse ; en même temps on commença d’entendre, lambeaux de bruit déchirés et balancés par le vent, les rafales d’un moteur. Le cocher, agité sur son siège, ne se possédait plus. Il murmurait :

— Deux sous que c’est monsieur Philippe qui vient nous surprendre !

L’avion grossissait. On distingua la double membrane du biplan. Puis le fuselage s’inclina : il descendait.

« Ce diable de Chouchou ! » pensa M. Martin d’Oyse.

Philippe, son second fils, qu’on avait surnommé Chouchou parce que, assez délicat jusqu’à dix ou douze ans, on l’avait excessivement gâté, volait depuis deux ans pour le compte d’un grand constructeur. L’aviation avait été pour lui une passion irrésistible, et comme il était bon poète, après chaque vol il écrivait un petit rondel. Toute sa vie était là. Il volait pour le plaisir, pour la recherche d’émotions neuves, il volait comme un oiseau, comme s’il eût eu des ailes naturelles.

Où allait-il atterrir ? Dans la prairie derrière le château, ou dans les champs du père Josseaume, le fermier ? Il tombait lentement en vol plané. L’appareil grossissait de seconde en seconde. Bientôt on discerna les épaules de Chouchou, et la petite pointe que formait au-dessus de son front le passe-montagne. Le cocher fouettait à tour de bras les chevaux qui prirent le galop. Pour aller plus vite, on arrêta la calèche devant la grille et M. Martin d’Oyse, suivi de son cocher, entra par la petite porte. Tous les domestiques, jardinier, cuisinière, valet de chambre, se précipitaient vers la prairie derrière le château.

Madame Martin d’Oyse était là, debout sur le seuil du grand vestibule, vêtue d’un peignoir de laine blanche ; une mantille blanche sur la tête ombrageait ses longs yeux de Persane, et d’un air émerveillé, elle regardait son fils descendre des cieux. L’avion, presque horizontal maintenant, frôlait la cime des hêtres au-dessus du petit bois.

On entendit venir le galop de deux chevaux qui débouchaient maintenant, ruisselants de sueur, du côté de la ferme voisine, montés par Élie Martin d’Oyse et sa jeune femme. Celle-ci criait :

« C’est Chouchou ! C’est Chouchou ! Nous l’avons deviné dès la route de Rodan. Alors nous sommes revenus bride abattue, pour jouir de l’atterrissage. »

C’était une jolie fille plantureuse que l’amazone rendait admirable. Ses cheveux d’or débordaient sous le petit chapeau. Son mari, Élie, bondit à terre pour l’aider à descendre. Toute sa poudre soufflée par le vent, elle était rouge comme une pomme, et semblait grise de grand air. Elle battait des mains :

« Regardez-le, regardez-le. Oh ! mais, il est savant, ce Chouchou ! On dirait une grosse hirondelle qui va raser le sol. »

À présent, l’avion arrivait de face. Il n’était pas à cent mètres. Ses grandes ailes rigides avaient l’air de ces tentes de toile sous lesquelles, dans les foires, les bonnes femmes vendent des gâteaux. Il y eut un silence dans la famille rassemblée. La queue de l’oiseau géant se releva, et l’appareil s’abattit. Les deux chevaux qu’Élie tenait en main se cabrèrent d’effroi. Sur trente mètres, l’appareil laboura la prairie fleurie de renoncules jaunes, puis l’hélice palpita par saccades, comme agonisante, et Philippe Martin d’Oyse sauta de la carlingue.

Nerveux et mince, il faisait un petit bonhomme de laine grise avec son gros chandail qui recouvrait ses cuisses jusqu’au genou. Son passe-montagne laissait apercevoir un profil aigu de chevalier fer-vêtu. On n’atterrit jamais sans émotion, et il était un peu pâle. Il s’en vint gravement embrasser sa mère qui le pressa dans ses bras.

— Oh ! Élie ! Élie ! disait la jeune bru, voyez ce tableau ; cela n’a pas d’âge, pas d’époque. C’est simple, c’est légendaire, c’est moderne. Tout est épatant dans votre famille, mon cher.

Élie, sans lâcher les chevaux, serra la main de son frère.

— Bonsoir, Chouchou. Tu es très calé, tu sais.

Chouchou ne répondit rien et entra dans le vestibule. Sa mère le suivit, enlaçant de son bras blanc le chandail poussiéreux de l’aviateur.

— Tu veux un bain, mon chéri ?

— Non, dit Chouchou froidement, un tub me suffira. Mais je veux autre chose.

À ce moment, M. Martin d’Oyse arrivait, portant un grand châle blanc dont il enveloppa sa chère Élisabeth, car la nuit venait et tout le monde frissonnait plus ou moins dans le froid humide du soir.

— Ce que je voudrais, poursuivit Chouchou, c’est coucher cette nuit dans la chambre de Henri IV.

Un murmure étouffé courut de bouche en bouche. M. Martin d’Oyse, atterré, proféra :

« La chambre de Henri IV ! »

On était certes habitué aux fantaisies de Philippe, toujours curieux de sensations nouvelles et demandant sans cesse à l’existence de lui révéler des émotions inconnues qu’il changeait aussitôt, d’un coup de plume, en vers charmants. Néanmoins, ce soir, il parut à tous que l’enfant gâté outrepassait un peu ses droits.

— Mon chéri, dit tendrement madame Martin d’Oyse, dont le ton suppliant contrastait avec la naturelle autorité, le jour où tu te marieras tu coucheras dans cette chambre, comme tous.

En redescendant de la bataille d’Arques, Henri IV s’était arrêté dans ce château qu’il devait hanter pour jamais de son grand fantôme historique. Les Martin d’Oyse d’alors lui étaient fidèles et, par loyalisme, lui avaient offert, pour la nuit qu’il passa là, une chambre neuve destinée au fils aîné dont on n’attendait que le retour pour célébrer les noces. Le Béarnais était un héros enchanteur, mêlant à sa haute race un grain de ce don d’ensorceler que possèdent les grands aventuriers. On raffolait de lui, et il se faisait un jeu de mettre, d’un tour de main, les cœurs et les consciences dans son escarcelle. Du jour où il eut couché dans la chambre de damas bleu, il ne cessa plus de peupler le château de son souvenir, de ses attitudes, des mots qu’il avait eus. Ainsi, parce qu’il s’était écrié dans les jardins : « Que l’on se sent verdelet icy ! Que la nature est verdelette ! » le château d’Oyse avait changé son nom pour recevoir du prince un nouveau baptême. On l’appela les Verdelettes. Quant à la chambre, on décida qu’elle serait gardée intacte en souvenir du royal chevalier. On en ferait seulement l’honneur aux nouveaux époux de la famille pour leur nuit de noces.

— Et vous savez, Chouchou, dit avec une moue la jeune bru, Cécile, qui tenait toujours sa traîne d’amazone contre son buste de déesse, on n’y est pas si épatamment que cela dans la chambre de Henri IV. Les matelas ont beau ne pas servir souvent, ils ont vieilli.

Le mari se mit à rire :

— Allons, Cécile !

— On me refuse donc cette grâce ? dit Philippe avec mauvaise humeur.

— Mon enfant, dit M. Martin d’Oyse, tu connais comme moi la tradition de la famille touchant cette chambre. Les traditions sont des lois discrètes et craintives, qui n’obligent sous nulle peine réelle ou apparente, qui ne s’imposent qu’avec timidité. Mais on est récompensé de leur obéir, car elles accroissent la vie des individus en la faisant participer de celle de toute leur lignée. Ce sont les traditions qui font revivre le passé dans l’avenir, et les morts meurent plus qu’ailleurs dans une famille sans traditions.

Chouchou arracha par la pointe son passemontagne qui lui gratta les joues, et sa tête fine et chevelue de poète apparut. Il avait des yeux bleus profonds, à l’affût sous la voûte de l’arcade sourcilière, comme des aigles derrière un rocher.

— Je sais tout cela comme vous, papa, et il y a longtemps que je l’ai écrit. Mais ce soir j’ai besoin de désobéir. J’ai fait deux cents kilomètres, j’ai dû monter à mille huit cents mètres dans l’air, je suis descendu dans la prairie, chose peu facile, croyez-moi, pour dormir cette nuit sous le baldaquin aux colonnes cannelées. J’ai quelque chose à écrire là-dessus. Ce quelque chose, je le possède, je le sens, j’en suis imprégné, mais ça ne sortira que quand je me serai allongé toute une nuit dans le creux légendaire qu’il a laissé pour nous au fond de ce lit mystérieux. Quoi ? Je ne suis pas un goujat, je ne suis pas un rustre. Je ne m’y coucherai pas tout éperonné ; d’ailleurs, je n’ai pas d’éperons. Et, Dieu me pardonne, si vous me permettez de m’y endormir ce soir, j’y mettrai, j’imagine, plus de dévotion que les locataires ordinaires.

— Oh ! ce Chouchou ! fit Cécile avec un bel éclat de rire.

— Au fait, il a raison, reprit le grand frère. Chouchou n’est pas un candidat vulgaire, ce n’est pas un profane. Je ne vois pas de crime à l’introduire dans cet appartement où il ne pénétrera qu’avec religion. Puisqu’il ne veut pas attendre sa nuit de noces…

— Je ne me marierai jamais, déclara l’aviateur, et comme il y a en tout cas cinq chances pour dix que je me casse la tête avant cette cérémonie, je veux avoir connu ce lit.

M. Martin d’Oyse soupira :

— Qu’il y aille donc, et puisse la faute que nous commettons ce soir envers les secrètes législatrices de la famille ne pas marquer pour nous une ère dont elles se retireraient, froissées.

III

Au dîner, pendant qu’une chambrière mettait des draps au lit de Henri IV, Chouchou apparut fringant, avec son costume de l’année passée, retrouvé dans la garde-robe. Madame Martin d’Oyse dévorait des yeux son enfant extraordinaire. Cette femme froide et compassée, qui gardait tous les gestes d’une rigide bourgeoise, se laissait trahir par ses yeux, ses yeux longs et ardents sous l’arc d’un sourcil pareil à un large coup de pinceau. Ils étaient encore pleins de vie et de douceur, malgré la cinquantaine. Ils expliquaient l’invraisemblable légende qui courait à mi-voix sur le roman de son mariage.

Élie, revenant à la discussion de tout à l’heure, déclara, dans l’absence du valet de chambre :

— Après tout, au point où nous en sommes, je crois que nous pouvons commencer à les laisser tomber une à une, les traditions, mon cher papa. J’ai vu ce matin à l’usine monsieur Henri, qui m’a prié de chercher un autre directeur, ayant trouvé à Rodan une place avantageuse. Cela sent singulièrement le navire faisant eau, ces rats qui déménagent.

— Ah ! monsieur Henri veut s’en aller ! Quel nouvel embarras ! C’est bien fâcheux. Mais il y a pire, mes pauvres enfants. J’allais oublier de vous dire ce qui se passe. Maître Bonel a téléphoné ce soir. Notre procès tourne mal. Il paraît que l’avocat du tissage Taverny a produit une assignation de leur exportateur qui établit le gros dommage que nous leur avons causé. Le président aurait dit à quelqu’un, après l’audience, à peu près ceci : « Les Martin d’Oyse sont des gentilshommes. Ce n’est pas de leur faute si leur machine à vapeur n’a pas donné son rendement et s’ils se sont mis en retard dans leur livraison. Mais monsieur Taverny en est bien fâché ; il a subi un gros dommage, il les attaque, il est dans son droit. Leur procès est perdu. »

— Mais alors, c’est l’écroulement de tout, dit madame Martin d’Oyse.

— Ah ! dit Élie qui voulait prendre un air détaché, la situation de demain, je l’ai déjà envisagée. Nous ne pouvons pas continuer de vivre ici comme nous vivons, en alimentant cette usine qui est un gouffre. Si nous voulons conserver les Verdelettes, il faudrait trouver un gros capitaliste ou une société industrielle qui nous prissent la filature, car enfin c’est une belle affaire, c’est une jolie affaire qui ne demande qu’à vivre. Rien qu’avec sept ou huit cent mille francs, on la remettrait en train, et avec le double, on arriverait à la plus forte production de fil de la vallée. Eh bien, c’est cela qui s’impose : nous débarrasser de l’usine qui nous mangera.

— Une industrie, fit Chouchou, cela m’a toujours semblé une chose hostile qu’il faut mater. Tout petit, j’ai été le témoin de cette lutte contre l’usine. Celle-ci me paraissait une créature méchante, insatiable, plus forte que nous, et qui finirait par nous avoir. Il me semblait qu’il aurait fallu être des Titans pour en devenir les maîtres. C’est comme cette machine à vapeur… vous ne me ferez pas croire qu’elle n’a pas sa vie puissante et sa malice. Combien de fois s’est-elle butée à des entêtements inexplicables, se refusant à nous laisser jouir de sa force, la retenant, la marchandant par mauvaise volonté, alors que papa et le mécanicien, béants devant ce colosse, comptaient ses halètements normaux sans rien comprendre à son obstination de brute. Eh bien, pour moi, toute la filature est cela : une ennemie formidable que nous avons été trop faibles pour juguler.

Élie se mit à rire.

— Non, Philippe, voyons : tu es un chimérique ; l’industrie n’est pas une ennemie. C’est une vie sortie de l’homme, c’est une chose qu’on aime, qu’on caresse, mais si avide, comme tu dis ! Il y faut le pouvoir de l’argent. Nous ne sommes plus de taille à entretenir cette belle et onéreuse maîtresse. Si nous nous y attachons, elle engloutira le château tout entier. Il faut vendre pour sauver les Verdelettes.

Cécile reprit vivement :

— Moi, je vendrais les Verdelettes pour sauver la filature.

M. Martin d’Oyse, effrayé, répéta :

— Les Verdelettes !

— Dame ! expliqua Cécile, ce château est moins intéressant que l’usine. L’usine est une source vivante, c’est l’activité, c’est le mouvement, c’est l’avenir. Le château, lui…

— Taisez-vous, ma chérie, pria impérieusement son mari.

La jeune femme, un peu surprise, lut alors une consternation si vive sur le visage de ses beaux-parents, de son mari et même de l’aviateur, qu’elle sentit avoir commis encore un petit sacrilège, comme il lui arrivait fréquemment.

— Peut-être, avec une grande économie, insinua madame Martin d’Oyse, arriverions-nous à gagner du temps.

M. Martin d’Oyse acquiesça :

Il y a d’abord une économie tout indiquée. Notre directeur, Henri, nous coûtait extrêmement cher et, ma foi, la fonction ne vaut pas de si lourds appointements. L’autre jour, à Rodan, lors de la séance de la Rose Rodanaise, le trésorier m’a parlé d’un pauvre homme qui a échoué dans je ne sais combien d’entreprises et qui se trouve sans situation. Il est intéressant et se contenterait, j’en suis sûr, de trois cents francs par mois. Nous donnions trois fois plus à monsieur Henri.

— On pourrait le voir, observa Élie.

De cette minute la famille fut rassérénée. Souvent, au milieu des circonstances les plus critiques, il suffit de prendre une mesure, fût-elle minime et même illusoire, pour que les esprits retrouvent leur assiette. L’impression d’avoir accompli un effort vous met en règle avec la destinée, et pour avoir supprimé idéalement une dépense de huit mille francs dans leur budget, les Martin d’Oyse se sentirent persuadés d’avoir sauvé la filature. On n’en parla plus.

Les yeux de Chouchou s’alanguissaient un peu. Il était visible qu’après son vol, une grosse envie de dormir le tourmentait. Mais le vif appétit de ses vingt-cinq ans, plus impérieux que le sommeil, résistait. Et il s’abandonnait au bien-être de cette salle à manger antique où les dressoirs dataient vraiment de la Ligue, où les seules concessions qu’on eût faites à l’époque étaient de brûler du pétrole dans la suspension, sobre et même rude, en fer forgé. Les petits plats, les gratins, les coulis de la vieille cuisine française charmaient l’épicurien qu’était au demeurant ce casse-cou. Il contait languissamment ses vols, ses pannes d’essence, ses atterrissages. Il disait :

— L’autre jour à Buc, ou : l’autre jour à Chambéry, ou l’autre jour à Saint-Jean-de-Luz.

Dès le dessert, madame Martin d’Oyse, qui devinait tous les besoins de son cher Philippe et les préférait à ses propres désirs, lui dit :

— Il faut aller te coucher, Chouchou.

On décida de l’accompagner jusqu’à la chambre de Henri IV pour que cette hardiesse, qu’on se permettait ce soir contre les usages, n’allât point sans une certaine solennité. Il y avait un bougeoir massif qui servait généralement dans d’autres circonstances ; on le remit à Philippe, qui ouvrit la marche, par l’escalier de pierre.

Un appareil de fort chauffage, placé au bas des degrés, n’attiédissait que faiblement les pièces du premier. La chambre historique se trouvait à l’extrémité du corridor, dans la tourelle du sud. Des bûches flambant dans la cheminée l’éclairaient de lueurs folles et intermittentes dans lesquelles Chouchou, en entrant, vit apparaître les colonnes striées qui soutenaient le baldaquin tendu de damas bleu, et la petite table de chêne où la tradition voulait qu’en se dévêtant, le roi eût déposé son armure. Cette chambre en rotonde était assez exiguë. Le lit la remplissait à demi. Des barbares du xixe siècle y avaient remisé une commode Louis XV. Les cinq visiteurs y tenaient avec peine. On y parlait bas comme dans une église. Philippe, le bougeoir à la main, vint contempler le lit. On n’y voyait que les draps éblouissants et l’édredon que madame Martin d’Oyse y avait fait apporter par précaution maternelle. Mais lui, Philippe, avec le don divin de ses yeux, y restaurait des spectacles invisibles. Ses paupières battirent, versèrent des larmes. On le laissa.

— Chouchou, je sais ce qu’il a, dit Cécile une fois dans le corridor ; Chouchou, il a un chagrin d’amour, ni plus ni moins, et s’il vient coucher là, ce soir, c’est qu’il veut brûler ses vaisseaux.

IV

Monsieur et madame Élie, comme les appelaient les domestiques, habitaient, à l’autre extrémité du corridor, vin appartement qui englobait la tourelle nord dont on avait formé un cabinet de travail. Élie, ce soir-là, demeura longtemps à y lire la Revue de l’Industrie cotonnière. C’était une pénitence qu’il s’imposait chaque soir, car, ainsi qu’il disait très simplement, il fallait se tenir au courant. Mais il s’attardait parfois trois quarts d’heure sur la page des cours des cotons d’Amérique, d’où son esprit voyageur s’évadait à chaque ligne. On le voyait rouler cigarettes sur cigarettes, l’oreille tendue aux glissements vifs de sa femme qui se déshabillait dans le cabinet de toilette voisin. Il se la représentait tressant pour la nuit sa chevelure lourde, assise devant de petits flacons mystérieux. À la fin, il repoussa la revue et se mit à décacheter un catalogue d’ouvreuses de coton, que le représentant de la maison Krieg lui avait envoyé le jour même. Il aperçut plusieurs planches représentant la coupe des machines, leur fonctionnement. Il lut : « Ces ouvreuses n’ont pas leur pareille pour travailler le coton d’Égypte. » Et là-dessus, le refermant, il le froissa de ses deux mains et le jeta au panier. À ce moment Cécile, les pieds nus dans des mules, ses deux longues tresses d’or battant les flots de linon de sa chemise de nuit, beaucoup plus jolie ainsi que le jour, entra dans le cabinet de travail. Le jeune mari, instinctivement, tendit les bras quand elle frôla son fauteuil, mais Cécile alla gravement s’asseoir près du feu, devant lequel s’allongea sa jambe nue qui faisait danser la pantoufle.

— Élie, dit-elle brusquement, elle est épatante votre famille.

— Mais vous me le répétez continuellement, ma chérie.

— Oui, quelquefois je m’écrie cela d’enthousiasme, car vraiment vous êtes chics tous. Mais ce soir, je veux dire : elle est effrayante votre famille.

— Un blâme, alors ? demanda Élie avec un sourire d’homme vexé.

— Mon petit Élie, reprit la jeune femme croisant ses mains à l’angle de son genou rose qui transparaissait sous le linge, écoutez-moi bien votre famille, je l’adore. Je n’oublie pas grand-papa Boniface, je sais bien que je suis la petite-fille d’un marchand de cochons, et c’est peut-être cela qui me met en situation d’admirer les Martin d’Oyse. Oui, je sens très bien la grandeur qu’il y a dans la race. C’est une sorte de collectivité privée où chaque membre devient le serviteur de l’ensemble, et cet ensemble en contracte une unité, un caractère si intéressant ! Et puis votre dédain des petites choses, des choses mesquines, des choses qui ne sont pas immortelles, cela vous fait planer au-dessus de la vie. Ainsi ce Chouchou, comme ça lui va bien de voler ! Son patron l’emploie à essayer des appareils, mais lui l’appareil, la marque, le modèle, son prix, sa vente, son succès, il s’en fiche pourvu qu’il file dans les nuages. Eh. bien, ça, c’est tout les Martin d’Oyse. Et votre père, Élie, votre père, qu’est-ce qui le passionne le plus, la filature dans laquelle se jouent les destinées de sa fortune, ou bien la Rose Rodanaise où les vieux messieurs de Rodan se réunissent tous les mercredis pour faire salamalec, salamalec, en se lisant mutuellement leurs recherches archéologiques ou leurs essais de poésie locale ? Vous savez bien, Élie, que c’est en réalité cette académie provinciale qui l’emporte dans sa pensée, parce qu’on y cultive l’élégance des manières, des propos, des idées, toutes choses qui lui sont essentielles et en dehors desquelles il végéterait. Et vous-même, mon chéri, qui vous piquez de sens pratique, vous ne bâilleriez pas sur un beau roman comme Sur ces revues industrielles qui vous endorment régulièrement chaque soir. Vous vous dites filateur, mais vous ne l’êtes pas, mon pauvre chéri, vous ne l’êtes pas. L’usine, c’est une chose secondaire pour vous, une corvée à laquelle vous vous prêtez parce que les temps sont durs et que les Martin d’Oyse ne peuvent plus vivre sans rien faire, mais vous n’avez pas l’industrie dans la peau, comme mes cousins par exemple, les fils Alibert. Les fils Alibert, ils ne sont vraiment eux-mêmes que dans leur minoterie. Ils font corps avec leurs sacs de farine, avec leurs décortiqueuses, leurs meules, leurs machines. C’est comme un musicien marié à son instrument. On a l’impression que c’est leur propre force qui met tout en branle. Ils existent pour faire de la farine : un point, c’est tout,

— Moi, dit Élie câlinement, j’existe pour vous aimer.

— Eh ! je sais bien ! et Cécile, tout en parlant, repoussait de la main Élie qui avait rapproché d’elle son fauteuil de bureau. La grande affaire pour vous, c’est l’amour. Je ne m’en plains pas, certes. J’aime être aimée comme cela. Mais j’ai des minutes de lucidité où je vois que vous perdez un peu le nord, mon pauvre Élie. C’est ce qui me fait dire que vous êtes vraiment effrayants dans votre famille. Ainsi, on vous apprend ce soir que vous allez perdre un procès qui va achever de vous endetter jusqu’à la ruine, et vous vous préoccupez tranquillement de l’énormité qu’il y a de laisser Chouchou dormir dans la chambre de Henri IV !

— Voulez-vous que nous pleurnichions devant ce coup du sort ? Que pouvions-nous faire ?

— Eh bien, on se remue, on s’agite. Tenez, un autre aurait pensé à se tourner vers grand-papa Boniface. Vous ne savez pas ce qu’il est riche, mon grand-père, vous n’en avez pas idée. Vous parliez tout à l’heure de huit cent mille francs pour remettre la filature d’aplomb. Eh bien, huit cent mille francs, pour grand-papa Boniface, je vous jure que ce n’est rien, Élie. Peut-être les a-t-il en argent liquide à même son coffre-fort…

— Cécile, dit le jeune homme qui devint sombre, j’ai déjà englouti une partie de votre dot dans l’achat des cardeuses qui auraient dû augmenter sensiblement notre production de fil, qui l’auraient fait sans le défaut de la machine à vapeur. Je ne veux pas retourner à un argent de la même origine pour le jeter encore à ce Moloch. Non, non, pas de compromission, pas de lâches essais : l’amputation ! Qu’on nous arrache l’usine ! Tant pis. C’est l’aveu public de la défaite, c’est proclamer dans toute la vallée et jusque devant Taverny qui nous donne là le coup de grâce, que nous n’avons pas réussi. Eh bien, on boira le calice. Nous sommes vaincus.

En prononçant les mots : nous n’avons pas réussi, Élie Martin d’Oyse, les traits contractés, souffrait tout ce qu’un homme peut endurer quand il est acculé à cette phrase déchirante. La perte d’argent, l’écroulement des espérances pécuniaires, la ruine de ses ambitions, comptaient aussi peu que possible pour cet esprit léger ; mais l’insuccès tenaille les plus secrètes fibres de l’amour-propre humain. C’est le soufflet avec le ricanement de la Destinée ; et pis encore, c’est l’humiliation de ce que l’homme prise le plus en soi-même : la capacité de produire.

Il eut un spasme, une sorte de sanglot sans larmes. Cette fois, Cécile bondit, lui jeta les bras au cou. Il l’enlaça dans la double émotion de son accès de tristesse et de l’appel qu’il subissait près d’elle depuis un quart d’heure. L’orgueil de se savoir posséder cette jeune vie compensait dans cette âme masculine l’échec de son œuvre.

— Puisque tu m’aimes, je ne me plains pas, déclara-t-il tout frémissant.

Mais elle, qui n’avait eu là qu’un geste amoureux et se prêtait à cette passion sans oublier pour si peu le solide raisonnement qu’elle poursuivait en silence, finit par se dégager des bras d’Élie en disant :

— Ce qu’il nous aurait fallu ici, c’eût été mes cousins Alibert.

— À cause de leurs capitaux ? demanda distraitement Élie.

— À cause de leurs capitaux, et aussi à cause de leur sens industriel, si je puis dire. Ces deux garçons-là, Samuel et Frédéric, ils ont pris, raffinements en plus, toute la tournure d’esprit de grand-papa Boniface et jusqu’à son merveilleux penchant aux affaires. Voilà des associés de tout repos !

Mais son mari ne la suivait plus :

— Que la filature aille au diable, chérie ! Je n’aime que toi…

V

On vit un jour s’avancer dans le parc un petit monsieur tout boueux que l’on sentait venu à pied, depuis la gare, par le chemin marécageux qui borde l’Aubette. Il frappa timidement à la porte de la dactylographe. Elle dit d’entrer, et voulut savoir ce qu’il désirait. Avant de répondre, il la dévisagea de son œil myope et lui demanda si elle était madame Martin d’Oyse. La jeune fille, à cette question, manqua d’étouffer et dissimula comme elle put son rire au visiteur qui se fâcha.

— Je suis monsieur Senlis, madame, et je vous prie de me conduire sur-le-champ à monsieur Martin d’Oyse, qui m’attend impatiemment pour diriger sa filature.

Avec son bon sens aiguisé, Marthe pénétrait le bonhomme et ne riait plus. L’idée que les destinées de l’usine qu’elle aimait seraient confiées à cet être falot, lui donnait le frisson. Il lui restait l’espoir qu’il ne serait pas agréé par ces messieurs. Ces messieurs se trouvaient dans leur cabinet, de l’autre côté du vestibule. Elle leur amena M. Senlis.

— Veuillez vous asseoir, monsieur, dit, avec son éternelle déférence envers le genre humain, M. Martin d’Oyse.

Le visiteur, flatté, en prit de l’assurance et se mit à débiter sa propre présentation. Il avait voyagé pour les porte-cigares et, après de mauvais procédés, sa maison l’avait remercié, bien qu’en trois ans il n’eut pas économisé quatre sous dans cette affaire. Il avait ensuite acheté une charge de commissionnaire en grains. Mais on l’avait trompé sur l’importance du chiffre des transactions. L’entreprise périclitait de mois en mois. Il avait du la céder pour un morceau de pain.

— Et la filature ? Connaissez-vous la filature ? interrogea Élie.

Non, il ne connaissait pas la filature à proprement parler, mais le tissage. Après tout, c’était encore le coton. Là-dessus, ces messieurs ne se récrièrent pas, comme on aurait pu s’y attendre. À la vérité, le petit M. Senlis ne leur apparaissait pas comme un être puissamment doué qui allait par sa seule présence donner des tonnes de fil au bout de l’année. Mais, affolés par le train de dépenses qui les emportait malgré eux et que ne pouvaient servir leurs moyens épuisés, ils voyaient dans la médiocrité même du bonhomme une garantie. Bâti de la sorte, il représentait point pour point le directeur au rabais, une « occasion » dont il fallait profiter tout de suite, cette acquisition devant faire partie d’un ensemble de mesures restrictives devenues inévitables. Le père et le fils, dans cet instant, gardaient comme unique point de vue les huit mille francs annuels qu’il s’agissait de récupérer sur la tête de ce personnage.

Avez-vous quelque habitude au moins des machines ? Il faudrait pouvoir contrôler la vitesse des bancs à broches, des dévidoirs, objecta cependant M. Martin d’Oyse.

— Je m’y mettrai, monsieur, je m’y mettrai, ne craignez rien, disait, en étendant le bras comme pour un serment, le pauvre homme qui ne cachait même pas son envie d’être accepté.

— L’essentiel, ajouta Élie, sera la surveillance des ouvriers. Il s’agit d’avoir son personnel bien en main, d’établir une harmonie entre le matériel mécanique et l’activité humaine en vue d’obtenir le maximum de rendement.

À cette idée du matériel humain dont la technique l’embarrassait beaucoup moins que celle de l’autre, le vieux raté eut dans son œil myope un éclair néronien. Il étendit de nouveau le bras :

— Vous pouvez compter sur moi, dit-il simplement.

Alors il y eut un silence. Assis chacun à leur table de travail, les deux juges se sentaient arrivés à l’instant décisif du marché. Ce fut le père qui, par une bravade instinctive où il y avait du chevaleresque à vrai dire, car il avait voulu ôter à Élie le souci de cette phrase, prononça le premier :

— Et… pour les appointements, monsieur ?

Le bonhomme haleta une seconde, ses prunelles virèrent de tous côtés, ses lèvres bougèrent. Il dut prononcer un chiffre qu’il fit exprès de ne pas laisser entendre, craignant qu’il ne fût ou trop élevé ou trop faible. Alors les Martin d’Oyse se regardèrent d’un air indéfinissable. Tous deux sentaient parfaitement qu’on aurait pu lui proposer deux cents francs au point où il en était, il se serait estimé content. D’autre part, le malheureux bonhomme ne semblait pas valoir davantage. Mais aussitôt ce chipotage leur répugna ; le diable du commerce ne les tenta qu’en vain. L’habitude qu’ils avaient de ne jamais s’abaisser les ressaisit aussitôt. Profiter, même légitimement, de la situation, ils ne le purent pas ; il fallait, au contraire, traiter l’occasion en grands seigneurs, en dédaigner l’avantage.

Élie commença le premier :

— Monsieur, nous vous donnerons…

Le père et le fils, d’un accord tacite, achevèrent ensemble :

— … Quatre cents francs par mois.

— J’accepte, messieurs, j’accepte, dit en souriant de plaisir M. Senlis.

Comme ils passaient devant le cèdre en se dirigeant vers les ateliers qu’on voulait montrer au nouveau directeur, les Martin d’Oyse virent arriver l’un de leurs voisins filateur également, qui s’avançait d’un air de condoléance, chapeau bas, tête penchée, main tendue.

— Eh bien, mes pauvres amis, dit-il tout bas à Élie, et ce procès ?

— Bast ! je le crois perdu d’avance, répondit Élie légèrement.

Ah ! fît l’autre, en se composant un visage consterné, c’est écrasant, c’est écrasant. II paraît que Taverny vous demande une indemnité ruineuse ?

— Nous verrons ce que le tribunal en rabattra, dit Élie.

— Figurez-vous, reprit le voisin compatissant, que je ne savais rien. Il a fallu que, revenant ce matin du Havre avec plusieurs filateurs de la vallée, nous nous missions à causer de vous pour que je fusse au courant de cette malencontreuse affaire. Enfin vous pouvez être certain que toutes les sympathies vont à vous ; on vous plaint énormément.

— On est trop aimable, dit Élie.

M. Martin d’Oyse présenta son nouveau directeur. Le voisin le toisa, le jaugea, flaira le « rabais » et, par une association d’idées toute naturelle :

On m’a dit que vous aviez mis des femmes aux ouvreuses. Vous avez bien fait, l’économie est sensible ; si vous n’en ressentez pas trop de déficit en rendement, c’est parfait. Ah ! la situation est terrible, terrible.

La fierté des deux Martin d’Oyse recevait stoïquement tous ces chocs.

— Voulez-vous que je rentre avec vous, aviez-vous à me parler, questionna M. Martin d’Oyse.

— Non point, fit vivement le voisin. Je venais simplement vous dire combien je prends part à vos ennuis.

Il était l’écho de toute la vallée, pour qui ce n’était plus un secret que la filature Martin d’Oyse périclitait. Sa pitié, c’était celle de tous les concurrents. Sa poignée de main d’adieu assomma les deux gentils-hommes qui se redressèrent aussitôt.

L’usine, dont ils frôlaient à cette heure les bâtiments, haletait formidablement, comme une bête à bout de souffle et qui donne encore un effort frénétique. Ces messieurs menèrent d’abord M. Senlis aux magasins du coton. Les balles pleines en occupaient encore un quart. Ficelées, gonflées, elles crevaient par endroits et laissaient passer des houppettes ivoirines. Les doigts effilés de M. Martin d’Oyse en saisirent une, légère, et il se mit instinctivement à l’étirer entre le pouce et l’index, à la carder, jusqu’à ce que se fît sentir la résistance dernière, l’élément indissociable, la petite fibre courte et soyeuse,

— Voyez, monsieur, dit-il, avec l’accent du propriétaire qui fait admirer une pièce de musée ; voici du merveilleux coton d’Égypte. Remarquez cette fibre : elle a quarante-cinq millimètres. Aussi vous entendrez dire que notre fil est supérieur. N’en cherchez pas ailleurs la raison. J’ai voulu toujours le plus beau coton, le plus robuste.

Et, tout en parlant, il ne cessait de travailler entre ses doigts ce coton qu’il avait asservi, qui se rebellait aujourd’hui contre lui, se refusait à ses intérêts, mais qu’il aimait toujours comme un serviteur dont on ne peut se passer malgré ses écarts. Cette matière douce, fraîche et tendre au doigt qui savait en ressentir la mollesse, n’était pas pour M. Martin d’Oyse une substance inerte. Il la voyait évoluer sous la trituration des machines, sous le peigne, sous la carde, sous les torsions des fileuses. Il la suivait, depuis sa noix initiale jusqu’aux pièces de coton tissé jetées sur tous les marchés du monde. Élie, qui l’observait, comprit la méditation douloureuse de son père, et son cœur se serra. Peut-être le jeu du coton pour ce rêveur n’avait-il été qu’un grand sport. Le rêveur n’en avait pas moins perdu la partie, une partie débattue pendant trente ans, et la défaite était tragique.

Dans l’atelier des ouvreuses, les machines avalaient voracement le coton brut, tassé comme la laine d’un vieux matelas. Le roulement des cylindres et des courroies de transmission composait un bruit de tonnerre. Cinq femmes maigres et osseuses, dont la chemise s’échancrait sur la poitrine plate, allaient et venaient, saisissant de leurs bras d’hercules femelles les rouleaux où s’entortillait en s’effilochant le coton une fois ouvert. Trois ouvreuses ne marchaient pas. Dans le fracas où le tympan se sentait prêta rompre, M. Martin d’Oyse cria de toutes ses forces a l’oreille d’une ouvrière :

— Où sont donc vos compagnes ? Vous devriez être dix ici, voilà trois machines immobilisées.

La femme hercule, aux bras ravinés, répondit avec arrogance :

— Non, elles ne sont pas venues travailler aujourd’hui. Il y a la grande Julie qui a perdu sa mère, les autres sont allées à l’enterrement. Chacun a ses malheurs ; vous avez bien les vôtres, vous, avec votre procès.

— Ce serait une raison pour ne pas abandonner le travail en ce moment, dit M. Martin d’Oyse en buvant cette nouvelle gorgée amère.

Les rouleaux garnis de coton, d’autres femmes les enfilaient debout sur des chariots à broches, et poussaient ensuite les chariots pleins sur des rails, les amenant aux cardes. Elles s’en allaient arc-boutées au chariot, la croupe ployée sous les plis de la jupe, semblables à des bêtes de somme. Élie expliquait la manœuvre au directeur. À ce moment, M. Martin d’Oyse vit arriver Marthe Natier, qui lui apportait une dépêche. Il la décacheta en tremblant pour Chouchou. Mais il la passait bientôt à son fils, avec le sourire d’un homme que le sort amuse, même quand il accumule ses coups. Le télégramme était du directeur de la Banque Rodanaise, où était ouvert le crédit de la maison, qui lui demandait de passer le voir d’urgence. Il s’agissait, sans nul doute, d’une nouvelle catastrophe.

— Merci, ma petite Marthe, dit M. Xavier.

Marthe, qui semblait n’avoir plus rien a faire ici, s’obstinait à rester.

— Vous allez voir les bancs à broches, monsieur ? interrogea-t-elle.

— Oui, Marthe.

— Ne vous étonnez pas si beaucoup d ouvrières sont absentes, monsieur. Oh ! elles reviendront demain. Ce n’est rien. Mais ce matin le coton a manqué pendant plusieurs heures. La machine à vapeur a encore tait des siennes. Les bambrocheuses ont perdu patience ; elles ont dit qu’elles avaient à s’occuper chez elles et s’en sont retournées sans vouloir attendre davantage.

— Vous étiez là, vous, Marthe ?

— Oui, monsieur. Le contremaître était venu me prévenir : comme il n’y a pas de directeur, je suis accourue. J’ai tâche de les retenir. Je leur ai dit qu’en agissant ainsi elles causaient un grave préjudice à la filature. Mais elles ont la tête montée par Taverny. Oh ! je ne vous aurais pas conté tout cela, monsieur, si vous n’aviez pas dû vous en apercevoir de vous-même.

— Cette petite Marthe, elle est extraordinaire, dit M. Martin d’Oyse. Elle a l’œil à tout. Elle dirigerait l’usine comme un homme.

Marthe devint écarlate.

— Oh ! non, monsieur, je ne la dirigerais pas, mais je l’aime bien. Alors, quand on aime les choses, cela vous inspire de bonnes idées.

Ils ouvrirent la porte de la vaste chapelle où des théories de pianos dépouillés filaient vertigineusement le coton sur des milliers de bobines. Marthe prononça, et sa voix se perdit dans le fracas infernal :

— C’est si beau, cela, monsieur !

M. Martin d’Oyse compta. Huit bancs étaient arrêtés et ne filaient pas. Il fit un rapide calcul mental. C’était un déficit de six cents kilos de fil par heure. Il s’approcha des bambrocheuses restées à leur poste :

— Vous n’avez pas abandonné le travail, c’est bien, leur dit-il.

Une d’elles répondit :

— Ah ! on a bien eu envie de partir toutes. On n’a pas de courage à travailler si l’usine doit fermer d’un jour à l’autre.

Marthe, d’un air sévère, la secoua rudement par le bord de son caraco.

— Qui a dit cela ? demanda M. Martin d’Oyse.

— Oh… on en cause chez Taverny, où mes belles-sœurs sont tisseuses.

Marthe observa M. Xavier. Il souriait toujours, mais il avait pâli.

— Madame, vous êtes une grosse bête, dit Marthe frémissante. Est-ce qu’une usine comme celle-ci peut fermer ?

Les milliers de bobines pleines s’entassaient dans des corbeilles que des fillettes roulaient sur des rails jusqu’à l’atelier des dévidoirs. Là aussi, faute de fil, beaucoup de métiers avaient dû s’arrêter. Seuls la moitié des dévidoirs marchaient. Ils tendaient au-dessus des bobines leurs longs bras où le fil s’enroulait en écheveau. C’était la dernière phase des transformations de la houppette blanche. M. Martin d’Oyse jeta un long regard sur cet atelier qui prenait un air morne. Il eut l’impression que l’usine mourait vraiment. Il laissa Élie expliquer le travail à M. Senlis et sortit dans la cour. Marthe le suivit.

— Mon enfant, lui dit-il, si le personnel y met de la mauvaise volonté maintenant, que pouvons-nous faire ?

— Monsieur, tout cela est dû à des potins. N’y prenez point garde, je vous en prie. C’est la vengeance de M. Taverny de répandre sur nous de mauvais bruits. On dit que le travail arrêtera d’ici peu. Il faut laisser dire, monsieur. Tout s’arrangera. Vous verrez.

— Marthe, vous êtes une brave petite. Vous êtes le courage et l’espérance.

— Monsieur, reprit-elle avec son autorité timide, discrète mais profonde, enracinée au fond de son infini dévouement, allons donc jeter un coup d’œil à la machine.

Silencieusement le patron obéit et tourna ses pas vers le bord de la rivière où habitait la mystérieuse chose.

À cinquante mètres, on l’entendait respirer formidablement. En montant les marches du bâtiment où elle logeait, son haleine vous entourait d’un nuage. M. Martin d’Oyse ouvrit la porte, s’effaça devant Marthe, et le grand sphinx en délire apparut, son tonnerre vous rentrant les paroles dans la gorge. Son corps d’acier s’allongeait sur près de dix mètres, tout agité des glissements onctueux de sa bielle, de ses articulations, de ses roues, de ses excentriques, de ses cylindres. Pas une pièce qui ne bougeât dans un mouvement de va-et-vient continuel. Ce métal avait la souplesse, la douceur de la chair, et dans un petit tube de verre une goutte d’huile tombait de temps à autre qui s’infiltrait ensuite dans l’organisme du colosse pour alléger encore ses frottements. Une convulsion sans fin le tourmentait. Il répandait une chaleur torride, et le mécanicien, à demi nu, tournait alentour, se courbant sous les courroies sifflantes qui fuyaient dans l’espace. Mais plus terrible encore était, contre le mur, la roue géante. Ce grand cercle magique dont le tournoiement donnait le vertige, portait à lui seul la force qui là-bas écartelait le coton dans les ouvreuses, le peignait dans les cardeuses, le liquéfiait en une nappe mousseuse, le tordait en mèche, retirait en fil, l’enroulait en peloton, le déroulait en écheveaux. De tout ce travail, la roue sévère, inscrite au mur comme un signe, était la seule maîtresse. Pour avoir touché l’espace d’un instant à sa puissance, les courroies chargées de vigueur couraient ensuite aux ateliers et transmettaient ce mouvement d’universelle giration à des centailles d’autres roues, sources d’énergie.

Le mécanicien, constellé de gouttelettes de sueur qui coulaient en filet le long de ses pectoraux nus, s’approcha du patron.

— Elle va bien maintenant, essaya-t-il de dire dans le grondement infernal, mais, ce matin, la coquine !

Il parlait de la machine comme d’une personne, une malade sujette à des crises, à qui l’on ne peut en vouloir des mécomptes qu’elle vous donne.

— Ce matin, j’ai dû l’arrêter par quatre fois. J’ai démonté tout cela. Je n’ai rien trouvé.

M. Martin d’Oyse alors se rappela ce qu’avait dit Chouchou l’autre jour : « Vous ne me ferez pas croire qu’elle n’a pas sa vie puissante et sa malice. » Il l’observait en silence, toute bougeante de ses va-et-vient harmonieux. Si elle avait voulu, pourtant ! Si elle ne s’était pas butée sans cesse à ses entêtements de brute, comme disait encore Chouchou, la filature aurait été la plus prospère de la vallée. Et à cette heure elle était si sage, si docile !…

— Quelquefois, monsieur, dit Marthe en riant, j’ai envie de lui dire des sottises.

— Chut ! mon enfant, reprit M. Martin d’Oyse, prenez garde de la contrarier.

Marthe était satisfaite. En amenant M. Martin d’Oyse ici devant la puissante génératrice en plein fonctionnement, elle avait essayé d’atténuer les tristes impressions de l’usine agonisante. Et en effet elle voyait maintenant le gentilhomme rasséréné.

— Élie, dit-il à son fils qui entrait à ce moment suivi du nouveau directeur, nous pouvons laisser maintenant monsieur aux soins de mademoiselle Natier qui le mettra parfaitement au courant.

VI

À sept heures, quand ces messieurs furent partis et que le ronflement de l’usine se fut éteint dans la paix du crépuscule, Marthe Natier ferma sa machine, mit sous clef ses lettres et sortit la dernière des bureaux. Elle longea l’usine, et par delà les chaudières, gagna une maisonnette rustique, sans étage, devant laquelle un petit jardin potager s’étendait jusqu’à la rivière. Dans la cuisine, une vieille femme en bonnet noir trempait la soupe. Elles s’embrassèrent un peu machinalement et la mère questionna :

— Cela a-t-il marché aujourd’hui ?

— Aujourd’hui ? répéta Marthe accablée ; pis que jamais ! Ces ouvrières, elles ont un instinct, un flair, un je ne sais quoi pour sentir la débâcle. Voilà qu’elles refusent de travailler maintenant. Elles ont l’air de plaindre ces messieurs ; au fond, je les crois enchantées de prévoir leur ruine. Pour un peu elles saccageraient les métiers afin que ça aille plus vite. Le personnel est comme ça : qui ne réussit pas, a tort. Tantôt, l’une d’elles n’a-t-elle pas été parler à M. Xavier de l’arrêt prochain du travail ? Je lui aurais arraché la langue.

— Monsieur Xavier est bien trop bon, dit tristement la vieille.

— Il ne l’a pas reprise, continua Marthe, mais il est devenu blême. Il souffrait, je l’ai bien vu. Il s’aperçoit que tout se désagrège. Il ne se révolte pas. Il garde toute la dignité de sa race. Il a l’air au-dessus du malheur, mais il est torturé.

— Des maîtres comme ceux-là, il n’y en a plus, dit Nathalie en s’essuyant les yeux. Pourquoi faut-il que tant de misères leur arrivent !

— Il m’a dit, reprit Marthe, que je dirigerais l’usine aussi bien qu’un homme. Le fait. est que je ne m’y montrerais pas pire que le directeur idiot qu’on a embauché cette après-midi. Enfin, c’est moi que monsieur Xavier a chargée de le mettre au courant.

— Il te considère beaucoup, ma fille. Mais si tu es bien vue de lui, aujourd’hui, c’est un peu en souvenir du service que j’ai pu lui rendre autrefois, alors qu’il avait vingt-cinq ans lui aussi.

Les deux femmes s’attablèrent devant la soupe fumante. La fenêtre ouverte laissait plonger les yeux sur les plates-bandes où pointaient les petits pois et le feuillage en dentelle de la jeune carotte. Des narcisses jaunes émergeaient en touffes, çà et là, d’un faisceau de dards brisés. Leur parfum sucré devenait, aux approches de la nuit, violent et capiteux. Marthe rêveuse essayait d’imaginer le jeune homme qu’avait été M. Martin d’Oyse, quand la vieille Nathalie était une jeune fille rose et fraîche, toute pareille à la Marthe d’aujourd’hui. Ni M. Philippe l’aviateur, ni M. Elle qui ressemblait à sa mère, n’en pouvaient donner une idée. L’imagination de Marthe devait peindre seule ce portrait idéal de jeunesse. Et, voyant la vieille prête à recommencer pour la centième fois l’histoire du roman merveilleux qui n’avait pas été le sien et dont cependant elle vibrait après trente-deux ans comme une jeune fiancée, Marthe, nourrie de ce beau conte, voulut l’entendre encore.

— Comment n’as-tu pas été effarouchée, ma pauvre mère, de te prêter à cet enlèvement ?

— Ma fille, les choses, à vrai dire, se sont faites toutes seules. Comme tu ne l’ignores pas, la maison blanche où tu travailles maintenant et où loge le directeur a été un peu dégradée par le temps, mais alors que monsieur et madame Béchemel, les beaux-parents de monsieur Xavier, l’habitaient, c’était magnifique, c’était princier. Mademoiselle occupait la chambre au-dessus de ton bureau, et moi, je couchais dans un petit cabinet contigu, puisque j’étais sa bonne particulière. Et la nuit je l’entendais pleurer dans son lit, tant elle était amoureuse de monsieur Xavier dont ses parents ne voulaient pas, vu que c’était un grand noble qui ne connaissait rien à la filature. Mademoiselle était une belle brune, sévère, très dévote, et les Dames de la Visitation de Rodan, qui l’avaient élevée, croyaient bien que leur élève prendrait l’habit chez elles. C’était cette personne-là qui était devenue amoureuse à ce point. On me l’aurait dit que je ne l’aurais pas cru. Mais j’avais des yeux pour voir, n’est-ce pas ? Il faut avouer que monsieur Xavier, à cette époque, ressemblait à un jeune roi. Je l’avais connu enfant, moi qui suis née à la ferme Josseaume, près du château. Il était fait comme un portrait. Quand il parlait, on était pénétré. Il était fou de mademoiselle. Mais sans moi, ma fille, il ne l’aurait jamais eue.

La vieille Nathalie fit une pause pour aller remplir la soupière à la marmite une seconde fois. Chez ces deux femmes, cette histoire était la base de tout, elles en vivaient. Pas un sentiment, pas une conception qui en elles ne, se rattachât à ce souvenir, et Nathalie, qui plus tard avait connu l’amour pour son propre compte, qui avait goûté aux rudes caresses d’un paysan et qui pleurait aujourd’hui son mari, franchissait en pensée toutes ces étapes pour retourner plus loin en arrière, à cet amour des autres, qui n’avait pas cessé de la ravir.

— Comme je te l’ai déjà dit, j’allais le dimanche aux vêpres des Verdelettes, pour revoir à la paroisse mes compagnes d’autrefois, et deux d’entre elles, qui servaient chez madame Martin d’Oyse mère, m’entraînaient ensuite aux cuisines du château, où nous bavardions à l’aise. Un dimanche, je vois arriver la châtelaine. C’était une dame un peu haute et expédiente en affaires. Elle m’ordonne de venir avec elle et me conduit dans la salle de billard, où je verrai toujours monsieur Xavier, debout devant une fenêtre, tordant sa moustache blonde, l’œil si triste que, si je n’avais pas lu dans son cœur, je me serais demandé quel mal le rongeait. Là-dessus madame nous laissa seuls. J’ai toujours cru qu’ils venaient d’arranger l’affaire entre eux deux et que l’idée ne venait pas de monsieur qui était bien trop doux pour avoir imaginé un si grand moyen. Mais le voilà qui me dit, oh ! si poliment, mon Dieu !

« — Mademoiselle, vous n’ignorez pas que j’aime votre maîtresse et que je l’ai demandée en mariage. Je sais le cas qu’elle fait de vous et qu’elle ne vous a pas caché notre situation, ni le désespoir où me met le refus de ses parents.

» — Monsieur, lui dis-je, mademoiselle en a autant de chagrin que vous, car je la vois pleurer sans cesse. »

Alors lui, d’un air décidé :

« — Mademoiselle, si j’avais formé le projet d’épouser votre maîtresse malgré ses parents, m’aideriez-vous dans mon dessein ?

» — Cela dépend, monsieur.

» — De quoi, mademoiselle ? de la récompense que je promettrais ?

» — Oh ! monsieur, je ne pense pas à cela. Mais il y a de bons et de mauvais moyens. Je suis une honnête fille, je ne veux me prêter qu’aux bons moyens.

» — Mademoiselle, j’ai autant d’estime pour vous que de respect pour votre maîtresse. Je ne veux vous demander votre concours que pour des choses qui tourneront à votre honneur. L’entreprise que je me propose est d’amener, grâce à votre assistance, votre maîtresse dans un couvent d’où je compte qu’elle pourra dicter à ses parents sa volonté. »

Et la vieille Nathalie s’arrêtait ici pour étoffer ses souvenirs d’exclamations :

— Ah ! Marthe, comme il me parlait ! comme il me disait cela ! J’aurais été riche qu’il n’aurait pas pris plus de gants. Mais c’est après surtout, ah ! je me rappelle encore…

— Oui, reprit Marthe qui connaissait par cœur chaque détail, il vous donna rendez-vous, à mademoiselle Élisabeth et à toi, à la petite porte du parc, pour la nuit tombante, et, cela convenu, il voulut te faire accepter de l’argent, et tu n’en avais que faire. Alors, ne sachant comment payer ton service, il te baisa la main.

À cette réminiscence, les yeux de la bonne femme s’emplirent de larmes.

— Et il disait comme cela, répéta-t-elle religieusement : « Mademoiselle, il ne me reste plus qu’à vous remercier de la même manière qu’une personne de qualité. »

Toutes deux là-dessus se turent. C’était à cette image ineffable qu’elles voulaient en venir : M. Xavier Martin d’Oyse penche sur la main de la jeune chambrière, et y posant les lèvres cérémonieusement. La suite du récit, comment la sévère Élisabeth Béchemel, docile à l’amour, accepta ces ordres, comment elle posta sa jeune femme de chambre, chargée de quelques vêtements, à la petite porte du parc ; comment elle la rejoignit à la nuit tombante, et comment le séducteur vint les y cueillir toutes deux dans une calèche qui roulait au pas pour ne point éveiller les soupçons, tout ce romanesque disparaissait pour Marthe et sa mère devant le geste du gentilhomme qui semblait avoir anobli à jamais leur race.

Marthe résuma d’un mot la tendre gratitude qui lui gonflait le cœur :

— Si en travaillant double je pouvais sauver la filature !

VII

— Je vous le redis encore, monsieur Martin d’Oyse, vous me voyez au regret, au désespoir, mais vraiment ma couverture n’est plus suffisante et, à partir du 1er  juillet prochain, accepter votre papier me sera impossible, impossible.

Le directeur de la Banque Rodanaise, qui parlait ainsi, avait en face de lui, dans son bureau, un client impassible qui supportait le choc sans broncher. C’était même ce calme qui le faisait insister brutalement, et mettre les points sur les i avec une netteté cruelle, car il venait de se demander si M. Martin d’Oyse avait une première fois compris.

— Monsieur, répondit au banquier le gentilhomme, je vous remercie de me donner si prématurément cet avis. Nous sommes en avril et, d’ici le 1er  juillet, des roulements de fonds peuvent changer la face des choses et raffermir heureusement mon crédit dans cette honorable maison qui ne m’avait pas encore accoutumé à une telle défiance. Plusieurs fois, en effet, vous vous êtes trouvé dégarni au même titre qu’aujourd’hui, sans avoir jamais cessé de croire que notre prudence et notre bonne gérance vous donnaient, à défaut d’espèces, des gages suffisants.

— Monsieur Martin d’Oyse, reprit le banquier, cela est exact ; mais les circonstances n’étaient pas les mêmes. Je vous demande pardon de parler ainsi, j’en suis désolé ; mais actuellement il y a autour de vous cette atmosphère inquiétante qui fait que l’argent se… désaffectionne, oui, c’est cela, se désaffectionne d’une affaire. Il y a ce procès — le jugement est remis à huitaine, m’a-t-on dit ? — il y a ce procès désastreux et des bruits qui circulent… Vraiment, je ne puis pas, je ne puis pas.

— Je ne vous ai rien demandé, monsieur, dit vivement M. Martin d’Oyse qui se leva !

Le banquier le reconduisit jusqu’à sa calèche qui stationnait devant le perron des bureaux.

— Je vous prie, monsieur, disait-il, de ne retenir que le caractère tout cordial de cette conversation.

M. Martin d’Oyse sourit en s’inclinant ; mais, sur le perron, il quitta le banquier sans lui tendre la main.

Le soleil inondait les quais de Rodan sur lesquels s’étalait la façade blanche de la banque ; le fleuve miroitait ; on respirait l’odeur du goudron et du vin ; la mâture des grands bateaux de commerce évoquait les lointains voyages : l’un d’eux, en partance, lançait au port un appel déchirant comme un interminable sanglot. M. Martin d’Oyse, dans sa voiture découverte, pensait :

« Alors c’est le spectre de la faillite. Mes enfants et ma chère Élisabeth connaîtront-ils la honte de ce mot ? Pour soi-même, il y a quelque orgueil à être malheureux ; mais c’est une grande honte d’avoir conduit au malheur ceux qu’on aime. »

Et il se souvenait du petit pont sur l’Aubette qui faisait autrefois face au cèdre, dans la propriété des Béchemel, et où, un soir, il avait juré à la belle Élisabeth :

« Rien dans ma race ne peut s’opposer à ce que je sois un industriel suffisant. Cette vie matérielle de l’usine que vos mains m’apporteraient, je la multiplierai et la ferai prospère, »

Le cocher, instruit du programme de la journée, s’engagea de lui-même dans une des ruelles du port par laquelle on apercevait la cathédrale. C’étaient de folles ogives aux meneaux démesurés, à jour dans les airs et défiant le vent. La voiture traversa en diagonale une place vétusté, longea la muraille de la basilique nacrée de vitraux, hérissée de pinacles, et, sur le parvis, s’arrêta devant un hôtel de la Renaissance où se tenaient chaque mercredi les assises de la Rose Rodanaise. M. Martin d’Oyse tira sa montre et se vit en retard. Il gravit en hâte l’escalier dont la rampe de bois sculpté était célèbre. Dans la salle des séances, une vingtaine de vieux messieurs étaient rassemblés. L’un d’eux, occupant le siège qu’on appelait la sellette, lisait un rapport sur les raisons qu’il y avait d’attribuer à Jean Goujon les sujets du portail sud de la cathédrale. À l’arrivée de M. Martin d’Oyse il s’arrêta, se mit debout, l’assemblée entière en fit autant, car c’était un des caractères charmants de cette compagnie de maintenir les traditions les plus strictes de la vieille politesse française. M. Martin d’Oyse alla saluer le président et tout le bureau ; il se retourna ensuite vers l’orateur qu’il avait interrompu et lui improvisa ce discours :

« Monsieur, votre courtoisie me fait plus vivement sentir celle dont j’ai manqué à votre égard en troublant par mon arrivée un discours dont, au surplus, j’ai manqué les préliminaires. Je m’en voudrais de vous laisser croire un instant que ce soit là une faute de négligence. Faites-moi la grâce de n’imputer mon retard qu’à une circonstance indépendante de ma volonté. »

Ensuite il gagna sa place, et tout le monde s’étant rassis, l’archéologue reprit sa lecture.

La salle s’éclairait par trois baies de style Cluny garnies de vitraux et qui donnaient sur la place du parvis. On les avait fermées pour échapper un peu au bruit des tramways et des autos qui se croisaient dans un vacarme de sonneries, de sifflets et de claqueson. Un plafond de chêne caissonné, agrémenté d’or, assombrissait encore la pièce. Trois portraits authentiques de Largillière, représentant des membres du parlement de Rodan, ornaient les murs et, i droite, une grande toile au fond enfumé, aux chairs assombries, montrait la duchesse de Bourgogne remettant une rose d’or à M. le chevalier de Tourneville, membre de la compagnie, qui l’avait louée dans ses vers. Une console scellée au mur, au-dessous du tableau, laissait voir sur un coussin rouge recouvert d’un globe de verre, cette même rose d’orfèvrerie travaillée comme le don d’un calife. L’inscription était ainsi conçue et gravée sur une plaque de cuivre : « Cette rose fut offerte le 23 mars 1708 par S. A. R. Madame la duchesse de Bourgogne à M. le chevalier de Tourneville, président de la Rose Rodanaise. »

Le tumulte de la place était totalement ignoré de ces tranquilles vieillards, et l’orateur pouvait à loisir démontrer comment l’artiste au nom magique, ayant fait un séjour à Rodan chez le cardinal duc de Rodan, pouvait fort bien avoir laissé de lui le merveilleux souvenir qu’étaient ces portes somptueuses. Le rapport s’enrichissait d’une érudition éblouissante. L’auteur, quand on vint le complimenter, avoua qu’il le préparait depuis cinq ou six ans et qu’il eût encore cherché davantage s’il n’avait résolu d’abréger, se sentant vieillir. Tant de conscience n’étonna aucun de ses confrères. Certains avaient consacré plus de temps à des travaux dont la lecture n’avait pas demandé une demi-heure à la séance. Ils étaient tous obscurément voués à une vie supérieure et immatérielle qui survit aux générations et que forment, divine résultante de l’humanité qui passe, le rêve, les arts et le bel esprit.

La parole fut ensuite donnée à M. Martin d’Oyse, qui débuta ainsi :

« Messieurs, avant d’exécuter devant vous le dessein dans lequel je suis venu aujourd’hui, je veux le soumettre à votre assemblée, gardienne sévère de ses usages, et vo, us appeler avant tout à juger sur la forme. J’avais en effet conçu le projet de vous lire ce soir un petit poème dont il est vrai que je ne suis pas l’auteur. Je le sais, nos usages ont établi que les membres de la Rose doivent employer le temps de leurs réunions à se soumettre mutuellement les essais auxquels ils se sont livrés touchant les belles-lettres, l’histoire de la cité, l’archéologie, les points litigieux de l’art, etc. Leur droit de produire ici quelque ouvrage de l’esprit se restreint à leurs seuls travaux. Donc, me sera-t-il permis de lire ici des vers que j’ai osé trouver beaux, n’étant, hélas ! que l’auteur de l’auteur ? »

Les têtes nues de tous les vieillards se balancèrent doucement de droite à gauche, comme si les cerveaux se fussent roulés avec délices dans l’atmosphère de ce mot d’esprit. Mais la discussion commença. Convenait-il, en effet, de consacrer le temps de la séance à un écrivain qui n’était point de la Rose ? On cherchait des précédents et l’on n’en trouva point. Quelqu’un exprima l’idée que ce cas nouveau devrait faire l’objet d’un rapport pour lequel on désignerait d’office un membre. Un autre se souvint qu’en 1884, à son discours de réception, le cardinal archevêque avait lu toute une méditation de Lamartine.

Sur la place, à mesure que s’avançait l’après-midi, le tapage redoublait. De lourds camions chargés de barriques remontaient du port à la gare ; d’autres charriaient vers la vallée des balles de coton. Il y avait des embarras de voitures où des autos trépidant sur place lâchaient leur son de trompe comme un gros mot, et le roulement pesant des tramways sur leurs rails composait un tonnerre continuel et sourd. Tout le trafic d’un quartier de la France, la vie frémissante des affaires, la fièvre moderne résonnait tumultueusement sur le pavé de la place. Mais le président, sans égard à ce bruit importun, trancha le différend d’une manière élégante. Rien, dit-il, dans les règlements de la compagnie, ne s’opposait à ce qu’un membre donnât ici connaissance d’une belle page, d’un morceau heureux. Et s’il y avait un doute sur l’opportunité de produire dans cette assemblée l’œuvre d’un écrivain étranger à la compagnie, ne devait-il pas être solutionné, dans le sens le plus convenable à l’esprit d’aménité, de confiante cordialité qui animait la Rose Rodanaise ? À plus forte raison s’il s’agissait d’un poème composé par le fils d’un confrère.

— C’est le bon sens même, dit le vénérable doyen.

Ce jugement tranquillisa les plus timorés. Ils avaient connu le supplice d’être partagés entre le respect des traditions et leur délicate politesse. Maintenant tous mettaient l’affabilité la plus cérémonieuse à revendiquer l’audition de ces jeunes vers.

— Monsieur, mais c’est une grâce que vous nous faites.

M. Martin d’Oyse souriait avec coquetterie. Il se délectait à ces raffinements ; ce parfum délicieux de courtoisie française qu’on respirait ici lui était voluptueux. Il s’épanouissait dans ce charme. Après mille compliments adressés au président et à chacun des membres qui sollicitaient maintenant la lecture du poème de Chouchou, il commença :

— Messieurs, je possède, aux Verdelettes une chambre dans laquelle le roi Henri IV daigna dormir une nuit, en redescendant de la bataille d’Arques. Les courtines et le lit…

VIII

— Est-ce que je puis entrer ? C’est moi, Cécile.

La jeune bru, fraîche coiffée, en blouse rose, sentant la friction de lavande, frappait à la porte de ses beaux-parents, une lettre à la main. Elle entendit des pas rapides sur le tapis : M. Martin d’Oyse se hâtait de venir lui ouvrir.

— Bonjour, père ; bonjour, mère ; vous avez bien dormi ? Oui ?

Madame Martin d’Oyse, dans son peignoir blanc chargé de lourdes dentelles, était au balcon d’où l’on dominait la vallée. Le matin léger repliait insensiblement ses brumes et ses vapeurs sur les lointains où elles s’amassaient en cendres bleues. Et depuis le château jusqu’à la rivière la jeune verdure des taillis, descendant la pente raide, s’emplissait de soleil. Là-bas, à gauche, les cheminées rangées de la filature émergeaient des peupliers d’Italie. Cécile comprit qu’elle venait d’arracher les vieux époux à une contemplation commune de la nature. Elle s’excusa :

— Père, ne m’en veuillez pas surtout. C’est pour vous dire des choses très sérieuses que je suis venue. Avez-vous confiance en moi ? Oui, n’est-ce pas ? Me considérez-vous comme votre fille ? Oui, n’est-ce pas ? C’est vrai que je suis la petite-fille d’un marchand de cochons, et que grand-papa Boniface est un peu difficile à avaler pour vous…

— Ma chère Cécile, nous avons le plus grand respect, la plus grande estime pour votre grand-père.

— Oui, je sais, je sais, répliqua la bru. Quand il vient aux Verdelettes, vous êtes si gentils, si gentils pour lui ! Mais c’est égal, il jure un peu ici, grand-papa Boniface, et après tout, malgré votre affection, malgré l’amour de mon cher Élie, je suis de la race Alibert, moi. C’est peut-être ce qui me permet d’adorer la vôtre, père, parce que je la vois toujours d’à côté, d’un peu loin, comme il faut se mettre pour admirer quelque chose de beau. Votre race, mais, père, vous ne la connaissez pas comme je la connais, moi qui n’en suis pas. Vous ne savez pas la séduction qu’elle exerce, le prestige dont elle éblouit. Les plus chics éléments humains l’ont formée à travers les siècles. Elle s’est érigée en éliminant tout ce qui était inférieur dans les pensées, dans les sentiments, dans les gestes. Je sais tout cela, père, mais si je ne suis qu’une Alibert, moi, je suis pourtant une Alibert et c’est aussi quelque chose. Ma famille, c’est la vigueur, c’est la vie. J’ai tout lieu, moi aussi, d’en être fière. Alors, quand j’ai vu Élie si malheureux, quand j’ai détaillé la catastrophe qui s’avance contre nous à pas rapides, je me suis demandé si, au lieu de jeter la filature dans un mauvais marché pour faire la part du feu, il ne serait pas mieux de se tourner vers ma famille pour obtenir qu’elle s’alliât à nous dans la lutte. Sans votre permission, j’ai écrit à mes cousins Alibert. Les jeunes Alibert, vous les connaissez, père, ce sont des gaillards, au moral comme au physique. Je leur ai proposé de remettre à leur père leur minoterie qui marche toute seule et où ils ramassent l’or à la pelle, pour venir ici, s’associer avec nous. Entreprendre est une joie pour ces deux garçons. Je le disais l’autre jour à Élie : « Frédéric et Samuel ont l’industrie dans la peau. » Ils apporteraient leurs capitaux, les facilités et les souplesses que procure l’argent, leur activité, leur sens des affaires, pour associer tout cela à votre expérience et à votre renom. Vous seriez quatre à lutter contre Taverny.

— Oh ! rectifia M. Martin d’Oyse, Taverny n’est mon adversaire que devant le tribunal. Il n’a pas intérêt à me ruiner et s’estimera heureux quand il aura retiré son indemnité du procès actuel.

— Taverny ? Taverny ? répéta par deux fois la jeune femme rouge d’indignation, mais vous ne voyez pas qu’il veut vous manger tout entier ? Taverny est ambitieux, il lui faut un groupe dans la vallée, une société cotonnière qui embrasserait tout le travail du coton. C’est lui, si vous mettez en vente, qui achètera l’usine pour un morceau de pain. Il veut vous y acculer, cela crève les yeux.

Elle se tut un instant, laissant M. Martin d’Oyse accablé. Puis elle s’approcha câlinement.

— Père, que dites-vous de mon idée ?

— Mais, ma fille, vos cousins accepteront-ils cette combinaison, à laquelle, en effet, je souscrirais volontiers ?

— Élie aussi ! Élie aussi ! reprit la bru triomphante. Pour Sam et Freddy, ils acceptent ! Regardez, père.

Elle ouvrit devant lui la lettre qu’elle tenait à la main. C’était une large feuille de papier commercial, avec l’en-tête de la minoterie sur la gauche, et, au-dessous, la marque déposée, une petite manufacture lilliputienne, hérissée de cheminées fumantes.

Les cousins riches s’exprimaient ainsi :

« Ma chère Cécile,

» En main ton hororée du 10 courant. La proposition que tu nous y fais nous convient. Nous te chargeons de dire à MM. Martin d’Oyse et fils que nous serons chez eux le jour qu’il leur plaira de nous fixer, pour causer de ce projet d’association.

» Nous t’assurons, ma chère Cécile, de nos sentiments tout dévoués que tu accepteras avec nos hommages.

» SAMUEL ET FRÉDÉRIC ALIBERT. »

DEUXIÈME PARTIE

I

Au jour dit, à l’heure dite, la limousine des fils Alibert franchissait la grille des Verdelettes. Frédéric tenait lui-même le volant. Les deux frères, en veston de cuir, la casquette enfoncée jusqu’aux lunettes réglementaires, se montraient totalement semblables, tels des jumeaux. Pour leur marquer plus d’empressement, M. Martin d’Oyse vint les attendre sur le perron. Au virage autour de la pelouse, l’aîné, Samuel, sans attendre l’arrêt, bondit à terre comme un acrobate. Frédéric, aussitôt le volant fixé, le suivit. Malgré leurs bottes et leurs larges chaussures de cuir, ils gravirent le degré du pas souple et moelleux de deux beaux fauves.

« Soyez les bienvenus, messieurs, » prononça cérémonieusement M. Martin d’Oyse. Ils ôtèrent leur casquette, leur affreux masque tomba ; ils avaient le teint clair, le poil doré ; l’aîné, Samuel, qui dépassait la trentaine, commençait d’être un peu hâlé par l’usage de l’auto, et de son nez court aux narines béantes il semblait flairer le vent comme un chien de chasse. Ils s’inclinèrent silencieusement devant le châtelain.

Au salon, toute la famille les attendait. Même on avait mandé Philippe, la veille, par télégramme, car l’aviateur, dont le patron était voisin de la minoterie, fréquentait chez les Alibert. Les jeunes gens entrèrent. Leur veste de cuir laissée au portemanteau, ils apparurent en complet de sport, carrés d’épaules et légèrement déhanchés. On les trouva charmants quand ils vinrent, impassibles et d’un pas cadencé, baiser la main de madame Martin d’Oyse et de leur cousine. Chouchou laissa tomber ces mots à l’oreille de son père :

— Il n’y a pas que nous sur la terre, papa.

— Ils sont fort séduisants, reprit le gentilhomme.

Des rafraîchissements étaient préparés. Le valet de chambre les passa sur un plateau. Samuel avala deux verres de Porto et dit :

— Vous voulez que nous causions, monsieur ?

Ces dames prirent leur broderie et gagnèrent une des fenêtres ouvertes sur le parc, près de laquelle, sans rien dire, elles se mirent à tirer l’aiguille. À l’autre extrémité du grand salon, M. Martin d’Oyse, assis près des fils Alibert, commença :

— Messieurs, je ne veux pas déguiser sous les apparences d’une offre avantageuse l’appel que je lance vers vous. Voici la vérité toute nue : Nous sommes dans une situation critique. Nous venons de perdre un procès ruineux ; des inconvénients dans le matériel arrêtent constamment la production du fil ; le personnel apporte au travail de la mauvaise volonté, comme il arrive chaque fois que, dans une industrie, le vent tourne à l’orage ; enfin la banque locale qui nous crédite, ne se sentant plus suffisamment de couverture, menace de refuser avant peu notre papier. Vous voyez, messieurs, que l’horizon est sombre, et que c’est bien à votre aide que nous recourons.

— Monsieur, dit Samuel Alibert, nous vous remercions de votre loyauté que nous admirons.

Son cadet avait les yeux humides. Tous deux paraissaient fort émus, car le discours de M. Martin d’Oyse, si simple qu’il fût, n’avait pas été sans grandeur. Frédéric ajouta, de lui-même, avec la vivacité de ses vingt-cinq ans :

— Nous serons aussi sincères que vous, monsieur, en déclarant que nous ne venons par ici sous couleur de vous rendre service. Il nous a paru qu’il y avait à prendre en main une affaire intéressante. Nous avons des capitaux. C’est un plaisir de les lancer dans une entreprise qui, là-dessus, va renaître. Si nous nous associons, vous ne nous devrez rien, monsieur, que votre estime.

— Vous voulez que nous visitions l’usine ? interrogea Samuel.

M. Martin d’Oyse alors se leva et dit qu’il allait faire atteler.

— Atteler ? s’écrièrent en souriant les deux frères, mais notre voiture est là. Pourquoi perdre du temps ?

L’auto, cinq minutes après, emmenait M. Martin d’Oyse, Élie et ses cousins. En franchissant la grille, elle corna longuement avant de s’engager dans le chemin couvert. Madame Martin d’Oyse se dressa dans sa robe de velours noir d’où l’or et les pierres de ses bijoux tiraient de l’éclat, comme les étoiles de la nuit. Ses longs yeux de Persane suivirent la voiture quelques secondes encore. Sa bru dit alors :

— Ce sont de chics types, mes cousins.

— Ce sont des gentilshommes, dit-elle. Philippe, qui détestait l’usine, n’avait pas voulu se joindre aux « hommes d’affaires » ; il prononça :

— Ils sont une race, eux aussi.

— N’est-ce pas, Chouchou ? dit Cécile radieuse.

II

Vers cinq heures, Cécile dit à l’aviateur :

— Ce qui serait gentil, Chouchou, ce serait d’aller au-devant d’eux sur la route. Voulez-vous m’accompagner ?

Philippe ne pouvait guère opposer là un refus. Il courut lui-même chercher le chapeau de jardin de sa belle-sœur, une vaste paille souple garnie de roses de soie qui seyait à ses cheveux d’or, et il l’aida pour endosser son léger manteau de laine orange. Sur la route, la jeune bru bavarda.

— Pariez-vous que vous allez composer des vers sur mes cousins ? Oh ! je vois bien, Chouchou, que vous avez été très frappé par leur arrivée aux Verdelettes… D’une part, c’était tous ces souvenirs historiques, la chambre de Henri IV, les portraits d’ancêtres, la filiation chevaleresque de toute la famille, l’aristocratie de votre père, et d’autre part ces deux jeunes hommes pleins de force physique, incarnant la vie moderne, conscients de leur puissance et la réglementant méthodiquement. Grand-papa Boniface, quand il parle de Sam et Freddy, n’a qu’un mot pour les juger : « En affaires, ce sont deux lapins. » En affaires, grand-papa Boniface lui aussi en était un fameux. C’est lui le chef de la race. Il était l’intelligence et la finesse, la vigueur. Nous sommes une race toute jeune. Chouchou.

— Et tant de beauté en émane ! murmura Philippe, d’un air douloureux.

Sa belle-sœur le regarda de biais, en souriant à demi, coquettement.

— Vous êtes triste, Chouchou. Vous avez un secret, je le sais bien. Je l’ai vu le soir où vous avez volé jusqu’aux Verdelettes pour venir coucher dans la chambre de Henri IV.

Le profil aigu de chevalier du treizième que Philippe gardait même sous le chapeau mou s’efforça encore à plus d’impassibilité et d’indifférence.

— Vous avez trop d’imagination, Cécile, dit-il sèchement.

Mais elle, plantureuse et fraîche dans ce chemin vert qui semblait créé pour faire le complémentaire de sa peau rose, ne se laissait pas rebuter par ce qu’elle appelait « une des originalités de Chouchou ».

— Oh ! vous savez, je ne suis pas curieuse. Et si je devine bien des choses, ce n’est pas ma faute : je vois malgré moi dans le cœur des gens. Je suis faite ainsi. Et de plus, Chouchou, les chagrins d’amour des autres me font une peine ! une peine !… Aussi je ne vous demande aucune confidence, petit beau-frère, mais le jour où vous voudrez que j’intervienne en votre faveur, venez me trouver : vous pouvez compter sur moi.

Sa gentillesse de bonne fille finit par attendrir Philippe. Il se dérida et la remercia en balbutiant. Il se demandait aussi ce qu’elle savait au juste et si elle ne se vantait pas un peu quant à ses dons de pythonisse. Mais là-dessus elle lui toucha le bras vivement :

— Écoutez, voilà l’auto.

En effet, la limousine, qu’on ne voyait pas, venait de s’engager dans le chemin tournant du coteau, et on l’entendait monter dans le sifflement d’alarme de sa sirène. Cécile, tout en observant Philippe à la dérobée, prononça négligemment :

— Dommage qu’il n’aient pas amené leur sœur, mes cousins. Fanchette se serait amusée ici.

Le jeune homme eut beau s’observer, ses paupières battirent presque imperceptiblement, et le réflexe n’échappa nullement à madame Élie.

— Fanchette aime mieux être à la Sorbonne, répliqua l’aviateur avec indifférence.

Au tournant là-bas, la longue voiture poudreuse apparut. Cécile agita son ombrelle pour que Frédéric s’arrêtât, et elle criait de son beau soprano charmeur :

— Y a-t-il de la place pour nous qui sommes venus à votre rencontre ? Y a-t-il de la place ?

Son mari l’enveloppa d’un regard amoureux et descendit pour qu’elle s’assît près de M. Xavier. Chouchou et lui s’installèrent en face. Les cousins restèrent sur le siège, acceptant carrément le bénéfice de leur accoutrement grotesque. Élie contemplait sa femme avec un émerveillement toujours nouveau. Le teint lumineux bravait l’orange de la veste, les roses du chapeau. Il ne pouvait concevoir une femme plus belle. Il lui déclara, penché sur ses genoux :

— Quelle bonne surprise vous me faites là ! Vous voir cinq minutes plus tôt, c’est exquis.

Elle répondit :

— Quelle figure mes cousins ont-ils faite devant l’usine ?

— Ils ne se sont pas encore prononcés, dit Élie.

Au salon, le thé avait été servi. À dessein on laissa les fils Alibert se dévêtir seuls dans le vestibule, de façon qu’ils pussent enfin se concerter. Le valet de chambre leur apporta un bassin d’eau chaude où ils se lavèrent les mains. Frédéric dit à mi-voix :

— Nous enverrons les trois moteurs de secours de chez nous, ce qui permettra de boucler la machine pour un temps.

Samuel acquiesça et conclut :

— Avant un an tout peut être triplé.

Autour de la table de thé, ils mangèrent d’abord des gâteaux en silence, d’un vigoureux appétit, mais où madame Martin d’Oyse remarqua, étonnée, qu’il n’y avait pas de hâte malséante. Ils mangèrent décemment. Elle enregistra le fait avec une bonne note, charmée que les Alibert eussent meilleur ton qu’elle n’aurait cru. Samuel ensuite, la tasse encore à la main, vint devant M. Martin d’Oyse. Ses yeux bleus, froids, se posèrent sur le gentilhomme, le nez court aux narines larges sembla prendre le vent, et il dit :

— Voilà. Nous apporterons un million et nous ne demandons que la moitié des bénéfices. L’acte me donnera le titre de principal associé, sous la raison sociale Alibert frères et Martin d’Oyse père et fils. Voulez-vous, monsieur, réfléchir à notre proposition et nous soumettre vos objections ?

— D’ici huit jours… hésita M. Martin d’Oyse.

— Oh ! monsieur… non, demain. Tout est urgent. Pas une heure, en ce moment, où une large fraction de votre capital ne tombe dans le néant, improductive, sous le régime de l’insuffisance. Demain. Vous n’avez pas d’auto ? Non ? Élie peut prendre le train. Autre chose. Y a-t-il dans le voisinage une maison que nous puissions acheter ? car il nous faut habiter à proximité de l’usine.

— Hélas ! dit M. Martin d’Oyse, je ne vois rien, le coteau est imbâti. Il m’appartient sur plusieurs centaines d’hectares, et j’ai toujours refusé ces terrains aux entrepreneurs, ne voulant point gâter par des bâtisses dépourvues de goût ce coin charmant de nature.

— C’est très bien, dit en riant Samuel, mais ce coin charmant de nature, aujourd’hui, n’est pas suffisant pour nous abriter.

M. Martin d’Oyse, tourné vers sa chère Élisabeth, lui lança un regard où se lisait son invincible piété, le respect de ses volontés et de ses délicatesses, en même temps qu’une prière. Ces deux époux, après trente-deux ans de vie commune, étaient tellement habitués à se lire dans l’âme, qu’il leur suffisait d’un de ces regards pour remplacer un discours. La belle Élisabeth s’avança :

— Messieurs, il y a le second étage du château qui est inoccupé. M. Martin d’Oyse et moi le mettons bien volontiers à votre disposition. Nous vous considérons comme des nôtres à partir d’aujourd’hui. Sous quelque forme que vous présentiez votre intervention, nous ne pouvons oublier qu’elle nous sauve. Nous partagerons le même toit. Vous demeurerez chez vous dans votre appartement que vous aménagerez à votre guise. Il n’en restera pas moins entre nous une communauté familière qui ne peut que nous être chère.

— Madame, reprit Samuel en lui baisant de nouveau la main, votre offre et la façon dont vous la faites sont au-dessus de quelque remerciement que ce soit.

Dès ces paroles, toute glace fondit. On se sentait alliés jusqu’au cœur. Les regards se chargèrent d’une magnétique sympathie. Sam et Freddy eurent aux lèvres un bon sourire franc, confiant et fort. Ils considéraient avec respect monsieur et madame Martin d’Oyse et les portraits alignés de chaque côté de la hotte de la cheminée, avec les costumes du temps de la Ligue. Bien qu’ils n’eussent point de passé, ils n’en aimaient pas moins celui des autres, et ils manœuvrèrent pour se rapprocher de Chouchou, à qui ils demandèrent :

— Dites-nous, Martin d’Oyse, cette chambre de Henri IV que vous avez ici, pourrions-nous sans indiscrétion la visiter ?

— Mais, dit l’aviateur, mes parents seront enchantés de vous la montrer, si vous les en priez.

Et il alla vers son père :

— Papa, nos cousins ont une petite requête à vous présenter.

Il avait dit « nos cousins » non sans une certaine coquetterie, en leur lançant un regard droit d’amitié. Tout le monde applaudit d’un murmure.

— C’est cela, nos cousins, nos cousins.

Les Alibert eurent un rire sonore qui cachait une pointe d’émotion.

— Oh ! nous sommes très flattés.

Et aussitôt :

— Monsieur, nous savons que vous possédez dans votre château une chambre historique où vous conservez un grand souvenir, une grande pensée de famille. Nous serions très heureux si vous nous permettiez de la voir…

Quand ils cessaient de parler affaires, ils devenaient timides, hésitants, et ce contraste, une fois qu’ils avaient affirmé leur force, donnait à leur allure générale un attrait irrésistible, atténuait ce qui eût pu y paraître impérieux.

— Messieurs, c’est bien le moins, dit simplement le gentilhomme. Si vous voulez me suivre, nous y allons de ce pas.

Ils s’y rendirent seuls, tous trois, sans rien dire. M. Martin d’Oyse, dans l’escalier de pierre, précédait les deux jeunes hommes qui montaient sans bruit, en admirant la rampe et la voûte à volutes. Arrivé au milieu du corridor, M. Martin d’Oyse indiqua la porte de la tourelle, au fond, et se retourna vers les fils Alibert :

— C’est là-bas, dit-il.

Jamais il n’avait lu sur les traits des visiteurs ce recueillement religieux. Il ouvrit la porte ; Sam et Freddy restèrent cloués sur le seuil, militairement. Il y eut un long silence. Le vent de la porte agitait faiblement le damas du baldaquin dont les festons caressaient ainsi les colonnes cannelées. Le lit était large, mystérieux, auguste. M. Martin d’Oyse montra la petite table et dit à mi-voix que le roi, fourbu, y avait déposé son armure et l’immortelle bourguignotte au panache blanc. Ainsi ce panache blanc, flamme pure de l’esprit d’une race et signe impérissable de l’honneur pour toutes les imaginations, avait flambé là une nuit entière, pendant le sommeil du héros. Et lui, tout frémissant encore des ardeurs de la bataille, s’était étendu sur ce lit. On croyait encore y voir son corps allongé, son profil bourbonien, sa barbe galante, dans la rigidité d’un gisant de cathédrale.

Les fils Alibert ne proférèrent pas un mot. Samuel osa le premier faire un pas dans la chambre, et d’un geste puéril, hésitant il toucha de ses doigts larges la rainure d’une colonne de chevet. Puis ils se retirèrent. M. Martin d’Oyse, ébranlé par les drames secrets de cette journée où son malheur s’était étalé sans voile devant les nouveaux venus, ne put ici cacher son trouble. Ce dernier contact avec les glorieux souvenirs l’avait achevé. Sam et Freddy s’en aperçurent. Dans un élan, l’aîné prit de ses deux mains la main du gentilhomme et, la serrant de toute sa force :

— Monsieur, si vous daignez le permettre, nous serons vos amis.

— Messieurs, vous l’êtes de cet instant, répondit M. Martin d’Oyse.

Là-dessus ils redescendirent froidement au salon et la châtelaine pria les Alibert à dîner. Mais ils répondirent simplement non, en s’excusant : ils n’avaient pas de phares et devaient partir avant la nuit. En revanche ils demandèrent :

— Il y a aussi notre jeune sœur, Fanchette, dont nous nous occupons beaucoup depuis la mort de notre mère. Nous pourrons l’avoir ici près de nous quelquefois ?

— Messieurs, reprit madame Martin d’Oyse, vous serez ici chez vous et libres d’y agir à votre guise. Quant à moi, je serai ravie de recevoir mademoiselle votre sœur.

Cécile vint carrément se planter devant Philippe et, les yeux dans les yeux, l’interrogea malicieusement :

— Eh bien, Chouchou, que dites-vous de cela ?

Chouchou avait rougi et le sentait. Il y avait beaucoup de juvénilité dans ce ténébreux. Il prit le parti de rire devant sa belle-sœur.

— Eh bien, je dis… je dis… que je vais, le mois prochain, survoler la Méditerranée, et que ce qui se passe ici, je m’en moque.

III

La soirée fut parfumée, tiède et bleue sous le ciel sans lune. Madame Martin d’Oyse, dans son peignoir blanc, enveloppée de châles blancs et les cheveux couverts d’une mantille blanche, contemplait du balcon la vallée endormie. Son mari vint l’y rejoindre. La sourde passion de la nature en cette nuit de mai convenait peu au calme sentiment de leurs noces d’argent. Cette nuit n’en était pas moins peuplée de souvenirs amoureux qui composaient sur eux comme un clair de lune après le coucher de leur soleil.

— Je crois que nous avons gagné aujourd’hui une première victoire sur le sort, dit le gentilhomme. Il était temps ; je ne pouvais supporter d’être vaincu devant vous, Élisabeth.

— Je n’ai jamais redouté que vous le fussiez, mon ami ; mais je souffrais de vous voir lutter si âprement et au rebours de tous vos goûts qui vous induisent à la paix, à la sérénité, à tout ce qui plane au-dessus des tourments vains.

— Élisabeth, c’était pour vous que j’agissais. Il y a des mots de défaite, d’humiliation, de ruine dont je ne voulais pas que vous fussiez atteinte. N’ai-je pas démérité à vos yeux en recourant dans ce but à ces jeunes étrangers ?

Madame Martin d’Oyse réfléchit longuement avant de répondre. C’était une intelligence calme, mais subtile. Son père, le bourgeois Béchemel, fondateur de la filature, avait épousé une fille noble. La belle Élisabeth était donc elle aussi de sang aristocratique, et la hauteur où l’avait portée toute sa vie l’amour d’un homme qui n’avait cessé un instant de l’exalter et de la chérir, lui conférait des vues sereines.

— Philippe n’est qu’un poète et qu’un enfant, pensa-t-elle enfin, à mi-voix, mais pour cela même il est lucide et pénétrant. Je crois ce qu’il me disait ce soir. Notre famille entre dans un âge nouveau. Beaucoup de choses nous manquaient, et je ne parle pas ici du capital qui n’est qu’un moyen grossier, secondaire, quoique puissant. Nous vivions de traditions. Ces traditions sont des gardiennes et des nourrices. Elles ne sont pas des génératrices. Le devenir, comme dit Chouchou, dépend d’autre chose. L’immuable nous berce et nous continue, mais c’est le choc extérieur qui renouvelle, c’est-à-dire vivifie. Les fils Alibert sont entrés chez nous comme un printemps d’humanité. Nous ne pouvons méconnaître la beauté d’une race commençante. Ils vous ont séduit, mon ami, je l’ai vu, Moi aussi. J’aime leur force. Ils donnent une belle allure à la vie concrète. Ils sont les rois de la matière, ce qui est encore une souveraineté spirituelle. Les domestiques les ont entendus dire tout net qu’ils enverraient à l’usine trois moteurs afin de pouvoir arrêter la machine à vapeur et la vérifier à fond. Voilà ce qui s’appelle juguler d’un coup l’élément physique. Ce ne sont pas des rêveurs. Je sens qu’ils nous apprendront beaucoup.

— Mais, répliqua M. Xavier, ne craignez-vous pas que nous nous laissions dévorer à notre tour par cette jeunesse en mal d’expansion, et que nous ne finissions par devenir des Alibert ?

— Pas plus, mon ami, que les Alibert ne deviendront des Martin d’Oyse. Le principe des races est inaltérable. Mais je pense néanmoins que notre famille connaîtra une heureuse évolution. Chouchou me le disait tantôt avec enthousiasme. Il apprécie beaucoup ces garçons chez lesquels il est reçu parfois, vous savez.

— Oui, reprit le père, il en est féru. Mais Chouchou est excessif, il doute de nous et s’éprend des contrastes. Je lui reproche d’avoir écrit ce vers :

Qui donc aimantera ma race finissante ?

Nous ne sommes pas une race finissante, parce que nous maintenons notre domaine de la pensée. Notre famille reste une source où les jeunes viennent puiser une vie spirituelle plus jaillissante qu’ailleurs. Élie, grand liseur de romans, chasseur, ami de la forêt, et qui cependant peut s’abstraire assez de son penchant pour s’être appliqué à moderniser toute l’usine, est-il dégénéré ? Quant à Philippe, qui à vingt ans franchissait les Alpes à cinq mille mètres d’altitude et qui, lorsque nous tremblions pour la santé de son corps frêle, dépassait, avec des ailes de toile dérisoires, les aigles à la course, est-il l’enfant d’une race qui meurt ?

La châtelaine sourit d’orgueil à cette évocation. Le vieux couple demeura encore au balcon. Ces beaux échanges de pensée où se mêlait de part et d’autre le grain d’encens de leur adoration mutuelle, suffisaient maintenant à leur plaisir. Bientôt leurs regards, tombant vers la vallée obscure, y cherchèrent l’emplacement de l’usine. Les cheminées ne soufflaient plus qu’une buée invisible, montant du feu des chaudières endormi sous les escarbilles. Plus à droite, au creux du coteau, le tissage Taverny ronflait à tout rompre. On y travaillait la nuit, et les vitres clignotaient au loin comme des yeux qui s’ouvrent dans les ténèbres.

IV

Il vint une armée de maçons, de menuisiers, de tapissiers dont on entendait les gros souliers piétiner les planchers du second étage. Les fils Alibert les avaient envoyés de Rodan pour aménager les appartements. Pour eux-mêmes, ils arrivèrent un matin, accompagnés d’une simple malle. Madame Martin d’Oyse leur offrit deux chambres près de l’appartement d’Élie. Tout d’abord ils demandèrent si les moteurs qu’ils avaient expédiés par grande vitesse ne les avaient pas précédés. On répondit que le camionnage de la gare les avait amenés la veille et que le directeur, M. Senlis, ignorant de ce qu’il voyait là, les avait fait déposer dans l’atelier des ouvreuses. On pensait que là-dessus ils allaient se fâcher, mais ils rirent en cadence tous les deux et dirent simplement :

— Monsieur Senlis, il faudra le mettre à la porte.

Puis ils entrèrent dans leur chambre oii l’on s’attendait à ce qu’ils rafraîchissent leur mise après le voyage. Mais on les vit sortir au bout de dix minutes, vêtus d’une combinaison de toile bleue, sans linge et les pieds chaussés d’espadrilles. D’un pas rythmé, sans bruit, ils descendirent l’escalier sous l’œil curieux des domestiques et rejoignirent au parc ces messieurs, qui lisaient les journaux à l’ombre du soleil matinal.

— Vous voulez que nous allions à l’usine à présent ? demanda Samuel.

Tout d’abord M. Martin d’Oyse examina cette nouvelle toilette avec un sourire amusé. Bien bâtis, le cou à l’aise dans l’échancrure de la veste, les poignets robustes sortant nus des manches bleues, Sam et Freddy avaient cependant contracté le déclassement que crée le seul costume. Mais ce fut pour le gentilhomme une surprise-éclair. Aussitôt il tira sa montre et déclara :

— Véritablement, messieurs, nous n’avons pas le temps d’aller jusqu’à l’usine avant le déjeuner.

— Oh ! le déjeuner, nous le prendrons là-bas, quand nous pourrons, dit l’aîné.

— Mais il n’y a pas le moindre restaurant dans la vallée, je vous préviens, fit Élie.

Le jeune Freddy dit tranquillement :

— Nous avons des viandes froides et du bordeaux dans le coffre de la voiture.

Un éclat de rire jailli derrière eux les fit se retourner. Cécile arrivait en chapeau de jardin, en chemisette rose :

— Oh ! que c’est bien mes cousins, cela, que c’est bien mes cousins !

Élie les observait radieux, quand ils s’inclinèrent devant sa femme pour lui baiser la main. Il savourait cette vanité qu’a, entre hommes, celui qui possède la plus belle compagne ; en outre, la sienne sortait de la famille de ces garçons ; l’instinct vague et sauvage de la leur avoir prise le réjouissait à son insu. Mais cette minute galante fut brève. Les Alibert, à l’instant, revinrent aux choses sérieuses.

— Il faut que les moteurs soient montés ce soir et la machine à vapeur à l’examen dès demain, dit Samuel.

— Dans ce cas, il aurait fallu faire envoyer des mécaniciens, s’écria M. Martin d’Oyse.

— Moi et mon frère sommes mécaniciens, dit simplement Frédéric.

— Mais qui nous donnera l’énergie pour ces moteurs qui représentent ?…

— Quatre-vingt-dix chevaux, termina vivement Samuel. Rassurez-vous, monsieur, la Compagnie d’électricité est avertie depuis huit jours. Demain, à six heures, tout roulera.

Les Martin d’Oyse eurent un léger trouble d’admiration, de stupéfaction, d’intérêt, devant ces jeunes hommes nouveaux. Cécile comprit tout :

— Oh ! vous verrez, ils ont bien d’autres malices dans leur sac, et ils vous cloueront sur place plus d’un coup, mon pauvre Élie !

Tout compte fait, il fallut les suivre. Le gentilhomme lui-même trouvait charmant de ne pas leur résister. En embarquant les Martin d’Oyse dans sa limousine, Samuel dit rapidement :

— Mon père a besoin de cette voiture à la minoterie. Nous devons la lui renvoyer, car il en a l’habitude, il vous en faudrait une à quatre places.

— J’ai la calèche, objecta M. Martin d’Oyse, et, avec de bons chevaux, le trajet d’ici l’usine est bref.

Samuel ne discuta pas. Il dit seulement, tout en escaladant le siège pour rejoindre Freddy :

— La calèche, il faut la vendre.

Une bouffée d’indignation étouffa M. Martin d’Oyse. La première vision qu’il eut sur cette phrase fut celle de sa chère Elisabeth cahotée sur les routes de la vallée dans une auto boueuse. Pour lui, l’automobile avait un faux air de camionnage. C’était un véhicule commercial. Il fallait à la dignité des Martin d’Oyse, à leur souveraineté secrète et inavouée, l’appareil de l’attelage, l’ensemble harmonieux consacré par les siècles que forment deux trotteurs d’une finesse héraldique tirant comme sans effort le char aux formes paresseuses. Il se pencha vers l’oreille d’Élie :

— Tu as entendu ? demanda-t-il tout bas.

Un pli barrait le front d’Élie.

— Oui, j’ai entendu. Et ils ont raison, père.

La machine glissait silencieusement sur la route amollie par la rosée de mai. C’était comme une chute douce et ouatée au creux de la vallée. Deux ou trois sons rauques de la corne, et les cheminées de l’usine apparurent toutes dorées de soleil par-dessus l’architecture en velours noir du cèdre. Marthe Natier vint au perron, et regarda froidement ces deux mécaniciens.

— Messieurs Alibert, dit le châtelain. Vous ne les reconnaissiez pas, Marthe ?

— Si, répondit Marthe, je les reconnaissais bien.

— Les moteurs ? interrogèrent les fils Alibert.

Une heure plus tard, dans la chambre où la machine qu’on n’avait pas arrêtée continuait à se convulser, pièce par pièce, de tous ses membres d’acier roulant l’un par-dessus l’autre, Samuel et Frédéric, allongés par terre en deux masses sombres, qui se relevaient parfois avec des souplesses de chat, des mouvements lents et précis, montaient les moteurs électriques en échangeant des mots rares. Elle, qui s’était cru obligé à mettre bas l’habit, se tenait debout en manches de chemise, en faux col glacé. Pour quelques gestes qu’il avait tentés afin de se rendre utile, son linge était souillé d’huile et il suffoquait dans l’atmosphère que soufflait ici le dragon haletant. Quant au père Antoine, le mécanicien, il allait de sa machine à ses nouveaux patrons qui le rabrouaient sur sa lenteur.

— C’est comme un fait exprès, disait-il en montrant la longue échine d’acier, ma bonne amie ne m’a pas fait de blagues aujourd’hui. Mais hier, monsieur Élie ! hier, elle ne donnait rien !

Vers trois heures de l’après-midi, quand les moteurs furent en place, les deux frères s’ébrouèrent ensemble, et déclarèrent qu’ils allaient maintenant déjeuner. Ils ruisselaient d’une sueur noire, la toile de leur combinaison s’était imprégnée de graisse, et ils sentaient le fer comme une machine en action. Mais Élie était devant eux frémissant d’enthousiasme. Ses cousins lui semblaient détenir la puissance de deux jeunes dieux. Quelle force de commandement émanait de ces muscles ouvriers et habiles ! Ces garçons-là pouvaient tout. M. Xaxier, en les apercevant, s’écria :

— Oh ! les pauvres enfants !

Eux riaient à belles dents, et de tout leur visage noirci. Rapidement ils se lavèrent à la rivière. Tout le monde revint luncher dans le bureau de la dactylographe, où la vieille Nathalie avait apporté ses assiettes de faïence. Les fils Alibert voulurent alors connaître le texte du jugement qui astreignait les Martin d’Oyse au payement de la formidable indemnité réclamée par Taverny. Marthe, toujours muette, ouvrit un carton vert, feuilleta un dossier et en tira la copie, qu’elle avait tapée elle-même, des attendus du jugement. En l’offrant aux Alibert, elle dit :

— Vous pouvez garder ceci, j’en ai d’autres exemplaires.

Les deux frères, la tête penchée sur le papier, lisaient ensemble en échangeant des phrases, brèves où il était question de la machine. La dactylographe, qui avait repris le martelage crépitant de ses lettres, ne paraissait pas se soucier d’eux. Entre temps, Sam et Freddy faisaient les honneurs du filet froid et du bordeaux.

— Il doit être bon, disaient-ils d’un ton assuré, en remplissant les verres.

Marthe se leva de nouveau pour aller fouiller le cartonnier. Elle revint avec une chemise bourrée de papiers sur laquelle était écrit en ronde : « Machine à vapeur », et la plaça entre Sam et Freddy en expliquant :

— La machine a été achetée il y a cinq ans. Vous trouverez ici la correspondance relative à l’achat et les factures. Puis, il y a dix-huit mois, elle a subi une réparation. Beaucoup de lettres intéressantes ont été échangées à ce propos. La machine montrait déjà plusieurs défauts. Voici une lettre qui fixe le prix de la réparation à dix mille francs et en voici une autre qui allègue, pour justifier l’élévation de ce prix que ces messieurs discutaient, la garantie sous laquelle on devait livrer la machine réparée.

Mais, au lieu d’ouvrir les dossiers que Marthe leur mettait sous les yeux, Sam et Freddy, avec une curiosité brutale, avaient levé la tête et dévisageaient la jeune fille debout entre eux deux. Leur stupéfaction était absolue. Comment avait-elle saisi, sur quelques mots qui leur étaient échappés, leur désir inexprimé de déplacer l’axe du litige et de retourner l’action judiciaire vers les constructeurs de la machine, véritables auteurs du dommage causé à Taverny ? Comment avait-elle pressenti qu’ils flairaient des responsabilités imputables à cet industriel et qu’ils voulaient exploiter ? Pourquoi, sans qu’ils eussent rien demandé, leur apportait-elle tous les éléments capables de nourrir leur projet naissant ? Et leur curiosité se heurtait à cet aspect de petite employée banale, ayant aux joues la fraîcheur paysanne, et dans ses yeux bruns ce quelque chose de retenu, de secret, de défiant qu’on ne trouve généralement, chez les femmes du peuple, qu’après la trentaine.

Son rôle terminé, cependant, et son jeune esprit précis ne voyant rien de plus à faire pour faciliter l’œuvre des nouveaux associés, elle se tourna vers M. Martin d’Oyse et sa figure changea :

— Je vais vous chercher de la crème, chez maman.

Elle n’avait pas franchi la porte que Samuel Alibert, toujours sous le coup du même étonnement, demanda :

— Qui est-ce, monsieur, cette fille ?

On tâcha de leur expliquer : une dactylographe, ou mieux que cela, une secrétaire et peut-être plus encore, une enfant élevée dans l’ombre de l’usine, fille d’une vieille domestique d’autrefois, et qui s’était dévouée corps et âme à la filature.

— Elle est très au courant, dit Freddy.

— Mademoiselle Natier ? Elle est extraordinaire, reprit Élie Martin d’Oyse.

— Oui, extraordinaire, dit Samuel. Il faudra l’augmenter.

— Augmenter ses appointements ? demanda Élie, elle ne l’acceptera pas.

— Pourtant, elle paraît intelligente, fit, sans comprendre, le cousin riche.

V

Sous leur froideur se cachait le secret plaisir de surprendre leur monde. Le soir de ce même jour, ces dames aperçurent, à l’arrivée de la voiture aux Verdelettes, deux monteurs aux vêtements souillés qui les saluèrent de loin en s’inclinant et rapidement disparurent. À la salle à manger, on les revit en Parisiens élégants, le veston pincé à la taille, selon la mode, le soulier fin laissant deviner la soie de la chaussette. Ils ne parlèrent pas du procès qu’ils méditaient d’engager. Mais ils lancèrent encore une idée.

— La salle de filage est de combien de broches ?

— Vingt-cinq mille, répondit M. Martin d’Oyse.

— Il en faudrait soixante mille, dit Samuel.

On se tut. On ne se mit pas sur-le-champ à s’émerveiller de ce projet grandiose. Les Martin d’Oyse ne rêvaient pas d’un bénéfice colossal. Élie objecta :

— Dans ce cas il faudrait augmenter les cardes dans la même proportion que les bancs, et où mettre toutes ces machines ?

— Pour les cardes, on empiéterait sur la salle actuelle de filage. Quant à celle-ci, on la prolongerait par des constructions qui suivraient la rivière.

— Impossible, fit M. Xavier. Le terrain, là, ne m’appartient plus. Nous nous butons tout de suite à la petite maison de Nathalie Natier.

— Elle ne vous appartient pas ? Il faut l’acheter.

— Non, dit M. Xavier, je ne l’achèterai pas, car on ne voudrait pas me la vendre.

Madame Martin d’Oyse prit la parole.

— Nous avons donné naguère ce terrain et cette petite maison à une ancienne domestique, la mère même de la dactylographe de l’usine, en reconnaissance de ses services dévoués, et avec promesse de ne jamais lui reprendre son logis.

— Oh ! cela peut s’arranger, dit Frédéric rassuré.

— Moi, je ne l’arrangerai pas contre la parole donnée, déclara M. Martin d’Oyse.

La jeune bru ne se cachait pas pour admirer la conception de ses cousins. Elle les regardait parler et ses yeux luisaient de plaisir. Quand elle fut seule avec son mari, elle lui demanda :

— Pourquoi vos parents se gênent-ils tant pour une bonne femme qu’ils ont déjà si largement récompensée ?

— Ah ! Cécile, vous ne savez pas… Mes parents doivent beaucoup à Nathalie.

— C’est bon, j’entends sans cesse dire cela : On doit beaucoup à Nathalie. Mais quoi, elle a fait proprement son service, elle a coiffé votre mère pendant vingt ans, elle a…

— Il ne s’agit pas de cela, Cécile. Elle a joué un autre rôle.

— Oh ! je veux que vous me disiez, Élie, je veux savoir.

Le mari hésitait à livrer le secret de sa mère. Il s’était promis de le dérober à cette rieuse Cécile qui n’y aurait point vu comme lui, peut-être, la divine fatalité d’un amour qui ne devait finir que dans la mort. Mais les yeux de Cécile dissolvaient ses résolutions, ses volontés, ses scrupules. Rien en lui ne tenait devant ces yeux suppliants ou grondeurs. Elle lui fit des reproches, et il faiblit sous la crainte de perdre, fût-ce pour quelques heures, la faveur de cette enivrante souveraine.

— Cécile, eh bien ! c’est comme je vous aime que mon père aimait celle qu’il avait choisie. Mais moi je vous ai, et elle, on la lui refusait. Comprenez-vous, il était menacé de vivre sans elle. Cécile, tâchez d’imaginer cela, que l’on me condamne à vivre sans vous !

Cécile, intéressée, riait de plaisir à sentir sur elle, à cette idée, le regard grave et angoissé de l’homme qu’elle grisait. Il continua :

— C’est alors qu’il voulut l’enlever à sa famille pour la mettre dans un couvent, d’où elle devait imposer ses volontés à ses parents. Et ce fut Nathalie, une jeune fille alors, qui se chargea du message. Et vous savez, Cécile, cette petite porte percée dans le mur du parc et qui ouvre sur un raccourci menant à la route de Rodan, c’est là que ma mère et la jeune chambrière attendirent la voiture qui devait les conduire Chez les Dames de la Visitation.

— Eh bien ! dit Cécile, je vois d’ici la figure de vos grands-parents Béchemel, après cet enlèvement, quand ils ne retrouvèrent chez eux ni la fille ni la servante,

— Ils commencèrent à comprendre ce que c’est qu’un grand amour, et ils furent tenaillés par la peur du scandale. Ensuite ils découvrirent une lettre de ma mère qui les atterra en les rassurant.

Cécile voulut tout connaître, et l’arrivée des fugitives au couvent, et ce qu’avait dit la Bonne Mère, et la décision de la fière Élisabeth de ne sortir du cloître que pour épouser Xavier Martin d’Oyse.

— C’est égal, conclut-elle, ma belle-mère, elle cache son jeu.

— Ne riez pas, Cécile, dit sévèrement Élie ; ma mère n’a jamais caché son grand amour ; elle en a l’orgueil et la religion. Et c’est pour avoir compris ce grand amour, que la bonne femme dont vous parlez est honorée chez nous comme une parente vénérable.

— Oui, mais tout cela, Élie, c’est de la légende. La réalité, c’est que mes cousins voudraient faire une usine de soixante mille broches. Voilà la substance et la vie. C’est très joli d’être idéaliste. Mais vous n’ignorez pas que la matière, si on ne la maîtrise pas, elle vous mange, Élie. Mes cousins savent cela, eux.

Le lendemain c’était aux nouveaux moteurs électriques, don des Alibert, que les courroies fuyantes, rênes de ces forces bondissantes et invisibles que l’on a mystérieusement nommées des chevaux, empruntaient l’énergie. Une grande partie des cardes et des bancs purent marcher. Alors Sam et Freddy, en mécaniciens, s’attaquèrent à la machine qui gisait inerte, froide et calmée maintenant.

Ils l’avaient auscultée la veille. Leur oreille, seul guide, avait scruté tous les glissements du sphinx dont l’anatomie leur était familière. Leurs doigts étaient tombés ensemble sur tels cylindres au frottement rude. Aujourd’hui c’était l’autopsie. Et sous les yeux effrayés des deux Martin d’Oyse, avec des mouvements réglés et appariés de virtuoses professionnels, ils commencèrent à déboulonner les pièces. Délicatement, ils arrachaient les membres gras et luisants ; chaque articulation d’acier leur était connue, chaque tube, chaque piston. Sam était étendu par terre, sur le dos, sous le ventre du monstre. Freddy, graisseux et noir, accroupi près de lui, émettait ses idées. Les Martin d’Oyse et le mécanicien observaient sans un mot. La porte de la chambre s’ouvrit. Cécile entra en chemisette rose, en chapeau de soleil. Personne ne parut faire attention à sa présence. À peine Élie lui sourit-il au passage. Elle vint se glisser devant les travailleurs et ne put retenir une exclamation en les trouvant dans cette posture. Les yeux émerveillés, elle se demandait comment ces garçons, qu’elle avait vus si impeccables de correction au dîner la veille, pouvaient entrer aujourd’hui, comme des artisans, dans ce corps-à-corps avec la machine. Samuel, couché par terre, inondé de graisse et ruisselant d’une sueur noire, tourna la tête, et aperçut cette claire apparition de sa cousine qui l’admirait.

— Tiens ! vous êtes là, Cécile ?

Ses narines larges palpitèrent et son visage, une seconde, changea. Puis il reprit à deux mains, comme un chirurgien, les viscères métalliques du sphinx, et continua sa besogne.

— Il n’y a pas d’erreur, prononça Frédéric, le défaut de construction est ici, dans le premier piston.

— Nous avons là matière à un procès très sûr.

Le soir, M. Xavier dit à sa femme :

— Ces jeunes gens sont au-dessus de tout éloge. Rien ne les rebute. Ils ont jusque dans les doigts l’intelligence de l’industrie. Puis quelle énergie ! quel entrain ! n’est-ce pas, Élie ?

— Ils sont parfaits, acquiesça Élie.

Alors la bru exultante :

— Hein, vous l’avouez qu’ils sont chics, mes cousins.

Élie dit en plaisantant :

— Je parie que vous m’aimeriez dix fois plus si vous m’aviez vu déguisé en Vulcain, sale et jouant des muscles comme ce beau Samuel ?

— Oh ! dit Cécile, cela vous irait trop mal, mon pauvre Élie.

VI

L’ère des transformations commença. Le premier coup d’autorité des Alibert fut l’expulsion du petit M. Senlis. Élie le défendit. C’était un incapable, il l’accordait, mais cela faisait un excellent surveillant, et véritablement la maison Martin d’Oyse et Alibert, comptant déjà quatre maîtres, avait-elle besoin de plus ? La modicité des appointements qu’on attribuait à ce médiocre directeur constituait déjà une bonne affaire.

Au fond, Élie était un sentimental ; il voulait conserver une place au malheureux, mais pour rien ne l’eût avoué. Sam et Freddy ripostèrent vertement :

— Une bonne affaire ? Ce n’est jamais une bonne affaire de mettre, fût-ce même quatre sous, dans une combinaison sans rendement. C’était parce que l’usine périclitait que vous auriez dû choisir une valeur et la payer. Il ne faut jamais choisir que des valeurs, et pour les avoir, il faut les payer. Une filature comme celle-ci requiert un directeur de premier ordre. Nous ne pouvons pas tout faire. Le directeur est un rouage essentiel. Achèteriez-vous une carde à la ferraille ? Non, n’est-ce pas. Alors, en matériel humain, prenez des capacités. Nous avons eu l’occasion de rencontrer le directeur de chez Taverny. Voilà un homme. Il nous le faut.

— Il ne doit pas tenir à quitter une maison où il est bien payé.

— Nous le payerons davantage… ce qu’il voudra… pourvu que nous l’ayons. Nous avons des capitaux. Il s’agit de savoir s’en servir. L’argent se sème comme du blé, et il lève toujours, pourvu qu’on choisisse le terrain. Croyez-vous donc, Élie, qu’on garde le grain dans le grenier de peur de le mettre en terre ?

M. Senlis fut donc remercié. Sa consternation empoisonna les Martin d’Oyse pour de longs jours. Ils obtinrent qu’on lui verserait à titre d’indemnité les appointements de six mois. De leur côté, les Alibert louvoyaient pour obtenir le directeur de Taverny. Ils s’arrangeaient pour se trouver sur sa route, quand il rentrait chez lui. Cet homme s’étonnait. On lui fît des propositions. Elles étaient telles qu’il fut ébloui avant d’être indigné. Il dit cependant :

— Il m’est difficile de quitter monsieur Taverny pour son adversaire.

Mais Sam et Freddy savaient qu’ils n’auraient pas à lutter longtemps. Comme ils le disaient volontiers, ils [avaient des capitaux. C’était suffisant pour conférer à la filature un attrait tout-puissant. L’atmosphère avait changé, autour de l’usine, on n’aurait su dire en quoi. D’insaisissables bruits avaient ramené la confiance. Le directeur de la banque rodanaise, chez qui une partie du dépôt des fonds Alibert avait été faite, écrivait des lettres obséquieuses. Les ouvrières avaient un regain de ponctualité et de courage. L’odeur mystérieuse de l’argent commençait à sortir de partout, et magnétisait jusqu’aux passants. On savait une action judiciaire engagée contre les constructeurs de la machine à vapeur. Des expertises furent ordonnées par le tribunal. On est enclin à écouter les raisons d’un plaignant riche. Trois mois plus tôt, la mauvaise situation de l’usine eût inspiré de la défiance préalable aux experts ; aujourd’hui, ce fut sans arrière-pensée qu’ils examinèrent la machine d’une entreprise prospère.

Entre temps, M. Martin d’Oyse conduisit au Havre les Alibert pour des achats considérables de coton. Les jeunes gens étaient incapables d’en reconnaître la qualité. Au magasin des échantillons, il étira sous leurs yeux la fibre courte du coton d’Amérique ; puis, ses doigts cardant délicatement la houppette d’Egypte, il leur en montra la fibre allongée et résistante. Sam et Freddy s’instruisaient sans mot dire. M. Martin d’Oyse prenait plaisir à se les associer ainsi plus intimement. Il disait volontiers : « Les Alibert sont comme mes enfants. »

Maintenant ils habitaient le second étage des Verdelettes où un appartement complet de garçon avait été aménagé, selon leurs désirs de commodité et de bien-être.

Un seul domestique les servait, mais ils l’avaient choisi vigoureux et intelligent, et ensuite capté par de gros gages. Au surplus, ce qui pouvait être automatique dans le service lui était épargné. Le balayage s’accomplissait comme par enchantement. Tous les moyens mécaniques de faire la cuisine étaient à sa disposition. Pas une invention nouvelle pour hacher les viandes en pressant un bouton, ou pour les faire cuire en en tournant un autre, qui fît défaut. Quand on installa chez eux l’électricité, les Alibert dirent à M. Martin d’Oyse :

— Pour le même prix nous la faisons mettre chez vous.

— L’électricité aux Verdelettes ! s’écria madame Martin d’Oyse, mais ne sera-ce pas un anachronisme ? Des ampoules jureront sur nos vieilles poutres. Le château va perdre son caractère.

Samuel repartit :

— On ne s’éclaire pas avec le caractère d’un château, madame, et quand vous circulez le soir le bougeoir à la main, la beauté des ombres tournantes n’ôte rien à l’inconfortable de votre promenade. Le beau, c’est ce qui est commode.

— Cela me ferait un peu de peine, objecta-t-elle doucement.

Cette phrase déchira M. Martin d’Oyse, mais il céda. Les Alibert avaient si fortement raison sur tant de points qu’on leur faisait crédit d’avance. Les lampes, les bougies disparurent. La clarté ruissela le soir dans l’escalier de pierre, et la suspension de rude fer forgé, qui datait de la Ligue, s’orna de fruits cristallins tout gonflés de lumière.

— Chère amie, disait M. Martin d’Oyse à sa femme avec de louables efforts pour se convaincre lui-même, avouons que mes jeunes associés sont dans le vrai : cela est plus agréable.

— Oui, oui, reprenait avec un sourire énigmatique la belle Élisabeth.

Pour troquer la calèche contre l’auto, il lutta plus longtemps. Le camion automobile destiné à transporter à la gare les caisses de cotons filés roulés en écheveaux, dont la production augmentait notoirement, il l’avait accepté de bon cœur. La traction mécanique à l’usage des marchandises, elle, s’imposait. Mais pour conduire à Rodan madame Martin d’Oyse, et pour y aller lui-même, le mercredi, aux séances de la Rose, il ne pouvait admettre que l’attelage et ses deux bêtes fines, fringantes sous leurs gourmettes.

Frédéric fit un travail sérieux. Il calcula sur le trajet de l’usine, sur le trajet de Rodan, sur le trajet du Havre, les heures, les minutes, les secondes qu’on pouvait récupérer dans un semestre, grâce à l’auto, et il dit à M. Martin d’Oyse :

— Nous avons des capitaux, et c’est une valeur extensible, reproductible. Le temps, lui, est une valeur qui ne reproduit pas. C’est pourquoi il faut dépenser l’argent et économiser le temps. Vous, vous faites le contraire : vous gaspillez le temps, qui tombe au gouffre, et vous retenez systématiquement l’argent qui se féconderait du fait même d’être semé. Voilà votre grande faute.

— Il y a des valeurs spirituelles aussi, hasarda M. Martin d’Oyse, timide.

— Oui, mais en ce moment nous faisons des affaires, et il faut vendre la calèche qui vous fait perdre du temps.

Un carrossier de Rodan vint l’apprécier. Là-dessus, la plus élégante machine, vernissée, polie comme un miroir, légère, bien suspendue, capitonnée de gris-perle et fournie d’un des plus récents moteurs, arriva en gare. Les Alibert l’avaient choisie d’office. Par raison, M. Xavier décida de vendre aussi les deux trotteurs. Quand le garçon, envoyé par une grande écurie voisine qui les avait achetés, les emmena par la bride, madame Martin d’Oyse se cacha le visage dans les deux mains. Enfin le carrossier de Rodan prit un soir la calèche. Il resta une charrette anglaise, et les deux chevaux de monsieur et madame Élie.

Le même soir, après une journée d’été orageuse, les Alibert se reposaient en fumant des cigarettes dans un coin du parc dont on leur laissait plus spécialement la jouissance. Ils virent s’avancer leur cousine qui se promenait du pas d’une femme qui s’ennuie.

— Cécile ! appela Samuel sans quitter le banc où il était assis, venez nous faire une visite.

Elle s’approcha nonchalamment.

— Comme vous êtes jolie, ce soir ! lui dit Samuel sans plus de préambule.

Ils la firent s’asseoir entre eux et lui offrirent des cigarettes parfumées. Son rire habituel l’avait reprise maintenant, et elle s’amusait de sentir l’effleurer la curiosité de Samuel.

— Vous savez, dit-elle, je suis rudement contente que mes beaux-parents aient bazardé leur calèche. C’était un non-sens, cette calèche. Au moins, à présent, avec l’auto, on pourra connaître une vie plus mouvementée. C’est comme l’électricité dont vous nous avez dotés presque de force. Voilà au moins un progrès !

— Je crois que les Martin d’Oyse avaient très grand besoin que nous vinssions ici, à tous points de vue, dit Samuel avec une entière simplicité.

Frédéric renchérit :

— Nous avons encore beaucoup à leur apprendre. Nous, aimons être ici pour leur enseigner toutes les choses modernes. C’est intéressant, véritablement, car ils sont des amis pleins de loyauté. Nous sommes très heureux de les avoir sauvés du malheur.

— Mais ils sont très en retard, ajouta Samuel, et ils ont encore besoin de nous pour longtemps.

— Oh ! cela est vrai, dit Cécile, animée ; ils parlent sans cesse de leur passé, de leurs traditions, du caractère que doit garder le château. Mais on ne vit pas dans le passé. Vous, vous êtes intelligents, vous comprenez la vie telle qu’elle est dans sa réalité présente, c’est-à-dire dans sa seule réalité qui est le fait de chaque jour.

— Vous aussi, Cécile, vous êtes intelligente.

Vous croyez, Samuel ? fit-elle, naïvement épanouie. Mon mari, lui, n’a pas l’air de le penser. Quand je lui dis ce que je viens de vous déclarer là, que rien d’autre ne vaut que ce qui promet directement rapport ou jouissance, et que les illusions sont des faiblesses, il rit, il m’embrasse, il murmure pour lui-même que je n’entendrai jamais un mot aux spiritualités de la race, au domaine de la pensée pure, et à l’idéal désintéressé. Il me trouve une petite fille.

— C’est-à-dire que vous êtes clairvoyante et raisonnable, dit Samuel avec admiration.

Elle était sérieuse, rengorgée dans son léger embonpoint comme une jolie tourterelle. Samuel regardait la nacre de son cou sous les frisons de ses cheveux, et il eut soudain cette physionomie qu’on lui avait déjà fugitivement vue, le jour où, allongé par terre sous la machine à vapeur, noir de graisse et de suie, il avait reçu, en un choc,

la vision rose de Cécile.

TROISIÈME PARTIE

I

Sous le soleil torride, à une heure de l’après-midi, au moment où la nature fait la méridienne, l’usine ronflait éperdument sous les coups de bélier, sourds comme le canon lointain, de la machine nouvelle. Aux chaudières, le chauffeur, se découpant en noir sur le gouffre ardent des foyers, raclait le charbon de son râteau de fer, amenait à lui les escarbilles et jetait en pâture au feu dévorateur des pelletées de houille fraîche. L’usine avait faim. Elle était insatiable, depuis qu’elle allait comme une folle. Quand elle avait englouti sa tonne de cardiff, elle en demandait d’autres, vivement. Ici du charbon, là-bas du coton, elle happait tout ce qu’on lui donnait, et chaque soir les kilos de fil augmentaient. Le magasin en débordait, le camion automobile ne suffisait plus pour le porter à la gare. Mais aussi, fallait-il entendre, du bord de la rivière, le tonnerre des salles de filage ! Et là-haut les cheminées roses lançaient dans le ciel les fumées épaisses dont elles étouffaient ; on aurait dit qu’après avoir tiré des balles de coton le fil net et délié, l’usine en rejetait là-haut les résidus, à gros flocons sales.

Chouchou, qui descendait du train, venait à pas lents par le chemin bordé de saules où il faisait frais. Toute cette prospérité, son esprit subtil la sentit. Il regarda le chauffeur gorger de houille la gueule béante des foyers. Il vit qu’on arrimait les caisses dans le camion pour le train de trois heures, et qu’il en resterait sur les dalles du magasin. Il entendit le fracas des vingt-cinq mille broches dont pas une ne renâclait à la besogne. Alors il pensa aux Alibert qui étaient les auteurs de cette renaissance, et il se laissa griser un instant par l’émotion de la gratitude qui est la plus belle que l’homme puisse ressentir. L’usine ennemie était matée. Dès qu’elle avait senti la poigne de ces gaillards, elle avait filé doux : effet de leurs capitaux ; effet aussi de leurs qualités de race, de leur vision directe des choses, et de leur réaction à tout le concret…

— Bonjour, monsieur Philippe ! Est-ce pour votre grand congé que vous arrivez ?

C’était Marthe Natier qui l’interpellait. Elle revenait de déjeuner et s’en allait retrouver sa machine à écrire, en longeant la rivière pour rêver un brin, comme elle expliqua.

— Tiens, c’est gentil, Marthe, de vous rencontrer ici pour me souhaiter la bienvenue, dit Chouchou.

Marthe reprit finement :

— Je suis le chien d’Ulysse.

— Oui, dit Chouchou, avec une nuance de religion, de respect, vous êtes un peu cela pour nous : Dévouement incarné, et Modestie vivante qui demeurez la gardienne véritable de la filature, et ne prétendez à rien. Je n’ai jamais mis le nez dans la conduite de l’usine, mais j’en sais assez pour avoir compris que vous étiez notre bon ange.

Elle se défendit :

— Oh ! non, parce que malheureusement je ne connais rien au matériel. Je me tiens au courant des affaires tout simplement. Et c’est fou ce que cela donne en ce moment, monsieur Philippe ; je suis accablée de travail ; aussi je vais vous quitter.

— Non, dit Philippe qui riait en la retenant par la main ; vous allez rester encore cinq minutes et l’on va s’asseoir pour causer au bord de l’eau comme lorsqu’on était petits. Avant de monter aux Verdelettes, où je viens passer en effet mon mois de congé, mon idée justement était de prendre l’air de l’usine et de toutes les nouveautés qu’il y a ici. Avec vous, je saurai.

Devant le naturel absolu de Marthe Natier, Chouchou laissait tomber son masque impénétrable. Il y avait peut-être un peu de pose inconsciente dans l’attitude sauvage qu’il avait adoptée ordinairement. Mais il fallait y chercher surtout le réflexe continu d’un être nerveux et sensible qui se sent différent d’autrui et craint d’être compris de travers. Avec Marthe, dont les yeux étaient une eau limpide où l’on se mirait quand elle était en confiance, rien à redouter, il redevenait lui-même.

— Eh bien, monsieur Philippe, ça s’est remis à marcher. D’abord, nous avons une machine neuve. Oh ! ça n’a pas traîné. Quand les constructeurs ont vu qu’on se retournait contre eux pour leur imputer les dommages et intérêts du premier procès, ils ont demandé à transiger. Dès l’expertise, leur avocat est allé chez maître Bonel et lui a proposé une machine perfectionnée. Aussi, maintenant, écoutez si ça ronfle ! Tout le monde était bien content, je vous assure, sauf le père Antoine, pourtant. Lorsqu’il regardait s’en aller par morceaux cette satanée machine qui lui avait joué tant de tours, vous croyez qu’il s’est réjoui ? Il a dit : « Quand on perd sa bonne amie, même si elle vous a fait bien des misères, on ne soit jamais ce que sera celle qu’on va reprendre. »

Marthe était toute secouée de rire à ce souvenir, et elle jetait gaiment dans l’eau clairette de la rivière des brindilles qu’elle arrachait aux saules.

— Le père Antoine voit loin, dit Chouchou sérieusement. Quant à la machine, il faut avouer que les Alibert ont eu là une idée de génie. Ils sont admirables.

— Eh ! murmura Marthe, avec des restrictions, l’idée de génie… je l’avais eue avant eux… Il y avait longtemps que j’avais classé tous les éléments d’un procès possible. Seulement voilà : on était étranglé par les circonstances. On n’osait pas. On a pu oser quand on a eu en main le grand moyen. Tout est là.

Elle reprenait soudain son air défiant et revêche. Elle poursuivit :

— Autre chose. Nous avons un directeur très capable : monsieur Sauvage. Voilà un garçon qui connaît le coton et les machines, et qui a l’œil à tout ! Il sait si un jour a donné moins de fil que le précédent et il recherche pourquoi. Le poids en fil que chaque bambrocheuse fournit quotidiennement, il le connaît. Et il est partout, aux chaudières, aux cardes, au filage, à l’emballage. C’est une trouvaille…

— … des Alibert ? finit Chouphou.

— Ou de leur argent, concéda Marthe, maussade. On l’a couvert d’or pour qu’il quitte Taverny. Ce n’est pas difficile de s’entourer de valeurs quand on peut les payer.

— Mais c’est encore un procédé que tout le monde ne pratique pas, Marthe. Avouez que par deux ou trois mesures intelligentes nos associés nouveaux ont amené la prospérité dans la filature, et que ce sont des individus supérieurs,

Marthe devint toute rouge. Elle arracha l’écorce d’un saule et l’égrena de colère.

— Monsieur Philippe, monsieur Philippe, excusez-moi, mais vous êtes aussi agaçant que tout le monde avec la supériorité des Alibert. Ils ont du mérite, certes ; je ne peux pas le méconnaître. Mais ce n’est pas une raison pour rabaisser continuellement les Martin d’Oyse en les comparant à ces étrangers. Ils prennent du fait des circonstances des airs de sauveurs. Mais discutons un peu, monsieur Philippe. Qu’ont-ils trouvé en arrivant ici ? Une usine merveilleuse, agencée intelligemment, fonctionnant selon les principes les plus modernes. Qu’est-ce qui lui manquait ? On ne fait pas mieux que nos cardes. Nos bancs à broches sont de la dernière perfection, et sans les stupidités de cette machine, tout aurait roulé on ne peut mieux. Or vous savez ce qui nous faisait défaut pour l’envoyer promener d’un coup d’épaule, comme s’y sont pris les Alibert ? L’audace que donnent les capitaux, tout simplement. Oui, il nous semblait que l’usine avait un pauvre air, qu’elle s’en allait comme un malade qui est « touché ». Mais en réalité nous étions un établissement modèle, et ils ont bien flairé la bonne affaire, les Alibert, dès le premier jour. Eh bien, monsieur Philippe, qui donc avait mis ça debout ? Monsieur Martin d’Oyse et monsieur Élie tout seuls, cependant. Ce n’est pas difficile de sauver une situation, quand on est mis en présence d’une entreprise qui marche toute seule et qu’il s’en faut seulement d’un peu d’argent…

— Vous êtes dure pour les nouveaux associés, Marthe.

— Non, monsieur Philippe, je remets les choses au point, car je n’aime pas voir les Martin d’Oyse rabaissés devant les Alibert. Je reconnais bien que ces derniers ne sont pas des imbéciles, pardi ! Ils n’existent que pour les affaires, il est bien juste qu’ils aient parfois des clairvoyances dont sont privés ceux qui embrassent toutes les activités du cerveau et du sentiment. Mais je n’entendrais pas qu’on fît de votre père, qui sait tout, qui comprend tout, qui est un industriel de premier ordre et qui est en même temps un artiste, un poète, un homme plaçant la beauté au-dessus de l’argent, un homme accompli, un homme idéal enfin, non, je n’entendrais pas qu’on en fît un petit garçon devant les cousins riches.

Philippe se tut un long moment. L’encens que cette jeune plébéienne intelligente lançait si passionnément à sa famille l’étourdissait un peu. C’était un culte touchant, une dévotion aveugle, qui flattait, en lui tout ce qu’il avait de race. Mais son habitude instinctive d’une pensée plus aiguë que celle de Marthe lui fit dire :

— Il ne faut pas être injuste dans ses sentiments. J’aime vous entendre louer ma famille et c’est votre droit de la préférer, mais vous êtes injuste envers les Alibert : vous vous refusez à reconnaître leur belle puissance. Et d’abord moi, Marthe, je leur garde une reconnaissance ardente pour la part d’amitié qu’ils ont apportée dans l’association. Et puis, je les admire…

— Écoutez l’auto qui descend, interrompit Marthe. Oh ! maintenant, le déjeuner de ces messieurs ne dure pas longtemps. Les Alibert sont là pour leur pousser l’épée dans les reins. Eux, monsieur Philippe, ils ne voudraient pas sortir de l’usine.

La sirène siffla au tournant, et aussitôt on vit la voiture luisante s’engager là-bas dans le parc et glisser devant le cèdre. Marthe et Philippe se levèrent. Marthe secouait sa robe ; l’aviateur courait déjà vers son père. M. Xavier poussa un cri de surprise :

— Tu étais là, Chouchou !

Sam et Freddy, en sautant à terre, disaient :

— Ah ! Martin d’Oyse, on vous y prend. Vous faisiez la cour à mademoiselle Natier !

II

Il y avait trois jours que Philippe était arrivé quand Samuel Alibert dit à madame Martin d’Oyse :

— Notre petite sœur Fanchette nous écrit qu’elle vient passer avec nous ses vacances. Elle est très fatiguée par ses cours. Malheureusement nous pourrons peu nous occuper d’elle, et nous craignons qu’elle se trouve isolée dans l’appartement. Nous ne saurions pas assez vous remercier, madame, si vous lui permettiez quelquefois de descendre chez vous.

— Oh ! la pauvre petite ! s’écria madame Martin d’Oyse en joignant ses belles mains, je la recevrai avec joie. Quelle vienne tant qu’elle le désirera. Qu’elle ne craigne pas surtout d’être importune. Elle sera chez elle ici.

Samuel dit avec un attendrissement dont cet homme d’affaires était très capable :

— C’est la vieille hospitalité d’autrefois, madame ! Il faut venir aux Verdelettes pour la retrouver. Votre bonté pour notre petite sœur nous semblera plus précieuse encore que celle dont vous nous comblez.

Vous l’aimez donc bien, cette petite sœur ?

— Oui, dit Samuel sans rien pouvoir ajouter.

Ce fut la jeune bru qui expliqua plus tard à ses beaux-parents :

— Fanchette ? elle est toute la vie sentimentale de mes cousins. Grâce à ses quatorze ans de moins que Sam, elle se fait gâter par ces deux garçons comme une petite fille, et ils sont en adoration devant elle. Quand elle est née, ils ne croyaient pas qu’un petit enfant pût être si gentil ; ils se mettaient à genoux pour s’émerveiller de ses premiers gestes, de ses premiers mots. Ensuite ils l’ont vue grandir, ç’a été un ravissement. Fanchette était un prodige. Ils étaient un peu comme deux tout jeunes pères qui n’en reviennent pas du développement miraculeux de leur progéniture. Avec cela ma petite cousine, je l’avoue, ne manquait pas d’esprit, elle mordait aux études. À quinze ans, elle s’en montrait enragée. C’est une scientifique : elle suivait les cours des garçons. Vous devinez si les grands frères furent éblouis. On ne ferait pas croire à Satn et Freddy qu’il existe au monde une femme et même un homme plus calés que Fanchette. Elle est leur faiblesse, voilà.

— Mais c’est très touchant cela, dit madame Martin d’Oyse. Ces jeunes gens sont charmants, d’ailleurs.

— Fanchette aussi, dit espièglement Cécile ; interrogez plutôt Chouchou là-dessus.

— Oh ! Chouchou doit la connaître fort peu, reprit M. Martin d’Oyse. Il n’était reçu que par hasard chez les Alibert.

— Il la connaît pourtant, affirma Cécile, mystérieuse.

Philippe commençait déjà de regretter son appareil. L’infatigable oiseau se sentait en cage. Il errait dans les champs, dans les bois, comme une hirondelle qui s’est posée à terre et s’irrite de progresser à petits pas. Un soir, Cécile vint à sa rencontre par la ferme Josseaume et lui dit à brûle-pourpoint en braquant sur lui ses yeux curieux :

— Vous savez, Fanchette arrive.

— Ah !

— C’est tout l’effet que cela vous produit, Chouchou ?

— Oui.

Cécile fut un peu désappointée, parce que les traits du jeune homme n’avaient pas bougé. Mais pourtant, de seconde en seconde, son masque aigu se décolorait ; Chouchou pâlissait visiblement. Sa volonté n’y pouvait rien. Il reprit tranquillement :

— La nouvelle ne peut me toucher beaucoup : je suis ici pour peu de temps. Mon appareil me manque trop. Je ne resterai pas un mois sans voler.

— Bon ! s’écria Cécile, voilà qu’il veut s’en aller sur cette annonce.

— Je l’avais décidé cet après-midi, dit Philippe.

Le lendemain, les Alibert triomphants ramenaient en auto la petite sœur qu’ils étaient allés chercher au train. Fanchette était encore une grande gamine à l’air vague, aux yeux glacés, qui devait être terriblement volontaire. Elle avait cette démarche ferme, presque orgueilleuse des filles qui fréquentent la Sorbonne et sentent leur valeur. Elle se laissa embrasser par sa cousine, complimenter par madame Martin d’Oyse, saluer par Élie, par M. Xavier. Ses yeux de métal ne bougeaient pas. Philippe vint le dernier, et là, elle daigna sourire.

— N’est-ce pas qu’elle est gentille, Fanchette ? disaient naïvement les grands frères,

Cécile dit à Samuel :

— Qu’elle a changé ! C’était une petite fille délicieuse, mais elle est devenue adorable.

— N’est-ce pas ? reprit vivement Samuel. Je suis content d’entendre cela de vous, Cécile, car vous savez bien, cette enfant-là… cette enfant-là…

Il s’arrêta là-dessus, incapable d’exprimer des émotions de ce genre, mais heureux de penser pourtant que la jeune femme l’avait compris. C’était devant Cécile qu’il éprouvait le besoin de s’épancher, pas devant d’autres.

— Je la soignerai bien, dit Cécile, coquette.

— Oh… chère Cécile… balbutia le grand garçon.

Élie traversa le vestibule où ils échangeaient ce colloque. Samuel disparut. Le mari demanda en riant :

— Qu’est-ce qu’il te disait donc, ce diable d’Alibert ?

— Nous parlions de leur petite sœur, dit tranquillement Cécile. Ces deux garçons en sont fous.

III

— Philippe, c’est avec vous que je veux visiter la campagne. Venez-vous ce matin ?

Fanchette s’était levée à l’aube, et comme par hasard, avait rejoint dans le parc Chouchou qui s’y trouvait déjà. Le château dormait encore. La femme de chambre, que madame Martin d’Oyse avait donnée à la jeune fille, rangeait ses vêtements là-haut. À la cuisine on préparait le thé et les jardiniers mangeaient la soupe. C’était donc ici la solitude favorable à Fanchette. Mais Philippe se rembrunit. Ses yeux semblèrent se tapir plus profondément au creux de l’arcade sourcilière, peureux et angoissés. Et il répondit cependant d’un air ferme :

— Je ne sors pas aujourd’hui, je suis fatigué.

— Savez-vous que vous êtes très poli, monsieur ?

— Vous penserez de moi tout le mal que vous voudrez. Je ne dirai pas que cela m’est égal. Mais il faut qu’il en soit ainsi.

— Vous ne m’avez pas toujours parlé sur ce ton, Philippe, reprit Fanchette d’une voix où l’on sentait les larmes. Vous rappelez-vous le jour où vous m’avez promenée sur l’eau, à Argenteuil, sous le tonnerre et les éclairs ? Je voulais rentrer alors et c’est vous qui refusiez : cela vous amusait que j’eusse peur. La Seine était sinistre. Notre petit canot bondissait. Vous souvenez-vous des mots que vous m’avez dits ?

— Oui, je m’en souviens.

— Vous ne les pensiez pas, peut-être ?

— Si, et je les pense toujours, Fanchette, prononça Philippe comme malgré lui. Pourquoi me forcez-vous à vous l’avouer encore, puisque c’est fini ? Vous me rendrez fou.

— Croyez-vous que je ne sois pas malheureuse, moi ? dit Fanchette dont les yeux, de pierre froide et claire, s’adoucissaient divinement. J’avais seize ans quand vous avez surgi dans ma vie. Dieu sait si je pensais à flirter. Dès la première visite vous m’avez laissé un souvenir indéracinable. Quand on vous a vu, Philippe, une seule fois même, c’est ainsi. Vous êtes si audacieux ! Vous sentez l’espace, l’air des étoiles. Vous donnez un peu le vertige. On est attiré. Et moi, dites, quelle impression ai-je faite en vous ?

— Ah ! vous savez bien, Fanchette, vous savez bien ; et vous voyez qu’aujourd’hui encore, après dix-huit mois, je suis aussi bouleversé devant vous que le premier jour. Aussi ne fallait-il pas nous revoir, jamais, jamais.

— Mais pourquoi ? Qui nous empêche de nous aimer ? Moi, j’ai cru au bonheur longtemps. Vous m’aviez dit : « Vous êtes la seule. » Et puis vous avez disparu, tout d’un coup, sans explication. Je ne suis plus la seule, dites ?

Philippe eut un rire triste :

— Une autre que vous, Fanchette ? Vous croyez qu’une autre femme pourrait me charmer ? Non, vous entendez, jamais une autre. J’ai pris le grand deuil de tout amour, de tout bonheur. Je resterai tout seul, jusqu’au soir où mes ailes casseront. Mais d’ici là je volerai avec votre ombre, je vous emporterai dans les nuages, pas une minute vous ne cesserez d’habiter mon ciel.

Soudain elle le poussa doucement par le bras.

— Venez au petit bois, qu’on voit là-bas. Je viens d’apercevoir votre belle-sœur qui a soulevé le rideau de sa fenêtre. Elle est curieuse, Cécile.

Philippe se laissait faire. Il suivait Fanchette qui murmurait le long de l’allée courbe :

— Vous comprenez, je ne puis rester ainsi, je veux savoir ce qui nous sépare. Est-ce mon argent ?

— Oui, dit Philippe.

Elle reçut le choc avec orgueil, comme un compliment colossal, et redevenant statue :

— C’est vrai que je suis très riche. Quatre hommes en ce moment encore travaillent pour moi, pour que je sois parée comme une reine, pour que je sois une puissance, que je joue avec l’or aussi naturellement que les petits enfants avec le sable. C’est mon grand-père Boniface qui spécule toujours. malgré ses soixante-seize ans, c’est mon père seul, maintenant dans sa minoterie, c’est enfin Samuel et Frédéric. Je suis leur but. Il faut que je devienne la grosse dot dont on parle. Jamais assez, voilà leur mot, à mqs frères, quand il s’agit de moi. Pour entasser un million de plus sur mes épaules, vous les feriez trimer la nuit comme le jour. Vous verrez : ils ne se marieront que quand ils m’auront dotée comme une impératrice. Oui, je serai mademoiselle Crésus ; et puis après ?

Chouchou tremblant la scrutait de ses yeux dévorateurs. Elle était debout devant lui, les pieds dans la mousse, longue, frêle de hanches, avec un regard de diamant sans feux. Elle ne se doutait pas qu’avec la férocité instinctive de l’homme qui aime sans mesure, il l’analysait, pesait ses paroles, jugeait cette cohésion qui l’unissait à l’argent au point de l’en faire se vanter comme d’un avantage physique. L’argent faisait corps avec elle. Il lui était plus intime que la ligne charmante de ses dix-sept ans, plus familier que ces sciences dont elle se nourrissait avec tant de fierté. Philippe était devenu sévère, car l’amour, quoi qu’on ait dit, n’est point aveugle. Lui seul voit clair, bien plutôt. Le jeune homme renchérit d’orgueil pour dire âprement :

— Moi, je suis un pauvre diable. Je ne vaux pas le libre aviateur qui pique droit où il veut. Je ne choisis ni mon appareil, ni ma route. Je suis le faucon apprivoisé que mon patron lance où bon lui semble. J’essaie tantôt un moteur, et tantôt un autre. Un petit employé, vous comprenez, Fanchette, un rien du tout, Martin d’Oyse sans le sou.

Elle l’écrasa d’un mot souverain :

— Qu’est-ce que cela fait, Philippe, si vous me plaisez ainsi ?

— Mais moi, Fanchette, je me déplairais à moi-même…

Elle reprit :

— D’abord vous ne serez pas si dépourvu. Mes frères me l’ont dit hier soir : l’usine de votre père est en train de doubler sa production. Évidemment il n’y fallait que des capitaux, et le tour de main de Sam et de Freddy. Bientôt vous serez riche, Philippe. Connaissez-vous leur projet, à mes frères ? Non. Eh bien, ils m’ont confié cela hier soir. Ils vont construire. La filature va devenir grandiose. Une salle de filage qui sera comme une cathédrale ! Soixante mille broches !

— Vous saviez ce que c’était que des broches, dites, Fanchette ?

— Non. Mais Frédéric m’a expliqué. Ces choses-là, je les saisis tout de suite.

— Vous êtes bien une Alibert, une petite-fille du père Boniface, murmura Philippe, les dents serrées ; mais la chose n’est pas faite, Fanchette : mon père ne m’en a pas soufflé mot.

— Oh ! votre père, ne lui en parlez pas : on lui dira, plus tard, quand les plans seront finis. On les prépare. Alors, vous comprenez, mes frères sont en train de vous gagner une fortune, à vous aussi. Les Martin d’Oyse vont être opulents. Vous n’aurez plus à me reprocher mon argent.

Il la contempla longuement sans lui répondre. Elle crut que le prestige de tout cet or évoqué finissait par griser le jeune homme, quand au contraire, avec une lucidité complète, il disséquait en elle le mystère de la race qui affleurait là sous les paroles. Et elle, avec son mélange de naïveté amoureuse et d’esprit pratique, poursuivait son raisonnement. Philippe ne serait pas toujours aux gages d’un constructeur. Les capitaux qui lui reviendraient sur l’usine, qui l’empêcherait de les mettre dans une affaire d’avions, et de construire lui-même ? À ce moment-là, il ferait voler les autres, et lui resterait bien tranquille chez lui, sans plus craindre désormais la panne de moteur ou l’accident stupide.

Philippe était tout frémissant. Il essaya de lui expliquer :

— Fanchette, vous ne comprenez pas ; voler, pour moi, c’est l’essentiel, c’est la vie.

Mais il devina qu’il fallait renoncer à la convaincre. Elle ne verrait jamais dans ses ascensions que l’énergique effort d’un vaillant garçon qui lutte pour l’existence. Le rêve de Philippe lui était fermé.

— On dirait que je vous ai fait de la peine ? demanda-t-elle câlinement en se rapprochant de lui.

Philippe ferma les yeux. Sentir en même temps de l’attrait et de l’aversion pour ce jeune être adorable lui semblait pervers, malsain et honteux. Mille sentiments de race qui fourmillaient en lui, levaient la tête, comme de petits hobereaux comiques, pour affirmer leur supériorité. Tous péroraient. L’un disait : « Mes raffinements » ; l’autre : « Mes ancêtres ». Ou bien c’était : « Ma chevalerie », « Ma spiritualité », « Mon culte de la Pensée pure », « Ma poésie », « Ma religion des divines inutilités », « Les charmes de la vie », « La subtilité », « Le panache ». Et son échine frissonnait encore de s’être allongée un soir dans le lit d’un roi au souvenir flamboyant qui y avait, trois cents ans plus tôt, épousé sa famille. Toutes ces sensations tourbillonnèrent en lui l’espace d’un instant. Presque en même temps, un souffle frôla sa joue, il respira des cheveux parfumés, et une voix à son oreille chuchota :

— Chouchou…

Ce nom le foudroya. Jusqu’ici Fanchette ignorait qu’on l’appelât ainsi. C’était un peu le monopole de madame Martin d’Oyse dont ce touche-à-tout de Cécile avait aussi abusé. Il s’en fâchait, il le répudiait comme un ridicule. Il se prétendait diminué sous ce vocable poupin. Mais jamais il n’avait entendu ces syllabes tendres et si intimes passer sur les lèvres d’une femme aimée. Ce fut comme un mot neuf, un nom jamais entendu, la substance et le goût de son âme dans la bouche même de Fanchette. Son jeune sang bondit. L’esprit de race croula. Philippe saisit la frêle épaule de Fanchette, la força de ployer et maintint ses deux mains brutalement pour baiser sa nuque blanche tant qu’il voulut.

IV

Le mercredi suivant, comme l’auto ramenait de l’usine les cousins riches pour le déjeuner, Samuel dit en sautant à terre :

— Monsieur Martin d’Oyse, mademoiselle Natier vient de me prévenir que notre architecte a téléphoné ce matin, annonçant sa visite pour l’après-midi. Si vous le permettez, nous redescendrons de bonne heure afin d’être sûrement présents.

— Que vient faire ici cet architecte ? demanda l’insouciant M. Xavier.

— Nous l’avons invité, reprit Samuel. Il s’agit des travaux d’agrandissement de la filature.

— Agrandir la filature ! sursauta le gentilhomme ; à quoi bon ?

Les Alibert enjôleurs et conciliants l’entourèrent pour le chapitrer gentiment. Ils avaient des gestes familiers, le prenaient par le bras, le tenaient à l’épaule. Oh ! des projets en l’air. Mais c’était intéressant de savoir ce qu’il en coûterait pour tripler du jour au lendemain ses bénéfices. On peut toujours calculer dans l’hypothèse. Ne serait-ce pas amusant de faire écumer Taverny ?

Et tous deux riaient comme des enfants, de leur bon rire sonore.

— Taverny, voilà longtemps que je ne lui en veux plus, affirma M. Martin d’Oyse. Il pourrait revenir, je lui tendrais la main.

— Là n’est pas la question, reprit Frédéric en traitant à part lui cette générosité d’enfantillage. L’important aujourd’hui est de redescendre promptement à l’usine afin de recevoir l’architecte.

— Impossible, pour moi du moins, déclara M. Martin d’Oyse, car je dois me rendre à la séance de la Rose Rodanaise.

Là-dessus les Alibert se récrièrent hautement. La séance de la Rose n’avait pas d’importance. Passe encore d’y aller quand aucun événement particulier ne se présentait à l’usine ; mais le jour où les circonstances rendaient indispensable la présence de tous les chefs à l’établissement, on n’avait qu’à sacrifier la puérile obligation d’aller écouter ces messieurs. Après tout, les affaires sont les affaires.

M. Martin d’Oyse reprit :

— Il n’y a pas d’obligation d’affaires qui surpasse pour moi celles que m’impose, au nom de la politesse et au nom des belles-lettres, la compagnie dont j’ai l’honneur de faire partie. Si je manquais à la séance d’aujourd’hui, j’offenserais spécialement deux de mes collègues dont l’un doit présenter à la réunion un mémoire sur les premières fondations de la cathédrale de Rodan, et l’autre un rapport sur les vers du président de Tourneville. Le premier a consacré sa vie, sa vie obscure et désintéressée, à une monographie de sa cathédrale, et toute l’histoire frémissante de la ville sort de ses papiers et de ses documents. On y puisera éternellement la vérité du passé. Le second a découvert, du président au parlement de Rodan, des vers inédits et, paraît-il, remarquables, dont il doit nous donner la primeur aujourd’hui. Je me sentirais jouer un grossier personnage si je subordonnais mes devoirs de piété littéraire à je ne sais quel projet de lucre ou d’ambition matérielle. Les affaires sont les servantes. Les belles-lettres et la pensée sont les princesses. On ne peut donner le pas aux premières. Vous m’excuserez, messieurs, je suis désolé, mais je ne puis retourner à l’usine cette après-midi.

Sam et Freddy devinrent maussades. C’était une chose fort ennuyeuse pour eux, car on ne pouvait rien décider en l’absence de M. Xavier ; et comme, en réalité, leur dessein d’agrandir la filature était beaucoup plus avancé qu’ils ne disaient, et que l’architecte arrivait avec des plans bien arrêtés, on aurait pu, sans ce contre-temps, se déterminer de ce jour pour l’entreprise des travaux. Cependant l’âge de M. Martin d’Oyse et le prestige qu’il gardait à leurs yeux les empêchaient d’apprécier tout haut les raisons dont il se servait. Une inconcevable manie, voilà ce que tous deux voyaient dans les scrupules du gentilhomme. Ils rongeaient leur frein en silence. Ils se tournaient désespérément vers Élie. Elle appuya :

— Du moment où mon père en fait une question de conscience, nous ne pouvons insister.

Cependant Chouchou était survenu, il avait entendu la discussion, et il pensait :

— Est-ce que papa n’exagère pas ? Est-ce qu’on doit un pareil culte à la pensée pure ? Les Alibert aussi ont une pensée, mais une pensée qui se traduit sans cesse par l’action. Leur pensée devient moteur, machine, farine, coton. Mais tout cela règne d’abord dans leur esprit en noble conception. Ce sont des créateurs. Dieu n’a pas dédaigné de créer la matière. La force des Alibert fait pâlir l’éclat de notre spiritualité. Leur force est venue à notre secours. N’avons-nous pas mauvaise grâce à la traiter de haut ? Où est la supériorité ? En cette minute, par leur silence, eux qui n’ont rien compris à la tirade de papa, se montrent fort délicats. Ils sont parfaits. En somme, les changements qu’ils ont introduits chez nous, je les goûte infiniment. L’électricité au château est fort commode, et mes parents jouissent maintenant de l’auto qui a détrôné la calèche. En somme, la supériorité ne serait-elle pas du côté de ceux qui ont raison ?

Mais Chouchou spéculait sous l’influence d’un démon, celui qui le possédait, depuis que dans le bois il avait baisé la nuque blanche de Fanchette Alibert, tant qu’il avait voulu.

V

Un dimanche, l’usine dormait toute froide sous un ciel gris. Les Alibert y descendirent néanmoins, et après avoir pris au bureau un rouleau de papier dont on apercevait le coloriage, se dirigèrent de leur pas cadencé vers la petite maison de Marthe Natier. Ils avaient l’air en même temps décidés et contents d’eux-mêmes. Sam, la tête haute, flairait le vent de son nez court aux narines larges. La seule phrase qu’il proféra pendant le trajet fut :

— Ces pauvres Martin d’Oyse, évidemment, ne pouvaient s’en tirer tout seuls.

— Ils n’en auraient eu ni les moyens, ni l’idée, reprit Freddy.

Ils trouvèrent Nathalie et sa fille dans le potager, fourrageant la haie splendide des haricots à rames, lui arrachant une à une, à deux doigts, les cosses en forme de virgule où les grains blancs s’alignaient comme des perles dans un écrin vert.

Marthe dit, en retenant sa mauvaise humeur :

— Tiens, voici ces messieurs Alibert !

Et elle écarta son panier de vendangeuse pour aller les rejoindre. Elle fut surprise de la satisfaction, de la bonté même qu’exprimait leur physionomie. Ils la saluèrent et demandèrent s’ils pourraient avoir un entretien avec elle et sa mère. Alors les deux femmes, laissant là leur récolte, s’acheminèrent avec ces messieurs jusqu’à la maison. Et pendant ce temps ces messieurs scrutaient cette pauvre petite maison, si basse qu’elle n’était guère que quatre fenêtres aux volets verts, coiffées d’un toit de tuile à lucarnes. Ils la disséquaient, ils la démolissaient d’un coup d’œil. Deux coups de pioche là-dedans et tout était par terre. Crépie depuis dix ans, elle avait pris une couleur jaune, l’aspect doré de la pierre ; et entre les volets grimpaient des volubilis dont les calices violets et roses, enhardis par le temps sombre, demeuraient épanouis malgré l’heure avancée du jour.

Une fois dans la salle, Sam et Freddy, avec un mystérieux sourire, déployèrent le rouleau de papier. Des images peintes s’étalèrent sur la table, Samuel dit :

— Mademoiselle Natier, venez voir ces jolis projets de maison.

Il y avait des pavillons biscornus ; des chalets aux toits rutilants ; des perrons minuscules bordés de trois balustres ; et devant chaque façade une pelouse garnie de fleurs roses. Nathalie mit ses lunettes et, intimidée par ces messieurs, déclara :

— Comme c’est beau !

Samuel reprit :

— Choisissez le projet que vous aimeriez, mademoiselle Natier, car moi et mon frère, nous avons l’intention de faire construire une de ces maisons pour vous l’offrir.

Les bras de la dactylographe lui tombèrent le long du corps. Elle n’osait rien dire, mais ses yeux demandaient à Samuel Alibert si cela était vrai.

— C’est absolument sérieux, mademoiselle, fit à son tour Frédéric ; vous avez l’air de ne pas nous croire ! Nous voulons vous loger coquettement, gentiment, dans celui de ces petits chalets qui vous plaira.

Marthe interrogea aussitôt :

— Et monsieur Martin d’Oyse ?

Oh ! il n’y est pour rien, affirmèrent ensemble les deux jeunes gens. C’est personnellement que moi et mon frère vous faisons ce cadeau. Nous avons des capitaux, nous presserons la construction : au printemps prochain, vous pourrez y être installée avec votre maman.

Marthe avait été plusieurs minutes éblouie. Les fraîches couleurs de la planche, la présentation avantageuse des petits chalets avec la légende : salle à manger, salon, premier étage, grenier, mansarde, lui tournèrent un peu la tête. Elle entrait de plain-pied de la vie rustique dans une existence bourgeoise. Mais son esprit avisé se ressaisit :

— Messieurs Alibert, dans quel but nous faites-vous ce cadeau ? questionna-t-elle, l’œil méfiant.

— Oh ! répondit Samuel, je vais vous avouer bien franchement notre mobile. Nous voulons ce terrain où vous habitez. Il nous le faut pour agrandir l’usine. Or, nos associés nous ont expliqué de quelle manière vous le possédiez et le point d’honneur qu’ils mettraient à ne point vous le reprendre. Nous avons compris. Nous comprenons ces choses-là, mademoiselle Natier. Nous voulons n’être venus dans la vallée que pour le bien de tous, et non pas pour y créer des chagrins. Nous ne sommes pas des tyrans. Nous voulons faire votre bonheur et celui de nos associés, et moi et mon frère nous avons conçu le dessein que nous vous proposons là. Nous vous demandons de sacrifier à la prospérité de la filature la bicoque où vous vivez et d’accepter l’une de ces jolies habitations en échange. C’est notre manière à nous de faire des affaires.

Marthe cette fois fut émue. Les Alibert ne cachaient ni leur intérêt, ni leur calcul ; malgré tout, il y avait dans l’ampleur de leur combinaison une générosité et même une sensibilité qui l’enchantèrent. Pour un peu elle eût pleuré. Elle n’avait jamais compris jusqu’ici les Alibert ni la part de bonnes intentions qu’il y avait dans leurs actes. Ils amalgamaient étroitement leur âpreté aux affaires, leurs ambitions d’argent et le souci de se conduire en hommes de bien. Tout cela formait les rouages différents d’une même machine. Ils allaient ainsi d’accord avec leur conscience, dignement.

Mais les rapides propos échangés avaient échappé à la mère Nathalie. Elle entendait de travers, ne savait pas ce qu’il y avait, croyait qu’il s’agissait d’une maison pour ces messieurs, et continuait de regarder les belles images en murmurant :

— Comme c’est joli !

— Messieurs, dit Marthe, je vous remercie de tout mon cœur. Vous êtes très délicats, très délicats. Je suis touchée. Laissez-moi quelques jours pour réfléchir, pour habituer ma mère à cette pensée.

— Oh ! il faut réfléchir tout de suite, dit Samuel.

— Je voudrais savoir ce que pense de cela monsieur Xavier.

— Monsieur Martin d’Oyse n’a rien à voir dans notre décision, reprit Freddy. Cela ne concerne que vous et nous-mêmes. Nous faisons seuls tous les frais.

— Oui, je sais, acheva Marthe malicieuse, vous avez des capitaux.

À la porte on se serra les mains. Les plans étaient restés sur la table. La bonne femme interrogea :

— Qu’est-ce qu’ils voulaient ?

Marthe en deux mots lui expliqua tout.

— Mais je ne veux pas, moi, fit Nathalie en se révoltant. On est chez nous, ici. Leurs belles maisons, ça m’est égal. Je veux mourir là-dedans !

VI

Le dîner s’achevait, le même jour, dans la salle à manger des Martin d’Oyse. Un compotier de fraises avait attiré une abeille, et la lumière, des papillons fauves et velus. Cécile, gourmande, roulait ses fraises dans le sucre, et les mangeait en les suçant de toute sa bouche ardente. Élie parlait du roman qu’il lisait. Au second étage, dans le salon des Alibert, Fanchette jouait languissamment du Mendelsohn, musique de spleen et de désespérance. Et sa fenêtre étant ouverte, ses harmonies glissaient dans le parc, venaient jusqu’ici retentir à l’âme de Chouchou.

Décidément Chouchou était resté aux Verdelettes. Fanchette l’avait impérieusement convaincu par les mêmes raisons dont sa musique, à cette heure, accablait encore le jeune homme. Il ne pensait plus à voler. Il ne pensait plus à s’ennuyer. Il ne pensait plus qu’à Fanchette. Et les Alibert, qui ne paraissaient pas ignorer totalement le penchant de leur jeune sœur, s’épanouissaient d’aise devant l’accord peu douteux de ces deux tendres cœurs. Ils choyaient Philippe. Lui, si austère, avait maintenant dans sa poche, à l’usage de ses cigares ou de ses cigarettes, tous les bibelots imaginables d’orfèvrerie, dont des cousins riches le comblaient. Il disait :

— Ce sont de très chics types.

— … La forme dans un roman, continuait Elie, est le côté par lequel un écrivain demeure assujetti à l’art, car le roman est un genre mixte, ressortissant tout à la fois à la poésie et à la parole. Par l’une, il tient à l’Art supérieur ; par l’autre, tout simplement à l’humanité.

— Mais la parole est un art, dit madame Élisabeth.

— Et tous les arts doivent être issus de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, ajouta M. Martin d’Oyse.

— La laideur humaine… objecta Chouchou, dédaigneux.

Mais son père l’arrêta.

— Il ne faut pas dire : la laideur humaine, Philippe. Tout dans l’homme nous est sujet d’étude et d’intérêt supérieur, et l’homme est même le seul sujet d’étude et d’intérêt supérieur.

Cécile s’écria :

— Oh ! tous ces papillons autour de la lumière !

— L’électricité a cela d’agréable, dit Chouchou, que les papillons peuvent maintenant venir se griser à la lumière sans brûler leurs ailes.

— Encore une charmante image qui disparaît, soupira ou feignit de soupirer, avec un peu de mélancolie vraie, pourtant, madame Martin d’Oyse.

À ce moment un domestique vint lui demander, à voix basse, s’il pouvait introduire ici madame Natier, qui arrivait toute fatiguée de la vallée.

— Oh ! la pauvre Nathalie ! qu’elle entre bien vite.

Elle entra. Sa figure plissée et parcheminée était encadrée du bonnet noir des dimanches qui portait un coquelicot vif sur le côté. Élie avait des gants et son manteau riche, qui depuis dix ans conservait dans l’armoire le lustre du neuf. Tout le monde lui fit fête, et elle s’assit à côté de madame, face à monsieur. On lui demanda ce qui l’amenait à cette heure.

— C’est une bien grande contrariété, monsieur Xavier, dit-elle en redevenant tragique, et j’aurais dû mourir plus tôt afin de ne pas voir ça.

Elle excitait ainsi les curiosités. On faisait mille suppositions, et on s’apitoyait, car toute sa souffrance intime se lisait dans le pli de sa bouche, dans cette expression douloureuse des vieilles femmes qui fait frémir.

— Monsieur se souvient ; quand j’ai épousé Natier, il m’a dit : « Nathalie, je vous donne la petite maison de l’ancien contremaître, vous y resterez votre vie durant. Vous en serez seule maîtresse, elle est votre bien. » Et monsieur a même ajouté comme ça : « C’est en souvenir de ce que madame et moi nous vous devons. »

Là-dessus la bonne femme s’arrêta une minute. Elle regarda monsieur et madame, elle revoyait tout leur roman, leur belle jeunesse, et monsieur, dans l’élégance de ses vingt-cinq ans, baisant la main de la pauvre fille qu’elle était : « Mademoiselle, il ne me reste plus qu’à vous remercier comme une personne de qualité. » Et la fuite dans le parc, et le voyage à Rodan, et les adieux déchirants des deux jeunes gens devant la porte lourde du couvent de la Visitation, et les mots troublants qu’ils s’étaient dits là, qu’elle avait entendus, humble servante, et qu’elle n’avait de sa vie répétés à personne, bien qu’après trente-deux ans elle eut encore dans l’âme le souffle de leur passion. Eh bien, dans son intellect un peu confus, le monument mystique de tout cela c’était sa maison, sa vieille maison, sa chère maison qui avait une figure et un sens.

Monsieur lui souriait comme au vieux témoin de son grand amour. Jamais ils ne reparlaient plus ensemble de ces choses anciennes, mais on savait bien qu’on y pensait rien qu’en se regardant. Nathalie reprit :

— Monsieur et madame ne me devaient rien, je n’ai jamais fait que les servir selon mon devoir. Mais j’ai eu ma maison, ma fille y est née, mon pauvre Natier y est mort. Je disais que j’y mourrais aussi, et voilà que maintenant ces messieurs Alibert veulent nous faire cadeau d’un beau chalet sur la route de Rodan, à seule fin que nous déménagions pour qu’ils puissent jeter bas ma pauvre maison et agrandir la filature sur ce terrain. Alors, ce soir, je viens aux nouvelles. Si c’est l’idée de monsieur que je m’en aille, je m’en irai. Moi, je ne connais que monsieur et madame. Mais si ce n’est pas son idée, on aura beau me proposer un palais sur la route de Rodan avec balcon, perron, salle à manger : moi, j’aime mieux garder ma maison.

Elle essuya ses yeux ruisselants. Les trois Martin d’Oyse échangèrent un regard troublé.

— Ces Alibert sont tenaces, dit le père.

Élie murmura :

— Ils ont trouvé ce stratagème pour tout concilier : faire bâtir une petite habitation coquette et tenter ainsi ces deux femmes pour les expulser sans brutalité.

— Il me semble, dit Chouchou, que, comme procédé, on ne peut trouver plus élégant.

M. Martin d’Oyse déclara simplement :

— Nathalie est la seule maîtresse en l’occurrence. Sa maison lui appartient. Elle décidera.

Nathalie, maintenant, pleurait de plus en plus fort :

— Mais, monsieur, dans une de ces belles maisons dont ces messieurs Alibert sont venus nous montrer les imagés tantôt, je ne me reconnaîtrai plus, je ne me retrouverai plus. Et puis ce genre de la ville ne me plaît pas. Il me faut ma grande cheminée, mes petites fenêtres, mon vieux lit dans son coin et mon pauvre potager dont je retourne la terre depuis vingt-cinq ans et qui m’a tant donné, tant donné !

— C’est de l’enfantillage, ça, madame Natier, dit Cécile sévère ; vous vous habitueriez vite à une autre maison. Pour une manie on ne peut sacrifier les intérêts de la filature qui ne demande qu’à prendre de l’extension, qui étouffe dans ses bâtiments étroits, qui rapporterait une fortune colossale si on lui laissait le droit de s’étaler à son aise.

— Ma chérie, supplia son mari, écoutez mon père.

M. Martin d’Oyse disait :

— Cela est secondaire. Le vrai point de vue, l’unique point de vue est ceci : j’ai fait, il y a vingt-cinq ans, une donation à Nathalie ; je ne dois pas plus revenir moralement sur ma parole que je ne puis revenir légalement sur l’acte notarié.

Philippe, à voix basse, émit une idée :

— On pourrait discuter la question avec Marthe, qui est une intelligence.

La main du père tomba lourdement sur la table. Sa douceur accoutumée avait disparu. Il dit d’une voix sourde mais toute altérée d’indignation :

— On ne discutera pas, Nathalie est libre. Je la connais. C’est un sentiment profond et souverain qui l’attache à sa vieille masure. C’est toute sa sentimentalité. Son passé respire dans l’ombre des coins obscurs. Les murs ont des yeux pour la regarder. Ce sont ses Verdelettes à elle. Jamais un sentiment sacré n’entrera pour moi en balance avec l’appât d’un gain plus grand.

— Alors, l’idée de monsieur, c’est que je garde ma maison ? demanda Nathalie.

Tous étaient suspendus aux lèvres du père de famille. Il répondit après une longue réflexion :

— Oui, que vous la gardiez.

VII

Cécile et Fanchette couraient les champs avec Philippe. La jeune bru était ravie de favoriser l’idylle qu’elle avait démasquée. Souvent elle prenait un livre, et dès qu’on avait dépassé les abords du château, s’asseyait pour lire, laissant ainsi les amoureux vagabonder à leur aise. Mais, ce jour-là, les deux cousines avaient autant à dire l’une que l’autre. On suivait un chemin entre deux murailles droites de blé mûr. Fanchette allait devant, de son pas allongé de grande gamine ; Chouchou suivait son sillage, grisé par sa présence et rêvant de prendre dans ses bras ces frêles épaules balancées ; madame Élie venait par derrière, son chapeau de soleil ombrageant son front courroucé.

— Philippe, lança-t-elle enfin, votre père est ridicule.

On vit le profil aigu de l’aviateur se retourner brusquement.

— Que voulez-vous dire, Cécile ?

Tous trois du coup s’arrêtèrent. Les épis leur venaient au coude. Ils avaient l’impression de se baigner dans le blé qui courait en vagues lointaines. Cécile reprit :

— Je veux parler de son attitude au sujet de cette bonne femme et de la petite maison. Mes cousins avaient été gentils, hein, Philippe ? Avouez qu’ils avaient été gentils pour la bonne femme ?

— Oui, fit Chouchou, un peu troublé ; d’ailleurs, ils sont toujours d’une correction parfaite.

La grande gamine lui sourit à ce mot, en remerciement, et elle se mit à contempler de ses prunelles glaciales et fixes le plateau couvert de blés, les arbres de la ferme Josseaume qui enclosaient la mare, et les épis et girouettes des Verdelettes, qui pointaient là-bas par-dessus les sapins. Cécile continua :

— Mes cousins arrangent tout, manigancent tout pour que la vieille déménage sans même s’en apercevoir. Là-dessus votre père intervient, introduit du sentiment là où l’on n’en avait que faire, exalte Nathalie, l’excite aux larmes, aux regrets, attache une espèce de mysticisme à la bicoque, et finalement abuse de l’autorité qu’il possède encore sur cette ancienne servante pour lui enjoindre de se cramponner à ses vieux murs.

Chouchou, tout crispé, garda le silence. D’une main caressante, il prit seulement la main de Fanchette, et il finit par murmurer :

— Il s’agit d’une cabane que…

— Oh ! je suis au courant, reprit Fanchette avec un brin d’ironie.

— Eh bien, poursuivit Cécile, je le trouve ridicule, mon beau-père, car c’est toute sa fortune et celle de ses enfants qui est en question. Pour ne pas déplacer deux femmes, qui seraient beaucoup mieux ailleurs, entre parenthèses, il sacrifie le magnifique épanouissement de la filature. Il diminue, il paralyse, il étouffe, il atrophie.

La veille au soir, à table, pendant que son père parlait à Nathalie, Chouchou avait éprouvé le même sentiment. Il s’alliait alors en pensée aux Alibert qui défendaient la force d’expansion, la beauté de la vie matérielle, et il blâmait son père qui aurait dû envoyer Nathalie au diable. Et là, aujourd’hui, dans ce champ de blé, voilà qu’au lieu d’approuver Cécile qui parlait si raisonnablement, si pratiquement, si intelligemment, il s’irritait. Il se retourna vers Fanchette ;

— N’est-ce pas, Fanchette, vous, vous comprenez mon père qui ne veut pas édifier une fortune sur les ruines d’une maison qui est tout le bonheur de cette vieille Fidélité appelée Nathalie.

— Oh ! non, je ne le comprends pas du tout, répondit tranquillement la jeune fille.

Ces paroles furent un dard dans le cœur de Philippe. Il dévisagea douloureusement celle qui venait de le blesser. Le regard froid de Fanchette filtrait sous les cils blonds. Elle lui parut la fille d’une planète inconnue, et il désira son âme mystérieuse. Mais, après un éblouissement passager, il suivit l’autre passion qui le solidarisait avec son père, avec l’esprit des Martin d’Oyse, avec le sens de sa race.

— Les valeurs de l’argent, expliqua-t-il aux deux jeunes femmes, nous les reconnaissons, mais nous plaçons au-dessus les valeurs morales. Or, l’engagement de mon père vis-à-vis de la mère Natier, c’est une valeur morale. Et le sentiment qui attache cette vieille femme à sa maison, c’est une valeur morale. On ne peut pas écraser les valeurs morales sous les valeurs matérielles.

— Il n’y avait qu’à laisser mes frères agir, dit Fanchette. Ils n’écrasaient rien du tout. Les dames Natier auraient été enchantées finalement. D’ailleurs ils arriveront à ce qu’ils veulent. Mais votre imagination déforme tout dans son nuage. Vous avez des mots. Eux posent des actes.

Elle avait pris à ses cours l’esprit scientifique et parlait avec précision. Et il y avait en plus chez elle la rigueur rationnelle des Alibert.

— Vous ne sentez pas, dit en frémissant le jeune homme, que l’usine agrandie, quand les salles de filage démesurées s’allongeront jusque sur l’ancien potager de la vieille, et que les bénéfices doubleront, l’or entrera chez nous comme le prix des larmes de la bonne femme et le produit de son chagrin ?

Les deux cousines se mirent à rire. Leur rire exaspéra Philippe. Il était le langage de l’autre race. À ce moment, Fanchette et lui se gonflaient chacun de l’orgueil de la sienne. C’était en vérité deux races puissantes et fécondes. On n’aurait pas su dire laquelle surpassait la race rivale, car si l’on aime mieux se sentir le plus subtil, rien ne prouve que subtilité soit supériorité. Philippe était le plus subtil, mais Fanchette avait la force qui ne se perd pas en raffinements, la force du grand-père Boniface. Et plus de jeunesse animait la race de Fanchette. Philippe la contemplait ardemment. Elle lui était effroyablement étrangère. Il comprit qu’il n’étreindrait jamais son âme ; que s’ils étaient un jour unis, ce serait sous l’illusion sensuelle, et il souhaita son appareil familier pour y sauter, pour s’élancer dans les espaces, pour se délivrer de Fanchette à jamais.

Il se remit en marche, seul d’abord, cheminant dans le blé. Les deux jeunes femmes le suivirent. On arrivait à la lisière d’un des immenses bois qui se déroulent sur le plateau jusqu’à Rodan. Personne maintenant ne soufflait mot. Philippe analysait en silence les ravages de son cœur. Tout d’un coup, comme on foulait déjà les feuilles tombées des premiers chênes, il entendit une voix suave qui murmurait :

— Chouchou…

De nouveau il se retourna. Fanchette était toute seule, Cécile avait disparu. La jeune fille levait sur Philippe ses yeux dont on ne savait s’ils étaient indifférents ou tristes.

— Vous pensez du mal de moi ?

— Non, Fanchette. Je vous admire toujours, mais je souffre parce que nous ne nous rencontrerons jamais, et que c’est le bonheur, cela, de se fondre dans une pensée unique, dans un sentiment unique. Nous sommes étrangers, Fanchette ! et c’est pour cela que je vous fuyais. Vous pensiez que c’était pour votre argent ? Oh ! il compte si peu à mes yeux que je n’aurais pas pris garde à lui. Mais il y a pire pour nous séparer, il y a cette horrible incompréhension mutuelle.

— Moi, dit-elle, j’aime quand je vous trouve obscur, puéril, phénoménal. J’aime quand vous êtes Martin d’Oyse, avec vos idées conventionnelles, votre chevalerie, vos complications, vos scrupules. Pourquoi n’aimez-vous pas quand je suis Alibert, carrément : positive et calculatrice comme mes frères ?

— Parce que l’amour tel que je le veux, Fanchette, c’est la tempête qui roule deux êtres et les enlace si étroitement qu’ils n’ont plus qu’une âme. Si vous étiez ma femme et que je vous tienne dans mes bras, et que je connaisse le triomphe de vous sentir à moi, je ne serais qu’un malheureux, puisque l’essence de vous-même, la flamme de votre vie m’échapperait.

— Mon cœur est à vous, pourtant, dit gravement Fanchette.

— Pas tout entier. J’y trouverai toujours, pour venir me briser à leur porte, les jardins interdits.

Deux larmes coulèrent des yeux froids de Fanchette. Elle s’approcha, prit Philippe à l’épaule, posa son front sur cette épaule, murmura :

— Je vous aime si complètement, il me semble !

Mais lui, tout frémissant, l’écarta, et il lui dit d’un air sauvage :

— Tout nous sépare, ne nous y trompons pas. Je ne veux pas être dupe de l’amour. Je veux l’amour tout-puissant, pas l’amour sournois. Je veux le même roman que mon père et ma mère, l’idylle immortelle. Nous sommes deux étrangers, Fanchette !

Elle murmura, cruellement offensée :

— Vous ne me disiez pas cela, sur l’eau, le soir de l’orage. Pourquoi m’avoir pris mon cœur, si vous n’en vouliez pas ? Je trouve votre casuistique abominable. C’est donc ça l’âme des Martin d’Oyse ? Moi, je vous aime, Chouchou, tout simplement. Je ne peux pas vous le cacher. Je vous aime comme une Alibert que je suis, de toutes mes forces, et sans y mettre la psychologie moisie des vieilles races. Ce n’est pas un Martin d’Oyse que j’aime, c’est vous, Philippe, c’est vous. Chouchou, audacieux, extraordinaire et tendre. J’ai rêvé…

Elle se retourna, n’en pouvant plus et honteuse de son désespoir. Elle se cacha le visage contre le fût énorme d’un chêne, son bras plié la protégeant des rigueurs de l’écorce. Philippe, ardent, dévorait des yeux ses hanches minces de nymphe sylvestre, sa nuque blanche sous les cheveux pâles. Et il se demanda :

« Est-ce que je ne suis pas fou ? C’est elle qui est saine et vraie. Peut-on raisonner avec l’amour ? »

Fanchette reprit :

— Mais ne craignez rien. Je disparaîtrai. Je ne mettrai pas plus longtemps à l’épreuve votre conscience timorée de gentilhomme. Seulement je vous en préviens, mes frères sauront tout, et ils jugeront.

— Pourquoi me dites-vous cela ? s’écria-t-il avec reproche.

C’était encore une de ces phrases malheureuses qui la situaient à mille lieues de lui. Les Alibert s’estimaient les bienfaiteurs des Martin d’Oyse. Ils l’étaient jusqu’à un certain degré et parce qu’ils l’étaient, n’auraient pas dû le laisser croire. Mais ils ne résistaient à la suprême ambition de la gratitude. Celle des Martin d’Oyse leur assurait la plus véritable souveraineté que leurs capitaux leur eussent jamais value. Le bienfait se mesure à l’importance de l’obligé. Les Alibert rendaient hommage à leurs associés en se montrant si avides à tout propos de leur reconnaissance. Mais c’était un hommage dont les Martin d’Oyse se fussent passés.

— Fanchette, continua Philippe acerbement, je sais que ma famille doit infiniment à vos frères. Mais ils n’ont rien à voir pour cela dans la conduite de ma vie.

Cette fois elle rougit légèrement.

— Dans trois jours je serai à Paris, dit-elle.

Philippe montra les nuages :

— Demain, je serai là.

VIII

— Mais enfin pourquoi s’en va-t-il ? soupirait madame Martin d’Oyse. Rien ne le rappelle à son parc ; personne ici ne lui a fait de peine. Il devait me donner cinq ou six semaines, comme chaque année. Il n’en a pas même passé trois aux Verdelettes !

Elle ne put rien tirer de son ténébreux enfant, sinon qu’il ne voulait plus rester si longtemps sans voler, ce qu’elle sentait faux. Il partit comme il avait dit, le lendemain de l’entretien tragique. Ses yeux tapis sous l’arcade sourcilière ne livraient rien de l’orage intérieur qu’il subissait. Il fit ses adieux à tous et personne des siens ne put voir ce qu’il souffrait. Samuel Alibert lui dit :

— Vous avez tort, Martin d’Oyse, vous avez tort.

Et là, il pensa fléchir. Samuel, dressé devant lui, armé de sa force tranquille, représentant la santé, la puissance brutale de la raison simple, faillit le subjuguer. Il fut séduit. Est-ce qu’il ne fallait pas tout bonnement s’abandonner à cette domination si naturelle basée sur l’argent et sur la vie ? Dans cet instant, sous le regard droit de ce garçon qui lui disait : « Vous avez tort », il fut plus véritablement tenté de rester, d’obéir aux instances de cette autre race robuste, que sous les yeux douloureux de Fanchette. Elle ne desserra pas les lèvres : une poignée de main nerveuse et ce fut tout. Nul ne vit le déchirement de leurs jeunes âmes. Fanchette s’essayait en vain à comprendre Philippe. Le labyrinthe de cette conscience de jeune homme l’égarait. C’eût été si simple de s’aimer. Dire qu’il la quittait, qu’il s’arrachait à elle à cause d’une vieille maison ! Elle le vit partir seul sur le chemin couvert, car il n’avait voulu personne pour l’accompagner à la gare. Elle espérait qu’il se retournerait : il ne le fit pas. Plus il était obscur, plus il attirait violemment son cœur. Elle pensa : « Je ne le reverrai plus. » Son regard glacé ne changea pas.

Philippe, lui, descendait à pied la route de la vallée déjà touchée par l’automne. Les verdures s’y faisaient plus sévères, et l’odeur de l’été en avait disparu. Il avait envie de se rouler en sanglotant sous les taillis. Quand il se vit dans l’absolue solitude, il appela tout haut ; « Fanchette ! Fanchette ! » Puis il se dit en frissonnant :

— Mais je suis fou, je suis totalement fou. À quoi est-ce que j’obéis ? Qu’est-ce qui commande en moi, plus fort qu’un tel amour ? Si je vivais cent ans, rien n’aurait valu dans ma vie que les minutes où j’ai tenu Fanchette dans mes bras ; et volontairement je m’en vais mener pour toujours loin d’elle une existence lamentable. Pourquoi ? sous quel prétexte ? Cet amour n’est-il pas complet ? Mais il est impossible d’aimer davantage. La crainte de voir mourir cet amour à cause de nos dissemblances ? Mais Fanchette vieillie, fanée, et toujours lointaine, je l’adorerais ; je l’ai senti en lui disant adieu, parce que ce n’est pas seulement de l’enveloppe frêle et charmante de son âme que je suis épris, c’est de cette âme même, de cette âme si virile que j’ai aperçue là, dans cette seconde, jusqu’en son tréfonds, souffrant sans se plaindre, farouchement.

En passant par la filature, il entra dire adieu à Marthe Natier et à sa mère. Elles déjeunaient. On lui offrit une pêche du potager. Il y mordit de bon cœur, parce que tout ce qui venait de ces humbles et loyales amies lui paraissait meilleur que le reste. Marthe lui demanda :

— Pourquoi partez-vous de si bonne heure cette année, monsieur Philippe ?

— On vient de construire des appareils nouveaux qu’il faut que j’essaye, répondit-il.

— Vous vous entendiez bien avec ces messieurs Alibert ?

Philippe sourit et dit que oui. Marthe détacha de son col une épingle d’or.

— Regardez ce qu’ils m’ont rapporté hier de Rodan.

Le jeune homme examina le bijou sans rien dire.

— Ils sont très généreux, continua Marthe qu’on sentait acculée à des concessions d’opinion.

Nathalie prit la parole.

— Pour moi, ils m’ont fait venir des poules pondeuses de Houdan. Ces petites bêtes-là n’étaient pas sitôt arrivées qu’elles m’ont mis quatre œufs dans la niche, et monsieur Frédéric m’a dit qu’il me donnerait un livre sur la façon de les élever.

Chouchou serrait les lèvres. Il éprouvait un désagrément à voir les Alibert combler Nathalie et sa fille. Les Martin d’Oyse, toujours obligés de compter, n’avaient jamais pu se permettre de ces prodigalités. Ils en étaient réduits à reculer devant un cadeau de deux louis ; Nathalie avait eu sa maison, un point, c’est tout. Quant à Marthe, elle touchait des appointements dérisoires et n’en voulait d’ailleurs point d’autres. Mais au fond, aux Verdelettes, on était un peu les obligés des Natier. Avec les Alibert, tout changeait

— Ah ! ils ont bon cœur, on ne peut dire le contraire, gémissait Nathalie, en pensant qu’ils voulaient cependant lui prendre sa pauvre maison.

Marthe accompagna Philippe sur le chemin de la rive, jusque devant le cèdre.

— J’espère bien, lui dit le jeune homme, que vous garderez votre maison. Mon père en a exprimé sa ferme volonté à ses associés. Je crois qu’ils ont eu à ce sujet une discussion serrée.

Marthe ne répondit pas. Quelques feuilles mortes tournoyaient sur l’eau ; elle les regardait en silence. La filature en plein travail ronflait éperdument, et les échappements périodiques de la vapeur imitaient une respiration de fièvre. Philippe n’aimait pas le silence de Marthe. C’était sa franchise nette et gaie qu’il prisait tant. Il continua :

— Mon père l’a dit carrément ; quand même il devrait y perdre une fortune — vous savez comme il y tient peu, à la fortune — il ne consentira jamais à vous déposséder.

— Oh ! fit Marthe en hésitant un peu ; c’est une idée de vieille femme qu’a maman. Car, monsieur Philippe, si vous saviez les jolis modèles de maison que ces messieurs nous ont donnés à choisir !

Philippe lui dit adieu, un peu brusquement, et il continua de cheminer le long de la rivière, vers la gare. Il traînait le pas visiblement,

comme si sa valise eût été trop lourde.

QUATRIÈME PARTIE

I

— Où donc est ma femme ? demandait souvent, en remontant de l’usine, Élie Martin d’Oyse.

Il la cherchait un peu, pour la forme. Dans le fond, il la savait parfaitement chez les Alibert, au second, car depuis que Fanchette habitait le château, les deux cousines, si différentes d’apparence pourtant, ne se quittaient guère. Les deux garçons, eux aussi, à cette heure-là regagnaient leur appartement. Élie, dans son cabinet de la tourelle, inconsciemment, prêtait l’oreille. On entendait leurs voix sonores et le rire perlé de Cécile. Ils se retrouvaient là-haut tous les quatre en famille. Ils s’épanouissaient librement. Le mari, un pli d’amertume aux lèvres, fumait des cigarettes ; la revue qu’il allait lire demeurait ouverte devant lui et il mettait une coquetterie à ne pas bouger, à attendre sa femme qui ne redescendait souvent qu’au dîner.

Ce soir-là Samuel Alibert, en rentrant, avait embrassé Fanchette plus tendrement que de coutume. La tristesse de la petite sœur les ravageait, Frédéric et lui. Leur étonnement était sans mesure de rencontrer une adversité qui résistât à leur puissance. Un dérivatif même, leur argent n’avait pu l’offrir à Fanchette qui repoussait jusqu’à l’idée d’un voyage, d’une distraction. Elle restait là, inoccupée, ses yeux pâles, glacés à force d’être incolores, perdus dans l’espace. Quelquefois elle ouvrait ses livres de chimie. Jamais elle ne s’était plainte.

— Tu as l’air souffrante ce soir, mon petit, lui dit Samuel en adoucissant la voix.

— Je me porte très bien, Sam, je t’assure.

— Vous ne voyez pas ce qu’elle a ? intervint Cécile, mais elle est gelée ici, votre sœur, littéralement. On meurt de froid dans cette grande caserne, dès la fin de septembre. Et je vous prie de croire que, l’hiver, ce n’est pas drôle. Mes beaux-parents s’évertuent à faire jeter des quartiers de hêtre dans les cheminées, mais on ne peut arriver à une température acceptable.

Les deux frères prononcèrent ensemble :

— Ce qu’il faut ici, c’est le chauffage central.

— Ah ! dit Cécile, parlez-en à mes beaux-parents, vous entendrez les cris qu’ils pousseront ! Le chauffage central aux Verdelettes ! autant leur demander de se déshonorer.

— C’est trop cher ? interrogea naïvement Freddy.

— Mais nous le paierons, nous ferons tous les frais, dit Samuel.

Cécile riait de si bon cœur qu’elle dérida un instant Fanchette. Ses éclats de rire cristallins descendaient jusqu’au premier étage. Élie les entendait en fumant dans son cabinet des cigarettes amères.

— Vous n’y êtes pas, expliqua-t-elle enfin à ses cousins. Ce n’est pas le prix du chauffage central qui épouvante mon mari et mes beaux-parents, encore qu’ils eussent été bien embarrassés de l’acquitter toutes les années précédentes, mais c’est sa forme. Ils disent que le radiateur est affreux.

— Ce n’est pas laid, un radiateur, dit Frédéric, c’est comme cela.

Et son doigt dessinait en l’air un long serpentin.

— Tais-toi, Freddy, tu n’y connais rien, murmura Fanchette ; là-dessus les Martin d’Oyse en savent plus long que toi.

— Et ce n’est pas tout, continua Cécile ; ma belle-mère aime avant tout ses vastes cheminées, ses grands brasiers flambants, où l’on pose des bûches longues d’un mètre. Ils disent tous que c’est le caractère même du château, ces hautes flammes au fond des foyers, et que les Verdelettes ne seraient plus les Verdelettes le jour où les foyers y seraient éteints.

— Le caractère des Verdelettes, c’est un détail, déclara Samuel. Ce qui importe, c’est le bien-être et la commodité. Il faudra le faire comprendre à ces pauvres Martin d’Oyse.

— Bien fin qui s’en tirera ! dit Cécile.

Samuel s’approcha d’elle et, la regardant d’une façon singulière :

— Vous, Cécile, vous pouvez. Vous avez un esprit si pénétrant, si persuasif aussi. Vous saisissez tout. Vous auriez fait une femme d’affaires si remarquable ! si remarquable !

Elle s’amusait à respirer l’encens, au parfum amoureux, que ce grand diable d’Alibert brûlait perpétuellement devant elle. Innocemment elle jouait avec le feu, plus à l’aise d’ailleurs, plus en confiance avec Samuel qu’avec Élie. Toute la littérature d’Élie l’ennuyait ; les chiffres et les histoires concrètes d’entreprises, de spéculation que lui contait Samuel la nourrissaient davantage. Ils se plaisaient aux apartés, aux chuchotements, aux rapprochements. Dans la pièce claire où les Alibert se tenaient là-haut, pièce de plafond bas comme étaient jadis les appartements supérieurs des châteaux, mais dont on avait réuni les fenêtres en une large baie, au grand dommage de la façade, Samuel et Cécile affectionnaient une banquette encombrée de coussins, où ils se mettaient toujours pour causer.

— Vous entendez, Cécile, toutes les dépenses de l’installation nous les prendrons à notre charge. Je veux que notre passage ici soit marqué par des améliorations, par le bien que nous aurons fait. Vous savez que la question d’argent ne nous embarrasse guère. Si les Martin d’Oyse hésitaient à accepter le service que nous leur rendons, vous leur présenteriez la chose avec toute la délicatesse voulue. Vous diriez que, désirant pour notre appartement ce mode de chauffage, nous avons tout intérêt à l’établir au complet dans le château.

— Oh ! Sam ! Sam ! lui murmurait Cécile avec un regard flirteur, comme vous êtes un bon garçon !

Avec un profond sentiment de sa dignité, Sam poursuivit :

— Nous avons bien d’autres projets que celui-là. Nous venons d’acheter personnellement dix-huit hectares aux Taverny — oui, aux Taverny — ce qui est assez plaisant, n’est-ce pas ? Et nous allons faire construire dans la vallée une série de maisons ouvrières en briques, très propres, pour arracher notre personnel à ces chaumières sans commodités disséminées dans les bois taillis. C’est également sur ce terrain que sera construite la maison que nous destinons aux dames Natier. La vieille femme est déjà un peu ébranlée. Quand elle verra sa maison neuve, sa propriété, elle n’hésitera plus. Alors nous prolongeons les bâtiments, et nous arrivons à nos soixante mille broches dans la salle de filage. Voilà ce que les Martin d’Oyse n’auraient jamais fait.

— Évidemment, dit Cécile.

Un regard là-bas attira le sien, à ce mot, et elle vit les prunelles pâles de Fanchette attachées à elle avec une étrange fixité. Elle ne put s’empêcher de lui demander :

— Qu’y a-t-il donc, Fanchette ?

— Moi, dit Fanchette, sévèrement, si j’étais mariée je ne trahirais pas ma nouvelle famille, eût-elle des idées fausses. Je défendrais ses idées.

— Mais, Fanchette, je ne peux pas défendre les idées préhistoriques de mes beaux-parents !

— Nous n’avons pas leurs idées, c’est entendu, prononça Fanchette lentement, rêveusement, mais c’est peut-être que nous ne pouvons pas les avoir. Ils comprennent nos idées pratiques et ils les rejettent après examen, tandis que les leurs sont pour nous de l’hébreu. Ils savent fort bien ce que ce serait de jouir dans tout le château d’une température douce et égale, et ils choisissent pourtant les feux de bois devant lesquels on se rôtit, pour être ensuite glacé à l’autre bout de la chambre. Ils savent également pourquoi ils choisissent le moins commode. Nous autres, nous n’arrivons pas à le saisir. Un sens nous manque. La jouissance qu’ils éprouvent à une harmonie totale des choses nous échappe. Le charme de la vie est là pour eux. Nous le mettons dans le confort. Or, tout le monde avec ses sens peut comprendre le confort, mais non pas la jouissance de l’harmonie des choses. Nous sommes donc incapables de juger les Martin d’Oyse.

— Bon ! voilà qu’elle parle comme Chouchou maintenant, dit Cécile stupéfiée.

— Nous avons la supériorité de nos capitaux, continua Fanchette. Et elle est immense. Mais pourtant les Martin d’Oyse nous intimident. Quand ils sont loin, toi Samuel, tu dis : « Ces pauvres Martin d’Oyse », mais devant eux, à ton insu, tu baisses le ton.

— Nous les respectons beaucoup, dit Frédéric.

— Ils nous dépassent, déclara Fanchette hardiment.

Les deux Alibert indignés s’écrièrent ensemble :

— Oh ! Fanchette !

Mais ils ne protestèrent pas davantage, ayant égard au chagrin d’amour de la petite sœur qui l’aveuglait.

II

Alors Cécile commença son siège pour l’établissement du chauffage central aux Verdelettes. Elle se plaignit d’abord du froid. Les pluies étaient venues, les feuilles tombaient. Ou la voyait parcourir en frissonnant les corridors. Elle parlait de rhume, de bronchite et de mort. Son mari tremblait, demandait qu’on fît du feu partout. Les domestiques maugréaient, disant que c’était la première année qu’on « allumait » si tôt. Elie un soir palpa les mains tièdes et potelées de sa femme.

— Vous n’avez pas la fièvre, vous n’allez pas être malade au moins !

C’était devant les bûches flambantes, au salon, pendant que monsieur et madame Martin d’Oyse veillaient ensemble sous la lampe électrique en compagnie de Fanchette, qui avait dîné chez eux ce jour-là. Ce n’était d’ailleurs point par caprice que Cécile s’était avisée de faire descendre sa cousine. Elle préparait son plan d’attaque et voulait que Fanchette fût présente à l’assaut, afin d’arrêter sur les lèvres de ses beaux-parents les arguments trop vifs destinés aux Alibert. Madame Martin d’Oyse n’aimait pas beaucoup cette grande gamine aux yeux illisibles, ni sa raideur, ni sa précocité. Mais elle en avait un peu de pitié, la trouvant triste. On s’efforçait de la tirer de son silence. On lui arrachait des mots indifférents.

— Si le château était véritablement chauffé, répondit Cécile, assez haut pour être entendue de tous, je ne gagnerais pas de mal. Une flambée ici, une autre là, c’est pour rire ; cela ne chauffe rien du tout. C’était bon pour les santés du moyen âge. Nos poitrines d’aujourd’hui réclament une autre température. C’est le chauffage central qu’il faudrait ici.

— Le chauffage central aux Verdelettes ! dit en riant Élie.

Monsieur et madame Martin d’Oyse dressaient l’oreille. Cécile frappa le grand coup :

— Mais, mon cher, il y sera bientôt, j’espère, car Sara et Freddy ont l’intention de le faire installer chez eux et chez nous par la même occasion. Les ouvriers doivent arriver dans trois jours.

On vit M. Xavier se lever tout droit, avec l’impétuosité d’un adolescent. Il allait parler, ses lèvres bougèrent. Puis il regarda Fanchette et se tut. Sans doute sa protestation contre les bons offices des Alibert était-elle un peu violente pour la prononcer devant leur sœur. Il se rassit, et au bout d’un instant :

— Nos associés sont très aimables, fort généreux, et je les remercierai personnellement quand je leur ferai comprendre que ce dernier… bienfait est inacceptable pour nous.

— Mais, mon cher papa, reprit Cécile, vous n’y pourrez rien. C’est un cadeau qu’ils veulent vous offrir à tout prix. Et vous verrez, vous verrez quand vous l’aurez, votre chauffage central aux Verdelettes, et qu’il fera tiède partout, dans les chambres, dans les corridors, dans l’escalier, vous serez bien content et vous trouverez cela joliment agréable !

— Ma fille, dit doucement M. Xavier, rien ne peut valoir pour nous l’agrément de conserver dans cette vieille demeure le souvenir de la vie d’autrefois. C’est peut-être une sorte de rêve que nous faisons tout éveillés. Mais ceux qui emploient leur existence à enterrer définitivement le Passé, à éteindre les souvenirs, à nier que ce qui fut existe encore, sont les esclaves du Temps : le Temps les réduit à la minute présente, en fait des êtres éphémères, les soumet à son illusion, La vraie vie, la vie sans limite, est celle qui étend ses ailes en même temps sur le Passé et sur l’Avenir, qui lutte contre le Temps, qui défend contre lui ses usages, ses affections, ses souvenirs, ses morts. Que je fasse demain construire à mes fils une maison moderne, j’y mettrai certes toutes les commodités que la science humaine a inventées et dont je voudrais qu’ils profitassent. Mais ici, Cécile, nous sommes les gardiens d’une superbe relique. On y joue, si vous voulez, la divine comédie du vieux temps afin que la vie de nos pères, de nos aïeux, ne tombe pas tout à fait sous la faux stupide de l’impitoyable Saturne. Vous adorez Saturne, Cécile ; il vous arrache à tout moment, dans le livre que vous lisez, la page d’hier. Nous autres, malgré lui, nous conservons intact le manuscrit antique. Nous nous plaisons à imaginer que si nos ancêtres revenaient errer dans nos chambres, ils les retrouveraient familières. Ce serait au surplus une faute grave contre le goût de stériliser ces belles et somptueuses cheminées qui nous font un si souriant visage, pour les remplacer par d’ignobles appareils qui sont proprement le mobilier d’une usine, mais point d’un château de la Renaissance.

M. Martin d’Oyse, en parlant, avait contenu son émotion afin de ne froisser personne. Il avait parlé pour Cécile, mais surtout pour Élie, redoutant que son fils aîné ne s’engageât par amour dans le sillage de la jeune bru pratique et utilitaire. Il n’avait guère fait attention à cette grande gamine de Fanchette qui ne comptait pas. Pourtant les prunelles pâles de diamant sans feux ne s’étaient pas détachées des lèvres du gentilhomme. M. Martin d’Oyse venait de dévoiler un monde à Fanchette amoureuse. Il ne s’en doutait pas. Il écoutait Cécile qui réfutait :

— C’est très joli, tout cela, mon cher papa, mais vous serez bien avancé quand nous aurons de bonnes fluxions de poitrine. Et puis je vois autre chose. Vous ne pouvez empêcher mes cousins de s’installer ici à leur guise, ni les contrarier en repoussant ce qu’ils vous offrent si gentiment, si gentiment. En somme nous leur devons beaucoup à mes cousins, mon cher papa. Nous leur devons tout. Sans eux, où en serions-nous à cette heure ?

— Sans eux, Cécile, nous serions ruinés ; je serai, sachez-le bien, le dernier à l’oublier. Je leur ai voué plus que de la reconnaissance : une amitié indestructible. Tout ce que j’ai est à eux, et s’il fallait au prix de ma vie les servir, je lèverais.

— Il n’est pas question de tant, dit Cécile d’un petit air calculateur. Ils ont seulement un vif désir qu’ils m’ont chargée de vous exprimer. Ils seraient mortellement offensés si vous refusiez, n est-ce pas, Fanchette ?

Mais Fanchette s’obstinait dans son silence farouche. Cécile continua :

— Mes cousins voient juste et loin. Vous savez comme ils sont intelligents. Il faut bien leur reconnaître une grande netteté d’esprit.

Toutes les réformes qu’ils ont apportées ici sont excellentes. Pouvez-vous leur dire maintenant : « Laissez-nous tranquilles, nous n’avons pas besoin de vos services ? »

— Ma chérie, dit enfin Élie, nous sommes associés avec vos cousins à la filature ; mais qui donc est le maître aux Verdelettes ?

M. Martin d’Oyse reprit :

— Ta femme pose le débat sur un terrain très délicat. Si notre gratitude envers les Alibert est en jeu, tout change. Un conflit entre eux et nous est impossible. Il n’est pas de sacrifice que je ne fasse, même de mes sentiments les plus chers, afin de ne pas leur manquer. J’aurai avec eux une explication et si mes raisons ne les convainquent pas, je céderai, sans lutte.

Fanchette, l’air indifférent, lançait du fond de son cœur à celui qu’elle aimait une invocation. Elle disait :

— Chouchou ! il me semble que je commence à comprendre les Martin d’Oyse ! Chouchou, c’est vrai que vous êtes très loin de nous, plus loin que je ne voulais le croire, et qu’il nous faut des audaces de Barbares pour prétendre vous gouverner. C’est le Passé qui nourrit votre vie intérieure, je viens de l’entrevoir sous la parole de votre père, Chouchou ; nous autres, nous n’avons pas de passé, nous n’avons pas une histoire de famille immémoriale qui nous situe à la fois dans plusieurs siècles. Les Martin d’Oyse sont de l’essence d’humanité, ils sont le dernier mot de l’homme accompli. Nous autres, les Alibert, nous restons encore dans la fougue de la vie matérielle. Chouchou, pardonnez-moi d’avoir souri de votre idéalisme. Votre idéalisme est une réalité plus absolue que nos capitaux et que nos machines. Il est le règne de l’esprit. S’il n’y avait pas d’Alibert, le monde serait peut-être moins riche et moins bougeant. Mais si les Martin d’Oyse disparaissaient, il cesserait d’être beau. Il me semble que je le comprends, et je sais pourquoi. Chouchou, c’est que je vous aime

Élie, durant toute la discussion, avait écouté sa femme et son père et n’avait placé qu’un mot. Il était taciturne, distrait, lointain. Quand Cécile vint le prendre à l’épaule en lui demandant : « Vous voulez que nous montions ? » il sursauta, la suivit sans desserrer les lèvres.

Mais une fois dans le cabinet de la tourelle, la jeune femme vit son mari changer de visage. Tout à coup elle cessait de lire en lui l’adoration coutumière, et elle en fut décontenancée, car il lui fallait de l’encens à tout prix.

— Vous avez bien plaidé la cause de vos cousins, lui dit-il avec un rire mauvais. On sentait que vous étiez leur avocate naturelle. On pouvait du reste prévoir qu’en cas de conflit, vous prendriez parti pour eux contre nous.

— Oh ! un conflit… murmura-t-elle… pour des appareils de chauffage !

— Le conflit est de tous les jours, de tous les instants, insidieux, courtois même, avec toutes les formes tempérées qu’une mutuelle estime peut lui donner, dit Élie, mais il existe. Il est psychologique. Les Alibert et nous n’étions pas faits pour une telle communauté de vie, où l’immense service qu’ils nous ont une fois rendu leur inspire l’ambition de nous les rendre tous. Amis, certes, nous pouvons l’être, mais chacun chez soi. Près d’eux, Cécile, vous vous êtes ressouvenue que vous étiez une Alibert. Leur bord est le vôtre. Votre race vous a ressaisie. Et moi, moi votre mari, pour quoi est-ce que je compte ?

— Élie ! Élie ! dit la jeune femme en essayant encore de plaisanter, voici la première fois que je vous vois dans une telle colère.

— En colère ? gronda Élie, on y serait à moins. Je sens ma femme qui m’échappe. Croyez-vous que je me bouche les oreilles quand vous passez votre temps là-haut et que j’entends votre rire joyeux résonner chez vos cousins ? Croyez-vous que je laisse inaperçus votre entente perpétuelle avec les Alibert, ce parti pris de leur donner en tout raison et le goût que vous montrez pour eux, si ouvertement ?

— Bon ! vous êtes jaloux maintenant ! Mais, mon petit Élie, c’est bien naturel que j’aie pour ma famille une sympathie marquée.

— Votre famille, dit Élie en la saisissant par les poignets, dans un instinct furieux de domination, votre famille s’appelle Martin d’Oyse aujourd’hui ! Je vous ai donné notre nom ; les enfants que vous mettrez au monde seront des Martin d’Oyse, vous êtes une Martin d’Oyse. Vous n’avez pas le droit de retourner aux Alibert, Vous êtes ma chair et mon sang.

Il lui faisait peur et elle essayait de se dégager en tordant les bras, mais cette résistance exaspérait encore Élie et il continua sourdement.

— Hein, il est riche, Samuel Alibert ? il a des capitaux ? c’est une puissance ? Du jour où il a posé sur la filature sa patte solide, la filature matée s’est mise à ronfler et à vomir des tonnes de fil. Je me rappelle comme vous le regardiez quand il était couché, noir de graisse et de suie, sous le tube de la machine. Vous étiez béante devant ce mécanicien millionnaire. Dès ce jour-là je suis devenu « votre pauvre Élie ». Je ne suis pas un monteur, moi ; je n’ai pas de combinaison comme un ouvrier du métal ; mes mains ignorent l’anatomie d’une machine à vapeur. Alors, qu’est-ce que je sais ? À quoi suis-je bon ? Mes goûts, mes tendances, ma race qui n’ont pas su vous gagner des millions, vous les avez méprisés. Devant les revues que je reçois vous dites sans comprendre : « Mais comme vous lisez ! » S’il y a une autre vie que celle des machines et des banques, vous n’en avez aucun souci. Je n’ose plus parler d’art devant vous, j’ai peur de votre sourire, et j’hésite aussi à vous offrir un bijou, car vous y reconnaîtriez l’intervention des cousins riches, grâce à qui nous avons échappé à la ruine. Tel est votre pauvre Élie, Cécile !

— Comme vous exagérez avec votre imagination !

— Je n’exagère pas, je vous aime. Je vous ai tant aimée ! J’en perdais la raison. Votre pas dans l’escalier, votre voix dans une chambre voisine, tout ce qui m’annonçait que vous étiez prochaine, que vous alliez venir, me communiquait une ivresse. Quand nous partions au galop de nos chevaux dans la campagne, et que je vous voyais devant moi, bondissante, j’étais fou. Et au surplus je vous chérissais comme une petite fille. Vous entendez, vous m’auriez donné un enfant, que je n’aurais pas trouvé pour lui d’autre forme d’amour que cet attendrissement religieux et protecteur dont je me sentais inondé devant vous. Cécile, ma Cécile !

Il s’abattit sur la table, la tête dans ses coudes plies. Cécile vit les soubresauts de douleur qui secouaient son corps, et cette fois fut troublée. Elle ignorait toute malice, et sans découvrir dans sa conduite aucune faute, elle s’affligea pourtant de voir souffrir Élie.

Elle s’approcha de lui, l’enlaça, chercha son visage qu’il cachait.

— Mais, mon chéri, je vous adore. Je vous assure que je vous adore, moi aussi, répétait-elle. Je me demande ce que vous avez à’me reprocher. Ces deux garçons, pour moi, sont des camarades, rien de plus.

— Ce n’est pas d’eux que je suis jaloux, murmura Elie, c’est de votre race qui vous reprend, qui vous arrache à moi. J’ai essayé de vous faire mienne totalement ; je n’ai pas pu.

L’esprit de Cécile, espiègle et géométrique à la fois, tenta un effort pour consoler cette subtile détresse.

— Élie, on ne change pas son sang, on ne peut pas, mais on aime cependant. Ce n’est pas ma faute si je ne suis qu’une Alibert. Votre famille, je vous l’ai cent fois dit, je suis à genoux devant elle, je l’admire, je ne me lasse pas des horizons nouveaux qu’elle m’ouvre chaque jour. Les Martin d’Oyse, je le conçois bien, sont mille fois plus intéressants que nous ; ils sont chatoyants, ils sont divers, ils sont imprévus.

— N’essayez pas de les comprendre, fit durement Élie.

Cécile sentait son bonheur conjugal enjeu et prenait peur. Elle était de ces femmes qui, aux heures de crises, mettent en balance, froidement, leur orgueil et leur bonheur, et délibérément jettent par-dessus bord celui-là pour sauver ce qui leur est le plus doux. Cécile n’entendait pas se passer de l’amour d’Élie. Il lui était nécessaire.

Élie murmurait :

— On ne devrait jamais épouser une femme qui…

Elle l’arrêta. Son instinct lui dictait de ne plus controverser. De force, elle s’approcha plus près d’Élie, elle se fit humble et caressante. Si loin de se sentir coupable, elle prononça pourtant, puérilement :

— Je te demande pardon, pardonne-moi, pardonne-moi.

Il se souleva, vit penchée cette tête chérie, aperçut cette chevelure d’or qui lui semblait toujours née d’un conte de fée. Sa colère s’évapora. Il saisit sa femme, la regarda silencieusement. Cécile comprit qu’elle l’avait vaincu et lui jeta les bras autour du cou.

III

Huit jours plus tard, une équipe de maçons envahissait les Verdelettes. On entendait le bruit des pioches qui s’attaquaient férocement aux moellons des murailles puissantes. Samuel et Frédéric discutaient avec l’entrepreneur, le plan à la main. Ils parlaient de travée dans la pierre, de plafonds perforés. Puis les poêliers arrivèrent. Les Martin d’Oyse allaient presque toujours seuls maintenant à la filature. Les Alibert demeuraient au château pour surveiller la pose des appareils. Cécile triomphait.

— Cela va être délicieux, disait-elle, cette tiédeur partout.

Mais, devant son mari, elle se gardait bien d’exprimer son contentement. Elle prenait un air sage de petite fille à qui l’on a pardonné. D’ailleurs les Martin d’Oyse assistaient impassibles à cette nouvelle défaite de leurs intimes sentiments. Jamais ils n’en disaient un mot. Ils subissaient une catastrophe, mais ils y avaient donné leur adhésion et savaient pourquoi. Toute plainte était superflue. Le jour où l’on monta dans le grand salon les deux radiateurs vernissés, madame Élisabeth intervint seulement : c’était afin qu’on ne les posât point sous les portraits célèbres des Martin d’Oyse du xviie et du xviiie siècle, qui formaient là une galerie incomparable. Elle craignait pour ces toiles précieuses. Mais la disposition du salon fit qu’il fallut déplacer l’aïeule charmante du temps de Louis XIV, celle dont le haut front se couronnait de boucles légères et à qui l’on disait que Chouchou ressemblait comme un fils Ce portrait régnait là depuis si longtemps que le gros clou rouillé se cassa dans la pierre du mur.

Fanchette, pendant ces travaux, errait dans le parc humide, autour du château, quelquefois dans le vestibule et jusque vers les portes cintrées de la cave, d’où l’on voyait sortir des maçons tout vêtus de blanc. Elle paraissait en peine d’elle-même, inoccupée. Par politesse, madame Martin d’Oyse, qui ne l’aimait guère, lui dit ce jour-là sur le seuil du salon où elles se rencontrèrent :

— Vous n’entrez pas quelques instants, mademoiselle Fanchette ?

Fanchette rougit et fit, avec son geste un peu garçon de grande gamine, signe qu’elle acceptait. Au fond elle désirait cette invite, et c’était autour de madame Martin d’Oyse qu’elle tournait ainsi depuis plusieurs jours. Elle entra, vit le désarroi du salon, les radiateurs sur les tapis retournés, et le portrait de l’aïeule qui ressemblait à Chouchou, appuyé au dos d’un fauteuil guindé, tandis que des plombiers en cotte bleue, leur lampe à la main, soudaient un tuyautage. Pour la dernière fois, un bon feu flambait dans la cheminée. Madame Martin d’Oyse reprit sa place près du foyer et, désignant à Fanchette la chaise opposée, lui dit de s’asseoir. Mais, comme si elle n’entendait pas, la jeune fille resta debout. Il y eut un silence. Elle finit par murmurer :

— Madame, avouez que mes frères vous font de la peine.

Dans un sursaut d’étonnement, madame Martin d’Oyse leva les yeux sur cette grande écolière insaisissable qui semblait ne penser jamais qu’à ses livres de physique, à ses succès d’études, et se tenir pour le reste en dehors de tout le monde. Cette phrase était tellement inattendue que la châtelaine demeura interdite

— Je sens bien, madame, que mes frères sont en faute envers vous. J’ai entendu monsieur Martin d’Oyse exprimer ses craintes de voir dénaturer la physionomie du château. Il me semble que j’ai compris. Mes frères. non. Ils ont pensé bien faire en se montrant impérieux. Ils croient tout savoir parce qu’ils sont riches. Ils ne peuvent pas saisir la moitié de vos idées dont ils ne tiennent pas compte. Moi, madame, j’ai un grand chagrin en voyant votre salon dans cet état. Quand Philippe reviendra et qu’il trouvera tant de changement au château et vos belles cheminées éteintes, je voudrais qu’il sût que moi aussi j’en ai été triste et que j’ai donné tort à mes frères.

— Ma chère petite, dit madame Martin d’Oyse, c’est gentil à vous de me parler ainsi, mais nous ne pouvons être que très reconnaissants à vos frères qui nous témoignent par toutes ces manifestations leur amicale sollicitude. Cette disposition de leur part, après que, déjà, ils sont venus si généreusement, si spontanément à notre aide, ne peut manquer de nous toucher.

Fanchette regardait fixement la châtelaine.

— Ils vous sont dévoués, madame, c’est vrai, mais mal dévoués. Moi, j’aurais voulu que les Verdelettes restassent ce qu’elles étaient autrefois.

Toutes les émotions que madame Martin d’Oyse subissait depuis quelques jours, en les dissimulant, la ressaisirent à ces mots. Ses beaux yeux longuement fendus, pareils à ceux qu’on voit aux femmes des anciennes décorations de l’Orient, s’emplirent de larmes. Elle se détourna vers le foyer pour les cacher. Mais Fanchette s’en aperçut, mit un genou par terre pour se rapprocher d’elle, et dit avec cette légère gaucherie de l’âge ingrat que ses dix-sept ans gardaient encore :

— Madame, j’aime tant votre famille !

Le soir, madame Martin d’Oyse, qui écrivait quotidiennement à son cher Philippe, lui disait :

« Mon pauvre Chouchou, tout est bien consommé, les radiateurs sont dans le salon. Il a fallu désagréger la galerie des portraits et fort mal placer entre deux fenêtres Arthémise Martin d’Oyse, l’aïeule que par ta ressemblance tu semblais avoir faite ton bien particulier. Nous ne soufflons mot, estimant que les Alibert ont acquis sur nous de grands droits. Mais quelque chose d’autrefois est mort avec les flambées de nos cheminées antiques, et c’est chaque jour ainsi un souvenir qui disparaît. En tout ceci l’étrange Fanchette m’a bien étonnée. Tu ne saurais croire, mon enfant, combien cette petite Alibert, sous son aspect froid, revêche et presque inexistant, recèle de cœur et de délicatesse. Je m’étais gravement trompée sur sa nature. Imagine-toi que cette après-midi, se trouvant seule avec moi, timidement, après mille hésitations, elle m’a dit des choses charmantes au sujet de la sollicitude quelquefois intempestive que ces excellents Alibert montrent à notre endroit. Elle déplore qu’on dénature ainsi la physionomie du château. Elle comprend ce qui échappe à ses frères et même à notre pauvre Cécile. C’est une exquise petite fille qui mérite d’être mieux connue et que tu ne soupçonnais pas, j’en suis sûre.

» Élie devient très mélancolique. Nous nous sentons tous assiégés par une bonté tyrannique devant laquelle il n’est arme qui ne tombe. Que restera-t-il aux Verdelettes des Martin d’Oyse ? C’est le règne des Alibert. Le pire est que ces jeunes gens sont parfaits. Ton père les chérit et les défend en prétendant que nous n’avons pas d’amis meilleurs. Mais Elie ronge le frein qu’il sent qu’on nous a mis.

» J’entends dire que l’usine a donné hier son maximum de fil… »

IV

Ni l’équipe des maçons, ni l’entrepreneur ne retournèrent à Rodan une fois le calorifère posé au château. On les vit installer un chantier au bord de la route, dans le terrain que les Alibert Tenaient d’acheter en catimini aux tisseurs voisins. Et ils abattirent là trois chênes centenaires, pour creuser un trou carré dans lequel, bientôt, des briques grimpèrent les unes par-dessus les autres, fondations d’une petite maison citadine.

M. Xavier demanda aux Alibert :

— Qu’est-ce donc, messieurs, que vous faites bâtir ?

Samuel, se tenant militairement devant M. Martin d’Oyse, répondit à ce coup direct :

— Monsieur, nous poursuivons toujours notre idée. Il est inadmissible qu’un obstacle aussi minime qu’une idée de bonne femme arrête irrémédiablement l’extension de notre industrie dont sortirait un bien immense : la condition des ouvriers améliorée, la possibilité de créer pour eux des établissements utiles, tous les avantages enfin que la main-d’œuvre même trouve dans la prospérité d’un établissement.

— Monsieur, dit M. Xavier, je ne veux pas d’un bien fondé sur une injustice.

Il avait parlé sévèrement, avec ce ton imposant qui clouait sur place les Alibert. Samuel eut un battement de paupières et répondit :

— Nous avons promis de respecter la donation faite par vous à madame Natier. Nous ne manquerons pas à notre parole, monsieur, mais nous ne nous sommes jamais engagés à ne pas faire construire la maison projetée. Et si, une fois la maison construite, madame Natier en vient d’elle-même, à la désirer, et à quitter d’elle-même le terrain qu’elle occupe d’une façon inopportune, je ne vois pas que nous puissions l’en empêcher, ni qu’il y ait alors la moindre injustice à jeter bas sa bicoque.

M. Xavier ne put s’empêcher de sourire.

— Je connais Nathalie, dit-il, et je sais que rien ne saura la décider à quitter les vieux murs qu’elle aime. Néanmoins, je ne peux m’empêcher de vous admirer, cher ami. Votre souplesse, votre ingéniosité m’étonnent toujours.

— C’est ainsi que nous comprenons les affaires, conclut Samuel.

Quelquefois, Marthe devait expédier des lettres de refus en réponse à des demandes qu’on ne pouvait accepter, la filature ne suffisant, qu’avec peine aux marchés courants. Sam et Freddy ne manquaient jamais, dans ce cas, d’insister devant elle sur la pénurie du matériel qui étranglait l’établissement. Le directeur, M. Sauvage, qui épousait toutes les idées nouvelles d « s Alibert, se joignait à eux. Marthe ne disait plus rien. On ne savait ce qu’elle pensait. Le directeur lui proposa ce matin-là, où elle venait encore de décliner une commande.

— Mademoiselle Natier, venez donc avec moi voir quelque chose aux ateliers.

Elle quitta précipitamment la lettre qu’elle tapait. Rien ne lui plaisait tant que d’aller s’instruire près des machines. Il lui semblait que le jour où elle connaîtrait tout, comme les Alibert, elle servirait mieux les Martin d’Oyse. Dans le premier atelier, celui des brise-balles, ils trouvèrent Samuel qui cubait la salle pour savoir si l’on n’y pourrait pas faire entrer une nouvelle machine. Ses vêtements étaient déjà gris des déchets de coton que le ventilateur soufflait un peu partout, et il levait les épaules en signe d’impuissance.

— Inutile d’essayer, disait-il. On n’aurait que la place de passer entre les cylindres et le mur, la courroie nous happerait à chaque fois.

Effectivement, le brise-balle était un monument de fonte aussi considérable qu’une locomotive, et là-haut le plafond n’était pas moins encombré que le plancher, d’arbres, de roues affolées, de courroies au glissement vertigineux. Un ouvrier à l’air sagace faisait un prélèvement sur chaque balle de coton, l’offrait au plateau de la machine qui l’absorbait et le mâchait grossièrement. Après quoi, son énorme œsophage pneumatique, — ce puissant tube d’acier qui montait jusqu’au plafond, qui se recourbait, courait parmi les arbres de couche et fuyait vers la salle voisine, — aspirait ce coton mâché, et le rejetait au ventre des batteuses. Mais, malgré l’appétit vorace de ces monstres qui à chaque seconde, en un mouvement de va-et-vient, présentaient leur plateau pour recevoir du coton, on ne pouvait encore leur ingurgiter ce qu’il eût fallu. C’était ici la vraie bouche de l’usine, pour cette digestion formidable et interminable de coton.

— Vous voyez, dit Samuel à Marthe, quand même nous pourrions, dans la salle de filage, loger cinq cardeuses de plus, nous n’aurions pas de quoi ici leur préparer le coton, et elles ne seraient pas alimentées. Et le directeur appuyait :

— Hein, mademoiselle Natier, six brise-balles au lieu de trois, et voyez-vous ce flot de coton qui sortirait là-bas des cardes ?

Marthe sentait lui monter au cerveau cette griserie de la production intense que l’on contracte auprès des machines enfiévrées. Malgré leur régularité d’horlogerie, elles ont toujours l’air d’accélérer jusqu’à la démence leur mouvement. Un désir désordonné les possède et se communique. Marthe aurait voulu qu’on jetât les balles entières aux sollicitations du plateau qui se présentait toujours vide, et elle se mit à souhaiter des métiers à l’infini pour filer ensuite là-bas le fleuve de coton pur issu de ces triturations multiples.

— La solution, continua le directeur, ce serait de faire tomber ce mur et de réunir cette salle à l’atelier des bancs d’étirage et des ouvreuses.

Marthe, qui se passionnait malgré elle pour la question, demanda :

— Et les ouvreuses ?

— Dans la salle de filage actuelle, on aurait une partie pour les ouvreuses, une partie pour les cardes, ce qui entraînerait la suppression du charroi d’une salle à l’autre.

Elle n’interrogea plus. Elle savait le reste du projet : la nouvelle galerie des soixante mille broches qu’on bâtirait sur l’emplacement de leur petite maison, qui était déjà construite sur le papier, et dont la réalisation venait toujours échouer à l’entêtement de sa mère. Elle rougit, éprouva la cruelle mortification d’être l’obstacle à la prospérité des autres, murmura :

— Oui, je comprends.

Le directeur insista :

— Je voulais vous faire toucher du doigt, mademoiselle Natier, les transformations qui seraient possibles si vous vous y prêtiez.

Marthe répondit :

— Oh ! j’espère amener ma mère à ce que l’on attend d’elle.

— Si nous allions lui rendre visite sur-le-champ ? proposa Samuel Alibert.

Marthe ne pouvait s’accoutumer à cette brutalité de décision. Elle en restait aux façons enveloppantes des Martin d’Oyse, et fut interloquée pendant quelques secondes. Mais elle finit par dire :

— Comme vous voudrez, monsieur.

Le directeur demeura pour vérifier le poids des rouleaux de coton qui sortaient des ouvreuses et rectifier le mouvement des machines. Samuel et Marthe prirent le chemin du bord de l’eau. Samuel se penchait un peu pour observer furtivement la jeune fille. Il disait :

— Je suis sûr que vous serez heureuse comme une reine dans le joli pavillon qui s’élève là-bas.

— Ma décision à moi est prise, répondit Marthe. Quand même ce serait une grange, il me semble que je m’en contenterais volontiers pour que la filature s’agrandisse à son aise.

— Mais ce sera loin d’être une grange ! reprit Samuel un peu froissé.

Nathalie cousait derrière le carreau de sa fenêtre. Sa figure fripée s’éclaira quand elle reconnut ce bon M. Alibert, qui lui avait rapporté l’autre jour, de Rodan, tout un plant de choux de Bruxelles géants pour son hiver.

— Regardez, monsieur, s’ils ont repris, s’ils lèvent le nez ! disait-elle en montrant ses plates-bandes.

— Madame Natier, reprit Samuel, c’est de jardinage que je viens causer avec vous. Quels arbres à fruits préférez-vous pour votre verger ?

— Oh ! je n’en manque pas ! dit la bonne femme qui désignait ses quenouilles, et ses pommiers en bordures dépouillés par l’hiver.

— Je ne parle pas de ce jardin-ci, expliqua le patron riche, mais de l’autre, celui que je fais planter dès maintenant, car c’est le temps propice. Vous n’ignorez pas, madame Natier, qu’en ce moment votre maison sort de terre. Au printemps elle sera finie, sèche, bonne à habiter. Ce jour-là vous ferez ce que vous voudrez, bien entendu. Vous resterez parfaitement libre. Vous aurez le droit de vous maintenir sur ce terrain et de nous empêcher d’étendre jusqu’ici notre salle de filage et de restreindre systématiquement ainsi les bénéfices de M. Martin d’Oyse, la fortune de ses fils, cette fortune qui est entre vos mains. Quoi qu’il en soit, nous nous sommes imposé dès ce moment de préparer tout, comme si votre agrément était donné déjà. Ainsi je m’inquiète de vos goûts avant de décider quelles espèces de poiriers nous choisirons.

Nathalie réfléchit longuement. Sa figure s’attrista, le plus cruel embarras la troublait. Mais comme, en fin de compte, l’échéance de la décision était lointaine, elle répondit, en se réservant.

— Mon Dieu, vous êtes bien aimable, monsieur Alibert. Mettez donc toujours des louise-bonne, et de la cuisse-madame.

— C’est entendu. Vous aurez aussi pruniers de reine-claude, abricotiers, pêchers en espaliers.

Nathalie soupira :

— Nous ne savons pas comment vous remercier, n’est-ce pas, Marthe ?

Marthe ne répondit rien. La bonne femme continua :

— Monsieur Alibert, ne me prenez pas pour une ingrate. Votre belle maison, je ne la dédaignerais pas, bien sûr, si j’étais seule. Mais il y a monsieur Martin d’Oyse qui serait bien contrarié si je quittais celle-ci. Je n’invente rien. C’est lui qui me l’a défendu.

V

Depuis longtemps déjà, l’hiver fouettait la campagne, et Fanchette n’était pas retournée reprendre à Paris sa vie d’étudiante. Une langueur soudaine avait paralysé son ardeur. Ses cours ne l’intéressaient plus. Elle préférait les Verdelettes.

— Reste, Fanchette, lui avaient dit ses frères ; tu es mieux ici avec nous.

Et ils lui proposèrent successivement, pour la distraire, un cheval, un piano neuf, un chien policier, un maître de dessin. Mais elle refusait tout, en souriant affectueusement. Son chagrin, tout en la dévorant, restait d’une discrétion absolue. Il ne gênait personne. Nul ne pouvait se douter qu’à tout moment elle pensait à Chouchou avec un regret déchirant.

— Martin d’Oyse est un imbécile, disait brutalement Samuel, qui savait tout.

— C’est plutôt un déséquilibré, reprenait Frédéric.

— Le mal vient de ce qu’il a pu fuir. Fanchette est trop jolie pour n’avoir pas, s’il était ici, vaincu les idées saugrenues d’un garçon qui va chercher midi à quatorze heures, tout simplement. Il aurait fallu qu’il ne la quittât pas.

Souvent Fanchette prenait un livre pour aller travailler près de madame Martin d’Oyse. Un instinct enfantin la portait à se réfugier dans les jupes d’une femme, de la femme qui aimait le plus ce qu’elle aimait. Son livre lui servait de contenance, car elle ne savait pas tenir une aiguille. Il lui tombait des mains presque toujours. Alors elle demeurait oisive, auprès de la châtelaine, sans souffler mot.

— Vous ne vous ennuyez pas, mon enfant ? demandait madame Martin d’Oyse.

Fanchette se contentait de secouer la tête négativement.

Les Alibert firent un séjour à la minoterie de leur père et laissèrent leur sœur aux Verdelettes. Personne autour d’eux ne s’inquiéta de ce voyage. Cécile demanda, quand ils revinrent :

— Êtes-vous allés voir Chouchou à son parc ?

— Nous nous y sommes présentés, dit Samuel, mais Martin d’Oyse volait dans l’Est.

Fanchette, qui espérait entendre parler de lui, défaillit de douleur. Elle pensa :

— Pour qu’il revienne et que sa mère le garde près d’elle aux fêtes du nouvel an, je m’en irai ; j’irai chez grand-papa Boniface.

Et voici qu’une après-midi de décembre, comme ces trois dames se tenaient, selon la coutume, au grand salon, sous le ronron du bavardage de Cécile, Philippe ouvrit la porte brusquement. Il était tout vêtu de laine et de cuir, et reprenait sous son heaume d’aviateur son air de chevalier du treizième. Les cris de surprise de Cécile empêchèrent d’abord qu’on ne dît rien. Mais Philippe semblait épanoui de bonheur. Il riait, embrassait sa mère de ses manches de cuir chargées de l’eau des nuages, baisa la main de Fanchette en lui demandant ;

— Vous saviez, dites ? vous saviez ?

— Quoi ? que pouvais-je savoir ?

Alors Chouchou, sans prendre même la peine de se débarrasser de son suroît :

— J’ai volé jusqu’ici, tout de suite, sur mon appareil, vous entendez, mon appareil à moi, un nouveau modèle qu’on vient de construire, que j’essayais depuis quinze jours dans le Jura, qui est une merveille de stabilité et de direction, qui se fiche des remous de la montagne, qui plane comme un Saint-Esprit, qui boucle la boucle sans qu’on ait le temps de le voir. Je puis encore à peine m’en croire le maître. J’arrive hier au parc, mes ailes parfaites, mon moteur exemplaire, et je dis au patron : « On n’a encore fait rien de mieux jusqu’ici que cet appareil-là. » Et lui, en vérifiant la tension des ailes, me répond : « Il est à vous, Martin d’Oyse. » Comment vouliez-vous que je comprisse ? J’étais stupide. Il ajoute ; « Allez prendre votre bain et je vous raconterai comment, la semaine dernière, vos amis Alibert, qui doivent, paraît-il, une fortune à votre père, sont venus acheter en votre nom l’avion auquel iraient vos préférences dans tout le parc. Je leur ai facturé celui-ci, sûr de votre goût. Ils l’ont paye comptant, me réservant de vous en faire la surprise.

— Hein ! Chouchou, faisait Cécile admirative, sont-ils chics, mes cousins !

— J’aurais voulu pouvoir refuser, continua Philippe. C’était trop. Je ne savais plus où me mettre. Mais comment refuser ? J’étais lié. J’ai regardé ma grande hirondelle. On venait de faire cent lieues d’un trait, tous deux, là-haut, elle n’avait pas flanché une seconde, elle était apprivoisée ; on n’était qu’un seul et même oiseau. J’avais envie de pleurer comme un gosse. Je n’ai eu qu’un réflexe : remplir mon réservoir d’essence, sauter à ma place et repartir. Ah ! c’est singulier l’impression de la propriété. Dire que cette machine-là, je pouvais aller la briser sur la lune si cela me chantait. Pas d’arrière-pensée, pas de scrupules, pas d’entraves, et puis aussi mon hirondelle personnelle, dont aucun maladroit ne viendrait abîmer la direction, ni fausser le fuselage élégant. J’ai volé une heure sur Paris, à faible hauteur, dans le soleil couchant, pour faire miroiter aux yeux des badauds les luisants de ma jolie bête. Et maintenant, il me faut voir Sam et Freddy. On ne fait pas un cadeau pareil. C’est fou, je veux leur dire des injures.

— Ils seront ici dans deux heures, dit tranquillement Fanchette.

Pour elle, non, elle ne se doutait de rien. Les frères avaient strictement gardé leur secret. Ils avaient bien fait de donner cette joie à Philippe. Elle en était très contente.

Madame Martin d’Oyse dit à son fils en le conduisant dans sa chambre :

— Mon enfant, comme elle t’a regardé, cette petite !

— Qu’allez-vous imaginer ? répliqua Philippe avec humeur.

La mère continua :

— Elle est charmante. C’est un sphinx. Mais quelle vie cachée, dont un mot, de temps à autre échappé à son silence, vous donne la clef !

Philippe s’abstint de toute réflexion. Il ne voulait pas renier, en se défendant, la ferveur douloureuse qui persistait au fond de son cœur pour Fanchette, malgré ses luttes. Il se croyait mieux guéri quand il n’avait pas redouté de l’affronter. Voilà que, pour l’avoir un instant contemplée, un flot de tendresse l’envahissait plus fort que jamais. Il rêvait en frémissant de l’emporter dans son hirondelle, de la conduire au pays inconnu où la solitude et le vide immense laissent ignorer les mœurs et les modes de pensée qui divisent. N’être plus que deux jeunesses ardentes qui respirent l’une devant l’autre sans passé, sans proches, sans conventions, sans traditions, ni cultures adverses !

Les soins de son corps lassé par des semaines de vol prirent l’aviateur jusqu’au dîner. Il descendit en disant :

— Comme il fait chaud maintenant aux Verdelettes !

Sa mère lui montra la belle cheminée morose.

— Oui, tout est changé, n’est-ce pas ? Ce ne sont plus les Verdelettes d’autrefois.

— Évidemment, dit Philippe. N’empêche que vous jouissez du confortable acquis et que les Alibert n’ont pas agi de force.

— Oh ! tu sais, mon enfant, ils obligent de telle façon que refuser leurs bienfaits équivaudrait à rompre.

Fanchette avait disparu. Il mesura la ténacité de son mal au désir qu’il avait encore de sa seule présence. Une minute de tête-à-tête, et il serait tombé à ses genoux. Mais Cécile, qui guettait au perron le retour des quatre filateurs, leur cria, dès qu’elle entendit l’auto s’engager dans le parc :

— Venez vite ! Venez vite voir qui est arrivé !

Et elle les conduisit tous les quatre droit au salon. Sam et Freddy, en apercevant Chouchou, eurent leur beau rire sonore :

— Ah ! Martin d’Oyse ! firent-ils seulement.

— Qu’est-ce qui t’amène ? dit M. Xavier.

Et il vit son fils bondir vers ses associés, les prendre aux épaules, et les embrasser avant lui.

— Il faut que je vous embrasse, déclarait-il, exalté, il faut que je vous embrasse. Que voulez-vous que je vous dise d’autre : que vous êtes fous, que cela dépasse les bornes. Mais je suis venu jusqu’ici avec lui, et je suis si content ! c’est une telle merveille de précision !

Madame Martin d’Oyse expliquait tout bas à son mari et à son fils :

— Ces messieurs ont acheté pour lui, au constructeur, le dernier appareil qu’il montait, le plus perfectionné, le plus stable, le plus beau. Chouchou en est propriétaire maintenant, et il s’est donné la joie puérile de venir nous voir, porté par des ailes qui sont bien à lui.

— Où avez-vous atterri ? demandait Frédéric.

— Assez loin d’ici, dans les champs de la plaine. Je craignais, cette fois, que la prairie derrière le château ne fût trop détrempée.

— Nous irons voir l’appareil demain matin, dirent tranquillement les Alibert, et nous sommes bien contents de vous avoir fait plaisir.

Mais les parents à leur tour les entourèrent. Cette fois, leur cœur débordait de reconnaissance. Un attendrissement les gagnait. Madame Martin d’Oyse prit les mains de Sam et de Freddy ; elle avait les larmes aux yeux :

— Le bonheur que vous donnez à mon cher Philippe, leur dit-elle, je le ressens encore plus vivement que lui-même. Vous êtes les amis les plus délicats, les plus ingénieux dans votre générosité.

Eux, riaient toujours de leur rire guttural et jeune, et ils disaient :

— Oh ! ce n’est rien, cela !

On les pria à dîner avec leur sœur pour qu’ils ne quittassent point Chouchou, et à table on plaça l’aviateur près de Fanchette, parce que, selon madame Martin d’Oyse, leur âge les rapprochait. Une émotion délicieuse régnait. Tout le monde était uni. Les Alibert aimaient ce rôle de bienfaiteurs. Ils s’y épanouissaient. La reconnaissance des Martin d’Oyse était un encens pour leurs narines, et plus ils les comblaient, plus ils s’attachaient à eux, cordialement. On n’avait ni réticences, ni arrière-pensées, ni doutes : rien qu’une affectueuse confiance, une réciproque et complète amitié. Ce furent des heures inoubliables.

Chouchou parlait de ses vols. Ceux qu’il venait de faire dans le Jura, sur son biplan léger, avaient été hasardeux, mais aussi magnifiques. En face de lui, Samuel Alibert, la tête levée, son nez court palpitant, la fourchette à la main, s’arrêtait de manger pour l’écouter : mais au fond, ce n’était pas à l’intention de Samuel que Chouchou racontait ces choses, Fanchette était près de lui toute frissonnante, et un plaisir divin excitait le jeune homme à angoisser par ces souvenirs cette enfant aimante. D’ailleurs le vent était aux Alibert. Ce soir ils apparaissaient dans le rayonnement de leur munificence. On en était engoué. L’incompréhension mutuelle des deux familles, que tout séparait, paraissait d’une subtilité presque ridicule. Après tout, qu’importe que deux spécimens d’humanité diffèrent, si l’essence humaine est de même qualité en eux. Les Alibert étaient dignes des Martin d’Oyse, et au delà, peut-être ! Comme Chouchou jugeait aujourd’hui puériles, artificielles même, les distinctions qu’il avait établies, cet été, entre cette exquise Fanchette et lui ! Son cœur fondait près d’elle. Il fut ressaisi d’une passion qu’aiguisait encore son remords de l’avoir fait souffrir. Pendant une conversation générale, il put lui murmurera l’oreille :

— Plus que jamais ! Fanchette, plus que jamais… Pardonnez-moi…

Les yeux de gemme glacée l’interrogèrent longuement, et elle répondit sans qu’une ligne de son visage bougeât :

— Moi aussi, plus que jamais…

Mais de toute la soirée on ne leur laissa pas le loisir d’en dire davantage.

À onze heures, Chouchou, très las, se glissait sous les draps de son petit lit de garçon, les yeux déjà clos à demi par le sommeil. Mais il se trompait s’il pensait dormir sur-le-champ. Il avait compté sans Fanchette. Les souvenirs de leur idylle se précisaient devant lui dans leur pleine lumière d’été. Il la revoyait comme une mince dryade, pleurant contre le tronc d’arbre. Aujourd’hui Philippe se demandait comment, au nom d’une psychologie spécieuse, en raffinant sottement sur la passion, il avait pu la repousser. Une seule chose était vraie : l’amour. Cette seule raison était certaine.

Sa porte s’ouvrit doucement. Une voix interrogea :

— Dors-tu, Philippe ?

C’était Élie. Chouchou tourna le bouton électrique, et lui vit les traits tout altérés. Il demanda ce qu’il y avait. Le grand frère, sans répondre, prit une chaise et s’assit près du lit. Il contempla longtemps la brune tête de son cadet, son profil aigu enchâssé dans la blancheur de l’oreiller, ses yeux ardents tapis sous l’arcade sourcilière. Puis il lui dit :

— Je crains que tu ne sois amoureux de Fanchette Alibert.

— Qui te fait le penser ? dit Chouchou anxieux de savoir s’il n’avait pas été imprudent.

— Oh ! mon vieux, moi seul je ne m’en serais jamais aperçu, je te l’avoue. Mais Cécile a des yeux de lynx. Au surplus je crois que sa cousine lui fait des confidences dont ma femme lâche un mot de temps en temps.

Il y eut un silence. Puis Chouchou, caché un peu plus dans l’oreiller, confessa :

— Cécile a raison. J’en suis fou, Élie.

Là-dessus il vit Élie prendre sa tête dans ses mains en disant :

— Alors, c’est donc une malédiction sur nous !

— Voyons, Élie, comme tu es dramatique !

L’aîné releva son visage ravagé, et saisissant le bras de Chouchou :

— Écoute, mon petit, si tu le peux encore, s’il en est encore temps, reprends-toi, détache-toi, mais n’épouse pas Fanchette, n’épouse pas une Alibert. Je t’en supplie, crois ton vieux frère qui a fait avant toi l’expérience et qui souffre ! qui souffre ! Ces mariages-là ne sont pas une union. La femme est trop lointaine. Il faut aimer une femme de sa race. Les autres on ne les étreint jamais complètement. On croit les tenir entre ses bras, elles sont à cent lieues de vous. Moi, je traîne une étrangère à mes côtés.

— Mon pauvre vieux, dit Philippe, tu l’aimais tant, ta Cécile !

— Ne dis plus ma Cécile : je n’ai plus de Cécile. Depuis que les Alibert sont venus chez nous, naturellement, spontanément elle retourne à sa tribu. Tous les efforts que j’ai tentés pour l’initiera nos sentiments, à nos pensées, à notre conception de la vie, sont balayés par la puissance de son instinct qui l’emporte vers ceux de sa race. Comprends-moi, Chouchou, ce n’est pas une jalousie vulgaire que je ressens : Cécile ne me trahit pas brutalement. Mais je l’ai lassée à la fin en lui parlant sans cesse une langue qu’elle ne comprend pas. Alors il lui est doux de retrouver les siens. Tout ce qui sépare les Alibert des Martin d’Oyse, me sépare de ma femme. D’eux, au contraire, elle est si près ! Elle n’est plus à moi, Chouchou !

Il s’effondra en pleurant sur le lit de son frère. Philippe se redressa, l’entoura de ses bras. Élie continua :

— Ah ! mon petit, si tu savais comme je l’aimais. Nous avons été, toi et moi, hantés par le roman merveilleux de nos parents. J’ai cru le revivre. Cécile me possédait si complètement ! Ses cheveux… sa peau lumineuse, ah !… Et cette vie positive et ardente, cette flambée ! Ne ris pas, Philippe : j’aurais voulu mourir pour elle. Je rêvais d’être, à cinquante ans, aussi émerveillé devant elle que notre père l’est encore devant maman. Ah ! oui, le roman de nos parents, il est loin. Cécile n’a de joie qu’avec ses cousins. Elle ne descend plus de là-haut. Elle a trouvé le bonheur, enfin ! Et si tu voyais son sourire quand j’exprime une pensée ! Chouchou, mon petit, je t’en prie, n’épouse pas une Alibert. Je ne veux pas que tu souffres ce que j’endure. Il faut se comprendre étroitement dans le mariage. Va-t’en, oublie Fanchette.

— Ce n’est pas possible, Élie. Et puis, tu sais, mon vieux, nous devons nous tromper : la vie doit être plus simple que cela. Il doit falloir écouter la nature, la bonne nature qui nous donne un attrait vers ces femmes parce qu’elles diffèrent justement de nous. Elles manquent de littérature et de rêve, adorent l’argent, ne croient qu’au concret. Et puis après ? Et puis après ? Tu es une âme tourmentée, Élie. Tu en demandes bien trop à cette pauvre Cécile.

— Si tu aimais Fanchette comme j’aime Cécile, dit farouchement Élie, tu verrais ce qu’en dépit de soi on exige de sa compagne, et la voracité de l’amour complet, celui qui ne se contente pas du rapprochement banal de tous les couples, mais qui vous tient des pieds jusqu’à la tête. Je t’en conjure, Chouchou, réfléchis aux besoins de ton cœur infini : une Alibert ne les assouvira jamais. N’épouse pas une Alibert, mon petit !

VI

Au mois de mars, les charpentiers, leur œuvre finie, firent flotter un petit drapeau tricolore au faîte du chalet en construction, sur la route de Rodan. Les arbres fruitiers bourgeonnaient dans le jardin enclos d’un mur, où il ne restait plus qu’à dessiner des plates-bandes et à retourner la terre, foulée par les ouvriers. En avril, on posa la toiture : un gai chapeau de tuiles rouges qui se voyait d’une lieue, au creux de la vallée. Un horticulteur de la ville vint préparer la pelouse et le potager.

Alors les Alibert s’en furent encore une fois chez la mère Natier et lui dirent avec leur bonne humeur si cordiale :

— Maman Nathalie, nous venons vous chercher pour vous faire visiter la maison.

Ils savaient la prendre. Ils l’enjôlaient. Elle ne put refuser. D’ailleurs une pointe de curiosité la piquait. Inconsciemment elle se désaffectionnait de sa vieille maison, tant elle songeait à l’autre, et, bien que la saison fût avancée, elle n’avait pas encore mis la bêche dans le terrain de son jardin. Bien vite elle se noua aux reins un tablier propre et suivit ces messieurs qui étaient « si gentils ».

L’aspect extérieur de la maison, elle le connaissait bien. Depuis que le petit chalet se construisait, malgré elle, la pauvre bonne femme n’en tirait pas les yeux. Elle l’avait vu grandir avec un peu d’animosité tout d’abord, puis apprivoisée, et finalement séduite par la douteuse coquetterie de l’architecture. Mais quand elle eut gravi le perron de trois marches et que Frédéric Alibert l’introduisit de plain-pied dans la salle où trônait une cheminée de marbre surmontée d’une glace au cadre doré, elle déclara :

— Oh ! c’est trop beau, c’est beaucoup trop beau !

Elle était épouvantée. Les murs l’intimidaient avec leurs fausses boiseries. Dans la cuisine elle se rasséréna. Que de commodités ! Samuel ouvrit un robinet et fit couler l’eau. Frédéric gratta une allumette et mit le feu au gaz. La mère Natier passa la main sur les carreaux de faïence bleue qui revêtaient la muraille. Elle ne disait plus rien, subjuguée. Au premier, on lui montra sa chambre et celle de sa fille. Dans chacune d’elles il y avait une glace, et le papier de tenture portait un semis de fleurs roses.

Son dernier mot fut :

Ah ! s’il n’y avait pas monsieur Martin d’Oyse !

Le soir elle expliquait à Marthe :

— Ma pauvre fille, cette vieille bicoque, sale, froide, incommode, je suis mariée avec. C’est un souvenir de monsieur Xavier. Comment veux-tu que j’aille dire à monsieur et à madame : « Je n’en veux plus. » Non, non ; je suis condamnée à y mourir. On ne peut pas affliger de si bons maîtres.

Et elle pleurait ; mais cette fois c’était en pensant à la maison neuve, si jolie.

Marthe répliquait :

— Ne crois-tu pas qu’au contraire ils seraient bien contents de nous voir déménager et de pouvoir ainsi donner à l’usine l’extension que ces messieurs Alibert désirent ?

Cela, l’extension de l’usine, c’était devenu le point de vue de Marthe Natier. Insidieusement, les Alibert l’avaient conquise. Elle aimait trop la filature pour ne pas estimer ceux qui avaient donné à cette filature en moins d’un an une impulsion magnifique. Elle les admirait. C’était, pour elle, des dieux étrangers survenus dans sa vie et qui, l’ayant éblouie peu à peu, lui imposaient un culte qu’elle ne s’avouait même pas. Quand elle les voyait descendre chaque matin si ponctuellement aux bureaux, dépouiller les courriers, décider en une minute quelles commandes on acceptait, quelles on refusait, puis visiter les ateliers, surveiller un à un chaque brise-balle, chaque banc d’étirage, chaque ouvreuse, chaque carde, chaque métier, chaque dévidoir, puis vérifier avec M. Sauvage les poids en fils obtenus la veille, comparer les chiffres avec ceux des jours précédents et retourner aux ateliers pour rechercher les causes d’une diminution ou d’un accroissement, elle se disait :

— Voilà des filateurs !

Elle ne songeait plus à les dénigrer. Ils s’imposaient. Tout le personnel d’ailleurs en était là. Les bambrocheuses adoraient qu’on fût ainsi sur leur dos pour examiner leur rapidité à rattacher le fil qui se casse, à remplacer la bobine remplie. C’était non seulement une excitation au travail, mais un sujet d’admirer les patrons riches. Elles ne parlaient entre elles que de M. Sam et de M. Freddy. Comme on approchait de l’anniversaire de leur arrivée à la filature, il y eut entre elles et les contremaîtres des conciliabules. On complotait. Marthe, de droite et de gauche, entendit des mots de cotisation, de manifestation. Mais elle touchait de trop près aux dieux nouveaux. On ne lui livra pas le secret.

Cependant la question de la maison hantait ses jours et ses nuits. Autrefois elle s’en fût ouverte très simplement à M. Xavier. Maintenant, on ne le voyait plus jamais seul à son cabinet ; l’intimité, la confiance n’étaient plus au même degré. Puis il lui semblait qu’avec ces dames elle s’entendrait mieux. Elle résolut donc de monter aux Verdelettes sous prétexte d’apporter des fleurs du bord de l’eau à madame Élie, qu’on disait souffrante.

— Ces messieurs me permettent de laisser un moment ma machine ? demanda-t-elle un jour.

Elle ajouta qu’elle n’en avait que pour « deux petites heures ». Sam et Freddy s’étonnèrent de lui voir prendre un peu de liberté et répondirent d’un sourire et d’un geste d’acquiescement : on ne pouvait rien refuser à une pareille secrétaire.

Ce printemps-là, on n’avait pas vu monsieur et madame Elie courir les routes à cheval. Madame Élie ne sortait plus. Un fait nouveau changeait tout au château depuis six mois. Un enfant allait naître. Marthe le savait et ne voyait dans l’événement qu’une certitude plus complète de trouver aux Verdelettes l’infatigable madame Élie, retenue maintenant sur sa chaise longue. Tout au plus y découvrait-elle en même temps un sujet de joie pour les Martin d’Oyse. Le grand bouleversement moral et la foi nouvelle qu’apportait dans le jeune ménage cet enfant désiré, Marthe Natier ne pouvait le concevoir.

La blonde Cécile, toujours coquette, charmante et vivante, accueillit Marthe avec le plaisir d’une solitaire et d’une recluse qui voit arriver une visite. Elle reçut à pleins bras la gerbe de narcisses, pour lesquels au bord de la rivière Marthe avait mouillé sa bottine, et lui dit là-dessus mille gentillesses.

Puis, avec ce sens aiguisé qui lui faisait flairer les préoccupations des gens et lancer souvent le mot juste, elle seule orienta la conversation comme le voulait Marthe, en commençant :

— Voyons, mademoiselle Natier, et cette maison, quand vous y installez-vous ?

— Madame, répondit franchement Marthe, à vrai dire, c’était à ce sujet que j’étais venue vous voir, car nous sommes bien embarrassées, ma mère et moi, et nous comptons sur vous pour tout arranger. Que penseraient monsieur et madame Martin d’Oyse si nous acceptions la maison que nous offrent ces messieurs Alibert ?

— Ils penseraient… Ils penseraient… dit Cécile.

Voilà qu’elle hésitait maintenant. C’est que sa maternité avait produit dans ses pensées un phénomène. À se sentir la mère du rejeton de la race, elle devenait plus Martin d’Oyse, elle essayait de comprendre mieux Élie, elle n’eût pas voulu trahir ses beaux-parents devant une subalterne.

Elle continua :

— Il me semble qu’ils ne seront pas fâchés de vous voir venir de vous-même à ce qu’ils l’ont jamais voulu exiger de vous.

— Ah ! dit Marthe en simulant par politesse un air de regret, c’est bien triste de dire adieu à ces vieux murs qui vous rappellent tant de souvenirs. Mais, là n’est pas la question : considérez un peu notre embarras, madame Élie, prises comme nous le sommes entre monsieur Martin d’Oyse et ces messieurs Alibert. N’est-ce pas jouer un bien vilain tour à ceux-ci que de refuser une maison qu’ils ont fait construire si aimablement pour nous ? Oh ! si l’on était sûres de ne pas contrarier monsieur, ce serait vite décidé.

Cécile sourit. Elle triomphait. C’était le succès de cette habileté, de cette sûreté de main que les Alibert joignaient à la puissance de l’argent. Que de drames s’étaient joués autour de cette maison dont la bonne femme aujourd’hui se détachait si légèrement ! Il avait fallu les conceptions surannées et l’esprit compliqué des Martin d’Oyse pour créer une telle religion et de tels symboles à l’occasion d’une masure. On ne fait pas des affaires avec des sentiments. Ceux des Martin d’Oyse étaient délicieux, néanmoins. Ainsi, elle n’imaginait son enfant que fait à leur image…

— Mademoiselle Natier, soyez tranquille, dit-elle. J’exposerai à mes beaux-parents tous vos scrupules, votre cas de conscience vis-à-vis de mes cousins et vis-à-vis d’eux. Je crois que mon beau-père sera le premier à les lever.

VII

Cécile distingua le pas de son mari qui, dans l’escalier, devançait les Alibert pour la rejoindre plus vite. Élie connaissait aujourd’hui les délices d’un homme consolidé dans son bonheur alors qu’il a longtemps pensé le perdre pour toujours. Cécile enceinte n’était plus qu’à lui. En outre, c’était toute sa race qui se l’appropriait en confiant à ce jeune corps la formation de ce fils des ancêtres. Les portraits du salon, les contemporains de Henri IV et l’aïeule aux boucles blondes si légères qui ressemblait à Chouchou, et les parents de M. Xavier, et M. Xavier lui-même regardaient maintenant Cécile avec un attendrissement nouveau. Elle était entrée dans le grand travail séculaire de la famille. Élie se mit à genoux pour baiser ses mains pâlies, son front, ses cheveux, son cou de nacre. Depuis le jour où il avait su que cet enfant allait naître, il disait : « ma femme », avec un accent pieux. C’était l’assouvissement de son instinct de propriété conjugale.

D’ailleurs, moralement, elle lui échappait moins qu’autrefois. Elle cessait peu à peu de fronder l’esprit Martin d’Oyse. L’idée ne lui venait jamais que son enfant serait également un rejeton des Alibert, mais elle demandait à sa belle-mère de lui montrer des photographies d’Élie et de Philippe en bas âge afin d’imaginer déjà les traits de son bébé.

Ce soir-là, elle raconta bien vite à son mari la visite de Marthe Natier.

— Et vous savez, mon ami, elles grillent d’envie de ce chalet, ces pauvres femmes, elles en grillent d’envie, la mère comme la fille.

— Vous m’étonnez, Cécile ; Nathalie avait déclaré qu’elle mourrait dans sa vieille maison. Souvenez-vous comme elle pleurait ici, le soir d’été de l’année dernière.

— Mon pauvre Élie, vous en êtes encore là ! Vous avez compté sans l’attrait du confortable, de ce qui sera du luxe pour cette bonne femme. Nos cousins n’ont rien brusqué. Ils se sont contentés de la tenter doucement, insidieusement, et de lui faire aussi contracter vis-à-vis d’eux une dette de reconnaissance nouvelle.

— Encore quelque chose qui dégringole ! dit Élie, tristement.

— Bast ! quand la salle à filage courra jusque-là, elle aura vite fait d’étouffer tous les souvenirs.

— C’est précisément là ce que je trouve très mélancolique, dit Élie. Cette vieille maison, pour nous, ma chérie, elle avait le charme d’une légende. C’était la légende de Nathalie. Cela rappelait le roman de mes parents, une page d’histoire familiale, puis la fidélité de chien, cette sorte d’esclavage volontaire dans le dévouement que représentait la bonne femme. Quand bébé sera grand et que nous lui parlerons de cette histoire, il verra cet affreux chalet de pacotille et une vieille fée embourgeoisée dans ces murs trop neufs, qui ne lui évoqueront rien du tout, tandis que l’ancienne maison parlait toute seule.

Cette fois Cécile comprit. L’idée de l’enfant qui serait frustré d’un souvenir de famille lui servit de truchement pour entrer dans le sentiment même de son mari. Elle prononça :

— En résumé, c’est nous qui tenions essentiellement à voir la mère Natier s’éterniser dans sa cabane, et elle a raison quand elle met à notre compte l’obstacle qui l’empêche de s’approprier le chalet.

— Il faudra la libérer, dit Elle.

VIII

Un beau dimanche, dans le silence pur qui montait de la vallée endormie, un murmure lointain flotta sur la route. Il avait des allées et venues, comme les vagues sur un étang, et il s’enflait par une progression imperceptible mais régulière. Ce fut d’abord comme le bruit à distance d’une interminable querelle, mais bientôt on distingua une rumeur unie, faite d’une infinité de voix. Le jardinier, intrigué, s’en fut à la grille. Il aperçut une procession sans bout qui comblait le chemin vert.

C’était le matin, d’assez bonne heure : personne encore n’était descendu des chambres. Le jardinier, à demi effrayé devant ce flot humain, crut à une grève, à une émeute, et se demandait que faire. Mais un des contremaîtres de la filature se détacha de la masse, prit les devants et vint lui parler à l’oreille. Le visage rasé, large et confit du jardinier se rasséréna. En signe d’intelligence, la tête dessina plusieurs oui successifs. Le bonhomme ouvrit à deux battants la grille massive du château. Déjà les premiers rangs de la cohorte avaient atteint le seuil. Le flot se précipita, s’engouffra dans le parc, s’amincit à la mesure des allées, s’étira en ruban autour de la pelouse centrale, et s’avançant alors avec circonspection, ralentit au moment qu’il atteignait de front la façade des Verdelettes flanquée de ses deux grosses tours à poivrière. Les voix, par discrétion, se faisaient chuchotement, mais leur concert produisait encore une clameur étouffée et profonde. Quatre cents personnes étaient là, des femmes pour la plupart en robe de dimanche, coiffées de chapeaux cocasses. Personne, sous leurs cheveux peignés, leur peau lavée, leur jaquette à façon, n’aurait reconnu les bambrocheuses, les dévideuses, ni les hercules femelles, à poitrine plate, qui servaient les bancs d’étirage et soulevaient de leurs bras ravinés les rouleaux de coton cardé plus hauts qu’elles-mêmes. Une partie de la foule demeurait encore sur la route, ne pouvant entrer, et à la grille se produisaient des remous, des poussées, des disputes.

Des visages commencèrent d’apparaître aux carreaux des fenêtres, dans la façade qu’on scrutait timidement. Alors deux fillettes en blanc sortirent de la foule et vinrent en avant. L’une portait un gros bouquet de fleurs chères, l’autre un papier large couvert d’écriture. C’étaient des enfants qui, à l’atelier, la croupe ployée sous leur petit jupon, poussaient les chariots de bobines, sur des rails, jusqu’aux dévidoirs. Elles avaient aujourd’hui des robes coquettes et des chapeaux neufs. Pareils à des chiens de berger, les contremaîtres tournaient autour du troupeau en jappant des ordres. Soudain, à l’unisson, un grand cri partit :

« Vive messieurs Alibert ! »

Instantanément, comme si la cérémonie eût été répétée d’avance, Sam et Freddy, poussant la porte vitrée du vestibule, apparurent au perron. Alors un crépitement de mains nues claquées en plein vent éclata comme un feu de salve. À la vérité, les Alibert n’étaient pas avertis de cette manifestation. Mais ils avaient depuis longtemps flairé que le personnel préparait quelque chose, et de là-haut, en achevant de boutonner leur faux col, ils avaient vu les ouvriers envahir le parc, ce qui était suffisamment clair et sur quoi ils étaient rapidement descendus.

La petite fille au placet lut d’une voix suraiguë son compliment.

« Messieurs,

» C’est avec joie que nous fêtons l’anniversaire du jour où vous êtes venus parmi nous. Aux excellents patrons que nous possédions déjà vous avez bien voulu vous associer pour nous combler de vos bienfaits. C’est pourquoi, messieurs, en ce jour… »

Appuyés à la balustrade, les deux frères, en veston noir, les épaules carrées, tête nue, écoutaient, avec une impassible gravité, les phrases bien coupées aux virgules grâce à un long exercice. Leurs yeux parcouraient froidement cet océan humain. Sam, de son nez taillé trop court au-dessus de la lèvre rasée, respirait sans volupté ce parfum de la popularité qui montait vers eux. Il voyait simplement dans cet élan du personnel, la stricte récompense du bien accompli par eux, et il l’acceptait comme un dû.

La voix flûtée de la petite fille qui prenait de l’assurance montait plus haut, comme un chant d’alouette :

« … Nous vous offrons avec ces fleurs notre allégresse et notre reconnaissance. Aux heures difficiles… »

La porte vitrée glissa de nouveau. Dans l’embrasure on vit Fanchette en peignoir de soie bleue. Elle dit brutalement :

— Ne faudrait-il pas faire descendre aussi ces messieurs ?

Frédéric répondit sans se retourner, pour ne rien perdre du compliment, du moins en apparence :

— Comme ils voudront, mais ce n’est pas utile.

Fanchette, plus agitée que ne le témoignait son air froid, grimpa en courant l’escalier. Elle n’osa pas frapper chez monsieur et madame Xavier, et se réfugia chez les Élie. Cécile avait fait porter sa chaise longue près de la fenêtre mi-ouverte ; Élie, debout derrière le rideau, regardait. En bas, la petite fille s’égosillait :

« … Un matériel sans défaut qui nous préserve des tristes jours de chômage, une prospérité à laquelle nous sommes tous fiers de contribuer par notre labeur sans défaillance… »

Cécile disait tout épanouie :

— Quelles braves gens, hein, quelles braves gens ! Oh ! c’est gentil d’être montés comme cela en troupe. Moi, je n’avais jamais vu de manifestations populaires. Quelle force, hein, quelle puissance ! Mais s’il voulaient, en une heure ils auraient pillé le château. Pauvres gens !

Fanchette était demeurée debout contre la porte, drapée dans son peignoir de soie, comme une Japonaise.

— Élie, dit-elle, allez chercher votre père et descendez : votre place est à côté de mes frères.

Élie, tordant silencieusement sa moustache, se retourna vers l’apparition qui parlait ainsi.

— Mais pas du tout, repli qua-t-il en souriant, cela s’adresse exclusivement à nos associés. On n’a pas crié « Vive les Martin d’Oyse ! » que je sache, Fanchette.

— On a eu tort, dit Fanchette,

— En tout cas, reprit Élie, nous ne pouvons enlever à vos frères le bénéfice entier de cette cérémonie. Ils devront embrasser bel et bien les deux petites et lancer leur harangue.

— Ce n’est pas juste, dit Fanchette fâchée. Qu’ont-ils fait pour les ouvriers, mes frères, à côté de vous ?

— Vos frères ont apporté de l’argent qui a remis la filature à flot, c’est bien naturel qu’on voie en eux des sauveurs, c’est bien naturel, Fanchette.

— Madame Martin d’Oyse est la marraine de la moitié de ces enfants, elle les visite, elle travaille pour eux. J’ai vu ses cadeaux. Mes frères, eux, ont fait régler tout le travail aux pièces. Voilà ce qu’ils ont fait pour les ouvriers. La production du coton filé a presque doublé : les salaires ont augmenté en proportion, bien entendu. C’est d’avoir été acculés au maximum d’effort, que ces gens sont si reconnaissants.

— Fanchette a un peu raison, dit Cécile conciliante, ce n’est pas très chic pour vos parents, ce qui se passe là ce matin, Élie. Ils ont beau crâner, je suis sûre qu’ils trouvent la pilule amère.

— Oh ! mes parents… fit Élie.

Cela voulait dire : « Ils sont au-dessus d’une mesquine jalousie. Voilà longtemps qu’ils connaissent l’humanité. » Enfin tout un ensemble de propositions stoïques. Mais cependant, il finit par laisser en tête à tête les deux cousines pour aller rejoindre son père et sa mère dans leur chambre, derrière le balcon

La petite fille, en bas, achevait, en précipitant son débit pour être débarrassée plus vite :

« … Aussi, le jour qui nous rappelle votre arrivée dans la vallée est-il un jour de fête que nous voulons commémorer par cette plaque d’argent, fruit de notre cotisation, où nous avons fait graver cette date inoubliable. »

Là-dessus, le plus vieil ouvrier, celui qui donnait le coton à manger aux batteuses voraces en le prélevant sagement sur plusieurs balles différentes pour qu’il fût unifié dans l’œsophage monstrueux, gravit le perron, soutenant de ses deux mains en plateau la plaque d’argent gravée à Rodan par les soins de M. Sauvage. Les Alibert la prirent et l’observèrent en hochant la tête. Puis ils embrassèrent le vieux, et un tonnerre d’applaudissements se mit à gronder, se prolongea, ne finissait plus. Tous les domestiques étaient rangés dans le parc, à une petite distance, pour voir ; et le jardinier, la face benoîte, son râteau à la main, l’agitait doucement à la manière d’une faux, pour inviter les gens à descendre quand ils escaladaient les pelouses et menaçaient les jeunes, corbeilles.

Au bruit de ces applaudissement qui commençaient à témoigner de l’ivresse de la foule, M. Xavier, là-haut dans la chambre, derrière le balcon, regarda sa femme et son fils avec un petit sourire philosophique. À ce moment Samuel Alibert devait sans doute imposer silence aux manifestants et faire signe qu’il allait parler, car on vit d’ici les contremaîtres calmer le délire des ouvriers, d’un geste onctueux de la main. Les chapeaux des femmes se redressèrent, un silence absolu se fit : on allait entendre la réponse des Alibert.

Les châtelains se demandaient ce que pourrait dire Samuel, car, hommes de bien tous les deux par raison, et justes naturellement, jamais les Alibert n’avaient connu devant le matériel humain, dont la volonté assujettie pouvait, selon ses soubresauts, faire ou défaire leur fortune, la tendre émotion qui étreignait à chaque instant le cœur des Martin d’Oyse. Un sentiment puissant liait ceux-ci à leurs ouvriers. C’étaient, pour beaucoup, les enfants de ceux qui travaillaient déjà chez M. Béchemel il y a trente ou quarante ans. Une sorte de douce féodalité s’était établie. M. Xavier s’émouvait devant les femmes qui avaient à peiner trop dur. Il connaissait le nom de toutes, leur famille, le nombre de leurs enfants. Leur moralité le préoccupait. Il était plein de désirs impuissants devant la pauvreté sordide de leur vie qu’il aurait voulu transformer, et elles, non. Il les aimait tous, vieux et jeunes, hommes, femmes et enfants, pour ce qu’ils concouraient si docilement à sa besogne. Les Alibert, eux, voyaient simplement des machines vivantes envers qui leur dignité commandait de se montrer équitables. Et c’était à Samuel qu’échoyait aujourd’hui la chance unique de leur parler dans une minute d’enthousiasme. M. Martin d’Oyse savait bien ce qu’il aurait dit, lui ! Son cœur débordait. Il aurait profité de ce renouveau sentimental pour prononcer là les paroles inoubliables, les mots de feu qui marquent à jamais. La masse et lui auraient conclu un pacte affectueux après lequel aucun malentendu n’aurait été viable. Eh bien, nn, il ne pourrait rien dire. On ne pensait pas à lui : c’était des Alibert que voulait cette foule capricieuse. Et, en effet, la voix gutturale de Samuel résonnait en bas sous le balcon. Les Martin d’Oyse prêtaient l’oreille, passionnément. Ils recueillirent des bribes :

« Nous n’avons rien fait en comparaison de ce qui nous reste à faire pour vous… Et c’est alors que les maisons ouvrières… Un esprit de discipline… La prospérité de la filature… Un personnel sur lequel nous fondons toute notre espérance… »

Un nouveau crépitement de mains claquées, des cris, des acclamations, des vivats, avertirent les Martin d’Oyse que le discours de Samuel était fini. Les mots de « Vive messieurs Alibert ! » devenaient une clameur qui se propageait et sortait, un peu à contretemps, du tronçon de la foule resté là-bas sur la route. Cependant, les Alibert dirent un mot. Alors on entendit crier : « Vive messieurs Martin d’Oyse ! »

M. Xavier demanda :

— Faut-il nous mettre au balcon ?

— Je le crois, dit Élie, sans quoi nous aurions l’air de bouder contre la fête servie à nos associés.

Quand la foule vit ces messieurs au balcon et, derrière eux, le peignoir blanc de madame, elle acclama ses anciens maîtres. Madame Martin d’Oyse dit :

— Pauvres gens !

Élie remarqua :

— Oh ! dans l’état d’esprit où ils sont, on pourrait mettre à la fenêtre le petit fox de Cécile, ils crieraient aussitôt « Vive Bobby ! »

M. Xavier fit un signe au jardinier, qui monta prendre ses ordres. C’était qu’on permît aux ouvriers de se promener dans le parc tout le matin. Le jardinier se rembrunit, mais fit la commission. Alors la foule se répandit timidement dans les allées. Sam et Freddy descendirent du perron et se mêlèrent aux ouvriers. M. Martin d’Oyse dit à son fils :

— Nous ne sommes plus rien ici.

CINQUIÈME PARTIE

I

Cécile eut un gros garçon, aux reins larges, à la voix perçante. Quand il fut serré dans ses langes neufs, et qu’on le fit voir ainsi pomponné à sa jeune maman, elle s’écria, n’ayant rien perdu de son entrain :

— Mais, bonté divine ! il ressemble à Chouchou ! J’aurai trop regardé ce mauvais sujet lors de son dernier séjour aux Verdelettes.

— Cette Cécile ! elle est toujours la même ! dit en riant madame Martin d’Oyse.

Mais on observa le bébé. Il avait en effet les yeux bleus, comme Philippe, et, ainsi que les nouveau-nés, le front convexe. Le grand-père hocha la tête. Fanchette, qui se trouvait près du lit, emporta l’enfant et se mit à le manger de baisers.

Élie goûtait un bonheur profond qui confinait au mysticisme. Il ne faisait aucun rêve précis. Il savait qu’il avait un fils, un Martin d’Oyse, voilà tout. Ce petit bonhomme, l’aîné de l’aîné, continuerait bien l’espèce. La famille avait poussé là un beau surgeon, vivace et solide. Encore un qui ferait, le temps venu, sa nuit de noce dans la chambre de Henri IV. Et peut-être que déjà sommeillait en lui l’âme inspirée de Chouchou. S’il avait du génie, le génie littéraire si cher à Élie ! Sait-on jamais, devant le mystère de ces petits enfants ! D’ailleurs les ancêtres répondaient de lui. Pas une tache dans la famille, pas une tare, pas un point douteux. Rien qu’un passé de chevalerie, de noble dilettantisme, d’idées généreuses : un passé tout blanc. Élie savait l’histoire de tous les portraits du salon, il l’apprendrait à son fils, comme son père la lui avait apprise, car la famille est faite des morts plus encore que des vivants.

Le soir, les Alibert firent demander par les domestiques la permission de venir saluer l’accouchée. Celle-ci se portait bien. Elle était rose et charmante. On autorisa la visite. Ils arrivèrent ensemble de leur pas souple et assourdi, avec le même balancement du corps, et vinrent baiser la main de Cécile. Elle leur dit :

— Si vous saviez le beau petit garçon que j’ai !

— Est-ce qu’on peut le voir ? demanda Frédéric par politesse.

La garde, sur un geste de Cécile, tira l’enfant du berceau, bien qu’endormi. Il s’éveilla et ne pleura point.

— Pauvre petit mignon ! prononça la jeune maman dont le cœur s’amollissait d’heure en heure, quel bon caractère il a déjà !

Élie rayonnait et scrutait anxieusement la physionomie des Alibert pour voir si elle exprimerait de l’admiration. Mais ils restèrent impassibles et dirent seulement ensemble, tant la remarque s’imposait :

— Oh ! c’est vraiment le portrait du grand-père Boniface.

Élie ne broncha pas. À peine ses sourcils eurent-ils un réflexe, et sans protester il se mit à considérer avidement son enfant pour s’assurer que les cousins riches venaient de mentir. Mais il était trop tard. Ils avaient, en quatre mots, dressé inexorablement devant lui l’image du vieux marchand de bestiaux, grand, un peu voûté, sec, les yeux bleus bridés, le visage tailladé de rides, le menton rasé, l’air fin et dominateur. Tel Élie l’avait vu à son mariage, tel il le revoyait là, debout au berceau de l’arrière-petit-fils qu’il venait d’avoir et qu’il revendiquait à son tour, autant que les autres ancêtres, ceux de la galerie du salon. Et il fallait bien en convenir, le bébé aux traits informes portait en lui quelque chose d’intraduisible qui l’apparentait à l’aïeul des Alibert.

Ce fut pour Élie un moment de trouble extrême. Son visage se décomposait. Il lui semblait qu’on venait de lui enlever son fils. Le bébé pourtant était là, dans les bras de la garde, ouvrant avec fixité les olives luisantes de ses yeux sans paupières. Il le scrutait cruellement, comme un père jaloux qui cherche dans une ressemblance une origine suspecte. Alors c’était un Alibert, cet enfant ?

Ses associés venaient de lui en donner la révélation brutale. Même si ce jeu puéril de rechercher des ressemblances chez un nouveau-né ne signifiait rien, l’enfant n’en serait pas moins le rejeton du vieux millionnaire enrichi dans le commerce des porcs. Cette race vigoureuse mais lointaine, qui l’épouvantait par sa distance, elle serait celle de son fils, qu’il le voulût ou non. Son fils ne serait pas entièrement à lui.

Quand les Alibert furent partis après avoir transmis à Elle des dépêches du Havre qu’ils venaient de recevoir sur les cours du coton, Cécile congédia la garde et appela de ses bras tendus son mari qui restait soucieux au milieu de la chambre. Il vint s’agenouiller près du lit, baisa sa main distraitement et prononça enfin :

— Vous avez entendu ce qu’ont dit vos cousins : cet enfant ressemblerait à votre grand-père Boniface.

— Si je l’ai entendu ! Et si j’ai vu que vous en aviez la figure longue d’une aune, mon pauvre chéri ! Pourtant, avouez que ce serait bien naturel. Vous n’aviez pas la prétention d’être tout seul à le faire, cet enfant, hein ? J’y ai mis mon sang, le sang des Alibert. Cela vous chiffonne, avouez-le, mon pauvre Élie ?

— Moi, dit Élie, jusqu’à présent, je le voyais surtout très Martin d’Oyse.

Cécile se tut. Au bout d’un instant, Élie, qui s’absorbait dans ses pensées, vit cependant qu’elle ne riait plus, et que de grosses larmes roulaient le long de ses joues, sur ses lourdes tresses d’or. Il sursauta :

— Je vous ai fait de la peine ? Qu’ai-je dit, donc ?

Elle ne répondait pas, s’essuyait les yeux en silence. Élie la regardait, ravagé de voir dans un tel chagrin la joyeuse Cécile, qui ne pleurait jamais. Il voulut caresser son front, le baiser, mais elle le repoussa :

— Comme vous méprisez ma famille ! finit-elle par soupirer. Cela vous a donné un soufflet que mes cousins déclarassent que ce pauvre petit tenait des Alibert. Mais si c’est votre enfant, c’est le mien aussi. Je serais enchantée qu’il ressemblât aux Martin d’Oyse, mais vous n’empêcherez pas que je me sois mise en lui, moi et ma race. On sent bien, vous savez, tout ce qu’on donne de soi à son enfant, tout ce qu’on lui infuse. Eh bien, vous, Élie, vous révoquez ce qu’il y a de moi dans ce bébé. Il est tout diminué à vos yeux d’être ma chair, ma vie, et de pouvoir posséder la nature que j’ai prise dans cette race Alibert, dont j’ai bien droit d’être fière, il me semble. Comment m’aimez-vous donc, Élie ?

Elle affolait Élie, qui se voyait impuissant à la calmer. Il suppliait :

— Vous allez vous faire monter la fièvre. Elle le stupéfiait, le déconcertait comme une femme nouvelle qui serait née en même temps que l’enfant. Qu’il l’aimait ainsi ! Et ce qu’il aimait, c’était Cécile Alibert avec toutes les singularités de sa tribu, avec ce qui le heurtait, le choquait, l’irritait parfois, mais de quoi était cependant faite cette belle et saine créature aux vues directes, aux claires idées, à la conscience simple, à l’énergie pratique. Il le lui dit :

— Ma femme adorée, je chéris tout ce qui est en vous. Je vous aime Alibert et pas autre et j’aimerai dans l’enfant tout ce que vous aurez mis en lui de vous.

— Ce n’est pas vrai, reprenait Cécile dont la sensibilité s’exaspérait. Vous détestez ma famille ignorante des chimères, ma famille terre à terre qui vit de réalités et dont l’activité se nourrit de substance comme un bon feu qui brûle de bonne houille et non de la paille. Vous nous regardez de haut, mes cousins, moi et jusqu’à ce pauvre bébé à qui vous reprochez de n’être pas exclusivement le fils de votre lignée supérieure. Mais allez-vous nier les qualités fortes que je lui aurai transmises malgré vous, à ce fils de poètes, de chevaliers et de littérateurs ?

Il supplia angoissé :

— Tais-toi, tu vas être malade, et ce serait ma faute. Pardonne-moi de t’avoir offensée un jour pareil, le jour où tu m’as fait le don de cet enfant, ma Cécile, et où je te vois encore toute brisée de ce don. C’est toi qui as raison. Tu as communiqué à ce petit être ce dont nous aurions été incapables de le doter, tout ce qui nous manque, oui, Cécile, je te l’avoue, tous les dons qui nous sont refusés : la solidité, l’application, l’amour du concret. Je sais bien que les Martin d’Oyse n’atteignent point la perfection, mais ton fils y arrivera, chérie, puisqu’en lui nos deux races distantes se compléteront.

— Ah ! Ah ! s’écria-t-elle, bien qu’encore à demi sérieuse ; vous y venez donc ! vous y venez, j’en suis bien aise. Les Alibert ont du bon, je ne vous l’ai pas fait dire.

Élie tremblait que cette discussion ne l’eût agitée. Jamais il ne l’avait vue si nerveuse. Il palpait ses mains, ses beaux bras, comptait à son poignet les pulsations de son sang. Il lui semblait qu’elle avait de la température. Il se jugeait coupable, s’humiliait devant elle pour son orgueil de race, vantait les Alibert. À la fin, touchée, la bonne Cécile lui donna le baiser de paix, en riant, et lui prit la tête pour lui dire tout bas, à l’oreille :

— Et puis, sois tranquille, Élie ; ce sera toujours un Martin d’Oyse.

II

Fanchette, qui avait passé à Paris les premières semaines de l’année nouvelle, était maintenant réinstallée aux Verdelettes par ordre de son médecin. On la trouvait très anémiée, très fatiguée. Aussi, pas d’études, pas d’air parisien.

— Fanchette, disait madame Martin d’Oyse avec un grain de tendre compassion, elle a tellement maigri qu’elle rappelle par ses minces formes les saintes du treizième, qu’on voit dans les cathédrales.

Et on lui conseillait de se promener beaucoup dans la campagne pour gagner de l’appétit. Tous les matins, en effet, on voyait sa pauvre silhouette frêle s’en aller lentement sur la route. Souvent elle s’aventurait par les champs de la ferme Josseaume où l’avoine verte remplaçait le blé de l’année dernière, jusqu’au petit bois où le cruel Philippe lui avait si durement expliqué les impossibilités morales de leur amour. Et quand elle était bien entourée d’arbres protecteurs, toute seule et loin des regards, elle relisait la terrible lettre de Chouchou, reçue la veille du jour où Cécile avait mis son fils au monde.

« Je vous suis devenu odieux, Fanchette, ce qui n’est que juste. Pourtant il me faut encore aujourd’hui essayer de me disculper devant vous. Je suis à la merci de mon appareil. Si je tombais, par hasard, ce serait dans la certitude que vous me détestez. Non, non, Fanchette, pas cela ! Je ne veux pas que vous me détestiez !

» Vous croyez que je ne vous aime plus, peut-être ? Si vous saviez ! Au rebours de ce que j’espérais, l’absence a développé cet amour contre lequel je voulais me défendre parce que nos divergences morales le viciaient. Il a envahi mes nuits et mes jours. Les mois s’écoulent, et je m’emploie inutilement à l’étouffer. Depuis que je vous ai revue ce soir de décembre, aux Verdelettes, je vous porte en moi, vous m’anéantissez. Mais, j’en demeure toujours plus certain, il me serait meilleur de mourir que de voir notre amour s’avilir au contact de nos deux natures disparates.

» Seulement, il ne faut pas me haïr, Fanchette, souvenez-vous-en toujours. Aujourd’hui, demain, peut-être même dans la mort, je vous aime ».

Voilà ce que Fanchette allait relire tous les jours dans les bois, dans les chemins creux, au revers des talus, parfois dans la vallée, sur le chemin bordé de saules que rafraîchissait la rivière près de l’usine grondante. Elle reprenait la lettre d’un bout à l’autre et sa peine y trouvait un horizon nouveau, une terre nouvelle où elle respirait avec délice. Bien qu’elle y vît le tombeau de tout espoir et malgré la fin angoissante de cette missive à la Werther, Fanchette s’en nourrissait, s’en abreuvait, insensible à tout ce qui n’était pas le grand cri d’amour jaillissant de ces lignes. Philippe l’aimait encore. Tout était là.

Souvent elle pensait à lui écrire aussi. Le dernier mot de la lettre résonnait perpétuellement en elle comme si quelqu’un lui avait parlé à l’oreille. Et tout son être répondait : « Moi aussi je vous aime, Chouchou. » Mais Philippe ne demandait pas de réponse. Il disposait de leurs deux cœurs, impérieusement. Elle ignorait si, parmi tant de blessures, son orgueil à elle était atteint. Pourtant sa dignité lui interdisait de parlementer, de discuter. Elle saurait se taire.

Un matin où elle avait gagné le creux de la vallée par un sentier lointain, voisin du tissage Taverny, et où elle suivait le cours de la claire Aubette, elle entendit de longs coups sourds ébranler l’atmosphère. De loin, on aurait dit, plus secs et comme exaspérés, les éclatements réguliers de la machine à vapeur. Fanchette fut prise de curiosité et pressa le pas. Le bruit venait de la filature. Mais non, en approchant davantage, elle se rendit compte qu’il était produit en avant, en plein air. Et bientôt elle vit de la poussière voler par-dessus la cime des arbres. Un échafaudage entourait la maison de Nathalie. Des maçons tout blancs circulaient autour du toit crevé, et deux d’entre eux, s’acharnant avec leur pic sur la brèche déjà faite, agrandissaient le trou, faisant crouler à l’intérieur un ruissellement de plâtras, pendant qu’un nuage sale comme une fumée sortait du cratère.

Devant elle, debout au centre du potager, Fanchette aperçut M. Martin d’Oyse immobile, contemplant la démolition.

Sam et Freddy ne s’étaient pas trompés. Il n’y en avait pas pour longtemps à mettre par terre la vieille maison. Des tuiles et des voliges sautaient en l’air ; une des lucarnes, à laquelle on avait fait l’énucléation du châssis et des vitres, disparut en trois coups de pioche, et la façade, avec cet œil de moins et ce trou dans le crâne, devint burlesque.

Ce spectacle attira Fanchette. Il la distrayait. Elle s’amusait à voir ce toit s’effondrer, la destruction gagner la partie droite, écorner le mur, abattre la cheminée du pignon comme un château de cartes. Elle aurait voulu qu’on allât encore plus vite, donner au besoin son coup de pioche dans la muraille, comme si elle en avait eu la force, activer le désagrégement, car détruire est aussi une action qui communique la fièvre. Et elle pensait avec une satisfaction violente que, cette cabane disparue, l’usine doublée viendrait jusqu’ici, recouvrirait ce terrain de ses métiers, rapporterait un argent fou. Ses frères s’enrichiraient encore. Les Martin d’Oyse ramasseraient l’or à la pelle. Une impression de puissance, de domination la prenait à la nuque à cette idée du succès, de l’argent. Que la bicoque fut vite par terre, et les bâtiments construits, et que les bobines se missent à valser. Hardi ! Plus vite, les démolisseurs !

M. Martin d’Oyse était toujours devant elle. Il n’avait pas bougé d’une ligne ; ses deux mains aux poches de son pantalon relevaient les basques de sa jaquette. Il était grand, mince et droit. Fanchette s’avança de quelques pas dont le bruit se perdit dans le ronflement de l’usine et le fracas des pierres, des briques, des tuiles qui dégringolaient. Alors elle remarqua au travers des échafaudages que les volubilis qui garnissaient le mur jaune étaient fleuris. Mais les fleurs étaient étouffées sous les gravats. La liane fragile qu’on n’avait pas pris la peine d’arracher, s’écroulerait avec le mur, s’ensevelirait elle-même.

Deux autres ouvriers, d’un grand effort de reins, attaquèrent, en y jetant l’outil lancé à la volée par-dessus leur tête, le pignon de gauche. Un craquement bizarre se fit entendre et une grosse lézarde parcourut la façade qui eut l’air de grimacer douloureusement. Fanchette vit M. Martin d’Oyse passer la main sur ses yeux. Elle se demanda ce qu’il faisait là, si attentif. Puis le souvenir la ressaisit de Cécile disant l’année dernière dans le champ de blé : « Philippe, votre père est ridicule. » C’était à propos de cette maison. M. Martin d’Oyse en défendait la vie mystérieuse comme une valeur supérieure à tous les gains matériels. Et n’était-ce pas là-dessus qu’était venue, entre elle et Philippe, l’horrible dispute qui les avait désunis ? Pourquoi, mon Dieu ! puisque aujourd’hui la mère Natier, dont on respectait si religieusement l’attachement à ces vieilles pierres, s’en était séparée d’elle-même allègrement, bien contente de son nouveau domaine ? C’étaient eux, les Alibert, qui avaient raison. Et Fanchette s’adressait en pensée à Philippe, comme s’il eût pu l’entendre : « Vous voyez, Chouchou, vous voyez. Vous me disiez des choses tragiques : « Lorsque l’usine agrandie s’allongera jusque sur l’ancien potager de la vieille et que les bénéfices doubleront, l’argent qui entrera chez nous sera le prix des larmes de Nathalie et le produit de son chagrin. » Eh bien, Chouchou, la vieille n’a pas pleuré. Finalement, elle a laissé de bon cœur sa cabane, et moi, vous m’avez quittée parce que j’avais déclaré que vous étiez tout imagination, que vous aviez des mots, quand nous posions des actes. »

M. Martin d’Oyse l’intimidait, mais l’attirait aussi La douceur de ce gentilhomme pensif et bon, qui vivait loin de la vie dans un monde charmant, ne lui faisait point dire comme Cécile, au contraire. Malgré elle à ce moment, elle se rapprochait de lui insensiblement. Il finit par se retourner. Et quand Fanchette aperçut son visage baigné de armes, elle sentit s’évanouir en elle-même les pensées dont elle était si assurée la minute d’auparavant.

— Vous êtes venue vous aussi, mademoiselle, voir tomber la vieille maison ? lui dit-il Je vous demande pardon de vous montrer en même temps le spectacle de mon émotion Je me croyais seul. Cette vieille maison me rappelait une infinité de beaux souvenirs et le plus cher de mon passé.

Ce fut tout. Il se tut. Mais Fanchette comprit. Il avait perdu non seulement la maison, mais ce qui en était l’âme, c’est-à-dire le culte religieux de la vieille servante. Les destructeurs, avant de s’en prendre aux murs, s’étaient attaqués à l’attachement de la bonne femme. Et M. Martin d’Oyse pleurait aujourd’hui l’époque où les Alibert n’étaient pas encore venus, où la guerre était dure contre l’adversité, mais où il s’épanouissait au milieu de sentiments subtils et robustes à la fois, que personne au moins ne cherchait à combattre. Fanchette réfléchit longuement. Les événements matériels n’ont de sens que dans leurs rapports avec le cœur humain. Fanchette voyait clairement le rapport poignant qui existait entre l’écroulement de la maison et le cœur de M. Martin d’Oyse. Elle balbutia :

— Je le reconnais à présent, c’est odieux ce que mes frères ont fait là…

M. Martin d’Oyse la considéra, surpris. Les yeux froids et tristes se levaient sur lui avec une expression d’angoisse. Elle était tremblante. Il lui dit :

— Mes larmes m’ont trahi, mon enfant, mais que vos frères l’ignorent.

III

Le grand-père Boniface fut invité aux Verdelettes pour le baptême du bébé dont il était parrain. Élie et Frédéric l’allèrent chercher à la gare au jour convenu. On vit descendre du train à peine arrêté ce grand bonhomme encore solide, aux jointures souples, qui regardait les gens avec un sentiment de souveraineté. Il était vêtu avec beaucoup de soin et même de coquetterie, portait un feutre gris, et sur son bras un long pardessus d’été d’une étoffe extraordinaire, légère comme une soie. Il avait encore les mouvements rapides et brusques d’un jeune homme.

— Vous n’êtes pas fatigué de ce voyage ? demanda Élie.

Le grand-père Boniface répondit d’un air vexé :

— Oh ! oh !

On le fit monter en auto pour le conduire aux Verdelettes. Mais en passant devant l’usine, il exprima le désir de s’y arrêter. Là il donna l’impression d’être chez lui. D’ailleurs il avait personnellement mis dans l’affaire un joli chiffre sous le nom des frères Alibert. Au bureau, il serra la main de M. Martin d’Oyse. Tous deux se toisèrent imperceptiblement, comme deux chefs qui se mesurent. Il y avait quelque chose de royal dans le port du vieux paysan qui par son génie avait mis debout une race. Rien ne lui avait résisté. De la Fortune il avait fait ce qu’il avait voulu. Il se jouait encore avec l’argent comme un virtuose. Depuis le jour où il avait inauguré la vente colossale des porcs assemblés de la Brie, de la Beauce, du Velay, du Vexin, de la Sologne, du Vermandois, depuis le trust des cochons jusqu’à ses commandites énormes à la minoterie de son fils aîné, à la filature Martin d’Oyse, il avait inlassablement passé son temps à semer l’argent qui rendait au centuple. L’habitude de réussir toujours est une grande supériorité. Il avait l’autorité morale que donne le succès. D’autre part, son existence apparaissait claire, sans une tache. Pas une affaire louche, pas une combinaison inavouable, pas une spéculation criminelle dans son commerce avec l’argent. Il avait enrichi bien des gens. On ne connaissait pas de cadavres dans sa vie. Lui aussi était un homme de bien, et payait sa dîme à la charité. On parlait encore à Paris de son don de cinq cent mille francs pour les bains-douches des ouvriers de banlieue.

M. Martin d’Oyse, qui représentait un autre monde et une race différemment formée, appréciait dans le vieillard des facultés qui lui demeuraient toujours inaccessibles, m’admirait et l’estimait. On parla de Samuel et de Frédéric ; le grand-papa Boniface les regarda orgueilleusement. Si beaux gaillards qu’ils fussent, il les dépassait un peu pour la taille. Il mit une main sur l’épaule de chacun d’eux et répéta, pour M. Martin d’Oyse, son jugement favori :

— Ce sont deux lapins.

Le gentilhomme sourit et tourna un compliment sur l’intelligence merveilleuse de ses jeunes associes. Puis on visita l’usine. Malgré le fracas des batteuses et des bancs d’étirage dont tous les cylindres tournants trituraient le coton avec frénésie, Sam expliqua à l’oreille de son grand-père que bientôt cette salle serait doublée, et il comptait sur ses doigts les machines multipliées. À la salle de filage, où il n’était pas une bobine sur les ving-cinq mille qui ne tournât, le père Alibert hocha la tête, d’un air satisfait. On le conduisit alors sur le terrain qui s’allongeait après cette salle. Tous les arbres avaient été abattus, il ne restait plus trace de la maison de Nathalie. Des fondations sortaient de terre. Plus de soixante ouvriers travaillaient au chantier, et des camions apportaient jusqu’ici les pièces de fer destinées à la charpente.

— Pour quand l’achèvement ? demanda le père Alibert à l’entrepreneur qui se trouvait sur le chantier.

— Nous avons dit le 15 septembre.

— Finissez le 15 août, et vous aurez une belle prime de ma part.

Puis Samuel et Élie le conduisirent en auto jusqu’aux Verdelettes, où il était l’hôte de madame Martin d’Oyse. On le recevait un peu comme un vieux militaire qui n’a pas un usage très marqué des salons, mais à qui son passé glorieux tient lieu de tout, et qui vous honore quand il vient chez vous. C’était un conquérant. La châtelaine lui souhaita la bienvenue, ses petites filles l’embrassèrent et on sonna la bonne d’enfant qui apporta le bébé endormi.

— Regardez-le, grand-père, votre arrière-petit-fils, dit Cécile.

Il se pencha ; il devait être ému ; il dit simplement :

— Ah ! ah !

Madame Martin d’Oyse, par raffinement de politesse, lui raconta qu’on avait trouvé que cet enfant lui ressemblait :

— Tant mieux ! répliqua l’aïeul.

Ce mot frappa Élie, non pas comme un propos de vanité échappé par inadvertance à un vieux rustre, mais comme une appréciation due à la sagesse de l’ancêtre. Après tout, est-ce que ce n’était pas un bienfait si ce petit Martin d’Oyse, dernier-né d’une race trop raffinée, s’était emparé, dans le sang maternel, de la force et du rude génie de cet invincible bonhomme ? La loi des alliances est éternelle et nécessaire. Les races doivent s’y soumettre à intervalles. Ce n’était pas la première fois que les Martin d’Oyse faisaient des emprunts à des sangs qui n’étaient point le leur. Lors des guerres italiennes, le père du Martin d’Oyse qui devait plus tard héberger Henri IV avait ramené de Pavie une fille de marchands dont il avait fait sa femme. Son fils n’en avait pas moins été le plus fougueux chevalier du Béarnais. Parmi les portraits du grand salon, figuraient deux grand’mères qui n’étaient pas nées. La famille demeurait cependant une et toujours semblable. Bien plutôt, les alliances enrichissent ; les races fortes s’incorporent des éléments nouveaux sans se dénaturer. Elle comprit soudain qu’il fallait dire tant mieux si son fils héritait, en se l’assimilant, la supériorité du vieil Alibert.

— Et votre aviateur viendra-t-il au baptême ? interrogea le vieillard.

Madame Martin d’Oyse expliqua son chagrin : Philippe, qu’elle avait supplié, ne pouvait quitter le camp en ce moment. Sur le merveilleux appareil qu’il tenait de ses amis Alibert il faisait des expériences. Il ne disait pas lesquelles. Ce devait être mortellement périlleux.

— C’est dommage, dit le grand-père Boniface, Je l’aime bien, moi, l’aviateur.

Quand il fut seul avec madame Martin d’Oyse, il lui déclara sans ambages :

— J’avais caressé l’idée que ma petite-fille Fanchette épouserait l’aviateur. Sa crânerie me plaît, à ce garçon. Plus tard, quand il sera las de voler, il pourrait construire très intelligemment. Si je vis encore, je l’aiderai. Quant à la fille, il y en a de plus laides, et je me suis laissé dire qu’ils ne se déplaisaient pas mutuellement.

— Mademoiselle Fanchette est charmante, opina madame Martin d’Oyse.

Le vieux cligna de l’œil et dit en se redressant :

— Je lui prépare une surprise. Je lui fais construire à Paris, boulevard de Courcelles, un petit hôtel moderne, pas grand, mais bien, que je lui donnerai quand elle se mariera. Je ne m’y connais pas ; mais je me suis adressé à l’architecte le plus cher de Paris : c’est ma garantie à moi. Si Fanchette devient jamais madame Philippe Martin d’Oyse, le jeune ménage ne serait pas mal, je crois, là-dedans.

Il rit de tout son visage strictement rasé, pâli par l’âge, où seuls les yeux bleus mettaient une couleur. La châtelaine parut touchée.

— Je suis très flattée pour Philippe de votre désir, monsieur, dit-elle. Mademoiselle Fanchette ferait une femme délicieuse pour lui. Vous êtes bon de penser déjà aux conditions de ce mariage éventuel.

Elle rêva là-dessus toute la nuit.

On baptisa l’enfant le lendemain à l’église du village. C’était madame Martin d’Oyse qui, avec le vieil Alibert, le tenait sur les fonts. En revenant au château, le grand-père Boniface offrit à sa commère une riche bonbonnière d’or et plaça, par amusement, dans les doigts de son filleul un chèque dont la vue fit rougir Cécile de joie.

— C’est pour lui donner le goût du solide, expliqua-t-il aux parents qui le remerciaient.

Alors on accomplit la cérémonie qui, dans la tradition des Martin d’Oyse, devait suivre chaque baptême. Il s’agissait d’une présentation solennelle du nouveau baptisé à l’invisible génie de la famille qui flottait avec tous les souvenirs du passé dans la chambre de Henri IV. Sa grand’mère le prit dans ses bras. Tous les parents raccompagnèrent. Les Alibert ne manquèrent pas de se joindre à eux. Ils goûtaient beaucoup ces manifestations, qui leur étaient fermées et mystérieuses, mais qu’ils suivaient avec respect et curiosité comme on visite des ruines vénérables dans un pays étranger. Tout ce monde pénétra dans la chambre de la tourelle, soigneusement époussetée et aérée pour la circonstance. Madame Martin d’Oyse déposa doucement le poupon à l’endroit même où s’était allongé le corps du grand roi de France. Trente-trois ans auparavant, la vieille Béchemel en avait fait autant pour Élie encore vagissant dans les dentelles de sa robe de baptême, et M. Xavier, en son temps, n’avait pas échappé au pieux usage. Sam et Freddy, les bras croisés, se tenaient comme à l’église. Le grand-papa Boniface parlant tout bas se faisait expliquer par la jeune bru l’histoire de cette chambre et du roi. Fanchette, sans rien dire, de ses yeux couleur d’océan, contemplait le lit et mesurait la puissance d’une cause purement idéale qui peut pendant tant de générations survivre et dicter sa loi. Dans l’observance de ce rite, elle était frappée par une sorte d’éternité, défiant la mort. Elle sentait par attrait son cœur devenir Martin d’Oyse.

Élie dit en riant :

— Voilà mon fils fait chevalier.

— Hé, ma foi, reprit M. Martin d’Oyse avec son aimable gravité, c’est un peu cela. Ici j’ai toujours vu la chapelle de l’honneur familial.

Et il raconta au père Alibert, dont les études avaient été succinctes, l’anecdote du panache blanc de Henri IV, qui avait été posé ici sur cette table pendant le sommeil du roi. Sam et Freddy l’écoutaient, béants.

— Je comprends, disait le vieux, d’un air méditatif. Les anciennes familles ont ainsi des souvenirs précieux qu’il est bon de conserver. Voilà des choses qu’on ne trouverait point partout. Est-ce que l’étoffe aussi est de l’époque ?

— Elle est de l’époque, dit M. Xavier, et malheureusement tous les soins de mes aïeules ne l’ont point préservée de l’outrage des vers. Elle est mangée en plusieurs endroits, mais cette vétusté la rend plus vénérable.

Le grand-père Boniface vint de près voir le couvre-lit et le baldaquin. Le bébé grimaçait et criait dans le creux du matelas. Le vieillard examina le bois des colonnes qui était bien conservé, puis il dit, comme un homme assommé par une émotion religieuse :

— Dire qu’un roi a couché là-dedans !

Ensuite ce fut un festin qui rappela, pour l’abondance et le pittoresque, les repas de la Renaissance. Les Martin d’Oyse, petits mangeurs, sacrifiaient là encore à la tradition. Il y eut des pâtés monstrueux et un faisan doré habillé de ses plumes dont la queue balayait la nappe. L’alternance des vins était savante. Après les viandes épicées, on en versait un couleur de topaze, qui semblait le suc même d’un raisin balsamique. Le père Alibert, qui à la droite de madame Martin d’Oyse mangeait et buvait bien, disait à chaque coup :

— Ah ! ah !

Comme on passait un coulis exquis de légumes printaniers, il confia à sa voisine :

— J’ai mangé dans les plus grands hôtels de Paris et les plus chers. J’ai traité des consuls, des sénateurs, des ministres : je n’ai jamais rien trouvé de pareil à ce que vous me servez là, madame.

Sam et Freddy parlaient peu. Au fond, ils pensaient comme le grand-père. Ils se heurtaient ici à un art, à une science, à des raffinements où toute leur supériorité sombrait. Ils sentaient que jamais ils n’apprendraient ce que les Martin d’Oyse paraissaient savoir si naturellement. La maîtresse de maison répliqua simplement :

— C’est de la vieille cuisine française, d’anciennes recettes.

Ces mots les frappèrent. Il y avait là une initiation inaccessible pour eux, des secrets de famille. Et ils restaient graves. Toute la conversation, Cécile en tenait le dé avec son grand-père à qui elle racontait la manifestation des ouvriers de l’usine. Fanchette avait demandé qu’on lui mît le bébé sur les genoux, et, faisant semblant de goûter à tout, ne s’occupait que de l’enfant dont elle raffolait. Grand-papa Boniface la regardait attendri et une association d’idées lui fît dire :

— Moi, je regrette que l’aviateur ne soit pas là.

Il était mis en train par le bon vin. Celui qu’il but après le fromage avait une pointe d’alcool enveloppée d’un velours. Il se sentait content.

— Voilà un beau baptême, pensait-il tout haut, une réunion dont on se souviendra, une vraie fête de famille. Le château y prête, je dois dire. Tout y devient riche et curieux. Le plus original, c’est cette chambre où un grand roi de France s’est couché. Ce sont des hommes qui dorment comme les autres. J’ai trouvé cette chambre bien intéressante. Voudriez-vous la vendre cher, monsieur Martin d’Oyse ?

M. Martin d’Oyse ne répondit pas, se contenta de considérer le vieillard avec stupeur. Sam et Freddy, allumés, suivaient le marché qui allait s’ouvrir. Le bonhomme continua :

— Je vous demande cela, car, si cher que vous vouliez la vendre, je vous l’achète. Je la placerais dans le petit hôtel que je fais construire à Paris, On la transporterait telle quelle, avec les trous de vers du lambrequin et la tapisserie passée des chaises. Je la disposerais comme elle est ici, en plaçant au pied du lit la petite table où le roi a posé son plumet. Et je serais heureux de montrer cela aux gens qui viendraient voir la maison.

— Monsieur, dit M, Martin d’Oyse, comment pouvez-vous imaginer que je voudrais me séparer d’une relique aussi précieuse ?

— J’y mettrais le prix, fit remarquer le vieil Alibert.

M. Martin d’Oyse gardait le silence. Il craignait qu’en parlant son indignation lui échappât. La châtelaine avait pâli. Élie souriait.

— Voyons, grand-père, ne croyez-vous pas qu’il est des objets de piété familiale sur lesquels nul argent, nulle fortune ne peut avoir de droits ? Qu’en dites-vous, Samuel ?

Samuel répondit :

— Ces objets, dans notre famille, auraient été entourés du même culte que chez vous. Nous n’avons pas de choses pareilles, nous, Alibert. Il nous eût été agréable d’en posséder. Les souvenirs ne s’improvisent pas. Il faut bien recourir à ceux des autres.

Quand les cinq hommes furent seuls, à fumer, dans le billard, les fils Alibert en revinrent à la chambre de Henri IV. L’aïeul avait d’un mot mis à découvert une convoitise qu’ils gardaient secrète et dévorante depuis qu’ils avaient pris contact pour la première fois avec ce legs du passé. L’envie du souvenir historique les avait mordus. S’ils n’avaient point parlé, c’est qu’on était là sur un terrain où le prestige de M. Martin d’Oyse, qu’ils régentaient à la filature, les jugulait. Aujourd’hui, les chiens rompus, Frédéric osa dire :

— Après tout, pourquoi pas ? Nous vous proposons un échange, un gros avantage d’argent contre une valeur dont la perte ne vous serait pas si sensible que vous ne le croyez. Toute la curiosité qui s’attache…

Cette fois Élie se fâcha.

— Mon cher cousin, laissez-moi vous dire que vous, commettez une erreur. Il n’est pas question pour nous, là, de curiosité, mais d’une sorte de sentiment religieux à l’égard du sanctuaire où se concrétise toute notre histoire familiale. Vous saurez qu’il est des choses sacrées, mon cousin.

— Je le sais, dit Frédéric. Mais je pensais que nous, les Alibert, qui n’avons jamais compté avec vous, qui avons fait nôtre votre cause, avions acquis ici une créance morale.

Élie et son père se sentirent écrasés à cette phrase. Que dire si maintenant les cousins riches en appelaient à la reconnaissance de ceux qu’ils avaient sauvés !

— Je vois que l’art d’être bienfaiteur est difficile, monsieur, dit M. Martin d’Oyse, puisqu’il arrive toujours un moment où l’obligé devient un vaincu devant l’autre.

Mais le vieux, qui semblait avoir saisi le colloque de ses yeux bleus clignotants, en avait senti les pointes, quoique subtiles. Son intelligence ne fléchissait pas encore. C’était le moment d’intervenir :

— Si j’ai demandé d’acheter cette chambre, fit-il hautement, et toute son autorité le reprenait dès lors qu’une tractation s’engrenait dans ses paroles, c’était pour la joie de ma petite-fille Fanchette à qui je voudrais en faire cadeau en même temps que de l’hôtel qui s’élève à cette heure pour elle. Mais mon idée va plus loin. Mon idée, c’est qu’elle épouse l’aviateur. Je ne vous l’envoie pas dire, monsieur Martin d’Oyse. Voilà des choses que je ne pouvais lâcher devant elle. N’empêche que si mes deux désirs se réalisent, la chambre du roi de France restera le bien d’un Martin d’Oyse, puisque Fanchette l’apporterait en dot, avec le petit hôtel.

— Messieurs Alibert, dit monsieur Martin d’Oyse dont la voix tremblait sourdement, je vous donne ici ma parole que l’obligation que j’ai envers vous est devant mes yeux totale, précise et accablante. À l’heure la plus critique de ma vie, vous m’avez apporté l’aide de votre or, de vos capacités. Alliés avec nous contre le sort, vous en avez triomphé. Grâce à vous, la ruine fut conjurée et je m’enrichis aujourd’hui. Je vous dois tout, à mon sens, de ce que je possède. Mais je n’ai pas licence pour disposer à votre profit du patrimoine spirituel de ma famille. Je n’ai déjà que trop mal défendu contre vous la figure de ce beau château qui appartient toujours aux Morts autant qu’à moi. Vous n’emporterez pas hors de ses murs ce qui en est le cœur toujours palpitant et qui demeure le signe de l’impérissable honneur des Martin d’Oyse.

IV

Le grand-père Boniface parti, un froid demeura entre les associés de la filature. Pour la première fois le prix du service rendu avait été mis en question. Rien n’était déchiré. Les convenances, que les Alibert tenaient à honneur de respecter autant que les Martin d’Oyse, n’avaient pas été violées. Mais la reconnaissance avait cessé d’être légère à ceux qui avaient reçu, tandis que les bienfaiteurs n’en sentaient pas assez le poids. Tout le secret désaccord tenait en cette différence.

Pendant ce temps, les murs de la salle de filage s’élevaient rapidement, et Marthe Natier tapait des lettres de commande pour les machines qu’on faisait venir dès maintenant dans la certitude qu’avec la prime promise les bâtiments seraient terminés en août.

— Maintenant, disait-elle aux Alibert, je suis pressée de voir les nouveaux ateliers construits, j’en ai la fièvre.

Elle se confiait volontiers à eux. À force de travailler ensemble, d’élaborer, souvent en dehors des Martin d’Oyse, des plans et des projets, ils en étaient venus à une sorte de complicité. Ainsi Marthe était au courant de l’idée qu’avaient eue les Alibert de construire à mi-côte de la vallée des maisons ouvrières. Toute leur philanthropie calculatrice, la forme haute et réfléchie que la sensibilité affectait chez eux, ils s’étaient donné la peine de l’exposer à la secrétaire qui s’en était sentie éblouie. Elle avait pris parti pour eux et commençait à trouver M. Xavier plein de préjugés. Puis la possession du chalet neuf, dont Marthe, devenant petite bourgeoise, goûtait secrètement les charmes, l’attachait aux patrons généreux de qui elle le tenait. Des Martin d’Oyse aux Alibert, il y avait eu un transfert des liens d’antan.

M. Martin d’Oyse dit un jour, au château :

— L’âme de Marthe n’est plus ce qu’elle était autrefois.

— C’était à prévoir, dit la belle Élisabeth. Pour la reconquérir, il faudrait que nous pussions éloigner les Alibert.

— Oui, mais comment, une fois le service rendu, éloigner ceux à qui l’on doit son salut ? pensa tout haut M. Xavier. Jamais, jamais, quoi qu’ils m’imposent et quoi qu’ils fassent, quelque tyranniques et impérieux qu’ils deviennent chez moi, je ne perdrai une seconde le souvenir du jour où ils m’apportèrent si spontanément leur appui.

C’était un soir d’été, dans le parc. Fanchette, dont on voyait l’étroite robe bleue aller et venir nonchalamment derrière les massifs, s’approcha et dit d’une voix singulière :

— Il y a une auto d’ambulance arrêtée devant la grande grille.

Une anxiété instinctive naissait de ces seuls mots. On chercha des yeux le jardinier, pendant que la corne de la voiture lançait un appel pressant. Enfin le valet de chambre apparut ; on l’envoya ouvrir ; Fanchette et madame Martin d’Oyse se lancèrent regard d’angoisse, mais pas un mot ne [sortit de leur bouche. L’auto à la croix de (Genève roula sur les allées sablées qui entouraient la pelouse. Quand elle s’arrêta devant le perron, une infirmière sortit et dit aux [trois personnes qu’elle voyait devant elle :

— J’amène un blessé. Monsieur… monsieur Martin d’Oyse… un jeune aviateur qui a fait une chute assez grave au parc d’Argenteuil. Après les premiers pansements, il a demandé à être conduit chez lui. Les chirurgiens l’ont permis dans des conditions spéciales et sur l’assurance qu’il n’avait que des fractures multiples mais maintenant réduites.

La mère n’en écouta pas davantage et s’élança sur le marchepied de la voiture.

— Attendez, madame ! ordonna l’infirmière qui restait seule maîtresse de son blessé.

Et elle pénétra dans l’auto à la place de madame Martin d’Oyse.

Le père demanda :

— Quand est-ce arrivé ?

Il y avait quatre jours, depuis lesquels il était soigné dans la petite clinique du parc. On avait eu très peur, mais sa vie ne semblait plus en danger.

Silencieusement, les Alibert étaient venus se ranger près des parents avec Cécile et Elle. Le chauffeur et le valet de chambre dirigés par l’infirmière soulevèrent le brancard, et tout le monde vit apparaître la longue statue blanche, la statue brisée de Chouchou, enveloppée d’ouate et de bandelettes, et inerte entre les bras des porteurs.

Et aussitôt les yeux du blessé, ses yeux qui seuls étaient libres, bougèrent et cherchèrent ceux de Fanchette. Elle était là ! Il l’avait revue ! Ils ne se sourirent pas, mais tout le soleil et le diamant de leur amour passèrent dans leur grave regard. Et Fanchette nota qu’il l’avait cherchée avant sa mère. Celle-ci ne vint qu’en second, et à elle il sourit en disant :

— Ce n’est rien, je vous assure.

Elle s’effondra devant lui :

— Mon pauvre petit !

Les Alibert, d’un mot, expédièrent les deux hommes pour se charger eux-mêmes du brancard. Ce furent eux qui portèrent Philippe, d’un pas doux et félin, au bout de leurs bras forts, par l’escalier de pierre, jusqu’à son lit où ils le déposèrent en soutenant son corps de leurs quatre mains fermes. Elle sanglotait dans un coin de la chambre. Il était le plus nerveux, incapable de rendre service. Sa femme dut s’employer à le calmer. Fanchette, farouche et discrète, se tenait près de la porte sans oser avancer. Les parents seuls s’approchèrent du lit ; la mère se repaissait de ce visage intact, sauvé de la mort. Elle répétait :

— Mon pauvre petit…

Mais Chouchou, qui paraissait ce soir un chevalier de neige sous son casque blanc de linges et de gazes, appela tout d’un coup :

— Fanchette ? Où est Fanchette ?

Alors elle accourut sans se soucier des autres, et elle s’agenouilla au chevet pour pouvoir s’entendre mieux avec lui. Puisqu’il l’appelait, elle voulait bien mettre en spectacle son amour devant l’univers. Et il contempla dans une béatitude sans nom, les tendres lèvres qui dessinaient comme un baiser en murmurant :

— Chouchou !

Il lui dit à voix basse :

— Quand je suis tombé, je vous ai vue devant moi, comme je vous vois, et j’ai regretté, oh ! j’ai regretté la vie ! Mon appareil brûlait, alors je m’étais jeté… Et quand on m’a ramassé, j’ai souhaité d’aller finir près de vous. Maintenant on me dit qu’on va me réparer… Tant pis ! il a fallu que je vous rejoigne quand même.

Il en était à ce point, à cette étape avancée et encore, si l’on peut dire, dans le champ magnétique de la mort, où les pudeurs s’annulent ; et il ne cherchait pas plus à cacher son amour pour Fanchette que la détresse de son corps brisé, aussi dépendant de tous que le frêle petit enfant d’Elie. Fanchette répondit :

— C’est moi qui vous soignerai et qui vous guérirai.

Il la regarda encore très longuement, avec des clins d’œil soudains, comme s’il la reconnaissait par soubresauts, ainsi que les gens très malades. Mais il buvait de la vie près de Fanchette. Puis il dit à son père, presque sèchement :

— Je l’aime, vous savez…

M. Martin d’Oyse s’appliquait à contenir ses horribles émotions. Il répondit sans paraître surpris :

— Tu fais bien.

On chercha Sam et Freddy. Mais ils roulaient déjà sur la route de Rodan pour ramener un chirurgien. Sans émotion déprimante, à froid, ils s’incorporaient le malheur des autres, adoptaient leur chagrin, s’oubliaient parfaitement pour se consacrer à terrasser leur épreuve. Et ils s’y adonnaient comme à une entreprise d’affaires, en raisonnant tout sans qu’on vît le moindre jeu de leurs nerfs. Ils ramenèrent avant la nuit une célébrité de la ville. Pendant la consultation, M. Martin d’Oyse, le cœur débordant, leur étreignit les mains :

— Vous êtes d’admirables amis. On ne mesurera jamais votre bonté.

— Oh ! ce n’est rien, cela ! dirent-ils en riant.

Le chirurgien n’approuvait pas beaucoup le transfert du blessé dans une maison particulière. Mais Philippe protesta si douloureusement quand il parla d’une clinique de Rodan, qu’il n’insista pas. Sam et Freddy ajoutèrent :

— S’il faut une salle d’opération, on en improvisera une dans la chambre voisine.

Les Martin d’Oyse les regardaient avec adoration. Jamais les Alibert n’avaient été à ce point les dieux nouveaux. Ils apparaissaient ce soir puissants et bienfaisants, dans tout l’éclat de leur amitié. On se reprochait les petits procès qu’on avait pu, çà et là, par susceptibilité de famille, leur faire. Ce fut un renouveau d’enthousiasme.

Le blessé dit à Fanchette :

— Ne me quittez pas.

Et cet amour de Chouchou scellait l’intimité. On n’avait d’yeux que pour cette exquise Fanchette. Tout paraissait naturel ce soir, même ces accordailles soudaines. Quand la jeune fille déclara qu’elle passerait la nuit à le veiller, madame Martin d’Oyse la serra dans ses bras. Quel lien nouveau avec les Alibert !

V

Dès que les menaces de la fièvre furent écartées, Elie guetta le moment propice pour venir s’entretenir seul avec son jeune frère. Il avait à cœur d’effacer le souvenir d’un autre entretien où il s’était évertué à tuer en Philippe l’amour de Fanchette.

— Vois-tu, mon petit, déclara-t-il simplement, nous nous trompons dès que nous perdons de vue la fin des causes. Je t’ai dit des choses très dures le soir où je t’adjurais de ne pas épouser une Alibert. Depuis, j’ai bien changé. Un grand événement s’est passé. J’ai un fils aujourd’hui, et j’aperçois la raison de nos phénomènes psychologiques. en tenant dans mes bras cet enfant qui est le but auquel tendaient les dits phénomènes. Chouchou, tu es dans le vrai en aimant la jolie Fanchette. Si ces femmes très différentes de nous, dont nous n’atteignons jamais l’âme entière, que nous ne possédons jamais complètement, à qui nous nous exaspérons de ne pouvoir faire lire clairement dans nos pensées, attirent ainsi notre désir, c’est que notre race est avide de se parfaire en elles. Chouchou, avouons-le, beaucoup de facultés nous manquent. Refais le chemin parcouru. Constate ce que les Alibert nous ont apporté à côté de leurs capitaux. Regarde l’usine. L’œuvre accomplie est énorme. Qui en est l’auteur ? Les Alibert. Leur action est celle d’un génie différent du nôtre, contraire au nôtre. Je sais bien qu’ils sont en train de nous manger. Leur force a débordé le lit où nous aurions voulu la canaliser. Nous leur avions demandé de sauver la filature, pas de se substituer aux Martin d’Oyse dans le rôle héréditaire que nous tenions dans le pays. Leur vitalité a tout pompé : la popularité, l’admiration, la reconnaissance, les vieilles fidélités. Papa l’a dit un jour : nous ne sommes plus rien ici. Mais cela prouve, Chouchou, qu’ils avaient de ce que nous n’avons pas. Et c’est cette faim, cette voracité de ce qui nous fait défaut qui nous jette à genoux devant la femme de leur race que la nature choisit pour être la mère de notre descendance. Crois-tu que je ne me réjouis pas à penser que mon enfant sera plus complet que moi et possédera les qualités de Cécile ? Cécile m’a fait souffrir souvent. Je l’adore et je mentirais si je disais que je suis pleinement heureux. Elle a trop raillé ma littérature, comme elle dit, et les subtilités de ma race ; elle n’a épousé que, la moitié de moi-même et je me brise le front contre l’impénétrable de son âme, moi qui avais rêvé l’union absolue. Mais je ne puis nier quelle crâne figure cette femme-là fait devant la vie. Peu importe que je souffre parfois, si les Martin d’Oyse qu’elle met au monde réalisent par l’alliance de nos familles un type plus parfait. Suis ton amour. Chouchou : ce n’est pas aveuglément qu’il te conduit à Fanchette. Si tu dois frémir souvent devant le mur qui vous séparera toujours, dis-toi que c’est peu de chose que notre cœur soit mortifié.

Philippe était toujours une blanche statue souffrante, dont seul le masque aigu et les yeux dévorateurs vivaient. Mais il était sauvé maintenant. On devait d’ici peu briser l’enveloppe de plâtre qui le moulait. Icare se relèverait pour affronter encore le soleil.

VI

Le ciel était pur, mais l’orage éclata pourtant. Les Martin d’Oyse père et fils étaient un jour au perron de la maison blanche, devant le cèdre, quand deux mécaniciens au visage noirci et sentant le fer s’avancèrent, d’un pas rythmé, venant de l’usine. On montait en ce moment une seconde machine à vapeur de quatre cents chevaux. Il l’avait fallu pour engendrer le mouvement des nouvelles cardes et des nouveaux métiers. Les Alibert travaillaient avec les ouvriers du constructeur.

— Quelle besogne ! dit M. Martin d’Oyse en les voyant. Quelle fatigue !

— C’est fini ! dit Frédéric en riant.

Ils étaient transformés. L’émail de leurs dents quand ils riaient, et le blanc de leurs yeux prenaient dans leur visage noirci un éclat singulier. Le corps ondulant dans ces vêtements lâches, au bleu souillé, respirant la force physique, ils paraissaient vraiment les rois de la matière. C’étaient des triomphateurs ; leur pas souple eût gravi tous les sommets.

— Eh bien, vous êtes contents ? leur demanda Elle.

Les deux Alibert dirent ensemble :

— Non !

Et ils expliquèrent :

— Nous ne devons pas nous arrêter là, L’extension de l’usine va exiger un personnel double. L’heure est arrivée de faire quelque chose pour nos ouvriers. Nous voulons leur organiser une vie confortable et il faut que vous nous aidiez, mon cousin, et vous, monsieur, en nous cédant quelques hectares de terrain dans le coteau, pour que nous mettions à exécution notre projet de cité ouvrière.

M. Martin d’Oyse demanda en se contenant :

— On déboiserait le coteau ? On ferait tomber les acacias et les hêtres, et les épines qui au printemps sont des arbres de neige, et à mi-côte vous construiriez une de ces longues casernes…

Samuel appela :

— Mademoiselle Natier, voulez-vous nous apporter le dossier de l’architecte ?

Marthe, si vive, tardait à venir. On aurait dit qu’elle hésitait. Enfin elle parut, tendant à ces messieurs une chemise de moleskine. Elle regarda craintivement M. Xavier. Il lui semblait qu’elle le trahissait. Pourtant elle donnait raison aux autres.

— Voulez-vous nous chercher le plan en élévation des maisons et le projet en couleur ?

Non sans quelque naïveté, ils comptaient sur le projet en couleur qu’ils trouvaient joli pour séduire M. Martin d’Oyse comme ils avaient séduit Nathalie. Le gentilhomme était tout frémissant, mais il se taisait. Lorsque Marthe lui eut mis sous les yeux l’image de cette bâtisse interminable, hérissée en feston de ses multiples toits portant chacun sa cheminée unique, il s’écria :

— Jamais on ne déshonorera la vallée. qui est la plus belle du pays, par ces constructions ignobles ! La nature a pris elle-même la peine de dissimuler par une poussée de verdure plus luxuriante qu’ailleurs les laideurs de l’industrie, aux bords de la rivière. Des peupliers gigantesques se sont élancés en ronde autour des cheminées de brique pour en atténuer la sécheresse et ainsi, vues du plateau, les usines du creux de la vallée n’apparaissent que drapées de pittoresque et sans la moindre indécence. Et vous, messieurs, vous voudriez déchirer ce manteau ? Vous voudriez déraciner ces beaux arbres, mettre à nu le coteau, et y étaler l’horreur de ces façades régulières, sur deux cents mètres, c’est-à-dire détruire l’incomparable charme de cette vallée, en tuer toute la poésie ? Jamais vous ne ferez cela. Je m’y oppose.

Les Alibert le regardaient fixement. Ils mettaient de la bonne volonté à essayer de le comprendre, et, ne parvenant pas à sentir comme lui la divine importance de la beauté, ne se fâchaient pas cependant contre ses conceptions qu’ils jugeaient nobles. Samuel dit doucement :

— Ces maisons ne sont pas laides. Ce sera très net. Et puis, monsieur, le bien-être de vos ouvriers ne prime-t-il pas ces considérations ?

— Mes ouvriers, dit M. Martin d’Oyse, ils habitent de petites maisons charmantes, disséminées dans la verdure, où ils goûtent le bien-être de l’habitude. Ils seront beaucoup moins heureux si vous les transplantez dans ces bâtisses où ils auront, c’est vrai, l’eau et le gaz, c’est-à-dire certaines commodités matérielles, mais où ils perdront, dans la promiscuité et dans l’uniformité d’existence de sept à huit cents personnes soumises à la monotonie des mêmes règles, le sentiment du foyer personnel. Plus de souvenirs, plus de passé, plus de traditions transmises par les vieilles pierres, plus rien comme jouissance, que le bien-être matériel. Mais compensera-t-il le bien-être moral qu’ils auront laissé dans leur chaumière nichée au hasard entre trois chênes, entourée d’un jardin fantaisiste, et bien à eux ? Si vous voulez faire le bonheur de vos ouvriers, messieurs, cherchez ailleurs, connaissez-les, faites comme ma femme qui les visite, qui s’enquiert de leurs besoins moraux autant que matériels, et puisque vous avez la grande puissance des capitaux, dotez-les d’institutions moralisantes, de mutualités, de bibliothèques, mais pour Dieu ne faites pas constituer votre bienfaisance dans l’action d’un froid logement où le robinet remplace le jeu antique du puits, et l’infâme fourneau à gaz la grâce vénérable des vieux âtres.

— Le premier secours que nous leur devons, dit Samuel, c’est de mettre à leur disposition les commodités modernes dont nous jouissons nous autres, tout ce qui supprime l’inutile effort. Cela sera, monsieur, parce que cela doit être.

Et il tapait de son doigt plié sur le papier étalé devant eux, à la balustrade du perron, et où rutilaient, avec leurs toits de tuiles, quatre-vingts maisons d’un seul tenant.

— La beauté de la vallée ne sera pas détruite avec mon consentement, s’écria M. Martin d’Oyse. J’ai toujours refusé de vendre une seule parcelle de ce terrain afin qu’un constructeur sans goût ne vînt pas déparer cette merveille. Ce serait un crime de priver à jamais les générations futures du spectacle qui nous a enchantés nous et nos pères depuis des siècles. L’homme n’est pas le maître absolu des paysages, même lorsqu’il a payé le terrain où ils s’élèvent. Il en est comptable devant ceux qui naîtront après lui, et nous n’avons pas le droit, vous entendez, nous n’avons pas le droit de détruire un ensemble de beauté.

— Un paysage n’est qu’un paysage, dit Frédéric l’air dédaigneux, l’homme passe avant.

— Mon cher, dit M. Martin d’Oyse, la splendeur des spectacles de la nature en vient à faire partie de l’âme qui la contemple, en sorte que cette beauté, comme celle des œuvres d’art, forme un patrimoine plus intime pour l’homme, et plus sacré que l’or qu’il hérite de son père. Je ne veux pas, mon fils et moi ne voulons pas qu’il soit touché à la vallée.

Samuel, à ce point de la discussion, lança la phrase fatale :

— Et nous, alors, pour qui comptons-nous ici ?

— Quand je vous ai proposé de vous associer à nous pour gérer la filature, dit M. Martin d’Oyse, il n’avait pas, que je sache, été question de vous remettre en outre les destinées d’un pays où ma famille domine depuis des siècles.

— Les services que nous avons rendus au pays dans un ordre, dirent les Alibert, nous invitaient d’eux-mêmes à poursuivre notre action dans les autres. Nous avons une tâche à remplir ici, nous la remplirons. Ce que vous ne voulez pas nous laisser faire à proximité des ateliers, nous l’établirons plus loin, sur le terrain que nous avons acheté aux Taverny et dont nous sommes les maîtres.

Marthe était toute tremblante d’avoir assisté au pénible conflit. Elle ramassait les documents du dossier, qu’elle allait emporter, quand M. Martin d’Oyse lui demanda :

— Que pensez-vous de cela, mon enfant, vous ; la fille de la vallée ?

Marthe pâlit ; elle craignait de se montrer ingrate envers les Alibert. Pourtant le gentilhomme venait de la reconquérir par tout le prestige d’autrefois. Elle avait assisté au choc de deux races faites pour s’estimer, non pour se comprendre. Marthe se tournait naturellement vers la race dont elle tenait sa formation morale :

— Je pense, monsieur, répondit-elle, que c’est vous qui savez le mieux ce qu’il faut au pays.

— En effet, dirent les Alibert, mortellement outragés, nous ne sommes, ici, que des étrangers…

VII

Chouchou fit d’abord ses premiers pas aidé de béquilles, et ses membres se guérissaient si vite qu’il put bientôt se contenter d’une canne et du bras de Fanchette où il s’appuyait de toute sa confiance.

On voyait partout leur couple pareil à une image de légende. Ils se promenaient dans les vestibules du château, dans le parc, sur le chemin creux qui menait à l’usine, ils allaient jusqu’au bois, toujours inséparablement enlacés. Ils passaient comme l’illustration d’un beau roman de chevalerie. Lui était le Tristan de la conquête des airs ; elle, l’Yseult d’une cité lointaine, qu’un enchantement lui avait si longtemps défendue. Il prétendait ne pouvoir faire un pas sans le bras de Fanchette. Elle gardait toujours le regard de ses yeux de glace, mais elle devenait belle comme le jour.

Sam et Freddy dirent à Fanchette :

— Les Martin d’Oyse sont des ingrats. Nous les avons sauvés de la ruine. À la médiocrité de leur filature nous avons substitué la prospérité. Ils sont riches aujourd’hui et c’est notre œuvre. Mais ils veulent nous condamner au rôle d’ouvriers de leur opulence et limiter là notre action. Nous étions venus sans arrière-pensée, pour les aider de toute manière. Il nous semblait intéressant d’apporter à cette ancienne et illustre famille l’appui de notre puissance. Nous agissions de tout cœur, car nous leur avions donné vraiment notre affection. L’argent que nous avons mis dans leur entreprise nous a largement rapporté, mais nous voulions en outre faire du bien dans leur propre domaine. Nous nous figurions qu’ils ne nous en aimeraient que davantage et qu’ils applaudiraient aux vues et aux réalisations dont ils sont incapables, eux, rêveurs. Mais voilà qu’au rebours de ce que nous attendions, ils se sont montrés jaloux de ce bien que nous opérions. Après que nous les avons dotés de toutes sortes d’agréments pratiques, et que nous leur avons enseigné l’art de vivre que nous possédons mieux qu’eux, ils se retournent contre nous et nous traitent en ennemis. Cela nous cause une peine profonde, Fanchette.

— C’est que, dit Fanchette, lorsqu’on a rendu service à son ami le plus cher, il faut éviter ensuite d’en prendre avantage pour faire le maître chez lui.

VIII

M. Martin d’Oyse vint à son tour :

— Ma chère Fanchette, vous serez demain une Martin d’Oyse, vous l’êtes déjà par les sentiments et je puis vous parler avec liberté. Vos frères m’affligent singulièrement. Pourquoi veulent-ils détruire parmi nous des habitudes séculaires et une spiritualité qui, bien que n’étant pas leur fait, a donné forme à notre race ? Ils m’obligent à leur dire, ce qui est atroce après tous leurs bienfaits, que je saurai gouverner sans eux. Voilà, ma chère Fanchette, à quoi j’en suis venu. Il s’agit de défendre contre eux l’esprit de ma race. Les ai-je blessés ?… je le crains !

— Vous les avez blessés, dit Fanchette, et ils en souffrent. Mais il le fallait.

La première fois que Fanchette dit à ses frères qu’ils devraient résilier leur association et quitter les Verdelettes pour reprendre la minoterie, ils se mirent en colère et répondirent qu’ils ne voudraient jamais laisser péricliter l’œuvre qu’ils avaient établie sur de telles bases.

— Elle ne périclitera pas, dit Fanchette, car les Martin d’Oyse sont capables de la gérer sans vous, sinon sans vos capitaux. Leur caractéristique est justement d’être capables des entreprises les plus diverses et de marier dans leur esprit la littérature et l’art avec les activités pratiques. Là où ils se soucient de réussir, ils le peuvent toujours. Restez leurs commanditaires, car ils ont besoin d’argent, et leurs amis, car ils ont besoin d’amitiés, mais retirez-vous. Chacun chez soi : voilà la vraie sagesse.

La salle de filage était maintenant comme une cathédrale aux vitraux blancs, où soixante mille broches valsaient si vertigineusement que le fil, entraîné par cette giration, simulait autour de chacune un nuage impalpable, une vapeur. La danse générale était affolante. Ici toute chose tournait, les arbres de couche, là-haut, et les bandes circulaires des courroies de transmission, et les roues aériennes où elles s’enroulaient, et sur les continus les bobines chargées de la mèche de coton encore épaisse et molle, et la broche où, après tant de torsions, le coton arrivait en fil délié et fragile.

Souvent les Alibert entraient et demeuraient sur le seuil, tristement, à regarder ce formidable travail, né là-bas des deux machines à vapeur, agitées de leur convulsion incessante. Ils en remplissaient leurs yeux en pensant au conseil de Fanchette. Ils n’avaient pas, devant les décrets de la Destinée, le même allant que pour la lutte contre la matière, et le courage passif était diminué en eux de toute l’hypertrophie de leur activité. Il leur fallut deux mois pour qu’ils se résignassent à quitter les Verdelettes. Quand ils furent décidés, ils en vinrent avertir les Martin d’Oyse, un soir, au salon. L’hiver était venu. Tout le monde était rassemblé autour de la lampe électrique, et les radiateurs répandaient une chaleur pesante. Sam et Freddy exprimèrent leur dessein. M. Martin d’Oyse se récria.

— Jamais ! Vous ne partirez pas. Votre amitié nous est trop précieuse. Nos familles sont unies.

Mais ce que les Alibert avaient mis deux mois à résoudre, ils ne manquaient plus de l’exécuter. Ils partirent comme ils l’avaient dit, trois jours après. Leur père leur avait envoyé une voiture qui les attendait devant le perron du château. Eux, dans leur costume fauve de sport, comme lorsqu’ils étaient arrivés, vinrent baiser la main de la châtelaine.

— Ah ! leur dit-elle, au moment de vous perdre, je mesure l’attachement qui nous liait à vous.

— Nous regrettons aussi, dirent-ils avec leur froideur coutumière, mais nous avons bien réfléchi. C’était trop difficile. C’est mieux ainsi.

Sam, la tête droite, son nez court dégageant la lèvre rasée, réprimait avec peine le pli douloureux de sa bouche ; Freddy laissait mieux voir encore sa mélancolie. Quand ils arrivèrent à M. Martin d’Oyse, celui-ci prit leurs mains et les garda dans les siennes.

— Pourquoi faut-il… Pourquoi faut-il… murmura-t-il. Tant de dévouement, tant de loyauté dans l’amitié, et cette impossibilité de se comprendre entièrement !… Ce mystère des races !… Je vous aimais, amis bienfaisants. Votre tranquille bonté me charmait, et le souvenir du service rendu ne me quittait pas un instant. Je crains qu’il ne m’accable aujourd’hui. Doutez-vous de notre reconnaissance ?

— Non, dit Samuel ; pour toute question du cœur et de l’esprit, qui pourrait douter de vous ?

Et M. Martin d’Oyse les embrassa.

Les Alibert laissaient au château Fanchette, que Philippe épouserait le mois suivant. C’était le meilleur gage de leur fidélité. À l’heure dite, ils montèrent en voiture. Ils revêtirent le suroît et les lunettes. Sam prit le volant, et l’auto glissa sur le sable mouillé.

Ainsi partaient, après leur œuvre accomplie, les dieux nouveaux qui avaient quelque temps prêté à la race noble l’instrument de leur génie. Les dieux étrangers savent s’arracher en temps opportun à ceux qu’ils veulent servir, pour que l’hommage du regret s’ajoute à celui de la reconnaissance. Les Martin d’Oyse, le cœur déchiré, demeurèrent tous au perron, après que les Alibert eurent disparu. Mais un appel venu du dedans les obligea de rentrer. C’était le petit enfant d’Élie et de Cécile qui pleurait dans les bras de sa nourrice.

FIN

278-19 — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 8858-4-19.

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La Casa seca

PIERRE MILLE

Sous leur dictée

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Le Conquérant

JACQUES NORMAND

Le Laurier sanglant

RENÉ STAR

L’Éclaireuse

CHARLES TARDIEU

Sous la Pluie de Fer

MARCELLE TINAYRE

La Veillée des Armes

LÉON DE TINSEAU

Le Secret de Lady Marie.

COLETTE YVER

Mirabelle de Pampeluze.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

Première partie
Deuxième partie
 110
 118
Troisième partie
 129
 139
 145
 155
 161
 168
 176
 187
Quatrième partie
 193
 201
 215
 222
 232
 248
 257
 261
Cinquième partie
 273
 282
 291
 308
 317
 321
 330
 333