Les Fiancés (Manzoni 1840)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. titre-TdM).


MANZONI
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LES FIANCÉS


HISTOIRE MILANAISE DU XVIe SIÈCLE


TRADUCTION NOUVELLE
SUR LA DERNIÈRE ÉDITION ILLUSTRÉE
REVUE ET PUBLIÉE SOUS LES YEUX DE L’AUTEUR


PAR
LE MARQUIS DE MONTGRAND


AVEC DES NOTES HISTORIQUES
ET FAC-SIMILE DE LETTRES DE MANZONI À SON TRADUCTEUR


NOUVELLES ILLUSTRATIONS DE STAAL


PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
6, rue des saints-pères, 6


1877



MANZONI
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LES FIANCÉS






PARIS
TYPOGRAPHIE GEORGES CHAMEROT
19, RUE DES SAINTS-PÈRES, 19




ALEXANDRE MANZONI


Il y a des livres qui n’appartiennent pas à une seule nation, mais au monde entier. La beauté littéraire est universelle, et tous ont le droit et le devoir de s’en emparer. Shakespeare, Byron, Goethe, Schiller, Voltaire, Rousseau, Dante, le Tasse, par la nature de leur génie, par la beauté de leurs œuvres, ne sont ni Anglais, ni Allemands, ni Français, ni Italiens ; toute la terre est leur patrie ; leur langage est devenu universel, car tout le monde lettré les comprend, les admire et s’efforce de les imiter. Manzoni, dont le nom est acquis à la postérité, est du nombre de ces hommes universels, moins par la quantité et la diversité de ses œuvres, que par leur beauté, et par l’influence qu’elles ont exercée sur la littérature moderne de l’Italie. Par ses hymnes et par ses tragédies, il a servi de modèle à la poésie romantique ; par son roman les Fiancés, il a montré aux classiques qu’on peut allier l’invention à l’histoire, sans nuire ni aux œuvres d’imagination ni à celles d’érudition.

Il est inutile de parler ici de la querelle littéraire que ses poésies et son roman ont soulevée chez les Italiens. Pendant longtemps, Manzoni ne fut pas apprécié à sa juste valeur ; et, comme tous les grands hommes, il vécut ignoré par les uns, désavoué par les autres. Mais une partie de ses compatriotes lui resta fidèle, et, dès que sa patrie fut délivrée du joug étranger, l’opinion générale lui revint, et les honneurs, les hommages qu’il avait refusés dans sa jeunesse et dans son âge mûr, entourèrent sa vieillesse respectée. Enfin les classiques en prirent leur parti et lui reconnurent le génie que, jusqu’alors, ils lui avaient contesté. On le salua chef d’école ; il fut, en effet, un esprit inventif, un historien érudit et profond, un Italien sincère et patriote, un linguiste pur et digne d’être imité.

Le comte Pierre Manzoni épousa le 12 septembre 1781 la fille aînée de César Beccaria, l’auteur du célèbre Traité des Délits et des Peines. De ce mariage naquit à Milan, le 7 mars 1785, Alexandre Manzoni. La famille, qui demeurait une grande partie de l’année au Galeotto, vieux palais tout près de Lecco, y conduisit l’enfant. Le jeune Manzoni fit ses études au collège dirigé alors par les pères Somasques dont il garda toujours un bon souvenir. Il eut, entre autres, comme professeur, le père Soave, auteur d’une grammaire latine très-estimée. En 1799, Manzoni fut envoyé au collège Longone, à Milan, appelé alors le collège des Nobles ; il se trouvait à Castellazzo des Barzi, maison de campagne du collège près de Magenta, lorsque les Français se retirèrent en abandonnant la République Cisalpine à son malheureux sort.

En 1808, après la mort de son père, sa mère le conduisit à Paris où elle avait déjà fait un séjour. Il fut reçu avec beaucoup d’égards dans l’élégante demeure où Mme  Cabanis, à Auteuil, recevait les survivants de la Révolution de 1789 et de l’Encyclopédie. Dans cette maison, le jeune Manzoni connut Cabanis, le médecin matérialiste, les philosophes Garat, Volney, Villers, Fauriel, l’historien idéaliste, et beaucoup d’autres savants de cette époque. Il se lia d’amitié plus particulièrement avec Fauriel.

Rentré en Italie en 1808, il épousa une charmante jeune fille : Henriette-Louise Blondel, fille d’un banquier de Genève. Elle était protestante ; mais, bien que son mari lui eût laissé une pleine liberté de conscience, elle fut frappée par la pompe, la douceur, la vérité du dogme catholique, et en adopta la foi religieuse. Manzoni, qui avait fréquenté à Paris la société des incrédules, saisit cette occasion pour étudier les vérités religieuses et abandonna des idées qui, pendant trois ans, l’avaient éloigné de toute espèce de croyance. Son esprit le portait à étudier les ressorts secrets de la politique humaine, et personne ne sut, comme lui, concilier la foi avec la liberté de la pensée.

Revenu à Milan, il partagea son temps entre l’étude des classiques, de l’histoire, et l’éducation de sa petite famille. À cette époque, il voyait toujours Monti, Silvio Pellico, Charles Porta, Thomas Grossi et des étrangers illustres de passage à Milan. C’est alors que parurent ses beaux hymnes sacrés ; en 1812, il composa la Résurrection ; en 1813, le Nom de Marie et la Nativité ; en 1815, la Passion. La Pentecôte ne parut qu’en 1822.

Après trois ans de travail, il termina en 1819 la tragédie : le Comte de Carmagnola, que Fauriel traduisit immédiatement en français. Il publia ensuite la Morale catholique, livre dans lequel il défendait sa foi religieuse contre le protestant Sismondi, qui prétendait prouver que le catholicisme avait contribué pour une large part à la corruption des mœurs et à la décadence de l’Italie. Manzoni réfuta victorieusement les accusations : il avoue les crimes dont la religion a été le prétexte, il condamne sévèrement les prêtres qui ont oublié l’esprit de charité et d’humilité ; mais, sans jamais sortir des limites du respect, il défend chaleureusement des opinions pour lesquelles il a toujours combattu. Il démontre ce que la morale chrétienne a d’élevé et de sublime, combien elle est opposée aux persécutions et aux guerres religieuses. Il comprend la religion conforme à l’idée la plus haute de la divinité et ayant pour but de rendre l’homme bon, le peuple grand, l’humanité heureuse. Aux arguments de Sismondi, il oppose les vérités et les principes que, depuis les Apôtres jusqu’à nos jours, les éminents défenseurs de la foi ont propagés.

La lutte entre les romantiques et les classiques était alors dans toute sa fureur, et Manzoni écrivit au marquis d’Azeglio une lettre sur le Romantisme dans laquelle, avec son bon sens habituel, il s’élève contre l’idolâtrie des formes établies et contre ces règles serviles qui paralysent l’imagination.

Dans le silence de sa maison, il suivait avec anxiété les mouvements révolutionnaires qui agitèrent l’année 1821. De son cœur, débordant de patriotisme, sortit le chant inspiré : Mars 1821, qu’il n’osa pas publier, mais qu’il communiqua à quelques amis intimes. On l’accusa de tiédeur, mais le futur poëte national, fort de sa conscience, aima mieux se taire en attendant des temps meilleurs. En effet, si la prudence de Manzoni en politique laissa quelque prise à la critique, il faut reconnaître qu’il ne faillit jamais à la dignité que son nom lui imposait. Peut-être la persécution eût-elle mieux consacré son dévouement à la cause de la justice et du droit ; mais le poste qu’il occupa parmi les défenseurs de l’unité italienne n’en est pas moins pour lui un glorieux titre à la reconnaissance de son pays.

Son écrit sur l’Unité de temps et de lieu dans la tragédie, en réponse à Chauvet qui avait combattu dans un journal de Paris l’école romantique, date de cette époque, de même que son ode immortelle le 5 Mai, écrite en un seul jour, et qui ne lassera jamais l’admiration du monde.

Nous arrivons maintenant à son chef-d’œuvre les Fiancés. Se trouvant un jour à Brusuglio avec Thomas Grossi, il lut dans l’Essai sur l’Économie de Gioia un écrit de Ripamonti sur l’Innominato (l’Inconnu) et les bans contre les bravi ; réfléchissant aux misères de ces temps, l’idée lui vint de les décrire dans un roman historique. Il rechercha alors les auteurs qui parlaient des doctrines économiques, de la peste, des maladies épidémiques, fouilla dans les archives ecclésiastiques et civiles, dans les bibliothèques, partout, enfin, où il espérait trouver des renseignements utiles à son projet, et commença à écrire les Fiancés, qui furent publiés en 1827.

L’apparition de ce roman, qui est sans contredit l’œuvre la plus belle de Manzoni, lui valut une gloire sans égale.

Cette histoire d’opprimés et d’oppresseurs commence sous le beau ciel qui avait éclairé la première enfance du poëte. C’est le charmant récit des amours d’un fileur avec une douce et modeste jeune fille de même condition ; amour honnête et saint que l’égoïsme timide d’un prêtre peureux abandonne aux pièges d’un châtelain brutal qui s’oppose à leur mariage. Les fiancés sont protégés par un humble moine, qui, au nom de la justice égale pour tous, résiste aux menaces et réussit enfin à les soustraire au tyran qui les persécute. La jeune fille se réfugie dans un monastère, mais cet asile sacré est violé ; l’alliance de l’orgueil de race avec les intrigues monacales avaient entraîné dans un cloître une victime rebelle, victime qui par ses passions est poussée dans la voie du crime et qui livre à son persécuteur la jeune fille qu’on lui a confiée. Cependant, par sa parole évangélique, un saint évêque finit par avoir raison du ravisseur que le crime avait endurci, et lui persuade de laisser libre la jeune Lucia, l’héroïne du roman.

Manzoni retrace avec un esprit incontestable de vérité le caractère de cette époque ; il fait ressortir, par la fidélité de ses portraits, les conséquences funestes d’un gouvernement despotique. Il nous intéresse à ce peuple victime de nombreux préjugés où le maintenaient encore l’ignorance et la misère, et qui semblait ne vivre que pour satisfaire les caprices des grands. Parmi les personnages qui nous émeuvent et nous initient aux misères de cette époque, se détachent quelques figures que Manzoni semble avoir animées de son esprit de justice et de charité.

Bien que certains faits paraissent étranges, on ne saurait douter de la véracité de l’auteur qui s’appuie sur des témoignages authentiques. L’existence des coupe-jarrets nous est attestée par les édits si souvent dirigés contre eux ; l’annaliste Ripamonti raconte dans un certain chapitre les aventures de la religieuse de Monza ; Rivola nous affirme, dans la vie de Frédéric Borromée, la vie et la conversion de l’Inconnu. Manzoni puise aux meilleures sources : il ne crée pas les faits, mais il les anime par son génie.

Manzoni évite le défaut du roman historique qui trop souvent altère l’histoire et même s’y substitue. Au mérite d’une narration vive et animée, il joint la netteté, l’élégance, le naturel du style ; il charme, il entraîne, il séduit. Ses descriptions sont simples et colorées ; ses réflexions courtes et judicieuses. Il connaît tous les détours du cœur humain, il sait par quels degrés passent les émotions ; il n’excite pas les passions violentes, les feux de vengeance et de haine ; il adoucit, il apaise les colères, il donne l’espoir de la délivrance. Peut-être lui reprochera-t-on certains détails inutiles ; mais qui voudrait retrancher quelque chose à cette œuvre où sont réunies tant de beautés ? Si l’auteur étale souvent sous nos yeux les horreurs de la peste, ne nous fait-il pas connaître plus intimement les misères de ce peuple dont il prend la défense ? Les délais apportés au mariage de Renzo n’ont-ils pas fait naître ces observations délicates où le cœur de Manzoni se révèle ?

Son séjour à Florence, pendant l’automne de l’année 1827 lui fournit l’occasion de se lier d’amitié avec les hommes les plus distingués de l’époque : Gino Capponi, Tommaseo, Leopardi, Nicolini, Montani.

Tout semblait se liguer pour éprouver le courage de Manzoni et sa fermeté religieuse. Cet homme, qui ne trouvait de bonheur que dans la vie de famille, vit mourir successivement sa femme et ses trois filles, Julie, Sophie et Christine. Cependant les malheurs domestiques, les railleries des sceptiques, ne purent le détourner du but qu’il s’était proposé et qu’il résumait par ces mots : justice et charité.

En 1838, après le couronnement de l’empereur d’Autriche, tous les nobles, oublieux de leur dignité et de leur nom d’Italiens, affluaient à la cour pour y solliciter les charges et les honneurs ; Manzoni sut résister à cet entraînement, et refusa tout d’un pouvoir qu’il ne pouvait combattre, mais que son patriotisme répudiait.

C’est à cette époque que, cédant aux instances de ses amis, il se remaria. Il épousa Thérèse Borri, veuve du comte Stampa. Le jeune Stampa, son beau-fils, subissant l’ascendant qu’exerçait Manzoni sur tous ceux qui vivaient dans son intimité, conçut pour lui une affection vraiment filiale.

En 1841, quelque temps après avoir décliné l’honneur de faire partie de l’institut Lombard, Manzoni publiait l’Histoire de la Colonne Infâme. Ce livre fut une grande déception : on s’attendait à un roman tel que les Fiancés, et l’on ne trouva qu’une œuvre historique, digne, il est vrai, d’être appréciée par les lettrés et les gens de goût, mais aride et sans aucun attrait pour les lecteurs ordinaires.

Étant à sa villa de Lesa, il noua avec le philosophe Rosmini des relations amicales. Le grand poëte et le grand philosophe devaient se comprendre, et les lettres n’avaient qu’à gagner à la rencontre de ces hommes supérieurs par le cœur et par le génie.

De nouveaux malheurs allaient encore éprouver Manzoni. En 1846, il perdait sa dernière fille, la jeune Mathilde, qui succombait à une maladie de langueur ; en 1849, l’insuccès de la guerre de l’indépendance italienne le forçait de s’éloigner de Milan et de chercher un refuge sur les bords du lac Majeur : bientôt après il perdait sa seconde femme.

Cependant, si tant d’infortunes étaient venues fondre sur lui, une joie suprême lui était réservée. Il devait voir l’Autrichien chassé de l’Italie et cette unité italienne, rêve de son existence, se réaliser enfin. C’est alors qu’il crut devoir accepter sans honte les honneurs qui lui étaient offerts et qu’il se laissa nommer sénateur en 1861. Toutefois, il prit peu de part aux travaux parlementaires ; son grand âge, son amour pour la tranquillité, l’éloignaient du tumulte des affaires, et, satisfait d’avoir vu la délivrance de son pays, il attendait avec calme le jour de la mort. Le 22 mai 1873, cet homme qui sut acquérir l’estime même de ses ennemis politiques, termina sa longue carrière, consacrée entièrement aux lettres et à la défense des intérêts de sa patrie.

La nouvelle de la mort du poëte parcourut, comme un éclair, l’Italie entière. De toutes les villes, de tous les villages, arrivèrent des lettres de condoléance à sa famille affligée. Le 29 mai, jour anniversaire de la victoire de Legnano, l’Italie rendait avec une magnificence royale les honneurs funèbres à son grand poëte.

Manzoni a exercé une grande influence sur l’opinion de ses contemporains ; dans ses poésies, dans ses livres, dans son immortel roman, il combattit sans pitié les erreurs, les sophismes, les préjugés sociaux, en s’adressant toujours aux opinions, jamais aux hommes qui les défendaient.

Il nous laisse peu de volumes, mais ses écrits ont acquis l’admiration universelle, et les Fiancés, œuvre impérissable d’une âme profondément chrétienne, resteront comme un des plus beaux ouvrages dont l’Italie puisse s’enorgueillir.

B. Melzi.


PRÉFACE

d’une nouvelle édition de la traduction des Fiancés de Manzoni, par le marquis de Montgrand, ancien maire de Marseille.


Une figure noble et sympathique à la fois, c’est bien celle de M. le marquis de Montgrand, maire de Marseille pendant dix-huit ans, démissionnaire en 1830, consacrant aux lettres, au culte des plus intimes vertus chrétiennes, les loisirs que lui faisait, — non un Dieu, comme à Virgile, — mais une révolution. Marseille n’oubliera jamais sa longue magistrature, qui avait passé par quatre réélections successives ; souvenirs impérissables dont le peuple a gardé la mémoire, qui sont le guide le plus sûr dans la mission délicate et si difficile de servir ses concitoyens et de mériter leurs bénédictions.

Le marquis de Montgrand était issu d’une de nos plus anciennes familles : Guillaume, qualifié de damoiseau dans un titre de l’an 1275, était seigneur de la terre de son nom dans le Vivarais ; ses descendants donnèrent des officiers à nos armées, des chevaliers à l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem ; Simon, dont la branche s’éteignit, et Dominique s’établirent en Provence ; treize de leurs enfants moururent sur les champs de bataille ou des suites de leurs blessures à Rocoux, au Col-de-l’Assiette, à Laufeldt. Celui dont nous parlons était fils de Jean-Baptiste de Montgrand, seigneur de la Napoule, chevalier de Saint-Louis, mestre de camp de dragons d’Aubigné, maréchal des camps et armées du Roi, et de Marie-Philippine le Coigneux de Bélabre, qui comptait parmi ses aïeux Jacques le Coigneux, grand président au Parlement de Louis XIII, qui joua un rôle dans la Fronde, que nomment souvent le cardinal de Retz et Mme  de Motteville. M. le comte Godefroy de Montgrand, Marseillais comme d’Hozier et, comme lui, profondément versé dans la science héraldique, a publié (1864) la Généalogie de la maison de Montgrand, depuis 1275 jusqu’à nos jours[1].

Le marquis de Montgrand (Jean-Baptiste-Jacques-Guy-Thérese), officier de la Légion d’honneur, chevalier de l’ordre royal de Constantin des Deux-Siciles, gentilhomme de la chambre de Charles X, naquit à Marseille le 9 septembre 1770. Il était orphelin déjà lorsque les personnes qui prenaient soin de son enfance le firent sortir de France, ce qui lui valut d’être, à treize ans, inscrit sur la liste des émigrés et dépouillé d’une partie de sa fortune. Il trouva, sur la terre d’exil, une puissante et douce consolation : il épousa (1790) la fille du comte Mosconi, de Vérone, pendant que les Français, chassés de la ville par les Autrichiens, les chassaient, à leur tour, dans la même journée. La vie était alors pleine de bruits et d’incertitudes ; on ne savait si le lendemain on trouverait une pierre pour reposer sa tête ; on marchait vers l’avenir, vers l’inconnu, le cœur agité, l’âme en proie à mille émotions toujours renaissantes.

Enfin, les Français purent revoir la France. Le marquis de Montgrand vivait dans une studieuse retraite, quand il fut appelé aux importantes fonctions de maire de Marseille.

La catastrophe de Juillet arriva : la révolution, en renvoyant dans la solitude tant d’hommes de talent et de haute probité, en privant le pays de leurs lumières et de leur dévouement, ouvrit à leur intelligence une voie nouvelle.

L’ancien maire de Marseille, après avoir si dignement rempli, pendant de longues années, de si pénibles devoirs, oublia, dans les joies intimes de l’étude, les jours d’un pouvoir qu’il ne regrettait pas. Lorsque la police fit chez lui, à la campagne de Saint-Menet, une visite domiciliaire, elle ne trouva, pour toute preuve de conspiration, que le manuscrit d’une traduction, non terminée, des Promessi Sposi. Le noble auteur ne conspirait que contre les traducteurs qui l’avaient précédé. Il ne conspirait pas autrement ! Un conspirateur se cache. M. de Montgrand ne se cacha jamais ; toute sa vie il eût pu prendre pour devise : DROIT EN AVANT ET LE FRONT DÉCOUVERT. Il avait longtemps vécu en Italie. Jeune encore, il avait étudié non-seulement en voyageur, mais en artiste, la langue de Dante, de l’Arioste, du Tasse, de Pindemonte, de Monti ; aussi sa traduction est-elle celle qui reproduit le mieux l’admirable et délicieux roman :

« J’aurais deviné, si vous ne m’aviez pas fait l’honneur de me l’apprendre, lui écrivait l’auteur, que vous avez habité ce pays-ci, car la simple connaissance littéraire, même la plus approfondie, de notre langue si éparpillée, si mêlée, si peu constatée dans les livres, ne saurait donner l’intelligence d’une foule de locutions dont vous avez parfaitement saisi le sens, quelquefois détourné par un caprice de l’auteur, de l’acception, capricieuse elle-même, mais convenue :

« Sic oculos, sic ille manus, sic ora gerebat. »

En effet, le style de Manzoni n’est point uniforme : tantôt d’une élégante et gracieuse simplicité, tantôt suave d’amour et d’onction, il s’élève tout à coup à une grande hauteur. Il fait, en outre, des emprunts aux mille dialectes des provinces italiennes ; le toscan, le milanais, le lombard, le romain, le vénitien même, lui prêtent leurs expressions fleuries, colorées, fortes, énergiques, familières, populaires, chaque fois que la pensée a besoin de leur secours. Le traducteur a lutté habilement avec les heureux caprices de l’original, il a triomphé des obstacles.

Manzoni ne tarit pas d’éloges ; il exprime, sous toutes les formes, ses sentiments de gratitude :

« Oui, monsieur, j’ai reçu, en son temps, l’exemplaire des Fiancés… Je les ai lus et relus avec ce plaisir qui fait qu’on s’arrête devant une glace, quand on se trouve bien mis. » (Milan, 23 novembre 1832.)

« … L’exemplaire que vous avez bien voulu parer, même extérieurement, reste dans ma famille comme une tentation d’orgueil, mais aussi comme un souvenir de reconnaissance… On trouve, comme moi, que vous avez parfaitement réussi à faire ce que vous aviez bien voulu vous proposer, c’est-à-dire de faire passer l’esprit de l’ouvrage dans votre heureuse langue… Si quelque chose pouvait me donner l’envie d’entreprendre un nouveau roman, ce serait la bonne et bienveillante disposition que vous montrez de lui donner une seconde vie, comme aux Fiancés. Mais, hélas ! ce n’est plus sur des fictions que je travaille, mais sur des vérités bien niaises qui ne peuvent avoir d’importance qu’en Italie, justement parce qu’elles y sont, ou me semblent y être, non pas contestées, mais méconnues… En un mot, c’est notre vieille et déplorable question de la langue qui m’occupe. Vous voyez d’avance que ce que la bonté d’un étranger pourra faire de plus héroïque pour l’ouvrage qui en résultera, sera de le lire… » (Milan, 22 décembre 1832.)

La famille du marquis de Montgrand garde précieusement les lettres du grand poëte milanais, trésor littéraire, preuve de la complète sympathie qui unissait ces nobles cœurs, ces esprits éminents.

Et cependant l’excellent traducteur nous parlait souvent de ce qu’il appelait l’imperfection de son œuvre ; il regrettait que sa santé affaiblie l’empêchât de la refaire sur la nouvelle édition italienne ; puis, ce travail avait été le bonheur de ses loisirs si dignement occupés :

« J’ai traduit les Promessi Sposi et les Inni sacri, nous disait-il un jour ; j’en ai du regret, parce que je n’ai plus à les traduire. Un de mes amis, ajoutait-il dans une ingénieuse allégorie, un de mes amis avait découvert, dans sa vigne, une caille ; tous les jours il la poursuivait à travers champs, mais si, par hasard, elle se trouvait au bout de son fusil, il relevait son fusil, et disait : À demain ! — C’était son occupation, sa préoccupation constantes. La caille, enfin, disparut : avait-elle été tuée par un autre ? Était-elle morte de vieillesse ? Quoi qu’il en soit, mon ami, désespéré, ne pouvait, comme Calypso, se consoler du départ de sa caille. — Ma traduction de Manzoni, concluait spirituellement M. de Montgrand, c’était ma caille ! »

Ces regrets, qu’aurait partagés le public lettré, n’ont plus de raison d’être ; la famille du noble solitaire a trouvé dans ses papiers le manuscrit d’une nouvelle traduction achevée quelques mois avant sa mort : c’est celle qu’on nous donne aujourd’hui ; revue, corrigée avec soin sur le texte revu et corrigé par Manzoni lui-même, l’œuvre est complète et ne laisse plus rien à désirer. Une correspondance s’établit, à ce sujet, entre l’auteur et le traducteur :

« Je vous dirai, écrivait le premier, que je m’occupe à préparer une édition illustrée, seul moyen qui me reste d’en donner une revue par moi, sans avoir à soutenir une lutte inégale avec les contrefacteurs. Cette édition aura une foule de corrections de détails, surtout pour la partie de la langue… » (23 octobre 1839.)

« J’ai l’honneur de vous envoyer le prospectus de ma nouvelle édition, et je prendrai des informations sur le plus sûr et plus court moyen de vous faire parvenir les livraisons, à mesure qu’elles seront imprimées… Quant à la Colonna infame, qui fera suite au vieux ouvrage, je vous l’adresserai le plus tôt possible, avant la publication ; mais j’ose vous répéter que ma condition est que vous ne vous croyiez engagé qu’à lire, ce qui, au moins, ne fera qu’un court exercice de patience. » (16 septembre 1840.)

« Quant à des traductions qui pourraient devancer la vôtre et qu’une bonté, dont je suis confus, vous fait craindre, il n’y a que trop de motifs de ne pas s’en inquiéter. La plupart des corrections ne tombent que sur des mots ou sur des phrases, sans toucher au sens ; les autres sont en trop petit nombre et de trop peu d’importance ; tout cela ne peut avoir de chance de traduction que dans une indulgence aussi obstinée que la vôtre. » (2 octobre 1840.)

« Je fais partir aujourd’hui pour Marseille, par un expéditionnaire, un petit paquet renfermant les épreuves corrigées des cinq premières feuilles, et je continuerai à fur et à mesure… Vous savez que je ne partage pas vos craintes, mais elles sont trop bienveillantes et trop honorables pour moi pour que je ne m’associe pas aux précautions que vous jugerez nécessaires. » (Milan, 14 novembre 1840.)

Dans l’intervalle de ces deux travaux, le marquis de Montgrand était revenu une fois encore à son auteur de prédilection : il voulut faire connaître aux personnes peu familiarisées avec la langue italienne les Inni sacri, ces chefs-d’œuvre lyriques où rayonnent tout à la fois, et sans confusion, les élans les plus sublimes de l’âme et les pensées les plus touchantes du cœur, les figures les plus hardies et les expressions les plus simples, les souvenirs bibliques et les trésors de la plus féconde imagination. Ces richesses empruntées aux Écritures ou qu’il a tirées de lui-même, ces images étincelantes ou suaves, pleines d’onction et de magie ; la foi surtout, la foi vive, entière, sans restriction aucune, qui plane sur ces grandes poésies et les embrase de ses feux, tout cela fait de chacun de ces hymnes une prière ravissante.

Dans cette étude de bien moindre étendue, il y avait plus de difficultés à vaincre : des six odes du pieux poëte de Milan, le traducteur a fait pourtant une richesse nationale : le lecteur n’est plus soutenu par l’intérêt de la narration, par la variété des caractères de Lucia, de Renzo, d’Agnese, d’Abbondio, de Cristoforo, de l’Innomé, de Borromée ; par ces admirables tableaux de l’émeute, de la famine, de la peste. Il fallait que tout vînt de l’imitateur, qu’il sût captiver l’attention par l’énergie et la grâce de la forme, qu’il épuisât la magie des mots et qu’il conservât en même temps la pensée de l’original dans toute sa profondeur et sa magnificence. Il n’a point faibli dans sa tâche. Sa prose harmonieuse et cadencée rend merveilleusement la cadence et l’harmonie de ces beaux vers. Elle est, dans Noël, empreinte de joie et de reconnaissance ; — dans la Passion, elle devient grave et mélancolique, douce et suave dans Marie ; — dans le Cinq Mai, dont Lamartine a su si bien, dans son Bonaparte, reproduire quelques-unes des plus belles images, elle s’élève à la hauteur du texte. — Elle ferait presque trouver moins ridicule le système de la Motte qui voulait qu’on essayât des odes en prose. — Je ne crois pas, en effet, que la poésie imitatrice nous eut initiés plus heureusement au génie si varié, si flexible, si élevé de Manzoni ; je ne crois pas que cette sorte de lutte avec l’original nous l’eût fait mieux connaître : la prose s’est pliée à la fidélité la plus scrupuleuse, n’a rien omis, pas une pensée, pas une image, pas un effet d’harmonie.

Certes, ceci n’est point le développement d’un système toujours débattu : Faut-il traduire les poëtes en vers ou en prose ? Non ; c’est une exception ; il s’agit seulement du poëte des Inni sacri et de son éminent traducteur.

« Tout comme pour les Fiancés, écrivait le poëte, je me suis surpris à me relire avec plaisir dans votre belle traduction. Vous avez la modestie de vouloir être jugé par moi ; en pareil cas, exprimer sa vive reconnaissance, c’est une forme de jugement. Je ne pouvais vous obéir que de cette manière. » (7 juin 1838.)

« Si je ne songeais qu’à mes intérêts, je devrais remercier celui qui, le premier, a rêvé un nouveau roman de ma façon, puisque ce rêve m’a valu un nouveau témoignage, bien précieux, de votre inépuisable bonté pour moi. Mais, hélas ! ou plutôt heureusement, ce roman n’existe pas même en projet. Je sens même, dans cette occasion plus que jamais, combien la pensée de tenter une seconde fois le public par un ouvrage de ce genre est loin de moi, puisque si quelque chose pouvait me la donner, certes, ce serait la perspective d’avoir une fois encore un aussi sûr et aussi élégant interprète. » (Milan, 3 avril 1839.)

Le marquis de Montgrand mourut le 19 août 1847, à sa terre de St-Menet : « Ses vertus privées et les services qu’il avait rendus dans ses fonctions publiques, dit l’Encyclopédie biographique du XIXe siècle, lui avaient valu un grand nombre d’amis sincères et une foule d’appréciateurs dans toutes les classes de la société ; aussi ses funérailles ont-elles donné lieu aux manifestations les plus émouvantes. Les personnages les plus considérables de Marseille, à quelque opinion qu’ils appartinssent, assistaient à ses funérailles. C’est là le plus grand éloge que l’on puisse donner à un magistrat qui a occupé, pendant dix-huit ans, des fonctions aussi pénibles… » Tout cela est vrai ; nous y étions.

La population des campagnes se pressait autour du cercueil ; une députation des portefaix, qui se souvenaient du bien fait à leur ville par l’ancien maire, les paysans se pressaient dans l’église sur la place, au cimetière : on éclatait en sanglots. — Un article de son testament fut lu en face du cercueil : « Peut-être dans ma longue administration ai-je causé, par d’involontaires erreurs, quelque préjudice à autrui ; ne connaissant pas ceux qui auraient pu en souffrir, que les pauvres, du moins profitent de l’expiation. » — « Allez, ne craignez rien, s’écria l’orateur d’une voix émue, ne craignez rien ! Jamais homme ne s’est présenté devant Dieu avec des mains plus nettes et une conscience plus irréprochable ; entré dans cette haute et longue magistrature avec une fortune modeste, vous en êtes sorti plus pauvre que vous n’y étiez entré !… »

Tel fut le marquis de Montgrand. Ses inclinations étaient douces, son caractère affable et digne, ses plaisirs ceux de l’esprit et du cœur ; l’étude des lettres, les affections de famille, les jouissances de la campagne, les relations avec ses amis, voilà tout son bonheur, dans cette longue retraite dont il ne sortit plus.

........La douce solitude,
Le jour semblable au jour lié par l’habitude.

Lamartine.

« Ce régime n’est bon qu’aux faibles. » dit Rousseau.

Il a tort : les forts seuls peuvent le supporter et savent en jouir ; il faut seulement que l’habitude soit pure, noble, digne. Rousseau, qu’a-t-il donc gagné en bonheur dans ses pérégrinations vagabondes, dans ces caprices, dans ces inquiétudes qui le faisaient sans cesse changer d’horizons ?

Homme de probité scrupuleuse, notre si regretté maire fut suivi dans sa retraite par les vœux, les affections, les respects de ses concitoyens ; — homme de cœur, il aima, il fut aimé ; — homme d’intelligence, il dut à son amour pour les arts de nobles et douces jouissances ; homme de foi, il est mort en philosophe chrétien et résigné, donnant à la prière les moments que lui laissaient d’intolérables souffrances. — Nous, penché vers le chevet de son lit de douleurs, témoin de sa longue et cruelle agonie, nous l’avons vu conserver jusqu’au dernier soupir son esprit sain et lucide, son calme admirable, son énergique sensibilité ; nous l’avons vu, au milieu de ses ferventes et religieuses aspirations, s’entretenir de sa fin avec une touchante sérénité, ne regrettant de ce monde que sa famille et ses amis !

L’unanimité des louanges, surtout de la part des hommes que, en politique, un abîme séparait de lui, honore à la fois sa mémoire et ceux qui ont compris qu’une telle vie, admirée de tous, supprime les partis.

Memoria justi cum laudibus.
(Prov., cap. X., vers. 7.)

De telles existences laissent un long souvenir : — elles laissent surtout de grandes leçons !


Baron Gaston de Flotte

Saint-Jean-du-Désert (près Marseille) 1870.



INTRODUCTION

(DE L’AUTEUR)


L’histoire sera vraiment bien définie si on la nomme une guerre illustre contre le temps, parce que, lui reprenant des mains les ans ses prisonniers, ou déjà même devenus cadavres, elle les rappelle à la vie, les passe en revue et les range de nouveau en bataille. Mais les illustres champions qui, dans une telle arène, font des moissons de palmes et de lauriers, n’enlèvent que les dépouilles les plus riches et les plus brillantes, en embaumant de leur encre les entreprises des princes, des potentats et des personnages titrés, et en conduisant avec la très-fine aiguille de l’esprit les fils d’or et de soie qui forment une perpétuelle broderie d’actions glorieuses. Il n’est pourtant pas permis à ma faiblesse de s’élever à de tels sujets, à des hauteurs si périlleuses, en parcourant les labyrinthes des intrigues politiques, non plus qu’en prenant pour guide le son retentissant des clairons belliqueux. J’entreprends seulement, ayant eu connaissance de faits dignes de mémoire, bien qu’arrivés à des gens de condition commune et de peu d’importance, j’entreprends de les transmettre à la postérité, en faisant du tout un récit, où soit une relation, sincère et véritable. On y verra, sur un théâtre de peu d’étendue, des tragédies où règnent le deuil et l’horreur, et des scènes d’éclatante méchanceté, avec des intermèdes d’entreprises vertueuses et des traits d’angélique bonté, opposés aux œuvres de la main du diable. Et vraiment, si l’on considère que nos contrées sont sous l’empire du roi catholique, notre seigneur, qui est ce soleil qui ne quitte jamais l’horizon, et que sur elles, par une lumière réfléchie, comme une lune qui ne décline jamais, brille le héros de noble race qui, pro tempore, le représente, et que les très-hauts sénateurs, tels que des étoiles fixes, et les autres respectables magistrats, tels que des planètes errantes, répandent partout la lumière, formant ainsi un très-noble ciel, on ne peut trouver de cause qui le transforme en un enfer d’actions ténébreuses, de méchancetés et de crimes que des hommes téméraires vont sans cesse multipliant, si ce n’est l’art et l’opération du diable, attendu que l’humaine malice, seule et par elle-même, ne devrait point résister à tant de héros qui, avec des yeux d’Argus et des bras de Briarée, travaillent au bien de la chose publique. C’est pourquoi, en écrivant ce récit de choses arrivées dans les temps de ma verte saison, quoique la plupart des personnes qui y jouent leurs rôles aient disparu de la scène du monde en se rendant tributaires des Parques, cependant par de justes égards on taira leurs noms, c’est-à-dire celui de leur famille, et on fera de même pour les lieux, indiquant seulement les territoires generaliter. Et nul ne dira que ce soit une imperfection dans le récit et une difformité de cette œuvre grossière que j’ai enfantée, à moins que l’auteur d’une semblable critique ne soit une personne tout à fait à jeun de philosophie ; car les hommes versés dans celle-ci verront bien que rien ne manque à la substance de ladite narration. C’est pourquoi, étant chose évidente et que personne ne nie, que les noms ne sont que de simples et très-simples accidents… »

Mais lorsque, luttant dans cet autographe contre son encre pâlie et son écriture griffonnée, je me serai donné l’héroïque peine de transcrire l’histoire qu’il rapporte, lorsque je l’aurai, comme on dit, mise au jour, se trouvera-t-il ensuite quelqu’un qui se donne la peine de la lire ?

Cette réflexion dubitative m’arrivant au milieu de ma laborieuse étude à déchiffrer sous un large pâté ce qui venait à la suite du mot accidents, me fit suspendre la copie et penser plus sérieusement à ce qu’il convenait de faire. — Il est bien vrai, disais-je en moi-même, en feuilletant le manuscrit, il est bien vrai que cette grêle de concetti et de figures ne continue pas ainsi tout le long de l’ouvrage. Le bon secentista[2] a voulu, au début, faire montre de son talent ; mais ensuite, dans le cours de la narration, et parfois dans de longs passages, le style est bien plus naturel et plus uni. Oui, mais comme il est commun ! Comme il est lâche ! Comme il est incorrect ! Idiotismes lombards à foison, locutions employées à contresens, grammaire arbitraire, périodes décousues. Et puis quelques traits d’élégance espagnole semés ça et là[3], et puis encore, ce qui est pire, dans les endroits de l’histoire les plus propres à inspirer ou la terreur ou la pitié, à chaque occasion d’exciter l’étonnement ou de faire penser, à tous ces passages, en un mot, qui demandent un peu de rhétorique, il est vrai, mais une rhétorique mesurée, fine, de bon goût, cet homme ne manque jamais de mettre de celle dont son préambule nous a fourni l’échantillon. Et alors, accolant avec une admirable habileté les qualités les plus disparates, il trouve le moyen d’être tout à la fois trivial et affecté dans la même page, dans la même période, dans le même mot. En somme, déclamations ampoulées composées à force de solécismes de bas lieu, et partout cette gaucherie prétentieuse qui est le caractère propre des écrits de ce siècle dans nos contrées, voilà ce que vous offre cette œuvre. En vérité, ce n’est pas chose à présenter aux lecteurs de nos jours ; ils sont trop avisés, trop dégoûtés de ce genre d’extravagances. Il est encore heureux que cette bonne pensée me soit venue au commencement de ce disgracieux travail, et je m’en lave les mains. — Tandis, cependant, que je refermai la vieille paperasse pour la laisser là, je ne pouvais m’empêcher de regretter qu’une histoire aussi belle fût destinée à demeurer inconnue ; car, comme histoire, et sans que j’ose affirmer que le lecteur n’en jugera pas autrement, elle m’avait effectivement paru belle, fort belle. — Mais, pensai-je alors, ne pourrait-on pas prendre de ce manuscrit la série des faits et en refaire la diction ? — Aucune objection plausible ne s’étant présentée, le parti fut aussitôt embrassé. Et voilà l’origine du présent livre exposée avec une sincérité égale à l’importance du livre même.

Quelques-uns de ces faits cependant, certains détails de mœurs décrits par notre auteur étaient pour nous si nouveaux, nous semblaient si étranges, pour ne rien dire de plus, qu’avant d’y ajouter foi, nous avons voulu interroger d’autres témoins ; et nous nous sommes mis à fouiller dans les mémoires du temps pour nous assurer si réellement le monde marchait alors de cette manière. Cette recherche a dissipé tous nos doutes. À tous les pas, nous rencontrions des choses semblables ou même plus surprenantes ; et, ce qui nous a paru plus décisif, nous avons même retrouvé quelques personnages dont, jusque-là, n’en ayant eu connaissance que par notre manuscrit, nous avions mis en doute l’existence. Dans l’occasion, nous citerons quelques-uns de ces témoignages, pour déterminer la foi du lecteur là où, par l’étrangeté des faits, il pourrait être le plus tenté de la refuser.

Mais, en rejetant comme intolérable la diction de notre auteur, quelle diction y avons-nous substituée ? Ici réside la question.

Quiconque, sans en être prié, se mêle de refaire l’œuvre d’autrui, s’expose à rendre de la sienne un compte sévère, et en contracte en quelque sorte l’obligation. C’est là une règle de fait et de droit à laquelle nous ne prétendons point nous soustraire ; et même, pour nous y conformer de bonne grâce, nous nous étions proposé de rendre ici raison en détail de la manière d’écrire que nous avons adoptée ; et dans ce but nous avons, pendant tout le temps de notre travail, cherché à deviner les critiques dont il pourrait être l’objet, avec l’intention de les réfuter toutes par anticipation. Ce n’est point là qu’eût été la difficulté ; car (nous devons le dire pour l’honneur de la vérité) il ne s’est pas présenté à notre esprit une critique sans qu’il n’y vînt en même temps une réponse victorieuse, je ne dis pas de ces réponses qui résolvent les questions, mais de celles qui les changent. Souvent aussi, mettant deux critiques aux prises entre elles, nous les faisions battre l’une par l’autre ; ou, les examinant bien à fond, les rapprochant attentivement, nous parvenions à découvrir et à démontrer que, bien qu’opposées en apparence, elles étaient pourtant du même genre, qu’elles naissaient l’une et l’autre d’un défaut d’attention aux faits et aux principes sur lesquels le jugement devait être fondé ; et après les avoir, à leur grande surprise, mises ensemble, nous les envoyions ensemble se promener. Jamais auteur n’eût prouvé avec une telle évidence qu’il avait bien fait. Mais quoi ! lorsque nous en sommes venus à ramasser toutes ces objections et ces réponses pour les ranger en un certain ordre, miséricorde ! elles faisaient un livre. Ce qu’ayant vu, nous avons renoncé à notre idée pour deux raisons que le lecteur trouvera sûrement bonnes : la première, qu’un livre composé pour en justifier un autre, ou plutôt pour en justifier le style, pourrait paraître une chose ridicule ; la seconde, qu’en fait de livres, un à la fois suffit, lorsqu’il n’est pas de trop.




LES FIANCÉS




CHAPITRE PREMIER.


Ce bras du lac de Como qui se dirige vers le midi entre deux chaînes non interrompues de montagnes, en formant autant de petits golfes et de petites baies que ces montagnes forment elles-mêmes de sinuosités, se resserre comme tout à coup et prend le cours et l’apparence d’un fleuve, entre un promontoire à droite et une large côte à l’autre bord. Le pont qui dans ce lieu réunit les deux rives semble rendre plus sensible à l’œil cette transformation et marquer le point où le lac cesse et l’Adda recommence, pour reprendre ensuite le nom de lac là où les rives, s’éloignant de nouveau, laissent l’eau s’étendre et son cours se ralentir dans de nouveaux golfes et de nouvelles baies. La côte, formée du dépôt de trois forts torrents, vient en pente, s’appuyant dans sa partie supérieure au pied de deux monts contigus, dont l’un porte le nom de San-Martino et l’autre s’appelle, en dialecte lombard, Il Resegone[4], à cause de ses nombreuses dentelures qui le font en effet ressembler à une scie, de sorte qu’il n’est personne qui, le voyant de face, comme par exemple des murs de Milan tournés vers le nord, ne le distingue aussitôt, à ce seul indice, dans la longue et vaste chaîne de montagnes d’un nom moins connu et d’une forme plus ordinaire, parmi lesquelles il se montre. Assez longtemps la côte s’élève sur une pente douce et continue ; puis elle se rompt en coteaux et en petites vallées, en éminences et en bas-fonds, selon la structure des deux montagnes et l’ouvrage des eaux qui en descendent. La rive extrême sur le lac, coupée par les torrents à leur embouchure, n’est à peu près que gravier et gros cailloux ; le reste présente des champs cultivés et des vignobles, au milieu desquels se voient des sillages, des maisons de campagne, des hameaux, et, sur quelques points, des bois qui s’étendent jusqu’à la montagne et s’y prolongent. Lecco, le principal de ces lieux d’habitation, et qui donne son nom à tout le territoire, est situé à peu de distance du pont, sur le bord du lac, et même se trouve en partie dans ses eaux lorsqu’elles s’élèvent. C’est maintenant un gros bourg qui tend à devenir ville. Au temps où se passèrent les événements que nous entreprenons de raconter, ce bourg déjà considérable était en même temps un château fortifié, et avait, en conséquence, l’honneur de loger un commandant, ainsi que l’avantage de posséder une garnison permanente de soldats espagnols qui enseignaient la modestie aux jeunes filles et aux femmes de l’endroit, caressaient de temps en temps les épaules de quelque mari ou de quelque père, et vers la fin de l’été ne manquaient jamais de se répandre dans les vignes pour amoindrir la quantité du raisin et soulager ainsi les paysans dans les travaux de la vendange. De l’un à l’autre de ces villages, des hauteurs au lac, d’une éminence à celle qui l’avoisine, couraient et courent encore de petits chemins et des sentiers, assez unis en quelques endroits, inégalement escarpés en d’autres, tantôt enfoncés et comme ensevelis entre deux murs d’où, levant la tête, vous n’apercevez qu’une étroite bande du ciel et quelque cime de montagne, tantôt élevés sur des plateaux ouverts : et de là s’offrent des points de vue plus ou moins étendus, mais toujours riches et toujours nouveaux en quelque chose, selon que, des divers sites où vous vous trouvez, vous embrassez plus ou moins de la vaste scène environnante, et que telle ou telle partie se détache ou se raccourcit, se montre ou disparaît tour à tour. Ici une échappée sur le vaste miroir des eaux, là une autre, là sa gracieuse variété s’étalant sur un plus grand espace. De ce côté le lac fermé à l’extrémité ou plutôt dérobé dans un groupe, un labyrinthe de montagnes, puis reparaissant et s’élargissant parmi d’autres montagnes qui se déploient une à une à vos regards, et que l’eau réfléchit, renversées avec les villages et les habitations situés sur les rives : du côté opposé un bras de fleuve devenant lac, puis fleuve encore, qui serpente dans son cours lumineux et va de même se perdre à travers les monts qui l’accompagnent en s’abaissant par degrés et se perdant presque, eux aussi, dans l’horizon. Le lieu d’où vous contemplez ces divers spectacles vous fait lui-même spectacle de toutes parts. La montagne dont vous parcourez les premiers plans déroule au-dessus de vous, tout autour de vous, ses cimes et ses précipices, marqués, dessinés, changeants, presque à chaque pas, ce qui vous avait paru un mont s’ouvrant et se contournant en une chaîne de monts, une crête vous apparaissant là où vous n’aviez vu que la pente : et l’aspect riant, l’aspect, pourrait-on dire, domestique de ces plans inférieurs tempère agréablement ce que présentent de sauvage les autres perspectives, en orne d’autant plus la magnifique grandeur.

C’est par l’un de ces petits chemins que, le 7 novembre 1628, vers la fin du jour, revenait à petits pas de la promenade, pour rentrer chez lui, don Abbondio, curé de l’un des villages dont nous avons parlé tout à l’heure : le nom du village, non plus que le nom patronymique du curé, ne se trouvent dans le manuscrit, ni ici ni ailleurs. Il disait tranquillement son office : et quelquefois, entre un psaume et l’autre, il fermait le bréviaire, y tenant en guise de signet l’index de la main droite : après quoi, mettant cette main dans l’autre derrière son dos, il poursuivait sa marche, regardant à terre et rejetant du pied vers le mur les cailloux qui faisaient obstacle sur son passage. Ensuite, relevant la tête et portant nonchalamment les yeux autour de lui, il les arrêtait sur une partie de montagne, où la lumière du soleil déjà caché, passant par les intervalles que laissait la montagne opposée, jetait ses teintes çà et là sur les masses saillantes de rochers, comme de larges et inégales bandes de pourpre. Puis, ayant ouvert de nouveau son bréviaire et récité une autre tirade de versets, il arriva à un détour du chemin où il avait l’habitude de lever toujours les yeux de dessus son livre ; et c’est ce qu’il fit encore ce jour-là. Le chemin, après ce coude, allait en droite ligne une soixantaine de pas, et puis se divisait en deux sentiers, à la manière d’un Y : celui de droite montait vers les hauteurs et menait à la cure : l’autre descendait dans le vallon jusqu’à un torrent ; et de ce côté le mur n’arrivait pas au-dessus des hanches du passant. Les murs intérieurs des deux sentiers, au lieu de se réunir en angle, se terminaient à un oratoire sur lequel étaient peintes certaines figures allongées, tortueuses, finissant en pointe, et qui, dans l’intention de l’artiste comme aux yeux des habitants du voisinage, signifiaient des flammes ; et à ces flammes se joignaient, alternant avec elles, certaines autres figures impossibles à décrire, qui étaient censées représenter les âmes du purgatoire : le tout, âmes et flammes, en couleur de brique sur un fond grisâtre, avec quelques brèches çà et là. Le curé, ayant passé le détour, et dirigeant, comme de coutume, ses regards vers l’oratoire, vit une chose à laquelle il ne s’attendait pas et qu’il n’aurait nullement voulu voir. Deux hommes, vis-à-vis l’un de l’autre, se tenaient au confluent, pour ainsi dire, des deux sentiers ; l’un à cheval sur le mur bas, une jambe pendante en dehors, et l’autre pied posé sur le sol du chemin ; son compagnon debout, appuyé contre le mur et les bras croisés sur la poitrine. Le costume, la tournure et ce que le curé, de l’endroit où il était arrivé, pouvait distinguer de leur physionomie, ne laissaient aucun doute sur leur condition. Ils avaient l’un et l’autre, autour de la tête, une résille verte qui leur tombait sur l’épaule gauche, finissant en une grosse houppe, et d’où sortait sur le front un énorme toupet ; deux longues moustaches bouclées en pointe ; une ceinture luisante de cuir à laquelle tenaient deux pistolets, une petite corne pleine de poudre suspendue à leur cou comme un agrément de collier ; un manche de grand couteau qui se montrait hors de la poche de larges et bouffantes braies ; un espadon à grosse garde, travaillée à jour, en lames de laiton tournées en chiffre, polies et reluisantes : au premier coup d’œil on les reconnaissait pour des individus de l’espèce des bravi.

Cette espèce d’hommes, aujourd’hui tout à fait perdue, était alors très-florissante en Lombardie et déjà fort ancienne. Voici, pour qui n’en aurait pas une idée, quelques extraits de pièces authentiques qui pourront faire suffisamment connaître ses principaux caractères, les efforts tentés pour la détruire, et combien le principe vital était en elle tenace et vigoureux.

Dès le 8 avril de l’année 1583, l’Illustrissime et Excellentissime seigneur don Carlo d’Aragon, prince de Castelvetrano, duc de Terranuova, marquis d’Avola, comte de Burgeto, grand amiral, et grand connétable de Sicile, gouverneur de Milan et capitaine général de Sa Majesté Catholique en Italie, pleinement informé de l’intolérable souffrance dans laquelle a vécu et vit encore cette ville de Milan à cause des bravi et vagabonds, publie contre eux un édit de bannissement. Il déclare et décide que sont compris dans cet édit et doivent être tenus pour bravi et vagabonds........ tous ceux qui, soit étrangers, soit du pays, n’ont aucune profession, ou, en ayant une, ne l’exercent pas, mais s’attachent, avec ou sans salaire, à quelque chevalier ou gentilhomme, officier ou marchand........ pour lui prêter aide et main-forte, ou plutôt, comme on peut le présumer, pour tendre des pièges à autrui........ À tous ces gens il ordonne que, dans le terme de six jours, ils aient à vider le pays, prononce la peine de la galère contre ceux qui n’obéiront pas et donne à tous officiers de justice les pouvoirs les plus étrangement étendus et indéfinis pour l’exécution de cet ordre. Mais l’année suivante, et le 12 avril, le même seigneur voyant que cette ville est encore pleine des susdits bravi,........ lesquels se sont remis à vivre comme ils vivaient auparavant, sans que leurs habitudes soient en rien changées ni leur nombre diminué, fait paraître une nouvelle ordonnance plus sévère et plus remarquable, dans laquelle, entre autres mesures, il prescrit :

Que tout individu, tant de cette ville que du dehors, que deux témoins déclarent être tenu et communément réputé pour bravo et en avoir le nom, quand bien même n’aurait été vérifié aucun délit de son fait........ pourra, pour cette seule réputation de bravo et sans autres indices, à la diligence desdits juges, et de chacun d’eux, être soumis à la corde[5] et à la question, pour procès d’information,........ et que, lors même qu’il n’avouerait aucun délit, il sera toutefois envoyé aux galères pour trois ans, pour la seule réputation et le nom de bravo, comme dessus ; le tout, ainsi que le surplus que nous omettons, parce que Son Excellence est décidée à se faire obéir de chacun.

À entendre les paroles d’un si haut personnage, paroles si énergiques, si précises, et accompagnées de tels ordres, on serait grandement porté à supposer qu’il a suffi de leur seul retentissement pour que tous les bravi aient disparu à jamais. Mais le témoignage d’un autre personnage non moins imposant, non moins riche en noms et en titres, nous oblige à croire tout le contraire. Et celui-ci est l’Illustrissime et Excellentissime seigneur Juan Fernandez de Velasco, connétable de Castille, grand chambellan de Sa Majesté, duc de la cité de Frias, comte de Haro et Castelnovo, seigneur de la maison de Vélasco et de celle des sept Infants de Lara, gouverneur de l’État de Milan, etc. Le 5 juin de l’année 1593, pleinement informé, lui aussi, de quels dommage et ruine sont........ les bravi et vagabonds, et du très-mauvais effet que telle sorte de gens produit contre le bien public, et au mépris de la justice, il leur enjoint de nouveau d’avoir, dans le terme de six jours, à vider le pays, répétant à peu près les ordres et les menaces de son prédécesseur. Plus tard, et le 23 mai de l’année 1598, informé, au grand déplaisir de son âme, que le nombre de ces gens (bravi et vagabonds) va croissant chaque jour dans la ville et dans l’État, et qu’on n’entend parler, jour et nuit, que des blessures qu’ils font par guet-apens, des homicides, des vols et toutes autres sortes de crimes qu’ils commettent, et auxquels ils se rendent plus faciles dans la confiance où ils sont d’être soutenus par leurs chefs et leurs fauteurs,........ il prescrit de nouveau les mêmes remèdes, augmentant la dose, comme cela se pratique dans les maladies opiniâtres, et il conclut ainsi : Que chacun donc se garde pleinement de contrevenir en quoi que ce soit à la présente ordonnance, parce que, au lieu d’éprouver la clémence de Son Excellence, il éprouvera sa rigueur et sa colère,........ Son Excellence étant résolue et déterminée à ce que ce soit ici son dernier et péremptoire avertissement.

Ce ne fut pourtant pas l’avis de l’Illustrissime et Excellentissime seigneur, le seigneur don Pietro Enriquez de Acevedo, comte de Fuentes, capitaine et gouverneur de l’État de Milan ; ce ne fut pas son avis, et pour bonnes raisons. Pleinement informé de la souffrance dans laquelle vit cette ville et État à cause du grand nombre de bravi qui y abondent........ et résolu d’extirper totalement une engeance si pernicieuse, il publie, le 16 décembre 1600, une nouvelle ordonnance pleine encore des plus sévères comminations, avec le ferme propos que les mesures prescrites soient de tout point exécutées en toute rigueur et sans espérance de rémission.

Il faut croire cependant qu’il n’y mit pas toute cette bonne volonté qu’il savait employer à ourdir des trames et à susciter des ennemis à son grand ennemi Henri IV ; car en ceci l’histoire montre comme il parvint à armer contre ce roi le duc de Savoie auquel il fit perdre plus d’une ville ; comme il réussit à faire conspirer le duc de Biron, auquel il fit perdre la tête ; mais, quant à cette engeance si pernicieuse des bravi, il est certain qu’elle continuait à pulluler le 22 septembre de l’année 1612. Ce jour, l’Illustrissime et Excellentissime seigneur don Giovanni de Mendozza, marquis de la Hynojosa, gentilhomme, etc., gouverneur, etc., pensa sérieusement à l’extirper. À cet effet, il adressa à Pandolfo et Marco Tullio Malatesti, imprimeurs royaux, l’ordonnance accoutumée, avec corrections et additions, afin qu’ils l’imprimassent pour l’extermination des bravi. Mais ceux-ci vécurent encore pour recevoir, le 24 décembre de l’année 1618, des coups semblables, ou même plus forts, de l’Illustrissime et Excellentissime seigneur, le seigneur don Gomez Suarez de Figueroa, duc de Feria, gouverneur, etc. Comme pourtant ils n’en étaient pas encore morts, l’Illustrissime et Excellentissime seigneur, le seigneur Gonzalo Fernandez de Cordova, sous le gouvernement duquel eut lieu la promenade de don Abbondio, s’était vu contraint de recorriger et republier l’ordonnance ordinaire contre les bravi, le 5 octobre 1627, c’est-à-dire un an, un mois et deux jours avant ce mémorable événement.

Et cette publication ne fut pas la dernière, mais nous ne croyons pas devoir faire mention de celles qui suivirent, attendu qu’elles sont en dehors du période de notre histoire. Nous en citerons seulement une du 13 février de l’année 1632, dans laquelle l’Illustrissime et Excellentissime seigneur, le duc de Feria, pour la seconde fois gouverneur, nous avertit que les plus grandes scélératesses viennent de ceux qu’on appelle bravi. Cela suffit pour nous donner la certitude qu’au temps dont nous parlons, les bravi continuaient d’exister.

Que les deux hommes à qui nous avons reconnu ce titre, en donnant leur portrait, fussent là pour attendre quelqu’un, c’était chose évidente ; mais ce qui causa le plus de déplaisir à don Abbondio fut de ne pouvoir se dissimuler, à certains mouvements qu’ils firent, que la personne attendue était lui. En effet, dès qu’il avait paru, ils s’étaient regardés l’un l’autre, levant la tête d’une certaine manière à faire voir qu’ils s’étaient dit tous deux en même temps : Le voici. Celui qui était à califourchon sur le mur s’était dressé, ramenant sa jambe sur le chemin ; l’autre avait quitté le mur où il était adossé, et tous deux s’acheminaient à sa rencontre. Le curé tenant toujours son bréviaire ouvert devant lui comme s’il lisait, jetait ses regards par dessus pour observer les mouvements de ces personnages ; et, les voyant marcher droit à lui, mille pensées toutes à la fois l’assaillirent. Il se demanda précipitamment si entre lui et les bravi il y aurait quelque issue dans le chemin à droite ou à gauche, et se souvint aussitôt qu’il n’y en avait aucune. Il fit un rapide examen dans ses souvenirs pour rechercher s’il aurait péché contre quelque homme puissant, contre quelque homme vindicatif ; mais, au milieu même de son trouble, le témoignage consolant de sa conscience le rassurait jusqu’à un certain point. Et les bravi cependant s’approchaient, les yeux attachés sur lui. Il mit l’index et le doigt du milieu de sa main gauche dans le col de son rabat, comme pour le rajuster ; et, faisant circuler les deux doigts autour de son cou, il tournait en même temps la tête en arrière, tordant la bouche et cherchant à voir du coin de l’œil, aussi loin qu’il pouvait, si quelqu’un n’arrivait pas ; mais il ne vit personne. Il lança un coup d’œil par-dessus le petit mur, dans les champs : personne ; un autre plus timide en avant sur le chemin ; personne que les bravi. Que faire ? Retourner sur ses pas ? Il n’était plus temps. Fuir ? c’était comme dire : poursuivez-moi, ou pis encore. Ne pouvant se soustraire au danger, il y courut, parce que les moments de cette incertitude lui étaient désormais si pénibles qu’il ne songeait plus qu’à les abréger. Il pressa le pas, récita un verset d’une voix plus haute, composa sa physionomie pour lui donner autant de calme et d’hilarité qu’il lui fut possible, fit tous ses efforts pour préparer un sourire, et quand il se trouva face à face avec les deux honnêtes gens, il dit mentalement : « Nous y voilà, » et s’arrêta tout court.

« Monsieur le curé, dit l’un des deux, en le regardant fixement au visage.

— Que désire monsieur ? répondit aussitôt don Abbondio, levant les yeux de dessus son livre qui resta tout ouvert sur ses mains, comme sur un pupitre.

— Vous avez l’intention, poursuivit l’autre du ton menaçant et irrité d’un homme qui surprend son inférieur prêt à faire une mauvaise action, vous avez l’intention de marier demain Renzo Tramaglino et Lucia Mondella !

— C’est-à-dire, répondit d’une voix tremblotante don Abbondio, c’est-à-dire… ces messieurs sont gens du monde, et savent très-bien comment se passent ces sortes de choses. Le pauvre curé n’y entre pour rien : ils font leurs arrangements entre eux, et puis… et puis ils viennent à nous comme on irait à un comptoir recevoir son argent ; et nous nous sommes les serviteurs du public.

— Eh bien, lui dit le bravo à l’oreille, mais d’un ton solennel de commandement, ce mariage ne doit point se faire, ni demain ni jamais.

— Mais, messieurs, répliqua don Abbondio avec la voix douce et polie de celui qui veut persuader un impatient, mais, messieurs, daignez vous mettre à ma place. Si la chose dépendait de moi… vous voyez bien qu’il n’en entre rien dans ma poche…

— Ah ça, interrompit le bravo, si la chose devait se décider par du bavardage, vous nous mettriez dans le sac. Nous n’en savons et n’en voulons pas savoir davantage. Homme averti… Vous entendez.

— Mais ces messieurs sont trop justes, trop raisonnables…

— Mais, interrompit cette fois l’autre camarade qui n’avait rien dit jusqu’alors, mais le mariage ne se fera pas, ou… et ici un bon juron, ou celui qui l’aura fait ne s’en repentira pas, car il n’en aura pas le temps, et… un autre juron.

— Paix, paix, reprit le premier orateur, monsieur le curé est un homme qui sait vivre ; et nous, nous sommes d’honnêtes gens qui ne voulons pas lui faire du mal, pourvu qu’il soit prudent et sage. Monsieur le curé, l’Illustrissime seigneur don Rodrigo, notre maître, vous salue bien sincèrement. »

Ce nom fut dans l’esprit de don Abbondio ce qu’est, dans le fort d’un orage pendant la nuit, un éclair qui, répandant sur les objets une lumière confuse et momentanée, ajoute encore à l’épouvante. Il fit comme par instinct une inclination profonde et dit : « Si ces messieurs pouvaient me suggérer…

— Oh ! vous suggérer, à vous qui savez le latin ! interrompit encore le bravo avec un rire qui tenait de l’ignoble et du féroce. C’est votre affaire. Et surtout, qu’il ne vous échappe pas un mot sur cet avis que nous vous avons donné pour votre bien ; autrement… hem… ce serait tout comme si vous faisiez le mariage. Allons, que voulez-vous qu’il soit dit de votre part à l’illustrissime seigneur don Rodrigo ?

— Mes respects…

— Expliquez-vous mieux.

— … Disposé,… toujours disposé à l’obéissance. Et en prononçant ces mots, il ne savait lui-même s’il faisait une promesse ou un compliment. Les bravi les prirent ou parurent les prendre dans leur sens le plus sérieux.

— Fort bien, et bonne nuit, Sire curé, » dit l’un d’eux prêt à partir avec son compagnon. Don Abbondio qui, peu de moments avant, eût donné l’un de ses yeux pour les éviter, aurait voulu maintenant prolonger la conversation et les pourparlers. « Messieurs… » commençait-il à dire en fermant le livre de ses deux mains ; mais ceux-ci, sans l’écouter davantage, prirent le chemin par où il était venu lui-même, et s’éloignèrent en chantant une vilaine chanson que je ne veux pas transcrire. Le pauvre don Abbondio demeura un moment la bouche ouverte et comme frappé d’un charme ; puis il prit celui des deux sentiers qui conduisait à sa maison, mettant avec peine une jambe devant l’autre, tant la crampe paraissait les avoir saisies. Quant à l’état où il se trouvait intérieurement, on le comprendra mieux quand nous aurons dit quelque chose de son caractère et des temps où il lui avait été donné de vivre.

Don Abbondio (le lecteur s’en est déjà aperçu) n’était pas né avec un cœur de lion. Mais dès ses premières années il avait dû comprendre que la pire des conditions dans ces temps-là était celle d’un animal sans dents et sans griffes, et qui pourtant ne se sent point de penchant à être dévoré. La force légale ne protégeait en aucune manière l’homme paisible, inoffensif, et qui n’avait pas d’autres moyens de faire peur. Ce n’est pas que l’on manquât de lois et de peines contre les violences entre particuliers. Bien au contraire, les lois venaient par déluge. Les délits étaient énumérés et particularisés avec une minutieuse prolixité ; les peines follement exorbitantes et de plus susceptibles d’être augmentées, presque pour chaque circonstance, à la discrétion du législateur lui-même et de cent exécuteurs ; les formes de procédures calculées seulement pour débarrasser le juge de tout ce qui aurait pu l’empêcher de prononcer une condamnation. Les extraits que nous avons rapportés des édits contre les bravi en sont un faible mais fidèle exemple. Malgré tout cela et même en grande partie pour cette cause, ces édits répétés et renforcés d’un gouverneur à l’autre ne servaient qu’à attester en termes ampoulés l’impuissance de leurs auteurs ; ou, s’ils produisaient quelque effet immédiat, c’était essentiellement d’ajouter de nombreuses vexations à celles que les personnes faibles et pacifiques souffraient déjà de la part des perturbateurs, et d’accroître les violences de ceux-ci comme leur astuce. L’impunité était organisée et avait des racines que les ordonnances n’atteignaient pas ou ne pouvaient ébranler. Tels étaient les asiles, tels étaient les privilèges de certaines classes, en partie reconnus par la force légale, en partie tolérés avec un envieux silence, ou combattus par de vaines protestations, mais soutenus de fait et défendus par ces classes avec l’activité de l’intérêt propre et la jalousie du point d’honneur. Or cette impunité menacée et insultée, mais non détruite par les ordonnances, devait naturellement, à chaque menace, à chaque insulte, faire de nouveaux efforts, recourir à de nouvelles inventions pour se conserver. C’est ce qui arrivait en effet ; et chaque fois que paraissaient des ordonnances ayant pour objet de réprimer les auteurs de méfaits et de violences, ceux-ci cherchaient dans leur force réelle des moyens nouveaux et plus opportuns pour continuer de faire ce que les ordonnances venaient leur prohiber. Elles pouvaient bien entraver à chaque pas et molester l’homme tranquille qui n’avait pas de force à lui propre et se trouvait sans protection, parce que, dans le but d’avoir chaque individu sous la main pour prévenir ou punir chaque délit, elles soumettaient toutes les actions privées à la volonté arbitraire d’exécuteurs de toute sorte. Mais celui qui, avant de commettre un délit, avait pris ses mesures pour se réfugier à temps dans un couvent, dans un palais, où les sbires n’auraient jamais osé mettre le pied ; celui qui, sans autres précautions, portait une livrée qui engageait la vanité et l’intérêt d’une famille puissante, de toute une classe, à le défendre, celui-là était libre dans ses œuvres et pouvait se rire de tout ce fracas d’édits et d’ordonnances. Parmi ceux mêmes à qui était confié le soin de les faire exécuter, les uns appartenaient par leur naissance à la partie de la société où résidaient les privilèges, d’autres en dépendaient par clientèle. Les uns et les autres, par éducation, par intérêt, par habitude, par imitation, en avaient embrassé les maximes et se seraient bien gardés d’aller à l’encontre pour un morceau de papier affiché au coin des rues. Quant aux agents chargés de l’exécution immédiate, eussent-ils été entreprenants comme des héros, obéissants comme des moines, et prêts à se sacrifier comme des martyrs, ils n’auraient pu réussir, inférieurs, comme ils étaient, en nombre à ceux qu’il s’agissait de soumettre, sans compter la probabilité fort grande pour eux d’être abandonnés par ceux qui, abstractivement et pour ainsi dire en théorie, leur ordonnaient d’opérer. Mais d’ailleurs ces agents étaient généralement pris parmi les êtres les plus abjects et les plus pervers de leurs temps ; leur emploi était regardé comme vil par ceux-là même qui pouvaient en avoir peur, et leur titre valait une injure. Il était donc tout simple qu’au lieu d’exposer ou même de livrer leur vie dans une entreprise désespérée, ils vendissent leur inaction, et au besoin leur connivence, aux hommes puissants, et réservassent l’exercice de leur autorité exécrée et de la force dont ils étaient réellement investis, pour les occasions où il n’y avait pas de risque à courir, c’est-à-dire pour opprimer et tourmenter les gens paisibles et sans défense.

L’homme qui veut attaquer les autres, ou qui craint à chaque instant d’être attaqué lui-même cherche naturellement des alliés et des compagnons. De là vient que, dans ce temps, on voyait portée au plus haut degré la tendance des individus à se tenir coalisés en classes, à en former de nouvelles, et chacun à procurer la plus grande somme de pouvoir à celle dont il faisait partie. Le clergé veillait au maintien et à l’extension de ses immunités ; la noblesse, de ses privilèges ; le militaire, de ses exemptions. Les marchands, les artisans étaient enrôlés en maîtrises et en confréries ; les hommes de loi formaient une association ; les médecins même, une corporation. Chacune de ces petites oligarchies avait sa force spéciale et propre ; dans chacune, l’individu trouvait l’avantage d’employer pour soi, à proportion de son autorité et de son adresse, les forces réunies de plusieurs. Les plus honnêtes n’usaient de cet avantage que pour la défense ; les fourbes et les méchants en profitaient pour mener à fin de mauvaises actions auxquelles leurs moyens personnels n’auraient pu suffire, et pour s’en assurer l’impunité. Les forces cependant de ces diverses ligues étaient très-inégales ; et, dans les campagnes surtout, le noble riche et pratiquant la violence, avec une troupe de bravi à ses gages, et de plus avec une population de paysans habitués par tradition de famille non moins qu’intéressés ou forcés à se regarder en quelque sorte comme sujets et soldats du maître, exerçait un pouvoir auquel il eût été difficile qu’aucune autre fraction de ligue pût dans le lieu même opposer quelque moyen de résister.

Notre don Abbondio, qui n’était ni noble, ni riche, encore moins courageux, s’était donc aperçu, presque avant d’atteindre l’âge de la raison, qu’il était, dans cette société, comme un pot de terre obligé de faire route en compagnie de nombreux pots de fer.

Il avait en conséquence obéi de fort bon gré à ses parents, lorsqu’ils avaient voulu en faire un prêtre. À dire vrai, il n’avait pas beaucoup réfléchi aux devoirs et aux nobles fins du ministère auquel il se consacrait. S’assurer de quoi vivre avec quelque aisance, et se placer dans une classe forte et respectée, étaient deux raisons qui lui avaient paru plus que suffisantes pour le déterminer à un tel choix. Mais une classe quelconque ne protège un individu, ne le garantit, que jusqu’à un certain point ; aucune ne le dispense de se faire un système particulier de conduite. Don Abbondio, continuellement absorbé dans les pensées de son propre repos, ne recherchait point ces avantages qui n’eussent pu s’obtenir qu’en agissant beaucoup et se risquant un peu. Son système consistait principalement à fuir toutes contestations et à céder dans celles qu’il ne pouvait éviter. Neutralité désarmée dans toutes les guerres qui éclataient autour de lui, par les démêlés, alors très-fréquents, entre le clergé et le pouvoir séculier, entre le militaire et le civil, entre nobles et nobles, jusqu’aux disputes entre deux paysans, qu’un mot faisait naître et qui se décidaient à coups de poing ou de couteau. S’il se trouvait absolument obligé à prendre parti entre deux contendants, il se mettait du côté du plus fort, toujours pourtant à l’arrière-garde et tâchant de faire voir à l’autre qu’il n’était pas volontairement son ennemi. Il semblait lui dire : « Que n’avez-vous su être le plus fort vous-même ? je me serais rangé de votre bord. » Se tenant à distance des hommes connus pour opprimer les autres, dissimulant leurs injures lorsqu’elles étaient passagères et nées d’un caprice, répondant par de la soumission à celles qui venaient d’une intention plus sérieuse et plus réfléchie, obligeant, à force de révérences et de gracieux respect, les plus bourrus et les plus dédaigneux à lui accorder un sourire lorsqu’il les rencontrait sur son chemin, le pauvre homme était parvenu à dépasser ses soixante ans sans trop essuyer de bourrasques.

Ce n’est pas qu’il n’eût, lui aussi, sa petite dose de fiel dans le corps, et cet exercice continuel de patience, cette obligation de donner si souvent raison aux autres, tant de morceaux amers avalés en silence lui avaient aigri ce fiel à tel point que, s’il n’avait pu de temps en temps le laisser un peu s’épancher, sa santé en aurait certainement souffert. Mais, comme après tout il y avait au monde et près de lui des personnes qu’il connaissait à fond pour être incapables de mal faire, il pouvait avec elles se soulager quelquefois de sa mauvaise humeur longtemps concentrée, et se passer comme un autre l’envie d’être un peu fantasque et de gronder à tort. Il était censeur rigide des hommes qui n’agissaient pas comme lui, pourvu toutefois que sa censure pût s’exercer sans aucun danger, quelque lointain qu’il pût être. Le battu était pour le moins un imprudent ; l’homme tué avait toujours été querelleur de caractère. Si quelqu’un, s’étant mis à soutenir ses raisons contre un homme puissant, perdait sa cause avec dommage, don Abbondio savait toujours lui trouver quelque tort ; chose qui n’était pas difficile, puisque la raison et le tort ne sont jamais si nettement tranchés que chacune des deux parties adverses n’ait absolument pour elle que l’un des deux. Il déclamait surtout contre ceux de ses confrères qui ne craignaient pas de s’exposer en prenant le parti d’un homme faible opprimé contre un méchant homme puissant. Il appelait cela acheter du souci à beaux deniers comptants et vouloir redresser les jambes aux chiens ; il disait aussi d’un ton sévère que c’était s’ingérer dans les choses profanes, au détriment de la dignité du ministère sacré ; et il se prononçait contre ceux-ci, toujours cependant entre quatre yeux ou dans un comité bien restreint, avec d’autant plus de véhémence qu’ils étaient plus connus pour ne pas montrer de ressentiment dans les offenses qui leur étaient personnelles. Il avait enfin une maxime favorite par laquelle il mettait toujours le sceau à ses discours en pareille matière. C’était que pour l’honnête homme qui prend garde à soi et ne se mêle que de ce qui le regarde, il n’y a jamais de mauvaises rencontres.

Maintenant, que mes vingt-cinq lecteurs se figurent l’impression que dut faire sur l’âme du pauvre homme ce qui vient d’être raconté. La frayeur que lui avaient causée ces mauvais visages et ces vilaines paroles, les menaces d’un seigneur connu pour ne pas menacer en vain, un système de vie tranquille, qui lui avait coûté tant d’années d’étude et de patience, renversé en un instant, et un défilé d’où il ne voyait comment il pourrait sortir ; toutes ces pensées grondaient tumultueusement dans la tête de don Abbondio pendant qu’il cheminait les yeux à terre. — Si Renzo était un homme que l’on pût renvoyer en paix avec un bel et bon refus, passe encore ; mais il voudra des raisons, et, bon Dieu ! qu’aurai-je à lui répondre ? C’est une tête aussi, celui-là ! un agneau, si personne ne le touche ; mais si on le contrarie… prr !… et puis il est fou de cette Lucia, amoureux comme… Grands enfants qui, ne sachant que faire, se prennent d’amour, veulent se marier, et ne pensent pas à autre chose, ne s’inquiètent pas de la peine dans laquelle ils mettent un pauvre honnête homme. Oh ! malheureux que je suis ! Fallait-il donc que ces deux vilaines figures vinssent se planter tout juste sur mon chemin et s’attaquer à moi ? Est-ce que cela me regarde ? Est-ce moi qui veux me marier ? Que ne sont-ils plutôt allés parler… Ah ! voyez un peu la fatalité ! Les bonnes idées me viennent toujours après coup. Si j’avais pensé à leur suggérer d’aller porter leur message… — Mais ici il s’aperçut que se repentir de n’avoir pas été le conseiller et le coopérateur de l’iniquité était chose aussi trop inique, et il tourna toute l’aigreur de ses pensées contre celui qui venait si durement lui ravir son repos. Il ne connaissait don Rodrigo que de vue et sur le dire des autres, et n’avait jamais eu d’autres rapports avec lui que de se courber en deux doubles et de faire toucher la terre à son chapeau, lorsqu’il l’avait, par un hasard assez rare, rencontré sur ses pas. Il lui était arrivé de défendre en plus d’une occasion la réputation de ce seigneur contre ceux qui, à voix basse, soupirant et levant les yeux au ciel, maudissaient quelqu’un de ses actes ; il avait dit cent fois que c’était un respectable gentilhomme. Mais dans ce moment il lui donna dans son cœur tous ces titres qu’il ne lui avait jamais entendu appliquer par d’autres sans se hâter de les interrompre par un : « Allons donc ! » Arrivé, au milieu du tumulte de ces pensées, à la porte de sa maison qui était au bout du village, il mit précipitamment dans la serrure la clef qu’il tenait déjà dans sa main, ouvrit, entra, referma soigneusement, et pressé de se trouver en compagnie sûre : « Perpetua, Perpetua ! » cria-t-il aussitôt, en allant vers le petit salon où sûrement celle-ci devait être à mettre le couvert pour le souper. Perpetua, comme on voit, était la servante de don Abbondio ; servante fidèle et affectionnée, qui savait obéir et commander selon l’occasion, supporter à propos les gronderies et les caprices d’humeur de son maître, comme aussi lui faire à propos supporter les siens, qui devenaient de jour en jour plus fréquents depuis qu’elle avait dépassé l’âge canonique de quarante ans en restant fille, parce que, selon son dire, elle avait refusé tous les partis qui s’étaient présentés, ou, selon le dire de ses amies, parce qu’elle n’avait pas trouvé un chien qui voulût d’elle.

« J’y vais, répondit-elle en mettant sur la table à la place ordinaire le flacon de vin favori de don Abbondio, et elle vint lentement ; mais elle n’était pas encore à la porte du petit salon qu’il y entra d’un pas si incertain, avec un regard si troublé, un visage si décomposé, qu’il n’eût pas été besoin des yeux experts de Perpétua pour découvrir, au premier abord, qu’il lui était arrivé quelque chose de fort extraordinaire.

— Miséricorde ! qu’avez-vous donc, mon cher maître ?

— Rien, rien, répondit don Abbondio, en se laissant aller tout essoufflé sur son grand fauteuil.

— Comment, rien ? C’est à moi que vous voudriez le faire croire ? Bouleversé comme vous êtes ? Quelque aventure étrange est arrivée.

— Oh ! pour l’amour du ciel ! quand je dis rien, c’est que ce n’est rien, ou c’est quelque chose que je ne puis dire.

— Que vous ne pouvez dire, pas même à moi ? Et qui prendra soin de votre santé ? Qui vous donnera un avis ?…

— Hélas ! taisez-vous, et laissez là le couvert. Donnez-moi un verre de mon vin.

— Et vous voudriez me soutenir que vous n’avez rien, dit Perpetua, en remplissant le verre et le gardant ensuite à la main, comme si elle voulait en faire le prix d’une confidence qui se faisait si longtemps attendre.

— Donnez, donnez, dit don Abbondio en lui prenant le verre d’une main peu ferme et le vidant ensuite avec précipitation, ainsi qu’il eût fait d’une médecine.

— Vous voulez donc que je sois obligée d’aller demander de côté et d’autre ce qui est arrivé à mon maître ? dit Perpetua, debout devant lui, les mains renversées sur les hanches, les coudes en avant, et regardant fixement, comme si elle eût voulu lui tirer des yeux son secret.

— Pour l’amour du ciel ! ne faites pas de commérages, ne faites pas de bruit, il y va… il y va de la vie.

— De la vie ?

— De la vie.

— Vous savez bien que, lorsque vous m’avez dit quelque chose sincèrement, en confidence, je n’ai jamais…

— Oui, tout juste ! comme, par exemple, lorsque… »

Perpetua s’aperçut qu’elle avait touché une fausse corde, et changeant subitement de ton : « Mon cher maître, dit-elle d’une voix émue et propre à émouvoir, je vous ai toujours été affectionnée ; et si maintenant je veux savoir ce qui vous trouble, c’est par intérêt pour vous, parce que je voudrais pouvoir vous prêter secours, vous donner un bon conseil, soulager votre cœur… »

Le fait est que don Abbondio avait peut-être autant d’envie de se décharger de son douloureux secret que Perpetua de le connaître ; d’où il suit qu’après avoir repoussé toujours plus faiblement les nouveaux assauts toujours plus pressants de celle-ci, après lui avoir fait jurer plus d’une fois qu’elle ne soufflerait pas un mot de ce qu’il allait dire, il finit, avec maintes pauses, avec maints hélas, par lui raconter la déplorable aventure. Lorsqu’il en vint au nom terrible de celui qui avait ordonné le message, il fallut que Perpetua prononçât un nouveau serment encore plus solennel ; et don Abbondio, ce nom une fois sorti de sa bouche, se renversa sur le dos de son siège en poussant un grand soupir, levant les mains d’un air tout à la fois de commandement et de supplications, et disant : « Pour l’amour du ciel !

— Encore une des siennes ! s’écria Perpetua. Ah ! quel coquin ! Oh ! quel méchant ! oh ! quel mécréant !

— Voulez-vous vous taire ? ou voulez-vous me perdre tout à fait ?

— Oh ! nous sommes seuls ici, et personne ne nous entend. Mais comment ferez-vous, mon pauvre maître ?

— Là ! voyez, dit don Abbondio d’une voix aigre, voyez quels beaux conseils elle sait me donner ! Elle vient me demander comment je ferai, comment je ferai ; comme si c’était elle qui fût dans l’embarras, et moi qui dusse l’en faire sortir.

— Ah ! je l’aurais bien, mon pauvre avis, à vous donner ; mais ensuite…

— Mais ensuite ? voyons.

— Mon avis serait que, puisque tout le monde dit que notre archevêque est un saint homme qui n’a peur de personne, et qui, lorsqu’il peut mettre à la raison un de ces méchants pour soutenir un curé, s’y engraisse de plaisir ; je dirais et je dis qu’il faudrait que vous lui écrivissiez une belle lettre pour l’informer comme quoi…

— Voulez-vous vous taire ? voulez-vous vous taire ? Sont-ce là des avis à donner à un pauvre homme ? Quand j’aurais attrapé un coup de fusil dans le dos, ce dont Dieu me garde ! l’archevêque me l’ôterait-il ?

— Bah ! les coups de fusil ne se donnent pas comme des prunes : et où en serions-nous si tous ces chiens-là mordaient toutes les fois qu’ils aboient ? Pour moi, j’ai toujours vu que celui qui sait montrer les dents et se faire considérer comme il convient, celui-là, on le respecte ; et c’est précisément parce que vous ne voulez jamais dire vos raisons que nous en sommes réduits à voir chacun venir, sauf votre respect, nous…

— Voulez-vous vous taire ?

— Je me tais ; mais il n’en est pas moins vrai que, lorsque les gens s’aperçoivent qu’un homme, en toutes circonstances, est toujours prêt à mettre bas ses…

— Voulez-vous vous taire ? Est-ce bien le moment de dire de pareilles sottises ?

— Suffit : vous y penserez cette nuit ; mais, en attendant, ne commencez pas par vous faire du mal vous-même, par ruiner votre santé ; mangez un morceau.

— J’y penserai, répondit en grommelant don Abbondio, sûrement que j’y penserai, et il faut que j’y pense. » Et il se leva en ajoutant : « Je ne veux rien prendre, rien ; j’ai bien autre chose en tête. Je le sais bien, que c’est à moi d’y penser. Allons, il fallait que cela tombât tout juste sur moi.

— Avalez au moins encore cette petite goutte, dit Perpétua en lui versant du vin. Vous savez que cela vous remet toujours l’estomac.

— Eh ! c’est autre chose qu’il me faut, c’est autre chose, c’est autre chose. »

Et, en disant ces mots, il prit la lampe, et, murmurant toujours : « Petite bagatelle ! À un honnête homme comme moi ! Et demain, comment cela ira-t-il ? » et autres lamentations semblables, il s’achemina pour monter à sa chambre. Arrivé sur la porte, il se retourna vers Perpetua, se mit le doigt sur la bouche, dit d’un ton lent et solennel : « Pour l’amour du ciel ! » et disparut.



CHAPITRE II.


On raconte que le prince de Condé dormit profondément la nuit qui précéda la journée de Rocroy : mais, d’abord, il était fort las ; et, en second lieu, il avait déjà arrêté toutes ses dispositions et réglé ce qui devait se faire le lendemain matin. Don Abbondio, au contraire, ne savait encore autre chose, sinon que le lendemain serait un jour de bataille ; d’où il s’ensuivit qu’il passa une grande partie de sa nuit à se consulter lui-même au milieu de mille angoisses. Ne pas tenir compte de la méchante injonction ni des menaces dont elle avait été appuyée, et faire le mariage, était un parti qu’il ne voulait pas même mettre en délibération. Confier la chose à Renzo, et chercher avec lui quelque moyen… Dieu garde ! « Qu’il ne vous échappe pas un mot… autrement… hem !… » avait dit un de ces bravi ; et, en entendant retentir ce hem ! dans son esprit, don Abbondio, loin de songer à transgresser une telle loi, se repentait même d’avoir parlé à Perpetua. Fuir ? En quel lieu ? Et ensuite ! Que d’embarras et que de comptes à rendre ! À chaque parti qu’il rejetait, le pauvre homme se tournait de l’autre côté. Ce qui, après tout, lui parut être le mieux, ou le moins mal, fut de gagner du temps en faisant traîner l’affaire auprès de Renzo. Il se ressouvint tout à propos qu’il ne s’en fallait que de quelques jours pour arriver au temps de prohibition pour les mariages. — Si je puis amuser ce garçon pendant ce peu de jours, j’ai ensuite deux mois pour respirer ; et, en deux mois, il peut arriver bien des choses. — Il rumina sur les prétextes qu’il pourrait mettre en avant ; et, bien qu’ils lui parussent un peu légers, il se rassurait par la pensée que son autorité les ferait paraître de juste poids, et que sa vieille expérience lui donnerait un grand avantage sur un jeune homme ignorant. « Nous verrons bien, disait-il en lui-même : il pense à sa belle ; mais moi, je pense à ma peau : le plus intéressé dans cette affaire, c’est moi ; sans compter que je suis le plus fin. Mon cher enfant, si tu as le feu dans le corps, je ne sais qu’y faire ; mais je ne veux pas que ce soit à mes dépens. » Ayant ainsi fixé un peu son esprit sur une détermination, il put enfin s’endormir. Mais quel sommeil ! Quels songes ! Des bravi, don Rodrigo, Renzo, des sentiers, des rochers, des fuites, des poursuites, des cris, des fusillades : durant ce court sommeil, il n’eut à son esprit d’autres images.

Le premier moment du réveil, après un malheur et dans une situation embarrassée, est un moment bien cruel. L’esprit, à peine revenu à lui-même, court aux idées habituelles de la vie tranquille qui a précédé ; mais la pensée du nouvel état de choses vient tout aussitôt s’y présenter brusquement, et cette rapide comparaison rend le déplaisir plus vif encore. Don Abbondio, après qu’il eut subi ce moment dans toute son amertume, ne tarda point cependant à récapituler ses desseins de la nuit, s’y confirma, leur donna un meilleur ordre, se leva et se mit à attendre Renzo dans un état de crainte et d’impatience tout ensemble.

Lorenzo, ou, comme on l’appelait communément, Renzo, ne se fit pas attendre longtemps. Il ne vit pas plutôt arriver l’heure où il avait jugé pouvoir sans indiscrétion se présenter chez le curé, qu’il s’y rendit avec la joyeuse fougue d’un homme de vingt ans qui doit en ce jour épouser celle qu’il aime. Privé de ses parents depuis son adolescence, il exerçait le métier de fileur de soie, métier pour ainsi dire héréditaire dans sa famille, très-lucratif dans les années antérieures, et qui, au temps dont nous parlons, était déjà en décadence, mais non pas au point de ne pouvoir fournir à un bon ouvrier de quoi vivre honnêtement. L’ouvrage allait diminuant de jour en jour ; mais l’émigration continuelle des hommes de cette profession, attirés dans les États voisins par des promesses, des privilèges et de forts salaires, faisait que ceux qui restaient dans le pays trouvaient encore à s’occuper. De plus, Renzo possédait un petit champ qu’il faisait cultiver, ou cultivait lui-même quand la filature n’allait pas ; de sorte que, dans sa condition, il pouvait se dire à son aise. Et quoique cette année eût été encore plus pauvre en récoltes que les années précédentes, et qu’une véritable disette commençât à se faire sentir, notre jeune homme qui, depuis qu’il avait jeté les yeux sur Lucia, était devenu bon ménager, se trouvait suffisamment pourvu du nécessaire, et n’avait pas à lutter contre la faim. Il parut devant don Abbondio, bien endimanché, avec des plumes de diverses couleurs à son chapeau, son poignard au beau manche dans la poche de son haut-de-chausses, ayant une mine de fête et en même temps un certain air de hardiesse qui était alors commun, même chez les hommes les plus paisibles. L’accueil incertain et mystérieux de don Abbondio fit un contraste singulier avec les manières gaies et résolues du jeune homme.

« Il faut qu’il ait quelque chose par la tête, » pensa Renzo, et puis il dit : « Je suis venu, monsieur le curé, pour savoir à quelle heure il vous convient que nous nous trouvions à l’église.

— De quel jour voulez-vous parler ?

— Comment ! de quel jour ? Est-ce que vous ne vous souvenez pas que c’est arrêté pour aujourd’hui ?

— Aujourd’hui ? » répliqua don Abbondio, comme s’il en entendait parler pour la première fois. « Aujourd’hui, aujourd’hui… j’ai regret à vous le dire ; mais aujourd’hui, je ne puis pas.

— Aujourd’hui, vous ne pouvez pas ! Et qu’est-il donc arrivé ?

— D’abord, je ne me sens pas bien, voyez-vous.

— J’en suis fâché ; mais ce que vous avez à faire demande si peu de temps et si peu de peine…

— Et puis, et puis, et puis…

— Et puis quoi ?

— Et puis il y a des embarras.

— Des embarras ? Quels embarras peut-il y avoir ?

— Il faudrait être à notre place pour savoir toutes les anicroches qu’on rencontre dans ces sortes de matières, tous les comptes qu’il faut rendre. J’ai le cœur trop bon ; je ne songe qu’à lever les obstacles, à tout faciliter, à faire les choses selon le désir des autres, et je néglige mon devoir ; et puis c’est à moi que reviennent les reproches ou quelque chose de pis.

— Mais, au nom de Dieu, ne me tenez pas ainsi en suspens, et dites-moi clair et net ce que c’est.

— Est-ce que vous savez, vous, toutes les formalités qui sont à remplir pour faire un mariage en règle ?

— Il faut bien que j’en sache quelque chose, » dit Renzo commençant à s’impatienter ; « car vous m’en avez assez rompu la tête ces jours derniers. Mais est-ce que tout n’est pas arrangé maintenant ? N’a-t-on pas fait tout ce qui était à faire ?

— Tout, tout, cela vous semble, à vous ; parce que, laissez-moi vous le dire, c’est moi qui suis assez simple pour négliger mon devoir plutôt que de faire de la peine aux gens. Mais maintenant… bref, je sais ce que je dis. Nous autres, pauvres curés, nous sommes entre l’enclume et le marteau : vous tout impatient, et je le conçois fort bien, pauvre jeune homme ; d’un autre côté, les supérieurs… enfin, on ne peut pas tout dire. Et c’est sur nous que le tout retombe.

— Mais expliquez-moi donc une bonne fois ce que c’est que cette formalité que vous dites être encore à faire. On la fera tout de suite.

— Savez-vous combien il y a d’empêchements dirimants ?

— Que voulez-vous que je sache, moi, d’empêchements ?

Error, conditio, votum, cognatio, crimen, cultus disparitas, vis, ordo, ligamen, honestas, si sis affinis » commençait à dire don Abbondio, en comptant sur ses doigts.

« Vous jouez-vous de moi ? » interrompit le jeune homme. « Que voulez-vous que je fasse de votre latinorum ?

— Eh bien donc, si vous ne savez pas les choses, ayez patience, et rapportez-vous-en à celui qui les sait.

— Ah ça !

— Allons, mon cher Renzo, ne vous fâchez pas ; je suis prêt à faire tout ce qui dépendra de moi. Tout mon désir serait de vous voir content ; je vous suis attaché d’affection, moi. Eh !… quand je pense que vous étiez si bien ; qu’est-ce qui vous manquait ? La fantaisie vous a pris de vous marier…

— Quels discours sont ceux-ci, mon cher monsieur ? » dit Renzo vivement et d’un air moitié surpris, moitié colère.

— Je dis cela comme autre chose ; ne vous troublez pas ; je ne désire que de vous voir content.

— Mais au bout du compte…

— Au bout du compte, mon cher enfant, il n’y a pas de ma faute ; ce n’est pas moi qui ai fait la loi ; et, avant de conclure un mariage, nous sommes réellement obligés de faire maintes et maintes recherches, pour nous assurer qu’il n’existe pas d’empêchements.

— Mais, allons, dites-moi donc enfin quel empêchement est survenu.

— Ayez patience ; ce ne sont pas choses que l’on puisse expliquer ainsi en courant. Il n’y aura rien, j’espère ; mais ces recherches n’en doivent pas moins être faites. Le texte est clair et précis : Antequam matrimonium denuntiet

— Je vous ai dit que je ne veux pas de latin.

— Il faut pourtant bien que je vous explique…

— Mais ces recherches, ne les avez-vous pas déjà faites ?

— Pas toutes comme je l’aurais dû, vous dis-je.

— Pourquoi ne les avez-vous pas faites dans leur temps ? Pourquoi me dire que tout était fini ? Pourquoi attendre ?…

— Là ! Voilà que vous me reprochez ma trop grande bonté. J’ai facilité toutes choses pour que vous fussiez plus tôt prêts ; mais… mais à présent me sont venues… enfin je sais bien, moi.

— Et que voudriez-vous que je fisse ?

— Que vous prissiez patience pour quelques jours. Mon cher enfant, quelques jours, ce n’est pas l’éternité. Un peu de patience.

— Pour combien de temps ?

— Nous voilà au port, » pensa don Abbondio ; et, d’un air plus engageant que jamais : « Allons, » dit-il, « dans quinze jours je tâcherai… je ferai en sorte…

— Quinze jours ! Oh ! en voici bien d’une autre ! On a fait tout ce que vous avez voulu ; le jour a été fixé ; ce jour arrive ; et maintenant vous venez me dire d’attendre quinze jours ! Quinze » reprit-il d’une voix plus haute et plus irritée, tendant le bras et frappant de son poing dans l’air ; et qui sait quelle diablerie il aurait accolée à ce nombre, si don Abbondio ne l’eût interrompu en lui prenant l’autre main avec une tendresse timide et empressée.

« Allons, allons, ne vous fâchez pas, pour l’amour de Dieu. Je ferai mon possible ; je tâcherai de voir si, dans une semaine…

— Et Lucia, que dois-je lui dire ?

— Que ç’a été une erreur de ma part.

— Et les propos du public ?

— Dites à tout le monde que c’est moi qui ai fait erreur, par trop d’empressement, par trop de zèle : jetez toute la faute sur moi. Puis-je mieux dire ? Allons, pour une semaine.

— Et après, n’y aura-t-il plus d’autres empêchements ?

— Quand je vous dis…

— Eh bien, je prendrai patience pour une semaine ; mais souvenez-vous bien que, passé ce temps, je ne me payerai pas de paroles. En attendant, je vous salue. » Et, cela dit, il s’en alla, faisant à don Abbondio une révérence moins profonde que de coutume, et lui jetant un coup d’œil plus expressif que respectueux.

Sorti après cela, et pour la première fois s’acheminant à contre-cœur vers la maison de sa fiancée, il repassait, au milieu de son irritation, tout ce colloque dans son esprit, et le trouvait toujours plus étrange. L’accueil froid et embarrassé de don Abbondio, cette manière de parler tout à la fois gênée et impatiente, ces deux yeux gris qui, pendant qu’il parlait, avaient toujours été fuyant de côté et d’autre comme s’ils avaient craint de se rencontrer avec les mots qui sortaient de sa bouche ; ce mariage si expressément concerté qui était devenu comme tout nouveau pour lui ; et surtout cette affectation d’annoncer toujours quelque chose de fort important, sans jamais rien dire de clair ; toutes ces circonstances réunies faisaient penser à Renzo qu’il y avait là-dessous quelque autre mystère que celui auquel le curé avait voulu le faire croire. Le jeune homme fut un moment à se demander s’il ne devrait point retourner sur ses pas pour forcer don Abbondio dans ses derniers retranchements et le contraindre à se mieux expliquer ; mais, levant les yeux, il vit Perpetua qui marchait devant lui et entrait dans un petit jardin peu distant du presbytère. Il l’appela au moment où elle en ouvrait la porte, pressa le pas, la rejoignit, la retint à l’entrée ; et, dans le dessein de découvrir quelque chose de plus positif, entama la conversation avec elle.

« Bonjour, Perpetua : j’avais espéré que nous passerions gaiement cette journée tous ensemble.

— Mais… à la volonté de Dieu, mon pauvre Renzo !

— Faites-moi un plaisir : ce bienheureux M. le curé m’a débité certaines raisons embrouillées que je n’ai pas bien pu comprendre. Expliquez-moi plus clairement, vous, pourquoi il ne peut ou ne veut pas nous marier aujourd’hui.

— Oh ! croyez-vous donc que je sache les secrets de mon maître ?

— Quand je l’ai dit, qu’il y avait un mystère là-dessous ! » pensa Renzo ; et, pour l’amener au jour, il continua : « Allons, Perpetua ; nous sommes amis ; dites-moi ce que vous savez ; prêtez votre aide à un pauvre garçon.

— Triste chose que de naître pauvre, mon cher Renzo.

— C’est vrai, » reprit-il se confirmant toujours plus dans ses soupçons ; et, cherchant à s’approcher davantage de la question, « c’est vrai, » ajouta-t-il, « mais est-ce aux prêtres à mal agir avec les pauvres ?

— Écoutez, Renzo ; je ne puis rien dire, parce que… je ne sais rien ; mais ce que je puis vous assurer, c’est que mon maître ne veut faire tort ni à vous ni à personne, et il n’y a pas de sa faute.

— Et de la faute de qui donc ? » demanda Renzo d’un certain air indifférent, mais avec le cœur en émoi et l’oreille attentive.

— Quand je vous dis que je ne sais rien… je puis parler pour la défense de mon maître, parce que je souffre de l’entendre accuser de vouloir faire de la peine à quelqu’un. Pauvre homme ! s’il pèche, c’est par trop de bonté. Il y a bien des coquins en ce monde, des méchants trop puissants, des hommes sans crainte de Dieu…

— Des méchants trop puissants, des coquins ! » pensa Renzo. « Ce ne sont pas là les supérieurs. Allons, » dit-il ensuite, cachant avec peine son agitation toujours croissante, « allons, dites-moi qui c’est.

— Ah ! vous voudriez me faire parler ; et moi je ne puis parler, parce que… je ne sais rien : quand je dis que je ne sais rien, c’est comme si j’avais juré de me taire. Vous pourriez me mettre à la question, que vous n’arracheriez pas un mot de ma bouche. Adieu ; c’est du temps perdu pour tous deux. » Et, en disant ces mots, elle entra précipitamment dans le jardin et ferma la porte. Renzo, après lui avoir répondu par un salut, revint sur ses pas tout doucement, pour qu’elle ne pût s’apercevoir du chemin qu’il prenait ; mais, quand il fut hors de portée pour l’oreille de la bonne femme, il marcha plus vite ; en un instant, il fut à la porte de don Abbondio, entra, alla tout d’un trait au petit salon où il l’avait laissé, l’y trouva, et courut vers lui d’un air hardi et avec des yeux égarés outre mesure.

« Eh ! eh ! qu’est-ce donc que ceci ? » dit don Abbondio.

« Quel est ce coquin puissant ? » dit Renzo du ton d’un homme qui a résolu d’obtenir une réponse précise, « quel est ce méchant qui ne veut pas que j’épouse Lucia ?

— Quoi donc ? quoi donc ? » balbutia le pauvre curé avec un visage devenu en un instant aussi blanc et aussi flasque qu’un chiffon sortant de la lessive ; et, tout en grondant sourdement, il fit un saut de dessus son grand fauteuil pour s’élancer vers la porte. Mais Renzo, qui s’attendait à ce mouvement et se tenait sur ses gardes, s’y jeta d’un bond avant lui, donna un tour de clef et mit cette clef dans sa poche.

« Ah ! ah ! parlerez-vous, maintenant, seigneur curé ? Tout le monde sait mes affaires, excepté moi. Je veux, morbleu ! les savoir aussi. Comment s’appelle-t-il, cet homme ?

— Renzo ! Renzo ! de grâce, prenez garde à ce que vous faites ; songez à votre âme.

— Je songe que je veux le savoir tout de suite, à l’instant. » Et, en parlant ainsi, il mit la main, sans peut-être s’en apercevoir, sur le manche du couteau qui sortait de sa poche.

« Miséricorde ! » s’écria d’une voix éteinte don Abbondio.

« Je veux le savoir.

— Qui vous a dit…

— Non, non, plus de chansons : parlez clair et tout de suite.

— Vous voulez donc ma mort ?

— Je veux savoir ce que j’ai motif de savoir.

— Mais, si je parle, je suis mort. Ne dois-je pas prendre intérêt à ma vie ?

— Donc, parlez. »

Ce « donc » fut prononcé avec une telle énergie, l’air de figure de Renzo devint si menaçant, que don Abbondio ne put même plus supposer la possibilité de désobéir.

« Vous me promettez, vous me jurez, dit-il, de n’en parler à qui que ce soit, de ne jamais dire… ?

— Je vous promets que je vais faire quelque sottise, si vous ne me dites à l’instant le nom de cet homme. »

À cette nouvelle adjuration, don Abbondio, avec le visage et le regard de celui qui a dans sa bouche les tenailles de l’arracheur de dents, prononça : « Don…

— Don ? » répéta Renzo, comme pour aider le patient à mettre au jour le reste ; et il se tenait penché, l’oreille sur la bouche du curé, les bras tendus et les poings serrés en arrière.

« Don Rodrigo ! » dit rapidement le malheureux, précipitant ce peu de syllabes et glissant sur les consonnes, tant par l’effet de son trouble que parce que, appliquant le peu de liberté d’esprit qui lui restait à faire une transaction entre ses deux peurs, il semblait vouloir soustraire et faire disparaître le mot, dans le moment même où il était contraint à le faire entendre.

« Ah ! le chien ! hurla Renzo. Et comment a-t-il fait ? Que vous a-t-il dit pour… ?

— Ah ! vous demandez comment ? » répondit d’un ton presque d’humeur don Abbondio, qui, après un si grand sacrifice, se sentait en quelque sorte devenu celui à qui l’autre en devait. « Comment, n’est-ce pas ? je voudrais que la chose vous fût arrivée, comme elle m’est arrivée, à moi qui n’y suis pour rien ; bien sûrement, il ne vous serait pas resté tant de lubies en tête. » Et ici il se mit à lui retracer, sous des couleurs terribles, la funeste rencontre ; et, s’apercevant toujours plus, à mesure qu’il parlait, d’un grand courroux qu’il avait dans le corps, et qui, jusqu’alors, était demeuré caché et enveloppé dans la peur, voyant en même temps que Renzo, dans sa colère mêlée de confusion, restait immobile et la tête basse, il poursuivit en ricanant : « Vous avez fait là une belle action ! Vous m’avez rendu un beau service ! Un trait de cette sorte envers un honnête homme, envers votre curé ! Dans sa maison ! dans un lieu sacré ! Belle prouesse vraiment ! Pour m’arracher de la bouche mon malheur, votre malheur ! ce que je vous cachais par prudence, pour votre bien ! Et maintenant que vous le savez, je voudrais voir que vous me fissiez… ! Pour l’amour de Dieu ! n’allons pas plaisanter. Il ne s’agit pas de tort ou de raison : il s’agit de force. Et quand ce matin je vous donnais un bon conseil… prr…, tout de suite en furie. J’avais du bon sens pour moi et pour vous ; mais, en pareil cas, que fait-on ? Ouvrez au moins, et donnez-moi ma clef.

— Je puis avoir eu tort, » répondit Renzo d’une voix radoucie envers don Abbondio, mais dans laquelle se faisait sentir sa fureur contre l’ennemi qu’il venait de découvrir : « je puis avoir eu tort ; mais mettez-vous la main sur la conscience, et dites si dans ma position… »

En disant ces mots, il avait tiré la clef de sa poche, et allait ouvrir. Don Abbondio le suivit, et, tandis que Renzo tournait la clef dans la serrure, il se mit à côté de lui ; puis, avec un visage sérieux et chagrin, tenant les trois premiers doigts de sa main droite levés devant les yeux du jeune homme comme pour l’aider à son tour : « Jurez au moins,… » lui dit-il.

« Je puis avoir eu tort ; excusez-moi, » répondit Renzo en ouvrant la porte et se disposant à sortir.

« Jurez, » répéta don Abbondio en lui saisissant le bras d’une main tremblante.

« Je puis avoir eu tort, » dit encore Renzo en se dégageant ; et il partit à toutes jambes, tranchant ainsi la question, qui, de même qu’une question de littérature, de philosophie ou d’autre chose, aurait pu durer des siècles, puisque chacune des deux parties ne faisait que répéter son propre argument.

« Perpetua ! Perpetua ! » cria don Abbondio, après avoir vainement rappelé le fugitif. Perpetua ne répondit pas, et don Abbondio ne sut plus en quel monde il pouvait être.

Il est arrivé plus d’une fois à des personnages d’une tout autre importance que don Abbondio de se voir dans des conjonctures si pénibles, dans une telle incertitude du parti à prendre, qu’ils ont cru trouver un excellent expédient en se mettant au lit avec la fièvre. Cet expédient, don Abbondio n’eut pas à l’aller chercher, car il s’offrit de lui-même. La peur de la veille, l’insomnie pleine d’angoisses de la nuit, la peur nouvelle du moment, l’anxiété sur l’avenir, produisirent leur effet. Accablé de sa peine et tout étourdi, il se remit sur son grand fauteuil, commença à se sentir quelques frissons dans la moelle des os, se regarda les ongles en soupirant, et, de temps en temps, il appelait d’une voix tremblante et chagrine : « Perpetua ! » Elle arriva enfin avec un gros chou sous le bras et d’un air délibéré, comme s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire. J’épargne au lecteur les lamentations, les doléances en retour, les débats entre l’accusation et la défense, les « Vous seule pouvez avoir parlé », et les « Je n’ai rien dit », tout le bavardage en un mot de ce colloque. Il me suffira de dire que don Abbondio ordonna à Perpetua de mettre la barre derrière la porte, de ne plus ouvrir pour quoi que ce pût être, et, si quelqu’un frappait, de répondre par la fenêtre que le curé s’était mis au lit avec la fièvre. Il monta ensuite lentement l’escalier, disant à chaque troisième marche : « Me voilà frais, » et se mit réellement dans son lit, où nous le laisserons.

Renzo cependant marchait d’un pas précipité vers sa maison, sans avoir déterminé ce qu’il devait faire, mais avec une sorte de besoin de faire quelque chose d’étrange et de terrible. Les provocateurs, les méchants, tous ceux qui, d’une manière quelconque, font tort aux autres, sont coupables, non-seulement du mal qu’ils commettent, mais encore de la perversion à laquelle ils portent l’âme de ceux qu’ils offensent. Renzo était un jeune homme paisible et ennemi du sang ; un jeune homme franc et dont le caractère repoussait toute idée de piège et d’embûches ; mais, dans ce moment, son cœur ne battait que pour le meurtre, son esprit ne s’occupait que de machiner une trahison. Il aurait voulu courir à la maison de don Rodrigo, le saisir à la gorge et… mais il songeait que cette maison était comme une forteresse, garnie de bravi au dedans et gardée au dehors ; que les amis du maître et ses serviteurs bien connus y entraient seuls librement et sans être scrutés du regard de la tête aux pieds, qu’un pauvre artisan ignoré ne pourrait y pénétrer sans subir un examen, et que lui surtout… lui, serait peut-être là trop connu. Il s’imaginait alors qu’il prenait son fusil, allait se tapir derrière une haie, et guettait le personnage s’il arrivait que celui-ci vînt à passer tout seul ; et, s’enfonçant avec une farouche complaisance dans cette idée, il se figurait qu’il entendait des pas, ces pas qu’attendait sa haine ; il levait tout doucement la tête, reconnaissait le scélérat, mettait en joue, visait, faisait feu, le voyait tomber et rendre le dernier soupir, après quoi il lui lançait une malédiction, et courait par le chemin de la frontière se mettre à l’abri des poursuites. « Et Lucia ? » À peine ce mot se fut-il jeté au travers de ces sombres écarts de son imagination, que de meilleures pensées auxquelles son esprit était habitué y entrèrent en foule. Il se rappela les derniers avis de ses parents ; il se souvint de Dieu, de la sainte Vierge et des saints ; il songea à la douce satisfaction qu’il avait tant de fois éprouvée en sentant sa conscience nette, à l’horreur que tant de fois le récit d’un meurtre lui avait causée ; et il se réveilla de ce songe de sang avec effroi, avec remords, et en même temps avec une sorte de joie de n’avoir fait que des fictions. Mais la pensée de Lucia, que de pensées n’amenait-elle pas avec elle ! Tant d’espérances, tant de promesses, un avenir si caressé par le désir et regardé comme si certain, et ce jour si impatiemment attendu ! Et comment ? par quelles paroles lui annoncer une telle nouvelle ? Et après, quel parti prendre ? Comment en faire son épouse, malgré la force de cet homme inique et puissant ? Et, au milieu de tout cela, quelque chose qui n’était pas un soupçon formé, mais une ombre tourmentante, lui passait par l’esprit. Cette méchante action de don Rodrigo ne pouvait avoir de cause que dans une brutale passion pour Lucia. Et Lucia ? L’idée qu’elle eût donnée à cet homme le moindre motif de songer à elle, qu’elle eût rien fait pour flatter son désir, n’était pas une idée qui pût s’arrêter un instant dans l’esprit de Renzo. Mais en était-elle informée ? Ce misérable pouvait-il avoir conçu cette infâme passion sans qu’elle s’en fût aperçue ? Aurait-il poussé les choses si loin avant de l’avoir tentée de quelque manière ? et Lucia ne lui en avait jamais dit un mot, à lui, son fiancé !

Dominé par ces pensées, il passa devant sa maison qui était au milieu du village, et, l’ayant traversé, il marcha vers celle de Lucia, située à l’autre extrémité, et même un peu en dehors. Au devant de cette maison, était une cour étroite, close d’un petit mur, et qui la séparait de la rue. Renzo entra dans cette cour, et il entendit un bruit confus de voix mêlées qui venait d’une chambre au premier étage. Il jugea que ce devait être les amies et les commères venues pour faire cortège à Lucia, et il ne voulut pas se montrer dans cette espèce de petite halle avec la nouvelle qu’il apportait, et qui se lisait trop bien sur sa figure. Une petite fille, qui se trouvait dans la cour, courut au-devant de lui en criant : « L’époux ! l’époux !

— Chut, Bettina, chut ! » dit Renzo. « Écoute, va là-haut trouver Lucia, prends-la à part, et dis-lui à l’oreille… mais que personne ne t’entende et qu’on ne se doute de rien : prends-y bien garde… dis-lui que j’ai à lui parler, que je l’attends dans la chambre d’en bas, et qu’elle vienne tout de suite. » La petite fille monta bien vite l’escalier, joyeuse et fière d’avoir une commission secrète à remplir.

Lucia sortait en ce moment, toute pimpante et attifée, des mains de sa mère. Les amies se disputaient l’épouse et lui faisaient violence pour qu’elle se laissât voir ; mais elle parait leurs attaques avec cette modestie un peu guerrière qui appartient aux villageoises, faisant de son coude un bouclier à son visage, baissant la tête sur le devant de sa taille, et fronçant ses longs et noirs sourcils, tandis cependant que sa bouche s’ouvrait au sourire. Ses noirs cheveux de jeunesse, divisés au-dessus du front par une raie blanche et finement tracée, se repliaient derrière la tête en cercles multipliés de tresses que traversaient de longues épingles d’argent, placées à égale distance tout autour, à peu près comme les rayons d’une auréole, coiffure qui est encore celle des paysannes du Milanais. Elle portait au cou un collier de grenats enfilés alternativement avec des boutons d’or à filigrane : elle avait un beau corset de brocart à ramages avec les manches séparées et attachées par de beaux rubans ; un court jupon de bourre de soie, froncé, à petits plis ; des bas d’un rouge brillant, et des pantoufles de soie brodée. Outre cette parure, propre au jour de la noce, Lucia avait sa parure de tous les jours, celle d’une beauté modeste, relevée dans ce moment, et augmentée par les diverses affections qui se peignaient dans ses traits : une joie tempérée par un léger trouble, ce chagrin mêlé de douceur qui se montre de temps en temps sur la figure des jeunes épousées, et qui, sans rien changer à la beauté, lui donne un caractère particulier. La petite Bettina se glissa dans l’assemblée, s’approcha de Lucia, lui fit adroitement comprendre qu’elle avait quelque chose à lui communiquer, et lui dit à l’oreille son petit mot.

« Je reviens à l’instant, » dit Lucia aux femmes, et elle se hâta de descendre. En voyant la figure atterrée et l’air inquiet de Renzo : Qu’y a-t-il donc ? dit-elle, non sans un pressentiment de frayeur.

— Lucia ! répondit Renzo, pour aujourd’hui tout est renversé, et Dieu sait quand nous pourrons être mari et femme.

— Quoi ! » dit Lucia toute troublée. Renzo lui raconta brièvement ce qui venait de se passer. Elle écoutait dans un état d’angoisse, et quand elle entendit le nom de Rodrigo : Ah ! s’écria-t-elle tremblante et en rougissant, jusqu’à ce point !

— Vous saviez donc ? dit Renzo.

— Que trop ! répondit Lucia ; mais jusqu’à ce point !

— Et qu’est-ce que vous saviez ?

— Ne me faites pas parler maintenant ; ne me faites pas pleurer. Je cours appeler ma mère et congédier les femmes : il faut que nous soyons seuls. »

Tandis qu’elle s’éloignait, Renzo murmura entre ses dents : « Vous ne m’en aviez jamais rien dit.

— Ah ! Renzo ! » répondit Lucia en se retournant un instant et sans s’arrêter. Renzo comprit fort bien que son nom prononcé dans ce moment par Lucia, et avec cet accent, signifiait : Pouvez-vous douter que des motifs justes et purs ne soient les seuls qui m’ont fait garder le silence !

Cependant la bonne Agnese (ainsi s’appelait la mère de Lucia), qui s’était doutée de quelque chose, et dont la curiosité avait été mise en jeu par le petit mot dit à l’oreille de sa fille comme par sa disparition, était descendue pour voir ce que ce pouvait être. Sa fille la laissa avec Renzo, retourna vers les femmes assemblées, et, composant son visage et sa voix le mieux qu’il lui fut possible, elle dit : « M. le curé est malade, et rien ne se fera pour aujourd’hui. » Puis elle les salua à la hâte, et redescendit.

Les femmes défilèrent une à une, et se répandirent çà et là pour raconter l’événement. Deux ou trois allèrent jusqu’à la porte du curé pour s’assurer s’il était vraiment malade.

« Une grosse fièvre, » répondit Perpetua par la fenêtre ; et, ce triste mot, rapporté à toutes les autres, coupa court aux conjectures qui déjà commençaient à grouiller dans leur esprit, et à se faire voir, tronquées et mystérieuses, dans leurs paroles.


CHAPITRE III.


Lucia entra dans la chambre d’en bas, lorsque Renzo était à faire douloureusement à Agnese un récit qu’elle écoutait elle-même avec une douloureuse attention. L’un et l’autre se tournèrent vers celle qui en savait plus qu’eux et de laquelle ils attendaient un éclaircissement qui ne pouvait être que bien triste. L’un et l’autre, au milieu de leur chagrin sur la fatale aventure, et chacun selon le caractère différent de son amour pour Lucia, laissaient entrevoir un déplaisir, différent aussi de ce qu’elle avait pu avoir pour eux un secret, et un secret de cette sorte. Agnese, quoique impatiente d’entendre parler sa fille, ne put s’empêcher de lui en faire le reproche. « N’avoir rien dit à ta mère d’une chose semblable !

— Maintenant je vous dirai tout, répondit Lucia en s’essuyant les yeux avec son tablier.

— Parle, parle ! — Parlez, parlez ! dirent à la fois la mère et le fiancé.

— Très-sainte Vierge ! s’écria Lucia, qui jamais aurait cru que les choses dussent en venir à ce point ? » Et d’une voix entrecoupée de pleurs, elle raconta comment, peu de jours auparavant, tandis qu’elle revenait de l’atelier de filature et qu’elle était restée en arrière de ses compagnes, don Rodrigo avait passé devant elle en compagnie d’un autre monsieur ; que le premier avait cherché à la retenir par des sornettes qui, disait-elle, n’étaient point jolies ; mais, sans l’écouter, elle avait hâté le pas et rejoint ses compagnes ; et, tout en marchant, elle avait entendu cet autre monsieur rire bien fort, et don Rodrigo dire : Parions. Le jour suivant, les mêmes personnages s’étaient encore trouvés sur le chemin ; mais Lucia était au milieu de ses compagnes, les yeux baissés ; l’autre monsieur ricanait, et don Rodrigo disait : Nous verrons, nous verrons. « Grâce au ciel, continua Lucia, ce jour était le dernier de la filature. Je racontai tout de suite…

— À qui ? demanda Agnese, allant, non sans un peu d’humeur, au-devant du nom du confident préféré.

— Au père Cristoforo, en confession, ma mère, répondit Lucia avec un doux accent d’excuse. Je lui racontai tout, la dernière fois que nous sommes allées ensemble à l’église du couvent : et, si vous vous en souvenez, ce matin-là j’allais faisant tantôt une chose, tantôt une autre, pour différer le départ jusqu’à ce qu’il passât d’autres personnes du village se dirigeant de ce côté et avec qui nous pussions faire route, parce que, depuis cette rencontre, les chemins me faisaient une peur… »

Au nom révéré du père Cristoforo, le mécontentement d’Agnese se radoucit. « Tu as bien fait, dit-elle ; mais pourquoi ne pas avoir aussi tout raconté à ta mère ? »

Lucia avait eu pour cela deux bonnes raisons : l’une de ne pas effrayer et attrister cette brave femme, pour une chose à laquelle elle n’aurait pu trouver de remède ; l’autre, de ne pas exposer à voyager par plusieurs bouches une histoire qui devait être soigneusement ensevelie dans le secret : d’autant plus que Lucia espérait que son mariage couperait court dès le principe à cette abominable persécution. De ces deux raisons cependant, elle n’allégua que la première.

— Et vous, » dit-elle ensuite en s’adressant à Renzo de ce ton qui veut faire reconnaître à un ami qu’il a eu tort ; » et vous, devais-je vous parler de cela ? Vous ne le savez que trop maintenant !

— Et que t’a dit le père ? demanda Agnese.

— Il m’a dit de chercher à presser le mariage, et, en attendant, de me tenir renfermée, de bien prier le bon Dieu, et qu’il espérait que cet homme, ne me voyant plus, ne penserait plus à moi. Et ce fut alors que je fis un effort sur moi-même, poursuivit-elle en se tournant de nouveau vers Renzo, sans cependant lever les yeux sur lui, et en rougissant, ce fut alors que je fis la dévergondée et que je vous priai de tâcher de mener l’affaire un peu vite, et de finir avec le terme qui avait été fixé. Qui sait ce que vous aurez pensé de moi ? Mais je le faisais pour le bien, je suivais le conseil qui m’avait été donné, et je tenais pour certain… et ce matin encore, j’étais si loin de penser… » Ici ses paroles furent interrompues par une violente explosion de pleurs.

« Ah ! le scélérat ! Ah ! le damné ! Ah ! l’assassin ! » criait Renzo en avant et en arrière dans la chambre, et en serrant de temps en temps le manche de son couteau.

« Oh ! quel embarras, bon Dieu ! » s’écriait Agnese. Le jeune homme s’arrêta tout à coup devant Lucia qui pleurait, la regarda d’un air de tendresse mêlée de douleur et de rage, et dit : « C’est la dernière qu’il fait, cet assassin.

— Ah ! non, Renzo, pour l’amour du ciel ! dit Lucia. Non, non, pour l’amour du ciel ! le bon Dieu est là aussi pour les pauvres ; et comment voulez-vous qu’il nous aide, si nous faisons du mal ?

— Non, non, pour l’amour du ciel ! répétait Agnese.

— Renzo », dit Lucia d’un air d’espérance et de résolution plus calme : « vous avez un métier, et je sais travailler : allons-nous-en si loin que cet homme n’entende plus parler de nous. »

— Ah ! Lucia ! Et ensuite ? Nous ne sommes pas encore mari et femme ; le curé voudra-t-il nous donner le certificat d’état libre[6] ? Un homme de cette espèce ? Si nous étions mariés, oh ! alors… »

Lucia se remit à pleurer : et tous trois gardèrent le silence dans un abattement qui faisait un triste contraste avec leur parure et leurs habits de fête.

« Écoutez, mes enfants, écoutez-moi, dit Agnese au bout de quelques moments, je suis venue au monde avant vous, et je le connais un peu, le monde. Il ne faut pas après tout se tant effrayer : le diable n’est pas si noir qu’on le peint. Les écheveaux nous paraissent plus embrouillés, à nous autres pauvres gens, parce que nous ne savons pas en trouver le bout ; mais quelquefois un petit mot d’un homme qui a étudié… je sais bien ce que je veux dire, voici ce que vous avez à faire, Renzo ; allez à Lecco ; demandez le docteur Azzeca-Garbugli[7] ; racontez-lui… Mais gardez-vous bien de l’appeler ainsi ; c’est un surnom. Il faut dire monsieur le docteur… Comment est-ce déjà qu’il s’appelle ? Oh, bon ! voilà que je ne sais pas son vrai nom : tout le monde l’appelle de ce nom-là. Enfin, demandez ce docteur, grand, sec, pelé, qui a le nez rouge et une envie de framboise sur la joue.

— Je le connais de vue, dit Renzo.

— Bien, poursuivit Agnese, celui-là est un maître homme. J’ai vu plus d’une personne empêtrée comme un coq dans des étoupes et ne sachant où donner la tête, je les ai vues, après un tête-à-tête d’une heure avec le docteur Azzeca-Garbugli (prenez bien garde de le nommer ainsi !), se rire de ce qui les avait tourmentées. Prenez ces quatre chapons, pauvres chapons ! à qui je devais tordre le cou pour le repas de dimanche, et portez-les-lui ; car il ne faut jamais arriver chez ces messieurs les mains vides. Racontez-lui tout ce qui s’est passé ; et vous verrez qu’il vous dira sur-le-champ de ces choses qui ne nous viendraient pas à l’esprit, à nous, quand nous y penserions une année entière. »

Renzo goûta fort cet avis ; Lucia l’approuva, et Agnese, toute fière de l’avoir donné, tira l’une après l’autre les pauvres bêtes de la cage à poulets, réunit leurs huit pattes, comme si elle eût fait un bouquet de fleurs, les serra avec une ficelle, et les mit dans les mains de Renzo, qui, après des paroles d’espérance données et reçues, sortit du côté du jardin, pour ne pas être vu par les enfants qui n’auraient pas manqué de courir après en criant : « L’époux ! l’époux ! » Il s’en fut à travers champs et par les sentiers, frémissant, repensant à son malheur, et travaillant à l’avance le discours qu’il avait à faire au docteur Azzeca-Garbugli. Je laisse ensuite au lecteur à juger comment durent se trouver pendant le voyage les pauvres bêtes ainsi liées, la tête en bas, les pieds dans la main d’un homme qui, agité de tant de passions, accompagnait du geste les pensées qui lui passaient tumultueusement dans l’esprit. Tantôt il tendait le bras par colère, tantôt il le levait par désespoir, tantôt il le remuait en l’air comme par menace, et de toutes les manières il leur donnait de rudes secousses et faisait sauter ces quatre têtes pendantes qui au milieu de tout cela s’étudiaient à se becqueter l’une l’autre, comme il arrive trop souvent entre compagnons d’infortune.

Arrivé au bourg, il demanda le logement du docteur. On le lui indiqua, et il s’y rendit. En y entrant, il se sentit saisi de cette timidité que les pauvres gens dépourvus d’instruction éprouvent en approchant d’un monsieur et d’un savant, et il oublia tous les discours qu’il avait préparés ; mais il jeta un coup d’œil sur les chapons et reprit courage. Étant entré dans la cuisine, il demanda à la servante si l’on pouvait parler à M. le docteur. La servante regarda les volailles, et, comme accoutumée à de pareils présents, elle mit la main dessus, quoique Renzo essayât de les retirer à lui, parce qu’il voulait que le docteur vît et sût qu’il apportait quelque chose. Celui-ci arriva tout juste au moment où la femme disait : « Donnez et passez. » Renzo fit une grande révérence : le docteur l’accueillit avec bonté, en lui disant : « Venez, mon enfant, » et le fit entrer avec lui dans l’étude. C’était une grande pièce où, sur trois des murailles, étaient appendus les portraits des douze Césars, la quatrième étant couverte par une large bibliothèque garnie de vieux livres poudreux ; au milieu de l’appartement était une table chargée de citations, de requêtes, d’exploits, d’ordonnances ; trois ou quatre chaises se trouvaient autour, plus, sur l’un des côtés, un grand fauteuil à bras, dont le dos élevé et carré se terminait aux angles par deux ornements en bois s’y dressant comme deux cornes, et qui était recouvert en peau de vache, avec des clous à tête bombée, dont quelques-uns tombés depuis longtemps laissaient en liberté les coins de la peau qui se recoquillait çà et là. Le docteur était en robe de chambre, c’est-à-dire revêtu d’une robe d’avocat usée, qui lui avait autrefois servi dans les jours d’apparat à Milan, lorsqu’il y allait pérorer dans quelque cause importante. Il ferma la porte et encouragea le jeune homme par ces mots : « Mon enfant, dites-moi votre affaire.

— Je voudrais vous dire un mot en confidence.

— Me voilà, répondit le docteur, parlez. » Et il s’assit à son aise dans le grand fauteuil. Renzo, debout devant la table, une main dans la coiffe de son chapeau qu’il faisait tourner de l’autre main, reprit ainsi : « Je voudrais savoir de vous qui avez étudié…

— Dites-moi le fait comme il est, interrompit le docteur.

— Il faut que vous m’excusiez : nous autres pauvres gens, nous ne savons pas bien parler. Je voudrais donc savoir…

— Bienheureux que vous êtes ! vous vous ressemblez tous. Au lieu de raconter le fait, vous voulez interroger, parce que vous avez déjà vos projets en tête.

— Excusez-moi, Monsieur le docteur. Je voudrais savoir si, lorsqu’on menace un curé pour qu’il ne fasse pas un mariage, il y a une peine. »

« Je comprends, » dit en lui-même le docteur, qui dans le fait n’avait pas compris. « Je comprends. » Et aussitôt il prit un air sérieux, mais d’un sérieux mêlé de compassion et d’intérêt ; il serra fortement ses lèvres en en faisant sortir un son inarticulé qui indiquait un sentiment exprimé plus clairement ensuite dans ses dernières paroles : « C’est un cas grave, mon enfant, un cas prévu. Vous avez bien fait de venir à moi. C’est un cas fort clair, prévu dans cent ordonnances, et… tenez, précisément dans une ordonnance de l’année dernière de M. le gouverneur actuel. Je vais vous faire voir et toucher au doigt… »

En disant ces mots, il se leva de son fauteuil et mit les mains dans ce chaos de papiers, les mêlant, les retournant sens dessus dessous, comme s’il eût jeté du grain dans un boisseau.

« Où est-elle donc ? Allons, sors de là-dedans. Il faut avoir tant de papiers sous la main ! Mais elle doit sûrement être ici ; car c’est une ordonnance importante. Ah ! ah ! la voilà. » Il la prit, la déploya, regarda la date, et donnant encore plus de sérieux à sa physionomie, il dit en élevant la voix : « Le 15 octobre 1627 ! C’est cela ; elle est de l’an passé ; ordonnance toute fraîche ; ce sont celles qui font le plus de peur. Savez-vous lire, mon enfant ?

— Quelque peu, monsieur le docteur.

— Bien, suivez-moi de l’œil, et vous verrez. »

Et, tenant l’ordonnance déployée en l’air, il se mit à lire, bredouillant fort vite à certains passages, s’arrêtant d’une manière distincte et appuyant avec beaucoup d’expression sur quelques autres, selon que c’était nécessaire :

« Bien que par l’ordonnance publiée d’ordre du seigneur duc de Feria le 14 décembre 1620, et confirmée par l’illustrissime et excellentissime seigneur, le seigneur Gonzalo Fernandez de Cordova, et cætera, il ait été, par des remèdes extraordinaires et rigoureux, pourvu aux oppressions, concussions et actes tyranniques que certains individus osent commettre contre les vassaux si dévoués de Sa Majesté, cependant la fréquence des excès et la malice, et cætera, sont accrues à tel point qu’elles ont mis Son Excellence dans la nécessité, et cætera, elle a résolu de faire publier la présente.

« Et commençant par les actes tyranniques, l’expérience ayant démontré que plusieurs, tant dans les villes que dans les campagnes… vous entendez ? de cet état, exercent avec tyrannie des concussions et oppriment les plus faibles de diverses manières, comme en faisant faire par violence des contrats d’achat, de location… et cætera : où es-tu ? Ah ! voici ; écoutez bien : en exigeant que des mariages aient lieu ou n’aient pas lieu. Eh !

— C’est mon cas, dit Renzo.

— Écoutez, écoutez, il y a bien autre chose ; ensuite nous verrons la peine. Que l’on témoigne ou que l’on ne témoigne pas ; que l’un s’éloigne du lieu qu’il habite, et cætera, que celui-ci paye une dette ; que cet autre ne l’inquiète point, que celui-là aille à son moulin : tout ceci est étranger à notre affaire. Ah ! nous y voilà : Que tel prêtre ne fasse pas ce à quoi il est obligé par son ministère, ou qu’il fasse des choses qui ne le regardent point. Eh !

— On dirait qu’ils ont fait cette ordonnance tout exprès pour moi.

— Eh ! n’est-ce pas ? Écoutez, écoutez ; et autres semblables violences qui sont du fait des feudataires, nobles, bourgeois, vilains et gens du peuple. On n’y échappe pas ; tous y sont ; c’est comme la vallée de Josaphat. Maintenant écoutez la peine : Bien que toutes ces mauvaises actions et autres semblables soient prohibées, néanmoins, attendu qu’il convient d’user de plus grande rigueur, Son Excellence, par la présente, sans déroger, et cætera, ordonne et commande qu’à l’égard des contrevenants en quelqu’un des chefs ci-dessus énoncés ou autres semblables, il soit procédé, par tous les juges ordinaires de cet état, à l’application des peines pécuniaires et corporelles, même de bannissement ou des galères, et jusqu’à la peine de mort… Petite bagatelle ! le tout au jugement de Son Excellence ou du Sénat, selon la qualité des cas, personnes et circonstances ; et cela ir-ré-mis-si-ble-ment et en toute rigueur, et cætera. Y en a-t-il, eh ! et voyez ici les signatures : Gonzalo Fernandez de Cordova ; et plus bas ; Platonus ; et ici encore : Vidit Ferrer ; rien n’y manque. »

Pendant que le docteur lisait, Renzo le suivait lentement de l’œil, cherchant à bien saisir le sens de la composition et à contempler dans toute leur réalité ces paroles sacramentelles où il lui semblait devoir trouver tout le secours dont il avait besoin. Le docteur, voyant son nouveau client plus attentif qu’effrayé, s’en étonna. « Serait-ce un rusé matois que cet homme-ci ? se demandait-il. — Ah ! ah ! lui dit-il ensuite, vous vous êtes fait couper le toupet. C’est de la prudence. Cependant, puisque vous vouliez vous mettre dans mes mains, vous pouvez vous en dispenser. Le cas est grave ; mais vous ne savez pas tout ce que je suis capable de faire dans l’occasion. »

Pour comprendre ces paroles du docteur, il faut savoir ou se rappeler que dans ce temps les bravi de profession et les malfaiteurs de toute espèce étaient dans l’usage de porter un gros toupet[8] qu’ils rabattaient ensuite sur leur visage comme une visière, au moment d’attaquer quelqu’un, dans les circonstances où ils jugeaient nécessaire de cacher leurs traits et lorsque l’entreprise exigeait tout à la fois de la force et de la prudence. Des ordonnances n’étaient pas restées muettes sur cette mode. Ordonne Son Excellence (le marquis de la Hynojosa) que qui portera les cheveux d’une longueur telle qu’ils couvrent le front jusqu’aux sourcils exclusivement, ou qui portera la tresse, soit devant, soit derrière les oreilles, encoure la peine de trois cents écus, et, en cas d’insolvabilité, de trois ans de galères pour la première fois, et pour la seconde, outre la susdite peine, une autre plus forte encore, pécuniaire et corporelle, au jugement de Son Excellence.

Elle permet cependant que, pour le cas où quelqu’un se trouverait chauve, ou pour autre cause raisonnable, telle que signes ou cicatrices, ceux qui se trouveront dans ce cas puissent, pour leur plus grand ornement et leur santé, porter les cheveux aussi longs que besoin pourra être pour couvrir de semblables défauts, et rien de plus ; avertissant bien de ne pas excéder la pure nécessité, pour ne pas encourir la peine imposée aux autres contrevenants.

Et pareillement elle ordonne aux barbiers, sous peine de cent écus, ou de trois traits de corde qui leur seront donnés en public, et même de plus grande peine corporelle, au même jugement que dessus, de ne laisser à ceux qu’ils raseront aucune sorte desdites tresses, toupets, boucles ni cheveux plus longs que selon l’usage, tant sur le front que sur les côtés et derrière les oreilles, mais qu’ils soient tous égaux, ainsi que dessus, sauf le cas des chauves ou autres, marqués de défauts, comme il a été dit. Le toupet était donc, en quelque sorte, une partie de l’armure et une marque distinctive des bandits et des mauvais sujets, lesquels ensuite furent de là communément appelés ciuffi. Ce terme est resté et vit encore dans le dialecte avec une signification mitigée : et il n’est peut-être aucun de nos lecteurs milanais qui ne se souvienne d’avoir entendu, dans son enfance, ses parents, son précepteur, ou quelque ami de la maison, ou même quelque domestique, dire de lui : c’est un ciuffo, c’est un ciuffetto.

« En vérité, et foi de pauvre garçon, répondit Renzo, je n’ai jamais porté toupet de ma vie.

— Nous ne ferons rien ainsi, répondit le docteur en branlant la tête avec un sourire moitié malin, moitié impatient. Si vous ne vous fiez pas à moi, nous ne ferons jamais rien. Qui ment au docteur, voyez-vous, mon enfant, est un sot qui dira la vérité au juge. Il faut raconter à l’avocat les choses clairement ; c’est à nous ensuite à les embrouiller. Si vous voulez que je vous prête mon aide, il faut me dire tout, depuis l’A jusqu’au Z, le cœur sur la main, comme au confesseur. Vous devez me nommer la personne de qui vous avez eu commission : je suppose que c’est un homme d’un certain rang ; et dans ce cas je me rendrai chez lui, pour faire un acte de convenance. Je ne lui dirai pas, voyez-vous, que je sais de vous-même qu’il vous a donné cette commission : soyez tranquille là-dessus. Je lui dirai que je viens implorer sa protection pour un jeune homme calomnié ; et je me concerterai avec lui sur la marche à suivre pour terminer l’affaire convenablement. Vous comprenez qu’en se sauvant, il vous sauvera vous-même. Si cependant l’équipée était toute de votre fait, eh bien, je ne recule pas pour cela, j’en ai tiré d’autres de plus mauvaises passes encore. Pourvu que vous n’ayez pas offensé une personne considérable, entendons-nous bien, je m’engage à vous sortir d’embarras, avec quelques frais, s’entend. Vous devez me dire qui est l’offensé, comme on dit ; et, selon la condition, la qualité et l’humeur du cher homme, on verra s’il convient de le tenir en devoir au moyen des protections, ou s’il faut trouver quelque moyen de l’attaquer nous-mêmes au criminel et de lui mettre la puce à l’oreille ; car, voyez-vous, pour qui sait manier les ordonnances, personne n’est coupable et personne n’est innocent. Quant au curé, s’il a du bon sens, il ne dira mot ; mais, si c’est une mauvaise tête, il y a des moyens aussi pour ces sortes de gens. Il n’est point d’affaire d’où l’on ne puisse se tirer ; mais il faut un homme ; et votre cas est sérieux ; sérieux, vous dis-je, sérieux. L’ordonnance parle clair, et si la chose doit se décider entre la justice et vous, comme ça entre quatre yeux, vous n’êtes pas bien, Je vous parle en ami. Il faut payer ses fredaines. Si vous voulez sortir de là sans dommage, vous avez pour votre part à y mettre argent et sincérité, confiance en qui vous veut du bien, obéissance, exactitude à faire tout ce qui vous sera suggéré. »

Pendant que le docteur débitait cette enfilade de phrases, Renzo le regardait avec une attention extatique, comme un badaud sur la place publique regarde un joueur de gobelets qui, après avoir mis dans sa bouche de l’étoupe, de l’étoupe et encore de l’étoupe, en retire du ruban, du ruban et encore du ruban, à n’en pas finir. Quand il eut pourtant bien compris ce que le docteur voulait dire et quelle équivoque il avait faite, il lui coupa le ruban dans la bouche en disant : « Oh ! Monsieur le docteur, comment l’avez-vous entendu ? C’est précisément tout le contraire. Je n’ai menacé personne ; je ne fais pas de ces choses-là, moi ; et vous pouvez demander à tout mon village, on vous dira que je n’ai jamais rien eu à faire avec la justice. C’est à moi que la méchanceté a été faite ; et je viens à vous pour savoir comment je dois m’y prendre pour obtenir justice ; et je suis bien content d’avoir vu cette ordonnance.

— Diable ! s’écria le docteur ouvrant de grands yeux, quel galimatias me faites-vous donc ? Voilà ce que c’est ; vous êtes tous de même. Est-il possible que vous ne sachiez pas dire clairement les choses ?

— Mais permettez ; vous ne m’en avez pas laissé le temps. Maintenant, je vais vous raconter la chose comme elle est. Vous saurez donc que je devais épouser aujourd’hui… et ici l’émotion de Renzo se montra dans sa voix, je devais épouser aujourd’hui une jeune fille à qui je parlais[9] depuis cet été ; et aujourd’hui, comme je vous dis, était le jour fixé avec M. le curé ; et tout était prêt, lorsque voilà M. le curé qui va chercher certains faux-fuyants… Bref, pour ne pas vous ennuyer, je l’ai fait parler clair, comme de juste ; et il m’a avoué qu’il lui avait été défendu, sous peine de la vie, de faire ce mariage. Ce méchant seigneur don Rodrigo…

— Allons donc ! interrompit aussitôt le docteur, fronçant le sourcil, faisant rider son nez rouge et tordant sa bouche. Allons donc ! qu’avez-vous à venir me rompre la tête de pareilles balivernes ? Allez tenir de tels discours parmi vous autres gens qui ne savez pas mesurer vos paroles, et non pas à un honnête homme qui sait ce qu’elles valent. Allez, allez ; vous ne savez ce que vous dites. Je ne me mêle pas des affaires des enfants ; je ne veux pas entendre des propos de cette sorte, des propos en l’air.

— Je vous jure…

— Allez, vous dis-je ; que voulez-vous que je fasse de vos serments ? Je n’y entre pour rien ; je m’en lave les mains. » Et il les tournait l’une sur l’autre, comme s’il se les lavait en effet. « Apprenez à parler ; on ne vient pas ainsi surprendre un honnête homme.

— Mais veuillez m’entendre, veuillez m’entendre, » répétait vainement Renzo. Le docteur, toujours criant, le poussait des deux mains vers la porte, et, après l’y avoir ainsi conduit, il ouvrit, appela la servante, et lui dit : « Rendez sur-le-champ à cet homme ce qu’il a apporté ; je ne veux rien, je ne veux rien. »

Cette femme, durant tout le temps qu’elle avait passé dans cette maison, n’avait jamais exécuté un ordre semblable ; mais il était prononcé avec une telle résolution qu’elle n’hésita pas à obéir. Elle prit les quatre pauvres bêtes et les remit à Renzo, en lui jetant un regard de compassion méprisante qui semblait dire : « Il faut qu’elle ait été pommée, la sottise ! » Renzo voulait faire des façons, mais le docteur fut inébranlable ; et le jeune homme, plus étonné et plus aigri que jamais, fut obligé de reprendre les victimes refusées et de s’en retourner au village avec ce beau résultat de son expédition à raconter aux deux femmes.

Celles-ci, pendant son absence, après avoir tristement quitté l’habillement des fêtes, et pris celui des jours ouvriers, s’étaient mises à se consulter de nouveau, Lucia en sanglotant, et Agnese en soupirant. Quand cette dernière eut bien parlé des grands effets qu’on devait espérer des conseils du docteur, Lucia dit qu’il fallait chercher à se procurer du secours de toutes les manières ; que le père Cristoforo était un homme capable, non-seulement de conseiller, mais d’agir, lorsqu’il était question de prêter assistance à de pauvres gens ; et que ce serait une excellente chose que de pouvoir lui faire connaître ce qui venait d’arriver. « Sûrement, » dit Agnese ; et elles se mirent à chercher ensemble le moyen ; car pour ce qui était d’aller elles-mêmes au couvent, distant d’environ deux milles, elles ne s’en sentaient pas le courage dans un tel jour ; et sûrement aucun homme sensé ne leur en eût donné le conseil. Mais pendant qu’elles pesaient les divers partis à prendre, on frappa doucement à la porte, et en même temps un Deo gratias[10], prononcé d’une voix assez basse mais distincte, s’y fit entendre. Lucia, jugeant qui ce pouvait être, courut ouvrir ; et aussitôt s’avança, non sans avoir fait une petite révérence familière, un frère lai capucin, quêteur, portant sur l’épaule gauche sa besace pendante dont il tenait l’ouverture tortillée et serrée dans ses deux mains sur sa poitrine.

« Oh ! c’est frère Galdino, dirent les deux femmes.

— Le Seigneur soit avec vous, dit le frère. Je viens pour la quête des noix.

— Va prendre les noix pour les pères, » dit Agnese. Lucia se leva et s’achemina vers l’autre chambre ; mais, avant d’y entrer, elle s’arrêta derrière le dos de frère Galdino qui était resté debout dans la même position ; et, se mettant le doigt sur la bouche, elle fit à sa mère un signe de l’œil qui demandait le secret, avec tendresse, avec instances, et aussi avec une sorte d’autorité.

Le quêteur, levant les yeux sur Agnese de la distance où il était, dit : « Et ce mariage ? C’est aujourd’hui qu’il devait se faire ; j’ai vu dans le village une sorte de mouvement, comme s’il y avait quelque chose de nouveau. Qu’est-ce qui est arrivé ?

— M. le curé est malade, et il faut retarder, » répondit promptement Agnese. Si Lucia n’avait pas fait son signe, la réponse eût probablement été différente. « Et comment va la quête ? dit-elle ensuite pour changer de propos.

— Pas trop bien, brave femme, pas trop bien. Tout est là. » Et, en disant ces mots, il ôta sa besace de dessus ses épaules et la fit sauter sur ses deux mains. « Tout est là ; et, pour ramasser cette richesse, il m’a fallu frapper à dix portes.

— Ah ! les récoltes sont maigres, frère Galdino ; et quand on en est à se mesurer le pain, on ne peut guère ouvrir la main pour le reste.

— Et pour faire revenir le bon temps, quel est le moyen, ma brave femme ? L’aumône. Vous connaissez, n’est-ce pas ? ce miracle des noix qui eut lieu, il y a plusieurs années, dans un de nos couvents en Romagne ?

— Non, en vérité ; contez-moi un peu cela.

— Oh ! vous saurez donc que dans ce couvent il y avait un de nos pères qui était un saint et s’appelait le père Macario. Un jour d’hiver, passant par un sentier dans le champ d’un de nos bienfaiteurs qui était aussi un homme religieux, le père Macario vit ce bienfaiteur près d’un grand noyer lui appartenant, et quatre paysans qui, la pioche en l’air, commençaient à déchausser l’arbre pour en mettre les racines au soleil. — Que faites-vous à ce pauvre arbre ? demanda le père Macario. — Eh ! père, il y a des années et des années qu’il ne veut plus me faire des noix, et moi j’en fais du bois. — Laissez-le sur pied, dit le père ; sachez que cette année il fera plus de noix que de feuilles. Le bienfaiteur, qui savait quel homme était celui qui avait dit ce mot-là, ordonna aussitôt aux ouvriers de rejeter la terre sur les racines, et, rappelant le père qui poursuivait son chemin : — Père Macario, lui dit-il, la moitié de la récolte sera pour le couvent. Le bruit de la prédiction se répandit, et tous couraient regarder le noyer. En effet, au printemps, fleurs à foison, et, leur temps venu, noix à foison de même. Le digne bienfaiteur n’eut pas le plaisir de les abattre ; car il alla, avant la récolte, recevoir le prix de sa charité. Mais le miracle n’en fut que plus grand, comme vous allez voir. Ce brave homme avait laissé un fils fait sur un tout autre moule. Or donc, à la récolte, le quêteur se présenta pour recevoir la moitié qui revient au couvent ; mais cet homme eut l’air d’ignorer pleinement la chose, et poussa la témérité jusqu’à répondre qu’il n’avait jamais entendu dire que les capucins sussent faire des noix. Savez-vous alors ce qui arriva ? Un jour, écoutez ceci, notre mauvais garnement avait invité chez lui quelques-uns de ses amis de même trempe, et, faisant gogaille avec eux, il leur racontait l’histoire du noyer et se moquait des religieux. Ces jeunes gens eurent envie d’aller voir cet énorme tas de noix ; et il les conduisit au grenier. Mais, écoutez bien ; il ouvre la porte, va vers le coin où le grand tas avait été placé, et pendant qu’il dit : Regardez, il regarde lui-même et voit… Que voit-il ? Un beau tas de feuilles de noyer toutes sèches. Est-ce un exemple, celui-là ? Et le couvent, au lieu de perdre à l’affaire, y gagna ; car après un aussi grand événement, la quête des noix rendait à tel point qu’un de nos bienfaiteurs, touché de compassion pour le pauvre quêteur, fit au couvent le don charitable d’un âne pour aider à porter les noix. Et l’on faisait tant d’huile que chaque pauvre venait en prendre selon ses besoins ; car nous sommes comme la mer qui reçoit l’eau de toutes parts et la rend ensuite en la distribuant à tous les fleuves. »

Ici Lucia reparut avec son tablier si plein de noix qu’elle avait peine à le porter de ses deux bras tendus qui en soutenaient les deux coins. Pendant que frère Galdino, ramenant de nouveau devant lui sa besace, la posait à terre et en déployait l’ouverture pour y introduire l’abondante aumône, la mère regarda Lucia d’un air surpris et sévère pour lui reprocher sa prodigalité ; mais Lucia lui répondit par un coup d’œil qui voulait dire : Je me justifierai. Frère Galdino se répandit en éloges, en souhaits, en promesses, en remercîments, et, remettant la besace à sa place, il s’apprêtait à partir. Mais Lucia le rappelant : « Je voudrais, lui dit-elle, que vous me rendissiez un service ; que vous dissiez au père Cristoforo que j’ai grand désir de lui parler, et qu’il ait la charité de venir chez nous tout de suite, tout de suite, parce que nous ne pouvons aller nous-même à l’église.

— C’est là tout ce que vous voulez ? Il ne se passera pas une heure que le père Cristoforo ne sache votre désir.

— J’y compte.

— Soyez tranquille. » Et il s’en fut un peu plus courbé et plus content que lorsqu’il était venu.

En voyant une pauvre jeune fille faire appeler aussi librement le père Cristoforo, et le quêteur accepter la commission sans étonnement et sans difficulté, que personne ne s’imagine que ce Cristoforo fût un moine à la douzaine, peu de chose, et dont on dût se jouer. C’était au contraire un homme très-considéré parmi les religieux de son ordre et dans toute la contrée. Mais telle était la condition des capucins que rien ne leur semblait ni trop au-dessous ni trop au-dessus d’eux. Servir les personnes du rang le plus infime et se voir servi par les grands, entrer dans les palais et dans les chaumières avec le même maintien d’humilité et d’assurance ; être quelquefois, dans la même maison, un sujet de passe-temps et un personnage sans lequel on ne décidait rien ; demander l’aumône partout et la faire à tous ceux qui venaient la demander au couvent ; toutes ces choses étaient de celles dont un capucin avait l’habitude. En faisant son chemin, il pouvait également se trouver sur les pas d’un prince qui baisait respectueusement le bout de son cordon, ou tomber au milieu de jeunes étourdis qui, feignant de se battre entre eux, éclaboussaient de boue sa barbe. Le mot frate[11], dans ce temps-là, était prononcé avec le plus grand respect ou avec le mépris le plus amer ; et les capucins, plus peut-être que tous les autres ordres, étaient l’objet de ces deux sentiments opposés, et en éprouvaient les deux fortunes contraires ; parce que, ne possédant rien, portant un habit qui différait plus étrangement de celui de tout le monde, professant plus ouvertement l’humilité, ils se plaçaient plus à portée de la vénération et de l’insulte que ces choses peuvent attirer des divers caractères et des diverses opinions des hommes.

Lorsque frère Galdino fut parti : « Tant de noix ! s’écria Agnese, dans une année comme celle-ci !

— Ma mère, pardonnez-moi, répondit Lucia ; mais, si nous avions fait une aumône comme celle des autres, frère Galdino aurait eu à rôder encore, Dieu sait combien de temps, avant d’avoir sa besace pleine ; Dieu sait quand il aurait été de retour au couvent ; et, avec les bavardages qu’il aurait faits et entendus, Dieu sait encore s’il se serait souvenu…

— C’est bien pensé ; et puis c’est toujours de la charité qui ne manque pas de porter son fruit, » dit Agnese, qui, avec ses petits défauts, était une excellente femme, et se serait, comme on dit, mise au feu pour cette fille unique, en qui reposaient toutes ses plus chères affections.

Dans ce moment, arriva Renzo, qui, entrant avec un air tout à la fois de colère et de mortification, jeta les chapons sur une table ; et ce fut la dernière péripétie de ces pauvres hôtes pour ce jour-là.

« Un beau conseil que vous m’avez donné ! dit-il à Agnese. Vous m’avez envoyé chez un honnête personnage, chez un homme qui est vraiment d’un grand secours pour les pauvres gens ! » Et il raconta son entretien avec le docteur. La bonne femme, stupéfaite d’un aussi triste résultat, voulait se mettre à démontrer que l’avis était cependant bon, et que Renzo apparemment n’avait pas su s’y prendre ; mais Lucia interrompit cette contestation, en annonçant qu’elle espérait avoir trouvé une meilleure assistance. Renzo accueillit encore cette espérance, comme il arrive toujours à ceux qui sont dans l’embarras et le malheur : « Mais si le père, dit-il, n’y trouve pas d’expédient, j’en trouverai un, moi, de manière ou d’autre. »

Les femmes conseillèrent la paix, la patience, la prudence : « Demain, dit Lucia, le père Cristoforo viendra sûrement ; et vous verrez qu’il nous trouvera quelque remède, de ceux dont nous autres, pauvres gens, ne savons pas même avoir l’idée.

— Je l’espère, dit Renzo ; mais, dans tous les cas, je saurai me faire raison, ou me la faire faire. Dans ce monde, finalement, il y a une justice. »

À travers les douloureux colloques qui s’étaient succédé et les allées et venue qui ont été racontées, le jour s’était passé, et l’obscurité commençait à se répandre.

« Bonne nuit, dit tristement Lucia à Renzo qui ne pouvait se résoudre à s’en aller.

— Bonne nuit, répondit Renzo encore plus tristement.

— Quelque saint viendra à notre aide, répliqua Lucia ; usez de prudence et résignez-vous. »

La mère ajouta d’autres conseils du même genre ; et le fiancé s’en fut avec une tempête dans le cœur, répétant toujours ces étranges paroles : « Dans ce monde, finalement, il y a une justice ! » tant il est vrai qu’un homme subjugué par la douleur ne sait plus ce qu’il dit.



CHAPITRE IV.


Le soleil n’était pas encore tout à fait au-dessus de l’horizon lorsque le père Cristoforo sortit de son couvent de Pescarenico pour monter vers la petite maison où il était attendu. Pescarenico est un hameau sur la rive gauche de l’Adda, ou pour mieux dire du lac, à peu de distance du pont ; petit groupe de maisons, la plupart habitées par des pêcheurs, et sur les murs desquelles sont étendus çà et là des filets mis à sécher. Le couvent était situé (et le bâtiment en subsiste encore) en dehors et vis à vis de l’entrée du hameau, laissant entre deux la route qui de Lecco conduit à Bergame. Le ciel était serein dans toute sa surface : à mesure que le soleil s’élevait derrière la montagne, on voyait sa lumière descendre du faîte des monts opposés et se répandre rapidement sur les pentes et dans la vallée. Un petit vent d’automne, détachant des branches du mûrier les feuilles flétries, les portait dans leur chute à quelques pas de l’arbre. À droite et à gauche, dans les vignes, brillaient sur leurs rameaux encore suspendus[12] leurs feuilles devenues vermeilles à diverses nuances ; et la couleur brune des sillons fraîchement ouverts tranchait avec le chaume blanchâtre et scintillant de rosée. La scène était riante ; mais chaque figure humaine qui s’y montrait attristait la vue et la pensée. De temps en temps on rencontrait des mendiants souffreteux et sous les livrées de la misère, les uns vieillis dans le métier, les autres réduits alors par la nécessité à tendre la main. Ils passaient silencieux à côté du père Cristoforo, le regardaient d’un œil où se peignait la peine, et, bien qu’ils n’eussent rien à espérer de lui, puisqu’un capucin ne portait jamais d’argent sur sa personne, ils lui faisaient un salut d’actions de grâces pour l’aumône qu’ils avaient reçue ou qu’ils allaient recevoir au couvent. L’aspect des cultivateurs répandus dans la campagne avait quelque chose de plus douloureux encore. Les uns allaient jetant la semence sur les guérets, mais la jetaient rare, avec parcimonie et à contre-cœur, comme gens qui livraient à des risques une chose dont le prix était grand pour eux ; d’autres semblaient faire effort pour enfoncer la pioche en terre, et retournaient la motte d’un air d’abattement. La jeune fille maigrie, tenant par la corde au pâturage la génisse efflanquée, regardait en avant, et se baissait à la hâte pour dérober à sa bête et porter à sa propre famille quelque herbe dont la faim avait appris que les hommes aussi pouvaient se nourrir. Ces tableaux augmentaient à chaque pas la tristesse du religieux qui marchait ayant déjà dans le cœur un pénible pressentiment de quelque malheur qu’il allait apprendre.

Mais pourquoi s’occupait-il autant de Lucia ? Et pourquoi, au premier avis qu’il avait reçu de sa part, s’était-il mis en marche avec tant d’empressement, comme il eût fait à un appel du père provincial ? et qui était ce père Cristoforo ? Ce sont autant de questions auxquelles il nous faut satisfaire.

Le père Cristoforo de *** était un homme plus près de ses soixante ans que des cinquante. Sa tête rasée à l’exception d’une petite couronne de cheveux dont elle était ceinte, selon la règle des capucins, se haussait de temps en temps par un mouvement qui laissait entrevoir je ne sais quoi de fier et d’inquiet ; et tout aussitôt elle se baissait par réflexion d’humilité. La barbe longue et blanche qui couvrait ses joues et son menton faisait encore plus ressortir ce qu’il y avait de distingué dans la partie de son visage, à laquelle une abstinence depuis longtemps habituelle avait ajouté beaucoup plus de gravité qu’elle n’en avait diminué l’expression. Ses yeux enfoncés dans leur orbite étaient le plus souvent baissés à terre ; mais quelquefois ils brillaient d’une vivacité subite et inattendue, ainsi que deux chevaux fringants, menés en main par un homme sur lequel ils savent par expérience ne pouvoir l’emporter, n’en font pas moins de temps en temps quelque saut qu’ils payent à l’instant par une saccade bien appuyée.

Le père Cristoforo n’avait pas toujours été de même, et ce nom n’avait pas toujours été le sien : son nom de baptême était Lodovico. Il était fils d’un marchand de *** (ces astérisques viennent tous de la circonspection de mon anonyme) qui, dans les dernières années de sa vie, se voyant fort riche et n’ayant que ce fils, avait renoncé au négoce et s’était mis à vivre en homme de qualité.

Dans le loisir qu’il venait de se donner, il se prit de grande honte pour tout le temps qu’il avait employé à faire quelque chose en ce monde. Dominé par cette idée, il s’étudiait de toutes les manières à faire oublier qu’il eût été marchand ; il aurait voulu pouvoir l’oublier lui-même. Mais la boutique, les ballots, le livre journal, la demi-aune lui apparaissaient toujours à l’esprit, comme l’ombre de Banco à Macbeth, au milieu même de la pompe de ses festins et du sourire de ses parasites ; et l’on ne saurait se figurer le soin que ces pauvres gens devaient mettre à éviter toute parole qui eût pu sembler une allusion à l’ancien état de celui qui les réunissait à sa table. Un jour, pour n’en citer qu’un exemple, un jour, vers la fin du repas, au moment de la gaieté la plus vive et la plus franche, où l’on n’aurait pu dire qui jouissait le plus, de la compagnie qui faisait disparaître les mets, ou du maître qui les avait fait servir, il plaisantait d’un ton de supériorité amicale un de ses commensaux, le plus honnête mangeur du monde. Celui-ci, pour se prêter au badinage, sans la moindre idée de malice et avec la candeur d’un enfant, répondit : « Eh ! moi, je fais l’oreille du marchand[13]. » Il fut aussitôt frappé lui-même du son de ce mot échappé de sa bouche. Il jeta un regard incertain sur le visage du maître qui s’était subitement rembruni : l’un et l’autre auraient voulu reprendre l’air qu’ils avaient auparavant ; mais ce n’était plus possible. Les autres convives cherchaient, chacun à part soi, le moyen d’assoupir ce petit scandale et d’y faire diversion ; mais, en cherchant, ils se taisaient ; et dans ce silence le scandale devenait plus sensible encore. Chacun évitait de rencontrer les yeux des autres ; chacun sentait que tous étaient occupés de la pensée qu’ils voulaient tous dissimuler. La joie de la journée disparut ; et l’imprudent, soyons plus juste, le malheureux commensal ne reçut plus d’invitation. C’est ainsi que le père de Lodovico passa ses dernières années dans des inquiétudes continuelles, craignant toujours d’être raillé, et ne réfléchissant pas que l’action de vendre n’est pas plus ridicule que l’action d’acheter, et que cette profession dont il rougissait maintenant était celle qu’il avait si longtemps exercée en présence du public et sans remords. Il fit élever son fils noblement, aux conditions de l’époque, lui donnant autant que ce pouvait lui être permis par les lois et les coutumes, des maîtres de belles-lettres et d’exercices propres aux gentilshommes ; et il mourut le laissant riche et tout jeune encore.

Lodovico avait contracté des habitudes d’homme de qualité ; et les flatteurs, parmi lesquels il avait grandi, l’avaient accoutumé à se voir traité avec beaucoup de respect. Mais, quand il voulut frayer avec les principaux de sa ville, il trouva des manières bien différentes de celles auxquelles il était fait ; et il vit que, pour vivre dans leur société, comme il en aurait eu le désir, il lui fallait faire un nouvel apprentissage de patience et de soumission, se tenir toujours au-dessous des autres et subir à chaque instant quelque mortification. Un tel genre de vie ne s’accordait ni avec l’éducation ni avec le caractère de Lodovico. Il s’éloigna d’eux avec dépit. Mais il regrettait d’en être séparé, parce qu’il lui semblait pourtant bien que les hommes de cette classe auraient dû être ses compagnons ; seulement il les aurait voulus plus traitables. Dans ce mélange d’inclination et d’éloignement, ne pouvant les fréquenter familièrement, et ne voulant pourtant pas être sans quelque sorte de rapports avec eux, il s’était mis à le leur disputer en luxe et en magnificence, achetant ainsi à beaux deniers comptants des inimitiés, des jalousies et du ridicule. Son caractère tout à la fois honnête et violent l’avait ensuite bientôt jeté dans d’autres luttes d’un genre plus sérieux. Il éprouvait un sentiment d’horreur naturel et sincère pour les vexations et les injustices, et ce sentiment était rendu plus vif encore dans son âme par la qualité des personnes de la part de qui ces sortes de choses se voyaient le plus chaque jour ; car c’étaient ceux-là même pour qui son antipathie se faisait le plus sentir. Pour apaiser ou pour exercer toutes ces passions à la fois, il embrassait volontiers le parti d’un homme faible maltraité, prenait à tâche d’arrêter dans ses desseins un méchant homme puissant, se mêlait dans une querelle, s’en attirait une autre, si bien que peu à peu il en vint à se constituer en quelque sorte protecteur en titre des opprimés et vengeur des torts. La charge était pesante ; et il ne faut pas demander si le pauvre Lodovico avait des ennemis, des embarras et des soucis. Outre cette guerre extérieure, il était continuellement tourmenté par des combats au dedans de lui-même ; car, pour l’emporter dans une entreprise (sans parler de celles où il échouait), il était obligé, lui aussi, de mettre en œuvre des moyens d’astuce et de violence que sa conscience ne pouvait ensuite approuver. Il fallait qu’il entretînt auprès de lui bon nombre de coupe-jarrets ; et, tant pour sa sûreté que pour avoir d’eux une aide plus vigoureuse, qu’il choisît les plus audacieux, c’est-à-dire les plus pervers ; il fallait qu’il vécût avec des vauriens par amour pour la justice. Sa situation était telle que, plus d’une fois, découragé après un échec, ou inquiet dans un péril imminent, fatigué d’avoir à se garder sans cesse, plein de dégoût pour la compagnie qu’il s’était donnée, soucieux pour son avenir en voyant sa fortune se dissiper de jour en jour en œuvres louables et en exploits de bravi, plus d’une fois l’idée lui était venue de se faire moine ; ce qui était alors le moyen le plus commun de sortir d’embarras. Mais cette idée, qui peut-être n’eût point été autre chose pendant toute sa vie, devint une résolution par l’aventure la plus sérieuse qui lui fût encore arrivée.

Il marchait un jour dans une rue de sa ville, suivi de deux bravi, et accompagné d’un certain Cristoforo, autrefois commis dans la boutique du marchand, et dont celui-ci, lorsqu’il l’eut fermée, avait fait son maître d’hôtel. C’était un homme d’environ cinquante ans, attaché d’affection dès sa jeunesse à Lodovico qu’il avait vu naître, et près duquel il gagnait, tant en salaire qu’en gratifications, non-seulement de quoi vivre, mais de quoi entretenir et élever une nombreuse famille. Lodovico vit de loin paraître un certain personnage de qualité, hautain et provocateur de profession, auquel il n’avait jamais parlé de sa vie, mais qui le haïssait cordialement, ce que Lodovico lui rendait de tout son cœur ; car c’est un des avantages de ce monde de pouvoir mutuellement se haïr sans se connaître. Le survenant, suivi de quatre bravi, s’avançait d’un pas fier, la tête haute, la morgue et le mépris sur les lèvres. Tous deux rasaient le mur ; mais Lodovico (remarquez bien) le rasait du côté droit ; et cela, suivant un usage établi, lui donnait le privilège (où le privilège va-t-il donc se nicher !) de ne s’écarter de ce mur pour céder le pas à qui que ce fût, chose à laquelle on attachait alors une grande importance. L’autre prétendait au contraire que ce droit lui appartenait en sa qualité de gentilhomme, et que c’était à Lodovico à passer dans le milieu de la rue ; et cela en vertu d’un autre usage ; car en ceci, comme on le voit en bien d’autres choses, deux coutumes opposées étaient en vigueur, sans qu’il fût décidé laquelle des deux était la bonne, ce qui donnait la facilité de faire la guerre toutes les fois qu’une tête dure rencontrait une tête de même trempe. Nos deux hommes venaient donc l’un au-devant de l’autre, serrés à la muraille, comme deux figures de bas-reliefs ambulantes. Quand ils se trouvèrent face à face, le personnage, toisant Lodovico du haut en bas et d’un regard impérieux, lui dit d’un ton de voix analogue : « Faites place.

— Faites place vous-même, répondit Lodovico, la droite m’appartient.

— Avec les gens de votre espèce, c’est à moi qu’elle appartient toujours.

— Oui, si l’arrogance de ceux de votre espèce faisait loi pour ceux de la mienne. »

Les bravi de l’un et de l’autre s’étaient arrêtés, chacun derrière son maître, se regardant de l’œil du dogue, la main sur leur dague, prêts au combat. Les passants qui arrivaient de divers côtés se tenaient à distance pour voir l’événement ; et la présence de ces spectateurs animait d’autant plus l’amour-propre des deux adversaires.

« Au milieu, vil artisan ; ou je vais t’apprendre comment on agit avec des gentilshommes.

— Tu mens en disant que je suis vil.

— Tu mens en disant que j’ai menti. Cette réponse était de règle. Et si tu étais chevalier comme je le suis, ajouta l’homme de qualité, je te ferais voir par la cape et l’épée que c’est toi qui es le menteur.

— Le prétexte est bon pour vous dispenser de soutenir par vos actions l’insolence de vos paroles.

— Jetez-moi ce vaurien dans la boue, dit le gentilhomme en se tournant vers les siens.

— Voyons ! dit Lodovico, en faisant promptement un pas en arrière et mettant l’épée à la main.

— Téméraire ! s’écria l’autre tirant du fourreau la sienne : je briserai cette arme, quand elle aura été souillée de ton indigne sang. »

Ils se précipitèrent l’un sur l’autre ; les serviteurs deçà et delà s’élancèrent à la défense de leurs maîtres. Le combat était inégal, et par la moindre force numérique de l’une des deux escouades, et aussi parce que Lodovico visait plutôt à parer les coups de son ennemi et à le désarmer qu’à le tuer : mais celui-ci voulait la mort de l’autre, et à tout prix. Lodovico avait déjà reçu dans le bras gauche un coup de poignard d’un bravo et une légère égratignure à la joue, et son ennemi principal fondait sur lui pour l’achever, lorsque Cristoforo, voyant son maître dans ce péril extrême, vint avec son poignard sur l’homme de qualité, lequel alors tournant contre lui toute sa colère, le transperça de son épée. À cette vue Lodovico, comme hors de lui-même, plongea la sienne dans le ventre de l’auteur de la fatale blessure qui tomba mourant presque en même temps que le pauvre Cristoforo. Les bravi du gentilhomme, voyant l’affaire finie, prirent la fuite en mauvais état ; ceux de Lodovico, maltraités aussi dans leurs personnes et leur tenue, n’ayant plus d’adversaire sur qui frapper, et ne voulant pas se trouver engagés parmi le monde qui accourait sur le lieu de la scène, déguerpirent du côté opposé : et Lodovico se trouva seul, avec ces deux funestes compagnons à ses pieds, au milieu d’une foule déjà formée.

« Comment ça s’est-il passé ? — Il y en a un. — Deux sont à terre. — Il lui a fait une boutonnière au ventre. — Qui a été tué ? — Ce seigneur hautain. — Oh ! sainte Marie, quel fracas ! — Qui cherche trouve. — Vient celle qui les paye toutes. — Lui aussi a fini. — Quel coup ! — L’affaire sera sérieuse. — Et cet autre malheureux ! — Miséricorde ! quel spectacle ! — Sauvez-le, sauvez-le. — Il est frais aussi, celui-là ! — Voyez comme il est accommodé ! Il perd son sang de partout. — Fuyez, monsieur ; fuyez. Ne vous laissez pas prendre. »

Ces paroles, qui dominaient toutes les autres dans le bruit confus des voix de cet attroupement, exprimaient le vœu général ; et l’aide accompagna le conseil. L’événement avait eu lieu près d’une église de capucins, asile qui, comme on sait, était alors impénétrable aux sbires et à cet ensemble de choses et de personnes qui s’appelait la justice. Le meurtrier blessé y fut conduit ou porté par la foule, presque privé de ses sens ; et les moines le reçurent des mains du peuple qui le leur recommandait en disant : « C’est un brave homme qui a mis à l’ombre un méchant orgueilleux : il l’a fait pour sa défense ; il y a été entraîné de force et malgré lui. »

Lodovico n’avait jamais jusqu’alors versé le sang ; et, quoique l’homicide, dans ce temps-là, fût chose si commune que toutes les oreilles étaient habituées à l’entendre raconter, comme tous les yeux à le voir, l’impression qu’il éprouva à l’aspect de l’homme mort pour lui et de l’homme mort par lui, fut nouvelle et inexprimable : ce fut une révélation de sentiments qui lui étaient encore inconnus. La chute de son ennemi, l’altération de son visage, qui passait dans un instant de la menace et de la fureur à l’abattement et au calme solennel de la mort, fut une vue qui changea subitement l’âme de l’auteur du meurtre. Traîné au couvent, il ne savait en quelque sorte où il était ni ce qu’il faisait ; et, quand il eut repris ses facultés, il se trouva dans un lit de l’infirmerie, entre les mains d’un frère chirurgien (les capucins en avaient ordinairement un dans chaque couvent) qui arrangeait de la charpie et des bandes sur les deux blessures qu’il avait reçues. Un père, dont la charge particulière était d’assister les mourants, et qui avait eu souvent à remplir cet office dans les rues, fut aussitôt appelé sur le lieu du combat. Revenu quelques minutes après, il entra dans l’infirmerie, et s’étant approché du lit où était couché Lodovico : « Que ce vous soit, lui dit-il, une consolation d’apprendre qu’il a du moins fait une bonne mort, et qu’il m’a chargé de vous demander votre pardon comme de vous porter le sien. » Ces paroles rappelèrent tout à fait le pauvre Lodovico à lui-même, et réveillèrent plus vivement et plus distinctement dans son âme les sentiments dont elle était confusément remplie : chagrin profond pour la perte de son ami, frayeur et remords pour le coup qui était échappé de sa main, et, en même temps, une douloureuse compassion pour l’homme qu’il avait tué. « Et l’autre ? demanda-t-il au père avec anxiété.

— L’autre, quand je suis arrivé, avait déjà rendu l’âme. »

Cependant, les abords et les environs du couvent fourmillaient d’un peuple que la curiosité faisait accourir ; mais la troupe des sbires étant venue, elle dissipa la foule et se porta à une certaine distance de la porte, de manière cependant que personne ne pût en sortir sans être vu. Un frère du défunt, deux de ses cousins et un vieil oncle vinrent aussi, armés de pied en cap, et avec un grand cortège de bravi ; et ils se mirent à faire la ronde tout à l’entour, regardant d’un air et avec des gestes de courroux menaçant ces curieux qui n’osaient dire : « Il n’a que ce qu’il mérite ; » mais qui le portaient écrit sur le visage.

À peine Lodovico eut-il pu recueillir ses idées, qu’ayant appelé un père confesseur, il le pria d’aller trouver la veuve de Cristoforo, de lui demander pardon en son nom d’avoir été la cause, certes bien involontaire, de la désolation où elle était plongée, et, en même temps, de lui donner l’assurance qu’il se chargeait de sa famille. Réfléchissant ensuite à sa propre situation, il sentit renaître plus vive et plus sérieuse que jamais cette idée de se faire moine qui s’était d’autres fois présentée à son esprit : il lui sembla que Dieu même le mettait sur la voie, qu’il lui donnait une marque de sa volonté en l’ayant fait arriver en cette conjoncture dans un couvent ; et son parti fut pris. Il fit appeler le père gardien, et lui manifesta son désir. Il en eut pour réponse qu’il fallait se garder des résolutions précipitées, mais que, s’il persistait, il ne serait pas refusé. Ayant alors fait venir un notaire, il dicta une donation de tout ce qu’il lui restait (et qui était encore un patrimoine considérable) à la famille de Cristoforo : une somme à la veuve comme s’il lui constituait une seconde dot, et le reste aux huit enfants qu’avait laissés Cristoforo.

La résolution de Lodovico venait fort à propos pour ses hôtes, qui étaient, à cause de lui, dans un grand embarras. Le renvoyer du couvent, et l’exposer ainsi à la justice, c’est-à-dire à la vengeance de ses ennemis, n’était pas même un parti à soumettre au moindre examen. C’eût été même chose que renoncer à leurs privilèges, décréditer le couvent aux yeux du peuple, s’attirer le blâme de tous les capucins de l’univers pour avoir laissé porter atteinte aux droits de tous, susciter contre eux toutes les autorités ecclésiastiques qui se considéraient comme gardiennes de ce droit. D’un autre côté, la famille de celui qui avait été tué, très-puissante par elle-même et par ses alliances, se piquait d’avoir vengeance, et déclarait son ennemi quiconque tenterait d’y mettre empêchement. L’histoire ne dit pas qu’ils regrettassent beaucoup le défunt, ni même qu’une seule larme ait été répandue sur lui dans toute la parenté : elle dit seulement qu’ils brûlaient tous d’avoir dans leurs mains le meurtrier mort ou vif. Or, celui-ci, revêtant l’habit de capucin, arrangeait toutes choses. Il faisait, en quelque sorte, un acte d’amendement, s’imposait une pénitence, se reconnaissait implicitement coupable, se retirait de toute lutte ; c’était, en un mot, un ennemi qui dépose les armes. Rien n’empêchait ensuite les parents du mort, si cela leur convenait, de croire et de publier, en s’en glorifiant, qu’il s’était fait moine par désespoir et par crainte de leur colère. Et, après tout, réduire un homme à se dépouiller de son bien, à se raser la tête, à marcher nu-pieds, à coucher sur la paille, à vivre d’aumônes, pouvait paraître une punition suffisante, même à l’offensé le plus exigeant dans son orgueil.

Le père gardien se présenta, avec une humilité non dépourvue d’aisance, chez le frère du défunt, et, après mille protestations de respect pour sa très-illustre maison, et du désir de la contenter, et lui complaire en tout ce qui serait praticable, il parla du repentir de Lodovico et de sa détermination, faisant adroitement sentir que la famille pouvait en être satisfaite, et insinuant ensuite, avec douceur et plus de finesse encore, que soit qu’on l’eût ou non pour agréable, la chose devait être ainsi. Le frère se livra à des emportements que le capucin laissa s’évaporer, en disant de temps en temps : « C’est une trop juste douleur. » Il fit entendre que, dans tous les cas, sa famille aurait su tirer satisfaction de l’offense ; et le capucin, quoi qu’il en pensât, ne dit pas le contraire. Enfin, il demanda, il imposa comme condition, que le meurtrier de son frère quittât sans délai cette ville. Le gardien, dont c’était déjà l’intention, dit qu’il en serait ainsi, laissant l’autre croire, si cela lui plaisait, que c’était un acte d’obéissance ; et tout fut conclu. Tout le monde fut content : la famille, qui en sortait à son honneur ; les moines, qui sauvaient un homme et leurs privilèges, sans se faire aucun ennemi ; les amateurs de nobles coutumes, qui voyaient une affaire se terminer d’une manière convenable ; le peuple, qui voyait sortir de peine un homme auquel il voulait du bien, et qui, en même temps, admirait une conversion ; enfin, et plus que tous, notre Lodovico était content, lui qui commençait une vie d’expiation et de pieux service, par laquelle il pourrait, sinon réparer, du moins racheter le mal qu’il avait fait, et parvenir peut-être à émousser le dard intolérable du remords. L’idée que sa résolution pût être attribuée à la crainte, l’affligea un moment ; mais il se consola tout aussitôt par la pensée que ce jugement injuste serait pour lui un châtiment de plus, qu’il y trouverait un moyen de plus d’expiation. C’est ainsi qu’à trente ans il s’enveloppa dans le sac ; et devant, selon l’usage, quitter son nom pour en prendre un autre, il voulut en choisir un qui lui rappelât, à tous les moments de sa vie, ce qu’il avait à expier, et se nomma frère Cristoforo.

La cérémonie de la prise d’habit ne fut pas plutôt accomplie que le gardien lui signifia qu’il irait faire son noviciat à ***, distant de là de soixante milles, et qu’il partirait le lendemain. Le novice s’inclina profondément et demanda une grâce. « Permettez, mon père, dit-il, qu’avant de partir de cette ville où j’ai versé le sang d’un homme, où je laisse une famille cruellement offensée, je répare au moins envers elle l’outrage dont je suis l’auteur ; qu’au moins je lui marque mon regret de ne pouvoir la dédommager de sa perte, en demandant pardon au frère de celui qui a péri et que j’efface l’inimitié dans son cœur, si Dieu bénit mon intention. » Le gardien jugea qu’un tel acte, outre ce qu’il avait de bon en lui-même, servirait à concilier d’autant plus la famille avec le couvent ; et il se rendit immédiatement chez le personnage en question pour lui exposer la demande du frère Cristoforo. À une proposition si inattendue, le gentilhomme éprouva, mêlé à son étonnement, un retour de colère, qui n’était pas cependant sans quelque secrète complaisance. Après avoir réfléchi un moment : « Qu’il vienne demain, » dit-il ; et il assigna l’heure. Le gardien retourna porter au novice le consentement désiré.

Le gentilhomme songea aussitôt que plus la satisfaction serait solennelle et éclatante, plus elle augmenterait son crédit dans toute la parenté comme dans le public, et qu’elle serait (pour employer une expression d’élégance moderne) une belle page dans l’histoire de la famille. Il se hâta de faire savoir à tous les parents qu’il les priait de vouloir bien, le lendemain, à midi, se rendre chez lui pour y recevoir une satisfaction commune. À midi, le palais[14], au milieu d’un bourdonnement confus, s’était rempli de hauts personnages de tout âge et de tout sexe. On y voyait circuler, se croiser, se mêler les grandes capes, les hautes plumes, les longues épées pendantes, et les fraises plissées et empesées avec leur mouvement balancé, et les simarres brochées avec l’embarras de leur queue traînant à terre. Les antichambres, la cour et la rue fourmillaient de valets, de pages, de bravi et de curieux. Frère Cristoforo vit cet appareil, en devina le motif, et ressentit un léger trouble ; mais, presque aussitôt, il se dit à lui-même : C’est bien ; je l’ai tué en public, en présence d’un grand nombre de ses ennemis : là fut le scandale, ici est la réparation. — Ainsi, les yeux baissés, le père compagnon à ses côtés, il franchit la porte de cette maison, traversa la cour en rompant une foule qui l’examinait avec une curiosité peu cérémonieuse, monta l’escalier, et, du milieu d’une autre foule de haut rang qui fit la haie sur son passage, suivi de cent regards, il arriva en présence du maître, lequel, entouré de ses parents les plus proches, était debout au milieu de la salle, le regard incliné, le menton relevé, la main gauche appuyée sur le pommeau de son épée, et serrant de la droite le collet de son manteau sur sa poitrine.

Il y a quelquefois sur le visage et dans la contenance d’un homme une manifestation tellement immédiate, on pourrait dire une telle effusion de l’intérieur de son âme, que, dans une foule de spectateurs, il ne naît, pour juger cette âme, qu’un seul et même sentiment. Le visage et la contenance de frère Cristoforo dirent clairement aux personnes présentes qu’il ne s’était pas fait moine et ne venait pas subir cette humiliation par une crainte humaine ; et cela commença à lui concilier tous les esprits. Quand il vit l’offensé, il accéléra le pas, s’agenouilla à ses pieds, se croisa les mains sur la poitrine, et, baissant sa tête rase, il dit : « Je suis le meurtrier de votre frère. Dieu sait si je voudrais vous le rendre au prix de mon sang ; mais, ne pouvant que vous faire de tardives et inefficaces excuses, je vous supplie de les accepter pour l’amour de Dieu. » Tous les yeux étaient fixés sur le novice et sur le personnage auquel il parlait ; toutes les oreilles étaient attentives. Lorsque frère Cristoforo se tut, il s’éleva dans toute la salle un murmure de compassion et de respect. Le gentilhomme, qui était dans une attitude de complaisance forcée et de colère comprimée, fut troublé par ces paroles, et se baissant vers le frère à genoux devant lui : « Levez-vous, dit-il d’une voix altérée. L’offense… le fait, à la vérité… mais l’habit que vous portez… pour vous-même d’ailleurs… Levez-vous, père… Mon frère… je ne puis le nier… était un chevalier… était un homme… un peu prompt… un peu vif. Mais tout arrive par la volonté de Dieu. N’en parlons plus… Mais, père, vous ne devez pas rester dans cette posture. » Et, le prenant par les bras, il le releva. Frère Cristoforo, debout, mais la tête baissée, répondit : « Je puis donc espérer que vous m’avez accordé votre pardon ? Et si je l’obtiens de vous, de qui ne dois-je pas l’espérer ? Oh ! si je pouvais entendre ce mot de pardon de votre bouche !

— Pardon ? dit le gentilhomme. Vous n’en avez pas besoin. Mais cependant, puisque vous le désirez, certainement, certainement je vous pardonne du fond du cœur, et tous…

— Tous ! tous ! » s’écrièrent les assistants d’une voix unanime. Le visage du religieux s’ouvrit à une joie reconnaissante, sous laquelle, cependant, se laissait apercevoir encore un humble et profond repentir du mal que la rémission des hommes ne pouvait réparer. Le gentilhomme, vaincu par cette expression de physionomie, et entraîné par l’émotion générale, jeta ses bras au cou de Cristoforo : il lui donna et en reçut le baiser de paix.

Une explosion d’applaudissements retentit dans toutes les parties de la salle. Tous s’avancèrent et se pressèrent autour du religieux. Pendant ce moment arrivent des laquais avec des rafraîchissements en abondance. Le gentilhomme se rapprocha de notre Cristoforo qui paraissait vouloir se retirer, et lui dit : « Père, veuillez accepter quelque chose ; donnez-moi cette marque d’amitié. » Et il se disposait à le servir avant tout autre ; mais le religieux reculant avec une certaine résistance cordiale : « Ces choses-là, dit-il, ne sont plus faites pour moi, mais il ne sera point que je refuse vos dons. Je vais me mettre en voyage : daignez me faire apporter un pain, pour que je puisse dire que j’ai joui de votre charité, que j’ai mangé de votre pain et reçu un gage de votre pardon. » Le gentilhomme attendri en donna l’ordre. Et aussitôt vint un valet de chambre en grande tenue, portant un pain sur un plat d’argent, et il le présenta au père, qui le reçut en le remerciant et le mit dans son panier. Il prit ensuite congé et, après avoir embrassé de nouveau le maître de la maison, ainsi que tous ceux qui, plus rapprochés de lui, purent s’en emparer un moment, ce ne fut pas sans peine qu’il se tira de leurs mains. Il eut à combattre dans les antichambres pour échapper aux domestiques, et même aux bravi, qui baisaient le bas de sa robe, son cordon, son capuce ; et il fut, dans la rue, porté comme en triomphe et accompagné par une foule de peuple, jusqu’à l’une des portes de la ville, par où il sortit, commençant son pédestre voyage vers le lieu de son noviciat.

Le frère du défunt et la parenté, qui s’étaient attendus à savourer dans ce jour la triste joie de l’orgueil, se trouvèrent au contraire remplis de la joie sereine du pardon et de la bienveillance. La compagnie prolongea quelque temps encore la réunion, s’entretenant, avec une bénignité et une cordialité inaccoutumées, de sujets sur lesquels personne, en venant là, n’était préparé à raisonner. Au lieu de satisfactions obtenues, d’injures vengées, d’affaires d’honneur menées à bon terme, les louanges du novice, la réconciliation, la clémence furent les thèmes de la conversation. Et tel qui, pour la cinquantième fois, aurait raconté comment le comte Muzio son père avait su, dans cette fameuse conjoncture, mettre à la raison le marquis Stanislas, qui était ce rodomont que chacun sait, parla au contraire des pénitences et de la patience admirable d’un frère Simone, mort depuis plusieurs années. La compagnie partie, le maître encore tout ému repassait avec étonnement dans son esprit ce qu’il avait entendu, ce que lui-même avait dit ; et il murmurait entre ses dents : « Diable de moine (il faut bien que nous transcrivions ses propres paroles) ! diable de moine ! S’il était resté là quelques moments de plus, je crois que j’allais lui demander pardon moi-même de ce qu’il a tué mon frère. » Notre histoire marque expressément que depuis ce jour ce seigneur fut un peu moins vif et un peu plus traitable.

Le père Cristoforo marchait avec une douce satisfaction qu’il n’avait jamais ressentie depuis ce jour terrible à l’expiation duquel toute sa vie devait être consacrée. Il observait sans s’en apercevoir le silence imposé aux novices, absorbé qu’il était dans la pensée des fatigues, des privations et des humiliations qu’il souffrirait avec joie pour racheter sa faute. S’étant arrêté à l’heure de la réfection chez un bienfaiteur de l’ordre, il mangea avec une sorte de volupté du pain du pardon ; mais il en garda un morceau et le remit dans son panier pour le conserver comme un souvenir éternel.

Notre dessein n’est point de faire l’histoire de sa vie claustrale : nous dirons seulement que, remplissant toujours avec grand plaisir et grand zèle les deux sortes d’offices qui lui étaient ordinairement assignés, celui de prêcher et d’assister les mourants, il ne laissait jamais échapper l’occasion d’en exercer deux autres qu’il s’était imposés lui-même : concilier les différends et protéger les opprimés. Sa vieille habitude, sans qu’il s’en aperçût, entrait pour quelque chose dans ce penchant, ainsi qu’un petit reste d’esprit guerrier que les humiliations et les macérations n’avaient pu tout à fait éteindre. Son langage était habituellement humble et calme ; mais quand il s’agissait de justice ou de vérité combattue, l’homme d’un autre temps s’animait tout à coup de son ancienne véhémence qui, secondée et modifiée par une emphase solennelle dont l’usage de la chaire lui avait fait prendre le ton, donnait à ce langage un caractère particulier. Tout son maintien, comme sa physionomie, annonçait une longue guerre entre un naturel prompt, irascible, et une volonté opposée, habituellement victorieuse, toujours sur ses gardes et dirigée par des inspirations et des motifs supérieurs. Un de ses confrères, un ami, qui le connaissait bien, l’avait un jour comparé à ces paroles trop expressives dans leur forme naturelle, que certains hommes, bien élevés d’ailleurs, prononcent lorsque la passion prend le dessus, mais en les mutilant et en y changeant quelques lettres, ce qui n’empêche pas que sous ce déguisement elles ne rappellent leur primitive énergie.

Si une pauvre fille inconnue, dans la triste situation de Lucia, avait réclamé l’aide du père Cristoforo, il serait immédiatement accouru ; mais, s’agissant de Lucia, il accourut avec d’autant plus d’empressement qu’il connaissait et admirait son innocence, que déjà il était en souci sur ses périls et ressentait une sainte indignation pour la honteuse persécution dont elle était devenue l’objet. D’ailleurs, lui ayant conseillé, comme ce qu’il y avait de moins mal à faire, de tenir la chose secrète et de demeurer tranquille, il craignait maintenant que ce conseil pût avoir produit quelque fâcheux effet ; et à la sollicitude de charité qui était en lui comme innée, se joignait dans cette circonstance cette inquiétude scrupuleuse qui souvent tourmente les hommes religieux.

Mais pendant le temps que nous avons mis à raconter les événements de la vie du père Cristoforo, il est arrivé, il s’est présenté à la porte ; et les femmes, laissant le manche du rouet qui tournait et criait sous leur main, se sont levées en disant toutes deux ensemble : « Oh ! voilà le père Cristoforo ! Béni soit-il ! »



CHAPITRE V.


LE père Cristoforo s’arrêta debout sur le seuil de la porte, et du premier coup d’œil qu’il jeta sur les femmes, il put reconnaître que ses pressentiments ne l’avaient point trompé. C’est pourquoi, de ce ton d’interrogation qui va au-devant d’une triste réponse, relevant sa barbe par un léger mouvement de tôle en arrière, il dit : « Eh bien ? » Lucia répondit par une explosion de pleurs. La mère commençait à s’excuser d’avoir pris la liberté… Mais le religieux s’avança, et s’étant assis sur une escabelle à trois pieds, il coupa court aux façons, en disant à Lucia : « Calmez-vous, pauvre enfant. Et vous, dit-il ensuite à Agnese, contez-moi ce dont il est question. » Pendant que la bonne femme faisait de son mieux son douloureux récit, le religieux devenait de mille couleurs, et tantôt il levait les yeux au ciel, tantôt il frappait du pied à terre. L’histoire finie, il se couvrit le visage des deux mains et s’écria : « Ô Dieu bon ! jusques à quand !… » Mais sans achever la phrase, se tournant de nouveau vers les femmes : « Pauvres femmes ! dit-il, Dieu vous a visitées. Pauvre Lucia !

— Vous ne nous abandonnerez pas, père ? dit celle-ci en sanglotant.

— Vous abandonner ! répondit-il. Et de quel front oserais-je demander à Dieu quelque chose pour moi-même, quand je vous aurais abandonnée ? Vous dans cet état ! Vous qu’il me confie ! Ne perdez pas courage, il vous assistera, il voit tout, il peut se servir même d’un homme de rien comme moi pour confondre un… Voyons, pensons à ce que l’on peut faire. »

En disant ces mots, il appuya son coude gauche sur son genou, baissa le front dans sa main, et de la droite serra sa barbe et son menton, comme pour tenir arrêtées et réunies toutes les puissances de son âme. Mais l’examen le plus attentif ne servait qu’à lui faire reconnaître plus distinctement combien le cas était pressant et difficile, et combien les remèdes à employer étaient en petit nombre, incertains et dangereux. — Faire un peu honte à don Abbondio, et lui représenter combien il manque à son devoir ? Honte et devoir ne sont rien pour lui, quand il a peur. Et lui faire peur ? Quels sont mes moyens pour lui en faire une qui domine celle qu’il a d’un coup de fusil ? Informer du tout le cardinal archevêque et invoquer son autorité ? Mais pour cela il faut du temps ; et en attendant ? et ensuite ? Quand même cette pauvre innocente serait mariée, serait-ce un frein pour cet homme ? Qui sait jusqu’où il peut aller ?… Et lui résister ? Comment ? Ah ! si je pouvais, pensait le pauvre religieux, si je pouvais avoir pour moi mes frères d’ici, ceux de Milan ! Mais ce n’est pas une affaire ordinaire ; je serais abandonné. Cet homme se donne pour ami du couvent, il se fait croire partisan des capucins, et ses bravi ne sont-ils pas venus plus d’une fois se réfugier chez nous ? Je serais seul en jeu, on me traiterait de brouillon, de tracassier, de chercheur de querelles ; et ce qui est plus fâcheux, je pourrais peut-être, par une tentative hors de saison, aggraver la position de cette pauvre fille. — Après avoir bien pesé le pour et le contre de tel ou tel autre parti, celui qui lui parut le meilleur fut d’aller à don Rodrigo même, d’essayer de le détourner de son infâme dessein, par les prières, par la crainte de l’autre vie, de celle-ci même, si c’était possible. En mettant les choses au pire, on pourrait au moins par cette voie connaître plus clairement jusqu’à quel point cet homme était disposé à s’obstiner dans sa honteuse entreprise, découvrir quelque chose de plus de ses intentions et se régler là-dessus.

Pendant que le religieux était ainsi à méditer, Renzo qui, pour bien des raisons faciles à deviner, ne savait se tenir loin de cette maison, avait paru sur la porte ; mais, ayant vu le père tout à ses réflexions, et les femmes qui lui faisaient signe de ne pas le troubler, il s’arrêta sur le seuil, en silence. Le religieux, en levant la tête pour communiquer aux femmes son dessein, s’aperçut qu’il était là, et le salua d’une manière qui exprimait une affection habituelle, rendue en ce moment plus vive par la pitié.

« Elles vous ont dit, père ? lui demanda Renzo d’une voix émue.

— Que trop ; et c’est pour cela que je suis ici.

— Que dites-vous de ce scélérat ?

— Que veux-tu que j’en dise ? Il n’est pas là pour entendre : à quoi serviraient mes paroles ? Je te dis à toi, mon cher Renzo, d’avoir confiance en Dieu, et que Dieu ne t’abandonnera pas.

— Bénies soient vos paroles, s’écria le jeune homme. Vous n’êtes pas de ceux qui donnent toujours tort aux pauvres. Mais M. le curé et ce M. le docteur aux causes perdues…

— Ne va pas rappeler ce qui ne peut servir qu’à t’inquiéter inutilement. Je ne suis qu’un pauvre moine ; mais je te répète ce que j’ai dit à ces femmes : pour le peu que je puis, je ne vous abandonnerai pas.

— Oh ! vous n’êtes pas, vous, comme les amis du monde. Hâbleurs, et rien de plus ! À en croire les protestations qu’ils me faisaient dans le bon temps, pouh ! ils étaient prêts à donner leur sang pour moi ; ils m’auraient soutenu contre le diable. Si j’avais eu un ennemi ?… je n’avais qu’à parler, il n’aurait pas longtemps mangé du pain. Et maintenant, si vous voyiez comme ils se retirent ! » Ici, levant les yeux sur le père, il le vit tout rembruni, et s’aperçut qu’il avait dit ce qu’il aurait mieux fait de taire ; mais, voulant raccommoder la chose, il allait s’embarrassant et s’embrouillant dans ce qu’il essaya d’ajouter : « Je voulais dire… je n’entends pas dire… c’est que je voulais dire…

— Que voulais-tu dire ? Eh quoi ! tu avais donc commencé à gâter mon ouvrage, avant même qu’il fût entrepris ! Par bonheur, tu as été détrompé à temps. Quoi ! tu allais chercher des amis !… quels amis !… qui n’auraient pu t’aider, lors même qu’ils l’eussent voulu ! Et tu cherchais à perdre celui-là seul qui le peut et le veut. Ne sais-tu pas que Dieu est l’ami des affligés qui mettent en lui leur confiance ? Ne sais-tu pas qu’à montrer les dents le faible ne gagne rien ? Et quand même… » Ici il saisit fortement le bras de Renzo : sa figure, sans rien perdre de son air d’autorité, prit une teinte de componction solennelle, ses yeux se baissèrent, sa voix devint lente et comme souterraine : « Quand même… c’est un terrible profit ! Renzo, veux-tu avoir confiance en moi ? Que dis-je en moi, homme chétif, pauvre moine ? Veux-tu avoir confiance en Dieu ?

— Oh ! oui, répondit Renzo. Celui-là est vraiment le seigneur et maître.

— Eh bien, promets que tu n’attaqueras, que tu ne provoqueras personne, que tu te laisseras guider par moi.

— Je le promets. »

Lucia respira, comme si on l’eût soulagée d’un grand poids ; et Agnese dit : « C’est bien, mon garçon.

— Écoutez, mes enfants, reprit frère Cristoforo ; j’irai aujourd’hui parler à cet homme. Si Dieu touche son cœur et prête force à mes paroles, fort bien ! si cela n’est pas, il nous fera trouver quelque autre remède. Vous autres, en attendant, tenez-vous tranquilles, retirés, évitez les bavardages, ne vous montrez pas. Ce soir, ou demain matin au plus tard, vous me reverrez. » Cela dit, il coupa court à tous les remercîments et à toutes les bénédictions, et partit. Il s’achemina vers le couvent, arriva à temps pour aller au chœur chanter sexte, dîna, et se mit aussitôt en marche vers le repaire de la bête sauvage qu’il voulait tenter d’apprivoiser.

Le château de don Rodrigo s’élevait, isolé, et semblable à une petite forteresse, au sommet de l’un des pics dont cette côte est parsemée. À cette indication l’anonyme ajoute que ce lieu (il aurait mieux fait d’en écrire tout bonnement le nom) était plus sur la hauteur que le village des Fiancés, à la distance d’environ trois milles de ce village, et de quatre du couvent. Au pied de cette éminence, du côté tourné au midi et vers le lac, se trouvait un groupe de petites maisons habitées par les vassaux de don Rodrigo ; et c’était comme la petite capitale de son petit royaume. Il suffisait d’y passer pour être au fait de la condition et des habitudes des gens de cet endroit. En jetant un coup d’œil dans le bas des maisons, là où quelque porte pouvait être ouverte, on voyait suspendus au mur des fusils, des tromblons, des pioches, des râteaux, des chapeaux de paille, des filets et des poires à poudre, le tout confusément et pêle-mêle. Les gens que l’on y rencontrait étaient des hommes grands et forts, au regard de travers, ayant un grand toupet renversé sur la tête et renfermé dans une résille ; des vieillards qui, après avoir perdu leurs dents, semblaient encore prêts, pour peu qu’on les agaçât, à grincer des gencives ; des femmes à figures hommasses, pourvues de bras nerveux, fort bons, si leur langue ne suffisait pas, pour lui venir en aide ; les enfants même qui jouaient dans la rue avaient un je ne sais quoi de pétulant et de provocateur.

Frère Cristoforo traversa le village, monta par un étroit sentier à rampes tournantes, et parvint sur une petite esplanade au-devant du château. La porte était fermée, ce qui indiquait que le maître était à table et ne voulait pas être dérangé. Les fenêtres qui donnaient à l’extérieur, petites et peu nombreuses, fermées de boisages disjoints et à demi détruits par la vétusté, étaient toutefois défendus par de gros barreaux de fer, et celles du rez-de-chaussée si élevées, qu’un homme aurait eu peine à y atteindre, monté sur les épaules d’un autre. Il régnait là un grand silence ; et un passant aurait pu croire que c’était une maison abandonnée, si quatre créatures, deux vivantes et deux mortes, disposées symétriquement au dehors, n’avaient donné un indice d’habitants. Deux grands vautours avec leurs ailes étalées et leurs têtes pendantes, l’un déplumé et à demi consumé par le temps, l’autre encore entier et couvert de ses plumes, étaient cloués chacun sur un battant de la porte d’entrée ; et deux bravi, nonchalamment étendus, chacun sur l’un des bancs placés à droite et à gauche, faisaient la garde en attendant d’être appelés à partager les restes de la table du maître. Le père s’arrêta debout, dans l’attitude de quelqu’un qui se dispose à attendre ; mais un des bravi se leva et lui dit : « Père, père, avancez ; ici l’on ne fait pas attendre les capucins ; nous sommes amis du couvent ; et pour ma part j’y suis allé en certains moments où l’air du dehors n’aurait pas été trop bon pour moi ; et, si l’on m’eût tenu la porte close, mon affaire se fût mal passée. » En parlant ainsi, il frappa deux coups de marteau. À ce bruit répondirent aussitôt de l’intérieur les aboiements et les hurlements de mâtins et de roquets ; et peu de moments après vint en murmurant un vieux domestique ; mais celui-ci, voyant le père, lui fit une grande révérence, apaisa les hôtes des mains et de la voix, introduisit l’hôte inattendu dans une étroite cour, et referma la porte. L’ayant ensuite mené dans un petit salon, et, le regardant d’un certain air d’étonnement et de respect, il dit : « N’est-ce pas… le père Cristoforo de Pescarenico ?

— Précisément.

— Vous ici ?

— Comme vous voyez, brave homme.

— C’est sans doute pour faire du bien. Le bien, » continua-t-il en parlant entre ses dents et se remettant à marcher, « se peut faire partout. » Après avoir traversé deux ou trois autres petits salons obscurs, ils arrivèrent à la porte de la salle à manger. Là régnait un grand bruit confus de fourchettes, de couteaux, de verres, d’assiettes, et surtout de voix discordantes qui cherchaient à se dominer l’une l’autre. Le religieux voulait se retirer, et restait à se défendre derrière la porte pour obtenir du domestique qu’il le laissât attendre, dans quelque coin de la maison, que le dîner fût terminé, lorsque la porte s’ouvrit. Un certain comte Attilio, qui était assis en face (c’était un cousin du maître de la maison, et nous avons déjà fait mention de lui sans le nommer), voyant une tête rase et un froc, et s’apercevant de l’intention modeste du bon religieux. « Eh ! eh ! cria-t-il, ne vous sauvez pas, révérend père, avancez, avancez. » Don Rodrigo, sans deviner précisément le sujet de cette visite, se serait cependant, par je ne sais quel pressentiment confus, volontiers dispensé de la recevoir. Mais, après que cet étourdi d’Attilio avait appelé si haut, il ne convenait pas qu’il restât lui-même en arrière, et il dit : « Venez, père, venez. » Le père s’avança en s’inclinant devant le maître et répondant de ses deux mains aux salutations des convives.

Lorsque l’honnête homme est en face du méchant, on aime généralement (je ne dis pas tout le monde) à se le représenter le front haut, le regard assuré, la poitrine relevée, et avec un langage de facile liberté. Dans le fait cependant, pour lui faire prendre cette attitude, il est besoin de plusieurs circonstances dont la rencontre est fort rare. Ne vous étonnez donc pas si frère Cristoforo, avec le bon témoignage de sa conscience, le sentiment profond de la justice de la cause qu’il venait soutenir, et cette horreur mêlée de compassion que lui inspirait don Rodrigo, montra un certain air de timidité et de respect, en présence de ce même don Rodrigo qui était là tenant le haut bout à table, dans sa maison, dans son royaume, entouré d’amis, d’hommages, de tous les signes de sa puissance, avec une physionomie à faire expirer dans la bouche de qui que ce fût une prière, et bien plus un conseil, bien plus une remontrance, bien plus un reproche. À sa droite était assis ce comte Attilio, son cousin et, s’il est besoin de le dire, son compagnon de débauche et de méchancetés, qui était venu de Milan passer quelques jours à la campagne chez son digne parent. À gauche et sur un autre côté de la table, se tenait avec un grand respect, tempéré cependant par une certaine assurance et une suffisance assez marquée, le seigneur podestat, le même auquel, en théorie, il eût appartenu de faire justice à Renzo Tramaglino et d’arrêter don Rodrigo dans ses méfaits, comme on l’a vu ci-dessus. En face du podestat, dans l’attitude du respect le plus pur, le plus dévoué, siégeait notre docteur Azzecca-Garbugli, en manteau noir, et avec le nez plus rouge encore qu’à l’ordinaire. Vis-à-vis les deux cousins étaient deux convives obscurs dont notre histoire dit seulement qu’ils ne faisaient autre chose que manger, baisser la tête, sourire et approuver tout ce qui était dit par l’un des convives et n’était pas contredit par un autre.

« Un siège au père, » dit don Rodrigo. Un domestique présenta une chaise sur laquelle s’assit le père Cristoforo en faisant quelques excuses au seigneur du lieu d’être venu à une heure inopportune. « Je désirerais vous parler seul à seul, mais à votre loisir et sans vous déranger, pour une affaire importante, ajouta-t-il ensuite d’une voix plus basse et à l’oreille de don Rodrigo.

— Bien, bien, nous parlerons, répondit celui-ci ; mais, en attendant, qu’on apporte à boire au père. »

Le père voulait s’en défendre ; mais don Rodrigo, élevant la voix au milieu du tapage, qui avait recommencé, s’écria : « Non, parbleu ! vous ne me ferez pas cette injure ; il ne sera pas dit qu’un capucin sorte de cette maison sans avoir goûté de mon vin, pas plus qu’un créancier insolent sans avoir tâté du bois de mes forêts. » Ces paroles excitèrent un rire général et interrompirent pour un moment la question qui s’agitait chaudement parmi les convives. Un domestique portant sur un plateau une bouteille de vin et un long verre en forme de calice, le présenta au père, lequel, ne voulant pas résister à une invitation si pressante de l’homme qu’il avait tant d’intérêt à se rendre favorable, n’hésita pas à laisser remplir le verre, et se mit à boire lentement.

« L’autorité du Tasse ne sert de rien à votre affaire, mon très-honoré podestat ; elle est même contre vous, recommença à crier le comte Attilio ; car cet homme érudit, ce grand homme, qui savait sur le bout du doigt toutes les règles de la chevalerie, a voulu que le messager d’Argant, avant de proposer le défi aux chevaliers chrétiens, en demandât la permission au pieux Bouillon…

— Mais ce n’est là, répliqua le podestat ne criant pas moins fort, ce n’est là qu’une chose de surabondance, de pure surabondance, un ornement poétique, puisque le messager est de sa nature inviolable par le droit des gens, jure gentium ; et sans aller chercher si loin, le proverbe même le dit : ambassadeur ne porte peine. Et les proverbes, Monsieur le comte, sont la sagesse du genre humain. Et le messager n’ayant rien dit en son propre nom, mais ayant seulement présenté le défi par écrit…

— Mais quand voudrez-vous donc comprendre que ce messager était un sot impertinent qui ne connaissait pas les premières…?

— Une proposition, Messieurs, si vous le trouvez bon, interrompit don Rodrigo qui n’aurait pas voulu que la discussion allât trop loin ; remettons-nous en au père Cristoforo, et qu’on s’en tienne à son jugement.

— Bien, fort bien, dit le comte Attilio auquel il parut très-sensé de faire décider une question de chevalerie par un capucin, tandis que le podestat, plus échauffé dans la dispute, s’apaisait difficilement et avec une certaine expression de physionomie qui semblait dire : Voilà de l’enfantillage.

— Mais d’après ce qu’il me semble avoir compris, dit le père, ce ne sont pas choses en quoi je doive me connaître.

— Excuses ordinaires de la modestie de ces pères, dit don Rodrigo ; mais vous ne m’échapperez pas. Eh ! allons donc ! nous savons bien que vous n’êtes pas venu au monde avec le capuce en tête, et qu’il vous a connu, le monde. Allons, allons, voici la question.

— Le fait est celui-ci, commençait à crier le comte Attilio.

— Laissez-moi parler, cousin, moi qui suis neutre, reprit don Rodrigo. Voici l’histoire. Un chevalier espagnol envoie un défi à un chevalier milanais ; le porteur, ne trouvant pas chez lui le chevalier provoqué, remet le cartel à un frère de celui-ci ; ce frère lit le défi, et pour réponse donne des coups de bâton au porteur. Il s’agit…

— Bien donnés, bien appliqués, cria le comte Attilio. Ce fut une véritable inspiration.

— Du démon, ajouta le podestat. Battre un ambassadeur ! Une personne sacrée. Vous allez me dire, père, si c’est là une action de chevalier.

— Oui, Monsieur, de chevalier, cria le comte ; et je puis sans doute le dire, moi qui dois me connaître en ce qui convient à un chevalier. Oh ! si ç’avaient été des coups de poing, ce serait une autre affaire ; mais le bâton ne salit les mains de personne. Ce que je ne puis comprendre, c’est que vous preniez tant d’intérêt aux épaules d’un manant.

— Qui vous parle d’épaules, Monsieur le comte ? Vous me faites dire des sottises qui ne m’ont jamais passé par l’esprit. J’ai parlé du caractère, et non des épaules. Je parle surtout du droit des gens. Dites-moi un peu, de grâce, si les féciaux, que les anciens Romains envoyaient intimer le défi aux autres peuples, demandaient la permission d’exposer le sujet de leur ambassade ; et trouvez-moi un écrivain qui rapporte que jamais un fécial ait été bâtonné.

— Qu’ont de commun avec nous les officiers des anciens Romains, gens qui faisaient les choses sans façon, et qui étaient arriérés on ne peut plus en ces sortes de matières ? Mais, selon les lois de la chevalerie moderne, qui est la vraie, je dis et je soutiens qu’un messager qui ose mettre un défi dans les mains d’un chevalier sans lui en avoir demandé la permission, est un insolent, violable, très-violable ; bâtonnable, très-bâtonnable…

— Répondez un peu à ce syllogisme.

— Bah ! bah ! bah !

— Mais écoutez, mais écoutez, mais écoutez. Frapper un homme désarmé est un acte déloyal ; atqui le messager de quo était sans armes ; ergo

— Doucement, doucement, seigneur podestat.

— Comment, doucement ?

— Doucement, vous dis-je ; que venez-vous me conter là ? C’est un acte déloyal de frapper un homme d’un coup d’épée par derrière, ou de lui tirer un coup de fusil dans le dos ; et pour cela même cependant il peut y avoir certains cas… Mais restons dans la question. J’accorde que généralement cela peut s’appeler un acte déloyal ; mais appliquer quatre coups de bâton à un drôle ! Il ferait beau voir qu’on fût tenu de lui dire : Garde à toi, je vais te bâtonner ; comme on dirait à un galant homme, l’épée à la main. — Et vous, très-honoré docteur, au lieu de me sourire pour me faire entendre que vous êtes de mon avis, que ne me soutenez-vous plutôt de votre bonne voix pour m’aider à convaincre ce monsieur ?

— Moi, répondit le docteur un peu confus, je jouis de ce docte débat ; et je sais gré à l’heureux incident qui a fourni l’occasion d’une guerre d’esprit si gracieuse. D’ailleurs, ce n’est pas à moi qu’il appartient de donner un jugement ; son illustrissime seigneurie a déjà délégué un juge… le père que voilà…

— C’est vrai, dit don Rodrigo, mais comment voulez-vous que le juge parle, quand les plaideurs ne veulent pas se taire ?

— Me voilà muet, » dit le comte Attilio. Le podestat serra les lèvres et leva la main, comme pour faire acte de résignation.

« Ah ! béni soit Dieu ! À vous, père, dit don Rodrigo avec un sérieux à demi goguenard.

— J’ai déjà présenté mes excuses en disant que je ne m’y connais pas, répondit frère Cristoforo en rendant le verre à un domestique.

— Maigres excuses, crièrent les deux cousins, nous voulons la sentence.

— En ce cas, reprit le religieux, mon faible avis serait qu’il n’y eût ni défis, ni messagers, ni bastonnades. »

Les convives se regardèrent l’un l’autre d’un air d’étonnement. « Oh ! celle-ci est forte ! dit le comte Attilio. Je vous en demande bien pardon, père, mais elle est forte. On voit que vous ne connaissez pas le monde.

— Lui ? dit don Rodrigo, vous voulez me le faire répéter ; il le connaît, mon cher cousin, tout autant que vous, n’est-ce pas vrai, père ? Dites, dites, si vous n’avez pas fait vos caravanes ?

Au lieu de répondre à cette bienveillante demande, le père se dit tout bas un petit mot à lui-même : — Ceci vient à ton adresse ; mais n’oublie pas, père, que tu n’es pas ici pour toi, et que tout ce qui ne regarde que toi n’entre pas dans le compte.

« Cela peut être, dit le cousin ; mais le père… comment se nomme le père ?

— Père Cristoforo, répondit plus d’une voix.

— Mais, très-révérend père Cristoforo, avec de telles maximes vous voudriez mettre le monde sens dessus dessous. Sans défis ! sans coups de bâton ! Adieu le point d’honneur ; impunité pour tous les gredins. Heureusement que le fait supposé est impossible.

— À vous, docteur, dit promptement don Rodrigo, qui voulait toujours plus empêcher la dispute de continuer entre les deux premiers contendants, à vous qui, pour donner raison à tout le monde, êtes l’homme qu’il faut. Voyons un peu comment vous ferez pour donner ici raison au père Cristoforo.

— En vérité, répondit le docteur en tenant sa fourchette élevée en l’air et en se tournant vers le père, en vérité, je ne puis comprendre comment le père Cristoforo, en qui l’on trouve tout à la fois le parfait religieux et l’homme du monde, n’a pas songé que sa sentence, bonne, excellente et de juste poids en chaire, ne vaut rien, soit dit sauf le respect qui lui est dû, dans une controverse en matière de chevalerie. Mais le père sait mieux que moi que toute chose est bonne à sa place ; et je crois que cette fois il a voulu se tirer par une plaisanterie de l’embarras de prononcer une sentence. »

Que pouvait-on répondre à des raisonnements déduits d’une science si ancienne et toujours nouvelle ? Rien, et c’est ce que fit notre religieux.

Mais don Rodrigo, en voulant mettre fin à cette discussion, en suscita une autre. « À propos, dit-il, j’ai entendu dire qu’il courait à Milan des bruits d’accommodements. »

Le lecteur sait que, dans cette année même, on combattait pour la succession au duché de Mantoue dont, à la mort de Vincent Gonzalve qui n’avait pas laissé de postérité légitime, était entré en possession le duc de Nevers, son parent le plus proche. Louis XIII, ou soit le cardinal de Richelieu, soutenait ce prince qu’il affectionnait et qui était naturalisé Français : Philippe IV, ou soit le comte d’Olivarès, communément appelé le comte-duc, ne le voulait pas là, pour les mêmes raisons, et lui avait déclaré la guerre. Comme ensuite ce duché était un fief de l’empire, les deux parties agissaient par des manœuvres secrètes, par les instances, par les menaces, auprès de l’empereur Ferdinand II, la première pour qu’il accordât l’investiture au nouveau duc, la seconde pour qu’il la lui refusât et qu’il aidât même à le chasser de cet État.

« Je ne suis pas éloigné de croire, dit le comte Attilio, que les choses puissent s’arranger. J’ai certains indices…

— N’en croyez rien, monsieur le comte, n’en croyez rien, interrompit le podestat. Je suis à même, moi, dans ce petit coin, de savoir ce qui se passe, parce que monsieur le commandant espagnol du château, qui m’accorde quelque bienveillance, et qui, étant fils d’un familier du comte-duc, est informé de toutes choses…

— Je vous dis que je suis tous les jours à portée de voir à Milan de bien autres personnages ; et je sais de bon lieu que le pape, qui attache un très-grand intérêt à la paix, a fait des propositions…

— Cela doit être ; la chose est dans les règles ; Sa Sainteté fait son devoir ; un pape doit toujours mettre la paix entre les princes chrétiens ; mais le comte-duc a sa politique, et…

— Et, et, et ; savez-vous, mon cher monsieur, quelle est en ce moment la pensée de l’empereur ? Est-ce que vous croyez qu’il n’y a que Mantoue au monde ? Il y a bien des choses auxquelles il faut songer, mon cher monsieur. Savez-vous, par exemple, jusqu’à quel point l’empereur peut actuellement se fier à son prince de Valdistano ou de Val’istai, ou comme soit qu’on l’appelle, et si…?

— Son véritable nom en langue allemande, interrompit encore le podestat, est Vagliensteino[15], comme je l’ai entendu prononcer plus d’une fois par monsieur notre commandant espagnol du château. Mais soyez bien tranquille, car…

— Voulez-vous m’apprendre ? reprenait le comte ; mais don Rodrigo, lui fit signe de l’œil pour le prier, à sa considération, de cesser de contredire. Le comte se tut, et le podestat, comme un navire remis à flot après avoir touché un bas-fond, poursuivit à pleines voiles le cours de son éloquence. « Vagliensteino m’inquiète peu ; car le comte-duc a l’œil à tout et partout ; et si Vagliensteino veut faire le crâne, il saura bien, par la douceur ou par la force, l’obliger à marcher droit. Il a l’œil partout, dis-je, et le bras long ; et s’il s’est mis en tête, comme il se l’est mis en effet, et justement, en grand politique qu’il est, que le seigneur duc de Nevers ne prenne pas racine à Mantoue, le seigneur duc de Nevers n’y en prendra pas ; et le seigneur cardinal de Riciliou aura donné un coup d’épée dans l’eau. Il me fait vraiment rire, ce cher cardinal, qui veut venir s’attaquer à un comte-duc, à Olivarès. En vérité je voudrais renaître d’ici à deux cents ans pour voir ce que dira la postérité de cette jolie prétention. Ce n’est pas tout que d’être envieux ; il faut de la tête : et des têtes comme la tête du comte-duc, il n’y en a qu’une au monde. Le comte-duc, messieurs, poursuivit le podestat, toujours avec le vent en poupe et un peu surpris lui-même de ne plus rencontrer d’écueil, le comte-duc est un vieux renard, sauf respect, qui ferait perdre la piste à qui que ce soit ; et quand il fait mine d’aller à droite, on peut être sûr qu’il prendra la gauche : d’où il arrive que personne ne peut jamais se vanter de connaître ses desseins ; et ceux-là même qui doivent les mettre à exécution, ceux-là même qui écrivent ses dépêches, n’y comprennent rien. J’en puis parler avec quelque connaissance de cause ; parce que notre digne commandant du château veut bien me témoigner quelque confiance dans les entretiens que nous avons ensemble. Le comte-duc, au contraire, sait de point en point ce qui bout dans la marmite de toutes les autres cours ; et tous ces grands politiques, parmi lesquels, on ne peut le nier, il y en a de très-fins, ont à peine conçu un projet que le comte-duc l’a déjà deviné avec sa forte tête, avec ses voies cachées, avec ses fils tendus de toutes parts. Ce pauvre homme de cardinal de Riciliou tente par-ci, tâche par-là, sue à la peine, s’industrie ; et puis ? quand il est parvenu à creuser une mine, il trouve la contre-mine déjà faite par le comte-duc… »

Dieu sait quand le podestat aurait pris terre ; mais don Rodrigo, quand ce n’eût été que pour les marques d’impatience qui se lisaient sur la figure de son cousin, se tourna à l’improviste, comme par une soudaine inspiration, vers un domestique et lui fit signe d’apporter un certain flacon. « Seigneur podestat, et vous, messieurs, dit-il ensuite, une santé au comte-duc ; et vous me direz si le vin est digne du personnage. »

Le podestat répondit par une inclination, dans laquelle se laissait voir un sentiment de reconnaissance particulière ; car il regardait tout ce qui se faisait ou se disait en l’honneur du comte-duc comme fait en partie pour lui-même.

« Vive mille ans don Gasparo Guzman, comte d’Olivarès, duc de San-Lucar, grand-privato du roi don Philippe le Grand, notre seigneur ! » s’écria-t-il en élevant son verre.

Privato, nous l’apprenons à ceux qui ne le sauraient pas, était le terme alors en usage pour désigner le favori d’un prince.

« Qu’il vive mille ans ! » répondirent tous les autres.

« Servez le père, dit don Rodrigo.

— Veuillez m’excuser ; répondit le père : mais j’ai déjà fait une petite débauche, et je ne pourrais…

— Comment ! dit don Rodrigo, il s’agit d’un toast au comte-duc. Voulez-vous donc faire croire que vous tenez pour les Navarrins ? »

C’est le nom qu’on donnait alors, dans un sens ironique, aux Français, à cause des princes de Navarre qui avaient commencé, en la personne d’Henri IV, à régner sur eux.

À une telle sorte d’instances, il fallut répondre en buvant. Tous les convives éclatèrent, à qui mieux mieux, en éloges du vin : tous, à l’exception du docteur qui, la tête en l’air, les yeux fixes, les lèvres serrées, exprimait ainsi beaucoup plus qu’il n’eût pu le faire par des paroles.

« Hein ! qu’en dites-vous, docteur ? » demanda don Rodrigo.

Tirant du verre un nez plus vermeil et plus luisant que le verre même et son contenu, le docteur répondit en appuyant avec emphase sur chaque syllabe : « Je dis, je déclare et je prononce que c’est l’Olivarès des vins ; censui et in eam ivi sententiam, qu’une liqueur semblable ne se trouve point dans les vingt-deux royaumes du roi notre seigneur, que Dieu veuille garder ; je décide et je proclame que les dîners de l’illustrissime seigneur don Rodrigo l’emportent sur les soupers d’Héliogabale, et que la disette est exilée et bannie à perpétuité de ce château où siège et règne le magnifique.

— Bien dit ! bien décidé ! s’écrièrent unanimement les convives ; mais ce mot de disette, que le docteur avait jeté là par hasard, tourna subitement tous les esprits vers ce triste sujet, et tous parlèrent de la disette. Ici tous étaient d’accord, au moins quant au fond ; mais le vacarme était peut-être plus grand encore que s’il y avait eu dissidence. Tous parlaient à la fois. Il n’y a pas de disette, disait l’un, ce sont les accapareurs…

— Et les boulangers, disait un autre, qui cachent les grains. Il faut les pendre.

— C’est cela : les pendre, sans miséricorde.

— De bons procès ! criait le podestat.

— Bah ! des procès ! criait plus fort le comte Attilio : justice sommaire. En saisir trois, ou quatre, ou cinq, ou six de ceux que la voix publique désigne comme les plus riches et les plus chiens, et les pendre.

— Des exemples ! des exemples ! sans exemples on ne fera jamais rien.

— Les pendre ! les pendre ! et le blé surgira de toutes parts. »

Celui qui, passant dans une foire, a été à même de goûter l’harmonie que fait une troupe de musiciens ambulants, lorsque, entre deux morceaux de leur musique, chacun accorde son instrument, en le faisant crier le plus qu’il peut afin d’en distinguer le son au milieu du bruit des autres, celui-là peut se figurer, comme chose toute semblable, le concert de ces discours, si tant est qu’on les puisse appeler de ce nom. Le fameux vin n’en allait pas moins se versant et se reversant ; et ses louanges venaient, comme de raison, s’entremêler aux sentences de jurisprudence économique, en sorte que les mots qui se faisaient entendre le plus haut et le plus souvent étaient : « Ambroisie » et « les pendre. »

Don Rodrigo cependant jetait de temps en temps un coup d’œil sur le seul qui ne dît rien, et le voyait toujours là immobile, ne montrant ni hâte ni impatience, ne faisant aucun mouvement qui tendît à rappeler qu’il attendait, mais ayant l’air d’un homme qui ne voulait pas quitter la place sans avoir été écouté. Il l’aurait volontiers envoyé promener et se serait fort bien passé de ce colloque ; mais congédier un capucin sans lui avoir donné audience n’était pas selon les règles de sa politique. Ne pouvant donc échapper à cet ennui, il se détermina à l’affronter tout de suite et à s’en délivrer ; il se leva de table, et avec lui se leva de même la rubiconde compagnie, sans toutefois interrompre le tapage. En ayant demandé permission à ses hôtes, il s’approcha d’un air froidement poli du religieux qui s’était aussitôt levé avec les autres ; il lui dit : « Me voilà à vos ordres, » et le conduisit dans un autre salon.



CHAPITRE VI.


« Qu’y a-t-il pour votre service ? » dit don Rodrigo, en se plantant sur ses deux pieds au milieu du salon. Tel était le son de ses paroles ; mais la manière dont elles étaient prononcées signifiait clairement : Songe devant qui tu es ; pèse les termes, et sois bref.

Pour donner de la hardiesse au père Cristoforo, il n’y avait pas de moyen plus sûr et plus prompt que de prendre avec lui un ton d’impertinence. Notre religieux, qui était dans une sorte d’hésitation, cherchant ses mots et faisant courir entre ses doigts les grains du chapelet pendant à sa ceinture, comme s’il espérait trouver dans quelqu’un de ces grains son exorde, n’eut pas plus tôt vu cet air de don Rodrigo qu’il se sentit venir sur les lèvres plus de mots qu’il n’en avait besoin. Mais, pensant combien il lui importait de ne pas gâter ses affaires, ou, ce qui était bien plus, celles des autres, il corrigea et modéra les phrases qui s’étaient présentées à son esprit, et dit avec une humilité circonspecte : « Je viens vous proposer un acte de justice, vous prier de faire une œuvre de charité. Certains hommes de peu de mérite ont mis en avant le nom de votre illustrissime seigneurie pour faire peur à un pauvre curé qu’ils veulent détourner de remplir son devoir, et pour abuser de la faiblesse de deux innocents. Vous pouvez, d’un mot, confondre ces gens-là, rendre au bon droit sa force, et tirer de peine ceux envers qui l’on exerce une si cruelle violence. Vous le pouvez ; et, dès lors… la conscience, l’honneur…

— Vous me parlerez de ma conscience, lorsque j’irai me confesser à vous. Quant à mon honneur, sachez que c’est moi qui en suis le gardien, moi seul, et que je regarde comme un téméraire qui l’offense quiconque ose partager ce soin avec moi. »

Frère Cristoforo, averti par un tel langage que don Rodrigo cherchait à pousser de son côté les choses au pire, pour faire tourner l’entretien en dispute et ne pas lui laisser le moyen de le serrer de trop près sur le point essentiel, s’appliqua d’autant plus à n’opposer aux provocations que la patience, résolut de souffrir tout ce qu’il plairait à l’autre de dire, et répondit aussitôt d’un ton soumis : « Si j’ai dit quelque chose qui puisse vous déplaire, ç’a été certainement contre mon intention. Corrigez-moi, reprenez-moi, si je ne sais parler comme il convient ; mais daignez m’écouter. Pour l’amour du ciel, pour ce Dieu devant qui nous devons tous comparaître… » Et, en prononçant ces paroles, il avait pris entre ses doigts et mettait devant les yeux de son sévère auditeur la petite tête de mort en bois suspendue à son chapelet : « Ne vous obstinez pas à refuser une justice si facile et si bien due à de pauvres gens. Songez que Dieu a toujours les yeux sur eux, et que leurs cris, leurs gémissements sont écoutés là-haut. L’innocence est puissante à son…

— Eh, père ! interrompit brusquement don Rodrigo, le respect que je porte à votre habit est grand, sans doute ; mais, si quelque chose pouvait me le faire oublier, ce serait d’en voir revêtu un homme qui oserait venir se faire chez moi mon espion. »

Ce mot fit monter le feu aux joues du religieux, qui, cependant, avec l’air de quelqu’un qui avale une potion très-amère, reprit : « Vous ne croyez pas qu’un tel titre doive m’être donné. Vous sentez dans votre cœur que la démarche que je fais en ce moment n’est ni vile ni méprisable. Écoutez-moi donc, seigneur don Rodrigo ; et fasse le ciel qu’un jour ne vienne pas où vous vous repentiriez de ne m’avoir pas écouté ! Ne mettez pas votre gloire… Quelle gloire, seigneur don Rodrigo ! quelle gloire devant les hommes ! Et devant Dieu ! Vous pouvez beaucoup ici-bas ; mais…

— Savez-vous, dit don Rodrigo, l’interrompant avec aigreur, mais non sans quelque saisissement ; savez-vous que, quand il me prend fantaisie d’entendre un sermon, je sais fort bien aller tout comme un autre à l’église ? Mais dans ma maison ! Oh ! » et poursuivant avec un sourire forcé de plaisanterie : « Vous me traitez comme étant plus que je ne suis. Un prédicateur chez soi ! Il n’y a que les princes qui en aient.

— Et ce Dieu qui demande compte aux princes de la parole qu’il leur fait entendre dans leurs palais ; ce Dieu qui vous donne en ce moment une marque de sa miséricorde en vous envoyant un de ses ministres, indigne et misérable, il est vrai, mais un de ses ministres, pour vous prier en faveur d’une innocente…

— Encore un mot, père, dit don Rodrigo en faisant mine de partir, je ne sais ce que vous voulez dire ; tout ce que j’y comprends, c’est qu’il doit y avoir quelque jeune fille à qui vous prenez grand intérêt. Allez faire vos confidences à qui bon vous semblera, et ne prenez pas la liberté de fatiguer plus longtemps un gentilhomme. »

Au mouvement de don Rodrigo, notre religieux s’était placé, mais avec beaucoup de respect, devant lui ; et, les mains levées comme pour le supplier et le retenir tout à la fois, il répondit encore : « Elle m’intéresse, il est vrai, mais non pas plus que vous ; ce sont deux âmes qui, l’une et l’autre, m’intéressent plus que mon propre sang. Don Rodrigo ! je ne puis faire autre chose pour vous que de prier Dieu ; mais je le ferai du fond du cœur. Ne me refusez pas : ne retenez pas dans l’angoisse et la terreur une pauvre innocente. Un mot de vous suffit.

— Eh bien, dit don Rodrigo, puisque vous croyez que je puis faire beaucoup pour cette personne, puisque cette personne vous tient tant à cœur…

— Eh bien ? répondit avec anxiété le père Cristoforo, à qui l’air et les manières de don Rodrigo ne permettaient pas de se livrer à l’espérance que semblaient devoir inspirer ces paroles.

— Eh bien, conseillez-lui de venir se mettre sous ma protection. Il ne lui manquera plus rien, et personne n’osera l’inquiéter, ou je ne suis pas chevalier. »

À une telle proposition, l’indignation du religieux, jusqu’alors comprimée avec peine, échappa de son cœur. Tout ce qu’il s’était proposé de prudence et de patience s’en alla en fumée : le vieil homme se trouva d’accord avec le nouveau ; et, dans des cas semblables, frère Cristoforo comptait vraiment pour deux. « Votre protection ! » s’écria-t-il en faisant deux pas en arrière, se posant fièrement sur le pied droit, mettant sa main droite sur sa hanche, levant la gauche avec l’index tendu vers don Rodrigo, et fixant sur son visage deux yeux enflammés : « Votre protection ! Il vaut mieux que vous ayez tenu ce langage, que vous m’ayez fait une semblable proposition. Vous avez comblé la mesure : et je ne vous crains plus.

— Comment parles-tu, moine ?

— Je parle comme on parle à qui est abandonné de Dieu et ne peut plus faire peur. Votre protection ! Je savais bien que cette innocente est sous la protection de Dieu ; mais vous me le faites sentir maintenant avec une telle certitude que je n’ai plus besoin de ménagements pour vous parler d’elle. Je dis Lucia : voyez comme je prononce ce nom, le front levé et les yeux immobiles.

— Comment ! dans cette maison !

— J’ai pitié de cette maison : la malédiction du ciel plane sur elle. Pensez-vous donc que la justice de Dieu s’arrêtera devant quatre pierres et quatre bandits ? Vous avez cru que Dieu avait fait une créature à son image pour vous donner le plaisir de la tourmenter ! Vous avez cru que Dieu ne saurait pas la défendre ! Vous avez méprisé son avertissement ! Vous vous êtes jugé. Le cœur de Pharaon était endurci comme le vôtre ; et Dieu a su le briser. Lucia n’a rien à craindre de vous : je vous le dis, moi, pauvre moine ; et, quant à vous, écoutez bien ce que je vous annonce. Un jour viendra… »

Don Rodrigo était jusqu’alors demeuré entre la colère et la surprise, interdit, ne trouvant pas de paroles pour exprimer ce qui se passait dans son âme : mais, quand il entendit entonner une prédiction, une secrète et lointaine épouvante vint se joindre à sa fureur.

Il saisit rapidement en l’air cette main menaçante, et, haussant la voix pour couper celle du funeste prophète, il s’écria : « Sors d’ici, téméraire manant, fainéant encapuchonné. »

Ces paroles si précises calmèrent à l’instant le père Cristoforo. À l’idée de mauvais traitements et d’injures était si bien et depuis si longtemps associée dans son esprit l’idée de patience résignée et de silence que, sous le coup d’une telle apostrophe, fut amorti subitement en lui tout mouvement de colère et d’enthousiasme, et il ne conserva d’autre résolution que celle d’écouter tranquillement ce qu’il plairait à don Rodrigo d’ajouter. Ainsi, retirant avec douceur sa main des serres du gentilhomme, il inclina sa tête et demeura immobile, de même qu’au moment où le vent cesse, dans le fort de l’orage, un arbre jusqu’alors agité remet ses branches dans leur position naturelle et reçoit la grêle comme l’envoie le ciel.

« Manant parvenu ! poursuivit don Rodrigo, tu agis comme tes pareils. Mais rends grâces à la robe qui couvre tes épaules de vaurien et te sauve des caresses que l’on fait aux gens de ton espèce pour leur enseigner à parler. Sors avec tes jambes pour cette fois, et nous verrons ensuite. »

En disant ces mots, il montra du doigt, avec un impérieux mépris, une porte opposée à celle par laquelle ils étaient entrés ; le père Cristoforo baissa la tête et sortit, laissant don Rodrigo mesurer d’un pas furibond le champ de bataille.

Quand le religieux eut fermé la porte derrière lui, il vit, dans l’autre pièce qu’il allait traverser, un homme qui se retirait en se glissant furtivement le long du mur pour n’être pas aperçu du salon où l’entretien avait eu lieu, et il reconnut le vieux domestique qui était venu le recevoir à la porte du château. Cet homme était dans cette maison depuis quarante ans peut-être, c’est-à-dire dès avant la naissance de don Rodrigo, y étant entré au service du père, dont les mœurs et le genre de vie étaient d’une tout autre nature. À la mort de celui-ci, le nouveau maître, en renouvelant tous ses gens, avait toutefois gardé ce vieux serviteur et pour son âge même, et parce que, s’il différait entièrement de lui pour les principes et le caractère, il rachetait cependant ce défaut par deux qualités : une haute idée de la dignité de la maison et une grande pratique de l’étiquette, dont il connaissait mieux que personne les anciennes traditions et les plus menus détails. Devant son maître, le pauvre vieillard ne se serait jamais hasardé à laisser paraître, encore moins à exprimer par des paroles, sa désapprobation de ce qu’il voyait tout le long du jour. À peine faisait-il à ce sujet quelque exclamation, murmurait-il entre ses dents quelque reproche en parlant à ses camarades, qui s’en amusaient et quelquefois même prenaient plaisir à toucher cette corde pour lui faire dire plus qu’il n’aurait voulu, et l’entendre répéter l’éloge de l’ancienne manière de vivre dans cette maison. Ses critiques n’arrivaient aux oreilles du maître qu’accompagnées du récit des rires qui les avaient accueillies ; de sorte qu’elles devenaient pour lui-même un sujet de plaisanterie, sans qu’il en voulût au censeur. Puis, dans les jours d’invitation et de réception, le vieux devenait un personnage dont on ne riait plus et qui avait de l’importance.

Le père Cristoforo le regarda en passant, le salua et poursuivit son chemin ; mais le vieux homme s’approcha de lui mystérieusement, se mit le doigt sur la bouche, et puis du même doigt lui fit un signe pour l’engager à entrer avec lui dans un corridor obscur. Quand ils y furent ensemble, il lui dit à voix basse : « Père, j’ai tout entendu, et j’ai besoin de vous parler.

— Dites vite, brave homme.

— Non, pas ici ; Dieu garde que mon maître s’aperçût… Mais je sais bien des choses, et je ferai en sorte d’aller demain au couvent.

— Est-ce qu’il y a quelque projet ?

— Quelque chose sûrement se machine : j’ai déjà pu l’entrevoir. Mais maintenant je serai aux aguets, et j’espère tout découvrir. Laissez-moi faire, il me faut ici voir et entendre des choses !… des choses à faire trembler !… Je suis dans une maison !… Mais je voudrais sauver mon âme.

— Dieu vous bénisse ! — Et en prononçant tout bas ces paroles, le religieux posa sa main sur la tête du domestique qui, le plus vieux des deux, ne s’en tenait pas moins courbé devant lui, comme aurait fait un enfant. Dieu vous récompensera, poursuivit le religieux, ne manquez pas de venir demain.

— J’irai, répondit le domestique ; mais vous, partez vite, et, au nom du ciel ne me nommez pas. » En disant ces mots, et en regardant soigneusement autour de lui, il gagna par l’autre bout du corridor un petit salon qui donnait sur la cour : là, voyant le champ libre, il appela au dehors le bon père, dont la figure répondit à ces derniers mots du vieillard plus clairement qu’aucune protestation n’aurait pu le faire. Celui-ci lui montra la sortie, et le père, sans rien ajouter, partit.

Cet homme avait écouté à la porte de son maître : avait-il bien fait ? et frère Cristoforo faisait-il bien de l’en louer ? Selon les règles les plus communes et les moins contestées, c’est fort mal ; mais la circonstance ne pouvait-elle pas être regardée comme une exception ? Et y a-t-il des exceptions aux règles les plus communes et les moins contestées ? Questions importantes, mais que le lecteur résoudra de lui-même, si bon lui semble. Nous n’entendons pas donner des jugements, c’est assez pour nous d’avoir des faits à raconter.

Une fois dehors, et après qu’il eut tourné le dos à cette triste maison, frère Cristoforo respira plus librement, et prit à grands pas le long de la descente, ayant le visage en feu et l’âme bouleversée, comme on le conçoit sans peine, tant par ce qu’il avait entendu que par ce que lui-même avait dit. Mais cette offre si imprévue du vieillard lui avait été d’un grand soulagement : il lui semblait avoir reçu du ciel un signe visible de protection. « Voici un fil, disait-il en lui-même, un fil que la Providence met entre mes mains. Et dans cette maison même ! Et sans que je songeasse à le chercher ! » Au milieu de ces réflexions, il leva les yeux vers l’occident, vit le soleil prêt à disparaître derrière la cime de la montagne, et s’aperçut que le jour était bien près de finir. Alors, quoiqu’il sentît ses membres fatigués et affaiblis par toutes les diverses peines de cette journée, il pressa cependant encore plus sa marche pour pouvoir rapporter un avis, quel qu’il fût, à ses protégés, et arriver ensuite au couvent avant la nuit ; car c’était une des lois les plus précises et les plus sévèrement observées du code des capucins.

Cependant, sous l’humble toit de Lucia, avaient été proposés, examinés, débattus des projets dont il convient d’informer le lecteur. Après le départ du religieux, les trois personnes qu’il avait quittées étaient demeurées quelque temps en silence ; Lucia préparant tristement le dîner ; Renzo, sur le point à chaque moment de partir pour fuir la vue de l’affliction de sa fiancée, et ne sachant s’y résoudre ; Agnese tout attentive en apparence au rouet qu’elle faisait tourner ; mais celle-ci, dans le fait, mûrissait un projet ; et lorsqu’elle le jugea mûr, elle rompit le silence en ces termes :

« Écoutez, mes enfants ! Si vous voulez avoir du cœur et de l’adresse autant qu’il en faut, si vous avez confiance en votre mère (ce mot de votre fit tressaillir Lucia), je m’engage à vous tirer de cet embarras mieux peut-être et plus vite que le père Cristoforo, quoiqu’il soit l’homme qu’il est. » Lucia s’arrêta et la regarda d’un air qui exprimait plus d’étonnement que de confiance dans une promesse si magnifique ; et Renzo dit aussitôt : « Du cœur ? de l’adresse ? dites, dites ; qu’y a-t-il à faire ?

— N’est-il pas vrai, poursuivit Agnese, que si vous étiez mariés, ce serait déjà une bonne avance, et que pour tout le reste on trouverait plus facilement un moyen ?

— Pas de doute, dit Renzo, si nous étions mariés, tout le monde est pays ; et à deux pas d’ici, sur les terres de Bergame, celui qui travaille la soie est reçu à bras ouverts. Vous savez combien de fois Bortolo, mon cousin, m’a fait presser d’aller y demeurer avec lui, disant que je ferais fortune, comme il a fait lui-même ; et si je ne l’ai jamais écouté, c’est que… Eh bien quoi ? c’est que mon cœur était ici. Une fois mariés, nous y allons tous ensemble, on s’établit là, on y vit en paix, hors des griffes de ce brigand, loin de la tentation de faire une sottise. N’est-ce pas, Lucia ?

— Oui, dit Lucia ; mais comment ?…

— Comme j’ai dit, reprit la mère : du cœur et de l’adresse ; et la chose est facile.

— Facile ! dirent ensemble les deux autres, pour qui elle était devenue si étrangement et si douloureusement difficile.

— Facile en la sachant faire, répliqua Agnese. Écoutez-moi bien ; je tâcherai de vous la faire comprendre. J’ai entendu dire par des gens qui savent les choses, et j’en ai même vu un exemple, que pour faire un mariage il faut bien en effet un curé, mais qu’il n’est pas nécessaire qu’il veuille ; il suffit qu’il y soit.

— Comment arrangez-vous cette affaire-là ? demanda Renzo.

— Écoutez et vous le verrez. Il faut avoir deux témoins bien alertes et bien d’accord. On va chez le curé : le grand point est de l’attraper à l’improviste, pour qu’il n’ait pas le temps de s’échapper. L’homme dit : Monsieur le curé, voici ma femme ; la femme dit : Monsieur le curé, voici mon mari. Il faut que le curé entende, que les témoins entendent, et le mariage est fait, fait et sacré comme si le pape l’avait fait lui-même. Quand les paroles sont dites, le curé peut crier, tempêter, faire le diable, c’est inutile ; vous êtes mari et femme.

— Est-il possible ? s’écria Lucia.

— Comment ! dit Agnese, vous verrez que dans trente ans que j’ai passés au monde avant que vous fussiez nés, vous autres, je n’aurai rien appris ! La chose est tout comme je vous le dis, à telles enseignes qu’une de mes amies, qui voulait épouser un certain homme contre la volonté de ses parents, fit de cette manière, et en vint à ses fins. Le curé, qui s’en doutait, se tenait sur ses gardes ; mais les deux diables s’y prirent si bien qu’ils le saisirent juste au point, dirent les paroles, et furent mari et femme ; quoique ensuite la pauvre personne, au bout de trois jours, s’en soit repentie. »

Agnese disait vrai, et pour la possibilité, et pour le danger de ne pas réussir. Car, comme ceux-là seuls recouraient à un tel expédient qui avaient rencontré des obstacles ou un refus dans les voies ordinaires, les curés mettaient un grand soin à éviter cette coopération forcée ; et si l’un d’eux venait cependant à être surpris par un de ces couples accompagné de témoins, il faisait tout ce qu’il pouvait pour se tirer de leurs mains, comme Protée des mains de ceux qui voulaient le faire prophétiser par force.

— Si c’était vrai, Lucia ! dit Renzo, la regardant d’un air d’attente et de supplication.

— Comment ! si c’était vrai ! dit Agnese. Vous aussi, vous croyez que je dis des chansons ? Je me tourmente pour vous, et l’on ne me croit pas ? Bien, bien, tirez-vous d’affaire comme vous pourrez : je m’en lave les mains.

— Ah ! non, ne nous abandonnez pas, dit Renzo. Je parle ainsi parce que la chose me paraît trop belle. Je suis dans vos mains ; je vous regarde comme ma propre mère. »

Ces mots dissipèrent la petite colère d’Agnese et lui firent oublier un dessein qui, à la vérité, n’avait pas été bien sérieux.

« Mais pourquoi donc, ma mère, dit Lucia de ce ton soumis qui était toujours le sien, pourquoi cela n’est-il pas venu à l’esprit du père Cristoforo ?

— À l’esprit ? répondit Agnese ; imagine-toi donc si cela ne lui est pas venu à l’esprit ! Mais il n’aura pas voulu en parler.

— Pourquoi ? demandèrent ensemble les deux jeunes gens.

— Parce que… parce que, puisque vous voulez le savoir, les gens d’église disent qu’au fond c’est une chose qui n’est pas bien.

— Comment se peut-il qu’elle ne soit pas bien, et qu’elle soit bien faite quand elle est faite ? dit Renzo.

— Que voulez-vous que je vous dise ? répondit Agnese, ils ont fait la loi comme ils ont voulu ; et nous autres, pauvres gens, nous ne pouvons pas tout comprendre. Et d’ailleurs, que de choses…! Tenez, c’est comme de lâcher un coup de poing sur un chrétien. Ce n’est pas bien ; mais qu’il le tienne une fois, et le pape lui-même ne peut plus le lui ôter.

— Si la chose n’est pas bien, dit Lucia, il ne faut pas la faire.

— Quoi ! dit Agnese, est-ce que je voudrais te donner un conseil contraire à la crainte de Dieu ? Si c’était contre la volonté de tes parents, pour prendre un mauvais sujet, oh ! alors… Mais lorsque j’approuve et que c’est pour prendre ce garçon ; et puis celui de qui naissent toutes les difficultés est un coquin ; et M. le curé…

— C’est clair, et chacun le comprendrait, dit Renzo.

— Il ne faut pas en parler au père Cristoforo avant de faire la chose, poursuivit Agnese ; mais une fois faite et avec bonne réussite, que penses-tu que dira le père ? — Ah ! jeune fille, c’est une belle équipée que vous avez faite là ; vous m’avez joué le tour. — Les gens d’église doivent parler ainsi. Mais crois bien qu’au fond il en sera lui-même bien aise. »

Lucia, sans trouver de quoi répondre à ce raisonnement, ne s’en montrait cependant pas satisfaite ; mais Renzo, tout réconforté, dit : « Puisque c’est ainsi, la chose est faite.

— Doucement, dit Agnese. Et les témoins ? Trouver deux hommes qui consentent, et qui, en attendant, sachent se taire ? Et pouvoir saisir M. le curé qui, depuis deux jours, se tient clapi dans la maison ? Et le faire rester en place ? Car, bien qu’il soit pesant de sa nature, je vous réponds qu’en vous voyant paraître de cette façon, il deviendra leste comme un chat et se sauvera comme le diable du milieu de l’eau bénite.

— J’ai trouvé le moyen, je l’ai trouvé, dit Renzo en frappant du poing sur la table et faisant trembler les pauvres ustensiles de ménage préparés là pour le dîner. Et il exposa sa pensée qu’Agnès approuva de tout point.

— Tout cela est embrouillé, dit Lucia. Ce n’est pas coulant. Jusqu’à présent nous avons agi droitement ; continuons de même avec foi, et Dieu nous aidera ; c’est ce qu’a dit le père Cristoforo. Demandons-lui son avis.

— Laisse-toi conduire par qui en sait plus que toi, dit Agnese d’un air grave. Qu’est-il besoin de demander avis ? Dieu dit : Aide-toi et je t’aiderai. Nous raconterons tout au père après que ce sera fait.

— Lucia, dit Renzo, me feriez-vous défaut maintenant ? N’avons-nous pas tout fait en bons chrétiens ? Ne devrions-nous pas être déjà mari et femme ? Le curé ne nous avait-il pas donné le jour et l’heure ? Et à qui la faute si nous devons à présent nous aider d’un peu d’adresse ? Non, vous ne me ferez pas défaut. Je vais et je reviens avec la réponse. » Et saluant Lucia d’un air de prière, et Agnese d’un air d’intelligence, il partit rapidement.

Les tribulations aiguisent l’esprit : et Renzo qui, jusqu’à ce moment de sa vie, en avait suivi le cours par un sentier droit et uni où il n’avait jamais eu l’occasion de s’exercer à la finesse, venait, dans cette circonstance, de concevoir un plan qui aurait fait honneur à un jurisconsulte. Il s’en fut en droiture, selon qu’il l’avait projeté, à la maison d’un certain Tonio qui n’était pas loin de là, et le trouva dans sa cuisine où, un genou sur la marche de l’âtre, et tenant d’une main le bord d’une marmite posée sur les cendres chaudes, il y tournait de l’autre, avec le rouleau recourbé destiné à cet usage, une petite polenta[16] grise de blé sarrasin. La mère, un frère, la femme de Tonio étaient à table, et trois ou quatre petits enfants, debout à côté de leur père, attendaient les yeux fixés sur la marmite, que le moment fût venu de la renverser. Mais il n’y avait pas là cette gaieté que la vue du dîner donne ordinairement à ceux qui l’ont gagné par leur fatigue. Le volume de la polenta était en raison de la récolte de l’année, mais non pas du nombre et de la bonne volonté des convives, qui tous, portant obliquement un regard de convoitise affamée sur leur pitance commune, semblaient songer à la portion d’appétit qui devait lui survivre. Pendant que Renzo échangeait des saluts avec la famille, Tonio renversa la polenta sur le plateau de hêtre qui était préparé pour la recevoir et où elle parut comme une petite lune dans un grand cercle de vapeurs. Néanmoins les femmes dirent poliment à Renzo : « À votre service. » Compliment que le paysan de Lombardie, et de bien d’autres pays sans doute, ne manque jamais de faire à celui qui le trouve mangeant, lors même que celui-ci serait un riche gourmand sorti de table à l’instant même, et que l’autre en serait à son dernier morceau.

« Je vous remercie, répondit Renzo. Je venais seulement pour dire un mot à Tonio ; et si tu veux, Tonio, pour ne pas déranger tes femmes, nous pouvons aller dîner au cabaret où nous parlerons. » La proposition fut d’autant mieux accueillie par Tonio qu’elle était moins attendue ; et les femmes, les enfants eux-mêmes, (car en une telle matière ils commencent de bonne heure à raisonner) virent sans regret se retirer un des concurrents à la polenta, et le plus formidable. Le convié n’en demanda pas davantage et partit avec Renzo.

Arrivés au cabaret du village, ils s’assirent, en toute liberté, dans une parfaite solitude ; car la misère avait changé les habitudes de tous ceux qui auparavant fréquentaient ce lieu de délices. Après avoir fait apporter le peu qui s’y trouvait et vidé une bouteille de vin, Renzo, d’un air de mystère, dit à Tonio : « Si tu veux me rendre un petit service, je veux, moi, t’en rendre un grand.

— Parle, parle : je suis à tes ordres, répondit Tonio en remplissant son verre. Aujourd’hui je me mettrais au feu pour toi.

— Tu dois vingt-cinq livres à monsieur le curé pour le fermage de son champ que tu cultivais l’an passé.

— Ah, Renzo, Renzo ! tu me gâtes le bienfait. Que vas-tu donc chercher là ? Tu m’as fait passer ma bonne humeur.

— Si je te parle de la dette, dit Renzo, c’est parce que, si tu veux, j’entends te donner les moyens de la payer.

— Tout de bon ?

— Tout de bon. Eh ? serais-tu content ?

— Content ? Parbleu, si je serais content ! Quand ce ne serait que pour ne plus voir ces mines et ces signes de tête que me fait monsieur le curé chaque fois que nous nous rencontrons. Et puis toujours : Tonio, rappelez-vous : Tonio, quand nous verrons-nous pour cette affaire ? C’est au point que lorsqu’en prêchant il fixe ses yeux sur moi, j’ai presque peur qu’il me vienne dire là en public : Tonio, ces vingt-cinq livres ? Maudites soient les vingt-cinq livres ! Et puis d’ailleurs il me rendrait le collier d’or de ma femme, que j’échangerais contre autant de polenta. Mais…

— Mais, mais, si tu veux me rendre un petit service, les vingt-cinq livres sont toutes prêtes.

— Parle donc.

— Mais…! dit Renzo en se mettant le doigt sur la bouche.

— C’est-il nécessaire, cela ? Tu me connais.

— Monsieur le curé s’en va chercher je ne sais quelles raisons qui n’ont pas le sens commun pour traîner en longueur mon mariage ; et moi, au contraire, je voudrais me dépêcher. On me donne pour sûr que les deux époux se présentant devant lui avec deux témoins, et disant, moi : Voilà ma femme, et Lucia : Voilà mon mari, le mariage est fait. M’as-tu compris ?

— Tu veux que je serve de témoin ?

— Tout juste.

— Et tu paieras pour moi les vingt-cinq livres ?

— C’est ainsi que je l’entends.

— Au diable si j’y manque !

— Mais il faut trouver un autre témoin.

— Je l’ai trouvé. Mon nigaud de frère Gervaso fera ce que je lui dirai. Tu lui payeras à boire ?

— Et à manger, aussi, répondit Renzo. Nous le mènerons ici se divertir avec nous. Mais saura-t-il faire ?

— Je le lui apprendrai : tu sais bien que j’ai eu sa part de cervelle.

— Demain…

— Bien.

— Sur la brune…

— Très bien.

— Mais… dit Renzo en se mettant de nouveau le doigt sur sa bouche.

— Oh ! répondit Tonio en baissant la tête sur l’épaule droite et levant la main gauche, et avec une mine qui disait : Tu me fais injure.

— Mais si ta femme te demande, comme sans aucun doute elle te demandera…

— En fait de mensonges je suis en reste avec ma femme, si fort en reste que je ne sais si j’arriverais jamais à solder le compte. Je trouverai quelque histoire pour lui mettre le cœur en paix.

— Demain matin, dit Renzo, nous parlerons plus à l’aise, pour nous bien entendre sur tout. »

Là-dessus ils sortirent du cabaret, Tonio se dirigeant vers sa maison et cherchant la fable qu’il bâtirait à ses femmes, et Renzo allant rendre compte des arrangements convenus.

Pendant ce temps, Agnese s’était fatiguée en vain à persuader sa fille. Celle-ci opposait à chacun de ses raisonnements tantôt l’une, tantôt l’autre partie de son dilemme : ou la chose est mauvaise, et il ne faut pas la faire ; ou elle ne l’est pas, et pourquoi ne pas la communiquer au père Cristoforo ?

Renzo arriva tout triomphant, fit son rapport, et termina par un ahn ? interjection qui signifie : Suis-je ou ne suis-je pas un homme ? pouvait-on rien trouver de mieux ? en auriez-vous eu l’idée ? et cent autres choses semblables.

Lucia secouait doucement la tête ; mais les deux autres, tout échauffés dans leur projet, ne faisaient guère attention à elle ; ils la traitaient comme un enfant à qui l’on n’espère pas de faire bien comprendre la raison d’une chose, mais que l’on amènera plus tard, par les prières et par l’autorité, à ce que l’on veut de lui.

« Voilà qui est bien, dit Agnese : voilà qui est bien : mais vous n’avez pas songé à tout.

— Qu’est-ce qui manque ? répondit Renzo.

— Et Perpetua ? Vous n’avez pas songé à Perpetua. Elle laissera bien entrer Tonio et son frère ; mais vous ! vous deux ! Imaginez donc ! Elle aura ordre de vous tenir plus loin qu’on ne tient un enfant loin d’un poirier dont les poires sont mûres.

— Comment ferons-nous ? dit Renzo un peu interloqué.

— Voici : j’y ai pensé, moi. J’irai avec vous, et j’ai un secret pour l’attirer et pour l’amuser de manière qu’elle ne vous aperçoive pas et que vous puissiez entrer. Je l’appellerai, et je lui toucherai une corde… vous verrez.

— Que le ciel vous bénisse ! s’écria Renzo : je l’ai toujours dit, que vous êtes notre aide en tout.

— Mais tout cela ne sert de rien, dit Agnese, si nous ne parvenons à persuader celle-ci, qui s’obstine à dire que c’est péché. »

Renzo mit aussi son éloquence en jeu ; mais Lucia ne se laissait pas ébranler.

« Je ne sais que répondre à toutes vos raisons, disait-elle, mais je vois que, pour faire la chose comme vous dites, il faut n’aller que par supercheries, par mensonges, par tricheries. Ah ! Renzo ! ce n’est pas ainsi que nous avons commencé. Je veux être votre femme, et il n’y avait pas moyen pour elle de prononcer ce mot et d’exprimer cette intention sans que son visage se couvrît de rougeur ; je veux être votre femme, mais par le droit chemin, avec la crainte de Dieu, à l’autel. Laissons faire Celui qui est là-haut. Vous ne voulez pas qu’il trouve le moyen de nous aider mieux que nous ne pouvons le faire, nous, avec toutes ces tromperies ? Et pourquoi faire des mystères au père Cristoforo ? »

La dispute allait son train et ne paraissait pas près de finir, lorsque des pas qui se hâtaient sous des sandales, et le bruit d’une robe agitée semblable à celui des bouffées de vent dans une voile détendue, annoncèrent le père Cristoforo. Tous se turent ; et Agnese eut à peine le temps de souffler à l’oreille de Lucia : « Prends bien garde, vois-tu, de lui rien dire. »



CHAPITRE VII.


Le père Cristoforo arrivait dans l’attitude d’un bon capitaine qui, après avoir perdu, sans qu’il y ait de sa faute, une bataille importante, affligé mais non découragé, pensif mais non déconcerté, courant mais ne fuyant pas, se porte là où le besoin l’appelle pour garantir les points menacés, rallier ses troupes et donner de nouveaux ordres.

« La paix soit avec vous, dit-il en entrant. Il n’y a rien à espérer de cet homme ; il faut d’autant plus se confier en Dieu ; et j’ai déjà quelque gage de sa protection. »

Bien qu’aucun de nos trois personnages n’eût espéré beaucoup de la tentative du père Cristoforo, parce qu’ils savaient combien c’était chose rare, pour ne pas dire inouïe, que de voir un homme puissant renoncer à une méchante action sans y être contraint et par pure condescendance pour des prières désarmées, cependant la triste certitude que leur donnaient ces paroles du père fut un coup sensible pour tous. Les femmes baissèrent la tête ; mais dans l’âme de Renzo la colère prévalut sur l’abattement. Cette annonce le trouvait déjà chagrin et irrité par tant de surprises cruelles, de tentatives infructueuses, d’espérances déçues ; elle le trouvait de plus aigri dans ce moment par la résistance de Lucia.

« Je voudrais savoir, s’écria-t-il en grinçant des dents et en élevant la voix plus qu’il ne l’avait encore fait en présence du père Cristoforo ; je voudrais savoir quelles raisons ce chien a données pour soutenir que ma fiancée ne doit pas être ma fiancée.

— Pauvre Renzo ! répondit le religieux d’une voix grave et compatissante et avec un regard qui commandait affectueusement le calme et la modération ; si l’homme puissant qui veut commettre l’injustice était toujours obligé de dire les raisons qui le font agir, les choses n’iraient pas comme elles vont.

— Il a donc simplement dit, le chien, qu’il ne veut pas parce qu’il ne veut pas ?

— Il n’a pas même dit cela, pauvre Renzo ! Il y aurait encore avantage à ce que, pour commettre l’iniquité, on fût obligé de l’avouer ouvertement.

— Mais enfin il a dû dire quelque chose ; qu’a-t-il dit, ce tison d’enfer ?

— Ses paroles, je les ai entendues et ne saurais te les répéter. Les paroles du méchant qui est fort pénètrent et fuient. Il peut s’irriter de ce que vous montrez sur lui du soupçon, et en même temps vous faire sentir que votre soupçon est juste ; il peut insulter et se dire offensé, se moquer et demander satisfaction, effrayer et se plaindre, être effronté et ne pas donner sur lui de prise. N’en demande pas davantage. Cet homme n’a pas prononcé le nom de cette innocente, ni le tien non plus ; il n’a pas même paru vous connaître ; il n’a énoncé aucune prétention ; mais j’ai pu trop bien comprendre qu’il est inébranlable. Néanmoins, confiance en Dieu ! Vous, pauvres femmes, ne vous laissez pas abattre ; et toi, Renzo… Oh ! crois bien que je sais me mettre à ta place, que je sens ce qui se passe dans ton cœur. Mais patience ! C’est là une parole maigre, une parole amère pour celui qui ne croit pas ; mais toi… ! ne voudras-tu pas accorder à Dieu un jour, deux jours, le temps qu’il voudra prendre pour faire triompher la justice ? Le temps lui appartient ; et il nous en a tant promis ! Laisse-le faire, Renzo ; et sache… sachez tous que je tiens déjà un fil pour vous aider. Pour le moment, je ne puis vous rien dire de plus. Demain je ne viendrai pas ici ; il faut que je reste toute la journée au couvent, pour vous. Toi, Renzo, tâche d’y venir ; ou si, par une circonstance imprévue, tu ne pouvais pas, envoyez quelqu’un de sûr, quelque petit garçon intelligent et sensé, par qui je puisse vous faire donner un avis au besoin. Il se fait nuit ; il faut que je coure au couvent. De la foi, du courage ; et adieu. »

Cela dit, il sortit à la hâte et s’en alla courant et comme sautillant à la descente par le sentier pierreux et tortueux pour ne pas risquer, en arrivant trop tard au couvent, de s’attirer une forte réprimande, ou, ce qui lui aurait été plus sensible encore, une pénitence qui l’eût empêché le lendemain de se trouver prêt et libre, pour tout ce que pourraient réclamer les intérêts de ses protégés.

« Avez-vous entendu ce qu’il a dit d’un je ne sais quoi d’un fil qu’il tient pour nous aider ? dit Lucia. Il faut se fier à lui ; c’est un homme qui lorsqu’il promet dix…

— Si c’est là tout… interrompit Agnese, il aurait dû parler plus clair, ou me prendre à part et me dire ce que c’est que ce…

— Sornettes que tout cela ! Je finirai l’affaire, moi, je la finirai ! interrompit Renzo à son tour, en parcourant la chambre en long et en large, et avec une voix, avec un visage à ne pas laisser de doute sur le sens de ces paroles.

— Oh ! Renzo ! s’écria Lucia.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Agnese.

— Qu’est-il besoin de dire ? Je la finirai. Qu’il ait cent, qu’il ait mille démons dans l’âme, finalement il est de chair et d’os tout comme un autre…

— Non, non, pour l’amour de Dieu ! dit Lucia ; et ses pleurs lui coupèrent la voix pour ce qu’elle allait ajouter.

— Ce ne sont pas là des propos à tenir, même par plaisanterie, dit Agnese.

— Par plaisanterie ? cria Renzo en s’arrêtant debout en face d’Agnese assise et fixant sur elle deux yeux égarés. Par plaisanterie ! vous verrez si ce sera de la plaisanterie.

— Oh ! Renzo ! dit Lucia avec peine à travers ses sanglots, je ne vous ai jamais vu comme cela.

— Ne dites pas de ces choses-là, pour l’amour du ciel, reprit encore bien vite Agnese en baissant la voix. Est-ce que vous oubliez combien cet homme a de bras à ses ordres ? Et quand même… Dieu garde… ! Contre les pauvres il y a toujours une justice.

— Je la ferai, moi, la justice ! Il est temps. La chose n’est pas facile, je le sais. Il se garde bien, ce chien d’assassin ; il sait ce qu’il est ; mais n’importe. Résolution et patience… et le moment arrive. Oui, je la ferai, moi, la justice : je délivrerai le pays, moi. Que de gens me béniront ! Et puis, en trois sauts… ! »

L’horreur que Lucia ressentit de ces paroles plus claires suspendit ses pleurs et lui donna la force de parler. Relevant de dedans ses mains son visage couvert de larmes, elle dit à Renzo avec un accent de douleur mais de résolution : « Vous ne tenez donc plus à m’avoir pour femme ? J’avais promis ma main à un jeune homme qui avait la crainte de Dieu ; mais un homme qui aurait… Fût-il à l’abri de toute justice et de toute vengeance, fût-il le fils du roi…

— Eh bien ! cria Renzo avec un visage plus bouleversé que jamais ; je ne vous aurai pas ; mais il ne vous aura pas non plus. Moi ici sans vous, et lui chez le…

— Ah ! non ! par pitié, ne parlez pas ainsi, ne faites pas ces yeux ; non, je ne puis vous voir comme cela, » s’écria Lucia, pleurant, suppliant, les mains jointes, tandis qu’Agnese appelait le jeune homme par son nom, répété plusieurs fois de suite, et lui touchait légèrement les épaules, les bras, les mains, pour l’apaiser. Il s’arrêta quelques moments, immobile et pensif, à contempler cette figure suppliante de Lucia ; puis tout à coup il la regarda d’un air farouche, recula, tendit le bras et le doigt vers elle, et s’écria : « La voilà ! oui, la voilà, celle qu’il veut avoir. Il faut qu’il meure !

— Et moi, quel mal vous ai-je fait, pour que vous me fassiez mourir ? dit Lucia en se jetant à genoux devant lui.

— Vous ! répondit-il d’une voix qui exprimait une colère bien différente, mais toutefois encore de la colère ; vous ! quelle est votre amitié pour moi ? Quelle preuve m’en avez-vous donnée ? Ne vous ai-je pas priée, et priée, et priée ? Et vous : non ! non !

— Oui, oui, répondit précipitamment Lucia ; j’irai chez le curé, demain, tout à l’heure ; si vous voulez, j’irai. Redevenez comme auparavant ; j’irai.

— Vous le promettez ? dit Renzo d’une voix et avec une figure devenues tout à coup plus humaines.

— Je vous le promets.

— Vous me l’avez promis.

— Mon Dieu, je vous remercie ! » s’écria Agnese doublement contente.

Au milieu de sa grande colère, Renzo avait-il pensé à l’avantage qu’il pouvait retirer de la frayeur de Lucia ? et n’avait-il pas usé d’un peu d’artifice pour accroître cette frayeur et lui faire porter son fruit ? Notre auteur proteste n’en rien savoir ; et je crois que Renzo ne le savait pas bien lui-même. Le fait est qu’il était réellement furieux contre don Rodrigo, et désirait ardemment le consentement de Lucia ; et quand deux fortes passions crient ensemble dans le cœur d’un homme, personne, pas même le patient, ne peut toujours distinguer clairement une voix de l’autre et dire avec certitude quelle est celle qui crie le plus haut.

« Je vous l’ai promis, répondit Lucia d’un ton de reproche timide et affectueux ; mais vous aussi, vous aviez promis de ne pas faire de scènes, de vous en remettre au père…

— Ah ça ! pour l’amour de qui est-ce que je me mets en colère ? Voulez-vous maintenant revenir sur vos pas ? et me faire faire une sottise ?

— Non, non, dit Lucia, recommençant à s’effrayer. J’ai promis, et ne me dédis pas. Mais voyez vous-même comment vous m’avez fait promettre. Dieu veuille que nous n’ayons pas…

— Pourquoi voulez-vous présager le mal, Lucia ? Dieu sait que nous ne faisons tort à personne.

— Promettez-moi, au moins, que celle-ci sera la dernière.

— Je vous le promets, foi de pauvre garçon.

— Mais cette fois, tenez parole, » dit Agnese.

Ici l’auteur avoue ignorer encore une autre chose : si Lucia était tout à fait mécontente d’avoir été poussée de force à consentir. Nous laissons comme lui la chose en doute.

Renzo aurait voulu prolonger l’entretien, et fixer en détail ce qui devait se faire le jour suivant : mais il était déjà nuit, et les femmes la lui souhaitèrent bonne, ne jugeant pas convenable qu’il restât plus longtemps chez elles à une telle heure.

La nuit fut pour tous les trois aussi bonne que peut être une nuit qui succède à un jour plein d’agitation et de tourments, et qui en précède un autre destiné à une entreprise importante dont la réussite est incertaine. Renzo reparut de bonne heure, et concerta avec les femmes, ou plutôt avec Agnese, la grande opération du soir, l’un et l’autre proposant et résolvant tour à tour les difficultés, prévoyant les contre-temps, et recommençant plus d’une fois à décrire l’affaire, comme on raconterait déjà une chose exécutée. Lucia écoutait : et sans approuver par ses paroles ce qu’elle ne pouvait approuver dans son cœur, elle promettait de faire le mieux qu’elle pourrait.

« Descendrez-vous au couvent pour parler au père Cristoforo, comme il vous l’a dit hier au soir ? demanda Agnese à Renzo.

— À d’autres ! répondit celui-ci, vous savez quels diables d’yeux a le père ; il lirait sur ma figure, comme dans un livre, qu’il y a quelque chose en l’air : et, s’il se mettait à me faire des questions, je ne pourrais en sortir à mon avantage. D’ailleurs il faut que je reste ici pour soigner l’affaire. Il sera mieux que vous y envoyiez quelqu’un.

— J’y enverrai Menico.

— C’est bien, » répondit Renzo ; et il partit pour soigner l’affaire, comme il avait dit.

Agnese s’en fut à une maison voisine chercher Menico, petit garçon d’environ douze ans, pas mal dégourdi, et qui, par cousins et beaux-frères, était un peu son neveu. Elle le demanda à ses parents, comme à titre de prêt, pour toute la journée, « pour un certain service, dit-elle, qu’elle désirait de lui. » Lorsqu’elle l’eut, elle le mena dans sa cuisine, lui donna à déjeuner, et lui dit d’aller à Pescarenico et de se présenter au père Cristoforo, qui le renverrait ensuite avec une réponse, quand il serait temps. « Le père Cristoforo, ce beau vieillard, tu sais bien, qui a la barbe blanche, celui qu’on appelle le saint…

— Je comprends, dit Menico, celui qui nous caresse toujours, nous autres enfants, et nous donne de temps en temps quelque image.

— Justement, Menico. Et s’il te dit d’attendre quelque peu, là, près du couvent, ne t’écarte pas : prends garde de t’en aller au lac avec des camarades pour voir pêcher, ou pour t’amuser avec les filets qui sèchent contre les murs, ou pour jouer à ton autre jeu ordinaire… »

Il faut savoir que Menico était fort habile à lancer et à faire rebondir les cailloux sur l’eau ; et l’on sait que tous, tant que nous sommes, grands ou petits, nous faisons volontiers les choses en quoi nous sommes habiles : je ne dis pas celles-là seules.

« Oh ! ma tante ; je ne suis pas un enfant, après tout.

— Bien : sois sage, et prudent : et quand tu reviendras avec la réponse… regarde : ces deux belles parpagliole[17] toutes neuves pour toi.

— Donnez-les-moi maintenant : c’est tout de même.

— Non, non, tu les jouerais. Va, fais bien la besogne, et tu en auras encore plus. »

Dans le reste de cette longue matinée, eurent lieu certaines particularités, dont les deux femmes déjà troublées ne conçurent pas peu d’inquiétude. Le mendiant, qui n’était ni défait ni déguenillé comme ses pareils, et dont la figure avait quelque chose de sombre et sinistre, entra pour demander l’aumône, en jetant çà et là certains regards d’espion. On lui donna un morceau de pain, qu’il reçut et mit dans sa besace avec une indifférence mal dissimulée. Il s’arrêta ensuite à causer avec une sorte d’effronterie et en même temps avec hésitation, faisant plusieurs questions auxquelles Agnese se hâta de répondre toujours par le contraire de ce qui était. Se remettant ensuite en marche comme pour s’en aller, il feignit de se tromper de porte, passa par celle qui conduisait à l’escalier, et là donna à la hâte un autre coup d’œil autour de lui, le mieux qu’il put. Comme on lui criait : « Eh ! eh ! où allez-vous, brave homme ? par ici ! par ici ! » il revint sur ses pas, et sortit du côté qui lui était indiqué, en s’excusant, avec une soumission, une humilité affectée, qui avait peine à se loger dans les traits sauvages et durs de ce fâcheux visage. Après celui-là, d’autres figures étranges continuèrent à se faire voir de temps en temps. Il n’eût pas été facile de dire quelle espèce d’hommes c’était ; mais on ne pouvait non plus les prendre pour d’honnêtes passants, comme ils voulaient le paraître. L’un entrait sous le prétexte de se faire montrer son chemin ; d’autres, devant la porte, ralentissaient le pas, et regardaient, du coin de l’œil, dans la chambre, à travers la cour, comme gens qui veulent voir sans donner du soupçon. Enfin, vers midi, cette fastidieuse procession finit. Agnese se levait de temps en temps, traversait la cour, se présentait sur la porte de la rue, regardait à droite et à gauche, et revenait en disant : « Personne, » parole qu’elle prononçait avec plaisir, et que Lucia entendait avec un plaisir semblable, sans que ni l’une ni l’autre en sût bien clairement la raison. Mais il resta de tout cela, chez toutes les deux, je ne sais quelle inquiétude, qui leur enleva, surtout à la fille, une grande partie du courage qu’elles avaient mis en réserve pour le soir.

Il faut cependant que le lecteur sache quelque chose de plus précis sur ces rôdeurs mystérieux ; et, pour l’informer du tout, nous devons retourner d’un pas en arrière, et aller retrouver don Rodrigo, que nous avons laissé hier seul dans une salle de son château, après le départ du père Cristoforo.

Don Rodrigo, comme nous l’avons dit, mesurait à grands pas, en avant et en arrière, cette salle, aux murs de laquelle étaient suspendus des portraits de famille de plusieurs générations. Quand il se trouvait contre un mur et se tournait de l’autre côté, il voyait vis-à-vis de lui un de ses ancêtres, homme de guerre, terreur des ennemis et de ses soldats, ayant le regard sévère, les cheveux droits et courts, des moustaches étirées, pointues, et en saillie sur les joues, le menton oblique : le héros était debout, avec ses houseaux, ses cuissards, sa cuirasse, ses brassards, ses gants, tout de fer, la main droite sur la hanche, et la gauche sur le pommeau de son épée. Don Rodrigo le regardait, et quand, arrivé dessous, il se retournait encore, voilà, lui faisant face, un autre de ses aïeux, magistrat, terreur des plaideurs et des avocats, assis sur un grand fauteuil de velours rouge, enveloppé d’une ample simarre noire ; tout noir, à l’exception d’un rabat blanc à deux larges divisions, et d’une fourrure de zibeline renversée (c’était la marque distinctive des sénateurs, et ils ne la portaient que l’hiver, ce qui fait qu’on ne trouvera jamais un portrait de sénateur en habit d’été) ; il était pâle et fronçait le sourcil ; il tenait en main une requête, et semblait dire : Nous verrons. Là, c’était une matrone, terreur de ses chambrières ; ici, un abbé, terreur de ses moines : tous gens, en un mot, qui avaient inspiré la terreur par leur personne, et l’inspiraient encore en peinture. En présence de tels souvenirs, don Rodrigo ressentait d’autant plus de colère et de honte, se tourmentait d’autant plus de la pensée qu’un moine eût osé lui venir sus avec la prosopopée de Nathan. Il formait un projet de vengeance, l’abandonnait, cherchait comment il pourrait satisfaire tout à la fois à sa passion et à ce qu’il appelait son honneur ; et, par moments (voyez donc un peu !), en entendant résonner encore à ses oreilles cet exorde de prophétie, il sentait un frisson lui venir, et demeurait presque tenté de renoncer aux deux satisfactions. Enfin, pour faire quelque chose, il appela un domestique, et lui ordonna de l’excuser auprès de la société, en disant qu’il était retenu par une affaire urgente. Quand celui-ci revint dire que ces messieurs étaient partis en lui offrant leurs hommages. « Et le comte Attilio ? demanda don Rodrigo, toujours marchant.

— Il est sorti avec les autres, monsieur.

— Bien. Six personnes de suite pour la promenade ; sur-le-champ. Mon épée, ma cape, mon chapeau ; à l’instant. »

Le domestique partit en répondant par une inclination ; et, peu après, il revint apportant la riche épée dont le maître se ceignit, la cape qu’il jeta sur ses épaules ; le chapeau à grandes plumes qu’il mit, et, du plat de sa main, enfonça fièrement sur sa tête ; signe d’orage. Il marcha vers la porte, et y trouva les six bandits, tous armés, qui, ayant fait la haie sur son passage et s’étant inclinés, se mirent à sa suite. Plus farouche, plus hautain, plus sombre dans le regard qu’à l’ordinaire, il sortit, et dirigea sa promenade vers Lecco. Les paysans, les ouvriers, en le voyant venir, se rangeaient tout contre le mur, et, de là, chapeau bas, lui faisaient des révérences profondes, auxquelles il ne répondait pas. Ceux-là même, que ces derniers appelaient des messieurs, le saluaient comme ses inférieurs ; car, dans tous les environs, il n’y avait personne qui pût, même de bien loin, le lui disputer pour le nom, la richesse, les alliances et la volonté d’user de tout cela pour se tenir au-dessus des autres. Il répondait à ceux-ci avec une froide dignité. Ce jour-là, il ne rencontra pas le commandant espagnol du château ; mais, lorsque cette rencontre avait lieu, le salut était également profond de part et d’autre : la chose se passait comme entre deux potentats qui n’ont rien à démêler ensemble, mais qui, par convenance, font réciproquement honneur à leur rang. Pour dissiper un peu son humeur et opposer à l’image du moine, qui assiégeait toujours sa pensée, des images tout à fait différentes, don Rodrigo entra cette après-midi dans une maison où se réunissait habituellement beaucoup de monde, et où il fut reçu avec cette politesse empressée et révérencieuse, toujours réservée aux hommes qui se font bien aimer ou bien craindre ; et, la nuit venue, il retourna à son château. Le comte Attilio venait lui-même de rentrer ; et l’on servit le souper, pendant lequel don Rodrigo fut toujours pensif et parla peu.

« Cousin, quand payerez-vous cette gageure ? dit d’un ton malin et moqueur le comte Attilio, aussitôt qu’on eut desservi et que les domestiques se furent retirés.

— La Saint-Martin n’est pas encore passée.

— Tant vaut que vous la payiez tout de suite ; car tous les saints du calendrier passeront avant que…

— C’est ce qui est à voir.

— Cousin, vous voulez faire le fin ; mais j’ai tout deviné, et je suis tellement sûr d’avoir gagné la gageure, que je suis prêt à en faire une autre.

— Laquelle ?

— Que le père… le père… comment s’appelle-t-il donc ? ce moine, enfin, vous a converti.

— En voilà encore une des vôtres !

— Converti, cousin ; converti, vous dis-je. Quant à moi, j’en suis fort aise. Savez-vous qu’il sera beau de vous voir tout contrit et les yeux baissés ? Et quelle gloire pour ce père ! Comme il sera retourné fier à son couvent ! Pareils poissons ne se prennent pas tous les jours, ni avec toute sorte de filets. Soyez sûr qu’il vous citera pour exemple ; et, quand il ira piocher quelque mission un peu loin, il parlera de votre histoire. Il me semble l’entendre. » Et ici, prenant une voix nasillarde, et accompagnant ses mots de gestes chargés, il continua sur un ton de prédication : « Dans une partie de ce monde, que, par égard, je ne nomme point, vivait, très-chers auditeurs, et vit encore un chevalier libertin, plus ami des femmes que des gens dévots, lequel, habitué à faire fagot de tout bois, avait jeté les yeux…

— C’est bon, c’est bon, interrompit don Rodrigo, moitié souriant, moitié ennuyé. Si vous voulez doubler le pari, j’y suis de mon côté tout prêt.

— Diable ! serait-ce vous qui auriez converti le père ?

— Ne me parlez pas de cet homme : et, quant au pari, saint Martin en décidera. » La curiosité du comte était piquée ; il n’épargna pas les questions ; mais don Rodrigo sut les éluder toutes, s’en remettant toujours, pour la décision, au jour qui la devait faire connaître, et ne voulant pas communiquer, à sa partie adverse, des projets qui n’étaient pas encore en voie d’exécution, ni même définitivement arrêtés.

Le lendemain matin, don Rodrigo se réveilla don Rodrigo. L’appréhension que le rude un jour viendra lui avait mise dans l’âme s’était pleinement dissipée avec les songes de la nuit ; et la colère seule était restée, envenimée encore par la honte de cette faiblesse passagère. Les images plus récentes de sa promenade triomphale, des révérences, des bons accueils, et, avec cela, le badinage railleur de son cousin, n’avaient pas peu contribué à lui rendre son ancienne énergie. À peine fut-il levé, qu’il fit appeler le Griso. « Il y a du sérieux sur le tapis, » dit en lui-même le valet à qui fut donné cet ordre ; car l’homme qui portait ce surnom n’était rien moins que le chef des bravi, celui à qui étaient confiées les entreprises les plus hasardeuses et les plus iniques, le serviteur de confiance de son maître, et qui était tout à lui, non moins par intérêt que par reconnaissance. Après avoir tué un particulier en plein jour sur la place publique, il était venu implorer la protection de don Rodrigo ; et celui-ci, en le revêtant de sa livrée, l’avait mis à couvert de toutes recherches de la justice. Ainsi, en s’engageant pour tout crime qui lui serait commandé, cet homme s’était assuré l’impunité du premier. Quant à don Rodrigo, l’acquisition n’avait pas été pour lui d’une mince importance ; car, outre que le Griso était, sans comparaison, le plus capable des gens de sa maison, il était aussi la preuve de ce que son maître avait pu oser avec succès contre les lois ; de manière que la puissance de celui-ci y avait gagné dans le fait et dans l’opinion.

« Griso ! dit don Rodrigo, voici une occasion de montrer ce dont tu es capable. Avant demain, cette Lucia doit se trouver dans ce château.

— Il ne sera jamais dit que le Griso ait reculé devant un ordre de l’illustrissime seigneur son maître.

— Prends autant d’hommes que tu pourras en avoir besoin ; ordonne et dispose comme tu le jugeras le mieux, pourvu que la chose arrive à bonne fin. Mais prends garde surtout qu’il ne lui soit fait aucun mal.

— Monsieur, un peu d’effroi, pour qu’elle ne fasse pas trop de bruit… on ne pourra guère éviter cela.

— L’effroi… je le comprends… est inévitable. Mais qu’on ne lui touche pas un cheveu ; et surtout qu’on lui porte respect de toute manière. Tu entends ?

— Monsieur, on ne peut détacher une fleur de sa tige et la remettre à votre seigneurie sans y porter la main ; mais on ne fera que le pur nécessaire.

— Tu m’en réponds. Et… comment feras-tu ?

— J’étais à y penser, monsieur. Heureusement, la maison est au bout du village. Il nous faut un endroit où aller nous poster ; et il y a tout juste, près de là, cette masure inhabitée et isolée au milieu des champs, cette maison… votre seigneurie ne sait probablement rien de ces choses-là… une maison qui brûla il y a quelques années, et qu’on n’a pu réparer faute d’argent ; on l’a abandonnée, et maintenant c’est le rendez-vous des sorcières ; mais ce n’est pas aujourd’hui samedi, et je m’en moque. Ces villageois, qui sont pleins de frayeurs, n’en approcheraient, dans aucune des nuits de la semaine, pour tout l’or du monde : de manière que nous pouvons aller nous mettre là, bien sûrs que personne n’y viendra gâter nos affaires.

— Voilà qui est bien ; et ensuite ? »

Ici le Griso se mit à proposer, et don Rodrigo à discuter, jusqu’à ce qu’ils eussent bien concédé ensemble le moyen de mener à bout l’entreprise, sans qu’il restât aucune trace de ses auteurs ; le moyen aussi de détourner les soupçons, et de les diriger d’un autre côté par de faux indices, d’imposer silence à la pauvre Agnese, de frapper Renzo d’une frayeur qui lui ôtât tout à la fois et la douleur et l’idée de recourir à la justice, et jusqu’à l’envie de se plaindre ; toutes les méchancetés enfin nécessaires au succès de la méchanceté principale.

Nous négligeons de rapporter les détails de ces combinaisons, parce que, comme le verra le lecteur, ils ne sont pas nécessaires à l’intelligence de l’histoire, et nous sommes nous-mêmes bien aises de n’avoir pas à le faire assister plus longtemps au colloque de ces deux odieux coquins. Nous dirons seulement que, pendant que le Griso s’en allait pour mettre la main à l’œuvre, don Rodrigo le rappela et lui dit : « Écoute ; si, par hasard, ce rustre impertinent venait ce soir à vous tomber sous les griffes, il ne sera pas mal qu’il reçoive par anticipation un bon memento sur les épaules. De cette manière, l’ordre qui lui sera intimé demain, de ne dire mot, fera plus sûrement son effet. Mais ne l’allez pas chercher, pour ne pas gâter ce qui est le plus essentiel. Tu m’as compris ?

— C’est mon affaire, » répondit le Griso en s’inclinant d’un air de respect et de suffisance, et il s’en fut. La matinée fut employée à faire des tournées pour reconnaître le terrain. Ce faux mendiant qui s’était introduit si avant dans la pauvre petite maison n’était autre que le Griso qui venait en lever le plan à vue d’œil : les faux passants étaient ses bandits auxquels, pour opérer sous ses ordres, il suffisait d’une connaissance plus superficielle des lieux. Et après avoir été ainsi à la découverte, ils ne s’étaient plus fait voir, pour ne pas trop donner de soupçon.

Lorsqu’ils furent tous retournés au château, le Griso rendit compte à son maître de ces premières opérations et arrêta définitivement tout le plan de l’entreprise ; il assigna les rôles, donna ses instructions. Tout cela ne put se faire sans que le vieux domestique, qui se tenait l’œil ouvert et l’oreille au guet, ne s’aperçût que quelque grande machination se tramait. À force d’observer et de demander, saisissant une demi-notion par-ci, une demi-notion par-là, commentant en lui-même un mot obscur, interprétant un mouvement mystérieux, il fit tant qu’il parvint à découvrir ce qui devait s’exécuter cette nuit.

Mais, quand il en fut à ce point, elle était déjà peu éloignée, et déjà une petite avant-garde de bravi était allée s’embusquer dans la masure. Le pauvre vieillard, quoiqu’il sentît combien était périlleux le jeu qu’il allait, jouer, et que d’ailleurs il craignît de ne porter que le secours de Pise[18], ne voulut cependant pas manquer à sa parole : il sortit sous prétexte de prendre un peu l’air, et s’achemina en toute hâte vers le couvent pour donner au père Cristoforo l’avis qu’il lui avait promis. Peu après, les autres bravi se mirent en marche, et descendirent en se divisant, pour ne pas être remarqués comme troupe : le Griso vint ensuite, et il ne resta en arrière qu’une chaise à porteurs qui devait être portée à la masure plus avant dans la soirée, comme elle le fut en effet. Lorsqu’ils furent tous réunis dans ce lieu, le Griso envoya trois d’entre eux au cabaret du village, l’un avec mission de se placer sur la porte d’où il remarquerait ce qui pourrait se passer dans la rue et jugerait le moment où tous les habitants seraient rentrés chez eux ; les deux autres devant se tenir dedans occupés à jouer et à boire en amateurs, mais observant avec soin tout ce qui leur paraîtrait mériter attention. Lui-même, avec le gros de son monde, resta dans le lieu d’embuscade à attendre.

Le pauvre vieux trottait encore, les trois explorateurs arrivaient à leur poste, le soleil baissait, lorsque Renzo entra chez les femmes et leur dit : « Tonio et Gervaso m’attendent là dehors : je vais avec eux à l’auberge manger un morceau, et, lorsque l’Angélus sonnera, nous viendrons vous prendre. Allons, courage, Lucia. Tout dépend d’un moment. » Lucia soupira et répéta : « Courage, » d’une voix qui démentait le mot.

Lorsque Renzo et ses deux compagnons arrivèrent au cabaret, ils y trouvèrent l’individu déjà planté en sentinelle sur la porte où, le dos appuyé contre l’un des montants, les bras croisés sur la poitrine, il obstruait à moitié le passage, et ne cessait de regarder à droite et à gauche en faisant briller tour à tour le blanc et le noir de ses deux yeux d’épervier. Un béret plat de velours cramoisi, mis de travers, lui couvrait la moitié du toupet qui, se partageant sur un front basané, tournait de l’un et de l’autre côté sous les oreilles, et finissait en tresses arrêtées par un peigne derrière la tête. Il tenait soulevé d’une main un gros et pesant gourdin : quant à des armes, il n’en portait point, à proprement parler, d’apparentes ; mais, rien qu’à voir sa figure, un enfant même aurait jugé qu’il devait en avoir sous ses habits autant qu’il en pouvait tenir. Lorsque Renzo, qui passait le premier, se présenta pour entrer, cet homme, sans se déranger, le regarda fixement ; mais le jeune homme, soigneux d’éviter toute noise, comme font tous ceux qui ont une entreprise scabreuse à conduire, n’eut pas l’air de s’en apercevoir, ne dit pas même : « Rangez-vous un peu ; » et, rasant l’autre montant, il passa de biais, le côté en avant, par le vide que laissait cette cariatide. Ses deux compagnons furent obligés, pour entrer, de faire la même manœuvre. Lorsqu’ils furent dedans, ils virent les autres personnages dont ils avaient déjà entendu la voix, c’est-à-dire nos deux coquins qui, assis à un coin de la table, jouaient à la mora[19], en criant tous les deux à la fois (ici c’est le jeu qui le demande) et se versant à boire, tantôt l’un, tantôt l’autre, du vin d’une grande bouteille placée entre eux. Ceux-ci à leur tour fixèrent aussitôt leurs yeux sur la société qui survenait, et l’un d’eux notamment, tenant en l’air sa main droite avec trois gros doigts étalés, et ayant la bouche encore ouverte pour un grand six qui venait à l’instant même d’y faire son explosion, observa Renzo de la tête aux pieds, après quoi il cligna l’œil vers son camarade, et puis vers celui de la porte, lequel répondit par un léger mouvement de tête. Renzo, concevant du soupçon à la vue de ce manège dont il ne savait trop se rendre compte, regardait ses deux conviés, comme s’il eût voulu chercher sur leur figure l’interprétation de tous ces signes ; mais leur figure n’indiquait autre chose qu’un bon appétit. L’hôte le regardait lui-même en face, comme attendant ses ordres. Le jeune homme le fit venir avec lui dans une chambre voisine, et commanda le souper.

« Qui sont ces étrangers ? demanda-t-il ensuite à voix basse à son homme, quand celui-ci revint avec une nappe grossière sous le bras et une bouteille à la main.

— Je ne les connais pas, répondit l’hôte en déployant la nappe.

— Comment ! pas un ?

— Vous savez bien, répondit encore l’hôte en étendant de ses deux mains la nappe sur la table, que la première règle de notre métier est de ne pas nous enquérir des affaires des autres : à tel point que nos femmes mêmes ne sont pas curieuses. Nous serions frais vraiment, avec tant de gens qui vont et viennent : c’est toujours un port de mer ; quand les années sont raisonnables, s’entend. Mais pas de chagrin ; le bon temps reviendra. Tout ce qu’il nous faut, c’est que les chalands soient d’honnêtes gens : qui sont-ils ensuite, ou ne sont-ils pas, cela ne fait rien à l’affaire. Et je vais vous apporter un plat de polpette[20] dont vous n’avez jamais mangé les pareilles.

— Comment pouvez-vous savoir donc ? allait reprendre Renzo ; mais l’hôte, déjà en marche vers la cuisine, continua son chemin. Là, tandis qu’il prenait la casserole des polpette annoncées, vint à lui tout doucement ce bravo qui avait si attentivement examiné notre jeune homme, et il lui dit tout bas : Qui sont ces particuliers ?

— De braves gens du village, répondit l’hôte en renversant les polpette sur le plat.

— C’est bon cela ; mais comment s’appellent-ils ? Qui sont-ils ? reprit l’autre en insistant et d’une voix quelque peu impolie.

— L’un s’appelle Renzo, répondit l’hôte en parlant bas aussi. C’est un bon jeune homme, bien rangé, fileur de soie, qui sait bien son métier. L’autre est un paysan nommé Tonio ; bon vivant, toujours gai : c’est dommage qu’il ait peu d’espèces ; car il les dépenserait toutes ici. Le troisième est un imbécile qui mange toutefois volontiers quand on le régale. Permettez. »

Et faisant une pirouette, il passa entre le fourneau et le questionneur, et alla porter le plat à qui de droit. « Comment pouvez-vous savoir, dit Renzo reprenant sa demande quand il le vit reparaître ; comment pouvez-vous savoir que ce sont d’honnêtes gens, si vous ne les connaissez pas ?

— Les actions, mon cher ; c’est aux actions que l’on connaît l’homme. Ceux qui boivent le vin sans le critiquer, qui payent leur compte sans lésiner, qui ne se prennent pas de querelle avec les autres chalands, et, s’ils ont un coup de couteau à administrer à quelqu’un, vont l’attendre dehors et loin de l’auberge, en sorte que le pauvre hôtelier n’y soit pour rien, ceux-là sont les honnêtes gens. Pourtant, si l’on peut bien connaître son monde, comme nous nous connaissons nous quatre, ce n’en est que mieux. Mais d’où diable vous vient l’envie de savoir tant de choses, lorsque vous allez vous marier et que vous devez avoir bien d’autres idées en tête ? et tandis que vous avez devant vous ces polpette qui feraient ressusciter un mort ? » Et en disant ces mots, il s’en retourna à sa cuisine.

Notre auteur, en remarquant les manières différentes qu’avait cet aubergiste de satisfaire aux questions qui lui étaient adressées, dit que c’était un homme ainsi fait, qui dans tous ses propos faisait profession d’être fort ami des honnêtes gens en général, mais qui, dans la pratique, usait de beaucoup plus de complaisance pour ceux qui avaient la réputation ou la mine de coquins. Quel singulier caractère, n’est-ce pas ?

Le souper ne fut pas fort gai. Les deux conviés auraient voulu en goûter le charme tout à leur aise ; mais leur amphitryon, préoccupé de ce que le lecteur sait bien, ennuyé et même un peu inquiet de l’étrange contenance de ces inconnus, était fort impatient de partir. À cause d’eux, on ne parlait qu’à voix basse ; et c’étaient des propos sans suite, froids et dépourvus de saveur.

« Comme c’est drôle, lâcha de but en blanc Gervaso, que Renzo veuille prendre femme et qu’il ait besoin… ! » Renzo lui fit une mine sévère. « Veux-tu te taire, animal ! » lui dit Tonio, accompagnant l’épithète d’un coup de coude. La conversation fut toujours plus froide jusqu’à la fin. Renzo, s’observant pour le boire comme pour le manger, eut soin de verser du vin aux deux témoins tout juste autant qu’il en fallait pour leur donner un peu de vivacité, sans leur troubler le cerveau. La nappe levée, et après que l’écot de tous eût été payé par celui qui avait le moins consommé, ils furent encore obligés tous les trois de passer devant ces fâcheuses figures, qui toutes se tournèrent vers Renzo, comme lorsqu’il était entré. Quand il eut fait quelques pas hors de l’auberge, il regarda derrière lui et vit que les deux hommes qu’il avait laissés assis dans la cuisine, le suivaient : il s’arrêta alors avec ses deux compagnons, comme pour dire : Voyons ce que ces gens me veulent. Mais les deux hommes, lorsqu’ils s’aperçurent qu’ils étaient observés, s’arrêtèrent aussi, se parlèrent à voix basse et retournèrent sur leurs pas. Si Renzo avait été assez près d’eux pour entendre leurs paroles, elles lui auraient paru fort étranges : « Ce serait pourtant bien glorieux, sans compter l’étrenne, disait l’un des bandits, si, en retournant au château, nous pouvions raconter que nous lui avons, en un tour de main, aplati les côtes, et cela de nous-mêmes, sans que le seigneur Griso fût là pour nous faire la leçon ! »

— Oui-dà ; et nous exposer à gâter l’affaire principale ! répondait l’autre. Tiens, vois ; il s’est aperçu de quelque chose ; il s’arrête à nous regarder. Ah ! s’il était plus tard ! Retournons-nous-en, pour ne pas donner de soupçons. Tu vois qu’il vient du monde de tous les côtés : laissons-les aller tous au poulailler. »

Il y avait, en effet, ce bourdonnement, ce bruit confus que l’on entend dans un village lorsque le soir arrive, et qui, peu de moments après, fait place au calme solennel de la nuit. Les femmes revenaient des champs portant leurs nourrissons sur leur cou, et menant par la main leurs enfants un peu plus grands, auxquels elles faisaient réciter leurs prières du soir. Les hommes retournaient avec leurs bêches et leurs pioches sur leurs épaules. À mesure que les portes des maisons s’ouvraient, on voyait briller, çà et là, les feux allumés pour le pauvre souper des familles. On entendait échanger dans la rue des saluts et quelques mots sur l’exiguïté de la récolte et la misère de l’année ; et, dominant toutes ces voix, résonnaient dans l’air les coups réglés de la cloche qui annonçaient la fin du jour. Lorsque Renzo vit que les deux indiscrets observateurs s’étaient retirés, il continua son chemin dans l’obscurité croissante, en faisant à voix basse un rappel, tantôt par un mot, tantôt par un autre, à chacun des deux frères. La nuit était close lorsqu’ils arrivèrent à la petite maison de Lucia.

Entre la première pensée d’une entreprise terrible et son exécution (a dit un barbare qui n’était pas sans génie), l’intervalle est un songe plein de fantômes et de frayeurs. Lucia était depuis plusieurs heures dans les angoisses d’un tel songe ; et Agnese, Agnese elle-même, l’auteur du conseil, était soucieuse et ne trouvait qu’avec peine des paroles pour donner du cœur à sa fille. Mais, au moment de se réveiller, c’est-à-dire au moment de commencer l’œuvre, l’âme se trouve toute changée. À la crainte et au courage qui s’y livraient un combat, succèdent une autre crainte et un autre courage ; l’entreprise se présente à l’esprit comme une nouvelle apparition ; quelquefois ce qui effrayait le plus d’abord semble tout à coup devenu facile ; quelquefois, au contraire, se montre grand et redoutable l’obstacle auquel on avait à peine prêté attention ; l’imagination recule troublée ; les membres semblent refuser d’obéir, et le cœur faillit aux promesses qu’il avait faites avec le plus d’assurance. Au faible coup que Renzo frappa à la porte, Lucia fut saisie d’une telle terreur qu’elle résolut dans ce moment de souffrir toute chose au monde, d’être pour toujours séparée de lui, plutôt que d’exécuter la détermination qui avait été prise ; mais quand il se fut montré et qu’il eut dit : « Me voici, allons ; » quand tous les autres se montrèrent prêts à se mettre en marche, comme pour une chose arrêtée et irrévocable, Lucia n’eut ni le temps ni la force d’élever des difficultés, et comme traînée, elle prit en tremblant un bras de sa mère, un bras de son fiancé, et marcha avec l’aventureuse compagnie.

En silence, dans les ténèbres, à pas mesurés, ils sortirent de la maison et prirent leur chemin hors du village. Il eût été plus court de traverser le village même ; car ainsi l’on allait droit à la maison de don Abbondio ; mais ils choisirent l’autre voie pour n’être pas vus. Passant par des sentiers à travers les jardins et les champs, ils arrivèrent près de cette maison, et là se divisèrent. Les deux fiancés restèrent cachés derrière le coin du bâtiment ; Agnese avec eux, mais un peu plus en avant, pour courir à temps vers Perpetua et s’en emparer ; Tonio et l’imbécile Gervaso, qui ne savait rien faire de lui-même et sans lequel rien ne se pouvait faire, se présentèrent hardiment à la porte et frappèrent.

« Qui est là à cette heure-ci ? cria une voix d’une fenêtre qui s’ouvrit en ce moment. C’était la voix de Perpetua. Il n’y a pas de malades, que je sache. Serait-il arrivé quelque malheur ?

— C’est moi, répondit Tonio, avec mon frère. Nous avons à parler à M. le curé.

— Est-ce une heure de chrétien que celle-ci ? dit brusquement Perpetua. Quelle discrétion ! Revenez demain.

— Écoutez : je reviendrai ou ne reviendrai pas ; il m’est rentré je ne sais quel argent, et je venais pour acquitter cette petite dette que vous savez ; j’avais ici vingt-cinq belles berlinghe toutes neuves ; mais si cela ne se peut, patience ; je sais comment les dépenser, et je reviendrai quand j’en aurai ramassé d’autres.

— Attendez, attendez, je vais revenir. Mais pourquoi choisir une telle heure ?

— Je les ai moi-même reçues il y a peu de temps ; et j’ai pensé, comme je viens de vous le dire, que si je les mets dormir avec moi cette nuit, je ne sais trop de quel avis je pourrai être demain matin. Cependant, si l’heure ne vous plaît pas, je n’ai rien à dire ; pour moi, me voici ; et si vous ne me voulez pas, je m’en vais.

— Non, non, attendez un moment ; je vais revenir avec la réponse. »

En disant ces mots, elle referma la fenêtre. Dans ce moment Agnese se détacha d’auprès des fiancés, et après avoir dit tout bas à Lucia : « Courage ; c’est l’affaire d’un moment ; c’est comme une dent qu’on se fait arracher ; » elle vint joindre les deux frères devant la porte, et se mit à jaser avec Tonio, de manière que Perpetua, venant ouvrir, pût croire qu’elle était arrivée là par hasard, et que Tonio l’avait retenue un moment.



CHAPITRE VIII.


« Carnéade ! Qui était cet homme-là ? » se demandait à lui-même don Abbondio assis sur son grand fauteuil, dans une chambre au premier étage, avec un petit livre ouvert devant lui, lorsque Perpetua entra pour lui porter le message. « Carnéade ! c’est un nom qu’il me semble bien avoir lu quelque part ou entendu prononcer ; ce devait être un homme d’études, un grand lettré des temps anciens. C’est un nom dans ce genre-là ; mais qui diable était-ce donc ? » Tant le pauvre homme était loin de prévoir l’orage qui se formait sur sa tête !

Il faut savoir que don Abbondio se plaisait à faire chaque jour un peu de lecture, et un curé, son voisin, qui avait une petite bibliothèque, lui prêtait un volume après l’autre, le premier qui lui tombait sous la main. Celui sur lequel méditait en ce moment don Abbondio, convalescent de la fièvre de la peur, plus guéri même (quant à la fièvre), qu’il n’aurait voulu le laisser croire, était un panégyrique en l’honneur de saint Charles, prononcé, deux ans avant, avec grande emphase et écouté avec une admiration non moins grande, dans la cathédrale de Milan. Le saint y était comparé, pour l’amour de l’étude, à Archimède ; et jusque-là don Abbondio ne s’était pas trouvé embarrassé, parce que Archimède a produit des œuvres si curieuses, a tant fait parler de lui que, pour en savoir quelque chose, il n’est pas besoin d’une érudition très-vaste. Mais, après Archimède, l’orateur appelait aussi à figurer dans une comparaison Carnéade ; et ici le lecteur s’était vu arrêté tout court. Ce fut dans ce moment que Perpetua entra pour annoncer la visite de Tonio.

« À cette heure-ci ? dit aussi don Abbondio, comme c’était tout simple.

— Que voulez-vous ? Ces gens-là n’ont pas de discrétion ; mais si vous ne le prenez à la volée…

— En effet, si je ne le prends pas dans ce moment, qui sait quand je pourrai l’avoir ? Faites-le venir Eh ! eh ! êtes-vous bien sûre, au moins, que ce soit lui ?

— Diable ! » répondit Perpetua ; et elle descendit, ouvrit la porte et dit : « Où êtes-vous ? » Tonio se montra, et dans le même moment s’avança aussi Agnese qui salua Perpetua par son nom.

« Bonsoir, Agnese, dit Perpetua ; d’où venez-vous comme ça à l’heure qu’il est ?

— Je viens de… elle nomma un petit village voisin. Et si vous saviez… continua-t-elle, je m’y suis arrêtée plus longtemps, précisément à cause de vous.

— Oh ! et pourquoi ? demanda Perpetua ; et se tournant vers les deux frères : Entrez, dit-elle, je vous suis.

— Parce que, répondit Agnese, une de ces femmes qui veulent parler sans savoir les choses s’obstinait, le croiriez-vous bien ? à médire que, si vous n’aviez pas épousé Beppe Suolavecchia ni Anselmo Lunghigna, c’est parce qu’ils n’avaient pas voulu de vous. Je soutenais, moi, que vous les aviez refusés l’un et l’autre.

— Certainement. Oh ! la menteuse ! l’impudente menteuse ! Qui est cette femme ?

— Ne me le demandez pas ; je n’aime pas à mettre les gens mal ensemble.

— Vous me le direz, vous devez me le dire. Oh ! la menteuse !

— Voilà pourtant ! mais vous ne sauriez croire combien j’ai regretté de ne pas bien savoir toute l’histoire pour confondre cette personne.

— Voyez donc s’il est possible de forger ainsi des contes ! » s’écria de nouveau Perpetua ; et elle reprit aussitôt : « Quant à Beppe, tout le monde sait et a pu voir… Eh ! Tonio ! poussez la porte tout contre, et montez toujours, je vous suis. » Tonio répondit du dedans : « Oui ; » et Perpetua continua sa chaleureuse narration.

En face de la porte de don Abbondio s’ouvrait, entre deux petites maisons, une ruelle qui ensuite tournait vers les champs. Agnese marcha de ce côté, comme si elle avait voulu se mettre un peu à l’écart pour parler plus librement ; et Perpetua la suivit. Lorsqu’elles eurent tourné le coin et qu’elles furent dans un endroit d’où l’on ne pouvait plus voir ce qui se passait devant la maison de don Abbondio, Agnese toussa fort. C’était le signal ; Renzo l’entendit, sollicita d’un serrement de bras le courage de Lucia, et tous deux, sur la pointe du pied, s’avancèrent, rasant à pas de loup la muraille ; ils arrivèrent à la porte, la poussèrent doucement, doucement ; baissés et en grand silence, ils entrèrent dans le vestibule où étaient les deux frères à les attendre. Renzo repoussa la porte bien doucement encore ; et tous les quatre se mirent à monter l’escalier, ne faisant pas de bruit pour un. Arrivés sur le palier d’en haut, les deux frères s’approchèrent de la porte de la chambre, qui était sur le côté de l’escalier ; les fiancés se serrèrent contre le mur.

« Deo gratias, dit Tonio d’une voix claire et déployée.

— C’est Tonio, n’est-ce pas ? Entrez, » répondit la voix du dedans.

Le personnage appelé ouvrit la porte tout juste autant qu’il le fallait pour que lui et son frère pussent passer l’un après l’autre. La raie de lumière, qui sortit inopinément par cette ouverture et se dessina sur le carrelage obscur du palier, fit tressaillir Lucia, comme si elle était découverte. Les frères étant entrés, Tonio tira la porte après lui. Les fiancés demeurèrent immobiles dans les ténèbres, prêtant l’oreille, retenant leur souffle ; le bruit le plus fort était le battement que faisait le pauvre cœur de Lucia.

Don Abbondio, assis, comme nous l’avons dit, sur un vieux fauteuil, était enveloppé d’une vieille soutane, coiffé d’un vieux bonnet, à bourrelet circulaire[21] qui lui faisait comme une bordure autour du visage, sur lequel une petite lampe projetait sa faible lumière. Deux épaisses touffes de cheveux, qui s’échappaient de dessous le bonnet, deux épais sourcils, deux épaisses moustaches, un épais bouquet de barbe au menton, tout cela blanchi par les ans, tout cela épars sur cette face brune et ridée, pouvait se comparer à des buissons couverts de neige sortant d’une ruine de rochers, au clair de la lune.

« Ah ! ah ! fut son salut pendant qu’il ôtait ses lunettes et les mettait dans le petit livre.

— Monsieur le curé dira que je suis venu tard, dit Tonio en s’inclinant, ce que fit aussi, mais plus gauchement, Gervaso.

— Sûrement qu’il est tard : tard de toutes les manières. Vous savez, n’est-ce pas, que je suis malade ?

— Oh ! j’en suis fâché.

— Vous devez l’avoir entendu dire ; je suis malade, et je ne sais quand je pourrai sortir… Mais pourquoi avez-vous mené avec vous ce… ce garçon ?

— Comme ça, par compagnie, monsieur le curé.

— Allons, voyons.

— Ce sont vingt-cinq berlinghe neuves, de celles qui ont le saint Ambroise à cheval, dit Tonio en tirant un petit paquet de sa poche.

— Voyons, répéta don Abbondio ; et, prenant le paquet, il remit ses lunettes, l’ouvrit, en sortit les berlinghe, les compta, les tourna, les retourna, les trouva sans défaut.

— Maintenant, monsieur le curé, vous me donnerez le collier de ma Tecla.

— C’est juste, répondit don Abbondio ; puis il alla vers une armoire, tira une clef de sa poche, et, regardant autour de lui comme pour tenir éloignés les spectateurs, il ouvrit en partie l’une des portes, remplit de sa personne l’ouverture, mit la tête dedans pour regarder, et un bras pour prendre le collier, le prit, et, refermant l’armoire, le remit à Tonio, en disant : C’est-il bien ?

— À présent, dit Tonio, ayez la bonté de mettre un peu de noir sur du blanc.

— Encore ceci ! dit don Abbondio ; ils les savent toutes. Eh ! comme le monde est devenu méfiant ! Est-ce que vous ne vous fiez pas à moi ?

— Comment, monsieur le curé ! Si je m’y fie ? Vous me faites injure. Mais, comme mon nom est sur le gros livre, du côté de la dette… par cette raison, puisque vous avez déjà pris la peine d’écrire une fois, il paraît à propos… de la vie à la mort…

— Bien, bien, interrompit don Abbondio, et, en grommelant, il tira à lui un tiroir de sa table, en sortit écritoire, plume et papier, et se mit à écrire, répétant de la voix les mots à mesure qu’ils sortaient de la plume. Pendant ce temps, Tonio, et, à un signe de celui-ci, Gervaso, se mirent debout devant la table, de manière à ôter au curé la vue de la porte ; et, comme par désœuvrement, ils allaient frottant de leurs pieds le plancher, pour donner à ceux qui étaient dehors le signal d’entrer, et pour couvrir en même temps le bruit de leurs pas. Don Abbondio, tout à son affaire d’écriture, ne prenait pas garde à autre chose. Au frottement des quatre pieds, Renzo saisit un bras de Lucia, le serra pour qu’elle prît courage, et s’avança la traînant après lui toute tremblante ; car, d’elle-même, elle n’eût pu venir. Ils entrèrent tout doucement, sur la pointe du pied, retenant leur haleine, et se cachèrent derrière les deux frères. Cependant, don Abbondio, ayant fini d’écrire, relut attentivement, sans lever les yeux de dessus le papier, plia la feuille en quatre en disant : « Serez-vous content cette fois ? » et, prenant d’une main sur son nez ses lunettes, de l’autre il présenta le papier à Tonio, en relevant la tête. Tonio, en même temps qu’il tendait la main pour prendre le papier, se retira d’un côté ; Gervaso, sur un signe qu’il lui fit, se retira de l’autre, et, au milieu, comme par la subite division d’une décoration de théâtre, apparurent Renzo et Lucia. Don Abbondio vit confusément d’abord, vit clair ensuite, s’effraya, s’étonna, se courrouça, réfléchit, prit une résolution ; tout cela dans le temps que Renzo mit à prononcer les mots : « Monsieur le curé, en présence de ces témoins, voici ma femme. » Ses lèvres n’étaient pas encore revenues au repos, que don Abbondio, laissant tomber le papier, avait déjà empoigné de la main gauche et soulevé la lampe, saisi de la droite et tiré violemment à lui le tapis qui couvrait la table, jetant à terre livre, papier, écritoire et sablier, et que, d’un bond fait sur lui-même entre la table et le fauteuil, il s’était rapproché de Lucia. La pauvre fille, avec sa voix douce et dans ce moment toute tremblante, avait à peine pu dire : « Et voici » que don Abbondio lui avait incivilement jeté le tapis sur la tête et la figure, pour l’empêcher d’achever la formule. Et tout aussitôt, laissant tomber la lampe qu’il tenait de l’autre main, il se servit des deux ensemble pour la coiffer du tapis, si bien qu’il l’étouffait presque. En même temps, il criait de toute sa force de ses poumons : « Perpetua ! Perpetua ! à la trahison ! au secours ! » Le lumignon, mourant sur le plancher, jetait une lumière pâle et vacillante sur Lucia, qui, tout à fait égarée, ne cherchait pas même à se dégager, et pouvait être prise pour une statue ébauchée en terre glaise, sur laquelle l’artiste a jeté un linge humide. Toute lumière ayant enfin cessé, don Abbondio laissa la pauvre fille, et alla cherchant à tâtons la porte qui donnait dans une chambre plus reculée, la trouva, entra dans cette chambre, se ferma dedans, sans cesser de crier : « Perpetua ! à la trahison ! au secours ! Sortez de cette maison ! Sortez de chez moi ! » Dans l’autre pièce, tout était désordre et confusion ; Renzo, tâchant d’arrêter le curé, et ramant de ses mains comme s’il jouait à colin-maillard, était arrivé à la porte et frappait en criant : « Ouvrez, ouvrez, ne faites pas de tapage. » Lucia appelait Renzo d’une voix défaillante, et disait d’un ton de prière : « Allons-nous-en, allons-nous-en, pour l’amour de Dieu. » Tonio, à quatre pattes, balayait de ses mains le plancher, pour ravoir, s’il pouvait, sa quittance. Gervaso, mourant de peur, criait, sautait au hasard, cherchant la porte de l’escalier pour se sauver.

Au milieu de cette scène si étrangement agitée, nous ne saurions ne pas nous arrêter un moment à faire une remarque. Renzo, qui portait le trouble nuitamment dans la maison d’autrui, qui s’y était introduit par une manœuvre furtive, et qui tenait le maître lui-même assiégé dans une chambre, a toute l’apparence d’un oppresseur ; et dans le fait, néanmoins, c’était lui qui était l’opprimé. Don Abbondio, surpris, mis en fuite, épouvanté, pendant qu’il vaquait tranquillement à ses occupations, semblerait la victime ; et, en réalité pourtant, l’injustice était de son côté. Ainsi va souvent le monde… je veux dire qu’il allait ainsi au dix-septième siècle.

L’assiégé, voyant que l’ennemi ne faisait pas mine de retraite, ouvrit une croisée qui donnait sur la place de l’église, et se mit à crier : « Au secours ! Au secours ! » Il faisait le plus beau clair de lune du monde : l’ombre de l’église, et plus loin l’ombre du clocher allongée en pointe aiguë, s’étendait obscure et nettement tracée sur le sol herbeux et tout éclairé de la place : chaque objet se pouvait distinguer presque comme de jour. Mais, à quelque distance qu’arrivât le regard, nul indice d’être vivant ne se montrait. Contre le mur latéral de l’église, cependant, et précisément du côté du presbytère, était un petit réduit, une étroite loge où couchait le sacristain. Celui-ci fut réveillé par ces cris étranges, fit un bond sur son lit, en descendit précipitamment, ouvrit une petite fenêtre, mit la tête dehors, ayant les yeux encore à demi fermés, et dit : « Qu’est-ce que c’est ?

— Courez, Ambrogio ! au secours ! du monde chez moi, cria vers lui don Abbondio. — J’y vais tout de suite, » répondit l’autre : il retira sa tête, referma la fenêtre, et, quoique à demi endormi et plus qu’à demi transi de peur, il trouva sur-le-champ un expédient pour donner plus de secours qu’il ne lui en était demandé, sans se mettre lui-même dans la bagarre, quelle qu’elle pût être. Il prend ses chausses qu’il tenait sur son lit, les met sous son bras comme un chapeau de gala, et descend par sauts un petit escalier de bois ; il court au clocher, saisit la corde de la moins petite des deux cloches qui s’y trouvaient, et sonne à manière de tocsin.

Ton, ton, ton, ton : les villageois couchés dans leur lit se mettent d’un bond sur leur séant ; les jeunes garçons étendus au grenier sur la paille prêtent l’oreille et se dressent. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? Le tocsin ! Est-ce le feu ? des voleurs ? des brigands ? Plusieurs femmes conseillent à leurs maris, les prient de ne pas bouger, de laisser courir les autres : quelques-uns se lèvent et vont à la fenêtre : les poltrons, comme s’ils se rendaient aux prières qui leur sont faites, retournent sous les couvertures : les plus curieux et les plus braves descendent pour prendre leurs fourches et leurs fusils et courir au bruit : d’autres restent pour voir.

Mais, avant qu’ils fussent tous prêts, avant même qu’ils fussent bien dégagé du sommeil, le bruit était parvenu aux oreilles d’autres personnes qui veillaient non loin de là, debout et leurs habits sur le corps : les bravi dans un endroit, Agnese et Perpetua dans un autre. Nous dirons d’abord brièvement ce qu’avaient fait les premiers, depuis le moment où nous les avons laissés, partie dans la masure, et partie au cabaret. Ces trois-ci, lorsqu’ils virent toutes les portes fermées et la rue déserte, sortirent à la hâte, comme s’ils s’étaient aperçus qu’il était tard, et en disant qu’ils allaient tout de suite reprendre le chemin de leur demeure : ils firent un tour dans le village pour bien reconnaître si chacun était rentré chez soi ; et en effet ils ne rencontrèrent âme qui vive et n’entendirent pas le moindre bruit. Ils passèrent aussi bien en silence devant notre pauvre petite maison, la plus tranquille de toutes, puisqu’il n’y avait personne. Ils allèrent alors directement à la masure, et firent leur rapport au seigneur Griso. Aussitôt celui-ci mit sur sa tête un grand chapeau rabattu, sur ses épaules un manteau de toile cirée garni de coquilles, prit un bourdon de pèlerin, dit : « Marchons en bravi ; silence et attention aux ordres, » s’achemina le premier, les autres à sa suite ; et en un moment ils arrivèrent à la petite maison par un chemin opposé à celui par lequel notre petite troupe s’en était éloignée, allant, elle aussi, à son expédition. Le Griso arrêta son monde à quelques pas de distance, s’avança seul pour explorer les lieux, et, voyant tout désert et tranquille au dehors, il fit venir à lui deux de ses brigands, leur donna l’ordre d’escalader sans bruit le mur qui entourait la cour, et, une fois dedans, de se cacher dans un coin derrière un figuier touffu qu’il avait remarqué le matin. Cela fait, il frappa un petit coup à la porte, avec l’intention de se dire un pèlerin égaré qui demandait asile jusqu’au jour. Personne ne répond. Il frappe de nouveau un peu plus fort ; pas même un chut en retour. Alors il va chercher un troisième bandit, le fait descendre dans la cour, de la même manière que les deux autres, avec ordre de détacher bien délicatement la serrure, pour avoir libres l’entrée et la retraite. Tout s’exécute avec grande précaution et plein succès. Il va appeler les autres, les fait entrer avec lui, les envoie se cacher à côté des premiers, repousse la porte bien doucement, y pose en dedans deux sentinelles et va droit à la porte de la maison, frappe encore là et il attend : il pouvait attendre. Doucement, très-doucement, il force encore cette serrure : personne du dedans ne dit : Qui est là ? personne ne se fait entendre. Ce ne saurait aller mieux. En avant donc : « Pst ! » il appelle ceux du figuier, entre avec eux dans la chambre d’en bas où le matin il avait méchamment attrapé ce certain morceau de pain. Il tire de sa poche amadou, pierre, briquet, allumettes, allume une petite lanterne, entre dans l’autre chambre plus au fond, pour s’assurer que personne ne s’y trouve : il n’y a personne. Il revient, va vers la porte de l’escalier, regarde, prête l’oreille : solitude et silence. Il laisse au rez-de-chaussée deux autres sentinelles, se fait suivre du Grignapoco, un bravo du comté de Bergame, qui devait seul menacer, apaiser, commander, être en un mot celui qui parlerait, afin que son langage pût faire croire à Agnese que l’expédition venait de ces contrées. Avec cet homme à ses côtés, et les autres derrière lui, le Griso monte en tapinois, maudissant en son cœur chaque marche qui craque, chaque pas de ses coquins qui fait du bruit. Enfin il est en haut. Ici le gîte du lièvre. Il pousse du bout des doigts la porte qui donne entrée dans la première chambre ; la porte cède, une petite ouverture se fait : il y présente l’œil ; c’est tout obscur : il y présente l’oreille, pour entendre si quelqu’un souffle, ronfle, remue de quelque manière là-dedans ; rien : donc, en avant : il met la lanterne devant son visage, pour voir sans être vu, ouvre tout à fait la porte, voit un lit, il y court : le lit est fait et uni, le revers de la couverture proprement rangé sur le chevet. Il plie les épaules, se tourne vers sa troupe, fait signe qu’il va voir dans l’autre chambre et qu’on ait à le suivre bien doucement : il y entre, fait le même manège, ne trouve rien de plus. « Que diable est ceci ? dit-il alors, quelque chien de traître nous aurait-il vendus ? » Ils se mettent tous, avec moins de précaution à regarder, à fureter dans tous les coins, ils mettent la maison sens dessus dessous. Pendant que ceux-ci sont à cette besogne, les deux qui font la garde à la porte de la rue entendent la marche de petits pieds qui s’avancent en se pressant : ils s’imaginent que celui qui vient, quel qu’il puisse être, passera droit : ils restent cois, et à tout événement se tiennent sur le qui vive. Dans le fait, les petits pieds s’arrêtent précisément devant la porte. C’était Menico qui accourait, envoyé par le père Cristoforo, pour dire aux femmes qu’au nom du ciel elles se sauvassent de leur maison à l’instant même et s’allassent réfugier au couvent, parce que… le pourquoi, vous le savez. Il prend la poignée extérieure de la serrure pour frapper, et sent cette serrure branler dans ses doigts, déclouée et, détachée. — Qu’est-ce que ceci ? — pense-t-il, et il pousse timidement la porte : elle s’ouvre… Menico met, non sans grande crainte, le pied dans la cour, et tout à coup il se sent saisir par les deux bras, en même temps que deux voix, l’une à droite, l’autre à gauche, lui disent d’un ton bas mais menaçant : « Silence, ou tu es mort ! » L’enfant, tout au contraire, pousse un grand cri : l’un des bandits lui met la main sur la bouche : l’autre sort un coutelas pour lui faire peur. Le pauvre Menico tremble comme la feuille et n’essaie même plus de crier ; mais au même instant, comme à sa place et sur un ton bien différent, se fait entendre ce premier coup de cloche si imprévu, et à la suite une tempête d’autres coups l’un touchant l’autre. Qui est en faute est en crainte, dit le proverbe milanais : l’un et l’autre des deux coquins crut entendre, dans ces coups son nom, son prénom, son surnom : ils lâchent les bras du petit garçon, retirent précipitamment les leurs, ouvrent toutes grandes leur main et leur bouche, se regardent dans les yeux, et courent vers la maison où était le gros de la troupe. Menico se sauve à toutes jambes dans la rue du côté du clocher, où à coup sûr il devait y avoir quelqu’un. Les autres bandits qui fouillaient la maison de la cave au grenier n’ont pas été moins frappés du terrible tintement, ils se troublent, vont et viennent, en désordre, se croisent, s’entre-choquent : chacun cherche le chemin le plus court pour gagner la porte. Et pourtant c’étaient tous gens éprouvés et habitués à montrer leur face à l’ennemi : mais ils ne purent tenir ferme contre un péril indéterminé et qui ne s’était pas fait voir un peu de loin avant de tomber sur eux. Il fallut toute la supériorité du Griso pour les tenir réunis, de manière que ce fût une retraite et non une fuite. Comme le chien qui accompagne un troupeau de pourceaux court tantôt ici, tantôt là, sur ceux qui se débandent, prend aux dents l’oreille de l’un et le tire vers le troupeau, de son nez en pousse un autre, aboie contre un autre encore qui sort en ce moment de la file, de même le pèlerin saisit au toupet l’un de ces hommes qui déjà touchait le seuil de la porte et le retire violemment en arrière ; il repousse en arrière avec son bourdon celui-ci, celui-là, qui s’y dirigeaient ; il crie après les autres qui courent en tout sens sans savoir où, et fait tant qu’il les rallie tous au milieu de la cour. « Vite, vite ! pistolets en main, couteaux prêts à jouer ; tous ensemble, et puis nous irons ; c’est ainsi que l’on va. Qui voulez qui nous touche si nous nous tenons bien ensemble, grands butors que vous êtes ? Mais si nous nous laissons attraper un à un, les paysans mêmes nous rosseront. Fi donc ! suivez-moi et marchez unis. » Après cette courte harangue, il se mit à leur tête, et sortit le premier. La maison, comme nous l’avons dit, était au bout du village : le Griso prit le chemin qui menait dehors, et tous le suivirent en bon ordre.

Laissons-les aller, et retournons un pas en arrière pour rejoindre Agnese et Perpetua que nous avons laissées dans un certain petit chemin. Agnese avait tâché d’éloigner l’autre le plus possible de la maison de don Abbondio ; et pendant quelque temps la manœuvre avait réussi. Mais tout à coup la servante s’était souvenue de la porte restée ouverte, et avait voulu retourner. Il n’y avait rien à dire à cela : Agnese, pour ne pas lui donner de soupçon, avait été obligée de tourner avec elle et de la suivre, tâchant néanmoins de la retenir chaque fois qu’elle la voyait bien animée dans le récit de ses mariages manqués. Elle faisait semblant de lui prêter grande attention, et, de temps en temps, pour le lui marquer ou pour soutenir le babil, elle disait : « Certainement, maintenant je vois ce que c’est : c’est très-bien, la chose est claire ; et puis ? et lui ? et vous ? » Mais pendant le manège elle se tenait à elle-même un autre discours. « Seront-ils sortis maintenant ? ou bien y sont-ils encore ? Quels étourdis nous avons été tous les trois, en ne songeant pas à convenir de quelque signal pour m’avertir quand ce serait fait ! C’est une fière sottise ! Mais elle est faite : il n’y a plus à présent d’autre remède que d’amuser cette femme le plus longtemps que je pourrai : au pis aller, ce sera un peu de temps perdu. » Ainsi, à petites marches et à petites pauses, elles étaient revenues jusqu’à peu de distance de la maison de don Abbondio qu’elles ne voyaient pourtant pas encore, à cause du coin ; et Perpetua, se trouvant à un point important de la narration, s’était laissée arrêter sans faire résistance, sans même s’en apercevoir, quand tout à coup vint retentissant d’en haut, dans le vide immobile de l’air, dans le vaste silence de la nuit, ce premier cri désordonné de don Abbondio : « Au secours ! Au secours !

— Miséricorde ! qu’est-il arrivé ? cria Perpetua, et elle voulut courir.

— Qu’y a-t-il donc ? qu’y a-t-il ? dit Agnese en la retenant par sa jupe.

— Miséricorde ! Est-ce que vous n’avez pas entendu ? répliqua l’autre en se dégageant.

— Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il donc ? répéta Agnese en lui prenant le bras.

— Diable de femme ! » s’écria Perpetua, en la repoussant pour se mettre en liberté ; et elle prit sa course. Dans ce moment se fit entendre, plus éloigné, plus aigu, plus bref, le grand cri de Menico.

« Miséricorde ! » crie Agnese à son tour ; et la voilà courant après l’autre. Elles avaient à peine levé les talons quand la cloche tinta : un coup, deux, trois, et cela se suit. C’eût été pour elles des éperons, si elles en avaient eu besoin. Perpetua arrive de quelques instants la première. Tandis qu’elle veut pousser la porte, la porte s’ouvre à plein du dedans, et sur le seuil paraissent Tonio, Gervaso, Renzo, Lucia, qui, ayant trouvé l’escalier, en avaient sauté les marches quatre à quatre, et, entendant ensuite cette terrible sonnerie, couraient de toutes leurs forces pour se sauver.

« Qu’est-ce donc ? qu’est-ce que c’est ? » demanda Perpetua tout essoufflée aux deux frères qui lui répondirent par une bonne poussée et tournèrent le coin. « Et vous ! comment ! que faites-vous ici ? » demanda-t-elle ensuite à l’autre couple quand elle en eut reconnu les figures. Mais ceux-ci sortirent de même sans répondre. Perpetua, pour se porter au plus vite là où le besoin était le plus grand, ne fit pas d’autres questions, entra précipitamment dans le vestibule et courut, du mieux qu’elle put dans l’obscurité, vers l’escalier.

Les deux fiancés demeurés tels se trouvèrent en face d’Agnese qui arrivait avec tout son trouble.

« Ah ! vous voilà ! dit celle-ci, ayant peine à tirer les mots de son gosier, comment ça s’est-il passé ? pourquoi cette cloche ? il me semble avoir entendu…

— À la maison, à la maison, dit Renzo, avant qu’il vienne du monde ; » et ils en prenaient le chemin. Mais Menico arrive en courant, les reconnaît, les arrête, et encore tout tremblant leur dit : « Où allez-vous ? Retournez, retournez : par ici, au couvent.

— Est-ce toi qui ? commençait à dire Agnese.

— Qu’est-ce donc qu’il y a ? demandait Renzo ; Lucia, de plus en plus égarée, se taisait et tremblait.

— Il y a le diable dans votre maison, reprit Menico haletant. Je les ai vus, moi, ils ont voulu me tuer ; le père Cristoforo l’a dit ; et vous aussi, Renzo, il a dit que vous veniez tout de suite ; et au surplus je les ai vus, moi. Quel bonheur que je vous trouve tous ici ! je vous parlerai quand nous serons dehors. »

Renzo, qui des trois avait le mieux sa tête, pensa que par ici ou par là il fallait s’en aller promptement avant qu’il accourût du monde, et que ce qu’il y avait de plus sûr était de faire ce que Menico conseillait ou plutôt ce qu’il commandait avec la force d’un être plein d’épouvante. En chemin ensuite, et une fois hors de danger, on pourrait demander à l’enfant une explication plus claire. « Passe devant, lui dit-il. Allons avec lui, dit-il aux femmes. » Ils retournèrent sur leurs pas, marchèrent grand train vers l’église, traversèrent la place où par bonheur il n’y avait encore personne, entrèrent dans un petit chemin qui se trouvait entre l’église et la maison de don Abbondio ; puis, à la première trouée qu’ils trouvèrent dans une haie, ils passèrent par là, et cheminèrent à travers champs.

Ils n’étaient peut-être pas encore à cinquante pas lorsque les gens du village commencèrent à arriver en courant sur la place, et le nombre en augmentait à chaque instant. Ils se regardaient les uns les autres : chacun avait une question à faire, personne une réponse à donner. Les premiers arrivés coururent à la porte de l’église : elle était fermée. Ils coururent au clocher par dehors ; et l’un d’eux, mettant la bouche à une petite fenêtre, à une espèce de barbacane, cria dedans : « Que diable y a-t-il donc ? » Quand Ambrogio entendit une voix connue, il laissa aller la corde ; et certain, par le bourdonnement du dehors, que bien du monde était accouru, il répondit : « Je vais ouvrir. » Il passa à la hâte le vêtement qu’il avait apporté sous son bras, vint par l’intérieur à la porte de l’église et l’ouvrit.

« Qu’est-ce que tout ce vacarme ? — Qu’y a-t-il donc ? — Où est-il ? — Qui est-ce ?

— Comment, qui c’est ? dit Ambrogio, tenant d’une main l’un des battants de la porte et de l’autre le haut de ce certain vêtement qu’il s’était tant pressé de mettre. Comment ! vous ne le savez pas ? du monde dans la maison de M. le curé. Allons, enfants : du secours ! » Tous se tournent vers cette maison, s’en approchent en foule, regardent en haut, prêtent l’oreille : tout est tranquille. D’autres courent du côté de la porte : elle est fermée, et rien ne marque qu’on y ait touché. Eux aussi regardent en haut ; pas une fenêtre n’est ouverte : on n’entend pas le moindre bruit.

« Qui est-là dedans ? — Ohé ? ohé ? — Monsieur le curé ! — Monsieur le curé ! »

Don Abbondio, qui, aussitôt après s’être aperçu de la fuite des assaillants, s’était retiré de la fenêtre et l’avait refermée, et qui dans ce moment était à se chamailler tout bas avec Perpetua qui l’avait laissé seul dans un embarras si fâcheux, fut obligé, lorsqu’il s’entendit appeler par la voix du peuple, de revenir à la fenêtre ; et, voyant le secours si grand, il se repentit de l’avoir demandé.

« Qu’est-il arrivé ? — Que vous a-t-on fait ? — Qui sont ces gens-là ? — Où sont-ils ? — lui criaient cinquante voix ensemble.

— Il n’y a plus personne ; je vous remercie ; vous pouvez retourner chez vous.

— Mais qui était-ce ? — Où sont-ils allés ? — Qu’est-ce qui est arrivé ?

— De mauvaises gens, des gens qui rôdent la nuit ; mais ils ont pris la fuite : retournez chez vous ; il n’y a plus rien : une autre fois, mes enfants, je vous remercie de votre bon cœur. » Et cela dit, il se retira et ferma la fenêtre. Alors quelques-uns commencèrent à murmurer, d’autres à se moquer, d’autres à jurer, d’autres pliaient les épaules et s’en allaient, lorsqu’arriva un homme tellement hors d’haleine qu’il avait peine à former ses mots. Celui-ci avait sa demeure presque en face de celle de nos femmes, et, attiré par le bruit à sa fenêtre, il avait vu dans la petite cour tout le mouvement et le désordre des bravi, lorsque le Griso se donnait tant de peine pour les rallier. Quand il eut repris sa respiration, il cria : « Que faites-vous ici, bonnes gens ? Ce n’est pas ici qu’est le diable : il est là-bas au bout de la rue, à la maison d’Agnese Mondella : des gens armés ; ils sont dedans ; ils ont l’air de vouloir tuer un pèlerin ; qui sait ce que diable ce peut être ?

— Quoi ? — Qu’est-ce que c’est ? — Quoi ? Et ici commence une délibération tumultueuse. Il faut aller. — Il faut voir. — Combien sont-ils ? — Combien sommes-nous ? — Qui sont-ils ? — Le consul ! le consul !

— Me voilà, répond le consul du milieu de la foule, me voilà ; mais il faut m’aider, il faut m’obéir. Vite : où est le sacristain ? À la cloche, à la cloche ! Vite, quelqu’un qui coure à Lecco chercher du secours : Venez tous ici »

Qui accourt, qui se glisse entre un homme et l’autre et s’esquive : le tumulte était grand lorsqu’en voici encore un qui a vu les brigands partir à la hâte, et qui crie : « Courez, braves gens ! des voleurs ou des bandits qui se sauvent avec un pèlerin : ils sont déjà hors du village : donnons dessus ! donnons dessus. » À cet avis, sans attendre les ordres du chef, ils partent en masse et courent pêle-mêle le long de la rue : à mesure que l’armée s’avance, quelques-uns de ceux de l’avant-garde ralentissent le pas, se laissent dépasser et se glissent dans le corps de bataille : les derniers poussent en avant : l’essaim tout en confusion arrive enfin au lieu indiqué. Les traces de l’invasion étaient récentes et manifestes ; la porte extérieure tout ouverte, la serrure enfoncée ; mais les auteurs du fait avaient disparu. On entre dans la cour, on va à la porte de la maison : elle est, comme l’autre, ouverte et forcée : on appelle : « Agnese ! Lucia ! Le pèlerin ! Où est le pèlerin ? Stefano l’aura rêvé, son pèlerin. — Non, non, Carlandrea aussi l’a vu. Ohé, pèlerin ! — Agnese ! Lucia ! Personne ne répond. Ils les ont enlevées ! Ils les ont enlevées ! » Il y en eut alors qui, élevant la voix, proposèrent de poursuivre les ravisseurs, disant que c’était une infamie, et qu’il y aurait honte pour le pays si tout coquin pouvait impunément venir en emporter les femmes, comme le milan emporte les petits poulets de dessus une aire déserte. Nouvelle délibération et plus tumultueuse encore : mais l’un d’eux (et l’on n’a jamais bien su qui c’était) jeta parmi la troupe le bruit qu’Agnese et Lucia s’étaient mises en sûreté dans une maison. Ce bruit courut rapidement, obtint créance ; on ne parla plus de donner la chasse aux fugitifs, et la troupe s’éparpilla, chacun retournant à sa demeure. Ce ne fut alors que mélange confus de voix, mouvement bruyant dans tout le village : des portes où l’on frappait et qui s’ouvraient, des lampes qui paraissaient et disparaissaient, les questions des femmes par la fenêtre, les réponses données de la rue. Puis, lorsque celle-ci redevint déserte et calme, les discours continuèrent à l’intérieur des maisons, et moururent dans les bâillements, pour recommencer au matin. Il n’y eut cependant point d’autres événements, si ce n’est que ce matin même, le consul étant dans son champ, le menton dans l’une de ses mains, le coude appuyé sur le manche de sa bêche à demi enfoncée en terre, et le pied levé sur le fer de l’instrument, ce consul étant, dis-je, à réfléchir sur les mystères de la nuit passée et sur la raison composée de ce qu’il avait charge et de ce qu’il lui convenait de faire, vit venir à lui deux hommes de très-robuste apparence, chevelus comme deux rois des Francs de la première race, et fort ressemblants d’ailleurs à ces deux individus qui cinq jours auparavant s’étaient trouvés sur les pas de don Abbondio, si ce n’étaient les mêmes. Ces hommes, d’une manière encore moins cérémonieuse, signifièrent au consul qu’il eût à se bien garder de faire aucune déposition au podestat du fait advenu, de dire la vérité s’il était interrogé sur ce fait, d’en causer, d’y faire causer les villageois, le tout en tant qu’il tiendrait à l’espérance de mourir de maladie.

Nos pauvres fugitifs marchèrent quelque temps d’un pas rapide en silence, se retournant, tantôt l’un, tantôt l’autre, pour regarder si personne ne les poursuivait, souffrant tout à la fois par la fatigue de leur fuite, par leur anxiété durant la chanceuse entreprise, par le chagrin de la voir manquée, par l’appréhension confuse du nouveau danger qui venait obscurément se présenter. Le sentiment de leur peine était rendu plus pénétrant encore par ce bruit continuel des coups pressés de la cloche qui, s’ils devenaient dans l’éloignement plus faibles et moins distincts, semblaient par cela même prendre je ne sais quoi de plus lugubre et de plus sinistre. Enfin la cloche se tut. Se trouvant alors dans un champ où il n’y avait nulle habitation, n’entendant aucun bruit autour d’eux, ils ralentirent leur marche, et Agnese fut la première qui, reprenant haleine, rompit le silence pour demander à Renzo comment la chose s’était passée, et à Menico ce que c’était que ce diable dans la maison. Renzo raconta brièvement sa triste histoire ; et tous les trois se tournèrent vers l’enfant, qui rapporta plus clairement l’avis du père, après quoi il fit le récit de ce qu’il avait vu et risqué lui-même, et où n’était que trop la confirmation de cet avis. Ceux qui l’écoutaient en comprirent plus qu’il n’avait su dire : à cette révélation, ils frissonnèrent, s’arrêtèrent tous trois en même temps, échangèrent entre eux un regard d’épouvante ; et aussitôt, d’un mouvement unanime, tous trois mirent la main sur la tête ou sur les épaules du petit garçon, comme pour le caresser, pour le remercier tacitement d’avoir été pour eux un ange tutélaire, pour lui montrer la compassion qu’ils ressentaient de l’alarme qu’il avait éprouvée, du danger qu’il avait couru pour leur salut, et pour lui en demander en quelque sorte pardon. « Maintenant retourne à ta maison, pour que tes parents ne soient pas plus longtemps en peine sur ton compte, lui dit Agnese ; et, se rappelant les papaglinde promises, elle en prit quatre dans sa poche et les lui donna, ajoutant : « Prie le Seigneur que nous nous revoyions bientôt, et alors… » Renzo lui donna une berlinga neuve et lui recommanda beaucoup de ne point parler de la commission qu’il avait reçue du père ; Lucia le caressa de nouveau, lui dit adieu d’une voix affligée ; l’enfant attendri les salua tous, et s’en retourna. Ils se remirent en marche tout pensifs, les femmes devant, Renzo après elles, comme leur servant d’escorte. Lucia se tenait serrée au bras de sa mère, et se dérobait doucement et avec adresse à l’aide que le jeune homme lui offrait dans les pas difficiles de ce voyage hors des chemins frayés ; confuse intérieurement, au milieu même de son trouble, d’avoir été si longtemps seule avec lui et d’une manière si familière, lorsqu’elle s’attendait à devenir sa femme dans peu de moments. Maintenant que ce rêve était si douloureusement évanoui, elle se repentait d’avoir été trop loin, et, parmi tant de raisons de trembler, elle tremblait aussi par cette pudeur qui ne naît pas de la triste science du mal, par cette pudeur qui s’ignore elle-même, semblable à la peur de l’enfant qui tremble dans les ténèbres sans savoir pourquoi.

« Et la maison ? » dit une fois Agnese. Mais, quelque importante que fût la question, personne n’y répondit, parce que personne n’avait une réponse satisfaisante à y faire. Ils poursuivirent leur chemin en silence, et bientôt enfin ils débouchèrent sur la petite place qui se trouvait devant l’église du couvent. Renzo, se présentant à la porte, la poussa légèrement. Par le fait la porte s’ouvrit ; et la lumière de la lune, passant par cette ouverture, éclaira la figure pâle et la barbe argentée du père Cristoforo qui était là debout à attendre. Lorsqu’il eut vu qu’il ne manquait personne : « Dieu soit loué ! » dit-il, et il leur fit signe d’entrer. Un autre capucin était à ses côtés : c’était le frère lai sacristain que, par ses raisonnements et ses prières, il avait décidé à veiller avec lui, à laisser la porte seulement poussée et à s’y tenir en sentinelle, pour recevoir ces pauvres gens menacés ; et il n’avait rien moins fallu que l’autorité du père et sa réputation de saint pour obtenir du frère un acte de condescendance incommode, dangereux et contraire à la règle. Lorsqu’ils furent entrés, le père Cristoforo repoussa bien doucement la porte. Alors le sacristain n’y tint plus, et, tirant le père à l’écart, il lui murmura tout bas à l’oreille : « Mais, père, père ! de nuit… dans l’église… avec des femmes… fermer… la règle… Mais, père ! » et il secouait la tête. Pendant qu’il articulait péniblement ces mots : « Voyez pourtant ! se disait le père Cristoforo, si c’était un brigand poursuivi, frère Fazio ne lui ferait pas la moindre difficulté ; et pour une pauvre innocente qui se sauve des griffes du loup… — Omnia munda mundis[22], » dit-il ensuite en se tournant subitement vers le frère Fazio et oubliant que celui-ci n’entendait pas le latin. Mais cet oubli fut précisément ce qui fit effet. Si le père avait entrepris de discuter par des raisons, frère Fazio n’aurait pas manqué d’autres raisons à lui opposer ; et Dieu sait quand et comment le débat aurait pris terme. Mais, en entendant ces paroles pleines d’un sens mystérieux, et prononcées d’une manière si résolue, il lui sembla qu’elles devaient contenir la solution de tous ses doutes. Il se calma et dit : « Suffit : vous en savez plus que moi.

— Soyez tranquille, » répondit le père Cristoforo ; et, à la lueur douteuse de la lampe qui brûlait devant l’autel, il s’approcha des réfugiés qui attendaient dans l’incertitude, et leur dit : « Mes enfants, remerciez le Seigneur qui vous a sauvés d’un grand péril. Peut-être en ce moment…! » Et ici il se mit à expliquer ce qu’il leur avait fait dire par le petit messager ; car il ne soupçonnait pas qu’ils en sussent plus que lui, et il supposait que Menico les avait trouvés tranquilles dans leur maison, avant que les brigands y arrivassent. Personne ne le détrompa, pas même Lucia, qui pourtant éprouvait un certain remords d’une semblable dissimulation envers un tel homme ; mais c’était la nuit des imbroglios et des faux semblants.

« Après choses pareilles, continua-t-il, vous voyez bien, mes enfants, que ce pays n’est maintenant pas sûr pour vous. C’est le vôtre ; vous y êtes nés ; vous n’avez fait de mal à personne, mais Dieu le veut ainsi. C’est une épreuve, mes enfants : supportez-la avec patience, avec confiance, sans haine, et soyez sûrs qu’un temps viendra où vous vous trouverez heureux de ce qui vous arrive aujourd’hui. Je me suis occupé de vous procurer un refuge pour ces premiers moments. Bientôt, j’espère, vous pourrez revenir sans risques dans vos demeures ; quoi qu’il en soit, Dieu prendra soin de vous selon votre plus grand avantage ; et moi, bien certainement, je m’efforcerai de reconnaître la grâce qu’il me fait en me choisissant pour son ministre auprès de vous, ses pauvres et chers affligés. Vous, poursuivit-il en se tournant vers les deux femmes, vous pourrez vous arrêter à ***. Là vous serez suffisamment écartées du danger, et en même temps pas trop loin de chez vous. Demandez, en cet endroit, notre couvent ; faites appeler le père gardien ; remettez-lui cette lettre : il sera pour vous un autre frère Cristoforo. Et toi aussi, mon cher Renzo, tu dois, pour le moment, te mettre en sûreté contre la rage des autres et contre la tienne. Porte cette lettre au père Bonaventure de Lodi, à notre couvent de Porte-Orientale, à Milan. Il fera pour toi l’office de père, te guidera, te procurera de l’ouvrage, jusqu’à ce que tu puisses revenir vivre ici sans rien craindre. Allez au bord du lac, près de l’embouchure du Bione. C’est un torrent à peu de distance de Pescarenico. Là, vous verrez un bateau en station ; vous direz : barque ; on vous demandera pour quoi ; répondez : saint François. La barque vous recevra, vous transportera sur l’autre bord, où vous trouverez une carriole qui vous conduira directement jusqu’à ***. »

Celui qui demanderait comment frère Cristoforo avait aussi promptement à sa disposition des moyens de transport par eau et par terre, se montrerait peu au fait de ce qu’était le pouvoir d’un capucin tenu pour saint dans l’opinion publique.

Il restait à penser à la garde des maisons. Le père en reçut les clefs, se chargeant de les remettre à tel ou tel que Renzo et Agnese lui désignèrent. Cette dernière, en tirant la sienne de sa poche, poussa un grand soupir à l’idée que la maison était en ce moment ouverte, que le diable y avait été, — et qui sait, — se disait-elle, — ce qu’il peut y avoir encore à garder ?

« Avant que vous partiez, dit le père, prions tous ensemble le Seigneur pour qu’il soit avec vous dans ce voyage comme toujours, et surtout pour qu’il vous donne la force, qu’il vous fasse chercher la douceur de vouloir ce qu’il a voulu. » En disant ces mots, il se mit à genoux au milieu de l’église, et tous en firent de même. Après qu’ils eurent prié quelques moments en silence, le père, à voix basse, mais distinctement, prononça ces paroles : « Nous vous prions aussi pour cet infortuné qui nous a mis dans cette situation. Nous serions indignes de votre miséricorde si nous ne vous la demandions pas pour lui du fond de notre âme : il en a tant besoin ! Nous avons, nous autres, au milieu de nos tribulations, la consolation de penser que nous sommes dans la voie où vous nous avez mis : nous pouvons vous offrir nos peines, et elles deviennent pour nous un avantage. Mais lui ! il est votre ennemi. Oh ! qu’il est à plaindre ! il lutte contre vous ! ayez pitié de lui, Seigneur ; touchez son cœur, rendez-le votre ami, accordez-lui tous les biens que nous pouvons désirer pour nous-mêmes. »

S’étant ensuite levé comme à la hâte, il dit : « Allons, mes enfants, il n’y a pas de temps à perdre ; que Dieu vous garde, et que son ange vous accompagne : partez. » Et pendant qu’ils se mettaient en marche, avec cette émotion qui ne trouve pas de paroles et n’en a pas besoin pour se manifester, le père ajouta d’une voix altérée : « Le cœur me dit que nous nous reverrons bientôt. »

Certainement, le cœur, pour qui l’écoute, a toujours quelque chose à dire sur ce qui sera. Mais que sait-il, le cœur ? À peine quelque peu de ce qui fut.

Sans attendre la réponse, frère Cristoforo alla dans la sacristie ; les voyageurs sortirent de l’église ; et frère Fazio ferma la porte en leur disant adieu, ce qu’il fit lui-même d’une voix émue. Ils marchèrent sans bruit vers l’endroit de la rive qui leur avait été indiqué, y virent le bateau tout prêt, et, l’échange du mot s’étant fait, ils y entrèrent. Le batelier appuyant une rame contre le bord, s’en détacha : puis portant la main à l’autre aviron, et ramant des deux bras, il prit le large vers la rive opposée. Nul souffle de vent ne se faisait sentir ; le lac était uni et calme, il aurait semblé immobile sans le tremblement et la légère ondulation des reflets de la lune qui, du haut du ciel et comme sur un vaste miroir, y reproduisait son image. On n’entendait que le flot sur la grève où il venait lent et mourant se briser, le murmure plus lointain de l’eau se rompant contre les piles du pont, et la chute réglée de ces deux rames qui fendaient la surface azurée du lac, d’un même coup en sortaient ruisselantes et s’y plongeaient encore. L’onde, divisée par la barque et se réunissant derrière la poupe, formait une trace ridée qui allait peu à peu s’éloignant du rivage. Les passagers, silencieux, la tête tournée en arrière, regardaient les montagnes et le pays, sur lequel la lune répandait une abondante clarté, traversée çà et là de grandes ombres. On distinguait les villages, les maisons, les chaumières. Le château de don Rodrigo, avec sa tour plate, élevé au-dessus des maisonnettes groupées, au pied du promontoire, figurait comme un être féroce, qui, debout dans les ténèbres, au milieu d’êtres endormis, veillerait méditant un crime. Lucia le vit et frissonna ; elle suivit de ses regards les pentes du terrain jusqu’à son village, et les fixa vers son extrémité ; elle aperçut sa petite maison ; elle aperçut le feuillage touffu du figuier qui dépassait le mur de la cour ; elle aperçut la fenêtre de sa chambre ; et, posant le bras sur le bord de la barque au fond de laquelle elle était assise, elle baissa le front sur ce bras comme pour dormir, et pleura secrètement.

Adieu, montagnes sortant du fond des eaux et s’élevant jusqu’au ciel ; cimes inégales, connues de celui qui a passé parmi vous le premier âge de sa vie, et non moins gravées dans son esprit que les traits de ses plus proches ; torrent dont il distingue le murmure comme le son des voix domestiques ; champêtres habitations éparses et blanches sur le penchant du coteau, comme des troupeaux de brebis au pâturage ; adieu ! Qu’il est triste le pas de celui qui a grandi parmi vous et qui vous laisse ! Pour celui-là même qui, volontairement, s’éloigne de vous, poussé par l’espérance de faire fortune ailleurs, les rêves de richesse qui l’entraînent perdent en ce moment leur attrait, charme qui l’avait séduit ; il s’étonne de la résolution qu’il a pu prendre ; il retournerait sur ses pas, s’il ne pensait qu’il reviendra et reviendra riche un jour. À mesure qu’il avance dans la plaine, son œil se retire, dégoûté, lassé, de cette vaste uniformité qu’il y trouve ; l’air lui semble pesant et mort ; il entre avec tristesse et distraction dans les villes bruyantes ; ces maisons jointes à des maisons, ces rues aboutissant à des rues, lui semblent un obstacle à sa respiration ; et, devant les édifices que l’étranger admire, il pense, avec un désir inquiet, au petit champ, à la petite maison de son pays, que, depuis longtemps, il convoite et qu’il achètera lorsqu’il reviendra nanti de fonds à ses montagnes.

Mais que dire de celle qui n’avait jamais porté, au-delà de ces lieux mêmes, un désir fugitif, dont tous les projets d’avenir y étaient concentrés, et qui en est tout à coup jetée au loin par une force perverse ? Que dire de ce qu’elle ressent, lorsque, tout à la fois arrachée à ses plus chères habitudes et à ses plus douces espérances, elle abandonne les montagnes qu’elle aime, pour aller chercher des personnes inconnues qu’elle n’a jamais désiré de connaître, et lorsqu’elle ne peut même entrevoir le moment fixé pour son retour ? Adieu cette maison où elle est née, où, assise et occupée d’une pensée qui se cachait au fond de son âme, elle apprit à distinguer de tous les autres pas un pas attendu dans une mystérieuse crainte ! Adieu cette maison encore étrangère, cette maison sur laquelle tant de fois, en passant, elle avait jeté un regard à la dérobée et non sans rougir ; où son imagination se plaisait à se représenter le séjour tranquille et perpétuel d’une épouse ! Adieu cette église où son âme jouit tant de fois de sa sérénité, en chantant les louanges du Seigneur ; où une cérémonie avait été promise et préparée ; où le soupir secret du cœur devait être solennellement béni, l’amour être commandé et s’appeler saint ; adieu ! Celui qui vous donnait tant de charmes est partout, et il ne trouble jamais la joie de ses enfants que pour leur en préparer une plus grande et plus sûre.

Telle était la nature des pensées, si ce n’étaient les pensées mêmes, de Lucia, peu différentes de celles des deux autres voyageurs, pendant que la barque les rapprochait de la rive droite de l’Adda.



CHAPITRE IX.


La barque, en touchant le rivage, donna une secousse à Lucia qui, après avoir séché secrètement ses larmes, leva la tête, comme si elle se réveillait. Renzo sortit le premier, présenta sa main à Agnese qui, sortie à son tour, donna la sienne à Lucia, et tous trois remercièrent tristement le batelier. « De quoi ? répondit-il, nous sommes ici-bas pour nous aider les uns les autres, » et il retira sa main avec une sorte d’effroi, comme s’il lui avait été proposé de voler, lorsque Renzo chercha à y glisser une partie de l’argent qu’il se trouvait avoir dans sa poche, et dont il s’était muni ce soir-là dans l’intention de reconnaître généreusement envers don Abbondio le service que celui-ci aurait rendu malgré lui. La carriole était là toute prête ; le conducteur salua les trois personnes qu’il attendait, les fit monter ; un signal de la voix à sa bête, un coup de fouet, et les voilà en route.

Notre auteur ne décrit pas ce voyage nocturne ; il tait le nom du pays vers lequel le père Cristoforo avait dirigé les deux femmes ; il déclare même expressément ne le vouloir pas dire. Plus tard, et à mesure qu’on avance dans l’histoire, on aperçoit le motif de ces réticences. Les aventures de Lucia dans ce lieu se trouvent liées à une intrigue ténébreuse, où figure une personne dont la famille était, à ce qu’il paraît, très-puissante à l’époque où l’auteur écrivait. Pour rendre raison de l’étrange conduite de cette personne dans la circonstance particulière dont il s’agit, il a été ensuite obligé de raconter succinctement sa vie antérieure, et la famille y joue le rôle que verront ceux qui voudront nous lire. Mais ce que la circonspection de ce pauvre homme a voulu soustraire à notre connaissance, nos recherches nous l’ont fait trouver d’autre part. Un historien milanais[23], qui a eu à faire mention de cette même personne, ne la nomme pas, il est vrai, ni le pays non plus ; mais il dit de ce pays que c’était un bourg ancien et noble auquel, pour être ville, il n’en manquait que le nom ; il dit ailleurs que le Lambro y passe ; ailleurs qu’il y a un archiprêtre. Du rapprochement de ces diverses données, nous déduisons que c’était Monza infailliblement. Dans le vaste trésor des inventions savantes, il pourra s’en trouver de plus fines, mais je ne crois pas de plus justes. Nous pourrions aussi, sur des conjectures très-fondées, dire le nom de la famille ; mais, quoiqu’elle soit éteinte depuis longtemps, nous jugeons plus à propos de le garder au bout de la plume, pour ne pas risquer de faire tort même à ceux qui ne sont plus, et pour laisser aux savants quelque sujet de recherches.

Nos voyageurs arrivèrent donc à Monza peu après le lever du soleil. Le conducteur entra dans une hôtellerie, et là, comme étant au fait des lieux et l’une des connaissances de l’hôte, il leur fit donner une chambre et les y accompagna. Renzo, au milieu de ses remercîments et de ceux des deux femmes, voulut, ainsi que tantôt près du batelier, essayer près de ce brave homme de lui faire recevoir quelque argent ; mais celui-ci, de même que l’autre, avait en vue une autre récompense, plus éloignée, mais plus grande. Lui aussi retira sa main et courut, comme en fuyant, soigner sa bête.

Après une soirée telle que nous l’avons décrite, et une nuit que chacun peut se figurer, une nuit passée en compagnie des idées que l’on sait, avec la crainte continuelle de quelque fâcheuse rencontre, au souffle du petit air plus que piquant d’un automne avancé, et au milieu des cahots qui, dans une voiture peu commode, réveillaient sans cesse et sans ménagement quiconque d’entre eux eût à peine commencé à fermer l’œil, il ne fut pas sans quelque prix pour tous les trois de s’asseoir sur un banc qui ne remuait pas, et dans les quatre murs d’une chambre quelle qu’elle pût être. Ils déjeunèrent selon que le permettaient la pénurie des temps, l’exiguïté de leurs moyens en proportion des besoins possibles d’un avenir couvert d’un voile, et leur peu d’appétit. Tous les trois ils songèrent au banquet que, deux jours avant, ils s’attendaient à faire, et chacun d’eux poussa un gros soupir. Renzo aurait voulu s’arrêter là au moins toute cette journée, voir les femmes installées et leur rendre les premiers services que la circonstance pourrait demander ; mais le père avait recommandé à celles-ci de lui faire sans retard continuer sa route. Elles alléguèrent donc et ces ordres et cent autres raisons ; que le monde jaserait, que plus la séparation serait retardée, plus elle serait douloureuse, qu’il pourrait venir bientôt donner de ses nouvelles et apprendre des leurs ; si bien que le jeune homme se décida à partir. Ils concertèrent de leur mieux les moyens de se revoir le plus tôt que ce serait possible. Lucia ne cacha point ses larmes ; Renzo retint avec peine les siennes, et, serrant bien fort la main d’Agnese, il dit d’une voix étouffée : « Au revoir, » et partit.

Les femmes se seraient trouvées bien embarrassées sans ce bon voiturier qui avait ordre de les conduire au couvent des capucins, et de leur prêter toute autre assistance dont elles pourraient avoir besoin. Elles s’acheminèrent donc avec lui vers ce couvent, lequel est, comme on sait, fort peu distant de Monza. Lorsqu’ils furent à la porte, le conducteur tira le cordon de la clochette, fit appeler le père gardien ; celui-ci vint aussitôt et sur la porte même reçut la lettre.

« Oh ! le père Cristoforo ! dit-il en reconnaissant l’écriture. » Au ton de sa voix et à l’expression de ses traits, il était facile de voir qu’il prononçait le nom d’un de ses meilleurs amis. L’on doit supposer ensuite que notre bon Cristoforo avait, dans cette lettre, recommandé bien chaudement les deux femmes et raconté leur aventure avec beaucoup de sentiment ; car le gardien faisait de temps en temps des mouvements de surprise et d’indignation, et, levant les yeux de dessus le papier, les fixait sur les femmes avec un certain air de compassion et d’intérêt. Lorsqu’il eut fini de lire, il fut quelques moments à réfléchir ; puis il dit : « Il n’y a que la signora : si la signora veut se charger de ce soin… »

Ayant ensuite pris à part Agnese sur la place qui était devant le couvent, il lui fit quelques questions auxquelles elle répondit ; et, revenu vers Lucia, il dit à toutes deux : « Chères femmes, je tenterai ; et j’espère pouvoir vous trouver un asile des plus sûrs, des plus honorables, en attendant que la divine Providence ait fait mieux pour vous. Voulez-vous venir avec moi ? »

Les femmes marquèrent respectueusement qu’elles étaient prêtes à le suivre ; et le père reprit : « Bien ; je vais sans autre retard vous mener au monastère de la signora. Tenez-vous pourtant éloignées de moi de quelques pas ; car le monde se plaît à mal parler ; et Dieu sait quels beaux caquets on ferait, si l’on voyait le père gardien par les chemins avec une jolie fille… avec des femmes, veux-je dire. »

En disant ces mots, il passa devant. Lucia rougit ; le voiturier sourit en regardant Agnese qui ne put s’empêcher d’en faire autant ; et tous trois se mirent en marche un peu après le père, le suivant à la distance de dix pas. Les femmes alors demandèrent au voiturier ce qu’elles n’avaient pas osé demander au père gardien, ce qu’était la signora.

« La signora, répondit celui-ci, est une religieuse ; mais non pas une religieuse comme les autres. Ce n’est point qu’elle soit l’abbesse ni la prieure ; car, au contraire, on la dit l’une des plus jeunes ; mais elle est de la côte d’Adam, et ses parents du vieux temps étaient de grands personnages venus d’Espagne où sont ceux qui commandent ; c’est pour cela qu’on l’appelle la signora, pour dire que c’est une grande dame ; et tout le pays l’appelle de ce nom, parce qu’on dit que dans ce couvent on n’a jamais eu une personne comme celle-là ; ses parents d’aujourd’hui, là-bas, à Milan, comptent pour beaucoup et sont de ceux qui ont toujours raison ; et à Monza encore plus, parce que son père, quoiqu’il n’y demeure pas, est le premier du pays, en sorte qu’elle peut faire haut et bas à sa volonté dans le monastère. Les gens mêmes du dehors lui portent grand respect ; et, quand elle se charge d’une chose, elle la fait d’ordinaire réussir. C’est pourquoi, si ce bon religieux que voilà obtient de vous mettre dans ses mains et qu’elle vous accepte, je vous réponds que vous y serez en sûreté comme sur l’autel. »

Lorsqu’il fut près de la porte du bourg, alors flanquée d’une vieille tour à demi ruinée et d’un reste de fort dans le même état, que dix de mes lecteurs peut-être peuvent se souvenir d’avoir vu subsistant encore, le père gardien s’arrêta et se retourna pour voir si les autres venaient. Ensuite il entra et marcha vers le couvent, sur la porte duquel il s’arrêta de nouveau pour attendre sa petite troupe. Il pria le voiturier de venir, dans une couple d’heures, prendre chez lui la réponse. Celui-ci le promit et fit ses adieux aux femmes qui répondirent par des remercîments sans nombre, et le chargèrent de bien des commissions pour le père Cristoforo. Le père gardien fit entrer la mère et la fille dans la première cour du monastère, les introduisit dans le logement de la tourière, et alla seul faire sa demande. Quelque temps après il reparut tout satisfait pour leur dire d’avancer avec lui ; et il était temps, car la fille et la mère ne savaient déjà plus comment se débarrasser des questions pressantes de la tourière. En traversant une seconde cour, il donna quelques avertissements aux femmes sur la manière dont elles devaient se conduire envers la signora. « Elle est bien disposée pour vous, dit-il, et peut vous faire du bien autant qu’elle voudra. Soyez humbles et respectueuses, répondez avec sincérité aux demandes qu’il lui plaira de vous adresser, et, lorsque vous ne serez pas interrogées, laissez-moi faire. » Ils entrèrent dans une pièce au rez-de-chaussée, d’où l’on passait au parloir. Avant d’y mettre le pied, le père gardien, montrant la porte, dit tout bas aux femmes : « Elle est là, » comme pour leur rappeler tous ses avis. Lucia, qui n’avait jamais vu un monastère, lorsqu’elle fut dans le parloir, regarda autour d’elle, cherchant où était la signora, à qui elle avait à faire sa révérence ; et, n’apercevant personne, elle restait comme interdite, lorsqu’ayant vu le père et Agnese aller vers un coin de la pièce, elle regarda de ce côté et vit une fenêtre d’une forme particulière, avec deux grilles de fer, grosses et serrées, distantes de moins d’un pied l’une de l’autre, et derrière ces grilles une religieuse debout. Sa figure, qui annonçait environ l’âge de vingt-cinq ans, avait, au premier abord, un air de beauté, mais d’une beauté abattue, fanée, et je dirais presque décomposée. Un voile noir, élevé et horizontalement étiré sur la tête, tombait des deux côtés, un peu éloigné du visage. Sous ce voile, un bandeau très-blanc de toile de lin ceignait jusqu’à la moitié un front d’une blancheur différente, mais non pas moindre ; un autre bandeau plissé entourait le visage et finissait sous le menton en une guimpe qui s’étendait un peu sur la poitrine, couvrant le corsage d’une robe noire. Mais ce front souvent se fronçait comme par une contraction douloureuse, et alors deux sourcils noirs se rapprochaient rapidement. Deux yeux, très-noirs aussi, se fixaient quelquefois d’un air d’investigation mêlée de hauteur sur les personnes qu’elle avait en sa présence ; quelquefois ils se baissaient à la hâte comme pour chercher à se cacher ; en certains moments un observateur attentif aurait pensé qu’ils demandaient affection, réciprocité de sentiment, pitié ; en d’autres il aurait cru y saisir la révélation subite d’une haine invétérée et comprimée, un je ne sais quoi de farouche et de menaçant ; lorsqu’ils restaient immobiles et fixes sans attention, quelques-uns y auraient vu une nonchalance orgueilleuse, d’autres auraient pu y soupçonner le travail d’une pensée cachée, d’une préoccupation familière à l’âme et plus forte sur elle que les objets présents. Ses joues, très-pâles, se dessinaient en un contour délicat et gracieux, mais altéré et rendu effilé par une lente souffrance. Ses lèvres, quoique à peine colorées d’un rose éteint, ressortaient cependant sur cette pâleur ; les mouvements en étaient, comme ceux des yeux, prompts, vifs, pleins d’expression et de mystère. Sa taille élevée et bien prise disparaissait sous une sorte d’abandon dans le maintien, ou se montrait défigurée dans des changements d’attitude brusques, irréguliers et trop résolus pour une femme, encore plus pour une religieuse. Dans son habillement même, il y avait çà et là quelque chose d’étudié ou de négligé qui dénotait une religieuse toute particulière ; l’ajustement de sa taille était soigné d’une manière assez mondaine, et de dessous son bandeau s’échappait sur une tempe une petite boucle de cheveux noirs accusant ou l’oubli ou le mépris de la règle qui prescrivait de tenir toujours les cheveux courts, après qu’ils avaient été coupés dans la cérémonie solennelle de la prise d’habit.

Toutes ces choses n’étaient pas objet de remarque pour les deux femmes, peu faites à distinguer entre religieuse et religieuse ; et le gardien, qui ne voyait pas la signora pour la première fois, s’était habitué, comme d’autres, à ce je ne sais quoi d’étrange qui paraissait dans sa personne comme dans ses manières.

Elle était en ce moment, comme nous l’avons dit, debout près de la grille, une main négligemment appuyée sur les barreaux, avec lesquels ses doigts très-blancs s’entrelaçaient, et regardant fixement Lucia qui s’avançait en hésitant. « Révérende mère et illustrissime signora, dit le gardien en baissant la tête et posant la main sur sa poitrine, voici cette pauvre jeune fille pour qui vous m’avez fait espérer votre puissante protection ; et voilà sa mère. »

Les deux personnes présentées faisaient de grandes révérences ; la signora leur fit signe de la main que c’était assez, et dit en se tournant vers le père : « C’est une bonne fortune pour moi que de pouvoir être agréable à nos bons amis les pères capucins. Mais, continua-t-elle, dites-moi un peu plus en détail l’aventure de cette jeune fille, afin que je puisse mieux voir ce qu’il est possible de faire pour elle. »

Lucia rougit et baissa la tête.

« Il faut que vous sachiez, révérende mère » commençait à dire Agnese ; mais le gardien, d’un coup d’œil, lui coupa la parole et répondit : « Cette jeune fille, illustrissime signora, m’est recommandée, comme je vous l’ai dit, par un de mes confrères. Elle a été obligée de partir secrètement de son pays, pour se soustraire à de graves dangers ; et elle a besoin, pour quelque temps, d’un asile dans lequel elle puisse vivre inconnue, et où personne n’ose venir la troubler, quand même…

— Quels dangers ? interrompit la signora. De grâce, père gardien, ne me dites pas la chose ainsi en énigme. Vous savez que nous autres religieuses nous aimons qu’on nous conte les histoires en détail.

— Ce sont des dangers, répondit le gardien, qui, aux oreilles très-pures de la révérende mère, doivent être à peine légèrement indiqués…

— Oh ! certainement, » dit à la hâte la signora en rougissant un peu. Était-ce pudicité ? Celui qui aurait observé une rapide expression de dépit qui accompagnait cette rougeur, aurait pu le mettre en doute, et d’autant plus s’il l’avait comparée avec la rougeur qui de temps en temps se répandait sur les joues de Lucia.

« Il suffit de dire, reprit le gardien, qu’un gentilhomme trop puissant… tous les grands du monde n’usent pas des dons de Dieu pour sa gloire et pour le bien du prochain, comme votre illustrissime seigneurie ; un gentilhomme trop puissant, après avoir poursuivi quelque temps cette innocente créature par d’indignes moyens de séduction, voyant qu’ils étaient inutiles, n’a pas craint de la poursuivre ouvertement par la force, de sorte que la malheureuse a été réduite à fuir de sa maison.

— Approchez, jeune fille, dit la signora à Lucia en lui faisant signe du doigt. Je sais que le père gardien est la bouche de la vérité ; mais personne ne peut en savoir plus que vous sur cette affaire. C’est à vous à me dire si ce gentilhomme était un persécuteur bien odieux. » Quant à ce qui était d’approcher, Lucia obéit tout de suite ; mais répondre, c’était autre chose. Une demande sur un tel sujet, quand même elle lui eût été faite par l’une de ses égales, l’aurait grandement embarrassée. Prononcée par cette dame, et avec un certain air de doute malin, elle lui ôta toute force d’articuler une réponse. « Signora… mère… révérende », furent les mots qu’elle balbutia, et elle semblait n’avoir rien autre à dire. Ici Agnese, comme étant celle qui après sa fille était certainement la mieux informée, se crut autorisée à lui venir en aide. «  Illustrissime signora, dit-elle, je puis rendre témoignage que ma fille que voilà haïssait ce gentilhomme, comme le diable l’eau bénite : le diable, veux-je dire, c’était lui ; mais vous m’excuserez, si je parle mal, parce que nous sommes gens qui n’en savent pas davantage. Le fait est que la pauvre enfant était promise à un jeune homme notre égal, craignant Dieu, et en bon train d’établissement ; et si M. le curé avait été un peu plus de ces hommes comme je l’entends… Je sais que je parle d’un homme d’église, mais le père Cristoforo, ami du père gardien que voilà, est homme d’église tout comme lui, et celui-là est plein de charité, et, s’il était ici, il pourrait attester…

— Vous êtes bien prompte à parler sans qu’on vous interroge, interrompit la signora, d’un air de hauteur et de colère qui la fit presque paraître laide. Taisez-vous ; je sais que les parents ont toujours une réponse à donner au nom de leurs enfants. »

Agnese mortifiée jeta sur Lucia un coup d’œil qui voulait dire : Tu vois ce que tu me vaux pour avoir été si entreprise. Le gardien de son côté faisait signe de l’œil et d’un mouvement de tête à la jeune fille que c’était le moment de se secouer et de ne pas laisser sa pauvre mère à sec.

« Révérende signora, dit Lucia, ce que vous a dit ma mère est la pure vérité, Le jeune homme qui me parlait, et ici son visage devint pourpre, c’était de mon gré que je le prenais ; excusez si je parle trop librement ; mais c’est pour ne pas laisser penser mal de ma mère. Et quant à ce seigneur (que Dieu lui pardonne !), je voudrais plutôt mourir que de tomber dans ses mains. Et si vous faites cette œuvre charitable de nous mettre en sûreté, puisque nous en sommes réduites à faire cette triste figure de demander asile et d’importuner les gens de bien ; mais que la volonté de Dieu soit faite ; soyez sûre, signora, que personne ne priera pour vous de meilleur cœur que nous ne le ferons, pauvres femmes que nous sommes.

— Je vous crois, vous, dit la signora d’une voix radoucie. Mais je serai bien aise de vous entendre seule avec moi. Ce n’est pas que j’aie besoin d’autres éclaircissements ni d’autres motifs pour satisfaire au désir du père gardien, ajouta-t-elle aussitôt, en se tournant vers lui avec une politesse étudiée. J’y ai même déjà pensé ; et voici ce que je crois pour le moment pouvoir faire de mieux. La tourière du couvent a marié depuis peu de jours sa dernière fille. Ces femmes pourront occuper la chambre que celle-ci a laissée libre, et la remplacer dans le petit service dont elle était chargée. À la vérité… et ici elle fit signe au gardien de s’approcher de la grille et poursuivit à voix basse : à la vérité, vu la misère du temps, on ne comptait mettre personne à la place de cette jeune fille ; mais je parlerai à la mère abbesse, et un mot de moi… pour obliger le père gardien… bref ; je vous donne la chose comme faite. »

Le gardien commençait à remercier ; mais la signora l’interrompit : « Pas de cérémonies ; je saurais aussi, en cas de besoin, compter sur l’assistance des pères capucins. Après tout, continua-t-elle avec un sourire où perçait je ne sais quoi d’ironique et d’amer, après tout ne sommes-nous pas frères et sœurs ? »

Cela dit, elle appela une sœur converse (deux de ces sœurs étaient, par une distinction particulière, attachées à son service personnel) et lui ordonna d’avertir de tout cela la mère abbesse et de faire ensuite avec la tourière comme avec Agnese les arrangements convenables. Elle congédia celle-ci, salua le gardien et retint Lucia. Le gardien accompagna Agnese jusqu’à la porte, lui donnant de nouvelles instructions, et s’en fut préparer sa lettre à son ami Cristoforo sur tout ce qui venait d’être fait. « Singulière tête que cette signora ! pensait-il en marchant. Quelque chose de curieux, par ma foi ! Mais qui sait la prendre lui fait faire tout ce qu’il veut. L’ami Cristoforo ne s’attend certainement pas à ce que je l’aie servi si vite et si bien. Ce brave homme ! Il n’y a pas moyen ; il faut toujours qu’il se mette quelque besogne sur les bras ; mais il le fait pour le bien. Heureusement pour lui cette fois qu’il a trouvé un ami qui, sans tant de bruit, tant d’appareil, tant de mouvement, a mené l’affaire à bon port dans un clin d’œil. Il sera content, ce bon Cristoforo, et il verra que nous aussi, dans notre pays, nous sommes bons à quelque chose. »

La signora qui, en présence d’un vieux capucin, avait un peu étudié ses manières et ses paroles, lorsqu’elle fut ensuite restée seule avec une jeune villageoise sans expérience, ne songea plus autant à se contenir ; et ses discours devinrent peu à peu si étranges qu’au lieu de les rapporter, nous jugeons plus à propos de raconter brièvement l’histoire antérieure de cette infortunée, c’est-à-dire ce qu’il en faut pour expliquer ce que nous avons vu en elle de mystérieux et d’insolite, et pour faire comprendre les motifs de sa conduite dans ce qui arriva plus tard.

Elle était la dernière fille du prince de ***, grand seigneur milanais, qui pouvait être compté parmi les plus riches de la ville. Mais la haute idée qu’il avait de son titre lui faisait voir ses biens comme à peine suffisants, trop médiocres même, pour soutenir la dignité de cette qualification ; et tout son souci était, autant que cela pouvait dépendre de lui, de les maintenir au moins tels qu’ils étaient et sans division, à perpétuité. L’histoire ne dit pas expressément combien il avait d’enfants ; elle fait seulement entendre qu’il avait destiné au cloître tous les cadets de l’un et de l’autre sexe, pour laisser sa fortune intacte à l’aîné, destiné lui-même à conserver la famille, c’est-à-dire à procréer des enfants pour se tourmenter et les tourmenter de la même manière. L’infortunée dont nous parlons était encore cachée dans le sein de sa mère, et déjà sa condition était irrévocablement arrêtée. Il restait seulement à décider si ce serait un moine ou une nonne ; décision pour laquelle on avait besoin, non de son consentement, mais de sa présence. Lorsqu’elle vint au jour, le prince son père, voulant lui donner un nom qui réveillât immédiatement l’idée du cloître et qui eût été porté par une sainte de haut lignage, la nomma Gertrude. Des poupées vêtues en religieuse furent les premiers jouets que l’on mit dans ses mains, puis des images représentant des religieuses ; et ces cadeaux étaient toujours accompagnés de grandes recommandations d’en avoir bien soin, comme de choses précieuses, et en ajoutant cette interrogation affirmative : « C’est beau, n’est-ce pas ? » Quand le prince, ou la princesse, ou le jeune prince, qui seul des enfants mâles était élevé dans la maison, voulaient louer la mine de prospérité de la petite fille, il semblait qu’ils ne trouvassent d’autre moyen de bien exprimer leur pensée que par ces mots : « Quelle mère abbesse[24] ! » Personne cependant ne lui disait jamais directement : Tu dois te faire religieuse. C’était une idée sous-entendue et touchée incidemment dans chaque discours qui avait trait à ses destinées futures. Si quelquefois la petite Gertrude se montrait un peu arrogante et d’humeur impérieuse, ce à quoi son caractère était fort enclin : « Ces airs-là, lui disait-on, ne conviennent pas à une petite fille comme toi ; quand tu seras abbesse, tu commanderas à la baguette, tu feras haut et bas à ta guise. » D’autres fois, le prince la reprenant sur certaines manières trop libres et trop familières, auxquelles elle était pareillement disposée : « Eh ! eh ! lui disait-il, ce ne sont pas là les façons d’une personne de ton rang ; si tu veux qu’un jour on te porte le respect qui te sera dû, apprends dès à présent à garder plus de maintien ; souviens-toi que tu dois être en tout la première du monastère, parce qu’on porte son sang partout où l’on va. »

Tous ces mots de même genre gravaient dans l’esprit de la petite fille l’idée qu’elle devait être religieuse ; mais ceux qui sortaient de la bouche de son père faisaient plus d’effet que tous les autres ensemble. Le maintien du prince était habituellement celui d’un maître sévère ; mais, lorsqu’il s’agissait de l’état futur de ses enfants, son visage et chacune de ses paroles respiraient une immobilité de résolution, une jalousie ombrageuse de commandement qui imprimait le sentiment d’une nécessité fatale.

À six ans, Gertrude fut placée, pour son éducation et encore plus pour l’acheminer vers la vocation qui lui était imposée, dans le couvent où nous l’avons vue ; et le choix de l’endroit ne fut pas sans dessein. Le bon conducteur des deux femmes a dit que le père de la signora était le premier à Monza ; et, en rapprochant ce témoignage, pour la valeur qu’il peut avoir, d’autres indications que l’anonyme laisse échapper çà et là par inadvertance, nous pourrions peut-être, sans crainte d’erreur, avancer qu’il était le seigneur feudataire du lieu. Quoi qu’il en soit, il y jouissait d’une très-grande autorité ; et il pensa que là plus qu’ailleurs sa fille serait traitée avec ces distinctions et ces prévenances qui pouvaient le mieux l’amener à choisir ce couvent pour sa perpétuelle demeure. Il ne se trompait point. L’abbesse et quelques autres religieuses habiles qui avaient, comme on dit, la main à la pâte, furent ravies de joie en se voyant offrir le gage d’une protection si utile en toute occurrence, si glorieuse en tout temps. Elles accueillirent la proposition par des expressions de reconnaissance qui, pour vives qu’elles fussent, n’étaient point exagérées, et elles répondirent pleinement aux intentions que le prince avait laissées entrevoir sur l’établissement stable de sa fille, intentions qui s’accordaient si bien avec les leurs propres. Gertrude, aussitôt entrée dans le monastère, fut appelée, par antonomase, la signorina ; elle eut place distincte à table et dans le dortoir ; sa conduite était proposée pour modèle aux autres ; les friandises et les caresses étaient sans fin pour elle et assaisonnées de cette familiarité un peu respectueuse qui séduit si bien les enfants quand ils la trouvent chez les personnes qu’ils voient traiter les autres enfants avec un ton habituel de supériorité. Ce n’est pas que toutes les religieuses conspirassent à entraîner la pauvre petite dans le piège : il s’en trouvait beaucoup entre elles qui étaient simples de cœur, éloignées de toute intrigue, et auxquelles l’idée de sacrifier une fille à des vues intéressées aurait fait horreur ; mais, parmi celles-ci, tout adonnées à leurs occupations particulières, les unes n’apercevaient pas bien tout ce manège, les autres n’en discernaient pas tout le mal, d’autres s’abstenaient de le juger, d’autres enfin se taisaient pour ne pas faire un bruit inutile. Quelques-unes aussi, se souvenant d’avoir été amenées par de semblables artifices à ce dont ensuite elles s’étaient repenties, éprouvaient de la compassion pour cette pauvre innocente, et se soulageaient en lui faisant des caresses tendres et mélancoliques, sous lesquelles celle-ci était loin de soupçonner qu’il y eût du mystère ; et l’affaire marchait. Elle aurait peut-être ainsi marché jusqu’au bout si Gertrude avait été la seule jeune fille dans ce monastère. Mais parmi les élèves ses compagnes il s’en trouvait qui étaient destinées au mariage et ne l’ignoraient point. La petite Gertrude, nourrie dans les idées de sa supériorité, parlait en termes magnifiques de sa future destinée d’abbesse, de princesse du monastère, voulait à toute force être pour les autres un sujet d’envie, et voyait avec autant d’étonnement que de dépit que quelques-unes d’elles ne l’enviaient nullement. Aux images majestueuses, mais froides et circonscrites, que peut fournir la primauté dans un couvent, elles opposaient les images variées et brillantes de noces, de repas, de sociétés, de fêtes, de réunions à la campagne, de parures et d’équipages. Ces images causèrent dans la tête de Gertrude ce mouvement, ce remuement que produirait une grande corbeille de fleurs fraîchement cueillies, placée devant une ruche de mouches à miel. Ses parents et ses institutrices avaient cultivé et augmenté sa vanité naturelle, pour lui rendre le cloître agréable ; mais, quand cette passion fut mise en jeu par des idées qui lui étaient encore plus homogènes, elle les embrassa avec une ardeur bien plus vive aussi et plus spontanée. Pour ne pas rester au-dessous de celles de ses compagnes que nous venons de désigner, et pour satisfaire en même temps à son nouveau goût, elle répondait que personne, après tout, ne pouvait lui mettre le voile sur la tête sans son consentement, qu’elle aussi pouvait se marier, habiter un palais, s’amuser dans le monde, et mieux qu’elles toutes ; qu’elle n’avait qu’à le vouloir pour le pouvoir, qu’elle le voudrait, qu’elle le voulait ; et elle le voulait en effet. L’idée de la nécessité de son consentement, idée qui jusqu’alors était restée comme inaperçue et cachée dans un coin de sa tête, s’y développa dans ce moment, et se montra avec toute son importance. Elle l’appelait incessamment à son aide, pour goûter plus tranquillement les images d’un avenir qui lui souriait. Derrière cette idée cependant, ne manquait jamais de s’en présenter une autre ; celle qu’il s’agissait de le refuser, ce consentement, au prince son père, qui déjà le tenait, ou paraissait le tenir pour donné ; et, à cette dernière pensée, l’âme de la jeune personne était bien éloignée de l’assurance qu’affectaient ses paroles. Elle se comparait alors avec ses compagnes qui, à bien plus juste titre, pouvaient se tenir certaines de leur sort, et elle éprouvait douloureusement envers elles l’envie que, dans le principe, elle avait cru leur inspirer. Les enviant, elles les haïssait. Quelquefois, ce sentiment de haine s’exhalait en mouvements d’humeur, en manières désobligeantes, en propos piquants ; d’autres fois, la conformité de leurs penchants et de leurs espérances le venait assoupir et faisait naître entre elles une intimité apparente et passagère. Tantôt voulant, comme à titre d’avances, se donner la jouissance de quelque chose d’effectif et d’actuel, elle se complaisait dans les préférences qui lui étaient accordées, et faisait sentir aux autres cette supériorité dont on avait fait son attribut ; tantôt, ne pouvant plus supporter l’isolement de ses craintes et de ses désirs, elle allait, toute bénigne et toute bonne, rechercher les mêmes personnes, comme pour solliciter de la bienveillance, des conseils, du courage. Au milieu de ces déplorables petites guerres avec elle-même et avec les autres, elle avait dépassé l’enfance et entrait dans cet âge si critique, où il semble que l’âme est comme saisie par une puissance mystérieuse qui éveille, décore, fortifie tous les penchants, toutes les idées, et quelquefois en change la nature et les détourne vers un cours imprévu. Ce que Gertrude jusqu’alors avait le plus distinctement caressé de ses vœux dans ces songes de l’avenir, était l’éclat extérieur et la pompe : maintenant un je ne sais quoi de tendre et d’affectueux qui d’abord n’y était répandu que légèrement et comme sous un nuage, commença à s’y développer et à primer dans les idées dont se berçait son imagination. Elle s’était fait dans la partie la plus secrète de son âme comme une splendide retraite : là elle se réfugiait loin des objets présents ; là elle accueillait certains personnages étrangement composés des souvenirs confus de son enfance, du peu qu’elle avait pu voir du monde extérieur, de ce qu’elle avait appris dans la conversation de ses compagnes ; elle s’entretenait avec eux, leur parlait et se répondait en leur nom ; là elle donnait des ordres et recevait des hommages de toute sorte. De temps en temps, les pensées de la religion venaient troubler ces fêtes brillantes et laborieuses. Mais la religion telle qu’elle avait été enseignée à notre pauvre pensionnaire, et telle qu’elle l’avait comprise, ne proscrivait pas l’orgueil ; elle le sanctifiait au contraire, et le proposait comme un moyen pour obtenir une félicité terrestre. Ainsi privée de son essence, ce n’était plus la religion, mais une ombre fantastique comme les autres. Dans les intervalles où celle-ci prenait la première place et se grandissait dans l’imagination de Gertrude, l’infortunée, saisie de terreurs confuses et touchée d’une idée non moins confuse de devoirs, se persuadait que sa répugnance pour le cloître et sa résistance aux insinuations de ses parents dans le choix d’un état étaient une faute ; et elle promettait dans son cœur de l’expier en s’enfermant dans le cloître volontairement.

La loi voulait qu’une jeune fille ne pût prendre le voile avant d’avoir été examinée par un ecclésiastique, appelé le vicaire des religieuses, ou par quelque autre et spécialement délégué, afin de s’assurer qu’elle choisissait librement cet état, et cet examen ne pouvait avoir lieu qu’un an après qu’elle avait exposé ce désir à ce vicaire dans une demande par écrit. Ces religieuses, qui s’étaient donné la triste tâche d’amener Gertrude à se lier pour toujours avec la moindre connaissance possible de ce qu’elle faisait, profitèrent de l’un des moments dont nous venons de parler pour lui faire copier et signer cette demande ; et, afin de l’y induire plus facilement, elles ne manquèrent de lui dire et lui redire qu’après tout ce n’était qu’une formalité pure et simple, dont la valeur (et ceci était vrai) demeurait toute subordonnée à d’autres actes postérieurs qui dépendraient de sa volonté. Toutefois, la demande n’était peut-être pas encore arrivée à sa destination, que Gertrude s’était déjà repentie d’y avoir mis sa signature. Elle se repentait ensuite de s’être repentie, passant ainsi les jours et les mois dans une continuelle alternative de sentiments contraires. Elle tint longtemps cachée à ses compagnes la démarche qu’elle avait faite, tantôt par la crainte d’exposer aux contradictions et aux censures une bonne résolution, tantôt par la honte de révéler une sottise. Le désir enfin l’emporta de soulager son cœur, d’aller en quête de conseils et de courage. Il existait une autre loi, d’après laquelle une jeune fille ne pouvait être admise à cet examen de la vocation qu’après être restée au moins un mois hors du monastère où elle avait été élevée. L’année s’était écoulée depuis l’envoi de la demande, et Gertrude fut avertie que, sous peu, elle sortirait du couvent et serait menée à la maison paternelle pour y passer ce mois et faire tout ce qu’exigeait, selon les règles, l’achèvement de l’œuvre qu’elle avait de fait commencée. Le prince et la famille tenaient tout cela pour certain, comme si déjà c’était fait ; mais toute autre était la pensée de la jeune fille. Au lieu de songer à remplir de nouvelles formalités, elle cherchait le moyen de revenir sur la première. En de tels soucis, elle prit le parti de s’ouvrir à l’une de ses compagnes, la plus délibérée et toujours prête à donner des conseils de résolution. Celui que Gertrude reçut d’elle fut d’informer son père par une lettre de sa nouvelle détermination, puisqu’elle n’avait pas assez de cœur pour lui dire bravement en face : Je ne veux pas. Et, comme les conseils gratuits sont fort rares en ce monde, l’auteur de celui-ci le fit payer à Gertrude en maintes railleries sur sa couardise. La lettre fut concertée entre quatre ou cinq confidentes, écrite en cachette, et envoyée à son adresse par des moyens artificieusement combinés. Gertrude attendait dans une grande anxiété une réponse qui n’arriva jamais. Seulement, quelques jours après, l’abbesse la fit venir dans sa chambre, et, d’un air de mystère, de mécontentement et de pitié, lui dit obscurément quelques mots d’un grand courroux du prince et de quelque faute qu’elle devait avoir commise, lui laissant toutefois entendre que, si elle se comportait bien, elle pouvait espérer que tout s’oublierait. La jeune fille comprit et n’osa pas en demander davantage.

Vint enfin le jour, objet de tant de craintes et désirs. Quoique Gertrude sût qu’elle allait à un combat, cependant sortir du monastère, quitter ces murs dans lesquels elle avait été huit ans renfermée, rouler en carrosse à travers les champs libres, revoir la ville, sa maison, furent pour elle des sensations pleines d’une joie tumultueuse. Quant au combat, elle avait déjà, sous la direction de ses confidentes, pris ses mesures, et, comme on dirait aujourd’hui, dressé son plan. « Ou ils voudront me forcer, pensait-elle, et je tiendrai bon ; je serai humble, respectueuse, mais je ne consentirai pas : il ne s’agit que de ne pas dire oui une seconde fois, et je ne le dirai pas. Ou bien ils me prendront par la douceur, et je serai plus douce qu’eux ; je pleurerai, je prierai, je les toucherai de compassion : après tout, je n’ai d’autre prétention que de n’être pas sacrifiée. » Mais, comme il arrive souvent en fait de semblables prévisions, l’événement ne vérifia ni l’une ni l’autre. Les jours se passaient sans que ni son père ni personne lui parlât de la demande ni de la rétractation, sans que rien sur l’objet en question lui fût dit, ni sur le ton de caresses, ni sur le ton de menaces. Ses parents étaient sérieux, tristes, secs envers elle, sans jamais lui en faire connaître le motif. On voyait seulement qu’ils la regardaient comme une coupable, comme une fille indigne. Un mystérieux anathème semblait peser sur elle et la retrancher de la famille, ne l’y laissant unie qu’autant qu’il le fallait pour lui faire sentir la sujétion. Rarement, et seulement à de certaines heures déterminées, elle était admise en la compagnie de son père, sa mère et l’aîné de la race. Entre ces trois personnes régnait une familière intimité, qui rendait plus sensible et plus douloureux pour Gertrude l’abandon où elle était laissée. Aucune d’elles ne lui adressait la parole ; et, lorsqu’elle hasardait timidement quelque mot sur un sujet où il n’était pas de nécessité, ou l’on n’y prêtait nulle attention, ou l’on y répondait par un regard distrait, dédaigneux ou sévère. Si, ne pouvant plus soutenir un traitement si amer, si humiliant et si exclusivement réservé pour elle, elle insistait et tentait quelque familiarité, si elle implorait un peu d’amour, tout aussitôt sonnait à son oreille, d’une manière indirecte mais claire, cette touche fatale du choix d’un état, et à mots couverts on lui faisait entendre qu’il y avait un moyen de regagner l’affection de sa famille. Alors Gertrude, qui n’en voulait pas à cette condition, était contrainte de revenir sur ses pas, de refuser en quelque sorte ces premiers signes de bienveillance qu’elle avait tant désirés, de reprendre sa place d’excommuniée ; et pour surcroît de peine, elle y restait avec une certaine apparence de tort.

De telles sensations d’objets présents et réels faisaient un douloureux contraste avec ces riantes visions dont Gertrude s’était déjà tant occupée et dont elle s’occupait encore dans le secret de son cœur. Elle avait espéré que, dans la splendide maison paternelle et parmi le monde qui la fréquentait, elle pourrait faire au moins quelque essai positif des choses qu’elle s’était représentées : mais elle se vit détrompée de tout point. La réclusion n’était ni moins étroite ni moins complète qu’au monastère. Des promenades, il n’en était pas même question ; et une tribune qui, de la maison, donnait dans une église attenante, enlevait jusqu’à l’unique besoin qu’il aurait pu y avoir de sortir. La compagnie était plus triste, plus restreinte, moins variée que dans le couvent. À chaque annonce d’une visite, Gertrude était obligée de monter aux mansardes pour s’enfermer avec quelques vieilles femmes de service, et c’était là aussi qu’elle mangeait quand on avait du monde à dîner. Les domestiques se conformaient dans leurs manières et leurs discours à l’exemple et aux intentions des maîtres : et Gertrude qui, par caractère, aurait voulu les traiter avec une familiarité de grandeur, mais qui, dans l’état où elle se trouvait, eût reçu de leur part comme une grâce quelques marques d’affection d’égal à égal et s’abaissait jusqu’à mendier auprès d’eux de telles démonstrations, demeurait humiliée et toujours plus affligée en les voyant répondre à ses avances avec une indifférence marquée, bien qu’accompagnée de quelques légères formes de déférence. Elle eut cependant lieu de s’apercevoir qu’un page, bien différent de ces gens-là, lui portait un respect et sentait pour elle une compassion d’un genre tout particulier. L’air de cet adolescent était ce que Gertrude avait encore vu de plus ressemblant à cet ordre de choses qu’elle avait tant contemplé dans son imagination, à l’air de ces êtres imaginaires qu’elle se plaisait à grouper autour d’elle. Peu à peu on remarqua je ne sais quoi de nouveau dans les manières de la jeune fille, une tranquillité et une inquiétude différentes de l’ordinaire, la façon d’une personne qui a trouvé quelque chose selon son doux désir, qu’elle voudrait regarder toujours et ne pas laisser voir aux autres. On eut l’œil sur elle plus que jamais. Qu’est-ce ou que n’est-ce pas ? Tant il y a qu’un matin elle fut surprise par l’une des femmes dont nous parlions tout à l’heure, lorsqu’elle était à plier furtivement un papier sur lequel elle aurait mieux fait de ne rien écrire. Après une courte lutte pour saisir et pour défendre le papier, il resta dans les mains de la vieille camériste, d’où il passa dans celles du prince.

La terreur de Gertrude en entendant les pas de son père ne peut ni se décrire ni se concevoir. C’était ce père que l’on connaît, il était irrité, et elle se sentait coupable. Mais, quand elle le vit paraître avec ce sourcil courroucé, avec ce papier à la main, elle aurait voulu être non pas dans un couvent, mais à cent pieds sous terre. Peu de mots furent dits, mais ils furent terribles. Le châtiment qui lui fut tout d’abord signifié ne fut que de rester renfermée dans la chambre où elle était, et sous la garde de cette femme qui avait fait la découverte. Mais ce n’était que pour commencer et comme une mesure du moment ; on promettait, on laissait entrevoir une autre punition qui, pour se montrer vague et sous un nuage, n’en était que plus effrayante.

Le page fut aussitôt mis à la porte, comme cela devait être, menacé lui aussi de quelque chose de terrible si jamais et dans aucune circonstance il osait laisser échapper un seul mot sur ce qui venait de se passer. En lui faisant cette intimation, le prince lui appliqua deux riches soufflets, pour associer à cette aventure un souvenir qui enlevât à ce garçon toute tentation de s’en vanter. Trouver un prétexte pour expliquer honnêtement le renvoi d’un page, n’était pas chose difficile ; quant à la jeune personne, on dit qu’elle était indisposée.

Elle resta donc avec son trouble, sa honte, ses remords, sa terreur sur l’avenir, et sans autre compagnie que celle de cette femme qu’elle haïssait comme le témoin de sa faute et la cause de son malheur. Celle-ci de son côté haïssait Gertrude, à cause de qui elle se voyait condamnée, sans savoir pour combien de temps, à la vie ennuyeuse de geôlière, et devenue pour toujours dépositaire d’un secret périlleux.

Le premier tumulte confus de ces sentiments qui venaient d’envahir l’âme de Gertrude s’apaisa peu à peu ; mais, y revenant ensuite l’un après l’autre, ils s’y grandissaient et s’arrêtaient à la tourmenter plus distinctement et comme à loisir. Quelle pouvait être cette punition dont la menace était faite sous forme d’énigme ? Il s’en offrait plusieurs, de diverse nature et toutes plus ou moins étranges, à son imagination ardente et inexpérimentée. Celle qui lui paraissait la plus probable était d’être reconduite au monastère de Monza, d’y reparaître, non plus en signorina, mais en fille coupable, et d’y demeurer renfermée, Dieu sait pour combien de temps ! Dieu sait avec quels traitements ! Ce qui dans ce travail de sa pensée, nourrie de tant de douleurs, la pénétrait le plus amèrement peut-être, était la vue de la honte qu’elle aurait à subir. Les phrases, les paroles, les virgules de ce malheureux écrit passaient et repassaient dans sa mémoire ; elle se les représentait observées, pesées par ce lecteur si imprévu, si différent de celui à qui elles étaient destinées ; elle se disait qu’elles avaient pu tomber aussi sous les yeux de sa mère, de son frère ou qui sait de quel autre encore ; et, auprès de cette idée, tout le reste ne lui semblait plus rien. L’image de celui qui avait été la cause première de tout le scandale ne laissait pas non plus que de venir souvent chagriner la pauvre recluse ; et figurez-vous quelle étrange apparition était celle de ce fantôme parmi ces autres si peu faits à sa ressemblance, si froids, si sérieux, si menaçants. Mais par cela même qu’elle ne pouvait l’en séparer ni se reporter un instant à ces plaisirs fugitifs sans qu’aussitôt ne s’offrissent à elle les douleurs qui en étaient la conséquence, elle commença peu à peu à s’y reporter plus rarement, à les repousser de sa mémoire, à s’en déshabituer. Ce n’était ni plus longuement ni plus volontiers qu’elle s’arrêtait à ces rêves gais et brillants dont elle avait tant aimé à se repaître ; ils étaient trop opposés à la réalité des circonstances, à toutes les probabilités de l’avenir. Le seul lieu où Gertrude pût imaginer pour elle un refuge tranquille et honorable, et qui ne fût pas une illusion, était le monastère, si elle se décidait à y entrer pour toujours. Une telle résolution (elle n’en pouvait douter) réparerait tout, acquitterait toutes dettes et changerait en un clin d’œil sa situation. Contre un tel projet s’élevaient, il est vrai, les pensées de toute sa vie. Mais les temps n’étaient plus les mêmes ; et dans l’abîme où Gertrude était tombée, et en comparaison de ce qu’en certains moments elle pouvait craindre, la condition de religieuse fêtée, honorée, obéie, lui semblait une douceur. Deux sentiments de nature opposée contribuaient aussi de temps en temps à diminuer son ancienne aversion pour le cloître ; c’étaient par moments le remords de sa faute et une sensibilité fantastique de dévotion ; d’autres fois, l’orgueil aigri dans son âme et irrité par les procédés de sa geôlière qui (souvent, à la vérité, provoquée par elle) se vengeait, tantôt en lui faisant peur de ce châtiment dont elle était menacée, tantôt en lui reprochant la honte de ses torts. Lorsque ensuite celle-ci voulait se montrer bénigne, elle prenait un ton de protection plus odieux encore que l’insulte. Dans ces moments de mortifications diverses, le désir qu’éprouvait Gertrude de sortir des mains de cette femme, et de paraître devant elle dans un état où elle serait au-dessus de sa colère et de sa pitié, ce désir habituel devenait si pressant, qu’il lui faisait envisager comme doux et agréable tout moyen qui la pourrait conduire à le satisfaire.

Au bout de quatre ou cinq longs jours de prison, un matin Gertrude, outrée, exaspérée au dernier degré par l’une de ces boutades acerbes de sa gardienne, alla se mettre dans un coin de la chambre, et là, le visage caché dans ses mains, elle fut quelque temps à dévorer sa rage. Elle sentit alors un besoin impérieux de voir d’autres figures, d’entendre d’autres paroles, d’être traitée autrement. Elle pensa à son père, à sa famille, et son esprit s’en éloignait épouvanté. Mais elle songea qu’il dépendait d’elle de trouver en eux des amis, et elle éprouva une joie inattendue ; après, vint une confusion et un repentir extraordinaire de sa faute, avec un égal désir de l’expier. Non que sa volonté fût arrêtée sur ce projet vers lequel nous l’avons vue tendre ; mais jamais elle ne s’y était portée avec autant d’ardeur. Elle se leva de son coin, vint à une table, reprit la plume fatale, et écrivit à son père une lettre pleine d’enthousiasme et d’abattement, d’affliction et d’espérance, implorant son pardon et se montrant en termes généraux prête à faire tout ce qui pourrait être agréable à celui qui le devait accorder.



CHAPITRE X.


Il est des moments où l’âme, surtout dans le jeune âge, est disposée de telle sorte que la moindre instance suffit pour en obtenir tout ce qui peut avoir une apparence de bien et de sacrifice ; comme la fleur qui vient d’éclore s’abandonne mollement sur sa tige fragile, prête à livrer ses parfums au premier souffle de l’air qui se fasse sentir à l’entour. Ces moments, qu’il faudrait admirer avec un timide respect, sont précisément ceux que l’astuce intéressée épie attentivement et saisit à la volée pour surprendre et pour lier une volonté qui ne se garde point.

À la lecture de cette lettre, le prince *** vit aussitôt s’ouvrir un jour pour l’accomplissement de ses anciens et constants desseins. Il fit dire à Gertrude de se rendre auprès de lui ; et, en l’attendant, il se disposa à battre le fer pendant qu’il était chaud. Gertrude parut, et, sans lever les yeux sur le visage de son père, elle se jeta à genoux et eut à peine la force de dire : « Pardon ! » Il lui fit signe de se relever ; mais, d’une voix peu propre à ranimer un courage défaillant, il lui répondit que, pour obtenir le pardon, il ne suffisait pas de le désirer et le demander, que rien n’était plus naturel et plus facile de la part de toute personne prise en faute et qui craint la punition ; que ce pardon, en un mot, il fallait le mériter. Gertrude, en tremblant, demanda humblement ce qu’elle avait à faire. Le prince (nous ne saurions en ce moment lui donner le nom de père) ne répondit pas d’une manière directe, mais se mit à parler au long de la faute de Gertrude, et ces paroles passaient cuisantes sur l’âme de la pauvre fille, comme une main rude sur une plaie. Il continua disant que quand même… par événement… il aurait pu précédemment avoir quelque idée de l’établir dans le monde, elle venait elle-même d’y mettre un obstacle insurmontable, puisqu’un gentilhomme, nourri, comme lui, des lois de l’honneur, n’oserait jamais faire à quelqu’un d’honnête le cadeau d’une demoiselle qui avait ainsi donné la mesure de ce dont elle était capable. La malheureuse était anéantie. Alors le prince, radoucissant par degrés sa voix et ses paroles, poursuivit en disant que cependant à toute faute il y avait remède et miséricorde ; que la sienne était de celles pour lesquelles le remède est le plus clairement indiqué ; qu’elle devait voir dans ce triste accident comme un avertissement pour reconnaître que la vie du monde était trop pleine de dangers pour elle…

« Ah oui ! s’écria Gertrude, agitée par la crainte, préparée par la honte et momentanément entraînée par un mouvement de sensibilité.

— Ah ! vous le sentez vous-même, reprit aussitôt le prince. Eh bien, qu’il ne soit plus question du passé ; dès ce moment tout s’efface. Vous avez pris le seul parti honorable, convenable, qui restât à votre disposition ; mais, parce que vous l’avez pris de bon gré et de bonne grâce, c’est à moi maintenant à vous le rendre agréable de toutes les manières, à vous en faire revenir tout le mérite et tout le fruit. J’en prends le soin. » En disant ces mots, il agita une sonnette qui était sur la table et dit au domestique qui se présenta : « La princesse et le jeune prince, sur-le-champ. » Puis il continua, s’adressant à Gertrude : « Je veux sans retard leur faire partager ma joie, je veux qu’immédiatement tous commencent à vous traiter comme il convient. Vous avez connu en partie le père sévère ; mais désormais vous connaîtrez en entier le père plein d’amour. »

En entendant ces paroles, Gertrude était dans une sorte d’étourdissement. Tantôt elle se demandait comment ce oui qui lui était échappé avait pu avoir une signification si étendue ; tantôt elle cherchait s’il y avait moyen de le reprendre, d’en restreindre le sens ; mais la persuasion du prince paraissait si entière, sa joie si jalouse, sa bienveillance si conditionnelle, que Gertrude n’osa prononcer un mot qui pût le moins du monde troubler en lui de semblables dispositions.

Au bout de quelques moments arrivèrent les deux personnes mandées, et, voyant là Gertrude, elles portèrent sur elle un regard d’incertitude et d’étonnement. Mais le prince, d’un air joyeux et tendre qui leur en prescrivait un pareil : « Voilà, dit-il, la brebis égarée ; que cette parole soit la dernière qui rappelle de tristes souvenirs. Voilà la consolation de la famille. Gertrude n’a plus besoin de conseils ; ce que nous désirions pour son bien, elle l’a voulu d’elle-même. Elle est décidée, elle m’a fait entendre qu’elle est décidée… » Ici la jeune fille leva vers son père un regard moitié consterné, moitié suppliant, comme pour lui demander de s’arrêter ; mais il poursuivit hardiment : « Qu’elle est décidée à prendre le voile.

— Bien ! à merveille ! » s’écrièrent ensemble la mère et le fils, et l’un après l’autre ils embrassèrent Gertrude qui reçut ces démonstrations amicales avec des larmes où l’on voulut voir des larmes de joie. Alors le prince s’étendit dans l’explication de ce qu’il ferait pour rendre heureux et brillant le sort de sa fille. Il parla des distinctions dont elle jouirait dans le couvent et dans le pays ; que là elle serait comme princesse, comme représentant la famille : qu’aussitôt que son âge le permettrait, elle serait élevée à la première dignité, et qu’en attendant elle ne serait sujette que de nom. La princesse et le jeune prince ne cessaient de renouveler leurs félicitations et leurs applaudissements ; Gertrude était comme au pouvoir d’un songe.

« Nous aurons ensuite à fixer le jour où nous irons à Monza faire la demande à l’abbesse, dit le prince. Comme elle sera contente ! Je vous assure que tout le monastère saura apprécier l’honneur que Gertrude lui fait. Eh ! mais pourquoi n’irions-nous pas aujourd’hui même ? Gertrude sera bien aise de prendre un peu l’air.

— Je le veux bien, allons, dit la princesse.

— Je vais donner les ordres nécessaires, dit le jeune prince.

— Mais… prononça timidement Gertrude.

— Doucement, doucement, reprit le prince ; laissons-la décider elle-même ; peut-être aujourd’hui ne se sent-elle pas disposée pour cette course, et préférerait-elle attendre à demain. Dites, voulez-vous que nous y allions aujourd’hui ou demain ?

— Demain, répondit d’une voix faible Gertrude à qui il semblait que c’était quelque chose encore que de gagner un peu de temps.

— Demain, dit solennellement le prince, elle a décidé qu’on irait demain. En attendant je vais chez le vicaire des religieuses pour arrêter le jour de l’examen. » Aussitôt dit, le prince sortit et daigna vraiment (ce qui de sa part n’était pas peu de chose) se transporter chez ce vicaire, avec lequel il fut convenu que celui-ci viendrait dans deux jours.

Dans tout le reste de cette journée, Gertrude n’eut pas une minute de calme. Elle aurait désiré reposer son âme de tant d’émotions, laisser, pour ainsi dire, s’éclairer ses pensées, se rendre compte à elle-même de ce qu’elle avait fait, de ce qui lui restait à faire, savoir ce qu’elle voulait, ralentir un instant le mouvement de cette machine qui, à peine mise en jeu, allait si précipitamment ; mais il n’y eut pas moyen. Les occupations se succédaient sans interruption, s’enchaînaient l’une dans l’autre. Aussitôt que le prince fut parti, elle fut conduite dans le cabinet de toilette de la princesse, pour y être, sous sa direction, coiffée et habillée par sa propre femme de chambre. La dernière main n’avait pas encore été donnée à cette opération, que l’on vint annoncer que le dîner était servi. Gertrude passa au milieu des inclinations des domestiques qui marquaient ainsi la part qu’ils prenaient à sa guérison, et elle trouva dans la salle à manger quelques parents, parmi les plus proches, qui avaient été invités à la hâte, pour lui faire honneur et pour se féliciter avec elle des deux événements heureux, sa santé rétablie et sa vocation déclarée.

La sposina[25] (c’est ainsi qu’on nommait les jeunes postulantes pour le voile, et tous, au moment où Gertrude parut, la saluèrent de ce nom), la sposina eut fort à faire pour répondre aux compliments qui lui pleuvaient de tous côtés. Elle sentait bien que, par chacune de ses réponses, elle acceptait ces félicitations et en confirmait le sujet ; mais comment répondre autrement ? Peu après qu’on fut sorti de table, vint l’heure de la trottata[26]. Gertrude monta en carrosse avec sa mère et deux de ses oncles qui avaient été du dîner. Après le tour ordinaire, on se rendit à la Strada Marina, qui alors traversait l’espace occupé aujourd’hui par le jardin public, et c’était le lieu où les gens de qualité venaient en voiture se délasser des travaux de la journée. Les oncles aussi parlèrent à Gertrude comme le comportait la circonstance : et l’un d’eux qui, plus que l’autre, paraissait connaître chaque personne, chaque équipage, chaque livrée, et avait à tout moment quelque chose à dire sur monsieur tel ou madame telle que l’on rencontrait, s’adressa tout à coup à sa nièce et lui dit : « Ah ! friponne ! vous tournez le dos, vous, à toutes ces vanités. Vous êtes une fine commère ; vous nous plantez-là dans nos misères, nous autres pauvres mondains, pour vous retirer dans une vie de bonheur et vous rendre en paradis sur des roulettes. »

Vers la nuit on rentra ; et les domestiques, descendant à la hâte avec des flambeaux à la main, annoncèrent que nombre de personnes étaient venues en visite et attendaient. La nouvelle s’était répandue, et les parents et amis venaient faire acte de politesse et de devoir. On entra dans le salon de compagnie. La sposina en fut l’idole, l’amusement, la victime. Chacun la voulait pour soi ; qui se faisait promettre des confitures ; qui promettait des visites ; celui-ci parlait de la mère une telle sa parente ; celle-là de la mère telle autre qu’elle connaissait ; ici on vantait le climat de Monza ; là c’étaient les discours les plus doux sur le lustre qui l’attendait dans cet heureux séjour. Quelques-uns qui n’avaient pu encore s’approcher de Gertrude, ainsi assiégée, guettaient l’occasion de s’avancer et se reprochaient ce retard de leur hommage. Peu à peu la société s’éclaircit, tous partirent sans se reprocher plus rien, et Gertrude resta seule avec les auteurs de ses jours et son frère.

« Enfin, dit le prince, j’ai eu la satisfaction de voir ma fille traitée comme doit l’être une personne de son rang. Il faut aussi convenir qu’elle s’est conduite à merveille ; elle a fait voir qu’elle ne sera pas embarrassée pour jouer le premier rôle et soutenir le décorum de la famille. »

On se hâta de souper pour se retirer bientôt chacun dans son appartement et pouvoir être prêts de bonne heure le lendemain.

Gertrude contristée, dépitée et en même temps un peu glorieuse de tout ce qui lui avait été dit de flatteur, se souvint en ce moment de ce que sa geôlière lui avait fait souffrir, et voyant son père si bien disposé à lui complaire en tout, hors une seule chose, elle voulut profiter de cette veine de faveur pour contenter au moins l’une des passions qui la tourmentaient. Elle montra donc une grande répugnance à se trouver avec cette femme, en se plaignant vivement de ses procédés.

« Comment ! dit le prince, elle vous a manqué de respect ! Demain, demain, je lui laverai la tête de la bonne façon. Laissez-moi faire ; je lui ferai connaître ce qu’elle est et ce que vous êtes. Et en attendant, une fille dont je suis content ne doit pas voir auprès d’elle une personne qui lui déplaît. » Cela dit, il fit appeler une autre femme et lui ordonna de servir Gertrude, qui, au milieu de tout cela, cherchant la saveur de la satisfaction qu’elle avait obtenue, s’étonnait d’y en trouver si peu, en comparaison du désir qu’elle en avait éprouvé. Ce qui, malgré elle, venait tout dominer dans son âme était le sentiment des grands progrès qu’elle avait faits dans cette journée sur la voie du cloître, la pensée que pour s’en retirer maintenant elle aurait besoin de bien plus de force et de résolution qu’il ne lui en aurait fallu quelques jours plus tôt et lorsque cependant elle s’en était trouvée dépourvue.

La personne qui vint pour l’accompagner dans sa chambre était une vieille femme de la maison, jadis gouvernante du jeune prince, qu’elle avait eu dans ses mains depuis l’âge du maillot jusqu’à son adolescence, et en qui elle avait mis toutes ses complaisances, toutes ses espérances, toute sa gloire. Elle jouissait de la décision prise en ce jour comme d’un bonheur qui lui eût été personnel ; et Gertrude, pour dernier amusement, eut à recevoir les congratulations, les éloges, les conseils de la vieille, à l’entendre conter l’histoire de certaines tantes à elle et grand’tantes qui s’étaient trouvées fort heureuses de leur état de religieuses, parce qu’appartenant à une famille si distinguée, elles avaient toujours eu ces premiers honneurs en partage, toujours su tenir une main au dehors, et de leur parloir obtenir dans les affaires des succès auxquels de leurs salons les plus grandes dames n’avaient pu atteindre. Elle lui parla des visites qu’elle recevrait ; et puis quelque jour elle aurait celle du jeune prince avec son épouse qui, sans nul doute, serait une personne de très-haut parage ; et alors, non-seulement le monastère, mais tout le pays serait en mouvement. La vieille avait parlé pendant qu’elle déshabillait Gertrude, après que Gertrude s’était mise au lit ; elle parlait encore lorsque Gertrude déjà dormait. La jeunesse et la fatigue l’avaient emporté sur les soucis. Son sommeil fut inquiet, agité, plein de songes pénibles, mais ne cessa qu’à la voix glapissante de la vieille qui vint la réveiller pour qu’elle s’apprêtât à la course de Monza.

« Allons, allons, signora sposina ; il est grand jour ; et, avant que vous soyez coiffée et habillée, il faut une heure pour le moins. Madame la princesse est à s’habiller, et on l’a réveillée quatre heures plus tôt que de coutume. Le jeune prince est déjà descendu aux écuries, puis remonté, et il est prêt à partir quand on voudra. Vif comme un levreau, ce petit lutin. Ah ! dès le berceau il a toujours été de même, et je puis le dire, moi qui l’ai porté dans mes bras. Mais quand il est prêt, il ne faut pas le faire attendre, car, quoique ce soit la meilleure pâte d’enfant qui se puisse voir, alors il s’impatiente et il tempête. Pauvre ami ! il ne faut pas lui en vouloir ; c’est son caractère ; et puis cette fois il aurait bien un peu raison, puisque c’est pour vous qu’il se dérange. Gare à qui le touche dans ces moments-là ! il ne connaît plus personne, si ce n’est le seigneur prince. Mais un jour, le seigneur prince, ce sera lui ; le plus tard possible, cependant. Alerte, alerte, signorina ! Pourquoi me regardez-vous comme ça toute ébaubie ? Vous devriez être déjà hors du nid. »

À l’image du jeune prince impatient, toutes les autres pensées, qui au moment du réveil s’étaient présentées en foule à l’esprit de Gertrude, s’éloignèrent soudain, comme un vol de moineaux à l’apparition de l’épervier. Elle obéit, s’habilla à la hâte, se laissa coiffer, et parut dans le salon où son père, sa mère et son frère étaient réunis. On la fit asseoir sur un fauteuil à bras, et une tasse de chocolat lui fut apportée, ce qui, dans ce temps-là, était comme chez les Romains donner la robe virile.

Quand on vint avertir que les chevaux étaient mis, le prince prit sa fille à part et lui dit : « Ah ça, Gertrude, hier vous vous êtes fait honneur, aujourd’hui vous devez vous surpasser vous-même. Il s’agit de faire une comparution solennelle dans le monastère et dans le pays où vous êtes destinée à tenir le premier rang. On vous attend… (Il est inutile de dire que le prince avait, la veille, fait avertir l’abbesse.) On vous attend, et tous les yeux se porteront sur vous. De la dignité et de l’aisance. L’abbesse vous demandera ce que vous voulez : c’est une formalité. Vous pouvez répondre que vous demandez d’être admise à prendre l’habit dans ce couvent où vous avez été élevée avec une attention si tendre, où vous avez reçu tant d’aimables soins, ce qui est l’exacte vérité. Prononcez ce peu de mots d’un ton aisé ; qu’on n’ait pas lieu de dire que vous avez été soufflée et que vous ne savez vous exprimer de vous-même. Ces bonnes mères ne savent rien de ce qui s’est passé : c’est un secret qui doit rester enseveli dans la famille ; ainsi ne prenez pas un air contrit et embarrassé qui pourrait donner du soupçon. Montrez de quel sang vous sortez : soyez polie, modeste ; mais souvenez-vous que dans ce lieu, votre famille exceptée, il n’y aura personne au-dessus de vous. »

Sans attendre la réponse, le prince se mit en marche ; Gertrude, la princesse et le jeune prince le suivirent ; ils descendirent l’escalier et montèrent en voiture. Les embarras et les ennuis du monde, la vie heureuse du cloître, surtout pour les jeunes personnes d’un sang très-noble, furent le thème de la conversation durant le voyage. Lorsqu’on fut près d’arriver, le prince renouvela ses instructions à sa fille, et lui répéta plus d’une fois la formule de sa réponse. En entrant à Monza, Gertrude sentit son cœur se serrer ; mais son attention fut un instant attirée par je ne sais quels personnages qui, ayant fait arrêter la voiture, débitèrent je ne sais quel compliment. Se remettant en marche, on alla à peu près au pas jusqu’au monastère, au milieu des regards des curieux qui accouraient de tous les côtés sur le chemin. Au moment où la voiture s’arrêta, devant ces murs, devant cette porte, le cœur de Gertrude se serra bien plus fort. On mit pied à terre entre deux haies de peuple que les domestiques faisaient se ranger. Tous ces yeux fixés sur la pauvre jeune personne l’obligeaient à étudier continuellement son maintien ; mais tous ensemble ils lui imposaient moins que les deux yeux de son père, sur lesquels elle ne pouvait s’empêcher, quelque peur qu’elle en eût, de porter les siens à chaque instant ; et ces yeux-là gouvernaient ses mouvements et son visage comme par des rênes invisibles. Après avoir traversé la première cour, on entra dans une autre, et là se fit voir la porte du cloître intérieur, toute grande ouverte et garnie à plein de religieuses. Sur la première ligne, l’abbesse entourée des anciennes ; derrière, d’autres religieuses toutes mêlées, dont quelques-unes sur la pointe des pieds ; au dernier rang, les converses montées sur des banquettes. On voyait de plus çà et là briller à mi-hauteur quelques petits yeux, quelques petits minois venir poindre à travers les robes noires. C’étaient les plus adroites et les plus hardies parmi les pensionnaires qui, se glissant et se faufilant entre une religieuse et l’autre, étaient parvenues à se faire un peu de jour, pour avoir aussi leur part du spectacle. De cette foule s’élevaient des acclamations ; des bras en grand nombre s’agitaient en signe de bon accueil et de joie. On arriva sur la porte ; Gertrude se trouva face à face avec la mère abbesse. Après les premières politesses, celle-ci, d’un air moitié joyeux, moitié solennel, lui demanda ce qu’elle désirait en ce lieu où il n’y avait personne qui pût lui rien refuser.

« Je viens, » commençait à dire Gertrude ; mais sur le point de prononcer les paroles qui devaient décider presque irrévocablement de son sort, elle hésita un moment et demeura les yeux fixés sur la foule qu’elle avait devant elle. Dans ce court moment elle aperçut l’une de ses compagnes déjà connue de nous, qui la regardait d’un air mêlé de compassion et de malice, et semblait dire : Ah ! l’y voilà prise, notre habile. Cette vue, réveillant avec plus de vivacité dans son âme tous ses anciens sentiments, lui rendit aussi un peu de son ancien et faible courage ; et déjà elle allait cherchant une réponse quelconque, différente de celle qui lui avait été dictée, lorsque, ayant, comme pour essayer ses forces, porté un regard sur le visage de son père, elle y vit une inquiétude si sombre, une impatience si menaçante, que, devenant résolue par la peur, avec la même promptitude qu’elle eût mise à fuir devant un objet terrible, « je viens, poursuivit-elle, demander d’être admise à prendre l’habit religieux dans ce couvent où j’ai été élevée avec une attention si tendre. » L’abbesse répondit aussitôt qu’elle regrettait beaucoup, dans cette circonstance, que les règles ne lui permissent pas de donner immédiatement une réponse pour laquelle les suffrages de toutes les sœurs devaient être recueillis et que devait précéder la permission des supérieurs ; que cependant Gertrude connaissait trop bien les sentiments que l’on avait pour elle en ce lieu pour ne pas prévoir avec certitude quelle serait cette réponse, et qu’en attendant nulle règle n’empêchait l’abbesse et les sœurs de montrer la joie qu’elles ressentaient de cette demande. Alors s’éleva un bruit confus de félicitations et d’acclamations. Tout aussitôt vinrent de grands plateaux combles de confitures qui furent présentés d’abord à la sposina, et ensuite à ses parents. Pendant que quelques religieuses se l’enlevaient, que d’autres faisaient leur compliment à la mère, d’autres au jeune prince, l’abbesse fit prier le prince de vouloir bien venir à la grille du parloir où elle l’attendait. Elle avait auprès d’elle deux anciennes, et lorsqu’elle le vit paraître : « Prince, dit-elle, pour obéir aux règles… pour remplir une formalité indispensable, quoique dans cette circonstance… cependant je dois vous dire… que chaque fois qu’une jeune personne demande d’être admise à prendre l’habit… la supérieure comme je le suis très-indignement… est obligée d’avertir les parents que si, par hasard… ils forçaient la volonté de leur fille, ils encourraient l’excommunication. Vous m’excuserez…

— Très-bien, très-bien, révérende mère, je loue votre exactitude : rien de plus juste… Mais vous ne devez pas douter…

— Oh ! prince, à Dieu ne plaise… J’ai parlé par devoir exprès. Du reste…

— Sûrement, sûrement, mère abbesse. »

Après ce court échange de paroles, les deux interlocuteurs s’inclinèrent de part et d’autre et se séparèrent, comme si le tête-à-tête leur pesait également à tous les deux ; ils allèrent, chacun de leur côté, rejoindre leur compagnie, l’un au dehors, l’autre au dedans de la porte du cloître.

« Allons, dit le prince, Gertrude pourra bientôt jouir tout à son aise de la compagnie de ces bonnes mères. Pour le moment, nous les avons assez dérangées. » Puis il fit sa révérence ; la famille s’apprêta comme lui au départ ; on renouvela les compliments, et l’on partit.

Gertrude, pendant le retour, n’avait pas trop envie de parler. Effrayée de la démarche qu’elle avait faite, honteuse de son peu de courage, fâchée contre les autres et contre elle-même, elle faisait tristement le compte des occasions qui lui restaient de dire non, et elle se promettait faiblement et confusément que dans telle de ces occasions, ou dans telle autre, ou dans telle autre encore, elle serait plus adroite et plus forte. Au milieu de toutes ces pensées, elle n’était pas tout à fait revenue de la frayeur que lui avait causée le froncement de sourcil de son père ; si bien que, lorsque d’un coup d’œil jeté à la dérobée sur la figure du prince, elle vit qu’il n’y restait aucun vestige de colère et qu’il paraissait au contraire fort satisfait de sa conduite, cela lui sembla un véritable bonheur, et elle fut pour un moment toute contente.

Dès l’arrivée, nouvelle toilette ; puis le dîner, puis quelques visites, puis la promenade en voiture, puis la société du soir, puis le souper. Vers la fin de ce repas, le prince mit sur le tapis une autre affaire, le choix de la marraine. On appelait ainsi une dame qui, sur la prière des parents, devenait gardienne et accompagnatrice de la jeune postulante pendant le temps qui s’écoulait entre la demande et l’entrée au monastère ; temps qui était employé à visiter les églises, les édifices publics, les sociétés, les maisons de campagne, toutes les choses en un mot les plus remarquables de la ville et des environs, afin que les jeunes personnes, avant de prononcer un vœu irrévocable, sussent bien à quoi elles renonçaient. « Il faudra songer à une marraine, dit le prince, parce que demain doit venir le vicaire des religieuses pour la formalité de l’examen, et tout de suite après Gertrude sera proposée en chapitre pour être acceptée par les mères. » En prononçant ces mots, il s’était tourné vers la princesse, et celle-ci, croyant que c’était pour l’engager à faire sa proposition, commençait à dire : « Il y aurait… » Mais le prince l’interrompit. « Non, non, princesse : la marraine doit avant tout être agréable à la sposina ; et quoique l’usage général en donne le choix aux parents, cependant Gertrude a tant de bon sens, tant de justesse d’esprit, qu’elle mérite bien qu’on fasse pour elle une exception. » Et ici, se tournant vers Gertrude de l’air de quelqu’un qui annonce une grâce particulière, il poursuivit : « Chacune des dames qui se sont trouvées ce soir dans notre société possède les qualités requises pour être marraine d’une fille de notre maison ; il n’y en a aucune, ce me semble, qui ne doive se tenir pour honorée de la préférence : choisissez vous-même. »

Gertrude voyait bien que choisir était de sa part donner un nouveau consentement ; mais la proposition était faite avec tant d’appareil que le refus, pour humble qu’il fût dans les termes, pouvait avoir l’air du dédain, ou au moins paraître un caprice et une mignardise. Elle fit donc encore ce pas de plus, et nomma la dame qui dans cette soirée avait été le plus de son goût, c’est-à-dire celle qui lui avait fait le plus de caresses, qui l’avait le plus louée, qui l’avait traitée avec ces manières affectueuses, familières et empressées qui, dans les premiers moments d’une connaissance, se donnent l’apparence d’une ancienne amitié. « Excellent choix, » dit le prince qui désirait et attendait précisément celui-là. Que ce fût adressé au hasard, il était arrivé ce qui arrive lorsqu’un joueur de gobelets, faisant passer devant vos yeux un jeu de cartes, vous dit d’en penser une et qu’ensuite il la devinera ; mais il les a fait passer de manière à ce que vous n’en voyiez qu’une seule. Cette dame s’était si soigneusement tenue à l’entour de Gertrude pendant toute la soirée, elle l’avait tant occupée d’elle, qu’il aurait fallu à celle-ci un effort d’imagination pour porter sa pensée sur une autre. Tant d’attentions n’avaient pas été sans motif ; la dame avait dès longtemps jeté les yeux sur le jeune prince pour en faire son gendre ; elle regardait donc les affaires de cette maison comme les siennes propres, et il était fort naturel qu’elle s’intéressât à cette chère Gertrude non moins qu’à ses plus proches parents.

Le lendemain Gertrude se réveilla avec la pensée de l’examinateur qui devait venir, et pendant qu’elle était à penser si elle pourrait saisir cette occasion si décisive de revenir sur ses pas, et de quelle manière elle devrait s’y prendre, le prince la fit appeler. « Ah ça, ma fille, lui dit-il, jusqu’à présent vous vous êtes conduite on ne peut mieux ; il s’agit aujourd’hui de couronner l’œuvre. Tout ce qui s’est fait jusqu’ici s’est fait de votre consentement. Si dans l’intervalle il vous était venu quelque incertitude, quelque petit regret, des légèretés de jeunesse, vous auriez dû le déclarer ; mais, au point où en sont les choses, il n’est plus temps de faire des enfantillages. Le digne homme qui doit venir ce matin vous fera cent demandes sur votre vocation ; si vous vous faites religieuse de votre propre gré, et le pourquoi, et le comment, et que sais-je encore ? Si vous tâtonnez dans vos réponses, il vous tiendra sur la sellette qui sait combien de temps ? Ce serait pour vous un ennui, un tourment ; mais il pourrait en résulter quelque chose de plus sérieux. Après toutes les démonstrations publiques qui ont été faites, la moindre hésitation qui se ferait voir en vous compromettrait mon honneur ; elle pourrait faire croire que j’aurais pris une velléité de votre part pour une résolution arrêtée, que j’aurais précipité la chose, que j’aurais… que sais-je ? Dans un tel cas, je me verrais obligé de choisir entre deux partis également pénibles, ou laisser se former dans le monde une idée fâcheuse de ma conduite, et ce parti ne peut absolument s’accorder avec ce que je me dois à moi-même ; ou dévoiler le véritable motif de votre résolution, et… » Mais ici voyant que Gertrude devenait écarlate, que ses yeux se gonflaient, que son visage se contractait comme les feuilles d’une fleur au souffle de l’air chaud qui précède l’orage, il rompit ce discours, et reprit d’un air serein : « Allons, allons, tout dépend de vous, de votre bon sens. Je sais que vous en avez beaucoup, et vous n’êtes pas capable de gâter un bon ouvrage lorsqu’il touche à son terme ; mais je devais prévoir tous les cas. N’en parlons plus, et convenons seulement que vous répondrez avec assurance, pour ne pas faire naître des doutes dans la tête de ce brave homme. De cette manière d’ailleurs vous en serez quitte plus promptement. » Et ici, après lui avoir suggéré quelques réponses aux questions les plus probables, il rentra dans ses discours ordinaires sur les douceurs et les jouissances qui attendaient Gertrude dans le couvent, et l’y entretint jusqu’au moment où un domestique vint annoncer le vicaire. Le prince renouvela à la hâte ses avis les plus importants, et laissa sa fille avec cet ecclésiastique, ainsi que la règle le prescrivait.

Le digne homme arrivait avec une opinion à peu près formée sur la vocation de Gertrude pour le cloître, vocation qu’il supposait fort grande ; car c’était ainsi que le lui avait dit le prince, lorsqu’il était allé le prier de venir. À la vérité, le bon prêtre, qui savait que la défiance était l’une des vertus les plus nécessaires dans sa charge, avait pour maxime de ne pas ajouter foi trop facilement aux assertions de cette nature et de se tenir en garde contre les préoccupations ; mais il est bien rare que les paroles affirmatives et positives d’un personnage imposant, sous quelque rapport qu’il le soit, ne teignent pas de leur couleur l’esprit de celui qui les écoute.

Après les politesses d’usage, « mademoiselle, lui dit-il, je viens jouer ici le rôle du diable ; je viens mettre en doute ce que dans votre demande vous avez donné pour certain ; je viens exposer à vos yeux les difficultés, et m’assurer si vous les avez bien considérées. Souffrez que je vous fasse quelque question.

— Parlez, » répondit Gertrude.

Le bon prêtre alors commença à l’interroger dans la forme prescrite par les règlements. « Sentez-vous dans votre cœur une résolution bonne, spontanée de vous faire religieuse ? N’a-t-on pas employé envers vous la menace ou la séduction ? N’a-t-on pas usé d’autorité pour vous y induire ? Parlez sans crainte et avec sincérité à un homme dont le devoir est de connaître votre volonté bien réelle et d’empêcher qu’il vous soit fait violence en aucune manière. »

La véritable réponse à une telle demande se présenta aussitôt à l’esprit de Gertrude avec une terrible clarté. Mais pour la donner, cette réponse, il fallait l’accompagner d’une explication, dire qu’elle avait été menacée, raconter une histoire… La malheureuse recula d’épouvante devant cette idée et se hâta de chercher une autre réponse ; elle n’en trouva qu’une qui pût la délivrer vite et sûrement de ce supplice, celle qui était la plus contraire à la vérité : « Je me fais religieuse, dit-elle en cachant son trouble ; je me fais religieuse de mon gré, librement.

— Depuis combien de temps cette pensée vous est-elle venue ? demanda encore le bon prêtre.

— Je l’ai toujours eue, répondit Gertrude, devenue, après ce premier pas, plus hardie à mentir contre elle-même.

— Mais quel est le motif principal qui vous porte à vous faire religieuse ? » Le bon prêtre ne savait pas quelle terrible corde il touchait ; et Gertrude fit un grand effort sur elle-même pour ne pas laisser paraître sur sa figure l’effet que ces paroles produisaient dans son cœur. « Le motif, dit-elle, est de servir Dieu et de fuir les dangers du monde.

— Ne serait-ce pas quelque déplaisir ? quelque… veuillez m’excuser, quelque caprice ? Quelquefois, une cause momentanée peut faire une impression qui semble devoir durer toujours ; et, puis quand la cause cesse et que l’état de l’âme change, alors…

— Non, non, répondit précipitamment Gertrude : la cause est telle que je vous l’ai dite. »

Le vicaire, plutôt pour remplir entièrement son devoir que par la pensée que ce pût être nécessaire, insista dans ces demandes ; mais Gertrude était déterminée à le tromper. Outre l’effroi que lui causait l’idée de mettre au fait de sa faiblesse ce grave et digne prêtre qui paraissait si éloigné d’avoir à son égard un soupçon de cette nature, la pauvre fille pensait aussi qu’il pouvait bien empêcher qu’elle se fît religieuse, mais que là finissait son autorité sur elle et toute sa protection. Lorsqu’il serait parti, elle resterait seule avec le prince ; et de tout ce qu’elle pourrait ensuite avoir à souffrir dans cette maison, le bon prêtre ne saurait rien, ou, le sachant, il ne pourrait, avec toutes ses bonnes intentions, faire autre chose que d’avoir pitié d’elle, cette pitié tranquille et mesurée qui en général s’accorde, comme par courtoisie, à qui a donné une cause ou un prétexte au mal qui lui est fait. L’examinateur se lassa d’interroger avant que l’infortunée fût lasse de mentir, et, voyant ces réponses toujours uniformes, n’ayant d’ailleurs aucun motif d’en soupçonner la sincérité, il finit par changer de langage ; il la félicita, s’excusa en quelque sorte d’avoir tant tardé à remplir ce devoir, ajouta ce qu’il crut le plus propre à la confirmer dans sa bonne résolution, et prit congé d’elle.

En traversant les salons pour sortir, il rencontra le prince qui semblait passer là par hasard, et le félicita aussi sur les bonnes dispositions dans lesquelles il avait trouvé sa fille. Le prince avait été jusqu’alors dans une attente fort pénible ; à cette annonce, il respira, et, oubliant sa gravité accoutumée, il alla presque en courant vers Gertrude, la combla d’éloges, de caresses, de promesses, avec une joie cordiale, avec une tendresse en grande partie sincère : ainsi est fait le chaos qui s’appelle le cœur humain.

Nous ne suivrons pas Gertrude dans sa tournée continue de divertissements et de spectacles. Nous ne décrirons pas non plus en détail et par ordre les sentiments qu’elle éprouva dans tout cet espace de temps : ce serait une histoire de douleurs et de fluctuations trop monotone et trop ressemblante aux choses déjà racontées. L’agrément des sites, la variété des objets, le plaisir que, malgré tout, elle trouvait à courir çà et là en plein air, lui rendaient plus odieuse l’idée du lieu où, à la fin, elle s’arrêterait pour la dernière fois, pour toujours. Plus poignantes encore étaient les impressions qu’elle recevait dans les sociétés et les fêtes. La vue des jeunes épouses, auxquelles on donnait ce titre dans le sens le plus commun et le plus usité, lui causait une envie, un déchirement de cœur insupportable ; et, quelquefois, à l’aspect de personnages d’une autre sorte, il lui semblait que s’entendre appeler d’un semblable titre devait être le comble du bonheur. En certains moments, la pompe des palais, l’éclat des parures, le mouvement et le bruit joyeux des fêtes lui communiquaient une telle ivresse, un désir si ardent de vivre dans les joies du monde, qu’elle se promettait à elle-même de se dédire, de tout souffrir plutôt que de retourner à l’ombre froide et morte du cloître : mais toutes ces résolutions s’en allaient en fumée lorsqu’elle considérait avec plus de sang-froid les difficultés, lorsque seulement elle portait ses regards sur le visage du prince. D’autres fois, l’idée d’avoir à quitter pour toujours ces plaisirs, lui en rendait pénible et amère la trop courte épreuve, comme le malade dévoré par la soif regarde d’un œil chagrin et repousse presque avec dépit la cuillerée d’eau que le médecin accorde avec peine à ses instances. Cependant, le vicaire des religieuses avait délivré l’attestation nécessaire, et la permission de tenir le chapitre pour l’acceptation de Gertrude était arrivée. Le chapitre se tint ; la proposition, comme on devait s’y attendre, réunit les deux tiers des votes secrets qui étaient exigés par les règlements ; et Gertrude fut acceptée. Elle-même alors, fatiguée de ce long tourment, demanda d’entrer le plus tôt possible dans le monastère. Personne, certainement, n’était là qui voulût modérer son impatience. Il fut donc fait selon sa volonté, et, conduite avec pompe au couvent, elle y revêtit l’habit. Après douze mois de noviciat pleins de repentirs qui se renouvelaient sans cesse, elle se vit parvenue au moment de la profession, au moment où il lui fallait, ou dire un non plus étrange, plus inattendu que jamais, ou répéter un oui déjà dit tant de fois ; elle le répéta, et fut religieuse pour toujours.

C’est un des attributs particuliers et incommunicables de la religion chrétienne de pouvoir diriger et consoler quiconque, en quelque conjoncture que ce soit, quelque but qu’il ait en vue, vient recourir à elle. S’il y a un remède à ce qui est passé, elle le prescrit, elle le fournit, elle prête ce qu’il faut de lumière et d’énergie pour l’employer, à quelque prix que ce puisse être. S’il n’y en a point, elle donne le moyen de faire effectivement, et en réalité, ce qui se dit en forme de proverbe, de nécessité, vertu. Elle enseigne à continuer, avec prudence, ce qui a été entrepris par légèreté ; elle plie l’âme à embrasser par goût ce qui a été imposé par la force, et elle donne à un choix qui fut téméraire, mais qui est irrévocable, toute la sainteté, toute la sagesse, disons-le hardiment, toutes les joies de la vocation. C’est une voie faite de telle sorte, que, de quelque labyrinthe, de quelque précipice que l’homme y arrive et y fasse un seul pas, il peut, de ce moment, marcher avec satisfaction et assurance, et, par un heureux voyage, atteindre à une heureuse fin. En prenant cette voie, Gertrude aurait pu être une religieuse sainte et contente, de quelque manière qu’elle le fût devenue. Mais l’infortunée, au contraire, se débattait sous le joug, et en sentait ainsi plus fortement le poids et les secousses. Un regret incessant de sa liberté perdue, une horreur profonde pour son état actuel, de continuels et fatigants retours à des désirs qui ne seraient jamais satisfaits, telles étaient les principales occupations de son âme. Elle revenait, et toujours revenait sur ce passé si amer ; elle recomposait dans sa mémoire toutes les circonstances par lesquelles elle avait été amenée au lieu où elle était, et elle défaisait mille fois inutilement par la pensée ce qui par l’action avait été son œuvre ; elle s’accusait de faiblesse, elle accusait les autres de tyrannie et de perfidie ; et son cœur se rongeait. Elle idolâtrait tout à la fois et pleurait sa beauté ; elle gémissait sur sa jeunesse destinée à se détruire dans un lent et perpétuel martyre, et, dans certains moments, elle portait envie à toute femme qui, dans toute condition quelconque, avec quelque conscience que ce fût, pouvait librement jouir dans le monde de ces avantages.

La vue de ces religieuses qui avaient aidé à la conduire dans ces tristes murs lui était odieuse. Elle se rappelait les ruses et les artifices qu’elles avaient mis en œuvre, et les en payait par tout autant d’impolitesses, de brusqueries, ou même ouvertement par des reproches. Celles-ci devaient le plus souvent avaler le tout et se taire ; car le prince avait bien su tyranniser sa fille lorsque c’était nécessaire pour la pousser dans le cloître ; mais, son but une fois atteint, il n’aurait pas facilement souffert que l’on prétendît avoir raison contre son sang ; et le moindre bruit qu’elles auraient fait les eût exposées à perdre cette haute protection, peut-être même à se faire de leur protecteur un ennemi. Il semblerait que Gertrude aurait dû sentir un certain penchant pour les autres sœurs qui n’avaient pas pris part à ces manœuvres, et qui, sans l’avoir désirée pour compagne, l’aimaient comme telle, tandis que, pieuses, occupées, pleines d’une joie sereine et pure, elles lui montraient, par leur exemple, comment on pouvait en ce lieu, non-seulement vivre, mais se trouver bien. Mais celles-ci lui étaient odieuses dans un autre sens. Leur air de piété et de contentement était à ses yeux comme une accusation de son inquiétude et des bizarreries de sa conduite, et elle ne manquait aucune occasion, en arrière d’elles, de les railler comme bigotes, ou de les dénigrer comme hypocrites. Elle leur en aurait moins voulu peut-être, si elle avait pu savoir ou deviner que de leurs mains étaient sorties le peu de boules noires trouvées dans l’urne où se décida son acceptation.

Il lui semblait quelquefois trouver quelque consolation à pouvoir commander, à se voir courtisée dans le monastère, à recevoir des visites du dehors, à faire réussir quelques affaires, à donner sa protection, à s’entendre appeler la signora ; mais qu’était-ce que des consolations semblables ? Sentant leur insuffisance, son cœur aurait voulu, de temps en temps, y joindre celles de la religion, jouir à la fois des unes et des autres. Mais celles-ci n’accordent leurs douceurs qu’à celui pour qui les premières sont sans attraits, comme le naufragé, s’il veut s’emparer de la planche par laquelle il peut atteindre le rivage et son salut, doit pourtant bien lâcher les algues que, par une violence d’instinct, il avait d’abord saisies.

Peu après sa profession, Gertrude avait été faite maîtresse des pensionnaires ; or figurez-vous comment ces petites filles devaient se trouver sous une telle discipline. Ses anciennes confidentes étaient toutes sorties ; mais elle conservait, vivantes dans son âme, toutes les passions de ce temps, et d’une manière ou d’une autre ses élèves devaient en sentir le poids. Quand elle songeait que plusieurs d’entre elles étaient destinées à vivre dans ce monde, d’où elle était exclue pour toujours, elle éprouvait pour ces pauvres enfants une sorte d’aversion et comme un désir de vengeance. Elle les tenait durement au-dessous d’elle, les brutalisait, leur faisait payer par anticipation les plaisirs dont elles devaient jouir un jour. Qui dans ces moments-là aurait vu de quel ton magistral et fâché elle les grondait pour la moindre peccadille, l’aurait prise pour une femme d’une dévotion sauvage et mal réglée. D’autres fois, sa même horreur pour le cloître, pour la règle, pour l’obéissance, éclatait en accès d’une tout autre humeur. Alors, non-seulement elle supportait la bruyante dissipation de ses élèves, mais elle l’excitait ; elle se mêlait à leurs jeux et les rendait plus turbulents ; elle prenait part à leurs propos qu’elle poussait au-delà de ce qu’elles avaient eu d’abord l’intention de dire. Si quelqu’une se permettait un mot sur le babil de la mère abbesse, la maîtresse imitait ce babil longuement et en faisait une scène de comédie ; elle contrefaisait la figure de telle religieuse, la démarche de telle autre ; elle riait alors aux éclats, mais c’étaient des rires qui ne la laissaient pas plus gaie. Elle avait ainsi vécu plusieurs années, n’ayant ni le moyen, ni l’occasion de faire plus, lorsque son malheur voulut qu’une occasion vînt à se présenter.

Parmi les distinctions et prérogatives qui lui avaient été accordées pour la dédommager de ne pouvoir être abbesse, se trouvait celle d’habiter un corps de logis à part. Cette aile du monastère était contiguë à une maison habitée par un jeune homme, scélérat de profession, l’un de ceux, si nombreux alors, qui, avec leurs bandits et l’alliance d’autres scélérats, pouvaient jusqu’à un certain point se rire des lois et de la force publique. Notre manuscrit le nomme Egidio, sans parler de sa famille. Ce jeune homme, d’une lucarne qui donnait sur une petite cour de ce corps de logis, avait vu Gertrude aller et venir en cet endroit, par désœuvrement. Séduit plutôt qu’effrayé par les dangers et l’impiété de l’entreprise, il osa un jour lui adresser la parole. La malheureuse répondit.

Dans les premiers moments, elle éprouva un contentement, non pas certes dégagé de mélange, mais qui la pénétrait vivement. Dans le vide de son âme, réduite à l’indolence, était venu se répandre un sentiment vif, continu, je dirais une nouvelle et puissante vie. Mais ce contentement était semblable au breuvage fortifiant que l’ingénieuse cruauté des anciens versait au condamné pour lui donner la force de supporter les tortures. En même temps, quelque chose de tout nouveau se fit remarquer dans toute sa conduite. Elle devint d’un moment à l’autre plus mesurée, plus tranquille ; elle fit trêve à ses railleries et à ses méchants murmures ; elle se montra même polie et caressante, en sorte que les sœurs se félicitaient l’une l’autre de cet heureux changement, bien éloignées qu’elles étaient d’en soupçonner le véritable motif et de comprendre que cette nouvelle vertu n’était autre chose que l’hypocrisie ajoutée à ses anciens défauts. Cette apparence extérieure cependant, ce dehors blanchi, pour ainsi dire, ne dura pas longtemps, du moins d’une manière aussi continue et aussi égale. Bientôt revinrent et ses impatiences et ses caprices, bientôt recommencèrent ses imprécations et ses moqueries contre la prison du cloître, et souvent en des termes étranges dans un tel lieu comme dans une telle bouche. Cependant chacune de ces incartades était suivie de repentir et d’une grande attention à les faire oublier à force de façons doucereuses et de paroles bienveillantes. Les sœurs supportaient de leur mieux toutes ces alternatives et les attribuaient au caractère léger et fantasque de la signora.

Pendant quelque temps il ne parut pas qu’aucune d’elles portait ses idées plus loin ; mais un jour que la signora, dans une querelle qu’elle avait faite à une sœur converse pour je ne sais quelle bagatelle, s’était laissée aller à la maltraiter sans mesure et sans fin, celle-ci, après avoir longuement enduré ces violences en se mordant les lèvres, perdit enfin patience et laissa échapper un mot où elle faisait entendre qu’elle savait quelque chose et, qu’en temps et lieu elle parlerait. De ce moment la signora n’eut plus de repos. À peu de temps de là cependant, la sœur converse un matin fut vainement attendue à ses devoirs ordinaires ; on va voir dans sa cellule, on ne l’y trouve point ; on l’appelle à haute voix, elle ne répond pas ; on cherche par ci, on cherche par là, on va, on vient, de la cave au grenier ; elle n’est nulle part ; et qui sait quelles conjectures on aurait faites si, en cherchant ainsi, l’on n’eût découvert un trou dans le mur du jardin, ce qui fit supposer à toutes les religieuses que la sœur s’était enfuie par là. On fit de grandes perquisitions à Monza et dans les environs, principalement à Meda, qui était le pays de cette converse ; on écrivit de divers côtés ; on n’en eut plus la moindre nouvelle. Peut-être aurait-on pu en savoir davantage si, au lieu de chercher au loin, on eût creusé tout auprès la terre. Après beaucoup d’étonnements, car personne n’aurait cru cette femme capable d’une action pareille, après des raisonnements de toute espèce, on en vint à conclure qu’elle devait être allée bien loin, bien loin ; et parce que ce mot vint une fois à la bouche d’une sœur : « Elle se sera sûrement réfugiée en Hollande, » on dit aussitôt et l’on fut longtemps persuadé dans le couvent, comme au dehors, qu’elle s’était réfugiée en Hollande. Il ne paraît pas cependant que la signora fût de cet avis, non qu’elle montrât des doutes ou qu’elle combattît l’opinion commune par des raisons qui lui fussent particulières ; si elle en avait, jamais raisons ne furent si bien dissimulées ; et il n’était rien dont elle s’abstînt plus volontiers que de revenir sur cette histoire, rien dont elle se souciât aussi peu que de sonder le fond de ce mystère. Mais moins elle en parlait, plus sa pensée en était pleine. Que de fois chaque jour l’image de cette femme venait subitement se présenter à son esprit, et s’arrêtait là, et ne voulait pas s’éloigner ! Que de fois elle aurait désiré l’avoir devant ses yeux vivante et réelle, plutôt que de la trouver toujours gravée dans son imagination, plutôt que d’être soumise à passer les jours et les nuits dans la compagnie de cette forme vaine, terrible, impassible ! Que de fois elle aurait voulu entendre sa véritable voix, quelles qu’en eussent été les menaces, plutôt que d’ouïr sans cesse au fond de son cœur le murmure fantastique de cette voix et ces paroles répétées avec une persistance, avec une opiniâtreté infatigable qu’aucun être vivant n’eut jamais !

Une année environ s’était écoulée depuis cet événement, lorsque Lucia fut présentée à la signora et eut avec elle cet entretien où s’est arrêté notre récit. La signora multipliait ses demandes sur la persécution de don Rodrigo, et entrait dans certains détails avec une intrépidité singulièrement nouvelle et ne pouvant que l’être pour Lucia, à qui jamais n’était venue l’idée que la curiosité des religieuses pût s’exercer sur de semblables sujets. Les jugements dont elle entremêlait ses questions ou qu’elle laissait entrevoir n’étaient pas moins étranges. Elle semblait à peu près rire de l’horreur si grande que ce personnage avait toujours inspirée à Lucia, et demandait si c’était donc un monstre pour faire tant de peur ; elle avait presque l’air de trouver que la résistance de celle-ci eût été déraisonnable et sotte, si elle n’avait eu pour motif la préférence donnée à Renzo. Et sur Renzo lui-même elle se jetait dans des demandes dont la jeune fille stupéfaite ne pouvait s’empêcher de rougir. S’apercevant ensuite qu’elle avait trop suivi de sa langue les idées où elle laissait courir son esprit, elle chercha à corriger et faire mieux interpréter son bavardage ; mais elle ne put empêcher qu’il n’en restât à sa pauvre interlocutrice un pénible étonnement et comme une vague frayeur. Pressée de s’en ouvrir à sa mère, Lucia saisit pour cela le premier moment où elle put se trouver seule avec elle. Mais Agnese, comme plus experte, résolut en peu de mots tous ces doutes et sut expliquer tout le mystère : « Ne t’en étonne pas, dit-elle, quand tu auras connu le monde comme moi, tu verras qu’il n’y a rien là dont on doive être surpris. Les gens de condition, qui plus, qui moins, dans un sens ou dans l’autre, ont tous un grain de folie. Il faut les laisser dire, surtout quand on a besoin d’eux ; faire semblant de les écouter sérieusement comme s’ils parlaient juste. N’as-tu pas vu de quelle manière elle m’a rabrouée, comme si j’avais dit quelque grosse sottise ? Et moi, je n’y ai pas regardé le moins du monde. Ils sont tous ainsi. Et nonobstant tout cela, remercions le ciel de ce que cette dame paraît prendre intérêt à toi et vouloir véritablement nous protéger. Du reste, si Dieu te prête vie, ma chère enfant, et s’il t’arrive encore d’avoir affaire avec les gens de condition, tu en verras de ces choses, tu en verras, tu en verras ! »

Le désir d’obliger le père gardien, le plaisir d’avoir à protéger, l’idée du bon effet que produirait dans l’opinion sa protection accordée si saintement, une certaine inclination pour Lucia, et une sorte de soulagement aussi qu’elle éprouvait à faire du bien à une créature innocente, à secourir et consoler des opprimés, avaient réellement disposé la signora à prendre à cœur le sort des deux pauvres fugitives. Sur sa demande et à sa considération, elles furent placées dans le logement de la tourière attenant au cloître, et traitées comme si elles avaient été attachées au service du monastère. La mère et la fille se félicitaient ensemble d’avoir trouvé si vite un asile sûr et respecté. Elles auraient aussi grandement souhaité d’y demeurer ignorées de tous ; mais la chose n’était pas facile dans un monastère, d’autant qu’il existait un homme malheureusement trop animé du désir d’avoir des nouvelles de l’une des deux, et dans l’âme duquel, à la passion et à l’étrange point d’honneur qui s’y faisaient d’abord sentir, était venu se joindre le dépit d’avoir été prévenu et trompé dans ses espérances. Et nous, laissant nos deux femmes dans leur gîte, nous retournerons au château de celui dont nous parlons, à l’heure où il était à attendre le résultat de l’expédition qu’avait préparée sa scélératesse.



CHAPITRE XI.


Comme des limiers en meute, après avoir en vain couru sur la piste d’un lièvre, reviennent piteusement vers leur maître, l’oreille basse et la queue entre les jambes, tels les bravi, dans cette nuit si pleine de désordres, retournaient désappointés et confus au château de don Rodrigo. Celui-ci, dans l’agitation de l’attente, arpentait, d’un bout à l’autre, sans lumière, une grande chambre inhabitée du haut de la maison, et qui donnait sur l’esplanade. De temps en temps il s’arrêtait, prêtait l’oreille, regardait par les fentes de vieux contrevents vermoulus. Plein d’impatience, en effet, il n’était pas non plus sans inquiétude, non-seulement par l’incertitude du succès, mais aussi pour les conséquences qu’un pareil coup pouvait avoir ; car c’était l’exploit le plus notable et le plus hasardeux que notre vaillant homme eût tenté jusqu’à ce jour. Il se rassurait cependant par la pensée des précautions qu’il avait prises, si ce n’est pour prévenir les soupçons, du moins pour détruire les indices. « Et quant aux soupçons, se disait-il, je m’en moque ; je voudrais savoir quel sera le drôle assez curieux pour venir ici vérifier si une fille y est ou n’y est pas. Qu’il vienne, qu’il vienne, ce maraud, il sera bien reçu. Que le moine vienne, qu’il vienne. La vieille ? Qu’elle aille à Bergame, la vieille. La justice ? Bah ! la justice. Le podestat n’est pas un enfant, ni un fou non plus. Et à Milan ? Qui est-ce qui s’occupe de ces gens-là à Milan ? Qui les écouterait ? Qui sait seulement là-bas s’ils existent ? Ce sont gens comme perdus sur la terre ; ils n’ont pas même un maître ; ils ne sont à personne. Allons, allons, point de crainte. Comme Attilio va être surpris demain matin ! Il verra, il verra si je dis des balivernes ou si je donne des faits. Et puis,… si par hasard quelque tracasserie venait à s’ensuivre… Que sais-je ? Quelque ennemi qui voulût profiter de l’occasion… Attilio lui-même pourra m’aider de ses conseils ; l’honneur de toute la parenté y est engagé. » Mais l’idée sur laquelle il s’arrêtait le plus, parce qu’il y trouvait tout à la fois de quoi endormir ses craintes et repaître sa passion principale, était celle des leurres, des promesses qu’il emploierait pour adoucir Lucia. « Elle aura tant de peur en se voyant ici seule au milieu de ces gens-là, de ces figures… (Parbleu ! la figure la plus humaine ici, c’est la mienne) qu’elle sera obligée de recourir à moi, elle devra me prier ; et si elle prie… »

Pendant qu’il fait ces beaux raisonnements, il entend un bruit de pas ; il va à la fenêtre, il l’entre-bâille, regarde en se cachant ; ce sont eux. « Et la chaise ? Diable ! où est la chaise ? Trois, cinq, huit ; ils y sont tous ; le Griso y est aussi ; la chaise n’y est pas ; diable ! diable ! Le Griso va m’en rendre compte. »

Lorsqu’ils furent entrés, le Griso déposa dans le coin d’une salle au rez-de-chaussée son bourdon, son grand chapeau, son manteau à coquilles, et, selon le devoir de sa charge que personne ne lui enviait en ce moment, il monta pour rendre à son maître ce compte sur lequel celui-ci s’apprêtait à le juger. Don Rodrigo l’attendait au haut de l’escalier, et dès qu’il le vit paraître avec cet air gauche et décontenancé d’un coquin trompé dans ses vues : « Eh bien, lui dit-il ou plutôt lui cria-t-il, monsieur le fier-à-bras, monsieur le capitaine, monsieur c’est mon affaire ?

— Il est dur, répondit le Griso, s’arrêtant d’un pied sur la première marche, il est dur de recevoir des reproches, après avoir travaillé fidèlement, avoir cherché à faire son devoir, et même risqué sa peau.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Nous allons voir, nous allons voir, » dit don Rodrigo, et il s’achemina vers sa chambre. Le Griso l’y suivit et fit aussitôt le récit de ce qu’il avait disposé, fait, vu ou non vu, entendu, craint, réparé ; et il le fit avec cet ordre et cette confusion, cette incertitude et cet étourdissement qui devaient nécessairement régner ensemble dans ses idées.

« Tu n’as pas de torts et tu t’es bien conduit, dit don Rodrigo ; tu as fait ce qui se pouvait faire ; mais… mais y aurait-il sous ce toit quelque traître ? S’il y est, si je parviens à le découvrir, et nous le découvrirons s’il y est, je me charge de l’accommoder et de lui faire parure complète, je t’en réponds.

— La même idée m’est venue, monsieur, dit le Griso, et si cela était, si l’on venait à découvrir un coquin de cette sorte, votre seigneurie devrait le mettre dans mes mains. Un pendard qui se serait donné le divertissement de me faire passer une nuit comme celle-ci ! ce serait à moi à l’en payer. Pourtant il m’a paru pouvoir juger par diverses circonstances qu’il doit y avoir là-dessous quelque autre intrigue qui pour le moment ne se peut comprendre. Demain, monsieur, demain, la chose se tirera au clair.

— Vous n’avez pas été reconnus, au moins ? »

Le Griso répondit qu’il l’espérait, et la conclusion du colloque fut que don Rodrigo lui ordonna pour le lendemain trois choses auxquelles l’autre aurait bien su penser de lui-même. Détacher dès le matin deux hommes pour aller faire au consul cette certaine intimation qui lui fut faite comme nous l’avons vu ; en expédier deux autres vers la masure pour en tenir éloigné, en rôdant autour, tout passant désœuvré qui se dirigerait par là, et soustraire ainsi la chaise à porteur à tous les regards jusqu’à la nuit suivante où on l’enverrait prendre, attendu que pour le moment il ne convenait pas de faire d’autres mouvements qui pourraient donner du soupçon ; enfin aller lui-même, lui et quelques-uns de ses hommes les plus intelligents et les plus adroits, se mêler parmi les gens du village, pour tâcher de débrouiller quelque chose des événements de la nuit. Ces ordres donnés, don Rodrigo fut se mettre au lit, et laissa le Griso en faire autant, le congédiant avec beaucoup d’éloges où se montrait évidemment l’intention de le dédommager des reproches trop hasardés par lesquels il l’avait d’abord accueilli.

Va dormir, pauvre Griso, tu dois en avoir besoin. Pauvre Griso ! À l’ouvrage tout le jour, à l’ouvrage la moitié de la nuit, sans compter le risque de tomber sous la griffe des vilains, ou de charger ton compte d’un article pour rapt de femme honnête, à joindre à ceux qui déjà y figurent ; et puis être reçu de cette manière ! Mais c’est ainsi que souvent les hommes s’acquittent. Tu as pourtant pu voir dans cette circonstance que quelquefois la justice, si elle n’arrive pas d’abord, arrive tôt ou tard, même en ce monde. Pour le moment, va dormir ; peut-être un jour pourras-tu nous fournir, à l’appui de cette observation, une autre preuve, et plus notable que celle d’aujourd’hui.

Le lendemain matin, le Griso était de nouveau dehors et à sa besogne, lorsque don Rodrigo se leva. Celui-ci alla trouver aussitôt le comte Attilio qui, du plus loin qu’il le vit paraître, prit un air railleur et lui cria : « Saint-Martin !

— Je n’ai rien à dire, répondit don Rodrigo en arrivant près de lui, je payerai la gageure ; mais ce n’est pas là ce qui m’affecte le plus. Je ne vous avais rien dit de ce qui se passait, parce que, je l’avoue, je croyais vous surprendre grandement ce matin. Mais bref, maintenant je vais tout vous conter.

— Il y a dans cette affaire quelque chose de la main de ce moine, dit le cousin, après avoir écouté tout le récit avec plus de sérieux qu’on n’aurait pu s’attendre d’une tête aussi évaporée. Ce moine, continua-t-il, avec ses manières de chattemite, avec ses propositions saugrenues, je le tiens pour un fin matois et pour un brouillon. Vous ne vous êtes pas fié à moi, vous ne m’avez pas dit clairement ce qu’il était venu vous chanter l’autre jour. » Don Rodrigo rapporta le dialogue. « Et vous avez eu tant de patience ? s’écria le comte Attilio ; et vous l’avez laissé partir comme il était venu ?

— Qu’auriez-vous donc voulu ? Que je me misse à dos tous les capucins d’Italie ?

— Je ne sais, dit le comte Attilio, si dans ce moment je me serais souvenu qu’il y eût d’autres capucins au monde que cet impudent coquin. Mais allons donc ! Est-ce que, même sans sortir des règles de la prudence, le moyen manque pour tirer satisfaction d’un capucin tout comme d’un autre ? On redouble de bonnes manières envers tout le corps, et l’on se procure ainsi la facilité de donner impunément une volée de coups de bâton à l’un de ses membres. Enfin, il a esquivé la punition qui lui allait le mieux ; mais je le prends, moi, sous ma protection, et je veux avoir le plaisir de lui montrer comment on parle à gens de notre espèce.

— N’allez pas me mettre plus mal, au moins.

— Rapportez-vous-en donc à moi, une fois ; je vous servirai en parent et en ami.

— Que comptez-vous faire ?

— Je ne sais encore ; mais pour sûr, il aura de mes nouvelles, le moine. J’y penserai, et… le comte, mon oncle, du conseil secret, est celui qui me fera cette affaire-là. Ce cher oncle ! Comme je me divertis chaque fois que je le fais travailler pour moi ! Un homme d’État de ce calibre ! Après-demain je serai à Milan, et de manière ou d’autre le moine aura ce qui lui revient. »

On servit le déjeuner qui n’interrompit pas l’entretien sur une affaire de cette importance. Le comte Attilio en parlait à son aise ; et quoiqu’il y prît toute la part que réclamaient son amitié pour son cousin et l’honneur de leur nom, selon les idées qu’il avait de l’amitié et de l’honneur, cependant il ne pouvait de temps en temps s’empêcher de rire tout bas d’un aussi brillant succès. Mais don Rodrigo, qui était dans sa propre cause, et qui, lorsqu’il croyait faire en silence un grand coup, l’avait manqué avec tant de bruit, était agité de sentiments plus pénibles, et occupé de pensées plus désagréables. « Ils vont en conter de belles, disait-il, tous ces manants des environs. Mais, au reste, que m’importe ? Quant à la justice, je m’en moque : il n’y a pas de preuves ; et quand il y en aurait, je m’en moquerais de même. En attendant, j’ai fait ce matin avertir le consul qu’il ait à se bien garder de faire sa déposition sur l’événement. Il n’en arriverait rien ; mais les bavardages, quand ils se prolongent, m’ennuient. C’est bien assez que j’aie été joué d’une manière si barbare.

— Vous avez très-bien fait, répondit le comte Attilio. Votre podestat… quel entêté que ce podestat ! quelle tête creuse, et comme il est ennuyeux !… mais au fond c’est un galant homme, un homme qui connaît son devoir ; et lorsqu’on a affaire à de telles gens, on doit mettre plus de soin à ne pas les placer dans une position embarrassante. Si un malotru de consul fait une déposition, le podestat, pour bien intentionné qu’il soit, doit cependant…

— Mais vous, interrompit don Rodrigo avec un peu d’aigreur, vous gâtez mes affaires par votre manie de le contredire en tout, de lui couper sans cesse la parole, et même de le railler dans l’occasion. Que diable ! un podestat ne pourra-t-il être bête et obstiné, quand du reste il est honnête homme ?

— Savez-vous, cousin, dit en le regardant d’un air étonné le comte Attilio, savez-vous donc que je commence à croire que vous avez un peu de peur ? Vous prenez au sérieux même le podestat…

— Allons, allons, n’avez-vous pas dit vous-même qu’il faut le ménager ?

— Je l’ai dit ; et quand il s’agit d’une affaire sérieuse, je vous ferai voir que je ne suis pas un enfant. Savez-vous ce que je suis capable de faire pour vous ? Je suis homme à aller en personne faire visite à M. le podestat. Eh ! sera-t-il flatté d’un tel honneur ? je suis homme à le laisser parler pendant une demi-heure du comte duc et de notre commandant espagnol du château, et à lui donner raison en tout, même lorsqu’il en dira des plus exorbitantes. Je jetterai ensuite dans le discours quelque petit mot sur le comte mon oncle, du conseil secret ; et vous savez l’effet que font des petits mots de cette sorte à l’oreille de M. le podestat. Après tout, il a plus besoin, lui, de votre protection que vous de sa condescendance. Tout de bon, je ferai cela, j’irai et je vous le laisserai mieux disposé que jamais. »

Après quelques moments encore de semblable conversation, le comte Attilio sortit pour aller à la chasse, et don Rodrigo resta, attendant avec anxiété le retour du Griso. Celui-ci vint enfin, vers l’heure du dîner, faire son rapport.

Le désordre de la nuit avait été si bruyant, la disparition de trois personnes dans un petit endroit était un événement si considérable, que les recherches, et par intérêt pour ces personnes et par curiosité, devaient naturellement être multipliées, actives et soutenues ; et, d’un autre côté, ceux qui savaient quelque chose sur un point capital étaient trop nombreux pour que tous s’accordassent à taire le tout. Perpetua ne pouvait paraître sur la porte du presbytère sans voir aussitôt l’un et l’autre venir la harceler pour savoir qui avait fait à son maître une si grande frayeur ; et Perpetua, en repassant dans son esprit toutes les circonstances du fait, et comprenant enfin qu’elle avait été prise au piège par Agnese, était tellement ulcérée de cette perfidie qu’elle avait un véritable besoin d’épancher un peu sa bile qui la suffoquait. Ce n’est pas qu’elle allât se plaignant au tiers et au quart du moyen employé pour la surprendre ; sur ce point elle ne soufflait mot ; mais le tour joué à son pauvre maître était une chose qu’elle ne pouvait tout à fait passer sous silence, et surtout que ce tour eût été tramé et tenté par ce jeune homme si bien famé, par cette veuve si bonne femme, par cette petite béate si recueillie. Don Abbondio pouvait bien tour à tour lui prescrire impérativement et la priait affectueusement de se taire ; elle pouvait bien dire et répéter qu’il n’était pas besoin de lui suggérer une chose si claire et si naturelle : ce qu’il y a de certain, c’est qu’un si grand secret était dans le cœur de la pauvre femme ce qu’est le vin nouveau dans un vieux tonneau mal cerclé : il fermente, il frémit ; il bouillonne, et, s’il ne fait pas sauter la bonde, il grouille tout autour, il s’échappe en écume entre une douve et l’autre, et coule çà et là goutte à goutte, si bien qu’un connaisseur peut le déguster et dire à peu près quel vin c’est. Gervaso, qui s’émerveillait d’en savoir une fois dans sa vie plus que les autres, pour qui ce n’était pas une petite gloire que d’avoir eu grand’peur, qui, enfin, pour avoir mis la main à une affaire, où une odeur de criminalité se faisait sentir, se croyait devenu un homme comme un autre, Gervaso, tout plein de sa prouesse, mourait d’envie de s’en vanter ; et quoique Tonio, qui pensait sérieusement à la possibilité de recherches et de poursuites où il aurait un compte à rendre, lui fît, en lui mettant le poing sous le nez, le plus exprès commandement de garder le silence, il n’y eut cependant pas moyen d’étouffer entièrement la parole dans sa bouche. Du reste, Tonio lui-même, absent de sa maison dans cette nuit à une heure insolite, puis rentré avec quelque chose d’insolite aussi dans son pas comme dans sa figure, et dans une agitation d’esprit qui le disposait à la sincérité, n’avait pu, cela se conçoit, dissimuler le fait à sa femme, laquelle n’était pas muette. Celui qui parla le moins fut Menico ; car dès qu’il eut raconté à ses parents l’histoire et le motif de son expédition, ceux-ci regardèrent comme une chose si terrible la participation d’un de leurs enfants à des obstacles par lesquels une entreprise de don Rodrigo avait échoué, que dans leur effroi ils laissèrent à peine le petit garçon achever son récit. Puis aussitôt ils lui défendirent, du ton le plus fort et le plus menaçant, de dire à qui que ce fût le moindre mot sur cette affaire ; et le lendemain matin, ne se sentant pas encore assez sûrs de leur fait, ils décidèrent de le tenir renfermé au logis pour ce jour et quelques autres encore. Mais quoi ? Eux-mêmes ensuite, en jasant avec les gens du village, et sans paraître en savoir plus que les autres, lorsqu’on en venait à ce point obscur de la fuite de nos trois pauvres exilés, au comment, au pourquoi, à l’endroit de leur retraite, eux-mêmes ils ajoutaient, comme chose déjà connue, qu’ils s’étaient réfugiés à Pescarenico. Et cette circonstance vint ainsi prendre sa place dans les conversations générales.

Avec tous ces lambeaux de renseignements, rapprochés et cousus ensemble en la manière accoutumée, et avec la broderie que la main tenant l’aiguille ajoute tout naturellement à un tel ouvrage, il y avait de quoi faire une histoire assez claire et assez sûre pour que l’esprit le plus habile à la critique pût en être satisfait. Mais cette invasion des bravi, accident trop grave et qui avait fait trop de bruit pour être laissé en dehors, cet accident dont personne n’avait une connaissance un peu positive, était ce qui dans cette histoire venait tout embrouiller. On murmurait tout bas le nom de don Rodrigo : sur ce point tout le monde était d’accord ; pour le reste, tout était obscurité et conjectures de diverses sortes. On parlait beaucoup des deux bravi à méchante mine qui avaient été vus dans la rue vers le soir, et de cet autre qui s’était posté sur la porte du cabaret ; mais quelle lumière pouvait-on tirer de ce fait isolé de tout autre ? On demandait bien à l’hôte quelles étaient les personnes venues chez lui la veille au soir ; mais l’hôte, à l’en croire, ne se rappelait pas même s’il avait eu du monde dans cette soirée, et son refrain était toujours que l’auberge était un port de mer. Ce qui surtout déconcertait les idées et déroutait les conjectures était ce pèlerin qui avait été vu par Stefano et par Curlandrea, ce pèlerin que les brigands voulaient tuer et qui était parti avec eux ou qu’ils avaient emporté. Qu’y était-il venu faire ? C’était une âme du purgatoire, apparue pour prêter secours aux femmes ; c’était l’âme maintenant damnée d’un pèlerin méchant et imposteur, qui venait toujours la nuit se joindre à ceux qui faisaient les choses dont il s’était lui-même occupé pendant sa vie ; c’était un pèlerin vivant et véritable que ces gens avaient voulu tuer, dans la crainte qu’il criât et réveillât le village ; c’était (voyez donc un peu ce que l’on va quelquefois s’imaginer !) c’était un de ces brigands même déguisé en pèlerin ; c’était ceci, c’était cela, c’était tant de choses que toute la sagacité et l’expérience du Griso n’auraient point suffi pour lui faire découvrir ce que c’était, si le Griso avait eu à démêler cette partie de l’histoire dans les propos des autres. Mais, comme le lecteur le sait bien, ce qui la rendait embrouillée pour eux, était précisément ce qu’il y avait pour lui de plus clair ; et, s’en faisant une clef pour interpréter les autres notions recueillies, soit par lui-même, soit par les explorateurs sous ses ordres, il put du tout composer pour don Rodrigo une relation suffisamment précise et circonstanciée. Il s’enferma aussitôt avec lui et l’informa du coup tenté par les deux pauvres fiancés, ce qui expliquait naturellement pourquoi la maison avait été trouvée vide et pourquoi l’on avait sonné le tocsin, sans qu’il fût besoin de supposer qu’il y eût au château quelque traître, comme disaient ces deux honnêtes personnages. Il l’informa de la fuite, et pour cette fuite aussi il était facile de trouver des raisons : la crainte des fiancés pris en faute, ou quelque avis de l’invasion qui leur avait été donné lorsqu’elle avait été découverte, et que tout le village était en confusion. Il dit enfin qu’ils s’étaient réfugiés à Pescarenico ; sa science n’allait pas plus loin. Il fut agréable à don Rodrigo d’être assuré que personne ne l’avait trahi, et de voir qu’il ne restait pas de traces du fait dont il était l’auteur ; mais ce fut une satisfaction légère et d’un moment. « Ils ont fui ensemble ! s’écria-t-il, ensemble ! Et ce coquin de moine ! Ce moine ! » La parole sortait rauque de son gosier et mutilée d’entre ses dents, qui ne se desserraient que pour mordre ses doigts : sa figure était laide comme ses passions. « Ce moine me la payera. Griso ! j’y perdrai mon nom, ou… Je veux savoir, je veux trouver… ce soir, je veux savoir où ils sont. Point de repos pour moi jusque-là. À Pescarenico, sur-le-champ, pour savoir, pour voir, pour trouver… Quatre écus tout à l’heure, et ma protection pour toujours. Ce soir je veux le savoir. Et ce scélérat… ce moine ! »

Voilà de nouveau le Griso en campagne ; et le soir même il put rapporter à son digne maître les informations que celui-ci désirait. Voici par quel moyen.

L’une des plus grandes douceurs de la vie est l’amitié, et l’une des douceurs de l’amitié est d’avoir à qui confier un secret. Or les amis ne marchent pas deux à deux, comme les époux. Chaque personne, généralement parlant, en a plus d’un, ce qui forme une chaîne dont nul ne pourrait trouver le dernier anneau. Lors donc qu’un ami se procure cette douceur de déposer un secret dans le sein d’un autre, il donne à celui-ci l’envie de se procurer la même douceur à son tour. À la vérité, il le prie de ne rien dire à personne de ce qu’il lui communique ; et une telle condition, si elle était prise à la lettre, trancherait immédiatement le cours des douceurs. Mais la pratique générale a voulu qu’elle oblige seulement à ne confier le secret qu’à un ami également sûr, et en lui imposant la même condition. Ainsi, d’ami sûr en ami sûr, le secret tourne, tourne le long de cette immense chaîne, jusqu’à ce qu’il parvienne à l’oreille de celui ou de ceux à qui le premier qui a parlé avait tout juste l’intention qu’il ne parvînt jamais. Il pourrait cependant, selon l’ordre commun des choses, rester longtemps en chemin, si chacun n’avait que deux amis, celui qui lui dit et celui à qui il redit la chose qui doit se taire. Mais il y a des hommes privilégiés qui les comptent par centaines ; et quand le secret est arrivé à l’un de ces hommes-là, les tours deviennent si rapides et si multipliés qu’il n’est plus possible d’en suivre la trace. Notre auteur n’a pu s’assurer du nombre de bouches par lesquelles avait passé le secret que le Griso avait ordre de découvrir. Le fait est que le brave homme, par qui les femmes avaient été conduites à Monza, en revenant le soir avec sa voiture à Pescarenico, fit la rencontre, avant d’être rendu chez lui, d’un ami sûr auquel il raconta, bien en confidence, la bonne œuvre qu’il venait de faire et le reste après ; et le fait est encore que le Griso put, à deux heures de là, courir au château et rapporter à don Rodrigo que Lucia et sa mère s’étaient réfugiées dans un couvent à Monza, et que Renzo avait poursuivi sa route jusqu’à Milan.

Don Rodrigo éprouva une joie scélérate de cette séparation, et sentit renaître un peu de sa scélérate espérance d’arriver à son but. Il pensa au moyen pendant une grande partie de la nuit, et se leva de bonne heure avec deux projets, l’un arrêté, l’autre ébauché seulement. Le premier était d’envoyer immédiatement le Griso à Monza, pour avoir des informations plus précises sur le compte de Lucia et savoir s’il y avait là quelque chose à tenter. Il fit donc appeler tout de suite ce fidèle serviteur, lui mit dans la main les quatre écus, lui renouvela ses éloges sur l’habileté avec laquelle il les avait gagnés, et lui donna l’ordre qu’il avait déterminé dans ses combinaisons.

« Monsieur… dit en hésitant le Griso.

— Quoi ? n’ai-je pas parlé clair ?

— Si vous pouviez y envoyer quelqu’un autre…

— Comment ?

— Illustrissime seigneur, je suis prêt à donner ma peau pour mon maître : c’est mon devoir ; mais je sais aussi que vous ne voulez pas trop hasarder la vie de ceux qui vous servent.

— Eh bien ?

— Votre illustrissime seigneurie n’ignore pas cette petite liste de sentences que j’ai sur le corps, et… ici je suis sous votre protection ; nous sommes une troupe ; monsieur le podestat est ami de la maison ; les sbires me portent respect, et de mon côté… je sais bien que c’est une chose qui fait peu d’honneur ; mais pour vivre tranquille… je les traite en amis. À Milan, la livrée de votre seigneurie est connue : mais à Monza… c’est moi qui suis connu au contraire. Et votre seigneurie sait-elle, pour le dire en passant, que celui qui me livrerait à la justice ou lui porterait ma tête, ferait un beau coup ? Cent écus l’un sur l’autre, et la faculté de libérer deux condamnés.

— Que diable ! dit don Rodrigo. Tu me fais en ce moment l’effet d’un chien de basse-cour qui ose à peine se jeter aux jambes du passant devant la porte, en regardant derrière lui si les gens de la maison le soutiennent, et n’a pas le cœur d’aller deux pas plus loin !

— Je crois, mon maître, avoir donné des preuves…

— Eh bien donc ?

— Eh bien donc, reprit gaillardement le Griso, piqué d’honneur, eh bien donc, que votre seigneurie prenne que je n’ai rien dit : cœur de lion, jambe de lièvre, et je suis prêt à partir.

— Et moi je n’ai pas dit que tu ailles seul. Prends avec toi une couple de nos meilleurs hommes… le Sfregiato et le Tira-dritto, et puis va de bon cœur, et sois le Griso. Que diable ! Trois figures comme les vôtres et qui vont à leurs affaires, qui veux-tu qui ne soit bien aise de les laisser passer ? Il faudrait que les sbires de Monza fussent bien ennuyés de la vie pour la jouer contre cent écus à un jeu si périlleux. Et puis, et puis, je ne crois pas être si inconnu là-bas que la qualité d’homme à mon service n’y soit comptée pour rien. »

Après avoir ainsi fait un peu de honte au Griso de ses inquiétudes, il lui donna des instructions plus amples et plus détaillées. Le Griso prit ses deux compagnons, et partit avec une mine joyeuse et résolue, mais maudissant au fond du cœur et Monza, et les sentences, et les femmes, et les fantaisies des maîtres ; et il marchait comme le loup qui, poussé par la faim, le flanc rétréci, les côtes saillantes à les pouvoir compter, descend de ses montagnes où tout est neige, s’avance craintivement dans la plaine, s’arrête de temps en temps, une patte relevée, remuant sa queue à demi pelée, et de son nez en l’air interroge le vent, pour reconnaître s’il ne lui porterait point quelque odeur d’homme ou de fer ; il dresse ses oreilles pointues, et roule deux yeux couleur de sang où se font voir ensemble le pressant besoin d’une proie et la frayeur de la chasse à laquelle il s’expose. Du reste, ce beau vers[27], si l’on veut savoir d’où il vient, est tiré d’une diablerie inédite sur les croisades et les Lombards, qui bientôt ne sera plus inédite et fera un beau bruit ; et je l’ai pris parce qu’il me venait à propos, et je dis où je l’ai pris, pour ne pas me parer du bien des autres, sans vouloir non plus faire supposer que ce soit ici un artifice pour faire savoir que l’auteur de cette diablerie et moi sommes comme deux frères, et que je fouille à mon gré dans ses manuscrits.

L’autre pensée qui travaillait l’esprit de don Rodrigo était de trouver un moyen pour que Renzo ne pût plus revenir près de Lucia ni mettre le pied dans le pays ; et, dans cette vue, il cherchait s’il ne pourrait pas faire répandre des bruits de menaces et d’embûches qui, arrivant à l’oreille du jeune homme par quelqu’un de ses amis, lui ôteraient l’envie de retourner dans ces contrées. Il lui semblait cependant ensuite que le plus sûr serait, si c’était possible, de le faire expulser de l’État, et, pour y réussir, il voyait que la justice le servirait mieux que la force. On pourrait, par exemple, donner une certaine couleur à la tentative faite dans la maison curiale, la dépeindre comme une agression, un acte séditieux, et, par le moyen du docteur, faire entendre au podestat que c’était le cas de lancer contre Renzo un bon décret de prise de corps. Mais il sentit qu’il ne lui convenait pas de remuer cette vilaine affaire ; et, sans rester plus longtemps à se creuser le cerveau, il résolut de s’ouvrir au docteur Azzecca-Garbugli, autant que c’était nécessaire pour lui faire comprendre son désir. « Il y a tant d’ordonnances, se disait-il, et le docteur n’est pas un oison ; il saura bien trouver quelque chose qui aille à un cas tel que le mien, quelque grabuge à susciter à ce manant. Autrement je le débaptise[28]. » Mais (comme les choses vont quelquefois dans ce monde !) pendant que l’honnête châtelain pensait au docteur comme à l’homme le plus capable de le servir en cette occurrence, un autre homme, celui auquel personne ne songerait, Renzo lui-même, pour l’appeler de son nom, travaillait de cœur et d’âme à le servir d’une manière bien plus sûre et plus expéditive que toutes celles dont le docteur aurait jamais eu l’idée.

J’ai vu souvent un aimable enfant, un peu trop vif peut-être, mais qui, à plus d’un signe, paraît devoir devenir un galant homme, je l’ai vu souvent, dis-je, fort affairé vers le soir pour faire rentrer à couvert un troupeau de cochons d’Inde qu’il avait laissés pendant le jour se répandre en liberté dans un petit jardin. Il aurait voulu les faire aller tous ensemble à leur gîte ; mais c’était peine perdue. L’un se détachait à droite, et tandis que le petit pâtre courait pour le ramener au troupeau, un autre, deux, trois en sortaient à gauche, de tous les côtés ; de sorte qu’après s’être un peu impatienté, il se prêtait à leur goût, poussait d’abord dedans ceux qui étaient le plus près de la porte, puis allait chercher les autres, un par ci, deux par là, trois dans cet autre coin, selon qu’il pouvait le mieux y parvenir. C’est un jeu semblable qu’il nous faut faire avec nos personnages. Après avoir mis Lucia dans son asile, nous avons couru à don Rodrigo, et maintenant nous devons le quitter pour aller sur les pas de Renzo que nous avons perdu de vue.

Après la douloureuse séparation que nous avons racontée, Renzo marchait de Monza vers Milan, dans cette situation d’esprit que chacun peut facilement se figurer. Abandonner sa maison, laisser son métier, et ce qui était le pire de tout, s’éloigner de Lucia, se trouver sur un chemin sans savoir où il irait se reposer ; et tout cela par le fait de ce méchant homme ! Quand il s’arrêtait sur l’une ou sur l’autre de ces pensées, il se livrait tout entier à sa rage et au désir de se venger ; mais ensuite il se souvenait de cette prière qu’il avait récitée, lui aussi, avec son bon religieux dans l’église de Pescarenico, et il rentrait en lui-même ; puis la colère le reprenait ; mais en voyant une image peinte sur le mur, il ôtait son chapeau et s’arrêtait un moment à prier encore ; si bien que pendant ce voyage il tua dans son cœur don Rodrigo et le ressuscita vingt fois au moins. La route était alors enfoncée entre deux hautes berges, fangeuse, pleine de pierres, sillonnée d’ornières profondes qui, après une pluie, devenaient des ruisseaux débordés ; et, dans certaines parties plus basses, elle se présentait totalement inondée, à pouvoir porter bateau. Dans ces endroits-là, un petit sentier, à pente roide, menant comme un escalier sur le haut de la berge, indiquait que d’autres voyageurs s’étaient fait un chemin dans les champs. Renzo, étant monté par l’une de ces étroites rampes sur ce terrain, d’où l’on dominait mieux à l’entour, vit cette grande masse du duomo, seule dans la plaine, comme si elle s’élevait, non pas du milieu d’une ville, mais dans un désert ; et, oubliant tous ses maux, il s’arrêta tout court à contempler, même de loin, cette huitième merveille du monde dont il avait tant ouï parler dès son enfance. Mais au bout de quelques moments, se tournant en arrière, il vit à l’horizon la chaîne festonnée des montagnes, il vit hautes et distinctes, parmi leurs crêtes, les crêtes de son resegone, et il sentit tout son sang se troubler ; il resta là quelques minutes à regarder tristement de ce côté ; puis tristement il se retourna et poursuivit sa route. Peu à peu ensuite il commença à découvrir des clochers, des tours, des coupoles et des toits ; il redescendit alors dans le chemin, marcha quelque temps encore, et, lorsqu’il reconnut qu’il était fort près de la ville, il s’avança vers un particulier qui passait, et, le saluant, il lui dit du ton le plus poli qu’il sut prendre : « S’il vous plaît, monsieur ?

— Que désirez-vous, bon jeune homme ?

— Pourriez-vous m’indiquer le chemin le plus court pour aller au couvent des capucins, où est le père Bonaventure ? »

L’homme auquel Renzo s’adressait était un habitant aisé des environs qui, s’étant rendu le matin de ce jour à Milan pour ses affaires, s’en retournait à la hâte sans en avoir fait aucune, fort impatient qu’il était de se trouver chez lui et peu jaloux de se voir ainsi arrêté dans sa marche. Néanmoins, sans donner aucun signe d’impatience, il répondit d’un air gracieux : « Mon cher enfant, il y a plus d’un couvent ; il faudrait que vous pussiez mieux me dire quel est celui que vous cherchez. » Renzo alors tira de sa poche la lettre du père Cristoforo et la montra à ce monsieur qui, ayant lu sur l’adresse : « Porte Orientale, » la lui rendit en disant : « Vous avez du bonheur, bon jeune homme ; le couvent que vous cherchez n’est pas loin d’ici. Prenez ce sentier à gauche, il abrège. En peu de minutes vous arriverez au coin d’un bâtiment de forme longue et basse : c’est le lazaret ; vous suivrez le fossé qui l’entoure, et vous aboutirez à la porte Orientale. Vous entrerez, et, après avoir fait trois ou quatre cents pas, vous verrez une petite place avec de beaux ormeaux. Là est le couvent ; vous ne pouvez vous tromper. Adieu, bon jeune homme. » Et, accompagnant ces derniers mots d’un geste bienveillant de la main, il s’en fut. Renzo demeura tout étonné et non moins édifié des bonnes manières des citadins pour les gens de la campagne ; il ne savait pas que c’était un jour différent des jours ordinaires, un jour où les capes s’inclinaient devant les casaques. Il suivit le chemin qui lui avait été indiqué et se trouva à la porte Orientale. Il ne faut pas qu’à ce nom le lecteur laisse courir sa pensée vers les images qui maintenant s’y viennent lier. Lorsque Renzo entra par cette porte, la route au dehors n’allait en ligne droite que sur toute la longueur du lazaret ; puis elle serpentait resserrée entre deux haies qui la bordaient. La porte consistait en deux piliers avec un auvent par dessus pour garantir les battants, et sur un côté une petite loge pour les commis aux gabelles. Les boulevards descendaient par une pente irrégulière, et le terrain n’était qu’une surface inégale et raboteuse, formée de plâtras et de débris jetés à l’aventure. La rue qui se montrait à celui qui entrait par cette porte pourrait assez se comparer à celle qui maintenant se présente aux regards, lorsqu’on entre par la porte Gosa. Une rigole, commençant à peu de distance de la porte, régnait tout au long au milieu de cette rue et la divisait ainsi en deux petites voies tortueuses, couvertes de poussière ou de boue, selon la saison. À l’endroit où était et où est encore cette ruelle dite du Borghetto, la rigole se perdait dans un égout. Là se trouvait une colonne surmontée d’une croix, qu’on appelait la colonne de San Dionigi ; à droite et à gauche étaient des jardins potagers entourés de lierres, et, par intervalles, des maisonnettes, la plupart habitées par des blanchisseuses. Renzo entre, il passe ; nul des gabeloux ne s’occupe de lui, chose qui lui parut étrange, d’après tout ce qu’il avait entendu raconter, par le peu de gens de son pays qui pouvaient se vanter d’avoir été à Milan, sur les questions et les visites auxquelles étaient soumis ceux qui arrivaient du dehors. La rue était déserte, en sorte que, s’il n’eût entendu un bruit lointain qui annonçait un grand mouvement, il aurait cru entrer dans une ville inhabitée. En avançant, et, tandis qu’il ne savait ce qu’il devait penser de tout cela, il vit à terre certaines raies blanches et molles sous le pied qui ressemblaient à de la neige ; mais ce ne pouvait en être ; car la neige ne tombe pas par raies, ni, pour l’ordinaire, dans cette saison. Il se baissa sur l’une de ces traînées, regarda, toucha et reconnut que c’était de la farine. « Il faut, dit-il en lui-même, que l’abondance soit bien grande à Milan, puisqu’on y jette ainsi à la rue le don de Dieu ! Et puis ils voulaient nous faire croire que la disette était partout. Voilà, voilà comme ils s’y prennent pour faire tenir tranquilles les pauvres gens de la campagne. » Mais après avoir fait quelques pas de plus, arrivé sur le côté de la colonne, il vit au pied de ce monument quelque chose de plus extraordinaire ; il vit sur les marches du socle certaines choses éparses qui certainement n’étaient pas des cailloux, et que, sur la table d’un boulanger, on n’eût pas hésité un instant à nommer des pains. Mais Renzo n’osait si vite en croire ses yeux ; car, par le diantre ! ce n’était pas là un endroit fait pour y mettre du pain. « Voyons un peu ce que c’est que cette affaire-ci, » dit-il encore en lui-même ; il alla vers la colonne, se baissa, en prit un ; c’est bien véritablement un pain rond, très-blanc, et comme Renzo n’en mangeait qu’aux jours de grandes fêtes. « C’est du pain tout de bon, dit-il alors à haute voix, tant était grande sa surprise. C’est ainsi qu’ils le sèment dans ce pays, dans une année comme celle où nous sommes, et ils ne se dérangent pas même pour le ramasser quand il leur tombe des mains. Serait-ce donc le pays de Cocagne ? » Après une marche de dix milles à l’air frais du matin, ce pain qui excitait son étonnement en fit de même pour son appétit. « Le prendrais-je ? se demandait-il : Bah ! ils l’ont laissé là à la discrétion des chiens ; autant vaut qu’un chrétien en profite. Après tout, si le maître se montre, je le lui payerai. » Là-dessus, il mit dans l’une de ses poches celui qu’il tenait à la main, en prit un second qu’il mit dans l’autre poche, un troisième où il mordit à belles dents, et il reprit son chemin, plus que jamais incertain et désireux de savoir ce que c’était que toute cette histoire. Il avait à peine fait quelques pas lorsqu’il vit paraître des gens qui venaient de l’intérieur de la ville, et il regarda attentivement ceux qui se montrèrent les premiers. C’étaient un homme, une femme, et un peu en arrière, un petit garçon, tous trois chargés d’un faix qui semblait au-dessus de leurs forces, et tous trois ayant une figure étrange. Ils étaient blancs de farine sur leurs vêtements ou les haillons qui leur en tenaient lieu, blancs de farine sur leurs visages, dont les traits bouleversés marquaient une vive agitation : et ils marchaient, non-seulement courbés sous leur fardeau, mais d’un air de souffrance, comme s’ils avaient été foulés dans tous leurs membres. L’homme portait avec peine sur ses épaules un grand sac de farine qui, troué en divers endroits, en laissait échapper un peu à chaque obstacle que rencontrait le pied du porteur, à chaque mouvement qu’il faisait hors d’équilibre. Mais la figure de la femme était la plus mal façonnée ; un ventre démesuré que semblaient soutenir avec effort deux bras pliés, ce qui présentait l’aspect d’une énorme cruche à deux anses ; et sous ce ventre deux jambes nues jusqu’au-dessus du genou, qui s’avançaient en chancelant. Renzo regarda mieux encore et vit que ce gros corps était le jupon de la femme qu’elle tenait par le bord, avec autant de farine dedans qu’il y en avait pu entrer et même un peu plus, de sorte qu’à chaque pas qu’elle faisait de petits nuages de farine s’enfuyaient dans l’air. L’enfant tenait de ses deux mains sur sa tête une corbeille comble de pains ; mais, comme il avait les jambes plus courtes que ses parents, il s’arriérait peu à peu, et lorsqu’ensuite il pressait sa marche pour les rejoindre, la corbeille perdait l’équilibre, et quelques pains tombaient.

« Jettes-en encore un à terre, mauvais maladroit ! dit la mère en grinçant des dents vers le petit garçon.

— Ce n’est pas moi qui les jette ; ce sont eux qui tombent : comment faut-il que je fasse ? répondit celui-ci.

— Eh ! que tu es heureux que j’aie les mains embarrassées ! » reprit la femme, en remuant les poings comme si elle secouait le pauvre enfant ; et dans ce mouvement elle fit voler bien plus de farine qu’il n’en eût fallu pour faire les deux pains que l’enfant avait laissé choir. « Allons, allons, dit l’homme, nous reviendrons les prendre, ou quelqu’un autre les ramassera. Depuis si longtemps on souffre ; maintenant qu’il nous vient un peu d’abondance, tâchons d’en jouir en paix. »

Cependant, d’autres gens arrivaient du côté de la porte ; et, l’un d’eux s’approchant de la femme, lui dit : « Où est-ce qu’on va prendre le pain ?

— Plus avant, répondit celle-ci ; et, lorsqu’ils furent à dix pas, elle ajouta en grondant : Ces coquins de villageois viendront balayer tous les fours et tous les magasins, et il ne restera plus rien pour nous.

— Un peu pour chacun, vrai tourment que tu es, dit le mari ; l’abondance, l’abondance. »

De ces choses et autres semblables qu’il voyait et entendait, Renzo commença à tirer la conséquence qu’il était arrivé dans une ville insurgée, et que c’était un jour de conquête, c’est-à-dire que chacun prenait à proportion de sa volonté et de sa force, en donnant des coups en payement. Quelque désir que nous ayons de présenter sous un jour favorable notre pauvre montagnard, la vérité historique nous oblige à dire que son premier sentiment fut de la satisfaction. Il avait si peu à se louer du train ordinaire des choses qu’il se trouvait disposé à approuver ce qui, d’une manière quelconque, pouvait tendre à le changer. Et, du reste, en homme qui n’était pas supérieur à son siècle, il vivait dans cette opinion comme dans cette passion commune à tous, qui attribuait la rareté du pain aux accapareurs et aux boulangers ; et il regardait assez volontiers comme juste tout moyen d’arracher de leurs mains l’aliment que, selon cette opinion, ils refusaient cruellement à la faim de tout un peuple. Toutefois, il se proposa de se tenir en dehors du tumulte, et se félicita d’être envoyé vers un capucin qui lui trouverait un asile et lui servirait de père. Ces pensées, et la vue de nouveaux conquérants qui survenaient chargés de dépouilles, l’occupèrent pendant le peu de chemin qui lui restait à faire pour arriver au couvent.

Là, où maintenant s’élève ce beau palais, dont une haute et majestueuse colonnade n’est pas l’un des moindres ornements, existait alors, comme il y a peu d’années encore, une petite place, au fond de laquelle se voyaient l’église et le couvent des capucins, avec quatre grands ormeaux au devant. Nous félicitons, non sans un sentiment d’envie, ceux de nos lecteurs qui n’ont pas vu les choses dans cet état ; cela montre qu’ils sont bien jeunes et n’ont pas encore eu le temps de faire beaucoup de sottises. Renzo alla droit à la porte, mit dans sa poche le demi-pain qui lui restait, en tira la lettre pour la tenir prête dans sa main, et sonna la clochette. Un petit guichet s’ouvrit, et, à la grille qui s’y trouvait, parut la figure du frère portier demandant qui c’était.

« Un homme de la campagne qui apporte au père Bonaventure une lettre pressante du père Cristoforo.

— Donnez, dit le portier en mettant la main à la grille.

— Non, non, dit Renzo, je dois la lui remettre en mains propres.

— Il n’est pas au couvent.

— Laissez-moi entrer, je l’attendrai.

— Voici ce que je vous conseille, répondit le frère. Allez l’attendre à l’église ; vous pourrez, pendant ce temps, faire un peu de prières. On n’entre pas au couvent pour le moment. » Et, cela dit, il referma le guichet. Renzo resta là, sa lettre à la main. Il fit dix pas vers la porte de l’église pour suivre l’avis du portier ; mais, ensuite, l’idée lui vint d’aller auparavant voir encore un peu le tapage. Il traversa la petite place, vint sur le bord de la rue, et là s’arrêta, les bras croisés sur la poitrine, regardant à gauche vers l’intérieur de la ville, là où il y avait le plus de foule et de bruit. Le tourbillon entraîna le spectateur. « Allons voir, » dit-il en lui-même ; il tira de sa poche son demi-pain, et, tout en en prenant des bouchées, il s’avança de ce côté. Pendant qu’il chemine, nous raconterons, le plus brièvement qu’il nous sera possible, les causes et le principe de ce désordre.



CHAPITRE XII.


Cette année était la seconde où la récolte avait été bien au-dessous du besoin. Dans l’année d’auparavant, ce qui restait des approvisionnements antérieurs avait, jusqu’à un certain point, couvert le vide ; et la population, ni repue à suffisance, ni précisément affamée, était ainsi arrivée, mais désormais sans nuls moyens ultérieurs de sustentation, à la moisson de 1628, époque de notre histoire. Or, cette moisson si désirée fut encore plus misérable que la précédente, soit d’un côté par l’effet des saisons encore plus contraires (non-seulement dans le Milanais, mais dans une assez grande partie des pays circonvoisins), soit aussi par la faute des hommes. Le ravage de la guerre, de cette belle guerre dont nous avons parlé plus haut, ce ravage, cette dévastation étaient tels que, dans la partie du duché la plus rapprochée de ce fléau, nombre de propriétés restaient, plus encore qu’à l’ordinaire, sans culture et abandonnées par les gens de la campagne qui, au lieu de se procurer du pain et d’en procurer aux autres par leur travail, étaient obligés d’en aller quêter par charité. J’ai dit : Plus encore qu’à l’ordinaire ; car déjà, depuis quelque temps, les charges insupportables que l’on imposait au peuple avec une avidité et un aveuglement poussés à l’excès l’un et l’autre, la conduite habituelle, même en pleine paix, des troupes logées dans les villages, conduite que les tristes documents de cette époque comparent à celle d’un ennemi dans une invasion, et d’autres causes encore dont l’énumération ne trouverait pas ici sa place, produisaient lentement ce trop fâcheux effet dans tout le Milanais ; et les circonstances particulières dont nous parlons étaient comme une soudaine irritation survenue dans une maladie chronique. Cette récolte, quelle qu’elle fût, n’était pas encore toute rentrée, lorsque l’approvisionnement de l’armée et le gaspillage qui toujours accompagne pareille opération, réduisirent cette faible ressource d’une manière telle que la disette se fit aussitôt sentir, et, avec la disette, sa conséquence pénible, mais salutaire comme elle est inévitable, le renchérissement de la denrée.

Mais, lorsque ce renchérissement arrive à un certain degré, on voit toujours (ou du moins on a jusqu’à présent toujours vu, et, s’il en est encore ainsi après tant d’écrits d’hommes habiles, jugez ce qu’alors ce devait être !), on voit toujours naître parmi le plus grand nombre l’opinion que les hauts prix n’ont pas leur cause dans la rareté des subsistances. On oublie qu’on l’a redoutée, qu’on l’a prédite ; on suppose tout d’un coup que le grain ne manque point, et que le mal vient de ce qu’il ne s’en vend pas assez pour la consommation ; suppositions désavouées par le bon sens, mais qui flattent tout à la fois chez ceux qui les forment leur colère et leurs espérances. Les accapareurs de grains, qu’ils fussent réels ou imaginaires, les propriétaires qui ne vendaient pas dans un jour tout ce qu’ils en avaient récolté, les boulangers qui en achetaient, tous ceux, en un mot, qui en avaient peu ou beaucoup, ou qui passaient pour en avoir, étaient ceux auxquels on s’en prenait de la pénurie régnante et de l’élévation des prix ; sur eux portaient toutes les plaintes, toutes les malédictions de la multitude mal vêtue, comme de celle qui l’était mieux. On disait positivement où étaient les magasins, les greniers, combles, regorgeant de grains, étançonnés pour en soutenir le poids ; on donnait au juste le nombre des sacs, nombre immense ; on parlait avec assurance des nombreux envois de blés qui se faisaient en secret pour d’autres pays, où probablement on criait avec une assurance égale et la même irritation que le blé était envoyé de là vers Milan. On sollicitait des magistrats l’emploi de ces mesures qui semblent toujours, ou qui, jusqu’à présent du moins, ont toujours semblé à la multitude si justes, si simples, si propres à faire reparaître le grain caché, muré, enfoui, comme on disait, et à ramener l’abondance. Les magistrats faisaient bien quelque chose, comme, par exemple, des ordonnances pour fixer le plus haut prix de certaines denrées, pour infliger des peines à ceux qui refuseraient de vendre, et autres actes de même sorte. Mais, comme toutes les mesures possibles, quelque vigoureuses qu’elles soient, n’ont pas la vertu de diminuer le besoin de nourriture, ni de faire que la terre produise hors saison, et, comme celles-ci notamment n’étaient rien moins que de nature à attirer les vivres des lieux où il pouvait y en avoir en surabondance, le mal continuait et s’augmentait. La multitude lui donnait pour cause l’insuffisance et la faiblesse des remèdes, et en demandait à grands cris de plus énergiques et plus décisifs. Son malheur voulut qu’elle trouvât un homme selon son cœur.

En l’absence du gouverneur don Gonzalo Fernandez de Cordova, qui commandait le siège devant Casal de Monferrat, ses fonctions étaient remplies à Milan par le grand chancelier Antonio Ferrer, également Espagnol. Celui-ci vit, — et qui ne l’aurait vu ? — qu’un prix juste dans la vente du pain était une chose fort désirable, et il pensa, — ce fut là sa méprise, — qu’il suffisait d’un ordre émané de lui pour réaliser cet avantage. Il fixa la meta (c’est le nom que l’on donne ici au tarif en matière de comestibles), il fixa la meta du pain au prix qui eût été juste si le blé s’était vendu communément à trente-trois livres le muid[29], tandis qu’il se vendait jusqu’à quatre-vingts. Il fit comme une femme sur le retour, qui croirait se rajeunir en altérant son extrait de baptême.

Des ordres moins insensés et moins injustes étaient plus d’une fois, par la force même des choses, restés sans exécution ; mais à l’exécution de celui-ci veillait la multitude qui, voyant enfin son désir converti en loi, n’aurait pas souffert que ce fût par badinage. Elle accourut aussitôt aux fours, demandant du pain au prix de la taxe, et le demanda de ce ton de résolution et de menace que donnent la passion, la force et la loi se trouvant réunies. Je vous laisse à penser si les boulangers jetèrent les hauts cris. Pétrir, enfourner, défourner, se démener sans relâche, parce que le peuple, sentant lui-même confusément que la mesure était violente, assiégeait sans cesse les fours pour jouir de la bonne aubaine avant qu’elle vînt à prendre fin ; travailler, dis-je, bien plus qu’à l’ordinaire, se mettre sur les dents pour n’aboutir qu’à de la perte, chacun voit ce qu’il y avait là de plaisir. Mais avec les magistrats d’un côté qui infligeaient des peines, avec le peuple de l’autre voulant être servi, et, sur le moindre retard, pressant, grondant de sa grosse voix, et menaçant d’une de ses justices, les pires de toutes les justices au monde, il n’y avait pas moyen de reculer ; il fallait pétrir, enfourner, défourner et vendre. Cependant, pour leur faire continuer un tel train, il ne suffisait pas de leur commander ni qu’ils eussent grand’peur ; il fallait qu’ils le pussent ; et, pour peu que la chose eût encore duré, ils auraient cessé de le pouvoir. Ils représentaient aux magistrats ce qu’avait d’injuste et d’impossible à supporter la charge qui leur était imposée ; ils protestaient de leur résolution de jeter la pâte au four et de déguerpir ; et toutefois ils allaient de l’avant comme ils pouvaient, espérant, espérant toujours qu’un jour ou l’autre le grand chancelier entendrait raison. Mais Antonio Ferrer, qui était ce qu’on appellerait aujourd’hui un homme à caractère, répondait que les boulangers avaient fait par le passé de grands bénéfices, qu’ils en feraient de pareils au retour de l’abondance, qu’on pourrait peut-être songer à leur donner quelque indemnité, mais qu’en attendant ils devaient aller de l’avant encore ; soit qu’il fût convaincu lui-même de la justesse des raisons qu’il donnait aux autres, soit que, reconnaissant à l’épreuve l’impossibilité de maintenir son ordonnance, il voulût laisser à d’autres l’odieux de l’acte qui la révoquerait (car qui peut maintenant lire dans la pensée d’Antonio Ferrer ?), toujours est-il qu’il demeura ferme dans ce qu’il avait arrêté. Enfin les décurions (corps de magistrature municipale composé de nobles, qui a subsisté jusqu’à l’an 96 du siècle dernier) informèrent par lettres le gouverneur de l’état des choses, afin qu’il trouvât quelque moyen de les faire marcher.

Don Gonzalo, absorbé dans les affaires de la guerre, fit ce que le lecteur s’imagine sans doute ; il nomma une junte à laquelle il donna le pouvoir de taxer le pain à un prix qui pût aller ; quelque chose avec quoi l’on pût se tirer d’affaire tant d’un côté que de l’autre. Les commissaires se réunirent, ou, comme on disait alors dans un jargon de bureau emprunté de l’espagnol, se juntèrent ; et, après beaucoup de révérences, de politesses, de préambules, de soupirs, après une longue hésitation et bien des propositions en l’air, tous entraînés vers une même détermination par une nécessité qui était sentie de tous, sachant bien qu’ils jouaient gros jeu, mais convaincus qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre, tous ils conclurent à prononcer l’augmentation du prix du pain. Les boulangers respirèrent ; mais le peuple devint furieux.

Dans la soirée du jour qui précéda l’arrivée de Renzo à Milan, les rues et les places publiques présentaient l’agitation bruyante d’une foule d’hommes qui, poussés par une même exaspération, dominés par une même pensée, connus ou inconnus l’un à l’autre, se réunissaient en groupes, sans concert antérieur, sans s’en apercevoir en quelque sorte, comme des gouttes d’eau répandues sur la même pente. Chaque discours ajoutait à la persuasion et à la passion des auditeurs comme de celui qui l’avait prononcé. Parmi tant de gens passionnés, il s’en trouvait quelques-uns doués de plus de sang froid, qui, observant avec bonheur comme l’eau se troublait, s’étudiaient à la troubler encore plus par ces histoires et ces raisonnements que les fourbes sont toujours prêts à composer comme les esprits échauffés à y croire ; et ces gens-ci se proposaient bien de ne pas laisser reposer cette eau sans y pêcher quelque peu. Des milliers d’hommes furent se coucher avec le vague sentiment que quelque chose devait se faire, que quelque chose se ferait. Dès avant le jour, de nouveaux attroupements se firent voir çà et là dans les rues ; des enfants, des femmes, des hommes, des vieillards, des ouvriers, des mendiants, se rassemblaient au hasard ; ici, c’était le murmure confus de voix nombreuses ; là, un orateur déclamait, et les autres applaudissaient ; celui-ci faisait à son voisin la même question qui venait de lui être faite à lui-même ; cet autre répétait l’exclamation qu’il avait entendu résonner à son oreille ; partout c’étaient des plaintes, des menaces, des cris de surprise ; un petit nombre de mots faisaient le fond de tous ces discours.

Il ne manquait plus qu’une occasion, une impulsion, un premier pas quelconque pour traduire les paroles en actions, et cela ne tarda point. Au moment où il commençait à faire jour, les apprentis boulangers sortaient des boutiques où ils servaient, chargés d’une hotte pleine de pain qu’ils allaient porter chez les pratiques de leurs maîtres. Le premier de ces malencontreux garçons qui parut devant un groupe fit l’effet d’un serpenteau qui tombe dans une poudrière. « Voyez s’il n’y a pas de pain ! crièrent cent voix ensemble. — Oui, pour les tyrans qui nagent dans l’abondance et veulent nous faire mourir de faim, » dit l’un des hommes attroupés ; il s’approche de l’apprenti, porte la main sur le bord de la hotte, la tire brusquement à lui et dit : « Laisse-moi voir. » Le jeune garçon rougit, pâlit, tremble, voudrait dire : laissez-moi aller ; mais la parole expire dans sa bouche ; il baisse les bras et cherche à les dégager au plus vite des courroies. « À bas cette hotte ! » lui crie-t-on. Plusieurs mains à la fois la saisissent ; elle est à terre ; on jette en l’air la grosse toile qui la couvre ; une bonne odeur, qu’une chaleur douce accompagne, se répand à l’entour : « Nous sommes chrétiens aussi, nous autres ; nous aussi, nous devons manger du pain, » dit le premier ; il prend un pain rond, l’élève pour le montrer à la foule, et mord dedans : mains à la hotte, pains en l’air ; en moins de temps que pour le dire, toute la charge eut disparu. Ceux qui n’avaient rien eu en partage, irrités à la vue du gain des autres, et animés par la facilité de l’entreprise, se mirent à marcher par bandes à la recherche d’autres hottes : autant de rencontrées, autant de vidées. Et il n’était pas même besoin de donner l’assaut aux porteurs ; ceux qui, pour leur malheur, se trouvaient entourés, voyant quel mauvais vent soufflait, déposaient d’eux-mêmes leur charge et se sauvaient à toutes jambes. Toutefois, ceux qui restaient les dents longues étaient encore sans comparaison les plus nombreux ; les conquérants eux-mêmes n’étaient pas satisfaits d’une si faible proie ; et puis, mêlés parmi les uns et les autres, étaient ceux qui avaient compté sur un désordre mieux conditionné. « Au four ! au four ! » se met-on à crier alors.

Dans la rue nommée la Corsia de’ Servi, il y avait un four qui s’y trouve encore aujourd’hui avec le même nom qu’à cette époque ; nom qui, en toscan, signifie le four des béquilles, et qui, en milanais, est composé de mots si hétéroclites, si bizarres, si sauvages que l’alphabet de la langue n’a pas de signes pour en indiquer le son[30]. C’est de ce côté que se porta la foule. Les gens de la boutique étaient à interroger le jeune garçon revenu sans sa hotte, et qui, tout effaré, tout ébouriffé, racontait en balbutiant sa triste aventure, lorsqu’un bruit de pas et de cris se fait entendre ; il augmente et s’approche : les plus avancés de la bande paraissent.

Qu’on ferme ! qu’on ferme ! Vite, vite ; l’un court demander aide au capitaine de justice ; les autres se hâtent de fermer la boutique et en barricadent la porte. L’attroupement au dehors commence à grossir et à crier : « Du pain ! du pain ! Ouvrez ! ouvrez ! »

Peu de moments après, arrive le capitaine de justice avec un détachement de hallebardiers. « Place, place, mes enfants ; rentrez chez vous, rentrez ; faites place au capitaine, » crie-t-il au peuple, ainsi que ses hallebardiers. La foule, qui n’était pas encore bien serrée, s’ouvre un peu, de manière que ceux-ci purent arriver et se poster tous ensemble, si ce n’est en ordre, devant la porte de la boutique.

« Mais, mes enfants, prêchait de là le capitaine, que faites-vous ici ? Rentrez chez vous, rentrez. Qu’est devenue la crainte de Dieu ? Que dira le roi notre seigneur ? Nous ne voulons pas vous faire de mal ; mais retournez chez vous. Que diantre voulez-vous faire ici, entassés de la sorte ? Rien de bon, ni pour l’âme, ni pour le corps. Chez vous, chez vous. »

Mais ceux qui voyaient la face de l’orateur et entendaient ses paroles, lors même qu’ils eussent voulu obéir, dites-moi un peu comment ils auraient pu le faire, poussés, pressés comme ils l’étaient par ceux de derrière, poussés eux-mêmes par d’autres, comme les flots par les flots, jusqu’aux derniers rangs de la foule qui allait toujours croissant. Le capitaine commençait à n’avoir plus d’air pour respirer. « Faites-les reculer, que je puisse un peu reprendre haleine, disait-il aux hallebardiers, mais ne faites mal à personne. Tâchons d’entrer dans la boutique ; frappez à la porte ; tenez-les en arrière.

— En arrière, en arrière, » crient les hallebardiers, en se jetant tous ensemble sur les premiers et les repoussant de la hampe de leurs hallebardes. Ceux-ci hurlent, reculent comme ils peuvent, donnent du dos contre la poitrine, des coudes dans le ventre, des talons sur les orteils de ceux qui sont derrière eux. Dans ce refoulement, on s’écrase, on s’étouffe, si bien que ceux qui étaient au milieu de la presse auraient volontiers payé pour être ailleurs. Cependant, un peu de vide s’était fait devant la porte : le capitaine frappe, refrappe, crie de toutes ses forces qu’on lui vienne ouvrir : ceux du dedans le voient des fenêtres, descendent en courant et ouvrent ; le capitaine entre, appelle les hallebardiers qui se glissent aussi dedans l’un après l’autre, les derniers contenant la foule avec leurs hallebardes. Quand ils sont tous entrés, on pousse un énorme verrou ; on remet les étais ; le capitaine court en haut et se présente à une fenêtre. Ouf, quelle fourmilière !

« Mes enfants, leur crie-t-il ; plusieurs lèvent la tête vers lui ; mes enfants, allez-vous-en chez vous. Pardon général à ceux qui rentreront tout de suite chez eux.

— Du pain ! du pain ! ouvrez ! ouvrez ! » étaient les mots qui se distinguaient le mieux dans l’horrible hurlement que la foule lui envoyait en réponse.

— Prenez garde, mes enfants ! Songez à ce que vous faites, vous y êtes encore à temps ; allons, partez, retournez chez vous. Du pain, vous en aurez ; mais ce n’est pas ainsi qu’on le demande. Eh !… eh ! que faites-vous là-bas ? Eh ! à cette porte ! Allons donc, allons donc ! Je vous vois, savez-vous bien ? du bon sens, prenez garde ! C’est un gros délit. Si je descends !… Eh ! eh ! quittez donc ces outils ; à bas ces mains. N’avez-vous pas de honte ? Vous autres Milanais qui êtes renommés dans tout le monde pour votre bonté ! écoutez, écoutez : vous avez toujours été de bons enf… Ah ! canaille ! »

Ce brusque changement de style fut causé par une pierre qui, partie des mains de l’un de ces bons enfants, vint frapper au front du capitaine, sur la protubérance gauche de la profondeur métaphysique. « Canaille ! canaille ! » continuait-il à crier, en fermant bien vite la fenêtre et se retirant en arrière. Mais, quoiqu’il eût crié de toute la force de ses poumons, ses paroles, douces ou sévères, s’étaient toutes évanouies et perdues en l’air, dans la tempête des clameurs qui venaient d’en bas. Ce qu’il disait, au reste, avoir vu, était un jeu fort actif, qui, à coups de pierres et à l’aide des premiers outils que ces gens avaient pu se procurer sur leur chemin, se faisait contre la porte pour l’enfoncer, et contre les fenêtres pour en arracher les barreaux ; et déjà l’œuvre était fort avancée.

Cependant, ceux de la boutique, maîtres et garçons, qui étaient aux fenêtres des étages supérieurs, avec une munition de pierres (ils avaient probablement dépavé une cour), criaient et faisaient des mines menaçantes vers ceux d’en bas pour qu’ils eussent à finir ; ils montraient les pierres ; ils faisaient signe qu’ils étaient prêts à les lancer. Voyant que c’était peine perdue, ils se mirent à les lancer en effet. Pas une ne tombait à faux ; car l’entassement de la foule était tel qu’un grain de millet, comme on dit, n’aurait pu arriver jusqu’à terre.

« Ah ! méchants coquins ! Ah ! chiens de brigands ! c’est là le pain que vous donnez aux pauvres gens ? Aïe ! aïe ! Attendez, attendez ! » hurlait-on d’en bas. Il y en eut plus d’un maltraité ; deux enfants restèrent morts sur la place. La fureur accrut les forces de la multitude : la porte fut enfoncée, les barreaux des fenêtres arrachés, et le torrent pénétra par toutes les ouvertures. Ceux du dedans, voyant comme cela tournait mal, se sauvèrent au galetas : le capitaine, les hallebardiers et quelques-uns de ceux de la maison se tinrent là tapis dans des recoins ; d’autres, sortant par les lucarnes des combles, couraient comme des chats sur les toits.

La vue du butin fit oublier aux vainqueurs leurs projets de vengeance sanguinaire. Ils se ruent sur les longues caisses[31], et le pain est au pillage. Tel d’entre eux au contraire court au comptoir, jette à bas la serrure, saisit les corbillons aux monnaies, y puise à pleines mains, en remplit ses poches et sort chargé de pièces, pour revenir ensuite voler du pain s’il en reste. La foule se répand dans les magasins. On s’empare des sacs, on les traîne, on les renverse. Qui en met un entre ses jambes, en délie l’ouverture, et, pour en réduire le poids à la mesure de ses forces, répand une partie de la farine sur le plancher ; qui accourt en lui criant d’attendre, se baisse et présente son tablier, un mouchoir, son chapeau, pour recueillir le don de Dieu. L’un se jette sur une huche et prend une masse de pâte qui s’allonge et lui échappe de tous côtés ; l’autre, qui a conquis un blutoir le porte en l’air : qui va, qui vient : hommes, femmes, enfants se poussent, se repoussent, crient tous ensemble, tandis qu’une fine poudre blanche vole partout, s’arrête sur tout, et voile tout d’un nuage. Au dehors, c’est une cohue formée de deux files opposées qui s’entre-choquent et s’enlacent l’une dans l’autre ; ceux qui sortent avec la proie qu’ils ont faite et ceux qui veulent entrer pour faire la leur.

Tandis que ce four était ainsi mis en désarroi, dans aucun autre on n’était tranquille ni à l’abri du péril. Mais sur aucun la populace ne se porta si nombreuse qu’elle pût tout oser. Dans quelques-uns, les maîtres avaient recruté des auxiliaires, et se tenaient préparés à la défense ; ailleurs, moins forts en nombre, ils pactisaient en quelque sorte avec les gens de l’émeute ; ils distribuaient du pain à ceux qui commençaient à s’attrouper devant leurs boutiques, sous la condition qu’ils se retireraient ; et ceux-ci se retiraient, non pas tant comme satisfaits de la concession, que parce que les hallebardiers et les sbires, se tenant à distance de ce redoutable four des béquilles, se montraient cependant sur d’autres points en force suffisante pour tenir en respect les mutins qui ne formaient pas une foule. Ainsi le vacarme allait toujours croissant devant ce malheureux four attaqué le premier, parce que tous ceux à qui les mains démangeaient pour quelque belle entreprise, couraient là où leurs amis étaient les plus forts et l’impunité assurée.

Les choses en étaient à ce point, lorsque Renzo, ayant achevé de croquer son pain, s’avançait par le faubourg de Porte-Orientale, et se dirigeait, sans le savoir, tout juste vers le point central du tumulte ; il marchait tantôt librement, tantôt retardé par la foule, et, tout en marchant, il regardait, et il écoutait pour saisir, au milieu de ce bruit confus de propos de toute sorte, quelque notion plus positive sur l’état des choses. Or, voici à peu près les paroles qu’il put recueillir sur tout son chemin :

« La voilà découverte, criait l’un, l’infâme imposture de ces coquins qui prétendaient qu’il n’y avait ni pain, ni farine, ni grains. La chose est claire et visible à tous les yeux maintenant, et ils ne pourront plus nous en faire accroire. Vive l’abondance !

— Je vous dis, moi, que tout ceci ne servira de rien, disait un autre ; c’est un coup d’épée dans l’eau ; et nous n’en serons même que plus mal, si l’on ne fait bonne justice. Le pain sera à bon marché ; mais ils y mettront du poison, pour que les pauvres gens meurent comme mouches. Ils le disent, d’ailleurs, que nous sommes trop de monde ; ils l’ont dit dans la junte ; et j’en suis sûr ; car j’ai entendu de mes deux oreilles rapporter le fait par une commère à moi, qui est amie d’un parent d’un garçon de cuisine de l’un de ces messieurs. »

Un autre, la bouche écumante, et tenant d’une main un chiffon de mouchoir sur ses cheveux en désordre et ensanglantés, disait des choses à ne pas répéter ; et quelques-uns, près de lui, comme pour le consoler, se faisaient ses échos.

« Place, place, messieurs, s’il vous plaît ; laissez passer un pauvre père de famille qui porte à manger à cinq enfants. » Ainsi parlait un homme qui venait chancelant sous le poids d’un grand sac de farine ; et chacun cherchait à se ranger pour lui faire place.

« Moi, disait un autre presque à demi-voix à l’un de ses camarades, je fais retraite. Je connais le monde, et je sais comment vont ces sortes de choses. Les étourneaux qui font aujourd’hui tant de bruit, demain ou après se tiendront chez eux pleins de peur. J’ai déjà vu certains visages, certains honnêtes gens qui rôdent faisant semblant de rien et notent tel ou tel qu’ils rencontrent ; après quoi, quand tout est fini, les comptes se recueillent, et paye qui doit payer.

— Celui qui protège les boulangers, criait une voix sonore qui attira l’attention de Renzo, c’est le vicaire de provision.

— Ce sont tous des coquins, disait l’un de ses voisins.

— Oui, mais le chef, c’est lui, » répliquait le premier.

Le vicaire de provision, choisi chaque année par le gouverneur sur une liste de six nobles proposés par le conseil des décurions, était le président de ce conseil et du tribunal de provision ; lequel tribunal, composé de douze membres également nobles, était principalement chargé, entre autres attributions, de tout ce qui avait trait aux subsistances. Celui qui occupait un tel poste devait nécessairement, en des temps de famine et d’ignorance, être appelé l’auteur de tous les maux, à moins qu’il ne fît ce que fit Ferrer, chose qui n’était pas en son pouvoir, quand même elle eût été dans ses idées.

« Les scélérats ! exclamait un autre, peut-on faire pis ? ils sont allés jusqu’à dire que le grand chancelier est un vieux radoteur, pour le décréditer et commander seuls. Il faudrait faire une grande cage, et les mettre dedans avec de la vesce et de l’ivraie pour tous vivres, comme ils voulaient nous traiter nous-mêmes.

— Du pain, n’est-ce pas ? » disait un homme qui cherchait à s’en aller bien vite. « De lourdes pierres qui tombaient comme grêle. Et comme on vous enfonçait les côtes ! il me tarde grandement d’être chez moi. »

Plus étourdi peut-être qu’instruit par tous ces discours, et ballotté de toutes parts, Renzo arriva finalement devant le four. La foule s’était déjà fort éclaircie. de manière qu’il put contempler cette triste et récente ruine ; les murs criblés de coups de pierre ; les fenêtres mises en loques, la porte arrachée de ses gonds et renversée.

« Ce n’est pourtant pas bien, cela, dit Renzo en lui-même ; s’ils arrangent ainsi tous les fours, où veulent-ils qu’on fasse du pain ? Dans les puits ? »

De temps en temps quelqu’un sortait du four, portant un débris de caisse, de huche, de blutoir, une barre, un banc, une corbeille, un livre de comptes, quelque chose en un mot de ce qui appartenait à ce misérable four ; et chacun, en criant : « Place ! place ! » passait à travers ce qui restait du grand attroupement. Tous s’acheminaient du même côté et, comme on en pouvait juger, vers un lieu convenu.

« Qu’est-ce encore que cette autre histoire ? » pensa de nouveau Renzo, et il se mit sur les pas d’un de ces hommes qui, s’étant fait un lourd fagot de planches brisées et d’éclats de bois, l’avait chargé sur ses épaules, s’acheminant ensuite, comme les autres, par la rue qui longe le côté septentrional du duomo et a pris son nom des marches d’escalier qui étaient là et depuis peu n’y sont plus. Le désir d’observer les événements ne put faire que notre montagnard, quand le grand édifice se découvrit devant lui, ne s’arrêtât un moment à regarder en haut, la bouche béante. Il doubla ensuite le pas pour rejoindre celui qu’il avait comme pris pour guide ; il tourna le coin, jeta de même un coup d’œil sur la façade du duomo (alors encore rustique en grande partie et bien éloignée de son achèvement), mais sans quitter son homme qui se dirigeait vers le milieu de la place. Le rassemblement devenait plus compacte à mesure que l’on avançait ; mais on faisait place au porteur de bois rompus ; il fendait le flot du peuple, et Renzo, se tenant toujours sur ses pas, arriva avec lui au centre de la foule. Là était un espace vide, et au milieu un tas de braise, dernier produit des ustensiles dont nous avons parlé plus haut. Tout à l’entour c’étaient des battements de mains, des trépignements, le bruit assourdissant de mille cris, d’imprécations et de triomphe.

L’homme au fagot le renverse sur les charbons ; un autre, avec un manche de pelle à demi brûlé, les attise ; la fumée augmente et s’épaissit, la flamme se ranime, et avec la flamme les cris s’élèvent plus bruyants encore : « Vive l’abondance ! Mort aux affameurs ! Mort à la disette ! Crève la provision ! Crève la junte ! Vive le pain ! »

À dire vrai, la destruction des blutoirs et des huches, la dévastation des fours et la ruine des boulangers ne sont pas les moyens les plus sûrs pour faire vivre le pain ; mais c’est là une de ces subtilités métaphysiques auxquelles une multitude n’arrive point. Pourtant, sans être grand métaphysicien, un homme y arrive quelquefois tout d’abord, tant qu’il est neuf dans la question ; et c’est seulement à force d’en parler et d’en entendre parler qu’il devient inhabile même à les comprendre. En effet, cette pensée s’était présentée à Renzo dès le principe, et lui revenait, comme nous l’avons vu, à tout moment. Toutefois il la garda pour lui ; car, parmi tant de visages, il n’y en avait pas un qui semblait dire : « Frère, si je me trompe, corrige-moi ; tu me feras plaisir. »

Déjà la flamme s’était de nouveau éteinte ; on ne voyait plus venir personne y porter de nouveaux aliments, et le peuple commençait à s’ennuyer, lorsque le bruit se répandit qu’on avait mis le siège devant un four au Cordusio, petite place ou carrefour peu loin de là. Souvent, en pareil cas, l’annonce d’une chose fait qu’elle a lieu. Avec ce bruit, vint à la multitude l’envie de courir en cet endroit : « J’y vais ; et toi, viens-tu ? Me voilà, allons, » étaient les mots que l’on entendait de tous côtés ; la foule se rompt et devient une procession. Renzo restait en arrière, ne bougeant tout au plus qu’autant qu’il était entraîné par le courant ; et il tenait en attendant conseil en lui-même pour savoir s’il se retirerait de la bagarre et retournerait au couvent chercher le père Bonaventure, ou s’il irait voir encore cette autre expédition. La curiosité de nouveau l’emporte. Il résolut cependant de ne pas aller se faire écraser les os ou même risquer quelque chose de pis en se fourrant au milieu de la cohue, mais de se tenir à quelque distance en observateur. Et se trouvant déjà un peu plus au large, il tira de sa poche son second pain, et, tout en l’entamant, il se mit à la queue de la tumultueuse armée.

Déjà, de la place, elle était entrée dans la rue étroite et courte de Pescheria Vecchia, et de là, passant sous cet arceau qui se présente de biais, elle avait gagné la place des Mercanti. Là il était bien peu de ces gens qui, en défilant devant la niche qui marque le milieu sur la façade de l’édifice alors appelé le Colleggio de’dottori, ne jetât un coup d’œil vers la grande statue qui s’y montrait, vers cette figure sévère, sombre, rébarbative, et je ne dis pas assez, de Philippe II, qui, même de ses traits de marbre, imposait un je ne sais quoi de respect, et, le bras tendu, semblait être prête à dire : « Gare si je descends, marmaille ! »

Cette statue n’est plus là, par une circonstance singulière. Environ cent soixante-dix ans[32] après l’événement que nous racontons, on s’avisa un jour d’en changer la tête, on lui ôta le sceptre de la main pour y substituer un poignard, et on lui donna le nom de Marcus Brutus. Elle resta ainsi accommodée une couple d’années ; mais, un matin, certaines gens qui n’avaient pas de sympathie pour Marcus Brutus ou même devaient lui garder en secret une dent, jetèrent une corde sur la statue, la tirèrent en bas, lui firent mille avanies ; après quoi, mutilée qu’elle restait et réduite à un torse informe, ils la traînèrent dans les rues, non sans force clameurs et grandes marques de fureur de la part de ces personnages qui, lorsqu’ils furent bien lassés, la roulèrent je ne sais où. Qui l’aurait dit à Andrea Biffi, lorsqu’il la sculptait ?

De la place des Mercanti, la marmaille, passant sous cet autre arceau qui se trouve là, fut s’entasser dans la rue des Fustaguai, et de là s’éparpilla dans le Cordusio. Tous, en y arrivant, portaient aussitôt leurs regards vers le four qui leur avait été indiqué. Mais, au lieu de la multitude d’amis qu’ils s’attendaient à y trouver la main déjà à l’œuvre, ils ne virent qu’un petit nombre d’individus se tenant, avec un air d’hésitation, à quelque distance de la boutique, qui était fermée, et aux fenêtres des gens armés se montrant prêts à se défendre. À cette vue, qui s’étonne, qui jure, qui rit, qui se tourne pour avertir ceux qui viennent derrière, qui s’arrête, qui veut rebrousser chemin, qui dit : « En avant, en avant ! » On poussait et on retenait ; la marche était suspendue, il y avait indécision, et un bruit confus régnait de délibérations et de débats. En ce moment, une maudite voix éclata par ces mots au milieu de la foule : « La maison du vicaire de provision est ici près : allons faire justice et la saccager. » Ce fut comme un ressouvenir général de chose convenue, plutôt que l’adhésion à une proposition. « Chez le vicaire ! chez le vicaire ! » est le seul cri que l’on puisse entendre. La tourbe tout entière s’ébranle et marche vers la rue où se trouvait la maison qui venait d’être si malencontreusement nommée.




CHAPITRE XIII.


Le malheureux vicaire était en ce moment à faire un chyle qui tournait à l’aigre dans la pénible digestion d’un dîner grignoté sans appétit et sans pain frais ; et il se demandait, plein d’inquiétude, comment finirait cet orage, bien éloigné cependant de penser qu’il dût venir tomber si épouvantablement sur sa tête. Quelque brave homme, qui se trouvait dans la foule, courut à toutes jambes pour la devancer et aller donner avis à la maison menacée de l’imminence du péril. Les domestiques, que déjà le bruit avait attirés sur la porte, regardaient tout effrayés le long de la rue, vers le côté d’où ce bruit venait et s’approchait. Pendant qu’ils écoutent ce que leur dit l’homme, ils voient paraître l’avant-garde ; l’un aussitôt se précipite pour porter l’avis à son maître ; tandis que celui-ci songe à fuir et en cherche le moyen, un autre vient dire qu’il n’en a plus le temps. À peine les domestiques en ont-ils assez pour fermer la porte. Ils mettent la barre, ils mettent des étais, ils courent fermer les fenêtres, comme lorsqu’on voit arriver un temps bien noir et qu’on attend la grêle d’un moment à l’autre. La furieuse clameur toujours plus forte, venant d’en haut comme un tonnerre, retentit dans le vide de la cour ; elle gronde par chaque ouverture ; et, du milieu de l’immense et confuse rumeur, se font entendre, violents et précipités, les coups de pierre contre la porte.

« Le vicaire ! le tyran ! l’affameur ! nous le voulons ! mort ou vif ! »

L’infortuné errait de chambre en chambre, pâle, sans haleine, frappant ses mains l’une dans l’autre, se recommandant à Dieu et conjurant ses domestiques de tenir bon et de lui trouver quelque moyen de se sauver. Mais comment et par où ? Il monte au galetas ; d’une lucarne il jette en tremblant un regard sur la rue et la voit farcie de furieux ; il entend les voix qui demandent sa mort, et, plus terrifié que jamais, il se retire et va chercher le recoin le plus sûr et le plus caché. Là, blotti et ramassé sur lui-même, il écoutait ; il écoutait si le terrible bruit ne diminuait pas, s’il ne se faisait pas quelque relâche dans le tumulte ; mais, entendant au contraire les rugissements s’élever plus féroces et plus assourdissants, et les coups redoubler d’activité, le cœur saisi d’un nouvel assaut d’épouvante, il se bouchait bien vite les oreilles. Puis, comme hors de lui-même, les dents serrées, le visage contracté, il tendait les bras et portait ses poings en avant, comme s’il voulait appuyer la porte… Du reste on ne peut savoir précisément ce qu’il faisait, puisqu’il était seul ; et l’histoire est obligée de deviner, heureusement qu’elle en a l’habitude.

Renzo cette fois se trouvait au fort de la bagarre, et non poussé là par la foule, mais pour s’y être mis de sa propre volonté. À ces premières paroles de sang qui s’étaient fait entendre, il avait senti tout le sien se troubler ; quant au saccagement, il n’aurait pas trop su dire si c’était bien ou mal dans cette circonstance ; mais l’idée du meurtre lui causa une subite horreur. Et quoique par cette funeste docilité des esprits passionnés pour les assertions passionnées du plus grand nombre, il fût très-convaincu que le vicaire était la cause principale de la disette et l’ennemi des pauvres, cependant, ayant, dès les premiers mouvements de la foule, entendu par hasard quelques mots qui indiquaient la volonté de faire tous les efforts possibles pour le sauver, il s’était aussitôt proposé de prêter la main à cette œuvre. Telle était l’intention dans laquelle, se fourrant parmi les autres, il s’était avancé presque jusqu’à cette porte que par toutes sortes de moyens on s’efforçait d’ouvrir. Les uns, avec des cailloux, frappaient sur les clous de la serrure pour l’enfoncer ; d’autres, munis de ciseaux, de crochets, de marteaux, cherchaient à faire l’ouvrage plus en règle ; d’autres, en même temps, avec des pierres, des couteaux dépointés, des clous, des bâtons, leurs ongles, faute de mieux, s’attaquaient au mur, en détachaient le mortier et s’industriaient à enlever les briques pour faire une brèche. Ceux qui ne pouvaient opérer eux-mêmes animaient les assaillants par leurs cris ; mais aussi, restant là les mains oisives, ils gênaient d’autant plus le travail, embarrassé déjà par la concurrence empressée et le peu d’ordre des ouvriers ; car, grâce au ciel, il arrive quelquefois dans le mal, ce qui se voit trop souvent dans le bien, que ceux qui s’y donnent avec le plus d’ardeur deviennent un obstacle.

Les magistrats qui les premiers eurent avis de ce qui se passait firent aussitôt demander du secours au commandant du château dit alors de Porta-Giovia, et ce commandant envoya sur les lieux un certain nombre de soldats. Mais, avec le temps qu’il fallut pour porter l’avis, donner l’ordre, réunir la troupe, et à celle-ci pour se mettre en marche et faire le chemin, un vaste siège était déjà établi devant la maison lorsque le détachement arriva et fit halte loin de la maison même, sur les derniers rangs de la foule. L’officier qui les commandait ne savait trop quel parti prendre. En cet endroit il n’y avait qu’un amas de gens de tout âge et de tout sexe qui se tenaient là pour voir. Aux sommations qui leur étaient faites de se disperser et de laisser le passage libre, ils répondaient par un long et sourd murmure, et personne ne bougeait. Faire feu sur de telles gens, semblait à l’officier agir d’une manière non-seulement cruelle, mais pleine de dangers, parce que, en attaquant ceux qui étaient le moins à craindre, on irriterait le grand nombre chez qui était la violence ; et du reste, telles n’étaient pas ses instructions. Se faire jour dans cette première foule, la renverser à droite et à gauche, et aller en avant porter la guerre à ceux qui la faisaient, eût été le mieux sans doute ; mais le difficile était d’y réussir. Savait-on si les soldats pourraient marcher unis et en bon ordre ? Et si, au lieu de rompre la foule, ils allaient s’y trouver éparpillés eux-mêmes, ils seraient à sa discrétion, après l’avoir provoquée. L’irrésolution du commandant et l’immobilité des soldats furent prises, à tort ou à raison, pour de la peur. Ceux qui se trouvaient le plus près d’eux, se contentaient de les regarder au visage, avec l’air d’en rire : un peu plus loin, on ne se gênait pas pour les narguer par des mines et des cris de moquerie ; plus loin encore, peu de gens savaient qu’ils fussent là ou en prenaient souci ; les démolisseurs continuaient à démanteler le mur, sans autre pensée que de venir bientôt à bout de leur entreprise : les spectateurs ne cessaient de les y pousser par leurs cris.

Parmi ces derniers se faisait remarquer, et devenait lui-même spectacle, un vieillard de méchante vie, qui, écarquillant deux yeux creux et enflammés, contractant ses rides dans le sourire d’une joie infernale, les mains levées au-dessus de ses indignes cheveux blancs, agitait en l’air un marteau, une corde et quatre grands clous, avec quoi il voulait, disait-il, attacher le vicaire contre un battant de sa porte, après qu’on l’aurait mis à mort.

« Que dites-vous là ? Fi donc ! » dit subitement Renzo, saisi d’horreur en entendant ces paroles, et à la vue de bien des gens qui paraissaient les approuver, mais encouragé par la vue de certains autres, chez qui, bien qu’ils gardassent le silence, se faisait deviner un sentiment semblable à celui dont il laissait éclater l’expression. « Fi donc ! Est-ce que nous voulons voler au bourreau son métier ? assassiner un chrétien ? Comment voulez-vous que Dieu nous donne du pain, si nous faisons des atrocités semblables ? Il nous enverra son tonnerre, et non du pain !

— Ah ! chien ! ah ! traître envers la patrie ! » cria, en se tournant vers Renzo et avec un visage de possédé, l’un de ceux qui avaient pu, au milieu du tapage, entendre ces saintes paroles. « Attends, attends ! C’est un valet du vicaire déguisé en paysan : c’est un mouchard : frappez, frappez ! » Cent bruits se répandent à l’entour. « Qu’est-ce que c’est ? où est-il ? qui est-ce ? Un valet du vicaire. Un mouchard. Le vicaire déguisé en paysan, qui se sauve. Où est-il ? où est-il ? donnez dessus ! donnez dessus ! »

Renzo se tait, se fait petit, voudrait disparaître ; quelques-uns près de lui le prennent au milieu d’eux ; et, poussés par divers cris bien forts, cherchent à couvrir ces voix ennemies et homicides. Mais, ce qui le servit mieux que toute autre chose fut le mot : « Place ! place ! » que l’on entendit crier près de là : « Place ! Voici de l’aide. Hé ! là ! place ! »

Qu’est-ce que c’était ? une longue échelle que l’on apportait pour la dresser contre la maison et y entrer par une fenêtre. Mais, par bonheur, ce moyen qui aurait rendu la chose facile, n’était pas aisé lui-même à mettre en œuvre. Les porteurs, aux deux bouts de la machine, et çà et là sur sa longueur, heurtés, ballottés, séparés l’un de l’autre par la foule, marchaient par ondulations : l’un, ayant la tête entre deux barreaux et les montants sur les épaules, mugissait oppressé comme sous un joug agité par saccades ; un autre se voyait tout à coup détaché de son fardeau par une poussée ; l’échelle abandonnée frappait dans sa chute sur des épaules, des bras, des côtes, et je vous laisse à penser ce que devaient dire ceux à qui ces membres appartenaient. D’autres la relevaient des deux mains, se glissaient dessous, la mettaient sur leur dos, en criant : « Courage ! marchons ! » La fatale machine s’avançait par soubresauts et en serpentant. Elle arriva tout à temps pour distraire et déranger les ennemis de Renzo, qui profita de la confusion née dans la confusion même, et tout doucement d’abord, puis en jouant des coudes de toute sa force, s’éloigna de ce lieu où il ne faisait pas bon pour lui, avec l’intention même de sortir le plus tôt qu’il pourrait du tumulte, et d’aller tout de bon trouver où attendre le père Bonaventure.

Tout à coup un mouvement extraordinaire se fait à l’une des extrémités de la foule et vient se propageant ; un nom est prononcé et s’avance de bouche en bouche. « Ferrer ! Ferrer ! » Surprise, joie, colère, sympathie, répugnance, tout cela éclate partout où ce nom arrive. Qui s’égosille à le crier, qui veut l’étouffer sous d’autres cris, qui affirme, qui nie, qui bénit ce nom, qui l’accueille en jurant.

« Voici Ferrer ! — Ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai ! — Si, si ; vive Ferrer ! celui qui a mis le pain à bon marché. — Non, non ! — Le voici, le voici en carrosse. — Qu’importe ? Qu’a-t-il à y voir ? Nous ne voulons personne ! — Ferrer ! vive Ferrer ! L’ami des pauvres gens ! il vient pour mener le vicaire en prison. — Non, non : nous voulons faire justice nous-mêmes : qu’il s’en aille, qu’il s’en aille ! — Oui, oui : Ferrer ! Vienne Ferrer ! en prison le vicaire ! »

Et tous, se dressant sur la pointe des pieds, se tournent pour regarder du côté d’où s’annonçait cette arrivée inattendue. Tous, se dressant, n’y voyaient ni plus ni moins que si tous étaient restés les talons à terre ; mais n’importe, tous se dressaient.

À l’extrémité de la foule, en effet, du côté opposé à celui où stationnaient les soldats, venait d’arriver en carrosse Antonin Ferrer, le grand chancelier ; lequel, se reprochant probablement d’avoir été, par ses bévues et son obstination, la cause ou au moins l’occasion de cette émeute, venait maintenant tâcher de la calmer et d’en empêcher, faute de mieux, l’effet le plus terrible et le plus irréparable : il venait bien employer une popularité mal acquise.

Dans les soulèvements populaires, il y a toujours un certain nombre d’hommes qui, soit par le feu de la passion qui les emporte, soit par une conviction fanatique, soit par un projet criminel et barbare qui les guide, soit enfin par un détestable goût de ruine et de destruction, font tout ce qu’ils peuvent pour pousser les choses au pire : ils proposent ou suscitent les conseils les plus inhumains ; ils soufflent au feu toutes les fois qu’il commence à languir ; rien pour eux n’est jamais trop fort ; ils voudraient que le tumulte n’eût ni mesure ni terme. Mais, pour contre-poids, il y a toujours aussi un certain nombre d’autres hommes qui, avec une même ardeur et une égale insistance, travaillent à produire l’effet contraire : les uns mus par un sentiment d’amitié ou de partialité pour les personnes menacées ; d’autres, sous la seule impression d’une sainte horreur spontanée pour le crime et le sang. Que le ciel les bénisse. Dans chacun de ces deux partis opposés, sans même qu’il y ait concert antérieur, l’uniformité des volontés crée un accord subit dans les opérations. Ce qui forme ensuite la masse et comme le matériel du tumulte est un mélange accidentel d’hommes qui, plus ou moins, par gradations infinies, tiennent de l’une et de l’autre de ces deux dispositions extrêmes ; gens qui ont un peu de passion, un peu de malice, un peu de penchant pour une certaine justice, comme ils l’entendent, un peu d’envie de voir quelque gros méfait ; prêts à la cruauté comme à la miséricorde, à détester comme à adorer, selon que l’occasion se présente d’éprouver à plein l’un ou l’autre de ces sentiments ; avides à tout moment de savoir, de croire quelque chose d’extraordinaire, éprouvant le besoin de crier, d’applaudir quelqu’un ou de hurler après lui. Qu’il vive et qu’il meure sont les mots qu’ils aiment le mieux à faire entendre ; et celui qui est parvenu à leur persuader qu’un tel ne mérite pas d’être écartelé n’a pas besoin d’en dire plus pour les convaincre qu’il est digne d’être porté en triomphe. Vous les voyez acteurs, spectateurs, instruments, obstacles, selon le vent ; prêts aussi à se taire, lorsqu’ils n’entendent plus de cris à répéter, à finir lorsque les instigateurs leur manquent, à se disperser lorsque plusieurs voix d’accord, et qui ne sont pas contredites, ont dit : « Allons-nous-en, » et à s’en retourner chez eux en se demandant l’un à l’autre : « Qu’est-ce qu’il y a eu ? » Comme cependant cette masse, étant celle qui a le plus de force, peut prêter à qui elle veut, il s’ensuit que chacun des deux partis agissants emploie tous les moyens possibles pour la mettre de son côté, pour s’en rendre maître : ils sont là comme deux armées ennemies qui combattent pour entrer dans ce grand corps et le faire mouvoir. C’est entre eux à qui saura répandre les bruits les plus propres à exciter les passions, à diriger les mouvements en faveur de l’un ou de l’autre dessein ; à qui saura le plus à propos inventer les nouvelles qui pourront rallumer la colère ou l’attiédir, réveiller les craintes ou les espérances ; à qui saura imaginer le cri qui, répété par le plus grand nombre de voix et du ton le plus fort, pourra exprimer, attester et créer en même temps le vœu de la majorité pour l’un ou pour l’autre parti. Tout ce long babillage a pour objet d’en venir à dire que, dans la lutte des deux partis qui se disputaient le vœu de la foule assemblée devant la maison du vicaire, l’apparition d’Antonio Ferrer donna presque à l’instant un grand avantage au parti des hommes humains, qui jusqu’alors avait été visiblement le plus faible, et n’aurait plus eu, pour peu que ce secours eût tardé, ni force ni but pour combattre. L’homme était agréable à la multitude pour ce tarif de son invention si favorable aux acheteurs, et pour son héroïque résistance à tous raisonnements contraires. Les esprits déjà disposés en sa faveur étaient en ce moment encore plus portés à lui vouloir du bien pour la généreuse confiance avec laquelle ce vieillard venait ainsi, sans gardes, sans appareil, se présenter à une multitude irritée et dans le moment de sa plus grande agitation. Ce qui faisait ensuite un effet merveilleux, était ce bruit répandu qu’il venait pour mener en prison le vicaire. Ainsi, la fureur contre celui-ci, qui se serait encore augmentée si on l’eût attaquée par les moyens violents et sans lui rien concéder, s’apaisait un peu par cette promesse de satisfaction, par cet os qu’on lui jetait pour pâture, et faisait place aux sentiments d’une nature opposée qui s’élevaient dans bien des cœurs.

Les partisans de la paix, ayant repris courage, secondaient Ferrer de toutes sortes de manières ; ceux qui étaient près de lui, en excitant par leurs mille exclamations l’acclamation générale, et en tâchant en même temps de faire ranger le monde pour donner passage à la voiture ; les autres, en applaudissant, répétant et faisant circuler ses paroles ou celles qui leur semblaient les meilleures qu’il pût dire, en faisant taire les furieux obstinés, et tournant contre eux la nouvelle passion de la mobile et turbulente foule. « Qui est-ce qui ne veut pas qu’on dise : Vive Ferrer ? Tu serais fâché, n’est-ce pas, que le pain fût à bon marché ? Ce sont des coquins, ceux qui ne veulent pas d’une justice de chrétiens ; et certaines gens ici ne font plus de bruit que les autres que pour faire sauver le vicaire. En prison le vicaire ! Vive Ferrer ! Place à Ferrer ! » Et, tandis que le nombre de ceux qui parlaient ainsi allait toujours croissant, on voyait baisser d’autant la hardiesse du parti contraire ; de sorte que les premiers en vinrent des paroles aux faits, et à donner sur les doigts de ceux qui continuaient la démolition, à les pousser en arrière, à leur ôter des mains leurs outils. Ceux-ci frémissaient, menaçaient même encore et cherchaient à reprendre leurs avantages ; mais la cause du sang était perdue : le cri qui dominait était : « Prison ! justice ! Ferrer ! » Après un peu de lutte, les assiégeants furent repoussés : les autres s’emparèrent de la porte, tant pour la défendre contre de nouveaux assauts que pour y préparer l’entrée à Ferrer ; et l’un d’eux, jetant sa voix vers ceux de la maison (il ne manquait pas de brèches pour laisser passer cette voix), les avertit qu’il arrivait du secours, et qu’ils eussent à faire tenir prêt le vicaire, « pour aller tout de suite… en prison : hein ! avez-vous entendu ?

— C’est ce Ferrer qui aide à faire les ordonnances ? demanda à l’un de ses nouveaux voisins notre ami Renzo qui se rappela ce Vidit Ferrer que le docteur lui avait crié dans l’oreille, en le lui faisant voir au bas de cette ordonnance que vous savez bien.

— Oui ; le grand chancelier, lui fut-il répondu.

— C’est un brave homme, n’est-ce pas ?

— Certes, si c’est un brave homme ! C’est celui qui avait mis le pain à bon marché, et les autres n’ont pas voulu ; et maintenant il vient pour mener en prison le vicaire, qui n’a pas fait les choses en règle. »

Il n’est pas besoin de dire que Renzo fut aussitôt pour Ferrer. Il voulut aller droit à sa rencontre ; la chose n’était pas facile ; mais, par certaines poussées et certain jeu de coudes dont il usait en habitant des Alpes, il parvint à se faire faire place et à se porter au premier rang, tout à côté du carrosse.

Il était déjà, ce carrosse, un peu avant dans la foule, et dans ce moment il se trouvait arrêté par l’un de ces obstacles inévitables et fréquents dans une marche de cette espèce. Le vieux Ferrer présentait, tantôt à l’une, tantôt à l’autre des deux portières, une figure toute douce, toute riante, tout aimable, une figure qu’il avait toujours tenue en réserve pour le jour où il pourrait se trouver en présence de don Philippe IV, mais dont la circonstance actuelle l’obligea de faire usage. Il parlait, aussi ; mais l’immense rumeur et les vivat mêmes qui s’adressaient à lui, faisaient que bien peu de ses paroles pouvaient être entendues et l’étaient de bien peu de gens. Il lui fallait donc s’aider du geste, et c’est ce qu’il faisait, tantôt en mettant le bout de ses doigts sur ses lèvres pour y prendre un baiser que ses doigts, aussitôt rouverts, distribuaient à droite et à gauche en retour de la bienveillance qu’on lui montrait : tantôt en étendant ses mains et les balançant lentement hors des portières, pour demander un peu de place, tantôt en les baissant d’un air gracieux pour solliciter un peu de silence. Lorsqu’il en avait obtenu quelque peu, ceux qui étaient le plus près de lui entendaient et répétaient ses paroles : « Du pain ; l’abondance ; je viens faire justice ; un peu de place, s’il vous plaît. » Puis n’en pouvant plus et comme suffoqué par le vacarme de tant de voix, par la vue de tant de visages l’un à côté de l’autre, de tant de regards fixés sur lui, il se retirait un moment en arrière, gonflait ses joues, soufflait bien fort et disait en lui-même : — Por mi vida, que de gente[33] !

« Vive Ferrer ! Ne craignez rien. Vous êtes un brave homme, vous. Du pain, du pain !

— Oui ; du pain, du pain, répondait Ferrer ; l’abondance, c’est moi qui le promets, et il posait la main sur son cœur.

— Un peu de place, ajoutait-il aussitôt ; je viens pour le mener en prison, pour lui appliquer le châtiment qu’il mérite ; et il ajoutait tout bas : « Si es culpable[34]. » Puis, se penchant en avant vers le cocher, il lui disait rapidement : « Adelante, Pedro, se puedes[35]. »

Le cocher souriait lui-même à la multitude, avec une grâce affectueuse, comme aurait fait un grand personnage ; et, d’un air d’ineffable politesse, il portait bien doucement son fouet à droite et à gauche pour demander à ses incommodes voisins de se serrer, de se ranger un peu : « S’il vous plaît, messieurs, disait-il aussi, un peu de place, un petit peu ; tout ce qu’il en faut pour passer. »

Cependant les plus actifs du parti des bienveillants travaillaient de leur mieux à faire ouvrir ce passage demandé avec tant de courtoisie. Quelques-uns, à la tête des chevaux, faisaient ranger le monde par des paroles tout engageantes, en mettant leur main sur la poitrine de ceux qu’ils avaient devant eux et les poussant avec douceur : « Là, là, messieurs, retirez-vous un peu ; un peu de place. » D’autres en faisaient de même sur les côtés de la voiture, pour qu’elle pût avancer sans rogner des pieds ni aplatir des moustaches ; ce qui, en outre du mal des personnes atteintes, aurait grandement compromis la faveur avec laquelle on accueillait Antonio Ferrer.

Renzo, après avoir, pendant quelques moments, considéré avec complaisance cette noble vieillesse, un peu troublée par l’inquiétude, fatiguée par la peine du jour, mais animée par le désir, embellie, pour ainsi dire, par l’espérance d’arracher un homme à de mortelles angoisses, Renzo, dis-je, mit de côté toute idée de retraite et résolut d’assister Ferrer, de ne pas l’abandonner jusqu’à ce que le but fût atteint. Donnant suite aussitôt à cette détermination, il se mit avec les autres à faire faire place et n’était certes pas l’un des moins actifs. Le passage s’ouvrit enfin : « Avancez, avancez, » disaient plusieurs de ces hommes au cocher, en se rangeant de côté ou en passant devant pour ouvrir la voie un peu plus loin. « Adelante, presto, con juicio[36], » lui dit aussi son maître, et le carrosse se mit en mouvement. Ferrer, au milieu des saluts qu’il prodiguait au public en masse, en avait de particuliers qu’il faisait en signe de remercîment, et avec un sourire d’intelligence, à ceux qu’il voyait travailler pour lui ; et plus d’un de ces sourires échut en partage à Renzo, qui véritablement les méritait et servait mieux dans ce jour le grand chancelier que ne l’aurait fait le plus habile de ses secrétaires. Le jeune montagnard, charmé de tant de bonne grâce, se croyait en quelque sorte devenu l’ami d’Antonio Ferrer.

La voiture, une fois en train, poursuivit ensuite sa marche plus ou moins lentement, et non sans quelques autres petites pauses. Le trajet n’était guère que d’une portée de fusil ; mais, par le temps qu’il fallut y mettre, il aurait pu sembler un petit voyage, même à qui n’aurait pas eu la sainte hâte de Ferrer. Le peuple s’agitait en avant et en arrière, à droite et à gauche de la voiture, comme les vagues moutonnées autour d’un navire qui vogue au fort de la tempête ; et le bruit de la tempête est moins perçant, moins discordant, moins assourdissant que celui qui se faisait entendre. Ferrer, regardant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, se composant et gesticulant tout à la fois, cherchait à saisir quelque chose de ce qui se disait, pour arranger ses réponses en conséquence ; il voulait de son mieux faire un peu de colloque avec cette troupe d’amis qui l’entourait ; mais la chose était difficile, la plus difficile peut-être qu’il eût encore rencontrée depuis tant d’années qu’il occupait sa grande chancellerie. De temps à autre cependant, quelque mot, quelque phrase même, répétée par un groupe à son passage, arrivait à ses oreilles, comme l’éclat d’une fusée plus forte se fait distinguer parmi les milliers d’éclats d’un feu d’artifice. S’ingéniant pour répondre à ces cris d’une manière satisfaisante, ou bien disant au hasard, mais sans crainte d’erreur, les mots qu’il savait devoir être les mieux reçus ou que quelque nécessité subite semblait réclamer, il ne cessa lui-même de parler tout le long du chemin. « Oui, messieurs ; du pain, l’abondance. Je le mènerai en prison ; il sera châtié Si es culpable[37]. Oui, oui, ce sera moi qui commanderai ; le pain à bon marché. Asi es[38]… C’est ainsi, veux-je dire ; le roi notre seigneur n’entend pas que ses fidèles sujets pâtissent de la faim. Ox ! ox ! guardaos[39] ; ne vous faites pas de mal, messieurs. Pedro, adelante con juicio[40]. L’abondance, l’abondance. Un peu de place, je vous en supplie. Du pain, du pain. En prison, en prison. Quoi ? » demandait-il ensuite à l’un d’eux qui s’était jeté de la moitié du corps en dedans de la portière, pour hurler quelque chose à ses oreilles, un conseil peut-être, un applaudissement, une prière. Mais celui-ci, avant même d’avoir pu recueillir ce quoi, avait été saisi à deux mains et retiré par un autre qui le voyait prêt à être moulu sous la roue. Avec cet échange bien ou mal ordonné de mots criés et de réponses, au milieu des continuelles acclamations, et à travers aussi quelque frémissement d’opposition qui se faisait entendre çà et là, mais était aussitôt étouffé par la clameur bienveillante, voilà Ferrer enfin arrivé devant la maison, grâce surtout à ses braves auxiliaires.

Les autres qui, comme nous l’avons dit, étaient déjà là dans les mêmes bonnes intentions, avaient en attendant travaillé à faire et à refaire un peu de vide. À force de prières, d’exhortations, de menaces, à force de pousser, de presser, d’entasser çà et là leur monde, avec ce redoublement de zèle et de forces que donne la vue du terme à qui est près de l’atteindre, ils étaient enfin parvenus à diviser la foule en deux, et ensuite à faire reculer un peu les deux foules, si bien qu’entre la porte et la voiture qui vint s’y arrêter, il y avait un petit espace libre. Renzo, qui, en se faisant tantôt éclaireur, tantôt escorte, était arrivé avec la voiture, put se mettre sur le front de l’une des deux rangées de bienveillants, qui formaient tout à la fois une haie d’honneur pour le carrosse et une digue contre la pression des deux flots de peuple ; et, en aidant de ses puissantes épaules à contenir l’un des deux, il se trouva en même temps bien placé pour voir.

Ferrer respira d’aise en voyant ce petit espace dégagé de monde et la porte encore fermée. Fermée veut dire ici pas tout à fait ouverte ; car, du reste, les gonds étaient à peu près arrachés hors des pilastres : les battants, marqués de mille coups entamés, forcés et entre-bâillés dans le milieu, laissaient voir par une large ouverture un bout de verrou tordu, branlant et presque détaché qui, si l’on veut, les tenait joints ensemble. Un honnête homme s’était placé devant ce vide pour crier que l’on vînt ouvrir. Un autre ouvrit rapidement la portière de la voiture ; le vieillard mit la tête dehors, se leva, et, s’appuyant de la main droite sur le bras de ce brave homme, sortit et descendit d’un pas sur le marchepied.

La foule, de l’un et de l’autre côté, était tout entière sur la pointe des pieds pour voir : mille visages, mille barbes en l’air ; la curiosité et l’attention de tous firent naître un moment de silence général. Ferrer, pendant ce moment, arrêté sur le marchepied, jeta un coup d’œil tout à l’entour, salua d’une inclination la multitude, comme du haut d’une chaire ; et, mettant sa main gauche sur sa poitrine, il cria : « Pain et justice. » Puis, droit, ferme, paré de sa toge, il descendit à terre, au milieu des acclamations qui s’élevaient jusqu’au ciel.

Cependant ceux de l’intérieur avaient ouvert ou fini d’ouvrir en tirant à eux tout à la fois le verrou et ses anneaux déjà à demi détachés, et en élargissant le passage tout juste autant que c’était nécessaire pour faire entrer le plus désiré de tous les hôtes. « Vite, vite ! disait celui-ci. Ouvrez bien que je puisse entrer ; et vous autres, prenez bien garde à retenir le monde ; ne me laissez pas venir sur le corps… pour l’amour de Dieu ! Conservez un peu de place pour tout à l’heure… Eh ! eh ! Messieurs, un moment, disait-il ensuite à ceux du dedans, doucement avec cette porte, laissez-moi passer : eh ! mes côtes, je vous recommande mes côtes. Fermez maintenant : non ; eh ! eh ! la toge ! la toge ! » Elle serait en effet restée prise entre les battants, si Ferrer, avec beaucoup d’adresse, n’en eût retiré la queue qui disparut comme celle d’une couleuvre qui rentre dans son trou, venant d’être poursuivie.

Les battants rapprochés, on les barricada de nouveau par derrière, le mieux que l’on put. Au dehors, ceux qui s’étaient constitués gardes du corps de Ferrer, travaillaient des épaules, des bras et de leurs cris, à maintenir la place vide, en priant Dieu, dans le fond de leur cœur, qu’il le fît se dépêcher.

« Vite, vite, disait aussi Ferrer, au dedans, sous le portique, aux domestiques qui s’étaient mis autour de lui tout essoufflés et lui criaient : Oh ! Excellence, que Dieu vous bénisse ! oh ! Excellence ! ah ! Excellence !

— Vite, vite, répétait Ferrer, où est ce bienheureux homme ? »

Le vicaire descendait l’escalier, moitié traîné, moitié porté par d’autres de ses gens, pâle comme un linge que l’on vient de blanchir. Quand il vit celui qui venait à son aide, il respira d’un large souffle ; le pouls lui revint, un peu de vie se répandit dans ses jambes, un peu de couleur sur ses joues ; et il courut, comme il put, vers Ferrer, en disant : « Je suis dans les mains de Dieu et de Votre Excellence. Mais comment sortir d’ici ? Partout sont des gens qui veulent ma mort.

Venga usted conmigo[41], et prenez courage : ma voiture est là dehors ; vite, vite. » Il le prit par la main et le mena vers la porte, en l’encourageant de son mieux ; mais il n’en disait pas moins en lui-même : « Aqui está el busilis ; Dios nos valga[42] ! »

La porte s’ouvre ; Ferrer sort le premier, l’autre le suit, plié en deux, attaché, collé à la toge protectrice, comme un enfant aux jupes de sa mère. Ceux qui avaient maintenu la place vide, font alors, de leurs mains et de leurs chapeaux élevés en l’air, comme un réseau, un nuage, pour soustraire le vicaire à la vue périlleuse de la multitude ; il entra le premier dans la voiture et s’y blottit dans un coin. Ferrer monte après lui ; la portière se ferme. La multitude entrevit, devina, sut d’écho en écho ce qui se passait, et lança une énorme clameur d’applaudissements et d’imprécations.

La partie du chemin qui restait à faire pouvait paraître la plus difficile et la plus dangereuse. Mais le vœu public pour laisser aller en prison le vicaire s’était suffisamment prononcé ; et, pendant la station qui venait d’avoir lieu, plusieurs de ceux qui avaient facilité l’arrivée de Ferrer, avaient si bien fait pour préparer et conserver une allée dans le milieu de la foule, que le carrosse put, cette seconde fois, marcher un peu plus librement et de suite. À mesure qu’il avançait, les deux foules, retenues sur les côtés, retombaient l’une sur l’autre et se mêlaient derrière.

Ferrer, à peine assis, s’était baissé pour avertir le vicaire qu’il eût à se tenir bien rencoigné dans le fond et, pour Dieu ! ne pas se laisser voir ; mais l’avis était superflu. Le grand chancelier, au contraire, devait se montrer pour occuper et attirer sur lui toute l’attention du public ; et pendant tout ce trajet, comme dans le premier, il fit à son changeant auditoire un discours, le plus continu quant au temps, et le moins suivi quant au sens, qui jamais eût été fait, non toutefois sans l’interrompre de temps en temps par quelques petits mots espagnols que, vite vite, se tournant vers son immobile compagnon, il lui lâchait à l’oreille. « Oui, messieurs ; pain et justice : au château, en prison, sous ma garde. Merci, merci, mille grâces. Non, non : il n’échappera pas ! Por ablandarlos[43]. C’est trop juste ; on examinera, on verra. Moi aussi, messieurs, je vous veux du bien. Un châtiment sévère. Esto lo digo per su bien[44]. Une taxe juste, une taxe honnête, et châtiments pour les affameurs. Rangez-vous de côté, s’il vous plaît. Oui, oui ; je suis un honnête homme, ami du peuple. Il sera puni : c’est vrai, c’est un coquin, un scélérat. Perdone usted[45]. Il s’en tirera mal, il s’en tirera mal… Si es culpable[46]. Oui, oui, nous les ferons marcher droit, les boulangers. Vive le Roi, et vive les bons Milanais, ses très-fidèles sujets ! Il est dans de beaux draps, dans de beaux draps. Animo ; estamos ya quasi fuera[47]. »

Ils avaient en effet traversé le plus gros de la foule et allaient bientôt se trouver pleinement au large. Là Ferrer, lorsqu’il commençait à donner un peu de repos à ses poumons, vit le secours de Pise[48], les soldats espagnols que nous avons laissés l’arme au bras, et qui pourtant sur la fin n’avaient pas été tout à fait inutiles ; soutenus et dirigés par quelques bourgeois, ils avaient aidé à faire déguerpir un peu de monde, et à tenir le passage libre à l’extrémité du rassemblement. À l’arrivée du carrosse, ils formèrent la haie et présentèrent les armes au grand chancelier, qui fit encore ici un salut à droite, un salut à gauche ; et l’officier s’étant approché pour lui faire le sien, Ferrer lui dit, accompagnant ces paroles d’un geste de la main droite : « Beso á usted las manos[49]. Compliment que l’officier prit pour ce qu’il signifiait en effet, c’est-à-dire : Vous m’avez été d’un grand secours ! Celui-ci, pour réponse, fit un autre salut et plia les épaules. C’était vraiment le cas de dire : Cedant arma togæ ; mais Ferrer n’avait pas dans ce moment la tête aux citations : et du reste c’eût été des paroles perdues ; car l’officier n’entendait pas le latin.

Pedro, en passant entre ces deux rangs de miquelets, entre ces mousquets si respectueusement présentés, retrouva son ancien cœur. Il revint tout à fait de son étourdissement, se rappela qui il était et qui il conduisait ; et criant : « Ohé ! ohé ! » sans plus de façon, aux gens qui gênaient son passage, désormais assez rares pour pouvoir être traités ainsi, fouettant en même temps ses chevaux, il les lança bon train vers la citadelle.

« Levantese, levantese ; estamos ya fuera[50], » dit Ferrer au vicaire, qui, rassuré par la cessation des cris, par le mouvement rapide de la voiture et par ces paroles, se tira de son coin, se redressa, se déploya, et, un peu revenu à lui-même, commença des actions de grâces sans nombre envers son libérateur. Celui-ci, après lui avoir témoigné sa peine du danger qu’il avait couru et sa joie de l’en voir sauvé : « Ah ! s’écria-t-il en frappant de sa main sa tête chauve : Que dirá de esto su excelencia[51], qui a déjà l’esprit sens dessus dessous pour ce maudit Casal qui ne veut pas se rendre ? Que dira el conde duque[52], qui s’inquiète si une feuille fait plus de bruit que de coutume ? Que dirá el rey nuestro señor[53], qui ne peut manquer de savoir quelque chose d’un tel vacarme ? Et puis ce sera-t-il fini ? Dios lo sabe[54].

— Ah ! pour moi, je ne veux plus m’en mêler, disait le vicaire : je quitte la partie. Je remets ma charge entre les mains de Votre Excellence, et je vais vivre dans une grotte, sur une montagne, en ermite, loin, bien loin de ce peuple féroce.

Usted[55] fera ce qui sera le plus convenable por el servicio de Su Majestad[56], répondit gravement le grand chancelier.

— Sa Majesté ne voudra pas ma mort, répliquait le vicaire ; dans une grotte, dans une grotte, loin de ces terribles gens. »

Qu’advint-il ensuite de ce projet ? c’est ce que ne dit point notre auteur, qui, après avoir accompagné le pauvre homme au château, ne fait plus mention de ce qui le regarde.



CHAPITRE XIV.


La foule, restée en arrière, commença à se disperser, à s’écouler à droite et à gauche, par les diverses rues. Qui regagnait sa maison pour aller vaquer à ses affaires ; qui s’éloignait pour respirer un peu librement, après avoir été si longtemps pressé dans la cohue ; qui se rendait chez ses connaissances pour causer sur les grands événements du jour. L’autre bout de la rue allait de même se déblayant, et bientôt ce qui restait de monde fut assez réduit pour que la compagnie de soldats espagnols pût, sans trouver de résistance, s’avancer et se poster devant la maison du vicaire. Sous les murs de cette maison était encore amassée la lie, pour ainsi dire, de l’émeute ; une troupe de coquins, qui, mécontents d’un dénouement aussi froid et aussi imparfait après tant de bruit, demeuraient là, les uns grondant, les autres jurant, d’autres tenant conseil pour voir s’il n’y aurait pas encore quelque chose à pouvoir entreprendre, et, comme par manière d’essai, ils allaient frappant et secouant cette malheureuse porte qui avait été de nouveau barricadée en dedans, le mieux qu’on avait pu. À l’arrivée de la compagnie, tous ces gens, les uns filant droit leur chemin, les autres, d’un pas incertain et comme à regret, s’en furent du côté opposé, laissant la place libre aux soldats qui s’en emparèrent et s’y portèrent pour garder la maison et la rue. Mais toutes les rues des environs étaient parsemées de groupes. Là où deux ou trois personnes étaient arrêtées, trois, quatre, vingt autres s’arrêtaient de même ; ici quelques-uns se détachaient ; là tout un groupe se mettait en mouvement : c’était comme ces nuages qui, quelquefois, restent épars et tournoient sur l’azur du ciel après un orage, ce qui fait dire, à qui regarde en l’air : « Ce temps-là n’est pas encore bien sûr. » Figurez-vous ensuite quelle tour de Babel pour les discours. L’un débitait avec emphase le récit des événements particuliers qu’il avait vus ; l’autre racontait ce qu’il avait fait lui-même ; celui-ci se félicitait de ce que la chose avait bien fini, louait Ferrer, et pronostiquait du sérieux pour le vicaire ; celui-là, souriant d’un air malin, disait : « Ne craignez rien, ils ne le tueront pas ; les loups ne se mangent pas entre eux. » Un autre, avec plus d’humeur, soutenait, en murmurant, que les choses n’avaient pas été bien faites, que c’était une tromperie, et qu’il y avait eu folie à faire tant de tapage pour se laisser ensuite duper de cette façon.

Cependant, le soleil s’était couché ; les objets prenaient tous la même teinte ; et nombre de ces gens, fatigués des travaux de la journée et ennuyés de jaser dans l’obscurité, reprenaient le chemin du logis. Notre jeune homme, après avoir aidé au passage de la voiture tant qu’elle en avait eu besoin, et avoir passé lui-même à sa suite entre les rangs des soldats comme en triomphe, se réjouit lorsqu’il la vit s’éloigner librement et hors de danger : il fit un peu de chemin avec la foule, et la quitta à la première rue de traverse qui se présenta pour respirer, lui aussi, un peu à l’aise. Lorsqu’il eut fait quelques pas ainsi au large, mais dans l’agitation de tant de sentiments qu’il venait d’éprouver, de tant d’images récentes et confuses qui se présentaient à son esprit, il se sentit un grand besoin de nourriture et de repos, et se mit à regarder en haut, des deux côtés de la rue, cherchant une enseigne d’hôtellerie ; car il était trop tard pour aller au couvent des capucins. Marchant ainsi la tête en l’air, il alla donner dans un groupe, et, s’étant arrêté, il entendit qu’on y parlait de conjectures, de projets pour le lendemain. Après avoir écouté quelques instants, il ne put s’empêcher de dire aussi son mot, pensant que celui qui avait tant fait dans cette journée pouvait bien, sans présomption, avancer sa proposition s’il la jugeait bonne ; et persuadé, d’après tout ce qu’il venait de voir, qu’il suffisait désormais, pour donner effet à une idée, de la faire goûter à ceux qui parcouraient les rues : « Messieurs ! cria-t-il d’un ton d’exorde, dois-je aussi, moi, donner mon faible avis ? Mon faible avis, le voici : c’est que l’affaire du pain n’est pas la seule où il se fait des coquineries ; et, puisqu’on a vu clairement aujourd’hui qu’en se faisant entendre on obtient ce qui est juste, il faut aller ainsi de l’avant jusqu’à ce qu’il ait été porté remède à toutes ces autres scélératesses, et que le monde aille un peu plus en monde de chrétiens. N’est-il pas vrai, messieurs, qu’il y a un tas de tyrans et d’oppresseurs du peuple qui font tout à rebours des dix commandements et vont chercher les gens tranquilles qui ne songent pas à eux, pour leur faire tout le mal possible, après quoi ce sont toujours eux qui ont raison, ou même, après quelque méchanceté de leur fait plus grosse qu’à l’ordinaire, n’en marchent que plus haut la tête, tellement qu’il semble qu’on est en reste avec eux ? Et, sans doute, Milan doit en avoir sa part, de ces gens-là ?

— Que trop, dit une voix.

— Je le disais bien, reprit Renzo, et, au reste, chez nous aussi les histoires se racontent. D’ailleurs, la chose parle d’elle-même. Mettons le cas, par exemple, qu’un de ceux que je veux dire demeure un peu à la campagne, un peu à Milan : si là il est un diable, il ne sera pas un ange ici, ce me semble. Eh bien donc, dites-moi un peu, messieurs, si l’on a jamais vu l’un de ces gens-là le nez contre les barreaux ? Et ce qu’il y a de pis (et ici je puis le donner pour sûr), c’est qu’il y a des ordonnances, des ordonnances imprimées, pour les punir : et ce ne sont pas des ordonnances qui manquent de sens ; elles sont au contraire très-bien faites, nous ne pourrions trouver rien de mieux ; les coquineries y sont nommées bien clairement, tout comme on les voit se faire ; et pour chacune sa bonne punition. Et il y est dit : Qui que ce soit, villageois et plébéiens, et que sais-je encore ? Or, allez dire aux docteurs, aux scribes et pharisiens, qu’ils vous fassent faire justice selon ce que chante l’ordonnance : ils vous écoutent comme le pape écoute les voleurs de grand chemin ; c’est à faire tourner la cervelle à tout honnête homme. Il est donc bien clair que le roi et ceux qui commandent voudraient que les coquins fussent châtiés ; mais on n’en fait rien, parce qu’il y a une ligue. Il faut donc la rompre, cette ligue ; il faut aller demain matin chez Ferrer, qui est un brave homme, celui-là, un seigneur sans façons ; et l’on a pu voir aujourd’hui comme il était bien aise de se trouver avec les pauvres gens, comme il cherchait à entendre les raisons qu’on lui disait ! et comme il répondait de bonne grâce ! Il faut aller chez Ferrer, et lui dire comment sont les choses ; et moi, pour ma part, je lui en peux conter de belles, moi qui ai vu, de mes yeux, une ordonnance avec des armoiries de cette longueur-là en tête, et qui avait été faite par trois de ceux qui ont l’autorité, avec le nom de chacun d’eux bel et bien imprimé au bas ; et l’un de ces noms était Ferrer, que j’ai vu, moi, de mes propres yeux : or, cette ordonnance disait précisément les choses qu’il me fallait ; et, lorsque je dis à un docteur de me faire par conséquent rendre justice, comme c’était l’intention de ces trois messieurs parmi lesquels était Ferrer, lorsque je dis cela à ce monsieur le docteur qui m’avait montré lui-même l’ordonnance (c’est là le plus beau de l’affaire), ah ! ah ! il semble que je lui contais des extravagances. Je suis sûr que, lorsque ce cher bon vieux apprendra toutes ces belles choses, car il ne peut savoir tout ce qui se passe, surtout dans les villages, il ne voudra pas que le monde continue d’aller ainsi, et il y mettra bon ordre. Et d’ailleurs, ces messieurs eux-mêmes, puisqu’ils font les ordonnances, doivent être bien aise qu’on obéisse ; car c’est du mépris pour leur nom que de le compter pour rien. Et si les hommes puissants qui oppriment le peuple ne veulent pas baisser la tête et font des sottises, nous sommes ici, nous, pour l’aider, comme nous avons fait aujourd’hui. Je ne dis pas qu’il doive aller lui-même rôder en carrosse pour prendre et emmener tous les coquins, tous les oppresseurs des pauvres et les tyrans : ah ! bien oui ! il lui faudrait l’arche de Noé pour voiture ; mais il faut qu’il ordonne, à ceux que cela regarde, et non pas seulement à Milan, mais partout, de faire les choses comme le disent les ordonnances, et de mettre un bon procès sur le corps à tous ceux qui ont commis de ces coquineries ; et là où il est dit prison, prison ; là où il est dit galère, galère ; et qu’on dise aux podestats de faire leur devoir tout de bon ; sinon, qu’on les envoie promener et qu’on en mette de meilleurs ; et d’ailleurs, comme je dis, nous serons là, nous autres, pour donner un coup de main. Et qu’on ordonne aux docteurs d’écouter les pauvres et de parler pour la défense de la raison. Dis-je bien, messieurs ? »

Renzo avait parlé avec tant de verve, que, dès son exorde, une grande partie de ceux qui étaient rassemblés là, suspendant tout autre discours, s’étaient tournés vers lui ; et, au bout de quelques instants, tous étaient devenus ses auditeurs. Un applaudissement, où se confondaient les cris de : « Bravo ; c’est sûr : il a raison : ce n’est que trop vrai, » fut comme la réponse de l’auditoire. Les critiques, cependant, ne manquèrent pas. « Ah oui ! disait l’un ; mettez-vous à écouter les montagnards : ce sont tous des avocats ; » et il s’en allait. « À présent, murmurait un autre, tout batteur de pavé voudra dire la sienne ; et, pour en vouloir trop faire, nous n’aurons pas le pain à bon marché, ce qui est pourtant ce que nous avons voulu obtenir. » Mais Renzo n’entendit que les compliments ; qui lui prenait une main, qui lui prenait l’autre. « Au revoir, demain. — Où ? — Sur la place du Duomo. — C’est bien. — C’est bien. — Et quelque chose se fera.

— Qui de ces braves messieurs veut bien m’indiquer une hôtellerie où je puisse aller manger un morceau et dormir en pauvre garçon ? dit Renzo.

— Me voici prêt à vous servir, brave jeune homme, dit l’un des assistants qui avait écouté attentivement la prédication et n’avait encore dit mot. Je sais une auberge qui est tout juste votre fait ; et je vous recommanderai au maître qui est un honnête homme et mon ami.

— Ici près ? demanda Renzo. — Pas bien loin, répondit l’autre. »

L’assemblée se sépara ; et Renzo, après plusieurs serrements de mains inconnues, s’achemina avec son guide, en le remerciant de sa complaisance.

« De quoi ? disait celui-ci : une main lave l’autre, et toutes deux lavent le visage. Ne doit-on pas rendre service à son prochain ? » Et, tout en marchant, il faisait à Renzo, par forme de conversation, tantôt une question, tantôt une autre. « Ce n’est pas que je sois curieux de savoir vos affaires ; mais vous me paraissez fatigué : de quel pays venez-vous ?

— Je viens, répondit Renzo, de bien loin : de Lecco.

— De Lecco ? Est-ce que vous êtes de Lecco ? Pauvre jeune homme ! Autant que j’ai pu le comprendre par ce que vous avez dit, on vous en a fait de belles.

— Eh ! mon cher brave homme ! j’ai dû encore parler avec un peu de politique ; mais… suffit ; quelque jour cela se saura ; et alors… Mais je vois ici une enseigne d’auberge ; et, par ma foi ! je n’ai pas envie d’aller plus loin.

— Non, non ; venez là où je vous ai dit ; nous allons y être, dit le guide : ici vous ne seriez pas bien.

— Bah ! dit le jeune homme ; je ne suis pas un petit seigneur élevé dans du coton : la première chose venue à mettre dans mon estomac, et une paillasse, c’est tout ce qu’il me faut ; ce qui m’importe, c’est de trouver vite l’une et l’autre. À la Providence ! » Et il entra sous une large porte d’assez laide apparence, au-dessus de laquelle était suspendue l’enseigne de la pleine lune. « C’est bien ; je vous conduirai ici, puisque ainsi vous voulez, dit l’inconnu, et il le suivit.

— Il n’est pas besoin que vous vous dérangiez davantage, répondit Renzo. Cependant, ajouta-t-il, si vous voulez boire un verre de vin avec moi, vous me ferez plaisir.

— J’accepte votre obligeance, » répondit cet homme ; et comme plus au fait des lieux, il passa devant Renzo pour traverser une petite cour, alla vers une porte qui donnait dans la cuisine, leva le loquet, ouvrit et y entra avec son compagnon. Deux lampes à main, suspendues à deux liteaux cloués contre la poutre du plancher, y répandaient leur douteuse lumière. Nombre de gens étaient assis, mais non oisifs, sur deux bancs, de part et d’autre, d’une table étroite et longue qui tenait presque tout un côté de la pièce. Sur cette table, et d’intervalle en intervalle, étaient des nappes avec des plats, des cartes que l’on tournait et retournait, des dés que l’on jetait et ramassait ; avec cela des bouteilles et des verres partout. On y voyait aussi courir des berlinghe, reali, des parpagliole qui, si elles avaient pu parler, auraient dit probablement : « Nous étions ce matin dans le tiroir d’un boulanger, ou dans les poches de quelque spectateur du tumulte qui, pour prêter trop d’attention aux affaires publiques, oubliait de soigner ses petites affaires particulières. » Le tapage était grand. Un garçon allait et venait le plus vite qu’il lui était possible, ayant tout à la fois à servir la table et à régler le compte de chacun. L’hôte était assis sur un petit banc, sous le manteau de la cheminée, occupé en apparence de certains dessins qu’il faisait et défaisait sur la cendre avec les pincettes, mais, dans le fait, attentif à tout ce qui se passait autour de lui. Il se leva au bruit du loquet et alla au-devant des nouveaux venus. Lorsqu’il eut vu le guide, « Maudit homme ! dit-il en lui-même, faut-il donc que tu viennes toujours m’embarrasser quand je le voudrais le moins ? » Ayant ensuite jeté rapidement un coup d’œil sur Renzo, il dit encore à part lui : « Je ne te connais pas, mais, arrivant avec un tel chasseur, tu dois être chien ou lièvre : quand tu auras dit deux mots, je te connaîtrai. » Toutefois de ces réflexions rien ne parut sur le visage de l’hôte, qui demeurait immobile comme un portrait, petite face ronde et reluisante, avec une petite barbe touffue tirant sur le roux, et deux petits yeux clairs et fixes.

« Que désirent ces messieurs ? dit-il à haute voix.

— Avant tout, un bon cruchon de vin franc, dit Renzo, et puis un morceau à manger. » En disant ces mots, il s’assit sur l’un des bancs, vers le bout de la table, et poussa un « ah ! » sonore, comme pour dire : Cela fait du bien de s’asseoir un peu, après avoir été si longtemps debout et à la besogne. Mais au même instant il se souvint de ce banc et de cette table où il s’était assis pour la dernière fois avec Lucia et Agnese, et il soupira. Puis il secoua sa tête, comme pour chasser cette idée, et vit venir l’hôte avec le vin. L’officieux compagnon s’était assis vis-à-vis de Renzo. Celui-ci lui versa aussitôt à boire, en disant : « Pour rafraîchir les lèvres, » et remplissant l’autre verre, il l’avala tout d’un trait.

« Que me donnerez-vous à manger ? dit-il ensuite à l’hôte.

— J’ai de la daube : l’aimez-vous ? dit celui-ci.

— Oui, bravo ! de la daube.

— Vous allez être servi, dit l’hôte à Renzo ; et il ajouta, s’adressant au garçon : Servez cet étranger. Puis il s’achemina vers la cheminée. Mais reprit-il ensuite, en revenant vers Renzo, pour du pain, je n’en ai pas dans un jour comme celui-ci.

— Quant au pain, dit Renzo à haute voix et en riant, la Providence y a pourvu. » Et tirant de sa poche le troisième et dernier de ces pains qu’il avait ramassés sous la croix de San Dionigi, il l’enleva en l’air en criant : « Voilà le pain de la Providence. »

À cette exclamation, plusieurs se tournèrent ; et, voyant ce trophée en l’air, l’un d’eux cria : « Vive le pain à bon marché !

— À bon marché ? dit Renzo : gratis et amore.

— Encore mieux, encore mieux.

— Mais, ajouta aussitôt Renzo, je ne voudrais pas que ces messieurs pensassent mal là-dessus. Je ne l’ai pas grippé, comme on dit, je l’ai trouvé par terre ; et si je pouvais aussi trouver son maître, je suis prêt à le lui payer.

— Bravo ! bravo ! crièrent avec de grands éclats de rire les camarades attablés, dont aucun n’eut l’idée qu’il parlait ainsi tout de bon.

— Ils croient que je plaisante ; mais la chose est bien telle, » dit Renzo à son guide ; et, faisant tourner ce pain dans sa main, il ajouta : « Voyez comme ils l’ont accommodé ; on dirait une focaccia[57] ; mais c’est qu’il y en avait du monde ! et s’il s’y trouvait de ceux qui ont les côtes un peu tendres, ils auront été frais. » Puis aussitôt, dévorant trois ou quatre bouchées de ce pain, il y mit dessus un second verre de vin et ajouta : « Ce pain-là ne veut pas descendre tout seul. Je n’ai jamais eu le gosier si sec ; mais aussi on a fait de beaux cris.

— Préparez un bon lit pour ce brave jeune homme, dit le guide, car il compte coucher ici.

— Vous voulez coucher ici ? demanda l’hôte à Renzo, en s’approchant de la table.

— Certainement, répondit Renzo, un lit sans façon, pourvu que les draps soient blancs de lessive, car je suis un pauvre garçon, mais habitué à la propreté.

— Oh ! quant à cela… » dit l’hôte : il alla vers son comptoir, qui était dans un coin de la cuisine, et revint avec une écritoire et un petit carré de papier blanc dans une main, et une plume dans l’autre.

— Qu’est-ce que cela signifie ? » s’écria Renzo, en avalant un morceau de la daube que le garçon avait mise devant lui ; et souriant ensuite d’un air d’étonnement, il ajouta : « Est-ce là le drap blanc de lessive ? »

L’hôte, sans répondre, mit sur la table l’écritoire et le papier ; puis il appuya sur cette même table son bras gauche et le coude de son bras droit ; et, tenant la plume en l’air et le visage levé vers Renzo, il lui dit : « Faites-moi le plaisir de me dire vos nom, prénoms et le pays d’où vous êtes.

— Que dites-vous ? demanda de nouveau Renzo ; et qu’est-ce que toutes ces histoires-là ont de commun avec mon lit ?

— Je fais mon devoir, dit l’hôte en regardant en face le guide. Nous sommes obligés de rendre compte de toutes les personnes qui viennent loger chez nous : nom et prénoms, et de quelle nation il est, pour quelle affaire il vient, s’il a des armes… combien de temps il doit séjourner dans cette ville… ce sont les termes de l’ordonnance. »

Avant de répondre, Renzo vida un autre verre ; c’était le troisième ; et, à partir de ce moment, je crains que nous ne puissions plus les compter. Puis il dit : « Ah ! ah ! vous avez l’ordonnance ! Et moi j’établis que je suis docteur en lois ; et par là je sais tout de suite le cas que l’on fait des ordonnances.

— Je parle sérieusement, » dit l’hôte, toujours en regardant le muet compagnon de Renzo ; et, allant de nouveau vers son comptoir, il y prit un grand papier, un exemplaire véritable de l’ordonnance, et vint le déployer devant les yeux de Renzo.

— Ah ! voilà ! s’écria celui-ci en levant d’une main le verre rempli de nouveau et qu’il s’empressa de vider, et en avançant ensuite l’autre main, avec un doigt tendu, vers l’ordonnance, voilà ce beau feuillet de missel. Je m’en réjouis grandement. Je les connais, ces armoiries ; je sais ce que veut dire cette face d’arien avec la corde au cou. (On mettait alors en tête des ordonnances les armes du gouverneur ; et dans celles de don Gonzalo Fernandez de Cordova se voyait un roi maure enchaîné par la gorge.) Elle veut dire, cette face : Commande qui peut, et obéit qui veut. Quand cette face aura fait aller aux galères le seigneur don… suffit, je m’entends ; comme dit un autre feuillet de missel semblable à celui-ci ; quand elle aura fait qu’un honnête garçon puisse épouser une honnête fille qui consent à le prendre pour mari, alors je lui dirai mon nom, à cette face ; je lui donnerai même un baiser par-dessus le marché. Je puis avoir de bonnes raisons pour ne pas le dire, mon nom. Oh ! bon, et si un méchant coquin, avec une bande d’autres coquins à ses ordres, car s’il était seul… et ici un geste acheva la phrase… Si un méchant coquin voulait savoir où je suis pour me jouer quelque mauvais tour, je demande, moi, si cette face se remuerait pour venir à mon aide. Est-ce que je suis obligé de dire mes affaires ? Oh ! celle-là est nouvelle. Je suis venu à Milan pour me confesser, mettons le cas ; mais je veux me confesser à un père capucin, comme qui dirait, et non pas à un maître d’hôtellerie. »

L’hôte se taisait et continuait de regarder le guide, qui ne faisait de démonstrations d’aucune sorte. Renzo, nous avons regret à le dire, avala un autre verre, et poursuivit : « Je vais te faire, mon cher hôte, un raisonnement que tu sauras comprendre. Si les ordonnances qui parlent bien en faveur des bons chrétiens sont choses dont on ne tient pas compte, encore moins doit-on tenir compte de celles qui parlent mal. Emporte donc tous ces embarras, et donne-moi à la place un autre cruchon, car celui-ci est fêlé. » En disant cela, il le frappa légèrement du doigt et ajouta : « Écoute, cher hôte, comme il sonne creux. »

Cette fois encore, Renzo avait peu à peu attiré l’attention de ceux qui se trouvaient là, et cette fois encore il fut applaudi par son auditoire.

« Que dois-je faire ? dit l’hôte en regardant l’inconnu qui n’était pas tel pour lui.

— Allons donc, allons donc, crièrent plusieurs des camarades : ce jeune homme a raison ; ce ne sont que des gênes, des pièges, des tromperies : loi nouvelle aujourd’hui, loi nouvelle. »

Au milieu de ces cris, l’inconnu lançant à l’hôte un regard de reproche pour l’interrogation qu’il lui avait adressée trop à découvert, dit : « Laissez-le donc faire comme il l’entend : ne faites pas de scènes.

— J’ai rempli mon devoir, dit l’aubergiste à haute voix ; et il ajouta en lui-même : — maintenant j’ai le dos au mur[58]. — Puis il prit le papier, la plume, l’écritoire, l’ordonnance, et le cruchon vide, pour le remettre au garçon.

— Apporte du même, dit Renzo : je le trouve de bon naturel, et nous l’enverrons coucher avec l’autre, sans lui demander ses nom et prénoms, ni de quel pays il est, ni ce qu’il vient faire, ni s’il doit rester longtemps dans cette ville.

— Du même, » dit l’hôte au garçon, en lui donnant le cruchon, et il retourna, s’asseoir sous le manteau de la cheminée. « Lièvre et dix fois lièvre, disait-il en lui-même, en reprenant ses dessins sur la cendre, et dans quelles mains tu es tombé ! Grand imbécile ! si tu veux te noyer, libre à toi ; mais l’hôte de la Pleine-Lune n’ira pas se compromettre pour tes extravagances. »

Renzo remercia le guide et tous ceux qui avaient pris son parti. « Braves amis ! dit-il, je vois bien à présent que les honnêtes gens se donnent la main et se soutiennent. » Puis, étendant la main en l’air au-dessus de la table, et se posant de nouveau en prédicateur : « C’est pourtant une chose étrange, s’écria-t-il, que tous ceux qui règlent les affaires veuillent faire entrer partout le papier, la plume et l’écritoire ! Toujours la plume en l’air ! Singulière manie que ces messieurs ont pour la plume !

— Eh ! brave villageois ! voulez-vous en savoir la raison ? dit en riant l’un des joueurs qui gagnait.

— Voyons un peu, répondit Renzo.

— La voici, la raison, dit cet autre. C’est que ces messieurs sont ceux qui mangent les oies, et ils se trouvent avoir ainsi tant de plumes, tant de plumes qu’il faut bien qu’ils en fassent quelque chose. »

Tous se mirent à rire, excepté celui qui perdait.

« Tiens ! dit Renzo, en voilà un qui est poëte. Vous avez aussi des poëtes, vous autres ; au reste, il en naît en tout pays. J’en ai moi-même ma petite veine, de poésie, et quelquefois j’en dis d’assez drôles… mais quand les choses vont bien. »

Pour comprendre cette bêtise dans la bouche du pauvre Renzo, il faut savoir que chez le vulgaire, à Milan, et plus encore dans la province, qui dit poëte ne dit pas, comme chacun l’entendrait, un génie sacré, un habitant du Pinde, un nourrisson des Muses ; il dit un cerveau bizarre et un peu timbré qui, dans ses propos et ses actions, vise plutôt au subtil et au singulier qu’au raisonnable ; tant ce mal-appris de vulgaire est osé pour se jouer des mots et leur prêter la signification la plus opposée à celle qui leur appartient ! Car, je vous le demande, qu’a de commun un poëte avec un cerveau timbré ?

« Je vais vous la donner, moi, la vraie raison, ajoute Renzo ; c’est que cette plume, ce sont eux qui la tiennent ; et, moyennant cela, les paroles qu’ils disent s’envolent et disparaissent ; mais pour celles que disent un pauvre garçon, ils les écoutent bien, et vite, vite ils les enfilent en l’air avec cette plume, et vous les clouent sur le papier, pour s’en servir en temps et lieu. Ils ont encore une autre malice, c’est que, lorsqu’ils veulent faire embrouiller un pauvre garçon qui n’a pas étudié, mais qui a un peu de… je sais bien ce que je veux dire… » Et, pour se faire entendre il allait se frappant le front du bout de son doigt ; … « Et lorsqu’ils s’aperçoivent qu’il commence à comprendre l’imbroglio, paf ! ils jettent à travers le discours quelque mot latin, pour lui faire perdre le fil et lui troubler les idées. Au reste, il n’en manque pas, d’habitudes à faire abandonner. À bon compte, aujourd’hui tout s’est fait sans cérémonies, sans plume, ni encre ni papier ; et demain, si l’on sait se conduire, on fera mieux encore : sans toucher un cheveu à personne, pourtant ; tout par la voie de la justice. »

Cependant quelques-uns de ces gens s’étaient remis à jouer, d’autres à manger, plusieurs à crier. Quelques-uns aussi s’en allaient ; il en arrivait de nouveaux ; l’aubergiste s’occupait des uns et des autres ; toutes choses qui n’ont que faire avec notre histoire. Le guide inconnu était lui-même impatient de se retirer ; il paraissait n’avoir rien à faire en ce lieu ; et pourtant il ne voulait point partir avant d’avoir encore un peu causé avec Renzo en particulier. Il se tourna vers lui, ramena l’entretien sur l’affaire du pain ; et, après quelques-unes de ces phrases qui depuis quelque temps couraient dans toutes les bouches, il en vint à mettre au jour un plan de son invention : « Ah ! si je commandais, dit-il, je trouverais bien le moyen, moi, de faire marcher les choses comme il faut.

— Que feriez-vous ? demanda Renzo en le regardant avec deux yeux plus brillants qu’ils n’auraient dû l’être, et en tordant un peu la bouche, comme pour prêter plus d’attention.

— Ce que je ferais ? dit l’autre, j’arrangerais les choses de façon qu’il y eût du pain pour tout le monde ; pour les pauvres comme pour les riches.

— Ah ! voilà qui est bien, dit Renzo.

— Voici comment je m’y prendrais. D’abord une taxe raisonnable, afin que tous pussent y arriver. Après quoi répartir le pain en raison des bouches, parce qu’il y a des goulus sans discrétion qui voudraient tout pour eux, qui attrapent tout ce qu’ils peuvent, et puis le pain manque pour les pauvres gens. Ainsi donc répartir le pain. Et le moyen ? le voici : donner un billet à chaque famille, en proportion des bouches, pour aller prendre le pain chez le boulanger. À moi, par exemple, on donnerait un billet sous cette forme : Ambrogio Fusella, fourbisseur de profession, avec femme et quatre enfants, tous en âge de manger du pain (notez bien) ; qu’il lui soit donné tant de pain, et qu’il ait tant à payer. Mais faire les choses avec justice, toujours en raison des bouches. À vous, par supposition, on ferait un billet pour votre nom ?

— Lorenzo Tramuglino, dit le jeune homme qui, charmé du projet, ne remarqua pas qu’il reposait tout entier sur le papier, la plume et l’écritoire ; et que, pour le mettre à exécution, la première chose à faire était de prendre les noms des personnes.

— Fort bien, dit l’inconnu ; mais avez-vous femme et enfants ?

— Je devrais bien… des enfants, non… c’est trop tôt… mais la femme… si le monde allait comme il devrait aller…

— Ah ! vous êtes seul ! En ce cas, je suis fâché, mais votre portion serait moindre.

— C’est juste ; mais si bientôt, comme je l’espère et avec l’aide de Dieu… bref ; quand j’aurais, moi aussi, une femme ?

— Alors, on change le billet, et l’on augmente la portion. Comme j’ai dit ; toujours en raison des bouches, dit l’inconnu en se levant.

— Voilà qui est bien, cela, » cria Renzo ; et il poursuivit en criant encore et frappant du poing sur la table : « Et pourquoi ne font-ils pas une loi dans ce genre-là ?

— Que voulez-vous que je vous dise ? En attendant, je vous souhaite bonne nuit et je m’en vais ; car je pense que ma femme et mes enfants sont depuis longtemps à m’attendre.

— Encore une goutte, une goutte, criait Renzo en remplissant à la hâte le verre de l’autre ; et, se dressant, il le saisit par le bord de son pourpoint et le tirait fortement à lui pour l’obliger à se rasseoir. Encore une goutte, ne me faites pas cet affront. »

Mais l’ami, tirant de son côté, se dégagea, et, laissant Renzo faire un galimatias d’instances et de reproches, il dit de nouveau : « Bonne nuit ; » et s’en fut. Il était déjà dans la rue que Renzo lui en contait encore pour retomber ensuite comme un plomb sur son banc. Il considéra ce verre qu’il avait rempli ; et, voyant passer le garçon devant la table, il lui fit signe de s’arrêter, comme s’il avait quelque affaire à lui communiquer ; puis il lui montra le verre, et, prononçant les mots avec une solennelle lenteur, les détachant l’un de l’autre d’une manière toute particulière, il dit : « Le voilà ; je l’avais préparé pour cet honnête homme. Voyez ; pleine rasade ; tout à fait en ami ; mais il ne l’a pas voulu. Les gens ont quelquefois de singulières idées. Ce n’est pas ma faute ; mon bon cœur s’est assez fait voir. Maintenant, puisque la chose est faite, il ne faut pas le laisser perdre. » Cela dit, il prit le verre et le vida d’un trait.

« Je comprends, dit le garçon en s’en allant.

— Ah ! vous comprenez, reprit Renzo ; donc c’est vrai ce que je dis. Ce que c’est que de parler juste ! »

Ici il ne faut rien moins que l’amour que nous avons voué à la vérité pour nous faire poursuivre fidèlement un récit qui fait si peu d’honneur à un personnage si essentiel, on pourrait presque dire au héros de notre histoire. Mais, par suite de cette même impartialité, nous devons avertir aussi que c’était la première fois que pareille chose arrivait à Renzo ; et c’est même à son manque d’habitude de semblables désordres qu’il faut attribuer en grande partie tout ce que le premier auquel il se livra eut de fatal pour lui. Ces quelques verres qu’il avait dans le principe avalés l’un sur l’autre, contre sa coutume, tant à cause de l’altération qu’il éprouvait que par un certain trouble d’esprit qui ne lui laissait rien faire avec mesure, lui avaient subitement porté à la tête, tandis que pour un buveur un peu exercé ils n’auraient produit d’autre effet que d’apaiser sa soif. À ce sujet, notre anonyme fait une observation que nous répéterons pour ce qu’elle peut valoir. Les habitudes honnêtes et réglées, dit-il, portent avec elles cet avantage, parmi tant d’autres, que, plus elles sont anciennes et enracinées chez un homme, plus il est sujet, pour peu qu’il s’en éloigne, à se ressentir aussitôt de cet écart, de manière qu’il en conserve ensuite un long souvenir et s’instruit par sa faute même.

Quoi qu’il en soit, lorsque ces premières fumées eurent monté au cerveau de Renzo, le vin et les paroles continuèrent d’aller leur double train, sans règle ni mesure ; et, au moment où nous l’avons laissé, sa contenance n’était déjà rien moins qu’assurée. Il se sentait une grande envie de parler. Les auditeurs, ou du moins ceux qu’il pouvait prendre pour tels, ne lui manquaient pas ; et pendant quelque temps les mots étaient venus d’assez bonne grâce se laisser arranger tant bien que mal dans sa bouche. Mais peu à peu le travail d’achever les phrases commença à lui devenir singulièrement difficile. La pensée qui s’était présentée vive et nette à son esprit se perdait dans un nuage et s’évanouissait tout à coup ; et le mot, après s’être longtemps fait attendre, n’était pas celui qu’il fallait. Dans cette peine, et par l’un de ces faux instincts qui, en tant de choses, perdent les hommes, il recourait à son bienheureux cruchon. Mais quel secours pouvait lui prêter le cruchon dans une telle circonstance ? Que celui qui a un peu de sens le dise.

Nous ne rapporterons que quelques-uns des propos si nombreux qu’il tint dans cette malheureuse soirée ; ceux que nous omettons seraient, en effet, ici trop déplacés ; car non-seulement ils n’ont pas de sens, mais ils n’ont pas même l’air d’en avoir, ce qui, pour un livre imprimé, est une condition nécessaire.

« Ah ! notre hôte, notre hôte ! recommença-t-il à dire, en le suivant de l’œil autour de la table ou sous le manteau de la cheminée, le regardant quelquefois là où il n’était pas, et parlant toujours au milieu du tapage que faisait la compagnie ; hôte singulier que tu es ! Je ne puis le digérer, ce trait que tu m’as fait là… Le nom, le prénom et l’affaire. À un garçon comme moi !… Tu ne t’es pas bien comporté. Quel plaisir, dis-moi donc un peu, quel bonheur, quelle jouissance… à coucher sur le papier un pauvre garçon ? Parlé-je bien, messieurs ? Les hôtes devraient toujours se mettre du côté des bons garçons… Écoute, écoute, notre hôte ; je veux te faire une comparaison… par la raison… Vous riez, vous autres ? Je suis un peu en gaieté, c’est vrai… Mais les raisons, je les donne justes. Dis-moi un peu ; qui est-ce qui soutient ta boutique ? Les pauvres garçons, n’est-ce pas ? Dis-je bien ? Remarque un peu si ces messieurs des ordonnances viennent jamais chez toi boire un tout petit verre.

— Tous gens qui ne boivent que de l’eau, dit un voisin de Renzo.

— Ils veulent garder leur tête libre, ajouta un autre, pour pouvoir mieux mentir.

— Ah ! s’écria Renzo, cette fois c’est le poëte qui a parlé. Vous entendez donc aussi, vous autres, mes raisons. Réponds-moi donc, notre hôte. Ferrer lui-même, qui est pourtant le meilleur de tous, est-il jamais venu trinquer ici et y déposer un denier ? Et ce chien d’assassin de don… ? Je me tais, parce que je suis un peu trop en train. Ferrer et le père Crrr… Je sais bien ce que je veux dire, ceux-là sont deux braves gens ; mais il y en a peu de braves gens. Les vieux sont pires que les jeunes, et les jeunes… pires encore que les vieux. Cependant je suis bien aise qu’il n’y ait pas eu de sang ; allons donc ! ce sont des actes de barbarie qu’il faut laisser au bourreau. Du pain ; oh ! cela, oui. J’en ai reçu, des poussées ; mais… aussi j’en ai données. Place ! abondance ! vive !… Et pourtant, Ferrer lui-même… Quelque petit mot en latin… Siès baraòs trapolorum… Maudit défaut. Vive ! justice ! pain ! Ah ! voilà des mots raisonnables !… C’était là-bas qu’il les fallait, ces camarades,… quand résonna tout à coup le maudit ton, ton, ton, et puis encore ton, ton, ton. On ne se serait pas mis à courir alors. Et ce monsieur le curé,… le tenir là. Je sais bien à qui je pense ! »

À ces mots, il baissa la tête, et demeura quelque temps comme absorbé dans une pensée ; puis il poussa un gros soupir, et releva deux yeux humides et si étrangement piteux, un visage où le chagrin se peignait avec si peu de grâce, qu’il eût été fâcheux que la personne, objet de ce chagrin, eût pu le voir exprimé de cette manière. Mais ces rustres de cabaret qui avaient déjà commencé à s’amuser de Renzo et de la chaleur de son éloquence embrouillée, s’amusèrent d’autant plus de son air contrit. Les plus rapprochés de sa place disaient aux autres : « Regardez ; » et tous se tournaient vers lui, si bien qu’il devint le jouet de la compagnie. Non qu’ils fussent tous dans leur bon sens, ou avec cette dose quelconque de bon sens qui leur était ordinaire ; mais, à dire vrai, aucun ne l’avait perdue autant que le pauvre Renzo avait perdue la sienne ; et de plus il était villageois. Ils se mirent tour à tour à l’agacer par de plates et grossières questions, par de moqueuses cérémonies. Renzo, tantôt faisait mine de s’en formaliser, tantôt le prenait en riant, ou bien, sans faire attention à toutes ces voix, il parlait de tout autre chose, répondait, interrogeait, toujours à tort et à travers. Par bonheur, au milieu de son égarement, il lui était resté comme une attention d’instinct à ne pas laisser échapper les noms des personnes ; de sorte que celui qui devait être le plus profondément gravé dans sa mémoire ne fut jamais prononcé. Il nous serait trop pénible que ce nom, pour lequel nous nous sentons nous-mêmes quelque affection et quelque respect, eût traîné dans de telles bouches, que des langues de cette espèce en eussent fait leur divertissement.



CHAPITRE XV.


L’hôte, voyant que le jeu durait trop longtemps, s’était approché de Renzo ; et priant les autres avec bonne grâce de le laisser tranquille, il le secouait par un bras et tâchait de l’engager à s’aller coucher. Mais Renzo en revenait toujours au nom, au prénom, aux ordonnances et aux bons garçons. Cependant ces mots lit et dormir, répétés à son oreille, finirent par entrer dans sa tête. Ils lui firent sentir un peu plus distinctement le besoin de ce qu’ils signifiaient, et produisirent chez lui un mouvement lucide. Ce peu de raison qui lui revint lui fit en quelque façon comprendre que tout le reste avait disparu ; à peu près comme le dernier lampion qui brûle encore sur les châssis d’une illumination fait voir tous les autres éteints. Il prit courage, appuya ses mains ouvertes sur la table, essaya une fois, deux fois de se dresser, soupira, chancela ; à la troisième, soulevé par l’hôte, il fut debout. Celui-ci, toujours en le soutenant, le fit sortir d’entre le banc et la table ; et, prenant d’une main une lampe, il se servit de l’autre pour le conduire ou le traîner, le mieux qu’il put, vers la porte de l’escalier. Là Renzo, au bruit des adieux qu’on lui criait, se tourna rapidement ; et si son soutien n’eût été bien prompt à le retenir par un bras, son mouvement de conversion eût été une culbute. Il se tourna donc, et, du bras qui lui restait libre, il allait traçant et décrivant en l’air certains saluts, à la manière d’un nœud de Salomon.

« Allons-nous coucher, allons-nous coucher, » dit l’hôte en le traînant plus fort ; il lui fit enfiler la porte ; et, avec plus de peine encore, il le tira jusqu’en haut de ce petit escalier, et puis dans la chambre qu’il lui avait destinée. Renzo, en voyant le lit qui l’attendait, se réjouit ; il regarda tendrement l’hôte avec deux yeux qui tantôt brillaient plus que jamais et tantôt s’éclipsaient, comme deux mouches luisantes ; il chercha à se mettre en équilibre sur ses jambes, et tendit la main vers le visage de l’hôte, pour lui prendre la joue, en signe d’amitié et de reconnaissance ; mais il n’y put réussir. « Cher hôte ! parvient-il cependant à dire, je vois maintenant que tu es un brave homme ; voilà une bonne œuvre, celle de donner un lit à un bon garçon. Mais cette tracasserie pour le nom et le prénom, cela n’était pas d’un honnête homme. Par bonheur que j’ai aussi, moi, ma petite part de malice… »

L’hôte qui ne croyait pas que ce garçon pût encore si bien lier ses idées, l’hôte qui, par une longue expérience, savait combien les hommes, dans cet état, sont plus sujets que de coutume à changer d’avis, voulut profiter de cet éclair de raison pour faire une nouvelle tentative. « Mon cher enfant, dit-il d’une voix et avec des manières toutes gracieuses, je ne l’ai pas fait pour vous importuner ni pour savoir vos affaires. Que voulez-vous ? c’est la loi ; il nous faut aussi, nous autres, y obéir, autrement nous serions les premiers à en porter la peine. Il vaut mieux les contenter, et… De quoi s’agit-il après tout ? Belle chose ! dire deux mots. Non pas pour eux, mais pour me faire plaisir, à moi. Allons, ici entre nous, entre quatre yeux, faisons notre besogne ; dites-moi votre nom, et… et puis mettez-vous au lit avec le cœur en paix.

— Ah ! coquin ! s’écria Renzo : ah ! fripon ! tu me reviens encore avec cette infamie du nom, du prénom et de l’affaire ?

— Tais-toi, farceur, mets-toi au lit, » dit l’hôte.

Mais Renzo n’en continuait que de plus belle : « Je comprends, tu es de la ligue aussi, toi. Attends, attends, que je t’arrange. » Et tournant la tête vers l’escalier, il commençait à crier encore plus fort : « Amis, l’hôte est de la…

— Je l’ai dit pour rire, cria celui-ci sur le nez de Renzo, en le poussant vers le lit. Pour rire, n’as-tu pas vu que je le disais pour rire ?

— Ah ! pour rire ; à présent tu parles bien. Si tu l’as dit pour rire… Il y a véritablement de quoi rire, et il tomba de tout son poids sur le lit.

— Allons, déshabillez-vous vite, dit l’hôte, et au conseil il joignit l’aide ; car ce n’était pas de trop. Quand Renzo eut ôté sa casaque, ce qui ne se fit pas sans peine, l’hôte aussitôt s’en empara et porta les mains aux poches pour voir si la bourse y était. Il la trouva, et, pensant que le lendemain celui qu’il avait maintenant sous son toit aurait à faire ses comptes avec tout autre que lui, et que cette bourse tomberait probablement dans des mains, d’où un hôtelier ne saurait la faire sortir, il voulut essayer de régler au moins cette autre affaire.

— Vous êtes un bon garçon, un honnête homme, n’est-ce pas ? dit-il.

— Bon garçon, honnête homme, répondit Renzo, tout en faisant lutter ses doigts contre les boutons des vêtements qu’il n’avait pu encore ôter de dessus lui.

— Bien, répliqua l’hôte, payez donc maintenant notre petit compte, parce que demain j’ai à sortir pour certaines affaires.

— C’est juste, dit Renzo : je suis fin, mais honnête homme… Mais l’argent ? où aller trouver l’argent à présent ?

— Le voici, dit l’hôte, et, mettant en œuvre toute sa pratique du métier, toute sa patience, toute son adresse, il parvint à établir le compte de Renzo et à se payer.

— Donne-moi un coup de main pour finir de me déshabiller, notre hôte, dit Renzo. Je sens, vois-tu bien, que tu avais raison et que j’ai grand sommeil. »

L’hôte lui prêtait l’aide qu’il demandait ; il étendit même sur lui la couverture, et lui dit d’un ton assez brusque : « Bonne nuit ! » tandis que l’autre déjà ronflait. Puis, par cette espèce d’attrait qui quelquefois nous retient à considérer un objet de déplaisance à l’égal d’un objet d’amour, et qui peut-être n’est autre chose que le désir de connaître ce qui agit fortement sur notre âme, il s’arrêta un moment à contempler cet hôte si fâcheux pour lui, levant la lampe sur le visage de Renzo et, de sa main étendue, y rabattant la lumière, à peu près dans cette altitude où l’on représente Psyché, lorsqu’elle est à lorgner furtivement les formes de son époux inconnu. « Grand butor ! » dit-il en lui-même au pauvre jeune homme endormi ; « tu es bien allé chercher ce qui te pend à l’oreille. Demain ensuite tu me diras ce que tu y trouves de plaisir. Rustauds qui voulez courir le monde, sans savoir de quel côté le soleil se lève, pour vous mettre dans l’embarras, vous et votre prochain ! »

Cela dit ou pensé, il retira la lampe, se retourna, sortit de la chambre et ferma la porte à clef. Puis, du palier, il appela l’hôtesse, à laquelle il dit de laisser ses enfants sous la garde d’une servante et de descendre à la cuisine pour le remplacer. « Il faut que je sorte, ajouta-t-il, à cause d’un étranger venu ici je ne sais comment, pour mon malheur ; » et il lui raconta succinctement la désagréable aventure. Puis il lui dit encore : « Aie l’œil à tout ; et surtout prudence dans cette maudite journée. Nous avons là-bas un tas de garnements qui, avec le vin qu’ils boivent, et mal embouchés comme ils sont de leur nature, en disent de toutes les couleurs. En un mot, si quelque impertinent…

— Oh ! je ne suis pas une petite enfant, et je sais ce qui est à faire ; jusqu’à présent, je ne crois pas qu’on puisse dire…

— Bien, bien, et fais attention à ce qu’ils payent ; et quant à tous ces propos qu’ils tiennent sur le vicaire de provision, et le gouverneur, et Ferrer, et les décurions, et les nobles, et l’Espagne, et la France et autres semblables sottises, il faut faire semblant de ne pas entendre, parce que si on les contredit cela peut amener du mal dès le moment, et si on leur donne raison le mal peut s’ensuivre plus tard. D’ailleurs tu sais quelquefois ceux qui en disent le plus… suffit ; quand on entend certaines choses, on tourne la tête et on dit : J’y vais, comme si quelqu’un appelait d’un autre côté. Je ferai en sorte de revenir le plus tôt possible. »

Cela dit, il descendit avec elle dans la cuisine, jeta un coup d’œil tout autour de lui pour voir s’il n’était rien survenu de remarquable, détacha d’une cheville plantée dans le mur son chapeau et son manteau, prit un bâton dans un coin, renouvela d’un autre coup d’œil, à sa femme, les instructions qu’il lui avait données, et sortit. Mais, tout en faisant ces opérations, il avait repris en lui-même le fil de l’apostrophe commencée au lit du pauvre Renzo, et il la continuait en cheminant dans la rue.

« Têtu de montagnard ! » car, quelle qu’eût été la volonté de Renzo de tenir caché ce qu’il était, cette qualité se montrait d’elle-même dans son langage, son accent, son air et ses manières. « Une journée comme celle-ci, à force de politique, à force de prudence, j’en sortais net et sans encombre ; et il a fallu que tu m’arrivasses sur la fin, pour me casser les œufs dans le panier. Est-ce qu’il manque des hôtelleries à Milan, sans que tu vinsses tout juste tomber dans la mienne ? Si au moins tu étais venu seul ! j’aurais fermé les yeux pour ce soir, et demain je t’aurais fait entendre raison. Mais non, tu viens en compagnie, et en compagnie d’un chef de mouchards, pour mieux faire encore ! »

À chaque pas, l’hôte rencontrait des passants, les uns tout seuls, d’autres deux à deux, d’autres en troupe, qui parcouraient les rues en parlant bas entre eux. Il en était à ce point de sa muette allocution, lorsqu’il vit venir une patrouille de soldats, et, se rangeant pour les laisser passer, il les regarda du coin de l’œil. Puis il continua, toujours à part lui : « Les voilà, les correcteurs des fous. Et toi, sot animal, pour avoir vu un peu de peuple faire tapage, tu t’es fourré en tête que le monde allait changer ; et tu es parti de cette belle idée, pour te perdre et vouloir me perdre avec toi, ce qui n’est pas juste. Je faisais tout ce que je pouvais pour te sauver ; et toi, grosse bête, en échange, peu s’en est fallu que tu n’aies mis mon hôtellerie sens dessus dessous. C’est à toi maintenant à te tirer d’embarras ; pour ce qui me concerne, je m’en occupe. Comme si c’était par curiosité que je voulais savoir ton nom ! Eh ! que m’importe, à moi, que tu t’appelles Taddeo ou Bartolomeo ? Et cette plume, c’est un grand plaisir pour moi, n’est-ce pas, que de l’avoir en mains ? mais vous n’êtes pas les seuls, vous autres, à vouloir que les choses se fassent à votre convenance. Je le sais, parbleu ! tout comme vous, qu’il y a des ordonnances qui ne comptent pour rien. Belle nouvelle pour qu’un montagnard vienne nous l’apprendre ! Mais tu ne sais pas, toi, que les ordonnances contre les aubergistes comptent pour quelque chose. Tu prétends courir le monde et parler, et tu ne sais pas que, pour faire les choses comme il nous convient et pouvoir se rire des ordonnances, ce qu’il faut avant tout, c’est d’en parler avec grande réserve. Et pour un pauvre aubergiste qui serait de ton avis et ne demanderait pas le nom de ceux qui le gratifient de leur venue, sais-tu, grand imbécile, ce qu’il y a de gracieux ? sous peine pour qui que ce soit desdits aubergistes, cabaretiers et autres, comme dessus, de trois cents écus. Ils sont là qui couvent, n’est-ce pas, les trois cents écus ? Et pour en faire un si bon usage ! à appliquer deux tiers à la chambre royale, et le troisième à l’accusateur ou délateur ; ce gentil poupon ! Et en cas d’insolvabilité, cinq ans de galères, et plus forte peine, pécuniaire ou corporelle, au jugement de Son Excellence. Grand merci de tant de grâces. »

L’hôte, au moment où il se disait ces mots, mettait le pied sur le seuil du palais de justice.

Là, comme dans tous les autres bureaux, on était fort en affaires : partout on s’occupait à donner les ordres par lesquels on jugeait pouvoir le mieux se mettre en mesure pour le lendemain, écarter les prétextes de nouveaux troubles et en même temps intimider ceux qui auraient envie de les recommencer, assurer enfin la force dans les mains habituées à s’en servir. On augmenta le nombre des soldats près de la maison du vicaire ; les abords de la rue furent barrés avec des poutres, défendus par des retranchements formés de chariots renversés. On enjoignit à tous les boulangers de travailler sans relâche à faire du pain ; on expédia dans les lieux circonvoisins des courriers portant l’ordre d’envoyer des grains à la ville ; des nobles furent commis pour se trouver de bon matin à tous les fours, y veiller à la distribution du pain et contenir les inquiets par leur autorité en même temps qu’ils les calmeraient par de bonnes paroles. Mais pour donner, comme on dit, un coup sur le cercle et un coup sur le tonneau, et rendre par un peu de peur les conseils plus efficaces, on songea aussi à trouver le moyen de s’emparer de quelqu’un des séditieux. Ce soin regardait principalement le capitaine de justice ; et quant à celui-ci, chacun peut se figurer dans quelle disposition d’esprit il était pour les insurrections et les insurgés, avec une compresse d’eau vulnéraire sur l’un des organes de la profondeur métaphysique. Ses limiers étaient en campagne depuis le commencement du tumulte, et le soi-disant Ambrogio Fusella était, comme l’avait dit l’hôte, un chef de sbires déguisé, envoyé à la découverte pour prendre sur le fait quelqu’un à pouvoir reconnaître, le bien noter dans sa mémoire, le guetter, et mettre ensuite la main dessus, soit pendant la nuit, si elle était tout à fait calme, soit le lendemain. Cet homme, après avoir entendu quatre mots de ce certain sermon par lequel Renzo s’était signalé dans la rue, avait aussitôt jeté sur lui son dévolu, le jugeant un coupable bonhomme, tel absolument qu’il le lui fallait. Le trouvant ensuite tout à fait neuf dans le pays, il avait tenté un coup de maître qui eût été de le conduire tout chaud en prison, comme à l’auberge la plus sûre de la ville ; mais cela ne lui réussit point, comme vous l’avez vu. Il put cependant rapporter des renseignements certains sur son nom, son prénom et son pays, sans compter bien d’autres informations conjecturales ; de sorte que, lorsque l’hôte arriva pour dire ce qu’il savait de Renzo, on en savait déjà plus que lui. Il entra dans l’appartement accoutumé et fit sa déposition, en déclarant comment était venu loger chez lui un étranger qui n’avait jamais voulu dire son nom.

« Vous avez fait votre devoir en en informant la justice, dit un notaire aux causes criminelles, en posant sa plume ; mais déjà nous le savions.

— Le beau mystère ! pensa l’hôte ; c’est bien malin, en effet !

— Et nous savions aussi, continua le notaire, ce respectable nom.

— Diable ! pour le nom, par exemple, comment ont-ils fait ? pensa l’hôte cette fois.

— Mais vous, reprit l’autre d’un air sérieux, vous ne dites pas tout.

— Qu’ai-je à dire de plus ?

— Ah ! ah ! nous savons fort bien que cet homme a porté dans votre hôtellerie une certaine quantité de pain volé, et volé avec violence, par voie de pillage et de sédition.

— Un homme arrive avec un pain dans sa poche ; est-ce que je sais, moi, où il est allé les prendre ? Car je puis affirmer, comme à l’article de la mort, que je ne lui ai vu qu’un seul pain.

— C’est cela : toujours excuser, toujours défendre : à vous entendre, vous autres, ce sont tous d’honnêtes gens. Comment pouvez-vous prouver que ce pain était bien acquis ?

— Qu’ai-je à prouver, moi ? je n’y entre pour rien : je fais mon métier d’aubergiste.

— Vous ne pourrez cependant pas nier que cet homme, votre chaland, n’ait eu l’insolence de proférer des paroles injurieuses contre les ordonnances émanées de l’autorité, et ne se soit permis d’indécents quolibets sur les armes de Son Excellence.

— Permettez, monsieur : comment peut-il être mon chaland, tandis que je le vois pour la première fois ? C’est le diable, sauf votre respect, qui l’a envoyé chez moi ; et, si je le connaissais, Votre Seigneurie voit bien que je n’aurais pas eu besoin de lui demander son nom.

— Il n’en est pas moins vrai que, dans votre auberge, en votre présence, il a été tenu des discours incendiaires, qu’il y a eu des paroles insolentes, des propositions séditieuses, des murmures, des cris, des clameurs.

— Comment Votre Seigneurie veut-elle que je prête attention à toutes les sottises que peuvent dire tant de braillards qui parlent tous à la fois ? J’ai à veiller à mes affaires, pauvre homme que je suis. Et puis Votre Seigneurie n’ignore pas que celui qui est hardi de la langue est aussi, pour l’ordinaire, prompt de la main, et d’autant plus lorsque de telles gens sont en troupe, et…

— Oui, oui ; laissez-les faire et dire : demain, demain, vous verrez si leur arrogance ne sera pas tombée. Que croyez-vous donc ?

— Je ne crois rien.

— Que la canaille soit devenue maîtresse de Milan ?

— Non pas, certes.

— Vous verrez, vous verrez.

— Je comprends fort bien ; le roi sera toujours le roi ; mais qui aura eu des coups les gardera ; et il est tout simple qu’un pauvre père de famille n’ait pas envie d’être payé en cette monnaie. Vos Seigneuries ont la force ; c’est elles que la chose regarde.

— Avez-vous encore beaucoup de monde chez vous ?

— C’est tout plein.

— Et votre chaland, que fait-il ? continue-t-il à clabauder, à exciter les autres, à préparer du trouble pour demain ?

— Cet étranger, veut dire Votre Seigneurie : il est allé se coucher.

— Vous avez donc beaucoup de monde… Allons, prenez garde de le laisser échapper.

— Faut-il que je fasse le sbire ? pensa l’hôte ; mais il ne dit ni oui ni non.

— Retournez chez vous, et soyez prudent, reprit le notaire.

— Prudent, je l’ai toujours été. Votre Seigneurie peut dire si j’ai jamais donné de l’occupation à la justice.

— Et ne croyez pas que la justice ait perdu sa force.

— Moi ? Eh ! bon Dieu ! je ne crois rien. Je suis à mon métier d’aubergiste.

— La chanson ordinaire ; vous n’avez jamais rien autre à dire.

— Qu’ai-je à dire autre chose ? La vérité est une.

— C’est bon ; pour le moment, nous retenons ce que vous avez déposé. Si plus tard il y a lieu, vous fournirez plus en détail, à la justice, les renseignements qui pourront vous être demandés.

— Quels renseignements puis-je avoir à fournir ? Je ne sais rien ; à peine ai-je assez de tête pour veiller à mes affaires.

— Prenez garde de le laisser partir.

— J’espère que l’illustrissime seigneur capitaine saura que je suis venu, sans tarder, remplir mon devoir. Je baise les mains à Votre Seigneurie. »

Au point du jour, Renzo ronflait depuis environ sept heures, et le pauvre garçon était encore comme dans son premier sommeil, lorsque deux fortes secousses données à ses bras et une voix qui, du pied du lit, criait : « Lorenzo Tramaglino ! » interrompirent son repos. Il fit un mouvement, retira ses bras, ouvrit les yeux avec peine, et vit debout, aux pieds du lit, un homme vêtu de noir, et deux autres armés, l’un à droite, l’autre à gauche de son chevet. Surpris, mal éveillé, et la tête encore un peu prise de ce vin que vous savez, il resta comme un moment ébaubi ; et, croyant rêver, mais ne trouvant pas ce songe de son goût, il s’agitait pour se réveiller tout à fait.

« Ah ! vous avez enfin entendu, Lorenzo Tramaglino ! dit l’homme en manteau noir, ce même notaire du soir précédent. Allons, maintenant, levez-vous, et venez avec nous.

— Lorenzo Tramaglino ! dit Renzo Tramaglino. Qu’est-ce que cela signifie ? Que me voulez-vous ? Qui vous a dit mon nom ?

— Pas tant de paroles, et dépêchez-vous, dit l’un des sbires qui étaient à côté de lui, en le prenant de nouveau par le bras.

— Ohé ! qu’est-ce donc que cette violence ? cria Renzo en retirant son bras. L’hôte ! eh ! l’hôte !

— L’emportons-nous en chemise ? dit encore ce sbire, en se tournant vers le notaire.

— Vous l’avez entendu ? dit celui-ci à Renzo ; et c’est ce qui se fera, si vous ne vous levez sur-le-champ pour venir avec nous.

— Et pourquoi ? demanda Renzo.

— Le pourquoi, vous le saurez de M. le capitaine de justice.

— Moi, je suis un honnête homme ; je n’ai rien fait, et je m’étonne…

— Tant mieux pour vous, tant mieux. En deux mots, ainsi, vous en serez quitte, et vous pourrez aller à vos affaires.

— Laissez-moi m’en aller dès à présent, dit Renzo. Je n’ai rien à démêler avec la justice.

— Ah çà, finissons-en, dit l’un des sbires.

— L’emportons-nous tout de bon ? dit l’autre.

— Lorenzo Tramaglino ! dit le notaire.

— Comment savez-vous mon nom, mon cher monsieur ?

— Faites votre devoir, dit le notaire aux sbires ; et ceux-ci mirent aussitôt les mains sur Renzo pour le tirer hors du lit.

— Eh ! ne touchez pas la peau d’un honnête homme, sans quoi…! Je sais m’habiller tout seul.

— Habillez-vous donc tout de suite, dit le notaire.

— Je m’habille, répondit Renzo ; et il allait en effet ramassant çà et là ses vêtements épars sur le lit, comme les débris d’un naufrage sur la rive. Puis, tout en commençant à se les mettre, il poursuivit ainsi : Mais je ne veux pas aller chez le capitaine de justice. Je n’ai que faire avec lui. Puisqu’on me fait cet affront injustement, je veux être conduit chez Ferrer. Celui-là, je le connais ; je sais que c’est un brave homme, et il m’a des obligations.

— Oui, oui, mon enfant, vous serez conduit chez Ferrer, » répondit le notaire. En d’autres circonstances, il aurait ri de bon cœur d’une semblable demande ; mais ce n’était pas le moment de rire. Déjà, en venant, il avait vu, dans les rues, un certain mouvement dont on ne pouvait trop dire si c’était le reste d’une émeute incomplètement apaisée ou le commencement d’une autre ; des gens sortant de partout, s’accostant, marchant par bandes, formant des groupes : et maintenant, sans faire, ou du moins tâchant de ne faire semblant de rien, il prêtait l’oreille et croyait reconnaître que le bourdonnement des voix devenait plus fort. Il désirait donc dépêcher sa besogne ; mais il aurait aussi voulu n’emmener Renzo qu’avec des formes de bon accord et d’amitié ; car, si l’on en venait avec lui à une guerre ouverte, il pouvait être douteux qu’arrivés dans la rue, ils se trouvassent trois contre un. C’est pourquoi il faisait signe aux sbires d’user de patience et de ne pas aigrir le jeune homme, et, de son côté, il tâchait de l’amener par de bonnes paroles à ce qu’il voulait de lui. Au milieu de tout cela, le jeune homme, tandis que lentement, bien lentement, il s’habillait, recueillant de son mieux ses souvenirs sur les événements de la veille, devinait bien à peu près que les ordonnances et le nom et le prénom devaient être la cause de ce qui lui arrivait maintenant. Mais ce nom, d’où diable cet homme avait-il pu l’apprendre ? Et que s’était-il passé durant cette nuit pour que la justice eût pris cœur jusqu’à venir tout droit mettre la main sur l’un de ces bons enfants qui, la veille, avaient si bien voix au chapitre ? Gens qui pourtant ne devaient pas être endormis ; car Renzo s’apercevait aussi d’une sourde rumeur qui allait croissant dans la rue. Regardant ensuite la figure du notaire, il y remarquait une hésitation que celui-ci s’efforçait en vain de cacher. Sur le tout, pour éclaircir ses conjectures et découvrir du pays devant lui, comme aussi pour gagner du temps, et même pour tenter un coup, il dit : « Je vois bien ce qui est l’origine de tout ceci : c’est à cause du nom et du prénom. Hier au soir, à dire vrai, j’étais un peu en goguettes : ces aubergistes ont quelquefois de certains vins qui sont traîtres ; et quelquefois, comme on sait, quand le vin est avalé, c’est lui qui parle. Mais, s’il ne s’agit que de cela, je suis prêt maintenant à vous satisfaire. Et puis, d’ailleurs, vous le savez, mon nom. Qui diable vous l’a dit ?

— Bien, mon garçon, bien ! répondit le notaire tout affable : je vois que vous avez du bon sens ; et je vous déclare, moi qui suis du métier, que vous êtes plus adroit que tant d’autres. C’est la meilleure manière d’en sortir vite et bien ; avec d’aussi bonnes dispositions, en deux mots vous allez être expédié et mis en liberté. Mais, quant à moi, voyez-vous, mon enfant, j’ai les mains liées ; je ne puis vous relâcher ici, comme je le voudrais. Allons, dépêchez-vous, et venez sans crainte. Quand ils verront qui vous êtes… et d’ailleurs je dirai… Bref, laissez-moi faire, et seulement dépêchez-vous, mon enfant.

— Ah ! vous ne pouvez pas : je comprends, dit Renzo ; et il continuait de s’habiller, en repoussant de ses gestes les sbires, lorsque ceux-ci faisaient mine de lui mettre les mains sur le corps pour le faire aller plus vite.

— Passerons-nous par la place du Duomo ? demanda-t-il ensuite au notaire.

— Par où vous voudrez ; par le chemin le plus court, pour vous laisser plus tôt libre, » dit celui-ci, en enrageant en lui-même d’être obligé de laisser tomber à terre cette demande mystérieuse de Renzo, qui pouvait devenir le thème de cent interrogations. « Ce que c’est que d’avoir du guignon ! pensait-il. Là : il me tombe dans les mains un homme qui, cela se voit tout d’abord, ne demanderait pas mieux que d’en dégoiser ; et, pour peu que l’on eût de temps à soi, rien de si aisé, sans que la corde s’en mêlât, que de lui faire dire, comme ça, extra formam, académiquement, dans le cours d’une conversation amicale, tout ce qu’on voudrait savoir ; un homme à mener en prison tout examiné, sans qu’il s’en fût aperçu : et il faut qu’un homme de cette espèce m’arrive tout juste dans un moment où l’on est si inquiet et si pressé. Eh ! nous ne l’échappons pas, poursuivit-il en lui-même, prêtant l’oreille et penchant la tête en arrière, il faut en passer par là, et nous risquons d’avoir une journée pire que celle d’hier. » Ce qui lui donna lieu de penser ainsi, fut un bruit extraordinaire qui se fit entendre dans la rue, et il ne put s’empêcher d’ouvrir la croisée pour jeter là-bas un coup d’œil. Il vit que c’était un groupe d’habitants qui, ayant reçu d’une patrouille l’ordre de se disperser, avaient d’abord répondu par de mauvais propos, et se séparaient pourtant enfin, mais en continuant de murmurer ; et, ce qui parut au notaire un signe mortel, c’est que les soldats étaient pleins de politesse. Il referma la croisée, et fut un moment à se demander s’il mènerait l’entreprise à bout, ou s’il ne devrait pas laisser Renzo sous la garde des deux sbires, et courir lui-même chez le capitaine de justice pour rendre compte de ce qui se passait. « Mais, pensa-t-il aussitôt, on me dira que je suis un homme de peu de cœur, un poltron, et que je devais exécuter mes ordres. Nous sommes en danse ; il faut danser. Maudite soit l’émeute, et maudit le métier ! »

Renzo était enfin debout, ses deux satellites à ses côtés. Le notaire fit signe à ceux-ci de ne pas trop le violenter, et lui dit à lui-même : « Allons, mon enfant, dépêchez-vous. »

Renzo, de son côté, entendait, voyait et pensait. Il était entièrement habillé, à l’exception de sa casaque, qu’il tenait d’une main, fouillant de l’autre dans les poches. « Ohé ! dit-il, en regardant le notaire d’un air très-significatif : il y avait ici de l’argent et une lettre. Mon cher monsieur !

— On vous remettra le tout exactement, dit le notaire, aussitôt ces petites formalités remplies. Allons, marchons.

— Non, non, non, dit Renzo en secouant la tête ; ça ne fait pas mon affaire : je veux ce qui est à moi, mon cher monsieur. Je rendrai compte de mes actions ; mais je veux ce qui est à moi.

— Je veux vous montrer que j’ai confiance en vous : tenez, et faites vite, » dit le notaire en tirant de sa poche et remettant, avec un soupir, à Renzo, les objets séquestrés. Celui-ci, en les faisant rentrer à leur place, murmurait entre ses dents : « À distance, s’il vous plaît. Vous vivez tant avec les voleurs que vous avez un peu appris leur métier. » Les sbires n’y tenaient plus ; mais le notaire les contenait de l’œil, et, en attendant, il disait en lui-même : « Si une fois tu arrives à mettre le pied en dedans de ce guichet, tu me la payeras, et avec usure, je t’en réponds. »

Pendant que Renzo mettait sa casaque et prenait son chapeau, le notaire fit signe à l’un des sbires de passer devant dans l’escalier ; il fit marcher après celui-là le prisonnier, puis l’autre camarade ; et enfin il se met lui-même à la suite. Arrivés tous dans la cuisine, et pendant que Renzo dit : « Et ce bienheureux hôte, où s’est-il fourré ? » le notaire fait un autre signe aux sbires, qui saisissent l’un la main droite, l’autre la main gauche du jeune homme, et vite vite lui lient les poings avec certains instruments qui, par cette hypocrite figure de rhétorique dite euphémisme, sont appelés manchettes. Ils consistaient (nous regrettons d’avoir à descendre dans ces détails peu dignes de la gravité de l’histoire, mais la clarté du récit l’exige), ils consistaient en une petite corde un peu plus longue que le tour d’un poignet ordinaire, et aux deux bouts de laquelle se trouvaient deux petits morceaux de bois faisant l’office de garrots. La corde embrassait le poignet du patient ; les morceaux de bois, passés entre le troisième et le quatrième doigt de celui qui le tenait, restaient renfermés dans la main de celui-ci, de manière qu’en les tournant il serrait le lien à volonté, ce qui lui donnait le moyen, non-seulement d’assurer sa capture, mais aussi de martyriser un captif récalcitrant ; et, à cette fin, la corde avait plusieurs nœuds.

Renzo se débat, crie : « Quelle trahison est ceci ? À un honnête homme !… » Mais le notaire qui, pour chaque fait un peu fâcheux, avait de bonnes paroles toutes prêtes, lui dit : « Prenez patience, ils font leur devoir. Que voulez-vous ? ce sont toutes formalités ; et nous ne pouvons nous-mêmes traiter les gens comme le voudrait notre cœur. Si nous ne faisions ce qui nous est ordonné, nous serions frais, nous autres ; plus mal que vous. Prenez patience. »

Pendant qu’il parlait, les deux hommes chargés d’opérer donnèrent un tour aux petits garrots. Renzo s’apaisa comme un cheval revêche qui sent sa lèvre serrée dans les morailles, et s’écria : « Patience !

— Bravo ! mon enfant, dit le notaire, c’est la vraie manière d’en venir à bien. Que voulez-vous ? c’est un ennui ; je le sens comme vous ; mais, en vous conduisant comme il faut, en un moment vous serez quitte. Et puisque je vous vois si bien disposé, porté d’inclination comme je suis moi-même à vous aider, je veux vous donner encore un autre avis, pour votre bien. Croyez ce que je vous dis, moi qui ai la pratique de ces sortes de choses : allez tout droit votre chemin, sans regarder de côté et d’autre, sans vous faire remarquer : de cette manière personne ne fait attention à vous, personne ne s’aperçoit de rien ; et votre honneur est sain et sauf. Dans une heure, vous allez être libre : il y a tant à faire, qu’ils seront pressés eux-mêmes de vous expédier : et d’ailleurs je parlerai… Vous irez à vos affaires, et personne ne saura que vous avez été dans les mains de la justice. Et vous autres, continua-t-il en se tournant d’un air sévère vers les sbires, prenez bien garde de lui faire mal ; car je le protège : vous avez votre devoir à faire ; mais rappelez-vous que c’est un brave homme, un jeune homme de condition honnête, qui, dans peu, sera en liberté, et qu’il doit tenir à son honneur. Marchez de manière que personne ne s’aperçoive de rien ; comme trois honnêtes gens qui sont à la promenade. » Et d’un ton impératif, avec un sourcil menaçant, il conclut par ces mots : « Vous m’entendez ? » Puis, se tournant vers Renzo, avec le sourcil lisse et calme, et une figure redevenue subitement riante, qui semblait dire : Oh ! nous sommes amis, nous deux ! il lui dit de nouveau à demi-voix : « Prudence ; suivez mon conseil ; marchez tranquille et recueilli ; fiez-vous à qui vous veut du bien : allons. » Et le convoi se mit en marche.

De toutes ces belles paroles cependant, Renzo n’en crut pas une ; ni que le notaire eût pour lui plus d’affection que pour les sbires, ni qu’il prît tant à cœur sa réputation, ni qu’il eût la moindre intention de l’aider : il comprit fort bien que cet honnête homme, craignant qu’il ne se présentât dans la rue quelque occasion pour son prisonnier de s’échapper de ses mains, mettait en avant toutes ces belles raisons pour le détourner de chercher à la voir et d’en profiter ; de sorte que toutes ces exhortations ne servirent qu’à le confirmer dans le dessein que déjà il avait en tête : celui de faire tout le contraire.

Que de là on n’aille pas conclure que le notaire était, dans l’art de la ruse, novice et sans expérience ; car on serait dans l’erreur. Il y était, au contraire, un des plus habiles, dit notre historien qui paraît avoir été de ses amis : mais, dans ce moment, il avait l’âme agitée. De sang-froid, je vous réponds qu’il se serait grandement moqué de celui qui, pour engager quelqu’un à faire une chose suspecte en elle-même, la lui aurait suggérée, l’aurait voulu inculquer dans son esprit, et cela sous ce misérable semblant de lui donner, en ami, un conseil désintéressé. Mais les hommes, lorsqu’ils sont inquiets et agités, et qu’ils voient ce qu’une personne pourrait faire, ont tous une tendance à le lui demander instamment, à plusieurs reprises et sous toutes sortes de prétextes ; et ceux qui pratiquent la ruse, lorsqu’ils sont dans une situation semblable, subissent eux-mêmes en ceci la commune loi. De là vient qu’en de telles circonstances ils font le plus souvent une si triste figure. Ces inventions si heureuses, ces malices si adroitement combinées, par lesquelles ils sont habitués à vaincre, qui sont devenues pour eux comme une seconde nature, et qui, mises en œuvre opportunément, conduites avec le calme d’esprit, avec la sérénité de jugement nécessaire, portent leur coup avec tant de perfection et de secret, qui même, lorsqu’elles sont connues après le succès, obtiennent des applaudissements universels, ces mêmes inventions, ces mêmes malices, dans un moment de presse et de crise, ne sont plus employées par ces pauvres gens qu’avec précipitation, à l’étourdie, sans formes et sans grâce ; de sorte qu’à les voir s’ingénier et se démener de cette façon, on se sent pris tout à la fois d’envie de rire et de pitié ; et celui qu’alors ils prétendent duper, bien qu’il n’ait pas leur finesse, découvre parfaitement tout leur jeu et retire de leurs artifices des lumières dont il fait son profit contre eux-mêmes. C’est pourquoi l’on ne peut trop recommander à ceux qui font profession de la ruse, de garder toujours leur sang-froid, ou d’être toujours les plus forts, ce qui est le plus sûr.

Renzo commença donc, dès qu’ils furent dans la rue, à porter ses regards çà et là, à montrer sa personne à droite et à gauche, à prêter l’oreille. Il n’y avait pourtant pas extraordinairement de monde ; et, quoiqu’on pût lire sans peine sur la figure de plus d’un passant je ne sais quoi de séditieux, chacun cependant faisait droit son chemin, et la sédition proprement dite n’existait pas.

« Prudence, prudence ! lui murmurait le notaire derrière le dos : votre honneur, mon enfant ; l’honneur. » Mais, lorsque Renzo, arrêtant toute son attention sur trois individus qui venaient la figure animée, entendit qu’ils parlaient d’un four, de farine cachée, de justice, il se mit à leur faire des signes de tous les traits de son visage, et à tousser de cette certaine manière qui indique tout autre chose qu’un rhume. Ceux-ci regardèrent plus attentivement le convoi, et s’arrêtent ; avec eux s’en arrêtent d’autres qui arrivaient ; d’autres qui avaient déjà passé, revenaient sur leurs pas au bourdonnement qu’ils entendaient, et faisaient queue.

« Prenez garde, mon enfant ; prudence : vous n’en seriez que plus mal, voyez-vous ; ne gâtez pas votre affaire ; l’honneur, la réputation, » continuait à lui dire tout bas le notaire. Renzo n’en faisait que pire. Les sbires, après s’être consultés de l’œil, croyant bien faire (tout homme est sujet à erreur), donnèrent un tour de manchettes.

« Aïe ! aïe ! aïe ! » crie le patient. À ce cri, on s’attroupe autour de lui ; on arrive de tous les côtés de la rue : le convoi se trouve arrêté. « C’est un mauvais sujet, disait à demi-voix le notaire à ceux qui déjà étaient sur lui : c’est un voleur pris sur le fait. Retirez-vous, laissez passer la justice. » Mais Renzo, voyant le moment propice, voyant les sbires changer de couleur, se dit : « Si je ne m’aide moi-même actuellement, mon mal sera de ma faute. » Et aussitôt il éleva la voix : « Braves gens ! on me mène en prison parce que hier j’ai crié : Pain et justice ! Je n’ai point fait de mal ; je suis honnête homme. Venez à mon aide, ne m’abandonnez pas, braves gens ! »

Un murmure favorable, des voix plus distinctes de protection s’élevèrent en réponse : les sbires ordonnent d’abord, puis ils demandent, puis ils prient ceux qui sont le plus près d’eux qu’on s’en aille et qu’on fasse place : tout au contraire, on les presse, on les serre de plus en plus. Voyant alors comme cela tourne à mal, ils laissent aller les manchettes et ne songent plus qu’à se perdre dans la foule, pour en sortir sans être remarqués. Le notaire désirait ardemment en faire de même ; mais la chose était difficile, à cause de son manteau noir. Le pauvre homme, pâle et tremblant, cherchait à se faire petit, se pliait en deux pour s’esquiver ; mais il ne pouvait lever les yeux sans en voir vingt arrêtés sur lui. Il cherchait tous les moyens de paraître un étranger, qui, passant là par hasard, s’était vu pris dans la foule, comme un brin de paille dans la glace : et, se trouvant face à face avec un homme qui le regardait fixement en fronçant le sourcil plus que les autres, il composa sa figure pour un sourire, et lui dit d’un air niais, qu’au besoin il savait prendre : « Qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Ouf ! vilain corbeau ! répondit l’homme. — Vilain corbeau ! vilain corbeau ! » répétèrent toutes les voix à l’entour. Aux cris se joignirent les poussées ; si bien, qu’en peu de temps, partie avec ses propres jambes, partie avec les coudes des autres, il obtint ce que, dans ce moment, il avait le plus à cœur, d’être hors de cette périlleuse cohue.


CHAPITRE XVI.


« Sauvez-vous, sauvez-vous, brave homme : là tout près est un couvent, ici une église ; par ici, par là, » crie-t-on à Renzo de toutes parts. Pour ce qui était de se sauver, je vous laisse à penser si le conseil était nécessaire. Dès le premier moment où quelque espérance de sortir des griffes de ces gens avait brillé comme un éclair à son esprit, il avait fait son plan et déterminé, si le coup lui réussissait, de marcher sans s’arrêter nulle part, jusqu’à ce qu’il fût dehors, non-seulement de la ville, mais du duché. « Car, s’était-il dit, ils ont mon nom sur leurs gros livres, de quelque manière qu’ils l’aient eu ; et, avec le nom et le prénom, ils viendront me prendre quand ils en auront envie. » Et quant à un asile, il ne s’y serait jeté que s’il avait eu les sbires sur ses talons. « Car si je puis être oiseau des bois, s’était-il dit encore, je ne veux pas me faire oiseau de cage. » Il s’était donc proposé pour lieu de refuge ce pays, dans le territoire de Bergame, où était établi ce Bartolo son cousin, s’il vous en souvient, qui, plusieurs fois, l’avait engagé à l’y aller joindre. Mais le difficile était de trouver son chemin. Laissé à lui-même dans un quartier qu’il ne connaissait pas, d’une ville qu’il ne connaissait guère mieux, Renzo ne savait pas seulement par quelle porte il fallait sortir pour aller à Bergame ; et quand même il l’aurait su, il ignorait par où l’on allait à cette porte. Il fut un moment sur le point de se faire indiquer le chemin par quelqu’un de ses libérateurs ; mais comme, dans le peu de temps qu’il avait eu pour méditer sur ses aventures, il lui avait passé par l’esprit certaines idées dignes d’être approfondies sur ce fourbisseur, père de quatre enfants, qui avait été si obligeant pour lui, il crut devoir aller au plus sûr en ne faisant pas connaître ses projets à une troupe nombreuse, parmi laquelle pouvait se trouver quelque autre personnage de même espèce, et il prit tout aussitôt le parti de commencer par s’éloigner de là au plus vite, sauf ensuite à demander son chemin dans un endroit où personne ne saurait qui il était, ni pourquoi il faisait cette demande. Il dit à ses libérateurs : « Mille grâces, braves gens, que le ciel vous récompense ! » et sortant par le passage qui lui fut immédiatement ouvert, il prit sa course et disparut. Se jetant dans une petite rue, en enfilant une autre, tournant à chaque carrefour, il courut longtemps sans savoir où. Lorsqu’il jugea s’être suffisamment éloigné, il ralentit le pas pour ne pas donner de soupçons ; et se mit à regarder de côté et d’autre pour choisir la personne à qui il pourrait adresser sa question, quelque face à inspirer confiance. Mais en ceci encore, il y avait du scabreux. La question par elle-même était suspecte ; le temps pressait ; les sbires, à peine dégagés de l’obstacle, avaient sans doute dû se remettre sur la piste du fugitif ; le bruit de cette fuite pouvait être arrivé jusque-là ; et dans des moments si courts, Renzo eut peut-être à faire dix jugements physionomiques avant de trouver la figure qui lui pouvait convenir. Cet homme dodu qui s’étalait debout sur la porte de sa boutique, les jambes écartées, les mains derrière le dos, le ventre en avant, le menton en l’air avec un riche double menton au dessous, et qui, n’ayant rien autre à faire, allait d’un jeu alternatif soulevant sur la pointe de ses pieds et laissant retomber sur ses talons sa tremblante masse, avait une mine de bavard curieux qui, au lieu de donner des réponses, aurait fait des interrogations. Cet autre qui venait à lui ses yeux fixes et la bouche demi-béante, loin de pouvoir vite et bien montrer leur chemin à ceux qui l’ignoraient, semblait à peine connaître le sien. Ce jeune garçon, qui, à dire vrai, paraissait fort éveillé, avait tout l’air aussi d’être plus malin encore, et probablement aurait trouvé fort divertissant d’envoyer un pauvre villageois d’un côté tout opposé à celui où le villageois désirait se rendre. Tant il est vrai que, pour l’homme dans l’embarras, presque tout est embarras nouveau ! Voyant enfin un passant qui arrivait d’un pas pressé, il pensa que celui-ci, ayant apparemment quelque affaire urgente, lui répondrait tout de suite et sans verbiages ; et l’entendant parler tout seul, il jugea que ce devait être un homme véridique. Il l’accosta et dit : « S’il vous plaît, monsieur, par où faut-il passer pour aller à Bergame ?

— Pour aller à Bergame ? Par la porte Orientale.

— Merci ; et pour aller à la porte Orientale ;

— Prenez cette rue à main gauche ; elle vous conduira à la place du Duomo ; ensuite…

— Cela suffit, monsieur ; le reste, je le sais. Bien des grâces. » Et, d’un pas plus que leste, il s’achemina du côté qui venait de lui être indiqué. L’autre le suivit des yeux un moment, et, rapprochant dans sa pensée cette façon d’aller et cette demande, il se dit intérieurement : « Ou il a joué le tour à quelqu’un, ou quelqu’un veut le lui jouer à lui-même. »

Renzo arrive sur la place du Duomo ; il la traverse, passe à côté d’un tas de cendres et de charbons éteints, et reconnaît les restes du feu de joie auquel il avait assisté la veille ; il longe le perron du Duomo, revoit le four des béquilles, à demi démoli et gardé par des soldats ; il suit tout droit la rue par laquelle il était venu avec la foule ; il arrive au couvent des capucins ; il jette un coup d’œil sur cette place et sur la porte de l’église, et dit en lui-même en soupirant : « C’était pourtant un bon conseil que me donnait hier ce moine, lorsqu’il me disait d’attendre dans l’église et d’y faire pendant ce temps un peu de prières. »

Ici, s’étant arrêté un moment à regarder avec attention la porte par laquelle il lui fallait passer, et la voyant, de la distance où il était, gardée par bien du monde, ayant d’ailleurs l’imagination un peu troublée (c’est pardonnable ; il y avait de quoi), il éprouva une certaine répugnance à affronter le péril de ce passage. Il avait sous la main un lieu d’asile où sa lettre lui eût été de bonne recommandation ; il fut tenté fortement d’y entrer. Mais aussitôt, reprenant courage, il pensa : « Oiseau des bois, tant que cela se peut. Qui est-ce qui me connaît ? Au fait, les sbires ne se seront pas divisés par morceaux, pour aller m’attendre à toutes les portes. » Il regarda par derrière pour voir si par hasard ils ne viendraient pas de ce côté : il ne vit ni sbires ni autres personnes qui parussent s’occuper de lui. Il se remet en marche, retient ces malheureuses jambes qui voulaient toujours courir, tandis qu’il ne fallait que marcher ; et tout doucement, sifflant un air en demi-ton, il arrive à la porte.

Il y avait sur le passage même un certain nombre d’agents des gabelles, et pour renfort des miquelets espagnols ; mais tous portaient leur attention vers le dehors, pour ne pas laisser entrer de ces gens qui, à la nouvelle d’une émeute, y accourent comme les corbeaux sur le champ où s’est donnée une bataille ; de manière que Renzo, avec son air d’indifférence, regardant à terre, et marchant d’un pas moyen entre celui du promeneur et celui du voyageur, sortit sans que personne lui dît rien ; mais son cœur battait fort. Voyant à droite un sentier, il le prit pour éviter la grande route, et chemina longtemps avant d’oser même regarder derrière lui.

Il va, il va ; il trouve des fermes, il trouve des villages ; il passe tout droit sans en demander le nom ; il est sûr de s’éloigner de Milan, il espère aller vers Bergame ; pour le moment, c’est tout ce qu’il lui faut. De temps en temps il se retournait, et de temps en temps aussi il regardait et frottait tantôt l’un, tantôt l’autre de ses deux poignets encore un peu endoloris et marqués d’un cercle rouge qu’y avait laissé la petite corde. Ses pensées étaient, comme chacun peut se l’imaginer, un mélange confus de repentir, d’inquiétudes, de colères, de tendresses. Elles s’exerçaient laborieusement à recoudre l’une à l’autre les choses qu’il avait dites et qu’il avait faites le soir précédent, à découvrir la partie obscure de sa douloureuse histoire, et surtout comment ces gens avaient pu savoir son nom. Ses soupçons portaient naturellement sur le fourbisseur, à qui il se souvenait bien de l’avoir tout au long décliné ; et s’il réfléchissait de nouveau à la manière dont cet homme s’y était pris pour le lui tirer de la bouche, et à toute sa façon de faire, et à toutes ces offres qui aboutissaient toujours à quelque chose qu’il voulait savoir, ces soupçons devenaient presque une certitude. Toutefois il se souvenait aussi d’une manière confuse d’avoir, après le départ du fourbisseur, continué de bavarder ; avec qui ? va le deviner ; sur quoi ? Sa mémoire, quelque interrogée qu’elle pût être, ne savait le lui dire : tout ce qu’elle lui savait dire, c’était qu’elle avait passé tout ce temps hors du logis. Le pauvre garçon se perdait dans ces recherches ; il était comme un homme qui aurait confié plusieurs blancs-seings à un gérant qu’il croyait des plus honnêtes ; et lorsque ensuite il découvre que ce n’est qu’un embrouilleur d’affaires, il voudrait connaître l’état des siennes : le connaître ? c’est le chaos. Un autre travail d’esprit bien fatigant pour lui était de former pour l’avenir un projet qui pût lui plaire ; car ceux qui n’étaient pas en l’air étaient tous également tristes et décourageants.

Mais bientôt son principal souci fut celui de trouver son chemin. Après avoir marché longtemps, on peut dire à l’aventure, il vit que de lui-même il n’en pourrait venir à bout. Il éprouvait bien une certaine répugnance à prononcer le mot de Bergame, comme s’il y eût eu dans ce mot je ne sais quoi de suspect et de trop hardi ; mais il n’y avait pas moyen de faire autrement. Il résolut donc de s’adresser, comme il avait fait à Milan, au premier passant dont la physionomie lui reviendrait ; et c’est ce qu’il fit.

« Vous êtes hors de votre chemin, » lui répondit son homme ; et après y avoir un peu pensé, il lui indiqua, moitié par la parole, moitié par gestes, le tour qu’il devait faire pour se remettre sur la grande route. Renzo le remercia, fit semblant de se conformer à la leçon, se dirigea en effet de ce côté, avec l’intention cependant de s’approcher de cette bienheureuse grande route, de ne pas la perdre de vue, de la côtoyer le plus possible, mais sans y mettre le pied. Ce plan était plus facile à concevoir qu’à exécuter. Le résultat fut qu’en allant ainsi de droite à gauche et par zigzags, un peu en suivant d’autres indications qu’il se hasardait à recueillir çà et là, un peu en les corrigeant selon ses propres lumières et les adaptant à son intention, un peu en se laissant guider par les chemins dans lesquels il se trouvait engagé, notre fugitif avait fait peut-être douze milles, sans en être à plus de six de Milan ; et quant à Bergame, c’était beaucoup s’il ne s’en était pas éloigné. Il commença à se convaincre que, de cette manière encore, il n’arriverait à rien de bon, et il songea à trouver quelque autre moyen de se tirer d’affaire. Celui qui lui vint à l’esprit fut de tâcher, par quelque finesse, d’avoir le nom de quelque village voisin de la frontière et où l’on pût aller par des chemins communaux : en s’enquérant ensuite de ce village, il se ferait enseigner sa route, sans semer çà et là cette demande du chemin de Bergame qui lui semblait sentir la fuite, l’expulsion, le procès au criminel.

Pendant qu’il cherche comment il pourra se procurer toutes ces notions sans donner de soupçon à personne, il voit pendre un bout de branchage servant d’enseigne sur la porte d’une assez pauvre maison isolée, hors d’un hameau. Depuis quelque temps il sentait s’accroître le besoin de restaurer ses forces ; il pensa que cet endroit serait bon pour y faire d’une pierre deux coups ; il entra. Il n’y avait qu’une vieille femme ayant sa quenouille au côté et son fuseau à la main. Il demanda un morceau à manger. La vieille lui offrit un peu de fromage et du bon vin : il accepta le fromage, la remercia du vin (il l’avait pris en aversion pour le tour qu’il l’avait vu lui jouer la veille), et s’assit en priant la bonne femme de se dépêcher. Celle-ci n’eut besoin que d’un moment pour le servir, et tout aussitôt elle se mit à accabler son hôte de questions et sur lui-même et sur les grands événements de Milan ; car le bruit en était arrivé jusque-là. Renzo sut non-seulement éluder les questions avec beaucoup d’adresse, mais tirant avantage de la difficulté même, il usa pour son dessein de la curiosité de la vieille qui lui demandait où se dirigeait son voyage.

« J’ai, répondit-il, à aller en plusieurs endroits, et s’il me reste un peu de temps, je voudrais aussi passer par ce village assez gros, sur la route de Bergame, près de la frontière, mais pourtant sur les terres de Milan… Comment s’appelle-t-il donc ? Il y en aura bien quelqu’un, se disait-il en lui-même.

— Vous voulez dire Gorgonzola, répondit la vieille.

— Gorgonzala ! répéta Renzo, comme pour mieux se mettre le mot en mémoire. Est-ce bien loin d’ici ? reprit-il ensuite.

— Je ne sais pas au juste ; il peut y avoir dix, peut-être douze milles. Si quelqu’un de mes enfants se trouvait à la maison, il vous le dirait mieux.

— Et croyez-vous qu’on puisse y aller par ces jolis petits chemins, sans prendre la grande route, où il y a une poussière, une poussière ! Il y a si longtemps qu’il n’a plu !

— Je pense que oui ; vous pouvez demander au premier village que vous trouverez en allant à droite ; et elle le lui nomma.

— C’est bien, » dit Renzo ; il se leva, prit un morceau de pain qui lui était resté de son maigre déjeuner, pain bien différent de celui qu’il avait trouvé la veille au pied de la croix de San Dionigi ; il paya son compte, sortit et prit à droite. Et pour ne pas vous allonger l’histoire plus qu’il n’en est besoin, avec le nom de Gorgonzola à la bouche, de village en village, il y arriva une heure environ avant la soirée.

Déjà, chemin faisant, il avait projeté de faire là une autre petite halte, pour prendre une réfection un peu plus substantielle. Son corps eût aussi fort goûté quelque repos dans un lit ; mais, plutôt que de le contenter en ce point, il l’aurait laissé tomber d’épuisement sur la route. Son dessein était de s’informer à l’auberge de la distance où l’on était de l’Adda, de savoir adroitement s’il n’y avait pas quelque chemin de traverse qui pût y conduire, et de se remettre en marche dans cette direction aussitôt après qu’il aurait pris son petit rafraîchissement. Né et depuis sa naissance ayant vécu à la seconde source, pour ainsi dire, de ce fleuve, il avait souvent entendu dire qu’en un certain endroit et sur une ligne d’une certaine étendue, l’Adda servait de limite entre les deux États de Venise et de Milan. Il n’avait pas une idée précise de cet endroit ni de la longueur de cette ligne de division marquée par le fleuve ; mais, pour le moment, son affaire la plus urgente était de le passer, en quelque lieu que ce fût. S’il ne le pouvait dans cette journée, il était déterminé à marcher aussi longtemps que l’heure et ses forces le lui permettraient, et à attendre ensuite l’aube du lendemain dans un champ, dans un désert, partout où il plairait à Dieu, pourvu que ce ne fût pas dans une auberge.

Ayant fait quelques pas dans Gorgonzola, il vit une enseigne ; il entra et demanda à l’hôte, qui vint au-devant de lui, quelque chose à manger et demi-bouteille de vin ; les milles qu’il avait faits de plus et le temps qui s’était écoulé lui avaient fait passer cette haine du vin par trop forte qu’il avait d’abord ressentie. « Je vous prie de faire vite, ajouta-t-il, parce qu’il faut que je me remette tout de suite en chemin. » Et il dit ceci, non-seulement parce que c’était vrai, mais aussi par la crainte que l’hôte, s’imaginant qu’il voulait coucher dans son auberge, ne lui arrivât avec la demande du nom, du prénom, du lieu d’où il venait, de l’affaire… Non, non, point de telles questions.

L’hôte répondit à Renzo qu’il allait être servi, et celui-ci s’assit au bout de la table, près de la porte, à la place des convives honteux. Il y avait dans cette pièce quelques désœuvrés de l’endroit qui, après avoir épuisé la discussion et les commentaires sur les grandes nouvelles de Milan de la veille, se mouraient d’envie de savoir comment les choses se seraient passées depuis, d’autant plus que ces premières notions étaient plus propres à piquer la curiosité qu’à la satisfaire. On y voyait en effet une émeute qui n’était ni réprimée ni victorieuse, un désordre plutôt suspendu par la nuit que terminé, quelque chose d’inachevé, la fin d’un acte plutôt que d’un drame. L’un de ces gens se détacha de la compagnie, s’approcha du nouvel arrivé, et lui demanda s’il venait de Milan.

« Moi ? dit Renzo pris à l’improviste, et pour se donner du temps avant de répondre.

— Vous, si la demande n’est pas indiscrète. »

Renzo, branlant la tête, serrant ses lèvres et en faisant sortir un son inarticulé, dit : « Milan, d’après ce que j’ai entendu dire,… n’est pas un endroit où il soit bon d’aller dans ce moment, à moins d’une grande nécessité.

— Le tapage continue donc aujourd’hui ? demanda le curieux en insistant.

— Il faudrait y être pour le savoir, dit Renzo.

— Mais vous, ne venez-vous pas de Milan ?

— Je viens de Liscate, répondit rondement le jeune homme qui avait en attendant pensé à sa réponse. Il en venait en effet, rigoureusement parlant, puisqu’il y avait passé ; et il en avait appris le nom, à un certain endroit de sa route, d’un passant qui lui avait indiqué ce village comme le premier qu’il devait traverser pour arriver à Gorgonzola.

— Oh ! dit l’autre, comme s’il avait voulu dire : Vous auriez mieux fait de venir de Milan, mais patience. Et à Liscate, ajouta-t-il, ne savait-on rien de Milan ?

— Il se pourrait fort bien qu’on y sût quelque chose, répondit le montagnard, mais je n’y ai rien entendu dire ; il prononça ces mots de cette façon particulière qui semble signifier : j’ai fini. Le curieux retourna à sa place, et un moment après, l’hôte vint servir notre voyageur.

— Combien y a-t-il d’ici à l’Adda ? lui dit celui-ci, à peu près entre les dents, et de ce ton d’homme endormi que nous lui avons vu prendre quelquefois…

— À l’Adda, pour la passer ? dit l’hôte.

— C’est-à-dire… oui… à l’Adda.

— Voulez-vous passer par le pont de Cassano ou sur le bac de Canonica ?

— Par où que ce soit… Ce n’est que par curiosité que je le demande.

— Ah ! c’est que ces endroits sont ceux où passent les honnêtes gens, les gens qui peuvent rendre compte de leurs actions.

— C’est bien ; et combien y a-t-il ?

— Vous pouvez compter à peu près sur six milles, tant d’un côté que de l’autre.

— Six milles ! Je ne croyais pas qu’il y eût tant, dit Renzo. Et pour quelqu’un, reprit-il d’un air d’indifférence qui allait jusqu’à l’affectation, et pour quelqu’un qui aurait besoin de prendre un chemin plus court, il doit y avoir d’autres endroits où l’on peut passer ?

— Oui sans doute, répondit l’hôte, en fixant sur le visage du jeune homme deux yeux pleins d’une curiosité maligne. Il n’en fallut pas davantage pour faire expirer dans la bouche de celui-ci les autres questions qu’il avait préparées. Il tira le plat vers lui ; et, regardant la demi-bouteille que l’hôte avait aussi posée sur la table, il dit : Le vin est-il franc ?

— Comme l’or, dit l’hôte. Demandez à toutes les personnes du pays et des environs qui s’y connaissent ; et d’ailleurs, vous le goûterez. Et en disant ces mots, il retourna vers la compagnie.

— Maudits soient les hôtes ! s’écria Renzo en lui-même ; plus j’en connais, pires je les trouve. » Toutefois il se mit à manger de grand appétit, se tenant en même temps aux écoutes sans qu’il y parût, pour tâcher de découvrir du terrain devant lui, de juger comment on pensait dans cet endroit sur le grand événement dans lequel il avait joué un rôle assez notable, et surtout de reconnaître si parmi ces discoureurs il n’y aurait pas quelque honnête homme à qui un pauvre garçon pût se fier pour demander son chemin, sans crainte d’être mis à la gêne et contraint à jaser sur ses affaires.

« Ah ! pour cette fois, disait l’un, il paraît que les Milanais y ont été beau jeu bon argent. Enfin, demain au plus tard nous saurons quelque chose.

— J’ai regret de n’être pas allé à Milan ce matin, disait un autre.

— Si tu y vas demain, je vais avec toi, dit un troisième ; puis un autre, puis un autre encore.

— Ce que je voudrais savoir, reprit le premier, c’est si ces messieurs de Milan songeront un peu aux pauvres habitants de la campagne, ou s’ils ne feront faire une bonne loi que pour eux. Vous savez comme ils sont ; citadins pleins d’orgueil, tout pour eux ; et les autres, c’est comme s’ils n’existaient pas.

— Nous avons une bouche aussi, nous, tant pour manger que pour dire nos raisons, dit un autre d’un ton d’autant plus modeste que la proposition était plus hardie, et une fois la chose en train… Mais il ne jugea pas à propos d’achever la phrase.

— Quant au grain caché, ce n’est pas seulement à Milan qu’il s’en trouve, » commençait à dire un autre d’un air en dessous et malin, lorsqu’on entendit le pas d’un cheval qui s’approchait. Tous courent à la porte, et, reconnaissant celui qui arrivait, ils vont au devant de lui. C’était un marchand de Milan qui, faisant plusieurs fois l’année le voyage de Bergame pour les affaires de son négoce, avait coutume de passer la nuit dans cette auberge ; et, comme il y trouvait à peu près toujours la même société, il les connaissait tous. Ils se pressent autour de lui ; l’un prend la bride, un autre l’étrier : « Bien arrivé, bien arrivé !

— Je vous salue.

— Avez-vous fait bon voyage ?

— Fort bon ; et vous autres, comment vous portez-vous ?

— Bien, bien. Quelles nouvelles nous donnerez-vous de Milan ?

— Ah ! voici nos gens aux nouvelles, dit le marchand en mettant pied à terre et laissant son cheval entre les mains d’un garçon. Au reste, continua-t-il en entrant avec la compagnie, à l’heure qu’il est, vous le savez peut-être mieux que moi.

— En vérité, nous ne savons rien, disent plusieurs d’entre eux, en se mettant la main sur la poitrine.

— Est-il possible ? dit le marchand. En ce cas vous en apprendrez de belles ou de laides. Eh ! l’hôte, mon lit ordinaire est-il libre ? C’est bon ; un verre de vin et mon souper d’habitude ; tout de suite, parce que je veux me coucher de bonne heure, pour partir demain de bon matin et arriver à Bergame à l’heure du dîner. Et vous ne savez rien, vous autres, continua-t-il, en s’asseyant au bout de la table opposé à celui où Renzo se tenait muet et attentif, vous ne savez rien de toutes ces diableries d’hier ?

— D’hier, si fait.

— Vous voyez donc bien, reprit le marchand, que vous les savez, les nouvelles. Il me semblait en effet impossible qu’étant toujours ici à l’affût de ceux qui passent

— Mais aujourd’hui, qu’est-ce que tout cela est devenu ?

— Ah ! aujourd’hui. Vous ne savez rien d’aujourd’hui ?

— Rien du tout ; il n’est passé personne.

— En ce cas, laissez-moi humecter mes lèvres, et puis, je vous conterai les événements d’aujourd’hui. Vous verrez. Il remplit son verre, le prit d’une main ; puis, avec les deux premiers doigts de l’autre, il releva ses moustaches, puis il polit sa barbe, il but et reprit ainsi : Aujourd’hui, mes très-chers, peu s’en est fallu que la journée ne fût aussi rude que celle d’hier, ou même pire. Et je puis à peine m’en croire moi-même, en me voyant ici à discourir avec vous. Car j’avais mis de côté toute idée de voyage, pour rester à garder ma pauvre boutique.

— Que diable y avait-il donc ? dit l’un des auditeurs.

— Le diable en vérité. Vous allez voir. » Et, coupant la tranche de viande qui lui avait été servie et se mettant à manger, il continua son récit. Ces gens debout, de l’un et de l’autre côté de la table, l’écoutaient la bouche ouverte ; Renzo, de sa place, faisant comme si la chose ne le regardait pas, prêtait attention peut-être plus qu’aucun autre, en mâchant bien lentement ses derniers morceaux.

« Ce matin donc, ces coquins qui hier avaient fait cet effroyable tapage, se sont réunis aux endroits convenus (car la chose était concertée, tout cela était préparé) et ils ont recommencé leur train, rôdant de rue en rue et criant pour en attirer d’autres. Vous savez qu’il se fait là, sauf votre respect, comme quand on balaye la maison ; plus la balayure avance, plus le tas grossit. Quand ils ont jugé être en nombre suffisant, ils se sont dirigés vers la maison de M. le vicaire de provision ; comme si ce n’était pas assez de toutes les horreurs qu’ils lui ont faites hier, à un seigneur de ce rang. Oh ! quels brigands ! Et tout ce qu’ils disaient contre lui ! Pures inventions, voyez-vous. C’est un homme de bien, tout à ses devoirs ; et je puis le dire, moi qui suis bien vu chez lui, et qui lui fournis du drap pour les livrées de ses domestiques. Ils se sont mis en marche vers cette maison ; il fallait voir quelle canaille, quelles figures ; imaginez-vous qu’ils ont passé devant une boutique ; des figures telles que les juifs de la Via crucis ne sont rien auprès. Et ce qui sortait de ces bouches, des choses à vous faire boucher les oreilles, si ce n’eût été qu’on n’aurait rien gagné de bon à se faire remarquer. Ils allaient donc dans cette charitable intention de saccage, mais… Et ici, levant en l’air sa main gauche déployée, il mit le bout de son pouce sur le bout de son nez.

— Mais ? dirent à peu près tous ceux qui l’écoutaient.

— Mais ? continua le marchand, ils ont trouvé la rue fermée par des poutres et des chariots, et, derrière cette barricade, une belle rangée de miquelets, l’arquebuse pointée en avant, pour les recevoir comme ils le méritaient. Quand ils ont vu cet appareil… Qu’auriez-vous fait, vous autres ?

— Il n’y avait plus qu’à se retourner.

— Sûrement, et c’est ce qu’ils ont fait. Mais voyez un peu si ce n’était pas le démon qui les poussait. Ils sont, là sur le Cordusio ; ils voient ce four que dès hier ils avaient voulu saccager. Et que faisait-on dans cette boutique ? On distribuait du pain aux acheteurs ; il y avait des gentilshommes, la fleur des gentilshommes, veillant à ce que tout se passât en ordre ; et, ces gens (ils avaient le diable au corps, vous dis-je, et puis les boute-feux y faisaient leur métier), ces gens se ruent là dedans comme des désespérés ; prends d’un côté, je prends de l’autre ; en un clin d’œil, gentilshommes, boulangers, acheteurs, pain, comptoir, bancs, pétrins, caisses, sacs, blutoirs, son, farine, pâte, tout est sens dessus dessous.

— Et les miquelets ?

— Les miquelets avaient à garder la maison du vicaire : on ne peut pas chanter et porter la croix. Ç’a été l’affaire d’un clin d’œil, vous dis-je : pille, pille : tout ce qui pouvait être bon à quelque chose a été pris. Et puis voilà qu’on remet sur le tapis cette belle idée d’hier, de porter le reste sur la place et d’en faire un feu de joie. Et déjà ils commençaient, les scélérats, à tirer dehors diverses choses, lorsque l’un d’eux, plus scélérat encore que tous les autres, arrive avec une belle proposition : devinez ?

— Laquelle ?

— De faire un tas de tout, cela dans la boutique, et de mettre le feu au tas et à la maison tout ensemble. Aussitôt dit, aussitôt fait…

— Ils y ont mis le feu ?

— Attendez. Un brave homme du voisinage a eu vraiment une inspiration du ciel. Il est monté en courant dans les chambres, il a cherché un crucifix, l’a trouvé, l’a suspendu au cintre d’une fenêtre, a pris à la tête d’un lit deux cierges bénis, les a allumés et les a placés sur l’appui de la fenêtre, à droite et à gauche du crucifix. On regarde en haut ; à Milan, il faut le dire, la crainte de Dieu n’est pas éteinte. Tous sont rentrés en eux-mêmes. Le plus grand nombre, veux-je dire. Il y avait bien certains démons qui, pour voler, auraient mis le feu même au paradis ; mais, voyant que le peuple n’était pas de leur sentiment, ils ont été contraints de renoncer au projet et de se tenir tranquilles. Devinez maintenant qui l’on a vu tout à coup paraître. Tous nos seigneurs[59] du Duomo, en procession, la croix levée, en habit de chœur ; et Mgr  Mazenta, archiprêtre, s’est mis à prêcher d’un côté, et Mgr  Settala, pénitencier, de l’autre, et les autres de même : mais, braves gens, que voulez-vous donc faire ? mais est-ce là l’exemple que vous donnez à vos enfants ? mais retournez chez vous ; mais ne savez-vous pas que le pain est à bon marché, plus qu’auparavant ? mais allez voir, l’avis est affiché au coin des rues.

— Était-ce vrai ?

— Diable ! voudriez-vous que nos seigneurs du Duomo fussent venus en grande chape pour dire des chansons ?

— Et le peuple, qu’a-t-il fait ?

— Peu à peu on s’en est allé ; on a couru au coin des rues : et qui savait lire y a vu bien véritablement la taxe. Devinez : un sou le pain de huit onces.

— Comme c’est beau !

— La vigne est bien fleurie ; pourvu que ça tienne. Savez-vous combien de farine ils ont fait perdre entre hier et ce matin ? De quoi nourrir le duché pendant deux mois.

— Et pour le dehors, n’a-t-on fait aucune loi un peu bonne ?

— Ce qui s’est fait pour Milan est tout aux frais de la ville. Quant à vous autres, je ne sais que vous dire ; il en sera ce que Dieu voudra. Toujours est-il que le tapage est fini. Car je ne vous ai pas tout dit ; il me reste le meilleur.

— Qu’y a-t-il encore ?

— Il y a que, hier au soir ou ce matin, on en a arrêté plusieurs, et l’on a su tout aussitôt que les chefs seront pendus. Dès que ce bruit a commencé à se répandre, chacun est retourné chez soi par le chemin le plus court, pour ne pas risquer d’être du nombre. Milan, lorsque j’en suis sorti, avait l’air d’un couvent de moines.

— Et les pendra-t-on, en effet ?

— Sans doute, et bientôt, répondit le marchand.

— Et le peuple, que fera-t-il ? demanda encore celui qui avait fait l’autre question.

— Le peuple ? il ira voir, » dit le marchand. « Ils avaient tant d’envie de voir mourir un chrétien en plein air, qu’ils voulaient, les coquins ! s’en donner le plaisir avec M. le vicaire de provision. Ils auront en échange quatre vauriens, servis avec toutes les formalités d’usage, accompagnés de capucins et de frères de la bonne mort ; et du moins ceux-ci l’auront bien mérité. C’est fort heureux, voyez-vous ; c’était nécessaire. Déjà ils commençaient à prendre la mauvaise habitude d’entrer dans les boutiques et de se servir eux-mêmes, sans mettre la main à la bourse. Si on les avait laissés faire, après le pain ils en seraient venus au vin, et d’œuvre en œuvre. Figurez-vous si ces gens auraient jamais renoncé d’eux-mêmes et de leur propre gré à une habitude si commode. Et je vous assure que, pour un honnête homme qui tient boutique ouverte, c’était une pensée fort peu réjouissante.

— C’est très-vrai, dit l’un de ceux qui écoutaient. C’est très-vrai, répétèrent les autres tout d’une voix.

— Au reste, continua le marchand en s’essuyant la barbe avec sa serviette, c’était une chose préparée de longue main ; il y avait une ligue, savez-vous bien ?

— Il y avait une ligue ?

— Il y avait une ligue. Ce sont tous complots ourdis par les Navarrins, par ce cardinal de France, vous savez qui je veux dire, qui a un certain nom à demi turc, et qui chaque jour en imagine une nouvelle pour faire pièce à la couronne d’Espagne. Mais c’est surtout à Milan qu’il s’applique à jouer des tours de son métier, parce qu’il voit bien, le rusé compère, qu’ici est la force du roi.

— C’est sûr, cela.

— En voulez-vous une preuve ? Ceux qui ont fait le plus de bruit étaient des étrangers. On rencontrait des figures que dans Milan on n’avait jamais vues. J’oubliais même de vous dire un fait qui m’a été donné pour certain. La justice avait arrêté dans une auberge un homme… » Renzo, qui ne perdait pas une syllabe de ce discours, se sentit venir le frisson et tressaillir avant de pouvoir penser à se contenir. Personne cependant n’y prit garde, et le narrateur, sans s’interrompre, continua : « Un homme venu, on ne sait pas encore bien de quel côté, pas plus qu’on ne sait qui l’avait envoyé ni quelle espèce d’homme ce pouvait être ; mais sûrement c’était un des chefs. Déjà hier, dans le fort de la bagarre, il avait fait le diable ; et puis, non content de cela, il s’était mis à pérorer et à proposer, comme ça, une petite gentillesse, de tuer tous les messieurs. Mauvais coquin ! Et qui ferait vivre les pauvres gens, quand tous les messieurs seraient tués ? La justice, qui l’avait guetté, avait mis la main dessus ; on lui avait trouvé un paquet de lettres ; et on le menait en prison. Mais quoi ? ses compagnons, qui faisaient la ronde autour de l’auberge, sont venus en grand nombre et l’ont délivré, le scélérat !

— Et qu’est-il devenu ?

— On ne sait ; il se sera sauvé, ou peut-être est-il caché dans Milan. Ce sont gens qui n’ont ni feu ni lieu, et qui trouvent partout à se loger et se tapir ; aussi longtemps toutefois que le diable peut et veut leur prêter assistance. Ils donnent ensuite dans le filet au moment où ils y songent le moins, parce que, quand la poire est mûre, il faut qu’elle tombe. Pour le moment, on sait positivement que les lettres sont restées dans les mains de la justice, et que toute la trame y est décrite ; et l’on dit que bien des gens seront compromis. Tant pis pour eux ; ils ont mis la moitié de Milan sens dessus dessous, et ils voulaient faire pis encore. Ils disent que les boulangers sont des coquins. Je le sais, parbleu ! tout comme eux, cela ; mais il faut les pendre par voie de justice. Il y a du grain caché. Qui l’ignore ? Mais c’est l’affaire de ceux qui commandent d’avoir leurs mouches et de l’aller déterrer, et d’envoyer les accapareurs danser en l’air, en compagnie des boulangers. Et si ceux qui commandent n’en font rien, c’est à la ville à réclamer ; et si on ne l’écoute pas une première fois, réclamer encore, parce qu’à force de réclamer, on obtient ; et ne pas laisser s’établir cette scélérate habitude d’entrer dans les boutiques et les comptoirs, pour y prendre impunément ce qui s’y trouve. »

Le peu que Renzo avait mangé s’était changé en autant de poison. Les minutes lui semblaient des siècles, dans son impatience de se voir dehors et bien loin de cette auberge, de ce pays ; et plus de dix fois il s’était dit à lui-même : « Partons, partons ! » Mais sa première crainte de donner du soupçon, alors accrue outre mesure, et devenue maîtresse absolue de toutes ses pensées, l’avait tout autant de fois retenu cloué sur son banc. Dans cette perplexité, il pensa que le conteur devait pourtant finir de parler de lui, et il décida en lui-même de se lever aussitôt qu’il entendrait entamer quelque autre sujet de sa conversation.

« Et voilà pourquoi, dit l’un de ceux de la compagnie, moi qui sais comment vont ces sortes d’affaires, et que, lorsqu’il y a tumulte quelque part, les honnêtes gens n’y sont pas bien, je ne me suis pas laissé gagner par la curiosité, et je suis resté chez moi.

— Et moi, ai-je bougé ? dit un autre.

— Moi, ajoute un troisième, si par hasard je m’étais trouvé à Milan, j’aurais laissé là toute affaire quelconque, et je serais revenu bien vite au logis. J’ai femme et enfants ; et puis, je le dis franchement, le tapage n’est pas de mon goût. »

En ce moment l’hôte, qui s’était arrêté comme les autres à écouter, vint à l’autre bout de la table pour voir ce que faisait son étranger. Renzo saisit le moment, il appela l’hôte d’un signe, lui demanda son compte, le paya sans marchander, quoique les eaux fussent déjà bien basses ; et, sans dire un mot de plus, il alla droit vers la porte, franchit le seuil ; et, sous la conduite de la Providence, il s’achemina du côté opposé à celui d’où il était venu.



CHAPITRE XVII.


Il suffit souvent d’une envie pour ne pas laisser un homme en repos ; jugez ce que c’est quand elles sont deux, et en guerre l’une avec l’autre. Depuis plusieurs heures, comme vous savez, le pauvre Renzo en avait deux en semblable disposition, l’envie de courir et celle de demeurer caché ; et les fâcheuses paroles du marchand les avaient du même coup portées l’une et l’autre à l’extrême. Son aventure avait donc fait du bruit ; on voulait donc l’avoir à tout prix ; qui sait combien de sbires sont en campagne pour lui donner la chasse ? quels ordres ont été expédiés pour le découvrir dans les villages, dans les auberges, sur les chemins ? À la vérité, il pensait qu’après tout il n’y avait que deux sbires qui le connussent, et qu’il ne portait pas son nom écrit sur son front ; mais il se rappelait certaines histoires qu’il avait entendu raconter, de fugitifs découverts et saisis par des circonstances extraordinaires, reconnus à leur démarche, à leur air inquiet, à d’autres signes auxquels ils ne songeaient pas ; et tout lui faisait ombrage. Quoique, au moment où il sortait de Gorgonzola, l’horloge du lieu sonnât vingt-quatre heures[60], et que l’obscurité qui s’approchait diminuât toujours plus ces dangers, il n’en prit pas moins à contre-cœur la grande route, et se proposa d’entrer dans le premier sentier qui lui paraîtrait mener vers l’endroit où il désirait si vivement d’aboutir. Dans le commencement de sa marche, il rencontra quelques passants ; mais l’imagination pleine de ces sombres appréhensions, il n’eut le courage d’en aborder aucun pour se faire mettre sur la voie. « Il a dit six milles, cet autre, pensait-il : quand même, en ne suivant pas la route, les six se changeraient en huit ou dix, les jambes qui ont fait les premiers feront bien encore ceux-ci. Pour sûr, je ne vais pas vers Milan ; donc, je vais vers l’Adda. En marchant et marchant encore, tôt ou tard, j’y arriverai. L’Adda a bonne voix ; et, quand j’en approcherai, je n’aurai plus besoin qu’on me l’indique. S’il y a quelque barque pour passer, je passe tout de suite ; sinon, je m’arrêterai jusqu’au matin, dans un champ, sur un arbre, comme les moineaux : il vaut mieux coucher sur un arbre qu’en prison. »

Bientôt il vit un petit chemin à gauche ; il le prit. À l’heure qu’il était, s’il avait rencontré quelqu’un, il n’aurait plus fait tant de cérémonies pour lui adresser sa question ; mais il n’entendait âme qui vive. Il allait donc où le chemin le conduisait, et se parlait ainsi à lui-même :

« Moi faire le diable ! moi tuer tous les messieurs ! un paquet de lettres, moi ! Mes compagnons postés pour me garder ! Je donnerais quelque chose de bon pour me trouver face à face avec ce marchand au-delà de l’Adda (ah ! quand l’aurai-je passée, cette bienheureuse Adda !), et l’arrêter, et lui demander à mon aise où il a pêché tous ces beaux renseignements. Or, sachez, mon cher monsieur, que la chose s’est passée de telle et telle façon, et que ma manière de faire le diable a été d’aider Ferrer comme s’il eût été mon frère ; sachez que, ces coquins qui, à vous entendre, étaient mes amis, ont voulu, pour une parole de bon chrétien que dans un certain moment j’ai osé dire, me faire un vilain badinage ; sachez que, pendant que vous étiez à garder votre boutique, je me faisais enfoncer les côtes pour sauver votre monsieur le vicaire de provision que je n’ai vu ni connu de ma vie. On peut attendre une autre fois que je bouge pour porter secours à ces messieurs… Il est vrai qu’il faut le faire pour le bien de notre âme : eux aussi sont notre prochain. Et ce gros paquet de lettres où était tout le complot, et qui se trouve maintenant dans les mains de la justice, comme vous le donnez pour certain ; gageons que je vous le fais ici apparaître, sans l’aide du diable. Seriez-vous curieux de le voir, ce paquet ? Le voilà… Une seule lettre ?… Oui, monsieur, une seule lettre ; et cette lettre, si vous voulez le savoir, a été écrite par un religieux qui peut vous apprendre votre catéchisme quand bon vous semblera ; un religieux dont, sans vous faire tort, un seul poil de barbe vaut plus que toute la vôtre ; et elle est écrite, cette lettre, comme vous voyez, à un autre religieux, encore un homme, celui-là… Vous voyez à présent quels sont ces vauriens que j’ai pour amis. Apprenez donc à parler une autre fois ; surtout quand il s’agit du prochain. »

Mais, au bout de quelque temps, ces pensées et d’autres semblables cessèrent tout à fait dans l’esprit du pauvre voyageur. Sa situation présente occupait toutes ses facultés. La crainte d’être découvert ou poursuivi, qui lui avait fait trouver son voyage de jour si pénible, ne le tourmentait plus maintenant ; mais que de choses lui rendaient celui-ci bien plus fâcheux encore ! L’obscurité, la solitude, sa fatigue qui augmentait et devenait douloureuse ; avec cela, il soufflait une petite bise sourde, égale, pénétrante, qui ne pouvait guère être de son goût, vêtu comme il était encore des mêmes habits qu’il s’était mis pour aller en quatre sauts à ses noces, et revenir aussitôt triomphant à sa maison ; et ce qui aggravait pour lui toutes ces peines était d’aller ainsi à l’aventure, et l’on peut dire à tâtons, cherchant un lieu de repos et de sûreté.

Lorsqu’il passait par quelque village, il marchait avec le moins de bruit possible, regardant toutefois s’il n’y aurait pas encore quelque porte ouverte ; mais il ne vit nulle part d’autre indice de gens qui ne dormissent point que quelque petite lumière à travers les vitres de fenêtres fermées. Hors des lieux habités, il s’arrêtait de temps en temps ; il prêtait l’oreille pour reconnaître s’il n’entendait pas cette voix si désirée de l’Adda ; mais c’était en vain. Il n’entendait d’autres voix que des hurlements de chiens dans quelque ferme isolée, et dont le son vague dans l’air arrivait à ses oreilles tout à la fois plaintif et menaçant. À mesure qu’il approchait de quelqu’une de ces habitations, les hurlements se changeaient en abois précipités et pleins de colère : au moment où il passait devant la porte, il entendait, il voyait presque la méchante bête qui, le museau contre le joint des ballants, redoublait ses cris de fureur ; et il en perdait la tentation de frapper et de demander asile. Peut-être même, quand il n’y eût pas eu de chiens, n’aurait-il pu s’y résoudre. « Qui est là ? pensait-il : que demandez-vous à l’heure qu’il est ? Comment êtes-vous venu ici ? Faites-vous connaître. N’y a-t-il pas des auberges pour loger les gens ? — Voilà, dans la supposition la meilleure, ce qu’ils me diront si je frappe ; heureux si là-dedans ne dort pas quelque poltron qui, à tout événement, commence par crier : Au secours ! au voleur ! Il faut avoir tout de suite quelque chose de net à répondre : et qu’ai-je à répondre, moi ? Celui qui entend du bruit pendant la nuit n’a d’abord en tête que voleurs, brigands, mauvais coups : on ne s’imagine pas qu’un honnête homme puisse la nuit courir les chemins, si ce n’est un seigneur dans sa voiture. » Alors il réservait ce parti pour la dernière extrémité, et allait de l’avant, avec l’espérance, sinon de passer l’Adda dans cette nuit, au moins de la découvrir et de n’avoir pas à la chercher en plein jour.

Marchant, marchant toujours, il arriva là où les champs cultivés finissaient insensiblement en une brande parsemée de joncs et de fougère. Il crut en ceci voir, sinon l’indice qu’un fleuve n’était pas loin, du moins quelque raison de le supposer, et il poursuivit sa marche dans cette brande, en suivant un sentier qui la traversait. Après y avoir fait quelques pas, il s’arrêta pour écouter, mais inutilement encore. Le souci de son voyage s’augmentait par l’aspect sauvage de ce lieu, où il ne voyait plus ni une vigne, ni un mûrier, ni aucun de ces signes de culture montrant la main de l’homme, et qui, jusqu’alors, avaient semblé lui faire une sorte de compagnie. Il avança cependant encore ; et, comme certaines images, certaines apparitions commençaient à se réveiller dans son esprit, où elles avaient été laissées en dépôt par les histoires qu’il avait ouï raconter dans son enfance, il se mit, pour les chasser ou pour les apaiser, à réciter, en cheminant, des prières pour les morts.

Peu à peu, il se trouva parmi des touffes éparses d’arbustes plus élevés, des genêts épineux, des chênes nains, des bruyères. Continuant d’avancer, et allongeant le pas, mais un pas moins résolu qu’impatient, il commença à voir parmi les arbustes quelques arbres disséminés ; allant encore, toujours dans le même sentier, il s’aperçut qu’il entrait dans un bois. Il éprouvait une certaine répugnance à s’y engager ; toutefois, il la vainquit, et alla de l’avant ; mais plus il allait, plus sa répugnance augmentait, plus chaque objet lui devenait désagréable. Les arbres qu’il voyait de loin lui représentaient des figures étranges, difformes, monstrueuses ; leur ombre l’offusquait, cette ombre tremblante que leurs cimes légèrement agitées répandaient sur le sentier éclairé çà et là par la lune ; le bruit même des feuilles mortes qu’il foulait en marchant avait, pour son oreille, je ne sais quoi de déplaisant et de fâcheux. Il éprouvait dans les jambes comme une inquiétude qui les poussait à courir en même temps qu’elles lui semblaient avoir peine à soutenir sa personne. Il sentait l’air de la nuit frapper plus aigre et plus cuisant sur son front et ses joues ; il le sentait passer entre ses habits et son corps, crisper ses membres brisés par la fatigue, les pénétrer jusqu’aux os, y éteindre le peu de vigueur qui pouvait y rester encore. Il y eut un moment où, le nuage noir dans son âme, cette horreur confuse et vague contre laquelle elle luttait depuis quelque temps, sembla tout à coup la vaincre. Sa tête fut sur le point de s’égarer tout à fait ; mais, effrayé par-dessus tout de sa terreur même, il rappela à lui ses esprits et commanda à son cœur de tenir bon. Ainsi raffermi pour un moment, il s’arrêta tout court à réfléchir, et il allait prendre le parti de sortir au plus tôt de ce lieu par le chemin qu’il avait déjà parcouru, d’aller droit au dernier village par où il avait passé, de retourner parmi les hommes et d’y chercher un asile, fût-ce même dans une hôtellerie. Pendant qu’il était ainsi arrêté, ses pieds n’agitant plus les feuilles, tout faisant silence autour de lui, il croit entendre, il entend un bruit sourd et comme le murmure d’une eau courante. Il prête l’oreille, il en est sûr : « C’est l’Adda ! » s’écrie-t-il. Ce fut un ami, un frère, un sauveur qu’il retrouvait. À l’instant sa fatigue disparaît en quelque sorte ; son pouls revient ; son sang, reprenant sa chaleur, circule avec liberté dans ses veines ; sa pensée renaît à la confiance ; cette couleur incertaine et sombre, sous laquelle les objets se présentaient à son esprit, se dissipe en grande partie ; il ne balance plus à s’enfoncer davantage dans le bois, en dirigeant ses pas vers ce bruit qui est une voix amie pour son cœur.

En peu de moments, il arrive à l’extrémité de la plaine, sur le bord d’une rive élevée ; et, regardant en bas parmi les arbustes dont elle était garnie, il vit l’eau briller et couler à ses pieds. Relevant ensuite ses regards, il vit la vaste plaine de l’autre bord, parsemée d’habitations et de villages, puis, au-delà, les coteaux, et, sur l’une de ces hauteurs, une grande tache blanchâtre qui lui parut devoir être une ville, Bergame à coup sûr. Il descendit un peu sur la pente, et, de ses mains et ses bras écartant les broussailles, il chercha des yeux si quelque petite barque ne serait point en mouvement sur le fleuve ; il écouta si quelque bruit de rames ne s’y ferait pas entendre ; mais il ne vit et n’entendit rien. Si ce n’avait été un fleuve tel que l’Adda, Renzo n’eût pas hésité à descendre pour en tenter le passage à gué ; mais il savait qu’avec l’Adda pareilles libertés n’étaient pas permises.

Il se mit alors à tenir conseil en lui-même bien posément sur le parti qu’il avait à prendre. Grimper sur un arbre, et y attendre le jour pendant six heures peut-être qu’il pouvait encore tarder à venir, avec ce froid si piquant, avec cette rosée si glacée, et vêtu d’habits tels que les siens, c’eût été plus qu’il n’en fallait pour le transir tout à fait. Se promener en long et en large pendant tout ce temps était non-seulement un moyen peu efficace pour se garantir de l’âpreté du serein ; mais c’eût été aussi trop demander à ces pauvres jambes qui avaient déjà rempli au-delà de leur tâche. Il se souvint qu’il avait vu dans l’un des champs les plus rapprochés de la brande inculte une de ces cabanes couvertes de chaume, construites en bois et branchages avec enduit de terre, où les paysans du Milanais ont coutume, pendant l’été, de déposer leur récolte et de se retirer la nuit pour la garder ; dans les autres saisons elles demeurent abandonnées. Il décida aussitôt d’en faire son logement ; il reprit le sentier, repassa le bois, les bruyères, la brande, et marcha vers la cabane. Une mauvaise porte, disjointe et vermoulue, était rabattue, sans serrure et sans clef, sur l’entrée ; Renzo l’ouvrit et entra ; il vit suspendue en l’air et soutenue par des cordes de branchages une claie en guise de hamac ; mais il ne se soucia point d’y monter. Il vit à terre un peu de paille et pensa qu’en ce lieu, tout comme dans un autre, un sommeil de quelques heures ne serait pas sans douceur.

Toutefois, avant de s’étendre sur ce lit que la Providence lui avait réservé, il s’y agenouilla pour la remercier de ce bienfait et de toute l’assistance qu’il en avait reçue dans cette terrible journée. Il dit ensuite ses prières ordinaires, et de plus il demanda pardon à Dieu de les avoir omises le soir précédent, ou même, pour rapporter ses propres paroles, de s’être mis au lit comme un chien ou pis encore. « Et c’est pour cela, » ajouta-t-il ensuite en lui-même, en appuyant ses mains sur la paille, et d’agenouillé qu’il était se laissant aller et se couchant, « c’est pour cela que le matin j’ai eu ce beau réveil. » Il ramassa toute la paille qui restait autour de lui, se l’arrangea sur le corps de manière à s’en faire du mieux possible une espèce de couverture pour se garantir, tant bien que mal, du froid qui dans ce gîte même se faisait assez vivement sentir, et il se blottit là-dessous, avec l’intention de faire un bon somme qu’il lui semblait avoir acheté au-delà même de son prix.

Mais à peine eut-il fermé l’œil qu’il commença à se faire dans sa mémoire ou dans son imagination (je ne saurais dire l’endroit bien au juste) un va et vient si actif et si continuel d’un si grand nombre de personnes, que le sommeil ne put que s’enfuir ; le marchand, le notaire, les sbires, le fourbisseur, l’hôte, Ferrer, le vicaire, la société de l’auberge, toute cette tourbe des rues, puis don Abbondio, puis don Rodrigo ; tous gens avec lesquels Renzo avait matière à discours.

Trois seules images s’offraient à lui dégagées de toute amère souvenance, exemptes de tout soupçon, n’ayant rien qui ne les fît aimer ; et, parmi elles, deux surtout, bien différentes sans doute l’une de l’autre, mais étroitement liées ensemble dans le cœur du jeune homme ; une tresse noire et une barbe blanche. Mais le plaisir même qu’il éprouvait en arrêtant sur elles sa pensée n’était rien moins qu’un plaisir tranquille et pur. En songeant au bon religieux, il rougissait davantage encore de ses propres écarts, de sa honteuse intempérance, de son peu d’égards pour les conseils paternels du saint homme ; et s’il contemplait l’image de Lucia ! Nous n’essaierons point de dire ce qu’alors il ressentait : le lecteur connaît les circonstances ; qu’il se le figure. La pauvre Agnese enfin, pouvait-il l’oublier ? Cette Agnese qui l’avait choisi, qui l’avait déjà considéré comme ne faisant qu’un avec sa fille unique, et, avant même qu’il pût lui donner le titre de mère, en avait pris pour lui le langage et les sentiments, en lui témoignant par des faits son affectueuse sollicitude. Mais celui-ci était un chagrin de plus et non sans doute le moins sensible, que de voir cette pauvre femme, précisément à cause de son attachement pour lui, des intentions si bienveillantes qu’elle lui avait montrées, de la voir maintenant chassée de sa demeure, errante en quelque sorte, ne sachant ce que serait son avenir, et, ne recueillant que malheurs et que peines de ce qu’elle avait cru devoir assurer le repos et la joie de ses vieux jours. Quelle nuit, pauvre Renzo ! Cette nuit qui devait être la cinquième de son mariage ! Quelle chambre ! Quel lit nuptial ! Et après quelle journée ! Et pour arriver à quel lendemain, à quelle suite de jours ! « À la volonté de Dieu, » répondait-il aux pensées qui lui causaient le plus de chagrin ; « à la volonté de Dieu. Il sait ce qu’il fait ; pour nous aussi Dieu est là. Que tout ceci me compte pour mes péchés. Lucia est si pieuse ! Ce bon maître ne voudra pas la faire souffrir trop longtemps.

Au milieu de ces pensées, désespérant de pouvoir s’endormir, et le froid lui devenant de plus en plus incommode, jusqu’à le faire grelotter de temps en temps et faire claquer ses dents malgré lui, il soupirait après l’arrivée du jour et mesurait avec impatience la marche lente des heures. Je dis qu’il la mesurait, parce que, à chaque demi-heure, il entendait, dans ce vaste silence, résonner les coups d’une horloge ; je pense que ce devait être celle de Trezzo. Et la première fois que ce tintement frappa son oreille, inattendu comme il était et sans offrir avec soi aucune idée du lieu d’où il pouvait venir, il apporta dans son âme je ne sais quoi de mystérieux et de solennel, quelque chose qui s’y faisait sentir comme un avertissement qui lui fût venu d’une personne cachée à ses regards et dont la voix lui était inconnue.

Lorsqu’enfin ce battant de cloche eut frappé onze coups[61], c’est-à-dire l’heure que Renzo avait fixée pour son lever, il se souleva à demi perclus, se mit à genoux, récita, et avec plus de ferveur qu’à l’ordinaire, ses prières du matin, se dressa sur ses pieds, étendit ses bras et ses jambes, secoua sa taille et ses épaules, comme pour remettre l’accord de ses membres qui semblaient agir chacun par soi, souffla dans l’une, puis dans l’autre de ses deux mains, les frotta, ouvrit la porte de la cabane, et avant tout il regarda des divers côtés pour voir s’il n’y avait personne. Ne voyant personne, en effet, il chercha des yeux le sentier qu’il avait suivi le soir précédent, le reconnut aussitôt et le prit pour s’acheminer.

Le ciel promettait une belle journée ; la lune, près d’achever son cours, pâle et sans rayons, se détachait cependant sur cet immense champ d’un gris mêlé d’azur qui, bien bas vers l’orient, se perdait par degrés insensibles dans une teinte jaune et rosée. Plus près encore de l’horizon s’étendaient en longues bandes inégales quelques nuages où le bleu et le brun confondaient leurs nuances, et dont les plus bas présentaient à leur bord inférieur comme une ligne de feu qui de moment en moment devenait plus vive et plus tranchante. Au midi, d’autres nuages, ramassés ensemble, légers et moelleux, pour ainsi dire, allaient s’illuminant de mille couleurs auxquelles on ne saurait donner un nom. C’était ce ciel de Lombardie, si beau quand il est dans sa beauté, si splendide et si calme. Si Renzo s’était trouvé là se promenant, il aurait certainement levé les yeux et admiré cette naissance du jour si différente de celle qu’il était habitué à voir dans ses montagnes ; mais il ne faisait attention qu’à son chemin et marchait à grands pas, tant pour se réchauffer que pour arriver plus vite. Il passe les champs de culture, il passe la brande, il passe les bruyères, il traverse le bois, regardant de côté et d’autre et riant, non sans quelque honte, du trouble intérieur qu’il y avait ressenti quelques heures auparavant ; il est sur le haut de la rive, il regarde en bas ; et à travers les branches il voit une petite barque de pêcheur qui venait lentement contre le cours de l’eau, en rasant la terre de ce côté. Il descend aussitôt par la voie la plus courte, se la frayant dans les broussailles ; il est sur le bord ; presque à voix basse il appelle le pêcheur ; et avec l’intention de paraître lui demander un service de peu d’importance, mais en prenant, sans s’en apercevoir, un air à demi suppliant, il lui fait signe d’aborder. Le pêcheur promène un regard attentif tout au long de la rive, en avant sur l’eau qui vient, en arrière sur l’eau qui s’éloigne, puis il dirige la proue vers Renzo et touche terre. Renzo qui, tout à fait sur le bord, avait presque un pied dans l’eau, saisit la pointe de la barque, saute dedans et dit :

« Voulez-vous me rendre le service, en payant, de me passer à l’autre bord ? »

Le pêcheur l’avait deviné et déjà tournait vers cette direction. Renzo, voyant dans le fond de la barque une autre rame, se baissa et la saisit.

« Tout beau, tout beau, » dit le patron ; mais en voyant ensuite avec quel savoir-faire le jeune homme avait pris l’instrument et se disposait à le manier : « Ah ! ah ! reprit-il, vous êtes du métier.

— Quelque peu, » répondit Renzo, et il se mit à l’ouvrage avec une vigueur et une habileté qui dénotaient mieux qu’un amateur. Sans jamais ralentir le jeu de sa rame, il jetait de temps en temps un coup d’œil soucieux sur la rive d’où ils s’éloignaient, puis un autre coup d’œil impatient vers celle où se dirigeait leur marche, et il se tourmentait de ne pouvoir y arriver par la ligne la plus courte ; car le courant était, en cet endroit, trop rapide pour qu’il fût possible de le couper directement ; et la barque, partie en rompant, partie en suivant le fil de l’eau, était obligée de faire le trajet par la diagonale. Comme il arrive dans toutes les affaires un peu embrouillées, où les difficultés se présentent d’abord en masse et se montrent ensuite en détail dans l’exécution, Renzo, maintenant que l’Adda était, on peut dire, passée, s’inquiétait de savoir si là le fleuve marquait la frontière, ou si, après avoir surmonté cet obstacle, il lui en resterait à surmonter un autre. C’est pourquoi, appelant le pêcheur et montrant d’un signe de tête cette tache blanchâtre qu’il avait vue la nuit précédente et qui maintenant lui apparaissait bien plus distinctement, il dit : « Est-ce Bergame, ce pays là-haut ?

— La ville de Bergame, répondit le pêcheur.

— Et cette rive-là, est-elle Bergamasque ?

— Terre de Saint-Marc[62].

— Vive saint Marc ! » s’écria Renzo. Le pêcheur ne dit rien.

Ils touchent enfin à cette rive. Renzo s’y élance ; il remercie Dieu intérieurement, et puis le batelier par la parole ; il met la main dans sa poche, en tire une berlinga qui, vu les circonstances, n’était pas pour lui d’une mince valeur, et la présente à cet honnête homme. Celui-ci, après avoir encore donné son coup d’œil sur la rive milanaise, et sur le fleuve par en haut et par en bas, tendit la main, prit le pourboire, le plaça où il devait être ; puis il serra ses lèvres, et de plus il mit l’index en croix, accompagnant ce geste d’un signe de l’œil expressif, après quoi il dit : « Bon voyage, » et s’en retourna.

Pour que l’obligeance, si prompte et si discrète, de cet homme envers un inconnu n’étonne pas trop le lecteur, nous devons l’informer que ce batelier, appelé souvent par des contrebandiers et des bandits à leur rendre un semblable service, était dans l’habitude de se prêter à cette demande, non pas autant pour le profit modique et incertain qui pouvait lui en revenir que pour ne pas se faire des ennemis dans de pareilles classes. Il s’y prêtait, dis-je, toutes les fois qu’il pouvait se promettre de n’être pas vu par des employés des gabelles, des sbires ou des gens explorateurs. Ainsi, sans être plus l’ami des uns que des autres, il cherchait à les satisfaire tous avec cette impartialité dont fait profession celui qui est obligé d’avoir affaire à certaines personnes, et soumis à rendre compte à certaines autres.

Renzo s’arrêta un instant sur la rive à contempler la rive opposée, cette terre qui, peu de moments avant, brûlait si fort sous ses pieds.

« Ah ! j’en suis dehors tout de bon ! » fut sa première pensée. « Reste là, maudit pays ! » fut la seconde, l’adieu à la patrie. Mais la troisième courut aussitôt vers ceux que dans ce pays il laissait. Alors il croisa ses bras sur sa poitrine, poussa un soupir, baissa les yeux sur l’eau qui coulait à ses pieds, et se dit :

« Elle a passé sous le pont ! » C’est ainsi que, selon l’usage de son endroit, il appelait par un sous-entendu le pont de Lecco.

« Ah ! monde perfide ! Enfin, à la volonté de Dieu ! »

Il tourna le dos à ces tristes objets et se mit en marche, prenant pour point de mire la tache blanchâtre sur la pente de la montagne, en attendant qu’il trouvât quelqu’un pour se faire indiquer plus précisément son chemin. Et il fallait voir avec quelle aisance il accostait les passants, et, sans chercher tant de détours, nommait le pays où son cousin habitait. Il sut, du premier auquel il s’adressa, qu’il lui restait encore neuf milles à faire.

Ce voyage ne fut point gai. Sans parler des peines que Renzo portait avec lui, ses yeux étaient à tout moment attristés par des objets affligeants et de nature à l’avertir qu’il trouverait dans le pays, où il s’avançait, la même disette qu’il avait laissée dans le sien. Sur tout son chemin, et plus encore dans les bourgs et les villages, il rencontrait à chaque pas des pauvres qui ne l’étaient point par métier et montraient sur leur visage plus que par leurs vêtements leur misère et leur souffrance : des paysans, des montagnards, des artisans, des familles entières ; et de tous il n’entendait qu’un long mélange de prières, de plaintes et de gémissements. Cette vue, outre la compassion et la tristesse qu’elle faisait naître dans son cœur, le mettait encore en souci pour lui-même.

« Qui sait, se disait-il, si je trouverai à faire mes affaires ? s’il y a de l’ouvrage comme dans les années précédentes ? Mais enfin, Bortolo me voulait du bien, c’est un bon garçon ; il a gagné de l’argent ; il m’a appelé vers lui bien des fois ; il ne m’abandonnera pas. Et puis, la Providence m’a aidé jusqu’à présent ; elle m’aidera encore pour l’avenir. »

Cependant son appétit, déjà réveillé depuis quelque temps, allait croissant en raison du chemin que faisaient ses jambes ; et quoiqu’au moment où il commença à s’en occuper, il se sentît en état de le supporter sans trop de peine jusqu’au bout des deux ou trois milles qu’il avait encore à laisser derrière lui, il fit d’un autre côté réflexion qu’il serait peu séant de sa part de se présenter à son cousin comme un nécessiteux et de lui dire, pour premier compliment : Donne-moi à manger. Il tira de sa poche toutes ses richesses, les fit courir dans une de ses mains et en établit la somme. Ce n’était pas un compte qui exigeât beaucoup d’arithmétique ; mais cependant il y avait largement de quoi faire un petit repas. Il entra dans une hôtellerie pour se restaurer ; et en effet, lorsqu’il eut payé, il lui resta encore quelque monnaie.

En sortant, il vit près de la porte, étendues plutôt qu’assises sur le sol de la rue, où il faillit les heurter du pied sans le vouloir, deux femmes, l’une d’un certain âge, l’autre plus jeune tenant dans ses bras un petit enfant qui, après avoir enfin sucé deux mamelles épuisées, pleurait pitoyablement ; leur teint était celui de la mort. Tout auprès se tenait debout un homme dont la figure et les membres laissaient voir encore les marques d’une ancienne vigueur, maintenant domptée et comme éteinte par sa longue souffrance. Tous trois tendirent la main vers le jeune homme qui sortait d’un pas leste et avec l’air ragaillardi. Aucun d’eux ne parla ; que pouvait dire de plus une prière ?

« Elle existe, la Providence ! » dit Renzo ; et, mettant aussitôt la main dans sa poche, il la vida du peu de numéraire qui pouvait y rester, le mit dans la main qu’il vit le plus près de lui, et reprit son chemin.

Son repas et sa bonne action (puisqu’il est vrai que nous sommes composés d’une âme et d’un corps) avaient réconforté son cœur et rasséréné toutes ses idées ; et il est certain qu’en se dépouillant ainsi de ses dernières espèces, il avait acquis plus de confiance pour son avenir que ne lui en aurait donné une somme dix fois plus forte dont il eût fait la trouvaille. Car si, pour soutenir dans ce jour ces malheureux qui expiraient de besoin dans la rue, la Providence avait tenu en réserve les derniers sous d’un étranger, fugitif, incertain lui-même des moyens qu’il aurait pour vivre, comment penser qu’elle voulût laisser sans ressources celui dont elle s’était servie pour cette œuvre, à qui elle avait donné un sentiment si vif d’elle-même, un sentiment si efficace et si résolu ? C’était à peu près là ce que pensait le jeune homme, quoique d’une manière moins claire encore que je n’ai su le rendre. Dans le reste de sa route, revenant à songer à sa situation, il y voyait tout s’aplanir. La disette devait avoir un terme ; tous les ans on moissonne ; en attendant, il avait le cousin Bortolo et sa propre industrie. Outre cela il possédait dans sa maison un petit pécule qu’il se ferait au plus tôt envoyer. Avec cet argent, au pis aller, il vivrait jusqu’à ce que revînt l’abondance.

« La voilà enfin de retour, l’abondance, poursuivait-il dans son imagination ; l’ouvrage a repris et va grand train ; les maîtres se disputent à qui aura des ouvriers milanais, comme étant ceux qui savent bien le métier ; les ouvriers milanais lèvent la tête ; qui veut des gens habiles, doit les payer. On gagne de quoi vivre pour plus d’un, et de quoi mettre un peu de côté. On fait écrire aux femmes de venir… Et puis d’ailleurs, pourquoi renvoyer si loin ? N’est-il pas vrai qu’avec ce petit fonds que nous avons en réserve, nous aurions vécu là-bas tout cet hiver ? Nous vivrons de même ici. Des curés, il y en a partout. Ces deux chères femmes arrivent ; on s’établit. Quel plaisir de venir se promener sur ce même chemin tous ensemble ! d’aller jusqu’à l’Adda en carriole, et de faire un goûter sur la rive, tout à fait sur la rive, et de montrer aux femmes l’endroit où je me suis embarqué, les broussailles à travers lesquelles je suis descendu, cette place d’où j’ai regardé s’il y avait un bateau ! »

Il arrive au pays du cousin ; en y entrant, ou même avant d’y entrer, il remarque une maison fort élevée, à plusieurs rangs de longues fenêtres ; il reconnaît une filature, il entre, il demande, en élevant la voix au milieu du bruit de l’eau tombante et des roues, si c’est là qu’habite un certain Bortolo Castagneri.

« M. Bortolo ? Le voilà !

— Monsieur ! C’est bonne marque, » pensa Renzo. Il voit le cousin, il court à lui. Celui-ci se tourne, reconnaît le jeune homme, qui lui dit :

« Me voici. » Le cousin poussa un cri de surprise ; l’un et l’autre lèvent les bras et se les jettent au cou mutuellement ; après le premier accueil, Bortolo mène notre jeune homme loin du bruit des engins et des regards des curieux, dans une autre pièce et lui dit :

« Je te vois volontiers, mais tu es un bienheureux enfant. Je t’avais engagé bien des fois à venir ; tu n’as jamais voulu ; maintenant tu arrives dans un moment un peu critique.

— Si je dois te le dire, je ne suis pas venu de mon propre gré, » dit Renzo ; et le plus brièvement possible, mais non sans beaucoup d’émotion, il lui raconta sa douloureuse histoire.

« C’est une autre paire de manches, dit Bortolo. Oh ! pauvre Renzo ! Mais tu as compté sur moi ; et moi, je ne t’abandonnerai pas. À dire vrai, dans ce moment on ne recherche pas les ouvriers ; c’est même tout au plus si chacun garde les siens, pour ne pas les perdre et déranger son train de commerce ; mais notre maître me veut du bien, et il est à son aise. Je puis même te dire, sans me vanter, que c’est à moi qu’il le doit en grande partie. Il a fourni le capital, et moi mon petit savoir-faire. Je suis son premier ouvrier, sais-tu bien ? et, à dire la chose comme elle est, je suis son factotum. Pauvre Lucia Mondella ! Je me la rappelle comme si c’était hier ; une brave fille ! toujours celle qui se tenait le mieux à l’église ; et quand on passait devant sa petite maison… Il me semble la voir, cette petite maison, à quelques pas hors du village, avec ce beau figuier qui dépassait le mur…

— Non, non, ne parlons pas de cela.

— Je veux dire que, quand on passait devant cette petite maison, toujours on entendait ce rouet qui tournait, tournait, tournait. Et ce don Rodrigo ! Déjà, de mon temps, il prenait ce chemin ; mais maintenant, à ce que je vois, il fait tout à fait le diable pendant que Dieu lui laisse la bride sur le cou. Ainsi donc, comme je te disais, ici on souffre un peu de la faim… À propos, comment es-tu en appétit ?

— J’ai mangé il y a peu de temps, en route.

— Et en espèces, comment sommes-nous ? »

Renzo étendit sa main, l’approcha de sa bouche, et y souffla dessus légèrement.

« N’importe, dit Bortolo, j’en ai, que ce ne soit pas là ton souci. Bientôt, les choses venant à changer, s’il plaît à Dieu, tu me le rendras, et il t’en restera même pour toi.

— J’ai chez moi quelque petit fonds, et je me le ferai envoyer.

— C’est bon ; et, en attendant, compte sur moi. Dieu m’a donné du bien, pour que je fasse du bien aux autres ; et si je n’en fais pas à mes parents et à mes amis, à qui est-ce que j’en ferai ?

— Quand je l’ai dit, qu’il y a une Providence ! s’écria Renzo en serrant affectueusement la main de son bon cousin.

— Ainsi donc, reprit celui-ci, à Milan ils ont fait tout ce vacarme. Ils me semblent un peu fous, ces gens-là. Le bruit en a couru ici ; mais je veux que tu me racontes tout cela plus en détail. Oh ! nous n’en manquons pas, de choses à nous dire. Ici, vois-tu, cela se passe d’une manière plus tranquille, et l’on fait les choses avec plus de bon sens. La ville a acheté deux mille charges de blé d’un marchand qui demeure à Venise ; c’est du blé qui vient de Turquie ; mais quand il s’agit de manger, on n’y regarde pas de si près. Mais écoute ce qui arrive ; il arrive que les gouverneurs de Vérone et de Brescia ferment le passage et disent : Ici le blé ne passe pas. Que font les Bergamasques ? Ils envoient à Venise Lorenzo Torre, un docteur, mais de ceux qui comptent. Il part en toute hâte, il se présente au doge et lui dit : Quelle idée est donc venue à ces messieurs les gouverneurs ? Mais un discours ! un discours, dit-on, à faire imprimer. Ce que c’est que d’avoir un homme qui ait la langue bien pendue ! Sur-le-champ, ordre de laisser passer le grain ; et les gouverneurs sont obligés non-seulement de le laisser passer, mais encore de le faire escorter ; et il est en voyage. On a aussi pensé au territoire. Giovanbattista Biava, nonce de Bergame à Venise (encore un homme celui-là), a fait comprendre au sénat que, dans la campagne aussi, on souffrait de la faim, et le sénat a accordé quatre mille mesures de millet. Cela aide d’autant à faire du pain. Et puis, veux-tu le savoir ? s’il n’y a pas de pain, nous mangerons autre chose. Le Seigneur m’a donné du bien, comme je t’ai dit. Maintenant je vais te conduire chez mon maître ; je lui ai parlé bien souvent de toi, et il te fera bon accueil. C’est un bon gros Bergamasque à l’antique, un homme au cœur large. À la vérité, il ne t’attendait pas dans ce moment ; mais quand il apprendra ton histoire… Et d’ailleurs il sait faire cas des ouvriers, parce que la disette passe, et le négoce reste. Mais avant tout il faut que je t’avertisse d’une chose. Sais-tu comment ils nous appellent dans ce pays, nous autres de l’État de Milan ?

— Comment nous appellent-ils ?

— Ils nous appellent baggiani[63].

— Ce n’est pas un joli nom.

— C’est ainsi ; celui qui est né dans le Milanais et veut vivre dans le Bergamasque, doit en prendre son parti. Pour ces gens-ci, donner du baggiano à un Milanais, c’est comme donner de l’illustrissime à un gentilhomme.

— Ils le disent, je pense, à qui veut se le laisser dire.

— Mon enfant, si tu n’es pas disposé à avaler du baggiano à tout repas, il ne faut pas que tu comptes pouvoir vivre ici. Il faudrait avoir sans cesse le couteau à la main ; et quand, par supposition, tu en aurais tué deux, trois, quatre, viendrait ensuite celui qui te tuerait toi-même ; et alors quel beau plaisir que celui de comparaître au tribunal de Dieu avec trois ou quatre meurtres sur la conscience !

— Et un Milanais qui a un peu de… et ici il se frappa le front du bout du doigt, comme il avait fait dans l’auberge de la Pleine-Lune. Je veux dire, un homme qui sait bien son métier !

— Tout de même. Ici c’est un baggiano tout comme un autre. Sais-tu comment dit mon maître quand il parle de moi avec ses amis ? Ce baggiano a été la main de la Providence pour mon commerce ; si je n’avais ce baggiano, je serais bien embarrassé. C’est l’usage.

— C’est un sot usage. Mais en voyant ce que nous savons faire (car, après tout, c’est nous qui avons apporté ici cette industrie et qui la faisons aller), en voyant cela, est-il possible qu’ils ne se soient pas corrigés ?

— Jusqu’à présent, non, avec le temps cela pourra venir ; avec les enfants qui arrivent ; mais pour les hommes faits, il n’y a pas moyen. Ils ont pris ce tic et ne savent pas s’en défaire. Qu’est-ce que cela au bout du compte ? C’était bien autre chose, ces gentillesses que t’ont faites nos chers compatriotes, et celles qu’ils voulaient y ajouter.

— Au fait, c’est vrai ; s’il n’y a pas d’autre mal que celui-là…

— À présent que tu as compris ce point, tout ira bien. Viens chez notre maître, et courage. »

Tout, en effet, alla bien ; tout justifia si pleinement les promesses de Bortolo, que nous croyons inutile d’en faire une relation particulière. Et ce fut vraiment un coup de la Providence ; car, pour les effets et l’argent que Renzo avait laissés dans sa demeure, nous allons bientôt voir s’il fallait y faire fond.



CHAPITRE XVIII.


Ce même jour, 13 novembre, un exprès arrive chez M. le podestat de Lecco, et lui présente une dépêche de M. le capitaine de justice, contenant l’ordre de faire toutes les recherches possibles et les mieux combinées pour découvrir si un certain jeune homme nommé Lorenzo Tramaglino, fileur de soie, évadé des mains prædicti egregii domini capitanei[64], serait retourné palam vel clam[65], dans son pays, lequel n’est pas précisément connu, verum in territorio Leuci[66]. Quod si compertum fuerit sic esse[67], ledit seigneur podestat devra chercher, quantâ maximâ diligentiâ fieri potest[68], à s’assurer de sa personne ; et, après l’avoir fait lier comme il convient, videlicet[69] avec de bonnes menottes, vu l’insuffisance éprouvée des manchettes pour l’individu susnommé, il le fera conduire dans les prisons et l’y retiendra sous bonne garde, pour le remettre aux mains de ceux qu’on enverra le prendre ; et qu’il soit retourné ou non, accedatis ad domum prædicti Laurentii Tramalinii ; et, factâ debitâ diligentiâ, quidquid ad rem repertum fuerit auferatis ; et informationes de illius pravâ qualitate, vitâ et complicibus somatis[70] ; et de tout ce qui aura été dit et fait, trouvé ou non trouvé, pris et laissé, diligenter referatis[71]. M. le podestat, après s’être assuré, par tous les moyens en son pouvoir, que l’individu mentionné n’était pas retourné dans son pays, fait appeler le consul du village et se fait mener par lui à la maison indiquée, accompagné d’un notaire et avec une grande suite de sbires. La maison est fermée ; celui qui a les clefs est absent ou ne se laisse pas trouver. On enfonce la porte, on cherche avec tout le soin convenable, c’est-à-dire que l’on procède comme dans une ville prise d’assaut. Le bruit de cette expédition se répand immédiatement dans toute la contrée ; il arrive aux oreilles du père Cristoforo, lequel, surpris non moins qu’affligé, questionne de toutes parts pour se procurer des éclaircissements sur la cause d’un événement si imprévu ; mais il ne recueille que des conjectures en l’air, et il écrit aussitôt au père Bonaventure, de qui il espère recevoir des renseignements plus précis. Cependant les parents et les amis de Renzo sont cités pour déposer sur ce qu’ils peuvent connaître de ses mauvaises qualités. S’appeler Tramaglino est un malheur, une honte, un délit : le pays est sens dessus dessous. Peu à peu on en vient à savoir que Renzo s’est sauvé des mains de la justice au beau milieu de Milan, et qu’ensuite il a disparu. Le bruit court qu’il a fait quelque chose de très-fort ; mais ce qu’il a fait, on ne sait le dire, ou on le raconte de cent façons. Plus c’est fort, moins on y croit dans le pays, où Renzo est connu pour un honnête jeune homme : la plupart présument et vont se disant à l’oreille l’un à l’autre que c’est une machination ourdie par ce mauvais et trop puissant seigneur don Rodrigo, pour perdre son pauvre rival. Tant il est vrai qu’en jugeant par induction et sans connaître les faits autant que c’est nécessaire, on fait quelquefois grand tort, même aux méchants.

Mais nous, les faits à la main, comme on dit, nous pouvons affirmer que, si cet honnête homme n’avait point pris part au malheur de Renzo, il en ressentit autant de plaisir que si c’eût été son propre ouvrage, et s’en félicita d’un ton de triomphe avec ses affidés, surtout avec le comte Attilio. Celui-ci, selon son premier dessein, aurait déjà dû être de retour à Milan ; mais, à la nouvelle du tumulte ou de ces promenades de la canaille en toute autre attitude que de recevoir des coups de bâton, il avait jugé à propos de prolonger son séjour à la campagne jusqu’au retour du calme ; d’autant plus qu’ayant offensé bien du monde, il avait quelque raison de craindre que parmi tant de gens dont l’impuissance était la seule cause du repos où ils se tenaient, il s’en trouvât quelqu’un qui s’enhardît par les circonstances et jugeât le moment favorable pour les venger tous à la fois. Ce retard ne fut pas de longue durée ; l’ordre venu de Milan pour les poursuites à exercer contre Renzo montrait déjà que les choses avaient repris leur cours ordinaire ; et presque dans le même moment on en eut la certitude. Le comte Attilio partit immédiatement, exhortant son cousin à persister dans son entreprise, à la mener à son terme, et lui promettant, de son côté, de mettre sur-le-champ la main à l’œuvre pour le débarrasser du moine, grande affaire dans laquelle l’heureux incident relatif à son malotru de rival devait admirablement le servir. Attilio venait à peine de partir lorsque le Griso revint de Monza sain et sauf, et rapporta à son maître ce qu’il avait pu apprendre : que Lucia avait trouvé refuge dans tel monastère, sous la protection de telle dame ; et qu’elle se tenait constamment cachée, comme si elle était elle-même religieuse, ne mettant jamais le pied hors la porte, et assistant aux offices de l’église par une petite fenêtre grillée, ce qui déplaisait à bien des gens qui, ayant entendu murmurer quelque chose de ses aventures et faire de sa figure un grand éloge, auraient voulu voir par eux-mêmes ce qui en était.

Ce récit fait à don Rodrigo lui mit le diable au corps, ou, pour mieux dire, rendit plus méchant encore celui qui déjà y habitait. Les circonstances les plus favorables semblaient se réunir pour flatter son espoir et ajoutaient toujours plus à l’ardeur de sa passion, c’est-à-dire à ce mélange de point d’honneur, de rage et d’infâme caprice dont sa passion était composée. Renzo, en effet, était absent, expulsé, banni, de telle sorte que tout devenait permis contre lui, et que sa fiancée elle-même pouvait en quelque façon être considérée comme propriété d’un rebelle. Le seul homme au monde qui aurait eu la volonté comme le pouvoir de prendre parti pour elle et de faire assez de bruit pour être entendu de loin et de personnes haut placées, cet enragé de moine allait probablement sous peu être mis, lui aussi, hors d’état de nuire. Et voilà qu’un nouvel obstacle venait, non pas seulement contre-balancer tous ces avantages, mais les rendre, on peut dire, inutiles. Un monastère de Monza, quand même il ne s’y serait pas trouvé une princesse, était un os trop dur pour les dents de don Rodrigo ; et, dans quelque sens qu’il tournât en son imagination autour de cet asile, il ne trouvait aucun moyen, soit par force, soit par surprise, d’y pénétrer. Il fut presque sur le point d’abandonner une œuvre si fatalement contrariée, et de s’en aller à Milan, prenant même le chemin le plus long pour éviter de passer par Monza ; puis, à Milan, se jeter dans les divertissements au milieu de ses amis, afin de chasser par des pensées toutes de joie cette pensée devenue désormais toute de peine et de tourment. Mais, mais, mais, tout beau quant à ces amis. Au lieu d’une distraction, il pouvait s’attendre à trouver auprès d’eux de nouveaux déplaisirs, car sûrement Attilio aurait alors déjà pris la trompette et mis tout ce monde-là dans l’attente. De tous côtés on lui demanderait des nouvelles de la montagnarde ; il faudrait répondre. Il avait voulu, il avait tenté ; qu’avait-il obtenu ? Il s’était proposé un succès, un succès d’un genre un peu bas, il est vrai ; mais enfin on ne peut pas toujours bien régler ses caprices ; l’essentiel est de les satisfaire ; et comment en sortait-il, de cette affaire qui lui tenait tant à cœur ? Comment ? En se déclarant vaincu par un manant et un moine. Ouh ! Et lorsque, par un bonheur inespéré, il se voyait délivré de l’un, et, par l’habileté d’un ami, débarrassé de l’autre, sans qu’il y eût pris, bon à rien qu’il était, la moindre peine, il ne savait pas profiter de la circonstance et renonçait lâchement à son entreprise. Il y avait là plus qu’il n’en fallait pour ne plus oser lever les yeux devant un galant homme ou se voir obligé d’avoir sans cesse l’épée à la main. Et puis, comment revenir dans ce château, comment demeurer dans ce pays où, sans parler des souvenirs cuisants et perpétuels de sa passion, il porterait avec lui la tache d’un coup manqué, où tout à la fois serait accrue pour lui la haine publique, et diminuée l’idée que l’on avait de sa puissance ? où, sur la figure de chaque vilain, au milieu même des révérences qu’on lui ferait, il pourrait lire cette amère apostrophe : Tu l’as avalée, j’en suis ravi. La voie de l’iniquité, dit ici notre manuscrit, est large ; mais cela ne veut pas dire qu’elle soit commode : elle a sa part d’embarras et de pas scabreux ; ennuis et fatigue s’y font sentir, quoiqu’elle aille en pente.

Don Rodrigo, qui ne voulait ni quitter cette voie, ni reculer, ni s’arrêter, et qui de lui-même ne pouvait avancer, songeait bien à un moyen par lequel il le pourrait : et c’était de réclamer l’assistance d’un personnage dont les mains arrivaient souvent là où n’arrivait pas la vue des autres ; un homme ou un démon pour qui la difficulté des entreprises était souvent l’aiguillon qui le déterminait à s’en charger. Mais ce parti avait aussi ses inconvénients et ses risques, d’autant plus graves qu’on pouvait moins les calculer à l’avance ; car il était impossible de prévoir jusqu’où l’on irait, une fois embarqué avec cet homme, puissant auxiliaire sans doute, mais conducteur non moins absolu et dangereux.

Ces pensées tinrent pendant plusieurs jours don Rodrigo dans une indécision des plus pénibles. Il reçut dans ces entrefaites une lettre du comte Attilio qui l’informait que l’affaire était en bon train. Peu après l’éclair éclata le tonnerre ; c’est-à-dire qu’un beau matin on apprit que le père Cristoforo était parti de Pescarenico. Ce succès si complet et si prompt, la satire d’Attilio qui prêchait à son cousin le courage et le menaçait de grandes railleries s’il en manquait, tout cela fit incliner toujours plus celui-ci vers le parti hasardeux. Ce qui acheva de le déterminer fut l’avis inattendu qu’Agnese était retournée chez elle ; c’était un obstacle de moins près de Lucia. Rendons compte de ces deux événements, en commençant par le dernier.

Les deux pauvres femmes s’étaient à peine arrangées dans leur asile, que la nouvelle se répandit à Monza, et par conséquent dans le monastère, des grands désordres qui avaient eu lieu à Milan ; et à la suite de la nouvelle principale, vinrent une foule de détails qui grossissaient et variaient à chaque minute. La tourière qui, de son logement, pouvait avoir une oreille vers la rue et l’autre vers le monastère, recueillait des ouï-dire par-ci, des ouï-dire par-là, et en faisait part à ses hôtes. « Deux, six, huit, quatre, sept ont été mis en prison : ils seront pendus, partie devant le four des béquilles, partie au bout de la rue où se trouve la maison du vicaire de provision… Eh ! eh ! écoutez ceci ! il s’en est sauvé un qui est de Lecco ou de ces contrées-là. Je ne sais pas son nom ; mais il doit venir quelqu’un qui me le dira ; nous verrons si vous le connaissez. »

Cette annonce, jointe à la circonstance que Renzo avait dû arriver à Milan précisément dans le jour fatal, donna quelque inquiétude aux femmes, et surtout à Lucia ; mais figurez-vous ce que ce fut lorsque la tourière vint leur dire : « Il est bien effectivement de votre pays, celui qui a pris le large pour ne pas être pendu ; c’est un fileur de soie qui s’appelle Tramaglino. Le connaissez-vous ? »

Lucia, qui était assise, cousant je ne sais quoi, laissa échapper l’ouvrage de ses mains ; elle pâlit et changea tellement de visage que la tourière n’eût pas manqué de s’en apercevoir, si elle eût été plus rapprochée. Mais elle était debout sur la porte avec Agnese qui, troublée aussi, mais pas au même point, put ne pas perdre contenance ; et, pour répondre quelque chose, elle dit que dans un petit pays tout le monde se connaît et qu’elle connaissait en effet Tramaglino, mais qu’elle avait peine à croire que pareille chose fût arrivée, parce que c’était un jeune homme fort paisible. Elle demanda ensuite s’il était bien sûr qu’il se fût sauvé, et en quel endroit.

« Qu’il se soit sauvé, tout le monde le dit. Où ? c’est ce qu’on ne sait point. Il peut se faire encore qu’on le rattrape, comme il peut se faire aussi qu’il soit en sûreté. Mais, si on lui met la main dessus, votre jeune homme paisible… »

Ici, par bonheur, la tourière fut appelée ailleurs et s’en fut. Il n’est pas besoin de dire dans quel état restèrent la mère et la fille. La pauvre femme et sa jeune compagne désolée eurent plusieurs jours à passer dans cette cruelle incertitude, s’épuisant en conjectures sur le comment, sur le pourquoi, sur les conséquences d’un événement si douloureux, commentant, chacune à part soi, ou à demi-voix entre elles, lorsqu’elles le pouvaient, ces terribles paroles.

Enfin, un jeudi, un homme vint au couvent demander Agnese. C’était un chasse-marée de Pescarenico qui allait à Milan, comme d’usage, vendre son poisson ; et le bon père Cristoforo l’avait prié d’avoir la complaisance, en passant à Monza, de pousser jusqu’au couvent, de faire ses compliments aux deux femmes, de leur raconter ce qu’il savait sur la triste aventure de Renzo, de leur recommander la patience et la confiance en Dieu ; de leur dire que, pour lui, pauvre religieux, il ne les oublierait certainement pas, et guetterait l’occasion où il pourrait leur prêter son aide ; qu’en attendant il ne manquerait pas, chaque semaine, de leur faire parvenir de ses nouvelles par le même moyen que cette fois ou de quelque autre manière. Relativement à Renzo, le messager ne put leur apprendre rien de nouveau ni de certain, si ce n’est la visite faite dans sa maison et les recherches opérées pour le saisir ; mais il ajoutait qu’elles avaient toutes été vaines, et qu’on savait positivement qu’il s’était mis en sûreté sur le territoire de Bergame. Cette certitude, nous n’avons pas besoin de le dire, fut un baume puissant pour Lucia : de ce moment, ses larmes coulèrent plus faciles et plus douces ; elle éprouva plus de soulagement dans ses épanchements secrets avec sa mère ; et des actions de grâces se mêlèrent à toutes les prières qu’elle adressait au ciel.

Gertrude la faisait venir souvent dans son parloir particulier, et quelquefois elle l’y retenait longuement, prenant plaisir à la douceur et à l’ingénuité de la pauvre fille, en même temps qu’elle goûtait celui de s’entendre sans cesse remercier et bénir. Elle lui racontait aussi, en confidence, une partie (la partie nette) de son histoire, ce qu’elle avait souffert pour venir en ce lieu souffrir encore ; et cet étonnement mêlé de crainte que Lucia avait d’abord éprouvé en approchant la signora, se changeait maintenant en compassion. Elle trouvait dans cette histoire des raisons plus que suffisantes pour expliquer ce qu’il y avait d’un peu étrange dans les manières de sa bienfaitrice, ayant d’ailleurs, pour l’aider dans ce raisonnement, la doctrine d’Agnese sur les cerveaux de gens de qualité. Mais, quelque portée qu’elle fût à payer de retour la confiance que Gertrude lui montrait, elle n’eut pas même la pensée de lui parler de ses nouvelles inquiétudes, de son nouveau malheur, de lui dire qui était ce fileur de soie évadé ; et cela pour ne pas risquer de répandre un bruit si fâcheux pour celui qui en était l’objet, et si douloureux pour elle. Elle évitait même, autant qu’il lui était possible, de répondre aux questions de curiosité que lui faisait Gertrude sur son histoire antérieure à la promesse de mariage. Mais ici ce n’étaient point des raisons de prudence qui la retenaient. La pauvre innocente se taisait, parce que ce récit lui semblait plus épineux, plus difficile à faire que toutes les histoires qu’elle avait entendues ou qu’elle croyait pouvoir entendre raconter par la signora. Dans celles-ci, il y avait tyrannie, artifices, souffrances, toutes choses pénibles et odieuses, mais que l’on pouvait nommer. Dans la sienne était mêlé partout un sentiment rendu par un mot qu’il ne lui semblait pas possible de prononcer en parlant d’elle-même, et auquel elle n’aurait jamais pu trouver à substituer une périphrase qui ne la fît rougir, l’amour.

Quelquefois Gertrude était tentée de se fâcher de cette résistance ; mais tant d’affection s’y laissait voir ! tant de respect, tant de gratitude et même de confiance ! Quelquefois aussi cette pudeur si délicate, si ombrageuse lui déplaisait peut-être encore plus dans un autre sens ; mais tout cela se perdait dans la douceur d’une pensée qui, à chaque instant, lui revenait à l’esprit, tandis qu’elle regardait Lucia : « Je lui fais du bien. » Et c’était la vérité ; car, outre l’asile qu’elle lui donnait, ces entretiens, ces caresses familières procuraient à Lucia un véritable soulagement. Elle en trouvait un autre à travailler sans cesse, et toujours elle demandait qu’on lui donnât quelque chose à faire. Dans le parloir même, elle ne manquait jamais de porter quelque ouvrage pour tenir ses mains en exercice : mais comme les pensées douloureuses vont se glissant partout ! Cette couture, cette continuelle couture, qui était un métier presque nouveau pour elle, lui rappelait à tout moment son rouet ; et ce rouet, combien à sa suite n’éveillait-il pas de souvenirs !

Le second jeudi revint le chasse-marée ou un autre messager apportant des compliments de la part du père Cristoforo, et la confirmation de l’heureuse fuite de Renzo. Quant à des informations plus précises sur la mésaventure de celui-ci, le messager n’en apportait point, parce que, le capucin de Milan, à qui le père Cristoforo avait recommandé le jeune homme, et par lequel il avait espéré, comme nous l’avons dit, recevoir de ses nouvelles, avait répondu qu’il n’avait vu ni la lettre ni le porteur ; qu’à la vérité un villageois était venu au couvent le demander, mais que, ne l’y ayant pas trouvé, il s’en était allé et n’avait plus reparu.

Le troisième jeudi, point de messager ; et par là les pauvres femmes se trouvèrent non-seulement privées d’une consolation sur laquelle elles avaient compté en quelque sorte ; mais (comme cela se voit pour toute petite contrariété chez les personnes qui sont dans le souci et l’affliction) cette circonstance fut pour elles une cause d’inquiétude et de mille fâcheuses idées. Déjà Agnese avait eu la pensée d’aller faire une petite excursion chez elle ; le fait nouveau de l’interruption des messages promis la détermina. Rester séparée de sa mère était pour Lucia une chose péniblement étrange ; mais son vif désir d’obtenir quelques renseignements de plus, et la sûreté qu’elle trouvait dans un asile si bien gardé et si sacré, lui firent vaincre sa répugnance à cette séparation. Il fut décidé entre elles qu’Agnese irait le lendemain attendre sur la route le chasse-marée qui devait passer là retournant de Milan, et qu’elle le prierait de lui donner une place sur sa carriole pour se faire conduire à ses montagnes. Il vint en effet, et elle lui demanda si le père Cristoforo ne l’avait pas chargé de quelque commission pour elle. Le chasse-marée avait passé tout le jour d’avant son départ à la pêche, et n’avait rien su du père. Agnese n’eut pas besoin de le prier pour obtenir le service qu’elle désirait de lui. Elle prit congé de la signora et de sa fille, non sans qu’il y eût des larmes répandues, mais en promettant de donner de ses nouvelles dès son arrivée et de revenir bientôt ; et elle partit.

Rien de particulier n’eut lieu dans le voyage. Ils se reposèrent une partie de la nuit dans une hôtellerie, selon l’habitude, repartirent avant le jour, et arrivèrent de bonne heure à Pescarenico. Agnese mit pied à terre sur la petite place du couvent, laissa aller son conducteur après lui avoir dit bien des fois : Dieu vous le rende ; et, se trouvant là toute portée, elle voulut, avant d’aller chez elle, voir le bon religieux son bienfaiteur. Elle sonna la clochette ; celui qui vint ouvrir fut frère Galdino, notre quêteur de noix.

« Oh ! chère femme, quel bon vent vous amène ?

— Je viens voir le père Cristoforo.

— Le père Cristoforo ? Il n’y est pas.

— Oh ! sera-t-il longtemps à revenir ?

— Mais… dit le frère en relevant ses épaules et rentrant dans son capuchon sa tête rase.

— Où est-il allé ?

— À Rimini.

— À… ?

— À Rimini.

— Où est ce pays-là ?

— Eh ! eh ! eh ! répondit le frère, en coupant l’air verticalement de sa main étendue, pour indiquer une grande distance.

— Oh ! pauvre femme que me voilà ! Mais pourquoi est-il parti comme ça à l’improviste ?

— Parce qu’ainsi l’a voulu le père provincial.

— Et pourquoi l’a-t-on fait partir, lui qui faisait ici tant de bien ? Oh ! seigneur Dieu !

— Si les supérieurs avaient à rendre compte des ordres qu’ils donnent, où serait l’obédience, chère femme ?

— Oui, mais ceci est ma ruine.

— Savez-vous ce que ce doit être ? Probablement à Rimini ils auront eu besoin d’un père prédicateur (nous en avons partout ; mais quelquefois il faut, dans certains endroits, un homme fait exprès) ; le père provincial de là-bas aura écrit au père provincial d’ici, pour lui demander s’il avait un sujet de telle et telle façon ; et le père provincial aura dit : C’est le père Cristoforo qu’il faut là. Ce doit être vraiment ainsi, voyez-vous, que la chose s’est faite.

— Oh ! malheureux que nous sommes ! Quand est-il parti ?

— Avant-hier.

— Là ! si j’avais suivi mon inspiration de m’en venir quelques jours plus tôt ! Et l’on ne sait pas quand il pourra être de retour ? Comme ça, à peu près ?

— Eh ! chère femme, c’est le père provincial qui le sait ; si tant est qu’il le sache lui-même. Quand une fois un de nos pères prédicateurs a pris son vol, on ne peut prévoir sur quelle branche il ira se poser. On en demande par ci, on en demande par là, et nous avons des couvents dans les quatre parties du monde. Supposez qu’à Rimini le père Cristoforo fasse grand bruit avec son carême ; car il ne prêche pas toujours d’abondance, comme il faisait ici pour des pêcheurs et des villageois : pour les chaires des villes, il a de beaux sermons écrits, la fine fleur des sermons. Voilà que, partout, dans ces contrées-là, on parle du grand prédicateur ; et on peut le demander de… de… que sais-je moi ? Et alors il faut l’envoyer ; car nous vivons de la charité de tout le monde, et il est juste que nous servions tout le monde aussi.

— Oh ! seigneur Dieu ! seigneur Dieu ! s’écria de nouveau Agnese, en pleurant presque. Comment vais-je faire, sans cet homme ? C’était lui qui nous servait de père. Pour nous, c’est une ruine.

— Écoutez, brave femme ; le père Cristoforo était effectivement un homme capable ; mais nous en avons d’autres, savez-vous bien ? des religieux pleins de charité et de talent, et qui savent également vivre avec les messieurs et avec les pauvres. Voulez-vous le père Atanasio ? Voulez-vous le père Zaccaria ? C’est un homme de mérite, voyez-vous, que le père Zaccaria. Et n’allez pas regarder comme font certains ignorants, à son petit corps grêle, à sa voix de fausset, à sa barbe clair-semée : je ne dis pas pour ce qui est de prêcher, parce que chacun a ses qualités ; mais pour donner un conseil, c’est un homme, savez-vous bien ?

— Oh ! pour l’amour de Dieu ! s’écria Agnese dans ce double sentiment de gratitude et d’impatience que fait éprouver une offre où se trouve plus de bon vouloir de la part de celui qui la fait que d’à-propos pour celui à qui elle s’adresse. Que m’importe, à moi, quel homme est celui-ci et n’est pas cet autre, quand ce pauvre homme qui n’y est plus était celui qui savait nos affaires et qui avait tout préparé pour nous aider ?

— En ce cas, il faut prendre patience.

— Pour cela, je le sais, dit Agnese : pardon de vous avoir dérangé.

— De rien, chère femme. J’en suis fâché pour vous. Et si vous vous décidez à demander quelqu’un de nos pères, le couvent est ici qui ne bouge pas de place. Et, à propos, j’irai l’un de ces jours vous voir pour la quête de l’huile.

— Portez-vous bien, » dit Agnese, et elle prit le chemin de son village, troublée, déconcertée, désolée, comme un pauvre aveugle qui a perdu son bâton.

Un peu mieux informé que frère Galdino, nous pouvons dire comment, en effet, se passa la chose. Attilio, dès son arrivée à Milan, alla, comme il l’avait promis à don Rodrigo, faire sa visite à leur oncle commun, membre du conseil secret. (C’était une consulta alors composée de treize membres de robe et d’épée, dont le gouvernement prenait l’avis, et qui, en cas de mort ou de mutation de celui-ci, était provisoirement investie du gouvernement.) Le comte, notre cher oncle, appartenant à la robe, et l’un des anciens du conseil, y jouissait d’un certain crédit ; mais il n’avait pas son pareil dans l’art de le faire valoir et de s’en donner le relief. Un langage ambigu, un silence significatif, sa phrase toujours laissée à moitié, un serrement de paupières qui disait : Je ne puis parler ; le talent de flatter des espérances sans donner de promesses, de menacer sans déroger aux formes de la cérémonie ; tout chez lui était dirigé vers ce but ; et tout, plus ou moins, y servait. Jusque dans ces mots : Je ne puis rien à cette affaire, ce qui était quelquefois la vérité, mais dite d’une telle manière que vous n’y croyiez point, il savait augmenter l’idée que vous aviez de lui, et ajouter ainsi à la réalité de son pouvoir : comme ces boîtes que l’on voit encore chez quelques apothicaires, avec certains mots arabes écrits dessus, et rien dedans ; mais elles servent à conserver le crédit de la boutique. Celui du comte qui, depuis bien des années, était allé croissant, mais d’une manière fort lente, avait, en dernier lieu, fait tout d’un coup un pas de géant, comme on dit, par une occasion extraordinaire, un voyage à Madrid, avec une mission à la cour ; et c’était de sa bouche qu’il fallait entendre raconter l’accueil qu’il y avait reçu.

Il suffit de dire que le comte-duc l’avait traité avec une bienveillance toute particulière et admis dans son intimité, jusqu’à lui avoir demandé une fois, en présence, on peut dire, de la moitié de la cour, si Madrid lui plaisait, et, une autre fois, lui avoir dit, entre quatre yeux, dans l’embrasure d’une fenêtre, que la cathédrale de Milan était l’église la plus grande qui se trouvât dans les domaines du roi.

Après une révérence respectueuse à son oncle et l’hommage qu’il lui présenta de la part de son cousin, Attilio, prenant un certain air sérieux qu’il savait se donner dans l’occasion, dit : « Je crois remplir un devoir, sans trahir la confiance de Rodrigo, en avertissant mon oncle d’une affaire qui, si Votre Seigneurie n’y met la main, peut devenir sérieuse et amener des conséquences…

— Quelqu’un de ses tours, j’imagine ?

— Pour être juste, je dois dire que le tort n’est pas du côté de Rodrigo ; mais il est monté ; et je répète que mon oncle seul peut…

— Voyons, voyons.

— Il y a dans le pays un capucin qui a pris mon cousin à grippe ; et les choses en sont venues à un point où…

— Que de fois ne vous ai-je pas dit, à l’un et à l’autre, qu’il faut laisser les moines là où ils sont ? C’est bien assez des affaires qu’ils donnent à ceux qui sont obligés… à ceux dont la charge… Et ici il souffla : Mais vous autres qui pouvez les éviter…

— Mon oncle, quant à cela, je dois dire que Rodrigo aurait évité celui-ci, s’il l’avait pu. Mais c’est le capucin qui lui en veut, qui a pris à tâche de le provoquer de toutes les manières.

— Que diable peut avoir à faire le moine avec mon neveu ?

— D’abord, c’est un homme inquiet, connu pour tel, et qui fait profession de s’attaquer aux gentilshommes. Il protège, il dirige, que sais-je ? une petite paysanne de l’endroit ; et il a pour cette créature une charité, une charité… je ne dirai pas intéressée, mais une charité fort jalouse, soupçonneuse, susceptible.

— Je comprends, dit le comte ; et sur un certain fonds de sottise dont la nature avait empreint sa face, mais voilé ensuite et recouvert de politique à plusieurs couches, brilla un rayon de malice qui vint y faire un merveilleux effet.

— Or, depuis quelque temps, poursuivit Attilio, ce moine s’est mis en tête que Rodrigo avait je ne sais quelles vues sur cette…

— S’est mis en tête, s’est mis en tête ; je le connais, M. don Rodrigo ; et il aurait besoin d’un autre avocat que Votre Seigneurie pour le justifier en pareille matière.

— Que Rodrigo ait pu faire quelque badinage envers cette créature en la rencontrant sur son chemin, je ne serais pas éloigné, mon oncle, de le croire ; il est jeune, et après tout il n’est pas capucin ; mais ce sont là des bagatelles dont il ne conviendrait point de vous entretenir. Ce qui est grave, c’est que le moine s’est mis à parler de Rodrigo comme on parlerait d’un manant, qu’il cherche à soulever tout le pays contre lui…

— Et les autres moines ?

— Ils ne s’en mêlent pas, parce qu’ils le connaissent pour une tête chaude et qu’ils sont pleins de respect pour Rodrigo ; mais, d’un autre côté, ce moine jouit d’un grand crédit auprès des gens de la campagne, parce qu’il fait aussi le saint, et…

— J’imagine qu’il ne sait pas que Rodrigo est mon neveu ?

— Il le sait parfaitement. C’est même ce qui lui met le plus le diable au corps.

— Comment ? comment ?

— Il dit lui-même qu’il trouve plus de plaisir à braver Rodrigo, précisément parce que celui-ci a pour protecteur naturel un homme puissant, comme l’est Votre Seigneurie, qu’il se rit des grands et des hommes d’État, que le cordon de Saint-François tient les épées mêmes enchaînées, et que…

— Oh ! quel impertinent de moine ! comment s’appelle-t-il ?

— Frère Cristoforo de ***, dit Attilio ; et son oncle, prenant dans un tiroir de sa table un petit livre de notes, y écrivit, en soufflant, le pauvre nom. Pendant ce temps, Attilio continuait : Cet homme a toujours été de ce caractère ; on connaît sa vie. C’était un plébéien qui, se trouvant avoir quatre sous dans sa poche, voulait lutter de grands airs avec les gentilshommes de son pays ; et, de dépit de ne pouvoir l’emporter sur eux tous, il en tua un ; à la suite de quoi, pour éviter la potence, il se fit moine.

— Mais bien ! mais fort bien ! nous verrons, nous verrons cela, dit le comte en continuant de souffler.

— Maintenant, poursuivit Attilio, il est plus enragé que jamais, parce qu’il a vu échouer un projet qu’il avait fort à cœur ; et par ce trait mon oncle verra ce qu’est cet homme. Il voulait marier cette certaine créature. Que ce fût pour la soustraire aux dangers du monde, Votre Seigneurie m’entend, ou pour tout autre motif, il voulait absolument la marier ; et il avait trouvé le… le mari ; un autre personnage à lui, un homme dont le nom peut ou même doit sûrement être connu de mon oncle ; car je ne mets pas en doute que le conseil secret n’ait eu à s’occuper de ce bon sujet-là.

— Qui est-il ?

— Un fileur de soie, Lorenzo Tramaglino, celui qui…

— Lorenzo Tramaglino ! s’écria le comte. Mais bien, mais très-bien, père. Sûrement… en effet… il avait une lettre pour un… Il est fâcheux que… n’importe ; c’est bien. Et pourquoi M. don Rodrigo ne me dit-il rien de tout cela ? Pourquoi laisse-t-il aller les choses si loin, et ne s’adresse-t-il pas à celui qui peut et qui veut le diriger et le soutenir ?

— En ceci encore je dirai la vérité, poursuivit Attilio. D’un côté, sachant de combien d’affaires, de tracas mon oncle a la tête remplie (celui-ci, en soufflant, y porta la main, comme pour montrer la peine qu’il avait à les y faire tous tenir), il s’est fait scrupule de donner à Votre Seigneurie un tracas de plus. Et puis, je dois tout dire ; d’après ce que j’ai pu voir, il est si aigri, si outré, si excédé des vilenies de ce moine, qu’il a plus d’envie de se faire justice lui-même, de quelque manière abrégée, que de l’obtenir par les voies régulières, de la prudence et du bras puissant de son oncle. J’ai cherché à le calmer ; mais, voyant que la chose prenait une mauvaise tournure, j’ai pensé qu’il était de mon devoir d’avertir de tout cela notre oncle, qui après tout est le chef et la colonne de la maison…

— Tu aurais mieux fait de parler un peu plus tôt.

— C’est vrai ; mais j’espérais toujours que cela tomberait de soi-même ; je me flattais, ou que le moine reviendrait enfin à la raison, ou qu’il s’en irait de ce couvent, comme il arrive à tous ces moines qui sont tantôt ici, tantôt là ; et alors tout aurait été fini. Mais…

— Maintenant ce sera à moi à raccommoder l’affaire.

— C’est ce que j’ai pensé. Je me suis dit : Mon oncle, avec sa sagacité, avec son pouvoir, saura bien prévenir un esclandre, et en même temps sauver l’honneur de Rodrigo qui, en fin de compte, est aussi le sien. Le moine, disais-je, en revient toujours à son cordon de Saint-François ; mais pour s’en servir à propos, de ce cordon, il n’est pas nécessaire de l’avoir entortillé autour de la taille. Mon oncle peut employer mille moyens que je ne connais pas ; je sais que le père provincial a pour lui, comme de raison, beaucoup de déférence ; et si mon oncle pense que, dans un cas pareil, le meilleur expédient soit de faire changer d’air au moine, il peut, en disant deux mots…

— Que Votre Seigneurie laisse le soin de l’affaire à qui il appartient, dit un peu sèchement le comte.

— Ah ! c’est vrai ! s’écria Attilio en secouant un peu la tête, et avec un sourire de pitié sur lui-même. Est-ce à moi à donner des conseils à mon oncle ? Mais c’est le vif intérêt que je prends à la réputation de la famille, qui me fait ainsi parler. Je crains même d’avoir fait un autre mal, ajouta-t-il d’un air soucieux ; je crains d’avoir fait tort à Rodrigo dans l’esprit de mon oncle. Je ne me consolerais pas si j’avais pu faire penser à Votre Seigneurie que Rodrigo n’a pas toute cette soumission qu’il doit avoir. Croyez, mon oncle, que dans cette circonstance c’est véritablement…

— Allons donc, allons donc ; quel tort entre vous deux, qui serez toujours amis, tant que l’un ou l’autre ne gagnera pas du bon sens ? Des écervelés qui en font toujours de nouvelles ; et ensuite c’est à moi à réparer leurs fredaines. Des libertins qui… vous me feriez dire quelque sottise, qui, à eux deux, me donnent plus à penser que… (et ici figurez-vous comme il souffle) que toutes ces bienheureuses affaires d’État ensemble. »

Attilio fit encore quelques excuses, quelques promesses, quelques respectueuses démonstrations ; puis il salua et s’en fut, accompagné d’un :

« Songez à être sage », qui était la formule de congé du comte envers ses neveux.



CHAPITRE XIX.


Celui qui, voyant dans un champ mal cultivé une herbe sauvage, par exemple une belle plante de patience, voudrait savoir au juste si la graine qui l’a produite a mûri dans le champ même, ou si les vents l’y ont apportée, ou si un oiseau l’y a laissée tomber, aurait beau réfléchir sur cette question, il ne viendrait jamais à bout de la résoudre. De même nous ne saurions dire si ce fut en fouillant dans son propre cerveau ou par suite de l’insinuation d’Attilio, que le comte prit la résolution de se servir du père provincial pour trancher le mieux possible ce nœud passablement embrouillé. Il est certain que le mot lâché par Attilio ne l’avait pas été par un pur hasard ; et, quoiqu’il dût s’attendre à voir la vanité ombrageuse de son oncle s’offusquer d’un conseil donné d’une manière si claire, il n’en avait pas moins voulu, de façon ou d’autre, faire passer devant ses yeux cet expédient et le mettre sur la voie qu’il désirait le voir suivre. D’un autre côté, le moyen était si bien selon le caractère du comte, si bien indiqué par les circonstances, que l’on pourrait parier qu’il l’eût trouvé de lui-même et sans que personne le lui suggérât. Il s’agissait de faire en sorte que, dans une guerre qui n’était que trop ouvertement déclarée, un homme qui portait son nom, un de ses neveux, n’eût pas le dessous ; chose fort essentielle à la réputation d’homme puissant qui lui tenait tant à cœur. La satisfaction que son neveu pouvait lui-même se donner serait un remède pire que le mal, une source d’événements fâcheux ; il fallait tout faire pour l’empêcher, et sans perdre de temps. Lui ordonnerait-il de partir dans ce moment-là de son château ? Le neveu n’obéirait point ; si même il obéissait, ce serait céder le champ de bataille, ce serait pour sa famille faire retraite devant un couvent. Les injonctions de l’autorité, la force légale, tous les épouvantails de ce genre, étaient sans valeur contre un adversaire de cette classe ; le clergé régulier et séculier était pleinement affranchi de toute juridiction laïque, non-seulement dans la personne de ses membres, mais encore pour les lieux qu’il habitait ; c’est ce que doivent savoir ceux-mêmes qui n’auraient pas lu d’autre histoire que celle-ci, et certes ils seraient à plaindre. Tout ce que l’on pouvait contre un tel adversaire était de chercher à l’éloigner, et le moyen pour y parvenir était de s’adresser au père provincial, de la volonté duquel il dépendait de le faire partir ou rester.

Or il existait entre le père provincial et le comte des rapports d’ancienne connaissance. Ils se voyaient rarement ; mais, lorsqu’ils se rencontraient, c’était toujours pour échanger des démonstrations d’amitié et des offres de service à perte de vue. Il vaut mieux quelquefois avoir affaire avec un homme qui se trouve au-dessus d’un grand nombre d’individus qu’avec un seul de ceux-ci, lequel ne voit que sa cause, ne sent que sa passion, ne songe qu’à ce qui le touche, tandis que l’autre voit en même temps cent sortes de relations, de conséquences, d’intérêts, cent choses à éviter, cent choses à sauver, de sorte qu’on a cent côtés par où le prendre.

Après avoir bien réfléchi sur tous les points de son affaire, le comte invita un jour à dîner le père provincial, et composa pour lui une réunion de convives choisis avec un tact des plus fins. C’étaient quelques parents du comte les plus noblement qualifiés, de ceux dont le nom seul était un titre, et qui, par leur maintien, par une certaine assurance innée chez eux, par une certaine hauteur de gens de haute condition, parlant de grandes choses en termes familiers, arrivaient, sans même le faire exprès, à imprimer et réveiller à chaque instant l’idée de la supériorité et de la puissance ; et ensuite quelques clients attachés à sa famille par une dépendance héréditaire, et à lui-même par une soumission de toute leur vie, gens qui, commençant dès le potage à dire oui de la bouche, des yeux, des oreilles, de la tête, de tout leur corps, de toute leur âme, n’en étaient pas au dessert sans avoir amené un homme à ne plus se rappeler comment on pouvait s’y prendre pour dire non.

À table, le comte ne tarda pas à faire tomber la conversation sur Madrid. On va à Rome par plusieurs chemins ; il allait à Madrid par tous. Il parla de la cour, du comte-duc, des ministres, de la famille du gouverneur, des combats de taureaux dont il pouvait parfaitement rendre compte, ayant eu le plaisir de les voir d’une place distinguée, de l’Escurial, dont il était à même de donner la description la plus exacte, parce qu’un familier du comte-duc lui en avait montré jusqu’aux moindres recoins. Pendant quelque temps, toute la société fut, comme un auditoire, attentive aux seules paroles du maître de la maison, puis elle se divisa en entretiens particuliers ; et lui alors continua à raconter de ces belles choses, comme en confidence, au père provincial qui était assis à son côté et qui le laissait dire, dire et dire encore. Mais celui-ci, à un certain point du discours, s’y glissa, le fit tourner, l’éloigna de Madrid, et de cour en cour, de dignité en dignité, l’amena sur le cardinal Barbarini, qui était capucin et frère du pape, alors régnant, Urbain VIII ; rien moins que cela. Le comte fut obligé, à son tour, de laisser parler un autre que lui, d’écouter et de se souvenir que dans ce monde, après tout, les gens faits à sa convenance n’étaient pas les seuls. Peu après qu’on se fut levé de table, il pria le père provincial de passer avec lui dans une autre pièce.

Deux puissances, deux têtes blanchies, deux expériences consommées se trouvaient en présence. Le magnifique seigneur fit asseoir le très-révérend père, s’assit lui-même et commença ainsi : « D’après l’amitié qui nous unit, j’ai cru devoir parler à Votre Paternité d’une affaire qui nous intéresse l’un et l’autre, et qui doit être réglée entre nous, sans passer par d’autres voies qui pourraient… Je vais donc vous dire tout simplement et sans détours ce dont il s’agit ; et je suis sûr qu’en deux mots nous serons d’accord. Dites-moi, dans votre couvent de Pescarenico il y a, n’est-ce pas, un père Cristoforo de *** ?

Le provincial fit un signe affirmatif.

« Je prie Votre Paternité de me dire franchement, en bon ami… Cet homme… ce père… Je ne le connais pas personnellement ; et certes j’en connais bon nombre, de pères capucins ; des hommes d’or, pleins de zèle, de prudence, d’habileté ; j’ai été ami de l’ordre dès mon enfance… Mais dans toute famille un peu nombreuse… il y a toujours quelque individu, quelque tête… Et ce père Cristoforo, d’après certains rapports auxquels je dois ajouter foi, est un homme qui aime assez les querelles, qui n’a pas toute cette circonspection, ces ménagements… Je parierais qu’il a dû plus d’une fois donner à penser à Votre Paternité.

— J’y suis ; c’est quelque affaire dont il s’est mêlé, pensait le provincial pendant que l’autre parlait, c’est ma faute. Ne savais-je pas que ce bienheureux Cristoforo était un homme à faire promener de chaire en chaire, et à ne pas laisser six mois de suite dans le même endroit, surtout dans des couvents de campagne ?

— Eh ! dit-il ensuite, je suis vraiment fâché que Votre Magnificence ait une telle idée du père Cristoforo ; car, d’après tout ce que je sais de lui, c’est un religieux exemplaire dans le couvent et qui jouit aussi d’une grande estime au dehors.

— Je comprends fort bien ; Votre Paternité doit… Cependant, en ami sincère, je veux l’avertir d’une chose qu’il lui sera utile de savoir ; et si déjà elle en était informée, je puis, sans manquer à ce que je lui dois, mettre sous ses yeux certaines conséquences… possibles ; je n’en dis pas davantage. Nous savons que ce père Cristoforo protégeait un homme de ces contrées-là, un homme… Votre Paternité doit en avoir entendu parler ; celui qui s’est sauvé avec tant de scandale des mains de la justice, après avoir fait, dans cette terrible journée de Saint-Martin, des choses… Lorenzo Tramaglino !

— Aïe ! » pensa le provincial ; puis il dit : « Cette circonstance m’était inconnue ; mais Votre Magnificence sait bien que l’un de nos devoirs est précisément d’aller recherchant ceux qui s’égarent, pour les ramener…

— C’est fort bien ; mais la protection donnée à des hommes égarés d’une certaine espèce ! Ce sont choses épineuses, délicates… » Et ici, au lieu de gonfler ses joues et de souffler, il serra ses lèvres et aspira autant d’air qu’il avait coutume d’en chasser en soufflant. Puis il reprit : « Il m’a paru à propos de vous faire connaître ce fait, parce que s’il arrivait que Son Excellence… Il pourrait être fait quelque démarche à Rome… que sais-je ? et de Rome vous venir… »

— Je suis fort obligé à Votre Magnificence de cet avis. Cependant je ne doute pas que si l’on prend des informations à ce sujet, on ne reconnaisse que le père Cristoforo n’aura eu de relations avec l’homme dont vous parlez que pour lui faire regretter ses torts. Je le connais, le père Cristoforo.

— Sans doute, en effet, vous savez mieux que moi ce qu’il fut dans le monde et certaines choses qu’il a faites dans sa jeunesse.

— C’est la gloire de cet habit, monsieur le comte, qu’un homme qui a pu, dans le monde, faire parler de lui d’une manière peu favorable, devienne tout autre après qu’il s’en est revêtu. Et depuis que le père Cristoforo le porte, cet habit…

— Je ne demanderais pas mieux que de le croire, je le dis bien sincèrement ; mais quelquefois, comme dit le proverbe… l’habit ne fait pas le moine. »

Le proverbe n’était pas au juste celui qu’il fallait là ; mais le comte l’avait rapidement substitué à un autre qui lui était venu sur le bout de la langue. Le loup change son poil, mais non pas ses vices.

« J’ai des données, continua-t-il, des motifs de…

— Si vous savez positivement, dit le provincial, que ce religieux ait commis quelque manquement (nous pouvons tous errer), vous me rendrez un véritable service en me le faisant connaître. Je suis supérieur, très-indigne sans doute ; mais je le suis précisément pour corriger, pour remédier là où c’est nécessaire.

— Je vais vous le dire : à cette circonstance fâcheuse de la protection ouverte qu’a donnée ce père à l’individu dont je vous ai parlé, se joint un autre fait désagréable, et qui pourrait… Mais nous arrangerons tout cela à la fois entre nous. Il arrive, dis-je, que ce même père Cristoforo s’est mis à tracasser mon neveu, don Rodrigo ***. »

— Ah ! voilà qui me fait de la peine, beaucoup de peine, je vous assure.

— Mon neveu est jeune, vif ; il se sent ; il n’est pas habitué à être provoqué…

— Je me ferai un devoir de prendre des informations exactes sur un tel fait. Comme je l’ai dit à Votre Magnificence, et je parle à un homme qui n’a pas moins de justice que d’habitude du monde, nous sommes tous de chair, sujets à l’erreur tant d’un côté que de l’autre ; et si le père Cristoforo n’a pas agi…

— Que Votre Paternité considère, comme je le disais tantôt, que ce sont choses à finir entre nous, à ensevelir ici, et, qui trop remuées… deviennent plus fâcheuses. Vous savez ce qui arrive : ces chocs, ces inimitiés commencent quelquefois par une bagatelle, et puis cela gagne, cela gagne… Si l’on veut creuser jusqu’au fond, ou l’on n’en vient pas à bout, ou cent autres embarras surgissent. Il faut étouffer, couper court, très-révérend père ; couper court, étouffer. Mon neveu est jeune ; le religieux, d’après ce que l’on m’en dit, a encore l’esprit, les inclinations d’un jeune homme ; et c’est à nous, qui avons nos années… que trop, n’est-ce pas, très-révérend père ?… »

Pour qui eût été présent à ce point de l’allocution, c’eût été comme lorsque, au milieu d’une scène d’opera seria, une décoration est relevée par mégarde avant le temps et laisse voir un chanteur qui, ne songeant en aucune manière dans ce moment-là qu’il y ait un public au monde, cause avec l’un de ses camarades tout simplement et sans façon. Le visage, le geste, la voix du comte, en disant, ce que trop, tout chez lui fut naturel ; là plus de politique ; c’était bien véritablement qu’il regrettait d’avoir ses années. Non qu’il pleurât les amusements, la brillante vivacité, les charmes de la jeunesse ; frivolité que tout cela, sottises, misères ! Son déplaisir provenait d’une cause bien plus importante et d’une pensée plus solide. C’était qu’il espérait un certain poste plus élevé, lorsqu’en surviendrait la vacance, et qu’il craignait de ne pas arriver à temps. Qu’il l’obtînt une fois, et l’on pouvait être certain qu’il ne songerait plus à ses années, ne formerait plus d’autres vœux et mourrait content, comme tous ceux qui désirent vivement une chose assurent le vouloir faire, lorsqu’ils seront parvenus à en jouir.

Mais pour le laisser parler, « c’est à nous, continua-t-il, à avoir de la prudence pour les jeunes gens, à remédier à leurs écarts. Par bonheur, nous y sommes encore à temps ; la chose n’a pas fait de bruit ; c’est encore le cas d’un bon principiis obsta. Il faut éloigner le feu de la paille. Quelquefois un sujet qui ne fait pas bien dans un endroit, ou dont le séjour peut y avoir quelques inconvénients, réussit à merveille ailleurs. Votre Paternité saura bien trouver où colloquer convenablement ce religieux. Il se rencontre précisément cette autre circonstance des soupçons qu’il a pu faire naître là… où l’on pourrait désirer son changement de résidence ; et en le mettant dans quelque lieu un peu éloigné, nous faisons d’une pierre deux coups ; tout s’arrange de soi-même, ou, pour mieux dire, il n’y a rien de gâté. »

Cette conclusion était celle à laquelle le père provincial s’était attendu dès le commencement de l’entretien. « Eh ! c’est cela, pensait-il ; je vois où tu veux en venir ; toujours les mêmes façons de faire ; quand un pauvre moine vous déplaît, messieurs, à vous ou à quelqu’un des vôtres, ou seulement s’il vous fait ombrage, tout aussitôt, sans chercher à savoir s’il a tort ou raison, le supérieur doit le faire déguerpir. »

Et lorsque le comte eut fini et soufflé longuement, ce qui équivalait à un point au bout de la phrase : « Je comprends fort bien, dit le provincial, ce que veut dire M. le comte ; mais avant de prendre une mesure…

— C’est une mesure et ce n’en est pas une, très-révérend père ; c’est une chose toute naturelle, tout ordinaire ; et, si l’on ne prend ce moyen, et sans retard, je prévois une infinité de désordres, une iliade de malheurs. Quant à un coup de tête… je ne pense pas que mon neveu… Je suis là quant à cela. Mais au point où l’affaire est arrivée, si nous n’y coupons court, sans perdre du temps, et d’un coup net, il n’est pas possible qu’elle s’arrête, qu’elle demeure secrète… et alors ce n’est plus seulement mon neveu… C’est tout un guêpier soulevé, très-révérend père. Vous voyez ; nous sommes une famille, nous avons des attenances…

— Illustres.

— Vous m’entendez : tous gens qui ont du sang dans les veines et qui dans ce monde… sont quelque chose. Le point d’honneur s’en mêle ; cela devient une affaire commune à tous ; et alors… celui-là même qui est ami de la paix… Ce serait un véritable crève-cœur pour moi d’avoir à… de me trouver… moi qui ai toujours eu tant de penchant pour les pères capucins… ! Vous autres pères, pour faire du bien, comme vous en faites, à la si grande édification du public, vous avez besoin de paix, de fuir les querelles, de vivre en bonne harmonie avec ceux qui… Et puis vous avez des parents dans le monde ; et ces grandes affaires de point d’honneur, pour peu qu’elles durent, s’étendent, se ramifient, mettent en jeu… une foule de personnes. Moi, je me trouve dans cette bienheureuse charge qui m’oblige à soutenir une certaine dignité de position… Son Excellence… messieurs mes collègues… tout devient affaire de corps… et d’autant plus avec cette autre circonstance… Vous savez comment vont ces sortes de choses.

— Dans le fait, dit le père provincial, le père Cristoforo est prédicateur ; et j’avais déjà quelque idée… Précisément on me demande… Mais dans ce moment, en de telles circonstances, cela pourrait paraître une punition ; et une punition avant d’avoir bien éclairci…

— Non pas une punition, non : une mesure de prudence, un moyen de convenance réciproque, pour empêcher les choses fâcheuses qui pourraient… j’ai déjà expliqué ma pensée.

— Entre monsieur le comte et moi, la chose reste dans ces termes-là ; je le comprends. Mais si le fait est tel qu’il a été rapporté à Votre Magnificence, il est impossible, ce me semble, qu’il n’en ait pas transpiré quelque chose dans le pays. Il y a partout des brouillons, des boutefeux, ou tout au moins des curieux malins qui, s’ils peuvent voir aux prises des gens de qualité et des religieux, y trouvent un plaisir extrême ; et ces gens-là vont flairant ce qui se passe, interprètent, bavardent… Chacun a sa dignité à conserver ; et moi, comme supérieur (fort indigne), j’ai pour devoir exprès… L’honneur de l’habit… ne m’appartient pas… c’est un dépôt dont… Monsieur votre neveu, puisqu’il est si animé, selon ce que dit Votre Magnificence, pourrait prendre la chose comme une satisfaction qui lui serait donnée, et… je ne dis pas s’en faire gloire, en triompher, mais…

— Ne le croyez pas, très-révérend père. Mon neveu est un gentilhomme qui dans le monde est considéré… selon son rang et ce qui lui est dû : mais devant moi c’est un enfant ; et il ne fera ni plus ni moins que ce que je lui prescrirai. Je vous dirai plus : mon neveu n’en saura rien. Qu’avons-nous besoin de rendre compte de nos déterminations ? Ce sont choses que nous faisons entre nous, en bons amis ; et entre nous elles doivent rester. N’ayez à cet égard nul souci. Je dois être habitué à me taire. » Et il souffla. « Quant aux faiseurs de caquets, reprit-il, que voulez-vous qu’ils disent ? Un religieux qui va prêcher dans un autre pays est une chose si ordinaire ! Et puis d’ailleurs, nous qui voyons… nous qui prévoyons… nous dont l’affaire est de… nous n’avons pas à nous occuper des bavardages.

— Cependant, pour les prévenir, il serait bien que, dans cette occasion, monsieur votre neveu fît quelque démonstration, donnât quelque marque publique d’amitié, d’égards… non pas pour nous, mais pour l’habit…

— Sûrement, sûrement ; c’est juste. Toutefois ce n’est pas nécessaire : je sais que les capucins sont toujours accueillis par mon neveu comme ils doivent l’être. Il le fait par inclination : c’est un penchant de famille ; et d’ailleurs il sait que la chose m’est agréable. Du reste, dans cette circonstance… quelque chose de plus marqué… est fort juste. Rapportez-vous-en à moi, très-révérend père. J’ordonnerai à mon neveu… C’est-à-dire pourtant qu’il conviendra de le lui insinuer avec prudence, pour qu’il ne se doute pas de ce qui s’est passé entre nous. Car il ne faudrait pas aller mettre un emplâtre là où il n’y a pas de blessure. Et quant à ce dont nous sommes convenus, le plus tôt sera le mieux. Et s’il se trouvait quelque endroit un peu lointain… pour ôter absolument toute occasion…

— On me demande précisément de Rimini un prédicateur ; et peut-être même, sans autre motif, aurais-je pu jeter les yeux…

— À merveille, à merveille. Et quand… ?

— Puisque la chose doit se faire, elle se fera bientôt.

— Oui, bientôt, bientôt, très-révérend père ; plutôt aujourd’hui que demain. Et, continua-t-il en se levant, si je puis quelque chose, moi et les miens, pour nos bons pères capucins…

— Nous connaissons par expérience les bontés de votre famille, dit le père provincial en se levant aussi et se dirigeant vers la porte, sur les pas de son vainqueur.

— Nous avons éteint une étincelle, dit celui-ci en s’arrêtant un moment, une étincelle, très-révérend père, qui pouvait allumer un vaste incendie. Entre bons amis, deux mots suffisent pour arranger bien des choses.

Arrivé à la porte, il en ouvrit les deux battants et voulut à toute force que le père provincial passât le premier ; ils entrèrent dans l’autre pièce et se réunirent au reste de la compagnie.

C’était une grande application, un grand art, bien des paroles que mettait ce haut personnage dans la conduite d’une affaire ; mais ce qu’il savait obtenir n’était pas de moindre valeur. En effet, par l’entretien que nous avons rapporté, il parvint à faire aller à pied frère Cristoforo de Pescarenico à Rimini, ce qui est une assez belle promenade.

Un soir arrive à Pescarenico un capucin de Milan, avec un pli pour le père gardien. Dans ce pli est l’obédience[72] pour frère Cristoforo de se rendre à Rimini, où il prêchera le carême. La lettre adressée au père gardien contient une instruction où il lui est dit d’insinuer au susdit frère qu’il ait à mettre en oubli toute affaire qu’il pourrait avoir entreprise dans le pays d’où il va partir, et n’y conserver aucune correspondance : le frère porteur de l’ordre doit être son compagnon de voyage. Le père gardien ne dit rien le soir ; le lendemain matin il fait appeler frère Cristoforo, lui montra l’obédience, lui dit d’aller prendre son panier, son bâton, son suaire, sa ceinture, et, avec le frère qu’il voit là et qui sera son compagnon, de se mettre tout de suite en route.

Je vous laisse à penser si le coup fut sensible pour notre religieux. Renzo, Lucia, Agnese lui vinrent immédiatement à l’esprit, et il s’écria, pour ainsi dire, en lui-même : « Oh ! mon Dieu, que vont devenir ces malheureux, quand je n’y serai plus ? » Mais il leva les yeux au ciel et s’accusa d’avoir manqué de confiance, de s’être cru nécessaire à quelque chose. Il mit les mains en croix sur sa poitrine, en signe d’obéissance, et baissa la tête devant le père gardien, lequel ensuite le prit à part, et lui donna l’autre avis en termes de conseil dont la signification était un ordre. Frère Cristoforo alla dans sa cellule, y prit son panier, mit dedans son bréviaire, son carême et le pain du pardon, serra sa robe sous une ceinture de cuir, dit adieu à ceux de ses confrères qui se trouvaient au couvent, finit par la bénédiction qu’il alla recevoir du père gardien, et prit avec son compagnon le chemin qu’il lui avait été ordonné de prendre.

Nous avons dit que don Rodrigo, plus obstiné que jamais dans sa belle entreprise, s’était déterminé à rechercher le secours d’un homme terrible. Nous ne pouvons de celui-ci donner ni le nom, ni le prénom, ni le titre, ni même sur tout cela aucune conjecture ; chose d’autant plus étrange que le personnage est cité dans plus d’un livre (imprimé) de ce temps. Que le personnage soit le même, l’identité des faits ne permet pas d’en douter ; mais partout se montre un grand soin à éviter d’en tracer le nom, comme s’il avait dû brûler la plume, les doigts de l’écrivain. Francesco Rivola, dans la vie du cardinal Frédéric Borromée, ayant à parler de cet homme, l’appelle « un seigneur aussi puissant par ses richesses que noble par sa naissance, » et s’arrête là. Guiseppe Ripamonti, qui, dans le cinquième livre de la cinquième décade de sa Storia patria, en fait mention d’une manière plus étendue, le nomme quelqu’un, celui-ci, celui-là, cet homme, ce personnage. « Je rapporterai, dit-il dans son riche latin que nous traduisons comme nous pouvons, l’aventure d’un certain homme qui, étant l’un des premiers parmi les grands de la ville, avait établi sa demeure dans une campagne située près des frontières, et là, se donnant sûreté à force de crimes, comptait pour rien les jugements, les juges, toute magistrature, la souveraineté ; menait une vie tout à fait indépendante, donnant asile aux bannis, banni quelque temps lui-même, puis revenu, comme si de rien n’était… » Nous emprunterons à cet écrivain quelques autres passages, lorsqu’ils nous viendront à propos pour confirmer ou éclaircir la narration de notre anonyme, avec lequel nous poursuivons notre route.

Faire ce qui était prohibé par les lois ou ce qu’empêchait une force quelconque ; être l’arbitre, le maître dans les affaires d’autrui, sans autre intérêt pour lui-même que le plaisir de commander ; être craint de tous, avoir le pas sur ceux qui avaient coutume de l’avoir sur les autres ; telles avaient été de tout temps les passions principales de cet homme. Dès son adolescence, au spectacle et au bruit de tant d’abus de puissance, de tant de luttes, à la vue de tant d’oppresseurs, il éprouvait un sentiment tout à la fois de dépit et d’impatiente envie. Jeune, lorsqu’il vivait dans la ville, il saisissait, il recherchait toutes les occasions d’avoir querelle avec les plus fameux en de telles habitudes, de traverser leurs desseins, pour se mesurer avec eux et les faire reculer, ou pour les amener à rechercher son amitié. Supérieur à la plupart d’entre eux en richesses comme en satellites, et peut-être à tous en hardiesse et en constance, il en réduisit plusieurs à renoncer à toute rivalité, il donna de rudes leçons à plusieurs autres, et de plusieurs enfin il se fit des amis ; non des amis au pair, mais tels seulement qu’ils pouvaient lui plaire, des amis subordonnés, se reconnaissant ses inférieurs et se tenant à sa gauche. Dans le fait cependant il devenait leur agent à tous, l’instrument dont ils se servaient dans leurs entreprises ; car ils ne manquaient jamais de réclamer l’action d’un si puissant auxiliaire ; et quant à lui, ne pas répondre à leur appel eût été déchoir de sa réputation, faire défaut à son œuvre. Dans un semblable train de vie, et soit pour son propre compte, soit pour le compte d’autrui, il en fit tant que son nom, sa parenté, ses amis, son audace ne pouvant plus le défendre contre les arrêts de bannissement dont il était frappé et contre toutes les haines puissantes qu’il avait soulevées, il fut obligé de faire retraite et de sortir du duché. Je crois que c’est à cette circonstance que se rapporte un trait remarquable de sa vie raconté par Ripamonti : « Lorsque ce personnage eut à vider le pays, le secret avec lequel il fit la chose, le respect, la timidité qu’il montra, furent tels qu’on va voir. Il traversa la ville à cheval, avec une meute à sa suite, au son de la trompette ; et, en passant devant le palais du gouvernement, il chargea la garde d’un message d’impertinences pour le gouverneur. »

Pendant son absence, il n’interrompit point ses pratiques, et ne cessa pas de correspondre avec ses amis, qui demeurèrent unis à lui, pour traduire littéralement Ripamonti, « dans une ligue occulte de conseils atroces et de choses funestes. » Il paraît même qu’alors il forma, avec des personnes plus élevées, certaines relations nouvelles et d’un genre terrible, dont l’historien précité parle avec un laconisme mystérieux. « Quelques princes étrangers, dit-il, se servirent plus d’une fois de lui pour quelques meurtres importants, et souvent lui envoyèrent de loin des renforts en hommes destinés à servir sous ses ordres. »

Enfin (on ne sait au bout de quel temps), soit que son bannissement eût été révoqué par quelque puissante intercession, ou que l’audace de cet homme lui tînt lieu d’immunité, il résolut de revenir chez lui et y revint en effet ; non toutefois à Milan, mais dans un château touchant aux confins du territoire bergamasque qui était alors, comme on sait, terre vénitienne. « Cette demeure, je cite encore Ripamonti, était comme une officine de mandats sanguinaires : des valets condamnés à perdre la tête et qui avaient pour métier de couper des têtes ; ni cuisiniers ni marmitons qui fussent dispensés de l’homicide ; les mains des enfants étaient ensanglantées. » Outre cette maison si dignement composée, il en avait une autre, selon ce qu’affirme le même historien, formée de sujets semblables dispersés et placés comme en garnison en divers lieux, des deux États sur la limite desquels il vivait ; serviteurs toujours prêts à exécuter ses ordres.

Tous les petits tyrans, à une grande distance à la ronde, avaient dû, celui-ci dans une circonstance, celui-là dans une autre, choisir entre l’amitié ou l’inimitié de ce tyran extraordinaire. Mais les premiers qui avaient voulu essayer de la résistance s’en étaient si mal trouvés qu’aucun d’eux ne se sentait le cœur de renouveler la tentative. Ne s’occuper que de ses affaires propres, ne se mêler de rien hors de chez soi, n’était pas même encore un moyen pour conserver envers lui l’indépendance. Un homme arrivait et signifiait de sa part que l’on eût à se désister de telle entreprise, à laisser en repos tel débiteur, et autres choses semblables : il fallait répondre oui ou non. Lorsque entre deux parties contendantes, l’une était venue, par un hommage de vassal, remettre à son jugement une affaire quelconque, l’autre se trouvait dans la dure alternative de s’en tenir à la sentence qu’il avait rendue, ou de se déclarer son ennemi ; ce qui était la même chose que d’être, comme on disait autrefois, phthisique au troisième degré. Plusieurs, ayant le tort de leur côté, recouraient à lui pour avoir raison par le fait ; plusieurs aussi y recouraient, ayant raison, pour se trouver les premiers sous un tel patronage et en fermer l’accès à leur adversaire ; et les uns comme les autres devenaient plus spécialement ses hommes-liges. Il advint quelquefois que le faible, maltraité, tourmenté par un puissant oppresseur, se tourna vers lui ; et lui, prenant le parti du faible, força l’oppresseur à cesser les vexations, à réparer le mal qu’il avait fait, à demander excuse ; ou, celui-ci refusant, il lui fit une telle guerre qu’il l’obligea à déguerpir des lieux témoins de sa tyrannie, si même il ne la lui fit payer d’une manière plus prompte et plus terrible. Et, dans des cas semblables, ce nom si redouté et si abhorré avait été un moment béni ; parce que, je ne dirai pas cette justice, mais ce remède, cette compensation quelconque était ce que, dans ces temps-là, l’on n’aurait pu attendre d’aucune force, ni privée ni publique. Plus souvent et même pour l’ordinaire, la sienne avait été, comme elle était encore, l’instrument de volontés iniques, de satisfactions atroces, de caprices enfantés par l’orgueil. Mais les manières si diverses dont il usait de cette force produisaient toujours le même effet, celui d’imprimer dans les esprits une haute idée de ce qu’il pouvait vouloir et accomplir au mépris de l’équité et de l’iniquité, ces deux choses qui opposent tant d’obstacles à la volonté des hommes, et les font si souvent revenir sur leurs pas. La renommée des tyrans ordinaires était communément restreinte dans cette petite étendue de pays où ils étaient les plus riches et les plus forts : chaque district avait les siens, et ils se ressemblaient tellement qu’il n’y avait pas de raison pour que le peuple s’occupât de ceux dont il ne portait pas immédiatement le poids. Mais la renommée de celui dont nous parlons était depuis longtemps répandue dans toutes les parties du Milanais : partout sa vie était le sujet de récits populaires, et son nom signifiait quelque chose d’irrésistible, d’étrange, de fabuleux. La crainte que l’on avait partout de ses alliés et de ses sicaires contribuait aussi à ce que l’on pensât toujours et partout à lui. Ce n’était à l’égard de chacun que des soupçons ; car qui aurait osé avouer ouvertement une telle dépendance ? mais chaque tyran pouvait être son allié, chaque bandit l’un des siens ; et l’incertitude même ajoutait au vaste de l’idée, comme à la sombre terreur qu’inspirait la chose même. Chaque fois que dans quelque lieu venaient à paraître des figures de bravi inconnues et plus mauvaises qu’à l’ordinaire, à chaque fait énorme dont on ne pouvait tout d’abord indiquer ou deviner l’auteur, on prononçait, on murmurait tout bas le nom de celui que, grâce à la circonspection, pour ne rien dire de plus, de nos auteurs, nous serons obligé d’appeler l’Innomé.

Du grand château de cet homme à celui de don Rodrigo, il n’y avait pas plus de sept milles ; et ce dernier, aussitôt qu’il fut devenu maître et tyran, avait dû reconnaître qu’à une aussi petite distance d’un tel personnage, il n’était pas possible de faire ce métier sans en venir aux prises ou marcher d’accord avec lui. Il s’était donc offert à ce redoutable voisin, devenant ainsi son ami, à la manière, c’est-à-dire, de tous les autres ; il lui avait rendu plus d’un service (le manuscrit n’en dit pas davantage) ; et chaque fois en avait rapporté des promesses de réciprocité et de prestation d’aide en toute occasion que ce pût être. Il mettait cependant beaucoup de soin à cacher une telle amitié, ou du moins à ne pas laisser apercevoir jusqu’à quel point elle pouvait être étroite, ni quel en était le caractère. Don Rodrigo voulait bien faire le tyran, mais non le tyran sauvage : cette profession était pour lui un moyen et non pas un but : il voulait demeurer librement en ville, jouir des aises, des plaisirs, des honneurs de la vie civile : et pour cela il lui fallait user de certains ménagements, tenir compte des liens de parenté, cultiver l’amitié de personnes haut placées, avoir une main sur la balance de la justice pour la faire au besoin pencher de son côté, ou pour la faire disparaître, ou bien encore pour en donner, dans l’occasion, sur la tête de ceux dont on pouvait plus facilement venir à bout de cette manière que par les armes de la force privée. Or l’intimité, disons mieux, une alliance avec un homme de cette sorte, avec un ennemi déclaré de la force publique, ne lui aurait certainement pas donné beau jeu dans un tel plan de conduite, surtout auprès du comte son oncle. Ce qu’il ne pouvait cependant cacher d’une semblable amitié pouvait passer pour l’effet de rapports indispensables avec un homme dont l’inimitié était si dangereuse, et recevoir ainsi son excuse de la nécessité : car celui qui a pris la charge de veiller aux besoins des autres, et qui n’en a pas la volonté ou n’en trouve pas le moyen, consent à la longue à ce qu’on y veille soi-même jusqu’à un certain point ; et, s’il ne consent pas en termes précis, il ferme l’œil.

Un matin, don Rodrigo sortit, à cheval, en équipage de chasse, avec une petite escorte de bravi à pied : le Griso à l’étrier de sa monture, quatre autres derrière ; et il s’achemina vers le château de l’Innomé.



CHAPITRE XX.


Le château de l’Innomé occupait, au-dessus, d’une étroite et ombreuse vallée, la crête d’une éminence qui se présente en dehors d’une âpre chaîne de montagnes, auxquelles on ne saurait dire si elle se rejoint plutôt qu’elle n’en serait séparée par une masse ardue de rocs amoncelés et par un labyrinthe de grottes et de précipices qui se prolongent à distance du pic sur deux de ses côtés. Le troisième donnant sur la vallée est le sens praticable. La pente est assez rapide, mais égale et continue. Vers le haut se voient des pâturages ; dans les plans inférieurs, des champs cultivés, parsemés de petites habitations. Au pied est un lit de cailloux, tour à tour, selon la saison, lit d’un faible ruisseau ou d’un torrent fougueux, et que les deux États avaient alors pour limite. Les monts qui, au-delà de ce ravin, forment, pour ainsi dire, l’autre paroi de la vallée, offrent aussi dans le bas quelques terrains inclinés, mais en culture ; le reste n’est qu’escarpements et rochers abrupts, sans autre végétation que quelques buissons dans les crevasses, et sans nul chemin pour y gravir.

Du haut de son donjon, comme l’aigle de son aire ensanglantée, le farouche seigneur dominait autour de lui tout l’espace où le pied d’un homme pouvait se poser, et ne voyait jamais nul homme au-dessus de sa tête. D’un regard il embrassait toute cette enceinte, les pentes, le fond de la gorge, les voies pratiquées en ces divers lieux. Celle qui, par les nombreux détours de ses rampes, conduisait au terrible manoir, offrait, vue de là-haut, comme les longs replis d’un ruban qui se déroule. De ses fenêtres, de ses meurtrières, le seigneur pouvait compter à son aise les pas de ceux qui venaient, et cent fois pointer contre eux ses armes. Et quand c’eût été une forte troupe, il aurait pu, avec sa garnison permanente de bravi, coucher à terre ou faire rouler en bas bon nombre des assaillants, avant qu’un seul atteignît le haut de la montée. Du reste, ce n’était pas seulement sur cette cime, mais dans toute la vallée, que nul n’eût osé mettre le pied, même pour le simple passage, s’il n’eût été bien vu du maître du château. Et quant aux sbires, celui d’entre eux qui s’y serait montré aurait été traité comme on traite dans un camp un espion ennemi qui se laisse prendre. On racontait les tragiques histoires des derniers qui avaient voulu tenter l’entreprise ; mais déjà c’étaient histoires du vieux temps ; et des jeunes gens de la vallée, nul ne se souvenait d’y avoir vu de cette espèce d’hommes, vivants ou morts.

Telle est la description que l’anonyme fait de ce lieu ; quant au nom, pas une syllabe ; et même, pour éviter de nous mettre sur la voie qui nous conduirait à le découvrir, il ne dit rien du voyage de don Rodrigo, et le transporte d’emblée au milieu de la vallée, au pied de l’éminence, à l’entrée du sentier rapide et tortueux. Là était une taverne qu’on aurait pu également appeler un corps de garde. Une vieille enseigne suspendue au-dessus de la porte montrait des deux côtés en peinture un soleil rayonnant ; mais la voix du peuple, qui quelquefois répète les noms, comme on les lui apprend et quelquefois les refait à sa guise, ne désignait cette taverne que par le nom de la Malanotte[73].

Au bruit des pas d’un cheval qui s’approchait, parut sur le seuil un jeune garçon, armé comme un Sarrasin, et qui, après avoir jeté son coup d’œil au dehors, rentra aussitôt pour avertir trois bandits qui étaient là jouant avec certaines cartes crasseuses et roulées comme des tuiles. Celui qui paraissait être le chef se leva, vint sur la porte, et, reconnaissant un ami de son maître, le salua respectueusement. Don Rodrigo, lui rendant le salut de fort bonne grâce, lui demanda si le seigneur se trouvait au château ; et, cette espèce de caporal ayant répondu qu’il le croyait ainsi, le voyageur mit pied à terre, et jeta les rênes de son cheval au Tiradrillo, l’un des hommes de sa suite. Puis il quitta son fusil et le remit au Montanarolo, comme pour se décharger d’un poids inutile et monter plus lestement, mais, dans le fait, parce qu’il savait bien qu’il n’était pas permis de gravir cette hauteur avec une telle arme. Il tira ensuite de sa poche quelques berlinghe, et les donna au Tarabuso, en lui disant : « Restez ici, vous autres, à m’attendre ; et, durant ce temps-là, amusez-vous avec ces braves gens. » Il prit enfin quelques écus d’or et les mit dans la main du caporal, auquel il dit d’en garder la moitié pour lui, et départager le reste entre ses hommes. Tout cela fait, ne gardant que le Griso, qui avait également déposé son fusil, il entreprit à pied la montée. En attendant, les trois bravi que nous venons de nommer, et le Squinternotto qui était le quatrième (quels beaux noms pour nous les avoir conservés si soigneusement[74] !), demeurèrent avec les trois de l’Innomé et avec le jeune garçon élevé pour la potence, et tous se mirent à jouer, à trinquer et à se raconter réciproquement leurs prouesses.

Un autre bravo de l’Innomé, qui montait, rejoignit peu après don Rodrigo ; il le regarda, le reconnut et marcha de compagnie avec lui, ce qui sauva à celui-ci l’ennui d’avoir à décliner son nom et de dire ce qu’il était à tous les autres qu’il pouvait rencontrer et qui ne le connaissaient point. Arrivé au château, et y ayant été introduit (en laissant toutefois le Griso à la porte), on le fit passer par un labyrinthe de corridors obscurs et par plusieurs salles tapissées de mousquets, de sabres, de pertuisanes, et dans chacune desquelles étaient quelques bravi faisant la garde : puis, après avoir attendu quelque temps, il fut admis dans celle où se trouvait l’Innomé.

Celui-ci vint à lui, répondant à son salut, mais non sans le regarder aux mains et au visage, comme il le faisait par habitude et en quelque sorte involontairement envers toute personne dont il recevait la visite, fût-elle de ses amis les plus anciens et les mieux éprouvés. Il était grand, brun, chauve ; le peu de cheveux qui lui restaient étaient blancs : des rides sillonnaient son visage ; au premier abord, on lui aurait donné plus des soixante ans qu’il comptait ; mais son maintien, ses mouvements, la dureté marquée de ses traits, le feu sinistre, mais vif, qui brillait dans ses yeux, indiquaient une vigueur de corps et une force d’âme qui auraient paru extraordinaires dans un jeune homme.

Don Rodrigo dit qu’il venait pour demander conseil et assistance ; que, se trouvant engagé dans une affaire difficile et où son honneur ne lui permettait pas de reculer, il s’était rappelé les promesses de cet homme qui ne promettait jamais ni trop ni en vain ; et il se mit à lui exposer sa scélérate machination. L’Innomé, qui en savait déjà quelque chose, mais d’une manière confuse, l’écouta attentivement, par la curiosité que lui inspiraient toujours de semblables histoires, et encore parce que dans celle-ci se trouvait mêlé un nom qui lui était connu et très-odieux, celui de frère Cristoforo, ennemi déclaré des tyrans, leur ennemi par la parole, et, lorsqu’il le pouvait, par les actions.

Don Rodrigo, sachant à qui il parlait, ne manqua point ensuite d’exagérer les difficultés qui étaient à vaincre ; la distance des lieux, un monastère, la signora !

Ici, l’Innomé, comme s’il en eût reçu l’ordre d’un démon caché dans son cœur, interrompit subitement ce discours, en déclarant qu’il se chargeait de l’entreprise. Il se fit donner au juste le nom de notre pauvre Lucia, et congédia don Rodrigo, en disant : « Dans peu, je vous ferai savoir ce que vous aurez à faire. »

Si le lecteur se souvient de ce misérable Egidio qui habitait tout auprès du monastère où Lucia s’était réfugiée, qu’il sache maintenant que cet homme était l’un de ceux que l’Innomé s’était le plus étroitement associés pour le crime ; et c’est pourquoi celui-ci avait laissé échapper sa parole si promptement et d’une manière si résolue. Cependant, aussitôt qu’il fut seul, il éprouva, je ne dirai pas du repentir, mais du dépit de l’avoir donnée. Déjà depuis quelque temps il commençait à ressentir, si ce n’est du remords, au moins une sourde inquiétude de ses scélératesses.

Celles qui étaient accumulées en si grand nombre dans sa mémoire, si elles ne l’étaient sur sa conscience, se réveillaient chaque fois qu’il en commettait une nouvelle, et se présentaient à son esprit sous un aspect déplaisant et comme trop multipliées ; il lui semblait que c’était augmenter et augmenter toujours un poids déjà incommode. Une certaine répugnance qu’il avait éprouvée dans ses premiers crimes et qui, vaincue ensuite, s’était comme tout à fait éteinte, lui revenait maintenant. Mais autrefois l’image d’un avenir long, indéterminé, le sentiment d’une vie forte et puissante, remplissaient son âme d’une confiance que ne troublait aucune réflexion ; maintenant, au contraire, les idées de l’avenir étaient celles qui lui rendaient le passé plus pénible. « Vieillir ! mourir ! Et puis ? »

Et, chose remarquable, l’image de la mort qui, dans un péril prochain, en face d’un ennemi, redoublait la force de cet homme et suscitait en lui une colère pleine de courage ; cette même image, lui apparaissant dans le silence de la nuit, au milieu des sûretés de son château, lui apportait une soudaine consternation. Ce n’était pas la mort dans les menaces d’un adversaire mortel lui-même, la mort qu’avec des armes meilleures, un bras plus prompt, on pouvait repousser ; elle arrivait seule, elle surgissait intérieurement ; elle était peut-être encore éloignée, mais à chaque instant elle faisait un pas ; et tandis que l’esprit combattait douloureusement pour en écarter la pensée, elle s’approchait. Dans les premiers temps, les exemples si fréquents, le spectacle, pour ainsi dire, continuel de la violence, de la vengeance, du meurtre, en lui inspirant une féroce émulation, étaient aussi devenus pour lui comme une sorte d’autorité dont il s’appuyait contre sa conscience ; maintenant renaissait de temps en temps dans son âme l’idée confuse, mais terrible, d’un jugement individuel, d’une accusation indépendante de l’exemple ; maintenant se voir en dehors de la troupe vulgaire des criminels, les avoir tous dépassés, était une idée qui lui faisait quelquefois sentir comme un redoutable isolement.

Ce Dieu dont il avait entendu parler, mais que depuis tant d’années il ne songeait pas plus à nier qu’à reconnaître, n’ayant d’autre pensée que de vivre comme si Dieu n’existait pas, ce Dieu maintenant, dans certains moments d’abattement sans cause, de terreur sans péril, lui semblait faire entendre une voix qui lui criait au fond de l’âme : Je suis cependant…

Dans la première effervescence des passions, la loi qu’il avait tout au moins entendu annoncer au nom de cet être souverain ne lui avait paru qu’odieuse ; maintenant, lorsqu’à l’improviste elle revenait à son esprit, son esprit, malgré lui, la concevait comme une chose à quoi s’attache un accomplissement. Mais, loin de s’ouvrir à personne sur cette inquiétude dont il était nouvellement agité, il la couvrait d’un voile impénétrable, il la dissimulait sous les apparences d’une plus sombre férocité ; et, par ce moyen, il cherchait aussi à se la cacher à lui-même, à l’étouffer dans son cœur.

Jaloux de ces temps, puisqu’il ne pouvait ni les anéantir ni les oublier, de ces temps où il commettait le crime sans remords, sans autre pensée que celle du succès, il faisait tous ses efforts pour en obtenir le retour, pour retenir ou ressaisir son ancienne volonté si prompte, si haute, si imperturbable, pour se convaincre lui-même que rien en lui n’était changé.

Ainsi, dans cette circonstance, il avait aussitôt engagé sa parole envers don Rodrigo, pour se garantir de toute hésitation. Mais à peine l’eut-il vu partir que, sentant diminuer cette fermeté qu’il s’était commandée pour promettre, se sentant peu à peu venir à l’esprit des pensées qui apportaient avec elles la tentation de ne point tenir cette parole et l’eussent amené peut-être à jouer un rôle fâcheux vis-à-vis d’un ami, d’un complice au second rang, il voulut faire finir à l’instant ce combat trop pénible. Il appela le Nibbio[75], l’un des plus adroits et des plus hardis parmi les ministres de ses énormités, et qui était celui dont il avait coutume de se servir pour sa correspondance avec Egidio ; il l’appela, et d’un air résolu lui ordonna de monter sur-le-champ à cheval, d’aller droit à Monza, d’informer Egidio de l’engagement contracté et de lui demander son concours pour l’accomplir.

Le méchant messager fut de retour plus tôt que ne l’attendait son maître, Egidio avait répondu que l’entreprise était facile et sûre ; que l’on n’avait qu’à envoyer sans retard une voiture avec deux ou trois bravi bien déguisés ; qu’il se chargerait de tout le reste, et mènerait l’affaire. À cet avis, l’Innomé, quoi que pût être ce qui se passait en lui, commanda immédiatement au Nibbio lui-même de disposer toutes choses selon ce qu’avait dit Egidio, et de partir, avec deux autres qu’il lui nomma, pour cette expédition.

Si, pour rendre l’horrible service qui lui était demandé, Egidio n’avait dû compter que sur ses moyens ordinaires, il n’aurait certainement pas donné si promptement une réponse aussi précise. Mais, dans cet asile même où il semblait que tout devait être obstacle, l’atroce jeune homme avait un moyen connu de lui seul ; et ce qui pour d’autres eût été la difficulté la plus grande était pour lui un instrument de succès. Nous avons raconté comment la malheureuse signora avait une fois prêté l’oreille à ses paroles ; et le lecteur peut avoir compris que cette fois ce ne fut pas la dernière, qu’elle ne fut que le premier pas dans une carrière d’abomination et de sang. Cette même voix qui, par le crime, avait acquis et force et, l’on peut dire, autorité, cette voix imposa maintenant à son esclave le sacrifice de la jeune innocente que celle-ci avait sous sa garde et sa protection.

La proposition parut effroyable à Gertrude. Perdre Lucia par un événement imprévu et sans qu’elle y eût contribué, lui aurait semblé un malheur, un châtiment plein d’amertume : et il lui était enjoint de s’en priver par une noire perfidie, de changer en un nouveau remords un moyen d’expiation. La malheureuse tenta toutes les voies pour se soustraire à l’horrible injonction ; toutes, excepté la seule infaillible, et qui cependant était ouverte devant elle. Le crime est un maître sévère, inflexible, contre lequel ne devient fort que celui qui s’arrache entièrement à son empire. À ce moyen Gertrude ne voulant se résoudre ; elle obéit.

Le jour fixé était venu ; l’heure dont on était d’accord approchait ; Gertrude, renfermée avec Lucia dans son parloir particulier, lui faisait plus d’amitiés que de coutume, et Lucia les recevait et y répondait avec une sensibilité toujours plus vive ; comme la brebis, tremblant sans crainte sous la main du pâtre qui la caresse et la tire doucement à lui, se tourne pour lécher cette main, et ne sait point qu’à la porte de l’étable l’attend le boucher auquel le pâtre vient de la vendre.

« J’ai besoin qu’on me rende un grand service, et vous seule le pouvez. J’ai ici bien des gens à mes ordres, mais personne à qui je me fie. Pour une affaire très-importante que je vous expliquerai plus tard, il est nécessaire que je parle tout de suite à ce père gardien des capucins qui vous a menée ici, ma pauvre Lucia ; mais il faut que personne ne sache que je l’ai envoyé appeler. Je n’ai que vous pour remplir secrètement ce message. »

Lucia fut effrayée d’une telle demande ; et avec sa timidité ordinaire, mais sans cacher une grande surprise, elle allégua aussitôt, pour se dispenser de la commission, les raisons que la signora devait comprendre, qu’elle aurait dû prévoir : aller ainsi sans sa mère, sans personne, sur un chemin solitaire, dans un pays qu’elle ne connaissait pas… Mais Gertrude, instruite à une école infernale, montra de son côté tant d’étonnement et de déplaisir de rencontrer si peu de bonne volonté chez la personne sur qui elle croyait pouvoir compter le plus, elle parut trouver ces objections si vaines : en plein jour, à quatre pas, un chemin où Lucia avait passé peu de temps avant, et qu’il suffisait de lui indiquer, ne le connût-elle pas pour qu’elle ne pût s’y tromper !… elle en dit tant que la pauvre fille, émue tout à la fois et un peu piquée, laissa échapper ces mots : « Eh bien, que faut-il que je fasse ?

— Allez au couvent des capucins, et elle lui indiqua de nouveau le chemin pour s’y rendre : Faites appeler le père gardien ; dites-lui, sans que personne soit là pour vous entendre, de venir me trouver sur-le-champ, mais de ne pas faire connaître que c’est moi qui l’ai envoyé chercher.

— Mais que dirai-je à la tourière qui ne m’a jamais vue sortir et qui me demandera où je vais ?

— Tâchez de passer sans être vue ; et, si vous ne pouvez, dites-lui que vous allez à telle église, où vous avez promis de faire une prière. »

Nouvelle difficulté pour Lucia : faire un mensonge ; mais la signora se montra de nouveau si affectée de cette résistance, elle lui présenta comme un tort si fâcheux d’oublier la reconnaissance pour écouter un vain scrupule, que la pauvre fille, plus étourdie de toutes ces paroles et plus émue surtout qu’elle n’était convaincue, répondit : « Eh bien, j’irai. Que Dieu me soit en aide ! » et elle se mit en marche.

Lorsque Gertrude, qui, de la grille, la suivait d’un œil fixe et troublé, lui vit mettre le pied sur le seuil de la porte, elle ouvrit la bouche, comme vaincue par un sentiment irrésistible, et dit : « Écoutez, Lucia ! »

Celle-ci se tourna et revint vers la grille. Mais déjà une autre pensée, une pensée habituée à prédominer dans l’esprit de la malheureuse Gertrude, y avait eu de nouveau le dessus. Feignant de n’être pas satisfaite des instructions qu’elle avait données à Lucia, sur le chemin à suivre, elle lui en répéta l’explication, et la congédia en disant : « Faites tout comme je vous l’ai dit, et revenez vite. » Lucia partit.

Elle franchit, sans être remarquée, la porte du cloître, suivit la rue, les yeux baissés et en rasant le mur ; elle trouva, par les indications qui lui avaient été données et par ses propres souvenirs, la porte du bourg, et en sortit ; elle marcha, toute recueillie sur elle-même et un peu tremblante, le long de la grande route, arriva bientôt au chemin qui conduisait au couvent, et le reconnut. Ce chemin était, et il est encore, enfoncé entre deux hautes berges couronnées de haies qui le couvrent d’une espèce de voûte. Lucia, en y entrant et le voyant tout à fait solitaire, sentit augmenter sa peur et hâta le pas ; mais, au bout de quelques moments, elle se rassura un peu, en voyant une voiture de voyage arrêtée, et, tout auprès, devant la portière ouverte, deux voyageurs qui regardaient de côté et d’autre, comme incertains sur leur route. En avançant, elle entendit l’un des deux qui disait : « Voici une brave fille qui nous indiquera le chemin. » En effet, lorsqu’elle fut arrivée à la voiture, ce même individu, d’un ton plus poli que sa figure n’était engageante, se tourna et dit : « Jeune fille, pourriez-vous nous indiquer le chemin de Monza ?

— En allant par là, vous allez à rebours, répondit la pauvre fille : Monza est de ce côté… » et elle se tournait pour le leur montrer du doigt, lorsque l’autre personnage (c’était le Nibbio), la saisissant à l’improviste par la taille, l’enleva de terre. Lucia détourne la tête, pleine d’épouvante, et pousse un cri ; le brigand la jette dans la voiture ; un autre bandit, qui y était assis sur le devant, la reçoit, et, tandis qu’en vain elle se débat, qu’en vain elle crie, il l’assied de force vis-à-vis de lui : un autre encore, lui mettant un mouchoir sur sa bouche, étouffe sa voix. En même temps, le Nibbio monte aussi précipitamment dans la voiture ; la portière se ferme, et l’on part à toute bride. Celui qui avait fait la perfide demande, resté sur la route, jeta un coup d’œil de l’un et de l’autre côté, pour voir si quelqu’un ne serait pas accouru aux cris de Lucia ; il n’y avait personne : il s’élança sur l’une des berges en s’accrochant à un arbre de la haie, et disparut. Celui-ci était un des bandits d’Egidio ; il s’était posté, ne faisant semblant de rien, sur la porte de son maître, pour voir Lucia lorsqu’elle sortirait du monastère, l’avait bien observée pour la pouvoir reconnaître, et puis avait couru, par un sentier plus court, l’attendre à l’endroit convenu.

Qui pourrait cependant décrire la terreur, les angoisses de l’infortunée Lucia ? Qui pourrait exprimer ce qui se passait dans son âme ? Elle ouvrait de grands yeux effarés, par l’impatient désir de connaître son affreuse situation, et elle les refermait aussitôt par l’épouvante et l’horreur que lui causaient ces mauvais visages : elle se tordait sur elle-même, mais elle était tenue de tous les côtés : elle recueillait toutes ses forces, et par élans cherchait à se jeter vers la portière ; mais deux bras nerveux la retenaient comme clouée au fond de la voiture, et quatre autres grosses mains l’y assujettissaient. Chaque fois qu’elle ouvrait la bouche pour pousser un cri, le mouchoir venait le lui arrêter dans la gorge. Au milieu de tout cela, trois bouches d’enfer, prenant la voix la plus humaine qu’il leur était possible de se donner, allaient lui répétant :

« Paix, paix, n’ayez pas peur, nous ne voulons pas vous faire de mal. »

Après quelques moments d’une lutte si cruellement animée, elle parut se calmer ; ses bras mollirent ; sa tête tomba en arrière ; sous sa paupière ouverte avec peine, son œil devint immobile ; et ces affreuses figures qu’elle avait devant elle lui semblèrent se confondre et tournoyer ensemble dans un mélange monstrueux ; les couleurs de ses joues disparurent ; une sueur froide couvrit son visage ; elle s’affaissa sur elle-même et s’évanouit.

« Allons, allons, courage, disait le Nibbio. — Courage, courage, répétaient les deux autres coquins ; mais la perte de tout sentiment épargnait en ce moment à Lucia une souffrance de plus, celle d’entendre les exhortations de ces horribles voix.

— Diable ! elle semble morte, dit l’un d’eux. Si elle était morte, en effet ?

— Ah bien oui, morte ! dit l’autre. C’est un de ces évanouissements qui viennent aux femmes. Je sais que, quand j’ai voulu envoyer quelqu’un à l’autre monde, homme ou femme, il en a fallu bien plus.

— Allons ! dit le Nibbio, songez à faire votre devoir, et ne vous perdez pas en propos inutiles. Prenez les tromblons dans le caisson de la voiture, et tenez-les prêts ; car ce bois où nous entrons est un nid de coquins où il y en a toujours. Non pas comme cela à la main, diable ! Mettez-les derrière votre dos, là, couchés : ne voyez-vous pas que cette fille est une poule mouillée qui, pour un rien, tombe en syncope ? Si elle voit les armes, elle est capable de mourir tout de bon. Et, quand elle sera revenue à elle, prenez bien garde de lui faire peur : ne la touchez pas si je ne vous fais signe. C’est assez de moi pour la tenir. Et ne dites rien ; laissez-moi seul parler. »

Cependant, la voiture, allant toujours un train de course, était entrée dans le bois.

Au bout de quelque temps, la pauvre Lucia commença à reprendre connaissance, comme si elle sortait d’un profond et pénible sommeil, et elle ouvrit les yeux. Elle eut d’abord quelque difficulté à distinguer les objets effrayants qui l’environnaient, à recueillir ses idées : enfin, elle comprit de nouveau sa terrible situation. Le premier usage qu’elle fit du peu de forces qui lui étaient revenues fut de se jeter encore vers la portière pour s’élancer au dehors ; mais elle fut retenue, et ne put que voir un moment la solitude sauvage du lieu où elle passait. Elle poussa de nouveau un cri ; mais le Nibbio, levant sa grosse main avec le mouchoir : « Allons, lui dit-il le plus doucement qu’il put, ne criez pas ; ce sera mieux pour vous ; mais, si vous ne vous taisez, nous vous ferons rester tranquille.

— Laissez-moi aller ! Qui êtes-vous ? Où me conduisez-vous ? Pourquoi m’avez-vous prise ? Laissez-moi aller, laissez-moi aller !

— Je vous dis de ne pas avoir peur. Vous n’êtes pas un enfant, et vous devez comprendre que nous ne voulons pas vous faire de mal. Ne voyez-vous pas que nous aurions pu vous tuer cent fois, si nous avions eu de mauvaises intentions ? Ainsi donc, tenez-vous tranquille.

— Non, non, laissez-moi regagner mon chemin : je ne vous connais pas.

— Nous vous connaissons, nous autres.

— Oh ! très-sainte Vierge ! Comment me connaissez-vous ? laissez-moi aller, au nom de Dieu. Qui êtes-vous ? Pourquoi m’avez-vous prise ?

— Parce qu’on nous l’a commandé.

— Qui ? qui ? qui peut vous l’avoir commandé ?

— Paix ! dit d’une mine sévère le Nibbio. Ce n’est pas à nous que l’on fait semblables demandes. »

Lucia essaya encore une fois de se jeter à l’improviste vers la portière ; mais, voyant que c’était inutile, elle eut de nouveau recours aux prières ; et, la tête baissée, les joues inondées de larmes, d’une voix entrecoupée par les sanglots, joignant ses mains devant ses lèvres : « Oh ! disait-elle, pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge, laissez-moi aller ! Quel mal vous ai-je fait ? Je suis une pauvre créature qui ne vous ai fait aucun mal. Celui que vous m’avez fait, vous autres, je vous le pardonne du fond du cœur ; et je prierai Dieu pour vous. Si vous avez une fille, une femme, une mère, pensez à ce qu’elles souffriraient dans l’état où je me trouve. Souvenez-vous que nous devons tous mourir, et qu’un jour vous désirerez que Dieu vous fasse miséricorde. Laissez-moi aller, laissez-moi ici : le bon Dieu me fera trouver mon chemin.

— Nous ne pouvons pas.

— Vous ne pouvez pas ? Oh ! Seigneur ! Pourquoi ne pouvez-vous pas ? Où voulez-vous me mener ? Pourquoi ?

— Nous ne pouvons pas ; c’est inutile : n’ayez pas peur ; nous ne voulons pas vous faire de mal : tenez-vous tranquille, et personne ne vous touchera. »

Toujours plus désolée, toujours plus effrayée en voyant que ses paroles ne produisaient nul effet, Lucia tourna sa pensée vers celui qui tient dans sa main le cœur des hommes et qui n’a qu’à vouloir pour toucher les plus insensibles. Elle se serra le plus qu’elle put dans le coin de la voiture, croisa ses bras sur sa poitrine, et pendant quelques minutes pria mentalement. Puis, tirant de sa poche son chapelet, elle se mit à dire le rosaire avec plus de foi et de ferveur qu’elle ne l’avait fait de sa vie. De temps en temps, espérant avoir obtenu la miséricorde qu’elle implorait, elle en revenait à prier ces hommes, mais toujours sans fruit. Puis elle perdait de nouveau l’usage de ses sens ; puis elle les recouvrait, pour revivre à de nouvelles angoisses. Mais le cœur nous manque pour les décrire plus longuement. Une douloureuse pitié nous presse d’arriver au terme de ce voyage qui dura plus de quatre heures, et après lequel nous aurons à passer d’autres heures bien cruelles encore. Transportons-nous au château où l’infortunée était attendue.

Elle était attendue par l’Innomé dont l’inquiétude, l’agitation en ce moment était chez lui tout insolite. Chose étrange ! Cet homme qui avait de sang-froid disposé de tant de vies, qui dans un si grand nombre de ses actions n’avait compté pour rien les douleurs qu’il faisait souffrir, si ce n’est quelquefois pour y savourer une féroce volupté de vengeance, cet homme aujourd’hui, lorsqu’il ne s’agissait que d’une personne inconnue de lui, d’une pauvre et obscure villageoise, éprouvait, à s’emparer d’elle, une sorte de répugnance, je dirais presque de frayeur. D’une fenêtre élevée de son château, il regardait depuis quelque temps vers un débouché de la vallée ; et voilà la voiture qui paraît et s’avance lentement. Car la première partie du voyage faite d’une manière si rapide avait amorti l’ardeur des chevaux et dompté leurs forces. Bien que, du point d’où il la voyait, cette voiture ne parût guère que comme un de ces petits carrosses que l’on donne pour jouets aux enfants, il la reconnut à l’instant même et sentit son cœur battre plus fort.

« Y sera-t-elle ? pensa-t-il aussitôt ; et il ajouta, toujours en lui-même : Que d’ennuis cette créature me cause ! Délivrons-nous-en. »

Et il se disposait à dépêcher sur-le-champ l’un de ses bandits au-devant de la voiture pour ordonner au Nibbio de tourner bride et de conduire cette personne au château de don Rodrigo. Mais un non impérieux, qui résonna dans son âme fit évanouir ce dessein. Tourmenté cependant du besoin d’ordonner quelque chose, ne pouvant supporter une attente inactive pendant que la voiture venait à petits pas, comme une trahison, que sais-je ? comme un châtiment, il fit appeler une vieille femme qui était à son service.

Cette femme était née dans ce château, d’un ancien concierge de l’habitation, et y avait passé toute sa vie. Ce qu’elle avait vu et entendu dès le berceau avait imprimé dans son esprit une grande et terrible idée du pouvoir de ses maîtres ; et la principale maxime qu’elle avait puisée dans les instructions qu’elle avait reçues et les exemples à l’appui, était qu’à ces maîtres il fallait obéir en toute chose, parce qu’ils pouvaient faire beaucoup de mal et beaucoup de bien. L’idée du devoir déposée comme un germe dans le cœur de tous les hommes, en se développant dans le sien en même temps que des sentiments de respect, de crainte et d’avidité servile, s’était associée et adaptée à ces sentiments mêmes. Lorsque l’Innomé, devenu maître, commença à faire usage de sa force de la manière épouvantable que nous avons racontée, elle en éprouva dans le principe une certaine déplaisance et tout à la fois un sentiment plus profond encore de soumission. Avec le temps elle s’était habituée à ce qu’elle avait sans cesse devant les yeux et aux oreilles.

La volonté puissante et sans frein d’un si haut seigneur était pour elle comme une espèce de justice fatale. Fille déjà mûre, elle épousa l’un des gens de la maison, qui, peu après, étant allé à une expédition périlleuse, avait laissé ses os sur un chemin. La vengeance que le seigneur tira de cette mort procura à la veuve une consolation féroce et accrut en elle l’orgueil de se trouver sous une telle protection. De ce moment elle ne mit plus que bien rarement le pied hors du château, et peu à peu il ne lui resta d’autres idées de la vie humaine que celles qu’elle recevait en ce lieu. Elle n’était chargée d’aucun service particulier ; mais, dans cette nombreuse compagnie de bandits, il ne se passait pas de jour que pour l’un ou pour l’autre elle n’eût quelque chose à faire, et c’était son tourment.

Tantôt des hardes à recoudre, tantôt le repas à préparer bien vite pour ceux qui revenaient d’une expédition, tantôt des blessés à soigner. Les ordres de ces gens, leurs remerciements, leurs reproches, étaient constamment assaisonnés de railleries et d’injures. La vieille était son nom habituel ; les accessoires que toujours quelqu’un d’eux y attachait, variaient selon les circonstances et l’humeur du personnage. Pour elle, contrariée dans sa paresse, et provoquée dans sa disposition à la colère, c’est-à-dire exercée dans deux de ses passions prédominantes, elle répondait quelquefois à ces compliments par des paroles où Satan aurait encore plus reconnu de son génie que dans celles des provocateurs.

« Tu vois là-bas cette voiture ? lui dit le seigneur.

— Je la vois, répondit la vieille en portant en avant son menton pointu et en écarquillant ses yeux enfoncés, comme si elle eût voulu les pousser à fleur de leur orbite.

— Fais sur-le-champ disposer une chaise à porteur ; mets-toi dedans, et fais-toi porter à la Malanotte. Mais qu’on se hâte, afin que tu y arrives avant cette voiture, qui, au reste, s’avance du pas de la mort. Dans cette voiture il y a… il doit y avoir une jeune fille. Si elle y est, dis au Nibbio, de ma part, qu’il la mette dans la chaise et qu’il vienne tout de suite me trouver. Tu resteras dans la chaise avec cette jeune fille ; et quand vous serez ici toutes deux, tu la conduiras dans la chambre. Si elle te demande où tu la mènes, à qui est ce château, garde toi de…

— Oh ! dit la vieille.

— Mais, continua l’Innomé, rassure-la.

— Que dois-je lui dire ?

— Ce que tu dois lui dire ? Rassure-la, encore une fois. Es-tu donc arrivée à ton âge sans savoir comment on rassure les gens, quand on veut ? N’as-tu jamais eu le cœur en peine ? N’as-tu jamais eu peur ? Ne connais-tu pas les mots qui font plaisir dans ces moments-là ? Dis-lui de ces mots : trouve-les, de par le diable ! Va. »

Et lorsqu’elle fut partie, il resta encore quelque temps à la fenêtre, les yeux fixés sur cette voiture qui paraissait déjà beaucoup plus grande. Puis il les leva vers le soleil qui, dans ce moment, se cachait derrière la montagne ; puis il regarda les nuages épars au-dessus, et qui, de bruns qu’ils étaient, devinrent presque en un instant couleur de feu. Il se retira, ferma la fenêtre, et se mit à marcher en avant et en arrière dans la chambre, du pas d’un voyageur pressé.



CHAPITRE XXI.


La vieille avait couru exécuter les ordres qu’elle avait reçus et en donner elle-même avec l’autorité attachée à ce nom qui, de quelque bouche qu’il se fît entendre en ce lieu, faisait faire à tous diligence ; car il ne venait à l’idée de personne que nul pût être assez hardi pour l’employer faussement. Elle se trouva, comme il lui avait été prescrit, à la Malanotte, un peu avant que la voiture y fût arrivée ; et, lorsqu’elle la vit venir, elle sortit de la chaise à porteur, fit signe au cocher d’arrêter, s’approcha de la portière, et rapporta tout bas au Nibbio, qui avait mis la tête dehors, les ordres de leur maître.

Lucia, au moment où la voiture s’arrêta, fit un mouvement et revint d’une espèce de léthargie. Elle sentit de nouveau tout son sang se bouleverser ; et la bouche béante, les yeux effarés, elle regarda autour d’elle. Le Nibbio s’était retiré en arrière, et la vieille, avec le menton sur la portière, les yeux dirigés vers Lucia, disait : « Venez, la jeune fille ; venez, ma pauvre enfant ; venez avec moi, qui ai ordre de vous bien traiter et de vous rassurer. »

Au son d’une voix de femme, la pauvre fille eut en effet un moment d’espérance et de soulagement ; mais elle retomba tout aussitôt dans une frayeur plus sombre encore. « Qui êtes-vous ? » dit-elle d’une voix tremblante, en fixant un regard étonné sur le visage de la vieille.

« Venez, venez, pauvre enfant, » répétait celle-ci. Le Nibbio et les deux autres jugeant, par les paroles et la voix si extraordinairement radoucie de cette femme, quelles devaient être les intentions du maître, tâchaient d’engager par la douceur la malheureuse prisonnière à obéir. Mais elle continuait de regarder au dehors ; et quoique la vue d’un lieu sauvage qu’elle ne connaissait point, et l’air d’assurance de ses gardiens, ne lui permissent pas d’espérer du secours, elle ouvrait cependant la bouche pour crier, lorsque, voyant le Nibbio faire les gros yeux par lesquels s’annonçait le mouchoir, elle se retint, trembla, se tourna de côté, fut prise et mise dans la chaise. La vieille s’y mit après elle. Le Nibbio dit aux deux autres coquins de marcher derrière, et entreprit lui-même la montée d’un pas rapide, courant à l’appel de son seigneur.

« Qui êtes-vous ? demandait Lucia d’un ton d’alarme à cette laide figure qui lui était inconnue. Pourquoi suis-je avec vous ? Où suis-je ? Où me conduisez-vous ?

— Chez quelqu’un qui veut vous faire du bien, répondait la vieille ; chez un grand… Heureux ceux auxquels il veut faire du bien ! Bonne fortune pour vous, bonne fortune. N’ayez pas peur ; soyez contente ; car il m’a commandé de vous rassurer. Vous le lui direz, n’est-ce pas, que j’ai tâché de vous rassurer ?

— Qui est-il ? Pourquoi ? Que veut-il de moi ? Je ne lui appartiens pas. Dites-moi où je suis ; laissez-moi aller ; dites à ces gens qu’ils me laissent aller ; qu’ils me portent dans quelque église. Oh ! vous qui êtes femme, au nom de la Vierge Marie !… »

Ce nom saint et plein de douceur, que la misérable femme avait répété avec vénération dans son jeune âge, et qu’ensuite elle n’avait plus invoqué ni peut-être entendu prononcer depuis tant d’années, faisait maintenant sur son esprit une impression vague, étrange, lente à se produire, comme serait le souvenir de la lumière chez un vieillard devenu aveugle dans son enfance.

Cependant l’Innomé, debout sur la porte du château, regardait en bas, et voyait la chaise venir à petit pas, comme tantôt la voiture, et, en avant, il voyait le Nibbio qui, à chaque instant, la laissait à plus grande distance, en montant au pas de course. Lorsqu’il fut arrivé, le seigneur lui fit signe de le suivre et alla avec lui dans un appartement du château.

« Eh bien ? lui dit-il en s’arrêtant là.

— Tout à souhait, répondit le Nibbio en s’inclinant. L’avis à point nommé, la femme de même, personne sur l’endroit, un seul cri, et personne n’a paru, le cocher alerte, les chevaux parfaits, nulle mauvaise rencontre ; mais…

— Mais quoi ?

— Mais… j’avoue que j’aurais mieux aimé avoir l’ordre de lui tirer un coup de fusil dans le dos, sans l’entendre parler, sans voir son visage.

— Quoi ? qu’est-ce ? que veux-tu dire ?

— Je veux dire que tout ce temps, tout ce temps… Elle m’a trop fait compassion.

— Compassion ! Que sais-tu, toi, de compassion ? Qu’est-ce que la compassion ?

— Je ne l’ai jamais si bien compris que cette fois : c’est une chose, la compassion, qui est un peu comme la peur : si vous la laissez vous saisir, vous n’êtes plus homme.

— Voyons un peu comment a fait cette fille pour te faire compassion ?

Mais un autre non intérieur, plus impérieux que le premier, lui défendit d’achever.

« Non, dit-il d’une voix résolue, comme pour s’exprimer à lui-même l’ordre de cette voix secrète, non : va te reposer ; et demain matin, tu feras ce que je te dirai. » « Cette fille a quelque démon pour elle, pensait-il ensuite, lorsqu’il fut resté seul, et en se tenant debout, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés sur une partie du plancher où les rayons de la lune, entrant par une fenêtre élevée, dessinaient un carré de lumière pâle, coupée en échiquier par l’ombre des gros barreaux de fer, et en traits plus menus par celle des petits compartiments des vitres. Elle a quelque démon… ou quelque ange qui la protège… Compassion au Nibbio !… Demain matin, demain matin de bonne heure, qu’elle soit hors d’ici ; qu’elle suive sa destinée, et qu’il n’en soit plus question. Que cet animal de don Rodrigo ne me vienne pas rompre la tête de ses remercîments, parce que… je ne veux plus entendre parler de cette fille. Je l’ai servi, parce que j’ai promis ; et j’ai promis parce que… c’est mon destin. Mais je veux que le malheureux me le paye bien, ce service. Voyons un peu… »

Et il voulait imaginer quelque chose de scabreux à lui demander en compensation et comme par punition ; mais ces mots vinrent de nouveau traverser son esprit : « Compassion au Nibbio ! Comment peut-elle avoir fait ? continuait-il, entraîné par cette pensée. Je veux la voir… Eh non ! Oui, je veux la voir. »

Et de chambre en chambre en chambre il parvint à un petit escalier, puis à tâtons il monta jusqu’à celle de la vieille, et frappa du pied contre la porte.

« Qui est là ?

— Ouvre. »

À cette voix, la vieille fille fit trois bonds, et tout aussitôt on entendit le verrou courir dans ses tenons, et la porte s’ouvrit toute grande. L’Innomé, de l’endroit où il était, donna un coup d’œil tout à l’entour ; et, à la lumière d’une lampe qui brûlait sur une table, il vit Lucia accroupie par terre, dans le coin le plus éloigné de la porte.

« Qui t’a dit de la jeter là comme un sac de linge sale, misérable ? dit-il à la vieille, d’un air de colère.

— Elle s’est mise où elle a voulu, répondit humblement celle-ci. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour la rassurer : elle peut le dire elle-même ; mais il n’y a pas eu moyen.

— Levez-vous, » dit l’Innomé à Lucia, en s’approchant d’elle. Mais Lucia qui, au coup donné contre la porte, à la vue de cette porte qui s’ouvrait, à l’apparition de cet homme, au son des paroles qu’il lui adressait, avait senti dans son âme effrayée le saisissement d’une nouvelle frayeur, ne s’en tenait que plus étroitement blottie dans son coin, le visage caché dans ses mains, et ne remuant que pour trembler de tous ses membres.

« Levez-vous, je ne veux pas vous faire de mal… et je puis vous faire du bien, répéta le seigneur… Levez-vous ! dit-il ensuite en faisant tonner sa voix, irrité qu’il était d’avoir deux fois commandé en vain.

— Oh ! Monseigneur ! si longtemps !… Pleurer, prier et faire certains yeux et devenir pâle, pâle comme une morte, et puis sangloter, et puis de nouveau prier, et certaines paroles…

« Je ne veux pas cette fille chez moi, pensait l’Innomé, pendant que l’autre parlait. J’ai fait une sottise en m’engageant : mais j’ai promis, j’ai promis. Quand elle sera loin… » Et levant la tête d’un air de commandement. « Maintenant, dit-il au Nibbio, mets de côté la compassion : monte à cheval, prends un compagnon, deux si tu veux, et cours à la demeure de ce don Rodrigo que tu sais. Dis-lui qu’il envoie tout de suite… mais tout de suite, parce qu’autrement… »

Comme si elle eût recouvré des forces par sa frayeur même, la trop malheureuse fille se mit subitement à genoux : et joignant ses mains, comme elle eût fait devant une sainte image, elle leva les yeux vers le visage de l’Innomé, les rebaissa aussitôt, et dit : « Me voilà : tuez-moi.

— Je vous ai dit que je ne veux pas vous faire de mal, répondit d’une voix adoucie l’Innomé, en fixant ses regards sur cette figure altérée par l’épouvante et le chagrin.

— Courage, courage, disait la vieille : il vous le dit lui-même, qu’il ne veut pas vous faire de mal.

— Et pourquoi, reprit Lucia, d’une voix où, à travers le tremblement de la crainte, se faisait sentir une certaine assurance d’indignation désespérée, pourquoi me faites-vous souffrir les peines de l’enfer ? Que vous ai-je fait ?…

— Vous aurait-on maltraitée ? Parlez.

— Oh ! maltraitée ! on m’a prise, par trahison, par force ! Pourquoi ? Pourquoi m’a-t-on prise ? Pourquoi suis-je ici ? Où suis-je ? Je suis une pauvre fille : que vous ai-je fait ? Au nom de Dieu…

— Dieu, Dieu, interrompit l’Innomé, toujours Dieu. Ceux qui ne peuvent se défendre par eux-mêmes, qui n’ont pas la force pour eux, ont toujours ce Dieu à mettre en avant, comme s’ils lui avaient parlé. Que prétendez-vous par ce mot-là ? Me faire ?… et il n’acheva pas la phrase.

— Oh ! monsieur ! prétendre ! À quoi puis-je prétendre, moi faible créature que je suis, sinon à ce que vous usiez pour moi de miséricorde ? Dieu pardonne tant de choses pour une œuvre de miséricorde ! Laissez-moi aller : de grâce, laissez-moi aller ! On ne gagne rien, quand on doit un jour mourir, à faire tant souffrir une pauvre fille. Oh ! vous qui pouvez commander, dites qu’on me laisse aller ! On m’a portée ici par force. Envoyez-moi avec cette femme à ***, où est ma mère. Oh ! Très-sainte Vierge ! ma mère ! ma mère, par charité, ma mère ! Peut-être n’est-elle pas loin d’ici… j’ai vu mes montagnes ! Pourquoi me faites-vous souffrir ? Faites-moi conduire dans une église, je prierai pour vous toute ma vie. Que vous en coûte-t-il de dire un mot ? Oh ! je vous vois touché de compassion : dites un mot, dites-le. Dieu pardonne tant de choses pour une œuvre de miséricorde !

— Oh ! que n’est-elle la fille d’un de ces misérables qui m’ont banni ! pensai l’Innomé : d’un de ces lâches qui voudraient me voir mort ! Je jouirais maintenant de ses lamentations : et au contraire…

— Ne repoussez pas une bonne inspiration ! poursuivait avec chaleur la pauvre Lucia, ranimée par un certain air d’hésitation qu’elle voyait sur la figure et dans la contenance de son tyran. Si vous ne me faites cette grâce, Dieu me la fera : il me fera mourir, et pour moi ce sera fini : mais vous !… Peut-être un jour, vous aussi… Mais non, non : je prierai toujours le Seigneur de vous préserver de tout mal. Que vous en coûte-t-il de dire un mot ? Si vous saviez ce que c’est que de souffrir de telles peines !…

— Allons, prenez, courage, interrompit l’Innomé avec une douceur dont la vieille fut ébahie. Vous ai-je fait aucun mal ? Vous ai-je menacée ?

— Oh non ! Je vois que vous avez bon cœur, et que vous prenez pitié d’une pauvre créature. Si vous vouliez, vous pourriez me faire peur plus que tous les autres, vous pourriez me faire mourir ; et au lieu de cela, vous m’avez… un peu soulagé le cœur. Dieu vous le rendra. Achevez l’œuvre de miséricorde : laissez-moi libre, laissez-moi libre.

— Demain matin…

— Oh ! dès à présent, dès à présent…

— Demain matin, nous nous reverrons, vous dis-je. En attendant, prenez courage, reposez-vous. Vous devez avoir besoin de nourriture. On va vous en apporter.

— Non, non, je meurs si quelqu’un entre ici, je meurs. Conduisez-moi à l’église… les pas que vous ferez, Dieu vous en tiendra compte.

— Une femme viendra vous apporter à manger, dit l’Innomé : et il s’étonna lui-même qu’un tel expédient lui fût venu à l’esprit, et qu’il ait eu besoin d’en chercher un pour rassurer une chétive femme.

— Et toi, reprit-il aussitôt en se tournant vers la vieille, engage-la à manger : fais-la coucher dans ce lit, et si elle y consent, tu pourras t’y mettre avec elle : autrement, tu peux bien, pour une nuit, coucher par terre. Rassure-la, te dis-je : tiens-la contente. Et qu’elle n’ait pas à se plaindre de toi !

Cela dit, il alla rapidement vers la porte. Lucia se leva et courut pour le retenir et renouveler sa prière : mais il avait disparu.

— Oh, malheureuse que je suis ! Fermez, fermez tout de suite. » Et lorsqu’elle eut entendu les battants se rejoindre et le verrou courir, elle retourna se blottir dans son coin. « Oh ! malheureuse que je suis ! s’écria-t-elle de nouveau en sanglotant, qui pourrai-je maintenant prier ? Où suis-je ? Dites-moi, vous, par charité, dites-moi qui est ce monsieur… qui est celui qui m’a parlé.

— Qui il est, n’est-ce pas ? Qui il est ? Vous voudriez me le faire dire. À d’autres quant à ça, ma belle. Parce qu’il vous protège, vous avez pris de l’orgueil ; vous voulez être satisfaite et que j’en paye les frais. Allez le lui demander à lui-même. Si je vous contentais encore en cela, je n’aurais pas, pour ma part, de ces bonnes paroles que vous avez, vous, entendues. Je suis vieille, moi, je suis vieille, continua-t-elle en grommelant tout bas. Peste soit les jeunes filles qu’on aime à voir pleurer comme à voir rire, et qui ont toujours raison ! » Mais entendant Lucia sangloter, et la parole du maître lui revenant à l’esprit impérative et menaçante, elle se pencha vers la pauvre fille rencoignée, et d’une voix radoucie elle reprit : « Allons, je ne vous ai rien dit de mauvais. Soyez de bonne humeur, ne me demandez pas de ces choses que je ne puis vous dire, et quant au reste, ne vous inquiétez point. Oh ! si vous saviez, que de gens seraient aises de l’entendre parler comme il vous a parlé, à vous ! Soyez de bonne humeur ; tout à l’heure le souper va venir ; et moi qui comprends… au langage qu’il vous a tenu, je suis sûre que ce sera du bon. Et puis vous vous mettrez au lit, et… vous m’y laisserez bien une petite place, j’espère ? ajouta-t-elle d’une voix où, malgré elle, perçait l’aigreur.

— Je ne veux pas manger, je ne veux pas dormir. Laissez-moi tranquille ; ne vous approchez pas ; ne vous en allez pas !

— Allons, allons, je reste là », dit la vieille, en se retirant et s’asseyant, sur une vieille chaise, d’où elle jetait sur la pauvre fille certains coups d’œil de crainte et de jalousie tout ensemble ; et puis elle regardait sa couche, en enrageant d’en être peut-être exclue pour toute la nuit, et en murmurant contre le froid. Mais elle se réjouissait à la pensée du souper, et par l’espérance qu’il y en aurait pour elle. Lucia ne s’apercevait pas du froid, ne sentait pas la faim, et, dans une sorte d’étourdissement, n’avait de ses douleurs, de ses terreurs même, qu’un sentiment confus semblable aux images rêvées par une personne saisie de la fièvre.

Elle tressaillit lorsqu’elle entendit frapper : et, relevant son visage empreint d’effroi, elle cria : « Qui est-ce ? qui est-ce ? Que personne ne vienne !

— Ce n’est rien, ce n’est rien ; bonne nouvelle, dit la vieille, c’est Marta qui apporte à manger.

— Fermez, fermez ! criait Lucia.

— Eh ! mais oui, l’on va fermer », répondit la vieille : et, prenant une corbeille des mains de cette Marta, elle la renvoya, referma et vint poser la corbeille sur une table au milieu de la chambre. Puis elle engagea Lucia plusieurs fois à venir profiter de ces bonnes choses. Elle employait les paroles qui devaient être, selon elle, les plus efficaces pour mettre la pauvre fille en appétit. Elle multipliait ses exclamations sur l’excellence des mets : « Morceaux, disait-elle, qui, lorsque des gens comme nous peuvent parvenir à en goûter, leur restent longtemps dans la mémoire. Du vin que boit le maître avec ses amis… quand il en vient quelqu’un le visiter… et qu’ils veulent se mettre en joie ! Hem ! » Mais voyant que tous ses moyens de tentative étaient inutiles : « C’est vous qui ne voulez pas, dit-elle. N’allez pas ensuite lui dire demain que je n’ai pas fait ce que j’ai pu pour vous donner courage. Je mangerai, moi ; et il en restera encore plus qu’il n’en faut pour vous, quand le bon sens vous reviendra et que vous voudrez obéir. » En disant ces mots, elle se mit avidement à l’œuvre. Lorsqu’elle fut rassasiée, elle se leva, alla vers le coin, et se penchant sur Lucia, elle l’engagea de nouveau à manger, pour se mettre ensuite au lit.

« Non, non, je ne veux rien, répondit celle-ci d’une voix faible et comme endormie. Puis, d’un ton plus animé, elle reprit : La porte est-elle fermée ? bien fermée ? » Et après avoir regardé autour d’elle dans la chambre, portant ses mains en avant, d’un pas craintif, elle allait vers cette porte.

La vieille y courut avant elle, mit la main sur le verrou, le secoua et dit : « Entendez-vous ? Voyez-vous ? Est-ce bien fermé ? Êtes-vous contente maintenant. ?

— Oh ! contente ! Moi contente ici ! dit Lucia, en se remettant dans son coin. Mais le bon Dieu sait que j’y suis.

— Venez vous coucher. Que voulez-vous faire là par terre comme un chien ? A-t-on jamais vu refuser ses aises quand on peut les prendre ?

— Non, non, laissez-moi tranquille.

— C’est vous qui le voulez. Voyez, je vous laisse la bonne place ; je me mets sur le bord ; je serai mal à l’aise pour vous. Si vous voulez venir vous mettre au lit, vous savez comment vous devez faire. Rappelez-vous que je vous en ai priée bien des fois. » Cela dit, elle se fourra tout habillée sous les couvertures ; et il n’y eut plus que silence.

Lucia se tenait, immobile dans ce coin, toute ramassée sur elle-même, les genoux relevés, les mains appuyées sur les genoux, et le visage caché dans les mains. Ce n’était chez elle ni veille ni sommeil, mais une rapide succession, une alternative confuse de pensées, d’imaginations, de frayeurs. Tantôt, mieux à elle-même, et se rappelant plus distinctement les horreurs qu’elle avait vues et souffertes dans cette journée, elle s’arrêtait douloureusement aux circonstances de l’obscure et redoutable réalité qui pesait sur elle ; tantôt son esprit, transporté dans une région plus obscure encore, se débilitait contre les fantômes nés de l’incertitude et de la terreur. Elle passa de longs moments dans cette angoisse ; enfin, plus que jamais fatiguée, abattue, elle allongea ses membres endoloris, s’étendit ou tomba étendue, et demeura quelque temps dans un état qui ressemblait davantage à un véritable sommeil. Mais, tout à coup, elle fit un mouvement, comme à l’appel d’une voix intérieure, et elle éprouva le besoin de mieux sortir de son engourdissement, de rappeler toutes ses facultés, de connaître où elle était, comment et pourquoi elle était là. Elle prêta l’oreille à un bruit ; c’était le ronflement lent et rauque de la vieille ; elle ouvrit les yeux, et vit une faible clarté qui paraissait et disparaissait tour à tour : c’était le lumignon de la lampe qui, prêt à s’éteindre, jetait une lumière vacillante et la retirait, pour ainsi dire aussitôt, comme l’onde qui va et vient sur la rive ; et cette lumière, fuyant les objets avant qu’ils eussent pris d’elle une forme et une couleur distinctes, ne les offrait aux regards de l’infortunée captive que comme une succession d’images incohérentes, comme une sorte de chaos. Mais bientôt les impressions récentes que son esprit avait reçues, venant s’y reproduire, l’aidèrent à distinguer ce qui paraissait confus à ses sens. Tout à fait réveillée, elle reconnut sa prison. Tous les souvenirs du jour horrible qu’elle venait de passer, toutes les terreurs de l’avenir, l’assaillirent à la fois. Cette tranquillité même après tant d’agitations, cette espèce de repos, cet abandon où elle était laissée, lui causaient une terreur nouvelle : elle fut vaincue par un tel sentiment de souffrance qu’elle désira mourir. Mais dans le moment elle se rappela qu’elle pouvait au moins prier, et avec cette pensée naquit en elle comme une espérance inattendue. Elle prit de nouveau son chapelet et recommença à dire le rosaire ; à mesure que la prière sortait de ses lèvres tremblantes, elle sentait une confiance indéfinie s’augmenter dans son cœur. Tout à coup une autre pensée lui vint à l’esprit ; sa prière serait mieux accueillie, et plus sûrement exaucée, si dans sa désolation elle faisait quelque offrande. Elle se rappela ce qu’elle avait, ou du moins ce qu’elle avait eu de plus cher : car dans le moment, son âme ne pouvait éprouver d’autre sentiment que celui de l’effroi, concevoir d’autre désir que celui de sa délivrance ; elle se le rappela et résolut aussitôt d’en faire le sacrifice. Elle se mit à genoux, et, tenant ses mains jointes sur sa poitrine avec le chapelet passé dans ses doigts, elle leva le visage et les yeux vers le ciel, et dit :

« Ô très-sainte Vierge ! vous à qui je me suis recommandée tant de fois, et qui tant de fois m’avez consolée ! vous qui avez souffert tant de douleurs, et qui maintenant êtes en possession de tant de gloire ! vous qui avez fait tant de miracles pour les pauvres affligés, secourez-moi ! Faites-moi sortir de ce danger, faites-moi retourner sauve de tout mal près de ma mère, ô mère de mon Dieu : et je fais à vos pieds le vœu de rester vierge ; je renonce pour toujours à ce pauvre jeune homme, pour n’être jamais qu’à vous. »

Ces paroles prononcées, elle baissa la tête et mit le chapelet autour de son cou, comme un signe de consécration et tout à la fois une sauvegarde, comme une armure de la nouvelle milice où elle venait de s’engager. S’étant ensuite assise de nouveau par terre, elle sentit pénétrer dans son âme une sorte de tranquillité, une confiance plus étendue. Ces mots demain matin, que le puissant inconnu avait plus d’une fois prononcés, revinrent à sa mémoire et lui semblèrent contenir une promesse de salut ; ses sens, lassés d’un si long combat, s’assoupirent peu à peu dans ce calme qui gagnait ses pensées ; et, enfin, lorsque, le jour était près de paraître, Lucia, avec le nom de sa protectrice inachevé sur ses lèvres, s’endormit d’un parfait et tranquille sommeil.

Mais dans ce même château était un autre personnage qui aurait bien voulu en faire autant et pour qui ce fut impossible. Après s’être éloigné, ou en quelque sorte avoir fui d’auprès de Lucia, après avoir donné des ordres pour le souper qu’il voulait lui faire servir, après son inspection accoutumée, en certains postes du château, le seigneur, toujours avec cette image vivante devant ses yeux, toujours avec ces paroles résonnant à ses oreilles, s’était retiré brusquement dans sa chambre, s’était fermé dedans avec précipitation, comme s’il eût eu à se retrancher contre des ennemis dont il aurait prévu l’approche, et, s’étant déshabillé avec la même hâte, il s’était mis au lit. Mais cette image, toujours plus obstinée à le fatiguer de sa présence, parut en ce moment lui dire : « Tu ne dormiras point. — Quelle sotte curiosité, pensait-il, quelle curiosité de femmelette m’est venue de la voir ? Il a raison, ce butor de Nibbio : on n’est plus homme, c’est vrai ; on n’est plus homme !… Moi ?… Je ne suis plus homme, moi ? Que s’est-il donc passé ? Que diable m’est-il arrivé ? Qu’y a-t-il de nouveau ? N’avais-je pas su jusqu’ici que les femmes crient ? Les hommes eux-mêmes crient quelquefois, quand ils ne peuvent se révolter. Que diable ! N’ai-je jamais entendu pleurnicher des femmes ? »

Et ici, sans qu’il eût à se donner grand’peine pour chercher dans sa mémoire, sa mémoire lui retraça d’elle-même plus d’une circonstance, où ni prières ni gémissements n’avaient pu le détourner des entreprises qu’il avait résolues. Mais ces souvenirs, loin de lui rendre la fermeté qui lui manquait pour accomplir celle-ci, loin d’éteindre dans son âme cette pitié trop importune, y faisaient naître au contraire une sorte de terreur, quelque chose qui ressemblait à de la rage dans le repentir ; de telle sorte qu’il lui sembla trouver du soulagement à rappeler cette image de Lucia contre laquelle il avait cherché à raffermir son courage. « Elle est vivante, pensait-il, elle est ici ; j’y suis à temps ; je peux lui dire : Allez, réjouissez-vous ; je peux voir changer ce visage : je peux même lui dire : Pardonnez-moi… Pardonnez-moi ! Moi, demander pardon ? à une femme ? Moi… ! Ah ! cependant ! Si un mot, si un tel mot pouvait me faire du bien, m’ôter un peu de cette agitation diabolique, je le dirais ; eh oui ! je sens que je le dirais. À quoi suis-je réduit ! Je ne suis plus homme, je ne suis plus homme !… Allons donc ! dit-il ensuite, en se tournant avec violence dans son lit devenu dur, dur, sous ses couvertures devenues pesantes, pesantes. Allons donc ! ce sont des sottises qui m’ont déjà passé d’autres fois par la tête ; celle-ci passera de même. »

Et pour la faire passer, il se mit à chercher quelque chose d’important, quelqu’une de ces choses qui d’ordinaire occupaient fortement sa pensée, afin de l’y appliquer tout entière ; mais il n’en trouva point. Tout lui semblait changé ; ce qui autrefois excitait le plus ses désirs n’avait plus rien maintenant qui les fît naître ; la passion, chez lui, comme un cheval devenu tout à coup rétif pour une ombre qu’il a vue, ne voulait plus avancer. S’il pensait aux entreprises qu’il n’avait qu’entamées, au lieu de s’animer à l’idée d’en voir la fin, au lieu de s’irriter des obstacles (car dans ce moment la colère lui aurait paru n’être pas sans douceur), il sentait de la tristesse et comme une sorte d’effroi pour les premiers actes qu’il y avait faits. Le temps se montrait à lui désormais vide de tous projets, de toute préoccupation, de toute volonté, plein seulement de souvenirs insupportables ; toutes les heures seraient semblables à celle qui, présentement, était si lente à passer, si pesante sur sa tête. Son imagination rangeait en file tous ses bandits, et ne trouvait rien qu’il pût avoir à cœur de commander à nul d’entre eux ; au contraire, l’idée de les revoir, de se trouver en leur compagnie, était pour lui un poids de plus, une idée de déplaisir et de dégoût ; et, après tout, pour trouver quelque chose à faire le lendemain, quelque chose qui se pût faire, il fut obligé de penser qu’il pouvait, dans ce lendemain, mettre en liberté la pauvre fille. « Oui, je la mettrai en liberté ; dès que le jour paraîtra, je courrai vers elle, et je lui dirai : Allez, allez. Je la ferai accompagner… Et la promesse ? et l’engagement ? et don Rodrigo ?… Qui est-il, don Rodrigo ? »

Comme un homme qui est surpris par une question inattendue et embarrassante d’un de ses supérieurs, l’Innomé songea aussitôt à répondre à cette interrogation qu’il s’était faite, ou plutôt qu’avait faite ce nouveau lui-même qui, grandi subitement d’une manière terrible, s’élevait comme pour juger l’ancien. Il allait donc cherchant comment il avait pu, avant presque d’en être prié, se résoudre à prendre l’engagement de faire tant souffrir, sans motif de haine, sans motif de crainte, une malheureuse qu’il ne connaissait point, et cela pour servir cet homme. Mais loin de trouver des raisons qui dans ce moment lui parussent bonnes pour excuser cette action, il ne savait en quelque sorte s’expliquer comment il y avait été conduit. Cette détermination avait moins été l’effet d’une volonté réfléchie qu’un mouvement instantané de son âme obéissant à des sentiments anciens, habituels, une conséquence de mille faits antérieurs ; et le malheureux examinateur de lui-même, pour se rendre raison d’un seul fait, se trouva engagé dans l’examen de toute sa vie. Remontant bien loin en arrière, et puis venant d’année en année, d’entreprise en entreprise, de meurtre en meurtre, de scélératesse en scélératesse, chacune de ses actions, sous le jour nouveau qui éclairait son esprit, lui apparaissait isolée des sentiments qui l’avaient fait vouloir et commettre, elle lui apparaissait avec un caractère de monstruosité que ces sentiments alors n’y avaient pas laissé apercevoir. Elles étaient toutes à lui, elles étaient lui-même ; l’horreur de cette pensée, renaissant à chacune de ces images, attachée à toutes, s’accrut en lui jusqu’au désespoir. Il se mit avec furie sur son séant ; avec furie il porta les mains sur la muraille à côté de son lit, saisit un pistolet, le détacha, et au moment de mettre fin à une vie dont il ne pouvait désormais soutenir le poids, sa pensée, surprise par une inquiétude, par une terreur qui se survivait en quelque sorte, se lança dans le temps qui continuerait son cours après que lui-même ne serait plus. Il se représentait en frémissant son cadavre défiguré, immobile, devenu le jouet du plus vil peut-être de ceux qu’il laisserait sur la terre, la surprise, le désordre qui régneraient le lendemain dans le château ; tout ce qui s’y trouvait bouleversé ; lui, sans force, sans voix, jeté qui sait à quelle place ? Il se représentait le discours que l’on tiendrait dans ce lieu, aux environs, au loin, la joie de ses ennemis. Les ténèbres aussi, le silence, lui faisaient voir dans cette mort quelque chose de plus triste, de plus effrayant encore ; il lui semblait qu’il n’eût pas hésité en plein jour, à découvert, à la vue de tous : se jeter à l’eau et disparaître. Absorbé dans le tourment de ces idées, il levait et rabattait tour à tour, d’un mouvement convulsif de son pouce, le chien du pistolet, lorsqu’une autre pensée s’offrit comme un éclair à son esprit. « Si cette autre vie dont on m’a parlé quand j’étais enfant, dont on parle toujours, comme si c’était chose sûre, si cette autre vie n’est pas, si c’est une invention des prêtres, qu’est-ce que je vais faire ? Pourquoi mourir ? Qu’importe, oui, qu’importe ce que je puis avoir fait ? Il y a folie à m’en tourmenter… Et si elle est, cette autre vie… ! »

À un tel doute, à l’idée d’un tel risque, il fut saisi d’un désespoir encore plus sombre, encore plus accablant, et auquel la mort même ne le pouvait soustraire. Il laissa tomber son arme, et resta les mains dans les cheveux, tandis que ses dents claquaient et qu’un tremblement précipité agitait toute sa personne. Tout à coup lui revinrent à la mémoire les paroles dites et répétées à ses oreilles peu d’heures auparavant : « Dieu pardonne tant de choses, pour une œuvre de miséricorde ! » Et elles ne lui revenaient pas avec cet accent d’humble prière avec lequel elles avaient été prononcées, mais avec un son plein d’autorité et qui en même temps faisait concevoir une lointaine espérance. Ce fut un moment de soulagement ; ses mains se détachèrent de ses tempes, et, dans une attitude plus calme, il considéra des yeux de l’esprit celle qui lui avait fait entendre ces paroles ; et il la voyait, non comme sa captive, non comme suppliante, mais sous l’aspect d’une bienfaisante dispensatrice de grâces et de consolations. Il attendait impatiemment le jour, pour courir la délivrer, pour entendre de sa bouche d’autres paroles de paix et de vie ; il se voyait la conduisant lui-même à sa mère. « Et puis ? que ferai-je demain dans le reste de la journée ? Que ferai-je après-demain ? Que ferai-je le jour suivant ? Et la nuit ? la nuit, qui reviendra dans douze heures ! Oh ! la nuit ! Non, non, la nuit ! » Et, retombant dans le vide pénible de l’avenir, il cherchait en vain un emploi du temps, une manière de passer les jours, les nuits. Tantôt il se proposait d’abandonner le château et de s’en aller dans des pays éloignés où personne ne le connaîtrait, même de nom ; mais il sentait que partout il se retrouverait lui-même ; tantôt il revenait à une sorte d’espoir de recouvrer son ancien courage, de reprendre ses anciens goûts, de voir se dissiper ce qui pouvait n’être qu’un désir passager ; tantôt il redoutait la lumière qui devait le montrer si misérablement changé aux gens de sa maison ; tantôt il soupirait après elle, comme si elle devait venir éclairer aussi ses pensées. Et voilà qu’aux premières lueurs de l’aube, peu de moments après celui où Lucia s’était endormie, tandis qu’il était ainsi immobile sur son séant, son oreille est frappée d’un son répandu dans l’air, qui ne se pouvait bien définir, mais qui réveillait je ne sais quelle idée de réjouissance. Il écoute et reconnaît les volées de cloches lointaines comme elles se font entendre en un jour de fête ; puis il distingue l’écho de la montagne qui de temps en temps répétait en sons plus faibles la vague harmonie et la prolongeait en s’y confondant. Peu après il entend d’autres cloches plus rapprochées sonnant de la même manière, puis d’autres encore. « À quel propos, de la joie ? Qu’ont-ils donc tous à fêter ? » Il saute à bas de son lit de cailloux, court, à demi vêtu, ouvrir une fenêtre, et regarde. Un brouillard assez épais voilait en partie les montagnes ; l’aspect du ciel offrait, non des nuages, mais tout un nuage grisâtre qui le couvrait en entier. Cependant, à la clarté naissante et qui peu à peu s’augmentait, se faisaient voir dans le chemin, au fond de la vallée, des gens qui passaient, d’autres qui sortaient de leurs maisons et se mettaient en marche, tous allant du même côté sur la droite du château, tous en habits de fête et avec un air de gaieté qui avait quelque chose d’extraordinaire.

« Que diable ont ces gens-là ? Qu’y a-t-il de réjouissant dans ce maudit pays ? Où va toute cette canaille ? » Et, appelant un bravo de confiance qui couchait dans une chambre voisine, il lui demanda quelle était la cause de tout ce mouvement. Celui-ci, qui n’en savait pas plus que lui, répondit qu’il allait sur-le-champ s’en informer. Le seigneur resta appuyé sur la croisée, tout attentif à ce mobile spectacle. C’étaient des hommes, des femmes, des enfants, par bandes, par couples, tous seuls ; l’un, rejoignant celui qui le précédait, cheminait de compagnie avec lui ; l’autre, sortant de sa maison, se mettait avec le premier qu’il rencontrait, et ils allaient ensemble, comme des amis, faisant un voyage entre eux convenu par avance. Les mouvements, les gestes de chacun de ces personnages marquaient évidemment une hâte et une joie commune à tous ; et le retentissement, si ce n’est à l’unisson, du moins de concert, de ces diverses cloches plus ou moins rapprochées, semblait, pour ainsi dire, la voix qu’accompagnaient ces gestes, l’organe suppléant aux paroles qui ne pouvaient jusque là-haut se faire entendre. Le seigneur regardait, regardait encore, et il sentait augmenter sa curiosité, son impatience de savoir ce qui pouvait inspirer à tant de personnes différentes un seul et même transport d’allégresse et de bonheur.


CHAPITRE XXII.


Le bravo ne tarda point à venir rapporter que le cardinal Frédéric Borromée, archevêque de Milan, était arrivé la veille à ***, et qu’il y passerait toute la journée ; il ajouta que, la nouvelle s’en étant répandue le soir même dans tous les environs, chacun s’était pris de l’envie d’aller voir cet homme, et que l’on carillonnait plutôt en signe de fête que pour avertir de sa venue. Le seigneur, resté seul, continua de regarder dans la vallée, toujours plus pensif. « Pour un homme ! Tous empressés, tous joyeux, pour voir un homme ! Et pourtant chacun de ces gens a sans doute son démon qui le tourmente. Mais aucun, j’en suis sûr, n’en a un comme le mien : aucun n’a passé une nuit comme celle que j’ai passée ! Qu’a-t-il donc, cet homme, pour rendre tant de gens joyeux ? Quelques sous probablement qu’il distribue à l’aventure… Mais ils ne vont pas tous pour recevoir l’aumône. Eh bien, quelques signes en l’air, quelques paroles… Oh ! s’il en avait pour moi, de ces paroles qui peuvent consoler ! si… ! Pourquoi n’irais-je pas aussi ? Dans le fait, pourquoi pas ? J’irai, j’irai : et je veux lui parler : je veux lui parler tête à tête. Que lui dirai-je ? Eh bien, ce que… ce que… je verrai ce qu’il sait dire, lui-même, cet homme ! »

Ayant ainsi formé dans le vague sa subite résolution, il finit à la hâte de s’habiller, endossant une certaine casaque d’une coupe qui avait quelque chose de militaire : il prit le pistolet, qui était resté sur le lit, et le passa dans sa ceinture d’un côté ; de l’autre un second qu’il détacha d’un clou de la muraille : il mit dans cette même ceinture son poignard : et, détachant encore de la muraille une carabine presque aussi fameuse que lui, il se la mit en bandoulière ; il prit son chapeau, sortit de sa chambre, et avant tout alla vers celle où il avait laissé Lucia. Il posa la carabine dehors dans un coin près de la porte et frappa en même temps qu’il fit entendre sa voix. La vieille sauta à bas de son lit, et courut ouvrir. Le seigneur entra, et, parcourant la chambre d’un coup d’œil, il vit Lucia ramassée dans son coin et tranquille.

« Elle dort ? demanda-t-il à voix basse à la vieille : c’est là qu’elle dort ? sont-ce les ordres que je l’avais donnés, misérable ?

— J’y ai fait tout ce que j’ai pu, répondit celle-ci, mais elle n’a jamais voulu manger, elle n’a jamais voulu venir…

— Laisse-la dormir tranquille ; prends-garde de la déranger : et quand elle s’éveillera… Maria va venir ici dans la chambre voisine : et tu l’enverras prendre tout ce que cette fille pourra te demander. Quand elle s’éveillera… dis-lui que je… que le maître est sorti pour peu de temps, qu’il reviendra, et… qu’il fera tout ce qu’elle voudra. »

La vieille resta stupéfaite et dit en elle-même : « Serait-ce donc quelque princesse ? »

Le seigneur sortit, reprit sa carabine, envoya Maria faire antichambre, donna ordre au premier bravo qu’il rencontra d’aller faire la garde près de cette chambre, pour que nul autre que cette femme n’y mît le pied : puis il sortit du château et prit la descente d’un pas rapide.

Le manuscrit ne dit pas quelle était la distance du château au village où se trouvait le cardinal : mais, des faits que nous sommes à raconter, il résulte qu’il ne devait pas y avoir plus loin que pour une bonne promenade. Quant à ce qui est de voir accourir vers ce village les habitants de la vallée et même d’endroits plus éloignés, ce fait tout seul ne suffirait pas pour juger de cette distance, puisque nous trouvons dans les mémoires du temps que de plus de vingt milles on venait en foule pour voir Frédéric.

Les bravi qui se trouvaient sur la montée s’arrêtaient respectueusement sur le passage du seigneur, attendant de connaître s’il n’aurait pas d’ordres à leur donner, ou s’il ne voudrait point les prendre avec lui pour quelque expédition : et ils ne savaient que penser de son air et des regards par lesquels il répondait à leurs révérences.

Lorsqu’il fut sur le chemin public, ce qui causait grande surprise aux passants était de le voir sans suite. Du reste, chacun lui faisait place, se tenant à distance tout comme s’il eût été accompagné, et se découvrant avec respect. Arrivé au village, il y trouva grande foule ; mais son nom passa promptement de bouche en bouche, et la foule s’ouvrait devant lui. Il s’approcha d’un individu et lui demanda où était le cardinal. « Dans la maison du curé, » répondit celui-ci en s’inclinant, et il la lui indiqua. Le seigneur s’y rendit, entra dans une petite cour où étaient plusieurs prêtres, qui tous le regardèrent avec une attention d’étonnement et de crainte. Il vit en face une porte toute grande ouverte donnant entrée dans un petit salon où nombre d’autres prêtres étaient rassemblés. Il quitta sa carabine et l’appuya contre le mur dans un coin de la cour ; puis il entra dans le petit salon ; et là aussi ce furent des regards, des chuchotements, un nom répété tout bas, et puis le silence. S’adressant à l’un d’eux, il lui demanda où était le cardinal, ajoutant qu’il voulait lui parler.

« Je suis étranger, » répondit celui à qui la question était faite, et, cherchant des yeux autour de lui, il appela le chapelain porte-croix qui, dans un coin de la pièce, était précisément à dire à voix basse à son voisin : « Quoi ! c’est cet homme fameux ? que vient-il faire ici ? N’approchons pas. » Cependant, à cet appel qui retentit dans le silence général, il lui fallut venir. Il s’inclina devant l’Innomé, entendit sa demande, et, levant avec une inquiète curiosité les yeux vers ce visage pour les rebaisser aussitôt, il demeura indécis un moment, puis il dit ou balbutia : « Je ne pourrais dire si monseigneur… dans ce moment… se trouve… s’il est… s’il peut… Enfin je vais voir. » Et à son corps défendant il alla remplir son message dans la pièce voisine où se trouvait le cardinal.

À ce point de notre histoire, nous ne saurions ne pas nous arrêter quelque peu, comme le voyageur, fatigué et attristé par un long chemin qu’il a fait à travers une terre aride et sauvage, suspend sa marche et perd un peu de temps à l’ombre d’un bel arbre, sur le gazon, près d’une source d’eau vive. Nous rencontrons un personnage dont le nom et le souvenir, à quelque moment qu’ils viennent s’offrir à l’esprit, le charment en faisant naître un doux sentiment de sympathie, une paisible émotion du respect ; et combien plus doivent-ils produire cet effet après tant d’images de douleur, après que notre vue s’est lassée au spectacle d’une perversité dont tant d’ouvriers du mal ont multiplié les exemples ! Nous le rencontrons, ce personnage, et il faut absolument qu’il ait de notre part le tribut de quelques mots ; ceux qui ne se soucieront pas de les lire et qui voudront avancer dans cette histoire n’auront qu’à sauter tout droit au chapitre suivant[76].

Frédéric Borromée, né en 1564, fut un de ces hommes, rares dans tous les temps, qui ont consacré un beau génie, tous les moyens d’une grande opulence, tous les avantages d’une condition privilégiée, et une application de tous les instants, à la recherche et à la pratique du bien. Sa vie est comme un ruisseau qui, sortant limpide de la roche, sans que jamais son eau s’arrête stagnante, sans que jamais elle se trouble dans les divers terrains où il prolonge son cours, va toujours limpide jusqu’au fleuve où il se jette. Parmi les douceurs et les pompes d’une haute existence, dès son plus jeune âge il prêta attention à ces paroles d’abnégation et d’humilité, à ces maximes sur la vanité des plaisirs, sur l’injustice de l’orgueil, sur la vraie dignité et les vrais biens, qui, accueillies ou non accueillies au cœur des hommes, sont transmises d’une génération à l’autre dans l’enseignement le plus élémentaire de la religion. Il prêta, dis-je, attention à ces paroles, à ces maximes ; il les prit au sérieux, les goûta, les trouva vraies ; il vit que telles ne pouvaient être d’autres paroles, d’autres maximes opposées qui, elles aussi, se transmettent de génération en génération, avec la même assurance, et quelquefois par les mêmes bouches ; et il se proposa de prendre pour règle de ses actions et de ses pensées celle de ces doctrines où était la vérité. Convaincu que la vie n’est pas destinée à être un poids pour le plus grand nombre et un plaisir pour quelques-uns, mais qu’elle est pour tous un emploi dont chacun rendra compte, enfant encore il chercha comment il pourrait faire de la sienne une vie utile et sainte.

En 1580, il manifesta la résolution de se vouer au ministère ecclésiastique et en prit l’habit des mains de son cousin Charles[77], qu’une opinion dès lors ancienne et universelle proclamait comme saint. Il entra peu après dans le collège fondé par celui-ci à Pavie, et qui porte encore le nom de leur famille ; et là, s’appliquant assidûment aux occupations qu’il trouva prescrites par la règle, il s’en assigna volontairement deux autres ; ce fut d’enseigner la doctrine chrétienne aux gens du peuple les plus grossiers et les plus dénués de ressources, et de visiter, servir, consoler et secourir les malades. Il se servit de l’autorité que tout lui donnait en ce lieu, pour engager ses compagnons d’étude à le seconder en de semblables œuvres ; et il exerça dans tout ce qui était bien en soi et profitable aux autres, comme une primauté d’exemple, une primauté que ses qualités personnelles auraient suffi pour lui assurer, lors même qu’il eût été le dernier de tous par sa condition. Quant aux avantages d’un autre genre que sa position dans le monde aurait pu lui procurer, non-seulement il ne les rechercha point, mais il mit tous ses soins à les fuir. Il voulut moins encore que la frugalité pour sa table, moins que la simplicité dans ses vêtements ; et ainsi de tout dans son genre de vie et ses habitudes. Il ne crut pas devoir y rien changer, pour vives que fussent les plaintes et les remontrances de quelques-uns de ses proches sur ce qu’il dérogeait ainsi, selon eux, à la dignité de son nom. Il eut une autre guerre à soutenir contre les chefs du collège qui, furtivement et comme par surprise, cherchaient à mettre devant lui, sur lui, autour de lui, quelque chose de mieux approprié à l’élévation du rang, quelque chose qui pût le faire distinguer des autres et figurer comme le prince du lieu ; soit qu’ils crussent par là capter à la longue sa bienveillance, soit qu’ils fussent mus par ce dévouement servile qui tire vanité de l’éclat d’autrui et s’en fait un sujet de bonheur, soit encore que ce fussent de ces hommes prudents qui s’offusquent des vertus comme des vices, vont prêchant que la perfection réside dans le juste milieu, et placent ce milieu précisément au point où ils sont arrivés et se trouvent à l’aise. Frédéric, loin de se laisser vaincre par ces tentatives, en reprenait les auteurs ; et cela à peine au sortir de l’adolescence.

Que pendant la vie du cardinal Charles, plus âgé que lui de vingt-six ans, en présence de cet homme grave, solennel, en qui tout respirait si vivement la sainteté et en rappelait les œuvres, de cet homme dont l’autorité se serait à tout moment accrue, s’il en eût été besoin, par l’hommage manifeste et spontané de ceux qui l’approchaient, de quelque qualité et en quelque nombre qu’ils fussent, que, sous les yeux d’un tel supérieur, Frédéric, tout jeune encore, eût cherché à se conformer à sa manière de penser et de vivre, il n’y aurait rien là qui dût surprendre ; mais ce qui est bien digne de remarque, c’est qu’après la mort du saint prélat, personne ne put s’apercevoir que Frédéric, alors dans sa vingtième année, n’eût plus auprès de lui un guide et un censeur. Sa réputation toujours croissante de talent, de science, de piété, ses liens de parenté avec quelques cardinaux puissants et leur zèle en sa faveur, le crédit de sa famille, son nom même auquel Charles avait en quelque sorte attaché dans les esprits une idée de sainteté et de prééminence, tout ce qui doit, tout ce qui peut conduire les hommes aux dignités ecclésiastiques, concourait à les faire présager pour lui. Mais Frédéric pénétrait dans le cœur de ce principe auquel toute personne professant le christianisme rend hommage au moins de bouche, que nulle supériorité légitime n’appartient à un homme sur les autres hommes, si ce n’est celle dont on use pour les servir, Frédéric, avec une semblable conviction, craignait les dignités et cherchait à s’y soustraire ; non certes qu’il voulût éviter de servir les autres, car peu de vies y ont été comme la sienne consacrées, mais parce qu’il ne se jugeait ni digne, ni capable d’un service si élevé et si périlleux. C’est pourquoi, lorsqu’en 1595 Clément VIII lui proposa l’archevêché de Milan, il parut fortement troublé et refusa sans hésitation. Il dut céder ensuite à un ordre exprès du pape.

De telles démonstrations, chacun le sait, ne sont ni difficiles ni rares ; et l’hypocrisie n’a pas besoin d’un plus grand effort d’esprit pour les faire que la maligne gaieté pour s’en moquer en toute rencontre. Mais cessent-elles pour cela d’être l’expression naturelle d’un sentiment de sagesse et de vertu ? C’est à la vie d’un homme que ses paroles se comparent ; et les paroles qui expriment ce sentiment, eussent-elles passé sur les lèvres de tous les imposteurs et de tous les railleurs du monde, seront toujours belles, lorsqu’elles seront précédées et suivies d’une vie de désintéressement et de sacrifice.

Frédéric devenu archevêque s’appliqua d’une manière particulière et continuelle à ne prendre pour lui, de ses richesses, de son temps, de ses soins, de tout lui-même en un mot, que jusqu’à la limite du plus strict nécessaire. Il disait, comme disent tous, que les revenus ecclésiastiques sont le patrimoine des pauvres ; mais, quant à sa manière d’entendre cette maxime, qu’on en juge par ce trait. Il voulut qu’on estimât à combien pourrait s’élever la dépense de son entretien propre et de celui de ses gens ; et comme on lui dit qu’elle serait de six cents écus (on nommait alors écu cette monnaie d’or qui, conservant toujours le même poids et le même titre, s’est ensuite nommée sequin), il ordonna que cette somme fût toutes les années versée de ses fonds particuliers dans ceux de la mense épiscopale ; ne croyant pas qu’étant fort riche il lui fût permis de vivre de ce patrimoine des indigents. Il était ensuite si minutieusement économe pour lui-même qu’il ne quittait jamais un habit avant de l’avoir complètement usé ; unissant toutefois, ainsi que les écrivains contemporains en ont fait la remarque, au goût de la simplicité celui de la propreté la plus soignée ; deux habitudes dignes en effet d’être notées dans un temps où l’on voyait assez généralement la parure s’allier à la saleté. C’est encore dans le même esprit que, pour ne rien laisser perdre des restes de sa table toujours frugale, il les affecta à un hospice de pauvres. De semblables soins pourraient peut-être donner l’idée d’une vertu étroite, mesquine, d’un esprit s’attachant à des petitesses et peu capable de grandes vues, si nous n’avions encore sous les yeux, comme témoignage du contraire, cette bibliothèque Ambrosienne dont Frédéric conçut le plan avec une si noble magnificence, et qu’il éleva des fondements mêmes à si grands frais. Pour la meubler de livres et de manuscrits, il fit d’abord à l’établissement le don de ceux qu’il avait lui-même recueillis avec autant de soin que de dépenses, et en même temps il en fit chercher en Italie, en France, en Espagne, en Allemagne, en Flandre, en Grèce, au mont Liban, à Jérusalem, ayant commis huit hommes des plus savants et des plus habiles qu’il put trouver, pour parcourir dans ce but ces diverses contrées. Il parvint ainsi à réunir dans ce local environ trente mille volumes imprimés et quatorze mille manuscrits. Il joignit à la bibliothèque un collège de docteurs (ils furent créés au nombre de neuf et entretenus à ses frais tant qu’il vécut ; après lui, les revenus ordinaires ne pouvant suffire à cette dépense, ils furent réduits à deux) ; et le devoir de leur office était de cultiver diverses branches d’études, la théologie, l’histoire, les belles-lettres, les antiquités ecclésiastiques, les langues orientales, avec l’obligation pour chacun d’eux de publier quelque ouvrage sur la matière qui lui était assignée ; il y joignit encore un collège qu’il appela trilingue[78], pour l’étude du grec, du latin et de l’italien, un collège d’élèves qui devaient s’instruire dans ces sciences et ces langues, pour les professer eux-mêmes un jour ; il y joignit enfin une imprimerie de langues orientales, c’est-à-dire l’hébreu, le chaldéen, l’arabe, le persan, l’arménien ; une galerie de tableaux, une autre de statues, et une école des trois principales parties de l’art du dessin. Pour cette école, il put trouver des professeurs déjà formés ; pour les autres études, nous avons vu ce qu’il avait eu de peine à recueillir les livres et les manuscrits ; plus grande sans doute avait dû être la difficulté de se procurer des ouvrages modèles dans des langues beaucoup moins cultivées alors en Europe qu’elles ne le sont de nos jours ; et plus grande encore que pour les livres, celle de trouver les hommes. Il suffit de dire que, sur neuf docteurs, il en prit huit parmi les jeunes élèves du séminaire : on peut voir par là ce qu’il pensait des études et des réputations de ce temps ; et le jugement qu’il en portait se trouve d’accord avec celui que paraît en avoir porté la postérité, lorsqu’elle a mis en oubli et les unes et les autres. Dans les règlements qu’il établit pour l’usage et la direction de la bibliothèque, on reconnaît des vues d’utilité permanente, non seulement heureuses en elles-mêmes, mais marquées, dans plusieurs parties, d’un caractère de sagesse et d’une couleur d’urbanité bien au-dessus des idées et des habitudes générales de l’époque. Il prescrivit au bibliothécaire d’entretenir des correspondances avec les hommes les plus instruits de l’Europe, pour être tenu par eux au courant de l’état des sciences, et avoir avis des meilleurs livres qui paraîtraient en tout genre, afin d’en faire l’acquisition ; il le chargea d’indiquer aux hommes d’études les ouvrages qu’ils ne connaîtraient point et qui pourraient leur être utiles ; il ordonna qu’à tous les lecteurs, nationaux ou étrangers, on donnât et toutes les commodités et le temps dont ils auraient besoin, pour se servir de ces ouvrages. Une semblable pensée doit maintenant paraître toute naturelle et s’identifiant avec la fondation d’une bibliothèque ; il n’en était pas de même alors : et dans une histoire de la bibliothèque Ambrosienne écrite (avec le goût et l’élégance du siècle) par un certain Pierpaolo Bosca qui en eut la direction après la mort de Frédéric, il est expressément noté, comme une chose singulière, que dans cet établissement fondé par un particulier et presque entièrement à ses frais, les livres étaient exposés à la vue du public, mis en mains de quiconque les demandait, et qu’on lui donnait de plus un siège pour s’asseoir, du papier, des plumes et de l’encre pour prendre des notes, selon qu’il le jugeait convenable ; tandis que dans d’autres bibliothèques publiques d’Italie et qui passaient pour dignes de renom, les livres n’étaient pas même visibles, renfermés qu’on les tenait dans des armoires d’où ils ne sortaient que par un acte gracieux des bibliothécaires, lorsque ceux-ci voulaient bien les montrer quelques instants : quant à procurer à ceux qui se présentaient le moyen d’étudier à leur aise, on n’en avait pas même l’idée ; de sorte qu’enrichir de telles bibliothèques, c’était soustraire les livres à l’usage du public ; c’était l’un de ces modes de culture, comme il y en avait et comme il y en a beaucoup encore, qui frappent de stérilité le champ où on les emploie.

Ne demandez point quels furent les effets de cette fondation de Borromée sur l’instruction publique : il serait facile de démontrer en deux phrases, à la manière ordinaire des démonstrations, qu’ils furent prodigieux ou qu’ils furent nuls. Chercher et développer jusqu’à un certain point ce qu’ils furent en réalité, serait un travail fatigant, de peu de fruit et hors de propos. Mais figurez-vous combien dut être généreux, éclairé, ami de ses semblables, désireux de l’amélioration de l’espèce humaine, persévérant enfin dans ce désir, l’homme qui conçut un tel dessein, le conçut sous cette forme, et l’exécuta, au milieu de l’épaisse ignorance qui régnait alors, de l’inertie des esprits, de leur antipathie pour toute application à des travaux d’étude ; et par conséquent au milieu de propos tels que ceux-ci : À quoi bon ? N’y avait-il autre chose à quoi penser ? La belle invention ! Il ne manquait plus que cela ; et autres clabauderies semblables, qui bien certainement auront été en plus grand nombre encore que les écus dépensés par lui dans cette entreprise, lesquels s’élevèrent à celui de cent cinq mille, dont la majeure partie étaient des siens propres.

Pour appeler un tel homme bienfaisant et libéral au suprême degré, il peut paraître superflu de s’enquérir s’il consacra bien d’autres sommes à secourir d’une manière immédiate les indigents ; et il est même des personnes aux yeux desquelles les dépenses du genre que nous venons de décrire, et je dirais volontiers toutes sortes de dépenses, sont la meilleure et la plus utile des aumônes. Mais Frédéric regardait l’aumône proprement dite comme le premier des devoirs ; et en ceci, comme en toute autre chose, ses actions furent d’accord avec son opinion. Sa vie ne fut qu’une longue suite d’actes de bienfaisance envers les pauvres ; et au sujet de cette disette dont notre histoire a déjà parlé, nous aurons bientôt occasion de raconter quelques traits où l’on verra de quelle sagesse, de quelle élévation de vues il savait accompagner sa libéralité. Parmi les nombreux exemples rapportés par ses biographes de ce que lui inspirait cette vertu, nous en citerons un seul : il suffira pour faire juger des autres. Ayant appris qu’un gentilhomme employait les artifices et les mauvais traitements pour amener sa fille à se faire religieuse, tandis que celle-ci désirait au contraire se marier, il fit venir le père ; et lui ayant arraché l’aveu que le véritable motif pour lequel il tourmentait ainsi cette jeune personne était qu’il n’avait pas les quatre mille écus nécessaires, selon lui, pour la marier convenablement, Frédéric la dota de cette somme. Il se trouvera peut-être des gens à qui cette largesse paraîtra excessive, mal entendue, inspirée par trop de condescendance pour les caprices insensés d’un orgueilleux, et qui diront que quatre mille écus pouvaient être mieux employés de cent autres manières. À cela nous n’avons rien à répondre, si ce n’est qu’il serait à souhaiter que l’on vît souvent de semblables excès d’une vertu, aussi dégagée des opinions dominantes (chaque époque a les siennes), aussi peu soumise à la tendance générale, que le fut dans cette circonstance celle d’un homme donnant quatre mille écus pour qu’une jeune fille ne fût pas religieuse par force.

La charité inépuisable de cet homme se manifestait non-seulement dans ses dons, mais dans toutes ses habitudes. D’un abord facile pour tous, c’était plus particulièrement à ceux que l’on appelle gens de basse condition, qu’il croyait devoir montrer un visage riant, une gracieuse prévenance ; il s’y croyait d’autant plus obligé envers eux qu’ils trouvent moins dans le monde un semblable traitement. Et sur ce point encore il eut à combattre contre les honnêtes défenseurs du ne quid nimis[79], qui auraient voulu lui tracer des limites, les limites où ils se tenaient eux-mêmes. L’un de ceux-ci, voyant un jour Frédéric qui, dans un pays sauvage où il faisait sa visite, instruisait les petits enfants et, entre la demande et la réponse, les caressait d’une manière affectueuse, l’avertit d’y mettre plus de précaution, attendu qu’ils étaient fort malpropres ; comme si l’habile homme avait supposé que Frédéric n’avait pas assez de sens pour faire une semblable découverte, ou de sagacité pour trouver en lui-même un aussi fin conseil. Telle est en effet, en certaines combinaisons de temps et de choses, la fâcheuse condition des hommes constitués en dignité ; tandis qu’il est si rare de voir auprès d’eux des personnes qui les avertissent de leurs fautes, il s’y trouve toujours des gens courageux pour les reprendre de ce qu’ils font de bien. Mais le bon prélat, non sans quelque mécontentement, répondit : « Ce sont mes âmes ; peut-être ces enfants ne me reverront-ils plus ; et vous ne voulez pas que je les embrasse ? »

Rien n’était cependant si rare chez lui que des marques de déplaisir envers les autres, et on l’admirait au contraire pour la douceur de ses manières, pour un calme imperturbable qu’on aurait pu attribuer à un caractère des plus heureux, mais qui était l’effet de l’empire constant qu’il exerçait sur un naturel dont le fonds eût été la vivacité et la promptitude. Si quelquefois il se montra sévère et même rude, ce fut envers les pasteurs ses subordonnés, lorsqu’il en découvrit qui étaient coupables d’avarice, de négligence, ou entachés d’autres vices directement opposés à l’esprit de leur noble ministère. En toute chose qui pouvait avoir rapport à ses intérêts ou à sa gloire temporelle, il ne donnait jamais aucun signe de joie, de chagrin, de désir, d’agitation ; admirable si son âme était exempte de ces mouvements, plus admirable encore s’ils s’y faisaient sentir. Il fit partie de plusieurs conclaves, et non-seulement il en rapporta la réputation de n’avoir jamais aspiré à ce poste si convoité par l’ambition et si terrible aux yeux de la piété ; mais lorsqu’une fois il arriva que l’un de ses collègues, jouissant d’une grande influence, vint lui offrir sa voix et les voix de sa faction (mot qui sonne mal, mais on n’en employait pas d’autre), Frédéric repoussa cette proposition d’une manière telle que son auteur en abandonna l’idée et porta ses vues autre part. Cette même modestie, cet éloignement de tout ce qui l’eût fait prédominer sur les autres, se montraient en lui dans les circonstances les plus ordinaires de la vie. S’occupant avec un zèle infatigable des choses qu’il regardait comme de son devoir de régler et de conduire, il évita toujours de s’ingérer dans les affaires d’autrui, et, lors même qu’il était prié d’y prendre part, il cherchait tous les moyens possibles de s’en dispenser ; discrétion et réserve peu communes, comme chacun sait, chez les hommes qui ont le zèle du bien, ainsi que l’avait Frédéric.

Si nous voulions nous laisser aller au plaisir de recueillir tous les traits remarquables de son caractère, il en résulterait certainement un ensemble fort rare de mérites opposés en apparence, et bien difficiles sans doute à trouver réunis. Nous n’omettrons point cependant de noter une autre particularité de cette belle vie ; et c’est que, pleine comme elle le fut d’action, pleine de gouvernement épiscopal, de fonctions d’église, d’enseignement, d’audiences, de visites diocésaines, de voyages, de contestations, l’étude cependant y trouva non-seulement sa place, mais une place telle qu’elle eût pu suffire à un savant de profession. Et, en effet, parmi tant d’autres titres divers à la louange, Frédéric jouit, près ses contemporains, de celui d’homme savant.

Nous ne devons pourtant pas dissimuler qu’il adopta avec une ferme conviction et soutint, dans la pratique, avec une longue constance, des opinions qui aujourd’hui paraîtraient à tous plutôt étranges que mal fondées, et seraient jugées telles par ceux-là même qui auraient grand désir de les trouver justes. Pour qui voudrait le défendre en ce point, se présenterait cette excuse, si commune et si bien reçue, que c’étaient les erreurs de son siècle plutôt que les siennes propres ; excuse qui, pour certaines choses et lorsqu’on la tire de l’examen particulier des faits, peut avoir quelque valeur, ou même en avoir une grande, mais qui, appliquée isolément et à l’aveugle, comme cela se fait d’ordinaire, ne signifie rien du tout. Et c’est pourquoi, ne voulant pas résoudre par de simples formules des questions compliquées, ni trop allonger ce qui n’est qu’un épisode, nous nous abstiendrons même de les exposer, nous contentant d’avoir indiqué en passant que, chez un homme si admirable dans l’ensemble de ses qualités, nous ne prétendons pas que tout le fût de même ; car nous ne voudrions point paraître avoir eu l’intention d’écrire une oraison funèbre.

Nous ne faisons sûrement pas injure à nos lecteurs en supposant que quelqu’un d’entre eux puisse demander si cet homme a laissé quelque monument de son génie si vaste, de ses études si multipliées. Oui certes, il en a laissé. On porte à cent environ le nombre des ouvrages qui restent de lui, en comptant ceux qui ont de l’importance et ceux qui en ont moins, en réunissant ses productions latines et italiennes, imprimées ou manuscrites, toutes conservées dans la bibliothèque de sa fondation : traités de morale, prières, dissertations sur l’histoire, sur les antiquités sacrées et profanes, sur la littérature, les arts et autres sujets.

« Et comment se fait-il, dira ce même lecteur, que tant d’ouvrages soient oubliés, ou du moins si peu connus, si peu recherchés ? Comment, avec un tel génie, de telles études, une connaissance si parfaite des hommes et des choses, des méditations si assidues, une passion si vive pour ce qui est beau et ce qui est bon, une âme si pure et tant d’autres de ces qualités qui font les grands écrivains ; comment celui-ci, parmi cent ouvrages, n’en a-t-il pas laissé un seul de ceux que l’on considère comme remarquables, même en ne les approuvant pas en toutes leurs parties, et dont le titre est connu des personnes mêmes qui ne les lisent point ? Comment tous ces ouvrages ensemble n’ont-ils pu, du moins par leur nombre, donner à son nom une renommée littéraire dans la postérité que nous représentons pour lui ? »

La demande est raisonnable sans doute, et la question à traiter fort intéressante, car les raisons de ce phénomène se trouveraient dans l’observation de plusieurs faits généraux ; et, trouvées qu’elles fussent, elles conduiraient à l’explication de plusieurs autres phénomènes semblables. Mais elles seraient nombreuses et le développement n’en serait pas sans prolixité. Et si ensuite vous ne les trouviez pas à votre gré ? Si elles vous faisaient faire la moue ? Mieux vaut donc que nous reprenions le fil de notre histoire, et qu’au lieu d’en dire ici plus long sur cet homme, nous allions le voir à l’œuvre, toujours guidé par notre auteur.



CHAPITRE XXIII.


Le cardinal Frédéric, en attendant l’heure d’aller à l’église célébrer l’office divin, était à étudier, comme il avait coutume de le faire dans tous les moments d’intervalle entre ses autres occupations, lorsqu’il vit entrer le chapelain porte-croix avec une figure toute troublée. « Voici une étrange visite, étrange en vérité, monseigneur.

— Qui donc ? demanda le cardinal.

— Rien moins que le seigneur… » reprit le chapelain ; et, appuyant fortement sur chaque syllabe, il prononça ce nom que nous ne pouvons écrire pour nos lecteurs. Puis il ajouta : « Il est là en personne, et demande tout uniment d’être introduit auprès de votre illustrissime seigneurie.

— Lui ! dit le cardinal avec vivacité, fermant son livre et se levant de dessus son siège ; qu’il vienne ! qu’il vienne à l’instant !

— Mais… répliqua le chapelain, sans changer de place ; votre illustrissime seigneurie doit savoir qui est cet homme ; c’est ce banni, ce fameux…

— Eh ! n’est-ce pas un heureux événement pour un évêque qu’un tel homme ait eu l’idée de venir à lui ?

— Mais… dit en insistant le chapelain ; nous ne pouvons jamais parler de certaines choses, parce que monseigneur dit que ce sont des contes ; cependant, lorsque le cas se présente, il me semble que c’est pour nous un devoir… Le zèle fait des ennemis, monseigneur ; et nous savons positivement que plus d’un scélérat a osé se vanter qu’un jour ou l’autre…

— Et qu’ont-ils fait, jusqu’ici ? interrompit le cardinal.

— Je dis que cet homme est l’agent de tous pour le crime, un désespéré qui entretient des correspondances avec les désespérés les plus furieux, et qu’il peut être envoyé…

— Oh ! oh ! quelle sorte de discipline est celle-ci ? interrompit encore Frédéric en souriant ; les soldats exhortent leur général à avoir peur ? « Puis, prenant un air sérieux et pensif, il ajouta : « Saint Charles n’aurait pas eu à discuter pour savoir s’il recevrait un tel homme ; il serait allé le chercher. Faites-le entrer sur-le-champ ; il n’a déjà que trop attendu. »

Le chapelain s’en retourna, disant en lui-même : « Il n’y a pas moyen ; tous ces saints sont des entêtés. »

Ayant ouvert la porte et s’étant présenté dans la pièce où était le seigneur et la troupe de prêtres, il vit ceux-ci tous serrés d’un côté, chuchotant et regardant en dessous cet homme extraordinaire qu’ils avaient laissé seul dans un coin. Il alla vers lui ; et, l’examinant de son mieux du coin de l’œil, il pensait aux armes qui pouvaient être cachées sous cette casaque, et se disait qu’il devrait bien au moins, avant de l’introduire, lui proposer… Mais il ne put s’y résoudre. Il s’approcha et lui dit : « Monseigneur attend votre seigneurie. Veuillez bien venir avec moi. » Et, le précédant au milieu de cette petite foule qui aussitôt forma la haie, il jetait à droite et à gauche des coups d’œil qui signifiaient : « Que voulez-vous ? Ne savez-vous pas qu’il fait toujours à sa tête ? »

À peine l’Innomé eut-il été introduit, que Frédéric, avec un visage serein et où se peignait l’empressement, alla vers lui, les bras ouverts, comme vers une personne désirée ; et aussitôt il fit signe au chapelain de sortir ; celui-ci obéit.

Les deux personnages demeurés seuls furent quelques moments sans se parler, chacun d’eux en suspens, mais d’une façon diverse chez l’un et chez l’autre. Porté là comme de force par une inexplicable fièvre de sentiments et d’idées plutôt qu’amené par un dessein déterminé et dont il se fût rendu compte, l’Innomé y demeurait encore comme par force, tiraillé entre deux passions opposées, ce désir qui le pressait, et auquel se joignait une vague espérance de trouver du soulagement à son tourment intérieur, et de l’autre côté une honte mêlée de dépit, la honte de venir ainsi, comme un misérable, soumis et repentant, se reconnaître en faute et implorer un autre homme ; et il ne savait trouver des paroles, ou même n’en cherchait point. Cependant, lorsqu’il levait les yeux sur le visage de cet homme, il éprouvait, et à chaque instant d’une manière plus vive, un sentiment de vénération tout à la fois impérieux et doux, qui, en augmentant sa confiance, mitigeait son irritation, et, sans heurter de front l’orgueil, l’abattait et, pour ainsi dire, lui imposait silence.

En Frédéric, en effet, on voyait une de ces figures qui annoncent la supériorité, mais une supériorité que l’on aime. Nullement courbé ni appesanti par les années, il avait dans le port une dignité naturelle et une sorte de majesté involontaire ; son œil était vif et grave, son front serein et marqué de l’empreinte de la réflexion ; sous ses cheveux blancs, sous sa pâleur et parmi les traces de l’abstinence, de la méditation, de la fatigue, brillait dans ses traits comme une fleur de pureté virginale ; leur ensemble montrait que dans un autre âge la beauté proprement dite en avait été le caractère : maintenant l’habitude des pensées élevées et bienveillantes, la paix intérieure d’une longue vie, l’amour des hommes, la joie continuelle d’une espérance ineffable, y avaient substitué ce que j’appellerais une beauté de vieillard, qui ressortait encore plus sous la magnifique simplicité de la pourpre.

Il arrêta, lui aussi, pendant quelques moments sur le visage de l’Innomé son regard pénétrant et depuis longtemps exercé à lire dans les traits des hommes leurs pensées ; et croyant toujours plus découvrir sous cet air sombre et agité quelque chose de conforme à l’espoir qu’il avait conçu dès la première annonce de cette visite : « Oh ! dit-il tout animé, quelle précieuse visite est celle que je reçois en ce moment ; et combien je vous dois de reconnaissance pour une si bonne pensée, quoiqu’elle ne soit pas pour moi sans un certain reproche !

— Un reproche ! s’écria le seigneur étonné, mais adouci par ces paroles et ces manières, et satisfait que le cardinal eût rompu la glace et entamé un sujet quelconque d’entretien.

— Oui vraiment un reproche, reprit celui-ci ; elle m’accuse de m’être laissé prévenir, tandis que depuis si longtemps et tant de fois j’aurais dû aller chez vous moi-même.

— Chez moi, vous ? savez-vous qui je suis ? Vous a-t-on dit mon nom ?

— Et cette joie que je ressens et qui sans doute se montre sur ma figure, vous semble-t-il que je pusse l’éprouver à l’annonce, à la vue d’un inconnu ? C’est vous qui me la faites éprouver, vous que j’aurais dû aller chercher, je le dis encore, vous que du moins j’ai tant aimé, tant pleuré, pour qui j’ai adressé au ciel de si ardentes prières ; vous qui, parmi mes enfants, tous cependant l’objet de mon amour, êtes celui que j’aurais le plus désiré recevoir et serrer dans mes bras, si j’avais cru pouvoir l’espérer ! Mais Dieu seul sait faire des merveilles, et il supplée à la faiblesse, à la marche trop lente de ses pauvres serviteurs. »

L’Innomé demeurait saisi de surprise en voyant cet accueil plein de feu, en entendant ces paroles qui répondaient d’une manière si résolue à ce qu’il n’avait point encore dit et n’était pas même bien décidé à dire ; et, le cœur ému, mais dans une sorte d’étourdissement, il gardait le silence. « Eh quoi ! reprit Frédéric plus affectueusement encore ; vous avez une bonne nouvelle à me donner, et vous me la faites désirer si longtemps ?

— Une bonne nouvelle, moi ? J’ai l’enfer dans mon âme, et je vous donnerais une bonne nouvelle ? Dites vous-même, si vous le savez, quelle est cette bonne nouvelle que vous attendez d’un homme tel que moi.

— Que Dieu a touché votre cœur et veut que vous soyez à lui, répondit avec calme le cardinal.

— Dieu ! Dieu ! Dieu ! Si je le voyais ! si je l’entendais ! Où est-il, ce Dieu ?

— Vous me le demandez ? Vous ? Eh ! qui plus que vous l’a près de soi ? Ne le sentez-vous pas dans votre cœur ? Ne le sentez-vous pas qui vous agite, qui vous oppresse, qui ne vous laisse point de repos, et qui en même temps vous attire vers lui, vous fait pressentir une espérance de paix, de consolation, d’une consolation qui sera entière, immense, aussitôt que vous le reconnaîtrez, que vous le confesserez, que vous l’implorerez ?

— Oh ! sans doute, j’ai là quelque chose qui m’oppresse, qui me dévore ! Mais Dieu ! s’il existe, ce Dieu, s’il est ce qu’on dit, que voulez-vous qu’il fasse de moi ? »

Ces paroles furent prononcées avec un accent de désespoir ; mais Frédéric, d’un ton solennel et qui paraissait celui d’une paisible inspiration répondit : « Ce que Dieu peut faire de vous ? ce qu’il veut en faire ? Un signe de sa bonté comme de sa puissance : il veut retirer de vous une gloire que nul autre ne lui pourrait donner. Que le monde, depuis si longtemps, fasse entendre contre vous ses cris, que mille et mille voix appellent la détestation sur vos œuvres… (l’Innomé fit un mouvement et fut un moment tout étonné d’entendre parler un langage si nouveau pour lui, plus étonné encore de n’en point ressentir de colère, d’y trouver au contraire une sorte de soulagement) ; quelle gloire, poursuivit Frédéric, en revient-il à Dieu ? Ce sont des voix de crainte, des voix d’intérêt personnel, peut-être même des voix de justice, mais d’une justice si facile, si naturelle ! Quelques-unes encore, il n’est que trop permis de le penser, peuvent être des voix d’envie de votre malheureuse puissance, comme de cette déplorable tranquillité d’esprit que vous avez jusqu’à ce jour conservée. Mais lorsque vous-même vous vous lèverez pour condamner votre vie et devenir votre accusateur, c’est alors, c’est alors que Dieu sera glorifié ! Et vous demandez ce que Dieu peut faire de vous ? Qui suis-je, moi, faible mortel, pour vous dire à l’avance, quel avantage un maître si grand peut retirer de vous ? Ce qu’il peut faire de cette volonté impétueuse, de cette imperturbable constance, lorsqu’il l’aura animée, enflammée d’amour, d’espérance, de repentir ? Qui êtes-vous, faible mortel aussi, pour croire que vous ayez pu imaginer et faire dans le mal des choses plus grandes que Dieu ne peut vous en faire vouloir et opérer dans le bien ? Ce que Dieu peut faire de vous ? Eh quoi ! Vous pardonner, vous sauver, accomplir en vous l’œuvre de la rédemption, ne sont-ce pas des choses magnifiques et dignes de celui qui gouverne tout au ciel et sur la terre ? Oh ! si moi, qui ne suis qu’un être chétif et misérable, et pourtant, hélas ! plein de moi-même, si tel que je suis, je brûle en ce moment d’un tel désir de votre salut que, pour l’obtenir, je donnerais avec joie ! Dieu lui-même m’en est témoin, le peu de jours qui me restent à vivre, figurez-vous ce que doit être la charité de celui qui m’en fait éprouver une si imparfaite, mais si vive : figurez-vous combien vous aime, combien vous veut à lui Celui qui me commande et m’inspire pour vous un amour dont je suis dévoré ! »

À mesure que ces paroles sortaient de ses lèvres, son visage, ses regards, chacun de ses mouvements, toute son attitude, en respiraient le sentiment. La figure de son auditeur, de bouleversée qu’elle était, passa d’abord à l’étonnement et à l’attention : puis elle exprima une émotion plus profonde et moins accompagnée d’angoisses : ses yeux, qui depuis son enfance n’avaient plus connu les larmes, se gonflèrent : quand les paroles se furent arrêtées, il couvrit son visage de ses deux mains, et une explosion, un déluge de pleurs fut sa dernière et plus claire réponse.

« Dieu grand ! Dieu bon ! s’écria Frédéric, levant les yeux et les mains vers le ciel. Qu’ai-je fait, serviteur inutile, pasteur plongé dans le sommeil, pour que vous m’ayez ainsi appelé au festin de vos grâces, pour que vous m’ayez trouvé digne d’assister à un prodige si plein de douceur ? » En disant ces mots, il tendit la main pour prendre celle de l’Innomé.

« Non ! s’écria celui-ci, non ! Loin de vous un homme tel que moi ! Ne souillez pas cette main pure et bienfaisante. Vous ignorez tout ce qu’a fait celle que vous voulez serrer dans la vôtre.

— Laissez, dit Frédéric, en la lui prenant avec une tendre violence, laissez-moi serrer cette main qui réparera tant de torts, répandra tant de bienfaits, soulagera tant d’affligés, s’étendra désarmée, humble, pacifique, envers tant d’ennemis.

— C’en est trop ! dit en sanglotant l’Innomé. Laissez-moi, monseigneur ; bon Frédéric, laissez-moi. Un peuple en foule vous attend : il y a là tant d’âmes bonnes, innocentes, tant de personnes venues de loin pour vous voir une fois, pour vous entendre, et vous vous arrêtez… avec qui !

— Laissons les quatre-vingt-dix-neuf brebis, répondit le cardinal : elles sont en sûreté sur la montagne : je veux maintenant rester avec celle qui était égarée. Ces âmes éprouvent en ce moment peut-être bien plus de contentement que la vue d’un pauvre évêque ne leur en pourrait donner. Peut-être Dieu, qui a opéré en vous le prodige de sa miséricorde, verse-t-il en elles une joie dont elles ne comprennent point encore la cause. Ce peuple s’unit peut-être à nous sans le savoir. Peut-être l’esprit du Tout-Puissant inspire-t-il à tous ces cœurs un feu de charité dont ils ne se rendent point compte, une prière qu’il exauce en vous, des actions de grâces dont vous êtes l’objet, encore inconnu pour eux. » En disant ces mots, il jeta ses bras au cou de l’Innomé, qui, après avoir un moment tenté la résistance, céda comme vaincu par cette force de charité, et abandonna son visage tremblant et si changé de ce qu’il était naguère, sur l’épaule de son consolateur. Ses larmes brûlantes tombaient sur la pourpre sans tache de Frédéric ; et les mains pures de celui-ci serraient affectueusement ces membres, pressaient ces vêtements habitués à porter les armes de la violence et de la trahison.

L’Innomé, se dégageant le premier de cet embrassement, se couvrit de nouveau les yeux d’une main, et, relevant son visage, il s’écria : « Dieu vraiment grand ! Dieu vraiment bon ! je me connais maintenant, je vois ce que je suis ; mes iniquités sont devant mes yeux ; j’ai horreur de moi-même ; et cependant… ! cependant j’éprouve un soulagement, une joie, oui, une joie, comme je n’en ai jamais éprouvé dans toute mon affreuse vie !

— C’est un avant-goût de ses grâces, dit Frédéric, que Dieu vous accorde pour vous captiver à son service, pour vous porter à entrer résolument dans la nouvelle vie où vous aurez à revenir sur tant d’actions, à réparer tant de fautes, où vous aurez tant à pleurer !

— Malheureux que je suis ! s’écria l’Innomé ; que de choses, que de choses sur lesquelles je ne pourrai plus que pleurer ! Mais au moins j’en ai qui ne sont qu’entamées, que je puis, faute de mieux, rompre au point où elles sont ; j’en ai une que je puis rompre, à l’instant et réparer. »

Frédéric prêta attention, et l’Innomé raconta brièvement, mais avec des termes d’exécration beaucoup plus énergiques que ceux que nous avons employés nous-mêmes, l’acte de violence exercé contre Lucia, les souffrances, les terreurs de la pauvre fille, la frénésie où elle l’avait jeté par ses supplications, comment elle était encore dans son château…

« Ah ! ne perdons point de temps ! s’écria Frédéric, palpitant de pitié et de sollicitude. Quel bonheur est le vôtre ! C’est ici un gage du pardon de Dieu ; il vous fait devenir un instrument de salut pour celle dont vous vouliez causer la perte. Que Dieu vous bénisse ! et déjà Dieu vous a béni ! Savez-vous d’où est notre jeune infortunée ? »

Le seigneur nomma le pays de Lucia.

« Ce n’est pas loin d’ici, dit le cardinal, que Dieu soit loué ; et probablement… » En disant ces mots, il courut à une table et agita une sonnette. Aussitôt entra d’un air inquiet le chapelain porte-croix, qui, avant tout, regarda l’Innomé ; il voit une figure toute changée, des yeux humides et rouges de pleurs ; il regarde alors le cardinal ; et lisant sur la physionomie de celui-ci, à travers ce maintien qui ne s’altérait jamais, une sorte de contentement sérieux où s’alliait une sollicitude pressée de se voir satisfaite, il allait, la bouche ouverte, rester comme en extase, si le cardinal ne l’eût promptement réveillé dans cette contemplation, en lui demandant si, parmi les curés qui étaient là rassemblés, se trouvait celui de ***.

— Il y est, monseigneur, répondit le chapelain.

— Faites-le venir sur-le-champ, dit Frédéric, et avec lui le curé de cette église. »

Le chapelain sortit et alla dans la pièce où étaient tous ces prêtres réunis. Pour lui, la bouche encore ouverte, et l’extase encore peinte sur sa figure, levant les mains et les agitant en l’air, il dit : « Messieurs ! messieurs ! Hæc est mutatio dexteræ Excelsi[80] » Et il s’arrêta un moment sans rien dire de plus. Puis, reprenant le ton de sa charge, il ajouta : « Son illustrissime et révérendissime seigneurie demande M. le curé de la paroisse et M. le curé de ***. »

Le premier des deux s’avança aussitôt, et en même temps partit du milieu de la foule un moi ? traînant, dont l’intonation était celle de la surprise.

« N’êtes-vous pas monsieur le curé de *** ? reprit le chapelain.

— Oui, bien ; mais…

— Son illustrissime et révérendissime seigneurie vous demande.

— Moi ? » dit encore cette voix, exprimant avec clarté par ce monosyllabe : que puis-je avoir à faire là-dedans ? Mais cette fois, avec la voix arriva l’homme, don Abbondio en personne, s’avançant d’un pas contraint et avec une mine qui tenait de l’étonnement et du déplaisir. Le chapelain lui fit de la main un signe qui voulait dire : « Allons, arrivez ; est-ce donc si pénible ? » Et précédant les deux curés, il alla vers la porte, l’ouvrit et les introduisit.

Le cardinal quitta la main de l’Innomé, avec lequel, dans l’intervalle, il avait concerté ce qui était à faire ; il s’écarta de lui quelque peu, et appela d’un signe le curé de l’église. Il lui dit succinctement de quoi il s’agissait et lui demanda s’il pourrait, tout de suite, trouver une brave femme qui voulût aller dans une litière au château pour y prendre Lucia ; une femme ayant bon cœur et bonne tête, capable de se bien conduire dans une expédition d’un genre si nouveau, et d’employer les manières les plus convenables, de trouver les paroles les plus propres à rassurer, à tranquilliser cette pauvre fille, pour qui, après tant d’angoisses et dans un si grand effroi, sa délivrance même pouvait être la cause d’un nouveau trouble. Le curé, après avoir un moment réfléchi, dit qu’il avait la personne qu’il fallait, et sortit. Le cardinal appela d’un autre signe le chapelain, auquel il ordonna de faire immédiatement préparer la litière et ses conducteurs, ainsi que de faire seller deux mules. Le chapelain étant également sorti, le cardinal se tourna vers don Abbondio.

Celui-ci, qui déjà se tenait près de lui pour être plus loin de cet autre personnage, et qui en attendant lançait un coup d’œil en dessous, tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre, cherchant à deviner ce que pouvait être toute cette affaire, s’approcha davantage, fit une révérence et dit : « On m’a annoncé que votre illustrissime seigneurie me demandait ; mais je crois qu’on a fait erreur.

— On n’a point fait erreur, répondit Frédéric ; j’ai une bonne nouvelle à vous donner, et en même temps à vous charger d’une commission bien douce et bien consolante. Une de vos paroissiennes, que vous avez sans doute pleurée comme étant perdue, Lucia Mondella, est retrouvée ; elle est ici près, dans la maison de mon cher ami que voilà ; et vous irez tout à l’heure avec lui et avec une femme que M. le curé de cette paroisse est allé chercher, vous irez, dis-je, prendre cette personne, qui est des vôtres, pour l’accompagner jusqu’ici. »

Don Abbondio fit tout ce qu’il put pour cacher l’ennui, que dis-je ? le chagrin fort amer que lui causait une telle proposition, ou, si l’on veut, un tel ordre ; et n’étant plus à temps de défaire et de changer une grimace déjà formée sur son visage, il la cacha en inclinant profondément sa tête, en signe d’obéissance. Il ne la releva, cette tête, que pour faire une autre révérence semblable à l’Innomé, en portant vers lui un regard piteux qui disait : « Je suis dans vos mains ; usez de miséricorde : parvere subjectis[81]. »

Le cardinal lui demanda ensuite quels étaient les parents de Lucia :

— En fait de proches parents avec qui elle vive, ou elle vécut, elle n’a que sa mère, répondit don Abbondio.

— Et celle-ci est-elle dans son village ?

— Oui, monseigneur.

— Comme cette pauvre fille, reprit Frédéric, ne pourra de sitôt rentrer chez elle, ce lui sera une grande consolation de voir sa mère sans retard : c’est pourquoi, si M. le curé de l’endroit n’est pas de retour avant que j’aille à l’église, faites-moi le plaisir de lui dire qu’il se procure une carriole ou une monture, et qu’il charge un homme de sens d’aller chercher cette femme pour l’amener ici.

— Et si j’y allais moi-même ? dit don Abbondio.

— Non, non, pas vous ; je vous ai déjà prié d’autre chose, répondit le cardinal.

— Ce que je disais, répliqua don Abbondio, c’était pour pouvoir préparer cette pauvre mère. C’est une femme fort sensible, et il faut quelqu’un qui la connaisse et sache la prendre à sa manière, pour ne pas lui faire plus de mal que de bien.

— C’est pour cela même que je vous prie d’avertir M. le curé qu’il doit choisir un homme de sens : vous êtes, vous, beaucoup plus nécessaire ailleurs, » répondit le cardinal. Et il aurait voulu ajouter : « Cette pauvre fille a bien plus besoin de voir tout de suite une figure connue, une personne sûre, dans ce château, après de si longues heures de transes mortelles, et dans la terrible obscurité répandue sur son avenir. » Mais ce n’était pas une raison à donner en tenues aussi clairs en présence du tiers qui se trouvait là. Il parut cependant étrange au cardinal que don Abbondio ne l’eût pas saisie dans ce qu’il venait d’entendre, ou même que son propre jugement ne la lui eût pas présentée ; et la proposition du curé, son insistance, lui semblèrent tellement hors de propos, qu’il soupçonna là-dessous quelque autre pensée. Il le regarda au visage et y découvrit sans peine la peur de voyager avec cet homme redoutable, d’aller dans cette maison, même pour peu de moments. Voulant dès lors dissiper tout à fait en lui ces appréhensions, et ne trouvant pas bien de le prendre à part et de lui parler en secret, pendant que son nouvel ami était en tiers avec eux, il pensa que le meilleur moyen était de faire ce qu’il aurait fait, sans même y être porté par ce motif, c’est-à-dire de parler à l’Innomé lui-même, dont les réponses feraient enfin comprendre à don Abbondio que ce n’était plus un homme dont on dût avoir peur. Il s’approcha donc de l’Innomé, et avec cet air de familiarité spontanée qui se trouve dans une nouvelle et puissante affection comme dans une ancienne intimité. « Ne croyez pas, lui dit-il, que je me contente de cette visite pour aujourd’hui. Vous reviendrez, n’est-ce pas, en compagnie de ce digne ecclésiastique ?

— Si je reviendrai ? répondit l’Innomé : quand même vous ne voudriez pas de moi, je resterai obstinément à votre porte, comme un mendiant. J’ai besoin de vous parler ! J’ai besoin de vous entendre, de vous voir ! J’ai besoin de vous ! »

Frédéric lui prit la main, la lui serra, et dit : « Vous nous ferez donc la faveur de dîner avec nous. J’y compte. En attendant, je vais prier et rendre grâces avec le peuple ; et vous, vous allez recueillir les premiers fruits de la divine miséricorde. »

Don Abbondio, à la vue de ces démonstrations, était comme un enfant peureux qui voit un homme caresser sans crainte son gros chien, au poil hérissé, aux yeux couleur de sang, portant un nom fameux pour les coups de dents et les frayeurs ; et il entend dire à ce maître du chien que c’est un bon animal on ne peut plus paisible ; il regarde le maître, et ne le contredit ni ne l’approuve ; il regarde le chien et n’ose s’en approcher, de crainte que le bon animal ne lui montre les dents, ne fût-ce que pour lui faire fête ; il n’ose s’en éloigner, pour ne pas trahir sa poltronnerie ; et il dit en lui-même : « Oh ! si j’étais au logis ! ».

Comme le cardinal s’acheminait pour sortir, tenant par la main et emmenant l’Innomé, ses yeux se portèrent de nouveau sur don Abbondio qui restait en arrière, mortifié, chagrin, faisant la moue sans le vouloir ; et, pensant que le déplaisir du pauvre homme pouvait peut-être aussi venir de ce qu’il lui semblait avoir été négligé et comme laissé dans un coin, tandis surtout qu’il voyait un personnage couvert de crimes si bien accueilli, si caressé, il se tourna vers lui en passant, s’arrêta un instant, et, avec un sourire affectueux, il lui dit : « Vous, monsieur le curé, vous êtes toujours avec moi dans la maison de notre bon père ; mais celui-ci… celui-ci perierat, et inventus est[82].

— Oh ! combien je m’en réjouis ! » répondit don Abbondio, en faisant une grande révérence comme à tous les deux.

L’archevêque avança, poussa la porte dont les battants furent aussitôt ouverts en dehors par deux domestiques placés des deux côtés ; et l’admirable couple parut aux regards curieux du clergé rassemblé dans cette pièce. On vit ces deux visages où se peignait une émotion de nature diverse, mais également profonde ; une tendre reconnaissance, une humble joie sur les traits vénérables de Frédéric ; sur ceux de l’Innomé, un trouble tempéré par la consolation et l’espérance, une pudeur toute nouvelle, une composition à travers laquelle perçait encore la force de ce naturel sauvage et qui n’avait jamais connu que l’emportement. Et l’on a su plus tard que parmi les spectateurs il s’en trouva plus d’un à qui revint alors à la mémoire ce passage d’Isaïe : Le loup et l’agneau iront au même pâturage ; le lion et le bœuf mangeront la paille ensemble. Derrière venait don Abbondio que personne ne remarqua.

Quand ils furent au milieu de l’appartement, le valet de chambre du cardinal entra d’un autre côté, et s’approcha pour lui dire qu’il avait exécuté les ordres dont le chapelain lui avait fait part ; que la litière et les mules étaient prêtes et qu’on n’attendait plus que la femme que le curé devait amener. Le cardinal lui dit d’avoir soin, aussitôt que celui-ci arriverait, de le faire parler à don Abbondio, et que tout ensuite fût aux ordres de ce dernier et de l’Innomé, auquel il serra de nouveau la main, par forme d’adieu, en lui disant : « Je vous attends. » Il se tourna pour saluer don Abbondio, et se dirigea du côté par où l’on allait à l’église. Le clergé le suivit en troupe mêlée autant qu’en procession ; les deux compagnons de voyage restèrent seuls dans la pièce évacuée.

L’Innomé était tout recueilli en lui-même, pensif, impatient de voir arriver le moment où il irait tirer de peine et de prison sa Lucia ; sa Lucia dans un sens si différent aujourd’hui du sens de la veille ; et son visage exprimait une agitation concentrée qui, à l’œil inquiet de don Abbondio, pouvait facilement paraître quelque chose de pis. Il le regardait de côté, il aurait voulu entamer une conversation amicale ; mais : « Que dois-je lui dire ? se demandait-il, dois-je lui dire encore : je m’en réjouis ? Je me réjouis de quoi ? De ce qu’ayant été jusqu’à présent un démon, vous vous êtes enfin décidé à devenir un honnête homme comme les autres ? Beau compliment, par ma foi ! Eh ! eh ! eh ! De quelque manière que je les tourne, mes félicitations ne signifieraient pas autre chose. Et puis, serait-ce bien vrai qu’il soit devenu honnête homme ? Comme ça, subitement ? Des démonstrations ; mais on en fait tant en ce monde, et pour tant de motifs ! Que sais-je ce qui peut arriver ? Et en attendant il me faut aller avec lui ! Dans ce château ! Oh ! quelle histoire ! quelle histoire ! Qui me l’aurait dit ce matin ? Ah ! si je puis en sortir sain et sauf, elle m’entendra lui parler, madame Perpetua, pour m’avoir poussé ici par force, sans qu’il y eût nécessité, hors de ma cure, parce que, disait-elle, tous les curés des environs y couraient, et même ceux de plus loin, et qu’il ne fallait pas rester en arrière, et ceci, et cela, et le reste, jusqu’à ce qu’elle m’ait eu embarqué dans une affaire de cette sorte ! Oh ! pauvre homme que je suis ! Et cependant il faut bien lui dire quelque chose, à cet homme. » Et à force de chercher, il avait trouvé qu’il lui pourrait dire : « Je ne me serais jamais attendu à me voir en si respectable compagnie. » Il ouvrait la bouche pour débuter ainsi, lorsque arriva le valet de chambre, avec le curé du lieu, lequel annonça que la femme était prête et déjà placée dans la litière ; et puis il se tourna vers don Abbondio pour recevoir de lui l’autre commission du cardinal. Don Abbondio s’en tira comme il put, dans le trouble d’esprit où il était ; et, s’approchant ensuite du valet de chambre, il lui dit : « Donnez-moi du moins une bête paisible ; car, je vous l’avoue, je suis un pauvre cavalier.

— Oh ! songez donc ! répondit le valet de chambre avec un sourire demi-moqueur, c’est la mule du secrétaire, qui est un savant.

— Allons… répliqua don Abbondio, et il continua mentalement : À la garde de Dieu ! »

Le seigneur, dès les premiers avis, s’était mis en marche en courant : arrivé sur la porte, il s’aperçut que don Abbondio était resté en arrière. Il s’arrêta pour l’attendre, et lorsque celui-ci vint à la hâte le rejoindre d’un air qui demandait pardon du retard, il le salua et le fit, avec politesse et déférence, passer devant lui, ce qui remit un peu le cœur au pauvre curé. Mais au premier pas qu’il fit dans la petite cour, il vit une chose qui lui gâta cette légère satisfaction ; il vit l’Innomé aller vers un coin, prendre d’une main sa carabine par le canon, puis de l’autre par la bretelle, et d’un mouvement prompt, comme s’il faisait l’exercice, se la mettre en bandoulière.

« Ohé ! ohé ! ohé ! pensa don Abbondio, que veut-il faire de cet instrument ? Beau cilice, belle discipline pour un converti ! Et si quelque lubie vient à lui passer par la tête ? Oh ! quelle expédition ! quelle expédition ! »

Si le seigneur avait pu soupçonner quelle espèce de pensées occupait l’esprit de son compagnon, on ne peut dire tout ce qu’il aurait fait pour le rassurer ; mais il était à cent lieues d’un tel soupçon, et don Abbondio se gardait de rien faire qui signifiât clairement : « Je ne me fie pas à votre seigneurie. » Arrivés à la porte de la rue, ils trouvèrent les deux montures qui les attendaient : l’Innomé sauta sur celle qui lui fut présentée par un palefrenier.

« Elle n’a pas de vices ? dit don Abbondio au valet de chambre, en remettant à terre le pied qu’il avait déjà levé sur l’étrier.

— Montez sans crainte : c’est un agneau. »

Don Abbondio, s’accrochant à la selle, aidé par le valet de chambre, se soulève, se hisse, fait un effort, il est à cheval.

La litière qui était à quelques pas en avant, portée par deux autres mules, se mit en mouvement à la voix du conducteur, et le convoi partit.

Il fallait passer devant l’église comble de peuple, par une petite place également comble de gens de l’endroit et d’étrangers que l’église n’avait pu recevoir. Déjà la grande nouvelle s’était répandue, et lorsque l’on vit paraître le convoi, lorsque l’on vit paraître cet homme, objet naguère de terreur et d’exécration, maintenant d’admiration et de joie, il s’éleva dans la foule un murmure d’applaudissement, et, tout en faisant place, elle se serrait pour le voir de plus près. La litière passa, l’Innomé passa, et, devant la porte toute grande ouverte de l’église, il ôta son chapeau et baissa ce front si redouté ; il le baissa jusque sur la crinière de sa mule, au bruit confus de mille voix qui disaient : « Que Dieu le bénisse ! » Don Abbondio ôta, lui aussi, son chapeau, s’inclina, se recommanda à Dieu ; mais en entendant l’accord lent et solennel des chants de ses confrères, il éprouva un sentiment d’envie, un triste attendrissement, un tel saisissement au fond du cœur, qu’il eut peine à retenir ses larmes.

Lorsque ensuite il fut hors des habitations, en pleine campagne, dans les détours quelquefois tout à fait déserts du chemin, un voile plus noir vint s’étendre sur ses pensées. Il n’avait d’autre objet sur lequel il pût reposer ses regards avec confiance que le conducteur de la litière, lequel, étant au service du cardinal, devait sans doute être un homme de bien et n’avait pas non plus l’air d’un poltron.

De temps à autre se montraient des passants qui, le plus souvent en troupe, accouraient pour voir le cardinal. Leur vue faisait du bien à don Abbondio ; mais ce bien s’enfuyait aussitôt ; mais on marchait vers cette vallée redoutable où l’on ne rencontrerait plus que les sujets de l’ami, et quels sujets ! Plus que jamais il aurait désiré lier conversation avec cet ami, tant pour le sonder davantage que pour le maintenir en bonnes dispositions ; mais, en le voyant si préoccupé, il en perdait l’envie. Il fut donc obligé de se parler à lui-même, et voici une partie de ce que le pauvre homme se dit dans ce trajet ; une partie seulement, car, pour écrire le tout, il faudrait un volume :

« C’est une étrange chose que tous les saints, que les coquins ne puissent exister sans argent vif dans le corps, et qu’ils ne se contentent pas d’être toujours en mouvement eux-mêmes, mais qu’ils veuillent, comme ils le feraient s’ils pouvaient, mettre en danse tout le genre humain avec eux, et que les plus remuants viennent tout juste me chercher, moi qui ne cherche personne, et me tirer par les cheveux dans leurs affaires, moi qui ne demande autre chose sinon qu’on me laisse vivre. Ce mauvais fou de don Rodrigo ! Que lui manquerait-il pour être l’homme le plus heureux de la terre, s’il avait tant soit peu de bon sens ? Lui riche, jeune, respecté, courtisé, il s’ennuie d’être trop bien, et il faut qu’il aille cherchant du déplaisir pour lui et pour les autres. Il pourrait faire le métier de michelaccio[83] ; non, monsieur, il veut faire celui de molester les femmes, le plus fou, le plus perfide, le plus enragé métier qui soit au monde ; il pourrait aller au paradis en carrosse, et il veut aller chez le diable à cloche-pied. Et celui-ci !… » et, arrivé là, il le regardait, comme s’il avait craint que ce celui-ci n’entendît ses pensées, « celui-ci, après avoir mis le monde sens dessus dessous par ses scélératesses, le met aujourd’hui sens dessus dessous par sa conversion… si tant est qu’elle soit vraie. En attendant, c’est moi qui dois en faire l’épreuve ! C’est dit : quand ils sont nés avec cette inquiète manie dans le corps, il faut toujours qu’ils fassent du bruit. Est-ce donc si difficile de faire l’honnête homme toute sa vie, comme je l’ai fait, moi ? Non, monsieur ; il faut tourmenter les gens, les tuer, faire le diable… Oh ! pauvre homme que je suis ! Et puis du fracas, même pour faire pénitence. La pénitence, quand on le veut bien, se peut faire chez soi, paisiblement, sans tant d’apparat, sans donner tant de dérangement à son prochain. Et son illustrissime seigneurie, tout de suite, tout de suite, à bras ouverts, mon cher ami, mon cher ami ; croyant à tout ce que dit cet homme, comme s’il lui avait vu faire des miracles, et tout d’emblée, on vous prend une résolution, on s’y donne des pieds et des mains ; vite par ci, vite par là : chez moi, cela s’appelle de la précipitation. Et sans avoir la moindre garantie, on lui met dans les mains un pauvre curé ! C’est ce qui s’appelle jouer un homme à pair ou non. Un évêque saint, comme il l’est, devrait être jaloux de la conservation de ses curés comme de la prunelle de ses yeux. Un peu de flegme, un peu de prudence, un peu de charité peuvent, ce me semble, s’accorder avec la sainteté… Et si tout cela n’était qu’un jeu ? Qui peut connaître le but des actions des hommes ? et des hommes comme celui-ci ? Quand je songe qu’il me faut aller avec lui, dans sa maison ! Il peut y avoir quelque diable là-dessous. Oh ! pauvre homme que je suis ! il vaut mieux n’y pas penser. Qu’est-ce que cet imbroglio de Lucia ? Y aurait-il eu un entendu avec don Rodrigo ? Quelles gens ! mais au moins l’on y verrait clair. Mais comment celui-ci l’a-t-il eue dans ses griffes ? Qui le sait ? Tout cela est un secret entre lui et monseigneur ; et moi, que l’on fait trotter de cette manière, on ne me dit rien. Je ne cherche pas à connaître les affaires des autres ; mais quand on y joue sa peau, on aurait pourtant bien le droit d’en savoir quelque chose. Si c’était réellement pour aller chercher cette pauvre créature, patience ! quoiqu’il eût bien pu l’amener tout simplement lui-même. Et puis, s’il est si bien converti, s’il est devenu un père de l’Église, qu’avait-on besoin de moi ? Oh ! quel chaos ! Enfin, fasse le ciel que ce soit ainsi ! La corvée aura été rude ; mais patience ! J’en serai tout de même bien aise pour cette pauvre Lucia ; elle aussi l’aura échappé belle. Dieu sait ce qu’elle aura souffert ; je la plains ; mais cette fille est née pour ma perte… Si au moins je pouvais voir bien véritablement dans le cœur de cet homme ce qu’il pense ! Qui peut le comprendre ? Là, voyez : tantôt on dirait un saint Antoine dans le désert, tantôt Holopherne en personne. Oh ! pauvre homme, pauvre homme que je suis ! Enfin, le ciel est obligé de me venir en aide ; car ce n’est point par un caprice à moi que je me trouve là-dedans. »

En effet, on voyait, pour ainsi dire, passer sur le visage de l’Innomé les pensées qui agitaient son âme, comme on voit, à l’heure de la tempête, les nuages courir devant le disque du soleil, faisant à tout moment succéder à un jour faux et menaçant une sorte de nuit et sa sombre froideur. Son esprit, encore enivré des douces paroles de Frédéric, et comme renouvelé et rajeuni dans une vie toute nouvelle, s’élevait à ces idées, qui lui avaient été offertes, de miséricorde, de pardon et d’amour ; puis il retombait sous le poids du terrible passé. Il courait, son esprit, il courait avec anxiété chercher parmi ses iniquités ce qu’il y aurait de réparable, quelles entreprises pourraient être interrompues, quels remèdes seraient les plus efficaces et les plus sûrs, comment il romprait tant de nœuds, ce qu’il ferait de tant de complices ; c’était à s’y perdre que d’y penser. Dans cette expédition même où il allait en ce moment, la plus facile, sans doute, et si près de son terme, son impatience était un tourment, par la pensée de tout ce que souffrait cette pauvre créature, et que c’était lui, si pressé du désir de la délivrer, qui lui faisait endurer cette souffrance. Lorsque deux chemins se présentaient, le conducteur de la litière se tournait pour savoir lequel il devait prendre : l’Innomé le lui indiquait de la main, et en même temps lui faisait signe de se hâter.

On entre dans la vallée. Quel était alors l’état du pauvre don Abbondio ! Cette fameuse vallée, dont il avait ouï raconter tant d’histoires épouvantables, il est dedans ; ces hommes fameux, la fleur des bravi d’Italie, ces hommes sans peur et sans miséricorde, il les voit en chair et en os ; il en rencontre un, deux, trois à chaque tournant du chemin. Ils s’inclinaient d’un air soumis devant le seigneur ; mais c’étaient certains visages brunis, certaines moustaches hérissées, certains yeux farouches et déterminés où don Abbondio croyait lire : « Faut-il le régaler, ce prêtre ? » La consternation le gagna tellement que, dans un moment où elle fut à son comble, il en vint à se dire : « Que ne les ai-je mariés ! Rien de pis ne pouvait s’ensuivre pour moi. » Cependant on avançait par un sentier raboteux, le long du torrent : au delà, cet aspect des monts âpres, sombres, sans nul vestige d’habitation ; en deçà, cette population à laquelle tout désert eût paru préférable : Dante, au milieu de Malebolge[84], ne pouvait être plus mal.

On passa devant la Malanotte ; là, ce sont des bravi sur la porte, des saluts profonds pour le seigneur, des regards lancés sur son compagnon et sur la litière. Ces gens ne savaient que penser ; déjà le départ de l’Innomé, seul et dès le matin, avait été extraordinaire ; le retour ne l’était pas moins. Était-ce une proie qu’il amenait ? et comment seul avait-il pu la saisir ? Et comment une litière étrangère ? Et de qui pouvait être cette livrée ? Ils regardaient, regardaient encore ; mais aucun ne bougeait, car c’était l’ordre que, d’un coup d’œil, leur donnait le maître.

On gravit la montée, on est en haut. Les bravi qui se trouvaient sur l’esplanade et sur la porte se rangent des deux côtés pour laisser le passage libre : l’Innomé leur fait signe de rester où ils sont ; il donne un coup d’éperon et dépasse la litière en appelant de la main le conducteur et don Abbondio, pour qu’ils le suivent ; il entre dans une première cour, de celle-ci dans une seconde ; il va vers une petite porte ; d’un geste il arrête un bravo qui accourait pour lui tenir l’étrier, et lui dit : « Toi, reste là, et que personne ne vienne. » Il met pied à terre, attache rapidement sa mule aux barreaux d’une fenêtre, va vers la litière, s’approche de la femme, qui avait tiré le rideau, et lui dit tout bas : « Consolez-la tout de suite ; faites-lui tout de suite comprendre qu’elle est libre, en des mains amies. Dieu vous le rendra. » Puis il fait signe au conducteur d’ouvrir la portière ; après il vient à don Abbondio, et, d’un air serein que celui-ci ne lui avait pas encore vu et ne croyait pas qu’il pût prendre, avec un visage où se peignait la joie de la bonne œuvre qu’il était enfin sur le point d’accomplir, il lui dit, également à voix basse : « Monsieur le curé, je ne vous fais pas d’excuses pour le dérangement que vous éprouvez à cause de moi ; vous le faites pour Celui qui récompense largement, et pour cette pauvre fille dont il est le père. » Cela dit, il prend d’une main le mors, de l’autre l’étrier, pour aider don Abbondio à descendre.

Pour celui-ci, cet air, ces paroles, ces manières lui avaient déjà rendu la vie. Il poussa un soupir dont il était depuis une heure travaillé sans pouvoir lui donner issue, se pencha vers l’Innomé, répondit à voix bien basse : « Oh ! que faites-vous donc ? Mais, mais, mais !… » et se laissa glisser le mieux qu’il put en bas de sa monture. L’Innomé attacha celle-ci comme l’autre, et, après avoir dit au conducteur d’attendre dans cette cour, il tira de sa poche une clef, ouvrit la porte, entra, fit entrer le curé et la femme, passa devant eux pour gagner le petit escalier, et tous trois montèrent en silence.



CHAPITRE XXIV.


Lucia s’était réveillée depuis peu de temps, et elle en avait péniblement employé une partie à se dégager tout à fait du sommeil, à séparer les visions confuses qu’il avait enfantées des souvenirs et des images de cette réalité trop ressemblante, en effet, à une sinistre vision de malade. La vieille s’était aussitôt approchée d’elle, et, avec cette voix forcément bénigne dont elle venait de faire l’apprentissage, elle lui avait dit : « Ah ! vous avez dormi ? Vous auriez pu dormir au lit tout à votre aise ; ce n’est pas, au moins, que je ne vous l’aie dit bien des fois hier au soir. » Et, ne recevant point de réponse, elle avait continué, toujours sur un ton d’instances aigre-doux : « Mangez donc enfin ; un peu de bon sens. Ouh ! comme vous voilà laide ! Vous avez besoin de manger. Et si ensuite, à son retour, il s’en prend à moi ?

— Non, non ; je veux m’en aller ; je veux aller trouver ma mère. Le maître me l’a promis ; il m’a dit : « Demain matin. » Où est-il, le maître ?

— Il est sorti ; il m’a dit qu’il reviendra bientôt et qu’il fera tout ce que vous voudrez.

— Il a dit cela ? il l’a dit ? Eh bien, je veux aller trouver ma mère, tout de suite, tout de suite. »

Dans ce moment, un bruit de pas se fait entendre dans la chambre voisine, puis un petit coup à la porte. La vieille accourt et dit : « Qui est là ?

— Ouvre, » répond tout bas une voix d’elle bien connue.

La vieille tire le verrou ; l’Innomé, poussant légèrement la porte, ouvre un étroit passage, ordonne à la vieille de sortir, et fait aussitôt entrer don Abbondio avec la brave femme. Il retire ensuite les battants, s’arrête en dehors, et envoie la vieille dans une partie éloignée du château, comme il avait déjà renvoyé l’autre femme mise de garde hors la chambre.

Tout ce mouvement, cette autre scène qui se présentait, cette apparition de personnes nouvelles causèrent un redoublement dans le trouble de Lucia, pour qui, si son état présent était intolérable, tout changement n’en était pas moins un nouveau sujet d’alarmes et de terreur. Elle regarda, vit un prêtre, une femme, et se sentit un peu rassurée. Elle regarda plus attentivement : est-ce lui ou n’est-ce pas lui ? Elle reconnut don Abbondio et resta les yeux fixes, comme stupéfiée. La femme s’approche, se penche vers elle, et, la considérant d’un air attendri, lui prenant les deux mains comme pour la caresser et la relever en même temps, elle lui dit :

« Oh ! pauvre enfant ! venez, venez avec nous.

— Qui êtes-vous ? » demanda Lucia ; mais, sans attendre la réponse, elle se tourna encore vers don Abbondio, qui était resté deux pas en arrière, ayant lui-même la figure empreinte de compassion ; elle le regarda de nouveau fixement et s’écria : « Vous ! est-ce vous, monsieur le curé ? Où sommes-nous ?… Oh ! malheureuse ! je perds la raison !

— Non, non, répondit don Abbondio, c’est bien moi ; rassurez-vous. Voyez, nous sommes ici pour vous emmener. Je suis bien votre curé ; venu ici tout exprès, à cheval… »

Lucia, comme si elle eût tout à coup recouvré toutes ses forces, se dressa précipitamment ; puis elle fixa encore ses yeux sur ces deux visages, et dit :

« C’est donc la sainte Vierge qui vous a envoyés ?

— Je le crois, dit la brave femme.

— Mais pouvons-nous partir ? pouvons-nous partir tout de bon ? » reprit Lucia, baissant la voix et avec une expression de crainte dans le regard. « Et tous ces gens ?… » poursuivit-elle dans un mouvement d’horreur qui la vint pénétrer et se marqua sur ses lèvres tremblantes et contractées ; « et ce monsieur !… cet homme !… En effet, il me l’avait promis…

— Il est également ici, en personne, venu exprès avec nous, dit don Abbondio ; il est là dehors qui attend. Allons, vite ; ne le faisons pas attendre, ce personnage à qui sont dus tant d’égards. »

Alors celui dont on parlait poussa la porte et se montra. Lucia, qui peu de moments avant le désirait et même, n’ayant d’autre espérance au monde, ne désirait que lui, Lucia, maintenant, après avoir vu, après avoir entendu des figures, des voix amies, ne put réprimer un subit saisissement. Elle tressaillit, retint son souffle, et se serra contre la brave femme, dans le sein de laquelle elle cacha son visage. Pour lui, à la vue de cette figure dont la veille déjà il n’avait pu bien soutenir l’aspect, de cette figure devenue plus pâle, plus abattue, plus défaite par la prolongation de la souffrance et le défaut de nourriture, il s’était arrêté sans presque dépasser la porte ; voyant ensuite ce mouvement d’effort de la pauvre fille, il baissa les yeux, resta un moment encore muet et immobile ; puis, répondant à ce qu’elle n’avait point dit : « C’est vrai, s’écria-t-il, pardonnez-moi !

— Il vient vous délivrer ; il n’est plus le même ; il est devenu bon ; l’entendez-vous qui vous demande pardon ? disait la brave femme à l’oreille de Lucia.

— Peut-on rien dire de plus ? Allons, levez cette tête ; ne faites pas l’enfant, que nous puissions vite partir, » lui disait don Abbondio.

Lucia leva la tête, regarda l’Innomé, et voyant ce front baissé, ce regard confus et fixé sur la terre, saisie cette fois d’un sentiment où se confondaient la consolation renaissante, la gratitude et la compassion, elle dit : « Oh ! mon digne monsieur, que Dieu vous récompense de votre miséricorde !

— Et qu’il vous rende au centuple le bien que ces paroles me font ! »

Puis aussitôt il se retourna, marcha vers la porte et sortit le premier. Lucia, toute ranimée, accompagnée de la femme, qui lui donnait le bras, le suivit ; don Abbondio fermait la marche. Ils descendirent l’escalier, arrivèrent à la porte qui donnait sur la cour. L’Innomé l’ouvrit toute grande, alla vers la litière, en ouvrit la portière et donna la main à Lucia, puis à la brave femme, pour les aider à y entrer, ce qu’il fit avec une certaine politesse mêlée presque de timidité (deux choses en lui toutes nouvelles) ; après quoi il détacha la mule de don Abbondio, et, la lui présentant, il l’aida de même à monter.

« Oh ! que de bonté ! » dit celui-ci, et il monta beaucoup plus lestement que la première fois. Le convoi se mit en marche lorsque l’Innomé fut lui-même à cheval. Son front s’était relevé ; son regard avait repris son expression accoutumée de commandement. Les bravi qu’il rencontrait voyaient bien sur sa figure les marques d’une pensée qui agissait fortement en lui, d’une préoccupation extraordinaire ; mais, en tout cela, ils ne comprenaient et ne pouvaient comprendre rien de plus. Au château, l’on ignorait le grand changement opéré chez cet homme, et certes nul de ces gens n’eût été conduit, par ses propres conjectures, à soupçonner rien de pareil.

La brave femme avait aussitôt tiré les rideaux de la litière. Prenant ensuite affectueusement les mains de Lucia, elle s’était mise à la réconforter par des paroles de compassion, de félicitations et de tendresse ; et voyant qu’en outre de la fatigue où tant de souffrances l’avaient laissée, la confusion et l’obscurité des événements l’empêchaient de bien sentir la joie de sa délivrance, elle lui dit ce qu’elle put imaginer de plus propre à débrouiller ses pensées, à leur faire, pour ainsi dire, reprendre leur cours. Elle lui nomma le village où elles allaient.

« Oui ? » dit Lucia, qui connaissait ce village pour n’être pas éloigné du sien. « Ah ! Vierge sainte, je vous remercie ! Ma mère ! ma mère !

— Nous l’enverrons tout de suite chercher, » dit la brave femme, qui ne savait pas que la chose était déjà faite.

« Oui, oui, Dieu vous le rendra… Et vous, qui êtes-vous ? comment êtes-vous venue ?

— C’est notre curé qui m’a envoyée, dit la brave femme, parce que ce monsieur a eu le cœur touché de la grâce (que le bon Dieu en soit béni !), et il est venu dans notre village pour parler à monseigneur le cardinal-archevêque ; car nous l’avons là, le saint homme, faisant sa visite. Il s’est repenti de ses gros péchés et veut changer de vie ; et il a dit au cardinal qu’il avait fait enlever une pauvre innocente (vous désignant ainsi vous-même), et cela d’accord avec un autre mécréant que le curé n’a pu me faire connaître. »

Lucia leva les yeux au ciel.

« Vous le connaissez peut-être, vous, continua la brave femme. Bref, je dis donc que monseigneur a pensé que, s’agissant d’une jeune fille, il fallait une femme pour l’accompagner, et il a dit au curé d’en chercher une ; et le curé, de sa bonté, est venu chez moi…

— Oh ! que le Seigneur vous récompense de votre charité !

— Eh ! ma pauvre enfant, ne suis-je pas déjà bien payée ? Et monsieur le curé m’a dit de vous rassurer, de faire en sorte que vous soyez tout de suite soulagée, et de vous montrer combien le Seigneur vous a sauvée miraculeusement…

— Ah oui ! miraculeusement, par l’intercession de la sainte Vierge.

— Qu’ainsi donc vous soyez sans crainte, et que vous devez pardonner à celui qui vous a fait du mal, vous réjouir de ce que Dieu a usé pour lui de miséricorde et même prier pour lui, parce que, en outre du mérite que vous y acquerrez, vous en éprouverez du contentement dans le cœur. »

Lucia répondit par un regard qui exprimait son assentiment avec autant de clarté que l’auraient pu faire ses paroles, et avec une douceur que ses paroles n’auraient pu rendre.

« Brave fille ! reprit la femme. Et comme votre curé se trouvait aussi dans notre endroit (car il en est tant venu de tous les environs qu’il y aurait de quoi faire quatre synodes), monseigneur a jugé à propos de l’envoyer aussi avec moi ; mais il ne nous a pas été d’un grand secours. J’avais bien entendu dire que c’était un homme de peu de ressources ; mais, dans cette circonstance, j’ai pu voir effectivement qu’il est empêtré comme un coq dans des étoupes.

— Et celui-ci… demanda Lucia, celui qui est devenu bon… qui est-il ?

— Comment ! vous ne le savez pas ? » dit la brave femme, et elle le nomma.

« Oh ! miséricorde ! » s’écria Lucia. Que de fois, en effet, n’avait-elle pas entendu répéter ce nom avec horreur dans des histoires où il figurait toujours comme celui de l’ogre dans d’autres récits. Et maintenant, à l’idée qu’elle avait été sous son terrible pouvoir, comme elle était en ce moment sous sa garde bienveillante, à l’idée d’un si horrible malheur et d’une délivrance si imprévue, en considérant quel était celui dont elle avait vu le visage farouche d’abord, puis empreint d’émotion, puis d’humiliation et de repentir, elle resta comme pétrifiée, ne disant que ces mots de temps en temps : « Oh ! miséricorde !

— C’est vraiment une grande marque de miséricorde, disait la brave femme ; ce sera, pour une foule de personnes, un grand soulagement. Quand on songe à tous ceux dont il troublait la vie ! Et maintenant, à ce que m’a dit notre curé, il est devenu un saint. Et d’ailleurs, il n’y a qu’à voir ses œuvres. »

Dire que cette brave femme ne fût pas fort curieuse de connaître un peu plus clairement la grande aventure dans laquelle elle se trouvait appelée à jouer un rôle, ne serait pas l’exacte vérité. Mais ce qu’il faut dire à sa louange, c’est que, pénétrée d’une pitié respectueuse pour Lucia, sentant ce qu’avait, en quelque sorte, de grave et de digne la mission qu’elle avait à remplir, elle n’eut pas même l’idée de lui faire une question indiscrète ou seulement oiseuse. Toutes ses paroles, durant le trajet, ne furent que d’intérêt et de consolation pour la pauvre jeune fille.

« Dieu sait depuis combien de temps vous n’avez mangé !

— Je ne m’en souviens plus… Depuis longtemps.

— Pauvre enfant ! Vous avez besoin de vous redonner des forces.

— Oui, répondit Lucia d’une voix faible.

— Chez moi, grâces au Ciel, nous trouverons tout de suite quelque chose à vous servir. Prenez courage ; nous n’en sommes plus bien loin. »

Puis Lucia se laissait languissamment tomber au fond de la litière, où elle demeurait comme assoupie ; et alors la brave femme la laissait en repos.

Quant à don Abbondio, le retour ne fut assurément pas pour lui aussi fertile en angoisses que la venue ; mais ce ne fut pourtant pas encore un voyage d’agrément. Sa grande peur une fois calmée, il s’était d’abord senti tout allégé ; mais bientôt cent autres déplaisirs surgirent dans son cœur ; de même que, là où un grand arbre a été déraciné, le terrain demeure net pour quelque temps, mais ensuite se couvre tout entier de mauvaises plantes. Il était devenu plus sensible à tout ce qui, auparavant, s’était absorbé dans l’excès de sa frayeur, et il ne lui manquait, ni dans le présent, ni dans ses pensées sur l’avenir, de quoi tourmenter l’âme. Il éprouvait, beaucoup plus qu’il ne l’avait fait en venant, l’incommodité de cette manière de voyager dont il n’avait pas grande habitude ; et ce fut surtout au début, dans la descente, depuis le château jusqu’au bas de la vallée. Le conducteur de la litière, pressé par les signes de l’Innomé, faisait aller ses mules d’un bon pas ; les deux autres montures marchaient immédiatement après et d’un pas semblable ; d’où il suit que, dans les endroits où la pente était plus rapide, le pauvre don Abbondio, comme s’il avait eu un levier derrière lui, tombait en avant, et, pour se soutenir, était obligé de faire force de la main contre l’arçon de la selle ; et il n’osait cependant demander que l’on allât moins vite, désireux d’ailleurs qu’il était de se voir le plus tôt possible hors de ce triste pays. De plus, chaque fois qu’une hauteur était à remonter par une rampe en saillie, la mule, selon la coutume des animaux de son espèce, s’obstinait, comme pour le contrarier, à tenir toujours le côté du dehors, à mettre les pieds tout à fait sur le bord du chemin ; et don Abbondio voyait presque perpendiculairement au-dessous de lui un saut périlleux à faire, ou, selon son idée, un véritable précipice. « Et toi aussi, disait-il intérieurement à sa bête, tu as ce détestable goût d’aller chercher les périls, quand il y a tant de place pour s’en tenir à l’écart ! » Et il tirait la bride de l’autre côté, mais inutilement ; de sorte qu’il finissait, comme à son ordinaire, tourmenté de dépit et de peur, par se laisser mener au gré d’une autre volonté que la sienne. Les bravi ne lui causaient plus tant d’effroi, maintenant qu’il était plus sûr des sentiments de leur maître. « Mais, lui disaient ses réflexions, si la nouvelle de cette grande conversion se répand dans cet endroit-ci pendant que nous y sommes encore, qui sait comment ces gens la prendront ? Qui sait ce qu’il en peut advenir ? S’ils allaient s’imaginer que je suis venu ici faire le missionnaire ! Dieu garde ! ils me martyriseraient. » L’air sévère de l’Innomé ne lui donnait pas d’inquiétude. « Pour tenir en devoir de telles figures, se disait-il encore, il ne faut rien moins que cette figure-là ; je le comprends fort bien ; mais pourquoi faut-il que ce soit moi qui me trouve parmi de tels personnages ? »

Cependant on arriva au bas de la descente, et l’on finit aussi par sortir de la vallée. Le front de l’Innomé allait se déridant. Don Abbondio, lui-même, montra un visage plus naturel ; il dégagea un peu sa tête d’entre ses épaules, laissa plus de jeu à ses bras et à ses jambes, se tint un peu mieux sur ses reins, ce qui le faisait paraître tout autre, et sa respiration devint plus large et plus facile. Mais, à tête plus reposée, il se mit alors à considérer d’autres dangers lointains. « Que dira cet animal de don Rodrigo ? Rester ainsi avec un pied de nez, ayant tout à la fois le dommage et les railleries, jugez si la chose va lui paraître amère. C’est maintenant qu’il va tout de bon faire le diable. Pourvu qu’il ne s’en prenne pas à moi, pour m’être trouvé dans tout ceci ! S’il a bien eu le cœur, dans le principe, d’envoyer ces deux démons sur mon chemin, qui sait aujourd’hui tout ce qu’il pourra faire ? Il n’ira pas s’attaquer à son Illustrissime Seigneurie ; le morceau est trop dur pour lui, et là il lui faudra ronger son frein. Mais il n’en aura pas moins la rage dans le corps, et il la voudra passer sur quelqu’un. Comment finissent toujours ces sortes d’affaires ? Les coups tombent en bas, les chiffons sont jetés en l’air. Son Illustrissime Seigneurie, comme de raison, songera à mettre Lucia en lieu de sûreté ; cet autre pauvre diable, si malencontreux pour moi, ne peut être atteint et a déjà eu sa part ; et voilà que c’est moi qui deviens le chiffon. Il serait cruel, après tant de dérangement, tant d’agitation, et sans mérite qui m’en revienne, que ce fût moi qui eusse à payer pour tous. Que fera son Illustrissime Seigneurie pour me défendre, après m’avoir mis dans le pétrin ? Peut-elle me garantir que ce damné ne me jouera pas un tour pire que le premier ? Et puis, Monseigneur a tant d’affaires en tête ! Il met la main à tant de choses ! Comment songer à tout ? Et voilà comme souvent on laisse les choses plus embrouillées qu’elles n’étaient d’abord. Ceux qui font le bien le font en gros : quand ils ont goûté cette satisfaction, cela leur suffit, et ils ne veulent pas s’ennuyer à suivre toutes les conséquences ; mais ceux qui prennent plaisir à faire le mal y mettent plus de soin, ils suivent leur affaire jusqu’au bout, ne s’y donnent point de repos, parce qu’ils ont ce chancre qui les ronge. Dois-je aller dire que je suis venu ici par ordre exprès de son Illustrissime Seigneurie, et non de mon propre gré ? Il semblerait que je veux me mettre du côté de l’iniquité. Oh ! bon Dieu ! Moi, du côté de l’iniquité ! Pour les agréments qu’elle me procure ! Enfin, ce qu’il y aura de mieux sera de raconter à Perpetua la chose comme elle est, et puis de laisser faire sa langue. Pourvu que l’envie ne vienne pas à Monseigneur de donner de la publicité à cette histoire, de faire quelque scène inutile et de me camper dedans. En attendant, dès que nous allons être arrivés, s’il est sorti de l’église, je vais bien vite lui tirer ma révérence ; s’il ne l’est pas, je charge quelqu’un de m’excuser auprès de lui, et je prends tout droit le chemin du logis. Lucia est bien appuyée ; on n’a plus besoin de moi, et après tant de tracas je puis bien aussi prétendre à m’aller un peu reposer. Et puis… si Monseigneur allait avoir la curiosité de savoir toute l’histoire, et qu’il me fallût rendre compte de l’affaire du mariage ! Il ne manquerait plus que cela. Et s’il vient faire sa visite dans ma paroisse ! Oh ! alors comme alors, je ne veux pas me troubler l’esprit à l’avance, j’ai déjà bien assez de soucis. Pour le moment, je vais m’enfermer chez moi. Pendant que Monseigneur se trouve dans ces contrées, don Rodrigo n’aura pas le front de faire des folies. Et après… et après ? Ah ! je vois que mes dernières années se passeront mal ! »

Le convoi arriva avant que les cérémonies de l’église fussent finies ; il passa au milieu de la même foule qu’il avait déjà traversée et qui ne fut pas moins émue que la première fois, et puis il se divisa. Les deux cavaliers tournèrent sur une petite place au fond de laquelle était la maison du curé ; la litière continua son chemin vers celle de la brave femme.

Don Abbondio fit ce qu’il avait projeté ; à peine descendu de sa mule, il se morfondit en salutations respectueuses auprès de l’Innomé, et le pria de vouloir bien présenter ses excuses à Monseigneur, attendu qu’il était obligé de retourner immédiatement à sa paroisse pour des affaires urgentes. Il alla chercher ce qu’il appelait son cheval, c’est-à-dire son bâton qu’il avait laissé dans un coin du petit salon, et il se mit en marche. L’Innomé attendit que le cardinal revînt de l’église.

La brave femme, après avoir fait asseoir Lucia à la meilleure place de sa cuisine, se mit aussitôt en besogne pour préparer de quoi lui rendre tout d’abord un peu de force, refusant avec une certaine brusquerie de cordialité les remercîments et les excuses que celle-ci lui répétait de temps en temps.

Mettant bien vite du bois de fagot sous une marmite où nageait un bon chapon, elle pressa le feu ; puis, dès que le bouillon fut chaud, elle en remplit une écuelle qu’elle venait de garnir de tranches de pain, et put enfin la présenter à Lucia. Heureuse de voir la pauvre fille se ranimer à chaque cuillerée qu’elle avalait, elle se félicitait à haute voix de ce que la chose arrivait dans un jour où, selon son expression, le chat n’était pas sur le foyer. « C’est un jour, ajoutait-elle, où chacun s’industrie pour faire son petit régal, excepté ces pauvres malheureux qui ont peine à se procurer du pain de vesce et de la polenta de blé noir ; encore espèrent-ils tous avoir quelque chose d’un prélat si charitable. Pour nous, grâce à Dieu, nous ne sommes pas dans ce cas, avec le métier de mon mari et quelque bien que nous avons au soleil, nous nous tirons d’affaire. Ainsi donc mangez ceci sans regret en attendant ; tout à l’heure le chapon sera cuit à son point et vous pourrez vous restaurer un peu mieux. » Et elle retourna à ses préparatifs du dîner et du couvert à mettre.

Lucia, cependant, dont les forces étaient un peu rétablies et l’âme de plus en plus en voie de se calmer, allait rajustant, par une habitude, un instinct qui était en elle de décence et de propreté, ce qui était en désordre sur sa personne ; elle relevait et arrêtait ses tresses lâchées et embrouillées ; elle arrangeait son mouchoir sur ses épaules et sur son sein. Ses mains, en passant ainsi autour de son cou, rencontrèrent le chapelet qu’elle y avait mis la nuit précédente ; elle y jeta un regard, un trouble subit la saisit ; le souvenir de son vœu, ce souvenir perdu, étouffé jusque-là par tant de sensations du moment, se réveilla imprévu dans son esprit et s’y montra dans toute sa clarté. Alors toutes les puissances de son âme, qui venaient à peine de se relever, furent de nouveau et d’un seul coup abattues ; et si cette âme n’avait pas été préparée comme elle l’était par une vie d’innocence, de résignation et de confiance, la consternation qu’elle éprouva aurait été du désespoir. Après un de ces mouvements où les pensées bouillonnent avec trop de force pour qu’elles se puissent traduire en paroles, les premiers mots qui se formèrent dans son esprit furent : « Oh ! malheureuse, qu’ai-je fait ! »

Mais ces mots ne furent pas plutôt pensés qu’elle en ressentit une sorte d’épouvante. Toutes les circonstances de son vœu lui revinrent à la mémoire ; son angoisse intolérable, toute espérance de secours perdue, la ferveur de sa prière, le sentiment plein et entier avec lequel sa promesse avait été faite. Et lorsque la grâce avait été obtenue, se repentir de cette promesse lui parut une ingratitude sacrilège, une perfidie envers Dieu et la sainte Vierge ; il lui sembla qu’une telle infidélité lui attirerait de nouvelles et plus terribles infortunes au milieu desquelles la prière même ne lui offrirait plus d’espérance, et elle se hâta de désavouer ce repentir d’un moment. Elle ôta dévotement le chapelet d’autour de son cou, et, le tenant dans sa main tremblante, elle renouvela, elle confirma son vœu, en même temps qu’avec un serrement de cœur elle élevait au ciel ses supplications pour qu’il lui donnât la force de remplir cet engagement, qu’il lui épargnât les pensées et les occasions qui pourraient, sinon ébranler son cœur, du moins l’exposer à des agitations trop vives. L’éloignement de Renzo, sans aucune probabilité de retour, cet éloignement qui jusqu’alors avait été si douloureux pour elle, lui parut maintenant une disposition de la Providence qui avait fait marcher ensemble les deux événements dans une seule et même fin ; et elle s’étudiait à trouver dans l’un ce qui pouvait lui donner lieu de ne pas se plaindre de l’autre. À la suite de cette pensée, elle allait se figurant encore que cette même Providence, pour achever l’œuvre, saurait trouver le moyen d’amener Renzo à se résigner aussi, à ne plus penser. Mais à peine une idée pareille eut-elle été rencontrée, qu’elle bouleversa l’esprit qui était allé la chercher. La pauvre Lucia, sentant son cœur prêt encore à se repentir, en revint à la prière, à la confirmation de son vœu, au combat d’où elle se releva, qu’on nous passe cette expression, comme le vainqueur se relève, non sans fatigues et sans blessures, de dessus son ennemi abattu, je ne dis pas frappé à mort.

Tout à coup un bruit de pas précipités et de joyeuses voix se fait entendre : c’était la jeune famille qui revenait de l’église. Deux petites filles et un petit garçon entrent en sautant ; ils s’arrêtent un instant à regarder Lucia d’un œil curieux, puis ils courent vers la maman et se groupent autour d’elle ; d’un côté l’on demande le nom de cette étrangère inconnue, et les pourquoi, les comment viennent à la file ; de l’autre on veut raconter les merveilles qu’on a vues. « Paix, vous autres ! pas tant de bruit ; » c’est la réponse que la brave femme fait à tout et à tous. Puis arrive le maître de la maison qui entre d’un pas plus mesuré, mais avec un empressement cordial peint sur la figure. C’était, si nous ne l’avons déjà dit, le tailleur du village et des environs ; un homme qui savait lire, qui avait lu en effet plus d’une fois il Leggendario de’Santi, il Guerrin meschino et I Reali di Francia, et qui passait dans la contrée pour un homme de talent et de science, éloge toutefois qu’il repoussait avec modestie, disant seulement qu’il avait manqué sa vocation, et que s’il s’était donné à l’étude plutôt que tant d’autres !… Avec cela, la meilleure pâte d’homme que l’on pût voir. S’étant trouvé présent lorsque le curé était venu demander à sa femme d’entreprendre ce charitable voyage, non-seulement il y avait donné son approbation, mais il l’y aurait encouragée si c’eût été nécessaire. Et maintenant que les cérémonies, les pompes de l’Église, le concours de peuple et surtout le sermon du cardinal avaient, comme on dit, exalté tous ses bons sentiments, il revenait au logis plein d’impatience de savoir le résultat de l’expédition et de trouver la pauvre innocente sauvée.

« Regardez, lui dit, comme il entrait, la brave femme en montrant Lucia ; et celle-ci, rougissant, se leva et commençait à balbutier quelques excuses ; mais il s’approcha d’elle et l’interrompit en lui faisant fête et s’écriant :

— Soyez la bienvenue, oui, la bienvenue ! Vous êtes la bénédiction du ciel dans cette maison. Que je suis heureux de vous voir ici ! J’étais bien sûr que vous arriveriez à bon port, car je n’ai trouvé nulle part que le Seigneur ait commencé un miracle sans le bien finir ; mais je suis dans la joie de vous voir ici. Pauvre jeune fille ! C’est pourtant une grande chose que d’être l’objet d’un miracle ! »

Et que l’on ne croie pas qu’il fût le seul à qualifier ainsi cet événement, parce qu’il avait lu le Leggendario. Dans tout le pays et les environs on n’en parla pas autrement tant que s’en conserva la mémoire, et il faut reconnaître qu’avec les ornements surtout qui ne manquèrent pas de s’y joindre, nul autre nom ne lui pouvait convenir.

S’approchant ensuite lentement de sa femme qui ôtait la marmite de dessus le feu, il lui dit à voix basse : « Tout s’est-il bien passé ?

— On ne peut mieux ; je te conterai cela plus tard.

— Oui, oui, à loisir. »

Tout étant prêt sur la table, la maîtresse alla prendre Lucia, l’y amena, la fit asseoir, et, découpant une aile du chapon, elle la lui servit ; après quoi elle s’assit elle-même, ainsi que son mari, et tous deux exhortèrent leur convive timide et abattue à prendre courage et à manger. Le tailleur commença, dès les premières bouchées, à discourir avec emphase au milieu des interruptions des enfants qui mangeaient autour de la table, et qui, dans le fait, avaient vu trop de choses extraordinaires pour s’en tenir au rôle d’auditeurs. Il décrivait la solennité des cérémonies, puis il sautait à la conversion miraculeuse. Mais ce qui lui avait fait le plus d’impression et sur quoi il revenait le plus souvent, c’était le sermon du cardinal.

« Voir un si grand prélat, disait-il, là, devant l’autel, comme un simple curé…

— Et cette chose d’or qu’il avait sur la tête, disait l’une des petites filles.

— Tais-toi. Voir, dis-je, un si grand prélat et un homme si savant qui, à ce qu’on dit, a lu tous les livres qui existent, à quoi personne autre n’est jamais arrivé, pas même à Milan ; le voir se prêter à dire les choses de manière que chacun les puisse comprendre…

— Et moi aussi je l’ai compris, dit l’autre petite bavarde.

— Tais-toi. Que veux-tu avoir compris, toi ?

— J’ai compris qu’il expliquait l’Évangile à la place de monsieur le curé.

— Tais-toi. Je ne parle pas de ceux qui savent quelque chose ; dans ce cas-là, on est obligé de comprendre ; mais les plus durs de tête, les plus ignorants pouvaient suivre le fil de son discours. Qu’on leur demande maintenant s’ils pourraient répéter ses paroles ; eh bien ! je ne dis pas non, ils n’en repêcheraient peut-être pas une seule ; mais le sentiment, ils l’ont là. Et sans jamais nommer ce seigneur, comme l’on voyait qu’il voulait parler de lui ! D’ailleurs, pour le voir, il n’y avait qu’à remarquer quand il avait les larmes aux yeux. Et alors toute l’église de pleurer…

— C’est vrai, dit le petit garçon ; mais pourquoi pleuraient-ils tous comme ça, comme de petits enfants ?

— Tais-toi. Et cependant les cœurs durs ne manquent pas dans le pays. Et il a clairement fait voir que, bien qu’il y ait disette, il faut remercier le Seigneur et rester le cœur en paix ; faire ce que l’on peut, s’industrier, s’aider de son mieux et puis rester le cœur en paix, parce que le malheur n’est pas de souffrir et d’être pauvres ; le malheur est de faire le mal. Et de sa part, ce ne sont pas de pures paroles, car on sait que lui aussi vit en homme pauvre, et qu’il s’ôte le pain de la bouche pour le donner à ceux qui ont faim ; tandis qu’il pourrait, et mieux que personne, mener une vie à souhait. Ah ! c’est alors qu’un homme fait plaisir à entendre ; on ne dit pas de lui comme de tant d’autres : Faites ce qu’ils disent et ne faites pas ce qu’ils font. Et puis il a bien fait voir que ceux-là aussi qui ne sont pas des messieurs, s’ils ont plus que le nécessaire, sont obligés d’en faire part à ceux qui souffrent. »

Ici il s’interrompit de lui-même, comme surpris par une pensée. Il resta un moment immobile, puis il fit un plat de chacun des mets qui se trouvaient sur la table, y joignit un pain, mit le plat dans une serviette, et, le tenant par les quatre coins, il dit à l’aînée de ses petites filles : « Prends ceci. » Il lui mit dans l’autre main une bouteille de vin et ajouta : « Va ici près, chez Marie la veuve ; laisse-lui cela, et dis-lui que c’est pour se régaler un peu avec ses enfants ; mais avec bonnes manières ; que tu n’aies pas l’air de lui faire l’aumône. Et si tu rencontres quelqu’un, ne dis pas où tu vas. Prends garde de rien casser. »

Lucia sentit ses yeux se mouiller de larmes, et l’attendrissement qu’elle éprouva fut comme un baume pour les blessures de son cœur. Déjà, par tout ce qu’elle venait d’entendre, elle avait obtenu un soulagement que des paroles plus directes de consolation n’auraient pu lui apporter. Son âme entraînée par ces descriptions, par ces images de pompes religieuses, par ces émotions de piété et d’admiration, saisie du même enthousiasme qui inspirait le narrateur, s’éloignait des pensées douloureuses qui lui étaient propres, ou, si elle y revenait, c’était avec plus de force pour les soutenir. La pensée même de son grand sacrifice, sans avoir perdu de son amertume, amenait cette fois avec elle quelque chose de semblable à un contentement austère et solennel.

Le curé du village entra peu de moments après, et dit qu’il était envoyé par le cardinal pour avoir des nouvelles de Lucia, comme aussi pour l’avertir que Monseigneur voulait la voir dans ce jour, et enfin pour remercier en son nom le tailleur et sa femme. Tous les trois, émus et confus des bontés d’un si haut personnage, ne pouvaient trouver de termes pour y répondre.

« Et votre mère n’est pas encore arrivée ? dit le curé à Lucia.

— Ma mère ! » s’écria celle-ci. Apprenant ensuite de cet ecclésiastique qu’il l’avait envoyé chercher d’après l’ordre de l’archevêque, elle mit son tablier sur ses yeux et laissa échapper un torrent de larmes qui coulèrent assez longtemps encore après que le curé fut parti. Lorsque ensuite les sentiments tumultueux que cette annonce avait éveillés en elle commencèrent à faire place à des pensées plus calmes, la pauvre fille se rappela que ce bonheur alors si prochain de revoir sa mère, ce bonheur si inespéré peu d’heures auparavant, elle l’avait expressément imploré du ciel dans ses heures terribles, et qu’elle en avait en quelque sorte fait la condition de son vœu. Faites-moi retourner sauve de tout mal auprès de ma mère, avait-elle dit, et ces paroles se représentèrent maintenant claires et distinctes à sa mémoire. Plus que jamais elle se confirma dans la résolution de tenir sa promesse, et de nouveau et plus amèrement elle se reprocha cette exclamation : Malheureuse ! qu’ai-je fait ? qui lui était intérieurement échappée dans le premier moment.

Agnese, en effet, tandis que l’on parlait d’elle, n’était déjà plus bien loin. Il est aisé de se figurer dans quel état la pauvre femme s’était trouvée en recevant cette invitation si imprévue, cette annonce nécessairement incomplète et confuse d’un danger que l’on pouvait dire passé, mais qui était épouvantable, d’un événement terrible que le messager ne savait ni décrire dans ses détails ni expliquer, et dont elle ne pouvait rattacher d’elle-même l’explication à aucune de ses idées antérieures. Après s’être mis les mains dans les cheveux, après avoir crié plusieurs fois : « Ah, Seigneur ! ah, Vierge sainte ! » après avoir fait au messager diverses questions auxquelles celui-ci n’avait nul moyen de satisfaire, elle s’était jetée en toute hâte dans la carriole, continuant tout le long du chemin ses exclamations et ses demandes sans aucun fruit. Mais à un certain endroit elle avait rencontré don Abbondio qui s’en venait tout lentement, son bâton précédant chacun de ses pas. Après un oh ! de part et d’autre, il s’était arrêté, tandis qu’elle-même avait fait arrêter la carriole, d’où elle s’était empressée de descendre, et ils s’étaient retirés à l’écart dans un petit bois de châtaigniers qui bordait le chemin. Don Abbondio lui avait raconté ce qu’il avait pu savoir et ce qu’il avait été obligé de voir lui-même. La chose n’était pas claire, mais au moins Agnese eut l’assurance que Lucia était en sûreté, et elle respira.

Don Abbondio, ensuite, avait voulu entamer un autre discours et lui donner une longue instruction sur la manière dont elle devait se conduire avec l’archevêque, si celui-ci, comme c’était probable, désirait s’entretenir avec elle et avec sa fille ; et il insistait notamment sur ce qu’il ne convenait pas de toucher l’article du mariage… Mais Agnese, s’apercevant que le brave homme ne parlait que dans son intérêt propre, l’avait planté là, sans lui rien promettre, sans même se rien proposer, car elle avait autre chose à quoi penser, et elle s’était remise en route.

Enfin la carriole arrive et s’arrête devant la maison du tailleur, Lucia se lève précipitamment ; Agnese descend et s’élance dans la maison ; elles sont dans les bras l’une de l’autre. La femme du tailleur, seule alors présente, les soutient, les calme, les félicite ; puis, toujours discrète, elle les laisse seules, disant qu’elle va leur préparer un lit, qu’elle le peut sans se gêner, mais que, cela ne fût-il point, elle et son mari aimeraient mieux coucher à terre que de les laisser chercher un gîte ailleurs.

Après ce premier épanchement d’embrassements et de sanglots, Agnese voulut savoir les aventures de Lucia, et celle-ci se mit douloureusement à les lui raconter. Mais, comme le lecteur le sait, c’était une histoire que personne ne connaissait tout entière ; et pour Lucia elle-même, il y avait des parties obscures et tout à fait inexplicables, surtout cette fatale combinaison de circonstances par laquelle la terrible voiture s’était trouvée là sur la route, tout juste à l’instant où Lucia y passait par un hasard extraordinaire ; et là-dessus la mère et la fille se perdaient en conjectures sans jamais donner au but ni même en approcher.

Quant à l’auteur principal de la trame, l’une et l’autre ne pouvaient avoir d’autre pensée, sinon que c’était don Rodrigo.

« Ah ! perfide assassin ! Ah ! tison d’enfer ! s’écriait Agnese. Mais lui aussi aura son heure. Dieu le payera selon son mérite, et alors il verra ce que c’est…

— Non, non, ma mère, non ! interrompit Lucia, ne lui souhaitez pas de mal, n’en souhaitez à personne ! Si vous saviez ce que c’est que de souffrir ! Si vous l’aviez éprouvé ! Non, non ! prions plutôt le bon Dieu et la sainte Vierge pour lui ; que Dieu lui touche le cœur, comme il l’a fait pour cet autre pauvre monsieur qui était pire que lui, et qui à présent est un saint. »

L’horreur que Lucia éprouvait en revenant sur des souvenirs si récents et si courts, la fit plus d’une fois s’interrompre ; plus d’une fois elle dit que le cœur lui manquait pour continuer, et elle ne reprit la parole qu’avec peine après bien des larmes. Mais un sentiment d’une autre nature la tint en suspens lorsqu’elle en fut à un certain point de son récit, à son vœu. La crainte de se voir taxée par sa mère d’imprudence et de précipitation, ou que celle-ci, comme elle avait fait pour le mariage, ne mît en avant quelqu’une de ses larges règles de conscience et ne voulût la lui faire trouver juste par force, ou bien encore que la pauvre femme, ne fût-ce que pour s’éclairer et prendre conseil, ne dît la devise à quelqu’un en confidence et ne lui donnât ainsi une publicité à la seule idée de laquelle Lucia se sentait rougir ; enfin une espèce de timidité, même envers sa mère, une répugnance inexplicable à parler de semblables choses, tous ces motifs réunis firent qu’elle cacha cette circonstance importante, se proposant de s’en ouvrir d’abord avec le père Cristoforo. Mais quelle fut sa triste surprise lorsque, demandant à sa mère des nouvelles de ce bon religieux, celle-ci lui répondit qu’il était parti, qu’on l’avait envoyé bien loin, bien loin, dans un pays qui avait un certain nom…

« Et Renzo, dit Agnese…

— Il est en sûreté, n’est-ce pas ? dit Lucia d’un ton inquiet.

— Quant à cela, c’est sûr, car tout le monde le dit ; on tient pour certain qu’il s’est réfugié sur les terres de Bergame, mais personne ne peut dire au juste l’endroit, et jusqu’à présent il n’a pas donné de ses nouvelles : il faut qu’il n’en ait pas encore trouvé le moyen.

— Ah ! s’il est en sûreté, que le ciel soit béni ! » dit Lucia ; et elle cherchait à changer de discours, lorsque tout discours entre elles fut interrompu par ce à quoi elles s’attendaient le moins, l’apparition du cardinal archevêque.

Ce prélat, après être revenu de l’église où nous l’avons laissé, et après avoir appris de l’Innomé que Lucia était arrivée, s’était mis à table avec lui, le faisant asseoir à sa droite, au milieu d’un cercle de prêtres qui ne pouvaient se lasser de regarder cette figure si adoucie sans faiblesse, si humiliée sans abaissement, et de le comparer avec l’idée que depuis longtemps ils s’étaient faite du personnage.

Le dîner fini, le cardinal et son convive s’étaient de nouveau renfermés ensemble. Après un entretien qui dura beaucoup plus longtemps que le premier, l’Innomé était parti pour son château, monté sur la même mule qui l’y avait porté le matin ; et le cardinal, ayant fait appeler le curé, lui avait dit qu’il désirait être conduit à la maison où Lucia se trouvait logée.

« Oh ! Monseigneur, avait répondu le curé, ne prenez pas cette peine ; je vais tout de suite dire que l’on fasse venir ici la jeune fille, la mère, si elle est arrivée, et avec elles leurs hôtes, si Monseigneur veut les voir, tous ceux, en un mot, que peut désirer Votre Illustrissime Seigneurie.

— Je désire aller moi-même les trouver, avait répliqué Frédéric.

— Votre Illustrissime Seigneurie n’a pas besoin de se déranger, je vais sur-le-champ les envoyer prendre, c’est l’affaire d’un moment, » avait dit encore le curé, assez maladroit, quoique fort brave homme du reste, pour ne pas comprendre que le cardinal voulait, par cette visite, honorer tout à la fois le malheur, l’innocence, l’hospitalité et son propre ministère. Mais le supérieur ayant exprimé de nouveau le même désir, l’inférieur s’inclina et se mit en marche.

Lorsque les deux personnages parurent dans la rue, tous ceux qui s’y trouvaient vinrent vers eux, et en peu d’instants on accourut de toutes parts, ceux qui pouvaient, marchant à leur côté, et les autres, pêle-mêle, derrière. Le curé ne songeait qu’à dire : « Allons, en arrière, rangez-vous ; mais ! mais ! » Frédéric lui disait : « Laissez-les faire, » et il avançait, tantôt levant la main pour bénir le peuple, tantôt la baissant pour caresser les enfants qui lui venaient dans les jambes. Ils arrivèrent ainsi à la maison et y entrèrent : la foule resta entassée au dehors. Mais dans la foule se trouvait le tailleur, qui avait suivi comme les autres, les yeux fixes, la bouche ouverte, ne sachant où l’on allait. Quand il vit le but de la marche auquel il songeait si peu, je vous laisse à penser avec quel bruit il se fit faire place, criant et répétant : « Laissez passer qui doit passer, » et il entra.

Agnese et Lucia entendirent un mouvement qui allait croissant dans la rue ; tandis qu’elles cherchaient à comprendre ce que ce pouvait être, elles voient la porte s’ouvrir toute grande, la pourpre frappe leurs regards, le cardinal et le curé sont devant elles.

« Est-ce celle-ci ? » demanda le premier à son guide ; et, sur un signe affirmatif qu’il en reçut en réponse, il alla vers Lucia qui, ainsi que sa mère, était restée immobile et muette de surprise et de timidité. Mais le son de cette voix, la figure, les manières et surtout les paroles de Frédéric les eurent bientôt encouragées. « Pauvre jeune fille, lui dit-il, Dieu a permis que vous fussiez mise à une grande épreuve, mais il a aussi montré qu’il n’avait pas ôté ses yeux de dessus vous, qu’il ne vous avait pas oubliée ; il vous a sauvée, et il s’est servi de vous pour une grande œuvre, pour faire un acte insigne de miséricorde envers un homme et en soulager bien d’autres en même temps. »

En ce moment parut dans la chambre la maîtresse de la maison, qui, au bruit qu’elle avait entendu, s’était mise à la fenêtre, et, voyant quel était celui qui entrait chez elle, avait descendu l’escalier en courant, après s’être rajustée de son mieux, et presque en même temps le tailleur entra par une autre porte. Voyant l’entretien commencé, ils se retirèrent ensemble dans un coin où ils se tinrent avec grand respect. Le cardinal les salua d’un air de bienveillance, et continua de parler aux deux femmes, entremêlant ses consolations de quelques demandes, pour juger par leurs réponses s’il y aurait quelque bien à faire à celle qui avait tant souffert.

« Il faudrait que tous les prêtres ressemblassent à Votre Seigneurie, qu’ils prissent un peu le parti des pauvres, et n’aidassent pas à les mettre dans l’embarras pour s’en tirer eux-mêmes, » dit Agnese portée à la confiance par l’air si familier et si affectueux de Frédéric, et révoltée de l’idée que le sieur don Abbondio, après avoir toujours sacrifié les autres, prétendît ensuite leur interdire un petit épanchement de cœur et quelques mots de plainte près d’une personne placée au-dessus de lui, quand, par un hasard bien rare, ils en avaient l’occasion.

« Dites toute votre pensée, dit le cardinal, parlez librement.

— Je veux dire que si monsieur notre curé avait fait son devoir, les choses ne se seraient pas passées de cette façon. »

Mais le cardinal la pressant de nouveau de se mieux expliquer, elle se vit d’abord assez embarrassée pour raconter une histoire où elle avait une part qu’elle ne se souciait pas de faire connaître, surtout à un tel personnage. Elle trouva pourtant moyen d’arranger son récit, en y faisant une petite coupure : elle parla du mariage convenu, du refus de don Abbondio, n’omit point le prétexte des supérieurs qu’il avait mis en avant (ah ! Agnese !) ; et de là elle sauta à l’attentat de don Rodrigo et dit comment, ayant été prévenus, ils avaient pu se sauver. « Oui, ajouta-t-elle pour conclusion, se sauver pour retomber dans le gâchis. Si, au lieu de cela, M. le curé nous avait dit clairement la chose et avait tout de suite marié mes pauvres jeunes gens, nous nous en allions sur-le-champ tous ensemble, en secret, bien loin, dans un endroit où l’air même n’en aurait rien su. De cette manière au contraire on a perdu du temps, et il est arrivé ce qu’est arrivé.

— M. le curé me rendra compte de ce fait, dit le cardinal.

— Non pas, monsieur, non, se hâta de dire Agnese, je n’ai pas parlé dans cette intention. Ne le grondez pas, car ce qui est fait est fait, et d’ailleurs ça ne servirait de rien : c’est un homme ainsi bâti, l’occasion revenant, il ferait encore de même. »

Mais Lucia, peu satisfaite de cette manière de raconter l’histoire, ajouta : « Nous aussi nous avons fait du mal : on sait que ce n’était pas la volonté de Dieu que la chose dût réussir.

— Quel mal pouvez-vous avoir fait, pauvre jeune fille ? » dit Frédéric. Lucia, malgré les gros yeux que sa mère cherchait à lui faire à la dérobée, raconta l’histoire de la tentative exercée dans la maison de don Abbondio, et conclut en disant : « Nous avons mal fait, et Dieu nous a punis.

— Recevez de sa main les maux que vous avez soufferts, et soyez sans inquiétude, dit Frédéric ; car à qui peut-il être permis de se réjouir et d’espérer, si ce n’est à celui qui a souffert et qui songe à s’accuser lui-même ? »

Il demanda ensuite où était le fiancé, et apprenant d’Agnese (Lucia se taisait et baissait les yeux) qu’il avait fui hors du pays, il en éprouva et en témoigna de l’étonnement et du déplaisir, et en demanda la raison.

Agnese raconta tant bien que mal le peu qu’elle savait de l’histoire de Renzo.

« J’ai entendu parler de ce jeune homme, dit le cardinal ; mais comment un sujet qui se trouve compromis dans des affaires de cette nature pouvait-il être en traité de mariage avec une fille telle que celle-ci ?

— C’était un jeune homme vertueux, dit Lucia en rougissant, mais d’une voix assurée.

— C’était un jeune homme paisible, même trop, ajouta Agnese ; et vous pouvez le demander à qui que ce soit, même à monsieur le curé. Qui sait quelle manigance ils auront faite là-bas ? Quand vous êtes pauvre, il n’est pas malaisé de vous faire paraître coquin.

— C’est malheureusement trop vrai, dit le cardinal ; je ne manquerai pas de m’informer de ce qui le concerne ; » et s’étant fait donner les nom et prénoms du jeune homme, il les porta sur un petit livre de notes. Il ajouta ensuite qu’il comptait se rendre sous peu de jours dans leur village, qu’alors Lucia pourrait y venir sans crainte, et qu’en attendant il s’occuperait de trouver un endroit où elle pût être en sûreté, jusqu’au moment où toutes choses seraient arrangées pour le mieux.

Après cela, il se tourna vers les maîtres de la maison, qui, aussitôt, s’avancèrent. Il leur renouvela les remercîments que déjà le curé leur avait faits de sa part, et leur demanda s’ils consentiraient sans peine à garder chez eux, pendant ce peu de jours, les hôtes que Dieu leur avait envoyés.

« Oh ! oui, monseigneur, » répondit la femme d’une voix et d’un air qui en disaient beaucoup plus que cette réponse un peu simple, écourtée par la timidité. Mais le mari, stimulé par la présence du personnage qui daignait lui adresser cette question, pressé, mais non sans trouble, du désir de se faire honneur dans une circonstance si majeure, travaillait impatiemment à trouver quelque réponse d’un bel effet. Il fronça son front, tourna ses yeux de travers, serra ses lèvres, tendit à toute sa force l’arc de son intelligence, chercha, fouilla, sentit au-dedans de lui-même un choc d’idées incomplètes et de paroles inachevées ; mais le temps pressait ; le cardinal déjà montrait qu’il interprétait son silence ; le pauvre homme ouvrit la bouche et dit : « Jugez donc ! » Rien autre chose ne lui put venir. Et c’est un fait dont non-seulement il demeura contrit et humilié dans le moment ; mais toujours, dans la suite, ce souvenir importun lui gâtait la jouissance de l’honneur qu’il avait reçu. Que de fois, y ramenant sa pensée et se replaçant dans cette situation, lui vinrent à l’esprit, comme pour lui faire pièce, des mots qui tous auraient mieux valu que ce malheureux jugez donc ! Mais, comme dit un vieux proverbe, de l’esprit d’après coup tous les fossés sont pleins.

Le cardinal sortit en disant : « Que la bénédiction du Seigneur soit sur cette maison ! »

Il demanda ensuite au curé, dans la soirée, comment on pourrait indemniser d’une manière convenable cet homme, qui ne devait pas être riche, pour une hospitalité qui serait coûteuse, surtout dans des temps aussi fâcheux. Le curé répondit que, dans le fait, l’honnête tailleur ne pouvait guère avoir, cette année, par les profits de sa profession, non plus que par les revenus de quelques petits champs qu’il possédait, de quoi exercer des libéralités ; mais qu’ayant fait des économies dans les années précédentes, il était l’un des plus aisés de la contrée, et à même de suffire, sans se déranger, à quelque petite dépense extraordinaire, comme celle-ci, par exemple, qu’il ferait sûrement avec plaisir ; qu’au surplus toute indemnité serait, sans doute, impossible à lui faire accepter.

« Il doit avoir, dit le cardinal, des débiteurs hors d’état de le payer.

— Oh ! figurez-vous, monseigneur. Ces pauvres gens payent ce qu’ils doivent par l’excédant de leurs récoltes sur leur consommation : l’année dernière, l’excédant a été nul ; cette année, tous se trouvent au-dessous du nécessaire.

— Eh bien ! dit Frédéric, je me charge de toutes ces dettes ; et vous me ferez le plaisir de lui demander la note des divers comptes et de les acquitter.

— Ce sera une somme assez forte.

— Tant mieux ! Et vous devez n’avoir que trop de ces nécessiteux encore plus à plaindre, qui n’ont pas de dettes, parce qu’ils ne trouvent pas de crédit.

— Ah ! que trop, en effet, monseigneur. On fait ce qu’on peut ; mais comment suffire à tous les besoins dans des temps semblables ?

— Chargez-le de les habiller pour mon compte, et payez-le bien. À dire vrai, cette année, tout l’argent qui n’est pas employé en pain me semble volé ; mais c’est ici un cas d’une nature particulière. »

Nous ne voulons pas clore l’histoire de cette journée sans raconter succinctement comment l’Innomé la finit.

Cette fois, la nouvelle de sa conversion l’avait précédé dans la vallée. Elle s’y était aussitôt répandue, et avait causé partout l’excès de la surprise, l’anxiété, le chagrin et le bruit. Il fit signe aux premiers bravi ou aux premiers valets qu’il rencontra (bravi ou valets, c’était la même chose), il leur fit signe de le suivre ; et ainsi des uns aux autres, à mesure qu’il en trouvait sur son chemin. Tous marchaient derrière lui, dans une incertitude d’un genre nouveau, mais avec leur soumission accoutumée ; et ce fut avec cette suite toujours croissante en nombre qu’il arriva au château. D’un signe encore, il ordonna à ceux qui se trouvaient sur la porte de se mettre, comme les autres, après lui. Il entra dans la première cour, alla se placer vers le milieu ; et là, toujours à cheval, il fit tonner l’un de ses cris ; c’était le signal d’usage, auquel accouraient tous ceux de ses gens à portée de l’entendre. Dans un instant, ceux qui étaient épars dans le château vinrent à cette voix, et se joignirent aux premiers, tous ayant les yeux fixés sur leur maître.

« Allez m’attendre dans la grande salle, » leur dit-il ; et, du haut de sa monture, il les regarda s’y rendre. Puis il mit pied à terre, mena lui-même la mule aux écuries, après quoi il marcha vers le lieu où il était attendu. À son aspect, cessa subitement le bourdonnement de tous les colloques. Tous ces hommes se rangèrent d’un côté, laissant vide pour lui un large espace dans la salle ; ils pouvaient être une trentaine.

L’Innomé leva les mains, comme pour maintenir le silence ; il leva la tête, cette tête qui dépassait toutes les autres, et dit : « Écoutez tous, et que personne ne parle, s’il n’est interrogé. Mes enfants ! la route que nous avons suivie jusqu’à ce jour conduit au fond de l’enfer. Ce n’est pas un reproche que je veux vous faire, moi qui, dans cette route, vous devance tous, moi qui, de tous, suis le plus coupable ; mais écoutez ce que j’ai à vous dire. Dieu, dans sa miséricorde, m’a appelé à changer de vie ; je répondrai à sa voix, je changerai de vie, et déjà je l’ai fait. Puisse-t-il vous traiter tous de même ! Sachez donc et tenez pour certain que je suis résolu à mourir plutôt que de rien faire contre sa sainte loi. Je révoque pour chacun de vous les ordres criminels que je vous ai donnés ; vous m’entendez ; je vous commande même de n’en exécuter aucun. Et tenez également pour chose ferme et irrévocable que personne désormais ne pourra faire le mal en demeurant à mon service, en se plaçant sous ma protection. Ceux qui voudront à ces conditions rester avec moi seront à mes yeux comme mes enfants ; et je m’estimerais heureux à la fin du jour où je n’aurais pas mangé pour donner au dernier d’entre vous le dernier morceau de pain qui resterait dans ma demeure. Quant à ceux qui refuseront, je leur payerai ce qui leur revient de leurs gages, et une gratification en sus ; ils pourront me quitter, mais qu’ils ne mettent plus les pieds dans ce château, si ce n’est pour changer de vie ; car pour cela ils seront toujours reçus à bras ouverts. Pensez-y cette nuit ; demain matin je vous ferai venir l’un après l’autre pour avoir votre réponse, et alors je vous donnerai de nouveaux ordres. Pour le moment, retirez-vous, chacun à votre poste. Et que Dieu, dont la miséricorde a été pour moi si grande, daigne vous bien inspirer dans votre résolution. »

Il finit, et tous gardèrent le silence. Quelles que fussent les pensées diverses qui se présentaient tumultueusement à l’esprit de tous ces hommes, il n’en parut rien au dehors. Ils étaient habitués à regarder la voix de leur maître comme la manifestation d’une volonté qui ne souffrait pas de réplique ; et cette voix, tout en annonçant que la volonté était changée, ne marquait nullement qu’elle fût affaiblie. Il ne vint à l’idée d’aucun d’entre eux que, parce que leur seigneur était converti, on pût s’enhardir à son égard et lui répondre comme à un autre homme. Ils voyaient en lui un saint, mais un de ces saints que l’on représente la tête haute et l’épée au poing. Indépendamment de la crainte qu’il leur inspirait, ils avaient pour lui (surtout ceux qui étaient nés dans ses domaines, et c’était le plus grand nombre) une sorte d’affection d’hommes liges ; tous ensuite lui étaient attachés d’admiration, et ils éprouvaient en sa présence ce sentiment de retenue respectueuse dont les hommes, même les plus grossiers et les plus violents, ne s’affranchissent point devant une supériorité qu’ils ont reconnue. Les choses, d’ailleurs, qu’ils venaient d’entendre de sa bouche pouvaient bien être odieuses à leurs oreilles, mais ne se présentaient pas comme fausses et tout à fait dénuées de sens à leur esprit ; si mille fois ils en avaient fait le sujet de leurs railleries, ce n’était point qu’ils refusassent d’y croire ; mais, par les railleries, ils avaient voulu prévenir la frayeur qu’ils n’auraient pu, en y pensant sérieusement, s’empêcher d’en ressentir. Et maintenant, en voyant l’effet de cette frayeur sur une âme telle que celle de leur maître, il n’y en eut pas un qui, plus ou moins, n’en fût atteint, ne fût-ce que par une impression momentanée. Disons de plus que ceux qui, circulant le matin hors de la vallée, avaient été les premiers instruits de la grande nouvelle, s’étaient ainsi trouvés à portée de voir et avaient ensuite raconté la joie, l’enthousiasme de la population, l’amour et la vénération qui, pour l’Innomé, venaient de succéder à la haine et à la terreur. De sorte que dans cet homme, qu’eux tous avaient toujours regardé de bas en haut, alors même qu’en eux était en grande partie sa force, ils voyaient maintenant la merveille, l’idole d’une multitude ; ils le voyaient au-dessus des autres, d’une manière bien différente du passé, mais non pas moindre ; toujours hors des rangs de la foule, toujours chef.

Ils demeuraient donc étourdis du coup, incertains de la pensée l’un de l’autre, et chacun de sa propre pensée. Celui-ci enrageait secrètement ; celui-là cherchait dans sa tête où il pourrait trouver un asile et de l’emploi ; cet autre s’examinait pour voir s’il ne pourrait pas se faire à devenir honnête homme ; tel d’entre eux, touché par ses paroles, se sentait comme incliner dans leur sens ; tel autre encore, sans rien décider, se proposait de commencer par tout promettre, de manger, en attendant mieux, ce pain offert de si bon cœur et alors si rare, et de gagner du temps. Personne ne dit mot. Et lorsque l’Innomé, à la fin de son allocution, leva de nouveau cette main impérieuse pour leur faire signe de se retirer, tous en silence et comme un troupeau de moutons, ils marchèrent vers la porte. Il sortit lui-même après eux, et, s’arrêtant au milieu de la cour, il les suivit des yeux pour voir, au peu de jour qu’il faisait encore, comment ils se séparaient et si chacun prenait le chemin de son poste. Puis, étant monté pour prendre une lanterne réservée pour son usage, il parcourut de nouveau les cours, les corridors, les salles, visita tous les abords de son manoir, et, après avoir vu que tout était tranquille, il alla enfin dormir ; oui, dormir, car il avait sommeil.

Les affaires compliquées et tout à la fois urgentes, avec quelque empressement qu’il les eût toujours recherchées, n’avaient jamais pesé sur lui aussi nombreuses que dans ce moment ; et pourtant il avait sommeil. Les remords qui, la nuit précédente, l’avaient privé de repos, loin d’être apaisés, criaient plus haut dans son âme, s’y faisaient entendre plus sévères, plus absolus ; et pourtant il avait sommeil. L’ordre, l’espèce de gouvernement que, depuis tant d’années, il avait établi dans ce lieu avec tant de soin par une si singulière union de l’audace à la persévérance, il venait lui-même de le compromettre par quelques paroles ; le dévouement sans bornes de ses gens, leur disposition à tout faire pour lui obéir, cette fidélité de brigands sur laquelle il était depuis si longtemps habitué à se reposer, il l’avait lui-même ébranlée ; de ses moyens, il s’était fait une multitude d’embarras ; il avait porté dans sa maison le trouble et l’incertitude ; et pourtant il avait sommeil.

Il alla donc dans sa chambre, s’approcha de ce lit où la nuit d’avant il avait trouvé tant d’épines, et il s’agenouilla tout auprès, dans l’intention de prier. Il retrouva, en effet, dans un coin reculé et caché de sa mémoire, les prières qu’on lui avait enseignées dans son enfance ; il commença à les réciter ; et ces paroles, demeurées là si longtemps enveloppées ensemble, venaient sur ses lèvres comme se déroulant à la suite l’une de l’autre. Il éprouvait dans cette action un indéfinissable mélange de sentiments ; une certaine douceur dans ce retour matériel aux habitudes de l’innocence ; un redoublement de douleur à l’idée de l’abîme qu’il avait mis entre le temps d’alors et le temps actuel ; un désir ardent de se donner, par des œuvres d’expiation, une conscience nouvelle ; d’atteindre à l’état le plus rapproché de cette innocence à laquelle il ne pouvait plus revenir ; une profonde gratitude enfin, accompagnée de confiance envers cette miséricorde divine qui pouvait le conduire à un tel état, et, par tant de signes, lui avait montré qu’elle le voulait. Il se releva ensuite, se coucha et s’endormit immédiatement.

Ainsi se termina cette journée, si célèbre encore au temps où écrivait notre anonyme ; et maintenant, si ce n’était lui, on ne saurait rien des événements qui la signalèrent, du moins quant aux détails ; puisque Ripamonti et Rivola, que nous avons cités plus haut, se bornent à dire que ce tyran si fameux, après une entrevue avec Frédéric, changea merveilleusement de vie, et pour toujours. Et en quel nombre sont ceux qui ont lu les livres de ces deux écrivains ? En moindre nombre encore que ceux qui lisent le nôtre. Qui sait même si, dans cette vallée, il s’est conservé quelque vague et lointaine tradition du fait, pour qui aurait l’envie de la chercher et l’habileté de la découvrir ? Tant de choses depuis ce temps se sont passées !


CHAPITRE XXV.


Le lendemain, dans le village de Lucia et dans tout le territoire de Lecco, il n’était question que d’elle, de l’Innomé, de l’archevêque et de quelqu’un encore qui, bien que jaloux habituellement de faire parler de lui, s’en serait volontiers passé dans cette circonstance, et ce quelqu’un-là était le seigneur don Rodrigo.

Ce n’est pas que jusqu’alors on n’eût causé de ses faits et gestes ; mais de tels discours n’avaient jamais lieu que fugitivement et en secret ; il fallait que deux personnes se connussent d’une manière bien intime pour s’ouvrir l’une à l’autre sur une semblable matière, et encore n’y mettaient-elles pas toute la chaleur dont elles eussent été capables, car il est vrai de dire des hommes, en général, que lorsqu’ils ne peuvent, sans un grand danger, épancher librement l’indignation qu’ils éprouvent, non-seulement ils la laissent moins paraître ou même la renferment tout à fait dans leur âme, mais dans le fait ils en ressentent moins. Mais aujourd’hui, qui aurait pu retenir ses questions et ses raisonnements sur un fait si merveilleux, où la main de Dieu s’était montrée, et où paraissaient sous un si beau jour deux personnages d’une si grande importance ? L’un, chez lequel un ardent amour de la justice se trouvait appuyé d’une vaste autorité, l’autre en qui il semblait que la tyrannie en personne se fût humiliée, que la formidable milice des bravi fût venue, pour ainsi dire, rendre les armes et demander la paix. Mis en parallèle avec eux, le seigneur don Rodrigo devenait un peu petit ; et maintenant tous comprenaient ce que c’est que de tourmenter l’innocence pour lui ravir l’honneur, de la persécuter avec une ténacité si audacieuse, une violence si atroce, et par de si abominables embûches. À cette occasion, on passait en revue toutes les autres prouesses de ce digne seigneur, et sur toutes on disait les choses comme on les pensait, enhardi que chacun était en se voyant d’accord avec tout le monde. C’était un murmure, un frémissement général ; à distance toutefois, car on n’oubliait point ses escouades de bravi.

Une bonne partie de cette haine dont il était l’objet dans le public rejaillissait sur ses amis et ses courtisans. On drapait selon son mérite M. le podestat, toujours aveugle, sourd et muet sur les actions du tyran de la contrée ; mais pour lui encore, c’était de loin qu’on se donnait cette licence, parce que, s’il n’avait pas de bravi, il avait les sbires.

On se gênait moins à l’égard du docteur Azzocca-Garbugli, qui n’avait que du bavardage et de la chicane, ainsi qu’envers quelques autres individus de même aloi que don Rodrigo admettait à lui faire leur cour ; ils étaient montrés au doigt et regardés de travers, si bien que, pour quelque temps, ils jugèrent à propos de ne pas se faire voir à la rue.

Don Rodrigo, foudroyé par cette nouvelle si imprévue, si différente de l’avis qu’il attendait de jour en jour, de moment en moment, se tint renfermé dans son château, où, seul avec ses bravi, il enragea pendant deux jours ; le troisième il partit pour Milan. Si ce n’eût été que ce murmure du peuple, peut-être, après avoir porté les choses si loin, serait-il resté tout exprès pour le braver, ou même pour chercher l’occasion de faire, sur quelqu’un des plus hardis, un exemple qui servît à tous ; mais ce qui le fit déguerpir fut l’annonce certaine que le cardinal venait dans son voisinage. Le comte son oncle, qui ne savait de toute cette histoire que ce que lui en avait dit Attilio, aurait certainement voulu que, dans une semblable circonstance, don Rodrigo fît grande figure et reçût en public du cardinal l’accueil le plus distingué, et l’on voit comme il en avait pris le chemin. L’oncle l’aurait voulu et s’en serait fait rendre compte avec exactitude ; car c’était une occasion importante pour montrer en quelle considération était sa famille auprès d’une autorité de premier rang. Pour se tirer d’un embarras si fâcheux, don Rodrigo, s’étant levé un matin à l’aube, se mit dans une voiture, accompagné de Griso et d’autres bravi placés en dehors, devant et derrière, et, ayant donné l’ordre que le reste de ses gens vînt plus tard le joindre, il partit comme un fugitif ; il partit (qu’il nous soit permis de rehausser nos personnages par quelque comparaison illustre) comme Catilina partit de Rome, la colère dans l’âme et jurant de revenir bientôt, sous de tout autres enseignes, exercer ses vengeances.

Cependant le cardinal s’approchait, visitant chaque jour l’une des paroisses du territoire de Lecco. Le jour où il devait arriver à celle de Lucia, une grande partie des habitants s’était portée au-devant de lui sur la route. À l’entrée du village, tout juste à côté de la maisonnette de nos deux femmes, se voyait un arc de triomphe construit avec des perches debout et des barres en travers, recouvert de paille et de débris de chanvre, et orné de branches vertes de houx et de myrte sauvage avec l’écarlate de leurs baies. La façade de l’église était tendue de tapisseries ; aux fenêtres de chaque maison pendaient des couvertures et des draps de lit déployés, des bandes de maillots disposées en festons, tout le peu d’objets nécessaires, en un mot, que l’on pouvait, tant bien que mal, faire figurer comme du superflu. Vers les vingt-deux heures[85], qui étaient le moment de la journée où l’on attendait le cardinal, ceux qui étaient restés dans leurs maisons, vieillards, femmes et enfants pour la plupart, s’acheminèrent, eux aussi, à sa rencontre, partie rangés en file, partie en troupe et sans ordre, tous précédés par don Abbondio, inquiet au milieu de toute cette joie, et parce que le bruit l’étourdissait, et parce que ce mouvement du peuple lui faisait, disait-il et répétait-il, tourner la tête, et parce que surtout il tremblait intérieurement que les femmes n’eussent parlé et qu’il ne finît par avoir à rendre compte de l’affaire du mariage.

Et voilà le cardinal qui paraît, ou, pour mieux dire, la foule au milieu de laquelle il se trouvait dans sa litière, avec sa suite autour de lui ; car de tout cela on ne voyait autre chose qu’un signe en l’air au-dessus de toutes les têtes, un bout de la croix que portait le chapelain monté sur une mule. Cette partie de la population qui allait avec don Abbondio hâta sa marche en plein désordre pour rejoindre celle qui rentrait ; et quant à lui, après avoir répété trois ou quatre fois : « Doucement ! En file ! Que faites-vous donc ? » il se tourna impatienté ; puis, toujours grommelant et disant : « C’est une tour de Babel, une vraie tour de Babel, » il alla se mettre dans l’église, pendant qu’elle était encore vide, et resta là à attendre.

Le cardinal s’avançait, donnant des bénédictions de la main, et en recevant de la bouche de tout ce peuple que les gens de sa suite avaient grand’peine à faire tenir un peu en arrière. Comme compatriotes de Lucia, les habitants de ce village auraient voulu faire pour l’archevêque des démonstrations extraordinaires ; mais la chose n’était pas facile, attendu qu’il était d’usage d’atteindre à cet égard les limites du possible dans tous les lieux où il arrivait. Dès le commencement de son épiscopat, à sa première entrée solennelle dans la cathédrale, la presse autour de lui et sur lui avait été jusqu’au point de faire craindre pour sa vie, et quelques gentilshommes qui se trouvaient les plus rapprochés de sa personne avaient tiré leurs épées pour intimider et repousser la foule. Tel était le caractère violent et désordonné des mœurs de cette époque, que, même pour donner des marques d’amour à un évêque dans son église, ou pour en modérer l’excès, il fallait presque en venir à tuer les gens. Et dans la circonstance que nous rappelons, le zèle de ces gentilshommes n’eût peut-être pas suffi pour défendre le prélat, si le maître et l’aide des cérémonies, deux jeunes prêtres du nom de Clerici et de Picozzi, l’un et l’autre aussi pourvus de force corporelle que de résolution, ne l’eussent enlevé sur leurs bras et porté en poids depuis la porte jusqu’au maître-autel. À partir de ce moment, et dans le grand nombre de visites épiscopales qu’il eut à faire, sa première entrée dans une église put toujours, plaisanterie à part, être comptée au nombre de ses fatigues pastorales, et quelquefois des dangers auxquels il fut exposé.

Il entra donc encore dans celle-ci comme il put, alla vers l’autel, et, après s’y être mis quelques moments en prière, il fit, selon sa coutume, un petit discours aux assistants sur son amour pour eux, son désir de leur salut et la manière dont ils devaient se disposer aux cérémonies du lendemain. Ayant ensuite passé de l’église au presbytère, il demanda au curé, entre autres sujets d’entretien, des renseignements sur ce qui avait trait à Renzo. Don Abbondio dit que c’était un jeune homme un peu vif, un peu têtu, un peu emporté ; mais, à des questions plus particulières et plus précises, il fut obligé de répondre que c’était un honnête garçon, et que, pas plus que les autres, il ne savait comprendre comment son jeune paroissien avait pu faire à Milan toutes ces choses étranges dont on avait parlé dans le public.

« Quant à la jeune fille, reprit le cardinal, pensez-vous comme moi qu’elle puisse dans ce moment revenir sans risque habiter sa maison ?

— Pour le moment, répondit don Abbondio, elle peut y venir et y rester comme il lui conviendra ; je dis pour le moment ; mais, ajouta-t-il avec un soupir, il faudrait que votre illustrissime seigneurie fût toujours ici ou du moins dans le voisinage.

— Le Seigneur est toujours près de nous, dit le cardinal ; au reste, je songerai à la mettre en lieu de sûreté. » Et il donna aussitôt l’ordre que le lendemain, de bonne heure, on fît partir la litière, bien accompagnée, pour aller chercher les deux femmes.

Don Abbondio sortit de là tout content de ce que le cardinal lui avait parlé des deux jeunes gens sans lui faire de questions sur son refus de les marier. — Il ne sait donc rien ! se disait-il ; Agnese s’est tue, quel miracle ! Il est vrai qu’ils doivent se revoir ; mais nous lui donnerons, à elle, une autre instruction, nous la lui donnerons soignée. — Et il ne savait pas, le pauvre homme, que si Frédéric n’avait pas entamé ce chapitre, c’était parce qu’il se réservait de le traiter longuement et plus à loisir, parce qu’il voulait, avant de donner au curé ce qui lui revenait, l’entendre aussi dans les raisons qu’il pouvait avoir à produire.

Mais les pensées du bon prélat sur l’asile à procurer à Lucia étaient devenues inutiles. Depuis que nous l’avons laissée, il s’était passé des choses que nous devons raconter.

Les deux femmes, dans le peu de jours qu’elles demeurèrent sous le toit hospitalier du tailleur, avaient repris chacune, autant que c’était possible, leur genre de vie ordinaire. Lucia avait tout de suite demandé à travailler, et, comme elle l’avait fait au couvent, elle cousait toute la journée, retirée dans une petite chambre, loin des yeux du monde. Agnese tantôt sortait un peu, tantôt venait travailler en compagnie de sa fille. Leurs entretiens étaient d’autant plus tristes qu’il y régnait plus de tendresse. Toutes deux étaient préparées à une séparation, car la brebis ne pouvait venir reprendre sa demeure si près de la tanière du loup ; et cette séparation, quand et comment en verrait-on le terme ? L’avenir était obscur, chargé de nuages, pour l’une d’elles surtout. Agnese pourtant faisait de son mieux pour y introduire ses conjectures plus gaies. Renzo, après tout, disait-elle, s’il ne lui était rien arrivé de fâcheux, ne pouvait tarder à donner de ses nouvelles, et s’il avait trouvé à travailler et à s’établir, s’il était toujours (chose dont on ne pouvait douter) dans les mêmes sentiments pour Lucia, pourquoi dans ce cas ne pourrait-on pas aller demeurer avec lui ? Telles étaient les paroles d’espérance qui toujours revenaient dans ses discours à sa fille, et je ne saurais dire quel en était chez celle-ci l’effet le plus sensible, si elle éprouvait plus de douleur à les entendre ou d’embarras à y répondre ; elle avait toujours tenu renfermé en elle-même son grand secret, et tout en se reprochant la dissimulation dont elle usait encore une fois envers une si bonne mère ; mais, retenue d’une manière comme invincible par la timidité et par les autres appréhensions que nous avons déjà fait connaître, elle laissait passer les jours et ne parlait pas. Ses desseins étaient bien différents de ceux d’Agnese, ou, pour mieux dire, elle n’en avait point ; elle s’était abandonnée à la Providence. Elle cherchait donc à laisser tomber ou à détourner ce sujet d’entretien, ou bien elle disait, d’une manière générale, qu’elle n’espérait et ne désirait plus rien en ce monde, si ce n’est de pouvoir bientôt se réunir à sa mère ; et le plus souvent les pleurs, lui coupant la parole, venaient à propos à son secours.

« Sais-tu pourquoi tu vois la chose de cette façon ? disait Agnese. Parce que tu as beaucoup souffert et qu’il ne te semble pas possible que ça puisse tourner à bien ; mais laisse faire le Seigneur, et si… Laisse venir un petit brin, un tout petit brin d’espérance, et alors tu me sauras dire si tu ne penses plus à rien. » Lucia embrassait sa mère et pleurait.

Du reste, une grande amitié s’était promptement établie entre elles et leurs hôtes ; et où s’établirait l’amitié, si ce n’est entre les auteurs d’un bienfait et ceux qui le reçoivent, lorsque les uns et les autres sont de braves gens ? Agnese notamment faisait de grandes causeries avec la maîtresse du logis. Le tailleur ensuite leur donnait pour délassement des histoires et des discours de morale, et c’était surtout à dîner qu’il avait toujours quelque chose de beau à raconter de Bodo, d’Antona et des Pères du désert.

Non loin de ce village habitait dans sa villa, pendant la saison des champs, un couple de haute condition, don Ferrante et dona Prassède ; leur nom de famille est, comme à l’ordinaire, resté au bout de la plume de l’anonyme. Dona Prassède était une vieille dame fort portée à faire du bien, occupation la plus louable sans doute à laquelle l’homme puisse se livrer, mais que trop souvent il peut aussi gâter, comme il en gâte tant d’autres. Pour faire le bien, il faut le connaître, et, comme toute autre chose, nous ne pouvons le connaître qu’au milieu de nos passions, guidés par nos jugements, inspirés par nos idées dont la justesse est souvent fort chanceuse. Dona Prassède faisait pour les idées ce qu’on dit qu’il faut faire pour les amis : elle en avait peu, mais elle y était fort attachée. Parmi le peu qu’elle en avait, il s’en trouvait malheureusement un certain nombre de travers, et ce n’étaient pas celles qu’elle affectionnait le moins. En conséquence, il lui arrivait, tantôt de se proposer comme bien ce qui ne l’était pas, tantôt de prendre pour des moyens de parvenir à un but ce qui pouvait plutôt conduire à un résultat tout contraire, ou bien de considérer comme licites des voies qui ne l’étaient point (suivant en cela un certain principe qu’elle entrevoyait comme juste et d’après lequel celui qui fait plus que son devoir pourrait, par cela même, aller au-delà de son droit), ou bien encore de ne pas voir dans un fait ce qu’il y avait réellement et d’y voir ce qui n’y était pas ; toutes ces choses lui arrivaient et plusieurs autres semblables auxquelles tous les hommes sont sujets, sans en exempter les plus sages et les meilleurs ; mais elles arrivaient un peu trop souvent à dona Prassède, et bien des fois aussi toutes ensemble.

En entendant raconter la grande aventure de Lucia, et d’après tout ce qu’on disait de la jeune villageoise, elle fut curieuse de la voir, et elle envoya une voiture avec un vieil écuyer pour lui amener la mère et la fille. Celle-ci, faisant un geste d’ennui, priait déjà le tailleur, qui leur avait porté le message, de trouver un moyen pour la dispenser de cette visite. Tant qu’on n’avait eu à faire qu’à des gens du commun qui venaient chercher à faire connaissance avec la jeune fille du miracle, le tailleur lui avait rendu volontiers un semblable service ; mais, dans cette circonstance, le refus lui semblait une espèce de rébellion. Il fit tant jouer sa physionomie, fit tant d’exclamations, dit tant de choses : et que ce n’était pas convenable, et que c’était une grande maison, et que l’on ne dit pas non aux gens de qualité, et que ce pouvait être leur fortune, et que madame dona Prassède, indépendamment de tout le reste, était une sainte ; il parla si bien, en un mot, que Lucia fut obligée de se rendre, d’autant plus qu’à chacune de ces raisons si bien déduites, un « sûrement, sûrement », répété par Agnese, y marquait son adhésion.

Arrivées en présence de la dame, celle-ci leur fit grand accueil et beaucoup de félicitations ; elle interrogea, conseilla, le tout avec une certaine supériorité qui était comme innée chez elle, mais corrigée par tant d’expressions d’humilité, tempérée par tant de marques d’intérêt, enveloppée de tant de dévotion, qu’Agnese presque aussitôt et Lucia peu après commencèrent à se sentir soulagées d’un respect trop pesant que leur avait d’abord imprimé cet aspect de grande dame, et qu’elles y trouvèrent même un certain attrait. Et pour abréger notre récit, dona Prassède, apprenant que le cardinal s’était chargé de trouver un asile pour Lucia, saisie du désir de seconder et de prévenir tout à la fois cette bonne intention, s’offrit à recevoir la jeune fille dans sa maison où, sans avoir à s’acquitter d’aucun service particulier, elle pourrait, à son gré, aider les autres femmes dans leurs ouvrages. Elle ajouta qu’elle faisait son affaire d’en informer Monseigneur.

Outre le bien tout simple et immédiat qui se trouvait dans une telle œuvre, dona Prassède y en voyait et s’en proposait un autre peut-être plus digne encore, selon elle, d’être pris en considération, celui de redresser un cerveau de travers, de remettre dans la bonne voie une personne qui en avait grand besoin. Car, dès la première fois qu’elle avait entendu parler de Lucia, elle s’était tout de suite persuadé que dans une jeune fille qui avait pu promettre sa main à un mauvais garnement, à un séditieux, à un gibier de potence, en un mot, il devait y avoir quelque défaut dissimulé, quelque tare cachée. Dis-moi qui tu hantes, je dirai qui tu es. La visite de Lucia avait confirmé dona Prassède dans cette conviction, non que dans le fond elle ne lui parût une bonne personne, mais pourtant il y avait beaucoup à dire. Cette petite tête baissée avec ce menton cloué sur la poitrine, ce manque de réponses, ou ces réponses toutes laconiques qui arrivaient comme par force, tout cela pouvait indiquer de la modestie ; mais, à coup sûr, cela marquait beaucoup d’entêtement. Et cette rougeur qui à chaque instant lui montait au visage, et ces soupirs étouffés… Avec cela deux grands yeux noirs qui, au jugement de dona Prassède, ne disaient rien de bon. Elle se tenait pour assurée, comme si elle le savait de bon lieu, que tous les malheurs de Lucia étaient une punition du ciel à cause de son amitié pour ce vaurien, et un avertissement de la Providence pour l’en détacher tout à fait ; et, partant de là, elle se proposait de coopérer à tout ce qui devait faire atteindre une si heureuse fin. Car, comme elle le disait souvent aux autres et à elle-même, toute son étude était de seconder la volonté du ciel ; mais souvent aussi elle tombait dans une grande erreur, qui était de prendre pour le ciel sa propre tête. Toutefois elle eut grand soin de ne pas donner la moindre marque de cette seconde intention dont nous venons de parler. L’une de ses maximes était que pour réussir dans le bien que l’on veut faire aux gens, la première condition, dans la plupart des circonstances, est de ne pas leur laisser connaître le dessein que l’on peut avoir.

La mère et la fille se regardèrent. Dans la douloureuse nécessité où elles étaient de se séparer, la proposition leur parut à toutes deux devoir être acceptée, ne fût-ce qu’à cause du peu de distance qu’il y avait de leur village à cette villa, voisinage qui, en mettant les choses au pire, leur permettrait du moins de se revoir et passer quelques moments ensemble lorsque la dame reviendrait l’année prochaine à sa campagne. Ayant lu dans les yeux l’une de l’autre un commun assentiment, elles se tournèrent toutes deux vers dona Prassède en faisant de ces remercîments qui marquent l’acceptation. La haute dame leur renouvela ses témoignages de bienveillance et ses promesses, et dit qu’elle leur enverrait au plus tôt une lettre à présenter à Monseigneur.

Lorsque les femmes furent parties, elle se fit composer la lettre par don Ferrante, qui, en sa qualité de lettré, comme nous le dirons plus en détail, lui servait de secrétaire dans les occasions importantes. Celle-ci méritant à tous égards d’être comptée pour telle, don Ferrante y mit tout son savoir, et en donnant le brouillon à copier à sa femme, il lui recommanda chaudement l’orthographe, c’est-à-dire l’une des nombreuses choses qu’il avait étudiées, et de celles en très-petit nombre pour lesquelles le droit de commandement lui appartenait dans la maison. Dona Prassède copia très-soigneusement et fit porter la lettre chez le tailleur. Ceci se passa deux ou trois jours avant que le cardinal envoyât la litière pour ramener les femmes dans leur village.

Agnese et sa fille, à leur arrivée, mirent pied à terre devant la porte de la maison curiale où se trouvait le cardinal. L’ordre était donné de les introduire immédiatement. Le chapelain, qui fut le premier à les voir, exécuta cet ordre, ne les retenant qu’autant que c’était nécessaire pour leur débiter à la hâte une petite instruction sur le cérémonial à observer envers Monseigneur, et sur les titres qu’il lui fallait donner, chose qu’il avait coutume de faire toutes les fois qu’il le pouvait à l’insu de son chef. C’était pour ce pauvre homme un supplice continuel que de voir le peu d’ordre qui régnait en ce point auprès du cardinal : « Le tout, disait-il aux autres personnes de la maison, par le trop de bonté de ce bienheureux homme, par l’oubli poussé trop loin de sa dignité ; » et il racontait que plus d’une fois il avait, de ses propres oreilles, entendu des gens lui répondre : messer, oui, et messer, non[86].

Le cardinal était en ce moment à conférer avec don Abbondio sur les affaires de la paroisse, de sorte qu’il n’y eut pas moyen pour celui-ci de donner également, comme il l’aurait désiré, ses instructions aux femmes. Il put seulement, en passant à côté d’elles, tandis qu’il sortait et qu’elles entraient, leur faire un signe de l’œil pour leur marquer qu’il était content de leur conduite et leur recommander de continuer à se taire.

Après les paroles de bon accueil d’un côté et les premières révérences de l’autre, Agnese tira la lettre de dessous son mouchoir de cou et la présenta au cardinal, en disant : « Elle est de madame dona Prassède, qui dit, Monseigneur, qu’elle connaît beaucoup votre Illustrissime Seigneurie ; comme en effet, entre vous autres grands seigneurs, vous devez tous vous connaître. Quand Votre Seigneurie aura lu, elle verra.

— Bien, » dit Frédéric après avoir lu et lorsqu’il eût saisi le sens de l’épître sous les fleurs du style de don Ferrante. Il connaissait cette famille tout autant qu’il le fallait pour être sûr que Lucia y était appelée dans une bonne intention, et qu’elle y serait à l’abri des embûches et des violences de son persécuteur. Quant à l’idée qu’il pouvait avoir de la tête de dona Prassède, nous ne le savons pas d’une manière positive. Probablement ce n’était pas la personne qu’il eût choisie pour un tel office ; mais, comme nous l’avons dit ou fait entendre ailleurs, il n’avait pas pour habitude de défaire les choses qui ne le regardaient pas, pour les refaire mieux.

« Recevez encore dans un esprit de soumission cette séparation et l’incertitude dans laquelle vous vous trouvez sur votre avenir, ajouta-t-il ensuite. Ayez l’espoir qu’elle pourra finir bientôt et que le Seigneur conduira les choses à ce terme vers lequel il a paru d’abord les diriger ; mais soyez assurées que ce qu’il permettra dans les événements qui vous concernent sera pour votre plus grand bien. » Il donna particulièrement à Lucia quelques autres avis affectueux, à toutes deux quelques encouragements encore et quelques consolations ; il les bénit et les laissa partir. À peine parurent-elles dans la rue qu’elles virent tomber sur elles un essaim d’amis et d’amies, tout le pays, on peut dire, qui les attendait et les conduisit à leur maison comme en triomphe. C’était, parmi toutes ces femmes, à qui viendrait le plus les féliciter, les plaindre, leur faire des questions ; et de la part de toutes, des exclamations de regret sur l’annonce que Lucia devait partir le lendemain. Les hommes lui offraient à l’envi leurs services ; chacun d’eux voulait passer cette nuit à garder la petite maison ; sur quoi notre anonyme a jugé à propos de composer un proverbe : Voulez-vous que bien des gens vous viennent en aide ? Faites en sorte de ne pas en avoir besoin.

Tant et de si vives marques d’affection troublaient l’esprit de Lucia et l’étourdissaient ; Agnese pour si peu ne perdait pas la tête ; mais en somme elles firent du bien à la pauvre fille, en la détournant un peu des pensées et des souvenirs qui, au milieu même de tout ce bruit, ne se réveillaient que trop en elle à la vue de cette porte dont elle allait de nouveau franchir le seuil, de ces petites chambrettes qui furent si longtemps sa demeure, de chacun des objets sur lesquels se portaient ses regards.

Au son de la cloche qui annonçait que les cérémonies allaient bientôt commencer, tous prirent le chemin de l’église, et ce fut pour nos deux femmes une autre marche triomphale.

Les cérémonies achevées, et tandis que don Abbondio avait couru voir si Perpetua avait bien disposé toutes choses pour le dîner, on vint l’avertir que le cardinal le demandait. Il se rendit aussitôt près de son grand hôte, qui, l’ayant laissé s’approcher, commença ainsi : « Monsieur le curé, » et ces paroles furent prononcées de manière à faire comprendre qu’elles étaient le début d’un discours long et sérieux. « Monsieur le curé, pourquoi n’avez-vous pas uni en mariage cette pauvre Lucia et son fiancé ?

— Elles ont vidé leur sac ce matin, dit en lui-même don Abbondio, et il répondit en balbutiant : Monseigneur a sans doute entendu parler de tout le désordre arrivé dans cette affaire ; ç’a été une telle confusion qu’aujourd’hui même on n’y saurait voir clair ; comme aussi votre Illustrissime Seigneurie a pu de là juger que la jeune fille, après bien des accidents, est ici comme par miracle, tandis que le jeune homme, après d’autres accidents, est à présent on ne sait pas où.

— Je demande, reprit le cardinal, s’il est vrai qu’avant tous ces événements vous ayez refusé de célébrer le mariage lorsque vous en étiez requis, au jour arrêté, et quelle a été la cause de ce refus.

— À dire vrai…, si votre Illustrissime Seigneurie savait… par quelles injonctions…, en quels termes terribles il m’a été défendu de parler… » Et il s’arrêta sans conclure, composant son air de manière à faire respectueusement comprendre qu’il y aurait de l’indiscrétion à vouloir qu’il en dît davantage.

« Mais, dit le cardinal d’une voix et avec une physionomie plus graves que de coutume, c’est votre évêque qui, par devoir et pour votre justification, veut savoir de vous pourquoi vous n’avez pas fait ce que, dans la règle, vous étiez obligé de faire.

— Monseigneur, dit don Abbondio en se faisant tout petit, je n’ai pas voulu dire… mais il m’a semblé que, s’agissant de choses compliquées, de choses anciennes et qui sont sans remède, il était inutile de remuer de nouveau… Cependant, je sais que votre Illustrissime Seigneurie ne veut pas trahir un pauvre curé de son diocèse ; car vous le sentez, Monseigneur, votre Illustrissime Seigneurie ne peut pas être partout, et je reste ici exposé… Mais, puisque vous l’ordonnez, je vais tout vous dire.

— Dites, je ne demande pas mieux que de vous trouver exempt de faute. »

Alors don Abbondio se mit à raconter sa douloureuse histoire ; mais il supprima le nom principal et y substitua ces mots : un seigneur puissant, donnant ainsi à la prudence tout le peu qu’il pouvait lui donner dans un pas si difficile.

« Et vous n’avez pas eu d’autre motif ? demanda le cardinal quand don Abbondio eut fini.

— Mais peut-être ne me suis-je pas bien expliqué, répondit celui-ci. C’est sous peine de la vie qu’il m’a été enjoint de ne pas faire ce mariage.

— Et cela vous paraît une raison suffisante pour vous dispenser de remplir un devoir précis ?

— Mon devoir, j’ai toujours cherché à le faire, même à mon grand dérangement ; mais lorsqu’il s’agit de la vie…

— Et lorsque vous vous êtes présenté à l’Église, dit Frédéric d’un ton encore plus grave, pour vous charger du ministère dont vous êtes investi, s’est-elle fait garant de votre vie ? Vous a-t-elle dit que les devoirs attachés à ce ministère étaient dégagés de tout obstacle, affranchis de tout péril ? Ou vous aurait-elle dit que là où commence le péril, là cesse le devoir ? Ne vous a-t-elle pas dit expressément tout le contraire ? Ne vous a-t-elle pas averti qu’elle vous envoyait comme un agneau parmi les loups ? Ne saviez-vous pas qu’il y avait des hommes amis de la violence, et auxquels ce qui vous serait commandé pourrait déplaire ? Celui de qui nous tenons la doctrine et l’exemple, à l’imitation duquel nous nous laissons nommer et nous-mêmes nous nommons pasteurs, lorsqu’il est venu sur la terre pour y exercer l’office que ce titre représente, y a-t-il attaché la condition que la vie serait sauve ? Et pour la sauver, disons mieux, pour la conserver quelques jours de plus sur cette terre périssable, au préjudice de la charité et du devoir, était-il besoin de l’onction sainte, de l’imposition des mains, de la grâce du sacerdoce ? Le monde suffit pour donner cette vertu, pour enseigner cette doctrine. Que dis-je ? Ô honte, le monde lui-même la repousse ! Le monde fait aussi des lois qui prescrivent le mal comme elles prescrivent le bien ; lui aussi a son Évangile, un Évangile d’orgueil et de haine ; et il ne veut pas que l’on dise que l’amour de la vie soit une raison pour en transgresser les commandements. Il ne le veut pas, et il est obéi. Et nous, enfants de la promesse et chargés de l’annoncer aux peuples, nous préférerions la vie à notre devoir ! Que serait l’Église si votre langage était celui de tous vos confrères ? Où serait-elle si elle s’était montrée avec de semblables doctrines ? »

Don Abbondio restait la tête basse ; son esprit se trouvait au milieu de ces arguments comme un oiseau domestique dans les serres du faucon qui le tiennent élevé dans une région toute nouvelle pour lui, dans une atmosphère qu’il n’a jamais respirée. Voyant qu’il fallait pourtant bien répondre quelque chose, il dit avec une sorte de soumission forcée : « Monseigneur, il faut croire que j’ai tort. Dès lors que la vie doit être comptée pour rien, je n’ai plus qu’à me taire ; mais lorsqu’on a affaire à de certaines gens, à des gens qui ont la force pour eux et qui ne veulent pas entendre la raison, je ne vois pas ce qu’on pourrait gagner à vouloir faire le brave. C’est un personnage, celui-là, avec qui l’on ne peut ni vaincre ni pactiser.

— Et ne savez-vous pas que souffrir pour la justice est notre manière de vaincre ? Et si vous ne savez pas cela, qu’est-ce donc que vous prêchez ? De quoi se composent vos enseignements ? Quelle est la bonne nouvelle[87] que vous annoncez aux pauvres ? Qui exige de vous que vous triomphiez de la force par la force ? Assurément il ne vous sera pas demandé un jour si vous avez su réprimer les entreprises des hommes puissants ; car vous n’avez reçu pour cela ni mission ni moyens ; mais il vous sera demandé si vous avez mis en œuvre les moyens qui étaient en vous pour faire ce qui vous était prescrit, même lorsque ces hommes auraient osé vous l’interdire. »

« Ces saints sont de singulières gens, pensait don Abbondio pendant ce discours. Le fond de tout cela, si on le veut bien creuser, c’est que les amours de deux jeunes gens lui tiennent plus à cœur que la vie d’un pauvre prêtre. » Et pour son compte, il n’eût été nullement fâché que le colloque en restât là ; mais il voyait le cardinal, à chaque pause, demeurer dans l’attitude de quelqu’un qui attend une réponse, un aveu de la faute, une apologie, quelque chose enfin.

« Je répète, Monseigneur, répondit-il donc, que c’est moi qui dois avoir tort… Le courage n’est pas une chose qu’on se donne.

— Et pourquoi donc, pourrais-je vous dire, vous êtes-vous engagé dans un ministère qui vous impose d’être toujours en guerre avec les passions du siècle ? Mais comment, vous dirai-je plutôt, ne pensez-vous pas que si, dans ce ministère, de quelque manière que vous vous y soyez placé, le courage vous est nécessaire pour remplir vos obligations, il existe une puissance qui vous le donnera infailliblement, lorsque vous le lui demanderez ? Croyez-vous que tous ces millions de martyrs eussent naturellement le don du courage ? Que naturellement ils eussent la vie en mépris ? Tant de jeunes hommes qui commençaient à en goûter les douceurs, tant de vieillards habitués à regretter qu’elle approchât de sa fin, tant de jeunes filles, tant d’épouses, tant de mères, tous ont eu du courage, parce que le courage leur était nécessaire et qu’ils avaient confiance en Celui qui le donne ! Connaissant votre faiblesse et vos devoirs, avez-vous pensé aux circonstances difficiles où vous pourriez vous trouver et où vous vous êtes trouvé en effet ? Ah ! si durant tant d’années de fonctions pastorales vous avez aimé (et pourrait-il en être autrement ?), si vous avez aimé votre troupeau, si vous avez mis en lui vos affections, vos sollicitudes, vos délices, le courage ne devait pas vous manquer au besoin ; l’amour est intrépide. Eh bien ! si vous les aimiez, ceux qui sont confiés à vos soins spirituels, ceux que vous nommez vos enfants, lorsque vous avez vu deux d’entre eux menacés en même temps que vous, ah ! sans doute, la charité vous a fait trembler pour eux, comme la faiblesse de la chair vous a fait trembler pour vous-même. Vous vous serez humilié de l’une de ces craintes, parce qu’elle était un effet de votre misère ; vous aurez imploré du Ciel la force nécessaire pour la vaincre, pour la repousser, parce que c’était une tentation ; mais la noble et sainte crainte pour le prochain, pour vos enfants, celle-là vous l’aurez écoutée, celle-là ne vous aura pas laissé de repos, celle-là vous aura pressé, vous aura contraint de chercher dans votre pensée, de mettre en œuvre tous les moyens qui pouvaient exister pour détourner le péril prêt à les atteindre… Que vous a inspiré cette crainte, cet amour ? Qu’avez-vous fait pour eux ? Quels moyens vous ont suggérés vos recherches ? »

Et il se tut, attendant la réponse.



CHAPITRE XXVI.


À une semblable demande, don Abbondio, qui avait travaillé pour trouver quelque chose à répondre à des questions moins précises, ne sut plus articuler un seul mot. Et en vérité nous-mêmes, avec le manuscrit de notre auteur sous les yeux et la plume à la main, n’ayant de démêlé à soutenir qu’avec les phrases, et rien autre à craindre que les critiques de nos lecteurs, nous-mêmes, dis-je, nous éprouvons un certain embarras à poursuivre notre travail ; nous trouvons je ne sais quoi d’étrange dans ce luxe, étalé à si peu de frais, des plus beaux préceptes de force et de charité, de sollicitude active pour les autres, de sacrifice illimité de soi-même. Mais en songeant que ces paroles sortaient de la bouche d’un homme qui ensuite les mettait en pratique, nous avançons hardiment.

« Vous ne répondez pas ? reprit le cardinal. Ah ! si vous aviez fait de votre côté ce que la charité, ce que votre devoir réclamaient de vous, vous ne manqueriez pas en ce moment des moyens de répondre. Voyez donc vous-même ce que vous avez fait. Vous avez obéi à l’iniquité, oubliant ce que vous prescrivait le devoir. Vous lui avez obéi ponctuellement ; elle s’était montrée à vous pour vous signifier son désir ; mais elle voulait demeurer cachée à ceux qui auraient pu se tenir en garde contre elle et parer ses coups ; elle entendait éviter le bruit, elle cherchait le secret, pour mûrir à son aise ses desseins d’embûches ou de violences ; elle vous a ordonné d’enfreindre vos devoirs et de vous taire, vous les avez enfreints et vous vous taisiez. Maintenant je vous demande à vous-même si vous n’avez rien fait de plus ; vous me direz s’il est vrai que vous ayez cherché des prétextes à votre refus pour n’en pas révéler le motif. » Et ici il s’arrêta un peu, attendant de nouveau une réponse.

« Là ! encore ceci qu’elles lui ont rapporté, les bavardes ! » pensait don Abbondio ; mais il paraissait n’avoir rien à dire, et, en conséquence, le cardinal continua sa phrase : « S’il est vrai que vous ayez dit à ces pauvres gens ce qui n’était pas, pour les tenir dans l’ignorance, dans l’obscurité où l’iniquité voulait qu’ils restassent… Je dois donc le croire ; il ne me reste donc qu’à en rougir avec vous, et à espérer que vous en gémirez avec moi. Voyez (et tout à l’heure, bon Dieu ! vous y cherchiez votre justification !), voyez où vous a conduit cet amour d’une vie qui doit finir. Il vous a conduit… réfutez librement mes paroles, si elles vous paraissent injustes, prenez-les comme une humiliation salutaire, si elles ne le sont point… il vous a conduit à tromper la faiblesse, à mentir à vos enfants. »

« Voilà pourtant comment vont les choses, — disait encore à part soi don Abbondio : — à cet échappé de l’enfer, — et il pensait à l’Innomé, — les embrassements, les caresses ; et à moi, pour un demi-mensonge, dit dans le seul but de sauver ma peau, tout ce tapage. Mais ce sont nos supérieurs ; ils ont toujours raison. C’est mon étoile que tout le monde me tombe sur le corps, même les saints. » Et il dit tout haut : « J’ai failli, je vois que j’ai failli, mais que pouvais-je faire dans une conjoncture semblable ?

— Et vous me le demandez encore ? Ne vous l’ai-je pas dit ? et devais-je avoir à vous le dire ? Aimer, mon fils, aimer et prier. Fidèle à ce principe, vous auriez senti que l’iniquité peut menacer, peut frapper, mais n’a point d’ordres à donner ; vous auriez uni, selon la loi de Dieu, ce que l’homme voulait séparer ; vous auriez prêté à ces malheureux innocents l’office qu’ils avaient droit de réclamer de vous. Quant à ce qui pouvait en advenir, Dieu même en aurait répondu, parce que la voie qu’il trace eût été suivie ; en en prenant une autre, c’est vous-même qui êtes devenu responsable des conséquences, et de quelles conséquences ! Pourriez-vous dire d’ailleurs que toutes les ressources humaines vous aient manqué, qu’aucune voie ne vous ait été ouverte pour vous tirer de peine, si vous aviez voulu regarder autour de vous, réfléchir, vous consulter ? Aujourd’hui vous pouvez savoir que ces pauvres jeunes gens, une fois mariés, auraient pris leurs mesures pour se mettre en sûreté, qu’ils étaient disposés à fuir loin de la vue de l’homme puissant, qu’ils avaient déjà choisi le lieu de leur refuge. Mais, à part cela même, ne vous êtes-vous point souvenu que vous aviez un supérieur ? un supérieur qui n’aurait pas le droit de vous reprendre pour avoir manqué à votre devoir, si l’obligation ne lui était aussi imposée de vous aider à le remplir ? Pourquoi n’avez-vous pas pensé à informer votre évêque de l’obstacle que mettait une infâme violence à l’exercice de votre ministère ? »

« L’avis de Perpetua ! » pensait avec humeur don Abbondio, à l’esprit duquel, au milieu de tous ces discours, se présentaient plus vivement que toute autre chose l’image de ces certains bravi et l’idée que don Rodrigo était plein de vie, et qu’un jour ou l’autre il reviendrait glorieux et triomphant, plein de rage surtout. Et quoique la dignité de son interlocuteur actuel, son air et son langage lui en imposassent assez pour qu’il se tînt là confus et non sans une certaine crainte, ce n’était pourtant pas une crainte qui le dominât entièrement et qui empêchât sa pensée de demeurer revêche, parce que dans cette pensée il entrait qu’après tout le cardinal n’employait ni fusil, ni épée, ni bravi.

« Comment n’avez-vous pas pensé, continua celui-ci, que si nulle autre voie de salut n’était ouverte à ces innocents environnés de pièges, j’étais là, moi, pour les recevoir, pour les mettre à l’abri du péril, lorsque vous me les auriez adressés, lorsque vous auriez adressé des infortunés à un évêque, comme étant son bien, comme étant une partie précieuse, je ne dis pas de sa charge, mais de ses richesses ? Et quant à vous, vous seriez devenu l’objet de ma sollicitude ; j’aurais repoussé le sommeil tant que je n’aurais pas été sûr qu’un seul cheveu ne tomberait de votre tête. Ne saurais-je donc ni comment ni en quel lieu mettre en sûreté votre vie ? Mais cet homme qui fut si osé, croyez-vous qu’il n’eût rien perdu de sa hardiesse, lorsqu’il aurait su que ses trames étaient connues hors d’ici, qu’elles étaient connues de moi, que je veillais et que j’étais résolu à user pour votre défense de tous les moyens dont je puis disposer ? Ne saviez-vous pas que si l’homme trop souvent promet plus qu’il ne peut tenir, il n’est pas rare aussi de le voir menacer de plus de mal qu’il n’en ose commettre ? Ne saviez-vous pas que l’iniquité ne compte pas seulement sur ses forces, mais aussi sur la crédulité et sur la crainte de ceux qu’elle tente d’opprimer ? »

« Mot pour mot les raisons de Perpetua, » pensa encore ici don Abbondio, sans réfléchir que cet accord entre sa servante et Frédéric Borromée sur ce qui aurait pu et dû se faire, était d’un singulier poids contre lui.

« Mais, poursuivit le cardinal prêt ainsi à conclure, vous n’avez vu et voulu voir que votre danger temporel ; quoi d’étonnant, dès lors, qu’il vous ait paru de nature à vous faire tout négliger pour vous y soustraire ?

— C’est que c’est moi qui les ai vues, ces figures, laissa échapper don Abbondio ; ces paroles, c’est moi qui les ai entendues. Votre Illustrissime Seigneurie parle d’or ; mais il faudrait se mettre dans la position d’un pauvre curé et s’être trouvé en pareille passe. »

Il n’eut pas plutôt prononcé ces mots qu’il se mordit la langue ; il s’aperçut qu’il s’était trop laissé gagner par son impatience, et dit en lui-même : « Voici la grêle qui va venir. » Mais, levant un regard inquiet, il fut tout étonné de voir la figure de cet homme qu’il ne savait jamais ni deviner ni comprendre, de la voir passer de cette imposante gravité qui réprimande à une gravité contrite et pensive.

« Ce n’est que trop vrai, dit Frédéric. Telle est notre malheureuse, notre terrible condition. Nous devons exiger rigoureusement des autres ce que peut-être, hélas ! nous ne serions pas prêts à donner nous-mêmes. Nous devons juger, corriger, reprendre, et Dieu sait ce que nous ferions, Dieu sait ce que nous avons fait, dans des cas semblables à ceux sur lesquels nous avons à prononcer. Mais malheur à moi, malheur à ceux qui m’entendent, si je prenais ma faiblesse pour mesure de leur devoir, pour règle de mes enseignements ! et pourtant il est certain que je dois, en proclamant les doctrines, les accompagner de l’exemple, ne pas imiter le docteur de la loi qui impose à son prochain des fardeaux au-dessus de ses forces, et se garde lui-même d’y toucher. Eh bien, mon fils, mon frère, puisqu’il est vrai que les erreurs des hommes investis du pouvoir sont plus connues des autres que d’eux-mêmes, si vous savez que j’ai, par pusillanimité, par une considération quelconque, négligé quelqu’une de mes obligations, dites-le-moi franchement, éclairez-moi, afin que là où l’exemple a manqué, l’aveu de la faute supplée. Reprochez-moi librement mes faiblesses, et alors les paroles acquerront plus de valeur dans ma bouche, parce que vous sentirez plus vivement qu’elles ne m’appartiennent point, qu’elles appartiennent à celui qui peut nous donner à l’un et à l’autre la force nécessaire pour faire ce qu’elles prescrivent. »

« Oh ! quel saint homme ! mais qu’il est tourmentant ! pensait don Abbondio. — Il ne s’épargne pas lui-même ; il faut qu’il cherche, qu’il fouille, qu’il critique, qu’il fasse l’inquisiteur, même sur lui. » Puis il dit à haute voix : « Oh ! Monseigneur, vous vous moquez. Qui ne connaît la force d’âme, le zèle de votre Illustrissime Seigneurie ? et il ajouta intérieurement : — Vous n’en avez que trop.

— Je ne vous demandais pas une louange qui me fait trembler, dit Frédéric, parce que Dieu connaît mes fautes, et ce que j’en connais moi-même suffit pour me confondre. Mais j’aurais voulu, je voudrais que nous nous humiliassions ensemble devant lui, pour espérer ensemble en sa grâce. Je voudrais, par l’amour que j’ai pour vous, que vous comprissiez combien votre conduite a été contraire, combien votre langage est encore opposé à la loi que vous prêchez cependant, et sur laquelle vous serez jugé.

— Tout est mis à ma charge, dit don Abbondio ; mais ces personnes qui sont venues faire leur rapport à votre Illustrissime Seigneurie ne lui ont pas dit qu’elles se sont introduites chez moi par trahison, pour me surprendre et faire un mariage contre les règles.

— Elles me l’ont dit, mon fils ; mais ce qui m’afflige, ce qui me désole, c’est que vous cherchiez encore à vous excuser, que vous croyiez vous excuser en accusant les autres, que vous preniez sujet de les accuser là même où vous devriez voir une partie obligée de votre confession. Qui a mis ces infortunés, je ne dis pas dans la nécessité, mais dans la tentation de faire ce qu’ils ont fait ? Auraient-ils recouru à cette voie irrégulière, si la voie légitime ne leur eût été fermée ? Auraient-ils eu la pensée de tendre un piège à leur pasteur, s’ils avaient été reçus dans ses bras, s’il leur avait prêté son secours, accordé ses conseils ? Auraient-ils songé à le surprendre, s’il ne s’était dérobé à leur vue comme à leur confiance ? Et vous voulez les charger ? Et vous trouvez mauvais qu’après tant de malheurs, que dis-je ? au milieu de leur malheur, ils aient dit un mot pour épancher leur peine dans le sein de leur pasteur et du vôtre ? Que la réclamation de l’opprimé, que la plainte de l’affligé soient odieuses au monde, c’est sa nature ; mais nous, devons-nous imiter le monde ? Quel bien cependant aurait pu vous revenir de leur silence ? Eût-il été de votre avantage que leur cause arrivât entière au jugement de Dieu ? Ces personnes que déjà vous avez tant de raisons d’aimer n’acquièrent-elles pas un nouveau titre à votre amour, par cela même qu’elles vous ont offert l’occasion d’entendre la voix sincère de votre évêque, qu’elles vous ont fourni un moyen de mieux connaître et d’acquitter en partie la grande dette que vous avez contractée envers elles ? Ah ! si elles vous avaient provoqué, offensé, tourmenté, je vous dirais (et serait-il besoin que je vous le disse ?) de les aimer pour cela même. Aimez-les parce qu’elles ont souffert, parce qu’elles souffrent, parce qu’elles vous appartiennent, parce qu’elles sont faibles, parce que vous avez besoin de pardon, et quelles prières mieux que les leurs pourront vous l’obtenir ? »

Don Abbondio se taisait ; mais ce n’était plus un silence forcé et cachant l’impatience ; il se taisait comme un homme qui a plus à réfléchir qu’à parler. Les paroles qu’il entendait étaient la conséquence inattendue, l’application nouvelle pour lui d’une doctrine néanmoins ancienne dans son esprit et qui n’y était point combattue. Le mal d’autrui, dont sa pensée avait toujours été détournée par la crainte de son propre mal, lui faisait maintenant une impression toute nouvelle ; et s’il n’éprouvait pas tout le remords que la remontrance avait pour but de produire (car cette crainte était toujours là faisant l’office d’un avocat zélé pour la défense de sa partie), il en éprouvait cependant ; il éprouvait un certain mécontentement de lui-même, de la pitié pour les autres, un mouvement de sensibilité et de confusion tout ensemble. Il était, qu’on nous passe cette comparaison, comme la mèche humide et aplatie d’une chandelle qui, présentée à la flamme d’une grande torche, fume d’abord, pétille, repousse le feu, mais enfin s’allume et brûle tant bien que mal. Il se serait hautement accusé, il aurait pleuré, s’il n’eût été retenu par l’idée de don Rodrigo ; mais toutefois il se montrait assez ému pour que le cardinal pût s’apercevoir que ses paroles n’avaient pas été sans effet.

« Maintenant, poursuivit celui-ci, l’un ayant fui de sa maison, l’autre étant sur le point d’abandonner la sienne, tous deux avec de trop puissantes raisons de s’en tenir éloignés, sans probabilité de se réunir jamais ici, et bienheureux s’ils peuvent espérer que Dieu les veuille réunir ailleurs ; maintenant, dis-je, il n’y a que trop lieu de reconnaître qu’ils n’ont pas besoin de vous, que l’occasion de leur faire du bien vous manque, et votre vue est trop courte pour découvrir si jamais elle pourra se présenter. Qui sait cependant si notre divin Maître, toujours miséricordieux, ne vous la tient pas en réserve ? Ah ! ne la laissez pas échapper. Recherchez-la, épiez-la, priez-le de la faire naître !

— Je n’y manquerai pas, Monseigneur ; certainement je n’y manquerai pas, répondit don Abbondio d’une voix qui, dans ce moment, était le véritable accent du cœur.

— Ah ! oui, mon fils, oui ! » s’écria Frédéric, et avec une dignité pleine d’affection, il finit en disant : « Dieu sait combien j’aurais désiré vous tenir un tout autre langage. Déjà tous deux nous avons beaucoup vécu ; Dieu sait s’il m’a été pénible d’être obligé à contrister par des reproches celui dont les ans ont blanchi la tête ; combien j’aurais mieux aimé chercher avec vous des consolations à nos sollicitudes, à nos peines communes, dans un entretien sur la bienheureuse espérance au but de laquelle nous sommes déjà si près d’arriver. Veuille le Ciel que les paroles dont j’ai dû me servir envers vous nous soient profitables à l’un et à l’autre ! Faites que je n’aie point, au jour suprême, à rendre compte de votre maintien dans une charge où vous vous êtes si malheureusement montré au-dessous de vos devoirs. Rachetons le temps perdu ; minuit approche, l’époux ne peut tarder à paraître, tenons nos lampes allumées ; présentons à Dieu nos cœurs pauvres et vides, pour qu’il lui plaise les remplir de cette charité qui répare le passé, qui assure l’avenir, qui craint et espère, pleure et se réjouit avec sagesse ; de cette charité qui devient, dans toutes les circonstances, la vertu dont nous avons besoin. »

En achevant ces mots, il sortit, et don Abbondio sortit à sa suite. Ici l’anonyme nous avertit que cet entretien ne fut pas le seul qu’eurent ensemble ces deux personnages, et que Lucia ne fut pas le seul objet dont ils s’occupèrent ; mais qu’il s’est borné à celui-ci, pour ne pas s’écarter du sujet principal de sa narration. Il ajoute que, par le même motif, il ne fera pas mention des autres choses remarquables qui furent dites par Frédéric dans tout le cours de sa visite, ni des largesses qu’il répandit, ni des différends qu’il concilia, des vieilles haines de personne à personne, de famille à famille, de village à village, qu’il éteignit ou (ce qui était malheureusement plus fréquent) qu’il assoupit, ni de quelques bravi renommés, de quelques petits tyrans dont il changea le cœur, soit pour toute leur vie, soit pour quelque temps ; toutes choses qui se voyaient toujours plus ou moins en chaque endroit du diocèse où cet excellent homme faisait quelque séjour.

Notre auteur nous dit ensuite comment, le lendemain matin, dona Prassède, selon ce qui avait été convenu, vint prendre Lucia et rendre ses devoirs au cardinal, qui lui fit l’éloge de la jeune fille et la lui recommanda chaudement. Lucia se sépara de sa mère, et l’on se figure sans peine toutes les larmes qui furent versées dans cette séparation ; elle sortit de sa petite maison ; elle dit adieu, pour la seconde fois, à son pays, avec ce sentiment doublement amer que l’on éprouve en quittant un lieu que l’on aime uniquement et qui ne peut plus être aimé de même. Mais ce ne fut pas définitivement qu’elle prit congé de sa mère, parce que dona Prassède avait annoncé qu’elle passerait encore quelques jours à sa maison de campagne qui, comme on sait, n’était pas loin de là ; et Agnese promit à sa fille d’aller lui faire et recevoir d’elle un plus douloureux adieu.

Le cardinal était aussi sur le point de partir pour continuer sa visite, lorsque le curé de la paroisse, dans laquelle se trouvait le château de l’Innomé, arriva et demanda à parler à son Illustrissime Seigneurie. Bientôt introduit, il lui présenta un rouleau et une lettre de ce seigneur, qui priait Frédéric de faire accepter à la mère de Lucia cent écus d’or que contenait le rouleau, en lui disant que c’était pour la dot de la jeune fille ou pour tel autre usage qu’elles jugeraient ensemble devoir en faire. Il le priait encore de leur dire que si jamais, à quelque époque que ce fût, elles pensaient qu’il pût leur rendre service, la pauvre fille ne savait que trop où il habitait, et que, quant à lui, ce serait l’un des événements les plus heureux de sa vie, l’un de ceux qui combleraient le plus ses désirs. Le cardinal fit aussitôt appeler Agnese, l’informa de la commission dont il était chargé et qu’elle apprit avec autant de surprise que de satisfaction ; en même temps il lui présenta le rouleau qu’elle se laissa mettre sans trop de façons dans la main. « Dieu le lui rende, à ce seigneur, dit-elle. Votre Illustrissime Seigneurie voudra bien le remercier tant et plus de ma part. Et ne dites rien de ceci à personne, parce que c’est ici un pays… Pardon, voyez-vous, je sais bien qu’un homme comme Monseigneur ne va pas jaser de semblables choses ; mais… vous comprenez… »

Tout droit et en silence elle regagna son logis ; elle s’enferma dans sa chambre, déploya le rouleau, et, quoique préparée à ce qu’elle allait voir, elle contempla avec admiration, tous en un tas, tous à elle, ce grand nombre de sequins dont elle n’avait jamais vu les pareils qu’un à un, et encore bien rarement. Elle les compta, eut assez de peine à les remettre de champ l’un contre l’autre et à les y faire tous tenir, parce qu’à chaque instant ils faisaient le ventre et s’échappaient de ses doigts peu exercés à semblable opération. Ayant enfin refait le rouleau de son mieux, elle le mit dans un linge, en fit une espèce de petite balle qu’elle serra d’une ficelle à plusieurs tours, après quoi elle l’alla cacher dans un coin de sa paillasse. Tout le reste de la journée, elle ne fit que penser à sa nouvelle richesse, combiner des projets pour l’avenir, et soupirer après l’arrivée du lendemain. Lorsqu’elle se fut mise au lit, elle resta longtemps éveillée, son esprit ne quittant point ces cent belles pièces qu’elle avait sous elle ; endormie, elle les vit en songe. Au point du jour, elle se leva et se mit aussitôt en chemin vers la villa où se trouvait encore Lucia.

Celle-ci, de son côté, quoique sa répugnance à parler de son vœu ne fût en rien diminuée, était pourtant résolue à prendre sur elle de s’en ouvrir à sa mère dans cet entretien qui pour longtemps devait être regardé comme le dernier.

Des qu’elles purent être seules, Agnese, d’un air tout animé et pourtant à voix basse, comme s’il y avait eu là quelqu’un de qui elle ne voulût pas être entendue, débuta par ces mots : « J’ai à te dire une grande chose, » et elle lui raconta l’aubaine inattendue.

« Que Dieu bénisse ce seigneur ! dit Lucia, vous aurez ainsi de quoi être à votre aise, et vous pourrez, de plus, faire du bien à quelques autres personnes.

— Comment ! répondit Agnese, est-ce que tu ne vois pas tout ce que nous pouvons faire avec tant d’argent ? Écoute : je n’ai que toi au monde, que vous deux, je puis dire ; car, depuis que Renzo a commencé à te parler, je l’ai toujours regardé comme mon fils. L’essentiel est qu’il ne lui soit pas arrivé quelque malheur, à ce pauvre garçon qui n’a jamais donné de ses nouvelles. Mais quoi ! faut-il donc que tout aille mal ? Espérons que non, espérons. Pour moi, j’aurais désiré laisser mes os dans mon pays ; mais à présent que tu ne penses plus y demeurer à cause de ce méchant homme, et que je ne puis même supporter l’idée d’avoir un tel coquin près de moi, mon pays m’est devenu odieux, tandis qu’avec vous autres tout séjour m’est bon. Dès nos malheurs j’étais disposée à vous suivre, quand c’eût été au bout du monde ; depuis je n’ai jamais pensé autrement : mais, sans argent, comment faire ? Comprends-tu maintenant ? Les quatre sous que le pauvre enfant avait mis de côté avec tant de peine et grâce à tant d’économie, ont été pris par la justice, qui a tout raflé. Mais, en compensation, c’est à nous que le bon Dieu a envoyé la fortune. Ainsi donc, aussitôt que Renzo aura trouvé le moyen de nous faire savoir s’il est vivant, où il est, et quelles sont ses intentions, je vais te prendre à Milan ; oh ! je vais t’y prendre. Autrefois c’eût été pour moi une grande affaire ; mais les malheurs vous dégourdissent ; j’ai été jusqu’à Monza, et je sais ce que c’est que de voyager. Je prends avec moi un homme de sens, un parent, comme, par exemple, Alessio de Maggianico ; car dans notre village, à bien dire, un homme de sens ne se trouve point ; je vais avec lui, bien entendu que nous payons tous les frais, et… Comprends-tu ? »

Mais, voyant qu’au lieu de s’animer, Lucia semblait éprouver un serrement de cœur et ne montrait que de la sensibilité sans nulle joie, elle s’interrompit et dit : « Mais qu’as-tu donc ? est-ce que tu n’es pas de mon avis ?

— Ma pauvre mère ! » s’écria Lucia, en jetant un bras autour du cou d’Agnese, et en cachant son visage sur le sein maternel.

« Qu’est-ce donc ? demanda de nouveau sa mère avec anxiété.

— J’aurais dû vous le dire plus tôt, » répondit Lucia en relevant la tête et du dos de sa main essuyant ses larmes ; « mais je n’en ai pas eu la force ; ne m’en veuillez pas.

— Mais parle donc.

— Je ne puis plus être la femme de ce pauvre jeune homme.

— Comment ? Comment ? »

Lucia, la tête basse, la poitrine haletante, versant des larmes sans gémir, comme une personne qui raconte une chose où, pour pénible qu’elle soit, le changement n’est plus possible, révéla son vœu ; et, en même temps, joignant ses mains, elle demanda de nouveau pardon à sa mère de s’être tue jusqu’alors ; elle la pria de ne parler de ce fait à qui que ce fût au monde, et de l’aider dans l’accomplissement de ce qu’elle avait promis.

Agnese était restée stupéfaite et consternée. Elle voulait se fâcher du silence gardé envers elle ; mais les graves pensées qu’un fait de cette nature faisait naître dans son esprit étouffaient ce mécontentement personnel ; elle voulait dire : Qu’as-tu fait ? mais il lui semblait que ce serait s’attaquer au ciel ; d’autant plus que Lucia s’était remise à dépeindre plus vivement que jamais l’horreur de cette fameuse nuit, sa désolation si cruelle, sa délivrance si inespérée, toutes les circonstances au milieu desquelles sa promesse avait été faite d’une manière si expresse, si solennelle. Et, tandis qu’elle parlait, Agnese se souvenait de tel et tel autre exemple qu’elle avait entendu raconter plus d’une fois, qu’elle-même avait raconté à sa fille, de châtiments étranges et terribles arrivés à la suite de la violation d’un vœu. Après être restée ainsi quelques moments comme abasourdie, elle dit :

« Et maintenant que feras-tu ?

— Maintenant, répondit Lucia, c’est Dieu que ce soin regarde ; Dieu et la sainte Vierge. Je me suis mise dans leurs mains ; ils ne m’ont pas abandonnée jusqu’à ce moment ; ils ne m’abandonneront pas aujourd’hui lorsque… la grâce que je demande au Seigneur, la seule grâce après le salut de mon âme, c’est qu’il me fasse revenir près de vous, et il me l’accordera, oui, il me l’accordera. Ce jour… dans cette voiture… Ah ! très-sainte Vierge… ces hommes !… qui m’aurait dit qu’ils me conduiraient vers celui qui devait me ramener près de vous le lendemain ?

— Mais ne pas en avoir parlé tout de suite à ta mère ! dit Agnese avec une petite pointe d’humeur tempérée par la tendresse et la compassion.

— Ne m’en veuillez pas ; je n’en avais pas la force… Et de quoi aurait servi de vous affliger quelques moments plus tôt ?

— Et Renzo ? dit Agnese en secouant la tête.

— Ah ! s’écria Lucia en tressaillant, je ne dois plus penser à ce pauvre jeune homme. Et, du reste, on voit que nous n’étions pas destinés… Remarquez comme il semble vraiment que le Seigneur ait voulu nous tenir séparés l’un de l’autre. Et qui sait… ? Mais non, non : Dieu l’aura préservé de tous dangers, et le rendra plus heureux encore qu’il ne l’eût été avec moi.

— Il n’en est pas moins vrai, reprit la mère, que, si tu n’étais pas liée pour toujours, et moyennant qu’il ne soit pas arrivé malheur à Renzo, j’avais, avec cet argent, trouvé remède à tout.

— Mais cet argent, répliqua Lucia, nous serait-il venu, sans cette nuit que j’ai passée ? C’est Dieu qui a voulu que tout allât de cette manière : que sa volonté soit faite. » Et ses paroles vinrent mourir dans ses pleurs.

À cet argument inattendu, Agnese resta plongée dans ses réflexions. Après quelques moments de silence, Lucia, retenant ses sanglots, reprit ainsi : « À présent que la chose est faite, il faut nous soumettre de bon cœur ; et vous, ma pauvre mère, vous pouvez m’aider, d’abord en priant le Seigneur pour votre pauvre fille, et puis… il faut bien que ce pauvre jeune homme le sache. Prenez-en le soin ; faites encore cela pour moi ; car vous pouvez y penser, vous. Quand vous saurez où il est, faites-lui écrire, trouvez un homme… Tout juste votre cousin Alessio, qui est un homme prudent et charitable, qui nous a toujours voulu du bien, et qui ne jasera pas : faites-lui écrire par Alessio la chose comme elle est, le lieu où je me suis trouvée, tout ce que j’ai souffert, et que Dieu l’a voulu ainsi ; qu’il mette son cœur en paix, et que je ne puis plus à jamais appartenir à aucun homme ; le tout avec bonne manière pour lui faire comprendre la chose, pour expliquer que j’ai promis, que j’ai véritablement fait un vœu. Quand il saura que j’ai promis à la sainte Vierge… Il a toujours été religieux. Et vous, la première fois que vous aurez de ses nouvelles, faites-moi écrire, faites-moi savoir qu’il se porte bien ; et puis… ne me faites plus rien savoir. »

Agnese, profondément attendrie, assura sa fille que tout serait fait selon son désir.

« Je voudrais vous dire encore une chose, reprit celle-ci. Si ce pauvre jeune homme n’avait eu le malheur de penser à moi, il ne lui serait pas arrivé ce qui est arrivé. Il est errant par le monde ; on a détruit le bien-être vers lequel il était en bon chemin ; on lui a pris ce qu’il possédait, les économies qu’il avait faites, le malheureux, vous savez pourquoi… Et nous, nous avons tout cet argent. Oh ! ma mère, puisque Dieu nous a envoyé tant de bien, et qu’il est bien vrai que vous regardiez ce pauvre jeune homme comme vôtre… Oui, comme un fils ; oh ! partagez avec lui ; car sûrement l’aide de la Providence ne nous manquera pas. Cherchez une occasion sûre, et envoyez-lui la somme ; car Dieu sait combien il peut en avoir besoin.

— Eh bien, vois-tu ? c’est une chose que je ferai, ça, répondit Agnese ; je le ferai sûrement. Pauvre garçon ! Pourquoi penses-tu donc que je fusse si aise d’avoir cet argent ?… Ah !… j’étais venue ici toute contente. Enfin je lui enverrai sa moitié, pauvre Renzo ! Mais lui aussi… Je sais ce que je dis ; il est sûr que l’argent fait toujours plaisir à qui en a besoin ; mais ce ne sera pas cet argent-ci qui le fera engraisser. »

Lucia remercia sa mère de cette prompte et généreuse condescendance à sa prière, et ce fut avec une vivacité de gratitude, avec une chaleur de sentiment qui, pour peu qu’on l’eût observée, aurait fait juger qu’elle s’associait encore aux intérêts de Renzo plus peut-être qu’elle ne le croyait elle-même.

« Et que vais-je devenir sans toi ? dit Agnese en pleurant à son tour.

— Et moi sans vous, ma pauvre mère ? et dans une maison d’étrangers ? et là-bas dans ce Milan… ! Mais le Seigneur sera avec chacune de nous, et puis il nous fera revenir près l’une de l’autre. Dans huit ou neuf mois, nous nous reverrons ici ; et dans l’intervalle, ou même avant, j’espère, il aura arrangé les choses pour nous réunir tout de bon. Laissons-le faire. Je la demanderai toujours à la sainte Vierge, cette grâce. Si j’avais encore quelque chose à lui offrir, je le lui offrirais. Mais elle est si pleine de miséricorde qu’elle me l’obtiendra pour rien. »

Après des paroles semblables bien des fois répétées de regret et d’espérance, de douleur et de résignation, après maintes recommandations et non moins de promesses de garder l’important secret, après bien des larmes enfin et de longs embrassements renouvelés à plus d’une reprise, les deux femmes se séparèrent en se promettant réciproquement de se revoir l’automne prochain pour le plus tard, comme si la chose dépendait d’elles, et comme pourtant cela se fait toujours dans des cas semblables.

Cependant bien du temps s’écoula sans qu’Agnese pût rien apprendre sur le compte de Renzo. Point de lettres de lui, point de messages : toutes les personnes de l’endroit ou des environs auxquelles elle demandait de ses nouvelles, n’en savaient pas plus qu’elle à cet égard.

Et elle n’était pas la seule qui fît en vain de semblables recherches. Le cardinal Frédéric, qui n’avait pas dit par pure façon aux pauvres femmes qu’il prendrait des informations sur le malheureux jeune homme, avait en effet écrit aussitôt pour en avoir. De retour ensuite à Milan après sa visite pastorale, il avait reçu une réponse dans laquelle on lui disait qu’on n’avait rien pu découvrir sur l’individu désigné ; qu’à la vérité il avait fait quelque séjour chez un de ses parents dans le pays, où sa conduite n’avait donné lieu à aucune remarque, mais qu’un matin il avait disparu à l’improviste, et que ce parent lui-même ne savait ce qu’il était devenu et ne pouvait que répéter certains bruits vagues et contradictoires répandus dans la contrée ; comme, par exemple, qu’il s’était enrôlé pour le Levant, qu’il avait passé en Allemagne, qu’il avait péri en traversant un fleuve ; on ajoutait que l’on continuerait avec soin la recherche de ces renseignements et que, si l’on en obtenait de plus positifs, on s’empresserait d’en faire part à son Illustrissime et Révérendissime Seigneurie.

Plus tard, ces bruits et d’autres de même genre se répandirent aussi dans le territoire de Lecco et arrivèrent, par conséquent, aux oreilles d’Agnese. La pauvre femme faisait tout ce qu’elle pouvait pour découvrir la vérité, pour remonter à la source de tel ou tel récit ; mais elle ne parvenait jamais à se procurer que des on dit qui aujourd’hui encore suffisent pour faire attester tant de choses. Quelquefois, au moment où l’on venait de lui conter une histoire, quelqu’un arrivait qui la lui disait fausse de tout point, mais en échange lui en donnait une autre non moins étrange ou moins sinistre. Autant de contes : voici le fait.

Le gouverneur de Milan, capitaine général en Italie, don Gonzalo Fernandez de Cordova, avait fait grand bruit près monsieur le résident de Venise à Milan, sur ce qu’un brigand, un scélérat, un boute-feu de pillage et de massacre, le fameux Lorenzo Tramaglino, qui, dans les mains mêmes de la justice, avait excité une émeute pour se faire délivrer, sur ce qu’un tel homme avait été reçu et recueilli dans le territoire de Bergame. Le résident avait répondu que c’était la première nouvelle qu’il avait de ce fait, et qu’il écrirait à Venise pour pouvoir donner à Son Excellence telle explication que de raison.

On avait pour maxime, à Venise, de seconder et d’entretenir le penchant des ouvriers en soie milanais à venir s’établir sur le territoire bergamesque, et conséquemment de faire en sorte qu’ils y trouvassent de nombreux avantages, celui surtout sans lequel tous les autres ne sont rien, la sûreté. Comme cependant, entre deux plaideurs puissants, il faut toujours que peu ou prou le tiers ait sa part[88], Bartolo avait été averti en confidence, on ne sait par qui, que Renzo n’était pas bien dans ce pays-là et qu’il ferait sagement de se placer dans quelque autre fabrique, en changeant même de nom pour quelque temps. Bartolo comprit à demi-mot, n’en demanda pas davantage, courut dire la chose à son cousin, le prit avec lui dans une petite voiture, le conduisit à une autre filature éloignée de la sienne d’environ quinze milles, et le présenta, sous le nom d’Antonio Rivolta, au maître de cette fabrique, qui était comme lui originaire de l’État de Milan et l’une de ses anciennes connaissances. Celui-ci, quoique les temps fussent mauvais, ne se fit pas prier pour recevoir un ouvrier qui lui était recommandé comme probe et capable par un honnête homme qui s’y connaissait. À l’épreuve, ensuite, il n’eut qu’à se louer de son acquisition, si ce n’est que, dans le commencement, il lui avait paru que ce garçon devait être un peu étourdi de son naturel, parce que, quand on appelait Antonio, la plupart du temps il ne répondait pas.

Peu après, le capitaine de Bergame reçut de Venise un ordre d’un style assez calme, portant qu’il eût à s’informer et faire savoir si, dans le pays de sa juridiction, et notamment dans tel endroit, se trouverait telle personne. Le capitaine, après avoir fait ses recherches de la manière dont il avait compris qu’elles devaient être faites, adressa une réponse négative qui fut transmise au résident à Milan, pour qu’il la transmît lui-même à don Gonzalo Fernandez de Cordova.

Il ne manquait pas ensuite de curieux qui voulaient savoir de Bartolo pourquoi ce jeune homme n’était plus chez lui et où il était allé. À la première de ces questions, Bartolo répondait : « Que vous dirai-je ? il a disparu. » Pour se débarrasser de ceux qui insistaient davantage, sans leur donner motif de soupçonner ce qui en était réellement, il avait imaginé de les gratifier, tantôt l’un, tantôt l’autre, de renseignements que nous avons rapportés plus haut, les leur donnant toutefois comme choses incertaines qu’il avait lui-même entendu dire, sans avoir rien de positif à cet égard.

Mais lorsque la demande lui fut faite par suite de la commission du cardinal, sans qu’on nommât ce prélat, et avec un certain air d’importance et de mystère sous lequel on laissait entendre que c’était au nom d’un grand personnage, Bartolo ne s’en tint que plus sur ses gardes pour ne répondre que selon sa coutume ; et même, s’agissant d’un grand personnage, il donna toutes à la fois les informations qu’il avait débitées une à une dans les occurrences antérieures.

Qu’on ne croie point cependant que don Gonzalo, qu’un personnage d’une telle étoffe en voulût tout de bon au pauvre fileur montagnard ; qu’informé peut-être des irrévérences et des mauvais propos que celui-ci s’était permis envers son roi maure enchaîné par la gorge, il voulût les lui faire payer, ou qu’il le regardât comme un homme tellement dangereux qu’il fallût, même fugitif, le poursuivre, même éloigné, ne pas le laisser vivre, ainsi qu’avait fait le sénat romain pour Annibal. Don Gonzalo avait trop et de trop grandes choses en tête pour se donner tant de souci sur les faits et gestes de Renzo ; et s’il parut s’en donner, cela vint d’un concours singulier de circonstances par lesquelles le pauvre garçon, sans le vouloir ni le savoir, sans l’avoir su ni alors ni jamais, se trouva, par un fil des plus menus et comme imperceptibles, rattaché à ces trop nombreuses et trop grandes choses.



CHAPITRE XXVII.


Déjà plus d’une fois nous avons eu occasion de parler de la guerre, en ce moment très-active, qui s’était allumée au sujet de la succession de Vincent Gonzague, deuxième du nom. Mais cette occasion s’est toujours présentée lorsque nous étions fort pressés d’ailleurs, de sorte que nous n’avons jamais pu toucher ce point que par ricochet et en passant. Il devient cependant indispensable, pour l’intelligence de notre récit, que l’on ait à cet égard quelques notions plus circonstanciées. Ce sont des faits que connaissent les personnes instruites dans l’histoire ; mais comme, par un juste sentiment de nous-mêmes, nous devons supposer que notre livre ne sera lu que par des ignorants, il ne sera pas mal que nous donnions en quelques mots un aperçu de ces événements à ceux pour qui ce peut être nécessaire.

Nous avons dit qu’à la mort de ce duc, son plus proche héritier dans l’ordre naturel de succession, Charles Gonzague, chef d’une branche cadette transplantée en France où il possédait les duchés de Nevers et de Réthel, était entré en possession de Mantoue, et nous ajoutons maintenant de Montferrat, que cette hâte avec laquelle nous écrivions nous avait fait laisser au bout de la plume. La cour de Madrid, qui voulait à tout prix (et c’est encore une chose que nous avons dite) exclure de ces deux fiefs le nouveau prince à qui ils venaient d’échoir, mais qui pour l’exclure avait besoin d’une raison (car les guerres faites sans raisons seraient des guerres injustes), s’était déclarée pour les droits que prétendaient avoir sur Mantoue un autre Gonzague, Ferrante, prince de Guastalla ; sur le Montferrat, Charles-Emmanuel Ier, duc de Savoie, et Marguerite Gonzague, duchesse douairière de Lorraine. Don Gonzalo, qui était de la famille du grand capitaine[89] et en portait le nom, et qui avait déjà fait la guerre en Flandre, désireux outre mesure de diriger les opérations d’une guerre en Italie, était peut-être celui qui poussait le plus à la faire entreprendre ; et en attendant, interprétant les intentions et devançant les ordres de son gouvernement, il avait conclu avec le duc de Savoie un traité d’invasion et de partage du Montferrat, traité dont il avait ensuite facilement obtenu la ratification du comte-duc, en lui présentant comme fort aisée l’acquisition de Casal, qui était le point le mieux défendu de la portion assignée au roi d’Espagne dans ce partage. Il protestait néanmoins, au nom de son souverain, ne vouloir occuper le pays qu’à titre de dépôt, jusqu’au jugement que devait rendre l’empereur ; et ce prince, tant par les suggestions du dehors que par des motifs qui lui étaient propres, avait refusé l’investiture au nouveau duc, en lui enjoignant de remettre en séquestre entre ses mains les États qui faisaient le sujet du litige et qu’il remettrait lui-même à qui de droit, après avoir entendu les parties, injonction à laquelle le duc de Nevers avait refusé d’obtempérer.

Celui-ci avait de son côté des amis puissants, le cardinal de Richelieu, le sénat de Venise et le pape, qui était, comme nous l’avons dit, Urbain VIII. Mais le premier, alors occupé du siège de la Rochelle et engagé dans une guerre avec l’Angleterre, traversé d’ailleurs dans ses vues par le parti de la reine-mère, Marie de Médicis, qui, par certaines raisons à elle particulières, était contraire à la maison de Nevers, ne pouvait donner que des espérances. Les Vénitiens ne voulaient faire aucun mouvement ni même se déclarer, tant qu’une armée française ne serait pas descendue en Italie ; et tout en aidant sous main le duc autant que cela leur était possible, ils se tenaient, avec la cour de Madrid et le gouverneur de Milan, sur la ligne des protestations, des propositions, des exhortations menaçantes ou pacifiques selon les circonstances. Le pape recommandait le duc de Nevers aux amis de ce prince, intercédait en sa faveur auprès de ses adversaires, faisait des projets d’accommodement ; mais, pour ce qui était de mettre une armée en campagne, il ne voulait pas en entendre parler.

Ainsi les deux alliés pour l’offensive purent avec d’autant plus d’avantage commencer l’entreprise qu’ils avaient concertée. Le duc de Savoie était entré dans le Montferrat ; don Gonzalo s’était empressé de mettre le siège devant Casal, mais il n’y trouvait pas toute la satisfaction qu’il s’était promise ; car il ne faut pas croire que dans la guerre tout ne soit que roses. La cour ne l’aidait pas selon ses désirs, ou même le laissait manquer des moyens de succès les plus nécessaires ; l’allié avec lequel il opérait ne l’aidait que trop, c’est-à-dire qu’après avoir pris sa portion, il allait empiétant sur celle du roi d’Espagne. Don Gonzalo en enrageait plus qu’on ne peut dire ; mais craignant, pour peu qu’il fît de bruit, que Charles-Emmanuel, aussi actif en manœuvres secrètes et changeant dans ses alliances que vaillant à la tête d’une armée, ne se tournât vers la France, il était obligé de fermer les yeux, d’avaler le désagrément et de se taire. Son affaire du siège allait mal, traînait en longueur, reculait quelquefois au lieu d’avancer, tant par la contenance ferme, vigilante, résolue des assiégés, que parce qu’il avait lui-même peu de monde, et, au dire de quelques historiens, parce qu’il faisait de nombreuses sottises ; sur quoi nous laissons la vérité là où elle est, disposés même que nous sommes, dans le cas où la chose serait réellement telle que les historiens la rapportent, à n’y rien voir que de fort heureux, si par là il y a eu dans cette entreprise un peu moins d’hommes envoyés à l’autre monde ou privés de leurs membres, et même seulement, ceteris paribus, un peu moins de dommages aux toits de la ville de Casal. Ce fut dans ces conjonctures qu’il reçut la nouvelle de la sédition de Milan et qu’il accourut en personne dans cette ville.

Là, dans le compte qui lui fut rendu de ce qui s’était passé, il fut fait mention de la fameuse fuite de Renzo opérée par rébellion, des faits vrais ou supposés pour lesquels il avait été arrêté, et l’on ajouta que cet individu s’était réfugié sur les terres de Bergame. Cette circonstance fixa l’attention de don Gonzalo. Il était informé, d’autre part, qu’à Venise on avait levé la tête en apprenant l’émeute de Milan ; que, dans le principe, on y avait pensé qu’il serait par là contraint d’abandonner le siège de Casal, et que l’on continuait encore à le croire étourdi du coup et dans de grands soucis, d’autant plus qu’aussitôt après cet événement était arrivée la nouvelle, non moins désirée par messieurs de Venise que redoutée par lui-même, de la reddition de la Rochelle. Piqué au vif et par amour-propre personnel et comme homme d’État, de l’opinion où ces messieurs étaient sur son compte, il cherchait toutes les occasions de les convaincre, par voie d’induction, qu’il n’avait rien perdu de son ancienne assurance ; car dire tout simplement : je n’ai pas peur, c’est comme ne rien dire du tout. Un bon moyen, en pareil cas, est de jouer le mécontentement, de se plaindre, de réclamer ; et c’est pourquoi, lorsque le résident de Venise était venu lui faire sa visite et tâcher en même temps de lire sur son visage et dans son maintien ce qu’il avait dans l’âme (remarquez tout, c’est ici de la politique de cette vieille finaude), don Gonzalo, après avoir parlé du tumulte assez légèrement et en homme qui a paré à tout, fit, à propos de Renzo, le bruit que vous savez, et vous savez aussi ce qui en fut la suite. Son but ainsi rempli, il ne s’occupa plus d’une affaire aussi minime et, quant à lui, terminée ; et lorsque, assez longtemps après, la réponse lui parvint au camp devant Casal, où il était retourné et où il avait bien autre chose par l’esprit, il leva et remua la tête comme un ver à soie qui cherche sa feuille ; il fut un instant à tâcher de raviver dans sa mémoire cet incident dont il n’y restait plus qu’une ombre ; il se souvint du fait, eut une idée vague et fugitive du personnage, passa à un autre objet et ne songea plus à celui-ci.

Mais Renzo qui, par le peu qu’il avait entrevu, devait former toute autre conjecture que celle d’une si bénigne indifférence, n’eut pendant longtemps d’autre pensée, d’autre soin que de vivre caché. Il n’est pas besoin de dire s’il brûlait du désir de faire passer de ses nouvelles aux deux femmes et de recevoir des leurs ; mais deux grandes difficultés l’arrêtaient. La première était qu’il devait, pour cela, se confier à un secrétaire, attendu que le pauvre garçon ne savait pas écrire, ni même lire, dans l’acception rigoureuse du mot ; et si, interrogé à ce sujet, comme vous vous en souvenez peut-être, par le docteur Azzeca-Garbugli, il avait répondu affirmativement, ce ne fut point par vanterie et pour s’en faire accroire, car il est vrai qu’il savait lire les caractères imprimés, en y mettant un peu de temps ; mais l’écriture à la main est autre chose. Il lui fallait donc mettre un tiers au fait de ses affaires, lui révéler un secret dont il devait être si jaloux ; et, dans ce temps-là, un homme sachant tenir la plume et à qui l’on pût se fier ne se trouvait pas facilement, surtout si l’on était dans un pays où l’on n’eût pas d’anciennes connaissances. L’autre difficulté était d’avoir un messager, un homme qui allât précisément vers le lieu où la lettre serait adressée, qui voulût s’en charger et se donner réellement la peine de la faire rendre ; toutes choses qu’il n’était pas aisé non plus de rencontrer réunies dans le même homme.

Enfin, à force de se retourner, de chercher, il trouva ce quelqu’un qui pouvait écrire pour lui. Mais ne sachant si les femmes étaient encore à Monza ni où elles étaient, il jugea à propos de faire mettre la lettre pour Agnese dans une autre adressée au père Cristoforo. L’écrivain se chargea de plus de faire rendre le pli ; il le remit à un particulier qui devait passer à peu de distance de Pescarenico ; celui-ci le laissa, en le recommandant de son mieux, dans une auberge sur la route, et le plus près possible de l’endroit désigné ; ce pli étant destiné à un couvent, il y parvint, mais on n’a jamais su ce qu’ensuite il a pu devenir. Renzo, ne voyant point paraître de réponse, fit écrire une seconde lettre à peu près semblable à la première, et qui fut incluse dans une autre à l’adresse d’un de ses amis ou de ses parents à Lecco. On chercha un autre porteur, on le trouva ; cette fois la lettre arriva à sa destination. Agnese courut à Maggianico, se la fit lire et expliquer par cet Alessio, son cousin, dont il a été parlé plus haut ; elle concerta avec lui une réponse qu’il mit sur le papier ; on trouva moyen de l’envoyer à Antonio Rivolta, au lieu de sa résidence ; tout cela pourtant moins vite que nous ne le rapportons. Renzo reçut la réponse et fit récrire. Bref, il s’établit entre ces deux personnes une correspondance qui, sans être rapide ni régulière, put cependant, à travers ses interruptions, n’être pas discontinuée.

Mais pour avoir une idée d’un tel échange d’écrits, il faut un peu savoir comment ces sortes de choses se faisaient alors, ou plutôt comment elles se font ; car je ne crois pas qu’en ce point il y ait eu grand changement depuis cette époque.

Le paysan qui ne sait pas écrire, et qui a besoin d’écrire cependant, s’adresse à quelqu’un qui possède cet art, en le choisissant, autant que possible, parmi ceux de sa condition, parce qu’il n’ose pas envers d’autres ou ne se fie pas à eux. Il l’informe, avec plus ou moins d’ordre et de clarté, des antécédents, et lui expose de la même manière les idées à coucher sur le papier. L’homme lettré comprend une partie du thème, devine à peu près le reste, donne quelques conseils, propose quelques changements, et dit : Laissez-moi faire ; puis il prend la plume, met le mieux qu’il peut, sous une forme épistolaire, les pensées de l’autre, les corrige, les tourne d’une meilleure façon, charge sur certains points, éteint l’effet sur d’autres, se permet jusqu’aux omissions, selon qu’il juge, par ces divers moyens, donner plus de perfection à son œuvre ; car on a beau faire, celui qui en sait plus que les autres ne veut pas être un instrument matériel dans leurs mains, et s’il se mêle de leurs affaires, ce n’est jamais sans qu’il prétende y mettre un peu du sien. Malgré tout cela, notre lettré ne parvient pas toujours à dire les choses comme il le voudrait ; il lui arrive même quelquefois de les dire d’une façon toute différente, et cela nous arrive bien, à nous autres qui écrivons pour nous faire imprimer. Lorsque la lettre ainsi composée arrive dans les mains du correspondant, si celui-ci n’a pas non plus grand usage de l’A B C, il la porte à un autre savant, de même calibre, pour se la faire lire et tirer au clair. Des difficultés s’élèvent sur la manière de l’entendre, parce que la partie intéressée, se fondant sur la connaissance qu’elle a des faits antérieurs, prétend que certains mots signifient une chose ; le lecteur, s’en tenant à son expérience dans la composition, soutient qu’ils en signifient une autre. Finalement, il faut que celui qui ne sait pas se mette dans les mains de celui qui sait et le charge de la réponse, laquelle, faite comme l’a été la première lettre, est ensuite soumise à une interprétation semblable. Que si, par-dessus le marché, le sujet de la correspondance est un peu délicat, s’il faut y traiter des affaires secrètes qu’on ne voudrait point laisser comprendre à un tiers dans le cas où la lettre viendrait à s’égarer ; si, dans cette vue, on y a porté l’intention positive de ne pas dire les choses bien clairement, alors, pour peu que la correspondance dure, ceux entre qui elle a lieu finissent par s’entendre comme s’entendaient autrefois deux scolastiques, après avoir disputé quatre heures sur l’entéléchie[90] : pour ne pas prendre notre similitude plus près de nous, car nous ne voudrions pas nous faire donner sur les doigts.

Or le cas de nos deux correspondants était tout à fait celui que nous venons de dépeindre. La première lettre écrite au nom de Renzo roulait sur plusieurs sujets. D’abord, après un récit de sa fuite, beaucoup plus concis, mais aussi plus embrouillé que celui que vous avez lu, elle donnait quelques détails sur la position actuelle du jeune homme, détails tournés de façon que ni Agnese ni son trucheman ne purent, à beaucoup près, y puiser de quoi se former à cet égard une idée claire et complète ; un avis secret, un changement de nom, la sûreté obtenue, mais la nécessité de se tenir caché, toutes choses peu familières par elles-mêmes à leur intelligence, et qui de plus étaient dites dans la lettre en termes assez énigmatiques. Puis venaient des demandes pleines d’inquiétudes, pleines de chaleur sur les aventures de Lucia, avec des mots obscurs et qui peignaient une vive douleur, sur les bruits répandus à ce sujet et venus jusqu’aux oreilles de Renzo. Enfin des espérances incertaines et éloignées, des projets jetés en avant pour l’avenir, et, en attendant, la promesse et la prière, répétées à plusieurs reprises, de maintenir la foi jurée, de ne perdre ni patience ni courage et d’attendre des temps meilleurs.

Au bout d’un peu de temps, Agnese trouva une voie sûre pour faire parvenir dans les mains de Renzo une réponse, avec les cinquante écus que lui avait destinés Lucia. À la vue de tant d’or, il ne sut que penser ; et dans un étonnement et une incertitude qui ne laissaient pas accès dans son âme à la satisfaction, il courut chercher son secrétaire pour se faire expliquer la lettre et avoir la clef d’un mystère aussi étrange.

Dans la lettre, le secrétaire d’Agnese, à la suite de quelques plaintes sur le peu de clarté de celle à laquelle on répondait, racontait, avec une clarté à peu près égale, l’épouvantable histoire de cette personne (c’est l’expression qu’il employait) : et ici il expliquait le fait des cinquante écus ; puis il en venait à parler du vœu, mais par voie de périphrases, ajoutant, en termes plus directs et plus positifs, le conseil de mettre son cœur en paix et de n’y plus penser.

Peu s’en fallut que Renzo ne s’attaquât à son interprète : il tremblait, il frémissait d’horreur, de fureur, et pour ce qu’il avait compris, et pour ce qu’il n’avait pu comprendre. Trois ou quatre fois il se fit relire le terrible écrit, tantôt croyant le mieux saisir, tantôt trouvant obscur ce qui lui avait paru clair à la première lecture. Et dans cette fièvre de passions qui le dévorait, il voulut que son secrétaire mît sur-le-champ la main à la plume et fît la réponse. Après les expressions les plus fortes de terreur et de pitié sur les événements arrivés à Lucia. « Écrivez, » poursuivit-il en dictant, « que pour ce qui est de me mettre le cœur en paix, je n’en veux rien faire et ne le ferai jamais : que ce ne sont pas des avis à donner à un garçon comme moi ; que quant à l’argent je n’y toucherai pas, que je le mets de côté et le tiens en dépôt pour la dot de la jeune fille ; que la jeune fille doit être ma femme ; que cette promesse dont on parle n’est rien pour moi ; que j’ai toujours entendu dire que la sainte Vierge prend part à nos affaires pour assister les affligés, pour nous obtenir des grâces, mais non pour faire fâcher les gens et les faire manquer à leur parole ; que cela ne peut pas être ; qu’avec cet argent nous avons de quoi nous établir ici ; que si dans ce moment je suis dans une position un peu embrouillée, c’est une bourrasque qui passera bientôt ; » et autres choses semblables.

Agnese reçut cette lettre, fit écrire de nouveau, et la correspondance continua de la manière que nous avons fait connaître.

Lucia, lorsque sa mère eut pu, je ne sais par quel moyen, lui faire savoir que celui à qui on s’intéressait était vivant, en sûreté et averti, éprouva un grand soulagement de cette annonce, et ne désira plus autre chose sinon qu’il l’oubliât, ou, pour parler bien exactement, qu’il pensât à l’oublier. De son côté elle formait cent fois le jour une résolution semblable relativement à lui, et faisait tout ce qui dépendait d’elle pour la mettre à exécution. Elle était assidûment au travail, elle cherchait à s’y donner tout entière : lorsque l’image de Renzo se présentait à son esprit, elle se mettait à dire ou à chanter des prières mentalement. Mais pour l’ordinaire cette image, comme si elle avait eu de la malice, ne venait pas ainsi d’emblée et à découvert ; elle s’introduisait furtivement à la suite d’autres images, de manière que l’esprit où elle voulait être reçue ne s’aperçût de sa présence que lorsque déjà depuis quelque temps elle y avait pris sa place. La pensée de Lucia était souvent auprès de sa mère ; comment aurait-elle pu ne pas y être ? et le Renzo idéal venait tout doucement se mettre en tiers avec elle, comme le Renzo véritable l’avait fait tant de fois, il se glissait de même avec toutes les personnes, dans tous les lieux, parmi tous les objets que les souvenirs du passé reproduisaient à l’imagination de celle qui s’efforçait de le repousser. Et si la pauvre fille se laissait aller quelquefois à rêver sur son avenir, il s’y montrait encore, ne fût-ce que pour dire : Ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’y serai pas. Cependant si ne plus penser à lui était une entreprise sans espoir de succès, elle parvenait jusqu’à un certain point à ne pas y penser autant ni d’une manière aussi vive que l’eût voulu son cœur. Elle y aurait même mieux réussi, si elle eût été seule à le vouloir. Mais dona Prassède était là, dona Prassède qui, tout occupée de son côté à la guérir de son attachement pour un tel homme et à l’effacer de sa mémoire, n’avait pas trouvé de meilleur expédient pour atteindre ce but que de lui en parler souvent. « Eh bien ? lui disait-elle, ne pensons-nous plus à ce personnage ?

— Je ne pense à personne, » répondait Lucia.

Dona Prassède ne se contentait pas d’une semblable réponse ; elle répliquait qu’il fallait des faits et non des paroles ; elle s’étendait sur l’habitude des jeunes filles qui, disait-elle, « lorsqu’elles ont donné leur cœur à un mauvais sujet (et c’est là toujours qu’elles inclinent), ne savent plus s’en détacher. Qu’un parti honnête, raisonnable, un mariage avec un brave homme, avec l’homme qui leur convient, qu’un tel parti vienne à manquer par quelque accident, elles sont bien vite consolées ; mais si c’est un vaurien, la plaie est incurable. » Et alors commençait le panégyrique du malheureux absent, de ce misérable venu à Milan pour voler et assassiner ; elle voulait faire avouer à Lucia les méchantes actions que ce mauvais garnement devait avoir faites dans son pays même.

Lucia, d’une voix tremblante par la timidité, par la douleur et par autant d’irritation que lui en pouvaient permettre la douceur de son âme et son humble fortune, affirmait que ce pauvre jeune homme, dans son pays, n’avait jamais fait parler de lui qu’à son avantage ; elle aurait voulu, disait-elle, qu’il y eût là quelqu’un de l’endroit pour rendre témoignage à cet égard. Elle le défendait même sur les aventures de Milan, quoiqu’elle en ignorât les circonstances, mais par la connaissance qu’elle avait du caractère de celui que l’on accusait et de la conduite qu’il avait toujours tenue dès son plus jeune âge. Elle le défendait ou se proposait de le défendre par simple devoir de charité, par amour du vrai, et, pour employer le terme par lequel elle s’expliquait à elle-même sa pensée, comme son prochain. Mais dona Prassède puisait dans ces apologies de nouveaux arguments pour convaincre Lucia que son cœur était encore éperdûment épris de cet homme ; et, en vérité, dans ces moments-là, je ne saurais trop dire ce qui en était. L’indigne portrait que la vieille dame faisait du malheureux fugitif réveillait, par opposition, dans l’esprit de la jeune fille, et d’une manière plus vive et plus claire que jamais, l’idée qu’elle s’était formée de lui par une si longue habitude de le voir et de le juger ; les souvenirs qu’elle étouffait avec tant de peine revenaient en foule l’assaillir ; le mépris et l’aversion prodigués à celui qui fut son fiancé rappelaient à sa pensée tous les motifs qu’elle avait eus depuis si longtemps de l’estimer, tous ceux qui avaient déterminé pour lui sa sympathie ; une haine aveugle et violente la portait plus encore à la pitié ; et parmi ces divers sentiments, qui pourrait dire jusqu’à quel point trouvait place peut-être celui qui s’introduit si facilement à leur suite dans les âmes, et qui se loge d’autant plus volontiers dans celles d’où l’on veut le chasser par force ? Quoi qu’il en pût être sur cette question, l’entretien, du côté de Lucia, ne pouvait jamais se prolonger beaucoup ; car ses paroles venaient bientôt expirer dans ses pleurs.

Si dona Prassède avait été portée à la traiter ainsi par quelque haine ancienne dont elle eût été animée contre elle, peut-être ces larmes l’auraient-elles vaincue et engagée au silence ; mais, croyant ne parler que pour le bien, elle insistait sans se laisser détourner de son but ; de même que des gémissements et des cris de supplication peuvent bien quelquefois arrêter l’arme d’un ennemi, mais non le fer de l’homme de l’art qui ne veut que guérir en faisant éprouver des souffrances. Après avoir cependant bien rempli pour une fois son devoir selon l’idée qu’elle s’en était faite, elle passait de la rudesse des mercuriales aux exhortations, aux conseils, entremêlés même de quelques éloges, pour tempérer ainsi l’aigre par la douceur, et mieux opérer l’effet qu’elle avait en vue, en employant tous les moyens sur l’âme dont elle voulait la cure. Sans doute, de ces débats, dont le commencement, le milieu et la fin étaient toujours à peu près les mêmes, il ne restait pas à la bonne Lucia ce qui se pourrait proprement appeler du ressentiment contre son acerbe et opiniâtre sermonneuse, qui du reste en toute autre chose la traitait avec beaucoup de douceur, et sur ce point même ne se montrait sévère que dans une bonne intention ; mais, ce qui lui en restait, c’était à chaque fois un renouvellement, un réveil de pensées et de sentiments par l’effet duquel il lui fallait ensuite bien du temps et de la peine pour revenir à ce calme tel quel où elle pouvait être avant que le sermon commençât.

Heureusement elle n’était pas la seule à qui dona Prassède eût à faire du bien ; de sorte que les gronderies ne pouvaient pas être aussi fréquentes que si les pensées de la dame eussent été moins partagées. En outre de ses autres domestiques, tous cerveaux qui, dans son opinion, demandaient plus ou moins à être redressés et dirigés, en outre de toutes les occasions où elle pouvait, par bonté de cœur, avoir à remplir le même office envers bien des gens vis-à-vis desquels elle n’était tenue à rien, occasions qu’elle recherchait si elles ne venaient s’offrir d’elles-mêmes, elle avait cinq filles, dont aucune n’était auprès d’elle, mais qui ne lui donnaient que plus à faire par leur absence. Trois étaient religieuses, deux mariées ; et dona Prassède avait ainsi trois monastères et deux familles à surveiller comme surintendante : entreprise vaste, compliquée et d’autant plus fatigante que deux maris, soutenus par des pères, des mères, des frères, et trois abbesses, appuyées par d’autres personnes constituées en dignité et par nombre de religieuses, ne voulaient pas accepter sa surintendance. C’était une guerre, ou plutôt cinq guerres, dissimulées et polies jusqu’à un certain point, mais vives et sans trêve aucune ; c’était dans chacun de ces lieux une attention continuelle à se soustraire à sa sollicitude, à fermer l’accès à ses avis, à éluder ses questions, à s’arranger de manière qu’elle ignorât, autant que c’était possible, tout ce qui pouvait s’y faire. Je ne parle pas des contestations, des difficultés qu’elle rencontrait dans la conduite d’autres affaires auxquelles elle était plus étrangère encore ; on sait que le plus souvent les hommes ont besoin qu’on fasse leur bien malgré eux. Mais le lieu où son zèle pouvait s’exercer le plus librement, était l’intérieur de sa maison : là toute personne était sujette, en tout et pour tout, à son autorité ; toute personne, hormis don Ferrante, avec lequel les choses se passaient d’une façon toute particulière.

Homme voué à l’étude, il n’aimait ni à commander ni à obéir. Que dans toutes les affaires de la maison madame son épouse fût la maîtresse, à la bonne heure ; mais qu’il fût à ses ordres, non ; et s’il cédait à sa demande en lui prêtant dans l’occasion le ministère de sa plume, c’était parce que son goût l’y portait. Du reste, en cela même, il savait fort bien répondre par un refus, lorsqu’il ne partageait pas l’avis de madame sur ce qu’elle voulait lui faire écrire. « Industriez-vous, lui disait-il dans ces cas-là ; agissez de vous-même, puisque la chose vous paraît si claire. » Dona Prassède, après avoir tenté pendant quelque temps, et toujours en vain, de l’amener de son habitude de laisser faire à celle de faire lui-même, avait fini par se borner à murmurer souvent contre lui, à le qualifier de paresseux, d’homme obstiné dans ses idées, de savant, titre qu’au milieu même de sa douleur, elle ne lui donnait pas sans quelque complaisance.

Don Ferrante passait de longues heures dans son cabinet, où il avait une collection de livres considérable, près de trois cents volumes ; tous livres choisis, toutes œuvres des plus renommées et traitant de diverses matières dans chacune desquelles il était plus ou moins versé. En astrologie, il passait à bon droit pour être plus qu’amateur ; car il ne possédait pas seulement ces notions générales et ce vocabulaire commun à tous d’influences, d’aspects, de conjonctions ; mais il savait parler à propos, et comme l’eût fait un professeur dans sa chaire, des douze maisons du ciel, des grands cercles, des degrés lumineux ou ténébreux, d’exaltation et de dégradation, de passages et de révolutions, en un mot des principes les plus certains et les plus cachés de la science. Et depuis vingt ans peut-être il soutenait, dans des disputes fréquentes et prolongées, la domification[91] de Cardan contre un autre savant attaché avec une sorte de fureur à celle d’Alchatitius ; par pure obstination, disait don Ferrante, qui, reconnaissant volontiers la supériorité des anciens, ne pouvait cependant souffrir cette manie de ne vouloir jamais donner raison aux modernes, alors même qu’elle était évidemment de leur côté. Il connaissait aussi d’une manière plus qu’ordinaire l’histoire de la science ; il savait au besoin citer les plus célèbres prédictions vérifiées, et raisonner avec autant de subtilité que d’érudition sur d’autres non moins fameuses qui avaient failli, pour démontrer que le tort n’en était point à la science, mais à ceux qui n’avaient pas su en faire l’application.

Il avait cherché à s’instruire dans la philosophie ancienne autant que ce pouvait être nécessaire, et il ajoutait tous les jours à ses connaissances dans cette partie par la lecture de Diogène Laërce. Comme cependant les systèmes, quelque attrayants qu’ils soient, ne peuvent tous être adoptés, et que pour être philosophique il faut choisir un auteur, don Ferrante avait fait choix d’Aristote, qui, disait-il, n’est ni ancien ni moderne, mais est philosophe sans plus. Il avait aussi diverses œuvres des disciples de ce maître les plus savants et les plus subtils : quant à celles de ses adversaires, il n’avait jamais voulu les lire, pour ne pas perdre son temps, disait-il, ni les acheter, pour ne pas perdre son argent. Toutefois, et par exception, il donnait place dans sa bibliothèque aux célèbres vingt-deux livres de Subtilitate et à quelques autres ouvrages anti-péripatéticiens de Cardan, par égard pour le savoir de cet auteur en astrologie ; disant que celui qui avait pu écrire le traité de Restitutione temporum et motuum cœlestium et le livre Duodecim geniturarum méritait d’être écouté lors même qu’il déraisonnait ; que le grand défaut de cet homme avait été d’avoir trop de génie, et que personne ne pouvait dire jusqu’où il serait arrivé en philosophie même s’il avait pris la bonne voie. Du reste, quoique don Ferrante fût regardé par les savants comme un péripatéticien consommé, il ne pensait pas lui-même en savoir assez à cet égard ; et plus d’une fois il dit, avec beaucoup de modestie, que l’essence, les universaux, l’âme du monde et la nature des choses n’étaient pas aussi faciles à entendre qu’on pourrait bien le croire.

Quant aux sciences naturelles, il s’en était fait un passe-temps plutôt qu’une étude. Les œuvres mêmes d’Aristote sur cette matière, comme aussi celles de Pline, étaient des pages qu’il avait plutôt lues qu’étudiées ; néanmoins, par cette lecture, par quelques notions qu’il avait incidemment recueillies dans des traités de philosophie générale et par ce qu’il avait pu saisir en parcourant la Magie naturelle de Porta, les trois histoires Lapidum, Animalium, Plantarum de Cardan, le traité des herbes, des plantes, des animaux, d’Albert le Grand, et quelques autres ouvrages de moindre importance, il s’était mis à même de pouvoir, lorsque l’occasion s’en présentait, faire très-convenablement sa partie dans une conversation, en raisonnant sur les vertus les plus remarquables et les propriétés les plus curieuses d’un grand nombre de simples ; en décrivant exactement les formes et les habitudes des sirènes et de l’unique phénix ; en expliquant comment la salamandre se tient au milieu du feu sans brûler, comment un tout petit poisson tel que la rémore peut avoir assez de force et d’adresse pour arrêter tout court en haute mer le plus grand navire, comment les gouttes de rosée deviennent des perles dans le sein des jonquilles ; comment le caméléon se nourrit d’air ; comment la glace, lentement durcie dans le cours des siècles, finit par produire le cristal ; et autres merveilleux secrets de la nature.

Il avait approfondi davantage ceux de la magie et de la sorcellerie, cette science, dit notre anonyme, étant beaucoup plus en vogue et plus nécessaire, et les faits y ayant une tout autre importance, en même temps qu’ils sont plus à portée d’être vérifiés. Il n’est pas besoin de dire que dans une semblable étude il n’avait jamais eu d’autre but que de s’instruire et de connaître à fond l’art détestable des sorciers, pour pouvoir s’en garer et s’en défendre. Prenant essentiellement pour guide le grand Martin Delrio (l’homme de la science), il était en état de parler ex professo sur le maléfice d’amour, le maléfice somnifère, le maléfice hostile, et sur les innombrables espèces de ces trois genres capitaux de sortilèges que l’on ne voit que trop, dit encore notre anonyme, dans le cours de la vie et parmi le monde, où ils produisent de si tristes effets. Les connaissances de don Ferrante en histoire, et surtout dans l’histoire universelle, n’étaient ni moins vastes ni moins bien établies, et ses auteurs de prédilection étaient Tarcagnota, Dolce, Rugati, Campana, Guazzo, les plus renommés en un mot de ceux dont cette science avait exercé la plume.

Mais qu’est-ce que l’histoire, disait souvent don Ferrante, sans la politique ? Un guide qui avance toujours sans avoir après lui personne à qui montrer le chemin, et par conséquent fait bien des pas en pure perte ; de même que la politique sans l’histoire est comme un homme qui marche sans guide. Il avait donc un rayon de sa bibliothèque affecté aux publicistes. Là, parmi plusieurs écrivains d’une importance et d’un renom secondaires, se montraient Bodin, Cavalcanti, Sansovino, Paruta, Boccalini. Il existait cependant sur ces sortes de matières deux livres que don Ferrante plaçait de beaucoup au-dessus de tous les autres, deux livres que jusqu’à une certaine époque il appela les premiers de tous, sans pouvoir jamais décider auquel des deux ce rang pouvait exclusivement appartenir. L’un était le Prince et les Discours du célèbre secrétaire florentin, esprit mauvais, j’en conviens, disait don Ferrante, mais profond ; l’autre, la Raison d’État, du non moins célèbre Giovanni Botero, honnête homme, disait-il encore, mais adroit et subtil. Mais peu de temps avant l’époque dans laquelle est circonscrite notre histoire, avait paru le livre qui mit fin à cette question de prééminence, en prenant le pas même sur les œuvres de ces deux matadors, comme les appelait don Ferrante ; le livre où se trouvent resserrées dans un étroit espace, et comme distillées, toutes les malices humaines, pour qu’on les puisse connaître, et toutes les vertus, pour qu’on les puisse pratiquer ; ce livre, tout petit, mais tout d’or, en un mot, le Statista regnante, de don Valeriano Castiglione, de cet homme illustre par-dessus tous, de qui l’on peut dire que les plus grands savants l’exaltaient à l’envi, que les plus grands personnages s’efforçaient de se l’enlever ; de cet homme que le pape Urbain VIII honora, comme on sait, de magnifiques éloges ; que le cardinal Borghese et le vice-roi de Naples, don Pierre de Tolède, pressèrent d’écrire, l’un la vie du pape Paul V, l’autre les guerres du roi catholique en Italie, tous deux inutilement ; de cet homme que Louis XIII, roi de France, d’après le conseil du cardinal de Richelieu, nomma son historiographe ; à qui le duc Charles-Emmanuel de Savoie conféra la même charge ; de cet homme enfin, et pour ne point parler de ses autres titres de gloire, que la duchesse Christine, fille du roi très-chrétien Henri IV, loua si dignement lorsqu’elle consigna dans un diplôme, parmi nombre de qualifications honorables qu’elle lui donnait, l’assurance qu’il obtenait désormais en Italie la réputation de premier écrivain du siècle[92]. »

Mais si, dans toutes les sciences qui viennent d’être mentionnées, don Ferrante pouvait être considéré comme un homme instruit, il en était une dans laquelle il méritait et avait le titre de professeur, c’était celle de la chevalerie. Non-seulement il en parlait en maître, mais, appelé souvent à intervenir dans des affaires d’honneur, il rendait toujours quelque décision. Il possédait dans sa bibliothèque, et l’on peut dire dans sa tête, les œuvres des écrivains les plus renommés dans cette partie : Paris del Pozzo, Fausto da Longiano, Urrea, Muzzio, Romei, Albergato, le Forno primo et le Forno secondo, de Torquato Tasso ; et quant à ce dernier, il avait toujours tout prêts dans la mémoire et pouvait citer au besoin tous les passages de sa Jérusalem délivrée comme de sa Jérusalem conquise, qui peuvent faire texte en matière de chevalerie. Mais l’auteur des auteurs, à son avis, était notre célèbre François Birago, avec lequel il se trouva même plus d’une fois associé pour des jugements à rendre en affaires d’honneur, et qui de son côté parlait de don Ferrante en termes qui dénotaient une estime toute particulière. Dès le moment où parurent les Discursi cavallereschi de cet illustre écrivain, don Ferrante pronostiqua sans hésitation que cet ouvrage ruinerait l’autorité d’Olevano, et resterait, avec ses nobles frères, comme un code désormais en première ligne auprès de la postérité ; prophétie, dit l’anonyme, dont chacun depuis a pu reconnaître la justesse.

De là celui-ci passe aux belles-lettres ; mais nous commençons à mettre en doute que le lecteur soit bien jaloux de le suivre dans cette revue des études de notre savant, et déjà même nous craignons d’avoir mérité le titre de servile copiste pour nous-mêmes, et celui d’ennuyeux à partager avec ce digne homme d’Auvergne, pour nous être aussi débonnairement attaché à ses pas dans une digression qui n’avait que faire avec le récit principal, digression où probablement il ne s’est aussi longtemps arrêté que pour étaler tout le luxe de son savoir et montrer qu’il était à la hauteur de son siècle. C’est pourquoi, laissant écrit ce qui est écrit, afin qu’il ne soit pas dit que nous avons travaillé pour rien, nous omettrons le reste et reprendrons le fil de notre histoire, d’autant que nous avons à y faire un assez long chemin sans rencontrer aucun de nos personnages et plus de chemin encore avant de retrouver ceux auxquels sûrement le lecteur s’intéresse le plus, si tant est qu’il s’intéresse à quelque chose dans tout ceci.

Jusqu’à l’automne de l’année suivante 1629, ils demeurèrent tous, les uns de gré, les autres de force, à peu près dans l’état où nous les avons laissés, sans qu’il leur arrivât ou que quelqu’un d’entre eux fût dans le cas de faire des choses dignes d’être racontées. Cet automne vint enfin, celui, comme l’on sait, où Agnese et Lucia avaient compté se revoir ; mais un grand événement public fit que cette attente fut trompée, et ce fut certainement l’un de ses moindres effets. D’autres grands événements suivirent qui n’apportèrent pas un changement notable dans le sort de nos personnages. Enfin, d’autres faits plus généraux, où l’action fut plus violente et atteignit à des points plus extrêmes, arrivèrent jusqu’à eux, jusqu’aux derniers d’entre eux, selon l’échelle des rangs parmi les humains ; de même qu’un ouragan dont la fureur s’étend au loin dans sa marche vagabonde, en même temps qu’il déracine les arbres, qu’il bouleverse les toits des édifices, qu’il abat les clochers, qu’il renverse les murailles et couvre le sol de leurs débris, soulève aussi les brins de paille cachés sous l’herbe, va chercher dans les recoins les feuilles desséchées et légères qu’un vent moins fort y avait poussées, et les emporte parmi la proie que lui livrent ses ravages.

Maintenant, pour que les aventures privées qui nous restent à raconter puissent être présentées d’une manière assez claire, il faut absolument que nous les fassions précéder d’un exposé tel quel des circonstances générales, en les reprenant même d’un peu plus haut.



CHAPITRE XXVIII.


Après la sédition du jour de Saint-Martin et du lendemain à Milan, l’abondance parut être revenue comme par enchantement dans cette ville, le pain était à discrétion chez tous les boulangers ; le prix, comme dans les années les plus heureuses ; celui des farines, à proportion. Les hommes qui avaient passé ces deux jours à vociférer ou faire pis encore, ceux-là maintenant, et si l’on en excepte les quelques-uns qui s’étaient laissé prendre, avaient pleinement sujet de s’applaudir. Aussi, le premier effroi des arrestations passé, ne tardèrent-ils pas à se remettre en mouvement pour fêter leur victoire. Sur les places publiques, dans les carrefours, dans les cabarets, ce n’était que bruyantes réjouissances auxquelles on se livrait sans gêne, tandis que tout bas on se félicitait, en s’en glorifiant, d’avoir enfin trouvé le moyen à prendre pour faire baisser le prix du pain. Cependant, au milieu de cette jubilation si grande, régnait (et cela pouvait-il ne pas être ?) une certaine inquiétude, une sorte de pressentiment que tant de bien ne durerait pas. On assiégeait les boulangers et les marchands de farine, comme on l’avait fait dans cette autre abondance factice et passagère qu’avait procurée le premier tarif d’Antonio Ferrer ; tous consommaient sans économie ; ceux qui avaient quelques sous en réserve les employaient en pain et en farine ; ils en faisaient provision dans des caisses, dans de petits tonneaux, dans des chaudrons. Ainsi, en jouissant à l’envi du bon marché actuel, je ne dirai pas qu’ils en rendaient la longue durée impossible, car elle l’était d’elle-même, mais ils faisaient devenir toujours plus difficile sa continuation même momentanée. Tel était l’état des choses lorsque, le 15 novembre, Antonio Ferrer, de orden de Su Excelencia[93], fit paraître une ordonnance portant inhibition pour quiconque aurait des grains ou des farines dans sa demeure, d’acheter de ces denrées en quelque quantité que ce pût être, et pour toute personne d’acheter du pain plus que pour sa consommation de deux jours, sous telles peines pécuniaires et corporelles que de droit, au jugement de Son Excellence ; injonctions à ceux que ce devoir regardait, comme à tout autre, de dénoncer les contraventions ; ordre aux juges de faire des recherches dans les maisons qui leur seraient indiquées, et en même temps nouveau commandement aux boulangers d’avoir leurs boutiques bien pourvues de pain, sous peine, en cas de désobéissance, de cinq ans de galère, ou plus forte punition au jugement de Son Excellence. Celui qui peut se figurer une telle ordonnance exécutée doit être doué d’une faculté imaginative fort étendue ; et si toutes celles qui paraissaient en ce temps-là étaient suivies de l’effet, le duché de Milan devait avoir au moins autant de gens en mer que la Grande-Bretagne peut y en tenir maintenant.

Quoi qu’il en soit, en ordonnant aux boulangers de faire beaucoup de pain, il fallait aussi faire en sorte que la matière première du pain ne leur manquât pas. On avait imaginé, par l’étude qui se fait toujours en temps de disette des moyens de réduire en pain des substances alimentaires consommées ordinairement sous une autre forme, on avait imaginé, dis-je, de faire entrer le riz dans la composition du pain dit de mélange. Le 23 novembre, ordonnance qui séquestre, pour être tenue à la disposition du vicaire et de douze conseillers de provision, la moitié du riz brut[94] que chacun peut posséder, on l’appelait et on l’appelle encore dans le pays risone, sous peine, pour quiconque s’en dessaisirait sans la permission de ces messieurs, de la perte de la denrée, et d’une amende de trois écus par muid, ce qui est, comme on voit fort honnête.

Mais ce riz, il fallait le payer, et à un prix hors de toute proportion avec celui du pain. La ville avait été chargée de couvrir la différence vraiment énorme ; mais le conseil des décurions, qui avait assumé pour elle cette obligation, délibéra, le même jour 23 novembre, de représenter au gouverneur l’impossibilité où elle serait d’en supporter plus longtemps le poids ; et le gouverneur, par ordonnance du 7 décembre, fixa le prix de cette qualité de riz à douze livres le muid, soumettant celui qui en demanderait un prix plus élevé, comme celui qui refuserait de vendre, à la perte de la denrée et à une amende de valeur égale, et plus forte peine pécuniaire et même corporelle, jusqu’à la galère, au jugement de Son Excellence, selon la nature des cas et la qualité des personnes.

Le riz mondé avait déjà été taxé avant l’émeute, comme il est probable que le tarif ou, pour employer une dénomination très-célèbre dans les temps modernes, le maximum du froment et des autres grains plus communs fut fixé par d’autres ordonnances que nous n’avons pas eu occasion de voir.

Le pain et la farine ayant été ainsi maintenus à bon marché à Milan, il s’ensuivit que de la campagne on y accourait en foule pour se pourvoir de l’un et de l’autre. Don Gonzalo, pour obvier à cet inconvénient, comme il l’appelle, défendit, par une autre ordonnance du 15 décembre, d’emporter du pain hors de la ville pour une valeur de plus de vingt sous, sous peine de la perte du pain ainsi emporté et de vingt-cinq écus, et en cas d’insolvabilité, de deux traits de corde donnés en public, et de plus forte punition encore, toujours au jugement de Son Excellence. Le 22 du même mois (et l’on ne voit pas pourquoi ce fut si tard), il publia un ordre semblable pour les farines et pour les grains.

La multitude avait voulu faire arriver l’abondance par le pillage et l’incendie, le gouvernement voulait la conserver par la galère et par la corde. Les moyens étaient assortis entre eux ; mais, quant à leur rapport avec le but, le lecteur en juge dès ce moment ; il verra bientôt quelle fut en effet leur puissance pour atteindre ce but. Une autre chose facile à voir et bonne peut-être à remarquer est la connexion qui existe nécessairement entre des mesures aussi étranges. Chacune ici était la conséquence inévitable de celle qui l’avait précédée, et toutes découlaient de la première, qui avait taxé le pain à un prix si éloigné de son prix réel, de celui qui serait naturellement résulté de la proportion entre les besoins et les moyens d’y satisfaire. Un tel expédient a toujours paru et dû paraître à la multitude aussi conforme à l’équité que simple dans ses combinaisons et facile à mettre en pratique, et il est dès lors tout naturel que, dans les soucis et les souffrances de la disette, elle désire l’emploi de ce procédé, qu’elle le demande et, si elle peut, qu’elle l’exige. Lorsque ensuite les conséquences viennent successivement se montrer, il faut que ceux à qui le soin en appartient tâchent de parer à chacune d’elles par une loi qui défende aux hommes de faire ce à quoi ils étaient portés par la loi antérieure. Qu’on nous permette de faire ici en passant un rapprochement remarquable. Dans un pays et à une époque peu éloignés de nous, à l’époque la plus saillante et la plus fameuse de l’histoire moderne, on recourut, en des circonstances semblables, à de semblables expédients (les mêmes, pourrait-on dire, quant au fond, ne différant que dans la proportion et se produisant à peu près dans le même ordre), et cela bien que les temps fussent si notablement changés, bien que le progrès des lumières eût été si marquant en Europe, et dans ce pays peut-être plus qu’ailleurs ; mais le fait vint principalement de ce que les masses populaires, au sein desquelles ces lumières n’avaient point pénétré, purent faire, pendant longtemps, prévaloir leur façon de penser et forcer la main, comme on dit dans ce pays-là même, à ceux qui faisaient les lois.

Ainsi, pour en revenir à nous, les fruits principaux de l’émeute furent, en fin de compte, les deux que voici : gaspillage et perte effective de vivres dans l’émeute même ; consommation large, irréfléchie, sans mesure, tant que dura le tarif, et cela au détriment de ce peu de grains qui devait pourtant conduire jusqu’à la nouvelle récolte. À ces effets généraux il faut ajouter le supplice de quatre malheureux, pendus comme chefs du tumulte, deux devant le four des Béquilles et les deux autres au bout de la rue où était située la maison du vicaire de provision.

Du reste, les relations historiques de ce temps-là sont tellement faites à l’aventure que l’on n’y voit nulle part quand et comment finit ce tarif arbitraire. Si, à défaut de notions positives, il nous est permis d’avancer des conjectures, nous inclinons à croire qu’il fut supprimé peu avant ou peu après le 24 décembre, qui fut le jour de l’exécution des quatre condamnés. Et quant aux ordonnances, depuis la dernière que nous avons citée, du 22 du même mois, nous n’en trouvons plus d’autres concernant les subsistances, soit qu’on les ait laissées se perdre ou qu’elles aient échappé à nos recherches ; on sait encore que le gouvernement, sinon éclairé, au moins découragé par l’inefficacité des moyens qu’il avait mis en œuvre, et dominé par la force des choses, avait abandonné les événements à leur propre cours. Mais ce que nous trouvons dans les relations de plus d’un historien (d’après le penchant qu’ils avaient tous à décrire les faits d’une grande importance plutôt qu’à signaler leurs causes et leur développement progressif), c’est le tableau que présenta la contrée et surtout la ville, et lorsque le principe du mal, c’est-à-dire la disproportion entre les besoins et les ressources eut amené ses inévitables conséquences. Cette disproportion déjà trop réelle avait encore été augmentée, bien loin d’être détruite, par les remèdes qui en avaient suspendu momentanément les effets ; elle n’avait pu être corrigée par les importations du dehors que rendaient insignifiantes l’insuffisance des moyens publics et particuliers, la pénurie des pays circonvoisins, la pauvreté, la lenteur, les entraves du commerce et les lois même conçues dans le but de produire et de maintenir l’abaissement des prix. Il fallait donc nécessairement qu’avant peu cette vraie cause de la disette, ou pour mieux dire la disette elle-même, se fît sentir dans toute sa violence. C’est ce qui arriva vers la fin de l’hiver et dans le printemps, et c’est, nous venons de le dire, des souffrances du pays à cette époque que les historiens se sont surtout attachés à tracer le douloureux tableau : en voici la triste copie.

À tous les pas, des boutiques fermées ; les fabriques en grande partie désertes ; dans les rues, un spectacle perpétuel de misères, une succession continue de douleurs ; les mendiants de profession, devenus aujourd’hui les moins nombreux, mêlés, perdus dans une nouvelle multitude de pauvres et réduits à disputer l’aumône à ceux de qui en d’autres temps ils l’avaient reçue. Des garçons de boutique et des commis de comptoir, congédiés par leurs maîtres qui voyaient leurs profits journaliers diminués ou tout à fait anéantis, et vivaient avec peine de leurs épargnes et de leur capital ; des maîtres même pour qui la cessation des affaires avait été une cause de faillite et de ruine ; des ouvriers et même des chefs de toutes sortes de manufactures, depuis les arts de luxe jusqu’aux branches d’industrie les plus communes et les plus nécessaires, privés des moyens d’existence qu’ils trouvaient dans leur travail ; tous ces infortunés de diverses classes vaguant de porte en porte, de rue en rue, appuyés contre les bornes des carrefours, accroupis sur le pavé le long des maisons et des églises, demandant la charité d’un ton lamentable, ou bien hésitant entre le besoin et une honte qu’ils n’avaient pas encore su vaincre ; tous amaigris, défaits, dévorés par la faim, transis de froid sous leurs vêtements usés et incomplets, mais qui, pour plusieurs, conservaient la marque d’une ancienne aisance, de même que, dans cet état d’oisiveté et d’avilissement où gémissaient ces victimes d’un malheur inattendu, se montrait encore en elles je ne sais quel indice d’habitudes actives et généreuses ; parmi cette déplorable foule, et y figurant pour une bonne part, des domestiques renvoyés par leurs maîtres tombés de la médiocrité dans la gêne, ou qui, bien que fort riches, n’avaient plus les moyens, en des circonstances semblables, de soutenir leur ancien état de maison ; et pour tous ces indigents de diverse sorte, un nombre considérable d’autres personnes accoutumées à vivre en partie de ce qu’ils gagnaient ; des enfants, des femmes, des vieillards groupés autour de ceux qui furent leurs soutiens, ou dispersés ailleurs à la recherche d’un secours.

On rencontrait aussi, et l’on reconnaissait à leurs toupets en désordre, à un reste d’ornements sur leurs habits, ou même à quelque chose de particulier dans leur allure et leurs gestes, à ce cachet que les habitudes de la vie impriment sur les figures, où il est d’autant plus marqué que ces habitudes sont d’un genre moins ordinaire, on rencontrait nombre d’individus de cette trop fameuse race des bravi, qui, ayant perdu par le malheur commun le pain de la scélératesse, allaient implorant celui de la charité. Domptés par la faim, effrayés, étourdis de leur chute, ils se traînaient dans ces rues où si longtemps ils s’étaient montrés la tête haute, le regard jaloux et fier, revêtus de riches et bizarres livrées, décorés de plumes, parés, parfumés ; et ils tendaient humblement cette main qui tant de fois s’était levée sur ceux que menaçait son insolence ou qu’elle frappait du coup de la trahison.

Mais la vue la plus pénible peut-être à soutenir, et qui excitait le plus de pitié, était celle des habitants des campagnes marchant, là isolés, ici par couples, ailleurs par familles entières, le mari et la femme portant leurs petits enfants dans leurs bras ou attachés sur leurs épaules, en conduisant d’autres par la main, et suivis de leurs vieilles gens, à quelques pas de distance. Les uns, après avoir vu leurs maisons envahies et dépouillées de tout ce qui s’y trouvait par des soldats de station ou de passage, avaient fui de désespoir, et il en était de ceux-ci qui, pour mieux exciter la compassion, et comme par une distinction de misère, montraient les traces livides et les cicatrices des coups qu’ils avaient reçus en défendant leurs dernières et chétives provisions, ou en se sauvant des mains d’une soldatesque effrénée. D’autres, épargnés par ce fléau particulier, mais chassés de leurs demeures par les deux plaies dont aucun lieu n’était exempt, la stérilité de l’année et les charges plus exorbitantes que jamais pour subvenir à ce qu’on appelait les besoins de la guerre, étaient venus et venaient vers la ville, comme vers le siège antique et le dernier asile de la richesse et d’une pieuse munificence. On pouvait distinguer ceux qui étaient arrivés le plus récemment, moins encore à leur marche incertaine et à leur air de nouveaux venus, qu’à l’étonnement mêlé de dépit avec lequel ils paraissaient voir cette affluence de malheureux, cette rivalité de détresse, dans le lieu où ils avaient cru paraître comme des objets de compassion tout particuliers et attirer sur eux seuls les regards et les secours. Les autres qui, depuis plus ou moins de temps, parcouraient et habitaient les rues de la ville, se soutenant à peine par l’assistance qui leur était donnée ou qui leur arrivait comme par hasard dans cette disproportion si grande entre les moyens et les besoins ; ceux-là portaient empreinte dans leurs traits et leurs manières une consternation plus noire et plus voisine du désespoir. Parmi ces villageois, vêtus diversement (ceux, du moins, que l’on pouvait dire vêtus encore), et différant aussi d’aspect et de figure, on reconnaissait le teint blafard du colon des basses contrées, la face brunie de celui des cantons mitoyens et des collines, le coloris plus sanguin du montagnard ; mais, chez tous, c’était la même exténuation, les mêmes signes de souffrance ; les yeux caves, le regard fixe et qui tenait de l’insensé tout à la fois et du farouche, les cheveux hérissés, la barbe longue et négligée ; des corps autrefois grandis et fortifiés par le travail, maintenant épuisés par l’excès des privations, une peau flétrie sur des membres desséchés, sur une poitrine décharnée que laissaient voir des lambeaux de vêtements en désordre. Et, à côté de ce douloureux spectacle de la vigueur abattue, le spectacle différent, mais non moins cruel, d’une nature plus facile à vaincre, d’une langueur, d’une défaillance plus absolue chez le sexe et dans l’âge les plus faibles.

Çà et là, dans les rues, contre les murs des maisons, était répandue un peu de paille, foulée, écrasée, et mêlée de haillons dégoûtants : et une telle ordure était cependant un don de la charité, une œuvre de sa sollicitude ; c’étaient les lits qu’elle avait disposés pour quelques-uns de ces malheureux, afin qu’ils eussent, la nuit, où reposer leur tête. De temps en temps on en voyait, le jour même, venir s’y jeter et s’y étendre, lorsque, par la fatigue ou l’inanition, leurs jambes ne les pouvaient plus soutenir. Quelquefois, sur cette triste couche, un cadavre gisait ; quelquefois l’homme qui, l’instant d’avant, marchait encore, fléchissait tout à coup et n’était plus sur le pavé qu’un cadavre…

Près de quelques-uns de ces lits de douleur, on voyait aussi, charitablement penché, quelque passant ou quelque voisin attiré par une subite compassion. Sur quelques points se montrait un secours ordonné par une prévoyance calculée de plus loin, dirigé par une main riche au moyen de bienfaits et dès longtemps exercée à les répandre en grand autour d’elle ; c’était la main du bon Frédéric. Il avait fait choix de six prêtres, en les cherchant parmi ceux en qui se trouvaient tout à la fois une charité vive et persistante et une complexion robuste pour la bien servir ; il les avait divisés par couples, à chacune desquelles il avait assigné un tiers de la ville, avec mission d’en parcourir tous les quartiers, en se faisant suivre d’hommes de peine chargés de diverses sortes de vivres, d’autres restaurants plus légers et plus prompts dans leur effet, et de vêtements. Tous les matins, les trois couples se mettaient en chemin de divers côtés ; les prêtres s’approchaient des infortunés qu’ils voyaient gisant à terre, et prêtaient à chacun le genre de secours qui pouvait lui convenir.

Celui qui, déjà à l’agonie, n’était plus en état de recevoir des aliments, recevait les consolations et l’aide dernière de la religion. À ceux que la faim pressait, ils donnaient des soupes, des œufs, du pain, du vin ; à d’autres qui, privés depuis longtemps de toute sustentation, étaient réduits à une plus grande faiblesse, ils présentaient des consommés, des jus préparés, des vins plus généreux, après les avoir d’abord ranimés, s’il en était besoin, par des essences spiritueuses. En même temps, ils distribuaient des vêtements pour couvrir les nudités dont la vue était le plus péniblement offensée.

Et ici ne finissait point leur assistance : le bon pasteur avait voulu que là, du moins, où elle pouvait arriver, elle apportât un soulagement efficace et qui ne fût pas trop temporaire. Les pauvres gens à qui ces premiers soins avaient rendu assez de forces pour qu’ils pussent se tenir debout et marcher, recevaient des mêmes ecclésiastiques un peu d’argent, afin que le retour du besoin et l’absence d’un nouveau secours ne les fissent pas retomber bientôt dans le même état ; ils cherchaient pour les autres un asile et la nourriture dans quelqu’une des maisons les plus rapprochées. Si c’était chez des gens à leur aise, l’hospitalité sollicitée au nom du cardinal était le plus souvent accordée par charité : chez d’autres, dont la bonne volonté n’était pas secondée par les moyens, ces prêtres demandaient que le malheureux fût reçu en pension ; ils convenaient du prix et en payaient immédiatement une partie par avance. Ils donnaient ensuite aux curés la note des personnes ainsi hébergées, afin que ceux-ci les visitassent ; et ils revenaient les visiter eux-mêmes.

Il n’est pas nécessaire de dire que Frédéric ne bornait pas ses soins à ces maux extrêmes, et qu’il n’avait pas attendu qu’ils devinssent tels pour être touché de pitié. Cette charité ardente, et à laquelle rien n’échappait, devait sentir toutes les souffrances, s’occuper de toutes, accourir là où elle n’avait pu les précéder, prendre pour ainsi dire toutes les formes sous lesquelles se diversifiait le besoin. Et, en effet, en réunissant toutes ses ressources, en s’imposant une plus rigoureuse économie, en puisant dans des épargnes destinées à d’autres libéralités devenues maintenant d’une importance malheureusement trop secondaire, il avait mis en œuvre tous les moyens de se procurer de l’argent, pour le tout employer au soulagement des affamés. Il avait fait de grands achats de grains et en avait envoyé une forte partie dans les localités de son diocèse où l’on en manquait le plus ; et comme le secours était loin d’égaler les besoins, il y envoya de même du sel, « avec lequel, » dit Ripamonti[95] dans le récit qu’il fait de ces événements, « l’herbe des prés et l’écorce des arbres se changent en aliments. » Il avait aussi réparti des grains et de l’argent parmi les curés de la ville ; il la parcourait lui-même, quartier par quartier, en répandant des aumônes ; il aidait secrètement nombre de familles indigentes ; dans le palais archiépiscopal, selon ce qu’atteste un écrivain contemporain, le médecin Alexandre Taddino, dans une narration que nous aurons souvent occasion de citer, deux mille écuelles de soupe de riz étaient tous les matins distribuées[96].

Mais vainement une admirable charité multipliait-elle ainsi les effets de sa sollicitude, effets que l’on peut dire grands sans doute, si l’on considère qu’ils étaient l’œuvre d’un seul homme agissant par ses seuls moyens (car Frédéric refusait par système de se faire le dispensateur des largesses d’autrui) ; vainement à ses vastes libéralités venaient s’en joindre d’autres répandues par d’autres mains qui, sans être aussi fécondes, ne laissaient pas d’être nombreuses ; vainement, enfin, des subventions dans le même but avaient été décrétées par le conseil des décurions, qui avait confié au tribunal de provision le soin de les répartir : tous ces moyens de secours, mis ensemble, étaient encore bien peu de chose en comparaison des besoins. Tandis que quelques habitants des montagnes, prêts à mourir de faim, voyaient, par l’assistance du cardinal, se prolonger leur vie, d’autres arrivaient au dernier terme de l’indigence ; et bientôt les premiers, après avoir consommé un secours nécessairement limité, y retombaient également. En d’autres lieux qu’une charité obligée de choisir n’avait point oubliés, mais qu’elle avait gardés pour les derniers comme éprouvant moins de souffrances, les souffrances devenaient mortelles ; partout on périssait, de partout on accourait vers la ville. Dans cette ville, deux milliers peut-être d’affamés, plus robustes et plus adroits à vaincre la concurrence et à se faire faire place, avaient gagné une soupe, c’est-à-dire tout juste ce qu’il fallait pour ne pas mourir ce jour-là ; mais plusieurs autres milliers restaient en arrière, enviant ceux que nous ne saurions appeler plus heureux, puisque parmi cette foule supplantée se trouvaient leurs femmes, leurs enfants, leurs pères ; et tandis que, dans quelques parties de la cité, quelques-uns des plus dénués de ressources et qui touchaient à leur fin étaient relevés, rappelés à la vie, pourvus d’un asile et de moyens d’existence pour quelque temps, en cent autres parties d’autres tombaient, languissaient ou expiraient même sans soulagement et sans secours.

Tout le jour on entendait dans les rues un murmure confus de voix suppliantes ; la nuit, c’était un concert continu de sourds gémissements, de temps en temps interrompu par des éclats subtils de lamentations plus vives, par des exclamations de désespoir, par de ferventes invocations au ciel, qui se terminaient en des cris plus perçants encore.

C’est chose remarquable que, dans un tel excès de malheur et parmi des plaintes de tant de sortes, il n’y ait eu aucune tentative d’émeute, qu’aucune voix ne se soit élevée pour la provoquer : du moins l’on ne voit dans les relations du temps absolument rien qui l’indique. Et cependant, parmi ceux qui vivaient et mouraient de la manière que nous venons de décrire, il s’en trouvait bon nombre qui avaient été élevés à toute autre école que celle de la patience ; il s’y en trouvait par centaines de ceux-là même qui, le jour de saint Martin, avaient fait tant de bruit. On ne peut supposer que l’exemple des quatre malheureux dont la tête avait payé pour tous fût ce qui maintenant les retenait tous dans le devoir ; car l’aspect des supplices, et à plus forte raison leur simple souvenir, devaient avoir bien peu de puissance sur une multitude errante et réunie, qui se voyait comme condamnée au supplice le plus cruel par sa lenteur, et qui déjà le subissait. Mais nous sommes en général faits ainsi ; nous nous révoltons indignés et furieux contre des maux qui ne se font sentir que jusqu’à un certain point, et nous nous courbons en silence sous les maux extrêmes ; nous supportons, non par résignation, mais par stupeur, lorsqu’il est parvenu à son comble, l’état de souffrance qu’à son début nous avions dit impossible à supporter.

Le vide que la mortalité produisait chaque jour dans cette déplorable multitude était chaque jour aussi plus que comblé par de nouveaux arrivants : c’était vers Milan un concours continuel de gens qui s’y rendaient, d’abord des campagnes circonvoisines, puis de toute la campagne du duché, puis de ses villes, et enfin d’autres villes encore. Et en même temps il partait chaque jour aussi de Milan même un certain nombre de ses anciens habitants ; les uns pour se soustraire à la vue de tant de douleurs, d’autres, parce que, voyant pour ainsi dire leur place prise dans le champ de l’aumône par les nouveaux concurrents qui la venaient moissonner, ils faisaient la dernière tentative désespérée d’aller chercher du secours ailleurs, en quelque endroit que ce fût, pourvu que la foule de ceux qui en demandaient comme eux fût moins grande et leur rivalité moins active. Ces voyageurs en sens divers se rencontraient dans leur marche, spectacle d’effroi pour les uns et pour les autres, indice fâcheux et présage sinistre de ce qui les attendait au terme du voyage que les uns et les autres avaient entrepris. Ils le continuaient cependant, sinon désormais par l’espérance de changer leur sort, du moins pour ne pas retourner vers un séjour qui leur était devenu odieux, pour ne plus revoir des lieux où ils avaient connu le désespoir. Ils le continuaient, si ce n’est ceux qui, abandonnés de leurs dernières forces, tombaient sur la route et y demeuraient sans vie ; spectacle plus saisissant encore dans sa tristesse pour leurs compagnons d’infortune, objet d’horreur et peut-être de reproches pour les autres passants. « J’ai vu, » écrit Ripamonti, « sur le chemin qui contourne les murs de la ville, le cadavre d’une femme… De sa bouche sortait de l’herbe à demi rongée, et sur ses lèvres la rage semblait faire encore un effort. Elle avait un petit paquet sur ses épaules, et au-devant d’elle était attaché dans des langes un enfant qui par ses cris demandait le sein… Des personnes compatissantes étaient survenues, qui, ayant ramassé ce malheureux petit être, l’emportaient, faisant pour lui l’office de mère. »

Ce contraste de haillons et de parures, de misère et de superfluités, que l’on voit habituellement dans les temps ordinaires, avait alors complètement cessé. La misère et les haillons étaient presque partout, et l’on ne s’en distinguait que par un extérieur de la médiocrité la plus simple. On voyait les nobles vêtus d’un habit modeste, ou même usé et mal soigné ; les uns, parce que les causes générales de l’infortune publique avaient atteint leur fortune jusqu’à les contraindre à ce changement, ou bien avaient porté le dernier coup à des fortunes déjà dérangées ; les autres, parce qu’ils craignaient d’aigrir par des dehors fastueux le désespoir de tout un peuple, ou qu’ils eussent rougi d’insulter à son malheur. Ces tyrans odieux et respectés par crainte, qui n’avaient jamais marché qu’avec une troupe de bravi à leur suite, allaient aujourd’hui presque seuls, la tête basse, et avec une physionomie qui semblait offrir et demander la paix. D’autres qui, au temps de la prospérité, avaient eu des sentiments plus humains et de plus honnêtes habitudes, se montraient maintenant eux-mêmes abattus, consternés, et comme ne pouvant soutenir la vue d’une calamité qui excédait, non-seulement la possibilité de l’assistance, mais je dirais presque les forces de la commisération. Celui qui avait les moyens de faire quelque aumône était cependant obligé à un triste choix entre la faim et la faim, entre l’urgence et une urgence plus grande ; et une main compatissante ne s’était pas plus tôt baissée sur la main d’un malheureux, qu’une lutte entre les autres malheureux s’élevait tout à l’entour. Ceux à qui il restait un peu de force s’avançaient pour demander avec plus d’instances ; les plus exténués, les vieillards, les enfants, tendaient leurs mains décharnées ; les mères élevaient en l’air et présentaient de loin leurs nourrissons dont les cris exprimaient la souffrance, et qui, mal enveloppés dans des langes réduits en lambeaux, étaient, par langueur, repliés sur eux-mêmes dans les mains défaillantes qui appelaient sur eux la pitié.

Ainsi se passèrent l’hiver et le printemps. Depuis quelque temps déjà le tribunal de santé représentait au tribunal de provision qu’une aussi grande misère amassée et répandue partout dans la ville la menaçait d’une maladie contagieuse, et il proposait que les mendiants fussent recueillis dans divers hospices. Pendant qu’on examine ce projet, qu’on l’approuve, qu’on s’occupe du choix des locaux et des moyens d’exécution, les cadavres encombrent les rues chaque jour davantage, et toutes les autres misères augmentent dans la même mesure. Dans le tribunal de provision, on propose, comme un expédient plus prompt et plus facile, de réunir tous les mendiants, valides ou malades, dans un seul lieu, dans le lazaret, où ils seraient nourris et soignés aux frais du trésor public ; et c’est le parti auquel on s’arrête, contre l’avis du tribunal de santé, lequel objectait qu’une aussi grande réunion de personnes ne pourrait qu’augmenter le danger que l’on voulait prévenir.

Le lazaret de Milan (pour prévoir le cas où cette histoire tomberait dans les mains de quelqu’un qui ne le connaîtrait ni pour l’avoir vu, ni par la description qui lui en aurait été faite) est un enclos à quatre côtés presque égaux, situé hors de la ville, à gauche de la porte dite orientale, éloigné du rempart de tout l’espace que comprennent le fossé, un chemin de circonvallation et un autre petit fossé creusé tout autour de l’enclos même. Les deux plus grands côtés ont à peu près cinq cents pas de longueur ; les deux autres, peut-être quinze de moins ; tous les quatre, dans la partie extérieure, sont divisés en petites chambres de plain-pied avec le sol et sans autre étage au-dessus ; en dedans règne sur trois de ces côtés un portique continu, voûté et soutenu par de petites colonnes assez grêles.

Les chambres étaient au nombre de deux cent quatre-vingt huit, ou peut-être un peu moins. De nos jours, une grande ouverture pratiquée au milieu, et une autre plus petite dans un coin de la façade du côté qui longe la grande route, ont pris je ne sais combien de ces chambres. Dans le temps auquel se rapporte notre histoire, il n’y avait que deux entrées, l’une au milieu, du côté qui fait face aux murs de la ville, l’autre vis-à-vis, dans la partie opposée. Au centre de l’espace intérieur s’élevait une petite église, de forme octogone, qui subsiste encore.

La destination primitive de tout l’édifice, commencé en l’année 1489, avec les fonds provenant d’un legs particulier, et continué ensuite au moyen des subventions de l’administration publique ainsi que par les ressources que fournirent d’autres legs et donations, fut, ainsi que son nom l’indique, d’y recueillir, lorsque le cas s’en présentait, les personnes atteintes de la peste, maladie qui, longtemps avant cette époque, se montrait, comme elle s’est montrée longtemps encore après, deux, quatre, six, huit fois par siècle, tantôt sur tel point de l’Europe, tantôt sur tel autre, en embrassant quelquefois une grande partie, ou même la parcourant tout entière et dans tous les sens. Dans le moment dont nous parlons, le lazaret ne servait que de lieu de dépôt pour les marchandises sujettes à quarantaine.

Pour le déblayer maintenant, on ne s’arrêta pas à la rigueur des lois sanitaires ; on fit à la hâte les purges et les épreuves prescrites, après quoi toutes les marchandises furent remises à la fois à ceux à qui elles appartenaient. On fit répandre de la paille dans toutes les chambres ; on se pourvut de vivres de telle qualité et en telle quantité que l’on put ; et, par un édit public, on invita tous les mendiants à aller occuper l’asile qui venait d’être préparé pour eux.

Beaucoup s’y rendirent volontairement. Tous ceux qui étaient malades et couchés dans les rues et les places publiques y furent transportés ; en peu de jours, il y en eut, en comptant les uns et les autres, plus de trois mille. Mais il en resta dehors un bien plus grand nombre. Soit que chacun d’eux attendît de voir partir les autres pour exploiter ensuite avec moins de concurrents les aumônes de la ville, soit qu’ils fussent retenus par cette répugnance naturelle qui s’attache à l’idée de la réclusion, ou par cette défiance avec laquelle les pauvres accueillent tout ce qui leur est proposé par la classe qui possède les richesses et le pouvoir (défiance toujours proportionnée à l’ignorance de celui qui l’éprouve comme de celui qui l’inspire, au nombre des pauvres et aux défectuosités des lois), soit qu’ils sussent ce qu’était en réalité le bienfait qui leur était offert, soit toutes ces raisons ensemble ou toute autre, le fait est que la plupart, ne tenant nul compte de l’invitation, continuaient à se traîner à grand’peine par les rues. On jugea convenable alors de passer de l’invitation à la contrainte. On fit faire des rondes par des sbires qui avaient ordre de chasser tous les mendiants vers le lazaret, et d’y conduire liés ceux qui feraient résistance, assignant à ces agents une prime de dix sous pour chaque mendiant qu’ils amèneraient ; tant il est vrai que, même dans les temps de la plus grande gêne, l’argent du public se trouve toujours pour l’employer à rebours du sens commun ! Et bien que, conformément aux conjectures, ou même au calcul positif du tribunal de provision, un certain nombre de ces malheureux quittassent la ville pour aller vivre ou mourir ailleurs, mais du moins en liberté, la chasse cependant fut si bien faite qu’en peu de temps la masse des individus reçus au lazaret, tant en hôtes volontaires qu’en prisonniers, ne fut guère au-dessous de dix mille.

On doit supposer que les femmes et les enfants furent placés dans des quartiers à part, quoique les mémoires du temps n’en disent rien. Les règlements et les mesures de bon ordre n’auront pas manqué sans doute ; mais on se figure sans peine quel ordre pouvait être établi et maintenu, dans ce temps-là surtout et dans de pareilles circonstances, parmi un si nombreux rassemblement de gens si différents entre eux, où les reclus volontaires se trouvaient mêlés à ceux qui l’étaient par force, les hommes pour qui la mendicité était une nécessité, un sujet de honte et de douleur, avec ceux dont elle était le métier et l’habitude, tous ceux qui avaient passé leur vie dans l’honorable activité des champs et des manufactures, avec tant d’autres dont l’éducation s’était faite au coin des rues, dans les cabarets, dans les palais de quelque haut brigand, pour apprendre en ces divers lieux la fainéantise, la débauche, l’art de tromper et de tourmenter ses semblables.

Quant à la manière dont tous étaient logés et nourris, on pourrait, par de tristes conjectures, s’en faire une idée, lors même que nous n’aurions pas à cet égard des notions positives ; mais nous en avons. Ils couchaient entassés par vingt et par trente dans chacune des petites chambres dont nous avons parlé, ou sous les portiques, sans autre lit qu’un peu de paille corrompue et fétide ou le carreau ; car il avait bien été ordonné que la paille fût fraîche, en quantité suffisante, et souvent renouvelée ; mais dans le fait on l’avait fournie mauvaise, en petite quantité, et on ne la renouvelait point. De même l’ordre était que le pain fût de bonne qualité ; et quel administrateur, en effet, a jamais dit que l’on doive fabriquer et mettre en consommation de mauvais aliments ? Mais ce qu’on n’aurait pu obtenir dans des circonstances ordinaires, même pour une fourniture moins considérable, comment l’obtenir dans la circonstance actuelle et pour tant de monde ? On dit alors, selon ce que rapportaient les mémoires, que le pain du lazaret était mêlé de substances pesantes et nullement nutritives, et il n’est que trop à croire que ce ne fut pas là une de ces plaintes sans fondement qui sortent quelquefois de la bouche du peuple. L’eau même manquait, c’est-à-dire l’eau vive et salubre. On n’avait pour s’abreuver que celle du bief longeant les murs de l’enclos, et qui, habituellement basse, lente, bourbeuse même en quelques endroits, était de plus devenue ce qu’elle pouvait être avec un tel voisinage et l’usage qu’en faisait une multitude composée comme celle qui habitait ce lieu.

À toutes ces causes de mortalité, d’autant plus actives qu’elles s’exerçaient sur des corps malades ou près de l’être, vint se joindre une influence atmosphérique, une influence très-pernicieuse : des pluies obstinées, suivies d’une sécheresse plus obstinée encore et d’une précoce et très-forte chaleur. Qu’on se figure maintenant ce qu’ajoutaient aux maux les sentiments des maux eux-mêmes, l’ennui et l’impatience de la captivité, le souvenir des anciennes habitudes, les regrets sur des êtres chéris que l’on avait perdus, l’inquiétude sur ceux dont on était séparé, la contrariété et le dégoût réciproques entre toutes ces personnes condamnées à vivre ensemble, bien d’autres affections encore disposant à l’abattement ou à la colère, apportées ou nées dans ce lieu ; puis l’appréhension et le spectacle continuel de la mort, rendue fréquente par tant de causes et devenue elle-même une nouvelle et puissante cause de mort ; qu’on se figure tout cela, disons-nous, et l’on ne s’étonnera nullement que la mortalité se soit accrue et qu’elle ait régné dans cette enceinte jusqu’au point de prendre l’apparence et de recevoir de plusieurs le nom de peste. Et ici le champ s’ouvre aux questions et aux controverses. Doit-on croire que la maladie était simplement épidémique, et que son activité a été seulement augmentée par la réunion et l’accroissement successif de toutes ces causes si capables de produire un tel effet ? Ou bien, et comme il paraît que cela arrive dans les disettes moins graves même et moins prolongées que celles-ci, existe-t-il une sorte de contagion qui trouverait dans des corps affectés et prédisposés par la souffrance, par la mauvaise qualité des aliments, par les intempéries de l’air, par la saleté, par les peines et l’abattement de l’âme, toutes les conditions nécessaires à sa naissance, son développement et sa propagation (s’il est permis à un ignorant de hasarder ces paroles après l’hypothèse avancée par quelques physiciens et reproduite dernièrement, avec beaucoup de raisons à l’appui et grande réserve, par un esprit non moins soigneux dans ses observations qu’ingénieux dans les inductions qu’il en tire)[97] ? Faut-il supposer ensuite que la contagion ait d’abord éclaté dans le lazaret même, comme il paraît, d’après une obscure et inexacte relation, que les médecins de la santé le pensèrent ? Ou ne peut-on pas regarder comme plus vraisemblable, surtout si l’on considère combien la souffrance était déjà ancienne et générale et la mortalité fréquente, que cette contagion était née et couvait sourdement dès avant la réclusion au lazaret, et qu’apportée dans cette foule permanente, elle s’y est propagée avec une nouvelle et terrible rapidité ? Quelle que soit, de ces conjectures, la véritable, le nombre des morts dans le lazaret dépassa bientôt par jour la centaine.

Pendant que là, parmi ceux qui existaient encore, ce n’était que langueur, angoisses, plaintes et frémissements, on était, au tribunal de provision, dans la honte, le trouble et l’incertitude. On tint conseil, on prit l’avis de la Santé ; on n’imagina rien de mieux que de défaire ce que l’on avait fait avec tant d’appareil, de dépenses et de vexations. On ouvrit les portes du lazaret, on congédia tous les pauvres encore valides qui s’y trouvaient, et qui se hâtèrent d’en sortir avec une joie furibonde. La ville retentit de nouveau de ces cris plaintifs dont elle avait été précédemment attristée, mais qui, cette fois, étaient plus faibles et moins continus ; elle revit cette foule misérable ; mais elle la revit moins nombreuse et plus digne encore de pitié, dit Ripamonti, si l’on songeait aux causes qui l’avaient ainsi réduite. Les malades furent transportés à Santa-Maria-della-Stella, qui était alors un hôpital pour les pauvres, et la plupart y périrent.

Mais les blés cependant commençaient à blondir. Les mendiants venus de la campagne s’en furent, chacun de son côté, vers cette moisson si désirée. Le bon Frédéric leur fit ses adieux par un dernier effort et un nouveau moyen de charité que lui suggéra sa prévoyance ; il fit donner à chaque paysan qui se présentait à l’archevêché un Giulio[98] et une faucille de moissonneur.

La moisson enfin vint faire cesser la disette. La mortalité, épidémique ou contagieuse, diminuant de jour en jour, se prolongea cependant jusque vers le milieu de l’automne. Elle touchait à son terme lorsqu’un nouveau fléau parut.

Plusieurs événements majeurs, et de ceux auxquels on donne plus spécialement le titre de faits historiques, s’étaient passés pendant qu’avaient eu lieu ceux dont nous venons de présenter le tableau. Le cardinal de Richelieu, après avoir pris la Rochelle, comme nous l’avons dit, et avoir bâclé le mieux possible un traité de paix avec le roi d’Angleterre, avait proposé, et par sa parole toute-puissante, fait adopter dans le conseil du roi de France la résolution de prêter un secours efficace au duc de Nevers, et en même temps il avait décidé le roi lui-même à commander en personne l’expédition. Pendant qu’on en faisait les préparatifs, le comte de Nassau, commissaire impérial, enjoignait, à Mantoue, au nouveau duc de remettre dans les mains de Ferdinand les États en litige, à défaut de quoi ce prince enverrait une armée pour les occuper. Le duc qui, dans des circonstances où moins d’espoir lui était permis, avait su éviter de subir une condition si dure et si peu propre à lui inspirer confiance, faisait d’autant plus en sorte de s’y soustraire maintenant que le secours de la France s’offrait à lui comme prochain. Toutefois, se gardant d’énoncer un refus formel, il cherchait à gagner du temps par des réponses évasives et par des propositions d’une sorte de soumission qui, donnant plus aux apparences, lui était dans le fait moins onéreuse. Le commissaire était reparti, lui protestant qu’on en viendrait aux moyens de rigueur. Au mois de mars, le cardinal de Richelieu, selon ce qui avait été arrêté, était descendu en Italie, avec le roi, à la tête d’une armée ; il avait demandé le passage au duc de Savoie ; on avait traité sans rien conclure ; après une affaire où les Français avaient eu l’avantage, on avait traité de nouveau et conclu cette fois un accord dans lequel, entre autres stipulations, il était dit que don Gonzalo lèverait le siège de Casal, le duc s’engageant, si celui-ci refusait, à se joindre aux Français pour envahir le duché de Milan. Don Gonzalo, jugeant que s’il s’en tirait à bon marché, avait levé le siège, et un corps de Français était aussitôt entré dans Casal pour renforcer la garnison.

Ce fut à cette occasion que l’Achillini adressa au roi Louis son fameux sonnet :

Sudate, o fochi, a preparar metalli[99],


et un autre où il l’exhortait à marcher sans délai à la délivrance de la Terre-Sainte. Mais il est de la destinée des poètes qu’on ne suive jamais leur avis ; et si vous trouvez dans l’histoire quelques faits conformes à ce qu’ils ont pu conseiller, dites hardiment que c’étaient choses antérieurement résolues. Le cardinal de Richelieu avait, au contraire, déterminé le retour de son monde en France pour des affaires qui lui paraissaient plus pressées. Girolamo Soranzo, envoyé des Vénitiens, eut beau présenter motifs sur motifs pour combattre cette résolution : le roi et le cardinal, ne s’arrêtant pas plus à sa prose qu’aux vers de l’Achillini, s’en retournèrent avec le gros de l’armée, laissant seulement six mille hommes à Suze pour garder le passage et assurer l’observation du traité. Pendant que cette armée s’éloignait d’un côté, celle de Ferdinand s’approchait de l’autre ; elle avait envahi le pays des Grisons et la Valteline ; elle se disposait à descendre dans le Milanais. Outre les dommages de toute sorte qu’un tel passage pouvait faire craindre, l’avis positif était parvenu au tribunal de santé que cette armée recelait un germe de peste, contagion dont il régnait toujours quelque symptôme parmi les troupes allemandes, ainsi que l’observe Varchi, en parlant de celle qu’elles avaient, un siècle auparavant, apportée à Florence. Alexandre Taddino, l’un des conservateurs de la santé (ils étaient au nombre de six, sans compter le président, quatre magistrats et deux médecins), fut chargé par le tribunal, comme il le raconte lui-même dans sa relation déjà citée[100], de représenter au gouverneur l’épouvantable danger qui menaçait le pays, si cette armée y passait pour aller faire le siège de Mantoue, comme le bruit en courait. De tout ce qu’a fait don Gonzalo dans le cours de sa vie, on peut inférer qu’il souhaitait ardemment de se préparer une place dans l’histoire, et elle n’a pu en effet éviter de s’occuper de lui ; mais, comme cela arrive souvent, elle n’a pas connu ou elle a négligé de consigner dans ses fastes celui des actes de cet homme qui est le plus digne de mémoire, la réponse qu’il fit à Taddino dans cette circonstance. Il répondit qu’il ne savait qu’y faire, que les raisons d’intérêt et les considérations de réputation personnelle pour lesquelles cette armée s’était mise en marche devaient l’emporter sur le danger dont on parlait ; que du reste on n’avait qu’à tâcher de se garantir le mieux possible et puis espérer en la Providence.

Pour se garantir donc le mieux possible, les deux médecins de la santé (Taddino, que nous venons de nommer, et Senatore Settala, fils du célèbre Lodovico) proposèrent à ce tribunal qu’il fût défendu sous des peines très-sévères d’acheter quelque objet que ce fût des soldats qui devaient incessamment passer ; mais il ne fut pas possible de faire comprendre la nécessité d’un tel ordre au président, « homme, dit Taddino, d’une grande bonté, qui ne pouvait croire que des rapports avec ces gens et le maniement de leurs effets dussent occasionner la mort de tant de milliers de personnes. » Nous citons ce trait comme l’un de ceux de l’époque qui sont à remarquer, car bien certainement, depuis qu’il existe des tribunaux de santé, on n’a vu que cette fois le président d’un tel corps faire un raisonnement semblable, si l’on peut l’appeler raisonnement.

Quant à don Gonzalo, peu après cette réponse, il quitta Milan, et son départ ne fut pas pour lui moins désagréable que la cause qui l’y obligeait. Il était rappelé pour le mauvais succès de la guerre dont il avait dirigé les opérations après en avoir été le moteur, et le peuple l’accusait de la famine dont la contrée avait été sous son gouvernement affligée. (Pour ce qui regarde la peste, ou l’on ignorait ce qu’il avait fait, ou sûrement, comme nous le verrons plus tard, personne ne s’en inquiétait, si ce n’est le tribunal de santé, et surtout les deux médecins.) Il partit donc, et voici de quelle manière : Comme il venait de sortir du palais du gouvernement en voiture de voyage, entouré d’une escorte de hallebardiers, précédé de deux trompettes à cheval et suivi d’autres voitures où se trouvaient les nobles qui avaient cru devoir l’accompagner dans cette circonstance, il fut accueilli à grand bruit de sifflets par des enfants qui s’étaient rassemblés sur la place du Duomo, et qui après se mirent en troupe à le suivre. Arrivé dans la rue qui conduit à la porte du Tésia, par où l’on devait sortir de la ville, le cortège se trouva au milieu d’une foule de gens, dont les uns étaient là à attendre et les autres accouraient, d’autant plus que les trompettes, hommes d’étiquette avant tout, ne cessèrent de sonner de leur instrument depuis le palais jusqu’à la porte. Et dans le procès qui se fit ensuite sur ce tumulte, l’un de ceux-ci, à qui l’on reprochait d’avoir été cause, par son trompetage continuel, que le tumulte s’accrût, répondit : « Mon cher Monsieur, c’est notre profession, et, si Son Excellence n’avait pas pour agréable que nous sonnassions, elle n’avait qu’à nous faire dire de nous taire. » Mais don Gonzalo, soit qu’il répugnât à donner cet ordre qui eût pu marquer de la crainte, soit qu’il appréhendât de rendre ainsi cette multitude plus hardie, ou soit même encore qu’il fût en effet un peu troublé, laissait faire et n’ordonnait rien. La multitude, que les gardes avaient inutilement tenté de repousser, précédait, entourait, suivait les voitures en criant : « C’est la disette qui s’en va ; il s’en va, le sang des pauvres, » et autres choses encore moins gracieuses. Quand ils furent près de la porte, ils se mirent à lancer des pierres, des briques, des trognons de choux, des débris de toute sorte, toute la mitraille, en un mot, qui s’emploie d’ordinaire en de pareilles expéditions ; partie d’entre eux coururent sur les remparts, d’où ils firent une dernière décharge sur les voitures qui sortaient. Aussitôt après ils se séparèrent.

Don Gonzalo fut remplacé par le marquis Ambroise Spinola, dont le nom avait déjà acquis, dans les guerres de Flandre, cette célébrité militaire qu’il conserve encore aujourd’hui.

Cependant l’armée allemande, sous le commandement en chef du comte Rambaldo de Collatto, autre condottiere italien, dont la réputation, sans être aussi grande, était cependant assez belle, avait reçu l’ordre définitif de marcher sur Mantoue, et au mois de septembre elle entra dans le duché de Milan.

La milice, à cette époque, était encore composée en grande partie d’aventuriers enrôlés par des condottieri de profession qui formaient cette troupe, sur la commission qu’ils en recevaient de tel ou tel prince, quelquefois même pour leur propre compte et pour se vendre ensuite eux et leur troupe tout ensemble. C’était moins par la solde que les hommes étaient attirés à ce métier que par l’espérance du pillage et tous les attraits de la licence. Une discipline fixe et générale n’existait point ; elle aurait eu peine à s’accorder avec l’autorité en partie indépendante des divers condottieri. Ceux-ci d’ailleurs, en fait de discipline, n’étaient pas fort recherchés, et l’eussent-ils voulu, on ne voit guère comment ils auraient pu parvenir à l’établir et la conserver, car des soldats de cette espèce se seraient révoltés contre un condottiere novateur qui se serait mis en tête d’abolir le pillage, ou pour le moins ils l’auraient laissé seul à la garde de ses drapeaux. De plus, comme les princes, en prenant, pour ainsi dire, ces bandes à louage, songeaient plutôt à se procurer des forces nombreuses pour assurer le succès de leurs entreprises qu’à les mettre en rapport avec leurs moyens de les payer, lesquels étaient pour l’ordinaire fort restreints, il s’ensuivait que la solde n’arrivait que tardivement, petit à petit, par à-comptes, et les dépouilles des pays sur lesquels venait s’abattre le fléau figuraient pour cette solde comme un supplément tacitement convenu. Cette sentence de Wallenstein est presque aussi fameuse que son nom. Il est plus aisé, disait-il, de tenir sur pied une armée de cent mille hommes qu’une de douze mille. Celle dont nous parlons était en grande partie composée des mêmes troupes qui, sous le commandement de ce chef, avaient désolé l’Allemagne dans cette guerre célèbre entre toutes, qui prit son nom des trente années de sa durée ; on en était alors à la onzième. Le régiment de Wallenstein lui-même s’y trouvait sous la conduite d’un de ses lieutenants ; la plupart des autres condottieri avaient commandé sous lui, et l’on y en comptait plusieurs de ceux qui, quatre ans après, devaient aider à le conduire à la triste fin qui lui était réservée.

L’armée était de vingt-huit mille fantassins et sept mille chevaux. En descendant de la Valteline pour se porter sur le Mantouan, elle devait suivre toute la ligne que l’Adda parcourt, comme lac sur deux branches, et ensuite de nouveau comme fleuve jusqu’à son embouchure dans le Pô, après quoi elle avait encore à côtoyer assez longtemps ce dernier fleuve. En tout huit journées de marche dans le duché de Milan.

Une grande partie des habitants se réfugiaient sur les montagnes, y emportant ce qu’ils avaient de mieux, et poussant devant eux leurs bestiaux ; d’autres restaient, ou pour ne pas abandonner quelque malade de leur famille, ou pour préserver leurs maisons de l’incendie, ou pour avoir l’œil sur des objets précieux qu’ils avaient cachés, enfouis sous terre ; d’autres aussi parce qu’ils n’avaient rien à perdre, ou même qu’ils comptaient sur quelque chose à gagner. Quand la troupe qui était la première en marche arrivait au lieu de son étape, son premier soin était de se répandre dans toutes les habitations et de l’endroit et des environs, et de les mettre tout simplement au pillage. Ce qui pouvait être consommé ou emporté disparaissait ; le reste était détruit ou saccagé ; les meubles devenaient du bois pour le feu ; les maisons, des écuries ; sans parler des violences, des sévices, des outrages de toute sorte sur les malheureux habitants. Tous les moyens, toutes les ruses que ceux-ci avaient pu mettre en œuvre pour sauver quelques effets étaient le plus souvent inutiles ou quelquefois ne servaient qu’à causer plus de mal. Les soldats, bien plus au fait que ces pauvres gens des stratagèmes de cet autre genre de guerre, fouillaient dans tous les recoins du logis, démolissaient, abattaient les planchers et les murailles ; ils reconnaissaient aisément dans les jardins la terre fraîchement remuée ; ils allaient jusque sur les montagnes s’emparer des bestiaux ; ils pénétraient, guidés par quelque vaurien de l’endroit, dans les grottes ignorées, pour y chercher l’homme un peu riche qui s’y était blotti ; ils le traînaient à sa demeure, et, par une torture de menaces et de coups, le forçaient à indiquer le lieu où était caché son trésor.

Ils partaient enfin, ils étaient partis ; on entendait de loin mourir le son des tambours ou des trompettes ; on avait quelques heures d’un repos plein d’épouvante ; et puis ce maudit son de tambour, ce maudit son de trompette recommençait, annonçant une nouvelle troupe. Ceux-ci, ne trouvant plus de butin à faire, n’en détruisaient qu’avec plus de fureur le peu qui pouvait rester encore ; ils brûlaient les tonneaux vidés par les premiers, les portes des chambres où ceux-ci n’avaient laissé que les quatre murs ; ils mettaient le feu aux maisons mêmes, maltraitaient les personnes, cela va sans dire, avec d’autant plus de rage ; et la chose allait ainsi de mal en pis pendant vingt jours ; car c’était en vingt troupes séparées que l’armée effectuait sa marche.

Colico fut le premier endroit du duché qu’envahirent ces démons ; ils se jetèrent ensuite sur Bellano ; de là ils entrèrent et se répandirent dans la Valsassina, d’où ils débouchèrent dans le territoire de Lecco.



CHAPITRE XXIX.


Ici, parmi les pauvres gens livrés à un trop juste effroi, nous en trouvons de notre connaissance. Qui n’a pas vu don Abbondio le jour où l’on apprit tout à la fois la venue de l’armée, son approche et les excès qu’elle commettait sur son passage, ne sait point ce que c’est que l’embarras dans une crise, ce que c’est que la frayeur. Ils arrivent ; trente, quarante, cinquante mille ; ce sont des diables, des ariens, des antechrists ; ils ont pillé Cortennova ; ils ont brûlé Primaluna : ils saccagent Introbbio, Pasturo, Barsio ; ils sont à Balabbio ; demain ils seront ici : telles étaient les annonces qui passaient de bouche en bouche, tandis que chacun courait et s’arrêtait tour à tour, que l’on se consultait tumultueusement, qu’on hésitait entre le parti de fuir et celui de rester, que les femmes se rassemblaient dans la rue, portant les mains à leurs cheveux en signe de désolation. Don Abbondio, décidé avant tout autre et plus que tout autre à fuir, voyait pourtant dans chaque route à prendre, dans chaque lieu à choisir pour asile, des obstacles insurmontables, d’épouvantables dangers. « Comment faire ? » s’écriait-il : « où aller ? » Les montagnes, sans parler de la difficulté du chemin, n’étaient pas sûres, et l’on savait que les lansquenets y grimpaient comme des chats, sur le moindre indice et la moindre espérance d’un butin qu’ils pourraient y faire. Le lac était agité, et il faisait grand vent : d’ailleurs, la plupart des bateliers, craignant d’être forcés à transporter des soldats ou des bagages, s’étaient réfugiés avec leurs barques sur l’autre rive. Quelques-unes, qui étaient restées, étaient ensuite parties surchargées de monde ; et l’on disait que, par cet excès de poids et le mauvais temps, elles risquaient à tout moment de périr. Pour aller au loin et en dehors de la route que l’armée devait suivre, il n’était possible de trouver ni voiture ni cheval, ni aucun autre moyen de transport ; à pied, c’était trop fort pour don Abbondio qui n’était pas grand marcheur, et qui craignait d’être rattrapé en chemin. Le territoire bergamesque n’était pas si éloigné que ses jambes n’eussent pu l’y porter tout d’une traite ; mais on savait qu’un escadron de Cappelletti[101] avait été envoyé à la hâte de Bergame pour occuper la ligne de la frontière et tenir en respect les lansquenets ; et c’étaient encore, ni plus ni moins que les autres, des diables incarnés qui faisaient de leur côté tout le mal qu’ils pouvaient faire. Le pauvre homme courait dans sa maison éperdu, hors de lui-même ; il allait sur les pas de Perpetua, pour concerter avec elle une résolution ; mais Perpetua, tout occupée à ramasser ce qu’il y avait de mieux dans les effets du ménage et à le cacher au galetas ou dans tous les coins du logis, passait en courant, chagrine, distraite, les bras chargés ou les mains pleines, et répondait : « Tout à l’heure je vais avoir fini de mettre ceci en sûreté, et puis nous ferons comme les autres. » Don Abbondio voulait la retenir et raisonner avec elle sur les divers partis qui pouvaient être à prendre ; mais la gouvernante affairée, pressée, ayant d’ailleurs sa part d’effroi et tout le dépit que lui causait l’effroi de son maître, était, dans cette circonstance, moins traitable que jamais. « Les autres s’ingénient ; nous nous ingénierons aussi. Pardon, voyez-vous ; mais vous n’êtes bon qu’à embarrasser. Croyez-vous que les autres n’aient pas leur peau à sauver tout comme vous, que ce ne soit qu’à vous que les soldats viennent faire la guerre ? Vous pourriez bien me donner un coup de main dans un moment tel que celui-ci, au lieu d’être toujours sur mes talons à pleurnicher et m’empêcher de faire ma besogne. » Par ces réponses et d’autres semblables elle se débarrassait de lui, ayant déjà formé son plan et déterminé, aussitôt qu’elle aurait fini de son mieux cette opération si précipitée, de le prendre par le bras comme un enfant et de le traîner sur la montagne. Ainsi laissé tout seul, il se mettait à la fenêtre, regardait ici et là, prêtait l’oreille, et, lorsqu’il voyait passer quelqu’un, il criait d’une voix moitié dolente, moitié fâchée :

« Faites donc cet acte de charité pour votre pauvre curé, de lui chercher un cheval, un mulet, un âne. Est-il possible que personne ne veuille venir à mon aide ? Oh ! quelles gens ! Attendez-moi du moins, que nous puissions partir ensemble ; attendez d’être quinze ou vingt, pour m’emmener avec vous autres et que je ne sois pas abandonné. Voulez-vous me laisser au pouvoir des chiens ? Ne savez-vous pas que ce sont des luthériens pour la plupart, et que tuer un prêtre est à leurs yeux une œuvre méritoire ? Voulez-vous me laisser ici pour recevoir le martyre ? Oh ! quelles gens ! Oh ! quelles gens ! »

Mais à qui disait-il tout cela ? À des hommes qui passaient courbés sous le poids de leurs pauvres effets et songeant à ce qu’ils en laissaient dans leurs demeures, tandis qu’ils poussaient leurs vaches devant eux et qu’ils menaient à leur suite leurs enfants, chargés eux-mêmes autant qu’ils pouvaient l’être, et leurs femmes portant au bras d’autres enfants plus jeunes qui ne pouvaient marcher. Les uns poursuivaient leur chemin sans répondre ni regarder en haut ; d’autres disaient : « Eh, monsieur, nous faisons comme nous pouvons ; faites de même ; vous êtes heureux, vous ; vous n’avez pas une famille à qui vous deviez songer ; cherchez à vous aider vous-même de votre mieux.

— Oh ! pauvre homme que je suis ! s’écriait don Abbondio ; oh ! quelles gens ! Il n’y a point de charité ; chacun pense à soi ; et personne ne veut penser à moi. » Et il retournait chercher Perpetua.

« Oh ! à propos ! dit celle-ci, et l’argent ?

— Comment ferons-nous ?

— Donnez-le-moi ; j’irai l’enterrer dans le jardin, avec les couverts.

— Mais…

— Mais, mais ; donnez donc ; gardez quelque chose pour le besoin du moment, et puis laissez-moi faire. »

Don Abbondio obéit ; il alla vers son bureau, en tira son petit trésor et le remit à Perpetua qui dit : « Je vais l’enterrer dans le jardin, au pied du figuier. » Et elle y alla. Peu de moments après elle reparut avec des provisions de bouche dans un panier et une petite hotte vide. Elle y mit bien vite dans le fond un peu de linge tant à elle qu’à son maître, en disant : « Pour votre bréviaire au moins, ce sera vous qui le porterez.

— Mais où allons-nous ?

— Où vont tous les autres ? Nous irons d’abord dans la rue ; et là nous saurons ce qu’on dit, et nous verrons ce que nous avons à faire. »

Dans ce moment Agnese entra, portant aussi sa petite hotte sur ses épaules, et avec l’air de quelqu’un qui vient faire une proposition importante.

Agnese, également décidée à ne pas attendre des hôtes de cette espèce, seule comme elle était dans sa maison, et possédant un peu de ce bel or que l’Innomé avait mis dans ses mains, avait été quelque temps incertaine sur le lieu où elle irait chercher un refuge ; et c’était même ce reste d’un fonds dont le secours avait été si précieux pour elle durant les mois de la famine, qui aujourd’hui causait essentiellement son inquiétude et son irrésolution ; parce qu’elle avait appris que, dans les endroits déjà envahis par les troupes, ceux qui avaient de l’argent s’étaient trouvés dans une position plus critique, étant exposés tout à la fois aux violences des étrangers et aux mauvais coups des gens du pays même. À la vérité, depuis que ce bien lui était, comme on dit, tombé du ciel, elle n’en avait fait la confidence à personne, si ce n’est à don Abbondio, par qui elle allait se faire changer en monnaie un écu après l’autre, en lui laissant toujours quelque chose à donner à de plus pauvres qu’elle. Mais l’argent caché tient son propriétaire, surtout si celui-ci n’en manie pas souvent, dans un soupçon continuel du soupçon des autres. Or, tandis qu’elle aussi allait nichant çà et là de son mieux ce qu’elle ne pouvait emporter avec elle, tout en songeant aux écus d’or qu’elle tenait cousus dans son corset, il lui souvint que l’Innomé, en les lui envoyant, les avait fait accompagner de ses offres de service les plus étendues ; elle se rappela ce qu’elle avait ouï raconter de ce château situé dans un lieu si sûr et où les oiseaux seuls pouvaient arriver contre le gré du maître ; et elle résolut d’aller demander asile. Elle chercha comment elle pourrait se faire reconnaître de ce seigneur, et don Abbondio lui vint aussitôt à la pensée. Depuis ce certain colloque qu’il avait eu avec l’archevêque, il avait toujours été on ne peut mieux pour elle, et cela d’autant plus cordialement, qu’il pouvait agir ainsi sans se compromettre envers personne, et que, les deux jeunes gens étant éloignés, il voyait éloigné de même le cas où il lui serait fait une demande qui aurait mis cette bienveillance à une forte épreuve. Elle jugea qu’au milieu d’un tel désordre, le pauvre homme devait être encore plus qu’elle dans l’embarras et dans l’effroi, que le parti qu’elle prenait pourrait, par conséquent, lui paraître fort bon à suivre pour lui-même ; elle venait le lui proposer.

« Qu’en dites-vous, Perpetua ? demanda don Abbondio.

— Je dis que c’est une inspiration du ciel, et qu’il faut, sans perdre de temps, se mettre en route.

— Et puis…

— Et puis, et puis, quand nous serons là, nous nous trouverons fort heureux d’y être. On sait que ce seigneur maintenant ne cherche qu’à rendre service à son prochain ; et il sera lui-même fort aise de nous donner asile. Là, sur la frontière, et dans un lieu si haut perché, il ne viendra certainement pas de soldats. Et puis d’ailleurs nous y trouverons de quoi manger, tandis que sur les montagnes, une fois ce peu de provisions achevées, » et elle les arrangeait dans la hotte par-dessus son linge, « nous nous serions vus en assez fâcheuse position.

— Il est converti, n’est-ce pas, bien converti ?

— Est-ce qu’on peut encore en douter, après tout ce qu’on sait de lui et ce que vous avez vu vous-même ?

— Et si nous allions nous mettre en cage ?

— Qu’allez-vous chercher de cage ? avec tous vos mais et vos si, permettez-moi de vous le dire, nous n’en finirons jamais. Bien, Agnese, fort bien ; c’est une excellente idée qui vous est venue là. » Et, mettant la hotte sur une table, elle passa ses bras dans les courroies et la chargea sur ses épaules. « Ne pourrait-on pas, dit don Abbondio, trouver un homme qui voulût venir avec nous, pour escorter son curé ? Si nous rencontrions quelque coquin, et il n’y en a que trop qui rôdent de ces gens-là, quel secours pourriez-vous me prêter, vous autres ?

— Encore une, pour perdre du temps ! s’écria Perpetua. Où aller chercher un homme dans ce moment-ci, lorsque chacun en a bien assez de penser à soi ? Allons, vite ; allez prendre votre bréviaire et votre chapeau, et partons. »

Don Abbondio alla, revint un moment après, avec son bréviaire sous le bras, son chapeau sur la tête et son bâton à la main ; et ils sortirent tous trois par une porte de derrière qui donnait sur la petite place. Perpetua referma, plutôt pour la forme que pour la foi qu’elle pouvait avoir en cette serrure et cette porte, et elle mit la clef dans sa poche. Don Abbondio jeta, en passant, un coup d’œil sur l’église, et dit entre ses dents : « C’est au peuple à la garder, puisque c’est à lui qu’elle sert. S’ils ont un peu d’affection pour leur église, ils y penseront ; s’ils n’en ont pas, tant pis pour eux. »

Ils prirent leur chemin à travers champs, en silence, chacun avec ses pensées, et regardant de côté et d’autre, don Abbondio surtout, si nulle figure suspecte ne se montrait, s’il ne se présentait rien d’extraordinaire. On ne rencontrait personne, les habitants étaient tous, ou dans leur maison, à la garder, à faire leurs paquets, à travailler à leurs cachettes, ou sur les chemins qui menaient directement aux montagnes.

Après avoir soupiré bien des fois et puis laissé échapper quelques interjections, don Abbondio commença à murmurer d’une manière plus suivie. Il s’en prenait au duc de Nevers qui aurait pu rester en France à se donner du bon temps, à faire le prince tout à son gré, et qui voulait être duc de Mantoue en dépit de tout le monde ; à l’empereur qui aurait dû avoir du bon sens pour les autres, laisser courir l’eau, ne pas être si pointilleux, puisqu’après tout, que Pierre ou Jacques fût duc de Mantoue, ce serait toujours lui qui serait l’empereur. Il en voulait surtout au gouverneur, dont le devoir eût été de tout faire pour éloigner du pays des fléaux désastreux, et qui au contraire était le premier à les lui attirer, le tout pour le plaisir de faire la guerre. « Il faudrait, disait-il, que ces messieurs fussent ici pour voir, pour éprouver par eux-mêmes comme il est grand, ce plaisir-là. Ils auront un jour un beau compte à rendre ! Mais, en attendant, c’est celui qui n’y peut mais qui en pâtit.

— Laissez donc un peu tous ces gens ; ce ne seront pas eux qui nous viendront en aide, disait Perpetua. Ce sont là, je vous en demande bien pardon, de vos jaseries qui ne mènent à rien. Ce qui plutôt me fait de la peine…

— Qu’est-ce que c’est ? »

Perpetua qui, pendant ce bout de chemin, avait pensé plus à loisir à ses cachettes pratiquées avec tant de précipitation, commença à se plaindre d’avoir oublié telle chose, d’avoir mal arrangé telle autre, d’avoir laissé dans un endroit une trace qui pouvait guider les voleurs, d’avoir dans un autre endroit…

« Bien ! dit don Abbondio, assez rassuré maintenant sur sa vie pour pouvoir prendre souci de ses petites propriétés ; bien ! C’est ainsi que vous avez fait ? Où donc aviez-vous la tête ?

— Comment ! s’écria Perpetua en s’arrêtant tout court un moment et se mettant les poings sur les hanches autant que la hotte pouvait le lui permettre ; comment ! Vous viendrez maintenant me faire de semblables reproches, lorsque c’est vous qui me la faisiez perdre la tête, au lieu de m’aider et de me donner courage ! J’ai peut-être plus pensé aux choses de la maison qu’aux miennes propres ; je n’ai eu personne qui me donnât un coup de main ; il m’a fallu faire Marthe et Madeleine tout ensemble ; si quelque chose ensuite vient à péricliter, je ne sais qu’y faire ; j’ai fait plus que mon devoir… »

Agnese interrompait ces disputes en parlant aussi de ses peines ; elle ne se chagrinait point autant pour le tracas et le dommage que tout ceci lui causait, que parce qu’elle voyait s’évanouir l’espérance d’embrasser bientôt sa bonne Lucia ; car, s’il vous en souvient, c’était précisément pour cet automne qu’elles s’étaient donné rendez-vous, et il n’était pas supposable que dona Prassède voulût venir passer la saison de la campagne dans ces contrées en de semblables circonstances. Elle en serait plutôt partie, si elle s’y était trouvée, comme faisaient tous ceux qui avaient cru pouvoir y venir.

La vue des lieux où la pauvre Agnese se retrouvait rendait pour elle ces pensées encore plus vives et ces regrets plus amers. Après être sortis des sentiers, ils avaient pris le chemin public, ce même chemin qu’elle avait suivi, en ramenant pour si peu de temps sa fille chez elle, après le séjour qu’elles avaient fait ensemble chez le tailleur, et déjà l’on voyait le village.

« Je pense bien que nous irons faire une petite visite à ces braves gens, dit Agnese.

— Et nous reposer un peu, car je commence à en avoir assez de cette hotte sur mes épaules, dit Perpetua, et nous pourrons aussi, comme ça, manger un morceau.

— À condition que nous ne perdrons pas de temps ; car nous ne sommes pas en route pour nous divertir, » dit don Abbondio.

Ils furent reçus à bras ouverts et vus avec grand plaisir ; ils rappelaient une bonne action. Faites du bien à autant de personnes que vous pourrez, dit ici notre anonyme, et il vous arrivera d’autant plus souvent de rencontrer des visages qui vous mettront la joie au cœur.

Agnese, en embrassant la brave femme, laissa échapper un déluge de larmes qui la soulagèrent beaucoup ; et elle répondait par des sanglots aux demandes que celle-ci et son mari lui faisaient sur Lucia.

« Elle est mieux que nous, dit Abbondio, elle est à Milan, hors des dangers, loin de toutes ces tribulations diaboliques.

— Vous vous sauvez, n’est-ce pas, monsieur le curé, vous et votre digne compagne ? dit le tailleur.

— Hélas ! oui, répondirent ensemble le maître et la servante.

— Je les connais trop bien.

— Nous sommes en chemin, dit don Abbondio, pour nous rendre au château de ***.

— C’est on ne peut mieux pensé ; vous y serez en sûreté comme dans une église.

— Et ici, est-ce que vous n’avez pas peur ? dit don Abbondio.

— Je vous dirai, monsieur le curé, pour ce qui est d’hospitation proprement dite, comme vous savez que c’est le mot en bon langage, il n’est pas probable que ces gens-là viennent la prendre ici ; nous sommes trop en dehors de leur route, grâce au ciel. Tout au plus feraient-ils vers nous quelques excursions, ce qu’à Dieu ne plaise ! Mais, dans tous les cas, nous avons du temps ; nous pouvons attendre qu’il nous vienne d’autres nouvelles des malheureux pays où ils doivent faire halte. »

Il fut décidé que l’on s’arrêterait là quelque peu pour prendre haleine ; et comme c’était l’heure du dîner : « Monsieur et mesdames, dit le tailleur, il faut que vous honoriez ma modeste table de votre présence, sans façons, à la fortune du pot ; il y aura du moins le plat de la cordialité. »

Perpetua dit qu’elle avait apporté de quoi rompre le jeûne. Après un peu de façons de part et d’autre, on convint de réunir, comme on dit, les deux marmites, et de dîner ensemble.

Les enfants s’étaient mis à l’entour d’Agnese, leur ancienne amie, lui faisant grande fête. Bien vite le tailleur ordonna à l’une de ses filles (celle qui avait porté à Marie la veuve ce petit régal dont vous vous souvenez peut-être) d’aller tirer du brou, quelques châtaignes primeurs déposées dans un coin qu’il lui indiqua, et de les mettre de suite à rôtir.

« Et toi, dit-il à l’un de ses petits garçons, va au jardin secouer le pêcher pour en faire tomber quelques fruits, et porte-les ici, mais porte-les tous au moins. Et toi, dit-il à un autre, va au figuier cueillir quelques figues des plus mûres. Au reste, c’est là un métier que vous ne connaissez que trop bien, vous autres. » Pour lui, il alla mettre en perce un certain petit tonneau ; sa femme courut chercher un peu de linge de table ; Perpetua sortit de sa hotte ses provisions ; on mit le couvert, une serviette par-dessus la nappe et une assiette de faïence à la place d’honneur, pour don Abbondio, avec un couvert d’argent que Perpetua avait dans sa hotte. Ils se mirent à table et dînèrent, si ce n’est bien joyeusement, du moins d’une manière beaucoup moins triste qu’aucun des convives voyageurs ne s’y était attendu dans cette journée.

« Que dites-vous, monsieur le curé, d’un semblable bouleversement ? dit le tailleur. Il me semble lire l’histoire des Maures en France.

— Que puis-je dire ? Il me fallait encore celle-là.

— Au surplus, vous avez choisi un bon asile, reprit le tailleur. Qui est-ce qui pourrait aller là-haut par force ? Et vous y trouverez compagnie, car déjà il s’est dit que bien des gens s’y sont réfugiés, et qu’il en arrive encore à tout moment.

— J’aime à espérer, dit don Abbondio, que nous serons bien reçus. Je le connais, ce digne seigneur, et lorsqu’une autre fois j’ai eu l’honneur de me trouver avec lui, il a été pour moi d’une parfaite politesse.

— Quant à moi, dit Agnese, il m’a fait dire par monseigneur illustrissime que si j’avais besoin de quelque chose je n’avais qu’à me rendre près de lui.

— Quelle belle conversion ! reprit don Abbondio ; et il persévère, n’est-ce pas ? Il persévère ? »

Le tailleur se mit à parler longuement de la vie toute sainte de l’Innomé, et à raconter comment, après avoir été le fléau de la contrée, il en était devenu le modèle en vertus et le bienfaiteur.

« Et tout ce monde qu’il avait avec lui ?… Tous ces gens de service ?… reprit don Abbondio, qui avait plus d’une fois entendu parler d’eux depuis la conversion du maître, mais qui n’était jamais assez assuré de certaines choses.

— La plupart ont été renvoyés, répondit le tailleur, et ceux qui sont restés ont changé de vie ; mais de quelle manière ! En un mot, le château est devenu comme une Thébaïde ; c’est une façon de parler que vous entendez, monsieur. »

Puis il amena le discours avec Agnese sur la visite du cardinal. « Quel homme ! disait-il, quel homme ! Il est fâcheux qu’il ait passé dans notre village si rapidement, car je n’ai pas même pu lui rendre quelques hommages. Que je serais heureux de pouvoir lui parler encore une fois, un peu plus à loisir ! »

Lorsque ensuite ils se furent levés de table, s’adressant encore à Agnese, il lui fit remarquer une estampe, représentant le cardinal, qu’il gardait suspendue contre le panneau d’une porte, en signe de vénération pour le personnage, comme aussi pour pouvoir dire à tous ceux qui venaient que ce portrait n’était pas ressemblant, ce dont, ajoutait-il, personne n’était mieux à même de juger que lui, puisqu’il avait pu observer le cardinal de près et tout à son aise dans cette chambre même.

« C’est lui qu’on a voulu faire là ? dit Agnese. Il lui ressemble pour l’habillement ; mais…

— N’est-ce pas qu’il n’est point ressemblant ? » dit le tailleur. « C’est ce que je dis toujours : nous ne sommes pas, vous et moi, de ceux qu’en ceci l’on attrape. Mais au moins son nom est dessous : c’est un souvenir. »

Don Abbondio se montrait pressé ; le tailleur se chargea de trouver une carriole pour les transporter au pied de la montée ; il alla aussitôt en chercher une, et revint peu après avec l’annonce qu’elle arrivait. Se tournant ensuite vers Don Abbondio, il lui dit :

« Monsieur le curé, si vous désiriez porter là-haut quelque livre, pour passer le temps, je puis avoir en cela quelques faibles moyens de vous être agréable, attendu que je m’amuse aussi un peu à lire. Je ne saurais vous offrir des ouvrages dignes de vous ; je n’ai que des livres en langue vulgaire ; mais cependant… »

« Merci, merci, » répondit don Abbondio. « Ce sont des circonstances où l’on a tout au plus la tête à soi pour ce qui est de précepte. »

Pendant que les remercîments se font et se refusent, que s’échangent les salutations et les souhaits, les invitations et les promesses d’une autre halte au retour, la carriole est arrivée devant la porte de la maison. On y place les hottes ; nos voyageurs montent ensuite et entreprennent d’une manière un peu plus commode et avec plus de tranquillité d’esprit la seconde moitié de leur route.

Le tailleur avait dit vrai à don Abbondio sur le compte de l’Innomé. Celui-ci, depuis le jour où nous l’avons laissé, n’avait jamais cessé un instant de faire ce qu’il s’était proposé dans ce grand jour : réparer les dommages dont il était l’auteur, demander la paix, secourir les pauvres, opérer en un mot autant de bien qu’il pouvait en avoir l’occasion. Ce courage qu’il avait autrefois montré pour attaquer et se défendre, il le montrait maintenant en ne faisant ni l’une ni l’autre de ces deux choses. Il allait toujours seul et sans armes, disposé à tout ce qui pouvait lui arriver après tant de violences qu’il avait commises, et persuadé que ce serait en commettre une nouvelle que d’employer la force pour défendre une tête chargée envers tant de personnes d’une dette si grande ; persuadé que tout le mal qui pourrait lui être fait serait une offense envers Dieu, mais ne serait que justice envers lui-même, et que, quant à l’offense, moins que tout autre il avait le droit de la punir. Cependant sa personne était demeurée pour tous aussi inviolable que lorsqu’il avait, pour se garder, tant de bras armés et le sien propre. Le souvenir de son ancienne férocité, qui devait avoir laissé tant de désirs de vengeance, et la vue de sa douceur actuelle, qui rendait cette vengeance si facile, se réunissaient au contraire pour lui attirer et lui conserver une admiration qui était sa principale sauvegarde. C’était cet homme que personne n’avait pu jamais humilier et qui s’était humilié lui-même. Les ressentiments, irrités autrefois par les mépris et par la crainte que l’on avait de lui, s’effaçaient devant cette humilité dont il offrait maintenant le spectacle. Ceux qu’il avait offensés venaient d’obtenir, contre tous motifs de s’y attendre et sans danger pour eux, une satisfaction qu’ils n’auraient jamais pu se promettre de la vengeance la mieux couronnée de succès : la satisfaction de voir un tel homme repentant de ses torts et s’associant, pour ainsi dire, à leur indignation.

S’il en était dont la peine la plus sensible et la plus amère eût été pendant longues années, de ne pas voir de probabilité à ce que, dans aucune circonstance, ils se trouvassent plus forts que lui et pussent lui faire payer quelque grand dommage dont il avait été pour eux la cause, ceux-là même, en le rencontrant aujourd’hui, seul, désarmé et comme prêt à tout subir sans résistance, ne se sentaient plus portés qu’à lui rendre hommage et à s’incliner devant lui. Dans cet abaissement volontaire, sa figure et son maintien avaient pris à son insu quelque chose de plus noble et de plus élevé, parce qu’on y voyait, mieux encore que par le passé, l’indifférence pour tout péril qui eût menacé sa vie. Les haines, même les plus violentes et les plus exaspérées, se sentaient comme liées et retenues par la vénération qui environnait l’homme du repentir et de la bienfaisance. Cette vénération était si grande, si générale, que souvent il avait de la peine à se dérober aux démonstrations qui lui en étaient faites, et se voyait obligé à ne pas trop laisser paraître sur son visage et dans ses manières la componction qu’il avait dans le cœur, à ne pas trop s’abaisser pour ne pas être trop exalté. Il avait choisi dans l’église la dernière place, et personne jamais n’eût osé la prendre : c’eût été comme usurper une place d’honneur. L’on peut dire ensuite qu’offenser un tel homme, ou seulement le traiter avec peu d’égard, eût paru moins encore un acte d’insolence et de lâcheté qu’un sacrilège ; et ceux mêmes qui étaient retenus à son égard par ce sentiment qu’ils voyaient régner pour lui chez les autres, ne pouvaient se défendre de le partager plus ou moins.

Les mêmes causes et d’autres encore détournaient de lui les rigueurs de la force publique, et lui procuraient, de ce côté-là même, cette sûreté dont il prenait si peu de soin. Son rang et ses alliances, qui en tout temps n’avaient pas été sans quelque pouvoir pour le défendre, lui servaient d’autant plus maintenant qu’à ce nom illustre, mais jusqu’alors trop justement odieux, se joignaient la louange méritée par une conduite exemplaire, la gloire d’une conversion.

Les magistrats et les grands de la cité s’étaient réjouis de cet événement non moins publiquement que le peuple, et il eût paru étrange de sévir contre un homme au sujet duquel on s’était fait tant de félicitations. Ajoutons qu’un pouvoir toujours en guerre, et en guerre souvent peu favorable, contre des rébellions animées et toujours renaissantes, devait s’estimer assez heureux en se voyant délivré de la plus inquiétante et la plus difficile à dompter, pour ne pas en demander davantage ; d’autant plus que cette conversion produisait des réparations que le pouvoir n’était pas habitué à obtenir, ni même à réclamer. Tourmenter un saint ne semblait pas un bon moyen pour effacer la honte de n’avoir su réprimer un criminel ; et l’exemple qu’on aurait donné en le punissant n’aurait eu d’autre effet sans doute que de détourner ses pareils des voies de paix et d’ordre où ils auraient pu vouloir rentrer. Probablement aussi la part que le cardinal Frédéric avait eue à cette grande œuvre, et son nom associé à celui du personnage converti, servaient à ce dernier comme de bouclier sacré, pour le rendre d’autant plus inattaquable. Et dans l’ordre de choses et d’idées qui régnait alors, dans les singuliers rapports où se trouvaient la puissance spirituelle et l’autorité civile, guerroyant si souvent entre elles sans jamais viser à se détruire, mêlant même toujours à leurs hostilités quelques actes de reconnaissance de leurs droits respectifs, quelques protestations de déférence, et souvent aussi marchant de concert vers un but commun sans jamais faire la paix, on put en quelque sorte considérer la réconciliation du personnage avec le premier de ces pouvoirs comme emportant avec soi l’oubli, si ce n’est l’absolution, de la part de l’autre, l’Église d’ailleurs ayant seule opéré pour obtenir un effet que le pouvoir temporel avait désiré comme elle.

Ainsi cet homme sur lequel, s’il était tombé, auraient couru à l’envi les grands et les petits pour le fouler aux pieds, cet homme, en s’étant mis volontairement à terre, était épargné par tous et honoré par un grand nombre.

Il est vrai, que pour un grand nombre aussi, ce changement si éclatant n’était rien moins qu’une cause de satisfaction ; et pouvaient-ils s’en féliciter, tous ces agents stipendiés pour le crime, ou, parmi une autre classe, tous ces hommes, ses associés dans l’œuvre du crime, qui perdaient le moyen si puissant sur lequel ils avaient coutume de compter dans leurs entreprises, qui même voyaient tout à coup se rompre les fils de trames ourdies de longue main, et cela dans le moment peut-être où ils attendaient la nouvelle du succès ?

Mais déjà nous avons vu quels étaient les sentiments que cette conversion avait produits parmi les bandits qui se trouvaient près de leur maître au moment où elle s’était opérée, et qui en avaient reçu l’annonce de sa propre bouche : stupeur, douleur, abattement, irritation intérieure ; un peu de tout cela, mais point de haine ni de mépris. Il en fut de même pour ceux qu’il tenait dispersés sur divers points, de même pour ses complices de condition plus relevée lorsqu’ils apprirent la terrible nouvelle, et pour tous par les mêmes causes.

Le cardinal Frédéric fut plutôt, ainsi que l’observe Ripamonti dans le passage déjà cité de son histoire, celui sur qui une forte haine vint se porter à cette occasion. Ces gens le regardaient comme un homme qui s’était mêlé de leurs affaires, pour les leur gâter ; l’Innomé avait voulu sauver son âme ; personne n’avait droit de s’en plaindre.

Successivement ensuite, la plupart de ses brigands domestiques, ne pouvant s’accommoder de la nouvelle discipline à laquelle ils étaient soumis, et ne voyant pas de probabilité à ce qu’elle fût changée, avaient pris le parti de la retraite. Ils eurent la ressource, les uns d’aller chercher un autre maître, en s’adressant de préférence aux anciens amis de celui qu’ils quittaient, les autres de s’enrôler dans les compagnies à la solde de l’Espagne, de Mantoue ou de quelque autre des parties belligérantes, d’autres encore de se jeter sur les grandes routes pour y faire la guerre en petit et pour leur propre compte ; il put enfin s’en trouver qui se contentèrent de mener leur vie de coquins tout seuls et dans toute leur liberté. Ce fut probablement aussi parmi ces divers états que firent leur choix les autres sicaires de l’Innomé qui avaient été jusqu’alors à ses ordres en divers pays. Quant à ceux qui avaient pu s’habituer au nouveau genre de vie dont la loi leur était imposée, ou qui l’avaient embrassé de plein gré, la majeure partie, natifs de la vallée, étaient retournés aux champs ou aux métiers qu’ils avaient appris dans leur jeunesse et abandonnés ensuite ; les étrangers étaient restés au château comme domestiques : les uns et les autres, rebénis, pour ainsi dire, en même temps que leur maître, passaient désormais leur vie comme lui, sans faire de mal à personne, sans que personne leur en fît, inoffensifs et respectés à son exemple.

Mais lorsque, à l’arrivée des bandes allemandes, quelques fugitifs des pays envahis ou menacés arrivèrent au château pour y demander asile, l’Innomé, heureux de voir recherchés comme un refuge pour les faibles ces murs qui si longtemps avaient été regardés comme un objet de terreur, accueillit ces malheureux, non pas seulement avec bonté, mais avec reconnaissance. Il fit répondre que sa maison serait ouverte à quiconque voudrait s’y réfugier, et il songea aussitôt à la mettre, ainsi que la vallée tout entière, en état de défense, pour le cas où il prendrait envie aux lansquenets ou aux Cappelletti de s’essayer à venir y faire leurs prouesses. Il réunit les serviteurs qui lui étaient restés, peu nombreux, mais bons, comme les vers de Furti[102] ; il leur fit une allocution sur l’heureuse occasion que Dieu leur fournissait, à eux et à lui-même, de venir au secours de ce prochain qu’ils avaient tant opprimé, tant effrayé ; et de cet ancien ton de commandement qui exprimait la certitude de l’obéissance, il leur annonça d’une manière générale ce qu’il entendait qu’ils fissent, leur traçant surtout la conduite qu’ils avaient à tenir pour que les personnes qui viendraient chercher un asile en ce lieu ne vissent en eux que des amis et des défenseurs. Il fit ensuite descendre d’un galetas les armes de toutes sortes qui depuis longtemps y étaient entassées, et il les leur distribua ; il fit dire à ses paysans et ses fermiers de la vallée que tout homme de bonne volonté eût à venir au château avec des armes ; il en donna à ceux qui en manquaient ; il choisit les plus capables pour en faire comme des officiers ayant les autres sous leurs ordres ; il établit des postes aux entrées et sur d’autres points de la vallée, sur la montée, aux portes du château ; il régla les heures où ces postes seraient relevés et la manière dont cette opération devait se faire, comme dans un camp, ou comme cela s’était fait dans ce lieu même, au temps de sa méchante vie.

Dans un coin du galetas, se trouvaient, séparées du tas général, les armes que lui seul avait portées ; sa fameuse carabine, ses mousquets, ses épées, ses espadons, ses pistolets, ses couteaux, ses poignards, le tout à terre ou appuyé contre le mur. Aucun des domestiques n’y toucha ; mais ils crurent devoir demander à leur maître quelles étaient celles qu’il voulait se faire apporter.

« Aucune, » répondit-il ; et, soit par vœu, ou simplement parce qu’il l’avait ainsi résolu, il resta toujours désarmé à la tête de cette espèce de garnison.

En même temps il avait mis en mouvement d’autres hommes et des femmes de sa maison ou sous sa dépendance, pour préparer de quoi loger dans le château autant de monde que ce serait possible, pour dresser des lits, préparer des matelas et des paillasses dans toutes les chambres, dans toutes les salles, dont il faisait autant de dortoirs. Il avait donné l’ordre de faire venir des provisions abondantes pour nourrir à ses frais les hôtes que Dieu lui enverrait et qui, en effet, arrivaient de jour en jour en plus grand nombre. Pendant que tout cela s’exécutait, on ne le voyait lui-même jamais en repos. Tour à tour, au dedans et au dehors du château, tantôt en haut, tantôt en bas de la montée, sur tous les points de la vallée, il était sans cesse à établir, renforcer, visiter ses postes, à voir et se faire voir, à mettre et tenir tout en règle par ses paroles, par ses regards, par sa présence. Dans la maison, sur les chemins, il accueillait gracieusement tous ceux qui se présentaient ; et tous, soit qu’ils l’eussent déjà vu ou qu’ils le vissent pour la première fois, le regardaient comme en extase, oubliant pour un moment les malheurs ou les craintes qui les avaient amenés en ce lieu ; et ils se retournaient pour le regarder encore après qu’il les avait quittés, et poursuivait son chemin.



CHAPITRE XXX.


Quoique l’entrée de la vallée par où il arrivait le plus de monde fût l’entrée opposée à celle dont nos trois fugitifs approchaient, ils commencèrent cependant bientôt à trouver sur la route des compagnons de voyage et d’infortune qui, par des chemins de traverse et des sentiers, étaient venus ou devaient y déboucher. En des circonstances pareilles, toutes personnes qui se rencontrent sont gens de connaissance. Chaque fois que la carriole atteignait quelque piéton, il se faisait entre nos personnages et lui un échange de demandes et de réponses. L’un s’était sauvé, comme eux, sans attendre l’arrivée des soldats ; un autre avait entendu les tambours et les trompettes ; un troisième avait vu les soldats eux-mêmes et les dépeignait comme des gens épouvantés ont coutume de dépeindre l’objet qui a causé leur frayeur.

« Nous devons encore nous estimer heureux, disaient les deux femmes, remercions le ciel. Va pour les effets, s’il le faut ; mais pour les personnes au moins, nous sommes sauvés. »

Mais don Abbondio ne trouvait pas qu’il y eût tant à se féliciter. Bien au contraire, la vue de tous ces arrivants, surtout avec ce qu’on lui disait d’un plus grand nombre encore qui se montrait de l’autre côté, commençait à lui faire ombrage.

« Oh ! quelle histoire ! murmurait-il aux femmes dans un moment où il n’y avait personne auprès d’eux ; oh ! quelle histoire ! Ne voyez-vous pas que si tant de gens se réunissent dans le même endroit, c’est tout comme vouloir y faire venir les soldats par force ? Tous cachent leurs effets, tous en emportent ; il ne reste rien dans les maisons ; les soldats croiront qu’il y a là-haut des trésors. Pas de doute qu’il n’y viennent. Oh ! pauvre homme que je suis ! où me suis-je embarqué ?

— Oh ! ils ont autre chose à faire que de venir là-haut, disait Perpetua ; faut-il pas, eux aussi, qu’ils continuent leur route ? Et puis, j’ai toujours entendu dire que là où il y a du danger, plus on est en nombre, mieux ça vaut.

— En nombre ? en nombre ? répliquait don Abbondio. Pauvre femme ! Ne savez-vous donc pas qu’un lansquenet, à lui seul, va manger, quand il voudra, cent de ces gens-ci ? Et puis, si l’idée leur venait, à ceux-ci, de faire des folies, il y aurait grand plaisir, n’est-ce pas, à se trouver au milieu d’une bataille ? Oh ! pauvre homme que je suis ! il eût encore mieux valu aller sur les montagnes. Faut-il donc qu’ils se viennent tous fourrer dans le même endroit ?… Les sottes gens ! continuait-il en baissant encore plus la voix ; tous ici, et allez, et allez, et allez, l’un à la queue de l’autre, comme des moutons à qui la raison manque.

— À ce compte-là, dit Agnese, ils pourraient en dire autant de nous.

— Taisez-vous donc un peu, dit don Abbondio, puisqu’après tout les bavardages ne servent plus à rien. Ce qui est fait est fait : nous y sommes, il faut y rester. Il en sera ce qu’il plaira au ciel : à la grâce de Dieu ! »

Mais ce fut bien pis lorsque, à l’entrée de la vallée, il vit un poste considérable de gens armés, partie sur la porte d’une maison, partie dans les chambres du rez-de-chaussée ; on eût dit une caserne. Il les regarda du coin de l’œil. Ce n’étaient pas ces figures qu’il lui avait fallu envisager dans son autre fâcheux voyage, ou, s’il y en avait de celles d’alors, elles étaient bien changées. Malgré cela, on ne peut dire combien cette vue lui fut désagréable. — Oh ! malheureux que je suis ! — pensait-il. — Les voilà qui se font, les folies. Au reste, c’était immanquable : je devais m’y attendre de la part d’un homme pareil. Mais, que veut-il donc faire ? Veut-il faire la guerre ? veut-il faire le roi ? Oh ! malheureux que je suis ! dans un moment où l’on voudrait pouvoir se cacher sous terre, il cherche tous les moyens de se faire remarquer, d’appeler sur lui l’attention ; on dirait vraiment qu’il veut les engager à venir.

« Voyez, notre maître, lui dit Perpetua, s’il n’y a pas là de braves gens pour nous défendre. Qu’ils viennent s’y frotter, les soldats ! Ce ne sont pas ici de ces peureux de chez nous, qui ne sont bons qu’à jouer des jambes.

— Paix ! répondit don Abbondio, à voix basse, mais d’un ton de colère ; paix ! vous ne savez ce que vous dites. Priez le ciel que les soldats n’aient pas de temps à perdre, ou qu’ils ne sachent pas ce qui se fait ici, qu’ils n’apprennent pas qu’on arrange cet endroit comme une forteresse. Ne savez-vous pas que c’est le métier des soldats de prendre des forteresses ? C’est tout ce qu’ils demandent : pour eux, donner un assaut, c’est comme aller à la noce, parce que tout ce qu’ils trouvent est à eux, et quant aux personnes, ils les passent au fil de l’épée. Oh ! pauvre homme que je suis ! Enfin, je verrai bien s’il n’y a pas moyen de se mettre à l’abri sous quelqu’un de ces rochers. On ne me prendra pas dans une bataille ; oh ! non pour sûr, on ne m’y prendra pas.

— Si vous en êtes à avoir peur d’être défendu et secouru… » recommençait à dire Perpetua ; mais don Abbondio l’interrompit brusquement, toujours à voix basse : « Chut ! Et gardez-vous bien de rapporter ce que nous venons de dire. Rappelez-vous qu’il faut toujours faire ici bonne et riante mine, et approuver tout ce qu’on voit. »

Ils trouvèrent à la Malanotte un autre piquet d’hommes armés, auxquels don Abbondio tira un grand coup de chapeau, tout en disant en lui-même : — Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! me voilà tout de bon venu dans un camp. — Ici la carriole s’arrêta ; ils mirent pied à terre ; don Abbondio se hâta de payer le conducteur et de le congédier ; puis, avec ses deux compagnes, il entreprit la montée sans mot dire. La vue de ces lieux réveillait dans son imagination et mêlait par réminiscence à ses angoisses actuelles les angoisses qu’il y avait déjà une fois éprouvées. Agnese, de son côté, qui ne les connaissait point, ces lieux, s’en était fait une image qui se présentait à son esprit toutes les fois qu’elle pensait à l’épouvantable voyage de Lucia ; la pauvre Agnese, en les voyant maintenant tels qu’ils étaient en réalité, éprouvait avec une vivacité en quelque sorte nouvelle le sentiment dont ces cruels souvenirs troublaient toujours son cœur. « Oh ! monsieur le curé, s’écria-t-elle, quand je songe que ma pauvre Lucia a passé par ce chemin…

— Voulez-vous vous taire, femme de peu de sens ? lui cria à l’oreille don Abbondio. Sont-ce là des discours à tenir ici ? Ne savez-vous pas que nous sommes chez lui ? Par bonheur, personne ne nous entend ; mais si vous parlez de la sorte…

— Oh ! dit Agnese, à présent qu’il est saint !

— Taisez-vous, lui répéta don Abbondio ; croyez-vous qu’on puisse dire aux saints, sans se gêner, tout ce qu’on a par la tête ? Songez plutôt à le remercier du bien qu’il vous a fait.

— Oh ! quant à ça, j’y avais déjà pensé. Croyez-vous donc qu’on n’ait pas son petit savoir-vivre ?

— Savoir vivre, c’est savoir ne pas dire les choses qui peuvent déplaire, surtout à qui n’est pas habitué à les entendre. Et retenez bien, toutes les deux, que ce n’est pas ici un endroit où vous puissiez faire des commérages, et débiter tout ce qui peut vous passer par l’esprit. C’est la maison d’un grand seigneur, vous le savez. Voyez que de monde autour de nous ; il vient des gens de toutes les espèces ; ainsi, du bon sens, si vous pouvez. Songez à peser vos paroles, et surtout à les épargner, à ne parler qu’autant que ce sera nécessaire ; en se taisant, on ne risque jamais de se tromper. »

« Vous faites plus de mal vous-même avec toutes vos… » allait reprendre Perpetua. Mais, « chut ! » dit précipitamment et tout bas don Abbondio ; en même temps il se hâta d’ôter son chapeau et de faire une profonde révérence ; car, en regardant en haut, il avait aperçu l’Innomé qui descendait vers eux. Celui-ci avait également vu et reconnu don Abbondio, et pressait le pas pour venir à sa rencontre.

« Monsieur le curé, dit-il quand il fut près de lui, j’aurais voulu vous offrir ma maison dans une circonstance plus heureuse ; mais, quoi qu’il en soit, c’est pour moi une véritable satisfaction que de pouvoir vous être bon à quelque chose.

— Comptant sur l’extrême bonté de Votre Illustrissime Seigneurie, répondit don Abbondio, j’ai osé, dans cette triste conjoncture, venir vous importuner ; et, comme vous voyez, j’ai même pris la liberté d’amener compagnie. Voici ma gouvernante…

— Elle est la bienvenue, dit l’Innomé.

— Et voici, continua don Abbondio, une femme à qui Votre Seigneurie a déjà fait du bien ; la mère de cette… de cette…

— De Lucia, dit Agnese.

— De Lucia ! s’écria l’Innomé, en se tournant, les yeux baissés, vers Agnese. Du bien, moi ! grand Dieu ! C’est vous qui me faites du bien en venant ici… chez moi… dans cette maison. Soyez la bienvenue. Vous y apportez la bénédiction du ciel.

— Oh ! que dites-vous là ? dit Agnese ; je viens plutôt vous importuner. Au reste, continue-t-elle en s’approchant de son oreille, j’ai à vous remercier… »

L’Innomé interrompit ces paroles en demandant avec empressement des nouvelles de Lucia ; et lorsqu’il lui en eut été donné, il retourna sur ses pas pour conduire au château ses nouveaux hôtes, malgré leur cérémonieuse résistance. Agnese lança au curé un coup d’œil qui voulait dire : Voyez s’il est besoin que vous veniez vous mettre entre nous deux pour donner vos avis.

« Est-ce qu’ils sont arrivés à votre paroisse ? » demanda l’Innomé à don Abbondio.

— Non, monsieur, répondit celui-ci ; je n’ai pas voulu les attendre, ces démons. Dieu sait si j’aurais pu sortir vivant de leurs mains, et venir importuner Votre Illustrissime Seigneurie.

— Eh bien, rassurez-vous, reprit l’Innomé ; vous êtes maintenant en sûreté. Ils ne viendront pas ici ; et s’ils voulaient s’y essayer, nous sommes prêts à les recevoir.

— Espérons qu’ils ne viendront pas, dit Abbondio. Et j’entends dire, ajouta-t-il en montrant du doigt les montagnes de l’autre côté de la vallée, j’entends dire que par là aussi il y a d’autres troupes qui rôdent, autre espèce de gens…

— C’est vrai, répondit l’Innomé ; mais, ne craignez rien ; nous sommes prêts pour ceux-là comme pour les autres.

— Entre deux feux, — disait en lui-même don Abbondio, — absolument entre deux feux. Où me suis-je laissé mener ? et par deux commères ! Et cet homme qui s’y délecte ! Oh ! quelles gens il y a dans ce monde ! »

Lorsqu’ils furent entrés au château, le seigneur fit conduire Agnese et Perpetua dans une chambre du quartier assigné aux femmes, qui occupait trois côtés de la seconde cour, dans la partie postérieure de l’édifice, établie sur une masse de roc en saillie et isolée, à pic sur un précipice. Les hommes étaient logés dans les bâtiments de droite et de gauche de l’autre cour, ainsi que dans celui qui donnait sur l’esplanade. Le corps de bâtisse intermédiaire, qui séparait les deux cours et donnait entrée de l’une dans l’autre par un large passage ouvert en face de la porte principale, était en partie occupé par les provisions, l’autre partie devant servir à recevoir les effets que les réfugiés voudraient mettre là-haut à l’abri. Dans le quartier des hommes, il y avait quelques chambres destinées aux ecclésiastiques qui pourraient venir. L’Innomé y conduisit lui-même don Abbondio qui fut le premier à en prendre possession.

Nos fugitifs demeurèrent vingt-trois ou vingt-quatre jours dans le château, au milieu d’un mouvement continuel, et en nombreuse compagnie qui, dans les premiers temps, allait s’augmentant toujours. Mais il ne leur arriva rien d’extraordinaire. Il ne se passa peut-être pas un seul jour sans que l’on prît les armes. Tantôt c’étaient les lansquenets qui, disait-on, venaient d’un côté, tantôt les cappelletti que l’on avait vus de l’autre. À chaque avis de cette nature, l’Innomé envoyait à la découverte ; et, si c’était nécessaire, il prenait avec lui des hommes qu’il tenait toujours prêts pour ce service, et se portait avec eux hors de la vallée, du côté où le danger avait été signalé. C’était alors une chose singulière que de voir une troupe d’hommes armés de pied en cap et marchant en ligne comme des soldats, sous la conduite d’un chef sans armes. La plupart du temps ces alertes n’étaient causées que par des fourrageurs et des pillards détachés du gros de l’armée, et qui décampaient avant qu’on fût arrivé jusqu’à eux. Une fois cependant l’Innomé, en donnant la chasse à quelques-uns de ces drôles pour leur apprendre à ne plus venir dans ces alentours, fut averti qu’un petit village des environs était envahi et mis au pillage. C’étaient des lansquenets de divers corps, qui, restés en arrière pour voler, s’étaient réunis et allaient se jeter à l’improviste dans les endroits voisins de ceux où s’arrêtait l’armée ; ils dépouillaient les habitants et les maltraitaient de toutes façons. L’Innomé fit une courte allocution à ses hommes et les mena vers le village.

Ils arrivèrent au moment où on les attendait le moins. Les vauriens qui avaient cru n’aller qu’à la maraude, lorsqu’ils virent venir sur eux une troupe en ordre de guerre et prête à combattre, laissèrent là le pillage et se hâtèrent de fuir, à la débandade, du côté d’où ils étaient venus. L’Innomé les poursuivit jusqu’à une certaine distance. Puis, ayant fait faire halte, il attendit quelque temps pour voir s’il ne survenait rien autre qui méritât son attention, et enfin prit le chemin du château. Il n’est pas besoin de dire avec quels applaudissements et quelles bénédictions la troupe et son chef furent reçus, à leur retour, dans le village qui leur devait sa délivrance.

Dans le château et au milieu de cette multitude, composée à l’aventure, de gens qui différaient entre eux de condition, d’habitude, d’âge et de sexe, il n’y eut jamais aucun désordre de quelque importance. L’Innomé avait placé en divers endroits des gardes qui veillaient à ce que tout se passât en règle, et y apportaient ce soin que chacun de ses serviteurs mettait à s’acquitter des commissions qui leur étaient confiées.

Il avait en outre prié les ecclésiastiques et les hommes qui, parmi les réfugiés, pouvaient le mieux inspirer du respect, de parcourir l’habitation et d’y exercer aussi leur surveillance. Il la parcourait lui-même le plus souvent qu’il lui était possible et se montrait partout ; mais même en son absence l’idée de celui chez qui l’on se trouvait servait de frein à ceux qui auraient pu en avoir besoin. D’ailleurs, c’étaient tous gens en fuite de chez eux et que le sentiment de cette situation portait généralement à se tenir en repos ; ils songeaient à leur maison et à leur bien, quelques-uns aux parents et aux amis qu’ils avaient laissés dans le danger, et ces pensées, jointes aux nouvelles qu’ils recevaient du dehors, contribuaient encore à maintenir et augmenter en eux cette disposition.

Il y avait pourtant parmi eux des hommes sans souci, doués d’un caractère plus ferme et d’un courage plus robuste, qui cherchaient à passer gaiement ce temps d’épreuve. Ils avaient abandonné leurs maisons parce qu’ils n’étaient pas assez forts pour les défendre ; mais ils ne trouvaient aucun plaisir à soupirer et se lamenter sur ce qui était sans remède, non plus qu’à se figurer et contempler en idée le dégât qu’ils ne verraient que trop un jour en réalité. Des familles liées d’amitié étaient parties de concert ou s’étaient retrouvées là-haut ; de nouvelles amitiés s’étaient formées, et la foule s’était divisée en sociétés, suivant les habitudes et l’humeur de chacun. Ceux qui avaient de l’argent et quelque discrétion allaient prendre leurs repas dans la vallée, où des hôtelleries avaient été à cette occasion improvisées. Dans quelques-unes les bouchées alternaient avec les soupirs, et il n’était permis de parler que de disgrâces ; dans certaines autres on ne rappelait les disgrâces que pour dire qu’il n’y fallait point penser. Ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas faire les frais de leur nourriture recevaient au château du pain, de la soupe et du vin. Il y avait en outre quelques tables servies régulièrement chaque jour pour ceux que le maître y avait expressément invités, et nos gens étaient du nombre.

Agnese et Perpetua, pour ne pas manger sans le gagner le pain qui leur était offert, avaient voulu être employées dans le service qu’exigeait une hospitalité si grandement exercée, et c’est à quoi elles passaient une grande partie du jour, donnant le reste à des causeries avec de nouvelles amies qu’elles s’étaient faites, et avec le pauvre don Abbondio. Celui-ci n’avait rien à faire, mais ne s’ennuyait pourtant pas ; la peur lui tenait compagnie. La peur d’un assaut proprement dit lui était, je crois, passée, ou s’il lui en restait, c’était celle qui le tourmentait le moins, parce que, pour peu qu’il y pensât, il devait voir combien elle était peu fondée. Mais l’image du pays circonvoisin inondé, d’un côté comme de l’autre, d’une brutale soldatesque, les armes et les hommes armés qu’il voyait sans cesse en mouvement, un château et un tel château, l’idée de tant de choses qui, en de semblables circonstances, pouvaient arriver à chaque instant, tout le tenait sous l’empire d’une frayeur vague, générale, continue ; sans parler de l’inquiétude qu’il éprouvait en songeant à sa pauvre maison. Pendant tout le temps qu’il demeura dans cet asile, il ne s’en écarta jamais à une portée de fusil et ne mit jamais le pied sur la descente. Son unique promenade consistait à paraître sur l’esplanade et à parcourir, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, tout le pourtour du château, pour regarder au-dessous de lui, parmi les rochers et les ravins, s’il n’y aurait pas quelque passage un peu praticable, quelque peu de sentier par où l’on pût aller chercher une cachette en cas d’alerte. Il faisait à tous ses compagnons d’asile de grands saluts, de grandes révérences, mais ne frayait qu’avec un très-petit nombre d’entre eux. Ses entretiens les plus fréquents étaient, comme nous l’avons dit, avec les deux femmes ; c’était auprès d’elles qu’il allait épancher sa peine, au risque d’être rabroué par Perpetua, et qu’Agnese elle-même lui fît honte de ses terreurs. À table, où du reste il passait peu de temps et parlait fort peu, il écoutait ce qui se disait de la terrible marche militaire dont on avait journellement des nouvelles, soit par la voix publique qui les apportait de village en village et de bouche en bouche, soit par quelque nouvel arrivant qui, décidé d’abord à ne pas quitter sa maison, avait pourtant fini par fuir comme tant d’autres, sans avoir pu rien sauver de son bien, et plus ou moins maltraité dans sa personne ; et chaque jour c’était quelque nouvelle histoire d’alarmes et de malheurs. Quelques-uns des réfugiés, nouvellistes de profession, recueillaient soigneusement tous les bruits, passaient au crible toutes les relations, et portaient ensuite aux autres le fruit de leur analyse.

On disputait pour savoir quels étaient les régiments les plus enragés, lesquels, des cavaliers ou des fantassins, étaient pires. On répétait le mieux qu’on pouvait certains noms de condottieri ; on racontait les entreprises antérieures de quelques-uns d’entre eux ; on précisait les stations et les marches de chaque corps. Aujourd’hui tel régiment devait venir occuper tels endroits, demain il irait tomber sur tels autres, où en attendant tel autre régiment faisait mille horreurs. On cherchait surtout à être informé et l’on tenait compte des corps qui passaient successivement le pont de Lecco, parce que ceux-là pouvaient être considérés comme bien partis et ne devant plus affliger le pays de leur présence. On avait vu passer les régiments de cavalerie de Wallenstein, d’infanterie de Mérode, de cavalerie de Anhalt, d’infanterie de Brandebourg ; puis, et l’un après l’antre, les deux de cavalerie de Montecuculli et de Ferrari ; puis Altringer, Furstenberg et Colloredo ; puis Torquato Conti, les Croates, et d’autres et d’autres encore, jusqu’à ce qu’enfin, et lorsqu’il plut au ciel, passa Galasso, qui fut le dernier. L’escadron volant des Vénitiens finit aussi par s’éloigner, et tout le pays, à droite comme à gauche, se trouva libre. Déjà les habitants des endroits les premiers envahis et les premiers évacués étaient partis du château, et chaque jour il en partait d’autres ; comme, après un orage d’automne, on voit du feuillage touffu d’un grand arbre sortir de toute part les oiseaux qui étaient venus s’y abriter. Je crois que nos trois personnages furent les derniers à se mettre en route ; et cela parce que don Abbondio le voulut ainsi, dans la crainte, s’il retournait trop tôt, de rencontrer encore des lansquenets séparés de leurs corps et restés à la queue de l’armée. Perpetua eut beau dire que plus l’on tardait, plus on donnait le moyen aux mauvais sujets du pays d’entrer dans la maison et d’enlever ce qui pouvait y rester : lorsqu’il s’agissait de la vie à garantir, c’était toujours don Abbondio qui l’emportait, à moins que l’imminence du danger ne lui eût totalement fait perdre la tête.

Le jour fixé pour le départ, l’Innomé fit tenir prêt à la Malanotte un carrosse dans lequel il avait fait mettre une provision assortie de linge pour Agnese ; et de plus, appelant à part la bonne femme, il lui fit accepter un rouleau d’écus d’or, pour qu’elle eût de quoi réparer le dommage qu’elle trouverait dans sa maison ; il exigea qu’elle les prît, quoiqu’elle lui dît et lui répétât, en frappant de sa main sur sa poitrine, qu’elle en avait encore là des anciens.

« Quand vous verrez votre bonne, votre pauvre Lucia… lui dit-il en finissant ce petit colloque, je suis bien sûr qu’elle prie pour moi, précisément parce que je lui ai fait beaucoup de mal ; dites-lui donc que je la remercie, et que j’ai la confiance que de ses prières lui reviendront autant de bénédictions du ciel pour elle-même. »

Il voulut ensuite accompagner ses trois hôtes jusqu’à la voiture. Le lecteur peut se figurer combien furent vifs, dans leur humilité, les remercîments de don Abbondio, et tout ce que Perpetua sut y joindre. Ils partirent : selon ce qui avait été convenu, ils s’arrêtèrent un moment, mais sans même s’asseoir, chez le tailleur, et là ils entendirent raconter cent et cent choses du passage des troupes ; l’histoire ordinaire des vols, des coups, des dévastations, des violences de toute espèce ; mais par bonheur aucun lansquenet n’avait paru dans ce lieu. « Ah ! monsieur le curé ! dit le tailleur en lui donnant le bras pour l’aider à remonter en voiture ; il y a de quoi faire des livres imprimés sur le fracas de tels événements. »

Après avoir fait encore un peu de chemin, nos voyageurs commencèrent à voir de leurs propres yeux quelque chose de ce qu’ils avaient tant ouï décrire : les vignes dépouillées, non comme par la main des vendangeurs, mais comme si la grêle et l’ouragan les avaient de concert ravagées ; leurs rameaux effeuillés et jetés çà et là sur la terre ; les échalas arrachés, le sol foulé et couvert d’éclats de bois, de feuilles flétries, de souches déracinées ; les arbres abattus, mutilés ; les haies trouées en mille endroits, les barrières de clôture enlevées. Dans les villages, pis encore : toutes les portes enfoncées, toutes les fenêtres en loques, des débris de toute sorte, et partout des haillons par tas ou répandus tout le long des rues ; un air pesant et des bouffées d’odeur fétide sortant de chaque maison ; les habitants occupés les uns à jeter dehors les immondices, les autres à réparer tant bien que mal leurs portes, d’autres en groupe pour se lamenter ensemble : et, de tous côtés, sur le passage de la voiture, des mains tendues vers les portières pour demander la charité.

Ce fut avec ces images tour à tour présentes à leurs yeux et à leur esprit, et en s’attendant à ne rien trouver chez eux que de semblable, que don Abbondio et les deux femmes y arrivèrent ; et ce qu’ils trouvèrent fut en effet ce à quoi ils s’attendaient.

Agnese fit déposer ses paquets dans un coin de sa petite cour, qui était resté l’endroit le plus propre de sa demeure ; elle se mit ensuite à balayer partout, à ramasser et remettre en ordre le peu d’effets qu’on lui avait laissés. Elle fit venir un menuisier et un serrurier pour raccommoder ce qui était en plus mauvais état. Puis, regardant pièce par pièce son cadeau de linge, et comptant ses nouveaux écus, elle disait en elle-même : « Je suis retombée sur mes pieds ; grâces soient rendues à Dieu et à la sainte Vierge, comme aussi à ce bon seigneur ; je puis bien dire être retombée sur mes pieds. »

Don Abbondio et Perpetua entrent dans leur maison, sans l’aide d’aucune clef ; à chaque pas qu’ils font dans le vestibule, se fait plus fort sentir une puanteur, un air empesté qui les repousse ; se bouchant le nez, ils vont vers la porte de la cuisine ; ils entrent sur la pointe du pied, cherchant où le mettre pour éviter le plus possible l’ordure qui couvre les carreaux, et ils jettent un coup d’œil autour d’eux. Plus rien d’entier n’y existait ; mais pour des restes et des débris de ce qu’il y avait eu jadis là comme ailleurs, on en voyait dans tous les coins : les plumes des poules de Perpetua, des lambeaux du linge de maison, les feuillets des calendriers de don Abbondio, des morceaux de marmites et d’assiettes, tout cela mêlé, éparpillé par terre. Le foyer, à lui seul, présentait tous les signes d’un vaste saccagement rapprochés l’un de l’autre, comme plusieurs idées sous-entendues sont rapprochées dans une même période par un habile orateur. Là était un reste de tisons éteints, gros et petits, qui se montraient comme ayant été le bras d’un fauteuil, le pied d’une table, la porte d’une armoire, une planche de lit, une douve du petit tonneau où se tenait le vin qui remettait l’estomac à don Abbondio. Ce qui manquait de ces divers objets n’était plus que cendres et charbons ; et, avec ces charbons mêmes, les dévastateurs avaient, par délassement, noirci la muraille de figures de leur façon, s’étudiant, au moyen de certaines tonsures, de certains bonnets carrés, de certains larges rabats dont ils les avaient marquées et affublées, à en faire des prêtres, et à les faire bien horribles, bien ridicules, étude dans laquelle il est vrai de dire que de tels artistes ne pouvaient faillir.

« Ah ! cochons ! s’écria Perpetua.

— Ah ! brigands ! » s’écria don Abbondio ; et ils sortirent, comme en fuyant, par une autre porte qui donnait sur le jardin. Ils respirèrent ; puis aussitôt ils allèrent vers le figuier ; mais, avant même d’y arriver, ils virent la terre remuée, et tous deux poussèrent un cri ; arrivés, ils trouvèrent effectivement, au lieu du mort, la fosse ouverte. Ici la scène ne fut pas sans bruit : don Abbondio voulut s’en prendre à Perpetua qui, selon lui, avait mal caché le magot ; figurez-vous si celle-ci resta muette. Après qu’ils eurent bien crié, tous deux avec le bras tendu et le doigt dirigé vers le trou, ils s’en revinrent ensemble en murmurant. Et il suffit de vous dire qu’ils trouvèrent à peu près partout la même chose. Ils eurent bien de la peine à faire nettoyer et désinfecter la maison, d’autant plus que, dans ce moment, il était difficile de se procurer de l’aide ; et je ne sais combien de temps il leur fallut rester comme campés, s’arrangeant non pas le mieux, mais le moins mal qu’ils purent, et renouvelant peu à peu les portes, les meubles, les ustensiles, avec l’argent que Perpetua avançait.

Ajoutons que ce désastre fut la source d’autres disputes fort désagréables ; parce que Perpetua, à force de questionner, de chercher, de flairer, parvint à savoir positivement que certains effets de son maître, que l’on croyait avoir été pris ou détruits par les soldats, se trouvaient au contraire en fort bon état chez des gens du pays, et elle tourmentait le curé pour qu’il parlât et réclamât son bien. Toucher cette corde était ce qui pouvait le plus déplaire à don Abbondio, attendu que son bien était dans les mains de coquins, c’est-à-dire de cette espèce de gens avec laquelle il tenait le plus à vivre en paix.

« Mais si je ne veux pas entendre parler de ces choses-là ? disait-il. Combien de fois faut-il que je vous répète que ce qui est perdu est perdu ? Faut-il donc, parce que ma maison a été dévalisée, que je sois de plus mis par vous sur la croix ?

— Quand je le dis, répondait Perpetua, que vous vous laisseriez arracher les yeux de la tête ! Voler les autres est un péché ; mais vous, c’est péché que de ne pas vous voler.

— Mais voyez donc s’il est permis de dire de telles sottises ! répliquait don Abbondio. Voulez-vous bien vous taire ? »

Perpetua se taisait, mais pas tout de suite ; et tout lui fournissait un prétexte pour recommencer ; si bien que le pauvre homme était réduit à ne plus se plaindre lorsqu’il se trouvait privé de quelque chose au moment où il en aurait eu besoin, parce que plus d’une fois il avait eu le désagrément de s’entendre dire : « Allez le demander à un tel qui le tient, et qui ne l’aurait pas gardé jusqu’aujourd’hui s’il avait eu affaire à un homme. »

Il trouvait un autre sujet d’inquiétude, et d’inquiétude plus vive, dans ce qu’on disait de quelques traînards de l’armée qui passaient journellement, comme le lui avaient fait trop bien prévoir ses conjectures ; de sorte qu’il était toujours dans la crainte d’en voir paraître quelqu’un ou même une troupe sur la porte, qu’il avait bien vite fait réparer avant toute autre chose et qu’il tenait barricadée avec grand soin ; mais grâces au ciel, cela n’arriva pas. Ces terreurs cependant n’étaient pas encore dissipées, qu’il lui en survint une nouvelle.

Mais ici nous laisserons à part le pauvre homme : il s’agit de bien autre chose que de ses appréhensions particulières, que des maux de quelques villages, que d’un désastre passager.


CHAPITRE XXXI.


La peste que le tribunal de santé avait craint de voir s’introduire dans le Milanais avec les bandes allemandes s’y était en effet introduite, comme l’on sait ; et l’on sait aussi qu’elle ne s’arrêta point là, mais qu’elle envahit et dépeupla une partie considérable de l’Italie. Conduits par le fil de notre histoire, nous allons maintenant raconter les faits principaux de cette calamité, dans le Milanais, c’est-à-dire et même presque exclusivement dans la ville de Milan, attendu que c’est presque exclusivement de la ville que parlent les mémoires du temps, comme cela arrive à peu près toujours et partout, pour de bonnes raisons comme pour d’autres assez mauvaises. À dire vrai, notre but dans ce récit n’est pas seulement de représenter l’état de choses dans lequel doivent venir figurer nos personnages, mais en même temps de faire connaître, autant que c’est possible dans un cadre restreint et que cela peut dépendre de nous, un chapitre plus fameux qu’il n’est connu de notre histoire nationale.

Parmi les nombreuses relations contemporaines, il n’en est aucune qui puisse suffire pour mettre le lecteur à portée de juger cet événement dans l’ensemble régulier de ses circonstances, comme il n’en est aucune non plus qui ne puisse l’y aider, dans chacun de ses écrits, sans en excepter celui que nous a laissé Ripamonti[103] et qui doit être mis de beaucoup au-dessus des autres, pour le nombre comme pour le choix des faits, et encore plus pour la manière dont il sait les observer. Dans chacun sont omis des faits essentiels qui sont consignés dans d’autres ; dans chacun se trouvent des erreurs matérielles que l’on peut reconnaître et rectifier à l’aide de quelque autre de ces mêmes écrits ou du petit nombre d’actes de l’autorité publique, imprimés ou manuscrits, qui nous restent. Souvent on trouve dans une relation les causes dont on a vu dans une autre les effets comme ne tenant à rien. Dans toutes ensuite règne une étrange confusion de choses et d’époques ; la plume du narrateur y va et vient sans cesse comme au hasard, sans aucun plan ni d’ensemble ni de détails ; caractère, au reste, qui distingue de la manière la plus générale et la plus marquée les livres de ce temps, surtout les livres composés en langue vulgaire ; c’était du moins ainsi en Italie ; les hommes doctes doivent savoir si la remarque s’applique au reste de l’Europe ; nous sommes, pour notre compte, fort tentés de le penser. Aucun écrivain d’une époque postérieure ne s’est proposé d’examiner et de rapprocher ces mémoires pour former, des diverses notions qu’ils fournissent, une chaîne suivie, une véritable histoire de cette peste ; de sorte que l’idée que l’on en a généralement ne peut être que fort incertaine et un peu confuse. Ce ne peut être qu’une idée vague de grands maux et de grandes erreurs (et en vérité il y eut des uns et des autres au-delà de tout ce que l’on peut se figurer), une idée composée de jugements plus que de faits, et où les quelques faits qui se présentent sont épars, isolés quelquefois de leurs circonstances les plus caractéristiques, sans distinction de dates, sans rien par conséquent qui marque la cause et son effet, qui fasse sentir dans les événements leur cours, leur progression. Pour nous, en donnant du moins beaucoup de soin à examiner et rapprocher toutes les relations imprimées, plusieurs relations manuscrites et bon nombre (eu égard au peu qui nous en reste) de ces documents que l’on appelle officiels, nous avons cherché à faire, au moyen de ces divers matériaux, non sans doute un travail tel qu’on pourrait le désirer, mais un travail qui n’a pas été fait jusqu’à ce jour. Notre intention n’est point de reproduire tous les actes publics, non plus que de rapporter tous les événements qui, sous un point de vue quelconque, pourraient en être dignes. Nous prétendrons encore moins rendre inutile la lecture des relations originales à ceux qui voudraient se former une idée plus complète du point d’histoire qui nous occupe ; nous sentons trop bien tout ce qu’il y a de force propre et pour ainsi dire incommunicable dans les œuvres de ce genre, de quelque manière qu’elles aient été conçues et exécutées. Nous avons seulement tenté de reconnaître et de vérifier les faits les plus généraux et les plus importants, de les disposer, autant que la raison et leur nature le comportent, dans l’ordre réel où ils se sont passés, d’observer leurs rapports et leur influence réciproque, et de faire ainsi, pour le moment et en attendant qu’un autre fasse mieux, une notice succincte, mais véridique et suivie, de ce désastre.

Tout le long de la ligne que l’armée avait parcourue, on avait trouvé quelques cadavres dans les maisons, quelques cadavres sur la route. Bientôt, dans tel village, dans tel autre, des individus, des familles entières tombèrent malades, moururent de maux violents, étranges, dont les symptômes étaient inconnus de la plupart de ceux qui en étaient témoins. Quelques personnes seulement en avaient vu autrefois de semblables, et c’était le petit nombre de celles chez qui s’était conservée la mémoire de la peste qui, cinquante-trois ans auparavant, avait également désolé une grande partie de l’Italie, et spécialement le Milanais, où elle fut nommée, comme elle l’est encore, la peste de Saint-Charles. Tant la charité a de pouvoir ! Parmi les souvenirs si grands et de tant de sortes d’un fléau dont une population tout entière fut frappée, la charité peut faire primer le souvenir d’un homme, parce qu’elle a inspiré à cet homme des sentiments et des actions plus mémorables encore que les souffrances au milieu desquelles il se montre ; elle peut le graver dans l’esprit des générations futures comme le signe où se résument tous ces maux, parce que dans tous elle l’a porté, elle l’a introduit comme guide, secours, exemple, victime volontaire ; d’une calamité générale faire pour lui ce qui serait pour un autre le fruit d’une entreprise éclatante ; nommer cette calamité de son nom, comme une conquête ou une découverte prennent le nom de celui à qui elles sont dues.

L’archiâtre[104] Louis Settala, qui non-seulement avait vu cette peste, mais était l’un de ceux qui avaient mis le plus d’activité, de courage et (quoiqu’il fût très-jeune alors) d’habileté à la combattre, ce médecin qui, dans son appréhension fort grande de la voir se renouveler, avait l’œil ouvert sur les événements et faisait en sorte d’en être instruit, fit le 20 octobre, dans le tribunal de santé, un rapport duquel il résultait que, dans le village de Chiuso (le dernier du territoire de Lecco et confinant avec le bergamesque), la contagion s’était indubitablement déclarée. L’on voit, par le recueil de Taddino, qu’il ne fut pris aucune résolution par suite de cet avis[105].

Mais presque aussitôt des avis semblables arrivèrent de Lecco et de Bellano. Le tribunal alors se décida et se borna à faire partir un commissaire qui devait, chemin faisant, prendre un médecin à Como et aller avec lui visiter les lieux signalés. Tous deux, « soit ignorance ou toute autre cause, se laissèrent persuader par un vieux et ignorant barbier de Bellano que ce mal n’était point la peste[106], » mais que c’était en certains endroits l’effet ordinaire des émanations des marais pendant l’automne, et partout ailleurs la conséquence des souffrances et des mauvais traitements que ces populations avaient éprouvées dans le passage des Allemands. Cette assurance fut rapportée au tribunal dont il paraît qu’elle dissipa toutes les inquiétudes.

Mais d’autres nouvelles de mort survenant coup sur coup et de divers côtés, on commit deux délégués pour aller voir sur les lieux ce qui en était et prendre les mesures convenables ; ce furent Taddino, cité ci-dessus, et un auditeur du tribunal. Lorsqu’ils arrivèrent, le mal s’était déjà tellement répandu que les preuves s’en offraient d’elles-mêmes et sans qu’il fût besoin de les chercher. Ils parcoururent le territoire de Lecco, la Valsassina, les bords du lac de Como, les districts connus sous le nom de Monte di Brianza et de la Gera d’Adda, et partout ils trouvèrent des villages fermés de barrières à leurs abords, d’autres presque déserts, les habitants en fuite et campés sous des tentes ou dispersés ; « et ils nous semblaient, dit Taddino, autant de créatures sauvages, portant à la main, les uns de la menthe, les autres de la rue, ceux-ci du romarin, ceux-là des fioles de vinaigre. »

Ils s’enquirent du nombre des morts, il était effrayant ; ils visitèrent les malades et les cadavres, et partout ils trouvèrent les hideuses et terribles marques de la peste. Ils donnèrent aussitôt, par lettres, ces sinistres nouvelles au tribunal de santé qui, en les recevant, le 30 octobre, « se disposa, dit Taddino, à prescrire les bullette[107], pour interdire l’entrée de la ville aux personnes venant des pays où la contagion s’était montrée ; et en attendant que l’ordonnance fût rédigée, » on donna par anticipation aux employés des gabelles quelques ordres sommaires dans le sens des dispositions qu’elle devait contenir.

Cependant les délégués se hâtèrent de pourvoir le mieux qu’ils purent à ce qu’exigeait la circonstance, et ils s’en revinrent avec la triste conviction de l’insuffisance des mesures qu’ils venaient de prendre pour porter remède et opposer une barrière à un mal qui avait déjà fait tant de progrès.

Arrivés le 14 novembre, et lorsqu’ils eurent fait, de vive voix d’abord, et ensuite par écrit, leur rapport au tribunal, ils en reçurent la mission de se présenter au gouverneur et de lui exposer l’état des choses. Ils se rendirent auprès de lui et rapportèrent à leur retour qu’il avait éprouvé un grand déplaisir en apprenant de semblables nouvelles, leur avait montré combien il en était affecté, mais avait dit que les soins de la guerre étaient plus importants : Sed belli graviores esse curas. Ainsi le raconte Ripamonti qui avait composé les registres de la Santé et s’était entretenu de ce fait avec Taddino chargé spécialement de la mission : c’était la seconde, si le lecteur s’en souvient, pour la même cause et avec le même résultat. Deux ou trois jours après, le 18 novembre, le gouverneur fit une proclamation par laquelle il ordonnait des réjouissances publiques pour la naissance du prince Charles, premier-né du roi Philippe IV, sans se douter ou s’inquiéter du danger que pouvaient présenter de grandes réunions d’hommes en de telles circonstances, réglant toutes choses comme on eût fait en des temps ordinaires, comme s’il ne lui eût été nullement parlé de contagion.

Cet homme était, ainsi que nous l’avons dit, le célèbre Ambroise Spinola, envoyé pour remettre la guerre en bon train, pour réparer les erreurs de don Gonzalo, et gouverner par occasion ; et, par occasion également, nous pouvons rappeler ici qu’il mourut à peu de mois de là, dans cette même guerre qui lui tenait tant à cœur ; il mourut, non pas de blessures reçues sur le champ de bataille, mais dans son lit, de chagrin et de tourment dans l’âme pour les reproches, les injustices, les dégoûts de toute espèce qu’il essuya de la part du gouvernement auquel il avait voué ses services. L’histoire a déploré son sort et frappé de sa censure l’ingratitude dont il fut victime ; elle a décrit avec grand soin ses entreprises militaires et politiques, loué sa prévoyance, son activité, sa constance ; elle aurait pu rechercher de plus ce qu’il avait fait de toutes ces qualités, lorsque la peste menaçait, envahissait une population qui lui avait été confiée ou plutôt livrée.

Mais ce qui, sans rien diminuer du blâme qu’il mérite, peut affaiblir l’étonnement que sa conduite fait éprouver, ce que l’on ne peut voir sans un étonnement plus grand encore, c’est la manière d’être de cette population elle-même, dans la partie de la contrée, c’est-à-dire, où, exempte encore de la contagion, elle avait tant de raison de la redouter. À l’arrivée de ces fatales nouvelles que l’on recevait des pays infectés, des pays formant autour de la ville comme un demi-cercle qui dans quelques parties n’en est éloigné que de dix-huit ou vingt milles, qui ne croirait que l’on vit, dans cette cité, éclater un mouvement général, un désir unanime de précautions bien ou mal entendues, ou pour le moins une stérile inquiétude ? Et cependant, s’il est un point où les mémoires du temps soient d’accord, c’est lorsqu’ils attestent que rien de tout cela n’eut lieu. La disette de l’année précédente, les vexations que les soldats avaient fait souffrir, les afflictions de l’âme, parurent des faits plus que suffisants pour expliquer la mortalité : dans les places publiques, les boutiques, les maisons, celui qui hasardait une phrase sur le danger dont la ville pouvait être menacée, qui prononçait le mot de peste, était accueilli par des railleries d’incrédulité, par un mépris mêlé de colère. Une incrédulité semblable, ou, pour mieux dire, un aveuglement tout aussi opiniâtre, prévalait dans le sénat, dans le conseil des décurions, dans toutes les administrations publiques.

Je trouve dans nos mémoires que le cardinal Frédéric, dès qu’on eut connaissance des premiers accidents de contagion, adressa une lettre pastorale aux curés, dans laquelle, entre autres choses, il leur prescrivait de faire sentir au peuple avec insistance combien il était important et d’étroite allégation pour chacun de révéler à l’autorité tout accident semblable ; ainsi que de séquestrer les effets infectés ou suspects[108] ; et c’est un acte de plus à mettre au nombre de ceux par lesquels ce prélat se distinguait louablement de son siècle.

Le tribunal de santé demandait, sollicitait la coopération de qui de droit dans les mesures à prendre, mais n’obtenait à peu près rien. Et, dans le tribunal même, l’empressement était bien loin d’égaler l’urgence : c’étaient, comme le dit plus d’une fois Taddino, et comme cela se voit encore mieux par l’ensemble de la narration, c’étaient les deux médecins qui, convaincus et pénétrés de la gravité et de l’imminence du danger, stimulaient le corps qui devait ensuite stimuler les autres.

Nous avons déjà vu quelle froideur, en recevant les premiers avis de la peste, il avait mise à agir et même à recueillir des renseignements : voici un autre fait où se montre une lenteur encore plus étonnante, si pourtant elle ne fut le résultat forcé d’obstacles provenant des magistrats supérieurs. Cette ordonnance pour les bullette, dont nous avons parlé tout à l’heure, décidée le 30 octobre, ne fut prête à paraître que le 23 du mois suivant, ne fut publiée que le 29. La peste était déjà entrée dans Milan.

Taddino et Ripamonti ont voulu nous conserver le nom de celui qui l’y apporta le premier, ainsi que d’autres détails sur sa personne et sur le fait même ; et, en effet, lorsqu’on observe les commencements d’un immense drame de mort, où les victimes, loin d’être désignées par leur nom, pourront à peine l’être approximativement par le nombre de milliers dont elles formeront l’effrayante masse, on éprouve je ne sais quelle curiosité de connaître ce petit nombre d’individus qui les premiers y figurèrent : cette espèce de distinction, le pas obtenu sur le chemin des funérailles, semblent faire trouver en eux et dans les circonstances, d’ailleurs les plus indifférentes, qui les concernent, quelque chose de fatal et de digne d’un long souvenir.

L’un et l’autre historien disent que ce fut un soldat italien au service d’Espagne ; ils ne sont pas bien d’accord sur les autres points, ici même sur le nom de cet homme. Il s’appelait, selon Taddino, Pietro-Antonio Lovato, et son corps était en garnison dans le territoire de Lecco : selon Ripamonti, au contraire, ce serait un nommé Pier-Paolo Locati, dont le corps tenait garnison à Chiavenna. Ils diffèrent aussi sur le jour de son entrée à Milan : le premier la place au 22 octobre, le second, au même quantième du mois suivant ; et l’on ne peut s’en tenir au dire ni de l’un ni de l’autre. Les deux époques sont en contradiction avec d’autres beaucoup mieux constatées. Et cependant Ripamonti, écrivant par ordre du conseil général des décurions, devait avoir à sa disposition bien des moyens de se procurer les renseignements nécessaires ; et Taddino, en raison de son emploi, pouvait mieux que personne être informé d’un semblable fait. Au reste, du rapprochement d’autres dates dont l’exactitude nous paraît, comme nous venons de le dire, mieux établie, il résulte que ce fait eut lieu avant la publication de l’ordonnance sur les bullette ; et si la chose en valait la peine, on pourrait même prouver, ou à peu près, que ce dut être dans les premiers jours du mois où cette ordonnance parut ; mais sans doute le lecteur nous en dispense.

Quoi qu’il en soit, ce malheureux fantassin, porteur de tant de maux, entra dans la ville avec un gros paquet de hardes provenant, par achat ou par vol, de soldats allemands ; il alla loger dans une maison qu’habitaient ses parents, au faubourg de Porte-Orientale, près les Capucins. Dès son arrivée, il tomba malade ; il fut porté à l’hôpital ; là un bubon qu’on lui trouva sous l’une des aisselles fit soupçonner ce que son mal pouvait être ; le quatrième jour il mourut.

Le tribunal de santé fit consigner et séquestrer dans leur maison les parents de cet homme ; ses habits et le lit où il avait couché à l’hôpital furent brûlés. Deux infirmiers qui l’y avaient soigné et un bon religieux qui lui avait prêté le secours de son ministère, tombèrent malades sous peu de jours, tous les trois de la peste. Le soupçon que l’on avait eu là, dès le principe, sur la nature du mal, et les précautions que l’on avait prises en conséquence firent que la contagion n’y alla pas plus loin.

Mais le soldat en avait laissé hors de l’hospice un germe qui ne tarda pas à se développer. La première personne sur qui s’en montrèrent les atteintes fut le maître de la maison où cet homme avait logé, un certain Carlo Colonna, joueur de luth. Alors, tous les locataires de cette maison furent, par ordre de la Santé, conduits au lazaret, où la plupart tombèrent malades et quelques-uns moururent sous peu de temps, avec les symptômes bien prononcés de la contagion.

Déjà, cependant, le principe d’infection s’était disséminé dans la ville, tant à la suite des rapports que l’on avait eus avec ces gens, qu’à l’aide de leurs vêtements et de leurs effets, soustraits par leurs parents, par leurs logeurs, par des personnes de service, aux recherches et à la combustion prescrites par le tribunal. À cette funeste semence venait se joindre celle qui pénétrait encore du dehors par la défectuosité des ordres donnés, le peu de soin que l’on mettait à leur exécution et l’adresse avec laquelle on savait les éluder. Le mal alla ainsi, couvant et s’étendant avec lenteur et sourdement pendant tout le reste de l’année et les premiers mois de l’année suivante 1630. De temps en temps, quelqu’un en était atteint, quelqu’un mourait, tantôt dans un quartier, tantôt dans un autre ; et la rareté même de ces accidents éloignait l’idée de la vérité ; elle confirmait toujours plus le public dans cette stupide et meurtrière confiance qu’il n’y avait point de peste, qu’il n’y en avait jamais eu un seul instant. Nombre de médecins même, se faisant les échos de la voix du peuple (était-elle dans cette circonstance la voix de Dieu ?), se moquaient des présages sinistres, des avis menaçants de quelques-uns de leurs confrères ; et ils avaient toujours prêts à la bouche des noms de maladies ordinaires, pour en qualifier tous les cas de peste qu’ils pouvaient être appelés à traiter, quels qu’en fussent les symptômes.

L’avis de ces sortes de cas, s’il arrivait au tribunal de santé, ne lui parvenait pour l’ordinaire que tardivement et d’une manière fort peu précise. La crainte de la contumace[109] et du lazaret disposait tous les esprits à la ruse : on cachait les malades, on achetait le silence des fossoyeurs et de leurs surveillants : il arriva même plus d’une fois que les employés subalternes du tribunal envoyés par ce corps pour visiter les cadavres, délivrèrent, à prix d’argent, de faux certificats.

Comme cependant, à chaque découverte qu’il parvenait à faire, le tribunal ordonnait de brûler les effets, comme il mettait des maisons en quarantaine et envoyait des familles entières au lazaret, il est facile de juger combien il appelait sur lui le mécontentement et les murmures du public, de la noblesse, des marchands et du peuple, dit Taddino, dans la persuasion où ils étaient tous que c’étaient des vexations sans motif et sans nul avantage. On en voulait surtout aux deux médecins Taddino et Senatore Settala, fils de l’archiâtre, qui bientôt ne purent plus traverser les places publiques sans être poursuivis d’injures, lorsque ce n’étaient pas des pierres qu’on leur lançait, et ce fut sans doute une position digne d’être remarquée que celle où se trouvèrent pendant quelques mois ces deux hommes, voyant venir un horrible fléau, travaillant de tous leurs moyens à le détourner, mais ne rencontrant qu’obstacles là où ils cherchaient du secours, ne recueillant pour récompense que des clameurs hostiles, que d’être signalés comme ennemis de la patrie : pro patriæ hostibus, dit Ripamonti.

Cette haine s’étendait aux autres médecins qui, convaincus comme les deux premiers, de la réalité de la contagion, conseillaient des précautions, et cherchaient à faire partager à leurs concitoyens cette douloureuse conviction dans laquelle ils étaient eux-mêmes. Les plus modérés parmi leurs censeurs les taxaient de crédulité et d’obstination : aux yeux de tous les autres, il y avait évidemment de leur part imposture et complot bien ourdi pour spéculer sur la frayeur publique.

L’archiâtre Louis Settala, alors presque octogénaire, d’abord professeur de médecine à l’université de Pavie, puis, de philosophie morale à Milan, auteur de plusieurs ouvrages fort estimés à cette époque, appelé à occuper des chaires dans d’autres universités, à Ingolstadt, à Pise, à Bologne, à Padoue, et non moins recommandé aux suffrages de l’opinion par le refus de ces honneurs que par l’offre qui lui en avait été faite, était sans contredit l’un des hommes les plus considérés de son temps. À sa réputation de science se joignait celle que lui donnait une vie toute honorable, et l’admiration que l’on avait pour lui était accompagnée d’une véritable affection, bien méritée par la grande charité avec laquelle il prodiguait aux pauvres et les soins de son art et tous autres secours. Il y avait d’ailleurs en lui ce qui pour nous, sans doute, mêle de quelque chose de pénible le sentiment d’estime qu’inspirent ces qualités, mais ce qui alors devait lui concilier ce sentiment d’une manière plus puissante encore et plus générale : le pauvre homme partageait les préjugés les plus communs et les plus funestes de ses contemporains ; il était à la vérité sur les premiers rangs de la foule, mais sans s’éloigner d’elle, c’est-à-dire sans se donner ce genre de distinction qui attire les désagréments et fait bien souvent perdre cette autorité morale que par d’autres actes on a su acquérir ; et, malgré tout cela, celle dont il jouissait, quelque grande qu’elle fût, ne put non-seulement tenir, dans cette circonstance, contre les idées du profane vulgaire, comme l’appellent les poëtes, ou du respectable public, comme disent les directeurs de comédie ; mais elle fut même insuffisante pour le sauver de l’animosité et des insultes de cette partie de la masse ainsi qualifiée, qui va le plus vite de la pensée à l’action dans les jugements qu’elle porte.

Un jour qu’il allait en chaise à porteurs visiter ses malades, le peuple s’attroupa autour de lui, en criant qu’il était le chef de ceux qui voulaient à toute force que la peste fût dans la ville ; que c’était cet homme au front sourcilleux et à la barbe chenue qui répandait partout l’effroi ; le tout pour procurer de l’ouvrage aux médecins. La foule allait croissant, et sa violence de même : les porteurs de la chaise, voyant que le cas devenait sérieux, firent réfugier leur maître chez des gens de ses amis, dont la maison par bonheur se trouvait à portée. Voilà ce qui lui arriva pour y avoir vu clair en ce point, pour avoir dit ce qui était et s’être efforcé de garantir de la peste plusieurs milliers de personnes. Mais lorsque, par un déplorable avis émané de lui dans une consultation, il contribua à faire torturer, tenailler et brûler toute vive une malheureuse femme condamnée comme sorcière, parce que son maître éprouvait de grands maux d’estomac, et parce qu’un autre personnage chez qui elle avait servi auparavant était devenu fort amoureux d’elle[110], alors sans doute le même public ne lui aura pas fait faute d’éloges pour cette nouvelle marque de science, et, ce qui est affreux à penser, lui en aura su gré comme d’une bonne action de plus.

Mais, vers la fin de mars, les maladies suivies de décès se déclarèrent en grand nombre, d’abord dans le faubourg de Porte-Orientale, ensuite dans tous les quartiers de la ville ; et, chez toutes les personnes ainsi atteintes, on remarquait d’étranges accidents de spasmes, de palpitations, de léthargie, de délire, ainsi que les sinistres symptômes de taches livides sur la peau et de bubons. La mort était ordinairement prompte, violente, souvent même subite, sans aucun signe de maladie qui l’eût précédée. Les médecins opposés à l’opinion de l’existence de la contagion, ne voulant pas avouer maintenant ce dont ils s’étaient ri naguère, et se voyant pourtant obligés de donner un nom générique à ce nouveau mal, désormais trop répandu, au vu et su de tout le monde, pour pouvoir se passer d’un nom, imaginèrent de lui appliquer celui de fièvres malignes, de fièvres pestilentielles ; misérable transaction, ou plutôt jeu de mots dérisoire, et qui n’en produisait pas moins un effet très-fâcheux, parce qu’on paraissait reconnaître la vérité, on parvenait ainsi à détourner la croyance du public de ce qu’il lui importait le plus de croire, de voir, c’est-à-dire de ce point de fait que le mal se communiquait par le contact. Les magistrats, comme des gens qui sortent d’un profond sommeil, commencèrent à prêter un peu plus l’oreille aux avis, aux propositions de la Santé, à tenir la main à l’exécution de ses ordonnances, aux séquestrations et aux quarantaines qu’elle avait prescrites. Ce tribunal ne cessait, de son côté, de demander des fonds pour subvenir aux dépenses journalières et toujours croissantes du lazaret et de tant d’autres parties du service dont il était chargé ; et il le demandait aux décurions, en attendant qu’il eût été décidé (ce qui, je crois, ne le fut jamais que par le fait) si ces dépenses devaient être à la charge de la ville ou du trésor royal. C’était également aux décurions que s’adressaient avec instances et le sénat et le grand chancelier, au nom même du gouverneur, qui était allé de nouveau mettre le siège devant ce malheureux Casal, pour les engager à s’occuper de l’approvisionnement de la ville, avant que, la contagion venant à s’y propager, les communications avec d’autres pays fussent interdites, comme aussi à préparer des moyens d’existence pour une grande partie de la population à qui l’ouvrage venait tout à coup de manquer. Les décurions cherchaient à faire de l’argent par des impositions, par des emprunts ; puis, à mesure qu’ils en ramassaient, ils en donnaient une petite part à la Santé, une petite part aux pauvres, ils faisaient de petits achats de grains, ils subvenaient de leur mieux à une partie des besoins : et les grandes angoisses n’étaient pas encore venues.

Une autre tâche fort difficile était à entreprendre dans le lazaret, où la population, quoique chaque jour décimée, devenait chaque jour plus nombreuse. Il s’agissait d’y assurer le service et la subordination, de faire observer les séparations ordonnées, d’y maintenir, en un mot, les règles prescrites par le tribunal de santé, ou plutôt de les y établir ; car il n’y avait eu, dès les premiers moments, que désordre et confusion, tant à cause de l’indiscipline d’un grand nombre de ceux qui s’y trouvaient reclus, que par l’incurie des employés et même leur connivence avec les premiers pour faire subsister cet état de choses. Le tribunal et les décurions, ne sachant où donner de la tête, eurent l’idée de s’adresser aux capucins, et supplièrent le père commissaire de la province, qui remplissait les fonctions de provincial, par la mort du titulaire décédé peu de temps auparavant, ils le supplièrent de leur donner des sujets propres à gouverner ce lieu de désolation. Le commissaire leur proposa pour chef principal un de leurs pères, nommé Félix Casati, homme d’un âge mûr, qui jouissait d’une grande réputation de charité, d’activité, de douceur et en même temps de force d’âme, réputation bien méritée, ainsi que les événements le firent voir ; et il offrit de lui adjoindre, en quelque sorte comme son ministre, un autre de ses religieux, le père Michel Pozzobonelli, jeune encore, mais grave de caractère comme de physionomie et de manières. Ils furent acceptés avec grande satisfaction ; et le 30 mars ils entrèrent au lazaret. Le président de la Santé leur fit parcourir l’établissement, comme pour les en mettre en possession ; et, ayant réuni les servants et employés de tout grade, il leur fit reconnaître le père Félix en qualité de chef suprême, investi dans ce lieu d’une autorité absolue. À mesure ensuite que les habitants augmentèrent dans ce malheureux séjour, d’autres capucins y accoururent ; et ils y furent surintendants, confesseurs, administrateurs, infirmiers, cuisiniers, gendarmes, blanchisseurs, tout, en un mot, pour les infortunés confiés à leur charité. Le père Félix, infatigable dans son zèle, parcourait jour et nuit les portiques, les chambres, le vaste espace intérieur, quelquefois portant une canne à la main, d’autres fois n’ayant qu’un cilice pour armure ; il animait et réglait partout le service, il apaisait les tumultes, satisfaisait aux plaintes, menaçait, punissait, reprenait, consolait, séchait des larmes et en versait lui-même. Il prit la peste dans les premiers temps ; il en guérit, et revint avec un nouvel empressement à ses travaux. La plupart de ses confrères y perdirent avec joie la vie.

Certes, une semblable dictature était un étrange expédient ; étrange comme la calamité qui sévissait, comme l’époque qui en était affligée ; et alors même que nous ne saurions d’ailleurs à quoi nous en tenir, il suffisait, pour juger, pour caractériser une société bien grossière encore et mal ordonnée, de voir ceux à qui appartenait une aussi importante direction, ne plus savoir en faire autre chose que de la céder, et ne trouver, pour la leur céder, que des hommes pleinement étrangers, par leur institut, à ce qui constituait un semblable office. Mais en même temps on rencontre un exemple bien remarquable de la force et des moyens que la charité peut donner en tout temps et sous quelque ordre de choses que ce soit, on le rencontre dans ces hommes qui, en prenant une telle charge, l’ont si dignement soutenue. Il est beau de les voir l’accepter, sans autre raison que l’absence de tous autres qui en voulussent, sans autre but que de servir leurs semblables, sans autre espérance en ce monde que celle d’une mort beaucoup plus digne d’envie qu’elle n’était enviée ; il est beau qu’on la leur ait offerte, par cela seul qu’elle était difficile et périlleuse, et que l’on supposait que l’énergie et le sang-froid, si nécessaire et si rare en de tels moments, devaient se trouver en eux. Et c’est pourquoi l’œuvre et le cœur de ces religieux méritent que la mémoire en soit rappelée, avec admiration, avec attendrissement, avec cette espèce de gratitude qui est due, comme solidairement, pour les grands services rendus par des hommes à d’autres hommes, et d’autant mieux due à ceux qui ne se la proposent pas pour récompense. « Si ces pères ne s’étaient trouvés là, dit Tadino, sans aucun doute la ville entière était anéantie ; car ce fut quelque chose de miraculeux que tout ce qu’ils firent en si peu de temps pour le bien public, en parvenant, sans presque aucune aide de la part de la ville, mais seulement par leur habileté et leur prudence, à entretenir et gouverner dans le lazaret tant de milliers de pauvres. » Le nombre de personnes reçues dans ce lieu, durant les sept mois que le père Félix en eut le gouvernement, fut d’environ cinquante mille, selon Ripamonti ; lequel dit avec raison qu’il aurait dû également parler d’un tel homme, si, au lieu de décrire les malheurs d’une ville, il avait eu à raconter ce qui peut lui faire honneur.

L’obstination du public à nier qu’il y eût peste allait, comme c’était naturel, s’affaiblissant et se corrigeant, à mesure que la maladie s’étendait, et qu’on la voyait s’étendre par les communications et le contact. L’on fut d’autant plus porté à se laisser convaincre, lorsque, ne s’arrêtant plus aux classes inférieures, comme elle avait fait pendant quelque temps, elle commença à frapper des personnes connues. Dans le nombre on remarqua surtout, et nous devons citer nous-même d’une manière particulière, l’archiâtre Louis Settala. Aura-t-on au moins fini par reconnaître que le pauvre vieillard avait raison ? Qui le sait ? Toujours est-il que la peste l’atteignit, lui, sa femme, ses deux fils, et sept personnes de service. Il en réchappa, ainsi que l’un de ses fils ; tous les autres moururent.

« Des événements semblables, dit Taddino, arrivés dans des maisons nobles de la ville, disposèrent la noblesse, le peuple et les médecins incrédules à réfléchir ; et le peuple ignorant et porté au mal commença à fermer les lèvres, serrer les dents et froncer le sourcil. »

Mais les moyens, les détours dans lesquels se replie l’obstination vaincue pour dissimuler et en quelque sorte venger sa défaite, sont quelquefois tels qu’ils vous obligent à regretter qu’elle n’ait pas tenu jusqu’au bout contre l’évidence et la raison ; et c’est ce qui ne se vit que trop bien dans cette circonstance. Ceux qui, pendant si longtemps et d’une manière si décidée, s’étaient refusés à croire et laisser croire qu’il existât près d’eux, parmi eux, un germe de mal qui pouvait, par des moyens naturels, se propager et faire des ravages, ceux-là ne pouvant plus désormais nier sa propagation, mais ne voulant pas l’attribuer à ces moyens naturels (puisque c’eût été avouer tout à la fois une grande erreur et une grande faute), ceux-là, disons-nous, étaient d’autant plus disposés à chercher à ce fait quelque autre cause, à présenter comme plausible et juste toute cause quelconque qu’on pourrait vouloir lui donner. Par malheur il en était une toute trouvée dans les idées et les traditions sous l’empire desquelles on était alors, non-seulement en Italie, mais dans toute l’Europe : les maléfices homicides, le concours du diable, les conjurations formées pour répandre la peste au moyen de sortilèges et de poisons contagieux. Déjà des choses semblables ou analogues avaient été supposées et adoptées comme vraies dans plusieurs autres pestes, et notamment dans celle qui, un demi-siècle avant celle-ci, avait affligé notre cité. Ajoutons que, dès l’année précédente, le gouverneur avait reçu une dépêche signée par le roi Philippe IV, dans laquelle il lui était donné avis que quatre Français soupçonnés de répandre des drogues vénéneuses et pestilentielles s’étaient évadés de Madrid, par suite de quoi il eût à se tenir sur ses gardes, pour le cas où ces hommes se seraient dirigés vers Milan. Le gouverneur avait communiqué la dépêche au sénat et au tribunal de santé, et il ne paraît pas que, pour le moment, on s’en fût autrement occupé. Lorsque ensuite cependant la peste eut éclaté et fut reconnue pour telle, cet avis dont on se souvint put être une circonstance à laquelle se rattacha le vague soupçon d’une manœuvre criminelle, si même elle ne fut la cause première qui en fit naître l’idée.

Mais deux faits produits, l’un par une crainte aveugle et désordonnée, l’autre par je ne sais quelle méchante intention, vinrent convertir ce soupçon indéterminé d’un attentat possible en un soupçon plus direct, et pour plusieurs en certitude d’un attentat effectif et d’un véritable complot. Certaines personnes se trouvant, le soir du 17 mai, dans la cathédrale, crurent y voir des inconnus qui frottaient d’une matière liquide, ou, comme on se mit à dire alors, qui oignaient une cloison en planches dressée dans l’église pour y séparer les deux sexes. Sur l’avis qui en fut aussitôt donné au président de la Santé, ce fonctionnaire accourut avec quatre personnes attachées à cette administration ; il visita la cloison, les bancs, les bassins d’eau bénite, et ne trouvant rien qui pût confirmer le ridicule soupçon de poison répandu de cette manière, il décida, par complaisance pour les imaginations frappées, et plutôt par surcroît de précaution que par nécessité, qu’il suffisait de laver la cloison. Mais les personnes qui se figuraient avoir vu les empoisonneurs n’en firent pas moins, pendant la nuit, porter hors de l’église la cloison et un certain nombre de bancs. Cette quantité de boisages entassés sur la place produisit, quand le jour parut, une grande impression d’effroi sur la multitude, pour qui tout objet qui frappe ses sens devient si facilement un argument à l’appui de ses idées. L’on dit et l’on crut généralement que toutes les murailles du Duomo, les planches de tous les bancs et jusqu’aux cordes des cloches avaient été ointes, comme on disait avoir vu oindre la cloison. Et ce ne fut pas seulement alors qu’on le dit ; tous les mémoires des contemporains qui parlent de ce fait, et dont quelques-uns ont été écrits plusieurs années après, en parlent avec une égale assurance. Nous serions même ainsi réduits à deviner la véritable histoire de cet incident, si nous ne la trouvions dans une lettre du tribunal de santé au gouverneur, qui est conservée dans les archives dites de San Fedele, lettre d’où nous avons tiré ce récit, et à laquelle appartiennent les mots que nous avons mis en caractères italiques.

Le lendemain matin, un nouveau spectacle plus étrange et plus significatif frappa les yeux et l’esprit des habitants. Dans toutes les parties de la ville, on vit, sur de très-longs espaces, les portes et les murs des maisons barbouillés de je ne sais quelle ordure jaunâtre, blanchâtre, qui semblait y avoir été étendue avec des éponges. Soit qu’on eût voulu se procurer le stupide plaisir de voir une épouvante plus grande et plus générale, soit qu’on eût agi dans l’intention plus coupable d’augmenter le désordre qui régnait dans le public, ou quel qu’ait pu être, en un mot, le dessein dans lequel la chose fut faite, elle est attestée d’une manière telle qu’il nous semblerait moins raisonnable de l’attribuer à un rêve chez un grand nombre de personnes qu’à l’action réelle de quelques-unes ; action, du reste, qui n’aurait été ni la première ni la dernière de ce genre. Ripamonti, qui souvent se moque de ce qui s’est dit sur ce chapitre des onctions, et qui plus souvent encore déplore en ce point la crédulité populaire, prend le ton d’affirmation sur ce barbouillage comme l’ayant vu lui-même, et il en fait la description[111]. Dans la lettre que nous avons citée plus haut, messieurs de la Santé racontent la chose dans les mêmes termes ; ils parlent de visites, d’expériences faites sur des chiens avec cette matière, sans que ces animaux en aient éprouvé aucun mal ; ils ajoutent que, dans leur opinion, ç’a été plutôt un tour d’impertinence qu’un acte pratiqué dans des vues criminelles ; pensée qui montre en eux, dans ce temps-là même, assez de calme d’esprit pour ne pas voir des choses qui n’étaient point. Les autres mémoires contemporains, en racontant le fait, disent de même que, dans le premier moment, l’opinion de bien des gens fut que ce n’était qu’une niche, un bizarre badinage. Aucun de ces mémoires ne dit que ce fait ait été nié ; et s’il l’avait été, ils en auraient certainement fait mention, ne fût-ce que pour taxer d’extravagance les contradicteurs. J’ai pensé qu’il n’était pas hors de propos de rapporter et de réunir ces détails, en partie peu connus, en partie tout à fait ignorés, d’un célèbre délire, car dans les erreurs humaines, et surtout dans les erreurs où un grand nombre d’hommes viennent prendre part, ce qui est le plus intéressant et le plus utile à observer est, ce me semble, la route qu’elles ont suivie, les apparences, les moyens par lesquels elles ont pu entrer dans les esprits et les dominer. La ville déjà émue fut, par cet événement, tout à fait bouleversée. Les propriétaires des maisons allaient brûlant de la paille sur les endroits maculés ; les passants suspendaient leur marche, regardaient, frémissaient d’horreur ; les étrangers, suspects par ce seul titre, et qu’il était alors facile de reconnaître à leur costume, étaient arrêtés par le peuple dans les rues et conduits devant la justice. On fit subir des interrogatoires, un examen aux individus ainsi arrêtés, à ceux qui les avaient saisis, aux témoins que les uns et les autres produisaient ; personne ne fut trouvé coupable ; les esprits étaient encore capables de douter, d’examiner, de prêter attention à ce qu’ils avaient à juger. Le tribunal de santé publia une ordonnance par laquelle il promettait une récompense et l’impunité à celui qui ferait connaître l’auteur ou les auteurs du fait.

Ne jugeant en aucune manière convenable, disent ces messieurs toujours dans la même lettre, qui porte la date du 21 mai, mais qui fut évidemment écrite le 19, jour dont est datée l’ordonnance imprimée, que ce délit, par quelque cause que ce soit, puisse demeurer impuni, surtout dans un temps de si grands dangers et de tant de craintes, nous avons, pour la consolation et le repos de ce peuple, et pour obtenir quelque indice du fait, publié aujourd’hui l’ordonnance, etc. On ne voit pourtant dans cette pièce rien qui rappelle, au moins d’une manière un peu claire, cette conjecture raisonnable et tranquillisante dont ils faisaient part au gouverneur ; silence qui dénote tout à la fois dans le peuple une violente préoccupation, et de leur part une condescendance d’autant plus blâmable qu’elle pouvait être plus funeste.

Pendant que le tribunal cherchait le coupable, bien des gens dans le public l’avaient, comme cela se voit toujours, déjà trouvé. Parmi ceux qui croyaient au poison dans ce barbouillage, les uns voulaient que ce fût une vengeance de don Gonzalo-Fernandez de Cordova, pour les insultes qu’il avait reçues à son départ ; d’autres y voyaient l’œuvre du cardinal de Richelieu qui aurait imaginé ce moyen pour dépeupler Milan et s’en emparer ensuite sans peine ; d’autres encore, et l’on ne sait trop par quels motifs, donnaient pour l’auteur du fait, le comte de Collalto, ou Wallenstein, ou tel ou tel autre gentilhomme milanais. Il s’en trouvait aussi beaucoup, comme nous l’avons dit, qui ne supposaient dans tout cela qu’une sotte plaisanterie et l’attribuaient à des écoliers, à des messieurs de la ville, à des officiers qui s’ennuyaient au siège de Casal. Comme ensuite on ne vit pas, ainsi qu’on l’avait craint, l’infection devenir à l’instant générale et tout le monde mourir, l’effroi se calma pour le moment, et l’on ne songea plus ou l’on ne parut plus songer à l’événement qui l’avait fait naître.

Il y avait d’ailleurs un certain nombre de personnes non encore convaincues que la peste existât ; et parce que, tant au lazaret que dans la ville, quelques malades guérissaient, « on disait (les derniers arguments d’une opinion battue par l’évidence sont toujours curieux à connaître) on disait dans le peuple et même parmi plusieurs médecins animés de l’esprit de parti, que ce n’était pas une véritable peste, puisque, si ce l’était, tous seraient morts[112]. » Pour détruire tous les doutes, le tribunal de santé imagina un expédient proportionné à la nécessité qui le faisait mettre en œuvre, un moyen de parler aux yeux tel que l’époque pouvait l’exiger ou en donner l’idée. Les habitants étaient dans l’usage, à l’une des fêtes de la Pentecôte, de se rendre au cimetière de San-Gregorio, hors la porte Orientale, dans le but de prier pour les victimes de la peste antérieure, dont les corps y avaient été ensevelis ; et, faisant d’un acte de dévotion une occasion de divertissement et de spectacle, chacun y allait dans le plus grand étalage possible d’équipages et de parure. Entre autres personnes mortes ce jour-là de la peste, se trouvait une famille tout entière. À l’heure où le concours de monde était le plus grand, parmi la foule des carrosses, des hommes à cheval, des promeneurs à pied, parurent sur un chariot les cadavres de cette famille, qui, par ordre de la Santé, étaient ainsi portés à ce même cimetière tout nus, afin que l’on pût y voir les traces bien marquées, le hideux cachet de la peste. Un cri d’horreur, de terreur s’élevait partout où le chariot passait ; un long murmure régnait en arrière ; un autre murmure le précédait. On crut à la peste ; mais au reste, elle allait chaque jour davantage se donnant d’elle-même créance ; et cette réunion ne fut sans doute pas l’une des moindres causes qui servirent à la propager.

Ainsi, dans le principe, point de peste, absolument point, en aucune sorte ; défense même d’en prononcer le nom. Ensuite, fièvres pestilentielles ; on admet l’idée de peste par un détour dans un adjectif. Puis, peste qui n’est pas la véritable ; c’est-à-dire, oui, peste, mais dans un certain sens ; non pas bien précisément peste, mais une chose pour laquelle on ne sait pas trouver d’autre nom. Enfin, peste, sans plus de doute ni d’opposition ; mais déjà s’y est attachée une autre idée, l’idée des empoisonnements et des maléfices, qui altère et obscurcit celle pour laquelle serait fait le mot que l’on ne peut plus repousser.

Il n’est pas besoin, je pense, d’être bien versé dans l’histoire des idées et des mots, pour voir que grand nombre des uns et des autres ont suivi la même marche. Heureusement il n’en est pas beaucoup de la même espèce et de la même importance, qui achètent leur évidence au même prix, et auxquels se puissent rattacher des accessoires de même nature. On pourrait néanmoins, dans les grandes comme dans les petites choses, éviter en grande partie cette marche si longue et si tortueuse, en adoptant la méthode proposée depuis si longtemps, celle qui consiste à observer, écouter, comparer, penser, avant de parler.

Mais parler, l’action isolée de parler l’emporte tellement en facilité sur toutes les autres ensemble, que nous avons bien aussi quelques titres, je dis nous autres hommes en général, à ce qu’on nous excuse s’il nous arrive si souvent de la préférer.



CHAPITRE XXXII.


Chaque jour augmentant la difficulté de subvenir aux besoins que la malheureuse situation des choses faisait naître, il avait été décidé, le 4 mai, dans le conseil des décurions, que l’on s’adresserait au gouverneur pour réclamer son assistance ; et, le 22, partirent pour le camp deux membres de ce conseil chargés d’exposer à ce haut dignitaire l’état de souffrance et de pénurie où se trouvait la ville ; de lui représenter que les dépenses étaient énormes, les caisses vides, les revenus engagés à l’avance, le payement des impôts arrêté par suite de la misère générale, fruit de tant de causes, et notamment des ravages exercés par les troupes ; de lui rappeler que, par des lois et coutumes constamment observées, et par un décret spécial de Charles V, les dépenses relatives à la peste étaient à la charge du fisc, et que, dans celle de 1576, le gouverneur, marquis d’Ayamonte, avait non-seulement suspendu le recouvrement des impôts établis au profit du trésor royal, mais qu’il avait aidé la ville d’une somme de quarante mille écus prise sur les fonds du trésor même ; de demander enfin quatre choses : que le recouvrement des impôts fût, comme alors, suspendu ; que le trésor royal donnât de l’argent ; que le gouverneur informât le roi de la misère de la ville et de la province ; qu’il dispensât de nouveaux logements militaires le pays, déjà ruiné par ceux dont il avait supporté la charge jusqu’à ce jour. Le gouverneur, dans la lettre qu’il écrivit en réponse à messieurs du conseil, leur témoigna combien il s’associait à leurs peines, après quoi venaient de nouvelles exhortations : il regrettait de ne pouvoir se trouver dans la ville, pour donner tous ses soins à la soulager ; mais il espérait que le zèle de ces messieurs saurait suffire à tout ; c’était un moment où l’on devait ne pas regarder à la dépense et chercher tous les moyens d’y faire face. Quant aux demandes qui lui étaient adressées, proveeré, disait-il, en el mejor modo que el tiempo y necesidades presentes permitieren[113]. Et au bas, un hiéroglyphe mis pour signifier Ambroise Spinola, et tout aussi clair que ses promesses. Le grand chancelier Ferrer lui écrivit que cette réponse avait été lue par les décurions, con gran desconsuelo[114]. Il y eut d’autres allées et venues, d’autres demandes et d’autres réponses ; mais je ne vois pas qu’on en soit venu à un résultat plus positif. Quelque temps après, au moment où la peste sévissait le plus, le gouverneur transmit, par lettres patentes, son autorité à Ferrer même, ayant, quant à lui, comme il l’écrivit, à s’occuper de la guerre ; laquelle guerre, soit dit ici incidemment, après avoir emporté, sans parler des soldats, au moins un million de personnes, par la contagion, dans la Lombardie, le pays vénitien, le Piémont, la Toscane et une partie de la Romagne ; après avoir désolé, comme on l’a vu plus haut, les lieux par lesquels elle passa, ce qui donne l’idée de ce qu’elle fit souffrir à ceux qui en furent le théâtre ; après la prise et le sac atroce de Mantoue ; laquelle guerre, disons-nous, finit par la reconnaissance consentie par tous du nouveau duc de cet État, de ce duc pour l’exclusion duquel cette même guerre avait été entreprise. Il faut pourtant ajouter qu’il fut obligé de céder au duc de Savoie une partie du Montferrat, dont le revenu était de quinze mille écus, et à Ferrant duc de Guastalla d’autres terres d’un revenu de six mille. Il faut dire encore qu’il y eut un autre traité séparé et très-secret, par lequel le même duc de Savoie céda Pignerol à la France, traité qui reçut quelque temps après son exécution, sous d’autres prétextes et à force de finesses et de tromperies.

Les décurions, en même temps qu’ils avaient pris la résolution dont nous venons de parler, en avaient arrêté une autre, celle de demander au cardinal archevêque qu’il fût fait une procession solennelle, en portant dans la ville le corps de saint Charles.

Le bon prélat refusa pour plusieurs raisons. Il voyait avec peine cette confiance dans un moyen qui ne présentait pas une certitude de succès, et il craignait que si l’événement n’y répondait pas, comme ce n’était à ses yeux que trop possible, la confiance se changeât en scandale[115]. Il craignait encore que, s’il y avait effectivement des Untori[116], la procession ne leur donnât trop de facilités pour commettre leur crime : s’il n’y en avait point, une réunion aussi nombreuse ne pouvait que répandre toujours plus la contagion ; danger bien plus réel[117]. La crainte des onctions reparaît dans ce raisonnement, parce que cette crainte, d’abord assoupie parmi la population, s’était réveillée et régnait maintenant d’une manière plus générale que jamais et plus que jamais accompagnée de fureur.

On avait vu de nouveau, ou cette fois on avait cru voir, de la drogue mise sur des murs, sur les portes d’édifices publics et des maisons particulières, sur les marteaux de ces portes. Le bruit de semblables découvertes n’avait pas plutôt pris naissance qu’il courait de bouche en bouche, et comme il arrive toujours lorsque l’âme est fortement préoccupée de certaines idées, ouïr dire devenait pour chacun la même chose que voir. Les esprits, toujours plus alarmés par la présence du mal, toujours plus irrités par la persistance du danger, étaient par là de plus en plus disposés à embrasser cette croyance, car le souhait de la colère est d’avoir à punir, et, comme l’a observé fort justement un esprit distingué[118] à l’occasion du fait même qui nous occupe, elle aime mieux attribuer les maux à un acte de perversité humaine dont elle puisse tirer vengeance que de leur reconnaître une cause avec laquelle il n’y aurait autre chose à faire que de se résigner. Les mots de poison très-subtil, très-prompt, très-pénétrant étaient plus que suffisants pour expliquer la violence et tous les accidents les plus extraordinaires de la maladie. On disait ce poison composé de crapauds, de serpents, de pus et de bave de pestiférés, de pis encore, de tout ce que des imaginations sauvages et déréglées peuvent inventer d’horrible et de dégoûtant. À cela vinrent se joindre les sortilèges par lesquels toute chose devenait possible, toute objection perdait sa force, toute difficulté trouvait sa solution. Si la première onction n’avait pas été immédiatement suivie des effets qu’elle devait produire, on en voyait facilement la cause : c’était un essai mal exécuté par des empoisonneurs encore novices : l’art s’était perfectionné maintenant, et les volontés étaient plus acharnées vers le but infernal qu’elles s’étaient proposé. Celui qui aurait encore osé soutenir que le premier barbouillage avait été une plaisanterie, celui qui aurait nié l’existence d’un complot eût passé pour un homme aveugle, opiniâtre, si même il n’eût encouru le soupçon d’avoir intérêt à détourner l’attention du public de la vérité, d’être un complice de l’attentat, d’être un untore. Le mot devint bientôt usuel, imposant, redoutable. Dans cette conviction où l’on était qu’il y avait des untori, on devait comme infailliblement en découvrir : tous les yeux étaient ouverts ; l’action la plus simple pouvait inspirer suspicion, et la suspicion devenait facilement certitude, la certitude fureur.

Ripamonti en rapporte deux exemples, en ayant soin d’avertir qu’il les a choisis, non comme les plus atroces parmi ceux qui se voyaient chaque jour, mais parce qu’il peut malheureusement parler de l’un et de l’autre en témoin oculaire.

Dans l’église de Sant’ Antonio, un jour où l’on y célébrait je ne sais quelle solennité, un vieillard plus qu’octogénaire, après avoir prié quelque temps à genoux, voulut s’asseoir, et auparavant il passa son manteau sur son banc pour en ôter la poussière. « Ce vieux homme oint les bancs ! » s’écrièrent tout d’une voix quelques femmes qui le virent faire. À l’instant le peuple qui se trouvait dans l’église (dans l’église !) tombe sur le vieillard ; on le prend par les cheveux, par ses cheveux blancs, on l’accable de coups de poings, de coups de pied ; les uns le tirent, les autres le poussent dehors, et s’ils ne l’achevèrent pas sur la place, ce fut pour le traîner demi-mort à la prison, devant les juges, à la torture. « Je l’ai vu pendant qu’on le traînait ainsi, dit Ripamonti, et je n’en ai plus rien su, mais je crois bien qu’il n’aura pu vivre que peu de moments encore. »

L’autre événement, et celui-ci se passa le lendemain, fut également étrange, mais moins affreux dans son résultat. Trois jeunes Français, un homme de lettres, un peintre et un mécanicien, venus en Italie pour visiter cette contrée, en étudier les antiquités et chercher l’occasion de gagner quelque argent par leur industrie, s’étaient approchés de je ne sais quelle partie extérieure du Duomo qu’ils considéraient attentivement, un homme qui passait les voit et s’arrête ; il les montre à un autre, puis à d’autres qui arrivent : un groupe se forme, on regarde, on observe ces gens que leur costume, leur chevelure, leurs havre-sacs faisaient reconnaître pour étrangers, et, ce qui était plus fâcheux, pour Français. Ceux-ci, comme pour s’assurer que la pierre qu’ils avaient sous les yeux était bien du marbre, y portèrent la main. Il n’en fallut pas davantage. Ils furent enveloppés, saisis, maltraités, poussés à coups redoublés vers les prisons. Heureusement le palais de justice n’est pas loin du Duomo, et, par un bonheur plus grand encore, ils furent reconnus innocents et relâchés.

Ce n’était pas seulement dans la ville que se voyaient de semblables violences. La frénésie s’était propagée comme la contagion. Le voyageur que des paysans rencontraient hors de la grande route, celui qui, sans l’avoir quittée, s’amusait à regarder de côté ou d’autre ou se couchait à terre pour se reposer, l’inconnu à qui l’on trouvait dans la figure ou le costume quelque chose d’étrange et de suspect, tous étaient des untori : l’avis du premier venu, le cri d’un enfant suffisaient pour qu’on sonnât le tocsin, qu’on accourût de toutes parts : les malheureux étaient poursuivis à coups de pierres, ou saisis et, par une foule furieuse, conduits en prison. Ainsi le dit encore Ripamonti. Et la prison, jusqu’à une certaine époque, fut un port de salut.

Mais les décurions, sans se rebuter du refus du cardinal relativement à la procession, renouvelaient auprès de lui leurs instances que secondait le vœu public, non sans une assez vive rumeur. Le sage prélat résista quelque temps encore ; il tenta la voie de la persuasion. Ce fut là tout ce que put le bon sens d’un homme contre le raisonnement de son siècle et l’insistance des voix qui s’en faisaient les trop nombreux échos. En présence des opinions dont nous venons de voir l’empire, avec l’idée du danger telle qu’elle existait alors, vague, combattue, bien éloignée de l’évidence qu’elle a pour nous maintenant, il n’est pas difficile de concevoir comment ses bonnes raisons purent, dans son esprit même, être subjuguées par les mauvaises raisons des autres. Y eut-il ensuite quelque faiblesse de volonté dans sa condescendance ? Ce sont de ces mystères du cœur humain qu’il ne nous est point donné d’éclairer. Du moins pouvons-nous dire que s’il est des cas où l’erreur puisse être entièrement attribuée à l’esprit, et la conscience en être absoute, c’est lorsqu’il s’agit du petit nombre d’hommes (et certes celui-ci en fit partie) qui, dans toute leur vie, ont montré ne savoir qu’obéir franchement à leur conscience, sans égard pour aucune sorte d’intérêts personnels. Il finit donc par céder à des instances réitérées ; il consentit à la procession, il se rendit même à un désir pressant et général, en permettant que la châsse où était renfermé le corps de saint Charles restât ensuite exposée pendant huit jours aux regards du peuple sur le maître-autel de la cathédrale.

Je ne vois point que ni de la part du tribunal de santé ni d’aucune autre part il ait été apporté quelque opposition à cette cérémonie, qu’elle ait été l’objet d’aucune remontrance. Seulement ce tribunal prit quelques précautions qui, sans parer au danger, en dénotaient la crainte. Il prescrivit des mesures plus précises pour l’entrée en ville des personnes venant du dehors ; et, pour en assurer l’exécution, il fit tenir les portes fermées ; de même que pour exclure, autant que possible, de la réunion les personnes atteintes de la maladie et celles dont l’état pouvait être suspect, il fit clouer les portes des maisons en état de séquestration. Le nombre de ces maisons, pour tout autant que peut valoir sur un fait de ce genre la simple assertion d’un écrivain, et d’un écrivain de ce temps-là, s’élevait à environ cinq cents[119].

Trois jours furent employés aux préparatifs de la procession. Le 11 juin, qui était celui auquel on l’avait fixée, elle sortit au point du jour de la cathédrale. Elle s’ouvrait par une longue file de gens du peuple, de femmes pour la plupart, ayant un ample voile sur la tête, et dont un grand nombre, vêtues de toile grossière, allaient nu-pieds. Venaient ensuite les arts et métiers, précédés de leurs bannières, les confréries en habits variant de formes et de couleurs, puis les ordres religieux, puis une partie du clergé séculier ; chacun, dans ces divers corps, ayant les insignes de son rang et portant à la main un cierge de plus ou moins de volume. Dans le milieu de la procession, là où plus de flambeaux brillaient les uns après des autres, où plus de chants faisaient retentir l’air, s’avançait, sous un riche dais, la châsse portée par quatre chanoines revêtus de leurs plus beaux ornements, et qui se relevaient de distance en distance. À travers les glaces qui formaient les côtés du précieux reliquaire, on voyait le corps du saint, couvert de magnifiques habits pontificaux, la mitre en tête, et conservant encore, sous des traits flétris et décomposés, quelque chose de sa figure, telle que les peintres l’ont représentée, ou que quelques personnes se souvenaient de l’avoir vue lorsqu’il était vivant et recevaient leurs hommages. Derrière la dépouille mortelle du pasteur révéré (dit Ripamonti à qui nous empruntons en grande partie cette description), et près de lui par sa personne, comme il l’était par les mérites, par le sang et par les dignités, venait l’archevêque Frédéric. À sa suite marchait le reste du clergé, et après le clergé les magistrats en costume de grande cérémonie ; puis les nobles, les uns en grande parure, comme pour mieux s’associer à la solennité du jour, les autres vêtus de deuil en signe de pénitence, ou nu-pieds et enveloppés d’un manteau, le capuchon rabattu sur la figure, tous avec un cierge à la main. Derrière tout le monde enfin venait encore une file de personnes du peuple, de tout sexe et de tout âge.

Toutes les rues que la procession devait parcourir étaient ornées comme aux jours de grande fête. Les riches avaient étalé sur les façades de leurs maisons ce qu’ils avaient de plus précieux. Les habitations des pauvres avaient été décorées soit par des voisins plus à leur aise, soit aux frais du public ; en certains endroits, des rameaux feuillés tenaient lieu de tentures ; en d’autres, ils couvraient les tentures mêmes ; de tous côtés étaient suspendus des tableaux, des emblèmes, des inscriptions ; sur l’appui des croisées on avait placé des vases, des objets d’antiquité, des raretés de diverse sorte ; partout des flambeaux allumés. À plusieurs de ces croisées se montraient des malades séquestrés qui regardaient la procession et l’accompagnaient de leurs prières. Dans les autres rues, il n’y avait que solitude et silence : seulement quelques personnes, de leurs fenêtres, prêtaient l’oreille et suivaient ainsi dans sa marche la pieuse rumeur ; d’autres, parmi lesquelles on vit jusqu’à des religieuses, étaient montées sur les toits pour tâcher d’apercevoir de loin cette châsse, ce cortège, quelque chose de ce qui se faisait en ce grand jour.

La procession passa par tous les quartiers de la ville ; à chacune des petites places qui se trouvent au débouché des rues principales vers les faubourgs, et qui alors conservaient toutes leur ancien nom de Carrobi, resté depuis à une seule, on faisait une station, en posant la châsse près de la croix érigée par saint Charles, pendant la peste précédente, sur chacune de ces places, et qui subsiste encore sur quelques-unes. Par la longueur de la marche et par ces stations multipliées, midi était passé depuis longtemps lorsqu’on fut de retour à la cathédrale.

Le lendemain, tandis que les esprits se livraient à la présomptueuse confiance, un grand nombre même à la conviction poussée jusqu’au fanatisme, que la procession devait avoir coupé court à la peste, le nombre des morts, dans toutes les classes, dans toutes les parties de la ville, s’accrut à un point si extraordinaire, la progression fut si subite, qu’il n’y eut personne aux yeux de qui la cause ne dût évidemment en être rapportée à la procession même. Mais quelle n’est pas la déplorable puissance d’un préjugé dont une population tout entière est imbue ! Ce ne fut pas à ce rassemblement si nombreux et si prolongé dans sa durée, ce ne fut pas à la multiplicité des contacts fortuits, qu’en général on attribua cet effet, mais bien à la facilité que les Untori y avaient trouvée pour exécuter en grand leur horrible dessein. On dit que, mêlés dans la foule, ils avaient infecté de leur drogue autant de personnes qu’ils avaient pu.

Mais comme ce moyen ne semblait pas encore suffisant pour avoir produit une mortalité aussi grande et parmi toutes les classes ; comme, à ce qu’il paraît, il n’avait pas été possible, même à l’œil du soupçon, à cet œil si attentif, et pourtant si aveugle, d’apercevoir des taches, des onctions d’aucune sorte sur les murs ni sur tout autre objet, on recourut, pour l’explication du fait, à cette autre invention déjà ancienne et reçue dans la science d’alors en Europe, à l’invention des poudres vénéneuses préparées à l’aide de la magie ; on dit que de semblables poudres répandues tout le long des rues et principalement dans les endroits des stations, s’étaient attachées au bas des vêtements, et, mieux encore, aux pieds de tant de gens qui, ce jour-là, avaient marché sans nulle chaussure. Ainsi, le même jour, dit un écrivain, contemporain[120], le jour de la procession vit la piété lutter contre l’impiété, la perfidie contre la sincérité, la perte contre l’avantage. Et c’était au contraire le pauvre esprit humain qui luttait contre les fantômes qu’il s’était lui-même créés.

De ce jour, la violence de la contagion alla toujours croissant ; bientôt il n’y eut presque plus aucune maison qui ne fût atteinte ; bientôt, au dire de Somaglia, cité plus haut, le nombre des personnes renfermées au lazaret s’éleva de deux mille à douze mille : peu après, selon presque tous les autres écrivains, il arriva jusqu’à seize mille. Je trouve dans une lettre des conservateurs de la Santé au gouverneur, que, le 4 juillet, il mourait par jour plus de cinq cents personnes. Plus tard, et lorsque le mal fut à son plus haut période, le nombre journalier des décès fut, selon la supputation la plus généralement adoptée, de douze cents, de quinze cents même ; il dépassa trois mille cinq cents, si nous en croyons Taddino ; lequel affirme que, par les recherches faites, on trouva la population de Milan, après la peste, réduite à peu près à soixante-quatre mille âmes, et qu’elle était auparavant de plus de deux cent cinquante mille. Selon Ripamonti, elle n’était que de deux cent mille ; et, quant aux morts, il résulte, dit-il, des registres civils, que le nombre s’en éleva à cent quarante mille, sans parler de ceux dont on ne put tenir compte. D’autres donnent d’autres chiffres en plus ou en moins, mais encore plus à l’aventure.

Que l’on se figure quels devaient être les soucis des décurions sur qui pesait le soin de pourvoir aux besoins publics, de parer au mal là où il était possible de le faire dans un semblable désastre.

Chaque jour il fallait remplir des vides parmi les employés du service sanitaire, chaque jour augmenter le nombre de ces agents de diverses sortes : monatti, apparitori, commissaires. Les premiers étaient affectés aux services les plus pénibles et en même temps les plus dangereux de la peste, comme d’enlever les cadavres des maisons, des rues, du lazaret, de les charrier aux fosses et les enterrer, de porter ou conduire les malades au lazaret et de les y soigner ; de brûler, de purifier les objets infectés ou suspects. Quant à leur nom, Ripamonti le fait dériver du grec monos ; Gaspare Bugati (dans une description de la peste antérieure), du latin monere ; mais celui-ci en même temps soupçonne, avec plus de raison, que ce peut être un mot allemand, vu que ces hommes étaient pour la plupart recrutés en Suisse et dans le pays des Grisons. Et il serait en effet assez plausible de voir dans ce mot une abréviation de celui de monatlich (mensuel) ; car, dans l’incertitude où l’on était sur le temps durant lequel on pourrait avoir besoin de cette sorte d’agent, il est probable qu’on ne les engageait que de mois en mois. L’emploi spécial des apparitori était de précéder les chariots chargés de cadavres, en sonnant une clochette pour avertir les passants de se ranger. Les commissaires dirigeaient les uns et les autres, sous les ordres immédiats du tribunal de santé. Il fallait veiller à ce que le lazaret fût constamment pourvu de médecins, de chirurgiens, de médicaments, de vivres, de tout ce qu’exige le service d’une infirmerie ; il fallait trouver et disposer de nombreux logements pour les nouveaux malades qui survenaient tous les jours. Pour cela on fit construire à la hâte des baraques en bois et en paille dans l’espace intérieur du lazaret ; on en forma un nouveau, tout en baraques, avec une simple clôture en planches, et propre à contenir quatre mille personnes. Puis, comme il ne suffisait pas encore, on ordonna la formation de deux autres, pour lesquels même on mit la main à l’œuvre ; mais le défaut de moyens de tout genre empêcha de les achever. Les moyens, les ouvriers, le courage, tout cela diminuait à mesure qu’en augmentait le besoin.

Et non-seulement les projets et les ordres donnés restaient sans exécution, non-seulement on ne satisfaisait que d’une manière bien imparfaite, même en paroles, à nombre de nécessités qui n’étaient que trop reconnues ; mais on en vint à ce degré d’impuissance et de désespoir de ne rien faire du tout pour celle-là même qui était la plus urgente et la plus à déplorer. Ainsi, par exemple, on laissait mourir dans l’abandon une grande quantité de petits enfants dont les mères avaient succombé à la peste. La Santé proposa de créer un asile pour ces infortunées créatures et pour les pauvres femmes en couche ; elle demanda que l’on fît quelque chose pour venir à leur secours ; elle ne put rien obtenir. Il est juste cependant, dit Tadino, de ne point trop accuser à cet égard les décurions de la cité qui étaient affligés et tourmentés par le militaire, dont les demandes n’avaient ni règle ni discrétion, et moins encore dans la malheureuse province que dans la ville, attendu qu’on ne pouvait obtenir du gouverneur nulle assistance et pas d’autres paroles, sinon que l’on était en temps de guerre et qu’il fallait bien traiter les soldats[121]. Tant il importait de prendre Casal ! Tant se montre pleine de charmes la louange qui suit la victoire, indépendamment du motif, du but pour lequel on combat !

Ainsi encore les cadavres ayant comblé une grande, mais unique fosse, qui avait été creusée près du lazaret, et conséquemment les nouveaux cadavres dont le nombre grossissait chaque jour, demeurant çà et là privés de sépulture, les magistrats, après avoir en vain cherché des bras pour ce triste et fâcheux travail, avaient fini par dire qu’ils ne savaient plus à quel moyen recourir. Et l’on ne voit pas comment, sans un secours extraordinaire, on aurait pu sortir de ce funeste embarras. Ce secours, le président de la Santé alla, dans une sorte de désespoir, et les larmes aux yeux, le demander à ces deux hommes si capables, à ces deux excellents moines qui gouvernaient le lazaret ; et le père Michel s’engagea à lui donner, sous quatre jours, la ville nette de cadavres, ainsi qu’à faire creuser, dans la huitaine, des fosses suffisantes, non-seulement pour le besoin du moment, mais pour celui que les prévisions les plus sinistres pourraient faire supposer dans l’avenir. Accompagné d’un de ses religieux et de quelques employés du tribunal qui furent mis à sa disposition par le président, il alla hors la ville chercher des hommes de la campagne ; et moitié par l’autorité du tribunal, moitié par celle de l’habit qu’il portait lui-même et de ses paroles, il parvint à en réunir environ deux cents, par lesquels il fit creuser trois fosses de très-grande dimension ; il envoya ensuite du lazaret des monatti pour ramasser les morts ; et, au jour fixé, sa promesse fut remplie.

Une fois le lazaret resta sans médecins ; et, par des offres de forts salaires et de distinctions, on ne put qu’à grand’peine, et tardivement, en avoir un certain nombre, bien au-dessous de celui qu’eût exigé le besoin. Cet établissement fut souvent sur le point de manquer de vivres, tellement que l’on put craindre d’y voir mourir les gens, non-seulement de la peste, mais de la faim ; mais il ne fut pas rare aussi, lorsqu’on ne savait plus où donner de la tête pour se procurer le strict nécessaire, de voir arriver comme à point nommé d’abondants secours versés, sans qu’on s’y attendît, par des mains charitables ; car, au milieu du trouble de tous les esprits et de l’indifférence que l’on éprouvait pour les autres par suite de la crainte où chacun était continuellement pour soi, il y eut des âmes que la charité ne cessa d’animer, il y en eut dans lesquelles la charité s’éveilla lorsque tous les plaisirs du monde cessèrent ; de même que, si d’un côté la mort ou la fuite dégarnissaient les rangs de ceux auxquels était confiée la direction des intérêts publics, il s’en trouva aussi qui conservèrent constamment la santé du corps comme la force de l’âme dans le poste où ils étaient placés ; il y en eut d’autres qui, mus par la piété, se donnèrent volontairement et remplirent avec gloire, en partageant les soins de ces derniers, une tâche qui ne leur était point imposée.

Ce fut surtout parmi les ecclésiastiques que brilla une généreuse et constante fidélité aux plus pénibles devoirs. Dans les lazarets, dans la ville, leur assistance ne manqua jamais ; ils étaient partout où était la souffrance ; toujours on les vit mêlés, confondus avec les moribonds, et, tandis quelquefois qu’ils étaient malades et moribonds eux-mêmes, avec les secours de l’âme, ils répandaient, par tous les moyens en leur pouvoir, les secours temporels ; ils rendaient tous les services que pouvaient réclamer les circonstances. Plus de soixante curés, dans la ville seulement, moururent de la contagion, c’est-à-dire environ les huit neuvièmes.

Frédéric, comme on devait s’y attendre, les animait tous par ses paroles et son exemple. Après avoir vu périr presque toutes les personnes de sa maison, pressé par ses parents, par de hauts magistrats, par les princes voisins, de s’éloigner du danger en se retirant dans quelque campagne isolée, il repoussa et ce conseil et ces instances avec ce même cœur qui lui faisait écrire aux curés de son diocèse : « Soyez disposés à abandonner cette vie mortelle plutôt que cette famille qui est la nôtre, que ces enfants qui nous appartiennent ; allez avec empressement, avec amour, au-devant de la peste comme à une récompense, comme à une vie nouvelle, toutes les fois qu’il y aura une âme à gagner à Jésus-Christ[122] » Il ne négligea pas les précautions qui ne l’empêchaient point de remplir son devoir ; il donna même à cet égard des instructions et des règles à son clergé ; mais en même temps il ne s’inquiéta jamais du danger et ne parut pas même y prendre garde, lorsque dans le bien qu’il allait faire le danger se trouvait sur ses pas. Sans parler des ecclésiastiques, avec lesquels il était toujours pour louer et diriger leur zèle, pour stimuler ceux d’entre eux qui auraient pu montrer à l’œuvre quelque tiédeur, pour les envoyer aux postes où d’autres avaient perdu la vie, il voulut qu’un libre accès auprès de sa personne fût toujours ouvert à quiconque aurait besoin de lui. Il visitait les lazarets, pour donner des consolations aux malades et des encouragements à ceux qui les assistaient ; il parcourait la ville, portant des secours aux pauvres gens séquestrés dans leurs maisons, s’arrêtant à leurs portes, sous leurs fenêtres, pour écouter leurs doléances et leur offrir en échange des paroles de consolation et des exhortations au courage. Il se mit, en un mot, et vécut au milieu de la peste, si bien qu’il s’étonnait lui-même, lorsqu’elle eut cessé, d’avoir échappé à ses atteintes.

C’est ainsi que, dans les grandes infortunes publiques et dans une longue perturbation de cet ordre de choses quelconque qui est l’ordre de choses habituel, on voit toujours la vertu s’accroître et devenir plus sublime, mais on n’y voit que trop aussi s’opérer un accroissement qui, d’ordinaire, est bien plus général dans le vice et la perversité. La calamité qui nous occupe en fournit trop bien la preuve. Les brigands que la peste épargnait et n’épouvantait point trouvèrent dans le désordre qui régnait partout, dans le relâchement de tous les ressorts de la force publique, une nouvelle occasion d’exercer leur funeste activité, et tout à la fois une nouvelle assurance de la voir impunie. Car l’action de la force publique elle-même passa en grande partie dans les mains des plus méchants d’entre eux. Les emplois de monatti et d’apparitori n’étaient en général recherchés et occupés que par des hommes sur qui l’attrait de la rapine et de la licence avait plus de pouvoir que la crainte de la contagion, que toute répugnance inspirée par la nature. On avait soumis ces agents à des règles très-sévères, et, s’ils y manquaient, à de très-fortes peines ; on leur avait assigné des lieux de station ; ils étaient, comme nous l’avons dit, sous la direction de commissaires spéciaux ; au-dessus des uns et des autres étaient placés, en qualité de délégués dans chaque quartier, des magistrats et des nobles, investis de l’autorité nécessaire pour procéder sommairement dans toute occurrence où l’intérêt de l’ordre pouvait réclamer leur action. Cela marcha ainsi jusqu’à une certaine époque, et produisit assez bien l’effet qu’on s’en était promis. Mais, chaque jour voyant s’accroître le nombre de ceux qui mouraient, de ceux qui fuyaient, de ceux qui s’absorbaient dans leur trouble, ces gens en vinrent à être comme affranchis de toute surveillance ; ils se donnèrent, les monatti surtout, un pouvoir arbitraire en toutes choses. Ils entraient dans les maisons en maîtres, en ennemis ; et sans parler des larcins qu’ils y commettaient, du traitement qu’ils faisaient subir aux malheureux que la peste obligeait à passer par de telles mains, ils les portaient, ces mains infectées et criminelles, sur les personnes que la peste n’avait point atteintes, sur les enfants, sur leurs parents, sur les femmes, sur leurs maris, menaçant de les traîner au lazaret s’ils ne se rachetaient ou n’étaient rachetés à prix d’argent. D’autres fois ils faisaient payer leur service, refusant d’enlever les cadavres déjà en putréfaction, si on ne leur donnait en écus sonnants telle somme qu’ils fixaient eux-mêmes. On dit (et entre la légèreté des uns et la méchanceté des autres, il est également hasardeux de le croire et ne pas le croire), on dit, et Taddino lui-même l’affirme[123] que des monatti et des apparitori laissaient à dessein tomber des chariots des objets infectés pour propager et faire durer la peste, devenue pour eux un revenu, un domaine, un sujet de réjouissance. D’autres misérables, se donnant pour des monatti, portant une sonnette attachée au pied, ainsi qu’il était prescrit à ceux-ci de l’avoir, tant comme signe distinctif que pour avertir de leur approche, s’introduisaient dans les maisons et y commettaient toutes sortes d’excès. Dans quelques-unes, qui se trouvaient ouvertes et sans habitants, ou seulement habitées par quelque malade, quelque moribond, des voleurs entraient, sans rien craindre, pour y ramasser du butin ; d’autres étaient envahies par des sbires qui en faisaient de même, ou pis encore. Avec la perversité et dans la même proportion s’accrut la démence ; toutes les erreurs, déjà plus ou moins dominantes, acquirent, par la stupeur et l’agitation des esprits, une force extraordinaire, produisirent des effets plus rapides et plus étendus ; et toutes servirent à renforcer et grandir cette peur distincte et au-dessus de toutes les autres, cette peur des onctions qui, dans les actes dont elle était la source et les satisfactions qu’elle se donnait, était souvent, comme nous l’avons vu, un autre genre de perversité. L’image de ce prétendu danger assiégeait et tourmentait les âmes bien plus que le danger effectif et actuel. « Et tandis, dit Ripamonti, que les cadavres épars ou des tas de cadavres, toujours devant les yeux, toujours sous les pas des vivants, faisaient de toute la ville comme un seul et vaste tombeau, c’était quelque chose de plus triste encore, c’était une calamité plus hideuse que cette défiance ennemie où l’on était à l’égard les uns des autres, ce déchaînement de soupçons et ce qu’ils avaient de monstrueux… Ce n’était pas seulement de son voisin, de son ami, de son hôte que l’on prenait ombrage ; les noms mêmes les plus doux, les liens d’amour parmi les hommes, ceux qui unissent l’époux et l’épouse, le père et son fils, le frère et son frère n’inspiraient plus que de la terreur, et, chose horrible à raconter, la table domestique, le lit nuptial étaient redoutés comme des lieux d’embûches où se cachait le poison. »

L’étendue que l’on prêtait au complot et son étrange caractère altéraient toutes les pensées d’où naît une mutuelle confiance. Dans le principe, on se bornait à croire que ces prétendus untori étaient mus par l’ambition et la cupidité ; plus tard on rêva, on regarda comme véritable je ne sais quelle volupté satanique attachée aux onctions ; on crut à un attrait qui leur était propre et qui dominait les volontés. Les paroles par lesquelles des malades en délire s’accusaient eux-mêmes de ce qu’ils avaient redouté de la part des autres, semblaient des révélations et rendaient croyable, pour ainsi dire, tout ce qui pouvait être attribué à quelque personne que ce fût. L’impression dut être encore plus profonde, s’il est vrai que l’on vit des pestiférés, également dans les accès de leur délire, faire les mêmes choses qu’ils s’étaient figuré devoir être faites par les untori, circonstance en effet très-probable et qui expliquerait mieux que tout autre raisonnement la conviction du public et l’affirmation de plusieurs écrivains sur ce chapitre des onctions. C’est ainsi que, pendant la longue et triste période des procès pour fait de sorcellerie, les aveux de quelques prévenus, aveux qui ne furent pas toujours extorqués, ne servirent pas médiocrement à produire et à soutenir l’opinion qui régnait sur la sorcellerie même ; car, lorsqu’une opinion règne pendant longtemps et dans une grande partie du monde, elle finit par s’exprimer de toutes les manières, par tenter toutes les voies, par aborder et parcourir tous les degrés de la persuasion, et il est difficile que tous les esprits ou le plus grand nombre croient longuement qu’une chose extraordinaire se fait sans qu’il ne survienne quelqu’un qui croie la faire lui-même.

Parmi les histoires auxquelles cette folie des onctions donna naissance, il en est une qui mérite d’être rapportée, par le crédit qu’elle obtint et le chemin qu’on lui vit faire. On racontait, non partout de la même manière (ce serait un privilège trop particulier dont les fables seraient en possession), mais avec des versions qui se rapprochaient assez entre elles, on racontait que tel individu avait vu, tel jour, arriver sur la place du Duomo un carrosse à six chevaux, dans lequel se trouvait, avec d’autres personnages, un homme de haute apparence, dont la figure était tout à la fois sombre et animée, l’œil ardent, la chevelure hérissée, la lèvre menaçante. Pendant que le passant dont il s’agit regardait cet équipage, l’équipage s’était arrêté, et le cocher avait engagé le passant à monter dans le carrosse, ce à quoi celui-ci n’avait su se refuser. Après divers circuits, on avait mis pied à terre à la porte d’un palais où il était entré avec les autres. Il y avait trouvé des beautés et des horreurs, des déserts et des jardins, des cavernes et de riches salons, et dans ces salons et ces cavernes, des fantômes assis et tenant conseil. Enfin on lui avait montré de grandes caisses pleines d’argent, en lui disant d’en prendre autant qu’il en voudrait, sous la condition cependant qu’il accepterait un petit vase de drogue, et qu’il irait avec cette drogue faire des onctions dans la ville. Mais, n’ayant pas voulu y consentir, il s’était retrouvé en un clin d’œil dans le même endroit où on l’avait pris ! Cette histoire, à laquelle tout le peuple milanais ajoutait pleine foi, et dont, au dire de Ripamonti, certains hommes de poids ne se moquaient point autant qu’ils auraient dû le faire[124], parcourut toute l’Italie et d’autres contrées aussi. En Allemagne on en fit le sujet d’une estampe. L’électeur archevêque de Mayence écrivit au cardinal Frédéric pour lui demander ce qu’on devait croire des prodiges que l’on disait s’être vus à Milan ; il en eut pour réponse que c’étaient des rêves.

Les rêves des savants étaient de même valeur, s’ils n’étaient de même nature, et ne produisaient pas des effets moins désastreux. La plupart voyaient tout à la fois l’annonce et la cause des malheurs dont on était affligé, dans une comète qui avait paru en l’année 1628, et dans une conjonction de Saturne avec Jupiter. « La susdite conjonction, écrit Taddino, inclinant sur cette année 1630, et si claire que chacun la pouvait comprendre : Mortales parat morbos, miranda videntur[125]. Cette prédiction, tirée, disait-on, d’un livre intitulé : Specchio degli almanachi perfetti[126], imprimé à Turin en 1623, était dans toutes les bouches. Une autre comète, qui s’était montrée dans le mois de juin de l’année même de la peste, fut regardée comme un nouvel avertissement, ou plutôt comme une preuve manifeste des onctions. Les érudits cherchaient dans les livres et n’y trouvaient qu’en trop grand nombre des exemples de peste faite, comme ils disaient, à main d’homme : ils citaient Tite-Live, Tacite, Dion, que dis-je ? Homère et Ovide, et bien d’autres anciens qui avaient raconté ou indiqué des faits semblables chez les modernes, ils étaient en ce point bien plus riches encore. Ils citaient cent autres auteurs qui ont traité sous forme de doctrine spéciale, ou parlé incidemment des poisons, des maléfices, des drogues et des poudres mortifères ; Cesalpino, Cardan, Grevino, Salio, Pareo, Schenchio, Zachia, et, pour finir, ce funeste Delrio qui, si la renommée des auteurs était en raison du bien et du mal qu’ont produit leurs œuvres, devrait être un des plus fameux ; ce Delrio dont les veilles ont coûté la vie à un plus grand nombre d’hommes que ne l’ont fait les entreprises de certains Conquérants ; ce Delrio dont les Disquisizioni magiche (résumé de tout ce que les hommes avaient jusques à lui rêvé en semblable matière), devenues le livre le plus respectable, le plus digne de faire foi, furent, pendant plus d’un siècle, la règle et la trop puissante cause de ces meurtres légaux dont on ne peut, sans frémir, rappeler la longue suite.

Des imaginations du vulgaire, les gens instruits prenaient ce qui pouvait s’accommoder à leurs idées ; des imaginations des gens instruits, le vulgaire prenait ce qu’il en pouvait comprendre, et comme il le pouvait, et du tout se formait une masse énorme et confuse de démence commune à tous.

Mais ce qui étonne le plus, c’est de voir les médecins, ceux d’entre eux, c’est-à-dire qui, dès le principe, avaient cru à la peste, c’est de voir, notamment Taddino, embrasser les déplorables idées de la multitude. Ce Taddino, qui avait annoncé la contagion, l’avait vue arriver, l’avait, pour ainsi dire, suivie de l’œil dans ses progrès, qui avait dit et proclamé que c’était la peste et qu’elle se prenait par le contact, que de l’absence de mesures préservatrices s’ensuivrait une infection générale, ce même homme, ensuite, vient puiser dans ces mêmes faits qu’il a prédits un argument qu’il croit sans réplique à l’appui des onctions magiques et vénéneuses : c’était lui qui, dans la maladie de ce Carlo Colonna, mort le second de la peste de Milan, avait remarqué et signalé le délire comme l’un des symptômes de cette contagion, et c’est lui qui, plus tard, n’hésite pas à donner comme une preuve des onctions et d’une conjuration formée sous les auspices du diable un fait tel que celui qu’on va lire. Deux témoins déposaient avoir entendu raconter par l’un de leurs amis malade, qu’une nuit il avait vu paraître dans sa chambre des gens qui lui avaient offert sa guérison et de l’argent s’il voulait oindre les maisons des environs, et, sur son refus, ils étaient partis, laissant à leur place un loup sous le lit et trois gros chats sur les couvertures, « lesquels y restèrent jusqu’au jour[127]. »

Si une telle manière de raisonner était le fait d’un seul homme, on pourrait l’attribuer à un défaut de bon sens qui lui serait particulier, ou plutôt il n’y aurait pas lieu d’en faire mention ; mais, comme ce fut le fait de plusieurs, ou pour mieux dire de presque tous, c’est l’histoire de l’esprit humain, et l’on y trouve l’occasion de reconnaître combien une suite réglée et raisonnable d’idées peut être troublée par une autre suite d’idées qui se jette à travers. Du reste, ce Taddino était, dans notre cité, l’un des hommes de son temps les plus renommés par son talent et ses connaissances.

Deux écrivains illustres et qui ont bien mérité de leur pays ont affirmé que le cardinal Frédéric doutait du fait des onctions[128]. Nous voudrions pouvoir donner à cet homme si distingué et si digne d’affection une louange encore plus complète, et montrer le bon prélat supérieur en ce point comme en tant d’autres à la foule de ses contemporains ; mais nous sommes, au contraire, obligé de remarquer en lui encore un exemple de l’empire qu’exerce l’opinion du plus grand nombre sur les esprits même dont on admire le plus les lumières. On a vu, du moins d’après ce qu’en dit Ripamonti, que dans le commencement il était vraiment dans le doute ; il pensa toujours ensuite que dans l’opinion régnante entraient pour une grande part la crédulité, l’ignorance, la peur, le désir d’excuser un trop long retard à reconnaître la contagion et à prendre des mesures pour s’en garantir ; que l’on exagérait beaucoup, mais qu’en même temps il y avait quelque chose de véritable. On conserve dans la bibliothèque Ambrosienne un petit ouvrage écrit de sa main sur cette peste, et ce jugement qu’il portait sur les onctions y est souvent indiqué, une fois même énoncé en termes précis.

« L’opinion commune, dit-il à peu près, était que l’on composait de ces drogues en divers lieux, et qu’il y avait plusieurs moyens de les employer ; de ces moyens, quelques-uns nous paraissent véritables, d’autres de pure invention. »

Voici ses propres paroles :

Unguenta vero hœc aiebant componi conficique multifariam, fraudisque vias fuisse complures ; quarum sanè fraudum et artium quidem assentimur, alias vero fictas fuisse commentitiasque arbitramur.

De pestilentia quæ Medialani anno 1630 magnam stragem edidit.

Il y eut cependant des personnes qui pensèrent jusqu’à la fin, et pendant toute leur vie, que l’imagination avait fait en ceci tous les frais, et nous le savons, non de ces personnes, car il n’y en eut aucune assez hardie pour émettre devant le public un sentiment si opposé à celui du public même, nous le savons des écrivains qui se moquent de ce sentiment, qui le critiquent ou le réfutent comme le préjugé de quelques individus, comme une erreur qui n’osait disputer ouvertement contre la sagesse générale, mais qui n’en existait pas moins ; nous le savons aussi d’un homme qui s’en était instruit par la tradition.

« J’ai trouvé des personnes sages à Milan, dit le bon Muratori dans son ouvrage cité plus haut, qui avaient reçu de leurs anciens des rapports dignes de confiance, et qui n’étaient pas bien convaincus que le fait de ces onctions vénéneuses fût véritable. »

On voit que c’est un épanchement secret de la vérité, une confidence domestique ; le bon sens y était, mais se tenait caché, par crainte de l’opinion avec laquelle nul autre n’entrait en partage.

Les magistrats, chaque jour réduits en nombre, et de plus en plus livrés à tout l’égarement de leur trouble, employaient le peu de résolution dont ils étaient encore capables à rechercher les untori. Parmi les papiers du temps de la peste qui se conservent dans les archives dont il a été plus haut fait mention, se trouve une lettre (sans aucun autre document relatif au fait qu’elle énonce) dans laquelle le grand chancelier s’empresse, et fort sérieusement, d’informer le gouverneur qu’il lui avait été donné avis que, dans une maison de campagne appartenant aux frères Girolamo et Giulio Monti, gentilshommes milanais, on composait du poison en si grande quantité que quarante hommes étaient occupés en este exercicio[129], et cela avec l’assistance de quatre nobles brescians, qui faisaient venir du pays vénitien la matière para la fabrica del veneno[130]. Il ajoute qu’il avait pris fort secrètement les mesures pour envoyer à l’endroit indiqué le podestat de Milan et l’auditeur de la Santé, avec trente hommes de cavalerie ; que malheureusement l’un des frères avait été averti assez à temps pour faire disparaître les traces du délit, ce dont il était probablement redevable à l’auditeur même, ami de ce personnage ; que l’auditeur avait cherché à se dispenser de partir ; mais que le podestat n’en était pas moins allé à reconocer la casa, y a ver si hallarà algunos vestigios[131], prendre des informations et arrêter tous ceux qui pourraient être prévenus du fait. Les recherches apparemment n’aboutirent à rien, puisque les écrits du temps qui parlent des soupçons dont ces gentilshommes étaient l’objet, ne citent aucun fait à la suite. Mais il n’est que trop vrai que, dans une autre circonstance, à force de chercher des coupables, on crut en avoir trouvé.

Les procès qui furent la conséquence de cette prétendue et déplorable découverte n’étaient sans doute pas les premiers de ce genre ; et l’on ne saurait non plus les considérer comme une rareté dans l’histoire de la jurisprudence. Car, sans parler des temps anciens, et en nous bornant à indiquer quelques-uns de ces procès dont les dates se rapprochent le plus de l’époque qui nous occupe, l’on vit à Palerme, en 1526, à Genève, en 1530, puis en 1545, puis encore en 1571, à Casal de Montferrat en 1536, à Padoue en 1555, à Turin en 1599, à Turin encore dans cette même année 1630, poursuivre et condamner à des supplices qui ordinairement étaient des plus atroces, des infortunés en plus ou moins grand nombre dans ces diverses localités, et que l’on disait coupables d’avoir propagé la peste au moyen de poudres ou de drogues, ou de maléfices, ou du tout ensemble. Mais l’affaire des prétendues onctions de Milan, de même qu’elle fut la plus célèbre, est aussi peut-être celle qui mérite le plus d’être observée, ou du moins elle présente plus de moyens d’observation, parce qu’il nous reste à ce sujet des documents plus circonstanciés et plus authentiques ; et, quoique un écrivain auquel nous avons tout à l’heure rendu hommage[132] s’en soit occupé avec la sagacité qui le distingue, cependant, comme il ne s’était pas autant proposé d’en donner l’histoire proprement dite, que d’y puiser des arguments pour un autre sujet d’une importance plus grande, ou, ce qui est sûr, du moins, plus immédiate, qu’il avait entrepris de développer[133], il nous a paru que cette histoire pourrait être l’objet d’un nouveau travail. Mais trop de brièveté ne saurait y être permise, et ce n’est point ici qu’elle pourrait être traitée avec l’étendue qui lui convient. D’ailleurs, après s’être arrêté sur ces événements, le lecteur ne se soucierait certainement plus de connaître ceux de notre narration particulière qui nous restent à mettre sous ses yeux. Réservant donc pour un autre écrit le récit et l’examen de ceux que nous venons d’indiquer, nous reviendrons enfin à nos personnages, pour ne les plus quitter jusqu’au terme de leurs aventures.



CHAPITRE XXXIII.


Une nuit, vers la fin du mois d’août, au plus fort de la peste, don Rodrigo rentrait chez lui à Milan, accompagné du fidèle Griso, l’un des trois ou quatre domestiques encore en vie parmi tous ceux qu’il avait précédemment à son service. Il revenait d’une maison où une société d’amis se réunissait habituellement en parties de débauche pour chasser la tristesse du temps, et il en manquait chaque fois quelques-uns qui étaient remplacés par d’autres. Ce jour-là, don Rodrigo s’était signalé parmi les plus gais, et avait, entre autres choses, beaucoup fait rire la compagnie par une espèce d’éloge funèbre du comte Attilio, emporté par la peste deux jours auparavant.

Mais, pendant qu’il marchait, il se sentit un malaise, un abattement, une faiblesse dans les jambes, une gêne dans la respiration, une chaleur intérieure, qu’il aurait voulu n’attribuer qu’au vin, au besoin de sommeil, à la saison. Durant tout le chemin il n’ouvrit pas la bouche ; et son premier mot, en arrivant à sa porte, fut pour ordonner au Griso de l’éclairer vers sa chambre à coucher. Quand ils y furent, le Griso jeta les yeux sur la figure de son maître, et la vit toute bouleversée, colorée outre mesure, les yeux saillants et luisants d’une manière extraordinaire, et il se tint à distance ; car, avec ce qui se passait, tout va-nu-pieds du coin des rues avait appris à se faire, comme on dit, l’œil médecin.

« Ne va pas me croire malade, dit don Rodrigo, qui lut dans la manière de faire du Griso la pensée qui lui passait par l’esprit. Je me porte on ne peut mieux ; mais j’ai bu, j’ai bu peut-être un peu trop. Il y avait un certain vin de Vernaccia !… Mais un bon somme va faire passer cela. Je me sens grand besoin de dormir… Ôte-moi de devant les yeux cette lumière qui m’aveugle… c’est singulier comme elle me fatigue.

— Ce sont des tours de la Vernaccia, dit le Griso, en s’écartant toujours plus. Mais couchez-vous tout de suite, le sommeil vous fera du bien.

— Tu as raison : si je peux dormir… Du reste, je me porte bien. Mets toujours ici cette sonnette, afin que si par hasard cette nuit, j’avais besoin de quelque chose… Et fais bien attention de m’entendre, s’il m’arrivait de sonner. Mais je n’aurai besoin de rien… Emporte-donc vite cette maudite lumière, reprit-il ensuite, tandis que le Griso exécutait l’ordre en s’approchant le moins possible. Diable ! d’où vient donc qu’elle m’incommode à ce point ? »

Le Griso prit la lampe, et, après avoir souhaité bonne nuit à son maître, il s’empressa de sortir, pendant que celui-ci s’enfonçait sous la couverture.

Mais la couverture lui sembla une montagne. Il la jeta au loin, et se blottit en rond pour dormir ; car, en effet, il mourait de sommeil. À peine cependant avait-il fermé l’œil qu’il se réveillait en sursaut, comme si on l’eût brusquement secoué ; et il sentait sa chaleur augmentée, son agitation devenue plus grande. Il recourait par la pensée au mois d’août, à la Vernaccia, à la débauche du soir ; il aurait voulu pouvoir s’en prendre à tout cela de ce qu’il éprouvait ; mais à ces idées se substituait toujours d’elle-même l’idée qui alors se liait à toutes les autres, qui entrait, pour ainsi dire, par tous les sens, qui s’était introduite dans tous les joyeux propos de la soirée, parce qu’il était encore plus facile d’en plaisanter que de la passer sous silence : la peste.

Après s’être longtemps tourné et retourné sur sa couche, il s’endormit enfin, et bientôt les songes les plus incohérents et les plus sombres vinrent l’assaillir. Après l’un c’était l’autre, jusqu’à celui où il crut se trouver dans une grande église, bien en avant, bien en avant, au milieu d’une foule de peuple ; il se trouvait là sans savoir comment il y était allé, comment l’idée d’y aller lui était venue, surtout dans un temps pareil ; et il enrageait de s’y voir. Il regardait ceux qui l’environnaient ; ce n’étaient que des figures hâves et défaites, avec des yeux hébétés et ternes, des lèvres allongées et pendantes, et tous ces êtres hideusement étranges portaient des vêtements de forme singulière qui tombaient en lambeaux et laissaient voir sur leur corps, par les déchirures, des taches et des bubons. « Écartez-vous, canaille, » leur criait-il en regardant vers la porte qui était bien loin, bien loin, et en prenant un air menaçant, sans toutefois remuer en aucune manière, se serrant, au contraire, sur lui-même, pour ne pas toucher ces corps dégoûtants qui ne le touchaient déjà que trop de toutes parts. Mais pas un de ces personnages figurant comme autant d’idiots ne faisait mine de vouloir s’éloigner et ne paraissait même l’entendre ; au contraire, il les voyait toujours plus sur lui ; et surtout il lui semblait que quelqu’un d’entre eux, avec le coude ou toute autre chose, le pressait au côté gauche, entre le cœur et l’aisselle, sur un point où il sentait comme un poids et de la douleur ; et s’il pliait son corps pour tâcher de se délivrer de cette gêne, je ne sais quoi encore venait tout aussitôt appuyer sur le même point. Tout en colère, il veut mettre l’épée à la main ; et il lui semble qu’en la serrant on a fait remonter cette épée, et que c’est le pommeau qui le presse ainsi sous le bras. Mais, en y portant la main, il ne trouve point l’épée et sent une douleur plus aiguë. Il s’agitait, menaçait et voulait crier plus fort, quand tout à coup toutes ces figures se tournent vers un côté de l’église. Il y regarde lui-même, aperçoit une chaire, et voit poindre au-dessus de l’appui qui en forme le pourtour je ne sais quoi de convexe, de lisse, de luisant ; puis, à mesure que cela s’élève, il voit distinctement une tête rase, puis deux yeux, un visage, une barbe longue et blanche, un moine debout, hors de l’appui jusqu’à la ceinture, le père Cristoforo. Celui-ci, promenant un regard de feu sur tout l’auditoire, arrête ses yeux sur don Rodrigo, levant en même temps la main vers lui, exactement dans l’attitude qu’il avait prise dans ce certain salon de son château. Don Rodrigo alors lève aussi la main précipitamment, fait un effort, comme pour s’élancer et saisir ce bras tendu en l’air ; sa voix, qui grondait sourdement dans son gosier, éclate tout à coup en un grand cri, et il s’éveille. Il laissa retomber le bras qu’il avait levé en effet. Il eut quelque peine à recueillir sa pensée, à bien ouvrir les yeux ; car la lumière déjà grande du jour le fatiguait tout autant qu’avait fait celle de sa lampe ; il reconnut son lit, sa chambre ; il comprit que tout ce qu’il avait vu n’avait été qu’un songe : l’église, le peuple, le moine, tout avait disparu ; tout, excepté une chose, sa douleur au côté gauche. En même temps il se sentait un battement de cœur accéléré, pénible, un bourdonnement, un sifflement continu dans les oreilles, un feu intérieur, une pesanteur dans tous les membres, tout cela beaucoup plus fort que lorsqu’il s’était mis au lit. Il hésita quelque moment avant de regarder la partie où était la douleur ; il la découvrit enfin, y jeta un coup d’œil en tremblant, et aperçut un dégoûtant bubon d’un violet livide.

Le malheureux se vit perdu : la terreur de la mort s’empara de lui, et, plus affreuse encore peut-être, la crainte de devenir la proie des monatti, d’être emporté, jeté au lazaret. Et tandis qu’il délibérait sur le moyen d’éviter ce sort effroyable, il sentait ses idées se troubler et s’obscurcir, il sentait s’approcher le moment où il ne lui resterait de faculté d’esprit que pour s’abandonner au désespoir. Il saisit la sonnette et l’agita fortement. Aussitôt parut le Griso, qui se tenait prêt à venir dès qu’il serait appelé. Il s’arrêta à une certaine distance du lit, regarda attentivement son maître, et fut certain de ce qu’il avait soupçonné la veille.

« Griso ! dit don Rodrigo, en se mettant avec peine sur son séant, tu as toujours été mon fidèle.

— Oui, monsieur.

— Je t’ai toujours fait du bien.

— Par l’effet de votre bonté.

— Je puis compter sur toi.

— Diable !

— Je suis malade, Griso.

— Je m’en étais aperçu.

— Si je guéris, je te ferai encore plus de bien que par le passé. »

Le Griso ne répondit rien, et attendait de voir où mènerait ce préambule.

« Je ne veux pas me fier à d’autres qu’à toi, reprit don Rodrigo ; fais-moi un plaisir, Griso.

— Je suis à vos ordres, dit celui-ci, répondant par la formule ordinaire à une demande faite dans une forme inaccoutumée.

— Sais-tu où demeure le chirurgien Chiodo ?

— Je le sais parfaitement.

— C’est un honnête homme qui, moyennant qu’on le paye bien, ne déclare pas ses malades. Va le chercher. Dis-lui que je lui donnerai quatre, six écus par visite, plus s’il veut, mais qu’il vienne tout de suite ; et fais cela comme il faut, en sorte que personne ne s’en aperçoive.

— Bonne idée, dit le Griso, je vais et reviens à l’instant.

— Écoute, Griso, donne-moi auparavant un peu d’eau. Je me sens un tel feu que je n’en puis plus.

— Non, monsieur, répondit le Griso, rien sans l’avis du docteur. Ce sont des maux capricieux ; il n’y a pas de temps à perdre. Soyez tranquille, en quatre sauts je suis de retour avec Chiodo. »

Cela dit, il sortit en refermant la porte.

Don Rodrigo, rentré sous ses draps, le suivait de la pensée vers la maison du chirurgien ; il comptait les pas, calculait les minutes. De temps en temps il jetait encore les yeux sur son bubon ; mais il détournait aussitôt la tête avec horreur. Au bout d’un certain temps il commença à prêter l’oreille pour entendre si le docteur n’arrivait point ; et cet effort d’attention suspendait le sentiment du mal, en même temps qu’il empêchait ses pensées de s’égarer. Tout à coup un tintement éloigné de sonnettes lui arrive, mais paraissant venir de l’intérieur de sa maison, et non de la rue. Il écoute : le tintement devient plus fort, plus répété, et un bruit de pas l’accompagne. Un horrible soupçon se présente à son esprit. Il se met sur son séant, et prête l’oreille avec encore plus d’attention. Il entend un bruit sourd dans la pièce voisine, comme de quelque chose de lourd qu’on y poserait doucement à terre. Il jette ses jambes hors du lit pour se lever ; il regarde vers la porte, il la voit s’ouvrir ; il voit se présenter et venir à lui deux vieux et sales habits rouges, deux figures de damnés, en un mot, deux monatti ; il entrevoit le visage du Griso qui, caché derrière l’un des battants à demi fermé, reste là pour regarder ce qui va se faire.

« Ah ! traître infâme !… hors d’ici, canaille ! Biondino ! Carlotto ! au secours ! je suis assassiné ! » crie don Rodrigo ; il met la main sous son chevet pour y chercher un pistolet, le saisit, le met en joue ; mais, au premier cri qu’il avait fait entendre, les monatti avaient couru vers le lit ; le plus leste des deux est sur lui avant que tout autre mouvement lui ait été possible ; le bandit lui arrache son arme, la jette au loin, le fait retomber sur son dos et le tient dans cette position, en le regardant d’un air tout à la fois de colère et de raillerie, et lui criant : « Ah ! coquin ! contre les monatti ! contre les ministres du tribunal ! contre ceux qui font les œuvres de miséricorde !

— Tiens-le bien, jusqu’à ce que nous l’emportions, » dit l’autre monatto, en allant vers un meuble fermé ; et dans ce moment le Griso entra, et se mit avec celui-ci à forcer la serrure.

« Scélérat ! » hurla don Rodrigo, en le regardant par-dessus celui qui le tenait, et se débattant sous ces bras vigoureux. « Laissez-moi tuer ce monstre, disait-il ensuite aux monatti, et puis faites de moi ce que vous voudrez. » Puis il appelait encore à grands cris ses autres domestiques ; mais c’était en vain ; car l’abominable Griso les avait envoyés loin de là avec des ordres supposés de son maître, avant d’aller lui-même proposer aux monatti de venir faire cette expédition et partager les dépouilles.

— Paix, paix, » disait à l’infortuné Rodrigo le brigand qui le tenait cloué sur son lit. Et tournant ensuite la tête vers les deux qui ramassaient la proie, il leur criait : « Faites les choses en honnêtes gens.

— Toi ! toi ! disait en mugissant don Rodrigo au Griso, qu’il voyait tout affairé à briser les tiroirs, en retirer l’argent et tout ce qu’il y avait de précieux et faire les parts de chacun.

— Toi ! après tout ce que… Ah ! démon sorti de l’enfer ! Je puis encore guérir ! je puis guérir ! » Le Griso ne disait mot, et, autant qu’il pouvait, ne se tournait pas même du côté d’où venaient ces paroles.

« Tiens-le ferme, disait l’autre monatto : il n’est plus à lui ! »

Et c’était vrai. Après un grand cri, après un dernier et plus violent effort pour se mettre en liberté, il tomba tout à coup épuisé et désormais stupide ; il regardait cependant encore, mais d’un œil qui ne disait rien, et quelques soubresauts convulsifs, quelques gémissements inarticulés témoignèrent seuls du supplice qu’il venait de subir.

Les monatti le prirent, l’un par les pieds, l’autre par les épaules, et allèrent le poser sur une civière qu’ils avaient laissée dans la pièce voisine ; ensuite l’un d’eux revint chercher le butin ; après quoi, soulevant leur misérable fardeau, ils l’emportèrent.

Le Griso resta pour choisir à la hâte dans l’appartement ce qui pouvait le mieux lui convenir ; il en fit un paquet et décampa. Il avait eu grand soin de ne jamais toucher les monatti, de ne se pas laisser toucher par eux ; mais, dans la précipitation de cette dernière recherche, il avait pris à côté du lit et secoué, sans y penser, les vêtements de son maître, pour voir s’il y avait de l’argent. Il eut pourtant lieu d’y penser le lendemain ; car, pendant qu’il était dans un cabaret à faire gogaille avec d’autres vauriens, il fut saisi subitement d’un frisson, ses yeux se couvrirent d’un nuage, les forces lui manquèrent, et il tomba. Abandonné par ses camarades, il fut pris par les monatti qui, après l’avoir dépouillé de ce qu’il avait de bon sur lui, le jetèrent sur un chariot, sur lequel il expira avant d’arriver au lazaret, où avait été porté son maître.

Laissant maintenant ce dernier dans le séjour des souffrances, nous devons aller retrouver un autre personnage dont l’histoire n’aurait jamais été mêlée avec la sienne, si le plus puissant des deux ne l’avait absolument voulu ; ou plutôt on peut assurer que ni l’un ni l’autre n’aurait jamais eu d’histoire. On voit que je veux parler de Renzo, que nous avons laissé dans sa nouvelle filature, sous le nom d’Antonio Rivolta.

Il y était demeuré cinq ou six mois, plus ou moins ; après lequel temps la république et le roi d’Espagne en étant venus à une rupture ouverte, et par là toute crainte de recherches provoquées de ce côté des frontières ayant cessé pour notre montagnard, Bortolo s’était empressé d’aller le reprendre, parce qu’il lui était attaché, et aussi parce que Renzo, intelligent de son naturel et habile dans son métier, était, dans une fabrique, d’un grand secours pour le factotum, sans pouvoir jamais aspirer à le devenir lui-même, n’ayant malheureusement pas le talent de manier la plume. Comme cette raison était entrée pour quelque chose dans l’empressement du cousin à le ravoir, nous avons dû le dire. Peut-être aimeriez-vous mieux un Bortolo plus idéal : à cela je ne sais que dire. Forgez-le-vous comme vous l’entendrez. Celui-là était ainsi.

Renzo était ensuite toujours resté à travailler près de lui. Plus d’une fois, et surtout après avoir reçu quelqu’une de ces lettres d’Agnese si bien faites pour lui troubler la cervelle, l’idée lui était venue de se faire soldat et d’en finir. Les occasions ne lui manquaient pas ; car, pendant ce temps-là précisément, la république avait eu besoin de se procurer du monde pour son armée. La tentation avait été quelquefois pour Renzo d’autant plus forte, que l’on avait parlé du projet d’envahir le Milanais, et, comme c’était assez naturel, il trouvait qu’il serait fort beau de retourner chez lui en vainqueur, de revoir Lucia et de s’expliquer finalement avec elle. Mais Bortolo, en sachant s’y prendre, avait toujours réussi à le détourner de ce dessein.

« S’ils doivent y aller, lui disait-il, ils iront bien sans toi, et tu pourras ensuite y aller toi-même à ton aise ; s’ils reviennent les os cassés, ne sera-t-il pas mieux que tu sois resté au logis ? Il ne manquera pas de fous pour frayer la route. Et avant qu’ils y puissent mettre le pied…! Quant à moi, je suis là-dessus assez incrédule. Ces gens-ci aboient ; mais de là à mordre, il y a encore loin. L’État de Milan n’est pas un morceau si facile à avaler. C’est l’Espagne qu’il s’agit de battre, mon cher enfant ; sais-tu ce que c’est que l’Espagne ? Saint-Marc est fort chez lui ; mais une entreprise au dehors n’est pas chose facile. Prends patience : n’es-tu pas bien ici ?… Je conçois ce que tu veux dire ; mais s’il est écrit là-haut que la chose doit réussir, sois certain qu’en ne faisant pas de folies, elle réussira encore mieux. Quelque saint viendra à ton aide. Crois bien que ce n’est pas là un métier qui fasse pour toi. Trouves-tu donc qu’il convienne de laisser là les bobines pour aller tuer à tort et à travers ? Que veux-tu faire avec cette espèce de gens ? Il faut des hommes faits exprès pour un métier semblable. »

D’autres fois Renzo se décidait à retourner dans son pays secrètement, déguisé, et sous un faux nom. Mais toujours encore Bortolo sut l’en dissuader par des raisons que l’on devine sans peine.

Lorsque, ensuite, la peste eut éclaté sur le territoire milanais, et précisément, comme nous l’avons dit, sur la frontière qui touchait au Bergamasque, elle ne tarda pas à la franchir, et… Ne vous effrayez point, je ne vais pas vous raconter cette autre histoire de ses douleurs. Ceux qui seraient curieux de la connaître, la trouveront écrite, d’ordre supérieur, par un certain Lorenzo Ghirardelli, dont le livre cependant est rare et peu connu, quoiqu’il contienne peut-être plus de choses que n’en contiennent ensemble toutes les descriptions de peste les plus célèbres ; la célébrité des livres dépend de tant d’accidents ! Ce que je voulais vous dire, c’est que Renzo prit lui-même la peste, se traita tout seul, c’est-à-dire qu’il ne fit rien ; il alla aux portes de la mort ; mais sa bonne complexion l’emporta sur la force du mal ; en peu de jours, il fut hors de danger. Avec la vie lui revint, et pour remplir, pour agiter plus que jamais son âme, tout ce qui accompagne la vie ; les souvenirs, les désirs, les espérances, les projets ; c’est-à-dire qu’il pensa plus que jamais à Lucia. Qu’était-elle devenue dans ce temps où l’avantage de vivre était comme une exception ? À si peu de distance, n’en pouvoir rien savoir ! Et demeurer Dieu sait combien de temps dans une telle incertitude ! Et lors même que plus tard cette incertitude serait dissipée, lorsque, après la cessation de tout danger, il arriverait à savoir Lucia encore vivante, resterait toujours cet autre mystère, cet énigme du vœu.

« J’irai, j’irai m’éclaircir de toutes ces choses à la fois, dit-il en lui-même, et il le dit lorsqu’il n’était pas encore en état de se soutenir. Pourvu qu’elle vive ! Quant à la trouver, je la trouverai ; j’apprendrai une bonne fois d’elle-même ce que c’est que cette promesse, je lui ferai voir que cela ne peut pas être, et puis je l’emmène avec moi, elle et cette pauvre Agnese (si elle est en vie !) qui m’a toujours voulu du bien, et qui, j’en suis sûr, me veut du bien encore. La prise de corps ? Eh ! dans ce moment ceux qui sont en vie ont à penser à autre chose. On voit ici même aller et venir sans crainte certaines gens qui en ont sur le dos… N’y aurait-il donc de champ libre que pour les coquins ? Et tout le monde dit qu’à Milan c’est bien un autre désordre encore. Si je laisse échapper une occasion si belle, — (la peste ! Voyez un peu, je vous prie, comme ce singulier instinct qui nous fait tout rapporter à nous, tout subordonner à ce qui nous touche, nous fait quelquefois employer les mots !) — je n’en retrouverai jamais une semblable.

Espérer est chose utile, mon cher Renzo.

À peine put-il se traîner qu’il alla chercher Bortolo, lequel jusqu’alors était parvenu à éviter la peste et se tenait sur ses gardes. Il n’entra point dans sa maison ; mais, l’appelant de la rue, il le fit venir à la fenêtre.

« Ah ! ah ! dit Bortolo, tu t’en es tiré, toi. Je t’en fais mon compliment.

— Je ne suis pas encore trop ferme sur mes jambes, comme tu vois ; mais, quant au danger, j’en suis dehors.

— Ah ! que je voudrais être à ta place ! Autrefois, dire : Je me porte bien, c’était tout dire ; mais à présent c’est peu de chose. Celui qui peut arriver à dire : Je me porte mieux, celui-là dit un mot d’une belle signification. »

Renzo, après quelques paroles d’amitié et de bon espoir pour son cousin, lui fit part de sa résolution.

« Va cette fois et que le ciel te bénisse, répondit celui-ci : tâche d’éviter la justice, comme je tâcherai d’éviter la peste ; et si Dieu permet que tout aille bien pour l’un et pour l’autre, nous nous reverrons.

— Oh ! je reviendrai sûrement, et si je pouvais ne pas revenir seul ! Enfin, j’espère.

— Reviens tout de même avec qui tu veux dire ; s’il plaît à Dieu, il y aura du travail pour tous, et nous nous tiendrons bonne compagnie, pourvu que tu me retrouves et que cette diable de contagion nous ait quittés.

— Nous nous reverrons, nous nous reverrons, nous devons nous revoir.

— Je répète : Dieu le veuille ! »

Pendant quelques jours Renzo se mit à faire de l’exercice pour essayer ses forces et les accroître ; et à peine se crut-il en état d’entreprendre la route qu’il fit ses dispositions de départ. Il mit autour de son corps, par-dessous ses habits, une ceinture contenant ces certains cinquante écus de l’envoi d’Agnese, auxquels il n’avait jamais touché et dont il n’avait parlé à personne, pas même à Bortolo. Il prit encore quelque peu d’argent qu’il avait économisé jour par jour en épargnant sur tout ; il mit sous son bras un petit paquet de hardes ; dans sa poche, un certificat de bonne conduite, sous le nom d’Antonio Rivolta, qu’il s’était fait délivrer à tout événement par son second maître ; dans une autre poche étroite, sur le côté de son haut-de-chausses, un grand couteau qui était le moins qu’un honnête homme pût porter dans ce temps-là, et il partit vers la fin du mois d’août, trois jours après celui où don Rodrigo avait été porté au lazaret. Il prit son chemin vers Lecco, voulant, pour ne pas aller en aveugle à Milan, passer par son village, où il espérait trouver Agnese vivante, et recevoir d’elle quelques informations sur tant de choses qu’il brûlait d’envie de savoir.

Le peu de personnes qui étaient guéries de la peste formaient vraiment, au milieu du reste de la population, comme une classe privilégiée. Une grande partie des autres étaient malades ou mouraient ; et ceux que jusqu’alors la contagion n’avait pas atteints vivaient dans une crainte continuelle ; ils allaient mesurant leurs pas, toujours sur leurs gardes, l’appréhension peinte sur la figure, avec hésitation et hâte tout ensemble, car tout pouvait être contre eux une arme dont la blessure serait la mort. Les premiers, au contraire, à peu près sûrs de leur fait (car avoir deux fois la peste était la chose la plus rare ou plutôt un prodige) marchaient au milieu de la contagion avec une admirable assurance ; comme les chevaliers d’une époque du moyen âge qui, cachés sous le fer depuis la tête jusqu’aux pieds et montés sur des palefrois couverts eux-mêmes d’autant de fer qu’on pouvait leur en mettre sur le corps, allaient ainsi rôdant à l’aventure (d’où leur est venue leur glorieuse dénomination de chevaliers errants) parmi une pauvre troupe pédestre de bourgeois et de vilains qui n’avaient, contre les coups dont on les chargeait, que leurs vêtements pour toute défense. Sage, utile et noble métier ! métier vraiment digne de figurer dans un traité d’économie politique pour y occuper le premier rang !

C’est avec cette assurance, troublée cependant par des inquiétudes trop bien connues du lecteur et par le spectacle fréquent, par la pensée continuelle de la calamité générale, que Renzo s’avançait vers l’héritage paternel, sous un beau ciel et dans un beau pays, mais ne rencontrant, après de longs espaces de la plus triste solitude, que quelques ombres errantes plutôt que des êtres vivants, ou des cadavres portés vers la fosse sans nul honneur de convois, sans aucun son de chants funèbres. Vers le milieu du jour, il s’arrêta dans un petit bois pour manger un peu de pain et de quelque autre provision qu’il avait apportée avec lui. Quant à des fruits, il en avait à sa disposition tout le long de la route, et bien au-delà du nécessaire : des figues, des pêches, des prunes, des pommes, autant qu’il en aurait pu désirer. Il n’avait qu’à se donner la peine d’entrer dans les champs pour en cueillir, s’il ne voulait les ramasser sous les arbres où le sol en était couvert comme si une grêle était survenue, car l’année était extraordinairement fertile, surtout en fruits, et presque personne ne portait là sa pensée : les raisins également cachaient en quelque sorte les pampres sur la vigne, où ils étaient laissés à la discrétion de tout venant.

Sur le soir, il aperçut son village. À cette vue et quoiqu’il dût y être préparé, il se sentit donner comme une étreinte au cœur : il fut à l’instant assailli d’une foule de souvenirs douloureux et de pressentiments non moins douloureux peut-être : il lui semblait avoir dans les oreilles ces sinistres coups de tocsin dont il avait été accompagné, poursuivi, lorsqu’il avait fui de ces lieux, et en même temps il entendait, si l’expression est permise, un silence de mort qui y régnait maintenant. Son trouble fut plus grand encore lorsqu’il déboucha sur la place de l’église, et, il osait à peine penser à celui qu’il éprouverait au terme de sa marche, car le lieu où il avait dessein d’aller s’arrêter était cette maison qu’il avait coutume autrefois d’appeler la maison de Lucia. Maintenant ce ne pouvait être tout au plus que la maison d’Agnese ; et la seule grâce qu’il espérait du ciel était d’y trouver cette pauvre Agnese en vie et en santé. Il se proposait d’y réclamer d’elle un asile, pensant bien que sa propre maison ne devait plus être bonne qu’à y loger les fouines et les rats.

Ne voulant pas se faire voir, il prit un sentier hors du village, le même qu’il avait suivi dans cette certaine nuit où, en bonne compagnie, il était venu chez le curé pour le surprendre. À mi-distance environ sur ce sentier se trouvait, d’un côté, la maison de Renzo, de l’autre sa vigne, de manière qu’il pourrait, se disait-il, entrer un instant dans l’une et dans l’autre, et voir un peu dans quel état le tout se trouvait.

Il marchait regardant devant lui, plein tout à la fois du désir et de la crainte de voir quelqu’un, et au bout de quelques moments il vit en effet un homme en chemise, assis par terre, le dos appuyé contre une haie de jasmins, dans l’attitude d’un insensé. À cette attitude, comme ensuite à l’air de l’individu, il crut reconnaître ce pauvre imbécile de Gervaso qui était venu servir de second témoin dans l’expédition qui fut si malheureuse ; mais, s’en étant approché davantage, il vit que c’était au contraire ce Tonio si intelligent, si éveillé, par qui Gervaso y avait été conduit. La peste, en lui enlevant tout à la fois la force du corps et les facultés de l’esprit, avait développé sur sa figure et dans toute sa manière d’être un petit germe de ressemblance, autrefois inaperçu, qu’il avait avec son idiot de frère.

« Oh ! Tonio ! lui dit Renzo en s’arrêtant devant lui, c’est toi ? »

Tonio leva les yeux sans remuer la tête.

« Tonio ! ne me reconnais-tu pas ?

— Elle vient à qui elle vient, répondit Tonio, restant ensuite la bouche ouverte.

— Tu l’as, n’est-ce pas, pauvre Tonio ? Mais est-ce donc que tu ne me reconnais pas ?

— Elle vient à qui elle vient, » répéta l’autre avec un sourire hébété. Renzo, voyant qu’il n’en tirerait rien de plus, continua son chemin, plus triste encore. Tout à coup il voit paraître, au détour d’un coin, et s’avancer de son côté quelque chose de noir, et il reconnaît aussitôt don Abbondio. Le pauvre curé venait à tout petits pas, portant son bâton comme un homme que le bâton porte à son tour, et à mesure qu’il s’approchait il devenait de minute en minute plus facile de juger, à la pâleur de son visage, à son air défait et à toute son allure, qu’il avait aussi subi sa bourrasque. De son côté, il regardait le survenant ; tour à tour il croyait le reconnaître ou se tromper ; il distinguait, à la vérité, quelque chose d’étranger dans ce costume, mais c’était précisément ce qui était propre au costume des gens de Bergame.

« C’est lui sans nul doute ! » dit-il enfin en lui-même, et il leva les mains au ciel par un mouvement de surprise et de contrariété, restant ensuite ainsi avec le bâton en l’air, ce qui permettait de voir combien ses pauvres bras étaient à l’aise dans les manches qu’ils remplissaient si bien autrefois. Renzo hâta le pas vers lui, et lui fit sa révérence ; car, quoiqu’ils se fussent quittés de la manière que vous savez bien, c’était pourtant toujours son curé.

« Vous êtes ici, vous ? s’écria don Abbondio.

— Comme vous voyez. A-t-on quelques nouvelles de Lucia ?

— Quelles nouvelles voulez-vous qu’on en ait ? On n’en a point. Elle est à Milan, si toutefois elle est encore de ce monde. Mais vous…

— Et Agnese, est-elle en vie ?

— Cela peut être ; mais qui voulez-vous qui le sache ? Elle n’est pas ici. Mais…

— Où est-elle ?

— Elle est allée demeurer dans la Valsassina, chez les parents qu’elle a à Pasturo, vous savez bien ? Parce qu’on dit que là-bas la peste ne fait pas comme ici le diable à quatre. Mais vous, dis-je…

— Voilà qui me fait de la peine. Et le père Cristoforo… ?

— Il est parti depuis longtemps. Mais…

— Je le savais ; on me l’a fait écrire ; mais je demandais si par hasard il ne serait pas retourné dans ces contrées.

— Allons donc ! on n’en a plus entendu parler. Mais vous…

— Encore une chose dont je suis bien fâché.

— Mais vous, dis-je, pour l’amour de Dieu, que venez-vous faire ici ? Ne savez-vous pas cette petite bagatelle de la prise de corps… ?

— Que m’importe ? Ils ont autre chose par la tête. J’ai voulu venir voir mes affaires. Et l’on ne sait vraiment pas… ?

— Que voulez-vous venir voir, lorsque, au train dont cela va, il n’y aura bientôt plus personne, il n’y aura plus rien ? Et avec cette prise de corps, dis-je, venir ici dans le pays même, dans la gueule du loup, y a-t-il du bon sens ? Écoutez le conseil d’un vieillard qui est obligé d’en avoir, du bon sens, plus que vous, et qui vous parle par l’intérêt qu’il vous porte. Rattachez bien vite vos souliers, et, avant que personne vous voie, retournez-vous-en d’où vous êtes venu ; et, si l’on vous a vu, retournez d’autant plus vite. Comment avez-vous pu vous hasarder de la sorte ? Ne savez-vous pas qu’on est venu vous chercher, qu’on a fouillé, fureté, jeté sens dessus dessous… ?

— Je ne sais que trop tout ce qu’ils ont fait, les coquins.

— Mais par conséquent… !

— Mais quand je vous dis que cela m’est égal ! Et cet homme, est-il encore en vie ? Est-il ici ?

— Je vous dis qu’il n’y a plus personne ; je vous dis de ne pas songer à ce qui se fait ici ; je vous dis que…

— Je demande s’il est ici, cet homme.

— Oh ! bon Dieu ! parlez donc mieux que cela. Est-il possible que vous ayez encore tout ce feu dans le corps, après tant de choses qui se sont passées ?

— Y est-il, ou n’y est-il pas ?

— Allons, il n’y est pas. Mais la peste, mon enfant, la peste ! Qui est-ce qui songe à courir les chemins dans des temps pareils ?

— S’il n’y avait d’autre mal que la peste en ce monde… Pour moi, du moins, je l’ai eue, et je ne la crains plus.

— Eh bien, donc ! Eh bien ! ne sont-ce pas là des avertissements ? Quand on s’est tiré d’un danger semblable, il me semble qu’on devrait remercier le ciel, et…

— Je le remercie, en effet.

— Et ne pas aller chercher d’autres aventures. Faites ce que je vous dis…

— Et vous l’avez eue aussi, monsieur le curé, si je ne me trompe.

— Si je l’ai eue ! horrible, atroce. Je suis ici par miracle ; il n’y a qu’à voir comme elle m’a accommodé. Maintenant j’avais besoin d’un peu de tranquillité pour me remettre ; déjà je commençais à me trouver un peu mieux… Au nom du ciel, que venez-vous faire ici ? Retournez-vous en…

— Vous êtes toujours à vouloir que je m’en retourne. Pour m’en retourner, autant valait que je restasse où j’étais. Vous dites ; Que venez-vous faire, que venez-vous faire ? Tout comme un autre, je viens chez moi.

— Chez vous…

— Dites-moi ; est-il mort bien du monde, ici ?

— Eh ! eh ! » s’écria don Abbondio ; et, à commencer par Perpetua, il nomma une longue kyrielle de personnes et de familles entières. Renzo ne s’attendait que trop à quelque chose de semblable : mais en entendant citer tant de noms de personnes de sa connaissance, d’amis, de parents, il se tenait là tout affligé, la tête basse, s’écriant à tout moment : « Pauvre homme ! pauvre femme ! pauvres gens !

— Vous voyez, continua don Abbondio, et ce n’est pas fini. Si ceux qui restent ne prennent pas cette fois un peu de bon sens, s’ils ne mettent pas de côté toutes les folies, il n’y a plus à s’attendre qu’à la fin du monde.

— Au reste, soyez tranquille : je ne compte pas m’arrêter ici.

— Ah ! Dieu soit loué ! vous entendez raison, enfin. Et je pense bien que vous comptez retourner sur le Bergamasque ?

— Ne vous inquiétez pas de cela.

— Quoi ! voudriez-vous faire quelque sottise encore plus grande ?

— Ne vous inquiétez pas de cela, vous dis-je ; c’est à moi d’y songer : je ne suis pas un enfant, et je sais marcher tout seul. J’espère bien qu’à tout événement vous ne direz à personne que vous m’avez vu. Vous êtes prêtre : je suis une de vos brebis ; vous ne voudrez pas me trahir.

— Je comprends, dit don Abbondio en soupirant avec dépit, je comprends. Vous voulez vous perdre, et me perdre avec vous. Il ne vous suffit pas de tout le mal que vous avez éprouvé, de tout celui que j’ai éprouvé moi-même. Je comprends, je comprends. » Et, en continuant de murmurer entre ses dents ces derniers mots, il reprit son chemin.

Renzo demeura tout contristé, tout contrarié, et cherchant dans sa tête en quel endroit il pourrait aller prendre gîte. Dans la liste funèbre dont le curé lui avait récité les noms, il était une famille de villageois emportée toute entière par la peste, à l’exception d’un jeune homme, à peu près de l’âge de Renzo et son camarade dès l’enfance. Sa maison était hors du village, à peu de distance. Ce fut là qu’il résolut d’aller.

Chemin faisant, il passa devant sa vigne, et, du dehors même, il put aussitôt juger de l’état dans lequel elle était. Nulle branche, nulle feuille des arbres qu’il y avait laissés, ne se montrait au-dessus du mur, et toute verdure qui pouvait s’y faire voir appartenait à ce qui avait germé sur cette terre pendant son absence. Il se présenta à l’ouverture où avait été la porte, dont il ne restait plus vestige ; il parcourut de l’œil l’enceinte : pauvre vigne ! Pendant deux hivers consécutifs, les gens du village étaient venus faire du bois « dans le bien de ce pauvre garçon », comme ils disaient. Vignes, mûriers, arbres fruitiers de toute espèce, tout avait été impitoyablement arraché ou coupé au pied. On apercevait cependant encore des traces de l’ancienne culture ; de jeunes ceps qui, bien que les rangées en fussent interrompues, marquaient la ligne dans laquelle elles avaient existé : çà et là, et par buissons, des rejetons de mûriers, de figuiers, de pêchers, de cerisiers, de pruniers, mais tout cela épars, tout cela étouffé au milieu de tout ce qui avait poussé sans le secours de la main de l’homme. Ce n’était sur toute la surface du sol qu’orties, fougères, ivraie, chiendent, folle-avoine, chicorée sauvage, et autres plantes de tant de sortes, dont l’habitant des campagnes, en tout pays, a fait une seule et grande classe à sa manière, en les nommant mauvaises herbes, ou quelque chose de semblable. Partout une confusion de tiges qui semblaient vouloir se dépasser l’une l’autre en l’air, ou se devancer en se traînant sur la terre, se ravir, en un mot, la place dans tous les sens ; partout, un mélange de feuilles, de boutons, de coques, de fruits de toutes les couleurs, de toutes les formes, de toutes les dimensions. Parmi cette multitude de plantes, on en voyait quelques-unes plus élevées, plus apparentes, sans être pour cela meilleures, du moins pour la plupart : le raisin d’Amérique[134], par-dessus toutes les autres, étalant ses larges branches, ses riches feuilles, ses grappes recourbées, que le pourpre et le vert paraient à l’envi de leurs nuances : la molaine[135], avec ses grandes feuilles veloutées touchant la terre, sa tige élancée et les fleurs d’un jaune vif qui la couvraient : les chardons, n’offrant qu’épines dans leurs branches, leurs feuilles et le calice de leurs petites fleurs blanches ou purpurines, du sein desquelles s’envolaient, au souffle de l’air, de légers flocons argentés. Ici des touffes de liserons s’attachaient aux rejetons d’un mûrier, les enveloppaient tout entiers de leurs feuilles, et du haut laissaient pendre leurs blanches et gracieuses cloches ; là la bryone aux baies vermeilles s’était enlacée aux nouveaux ceps d’une vigne qui, ayant cherché en vain un plus ferme soutien, l’avait saisie à son tour ; et toutes deux, mêlant leurs tiges débiles et leurs feuilles à peu près semblables, s’entraînaient mutuellement vers la terre, comme il arrive souvent aux faibles qui se prennent l’un l’autre pour appui. La ronce était partout ; elle allait d’une plante à l’autre, elle s’élevait et redescendait, repliait ses branches ou les étendait, et, les portant jusqu’au travers de l’entrée, semblait y disputer le passage au maître lui-même du lieu.

Mais celui-ci n’avait nulle envie d’aller parcourir une vigne mise dans un semblable état ; et peut-être ne s’arrêta-t-il pas autant à la regarder que nous à tenter d’en faire le croquis. Il poursuivit son chemin ; à peu de distance était la maison ; il traversa le jardin, enfonçant jusqu’à mi-jambe dans les mauvaises herbes qui là, comme dans la vigne, couvraient le terrain tout entier. Il mit le pied sur la porte de l’une des deux petites pièces qui se trouvaient au rez-de-chaussée. Au bruit de ses pas, à son aspect, d’énormes rats troublés dans leur repos s’enfuirent en se croisant en tout sens et se cachèrent sous un tas d’ordures qui couvrait les carreaux ; c’était encore le lit des lansquenets. Il jeta un coup d’œil sur les murailles ; elles étaient écroulées, salies, enfumées. Il leva les yeux vers le plancher ; les toiles d’araignées d’un bout à l’autre le tapissaient. C’était tout ce que la pièce contenait. De nouveau il se hâta de s’éloigner, en portant les mains à ses cheveux, et repassa par le sentier qu’il venait de se frayer dans le jardin. À quelques pas de là il prit un petit chemin à gauche qui conduisait dans les champs ; et, sans voir ni entendre âme qui vive, il arriva près de la petite maison où il avait projeté de s’arrêter. Déjà il commençait à faire obscur. Son ami était assis hors la porte, sur un banc de bois, les bras croisés, les yeux fixés vers le ciel, comme un homme étourdi par le malheur et rendu sauvage par la solitude. En entendant marcher, il se tourna pour reconnaître qui venait, et d’après ce qu’il crut voir au peu de jour qui éclairait encore, à travers les branches et le feuillage, il dit à haute voix en se dressant et levant les deux mains : « N’y a-t-il donc que moi ? n’en ai-je pas fait assez hier ? Laissez-moi un peu de repos ; ce sera aussi une œuvre de miséricorde. »

Renzo, ne sachant ce que cela voulait dire, lui répondit en l’appelant par son nom.

« Renzo ?… dit l’autre dans une exclamation qui était tout à la fois une interrogation.

— Oui vraiment, dit Renzo ; et ils coururent l’un vers l’autre.

— Comment ! c’est bien toi ! dit l’ami, lorsqu’ils se furent joints… Oh ! que j’ai de plaisir à te voir ! Qui aurait pu se l’imaginer ? Je t’avais pris pour Paolino, le fossoyeur, qui vient me tourmenter sans cesse, pour que j’aille enterrer des morts. Sais-tu que je suis resté seul ? seul, seul, comme un ermite !

— Je ne le sais que trop, dit Renzo. » Et en échangeant et confondant ainsi leurs amitiés, leurs questions et leurs réponses, ils entrèrent ensemble dans la maison. Là, sans interrompre leurs propos, l’ami se mit en devoir d’offrir un petit régal à Renzo, du moins autant que cela lui était possible, étant pris ainsi à l’improviste, et dans un temps pareil. Il mit l’eau sur le feu, et commença à faire la polenta ; mais il céda ensuite le rouleau[136] à Renzo, pour que celui-ci la tournât, et il sortit en disant :

« Je suis resté seul, tout seul ! »

Il revint avec du lait dans un petit seau, un peu de viande salée, deux petits fromages, des figues et des pêches ; et le tout étant en place, la polenta renversée sur la planche, ils se mirent ensemble à table, se remerciant mutuellement, l’un de la visite, l’autre du bon accueil. Après une absence de près de deux ans, ils se trouvèrent tout à coup beaucoup plus amis qu’ils n’avaient cru l’être dans le temps où ils se voyaient presque tous les jours ; parce qu’à tous les deux, dit ici le manuscrit, étaient arrivées de ces choses qui font sentir quel baume est pour l’âme l’amitié, tant celle que l’on éprouve que celle qu’on trouve chez les autres.

Personne, sans doute, ne pouvait remplacer Agnese auprès de Renzo ni le consoler de ne l’avoir pas rencontrée, non-seulement à cause de cette affection ancienne et toute particulière qu’il avait pour elle, mais aussi parce que, parmi les choses qu’il désirait le plus d’éclaircir, il en était une dont elle seule avait la clef. Il fut un moment à se demander s’il ne devrait pas, étant aussi près d’elle, aller avant tout la chercher ; mais en considérant qu’elle ne saurait rien de la santé de Lucia, il s’en tint à son premier dessein d’aller directement se tirer à cet égard de son incertitude, recevoir sa sentence, et venir ensuite rapporter à la mère le résultat de ses perquisitions. Il apprit cependant de son ami bien des choses qu’il ignorait, et il eut des notions plus exactes sur plusieurs autres qu’il savait mal, sur les aventures de Lucia, par exemple, sur les persécutions dirigées contre lui-même, sur la manière dont le seigneur don Rodrigo, portant la queue entre les jambes, avait quitté la contrée, où il n’avait plus reparu depuis ; en un mot sur tout cet ensemble de faits qu’il avait tant d’intérêt à connaître. Il apprit aussi (et ce n’était pas pour Renzo une instruction de peu d’importance) quel était au juste le nom de famille de don Ferrante ; Agnese, il est vrai, lui avait fait écrire ce nom par son secrétaire ; mais Dieu sait comme il avait été écrit ; et l’interprète bergamasque, en lui lisant la lettre, en avait fait un mot tel que si Renzo était allé, ce mot à la bouche, chercher dans Milan la demeure du personnage, il n’aurait probablement trouvé personne qui devinât de qui il voulait parler. Et c’était là cependant l’unique fil qui pût le guider dans la recherche qu’il allait faire de Lucia. Quant à la justice, il reconnut toujours davantage, par ce que lui dit son ami, que le danger de ce côté était assez éloigné pour qu’il ne dût pas en prendre grande inquiétude. Monsieur le podestat était mort, et qui pouvait prévoir quand il lui serait donné un successeur ? La plupart des sbires étaient également partis pour l’autre monde ; ceux qui restaient avaient à penser à tout autre chose qu’à des vieilleries d’un autre temps.

Il raconta lui-même à son ami toutes ses aventures, et celui-ci lui fit en échange une infinité d’histoires sur le passage de l’armée, sur la peste, sur les untori, sur les prodiges que l’on avait vus. « Ce sont de tristes choses, dit l’ami en conduisant Renzo dans une chambre que la contagion avait rendue vide d’habitants, des choses qu’on n’aurait jamais cru voir, des choses à vous ôter la gaieté pour toute la vie ; mais cependant en parler entre amis est un soulagement. »

Au point du jour, ils étaient tous les deux dans la cuisine, Renzo tout prêt à faire route, ayant sa ceinture cachée sous son pourpoint, et son grand couteau dans sa poche : quant à son petit paquet, il le laissa en dépôt chez son hôte, pour marcher plus librement. « Si tout va bien, lui dit-il, si je la trouve en vie, si… dans ce cas, je repasse par ici ; je cours à Pasturo donner ma bonne nouvelle à cette pauvre Agnese, et puis, et puis… Mais si par malheur, par un malheur que Dieu veuille nous épargner… Alors je ne sais ce que je ferai : ce qu’il y a de sûr, c’est que vous ne me reverrez plus dans ces contrées. » En parlant ainsi, debout sur la porte, il promenait ses regards sur l’horizon et considérait avec attendrissement et tristesse tout à la fois cette aurore de son pays que depuis si longtemps il n’avait plus vue. Son ami lui dit, comme c’est d’usage, d’avoir bonne espérance ; il voulut qu’il emportât avec lui quelques provisions pour la journée ; il l’accompagna un bout de chemin, et le laissa aller ensuite en lui renouvelant ses souhaits.

Renzo s’achemina sans se presser, attendu qu’il lui suffisait d’arriver ce jour-là près de Milan, pour y entrer le lendemain de bonne heure et commencer aussitôt ses recherches. Son voyage fut sans accident et sans nulle circonstance propre à le distraire de ses pensées, affligées seulement toujours de la vue des mêmes misères, des mêmes douleurs. Comme la veille, il s’arrêta, lorsqu’il en fut temps, dans un petit bois, pour faire son repas et se reposer. En passant, à Monza, devant une boutique ouverte où était du pain en étalage, il en demanda pour ne pas risquer d’en demeurer dépourvu. Le boulanger commença par lui défendre d’entrer, et ensuite il lui tendit sur une petite pelle une écuelle contenant de l’eau et du vinaigre, en lui disant d’y jeter l’argent qu’il avait à lui remettre pour le prix de sa marchandise, ce qui fut fait ; après quoi, au moyen de certaines pincettes, il lui présenta les deux pains que Renzo avait achetés et qu’il mit dans chacune de ses poches.

Vers le soir, il arriva à Greco, sans toutefois en savoir le nom ; mais jugeant, à l’aide de quelque souvenir des lieux qui lui était resté de son autre voyage, comme aussi par le calcul du chemin qu’il avait fait depuis Monza, qu’il devait être fort près de la ville, il quitta la grande route pour aller chercher dans les champs quelque cuscinetto où il pût passer la nuit ; car, pour des auberges, il n’y voulait seulement pas songer. Il trouva mieux qu’il ne cherchait : il vit une ouverture dans une haie qui entourait la cour d’une ferme ; il y entra. Il n’y avait personne : il vit sur l’un des côtés de la cour un grand hangar sous lequel était du foin entassé, et contre ce foin une échelle. Il regarda encore tout autour de lui, et puis il monta à l’aventure, s’arrangea pour dormir, et en effet s’endormit aussitôt. Réveillé le lendemain à l’aube, il s’avança tout doucement vers le bord de son grand lit, mit la tête dehors, et, ne voyant encore personne, il descendit par où il était monté, sortit par où il était entré, se jeta dans des sentiers en prenant pour son étoile polaire le Duomo ; et, après avoir fait très-peu de chemin, il vint aboutir sous les murs de Milan, entre la porte Orientale et la porte Neuve, tout près de cette dernière.



CHAPITRE XXXIV.


Il fallait pénétrer dans la ville. Renzo avait entendu dire vaguement qu’il existait des ordres très-sévères pour ne laisser entrer personne sans la bolletta de santé ; mais que, dans le fait, l’entrée n’en était nullement malaisée pour qui savait s’y prendre et saisir le moment. C’était en effet ainsi ; et sans parler des causes générales qui faisaient que dans ce temps-là tout ordre quelconque était peu exécuté, sans parler des causes particulières qui rendaient l’exécution rigoureuse de celui-ci si difficile, Milan était désormais dans une situation telle que l’on ne voit guère à quelle fin et contre quoi il eût été à propos d’y exercer des mesures de préservation ; et ceux qui ne craignaient pas d’y venir paraissaient bien plutôt oublier le soin de leur santé qu’y apporter du danger pour celle des autres.

D’après ces notions, le projet de Renzo était de tenter de s’introduire par la première porte près de laquelle il arriverait, et, s’il y rencontrait quelque obstacle, de suivre les murs en dehors jusqu’à ce qu’il en trouvât une autre par où l’accès fût plus facile, car Dieu sait combien de portes il s’imaginait que Milan devait avoir. Étant donc arrivé sous les remparts, il s’arrêta à regarder autour de lui comme un homme qui, ne sachant quelle est sa route, semble s’adresser à tout pour s’en enquérir. Mais à droite et à gauche il ne voyait que deux bouts d’un chemin tortueux, tout près des remparts, et d’aucun côté nul indice d’êtres vivants, si ce n’est que du haut de l’une des plates-formes s’élevait une colonne de fumée noire qui se développait ensuite en larges tourbillons, et finissait par se perdre dans une atmosphère grise et immobile. C’étaient des vêtements, des lits et autres objets infectés que l’on brûlait, et de semblables feux se faisaient continuellement, non-seulement en ce lieu, mais sur plusieurs autres points des remparts.

Le temps était bas, l’air pesant, le ciel partout voilé d’une vapeur brumeuse, uniforme, inerte, qui semblait refuser le soleil sans promettre la pluie. La campagne des environs, en partie sans culture, se montrait tout entière desséchée par les ardeurs de la saison : toute verdure était fanée ; et nulle goutte de rosée matinale n’humectait les feuilles flétries sur l’arbre dont une à une elles se détachaient. Cette tristesse de la nature et, par surcroît, cette solitude, ce silence tout auprès d’une grande cité, ajoutaient une sorte de terreur à l’inquiétude de Renzo, et rendaient plus sombres toutes ses pensées.

Après avoir ainsi pendant quelques moments suspendu sa marche, il prit la droite à l’aventure, allant, sans le savoir, vers la porte Neuve qu’il ne pouvait voir, quoiqu’il en fût tout près, à cause d’un bastion qui la lui cachait. Lorsqu’il eut fait quelques pas, il commença à entendre un bruit de sonnettes qui cessait et reprenait par intervalles, et puis quelques voix d’hommes. Il avança, et, ayant tourné l’angle du bastion, il vit une petite cahute en bois, et sur la porte un soldat en sentinelle qui s’appuyait négligemment et d’un air fatigué sur son mousquet. Derrière était une palissade, et derrière celle-ci la porte, c’est-à-dire deux pans de mur formant piliers, avec un auvent par-dessus pour garantir les battants, lesquels étaient tout ouverts, ainsi que la barrière de la palissade. Mais sur le passage même se trouvait un fâcheux obstacle, une civière sur laquelle deux monatti arrangeaient un malheureux homme pour l’emporter. C’était le chef du poste des gabelles chez qui la peste s’était déclarée peu de moments auparavant. Renzo s’arrêta où il était, attendant la fin de l’opération. Lorsque le convoi fut parti, personne ne paraissant pour refermer la barrière, il jugea que c’était le moment et se hâta d’avancer ; mais la sentinelle, d’un ton brusque, lui cria : « Holà ! » Renzo s’arrêta de nouveau, et, regardant son homme de manière à se faire comprendre, il tira de sa poche un demi-ducat et le lui montra. L’accommodant factionnaire, soit qu’il eût déjà eu la peste ou qu’il la craignît moins qu’il n’aimait les demi-ducats, fit signe à Renzo de lui jeter sa pièce, et l’ayant vue voler à l’instant à ses pieds, il lui dit à demi-voix : « Passe vite. » Renzo ne se le fit pas dire deux fois ; il passa la palissade, il passa la porte, il avança sans que personne s’en aperçût ou parût s’occuper de lui, si ce n’est que, lorsqu’il eut fait environ quarante pas, il entendit un autre « holà ! » que lui criait un agent des gabelles. Cette fois, il fit semblant de ne pas entendre, et, sans même se retourner, il allongea le pas. « Holà ! » cria de nouveau le gabeloux, mais d’une voix qui indiquait plus d’humeur que d’intention bien décidée de se faire obéir ; et voyant qu’en effet on ne lui obéissait point, il haussa les épaules et s’en retourna vers sa baraque, comme un homme à qui il importait davantage de ne pas trop s’approcher des passants que de s’enquérir de leurs affaires.

La rue que Renzo venait de prendre allait droit, alors comme à présent, jusqu’au canal dit il naviglio. Sur les côtés étaient des haies ou des murailles de jardins, des églises, des couvents et peu de maisons. Au bout de cette rue et dans le milieu de celle qui longe le canal s’élevait une colonne surmontée d’une croix dite la croix de Sant’ Eusebio, et, avec quelque attention que Renzo regardât devant lui, il ne voyait que cette croix. Arrivé au carrefour qui se trouve à peu près à la moitié de cette rue, il jeta les yeux des deux côtés, et vit, à droite, dans la rue transversale qui porte le nom de Stradone di Santa Teresa, un bourgeois qui venait vers lui : « Enfin, voici un chrétien ! » dit-il en lui-même, et il tourna aussitôt par là, avec l’intention de se faire indiquer son chemin par ce passant. Celui-ci avait également vu l’étranger qui s’avançait, et il l’examinait de loin d’un regard inquiet, qui le devint bien plus encore lorsqu’il s’aperçut que l’étranger, au lieu d’aller à ses affaires, venait à lui. Renzo, lorsqu’il fut à peu de distance, ôta son chapeau, en montagnard poli qu’il était, et, le tenant de la main gauche, il mit l’autre main dans la coiffe, et alla plus directement vers l’inconnu. Mais celui-ci, avec des yeux cette fois tout effarés, fit un pas en arrière, leva un bâton noueux, garni au bout d’une pointe en fer, et la présentant vers Renzo, il cria : « Passez ! passez ! passez ! »

« Oh ! oh ! » cria le jeune homme à son tour ; il remit son chapeau sur sa tête, et ayant tout autre envie, comme il le dit plus tard lui-même en racontant le fait, que d’engager dans ce moment-là une querelle, il tourna le dos à cet extravagant et continua son chemin, ou, pour mieux dire, celui dans lequel il se trouvait.

Le bourgeois poursuivit également le sien, tout frémissant, et se tournant à chaque minute pour regarder en arrière. Arrivé chez lui, il raconta comment il avait fait rencontre d’un untore qui s’était approché de lui d’un air humble et patelin, mais avec une mine d’infâme imposteur, et comment cet homme ayant à la main sa petite boîte d’onguent ou son petit cornet de poudre (il ne pouvait pas dire au juste lequel des deux), et cachant cette main dans son chapeau, allait lui jouer le tour s’il n’eût su le tenir à distance. « S’il m’eût approché d’un pas de plus, je l’enfilais bel et bien avant qu’il eût le temps de faire son coup, le scélérat. Le malheur de la chose a été que nous nous soyons trouvés dans un endroit si solitaire, car si c’eût été au milieu de Milan, j’appelais du monde et me faisais aider à l’empoigner, et, bien certainement, on lui aurait trouvé cette abominable drogue dans son chapeau. Mais là, seul avec lui, j’ai dû me contenter de lui faire peur et ne pas risquer de m’attirer quelque fâcheux événement, car un peu de poudre est si vite jeté, et ces gens sont d’une adresse toute particulière. D’ailleurs ils ont le diable pour eux. Dans ce moment, sans doute, il parcourt Milan : qui sait tout le mal qu’il y fait ? » Et tant que cet homme vécut, c’est-à-dire pendant bien des années, il répétait, chaque fois qu’on parlait des untori, son effrayante histoire, et ajoutait : « Que ceux qui soutiennent encore que ce n’est point vrai ne viennent pas me conter, à moi, pareilles sottises, parce que celui qui a vu en sait plus que personne. »

Renzo, fort loin de se douter qu’il venait de l’échapper belle, et plus ému de colère que de peur, pensait, en marchant, à cet accueil si étrange, et soupçonnait bien à peu près l’idée que le bourgeois s’était faite de lui ; mais, en y réfléchissant mieux, la chose lui parut trop déraisonnable, et il conclut en lui-même que cet homme devrait être à moitié fou. « Cela commence mal, se disait-il cependant. On dirait qu’il y a un sort pour moi dans ce Milan. Pour entrer tout me favorise, et puis, quand je suis dedans, les déplaisirs sont là tout prêts qui m’attendent. Enfin… avec l’aide de Dieu… si je trouve… si je parviens à trouver… eh ! tout le reste ne sera rien. »

Arrivé au pont, il tourna sans hésiter à gauche, dans la rue de San Marco, jugeant avec raison qu’elle devait le conduire vers l’intérieur de la ville. Et tout en avançant, il cherchait partout des yeux pour voir s’il ne découvrirait pas quelque créature humaine ; mais il n’en vit point d’autre qu’un cadavre défiguré dans le petit fossé qui, sur une certaine longueur, sépare le sol de la rue du peu de maisons qui se trouvent là, et qui alors étaient encore moins nombreuses. Comme il venait de passer ce bout de chemin, il entendit crier : « Hé ! l’homme ! » et regardant du côté d’où venait la voix, il vit à peu de distance, sur le balcon d’une petite maison isolée, et au milieu d’une nichée de petits enfants, une pauvre femme qui, continuant d’appeler, lui faisait signe de la main de venir à elle. Il y courut.

« Bon jeune homme, dit la femme, lorsqu’il fut près la maison, au nom de vos parents défunts, ayez la charité d’aller avertir le commissaire que nous sommes oubliés ici. On nous a renfermés dans la maison comme suspects, parce que mon pauvre mari est mort ; on a cloué la porte, comme vous voyez ; et depuis hier matin personne n’est venu nous apporter à manger. Depuis tant d’heures que nous sommes ici en observation, pas un chrétien n’a passé à qui je pusse demander cette grâce ; et ces pauvres innocents meurent de faim.

— De faim ! s’écria Renzo ; et mettant aussitôt les mains dans ses poches : Voici, voici, dit-il en en tirant les deux pains. Descendez-moi quelque chose où je puisse les mettre.

— Que Dieu vous en récompense ! dit la femme ; attendez un instant ; » et elle alla chercher un panier et une corde avec laquelle elle le lui descendit. Renzo se souvint en ce moment de ces pains qu’il avait trouvés près de la croix de San Dionigi, lors de sa première entrée à Milan, et il dit en lui-même : « Voilà : c’est une restitution, et valant peut-être mieux que si je les avais rendus à leur maître véritable ; car ici c’est vraiment une œuvre de miséricorde. »

« Quant au commissaire dont vous parlez, chère femme, dit-il ensuite en mettant les pains dans le panier, je ne puis vous servir, parce que, à dire vrai, je suis étranger et tout à fait neuf dans ce pays. Cependant si je rencontre quelqu’un qui soit un peu humain et à qui l’on puisse parler, je lui donnerai la commission. »

La femme le pria de faire ainsi, et lui dit le nom de la rue, afin qu’il pût l’indiquer.

« Vous aussi, reprit Renzo, vous pourriez, je pense, me rendre un service, un grand service, sans qu’il vous en coûte de la peine. Je cherche la maison d’une grande famille de Milan, la famille ***. Pourriez-vous me dire où c’est ?

— Je sais bien qu’il y a ici une famille de ce nom, répondit la femme ; mais, en vérité, j’ignore où est sa demeure. En avançant de ce côté-là, vous trouverez sans doute quelqu’un qui pourra vous l’indiquer. Et souvenez-vous de lui parler aussi de nous.

— Soyez tranquille, » dit Renzo, et il se remit à marcher.

À chaque pas qu’il faisait, il entendait croître et s’approcher un bruit qu’il avait déjà remarqué pendant qu’il était à parler avec cette femme, un bruit de roues, de chevaux, de sonnettes, et de temps en temps de coup de fouet et de cris. Il regardait en avant, mais ne voyait rien. Arrivé au bout de la rue, et comme il se présentait sur la place de San Marco, la première chose qui là frappa ses regards, fut un appareil composé de deux poutres debout, avec une corde et des espèces de poulies ; et il ne tarda pas à reconnaître (car c’était une chose alors familière à tous les yeux) l’abominable machine de la torture. Elle était dressée non-seulement dans ce lieu, mais sur toutes les places, comme aussi dans les rues un peu spacieuses, afin que les délégués de chaque quartier, investis à cet égard d’un pouvoir pleinement discrétionnaire, pussent y faire appliquer immédiatement quiconque leur paraîtrait mériter punition ; comme par exemple les habitants séquestrés qui seraient sortis de leur maison, des employés subalternes qui n’auraient pas rempli leur devoir, ou toute autre personne dont le délit serait venu à leur connaissance. C’était un de ces remèdes extrêmes et inefficaces dont on était dans ce temps-là, et surtout dans des moments pareils, si prodigue.

Pendant que Renzo regardait l’instrument de supplice, cherchant à deviner pourquoi il était dressé en cet endroit, il entendait toujours plus le bruit s’approcher, et enfin il vit déboucher en deçà du coin de l’église un homme qui agitait une sonnette ; c’était un apparitore, derrière lui parurent deux chevaux qui, allongeant le cou et faisant effort sur leurs jarrets, n’avançaient qu’à grand’peine ; puis un chariot qu’ils traînaient, chargé de morts ; et après celui-là, un autre semblable, puis un autre et un autre encore. Çà et là près des chevaux, marchaient des monatti qui les pressaient du fouet, de l’aiguillon et de leurs jurements. Ces cadavres étaient la plupart nus, quelques-uns mal couverts de chétives enveloppes, tous amoncelés et enlacés les uns avec les autres, comme des couleuvres pelotonnées ensemble qui déroulent lentement leurs plis aux premières chaleurs du printemps ; comparaison trop juste en effet, car, à chaque cahot, à chaque secousse, on voyait ces tristes masses trembler et varier le repoussant aspect de leur désordre, on voyait des têtes pendre, des chevelures virginales se renverser, des bras se dégager et battre sur les roues ; et l’âme déjà saisie d’horreur à ce spectacle, apprenait comment il pouvait devenir plus lamentable encore et d’une plus hideuse difformité.

Notre jeune homme s’était arrêté au coin de la place, près du garde-fou du canal, et il priait pour ces morts qu’il ne connaissait pas. Dans ce moment, une affreuse pensée s’offrit à son esprit. « Peut-être là, mêlée parmi les autres, là-dessous… Oh ! mon Dieu ! faites que ce ne soit pas ! faites que cette idée ne me gagne point ! »

Lorsque le funèbre convoi eut achevé de passer, Renzo se remit en marche ; il traversa la place, en prenant son chemin le long du canal à gauche, sans autre raison dans ce choix, sinon que le convoi avait passé de l’autre côté. Après les quatre pas qu’il avait à faire des murs latéraux de l’église au canal, il vit à droite le pont Marcellino ; il s’y dirigea et aboutit dans la rue de Borgo Nuovo. Regardant en avant, toujours dans l’intention de trouver quelqu’un qui pût lui fournir le renseignement dont il avait besoin, il vit à l’autre bout de la rue un prêtre en pourpoint, avec un petit bâton à la main, se tenant debout près d’une porte entr’ouverte, la tête baissée, et l’oreille contre l’ouverture ; et peu après il le vit lever la main et bénir. Il jugea, comme c’était la vérité, que cet ecclésiastique finissait de confesser quelqu’un, et il se dit : « Voici l’homme qu’il me faut. Si un prêtre, en fonctions de prêtre, n’a pas un peu de charité, un peu de bienveillance et de bonnes manières pour qui s’adresse à lui, il faut dire qu’il n’y en a plus dans ce monde. »

Cependant le prêtre, s’étant éloigné de la porte, venait du côté de Renzo, en tenant avec grande précaution le milieu de la rue. Renzo, lorsqu’il fut près de lui, ôta son chapeau, et en même temps il s’arrêta pour lui faire comprendre qu’il désirait lui parler, mais qu’il ne voulait pas l’approcher trop indiscrètement. L’ecclésiastique s’arrêta de même, se montrant prêt à l’écouter, mais en appuyant toutefois le bout de son bâton à terre, comme pour s’en faire un rempart. Renzo exposa sa demande, à laquelle le prêtre satisfit, non-seulement en lui disant le nom de la rue où était la maison qu’il cherchait, mais encore en lui traçant son itinéraire, selon le besoin qu’il vit que le pauvre jeune homme en avait, c’est-à-dire en lui indiquant, à force de détours à droite et à gauche, de croix et d’églises, les six ou huit rues qu’il avait encore à parcourir pour arriver à cette maison.

« Que Dieu vous maintienne en santé au temps où nous sommes et toujours ! » dit Renzo ; et comme l’ecclésiastique se disposait à s’éloigner : « Encore une grâce, » lui dit le jeune homme ; et il lui parla de la pauvre femme oubliée. Le bon prêtre le remercia lui-même de lui avoir fourni l’occasion d’une œuvre de charité si nécessaire ; et, en lui disant qu’il allait avertir qui de droit, il le quitta. Renzo, de son côté, se remit de nouveau en marche, et il cherchait, en cheminant, à repasser sa leçon d’itinéraire, pour n’avoir pas à répéter sa demande à chaque coin de rue. Mais vous ne sauriez vous figurer combien cette opération lui était pénible, non pas autant pour la difficulté de la chose en elle-même qu’à cause d’un nouveau trouble qui venait de s’emparer de son âme. Ce nom de la rue, cette indication du chemin qu’il devait suivre, l’avaient bouleversé. C’était le renseignement qu’il avait désiré, demandé, dont il ne pouvait se passer ; et on ne lui avait rien dit où il pût voir aucun mauvais présage ; mais que voulez-vous ? Cette idée un peu plus précise d’un terme prochain où il sortirait d’une grande incertitude, où il pourrait s’entendre dire : elle est en vie ; ou bien : elle est morte ; cette idée venait de lui causer un saisissement tel que dans ce moment il eût mieux aimé se trouver encore dans sa pleine ignorance, être au commencement du voyage dont il était près d’atteindre la fin. Il rappela cependant ses esprits, et se dit à lui-même : « Eh là ! si nous allons commencer à faire l’enfant, comment cela ira-t-il ? » S’étant ainsi remis le mieux qu’il lui fut possible, il poursuivit son chemin, en s’enfonçant dans l’intérieur de la ville.

Quelle ville ! et qu’était-ce auprès de son état actuel, que celui où elle s’était trouvée l’année d’auparavant par l’effet de la famine !

Renzo avait précisément à traverser l’un des quartiers que le fléau avait le plus horriblement désolés, je veux dire ces rues formant à leur rencontre le carrefour qu’on appelait le carrobio de la Porte-Neuve. (Il y avait alors une croix dans le milieu, et en face, à côté de l’emplacement où est aujourd’hui l’église de San Francesco di Paolo, une ancienne église sous le titre de Santa Anastasia.) Telle avait été la violence de la contagion dans ce quartier, et telle aussi l’infection des cadavres laissés sur place, que le peu de personnes qui vivaient encore avaient été obligées de vider les lieux ; de sorte que si le passant y était tristement frappé de cet abandon et de cette solitude dont toute une masse d’habitations présentait l’aspect, il avait en même temps à subir l’horreur et le dégoût qu’inspiraient les restes laissés par la population qui les avait occupées. Renzo hâta le pas, en se ranimant par la pensée que le but vers lequel il marchait ne devait pas être encore si proche, et par l’espérance qu’avant d’y être parvenu, il trouverait la scène changée, du moins en partie ; et, en effet, il ne tarda pas d’arriver dans un lieu qui pouvait s’appeler une ville d’êtres vivants ; mais quelle ville encore, et quels êtres ! Toutes les portes étaient fermées par crainte et par méfiance, ou si l’on en voyait d’ouvertes, c’étaient celles des maisons restées vides d’habitants ou envahies par les malfaiteurs. De ces portes, plusieurs étaient clouées et un sceau y était apposé, parce que, dans les maisons auxquelles elles appartenaient, se trouvaient des personnes mortes ou malades de la peste ; d’autres étaient marquées d’une croix au charbon, pour indiquer aux monatti qu’il y avait là des morts à enlever ; le tout fait assez à l’aventure et selon qu’il s’était trouvé ici plutôt que là quelque commissaire de la Santé ou quelque autre agent qui avait voulu exécuter les ordres donnés ou exercer une vexation. On ne voyait partout que des linges déchirés et souillés, de la paille infectée, des draps jetés par les fenêtres, quelquefois des cadavres, soit que ce fussent ceux de personnes mortes dans la rue et laissés là en attendant qu’un chariot passât pour les ramasser, soit qu’ils fussent tombés des chariots mêmes, ou qu’on les eût jetés aussi par les fenêtres, comme toute autre chose dont on avait voulu débarrasser sa demeure, tant la persistance du désastre et ses effets de plus en plus cruels avaient porté les âmes vers les instincts sauvages et vers l’oubli de toute pieuse sollicitude, de tout ce que l’homme respecte en état de société ! On n’entendait plus nulle part ni bruit de travaux ou de négoce journalier, ni roulement de voitures, ni aucun cri de vendeurs, ni aucun propos de personnes circulant dans les rues ; et il était bien rare que ce silence de mort fût interrompu autrement que par les chars funèbres à leur passage, les lamentations des nécessiteux, les gémissements des malades, les hurlements des frénétiques et les cris des monatti. Au point du jour, à midi et le soir, une cloche de la cathédrale donnait le signal de certaines prières que l’archevêque avait ordonné de réciter ; à cette cloche répondaient celles des autres églises ; et l’on voyait alors chacun se mettre à la fenêtre pour prier en commun, on entendait un murmure de voix et de plaintes dans lesquelles, à travers la tristesse, se faisait sentir une sorte de soulagement et une sorte d’espérance.

Les deux tiers environ des habitants étaient morts : sur ce qui restait, un grand nombre étaient malades, un grand nombre avaient quitté la ville ; il ne venait presque plus personne du dehors ; parmi le peu d’individus que l’on rencontrait, on n’aurait pu en trouver un seul en qui ne parût quelque chose d’étrange et qui suffisait pour donner l’idée d’un triste changement dans toutes les habitudes. On voyait les hommes des classes les plus distinguées aller sans cape ni manteau, partie très-essentielle alors de tout habillement honnête, les prêtres sans soutane, des religieux même en pourpoint, tous, en un mot, dépouillés de ce qui, dans leurs vêtements, aurait pu, en flottant, toucher à quelque chose, ou (ce que l’on redoutait plus que tout le reste) prêter aux untori quelque facilité pour leurs mauvais coups. Mais à part cette attention que l’on mettait à n’avoir que des habits aussi rapprochés du corps que c’était possible, chacun était négligé dans sa mise et son ajustement. Ceux qui de coutume portaient la barbe longue l’avaient plus longue encore ; ceux qui ordinairement la rasaient l’avaient laissée croître ; tous avaient des cheveux longs et en désordre, non-seulement par l’insouciance qui naît d’un long abattement, mais parce que les barbiers étaient devenus suspects, depuis que l’on avait saisi et condamné, comme fameux untore, l’un des hommes de cette profession, Giangiacomo Mora, nom qui, pendant longtemps, a conservé une célébrité locale d’infamie et qui en mériterait une bien plus étendue et plus durable de pitié. L’on ne voyait guère de gens qui n’eussent dans une main un bâton, quelquefois même un pistolet, comme avertissement et signe de menace pour qui eût voulu les approcher de trop près, tandis que dans l’autre main ils tenaient, les uns des pastilles odorantes, les autres des boules de métal ou de bois creuses et percées à jour, dans lesquelles on mettait des éponges imbibées de vinaigre préparé ; et ils les portaient de temps en temps à leur nez ou les y tenaient constamment. Quelques-uns suspendaient à leur cou un petit flacon contenant de l’argent vif, persuadés que cette substance avait la vertu d’absorber et de retenir toute émanation pestilentielle, et ils avaient soin de le renouveler au bout de tel nombre de jours. Les gentilshommes, bien loin de paraître avec leur cortège accoutumé, allaient, un panier sous le bras, se pourvoir eux-mêmes des choses nécessaires à la vie. S’il arrivait que deux amis se rencontrassent dans la rue, ils se faisaient de loin, et à la hâte, un salut silencieux. Chacun, en marchant, s’étudiait, non sans beaucoup de peine, à éviter les objets dégoûtants et imprégnés de peste qui étaient épars sur le sol ou qui même, en quelques endroits, le couvraient entièrement ; chacun cherchait à tenir le milieu de la rue, dans l’appréhension d’autres saletés, si ce n’était pis encore, qui pouvaient tomber des fenêtres ; des poudres vénéneuses que l’on disait être jetées de là-haut sur les passants ; des murailles enfin qui pouvaient être ointes. C’est ainsi que l’ignorance, successivement courageuse et timide à rebours de la raison, ajoutait maintenant des peines à d’autres peines, et donnait de fausses terreurs en compensation des craintes raisonnables et salutaires qu’elle avait, dans le principe, fait repousser.

Telles étaient, parmi les personnes qui se montraient hors de leurs demeures, les habitudes actuelles et les allures de celles qui, en santé et dans l’aisance, fournissaient le moins à ce que le tableau de la population présentait de lamentable et de hideux. Car, après tant d’images de misère, et en pensant aux misères plus affligeantes encore au milieu desquelles nous aurons à conduire le lecteur, nous ne nous arrêterons pas en ce moment à dire ce qu’était l’aspect des pestiférés qui se traînaient ou gisaient dans les rues, des indigents, des femmes, des enfants. Il était tel que celui qui arrêtait ses regards sur tant de souffrances, pouvait trouver une sorte de soulagement né du désespoir même, dans ce qui maintenant, à la distance qui nous sépare, se présente à nous comme le comble des maux ; je veux dire dans la pensée et la vue du petit nombre auquel les vivants étaient réduits.

Renzo, à travers cette vaste scène de désolation, avait déjà fait une bonne partie de son chemin lorsque, étant encore assez loin d’une rue dans laquelle il devait tourner, il entendit, comme venant de là, une rumeur confuse où l’affreux tintement de sonnettes se faisait, comme à l’ordinaire, remarquer.

Arrivé au coin de la rue, qui était une des plus larges, il vit dans le milieu quatre chariots arrêtés, et là le même mouvement qui se voit dans un marché aux grains, lorsque chacun s’y porte, que l’on va et l’on vient, que les sacs y sont tour à tour chargés sur l’épaule et mis à bas par les porteurs. Des monatti entraient dans les maisons, d’autres en sortaient portant sur leur dos un faix qu’ils allaient déposer sur l’un ou l’autre des chariots. Quelques-uns étaient revêtus de leur livrée rouge, d’autres n’avaient pas cette marque distinctive, plusieurs en avaient une plus odieuse encore, des panaches et des pompons de diverses couleurs, dont les misérables se paraient, comme en signe de fête, au milieu du deuil universel. Tantôt d’une fenêtre, tantôt d’une autre, se faisait entendre ce cri lugubre : « Ici, monatti ! » et du milieu de ce triste remuement s’élevait une voix rauque et grossière qui répondait : « Tout à l’heure. » Ou bien c’étaient des voisins qui demandaient, en murmurant, qu’on se dépêchât, et auxquels les monatti envoyaient leurs jurements en réponse.

Renzo, entré dans la rue, hâtait le pas, cherchant à ne regarder ces fâcheux obstacles qu’autant que c’était nécessaire pour les éviter, lorsque ses yeux rencontrèrent un objet qui se distinguait de tous autres pour émouvoir les âmes et les engager à le contempler ; aussi Renzo s’arrêta-t-il, presque sans le vouloir.

De la porte de l’une de ces maisons descendait, et venait vers le convoi une femme dont la figure annonçait une jeunesse avancée, mais qui n’avait pas atteint son terme ; et sur cette figure se voyait une beauté voilée, obscurcie, mais non effacée, par une grande souffrance et par une langueur de mort ; cette beauté empreinte tout à la fois de grâce et de majesté qui brille parmi le sexe en Lombardie. Sa démarche était pénible, mais soutenue ; ses yeux ne répandaient point de larmes, mais ils portaient les marques de toutes celles qui en avaient coulé ; il y avait dans cette douleur je ne sais quoi de calme et de profond qui indiquait une âme tout occupée à la sentir. Mais ce n’était pas seulement ce que cette femme avait de remarquable en sa personne qui, au milieu de tant de misères, appelait si particulièrement sur elle la compassion et pour elle ravivait ce sentiment désormais lassé et comme éteint dans les cœurs. Elle tenait dans ses bras une petite fille d’environ neuf ans, morte, mais toute proprement ajustée, les cheveux finement partagés sur le front, pour vêtement une robe d’une parfaite blancheur, rien d’oublié, rien d’omis, comme si les mains qui avaient pris ce soin l’avaient parée pour une fête promise depuis longtemps et accordée à titre de récompense. Elle ne la portait point couchée, mais droite, la poitrine appuyée sur sa poitrine, comme si elle eût été vivante ; seulement une petite main d’un blanc de cire pendait d’un côté avec une certaine pesanteur que l’on voyait inanimée, et la tête de l’enfant reposait sur l’épaule de sa mère avec un abandon plus marqué que celui du sommeil ; de sa mère, car, lors même que la ressemblance de ces deux figures n’en eût fourni un suffisant indice, on l’aurait aussitôt reconnu dans les traits de celle des deux qui exprimait encore un sentiment.

Un sale monatto s’approcha pour prendre le corps de l’enfant des bras qui l’apportaient, ce qu’il faisait cependant avec une sorte de respect inaccoutumé et une hésitation involontaire. Mais la mère, se retirant un peu en arrière, sans montrer cependant ni colère ni mépris : « Non, dit-elle, pour le moment ne la touchez pas, il faut que je la pose moi-même sur ce chariot. Tenez. » En disant ces mots, elle ouvrit une de ses mains, montra une bourse et la laissa tomber dans la main que le monatto lui tendit. Puis elle ajouta : « Promettez-moi de ne pas lui ôter un fil de ce qu’elle a sur elle et de ne permettre que nul autre ose le faire, mais de la mettre en terre telle qu’elle est là. »

Le monatto s’appliqua la main sur la poitrine en signe d’engagement. Puis, tout empressé et presque obséquieux, plus par le nouveau sentiment dont il était comme subjugué que par la récompense inattendue qu’il venait de recevoir, il se mit à faire sur le chariot un peu de place pour la petite morte. La mère, donnant à celle-ci un baiser sur le front, la mit là comme sur un lit, l’arrangea, étendit sur elle une blanche couverture et lui dit ces dernières paroles : « Adieu, Cecilia ! repose en paix ! Ce soir nous viendrons te rejoindre pour rester toujours avec toi. En attendant, prie pour nous ; de mon côté, je prierai pour toi et pour les autres. » Après quoi, se tournant de nouveau vers le monatto : « Vous, dit-elle, en repassant par ici vers le soir, vous monterez pour me prendre aussi, et vous ne me prendrez pas seule. »

En achevant ces mots, elle rentra dans la maison, et un moment après on la vit à la fenêtre, tenant dans ses bras une autre petite fille plus jeune, vivante, mais ayant dans ses traits les signes de la mort. Elle demeura là à contempler ces indignes obsèques de la première jusqu’à ce que le chariot se mît en mouvement et aussi longtemps qu’elle put le suivre des yeux, puis elle disparut. Et que put-elle faire, si ce n’est déposer sur son lit l’unique enfant qui lui restait et se coucher à ses côtés pour mourir avec elle ? Comme la fleur déjà riche de tout son éclat tombe avec le tendre bouton lorsque vient à passer la faulx qui égalise toutes les herbes de la prairie.

« Ô Seigneur ! s’écria Renzo, exaucez-la ! prenez-la près de vous, elle et sa pauvre enfant, elles ont assez souffert ! oui, elles ont assez souffert ! »

Revenu de cette émotion, et tandis qu’il cherchait à se remettre en mémoire son itinéraire pour savoir s’il devait tourner à la première rue qu’il allait trouver, et si c’était à droite ou à gauche, il entendit venir de cette rue même un nouveau bruit, différent du premier, un mélange confus de voix d’hommes, de femmes et d’enfants, de cris impérieux, de gémissements, de sanglots.

Il avança, le cœur disposé à quelque nouveau spectacle de douleur. Arrivé à la rencontre des deux rues, il vit, dans celle où il venait d’aboutir, une troupe de toute sorte de personnes qui était en marche vers lui, et il s’arrêta pour la laisser passer. C’étaient des malades que l’on conduisait au lazaret ; les uns poussés par force, résistant en vain, criant en vain qu’ils voulaient mourir sur leur lit, et répondant par d’inutiles imprécations aux ordres et aux jurements des monatti qui les menaient ; d’autres marchant en silence, sans montrer ni douleur ni aucun autre sentiment, comme s’ils avaient perdu celui même de leurs maux ; des femmes avec leurs nourrissons suspendus à leur cou ; des enfants effrayés de ces tristes clameurs, de ces ordres, de ce cortège plus que de la pensée confuse de la mort, et demandant à grands cris les bras de leur mère, le toit sous lequel ils avaient vu le jour. Et peut-être, hélas ! leur mère qu’ils croyaient avoir laissée endormie sur sa couche s’y était jetée, surprise tout à coup par la peste, et y demeurait privée de sentiment, pour être emportée sur un chariot au lazaret, ou dans la fosse si le chariot arrivait plus tard. Peut-être, oh ! malheur digne de larmes encore plus amères ! leur mère, absorbée dans ses propres souffrances, avait tout oublié dans ce monde, tout jusqu’à ses enfants, et n’avait plus qu’une pensée, celle de mourir en paix. Cependant, parmi cette confusion si grande, on voyait encore quelques exemples de fermeté et de constance dans les affections de la nature ; des pères, des mères, des frères, des fils, des époux qui soutenaient ceux qui leur étaient chers et les accompagnaient en les encourageant par leurs paroles ; et ce n’étaient pas seulement des personnes adultes, mais de jeunes enfants de l’un et de l’autre sexe que l’on voyait marcher auprès de leurs frères, de leurs sœurs, plus jeunes encore, les consoler avec ce bon sens et cet intérêt qui semblent n’appartenir qu’à un âgé plus avancé, les exhorter à être obéissants, en les assurant qu’ils allaient dans un lieu où l’on prendrait soin d’eux pour les faire guérir.

Au milieu de la tristesse et de l’attendrissement que de semblables tableaux faisaient naître dans l’âme de notre voyageur, une inquiétude plus particulière l’agitait. La maison vers laquelle il marchait ne devait pas être éloignée, et peut-être parmi cette troupe… Mais, lorsqu’elle eut passé tout entière sans que ce doute se fût vérifié, il se tourna vers un monatto qui marchait l’un des derniers et lui demanda où étaient la rue et la maison de don Ferrante. « Va t’en au diable, maraud ! » fut la réponse qu’il en reçut. Il ne crut pas devoir prendre la peine d’y répliquer comme elle le méritait ; mais, voyant à deux pas de là un commissaire qui fermait la marche du convoi et qui avait l’air un peu plus humain, il lui fit la même demande. Celui-ci, montrant avec son bâton le côté d’où il venait, dit : « La première rue à droite et la dernière grande maison à gauche. »

Le jeune homme, avec un trouble qui devenait toujours plus vif, va vers l’endroit qui lui est indiqué. Le voilà dans la rue, où il distingue aussitôt cette maison parmi les autres plus petites et moins apparentes. Il s’approche de la porte qui est fermée, pose la main sur le marteau et l’y arrête hésitante, comme s’il la tenait dans une urne d’où il va tirer le bulletin qui doit décider de sa vie ou de sa mort. Enfin il lève le marteau et frappe un coup avec résolution.

Au bout de quelques moments, une fenêtre s’ouvre un peu, une femme s’y montre à demi, regardant qui frappe, mais d’un air inquiet et soupçonneux qui semble dire : Qui est-ce ? des monatti ? des vagabonds ? des commissaires ? des untori ? des diables ?

« Madame, dit Renzo levant les yeux en l’air et d’une voix mal assurée, est-ce ici que demeure, comme fille de service, une jeune personne de la campagne, nommée Lucia ?

— Elle n’y est plus ; allez-vous-en, répondit la femme en se disposant à refermer.

— Un moment, de grâce ! Elle n’y est plus ? Où est-elle ?

— Au lazaret, et derechef elle allait fermer.

— Mais un moment, pour l’amour de Dieu ! Est-ce qu’elle a la peste ?

— Sans doute. C’est du nouveau, n’est-ce pas ? Allez-vous-en.

— Oh ! malheureux que je suis ! Attendez ; était-elle bien malade ? Combien de temps y a-t-il… ? »

Mais pendant qu’il parlait, la fenêtre s’était fermée tout de bon.

« Madame ! madame ! Un mot, de grâce ! Au nom de vos pauvres défunts ! Je ne vous demande rien du vôtre. Ohé ! » mais c’était comme s’il parlait au mur.

Affligé de la nouvelle et irrité de tant de désobligeance, Renzo saisit encore le marteau, et, appuyé contre la porte, il le serrait et le tournait dans sa main, le levait pour frapper de plus belle et en désespéré, puis le tenait en l’air en hésitant. Au milieu de cette agitation, il se tourna pour chercher s’il ne verrait pas quelque voisin de qui il pût avoir quelque renseignement plus précis, quelque indice, quelque lumière. Mais la première, la seule personne qu’il vit fut une autre femme, éloignée d’une vingtaine de pas, qui, avec une figure où se peignaient l’effroi, la haine, l’impatience et la malice, avec certains yeux hagards qui se portaient à la fois sur lui et loin derrière lui, ouvrant la bouche comme pour crier de toutes ses forces, mais retenant en même temps sa respiration, levant deux bras décharnés, allongeant et retirant deux mains ridées et pliées en façon de griffes, comme si elle cherchait à attraper quelque chose, montrait clairement qu’elle voulait appeler du monde, mais de manière que quelqu’un ne s’en aperçût pas. Lorsque leurs yeux se rencontrèrent, cette femme, devenue encore plus laide, tressaillit comme une personne prise sur le fait.

« Que diable !… » commençait à dire Renzo en levant également les mains vers la femme ; mais celle-ci, voyant qu’elle ne pouvait plus espérer de le faire saisir à l’improviste, laissa échapper le cri qu’elle avait jusqu’alors retenu : « À l’untore ! donnez dessus, donnez dessus ! À l’untore !

— Qui ? Moi ! cria Renzo. Ah ! vieille sorcière ! impudente menteuse ! tais-toi ; » et il fit un saut vers elle pour l’effrayer et la faire taire. Mais il s’aperçut en ce moment qu’il devait plutôt songer à ce qui allait se passer pour lui. Au cri de la vieille, il accourait du monde de divers côtés ; non pas la foule qui, dans un cas semblable, se serait formée trois mois auparavant, mais bien plus de bras qu’il n’en fallait pour assommer un pauvre homme. En même temps la fenêtre se rouvrit, et la même personne qui peu de moments avant lui avait fait si mauvais accueil, s’y montra cette fois à plein, en criant, elle aussi : « Arrêtez-le, arrêtez-le ; ce doit être un de ces coquins qui rôdent pour oindre les portes des honnêtes gens. »

Renzo ne perdit pas son temps à délibérer. Sur-le-champ il jugea que ce qu’il avait de mieux à faire était de se sauver des mains de ces gens, et non de rester à leur expliquer ses raisons. Il jeta un coup d’œil à droite et à gauche pour voir le côté où ils étaient le moins nombreux, et ce fut par là qu’il prit sa course. D’une rude poussée il écarta un homme qui lui barrait le passage ; un autre accourait à sa rencontre ; d’une gourmade bien appliquée dans la poitrine, il le fit reculer à dix pas, et continua de jouer des jambes, le poing levé, serré, prêt pour tout autre qui serait venu se mettre sur son chemin. La rue, en avant de lui, était libre. Mais sur ses derrières il entendait les pas de ceux qui couraient après lui, et, plus retentissants que leurs pas, ces cris alarmants : « Donnons dessus, donnons dessus ! à l’untore ! » Il ne savait quand la poursuite s’arrêterait ; il ne voyait aucun lieu où il pût s’y soustraire. Sa colère devint de la rage, son trouble se changea en désespoir ; les yeux comme voilés d’un nuage, il saisit son grand couteau, le dégaina, s’arrêta court, tourna vers la tourbe ennemie la figure la plus farouche, la plus furieuse que jamais il eût prise, et, le bras tendu, brandissant au-dessus de sa tête la lame luisante de son arme, il cria : « Que celui de vous qui a du cœur s’avance, canaille ! Je vous réponds qu’avec ceci je vais l’oindre tout de bon. »

Mais il vit avec étonnement et une vague satisfaction que ceux qui le poursuivaient s’étaient arrêtés comme s’ils eussent hésité à passer outre, et que, de là, continuant de crier, ils faisaient, en levant les mains, certains signes de furibonds qui semblaient s’adresser à d’autres venant de loin derrière lui. Il se tourna de nouveau, et vit ce que son trouble ne lui avait pas permis de remarquer l’instant d’auparavant, un chariot qui s’avançait, ou plutôt la file ordinaire des chariots chargés de morts, avec leur accompagnement accoutumé, et par derrière, à quelque distance, une autre petite troupe de gens qui auraient bien voulu venir aussi tomber sur l’untore et le prendre entre eux et ceux de l’autre côté, mais qui, de même que ceux-ci, étaient retenus par l’obstacle que présentait le convoi. Se voyant ainsi entre deux feux, il lui vint à l’esprit que ce qui était un objet de crainte pour ces enragés pouvait être pour lui un moyen de salut ; il pensa que ce n’était pas le moment de faire le délicat ; il rengaina son couteau, se mit sur le côté de la rue, reprit sa course vers les chariots, dépassa le premier, remarqua sur le second un assez large espace vide, d’un coup d’œil mesura le saut, s’élança ; et le voilà sur le chariot, posé sur le pied droit, le gauche en l’air, les bras levés, dans l’attitude de la victoire.

« Bravo ! bravo ! » s’écrièrent tous ensemble les monatti qui conduisaient le convoi, les uns à pied, d’autres montés sur les chariots, d’autres encore, pour dire la chose dans toute son horreur, assis sur les cadavres, et buvant à une grande bouteille qu’ils se passaient de main en main ; « bravo ! voilà un beau coup !

— Tu es venu te mettre sous la protection des monatti ; c’est tout comme si tu étais dans une église, » lui dit l’un des deux qui se trouvaient sur le chariot où il avait sauté.

Les ennemis de Renzo, à l’approche des voitures, avaient pour la plupart tourné le dos et faisaient retraite en continuant toutefois de crier : « Donnez dessus, donnez dessus ! à l’untore ! » Quelques-uns s’éloignaient plus lentement, et de temps en temps s’arrêtaient pour se tourner en faisant des gestes de menaces vers le jeune homme qui, du haut de son chariot, leur répondait en agitant ses poings en l’air.

« Laisse-moi faire, » lui dit un monatto ; et, arrachant de dessus un cadavre un linge dégoûtant, il le noua à la hâte ; puis le prenant par l’un des bouts, il l’éleva comme une fronde vers ces obstinés, en faisant mine de vouloir le leur lancer et en criant : « Attendez, canaille ! » À cette vue, tous s’enfuirent saisis de frayeur ; et Renzo ne vit plus que le dos de ses ennemis, et des talons qui dansaient rapidement en l’air comme les battoirs d’un moulin à foulon.

Parmi les monatti s’éleva un hurlement de triomphe, une tempête d’éclats de rire, un ouh ! prolongé, comme pour accompagner cette fuite.

« Ah ! ah ! vois-tu si nous savons protéger les honnêtes gens ? dit à Renzo le monatto qui avait fait la démonstration décisive ; un seul de nous vaut plus que cent de ces poltrons.

— Je puis bien dire que je vous dois la vie, répondit Renzo, et je vous remercie de tout mon cœur.

— De quoi donc ? dit le monatto ; tu le mérites ; on voit que tu es un bon garçon. Tu fais bien d’oindre cette canaille, continue de les oindre ; extermine-les tous, ces coquins-là, qui ne valent quelque chose que lorsqu’ils sont morts : qui, pour nous payer de la vie que nous menons, nous maudissent et vont disant que, lorsque la peste sera finie, ils nous feront tous pendre. Ce sont eux, les gredins, qui finiront avant la peste ; et les monatti resteront seuls à chanter victoire et se divertir dans Milan.

— Vive la peste, et meure cette canaille ! » s’écria l’autre ; et, en prononçant cet aimable toast, il porta la bouteille à sa bouche, et, la tenant de ses deux mains, au milieu des secousses du chariot, il y but à longues gorgées, après quoi il la présenta à Renzo en disant : « Bois à notre santé.

— Je vous la souhaite à tous de bon cœur, dit Renzo ; mais je n’ai pas soif ; je n’ai vraiment pas envie de boire en ce moment.

— Tu as eu une belle peur, à ce qu’il me semble, dit le monatto ; tu m’as la mine d’un pauvre ouvrier dans le métier que tu fais ; ce sont d’autres figures que la tienne qu’il faut pour être untore.

— Chacun s’industrie comme il peut, dit l’autre.

— Donne-moi la bouteille à moi, dit un de ceux qui marchaient à côté du chariot, je veux aussi boire encore un coup à la santé de son maître qui se trouve dans cette gentille compagnie… là tout juste, si je ne me trompe, dans cette belle carrossée. »

Et, avec un sourire atroce, il montrait le chariot qui précédait celui sur lequel était le pauvre Renzo. Puis, prenant un sérieux plus hideux encore de scélératesse, il fit une révérence de ce côté et ajouta : « Permettez-vous, mon cher monsieur, qu’un pauvre monatto ose tâter du vin de votre cave ? Vous voyez ; on fait une vie !… C’est nous qui vous avons mis en carrosse pour vous mener à la campagne. D’ailleurs le vin vous fait mal, à vous autres, messieurs ; les pauvres monatti ont bon estomac. »

Et, au milieu des rires de ses camarades, il prit la bouteille, l’éleva en l’air ; mais, avant de boire, il se tourna vers Renzo, le regarda fixement, et lui dit avec une certaine mine de compassion méprisante : « Il faut que le diable avec qui tu as fait pacte soit bien jeune ; car, si nous ne nous étions trouvés là pour te sauver, tu n’aurais pas eu de lui grand secours. » Et, applaudi par de nouveaux rires, il appliqua la bouteille à ses lèvres.

« Et nous ? ohé ! et nous ? » crièrent plusieurs voix du chariot qui précédait. Le coquin, après s’être abreuvé tout son soûl, présenta des deux mains la bouteille aux autres, lesquels se la firent encore passer à la ronde jusqu’à l’un d’eux qui, l’ayant vidée, la prit par le goulot, lui fit faire le moulinet, et l’envoya se briser sur le pavé, en criant : « Vive la peste ! » Puis il entonna une de leurs laides chansons, et aussitôt à sa voix se joignirent en chœur toutes les autres. Le concert infernal, mêlé au tintement des sonnettes, au bruit des roues criant sur leurs essieux, au piétinement des chevaux sur le pavé, résonnait dans le vide et le silence des rues, et, retentissant à l’intérieur des maisons, il venait serrer le cœur au peu de personnes qui les habitaient encore.

Mais de quoi ne peut-on quelquefois s’accommoder dans la vie ? Quelle est la chose qui ne peut paraître bonne en certaines situations ? Le danger du moment d’auparavant avait rendu plus que tolérable à Renzo la compagnie de ces morts et de ces vivants même ; et maintenant ce fut pour ses oreilles une musique, je dirai presque agréable, que celle à laquelle il devait de voir cesser pour lui l’embarras d’une telle conversation. Encore tout troublé, tout bouleversé, il remerciait en son cœur et de son mieux la Providence de s’être tiré d’un tel péril, sans avoir reçu de mal ni en avoir fait à personne ; il la priait de l’aider maintenant à se délivrer de ses libérateurs ; et, de son côté, il se tenait prêt, regardant alternativement et la rue et ces hommes, à saisir le moment où il pourrait se laisser glisser en silence, sans leur donner occasion de faire quelque tapage, quelque scène qui inspirât de mauvaises idées aux passants.

Tout à coup, au détour d’un coin, il lui sembla reconnaître les lieux ; il regarda plus attentivement, et fut sûr de son fait. Savez-vous où il était ? Sur le cours de Porte-Orientale, dans cette rue par où il était venu tout lentement et s’en était retourné si vite, environ vingt mois auparavant. Il se souvint aussitôt qu’on allait par là tout droit au lazaret ; et cet avantage de se trouver précisément sur son chemin sans l’avoir cherché, sans l’avoir demandé à personne, lui parut une faveur spéciale de la Providence, en même temps qu’un heureux présage pour les événements qui restaient à s’accomplir. Dans ce moment, un commissaire venait au-devant des chariots, en criant aux monatti de s’arrêter et je ne sais quoi encore ; toujours est-il que l’on fit halte, et la musique se changea en de bruyants colloques. Un des monatti qui était sur le chariot de Renzo, sauta à bas ; Renzo dit à l’autre : « Je vous remercie de votre charité, Dieu vous la rende ; » et il sauta de même de l’autre côté.

« Va, va, pauvre petit untore, répondit le monatto ; ce ne sera pas toi qui dépeupleras Milan. »

Par bonheur il n’y avait là personne qui pût l’entendre. Le convoi était arrêté sur la gauche du cours ; Renzo se hâta de prendre l’autre côté ; et, rasant le mur, il s’avance bien vite sur le pont ; il le passe, suit la rue du faubourg, reconnaît le couvent des capucins ; déjà il est près de la porte, il voit l’angle du lazaret, il franchit la barrière, et devant lui se déploie la scène que présentait le dehors de cette enceinte, scène qui à peine donnait une idée de celle du dedans, et qui cependant était déjà vaste, variée dans ses horreurs, impossible à décrire.

Le long des deux côtés de l’édifice qui de ce point s’offrent à la vue, ce n’était de toute part que mouvement et agitation. Les malades allaient par troupes au lazaret. Nombre d’entre eux étaient assis ou couchés sur les bords du fossé qui en suit les murs ; et c’étaient ceux à qui les forces avaient manqué pour atteindre jusqu’à l’établissement, ou bien ceux qui, en étant sortis par désespoir, s’étaient vus également, par leur faiblesse, dans l’impossibilité d’aller plus loin. D’autres erraient isolés, dans une sorte de stupidité, plusieurs même tout à fait privés de leur raison ; l’un s’échauffait à raconter ses rêveries à un malheureux couché par terre et accablé par le mal ; l’autre s’agitait en mouvements désordonnés ; un autre encore se montrait tout riant, comme s’il assistait à un gracieux spectacle. Mais ce qui faisait le plus de bruit et semblait le plus étrange dans cette manie de si triste gaieté, était un chant élevé et continuel qu’on aurait dit ne pas venir du milieu de cette misérable multitude et qui dominait cependant toutes les autres voix ; une de ces chansons populaires de plaisir et d’amour que l’on appelait villanelle ; et si l’on voulait du regard suivre le son pour découvrir qui pouvait se livrer à la joie dans un temps pareil et dans un tel lieu, on voyait un malheureux qui, assis tranquillement au fond du fossé, chantait à gorge déployée, le visage en l’air.

Renzo avait à peine fait quelques pas le long du côté méridional de l’édifice, lorsqu’il s’éleva parmi la foule une rumeur extraordinaire et de loin se firent entendre des voix qui criaient : « Gare, gare ; arrêtez-le ! » Il se dresse sur la pointe des pieds et voit un grand vilain cheval qui venait ventre à terre, poussé par un cavalier d’un aspect plus désagréable encore ; c’était un frénétique qui, ayant vu cet animal libre près d’un chariot, était bien vite monté dessus, et, le frappant à coups redoublés de son poing sur le cou, de ses talons dans le ventre, le faisait aller à bride abattue ; derrière venaient des monatti en criant ; et tout cela presque aussitôt se perdit dans un nuage de poussière.

C’est dans l’état d’étourdissement et de fatigue où la vue de tant de maux avait déjà jeté notre pauvre jeune homme, qu’il arriva à la porte du lieu où se trouvaient peut-être plus de maux réunis qu’il n’en avait trouvé d’épars dans tout l’espace qu’il avait parcouru jusque-là. Il se présente à cette porte, il entre sous la voûte, et reste un moment immobile au milieu du portique.


CHAPITRE XXXV.


Que le lecteur se représente l’enceinte du lazaret, peuplée de seize mille pestiférés ; tout cet espace encombré de baraques ou de cabanes, de chariots et de la triste foule de ses habitants ; ces deux galeries à droite et à gauche qui, dans leur longueur à perte de vue, se montraient pleines, combles de malades et de morts gisant pêle-mêle sur leur lit de paille ; et, sur cette immense couche, un mouvement perpétuel comme celui d’une mer agitée ; puis, et de toutes parts, les allées et venues des convalescents, des infirmiers, des frénétiques, tantôt baissés, tantôt debout, et leurs courses, et leurs pauses, et leurs rencontres dans tous les sens. Tel fut le spectacle qui frappa tout à coup les regards de Renzo, et devant lequel il s’arrêta comme un homme qui ne peut suffire à la sensation qu’il éprouve. Ce spectacle, nous ne nous proposons certes pas de le décrire dans tous ses détails, et ce n’est point le désir de nos lecteurs ; mais, suivons notre jeune homme dans sa pénible tournée, nous nous arrêterons là où il s’arrêtera lui-même, et nous dirons de ce qu’il vit ce qu’il est nécessaire d’en dire pour raconter ce qu’il fit et ce qui lui arriva dans ce séjour de douleurs.

De la porte où la surprise avait retenu ses pas jusqu’à la chapelle qui se trouve au centre de l’établissement, et de là jusqu’à l’autre porte en face, on avait formé comme une allée vide de baraques et de tout autre objet d’encombrement stable ; et, au second regard qu’il y porta, Renzo vit qu’on y travaillait activement à écarter des chariots et à débarrasser le passage ; des capucins et des employés dirigeaient cette opération et renvoyaient de là ceux qui n’y avaient rien à faire. Craignant d’être lui-même mis ainsi dehors, il se glissa sans hésiter parmi les baraques, du côté où il se trouvait par hasard, c’est-à-dire à droite.

Il avançait selon qu’il voyait de la place à poser son pied, et allait ainsi de baraque en baraque, regardant à l’intérieur de chacune comme sur les lits qui se trouvaient dehors à découvert, arrêtant ses yeux sur ces figures abattues par la souffrance, contractées par le spasme, ou immobiles par la mort, les examinant toutes pour voir s’il ne trouverait pas celle qu’il redoutait cependant de trouver. Mais il avait déjà fait assez de chemin et répété plus d’une fois cet examen si triste, sans voir aucune femme, ce qui lui fit supposer qu’elles devaient toutes être dans un quartier à part. Sa conjecture était juste ; mais nul indice ne pouvait lui faire connaître où était ce quartier. Il rencontrait, tantôt ici, tantôt là, des hommes attachés à l’établissement, aussi différents entre eux par l’air, les manières et le costume, que par le principe qui leur donnait à tous la force de vivre dans de semblables fonctions ; chez les uns l’extinction de tout sentiment de pitié, chez les autres une pitié, une charité surnaturelle. Mais il n’osait adresser des questions ni aux uns ni aux autres, dans la crainte de s’attirer quelque embarras ; et il prit le parti d’aller, d’aller toujours jusqu’à ce qu’il parvînt à trouver des femmes. Il ne laissait pas, en marchant, de continuer sa pénible inspection, sans pouvoir toutefois s’empêcher de détourner de temps en temps ses regards trop attristés et comme éblouis par la présence de tant de maux. Mais où pouvait-il les diriger, les reposer, si ce n’est sur des maux semblables ?

L’air même et l’état du ciel augmentaient, si c’était possible, l’horreur de tout ce qui l’environnait. La brume s’était peu à peu condensée en gros nuages amoncelés qui, se rembrunissant de plus en plus, figuraient l’approche d’une nuit d’orage. Seulement, vers le milieu de ce ciel bas et sombre, paraissait, comme derrière un voile épais, le disque du soleil, pâle, terne, et donnant un faux jour à travers les vapeurs qui en éteignaient les rayons. On sentait peser sur soi une chaleur lourde, étouffante. De temps en temps, au milieu du bourdonnement continu de cette confuse multitude, se faisait entendre un grondement de tonnerre sourd, interrompu et comme indécis ; et, si vous prêtiez l’oreille, vous ne saviez distinguer de quel côté il pouvait venir, ou vous auriez pu le prendre pour un roulement éloigné de chariots s’arrêtant tout à coup dans leur marche. On ne voyait dans la campagne environnante aucune branche d’arbre qui ne fût immobile, ni aucun oiseau s’y aller poser ou prendre son vol pour la quitter ; la seule hirondelle, arrivant subitement par-dessus les bâtiments d’enceinte, glissait en baissant, les ailes étendues, comme pour raser la terre dans l’espace intérieur ; mais, effrayée du mouvement qu’elle y trouvait, elle remontait rapidement et précipitait sa fuite. C’était un de ces temps avec lesquels, parmi des voyageurs allant de compagnie, nul ne rompt le silence, de ces temps qui font que le chasseur marche pensif et le regard à terre, que la jeune villageoise cesse, sans s’en apercevoir, la chanson dont elle égayait ses rustiques travaux ; un de ces temps précurseurs de la tempête, dans lesquels la nature, comme immobile au dehors et agitée d’un travail intérieur, semble oppresser tous les êtres vivants, et ajouter je ne sais quoi de pesant et de pénible à toute sorte d’ouvrages, à l’oisiveté, à l’existence même. Mais, dans ce lieu destiné aux souffrances et à la mort, on voyait l’homme déjà aux prises avec le mal succomber sous cette oppression nouvelle ; on voyait par centaines les malades tourner précipitamment à leur fin ; et la dernière lutte se faisait avec plus d’angoisses, les gémissements qu’arrachait un surcroît de douleurs étaient plus étouffés ; peut-être dans ce lieu désolé une heure aussi cruelle ne s’était-elle point encore vue.

Le jeune homme avait déjà parcouru longtemps et sans fruit le labyrinthe de baraques, lorsque, parmi les plaintes de toute sorte dont son oreille était incessamment fatiguée, il distingua un mélange tout particulier de cris d’enfants et de bêlements ; et bientôt il arriva devant une clôture de planches assemblées, de l’intérieur de laquelle venait ce bruit extraordinaire. Il regarda par une large ouverture que deux planches laissaient entre elles, et vit un enclos contenant des baraques éparses, et, tant dans ces cahutes que sur le peu de terrain qu’elles laissaient libre, une infirmerie différente de celle qui était établie dans tout le reste du lazaret. Des enfants au maillot étaient couchés à terre sur de petits matelas, des oreillers, des draps ou de petits tapis ; des nourrices ou d’autres femmes étaient tout occupées auprès d’eux ; et, ce qui surtout captivait les regards, des chèvres étaient mêlées avec elles et les aidaient dans leurs touchantes fonctions. C’était en un mot un hospice de petits enfants, tel que le lieu et l’époque avaient permis de le former. Rien n’était singulier, en effet, comme de voir, parmi ces chèvres, les unes se tenir immobiles sur leurs quatre jambes au-dessus de l’enfant qu’elles allaitaient, les autres accourir, comme attirées par un sentiment maternel, au cri de leur nourrisson, s’arrêter près de lui, chercher à se placer de manière qu’il pût atteindre à leur pis, bêler, s’agiter, comme pour demander que l’on vînt tout à la fois au secours de l’un et de l’autre.

Çà et là étaient assises des nourrices avec des enfants au sein ; et plusieurs montraient un sentiment de tendresse qui pouvait faire douter si elles se trouvaient en ce lieu pour gagner un salaire, ou si plutôt elles n’y avaient pas été conduites par cette charité spontanée qui va cherchant les besoins et les douleurs pour les soulager. L’une, tout affligée, détachait de son sein épuisé un malheureux petit être dont la faim s’exprimait par ses pleurs, et tristement elle cherchait la chèvre qui pouvait la remplacer pour lui. Une autre regardait d’un œil de complaisance celui qui s’était endormi sur sa mamelle, et, le baisant légèrement, allait le poser sur son matelas dans une cahute. Mais une troisième, abandonnant son sein à un nourrisson étranger, avec un air cependant qui n’exprimait pas l’indifférence, mais une pénible préoccupation, fixait ses regards vers le ciel ; et quelle pensée se révélait dans cette attitude et ce regard, si ce n’est que l’enfant auquel elle avait elle-même donné le jour avait sucé ce même lait et peut-être ensuite rendu sur ce sein le dernier soupir. D’autres femmes plus âgées remplissaient d’autres tâches. Celle-ci accourait aux cris d’un petit enfant affamé, le prenait et le portait près d’une chèvre qui broutait une touffe d’herbe fraîche ; elle le présentait au pis de la bête encore novice, la grondant et tout à la fois la flattant de la main et de la voix pour qu’elle se prêtât doucement à l’office qui lui était demandé ; celle-là s’élançait pour saisir un pauvre innocent qu’une chèvre, tout occupée d’en allaiter un autre, foulait de l’un de ses pieds ; cette autre promenait le sien en le berçant dans ses bras, tâchant, tantôt de l’endormir par sa chanson, tantôt de l’apaiser par des paroles caressantes, et l’appelant d’un nom qu’elle lui avait donné. Dans ce moment arriva un capucin à barbe blanche apportant sur ses deux bras deux petits enfants qui poussaient des cris et qu’il venait de recueillir près de leurs mères expirantes. Une femme courut les recevoir et tout aussitôt chercha du regard parmi les nourrices et le troupeau pour leur trouver une mère.

Plus d’une fois le jeune homme, obéissant à la première et à la plus puissante de ses pensées, s’était détaché, pour continuer sa marche, de l’ouverture par laquelle il regardait ce tableau, et plus d’une fois il ne put s’empêcher de s’y remettre pour regarder encore un moment.

S’en étant enfin éloigné, il suivit la clôture de planches jusqu’à un endroit où un groupe de baraques qui s’y trouvaient appuyées l’obligea à se détourner. Il marcha alors le long des baraques, avec l’intention de regagner son mur de planches, de le suivre jusqu’au bout et de reconnaître ce qu’il y avait au delà. Pendant qu’il regardait devant lui pour étudier son chemin, une apparition subite, et qui ne fut que d’un instant, frappa sa vue et bouleversa son cœur. Il vit, à une centaine de pas, passer et se perdre aussitôt, parmi les cabanes, un capucin qui, de cette distance et aperçu aussi rapidement, avait tout l’air, toute l’allure du père Cristoforo. Agité, comme on peut le croire, il courut de ce côté, et là, s’étant mis à rôder, à chercher, en avant, en arrière, dedans, dehors, dans tous les détours, dans tous les passages, il fit tant qu’il revit, avec une joie que l’on peut également comprendre, cette même figure, ce même religieux ; il le vit assez près de lui, s’éloignant d’une grande marmite, et allant, une écuelle à la main, vers une baraque ; puis il le vit s’asseoir sur la porte, faire un signe de croix sur l’écuelle qu’il tenait devant lui, et, regardant tout à l’entour, comme un homme qui veut toujours avoir l’air à ce qui se passe, prendre sa cuiller et se mettre à manger. C’était bien réellement le père Cristoforo.

Peu de mots nous suffiront pour raconter l’histoire du bon religieux depuis le jour où nous l’avons perdu de vue. Il n’avait jamais quitté Rimini, et jamais n’avait songé à le quitter jusqu’au moment où la peste, s’étant déclarée à Milan, était venue lui offrir l’occasion, qu’il avait toujours si vivement désirée, de donner sa vie pour son prochain. Il demanda avec instances d’être rappelé, pour servir et assister les pestiférés. L’oncle de don Rodrigo était mort ; et, au demeurant, on avait plus besoin d’infirmiers que d’hommes d’État ; de sorte qu’il obtint sans peine l’objet de sa demande. Il vint aussitôt à Milan, entra au lazaret, et y était depuis environ trois mois lorsqu’il se trouva sur les pas de Renzo.

Mais la joie qu’éprouva celui-ci en le revoyant ne fut pas même un instant sans mélange. Il n’acquit la certitude que c’était lui que pour reconnaître en même temps le changement qui s’était opéré dans sa personne. Sa taille s’était voûtée comme sous un pénible affaissement, son visage était maigre et défait ; et en tout on voyait en lui la nature épuisée, un corps succombant sous les fatigues et les souffrances, mais qu’un effort de l’âme savait encore, à chaque instant, relever et soutenir.

Il regardait lui-même avec attention le jeune homme qui venait vers lui et qui, du geste, n’osant encore user de la parole, cherchait à se faire reconnaître du religieux. « Oh ! père Cristoforo ! dit-il ensuite quand il en fut assez proche pour être entendu sans trop élever la voix.

— Toi ici ! dit le religieux en posant à terre son écuelle et se dressant.

— Comment vous portez-vous, père ? Comment vous portez-vous ?

— Mieux que tant de pauvres gens que tu vois, » répondit le religieux ; et sa voix était faible, cassée, changée comme tout l’était en lui. Son œil seul avait conservé sa vivacité première, ou même on y voyait quelque chose de plus animé et de plus brillant que par le passé, comme si la charité, dans cette âme, s’élevant d’autant plus aux sublimes régions lorsque l’œuvre touchait à son terme, et tout entière à la joie de se sentir rapprochée de son principe, faisait rayonner dans le regard un feu plus ardent et plus pur que celui que l’infirmité du corps tendait incessamment à y amortir.

« Mais toi, poursuivit-il, comment es-tu dans ce lieu ? pourquoi viens-tu ainsi affronter la peste ?

— Je l’ai eue, grâce à Dieu. Je viens tâcher de trouver Lucia.

— Lucia ! Est-ce qu’elle est ici ?

— Elle est ici ; ou du moins je veux espérer qu’elle y est encore.

— Est-elle ta femme ?

— Oh ! cher père ! non, certes, elle n’est pas ma femme. Vous ne savez donc rien de tout ce qui s’est passé ?

— Non, mon enfant ; depuis que Dieu m’a éloigné de vous autres, je n’ai plus rien su de ce qui vous concerne ; mais maintenant qu’il t’envoie vers moi, je puis dire que j’ai grand désir d’en apprendre quelque chose. Mais… et ton bannissement ?

— Vous le savez donc, ce qu’on m’a fait ?

— Mais qu’avais-tu fait toi-même ?

— Écoutez, père ; si je disais que j’ai eu du bon sens dans ce certain jour à Milan, je dirais un mensonge ; mais pour ce qui est de mauvaises actions, je n’en ai point fait, je vous assure.

— Je le crois, et je le croyais moi-même avant de t’avoir vu.

— À présent donc je pourrai tout vous dire.

— Attends, » dit le religieux ; et, faisant quelques pas hors de la baraque, il appela : « Père Vittore ! » Un instant après parut un jeune capucin auquel il dit : « Rendez-moi le service, père Vittore, pendant quelques moments qu’il me faut rester ici, de faire à vous seul notre besogne auprès de nos pauvres malheureux. Si pourtant quelqu’un me demandait, veuillez m’appeler, je vous prie. Celui que vous savez surtout ! Pour peu qu’il donnât signe de revenir à lui, de grâce, que j’en sois à l’instant averti.

— Soyez tranquille, répondit le jeune moine ; et le vieillard, revenant à Renzo. Entrons ici, lui dit-il. Mais… ajouta-t-il aussitôt en s’arrêtant ; tu me parais bien fatigué ; tu dois avoir besoin de nourriture.

— C’est vrai, dit Renzo, vous m’y faites songer, et je me rappelle à présent que je suis encore à jeun.

— Attends, » dit le religieux ; et, prenant une autre écuelle, il l’alla remplir à la grande marmite, et revint la présenter avec une cuiller à Renzo ; il le fit asseoir sur une paillasse qui lui servait de lit ; puis il alla vers un tonneau placé dans un coin et en fit couler le vin dans un verre qu’il posa sur une petite table devant son convive ; il reprit ensuite son écuelle et s’assit à côté de lui.

« Oh ! père Cristoforo ! dit Renzo, est-ce à vous à faire de semblables choses ? Mais vous êtes toujours le même. Je vous remercie de tout mon cœur.

— Ce n’est pas moi que tu dois remercier, dit le religieux ; ceci est le bien des pauvres ; mais tu es toi-même un pauvre en ce moment. Maintenant dis-moi ce que je ne sais pas, raconte-moi ce qui est arrivé à notre pauvre Lucia ; et tâche que ce soit vite fait, car le temps est court, et la besogne ne manque pas, comme tu vois. »

Renzo commença, entre une cuillerée et l’autre, l’histoire de Lucia ; et dit comment elle avait été recueillie dans le monastère de Monza, puis enlevée… À l’image de tant de souffrances qu’elle avait endurées, des dangers si grands qu’elle avait courus, à l’idée que c’était lui qui avait envoyé là cette pauvre innocente, le bon religieux demeura un instant sans haleine ; mais il la reprit en apprenant comment Lucia avait été miraculeusement délivrée, rendue à sa mère et placée par celle-ci chez donna Prassède.

« À présent je vous raconterai ce qui me regarde, » poursuivit Renzo ; et il fit succinctement le récit de ce qui s’était passé dans sa fameuse journée à Milan ; il dit sa fuite, son absence de son pays depuis cette époque jusqu’au moment actuel où, à la faveur du désordre général, il s’était hasardé à y reparaître ; comment il n’y avait pas trouvé Agnese ; la manière dont il avait su à Milan que Lucia était au lazaret : « Et me voilà, dit-il en finissant, me voilà venant la chercher, venant voir si elle est encore en vie, et si elle veut encore de moi… car… quelquefois…

— Mais, demanda le religieux, as-tu quelque indice sur l’endroit où elle a été placée, sur le moment où elle est venue ?

— Aucun, cher père ; je ne sais autre chose sinon qu’elle est ici, si tant est que par la grâce de Dieu elle y soit encore !

— Oh ! pauvre garçon ! mais quelles recherches as-tu faites jusqu’à présent ?

— J’ai rôdé, tourné dans tous les sens ; mais, entre autres choses qui m’ont frappé, je n’ai presque jamais vu que des hommes. J’ai bien pensé que les femmes doivent être dans un endroit à part, mais je n’ai jamais pu y arriver : si c’est en effet ainsi, vous me l’indiquerez, cet endroit.

— Ne sais-tu pas, mon enfant, que l’entrée en est interdite aux hommes qui n’ont pas quelque devoir à y remplir ?

— Oh bien ! que peut-il m’arriver ?

— La règle est juste et sainte, mon cher enfant, et si la quantité et la nature accablante des maux ne permettent pas de la faire observer, dans toute sa rigueur, est-ce une raison pour qu’un honnête homme doive l’enfreindre ?

— Mais, père Cristoforo ! dit Renzo, Lucia devait être ma femme ; vous savez comment nous avons été séparés ; il y a vingt mois que je souffre et que je porte patience ; je suis venu ici à travers bien des risques, l’un plus fâcheux que l’autre, et maintenant…

— Je ne sais trop que dire à cela, reprit le religieux, répondant plutôt à ses propres pensées qu’aux paroles du jeune homme. Ton intention est bonne, et plût à Dieu que tous ceux qui ont un libre accès dans ce lieu s’y comportassent comme je puis compter que tu le feras toi-même ! Il bénit certainement la constance de ton affection, ta persévérance à vouloir et à rechercher la personne qu’il t’avait donnée. Plus rigoureux, mais plus indulgent que les hommes, il ne verra pas comme une faute ce qu’il peut y avoir d’irrégulier dans la manière de la chercher ici. Rappelle-toi seulement que tous deux nous aurons à rendre compte de ta conduite en ce lieu, non pas aux hommes probablement, mais à Dieu sans aucun doute. Viens ici. » En disant ces mots il se leva, ce que fit également Renzo. Celui-ci, tout en écoutant le père, avait tenu conseil en lui-même et pris le parti de ne pas lui parler, comme il en avait eu d’abord le dessein, de la promesse de Lucia. « S’il apprend cela, s’était-il dit, il va sûrement me faire d’autres difficultés. De deux choses l’une : ou je la trouverai, et nous serons toujours à temps de traiter cet article, ou… et alors, à quoi bon ? »

Le religieux, l’ayant fait venir sur la porte de la cabane qui était tournée vers le nord, reprit ainsi : « Écoute, notre père Félix, qui préside au gouvernement du lazaret, mène aujourd’hui dehors, pour faire ailleurs quarantaine, le peu de personnes qui ont pu guérir. Tu vois cette église, là, dans le milieu ?… » Et levant sa main maigrie et tremblante, il montrait à gauche, au milieu des lourdes vapeurs de l’atmosphère, la coupole de la chapelle, s’élevant au-dessus des misérables tentes qui l’environnaient. « C’est là, poursuivit-il, que dans ce moment ils se rassemblent pour sortir en procession par la porte par où tu dois être entré.

— Ah ! c’est donc pour cela qu’on travaillait à déblayer la voie ?

— Justement ; tu dois aussi avoir entendu sonner cette cloche ?

— Je l’ai entendu sonner une fois.

— C’était le second coup ; au troisième, ils seront tous rassemblés ; le père Félix leur fera un petit discours, et ensuite il se mettra en marche avec eux. À ce troisième coup, aie soin de te trouver là ; fais en sorte de te placer derrière tout le monde, sur un côté de l’allée, dans un endroit d’où, sans gêner le passage et sans te faire remarquer, tu puisses les voir défiler ; et là, regarde… regarde… si par hasard elle serait parmi ceux qui sortent. Si Dieu n’a pas permis qu’elle y soit, cette partie des bâtiments, et il leva de nouveau la main en indiquant le côté de l’édifice qu’ils avaient vis-à-vis d’eux, cette partie des bâtiments et une portion du terrain qui se trouve au-devant forment le quartier assigné aux femmes. Tu verras une cloison en planches qui sépare ce quartier de celui où nous sommes ; mais cette cloison, en quelques endroits, laisse des lacunes, en d’autres elle est ouverte, de sorte qu’il ne te sera pas difficile d’entrer. Une fois dedans, moyennant que tu ne fasses rien qui puisse éveiller le soupçon, personne probablement ne te dira rien. Si cependant on t’opposait quelque obstacle, dis que le père Cristoforo de *** te connaît et répond de toi. Cherche-la dans ce lieu, cherche-la avec confiance et avec résignation, car songe bien que ce n’est pas peu de chose que tu es venu essayer de trouver ici : tu demandes une personne vivante au lazaret ! Sais-tu combien de fois j’ai vu se renouveler ce pauvre peuple ! combien de ces malheureux j’ai vu emporter ! combien peu j’en ai vu sortir !… Va préparé à faire, s’il le faut, un sacrifice…

— Oui, je comprends, interrompit Renzo, dont le regard s’était troublé et la physionomie obscurcie, je comprends ! j’y vais ; je regarderai, je chercherai dans un endroit, dans un autre, et puis encore dans tout le lazaret, en long et en large… et si je ne la trouve pas… !

— Si tu ne la trouves pas ? » dit le père d’un air sérieux et en regardant le jeune homme d’un œil où se marquaient l’attente des paroles qui allaient suivre et déjà une admonition sur ce début.

Mais Renzo, chez qui l’irritation réveillée par l’idée de ce doute venait de faire l’effet d’un nuage élevé devant sa raison, répéta les mêmes mots et poursuivit : « Si je ne la trouve pas, je ferai en sorte de trouver quelqu’un autre. Ou à Milan, ou dans son infâme château, ou au bout du monde, ou chez le diable, je le trouverai, ce brigand qui nous a séparés, ce scélérat sans lequel depuis vingt mois Lucia serait ma femme ; et, si nous étions destinés à mourir, au moins nous serions morts ensemble. S’il est encore au monde, ce misérable, je le trouverai…

— Renzo ! dit le religieux, en le saisissant par le bras et le regardant plus sévèrement encore.

— Et si je le trouve, continua Renzo tout à fait aveuglé par la colère, si la peste n’en a déjà fait justice… le temps n’est plus où un poltron, avec ses bravi autour de lui, pouvait réduire les gens au désespoir et en rire ; un autre temps est venu où les hommes peuvent se rencontrer face à face, et… ce sera moi qui la ferai, la justice !

— Malheureux ! s’écria le père Cristoforo d’une voix qui avait repris tout ce qu’elle avait eu de plein et de sonore, malheureux ! et sa tête abaissée sur sa poitrine s’était relevée, ses joues s’étaient colorées comme au temps où une vie plus puissante les animait, et le feu de ses yeux avait je ne sais quoi de pénétrant et de terrible. Regarde, malheureux ! Et tandis que d’une main il serrait et secouait fortement le bras de Renzo, de l’autre il lui montrait le douloureux spectacle qui, de toutes parts, s’offrait à leur vue. Regarde qui est Celui qui châtie ! Celui qui juge et qui n’est pas jugé ! Celui qui envoie ses fléaux et qui pardonne ! Mais toi, ver de terre, tu veux faire justice ! Le sais-tu, toi, ce qu’est la justice ? Va, malheureux, retire-toi ! J’espérais… oui, j’ai espéré qu’avant ma mort Dieu m’accorderait la consolation d’apprendre que ma pauvre Lucia était vivante, de la voir peut-être, et de l’entendre me promettre qu’elle ferait une prière sur la fosse où l’on m’aura déposé. Va, tu m’as ravi cette espérance, Dieu ne l’a pas laissée sur la terre pour toi, et toi, sûrement, tu n’as pas l’audace de croire que Dieu pense à te consoler. Il aura pensé à elle, parce qu’elle est de ces âmes à qui sont réservées les consolations éternelles ! Va ! je n’ai plus de temps pour toi. »

Et, en disant ces mots, il rejeta loin de lui le bras de Renzo et marcha vers une cabane de malades.

« Ah ! père ! dit Renzo en suivant ses pas d’un air suppliant, voulez-vous me renvoyer ainsi ?

— Comment ! reprit le capucin d’une voix toujours aussi sévère, oserais-tu prétendre que je dérobasse à ces affligés qui m’attendent pour leur parler du pardon de Dieu, un temps que j’emploierais à écouter tes paroles de rage, tes odieux projets de vengeance ? Je t’ai écouté lorsque tu me demandais aide et consolation, je me suis enlevé à la charité pour la charité, mais, maintenant, tu as la vengeance dans le cœur, que veux-tu de moi ? Va-t’en. J’ai vu mourir ici des offensés qui pardonnaient, des offenseurs qui gémissaient de ne pouvoir s’humilier devant celui qui avait reçu l’offense ; j’ai pleuré avec les uns et avec les autres, mais avec toi, qu’ai-je à faire ?

— Ah ! je lui pardonne ! je lui pardonne sincèrement, je lui pardonne pour toujours ! s’écria le jeune homme.

— Renzo ! dit le religieux avec un sérieux plus calme, penses-y, et dis-moi combien de fois tu lui as pardonné. »

Et, ayant attendu quelques moments sans recevoir de réponse, tout à coup il baissa la tête, et, d’une voix sourde et lente, il reprit : « Tu sais pourquoi je porte cet habit ? »

Renzo hésitait.

« Tu le sais ? répéta le vieillard.

— Je le sais, répondit Renzo.

— Moi aussi, j’ai connu la haine, moi qui viens de te reprendre pour une pensée, pour un mot, je l’ai connue ; et l’homme que je haïssais du fond de l’âme, que je haïssais depuis longtemps, je l’ai tué.

— Oui, mais c’était un méchant oppresseur, un de ceux…

— N’ajoute rien, interrompit le religieux. Crois-tu que, s’il existait une bonne raison pour me justifier, depuis trente ans je ne l’aurais pas trouvée ? Ah ! si je pouvais maintenant mettre dans ton cœur le sentiment que depuis j’ai toujours eu, que j’ai encore, pour l’homme que je haïssais ! Si je le pouvais, moi ? Mais Dieu le peut ; qu’il le fasse… ! Écoute, Renzo, Dieu t’aime plus que tu ne t’aimes toi-même ; tu as pu méditer la vengeance, mais il a assez de force et de miséricorde pour t’empêcher de l’effectuer ; il te fait une grâce dont un autre, hélas ! fut trop indigne. Tu sais, bien des fois tu l’as dit, qu’il peut arrêter la main de l’oppresseur ; mais sache qu’il peut arrêter aussi celle de l’homme vindicatif. Et parce que tu es pauvre, parce que tu es offensé, crois-tu qu’il ne puisse défendre contre toi un être qu’il a créé à son image ? Crois-tu qu’il te laisserait faire toutes choses selon ta volonté ? Non ! Mais sais-tu ce que tu peux faire ? Tu peux haïr et te perdre ; tu peux, par le sentiment que tu nourriras dans ton cœur, éloigner de toi toute bénédiction. Car, de quelque manière que les choses se passent pour toi, quel que puisse être ton sort, sois bien assuré que tout y sera châtiment, tant que tu n’auras pas pardonné à ne pouvoir plus dire : je lui pardonne.

— Oui, oui, dit Renzo, tout ému et plein de confusion ; je sens que je ne lui avais jamais pardonné ; je sens que j’ai parlé comme un être sans raison et non comme un chrétien ; mais maintenant, avec la grâce de Dieu, c’est bien du fond du cœur que je lui pardonne.

— Et si tu le voyais ?

— Je prierais le Seigneur de me donner, à moi, la patience, et de lui toucher le cœur.

— Te rappellerais-tu que le Seigneur ne nous a pas dit seulement de pardonner à nos ennemis, mais de les aimer ? Te rappellerais-tu qu’il l’a aimé jusqu’à mourir pour lui ?

— Oui, avec l’aide de Dieu.

— Eh bien, viens avec moi. Tu as dit : Je le trouverai ; tu le trouveras. Viens, et tu verras contre qui tu pouvais conserver de la haine, à qui tu pouvais désirer du mal et vouloir en faire, sur quelle vie tu voulais t’ériger en maître. »

Et, prenant la main de Renzo, la serrant comme aurait pu le faire un jeune homme dans la force de la santé, il se mit en marche. Renzo, sans oser lui adresser aucune question, le suivit.

Après avoir fait un peu de chemin, le religieux s’arrêta sur la porte d’une cabane ; il fixa ses yeux sur le visage de Renzo d’un air mêlé de gravité et d’attendrissement, et le fit entrer avec lui.

Le premier objet qui là se montrait à la vue était un malade assis dans le fond sur la paille, mais un malade peu abattu et qui même pouvait paraître près de sa convalescence. En voyant le père, il remua la tête, comme pour faire un signe négatif ; le père baissa la sienne d’un air de tristesse et de résignation. Renzo cependant, promenant ses regards avec une inquiète curiosité sur ce qu’il y avait encore dans la cabane, vit trois ou quatre malades ; et, sur un matelas placé contre l’un des côtés, il remarqua l’un d’entre eux enveloppé dans un drap, par-dessus lequel était une cape de gentilhomme servant de couverture. Il le considéra plus attentivement, reconnut don Rodrigo, et recula d’un pas ; mais le religieux, lui faisant de nouveau sentir fortement la main avec laquelle il le tenait, le tira au pied de la triste couche, tandis que de l’autre main il lui montrait l’homme qui s’y trouvait étendu. Le malheureux gisait immobile, les yeux très-ouverts, mais privés de regard, le visage pâle et couvert de taches noires, les lèvres noires et enflées ; vous eussiez dit la face d’un cadavre, si une violente contraction n’y eût signalé une vie tenace et dure à finir. Sa poitrine se soulevait de temps en temps par une respiration suffoquée ; de sa main droite, hors de la cape, il se pressait près du cœur, en y appuyant, avec la force de leur crispation, des doigts livides et noirs à leur extrémité.

« Tu vois ! dit le religieux d’une voix basse et grave. Ce peut être châtiment, ce peut être miséricorde. Le sentiment que dans ce moment tu éprouveras pour cet homme qui t’a offensé, Dieu que tu as offensé de même l’aura pour toi, lorsque viendra ton dernier jour. Bénis-le, cet homme, et tu seras béni. Depuis quatre jours il est là comme tu le vois, sans donner aucun signe et sans paraître sentir son existence. Peut-être le Seigneur est-il prêt à lui accorder une heure de retour à lui-même ; mais il voulait en être prié par toi ; peut-être veut-il que tu l’en pries avec cette pauvre innocente ; peut-être réserve-t-il sa grâce à ta seule prière, à la prière d’un cœur affligé, mais résigné. Peut-être le salut de cet homme et le tien dépendent-ils maintenant de toi, d’un sentiment de pardon, de compassion… d’amour qui naîtra dans ton cœur ! »

Il se tut, baissa la tête sur ses mains jointes, et pria ; Renzo en fit de même.

Ils étaient depuis quelques moments dans cette attitude, lorsque le dernier coup de cloche se fit entendre. Tous deux, comme de concert, se retournèrent et sortirent. L’un ne fit point de demandes, l’autre point de protestations ; leurs visages parlaient.

« Va maintenant, reprit le religieux, va préparé, soit à recevoir une grâce, soit à faire un sacrifice, préparé à louer Dieu, quel que soit le résultat de tes recherches ; et, quel qu’il soit, viens m’en rendre compte ; nous le louerons ensemble. »

Puis, sans rien dire de plus, ils se séparèrent ; l’un retourna vers l’endroit d’où il était venu ; l’autre se dirigea vers la chapelle, qui n’était qu’à une centaine de pas de distance.


CHAPITRE XXXVI.


Qui aurait dit à Renzo, quelques heures auparavant, que, lorsqu’il serait le plus lancé dans sa recherche, lorsque les moments les plus critiques et les plus décisifs auraient commencé pour lui, son cœur serait partagé entre Lucia et don Rodrigo ? Et c’était cependant ainsi. Cette figure venait se mêler à toutes les images douces ou terribles que l’espérance ou la crainte faisaient tour à tour paraître à son esprit ; les paroles qu’il avait entendues au pied de cette couche résonnaient dans son âme parmi toutes les incertitudes dont elle était si vivement agitée ; et il ne pouvait achever une prière pour l’heureux résultat de sa grande entreprise, sans y rattacher celle qu’il avait commencée dans la cabane et que le coup de cloche avait interrompue.

La chapelle octogone qui se montre, élevée sur quelques marches, au milieu du lazaret, était, dans sa construction primitive, ouverte de tous les côtés, sans autre support que des pilastres et des colonnes ; c’était un bâtiment, pour ainsi dire, tout à jour. Chacun des huit côtés présentait un arceau sur deux entre-colonnements. En dedans un portique régnait tout autour de cette partie de l’édifice qu’on pourrait proprement appeler l’église, laquelle n’était composée que de huit arceaux correspondant à ceux des façades, et surmontés d’une coupole ; de sorte que l’autel, placé au centre, pouvait être vu de toutes les fenêtres des chambres du pourtour, et presque de tous les points du lazaret. Maintenant l’édifice ayant été affecté à tout autre usage, les vides des façades sont murés ; mais l’ancienne construction, demeurée intacte, indique clairement comment il était alors et quelle en était la destination.

Renzo venait à peine de se mettre en marche, lorsqu’il vit le père Félix paraître sous le portique de la chapelle et se présenter sous l’arceau faisant face à la ville, devant lequel l’assemblée s’était rangée en bas des degrés, tout au long de l’avenue pratiquée dans le milieu de l’enceinte, et il reconnut aussitôt à l’attitude du religieux qu’il avait commencé sa prédication.

Il tourna par les petits passages qui se trouvaient entre les tentes et les baraques, de manière à arriver sur les derrières de l’auditoire, ainsi qu’il lui avait été dit de le faire. Une fois là, il s’arrêta sans faire semblant de rien, et parcourut du regard toute cette réunion ; mais il n’y vit que des têtes se touchant toutes. Dans le milieu il s’en trouvait un certain nombre qui avaient un voile pour coiffure. Il regarda plus attentivement sur ce point ; mais, n’y découvrant rien de plus, il fit comme les autres et leva les yeux vers le prédicateur sur lequel chacun fixait les siens. Il fut frappé, pénétré de l’air vénérable de cette figure, et, recueillant l’attention dont il pouvait être capable dans un moment de semblable attente, il entendit cette partie de l’allocution que prononçait l’homme de Dieu :

« Donnons une pensée aux mille et mille d’entre nous qui sont sortis par là ; » et, de son doigt levé par-dessus son épaule, il montrait derrière lui la porte qui donne sur le cimetière de San-Gregorio, lequel n’était plus alors qu’une immense fosse, « jetons un regard sur les mille et mille autres qui restent dans cette enceinte, ne sachant, hélas ! quelle en sera pour eux la sortie ; jetons un regard sur nous-mêmes qui, en si petit nombre, en sortons échappés au péril. Béni soit le Seigneur ! béni dans sa justice, béni dans sa miséricorde ! béni dans la mort, béni dans la vie, lorsqu’il la daigne sauver ! béni dans le choix qu’il a voulu faire de nous pour une semblable faveur ! Ah ! pourquoi l’a-t-il voulu, mes enfants, si ce n’est pour se conserver un petit peuple corrigé par l’affliction et rendu plus fervent par la gratitude ? Si ce n’est afin que, pénétré plus vivement de cette pensée que la vie est un don de sa grâce, nous l’estimions à la valeur que doivent avoir pour nous tous ses dons, nous l’employions à des œuvres dignes de lui être présentées ? Si ce n’est afin que le souvenir de nos souffrances nous rende compatissants pour notre prochain et prompts à le secourir dans les siennes ? Et d’abord songeons en ce moment à la manière dont nous allons paraître aux yeux de ceux avec qui, dans cet asile, nous avons souffert, nous avons connu les vicissitudes de la crainte et de l’espérance, parmi lesquels nous laissons des amis, des proches, et qui tous sont nos frères dans le Seigneur. Veillons à ce qu’en nous voyant passer parmi eux, et tandis qu’ils éprouveront peut-être quelque soulagement par la pensée qu’il n’est pas impossible de sortir vivants de ce séjour de misères, veillons à ce qu’ils ne reçoivent de nous que bon exemple et qu’édification. Gardons-nous de leur montrer une joie bruyante, une joie toute terrestre, parce que nous avons évité cette mort contre laquelle ils se débattent encore. Qu’ils nous voient partir remerciant le ciel pour nous et le priant pour eux, et qu’ils puissent dire : Hors d’ici-même ils se souviendront de nous, ils continueront à prier pour nous. Commençons par ce voyage, par ces premiers pas que nous allons faire, une vie toute de charité. Que ceux qui ont repris leurs premières forces donnent aux faibles l’appui d’un bras fraternel ; jeunes gens, soutenez les vieillards ; vous qui êtes restés sans enfants, voyez autour de vous combien d’enfants sont restés sans père ! qu’ils trouvent un père dans chacun de vous ! Et cette charité, en couvrant vos péchés, adoucira même votre douleur. »

Ici un sourd murmure de gémissements, un triste concert de sanglots qui allaient croissant dans l’assemblée, s’arrêtèrent subitement, lorsqu’on vit le prédicateur se mettre au cou une corde et tomber à genoux ; et dans un profond silence on attendait ce qu’il allait dire.

« Il me reste, dit-il, à vous parler de moi et de mes compagnons qui, par un choix dont nous étions si indignes, avons été appelés à ce haut privilège de servir en vous Jésus-Christ. Je vous demande humblement de nous pardonner si nous n’avons pas dignement rempli un si grand ministère. Si la paresse, si l’indocilité de la chair nous ont rendus moins attentifs à vos besoins, moins prompts à courir à votre appel ; si une injuste impatience, si un coupable ennui nous ont fait quelquefois vous montrer un visage froid et sévère ; si quelquefois la misérable pensée que nous pouvions vous être nécessaires nous a portés à ne pas vous traiter avec cette humilité dont nous n’eussions jamais dû nous départir ; si notre fragilité nous a fait commettre quelque action qui ait été pour vous une cause de scandale, pardonnez-nous ! Que Dieu vous remette de même vos dettes envers lui, et qu’il vous bénisse ! » Et, faisant sur l’auditoire un grand signe de croix, il se releva.

Si nous n’avons pu rapporter exactement ses paroles, nous en avons du moins reproduit le sens et la substance ; mais le ton avec lequel elles furent prononcées est une de ces choses que la plume ne retrace point. C’était le ton d’un homme qui appelait privilège le service des pestiférés, parce qu’il le regardait comme tel ; qui se disait coupable de n’avoir pas dignement répondu à cette grâce, parce qu’il le sentait ainsi ; qui demandait qu’on lui pardonnât, parce qu’il croyait véritablement avoir besoin de ce pardon. Mais ceux qui l’écoutaient étaient les mêmes qui avaient vu ces capucins n’avoir d’autre pensée, d’autre soin que de les servir, qui en avaient vu mourir le plus grand nombre, qui avaient vu notamment celui qui aujourd’hui parlait au nom de tous, le premier de tous en l’autorité, être toujours aussi le premier à l’œuvre, si ce n’est lorsqu’il avait été lui-même aux portes de la mort ; et l’on peut dès lors juger avec quelle abondance de larmes, avec quels sanglots ces paroles furent accueillies. L’admirable religieux prit alors une grande croix qui était appuyée contre un pilastre, il l’éleva devant lui, laissa sur le bord du portique extérieur ses sandales, descendit les degrés, et traversant la foule, qui s’ouvrit respectueusement pour lui donner passage, il alla se mettre à sa tête.

Renzo, dont les yeux étaient pleins de larmes tout comme s’il eût été l’un de ceux à qui cette demande si extraordinaire de pardon était adressée, se rangea comme les autres et fut se placer sur le côté d’une baraque. Ainsi posté, il attendit qu’on défilât, se tenant à demi caché, le corps en arrière, la tête en avant, regardant de tous ses yeux, avec un grand battement de cœur, mais aussi avec une certaine confiance qu’il n’avait pas encore éprouvée et qui naissait, je crois, de l’attendrissement produit dans son âme par les paroles qu’il venait d’entendre et par l’attendrissement général dont il avait autour de lui le spectacle.

Cependant le père Félix arrivait, pieds nus, sa corde au cou, sa haute et pesante croix dans les mains ; sur son visage pâle et maigre respiraient tout à la fois le courage et la componction ; son pas était lent, mais ferme, le pas d’un homme qui songeait surtout à ménager la faiblesse des autres, et tout le montrait comme puisant sa force dans un surcroît même de fatigues et de souffrances pour soutenir celles, en si grand nombre, dont le poids incessant formait l’attribut de l’office qu’il remplissait. Immédiatement après lui marchaient les jeunes garçons un peu grands, la plupart nu-pieds, quelques-uns seulement velus à plein, plusieurs couverts d’une simple chemise. Puis venaient les femmes, donnant presque toutes la main à une petite fille, et chantant alternativement entre elles le Miserere ; et le son faible de ces voix, la pâleur et l’air languissant de ces visages étaient bien de nature à remplir de pitié l’âme de quiconque se fût trouvé là comme simple spectateur. Mais ce n’était point comme tel que s’y trouvait Renzo. Tout entier à sa pensée, il regardait, examinait, de rang en rang, de figure en figure, sans en oublier une seule, car la marche fort lente de la procession lui donnait pour cela toute facilité. On passe, on passe ; il regarde, il regarde toujours sans fruit. De temps en temps il jetait rapidement un coup d’œil sur ce qui restait de femmes en arrière et en voyait le nombre s’amoindrir. Déjà les derniers rangs s’approchent, le dernier de tous arrive ; tous sont passés, il n’a vu que des figures inconnues. Les bras pendants, la tête penchée sur l’épaule, il demeura l’œil attaché sur cette troupe de femmes, pendant qu’elle s’éloignait et que celle des hommes passait. Son attention, cependant, fut de nouveau éveillée, quelque espoir lui revint, lorsque parurent, après les hommes, un certain nombre de chariots amenant les convalescents qui n’étaient pas encore en état de marcher. Là les femmes venaient les dernières, et le convoi allait si lentement que Renzo put, comme tout à l’heure, les examiner toutes sans qu’aucune échappât à son inspection. Mais quoi ! il inspecte le premier chariot, le second, le troisième et ainsi de suite sans plus de succès, jusqu’au dernier, derrière lequel ne venait plus qu’un autre capucin, à l’air grave, un bâton à la main, comme étant là pour régler la marche. C’était ce père Michel que nous avons dit avoir été donné pour second au père Félix dans le gouvernement du lazaret.

Ainsi s’évanouit tout à fait cette douce espérance à laquelle notre pauvre jeune homme avait un moment ouvert son cœur ; et, en se dissipant, elle n’emporta pas seulement le bien qu’il en avait ressenti, mais, comme cela arrive presque toujours, elle le laissa dans une situation pire que celle où il était avant de l’avoir conçue. Ce qui désormais pouvait lui arriver de plus heureux était de trouver Lucia malade. Cependant, par cela même qu’à cette espérance du moment venait de succéder une crainte plus vive, il s’attacha de toutes les forces de son âme à la pensée qui lui offrait ce triste et faible soutien. Il rentra dans l’avenue et marcha vers le lieu d’où la procession était partie. Lorsqu’il fut au pied de la chapelle, il alla s’agenouiller sur la dernière marche, et là il fit à Dieu une prière, ou, pour mieux dire, il lui adressa un mélange confus de paroles en désordre, de phrases interrompues, d’exclamations, d’instances, de gémissements, de promesses ; un de ces discours qu’on n’adresse pas aux hommes, parce qu’ils n’ont pas assez de pénétration pour les comprendre ni de patience pour les écouter, ils ne sont pas assez grands pour en ressentir de la compassion sans mépris.

Il se dressa un peu ranimé ; il fit le tour de la chapelle et se trouva dans une autre avenue qu’il n’avait pas vue encore et qui conduisait à l’autre porte. Après y avoir marché pendant quelques moments, il vit la clôture en planches dont lui avait parlé le père Cristoforo, mais avec les lacunes que le père lui avait également dit y exister. Il entra par une de ces ouvertures et se trouva dans le quartier des femmes. Presque au premier pas qu’il y fit, il vit à terre une sonnette, de celles que les monatti portaient au pied ; il lui vint à l’esprit que cet instrument pourrait lui servir comme de passe-port ; il le ramassa, regarda si personne n’avait les yeux sur lui, et se l’attacha à la façon des monatti. Puis aussitôt il entreprit sa recherche, cette recherche qui, par la seule multiplicité des objets, eût été singulièrement fatigante, lors même que ces objets auraient été d’une tout autre nature. Il commença à promener ses regards, ou plutôt à les arrêter sur de nouvelles misères, si semblables en partie à celles qu’il avait déjà vues, et en partie si différentes, qu’avec la même calamité c’était ici, pour ainsi dire, une autre manière de souffrir, de languir, de se plaindre, de supporter ses maux, de compatir à ceux des autres et de se secourir mutuellement ; c’était, pour celui aux yeux de qui s’offrait un tel spectacle, une autre pitié et un autre genre d’horreur.

Il avait déjà fait je ne sais combien de chemin sans fruit et sans accident, lorsqu’il entendit derrière lui un « Oh ! » qui semblait lui être adressé. Il se retourna et vit à une certaine distance un commissaire qui leva la main et fit un signe qui était bien en effet pour lui, en criant : « Là, dans les chambres, on y a besoin d’aide ; ici le balayage est fini. »

Renzo vit sur-le-champ pour qui il était pris, et que sa sonnette était la cause de l’équivoque. Il s’accusa de sottise pour n’avoir pensé qu’aux inconvénients que ce triste insigne pouvait lui faire éviter, et non pas à ceux qu’il pouvait faire naître ; mais, songeant en même temps au moyen de se débarrasser au plus vite de cet homme, il lui fit un signe de tête répété comme pour dire qu’il avait entendu et qu’il allait obéir ; et il se déroba à sa vue en se jetant de côté à travers les baraques.

Lorsqu’il se crut assez loin, il songea aussi à se défaire de ce qui avait donné lieu à l’erreur ; et, pour faire cette opération sans être remarqué, il alla se mettre dans un étroit espace qui se trouvait entre deux cabanes dos à dos l’une à l’autre. Il se baisse pour détacher la sonnette, et, tandis qu’il est dans cette attitude, la tête appuyée contre la paroi de paille de l’une des cabanes, une voix vient de l’intérieur frapper son oreille… Oh ! ciel ! est-il possible ? Il n’a plus d’âme que pour écouter, il respire à peine… Oui ! oui ! c’est cette voix… « De quoi voulez-vous avoir peur ? disait cette voix si douce, nous avons passé bien autre chose qu’un orage. Celui qui nous a gardées jusqu’ici daignera bien encore nous garder aujourd’hui. »

Si Renzo ne jeta pas un cri, ce ne fut pas la crainte de se faire apercevoir qui le retint, ce fut parce qu’il n’en eut pas la force. Ses genoux fléchirent, ses yeux se voilèrent, mais ce ne fut que l’impression du premier moment ; la minute d’après il se retrouva sur ses jambes, plus leste, plus dispos que jamais. En trois sauts, il fit le tour de la cabane et fut sur la porte. Il vit celle qui avait parlé, il la vit sur pied, penchée sur un petit lit. Elle-même se tourne au bruit ; elle regarde, elle n’en croit pas ses yeux, elle croit rêver, elle regarde plus attentivement et s’écrie : « Oh ! seigneur Dieu !

— Lucia ! je vous ai trouvée ! je vous trouve ! c’est bien vous ! vous êtes en vie ! s’écria Renzo, en allant vers elle tout tremblant.

— Oh ! Seigneur Dieu ! répéta Lucia, plus tremblante encore. Vous ! Qu’est-ce donc que ceci ? Comment avez-vous fait ? La peste ?

— Je l’ai eue. Et vous… ?

— Ah ! je l’ai eue aussi. Et ma mère… ?

— Je ne l’ai pas vue, parce qu’elle est à Pasturo ; mais je crois qu’elle se porte bien. Mais vous… comme vous êtes encore pâle ! comme vous paraissez faible ! Vous êtes pourtant guérie, n’est-ce pas, vous êtes guérie ?

— Le Seigneur a voulu me laisser encore sur la terre. Ah ! Renzo ! pourquoi êtes-vous ici ?

— Pourquoi ? dit Renzo en s’approchant davantage, vous me demandez pourquoi ? Pourquoi je devais venir ? Est-il besoin que je vous le dise ? À qui est-ce donc que je pense en ce monde ? Est-ce que je ne m’appelle plus Renzo ? Est-ce que vous n’êtes plus Lucia ?

— Ah ! que dites-vous, que dites-vous ? Mais ma mère ne vous a-t-elle pas fait écrire ?

— Oui, certes, elle ne m’a que trop fait écrire. Belles choses vraiment à faire écrire à un pauvre malheureux tourmenté, errant, qui ne vous avait jamais donné sujet de vous plaindre de lui !

— Mais, Renzo ! Renzo ! puisque vous saviez… Pourquoi venir ? Pourquoi ?

— Pourquoi venir ? Oh ! Lucia ! pourquoi venir, dites-vous ? Après tant de promesses ! Ne sommes-nous plus vous et moi ? Ne vous souvient-il plus ?… Que restait-il à faire ?

— Oh ! Seigneur ! s’écria douloureusement Lucia en joignant ses mains et levant ses yeux vers le ciel ; pourquoi ne m’avez-vous pas fait la grâce de m’appeler à vous ?… Oh ! Renzo ! qu’avez-vous fait ? Lorsque je commençais à espérer… qu’avec le temps… je pourrais oublier…

— Il est gracieux, cet espoir ! et ce sont là de belles choses à me dire en face !

— Ah ! qu’avez-vous fait ! Et dans un lieu tel que celui-ci ! parmi tant de misères, au milieu de tout ce qui s’y voit ! Dans ce lieu où l’on ne fait que mourir, vous avez pu… !

— Il faut prier Dieu pour ceux qui meurent et espérer qu’une bonne place les attend ailleurs ; mais il n’est pas juste, pour cela, que ceux qui vivent aient à vivre dans le désespoir…

— Mais, Renzo ! Renzo ! vous ne pensez pas à ce que vous dites. Une promesse à la sainte Vierge !… un vœu !

— Et moi, je vous dis que ce sont des promesses qui ne comptent pour rien.

— Oh ! Seigneur ! que dites-vous là ? Où donc avez-vous été durant ce temps-ci ? Avec qui avez-vous vécu ? Comment parlez-vous ?

— Je parle comme un bon chrétien, et je pense sur la sainte Vierge mieux que vous, parce que je crois qu’elle ne veut pas de promesses faites au détriment du prochain. Si la sainte Vierge avait parlé, oh ! alors… Mais qu’y a-t-il eu ? une idée de vous. Savez-vous ce que vous devez promettre à la sainte Vierge ? Promettez-lui que la première fille que nous aurons, nous la nommerons Marie. Pour cela, je suis prêt à le promettre avec vous. De telles choses sont bien plus à l’honneur de la sainte Vierge ; ce sont des dévotions qui ont plus de bon sens et qui ne font tort à personne.

— Non, non ; ne parlez pas ainsi : vous ne savez pas ce que vous dites ; vous ne savez pas, vous, ce que c’est que de faire un vœu ; vous n’avez pas été dans la situation où je me suis vue ; vous n’avez pas subi ces épreuves. Laissez-moi ! pour l’amour de Dieu, laissez-moi ! »

Et elle s’éloigna précipitamment de lui, retournant vers le lit d’où elle s’était écartée.

« Lucia ! dit Renzo, sans changer de place ; dites-moi, du moins, dites-moi : si ce n’était cette raison… seriez-vous la même pour moi ?

— Homme sans pitié, répondit Lucia en se tournant et retenant avec peine ses larmes ; quand vous m’auriez fait dire des paroles inutiles, des paroles qui me feraient mal, des paroles qui seraient peut-être des péchés, seriez-vous content ? Allez, oh ! oui, allez. Oubliez-moi : on voit que nous n’étions pas destinés !… Nous nous reverrons là-haut : ce n’est pas pour longtemps qu’on est en ce monde. Allez ; tâchez de faire savoir à ma mère que je suis guérie, qu’ici même la Providence est toujours venue à mon secours, que j’ai trouvé une âme charitable, cette bonne compagne, qui est pour moi comme une seconde mère ; dites-lui que j’espère qu’elle sera, elle, préservée de ce mal, et que nous nous reverrons quand Dieu voudra et comme il voudra… Allez, pour l’amour de Dieu, et ne pensez plus à moi… si ce n’est dans vos prières. »

Et comme une personne qui n’a plus rien à dire et ne veut plus rien entendre, comme une personne qui veut se soustraire à un danger, elle se retira encore plus en arrière en s’approchant du lit où était couchée la femme dont elle avait parlé.

« Écoutez, Lucia, écoutez ! dit Renzo, sans toutefois s’avancer davantage vers elle.

— Non, non ; allez, par charité.

— Écoutez : le père Cristoforo…

— Quoi ?

— Est ici.

— Ici ? Où ? Comment le savez-vous ?

— Je lui ai parlé tout à l’heure. J’ai été longtemps avec lui ; et il me semble qu’un religieux de son mérite…

— Il est ici ! pour assister les pauvres pestiférés, sans doute ? Mais lui, l’a-t-il eue, la peste ?

— Ah ! Lucia ! je crains, je crains bien… et tandis que Renzo hésitait ainsi à prononcer le mot douloureux pour lui et qui devait être si douloureux pour Lucia, elle s’était de nouveau écartée du lit et se rapprochait de lui ; je crains qu’il ne l’ait dans ce moment même !

— Oh ! pauvre saint homme ! Mais que dis-je, pauvre homme ? C’est nous qui, dans ce cas, sommes à plaindre ! Comment est-il ? est-il au lit ? a-t-il quelqu’un pour l’assister ?

— Il est sur pied, il va, il assiste les autres. Mais si vous voyiez comme il est défait, comme il a peine à se soutenir ! On en a tant et tant vu… qu’on n’a que trop appris à ne pas se tromper.

— Oh ! quel chagrin ! Et il est vraiment ici ?

— Ici, et pas bien loin ; pas beaucoup plus que de votre maison à la mienne, si vous vous en souvenez !…

— Oh ! très-sainte Vierge !

— Eh bien, pas beaucoup plus loin. Vous pouvez vous figurer si nous avons parlé de vous ! Il m’a dit des choses… Et si vous saviez ce qu’il m’a fait voir ! Je vous le conterai ; mais je veux commencer par vous dire ce qu’il m’a dit, lui, de sa propre bouche. Il m’a dit que je faisais bien de venir vous chercher, que le Seigneur voit avec plaisir un jeune homme qui agit ainsi et m’aiderait lui-même à vous trouver, ce qui s’est vérifié d’une manière bien claire ; mais, au reste, c’est un saint. Ainsi, voyez !

— Mais s’il a parlé de cette façon, c’est qu’il ne sait pas…

— Que voulez-vous qu’il sache des choses que vous avez faites de votre propre tête, sans direction et sans l’avis de personne ? Un homme sage, un homme de bon sens comme lui, ne va pas s’imaginer de pareilles choses. Mais quand je songe à ce qu’il m’a fait voir !… » Et ici il raconta la visite faite à la terrible cabane. Lucia, quoique ses sens et son âme eussent dû, dans ce séjour, s’habituer aux plus fortes impressions, était toute pénétrée d’horreur et de pitié.

« Et là encore, poursuivit Renzo, il a parlé comme un saint : il a dit que peut-être le Seigneur a l’intention de faire grâce à ce malheureux (je ne saurais plus vraiment lui donner un autre nom)… qu’il attend le bon moment pour le prendre, mais qu’il veut que nous priions ensemble pour lui… Ensemble, entendez-vous ?

— Oui, oui ; nous le prierons, chacun de l’endroit où le Seigneur aura voulu nous tenir ; il sait, lui, réunir les prières.

— Mais, quand je vous rapporte ses propres paroles !…

— Mais Renzo, il ne sait pas…

— Mais ne voyez-vous pas que lorsque c’est un saint qui parle, c’est le Seigneur qui le fait parler ? et qu’il n’aurait pas parlé de la sorte, si la chose ne devait se faire tout à fait à la manière qu’il dit ?… Et l’âme de ce pauvre homme ? Il est bien vrai que j’ai prié et que je prierai encore pour lui ; j’ai prié du fond du cœur, comme si c’eût été pour mon frère. Mais comment voulez-vous qu’il puisse, le malheureux, être dans l’autre monde, si la chose ne s’accommode pas dans celui-ci, si le mal qu’il a fait n’est pas défait ? Tandis que si vous entendez raison, tout revient au point d’auparavant ; ce qui s’est passé s’est passé ; il a fait ici-bas sa pénitence…

— Non, Renzo, non. Le Seigneur ne veut pas que nous fassions du mal, pour user lui-même de miséricorde. Quant à cela, laissez-le faire ; pour nous, notre devoir est de le prier. Si j’étais morte dans cette certaine nuit, Dieu n’aurait donc pas pu lui pardonner ? Et si je ne suis pas morte, si j’ai été délivrée…

— Et votre mère, cette pauvre Agnese, qui m’a toujours montré tant d’amitié et qui désirait tant nous voir mari et femme, ne vous a-t-elle pas dit, elle aussi, que c’était une idée de travers ? Elle qui d’autres fois vous a fait entendre raison, parce qu’en certaines choses, elle y voit plus juste que vous…

— Ma mère ! vous voudriez que ma mère me donnât jamais le conseil de manquer à un vœu ! Mais, Renzo, vous n’y êtes plus.

— Oh ! voulez-vous que je vous le dise ? Vous autres femmes, vous ne pouvez savoir comme il faut ces sortes de choses. Le père Cristoforo m’a dit de retourner l’informer si je vous avais trouvée. J’y vais, nous l’entendrons ; et ce qu’il dira…

— Oui, oui ; allez vers ce saint homme ; dites-lui que je prie pour lui, et que je lui demande de prier pour moi, parce que j’en ai bien grand besoin. Mais, pour l’amour de Dieu, pour votre âme, pour la mienne, ne venez plus ici me faire du mal, me… tenter. Le père Cristoforo saura vous expliquer les choses et vous rappeler à vous-même : il vous fera mettre votre cœur en paix.

— Mon cœur en paix ! Oh ! quant à cela, ôtez-le-vous de la tête. Vous me l’avez déjà fait écrire, ce vilain mot ; et je sais tout ce que j’en ai souffert ; et maintenant vous avez le cœur de me le dire. Et moi, tout au contraire, je vous dis clair et net que mettre mon cœur en paix est une chose que je ne ferai jamais. Vous voulez m’oublier, et moi, je ne veux pas vous oublier, vous. Et je vous assure, voyez-vous bien, que si vous me faites perdre le bon sens, je ne le recouvre plus. Au diable le métier, au diable la bonne conduite ! Vous voulez me condamner à être enragé toute ma vie, et enragé je serai… Et ce malheureux ! Dieu sait si je lui ai pardonné du fond du cœur ; mais vous… Vous voulez donc me faire penser toute ma vie que si ce n’était lui… ? Lucia ! vous m’avez dit de vous oublier. De vous oublier ! Comment le puis-je faire ? À qui croyez-vous que j’ai pensé pendant tout ce temps ?… Et après tant de choses ! après tant de promesses ! Que vous ai-je donc fait depuis que nous nous sommes quittés ? Est-ce parce que j’ai souffert que vous me traitez ainsi ? Parce que j’ai eu des malheurs ? Parce que j’ai été persécuté ? Parce que j’ai passé un temps si long hors de ma demeure, triste, loin de vous ? Parce qu’au premier moment où je l’ai pu, je suis venu vous chercher ? »

Lucia, lorsque les pleurs lui permirent d’articuler des mots, s’écria, en joignant de nouveau ses mains et levant vers le ciel ses yeux inondés de larmes : « Ô très-sainte Vierge, venez à mon secours ! Vous savez que, depuis cette nuit affreuse, je n’ai jamais eu à passer un moment tel que celui-ci. Vous m’avez secourue alors ; secourez-moi maintenant encore !

— Oui, Lucia, vous faites bien d’invoquer la sainte Vierge ; mais pourquoi voulez-vous croire que tandis qu’elle est si bonne, qu’elle est la mère des miséricordes, elle puisse se plaire à nous faire souffrir… moi, du moins… pour un mot qui vous est échappé dans un moment où vous ne saviez ce que vous disiez ? Voulez-vous donc croire qu’elle vous ait alors secourue, pour nous laisser ensuite dans la peine ? Si, au reste, ceci n’était qu’un prétexte, si la vérité est que vous m’ayez pris en haine… dites-le moi… parlez clair.

— Par charité, Renzo, par charité, au nom de vos parents défunts, finissez, finissez, ne me faites pas mourir… Le moment ne serait pas bon. Allez vers le père Cristoforo, recommandez-moi à lui, ne revenez plus ici, ne revenez plus.

— J’y vais ; mais songez donc si je veux ne pas revenir ! Je reviendrais quand ce serait du bout du monde. » Et il disparut.

Lucia alla s’asseoir ou plutôt se laissa tomber à terre à côté du lit ; et, y appuyant sa tête, elle continua de pleurer à chaudes larmes. La femme qui jusqu’alors avait regardé, avait écouté, sans rien dire, demanda ce que c’était que cette apparition, ce débat, ce déluge de pleurs. Mais peut-être le lecteur demande-t-il de son côté qui était cette femme ; peu de mots nous suffiront pour le satisfaire.

C’était une riche marchande, d’environ trente ans. Dans l’espace de quelques jours, elle avait vu mourir dans sa maison son mari et tous ses enfants. Peu après, atteinte elle-même de la peste, elle avait été transportée au lazaret et placée dans cette petite cabane, au moment où Lucia, après avoir, sans s’en être aperçue, surmonté le mal dans sa plus forte crise, et avoir changé plus d’une fois de compagne sans s’en apercevoir davantage, commençait à revenir à elle et à recouvrer l’usage de la raison dont elle avait été privée dès le début de sa maladie, pendant qu’elle était encore dans la maison de don Ferrante. La cabane ne pouvait contenir que deux personnes ; et bientôt entre celles-ci, toutes deux affligées, abandonnées, effrayées, isolées au milieu de la foule, avait pris naissance plus d’affection peut-être, plus d’intimité que si depuis longtemps elles avaient passé leur vie ensemble. Lucia n’avait pas tardé à être assez remise pour pouvoir prêter assistance à l’autre, dont l’état avait été fort grave. Maintenant que le danger était également passé pour celles-ci, elles se tenaient compagnie, se prêtaient courage et se servaient de garde mutuellement. Elles s’étaient promis de ne sortir du lazaret que toutes deux ensemble, et, avaient pris d’autres arrangements pour ne pas même se séparer après leur sortie. La marchande, qui avait laissé aux soins d’un de ses frères, commissaire de la Santé, sa maison, son magasin et sa caisse, le tout en bon état et bien garni, et qui, en reprenant ses clefs, allait se trouver seule et, triste maîtresse de beaucoup plus qu’il ne lui fallait pour vivre à son aise, voulait garder Lucia auprès d’elle comme une fille ou une sœur ; et Lucia avait adhéré à cette proposition, avec une vive gratitude pour celle qui la lui faisait, comme envers la Providence, mais en ne s’engageant toutefois que jusqu’au moment où elle pourrait avoir des nouvelles de sa mère et connaître, ainsi qu’elle l’espérait, la volonté de celle-ci. Du reste, réservée comme elle était toujours, elle n’avait jamais dit à sa compagne un seul mot, ni de ses fiançailles, ni de ses autres aventures extraordinaires. Mais maintenant, au milieu des sentiments qui l’oppressaient, elle avait au moins autant besoin de se soulager, en en parlant, que l’autre pouvait avoir de désir de l’entendre ; et lui serrant la main dans les siennes, elle entreprit aussitôt de satisfaire à sa demande, sans rien cacher et ne s’arrêtant qu’autant qu’elle y était obligée par ses sanglots.

Renzo cependant marchait en grande hâte vers le quartier du bon religieux. Avec un peu d’étude, et non sans avoir à refaire quelques parties de son chemin, il finit par y arriver. Il trouva la cabane, n’y trouva pas le père ; mais, en rôdant et cherchant aux environs, il l’aperçut dans une baraque où, courbé jusqu’à terre, il donnait les dernières consolations de son ministère à un mourant. Renzo s’arrêta et attendit en silence. Peu après il vit le père fermer les yeux à ce malheureux, puis se mettre à genoux, prier un moment dans cette altitude et enfin se lever. Alors il s’avança vers lui.

« Ah ! dit le religieux en le voyant venir, eh bien ?

— Elle y est : je l’ai trouvée !

— Dans quel état ?

— Guérie, ou du moins hors du lit.

— Dieu soit loué !

— Mais… dit Renzo, lorsqu’il lui assez près de lui pour pouvoir lui parler à demi-voix, il y a un autre imbroglio.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je veux dire que… Vous savez comme cette pauvre fille est bonne ; mais quelquefois elle est un peu tenace dans ses idées. Après tant de promesses, après tout ce que vous savez, voilà qu’elle prétend qu’elle ne peut pas m’épouser, parce qu’elle dit, que sais-je ? que dans cette nuit de sa grande peur, elle s’est monté la tête et s’est, comme on disait, vouée à la sainte Vierge. Ça n’a pas de bon sens, n’est-ce pas ? Ce sont choses bonnes pour qui a la science et le jugement qu’elles demandent ; mais pour nous, pauvres gens qui ne savons pas bien comment elles doivent se faire… n’est-il pas vrai qu’elles sont sans valeur ?

— Dis-moi, est-elle bien loin d’ici ?

— Oh ! non ; à quelques pas au-delà de l’église.

— Attends-moi là un moment, dit le père, et puis nous irons ensemble.

— Vous voulez dire que vous lui ferez comprendre… ?

— Je n’en sais rien, mon enfant ; il faut que je l’entende…

— Je comprends, » dit Renzo ; et il resta les yeux fixés à terre, les bras croisés sur la poitrine, commentant ses propres pensées au milieu de son incertitude que ces paroles laissaient entière. Le religieux alla de nouveau chercher ce père Vittore par qui il s’était fait suppléer une première fois, le pria de le suppléer encore, entra dans sa cabane, en sortit avec son panier sous le bras, revint vers Renzo, lui dit : « Allons, » et passa le premier, en se dirigeant vers cette cabane où, peu de temps auparavant, ils étaient entrés ensemble. Cette fois il entra seul et reparut un moment après en disant : « Rien de nouveau ! Prions, prions. » Puis il reprit : « À présent, conduis-moi. »

Et, sans plus dire, ils s’acheminèrent.

Le temps s’était fait toujours plus sombre et annonçait, à n’en plus douter, l’explosion prochaine de l’orage. Des éclairs multipliés rompaient l’obscurité devenue plus grande et faisaient briller d’une lumière instantanée les longues toitures et les arcades des galeries, la coupole de la chapelle, les toits plus bas des cabanes. Le tonnerre retentissait en éclats subits et courait ensuite en grondant de l’une à l’autre région du ciel. Le jeune homme allait devant, attentif à son chemin, plein d’impatience d’arriver, ralentissant toutefois son pas pour le régler sur les forces de son vénérable compagnon, tandis que celui-ci, épuisé par ses fatigues, appesanti par le mal, oppressé par la chaleur étouffante de l’air, marchait péniblement, levant de temps à autre vers le ciel son visage défait, comme pour chercher une respiration plus libre.

Renzo, lorsqu’il fut devant la cabane, s’arrêta, se retourna et dit d’une voix tremblante : « Elle est ici. »

Ils entrent… « Les voilà ! » s’écrie la femme qui était au lit. Lucia se tourne, se lève précipitamment, va au-devant du vieillard, en s’écriant aussi : « Oh ! qui vois-je ? Oh ! père Cristoforo !

— Eh bien, Lucia ! de quelles peines le Seigneur vous a délivrée ! Vous devez être bien contente d’avoir toujours espéré en lui.

— Oh, oui ! Mais vous, père ? Mon Dieu, comme vous êtes changé ! Comment vous portez-vous ? dites ; comment vous portez-vous ?

— Comme il plaît à Dieu, et comme, par sa grâce, je le trouve bon moi-même, » répondit d’un air serein le bon religieux. Et, la prenant à part dans un coin, il ajouta : « Écoutez, je ne puis rester ici que peu de moments. Êtes-vous disposée à me donner, comme autrefois, votre confiance ?

— Oh ! n’êtes-vous pas toujours mon père ?

— Eh bien donc, ma fille, qu’est-ce que c’est que ce vœu dont m’a parlé Renzo ?

— C’est un vœu que j’ai fait à la sainte Vierge… oh ! dans la plus grande des tribulations !… le vœu de ne pas me marier.

— Pauvre enfant ! Mais avez-vous pensé, dans ce moment-là, que vous étiez liée par une autre promesse ?

— Comme il s’agissait du Seigneur et de la sainte Vierge… je n’y ai pas pensé.

— Le Seigneur, ma fille, agrée les sacrifices, les offrandes, lorsque nous les faisons sur ce qui nous appartient. C’est le cœur qu’il veut, et la volonté ; mais vous ne pouviez lui offrir la volonté d’un autre envers qui vous étiez déjà engagée.

— Ai-je mal fait ?

— Non, ma pauvre enfant, n’ayez pas cette idée ; je crois même que la Vierge divine aura agréé l’intention de votre cœur affligé et l’aura offerte à Dieu pour vous. Mais, dites-moi : n’avez-vous jamais pris conseil de personne à ce sujet ?

— Je ne pensais pas que ce fût une faute dont je dusse me confesser ; et l’on sait qu’il ne faut pas conter le peu de bien qu’on peut faire.

— N’avez-vous aucun autre motif qui vous empêche de tenir la promesse que vous aviez faite à Renzo ?…

— Quant à cela… pour moi… quel motif ?… Je ne pourrais dire… répondit Lucia avec une hésitation qui montrait tout autre chose que de l’incertitude dans sa pensée ; et son visage, encore décoloré par la maladie, se couvrit tout à coup de la plus vive rougeur.

— Croyez-vous, reprit le vieillard en baissant les yeux, que Dieu a donné à son Église le pouvoir de remettre et de retenir, selon le plus grand bien qui en peut résulter, les dettes et les obligations que les hommes peuvent avoir contractées envers lui ?

— Oui, sans doute, je le crois.

— Sachez donc que, placés dans ce lieu pour prendre soin des âmes, nous avons, pour tous ceux qui recourent à nous, les plus amples pouvoirs de l’Église, et que, par conséquent, je puis, si vous le demandez, vous dégager de l’obligation, quelle qu’elle soit, que vous pouvez avoir contractée par ce vœu.

— Mais n’est-ce pas péché de revenir sur ses pas, de se repentir d’une promesse faite à la sainte Vierge ? Dans ce moment-là je l’ai faite bien réellement du fond du cœur, dit Lucia, violemment agitée par l’assaut que se livraient en elle cette espérance (il faut bien l’appeler de son nom), cette espérance si inattendue qui lui était offerte et le sentiment contraire d’une frayeur fortifiée par toutes les pensées dont elle avait fait depuis si longtemps la principale occupation de son âme.

— Péché, ma fille ? dit le père, péché de recourir à l’Église et de demander à son ministre qu’il fasse usage de l’autorité qu’il a reçue d’elle et qu’elle a reçue de Dieu ? J’ai vu comment vous avez été tous deux amenés à vous unir, et certainement si jamais j’ai rencontré deux personnes qui me parussent unies par Dieu lui-même, c’était vous ; or, je ne vois pas pourquoi Dieu voudrait maintenant que vous fussiez séparés. Je le bénis de ce qu’il m’a donné, tout indigne que je suis d’un tel privilège, le pouvoir de parler en son nom et de vous rendre votre parole, et, si vous demandez que je vous déclare déliée de ce vœu, je n’hésiterai pas à le faire, je désire même que vous le demandiez.

— Puisque… c’est ainsi… je le demande, » dit Lucia, ne montrant plus sur son visage d’autre trouble que celui de la pudeur.

Le religieux appela d’un signe le jeune homme qui se tenait dans le coin le plus éloigné, regardant (puisque c’était tout ce qu’il pouvait faire), mais regardant de l’œil le plus attentif ce dialogue dans lequel il était si intéressé, et lorsqu’il l’eut près de lui, il dit d’une voix plus haute à Lucia : « Par l’autorité que j’ai reçue de l’Église, je vous déclare déliée du vœu de virginité que vous avez fait, annulant ce qu’il a pu avoir d’inconsidéré, et vous relevant de toute obligation que vous pourriez, par ce vœu, avoir contractée. »

Que le lecteur se figure ce que fut le son de ces paroles aux oreilles de Renzo. Il remercia vivement des yeux celui qui les avait prononcées, et puis aussitôt il chercha, mais en vain, ceux de Lucia.

« Retournez avec assurance et avec la paix dans le cœur à vos anciennes pensées, continua le capucin, s’adressant toujours à elle. Demandez de nouveau au Seigneur les grâces que vous lui demandiez pour être une sainte épouse, et livrez-vous à la confiance qu’il vous les accordera plus abondantes, après tant de maux que vous avez soufferts. Et toi, dit-il en se tournant vers Renzo, souviens-toi, mon enfant, que si l’Église te rend cette compagne, ce n’est que pour te procurer une joie temporelle et terrestre qui, lors même qu’elle pourrait être entière et sans mélange de tristesse, n’en devrait pas moins finir par une grande douleur, lorsque l’heure de votre séparation sera venue ; mais elle le fait pour vous mettre tous les deux sur la voie d’une joie ineffable qui n’aura point de fin. Aimez-vous comme des compagnons de voyage, avec cette pensée que vous devez un jour vous séparer, et avec l’espérance de vous retrouver ensemble et pour toujours. Rendez grâces au ciel de ce qu’il vous a conduits à cet état, non point au milieu des plaisirs tumultueux et passagers, mais parmi les peines et les misères pour vous disposer à un contentement recueilli et tranquille. Si Dieu vous accorde des enfants, songez avant tout à les élever pour lui, à leur inspirer son amour et celui de tous les hommes, et de cette manière vous les guiderez bien en tous les actes de la vie. Lucia ! vous a-t-il dit, et il montrait Renzo, qui il a vu ici ?

— Oh ! père, il me l’a dit.

— Vous prierez pour lui. Ne vous en lassez point. Et vous prierez aussi pour moi !… Mes enfants, je veux que vous ayez un souvenir du pauvre frère. » Et ici il tira de son panier une boîte d’un bois commun, mais tournée et polie avec un certain fini de main-d’œuvre qui était dans le goût des capucins pour ces sortes d’ouvrages, et il poursuivit : « Là-dedans est le reste de ce pain… le premier que j’ai demandé par charité ; ce pain dont vous avez entendu conter l’histoire ! Je vous le laisse, conservez-le, montrez-le à vos enfants. Ils viendront dans un triste monde, dans un triste siècle, au milieu des orgueilleux et des provocateurs ; dites-leur qu’ils pardonnent toujours, toujours ! qu’ils pardonnent tout, oui, tout ! et qu’ils prient, eux aussi, pour le pauvre frère ! »

Et il présenta la boîte à Lucia, qui la reçut avec respect, comme on ferait pour une relique. Puis, d’une voix plus calme, il reprit : « Maintenant dites-moi : quels appuis avez-vous à Milan ? où comptez-vous aller loger en sortant d’ici ? Et qui vous conduira près de votre mère, que Dieu veuille avoir conservée en santé ?

— Cette bonne dame fait pour moi dans ce moment l’office de mère ; nous sortirons d’ici ensemble, et ensuite ce sera elle qui songera à tout.

— Que Dieu la bénisse, dit le religieux en s’approchant du lit.

— Je vous remercie moi-même, dit la veuve, de la consolation que vous avez apportée à ces pauvres jeunes gens. J’avais compté, il est vrai, garder toujours avec moi cette chère Lucia, mais je la garderai du moins pour le moment, je la mènerai dans son pays, je la remettrai à sa mère ; et, ajouta-t-elle ensuite à demi-voix : Pour son trousseau, je m’en charge. J’ai du bien plus qu’il ne m’en faut, et de ceux qui devaient en jouir avec moi, il ne me reste plus personne !

— Ainsi, répondit le religieux, vous pouvez faire un grand sacrifice au Seigneur et venir en aide au prochain. Je ne vous recommande pas cette jeune fille, car je vois qu’elle est comme à vous ; il n’y a ici qu’à louer le Seigneur, qui sait se montrer en père au milieu même des fléaux dont il nous frappe, et qui, en permettant que vous vous soyez trouvées ensemble, a donné une marque si claire de son amour pour l’une et pour l’autre. Ah çà ! reprit-il ensuite en se tournant vers Renzo et le prenant par la main, nous deux nous n’avons plus rien à faire ici, et nous n’y sommes restés que trop longtemps. Allons.

— Oh ! père ! dit Lucia, vous verrai-je encore ? Je suis guérie, moi qui ne fais point de bien en ce monde, et vous… !

— Il y a déjà longtemps, répondit le vieillard d’un ton doux et sérieux, que je demande au Seigneur une grâce bien grande, celle de finir mes jours au service du prochain. S’il veut me l’accorder maintenant, j’ai besoin que tous ceux qui ont la charité de songer à moi m’aident à le remercier. Allons, donnez à Renzo vos commissions pour votre mère.

— Racontez-lui ce que vous avez vu, dit Lucia à son fiancé, dites-lui que j’ai trouvé une autre mère, que j’irai avec cette chère dame la rejoindre le plus tôt que je pourrai, et que j’espère, oui, j’espère la trouver en santé.

— Si vous avez besoin d’argent, dit Renzo, j’ai ici tout celui que vous m’avez envoyé, et…

— Non, interrompit la veuve, j’en ai, moi, et n’en ai que trop.

— Allons, répéta le religieux.

— Au revoir, Lucia !… Et de même pour vous, par conséquent, bonne dame, dit Renzo, ne trouvant pas de mots pour exprimer ce qu’il éprouvait dans le cœur.

— Qui sait si le Seigneur ne nous fera pas la grâce de nous revoir encore tous ? s’écria Lucia.

— Qu’il soit toujours avec vous et qu’il vous bénisse, » dit aux deux compagnes frère Cristoforo, et il sortit avec Renzo de la cabane.

Déjà la soirée s’approchait, et la crise du temps paraissait de plus en plus imminente. Le capucin offrit de nouveau au jeune homme de lui donner asile pour cette nuit dans sa baraque. « Je ne pourrai te tenir compagnie, ajouta-t-il, mais tu seras à couvert. »

Renzo, cependant, se sentait grande envie de partir, et il ne se souciait guère de rester plus longtemps dans un lieu semblable, puisqu’il ne pourrait en profiter pour voir Lucia, et n’aurait pas même l’avantage de passer quelques moments de plus avec le bon religieux. Quant à l’heure et au temps qu’il pouvait faire, on peut dire que la nuit et le jour, le soleil et la pluie, le zéphyr et l’aquilon étaient tout un pour lui dans ce moment. Il remercia donc le père, en disant qu’il voulait aller le plus tôt possible chercher Agnese.

Lorsqu’ils furent dans l’avenue du milieu, le religieux lui serra la main et dit : « Si tu la trouves (ce que Dieu veuille), cette bonne Agnese, fais-lui mille compliments aussi pour moi ; dis-lui, comme à tous ceux qui sont encore en vie et qui se souviennent de frère Cristoforo, de prier pour lui. Que Dieu t’accompagne et te bénisse pour toujours.

— Oh ! cher père !… nous reverrons-nous ? nous reverrons-nous ?

— Là haut, j’espère, » et en disant ces mots, il se sépara de Renzo. Celui-ci, après être resté à le suivre des yeux aussi longtemps qu’il l’eut en vue, alla vivement vers la porte, en jetant à droite et à gauche ses derniers regards de compassion sur ce séjour de douleurs. Il se faisait un mouvement extraordinaire, les monatti couraient dans toutes les directions ; on transportait à la hâte les objets à sauver de l’eau, on rajustait les tentes des baraques ; les convalescents traînaient leur faiblesse vers ces baraques et vers les galeries pour se mettre à l’abri de l’orage sur le point d’éclater.


CHAPITRE XXXVII.


À peine, en effet, Renzo avait-il franchi le seuil du lazaret et pris sa route à droite pour retrouver le sentier d’où le matin il avait abouti sous les remparts, que commencèrent à frapper çà et là de grosses gouttes, rares et vivement lancées, qui, en rejaillissant sur le sol blanc et aride du chemin, soulevaient une fine poussière ; dans l’espace d’un moment elles devinrent plus serrées ; et, avant qu’il fût arrivé au sentier, la pluie tombait à torrents. Renzo, loin d’en être contrarié, s’y baignait avec bonheur ; il jouissait sous cette fraîche aspersion, à ce bruit de l’averse, à ce mouvement des herbes et des feuilles, tremblantes, ruisselantes, reverdies, reluisantes ; des souffles larges, pleins, sonores, s’épanchaient de sa poitrine dilatée ; et, dans cette crise de la nature, il sentait en quelque sorte plus librement et avec plus de vivacité celle qui venait de s’opérer dans son destin.

Mais combien ce sentiment n’eût-il pas été, dans l’âme du jeune homme, encore plus absolu, plus dégagé de tout mélange, s’il eût pu deviner ce qui se vit peu de jours après ; que cette eau emportait la peste, qu’après cette bienfaisante ablution, le lazaret, s’il ne rendait pas aux vivants tous les vivants qu’il contenait, n’en engloutirait du moins pas d’autres ; qu’au bout d’une semaine, on verrait des portes et des boutiques se rouvrir, on ne parlerait plus que de quarantaine, et qu’il ne resterait de la contagion que quelques traces çà et là, ces traces qu’un tel fléau laissait toujours pour quelque temps après lui !

Notre voyageur allait donc allègrement, sans s’être dit ni où il s’arrêterait cette nuit, ni comment, ni quand, ni si même il ferait cette pause, pressé seulement d’avancer, d’arriver à son village, de trouver à qui parler, à qui raconter son histoire, et puis, et surtout, de se remettre en route pour Pasturo et y chercher Agnese. Il marchait la tête pleine de tout ce qu’il avait vu, de tout ce qui lui était arrivé dans ce jour ; mais, à travers les images de misères, d’horreurs, de ses propres dangers, venait toujours pour le réjouir cette gentille pensée : Je l’ai trouvée ; elle est guérie ; elle est à moi !

Et là-dessus il faisait une petite gambade, et, dans ce gai transport, il faisait jaillir l’eau de toute sa personne, ainsi qu’un chien barbet sortant de la rivière ; ou bien quelquefois il se contentait de se frotter vivement les mains, en redoublant de prestesse et d’ardeur. Sur le chemin qu’il revoyait, il recueillait, pour ainsi dire, les idées qu’il y avait laissées le matin et la veille, et reprenait de préférence celles-là même qu’il avait alors le plus cherché à repousser ; les doutes, les difficultés, l’incertitude s’il la trouverait, s’il la trouverait vivante parmi tant de morts et de mourants. « Et je l’ai trouvée vivante ! » se disait-il pour conclusion. Il se reportait en esprit aux circonstances les plus terribles de cette journée ; il se voyait avec ce marteau de porte à la main : Y sera-t-elle ou n’y sera-t-elle pas ? et une réponse si peu réjouissante ; et n’avoir pas même le temps d’y réfléchir, par l’assaut de ces mauvais fous en furie ; et ce lazaret, cette mer agitée ! Va-t’en la trouver là-dedans ! Et il l’avait trouvée ! Il retournait à ce moment où la procession des convalescents avait fini de passer : quel moment ! quel crève-cœur de ne l’y avoir pas vue ! et maintenant cela lui était bien égal. Et ce quartier des femmes ! Et là, derrière cette cabane, lorsqu’il s’y attendait le moins, cette voix, bien réellement cette voix ! Et l’instant d’après, l’avoir vue en personne, l’avoir vue sur pied ! Mais quoi ? restait encore ce nœud désolant du vœu, et plus serré que jamais. Tranché aussi ce nœud-là. Et cette haine contre don Rodrigo, ce fiel permanent et rongeur qui aigrissait tous ses maux et empoisonnait toutes ses consolations, disparu également. Si bien que je ne saurais me figurer un contentement plus vif que celui où était notre jeune homme, à part son incertitude sur le compte d’Agnese, son triste pressentiment pour le père Cristoforo, et l’idée que l’on se trouvait encore au milieu de la peste.

Il arriva à Sesto à la tombée de la nuit, et la pluie ne faisait pas mine de vouloir cesser. Mais, sentant ses jambes mieux que jamais disposées à le servir, sachant toutes les difficultés qu’il éprouverait à se donner un gîte, trempé d’ailleurs comme il l’était, il ne lui vint pas même à l’idée de chercher à faire halte. La seule chose qui l’incommodât était un grand appétit ; car la joie qu’il avait au cœur lui eût rendu facile à digérer bien autre chose que la petite soupe du capucin. Il regarda si là aussi il ne trouverait pas une boutique de boulanger ; il en vit une, prit deux pains qu’on lui passa au bout des pincettes et avec les autres cérémonies d’usage. Un en poche, l’autre aux dents, et en marche de plus belle !

Quand il passa à Monza, il était nuit close. Il sut cependant assez bien s’orienter pour trouver la porte qui le mettait sur sa route. Mais, quel que fût en ce point son mérite, et l’on ne peut disconvenir qu’il ne fût grand, ce n’est pas autant à cela qu’il faut s’arrêter, qu’à l’état où vous pouvez vous figurer qu’était cette route et à ce qu’elle devenait à chaque moment de plus par un pareil temps. Enfoncée (comme elles l’étaient toutes, et nous devons l’avoir mentionné ailleurs), enfoncée entre deux rives à l’égal du lit d’une rivière, on eût dit, à la voir alors, sinon une rivière, du moins un véritable canal ; et de temps en temps s’y rencontraient des trous d’où il fallait être habile pour retirer, non pas seulement ses souliers, mais ses pieds même. Mais Renzo en sortait comme il pouvait, sans impatience, sans mauvaises paroles, sans repentir de s’y être engagé, et en pensant que chaque pas, quoi qu’il lui pût coûter, l’avançait d’autant, que la pluie cesserait quand il plairait à Dieu, que le jour reviendrait à son heure, et qu’alors le chemin qu’il faisait maintenant se trouverait fait.

Je dirai même qu’il ne pensait aux contrariétés de sa marche que lorsqu’il ne pouvait absolument s’en dispenser. Elles n’étaient là que comme distractions. Le grand travail de son esprit était de repasser l’histoire des tristes années qui venaient de s’écouler ; tant de troubles, tant de traverses, tant de moments où il avait été sur le point de renoncer même à l’espérance et de voir tout perdu ; puis, à ces douloureuses images, d’opposer celles d’un avenir qui aujourd’hui se montrait si différent ; l’arrivée de Lucia, leurs noces, le soin de monter leur ménage, le plaisir de se raconter leurs aventures, tout le reste de sa vie enfin, telle qu’il la voyait d’après de semblables présages.

Comment faisait-il ensuite lorsqu’il trouvait devant lui deux chemins ? Était-ce quelque souvenir des lieux qui, à la faible lueur dont il était éclairé, l’aidait à prendre la bonne direction, où la devinait-il toujours par hasard ? C’est ce que je ne saurais vous dire ; car Renzo lui-même, qui avait coutume de raconter son histoire fort en détail, ou même un peu longuement (et tout porte à croire que c’est de sa bouche que notre anonyme l’avait plus d’une fois ouïe), Renzo lui-même, quand il en était à ce point, disait qu’il ne se souvenait de cette nuit que comme s’il l’avait passée dans son lit à rêver. Le fait est que, comme elle était près de finir, il se trouva sur les bords de l’Adda.

Il n’avait pas discontinué de pleuvoir ; mais, après quelques heures de déluge, c’était devenu une pluie ordinaire, et ensuite une bruine, fine, douce, égale, et qui tombait presque sans bruit. Les nuages élevés et maintenant éclaircis couvraient, mais d’un voile léger, toute la voûte du ciel ; et, à la lumière du jour naissant, Renzo put voir le pays dans lequel il venait d’arriver. Le sien y était compris, et ce que cette vue lui fit éprouver ne saurait se décrire. Tout ce que j’en sais dire, c’est que ces montagnes, ce Resegone à peu de distance, ce territoire de Lecco, tout cela était devenu comme sa chose propre. Il jeta aussi un coup d’œil sur sa personne et se trouva un peu étrange, ou plutôt il se trouva tel que, d’après ce qu’il sentait, il s’imaginait devoir être : tous ses vêtements imbibés et appliqués sur son corps ; de la tête à la ceinture, pas un fil qui ne fût chargé d’eau ; de la ceinture aux pieds, pas un qui ne fût chargé de boue ; ou, s’il s’y trouvait quelques points que la boue ne couvrît pas, c’étaient ceux-ci qu’on eût pris pour des éclaboussures. Qu’il eût eu avec cela un miroir pour s’y voir tout entier, coiffé de ce chapeau dont les bords déformés se rabattaient en tout sens, la figure encadrée de ces cheveux qui, en mèches allongées et aplaties, servaient d’autant à l’humecter ; et il aurait été encore plus frappé de la singularité de son air. Pour fatigué, il l’était peut-être, mais n’en savait rien ; et la fraîcheur de l’aube, venant par-dessus celle de la nuit et de ce joli petit bain, ne lui donnait que plus de vigueur et d’envie de marcher plus vite encore.

Il est à Pescate ; il fait son dernier bout de chemin le long de l’Adda, non toutefois sans jeter un coup d’œil mélancolique sur Pescarenico ; il dépasse le pont ; et, moitié par les voies frayées, moitié en traversant les champs, il arrive bientôt à la maison de son hôte et son ami. Celui-ci, qui venait de se lever et, debout sur sa porte, était à regarder le temps, lève les yeux vers cette figure d’homme si trempé, si crotté, tranchons le mot, si malpropre, et en même temps si vif et si dégagé dans son allure : de sa vie il n’avait vu un personnage plus mal accommodé et plus content.

« Oh ! oh ! dit-il, déjà ici ? et avec un temps pareil ? Quelles nouvelles ?

— Elle existe, dit Renzo ; elle existe, elle existe.

— En santé ?

— Guérie, ce qui vaut bien mieux. Je dois remercier le Seigneur et la sainte Vierge tous les jours de ma vie. Mais des choses surprenantes, des choses à faire trembler : je te conterai tout.

— Mais comme te voilà fait !

— Je suis beau, n’est-ce pas ?

— En vérité, tu pourrais te servir de tout le haut pour laver tout le bas. Mais attends, attends, que je te fasse un bon feu.

— Ce n’est pas de refus. Sais-tu où la pluie m’a pris ? À la porte même du lazaret. Mais ce n’est rien que cela. Le temps fait son métier, et moi le mien. »

L’ami alla et revint avec deux brassées de menu bois. Il en posa une à terre, mit l’autre sur le foyer ; et, avec un peu de braise qui restait de la veille, il fit bientôt flamber un beau feu. Renzo, pendant ce temps, avait ôté son chapeau de dessus sa tête et, après l’avoir secoué deux ou trois fois, l’avait jeté par terre. Moins facilement il s’était de même ôté sa soubreveste. Il tira de la poche de ses chausses son couteau dont la gaine toute ramollie semblait avoir été mise à fondre. Il le posa sur une étagère et dit :

« Il est bien arrangé aussi, celui-là ; mais c’est de l’eau, Dieu soit loué ! rien que de l’eau… Encore un peu, et j’allais… Je te conterai cela. » Et il se frottait les mains.

« À présent, fais-moi encore un plaisir, ajouta-t-il. Va me chercher ce petit paquet que j’ai laissé là-haut dans la chambre où tu m’as fait coucher ; car avant que ce que j’ai sur moi soit sec… ! »

L’ami, revenant avec le paquet, dit : « Je pense que tu dois aussi avoir appétit ; quant à la boisson, je vois fort bien que tu n’en auras pas manqué en route ; mais la pitance…

— J’ai trouvé à acheter deux pains hier au soir ; mais, à dire vrai, je les ai à peine senti passer sous ma dent.

— Laisse-moi faire, dit l’ami ; il versa de l’eau dans un petit chaudron qu’il attacha ensuite à la crémaillère, et il ajouta : Je vais traire la vache ; quand je reviendrai avec le lait l’eau sera prête, et nous ferons une bonne polenta. Toi, pendant ce temps, arrange-toi à ton aise. »

Renzo, demeuré seul, ôta, non sans peine, le reste de ses vêtements qui s’étaient comme collés sur lui ; il se sécha, se rhabilla de la tête aux pieds. L’ami revint et alla vers son chaudron, Renzo s’assit en attendant.

« À présent, je m’aperçois que je suis fatigué, dit-il. Au fait la trotte est bonne pour toute la journée. Pourtant ceci n’est rien, j’en ai bien d’autres à te conter. Comme Milan est accommodé ! Quelles choses il y faut voir ! Quelles choses il y faut toucher ! C’est à se faire ensuite mal au cœur à soi-même. Et volontiers je dirais qu’il ne me fallait rien moins que cette petite lessive. Et ce qu’ils ont voulu me faire, ces messieurs de là-bas ! ce sera curieux à le dire. Mais si tu voyais le lazaret ! Il y a de quoi s’y perdre dans les misères. Enfin, je te conterai tout cela… Et elle existe ; et elle viendra ici, et elle sera ma femme, et tu seras l’un de nos témoins, et, peste ou non peste, je veux qu’au moins pour quelques heures nous nous donnions du bon temps. »

Du reste, il tint parole quant aux récits qu’il avait dit à son ami vouloir lui faire durant toute la journée, ce qu’il put d’autant mieux que la pluie ayant toujours continué, celui-ci passa toute cette journée à la maison, tantôt assis près de son hôte, tantôt s’occupant à disposer sa petite cave, son petit tonneau, et à faire d’autres préparatifs pour la vendange ; en quoi Renzo ne laissa pas que de lui donner un bon coup de main ; car, comme il avait coutume de le dire, il était de ces gens qui se fatiguent plus à rester oisifs qu’à travailler. Il ne put cependant s’empêcher de faire, à la dérobée, une petite excursion vers la maison d’Agnese pour revoir une certaine fenêtre, et là aussi répéter son petit frottement de mains. Il revint sans que personne l’eût aperçu et se coucha tout de suite. Le lendemain il se leva avant le jour ; et voyant que, si le temps n’était pas bien serein encore, la pluie du moins avait cessé, il se mit en route pour Pasturo.

Il y arriva de bonne heure ; car il n’avait pas moins d’envie et de hâte de finir que ne peut en avoir le lecteur. Il demanda Agnese et s’informa de sa santé. On lui dit qu’elle se portait bien, et on lui indiqua une petite maison isolée où elle habitait. Il s’y rendit et l’appela de la rue. À cette voix, la bonne femme courut à sa fenêtre ; et tandis qu’elle ouvrait la bouche pour faire entendre je ne sais quelle parole, je ne sais quel son, Renzo la prévint en disant :

« Lucia est guérie, je l’ai vue avant-hier ; elle vous fait ses amitiés, elle viendra bientôt. Et puis j’en ai, j’en ai des choses à vous dire ! »

Dans sa surprise à une telle apparition, sa joie à une semblable nouvelle et son impatience d’en savoir davantage, Agnese commençait tantôt une exclamation, tantôt une demande, sans en finir aucune ; puis, oubliant les précautions que depuis longtemps elle avait coutume de prendre, elle dit : « Je vais vous ouvrir.

— Attendez ; et la peste ? dit Renzo, vous ne l’avez pas eue, je crois ?

— Moi non, et vous ?

— Je l’ai eue, moi ; mais vous, par conséquent, vous devez user de prudence. Je viens de Milan, et j’ai été dans la peste jusqu’au cou. Il est vrai que j’ai, de pied en cap, changé d’habits ; mais c’est une ordure qui s’attache aux gens comme un maléfice. Et puisque le Seigneur vous a préservée jusqu’à présent, je veux que vous preniez garde à vous tant que durera cette maudite maladie, car vous êtes notre mère, et je veux que nous vivions gaiement ensemble pendant longtemps, en revanche de tout ce que nous avons eu à souffrir, moi du moins.

— Mais… commençait à dire Agnese.

— Il n’y a pas de mais qui tienne, dit Renzo en l’interrompant. Je sais ce que vous voulez dire, mais vous verrez, vous verrez que tous les mais ont disparu. Allons dans quelque endroit au grand air, où l’on puisse parler à son aise sans risque, et vous verrez. ».

Agnese lui indiqua un jardin qui était derrière la maison, et ajouta : « Entrez là-dedans, vous trouverez deux bancs vis-à-vis l’un de l’autre, qui semblent mis là tout exprès. J’y vais à l’instant. »

Renzo alla s’asseoir sur l’un des bancs ; une minute après, Agnese s’assit sur l’autre. Et je suis sûr que si le lecteur, informé comme il l’est de tout ce qui s’était passé jusqu’alors, eût pu se trouver en tiers avec eux, s’il eût pu voir de ses propres yeux cette conversation si animée, entendre de ses propres oreilles ces récits, ces demandes, ces explications, ces exclamations, cet échange de lamentations, ces élans de commune allégresse, et tout ce qui se dit sur don Rodrigo, sur le père Cristoforo, sur tout le reste, et ces descriptions de l’avenir, non moins claires et positives que celles du passé, je suis sûr, dis-je, qu’il y aurait pris plaisir et aurait été le dernier à quitter la place. Mais d’avoir toute cette conversation sur le papier, en paroles muettes, tracées à l’encre et sans y trouver un seul fait nouveau, c’est ce dont je pense qu’il ne doit guère se soucier et qu’il aimera mieux deviner de lui-même. La conclusion fut qu’ils iraient tous ensemble s’établir dans ce pays du Bergamasque où Renzo avait déjà mis ses affaires en bon train ; quant à l’époque, on ne pouvait rien déterminer encore, parce que cela dépendait de la peste et d’autres circonstances. Aussitôt le danger passé, Agnese retournerait chez elle pour attendre Lucia, ou bien Lucia l’y attendrait ; dans l’intervalle, Renzo ferait souvent quelques autres petites courses à Pasturo pour voir sa bonne mère et la tenir au fait de tout ce qui pourrait arriver.

Avant de partir, il lui fit, à elle aussi, l’offre de sa bourse, en disant : « Je les ai tous là, voyez-vous bien, ces certains cinquante écus. Moi aussi, j’avais fait mon vœu, celui de n’y pas toucher tant que la chose ne serait pas éclaircie. Maintenant, si vous en avez besoin, apportez une écuelle avec de l’eau et du vinaigre dedans, et je vais, beaux et sonnants, les y tous jeter.

— Non, non, dit Agnese, j’en ai encore plus qu’il ne m’en faut. Gardez les vôtres, ils serviront à monter le ménage. »

Renzo revint à son village avec cette joie de plus d’avoir trouvé saine et sauve une personne qui lui était si chère. Il passa le reste de cette journée et la nuit suivante chez son ami. Le lendemain, il se mit de nouveau en route, mais d’un autre côté, vers son pays adoptif.

Il trouva Bortolo également en bonne santé et avec moins de crainte de la perdre, attendu que là aussi les choses, dans ce peu de jours, avaient pris rapidement une fort bonne tournure. Les cas de maladie étaient devenus rares, et la maladie elle-même était bien mitigée ; ce n’étaient plus ces taches livides et ces autres violents symptômes presque toujours mortels, mais de légères fièvres, la plupart intermittentes, accompagnées tout au plus de quelque petit bubon décoloré que l’on traitait comme un furoncle ordinaire. Déjà l’aspect du pays n’était plus le même ; les survivants commençaient à se montrer, à se compter entre eux, à se faire réciproquement leurs compliments de condoléance et leurs félicitations.

On parlait déjà de reprendre les travaux ; déjà les maîtres songeaient à chercher et s’assurer des ouvriers pour ces genres de fabrication, surtout où le nombre en était insuffisant dès avant la peste, comme c’était le cas pour la filature de la soie. Renzo, sans faire le difficile, promit à son cousin, sauf pourtant l’approbation de qui de droit, de se remettre à l’ouvrage lorsqu’il viendrait en compagnie s’établir dans le pays. Il s’occupa, en attendant, des préparatifs les plus nécessaires ; il se pourvut d’un plus grand logement, ce qui n’était devenu que trop facile et à bas prix, et il le garnit de meubles et de divers objets de ménage, attaquant cette fois son trésor, mais sans y faire grande brèche, car tout se vendait à bon compte, la marchandise étant bien plus abondante que n’étaient nombreux les acheteurs.

Au bout de je ne sais au juste combien de jours, il revint à son pays natal, qu’il trouva encore plus notablement changé en bien. Il courut de suite à Pasturo ; il trouva Agnese tout à fait rassurée et disposée à retourner dans sa maison dès ce moment même ; de sorte qu’il l’y conduisit, et nous ne dirons pas quels sentiments ils éprouvèrent, quels furent leurs discours en revoyant ensemble ces lieux.

Agnese retrouva tout chez elle comme elle l’avait laissé. Aussi ne put-elle s’empêcher de dire que, cette fois, s’agissant d’une pauvre veuve et d’une pauvre jeune fille, les anges avaient gardé la maison. « Et l’autre fois, ajoutait-elle, où l’on aurait cru que le bon Dieu regardait ailleurs et ne pensait pas à nous, puisqu’il laissait emporter notre petit avoir, il a fait voir tout le contraire en m’envoyant d’un autre côté de beaux écus avec lesquels j’ai pu rétablir toute chose. Je dis toute chose et je ne dis pas bien, car il manquait encore le trousseau de Lucia que ces gens avaient pris, tout battant neuf, en prenant tout le reste, et voilà qu’il nous vient d’autre part. Qui m’aurait dit lorsque je m’escrimais à préparer l’autre : Tu crois travailler pour Lucia, eh ! pauvre femme, tu travailles pour qui tu ne connais pas ; cette toile, ces étoffes, le ciel tout seul connaît quelle sorte de gens les porteront ; ce qui sera bien le trousseau de Lucia, celui dont elle usera, sera l’œuvre d’une bonne âme que tu ne sais pas même exister en ce monde. »

Le premier soin d’Agnese fut d’apprêter dans sa pauvre petite maison le logement le plus décent possible pour la personne qu’elle désignait ainsi, puis elle se procura de la soie à dévider et chercha, par le travail, à oublier la lenteur du temps.

Renzo, de son côté, ne passait pas sans rien faire ces jours déjà si longs pour lui. Heureusement il savait deux métiers, il se remit à celui de paysan. Tantôt il aidait son hôte pour qui c’était une bonne fortune, dans un temps pareil, que d’avoir à sa disposition un ouvrier, et un ouvrier aussi habile ; tantôt il cultivait, ou plutôt il défrichait le petit jardin d’Agnese, totalement abandonné pendant qu’elle avait été absente. Quant à son propre champ, il ne s’en occupait pas du tout, disant que c’était une perruque trop embrouillée et qu’il faudrait bien autre chose que deux bras pour la rajuster. Il n’y mettait pas même le pied, pas plus là que dans sa maison, parce que la vue de cette dévastation lui aurait fait mal ; et il avait déjà pris le parti de se défaire du tout, à quelque prix que ce fût, et d’employer dans sa nouvelle patrie ce qu’il en pourrait retirer.

Si ceux qui n’avaient pas perdu la vie étaient les uns pour les autres comme des ressuscités, Renzo, aux yeux des gens de son pays, l’était, pour ainsi dire, deux fois. Chacun lui faisait accueil et le félicitait. Vous direz peut-être : Que devenait son affaire avec la justice ? Rien d’inquiétant ne s’ensuivait. Il n’y pensait presque plus, supposant que ceux qui auraient pu exécuter les mesures ordonnées contre lui n’y pensaient plus eux-mêmes, et il ne se trompait point. Cet oubli n’avait pas seulement pour cause la peste qui avait mis à néant tant de choses, mais, comme on l’a pu remarquer dans plus d’un passage de cette histoire, il était alors fort ordinaire de voir les décrets de l’autorité, tant généraux que spéciaux contre les personnes, si quelque animosité particulière et puissante ne les maintenait en vigueur, de les voir demeurer sans effet lorsqu’ils ne l’obtenaient pas dans le premier moment ; de même que des balles de fusil qui ne portent pas leur coup restent à terre, où elles ne font mal à personne. C’était la conséquence nécessaire de la grande facilité avec laquelle ces décrets étaient incessamment prodigués. L’activité de l’homme est limitée, et tout ce que le commandement se donnait en plus devait se trouver en moins dans l’exécution : l’étoffe qui entre dans les manches ne peut entrer tout à la fois dans les pans.

Si l’on désire savoir sur quel pied Renzo vivait avec don Abbondio durant cette époque d’attente, je dirai qu’ils se tenaient à distance l’un de l’autre ; celui-ci par la crainte d’entendre résonner à son oreille quelque parole de mariage, chose à laquelle il ne pouvait penser sans avoir aussitôt devant ses yeux don Rodrigo d’un côté avec ses bravi, le cardinal de l’autre avec ses arguments ; celui-là, parce qu’il avait résolu de ne lui en parler qu’au moment de conclure, ne voulant pas risquer de l’effaroucher avant le temps, de faire naître quelque difficulté toujours à craindre de la part d’un tel homme, et d’embrouiller les choses par des propos inutiles. Ses causeries, c’était pour Agnese qu’il les réservait. « Croyez-vous qu’elle vienne bientôt ? » demandait l’un. « Je l’espère, » répondait l’autre, et souvent celui qui avait fait cette réponse faisait, le moment d’après, la même demande, l’un et l’autre s’ingéniant, par de semblables finesses, à faire passer le temps qui leur semblait d’autant plus long qu’il y en avait plus d’écoulé.

Nous l’abrégerons beaucoup nous-mêmes pour le lecteur, en lui disant en substance que, quelques jours après la visite de Renzo au lazaret, Lucia en sortit avec la bonne veuve ; qu’une quarantaine générale ayant été ordonnée, elles la firent ensemble, renfermées dans la maison de cette dernière ; qu’une partie de ce temps fut employée à préparer le trousseau de Lucia, ouvrage auquel, après avoir fait quelques façons, elle fut obligée de travailler elle-même ; que, la quarantaine finie, la veuve laissa son magasin et sa maison sous la garde de son frère le commissaire, et que l’on fit les préparatifs du voyage. Nous pourrions du même train ajouter : elles partirent, elles arrivèrent, et ce qui s’ensuit ; mais, malgré tout le désir que nous avons de nous prêter à l’impatience du lecteur, il y a trois choses appartenant à cet espace de temps, que nous ne voudrions point passer sous silence ; et, pour deux au moins, nous croyons que le lecteur lui-même dira que nous aurions eu tort.

La première, c’est que lorsque Lucia reparla à la veuve de ses aventures, plus en détail et avec plus d’ordre qu’elle n’avait pu le faire dans l’agitation de sa première confidence, et lorsqu’elle développa davantage ce qui avait trait à la signora qui l’avait recueillie dans le monastère de Monza, elle apprit de la veuve même des choses qui, en lui donnant la clef de bien des mystères, lui remplirent l’âme d’étonnement, de douleur et d’effroi. Elle apprit que la malheureuse, soupçonnée des actions les plus atroces, avait été, par ordre du cardinal, transférée dans un monastère de Milan ; que là, après bien des violences et des fureurs, elle s’était repentie, elle s’était accusée, et que sa vie actuelle était un supplice volontaire tellement rigoureux que personne, à moins de lui ôter la vie même, n’aurait pu en imaginer un qui le fût davantage. Ceux qui voudront mieux connaître les particularités de cette triste histoire, les trouveront dans le livre et au passage de ce livre que nous avons cités ailleurs à propos de la même personne[137].

La seconde chose que nous avons à dire, c’est que Lucia, en demandant des nouvelles du père Cristoforo à tous les capucins qu’elle rencontra au lazaret, y apprit, avec plus de douleur que de surprise, qu’il était mort de la peste.

Enfin, avant de partir, elle aurait aussi désiré savoir quel avait été le sort de ses anciens maîtres, et, dans le cas où ils seraient, l’un ou l’autre du moins, encore en vie, remplir, disait-elle, auprès d’eux un devoir. Accompagnée de la veuve, elle se rendit à leur maison, où elles apprirent que tous deux ils avaient suivi la foule à l’autre monde. Pour donna Prassède, en disant qu’elle était morte, on a tout dit ; mais quant à don Ferrante, l’Anonyme a pensé qu’en sa qualité de savant, il avait droit à une mention un peu plus étendue. Et nous, à nos risques et périls, nous transcrirons à peu près ce que notre auteur nous a laissé à cet égard.

Il dit donc que, dès le premier moment où l’on parla de peste, don Ferrante fut l’un de ceux qui, de la manière la plus prononcée, en nièrent l’existence, et qu’il soutint constamment jusqu’au bout cette opinion ; non point par des criailleries, comme le peuple, mais par des raisonnements auxquels personne du moins ne pourra reprocher de manquer d’enchaînement relatif et de juste liaison.

« In rerum natura, disait-il, il n’y a que deux genres de choses, les substances et les accidents ; et si je prouve que la contagion ne peut être ni l’un ni l’autre, j’aurai prouvé qu’elle n’existe pas, que c’est une chimère. Les substances sont ou spirituelles ou matérielles. Que la contagion soit substance spirituelle, c’est une sottise que personne ne voudrait soutenir ; de sorte qu’il est inutile d’en parler. Les substances matérielles sont ou simples ou composées. Or la contagion n’est pas substance simple, et quatre mots suffisent pour le démontrer. Elle n’est pas substance d’air, parce que, si elle l’était, au lieu de passer d’un corps dans l’autre, elle s’envolerait incontinent vers sa sphère. Elle n’est pas d’eau, parce qu’elle mouillerait et serait desséchée par les vents. Elle n’est pas de feu, parce qu’elle brûlerait. Elle n’est pas de terre, parce qu’elle serait visible. Ce n’est pas non plus une substance composée ; car nécessairement elle devrait être sensible à l’œil et au tact ; et cette contagion, qui l’a vue ? qui l’a touchée ? Reste à examiner si elle peut être un accident. Ici c’est encore pis. Ces messieurs les docteurs nous disent qu’elle se communique d’un corps à l’autre ; et c’est là leur Achille, c’est leur prétexte pour tant de prescriptions où l’on cherche en vain le bon sens. Il faudrait donc, en la supposant accident, que ce fût un accident transporté, deux mots qui jurent ensemble, puisqu’il n’y a dans toute la philosophie rien de plus évident, de plus clair que l’impossibilité pour un accident de passer d’un sujet à l’autre. Que si, pour éviter de tomber ici en Scylla, ils se réduisent à dire que c’est un accident produit, ils tombent en Charybde ; car s’il est produit, il ne se communique donc pas, il ne se propage pas, comme ils vont le redisant sans cesse. Ces principes posés, à quoi bon venir tant nous parler de tuméfactions, d’anthrax, d’exanthèmes… ?

— Tout autant d’attrapes pour les bonnes gens, jeta ici l’un de ceux qui l’écoutaient.

— Non, non, reprit don Ferrante, je ne dis pas cela : la science est science ; seulement il faut savoir en user. Les tuméfactions, les exanthèmes, les anthrax, les parotides, les bubons violacés, les furoncles noirâtres, tous ces mots sont dignes de respect et ont leur signification positive ; mais je dis qu’ils n’ont que faire dans la question. Qui est-ce qui nie que toutes ces choses ne puissent exister, ou plutôt qu’elles n’existent ? Tout consiste à voir d’où elles viennent. »

Ici commençaient pour don Ferrante de sensibles déplaisirs. Tant qu’il s’en tenait à battre de ses arguments l’opinion qui soutenait l’existence de la contagion, il trouvait partout des oreilles attentives et bien disposées ; car on ne saurait dire combien est grande l’autorité d’un savant de profession, lorsqu’il veut démontrer aux autres les choses dont ils sont déjà persuadés eux-mêmes. Mais lorsqu’il en venait à distinguer, et à vouloir faire sentir que l’erreur des médecins ne consistait pas à affirmer qu’il existât un mal terrible et général, mais à en assigner la cause, alors (je parle des premiers temps où l’on ne voulait pas même entendre prononcer le nom de peste), alors, au lieu d’oreilles bienveillantes, il trouvait des langues rebelles, intraitables ; alors c’en était fait pour lui de toute dissertation suivie, et il lui devenait impossible d’émettre sa doctrine autrement que mutilée et à bâtons rompus.

« Elle n’existe que trop, la véritable cause, disait-il, et ils sont forcés de la reconnaître, ceux-là même qui en soutiennent une autre, sans l’appuyer sur rien. Qu’ils nient, s’ils le peuvent, cette fatale conjonction de Saturne et de Jupiter. Et quand jamais a-t-on entendu dire que les influences se propagent ?… Voudrez-vous, messieurs, me nier les influences ? Me nierez-vous qu’il y ait des astres ? Ou voudrez-vous me dire qu’ils sont là-haut à ne rien faire, comme autant d’épingles fichées dans une pelote ?… Mais ce qui me passe, c’est la manière de raisonner de ces messieurs les médecins ; avouer que nous nous trouvons sur une conjonction aussi maligne, et puis venir bravement nous dire : Ne touchez pas ici, ne touchez pas là, et vous n’aurez rien à craindre ! Comme si, en évitant le contact matériel des corps terrestres, on pouvait empêcher l’effet virtuel des corps célestes ! Et tant de soucis pour faire brûler des nippes et des chiffons ! Pauvres gens ! brûlerez-vous Jupiter ? brûlerez-vous Saturne ? »

His fretus, c’est-à-dire appuyé sur de tels fondements, il n’usa d’aucune précaution contre la peste, la gagna, se mit au lit, et mourut, comme un héros de Métastase, en s’en prenant aux étoiles.

Et sa fameuse bibliothèque ? Elle est peut-être encore sur les tréteaux du libraire en plein vent, dispersée contre les murs.



CHAPITRE XXXVIII.


Un soir, Agnese entend une voiture s’arrêter à sa porte. — C’est elle, pour sûr ! — Et c’était bien elle, avec la bonne veuve. Que le lecteur se figure leurs réciproques épanchements.

Le lendemain matin, Renzo vient de bonne heure, ne sachant rien, et seulement pour se soulager un peu auprès d’Agnese dans l’inquiétude que lui causait le retard de l’arrivée de Lucia. Ce qu’il fit et ce qu’il dit en voyant celle-ci paraître devant ses yeux, est encore une chose pour laquelle nous nous en remettons à l’imagination du lecteur. Quant à l’accueil que lui fit Lucia, nous n’aurons, au contraire, pas grand’peine à le décrire. « Je vous salue. Comment donc vous portez-vous ? » dit-elle, les yeux baissés et sans altérer son maintien. Et ne croyez pas que Renzo trouvât cette manière de le recevoir trop sèche et fût tenté de s’en formaliser. Il ne manqua pas de prendre la chose dans son vrai sens ; et de même qu’entre gens qui connaissent le monde, on sait le décompte à faire dans les formules de politesse, de même il comprenait fort bien que ces paroles n’exprimaient pas tout ce qui se passait dans le cœur de Lucia. Du reste, il était aisé de s’apercevoir qu’elle avait deux manières de les prononcer : une pour Renzo, et une autre pour toutes autres personnes de sa connaissance.

« Je me porte bien quand je vous vois, répondit le jeune homme, se servant d’une phrase déjà vieille, mais qu’il aurait inventée lui-même en ce moment.

— Notre pauvre père Cristoforo !… dit Lucia. Priez pour son âme, quoique nous puissions être comme sûrs que maintenant c’est lui qui prie pour nous là-haut.

— Je ne m’attendais que trop à cette nouvelle, » dit Renzo. Et cette corde de triste son ne fut pas la seule de cette espèce qui fut touchée dans ce colloque. Mais quoi ? le colloque, quelle qu’en fût la matière, ne lui offrait jamais que des charmes. On voit de ces chevaux quinteux qui s’arrêtent tout court, lèvent une jambe, lèvent l’autre, les remettent à la même place, font mille façons avant d’avancer d’un pas, et puis tout à coup prennent leur course et vont comme si le vent les emportait ; tel, pour Renzo, était devenu le temps. Les minutes auparavant lui semblaient des heures, maintenant les heures lui semblaient des minutes.

La veuve, non-seulement ne gâtait rien dans cette société, mais y tenait fort bien sa place ; et sûrement Renzo, lorsqu’il l’avait vue dans son petit lit du lazaret, ne l’aurait jamais crue d’une humeur si gracieuse et si gaie. Mais le lazaret et la campagne, la mort et des noces, ne sont pas même chose. Elle avait déjà fait amitié avec Agnese, et c’était plaisir que de voir comme envers Lucia elle était tout à la fois affectueuse et enjouée, comme elle savait l’agacer finement, mais avec mesure, tout juste autant qu’il le fallait pour obliger celle-ci à montrer plus à plein la joie qu’elle avait dans le cœur.

Renzo dit enfin qu’il allait chez don Abbondio concerter toutes choses pour le mariage. Il y fut, et d’un certain air moitié respectueux, moitié railleur : « Monsieur le curé, lui dit-il, a-t-il fini par vous passer, ce mal de tête pour lequel vous me disiez ne pouvoir pas nous marier ? Nous sommes au temps où rien n’empêche ; ma fiancée est ici ; et je viens voir quand il pourra vous convenir que la chose se fasse ; mais cette fois j’oserai vous demander que ce soit un peu vite. »

Don Abbondio ne dit pas un non positif, mais il se jeta dans les faux-fuyants, se mit à chercher des prétextes, à essayer des insinuations ; pourquoi se mettre en évidence et faire chanter son nom, avec cette prise de corps dont il était toujours menacé ? La chose ne pourrait-elle pas tout aussi bien se faire ailleurs ? Et ceci, et cela, et tout ce qu’il put imaginer pour échapper à une autre réponse.

« Je vois ce que c’est, dit Renzo ; le mal de tête vous tient encore un peu. Mais écoutez ceci, écoutez. » Et il se mit à lui décrire l’état où il avait laissé ce pauvre don Rodrigo qui, à l’heure qu’il était, devait sans doute avoir fini de vivre. « Espérons, dit-il en terminant, que le Seigneur lui aura fait miséricorde.

— Cela n’a que faire avec ce qui nous occupe, dit don Abbondio. Vous ai-je dit non ? Je ne dis pas non ; je parle… je parle pour vous exposer de bonnes raisons. Du reste, voyez-vous bien, tant qu’il reste un souffle de vie… Regardez-moi plutôt moi-même ; je ne suis qu’un vase fêlé ; moi aussi j’ai été plus en delà qu’en deçà ; et pourtant me voilà encore ; et… si les soucis ne me viennent pas trop tourmenter… que vous dirai-je ?… je puis espérer de durer encore quelque temps. Figurez-vous ensuite ce que ce pourrait être pour certains tempéraments plus vigoureux. Mais, comme je dis, ceci n’a que faire avec l’objet que nous traitons. »

Après quelques autres propos échangés sans en venir à rien de plus ni de moins concluant, Renzo tira sa révérence, retourna vers les trois femmes, fit son récit et le termina en disant : « Je m’en suis venu parce que j’étais plein, et pour ne pas risquer de perdre patience et de m’oublier. En certains moments, c’était tout à fait l’homme de l’autre fois, absolument ce même ton, ces mêmes raisons ; je suis sûr que, pour peu que cela durât encore, il allait de nouveau m’arriver avec quelques mots de latin. Je vois que tout ceci nous mènerait à de nouvelles longueurs ; il vaut mieux tout simplement faire comme il dit, aller nous marier là où nous devons fixer notre demeure.

— Savez-vous ce que je suis d’avis que nous fassions ? dit la veuve ; que nous allions, nous autres femmes, faire une autre tentative et voir si elle nous peut mieux réussir. J’y gagnerai pour ma part de le connaître, cet homme, et de juger s’il est bien tel que vous dites. Allons-y après dîner, pour ne pas lui retomber trop tôt sur le corps. À présent, monsieur le futur, menez-nous, nous deux, faire un tour de promenade, pendant qu’Agnese est en affaires. Je serai la maman de Lucia, et j’ai vraiment grande envie de voir un peu mieux ces montagnes, ce lac, dont j’ai tant ouï parler, et dont le peu que j’ai vu m’a déjà semblé une bien belle chose. »

Renzo les conduisit d’abord à la maison de son hôte, où ce fut une nouvelle fête ; et ils lui firent promettre que, non-seulement ce jour-là, mais tous les jours, s’il pouvait, il viendrait dîner avec eux.

La promenade faite, et le dîner fini, Renzo sortit sans dire où il allait. Les femmes restèrent quelque temps à causer, à se concerter sur la manière d’attaquer don Abbondio ; et enfin elles marchèrent à l’assaut.

« Voici les autres, maintenant, » dit notre homme en lui-même ; mais il paya d’assurance, fit de grandes félicitations à Lucia, des salutations amicales à Agnese, des politesses à l’étrangère. Il les fit asseoir, et puis aussitôt mit la conversation sur la peste ; il voulut savoir de Lucia comment elle avait passé ce temps de douleurs ; le lazaret fournit l’occasion de faire parler aussi celle que Lucia y avait eue pour compagne ; puis, comme de juste, don Abbondio en vint à sa propre bourrasque ; puis de grands témoignages de satisfaction à Agnese sur ce qu’elle était sortie de la crise sans en éprouver de mal. Cela commençait à devenir long. Dès le principe de l’entretien, les deux anciennes épiaient le moment propice pour amener sur le tapis le sujet essentiel ; enfin, je ne sais laquelle des deux rompit la glace. Mais que voulez-vous ? don Abbondio était sourd de cette oreille-là. Ce n’est pas qu’il dît non ; mais le voilà de nouveau dans ses phrases ambiguës, dans ses réponses évasives, dans ses alibiforains d’usage. « Il faudrait, disait-il, pouvoir faire annuler cette fâcheuse prise de corps. Vous, madame, qui êtes de Milan, vous devez connaître plus ou moins le train des affaires, vous devez avoir de bons appuis, quelque gentilhomme de poids à qui vous adresser pour ces braves gens ; car avec ces moyens-là on guérit toute plaie. Si ensuite on voulait aller par le plus court, sans s’embarquer en tant de démarches, puisque ces jeunes gens et notre bonne Agnese ont l’intention de s’expatrier (et au fait je ne saurais que dire à cela, la patrie est partout où l’on se trouve bien), il me semble que tout pourrait se faire là où la prise de corps n’atteint point. En vérité, il me tarde on ne peut plus de voir cette alliance conclue ; mais je la voudrais conclue d’une manière calme, satisfaisante. Ici, je vous l’avoue, avec cette prise de corps en vigueur, venir proclamer du haut de l’autel ce nom de Lorenzo Tramaglino est une chose que je ne ferais pas avec le cœur tranquille ; je lui veux trop de bien ; je craindrais de lui rendre un mauvais service. Voyez, madame ; voyez, vous autres. »

Ici Agnese de son côté, la veuve du sien, tâchaient de combattre ces raisonnements ; don Abbondio les reproduisait sous une autre forme, et c’était toujours à recommencer, lorsque voilà Renzo qui survint d’un pas résolu et avec une nouvelle sur sa figure ; il entre et dit :

« Monsieur le marquis *** est arrivé.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? arrivé où ? demanda don Abbondio en se dressant.

— Il est arrivé à son château qui était celui de don Rodrigo ; parce que ce monsieur le marquis est l’héritier par fidéicommis, comme on dit ; de sorte qu’il n’y a plus de doute. Pour moi, j’en serais bien aise, si je pouvais savoir que ce pauvre homme a fait bonne fin. Ce qu’il y a de sûr, c’est que jusqu’ici j’ai dit pour lui des pater noster, et qu’à présent je lui dirai des de profundis. Et ce monsieur le marquis est un vrai brave homme.

— Sûrement, dit don Abbondio ; j’ai entendu parler de lui plus d’une fois, comme d’un très-digne gentilhomme, un homme de la vieille roche. Mais est-ce bien vrai ?…

— En croirez-vous le sacristain ?

— Pourquoi ?

— Parce qu’il l’a vu de ses propres yeux. Pour moi, j’ai seulement été dans les environs, et, à dire vrai, j’y suis allé parce que j’ai pensé qu’on devait y savoir quelque chose. En effet, plusieurs personnes m’ont dit le fait. J’ai ensuite rencontré Ambrogio qui venait du château même et qui a vu ce monsieur établi là comme maître du lieu. Voulez-vous l’entendre, Ambrogio ? Je l’ai fait tout exprès attendre là dehors.

— Entendons-le, dit don Abbondio. Renzo alla appeler le sacristain, celui-ci confirma la nouvelle de point en point, y ajouta d’autres détails, résolut tous les doutes, et puis s’enfuit.

— Ah ! il est donc mort ! il est tout de bon trépassé ! exclama don Abbondio. Voyez, mes enfants, s’il n’est pas vrai que la Providence finit toujours par se montrer à l’égard de certaines gens. Savez-vous que c’est une grande chose que cette mort ? un grand soulagement pour ce pauvre pays ? car il n’y avait plus moyen d’y vivre avec un tel homme. Cette peste a été un grand fléau sans doute ; mais elle a aussi bien nettoyé le terrain ; elle a balayé certains personnages dont nous ne nous serions jamais délivrés, mes chers enfants, gens qui étaient verts, frais, dispos, à faire dire que celui qui devait un jour célébrer leurs obsèques était encore au séminaire à étudier son rudiment. Et dans un clin d’œil ils ont disparu, par centaines à la fois. Nous ne le verrons plus se promener avec ces coupe-jarrets à sa suite, avec cette fierté, cette morgue, cette taille plus raide qu’un pal, cette façon de regarder les gens qui eût fait croire que l’on n’était au monde que par sa permission. En attendant, c’est lui qui n’y est plus, et nous y sommes. Il n’enverra plus de ces certaines ambassades aux honnêtes gens. Il nous a donné bien du tourment à tous, voyez-vous, bien du tourment ; aujourd’hui nous pouvons le dire.

— Pour moi, je lui ai pardonné de bon cœur, dit Renzo.

— Et tu fais bien, c’est ton devoir ; répondit don Abbondio ; mais on peut aussi remercier le ciel de ce qu’il nous en a délivré. Maintenant, pour en revenir à nous, je vous répète ce que je vous ai dit : faites ce que vous croirez le mieux. Si vous voulez que ce soit moi qui vous marie, me voilà ; s’il vous est plus commode de faire autrement, libre à vous. Quant à la prise de corps, je vois bien moi-même que, n’y ayant plus maintenant personne qui ait les yeux sur vous et veuille vous faire du mal, ce n’est pas chose dont on doive beaucoup s’inquiéter ; d’autant que depuis a paru ce gracieux décret d’amnistie à la naissance du Sérénissime infant. Et puis, la peste ! Elle a passé un trait sur bien des choses, la peste ! Ainsi donc, si vous voulez… aujourd’hui c’est jeudi… dimanche je vous publie à l’église, parce que ce qui s’est fait jadis ne compte plus au bout d’un si long temps ; et puis j’aurai le plaisir de vous marier moi-même.

— Vous savez bien que nous n’étions venus que pour cela, dit Renzo.

— Fort bien ; et moi je suis à vos ordres : et je veux en informer sur-le-champ Son Éminence.

— Qui est Son Éminence ? demanda Agnese.

— Son Éminence, répondit don Abbondio, est notre cardinal-archevêque à qui Dieu veuille donner de longs jours.

— Oh ! quant à cela, je vous demande bien pardon, répliqua Agnese ; mais quoique je ne sois qu’une pauvre ignorante, je puis vous assurer qu’on ne l’appelle pas ainsi ; parce que, quand nous avons été la seconde fois pour lui parler, comme je vous parle à vous, l’un de ces messieurs les prêtres qui étaient là me prit à part et m’enseigna comment il fallait appeler ce monsieur, en me recommandant de lui dire Votre Illustrissime Seigneurie et Monseigneur.

— Et maintenant, s’il avait à vous renouveler son instruction, il vous dirait, entendez-vous bien, qu’il faut lui donner de l’éminence, parce que le pape, que Dieu veuille conserver aussi, a ordonné, depuis le mois de juin dernier, que l’on donne ce titre aux cardinaux. Et savez-vous ce qui l’y aura déterminé ? C’est que ce titre d’Illustrissime, qui était réservé pour eux et pour certains princes, vous voyez vous-mêmes ce qu’il est devenu et à combien de gens on le donne ; et Dieu sait comme ils le savourent ! Que devait faire le pape cependant ? L’ôter à tous ? C’était amener des plaintes, des réclamations, des désagréments de toutes sortes, sans compter que la chose eût continué comme par le passé. Il a donc trouvé un fort bon expédient. Peu à peu on commencera à donner de l’éminence aux évêques ; puis les abbés en voudront, puis les prévôts ; car les hommes ainsi sont faits, ils veulent toujours monter, toujours monter ; puis les chanoines…

— Puis les curés, dit la veuve.

— Non, non, reprit don Abbondio ; les curés resteront à tirer leur charrette : ne craignez pas qu’on les habitue mal, les curés ; du révérend pour eux jusqu’à la fin du monde. Mais plutôt je ne serais pas surpris que les gentilshommes qui sont accoutumés à s’entendre donner de l’Illustrissime, à être traités comme les cardinaux, voulussent un jour avoir, eux aussi, de l’éminence. Et s’ils la veulent, voyez-vous bien, ils trouveront qui la leur donnera. Et alors le pape, celui qui sera pape alors, imaginera quelque autre chose pour les cardinaux. Or çà, revenons à notre affaire : dimanche je vous publierai à l’Église ; et, en attendant, savez-vous ce que j’ai pensé devoir faire pour vous mieux servir ? Nous demanderons la dispense pour les deux autres publications. Ils ne doivent pas manquer d’occupation là-bas à l’archevêché, pour délivrer les dispenses, si c’est partout comme ici. Pour dimanche, j’en ai déjà… un… deux… trois, sans vous compter ; et il peut en arriver encore. Et à mesure que nous irons, vous verrez ce que cela va être : il n’y aura plus personne qui ne veuille se donner compagnie. En vérité, Perpetua a mal pris son temps pour mourir ; car elle-même eût aujourd’hui aussi trouvé son chaland. Et à Milan, madame, je pense que ce doit être de même.

— Et à quel point !

— Figurez-vous que dans une seule paroisse, dimanche dernier, il y a eu cinquante publications.

— Quand je le dis, que le monde n’est pas près de finir. Et vous, madame, est-ce que vous n’avez point encore vu quelques beaux hannetons venir bourdonner autour de vous ?

— Non, non ; je n’y songe pas et n’y veux pas songer.

— Oui, tout juste ; vous voudrez être la seule à ne pas faire comme les autres. Il n’y aura pas jusqu’à Agnese, voyez-vous bien, jusqu’à Agnese…

— Ouf ! vous voulez rire, dit celle-ci.

— Sûrement que je veux rire ; et il me semble qu’il en est temps. Nous en avons vu de rudes, n’est-ce pas, mes pauvres jeunes gens ? Nous en avons vu de rudes. Et pour ces quatre jours que nous avons à demeurer en ce monde, on peut espérer qu’ils seront un peu meilleurs. Ah ! vous êtes heureux, vous autres ; moyennant que rien de fâcheux n’arrive, vous avez du temps devant vous pour parler des maux passés : pour moi, au contraire, vingt-trois heures trois quarts sont sonnées ; et… les coquins peuvent mourir ; on peut guérir de la peste ; mais pour les années il n’y a pas de remède ; et comme le dit ce mot trop juste, Senectus ipsa morbus.

— À présent, dit Renzo, parlez latin tant que vous voudrez, cela m’est fort indifférent.

— Tu gardes rancune au latin, toi, bien, bien, je te mettrai à ton aise ; quand tu viendras te présenter avec cette jeunesse que voilà, justement pour vous entendre dire certains petits mots en latin, je te dirai : Du latin, tu n’en veux pas, va-t’en en paix. Cela te conviendra-t-il ?

— Eh ! je sais bien ce que je dis, répondit Renzo, ce n’est pas ce latin-là qui me fait peur, celui-là est un latin de bonne foi, un latin sacré, comme celui de la messe ; et quand vous êtes là, messieurs, il faut bien que vous lisiez celui qui est sur le livre. Je parle de ce latin fripon, hors de l’église, qui vous arrive en traître dans le plus beau de votre discours. Par exemple, maintenant que nous voilà et que tout est fini, ce latin que vous alliez me chercher, ici même, dans ce coin, pour me faire entendre que vous ne pouviez pas et qu’il fallait encore autre chose, et que sais-je moi ? ce latin-là, faites-moi un peu le plaisir à présent de me le tourner en langue vulgaire.

— Tais-toi, mauvais plaisant, tais-toi, ne va pas remuer ces choses-là, car, si nous devions maintenant faire nos comptes, je ne sais lequel des deux serait en reste. J’ai tout pardonné, n’en parlons plus, mais vous m’en avez joué des tours. De ta part cela ne m’étonne pas, car tu es un mauvais sujet. Mais cette petite sainte si posée, si réservée, envers qui l’on n’aurait pu songer à se tenir en garde sans croire commettre un péché ! Au reste, je sais qui lui avait fait sa leçon, je le sais, je le sais. » Et, en disant ces mots, il tournait vers Agnese le doigt qu’il avait auparavant dirigé vers Lucia, et l’on ne saurait dire avec quelle bénignité, quelle aménité il leur faisait ces reproches. Cette nouvelle lui avait donné une liberté d’esprit, une aisance de manières, une loquacité depuis longtemps chez lui insolites, et nous serions encore bien loin de la fin si nous voulions rapporter tout le reste de cette conversation qu’il prolongea le plus qu’il put, retenant plus d’une fois son monde qui voulait partir, et puis les arrêtant encore sur la porte de la rue, toujours parlant de bagatelles qu’il assaisonnait de sa gaieté.

Le lendemain lui vint une visite d’autant plus agréable qu’elle était moins attendue, celle du marquis, dont l’arrivée à son château avait été annoncée. C’était un homme entre l’âge mûr et la vieillesse, dont la figure attestait ce que la renommée disait de lui : figure ouverte, calme, obligeante, humble et digne tout à la fois, et qui laissait apercevoir une tristesse résignée.

« Je viens, dit-il, vous porter les compliments du cardinal-archevêque.

— Oh ! quelle bonté de la part de l’un et de l’autre !

— Quand je suis allé prendre congé de cet homme incomparable, qui m’honore de son amitié, il m’a parlé de deux jeunes gens de cette paroisse qui étaient fiancés et qui ont eu à souffrir par le fait de ce pauvre don Rodrigo. Monseigneur désire en avoir des nouvelles. Sont-ils en vie ? Et leur affaire est-elle arrangée ?

— Tout est arrangé, et je m’étais même proposé d’en écrire à Son Éminence, mais maintenant que j’ai l’honneur…

— Se trouvent-ils ici ?

— Ici, et le plus tôt qu’il sera possible ils seront mari et femme.

— Pour mon compte, je vous prie de me dire si l’on peut leur faire du bien, comme aussi de m’indiquer pour cela la manière la plus convenable. J’ai perdu dans cette calamité mes deux fils, les seuls enfants que j’eusse et leur mère avec eux, et j’ai recueilli trois héritages considérables. Dès auparavant j’avais du superflu, et, par conséquent, vous voyez que me donner une occasion d’en employer une partie, une occasion surtout telle que celle-ci, c’est me rendre un véritable service.

— Que le ciel vous bénisse ! Que ne sont-ils tous comme vous, les… ! Mais je vous remercie moi-même de tout mon cœur pour ces chers enfants qui sont les miens. Et puisque Votre Illustrissime Seigneurie veut bien autant m’encourager, j’ai en effet à lui indiquer un moyen qui, peut-être, ne lui déplaira pas. Il faut donc qu’elle sache que ces braves gens ont pris la résolution d’aller s’établir ailleurs et de vendre le peu qu’ils ont ici au soleil. C’est, quant au jeune homme, une petite vigne de neuf à dix perches environ, mais abandonnée et tout à fait en friche, il n’y faut absolument compter que le sol ; de plus une petite maison à lui et une autre à sa future ; deux taupinières, voyez-vous, monsieur le marquis. Un seigneur comme vous ne peut savoir comment cela se passe pour les pauvres quand ils veulent se défaire de leur bien. Il finit toujours par tomber dans les mains de quelque amateur rusé qui depuis longtemps peut-être convoite ces quatre toises de terre, et qui, lorsqu’il apprend qu’on a besoin de vendre, se retire, fait le dégoûté, si bien qu’il faut courir après lui et les lui donner pour un morceau de pain, ce qui serait d’autant plus inévitable dans les circonstances où nous sommes. Monsieur le marquis voit où j’en veux venir. La charité la mieux entendue que Votre Illustrissime Seigneurie puisse faire à ces-personnes-là, c’est de les sauver d’un marché aussi fâcheux, en achetant elle-même ce peu de bien qu’elles possèdent. Pour moi, à dire vrai, je lui donne-là un avis intéressé, puisque j’acquerrais dans ma propre paroisse un propriétaire tel que Votre Seigneurie ; mais monsieur le marquis décidera comme il jugera à propos ; j’ai parlé pour lui obéir. »

Le marquis loua fort la proposition, en remercia don Abbondio, le pria d’être l’arbitre du prix et de le fixer très-haut, après quoi il lui proposa lui-même, à l’immense surprise du curé, d’aller tous deux de ce pas au logis de la future épouse, où probablement se trouverait aussi le futur époux.

En chemin, don Abbondio, tout joyeux, comme vous l’imaginez sans peine, eut une autre idée et l’exprima ainsi : « Puisque Votre Illustrissime Seigneurie est si portée à faire du bien à ces pauvres gens, il y aurait un autre service à leur rendre. Le jeune homme est sous le poids d’un décret de prise de corps, d’une espèce de condamnation pour quelque petite sottise qu’il a faite à Milan, il y a deux ans à peu près, dans ce jour du grand tapage, au milieu duquel il s’est trouvé, sans malice, par ignorance, comme un rat dans la ratière : rien de sérieux, voyez-vous : de purs enfantillages, des imprudences de jeune tête ; car, pour ce qui s’appelle proprement faire le mal, il en est incapable, et je puis le dire, moi qui l’ai baptisé et qui l’ai toujours eu sous les yeux depuis son enfance ; d’ailleurs, si Votre Seigneurie veut se donner le divertissement d’entendre ces bonnes gens raisonner à leur façon toute simple, elle pourra lui faire conter son histoire et elle en jugera. Dans ce moment, les faits étant déjà anciens, personne ne l’inquiète ; et, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, il compte quitter le duché, mais plus tard, soit en revenant ici, soit de quelque autre manière, on ne sait ce qui peut arriver, et Votre Seigneurie m’apprendrait, au besoin, qu’il vaut toujours mieux n’avoir pas son nom couché sur certains livres. Monsieur le marquis jouit à Milan de tout le crédit qui est dû à un homme de si haute condition et tout à la fois d’un si éminent mérite… Non, non, laissez-moi le dire, la vérité doit trouver sa place. Une recommandation, un mot d’un personnage tel que Votre Seigneurie, c’est plus qu’il n’en faut pour obtenir une belle et bonne absolution.

— On n’en veut pas trop à ce jeune homme ?

— Non, non, je ne pense pas. On l’a poursuivi dans le premier moment, mais je crois que maintenant ce n’est plus qu’une affaire de forme.

— Cela étant, la chose sera faite, et je m’en charge volontiers.

— Et vous ne voulez pas que je dise que vous êtes un homme d’un mérite éminent ? Je le dis et je veux le dire, et je le dirai malgré vous. Et lors même que je me tairais, cela ne servirait de rien, parce que tous parlent de même, et vox populi, vox Dei. »

Ils trouvèrent, selon leur conjecture, les trois femmes et Renzo réunis. Je vous laisse à juger ce que ceux-ci éprouvèrent d’étonnement. Pour moi, je crois que même ces murailles nues et rustiques, même les portes, les tables et tous les ustensiles du logis s’émerveillèrent de recevoir une semblable et si extraordinaire visite. Le marquis entama la conversation en parlant du cardinal et des autres choses qui intéressaient nos pauvres gens, ce qu’il fit avec une franche cordialité et en même temps avec une délicate réserve là où pouvaient la commander les convenances. Puis il en vint à la proposition qui l’amenait. Don Abbondio, invité par lui à fixer le prix, s’avança, et après quelques façons, quelques excuses, disant que ce n’était pas son métier, qu’il ne pourrait aller qu’à tâtons, qu’il parlait par obéissance, qu’il s’en remettait au jugement de Sa Seigneurie ; après tous ces préambules, disons-nous, il prononça ce qui, à son avis, était une somme exorbitante. L’acheteur dit que, pour ce qui le regardait, cela lui paraissait fort bien, et, comme s’il avait mal entendu, il répéta le chiffre en le doublant. Il ne voulut ensuite d’aucune rectification, coupa court sur cette matière et mit fin à l’entretien en invitant la société à dîner le lendemain des noces à son château, où l’on passerait l’acte en règle.

« Ah ! disait ensuite don Abbondio en lui-même, lorsqu’il fut rentré chez lui, si la peste faisait toujours et partout les choses de cette façon-là, ce serait vraiment péché que d’en médire. On se prendrait presque à souhaiter qu’il y en eût une à chaque génération, et l’on pourrait souscrire à l’avoir, mais, pour en guérir, entendons-nous. »

La dispense arriva, l’absolution arriva, le grand jour arriva lui-même. Les deux fiancés allèrent, avec une sécurité triomphale, à cette église qui depuis si longtemps les attendait, et où, par la bouche même de don Abbondio, ils devinrent époux. Un autre triomphe, et bien plus singulier, fut leur marche vers ce château que vous connaissez trop bien, et je vous laisse à penser quelles idées durent occuper leur esprit tandis qu’ils gravissaient cette montée, qu’ils franchissaient le seuil de cette porte, et quels discours ils durent tenir, chacun selon son caractère. Je dirai seulement qu’au milieu de leur joie, tantôt l’un, tantôt l’autre, répéta plus d’une fois que pour que la fête fût complète il eût fallu y voir le pauvre père Cristoforo. « Mais pour son propre bonheur, disaient-ils ensuite, il est mieux que nous bien sûrement. »

Le marquis leur fit grand accueil, les conduisit dans une belle office, fit placer à table les époux avec Agnese et la marchande, et, avant de se retirer pour dîner ailleurs avec don Abbondio, il voulut, pendant quelque temps, tenir compagnie à ses conviés et aida même à les servir. Il ne viendra, j’espère, à l’esprit de personne de dire qu’il eût été plus simple de ne faire qu’une seule table. Je vous l’ai donné pour un brave homme, mais non comme un original, comme on dirait aujourd’hui ; je vous ai dit qu’il était humble, mais non qu’il fût un prodige d’humilité. Il en avait assez pour se mettre au-dessous de ces bonnes gens, mais non pour se tenir au pair avec eux.

Après les deux dîners, le contrat fut dressé de la main d’un docteur qui ne fut point Azzecca-Garbugli. Celui-ci, je veux dire sa dépouille mortelle, était comme elle est encore à Canterelli. Et pour les personnes qui ne sont pas de ces contrées-là, je vois bien qu’il faut ici une explication.

À un demi-mille environ au-dessus de Lecco, et presque à côté d’un village appelé Castello, est un lieu dit Canterelli où deux chemins se croisent, et, à l’un des angles de leur rencontre, on voit une élévation de terrain, une sorte de butte artificielle surmontée d’une croix, laquelle butte n’est autre chose qu’un monceau de cadavres de gens morts dans la peste qui nous a si longuement occupés. La tradition, il est vrai, dit simplement les morts de la peste, mais ce doit sûrement être celle-ci, qui fut la dernière et la plus meurtrière dont on ait conservé le souvenir. Et vous savez que les traditions, par elles-mêmes et si on ne les aide pas, en disent toujours trop peu.

Au retour, il n’y eut rien qui mérite d’être mentionné que l’inconvénient d’un peu de fatigue pour Renzo par le poids des espèces qu’il emportait. Mais notre homme, comme vous savez, avait enduré bien autre chose dans sa vie. Je ne parle pas du travail de son esprit, et qui n’était pas des moins actifs, sur la meilleure manière de faire fructifier cet argent. À voir les idées qui passaient par cet esprit, les projets qui s’y formaient, les questions qui s’y agitaient pour et contre l’agriculture et l’industrie, on eût dit deux académies du siècle passé qui s’y seraient rencontrées. Et pour lui l’embarras était bien plus réel, parce que, n’ayant que sa seule personne à mettre à l’œuvre, on ne pouvait lui dire : Qu’est-il besoin de choisir ? Prenez l’une et l’autre, les moyens, au fond, sont les mêmes, et ce sont deux choses qui vont comme les jambes, mieux à deux que l’une sans l’autre.

On ne songea plus qu’à faire ses paquets et à se mettre en route ; la famille Tramaglino pour sa nouvelle patrie, et la veuve pour Milan. Il y eut bien des larmes versées, bien des remercîments exprimés, bien des promesses de se revoir échangées. Aux larmes près, l’attendrissement ne fut pas moindre dans la séparation de Renzo et de sa famille d’avec son hôte et son ami, et ne croyez pas qu’avec don Abbondio les adieux aient été plus froids. Ces bonnes créatures avaient toujours conservé un certain attachement respectueux pour leur curé ; et celui-ci, dans le fond, leur avait toujours voulu du bien. Ce sont ces malheureuses affaires qui viennent troubler les affections.

On demandera probablement s’ils ne ressentirent pas aussi du chagrin à quitter leur pays natal, à s’éloigner de leurs montagnes. Oui, sans doute, ils en ressentirent ; et nous pourrions dire, en fait de chagrin, qu’on en trouve un peu partout. Il faut croire cependant que celui-ci ne fut pas bien fort, puisqu’ils auraient pu l’éviter en restant chez eux, maintenant que les deux grands obstacles à une semblable résolution, don Rodrigo et l’arrêt de la justice, n’existaient plus. Mais déjà depuis longtemps ils s’étaient tous trois accoutumés à regarder comme leur pays celui où ils allaient se rendre. Renzo en avait par avance fait goûter le séjour aux deux femmes, en leur disant toutes les facilités qu’y trouvaient les ouvriers, et mille choses sur la vie heureuse que l’on y menait. Du reste, ils avaient tous passé des heures bien amères dans celui qu’ils abandonnaient ; et de tristes souvenirs finissent toujours par altérer le charme du lieu qui les rappelle. Et si ce lieu est celui qui nous vit naître, ces souvenirs ont peut-être quelque chose de plus âpre encore et de plus poignant. L’enfant, dit notre manuscrit, se plaît à reposer sur le sein qui l’allaite ; il cherche avec confiance et avidité la mamelle où jusqu’alors il a trouvé l’aliment qu’il savoure dans sa douceur ! Mais si, pour l’en dégoûter, la nourrice a mouillé d’absinthe cette mamelle dont il est jaloux, l’enfant étonné se détourne ; il y revient pourtant, ses lèvres s’y essaient encore ; mais, rebuté de nouveau, il s’en détache enfin et la fuit ; il pleure, mais il la fuit.

Maintenant que direz-vous en apprenant que dès leur arrivée et lorsqu’ils venaient à peine de s’installer dans leur nouveau pays, Renzo y trouva des désagréments tout prêts qui l’attendaient ? Des misères, si vous voulez ; mais il faut si peu pour troubler une situation heureuse ! En peu de mots, voici le fait.

Tout ce qui s’était dit dans l’endroit sur le compte de Lucia longtemps avant qu’elle y arrivât, ce que l’on y savait des peines que Renzo avait endurées pour elle sans jamais laisser ébranler sa constance et sa fidélité, peut-être aussi quelque mot de quelque ami partial pour lui et pour tout ce qui lui appartenait, tout cela avait fait naître une certaine curiosité de voir la jeune femme, un certain préjugé en faveur de sa beauté. Or vous savez ce que c’est qu’un préjugé semblable et quelle est sa façon d’agir. Il se crée des images, il y croit, il est sûr de son fait ; à l’épreuve ensuite il devient difficile, dédaigneux, ne trouve plus de quoi le satisfaire, parce qu’au fond il ne savait lui-même ce qu’il voulait ; et il fait payer sans pitié les avantages qu’il avait accordés sans raison. Lorsque cette Lucia vint à paraître, plusieurs qui lui supposaient peut-être des cheveux vraiment d’or, des joues vraiment de roses, des yeux lançant de véritables traits, et que sais-je de merveilleux encore ? ceux-là se mirent à hausser les épaules, froncer leur nez et dire : « Quoi ! ce n’est que cela ? Après un si long temps, après tant de discours, on s’attendait à quelque chose de mieux. Qu’est-ce donc après tout ? Une paysanne comme tant d’autres. Ah bien ! pour des figures pareilles ou qui même valent mieux, on en trouve partout. » Venant ensuite aux détails, ils remarquaient, celui-ci un défaut, celui-là un autre, et il y en eut même aux yeux de qui tout en elle était laid.

Comme pourtant personne n’allait dire en face ces sortes de choses à Renzo, il n’y avait pas jusqu’ici grand mal. Ceux qui le firent, le mal, furent certains qui les lui rapportèrent ; et Renzo, que voulez-vous ? en fut piqué au vif. Il se mit à ruminer sur ces propos, à s’en plaindre amèrement, et avec ceux qui l’en entretenaient, et plus longuement avec lui-même. — « Que vous importe, à vous autres ? Qui vous a dit de vous attendre à telle ou telle chose ? Suis-je jamais venu vous en parler ? Vous dire qu’elle fût belle ? Et quand vous me le disiez, vous ai-jamais répondu autre chose, sinon que c’était une brave fille ? C’est une paysanne ! Vous ai-je jamais dit que je vous amènerais une princesse ? Elle n’est pas de votre goût ? ne la regardez pas. Vous en avez, des belles femmes ; ne regardez qu’elles. »

Et voyez un peu comme quelquefois il suffit d’une bagatelle pour décider de la situation d’un homme pendant toute sa vie. Si Renzo avait été obligé de passer la sienne dans ce pays, selon son premier dessein, c’eût été une vie fort peu gaie. À force d’éprouver du déplaisir, il était devenu déplaisant lui-même. Il était désobligeant envers chacun, parce que chacun pouvait être de ceux qui se permettraient de critiquer Lucia ; non qu’il leur rompît proprement en visière ; mais vous savez que de choses peuvent se faire sans manquer aux règles de la bienséance, tout jusqu’à s’ouvrir le ventre avec son voisin. Il avait je ne sais quel rire sardonique pour chacun de ses propos ; il trouvait de son côté à critiquer sur tout. C’était au point que, si le temps était mauvais deux jours de suite, il disait aussitôt : « Voilà ce que c’est que ce pays ! » Je ne crains pas d’avancer que nombre de personnes en étaient déjà fatiguées, même parmi celles qui auparavant lui voulaient du bien ; et, avec le temps, d’une chose à l’autre, il se serait trouvé, pour ainsi dire, en guerre avec presque toute la population, sans pouvoir peut-être se rendre compte à lui-même de ce qui était la cause première d’un si grand mal.

Mais on dirait que la peste s’était chargée de raccommoder tout ce qu’il faisait de travers. Elle avait emporté le maître d’une autre filature située presque aux portes de Bergame ; et l’héritier, jeune débauché qui, dans tout cet édifice, ne trouvait rien de propre à le divertir, avait résolu et se montrait pressé de le vendre, même à moitié prix ; mais il voulait des écus sonnants, pour les employer de suite d’une manière tout autre que productive. La chose étant venue aux oreilles de Bortolo, il courut voir, il traita ; meilleur marché ne se pouvait faire ; mais cette condition de l’argent comptant gâtait tout, parce que la somme qu’il avait mise de côté peu à peu et à force d’épargnes était loin d’arriver à celle qu’il fallait débourser. Il donna à son homme une sorte de demi-parole, s’en revint bien vite, communiqua l’affaire à son cousin, et lui proposa de la faire de moitié avec lui. Une proposition si avantageuse mit fin aux incertitudes économiques de Renzo qui se décida aussitôt pour l’industrie et répondit par une adhésion. Ils allèrent ensemble sur les lieux, et le marché se conclut. Lorsqu’ensuite les nouveaux maîtres vinrent s’établir dans leur propriété, Lucia, qui là n’était nullement attendue, non-seulement ne fut pas sujette aux critiques, mais on peut dire qu’elle ne déplut point ; et Renzo ne tarda pas à savoir que plus d’un de ses nouveaux juges avait dit : « Avez-vous vu cette belle baggiana qui nous est venue ? » L’épithète faisait passer le substantif.

Du déplaisir qu’il avait éprouvé dans l’autre pays, il lui resta une utile leçon. Jusqu’alors il avait été un peu leste dans ses sentences et se laissait aller volontiers à critiquer la femme d’autrui, comme toute autre chose. Maintenant il s’aperçut que les paroles font un effet dans la bouche qui les dit, et un autre à l’oreille qui les entend ; et il prit un peu plus l’habitude d’écouter intérieurement les siennes, avant de les prononcer.

Ne croyez pas cependant qu’il n’eût point encore ici quelque petit ennui. L’homme (dit notre anonyme, et vous savez par expérience qu’il avait un goût un peu singulier en fait de comparaison ; mais passez-lui encore celle-ci qui paraît devoir être la dernière), l’homme, tant qu’il est en ce monde, est un malade qui, couché dans un lit plus ou moins incommode, en voit d’autres autour de lui bien refaits au dehors, bien unis, bien de niveau de partout ; et il se figure qu’on doit s’y trouver on ne peut mieux. Mais s’il parvient à changer, il ne s’est pas plus tôt arrangé dans son nouveau lit, qu’il commence, en appuyant dessus, à sentir, ici une pointe qui le pique, là un tampon qui le presse ; et, en somme, c’est à peu près comme c’était avant. C’est pourquoi, ajoute l’anonyme, on devrait plutôt songer à bien faire qu’à être bien ; ce serait le moyen de finir par être mieux. La pensée est un peu tirée par les cheveux et tout à fait digne d’un secentista ; mais au fond il a raison. Toutefois, ajoute-t-il encore, des chagrins et des troubles de l’espèce et de la gravité de ceux dont nous avons fait le récit ne se renouvelèrent plus pour nos braves gens ; ce fut, à partir de cette époque, une vie des plus calmes, des plus heureuses, des plus dignes d’envie, de sorte que, si je vous la racontais, elle vous ennuierait à la mort.

Les affaires allaient à ravir. Dans les commencements il y eut un peu d’embarras par la rareté des ouvriers et par les prétentions et la conduite assez désordonnée de ceux qui restaient, nécessairement en petit nombre. On publia des édits qui limitaient les salaires ; et malgré ce secours, les choses reprirent leur marche, parce qu’il faut bien que tôt ou tard elles la reprennent. Il arriva de Venise un autre édit un peu plus raisonnable : l’exemption, pendant dix ans, de toute charge réelle et personnelle pour les étrangers qui viendraient habiter sur le sol de la république. Ce fut pour les nôtres une nouvelle cause de prospérité.

Avant l’année révolue depuis le mariage, une jolie petite créature vint au monde ; et, comme si c’eût été fait exprès pour fournir tout de suite à Renzo le moyen d’accomplir son édifiants promesse, ce fut une fille ; vous pouvez bien croire qu’on lui donna le nom de Marie. Avec le temps ensuite il en vint je ne sais combien d’autres de l’un et de l’autre sexe ; et Agnese avait à faire à les promener chacun à leur tour, en les appelant petits méchants et leur appliquant sur la figure de gros baisers qui y laissaient le blanc pour plus d’un quart d’heure. Ils furent tous portés au bien ; et Renzo voulut que tous apprissent à lire et à écrire, disant que, puisque cette coquine de science existait, il fallait au moins qu’eux aussi en profitassent.

L’intéressant était de l’entendre raconter ses aventures, et il finissait toujours en disant les grandes leçons qu’il y avait trouvées pour apprendre à se mieux conduire à l’avenir. « J’ai appris, disait-il, à ne pas me mettre dans les bagarres ; j’ai appris à ne pas prêcher dans la rue ; j’ai appris à ne pas trop lever le coude ; j’ai appris à ne pas tenir un marteau de porte à la main, lorsque j’aurais autour de moi des gens à la tête chaude ; j’ai appris à ne pas m’attacher une sonnette au pied avant d’avoir pensé à ce qui peut s’ensuivre, et cent autres choses encore. »

Lucia cependant, sans trouver la doctrine erronée en elle-même, n’en était pas pleinement satisfaite ; il lui semblait vaguement que quelque chose y manquait. À force d’entendre répéter la même chanson et d’y réfléchir à chaque fois :

« Et moi, dit-elle un jour à son moraliste, que voulez-vous que j’aie appris ? Je ne suis pas allée chercher les maux ; ce sont eux qui sont venus me chercher moi-même ; à moins que vous ne pensiez, ajouta-t-elle avec un sourire plein de douceur, que mon manque de prudence ait été de vous aimer et de vous promettre ma main. »

Renzo, dans le premier moment, demeura embarrassé. Après avoir longuement débattu ensemble la question et cherché à la résoudre, ils s’arrêtèrent à cette pensée que les maux viennent souvent, il est vrai, parce qu’on leur fournit une cause, mais que la conduite la plus circonspecte et la plus innocente ne suffit pas toujours pour les écarter ; et que, lorsqu’ils viennent, qu’il y ait ou non de notre faute, la confiance en Dieu les adoucit et les rend profitables pour une meilleure vie. Cette conclusion, bien que trouvée par de pauvres gens, nous a paru si juste que nous avons jugé à propos de la placer ici comme la vérité où elle conduit en dernière analyse.

Si cette histoire ne vous a pas tout à fait déplu, sachez-en gré à celui qui l’a écrite, et un peu aussi à celui qui l’a raccommodée. Mais, si par malheur nous n’avions fait que vous ennuyer, veuillez croire que ce n’a pas été à dessein.


NOTICE BIOGRAPHIQUE

SUR


LES PERSONNAGES CITÉS AU CHAPITRE XXVII
__________


Cardan, né à Paris en 1501, médecin, géomètre, astrologue, serait plus estimé pour ses vastes connaissances s’il ne les eût mêlées d’étranges aberrations. Il a laissé un grand nombre d’ouvrages sur diverses matières.

Alchabitius, dont le véritable nom est Abdelazys, astrologue arabe, vivait vers le milieu du dixième siècle de l’ère chrétienne. Il a laissé un traité d’astrologie judiciaire, traduit en latin par Jean Hispalensis vers le douzième ou le treizième siècle.

Porta (Jean-Baptiste), né à Naples vers l’an 1550, fut un physicien célèbre pour l’époque et eut un grand renom dans plusieurs branches des sciences humaines. Il était entiché d’astrologie.

Albert, dit le Grand, savant distingué, né en Souabe, vers la fin du douzième ou le commencement du treizième siècle.

Delbio (Martin-Antoine), né à Anvers le 17 mai 1551, a composé plusieurs ouvrages, parmi lesquels celui qui eut le plus de vogue, en raison de la nature du sujet, est intitulé : Disquisitionum magicarum lib. sex. L’auteur y fait preuve d’une grande crédulité.

Tarcagnota (Jean), historien, né à Gaëte vers la fin du quinzième siècle.

Dolce (Louis), né à Venise en 1508, fut historien, orateur, grammairien, rhéteur, philosophe, poëte, éditeur, traducteur ; il écrivit dans tous les genres, mais n’excella dans aucun.

Bugatti (Gaspard), né à Milan dans le commencement du seizième siècle, a composé plusieurs ouvrages d’histoire, et notamment une histoire universelle depuis le commencement du monde ; le tout à peu près oublié de nos jours.

Campana (César), né à Aquila, mort en 1606, a laissé plusieurs ouvrages d’histoire.

Guazzo (Marc), poëte et historien, né à Padoue vers la fin du quinzième siècle, est auteur de plusieurs ouvrages d’histoire et autres.

Bodin (Jean), né à Angers vers l’an 1500. Le nommer doit suffire.

Cavalcanti (Barthélemi), né à Florence en 1503, a laissé des ouvrages estimés sur l’art militaire des anciens et sur la politique.

Sansovino (François), né à Rome en 1521, a composé un grand nombre d’ouvrages d’histoire, de politique et autres.

Paruta (Paul), né à Venise le 14 mai 1540, et qui a occupé de hautes dignités dans le gouvernement de cette république, a laissé des ouvrages fort estimés sur la politique et l’histoire.

Boccalini (Trajan), né à Lorette en 1556, s’est rendu célèbre dans son temps par les satires politiques dont il est l’auteur.

Machiavel.

Botero (Jean), né en 1540 à Bene, en Piémont, a réfuté les Maximes de Machiavel dans plusieurs ouvrages, dont le plus remarquable, la Ragione di stato, a été traduit dans toutes les langues vivantes et même en latin.

Paris del Pozzo, né dans le duché d’Amalfi, dans le quinzième siècle, jurisconsulte renommé de son temps, et qui avait occupé de hautes charges dans le royaume de Naples, a laissé un traité sur le duel, matière dans laquelle il était très-versé, et sur laquelle on venait de loin recourir à ses lumières.

Fausto, né à Longiano, dans la Romagne, vers le commencement du seizième siècle, a laissé, entre autres ouvrages, un traité intitulé : Il Duello regolato alle legi dell’onore ; le Duel réglé selon les lois de l’honneur.

Urrea (Jérôme), né vers l’année 1515 à Epila, en Aragon, a composé plusieurs ouvrages, dont le plus estimé est un Dialogue sur le véritable honneur militaire et les moyens de concilier l’honneur avec la conscience. L’abus des duels y est vivement censuré.

Muzio, écrivain italien, contemporain de Fausto, lui fit une longue guerre au sujet du Duello regolato de ce dernier.

Romei, autre écrivain dont les ouvrages traitaient du duel.

Albergato (Fabio), natif de Bologne, vivait vers le milieu du seizième siècle. Il est l’auteur, entre autres ouvrages, d’un Trattato del modo di ridurre a pace l’inimicizie private, Traité sur le moyen de pacifier les inimitiés privées.

Il Forno, ovvero della Nobilità, et il Forno secondo sont deux dialogues faisant partie des nombreuses productions du Tasse.

Birago (François), né à Milan dans l’année 1562, auteur italien d’une grande autorité dans la Scienza cavalleresca, a composé nombre d’ouvrages qui presque tous traitent de cette matière.

Olevano, écrivain italien, a composé des traités sur les duels.

TABLE DES CHAPITRES


Ce livre est une traduction de l’edizione quarantana de l’ouvrage I Promessi Sposi, parue en italien en 1840-1842.


 xiii
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  1. C’est à M. le comte Godefroy de Montgrand, neveu du traducteur, qu’est due l’initiative de cette édition des Fiancés. (Note des éditeurs)
  2. Nom que l’on donne en Italie aux écrivains du dix-septième siècle. (N. du T.)
  3. L’Espagne gouvernait alors cette partie de l’Italie. (N. du T.)
  4. La grosse scie.
  5. Traits de corde, ce qui n’est pas la potence.
  6. C’est-à-dire le certificat pour constater qu’il n’y a pas empêchement au mariage. (N. du T.)
  7. Ce sobriquet, difficile à traduire, peut à peu près être rendu par celui de brouille-affaires, ou, si l’on veut, de suscite-grabuges. (N. du T.)
  8. Ciuffo.
  9. Cette même locution est usitée, parmi le peuple des campagnes, dans les provinces du Midi de la France, où, lorsqu’un mariage doit se faire entre un jeune homme et une jeune fille, on dit qu’ils se parlent. (N. du T.)
  10. C’est en Italie une manière assez ordinaire de s’annoncer, surtout parmi les personnes pieuses, et plus particulièrement dans les classes inférieures. (N. du T.)
  11. Moine.
  12. On sait que dans toute la Lombardie on fait monter la vigne sur des arbres, le plus souvent des mûriers, plantés en quinconce, et que l’on étend ensuite ses rameaux de l’un à l’autre, ce qui les fait figurer comme autant de guirlandes. (N. du T.)
  13. La sourde oreille. (N. du T.)
  14. On sait qu’en Italie les grandes maisons connues en France sous le nom d’hôtels se nomment palais. (N. du T.)
  15. Le podestat, qui veut faire l’habile, ne sait pas mieux que son interlocuteur le nom de Wallenstein. (N. du T.)
  16. La polenta se fait généralement avec de la farine de maïs bouillie dans l’eau avec un peu de sel. C’est l’aliment le plus commun du peuple dans une grande partie de l’Italie. (N. du T.)
  17. Pièces de monnaie. (N. du T.)
  18. Secours tardif ; c’est une locution usitée en Italie.
  19. C’est un jeu très-commun parmi le peuple en Italie, surtout parmi le peuple des cabarets. Deux hommes lancent simultanément leur poing en avant pour montrer un certain nombre de doigts, en même temps qu’ils prononcent avec force et par des éclats de voix un nombre quelconque qui doit se trouver dans certains rapports avec le nombre des doigts qui ont été montrés. (N. du T.)
  20. Espèce de rissoles. (N. du T.)
  21. Papalinne, bonnet du pape, tel qu’on le voit dans la plupart des portraits du Souverain Pontife.
  22. Tout est pur pour qui est pur.
  23. Joseph Ripamonti, Historiæ patriæ decadis v lib. VI, cap. iii, p. 338 et seq. (Note de l’Auteur.)
  24. C’est une locution usitée familièrement en Italie à l’égard des personnes qui ont de l’embonpoint et un air de bonne santé. (N. du T.)
  25. La jeune épouse.
  26. Promenade en voiture. Il est encore d’usage, dans les principales villes d’Italie, que toutes les personnes ayant un équipage s’en servent, vers la fin du jour, pour aller faire un tour de promenade qui est presque toujours le même, et, en revenant, toutes ces voitures s’arrêtent et se réunissent sur un point donné, ordinairement près d’un café d’où l’on se fait apporter des rafraîchissements.

  27. Leva il muso, odorando il vento infido.

    Ce vers se trouve dans le poème de Tomaso Grossi, intitulé I Lombardi alla prima crociate (les Lombards dans la première croisade), ouvrage qui, publié peu après les Promessi Sposi, a pleinement justifié la prédiction de Manzoni par le succès qu’il a obtenu et l’estime dont il jouit parmi tous les littérateurs en Italie.

  28. Le lecteur n’a pas oublié que le sobriquet du docteur peut se traduire par celui de suscite-grabuges.
  29. Moggio, mesure de capacité. (N. du T.)
  30. El prestin di scanse. (Note de l’auteur.)
  31. Ce sont ces espèces de caisses longues, sans couvercles, à bords très-bas et évasés, où l’on dépose les pains, en les rangeant à côté l’un de l’autre, à mesure qu’ils sortent du four. (Note du traducteur.)
  32. Le rapprochement de ces dates indique assez qu’il s’agit ici de ce qui se passa pendant l’existence éphémère de la République cisalpine née sous les auspices de la République française, à la fin du siècle dernier, et ensuite du mouvement réactionnaire qui se fit lorsque le gouvernement autrichien reprit possession du Milanais. (N. du T.)
  33. Par ma vie, que de monde ! (le texte est espagnol). (N. du T.)
  34. S’il est coupable.
  35. Avance, Pedro, si tu peux.
  36. Avance, vite, avec précaution.
  37. S’il est coupable.
  38. C’est ainsi.
  39. Eh ! eh ! prenez garde.
  40. Pedro, avance avec précaution.
  41. Venez avec moi, monsieur.
  42. C’est ici qu’est l’embarras : Dieu nous soit en aide !
  43. Pour les amadouer.
  44. Je dis cela pour votre bien.
  45. Pardon, monsieur.
  46. S’il est coupable.
  47. Courage, nous voilà presque dehors.
  48. Secours tardif, ainsi qu’il a été dit dans une note antérieure. (N. du T.)
  49. Je baise les mains à votre seigneurie.
  50. Levez-vous, levez-vous, nous en voilà dehors.
  51. Que dira de ceci Son Excellence ?
  52. Que dira le comte-duc ?
  53. Que dira le roi notre seigneur ?
  54. Dieu le sait.
  55. Votre Seigneurie.
  56. Pour le service de Sa Majesté.
  57. Gâteau de farine mou et plat, connu aussi dans le midi de la France sous le nom vulgaire de fougasse.
  58. Je suis à l’abri, (N. du T.)
  59. En plusieurs villes de l’Italie les chanoines ont le titre de monseigneur et presque le costume d’évêque.
  60. Dans plusieurs contrées de l’Italie on conserve encore l’usage, qui y avait été comme général jusqu’à la fin du siècle dernier, de régler les vingt-quatre heures du jour d’après la marche du soleil, de manière que la vingt-quatrième heure est vers l’entrée de la nuit, et la première une heure après, d’où il suit, que le point de départ varie sans cesse dans tout le cours de l’année pour les vingt-quatre heures, lesquelles d’ailleurs se comptent, consécutivement et non par deux fois douze heures, comme cela se fait ailleurs. Il était donc un peu plus de cinq heures, selon notre système, vers la mi-novembre, lorsque l’horloge de Gorgonzola en sonna vingt-quatre.
  61. À peu près cinq heures et demie du matin.
  62. C’est-à-dire terre de Venise, d’où dépendait Bergame.
  63. Lourdaud, imbécile.
  64. Du susdit illustre seigneur capitaine.
  65. Publiquement ou secrètement.
  66. Mais se trouve dans le territoire de Lecco.
  67. Et si l’on découvre qu’il en est ainsi.
  68. Avec tout le soin possible.
  69. C’est-à-dire.
  70. Vous accéderez dans la maison du susdit Lorenzo Frangliano ; et avec tout le soin convenable, vous enlèverez tout ce que vous trouverez de relatif à l’objet en question ; et vous prendrez des informations sur ses mauvaises qualités, sa vie et ses complices.
  71. Vous ferez soigneusement votre rapport.
  72. On sait qu’ainsi s’appelle l’ordre par écrit donné à un religieux par son supérieur pour le faire passer d’un couvent à un autre.
  73. La nuit de malheur.
  74. Le Gris, le Va droit devant lui, le Montagnard, le Trou obscur, le Faiseur de désordres, tel est à peu près le sens de ces surnoms, composés pour la plupart de mots lombards agencés d’une manière plus ou moins bizarre.
  75. Le milan, oiseau de proie.
  76. Que le lecteur s’en garde bien. Il se priverait d’une notice biographique du plus grand intérêt et à laquelle ce qui suit se lie d’une manière essentielle. (N. du T.)
  77. Saint Charles Borromée. (N. du T.)
  78. Des trois langues. (N. du T.)
  79. Rien de trop.
  80. Tels sont les changements qu’opère la droite du Très-Haut.
  81. Épargnez ceux qui sont sous votre puissance.
  82. Était perdu et a été retrouvé.
  83. D’homme heureux et tranquille chez soi. (N. du T.)
  84. Il est sans doute inutile de rappeler que c’est le nom que donne le Dante au huitième cercle de l’enfer où se punissent les trompeurs. (Chant xviii de la Divine Comédie.) — (N. du T.)
  85. Deux heures environ avant la nuit.
  86. Ce titre de messer, auquel celui de monsieur ne correspond pas exactement, se donne à un curé ou à un autre membre du clergé secondaire, plus particulièrement qu’à d’autres personnes. (N. du T.)
  87. On sait que le mot évangile vient de deux mots qui signifient littéralement bonne nouvelle. (N. du T.)
  88. Fra due litiganti il terzo gode, dit le proverbe italien. Entre deux plaideurs, c’est un troisième qui profite. L’auteur ne fait ici que changer le sens de ce proverbe. (N. du T.)
  89. Gonsalve de Cordoue, surnommé le grand capitaine. (N. du T.)
  90. Terme de la philosophie d’Aristote. (N. du T.)
  91. Terme d’astrologie qui signifie l’action de domifier, c’est-à-dire de partager le ciel en douze parties, dites maisons, pour dresser un horoscope. (N. du T.)
  92. Il n’est pas besoin de faire remarquer l’intention de l’auteur dans toute cette gloire qu’il se plaît à accumuler sur la tête d’un homme dont le nom est tout à fait oublié de nos jours. Quant aux autres écrivains cités dans ce chapitre, nous avons cru, nous adressant à des lecteurs à qui la plupart d’entre eux sont nécessairement moins connus encore qu’ils ne peuvent l’être dans le pays auquel ils appartiennent presque tous, devoir donner une notice succincte sur chacun d’eux, pour nous associer à la pensée de l’auteur, qui a été évidemment de montrer sur quelles matières et avec quels guides s’exerçaient les études de ceux qui prétendaient à la science dans ce pays à l’époque où Manzoni a voulu le peindre.

    On trouvera cette notice à la fin de l’ouvrage. (N. du T.)

  93. D’ordre de Son Excellence.
  94. Vestito, non mondé.
  95. Historiæ patriæ decadis V lib. VI, p. 386.
  96. Ragguaglio dell’ origine et giornali successi della gran peste contagiosa, venefica et malefica, seguita nella città di Milano, etc. Milano, 1648, p. 10.
  97. Del morbo petechiale… e degli altri contagi in generale, opera del dott. F. Enrico Acorbi, cap. iii, § 1 e 2.
  98. Pièce de monnaie.
  99. Suez, ô feux ; préparez les métaux.
  100. Page 16.
  101. Troupes à cheval, que l’on nommait aussi Albanesi. (N. du T.)
  102. Auteur vivant de quelques ouvrages en vers, de peu d’étendue, mais d’un véritable mérite. (N. du T.)
  103. Josephi Ripamontii, canonici scalensis, chronistæ urbis Mediolani, de peste quæ fuit anno 1630, libri V, Mediolani, 1640, apud Malatesta.
  104. Protofisico, médecin en chef. Louis Settala avait été nommé archiâtre du duché de Milan par le cardinal Charles Borromée. (N. du T.)
  105. Page 24.
  106. Ibid.
  107. Cartes personnelles, passe-ports.
  108. Vita di Federigo Borromeo, compilata da Francesco Rivola. Milano, 1660, p. 582.
  109. On appelle contumace, en langage sanitaire, l’état de suspicion des personnes et de toutes sortes d’objets, sous le rapport de la santé publique. (N. du T.)
  110. Storia di Milano del conte Pietro Verri ; Milano, 1825, t. IV, p. 155.
  111. … Et nos quoque ivimus visere. Maculæ erunt sparsim inæqualiterque manantes, veluti si quis haustem spongia saniem adspersisset, impressissetve parieti : et januæ passim, ostiaque ædium eadem adspergine contaminata cernebantur. Page 75.
  112. Taddino, p. 93.
  113. J’aviserai aux moyens d’y satisfaire autant que les circonstances et les besoins du moment pourront le permettre.
  114. Avec grand chagrin.
  115. Memoria delle cose notabili successe in Milano intorno al mal contagioso l’anno 1630, etc., raccolte da D. Pio La Croce, Milano, 1730.
  116. Ce mémoire est pris évidemment de l’écrit inédit d’un auteur qui vivait au temps de la peste, si ce n’est même la simple publication d’un semblable écrit, plutôt qu’une compilation nouvelle. (Note de l’Auteur.)

    Untori, gens qui oignent. Ce nom fut, comme on voit, créé du verbe ungere, pour désigner ces prétendus malfaiteurs qu’on soupçonnait de frotter, d’oindre de drogues vénéneuses les murs, les portes et autres objets, pour inoculer et propager la peste. L’impossibilité de trouver dans la langue française un mot qui rende, sans en dénaturer le sens, ce substantif qui joue un si grand rôle dans le trait d’histoire où il prit naissance, nous a déterminé à ne pas essayer de le traduire. Ce n’est même pas sans quelque hésitation que nous n’en avons pas fait autant pour le mot unzioni traduit, dans notre texte, par celui d’onctions, dont l’acception, dans notre langue, ne serait pas rigoureusement celle que, d’après l’italien, nous avons dû lui prêter. (Note du Traducteur.)

  117. « Si unguenta scelerata et unctores in urbe essent… si non essent… certiusque adeo malum. » Ripamonti, p. 185.
  118. Verri, Osservazioni sulla tortura : scrittori italiani d’economica politica ; parte moderna, t. VII, p. 203.
  119. Alloggiamento dello stato di Milano, di C. G. Cavatio della Somaglia. Milano, 1653, p. 482.
  120. Agostino Lampugnano ; la pestilenza seguita in Milano, l’anno 1630. Milano, 1634, p. 44.
  121. P. 117.
  122. Ripamonti, p. 164.
  123. Page 102.
  124. « Apud prudentium plerosque, non sienti debuerat irrisa. » De peste, etc., p. 77.
  125. Elle prépare des maladies mortelles, et l’on verra des choses surprenantes.
  126. Miroir des almanachs parfaits.
  127. Pages 123, 124.
  128. Muratori ; del governo della peste ; Modeno, 1714, p. 117. — P. Verri, ouvrage cité, p. 261.
  129. À ce travail.
  130. Pour la fabrication du poison.
  131. Reconnaître la maison et voir s’il ne trouverait pas quelques vestiges.
  132. P. Verri, dans l’ouvrage déjà cité.
  133. L’ouvrage de Pierre Verri, dont il est ici question, a pour titre : « Observations sur la torture et, notamment, sur les effets qu’elle produisit à l’occasion des onctions malfaisantes auxquelles on attribua la peste qui ravagea Milan en l’année 1630). » (Note du Traducteur.)
  134. Phytolaca decandra. Cette plante, de belle apparence, est commune dans le nord de l’Italie où elle croît dans les endroits incultes.
  135. Autrement et plus communément, bouillon-blanc.
  136. Ainsi qu’il a été dit précédemment, c’est le rouleau de bois avec lequel on tourne la polenta dans le poêlon pour la faire cuire. (N. du T.)
  137. Ripamonti, Hist. Dec. I’Pat. lib. VI, cap iii.