Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Texte entier

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Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. T-335).


VOYAGES,
RELATIONS ET MÉMOIRES
ORIGINAUX
POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE LA DÉCOUVERTE
DE L'AMÉRIQUE,
PUBLIÉS POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS,
PAR HENRI TERNAUX.


HISTOIRE
D'UN PAYS SITUÉ DANS LE NOUVEAU MONDE,
NOMMÉ AMÉRIQUE,
PAR HANS STADEN DE HOMBERG, EN HESSE.
MARBOURG. — 1557.


Paris.
ARTHUS BERTRAND, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE DE PARIS,
RUE HAUTEFEUILLE, No 23.
______
M. DCCC. XXXVII.


VÉRITABLE HISTOIRE ET DESCRIPTION
D'UN PAYS HABITÉ
PAR DES HOMMES SAUVAGES
NUS, FÉROCES ET ANTHROPOPHAGES,
SITUÉ
DANS LE NOUVEAU MONDE
NOMMÉ AMÉRIQUE,
INCONNU
DANS LE PAYS DE HESSE, AVANT ET DEPUIS LA NAISSANCE .
DE JÉSUS-CHRIST, JUSQU'A L'ANNÉE DERNIÈRE.
HANS STADEN DE HOMBERG, EN HESSE,
L'A CONNU PAR SA PROPRE EXPÉRIENCE ET LE FAIT CONNAÎTRE
ACTUELLEMENT PAR LE MOYEN DE L'IMPRESSION.


*


MARBOURG, CHEZ ANDRÉ KOLBEN. — 1557.
A L'ENSEIGNE DE LA FEUILLE DE TREFLE.




PRÉFACE
DE L’ÉDITEUR FRANÇAIS.
______


LA relation d’Hans Staden, dont nous donnons aujourd’hui la première version française, parut en allemand à Marbourg, en 1557, petit in-4o. De Bry la fit traduire en latin, et l’inséra dans la collection des grands voyages, dont elle forme la troisième partie. Elle fut publiée, pour la première fois, par Jean Eychman, professeur de médecine à l’université de Marbourg, qui, selon l’usage du temps, avait pris le nom de Dryander. Il la fit précéder d’une longue préface, plus savante qu’utile, et que je n’ai pas cru devoir conserver, parce qu’elle ne contient aucun renseignement important pour nous. Cette édition allemande, dédiée à l’électeur de Hesse, est ornée de figures en bois, très-curieuses et assez bien exécutées ; elle est de la plus grande rareté, et n’a pas été inutile à Jean de Léry, qui en parle en ces termes :

« Et faut que j’adjouste encores ici, pour le contentement des lecteurs et confirmation de tout ce que j’ai traitté en ceste histoire, qu’estant à Basle en Suysse, au mois de mars 1586, M. le docteur Félix Platerus, personnage rare par son savoir et amateur de toutes singularitez, dont il a ses salles, chambres et cabinets parez, tant de choses naturelles qu’artificielles comme j’ai veu : après m’avoir fait un très bon accueil en sa maison des plus belles qui soyent en la dite ville, lui et moi ayans discouru bien au long de mon voyage en Amérique, dont il avait l’histoire imprimee, il m’a dit que, l’ayant conféree avec ce que Jean Staden, Allemand de nation, qui avoit esté fort long temps en ce pays là, en avoit escrit, il trouvoit que nous nous convenions très bien en la description, et façons de faire des sauvages amériquains : et là-dessus me bailla le livre dudit Staden, figuré et imprimé en allemand, à la charge toutesfois (pour ce qu’il s’en recouvroit malaisément), que je lui renvoyerois, comme je fis après que Théodore Turquet, Seigneur de Mayerne, qui entend fort bien la langue alemande (et qui est aussi versé en toute bonne science), le m’eust traduit en françois, au moins la plus grande partie, et les principales matières qui y sont traittees. Ce que je leu avec le plus grand plaisir, pour ce que Jean Staden, qui a esté environ huict ans, en ce pays là, en deux voyages qu’il y a faits (car, comme il l’a dit, il partit au premier 1547. et revint en 1555., la même annee que Villegagnon s’embarqua pour y aller ; et deux ans avant que nous y arrivissions), ayant esté détenu prisonnier plus de six mois par les Tououpinambaoults qui l’ont voulu manger plusieurs fois, mesme ceux que j’ai cognus depuis, nom par nom, aux environs de la rivière de Geneure, qui estoyent nos alliez et ennemis des Portugais, avec lesquels Jean Staden estoit quand il fut prins, comme il les descrit, je remarquai qu’il en parloit du tout à la vérité ; bien aise aussi que je fus, de ce qu’ayant mis mon histoire en lumière, plus de huict ans avant que j’eusse jamais ouy parler de Jean Staden, moins qu’il eust voyagé en Amérique, je vis que nous avions si bien rencontré en la description des Sauvages Brésiliens et autres choses qui se voyent, tant en cette terre là que sur mer, qu’on diroit que nous avons communiqué ensemble avant que de faire nos narrations. Ainsi ce livre de Jean Staden, qui de n’aguères a esté imprimé en latin, et désire bien qu’il le soit en françois, ofrant, si on le veut faire, de bailler ce que j’en ai jà de traduit, et l’embellir de choses notables, mérite semblablement d’être leu de tous ceux qui désirent savoir au vrai les coustumes et façons de faire vraiment sauvages des Brésiliens. Joint qu’il tesmoignera avec moi que Thevet a été superlativement efronté menteur, tant en ce qu’il a mis en général en sa Cosmographie et ailleurs en ses œuvres, touchant ce qui se fait et se voit en Amérique, que particulièrement de Quoniambegne, avec lequel Staden, ayant esté à la guerre et longtemps prisonnier sous lui, combien qu’il le descrive très-cruel et inhumain envers tous ceux qu’il pouvoit attraper de ses ennemis, tant il y a toutesfois qu’il ne dit pas que ce fust un géant, ains seulement un puissant homme, moins qu’il portast des pièces d’artillerie pour les tirer de dessus ses épaules toutes nues après ses ennemis, comme Thevet l’a barbouillé et fait pourtraire en sa fabuleuse Cosmographie. Ainsi que, en le réfutant, j’ai dit en la préface de ceste histoire, etc. »

Je n’ajouterai rien au témoignage de de Léry, qui, certes, était meilleur juge que qui que ce fût du mérite et de l’authenticité de cette relation, œuvre d’un soldat peu lettré, mais homme de cœur et de tête. Je n’ai pu trouver aucun détail sur la vie de Hans Staden, si ce n’est qu’il était né dans la petite ville de Wetter, et qu’il vivait encore à Wolffhagen en 1557, quand sa relation a paru. Elle a été réimprimée à la suite de la traduction allemande de Cadamosto. Francfort, 1567, fº.


RELATION
DE HANS STADEN.




CHAPITRE PREMIER.


Moi, Hans Staden de Hombourg, en Hesse, ayant pris la résolution, s’il plaisait à Dieu, de visiter les Indes, je me rendis en Hollande, où je m’embarquai à Campen, sur des vaisseaux qui allaient chercher du sel en Portugal. Après un mois de navigation, le 29 avril 1547, nous arrivâmes au port de S. Tuval (Setubal)[1] ; je passai de là à Lisbonne, qui en est éloigné de cinq milles. L’hôte de l’auberge où j’allai loger était un Allemand, qui se nommait Leuhr le jeune. Après être resté quelque temps chez lui, je lui racontai que j’avais quitté ma patrie avec le désir de me rendre aux Indes ; mais il me répondit que j’avais trop tardé, les vaisseaux du roi étant déjà partis. Je le suppliai alors, en lui promettant de lui en être reconnaissant, de chercher à me procurer un autre passage, lui qui savait la langue du pays.

Il me fit recevoir, en qualité de soldat arquebusier, à bord du vaisseau d’un certain capitaine Pintiado, qui allait faire le commerce au Brésil. Pintiado était autorisé à attaquer les vaisseaux qui trafiquaient avec les Maures de Barbarie, et tous les bâtiments français qu’il trouverait faisant le commerce avec les sauvages du Brésil. On l’avait aussi chargé d’y conduire des condamnés auxquels on avait accordé la vie pour peupler ce nouveau pays.

Notre vaisseau était bien pourvu de tout ce qui est nécessaire à la navigation. Nous étions à bord trois Allemands, Hans de Bruehausen, Henri Brant de Brême et moi.


CHAPITRE II.


Mon premier départ de Lisbonne en Portugal.


Nous quittâmes Lisbonne dans la compagnie d’un petit vaisseau qui appartenait aussi à notre capitaine. Nous arrivâmes d’abord à l’île de Madère, soumise au roi de Portugal, et qui est habitée par des Portugais ; elle abonde en vin et en sucre. On y voit une ville, nommée Funchal, où nous fîmes provision de vivres.

Nous nous rendîmes de là à un port de Barbarie, nommée Cape de Gel (le Cap Ger), qui appartient à un roi maure, nommé Schiriffi. Cette ville était soumise autrefois au roi de Portugal, mais Schiriffi la lui a enlevée. Nous espérions nous emparer dans ces parages d’un vaisseau qui commerçait avec les infidèles.

En approchant de la côte, nous rencontrâmes beaucoup de pêcheurs espagnols qui nous assurèrent qu’il y avait des vaisseaux près de la ville, et nous vîmes bientôt sortir du port un bâtiment richement chargé. Nous le prîmes après lui avoir donné la chasse ; mais l’équipage s’échappa dans les embarcations. Ayant aperçu sur la rive une chaloupe qui pouvait les remplacer, nous allâmes nous en emparer.

Les Maures arrivèrent à cheval pour nous résister ; mais notre artillerie les en empêcha, et nous retournâmes à Madère avec notre prise, qui était chargée de sucre, d’amandes, de dattes, de peaux de chèvres et de gomme arabique. Nous expédiâmes l’autre vaisseau à Lisbonne, pour demander au roi ce que nous devions faire des marchandises dont nous nous étions emparés, et qui appartenaient à des négociants de Castille et de Valence. Il nous ordonna de continuer notre route vers le Brésil, et de laisser notre prise à Madère, pour qu’il eût le loisir d’informer.

Nous nous dirigeâmes de nouveau vers le Cap Ger, pour voir si nous pourrions faire quelqu’autre prise ; mais les vents contraires nous ayant empêchés de nous approcher de terre, nous nous décidâmes, le jour de la Toussaint, à partir pour le Brésil.

Quand nous fûmes éloignés de quatre cents milles[2] de la côte de Barbarie, nous vîmes autour du vaisseau une foule de poissons que nous prîmes à l’hameçon. Il y en avait de grands que les matelots appellent albatores ; d’autres, plus petits, qu’on nomme bonites et dorades. On en voyait aussi, de la grandeur des harengs, qui des deux côtés ont des ailes comme celles des chauves-souris : les grands leur donnent la chasse. Quand ils sont poursuivis de trop près, ils s’élèvent au-dessus de l’eau à la hauteur d’environ deux brasses, volent ainsi presqu’à perte de vue, et replongent ensuite dans l’eau. Souvent nous en trouvions le matin quelques-uns qui étaient tombés sur le pont pendant la nuit. On les nomme, en portugais, pisce bolador (peixes voadores, poissons volants).

Nous arrivâmes bientôt à la hauteur de la ligne équinoxiale, où nous éprouvâmes de grandes chaleurs, car le soleil donnait d’aplomb sur nos têtes.

L’orage et les vents contraires durèrent si longtemps, que nous commençâmes à craindre de manquer de vivres. Une nuit, que la tempête était très-violente, j’aperçus sur le vaisseau des flammes bleues, comme je n’en avais jamais vu, particulièrement sur l’avant, là où les vagues avaient frappé. Les Portugais disaient que c’était un signe de beau temps, et que Dieu l’envoyait pour nous réconforter dans le péril. C’est pourquoi nous nous empressâmes de l’en remercier ; mais elles disparurent bientôt. On nomme ces lumières : Sante-Elmo ou Corpus-Santon (le feu Saint-Elme).

Dès le point du jour, la violence du vent s’apaisa et il devint favorable, ce qui nous prouva bien que ces lumières étaient un miracle du ciel.

Poussés par un bon vent, nous arrivâmes, le 28 janvier, en vue d’une pointe de terre nommée le Cap de Saint-Augustin, et nous entrâmes bientôt dans le port de Prannenbucke (Pernambouc), qui en est à huit milles ; après avoir passé quatre-vingt-huit jours sans voir la terre. Les Portugais y ont un village, nommé Marin, dont le commandant s’appelait Artokoslie. Nous y débarquâmes nos prisonniers ainsi qu’une partie des marchandises, et nous nous préparâmes à continuer notre route pour chercher un chargement.


CHAPITRE III.


Comment les sauvages de Prannenbucke se révoltèrent et voulurent détruire l’établissement des Portugais.


Les naturels du pays s’étant révoltés à cette époque contre les Portugais, le gouverneur nous supplia, au nom du ciel, de nous rendre à Garasu, village situé à cinq milles de Marin : les sauvages menaçaient de l’assiéger, et il ne pouvait le secourir, craignant d’être attaqué lui-même.

Quarante hommes de notre équipage s’embarquèrent dans une chaloupe pour aller au secours de Garasu. Ce village est bâti dans un bras de mer qui s’avance deux milles dans les terres. Nous étions en tout quatre-vingt-dix chrétiens et une trentaine d’esclaves nègres et Brésiliens, tandis que les assiégeants s’élevaient au nombre d’environ huit mille. Garasu n’était défendu que par une palissade.

CHAPITRE IV.


Description de notre forteresse. — Comment nous y fûmes attaqués.


Les Indiens qui nous assiégeaient avaient élevé une muraille autour du village et construit, avec des troncs d’arbre, deux espèces de forteresses où ils se retiraient la nuit ; ils avaient aussi creusé des trous où ils se tenaient pendant le jour, et d’où ils sortaient pour nous attaquer. Quand nous tirions sur eux, ils se jetaient tous par terre, pensant se mettre ainsi à l’abri de nos coups. Ils nous serraient de si près, qu’on ne pouvait ni entrer dans le village ni en sortir ; ils approchaient le plus possible et tiraient en l’air, croyant que leurs flèches retomberaient sur nous. Ils en lançaient aussi qui étaient enveloppées de cire et de coton enflammés, dans l’espoir de mettre le feu au toit des maisons, et de s’emparer de nous pour nous dévorer.

Nous avions peu de vivres, ils furent bientôt consommés ; car c’est l’usage du pays d’aller prendre tous les jours ou tous les deux jours des racines fraîches pour faire du pain ou des gâteaux, et nous ne le pouvions plus.

Voyant donc que nous allions manquer de nourriture, nous partîmes avec deux embarcations pour en chercher à un village nommé Tammaraka. Les sauvages avaient jeté des troncs d’arbres en travers du fleuve, et s’étaient placés sur les deux rives pour nous disputer le passage. Nous rompîmes ces digues ; mais, comme c’était le moment de la marée basse, nous restâmes bientôt à sec. Les sauvages, voyant qu’ils ne pouvaient rien nous faire, réunirent une quantité de bois sec entre leurs fortifications et le rivage, avec l’intention de l’allumer et d’y jeter du poivre du pays, pour que la fumée nous chassât de nos embarcations ; mais ce projet ne leur réussit pas, car, la marée ayant remonté, nous parvinmes à Tammaraka. Quand nous voulûmes regagner le village assiégé, les Indiens nous barrèrent de nouveau le passage. Non-seulement ils avaient placé des arbres en travers du fleuve et s’étaient postés sur les deux rives, mais ils en avaient coupé deux par le pied, de manière à ce qu’ils fussent prêts à tomber, et ils avaient attaché au sommet des plantes nommées sippos, qui croissent comme le houblon, mais qui sont beaucoup plus fortes ;  : l’autre extrémité de ces plantes était dans leur forteresse, et l’intention des Indiens était de les tirer au moment où nous passerions, et de faire tomber les arbres sur nos embarcations. Nous forçâmes le passage ; un des deux arbres tomba sur les fortifications, l’autre, derrière notre barque. Quand nous voulûmes rompre les digues, nous appelâmes nos camarades pour venir nous aider ; mais les sauvages se mirent aussi à crier pour les empêcher de nous entendre. Un petit bois nous cachait, ce qui ne permettait pas aux nôtres de s’apercevoir de notre arrivée ; cependant nous étions assez près d’eux pour qu’ils pussent nous entendre, si les sauvages ne les en avaient empêchés par leurs cris.

Les naturels, voyant que nous étions entrés dans le fort avec les vivres, et qu’ils ne pouvaient rien faire contre nous, demandèrent la paix et se retirèrent. Le siége dura près d’un mois, et plusieurs des leurs furent tués, mais aucun chrétien ne périt.

Ayant fait la paix avec les sauvages, nous retournâmes à notre vaisseau, qui se trouvait à Marin. Nous y primes de l’eau ainsi qu’une provision de racine de manioc ; et le commandant nous fit ses remerciments des secours que nous avions portés à Garasu.


CHAPITRE V.


Comment nous allâmes de Prannenbuske au pays des Buttagaris, où nous trouvâmes un vaisseau français avec lequel nous combattîmes.


Après avoir quitté ce port, nous allâmes à un autre situé à quarante milles de là, et nommé port des Buttugaris, où nous espérions faire un chargement de bois du Brésil, et acheter des vivres aux sauvages. Nous y trouvâmes un vaisseau français, que l’on chargeait de bois. Nous nous empressâmes de l’attaquer, dans l’espoir de nous en emparer facilement ; mais il nous démâta d’un coup de canon, il endommagea beaucoup nos voiles ; et nous eûmes plusieurs hommes tués ou blessés.

Nous prîmes le parti de nous diriger vers le Portugal, car nous ne pouvions retourner au port d’où nous venions et où nous aurions pu prendre des vivres : comme les vents étaient contraires, nous commençâmes bientôt à en manquer. La famine devint si grande, que quelques-uns d’entre nous dévorèrent des peaux de boucs qu’il y avait à bord. Nous n’avions par jour qu’une petite mesure d’eau et un peu de farine de racine du Brésil ; enfin, après cent huit jours de navigation, nous arrivâmes aux îles nommées les Açores, qui appartiennent au roi de Portugal. Nous y jetâmes l’ancre pour nous reposer et y pêcher.

Ayant aperçu un vaisseau en pleine mer, nous nous dirigeâmes vers ce bâtiment sans l’avoir reconnu : il se trouva que c’était un pirate. Il essaya de se défendre ; cependant nous réussîmes à nous en emparer ; mais l’équipage parvint à gagner le rivage dans les embarcations. Nous trouvâmes à bord une grande quantité de pain et de vin, ce qui nous fut d’un grande ressource.

Nous rencontrâmes ensuite cinq vaisseaux qui appartenaient au roi de Portugal ; ils avaient ordre d’attendre auprès des îles les navires qui retournaient de l’Inde, pour les accompagner en Portugal. Nous restâmes avec eux et nous les aidâmes à escorter un bâtiment qui arrivait de l’Inde, jusqu’à une île nommée Tercera. Un grand nombre de vaisseaux, venant tous du Nouveau-Monde, s’étaient rassemblés dans cette ile : les uns allaient en Espagne, les autres en Portugal. Nous quittâmes donc Tercera en compagnie de prés de cent autres navires, et j’arrivai à Lisbonne le 8 octobre 1548, après seize mois d’absence.

Après m’être reposé quelque temps à Lisbonne, je me décidai partir avec des Espagnols pour la partie du Nouveau-Monde qu’ils possèdent. Je quittai ce port à bord d’un vaisseau anglais, pour me rendre à une ville d’Espagne, nommée Porto-Santa-Maria, où il allait prendre un chargement de vin, et j’allai de là à Séville, où l’on était occupé à armer trois vaisseaux pour Rio de la Plata, pays de l’Amérique, qui, comme la riche province du Pérou, qu’on a découverte récemment, ne forme qu’un seul continent avec le Brésil.

On avait envoyé, quelques années auparavant, plusieurs vaisseaux pour conquérir ce pays. L’un d’eux était revenu pour demander du secours, et rapportait que l’on y trouvait beaucoup d’or. Le commandant des trois vaisseaux se nommait don Diégo de Senabrie. Il était gouverneur de la nouvelle colonie. Je m’embarquai sur un de ces vaisseaux, et quand les préparatifs furent terminés, nous nous rendîmes à Saint-Lucas (San-Lucar), où la rivière de Séville se jette à la mer, et nous y restâmes à l’ancre pour attendre un bon vent[3].


CHAPITRE VI.


Mon second départ de Séville en Espagne pour l’Amérique.


L’an 1549 de Notre-Seigneur, quatre jours après Pâques, nous mîmes à la voile de Saint-Lucas, et le vent étant devenu contraire, nous entrâmes dans la rade de Lisbonne. Aussitôt qu’il eut tourné, nous nous dirigeâmes vers les Canaries, et nous jetâmes l’ancre dans le port d’une ville nommée Palma, où nous embarquàmes du vin pour le voyage. Les pilotes convinrent que si, pendant la traversée, ils étaient séparés par le gros temps, ils se rejoindraient sur la côte par 28 degrés au sud de la ligne équinoxiale. De Palma nous nous dirigeâmes vers le cap Vert, qui est situé dans le pays des Maures, où nous faillîmes faire naufrage. Nous voulûmes en vain continuer notre route : le vent contraire nous repoussa plusieurs fois vers le pays de Gène (Guinée) qui est aussi habité par les Maures. Nous allâmes de là à Saint-Thomas, île qui appartient au roi de Portugal, et qui produit beaucoup de sucre. Elle est habitée par des Portugais qui possèdent un grand nombre d’esclaves nègres. Après y avoir pris de l’eau, nous continuâmes notre route ; mais, ayant été assaillis durant la nuit par un orage, nous perdîmes de vue les deux vaisseaux qui naviguaient de conserve avec nous. Le temps nous était toujours contraire ; car, lorsque le soleil est au nord de la ligne équinoxiale, le vent souffle presque toujours du midi, et cela pendant cinq mois ; de sorte que nous en fûmes quatre sans pouvoir suivre notre route. Mais, en septembre, le vent commença à tourner vers le nord, et nous pûmes nous diriger au sud-ouest, vers la côte d’Amérique.


CHAPITRE VII.


Comment étant arrivés par 28 degrés, près la côte d’Amérique, nous ne pûmes trouver le port où l’on nous avait donné rendez-vous, et comment nous fûmes assaillis près de terre par un violent orage.


Un jour, le 18 novembre, le pilote prit la hauteur du soleil et trouva que nous étions par 28 degrés. Nous nous dirigeâmes alors vers l’ouest pour chercher la terre, que nous découvrîmes le 24.

Nous avions été six mois en mer et nous avions couru de grands dangers. Quand nous approchâmes de la terre, nous ne découvrîmes ni le port, ni les signes de reconnaissance que le pilote en chef nous avait indiqués. N’osant pas entrer dans un port inconnu, nous nous mîmes à louvoyer devant la côte, et nous craignions à chaque instant de voir notre vaisseau se briser contre les rochers. Nous primes des tonneaux vides que nous liâmes ensemble, après y avoir mis de la poudre et les avoir soigneusement bouchés, et nous attachâmes nos armes dessus, afin qu’en cas de naufrage, si quelques-uns d’entre nous parvenaient à gagner la terre, ils ne se trouvassent pas sans armes ; car les vagues auraient poussé ces tonneaux vers la côte. Nous essayâmes en vain de gouverner pour nous éloigner du rivage, mais le vent nous poussait avec force sur des écueils qui ne sont qu’à quatre brasses sous l’eau. Nous nous voyions tous sur le point de périr, et nous approchions déjà des roches, quand la Providence permit que l’un de nous découvrit une crique où nous nous hâtâmes d’entrer. Nous y aperçûmes une petite embarcation qui prit la fuite devant nous, et se cacha derrière une île. Nous ne sûmes pas à qui elle appartenait ; mais, sans nous amuser à la poursuivre, nous jetâmes l’ancre, et, après avoir remercié Dieu qui nous avait tirés d’un si grand péril, nous nous reposâmes et fîmes sécher nos habits.

C’était vers deux heures de l’après minuit que nous avions jeté l’ancre : à la nuit tombante nous vîmes arriver un grand canot plein de sauvages, qui voulurent nous parler ; mais aucun de nous n’entendait leur langue. Nous leur donnâmes quelques couteaux et quelques hameçons, avec lesquels ils s’en retournèrent. Il vint pendant la nuit un autre canot de sauvages, accompagnés de deux Portugais qui nous demandèrent d’où nous venions, et quand nous leur eûmes répondu que nous venions d’Espagne, ils nous dirent que notre pilote devait bien connaître la côte pour être ainsi entré dans le port, ajoutant qu’ils n’auraient pas pu y pénétrer par un pareil orage, eux qui le connaissaient parfaitement. Mais nous leur racontâmes tous les dangers que nous avions courus au milieu des vagues, et comment y au moment où nous allions tous périr sur les écueils, Dieu nous avait permis de découvrir ce port et d’y entrer, sans savoir où nous étions.

Ils furent très-étonnés de ce récit et remercièrent le ciel de notre délivrance. Ce port, nous apprirent-ils ensuite, se nommait Supraway, nous étions à environ vingt-trois milles d’une île nommée Saint-Vincent ; le pays qu’ils habitaient appartenait au roi de Portugal, et ceux qui montaient la petite embarcation que nous avions aperçue s’étaient enfuis, parce qu’ils nous avaient pris pour des Français.

Leur ayant demandé où se trouvait l’île de Sainte-Catherine où nous voulions aller, ils nous répondirent qu’elle était à trente milles plus au sud. Une nation sauvage, appelée Carios, dont nous devions nous méfier, l’habitait, disaient-ils, et les naturels du port où nous nous trouvions se nommaient Tuppin-Ikins, ils étaient amis des Portugais ; c’est pourquoi nous pouvions être sans crainte.

La latitude de ce pays était, suivant eux, par 38 degrés, comme cela est en effet ; ils nous donnèrent en même temps des signes de reconnaissance.


CHAPITRE VIII.


Comment nous quittâmes le port pour chercher le pays où nous voulions aller.


Aussitôt que le vent d’ouest-sud-ouest se fut calmé et que le temps fut redevenu beau, nous remîmes à la voile par un vent de nord-ouest pour chercher ce pays ; mais nous marchâmes pendant deux jours sans pouvoir trouver un port. Nous pensâmes cependant, en observant de la côte, que nous devions l’avoir dépassé ; mais nous ne pûmes nous en assurer en prenant la hauteur, parce que le temps n’était pas assez clair ; d’ailleurs, le vent était trop fort pour qu’il fut possible de revenir en arrière.

Mais Dieu aide dans le besoin : en faisant notre prière du soir, nous le suppliâmes de venir à notre secours, et avant la nuit nous vîmes les nuages s’amonceler vers le sud, et le vent de nord-ouest cessa tout à fait avant que la prière fût terminée. Bientôt le vent du sud, qui ne souffle presque jamais à cette époque de l’année, commença à s’élever avec tant de violence, que nous en fumes tous effrayés. La mer devint très-mauvaise, car il repoussait les vagues que le vent de nord-ouest avait élevées. Il faisait très-obscur, le tonnerre et les éclairs répandaient parmi nous une telle épouvante, que personne ne savait ce qu’il faisait, ni comment on devait manœuvrer. Nous croyions tous être noyés pendant la nuit, quand la Providence, qui n’avait pas cessé de veiller sur nous, permit que l’orage s’apaisât. Nous pûmes donc rebrousser chemin et recommencer à chercher le port, mais nous ne le trouvâmes pas à cause d’un grand nombre d’îles situées le long de cette côte.

Étant arrivés de nouveau par 28 degrés, le capitaine ordonna au pilote de passer entre les îles, et de jeter l’ancre pour voir où nous étions. Nous entrâmes donc entre deux côtes qui formaient un beau port, et nous y mouillâmes, après quoi nous nous mimes dans une chaloupe pour mieux examiner cette baie.


CHAPITRE IX.


Comment quelques-uns d’entre nous étant partis pour examiner la baie trouvèrent une croix sur un rocher.


Ce fut le jour de Sainte-Catherine de l’an 1549 que nous jetâmes l’ancre dans cet endroit. Le même jour, quelques-uns d’entre nous, bien armés, descendirent dans la chaloupe pour aller explorer la baie. Nous pensions nous trouver dans une rivière nommée Rio de San-Francisco, qui est aussi dans cette province. En remontant la rivière, nous regardions à droite et à gauche si nous pouvions apercevoir de la fumée ; mais nous n’y réussîmes pas. Nous découvrîmes enfin quelques huttes ; en les examinant, nous vîmes qu’elles étaient vieilles et abandonnées. Nous continuâmes donc notre route, et vers le soir nous arrivâmes auprès d’une petite île, où nous primes la résolution de passer la nuit ; mais il était trop tard quand nous abordâmes pour risquer de quitter notre embarcation afin de coucher à terre. Quelques-uns des nôtres firent le tour de cette île, et virent qu’elle était entièrement déserte, ce qui nous détermina à allumer du feu et à abattre un palmier pour en manger la moelle. Nous continuâmes nos recherches le lendemain dès le point du jour, car nous étions déterminés à savoir si le pays était habité, ce qui nous paraissait probable, puisque nous avions découvert de vieilles cabanes. En avançant, nous fûmes fort étonnés d’apercevoir sur un rocher un morceau de bois qui ressemblait à une croix, sans pouvoir nous imaginer qui l’avait placé là. Quand nous y arrivâmes, nous vîmes que c’était en effet une croix plantée dans les pierres, et à laquelle était attachée un morceau de tonneau sur lequel on avait gravé une inscription presque illisible. Nous cherchâmes à deviner quel vaisseau l’avait laissée, et si nous étions vraiment dans l’endroit où l’on nous avait donné rendez-vous.

Nous continuâmes toujours à remonter le fleuve, emportant l’inscription ; enfin, l’un de nous parvint à y déchiffrer les mots suivants en langue espagnole : Si vehu por Ventura, ecky la armada de su maiestet tiren uhn tire ai averan recado. (Si viniese por ventura aqui la armada de su magestad, tiren un tiro y habran recado). Ce qui veut dire : Si par hasard la flotte de sa majesté vient ici, qu’elle tire un coup de canon, on lui répondra.

Nous retournâmes promptement où était la croix pour y décharger un coup de fauconneau, et nous recommençâmes à remonter la rivière. Bientôt ayant aperçu cinq canots chargés de sauvages qui s’avançaient vers nous, nous apprêtâmes nos armes. Mais quand nous fûmes plus près, nous distinguâmes parmi eux un homme qui avait des habits et un chapeau Il était debout sur l’avant du canot ; nous le reconnûmes aussitôt pour un chrétien. Nous lui criâmes alors de faire arrêter les autres embarcations et de s’avancer avec un seul canot pour nous parler.

Quand il fut près de nous, et que nous lui eûmes demandé où nous étions, il nous répondit : « Vous êtes dans le port que les Indiens appellent Schirmirein ; et, pour que vous me compreniez mieux, j’ajouterai que les premiers qui l’ont découvert lui ont donné le nom de baie de Sainte-Catherine. »

Cette nouvelle me réjouit beaucoup, car nous étions entrés sans le savoir dans le port que nous cherchions, et cela, le jour même de Sainte-Catherine. C’est ainsi que Dieu sait tirer des plus grands dangers ceux qui implorent son secours du fond du cœur.

Il s’informa à son tour d’où nous arrivions ; nous lui répondîmes que nous venions d’Espagne sur un vaisseau de sa majesté, et que nous allions à Rio della Plata ; que nous attendions d’autres vaisseaux avec lesquels nous étions partis, et que nous espérions qu’ils arriveraient bientôt pour se réunir à nous. Il se montra fort satisfait de cette nouvelle, et nous raconta que, trois ans auparavant, il avait été envoyé d’une ville de cette province, nommée la Soncion (l’Assomption), qui appartient aux Espagnols, et qui est éloignée de prés de trois cents milles de l’endroit où nous nous trouvions. On l’avait chargé de faire cultiver le manioc par les Indiens Carios, qui sont alliés des Espagnols, afin de pouvoir en fournir aux vaisseaux qui auraient besoin de se ravitailler. Ce qui nous avait déjà été annoncé par le capitaine Salaser (Salazar), qui était allé en Espagne avec le premier vaisseau, et retournait avec notre expédition. Nous allâmes avec les sauvages dans leurs cabanes : ils nous traitèrent à leur manière et de leur mieux.


CHAPITRE X.


Comment je fus envoyé au vaisseau avec un canot rempli de sauvages.


Notre capitaine pria alors l’homme que nous venions de rencontrer d’envoyer un canot de sauvages au vaisseau, pour lui ordonner de venir le joindre. Il me fit partir avec eux ; car il y avait déjà trois jours que nous étions absents, et l’équipage ne savait pas ce que nous étions devenus.

Quand je fus arrivé à une portée de mousquet du vaisseau, ceux qui s’y trouvaient jetèrent de grands cris et se mirent en défense sans vouloir me permettre d’approcher plus près, me demandant comment il se faisait que je vinsse ainsi seul dans un canot de sauvages, et où étaient les autres. Je restai immobile sans rien répondre, car le capitaine m’avait ordonné de feindre la tristesse, pour voir comment ceux du vaisseau se comporteraient.

Voyant que je ne répondais pas, ils se mirent à dire : Il y a quelque chose là-dessous ; il faut que les autres soient morts ; ces sauvages en amènent un avec eux pour nous tendre quelque piège et s’emparer du vaisseau. Ils se préparaient donc à tirer sur nous, quand je me mis à rire et à leur crier ; Bonne nouvelle, soyez tranquilles, laissez-moi approcher et je vous raconterai tout. Ils furent en effet fort joyeux quand je leur eu rendu compte de ce qui nous était arrivé, et les sauvages s’en retournèrent dans leur canot. Nous remontâmes avec le bâtiment jusqu’à leur village, et nous y jetâmes l’ancre pour attendre l’arrivée des vaisseaux dont l’orage nous avait séparés.

Le village de ces Indiens se nomme Acutta ; et le chrétien que nous y avions trouvé s’appelait Juan Ferdinando ; il était Biscaïen, et natif de Bilbao. Ces Indiens se nomment Carios[4]. Ils nous apportèrent beaucoup de gibier et de poisson, et nous leur donnâmes des hameçons en échange.


CHAPITRE XI.


De l’arrivée d’un des vaisseaux qui s’était séparé de nous pendant le voyage et à bord duquel se trouvait le premier pilote.


Environ trois semaines après, nous vîmes arriver l’un des deux vaisseaux dans lequel se trouvait le pilote en chef ; mais le troisième avait péri en mer, et jamais nous n’en entendîmes parler.

Nous nous préparâmes à remettre à la voile, et nous embarquâmes des vivres pour six mois, car nous avions encore trois cents milles à faire mais quand tout fut près, le grand vaisseau coula à fond dans le port, ce qui empêcha notre départ.

Nous passâmes ainsi deux ans dans le désert, au milieu des dangers, souffrant tellement de la faim, que nous mangions des rats, des lézards, les animaux les plus dégoûtants que nous trouvions, les coquillages que nous ramassions sur les rochers et les choses les plus extraordinaires ; car les sauvages qui nous avaient d’abord fourni des vivres ne voulurent plus nous en procurer quand nous n’eûmes plus de marchandises à leur donner en échange, et nous ne pouvions plus nous fier à eux.

Voyant donc que si nous restions plus longtemps dans cet endroit, nous finirions par y périr, nous primes la résolution de nous diviser en deux troupes. La plus nombreuse devait se rendre par terre à la ville de l’Assomption, éloignée d’environ trois cents milles, et les autres tâcheraient d’y arriver avec le vaisseau qui nous restait. Le capitaine me garda avec quelques autres pour l’accompagner par mer.

Ceux qui prirent la route de terre emportèrent des vivres avec eux, emmenèrent quelques sauvages pour leur servir de guides, et finirent par arriver à l’Assomption après que la faim en eut fait périr un grand nombre. Quant à ceux qui devaient aller par eau, il se trouva que le vaisseau était trop petit pour les contenir.


CHAPITRE XII.


Nous prenons le parti de nous rendre à l’île de Saint-Vincent qui est habitée par les Portugais, espérant pouvoir y frêter un vaisseau pour nous rendre à notre destination. — Naufrage que nous y éprouvons.


Les Portugais se sont établis dans une île très-près du continent, et que l’on nomme Saint-Vincent, Urbioneme dans la langue des Indiens ; elle est éloignée d’environ soixante-dix milles de l’endroit où nous étions. Nous nous déterminâmes à nous y rendre pour voir si nous pourrions frêter un vaisseau portugais afin de gagner Rio della Plata, car celui qui nous restait était trop petit pour nous contenir tous. Quelques-uns des nôtres partirent avec le capitaine Salazar pour tâcher de gagner le fleuve, mais aucun n’y avait jamais été, excepté un nommé Roman, qui s’engagea à trouver l’ancrage.

Nous quittâmes donc le port, nommé Inbiassape, qui est situé par vingt-huit degrés au sud de la ligne équinoxiale, et nous arrivâmes, après environ deux jours de route, à une île nommée Insula de Alkatrases (isla de los Alcatrazes), située à environ onze milles de là : nous fumes obligés d’y jeter l’ancre, à cause des vents contraires. Cette île prend son nom d’une espèce d’oiseaux de mer, nommés alkatrases, qui y sont fort nombreux et fort faciles à prendre à cette époque, qui est celle où ils élèvent leurs petits. Nous allâmes à terre pour chercher de l’eau ; nous y vîmes quelques huttes abandonnées et des fragments de poterie que les sauvages qui les habitaient autrefois y avaient laissés ; nous trouvâmes aussi une petite source près d’un rocher. Nous tuâmes un assez grand nombre d’alkatrases, et nous prîmes leurs œufs que nous emportâmes à bord du vaisseau, où nous fîmes tout cuire, œufs et oiseaux. A peine avions-nous fini de manger, nous fûmes assaillis par un coup de vent du sud si violent, que nous eûmes beaucoup de peine à rester sur nos ancres, et nous craignîmes à chaque instant d’aller nous briser sur les écueils. Nous avions espéré entrer avant le soir dans un port nommé Caninee ; mais il était déjà nuit quand nous y arrivâmes, et nous fûmes obligés de nous éloigner de terre malgré le danger d’être à chaque instant submergés par les vagues, car elles sont bien plus fortes près de la terre qu’en pleine mer et loin des côtes.

Nous nous éloignâmes tellement de la terre pendant la nuit, que le lendemain nous l’avions perdu de vue. Cependant nous en approchâmes de nouveau malgré l’orage ; et celui qui prétendait connaître le pays assura que nous étions en face de Saint-Vincent. Quand nous gagnâmes la côte, elle était tellement couverte de brouillards, qu’on ne pouvait rien distinguer. Les vagues étaient si fortes, que nous fûmes obligés de jeter à la mer tout ce qu’il y avait de pesant à bord du vaisseau pour l’alléger un peu ; et, malgré notre inquiétude, nous continuâmes notre route, pensant entrer dans le port des Portugais ; mais nous nous trompions.

Aussitôt que le brouillard se fut dissipé, Roman nous dit que nous étions tout près du port, et que nous le verrions dès que nous aurions doublé un rocher qu’il nous montra. Cependant, quand nous l’eûmes dépassé, nous ne vîmes rien que la mort devant nous ; car ce n’était pas le port, et les vagues nous poussaient droit à la côte où elles se brisaient avec une violence épouvantable. Alors nous recommandâmes nos âmes à Dieu, et nous nous préparâmes à la mort, comme c’est le devoir des marins qui sont sur le point de faire naufrage. Les vagues nous élevaient si haut, que nous nous trouvions suspendus en l’air comme si nous avions été au haut d’un mur. Dès que le vaisseau toucha la côte, il fut brise en morceaux ; quelques-uns sautèrent à l’eau et gagnèrent la terre en nageant ; d’autres y arrivèrent portés sur des débris. Enfin, par la grâce de Dieu, nous échappâmes tous ; mais le vent et la pluie nous avaient presque entièrement glacés.


CHAPITRE XIII.


Comment nous apprîmes dans quel pays sauvage nous avions fait naufrage.


Aussitôt que nous fûmes à terre, nous rendîmes grâce à Dieu, qui nous avait sauvé la vie ; mais d’un autre côté nous étions fort affligés, car nous ignorions où nous nous trouvions. Roman ne reconnaissait pas le pays, et ne savait pas si nous étions près ou loin de Saint-Vincent, et s’il y avait des sauvages à craindre, quand tout à coup un de nos compagnons, nommé Claudio, Français de nation, qui courait le long de la côte pour se réchauffer, aperçut un village derrière les bois, et dont les maisons étaient construites à l’européenne. Il y alla en toute hâte, et trouva qu’il était habité par des Portugais. On le nomme Ytenge Ehm, il n’est qu’à deux milles de Saint-Vincent. Claudio raconta notre naufrage, et dit que nous étions gelés et ne savions où aller. Aussitôt les habitants accoururent pour nous emmener dans leurs maisons, nous donnèrent des habits ; et nous y restâmes quelques jours pour nous refaire.

De là nous allâmes par terre à Saint-Vincent. Nous y fûmes très-bien reçus : on nous nourrit pendant quelque temps ; ensuite chacun se mit à gagner sa vie comme il put. Le commandant portugais, voyant que notre vaisseau était perdu, en fit partir un autre pour le port de Byasape, qui ramena le reste de nos gens.


CHAPITRE XIV.


Description de Saint-Vincent.


Saint-Vincent est une île tout près du continent, qui renferme deux villages : l’un est appelé par les Portugais Sam-Vicente, et par les Indiens Orbioneme ; l’autre, à un mille de là, se nomme Ywawasupe. Il y a aussi dans l’île quelques maisons isolées, nommées ingenios, où l’on fabrique le sucre.

Les Portugais qui habitent ce pays sont allies avec une nation de Brésiliens, nommée Tuppin-Ikins. Le territoire de ces Indiens s’étend à quatre-vingts lieues dans l’intérieur : il en a quarante le long de la côte.

Cette nation est environnée d’ennemis au nord comme au sud : ceux du sud se nomment Carios, et ceux du nord Tuppin-Inbas. Les Tuppin-Ikins les appellent. Tawaijar, ce qui veut dire ennemi. Ils ont fait beaucoup de mal aux Portugais, qui les redoutent encore aujourd’hui.


CHAPITRE XV.


Du pays où demeurent les ennemis des Portugais les plus dangereux.


A cinq milles de Saint-Vincent est un endroit nommé Briokoka, où les ennemis arrivent d’abord ; ils pénètrent ensuite entre la terre ferme et une île que l’on appelle San-Maro.

Pour barrer ce passage aux Indiens, on envoya plusieurs mammeluks[5], qui étaient frères, et fils d’un Portugais et d’une Indienne. Ils se nommaient Joan de Praga, Diego de Praga, Domingo de Praga, Francisco de Praga et Andréas de Praga ; leur père, Diégo de Praga.

Environ deux ans avant mon arrivée, les cinq frères avaient résolu de construire dans cet endroit, avec l’aide des Indiens leurs alliés, une forteresse pour la défense du pays, ce qu’ils avaient exécuté. Quelques autres Portugais s’étaient aussi joints à eux ; mais la nouvelle en étant parvenue au pays des Tuppin-Inbas, qui est à environ vingt-cinq milles de là, ils se préparèrent à détruire cet établissement naissant. Ils arrivèrent donc une nuit dans soixante-dix canots, et l’attaquèrent une heure avant le jour, comme c’est leur coutume. Les mammelucks et les Portugais se réfugièrent dans une maison construite en terre, et s’y défendirent bravement. Les Indiens se renfermèrent dans leur cabane et résistèrent de leur mieux ; de sorte qu’il y eut beaucoup d’ennemis de tués. Ceux-ci finirent cependant par avoir le dessus, et par brûler le village de Brikioka. Tous nos Indiens furent faits prisonniers, mais les sauvages ne purent réussir à s’emparer de la maison où les chrétiens, au nombre d’environ huit, et les mammelucks s’étaient réfugiés. Quant aux naturels, ils les coupèrent en morceaux, se les partagèrent et retournèrent ensuite dans leur pays.


CHAPITRE XVI.


Comment les Portugais relevèrent Brikiokia et construisirent des retranchements dans l’île de San-Maro.


Les chefs des Portugais décidèrent cependant qu’on ne devait pas abandonner ce poste, mais, au contraire, le reconstruire le mieux possible, puisqu’il servait à la défense du reste du pays, ce qui était vrai.

Plus tard les ennemis, voyant que Brikioka était trop fort pour eux, venaient dans la nuit avec leurs canots devant cet endroit, et s’emparaient de tout ce qui leur tombait sous la main autour de Saint-Vincent, car les habitants de l’intérieur étaient sans défiance, et se croyaient suffisamment protégés par cette nouvelle forteresse.

Les Portugais s’en étant aperçus, résolurent de construire aussi un fort au bord de l’eau, sur l’île de San-Maro, précisément en face de Brikioka, et d’y placer de l’artillerie avec une garnison, afin de barrer entièrement le passage aux Indiens. Ils avaient donc commencé des fortifications sans les terminer, parce que, disaient-ils, aucun soldat arquebusier portugais ne voulait s’y risquer.

J’allai visiter cet endroit : les habitants, apprenant que j’étais Allemand et que je m’entendais un peu à l’artillerie, me promirent que, si je voulais m’établir dans la forteresse de l’île, ils me donneraient des compagnons et une bonne paye, ajoutant que le roi m’en récompenserait, car il a l’habitude d’agir en gracieux seigneur envers ceux qui ont rendu des services dans les nouveaux pays.

Je convins d’y rester quatre mois, à condition qu’un officier du roi viendrait avec le monde nécessaire pour y construire un édifice en pierres, ce qui fut exécuté. La plupart du temps nous n’étions que trois dans cette maison, avec quelques arquebuses, et nous courions de grands dangers de la part des sauvages ; la maison n’étant pas très-forte. Nous étions aussi obligés de faire bonne garde pendant la nuit pour n’être pas surpris par les sauvages, ce qu’ils essayèrent quelquefois ; mais, Dieu soit loué, ils nous trouvèrent toujours sur nos gardes.

Au bout de quelques mois, un commandant arriva de la part du roi ; car les habitants s’étaient plaints à sa majesté des attaques fréquentes des sauvages, lui représentant la beauté du pays, et combien on aurait tort de l’abandonner. C’est pourquoi cet officier, nommé Tome de Susse (Souza)[6], vint pour examiner l’endroit où les habitants désiraient qu’on élevât des fortifications. Ceux-ci lui représentèrent combien je leur avais été utile en venant m’établir dans cette maison, ce qu’aucun Portugais n’avait osé faire. Il se montra très-satisfait, et promit de faire valoir mes services auprès du roi et de m’en faire récompenser, si Dieu permettait qu’il revînt en Portugal. Comme le temps que j’avais promis de rester, c’est-à-dire quatre mois, était écoulé, je demandai mon congé ; mais le gouverneur et les habitants me sollicitèrent de demeurer quelque temps de plus. Je finis par leur promettre de servir encore deux ans, à condition qu’à cette époque on me permettrait de m’embarquer sur le premier vaisseau qui partirait pour le Portugal, et qu’à mon arrivée l’on me récompenserait.

Le commandant me délivra mon brevet comme c’est l’usage d’en remettre un à ceux des arquebusiers du roi qui le demandent. On reconstruisit les remparts en pierres, on y plaça quelques pièces de canon, et l’on m’ordonna de bien garder la place et l’artillerie.


CHAPITRE XVII.


Comment nous devions craindre les attaques de l’ennemi plutôt à certaines époques de l’année qu’à d’autres.


Il y a deux saisons où l’on doit principalement craindre les attaques des sauvages : l’une est au mois de décembre, parce que c’est alors que mûrissent certains fruits qu’ils nomment abbati[7], et qui leur servent à composer une boisson appelée kaa wy, dans laquelle ils mêlent de la racine de manioc. Ils aiment à faire la guerre à cette époque, parce qu’à leur retour ils trouvent les abbati mûrs, et peuvent préparer le breuvage qu’ils boivent en dévorant les prisonniers qu’ils ont faits : ils l’aiment tant, qu’ils soupirent toute l’année après le moment où ces fruits seront mûrs.

On doit aussi les redouter au mois d’août, car ils pêchent alors une espèce de poisson qui quitte la mer pour remonter dans les rivières. Ce poisson s’y jette et dépose son frai dans l’eau douce. Ils le nomment dans leur langue bratti, les Espagnols, lysses (lizas). Les sauvages choisissent volontiers ces époques pour leurs expéditions guerrières, parce qu’il leur est facile de se procurer des vivres. Ils prennent beaucoup de ces poissons avec de petits filets ; ils en tirent aussi à coups de flèches, et en font rôtir une quantité qu’ils emportent dans leurs pays ; ils en préparent aussi une espèce de farine, qu’ils nomment pira kui.


CHAPITRE XVIII.


Comment je fus fait prisonnier par les sauvages.


J’avais un esclave de la nation nommée Carios ; il prenait du gibier pour moi, et j’allais aussi quelquefois avec lui dans les bois. Je reçus à cette époque la visite d’un Espagnol qui vint me voir de Saint-Vincent, qui n’est qu’à cinq milles de San-Maro, où je me trouvais. Il était accompagné d’un Allemand, nommé Heliodonis Hessus, fils d’Eobanus Hessus, qui demeurait à Saint-Vincent, dans un ingenio ( établissement où l’on fait le sucre), qui appartenait à un Génois, nommé Josepe Ornio. Cet Héliodorus était l’écrivain et l’intendant de la plantation, et j’avais été autrefois très-lié avec lui, parce qu’après mon naufrage près de Saint-Vincent, à bord du vaisseau espagnol, je l’avais trouvé dans cette colonie, et il m’avait traité avec amitié. Il venait pour voir comment je me portais, ayant entendu dire que j’étais malade.

J’avais envoyé la veille mon esclave dans les bois pour chercher du gibier, et lui avais promis de venir le reprendre le lendemain, afin que nous eussions de quoi manger, car dans ce pays on n’a guère que ce qui vient du désert.

Pendant que je traversais la forêt, j’entendis près de moi des sauvages qui poussaient de grands cris, selon leur usage. Je m’en vis bientôt entouré et exposé à leurs flèches. A peine avais-je eu le temps de m’écrier : « Seigneur, ayez pitié de mon âme ! » qu’ils me renversèrent et me frappèrent de leurs armes. Heureusement, grâce à Dieu, ils ne me blessèrent qu’à la jambe et m’arrachèrent mes habits. L’un s’empara de ma cravate, le second de mon chapeau, le troisième de ma chemise, et ainsi de suite. Ils me tiraillèrent de tous côtés, chacun prétendant qu’il avait été le premier à s’emparer de moi, et ils me battirent avec leurs arcs. Enfin, deux d’entre eux me levèrent de terre, nu comme ils m’avaient mis : l’un me saisit par un bras, l’autre par l’autre ; quelques-uns me prirent par la tête, d’autres par les jambes, et ils se mirent ainsi à courir vers la mer, où ils avaient leur canot. Quand nous approchâmes du rivage, je vis, à la distance d’un ou deux jets de pierre, leur canot qu’ils avaient tiré sur la rive, derrière un buisson, et un grand nombre des leurs qui les attendaient. Dès qu’ils me virent arriver ainsi porté, ils coururent au-devant de moi. Ils étaient ornés de plumes, selon leur usage ; se mordaient les bras, et me menaçaient comme s’ils eussent voulu me dévorer. Leur roi marchait devant moi, tenant en main la massue avec laquelle ils tuent leurs prisonniers. Il leur fit un discours, et leur raconta comment ils avaient pris le Perot, c’est ainsi qu’ils nomment les Portugais, et comment ils vengeraient sur moi leurs amis. Lorsqu’ils m’eurent placé près des canots, ils recommencèrent à me frapper du poing. Ils se hâtèrent de remettre leurs embarcations à la mer, car ils craignaient qu’on ne donnât l’alarme à Brikioka ; ce qui arriva en effet.

Avant de me placer dans le canot, ils m’avaient attaché les mains. Comme ils n’étaient pas tous du même village, chaque tribu fut mécontente de s’en retourner les mains vides, et commença à chercher querelle à ceux qui s’étaient emparés de ma personne ; quelques-uns, disant qu’ils avaient été aussi près de moi qu’eux, voulaient me tuer sur la place pour avoir de suite leur part.

Je priais en attendant le coup de la mort ; mais le roi, qui m’avait fait prisonnier, prit la parole, et dit qu’il voulait m’emmener vivant pour pouvoir célébrer leur fête avec moi, me tuer et, kawewi pepicke, c’est-à-dire faire leur boisson, célébrer une fête et me manger ensemble. Ils me mirent quatre cordes autour du cou, me firent monter dans un canot avant qu’il fut à flot, et le poussèrent ensuite à la mer pour retourner chez eux.


CHAPITRE XIX.


Les nôtres arrivent au moment on les Indiens m’emmenaient, — Ils essayent de me reprendre. — Les Indiens se tournent contre eux et leur livrent un combat.


Près de l’île où les Indiens m’avaient pris, il y en a une petite où les oiseaux de mer font leurs nids. Cette espèce se nomme uwara, elle a les plumes rouges. Les sauvages me demandèrent si les Tuppins-Ikins y avaient déjà été cette année, et s’ils avaient pris les oiseaux pendant la couvée. Je leur répondis que oui, mais ils voulurent s’en assurer, car ils estiment beaucoup les plumes de ces oiseaux, et tous leurs ornements sont faits de plumes. Quand les uwaras sont jeunes, leurs premières plumes sont d’un gris blanc ; celles qui viennent ensuite d’un gris foncé, et enfin au bout d’un an ils deviennent rouges comme l’écarlate.

Ils se dirigèrent donc vers cette île, dans l’espérance d’y prendre des oiseaux ; mais à peine étaient-ils éloignés de la côte de deux portées de mousquet, qu’ayant regardé derrière eux, ils virent le rivage couvert de sauvages Tuppins-Ikins, accompagnés de quelques Portugais ; car, au moment où j’avais été fait prisonnier, j’étais suivi d’un esclave qui réussit à s’échapper, et qui alla donner l’alarme et avertir qu’on m’avait fait prisonnier. Ils étaient accourus dans l’espérance de me délivrer, et provoquaient par leurs cris ceux qui m’emmenaient ; ceux-ci tournèrent la proue de leurs canots vers la terre. Quoiqu’on fît tomber sur eux une grêle de flèches et de balles, ils ripostèrent bravement ; ils me délièrent les mains, mais resserrèrent encore les cordes que j’avais autour du cou.

Le chef du canot où j’étais avait un fusil et un peu de poudre qu’un Français lui avait donné en échange contre du bois du Brésil ; il me força de le tirer sur ceux qui étaient sur le rivage.

Après avoir combattu pendant quelque temps, ils craignirent que ceux qui étaient à terre ne finissent par se procurer des canots pour les poursuivre, et ils se remirent en route. Trois d’entre eux avaient été blessés dans le combat. Ils passèrent à environ une portée de fauconneau du port de Brickioka, où je me tenais ordinairement, et ils me forcèrent de me lever pour me faire voir à mes compagnons : ceux-ci tirèrent deux coups de canon sur eux sans nous atteindre.

Pendant ce temps, quelques habitants de Brikioka s’étaient embarqués pour les poursuivre ; mais les Indiens ramaient si bien que nos amis, voyant qu’ils n’y réussiraient pas, furent obligés de s’en retourner.


CHAPITRE XX.


De ce qui se passa pendant notre route vers le pays des Tuppins-Inbas.


A quatre heures après midi du jour même où j’avais été pris, nous étions déjà éloignés de sept milles de Brikioka. Les Indiens abordèrent à une petite île, et tirèrent leurs canots sur le rivage y dans l’intention d’y passer la nuit. Ils me firent descendre à terre ; mais j’avais reçu tant de coups dans la figure, que je n’y voyais plus ; mes blessures m’ôtaient la force de marcher, et je fus obligé de me coucher sur le sable. Les Indiens m’entouraient et me menaçaient à chaque instant de me dévorer. Me voyant exposé à un si grand danger, je fis des réflexions que je n’avais jamais faites auparavant, et, considérant la vallée de pleurs dans laquelle nous vivons, je me mis à chanter un psaume du fond du cœur et les larmes aux yeux ; les sauvages s’écriaient : « Voyez comme il pleure, voyez comme il gémit. »

Ne trouvant pas dans l’île un endroit convenable pour y passer la nuit, ils se rembarquèrent et se dirigèrent vers la terre ferme où ils y possédaient des cabanes qu’ils avaient construites autrefois. Il était déjà nuit quand nous y arrivâmes ; ils tirèrent leur canot à terre, et allumèrent un feu près duquel ils me conduisirent. Ils me firent coucher dans un filet qu’ils nomment dans leur langue inni, et qui leur sert de lit. Ils l’attachent en l’air à deux pieux ou à deux arbres, quand ils sont dans les forêts. Ils nouèrent à un arbre les cordes que j’avais au cou, se couchèrent autour de moi et me raillèrent, en me disant, dans leur langue : « Schere inhau ende : » Tu es mon animal à l’attache.

Ils repartirent avant le lever du soleil, et ramèrent toute la journée, de sorte que vers l’heure de vêpres ils n’étaient déjà plus qu’à deux milles de l’endroit où ils devaient passer la nuit. Alors nous aperçûmes derrière nous un nuage noir qui s’avançait avec la plus grande rapidité. Ils se hâtèrent donc, de gagner la terre, de crainte de la tempête ; mais, voyant qu’ils ne pouvaient échapper, ils me dirent : « Ne mungittadee. Tuppan do Quabe, amanasu y andee Imme Rannime sis se » c’està-dire : Prie ton Dieu afin que le vent et la tempête ne nous fassent point de mal. Je fis ma prière à Dieu comme ils me le demandaient, et je dis :

« Dieu tout-puissant, souverain seigneur du ciel et de la terre, toi qui dans tous les temps as écouté et secouru ceux qui t’ont appelé à leur aide, montre-moi ta miséricorde au milieu des infidèles, afin que je reconnaisse que tu es encore avec moi, et que les païens qui ne te connaissent pas voient que mon Dieu a écouté ma prière. »

J’étais couché et lié au fond du canot, de sorte que je ne pouvais pas voir derrière moi ; mais ils regardaient en arrière, et disaient : « Oqua moa amanasu, » c’est-à-dire, l’orage se dissipe. Je me soulevai, et je vis que le nuage noir s’éloignait : alors je remerciai Dieu.

Quand nous fûmes à terre, ils me traitèrent comme la nuit précédente, m’attachèrent à un arbre, et se couchèrent autour de moi, en disant que nous étions tout près de leur pays, et que nous y arriverions le lendemain soir, ce qui ne me réjouit pas beaucoup.


CHAPITRE XXI.


Comment je fus traité par les sauvages le jour où ils arrivèrent à leur village.


Le lendemain vers le soir nous arrivâmes à leur village, à peu près à l’heure des vêpres, car cet endroit est situé à trente milles de Brikioka, où j’avais été pris. Ce village, qui se nommait Uwattibi, n’était composé que de sept cabanes[8]. Nous abordâmes sur une pointe de terre, près de laquelle leurs femmes étaient occupées à travailler dans des champs de racines qu’ils nomment, mandioka et elles en arrachaient ; on me força de leur crier : A Junesche been ermi pramme : Voici votre nourriture qui vous arrive.

Quand nous fûmes à terre, tous, jeunes et vieux, quittèrent les cabanes qui sont situées sur une colline, pour venir me regarder. Puis les hommes s’en allèrent dans leurs demeures avec leurs arcs et leurs flèches, me laissant à la garde des femmes, qui me prirent au milieu d’elles. Quelques-unes marchèrent devant et d’autres derrière, en dansant et en chantant la chanson qu’ils ont l’habitude de chanter à leurs prisonniers quand ils veulent les dévorer.

Quand je fus arrivé à l’Ywara, ou à l’espèce de retranchement qu’ils font autour de leurs cabanes, qui consiste en fortes pièces de bois et ressemble à une palissade, ces femmes tombèrent sur moi, m’accablèrent de coups, m’arrachèrent la barbe, en disant dans leur langue : Sche innamme pepike a e. Je te bats au nom de mon ami qui a été tué par les tiens.

Ils me conduisirent ensuite dans une cabane, et me couchèrent dans un Inni, où les femmes recommencèrent à me battre et à me maltraiter, disant qu’elles me mangeraient bientôt.

Pendant ce temps, les hommes étaient rassemblés dans une autre cabane, et buvaient leur boisson, nommée Kawi, en présence de leurs idoles, qu’ils appellent Tamerka[9], et ils chantaient en action de grâce de ce qu’ils m’avaient fait prisonnier, comme elles le leur avaient promis.


CHAPITRE XXII.


Comment mes deux maîtres vinrent me trouver pour m’annoncer qu’ils m’avaient donné à un de leur amis, qui devait me garder, et me tuer quand le temps serait venu de me manger.


Je ne connaissais pas alors les usages des Indiens comme je les ai appris depuis, et je pensais qu’on allait me tuer, quand je vis arriver mes deux maîtres, dont l’un se nommait Jeppipo Wasu, et l’autre, qui était son frère, Alkindar Miri. Ils m’annoncèrent qu’ils m’avaient donné, comme marque d’amitié, au frère de leur père, Ipperu Wasu, pour qu’il me gardât et me tuât quand je devrais être mangé, ce qui illustrerait son nom ; car l’année précédente, Ipperu Wasu avait aussi fait un prisonnier, et l’avait offert par amitié à Alkindar Miri, qui l’avait assommé, et s’était rendu célèbre par ce moyen. C’est pourquoi celui-ci lui avait promis de lui donner à son tour le premier prisonnier qu’il ferait, et ce fut moi.

Ils ajoutèrent ensuite : Les femmes vont te conduire Aprassé. Je ne compris pas alors ce mot, mais il veut dire danser. Ils me conduisirent donc hors de la hutte et sur la place, en me tirant par la corde que j’avais au cou. Toutes les femmes qui étaient dans les sept cabanes vinrent s’emparer de moi, et les hommes nous laissèrent. Les femmes m’entraînèrent, me prenant les unes par les bras, les autres par la corde, qu’elles serraient tellement, que j’avais de la peine à respirer. Je ne savais pas ce qu’elles voulaient faire de moi ; mais je me consolais en pensant aux souffrances de Notre Seigneur Jésus-Christ, et à la manière dont il avait été traité par les juifs. Elles me conduisirent ainsi devant la cabane du roi, qui se nommait Vratinge Wasu, c’est-à-dire le Grand Oiseau Blanc ; elles me couchèrent sur un grand tas de terre qui se trouvait devant la porte. Croyant que ma dernière heure était venue, je regardais de tous côtés pour voir si on n’apportait pas l’Ywera pemme ; c’est ainsi qu’on appelle l’espèce de massue avec laquelle on assomme les prisonniers. Une femme s’approcha alors avec un morceau de cristal attaché entre deux baguettes, et me rasa les sourcils ; elle voulut aussi me couper la barbe, mais je l’en empêchai en disant que je voulais mourir avec ma barbe. Elles répondirent qu’elles ne voulaient pas encore me tuer, et consentirent à me la laisser. Cependant, quelques jours après, elles me la coupèrent avec des ciseaux que les Français leur avaient donnés.


CHAPITRE XXIII.


Comment les Indiens me firent danser devant la cabane qui contient leurs idoles, nommés Tamerka.


Elles me conduisirent, de l’endroit où elles m’avaient coupé les sourcils, devant la cabane où se trouvent leurs Tamerka ou idoles. Elles formèrent ensuite un cercle au milieu duquel je fus placé. Deux femmes s’approchèrent de moi, et m’attachèrent à la jambe un cordon garni de grelots, qui faisaient du bruit en s’entrechoquant, et au cou une espèce d’éventail, fait de queues d’oiseaux, qui montait jusque par-dessus ma tête, ils le nomment en leur langue Arasoya. Les femmes se mirent alors à chanter, et m’obligèrent de battre la mesure avec la jambe à laquelle elles avaient attaché ces espèces de grelots, ce qui formait une sorte d’accompagnement. Cependant cette jambe, où j’avais été blessé, me faisait tant de mal, que je pouvais à peine me tenir debout, car je n’avais pas encore été pansé.


CHAPITRE XXIV.


Comment on me conduisit après la danse, chez Ipperu Wasu qui devait me tuer.


Quand la danse fut finie, on me livra à Ipperu Wasu. Celui-ci me gardait avec soin, et m’annonça que j’avais encore quelque temps à vivre. Ils apportèrent ensuite toutes leurs idoles, et les placèrent autour de moi, disant qu’elles leur avaient annoncé qu’ils prendraient un Portugais. Je leur dis alors : « Vos idoles n’ont pas de pouvoir et ne peuvent pas parler, elles ont menti ; car je ne suis pas Portugais, je suis l’ami des Français, et d’un pays qu’on appelle Allemagne. » Ils me répondirent que je leur en imposais ; et que si j’étais l’ami des Français, je n’aurais pas été avec les Portugais, car ils savaient bien que les Français étaient aussi leurs ennemis ; ajoutant que ceux-ci venaient tous les ans dans cet endroit, et leur donnaient des couteaux, des haches, des miroirs, des peignes et des ciseaux en échange de bois du Brésil, de coton, de plumes, de poivre, etc. c’est pourquoi ils étaient leurs bons amis. Mais que les Portugais n’en avaient pas agi ainsi ; car, lorsqu’ils étaient arrivés dans le pays, ils s’étaient établis au milieu de leurs ennemis et avaient fait alliance avec eux. Qu’ensuite, ils étaient venus de leur côté, et avaient aussi voulu commercer. Après les avoir reçus avec confiance, et être allés à bord de leurs vaisseaux, comme ils le faisaient encore avec les Français, quand les Portugais en eurent un grand nombre, ils les avaient saisis, garrottés, et livrés à leurs ennemis, qui les avaient massacrés et mangés. Que les Portugais en avaient tué d’autres à coups de fusil ; leur avaient fait tout le mal possible, et enfin, qu’ils se réunissaient souvent à leurs ennemis pour les attaquer.


CHAPITRE XXV.


Comment ceux qui m’avaient fait prisonnier me déclarèrent avec colère, que les Portugais avaient tué leur père et qu’ils voulaient s’en venger sur moi.


Ils me racontèrent aussi que les Portugais avaient tué à coups de fusil le père des deux frères qui m’avaient fait prisonnier, et que ceux-ci avaient résolu de venger sa mort sur ma personne. Je leur répondis qu’ils n’avaient aucune raison de se venger sur moi, que je n’étais pas Portugais ; que j’étais arrivé dernièrement avec les Espagnols, et que nous avions fait naufrage, ce qui m’avait forcé de rester dans le pays.

Il y avait chez eux un jeune homme, ancien esclave des Portugais ; car les Tuppins-Inbas, au milieu desquels ceux-ci demeurent et qui sont leurs alliés, avaient, dans une de leurs expéditions, surpris un village et dévoré tous les habitants, à l’exception de quelques jeunes gens qu’ils avaient livrés aux Portugais. Parmi ceux-ci se trouvait le jeune garçon qui avait été, à Brikioka, l’esclave d’un Galicien, nommé Antonio Agudin, et qui fut repris par les siens environ trois mois après ma captivité. Il avait été épargné parce qu’il était de leur tribu. Il me connaissait très-bien : les autres lui ayant demandé qui j’étais, il leur répondit que, peu de temps auparavant, un vaisseau avait fait naufrage sur cette côte, que ceux qui avaient échappé se disaient Espagnols et étaient les amis des Portugais ; que j’étais arrivé avec eux : voilà tout ce qu’il savait de moi.

Sachant qu’il y avait des Français dans le pays et qu’il venait souvent des vaisseaux de cette nation, je persistai toujours à dire que j’étais leur ami, et je les priai de m’épargner jusqu’à ce que ceux-ci arrivassent et me reconnussent. Ils me gardèrent donc avec soin jusqu’à l’arrivée de quelques Français que des vaisseaux avaient laissés chez ces sauvages pour y recueillir du poivre.


CHAPITRE XXVI.


Comment un Français que les vaisseaux avaient laissé chez les Indiens vint me voir, et leur dit qu’ils pouvaient me manger et que j’étais Portugais.


Il y avait, à quatre milles de là, un Français qui, ayant appris cette nouvelle, se hâta d’arriver, et se rendit dans la cabane en face de celle où je me trouvais. Les sauvages accoururent en me criant : Voilà un Français qui vient d’arriver, nous allons savoir si tu es ou non son compatriote. Cette nouvel le me réjouit beaucoup ; car je me disais : « C’est un chrétien, il va tâcher de me tirer d’affaire. »

Ils me conduisirent vers lui, nu comme j’étais. C’était un jeune homme : les sauvages l’appelaient dans leur langue Karwattuware. Il me parla en français, que j’avais beaucoup de peine à comprendre ; et les sauvages qui nous environnaient écoutaient avec beaucoup d’attention. Voyant que je ne le comprenais pas, il leur dit, dans leur langue : Tuez-le et mangez-le, car ce scélérat est un vrai Portugais, votre ennemi et le mien. Je compris bien cela, et je le suppliai, au nom de Dieu, de leur dire de ne pas me manger ; mais il me répondit : « Ils veulent te manger. » Cela me rappela ce passage de Jérémie, chapitre XVII, où il est dit : Maudit soit l’homme qui compte sur les hommes. Cette réponse me brisa le cœur. Je n’avais, pour me couvrir, qu’un seul morceau de toile que les Indiens m’avaient donné ; Dieu sait où ils l’avaient pris. Je l’arrachai et le jetai aux pieds de ce Français, en disant : « Puisque je dois mourir, pourquoi cacherai-je plus longtemps ma chair aux yeux des hommes ? » Ils me reconduisirent dans la cabane qui me servait de prison, et je me jetai dans mon hamac, où je me mis à chanter un psaume, en versant des larmes abondantes ; et les Indiens disaient : « C’est un vrai Portugais ! Voyez comme il a peur de la mort. »

Le Français dont j’ai parlé resta deux jours dans ce village, et repartit le troisième. Quant aux Indiens, ils commencèrent à faire leurs préparatifs, résolus à me tuer aussitôt qu’ils seraient terminés. Ils me gardaient donc avec soin ; et tous, jeunes et vieux, m’accablaient d’insultes.


CHAPITRE XXVII.


Comment j’eus un grand mal de dents.


Comme un malheur ne vient jamais seul, au milieu de mes misères, je fus attaqué d’un violent mal de dents : mon maître m’ayant demandé pourquoi je mangeais si peu, et lui ayant dit la cause de mon mal, il s’avança avec un instrument en bois pour m’arracher la dent qui me faisait souffrir. J’eus toutes les peines du monde à l’empêcher d’exécuter son projet. Il y renonça cependant, en me déclarant que si je cessais de manger, et si je commençais à maigrir, on me tuerait avant l’époque déterminée. Dieu sait combien de fois je l’ai supplié du fond du cœur de me faire mourir, si c’était sa divine volonté, avant que les sauvages me massacrassent cruellement.


CHAPITRE XXVIII.


Comment les sauvages me conduisirent à leur principal roi nommé Konyan Bebe, et de la manière dont j’y fus traité.


Au bout de quelques jours, les sauvages me conduisirent dans un autre village nommé Arirab, à un roi nommé Konyan Bebe, qui était le principal souverain de tout le pays. Il avait rassemblé une grande multitude d’autres chefs pour leur donner une fête à leur manière ; il voulait me voir, et on m’y conduisit pour y passer la journée.

Quand j’arrivai près de sa cabane, j’entendis un grand bruit de chants et de trompettes. On voyait devant, une quinzaine de têtes placées sur des pieux : c’étaient celles des prisonniers ennemis qu’ils avaient mangés, et qu’ils nomment Marcayas. Ils eurent soin, en passant, de me les faire remarquer en disant : « Voilà les têtes des Marcayas. » Je commençai alors à trembler, pensant que je serais traité de la même manière. Quand nous arrivâmes à la cabane, un de ceux qui m’accompagnaient s’avança, et dit à haute voix, de manière à être entendu de tout le monde : « Je vous amène l’esclave, le Portugais », et il ajouta que c’était une belle chose d’avoir ses ennemis en son pouvoir. Il fit un long discours, comme c’est leur usage, et me conduisit au roi, qui était assis et buvait avec les autres. Ils s’étaient déjà tous enivrés avec la boisson qu’ils fabriquent et qu’ils nomment kawawy. Ils me regardèrent d’un air courroucé, en disant : « Es-tu venu notre ennemi ? » Je répondis : « Je suis venu, mais je ne suis pas votre ennemi ». Alors ils me donnèrent à boire.

J’avais beaucoup entendu parler du roi Konyan Bebe ; on disait que c’était un grand homme, mais un grand tyran, et qu’il aimait beaucoup la chair humaine. Je remarquai un de ceux qui étaient assis ; et, croyant que c’était le roi, je lui dis, comme c’est l’usage dans leur langue : « Es-tu le roi Konyan Bebe ? vis-tu encore ? » — Oui, » répondit-il. — Bien, ajoutai-je, j’ai beaucoup entendu parler de toi. On dit que tu es un grand guerrier. » Il se leva alors et se mit à se promener devant moi avec fierté. Il avait une grosse pierre verte, de forme ronde, passée dans la lèvre, comme c’est leur usage. Ils font aussi des espèces de chapelets blancs avec des coquilles, qui leur servent d’ornement, et le roi en avait bien six brasses autour du cou ; ce qui me fit voir de suite qu’il devait être un des principaux.

Il se rassit et voulut savoir ce que faisaient ses ennemis les Tuppins-Ikins et les Portugais, me demandant pourquoi j’avais voulu tirer sur eux de Brikioka, car il savait que j’étais arquebusier. Je lui répondis que les Portugais m’avaient placé dans cette maison, et que j’étais forcé de le faire. « Tu es aussi un Portugais, dit-il ; tu es un Portugais, car tu n’as pas pu parler avec lui, » il parlait du Français qui m’avait vu et qu’il appelait son fils. Je cherchai à m’excuser, assurant qu’étant absent depuis longtemps, j’avais oublié la langue. Mais il s’écria : « J’ai déjà pris et mangé cinq Portugais, et tous prétendaient être des Français, et cependant ils mentaient. ». Voyant cela, je renonçai à l’espérance de vivre, et je me recommandai à Dieu ; car je voyais bien que je n’avais plus qu’à mourir. Il demanda ensuite ce que les Portugais disaient d’eux et s’ils en avaient bien peur. « Oui, dis-je, ils parlent beaucoup de toi, de la guerre que tu leur as faite ; mais maintenant ils ont fortifié Brikioka. » Cependant il répliqua qu’il saurait bien les prendre les uns après les autres dans la forêt comme il m’avait pris. J’ajoutai : « Tes ennemis, les Tuppins-Ikins, préparent trente canots, et vont faire une incursion dans ton pays » : ce qui arriva en effet.

Pendant qu’il me faisait toutes ces questions, les autres s’étaient levés aussi et nous écoutaient. Il m’en fit une foule d’autres auxquelles je répondis de mon mieux. Il se vanta d’avoir tué un grand nombre de Portugais, et un nombre plus grand encore de sauvages, ses ennemis. Pendant ce temps, on avait bu tout ce qu’il y avait dans cette cabane, et on alla dans une autre pour continuer, ce qui mit fin à notre conversation.

Dans cette autre cabane, ils recommencèrent à m’accabler d’outrages : le fils du roi s’amusa à me lier les jambes et à me faire sauter à pieds joints dans la cabane. Ils se mirent à rire et me dirent : « Viens manger avec nous, sauteur. » Je demandai à mon maître si on allait me tuer. Il me répondit que non, mais que c’était leur habitude de traiter ainsi les esclaves. Ils me délièrent enfin, et commencèrent à me tâter de tous côtés : l’un disait qu’il voulait avoir la tête, l’autre le bras, l’autre la jambe. Ils me firent ensuite chanter, et je commençai à chanter un psaume ; puis ils m’ordonnèrent de traduire ce que j’avais chanté. Je dis que j’avais chanté mon Dieu ; mais ils me répondirent : « Ton Dieu est un tavire, » c’est-à-dire une ordure. Ces paroles me firent bien du mal, et je pensais : Dieu, que tu es bon de souffrir tout cela ! Après que tous ceux du village m’eurent examiné et insulté à loisir, le roi Konyan Bebe recommanda à ceux qui étaient chargés de moi de me garder avec grand soin.

Le lendemain, lorsqu’on me fit sortir de la cabane où nous avions couché pour me reconduire à Wattibi où je devais être mangé, ils me criaient ironiquement qu’ils viendraient bientôt chez mon maître pour s’enivrer et me manger ; mais celui-ci me consolait en me disant qu’on ne me tuerait pas encore de sitôt.


CHAPITRE XXIX


Les Tuppins-Ikins arrivent avec vingt-cinq canots comme je l’avais annoncé au roi, et attaquent le village où je me trouvais.


Sur ces entrefaites, les Indiens alliés des Portugais arrivèrent avec vingt-cinq canots, comme je l’avais annoncé, et assaillirent un matin le village où je me trouvais.

Aussitôt que les Tuppins-Ikins commencèrent l’attaque et à lancer des flèches, le désordre se mit dans le village, et les femmes cherchaient à s’enfuir. Je dis alors aux Indiens : « Vous me prenez pour un Portugais, votre ennemi ; hé bien, ôtez-moi mes liens et donnez-moi un arc et des flèches, et je vais vous aider à défendre votre village. » Ils y consentirent, et je me joignis à eux, en criant et en lançant des flèches comme eux, les excitant à avoir bon courage et à ne rien craindre. Mon intention était de traverser les palissades et de me joindre aux assaillants, car ils me connaissaient bien, et savaient que j’étais dans le village ; mais on me gardait trop bien, et les Tuppins-Ikins, voyant leur coup manqué, retournèrent à leurs canots et se rembarquèrent. Dès qu’ils furent partis on me remit mes liens.


CHAPITRE XXX.


Comment les chefs se rassemblèrent le soir au clair de la lune.


Le même soir, les chefs se rassemblèrent par un beau clair de lune sur la place du village, et commencèrent à discuter ensemble pour arrêter quand ils me tueraient. Ils me firent amener pour m’accabler d’injures et de menaces ; j’étais triste, et je regardais le ciel, en disant : Seigneur, accorde-moi au moins une bonne mort. Les Indiens me demandèrent pourquoi je regardais ainsi la lune, et je leur répondis : Je vois qu’elle est irritée contre vous ; car, dans ma douleur, il me semblait que la lune elle-même me jetait des regards de colère, et je croyais être en horreur à Dieu comme aux hommes. Alors Jeppipo Wasu, un des chefs qui voulaient me faire périr, me demanda contre qui la lune était en colère. C’est ta cabane qu’elle regarde, lui dis-je. Mais voyant que ces paroles le mettaient en fureur : Ce n’est pas contre toi qu’elle est irritée, mais contre les Carios. C’est le nom d’une autre tribu sauvage. C’est bien, dit-il, que tout le mal retombe sur eux. Quant à moi, je ne pensai plus à cet événement.


CHAPITRE XXXI.


Comment les Tuppins-Ikins brûlèrent un autre village, nommé Mambukabe.


Le lendemain nous reçûmes la nouvelle que les Tuppins-Ikins, qui s’étaient rembarqués, comme je l’ai dit, avaient attaqué un autre village, nommé Mambukabe, et brûlé les cabanes. Tous les habitants s’étaient enfuis, à l’exception d’un petit garçon qu’ils avaient fait prisonnier. Jeppipo Wasu, qui disposait de moi, et qui me faisait tout le mal possible, se hâta de s’y rendre. Les Indiens de ce village étaient ses parents et ses amis, il voulait venir à leur secours et reconstruire leurs maisons. Il emmena avec lui tous ses amis pour l’aider ; il avait aussi l’intention de rapporter avec lui de la terre à potier et de la farine de racines, pour célébrer la fête où je devais être mangé. En partant il n’oublia pas de recommander à Ipperu-Wasu, à qui il m’avait donné, de faire bonne garde ; car il se préparait à rester plus de quinze jours absent.


CHAPITRE XXXII.


Un vaisseau vient de Brickioka pour savoir ce que je suis devenu, et les sauvages refusent de le dire.


Sur ces entrefaites, un vaisseau de Brikioka vint jeter l’ancre non loin de l’endroit où je me trouvais, et tira un coup de canon pour avertir les Indiens de venir traiter avec lui. Ceux-ci, l’ayant entendu, me dirent : « Voilà tes amis les Portugais qui viennent pour savoir si tu vis encore, et qui veulent, peut-être, te racheter. » — « C’est sans doute mon frère, » leur répondis-je ; car je pensais bien que les Portugais demanderaient de mes nouvelles, et afin que cela ne leur fît pas croire que j’étais Portugais, je leur avais dit que j’avais un frère Français aussi, qui se trouvait parmi eux. C’est pourquoi, quand je vis arriver ce vaisseau, je leur dis que c’était mon frère ; mais ils prétendirent toujours que j’étais Portugais. Ils s’approchèrent du vaisseau : cependant l’équipage s’étant informé de moi, ils répondirent de ne plus faire de questions à cet égard. Les Portugais remirent donc à la voile, me croyant mort. Quand je les vis repartir, Dieu sait ce que j’éprouvai, et les sauvages disaient entre eux : « Nous avons fait une bonne prise, puisqu’on envoie des vaisseaux pour le chercher. »


CHAPITRE XXXIII.


Le frère du roi, Jeppipo Wasu arrive de Mambukabe et me raconte que celui-ci, sa mère et tous les leurs étaient tombés malades. Il me prie d’envoyer mon Dieu pour qu’il leur rende la santé.


J’attendais à chaque instant le retour de ceux qui étaient partis pour faire les préparatifs de ma mort. Un jour j’entendis des cris dans la cabane du chef qui était absent, ce qui m’effraya, car je les crus de retour. En effet, quand quelqu’un s’est absenté, ne fût-ce que pour quatre jours, il est d’usage chez les Indiens que ses amis le reçoivent en poussant de grands cris de joie. Quelques instants après, un Indien entra dans ma cabane et me dit : « Le frère de ton maître est arrivé : il annonce que tous les siens sont malades. » Je me réjouis alors en pensant que Dieu voulait peut-être faire quelque chose en ma faveur. Le frère de mon maître vint bientôt, s’assit auprès de moi et se mit à se lamenter, en disant que son frère, sa mère, ses neveux étaient tous tombés malades, et que son frère l’avait envoyé vers moi, pour me prier d’obtenir de mon Dieu qu’il leur rendît la santé. « Car, dit-il, mon frère croit que ton Dieu est en colère contre lui. » — « Oui, lui répondis-je, mon Dieu est irrité parce qu’il veut me dévorer, et parce qu’il a été pour cela à Mambukabe, et qu’il dit que je suis Portugais quand je ne le suis pas. Va dire à ton frère qu’il revienne ici, et je tâcherai d’obtenir de mon Dieu qu’il lui rende la santé. » Il me répliqua qu’il était trop malade pour pouvoir venir ; mais qu’il savait bien que je pouvais, si je voulais, lui rendre la santé. Je lui promis qu’il aurait bientôt la force de revenir dans son village, et que sa santé finirait par se rétablir tout à fait. Il retourna avec cette réponse à Mambukabe, qui est éloigné de quatre milles d’Uwattibi, où nous étions.


CHAPITRE XXXIV.


Comment le roi Jeppipo Wasu revient malade à son village.


Au bout de quelques jours, tous les malades revinrent à notre village. Jeppipo Wasu me fit amener dans sa cabane, et me dit que j’avais bien su ce qui leur arriverait, car il se rappelait fort bien que j’avais dit que la lune regardait son village avec colère. En entendant cela, je pensai que c’était Dieu qui l’autre soir m’avait inspiré de parler de la lune, et l’espérance revint dans mon cœur en voyant que le ciel me protégeait. Je me hâtai de lui dire : « C’est vrai, la lune est en colère de ce que vous voulez me dévorer, quoique je ne sois pas votre ennemi. » Il me promit alors qu’il me protégerait s’il revenait en santé ; mais je ne savais que demander à Dieu ; car je pensais : S’il revient en santé, il oubliera ses promesses et me fera mourir ; et s’il succombe, les autres diront : « Tuons cet esclave avant qu’il puisse nous faire de mal. » Je m’abandonnai donc à la volonté de Dieu, et je leur mis à tous la main sur la tête, comme ils l’exigeaient de moi. Mais Dieu ne voulut pas les épargner, et ils moururent les uns après les autres. Un enfant succomba le premier, puis sa mère, vieille femme qui devait fabriquer le vin qu’on boirait en me dévorant ; puis son frère, un autre enfant, et enfin son second frère, le même qui m’avait apporté la nouvelle de leur maladie.

Quand il eut vu périr ainsi toute sa famille, il craignit de mourir aussi lui et ses femmes ; mais je le consolai en lui disant que je prierais mon Dieu de lui conserver l’existence, s’il me promettait de penser à moi quand la santé lui serait revenue, et de me laisser la vie. Il y consentit, et défendit sévèrement de me maltraiter ou de me menacer.

Sa maladie dura encore quelque temps : enfin il guérit, ainsi qu’une de ses femmes qui était tombée malade ; mais huit personnes de sa famille périrent, entre autres une de celles qui m’avaient le plus maltraité. Il y avait encore dans le village deux autres chefs qui possédaient chacun une cabane : l’un se nommait Wratinge Wasu et l’autre Kenri-makui. Le premier avait rêvé que je m’approchais de lui et que je lui annonçais sa mort : il vint le lendemain s’en plaindre à moi. Je lui assurai que cela n’arriverait pas s’il ne cherchait pas à me faire périr, et il me promit si ceux qui m’avaient fait prisonnier ne persistaient pas dans l’intention de me faire périr, il ne les y pousserait pas.

Kenrimakui ayant eu aussi un rêve du même genre, me fit venir dans sa cabane. Après m’avoir donné à manger, il me raconta qu’autrefois il avait fait prisonnier un Portugais, qu’il l’avait tué, et qu’il en avait tant mangé, que son estomac n’avait jamais pu se remettre depuis ce temps-là. Son rêve le menaçait aussi de la mort. Je lui promis qu’il ne lui arriverait rien s’il renonçait à manger de la chair humaine.

Les vieilles femmes du village, qui m’avaient le plus maltraité et accablé de coups et d’injures, commencèrent aussi à s’apaiser et à me dire : « Scheraeire », c’est-à-dire, mon fils, conserve-moi la vie. Quand nous t’avons maltraité, c’est que nous te prenions pour un de ces Portugais que nous haïssons. Nous en avons déjà beaucoup pris et mangé ; mais alors leur Dieu n’a pas été irrité contre nous comme le tien à cause de toi, ce qui nous prouve bien que tu n’es pas un des leurs.

Ils me laissèrent ainsi pendant un certain temps, sans trop savoir en définitive si j’étais Portugais ou Français ; car, disaient-ils, j’avais une barbe rousse comme les Français, et tous les Portugais avaient la barbe noire. Dès que mon maître fut guéri, ils parurent avoir renoncé à me dévorer ; mais ils me gardaient avec soin, et ne me laissaient pas sortir seul.


CHAPITRE XXXV.


Comment le Français qui leur avait conseillé de me dévorer revint au village, et comment je le suppliai de m’emmener avec lui ; mais mon maître ne voulut pas y consentir.


En me quittant, Karwattuwar, le Français dont j’ai parlé, était parti avec des Indiens amis de ses compatriotes, pour rassembler des marchandises dont les sauvages font commerce, savoir : du poivre et certaines espèces de plumes.

Quand il voulut retourner à l’endroit où les vaisseaux français ont l’habitude d’aborder, et que l’on nomme Mungu Wappe et Iterroenne, il fut obligé de repasser par le village où j’étais. Il me croyait déjà mort, car il pensait, en partant, que l’intention des sauvages était de me manger ; et il le leur avait conseillé, comme je l’ai dit plus haut.

Ayant appris que j’étais encore vivant, il vint me voir, et m’adressa la parole dans la langue des sauvages. Je le conduisis dans un endroit où ceux-ci ne pouvaient pas nous entendre ; et je lui dis qu’il voyait bien que c’était la volonté de Dieu de me conserver la vie, que je n’étais pas Portugais, mais Allemand, et que je n’avais été amené parmi les Portugais que par le naufrage que j’avais éprouvé à bord d’un navire espagnol. Je le suppliai d’appuyer mon dire auprès des sauvages, et de les assurer que j’étais l’ami des Français, et qu’ils m’emmèneraient sur leurs vaisseaux quand ils viendraient. Si vous refusez de me rendre ce service, ajoutai-je, ils me regarderont toujours comme un menteur, et me tueront un jour ou l’autre.

Je lui disais tout cela dans la langue des sauvages, lui demandant s’il n’avait pas un cœur de chrétien dans la poitrine, et s’il ne croyait pas qu’il y avait une autre vie après celle-ci, pour conseiller aux sauvages de me faire périr. Il commença alors à se repentir de ce qu’il avait fait, et m’assura qu’il m’avait pris pour un Portugais ; et que tous les gens de cette nation étaient de tels scélérats, qu’aussitôt que les Français pouvaient en prendre un au Brésil, ils le pendaient sur-le-champ ; ajoutant qu’ils étaient bien obligés de se conformer aux mœurs des Indiens, et de souffrir qu’ils traitassent leurs prisonniers comme ils l’entendaient, puisqu’ils étaient comme eux ennemis des Portugais.

A ma prière, il dit aux sauvages que la première fois il s’était trompé : que j’étais Allemand et ennemi des Portugais, et qu’il voulait m’emmener où les vaisseaux ont coutume d’aborder ; mais mon maître répondit qu’il ne consentait pas à me céder à personne, à moins que mon père ou mon frère ne lui apportât un vaisseau plein de haches, de miroirs, de couteaux, de peignes et de ciseaux pour ma rançon, car il m’avait saisi sur le territoire de ses ennemis, et ainsi j’étais de bonne prise.

Quand le Français l’eut entendu, il me dit : « Vous voyez qu’ils ne veulent pas vous lâcher ». Cependant je le suppliai, au nom du ciel, de m’envoyer chercher et de me faire embarquer pour la France dès qu’il arriverait un vaisseau. Ce qu’il me promit. Avant de partir, il recommanda bien aux sauvages de ne pas me tuer, leur promettant que nos amis leur apporteraient une rançon.

Dès que ce Français fut parti, Alkindar Miri, un de mes maîtres, me dit : « Que t’a donné le Français, ton compatriote ? Pourquoi ne t’a-t-il pas fait présent d’un couteau que tu m’aurais donné ? » Il se fâcha très-fort contre moi : car, dès que la santé leur fut revenue, ils avaient recommencé à me maltraiter, et à dire qu’au fond les Français ne valaient pas mieux que les Portugais ; ce qui renouvela mes craintes.


CHAPITRE XXXVI.


Les Indiens dévorent un prisonnier et me conduisent à cette fête.


Au bout de quelques jours, les Indiens ayant résolu de manger un prisonnier à Tickquarippe, village situé à six milles de là, ils me tirèrent de la cabane où j’étais détenu, et m’y conduisirent dans un canot, avec l’esclave que l’on devait manger, et qui était d’une nation nommée Marckaya.

Ces Indiens ont l’habitude, quand ils se préparent à dévorer un prisonnier, de fabriquer avec des racines une boisson qu’ils nomment kawi, et de s’enivrer avant de le massacrer. Quand le moment fut venu de s’enivrer en l’honneur de sa mort, je lui demandai s’il était prêt à mourir, et il me répondit, en riant, que oui, mais que la Mussurana[10] (ils nomment ainsi une corde de coton de la grosseur du doigt, avec laquelle on attache les prisonniers), n’était pas assez longue, et qu’il y manquait encore six brasses, ajoutant que je fournirais un meilleur repas, et faisant des plaisanteries comme s’il avait dû aller à une fête.

Ce malheureux m’affligeait : je cherchais à m’occuper en lisant dans un livre portugais que les Indiens avaient trouvé à bord d’un vaisseau dont ils s’étaient emparés à l’aide des Français. Je lui adressai de nouveau la parole, car les Marckayas sont les alliés des Portugais, et je lui dis : « Je suis un prisonnier comme toi, et je ne suis pas venu ici pour aider les sauvages à te dévorer, mais parce que mon maître m’a amené. » Il me répondit qu’il savait bien que les blancs ne mangeaient pas de chair humaine.

Je cherchai à le consoler en lui disant que son corps seul serait dévoré, mais que son âme irait dans un lieu de délices, où il trouverait les âmes des autres hommes. Il me demanda si c’était bien vrai, ajoutant qu’il n’avait jamais vu Dieu. Je lui promis qu’il le verrait dans l’autre vie.

Pendant la nuit il s’éleva un ouragan si violent, qu’il endommagea les toits des cabanes. Les sauvages alors me dirent en colère : « Apo Meireh geuppaw y wittu wasu immou. » C’est ce méchant homme qui en est cause, car il a regardé toute la journée dans les peaux du tonnerre : ils voulaient parler du livre dans lequel j’avais lu, m’accusant d’avoir produit cet orage pour empêcher leur fête, et sauver cet esclave parce qu’il était l’allié des Portugais.

Je priai le ciel, qui m’avait déjà préservé si souvent, de détourner encore cette fois leur colère »

Mais le temps étant redevenu beau au point du jour, ils s’apaisèrent et se mirent à boire. Je dis à l’esclave : « C’est Dieu qui a excité ce grand orage et qui veut t’avoir. » Le lendemain il fut dévoré. On verra à la fin de cet ouvrage les cérémonies qui s’observent à cette occasion.


CHAPITRE XXXVII.


Ce qui se passa pendant notre retour après que cet esclave eut été dévoré.


Quand la fête fut terminée, nous nous rembarquâmes pour retourner à notre village ; et mes maîtres emportèrent avec eux une partie de la chair rôtie de cet esclave. Nous mimes trois jours à faire la route que nous avions parcourue en un seul, à cause du vent et de la pluie. Le premier soir, pendant que nous construisions une hutte pour passer la nuit, ils m’ordonnèrent d’empêcher le mauvais temps. Je dis alors à un petit garçon qui était occupé à ronger un des os de cet esclave, où il restait encore un peu de chair, de le jeter. Mais les sauvages s’y opposèrent, en disant que c’était pour lui la meilleure nourriture.

Quand nous fûmes à un quart de mille du village, il devint impossible d’avancer, tant les vagues étaient fortes. Nous tirâmes le canot à terre, dans l’espérance que l’orage s’apaiserait, et que nous pourrions continuer notre route le lendemain ; cependant, voyant qu’il ne s’apaisait pas, ils se décidèrent à aller par terre. Avant de partir, ils mangèrent la chair qu’ils avaient apportée, et le jeune garçon acheva de ronger son os et le jeta. Quelques instants après, le ciel commença à s’éclaircir. Vous voyez ! leur dis-je, vous ne vouliez pas croire que Dieu était irrité de voir cet enfant manger de la chair humaine. Néanmoins ils prétendirent que c’était ma faute, et que le temps serait resté beau s’il eût mangé sans que je m’en fusse aperçu.

Quand nous fûmes de retour au village, Alkindar Miri, un de mes maîtres, me dit : « Eh bien ! tu as vu comment nous traitons nos ennemis. » Je lui répondis : « Ce n’est pas de les tuer, mais de les manger que je trouve horrible. « C’est notre usage, dit-il, et nous traitons les Portugais de la même manière. »

Cet Alkindar Miri me détestait, et il aurait vu avec plaisir celui à qui il m’avait livré se décider à me tuer. Comme on l’a vu plus haut, Ipperu Wasu lui avait donné autrefois un esclave à tuer, pour qu’il pût s’acquérir un nom ; et il lui avait promis, en échange, de lui céder le premier prisonnier qu’il ferait ; ce qu’il avait exécuté en me livrant à lui. Voyant qu’il m’épargnait, il m’aurait volontiers tué lui-même ; mais son frère l’en empêchait, parce qu’il craignait de retomber malade.

Avant mon départ, Alkindar Miri, m’avait de nouveau menacé de me mettre à mort. A mon retour, il se trouva qu’il avait été attaqué d’un mal d’yeux, et était devenu presque aveugle. Il me supplia alors de prier mon Dieu de lui rendre la vue. Je le lui promis, à condition qu’il ne me maltraiterait plus. Il y consentit, et heureusement pour moi il fut guéri au bout de quelques jours.


CHAPITRE XXXVIII.


Comment les Portugais envoyèrent un second vaisseau à ma recherche.


IL y avait déjà cinq mois que j’étais parmi ces barbares, quand il arriva de nouveau un vaisseau de l’île de Saint-Vincent ; car les Portugais font aussi le commerce avec les tribus ennemies, mais en se tenant bien sur leurs gardes. Ils leur donnent des couteaux et des haches pour de la farine de manioc, que ces sauvages possède en abondance ; et les Portugais en ont besoin pour nourrir les nombreux esclaves qu’ils ont dans leurs sucreries. Un ou deux Indiens s’avancent dans un canot auprès du navire, et leur tendent la marchandise du plus loin qu’ils peuvent ; ils demandent ensuite ce qu’ils veulent en échange, et les Portugais le leur font passer. Pendant que cela a lieu, les autres sont dans leurs canots, à distance ; et souvent, quand le marché est fini, ils s’approchent pour attaquer les Portugais et leur lancer des flèches.

Le vaisseau dont je viens de parler tira un coup de canon, en arrivant, pour avertir les sauvages. Les Portugais s’étant informés si je vivais encore, ils leur répondirent que oui. Alors ils demandèrent à me voir, disant que mon frère, qui était aussi Français, leur apportait une caisse de marchandises.

Il y avait à bord du vaisseau un Français, nommé Claudio Mirando ; je pensai en effet qu’il devait y être, puisqu’il avait été à bord de celui qui était venu précédemment ; et j’en prévins les sauvages, en leur disant que c’était mon frère.

En effet, quand ils revinrent à terre, ils m’annoncèrent que mon frère était encore venu pour me chercher, qu’il m’apportait une caisse de marchandises, et désirait me voir. Je leur dis alors : « Conduisez-moi au vaisseau, afin que je parle à mon frère, les Portugais ne nous comprendront pas : je le prierai de dire à mon père de venir me chercher, et de vous apporter un vaisseau plein de marchandises. » Ils y consentirent, mais ils craignirent que les Portugais ne nous comprissent, car ils se préparaient à une grande expédition qu’ils voulaient commencer au mois d’août, en attaquant le fort de Brikioka, où j’avais été fait prisonnier. Ils savaient que je connaissais tous leurs plans, et ils avaient peur que je n’en parlasse. Je leur assurai que les Portugais ne comprendraient pas la langue dans laquelle je parlerais avec mon frère. Ils m’amenèrent donc jusqu’à la distance d’un jet de pierre du vaisseau, et je criai à ceux qui s’y trouvaient : « Dieu soit avec vous, mes frères, qu’un seul de vous me parle, et laissez croire aux Indiens que je suis Français. » Alors un nommé Jean Sanchez, Biscaien, que je connaissais bien, me dit : « Mon cher frère, c’est à cause de vous que nous sommes venus avec ce vaisseau. Nous ignorions si vous étiez mort ou vivant, car le premier vaisseau n’a pas pu avoir de vos nouvelles ; et le capitaine Brascupas de Sanctus nous a ordonné de nous informer si vous viviez encore, et de vous racheter si les Indiens y consentaient ; dans le cas contraire, de chercher à en prendre quelques-uns pour les échanger avec vous. »

Je lui répondis : « Que Dieu vous récompense dans l’éternité ; car je suis dans le plus grand danger, et j’ignore encore ce que les Indiens feront de moi. Ils m’auraient déjà massacré si la Providence ne m’avait préservé. Ne cherchez pas à me racheter, car les sauvages n’y consentiront pas ; et laissez-leur croire que je suis Français ; mais donnez-moi, pour l’amour de Dieu, quelques couteaux et quelques hameçons. » Ils le firent, et un canot s’avança pour les prendre.

Voyant que les sauvages ne laisseraient pas durer longtemps cette conversation, je me hâtai de dire aux Portugais : Tenez-vous sur vos gardes, car ils veulent attaquer Brikioka. Ils me répondirent que, de leurs côtés, les Indiens, leurs alliés, se préparaient aussi à la guerre, et comptaient surprendre le village où je me trouvais. Ils m’exhortèrent à prendre courage, et à espérer en Dieu, puisqu’ils ne pouvaient rien faire pour moi. Je répliquai : « Dieu voulant punir mes péchés, il vaut mieux que ce soit dans cette vie que dans l’autre, et je le prie de terminer ma misère. » J’aurais désiré pouvoir parler plus longtemps avec eux, mais les sauvages ne voulurent pas y consentir, et me reconduisirent au village.

Je leur distribuai alors les couteaux et les hameçons, en leur disant : Voilà ce que mon frère, le Français, ma donné. Ils voulurent alors savoir ce que mon frère et moi nous avions dit. Je leur répondis que je l’avais exhorté à tâcher d’échapper aux Portugais, de se rendre dans notre pays, de revenir avec un vaisseau de marchandises, et de les récompenser, parce qu’ils étaient bons et me traitaient bien ; ce qui parut leur plaire beaucoup. Ils commencèrent à dire entre eux : « Certainement c’est un Français, traitons-le mieux à l’avenir. » J’avais soin de leur répéter souvent qu’il viendrait bientôt un vaisseau pour me racheter. Depuis cette époque, ils me conduisirent avec eux dans les bois pour les aider dans leurs travaux.


CHAPITRE XXXIX.


Comment un esclave de ces Indiens me calomniait toujours et aurait désiré me voir dévorer, et comment il fut tué et mangé en ma présence.


Il y avait parmi eux un esclave de la nation Carios ; qui est aussi l’ennemie des Tuppins-Inbas et l’alliée des Portugais ; il avait été l’esclave de ces derniers, et s’était échappé. Or, les sauvages n’ont pas coutume de tuer ceux qui s’échappent ainsi, à moins qu’ils ne commettent quelques crimes : ils les traitent en esclaves et s’en font servir.

Il y avait déjà trois ans que cet Indien Carios était parmi les Tuppins-Inbas ; et il leur raconta qu’il m’avait vu accompagner les Portugais à la guerre et tirer sur les Tuppins-Inbas. Il ajouta que c’était moi qui avais tué un de leurs rois qui avait péri dans un combat quelques années auparavant, et les exhorta fortement à me faire mourir, assurant que j’étais leur plus grand ennemi ; et cependant tout cela était des mensonges, car il était dans ce village depuis trois ans, et il n’y en avait qu’un que j’étais arrivé à Saint-Vincent quand il s’était sauvé. Je suppliais sans cesse le ciel de me protéger contre ses calomnies.

Vers 1554, environ six mois après que j’eus été fait prisonnier, ce Carios tomba malade ; et son maître vint me prier de lui rendre là santé, afin qu’il pût l’envoyer à la chasse pour nous procurer des vivres, me promettant de m’en donner une partie ; et il ajouta que si je pensais qu’il ne guérirait pas, il le donnerait à un de ses amis pour le tuer, et acquérir du renom par ce moyen.

Il était malade depuis une dizaine de jours, quand, pensant le soulager, j’essayai de le saigner avec la dent d’un animal, nommé Backe, que les sauvages aiguisent à cet usage ; mais je ne pus réussir à tirer du sang. Les Indiens, voyant cela, commencèrent à dire : Puisqu’il ne peut échapper à la maladie, il vaut mieux le tuer. Je les exhortai à n’en rien faire, parce qu’il pouvait encore guérir ; mais cela ne servit de rien, ils le conduisirent à la cabane du roi Vratinge. Il fallut que deux d’entre eux le portassent, car il était si malade, qu’il ne s’apercevait pas de ce qui se passait. Celui à qui on l’avait livré s’en approcha alors, et lui donna un tel coup sur la tête qu’il lui fit jaillir la cervelle. Ils voulurent alors le manger ; et je les exhortai à n’en rien faire, leur représentant qu’il était malade et que sa chair devait être malsaine. Ils ne savaient à quoi se décider, quand un Indien sortit de la hutte et lui coupa la tête ; mais la maladie l’avait rendu si effroyable, qu’il la rejeta avec horreur. Ils traînèrent ensuite le corps auprès du feu, le firent rôtir, et le dévorèrent en entier, selon leur habitude, à l’exception de la tête et des entrailles qui leur répugnaient, parce qu’il avait été malade.

Pendant ce temps, je parcourais les cabanes, où je les trouvais occupés à manger les uns les mains, les autres les pieds ou des lambeaux du corps. Ce Carios que vous faites rôtir, leur dis-je, et que vous mangez, m’a toujours calomnié en assurant que, lorsque j’étais chez les Portugais, j’avais tué quelques-uns des vôtres, car il ne m’a jamais vu. Vous savez qu’il a vécu quelques années parmi vous en bonne santé ; mais, parce qu’il m’a calomnié, mon Dieu s’est irrité contre lui, l’a rendu malade, et vous a inspiré de le tuer et de le manger ; c’est ainsi qu’il traitera tous ceux qui voudront me faire du mal. Ces paroles les effrayèrent, et je remerciai Dieu de la grâce qu’il me faisait.

Je prie le lecteur de vouloir bien faire attention que je raconte tout ceci, non pas pour m’amuser à dire des choses extraordinaires, mais pour faire éclater les merveilles que Dieu a faites à mon égard.

Cependant le temps qu’ils avaient fixé pour commencer la guerre s’approchait, et il y avait déjà trois mois qu’ils s’y préparaient. J’espérais qu’en partant ils me laisseraient seul au village avec les femmes, et que j’en profiterais pour m’échapper.


CHAPITRE XL.


De l’arrivée d’un vaisseau français qui acheta aux sauvages du coton et du bois du Brésil, et à bord duquel je me serais volontiers embarqué si Dieu l’avait voulu permettre.


Huit jours avant l’époque qu’ils avaient fixée pour leur expédition, un vaisseau français entra dans une baie que les Portugais nomment Rio-de-Janeiro, et les Indiens Iterronne. C’est là que les Français ont l’habitude de charger du bois du Brésil. Ils vinrent avec une embarcation au village où j’étais, et achetèrent aux Indiens, du poivre, des singes et des perroquets. L’un d’eux, nommé Jacques, qui parlait leur langue, étant venu à terre, me vit, et demanda la permission de m’emmener. Mon maître le refusa, disant qu’il voulait beaucoup de marchandises pour ma rançon. Je tâchai de leur persuader de me conduire au vaisseau, leur promettant qu’on leur en donnerait ; mais ils me répondirent : Non, ce ne sont pas tes vrais amis, car, sans cela, ceux qui étaient dans le bateau t’auraient donné une chemise pour t’empêcher d’aller tout nu ; et tu vois qu’ils ne se soucient pas de toi (ce qui, du reste, était vrai). Il faut d’abord que nous allions à la guerre ; le vaisseau ne partira pas de sitôt : à notre retour nous te conduirons à bord.

Voyant que la chaloupe se préparait à partir, je me disais : Grand Dieu ! si ce vaisseau part sans m’emmener, ces sauvages finiront par me faire périr, car on ne peut pas se fier à eux. Je sortis du village, et je me dirigeai du côté de la mer ; ils s’en aperçurent bientôt et ne poursuivirent ; mais je renversai le premier qui s’approcha. J’avais tout le village à mes trousses ; je parvins cependant à gagner la mer et à arriver jusqu’au bateau. Quand je voulus y entrer, les matelots me repoussèrent, en disant que, s’ils m’emmenaient malgré les sauvages, ceux-ci se soulèveraient contre eux et deviendraient leurs ennemis. Je fus donc obligé de retourner vers la terre, et je vis que Dieu ne voulait pas encore finir mes misères. Cependant, si je n’avais pas tenté de m’échapper, j’aurais pensé plus tard que je souffrais par ma faute.

Quand les Indiens me virent me diriger de nouveau vers la terre, ils s’écrièrent, d’un air joyeux : « Le voilà qui revient. » Je leur dis alors d’un ton irrité : « Croyez-vous donc que je voulais m’échapper ? Non. J’ai été prévenir mes compatriotes de préparer beaucoup de marchandises, afin que vous me conduisiez vers eux quand la guerre serait finie. » Cela leur fit plaisir et les apaisa.


CHAPITRE XLI.


Les Indiens se mettent en campagne et m’emmènent avec eux — Ce qui arriva pendant la marche.


Quatre jours après, les canots qui devaient prendre part à l’expédition commencèrent à se rassembler dans le village où j’étais. Le principal roi, Konyan Bebe, arriva aussi avec les siens. Mon maitre m’annonça qu’il voulait m’emmener. Je le priai de me laisser au village, et il y aurait consenti ; mais Konyan Bebe lui ordonna de m’emmener.

Je fis semblant de partir avec regret, car autrement ils auraient pu craindre que je ne cherchasse à leur échapper aussitôt que nous serions sur le territoire ennemi, et ils m’auraient gardé avec plus de soin ; mais, s’ils m’avaient laissé au village, je me serais enfui à bord du vaisseau français.

Nous partîmes donc avec trente-huit canots qui contenaient chacun vingt-huit personnes. Les prophéties de leurs dieux, leurs rêves et d’autres fadaises auxquelles ils ajoutent foi, leur promettaient le meilleur succès. Leur plan était de débarquer près de Brikioka, du côté où ils m’avaient fait prisonnier ; de se cacher dans les bois, et de s’emparer de tous ceux qui tomberaient entre leurs mains.

Ce fut vers le 14 août 1554, que nous partîmes pour cette guerre. C’est à cette époque de l’année, comme je l’ai dit plus haut, qu’une certaine espèce de poisson, que les Portugais appellent doynges, les Espagnols (liesses lizas), et les sauvages bratti[11], quitte l’eau salée pour aller déposer son frai dans l’eau douce. Les sauvages nomment cette époque de l’année Zeitpirakaen : ils la choisissent ordinairement pour leurs expéditions, parce qu’alors ces poissons leur servent de nourriture. En allant ils avancent lentement, mais en retournant ils vont le plus vite qu’ils peuvent.

J’espérais que les Indiens, alliés des Portugais, étaient aussi en marche ; car, comme me l’avait dit l’équipage du vaisseau, ils avaient l’intention de faire une excursion à la même époque.

Ils me demandaient souvent, pendant la route, si je pensais qu’ils feraient des prisonniers ; et, pour ne pas les irriter, je leur disais que oui. Je leurs prédis aussi que nous rencontrerions l’ennemi. Une nuit, que nous étions campés dans un endroit nommé Uwattibi, nous primes beaucoup de ces poissons bratti, qui sont aussi grands que des saumons. Le vent était trés-fort ; et en causant avec les sauvages, il m’arriva de dire que ce vent soufflait sur bien des morts. Ils s’imaginérent aussitôt qu’un parti de leur nation, qui avait remonté une rivière, nommée Paraïbe, avait déjà attaqué l’ennemi, et avait perdu quelques-uns des siens ; ce qui, par la suite, se trouva être vrai.

Quand ils furent à une journée de distance de l’endroit où ils comptaient débarquer, ils se cachèrent dans les bois près d’une île qu’ils nomment Meyenbipe, et les Portugais Sam-Sebastian.

Dès que la nuit fut venu, leur chef, Konyan Bébe, parcourut le camp, et les harangua en disant : Que, maintenant qu’ils étaient près du pays ennemi, il fallait que chacun eût soin de se rappeler les songes qu’il aurait. Pour montrer qu’ils avaient bonne espérance, ils dansèrent autour de leur idole jusqu’à une heure très-avancée. Mon maître, en se couchant, me recommanda aussi de faire attention à mes rêves. Je lui répondis que je n’y croyais pas, et que c’étaient des mensonges. Alors il me dit : « Tâche au moins d’obtenir de ton Dieu que nous fassions des prisonniers. »

Au point du jour, les chefs se réunirent autour d’un grand plat de poisson bouilli ; et, en le mangeant, chacun racontait ses rêves. Ils dansèrent avec leurs idoles ; enfin ils se décidèrent à faire, le jour même, une descente sur le territoire ennemi, dans un endroit nommé Boywassu, où ils voulaient attendre la nuit.

En partant de l’endroit où nous avions passé la nuit, ils me demandèrent de nouveau ce qui allait arriver. Je dis au hasard : Quand nous approcherons de Boywassu, nous rencontrerons l’ennemi. Mais j’avais l’intention de m’échapper aussitôt que nous aurions débarqué, car cet endroit n’était qu’à six milles du lieu où ils m’avaient pris.

En effet, quand nous approchâmes de la terre, nous vîmes des canots qui venaient au-devant de nous. Ils s’écriérent alors : « Voilà nos ennemis les Tuppins-kins ; » et ils essayèrent de se cacher derrière un rocher pour les surprendre au passage ; mais ceux-ci les aperçurent et firent force de rames pour regagner leur pays. Les nôtres se hâtèrent de leur donner la chasse, et les atteignirent au bout de quatre. heures. Les canots étaient au nombre de cinq : je connaissais presque tous ceux qui les montaient. Il y avait parmi eux six Mamelouks chrétiens, dont deux frères, nommés Diego de Praga et Domingo de Praga. Ils se défendirent vaillamment, l’un avec un fusil, l’autre avec un arc ; et ils résistèrent avec une seule embarcation à trente et quelques canots des nôtres qui les attaquèrent ; cependant, quand leurs munitions furent épuisées, les Tuppins-Inbas tombèrent sur eux et en tuèrent une partie. Les deux frères échappèrent sains et saufs ; mais deux Mamelouks furent grièvement blessés, ainsi qu’un assez grand nombre de Tuppins-Ikins et une femme.


CHAPITRE XLII.


Comment les prisonniers furent traités pendant le voyage.


Nous étions environ à deux milles du rivage quand cette affaire eut lieu : les nôtres se hâtèrent de retourner à l’endroit où ils avaient passé la nuit. Le soleil était déjà couché quand nous y arrivâmes : chacun conduisit ses prisonniers à sa cabane. Quant aux blessés, ils les tuèrent à terre, les assommèrent, les coupèrent en morceaux et firent rôtir leur chair. Parmi ceux qui furent mangés cette nuit-là, il y avait deux Mamelouks qui étaient chrétiens ; l’un était fils d’un capitaine portugais, nommé George Ferrero, et d’une femme sauvage ; le second se nommait Jérôme. Il avait été fait prisonnier par un sauvage qui demeurait dans la même cabane que moi, et qui se nommait Parwaa ; il passa la nuit à le faire rôtir à un pas de moi. Ce Jérôme, Dieu veuille avoir son âme, était parent de Diego de Praga.

La même nuit, je me hâtai de me rendre à la cabane où étaient les deux frères, car ils avaient été mes amis à Brikioka avant ma captivité. Ils me demandèrent s’ils seraient mangés : je ne pus rien leur répondre, sinon que cela dépendait de la volonté de Dieu et de Notre Seigneur Jésus-Christ ; et que, puisqu’ils m’avaient protégés jusqu’ici, eux-mêmes pouvaient espérer d’obtenir la même faveur par leurs prières.

Ils me demandèrent ce qu’était devenu leur cousin Jérôme. Je leur répondis que les Indiens étaient en train de le faire rôtir, et que j’avais déjà vu dévorer le jeune Ferrero. Ils se mirent alors à pleurer ; et je tâchai de les consoler, leur représentant qu’il y avait déjà huit mois, comme ils le savaient bien, que j’avais été fait prisonnier, et que cependant je vivais encore ; que Dieu ferait la même chose pour eux ; et qu’ils devaient être bien moins effrayés que moi, qui, né dans un pays lointain, n’étais pas accoutumé aux mœurs barbares, tandis qu’ils étaient nés dans cette contrée et y avaient passé leur vie. Mais ils me répondirent que je ne faisais plus attention à la souffrance, parce que j’y étais accoutumé.

Pendant que je cherchais à les consoler, un sauvage s’approcha de moi et m’ordonna de rentrer dans ma cabane, me demandant ce que j’avais tant à leur dire. En les quittant, je les exhortai encore à se soumettre à la volonté divine : ils me répondirent que puisqu’il fallait toujours mourir une fois, ils s’y soumettraient de bonne grâce ; et que ce qui les consolait c’était de m’avoir avec eux. Je sortis alors, et je me mis à parcourir le camp pour voir les prisonniers : personne ne faisait attention à moi. Il m’aurait été facile de m’échapper, car nous n’étions qu’à dix milles de Brikioka ; mais je ne le fis pas à cause des prisonniers, dont quatre étaient encore en vie : je pensais en effet que, dans leur colère, les sauvages les massacreraient. Je pris donc la résolution de me reposer sur la Providence, et de rester avec eux pour les consoler. Les sauvages me traitaient très-bien parce que je leur avais prédit par hasard qu’ils rencontreraient l’ennemi ; et ils disaient que j’étais un meilleur prophète que leur tamaraka.


CHAPITRE XLIII.


Comment les sauvages dansèrent autour de leurs ennemis, à l'endroit où nous campâmes le jour suivant.


Le lendemain, les sauvages arrivèrent à une grande montagne, nommée Occarasu, qui n'est pas très-éloignée de leur village; ils résolurent d'y passer la nuit. J'allai dans la cabane de Konyan Bebe, le principal chef, et je lui demandai ce qu'il avait intention de faire des Mamelouks. Il me répondit qu'ils seraient dévorés et il me défendit de leur parler, ajoutant qu’ils n’avaient qu’à rester dans leur pays au lieu de se réunir à ses ennemis pour lui faire la guerre. Je le suppliai de leur accorder la vie et d’en tirer une rançon ; mais il persista dans son dessein.

Il avait devant lui un grand panier plein de chair humaine, et était occupé à ronger un os. Il me le mit à la bouche, me demandant si j’en voulais manger. Je lui dis alors : A peine un animal sauvage en dévore-t-il un autre, comment mangerais-je de la chair humaine ? Puis il mordit dedans, en disant : « Jau ware sche. Je suis un tigre et je le trouve bon. » Alors je le quittai.

Le soir, il ordonna que chacun amenât ses prisonniers dans un espace vide entre la mer et la forêt. Les sauvages s’y rassemblèrent, en formant un grand cercle au milieu duquel ils les placèrent, et les forcèrent à chanter et à faire du bruit en l’honneur des Tammarakas. Quand les prisonniers eurent chanté, ils commencérent à dire avec le plus grand courage : « Oui, nous nous sommes mis en marche comme de braves gens pour prendre nos ennemis et les manger. Vous nous avez vaincus et faits prisonniers ; mais qu’importe, les hommes vaillants doivent mourir en pays ennemi. Notre pays est grand, et nos amis sauront bien nous venger. » Les autres leur répondirent : « Oui, vous avez tué un grand nombre des nôtres, et nous allons les venger. » Quand ces discours furent finis, chacun ramena ses prisonniers à sa cabane.

Au bout du troisième jour nous arrivâmes dans leur pays ; chaque peuplade conduisit ses prisonniers à son village. Ceux de Uwattibi, où j’étais, avaient, pour leur part, huit Indiens et les trois Mamelouks qui étaient chrétiens, savoir : Diego, son frère, et un troisième, nommé Antonio, qui avait été pris par le fils de mon maître : ils apportaient en outre les membres de deux autres Mamelouks pour les dévorer. Nous fûmes en tout onze jours absents.


CHAPITRE XLIV.


Comment le vaisseau français à bord duquel ils avaient promis de me conduire à leur retour de la guerre était encore à Uwattibi.


Quand nous fûmes de retour, je les priai de me conduire à bord du vaisseau français, comme ils me l’avaient promis, puisque j’avais été à la guerre avec eux, et que je les avais aidé à prendre leurs ennemis, qui étaient convenus eux-mêmes que je n’étais pas Portugais. Ils me promirent de le faire ; mais ils voulurent d’abord se reposer, et manger le mokaen[12], c’est-à-dire la chair rôtie des deux chrétiens.


CHAPITRE XLV.


Comment les sauvages mangèrent le corps de George Ferrero, l'un des deux chrétiens, et fils du gouverneur.


Le chef de la cabane en face de la mienne, nommé Tatamiri, était en possession du corps : il fit préparer la boisson accoutumée. L'on se rassembla chez lui pour boire, chanter et se réjouir, et le lendemain, après avoir bu, ils firent rôtir cette chair et la mangèrent. Mais les membres de Jérôme restèrent dans un panier, suspendu à la fumée pendant près de trois semaines, de sorte qu’ils étaient devenus secs comme du bois, car le sauvage à qui ils appartenaient, nommé Parwaa, était allé à un autre village pour chercher des racines qui leur servent à préparer la boisson qui devait être bue en les mangeant. Je regrettais bien cette perte de temps, puisqu’ils ne voulaient me conduire à bord qu’après cette fête, et le vaisseau français mit à la voile auparavant, sans que j’en fusse prévenu, car il était à près de huit milles de là. Cette nouvelle m’accabla d’affliction ; mais les sauvages me consolèrent en me disant qu’il en venait presque tous les ans.


CHAPITRE XLVI.


Comment Dieu fit un miracle.


J’avais fait une croix de bois que j’avais plantée devant ma cabane, et j’allais souvent y faire ma prière. J’avais prévenu les sauvages de ne pas la renverser, ou qu’il leur en arriverait malheur : ils méprisèrent mes avertissements. Un jour que j’étais avec eux à la pêche, une femme l’arracha, et la donna à son mari pour polir des coquillages dont les sauvages font des colliers, ce qui me fit beaucoup de peine. Bientôt après il commença à pleuvoir, et cela dura plusieurs jours. Les sauvages vinrent alors me prier d’obtenir de mon Dieu que la pluie cessât, disant que sans cela leurs récoltes seraient perdues, car c’était l’époque des semailles. Je leur répondis qu’ils avaient irrité mon Dieu en arrachant la croix près de laquelle j’avais coutume de dire mes prières. Croyant donc que c’était la cause de la pluie, le fils de mon maître se hâta de m’aider à en fabriquer une autre. Il était alors environ une heure après midi. A peine la croix fut-elle placée, que le temps s’éclaircit, bien qu’il eût fait auparavant un violent orage, ce qui les étonna beaucoup ; et ils s’écrièrent que mon Dieu faisait tout ce que je voulais.


CHAPITRE XLVII.


Comment un jour que j'étais à la pêche avec deux sauvages, Dieu fit un grand miracle pour moi à l'occasion d'un orage.


Un soir que j'étais à la pêche avec Parwaa, un des principaux du village, le même qui avait fait rôtir le pauvre Jérôme et un autre Indien, un orage se forma non loin de nous, et s'approcha avec rapidité. Ils me dirent alors de prier mon Dieu d'écarter la pluie qui empêcherait notre pêche, et que cependant je savais bien qu’il n’y avait rien à manger dans la cabane. Ces paroles me touchèrent, et je commençai à prier Dieu, qui m’avait si souvent comblé de ses faveurs, de leur accorder ce qu’ils demandaient, afin qu’ils vissent qu’il me protégeait : ce qui eut lieu en effet, car bien que la pluie tombât à six pas de là, elle n’arriva pas jusqu’à nous. Parwaa me dit alors : « On voit bien que tu as parlé à ton Dieu. »

Nous primes encore quelques poissons, et nous retournâmes au village, où ces deux Indiens racontèrent aux autres ce qui était arrivé : cela les remplit d’admiration.


CHAPITRE XLVIII.


Comment les Indiens dévorèrent le second des chrétiens qui avaient été tués.


Dès que Parwaa eut réuni tout ce qu’il lui fallait, il fit préparer la boisson qui devait être consommée en mangeant le corps de Jérôme, et il rassembla les sauvages. Quand ceux-ci se furent enivrés, ils firent amener les deux frères dont j’ai parlé, ainsi qu’un nommé Antonio, qui avait été pris par le fils de mon maître, et ils nous firent boire avec eux. Mais, avant de boire, nous eûmes soin d’adresser notre prière à Dieu, le priant d’avoir pitié de son âme ainsi que de la nôtre quand notre heure serait venue. Les sauvages riaient et se réjouissaient, mais nous souffrions beaucoup. La fête recommença le lendemain jusqu’à ce que tout fût dévoré.

Le même jour ils m’emmenèrent pour me donner en présent. Quand je pris congé des deux frères, ils me supplièrent de prier Dieu pour eux. Je leur enseignai la route qu’ils devaient suivre pour traverser les montagnes sans qu’on pût retrouver leurs traces s’ils parvenaient à s’échapper. J’ai appris depuis qu’ils avaient trouvé moyen d’en profiter et de prendre la fuite, mais j’ignore encore aujourd’hui s’ils ont été repris.


CHAPITRE XLIX.


De l’endroit ou les sauvages me conduisirent pour me donner.


Nous nous mîmes donc en route pour Tackwara Sutibi, l’endroit où ils voulaient me donner. Après avoir marché pendant quelque temps, je me retournai, et je vis un nuage noir qui s’étendait sur leur village. Je le leur montrai, en leur disant que mon Dieu était irrité contre eux parce qu’ils avaient dévoré des chrétiens.

Quand nous fûmes arrivés à ce village, ils m’offrirent en présent à un chef, nommé Abbati Bossange, en lui disant de ne pas me faire de mal et de ne pas souffrir qu’on m’en fît, car mon Dieu punissait cruellement ceux qui me maltraitaient ; ce qu’ils avaient eu occasion d’éprouver pendant le temps que j’avais passé parmi eux. Je lui dis, de mon côté, que mon frère et mes amis devaient venir avec un vaisseau plein de marchandises, que j’en donnerais à ceux qui me traiteraient bien, et que mon Dieu m’avait promis qu’il arriverait bientôt. Cela leur plut beaucoup. Le roi m’appela son fils, et m’envoya à la chasse avec les siens.


CHAPITRE L.


Comment les Indiens de ce village me racontèrent que le vaisseau, dont j’ai parlé plus haut, était reparti pour la France.


Les sauvages me racontèrent que le vaisseau français, dont j’ai parlé plus haut, et qui se nommait Maria Bellete de Dieppe, était reparti après avoir complété son chargement en bois du Brésil, poivre, coton, plumes, singes, perroquets, etc. : qu’il avait pris dans le port de Rio-Janeiro un vaisseau aux Portugais : que le capitaine avait livré un de ceux qui le montaient à un chef, nommé Itawu, qui l’avait dévoré ; et que le Français, qui, comme je l’ai déjà raconté, avait dit aux sauvages qu’ils pouvaient me manger, s’y était embarqué pour retourner dans son pays. Ce vaisseau périt dans la traversée ; et quand j’arrivai en France, personne ne savait ce qu’il était devenu, ainsi qu’on le verra plus bas.


CHAPITRE LI.


Comment quelque temps après que je fus dans ce village il y vint un autre vaisseau français, nommée la Catherine de Vatteville, qui me racheta, et comment cela arriva.


Il y avait environ quinze jours que j’étais dans ce village de Tackwara-Sutibi, au pouvoir du roi Abbati Bossange, quand quelques sauvages accoururent pour m’annoncer qu’ils avaient entendu des coups de canon, et qu’il devait certainement y avoir un vaisseau à Iterronne, que l’on nomme aussi Rio-de-Janeiro. Je les priai de m’y mener, et je leur dis que peut-être mon frère y serait. Ils y consentirent ; néanmoins ils me gardèrent encore quelques jours.

Cependant le capitaine français, ayant appris que j’étais dans le village, y envoya deux de ses hommes, accompagnés de quelques chefs avec lesquels il était allié. Ils entrèrent dans la cabane d’un chef, nommé Sowarasu, près de laquelle je me trouvais. Les sauvages vinrent bientôt m’annoncer leur arrivée. Je courus au-devant d’eux, plein de joie, et je les saluai dans la langue des sauvages. Quand ils me virent si misérable, ils eurent pitié de moi et me revêtirent de leurs habits. Je leur demandai pourquoi ils étaient venus, ils me répondirent que c’était à cause de moi, et qu’on leur avait ordonné d’employer tous les moyens possibles pour me conduire à bord. Cette nouvelle remplit mon cœur de joie ; et je dis à l’un des deux, qui se nommait Pérot, et qui parlait la langue des sauvages, de se faire passer pour mon frère, et de leur dire qu’il avait apporté quelques caisses de marchandises qu’on leur donnerait s’ils me conduisaient à bord ; mais celui-ci chercha à me persuader de rester encore parmi eux, pour rassembler du poivre et d’autres marchandises jusqu’au retour du vaisseau, qui devait revenir l’année suivante.

Les sauvages consentirent à me laisser aller à bord : mon maître lui-même m’y accompagna. Les gens du vaisseau me témoignèrent beaucoup de compassion et me comblèrent de bons traitements. Après être resté un jour ou deux à bord, Abbati Bossange me demanda où étaient les caisses de marchandises, afin qu’il pût s’en retourner. Je fis part de cette demande au capitaine du bâtiment, qui me dit de l’amuser jusqu’à ce que le vaisseau eût son chargement, car il craignait de l’irriter en me gardant à bord, et qu’il ne machinât quelque trahison ; en effet, c’est une nation à qui on ne peut se fier.

Mon maître était bien décidé à m’emmener avec lui. Je parvins à le retenir, en lui disant que rien ne nous pressait, et qu’il savait bien que, quand de bons amis étaient ensemble, ils ne pouvaient pas se séparer si vite ; qu’aussitôt que le vaisseau serait prêt à partir, nous retournerions ensemble à son village.

Le vaisseau étant sur le point de mettre à la voile, tous les Français se rassemblèrent à bord où j’étais avec mon maître. Le capitaine lui fit dire par l’interprète, qu’il le louait beaucoup de m’avoir épargné, quoiqu’il m’eût pris parmi ses ennemis ; et il ajouta, pour avoir un prétexte de ne pas me laisser partir, qu’il comptait me donner quelques marchandises pour rester encore un an parmi les sauvages, à rassembler du poivre et d’autres denrées, parce que je les connaissais. Alors un ou deux matelots qui devaient représenter mes frères, et qu’on avait choisis parce qu’ils me ressemblaient un peu, commencèrent à s’y opposer, et à dire qu’ils voulaient que je partisse avec eux. Le capitaine feignit de chercher à les persuader, mais ils persistèrent à vouloir m’emmener, disant que notre vieux père désirait me voir avant de mourir. Le capitaine fit dire alors au chef, par l’interprète, qu’il était, à la vérité, le chef du vaisseau, et qu’il voulait me renvoyer à terre ; mais que, puisque mes frères s’y opposaient, il ne pouvait m’y forcer, puisqu’il n’était qu’un seul homme contre tous. Toute cette scène se jouait, parce qu’ils voulaient se séparer amicalement des sauvages. Je dis aussi à mon maître, que je ne demandais pas mieux que de m’en aller avec lui, mais qu’il voyait bien que mes frères ne voulaient pas me laisser partir. Il commença alors à pleurer, en disant que, puisque je voulais partir, je devais lui promettre de revenir par le premier vaisseau ; car il m’avait regardé comme son fils, et il avait été très-irrité contre ceux de Uwattibi, qui avaient voulu me dévorer.

Une de ses femmes, qu’il avait amenée à bord, vint pleurer sur moi selon leur habitude, et je pleurai aussi à leur manière. Le capitaine lui donna ensuite pour cinq ducats de marchandises, en couteaux, haches, miroirs et peignes, avec lesquelles il retourna à son village.

C’est ainsi que le Seigneur tout-puissant, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, m’ôta des mains de ces barbares. Qu’il soit loué et béni, ainsi que Jésus-Christ, son fils, Notre Sauveur. — Amen.


CHAPITRE LII.


Comment se nommait le capitaine du vaisseau ; d’où il venait : — Ce qui nous arriva encore avant de quitter le port. — Notre retour en France.


Le capitaine de ce vaisseau se nommait Guillaume de Moner, le pilote François, de Schantz, le vaisseau la Catherine de Vatteville.

Nous nous préparions à partir, quand un matin, que nous étions dans ce port, nommé Rio-de-Janeiro, nous vîmes arriver un vaisseau monté par des Portugais, qui venaient commercer avec les Markayas, leurs amis, et dont le territoire touche à celui des Tuppins-Ikins, qui sont les alliés des Français. Ces deux nations sont ennemies.

C’était le même petit vaisseau qui, comme je l’ai dit plus haut, vint pour me racheter des sauvages. Il appartenait à un marchand, nommé Pierre Rosel. Les Français armèrent une embarcation, et se dirigèrent de son côté pour s’en emparer. Ils m’emmenèrent avec eux pour leur servir d’interprète ; mais ils nous repoussèrent bravement. Nous eûmes plusieurs hommes tués ou blessés, et je fus du nombre de ces derniers. J’invoquai le Seigneur, car je me croyais mort. Je le suppliai de me conserver la vie, et de me laisser retourner dans un pays de chrétiens, lui qui m’avait déjà préservé de tant de dangers ; mais je guéris heureusement de cette blessure. Que Dieu en soit loué dans toute l’éternité !

L’an 1554, le dernier jour d’octobre, nous mîmes à la voile du port de Rio-Janeiro pour retourner en France ; et nous eûmes si bon vent, que les marins prétendaient que le ciel protégeait visiblement notre voyage. Mais Dieu fit encore un autre miracle en notre faveur.

La veille de Noël, nous vîmes nager autour du vaisseau une espèce de poisson qu’on appelle marsouin ; et nous en prîmes un si grand nombre, que nous en eûmes en abondance pendant plusieurs jours. Dieu nous fit la même grâce le jour des Rois, car nous n’avions presque rien à manger que ce qu’il nous envoyait ainsi.

Enfin, le 22 février 1555, nous arrivâmes au royaume de France, dans une petite ville, nommée Honfleur, en Normandie, après avoir été quatre mois sans voir la terre. Je les aidai à décharger le vaisseau ; et, quand nous eûmes fini, je les remerciai de tout le bien qu’ils m’avaient fait. Le capitaine aurait désiré que je fisse encore un voyage avec lui ; mais, voyant que je ne voulais pas y consentir, il me fit avoir un passe-port de M. l’amiral, gouverneur de la Normandie. Celui-ci, qui avait déjà entendu parler de moi, me fit venir et m’en expédia un. Le capitaine me donna quelqu’argent pour ma route. J’allai de Honfleur à Habelnoeff (le Havre-Neuf), et de là à Depen (Dieppe).


CHAPITRE LIII.


Comment on me conduisit à Dieppe dans la maison du capitaine de la Belette, qui avait quitté le Brésil avant nous et n’était pas encore arrivé.


C’est au port de Dieppe qu’appartenait le vaisseau la Marie Belette, à bord duquel s’était embarqué, pour retourner en France, l’interprète qui avait dit aux sauvages de me manger. L’équipage avait refusé de me recevoir dans la chaloupe quand je m’étais échappé, et le capitaine avait livré aux Indiens un Portugais pour être dévoré, après avoir pris un vaisseau de cette nation.

Ce vaisseau n’était pas encore arrivé, quoique, d’après le calcul du capitaine de la Catherine de Vatteville, il eût dû nous précéder de trois mois. Les femmes et les parents des gens de l’équipage vinrent me demander si je n’en avais pas entendu parler. Je leur répondis : « Oui, je les ai vus, et ce sont des misérables ». Je racontai alors comment celui qui m’avait vu dans le pays des sauvages, leur avait dit de me dévorer ; qu’ils étaient venus avec leur embarcation pour acheter aux naturels des singes et du poivre, et qu’ils m’avaient repoussé quand j’y étais arrivé à la nage. Enfin, ajoutai-je, ils ont livré un malheureux Portugais pour être mangé ; mais je vois bien que Dieu n’avait voulu que ma délivrance, puisque je suis arrivé avant eux. « Je m’inquiète peu de ce qu’ils sont devenus ; mais je vous promets bien que Dieu ne leur pardonnera pas la cruauté et la barbarie dont ils ont usé à mon égard, et il les punira un jour ou l’autre ; car je reconnais que le Seigneur a eu pitié de mes larmes, et qu’il a récompensé ceux qui m’ont racheté des mains des sauvages. « Et cela était vrai, puisqu’il nous avait donné un beau temps, un bon vent, et les poissons de la mer.

Ils s’affligèrent alors beaucoup, me demandant si je croyais leurs parents encore vivants. Je ne voulus pas les désoler, et je leur dis que peut-être ils reviendraient ; quoique je fusse persuadé, comme tout le monde, que leur vaisseau avait péri. Je les quittai en leur recommandant de leur dire, s’ils revenaient jamais, que Dieu était venu à mon secours, et que j’avais passé par Dieppe.

Je me rendis de là à Londres, en Angleterre, où je restai quelques jours, puis en Zélande ; de la Zélande à Antorf (Anvers).. C’est ainsi que Dieu, à travers mille périls, me ramena dans mon pays. Amen.


Ma prière au Dieu tout-puissant pendant que j’étais au pouvoir des sauvages, qui voulaient me dévorer.


Dieu tout-puissant, qui as créé le ciel et la terre, Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui as tiré le peuple d’Israël des mains de ses ennemis, en lui faisant traverser la mer Rouge, et qui as préservé Daniel au milieu des lions, je te supplie, Seigneur, au nom de Jésus-Christ, ton fils, qui nous a délivrés de la captivité éternelle, de me tirer des mains de ces sauvages qui ne te connaissent pas. Mais si c’est ta volonté que je périsse par la main de ces barbares, qui se raillent de toi et disent que tu n’as pas la puissance de me délivrer, donne-moi, quand ils exécuteront leur volonté, la force de ne pas douter, à ma dernière heure, de ta miséricorde. Si je dois tant souffrir dans ce monde, accorde-moi le repos dans l’autre, et préserve-moi de l’enfer que mes pères ont toujours craint. Mais, Seigneur, tu peux me délivrer ; et, je t’en supplie, délivre-moi ! Quand tu l’auras fait, je ne l’attribuerai pas au hasard : je reconnaîtrai que c’est ta main qui est venue à mon secours, lorsque le pouvoir des hommes était impuissant ; et je répéterai tes louanges et tes bienfaits parmi toutes les nations. Amen.


FIN.



RELATION VÉRIDIQUE ET PRÉCISE
DES MŒURS ET COUTUMES
DES
TUPPINAMBAS
Chez lesquels j’ai été prisonnier,
ET
DONT LE PAYS EST SITUÉ A 24 DEGRÉS AU DELÀ DE LA LIGNE
ÉQUINOXIALE, PRÈS D’UNE RIVIÈRE NOMMÉE RIO-DE-JANEIRO.




MŒURS ET COUTUMES
DES
TUPPINAMBAS.




CHAPITRE PREMIER.


De la navigation depuis Lisbonne jusqu’à Rio-de-Janeiro, situé par 24 degrés au delà de l’équateur et environ sous le tropique du capricorne.


Lisbonne est une ville de Portugal, située à environ trente-neuf degrés au nord de la ligne équinoxiale. Quand on veut aller de cette ville à la province de Rio-de-Janeiro, au pays du Brésil, on se dirige d’abord sur les Canaries, îles appartenant au roi d’Espagne, et qui sont au nombre de six[13], dont voici les noms : La Grande-Canarie, Lancerote, Forteventura, l’Ile-de-Fer, Palma et Ténériffe. On va de là aux îles du cap Vert ; ce cap est situé au pays des Maures, on le nomme aussi Gène (Guinée). Ces îles sont situées sous le tropique du cancer, et appartiennent au roi de Portugal. On navigue de là au sud-sud-ouest pour gagner le Brésil, en traversant une mer si grande, que l’on est quelquefois trois mois et plus sans voir la terre ; on passe d’abord le tropique du cancer et ensuite la ligne équinoxiale. Alors on perd de vue l’étoile du nord, nommée aussi du pôle arctique ; puis on arrive à la hauteur dû tropique du capricorne ; on navigue sous le soleil ; et quand on a traversé ce second tropique, le soleil parait au nord ; la chaleur y est très-grande. Une partie du Brésil est située entre les tropiques.


CHAPITRE II


Du pays d’Amérique ou du Brésil dont j’ai visité une partie.


L’Amérique est un grand pays habité par plusieurs nations sauvages, dont les langues n’ont entre elles aucune ressemblance. Il y a beaucoup d’animaux rares et très-curieux, Les arbres y sont toujours verts, et aucun ne ressemble à ceux de ce pays-ci. Les habitants vont tout nus ; car, dans la partie du pays qui est entre les tropiques, il ne fait jamais aussi froid qu’ici vers la Saint-Michel ; cependant celle qui s’étend au delà du tropique du capricorne est un peu plus froide. Cette contrée est habitée par une nation nommée Carios, qui se couvre de peaux d’animaux sauvages, que les Indiens savent très-bien préparer. Les femmes fabriquent avec du fil de coton des espèces de sacs ouverts par les deux bouts, qui leur servent de vêtements ; elles les nomment, dans leur langue, typpoy. Le pays produit beaucoup de fruits et de légumes, pour la nourriture des hommes et des animaux. La chaleur du soleil donne aux habitants une couleur brun-rouge. C’est un peuple rusé et méchant, qui maltraite ses ennemis et les mange.

Le pays d’Amérique a plusieurs centaines de milles du nord au sud. Je l’ai côtoyé moi-même pendant plus de cinq cents milles ; et j’ai été à terre dans plusieurs endroits.


CHAPITRE III.


Des grandes montagnes de ce pays.


Il y a dans ce pays une grande chaîne de montagnes, qui s’élève à environ trois milles de la mer, et même plus près dans quelques endroits. Elle commence près d’un village que les Portugais ont bâti, et qu’ils nomment Bahia de Todos os Sanctos (la baie de tous les Saints) ; elle s’étend le long de la mer pendant deux cent neuf milles, ou jusqu’au vingt-neuvième degré au sud de la ligne. Cette chaîne de montagnes a environ huit milles de large : de l’autre côté sont des plaines. Il en découle plusieurs beaux fleuves, et l’on y trouve beaucoup de gibier. Ces montagnes sont habitées par des sauvages, nommés Vayganna, qui font la guerre à toutes les nations, et dévorent tous ceux dont ils peuvent s’emparer ; ce que les autres Indiens font aussi à leur égard. Ils vivent de chasse, et sont très-habiles à tirer de l’arc : ils prennent aussi très-adroitement le gibier avec des lacets et dans des trappes. Ils mangent du miel sauvage, que l’on trouve en abondance dans les montagnes. Ils imitent fort bien le cri des animaux et le chant des oiseaux, ce qui leur facilite les moyens de les prendre. Ils allument du feu en frottant deux morceaux de bois ensemble, comme le font aussi les autres sauvages. Ils font ordinairement rôtir leur viande, et errent d’un endroit à l’autre avec leurs femmes et leurs enfants.

Quand ils campent près du territoire de leurs ennemis, ils construisent une espèce de palissade autour de leurs cabanes pour ne pas être surpris ; et ils placent autour de leurs cabanes (à cause des tigres) des épines aiguës, que l’on nomme dans le pays maraga cibe ju, comme l’on place des chausses-trappes dans ce pays-ci. Ils ont du feu toute la nuit ; mais ils l’éteignent dès que le jour paraît, afin que la fumée ne les fasse pas découvrir.

Ils laissent ordinairement croître leurs cheveux et leurs ongles. Ils ont des grelots comme les autres nations sauvages, et les regardent comme leurs dieux. Ils ont les mêmes boissons et les mêmes danses. Avant de commercer avec nos vaisseaux, ils avaient comme elles des dents d’animaux en guise de couteau et des haches en pierre.

Ils vont souvent à la poursuite de leurs ennemis, et se cachent ordinairement derrière des tas de bois mort qui sont près des cabanes, afin de surprendre ceux qui sortent des villages pour aller chercher du bois.

Ils traitent horriblement leurs ennemis, et ceux-ci le leur rendent bien. Dans leur fureur, ils coupent quelquefois les bras et les jambes des captifs avant de les tuer : les autres nations, au moins, tuent leurs ennemis avant de les manger.


CHAPITRE IV.


Des habitations des Tuppinambas, dont j’ai été le prisonnier.


Les Tuppinambas demeurent entre la mer et les montagnes dont j’ai parlé. Leur territoire a soixante milles d’étendue : il est traversé par une rivière qu’ils nomment Paraeibe ; elle descend des montagnes, et se jette à la mer après un cours d’environ vingt-huit milles. Les Tuppinambas habitent les deux rives, et sont de toute part environnés d’ennemis. Leur territoire touche, du côté du nord, à celui d’une tribu, nommée Weittaka ; au sud, à celui des Tuppin-Ikins, et du coté de l’intérieur, à celui des Wayganna et des Karaya. Ils sont ennemis jurés de toutes ces tribus, surtout d’une autre, nommée Markaya, qui habite les montagnes. Ces peuples dévorent tous les prisonniers qu’ils se font mutuellement.

Ils bâtissent volontiers leurs villages dans les endroits où ils peuvent se procurer facilement de l’eau et du bois, et dans ceux où le poisson et le gibier se trouvent en abondance. Quand ils ont tout consommé, ils transportent leur habitation dans un autre endroit, sous la conduite d’un chef, qui a ordinairement sous ses ordres trente ou quarante familles, composées généralement de ses parents et de ses amis.

Les cabanes qu’ils construisent ont environ quatorze pieds de large et cent cinquante de long ; elles ont près de deux toises de haut, leur toit est rond comme la voûte d’un caveau et fait en feuilles de palmiers. Il n’y a dans l’intérieur de la cabane aucune espèce de séparation, mais chaque ménage occupe un emplacement d’environ douze pieds carrés et possède son foyer particulier. Le chef habite le milieu de la cabane. Chaque cabane a trois portes, une à chaque bout et une au milieu ; elles sont ordinairement si basses, qu’il faut se baisser pour entrer. Peu de villages se composent de plus de sept cabanes, au milieu se trouve une place, et c’est là qu’ils immolent leurs prisonniers. Chaque village est entouré d’une espèce de palissade faite avec des troncs de palmiers ; elle a environ une toise et demie de haut, et elle est si serrée, que les flèches ne peuvent pas la traverser : ils y ménagent des espèces de meurtrières. Autour de cette première palissade, il y en a une seconde faite avec de gros troncs d’arbres plus espacés. Quelques tribus ont l’habitude de placer les têtes de ceux qu’ils ont mangés sur les pieux de la palissade à l’entrée du village.


CHAPITRE V.


De leur manière de faire du feu.


Pour faire du feu, les Indiens se servent d’une espèce de bois qu’ils nomment urakué-iba ; ils le font sécher, en prennent ensuite deux morceaux de la grosseur du doigt, et les frottent l’un contre l’autre ; la poussière s’en échappe et s’enflamme par la chaleur produite par le frottement ; et c’est ainsi qu’ils allument leur feu.


CHAPITRE VI.


De leur manière de se coucher.


Ils dorment dans des espèces de filets faits en fil de coton, nommés inni dans leur langue, et qu’ils attachent à deux poteaux, à quelque distance de terre. Ils ont toujours du feu la nuit, et n’aiment pas alors sortir de leur cabane sans lumière, tant ils ont peur du diable, qu’ils appellent ingag, et qui leur apparaît souvent.


CHAPITRE VII.


De leur adresse à tuer les animaux sauvages et les poissons à coups de flèches.


Soit que ces sauvages aillent dans les bois, ou près des rivières, ils portent sans cesse leurs arcs et leurs flèches avec eux. Quand ils sont dans les bois, ils tiennent toujours les yeux levés en l’air pour voir s’ils n’aperçoivent pas quelques gros oiseaux, quelque singe ou d’autres animaux qui se tiennent sur les arbres. S’ils en découvrent un, ils lui lancent des flèches et le poursuivent jusqu’à ce qu’ils l’aient abattu ; et il est bien rare de voir un Indien revenir de la chasse les mains vides.

Ils vont aussi se promener sur le bord de la mer, et, dès qu’un poisson s’élève à la surface, ils le percent d’une flèche : ils ont la vue si bonne, qu’ils manquent rarement leur coup. Aussitôt que le poisson est blessé, ils sautent à l’eau pour le chercher ; et, quoiqu’ils soient quelquefois obligés de plonger jusqu’à la profondeur de six brasses, ils ne manquent jamais de le rapporter.

Ils ont aussi des petits filets qu’ils fabriquent avec une espèce de fil tiré de feuilles longues et pointues, qu’ils nomment tockaun. Quand ils veulent s’en servir, ils se rassemblent dans un endroit où l’eau n’est pas profonde, et commencent à la battre ; le poisson, effrayé, s’engage alors dans leurs filets, et celui qui en prend le plus partage avec les autres.

Ceux qui demeurent loin de la mer s’en rapprochent aussi quelquefois pour pêcher. Quand ils ont pris beaucoup de poissons, ils les font rôtir, les réduisent en poudre, et font si bien sécher cette poudre, qu’elle se conserve fort longtemps : ils la mêlent ensuite avec de la farine de manioc. Sans cette précaution, les poissons ne se conserveraient pas, car ils ne savent pas les saler, et d’ailleurs cette poudre prend moins de place que ne le feraient des poissons entiers.


CHAPITRE VIII.


De la conformation de ces peuples.


Les hommes et les femmes de ce pays sont aussi bien faits que ceux du nôtre, seulement le soleil leur a donné une teinte brune. Ils vont absolument nus, et ne se cachent même pas les parties honteuses ; ils se peignent le corps de diverses couleurs, et n’ont pas de barbe, car ils se l’arrachent avec soin. Ils se percent les lèvres et les oreilles, et ils y mettent des pierres comme ornements : ils se parent aussi avec des plumes.


CHAPITRE IX.


Comment les Indiens faisaient pour couper avant d’avoir pu acheter aux chrétiens des haches, des couteaux et des ciseaux.


Voici la manière dont ils faisaient leurs haches avant que les vaisseaux européens ne vinssent commercer avec eux, et comme ils les font encore dans certaines parties du pays que les chrétiens ne fréquentent pas. Ils prennent une espèce de pierre, d’un bleu très-foncé, à laquelle ils donnent la forme d’un coin ; ils aiguisent ensuite le côté le plus large. Ces pierres ont ordinairement six pouces de long et trois de large : il y en a de plus grandes et de plus petites. Ensuite ils attachent cette pierre au bout d’un bâton au moyen d’une corde. Les chrétiens leur vendent aussi des coins en fer pour fabriquer leurs haches ; mais ils préfèrent que le coin soit percé, et ils passent alors un bâton dans le trou pour faire la hache.

Ils prennent des dents de sangliers, qu’ils aiguisent et qu’ils placent entre deux bâtons ; ils grattent ensuite avec cela leurs arcs et leurs flèches jusqu’à ce qu’ils deviennent aussi ronds que s’ils étaient tournés. Ils employent aussi les dents d’un animal, nommé pacca ; ils en aiguisent la pointe, et, quand ils se sentent malades, ils s’en servent pour se saigner.


CHAPITRE X.


De leur pain, de leurs récoltes et de la manière dont ils préparent leur nourriture.


Quand les Indiens veulent défricher un endroit, ils commencent d’abord par abattre les arbres et par les laisser sécher pendant deux ou trois mois, puis ils y mettent le feu, les laissent brûler sur place, et plantent ensuite dans ce champ la racine qui leur sert de nourriture. Cette plante, nommée mandioka (manioc), a ordinairement une brasse de haut. Quand on veut s’en servir, on la coupe et on en arrache les racines : il suffit d’enfoncer une seule branche dans la terre pour qu’elle reprenne, et au bout de six mois on peut récolter de nouveau.

On emploie cette racine de trois manières différentes. Quelquefois on la coupe en petits morceaux, que l’on écrase sur une pierre. On presse ensuite cette pâte dans une espèce de sac fait d’écorce de palmier, nommé tippiti ; quand elle est sèche on passe la farine au tamis, et on en fait une espèce de gâteau très-mince.

Ils font sécher leur farine et la préparent dans de grands plats de terre. Quelquefois ils placent ces racines dans l’eau, les y laissent jusqu’à ce qu’elles soient macérées, et les font ensuite sécher à la fumée : de cette manière elles se conservent fort longtemps.Quand ils veulent s’en servir, ils les pulvérisent dans une espèce de mortier. La farine que l’on obtient par ce procédé est très-blanche, et se nomme byyer, et les racines ainsi préparées keinrima. Quelquefois ils mêlent à l’ancienne farine du manioc frais. Cette espèce se nomme vythan ; elle se conserve près d’un an : elle est très-bonne à manger.

Ils ont une espèce de farine de viande ou de poisson. Pour la préparer, ils les font sécher au feu ou à la fumée, les brisent en petits morceaux, et les remettent sur le feu dans des pots destinés à cet usage, et nommés ynnepaun ; ensuite ils les réduisent en poudre dans un mortier de bois, et passent cette poudre dans un tamis. Ils conservent ainsi fort longtemps le poisson et la viande, car ils ne savent pas les saler ; ils mêlent cette poudre avec de la farine de manioc, et cela n’a pas mauvais goût.


CHAPITRE XI.


Comment ils font cuire leurs aliments.


Un grand nombre de ces tribus indiennes ne connaissent pas l’usage du sel ; mais beaucoup de ceux dont j’ai été l’esclave en mangeaient, parce qu’ils l’avaient vu faire aux Français. Ils me racontèrent qu’une nation voisine, nommée Karaya, qui demeure plus avant dans l’intérieur, savait préparer du sel avec les palmiers ; mais que ceux qui en mangeaient beaucoup ne vivaient pas longtemps. Voici comment ils s’y prennent. Ils abattent un grand palmier, le coupent fort menu, font ensuite un amas de bois sec, sur lequel ils placent ces petits morceaux, obtiennent du tout une cendre, avec laquelle ils font une espèce de lessive, et en la faisant bouillir le sel se sépare. Je croyais d’abord que c’était du salpêtre, cependant en le goûtant je vis bien que c’était du sel ; il ne brûle pas au feu, il est d’une couleur grise ; mais la majeure partie de ces tribus ne mangent pas de sel.

Quand ils font bouillir de la viande ou du poisson, ils mettent dans l’eau des gousses de piment : dès que la viande est assez cuite, ils versent le bouillon dans des calebasses pour le boire : ils le nomment mingau. Ils ont l’habitude de suspendre pendant un certain temps au-dessus du feu, tout ce qui leur sert de nourriture, chair ou poisson, et le laissent ainsi se fumer et se dessécher ; quand ils veulent le manger ils le font bouillir. Ils nomment la viande ainsi préparée moekaien.


CHAPITRE XII.


De la manière dont ils se gouvernent.


Ces Indiens n’ont pas, à proprement parler, de gouvernement, mais chaque cabane obéit à un chef. Leurs chefs sont de la même race que les autres naturels, et n’ont point un pouvoir positif. Seulement ces sauvages obéissent mieux à ceux qui se sont distingués à la guerre, ce qui était le cas avec Konyan Bebe, dont j’ai parlé dans ma relation. Ils n’ont aucune loi ; mais c’est la coutume chez eux que les jeunes obéissent aux vieux.

Quand un Indien est tué par un autre, ce qui arrive rarement, les parents du mort s’empressent de le venger. Ils exécutent les ordres du chef de la cabane, mais de bonne volonté et sans qu’on puisse les y forcer.


CHAPITRE XIII


De la manière dont ils fabriquent leurs plats et leurs vases.


Les femmes fabriquent les vases de la manière suivante : elles pétrissent, avec de la terre, une espèce de pâte à laquelle elles donnent la forme qu’elles veulent, et qu’elles savent très-bien colorer. Elles font sécher ces vases pendant un certain temps, les placent ensuite sur des pierres, les couvrent de bois sec, et les laissent ainsi dans le feu jusqu’à ce qu’ils soient comme du fer rouge : alors ils sont suffisamment cuits.


CHAPITRE XIV.


De leur manière de fabriquer des boissons enivrantes et de boire.


Pour fabriquer ces boissons, les femmes prennent des racines de manioc et les font bouillir dans des pots. Quand elles ont bien bouilli, elles vident l’eau dans un autre vase, et les laissent un peu refroidir. Les jeunes filles viennent ensuite, et se mettent à mâcher ces racines, en ayant soin de rejeter dans un troisième vase ce qu’elles ont mâché. Lorsque toutes les racines ont été broyées de cette manière, elles remplissent le vase avec de l’eau, remuent le tout, et le font chauffer de nouveau.

Ils versent ensuite tout cela dans des vases exclusivement destinés à cet usage, comme dans notre pays les tonneaux, et qui sont à moitié enterrés. La liqueur commence alors à fermenter, et elle est bonne à boire au bout de deux jours : elle est épaisse, très-enivrante et très-nourrissante.

Chaque cabane fabrique sa boisson ; mais quand un village veut se mettre en gaieté, ce qui arrive ordinairement tous les mois, ils se réunissent dans une cabane, boivent ce qu’il y a, vont ensuite dans une autre, et font ainsi le tour du village jusqu’à ce que tout soit avalé.

Pour boire, ils s’asseoient autour du tonneau, les uns sur des morceaux de bois, les autres par terre, et les femmes les servent respectueusement, tandis que d’autres dansent en chantant autour des tonneaux. Ils satisfont leurs besoins à l’endroit même où ils boivent.

Ils passent ainsi la nuit à boire, dansent dans les intervalles, crient et sonnent de la trompette. Quand ils sont ivres, ils font un bruit épouvantable ; mais ils se querellent rarement. Ils vivent en général très-bien ensemble ; et quand l’un a des vivres et que les autres en manquent, il est toujours prêt à partager avec eux.


CHAPITRE XV.


De leurs ornements, de leur manière de se peindre le corps et de leurs noms.


Ils se rasent le haut de la tête, et ne conservent qu’une couronne de cheveux, comme les moines. Je leur ai souvent demandé d’où leur venait cette habitude. Ils m’ont répondu que leurs ancêtres l’avaient prise d’un homme nommé Meire Humane, qui avait fait beaucoup de miracles. On prétend que c’est un des apôtres ou un prophète.

Je leur ai demandé aussi comment ils faisaient avant que les vaisseaux leur eussent apporté des ciseaux. Ils m’ont répondu qu’alors ils se coupaient les cheveux en les plaçant sur un corps dur, et en frappant dessus avec un coin en pierre ; et qu’ils se rasaient le haut de la tête avec une pierre transparente, dont ils se servent encore beaucoup pour couper. Ils ont aussi l’habitude de s’attacher sur la tête un bouquet de plumes rouges, qu’ils nomment kannittare.

Ils ont coutume de se percer la lèvre inférieure ; ce qu’ils font dès leur tendre enfance, avec une forte épine. Ils y placent alors une petite pierre ou un petit morceau de bois ; ils guérissent la plaie avec un onguent, et le trou reste ouvert. Quand ils sont devenus grands, et en état de porter les armes, ils agrandissent ce trou et ils y introduisent une pierre verte ; ils placent dans la lèvre le bout le moins large, et cette pierre est ordinairement si lourde, qu’elle leur fait pendre en dehors la lèvre inférieure. Ils ont aussi des trous aux deux joues, et ils y mettent des pierres de la même manière ; ils arrondissent ces pierres à force de les frotter ; quelques-uns ont des morceaux de cristal, qui sont plus minces, mais aussi longs. Ils se font des espèces de colliers avec un gros coquillage de mer, qu’ils nomment matte pue. Ces colliers ont la forme d’un croissant, et se nomment hog-gessy.

Ils font aussi des colliers blancs avec des morceaux de coquillages de la grosseur d’une paille. Ces colliers leur coûtent beaucoup de peine à fabriquer.

Ils s’attachent des bouquets de plumes aux bras, se peignent de noir, de blanc et de rouge : ils se collent des plumes sur le corps avec une espèce de gomme qui découle des arbres, et dont ils frottent les parties de leurs corps où ils veulent placer ces ornements ; les plumes y restent attachées. Ils se peignent quelquefois un bras en rouge, l’autre en noir, et se bigarrent le corps de la même manière.

Ils font, avec des plumes d’autruches, une espèce d’ornement de forme ronde, qu’ils attachent au bas du dos quand ils vont à la guerre ou à quelque grande fête ; ils le nomment enduap.

Les Indiens prennent ordinairement le nom de quelqu’animal sauvage, mais ils en ont ordinairement plusieurs. On leur en donne un à l’époque de leur naissance, qu’ils conservent jusqu’à l’âge de porter les armes ; alors ils en ajoutent autant qu’ils ont tué d’ennemis.


CHAPITRE XVI.


Des ornements des femmes.


Les femmes se peignent le visage et le corps comme je viens de dire que font les hommes ; mais elles laissent croître leurs cheveux. Elles n’ont pas d’autre ornement que des espèces de pendants qu’elles attachent à leurs oreilles, et qui ont ordinairement une palme de long et l’épaisseur du pouce. Ces pendants se nomment, dans leur langue, namhibeya. Elles les font souvent avec l’espèce de coquillage nommé matte pue.

Elles prennent ordinairement des noms d’oiseaux, de poissons et de fruits. On ne leur en donne qu’un à leur naissance ; mais chaque fois que les hommes tuent un prisonnier, les femmes prennent un nom de plus.

Ils se cherchent la vermine les uns aux autres et la mangent. Je leur ai souvent demandé pourquoi ils le faisaient, et ils m’ont toujours répondu : « Ce sont nos ennemis, et nous les traitons comme les autres. »

Il n’y a pas chez eux de sages-femmes. Quand une indienne est en mal d’enfant, le premier venu, homme ou femme, accourt à son aide ; et je les ai souvent vues sortir le quatrième jour après l’accouchement.


CHAPITRE XVII.


Comment les sauvages donnent le premier nom aux enfants.


La femme d’un des sauvages qui m’avaient fait prisonnier, ayant mis au monde un enfant, au bout de quelques jours le père convoqua ses voisins dans sa cabane pour chercher quel nom on pourrait lui donner. Il en voulait un qui exprimât sa vaillance, et le rendît redoutable. Ses voisins lui en proposèrent plusieurs ; mais il ne voulut pas les accepter. Enfin, il déclara qu’il lui donnerait le nom d’un de leurs quatre ancêtres, qui sont : Krimen, Hermittan, Coem, je ne me rappelle pas le quatrième. Je pensai d’abord que Coem était le même que Cham ; mais ce mot veut dire, dans leur langue, le mutin ; et je lui conseillai de le choisir, car ç’aurait été en effet celui d’un de ses ancêtres. On donna un de ces quatre noms à l’enfant ; et c’est ainsi qu’ils agissent sans plus de cérémonies.


CHAPITRE XVIII.


Du nombre de leurs femmes et de leur manière de les traiter.


La plus grande partie de ces Indiens n’ont qu’une seule femme ; mais il y en a qui en ont plusieurs. J’ai vu des chefs en avoir treize ou quatorze. Abbati Bossange, mon dernier maître, de qui les Français me rachetèrent, en avait un très-grand nombre. Cependant celle qu’il avait épousée la première était au-dessus des autres ; chacune avait sa place dans la cabane, son foyer et ses racines ; et celle avec qui il vivait dans le moment lui préparait son repas.

Les garçons vont à la chasse dans un âge très-tendre : chacun rapporte à sa mère ce qu’il a tué. Elle le fait cuire, et le partage avec les autres ; car toutes les femmes vivent fort bien entre elles. Ils ont l’habitude de se donner les uns aux autres les femmes dont ils ne veulent plus. Ils en usent de même à l’égard de leurs filles ou de leurs sœurs.


CHAPITRE XIX.


De leurs fiançailles.


Ils fiancent leurs filles dès leur bas âge. Aussitôt qu’elles sont nubiles, ils leur coupent les cheveux, leur font de larges entailles dans le dos, et leur attachent autour du cou des dents d’animaux sauvages. Ils mettent une couleur noire dans les plaies, de sorte que la marque des cicatrices reste toujours. Ce qu’ils regardent comme un honneur.

Quand les plaies sont fermées et les cheveux repoussés, ils remettent la femme à son fiancé sans autres cérémonies. Les époux observent une certaine pudeur, et ne consomment le mariage qu’en secret.

J’ai vu un chef aller le matin dans toutes les cabanes, et faire aux jeunes garçons une entaille à la jambe avec une dent de poisson très-tranchante y afin de leur apprendre à souffrir sans se plaindre.


CHAPITRE XX.


De leurs propriétés.


Ils ne se partagent pas la terre et ne connaissent pas l’argent : leurs trésors sont des plumes d’oiseaux. Celui qui en a beaucoup est riche ; et celui qui possède une belle pierre à mettre dans ses lèvres passe pour un des plus riches de la tribu.

Chaque ménage possède aussi en propriété les racines qui leur servent de nourriture.


CHAPITRE XXI.


De ce qu’ils regardent comme la plus grande gloire.


La plus grande gloire chez ces Indiens est d’avoir pris et tué un ennemi ; et ils ont l’habitude de se donner autant de noms qu’ils en ont tué. Ceux qui en portent un grand nombre sont regardés comme les principaux de la nation.


CHAPITRE XXII.


De leur religion.


Leur idole est une espèce de calebasse, environ de la grandeur d’une pinte ; elle est creusée en dedans ; ils y adaptent un bâton, y font une fente qui ressemble à une bouche, et y mettent ensuite des petites pierres, ce qui produit un certain bruit quand ils chantent ou qu’ils dansent. Ils la nomment tammaraka, et chaque homme a la sienne.

Il y a parmi eux des espèces de prophètes, qu’ils nomment paygi. Ceux-ci parcourent le pays une fois par an, entrent dans les cabanes, et prétendent qu’un esprit, venant d’une contrée éloignée, les a doués de la faculté de parler avec toutes les tammarakas. Il leur a permis, disent-ils, de donner à ces idoles le pouvoir d’accorder tout ce qu’on leur demanderait. Chacun, désirant procurer cet avantage à sa tammaraka, leur fait fête : alors ils se mettent à boire, à chanter, et à faire toutes sortes de simagrées.

Ces prophètes font évacuer entièrement une cabane ; et toutes les femmes et les enfants sont obligés d’en sortir. Ils ordonnent alors à chacun de leur apporter sa tammaraka, après l’avoir peinte en rouge et ornée de plumes, afin de leur donner le pouvoir de parler. Ils se réunissent ensuite dans cette cabane. Les paygi se placent à l’extrémité supérieure, et plantent leur tammaraka dans la terre devant eux. Chacun en fait autant de la sienne, et offre un présent aux prophètes, en flèches, plumes, pierres à mettre dans les oreilles, etc., afin que son idole ne soit pas oubliée. Quand ils sont réunis, ils prennent leur tammaraka à la main, et la parfument avec une herbe qu’ils nomment bittin. Le paygi la place ensuite devant sa bouche, la remue, et lui dit dans sa langue : Nee rora. Parle et fais-toi entendre, si tu es dedans. Il lui parla ensuite si bas, que je n’ai pu entendre si c’est la tammaraka ou l’Indien qui parle ; mais les Indiens croient que c’est l’idole. Le paygi les prend toutes les unes après les autres, et fait la même chose. Ensuite tous les prophètes les excitent à aller à la guerre et à faire des prisonniers, les assurant que l’esprit qui habite la tammaraka a envie de manger de la chair humaine. Alors ils se mettent en campagne.

Quand le paygi a fait des dieux de tous ces grelots, chacun emporte le sien, lui fait une petite cabane, l’appelle mon cher fils ; lui offre à manger, et l’invoque toutes les fois qu’il veut en obtenir quelque chose, comme nous invoquons le Seigneur. Voilà toute leur religion. Ils ne connaissent pas le vrai Dieu, et croient que le ciel et la terre ont toujours existé. Ils ne savent rien de la création du monde.

Ils disent qu’autrefois il y eut une grande inondation ; que tous leurs ancêtres furent noyés, excepté quelques-uns qui réussirent à s’échapper dans leurs canots, ou en montant sur de grands arbres. Je pense qu’ils veulent parler du déluge.

Lorsque j’arrivai parmi eux et qu’ils me parlèrent de tout cela, je crus d’abord que cet esprit devait être le démon ; mais quand j’entrai dans la cabane, et que je les vis tous assis autour du prophète qui devait faire parler les tammarakas, je m’aperçus bientôt de la fourberie, et je sortis de la cabane en pensant combien il est facile de tromper le peuple.


CHAPITRE XXIII.


Comment les femmes deviennent aussi des prophètes.


Ils se réunissent dans une cabane, et ils parfument toutes les femmes les unes après les autres. Elles pleurent, et se mettent à sauter et à courir jusqu’à ce que la fatigue les fasse tomber par terre comme mortes. Le prophète dit alors : « Vous voyez, elle sont mortes, mais elles vont bientôt revenir à elles ; » et quand elles se relèvent elles leur annoncent l’avenir. Ils font cette cérémonie toutes les fois qu’ils doivent partir pour la guerre.

Une nuit, la femme du maître à qui on m’avait donné pour qu’il me tuât, commença à prophétiser, et dit à son mari qu’un esprit était venu d’un pays éloigné pour savoir quand je serais tué. Elle lui demanda en même temps où était la massue qui sert à assommer les prisonniers. Mais celui-ci lui répondit, qu’il s’en fallait encore de beaucoup que tout fût prêt pour cela ; car il commençait à croire que j’étais un Français et non un Portugais.

Quand cette femme eut fini sa prophétie, je lui demandai pourquoi elle en voulait à mes jours, puisque je n’étais pas son ennemi, et si elle ne craignait pas que mon Dieu lui envoyât une maladie ? Mais elle me répondit de ne pas faire attention à cela ; que c’étaient seulement des esprits d’un pays étranger qui désiraient savoir ce que je devenais. Ils ont beaucoup de superstitions de ce genre.


CHAPITRE XXIV.


De leur manière de naviguer.


Il y a dans ce pays une espèce d’arbre que l’on nomme yga-ywero ; ils en détachent l’écorce depuis le haut jusqu’en bas, et font, autour de l’arbre, une espèce d’échafaudage pour l’enlever d’un seul morceau.

Quand ils ont arraché cette écorce, ils la portent au bord de la mer, la chauffent fortement, replient les deux bouts, après avoir eu soin d’y placer des traverses en bois, et en font ainsi des canots, qui peuvent porter jusqu’à trente personnes. Cette écorce est épaisse d’un pouce, et les canots ont environ quatre pieds de large sur quarante de long : il y en a de plus petits et de plus grands. Ils vont fort vite, et les sauvages font souvent de très-longs voyages dans ces embarcations. Quand la mer devient mauvaise, ils les tirent à terre, et se rembarquent, dès que la tempête est apaisée. Ils ne s’avancent pas à plus de deux milles en mer ; mais ils vont quelquefois très-loin le long des côtes.


CHAPITRE XXV.


Pourquoi ils dévorent leurs ennemis.


Ce n’est pas parce qu’ils manquent de vivres, mais par haine, qu’ils dévorent le corps de leurs ennemis. Pendant le combat, chacun crie à son adversaire : « Dete immeraya schermiuramme beiwoe. Que tous les malheurs tombent sur toi, que je vais manger. De kange juka cipota kurine. Je te briserai la tête aujourd’hui. Sche irmamme pepicke rescagu. Je viens pour venger sur toi la mort des miens. Yan de soo schemocken sera quora ossorime rire. Je ferai rôtir ta chair aujourd’hui avant que le soleil soit couché. » C’est par inimitié qu’ils disent tout cela.


CHAPITRE XXVI.


Des préparatifs qu’ails font quand ils veulent entreprendre une incursion dans le pays de leurs ennemis.


Quand les Indiens veulent faire une expédition dans le pays ennemi, les chefs se rassemblent et délibèrent sur la manière dont ils veulent la diriger : ils font ensuite annoncer dans toutes les cabanes qu’on ait à se préparer à marcher. Pour fixer l’époque du départ, ils disent : c’est quand telle espèce de fruit sera mûre ; car ils n’ont aucune autre manière de désigner les années et les jours. Ils choisissent ordinairement, pour leur départ, l’époque du frai d’une espèce de poisson qu’ils appellent pratti ; ils nomment cette saison, le moment du frai, pirakaen. Alors ils mettent en état leurs canots et leurs flèches, et s’approvisionnent de farine de manioc séchée, qu’ils nomment vythan ; puis ils consultent les paygi, leurs prophètes, pour savoir s’ils auront la victoire. Ceux-ci la leur promettent ordinairement, mais ils leur recommandent en même temps de faire attention aux songes relatif à leurs ennemis. Quand il arrive qu’un grand nombre d’entre eux ont rêvé qu’ils faisaient rôtir la chair de leurs adversaires, cela présage une victoire ; mais s’ils voient rôtir leur propre chair, cela n’annonce rien de bon, et ils renoncent à l’entreprise. S’ils croient que leurs rêves leur promettent une bonne réussite, ils préparent de la boisson dans toutes les cabanes, s’enivrent, dansent avec leurs tammarakas, et chacun prie la sienne de lui faire faire un prisonnier. Ils se mettent en route, et, lorsqu’ils sont près du pays ennemi ou qu’ils pensent y arriver le lendemain, le chef leur ordonne d’observer avec soin les rêves qu’ils auront dans leur sommeil.

Lors de l’expédition que je fis avec eux, pendant la nuit que nous passâmes avant d’entrer sur le territoire ennemi, le chef parcourut le camp, et recommanda à chacun de faire attention à ses songes. Il ordonna aussi que, dès le point du jour, les jeunes gens iraient à la chasse et à la pêche. On exécuta ses ordres. Le principal chef fit cuire ce qu’on lui apporta, et il invita les autres à venir à sa cabane. Ils s’assirent tous en cercle : on leur servit à manger, et quand le repas fut fini, chacun raconta les rêves qu’il avait eus pendant la nuit ; ils en furent tous satisfaits, et se mirent à danser avec leurs tamaracas.

Ils vont ordinairement reconnaître l’ennemi la nuit, et ils l’attaquent le lendemain de très-bonne heure. Si leurs prisonniers sont grièvement blessés, ils les achèvent et ils emportent leur chair après l’avoir fait rôtir. Quant aux autres, ils les emmènent vivants, et les tuent ensuite dans leurs villages. Ils poussent de grands cris en attaquant, frappent la terre du pied, et font retentir des espèces de trompes faites avec des calebasses. Ils portent autour du corps une corde pour attacher leurs prisonniers ; et se mettent des plumes rouges pour se distinguer de l’ennemi. Ils tirent leurs flèches avec beaucoup d’adresse, et en lancent d’enflammées sur les cabanes de leurs ennemis pour y mettre le feu. Ils connaissent quelques plantes, avec lesquelles ils pansent leurs blessures.


CHAPITRE XXVII.


De leurs armes.


L’arc est leur arme principale. Leurs flèches sont garnies d’une pointe en os, qu’ils savent rendre très-aiguë : ils en font aussi avec les dents d’un poisson de mer, que l’on nomme requin. Souvent ils y attachent du coton mêlé avec de la cire, et ils y mettent le feu pour incendier les cabanes de leurs ennemis.

Ils se font des boucliers avec des écorces d’arbre et des peaux d’animaux. Quelquefois ils placent à terre des épines pointues en guise de chausse-trappes.

J’ai aussi entendu dire, mais je ne l’ai pas vu, que, quand ils veulent repousser l’ennemi de leurs villages, ils emploient le moyen que voici : ils allument un grand feu au vent de l’ennemi, et y jettent une forte quantité de poivre dont la fumée est si forte, qu’elle l’oblige de lâcher pied. Je le crois facilement ; car, ayant fait une expédition avec les Portugais dans le pays de Brannenbucke (Fernambouc), la marée, en se retirant, laissa notre vaisseau à sec dans une petite rivière : alors une multitude de sauvages étant venus nous attaquer sans pouvoir réussir, ils jetèrent une quantité de broussailles entre la rivière et la côte, croyant ainsi nous mettre en fuite par la fumée du poivre ; mais ils ne purent parvenir à les allumer.


CHAPITRE XXVIII.


Des cérémonies avec lesquelles les sauvages tuent et mangent leurs prisonniers.


Quand les prisonniers arrivent au village, les femmes et les enfants les accablent de coups : on les couvre ensuite de plumes grises, on leur rase les sourcils, et l’on danse autour d’eux. Ensuite les sauvages les attachent fortement afin qu’ils ne puissent pas s’échapper ; puis ils les mettent sous la garde d’une femme, qui vit avec eux. Si cette femme devient grosse, ils élèvent l’enfant ; et quand l’envie leur en prend, ils le tuent et le mangent. Ils nourrissent bien leurs prisonniers. Au bout d’un certain temps, ils font leurs préparatifs, fabriquent de la boisson et une espèce de vase destiné spécialement à mettre la couleur avec laquelle ils les peignent. Ils font des touffes de plumes qu’ils fixent au manche de la massue qui sert à tuer les captifs, et une longue corde, nommée massarana, avec laquelle ils les attachent quand ils doivent être assommés. Lorsque tout est préparé, ils arrêtent le jour du massacre, ils invitent les habitants des autres villages à assister à la fête, et remplissent tous les vases destinés à contenir la boisson. Un ou deux jours avant, ils conduisent les prisonniers sur la place du village, et dansent autour d’eux.

Quand les hôtes qu’ils ont invités sont arrivés des autres villages, le chef les salue, en leur disant : « Venez nous aider à dévorer notre ennemi. » La veille du jour où ils commencent à boire, ils attachent autour du cou du prisonnier la corde qu’ils nomment massarana, et peignent la massue, nommée iwera pemme, avec laquelle il doit être assommé. Ils frottent cette massue avec une matière gluante ; prennent ensuite les coquilles des œufs d’un oiseau, nommé mackukawa, qui sont d’un gris très-foncé, les réduisent en poussière, et en saupoudrent la massue. Une femme vient ensuite gratter cette poussière ; et, pendant qu’elle se livre à cette occupation, les autres chantent autour d’elle. Quand l’iwera pemme est préparée et ornée de touffes de plumes, ils la suspendent dans une cabane inhabitée, et chantent à l’entour pendant toute la nuit.

Ensuite ils peignent la figure du prisonnier ; et, pendant qu’une femme est occupée à cette opération, toutes les autres chantent autour de lui. Aussitôt qu’ils commencent à boire, on amène le prisonniers, qui boit aussi et cause avec eux.

Après avoir bu pendant un jour, ils construisent au milieu de la place, une petite cabane où le prisonnier doit coucher. Le matin, longtemps avant l’aurore, ils se mettent à danser autour de la massue qui doit servir au suplice. Dès que le soleil est levé, ils vont chercher le prisonnier, démolissent la cabane et déblaient la place. Ils ôtent la massarana de son cou, la lui serrent autour du corps, et la tiennent par les deux bouts pendant un certain temps, après avoir eu soin de placer près de lui un tas de pierres, pour qu’il puisse en jeter aux femmes qui courent autour de lui et menacent de le dévorer. Celles-ci sont peintes, et attendent le moment où il sera coupé en morceaux pour les saisir et courir en les emportant autour des cabanes, ce qui divertit les autres.

Quand tout cela est terminé, ils allument un grand feu à deux pas de l’esclave, et ils ont soin de le lui montrer. Une femme arrive alors avec la massue (iwera pemme), garnie de touffes de plumes tournées par en haut : elle se dirige vers le prisonnier, et la lui fait voir.

Ensuite un homme prend cette massue, s’avance devant le prisonnier et la lui montre aussi. Pendant ce temps, quatorze ou quinze Indiens entourent celui qui doit faire l’exécution, et lui peignent le corps en gris avec de la cendre. Celui-ci se rend avec ses compagnons sur la place où est le prisonnier ; l’Indien qui tient la massue la lui remet. Le principal chef s’avance alors, la prend et la passe une fois entre les jambes de l’exécuteur, ce qu’ils regardent comme un honneur. Celui-ci la reprend, s’approche du prisonnier, et lui dit : « Me voici ! je viens pour te tuer ; car les tiens ont tué et dévoré un grand nombre des miens. » Le prisonnier lui répond : « Quand je serai mort, mes amis me vengeront. » Au même instant l’exécuteur lui assène sur la tête un coup qui fait jaillir la cervelle. Les femmes s’emparent alors du corps, le traînent auprès du feu, lui grattent la peau pour la blanchir, et lui mettent un bâton dans le derrière pour que rien ne s’en échappe.

Lorsque la peau est bien grattée » un homme coupe les bras, et les jambes au dessus du genou. Quatre femmes s’emparent de ses membres, et se mettent à courir autour des cabanes, en poussant de grands cris de joie. On l’ouvre ensuite par le dos, et on se partage les morceaux. Les femmes prennent les entrailles, les font cuire, et en préparent une espèce de bouillon, nommé mingau, qu’elles partagent avec les enfants : elles dévorent aussi les entrailles, la chair de la tête, la cervelle, et la langue : les enfants mangent le reste. Aussitôt que tout est terminé, chacun prend son morceau pour retourner chez lui ; l’exécuteur ajoute un nom au sien, et le chef lui trace une ligne sur le bras avec la dent d’un animal sauvage. Quand la plaie est refermée, la marque se voit toujours, et ils regardent cette cicatrice comme un signe d’honneur. Il reste jusqu’à la fin du jour dans un hamac, et on lui donne un petit arc avec des flèches pour passer le temps. Ils font cela afin que la force du coup qu’il a donné ne lui rende pas la main incertaine. J’ai vu toutes ces cérémonies, et j’y ai assisté.

Ces sauvages ne savent compter que jusqu’à cinq. Quand ils veulent exprimer un nombre plus élevé, ils montrent les doigts des pieds et des mains ; et si le nombre est très-grand, ils montrent quatre ou cinq personnes, voulant dire qu’il faudrait compter leurs doigts.


CHAPITRE XXIX.


Description de quelques animaux du pays.


Les chevreuils sont aussi abondants dans ce pays que les sangliers dans le nôtre. Il y en a de deux espèces : les uns ressemblent à ceux d’Europe, les autres sont de la taille des cochons de lait. Cette espèce, nommée teygasu dattu, ne se prend que difficilement dans les pièges que les Indiens ont l’usage de tendre aux animaux.

Il y a trois espèces de singes. Celle que l’on nomme key, est celle que l’on apporte ordinairement dans ce pays-ci. Ceux qu’on nomme ackakey, vont en grande troupe dans les bois, et sautent d’un arbre à l’autre en poussant de grands cris. Ceux qu’on nomme pricki sont rouges, ont de la barbe comme les chèvres, et sont de la grandeur d’un chien.

On voit dans ce pays une autre espèce d’animal que l’on nomme dattu ; il a environ six pouces de haut et neuf de long ; il est couvert par tout le corps d’une espèce d’armure, excepté sous le ventre. Cette armure est comme de la corne, et les plaques se recouvrent les unes sur les autres comme celle d’une armure. Cet animal a le museau très-pointu, la queue très-longue, et se trouve ordinairement sur les rochers ; il se nourrit de fourmis. Sa chair est grasse, et j’en ai souvent mangé.

On trouve une espèce d’animal, qui se nomme servoy ; il a la taille et la queue d’un chat ; sa couleur est grise, et quelquefois d’un gris-noir. La femelle a cinq pu six petits. Cet animal a au ventre une espèce de poche dans laquelle il porte ordinairement ses petits. Il m’est arrivé souvent d’aider à en prendre, et de tirer moi-même les petits de cette poche.

Il y a dans ce pays un grand nombre de tigres, qui font beaucoup de dommages, et qui égorgent quelquefois les habitants.

On y trouve aussi une espèce d’animal, nommé catiuare, qui vit sur terre et dans l’eau, et se nourrit des roseaux qui croissent sur le bord des rivières. Quand quelque chose lui fait peur, il se réfugie au fond de l’eau. Ces animaux sont plus gros qu’un mouton, et leur tête ressemble à celle d’un lièvre, quoique plus forte : leurs oreilles et leur queue sont très-courtes. Ils sont assez hauts sur jambes, et courent assez vite quand ils vont par terre d’un ruisseau à l’autre ; ils sont d’un gris-noir, ont trois doigts à chaque pied, et leur chair ressemble à celle d’un cochon. Il y a aussi une grande espèce de lézards amphibies, qui sont bons à manger.


CHAPITRE XXX.


D’une espèce d’insecte de la grandeur d’une petite puce, et que les sauvages nomment attun.


Les sauvages nomment attun une espèce d’insecte plus petit qu’une puce, que la malpropreté engendre dans les cabanes. Ces insectes entrent dans les pieds, produisent une légère démangeaison, et s’établissent dans les chairs presque sans qu’on le sente. Si l’on n’y fait pas attention et qu’on ne les enlève pas, ils y produisent un paquet d’œufs de la grosseur d’un pois. Quand on l’extirpe il reste un trou de la même grandeur. Mais la première fois que je suis venu dans ce pays avec les Espagnols, j’ai vu quelques-uns de nos compagnons perdre l’usage de leurs pieds pour n’y avoir pas fait attention.


CHAPITRE XXXI.


D’une espèce de chauve-souris de ce pays, qui mord les gens pendant leur sommeil, aux orteils et au front.


Les chauves-souris de ce pays sont de la grandeur de celles de l’Allemagne. Elles voltigent la nuit dans les cabanes, autour des hamacs, mordent aux orteils et au front ceux qui sont endormis, et enlèvent le morceau.

Pendant que j’étais chez les sauvages, ces chauves-souris m’ont souvent mordu l’orteil, que j’ai trouvé tout ensanglanté le lendemain matin ; mais c’est ordinairement au front qu’elles mordent les naturels.


CHAPITRE XXXII.


Des abeilles du pays.


On trouve au Brésil trois espèces d’abeilles : la première ressemble à celles de ce pays ; la seconde est noire et de la grosseur des mouches ; la troisième, de celle des moucherons. Ces trois espèces font leur miel dans le creux des arbres, et j’en ai trouvé souvent avec les sauvages ; mais j’ai remarqué que le miel de la plus petite espèce est bien meilleur que celui des deux autres. Leur piqûre n’est pas si douloureuse que celles des abeilles de notre pays ; car j’ai souvent vu les sauvages en être couverts en enlevant le miel, et moi-même j’en ai enlevé quoiqu’étant nu. Cependant je conviens que la première fois la douleur me força à me réfugier dans un ruisseau pour m’en débarrasser.


CHAPITRE XXXIII.


Des oiseaux du pays.


Les oiseaux de ces contrées ne sont pas moins extraordinaires. Il y en a une espèce, nommée uwara purange, qui fait son nid sur un rocher près de la mer, où elle trouve sa nourriture ; elle est de la grosseur d’une poule ; son bec est très-long, et ses jambes sont comme celles du héron, quoique moins longues. Les premières plumes de cet oiseau sont d’un gris-blanc : après la première mue, elles deviennent d’un gris foncé, et enfin, au bout d’un an, l’oiseau devient du rouge le plus éclatant. Ses plumes sont très-estimées par les sauvages.


CHAPITRE XXXIV.


De quelques arbres du pays.


On voit dans les forêts un arbre que les sauvages nomment junipappeeywa, et dont le fruit ressemble à nos pommes. Les naturels en expriment le suc dans des vases, et s’en servent pour se peindre. Quand on le met sur le corps, il parait clair comme de l’eau ; mais au bout de quelques instants il devient noir comme de l’encre. Cette couleur dure pendant neuf jours ; et, quelque peine qu’on se donne pour la laver, il est impossible de l’enlever plus tôt.


CHAPITRE XXXV.


Du coton, du poivre et de quelques racines qui servent de nourriture aux sauvages.


Le coton croît sur un arbrisseau d’environ une brasse de haut. Cette plante a beaucoup de branches, la fleur ressemble à un bouton qui s’épanouit quand il est mûr. Le coton se trouve dans cette fleur, avec un grand nombre de petits grains noirs, qui sont la semence de la plante. L’arbrisseau est couvert de ces boutons.

On distingue deux espèces de poivre, le jaune et le rouge ; mais ils croissent de la même manière. C’est une petite plante d’environ deux pieds de haut. Quand le fruit est mûr, il est de la grosseur des baies que l’on trouve sur les haies ; les feuilles sont très-petites. Le fruit a un goût très-fort ; on le cueille quand il est mûr, et on le fait sécher au soleil. Il y a une autre espèce de poivre, qui ressemble à celle-ci, quoique plus petite ; on la fait sécher de la même manière.

Les sauvages cultivent aussi une racine, nommée jettiki, qui a très-bon goût. On coupe la plante par morceaux : on les fiche en terre, et chaque morceau produit beaucoup de racines. Cette plante rampe sur le sol comme le houblon.


CONCLUSION.


Hans Staden souhaite au lecteur la paix et la grâce de Dieu.


Lecteur bénévole,

J’ai raconté brièvement l’histoire de ma navigation : car je voulais seulement te faire savoir comment il m’est arrivé de tomber au pouvoir des sauvages ; pour te montrer par quel moyen Dieu, Notre Seigneur, m’a tiré de ce grand danger contre toute espérance ; afin que tout le monde puisse voir qu’il protège encore les chrétiens au milieu des barbares et des païens, comme il l’a fait dans tous les temps, et pour que chacun lui en soit reconnaissant, et espère en lui au moment du péril ; car lui-même a dit : « Appelle-moi à l’heure du danger, je viendrai à ton secours, et tu chanteras mes louanges. »

On me dira peut-être que je devrais faire imprimer tout ce que j’ai vu et éprouvé dans ma vie. Cela ferait un trop gros livre ; mais j’ai exprimé dans plusieurs endroits ce qui m’a déterminé à écrire ce petit volume ; car c’est le devoir de tous de louer et de remercier le Seigneur, qui nous a préservés depuis l’instant de notre naissance jusqu’à présent.

Je sens bien que le contenu de ce livre paraîtra étrange à plusieurs ; cependant qu’y faire ? Je ne suis pas le premier, et je ne serai pas le dernier qui ait connaissance de cette navigation, de ces peuples et de ces pays. C’est ce que doivent voir, et ce que verront ceux qui sont disposés à se moquer de moi.

Il est bien naturel que ceux qui ont passé de la mort à la vie n’éprouvent pas les mêmes sentiments que ceux qui ne sont que spectateurs, des dangers ou qui seulement en entendent parler. D’ailleurs, si tous ceux qui vont en Amérique, tombaient comme moi dans les mains des Indiens, personne ne voudrait y aller.

Mais on trouvera plus d’un homme d’honneur en Castille, en Portugal, en France et même à Anvers en Brabant, qui ont été en Amérique, et me rendront témoignage de la vérité de tout ce que j’ai avancé. Quant à ceux qui ne connaissent pas le pays, j’en appelle à ces témoins, et avant tout, à Dieu.

Je fis mon premier voyage en Amérique, à bord d’un vaisseau portugais, dont le capitaine se nommait Pintiado. Il y avait trois Allemands à bord, Henri Brant de Brème, Hans de Bruchhausen et moi.

A mon second voyage, je partis de Séville pour me rendre à Rio de la Plata : c’est une province de l’Amérique que l’on nomme ainsi. Le capitaine se nommait Diego de Sanabrie. Mais, après avoir éprouvé toute espèce de souffrances et de dangers, pendant deux ans que dura notre voyage, nous fîmes naufrage dans une île nommée Saint-Vincent, très-proche du continent du Brésil, et qui est habitée par des Portugais. J’y trouvai un compatriote, fils de feu Loban Hess, qui me reçut très-bien : des marchands d’Anvers, nommés Schetz, y avaient un facteur, qui s’appelait Pierre Rosel. Ces deux personnes pourront témoigner comment je suis arrivé dans ce pays, et comment je suis tombé dans les mains des sauvages.

Les marins qui me rachetèrent étaient de Normandie, en France ; le capitaine du vaisseau était de Vatteville, il s’appelait Guillaume de Moner ; le pilote, d’Harfleur, se nommait François de Schantz ; l’interprête était du même endroit, il avait nom Pérot. Ce sont ces braves gens, (que le Seigneur les en récompense dans l’éternité), qui, après Dieu, m’ont ramené en France. Ils m’ont donné un passe-port, des vêtements, de l’argent pour faire mon voyage, et ils rendront témoignage de l’endroit où ils m’ont trouvé.

Je m’embarquai à Dieppe, en France, pour me rendre à Londres, en Angleterre. Les marchands de la bourse hollandaise, ayant appris du capitaine qui m’avait amené tous les malheurs qui m’étaient arrivés, m’invitèrent à dîner, et me donnèrent de quoi continuer ma route. Delà je partis pour l’Allemagne.

A Anvers, j’allai chez un marchand, nommé Gaspard Schetz, le même qui avait pour facteur Pierre Rosel, que j’avais connu à Saint-Vincent ; je lui racontai comment les Français avaient attaqué le vaisseau de son facteur à Rio de Janeiro, et avaient été repoussés avec perte. Ce marchand me donna deux ducats : que Dieu les lui rende.

Enfin, si quelque jeune étourdi ne veut croire ni ma parole ni celle de mes témoins, qu’il s’embarque pour ce pays, après avoir invoqué l’aide de Dieu, et qu’il y aille. Je lui ai indiqué le chemin, il n’a qu’à suivre mes traces ; car le monde est ouvert à celui que Dieu veut aider.


Louanges à Dieu dans l’éternité.


Amen.


TABLE ANALYTIQUE
DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.




FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
  1. L’orthographe des noms propres de cette relation est généralement incorrecte ; nous l’avons restituée autant qu’il nous a été possible.
  2. Hans Staden, compte par milles d’Allemagne de 15 au degré.
  3. Herrera (Dacada, VIII lib. I. cap. II) parle aussi de cette expédition de D. Diego de Sanabria. Mais il dit simplement qae ce navigatenr perdit ses deux vaisseaux à l’entrée du Rio de la Plata et que quelques soldats, échappés au naufrage, parvinrent à gagner l’Assomption par la même route qu’avait suivie Cabeça de Vaca. Martin del Varco. Argentina, cant. V, p. 42, dit en parlant des naufragés :

    Tomaron de la costa a San Vicente
    Despues a San Francisco, do estuvieron
    Algun tiempo viviendo alegremente ;
    Por tierra al Paraguay despues vinieron.
    La mas de toda aquesta poca gente,
    Que nombre del Socorre le puersion,
    De Extramadura son, do influge Marte
    De sus sacros tesoros tan gran parte.

    Du rivage ils se rendirent à Saint-Vincent, et delà à Saint-François, où ils firent un séjour agréable ; ensuite ils allèrent au Paraguay. La majeure partie de cette petite troupe qui avait donné le nom de Socorre à cet endroit, était de l’Estramadure, où Mars répand une si grande portion de ses divins trésors.

  4. On trouve de nombreux renseignements sur les Carios dans la relation d’Ulrich Schmiedel qui fait partie de cette première série des voyages, relations et mémoires originaux pour servir à l’histoire de l’Amérique, c’est pourquoi je n’en parlerai pas ici.
  5. C’est ainsi qu’on nomme dans les possessions portugaises les enfants nés d’un Portugais et d’une Indienne.
  6. Tome de Souza, gentilhomme portugais, qui s’était déjà distingué en Afrique et dans l’Inde, fut le premier gouverneur général du Brésil, où il arriva en 1549.
  7. Selon J. de Lery, abbaty est le nom brésilien du maïs.
  8. Il faut remarquer qu’il s’agit de grandes cabanes communes, dont chacune contenait plusieurs familles, de sorte qu’un village de sept cabanes était assez populeux.
  9. Hans Staden écrit aussi Tammerka, Tammaraka et Maraka.
  10. Dans d’autres endroits du texte on lit Massarana.
  11. Ce poisson doit être le chabot.
  12. On verra plus loin que ce mot signifie de la viande fumée : l’auteur écrit aussi mockaein.
  13. On sait que l’archipel des Canaries se compose de vingt îles et îlots.