Ce qui ne meurt pas/Texte entier

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Alphonse Lemerre.

CE QUI
NE MEURT PAS
par
J. BARBEY D’AUREVILLY
deuxième édition
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
27-31, passage choiseul, 27-31

1884

PREMIÈRE PARTIE

I

Il y a, dans quelques parties de la Basse-Normandie, — et notamment dans la presqu’île du Cotentin, — des paysages tellement ressemblants à certains paysages d’Angleterre que les Normands qui jetèrent l’ancre de l’une à l’autre de ces contrées purent croire, à ces places du pays qu’ils venaient de conquérir, n’avoir pas changé de patrie. Cette ressemblance, du reste, exerça probablement peu d’influence sur l’imagination farouche de nos aïeux, ces Rois de la mer, pour qui la Mer elle-même, avec ses sublimes étendues, n’était qu’une grande route, audacieusement suivie, vers des proies et des pillages inconnus flairés de loin par ces lions marins, avec leur instinct de pirates… Mais pour nous, qui sommes leurs descendants, pour nous, assis depuis des siècles sur les rivages qu’ils ont gardés, et dont l’imagination moderne aime à contempler à loisir les pays qu’ils n’eurent, eux, souci que de prendre, la ressemblance entre les paysages anglais et les paysages normands, en beaucoup de points, est frappante. Le ciel même, le ciel si souvent gris et pluvieux de notre Ouest, qui nous pénètre si profondément le cœur de sa lumière mélancolique et nous y met, quand nous en sommes loin, la nostalgie, ajoute encore en Normandie à cette illusion d’Angleterre, et semble quelquefois pousser entre les deux pays la ressemblance jusqu’à l’identité.

Et cela était vrai, surtout, du château qu’on appelait : « le château des Saules ». Parmi tous les châteaux qui se dressaient sur les côtes de la presqu’île du Cotentin, il n’y en avait certainement pas un qui donnât mieux l’impression de ces châteaux comme on en voit tant en Angleterre, émergeant tout à coup de quelque lac qui leur fait ceinture et qui baigne leurs pieds de pierre dans la glauque immobilité de ses eaux. Situé dans la Manche, à peu de distance de Sainte-Mère-Église, cette bourgade qui n’a conservé du Moyen-Âge que son nom catholique et ses foires séculaires, entre La Fière et Picauville, il ne rappelait pas autrement le temps de la Féodalité disparue. Si on l’avait jugé par ce qui restait des constructions de ce château, malheureusement en ruines aujourd’hui, il avait dû être bâti dans les commencements du dix-septième siècle sur les bords de la Douve, qui coule par là en plein marais, et il aurait pu s’appeler « le château de Plein-Marais », tout aussi bien que le château d’en face, dont c’est le nom. Plein-Marais et Les Saules, séparés par les vastes marécages que la Douve traverse, en se tordant comme une longue anguille bleue, pour aller languissamment se perdre sous les ponts de Saint-Lô dans la Vire, et trop éloignés l’un de l’autre sur la rivière qui passait entre eux, ne pouvaient s’apercevoir dans le lointain reculé de leurs horizons souvent brumeux, même les jours où le temps était le plus clair.

Isolées en ces immenses parages, c’étaient deux demeures aristocratiques et solitaires qu’il avait fallu même quelque courage pour habiter autrefois. Autour d’elles, en effet, l’atmosphère de ces marais avait été longtemps aussi meurtrière que celle des Maremmes de la campagne romaine, avant l’époque du drame intime dont ce château des Saules fut l’obscur théâtre. Il n’y avait pas beaucoup d’années qu’un drainage intelligemment pratiqué avait purifié la contrée des influences, presque toujours mortelles, dans lesquelles des générations de riverains et d’habitants de ces marécages avaient misérablement vécu, tremblant, toute l’année, les fièvres, comme elles disaient, ces hâves et malingres populations ! Mais, vers l’année 1845, ces populations avaient perdu l’aspect de langueur et de maladie qui avait si longtemps attristé l’œil du voyageur quand il passait par ces marais typhoïdes, et la santé était revenue là aux hommes comme aux paysages. Assainis par une culture qui en avait fait une prairie, ces marais offraient alors, à perte de vue, le spectacle opulent d’une étendue d’herbe pressée, tassée, presque touffue, où les bœufs qui paissaient en avaient jusqu’au ventre, de cette herbe plantureusement foisonnante sur le vert éclatant de laquelle ils se détachaient vigoureusement dans leurs diverses attitudes, soit dans la lente errance de leur pâture, le cou baissé, soit couchés sur le flanc, dans la somnolence de leur ruminement et de leur repos. Ces herbages humides coupés, de place en place, par d’étroits fossés d’alluvion qui mettaient une eau transparente d’opale dans leur fond d’émeraude, avaient aussi — stagnantes çà et là — de rondes mares d’eau pure, qu’ils devaient autant aux pluies fréquentes de ce climat mouillé de l’Ouest qu’au sol primitivement spongieux et au voisinage de la Douve ; et, à quelques endroits, ces mares étaient même assez grandes pour former de véritables lacs sillonnés et moirés de mille plis, aux nuances frissonnantes et changeantes selon le vent ou le ciel qu’il faisait… Certainement, une des plus frappantes beautés de ce paysage de marais c’étaient ces espèces de lacs nombreux qui, à l’automne et à l’hiver, prenaient des proportions grandioses, mais qui l’été, quoique diminués, ne disparaissaient pas entièrement et devenaient, sous le soleil, des semis de plaques métalliquement étincelantes et comme des îlots de lumière. Le château des Saules, qui prenait son nom du bouquet de saules qui l’entourait, avait un grand jardin, fermé du côté du marais, qu’il surplombait de quelques pieds, par une longue terrasse, avec sa balustrade en pierre ornée de place en place de ces beaux vases en granit de forme italienne que le xviie siècle a mis partout. Les entrées du château et ses grilles armoriées étaient de l’autre côté, du côté des terres ; mais, de ce côté du marais, il paraissait inaccessible dans sa vaste mare bleuâtre du fond de laquelle il s’élevait comme une blanche fée des Eaux, — et c’était sa poésie !… Ceux-là qui l’habitaient pouvaient, dans ce désert de terre et d’eau, se croire au bout du monde. Même le chemin de fer qui fait chaussée de Carentan à Isigny, et scinde en deux moitiés ces marais devenus des pâturages, est trop éloigné pour qu’on entende dans ce coin de marécage ses insolents coups de sifflet, ou pour qu’on y voie traîner à l’horizon une déchirure de son orgueilleuse fumée. Rien donc, excepté, à de rares intervalles, le cri strident de quelque canard sauvage ou de quelque sarcelle, ne troublait l’épais silence de ce château fait, à ce qu’il semblait, pour la rêverie des âmes profondes ou le mystère des âmes passionnées qui auraient voulu s’y cacher…

Ce soir-là, — car c’était un soir, et même un soir d’été plus chaud en ces lieux découverts par la raison qui les fait plus froids quand il fait froid, — le château des Saules jetait, par ses fenêtres longtemps fermées, mais en ce moment-là rouvertes, des bruits d’instruments et de voix qui disaient que la vie — la vie du monde — était enfin revenue à ce château depuis longtemps déshabité. Le soleil — un soleil d’août — n’atteignait plus que d’un rayon oblique les eaux tièdes de ces lacs multipliés qui, tout le jour, avaient été ses miroirs ardents. À cette heure de tranquille vesprée, les libellules, qu’on appelle dans le pays des Demoiselles, ces tournoyantes et azurées hanteuses de marais, lasses de leur immatériel patinage sur le cristal des eaux torpides, dansaient, avant de rentrer dans leurs joncs, leurs dernières valses aux souffles mourants du crépuscule, quand un jeune homme, tête nue, descendit le perron du château des Saules et vint s’asseoir à l’extrémité du jardin, sur un banc placé au bord de l’eau dormante qui, par ce côté, l’étreignait de ses plis. Ce jeune homme était d’une beauté presque divine. Il avait cet âge hermaphrodite d’entre l’adolescence et la jeunesse qui participe de toutes les deux, et qu’on dirait un troisième sexe pendant le peu de temps qu’il dure, — car la beauté de cet âge dure encore moins que la beauté si vite évaporée des femmes. Une fois la virilité venue, cette beauté délicieuse et périssable disparaît, et, même dans l’homme le plus beau, on n’en reconnaît pas la trace. Ce jeune homme, ce soir-là, semblait le Génie pensif de la Solitude en personne. Seulement, s’il avait cru la trouver là, son espérance fut trompée. Une voix, plus légère et plus pure que le flot d’air qui l’apporta, prononça deux fois le nom, étranger à ce pays, d’Allan. Si la rosée faisait du bruit en tombant dans le calice de la fleur, elle aurait cette douceur céleste.

Cette voix devait appartenir à un être encore plus immatériel que la femme, à une enfant destinée à être femme un jour, à la blanche aube qui allait devenir une aurore. C’était la voix d’une petite fille. Hélas ! pour peu que la main gourde de l’homme ait touché aux cordes de l’instrument merveilleux, il n’a plus de retentissements pareils !

Et l’enfant de cette voix accourut près de celui qu’elle avait appelé Allan, et, lui mettant la main sur l’épaule et n’y pesant non plus qu’un oiseau :

— Voyez ! — dit-elle avec essoufflement. — Oh ! j’ai bien couru pour l’avoir, mais enfin je l’ai prise, la bleue demoiselle. Voyez, Allan ! Est-elle d’un assez beau bleu ?…

Et elle entr’ouvrit avec précaution les doigts de son autre main pour montrera Allan tous les trésors de sa conquête, mais le jeune songeur, avec la distraction stupéfaite de quelqu’un qui s’éveille, avait retiré son front du creux de ses mains où il l’avait plongé, et il semblait ne rien comprendre à ces joies d’enfant qu’il avait oubliées, quoiqu’il ne fût qu’un adolescent encore.

Et l’enfant, voyant la maussade indifférence d’Allan pour le triomphe dont elle était si joyeuse, s’arrêta dans la brillante énumération des qualités de sa captive à l’effilé corsage d’azur. Pauvre et charmante torturée qui se débattait au fond de sa fournaise, dans le calice écarlate d’une capucine épanouie.

— Va-t’en donc, ma pauvre gentille, puisqu’il ne te trouve pas jolie ! — dit la fillette avec dépit et tristesse, en lâchant l’insecte et la fleur. Et sa tête se pencha découragée sur son épaule. Il y a donc des déceptions cruelles à quatorze ans ! Le regard dédaigneux d’Allan avait rendu tout honteux le front heureux de la petite fille, comme l’aurait fait un reproche de mère. Il vit bien qu’il l’avait blessée, et ce n’était pas seulement à la main trop durement étreinte en l’écartant, c’était au cœur plus délicat encore. La susceptible enfant ne dit pas un mot et fut pour s’éloigner, mais Allan, qui se reprochait sa violence, la retint doucement, la main dans les siennes, et la regardant, cette main qu’il avait rougie et qu’il baisa :

— T’ai-je fait mal ? — lui demanda-t-il avec inquiétude.

— Non ! — dit-elle, en mentant fièrement. Mais sa physionomie si ouverte, il n’y avait qu’un moment, s’était refermée, et ses charmants sourcils s’étaient froncés.

— Pardonne-moi ce mouvement involontaire, — reprit Allan, avec insistance, — pardonne-moi si j’ai été cruel. Depuis quelques jours ma disposition d’âme est si misérable que je ne suis vraiment pas digne de jouer avec toi. Laisse-moi, je t’en prie, ma chère Camille. Rentre au château. Le froid du soir va tomber tout à l’heure. Moi, j’ai besoin d’être seul encore. Va ! bientôt je te rejoindrai.

Elle l’écouta et partit lentement, mais rigide, froide et muette. On voyait qu’elle n’avait rien accepté des paroles réparatrices d’Allan. Seulement, la pensée qu’elle emportait ne transpira pas. Elle s’en alla, l’index de sa main gauche entre ses lèvres devenues sérieuses, et le regard oblique et sombre… Il y avait, à côté des joies fraîches et vives de l’enfance, quelque chose de profond qui étonnait dans cette petite de quatorze ans. Camille, comme on le voit, était à cet âge où les jeunes filles ont le moins de charme et où elles cachent traîtreusement, sous les signes d’une puberté incertaine et la maigreur des contours, ce fléau de beauté qui doit plus tard frapper les cœurs. Ne dirait-on pas que cet âge sans grâce est une première ruse involontaire de ces êtres, plus tard si sournoisement et si volontairement rusés ? On ne se défie de rien, et tout à l’heure la terrible beauté va jaillir ! Cette beauté, on la pressentait dans Camille. On la pressentait à l’ovale de son visage et à de grands yeux noirs, beaux et brillants comme le matin d’un jour d’orage. Ils étaient rapprochés d’un nez qui eût été d’une pureté grecque, sans l’ouverture palpitante des narines, trait saillant et inquiétant d’un visage idéal sans ce trait. Les cheveux de Camille étaient de ce roux adoré aujourd’hui, mais qui, dans ce temps-là, faisait le désespoir des mères. Pour les lui brunir, la sienne les lui passait au peigne de plomb et les lui faisait porter coupés très courts et sans boucles, comme ceux d’un garçon. Garçon, c’était elle qui semblait l’être quand on la regardait auprès d’Allan, et c’était Allan qui, sous ses habits de garçon, à force de beauté, semblait la jeune fille. Lorsque le jeu ne l’animait plus, cette garçonnette, et que, par hasard, elle était assise dans le salon aux côtés de sa mère, on ne pouvait pas reconnaître la fougueuse enfant du jardin dans cette autre enfant silencieuse qui soutenait languissamment, dans des mains pleines de morbidesse, cette folle tête rousse devenue tout à coup si pensive.

Elle avait regagné le château. Allan, comme ce soir-là, ne l’avait pas toujours repoussée quand elle venait à lui l’invitant à ses jeux naïfs. Élevés presque à côté l’un de l’autre et sous le même toit, séparés seulement par trois années qu’Allan avait de plus qu’elle, ils avaient déjà, depuis qu’ils étaient dans ce pays, passé bien des heures ensemble en ces marais solitaires ouverts à leurs promenades oisives, cherchant les fleurs rares au bord de ces flaques, étoiles d’eau qui criblent et constellent ces marécages et en font comme une vaste mosaïque de cristal aux incrustations lumineuses. Souvent, dans la liberté qu’on leur donnait ou qu’on leur laissait prendre, ils descendaient jusqu’à la Douve, qui est assez loin du château des Saules, et ils arrachaient à ses anses les nénuphars, ces lys des rivières sommeillantes… Ils en rapportaient des guirlandes au château. Longues promenades des premiers jours de la vie dont le souvenir reste au cœur longtemps, mais dont la douceur ne se sent bien que dans le passé, c’est-à-dire toute empoisonnée !… Ces promenades et ces tête-à-tête d’enfants qui vont être un homme et une femme demain ont une secrète ivresse, même pour l’innocence. La ressentaient-ils, cette ivresse ? Quand ils vaguaient ainsi, à cœur de journée, en ces campagnes où ils ne rencontraient personne, ne s’inquiétaient-ils que de vivre ? Vivaient-ils simplement et inconsciemment comme la fleur qui s’ouvre et s’épanouit sous le rayon qui la vivifie, comme les mille créations qui les entouraient et qui palpitaient sans savoir ?… Lorsqu’ils parlaient à voix basse entr’eux, leurs voix baisaient-elles l’air qui coulait entre leurs jeunes têtes avec des lèvres aussi fraîches que celles de la brise, cette cruelle coquette, à qui les fleurs ne peuvent rendre les agaçantes caresses qu’elle leur fait ? Et, quand Allan passait son bras autour de la taille de couleuvre de l’onduleuse Camille, était-ce comme le lierre autour de l’arbre qu’il étreint sans rien réchauffer ?…

Des imprudentes mères de ces enfants, la mère d’Allan, si elle avait vécu, aurait été la plus coupable… Son fils avait les troubles, les rougeurs, la tête penchée d’un âge qu’on peut regarder comme un second enfantement à la vie. Imagination d’une telle plénitude qu’elle se passait d’aliments et qu’elle se nourrissait d’elle-même, Allan, dont les études étaient à peine terminées, répudiait toute espèce de livres. Les poètes, ces fées divines des contes qu’ils nous font, avaient peu de merveilles pour lui, qui dédorait en les lisant leurs pages les plus reluisantes. Ce dont on pouvait douter dans Camille, on ne pouvait en douter dans Allan. Cette panthère qui couche dans l’antre du cœur de l’homme s’éveillait dans le sien, et lui mettait sa griffe au front. Il souffrait du mal d’avoir dix-sept ans.

Ses yeux n’avaient déjà plus, s’ils l’avaient jamais eu, l’éclat matinal des yeux de Camille. Les siens roulaient voilés sous une paupière mi-close, comme ceux d’une indolente sultane au sortir du bain. Au-dessus de cette paupière, entre de longs sourcils imperceptiblement froncés par une rêverie continuelle, se creusait un pli, expirant sillage de la pensée mystérieuse enfermée dans ce front, semblable à une coupe voluptueuse par la forme et la grâce de son adorable contour. La mère d’Allan, une Anglaise, avait, disait-on, passé les neuf mois entiers de sa grossesse à regarder avec une obstination superstitieuse le portrait de lord Byron, dont elle était folle, et ce front de génie, — où la pruderie épouvantée de l’Angleterre voyait le coin de la démence dans un de ses angles, hardiment prolongé sous la masse des cheveux bouclés qui le couronnaient, — ce front, à la fois charmant et sublime, elle l’avait donné à son fils. C’était là ce qui sautait aux yeux de qui regardait Allan pour la première fois, et ce n’était guère que plus tard qu’on s’apercevait des originales beautés d’un visage qui ne ressemblait qu’à lui-même. Habituellement les yeux d’Allan étaient mornes comme le sont presque toujours les yeux de ceux qui regardent plus dans leur cœur que dans la vie ; mais à la moindre émotion ou au moindre caprice de ce jeune homme, à l’âme plus passionnée que forte et qui deviendrait peut-être robuste avant d’avoir un caractère, il partait de ses larges prunelles mates un dard de lumière, comme le trait d’or d’une étoile qui file dans un ciel noir à travers les branchages plus noirs encore d’une forêt. Allan portait, ainsi que Camille, le cou nu et les cheveux coupés court. Seulement, dans sa titus hardie, Camille montrait les cheveux droits et drus d’un garçon, tandis que les cheveux d’Allan étaient naturellement annelés et tassés autour de sa tête brune comme s’ils eussent été des cheveux de jeune fille, et, par ce contraste singulier, ces deux enfants donnaient une fois de plus l’illusion à laquelle on se prenait sans cesse, quand on les voyait, de leurs deux sexes transposés.

Depuis quelques mois Allan avait montré une tristesse, ou, pour mieux parler, une inégalité d’humeur qui rejaillissait jusque sur Camille. La cause de ce changement était inconnue aux habitants du château des Saules. Parmi toutes les femmes qui étaient venues y passer l’été, parmi toutes celles qui regardaient ce beau rêveur, dont la beauté faisait peut-être naître la rêverie aussi dans leurs âmes, il devait y en avoir au moins une qui eût pénétré le secret d’Allan ; car, en étudiant ce frêle et presque transparent jeune homme chez qui les émotions montaient du fond à la surface, il était facile de s’apercevoir qu’il y avait en lui autre chose que des mystères d’organisation. D’ailleurs, est-ce qu’au début de la vie et à l’âge d’Allan on pourrait voiler quelque chose à celle qui fait tout éprouver ? Plus tard, même, est-il bien sûr de se fier à un masque ? Il serait d’airain, il serait de marbre, que ces regards de femme qui semblent si doux, et qui sont si pénétrants, perceraient aisément l’airain et le marbre pour voir dessous le sentiment qu’elles auraient inspiré, et qu’on leur cacherait le plus.

Allan resta si longtemps sur le banc où il s’était étendu qu’il ne s’aperçut du tomber du jour que quand le dernier pan de la robe purpurine du soir ne flottait plus à l’horizon, où il traîne souvent encore quand le soleil a disparu. L’obscurité, qui engloutit tous les objets, était d’un tel accord avec ses pensées qu’il serait resté encore longtemps à la même place, s’il n’avait pas entendu des pas près de lui. Il crut que c’était Camille qui revenait.

— Est-ce vous, Camille ?… demanda-t-il.

Mais une voix qui n’était plus la musicale voix de l’enfant, — une voix que l’expérience de la vie avait brisée (on l’eût dit, du moins, en entendant ses intonations profondes et un peu creuses), répondit : « Non, ce n’est pas Camille », et cette voix, d’un timbre altéré, fit bondir Allan, debout à l’instant, comme l’irrésistible appel d’un chant de syrène.

Une femme d’une grande taille s’avança : — Que faites-vous donc, Allan, tout seul, à cette heure ? — dit-elle. — Est-ce que la rosée de la nuit qui est glaciale n’aurait pas dû vous faire rentrer ? Camille, que j’ai vue, boude dans un coin du salon. Est-ce que vous auriez eu quelque querelle avec ma fille ?…

— Non, Madame, — répondit-il comme un écolier coupable, et son accent était si tremblant qu’on aurait juré qu’il mentait.

— Alors pourquoi ne pas revenir ?… Pourquoi vous être enfui tantôt du salon ? Pourquoi devenez-vous si sauvage ?… Tout le monde se plaint de vous au château.

— C’est que tout ce monde m’ennuie ! — répondit-il avec lassitude.

— Oh ! vous êtes un trop grand poète pour nous, Allan, — fit-elle, et sa voix s’empreignit d’une légère ironie, mais l’intention de cette ironie fut trompée, le silence revint, et elle ajouta d’un ton plus vrai :

— Savez-vous que je suis inquiète, Allan ? J’ignore ce qui se passe en vous, mais vous avez l’air de beaucoup souffrir. Êtes-vous malade, mon ami ? Ou, si vous ne l’êtes pas, pourquoi cette inexplicable morosité ?… Confiez-moi ce que vous avez.

Et l’implacable prit la main brûlante du jeune homme dans sa main de glace.

— Non, jamais ! — fit-il, en retirant impétueusement sa main, et il se sauva dans le bouquet de saules qu’il avait derrière lui, mais on entendit ses sanglots.

— Pauvre enfant ! — murmura-t-elle. On ne pouvait voir son visage, et elle reprit, à pas lents, l’allée qui conduisait au château.

II

Le château des Saules — qui, dans les temps anciens, ainsi que la plupart des châteaux du Moyen-Âge, avait dû être quelque formidable nid de guerre caché comme une embuscade dans ces marais du Cotentin, alors d’inexpugnables fondrières, mais qui, détruit après les guerres religieuses du seizième siècle, avait été rebâti au commencement du dix-septième et transformé en une demeure spacieuse et pacifique — appartenait en 1845 à la comtesse Yseult de Scudemor, veuve du dernier descendant de la vieille famille normande de ce nom, et dont la vie, fort courte, s’était écoulée hors de France dans les hauts emplois de la diplomatie auprès des cours étrangères.

Cette comtesse de Scudemor, épousée au loin et qui n’était pas du pays, mais qui y avait séjourné avec son mari quelque temps après son mariage, y était revenue avec sa fille depuis plusieurs mois. Par quoi y avait-elle été attirée ?… Le temps qu’elle avait passé là avec son mari avait été trop court pour qu’elle en pût garder un bien profond souvenir… Quand elle avait reparu aux Saules, le monde des châteaux circonvoisins l’avait presque oubliée. D’ailleurs, elle était si changée que ceux qui l’avaient entrevue autrefois ne l’eussent probablement pas reconnue, si à l’avance ils n’avaient su que c’était elle. Son absence, ses voyages, la dispersion dans de lointains climats de tous ces dons de beauté, de tout cet éclat de jeunesse qu’on lui avait connus et qu’elle semblait y avoir laissés ; cette enfant qu’elle appelait sa fille et dont on n’avait pas, dans le pays, su la naissance ; cet adolescent qui l’accompagnait et à qui elle ne donnait que le nom écossais d’Allan ; tout cela l’entourait d’on ne savait quel mystère difficile à percer, car sa réserve pleine de noblesse, mais froide, ne permettait jamais à l’observation la plus attentive de pénétrer dans sa pensée et d’en surprendre les secrets.

C’était une femme d’un charme étrange et silencieux. Le monde, auquel elle imposait, — même sans le vouloir, — la disait distinguée et mettait généreusement sous ce mot, banal maintenant, de distinction, le respect d’un esprit qu’elle ne lui montrait pas. Si elle en avait, en effet, elle ne s’en servait point. Elle était aussi désintéressée de cet esprit qu’on lui attribuait que de la vie, et elle n’en faisait pas une arme contre la sienne, qui lui avait été peut-être cruelle… Quoi qu’elle eût encore assez de cette beauté qui suffit aux femmes pour tenir à la vie, elle avait le calme indifférent, qui ne se vante ni ne se plaint, d’un être détaché de tout. Elle en avait le naturel et la simplicité. Probablement à cause de son extrême froideur, les femmes ne l’aimaient pas, quoiqu’elle ne jalousât en rien des succès de vanité auxquels elle ne prétendait plus. On lui supposait des opinions très hardies. Avez-vous remarqué que le monde suppose toujours des opinions très hardies à ceux qui n’ont pas l’air de tenir les siennes en grand respect ? Il faut être si osé pour cela ! Mais, cette assertion hasardée on n’aurait guère pu la justifier par des faits. Dans le monde, la comtesse Yseult de Scudemor avait l’habitude de ne se mêler à la conversation que quand elle roulait sur des sujets généraux et vagues. Agissait-elle ainsi par mépris ou par indolence ? Avait-elle peur de trahir, dans l’entraînement de la causerie, quelque pensée ou quelque sentiment, et d’entr’ouvrir ainsi une perspective sur sa vie passée ? On ne savait, et l’imposance de toute sa personne était telle qu’elle eût dérouté, du premier coup, le plus insolent observateur.

Mais, pour qu’il en fût ainsi, la comtesse de Scudemor ne faisait aucun effort sur elle-même. Toute sa personne avait cette expression patricienne qui respirait dans ses traits tranquilles. La moindre contraction ne s’y montrait pas. Elle n’avait ni dédain, ni langueur. Ses manières — les manières, qui sont les attitudes de l’esprit comme les attitudes sont les manières du corps, — étaient lentes jusqu’à la nonchalance, mais elles n’étaient pas nonchalantes. Son parler sobre et ses expressions presque sans couleur seyaient à sa voix aux trois quarts éteinte… Imagination, sans doute, comme toutes les femmes, mais qui s’était endormie, la tête sous son aile, à ces fatigantes cinq heures d’après midi dans la vie, et que le monde ne réveillait pas de son assoupissement. Elle était toujours vraie avec les autres, mais de la vérité des insignifiances, car on a besoin de l’intérêt d’un sentiment quelconque pour être faux. Ce qui frappait le plus en madame de Scudemor, c’était un calme, pour ainsi dire, immense. Quand son sérieux ordinaire se fondait, au souffle de quelque mot spirituel, au contact de quelque approbation gracieuse et légère, dans un sourire rare et tari aux contours de la bouche offensée par une ride déjà perceptible, ce sourire ne semblait pas toucher au calme sur lequel il passait rapide… L’eau parfois ondule aux lacs les plus aplatis, sous le pied trop rapproché d’une mésange qui vole le long de leur surface unie, mais à cette glace plutôt qu’à ce lac, à cette glace immobile, rien n’était pied de mésange et le cristal plus solide ne s’entamait pas… Alors il y avait, beaucoup plus dans la façon de dire de madame de Scudemor que dans ce qu’elle disait, une amabilité ineffable. Et c’était le mot, puisque cette amabilité ne se parlait pas. Cependant, d’insaisissables nuances en elle n’auraient pas dû s’y révéler, car ses traits faits si bien pour exprimer l’énergie, la force reposée qui coulait de son beau front à ses pieds nerveux, dignes de s’appuyer sur un socle, éloignaient d’elle toute idée de vague rêverie, exilaient d’elle toutes les angéliques spiritualités de la poésie, mélodie de harpe qu’un pouvoir inconnu tire parfois d’un instrument de cuivre, brumes mélancoliques d’un soir avancé à travers lesquelles un dôme de bronze peut perdre de son austérité rigide !

Mais les gens du monde ne se rendaient pas compte, si elles existaient, de ces finesses de contraste que des observateurs exercés auraient pu seuls apercevoir dans madame de Scudemor. Les hommes passent auprès d’une femme de l’âge de la comtesse, parmi toutes celles que l’on rencontre dans le monde, comme auprès d’une plante parmi cent autres. Il n’y a que la fleur qui marque des différences aux yeux de ces botanistes grossiers. La fleur fanée, ce ne sont plus que des feuilles vertes, sur lesquelles le regard se pose à peine et qu’il confond avec toutes celles sur lesquelles elles ne ressortent pas. Au regard du monde, la comtesse de Scudemor n’était qu’une femme de plus de quarante ans et qui vous écoutait des heures entières, beaucoup plus qu’elle ne vous parlait, en lissant de l’extrémité de ses doigts les bandeaux de ses cheveux le long de ses tempes et de ses joues, où la fraîcheur pâle de la jeunesse était remplacée par une teinte orangée, molle encore. À voir, ainsi posée d’aplomb sur ses épaules, cette tête que la fierté intérieure ne relevait pas ou qu’une pensée triste ne faisait jamais pencher, on aurait dit une majestueuse cariatide délivrée de son entablement… « La statue y est toujours, mais la femme n’y est plus », disaient pour se consoler les hommes dont elle désespérait la galanterie, et que son grand air froid éloignait d’elle et empêchait de lui faire la cour. Ils la proclamaient une femme finie. Et, en effet, elle avait la beauté d’une belle morte, mais qui n’est pas encore tombée sur le sol, comme ces grenadiers russes de la bataille d’Eylau qui, restés debout dans le rang, semblaient vivants encore, et qu’il fallut pousser et renverser pour bien s’attester qu’ils étaient morts.

La comtesse Yseult de Scudemor avait été liée autrefois avec la mère d’Allan de Cynthry, orphelin élevé sous la surveillance d’un tuteur. En mourant, l’amie de la comtesse lui avait fortement recommandé son fils, et c’était en souvenir de cette amie que madame de Scudemor avait rapproché d’elle le jeune de Cynthry. N’a-t-on pas une espèce de pitié maternelle pour l’enfant d’une amie perdue ? Allan était pour madame de Scudemor quelque chose d’entre le fils et le neveu, et pourtant ce n’était ni l’un ni l’autre. Position mixte et dangereuse, comme le sentiment qu’elle créait et qu’un lien ne confirmait pas… Du reste, avec Allan et même avec Camille, la comtesse Yseult se montrait peu affectueuse. Elle n’était qu’aimable. Son caractère semblait se refuser à toute espèce de démonstration extérieure. S’il en avait été autrement, peut-être ses manières, qui contrastaient naturellement d’une façon piquante avec le caractère véhément de sa physionomie, auraient-elles perdu de leur charme ? Mais aussi voilà pourquoi les âmes vives, les natures enthousiastes la croyaient égoïste. Jugement à faux de tous ces esprits qui s’élancent à tire d’ailes ; méprise ordinaire de ces mains impatientes d’un clavier !

Pour revenir à Allan, madame de Scudemor comprenait-elle bien le sentiment, ondulation sereine et douce, qu’elle avait pour lui ?… Un sentiment se compose souvent de tant de choses dans nos âmes, de tant d’imperceptibles subtilités, qu’on s’étonnerait parfois de quels brins de paille cette merveilleuse trame est faite au dedans de nous, si on les montrait séparés. Cette mystérieuse trame, qui se tisse silencieusement et sans que nous nous en doutions dans nos cœurs, madame de Scudemor savait-elle de quels fils déliés elle était faite dans le sien ?… Sans doute, le fait de la naissance d’Allan et de la mort de sa mère avait été la cause première de l’intérêt qu’elle portait au jeune de Cynthry. Le monde est stupide quelquefois, et même ceux-là qui, comme le monde, s’abusent le moins sur la réalité des choses et sur leurs apparences menteuses. Trop souvent on se passionne pour ces enfants à qui un père ou une mère ont manqué de bonne heure. On les croit à plaindre parce que les douleurs de la famille (qui a aussi les siennes, comme la société) ne les atteindront pas un jour et que, semblables à de nouveaux autochtones par la mort de ceux qui leur donnèrent la naissance, ils n’auront grandi qu’en vertu de la force seule qui était en eux. Madame de Scudemor n’était pas exempte de cet intérêt vulgaire, mais était-il le seul qui entourât Allan à ses yeux ?

Eh bien, non ! ce n’était pas le seul. Il en était un autre, plus profond et plus tendre, et qui prenait sa source dans le sentiment qu’elle inspirait ; car Allan, quoique élevé par elle, n’avait pas trouvé, dans cette communauté de la vie partagée dès l’enfance, l’accoutumance préservatrice qui sauve les mères et les sœurs de l’amour incestueux des cœurs pubères… Le sentiment d’Allan pour madame de Scudemor, cette grande personne si grave et si imperturbablement maternelle, il l’avait puisé et développé sans défiance dans les plus filiales et les plus chastes familiarités. Seulement, pour peu qu’elle eût la vue perçante et l’intelligence acquise des passions, ces sœurs jumelles de la souffrance dans nos âmes, elle avait dû saisir dès leur origine les confuses ardeurs et les ferments de toute sorte qui s’agitaient laborieusement dans Allan. Il y a des êtres d’un triste privilège qui commencent leur martyre d’hommes de bien bonne heure ; les premiers que le Maître ait pris, sur la place publique de leur oisive enfance, pour les mener travailler à la vigne de la Douleur. Ils en reviennent le soir tout pâles, la bouche malade et le regard obtus, et les parents croient que ce sont les ennuis de l’école qui les changent ainsi. Leur idiote tendresse ne comprend pas ce qui se passe dans ces âmes trop avancées. L’idée en apparaît-elle un jour à leur expérience, ils la repoussent, parce qu’eux étaient heureux et tranquilles à l’âge de leur fils. C’est alors que si on a au fond de soi des douleurs que Dieu seul connaît, il y en a d’autres, fruits de celles-là, qu’on nommerait bien. Allan connaissait ces dernières. Dès douze ans, la passion était venue le troubler de ses rêves obscurs, chauds et doux. Linéaments de rêves plus que rêves, dont le souvenir ne recompose rien, mais brûle et rougit ; passion vague, tourmentante, infinie, qui ne se réclame pas encore des choses visibles et qui énerve les facultés à l’heure où elles s’élancent d’un jet si vigoureux et si souple… Pendant les années qui suivirent, Allan ne trahit l’orage intérieur que par éclairs. C’était en lui comme dans sa voix (cette voix que l’on a à cet âge), quelque chose de l’homme qui s’irrompait à travers l’enfant tout à coup. Il eût été, comme nous tous, malade de cette souffrance inhérente à cette époque-là (1845), — terrible lieu commun d’alors dans les âmes comme dans la littérature, et dont le René de Chateaubriand fut l’idéalisation la plus élevée, — si une position à part ne l’eût arraché à ces agitations sans but, et n’eût donné une physionomie plus réelle, plus humaine, plus une à ses passions.

Cette comtesse Yseult de Scudemor, près de laquelle il passait sa vie, s’empara bientôt de toutes ses pensées. Quoiqu’elle eût avec lui la gravité d’une mère, une mère n’aurait pas si bien fait naître l’adoration et le respect. Vesper du premier amour qui commence à luire dans la nuit de nos cœurs, l’éclat que vous jetiez alors eût échappé à tous les yeux ! Jusque-là, l’imagination seule était compromise. C’était une lueur timide et pure qu’il croyait suivre ; un astre caché qui se levait souriant, à un inaccessible horizon ; un mystique amour digne de la Muse ; — mais le rayon ne rosait encore que le front de la Galathée… Ce ne fut que quand, du front animé, il coula comme un torrent de flamme sur le marbre de la poitrine, qu’elle dit : « Moi ! »

Le temps vint vite où cette Galathée d’enfant dit « Moi ! » aussi. Le peu de paix qu’il avait par intervalles, il le perdit. Il ne se contenta plus de ce culte désintéressé qui lui avait suffi longtemps, de cette adoration muette qui ne demande pas que son expression gardée dans le cœur lui soit renvoyée quand, par hasard, elle lui échappe. Le poète s’effaça, comme toujours, dans la réalité de la passion. À cet autel où il appendait des guirlandes, la nature humaine lui soufflait le désir de quelque moins pur sacrifice. Alors, il se prit à avoir peur de lui-même. Il eut peur d’un sentiment dont les exigences devenaient chaque jour plus impérieuses. Homme prématuré par les facultés sensibles, c’était un enfant par la volonté. Il portait la peine de cette niaise et dangereuse éducation d’un temps sceptique et pédantesque, qui laisse là le caractère et ne s’occupe que des développements de l’esprit. Ses manières changèrent entièrement. Ses habitudes furent bouleversées. Une tristesse affreuse s’empara de lui et décomposa jusqu’à son sourire. Il passait ses journées sans livres, dans une solitude et une oisiveté vraiment effrayantes, et madame de Scudemor avait eu raison de lui dire sous le massif du jardin : « Savez-vous, Allan, que je suis inquiète de vous ? »

III

Quelques jours après la scène au jardin qui ouvre ce récit, la comtesse de Scudemor se tenait, assise et non pas à moitié couchée, — car rien ne languissait en elle, — sur un canapé, dans un appartement qu’elle habitait exclusivement aux Saules. Elle était enveloppée d’un long peignoir blanc, flottant négligé qui laissait entrevoir, à travers la vapeur de ses plis, les lignes et les contours d’une taille que le temps avait épargnée, comme une espèce de dédommagement de la royauté des anciens jours évanouie… C’était l’heure de la journée où les femmes font les apprêts de leur toilette avant le dîner, et où une maîtresse de maison, à la campagne, est parfaitement libre. La comtesse de Scudemor paraissait fort agitée. Des pensées comme des mouettes d’orage, inaccoutumées au ciel sans nuées de ce front, des pensées pénibles semblaient l’obséder. On voyait qu’il se débattait quelque chose dans son âme, quelque chose qui allait finir par une résolution, — mais se résoudre n’est pas toujours avoir vaincu.

Allan entra, chancelant, et comme écrasé par l’air et l’odeur de cette chambre où il mettait le pied pour la première fois. Il s’appuya contre un meuble.

— Ne restez pas debout, — lui dit-elle, et elle lui désigna de la main un siège près du canapé où elle se tenait, droite et rectangulaire. La belle tête d’Allan touchait presque à l’épaule de madame de Scudemor, mais il ne pouvait la voir que de profil.

— Je vous ai fait appeler, Allan, — lui dit-elle. — J’avais besoin de vous voir seul, car j’ai à vous parler de choses graves et douloureuses. — Ce début était solennel. Tout en parlant, elle roulait dans ses doigts une fleur d’héliotrope, arrachée sans doute à ceux qui s’épanouissaient dans de longs vases blancs à la fenêtre. Fleur qui n’aurait pas pu nous dire le sentiment qui l’avait détachée de sa tige, dans la crispation d’un doigt distrait. Cette voix si profondément vulnérée avait des accents encore plus voilés que de coutume. Elle retentissait à mille pieds dans la poitrine d’Allan, comme une pierre lancée dans un puits.

— En me quittant si brusquement l’autre jour, en refusant de me répondre, — reprit-elle après un silence, — croyez-vous, Allan, ne m’avoir pas tout dit ?… Croyez-vous même que j’eusse besoin d’une réponse pour tout savoir ! Vous pouvez tromper Camille, mais une femme, et une femme de mon âge, croyez-vous, Allan, que ce fût possible ?…

Elle s’arrêta sans tourner la tête, les cils baissés, et de cette impérissable noblesse dans l’attitude qu’elle ne perdait jamais, roulant toujours entre ses doigts effilés la fleur d’héliotrope qui les imprégnait de ses parfums. Moitié joie de ce qu’elle l’avait pénétré, moitié saisissement de ce qui allait suivre, Allan rougissait jusqu’aux yeux. Mystérieux carmin du sentir, broyé sur on ne sait quelle palette divine, qui pourrait nombrer les cent confusions différentes révélées par l’unité de sa couleur ?…

— Mais j’ai agi à la légère, — reprit-elle. — Je ne devais point vous demander un aveu. Entre nous toute confidence était impossible, et j’ai résolu de vous l’épargner.

Elle se tut une seconde, comme si elle se recueillait.

— Allan, — fit-elle, — votre imagination et votre âge, voilà ce qui vous a égaré à ce point. Il faut s’en prendre à votre âge et à votre imagination, qui vous gâte la vie de si bonne heure, et non à moi qui serais votre mère. Aussi ai-je l’espoir que cette folie cessera bientôt. D’ailleurs, demain je serai vieille tout à fait. Vous pourrez faire demain de ces comparaisons qui me ravaleront autant qu’elles m’élèvent tout à l’heure dans votre esprit. L’amour d’un adolescent pour une femme qui a vécu presque la moitié d’un siècle, doit être le moins long parmi les plus courts.

Elle fit une pause encore, scandant ses paroles comme elle lui scandait le cœur.

— Mais, quoiqu’il en puisse être, mon enfant, il faut nous quitter… Vous retournerez à votre Université d’Angleterre. Je ne veux vous revoir que guéri de cet inconcevable caprice qui finirait peut-être par vous rendre malheureux. Quand vous serez plus calme, quand vous aurez entrevu que vos besoins d’affection peuvent être satisfaits par des femmes riches de la jeunesse du cœur autant que de celle de la beauté, vous me retrouverez votre amie toujours, et le temps se sera chargé, à mes dépens, de rendre toute méprise impossible.

Et elle se tut, naturellement comme elle avait parlé. Avait-elle été assez raisonnable et assez maternelle !… La pauvre fleur d’héliotrope qu’elle froissait était épuisée, et elle la rejeta. Elle avait mis le même temps à blesser une créature avec son accent plein de sollicitude, qu’à détruire une création sous le doux froissement de ses doigts. Puissance de l’âme, puissance ignorée ! il y a dans les choses de sentiment des courbes qui échappent au calcul.

Voyons ! Franchement, ne pouvait-on pas l’accuser d’hypocrisie, cette femme qui se savait aimée et qui prenait de tels airs de maternité et de raison avec ce malheureux qui l’adorait ?… N’aurait-on pas pu voir une atroce tartufferie d’orgueil dans cette prétention à la vieillesse, dont elle présentait avec tant de fréquence la perspective quand tout, en elle, la faisait oublier ? Comédienne étrange, — ou, si elle ne l’était pas, vanité diogénique qui passait à travers les trous du manteau ! Un homme fort lui eût cassé son masque sur la figure et mis à nu, comme un ver, son âme devant lui. Mais Allan n’était pas un homme fort. Il n’avait point de ces ressentiments qu’une passion blessée souffle au cœur avec une haleine d’ouragan. Pauvre chien, il se couchait sous les coups ! Quand elle avait dit : « Il faut nous quitter », cette âme timide et fraîche ne s’était trouvé que des larmes.

Mais qui peut comprendre la magie des larmes pour une femme ?… Qu’elles coulent, blanches, fraîches et tièdes, peu importe ! elles font toujours un de ces fleuves qui emportent au loin les digues de son cœur. Pour ces êtres d’une pitié divine, il y a toujours du sang du cœur dans les moindres larmes qu’on verse à leurs pieds. Les grands séducteurs le savent bien. Leur puissance est de savoir pleurer. Don Juan et Lovelace pleurent. Terrible puissance de ces terribles syrènes ! Allan n’était ni Don Juan ni Lovelace. Ce n’était pas alors, et ce ne fut jamais plus tard, un de ces crocodiles de séduction dont les larmes attirent pour dévorer. Il était à l’âge de la vie où l’on est vrai encore, et il n’avait que des pleurs involontaires d’enfant. Avec son corsage de jeune fille, on l’aurait pris pour la sœur de Camille que sa mère eût mise en pénitence pour s’être déguisée en garçon.

La comtesse de Scudemor n’était plus, de son côté, à l’époque de l’existence où la simple vue d’une émotion vous émeut. Et cependant, cette froide personne ne put résister à l’éloquence de ces pleurs muets et d’un désespoir si résigné. Elle attira à genoux devant elle sur le tapis le pauvre Allan, et, longuement, elle lui essuya les yeux avec son mouchoir parfumé. Elle ne se sentait plus le courage de lui répéter « qu’il fallait partir ».

— Ah ! voilà bien ce que j’avais prévu ! — dit-elle. Et après avoir cherché dans sa pensée quelque temps, elle ajouta :

— Désolant enfant, vous resterez près de moi. — À ce mot, il lui étreignit les genoux contre son visage en pleurs. Il la respira ainsi dans les plis de son peignoir où étaient tombées ses dernières larmes, à lui, et il les but comme du nectar parce qu’elles avaient chauffé sur le tissu tiédi par le contact du corps qu’il voilait.

Ainsi, déjà ! L’expiation des paroles qu’elle avait dites d’abord était consommée… Cette femme à la sagesse hautaine, aux prévisions d’une réalité desséchante, n’avait pas su résister aux pleurs d’un enfant. Aussi, faut-il l’avouer ? quand on est femme, ce doit être quelque chose de bien touchant qu’un de ces amours, silencieux de respect mais si expressifs, qu’on a fait naître, sans y songer, dans une âme virginale au moment où toutes les affections s’éloignaient pour ne jamais revenir ; et, en vérité, il est bien permis de confondre ce qu’on éprouve avec de l’amour, et beaucoup de femmes l’ont confondu, sans nul doute. Éternellement tendres, elles ont dû se méprendre aisément sur l’ardente reconnaissance qui renouvelait d’un sentiment leur cœur vieilli, veuf et affligé. Voyageuses brûlées de tous les soleils, fatiguées de tous les orages dans ce désert qu’elles achèvent de traverser seules, et sans se plaindre d’une soif qui demeurera désormais inapaisée, une affection — à n’importe quel titre — n’est-elle pas pour elles comme un verre d’eau de la rosée du ciel, donné au nom d’un Dieu miséricordieux ?… Mais quand cette affection est un amour comme ceux de la jeunesse écoulée, n’y a-t-il pas une douceur, plus suave encore que celle des premières années, dans cet amour sur lequel on ne comptait plus ?… La vie, on la croyait finie et enterrée dans son cœur. On croyait que des touffes d’herbes verdissaient dans ce cimetière de la poitrine où les tombes s’effacent comme ailleurs, et voilà qu’on se trouve une vivante affection, une dernière touffe de fleurs à y recueillir encore et non pas à y ensevelir ; une affection que l’on souhaiterait à sa fille pour sa dot ! La maternité humaine a beau être sublime, elle ne tient pas contre une pareille épreuve, — et, quoique sans amour à rendre pour l’amour qu’on a inspiré, ce n’est pourtant pas la blonde tête d’un fils qui passe le plus dans la nue des rêves comme un astre bien-aimé, quoique ce soit une tête aussi adolescente tant il est vrai que, pour les femmes, le fruit de leurs entrailles peut être moins sacré que la création de leurs regards !

Cependant, madame de Scudemor avait repris son air maternel, et, ayant fait asseoir Allan sur le canapé à côté d’elle :

— Mais si vous restez ici, — dit-elle, — je veux, Allan, que vous promettiez de m’obéir. Me le promettez-vous ?…

Cet homme, qui avait sur la lèvre moins de duvet que la femme qui l’interrogeait, répondit « oui » comme une innocente le jour de son mariage.

— Eh bien, Allan, — reprit-elle, — je veux que vous renonciez à la solitude dans laquelle vous consumez vos journées. Je veux que vous renonciez à la vie oisive et isolée que vous recherchez depuis trop longtemps. Il y a cette année beaucoup de monde aux Saules ; il y a des jeunes filles de votre âge. Ne les fuyez pas comme vous avez fait jusqu’ici ; restez avec nous le soir, dans le salon, quand vous aurez passé la journée dans des études qui vous auront distrait d’une préoccupation trop absorbante. Et lorsque votre esprit ne sera plus capable d’une attention soutenue, quand les troubles de votre imagination seront trop grands, venez me trouver toujours ; car, voyez-vous, mon jeune malade, — ajouta-t-elle avec une grâce inattendue, — je suis beaucoup moins dangereuse pour vous de près que de loin.

— Oh ! si j’ai tant aimé la solitude, — répondit Allan avec la tristesse touchante d’un cœur soulagé, — c’est que je n’avais personne qui s’intéressât à ce que je souffrais. Je craignais…

Il hésita… — Que craigniez-vous ? — demanda-t-elle.

— Que vous ne vous moquassiez de moi, — fit Allan, — et Dieu sait s’il y a de la vanité dans ce que je vous dis là ! Je ne vous aurais pas haïe, mais je sens que j’en aurais été plus malheureux.

— Et si je m’étais moquée de vous, Allan, — dit-elle avec le scepticisme d’une insincérité charmante, vibration féminine retrouvée dans les cordes de l’instrument détendu, — n’aurait-ce pas été tant mieux, Allan ?…

Elle n’osait pourtant appuyer, car elle avait la conscience de n’être pas vraie en prononçant ces paroles. Combien, en effet, y a-t-il de femmes après trente ans qui rient de l’amour qu’elles allument dans les cœurs, fussent-elles, par le cœur, les dernières de l’humanité ? Une jeune fille a de ces cruautés innocentes. Inexpérimentée, c’est l’enfant qui creva les yeux du moineau avec le poinçon athénien. Mais une femme qui a bu les trois quarts du calice amertumé de la vie ne rejette pas avec mépris la goutte de miel restée au fond, par un de ces hasards qui font croire à Dieu les impies, et madame de Scudemor venait de montrer qu’elle le savait bien.

Ils causèrent longtemps ainsi, elle toujours mère, c’est-à-dire sérieuse et tendre, et lui amoureux, timide, mais d’une timidité si confuse ! Elle lui imposant une vie plus active, plus extérieure, comme si la voix de la femme qu’on aime pouvait faire fondre l’amour qu’on a pour elle, — et Lui ne résistant pas, disant « oui » toujours, quoiqu’il sût très bien qu’il y avait dans son cœur mille impossibilités d’obéir. Causerie charmante, coupée de silences et faite à mi-voix parce que la nudité des choses de l’âme, cette Ève intérieure, a une pudeur si inquiète qu’elle détache, pour ajouter à sa ceinture, des milliers de feuilles inutiles à tous les abris du secret.

— C’est bien, — fit-elle, avec le sourire du sculpteur dont le premier coup de ciseau a été heureux. — C’est bien, mon enfant, je vous promets du calme bientôt. — Et comme elle l’eût fait à Camille, à ce qu’il semblait (car qui peut dire que les ténèbres de l’âme d’une femme ne soient pas des contradictions ?), elle déposa sur le front d’Allan un baiser long comme s’il n’avait pas été désintéressé. De cette lèvre glacée et pâlie, jaillit une mer d’écarlate sur les tempes dilatées du jeune homme. Il faut l’avoir éprouvé soi-même, pour savoir ce qui s’élève dans notre être de mouvements surhumains et fous quand on voudrait — effort inutile ! — reprendre avec les lèvres le baiser exilé sur le front.

— Tu as tort de l’embrasser, maman, — dit Camille qui entrait, des gerbes de pensées dans les mains. — Si tu l’aimes, tu n’aimes donc plus ta pauvre Camille ?… Tu ne sais pas comme il la délaisse maintenant. Autrefois, il ne m’aurait pas laissé cueillir seule un aussi gros bouquet que celui-ci.

Et, vive, elle se jeta pour s’asseoir sur le canapé, entre Allan et sa mère, tournant boudeusement sa ronde et gracieuse épaule à Allan. Ainsi posée, le visage moite de cette chaleur de quatre heures de relevée qui n’a déjà plus d’aiguillons comme à midi, mains dégantées, bouche entr’ouverte mais sans sourire, avec sa robe blanche tellement courte qu’on voyait entièrement ses sveltes brodequins hortensia lacés aux pieds mignons qu’elle agitait avec caprice, sérieuse comme les fleurs qu’elle tenait, elle ressemblait à une espérance et à un pressentiment tout ensemble, — point d’intersection entre la première floraison de la jeunesse et la première illusion fanée, versant entrevu de la colline, âge auquel il faudrait rester ! Elle avait piqué derrière son oreille, sur ses cheveux d’un roux que le soleil avait déjà bistré, une rose rouge dans la corolle de laquelle une jaune abeille lassée s’était endormie, colère et dard émoussés. Flèche d’or qu’elle rapportait sans le savoir de ses combats contre les insectes, et de ses courses, tête nue, au jardin.

— Il faut faire ta paix avec Allan, ma chère amie, — dit madame de Scudemor en chassant, avec le mouchoir qu’Allan avait mouillé de ses larmes, l’abeille, détachée de la rose où elle reposait dans son berceau de pourpre. — Tu ne voudrais pas rester courroucée contre lui. Il a toujours été si aimable pour toi ! Il te délaisse, dis-tu ? mais si, depuis quelque temps, il avait été ou souffrant ou trop occupé pour se mêler à toutes tes folâtreries, serait-il raisonnable de lui tenir rancune ?… D’ailleurs je vous connais, mutine : si Allan vous a négligée, vous avez été probablement piquante ou boudeuse avec lui. Bien loin de le ramener, vous l’avez éloigné de vous davantage, et voilà comme les torts ne restent jamais d’un côté !

— Oh ! tu prends déjà ton air sévère, maman, — répondit-elle. — Je t’assure que c’est lui qui a tous les torts… — Et sa voix tremblait comme quand on a le cœur gros.

— Je ne te gronde pas, mon enfant, — reprit madame de Scudemor en accompagnant ces paroles d’un geste affectueux. — Seulement, je ne voudrais pas que tu fusses injuste, et surtout pas vindicative. J’exige que tu embrasses ton ami et que tout soit fini entre vous, enfants que vous êtes tous les deux !

Et Camille, heureuse d’obéir, se retourna fougueusement, comme elle faisait tout, cette fillette dont les sensations étaient si vives ; et, avec une innocence passionnée, se jeta au cou d’Allan qui, muet et devenu sombre, avait mordu sa lèvre au sang en entendant le mot dit par madame de Scudemor : Enfants que vous êtes tous les deux !

Il l’embrassa, mais de mauvaise grâce.

— Est-ce que vous seriez capricieux à votre tour, Allan ? — dit singulièrement madame de Scudemor, en tournant sur lui les orbes mobiles de ses larges prunelles.

Avait-elle vu tout à coup, avec l’aiglonne perspicacité de la femme aimée, la profondeur du sentiment qu’elle inspirait ?…

IV

Les jours passèrent, — mais il ne passèrent plus pour Allan à l’ombre furtive du jardin, au pied des saules, ou sur les bords lointains de la rivière, théâtres favoris de ses promenades pendant que le salon de la comtesse de Scudemor exhalait la joie, les rires et les propos des femmes rassemblées. Il était sûr d’être vu par Elle maintenant ! d’être deviné dans toutes ses pensées, à chaque instant donné. L’irritation contre la femme aimée, cette injustice qui tient aux racines mêmes du sentiment qu’on éprouve parce que ce sentiment n’est pas soupçonné, ce démenti perpétuel donné par celle qui l’enflamme au désir idéalisateur de son image, ne le chassaient plus du salon avec ce dépit concentré, aigreur de la passion cachée. Ce sont toujours des passions blessées qui nous poussent à la solitude. Âme de Timon ou de la Vallière, la créature humaine ne se rejette à la solitude que quand les hommes l’ont repoussée. Sans l’égoïsme d’une passion quelconque, nul d’entre nous n’irait livrer sa vie à cette maîtresse de Raphaël qui tue, mais pas comme l’autre, car elle n’a pas même de semblants d’amour à donner. Nul ne reposerait sa lassitude sur le sein perfide de cet ami, subtil Iago retrouvé toujours dans les parties les moins nobles de nous-mêmes, quand il n’y a plus que nous avec nous… La solitude est un fait divin, inapplicable aux hommes. Ils n’y résistent pas quand ils osent se l’approprier.

Allan ne quittait presque plus madame de Scudemor. Pouvait-elle s’en plaindre ? Ne le lui avait-elle pas dit, enjoint, ordonné ? Quoiqu’elle eût pris avec lui le langage de l’expérience, Allan ne la connaissait pas assez encore pour qu’une vague espérance ne se jouât dans toutes ses pensées. Et, d’ailleurs, la passion a parfois des ruses de modestie dans ses vœux qui devraient faire frémir sur les suites de l’hypocrisie ou de la déraison de nos sentiments. Peu lui suffit, d’abord, à cette Vorace qui veut tout plus tard. Allan était heureux du mystère qu’il y avait entre lui et madame de Scudemor. Depuis le jour où elle lui avait parlé tête à tête, et malgré les défiances de son caractère (toutes les grandes imaginations sont défiantes), il portait plus légèrement la vie, rendu pour quelque temps à cette admirable fatuité de la jeunesse, confiance extravasée sur toutes choses, bouche et narines ouvertes à tous les souffles de l’avenir. Il répondait, avec la céleste gaucherie d’un sentiment vrai, aux plaisanteries doucement moqueuses des femmes venues de Paris pour passer l’été aux Saules, et qui n’avaient pas vu sans le remarquer le changement d’humeur de ce beau jeune homme qu’elles auraient désiré un peu plus occupé d’elles. Mais aucune n’était, aux yeux d’Allan, comparable à cette Yseult de Scudemor que, sans doute, elles appelaient passée dans leur orgueil de fraîcheur et de beauté, et aux pieds de laquelle il prosternait tous leurs printemps humiliés.

On l’a vu, ce qui caractérisait l’amour d’Allan pour madame de Scudemor, c’était une timidité excessive. Plus cet amour avait grandi, moins Allan s’était trouvé familier avec celle auprès de qui son enfance s’était écoulée. Amour vraiment jeune que celui-là qui se traduit par les tremblements du respect ! Jeune dans l’âme, car la passion devient fatalement insolente ; jeune dans la vie, car, après le premier, en retrouvera-t-on jamais un second sous les draperies de la vanité ?… Cette timidité, qui n’est que l’émotion perpétuelle produite en nous par l’intuition de la beauté qui nous captive, s’augmentait encore de plusieurs circonstances accessoires qui modifiaient d’une façon nouvelle et puissante la position d’Allan de Cynthry vis-à-vis madame de Scudemor. Presque toujours on n’aime que tout près de soi dans la vie. Il est si rare de ne pas s’éprendre d’une de ces fleurs de l’existence éclose sur la même branche que nous ! L’infini des pensées virginales, colorées mollement des premières lueurs de l’amour, ce même infini soulève les deux seins qui commencèrent à respirer presque ensemble, et, parce que ces deux mains n’ont rien touché encore elles se cherchent, et parce que ces deux cœurs n’ont rien joint encore ils s’élancent, l’un à l’autre, dans l’instinct merveilleux de leurs soupirs !… L’infini des autres mystères de la vie : Dieu, l’intelligence, le cœur éprouvé, se révèlent moins intimement en nous. Atomes par la pensée comme dans l’univers, nous avons assez d’un abîme et nous nous jetons, plongeurs tremblants, dans celui où des roses, comme dans certains cratères éteints, forment des tapis pour nos sybarites mollesses. En vérité, les femmes, qui n’ont d’existence que par l’amour, ont raison d’être fières quand elle sont belles, car la honte de la nature spirituelle de l’homme est écrite dans ces impressions brûlantes et délicieuses qui nous bouleversent, et qui sont causées par leur adorable beauté.

Mais si cette beauté est déjà morte ou va mourir, attaquée au plus pur de sa source ; si — hasard étrange ! — c’est bien loin de soi qu’on va chercher une âme à aimer de toutes les aspirations de son âme ; lorsque c’est à la fleur flétrie, souillée du pied de l’homme qui passe, ensevelie dans la poussière du soir, que nous sourions du premier sourire de nos corolles entr’ouvertes, une foule de faits inaccoutumés viennent, en se groupant alentour, rendre cent fois plus ébranlant cet amour bizarre. Jeune, on ressemble tant à tout ce qui est jeune ! La jeunesse est un si large fait qu’il prend toute la place de la vie. N’est-ce pas de l’avenir que l’on porte en soi, comme la jeune fille ? N’est-ce pas la même ignorance ? N’est-ce pas en approchant de cette âme allumée plus tôt qu’on y peut lire — tout or et lumière — les caractères des premiers désirs, comme en posant un flambeau derrière les transparents de nos fêtes on fait jaillir des symboles de feu du fond sombre sur lequel ils étaient indistinctement tracés ? Quand la vie entière est avenir, c’est le passé qui est surtout l’inconnu. Une âme qui a vécu sa vie est un bien plus formidable mystère que celle qui commence la sienne, pour qui tend aussi, dans la même baie d’adolescence, sa blanche voile au vent qui s’élève. Ah ! de quelle ardente et rêveuse curiosité se prend-on pour ce vaisseau, revenu des plus lointains rivages, et qui a tant et tant labouré de flots amers ! Oh ! que cette femme, parce qu’elle diffère de nous de tout un passé impénétrable, nous apparaît divine à travers sa pâleur mortelle ! Comme la jeune fille, notre légitime épouse, elle n’a pas été tirée de nos flancs. C’est un Dieu caché qu’on adore, et jamais nous n’avons défailli, auprès des vierges les plus charmantes, comme en sa présence ou à son approche nous nous sommes sentis défaillir.

Et l’imagination, — cette racine noueuse des passions, — et l’imagination trouve son compte à ces incompréhensibilités humaines. Ne croyez point qu’il y ait dans cet amour d’Allan pour madame de Scudemor, de l’adolescent pour la femme vieillie, quelque chose de plus glorieusement immatériel que dans tout ce qui porte le nom d’amour. Pour changer d’objet, la passion ne change point de nature. Elle a toujours sa causalité et son but dans la fange de notre chair, cercle dont les deux bouts se rejoignent et se confondent on ne sait où…

Et d’ailleurs, la beauté qu’on aime et qu’on préfère est un secret que l’imagination garde à jamais. Cheveux cendrés par les années, sur un cou qui a perdu les mollesses du pâle azur de ses belles veines ; yeux dont la flamme, dans des prunelles un peu ternies, se concentre au lieu d’irradier, comme si le cœur avait absorbé dans ses sables arides les flots de lumière et de larmes qui s’y jouaient ; bouche où l’haleine n’est plus fraîche, mais ardente ; tempes plus expressives et plus élargies sous la couleur de jour en jour plus meurtrie d’un bistre mat, n’y a-t-il pas en vous la volupté autant que dans les efflorescences de la jeunesse ? Ne dirait-on pas que l’âme, comme la nature, fait fleurir dans les ruines ses plus beaux gramens ? Et l’imagination développée n’arrive-t-elle pas, en toutes choses, à ce que les imaginations moins riches et restées en deçà de ses développements, osent appeler une dépravation ?…

Ainsi l’âge de madame de Scudemor, qui mettait une vie entre elle et Allan, pouvait être une des causes de la timidité de celui-ci, mais, à coup sûr, elle n’était pas la seule. Une autre encore plus intime existait. La plupart des passions fortes tirent leur puissance des plus abrupts contrastes. Elles sont d’éclatants démentis donnés à nos habitudes les plus invétérées, à nos tendances les plus originelles. Elles brisent violemment l’unité humaine. Les caractères despotiques, par exemple, sont les plus moutons en amour. On les mène où l’on veut. Les autres ne sacrifient que leur vie, mais eux sacrifient leur volonté, magnifique abnégation si c’en était une, — si ce n’était pas la jouissance la plus enivrante qu’il y eût ! Qui n’a pas compris que Catherine II voulût être battue par son amant ? Ne prenez pas pour un caprice d’Impératrice blasée cette révoltante exigence. Vous ne sauriez donc pas ce qu’il y a de bonheur suprême, d’inattendu, de palpitant, de céleste, — car ce mot-là cache l’inconnu dévoilé tout à coup, — dans ce mouvement en sens contraire des lois qui régissent les cœurs fiers, et qui fait tomber à genoux les plus altiers et lécher les pieds d’une misérable créature !

Ce sentiment, Allan l’éprouvait. Enfant gâté, tenace, impérieux, il trouvait un plaisir d’inaccoutumance (et ces plaisirs sont les plus vifs) à se soumettre, à s’humilier, à ramper bien à plat-cœur sous le brodequin de madame de Scudemor, et ce plaisir d’être dominé par elle rendait plus troublantes encore les impressions qui s’adressaient à ses sens et les enflammait jusqu’au délire.

Cette vie de la campagne ensemble, molle, paresseuse, rapprochée, ce far niente de canapé et de gazon, de promenades oublieuses et de causerie, est la plus dangereuse existence. Si les jeunes filles vous faisaient leurs confessions, elles vous diraient que là, surtout, elles se sentent rougir sans savoir pourquoi… C’est probablement l’air aux lilas, aux jasmins, aux ardeurs du midi et aux fraîcheurs du soir qu’on y respire, qui leur apporte ces rougeurs soudaines avec les ondulations de la rivière et les frémissements des ébéniers. Quand on a la tête sur son ouvrage, que de longs cheveux pendants et bouclés font ombre sur les mains qui brodent et cachent le visage incliné, on sent s’enfler sa gorgerette en entendant l’oiseau qui chante et dont la poitrine se gonfle aussi. Ce sont là les silences de deux heures de relevée, dans le salon aux fenêtres et aux persiennes fermées du côté du midi et ouvertes du côté du nord. Mais le soir, oh, le soir ! ou qu’on reste à quelque embrasure à regarder l’horizon, la tête dans sa main, ou qu’on s’en aille rôder dans quelque allée solitaire, la nuit heureusement est tombée et on ne sait plus ce qu’on devient. Dans cette liberté et cette négligence de toutes choses, y a-t-il un livre oublié au coin d’un fauteuil, c’est quelque poète, Lamartine ou Alfred de Musset, ou cet autre dont les chants de bouvreuil blessé furent écrits sur des feuilles de rose sauvage, avec le sang le plus foncé de son cœur… c’est un roman plus triste encore, de la différence d’une vie racontée à un soupir échappé… et l’on en a pour huit grands jours de ces étouffantes lectures à baigner, pour les rafraîchir dans son haleine, déposée longuement sur le mouchoir qui garde le secret des larmes, ses pauvres yeux enflammés. Ce sont là des riens, — de bien innocents détails, — mais il n’est pas un de ces riens, pas une de ces insignifiances qui ne cache un péril affreux. La peste ne peut-elle nicher dans un pli du cachemire le plus suave aux épaules qu’il doit envelopper ? Journées inexprimablement douces, bords de l’étang où les cygnes languissent, ombres des bois dans lesquels on se perd si bien, réduits obscurs où les pas ne s’entendent plus, cascades qui étouffent tout dans leurs bruits qui fuient ; et, pour peu qu’on rentre, salons où souvent on fut laissée seule et où l’on est retrouvée toujours deux, rideaux baissés d’où la rêverie tombe aux fronts comme une impalpable caresse, chaleur qui affaisse les poses et ronge l’humidité aux lèvres, familiarités enivrantes qui pressent une main dégantée, sécurité sur je ne sais quelle foi insensée, abandon, oisiveté, délices qui font comprendre la vie d’yeux à moitié ouverts et de mollesses intrépides de ces peuples qui disent : Mia cara à toutes les femmes, et rêvent d’amour au pied des volcans !

Mais quand on est, comme l’était Allan, plongé dans cette Capoue d’un bel été à la campagne alors qu’un amour profond s’est emparé de vous pour la première fois, quand celle dont on est idolâtre est là, enveloppant de son charme tous les accidents de cette vie allanguissante, le bonheur ne peut pas s’écrire, mais Dieu n’a pas voulu, sans doute, qu’il fût possible d’y résister ! Comme Allan, on sent dans son âme s’épanouir plus que jamais cette large fleur d’amour qu’y a semée, en respirant, un souffle de femme. On croit que cet air, dans lequel on plonge avec des frissons voluptueux tout son être, portera le pollen de cette fleur cachée à celle qu’on adore en silence. Tendres illusions, mysticité ravissante, confiance superstitieuse en la nature, fécondation de l’âme par l’âme, rêves fragiles du premier amour ! pourquoi est-ce de ces éléments divins que se compose le mal inconnu de la vie ?

Hélas ! Allan n’avait jamais qu’imparfaitement senti cette délicieuse phase de l’amour. Seulement il l’avait devinée. La femme qu’il aimait n’ignorait pas sa passion pour elle. Ne le lui avait-elle pas dit ? Elle l’avait pénétré, — mais, en le lui disant, elle n’avait pas détruit les désirs contenus et les doutes des premiers instants. Depuis longtemps ces doutes et ces désirs contenus n’existaient plus dans cette âme qui vivait trop vite. Jamais rien ne vaut, dans les bonheurs de toutes les possessions qui suivent, cette poésie du cœur à son éveil, cette impression mystérieuse du jour qui va suivre, cette ombre rose qui n’est déjà plus des ténèbres à travers des paupières closes encore. L’homme insensé ne le croit pas, mais cela est ! Du bonheur passé, c’est le seul moment qu’on regrette et qui reste sanctifié au milieu des plus purs souvenirs profanés. Allan n’avait pas même eu, à sa place, l’enivrant aveu qui ne le paye pas, mais une pitié stérile et de peu d’écho. Cependant, la raillerie qu’il craignait lui avait été épargnée, et cela le soutenait… D’un autre côté, à l’âge d’Allan, quand la passion a devant soi de l’avenir encore, le désir est une volupté beaucoup plus qu’une souffrance, et les sens se repaissent de contemplations autant que le cœur.

Plus les passions croissent, plus elles s’élancent aux réalités, plus elles se matérialisent. Le platonisme n’est jamais que le commencement de l’amour. Allan ne rêvait plus ; il contemplait, — mais contempler, c’est voir par les yeux, et c’est l’ivresse ! Il voyait madame de Scudemor, dans les détails insignifiants de la vie de chaque jour, encore plus troublante que dans les poétiques divinations de sa pensée. Sa présence l’emportait sur les songes et sur les souvenirs, et même l’imagination était vaincue.

Quant à elle, elle se répétait tout bas ce qu’elle avait dit tout haut à Allan. Sa raison hasardait bien parfois un reproche, mais elle l’atténuait en se disant que tout cela n’était qu’une folie, dangereuse certainement dans une jeune fille de l’âge d’Allan, parce que les impressions des femmes sont plus profondes que celles des hommes, mais qui passerait bientôt sans l’emploi des moyens violents.

Une folie ! mot qu’elles prononcent toutes, ces incrédules de quarante ans, mot orgueilleux, mais d’une sagesse bien vulgaire !

Quoiqu’il en fût, une terrible hypothèse tenait en échec son esprit et épouvantait sa conscience. Si l’amour d’Allan n’était pas seulement ce qu’elle croyait ?… S’il n’était pas seulement un enthousiasme éphémère, mais une de ces déchirantes passions qui devait plus tard anéantir la destinée de ce jeune homme, beau, spirituel et généreux ? À tout prix elle résolut, malgré la timidité d’Allan, de le savoir.

Depuis le jour où elle l’avait accusé de caprice, elle avait été plus caressante pour Camille, à qui elle donnait à peine un baiser au front ou un regard qui disait : « C’est bien ! » Voulait-elle empêcher la petite de s’apercevoir de la froideur de son ami ?… Si elle eût été une coquette, une de ces bourrèles de vanité qui jouissent de sentir palpiter et saigner, sous la nacre de leurs ongles, un cœur que plus tard elles doivent dévorer, on eût pensé qu’elle voulait étudier sur Allan l’effet de la tendresse inattendue qu’elle montrait à sa fille… À coup sûr, elle avait un motif pour se conduire d’une façon si nouvelle ; mais qui pouvait, excepté elle, donner la raison de ce calcul ?…

V

allan à madame de scudemor.

« Vous qui m’avez pénétré une fois, ne pouvez-vous donc pas me deviner une seconde ? N’êtes-vous donc pas la créature supérieure que j’imagine ? Ne savez-vous point ce qui me pousse à vous écrire ? Et si vous le savez, oh ! pourquoi cette manière d’agir tout à la fois incompréhensible et cruelle ? Écoutez-moi :

« Vous avez vu que je vous aimais. Ce n’était pas bien difficile ! L’amour que je me sens dans la poitrine brûlerait les yeux des aveugles, et vous étiez femme et vous aviez passé l’âge de la jeunesse, deux raisons pour que vous ne pussiez vous méprendre sur ce qui avait sa cause en vous… Vous vous êtes méprise, cependant, Madame. Vous avez cru que mon amour pour vous n’était qu’une fantaisie d’adolescent, une germination du printemps qui mourrait flétrie avant la chute des feuilles, quelques gouttes de sang de plus dans mes veines ; et si vous avez été vraie dans vos paroles, c’est une erreur et une humilité pour lesquelles je vous admire, car vous êtes alors une exception parmi les autres femmes et c’est toujours beau d’être une exception. Seulement, il faut que les hommes vous aient donné le droit de les traiter avec une grande générosité de mépris ; il faut que vous ayez pris les sentiments dévoués en une bien horrible défiance, pour avoir été si impie envers mon amour !

« Hélas ! Madame, j’ignore tout de votre passé ; j’ignore tout de vous, excepté que je vous aime, et avec quel éperdûment ! Votre passé… Ah ! votre passé, je le sais, n’a que faire ici. Je ne dois ni ne veux l’invoquer. Mais vous ! vous, Madame, voulez-vous donc me le faire maudire ? et maudire dans la seule constatation qui en reste ! dans la personnification la plus chère pour vous, peut-être, votre fille, qui a cessé d’être la camarade aimée de mon enfance ; votre fille qui n’est plus Camille pour moi, mais votre enfant et celle d’un autre ; votre fille, que vous me ferez détester !

« Est-ce que ce que je vous écris là vous étonne, Madame ? J’ai dit que je laisserai là votre passé. Oh ! souvent, en l’imaginant, j’ai senti mon cœur éclater sous les étreintes de la jalousie, — d’une jalousie niaise, absurde, mais implacable ! Et cette jalousie, j’avais la force de la mettre au silence ; je la cachais, je la cadenassais, je l’étouffais au fond de mon être. Elle m’avait mordu, lacéré, déchiré, mais je lui fermais la gueule avec mes mains sanglantes ! mais je la foulais sous mes pieds saignants ! Qu’avais-je à vous reprocher ? Rien. Qu’avais-je à craindre ? Rien. Ah ! c’était vraiment une démence ! Vous doutiez-vous de ces furies ? Que de fois, mais surtout depuis quelques jours, en voyant mon front pâli et mes yeux cernés, vous m’avez dit, de ce ton de mère que je hais et que vous avez toujours avec moi : « Mon pauvre Allan, que vous vous faites de mal ! » Dieu du ciel ! Vous croyiez peut-être que je me livrais avec fougue aux sensations que j’emportais d’auprès de vous, chaque soir, dans la solitude de ma couche !… Vous croyiez que vous enivriez le corps de l’adolescent et que vous ne torturiez pas le cœur de l’homme ! Femme aveugle, si vous l’avez cru ! si vous n’avez pas pensé au ravage que peut faire dans une âme passionnée l’idée d’un souvenir, d’un seul souvenir qui n’est pas pour elle !…

« Jamais, Madame, — non, jamais je ne vous aurais parlé de cette jalousie, si vous ne l’aviez pas augmentée tout dernièrement, à votre insu peut-être !… À votre insu ? Non, vous êtes trop intelligente. Non, il y a trop sur votre front la marque de la science de la vie et de ses angoisses, pour que vous ne sussiez pas ce que je souffrais et ce qui me faisait souffrir !… Pourtant, ne vous étiez-vous pas déjà trompée sur mon amour ? Ne l’aviez-vous pas pris pour un enfantillage dont mon imagination seule faisait une souffrance ? Ne pouviez-vous vous tromper encore ? Voilà ce que je me disais, mais j’ai surpris votre regard tant de fois attaché sur moi avec une expression si singulière ; j’ai si bien vu et j’ai si mal compris, que je viens vous demander à vous-même ce qu’il me faut penser de vous. Vous voyez bien qu’il s’agit du présent, Madame, et non pas de votre passé.

« Plus je vous aime, Madame, et plus je me détache de Camille, cette pauvre petite que j’aimais comme on aime une sœur. Dans les premiers instants de cet amour que vous avez deviné, tout en vous méprenant sur sa puissance, je trouvais une ressemblance vague, éloignée, indéfinie mais délicieuse, à son visage avec le visage de sa mère. Si elle avait été moins innocente, peut-être les baisers que, dans nos jeux, je déposais longuement sur ses paupières auraient-ils troublé son repos. Insensé rêveur ! j’aimais Camille parce qu’elle était votre fille. Je vous imaginais à son âge. Je me faisais par la pensée votre compagnon d’enfance, et j’éprouvais des bonheurs inouïs à vous dire « toi » en lui parlant. Ah ! ces délices folles me rendaient coupable au fond de l’âme, mais coupable seul, rassurez-vous ! L’ignorante enfant ne sentit rien de mes ardeurs à travers l’amiante de son innocence. Sur mes genoux, où je la prenais quelquefois, après de longues promenades ensemble, elle était aussi naïve et aussi joyeuse qu’avec vous. Moi, je me taisais, je regardais ses yeux et j’y cherchais les vôtres. J’embrassais ses cheveux avec trouble, ses cheveux imprégnés peut-être du même parfum qui s’exhalait de ceux que je n’avais jamais respirés. Je lui demandais si elle vous aimait, où vous l’aviez embrassée le matin même, et je poursuivais un vestige du baiser maternel sur ce frais visage, tranquille et pur, et qui, accoutumé à mes caresses, me disait comme il vous l’eût dit à vous-même : « Oui, embrassez-moi sur les yeux, pour les guérir, car le bleu du ciel leur a fait mal à regarder en l’air si longtemps pour recevoir le volant sur ma raquette. » Lorsque nous avions bien couru après les papillons du jardin, je la prenais dans mes bras et je la portais, et je sentais son bras à travers la toile fine de sa robe, contre mon cou nu qu’elle enlaçait. Je me disais qu’elle était votre chair, que le sang qui passait dans la chair de ce bras était votre sang, et je fermais les yeux, tout en la portant, d’une volupté indicible.

« Mais ces moments-là furent de courte durée. L’enchantement fuyait à mesure que mon amour pour vous se prononçait davantage. L’enfant ne pouvait remplacer la femme. C’était l’oiseau moqueur et non le rossignol. Je jouais encore avec Camille, mais je n’y trouvais plus le même charme. Elle venait sous les saules du bord de l’eau où je passais mes journées à penser à vous, que j’avais vue, assise ou debout, dans le salon, et à qui, ainsi posée, je rêvais des temps infinis, ne songeant à interrompre ma rêverie que pour aller vous revoir encore. Le cœur et les yeux pleins de vous, je cherchais encore vous dans Camille, — mais sa taille de guêpe, sa poitrine de jeune garçon, ses éclats de rire… Non ! ce n’était pas vous ! vous si imposante et si grave, avec ce buste fort et pliant et ces larges épaules épanouies, dans la blonde noire de l’échancrure de la robe, comme un fruit mûr dans une corbeille à jour ! Non ! ce n’était pas vous, et je le savais bien. Folie du cœur ! misérable délire ! Ce regard, cet écho du vôtre, voici que je le trouvais trop humide. Ainsi, je me séparais de tout ce que j’avais idolâtré parce que mon amour avait grandi plus vite que cette petite fille, et je la trouvais bien osée, l’impubère qu’elle était, de vous ressembler, à vous dans le sein gonflé de qui la vie battait son plein, comme la mer sur le rivage qu’elle va quitter ! Pauvre étoile dont le soleil de mes rêves noyait la lueur dans son éclat, quoique cet éclat dévorant et cette lueur timide fussent faits de la même lumière tous les deux !

« Cette souffrance d’imagination, dont Camille était la cause involontaire, durait depuis quelque temps quand, un jour où vous aviez été plus terrible que jamais pour ce cœur enivré, un jour où vous aviez effacé ces femmes jeunes que j’entends trouver belles et qui passent l’été aux Saules, Camille, étourdie et joyeuse, vint troubler mes rêveries de flamme sous le saule où je m’étais réfugié. Elle avait une fleur, une abeille, je ne sais quoi à me montrer. Je la renvoyai comme une enfant qu’elle était. Je fus maussade pour elle. À partir de ce jour, je l’ai toujours été davantage. C’est qu’une idée, — une idée affreuse commençait à poindre dans mon esprit et s’enfonçait dans mon cœur… Ah ! Madame, que je vous aimais !

« Il est impossible que vous ne connaissiez pas cette idée fatale, mais encore à l’heure où vous m’essuyiez les yeux avec votre mouchoir, à l’heure où vous me permettiez de rester près de vous, croyant, dans votre superbe et exécrable expérience, que ce trop-plein de sensibilité qui s’épanchait sur vous s’en détournerait et inonderait au premier jour quelque plus jeune créature, je la cachai, cette idée amère. Je la cachai dans mon cœur, en mettant les deux mains dessus. Faible et éploré devant vous il n’en passa rien dans mes larmes, et vous ne soupçonnâtes pas que l’écolier, l’enfant, le rêveur, la tête perdue qui pleurait là, à vos genoux, vous cachait pourtant une douleur à briser la poitrine d’un homme !

« Elle y serait morte, Madame. Oui, je l’y aurais courageusement ensevelie, quelle qu’eût été la destinée de mon amour, si depuis ce même jour où vous forçâtes à me revenir Camille, que ma froideur avait éloignée, vous n’aviez pas pris plaisir à l’accabler devant moi de caresses. Je trouvais votre conduite étrange, inouïe, impénétrable, puisque je ne l’aurais expliquée qu’en vous rapetissant, ce qui m’était impossible. J’acceptais cette peine qui me venait de vous, en reconnaissance de ce que vous ne m’aviez pas banni, — de ce que vous m’aviez souffert vous aimer… Mais, ce matin, un mot qui vous a échappé a mis à bout mon courage. Rappelez-vous, quand nous sommes rentrés au salon après notre promenade aux bords de la Douve ?… Vous avez regardé Camille, plus animée qu’à l’ordinaire par la chaleur et l’exercice. Son visage, brûlé par le soleil, allait bien au velours noir de son béret basque. Elle avait noué sa frêle écharpe en cravate autour de son cou pour le préserver des rayons trop vifs. Cette coiffure inclinée sur l’oreille et cette cravate improvisée, lui donnaient un air plus masculin que de coutume. Vous l’avez regardée longtemps sans rien dire, et puis vous vous êtes écriée en l’étreignant et en l’embrassant : « Ah ! comme tu ressembles à ton père ! » Il y a eu tant d’âme dans votre accent, tant d’affection passionnée dans cette caresse soudaine, tant de maternité orgueilleuse dans l’un et dans l’autre, tant de souvenirs évoqués tout à coup… que j’ai saisi l’horrible certitude qui ne m’avait apparu que dans les rapides éclairs du doute, et que je me suis enfui pour ne pas montrer les bouleversements intérieurs que ce mot avait soulevés en moi !

« J’ai erré toute la journée aux environs du château, en proie à des agitations contraires, à des rages, à des accès de pleurs, douloureux comme une agonie. Je ne suis rentré qu’après avoir pris la résolution de vous écrire. Vous êtes tellement ma souveraine, vous m’enchaînez tellement rien qu’à voir, je suis si tremblant devant vous, que j’ai le courage de vous écrire ce que je ne vous dirais pas. Dans cette lettre, Madame, vous ne devez pas voir un reproche. Le reproche appartient à qui possède des droits. Le reproche va du trahi au traître, mais moi je n’a pas de droits et vous ne pouviez me trahir, puisque vous ne m’aviez rien promis ni rien accordé, pas même une espérance, pas même la foi à la durée du sentiment que je vous donnais !! Oh ! Madame, j’étais bien à plaindre, mais vous, vous n’étiez pas coupable ! En vous accusant, je n’aurais pas été seulement injuste, mais insensé. Seulement, je voulais que celui dont vous aviez fait peut-être quelque chose comme un Chérubin aux pieds de sa belle marraine, et avec qui vous étiez restée digne et maternelle, je voulais que vous le tirassiez de si bas dans votre pensée en le connaissant davantage, ne fût-ce, au moins, que pour le plaindre d’une autre pitié que celle dont vous vous étiez sentie émue quand il sanglotait à vos pieds !

« Que vous m’avez fait de mal, Madame ! Pourquoi ne m’avez-vous pas chassé de chez vous ? Pourquoi mes larmes vous ont-elles fléchie ? Pourquoi avez-vous craint de m’affliger ? Pourquoi avez-vous attendu que mon amour fût plus grand, plus fort, plus vivace pour m’imposer des douleurs que je ne puis plus supporter ? À présent que je vous ai dit un peu mieux comment je vous aime, quel parti prendrez-vous avec moi ?… Je ne veux pas me placer comme un obstacle entre vous et votre fille, mais je demande à ne plus être le témoin de ces tendresses auxquelles vous ne m’aviez pas accoutumé. Ah ! l’imagination est bien assez cruelle. Vous n’avez pas besoin d’ajouter à ses tourments ceux d’une réalité non plus seulement soupçonnée. Vous pouvez être charitable, généreuse, magnanime avec moi, je serais toujours assez malheureux ! »

VI

— « Je le croyais, mais je n’en étais pas sûre », — dit-elle, après avoir lu cette lettre d’une passion prématurée. Madame de Scudemor venait de se jeter au lit, et, dans sa préoccupation, elle n’avait pas ramené sur ses épaules la couverture de soie qu’elle pressait de ses pieds nus. Ses légers et blancs vêtements de nuit l’enveloppaient de leurs longs plis onduleux. Appuyée sur son coude, elle relisait la lettre d’Allan de Cynthry et, tout en la relisant à la clarté de la veilleuse, elle se rongeait l’ongle rose de l’index de son autre main. Ce front vaste et un peu bombé, où avaient passé tant de choses, paraissait pâle comme la mort dans cet appartement sombre, qui n’avait pour l’éclairer qu’un point vacillant et lumineux dans l’albâtre embrasé d’une lampe suspendue au plafond. Le visage de madame de Scudemor, préoccupé, n’accusait aucune émotion intérieure. Son calme habituel régnait à l’entour. Ce pli d’entre ses deux sourcils, qui ressemblait à une contraction, n’était qu’un chiffre, — mais un chiffre terrible, celui de l’âge de la comtesse, marqué durement en creux sur ce front où bientôt il se creuserait davantage… Mais nulle autre expression que cette ombre de l’âge qui s’en venait, n’apparaissait dans les grands yeux de la comtesse de Scudemor. Allan avait bien vu, du reste ; Camille avait hérité de ces yeux-là. Seulement, chez l’enfant ils étincelaient de ce feu humide qui est si doux, et, chez la mère, de ce feu sec qui est si âpre.

Le plafond se rompait à la fenêtre ouverte, et, à la place, on voyait une nappe d’un bleu noir, semé d’or. C’était le ciel, rayonnant des mille aigrettes de ses étoiles. La nuit était profonde. Le marais, au loin, silencieux. Il n’y avait pas un souffle dans l’air et la pendule piquait, à temps égaux, le silence universel de ses tic-tacs imperceptibles.

Après un quart d’heure d’immobilité et de pensée, Yseult de Scudemor se leva, mit ses pieds nus dans ses pantoufles, et jeta sur la mousseline presque transparente qui la couvrait un manteau de velours noir, oublié au dossier d’un fauteuil ; puis, prenant la veilleuse, elle s’assit en face d’un secrétaire qu’elle ouvrit. Elle était majestueusement belle alors. Elle s’harmonisait avec une sympathie si extraordinaire avec la magnifique nuit qui l’entourait, que l’amour d’Allan eût été compréhensible à ceux qui l’auraient vue, même aux plus sensuels en amour. Les femmes de quarante ans ne resplendissent qu’entre minuit et une heure. Ceux qui ne les ont pas vues à cette heure-là, ne peuvent en parler. C’est « l’heure des morts », dit la Ballade. Aussi la vision de la Jeunesse, revenant rose et mélancolique plus beau et plus touchant que la vie, s’élance du cercueil pour quelques instants jusqu’à ce que le Matin, auroral et blondissant, ne trouve plus que la pâleur fauve, l’œil fatigué, la ride visible, les flétrissures, — toutes les vengeances d’un jour qui étincelle parce que cette femme, à la fin humiliée, fut longtemps plus belle que le Jour !

Elle écrivit. — De minute en minute elle passait sa main sur ses cheveux lissés aux tempes, tout en écrivant. Une porte était ouverte dans l’appartement de madame de Scudemor. Tout à coup une tête s’avança dans la porte.

— Es-tu souffrante, maman ? — dit Camille, avec son palais de cristal tintant délicieusement dans la nuit muette et s’adoucissant dans le velours de ses lèvres. — Je t’ai entendue marcher. J’ai cru que tu avais besoin de moi.

— Non merci, mon enfant, va te recoucher et prends garde d’avoir froid, — répondit madame de Scudemor en continuant d’écrire. Quand elle eut fini, elle alla à la fenêtre qu’elle ferma, après avoir cueilli un bouquet aux jasmins qui en tapissaient les contours, revint au lit et s’endormit bientôt. Création qui accomplissait ses lois avec lenteur et silence, sans qu’un trouble, un frémissement jetât aux surfaces de cet Océan une émotion arrachée aux gouffres de l’âme, un peu d’écume murmurante, un débris de varech détaché des rochers à fleur d’eau du passé, et dont les hauts pics disparus ne faisaient pas un pli au-dessus de la vie reposée…

VII

madame de scudemor à allan.

« Oui, vous avez raison, Allan, pourquoi vos larmes m’ont-elles fléchie ? Celui-là qui a fait le cœur de la femme le sait seul. À l’autre extrémité de la vie, blessée par les hommes et les choses, cicatrisée par la réflexion et le mépris, je me croyais forte à tout jamais, et des pleurs encore, des pleurs quand j’en ai vu tant verser qui n’étaient que des hypocrisies abominables, m’ont empêchée de vous éloigner de moi. Ah ! la cuirasse de la femme est toujours faussée à l’endroit du cœur. Si vous aviez été un homme, peut-être la pitié ne m’eût-elle pas saisie. Mais à votre âge, on ne trompe point. On est vrai. Être vrai, c’est presque être pur. C’est être le contraire de tout ce que j’ai vu, et, le dirai-je ? aimé aussi. Voilà probablement, Allan, pourquoi vos larmes m’ont fléchie !

« Et puis, ma pitié s’est augmentée de la superstition de la douleur. J’ai tant souffert, mon jeune ami, que la douleur m’est chose sacrée. Vous paraissiez tellement à plaindre que je n’ai pas voulu rendre votre chagrin plus cuisant encore ; misérable calcul, puisqu’en refusant de prendre sur ma tête la responsabilité de vos larmes, j’en appelais une autre bien plus pesante à porter.

« Oui, je me suis trompée ; oui, j’ai été aveugle quand votre amour m’a semblé n’être qu’un premier sentiment et un résultat de votre âge, de votre imagination exubérante et embrasée, et des circonstances dans lesquelles vous étiez placé. J’ignorais à quel point votre sentiment pour moi était profond… J’espérais qu’il ne serait qu’une préoccupation éphémère. Accusez-moi, — condamnez-moi, je vous le pardonne ; mais sachez que, depuis le jour où je vous vis embrasser Camille avec répugnance, je voulus n’avoir plus à m’abuser sur le sentiment silencieux qui se trahissait de manière à m’épouvanter pour l’avenir.

« Vous comprendrez plus tard, mon ami, pourquoi j’ai ravalé votre amour jusqu’à n’être que… ce qu’il n’est pas. Il y a du passé dans tous les jugements d’une femme ; mais, c’est au nom de ma pitié même que je reprends ma pitié. Maintenant que je ne crois plus à un caprice qu’il était dangereux d’irriter, maintenant que vous m’avez dénudé votre âme, je vous répéterai le mot qui vous afflige, mais qui doit vous sauver : Allan, il faut que vous partiez. Quittez-moi. Voyagez. Vous êtes jeune et poétique. Vous vous déprendrez aisément de moi pour vous prendre à tant de choses ! De nouveaux amours écloront dans ce cœur qui s’essaie à aimer. Un avenir s’ouvre devant vous, brillant et vaste. Ne restez pas lâchement à l’écart de cet avenir et laissez-moi, sur les confins de ma vie terminée, assise à terre, défaite des fatigues du voyage et du temps trop long qu’il a duré.

« D’ailleurs, Allan, que voulez-vous de moi ?… J’ai trop vécu, et je ne fus jamais assez prude pour ne pas savoir, à leur premier souffle, quelles sont les exigences des passions. C’est de l’amour que vous voulez, Allan, et je n’en ai point à vous donner. Mon Dieu ! je comprends que l’on joue son immortalité à pile ou face ; je conçois que toute la vie on la mette sur le dé pipé d’un amour fragile et qu’on la risque ainsi, sans sourciller ; mais ne faut-il pas qu’un autre amour soit à l’enjeu ?… Ne faut-il pas que quelque chose d’actuel, mais d’enivrant, une chance de bonheur rapide, mais immense, contre le millier de chances de dépérissement, de regret, de misère, de néant qui vous menacent !… Gonflez, exagérez la passion, encore suppose-t-elle cette pauvre chance qui trop souvent lui manque… Mais si jusqu’à cette supposition est impossible, est-ce de la passion qu’il faut appeler un pareil désordre dans la nature humaine ? et n’est-ce pas plutôt une honteuse et incurable extravagance que l’on dignifie avec ce nom-là ?…

« Vous partirez, Allan ; cela est sûr, maintenant. J’aime mieux que vous souffriiez pendant quelques instants d’une jeunesse qui vous dédommagera plus tard, que de vous exposer à des regrets affreux, et moi à des remords éternels. Il ne m’est plus permis d’être légère, et, de vanité, je ne crois pas qu’il en soit resté beaucoup dans mon cœur. Vous partirez donc, cruel enfant, puisque vous n’eûtes pas assez de l’amitié maternelle d’une femme de mon âge. Seulement pour rendre, non pas vos adieux, mais votre séjour loin de moi moins pénible, j’aurai le courage de briser votre dernière espérance… si vous en nourrissiez une encore, sans le savoir, dans l’ombre de votre cœur… Je vous ferai encore ce mal-là pour que vous me le pardonniez et que vous m’en remerciiez un jour. Ce jour n’est pas éloigné, Allan. Vous serez guéri, et moi tout à fait vieille. Vous resplendirez de l’auréole de la jeunesse, et, de cette gloire de la vie, il y aura de quoi faire un rayon doux pour mes cheveux blancs. »

VIII

Deux jours avaient suivi cette lettre. Aucun événement insolite n’avait eu lieu au château des Saules. Les heures s’y enchaînaient aux heures de la même façon qu’à l’ordinaire. Comme les jours précédents, on y vivait avec cette diffusion, ce laisser-aller, cette non-curance dont on jouit si bien à la campagne. On ne s’occupait les uns des autres que le soir, parce que le soir, les promenades finies, on se rassemblait dans le grand salon. Des jeunes femmes qui se trouvaient là jouaient du piano ou de la harpe, les fenêtres ouvertes, au clair de lune, assez avant dans la nuit ; ou l’on causait de Paris, de l’hiver prochain, d’une brochure nouvelle. Cette vie-là, on n’a pas besoin de la décrire. Tout le monde la sait.

Au milieu de tous ces corsets où la chair respirait en repos, parmi ces dandys, des Italiens et ces femmes mignardes et pâlottes, aux yeux en amande et aux poignets d’Andalouse, dignes odalisques de sultans si éreintés de cœur et de corps, il y avait un drame pourtant, un drame, cette chose rare ! qui se jouait entre deux personnages comme entre Pygmalion et sa statue, et que tous ces yeux de myope ne voyaient pas à travers leurs lorgnons carrés. Il fallait que la vanité rendît cette société bien imbécile, pour qu’au moins un soupçon ne remuât pas leurs cervelles de linotte en voyant le visage d’Allan. Il faisait trembler ; sa pâleur avait des nuances vertes, et son beau front un abattement de foudroyé. Il ne revenait plus que très tard au salon, et il n’y avait que Camille qui entendît sa mère quand elle lui disait quelquefois, tout bas, dans le bruit des conversations : « Allan, mon ami, du courage ! »

Il avait été atterré du coup de la lettre que madame de Scudemor lui avait écrite. Mais à force de souffrir l’âme se bronze, et la passion, c’est aussi de la volonté ! Il sentait, confusément encore il est vrai, qu’il résisterait aux injonctions de la femme aimée, à l’empire de laquelle il voulait enfin se soustraire dans l’intérêt de son amour même. Mais il sentait, aussi, qu’à cette raison froide et bienveillante qu’on lui opposait il n’y avait pas de remède. L’âme de cette femme était close, cette destinée enfermée dans un cercle de fer : — tout fini ! comme si la pelletée de terre y avait passé. Seulement, il se promettait qu’on ne l’arracherait point aux colonnes de ce tombeau de marbre doux et glacé, — si c’était un tombeau, toutefois, si ce n’était pas plutôt un sarcophage auquel, hélas ! la cendre même aurait manqué.

Il avait à peine saisi le sens des dernières lignes de madame de Scudemor. Cependant, il prévoyait qu’elle lui parlerait une dernière fois. Mais il était bien résolu à se roidir, à se révolter contre l’ascendant qu’elle avait sur ses facultés confondues. Délire ! délire ! Toujours nos passions se mesurent à la lâcheté qui en est le fruit !

Un soir, il vint se placer sur le canapé où elle était assise, indifférente comme toujours à ce qu’on disait, mais non distraite, et causant avec le désintérêt qu’elle avait pour tout. Délicieuse impression causée par la présence de ce qu’on aime ! Voilà quarante-huit heures qu’Allan avait dévoré des siècles d’anxiété et de souffrances, et cette âme si saturée et si pleine s’anéantit tout à coup au fond des organes enivrés. Il passa deux heures, cœur en lambeaux, yeux, oreilles et pensée, à regarder les admirables bras de madame de Scudemor dans la transparence des manches de son corsage.

La conversation, dans le salon, était fort animée et scindée par groupes. Les hommes parlaient politique et assez haut. Les femmes chuchotaient ensemble, et de ces différents tons de voix résultait une confusion qui permettait de glisser quelques mots à l’oreille de son voisin, sans être entendu ni remarqué. C’est ce qui arriva quand madame de Scudemor dit à Allan : « Allez m’attendre dans le petit bois. » Camille était assise alors sur un tabouret aux pieds de sa mère. Elle était là, droite et silencieuse. Elle aurait été la seule qui eût pu entendre madame de Scudemor, et, naïve et fougueuse comme elle l’était, avec sa curiosité de petite fille, elle eût pu hasarder une question. Elle se tut. Pas un linéament de sa mobile physionomie ne bougea.

Ce mot, dit à voix basse, rappela Allan à la vie de douleur. Il pressentait que ce mot cachait un adieu, un dernier ordre, cette cruauté qu’elle lui avait annoncée et dont il serait la victime. Remède violent qui n’empêcherait pas le malade de mourir… Il se souvint de ses résolutions. Encore une fois, il était bien convaincu qu’il ne pourrait, ni ne voudrait, quitter cette femme qu’il aimait sans espoir ; mais il tremblait de la lutte qui allait s’engager entre elle et lui. Il se trouvait la puissance de l’énergie, — puissance qu’il n’avait jamais exercée, — mais, subjugué dans les derniers replis de son âme par madame de Scudemor, il avait peur que cette énergie, en laquelle il n’avait pas la sécurité absolue de la foi, fût brisée. Sentiment amer, puisqu’il comprend la crainte de la mésestime de soi-même !

Il sortit bientôt du salon et gagna l’endroit indiqué. Ce petit bois, planté sur une langue de terre opposée au marais, de l’autre côté du château, était une retraite fraîche, ombreuse et sombre, formée par de nombreux sapins, des acacias et des cyprès. Entre les pieds de ces arbres on avait semé, au hasard, une grande quantité de fleurs, et ces fleurs, intouchées du soleil, vivaient pâles et languissantes sous ces arbres ; mais on eût dit que ce qu’elles perdaient en éclat elles le regagnaient en parfums. C’était le bouquet virginal de la Nuit. Il n’y avait là pour sa chaste haleine que des bouches ineffleurées, des fronts purs et l’ignorance des sourires du ciel ; jamais la trace tiède encore d’une lèvre disparue, la lassitude d’une caresse ou les langueurs muettes d’un souvenir, mais quelquefois, dans ces seins de fleurs à demi-fermés, une goutte de la rosée du soir, conservée comme un témoignage de l’immatériel amour de la Nuit dans ce célibat du soleil… Touchant symbole de bien des destinées ! Que d’êtres conservent aussi, dans le célibat du cœur, une larme qu’ils ont recueillie, parce que jamais, hélas ! il ne leur sera donné davantage !

La nuit était sombre. Allan s’assit sur un banc, au fond de ce bois où les odeurs étaient presque humides et s’imprégnaient opiniâtrement dans les vêtements. Les syringas, aux parfums dardant dans la cervelle et voluptueux jusqu’à la douleur, s’épanouissaient autour de lui. À une lieue de là, du côté des terres, car le château et les jardins des Saules dessinaient un isthme dont la pointe était le marais, on entendait chanter un rossignol, et c’était une mélancolie de plus que ces modulations d’oiseau veloutées par la distance et qui ébranlaient seules le silence infini de l’espace, où, de temps à autre, il passait un souffle muet.

Mais la nature était un livre fermé pour Allan. Il regardait, à travers les interstices des feuilles, les fenêtres du château des Saules, points lumineux dans l’obscurité. Il épiait avec anxiété le moment où l’on quitterait le salon, et où chaque personne se retirerait dans son appartement.

Au bout d’une heure, il entendit venir d’un pas ferme et rapide. Il aurait fallu le poignarder juste au milieu du cœur pour lui trouver du sang. Tout ce qu’il en avait battait là.

— Vous êtes là, n’est-ce pas, Allan ? — fit madame de Scudemor, d’une voix tranquille. Un oui indistinct — car l’émotion colle la voix à nos gorges au point que nous ne pouvons l’en arracher — fut toute la réponse qui suivit.

Sous ces arbres, on n’y voyait goutte… Elle s’assit sur le banc, assez loin de lui. Heureusement pour elle, il n’avait que dix-sept ans et il l’aimait ! mais s’il avait eu davantage, ou qu’il l’eût aimée moins, pour peu que, par hasard, dans le rapprochement de ce banc, il eût touché seulement du sien ce bras qu’il avait tant admiré dans le salon, ah ! comme elle eût payé cher cette imprudence d’un rendez-vous dans les ténèbres donné à un homme qui meurt de désir !

Mais il l’aimait d’un amour vrai et timide, du premier amour de la vie ; seulement, qu’avait-elle donc, elle, pour être si follement imprudente ?…

Ce qu’elle avait ? Le malheureux allait l’apprendre !

Après un instant de silence, qui lui parut plus long que l’heure qu’il avait attendue :

— Deux jours passés, depuis que je vous ai écrit, — dit-elle, — n’ont rien changé à mes résolutions. Au contraire. Ils les ont affermies. Je vous ai promis que, pour vous rendre l’éloignement moins cruel, je vous causerais une dernière peine, la peine salutaire, et que j’empoisonnerais nos adieux de mes confidences ; car, toute espérance arrachée l’âme prend son parti et se résigne ; mais quand elle en conserve encore, le mal s’éternise et les désirs sont justifiés.

— C’est inutile ! — fit-il, pour répondre, mais il se contint… Une curiosité brûlante surgit en lui. Il était las du mystère. Il voulait savoir tout, même ce qu’il redoutait le plus… Il avait soif de détails. Elle continua :

— Allan, vous allez savoir ma vie. Ce que je n’aurais jamais raconté à qui que ce soit, je vais vous le raconter, à vous, garçon de dix-sept ans. Ce que homme ni femme n’a jamais entendu, vous l’entendrez, vous. Quand cela sera fait, j’espère que vous ne m’aimerez plus. Ou, si l’impression que je vous ai causée dure encore, elle s’affaiblira de plus en plus et, dans l’absence, finira par s’effacer entièrement.

Alors, avec cette voix rauque et lassée qu’il connaissait et qui, dans le monde, ne disait que des choses très pâles, elle commença ses confidences et elle tira de sa gaine une femme que le monde ne connaissait pas :

« Je ne suis pas Italienne, — dit-elle, — mais j’ai été élevée en Italie, dans le couvent de San-Lorenzo, auprès de Florence. Une de mes tantes me donna à une de ses amies, supérieure de ce couvent. Je crois, en vérité, qu’elle était bien aise de se défaire de moi, orpheline à sa charge de soins, de surveillance et d’affection. J’avais perdu mes parents en bas âge. Je devais posséder une immense fortune et je recevais la plus détestable éducation. Tels furent les seuls événements de ma vie jusqu’à quinze ans.

« Mais, à quinze ans, les événements sont en nous. C’est le point du jour de la vie. De l’autre côté de mes quinze ans il n’y a que de l’ombre, du vide, et je ne me rappelle pas plus ce temps-là que celui où j’étais au berceau. J’avais été assez richement douée d’intelligence pour que cette intelligence échappât à l’inertie de mon éducation méridionale. Plus tard, j’ai développé cette intelligence qui m’a servi à juger la vie et non pas à la deviner.

« Quoique du pays des dames à plumes que mademoiselle de L’Espinasse fustigeait de son ardent mépris, il y avait en moi plus de passions qu’en toutes ces filles d’Italie dont l’enfance était mêlée à la mienne. Leur teint était plus foncé que mon teint, la chaleur de leurs regards plus sous-nue que celle de mon regard, leurs paupières plus mantilles mi-closes que les miennes ; mais la passion, chez elles, c’était le serpent qui se mord la queue. Chez moi, c’était le serpent qui étreignait l’arbre de la science pour goûter au fruit défendu. Elles passaient des heures entières le front dans leurs mains, le sein gonflé, une larme chaude pesant à leurs paupières de soie, et, stupides de troubles sans nom, rouges de désirs au moindre souffle qui leur léchait le cou dans ces lascifs climats du Midi, elles attendaient ainsi la nuit et ses songes, et tous ses délires ! — Heure bien-aimée avec ses frissonnements, ses peurs de se pâmer et sa solitude, sous les rideaux qui gardent tous les secrets !… Oh ! déjà, pour moi, cela était trop vague. À moi, les désirs étaient plus substantiels. Les troubles, je les nommais tout bas, et il fallait pour me repaître autre chose qu’une ivresse concentrée, prise à respirer les blanches fleurs de nos marronniers dont nous nous faisions des diadèmes.

« Mon enfant, il n’y a de beau dans ce monde que ce qui est pur. À l’heure que je vous parle, Allan, je n’éprouve point le sentiment d’une honte lâche à vous faire lire dans mon passé et à vous dire : Croyez-en la femme qui ne s’absout pas elle-même : la pureté est le seul beau caractère de notre nature. L’amour, cette puissance de dévouements infinis, l’amour n’est si beau que parce qu’il nous purifie. S’il y a plus saint que la vierge de quinze années, c’est la femme pour qui tout n’est plus incompréhensible ; et plus saint encore que cette dernière, c’est celle qui a tout compris et pour qui tout comprendre n’a pas été une souillure. Oh ! à quinze ans, quand on n’est qu’une faible enfant, que l’on n’a à baiser que le front de sa mère et les pieds de son crucifix d’ivoire, il n’est pas bien difficile de conserver ce précieux trésor de pureté qui, une fois perdu, ne se retrouve plus, et n’est remplacé par rien désormais ! Eh bien, cela même, Allan, je ne l’avais plus à quinze ans, et mon premier amour fut défloré, dans le fond de mon âme, par ma première amitié.

« Allan, quand on a l’âme ardente et que l’imagination est éclose, la passion vient troubler et amertumer nos sentiments les plus innocents et les plus doux. Au lieu de rêver comme elles toutes, je cherchais à vivre. Au lieu du désir d’aimer dont elles se berçaient toutes jusqu’à l’enivrement, moi je me précipitais à l’amour avec furie. Je vivais plus vite qu’elles, et je vivais davantage à la fois.

« Il y avait, parmi les plus rêveuses d’entre nous, une jeune fille napolitaine dont les cheveux étaient blonds comme blondes sont les feuilles jaunies par l’automne, et dont le visage et les épaules étaient inondés comme d’un reflet de cette chevelure fauve et bouclée. Certainement, c’était la plus belle de nous toutes. Elle était moins grande que moi et plus mince. Le soleil de son pays s’était vengé sur ses noirs sourcils et ses paupières de n’avoir pu foncer cette résistante chevelure. Tranchant sous le double cadre d’ébène de ses sourcils, ses prunelles, d’un bleu pâle et mat, ressemblaient à des turquoises enchâssées dans un bracelet le jais, et elles étaient d’une telle tristesse que l’éclair n’en partait jamais et que même les pleurs n’y étincelaient pas. Je me pris pour cette jeune fille de la plus folle idolâtrie. Mais, Allan, si cette affection exaltée avait été seulement le l’amitié de jeune fille à jeune fille, vous aurai-je dit qu’elle était belle ? Vous aurai-je parlé d’autre chose que de son cœur ?…

« Est-ce qu’il n’y aurait donc qu’une manière d’aimer, et serait-il vrai que toutes ces distinctions dans ce point intangible que nous appelons notre cœur sont des chimères ou des mensonges ? Oh ! alors, je m’expliquerais pourquoi je tremblais en approchant d’elle ! pourquoi je rougissais quand elle me regardait, de son œil bleuâtre et triste ! pourquoi les yeux bandés, dans nos jeux, je la reconnaissais sans la toucher aux mouvements qui s’élevaient en moi quand je l’approchais, et je l’approchais toujours ! Mais elle m’aimait aussi, elle, et pourtant elle était calme dans nos entretiens. Ses caresses fraîchissaient sous les miennes. Si elle rougissait, ce n’était pas moi qui la faisais rougir… C’était quelque vague espérance, germe d’un monde déposé dans le chaos de l’avenir ; c’était la hâte d’avoir quelques jours de plus sur son âme ; c’était l’insuffisance de tout ce qui me suffisait, à moi, plus riche et plus infortunée. Elle m’aimait… mais que de fois, sous les orangers fleurissants, assises toutes deux, moi défaillante de la voir, elle ne s’apercevait même pas que sa main était dans la mienne et que je lui répétais insatiablement : « À quoi penses-tu ?… » Alors, elle ramenait du ciel où il s’était perdu, comme un oiseau sur la mer haute, son regard, inanimé débris échouant dans le mien qui le dévorait ; puis des larmes comme je n’en ai jamais pu répandre, car mes lèvres les trouvaient glacées, lui jaillissaient des paupières, et j’attendais qu’elles eussent coulé jusqu’à sa bouche pour les recueillir.

« Mon état devait rester à jamais inconnu pour elle, non que je ne le connusse pas moi-même, mais parce que j’étais sa sœur aînée en fait de passions. Oui, j’aurais pu lui expliquer tout ce qui fermentait si fort en moi, car je ne l’ignorais pas, je vous le répète ; j’aurais tout nommé de mes vouloirs coupables et de mes désirs insensés, mais une timidité invincible m’a toujours retenue. Une nuit surtout, — une nuit terrible, — écoulée à haleter, flancs et pieds nus, près du lit où elle reposait en silence et dont ma main tremblante n’osa pas toucher le rideau ! cette timidité me ramena épuisée dans ma couche. J’étais pudique, parce que j’étais passionnée. La pudeur, Allan, c’est l’aurore de la passion, qui commence par une rougeur dans l’âme comme dans le ciel. La pudeur est une jouissance que l’on cache et qui vous trahit. C’est la première flétrissure de l’innocence de la femme.

« Je passai vingt-sept mois ainsi. Au bout de ce temps, ma tante vint me chercher et me ramena en France où je devais entrer dans le monde. J’eus un affreux chagrin de quitter San-Lorenzo. Je pleurai moins que celle que j’aimais cependant. J’étais si sûre de ne pas être nécessaire à sa vie, qu’il se mêla aux angoisses de nos adieux quelque chose d’aridement résigné. Un sentiment comme le mien était exigeant et orgueilleux. Je souffrais de n’être qu’une camarade de pension pour celle qui était mon idole. Nous promîmes de nous écrire, et je partis.

« Ils crurent, en France, que je ne revenais si triste d’Italie que parce que j’y avais laissé des amitiés de couvent. Ma tante aussi le crut, mais bientôt elle fut détrompée. Ma tristesse lui devint inexplicable quand, à la cinquième lettre datée de Florence, elle vit que je ne répondais plus. Les lettres de Margarita étaient-elles moins elle, — moins ses regards, ses cheveux, ses épaules, moins tout ce que j’avais idolâtré ! Ces lettres m’apportaient chaque fois une déception, un désenchantement, une douleur mêlée de mépris. Du moins, quand je la voyais encore, je pouvais croire qu’elle devinait comment je l’aimais à l’éloquence de mes étreintes, à la violence de mes regards ! Puisqu’un impérieux sentiment de honte m’empêchait de lui avouer ce qui m’eût rendue plus coupable, car peut-être l’eussé-je entraînée, du moins je pouvais savourer, au nom de l’amitié comme elle la sentait, tout ce qui ne rassasiait pas la mienne… Quand j’avais le bras noué à son cou, le sein battant contre son sein immobile ; quand j’illuminais l’onduleuse courbure de son front cuivré des gerbes de flamme de ces yeux dont elle ne put jamais supporter l’éclat, elle ne me repoussait pas. Elle me parlait de choses futiles, il est vrai, d’une robe à faire ou d’une mantille à broder, ou elle s’abandonnait à des rêveries muettes, mais j’étais bien, et nous restions ainsi longtemps… À présent, que me restait-il ? Qu’est-ce que je trouvais dans ses lettres ? L’expression froide d’une émotion vulgaire, des commérages de couvent, et rien de plus, car les rêveries d’une jeune fille ne se parlent pas. Ah ! si peu me mettait à la torture, et — puisqu’il m’était aussi impossible de lui écrire ce que je lui avais tu quand elle m’enivrait de sa présence, — j’aimai mieux me retirer dans la solitude désolée et silencieuse de mes souvenirs.

« Mais les souvenirs à cet âge, qui est le vôtre, Allan, ne sont pas éternels. L’image de Margarita s’effaça peu à peu de ma pensée. Je me suis quelquefois demandé pourquoi on ne peut rompre avec les amours qui le suivent comme avec le premier amour ? Les facultés qui bouillonnaient en moi, je cherchai à les occuper par les livres dont mon éducation m’avait tenue éloignée et par le monde que je ne connaissais pas encore, mais ces facultés ne trouvaient ici ni là la pâture dont elles étaient avides, et je ne comprenais qu’un seul but à la vie d’une femme : — le bonheur dans l’amour.

« Allan, je ne diminuerai pas l’abnégation de ce récit… Il y avait dans la société de ma tante une foule de jeunes gens qui m’entouraient de leurs hommages. À cette époque de ma jeunesse je n’eus que des engouements passagers, mais auxquels l’ardeur de mon caractère donnait les transports intérieurs de la passion. Ces beaux jeunes gens, dont je m’éprenais dans un soir, je les ai tous méprisés depuis, ou, plutôt, le mépris tua l’amour que je fus sur le point de leur donner. Fats imbéciles ! qui eurent la puissance d’altérer ma voix quand ils me grasseyaient leurs riens et à qui je me livrais, dans un salon plein, soit dans les audaces d’une valse soit dans des causeries à mi-voix, pour qu’ils allassent peut-être s’en vanter avec impudence à leurs bayadères d’Opéra… Oh ! si les hommes savaient quelles sont les méprises de cœur des jeunes filles qui vont dans le monde, ils ne voudraient à aucun prix de ces virginités grossières. Ils n’en voudraient ni pour maîtresses ni pour femmes, et ils les répudieraient toutes, autant au nom de la fierté que de l’amour !

« Je traversai ce qu’on appelle les plus belles années de ma jeunesse dans cet enthousiasme d’un jour qui sont des hontes cuisantes le lendemain. Je ne me sentais pas le courage de livrer ma vie à ces hommes auxquels je me reprochais d’en avoir donné un jour. La vanité se vengea de mes dédains en m’accusant de vanité. Hélas ! la vengeance de ces petites âmes blessées, je l’accomplis moi-même sur moi. J’avais soif d’amour et j’en manquais. J’attendais. Attendre, c’est presque toujours la vie entière. Mais le désespoir d’attendre me prenait violemment à la fin ! Si jeune, si forte, si puissante, je me demandais si la vie ne m’échappait pas dans tous ces jours qui se détachaient, un à un, de moi sans aimer. Moment cruel que les femmes connaissent ! Les jours perdus fuient, et laissent un regret qui n’est pas même un souvenir. L’âme a d’étranges détresses. On dit comme la Folle : « ce sera pour demain, » et demain vient et passe, mais non le demain que l’on souhaite. Moins heureuse que la Folle, on pense à hier qui trompa, et la foi au lendemain s’affaiblit chaque jour davantage. Ah ! ce n’est pas toujours la joie d’être belle qui fait jeter sur la glace ce long regard que vous savez. Souvent est-ce plutôt la mélancolie qui empêche de l’en arracher. Nous, que la beauté a tant de fois égarées, nous avons une horrible peur de la perdre parce que nous avons besoin d’amour…

« Fût-ce cette fatigue secrète d’espérer, cette ardeur redoublée par elle-même, cette impatience d’être heureuse qui décida de mon sentiment pour Horace de Scudemor ? J’avais une telle hâte du bonheur dans l’amour, j’avais une telle avidité de croire être aimée, que je fermai les yeux afin de ne pas voir cet homme, afin de ne pas le juger comme les autres et d’être obligée de déchirer encore une fois mes illusions. Je poussai loin la stupidité. Je m’en fis un héroïsme. J’acceptai des paroles d’amour dont les désirs de mon cœur étaient peut-être toute l’éloquence ; j’eus foi en lui et je l’épousai. À qui le veut si bien, il est facile d’être trompée. Cependant je palpitais d’une telle vie, et les hommes proclamaient que j’étais si belle, qu’Horace, comme moi, pouvait se méprendre sur son amour. Quoiqu’il en dût être, je me crus heureuse à jamais. Notre lune de miel fut un soleil dévorant et Camille porte sur son front, déjà passionné, les stigmates de la fournaise dont elle est sortie.

« Mais la possession lassa mon mari, le dégoûta, et bientôt je fus une délaissée… Un amer sentiment d’humiliation s’empara de moi, mais je ne versai pas beaucoup de larmes et la colère l’emporta sur les désespoirs flasques de l’abandon. À dater de cette époque, je m’estimai au-dessus d’une âme commune. J’avais cru à l’amour d’Horace, j’avais goûté les délices du mariage dans une intimité profonde, et cet amour tarissable s’écoulait dans l’accoutumance ! et ces délices inénarrables ne devaient plus exister ! Mon imagination, beaucoup plus que mon cœur, éprouvait une de ces déceptions atroces contre lesquelles il n’y a point de remède, incurable plaie qui infectait jusqu’à l’avenir. Je souffris, mais je le cachai. Je souffris, mais une autre que moi eût poursuivi de scènes éplorées l’homme qui l’aurait ainsi trahie. Moi, je me tus. Mon mari n’était qu’un libertin vulgaire, je ne lui fis pas l’honneur d’être jalouse de ses abjectes tendresses, mais je ne lui permis même plus de froisser ma robe quand nous passions par la même porte tous les deux. La douleur me trouvait toute prête contre elle, parce qu’elle ne faisait que commencer. Les nuits je payais cher le stoïcisme de mes jours. Les nuits, il me prenait des rages à me rouler nue sur les parquets… Mais le jour, j’enfermais mes convulsives souffrances dans le velours et dans les sourires, et cette pourpre m’allait si bien, et ces sourires étaient de si profondes impostures, que mon bonheur insultait les autres femmes d’une façon presque aussi sanglante que mon insolente beauté. Pitoyable chose que le bonheur, Allan, puisqu’on ne peut le distinguer d’une épouvantable singerie ! Est-ce parce que rien n’est vrai qu’on imite si parfaitement tout ? Ainsi le dépit me fit ravaler toutes mes larmes et ma vanité se bastionna dans l’orgueil.

« Un des plus effrayants caractères de la souffrance c’est d’étendre indéfiniment les horizons autour d’elle, de se faire le centre immense d’une circonférence, qui n’est nulle part et qui est partout. Vient une douleur nouvelle qui nous apprend qu’on s’est trompé, que la plaie n’était pas si large, que le mal n’était pas si grand. Désabusement cruel, ironique, implacable, — le déshonneur de nos désespoirs. Je l’ai appris plus tard… Mais, alors, je crus que mon cœur ne se relèverait pas du coup qui l’avait frappé. Je m’ensevelis au fond de moi-même… Hélas, cette force que je m’étais trouvée dans le malheur de mon mariage aurait dû me faire soupçonner que je n’étais pas épuisée, qu’il était encore des épreuves, un par de là à ce que j’avais enduré, — et que la vie traînait un peu plus longtemps avant de finir. Mon amour pour Horace avait été presque volontaire, tant je m’étais précipitée à le croire ! Je ne connaissais point celui qu’on ne veut pas et qui vous entraîne, avec le pouvoir de Dieu. Je ne le connaissais pas, et, pauvre ignorante, je me disais que toutes les sources de bonheur auxquelles je m’étais abreuvée n’avaient pas un abîme de plus que ceux que j’avais mesurés en y tombant.

« J’avais dépassé les trente ans terribles. Trente ans, pour la plupart des femmes, c’est la vieillesse avec un cœur jeune et fou, et le cœur s’épouvante de cet âge encore plus que la vanité. Mais, pour moi, il semblait que l’époque formidable eût été une heure de munificence et de largesse. Il est vrai que je n’avais pas été jetée au moule étroit d’où sortent ces êtres fragiles, dont j’enviai souvent, pour mourir, l’organisation délicate, ces femmes éphémères qui se trouvent mal dans une caresse, et qui n’ont qu’une peine dans leur vie parce qu’il leur faudrait ressusciter pour en avoir deux. À celles-là, trente ans ternissent le blanc plumage du teint ; à celles-là, un enfant brise la taille ; à celles-là, il faudrait une goutte d’ambre pour éterniser l’éclat bientôt évanoui de ces yeux périssables, dont une larme éteint la lumière. Mais moi, je n’étais pas, Allan, une si frêle créature. Je n’étais pas si immatériellement belle. Aussi ma beauté n’agonisait-elle pas à trente ans !

« Au contraire. Malgré mes horribles déboires, malgré les compressions cruelles que je m’étais imposées, je me gonflais sous l’air infini de la vie. Je le respirais avec immensité. Dans ce sentiment de plénitude et de puissance qui se diffondait en moi de toutes parts, je comprenais qu’il n’y avait pas d’être créé plus à l’unisson de cette nature immortelle que moi, substance plus forte et non moins belle que les autres femmes, et à qui la douleur indomptable n’avait pas plus empreint sa griffe sur le sein que la petite main d’un enfant ne laisserait de trace d’ongle sur le cou à fanon d’un taureau. Oh ! Allan, que les joies de la force sont intimes ! Mais quand cette force ne nous défend pas contre le sort, on est malheureux autant par le fait de cette force que par celle de la destinée.

« Et c’est ce qui m’arriva bientôt, mon cher Allan. Monsieur de Scudemor avait un neveu, de quelques années plus jeune que moi. Ce jeune homme avait toujours montré de l’éloignement pour la carrière de son oncle. Riche et d’une indépendance complète, il voyageait sans but déterminé. Je ne le connaissais que pour avoir entendu parler de son esprit et de l’élégance de ses manières. Monsieur de Scudemor me le présenta. Il avait cette timidité orgueilleuse des Anglais qui ne fait jamais la moindre avance. Eh bien, avec cette timidité excessive, en une heure de temps il fut mon maître, et au point que s’il m’avait dit : « suis-moi ! » n’importe où, je l’aurais suivi.

« Il m’avoua depuis que je l’avais beaucoup plus étonné que séduit, et qu’il ne comprenait pas comment il m’avait aimée. Quant à moi, tout de suite ce fut une fièvre, de l’insomnie, du délire. Tout ce que j’avais senti jusque-là n’était pas comparable à ce que j’éprouvais alors. Ce n’était pas uniquement en intensité que mes sensations différaient ; j’étais folle, j’étais malade, rien que d’amour… »

IX

Elle s’arrêta. Sa voix venait de contracter un accent étrange. Était-ce la fatigue d’avoir parlé si longtemps dans l’air de la nuit ? D’abord la surprise avait saisi Allan. Madame de Scudemor et son langage, inanimé comme son front, il ne les reconnaissait plus. Puis, l’intérêt du récit avait été trop poignant pour que l’étonnement ne s’y perdît pas. La sueur froide lui coulait aux tempes, il mordait avec frénésie son mouchoir de soie. Une curiosité infernale, car la jalousie la lui soufflait, dilatait démesurément ses prunelles que l’on voyait dans l’ombre étinceler. Il les dirigeait sur la femme plongée dans les ténèbres dont il n’entendait plus la voix, cette voix basse et profonde qui lui écartelait le cœur.

« Oui, c’était de l’amour pour cette fois, Allan, — reprit-elle, — de l’amour après lequel il n’y a plus dans l’âme que poussière. Puisque cet amour finit, pourquoi croirait-on à l’immortalité ?

« Tout le favorisa, cet amour. Octave pouvait venir chez moi quand il le voulait. Nos rapports de famille étaient trop étroits pour que la vanité de monsieur de Scudemor pût prendre l’éveil sur des bruits qui ne semblaient pas devoir exister. Je voyais donc Octave à chaque moment de la journée. Je l’envoyais chercher quand il tardait à venir, et je lui faisais d’indécents reproches avec une rougeur au front plus indécente encore. Quand il me surprenait de quelques minutes plus tôt qu’à l’ordinaire, j’étais près de me jeter à son cou ou à ses pieds de reconnaissance.

« Cet amour, qui me fit connaître des bonheurs dont je n’avais pas l’idée, me condamna aussi à des souffrances que ne payèrent point les plus enivrantes voluptés. Il empoisonna le souvenir du passé, ce fer qui reste toujours dans la blessure. Margarita, — le rêve, resté rêve ; — et, depuis elle, mes illusions gardées dans le sein qu’elles avaient agité et qui n’avaient débordé que dans les attouchements d’une valse ou d’une contredanse, autorisées par toutes les mères, et auxquels la vie qui s’annonce, en nous parlant bas, donne des significations terribles ; mon amour, trahi par Horace qui n’avait pu l’épuiser, les délices savourées de mon mariage, tout me fit horreur, tout me fit épouvante… Je regrettai de n’être pas la plus pure des femmes pour jeter la fleur de mon innocence dans le foyer de mon amour, pour la lui donner à respirer, à flétrir, à broyer sous ses pieds ! Ah ! les femmes sont adultères, — elles le sont toutes, — mais savent-elles, comme moi, ce que ce traître bonheur peut cacher ?…

« Vous le voyez, Allan, l’adultère n’était pas uniquement pour moi celui des vierges de ce monde, cet oubli un sentiment secret, cette profanation d’un mariage accompli mystérieusement dans les profondeurs de notre âme. Je vous ai dit quelles avaient été les prostitutions successives de mes sentiments. L’adultère, pour moi, ce fut encore davantage. Le lien semblait plus fort. Il fut brisé tout de même. Croyez-moi, Allan, ce ne fut pas la certitude de mal faire, de manquer à ce que la morale des hommes a intitulé des devoirs, qui empêcha ma passion de me rendre heureuse. Ah ! il y avait en elle tout ce qu’il faut de poésie et d’entraînement sublime pour qu’une vanité ou un remords n’osât envoyer une plainte timide aux échos répétés et grossissants de la conscience ; mais la vie était attaquée dans ses sources. J’étais malheureuse, parce que j’étais adultère. Je ne l’étais pas à cause des hommes et de leur morale qui réclame, quand nous la faussons, mais simplement parce que j’étais adultère. Que voilà donc qui est profondément triste ! L’adultère déchirait de ses propres mains les entrailles de l’amour. Ah ! l’on peut rire, quand on est fort, du reproche d’avoir trahi un être qu’on avait aimé, car on n’a affaire qu’à soi au fond de son âme ; mais trahir un être qu’on aime, contradiction des contradictions ! Le trahir d’avance, se trouver avoir trahi dans le passé celui qu’on devait aimer dans l’avenir, mais ne lui donner, à cet être qui prend votre vie et votre pensée, ne lui donner que des restes d’âme et de corps, que des miettes tombées du festin mangé par un autre, c’est la pire des douleurs humaines, c’est des hontes ardentes la plus dévorante ! Vous êtes criminelle envers lui que vous adorez. Pâle victime, vous tremblez sous ses caresses parce qu’elles ne sont pas assez puissantes pour vous faire oublier que vous avez été coupable autrefois. Envisagée des bras qui vous enlacent, de cette poitrine sur laquelle vous reposez une tête qui ne peut pas plus dormir que s’enivrer, votre vie écoulée avant de le connaître apparaît incessamment pour vous désoler, pour vous rappeler que vous n’êtes plus qu’une mutilation, un débris, la coupe qui garde l’empreinte des bouches qui y burent, une misérable femme qui n’a pas le droit de dire, à l’homme dont elle est insensée, le mot pourtant fatal dans lequel l’amour concentre l’éternité de Dieu même : « Je suis toute à toi ! »

« Ô Allan ! Allan ! toutes les femmes qui ne méritent pas qu’on leur crache de mépris au visage, si c’était de la boue et non du crachat qu’on rejetterait de ses lèvres, toutes les femmes ont au moins soupçonné cette souffrance !… Pour toutes, même au sein de l’amour le plus absorbant, il y a eu des instants où, seules, elles ont plié une tête humiliée en se ressouvenant ; où elles l’ont cachée, avec des larmes aveuglantes et dont elles ne disaient pas le secret, dans le creux de la poitrine bien aimée… Mais ont-elles épuisé comme moi les âcretés de cette intolérable torture sans que le bonheur de l’amour pût l’interrompre et la leur faire oublier ?

« — Pourquoi es-tu triste, puisque tu es heureuse ? me disait quelquefois Octave. Hélas ! je lui faisais croire que le bonheur extrême accablait. Je n’aurais pas osé lui dire ce qui causait mes effroyables tristesses, surgissant tout à coup à travers les étreintes de notre union et les sourires de notre amour. Est-ce qu’il devrait y avoir un secret, grand Dieu ! entre deux êtres qui habitent la même couche ? un secret que la nuit, cœur contre cœur, on ne révèle pas et qui fait pleurer ?… Je craignais, en disant ce qui m’affligeait à Octave, de flétrir le sentiment qu’il avait pour moi. Je craignais d’éveiller son mépris. Parfois, je m’imaginais qu’il voyait clair dans ma vie passée ; que, par délicatesse, il imposait silence à une jalousie inévitable. Surtout, l’idée d’un regret me rongeait. Mais il ne vous ressemblait pas, Allan. Je n’ai jamais acquis la certitude que ce qui m’épouvantait existât. Je l’ai bien souvent étudié, avec un de ces regards qui tombent à mille brasses de profondeur dans une âme comme une sonde dans l’Océan, lorsqu’il berçait sur ses genoux ma fille, que je ne berçais plus sur les miens, et je n’ai jamais rien vu qui trahît, dans les caresses qu’il lui prodiguait, l’héroïque sacrifice que je supposais. Ceci n’aurait-il pas dû me calmer, anéantir mes inquiétudes, me rendre plus apte au bonheur que toutes ces idées m’avaient gâté ? mais mon caractère est si profond que la souffrance qui y était tombée je ne pus jamais l’en faire sortir. À cette époque de ma vie, je ne pouvais sans angoisse regarder une tête de jeune fille. Devant, je baissais plus les yeux qu’elle et ce n’était pas, comme elle, de pudeur.

« Que notre cœur est incompréhensible, Allan ! Croyez-vous que je reprochais dans ma pensée à Octave de n’être pas malheureux de ce qui me rendait malheureuse ? Je m’étonnais de sa quiétude. Elle le fit moins grand à mes yeux. Ce fut là le premier rayon qui tomba éteint de sa tête ! Le premier coup de dard de l’aspic caché dans mon cœur ! Vous, Allan, vous que je n’ai pas aimé, vous qui haïssez Camille parce qu’elle est pour vous une date affreuse dans mon histoire, vous n’auriez pas eu cette apathie. Votre amour eût été infini. Il aurait embrassé tous les temps. Mais celui d’Octave ne l’était donc pas ? Des caresses lui suffisaient, et le moment de l’ivresse l’emportait sur la réflexion. Or, toutes les passions profondes sont réfléchies ; j’avais appris cela dans la mienne pour lui…

« Plus j’allais, plus ce point de mépris, douloureux comme une inquiétude, s’élargit et corroda mon amour. Ma passion prit un caractère nouveau. L’enthousiasme n’y était plus… Mais l’enthousiasme n’est que la mousse d’un vin généreux, et les liqueurs les plus brûlantes stagnent sur les bords de la coupe au lieu d’écumer.

« Je ne vous raconte pas, Allan, les événements extérieurs qui se mêlèrent à cet amour. Qu’importe que j’aie vécu dans différents pays de l’Europe où mon mari était en mission ! Octave était devenu le secrétaire de son oncle. Il ne me quittait pas. Je l’emportais partout avec moi. Je n’ai besoin que de vous raconter les phases successives d’un sentiment qui, mort, me mura l’âme avec des quartiers de granit.

« Ce sentiment habitait en moi à des abîmes immenses. Exaspéré par la douleur la plus humiliante qu’il y ait, — la conscience d’un passé irrévocable, — il semblait puiser une énergie plus âpre et plus vorace dans cette douleur… La douleur est une moelle de lion bien amère, mais on dirait vraiment une transsubstantiation infernale ou divine que cette poignante nourriture qui rend nos amours indomptablement dévorants. Le mépris qui succéda à cette douleur ne put rien contre l’amour dont elle avait augmenté l’ardeur. Je ne combattis pas cet amour par ce mépris, ni ce mépris par mon amour. Situation étrange dans laquelle j’ai vécu des années ! Comprenez-vous, maintenant, quelle femme je pouvais être, Allan, puisque mon opiniâtre amour a lutté si longtemps contre le bonheur suprême, la souffrance et le mépris, dans cette âme où les passions étaient écloses comme des couleuvres printanières qui n’attendent pas, pour faire leur nichée, qu’il y ait des feuilles aux buissons ?…

« Il était dans ma destinée de ne trouver que mécomptes et impuissance au bout de toutes mes affections. Vous prévoyez déjà qu’Octave aussi, qui m’avait aimée, qu’Octave auquel j’avais attaché tant de rêves, globes d’or de la pensée d’une femme et dont incessamment elle pare le firmament de son amour, qu’Octave se détacherait un jour de moi qui devais l’aimer tant encore. Vous ne vous trompez pas, mon ami, encore cette douleur ! encore ce calice ! Il m’avait, pendant son amour, admirée autant qu’idolâtrée. J’étais sa religion, son culte, et si je ne l’eusse pas entraîné aux caresses, il ne m’aurait parlé qu’à genoux. Eh bien, voici qui ressemble à des raffinements de cruauté dans la destinée, à des bouffonneries de bourreau dans le rôle de Dieu. C’était l’amour d’Octave qui devait mourir le premier ! Enthousiasme, respect, admiration furent impuissants à le retenir dans son cœur, tandis que le mien échappait au mépris pour survivre à celui que tout aurait dû, n’est-il pas vrai ? empêcher de si tôt mourir.

« Et c’est ce qui m’empêchera de croire, maintenant, à la durée de l’affection que l’on proclame la plus éternelle. Le chagrin m’a usée jusqu’à la dernière fibre, desséchée jusqu’à la dernière goutte, et dans ce sein, où la vie se gonfle encore, je ne porte plus que le cadavre de mon cœur… Un jour de peine, sèche et brûlante (c’était un jour que je n’avais pas cessé de l’aimer), je me reposai dans la pensée du suicide. L’idée de Camille me retint. Allez, mon ami, le jour où la pensée de la mort vous arrive n’est pas le pire des jours de la vie. Tout le temps qu’il y a de l’action possible, le malheur n’a pas dit son dernier mot. On s’intéresse à soi toujours. Mais quand on ne soupçonne même plus qu’il y ait une ressource de repos et de paix dans la tombe, c’est qu’on dure affreusement encore, mais on ne vit plus. »

Elle s’arrêta une seconde fois. Ce récit, où les faits matériels oubliés donnaient une teinte plus sombre et plus frappante à toute cette psychologie orageuse, émeuvait d’une compassion sans douceur et sans distraction l’âme jalouse et tourmentée d’Allan. Soudainement, la lune se leva et jeta ses lueurs blanches et satinées à travers les branchages du bois. L’ombre qui enveloppait Allan et madame de Scudemor se détacha de leurs deux têtes, comme un masque noir. Ils se virent. Allan avait l’air stupide ; mais le génie éploré, comme doit être le Génie de l’expérience de la vie, trônait sur le front de madame de Scudemor. Son œil brillait, sec comme toujours, et à ses lèvres il y avait un sourire : le sourire amer de l’ironie solitaire.

— Voilà ma vie, Allan, — reprit-elle, — à l’exception de ce que je dus souffrir avant de tuer ce dernier amour. Je ne le tuai pas, il mourut sans que je fisse un effort pour le tuer… Mon cœur était dévoré quand il mourut ; mais qu’il mit de temps à mourir ! Je vous fais grâce de ces détails. Ils sont inutiles. Seulement, trouvez-vous bien étrange que je ne croie plus à la durée des passions ?…

— Et Octave, Octave ? — fit Allan avec le ton bref de la fièvre.

— Octave ? — reprit-elle avec son calme ordinaire. — On m’a dit qu’il était mort marié quelque part. J’avais son portrait autrefois. La chaleur du cœur qui battait pour lui en avait altéré les couleurs. Il n’était reconnaissable que pour moi. Je fus assez lâche d’attendre à ne plus l’aimer pour le briser. Mais il fut porté si longtemps que mon sein en a gardé l’empreinte. Croyez-vous qu’il y ait des lèvres assez puissantes pour l’effacer ?…

Elle prit la main du malheureux jeune homme. — Laissez-moi, — dit-il en tressaillant, avec le ton dur du ressentiment. Elle obéit, et, sans colère et sans tristesse : — Oui, Allan, — répondit-elle, — vous dites bien. Je dois vous laisser à présent. J’ai torturé l’amour que vous avez pour moi, mais c’est la torture de l’art qui guérit. La réalité vient de toucher de son irrésistible souffle les rêveries de votre imagination et les illusions de votre cœur. Voyez ce que je suis, Allan ! Voyez si je vaux votre jeunesse ! je la gâterais, et même mon égoïsme n’en profiterait pas.

« Ô Allan, n’aimez jamais qu’une jeune fille, cet adorable mystère dont on soulève, un à un, tous les voiles ! À cette condition seule il y a bonheur possible. Si cette condition manque, on s’expose à des supplices inouïs. Ai-je donc besoin d’insister, Allan ? Une pauvre caresse faite à Camille ne vous a-t-elle pas blessé au vif ?… Quand la jalousie mâche à vide elle est encore plus furieuse que si elle avait une raison pour exister, et elle humilie, parce que c’est le passé insaisissable qui devient le rival que vous ne pouvez pas punir…

« Et puis, quels entraînements résisteraient à la pensée que la femme aimée a dépensé ce qu’elle avait d’amour donner !… que vous ne raviverez jamais la plus faible des réminiscences de sa jeunesse ! Ah ! demain, — si je vous cédais aujourd’hui, — demain, vous seriez las et dégoûté sans doute. Ne vous flétrissez donc pas, jeune homme, à mes flétrissures, car vous n’auriez pas le triste profit de me flétrir un peu davantage. Toute votre passion y avorterait. J’exige que vous partiez demain.

— Non, Madame, — répondit-il avec l’impétuosité d’une colère longtemps concentrée, — non, non, je ne partirai pas ! Si vous avez cru avoir fait une belle chose en me racontant votre désespérante histoire, je n’apprécie pas vos sublimités et je ne veux point de vos abnégations ! Que sais-je même si vous avez dit vrai ?… Que sais-je si par bonté pour moi, et pour me guérir de mon amour, comme vous dites, vous ne vous êtes pas calomniée ? Mais non ! — reprit-il, — vous avez été vraie. Un mensonge ne m’aurait pas fait tant souffrir !

Et il s’arrêta sous le poids de la conviction qu’elle avait été vraie… On l’aurait dit effrayé de l’énergie qu’il montrait.

Mais elle ne s’émut point de cette résistance, sur laquelle elle ne comptait pas. — La nuit porte conseil, Allan, — lui dit-elle avec sa voix grave, — demain peut-être éprouverez-vous le besoin de partir sans me revoir. Autrement, je vous ordonnerais de quitter le château ; et si positivement, Allan, que, par fierté seule, vous ne manqueriez pas de m’obéir.

— Par fierté ! — reprit-il. — Ah ! je me soucie bien de ma fierté ! Mais, Madame, ma fierté, c’est de rester ici malgré vous ! J’y resterai ! Quelque chose de plus fort que moi m’y attache, m’y rive les pieds. Quelque chose de plus fort que vous aussi ! Que me parlez-vous d’avenir, à moi ? Vous que le désenchantement a envahie de partout, il vous sied bien de me parler d’avenir ! Mon avenir, c’est d’être où vous êtes. Mon avenir, c’est de vous aimer, et, quand je serai las de cet amour en pure perte, de me brûler la cervelle à vos pieds !

Sa voix creva dans des sanglots. Il aurait voulu les étouffer ; mais, inhabile aux luttes contre lui-même, il ne put les contenir plus longtemps.

— Ô mon pauvre ami, vous ne savez ce que vous dites ! — fit-elle avec une douceur irrésistible. — Pardonnez-moi si je vous ai fait mal tout à l’heure en vous répétant que je vous forcerais à partir… J’obéissais à l’effroi de la destinée. Hélas ! nous nous rendons bien malheureux. Vous, Allan, vous avez des larmes. Je n’en ai plus, moi. Tout m’a été pris. Mais croyez que je souffre bien aussi… et pardonnez-moi.

Il y avait du baume dans cette voix attendrie. Le front d’Allan tomba, moins d’écrasement que de confiance renaissante, sur l’épaule de madame de Scudemor.

— Oui, mettez votre tête ainsi, mon enfant, — dit-elle, redevenue maternelle, — et pleurez, rassasiez-vous de vos larmes. Hélas ! vous ne pleurerez pas toujours. Ne vous avais-je pas dit que nos adieux seraient cruels ? Ah ! en grâce, abrégez-les en partant demain ! Tenez, je ne vous parle plus de vous ; mais, si vous avez quelque pitié pour moi, qui me reprocherais comme un crime de vous avoir gâté la vie sans même vous avoir fait goûter le stérile dédommagement des passions, soyez bon, soyez généreux en vous éloignant. Payez-moi ainsi du triste courage qu’il m’a fallu pour vous raconter l’humiliante biographie de mon cœur. Cette histoire, que vous savez maintenant, n’est-elle pas une infranchissable barrière entre nos deux destinées ? Quoi, vous n’aimez plus Camille ! Mes caresses l’ont enlaidie à vos yeux parce que, sous ces caresses, vous avez mis quelque chose qui ne s’adressait pas à elle seule, et vous voudriez de sa mère, de celle qui l’a eue d’un autre homme que vous !  ! Et encore, s’il n’y avait eu que cet homme qui m’eût infligé les passions et la douleur, mais vous savez qu’il n’a pas été le seul que j’aie aimé et qui ait tari la source de mes sentiments ! Ah ! ne vous désaltérez pas avec le gravier de cette fontaine desséchée. Allan, ne me croyez pas quand j’ai dit que je vous chasserais de chez moi ! C’était une ruse. J’espérais qu’une telle menace déciderait de votre départ, mais, puisque vous êtes un homme, voulez-vous que je me mette à genoux devant vous pour vous demander de partir ?… Et, du banc sur lequel elle était assise, elle glissa à genoux devant Allan, qui se leva comme d’effroi, en la voyant ainsi abaissée. Cette admirable femme savait bien qu’il y allait de l’honneur de l’amour d’Allan de ne pas la laisser à genoux devant lui, et que, pour ce cœur de dix-sept ans, vierge d’égoïsme, dégradation s’en suivrait à l’instant même s’il hésitait.

Elle l’avait élevé. Elle savait sa noblesse !

— Je resterai là, Allan, — dit-elle, — jusqu’à ce que vous me promettiez de partir demain. Trouvez-vous que ce soit ma place de rester ainsi devant vous ?

Ah ! il promit avec désespoir, — mais il promit sans hésiter. Sa volonté murmurante fut vaincue par la sublime comédie que venait de lui jouer à froid madame de Scudemor.

Alors elle se releva, sereine comme elle avait été noble en s’agenouillant. — J’ai votre parole, maintenant, — reprit-elle, — je suis tranquille. — Et elle l’emmena dans la direction du château.

Ce qu’Allan venait de promettre faisait sur lui l’effet d’une condamnation à mort sur une âme vulgaire. Il ne pensait plus. Il n’avait que la conscience obscure d’un mal affreux. Il marchait la tête basse, en s’appuyant sur le bras de madame de Scudemor. Ils revinrent lentement et en silence, — hélas, ne s’étaient-ils pas tout dit ? — le long des vastes et droites allées du jardin. La lune, réverbérée par les vitrages du toit en pente de la serre, faisait étinceler les mille stalactites mêlées au sable des allées, comme des pierreries sur un fond d’or blanc. Tout était immobilité et lumière dans le large jardin, excepté le groupe noir de ces deux promeneurs nocturnes qu’une imagination effrayée aurait prise pour quelques rôdeurs de la tombe. À eux deux, ils avaient presque l’apparence fantastique d’une Vision, la femme soutenant et entraînant le jeune homme ; et on aurait pensé, à voir la débilité du jeune homme et le calme infini de la femme, qu’elle devait être moins pour lui une Providence qu’une Destinée.

Le château était noyé dans la nacre du clair de lune et semblait dormir. Tout y reposait en silence. Les veilleuses mêmes y étaient éteintes ; car aucun reflet de leurs teintes dorées ne venait expirer aux fenêtres, blanchies par la lune. Seulement, à l’une de ces fenêtres, un rideau de soie verte longtemps soulevé échappa à la main qui le retenait, — et, négligemment, retomba.

X

Le lendemain, le domestique qui entra dans la chambre d’Allan de Cynthry le trouva encore habillé et étendu sans connaissance sur le parquet. En tombant de sa hauteur, le front du jeune homme avait rebondi, fracassé, sur l’angle d’une table de marbre, et sa blessure avait répandu beaucoup de sang.

Le domestique appela, et bientôt des secours furent prodigués à Allan. Il vivait. Il ouvrit les yeux, mais ses yeux étaient égarés. Il parla, mais ses paroles n’avaient qu’un sens confus. Le médecin déclara qu’il était attaqué d’une fièvre cérébrale, dont l’intensité se produisait déjà d’une manière effrayante.

« C’est pourtant moi qui lui ai fait tout ce mal-là ! — se disait madame de Scudemor. — La soirée d’hier aura trop fortement agi sur les nerfs de cette organisation passionnée. » Et c’est ainsi qu’un reproche s’élevait du fond de son âme. C’est ainsi que de sa pitié elle retombait dans sa pitié. Charybde et Scylla cachés au fond du cœur des femmes. Seuls abîmes qui restent inassouvis, quand tous les autres sont pleins !

Elle exprima très nettement la résolution de soigner elle-même Allan. Elle s’établit auprès de son lit et ne le quitta plus. Elle pansait sa blessure, lui donnait tout ce que le médecin voulait qu’il prît, et comme le plus souvent le malade, en proie à l’agitation et au délire, repoussait tout ce qu’on lui offrait, elle passait le jour, le cou tendu et l’œil fixe, à regarder cette tête bouleversée par elle et dans laquelle l’extinction de la pensée ne semblait précéder que de quelques instants celle de la vie.

Si l’air extérieur n’avait pas figé ce bronze en fusion autrefois, si madame de Scudemor avait arraché à la douleur sinon sain et sauf, au moins vivant encore, un des côtés de son âme, peut-être se serait-elle reprise à un de ces sentiments qui l’avaient rendue si malheureuse, et, pour la millième fois, la pensée et l’expérience auraient échoué contre l’incorrigible sensibilité de la femme. Mais, quand il n’y a plus une planche du vaisseau qu’elle a brisé que la passion roule dans ses vagues, quand l’imagination s’est éteinte dans le sang que le cœur a versé, on peut regarder sans défaillance l’être qui vous aimait mourir. On peut rester, sans danger, au bord du lit où chaque respiration de l’agonisant emporte la vie après elle, dans cette chambre chaude comme une serre de souffles humains, et dont le silence est troublé à peine par un pied posé avec précaution sur le tapis, un soupir de celui qui souffre ou de celle, trop émue, qui veille. On n’est plus soumise à la fascination de la souffrance, plus entraînante encore que celle de la Beauté. On ne s’abandonne plus à ces larmes à travers lesquelles on voit superbe, — plus superbe qu’on ne s’apparut à soi-même dans celles que l’on fit couler autrefois. On ne se livre point à ces folies qui montent, on dirait comme une contagion de ses délires, de l’haleine fiévreuse du malade jusqu’à la tête qu’elles enflamment et courbent sur une main inquiète. On ne rêve point le bonheur dans le temps qui échappe, le bonheur qui rêve et qui jouit quand la créature souffre et expire. On ne se dit pas que des baisers mourants valent mieux que des baisers qui vivent, et qu’il est une volupté funèbre et désespérée — meilleure que les voluptés de la vie — à goûter sur la terre de la fosse, déjà creusée pour qui doit bientôt y descendre.

Au chevet du lit d’Allan, madame de Scudemor était, comme partout, inaccessible à tout ce qui eût troublé une autre femme dont la douleur eût moins fortifié la raison. Cependant, elle avait perdu ce dépouillement de tout sentiment et de toutes choses qui la rendait, pour ceux qui l’approchaient, un égoïsme tranquille, un moi dont la souffrance et la réflexion avaient passé à la pierre-ponce les aspérités. La pitié, qui n’est peut-être que l’entente et le ressouvenir de nos douleurs à nous-mêmes, avait établi un lien entre elle et Allan.

Elle apprenait, cette femme qui semblait être devenue impersonnelle, qu’après les angoisses des passions trompées il y a des douleurs possibles, et qu’il reste toujours assez d’illusions dans la vie pour s’apercevoir, un jour ou l’autre, qu’en voilà qui n’étaient pas mortes. C’est ainsi qu’elle avait cru longtemps que sa destinée avait mis enfin le doigt sur sa bouche ; que, d’épuisement, elle échapperait aux émotions qui, tout à coup, interrompirent le recueillement de sa pensée, — seul abri des âmes fortes et grandes, le seul havre où l’on relâche contre les coups de la tempête du cœur ! Mais cette présomption, qui n’était que l’apaisement d’une vie terminée, cette présomption, enfant modeste de la douleur et qui n’avait pas de tête de Sicambre à courber, plia aisément sous cette Pitié éternelle, colombe diaprée des couleurs du ciel d’où elle descend, mais qui a aussi un bec d’acier et des griffes d’aigle, car elle ne fait son nid dans les cœurs qu’à la condition de les déchirer !

Hélas ! Elle, moins que personne, ne pouvait se soustraire à cette pitié fatale. Elle vivait trop à l’écart dans la vie, la solitude en elle était si grande, que tout ce qui allait la chercher dans cette vie écartée, tout ce qui troublait confusément cette solitude, lui retentissait dans l’âme clair, distinct et profond, comme un accord se précise en passant par le milieu d’un air pur. Ah ! souvent, — quand nous nous lançons tête baissée dans les retentissements du monde ; quand nous donnons notre fragile tête à enivrer au bruit des roues du chariot qui nous emporte sur les pentes escarpées de l’existence ; — une voix, plus faible qu’un murmure, nous poursuit à travers ces grands bruits qui ne l’ont jamais engloutie, plainte éternelle d’un être qui souffrit pour nous et dont nous gardons l’écho expiatoire dans nos seins ! Mais comme cette voix est profonde quand, aux bords des chemins parcourus, on s’est assis, dégoûté des buts manques — ou atteints ! et que le calme est si grand dans l’air qui environne, qu’on ne perd pas un frémissement des feuilles qui tremblent aux branchages pâles des peupliers.

Ici quelquefois, là plus souvent, qui ne l’a pas entendue ? Qui ne sait pas qu’il y a comme un doux et cruel reproche dans le sentiment de la pitié pour les coupables et les innocents, — s’il en est ! s’il est possible de ne pas toujours se croire coupable quand une âme — une seule âme — a souffert à l’occasion de nous !…

Mais ce remords, qui est au fond de toute pitié, se prononçait davantage dans le cœur de madame de Scudemor parce qu’il y rencontrait l’inquiétude, l’inquiétude qui lui faisait sentir ses plus brûlantes poinctures ! Elle avait l’anxiété du danger d’Allan, et jamais personne ne lui avait vu, comme alors, un intérêt mêlé d’effroi dans ses yeux de marbre quand elle demandait au médecin : « Monsieur, cet enfant mourra-t-il ? »

La maladie d’Allan avait un tel caractère d’intensité qu’il restait bien peu d’espoir de le sauver. Quand on vit, aux Saules, madame de Scudemor ne plus quitter le lit d’un mourant, ces gens du monde, qui ne voulaient pas attrister leur gaîté rose d’une scène funèbre, partirent les uns après les autres. Ainsi, dans ce château qui regorgeait de monde la veille, il ne resta plus que trois personnes : Allan, madame de Scudemor et Camille.

Quelquefois elle venait, la petite, demander à la porte des nouvelles du malade, car madame de Scudemor lui avait interdit l’entrée de la chambre. Cette mère prévoyante ne voulait pas que le délire d’Allan apprît à sa fille quelque chose de ce qui devait lui rester à jamais caché. Mais la précaution fut inutile. Les pensées d’Allan ne se rattachaient à aucun des événements qui avaient déterminé sa maladie. Dans aucun de ses mots sans suite ne vibra le sentiment dont son cœur était plein. Profonde misère de la nature humaine ! On a un sentiment par lequel on vit, par lequel on respire, — et l’on vit et l’on respire que ce sentiment ne paraît plus exister ! Et ce n’est pas un fait intime, conséquence fatale de ce sentiment, qui le détruit, mais un fait extérieur et brutal, étranger à sa nature. Le cœur se voile comme la raison. On perd le cœur comme on perd la tête… Quelle situation pour une femme qui aime, et qui cherche au fond du regard égaré un vague éclair qui ne soit pas l’ironique mirage d’une connaissance anéantie, quand elle a trouvé plus que les ombres désespérantes de la démence dans ce sourire d’aveugle et dans ces yeux, plus effrayants que des orbites, puisque ce n’est pas de la chair, mais de la pensée qui y manque ! madame de Scudemor n’éprouva pas, il est vrai, l’angoisse de cette recherche affreuse d’un sentiment effondré dans les abîmes de la folie ! de cette infidélité du cœur par la défaillance de la raison en des organes infirmes ! Plus auguste que le ricaneur Démocrite dans son mépris, elle contemplait, sans frémir, les bornes au sein desquelles habite et s’éteint ce que l’homme a de plus divin mêlé aux molécules de son argile. C’était un spectacle digne d’elle. Après les rudes épreuves traversées, elle endormait, avec un fier bien-être, toutes les blessures de ses pieds meurtris dans cette poussière de l’humanité, mais ces instants étaient bien courts… Par une incroyable inconséquence, sa tristesse, sa pitié, ses remords la reprenaient peu à peu. Car pourquoi remords, pitié, tristesse, quand on sait comment tout peut ou doit mourir, aussi bien dans l’âme que dans la vie ?…

XI

Trois heures de relevée venaient de sonner et le temps était à l’orage ; une chaleur de cuivre rougi tombait à pic des nues alourdies, et les hirondelles rasaient la terre de leurs ailes peureuses. Vainement, pour donner de l’air à sa chambre, on avait ouvert la fenêtre d’Allan. De cette fenêtre, d’où l’on embrassait le marais qui faisait face au château des Saules, on pouvait voir s’amonceler l’orage qui s’annonçait dans le ciel chargé. Le soleil, dévorant toute la journée, avait disparu sous de gros nuages sombres d’un bleu foncé, jetant seulement par leurs anfractuosités un rayon jaune et glauque qui fendait sinistrement l’espace. On étouffait dans une chaleur sous-nue, pire que la chaleur solaire. Le marais lui-même, avec ses eaux et ses herbes, n’avait plus de fraîcheur. Les herbes brûlaient, et les mille mares encastrées dans ces herbes semblaient bouillir. Il fumait, au loin, d’une vapeur embrasée et rougeâtre comme un reflet d’incendie ; et, — puisqu’il n’y avait pas une haie dans cette vaste étendue, — immobiles comme si elles avaient fait partie du sol, les nombreuses vaches blanches et pourprées du marais, aux yeux ronds languissamment tournés vers l’horizon vide, n’avaient pas même la force d’envoyer un doux et soupirant souffle de leurs narines épanouies.

Allan, la tête entourée d’un bandeau, les joues écarlates, les yeux troubles et à moitié fermés, était plongé dans la somnolence de la fièvre qui le reprenait vers le soir. Il y avait à peine vingt-quatre heures que le médecin répondait de la vie du malade. Grâce à la surveillance de madame de Scudemor encore plus qu’aux soins du médecin, il était sauvé. Le silence régnait autour de lui. Tout se taisait alors, dans la campagne muette comme dans la chambre assoupie. Pas un bruit ne venait du dehors, et, au dedans, on n’entendait que le frôlement du rideau blanc d’Allan à chaque haleine du vent brûlant qui passait par la fenêtre ouverte.

Yseult de Scudemor était à son poste de sollicitude et de dévoûment. L’inquiétude et les veilles l’avaient déjà maigrie. La tristesse qui l’avait saisie au danger d’Allan enténébrait toujours son grand front pâle. Pourquoi le Calme n’est-il pas toujours serein ?… Pourquoi la mer, après les tempêtes, conserve-t-elle, au jour qui resplendit, encore un aspect annuité ?… C’est que, la tempête finie, le ciel a des nuages presque tous les jours. C’est que la Pensée a, comme la Tristesse, de grandes ailes noires qu’on ne voit pas, et qui projettent aux fronts rassérénés autant d’ombre que si elles étaient visibles.

Madame de Scudemor était assise au chevet du malade mais le rideau qui tombait l’aurait empêché de la voir. Elle avait les bras croisés sur son beau et inflexible corsage. On ne pouvait pas dire qu’elle rêvât. Les figures rêveuses pèchent toutes par l’expression, et celle de madame de Scudemor ne s’émoussait jamais dans les attendrissements obtus d’une rêverie. Elle apercevait, à travers la transparence du rideau blanc qui flottait entre elle et lui, Allan, à qui revenait la conscience des objets extérieurs. Il y avait, pour Allan, entre ses souvenirs et la faculté qui sert à les interroger, entre ses idées et son esprit, le même voile que ce blanc rideau qui lui ennuageait madame de Scudemor. Pauvre aveugle ! qui n’apercevait le jour qu’à travers la voilante impression du bandeau tombé restée aux yeux inassurés encore. Ce qu’il sentait, nous l’avons tous senti ; mais c’est ineffable à raconter. Il essayait de se réaccoutumer à la vie, dont le flot l’avait repris au fond du gouffre et le réemportait doucement… Il cherchait à tâtons son identité perdue. Il n’adressait pas la parole à cette femme, qui ne l’avait pas quitté sans doute. Il n’osait lui parler le premier, et il brûlait d’impatience qu’elle lui parlât. Vingt fois le mot : « Merci pour tant de soins », lui vint sur les lèvres, mais pour y expirer dans un soupir, partagé qu’il était entre le ressentiment et la reconnaissance. Elle qui croyait son malade sous la sommeillante influence de la fièvre, rendue plus engourdissante encore par cette accablante chaleur d’orage, ne remarquait pas ses yeux ouverts, aux aguets derrière le rideau, et cette impatience de sortir du silence qui lui pesait.

Il fit un mouvement pour se mettre sur son séant, mais il était si faible qu’il retomba. Elle l’entendit.

Alors elle ouvrit le rideau, et, à l’expression de ses yeux, elle vit que l’abattement avait cessé.

— Comment êtes-vous ? — dit-elle, avec cette voix éteinte qui ne vient que du bout des lèvres. Et lui, qui n’avait qu’une pensée : — Oh ! ne me le demandez pas, — dit-il. — Si j’étais mieux, ne faudrait-il pas vous quitter ?

Et une larme égoïste et lâche vint mouiller l’angle de ses yeux rougis.

Elle ne répondit point, — mais baissa les yeux, comme Curtius dut les baisser avant de se jeter dans le précipice. Elle les releva tout rayonnants d’une volonté infrangible :

— Allan, — reprit-elle, — je crois que vous pouvez m’écouter, maintenant, sans vous faire mal, car l’émotion ne fait mal que quand elle déchire, et je ne vous déchirerai plus. Je vous rends votre parole de me quitter.

Elle fut obligée de répéter ces dernières paroles. Allan se croyait dupe d’une illusion enfantée par la fièvre ou par le sommeil.

— Non, ce n’est pas une illusion, Allan, — ajouta-t-elle, — c’est bien moi qui vous parle ici. Voyez ! cette main que je pose sur la vôtre est bien la mienne, La reconnaissez-vous à sa froideur ?… Hélas ! vous ne la réchaufferez pas dans les vôtres, mais elle y restera jusqu’à ce que vous la repoussiez…

Il la collait avec ardeur à ses lèvres, mais, comme si ce contact enflammé n’eût pas été perceptible pour elle :

— Le chevet de ce lit — continua-t-elle — m’a été un enseignement formidable, et quelques jours passés à douter d’une vie que j’avais compromise ont ruiné mes résolutions. Quand on a eu pitié une fois, on ne peut plus s’en dédire. C’est comme mourir quand on a vécu. En vain interroge-t-on cette sagesse qui a coûté plus qu’elle ne vaut, et que nous avons achetée à la sueur du sang de nos cœurs… Hélas ! quelque haute que l’orgueil ait proclamé cette sagesse, on est restée femme… L’étroitesse de la personnalité peut être brisée, mais elle n’est pas élargie. J’avais d’abord voulu le croire, Allan. Je me tenais échappée à tous les liens, par la mort de ces passions imbéciles qui les acceptent. Mais une semaine a suffi pour faire justice de ces vues trompeuses. Une semaine a suffi pour m’éclairer sur une pitié que je méprisais. Orgueil humilié, volonté trahie, on sent une invisible main qui tout courbe au dedans de nos âmes, et le sentiment dont on croyait le plus disposer comme d’une largesse, c’est lui qui, malgré sa place furtive en nos cœurs, dispose et fait largesse de nous !

Allan, Allan, on ne traite point les passions comme les maladies, et les moralistes, qui conseillent au lieu de scruter, sont des myopes ou des imposteurs. Quand la Volonté, plus intime que la passion même, ne la prend pas à la gorge pour l’étouffer ; quand elle se ravale à n’être plus que le petit chien dans la cage du lion, on peut désespérer de la créature humaine toute entière, car il n’a été donné qu’à elle seule de se tirer d’un pareil danger. En vain ce qu’il y a de plus noble et de plus dévoué en nous se prendrait-il de la plus immense sympathie pour l’être qui donne sa vie à une passion, et lui prodiguerait-il les conseils d’une sagesse divine, la passion et la raison n’ont pas été faites de la même terre : l’une est du limon humain, et l’autre, la substance de Dieu même, et il n’y a pas de médiateur possible entre elles deux, pas même la pitié !

Cependant, quand la pitié existe, et d’autant plus forte et d’autant plus vive que la souffrance de l’être qu’on voudrait guérir vient de nous, que reste-t-il à faire, Allan ?… Voilà plusieurs jours, mon ami, que j’ai agité cette question au bord de votre lit d’agonie, et vous savez maintenant comme je l’ai résolue. Je me suis dit qu’il fallait être dévouée jusqu’au bout ; que puisque la femme n’échappait pas aux conditions de sa nature (et, à coup sûr, la souffrance et l’extinction des passions m’auraient donné cette triste supériorité si elle avait été possible), il fallait sortir de l’égoïsme de la pensée, de la stérilité des conseils, et se prendre à des abnégations plus grandes que celles qui ne m’avaient servi à rien !

Mon ami, quand je vous ai raconté ma vie de cœur, — à vous que la société n’a pas flétri de ses doctrines de salon et de ses instincts de vanité, — pour vous détacher plus vite de moi qui n’avais pas d’amour à vous offrir et qui, comme toutes les femmes que les hommes devraient en absoudre, ai profané les plus beaux dons de l’existence, pureté, dignité, amour, jeunesse, c’était là une abnégation, sans nul doute. Demandez à des femmes plutôt ! Prudes hypocrites, elles crieraient à la déhontée, et au fond de leurs faibles cœurs elles m’estimeraient à la manière des lâches, en ayant peur de mon courage ! Mais c’était une abnégation inutile. J’aurais dû m’en apercevoir avant aujourd’hui. Moi qui connaissais les passions, je n’aurais pas dû penser que vous me croiriez sur parole ou qu’un aveu comme le mien ne me grandirait pas à vos yeux. Je raisonnais bien dans l’hypothèse où vous partiriez ; mais cette hypothèse même était absurde, avec ma pitié. Dans ce monde, il n’y a que de la faiblesse ou de la force, et mon dévouement avortait.

O Allan ! je tiens de l’expérience de ma vie que tous les amours sont finis, — même les plus profonds et les plus purs. Nos cœurs seraient de granit que le temps exfolie le granit ; mais ils sont de chair, mon ami, et nous avons les déceptions et les déboires, — et le bonheur même, bien plus terribles que le temps, qui, du moins, ne nous use pas en un jour, qui ne nous blanchit pas les cheveux dans une nuit ! C’est une triste science que de savoir cela, Allan, mais vous ne me croyez pas, vous secouez orgueilleusement la tête à mes paroles, et vous rêvez des délices éternelles dans les bras d’une femme aimée. Vous ignorez cette immense tristesse, qui, plus tard, vous envahira aussi, beau et fier incrédule, heureux impie ! L’amour que vous avez pour moi est de nature, plus qu’aucun autre, à vous apprendre le peu de durée des passions !

Eh bien ! parce que cet amour d’exception, cet amour, plus insensé que les autres, plus que les autres doit bientôt périr, et surtout, surtout pour l’éteindre plus vite, Allan, je me dévouerai jusqu’à ses dernières exigences. Je vous épargnerai des douleurs qui pourraient troubler à jamais votre vie, car ce n’est rien que de tuer une illusion, mais c’est tout que de la blesser. J’épuiserai la lie des obéissances, tout ce que la pitié n’empêche pas d’être si cruel dans les sacrifices de la fierté ! Mais ne vous y méprenez pas, Allan, le seul sentiment que vous pourrez avoir jamais de moi, vous l’avez.

Et elle se tut. Sa voix n’avait pas tremblé… mais une frêle teinte, d’un rose bientôt effacé, était passée à la sommité de sa joue pâle. Signe touchant de la nature épuisée, dernière goutte de sang perdu au combat. La joue reprit sa pâleur ambrée avant qu’Allan eût répondu. Cette femme, dont sa jeunesse ne comprenait pas toute la grandeur, avait mis le chaos dans son cœur et dans sa tête… Son amour, qui tout à l’heure se consumait dans les désirs ignés de la possession, reculait comme d’effroi devant ce don si triste et si dépris que madame de Scudemor faisait d’elle-même, devant cette générosité qui s’aumônait de si haut ! Ceci était plus réel, plus vrai, plus glaçant que le reste. Ordinairement, c’est la confiance en Dieu qui produit la résignation aux plus cruels événements de la vie ; mais cette résignation à une passion qu’on ne partage pas, venait, chez madame de Scudemor, de sa confiance en l’instabilité du cœur. Au plus furieux de ses désirs, ce langage abandonné aurait subitement arrêté Allan de Cynthry. Le bonheur rêvé, qu’elle lui avait défait, avec son langage extraordinaire, avant de le lui jeter comme on jette à un pauvre un morceau de pain, il ne se sentait pas le courage de le ramasser. Il ne le reconnaissait plus !

Il avait lâché, pendant qu’elle parlait, la main qu’il avait d’abord portée à ses lèvres. Maintenant, cette main glissait sur le bord du lit, isolée.

— Ah ! pourquoi, — murmura-t-il avec l’accent du reproche, — pourquoi ne m’avez-vous pas dit seulement que je ne partirais pas ?

XII

Si Allan n’avait pas aimé autant qu’il le faisait madame de Scudemor, ou si, volonté plus énergique, il avait pensé à garder immaculée la fierté de son amour blessé par elle, il l’aurait englouti dorénavant dans son cœur. On ne veut pas guérir, mais on sourit noblement par dessus sa blessure ; malheureusement Allan appartenait à une époque où l’éducation religieuse n’existait pas plus qu’aujourd’hui, et où l’on sacrifiait tout aux développements intellectuels et sensibles. À une pareille époque, un caractère doit se former bien lentement, quand l’homme ne meurt pas à la peine. De plus, ne l’oublions pas, Allan avait dix-sept ans.

Telle fut la raison pour laquelle l’impression aride que lui avait causée madame de Scudemor, en se faisant volontairement la victime de sa pitié, à elle, et de son amour, à lui, ne produisit dans le cœur ardent et faible de ce jeune homme aucun résultat fort et grand. C’était un homme à la bavette qu’Allan, comme la plupart des hommes de son temps, même plus âgés que lui.

La poétique imagination par laquelle toute la vie lui arrivait, trouva dans la conduite de madame de Scudemor quelque chose d’étonnant et d’étrange que la spontanéité de son esprit n’avait pas prévu. Si elle ne l’aimait point, comme elle le disait, pourquoi donc s’offrait-elle à lui ? Elle devenait pour lui incompréhensible comme Dieu, mais ne pas comprendre, pour qui aime, c’est encore une raison de plus pour aimer.

Et puis il faut, pour ne pas trop le mépriser, insister sur ce point qu’il traversait cet âge du cœur que l’on se rappelle bien confusément quand il n’est plus, et dont tout est resté indécis, excepté le trouble qu’il nous causa. Quel est cet âge ? On ne le saurait dire. Il n’a point de date. Les mystérieuses années de l’âme ne se comptent pas comme celles qu’un anniversaire marque d’une unité de plus. Il est entre douze et dix-huit ans peut-être. Comme il faut que la lumière soit quelque part, on la met sous le ciel. Elle y peut. C’est alors que notre vie ressemble à l’œil mi-clos sous l’éclat d’un jour soudain, que notre sein se soulève comme l’Océan quand la marée monte, car c’est la puissance de la tempête que la frêle haleine qui les gonfle tous les deux ! C’est alors que le baiser au front de nos sœurs cesse d’être frais comme la rosée des lèvres de l’enfance ; c’est alors que la bouche de nos mères n’a plus, en passant sur nos bouches, le goût qu’elle avait autrefois ; — que nous pensons à cela bien longtemps, la nuit, avant de nous endormir, nous sentant rougir dans l’obscurité comme si nous étions coupables, parce que nous aspirons la vie dans les troubles menaçants qui l’annoncent ! Cet âge, Allan en sortait, comme on en sort toujours, par un amour qui n’est plus le bonheur d’aimer en ignorance, par un amour qui n’est plus l’amour de l’amour ! La convalescence le replaça bientôt sous l’empire de sensations d’autant plus brûlantes que ses sens n’avaient jamais effleuré ces plaisirs, dont l’accoutumance enlève si vite l’enivrement et le charme. Plus sa jeune force lui revenait chaque jour, plus il oubliait tout ce qu’il savait de cette femme pour ne se préoccuper que de ce qu’il n’en savait pas… Ce n’était pas seulement la convalescence qui alanguissait sa démarche ; ce n’était pas seulement un reste de fièvre qui lui tiédissait le fond des mains. Il y avait une vie concentrée et sans rayons dans ces yeux chargés des désirs d’une volupté inquiète. Chose singulière ! aux rares instants où, en regardant madame de Scudemor, il imaginait la vie autrefois passionnée de cette femme, qui ne l’aimait pas, les tableaux qu’il se retraçait donnaient à ses désirs une nouvelle furie. Rien n’est délirant comme cette jalousie qui broyé des cantharides dans ses poisons.

Un soir, dans ce salon où madame de Scudemor avait donné à Allan, au milieu du monde, ce rendez-vous dont les suites furent si inattendues pour lui et pour elle, ils étaient tous deux seuls. Quel changement avait amené les trois semaines qui venaient de s’écouler ! même dans ce vaste salon, plein et bruyant alors, maintenant muet, et qui paraissait d’autant plus spacieux qu’Allan et madame de Scudemor en occupaient un des angles. Madame de Scudemor était assise alors sur le divan, toujours monumentale, toujours droite, toujours rectangulaire, toujours majestueuse. Elle était vêtue d’une simple robe de satin noir, attachée très bas aux épaules et sans dentelles. Ces épaules, larges et parfaites de forme, gagnaient encore à être vues dans le noir luisant du satin. Cependant, en sortant de la robe, qui aurait dû en relever la blancheur, elles avaient de ces teintes plus humaines que les mates et éblouissantes de l’albâtre, teintes jaunies comme celles d’un beau marbre lavé trop longtemps par les pluies. Dans l’ombre projetée par les persiennes entr’ouvertes, sa forte tête dont ses cheveux bruns, tordus à la Niobé, étaient le seul ornement, se moulait avec énergie sur la boiserie blanche des lambris qu’elle avait derrière elle. Allan était assis sur le divan, à ses côtés, un bandeau noir au front, sombre couronne sur le clair de ses cheveux châtains et qui donnait à sa physionomie quelque chose de froncé, de mutin et de fragile tout ensemble, dont le charme était irrésistible. Elle allait y résister cependant. Même la Beauté, madame de Scudemor ne la voyait plus ! Pour toute autre femme que pour cette grande Revenue de tout, pour ce spectre d’avant la mort, rôdant on ne savait pourquoi dans la vie, cet adolescent d’une figure enchanteresse aurait été d’une séduction infinie… C’était l’heure si perfide et si belle que Dieu créa pour le bonheur ou le malheur suprêmes. Le soleil baisait du bout de son dernier rayon les rideaux en velours incarnat de la fenêtre, et l’horizon apparaissait, à travers les barres de la persienne, inondé de cette vapeur rose qui semble le reflet, au ciel, de toutes les pudeurs voilées et des secrètes voluptés de la terre, à cette heure suave et recueillie. Des fleurs mouraient dans de longs vases au fond du salon. Le piano était ouvert, et ils causaient, et, quoique ce fût à mi-voix, souvent une vibration trahissait ce qu’ils se disaient tout bas sous le plafond sonore de ce grand appartement vide.

Que se disaient-ils ainsi tous les deux ? Pour la première fois de sa vie, Allan, inspiré par les mystères de l’heure et de l’ombre, sous les persiennes, par ces exhalaisons de fleurs mourantes et les impatiences longtemps contenues de son amour, se livrait aux entraînements de sa pensée juvénile et brûlante. — Oh ! vraiment, — disait-il avec poésie, — est-ce qu’un peu de ce qui m’émeut et m’agite ne se glissera pas en vous pour vous émouvoir d’un sentiment qui ne soit pas seulement cette fatale pitié ? Ah ! je ne demanderais cela que le temps d’un regard et d’un soupir ! Est-ce trop, ô mon Dieu ! Est-ce que celle qui eut votre âme n’a plus une seconde d’amour à donner ? Eh bien, ce serait un ressouvenir ou une méprise, ce serait tout, plutôt que ce rien de la pitié ! Mais, du moins, je vivrais toute ma vie sur ce moment-là. Oh ! m’aimer faiblement, presque pas, mais enfin m’aimer ! ou du moins me le faire croire, à moi, pauvre fou, le temps presque dévoré que le soleil va mettre à quitter ce rideau dont le reflet s’exhale déjà sur votre front, ô vous à qui tout est possible, dites, est-ce trop ?

— Allan, — répondit-elle, — demandez plutôt au volcan éteint un bouquet de roses de Bengale. Rien ne fleurit, même pour une seconde, dans mon cœur dévasté.

— Eh bien, mentez ! — reprenait l’âme en peine. — Mentez par pitié, puisque la pitié a survécu à la mort de votre cœur. Dites-moi une fois que cette cendre est la rose, qu’une seule pression de votre main d’acier c’est de l’amour, et je vous croirai. Que l’éternité me détrompe après, mais je vous aurai crue !

— Allan, — répliqua-t-elle, — l’amour est plus difficile à contrefaire que la jeunesse, et la jeunesse passée ne se recommence pas. D’ailleurs, quand on a un sentiment profond, à peine si le langage de l’amour vrai apaise les défiances de l’amour. Si la vérité ne satisfait pas l’âme éprise, croyez-vous que vous vous rassasieriez des illusions grossières d’un mensonge qui nous avilirait tous les deux ?…

— C’est vrai ! — dit-il, en penchant sa tête sous la croix de cette démonstration ; et il recommença de gravir ce Golgotha de l’impossible, que tout homme monte pour aller mourir au sommet.

Un peu plus d’ombre tomba dans l’appartement déjà obscur.

— Voyez-vous, — reprit-il, — plus de lumière là où il y en avait ! — Et, du doigt, il lui indiquait le rideau incarnat avec mélancolie : — Ce serait déjà fini si vous aviez voulu !

— À mon vouloir non plus qu’à votre parole, Allan, — dit madame de Scudemor, — il ne reviendrait pas plus de lumière là qu’ici ! — et elle posa sa main sur son cœur. Cependant le vent apportait l’odeur des fleurs nocturnes du jardin, et le ciel rose changeait de couleur à travers les jours de la persienne…

— Eh bien, — s’écria-t-il violemment, — à moi les ténèbres ! — À la fin, la passion se levait. Voilà qu’il saisit, des deux mains, le corsage. Il se jeta dessus, comme Achille sur l’épée, et l’enfant monta jusqu’à l’homme !

Un imperceptible mouvement en arrière avait échappé à madame de Scudemor, mais l’héroïque femme se rapprocha d’Allan comme si elle eût voulu châtier en elle l’instinct révolté… Allan bondit, en se rejetant à l’extrémité du divan, comme si à l’instant, sous ses pieds, eût surgi tout un incendie !

— Oh ! pardon ! pardon ! — disait-il en se tordant les mains avec angoisse, — pardon ! mais je ne peux plus résister, mais je souffre ! mais j’affole ! mais il fallait me laisser mourir ! Oh ! en grâce, dites-moi, ordonnez-moi de sortir ! peut-être que je vous obéirai encore. Il est grand temps. L’air de cet appartement m’écrase. Ces fleurs m’enivrent. En grâce, ordonnez-moi de sortir !

— Ce serait une lâcheté ! — répondit-elle, en gonflant fièrement ses narines comme si elle eût marché sur un serpent. Et elle n’ajouta rien de plus.

— Mais vous n’êtes donc pas une créature humaine ! — s’écria-t-il. Et il enfonçait ses poings fermés dans ses yeux, comme on fait quand on veut être athée en face du monde. — Vous n’êtes donc pas de la même nature que moi ! — Et, comme s’il eût cherché la solution du problème auquel l’intelligence ne suffisait plus, il ramenait ses mains frissonnantes à la taille qu’il avait quittée. Le satin criait sous ses doigts et chatoyait comme électrique… Il sentait la résistance du contour voluptueux de la hanche contre son flanc, à lui, labouré de mille aiguillons. Il était pâle, il était pourpre, puis il était pâle encore, et le bonheur respiré en faisait un enfant de la beauté sublime qu’on ne voit qu’une fois dans la vie, et qu’on ne reverra jamais plus !

Madame de Scudemor le regardait avec ces yeux profonds qui creusent et allongent dans l’âme comme une spirale infinie. Mais il l’aimait tant qu’il semblent prendre un orgueilleux plaisir à défier ses perçants regards. Au plus perdu du fond du cœur d’Allan, elle pouvait se voir encore. Un vague sourire venait à ses lèvres tandis que le souffle d’Allan effleurait, au-dessus, la trace veloutée et brune qui n’a pas de nom chez la femme et qui redouble la fureur des baisers. Ce fut là que tomba le premier de la bouche virginale du jeune homme. Ah ! ce premier baiser sur les lèvres d’une femme, qui donc n’en a pas failli mourir ?…

Les autres, les mille autres qui suivirent, ruisselèrent jusque sur les épaules comme une pluie cinglante. Il n’interrompait ses dévorements de caresses que pour la regarder avec des yeux plus doux qu’un rêve. Pourquoi donc la caresse commence-t-elle et finit-elle par un regard ? — « Ah ! je t’aime, je t’aime ! — répétait-il avec une voix qui n’avait plus de timbre, — ne m’aime pas, mais laisse-moi t’aimer ! » — Et, noué à elle à double étreinte, il la renversa sur le divan. Elle y tomba, résignée, plus noblement que la Romaine qui drapait sa tunique, à l’heure suprême, pour plus chastement mourir. En voyant cette femme sans résistance, qui aurait cru que se livrer ainsi était un dévouement ineffable qu’aucun battement de cœur ne suivrait pas ?… Une seule fois l’amoureux Allan ne tiédit cet épiderme de la contagion des jouissances dont il se repaissait alors. Au sein de cet amour dans lequel une autre femme se serait noyée et perdue, et qui ne lui renvoyait même pas une goutte rafraîchissante à son front lassé, madame de Scudemor ressemblait au plongeur sous sa cloche, dans l’Océan. Premiers et incomparables transports de la possession ! La sensation est indivisible et l’homme s’absorbe dans une formidable unité. Sans cela, qui achèverait le calice si la liqueur à moitié bue était sans parfums et glacée ?

 
 
 
 

— Oh ! tu es à moi, maintenant ! — dit-il après un long silence, comme s’il sortait d’un évanouissement. — Tu es bien à moi !… — et il la souleva. La tête de madame de Scudemor était enfoncée dans la soie des coussins du divan. Le peigne qui retenait et fixait la torsion de ses cheveux tomba, et ils ruisselèrent sur ses épaules. Le hasard a parfois de ces mensonges. Il ment comme s’il comprenait ! Cette apparition de désordre et de passion contrastait avec la physionomie introublée de cette femme aux cheveux défaits. Lac d’une limpidité profonde, sur lequel ne se reflétait pas de ciel ! Dans un moment qui plus tard devait venir, cette physionomie était une réponse d’airain au triomphant Allan. Y avait-il un être au monde qui plus que madame de Scudemor eût échappé à la passion dont elle avait la science, et qui, à cette heure même, fût plus intimement retiré dans le désert de sa malheureuse personnalité ?

Ses mains rattachaient le bandeau de soie noire qui ceignait le front d’Allan : — J’ai craint tout à l’heure, — lui dit-elle, — que votre blessure ne se rouvrît. — Mot qui la résumait toute entière, cette grande foudroyée, mais chez qui la foudre n’avait pas pu anéantir la dernière et la plus chétive des sympathies de la femme.

La nuit se closait. Le vent, entré par la fenêtre, fraîchissait. Les fleurs des vases devenaient plus mortes. Le silence plus profond autour d’eux. On ne voyait plus sur le divan, tant l’obscurité s’allongeait sous le blanc plafond. Sans qu’ils y songeassent, leurs voix avaient baissé progressivement avec le jour. Effet irrésistible de la solennité de la nuit, qui nous fait parler bas comme dans un temple.

On entendit un pas léger monter le perron de la porte-fenêtre du salon, dont les persiennes étaient seulement poussées. C’était Camille, qui revenait du jardin par là…

— Où es-tu, maman ? — disait-elle avant d’être entrée, de cette voix de rose que rien n’égalait en douceur et que Dieu devrait donner au guide de l’aveugle, pour le consoler de n’y voir plus.

Madame de Scudemor s’était levée du divan et s’appuyait sur la fenêtre dont elle avait ouvert la persienne.

— Allan et toi, vous n’auriez donc pas pu vous promener ce soir ? — dit Camille, dont les pieds, blancs de poussière, coupaient le noir de l’ombre sur le parquet. Elle s’assit sur le tabouret du piano qu’on n’avait pas fermé depuis ses exercices du matin. — Tu dis tant, maman, que tu aimes la Normandie par ses couchers de soleil ! Tu n’as pas vu comme celui de ce soir était beau.

Madame de Scudemor donna un prétexte insignifiant à sa fille pour n’être pas sortie, ce soir-là. Resté sur le divan, Allan recueillait en lui-même l’impression des heures qui venaient de s’écouler. Son âme était triste. Pourquoi ? puisqu’il avait été heureux jusqu’à l’ivresse. Ah ! c’est qu’il avait été heureux ! « Triste comme les joies qui ne sont plus, » a dit Ossian, avec son profond regard de vieillard dans le cœur de l’homme.

Comme il se taisait : — Seriez-vous plus souffrant, ce soir, Allan ? — fit Camille avec une timidité inaccoutumée, car, depuis que le jeune homme avait changé de manières avec elle, la hardie enfant semblait avoir peur de lui. Lui adressait-elle une question, elle tremblait comme la feuille en attendant sa réponse.

— Pourquoi voulez-vous que je sois plus souffrant ? — répondit-il avec brusquerie. — Est-ce parce que je ne joue pas avec vous ? — Son accent fut d’autant plus dur qu’il était contrarié de ce que cette petite fille fût venue interrompre son bonheur, et se fût interposée comme un obstacle entre lui et la femme qu’il aurait voulu retenir plus longtemps dans ses bras. Le silence recommença. Mais un gémissement résonnant et court s’entendit. Ce n’était que le piano, sur les touches duquel Camille avait appuyé ses deux coudes pour reposer ainsi sa tête dans ses mains.

XIII

allan à madame de scudemor.

« Oh ! Yseult ! Yseult ! la soirée d’hier m’a fait oublier les souffrances qui l’ont précédée ! Cette soirée a dû nous désabuser tous les deux ! Vous m’aimez, puisque vous n’avez pas repoussé mes caresses ! Voilà ce que je me répète ! Voilà ce qui m’a consacré mon bonheur ! Vous avez été à moi, Yseult ! Mais vous n’auriez pas été à moi sans amour. C’était de l’amour que vous preniez pour de la pitié. Quand on a souffert autrefois, la peur met un masque au sentiment dont on pouvait souffrir encore, on ferme les yeux, mais il est là…

« Oui, tu m’aimes, puisque tu t’es donnée ! Femme adorable, ils n’ont pu t’arracher ta puissance d’amour ! Ils l’ont tourmentée, déchirée, mais elle est restée inépuisable en toi qui la croyais tarie. Ils ont indignement abusé de ce qu’il y avait de plus céleste dans les dons que Dieu t’avait prodigués, mais ils n’ont pu venir à bout des magnificences de ton âme. En vain, ces dissipateurs insensés et cruels s’imaginaient-ils t’avoir dépouillée de ces trésors de tendresse et de dévouement dont le cœur des femmes est rempli ; en vain, l’orgueil châtié par la souffrance, pensais-tu n’avoir plus à donner à celui qui t’aime que le denier de la veuve de tant d’affections ensevelies, que cette pitié tant de fois invoquée ! Tu ne savais pas plus qu’eux, Yseult, quelle colossale fortune il te restait… Moi, venu le dernier d’entre eux tous, je me referai une coupe où boire le bonheur et l’amour avec les débris du vase d’albâtre qu’ils ont brisé, et dans lesquels il reste imprégné un si suave parfum encore qu’on le dirait couronné de toutes les fleurs de ton printemps !

« J’ai bien souffert, — et par ta faute, et pourtant tu n’étais pas de celles qui cachent leur secrète pensée ou qui la démentent. Ton noble cœur avait refusé de retenir ce que le monde t’aurait peut-être appris si tu n’avais pas été toi. Tu m’as toujours paru trop grande pour ne pas être vraie. Toutes tes paroles respiraient la sincérité d’une amie ; mais, malgré toi, tu m’étais davantage, et un même jour devait emporter les illusions dont tu m’accablais et mes défiances, plus opiniâtres que mon espoir ! Ce jour est venu, et c’est plus que ta bouche qui a parlé, Yseult ! Ah ! je suis bien faible, ou le bonheur inattendu bien terrible, mais ce m’a été un tel envahissement de félicité dans mon âme, que n’eusses-tu pas été sincère avant ce jour d’abandon, après, tu serais pardonnée !

« Et toi, Yseult, n’es-tu pas heureuse aussi de te retrouver de la jeunesse quand tu la croyais évanouie ?… Pour une âme comme la tienne, vieillir est un mot qui n’a pas de sens. Aussi ne te réjouis-tu pas, du sein de tes désespoirs de la veille, de te reconnaître immortelle ?… Noble joie ! Orgueil digne de toi ! Quand tu disais que tu n’étais plus que l’ombre de toi-même, quand tu jurais que la pierre du sépulcre était scellée à ton cœur glacé, ne te sentais-tu pas un regret inconsolable de la vie, une horreur secrète de ton néant ? Ne pleurais-tu pas sur la torche éteinte, dans cette nuit des Catacombes où tu errais seule au hasard ? Toi, forte et vivante créature toujours relevée autrefois, plus indomptable à chaque revers, toi que souffrir n’avait pas corrigée d’offrir ton brave cœur, dans l’intrépidité de son amour, aux déceptions, aux trahisons, aux ingratitudes ; ne sentais-tu pas ton rôle d’héroïne trop tôt achevé, qu’aimer toujours, qu’aimer encore était une grande et belle destinée ? Une destinée qui t’allait mieux ? Ne sentais-tu pas que la femme dont l’amour ne s’était pas desséché à ces souffles âpres de la vie l’emportait jusque sur Dieu même ? Car, Dieu qu’il est, sauve de la souffrance l’éternité de son amour, et la femme n’en a pas été préservée.

« Laisse-les dire, ces êtres inquiets parce qu’ils sont bornés, laisse-les dire dans les agitations de leurs petites jalousies ! Moi, je comprends mieux l’infini, et tu peux te rassurer, ô Yseult ! Non, la vierge ne vaut pas la femme qui s’est purifiée dans l’ardent creuset des passions ; elle ne la vaut ni comme amour, ni comme pudeur même. C’est surtout quand elle aime pour la centième fois que la femme est le plus sublime. Voilà ce que ton amour m’a appris ! Voilà ce qui me fait t’adorer plus à genoux encore ! N’est-il pas écrit, ô ma bien-aimée, que le neuvième ciel est le plus beau ?…

« N’aie donc pas peur pour moi, Yseult ! Dans la félicité suprême d’être aimé par toi, j’oublierai tout ce que tu m’as raconté de ta vie ; ou si parfois tu me le rappelles, tu en seras plus grande à mes yeux. Ne te dois-je pas le bonheur manqué dans toutes les épreuves ? Pose donc sur ma tête, ô Yseult, ton dernier essai d’être heureuse ! Ah ! cette idée fait de moi plus qu’un homme ! Elle me divinise pour mieux t’aimer !

« Oui, tu seras aimée par moi, Yseult, comme aux jours les plus exigeants de ta jeunesse tu désirais le plus d’être aimée, et tu retrouveras dans mon amour les félicités commencées et détruites, comme les autres amours passés, évanouis ! J’ai la fierté d’un amour immense. Je crois l’emporter sur les cœurs stériles qui t’ont aimée ! Ne m’as-tu pas dit que j’étais plus vrai et plus pur ?… Ne résiste donc pas au sentiment qui t’entraîne. Avoue-le, quand tu es toute à lui. Oh ! malgré les extases trouvées dans tes bras, Yseult, mon bonheur est incomplet encore. J’ai besoin de te voir te confier à moi-même et à toi. Que je t’entende me dire : « C’est vrai, Allan, une chétive pitié ne m’aurait pas poussée à de tels sacrifices », et je ne te demanderai jamais davantage, et je m’appuierai sur ton épaule jusqu’à ce que tu t’appuies sur la mienne, reposé pour des siècles et indestructiblement heureux ! »

XIV

madame de scudemor à allan.

« Allan, tout est une harpe au poète et votre lettre est un chant d’amour. Votre jeunesse n’a pas voulu croire à ce que je vous disais de moi-même. Il vous a été plus doux de penser que je ne me connaissais pas. Parce que j’ai agi comme celles qui aiment, vous vous êtes hâté de proclamer la résurrection de mon cœur. Hélas ! pourquoi ne l’auriez-vous pas fait ? Chose ordinaire et misérable ! Ne sommes-nous pas aussi souvent dupes de nos joies que de nos découragements ?

« Ah ! si je n’avais été que découragée, peut-être eussiez-vous eu raison, mon pauvre Allan. Le découragement est de la passion encore. Elle est renversée, mais elle vit… C’est un abattement bien cruel, je le sais, mais il y a au fond une révolte. Tant qu’on murmure, on n’est pas entièrement détaché. J’ai connu cet état de l’âme, cette langueur d’un désespoir fatigué, cet accroupissement sur soi-même, cet enveloppement de la tête avec son manteau quand on est décidé à se laisser mourir, comme autrefois Anaxagore. N’ai-je pas lu que Périclès vint trop tard ?… Vous aussi, comme Périclès, vous avez manqué l’heure, Allan. Depuis longtemps elle est passée. Je ne reproche plus rien à la vie, et si je vous ai dit que l’amour m’était impossible, je ne me plaignais pas, je me jugeais.

« Vous m’avez fait trop grande, mon ami, dans vos adorations exaltées. Je ne sais pas s’il est de ces femmes dont l’âme n’ait jamais faibli à aimer, — qui, sur les morsures de chaque amour tombé de leur sein, pussent toujours en reprendre un autre pour l’y replacer de nouveau. Je ne sais pas si la nature choisie dont elles sont faites a rendu la douleur si impuissante qu’elles aient pu, sans peur, lui ouvrir généreusement leurs poitrines. Hélas ! il n’y eut place que pour sept glaives dans le cœur de la mère de Celui qui fut tout amour ! Mais, s’il existe de ces femmes toujours défaites, jamais vaincues, à qui la force n’a pas manqué à la millième étreinte, capables du bonheur d’être aimées plus difficile que d’aimer encore, s’il en exista ou s’il en existe, vous pouvez les appeler sublimes, car elles le sont, mais ce n’est pas moi. Moi, la passion m’a tout dévoré. J’ai résisté au courant de la destinée qui m’entraînait où je suis tombée. J’ai résisté longtemps toute pleurante, me déchirant aux arbres moqueurs de la rive qui avaient croulé sous ma main. Mais il a bien fallu céder ! Le flot de douleurs doublait toujours, et, d’ailleurs, le gouffre n’était pas loin, vide, béant et solitaire dans lequel vous tendez les bras, jeune homme, mais d’où vous ne pouvez pas me sortir. Du bord désert où vous vous penchez pour m’atteindre, je ne reçois rien que vos larmes. Vous voyez bien que je ne suis pas l’admirable créature que vous dites, celle dont l’imperturbable amour est toujours une virginité nouvelle. Reprenez donc, ô poète ! votre couronne d’étoiles. Je ne suis pas digne de la porter.

« Allan, vous voulez de l’amour en échange du vôtre. Aussi me niez-vous obstinément ma pitié. Vous ne comprenez pas que sans amour je ne vous aie pas repoussé, mais c’est que vous ne connaissez pas, mon ami, ce qu’est la pitié au cœur des femmes. Je l’ignorais comme vous, avant d’avoir vu vos combats et vos défaillances. Mais, croyez-moi, c’est quelque chose de bien éternel et de bien irrésistible puisque moi, qui avais acheté assez cher l’empire que j’avais sur moi, je n’ai pu me défendre de ce sentiment trop méprisé… Ah ! la pitié, c’est de l’amour sans le bonheur qu’il donne. Voilà pourquoi ce n’est pas de l’amour !

« Si vous aviez aimé une autre que moi, Allan, une autre à qui un peu de jeunesse de cœur fût restée, peut-être ce qui fait les trois quarts de l’amour dans les femmes aurait-il suffi à vos ardeurs. Cette pitié aurait ravivé d’expirantes tendresses, r’ouvert la source des pleurs mal essuyés, et fait éclore un dernier enchantement du sein de toutes ces mélancolies. Elle aurait pleuré sur vous et sur elle. Elle vous aurait dit de la soutenir. Elle vous aurait embrassé comme la dernière colonne de son temple, et vous vous seriez perdu dans toutes ces tendresses qui eussent été de l’amour encore, une félicité bien voulue, un rayon de soleil tardif, mais d’autant plus doux, dans ce feuillage flétri d’automne trempé des pleurs d’un ciel affligé ! Pourquoi ne suis-je pas de ces Élues qui se déprennent lentement de l’existence, et qui se serrent contre elle avec le regret de la quitter ? Pourquoi vos bras, autour de mon cou, ne m’ont-ils pas fait un collier d’illusions dernières ? Pourquoi mon cœur, ce vieillard transi, ne se réchauffe-t-il pas à ce soleil ?… Pourquoi, aux heures où vous cherchez dans mon âme à travers mes yeux, dévastés comme elle, une émotion qui vous console, une ivresse éphémère, mais revenue, et qui vous dise de mieux espérer, n’ai-je pas même l’exaltation ou la douceur de ma pitié ?… Ah ! c’est que rien ne me fut laissé de ce que Dieu oublie bien souvent d’enlever aux femmes malheureuses, — le soulagement d’un enthousiasme, de temps en temps, et assez d’attendrissement pour une larme. Non, vous ne pouvez vous y tromper, Allan. Je n’ai pas de ces embrassements où la mère et l’amante se confondent. Je ne saurais me pencher sur une tête chérie pour y verser ce déluge de célestes larmes qui, aux fronts aimés comme aux cœurs de qui les répandent, ne devraient pas sécher sitôt. Je ne suis qu’une femme sans prestige, un génie sans auréole, et, si c’est se dévouer que ce que j’ai fait, Allan, je n’ai pas même eu la joie intérieure de mon dévouement accompli.

« Pauvre sacrifice, du reste, qui n’aurait pas dû tant vous troubler ! Tout le temps que ce n’est pas de son âme et de son bonheur qu’on sacrifie, boirait-on du sang comme cette fille qui sauva son père, le dévouement est si imparfait qu’il dispense de la reconnaissance ! Qu’était-ce que moi auprès de vous, Allan ? J’étais vieille, et si guérie de la vie que j’avais rétracté toutes les malédictions prononcées autrefois contre elle, tandis que vous, jeune homme, vous n’aviez encore souffert que ce qu’involontairement je vous avais fait souffrir. L’avenir vous tendait les bras, comme un ami. Plus tard, l’existence pouvait vous être douce et belle. Ne devais-je pas, autant que je le pouvais, vous en épargner les angoisses ? Fallait-il aller chercher quelque motif imbécile dans les idées du monde, pour opposer à cette fatale pitié ?… Eût-il été généreux, à moi que plus d’un amour avait flétrie, d’écouter je ne sais quel scrupule quand, pour la première fois, ce n’est pas de moi qu’il s’agissait ?… Ma conduite a été plus simple, Allan, mais ne m’élevez pas par le sacrifice. Ne m’attachez pas à vous par un lien de plus. Ma main ne tremble pas en écrivant que je me suis donnée, mais si j’avais pu vous donner un battement de cœur ou une larme, j’aurais fait davantage pour vous… »

XV

Pendant la maladie d’Allan, Camille, à qui, on l’a vu, sa mère avait permis seulement de venir s’informer du malade à la porte de l’appartement qu’il habitait, Camille avait vécu dans l’indépendance de l’isolement. Madame de Scudemor, effrayée du danger d’Allan, n’avait plus d’yeux que pour lui. La surveillance de sa fille se perdait dans une surveillance bien autrement anxieuse. On n’y a pas assez réfléchi, le sentiment maternel qui vient des entrailles, c’est-à-dire de plus bas que le cœur, perdrait de la sainteté de son caractère si un souvenir ou un regret ne le sauvaient pas des instincts seuls de l’animalité. Croyez-le ! la mère n’est si belle que quand elle est un débris de l’amante. Bonheur passé, peine ressentie, dédommagement d’une attente trompée, voilà la gloire mystérieuse qui luit autour de la tête d’un enfant chéri, l’étoile pâle qui se baigne éternellement dans l’eau murmurante des larmes dont le cœur est la source, le secret de ces délectables tendresses, de ces regards passionnés de toutes les passions et qui tombent, bénissants et suaves, sur un fils stupide ou une fille laide comme un baiser de Dieu sur la nature ! Mais quand l’amour, cette tunique sans couture qui enveloppait deux cœurs transfondus, a été déchiré dans chaque fil de sa trame fragile et qu’il n’en reste pas un haillon sacré pour en faire des langes à l’enfant qui pleure, le malheureux grandit comme il peut, dans son berceau. Le cordon ombilical du passé a-t-il été tranché comme celui de la chair ? l’enfant ne tient plus à la mère. Cette vie une, dans sa duplicité merveilleuse, éclate et se scinde tout à coup, et, chose cruelle ! dans cet arrachement de deux existences l’une à l’autre, ce n’est pas l’espace qui dorénavant doit les séparer davantage.

Pauvre Camille et pauvre Yseult ! Il n’y avait donc que des rapports extérieurs entre elles ! un sentiment doux comme tout ce qui est sur le point de n’être pas, engendré par l’habitude, par l’idée de la faiblesse de l’enfant qui constituait un devoir de protection dans l’esprit de madame de Scudemor, mais rien d’adhérent et d’étroit. Dernière négation de la destinée, qui avait tout refusé à cette femme excepté le cœur qu’il lui fallait pour en souffrir.

Aussi, comprendra-t-on plus aisément qu’elle dût se préoccuper exclusivement des rapports nouveaux qu’une souffrance, dont elle s’accusait, avait établis entre elle et Allan de Cynthry.

Camille n’avait jamais joui d’une liberté pareille. Jamais elle n’avait pu comme alors se livrer à ses mille fantaisies, perdre son temps avec une mollesse plus paresseuse, ce temps qui n’est gagné souvent que quand il est si bien perdu. Tous les jours elle les passait à errer, sans but, dans le marais et dans les campagnes adjacentes de l’autre côté du château ; et, quand le soleil qui la hâlait était trop brûlant, elle s’asseyait contre le tronc de quelque saule ou le revers de quelque fossé, et elle attendait que la chaleur fût diminuée pour reprendre sa nonchalante promenade. Lorsque le soir venait, elle ne s’en allait pas. Une voix qui devait être obéie ne lui disait pas de rentrer parce que la rosée était trop froide après une journée si chaude. On ne lui jetait pas un tissu de laine sur les épaules à l’heure où la fraîcheur peut être mortelle… Brebis à qui Dieu mesurait le vent, oiseau qui ne croyait ni à la Providence ni à ses ailes et que l’air roulait sans qu’il résistât, enfant trop abandonnée pour se confier, car la confiance c’est de la volonté abdiquée. Qui se confie sait qu’il se confie, et elle ne le savait pas. Elle s’ébattait sous le ciel sans se soucier du nuage qui menace, de la nuit qui vient, du froid qui se fait. Elle respirait à l’aise, en dehors de son éducation d’enfant riche. Comme les filles des pauvres riverains de ces marais, il ne lui manquait que les pieds nus.

Mais était-ce la cause à laquelle elle devait une liberté inaccoutumée qui l’empêchait d’en jouir avec dilatation ? L’inquiétude, vague sans doute, comme elle l’est toujours dans un enfant, avait-elle mis son point noir dans cet horizon limpide ?… Cette feuille de sinistre présage, secouée de l’arbre de la Mort, était-elle tombée sur le lac aux reflets de ciel, et en avait-elle fait fléchir l’onde dans un pli bientôt effacé ? Ou cette vie lui était-elle si nouvelle et si douce, dans sa solitude et dans sa négligence, qu’elle n’avait plus besoin d’en jouir vite comme d’un bien qui fond aux mains dans un clin d’œil, qu’elle ne s’y élançait plus comme à une récréation qui va finir, mais qu’elle se faisait lente à en savourer les délices et qu’elle s’y consumait peu à peu ?… Toujours est-il qu’on ne la voyait plus bondissante comme naguère, avec cette énergie d’une vie profonde qui se trahit à la surface, prendre de l’air dans sa main avide comme dans sa bouche ouverte par le désir quand elle manquait le papillon effleuré, — et triste, après, en regardant ses doigts teints de la poudre d’or des ailes qui venaient de lui échapper, comme si elle avait l’intuition de ce mélancolique symbole de toutes choses qu’on ne touche que pour les flétrir ! Toujours est-il que les fleurs, cet aimant des jeunes filles, qui ont comme des regards dans leurs corolles et dans leurs parfums des haleines, avaient beau de loin, lui sourire sur leurs tapis d’herbe ou du bord des eaux, elle ne se hâtait plus pour les cueillir. Elle mollissait, n’allait plus pour aller, — gracieuse toujours, non plus de la grâce vive et tournoyante de l’alouette, mais de celle plus longue et plus chaste du cygne, endormi sur une eau sans courant. Et ainsi allant, toute lente et presque rêveuse, elle était si languissante qu’on l’aurait prise pour réfléchie…

Quand un habitant de ces parages, tirant vers la Douve, traversait le marais et l’y rencontrait dans son errance isolée, il la saluait, comme si elle n’avait pas été un enfant, en l’appelant gravement : « Mademoiselle » ; tantôt grand et robuste jeune homme s’en allant à la pêche avec ses filets sur l’épaule, tantôt vieux batelier, le front chargé des fatigues de la veille et des soucis du lendemain, — et c’était chose touchante que de voir ces hommes rudes, ces laborieux dompteurs d’une vie difficile, se découvrir respectueusement devant cette enfant venue des villes et qui semblait d’une autre nature qu’eux. Très souvent, Camille s’arrêtait pour regarder, de ses yeux distraits, de petits groupes d’enfants joyeux éparpillés ici et là dans le marais, et qui troublaient, en y plongeant leurs jambes nues, l’eau des mares chaudes de soleil. Ils étaient là tous, bruyants, criant, avec leurs mouvements de vif argent et leurs vêtement déchirés, offrant au regard leurs magnifiques carnations normandes, faites avec du pain bis, leurs joues rebondies et rayonnantes de l’écarlate sans crudité des feuilles rougies par l’automne. Il était curieux de les voir se taire tout à coup, à l’approche de Camille, et retourner leurs grosses têtes où pelotonnaient des boucles brunes ou blondes et suivre avec étonnement, de leurs yeux lumineux, cette petite fille arrêtée un instant à les regarder, elle si pâle, si triste, et si seule. Eh quoi donc ! ces enfants sentaient-ils obscurément, comme leurs pères, qui avaient passé par là le matin même, qu’il pouvait y avoir en cette petite une misère qui n’était pas la leur et en présence de laquelle l’égoïste nature humaine oubliait l’envie pour ne se souvenir que du respect ?

XVI

On arrivait à la mi-septembre. C’est le plus beau temps de l’année pour la Normandie. Elle n’a plus sa plantureuse verdure, mais ses chênes rougissent sous son ciel rougissant. Les aubépines ne fleurissent plus dans les sentiers où le vent les détache et les roule de la haie qu’elles blanchissent, comme une poussière odorante et épaisse à combler l’ornière qu’y laissa la charrette aux jours de l’hiver, mais la ronce disparaît sous les mûres noires qui la courbent. On ne voit plus l’or clair des colzas ondoyer au loin dans les plaines, opposé au violet pourpre et ras des trèfles en fleur, mais partout la teinte brune des terres labourées. Les pommiers droits ou penchés des enclos ont perdu leur parure de draperies roses et blanches, mais les pomme vermillonnées et drues, qui sont nos oranges et nos raisins à nous, gens de l’Ouest, brillent à travers leurs branchages et tombent au pied des troncs, de leurs têtes inclinées, comme d’une corne d’abondance. Les sarrazins, ce pain noir du pauvre qui fleurit si blanc, les sarrazins ne sont pas encore coupés mais ils vont l’être dans quelques jours, et de leurs gerbes, liées et relevées sur le sol à d’égales distances, ils formeront comme un camp de petites tentes carminées. Quand le soir vient (les soirs nacarats de Normandie !), des nuages superbes de couleur et de forme se nouent au-dessus de ces campagnes d’un aspect si exubérant, et, devant leurs déployements magiques, on ne regrette pas la pureté sereine du plus beau ciel de printemps. On n’entend plus les chœurs joyeux des moissonneuses et des faucheurs revenant des champs souper aux fermes, mais les aboiements mélancoliques d’un chien que l’écho impatiente, sur les pas de quelque chasseur attardé. Un pareil automne rachète d’avance les neiges qui vont suivre, et en le voyant, un Italien comprendrait, sans doute, qu’on pût voir Naples et ne pas mourir…

Midi sonnait, gai comme l’heure de se mettre à table, du clocher de Sainte-Mère-Église, et à ces sons doux et confus au sein d’un air humide de lumière, les vieilles femmes qui travaillaient à la porte cintrée de leurs maisons de chaume, dispersées sur la route qui va de Sainte-Mère-Église à Montebourg, faisaient leurs signes de croix et récitaient leur Angelus. Le soleil était assez chaud encore pour qu’on recherchât l’ombre et le frais.

C’était probablement à cause de cette chaleur de l’atmosphère, dilatée par un soleil alors à sa plus grande hauteur, que deux personnes à cheval (un homme et une femme) prirent un cheminet ombreux qui serpentait entre deux haies dépouillées et qui conduisait à un tertre d’où l’on apercevait la campagne, qui riait, par là, entre ses bouquets d’arbres et ses pâturages. Ces deux personnes semblaient avoir fait une longue course, car leurs chevaux étaient trempés de sueur. Ils marchaient au pas, sous la main abandonnée et les rênes flottantes de leurs maîtres, jusqu’au tertre où elles s’arrêtèrent. Le jeune homme descendit pour donner la main à sa compagne, mais, aussi agile que lui, d’un saut elle fut à terre sans se servir de l’appui qu’il s’était empressé de lui offrir.

— Arrêtons-nous ici, et attendons que la chaleur soit passée pour retourner aux Saules, — dit-elle, tandis que son compagnon attachait les chevaux à un arbre de la haie, et elle rejeta le voile qui lui couvrait le visage par dessus son chapeau d’homme.

— N’es-tu pas fatiguée, mon amie ? — demanda le jeune homme avec le tremblement de la crainte et le respect de l’adoration.

— Ce serait à moi à vous faire cette question, Allan, — répondit-elle avec un sourire. — Vous êtes un convalescent encore, et nous avons peut-être trop couru pour vous ce matin.

— Oh ! ne crains rien, — fit-il, — mon Yseult ! La vie est à l’ancre dans ma poitrine. Elle ne me quittera plus désormais.

Elle le regarda, de ses yeux tranquilles, comme si elle eût regardé un insensé. À vrai dire, son visage était bien pâle et sa taille bien mince et bien brisée pour parler ainsi de la vie. Il avait l’air d’un spectre gracieux.

— Asseyons-nous, Yseult, — dit-il, et ils s’assirent sur le revers du tertre, le soleil derrière eux, mais protégés par le tertre contre ses rayons. — Que tu es belle ! — lui faussa-t-il d’une voix enivrée. C’était presque vrai. L’automne paraissait aussi beau, quoique plus avancé, dans cette femme que dans la nature.

Jamais le sculpté poignant de ces formes, qui semblaient avoir été moulées pour les luttes éternelles de la volupté, ne s’était révélé d’une manière plus émotionnante que dans cette amazone de mérinos noir. La course et la chaleur avaient un peu gonflé les veines de son visage et fait flamber, à la sommité des joues pâlies, une flamme que depuis longtemps on n’y voyait plus. Les lèvres s’entr’ouvraient et l’air frappait aux dents humides, — à ces dents que la femme, cette lionne de tendresse, a reçues pour remplacer les lèvres impuissantes aux baisers. L’animation de cette figure était si grande qu’on oubliait les rides qui commençaient à la sillonner, et qui auraient dû se creuser davantage à ce jour cruel de midi, à l’âpre lumière de ce ciel bleu.

Elle ôta son gant de chamois, et elle se mit à lisser sur ses tempes ses cheveux bruns, dont les peines de la vie avaient blanchi prématurément quelques-uns.

— O Allan, — reprit-elle après un silence, pendant que l’amoureux jeune homme lui ceignait d’un bras la cambrure de la taille, — je suis belle comme vous êtes heureux ! Demain est là qui nous menace l’un et l’autre. Il y a au fond de cette beauté que vous aimez, comme au fond du bonheur dont la jouissance vous est si présente, un germe de mort que demain peut tout à coup développer.

Et, comme pour lui donner raison à l’heure même, l’éclat de la course et de la chaleur qui l’illuminait s’évanouit. Sans doute, elle sentit qu’elle redevenait pâle, — que la femme flétrie reparaissait, car elle se prit à sourire tristement d’un sourire que l’humidité savoureuse séchée déjà aux lèvres ne baignait plus, et qui découvrait des dents belles encore, mais entre lesquelles il y avait le petit point noir imperceptible qui se cache dans les fleurs et les fait mourir.

— Que tu es cruelle, Yseult ! — dit Allan avec amertume. — Vous autres femmes, êtes-vous toutes ainsi ? Empoisonnez-vous toujours le fruit que vous donnez au malheureux qui meurt de soif et qui vous bénit ? Pendant que je m’enivre de toi assez pour oublier que tu ne m’aimes pas, tu taris tout d’un accent funèbre ! Tu m’accables sous ta raison.

— Allan, — répondit-elle, — en répétant souvent aux hommes qu’ils n’étaient que de la poussière, on leur a parfois retourné le cœur vers le ciel ! Si un rayon mourant de ma beauté passée n’avait pas relui sur mon front, vous ne m’auriez jamais aimée, vous, enfant et poète, c’est-à-dire deux fois homme pour les amours de chair. Quand les vers de la vieillesse seront à ce corps sans cœur que je traîne à ceux de la tombe, votre amour n’existera plus. En vous le répétant, savez-vous ce que je vous épargne ?… L’effroi de demain.

— Ah ! tu penses toujours à l’avenir, toi ! C’est le mot éternel dont tu te sers pour me gâter le moment actuel !

— C’est que je n’ai plus, mon ami, que le vôtre devant moi. C’est que je n’ai pas les yeux pleins de ces larmes qui empêchent de voir et qui vous aveuglent.

— Eh bien, créature inexplicable mais puissante, — reprit Allan, — déchire-moi au nom de ta sagesse, je ne me plaindrai plus désormais ! Ne suis-je pas ton esclave ? Ne te donnerais-je pas le sang de mes veines s’il t’en fallait pour laver tes pieds adorés ! N’as-tu pas échangé ta beauté pour mon cœur, le contact de ta bouche pour mon âme ? Quelque plein d’amour et de jeunesse que ce cœur puisse être, ta beauté ne le paye-t-elle pas ? Ah ! j’aurais vendu le ciel et la terre pour ton sourire, et ce n’est pas seulement ton sourire que tu m’as donné !

Et, de ses lèvres fulminantes il pressait celles qui ne résistaient jamais sous les siennes. Quels ravages voulez-vous que fasse la foudre dans les lieux où elle a tout dévasté ?…

— Comme tu m’as trompé ! — disait-il, en sentant que cette vie glacée et durcie ne se fondait pas sous son souffle, — ah ! Yseult, comme tu m’as trompé ! Avant de te connaître mieux, je m’imaginais que tu étais une femme encore, et que ton âme, cette fleur éternelle, se r’ouvrirait à un amour comme le mien. Je me disais qu’il y avait de mystérieuses harmonies entre ce qui finit et ce qui commence, entre la virginité d’un premier amour, dans un cœur pur, et le martyre des amours éteints dans un cœur flétri. Tu me paraissais encore plus touchante que belle, et ta beauté qui vacillait sur ton front, obscurci déjà, tourmentait en moi le sentiment de l’infini et rendait mon amour immense !

— Je le comprends, pauvre enfant, — dit-elle avec rêverie et un regard doux comme dans la jeunesse, — ceci aurait bien pu ne pas être une illusion. Oui, vous auriez pu rencontrer une femme de l’âge même de votre mère et qui, pourtant, ne vous eût pas aimé de l’amour qu’on a pour un fils. Allan, vous dites vrai. À menacer de mourir bientôt, l’amour et la beauté gagnent-ils peut-être ce qu’ils ont de plus enivrant et de plus beau. Peut-être Dieu a-t-il voulu qu’il n’y eût qu’un amour digne du premier amour, et que ce fût le dernier. Dieu a mis peut-être en cet amour une initiation à la vie comme la consolation d’avoir vécu…

— Ah ! dis toujours ainsi ! dis toujours ainsi ! — interrompit Allan, avec âme et mollesse, en cachant son front sur l’épaule de madame de Scudemor. — Dis-moi que je n’étais pas un insensé… que tu pouvais m’aimer… que c’était possible…

— Oui, peut-être, oui, — reprenait-elle à son tour. — Mais il n’y avait pas que des années entre nous, Allan, des années qui font pleurer sur la beauté perdue parce qu’on a peur qu’il n’en aime une autre demain ! Ah ! ces années enflamment encore davantage l’amour que l’on ressent par l’inquiétude et la jalousie, cette double conscience des bornes de soi. Hélas ! est-ce ma faute, à moi, si cet amour magnifique, puisqu’il résume le cœur tout entier, la main du sort l’a arraché de mon âme ; s’il m’est impossible, ce dernier soupir ! Est-ce ma faute, à moi, si je ressemble au Zahuri des superstitions espagnoles, qui voit dans les cimetières le cadavre, sous le drap funéraire de gazon et de fleurs qui le couvre ?

Des larmes amères vinrent aux yeux d’Allan.

— J’aime vos larmes, — continua-t-elle dans un de ces moments où la femme réenvahissait tout, — pauvre enfant, j’aime vos larmes ! La mort de mon âme est dignement pleurée par vous, par vous dont la vôtre est entière. Des larmes prises aux plus sereines sources du ciel comme un éther incorruptible, et scellées dans le cristal de roche d’un cœur pur, sont plus belles à couler sur tant de souillures ensevelies que celles de Madeleine sur les pieds de Jésus. C’était sur elle qu’elle pleurait encore ; mais vous, enfant, vous êtes plus généreux, car vous ne pleurez que sur moi, et comme Jésus, qui portait les Neuf Cieux du pardon pour cette pauvre femme dans un regard satisfait, je n’ai pas de paradis à vous offrir ni même à vous faire espérer.

— Si ! tu en as un, mon Yseult ! — répondit-il avec l’éternel enfantillage des passions, — et si ce n’est pas celui de l’amour c’est sa ressemblance, sans hypocrisie. C’est son appellation délicieuse. Pourquoi me dis-tu toujours vous au lieu de toi, en me parlant ? J’y ai pensé bien souvent, puisque maintenant… Ah ! si tu es reconnaissante de mes larmes, si tu les trouves dignes d’être répandues sur ce cœur que j’aurais voulu ranimer, dis-moi une seule fois, ne fût-ce qu’une seule fois, dis-moi : « Mon Allan, je te remercie, » car ne suis-je pas à toi, Yseult ? À toi jusqu’à ma dernière pensée ! Je rêverai l’amour dans son langage, et ce sera comme si tu t’étais donnée une seconde fois.

Cette fantaisie d’un cœur amoureux la toucha, cette raisonnable femme.

— Eh bien, oui : « Mon Allan, je te remercie » ! — répéta-t-elle comme il le voulait, en passant, avec une coquetterie maternelle, sa main de neige sur les cheveux moites de la chaleur du front qui brûlait. Le malheureux jeune homme s’épanouissait sous ce mot et sous cette main comme la tourterelle, l’aile ouverte, au soleil de mai. Il en frissonnait… comme le faible oiseau.

— Voyez-vous, Allan, — reprit-elle avec, ce regard altéré que l’on a quand on cherche en soi quelque chose qu’on craint de retrouver, au fond de son cœur, dans des rêves en débris et des souvenirs confus, — je peux vous dire « toi », puisque vous le voulez. Ce mot déshabitué à mes lèvres, je peux m’en servir comme si j’aimais, tant il est éteint ! tant il est vide ! Tiens donc, enfant, prends et respire cette écorce d’un fruit qu’ils ont dévoré, sans en laisser une goutte pour toi !

Et il y avait dans son expression un dédain doux, comme l’est celui de la raison quand elle cède aux exigences d’une sensibilité niaise ou aux désirs capricieux d’un malade. Allan perdit tout le bonheur qu’elle avait d’abord créé en lui en le tutoyant. Ainsi, toujours, elle était l’infanticide des joies qu’elle faisait naître dans le cœur de son jeune amant.

— Écoute, Yseult, — lui dit-il, après le silence d’une résolution, — je ne te demanderai plus rien désormais. Les fleurs de tes dons sont empoisonnées. Elle me font plus de mal que de bien, et je n’en veux pas ! Mais, mon Dieu, pourquoi t’ai-je aimée ?… — Et il la serra sur son cœur avec délire en levant les yeux vers le ciel, muet et inexpressif dans ses ténèbres d’azur comme au jour de la création, avant qu’il y eût une douleur ou une ignorance qui lui envoyât d’à genoux un « pourquoi ? »

Jamais il ne l’avait aimée davantage. Elle ne répondit pas plus à sa question désespérée que ce qu’il avait appelé : « mon Dieu », avec ce désir de savoir qui enfante la foi dans nos âmes. ..........................................

 
 

Ils parlèrent longtemps encore, mais il y eut un moment où le soleil qui déclinait avertit madame de Scudemor de retourner au château. Ils en étaient loin. Qui sait, d’ailleurs, si toute cette vie passionnée qui se mêlait avec tant d’impétuosité à la sienne ne la fatiguait pas un peu ?… Qui sait si sa résignation n’élevait pas une plainte dans son âme, malgré le plaisir que les femmes ont à être victimes ? Qui sait si elle ne retournait pas la tête avec regret vers la solitude ? Mais l’avait-elle jamais quittée, cette solitude, à l’heure même qu’on pouvait le croire davantage ?…

Quand Allan lui amena son cheval, il ne lui donna pas le temps de s’élancer en selle, du tertre où elle était, mais il la saisit et la souleva de terre comme si elle eût été une jeune fille légère et fluette. — Vous allez vous faire mal, Allan ! — cria-t-elle épouvantée. Contre sens de toutes les femmes quand on s’expose au bonheur de se faire mal pour elles, parce qu’on les aime à en vouloir mourir ! Convalescent, pâle et épuisé, il la tint un instant sur sa poitrine dont les vaisseaux craquèrent sous le poids de cette robuste créature. Il éprouvait ce regret fou de ne pouvoir être écrasé davantage par ces formes idolâtrées, qu’on n’identifie jamais à soi…

Lorsqu’elle fut à cheval, dans cette pose presque coupable, tant elle trahit ce que la femme a de plus enivrant dans les mouvements et dans les contours ! il la regarda frissonnant, béant, bouleversé. Un désir de flamme lui courait de l’âme dans le corps. Pauvre misérable ! il imprima sur le brodequin, couvert de poussière, de madame de Scudemor, un baiser à brûler une lèvre de vingt ans. — Mais elle, qui connaissait les frénésies qu’elle avait soulevées tant de fois chez les hommes qui l’avaient aimée, mit son cheval au galop et prit la direction du château.

XVII

Parmi les inexprimables besoins dont languissent ici-bas les créatures finies qui s’y agitent, il en est un dans lequel peut-être tous les autres se fondent engloutis. C’est un mystère comme toute la vie. C’est une mélancolie comme tous les sentiments du cœur. C’est un désir comme l’homme tout entier. Les êtres les plus forts l’ont senti se glisser dans leur force pour la faire craquer par moments, et les êtres faibles, cette race nombreuse et gémissante, le gardent éternellement au fond de leur faiblesse encore plus découragée. Il apparaît dans tous et demande à tous : aux hommes de génie quand ils sentent leur tête trop pesante pour la porter seuls et qui voudraient des genoux de femmes pour la soutenir, dignes coussins de cette couronne de roi, — aux hommes de courage qui souhaiteraient pourtant que cette lèvre aride fût rafraîchie, que ce front en sueur fût essuyé. Ce n’est point l’amour. Ah ! ne le croyez pas ! Quoiqu’il ressemble à l’amour, il est plus pur, et l’amour ne l’a pas toujours satisfait. Souvent il le précède ; plus souvent encore il le suit. C’est le besoin de l’intimité.

Non, l’amour qui produit l’intimité ne la vaut pas, et l’enfant est plus beau que la mère. Elle n’a pas ce terrible et impétueux caractère qui brise la vie, comme le bonheur de l’amour. Miséricorde infinie, qui a mis au souffle d’une bouche humaine la puissance de dissiper les nuages qui relèvent, de nos cœurs inquiets, à nos fronts ! Fait bien simple et dans lequel respire toute l’intimité ! C’est « balaye-moi tout ce flot de noires pensées qui m’inondent, ô ma chère âme ! », une main prise, — pas même une main prise, un regard, — pas même un regard, mais se savoir là tous les deux, et le cœur jouit et se repose, et c’est assez ! assez pour les aspirations éternelles de cette difficile humanité !

Du moins, on aurait pu penser que, si les délires de l’amour d’Allan n’avaient pas été partagés, la vie intime ne lui manquerait pas et que cette grande berceuse des âmes, qui les endort avec des riens délicieux, apporterait quelque rafraichissement à la sienne. Mais il y a des destinées tellement arides que le brin d’herbe et la goutte d’eau manquent également au sable dont elles sont faites. Allan, désespéré par madame de Scudemor, ne pouvait trouver de soulagement dans sa liaison avec elle. Elle lui était trop supérieure pour que la confiance de l’intimité pût s’établir entre eux. Quoi de plus redoutable que la supériorité dans les affections ? Aigle qui s’est trompé d’aire, qui déchire les oiseaux transis et réchauffés sous sa grande aile comme si elle lui avait été donnée pour les abriter !

Il craignait, quand sa tête était froide et qu’il se mettait à réfléchir, le mépris de madame de Scudemor. Profonde ignorance de la nature des femmes, dans cet enfant ! Quand on souffre par elles, elles ne méprisent pas, si petit qu’on soit. La comtesse de Scudemor, le type de l’entraînement, de la passion, de la faiblesse, de la femme toute entière, et qui, grâce à une organisation de choix et à une intelligence de premier ordre, avait, par la pensée, survécu à une vie de cœur qui emporte ordinairement tout dans les femmes quand elle est finie, n’en était-elle pas l’irrésistible preuve ? Si la Bible, ce livre de toute vérité, n’avait pas dit que la femme devait écraser sous son pied la tête du serpent, on pourrait croire que son cœur l’aurait empêchée d’appuyer.

D’une autre part, la crainte qu’elle lui imposait souvent par la façon brutale dont elle traitait les illusions de son cœur, le retenait quand il était tenté de s’élancer à elle de toutes les forces qui étaient en lui. Elle le muraillait dans sa personnalité, et il n’échappait à cette captivité douloureuse que par les côtés les plus terrestres de l’amour. Les seuls moments dans lesquels cet amour rendait Allan moins malheureux, étaient ceux où les sens étouffaient l’imagination sous leurs voiles de chair. Chose qu’il faudrait avoir l’intrépidité de dire ! Les motifs de la comtesse de Scudemor écartés, que devait-elle être pour Allan ?… Et ces motifs élevés les séparaient plus complètement encore que l’inerte abandon qu’elle faisait d’elle-même.

Aussi, les paroxismes passés, Allan tombait dans un abattement affreux ou dans des colères inutiles contre le sort qui finissent par le mépris de soi. Que deviendra-t-il donc, quand les premiers instants de la possession désirée et ses ivresses, pour lui si nouvelles, auront disparu ?

Cette courageuse et extraordinaire madame de Scudemor ne se démentait pas. On ne pouvait lui reprocher ni une pusillanimité ni une inconséquence, c’est-à-dire une pusillanimité encore. Elle jugeait la passion d’Allan vis-à-vis d’elle. Elle savait qu’il devait souffrir, mais elle espérait que cette souffrance ne durerait pas assez pour mener cette vie qui commençait au marasme. Elle aurait pu, comme bien des hypocrites, grimacer assez d’amour pour abuser Allan, mais elle aurait craint de retarder le déclin de son sentiment pour elle.

Ce sentiment, comme on l’a dit, avait absorbé chez madame de Scudemor toutes les sollicitudes maternelles. Camille, abandonnée à elle seule, avait ainsi vécu quelques jours. Depuis le soir du grand salon, la comtesse avait écarté sa fille davantage. Toujours, si Camille était là, elle trouvait un prétexte pour l’éloigner. Prudence nécessaire, mais tâche difficile. Les précautions que prenait madame de Scudemor n’étaient-elles pas plutôt de nature à faire soupçonner à Camille ce qu’il importait tant de lui cacher ! Je sais bien qu’elle avait sur ses grands beaux yeux ce bandeau blanc de l’innocence, aussi épais que le bandeau aux mille arcs-en-ciel de l’amour ! Mais, d’un jour à l’autre la pénétration pouvait s’éveiller. Il ne faut qu’un mot pour dérouler tout un poème dans une imagination soudainement embrasée, un regard qui fait curieusement réfléchir, un rien, pour troubler ce formidable et à jamais ignoré quelque chose qui s’appelle « l’âme » dans les langues humaines. Cette idée tourmentait madame de Scudemor. Le peu d’abandon qu’elle avait dans ses rapports avec sa fille disparut. Rien n’était changé au fond, et pourtant tout était changé. C’était triste, mais était-ce cruel pour ces deux êtres entre qui Dieu n’avait pas mis cette tendresse qui n’est si grande, chez les mères, que parce qu’elle est l’adoration d’un passé consacré à tous les titres, par la peine ou par le bonheur ?

Elle en parlait souvent à Allan : « Voyez-vous, » — lui disait-elle un soir, à la place même où elle s’était donnée, sur ce divan que, dix fois par jour, troublé à des profondeurs insensées et défaillant sous la brûlante lourdeur des souvenirs, Allan allait furtivement couvrir de baisers aux endroits où les coussins, tièdes encore, avaient plié sous des pressions bien connues, — « j’ai peur que ma fille ne s’aperçoive de ce qui se passe en vous, mon ami. Je tremble, parfois, que le mystère que nous savons seuls ne soit trahi par une de ces habitudes plus familières échappées à l’entraînement du cœur, par un de ces mots irrévocables qui constatent ce que des regards passionnés ont déjà appris. Mon pauvre Allan, cachez mieux votre déplorable amour ! Ayez quelque force sur vous-même. Ayez du respect pour cette enfance tranquille et dont je voudrais prolonger le calme longtemps, trop sûre que cette fillette n’échappera pas, car elle a de mon sang dans les veines, aux passions qui ravagèrent le cœur de sa mère. »

C’était le devoir qui priait. Allan promit de tout cacher devant Camille. Cette promesse lui rappelait combien son amour devait rencontrer d’obstacles, et il se prenait d’un sentiment toujours plus âpre contre Camille, l’obstacle vivant et sacré !

Hélas ! il y avait un moyen d’anéantir les douleurs d’une vie intime faussée et empêchée. Il y avait un moyen de sortir de cette dissimulation étouffante devant les autres, et de se reposer de son amour comme en Dieu ; un moyen hardi, la seule crânerie que le bonheur suprême ait quelquefois couronnée… Oh ! bien souvent, depuis qu’il aimait, la pensée d’Allan était allée se briser aux côtes riantes de cet Archipel, dans la mer agitée de ses rêves. Bien souvent elle s’était arrêtée à la porte de ce foyer domestique à laquelle, mendiante fière et tremblante, elle n’avait pas osé frapper ! Et ce moyen, ce refuge dont le nom lui brûlait les lèvres, il n’en prononça pas même le nom ! Ah ! de toutes les peines honteuses qui lui rappelaient les misères de sa destinée, c’était celle-là qui devait le déchirer davantage.

Le cœur lui saignait dans le silence en pensant à cela. Il était tard. On voyait à peine son visage. Au bas du jardin, d’où le regard s’étendait de la fenêtre jusque sur les marais, la lune incertaine rondissait à l’horizon vaporeux et s’élevait comme à regret de la terre, qui la repoussait doucement vers le ciel obscur. Elle faisait miroiter les mille mares éparpillées de ce marais de toutes parts argenté par la pâle lumière de son disque. C’était un samedi. La Douve était trop loin pour qu’on l’aperçût, dans ses ondulations assouplies comme un boa d’hermine entortillé aux épaules d’une femme qui repose, mais on entendait le bruit des rames de quelque barque qui s’en allait.

— Cette vie à trois, — reprit gravement madame de Scudemor en poursuivant ses idées, — ne peut pas rester ce qu’elle est. Tôt ou tard, Camille découvrirait tout. Voilà ce qu’à tout prix il faut empêcher. J’ai pensé que voyager serait bon et commode. Un intérêt toujours nouveau s’emparerait de la curiosité de ma fille et l’occuperait, de manière à n’en pas faire un danger pour elle. D’un autre côté, en voyage il y a tant d’imprévu qu’on peut arranger la vie comme on veut, sans que personne y trouve rien d’étrange. Enfin, pour vous-même, Allan, qui mourez sous une idée fixe dans ce tous-les-jours uniforme, voyager serait encore un bien. Voulez-vous que, l’hiver qui vient, nous partions tous les trois pour l’Italie ?…

— Qu’est-ce que cela me fait ? — répondit-il avec fatigue. — Je me soucie de l’Italie comme de tous les pays du monde ! Traînez-moi partout où vous voudrez, Yseultl partout y aura-t-il autre chose que vous pour moi ? — ajouta-t-il avec une langueur passionnée, et d’un timbre de voix à faire mourir toutes les femmes de mélancolie.

Elle demeura sans répondre. L’accent d’Allan lui avait-il causé quelque émotion ? Comprenait-elle de quoi il souffrait ? Ou réfléchissait-elle sur le néant de ce qu’elle pouvait pour lui, à qui elle avait donné tout ce qui lui était resté !…

XVIII

Les Saules, habituellement si pleins de monde, présentaient un aspect inaccoutumé en cet automne de 1845, habités seulement par ces trois personnes, madame de Scudemor, sa fille et Allan de Cynthry, ce jeune homme qu’elle y amenait tous les ans et qu’on aurait pu si aisément prendre pour son fils. Ils n’étaient plus que trois dans ces grands appartements vides, trois à se promener dans les vastes allées du jardin muet. La grille, du côté opposé au marais, ne s’ouvrait plus guère qu’une fois le jour pour laisser passer la calèche de madame de Scudemor, qui allait promener sur les routes avoisinantes une heure ou deux, le soir, au grand intérêt des jeunes filles qui revenaient alors de journée et qui regardaient passer ces trois personnes, belles et pâles, à demi couchées dans la gracieuse gondole de la calèche, balancée sur ses roues étincelantes, à ces rayons soyeux d’un soir si doux d’octobre, en Normandie, que la femme la plus délicatement belle peut les recevoir en plein visage, son voile levé.

Parfois Camille restait au château. Ces jours-là, Allan les bénissait. Il pouvait parler à madame de Scudemor de son amour, car, ainsi qu’on l’a vu, l’intimité entre elle et lui ne pouvait pas exister. L’intimité est chose mystérieuse et retirée. On sent délicieusement qu’elle existe, mais, au dehors, rien ne la manifeste qu’imparfaitement. C’est comme le souffle de l’esprit dans la nature. Cette expansion secrète de deux âmes, silencieuse, invisible, ils ne l’avaient pas ! Mais, à défaut de cette intimité indescriptible dont Allan sentait l’absence avec amertume, il s’efforçait d’en créer une autre plus grossière, mais impuissante et fatale aussi. C’était la connaissance entière, complète de la femme qu’il aimait, l’entente profonde de son âme. Voir ce qu’il y a dans l’Idole, percer ces résistantes ténèbres, dissiper ces restes d’obscurité, — mouvement qui nous emporte tous, intelligence qui se relève d’à genoux où la passion l’avait mise, curiosité insatiable et qui passe toujours outre, entraînant l’amour avec elle quand tous les mystères seront épuisés !

Allan ne savait pas ce qu’il faisait. Il obéissait aux lois d’un sentiment qui veut connaître, parce que connaître, c’est encore posséder ! Mais madame de Scudemor le savait pour lui. Aussi lui livrait-elle toute sa pensée, comme elle lui avait livré sa vie. Elle, dont le je tenait si peu de place dans le monde et dont le langage qu’elle y parlait n’était qu’un lieu commun élégant et effacé, magnifique abstraction achetée, à force de souffrances, impossible à toute autre femme qu’une femme comme elle, elle redevenait personnelle avec son amant, non dans les intérêts de son amour, mais pour en hâter la fin davantage. Elle répondait à toutes les questions d’Allan, s’analysait avec lui minutieusement jusque dans les derniers replis de son âme, parce que c’était se donner encore ; parce que se donner, se donner beaucoup, se donner toujours, c’est provoquer le vaste ennui qui clôt les passions et qui les achève !

C’est ainsi qu’entraînés par des chevaux rapides, comme des sybarites, ces enfants gâtés de la civilisation, ces heureux, ces riches, comme on disait autour d’eux, se promenaient dans leurs nonchalants loisirs au sein d’une des plus belles campagnes du monde. Peut-être, en passant, semaient-ils le murmure dans l’homme de peine courbé dès le matin sur le sillon. Quoique la vie avortât aussi pour eux à être douce et pleine d’aises, quoiqu’ils eussent tous deux sur le front de ces choses qui proclamaient l’égalité devant la douleur et justifiaient la Providence, Yseult, malgré la beauté qui s’exhalait d’elle à ces mélodieuses lueurs du soir dont les rayons la doraient comme une poétique ruine où le lierre attache ses bandeaux de verdure, était plus vieille et plus courbée en réalité que la mendiante assise au tas de cailloux dans le chemin ; et Allan, le beau fils aux formes indécises, encore plus flétri que les mères du village dont les enfants avaient son âge. Tous deux souffraient d’un mal inconnu. Leur contenance était tranquille, leurs attitudes indolentes et abandonnées, mais comme la pauvre femme qui sarclait la terre avec ses ongles, comme l’homme qui faisait boire sa sueur au sillon, ils avaient une tâche à remplir aussi, — quelque rude travail qui brise et épuise, une éternelle journée sous l’œil de Dieu. Ils parlaient ; à peine si on voyait remuer leurs lèvres. Si ces roues éclatantes n’avaient pas fait de bruit en tournoyant, on aurait pu entendre leurs paroles. Paroles éloquentes et harmonieuses mais inintelligibles à ces simples gens de la campagne, comme les étonnants reflets de ces deux fronts que le soleil et le travail corporel n’avaient pas ternis, il s’y retrouvait quelque chose de si humain, de si familier à tous ceux d’ici-bas, que sans comprendre cette douleur ils l’auraient pourtant soupçonnée, et l’humanité qui se serait reconnue aurait étouffé son Raca.

— Yseult, — lui disait Allan dans ces promenades, — vous m’avez bien raconté votre vie, mais vous ne m’avez pas dit ce qui a suivi votre dernier amour. Vous, dont la force avait d’abord été si grande, tombâtes-vous d’un seul trait dans l’abîme où vous voilà descendue ? Lorsque cet amour vous eut trahie, est-ce que vous n’avez pas lutté encore ? N’y eut-il rien, dans cette vie dépouillée, à quoi vous pûtes vous reprendre ? Je ne sais que l’amour, je ne sais que toi, mon Yseult ! mais ils disent que l’amour trahi a encore de nobles refuges, — l’amour maternel et l’amitié aux plus faibles, aux plus fortes natures la pensée, et Dieu pour tous, — pour vous et pour nous aussi…

— Dieu ! — répondait l’athée misérable, la grande morte à Dieu comme à la vie, en baissant ses yeux de marbre comme si elle avait voulu se soustraire à cette grande idée de Dieu, écrite dans les horizons infinis où le soleil lentement mourait. — Dieu ! c’est une parole haute et grave. Je l’ai souvent aux lèvres comme s’il y avait dans cette parole une consolation secrète, et je ne sais pas si elle cache autre chose que de la lâcheté ou de l’ignorance. Cette idée de Dieu resta toujours pour moi vague et flottante. Elle n’endormit pas une seule de mes douleurs. À force d’asservissement à des pratiques, bonnes quand le cœur s’y intéresse, mauvaises quand il est occupé ailleurs, ne m’avait-on pas, dès mon enfance, fait prendre la religion en dégoût ? Ne voyant qu’un but à la vie, — le bonheur dans l’amour, — j’avais aimé avec furie, et, dans les prodigalités de mon âme, j’avais épuisé tous mes parfums sur des pieds mortels. Je n’avais point de cendres d’affections consumées à donner à ce Dieu mendiant qui se contente de haillons d’amour, s’il est vrai toutefois qu’il les mendie ! Le sentiment religieux n’est que le besoin d’un appui, cette éternelle faiblesse qui tient l’homme si cruellement en servage, et à laquelle nous avons donné tant de noms pour n’en pas rougir. Cette faiblesse, j’en avais eu ma part, j’en avais été la victime. Elle était si grande en moi, Allan, que je glissai à terre et n’allongeai pas machinalement mes bras lassés, pour saisir ce roseau qui toujours échappe ! Quand j’avais été le plus malheureuse, quand les passions m’avaient le plus blessée, j’avais voulu roidir ma poitrine à l’encontre des coups. J’avais pensé à faire de la force… Souvent une larme, que le cœur n’avait pu ravaler, sillonnait de sa trace brûlante le masque de bronze que je m’étais mis, et j’aurais donné ma beauté pourque cette larme n’eût pas coulé, même dans la solitude où je la cachais. Je me serais coupé les boucles ondoyantes de ma chevelure pour étancher tout ce sang qui dégorgeait de mes blessures. Je m’appuyais sur mon orgueil, et je regardais, sur le mur, comme cette attitude m’allait bien ! À cette heure, j’aurais pu, sans nul doute, m’appuyer sur cette idée de Dieu comme je m’appuyais sur l’orgueil. Mais depuis, l’une et l’autre devinrent inutiles. La nature humaine criait quartier et le destin fut implacable. De tout cet altier stoïcisme, il ne resta pas un lambeau à la femme pour cacher la nudité de son orgueil humilié. Le mépris de moi-même me saisit, mépris superbe et d’un rire farouche qui mourut à mes lèvres comme une dernière réclamation des fiertés vaincues… Je ne demandai plus rien à mon âme, à la vie. Dieu, n’est-ce pas la vie acceptée ou maudite ? N’est-ce pas une idée de notre âme ?… Je n’avais pas besoin de Dieu et je n’y pensai même pas !

— Et l’amitié ? — dit Allan.

— L’amitié ! — reprenait madame de Scudemor, — je l’avais toujours méprisée, quand mon cœur possédait plus qu’elle. Depuis, je la méprisai encore davantage. Sentiment bâtard et égoïste, c’est le plus souvent l’accouplement de deux vanités qui se donnent le bras tour à tour. C’est un arrangement pour la vie. Grand hasard quand de misérables dissentiments, ou des opinions puériles, ou des intérêts bien grossiers, ne déchirent pas l’emphytéose ! L’amour est égoïste aussi, je le sais, mais, du moins, il transpose son moi dans un autre moi ! Il le déplace. L’amitié garde le sien tout entier, et ne le déplace qu’en cessant d’être. Sans doute, on meurt pour son ami, on souffre pour son ami ; mais pour qui ne peut-on pas mourir, et que prouve une souffrance isolée ? Mais accepter tous les défauts du caractère, toutes les aberrations de l’esprit, aimer malgré les supplices de la vanité, malgré les mépris de l’intelligence, aimer malgré l’ennui de tous les jours, voilà ce que l’amitié ne fait pas ! Quelle supériorité ne gâte pas ces relations combinées pour le pur bien-être ? Supériorité d’esprit, de beauté, de santé, de richesse, et jusque de services rendus, toutes lui sont funestes ou mortelles. Ne dit-on pas qu’il faut, pour que l’amitié puisse exister, qu’il y ait entre les esprits et les caractères certains angles rentrants et sortants qui se tiennent et s’agencent ensemble ? Qu’est-ce à dire, sinon que l’amitié n’a pas d’existence qui lui soit propre ? Elle en a si peu qu’elle prend à l’amour les mots qui l’expriment, et, comme si elle avait honte de l’imposture, elle ne parle jamais en son nom. Deux amis se serrent la main quand ils se rencontrent et écrivent « à toi » au bas de leurs lettres, mais que se disent-ils pendant toute leur vie ? Ils s’entretiennent de leurs intérêts mutuels, et jamais de leur sentiment. Ce sont des confidences qui se croisent, quand elles n’empiètent pas les unes sur les autres. Mais tout beau sentiment est exclusif, et quelle âme fut jamais assez petite ou assez grande pour vivre seulement d’amitié ?

Lorsque j’avais été heureuse, je ne me soulageais pas de mon bonheur en l’épanchant dans le sein d’une amie. Je le contenais bien dans mon cœur. Il était assez vaste pour cela. Lorsque le malheur m’atteignit, je ne jetai mes larmes à la tête de personne. L’égoïsme qui veut intéresser par ses souffrances et qui jouit de l’intérêt qu’il inspire, je ne l’avais plus. Qu’aurai-je trouvé autour de moi ? De la curiosité qui interroge, en mettant l’ongle dans la blessure ; ou la plainte qui n’est qu’une flatterie et l’ennui qui passe à travers. D’ailleurs, je vous l’ai dit, Allan, j’aurais vu la consolation dans l’amitié, que j’avais perdu l’instinct des appuis.

Quant à l’affection maternelle, mon dernier amour l’avait emportée après l’avoir flétrie. Je n’ai jamais beaucoup aimé Camille. Si vous avez souffert de quelques caresses faites à cette enfant, vous savez maintenant pourquoi je les fis, ces caresses que le cœur ne réchauffait plus. Lorsque j’aurais pu aimer Camille, je n’aimais qu’Octave, et cette enfant qui venait perpétuellement se poser entre nous deux m’avait infligé de trop grands supplices !… Si je vous ai dit qu’un jour l’idée de Camille m’avait empêchée de me tuer, c’était même peut-être parce que je ne l’aimais pas. On se reproche de ne pas aimer, et l’on devient généreux… Mais cette générosité ne dura pas plus que cette idée du suicide qui suppose la force du lâche, la force de fuir, la force d’échapper ! J’en étais arrivée à la torpeur de la faiblesse. Par faiblesse, j’agis comme les plus mâles courages. L’abattement me tint lieu de résistance, et je me supportai vivre parce que, dans l’écroulement universel des facultés de mon âme, il m’était aussi indifférent de vivre que de mourir.

— Oh ! malheureuse ! malheureuse ! — disait Allan épouvanté. — Et vous, ne vous êtes-vous jamais sentie un seul instant moins infortunée ? Jamais, à quelque moment vers le soir, en présence de cette belle et calme nature, la main sur l’épaule de votre fille, vous n’avez relevé les yeux du sentier pour regarder le ciel dont la sérénité fortifie ? Jamais, en voyant l’horizon purifié des nuages de la soirée, vous ne vous êtes répété, comme un vieux refrain d’espérance : allons, il fera beau demain !

— Non, Allan, non ! — répondait Yseult, — le malheur et l’amour m’ont voilé la nature. Le droit d’asile dans ce vaste temple n’existait plus pour moi. On s’habite soi-même avant d’habiter la nature. Ce moi fatal vient toujours vous arracher aux contemplations les plus douces, et la mort seule éteint cette personnalité acharnée et la fond au sein de toutes choses. Mais, avant la mort, la Nature est impuissante et les poètes n’ont souffert qu’à moitié. Oh ! Allan, quand on a vu le visage humain — la plus grande merveille de ce monde et aussi la plus adorée — s’altérer par degrés jusque dans votre souffle qui voudrait l’éterniser, le tendre regard qui exprimait l’amour s’hébéter tout à coup d’indifférence, la Nature, désormais, est muette, et comme Œdipe, dans le poète grec, on peut s’arracher les yeux avec les agrafes de son manteau. Qu’importe que les étoiles rayonnent là-haut ou s’y flétrissent, puisque les seuls astres auxquels on croyait sont perdus !

Voilà pourquoi, Allan, je ne me suis pas retirée du monde. J’ai achevé de vivre à la place où j’avais vécu, — et je n’ai pas fui, parce que partout je me serais emportée avec moi. J’étais trop malheureuse pour rien affecter, et je pris ma part de cette vie oisive et insignifiante de salon, qui ne me pesait pas plus qu’autre chose puisque j’étais absolument désintéressée de tout. Croyez-moi, Allan, on se fait très vite à tous ces détails extérieurs de l’existence, qui sont d’une gêne insupportable quand on est jeune et passionnée. Je les acceptai sans répugnance, parce que je n’avais rien de mieux à leur préférer. Une visite à rendre, une soirée à passer chez les autres ne me coûtaient pas, et j’allais. Je ne m’enfermais pas tête-à-tête avec ma douleur, parce que je n’en avais pas le culte. Je ne pensais pas non plus à m’en distraire, parce que je ne pouvais pas être une autre que moi. Il y a des gens qui se souillent les cheveux de cendre et portent le deuil de leur bonheur. Ils peuvent être vrais, et je ne les condamne ni ne les accuse. — Il y en a d’autres, au contraire, qui blanchissent les dehors du sépulcre, et ils peuvent être vrais encore. J’avais été de ces derniers ; mais si je détachai, plus tard, ma couronne de dédains du front pour lequel elle n’avait été qu’une visière de casque faussée, j’y laissai par indifférence les frivoles ornements de la femme.

Ce que le monde était pour moi, les livres aussi me le furent. J’étais née avec des facultés assez puissantes, mais on ne m’avait appris que le catéchisme dans mon enfance, et, quand je quittai le couvent, j’étais déjà trop passionnée pour cultiver mon esprit. Si, une fois malheureuse, je me jetai aux livres qui ne me furent pas une ressource, ce fut pour me sortir de dessous le poids de mes premiers souvenirs… Les livres furent bientôt repoussés. Depuis, les souffrances me forcèrent à penser, mais ce que je sais, mon pauvre Allan, la douleur seule me l’a appris ! Hélas ! en ceci mon histoire est celle de toutes les femmes, ces sauvages de la civilisation, qui n’ont pour toute éducation vraie que celle des besoins et de la douleur. Comme les livres n’avaient pas trouvé place dans les folles agitations de ma jeunesse, je ne songeai pas à les ouvrir aux jours de l’abandon. Je les parcourais d’un œil détaché. Quelque génie qu’ils attestassent, je ne m’en émeuvais pas, et je ne les jugeais que comme une preuve de force d’esprit, une difficulté vaincue. Je n’avais pas les grandes sympathies de la pensée. Ces hommes de génie qu’on admire, que pouvaient-ils médire, Allan ? Peignaient-ils le bonheur ? j’avais le bonheur de ma vie qui faisait ombre sur leurs tableaux ! Était-ce la peine qu’ils s’efforçaient de retracer ? cette peine, je la convoitais avec amertume comme un bien hors de ma portée, car elle était plus belle et plus poétique que la mienne ! Vous voyez, Allan, que j’en savais plus long qu’eux !

Elle eût parlé ainsi bien du temps avant qu’Allan eût songé à l’interrompre, et souvent la voiture s’arrêtait devant le château qu’il regrettait cette promenade trop tôt finie où, assise devant lui, elle racontait chaque détail de son âme et le faisait saillir à ses regards. Alors, il lui prenait au cœur un tel respect pour le malheur de cette femme, que la passion qui devait le ressaisir deux heures après lui semblait incompréhensible… Elle avait, en se révélant toute entière à son jeune amant, la simplicité forte d’une âme sincère. Ses mélancoliques paroles n’étaient pas prononcées avec mélancolie. Si elle posait sa joue sur sa main, gantée de ce blanc lisse et glacé qui faisait ressortir la nuance de citron mûr de cette joue d’un si gracieux ovale encore, c’était distraction ou négligence, mais cette tête ne fléchissait pas. Le jour qui n’est plus qu’une soirée, et que tout pleure sous le ciel, glissait sur elle sans vague tristesse. Le soleil couchant, puissance vaincue comme la douleur qui avait déteint sur son âme, jaunissait de son or ces prunelles qui le réverbéraient sans sourciller, mais n’y laissait pas d’autre trace. Contre l’air brumeux des marais qui s’élevait elle avait entortillé son cou et ses épaules de cette fourrure qu’on appelait alors un boa, et ce boa de martre, replié autour d’elle, ressemblait au serpent rassasié de la vie, qui s’était endormi autour de sa victime sans avoir pu s’en détacher…

XIX

Cette promenade du soir était le seul signe qu’on eût, dans le pays, de la présence des maîtres aux Saules, si différents alors de ce qu’ils étaient tous les ans. La tristesse des trois personnes qui les habitaient en rendait la solitude encore plus austère. Allan devenait chaque jour plus sombre, plus amer, plus dur, plus emporté quand il n’était pas seul avec madame de Scudemor pour qui sa passion s’irritait par la force des ressentiments, par la compression des tourments cachés, par le manque d’air d’une intimité avortant sans cesse, car, cette femme, il ne la prenait qu’aux flancs, qui ne palpitaient pas plus que tout le reste mais qui, du moins, ne cherchaient pas à lui échapper !

Et il y avait sur le front hâlé de Camille comme une ombre des soucis d’Allan. Les brusqueries répétées de l’égoïste jeune homme l’avaient rendue aussi timide qu’elle était fougueuse avec lui, aussi contenue qu’elle était naïve. Violente, frémissante au plus haut degré, d’une vie si gonflée de souffles élyséens et de vagues fraîches et entraînantes qui cherchaient à se creuser un lit partout, elle s’élançait par bonds de journées, par bonds de sensations à l’adolescence. Il y avait — phénomène étrange d’énergie ! — comme un avenir chargé dans cette organisation de petite fille longtemps si intensément joyeuse, et qui faisait se demander avec inquiétude ce que deviendrait cette petite le jour qu’elle ne rirait plus ainsi ?

Or, ce jour semblait arrivé. Le rire avait peu à peu quitté ses lèvres hardiment arrondies. Par l’éducation que madame de Scudemor disait la seule que reçussent les femmes, par l’éducation de l’injustice et de la souffrance, Allan avait forcé cette nature féconde et abondante à ne plus jaillir impétueuse, et la fierté aux éloquentes impostures était devenue la ressource de la pauvre enfant. Quand sa mère parlait de ses bouderies, sa mère la calomniait. Ce n’était pas cette muable et vaniteuse chose qui renfermait le secret de la conduite toute nouvelle de Camille vis-à-vis d’Allan. Madame de Scudemor savait bien que les manières d’Allan auraient dû choquer une susceptibilité moins vive que celle de sa fille, mais elle n’avait pas épié le sentiment sororal qu’avait développé dans Camille l’habitude de vivre avec Allan, Allan caressant, occupé d’elle, d’une tendresse plus grande que celle de sa mère, dont les mains étaient toujours si froides à baiser ! Madame de Scudemor ne pouvait donc savoir quelle déception avait frappé au cœur l’enfant abandonnée, à propos d’un changement auquel son ignorance ne comprenait rien.

D’un autre côté, en présence de sa mère dont l’œil avait parfois une dévisageante fixité, Camille était beaucoup plus réservée que triste. Pas de rêverie comme seule aux champs pendant la maladie d’Allan, mais un sérieux doux et des regards pleins de lenteur. Elle se reculait en elle-même sous les yeux de madame de Scudemor, qui n’avaient pas l’expression réchauffante de ceux des mères. Mouvement involontaire, du reste, que les manières détachées et d’une bonté toute physique de madame de Scudemor suffisaient pour expliquer, et aussi l’absence de cette affection d’une fille pour sa mère, — paisible, forte et abreuvante, — que Camille ne connaissait pas et qui n’est pas toujours le partage de ceux qui en apprécieraient le plus la douceur céleste. Parmi les déshérités de ce monde, les plus malheureux sont les déshérités de leurs mères, pauvres orphelins du cœur, sacrés aux orphelins eux-mêmes entre tous. Le sentiment fraternel d’Allan pour Camille avait remplacé pour elle tout ce qui lui manquait d’ailleurs ; quand ce sentiment se retira d’elle, était-il étonnant qu’elle le regrettât ?…

Seulement, elle ne laissait plus échapper de plaintes enfantines comme celles qu’elle avait répandues contre Allan dans les commencements du changement qui la désolait. Elle avait tout englouti dans son sein. Abîme noir comme un cratère que la profondeur qu’il y avait déjà dans cette frêle poitrine de rossignol, qu’une piqûre d’épine d’églantine eût traversée de part en part.

Et le plus grand mal de la passion d’Allan était peut-être ce froissement perpétuel d’un sentiment pur et profond dans une âme aimante. C’était cette douleur imposée à l’innocence qui n’avait rien fait pour souffrir. Oh ! la passion ! la passion ! ne croyez ni à ses dévouements ni à ses larmes ; étouffez-la, si vous ne voulez être cruel ! Voyez ! ce jeune homme était bon, et il avait aimé Camille. À la tête de cette enfant se rattachaient tous ses souvenirs, couronne d’années, couronne de perles qui jetaient d’adorables resplendissements dans ses cheveux, éplorés comme les jours éteints de sa suave enfance. Eh bien, depuis que madame de Scudemor avait cessé d’être une mère aussi pour Allan comme elle l’était pour Camille, le jeune homme devenait pour sa sœur adoptive féroce comme un vautour blessé.

Cependant, la jalousie qu’une simple caresse avait excitée s’était perdue dans une plus grande qui ne se ruait pas contre une enfant, symbole détesté d’une affection pour un autre, vision atroce d’une nuit qui s’est changée en vie pour vous poursuivre d’une ressemblance et d’un nom ! Maintenant c’était le passé tout entier de cette femme, si fatalement aimée, qu’Allan avait à haïr et à craindre ; toute cette longue et pleine jeunesse dont il savait l’histoire, cette histoire clouée dans sa conscience après avoir passé à travers la moelle de ses os ! Chaque jour qui userait les ivresses de la possession exalterait cette sombre jalousie. Ce ne serait qu’une pensée, mais intolérable. En effet, il n’y a pas (elle le lui avait dit) de poignards contre le passé, et l’on ne peut espionner un souvenir. Mais Allan ne pouvait pas comprendre que cette grande infortunée d’Yseult eût si profondément séparé sa vie passée de sa vie actuelle de toute la longueur de son mépris ; qu’elle tînt si bas les hommes qu’elle avait adorés et qu’elle n’avait pas même honorés de l’insulte de la femme trahie. Il ne pouvait comprendre qu’elle fût devenue si bien la Niobé, avec son éternelle impassibilité de marbre lorsque les enfants de ses rêves, plus beaux que les enfants antiques, moururent les uns après les autres sous les flèches implacables du sort. Pour Allan, il était impossible d’admettre que la jalousie ne dût plus exister dans son cœur, à lui, si violemment soulevé. Il ne la croyait pas si grande qu’elle n’eût pas un regret, et pourtant c’était la vérité. Elle n’avait pas l’ombre d’un regret. Ce n’était pas pour cette femme que le passé était comme pour nous, âmes aux infirmités communes, un doux spectre à haleine de rose qui vient tirer les rideaux de nos lits pendant nos nuits insomnieuses, — le squelette de l’être chéri, échappé du cercueil, qui revient baiser avec les lèvres qu’il n’a plus les lèvres que nous avons encore, et qui a conservé quelque chose de chaud là où fut la bouche.

Mais, bien plus que la connaissance de l’âme de madame de Scudemor, un fait dominateur, indomptable, et qui contient la plus grande des douleurs humaines, absorbait les germes empoisonnés de la jalousie d’Allan en un désespoir autrement amer que celui dans lequel la jalousie avait pu le jeter. Il n’était pas aimé et il aimait ! On ne lui préférait personne. S’il y avait eu une préférence pour un autre dans ce cœur qui ne lui appartenait pas, ah ! du moins, il y aurait eu possibilité d’être aimé aussi, il y aurait eu possibilité de vengeance ! Mais ces misérables dédommagements n’existaient pas. Il n’était point aimé et il aimait ! C’était bien simple, mais y a-t-il un malheur plus achevé que celui-là ? Les moralistes et les poètes n’ont pas assez montré quels secrets irrévélés de tortures un fait pareil — ne pas être aimé — enferme dans le cœur de l’homme qui aime. Tout pâlit, s’efface, et devient presque doux devant ce fait suprême dont l’analyse serait un livre gorgonien pour les âmes confiantes et heureuses. Ah ! aimer qui n’a jamais attendri son regard en vous regardant, qui vous a compté, — qui ne vous a pas même compté parmi les indifférents qui entrent et qui sortent, n’est-ce pas une brutalité d’involontaire devant laquelle l’homme intérieur devient lâche, et tremble comme s’il était menacé ?… On meurt d’aimer, on fait plus que d’en mourir, on en souffre, et si on pouvait montrer cet amour comme on l’éprouve, Elle n’en ferait pas plus cas que d’une chanson et retournerait tranquillement la tête de l’autre côté ! Ironie horrible, qui n’en est plus une à force de profondeur. Cependant l’esprit comprend qu’il n’y a pas de colère à avoir, et lorsqu’à toute heure on est saisi d’un frémissement de rage, on se regarde frémir du haut de sa raison et l’on devient pour soi-même une étrange anomalie et un effroyable objet de pitié ! Enfin, quand l’être aimé devient perfide et vous abandonne, ces angoisses qui troublent la vue et dans lesquelles le monde ne semble plus régi par des lois intelligentes, ces angoisses ne sont si affreusement cruelles que parce qu’on aime encore qui ne vous aime plus !

Telle était la fatalité qui pesait sur Allan. La certitude qu’il n’était pas aimé et qu’il ne le serait jamais, finissait par tuer tous ses autres sentiments. Il n’y avait plus place dans son âme que pour une douleur infinie, creusée chaque jour davantage par la réflexion qui ne s’arrêtait pas, elle, quand la sensibilité défaillait, parce que où les nerfs se brisent l’esprit demeure éternel.

Et c’était une douleur presque auguste, tombée dans un être si jeune et si beau. Elle répandait sur cette forme d’ange qui n’était pas encore une stature d’homme, quelque chose de la fatigue des vieillards. L’âme avait vécu plus vite que le corps, et qu’est-ce que la vie lui dirait maintenant qu’il ne sût ? Y avait-il une douleur au-delà de la sienne ? Toutes celles dont l’humanité souffre ne se résolvent-elles pas dans quelque désir trompé, dans quelque halètement vers l’impossible qui renferme le problème de la mort bien plus que le temps ? Les observateurs superficiels auraient dit, en voyant Allan, qu’il se remettait bien difficilement de la maladie dont il avait failli mourir. Mais, hélas ! le mal était plus intime encore que s’il avait été aux sources de la vie, — quoiqu’il les épuisât aussi dans les voluptés furibondes et tristes dont il se repaissait, solitaire, dans les bras glacés de madame de Scudemor.

Après les jours, il lui avait fallu les nuits. Les nuits non par fragments hâtés, mais entières ; et cette femme, à qui il ne disait je veux que dans les emportements de sa passion pour elle et qui l’aurait jeté à genoux avec un regard, avait plié la tête comme une humble servante et n’avait pas demandé que le calice s’éloignât. D’ailleurs ne valait-il pas mieux, pensait-elle, traverser ce désert de feu dont elle voulait sortir Allan, que de l’y traîner pas à pas ? Elle accomplissait son œuvre de dévouement et de pitié avec une soumission glorieuse aux vues de son mâle esprit, détrempé dans la réalité des passions dont elle connaissait toutes les phases.

La porte de la chambre de Camille s’ouvrait dans l’appartement de madame de Scudemor. De peur d’éveiller des soupçons redoutables et d’autoriser d’embarrassantes questions, madame de Scudemor ne pouvait guère placer Camille dans une autre chambre du château. Allan ne venait donc chez Yseult que quand la nuit était avancée. Il était obligé d’attendre que le sommeil de Camille fût assez profond pour ne plus craindre de le troubler du bruit d’une porte ou d’un craquement de parquet sous un pied maladroit. Alors, quand le château était plongé dans le silence et que les domestiques étaient endormis, Allan traversait les longs corridors à pas furtifs, s’arrêtant souvent pour respirer entre deux battements de son cœur. Une émotion qui ressemblait à de l’effroi se mêlait fatalement à cette action d’aller trouver la nuit, en se cachant, celle qu’il aimait et dont la pensée faisait ruisseler des rivières de flammes dans ses veines.

Puis, quand le matin était venu, le matin imperceptible encore, — point gris de perle, avant d’être rose, à l’horizon annuité, — il sortait de la chambre de madame de Scudemor, aussi pâle que Roméo tombant du cou de sa Juliette sur la rampe du balcon où il se suspendait pour lui dire son dernier adieu ; mais, comme Roméo, il n’était pas pâle, lui, de cette double pâleur du bonheur et de la transe qui se déploie sur les fronts moites des baisers donnés et reçus. La sienne eût été plus grossière si l’inamissible douleur de son âme n’en avait transparence la nuance, — comme ces nuages d’un blanc glauque et épais que la lune immatérialise en les pénétrant de sa blancheur plus lumineuse.

XX

L’horloge avait sonné une demie. On ne savait quelle était l’heure, mais sans doute on dormait aux Saules depuis longtemps. Eux seuls veillaient. Ils veillaient comme deux coupables ou comme deux heureux. L’un entourait des caresses de cet amour qui fait chaste ce que la volupté a de plus troublant, la femme qui avait eu le premier sentiment de son cœur. L’autre pratiquait le dernier dévouement dont elle fût capable, — était-ce un crime ? L’un aimait et sentait que son amour était inutile, que jamais il n’en serait payé par rien qui ressemblât au moindre sentiment d’amour, horrible angoisse ! L’autre, montrant dans une inaliénable faiblesse une inaliénable sympathie, craignait que cet amour inspiré par elle ne brisât, avant d’être brisé lui-même, cette vie faite pour être acceptée à la condition d’en donner une autre en échange, — était-ce du bonheur ?…

— Laisse-moi ! — disait-il, comme s’il craignait une résistance après tant de volontaires abandonnements. — Regarde-moi, que je te voie ! — Et, la main au front de madame de Scudemor, il la repoussait presque en arrière, tandis que son autre main s’allongeait sur les épaules au défaut du cou.

Les épaules, voilées d’une mousseline claire échancrée, étaient légèrement arrondies par la pose qu’elle avait alors, et elle était plutôt assise que couchée, appuyée sur un bras anguleusement placé, l’autre étendu sur le lit, enfermé dans la mousseline comme les épaules et serré de manière à donner au poignet de cette main blanche un peu longue, — mais si expressive, — une grâce plus parfaite encore.

La chambre était sombre, car la lampe qui brûlait sur le somno n’avivait les obscurités de l’appartement qu’à travers un des rideaux du lit, abaissé à demi dans une négligence oublieuse. Il ne faisait clair que dans les glaces, placées à plusieurs endroits et même sur le lit où ils se trouvaient et où la lampe répandait presque exclusivement sa lumière. C’était plutôt un jour de flamme, qui s’orangeait en passant par le milieu opaque de l’albâtre, que cette clarté argentine, métallique, saisissante des glaces dans ces lambris que l’ombre enveloppait.

Il y avait encore du délire sur les traits d’Allan, mais du délire qui n’était plus qu’un reste d’orage au bord murmurant d’un nuage qu’emporte un souffle muet ; un gonflement encore à cette poitrine ; une paix rapide dans des jours troublés.

Son idée à gueule de lion, l’idée que cette femme ne l’aimait pas, surgissait de nouveau en lui dans l’apaisement momentané d’une volupté ugoline qui reprendrait bientôt sa charnelle pâture… En la forçant à le regarder et en plongeant ses yeux dans ces autres yeux d’une distraction infinie, il cherchait quelque nouvelle ivresse pour ne plus penser qu’elle ne l’aimait pas.

Elle le regarda, mais, au fond de ces prunelles désertes de volupté, on eût dit qu’il y avait une pensée plus rêveuse que celles que d’ordinaire on y voyait.

— À quoi pensez-vous ? — lui dit-il.

— Je pensais qu’il y avait quatre mois, — répondit-elle, — j’étais seule ici, à cette même place, et que je m’en levais pour vous écrire. Vous savez ce que je vous écrivis ; tout à l’heure, je me demandais s’il y avait une autre manière de vous sauver ?…

Les sourcils d’Allan se froncèrent avec lenteur, mais ses yeux ne lancèrent pas d’éclair. Ce mouvement de sourcils fut tout ce qui dépassa le seuil de son cœur. La main qu’il avait au cou de la comtesse Yseult tomba le long de ses cheveux, qu’un moment auparavant la même main avait dénoués et répandus autour de cette tête d’un calme auguste, contraste qu’il chérissait, lui, et qui la faisait ressembler à quelque reine captive, à quelque grand orgueil atteint, à du stoïcisme courbé ! Ce n’est pas pour baigner ses mains dans les flots de cette épaisse chevelure, pour étancher la soif de sa bouche, que toujours il aimait à la faire ruisseler autour d’eux quand ils se trouvaient rapprochés comme alors ; c’était un besoin d’imagination tendre offensée. Il voulait adoucir cette physionomie haute et grave, lui donner un reflet de jeunesse, un désordre apparent de la passion qu’elle n’avait pas, un éperdument mensonger, mais qui eût suffi à cet instant de l’âme infinie. Il voulait tout ce qui pouvait la faire descendre des sommets intangibles de la raison, et la faire ressemblera une femme fragile autrement que par la pitié. Il était naturellement poète. Il l’était deux fois, puisqu’il était amoureux, et il déchevelait Yseult comme le poète se sert d’un rhythme et d’une image, car c’était là un rhythme et une image de cet incoercible poème qu’il ne pouvait réaliser.

Le bras jeté aux épaules inclinées céda et vint à tomber plus bas sur les oreillers amollis. Ce qu’elle avait dit paraissait avoir détaché d’elle la caresse languissante, contemplative, cette caresse de l’autre bord des jouissances vives vers lesquelles on se retourne, quand elles ne sont plus, avec un regret suppliant. Un mot vrai, innocent et bon, avait interrompu la caresse comme le doigt d’un enfant fait tomber un fruit mûr, rien qu’en s’y posant.

La langueur mélancolique du sentiment d’Allan ne dura pas, mais ce ne fut pas l’âme qui l’engloutit dans son amour. Il n’en faut pas tant souvent à la pauvre nature humaine ! Le bras, en coulant des épaules sur le lit, avait peut-être rencontré un tissu moins épais, le renflement d’une forme plus excitante de volupté et de mystère, une révélation de nudité à quelques replis de vêtements de nuit dans ces poses insoucieuses, un toucher frémissant, mais imperceptible, et ce fut assez pour que la poitrine se regonflât et que s’en revînt l’orage parti avec ses effrayants murmures.

— Ah ! tu peux me recrier, maintenant, — dit-il avec explosion, — ton éternel mot de glace aux oreilles, il ne me tombera plus dans le cœur comme une goutte de venin. Il y a quelque chose, Yseult, qui vaut mieux que toi et qui me préserve de toi. C’est cette beauté suprême que tu m’as donnée comme chose que tu méprisais, et qui me fait oublier ce que sans cesse tu me répètes, — qui fait que je ne t’entends plus !

Et dans la glace, placée en face et à la hauteur du lit, disparurent les deux têtes du couple étrange qu’on y voyait. Seulement le lit gémissait jusque dans ses colonnes comme si, en réponse à Allan, une impétueuse sympathie se fut emparée de son bois inerte et de ses bronzes durs et glacés. Chose qui semblait s’émouvoir, pour faire honte à la créature indifférente !

Elle ressemblait aux sphinx du lit par son profil grec, l’ouverture de l’angle facial, et son immobilité rigide dans la pâleur profonde de sa chair, comme eux, dans le vert de leur bronze. Mais là s’arrêtait l’analogie, car nul mystère railleur ne jouait sur sa lèvre. Nulle impénétrabilité ne fermait son front. Hélas ! il y apparaissait quelque chose de plus triste encore. Il y apparaissait de l’anéanti !

— Oh ! je n’ai jamais, — disait-il, à propos mille fois interrompus, d’une voix stridente, fausse, haletante, décomposée, — je n’ai jamais aimé que ta beauté, cette beauté que je tiens dans mes bras ! Je n’ai jamais désiré, dans les plus ardents de mes rêves, d’autre bonheur que celui d’être ainsi, poitrine à poitrine, avec toi ! Oh ! l’amour, l’amour, c’est un baiser, c’est une morsure, du sang qui coule et qui se mêle, une nuit passée, des jours comme des nuits, des nuits comme celle-ci, et au bout mourir ! Voilà l’amour ! Mais le reste, s’il y a un reste, qu’est-ce qu’il me fait ? Ce n’en est pas ! — Et il riait. — Qu’importent ton silence ou tes paroles pourvu que tu ne retires pas ta lèvre de dessous la mienne ! Qu’importe que rien ne batte dans ton sein, s’il m’appartient plus qu’à ton enfant ! Ah ! le reste est bon pour remplir le creux du temps qu’on n’aime pas, qu’on défaille, qu’on retombe à l’humanité ! Mais l’amour n’est l’amour que parce qu’il remplit la vie. À la remplir qu’il la fasse éclater, qu’importe ! Aime-moi ! Ne m’aime pas ! Mots qui frappent l’air d’un son stérile. Mensonges, peut-être ! N’est-ce pas toi que je tiens là, Yseult ? Tu es à moi ! Je suis heureux !

« Je suis heureux ! » Et il proclamait son bonheur avec des accents tirés de si loin dans son âme, qu’il eût fait trembler les âmes pures sur la céleste origine du bonheur qu’elles espèrent parfois.

Mais l’expiation suivit de près le blasphème. Les sens, en lui, palpitaient encore, qu’à ce bonheur proclamé le cœur avait répondu par une négation sublime. Quels sont ceux qui n’ont pas senti, au fond de leurs âmes, de ces péripéties soudaines, au moment où ils croyaient que le drame intérieur n’avait plus qu’à se dérouler sans une seule lutte désormais ? Le dénouement, on le tenait pour certain, et voici que d’un fond plus intime et qu’on n’avait pas aperçu, il en jaillit un autre plus grand et plus vrai. Les larmes noyèrent le rire impie et, à la place de toutes ces fanfares de victoire, un cri de détresse s’exhala :

— Quand je le voudrais, je ne pourrais le croire, Yseult ; — reprit-il, — ce n’est pas vrai que je sois heureux ! Ce n’est pas vrai que l’amour soit ce que j’ai dit ! En vain je m’étends sur ton sein et je m’y abreuve d’une ivresse mortelle, mon cœur se venge des égarements de ma raison. Ah ! c’est le contraire qui est le vrai plutôt. L’amour est d’être aimé, pas autre chose ! et moi, — dit-il d’une voix crevant dans ses sanglots, — et moi, je suis bien malheureux !

En le voyant retombé dans une telle affliction, Yseult se souleva sur son séant et lui dit, à lui qui pleurait loin d’elle maintenant, la tête enfoncée dans les oreillers sur l’autre bord de la couche :

— Oui, vous êtes malheureux, Allan, mais ne vous abandonnez pas à de tels désespoirs ! Ayez un peu de courage, au nom de moi que vous aimez !…

Pauvre et malheureuse femme aussi ! car elle sentait l’impuissance de ce qu’elle disait, et ce lui était une rude angoisse.

— Voyez-vous, — reprit-il en relevant son visage, violacé par l’étouffement de son haleine dans les oreillers et tout humide de larmes encore, — j’aimerais mieux de la jalousie que ce qui me tue l’âme ainsi ! J’en ai eu, de la jalousie, quand j’ai cru que vous aimiez Camille à cause de son père. J’en ai eu quand vous m’avez raconté que vous aviez aimé aussi, comme je vous aime, avec frénésie ! Oh ! cela fait bien mal, mais pas tant que de savoir qu’on n’est pas aimé, et qu’on ne le sera jamais ! Pas tant que cette peine du dam de l’amour à laquelle je suis condamné, Yseult ! Il n’y que cela d’intolérable. Je t’aime, et toi, tu ne m’aimes pas !

Et avec un déchirement de Laocoon, image de toute destinée ici-bas et surtout alors de la sienne, il répétait le mot fatal : « Je t’aime, et toi tu ne m’aimes pas ! »

Bien des fois, madame de Scudemor l’avait vu en proie à cette pensée, mais jamais comme cette nuit funeste. Cette impassibilité, à laquelle elle était arrivée par la faiblesse comme tant d’autres y arrivent par la force, s’émeuvait devant de telles douleurs. Peut-être eût-elle accepté de recommencer sa vie de cœur, eût-elle dû être encore trahie, pour épargner une agonie pareille à Allan. Regret vain d’une générosité écrasée par l’impossible, cet écrasetout dans les destinées humaines ; serpent qui vous lie les pieds, les mains, le torse et la gorge, quand vous voyez mourir, à trois pas de vous, vos enfants !

Il la prit au cou à deux mains avec violence, comme s’il allait l’étrangler :

— Ô Yseult, — dit-il, — Yseult, rends-moi ma jalousie plutôt, ma jalousie cruelle, concentrée, dévorante, rends-la moi ! Tu me feras tant de bien | Ce sera comme la rosée du ciel sur mon âme ; ce sera comme du baume dans des plaies ouvertes. Ah ! ne peux-tu donc me ressouffler cette flamme au cœur ? Parle-moi de cette Margarita qui enleva, sans le savoir, le velouté des fleurs de ton âme ; des misérables lâches à qui tu permis de les froisser ; de ton mari, qui te les rejeta flétries quand tu les lui eus prodiguées ; et du plus aimé de tous, qui les consuma jusqu’aux racines ! Dis-moi que, celui-là, tu l’aimes toujours ; dis-moi que ce n’est pas vrai qu’il soit oublié ! qu’on n’oublie pas un homme aimé d’une adoration si prosternée ! que sur son souvenir luit à jamais un rayon de cette merveilleuse flamme qui lui lampait sur le front, aux jours des baisers et des étreintes, dans ces nuitées pleines de pâmoisons et d’extases ! Montre-moi la place de ce portrait, — si longtemps porté, m’as-tu dit, que la marque en est restée dans ta chair. Oh ! je veux la voir sur ton sein. — Et il quittait le cou meurtri par ses ongles, et s’acharnait sur le vêtement modeste qu’elle portait la nuit sur sa poitrine. — Allons, sois franche avec moi, Yseult ! Avoue-moi que tu m’as trompé, que j’étais un enfant de te croire, que tu l’aimes toujours, ton bel Octave ; que tu penses à lui toujours, toujours, et qu’en ce moment je fais aller plus vite dans tes veines ton sang, à son nom prononcé ! Oh ! poignarde-moi des détails de tes confidences ! Répète-moi ce qu’il trouvait de plus beau en toi et ce que tu lui abandonnais avec le plus d’ivresse, et les caresses qu’il préférait, et celles que tu lui demandais davantage ! Oh ! n’as-tu pas — laisse-moi chercher ! — n’as-tu pas sur ce corps qu’il a délaissé, sans pouvoir te rendre l’âme qu’il t’a prise, n’as-tu pas quelque stigmate d’ineffaçable caresse, la morsure profonde d’une dent qui coupa, l’empreinte d’une succion folle ou quelque trace d’un ravage plus secret encore ? Montre-la moi, dénude-la, avec l’orgueil et le regret de la passion qui a été heureuse, mais qui n’est pas assouvie ! Où que ta bouche puisse atteindre, baise avidement devant moi ces vestiges accusateurs pour y chercher l’humidité des lèvres qui n’y est pas demeurée, et pour frissonner et mourir en imaginant l’y retrouver ! Ne me fais pas grâce d’une seule des délices ressouvenues dans des égarements solitaires, rendus plus acres et plus insensés par l’idée de l’affreuse impuissance qu’ils trahissent ! Plonge-toi jusqu’aux reins dans la passion qu’ils disent immonde, parce qu’ils la jugent de sang-froid, et qui est si belle, qu’il n’y a plus de bourbier pour elle au plus épais, au plus infect des fanges de la terre ! Puis viens à moi, te glorifiant de tes souillures parce que ton amour y resplendit, et de la fureur de tes souvenirs, et de l’impudence de tes aveux ! Viens à moi qui te comprendrai, et qui te renverrai la bénédiction pour la torture. Tu me seras éternellement sacrée, car tu m’auras soulagé de tout ce que je souffre en me rendant ma jalousie !

Il s’arrêta épuisé, une écume blanchâtre aux lèvres, et les yeux livides… Elle, divine comme une femme insultée et qui n’a pas même besoin de pardonner, avait croisé ses bras sur son sein demi-nu comme pour le défendre quand il avait essayé d’en déchirer les voiles, et, depuis ce moment, elle était restée dans cette attitude, l’écoutant dire, sans horreur et sans fierté blessée, toujours de la même pâleur blanche et lisse mais qui devait rayonner, d’un moment à l’autre, sous les transfigurantes splendeurs du martyre moral qu’elle endurait avec grandeur !

Cette vue rappela Allan à la raison. Il s’épouvanta de lui-même : — Qu’est-ce que j’ai dit, Yseult ? — demanda-t-il ; — t’ai-je offensée ?

— Je n’ai entendu qu’une seule chose, — répondit-elle avec une inexprimable miséricorde, — c’est que vous souffriiez beaucoup, Allan. — Et elle lui tendit une main sur laquelle il répandit des larmes moins amères que celles qu’il venait de verser.

Toutes les nuits ne ramenaient pas des scènes aussi cruelles, mais il ne s’en écoulait pas dans lesquelles ne se trahit la douleur d’Allan. Un désir plus noble et non moins exigeant, qu’il ne pouvait rassasier, ne cessait de réclamer dans son âme. Les fleurs de volupté qu’il suçait à en mourir renfermaient, comme les feuilles de laurier rose, un poison corrosif et mortel. Il ressemblait à ce malheureux fou, dont l’histoire peu connue est d’autant plus touchante qu’elle est l’emblème de la vie de beaucoup d’entre nous. Un fou s’éprit d’une lame d’épée. Amoureuse altière et cruelle ! Mais elle était svelte, souple et gracieuse comme une jeune fille. Elle se relevait comme une couleuvre quand on l’avait pliée en faucille sur le pavé. Elle répandait de beaux reflets bleuâtres qui fascinaient comme les adorables et irrésistibles yeux de la femme que l’on sait perfide. Peut-être y avait-il pour le pauvre fou des analogies dans tout cela… Quoiqu’il en fût, l’homicide ne répondait à ses caresses que par du sang ; du sang pour des baisers et pour des étreintes, du sang aux mains, à la poitrine, aux lèvres ! quand un jour il se la fit entrer jusqu’à la garde dans le cœur. Ah ! pourquoi Allan, et nous, en pressant contre nos poitrines ces femmes trop aimées, glaives de douleurs qui nous déchirent, ne les ouvrons-nous pas assez profond et assez large pour qu’amour et vie puissent tout à coup s’en échapper ?…

Cependant, il faut en convenir, cet inapaisable mal qui rongeait Allan et lui dévorait ses jeunes années était au fond une magnifique blessure, un noble deuil, un désespoir qui avait aussi sa grandeur. C’était la première fois que l’ulcère fut plus beau que la pourpre qui le couvrait, car cet ulcère était à l’âme et tout ce qui vient de là est sacré. Ah ! c’est que l’amour est plus qu’une possession foudroyante, mais éphémère. C’est une possession de toujours, quelque chose qui défie les organes au lieu de les écraser, parce qu’elle est placée là où l’homme est une force comme une irradiation de Dieu même. Des mains qui se joignent ne sont qu’un symbole ; le regard le plus plein d’éclairs ou de larmes, une réverbération incolore de l’invisible lampe allumée dans le temple du cœur. Firmament voilé qu’on soupçonne dans la nuit humaine, étoiles aveuglantes de flamme, si on les voyait. Inconnu ! Inconnu ! tourments et délices, n’est-ce pas ce que l’amour implore dans les sympathies d’une autre âme, dans ces liens qui ne sont pas seulement des bras vulgairement enlacés ? Aussi, quand ce besoin de sympathie reste béant comme un abîme, quand les immensités du cœur, qui se projettent de loin comme les vagues d’une mer infinie, ne trouvent pas le globe d’azur de l’univers d’un autre cœur à embrasser, il s’élève de l’âme un grand cri et c’était le cri que poussait Allan ! Jeune homme que l’hébétement de la sensation n’avait pas engourdi de son contact de torpille, il ne se contentait pas du philtre qu’il buvait à pleines gorgées, et qui n’endormait repus qu’une seule espèce de désirs.

… Fatiguée sans doute de secousses si nombreuses, madame de Scudemor s’était endormie. Ses cheveux, elle ne les avait pas rattachés. Son sein, elle ne l’avait pas recouvert. La lueur de la lampe adoucissait les rondeurs un peu mâles de ce visage, et fonçait le duvet de soie qui estompait ses lèvres que le sommeil mollement dosait. Quoique pâle et les yeux fermés, comme une morte déjà ensevelie, sans un rêve qui lui envoyât une goutte d’ombre du bout de son aile en passant sur son front et ses yeux, tout en elle révélait pourtant extérieurement la vie, — une vie plus profonde et plus concentrée que celle dont on est submergé à vingt ans. Il n’y avait pas une de ses veines qui n’en accusât la présence sans se gonfler, pas un battement de ses artères qui n’en fût l’expression régulière et forte. Elle la transpirait par chaque pore. À sa respiration longue et calme, mais puissante, on aurait pu croire qu’il allait s’échapper un monde de son sein légèrement soulevé. En vain l’âge qui venait, l’âge intraitable, avait imprimé ses offenses à ce front que souffrir et penser avaient vieilli avant les années, à cette bouche qui n’avait plus même la tristesse du regret, à ces cheveux dont la noirceur n’était plus tout à fait pure, — mais toutes ces raies apparentes sur ce beau marbre de Carrare, n’avaient pas entamé plus avant le bloc invulnérable. Si le temps n’était pas vaincu, du moins semblait-il s’arrêter, étonné, avant de recommencer cette lutte qu’il n’épuiserait pas en quelques jours. Et cela était beau que cette espèce de lenteur avec laquelle il attaquait une créature mortelle, comme s’il eût eu peur d’avoir affaire à quelque immortalité !

Allan, une main accrochée à la tête d’un des sphinx de la couche, Allan à genoux sur le lit, auprès de madame de Scudemor, la fixait d’un œil moitié morne et moitié ravi. Il admirait cette plénitude d’existence, ce luxe de force et de repos. Penché sur ce sein immobile, écoutait-il les murmures du torrent de vie qui circulait inutile dans cette organisation puissante, mais qui, hélas ! n’en jaillissait plus ?… Ou suivait-il, à ce cou d’un sculpté si vigoureux et si doux, la trace ardente des mains qu’il y avait portées dans une fureur qu’il se reprochait ?

— Oh ! — pensait-il, — tant de jeunesse encore ! et pas pour moi ! Même ce corps divin qu’elle m’abandonne, je n’ai pas le pouvoir d’augmenter d’une pulsation de plus la vie qui l’anime ! Sous mon cœur, il est comme là. Et pourtant que cette vie semble immense ! Comme cet Océan écumerait s’il y avait un souffle assez puissant pour le soulever ! Comme elle serait belle, ô Dieu ! si l’amour avait un dernier et faible rayon pour elle. Comme le bonheur donné par elle ressemblerait peu à ces bonheurs que les autres femmes peuvent donner ! Avec quelle impétuosité je livrerais ma vie entière à dévorer à ce bonheur, trop anéantissant pour durer ! Mon Dieu ! comme elle me tuerait bien !… — Et il pleurait. L’orfraie criait seule au dehors. Il pleurait. Les larmes tombaient lentement sur le sein de madame de Scudemor et, successivement, y séchaient, inutiles comme sur un cercueil.

Chose étrange ! Il pleurait sur la vie comme on pleure sur la mort. Mais, tout en pleurant sur cette vie qui passait dans ses lèvres avec moquerie et qu’il ne pouvait aspirer et absorber en lui, c’était aussi sur la perte d’un cœur éteint, mort déplorable ! qu’il gémissait.

XXI

Le souvenir de cette nuit cruelle vint se mêler, comme une funèbre vision, à toutes les pensées de madame de Scudemor. Poursuivie par le spectacle d’un malheur sous lequel Allan de Cynthry succombait, elle regarda dans sa grande âme et chercha s’il n’y avait pas à faire un sacrifice encore, pour attester la pitié au nom de laquelle elle avait agi. Ce qu’il y avait en elle d’admirable, ce qui ne faiblissait pas, ce qui la soutenait, c’était cette horrible espérance que la passion d’Allan était mortelle. En présence d’un amour que toute autre femme aurait été fière d’inspirer, elle n’avait pas eu un instant de trouble dans sa désolante certitude. Le scepticisme d’une illusion ne l’avait pas reprise et elle conservait, pure et profonde, cette foi au néant qui reposait dans son sein. Athée tranquille qui se confiait à la mort comme le Juste à des promesses d’immortalité ; qui attendait patiente parce qu’elle était convaincue ; qui ne s’en vantait pas, car l’athéisme est silencieux comme le mépris.

Mais le médecin allège les souffrances de l’homme attaqué d’une maladie incurable, en attendant qu’il tombe, lui et sa pensée, dans l’étouffoir d’une fosse ouverte, et cela s’appelle de l’humanité. Que si la douleur est plus forte que la vaine science, que reste-t-il à faire sinon de précipiter violemment à la tombe l’être qui fut créé pour mourir ?… Mais quand cette terrible conséquence, devant laquelle ont reculé des hommes plus lâches que leurs doctrines, quand cette ressource suprême manque aussi, chose inerte et lugubre ! la Pitié humaine se voile la tête, et attend, dans une horreur muette, qu’il n’y ait plus là qu’un cadavre pour la relever.

Et c’était ce qu’avait fait Yseult pour la passion d’Allan. Mais la passion ne s’était pas endormie avant de mourir. Elle veillait, toujours plus cruelle. Prolongerait-elle sa veille longtemps encore ? Résisterait-elle bien des jours à la fatale agonie ? Yseult s’était mise à attendre, enchaînée auprès du malade, lui donnant sa main quand il la voulait, sa bouche quand il la voulait, son sein quand il le voulait, — tous poisons, mais trop lents au gré de sa compassion intrépide.

Cependant la souffrance devint si atroce, cette dernière nuit avait été d’une horreur si nouvelle, que cette pitié, réduite à l’inertie, se releva de terre et voulut agir. Ô folie d’un sentiment, mais d’un sentiment qui briserait la langue de l’homme s’il essayait de le nommer !

« Peut-être, — se dit-elle, dans un de ces repliements sur soi qu’ont tous les caractères profonds et qui contiennent un secret reproche, — peut-être ne suis-je pas allée assez loin encore. J’ai rejeté tous les motifs de vanité, étouffé toutes les répugnances d’une vulgaire délicatesse, foulé aux pieds tous les semblants de vertu, mais n’y a-t-il pas autre chose encore à sacrifier ? N’est-ce pas un reste d’orgueil qui met entre moi et Allan la négation qui le désole ? » Et la voilà qui se prit à broyer sous sa volonté ce dernier schiste d’une âme de poussière, cet orgueil qui vit dans les blessures. Hélas ! ce travail sur elle-même, cette apostasie d’une véracité qu’elle avait jusque-là conservée, cet embrassement tout rougissant du mensonge, cette résolution à la bassesse, ne furent pas l’affaire d’un seul jour. Elle eut besoin d’y aller à plusieurs reprises pour consommer sa dégradation à ses propres yeux.

Soit l’effet des combats qu’elle livrait à l’orgueil, soit le commencement de l’essai qu’elle voulait tenter, elle changea subitement de manières et Allan dut promptement s’en apercevoir. Le calme infini de sa personne, si grand qu’il semblait s’en répandre et qu’Allan en avait été plus d’une fois saisi comme d’un froid soudain, ce calme s’altéra quelque peu… Le regard se voila comme un acier poli sous une haleine, le sourire, pauvre rose morte feuille à feuille, se pencha plus triste au bord des lèvres. Cette voix déjà étouffée, s’étouffa davantage. Quand Allan lui parlait de son infatigable amour, elle l’écoutait avec une expression de physionomie qu’il ne lui avait jamais vue. D’un autre côté, elle s’abandonnait moins à ces longs tête-à-tête, à cet ensemble de toutes les minutes passées avec lui. Est-ce que Brutus lui-même ne portait pas quelquefois à sa bouche un pan de sa toge, pour cacher le rire de mépris qui y revenait peut-être à travers la magnifique imposture qui aurait trahi la volonté et le génie sous le masque de la stupidité ?…

Allan s’étonna de ce changement dans une femme d’une donnée si simple et si droite. Ce qu’il en avait compris jusqu’ici l’avait rendu, il est vrai, le plus malheureux des hommes, mais lui ôtait du moins toutes les anxiétés de l’avenir. Au contraire qu’à présent Yseult ne se montrât plus l’inaltérable femme qu’elle avait toujours été avec lui, fallait-il penser que sa compassion fût la cause d’un changement, ordinaire dans une autre femme, inexplicable dans celle-ci ? Et pourquoi changée, si son stérile sentiment ne l’était pas ? Quoi pouvait troubler, en s’y mêlant, l’unité profonde de cette vie ? Avec l’activité d’Allan, avec les ressources d’un esprit aiguisé par ce qu’il craignait, il eut bientôt parcouru tout le champ des possibilités, mais toutes le conduisaient à l’absurde. Toutes étaient une flagrante contradiction de ce qui faisait de madame de Scudemor une créature d’exception. Toutes lui voilaient la vérité de cette femme, vérité si désintéressée et si humble qu’il fallait être aveugle pour n’y pas croire comme on croit à soi-même, et c’était ainsi qu’Allan y croyait.

On ne juge pas toujours bien la personne aimée, et d’ailleurs qu’importe ! l’illusion n’est-elle pas la plus reposante des certitudes ? Mais ne plus la comprendre, ni par l’illusion ni par la réalité, parce qu’elle porte en soi d’irrévélables pensées, demandez aux femmes des hommes de génie quelle douleur c’est que cette douleur… Allan éprouva quelque chose d’analogue à cette peine. Il savait tout de la vie et de l’âme d’Yseult. Rien d’extérieur ou d’intime n’apparaissait qui pût l’inquiéter dans cette vie dont tous les jours étaient d’une uniformité monotone, rien qui pût justifier les différences dont la soudaineté le frappait… Il hasardait bien une question, mais d’un mot ou d’un silence elle réduisait la question au néant. De frère à sœur on se dit mille choses, d’amant à maîtresse on se dit toutes choses ; mais ici les rapports étaient de juxta-position, non de confiance, et de quel droit Allan aurait-il exigé que les secrets fussent mis en commun ? Il ne se sentait vraiment pas le droit de dire à madame de Scudemor, ni tendrement, ni impérieusement : « Qu’as-tu ?… » Il avait réfléchi sur sa vie actuelle. C’est la marque des sentiments profonds, que la réflexion à laquelle ils plient l’esprit. Cette réflexion découvre les anfractuosités de l’âme, ces côtés crevassés, branlants, poussiéreux, qui, dans la vie de deux cœurs, croulent au moindre choc et dépouillent le roc chaque jour davantage… Cette situation est angoissante et on n’y peut rien. Il faut se voir. Il faut se juger. Il faut rougir de soi. On s’arracherait les yeux de la tête et on les jetterait à la première borne du chemin, qu’on ne s’arracherait pas la conscience ! Souvent la Honte est le boulet que traîne le pied saignant d’un sentiment dans nos cœurs. Elle était rivée à celui d’Allan.

Mais ce sentiment, qui porte avec soi un châtiment parce que tout sentiment renferme peut-être quelque culpabilité inconnue, ce sentiment, on y tient encore ; on s’y cramponne ; on le serre contre son sein ; on l’y renfonce à deux mains avec une ferveur d’avare qui ensevelit un trésor, avec un frissonnement de lâche qui se cache, avec la tenace folie d’une jeune femme qui meurt et qui ne veut pas mourir. L’unité seule est grande et belle, mais la dualité ronge l’homme par les deux bouts et jusqu’au cœur. Ô vous qui mettez la lutte au-dessus de l’harmonie, connaissez-vous bien ces combats où l’on est vaincu sans le repos de la défaite ?

« C’est une vileté, une immense vileté à moi, — se disait Allan quand la vérité sillonnait l’esprit corrompu, — d’accepter la vie que cette femme m’a faite, et encore, je l’accepte moins que je ne la subis… J’ai sali les conceptions candides et lumineuses que j’avais de l’amour en l’enfermant dans d’impudiques vouloirs, et quoique les satisfactions de mon brutal égoïsme aient toujours été impuissantes à rassasier la faim et la soif placées à la source même de mon être, cependant n’aurais-je pas dû les répudier ?… L’amour n’est donc pas un sentiment dont on doive être fier quand on est un homme, ou j’ai manqué du plus vulgaire orgueil. » Dilemne effroyable, qui se refermait sur sa conscience comme le chêne fendu sur les bras rompus du Crotoniate ; mais, comme le chêne n’ôtait pas la vie à l’athlète, la conscience blessée se plaignait mais l’amour restait sain et sauf.

Ce jugement, qu’il ne s’épargnait pas et qui n’atteignait pas sa passion, l’empêchait de se livrer avec Yseult à ces abandons inévitables quand on vit ensemble, et dont la froideur de celle-ci avait extrêmement diminué le nombre. N’est-il pas des jours où, malgré tout, on a besoin de dépouiller la chlamyde de la vie cachée, de la pensée solitaire, de l’amour non partagé pour respirer un peu mieux ; où, quoiqu’on n’ait qu’une épaule pour appuyer son front las, on porte sa pensée plus lasse encore, comme si cette épaule entendait ; où l’on ne craint pas d’exposer la sueur de ses peines au froid tombant durement dans l’ombre des piédestaux de granit, comme à la fraîcheur bienfaisante d’un bois d’oliviers… Funeste imprudence expiée presque toujours plus tard ! Mais, pour Allan, il fallait que la passion renversât fougueusement la coupe. Jamais, plus doucement inclinée, l’épanchement retenu aux bords n’échappait, dans les longs et calmes ruissellements des confidences. Il gardait furtives toutes les profanations de lui-même, car il ne savait plus lequel était le plus flétri de sa fierté ou de son amour.

S’il vivait tellement retiré en lui-même, à plus forte raison ne cherchait-il plus que madame de Scudemor l’initiât à tous les mystères de sa pensée. Il en avait fait le tour. Il la savait. Cependant il se croyait généreux vis-à-vis d’Yseult en ne l’interrogeant jamais plus, — en ne sollicitant plus les révélations nonchalantes qui viennent du cœur aux lèvres quand on s’aime, éternelle inauguration de l’un par l’autre, qui n’apprend rien que le désir de s’apprendre davantage tous les deux. Son regard à lui traversait, pour ainsi dire, le calme inouï d’Yseult, et semblait se jouer de l’autre côté. Femme réduite maintenant à l’indécomposable, n’ayant sauvé du grand naufrage de toutes choses que cette faculté de compatir, qui est au sentiment ce que la notion est à l’intelligence et l’atome à l’univers. Mystérieuse essence de ces cœurs étranges pour lesquels il n’y a point de Tirésias.

Et lui, qui se donnait les airs d’une superbe délicatesse, lui qui, à force de vanité, s’illusionnait sur les motifs de son silence, il put bientôt le reconnaître quand madame de Scudemor lui apparut sous un point de vue si nouveau. Ce n’était presque rien encore, un pli de jonc sur la torpeur des eaux immobiles, un cercle fuyant sous la chute de quelque graine tombée du bec de l’oiseau qui passe, un caprice, ce quelque chose de la femme dont elle ne sait pas le premier mot, et ce caprice, ce presque rien fut une énigme tourmentante, une énigme dont Allan aurait payé cher la solution. Une supposition l’eût soulagé, mais quoi supposer à propos de cette femme unique ?… Tout, plutôt qu’elle pût l’aimer jamais ! Tout, plutôt que de l’urne tarie dont les eaux pluviales avaient fui, sous le ciel de l’amour devenu d’airain, il s’en retrouvât une goutte, non séchée encore, filtrant à quelque angle caché.

Harassé, mécontent de lui-même, voulant en finir avec la curiosité qui le tenait comme une inquiétude : — Avouez, Yseult, — lui disait-il ce jour-là, d’un rire presque farouche et d’une voix sombre, — avouez que vous êtes lasse de moi et que votre pitié vous est bien à charge !

Elle était assise devant un piano, dans un cabinet de travail exclusivement réservé pour elle, d’une élégance simple, et qui ouvrait sur un balcon. Elle venait d’essayer une fantaisie. Ce n’était pas une musicienne que madame de Scudemor. L’âme manquait aux doigts habiles. Aussi, presque jamais n’achevait-elle le morceau qu’elle avait commencé. Elle se levait ordinairement du piano comme on ferme un livre qui n’intéresse pas. Mais ce jour-là, il y avait dans sa paresseuse manière de rester là, les mains éparses au clavier, toute l’inaccoutumance dont Allan recherchait avidement la cause. La fantaisie avait passé de l’âme du musicien dans la sienne. Elle mêlait, à des intervalles inégaux, un son distrait aux notes du thème interrompu, brisant pour reprendre, renouant pour briser, avec langueur, la série des idées que cette musique exprimait. Errantes clématites de la rêverie que l’art avait enguirlandées avec caprice ! chûtes d’harmonies éphémères qui tombaient une à une dans le silence, comme les gouttes d’eau des avirons soulevés, quand la barque s’arrête, sur les longues et sonores tranquillités de la mer au soir !

— Oh ! Allan, me suis-je jamais plainte ? — répondit-elle avec le sentiment de l’injustice.

— Oui, car c’est se plaindre que de ne plus être ce que vous étiez, — fit Allan. — Vous changez, Yseult, et pourquoi la tristesse vous prendrait-elle si vous n’étiez pas à bout de courage contre mon amour ?…

Elle ne répondait pas. Elle avait l’air évidemment embarrassé. Ses longs cils étaient baissés. Son sein soulevé. Les camélias du balcon, dont la porte était ouverte, ressemblaient à des désirs mourants. Elle passait au souffle de ses narines l’extrémité de ses doigts, imprégnés d’une vague odeur d’ambre par le contact de ses cheveux, dont elle lissait pensivement à ses tempes, si souvent, les luisants bandeaux.

— Ah ! vous aviez bien raison, Yseult, — poursuivit Allan, avec la sécheresse d’une ingratitude révoltante, — vous aviez bien raison quand vous disiez que votre âme était morte. La pitié dont vous n’aviez pas pu vous défendre, la pitié que vous vous étonnâtes de vous trouver encore, n’a été qu’une exaltation de peu de durée qui vous a poussée à des sacrifices dont vous vous repentez à présent. Allons, avouez-le ! Dites-moi que je vous fatigue de mes transports, de mes chagrins, de mes exigences ! Dites-moi que je vous deviens insupportable et que vous finirez par me haïr !

— Je ne le dirai point, — répondit-elle d’une voix très basse, — car cela n’est pas.

Et, vaincu par tant de douceur : — Eh bien, alors, qu’avez-vous donc, Yseult ? — reprit-il avec une prière agile, ardente, infatigable, et ce regard éloquent noyé d’espérance étincelante et qui précède le : « À la fin, je vais le savoir ! » mouvement égoïste et hostile que nous avons parfois contre l’être que nous aimons le plus !

— Allan, — dit-elle en soupirant et après une pause, — si je m’étais trompée sur moi-même ? si j’avais…

— Ah ! je vous le disais bien. Madame, — interrompit-il avec un éclat plein d’ironie, — que vous vous êtes trompée ! Vous n’avez pas su voir que, de mon amour et de votre pitié, mon amour serait ce qui résisterait le plus ! Vous n’avez pas prévu la vie d’enfer que vous vous êtes faite, et que mon amour insensé accepta, comme vous me l’aviez donnée, les yeux fermés. Car je le sens bien, Yseult, cette vie est affreuse, — plus affreuse que celle de la jeune fille croyant au bonheur de la force de toute son âme et victime de son mariage avec un vieillard. Et si je n’ai pas le courage de vous en affranchir, Yseult, c’est que je t’aime comme un lâche, c’est que l’irrévocable pèse sur moi !

— Non, vous ne m’avez pas comprise, — reprit-elle, toujours plus émue. — Si j’ai dit que je m’étais trompée sur moi-même, je voulais parler d’une autre erreur…

Il la regarda hébété.

Les rideaux étaient baissés et l’appartement très sombre. La lumière et l’obscurité y luttaient, vaincues l’une par l’autre, à certains angles, à certains endroits, — comme, dans l’âme d’une femme, la vérité et la fausseté, la candeur et la perfidie. Seulement l’obscurité y était carminée du reflet des rideaux baissés. Coquetterie ou trahison de plus, que cette teinte du carmin qui diffondait aux plus pâles et aux plus froides les apparences de l’émotion ! Le piano était posé contre les rideaux pleins d’artifices… et le jour ne venait que par la porte du balcon à laquelle madame de Scudemor avait alors le dos tourné.

— Oh ! oui, — reprit-elle après une pause encore plus longue que la première, et d’une voix si douce qu’il semblait que ce fût une voix qui éclosait, nouveau phénix, dans les cendres de son autre voix, — oh ! oui, je sens que je me suis trompée… Je sens que la femme n’a pas le droit de s’affirmer elle-même, au moment où elle croit l’avoir assez péniblement acquis.

Allan ne comprenait pas davantage. Il se suspendait à cette bouche d’où glissaient, molles et presque harmonieuses, des paroles qui n’avaient pas un sens encore. Il attendait que le jour se fît. Yseult avait levé lentement son long regard, sous sa longue paupière, jusqu’au visage étonné du jeune homme, et elle le rabaissa aussitôt avec confusion. Ce n’était plus l’être calme, le front désert, la bouche au froid sourire. À travers l’être calme, on voyait poindre la femme troublée. Le désert du front s’emplissait d’on ne savait quelles vagues pensées, et la bouche se nuançait de mélancolie. Le Christ sur son Thabor ne se transfigura pas tout à coup.

— Moi, plus qu’une autre, — continua-t-elle, — n’ai-je pas répondu de moi-même ? N’affronté-je pas des dangers que je ne redoutais plus ? et pourtant…

— Et pourtant ? — dit Allan, avec une curiosité plus dévorante que jamais, et qu’un coin du ciel entr’aperçu éblouissait.

— Et pourtant, — reprit-elle, en cachant sa tête dans ses mains, — nous ne sommes jamais quittes d’aimer… — Et dans ce mouvement de jeune fille honteuse et trahie, dans ce brisement de voix mourante, l’identité d’Yseult de Scudemor était perdue. Il n’y avait plus là qu’une femme qui venait d’oser, en tremblant, un aveu. Un nuage voila les yeux d’Allan, et il dit d’une voix faible, hachée par l’oppression du dernier mot de madame de Scudemor :

— Ne vous jouez pas de moi… Ne vous jouez pas de moi, en grâce ! C’est impossible. Je ne vous crois pas !

Pour toute réponse, elle ôta ses mains. Elle était pourpre. On ne savait pas si une larme de tendresse ou l’humidité d’un désir noyait ses yeux. Ils étaient toujours baissés comme ceux des vierges qui n’ignorent pas, plus divines que celles qui ignorent. Elle se leva toute chancelante en s’appuyant sur l’angle du piano, et elle vint s’asseoir, avec une langueur presque malade, sur les genoux de son jeune amant.

— Le crois-tu, maintenant ? — lui dit-elle, en lui plongeant dans les siens ses yeux adoucis comme sa voix. Mais le regard d’Allan doutait encore… Elle ne le soutint pas, et, comme pour l’éviter, elle posa sa tête sur la poitrine du jeune homme que le cœur soulevait sous ses bonds.

— Vous m’aimer, vous ! — répétait Allan, — mais je suis donc fou, ou vous l’êtes ! Vous m’aimer, après m’avoir tant torturé en ne m’aimant pas !

— Oh ! pardonnez-le-moi, Allan ! — lui murmurait-elle, la tête toujours sur sa poitrine, — pardonnez-moi d’avoir été vraie avec vous. Hélas ! je ne me doutais pas que plus tard vous seriez vengé si vous vouliez.

— Ah ! je ne veux qu’être heureux, mon Yseult ! — dit-il, entraîné par la puissance de ce dernier mot, et il coula un baiser entre les épaules de Madame de Scudemor qui en frissonna, et ce fut aussi pour la première fois.

— Tu m’as crue bien orgueilleuse, n’est-ce pas ? — reprit-elle avec un sourire plein de délices. — Et c’était vrai, Allan, je l’étais. Mais je veux être bien humble à présent. Mon orgueil venait de ce que j’avais été malheureuse. Je me croyais inaccessible aux douleurs autrefois éprouvées, et mon humilité venait de cet amour, que je me suis nié à moi-même avant de te l’avouer, à toi. Il n’y a pas longtemps que je l’ai découvert dans mon âme, et si tu n’avais pas, ingrat sans le savoir, calomnié une tristesse dont tu étais cause, peut-être ne t’eussé-je pas livré mon secret. Je craignais que tu ne me crusses pas. Pourtant je savais bien que je te le ferais croire. Mais tout cela n’était pas bien sûr. Tiens, vois-tu, je ne savais plus ce que je voulais, et je ne sais plus ce que je dis !

Et, dans son égarement, elle lui mettait ses bras autour du cou, et elle était affolante avec ce langage passionné. Allan avait des larmes dans les yeux. Abondante nature, cœur plein de l’inépuisable trésor des pleurs de la jeunesse. Il les répandait dans la joie comme dans la douleur. Âge heureux où, pour tout, nous avons de ces bonnes larmes qui nous empêchent d’étouffer !

— Eh quoi ! tu pleures ?… dit-elle avec effroi.

— Oh ! n’aie pas peur ! — répondit-il. — C’est du bonheur que tu me donnes. Je crois que j’en mourrais, si je ne pleurais pas !

— Eh bien, pleure et pleure longtemps, âme de ma vie, pourvu que tu me laisses recueillir tes larmes ! — Et elle approchait son visage de celui d’Allan, et elle prenait chaque larme brûlante dans ses lèvres. — Pour qu’elles tombent dans mon cœur, — ajoutait-elle avec une coquetterie d’amour qui n’est déjà plus l’autre coquetterie, — il faut qu’elles prennent ce chemin.

Ô vous qui ne l’avez pas vu, vous ne savez pas quel charme inouï ces grâces soudaines d’une passion entraînante communiquent à la femme qui n’est plus jeune. Vous ne savez pas comme le contraste entre le cœur retrouvé et la beauté perdue sied à ces pauvres êtres que Dieu n’a pas permis au Temps de dépouiller tout à fait. Il n’y a rien dans la nature à qui on puisse comparer cette ravissante anomalie. Est-ce donc merveille que la femme d’une jeunesse éclatante emprunte un charme de plus à l’amour ?… Mais quand les feuilles de la rose ne sont pas seulement tombées mais que les feuilles du rosier s’en vont aussi, quand ce par quoi la femme vit aux yeux mortels expire, l’amour en paraît plus divin. On est plus en présence de l’âme, et comme elle avait une immatérielle manière de se révéler à travers les visibles beautés de la jeunesse, poses, mouvements, physionomie, célestes expressions d’une langue désapprise mais non pas oubliée, elle se relève encore, mais mieux, réduite à ses plus purs symboles, solitaires maintenant à la place où la beauté s’éteignit et où, plus grands et plus doux qu’elle, ils dédaignent de la pleurer.

Ce jour-là, Yseult se revêtit de cette suavité ineffable qui n’est nulle part et qui est partout. Jamais Allan ne l’avait vue sous cet adorable aspect. Il ne l’avait pas même rêvée ainsi, quand il se faisait heureux par la pensée aux premiers instants de son amour. Magie du sentiment que les femmes expriment ! Un reflet d’adolescence se retrouvait à son front, aurore boréale de la vie ! Et, quoique Allan fût le jeune homme et elle la femme à son déclin, on eût dit que cet amour tardif avait effacé la distance qui les avait séparés si longtemps…

Tout ce qu’elle savait de choses délicieuses, tout ce qu’elle put imaginer de plus passionné, elle le lui prodigua. Il ne l’eût pas aimée jusque-là, qu’elle l’eut bien forcé à l’aimer. Voyez-vous ! les femmes savent des choses irrésistibles. Ne les écoutez pas, si vous ne voulez succomber. Qu’elles aiment ou qu’elles n’aiment pas, il faut les croire, il faut périr. Quand un enfant ne peut dormir, elles le bercent une ou deux fois et elles l’endorment. Quand un homme leur oppose sa vertu ou les mâte de son génie, voilà qu’elles en font comme de l’enfant ! Sommeil qu’elles surveillent avec des yeux moqueurs, les habiles fées ! mais qui n’a pas toujours cent ans, car la perfidie a beau être profonde, il ne faut qu’un mouvement de paupières pour la dévoiler.

Le langage de madame de Scudemor aurait appartenu à cette science redoutable qu’ont toutes les femmes quand elles veulent s’en servir, qu’il en eût été le plus subtil raffinement. Artifice consommé, si c’était un artifice ! Elle ne lui disait pas un mot qui ne fût de l’amour plus délicatement exprimé que si elle lui avait dit : « Je t’aime, » épreuve où viennent se déchirer bien des impostures, parole rebelle qu’il ne faut pas prononcer avec imprudence, et qui, dans une bouche menteuse, éclate comme une arme faussée dans les mains ! Des caresses sont plus sûres, et elles en donnent avec cette pudeur qui est un calcul sous un trouble, honte embrâsante, ruse de qui n’a pas d’amour et qui le cache, en enivrant celui qui finirait par le voir.

— Viens au balcon, viens, mon Yseult ! — lui dit Allan, en l’entraînant par le corsage. La nature épuisée demandait de l’air. Il suffoquait de l’haleine embrasée de cette femme, et il voulait de l’air pur pour aspirer de nouveau les souffles étouffants qu’il avait dévorés jusqu’à s’en pâmer. Et puis, quand le bonheur moral nous tue, nous nous rejetons vivement à la vie physique parce qu’alors on ne voudrait pas mourir de ce qui fait tant de bien !

Ils allèrent au balcon ensemble. Il avait besoin de la voir mieux dans la lumière, de jouir mieux de la nudité de cet amour aux mille émotions entrevues dans les mille obscurités de l’appartement. Mais au grand jour, les rougeurs avaient fui ; c’était le visage pâle et tranquille d’Yseult, l’œil n’était pas plus humide que d’ordinaire. Seulement, l’amour était resté dans le sourire assez pour consoler de ce qu’il ne se montrât plus ailleurs.

Ils restèrent sans parler, debout, appuyés sur la rampe. Le marais était désert au loin, car c’était un dimanche, pendant les vêpres, heure où les campagnes sont le moins traversées et où tout semble mis sous la garde de ce saint jour. Un vent du sud faisait frissonner les herbes et les eaux du marais. Il faisait doux dans les couleurs comme dans l’air, comme dans les bruits. Avez-vous vu de ces femmes, au languir mol et indécis, qui ont des yeux sans étincelles, à moitié fermés, et une bouche à moitié ouverte et souriante, volupté pressentie ou souvenue ? C’était la nature, ce jour-là. Une mousseline de vapeurs blanches voilait le soleil et, devenant de plus en plus gaze aux autres espaces du ciel, en adoucissait le bleu de turquoise mat et pâle. Allan savourait cet enthousiasme intime qui ne déborde pas, quoique l’amour vienne d’y être versé à longs flots. Il regardait dans le miroir de son âme cet autre amour qui se souriait à lui-même. Il était silencieux comme un homme qui goûte la douceur d’un fruit perdu dans son extatique béatitude. Elle le regardait, sous ses couveuses paupières, comme un Dieu qui jouirait de la félicité de l’un de ses Élus.

— Yseult, dis-moi donc que tu m’aimes, pour m’avertir que je ne rêve pas ! — lui murmura-t-il, en sortant de son adoration intérieure.

— Ne le sais-tu pas ? — lui répondit-elle. — Aujourd’hui, n’est-ce pas le rachat de toutes les souffrances endurées par toi, et, pour tous les deux, le commencement d’une vie nouvelle ?…

— Oui, mais pas ainsi ! — reprit-il avec une instance qui ressemblait à uns fatalité. — Tu ne me l’as pas dit encore ! Dis-moi « je t’aime », et puis, que je vive ou que je meure, je n’aurai pas rêvé, je n’aurai pas pu me méprendre. Je l’aurai entendu réellement, distinctement, de cette bouche que j’adore. Dis-moi seulement « je t’aime » ! Le veux-tu ?…

L’altération revint sur les traits d’Yseult, mais n’y resta pas. Sa conscience avait-elle peur de l’épreuve, ou vraiment l’amour, dont les développements sont si souvent inattendus, l’avait-il reprise ? Son sourire devint plus suave que jamais, et, d’une voix troublée, comme celle d’un être qui craint et obéit, elle répéta timidement : Je t’aime !

Allan lui darda deux yeux pleins de l’illumination d’une pensée soudaine, mais les siens restèrent fixes sous ces deux flèches de flamme qui s’y plongeaient, et qui ne déchirèrent pas le voile intérieur dont les rayons caressants étaient voilés.

— Je t’aime ! — répéta-t-elle avec insistance, en le voyant sous le magnétisme de son regard, et sa voix n’était plus qu’un gazouillement confus, aérien, un soupir — le plus pur soupir — en deux syllabes indécises.

— Vous mentez ! — s’écria Allan, frappé de cette intuition formidable, sûre comme la vie, comme l’air qu’on respire et comme l’être, et qui unifie l’homme à Dieu ! La femme comprit qu’un sentiment vrai terrassait l’hypocrisie d’un masque de voix, de regard, de caresses, plus impénétrable qu’un masque de fer. Singerie infernale ou divine, à laquelle une dupe échappait ! Ce fut horrible… La menterie n’aboutissait qu’à une déception pour lui, une injure pour elle, et, toute brisée, elle courba la tête sous son néant.

— C’est faux ! Vous ne m’aimez pas ! — poursuivit-il en tremblant et en devenant verdâtre. — Mais que vous ai-je donc fait, Madame, pour que vous me broyiez le cœur dans ces jeux cruels ? Tu m’as trompé, Yseult, et tu t’es avilie ; tu as menti !

Une rage effrénée le rendait insensé. Il la poussait contre la rampe en fer du balcon, comme s’il avait voulu l’en précipiter. S’il avait eu une arme dans les mains, il l’aurait tuée, tant sa fureur était terrible ! Il voulait se venger et ne pouvait pas… et, dans cette impuissance absolue d’infliger une douleur inouïe qui nous fait courir au mépris, il lui cracha à la figure.

— C’est vrai, — dit-elle en relevant son noble front, sur lequel le crachat resta sans qu’elle pensât à en essuyer la trace, — c’est vrai, j’ai menti, je me suis avilie. Si j’avais été une coquette, une de ces femmes de vanité qui font croire qu’elles vivent, parce qu’elles savent sourire, j’aurais peut-être réussi à mieux vous tromper. Mais votre mauvais génie, Allan, vous a fait voir clair à travers mes artifices, car tous les hommes devaient s’y méprendre. Je mentais si bien ! Je mentais à des profondeurs si prodigieuses ! Je le croyais, du moins, à mes effroyables efforts ! Je n’ai pas eu tantôt sur vos genoux un geste, un soupir qui ne fût une combinaison atroce. Je me défiais tant de moi-même que je calculais toutes mes caresses. Si je baissais les yeux, c’est que j’y appelais vainement des larmes, et j’avais soin de réchauffer mes lèvres dans vos larmes pour que vous ne les reconnussiez pas ! La première sotte venue, qui fait la chatte sur son canapé, n’a qu’à mettre un peu de mignardise dans sa voix, et elle inonde un cœur amoureux de bonheur avec l’impudente moquerie de ses paroles. Que suis-je donc, moi, pour n’avoir pas pu ce que peuvent si souvent l’effronterie et la maladresse ?…

Ce calme qui la maîtrisait toujours, mais qui avait, à ce moment, une physionomie si surhumainement éclatante, tomba sur la colère d’Allan comme un morceau de glace sur un cœur dilaté par l’anévrisme.

— Vous m’insultez une fois de plus, et d’une façon plus sanglante que les autres fois ! — reprit-elle avec une haute tristesse. — Voilà ce que j’ai recueilli pour m’être ployée jusqu’à la bassesse de la feinte, tandis que les autres femmes ont des hommes à leurs genoux et des couronnes de gloire à la tête pour prix de leurs égoïstes impostures ! Et ce n’est pas cela qui m’humilie, — ajouta-t-elle, en désignant du doigt l’impur crachat sous lequel son front rayonnait plus beau, pour les âmes qui l’auraient comprise, que sous une étoile de diamant. — Ce ne serait pas plus sur la fierté que sur l’amour que je pleurerais, si j’avais encore des pleurs à répandre. Mais je sens ici — et elle mit la main sur sa poitrine — l’impuissance, la radicale impuissance qui est en moi, et l’avortement de mon dernier sacrifice.

Et cette dernière angoisse, acceptée sans horreur ni dégoût, la rendait plus grande qu’elle n’avait jamais paru à Allan, et c’est cette grandeur qui tua sa colère ! Il se sentait un remords dans l’âme, pis qu’un remords, une honte cuisante de l’insultant emportement dont il s’était rendu coupable. Il ne pleura pas, il ne tomba pas à genoux devant Yseult, il ne lui demanda pas pardon le front sur le pavé, car une voix intérieure lui soufflait que l’affront était irréparable. Il resta les yeux dans la poussière, — et l’âme aussi, — sous le poids d’une horrible et inénarrable confusion.

— Vous n’avez pas été assez pénétrant encore, Allan ! — reprit-elle. — Vous avez bien vu qu’il y avait un masque, mais vous n’avez pas vu ce qui était dessous… — Et, comme elle soupçonnait le supplice que la conscience de son action lâche et féroce infligeait à ce cœur nativement généreux : — N’est-ce pas — ajouta-t-elle, divine tentative de le réconcilier avec lui-même ! — que votre injure était une erreur, une méprise, et qu’elle ne s’adressait pas à moi ?…

Et du bout de son écharpe elle allait balayer à son front l’ignoble vestige de la fureur d’Allan, mais lui l’arrêta par le bras :

— Laisse-le encore ! — vibra-t-il. — Laisse-le là, pour que la honte de l’y voir m’étouffe et que j’expie ainsi mon crime envers toi !

— Cela ressemblerait trop à une vengeance, — fit-elle, et elle accomplit le mouvement qu’Allan avait suspendu. Il y a une bonté au-dessus des miséricordes du pardon, mais elle empêche toutes les absolutions du repentir. Les pleurs d’attendrissement d’Allan à ce trait d’une bonté céleste, ne l’innocentaient pas à ses propres yeux. Par une délicatesse admirable, qu’apprécieront seules les âmes d’élite, les êtres qui comprennent les exquises misères de nos cœurs, elle s’éloigna et le laissa seul au balcon. Elle retourna s’asseoir devant le piano, dans le fond de l’appartement. Elle, dont la douleur ne respectait pas la lassitude, elle était défaite, ce jour-là, comme si c’avait été son début dans la peine, son premier choc contre ce qui brise, la première larme du pleur éternel de la vie !

Hélas ! c’est que — comme elle l’avait dit à Allan — elle avait conscience qu’elle ne pouvait rien, pas même feindre, sans que l’Arimane de sa destinée ne vint donner un démenti flagrant à ses efforts de dissimulation et d’habileté. C’est qu’elle n’aimait pas Allan, et qu’elle n’avait pas pu l’abuser par les apparences de l’amour. C’est que, chétive actrice, malgré l’énergie de sa volonté et sa fascination de femme, elle n’avait pu s’identifier avec un rôle dont l’humiliation avait été comptée pour rien devant l’espérance du succès. C’est que la Pitié, toujours obéie, lui restait encore, mais sans une ressource ; pitié qui s’était prise à tout et à qui tout avait manqué, qui retombait une dernière fois sur elle-même, mais que cette chute au fond du désespoir brisait un peu plus, et ne faisait pas mourir !

XXII

Madame de Scudemor avait repris son impassibilité, mais elle était accentuée d’une tristesse encore plus déprise que de coutume. Sa vie et celle d’Allan étaient rentrées dans le lit où elles coulaient, distinctes et réunies ; mais, pour ces deux existences l’une dans l’autre sans se mêler jamais, il n’y avait que deux Océans amers, il n’y avait pas de douce Aréthuse ! Depuis qu’elle avait manqué de réaliser son beau poème de machiavélisme, la dernière tentative de sa pitié inconsolable, madame de Scudemor s’était résignée… si ce parti-pris sur soi-même, d’une réalité d’impossible, sèche et irrévocable, peut s’appeler du nom presque religieux de résignation.

Allan l’aimait à présent du sentiment de tous ses torts vis-à-vis d’elle. Il ne se croyait plus le droit d’une plainte. Il acceptait, comme pour se laver à ses propres yeux, le malheur contre lequel il s’était sans cesse brisé le cœur. « Il ne faut pas souffrir à demi », a dit quelqu’un. D’abord la douleur irrite, puis elle endurcit, mais à force de souffrir, on s’améliore. L’ananas ne mûrit que sous un soleil qui corrode, et l’orange resterait acide si le ciel était toujours doux. Ce qu’on a beaucoup moins observé, peut-être, c’est que rien dans une âme droite et noble n’est perfectionnant comme un tort. Les natures qui n’ont jamais failli, sans réparation vis-à-vis d’elles-mêmes et des autres, n’ont pas la vitesse de bien faire de celles qui trébuchèrent une fois. Allan valut mieux depuis qu’il eut été si coupable, — et le sentiment de son reproche intérieur fut une purification de son amour.

Il lui en parlait souvent, et il entremêlait ce qu’il lui disait de pardons demandés et accordés toujours. Son amour ne perdait plus maintenant son respect dans les familiarités de la passion. Cet homme renouvelé, mais non changé, n’osait même plus la caresse. Il était devenu, de possesseur, amant ; de maître, esclave ; quoiqu’elle ne fût pas plus reine que jamais. Les portes restaient fermées la nuit. Nul pas ne s’entendait dans les vestibules, et les faits du mariage — cette indécence quand ce n’est pas une sainteté — n’accusaient plus la mésalliance de ces deux cœurs. Cela devait-il durer longtemps ?… Est-il vrai que l’homme vive mieux de ses désirs quand il ne les a pas apaisés ?… Allan verrait-il son amour rongé par le repentir comme par une maladie lente ? Et qui devait succomber dans la lutte, de la passion ou bien du remords ?… Ah ! lorsque vous l’avez acclimatée en vous, cette passion dangereuse, elle ne meurt plus que de sa belle mort et — à la confusion de la nature humaine ! — le remords vigoureux, acharné, jeune quand on la croyait vieillie, meurt le premier, sous les habitudes de cette passion invétérée, comme sous les embrassements visqueux d’un polype…

Yseult ne l’ignorait pas. Cet œil de faucon qu’elle avait au cœur avait pénétré tous les repentirs d’Allan. Elle les jugeait, et s’ils n’avaient pas accusé une douleur, elle les eût méprisés sans doute. Mais, quelque grande qu’elle fût elle était femme, et parce qu’elle était femme, elle avait encore des entrailles. Aussi, quand Allan, à cette phase de son amour, se montrait sous un aspect plus désintéressé, la charitable remordait son mépris sur ses lèvres, et n’avait plus que de douces et tristes paroles pour l’enthousiasme d’Allan, ce jeu d’enfant dont on se prend à rire quand on ne peut plus en pleurer !

— Yseult, — lui disait-il quelquefois, — je ne sais plus ce que je te suis. Je t’admire davantage et je ne t’en adore pas moins… Tu as atteint le plus escarpé de ton Calvaire quand tu as senti le vide de ton dernier sacrifice, quand tu t’es vue abandonnée non pas seulement de Dieu, mais de toi-même, et que ta volonté mourait frappée dans une intention sublime retournée contre toi avec l’injure brutale, en sus, que j’y ajoutais. Ô Yseult, il a dû t’en coûter, à toi que le monde n’avait pas pliée à ses lois hypocrites et qui étais restée sincère, il a dû t’en coûter de te dépouiller de cette fierté gardée comme un trésor pour les derniers jours de la vie, de la vie, cette immense pauvreté dont le bout est la mort !… Mais n’est-ce pas là, Yseult, ce qui te fait plus grande à mes yeux que si ta étais demeurée sincère ?…

Elle ne répondait pas, mais elle pensait que l’admiration d’Allan ne remplaçait pas ce qu’elle avait perdu pour lui. Elle ne pouvait s’empêcher de rougir, au dedans d’elle-même, de cette souillure plus que de toutes les autres, car être demeurée sincère vaut mieux que de n’avoir pas cessé d’être chaste. Du moins avait-elle la fortitude de cette opinion.

— Et mon admiration pour toi — continuait le brave jeune homme — m’a appris à ne plus chercher dans mon amour que l’amour même, et non plus le bonheur, auquel il faut renoncer. Je t’aime pour t’aimer, et non pour être heureux. L’amour, quand il est comme le mien, ne sollicite plus un échange. Il n’en a plus besoin, ou s’il en a besoin, manquer de cet échange ne l’éteint pas.

Et ce dernier mot de l’amour d’Allan est le dernier mot de l’amour des hommes. C’est la honteuse ou glorieuse tentative du mysticisme, — quand il n’est pas religieux, — de cette impuissance désavouée et maudite de la sensation à sortir d’elle-même. Mais ce repliement désespéré de la passion, cette abdication du bonheur qui n’est, hélas ! qu’une inconséquence avec la nature même de l’amour, n’abusaient pas la triste Yseult. À ces promesses purifiées, à ces nobles paroles de l’homme qui l’aimait assez pour ne plus rien lui demander au nom d’un amour qui se suffisait, elle hochait la tête et répondait l’incrédule : « Vous croyez », lent et presque distrait, qui tombe mollement des lèvres et qui écrase, car c’est souvent toute la supériorité de celui qui sait sur celui qui croit, et la compassion pour une illusion fragile qu’on n’a pas le courage de détruire… Elle gardait dans son cœur la conviction que l’amour pur était une amère illusion, incompréhensible à l’intelligence, irréalisable à la sensibilité. Peut-être, elle aussi, avait-elle voulu autrefois soutenir la lassitude de son âme avec cette idée, grande de tout le désespoir de n’être pas heureux, mais qui n’est pas à hauteur de main d’homme dans la réalité des choses, et se rappelait-elle ses vieux déboires quand elle s’était aperçue que toute cette prétention à la force ne cache qu’une affreuse faiblesse. La nature humaine s’use autant par le sacrifice que par la jouissance, et quand c’est par sensibilité qu’on se dévoue, les plus beaux dévouements crèvent en chemin. Or, chose cruelle ! ils ne sont pas encore impossibles qu’on ne croit déjà plus à leur vertu.

Le voyage d’Italie était décidé. Ils devaient partir quand les premiers froids arriveraient. Les martins-pêcheurs du marais étaient envolés, et les feuilles, qui tombent plus tard en Normandie qu’ailleurs, commençaient de tomber des branches pâles des saules. Encore quelques jours, et il n’y aurait plus personne dans ce château abandonné.

Les derniers jours qu’ils y passèrent ne furent marqués par rien de nouveau dans leurs habitudes. Allan, dont l’amour, en augmentant d’ardeur, avait subi tant de modifications différentes, ne voyait toujours que madame de Scudemor. Camille ne montrait aucun ressentiment de l’abandon de son jeune compagnon d’enfance. Elle était sérieuse au point de faire croire qu’elle n’avait pas besoin d’être résignée. Quant à Yseult, elle contrastait avec ces deux plus jeunes physionomies, dans l’une desquelles la douleur mettait son expression déchirante ou abattue, tandis que, dans l’autre, les joies insoucieuses du premier âge se retiraient peu à peu, comme l’eau pure et fraîche s’écoule du bassin tari de nos jardins, à l’approche des jours de l’été. Ainsi, entre ce qui était nuage et tempête, trouble naissant et passion consumante, madame de Scudemor, elle, ressemblait en grandeur et en repos aux lignes de ces vastes et ennuyés horizons romains du pays qu’elle allait visiter.

Avec quels sentiments ces trois personnes voyaient-elles venir le moment où elles quitteraient les Saules ?… Pour madame de Scudemor, ce voyage et ce départ n’étaient qu’un accident ordinaire. Pèlerine du monde comme de la vie, elle connaissait trop l’Italie, où elle avait vécu des années, pour prendre le moindre intérêt à ce voyage. Quoiqu’elle n’y fut pas née, cependant ses premières sensations en avaient fait sa patrie ; mais elle n’avait jamais connu ce doux amour de la patrie qui survit à toutes les espérances et à tous les bonheurs perdus, dans les âmes plus tendres que la sienne. Elle n’avait jamais habité que son cœur. L’accuseriez-vous de sécheresse ? Vous ne savez donc pas que l’amour dont elle était privée se compose de tout ce qu’il y a de plus frais dans les premières images de l’existence, et de plus lointain dans les souvenirs ? Pour peu que le vent froid de la vie ait soufflé, il emporte tous ces pastels ! Nature dont la poésie s’en était allée, âme qui s’était retirée des choses, le monde n’était plus un alphabet merveilleux pour elle. Elle ne s’informait pas sur quelles bruyères en fleurs ou sur quelles collines l’air qu’elle respirait avait passé. Questions rêveuses de la jeunesse, elle vous avait oubliées ! Beautés charmantes répandues dans l’univers qui nous entoure, vous n’existiez pas plus pour cette femme que la beauté d’Allan elle-même, à laquelle elle n’accorda jamais le regard caressant d’une contemplation momentanée ! Aveugle d’une espèce étrange, qui ne demandait pas la lumière, il aurait fallu quelque nouvel éphéta de Dieu pour lui rouvrir le monde perdu. Allan devait l’apprendre plus tard, quoique déjà elle l’eût averti de sa misère, lui qui, des cîmes de la Terre et de l’Océan avec elle, au sein des jours italiens et des nuits italiennes, ne retrouva jamais dans ce bronze, muet à toutes les aurores comme à tous les crépuscules, un accord déchiré en débris, — le son arraché d’un accord de la harpe éolienne que les poètes ont dans la poitrine et qui répand, de toutes ses cordes agitées, des résonnances vastes et pures comme l’air qui les fait vibrer ! Il devait apprendre, plus tard, que partout où il emporterait cette malheureuse Yseult pour la faire vivre une seconde de sa vie d’émotions, d’hymnes et de larmes, la nature ne la réchaufferait pas plus que son amour, cette créature de cendre froidie, et qu’il ressemblerait à ce fils d’Achille qui traînait par les cheveux, au tombeau de son père, la vierge de Troie. Hélas ! plus malheureux encore, car le guerrier antique avait beau frapper le sein nu du pommeau du glaive l’avenir n’en sortait pas, et du moins le silence vengeait la prêtresse ; mais lui, Allan, quel sein outrageait-il alors, pour que rien ne répondît à ses cris ?

Perdu dans le moment présent, Allan n’imaginait pas que l’Italie pût le distraire de ses douloureuses préoccupations. Il croyait à la durée de son amour comme à son intensité. Il n’avait jamais aimé que madame de Scudemor. Il avait la foi que tout premier amour a en soi-même. S’il ne mourait pas de sa blessure, du moins la garderait-il longtemps pour en souffrir. Sans la circonstance de son amour, le voyage projeté eût été pour lui l’occasion de mille rêves et de mille jouissances. Qui fut poétique sans avoir songé de l’Italie ? Ah ! c’est fatal d’aimer ce pays, puisque, si vulgaire que ce soit, nul être distingué ne peut s’en défendre ! Mais Allan ne soupçonnait pas qu’il y eût dans la beauté du ciel un dictame pour les maux du cœur. Il avait dit vrai à madame de Scudemor. Elle l’avait si prodigieusement absorbé en elle, que rien de sa vie et de sa pensée ne devait franchir les bornes de cette femme, devenue tout son univers.

Il le croyait, et en ceci il se trompait, Allan, comme en bien des choses ! L’amour est plus intelligent que stupide. Il ne passe pas toujours une éponge sur le monde, et ne l’efface pas comme une arabesque. Bien souvent, il fait le contraire. Il le pare de ses rayonnements ou l’ombre de toutes ses tristesses. Sans l’amour, la nature serait comme de l’eau sans un ciel au-dessus. Si la femme aimée, ce splendide microscome, engloutit tout dans son sein mortel, c’est pour nous rendre tout plus grand et plus beau. Elle idéalise la création, cette forte et grandiose ébauche que Dieu nous jeta pour l’achever. On ne se retire au fond de soi de manière à ce que rien du dehors n’y pénètre, que quand l’amour n’existe plus, — que quand on est arrivé, comme madame de Scudemor, non pas simplement à la fin d’un sentiment d’amour, mais à la perte de la faculté par laquelle on aime. Tout le temps que cette faculté n’est pas entièrement épuisée, l’amour est bien plus l’interprétation vivante de la lettre morte du monde que sa rature. Et la dernière promenade d’Allan dans le petit bois des Saules, n’aurait-elle pas dû le lui prouver ?…

C’était une soirée, et pourtant il n’était que quatre heures, — une soirée automnale, froide et humide. Les feuilles restées aux arbres du petit bois étaient jaunes, et le soleil, jaune aussi, se couchait dans un ciel lavé sans couleur. Les sentiers tortillés du petit bois s’emplissaient des feuillages flétris tombés sous les premières pluies de l’automne. On n’entendait plus aucun oiseau, et les syringas aux parfums acérés étaient morts. Allan marchait seul sous les branchages. C’était d’instinct qu’il s’en était allé, une fois encore, avant de quitter pour longtemps peut-être les Saules, vers le petit bois où elle lui avait raconté son histoire et où il avait commencé de connaître cette grande femme, inconnue du monde, et qu’il aimait avec un tel tremblement. De cette nuit effroyable dont il était devenu fou et avait bien manqué mourir, que restait-il maintenant au bois dépouillé ? Rien de son mystère et de ses parfums. Le rossignol ne chantait plus dans le lointain, et tout était parti, excepté ce douloureux amour qui n’avait point passé si vite. Il se promenait dans les sentiers avec un sentiment d’inexprimable mélancolie, comme s’il recevait de ce lieu, consacré par la mémoire d’une nuit cruelle, une impression de tristesse dont il ne pouvait se défendre. Arrivé en face de ce banc rustique sur lequel Yseult s’était assise et l’avait fait asseoir à côté d’elle, il s’abîma dans une contemplation profonde. Il se demanda combien plus triste, lui parti, serait dans sa pensée cette place vide où personne ne viendrait plus s’asseoir…

Dans la superstition de ses regrets, il alla jusqu’à prendre le long des sentiers une poignée de feuilles mouillées et ternies et il les mit, avec un recueillement presque religieux, dans sa poitrine, assez brûlante pour les sécher. Puis il sortit du petit bois, chassé par une voix qu’il avait entendue.

Camille devait être tout près. Il la trouva, en effet, sur la terrasse à laquelle le petit bois aboutissait. Elle était plus heureuse que lui de ce départ pour l’Italie, quoique son bonheur n’eût pas le caractère bruyant et exalté de ses joies de naguère. Elle était assise sur le mur à hauteur d’appui de la terrasse, tête nue à l’air piquant des brises de l’automne et du soir, un bras appuyé sur un de ces vases de granit vide où l’eau des pluies était restée et où l’oiseau qui passait s’arrêtait parfois pour y boire. Elle regardait, de là, dans le marais qui s’allongeait et dont les flaques d’eau avaient déjà grandi sous l’action des premières pluies de la saison. Sa simple robe grise, ses cheveux en coup de vent, sa pose inclinée et pensive, la faisaient mélodieusement ressortir sur le fond de cet horizon sans nuage et d’une teinte indéterminée et limpide. Allan, en la voyant ainsi, s’approcha du mur et suivit la direction des yeux de la jeune fille. Ils étaient fixés sur un goëland égaré qui s’en retournait à la mer, car la côte n’est pas loin de là.

— Voyez-vous ? — dit-elle en désignant l’oiseau du doigt et comme si elle eût continué tout haut sa pensée, — il pourrait être ce soir en Italie, s’il voulait.

— L’Italie vous préoccupe donc beaucoup ? — lui demanda Allan, — et vous seriez donc bien aise de vous en aller d’ici ?…

— Oh, oui ! — répondit-elle avec une naïveté charmante. — Vous ne savez pas comme je m’ennuie ici maintenant.

L’expression avec laquelle elle dit cela faisait mal de souffrance cachée et trahie. Cette expression poignante de douceur, Allan ne la lui connaissait pas. Sous l’impression qu’il en reçut :

— Pourquoi s’ennuyer ? — reprit il avec un accent compatissant dans la voix.

— Pourquoi ? oh ! pourquoi ?… — répéta-t-elle, les yeux baissés. On voyait qu’elle était soulagée par la question inaccoutumée d’Allan, mais elle n’osait y répondre. Si l’indifférent Allan avait insisté davantage, peut-être ce qu’elle avait dans son pauvre cœur eût-il échappé à ses efforts pour le retenir. Mais au second pourquoi Allan était déjà parti, ayant aperçu madame de Scudemor à l’extrémité de la terrasse. L’enfant, laissée là, oublia le blanc oiseau qui s’évanouissait à l’Occident et posa son front contre le vase de granit vide… Et si une larme coula de tant d’insouciance, elle ne coula pas à la clarté du ciel.

fin de la première partie

DEUXIÈME PARTIE

I

Avez-vous jamais, vous qui lisez ces pages, voyagé à travers ces marais du Cotentin qu’on a essayé de décrire, et qui sont assez vastes pour que seulement les traverser puisse vous paraître un voyage ?… Si c’est vers la fin de l’automne ou en plein hiver que vous les avez parcourus, vous avez pu juger ce qui appartient à la nature de ces parages, qui coupent sur le fond si riant ailleurs de la Normandie, et à l’originalité mélancolique qui les distingue. Or, c’est surtout l’hiver qu’il faut voir ces marais, devenus des vallées d’eau infinies, désolées, monotones et que rien n’anime plus, sinon les pauvres bateliers, — qui, par tous les temps, tirent au grelin leurs bateaux à tangue le long des chemins de halage, engloutis et couverts par la Douve débordée, — et quelques rares et intrépides chasseurs de sarcelles et de canards sauvages, plongés dans l’eau stoïquement jusqu’aux reins pour ajuster de plus près, sur le gibier qu’ils veulent abattre, les coups de leurs longues canardières. Excepté ces deux espèces de gens il n’y a plus un être humain dans ces solitudes inondées, et s’il y a encore un être vivant, c’est parfois un héron taciturne qui rêve, planté debout dans sa touffe de joncs isolée, ou un fort poisson qui saute lourdement par dessus un barrage en remontant péniblement vers la mer. Les bestiaux, cette vie tachetée des marais, sont presque tous rentrés aux étables. Leurs mugissements ne traînent plus dans le silence et dans l’espace. À ces mugissements ont succédé les cris sinistres et redoublés des corbeaux croassants du fond des nuées, sans qu’on les voie, ou dans l’épaisseur des brouillards. L’eau qui sourd du sol et qui s’amoncelle traîtreusement, sans avoir l’air de bouger, n’est plus bleue et n’étincelle plus, sous un ciel opaque uniformément gris, foncé très souvent jusqu’au noir, précurseur des averses. Elle ne forme plus les mille petits lacs aux facettes mobiles dans lesquelles se mirait l’été. Elle s’est changée en nappe énorme, dont le morne aspect vous transit et vous noie l’imagination et le cœur comme le plus triste des désastres, — le désastre d’une inondation qui a consommé sur toute la surface d’un pays son ensevelissement liquide, et où il n’y a plus rien à sauver !

C’est pour ce terrible paysage d’hiver qu’ils étaient revenus d’Italie. Après un séjour de deux ans dans le pays du soleil, ils se retrouvaient dans leur pluvieux château des Saules. On était alors en décembre, et ils se tenaient au coin du feu dans un des pavillons qui faisait face au marais, madame de Scudemor, Camille et Allan de Cynthry. L’appartement autour d’eux était un salon de forme ovale, un appartement de famille, de vie domestique et recueillie, arrangé avec un grand goût de simplicité. Quoique le froid ne fût pas très sensible dans ce salon bien clos et dont le parquet était recouvert d’un tapis épais, un large feu brûlait dans la cheminée. Ce n’était pas la flamme claire et gaie du bois de pommier, mais l’acre consomption du chêne. Feu sombre qui a des tisons et peu de lueur, et dont le frémissement, ennuyeusement incessant, se mariait au clapotement de la pluie fine et pressée que le vent chassait aux vitres des fenêtres et qui les cinglait.

C’étaient là les seuls bruits qu’on entendît dans le salon et au dehors. Madame de Scudemor, sa fille et Allan ne se disaient rien, soit qu’ils fussent livrés à quelque rongeante pensée intérieure, soit que cette matinée de décembre les eût jetés dans une de ces tristesses sans autre motif que le temps qu’il fait, et comme si le meilleur motif de toutes les tristesses n’était pas d’être des créatures humaines ! Le jour, grâce à la blancheur du plafond et des rideaux, était plus grand dans le salon que dehors, où il tombait d’un ciel sale et bas, cerné des fumées de la pluie à l’horizon que l’on découvrait de la fenêtre.

Était-ce ces deux ans de séjour en Italie, était-ce les fatigues du voyage ou quelqu’autre cause du même genre qui avaient altéré la santé de la comtesse de Scudemor ? mais elle était visiblement souffrante. Les médecins lui avaient conseillé beaucoup de repos. Les veilles de Paris ne lui valaient rien. À la prière de Camille et d’Allan, elle s’était enfin décidée à attendre le printemps aux Saules. Ces deux ans d’absence avaient durement pesé sur elle. Le soleil à moitié plongé dans la mer était entièrement englouti. L’Italie avait tout dévoré.

Ce jour morne seyait à son front morne, sur lequel sa main lissait, comme autrefois, avec le geste que nous lui connûmes, ses bandeaux envahis d’une cendre maintenant cruelle. À demi couchée sur une causeuse, elle regardait avec la distraction d’un être souffrant et désoccupé le feu de l’âtre, assez semblable à son regard, d’une flamme, pour ainsi dire, épaissie… Sa taille avait perdu de son habitude d’imposance, et quoique la trace en fût indélébile, son attitude était affaissée et abattue. Les aigles blessés à mort ne pendent-ils pas l’aile comme les colombes ? Une robe de négligé en soie brune l’entourait de longs plis, et la statue avait encore, sous cette soie collant aux contours, des moulures d’une telle énergie qu’on aurait facilement oublié que l’argile avait remplacé le marbre.

Allan était debout contre la cheminée et le dos tourné à la glace. Ce n’était plus l’Allan d’autrefois, à la beauté d’Androgyne. Le rêve enchanté de Polyclès s’était évanoui. Il avait perdu ses lignes féminines et sa joue d’Aurore. Ce n’était plus le céleste séraphin sans ailes qui faisait rêver les deux sexes. C’était un homme, moins beau de la beauté de la forme et de la couleur, plus beau de la beauté morale. L’âme avait usé son fourreau de chair, et le glaive resplendissait à travers. Les hommes superficiels appellent cela vieillir ! Il avait extrêmement bruni et sa barbe, rasée de fort près, bleuissait le contour d’un menton qui, sans cette teinte d’azur, aurait trop gardé de sa voluptueuse mollesse d’adolescent. La trace de ses longues souffrances se marquait dans la dépression de l’angle des yeux. Combien de temps faut-il à la goutte de pluie, tombant toujours à la même place, pour trouer le granit d’un roc ?… Combien, pour qu’une larme acharnée incruste la sienne sur nos visages ?… Son front byronien, qu’il devait à l’enthousiasme de sa mère, avait sous ses cheveux juvéniles, luisants et bouclés, quatre-vingts ans de pensées moroses et de douleurs hâtives. Front génial et grandiose comme celui d’un buste sophocléen, quoique sans laurier alentour. Il n’était ceint que de ces premières rides, chevrons de la vie qu’on porte haut pour que mieux on les voie, seule couronne qui accompagne bien nos calvities prématurées dans nos fatuités de César ! Du reste, partout ailleurs qu’aux sommités de la face il respirait la jeunesse, une jeunesse pleine, écumante, souple, cambrée, cette jeunesse qui fait de nous des demi-Dieux parce que nous ne sommes des hommes qu’à moitié.

Aussi distrait que madame de Scudemor, il avait les yeux vaguement tournés vers Camille, placée en face de lui à une des fenêtres et travaillant à une broderie. Elle était alors ce que les femmes, dans leur singulier langage de pudeur et d’indécence, appellent tout à fait formée. Sa tête, d’un roux sombre qui touchait au noir, tant, comme Allan, elle avait bruni en Italie, s’harmoniait bien avec la tenture feuille-morte du salon ; mais on ne voyait que les courbures du front incliné et la ligne idéale du cou, se perdant sous une pèlerine modeste et se retrouvant au corsage pour se perdre encore dans la robe flottante. Bain à mi-corps, dans des tissus épais ou légers, de toutes ces syrènes des jardins d’Armide pour qui les indolences de la démarche ont des souffles trahissants ; perspectives distinctes et tout à coup troublées, à travers les limpidités de ces voiles.

Tels étaient les changements qu’on pouvait remarquer en ces trois personnes. Placées dans la vie à ces âges de transition, pentes plus rapides, sentiers qui tournent, il devait toujours se trouver des espaces entre elles ; mais à présent qu’elles avaient avancé toutes les trois dans la spirale de la montagne, des pics arides séparaient Allan de madame de Scudemor, tandis qu’entre Allan et Camille à peine y avait-il quelques genêts faciles à franchir.

Soit qu’il y eût un secret embarras dans le silence prolongé dont on est parfois heureux de sortir par une réflexion indifférente ou vulgaire ; soit qu’il lui fût resté au bord des yeux et de la pensée quelque splendeur de l’Italie — étincelante écume non séchée encore aux grèves du souvenir — et que cette image, comme un précieux flacon d’essence, substantiel débris de toutes les roses de Trébizonde qui nous jette à respirer dans les mortelles langueurs du pays quitté, la lui fît, de douce qu’elle devait être, douloureuse par l’effet du contraste avec la pluvieuse et glauque Normandie :

— Quelle différence — dit Allan — de ce pays avec celui que nous venons de quitter !

— C’est vrai ! — répondit Camille, dont la voix n’était plus la céleste musique d’autrefois. Il y a dans la voix comme un bouton de rose que la puberté déchire. — Depuis que nous voici revenus, je suis comme vous, Allan, je sens bien mieux cette différence. Là-bas on vit tant ! le luxe de la vie vous éblouit. Plus loin, on en juge mieux. L’Italie n’est vraiment belle qu’à la réflexion.

— Savez-vous que ce que vous dites-là, tout en enfilant votre aiguille, — repartit Allan, — est presque profond, ma jolie penseuse ?

— Oh ! je ne pense point, monsieur le mauvais plaisant, — dit-elle avec une légèreté charmante. — Quand j’ai une impression dans l’âme, je la dis. Voilà tout.

Et si celle qui disait cela n’était pas la plus naïve des jeunes filles, elle en était la plus hypocrite. Qui n’a pas frémi en songeant à ce que pourrait cacher le naturel ?…

— Vous rappelez-vous — ajouta-t-elle en le regardant soudainement — nos longues promenades à Venise, sur la mer toute rouge, au soir ? et à Florence, près de l’Arno où vous nous lisiez si souvent Pétrarque ? Nous ne croyions pas alors que des jours qui nous paraissaient si beaux nous le paraîtraient davantage encore, aux Saules, l’hiver suivant.

— C’est l’effet du souvenir, — dit Allan.

— Tous les souvenirs ne resplendissent pas, — murmura madame de Scudemor, qui s’était toujours tue jusque-là. Et comme si elle se fut repentie de ce mot qui ressemblait à une plainte :

— Vous rappelez-vous aussi, Allan, — continua-t-elle avec une indéfinissable expression et en changeant d’attitude sur sa causeuse, — quel peu d’empressement vous aviez de voir l’Italie lorsque nous partîmes ? Avec quel dédain vous en parliez ? Je vous en faisais la guerre. Je ne concevais pas qu’une imagination comme la vôtre ne fût pas remuée par la perspective d’un voyage dans ce beau pays. Avouez que, depuis, vous avez bien expié vos préventions méprisantes ? Et que vous l’avez aimée, cette contrée, pour tout l’amour que vous refusiez imprudemment de lui donner ?

Ces paroles, d’une gaîté apparente dans l’accent, renfermaient une intention dont Camille n’avait pas le secret, mais qui n’échappa pas à Allan. Il ne répondit point, il s’était retourné à demi et il torturait un des chenets avec sa botte.

— Et j’en fus bien joyeuse, mon ami, — reprit la comtesse. — J’ai bien joui de votre enthousiasme quoique je ne le partageasse pas toujours, ce qui vous fâchait quelquefois. C’était comme ce monde dans lequel vous ne vous laissiez entraîner qu’à regret, et que bientôt vous ne quittâtes plus. Le solitaire devint presque un dandy. Me diriez-vous bien, mon sauvage rêveur, combien vous avez dansé de contredanses chez l’ambassadeur de Naples ?

Certainement il se jouait une fanfare dans cette gaîté douce, — une fanfare pour les échos du cœur d’Allan. Sons de victoire longtemps attendus, et qui constataient une défaite dont il était intérieurement humilié.

— Eh, mon Dieu ! — continua-t-elle, — on dirait, mon enfant, que vous êtes honteux d’aimer le monde, comme si vous n’aviez pas vingt ans ! Aimez-le, allez, et d’autant plus que vous ne l’aimerez pas toujours. Écoutez ! — ajouta-t-elle en se penchant vers lui et lui prenant la main pour l’attirer sur la causeuse, — je veux que vous me trouviez bien aimable aujourd’hui.

Et elle souriait avec une grâce un peu coquette, mais adorable. L’élégante simplicité de ses manières était irrésistible. Camille releva la tête et oublia sa broderie, en souriant aussi sous l’impression du charme de sa mère dans certains moments. Chose admirable que ces deux sourires face à face, l’un juvénile, de nacre et de pourpre, l’autre qui n’était plus, hélas ! que spirituel.

— Si vous avez été assez généreux, mon ami, — reprit-elle, — pour vous enterrer tout un immense hiver aux Saules, je le suis trop pour accepter un pareil sacrifice. Je ne vous exilerai point de Paris et de ses fêtes. Retournez-y : je vous le permets, je vous en prie, je le veux même. Retournez-y. Écrivez-nous, et revenez au printemps nous raconter vos plaisirs.

— Je vous remercie, — fit Allan avec un embarras visible, — mais je tiens beaucoup à vous prouver que je n’aime pas autant le monde que vous le supposez ; du moins que je ne le cherche pas. Ma place est ici, et non ailleurs. Vous êtes souffrante. C’est à celui à qui vous avez tenu lieu de mère et que vous avez sauvé de la mort ici-même, c’est à moi, — insista-t-il en pressant expressivement la main qu’il tenait dans les siennes, — à vous soigner.

Elle voulut combattre cette résolution, mais elle était indestructible et tous ses efforts furent perdus, quoique Allan, à cause de la présence de Camille, ne pût pas objecter à madame de Scudemor un sentiment qui n’admettait pas de réplique. Seulement pourquoi, si ce sentiment existait toujours, les allusions de la comtesse à l’Italie et à l’amour du monde qu’Allan y avait montré ?… Pourquoi le désir exprimé de le voir passer l’hiver à Paris ? Et, si c’était une suite de la dissimulation à laquelle ils étaient obligés l’un et l’autre, pourquoi l’embarras d’Allan ? N’était-il pas permis de penser, plutôt, que les quinze mois qui venaient de s’écouler cachaient un changement bien autrement profond que le changement extérieur qui était en eux ? C’est bien plus sur l’âme que sur les traits qu’il faut compter les années. Les Anciens, pour symboliser l’immortalité, avaient posé sur une tête de mort un papillon les ailes ouvertes. Mais l’ingénieuse image se retournait contre l’idée même qu’elle voulait exprimer, car le papillon ne pouvait-il pas signifier les années fragiles, et la tête de mort l’âme humaine, qui, du moins dans ses sentiments, n’est pas immortelle, et sur laquelle le papillon, la vie, les ailes ouvertes, restent trop souvent comme une ironie du Destin ?…

II

Elle avait été une prophétesse, la comtesse Yseult de Scudemor. Cette Sybille des passions éteintes avait mesuré l’amour d’Allan à la mesure, qui ne trompe jamais, de l’expérience et de la nature humaine. Ces deux années lui avaient prouvé la légitimité de ses prévisions.

Pendant son séjour en Italie, Allan (est-il donc besoin de le dire ?) était revenu à la vie que ses torts vis-à-vis de madame de Scudemor avaient noblement interrompue. Ah ! la noblesse des âmes passionnées ne dure jamais longtemps. Allan l’aimait trop encore — et savez-vous ce que c’est qu’un premier amour ? — pour ne pas éprouver la soif du breuvage altérant dont il avait si largement bu. S’il avait trouvé une répugnance, une objection, un refus, la millième partie du plus léger refus, peut-être eût-il été repoussé sur lui-même ; peut-être eût-il envisagé de nouveau les résolutions qu’il abandonnait et se fût-il repris à elles. Peut-être, tout honteux de n’être pas au niveau de l’amour qu’il avait appelé le plus grand parce qu’il était le plus pur, fût-il revenu à ses remords pour les perdre dans une adoration respectueuse… Mais Yseult ne fut pas l’occasion de cette conduite. Elle demeura ce qu’elle avait toujours été. Odalisque qui ne ramassait pas le mouchoir, mais qui ne détournait pas la tête.

Quand il n’y a pas un brin d’herbe qui résiste à la mer montante, la grève est bientôt envahie. Quand l’homme sent qu’il n’a plus qu’à vouloir pour avoir, il veut ; ou bien le désir est mort dans son âme. Pour peu qu’il y soit, l’idée qu’on peut tout donne le vertige. Il faudrait être un Dieu pour résister, et encore Dieu, sans la Grâce et avec la Liberté qu’il a donnée à l’homme, ce serait l’indifférence. Chose épouvantante à penser ! on ne saurait concevoir un désir dans la puissance infinie sans supposer le chaos, ou plutôt sans nier Dieu lui-même. Que voulez-vous donc que l’homme devienne, grand Dieu ! quand il a le désir et que vous lui envoyez la puissance ?…

Allan fut un exemple de plus de la fragilité humaine. Tout lui fut motif de défaillance, cause de chute, raison pour redevenir insatiable, dans ce voyage de deux ans avec la femme aimée. Vous rappelez-vous qu’un soir elle le lui avait dit ?… Le voyage a tant de détails, tant de négligences, tant d’imprévu qui sert à se si bien cacher quand on s’entend ! Vraiment les pièges venaient chercher Allan. Indescriptibles journées qui enlacent, par des habitudes nouvelles, ceux mêmes que les habitudes anciennes de l’intimité avaient lassés et qui étaient sur le point de s’en déprendre, renouvellement d’émotions qu’on ne croyait plus possibles, que sont-elles donc quand elles ne nous ont pas quittés ?… Dans la vie la plus étroitement et la plus entièrement fondue, on n’est pas toujours l’un à côté de l’autre ; le dehors vient se mêler au dedans, les distractions nous séparent ; mais en voyage, rien n’interrompt les jours passés, flanc à flanc, dans les balancements, d’une volupté irritante, de la voiture qui vous rapproche de toutes ses ondulations. Vous n’aviez jamais vu cette femme ainsi, sous tous les arcs de lumière, depuis le point du jour jusqu’au crépuscule ; et la nuit ne vous avait pas surpris n’en pouvant plus de toutes les émotions de vingt-quatre heures regorgeant les unes sur les autres. Que si le voyage est bien long, quand on arrive enfin n’y a-t-il pas un poids de désirs dont on étouffe et dont il faut se débarrasser ? Et si c’est en Italie qu’on arrive, — en Italie où, n’en eût-on pas, on irait chercher les passions, — dans ce pays, beau comme la femme et maudit comme elle, les serpents engourdis ne relèvent-ils pas la tête à ce soleil où vont se réchauffer les malades et qui, dit-on, empêche de mourir ?

Mais cette phase de l’amour d’Allan était le dernier mouvement d’ascension, après lequel il ne trouva plus qu’une courbe à descendre. Il y a des sentiments qui meurent soudainement, comme frappés d’une foudre invisible. C’est le néant qui mate l’homme, alors. Il y en a d’autres qui s’énervent et qui s’oblitèrent avec lenteur. C’est l’homme qui livre une bataille, perdue du moment qu’elle s’engage avec ce néant plus fort que lui. L’amour d’Allan fut de ces derniers. Il eût été assez difficile d’en suivre les insensibles dégradations. Probablement, Allan lui-même ne les aperçut que fort tard.

Chose singulière ! Il pardonna plus à Yseult d’être en dehors de son amour que de tous ses autres enthousiasmes. Il ne savait pas qu’il y a un fond dans le cœur humain où, pour qu’on y soit descendu, on n’entend plus rien de la musique de la terre, on ne voit plus rien du ciel et du jour. Il ne savait pas que la douleur fait en bas ce que le génie fait en haut, et rend toute admiration impossible. N’était-ce pas là, pour lui-même, un témoignage de l’affaiblissement de son amour que cette espèce de rancune contre Yseult à propos des choses de l’art et de la pensée ? N’était-ce pas, en quelque sorte, la tenir quitte de celle qu’il lui avait involontairement gardée si longtemps pour la stérilité de sa sympathie ? D’ailleurs, quand la passion est intense s’aperçoit-on que la femme aimée ait un esprit ? Rivarol aimait les femmes bêtes. C’est l’histoire de l’intelligence dans l’amour.

Quelle que fût l’époque où Allan put juger du vide immense qu’un amour qui s’évanouissait laissait dans son âme, — car qui sait le jour où la colonne lumineuse tomba du front pâle de la femme qui en était la base et le laissa obscur en présence de l’imagination dégoûtée ? — toujours est-il qu’une honte secrète l’empêcha de se l’avouer, et quand il n’y eut plus moyen de se méprendre sur ce qu’il éprouvait, il n’eut pas le courage d’être vrai avec madame de Scudemor. Par l’effet d’une niaise délicatesse, on se croit obligé à tenir — même vis-à-vis de soi — les promesses que l’amour faisait, en toute assurance, à l’heure qu’il était robuste et ardent. On ne veut pas avoir le démenti de l’éternité à laquelle on croyait ; et, quoique dans la position d’Allan il n’eût pas de cœur à ménager, il resta parlant d’amour encore et n’en ayant plus… Imagination pleine de force, il s’exaltait en parlant d’un sentiment qui dépérissait, et il réussissait à se donner le change ainsi qu’à Yseult. Mais le lendemain, quand elle n’était plus là, quand le matin, sorti à cheval selon sa coutume pour explorer quelques paysages, — à ce moment où l’air est si pénétrant et le jour si radieux que notre âme en semble éclairée, — il regardait en soi d’un œil ferme, il voyait, clair comme ce jour d’Italie, qu’il ne l’aimait plus.

« Pourquoi donc — disait-il — ne me devine-t-elle pas ? » Et il faisait tout ce qu’il fallait pour l’abuser, et, si elle lui avait dit la vérité, peut-être la lui aurait-il niée. Car, telle est notre inconséquence. Partagé entre la honte d’avouer l’inanité d’un sentiment auquel on avait mis son orgueil et le besoin de n’avoir pas à en prodiguer l’expression mensongère, on ne sait quel parti embrasser et l’on voudrait qu’un autre, ou le hasard, dispensât d’agir. On souffre de cette faiblesse, et on ne la dompte pas plus que si c’était une force redoutable. État de l’âme mêlé d’une fatigue sans repos et d’une secrète amertume. Ballottement de fluctuations où le caractère perd, vis-à-vis de lui-même, toute contenance et toute dignité.

Ce fut alors qu’il se jeta dans la vie extérieure, ce refuge impuissant de tous les misérables ou par le cœur ou par la pensée. Il ne se contenta pas de la nature du pays enivrant qu’il habitait. Il alla aussi dans le monde. Il l’embrassa, ce monde, comme un ami qui le sauvait de lui-même. Il le saisit par toutes ses idées, par la taille de toutes ses danseuses. Madame de Scudemor, qui n’aurait osé trop vite croire à ce qu’elle espérait avec impatience, était bien aise de voir qu’une distraction s’emparait vivement de ce jeune homme et le sortait de la fixité de la passion. Que de fois elle chercha de son long regard, autour d’elle, parmi les flots de femmes de ces fêtes, une rivale heureuse qui lui volât l’amour d’Allan ! Comme elle n’en trouva pas, ce lui fut une raison pour croire que ce déplorable amour subsistait toujours.

Aussi, rien ne fut-il changé à ces habitudes d’une existence qui les avaient rendus plus libres et plus cachés, en l’éloignant des yeux de Camille, depuis qu’ils étaient en Italie. Ce n’était pas tout à fait pour Allan la position de ces maris sans amour auxquels il faut, pour n’être qu’hommes, le duvet tiédi de la couche nuptiale. Il n’était pas encore tombé si bas. Il se reprenait à des illusions rapides. Il s’embrasait de ses souvenirs. La contrainte qui le faisait regarder péniblement l’aiguille de la pendule des salons où il passait une partie de ses nuits, n’entrait pas avec lui chez Yseult. Il revêtait en quelque sorte son amour au seuil, mais aussi l’y laissait-il le lendemain. Le jour n’était pas loin, sans doute, où il ne l’y retrouverait plus.

Ce jeune homme ne manquait aucune des mille facettes de l’avilissement. Il se répercutait dans toutes et s’y souriait avec horreur. Comme tout ce qui est jeune, il avait habité dans les régions de l’exaltation, — ces pics vierges colorés de l’éclat astral des pensées nobles et dévouées avec lesquelles on commence la vie, — et maintenant il descendait dans un air bas et fétide, avec une poitrine accoutumée à toutes les puretés du ciel. Où était la poésie de son amour ? Vingt fois elle s’était heurtée aux réalités grossières, mais, enfin, ce n’était qu’une souillure. À présent, l’amour avait fui. La réalité restait seule. Et ce n’était plus la passion aveugle et brûlante qui l’y attachait, mais il ne savait quelle plus lâche faiblesse encore. Il souffrait toujours, mais il n’avait plus même le dédommagement de se regarder souffrir avec la fierté d’un amour sans espoir. Il n’avait plus de généreuses colères contre lui-même, de ces intrépides mouvements à la Caton d’Utique, qui nous font nous déchirer non pas les entrailles, mais le cœur, lorsque nous ne fraternisons pas avec nous. Encore quelque temps de cette vie indigne, et il serait entièrement dégradé.

Au moment où ils allaient quitter l’Italie, une souffrance pleine d’abattement que ressentit madame de Scudemor altéra les rapports qui existaient entre elle et Allan. Peut-être aussi une aperception tardive avait-elle pénétré dans l’esprit d’Yseult, mais elle ne l’exprima pas. Seulement, elle prit occasion de sa souffrance pour empêcher une intimité qui ressemblait à du mariage comme les hommes l’ont fait, en le profanant. Une impérissable délicatesse ferma la bouche d’Allan à toute question. Entre des êtres distingués il y a, à propos des choses les moins nobles d’une existence en commun, des explications impossibles.

Si les grandes misères intéressent, vous qui lisez, vous pouvez continuer cette histoire… Une pareille souffrance venait bien à temps pour Allan de Cynthry. Elle le soulageait de ce qu’il n’avait pas la force de rejeter. Elle faisait ce qu’un aveu de lui aurait fait plus tôt, s’il l’avait osé. Et, d’un autre côté, la vanité de l’amour, cette vanité de l’amour qui naît lorsque l’amour expire, se trouvait hors de cause. Le malheureux respira. Il avait autant de raisons pour se mépriser ; cependant il se méprisa un peu moins. C’est que l’homme n’a pas le courage de se mépriser longtemps. C’est presque toujours une autre douleur qui rend celle du mépris perceptible. Quand cette douleur manque, le mépris perd son aiguillon d’emprunt et s’endort dans la blessure qu’il a faite.

Une plus grande liberté d’esprit le rendit aimable. On n’est aimable qu’à la condition de n’être pas passionné. Toutes ces ardentes personnalités qui savent aimer ne sont rien moins qu’aimables. Elles troublent la vie des autres plus qu’elles ne l’embellissent. L’amabilité devrait être comptée parmi les Beaux-Arts, avec lesquels elle a une si grande analogie. Au lieu de la passion turbulente qu’il répandait sur la vie de madame de Scudemor, Allan l’entoura des soins les plus attentifs et de procédés de toute sorte. Ce fut une espèce de culte silencieux. On y pouvait voir de l’amour encore ; on aurait pu y voir une tendresse tout autre que l’amour…

Quel que soit le résultat d’un grand amour pour le caractère, qu’il le brise ou qu’il le flétrisse, on ne saurait nier que si l’homme en réchappe l’esprit n’ait gagné à cette rude école. En exerçant son activité, on la double. Mais on ne s’aperçoit du progrès que quand on est sorti de l’absorption qui a développé en concentrant. Allan eut bientôt la preuve de cette vérité. Il rentrait dans la vie de la pensée à mesure qu’il sortait de celle du sentiment, enrichi de la foule d’idées que le sentiment lui avait données. Moment grave, où l’homme reprend la tâche de penser après avoir achevé celle de souffrir.

Aux premières atteintes de son malaise, madame de Scudemor eut le désir de revenir en France, innocente fantaisie de malade qu’Allan et Camille ; qu’elle appelait dans le monde ses enfants, avec une grâce si charmante, ne songèrent pas à contrarier. Ils aimaient pourtant bien, l’un et l’autre, le pays qu’il fallait quitter. Allan, — qui y avait vécu dans son cœur et dans sa conscience, double torture, talion éternel, — beaucoup moins que la jeune fille. Sans doute, elle avait eu davantage le loisir de cœur qui fait regarder autour de soi et s’enchanter de ce qui est beau ; mais n’y avait-il, dans sa préférence pour l’Italie, que les adorations dont les mystiques font le dernier mot de leurs admirations ? Elle était partie du château des Saules avec la croyance que ce lieu lui porterait malheur si elle y restait. N’y avait-elle pas perdu l’affection d’Allan, de celui qu’elle avait toujours regardé comme son frère ? En Italie, au contraire, Allan n’avait eu ni blessantes manières ni brusqueries. Il était redevenu doux et compatissant pour elle. On le comprend. L’amour d’Allan pour madame de Scudemor une fois éteint, Camille n’était plus que l’innocente créature avec laquelle il avait passé son enfance. Une autre raison lui avait fait reprendre aussi tout son intérêt pour Camille. Cette jeune fille, pendant son séjour en Italie, était arrivée à cet âge où les plus folles enfants deviennent sérieuses. Contraste entre la fraîcheur de cette vive matinée de jeunesse et la gravité charmante qui ne se permet plus le sourire. C’est comme si Dieu, au lieu d’un parfum, mettait une pensée dans une rose. Il est impossible de ne pas se sentir entraîné vers les femmes à cette époque de leur vie ; c’est le moment où naîtraient les frères, si l’homme était assez malheureux pour vivre jusque-là sans idolâtrer sa sœur.

Ce retour d’amitié d’Allan, ce rapprochement qu’elle ne cherchait pas, mais qu’elle désirait et n’osait espérer, pauvre enfant que souffrir avait déjà rendu défiante ! avait mis probablement, aux yeux de Camille, entre les Saules et l’Italie plus qu’une différence de soleils. Aussi l’idée de revenir en France l’attrista-t-elle. Le voyage rendit ses regrets plus vifs en lui rappelant que chaque journée lui emportait des lieues entières de sa bien-aimée Italie, — qu’à chaque nuit tombée tombait, déchiré un peu davantage, un adieu qu’elle aurait voulu indéfiniment prolonger. Le jour elle dissimulait ses impressions en partie, mais le soir, cette heure de la marée des larmes, elle pleurait, la tête à la portière, quand Allan et madame de Scudemor croyaient qu’elle était occupée à respirer l’air saturé des parfums de ces climats. Est-ce la seule fois que, dans la merveilleuse absurdité d’une touchante reconnaissance, on ait su gré de son bonheur au pays même où l’on avait été heureux ?…

III

Revenue aux Saules avec ce sentiment de regret, mademoiselle de Scudemor revoyait le pays qu’elle n’aimait pas et auquel l’hiver enlevait ce qui aurait pu lui rappeler faiblement l’Italie. Si Allan n’avait pas été si affectueux pour elle, elle aurait été bien malheureuse. Jamais elle n’avait fait la moindre allusion au bonheur qu’elle avait éprouvé quand il s’était rapproché d’elle et qu’il l’avait traitée comme autrefois. Mais ce bonheur inespéré la soutenait contre les ennuis du présent et les pressentiments de l’avenir. En effet, sa position était assez triste. Elle allait passer l’hiver dans la plus complète solitude. Ce qu’elle avait vu du monde, où sa mère l’avait conduite en Italie, avait éveillé ces instincts qui sont dans toute femme et qui leur font aimer les fêtes, les parures, toute cette vie des yeux qui précède toujours celle du cœur. Il semblait qu’elle surtout dût préférer l’éclat, le mouvement, la rapidité de ces ivresses qui se croisent dans la tête d’une jeune fille qui va dans le monde, à la vie paresseuse, au retirement de la vie domestique. Ce n’était pas une contemplative, — une Minna aux cils longs, tristes et noirs comme une aile de corbeau, un de ces Êtres pâles qui passent leur vie appuyés sur leur coude et qui nous font comprendre l’éternité, à nous qui nous agitons stérilement auprès. Ce n’était point un Ange, comme disaient les poètes de ce temps-là, une séraphique nature qui ne touchait la terre que de ses orteils d’ivoire et qui regrettait ses belles ailes ; mais bien une femme, une femme faite, comme l’entendaient les Anciens, de l’écume des mers, et digne de son orageuse origine, — calme ou impétueuse, avec un gouffre aussi au-dessous. Si on l’a vue, au sortir de l’enfance, en proie à ces tristesses que les plus ardentes ont comme les plus tendres, ces tristesses avaient une cause dans les façons blessantes d’Allan. Elle était contenue, mais non vague. Elle avait du chagrin et pas de mélancolie, — et, à travers les teintes molles de l’âge et du sexe, on sentait néanmoins en cette petite un indomptable élément de réalité. Sous le rapport de la sensibilité on voyait bien en Camille la fille d’Yseult, mais ce n’était pas le grand fragment de l’esprit de sa mère, — la femme la plus haut placée sur l’échelle de l’intelligence n’ayant jamais qu’un fragment d’esprit, une espèce de torse incomplet, inachevé, brisé (à qui la faute ?), et Yseult elle-même n’ayant pu échapper à cette loi formidable, faite de main d’homme au nom de Dieu.

Si Camille avait beaucoup aimé sa mère, ou si sa mère l’avait beaucoup aimée, elle eût trouvé une douceur de dévouement qui lui aurait fait tout oublier en s’enfermant avec elle, pour la soigner, au château des Saules. Mais l’affection n’étant pas assez grande en Camille pour se dévouer avec bonheur, qu’avait-elle à opposer à des tendances d’imagination qui l’emportaient loin de la vie qu’elle était obligée de subir ? Ce cœur passionné se froissait aux sécheresses du devoir, et encore, ce devoir, elle n’avait pas la joie austère de le remplir. Madame de Scudemor n’acceptait pas les soins de sa fille, elle les repoussait doucement, gracieusement, moins comme inutiles pour soi que fatigants pour elle, mais si absolument pourtant que Camille, qui avait toujours craint sa mère, n’osait plus jamais insister.

Allan lui restait donc, et lui restait seul. Tout le temps qu’il serait là, elle aurait la force de supporter l’existence dénuée et monotone dont elle souffrait davantage depuis qu’elle n’était plus une petite fille. Quand madame de Scudemor avait prié Allan d’aller passer l’hiver à Paris, elle avait eu une peur affreuse qu’il n’acceptât. Habile à tout cacher de ce qu’elle éprouvait, — éducation effroyable faite par la douleur dont elle avait si bien profité, — elle ne laissa rien échapper de son épouvante d’abord, ni de sa joie, plus tard, quand Allan eut refusé départir. Elle en eut quelques jours une telle ivresse intérieure, qu’un soir elle quitta la fenêtre où elle travaillait et se mit à chercher Allan pour le remercier d’être resté aux Saules. Elle n’en pouvait plus de reconnaissance. Elle déjà forte, qui avait tant pleuré en dedans quand Allan l’avait repoussée, elle sentait le trop plein de son cœur déborder.

Elle le trouva dans la bibliothèque du château où il travaillait depuis qu’il n’aimait plus Yseult. À cette heure, la nuit déjà tombée ne laissait pas passer assez de clarté à travers les fenêtres pour qu’on pût distinguer les objets d’une manière bien nette. Il était assis devant un livre ouvert, mais il ne lisait pas, une main plongée dans ses cheveux et de l’autre pliant, à l’angle de la table, le couteau d’ivoire qui sert à couper les feuilles du papier. Il n’avait pas l’air de trop songer à ce qu’il faisait. Il pensait à ce que lui avait dit madame de Scudemor, le jour qu’elle avait voulu le décider à retourner à Paris.

— C’est moi, Allan, — dit-elle en entrant, — vous ne travaillez plus maintenant, il fait nuit ; ainsi je ne vous trouble pas ?

— Est-ce votre mère qui vous envoie me chercher ? — demanda précipitamment Allan.

— Non, ce n’est pas ma mère, Allan, c’est moi qui suis venue… — Elle avait un immense désir de se jeter à son cou et de lui tout avouer, mais un sentiment vrai rend timide, ne fût-il que de la reconnaissance. Elle ne put finir sa phrase et fondit en pleurs. Il se leva et courut à elle.

— Qu’avez-vous donc, ma chère Camille ? Vous m’effrayez, — fit-il avec la peur de l’intérêt. — Vous est-il arrivé quelque malheur ?

— Oh ! non, — dit-elle avec une voix entrecoupée, — c’est du bonheur plutôt ! — et l’innocente serra sa tête contre la poitrine du jeune homme. — Voyez-vous, Allan, je n’ai pas osé… je n’ai pas osé vous montrer combien vous m’avez rendue heureuse, il y a trois jours, quand vous avez répondu à ma mère… que non, vous ne partiriez pas. Oh ! j’ai été folle de joie, et, ce soir, il m’a pris un tel besoin de vous le dire, que je serais morte si je ne vous l’avais pas dit. — Et, avec le tutoiement retrouvé de leur enfance, elle ajouta : — Merci donc, Allan, merci, mon frère, pour tout le bonheur que tu m’as donné.

Allan était extrêmement ému. Ce tutoiement, qui revenait aux lèvres de Camille, lui révéla tout ce qu’elle lui cachait de tendresse.

— Oui, vous êtes ma sœur, chère Camille, — lui dit-il, en la pressant de la plus chaste des étreintes.

— Ah ! ta sœur pour jamais, — continua-t-elle comme enivrée. — Tu ne sais pas comme elle t’aime, ta sœur ! Si tu le savais, tu ne pourrais jamais la quitter !

— Mais, aussi, — reprenait le jeune homme attendri, — je ne vous quitterai pas, ma Camille.

— Dis-moi tu, si je suis ta sœur ! — interrompit l’impétueuse créature en l’étreignant à son tour, et à l’étouffer, de ses bras fragiles, comme s’ils eussent été faits de fer.

— Eh bien, non ! ma sœur, je ne te quitterai pas, je te le jure.

— Jamais ! — dit-elle impétueusement, et avec une force qui semblait maîtriser l’avenir.

— Jamais ! — répéta-t-il, entraîné par elle.

Et elle se jeta à son cou, avec une ardeur encore plus grande que la première fois.

Ils étaient attendris et ils pleurèrent, mais les plus douces larmes qui puissent couler. Hélas ! c’était la première joie pure et profonde de l’un et de l’autre. Tous les deux venaient d’engager l’avenir. Moment superbe dans la vie où l’homme dit jamais, comme s’il était Dieu ! Sous l’empire du sentiment le plus beau de tous, — celui de la sœur pour le frère et du frère pour la sœur, — ils avaient échangé leurs âmes. Bonheur inouï, dont Allan jouissait moins que Camille parce qu’il avait déjà usé son âme dans la passion, tandis que l’âme de la jeune fille était pleine de ces ignorances qui rendent apte à tous les bonheurs de la vie, mais surtout aux plus célestes, à ceux-là qui n’habitent que les hauteurs de nos poitrines. Bonheurs candides comme la neige, mais non froids comme elle, qui restent dans un sein virginal inaccessibles à tout ce qui pourrait les ternir… Seulement si l’imperceptible tache n’y paraissait pas encore, Camille les en préserverait-elle toujours ?…

À dater de cette journée, elle ne ressentit plus l’ennui que lui inspirait le château des Saules. Elle était sûre de son frère, sûre que jamais il ne lui manquerait. Tous les pays lui étaient égaux, puisqu’il y vivrait auprès d’elle ! Comme il arrive toujours, dans l’inaccoutumance de sa joie elle avait fait grâce au passé et ne se rendait pas compte du présent.

Allan y songeait plus qu’elle. Il avait aimé, lui. Il avait acquis la triste virilité des passions. Il se demandait s’il n’y avait pas autre chose qu’une amitié de frère à sœur entre lui et Camille, et, comme ses sens étaient restés calmes sous l’impression de ses caresses, il se répondait négativement avec la plus grande sécurité. Touché du sentiment que Camille lui avait tout à coup dévoilé, il s’occupa d’elle plus que jamais. Il oubliait les heures à ses côtés, et ils vécurent de la même vie. Il lui lisait les livres qui venaient de paraître, buvant les idées et les sentiments aux mêmes sources, s’entendant le mieux l’un et l’autre quand ils se parlaient le moins, entremêlant les tu et les vous : les vous tout haut, les tu à voix basse, et faisant ainsi non par l’instinct d’un sentiment coupable, mais parce que les plus angéliques affections ont besoin de mystère où se recueillir ; parce que dans une expression dite trop haut il y a une fêlure secrète d’où s’échappe le divin éther ! Il comprenait la position de mademoiselle de Scudemor vis-à-vis de sa mère. Il voyait la barrière de glace qui séparait ces deux femmes. À l’heure où l’on en a le plus besoin, par cette isolation de tout être à aimer, excepté lui, il s’expliquait la vivacité de l’affection de Camille et ne supposait pas que cette amitié cachât un sentiment moins pur. Ainsi, les dangers de l’intimité étaient voilés par les motifs les plus rassurants et les habitudes de toute une vie, et ils glissaient mollement sur ce plancher de naphte dont plus tard leur pied, en appuyant, devait faire jaillir l’incendie !

Cette vie fut d’autant plus douce à Allan qu’il l’ignorait entièrement. Était-ce de l’intimité qu’il avait eue avec madame de Scudemor au temps qu’il l’aimait ? On a vu avec quel désespoir il en avait regretté l’absence. D’un autre côté, Yseult l’eût-elle aimé de l’amour qu’il avait pour elle, l’intimité est toujours troublée par les spontanéités contradictoires de la passion L’intimité suppose une placidité d’affection, un dépouillement mutuel de personnalité, une profondeur d’harmonie que les passions excluent toujours, plus ou moins. L’intimité, c’est l’hermaphrodisme, par la fusion des deux sexes en une seule âme. Or, dans l’amour on est toujours deux.

Il y a dans cette intimité délicieuse une vertu reposante dont les cœurs froissés s’arrangent bien. Il s’en exhale une paix qui les calme et qui les fortifie. Le lieu de lumière et de rafraîchissement que les Chrétiens promettent aux âmes souffrantes, se trouve quelquefois sur la terre dans l’âme d’un autre qui nous aime, mais d’un sentiment plus spirituel encore que celui de la sainte amitié. Allan l’apprenait. Imagination difficile, mais à qui l’expérience de deux jours avait rabattu de ses exigences emportées, il se contentait de tout ce dont il avait fait fi plus tôt. Pour peu qu’on ait vécu, ne faut-il pas mettre moins de souffle dans ses soupirs, moins de fougue dans ses ambitions, et s’abriter et s’enclore à quelque endroit de l’espace que l’on voulait tout entier et qui, si petit qu’il puisse être, semblable à la maison de Socrate restera vide comme s’il était grand ?… Allan acceptait ces jours qui se ressemblaient tous, apportant les mêmes choses, les mêmes événements, les mêmes impressions ; jours un peu pâles et sans parfums, — à cela près, peut-être, de quelque vague odeur de violette qui y est restée d’un certain soir où l’on s’attendrit davantage en se parlant, où le baiser s’oublia au front sur lequel il se posa et ne s’attacha pas. — Certes ! s’il eût été touchant de voir Newton, le vieillard sublime, en redescendant du ciel, son habitacle, ramasser — comme il eût fait un monde perdu — une pauvre rose trempée d’un matin trop humide et oublier ses hautes pensées à la respirer tout un jour, il ne l’était pas moins de voir Allan s’enchanter des suavités et des modesties cachées au fond de cette vie retirée et simple. Car, entre cette vie d’un cours si lent et si uniforme et ce jeune homme, à qui une passion avait donné le besoin des émotions variées et fortes, cet homme, si poétiquement organisé pour l’extase ou pour le martyre, qui avait tout imaginé et presque, hélas ! tout senti, il y avait presque autant de différence qu’entre la rose et la pensée de Newton.

Cependant, n’y avait-il que le charme de l’intimité qui entraînât et fixât Allan auprès de Camille ?… Était-ce seulement pour jouir de la douceur de ce bain d’eau douce, après les rudes jours des passions, qu’il s’y plongeait avec ce bien-être ? N’y avait-il pas, en ces effusions muettes ou à moitié parlées qui s’épanchent dans un regard ou s’écoulent dans un sourire, n’y avait-il pour lui qu’une volupté ignorée du cœur ? Oh ! les misères de l’égoïsme n’étaient pas mortes, la trace des passions effacée, ornière profonde laissée à nos cœurs amollis et qui montre bien de quelle boue ils ont été faits ! Quelque attachement qu’Allan eût pour Camille, quelque bonheur qu’il éprouvât dans l’intimité de l’aimable enfant, un motif qui n’était ni cet attachement ni ce bonheur lui rendait, à l’insu de Camille, cette intimité plus précieuse encore.

Ce motif, c’était sa situation vis-à-vis de madame de Scudemor. Elle l’avait tellement embarrassé le jour où elle l’avait prié de quitter les Saules pour Paris, qu’il ne douta pas une minute qu’elle n’eût pénétré ce qu’il lui avait caché jusque-là. N’y avait-il pas du bonheur — du bonheur un peu railleur, il est vrai, — dans les allusions qu’elle avait faites à cet amour du monde qu’il avait montré en Italie ? Ces allusions, il les craignait plus positives encore. Il craignait de lui avouer qu’elle ne s’était pas trompée, et il répugnait à cet aveu. Comme il n’avait pas osé en prendre l’initiative, il ne voulait pas davantage la subir dans la bouche d’Yseult. Vue étroite, mesquine, vaniteuse, mais qui le dominait irrésistiblement, car on ne se juge pas séparément de la passion que l’on porte en soi.

C’est quand les passions finissent que l’homme s’aperçoit des germes mauvais dont il a recueilli les fruits. C’est alors qu’il peut inventorier les tristes éléments dont elles sont faites, amer examen de conscience qu’Allan ne s’était pas épargné. Mais ce n’est là que la moitié du mal encore. De toute passion il reste à l’âme une habitude de mollir dont souvent elle ne guérit pas, une énervation qui ne s’arrête pas aux organes. Traînerie honteuse dont on ne voit pas aisément le bout. Terribles conséquences, irrésistible fatum, qui n’empoigne pas vigoureusement et qui mène, — la force ne se sentant jamais que quand on résiste, et on ne résiste pas !

C’était par ce malaise de la faiblesse qu’Allan tenait à sa vie passée. Tel l’inextricable lien qui assujétissait le faisceau des événements écoulés à la vie présente. Situation fausse et scabreuse, que madame de Scudemor ne cherchait pas à préciser davantage. Situation douloureuse, dont l’amitié tendre et dévouée de Camille n’adoucissait pas entièrement les aspérités. Le silence de madame de Scudemor sur ce qu’elle avait effleuré assez pour montrer à Allan que son changement lui était connu, venait de l’entente profonde qu’elle avait de la situation du jeune homme. « À quoi bon — se disait-elle — une explication, pénible pour lui, inutile pour moi ?… Entre nous, tout n’est-il pas fini ? Il ne souffre plus. Cette confusion d’avoir été deviné par celle qu’il n’avait jamais abusée, cet embarras qui se teint du regret donné à l’affection dont on reconnaît le néant, ne seront pas de longue durée. » Et par ces raisons, toujours généreuse, elle s’affermissait dans la résolution de ne pas parler à Allan de ce qu’il semblait redouter. Enfin, d’un autre côté, elle remarquait avec joie que l’affection tranquille, les liens fraternels, la confiance s’établissaient entre Allan et Camille, et ce lui était une preuve éloquente que rien ne subsistait plus de l’amour qui l’avait longtemps affligée.

IV

Cette époque fut la plus heureuse pour les personnes de cette histoire. Madame de Scudemor avait recouvré cette tranquillité noble qui se reflétait d’une manière frappante dans toute sa personne. Mais elle languissait toujours de cette souffrance qu’elle avait rapportée d’Italie, et que les médecins ne caractérisaient pas. Elle était douce avec cette souffrance. Les maux de l’âme lui avaient appris à ne pas s’inquiéter de ceux du corps. Elle n’était pas de ces amabilités fragiles qui ne résistent pas à une migraine ou à une entorse. De peur d’être importune aux autres, cette égoïste qui n’aimait rien, comme disait le monde, savait leur sourire par dessus sa douleur.

Si Allan n’avait pas aimé autrefois madame de Scudemor, s’il avait toujours été pour elle ce qu’il était maintenant, il aurait savouré sans trouble les exquises douceurs du moment actuel ; mais le passé, mais les souvenirs, mais des craintes venaient l’agiter au sein de cette paix infinie qu’il n’avait pas soupçonnée, et devaient influer, à son insu peut-être, sur le sentiment qu’il avait pour Camille et qui aurait été de nature à la rendre heureuse, car les affections ne sont bonnes que quand elles n’ont aucun des caractères positifs et dévorants des passions.

Camille, qui avait aussi du passé, — du passé qu’elle devait retrouver plus tard, — se livrait alors sans arrière-pensée au bonheur d’aimer et d’être aimée. La sensibilité que la comtesse de Scudemor n’avait pas voulu développer en cette enfant, se répandait alors sur Allan, comme un torrent qui cherche à se creuser un lit. Dans la pénurie du sentiment maternel, Camille avait toujours aimé exclusivement Allan, mais son affection ressemblait peu à ce qu’elle était devenue depuis qu’elle en avait trahi le secret. Les femmes ont un tel besoin de bonheur, qu’elles résistent à leurs plus impétueux sentiments quand elles n’ont pas la certitude que ces sentiments sont partagés. Leurs combats cachent une faiblesse encore. Mais quand le doute n’existe plus, alors elles s’élancent, âmes rapides, de toute la force des besoins de leur cœur, à ce sentiment qui les entraînait déjà, et leur amour augmente de ce qu’il devient intrépide.

Camille s’était laissée emporter au sien avec l’entier oubli de tout ce qui n’était pas ce sentiment… Il était si grand et si profond que pas un désir ne s’y mêlait. Il se suffisait à lui-même, comme l’Être, comme Dieu, dont cet amour qu’on n’a qu’une fois, mais que tous n’ont pas, est la plus fidèle image. Elle était vraiment heureuse ! Incroyable magie du cœur, elle était heureuse dans cette solitude des Saules, — pendant un hiver si triste, — cette mademoiselle de Scudemor qui avait été mise au monde pour éclater de beauté et de fascinations de toute sorte, dans ces salons où son imagination l’appelait et dont elle eût été la souveraine de droit divin ! Elle qui était née impératrice, elle à qui la chambre d’une malade convenait si peu, elle était heureuse dans cet isolement d’une campagne pluvieuse, loin de tout ce qui eût pu sympathiser le plus avec la tournure de son esprit et la nature de son caractère ; heureuse d’un tel bonheur que cette ardeur d’être heureuse, ancrée éternellement au cœur des femmes, n’y suffisait plus !

Et ce bonheur d’une âme pleine et ravie, s’épanchant à travers les beautés qui reluisaient en elle, lui donnaient un extraordinaire éclat. Elles sont de toutes les façons des créatures étranges, les femmes heureuses. Dès la première fois qu’on les rencontre on en est saisi comme de l’aspect d’une merveille, et on ne devine pas d’abord ce qui frappe et confond en elles, car nous ne reconnaissons que ce que nous avons vu déjà, et où avions-nous vu le bonheur pour le reconnaître ?… Elles semblent faites d’une lueur pénétrante et douce qui n’est pas de la lumière comme il y en a dans le jour et dans les astres du ciel. Elles ont de ces mouvements qui ne sont plus les agitations de nos pensées et les mobilités de nos caprices, mais un rhythme de la céleste poésie qui chante dans leur âme. On dirait une révélation momentanée de tout ce qu’on ne comprend pas. Êtres rares et éphémères, habitant dans la vie à des profondeurs immenses où les extrêmes viennent confluer dans l’unité de la destinée commune, et malheureuses de leur bonheur même, parce qu’elles ne peuvent en mourir !

Voilà pourquoi Yseult de Scudemor, la grande malheureuse, se disait parfois que sa fille devenait bien belle sans savoir ce qui l’embellissait ainsi. Elle croyait peut-être que c’était l’épanouissement de la jeunesse, et c’étaient les rayonnements du bonheur ! Qui peut peindre ce qui n’a pas de formes, ce qui n’a pas d’analogue dans le grand symbolisme de la Nature ? Le Génie, l’Amour, l’Enthousiasme, on en peut montrer les auréoles autour du front des hommes qui les ont, mais le Bonheur est plus inexprimable. C’est du divin plus pur encore que le divin du Génie, de l’Enthousiasme et de l’Amour !

L’opposition entre la vie heureuse de Camille et les facultés dont elle était douée se retrouvait entre l’expression de ce bonheur sur ses traits et le caractère de sa beauté, et on aurait surpris, dans cette opposition, le mystère qui échappait à madame de Scudemor. C’était la première fois que des yeux aussi noirs eussent la tendresse des yeux bleus les plus tendres. La puissance de passion qu’ils attestaient naguère avait fait place à un humide scintillement de bien-être, timide comme l’étoile du berger. Cette bouche, si voluptueuse dans ses ardents contours qu’un Ange au Ciel, s’il l’avait eue, aurait fait peut-être partager aux Vierges d’entre les Élus quelque chose de l’humanité, cette bouche, maintenant, était comme revêtue d’une sérénité mélodieuse. Ce front, bruni par l’Italie, sous la résille de ses veines foncées irradiait, comme l’opale d’un ciel matinal, des clartés que le cœur incessamment y versait. On eût dit — mais c’est contradictoire ! — le jour se frayant dans la nuit, si le jour pouvait apparaître dans la nuit sans la dissiper.

Cette beauté du bonheur qui frappait madame de Scudemor avait aussi frappé Allan, mais il ne la comprenait pas mieux. Quoiqu’il lui fût impossible de se méprendre sur l’énergie de l’amitié de Camille, il ne crut pas, cependant, être la cause de ces magnifiques rejaillissements du cœur dans la beauté d’une femme. Chose étonnante ! Les hommes perdent de leur fatuité d’instinct à mesure que les sentiments dont ils sont l’objet acquièrent de véhémence. On se vante d’un caprice. On se tait d’une passion. Est-ce conscience de soi ou lâcheté ?… Hélas, peut-être l’une et l’autre. Allan n’eut point la vanité de penser juste sur le compte de Camille. Il l’admira comme il l’aimait. Mais il ne chercha pas plus le secret de sa beauté qu’il n’avait cherché à approfondir son amour.

Dans le tous-les-jours de la vie, Camille était sérieuse et parlait peu. Autant son enfance avait été prise de rires fous et de gaîtés fougueuses, autant sa jeunesse était grave. Vous vous le rappelez ? La souffrance lui avait ôté de bien bonne heure ces élancements de vivre qui ne sont qu’un mouvement impétueux dans la nature spontanée des enfants, mais, une fois partis, ces élancements ne revinrent plus. Quand la souffrance fut disparue, le bonheur la concentra en elle-même encore davantage. Si elle eût eu une mère comme toutes les autres jeunes filles, si elle fût allée dans le monde, elle n’eût probablement pas été moins vive dans ses gaîtés que les jeunes personnes de son âge. Elle eût rappelé les fougues de l’enfant dans les fougues de la femme entraînante, mobile, passionnée, spirituelle. Elle eût eu de soudains vouloirs, bien absurdes et bien aimables, de ces éclats d’harmonieux gosier, couronnés de trente-deux perles fines dans un rire d’un audacieux abandon, et elle se fût jetée aux impressions extérieures pour lesquelles surtout elle était faite. Mais, dans la solitude et près d’une mère qu’elle craignait malgré la douceur de ses manières, déjà rompue aux mensonges d’un sentiment blessé, elle avait pris des habitudes de silence et de retenue et retourné sur elle-même toute l’activité de son âme. Et d’ailleurs, elle était heureuse ! Vaste mot qui répond à tout. Quand on est heureux, on craint de perdre, aux ondulations de la gaîté la plus fugitive, quelques gouttes de ce nectar dans lequel jusqu’aux bords du cœur sont noyés !

Allan était touché de cette silencieuse manière d’aimer de Camille, qui contrastait si vivement avec le souvenir qu’il avait d’elle et de son enfance. Il l’aimait d’autant plus qu’il avait eu des torts de dureté vis-à-vis de cette charmante fille, et cette idée l’attendrissait. D’un autre côté, sa pensée, tenue en servage par l’ascendant de madame de Scudemor, reprenait son niveau avec Camille. Il se sentait plus homme, et les rapports entre l’homme et la femme étaient redevenus ce qu’ils doivent être. Il y a tant de personnalité indestructible au fond de tous nos sentiments ! L’homme se déprend si peu de lui-même. Dans les affections les plus dévouées, il reparaît entier, violent : moi immense ! et ce n’est pas un motif puissant, une grande cause, quelque solennelle occasion qui le font éclater tout à coup. Une fleur longtemps regardée, un livre qu’on n’a pas assez vite fermé quand on s’approchait, un piano ou une harpe dont on s’occupe trop, ces choses rivales des sentiments dans les âmes musiciennes, c’en est assez pour qu’on soit victime ou despote en présence d’une émotion ou d’un intérêt dont on n’est pas cause ; c’en est assez pour que l’effroi naisse, et les hommes effrayés sont cruels !

L’espèce d’adoration de Camille devait nécessairement exalter Allan. Aussi déployait-il avec elle une variété infinie de pensées. Une autre femme l’eût trouvé séduisant, éloquent, irrésistible, mais elle s’en enchantait et elle ne se demandait pas si c’était elle qui le créait ou s’il était réellement ainsi. Elle l’écoutait lui exprimer ses opinions sur tout ou à propos de tout, et elle les recueillait comme des oracles. La vie intellectuelle, comme la vie sensible, ne lui arrivait que par lui. Soit qu’il lui parlât, soit qu’il lui lût quelque poète, — un de ces hommes à la flûte de cristal qui endorment les mauvaises passions dans le cœur, comme le musicien antique, — elle s’ébattait et palpitait sous sa parole, l’œil baissé, avec un flocon incarnat ou une pâleur à la joue, et elle sentait parfois que, pour se remettre, elle n’avait qu’à le regarder ; cette vue l’empêchait de s’évanouir. La vie, près de couler à fond, se reprenait à l’homme aimé et ne sombrait pas, et toutes ces délicieuses et poignantes sensations étaient si profondes que, pour madame de Scudemor ni même pour Allan, rien n’en transpirait.

Madame de Scudemor voyait avec soulagement que les belles facultés d’Allan avaient échappé à sa passion et qu’elles lui survivaient. Elle avait aussi son bonheur à l’écouter ; triste bonheur, sans émotion et sans joie. Bonheur fait tout exprès pour elle, dont l’âme n’avait plus le pouvoir de goûter le moindre plaisir avec énergie. Quelquefois, entraînée par le torrent d’idées du jeune de Cynthry, elle retrouvait le langage animé, et comme détrempé dans les couleurs de sa vie à présent déteinte, qu’elle avait eu à certains jours avec lui et qu’on ne lui connaissait pas dans le monde, où sa pensée flottait, comme un liège au-dessus d’une eau flasque, sur la torpeur des conversations. Mais ces instants étaient de courte durée. L’enthousiasme des idées ne remuait pas plus cette femme que l’enthousiasme des sentiments. Elle souriait, non pour les autres, mais en elle-même, quand son langage s’embrasait des reflets du langage d’Allan alors que ses impressions n’étaient pas même tièdes, quand son dernier intérêt venait d’expirer avec l’amour de cet enfant, — habitudes d’esprit qui attestaient ce qu’il y avait eu dans cette femme, et ce que le malheur et les passions avaient détruit !

Une autre femme que la comtesse de Scudemor aurait peut-être été curieuse de connaître ce qu’Allan, maintenant de sangfroid, pensait d’elle et de sa conduite. Mais, à elle, cette idée ne pouvait venir. La vanité ne pouvait faire entendre dans son cœur cette dernière et subtile réclamation. Quoiqu’Allan lui parût mieux valoir que les autres hommes, n’eût-ce été que de la supériorité de la jeunesse, il était un homme aussi, et elle était insoucieuse de ses jugements et de ses mépris. Quand elle le vit souffrir à cause d’elle, elle avait obéi à son instinct de femme. Cet instinct l’eût-il égarée dans l’opinion de qui que ce fût, même d’Allan, elle s’en inquiétait peu ou pas. Qu’Allan, ingrat, tournât contre elle les idées d’une morale vulgaire, ou, plus élevé que la tourbe hypocrite et grossière, lui conservât un respect qu’elle semblait peut-être mériter, ce n’était pour elle ni une peine, ni une récompense. L’indifférence, et non l’orgueil, empêcha même cette idée de naître et de traverser le sommeil d’une indolence dans laquelle elle était retombée depuis qu’il ne s’agissait plus que d’elle seule.

À voir la comtesse de Scudemor ne pas revenir sur les allusions qu’elle avait risquées un jour, ce qui restait d’inquiétude et de crainte à Allan finit pas se dissiper. Rêveur et faible comme à une autre époque, parce que la passion ne l’avait pas brisé au point d’en faire un homme ou moins qu’un homme, il ne regardait pas l’avenir d’un œil ferme. Il ne se demandait pas à quoi les jours actuels devaient aboutir… Il avait souffert de grandes douleurs, et il en était guéri comme d’une maladie qui rend plus apte à l’existence. Il s’était trouvé petit, souillé, lâche longtemps, et voici qu’il pouvait l’oublier. Trêve honteuse, engloutissement de la conscience dans l’imagination et dans les nerfs ! Il avait étouffé la sienne, témoin importun de toutes ses débilités nouvelles, dans l’ouate et la soie de sa vie sans issue. Il l’avait étouffée comme Desdémone, mais sans fureur, sous quelque coussin de ces divans où chaque jour, entre ces deux femmes, il s’efféminait davantage. Il n’était pas heureux du bonheur poignant et absolu de Camille. Il n’avait plus ni la fraîcheur de l’âme, ni cette énergie primitive qui n’a pas été lassée encore. Mais il l’était de je ne sais quelle vague béatitude. Ses anciennes souffrances n’étaient plus que le songe de sa pensée. N’y a-t-il pas des jours dont les flots bleus s’étendent dans l’âme rassérénée et en couvrent tous les souvenirs ? Mais comme ce Léthé tarit vite et n’apporte qu’à de longs intervalles ses illusions consolantes, Allan pouvait rendre grâce au présent de se poser entre lui et le passé. L’un lui cachait l’autre. Tout ce qui aurait pu le lui rappeler s’effaçait, même en madame de Scudemor. Elle ressentait davantage les approches de l’âge. Les signes d’une vieillesse prochaine ressortaient au dissolvant contraste de la jeune beauté de Camille. Allan ne reconnaissait plus son idole. Il n’avait plus devant les yeux la beauté longtemps adorée, comme un muet et éclatant reproche de la fragilité de son amour. Heureux, en cela du moins, si c’est un bonheur, hélas ! — si plutôt, hommes pétris de poussière, nous ne restons pas stupides devant le reproche sans en comprendre l’éloquence, et si, dégagés du respect d’un sentiment qui fut nous-mêmes, nous ne voyons pas sans courroux les traits que nos baisers couvrirent n’être plus qu’un plâtre inanimé et enlaidi, — quand même ils n’expriment pas à d’autres l’amour qu’ils nous exprimèrent, et leur promettre un bonheur plus grand encore que celui qu’ils nous ont donné !

V

On était en plein hiver. La santé de madame de Scudemor ne s’améliorait pas, mais n’empirait pas non plus. Camille et Allan vivaient toujours dans la même intimité, moitié cachée, moitié montrée, sous ses yeux. Ils ne se quittaient pas. Leur conversation roulait le plus souvent sur leurs souvenirs d’Italie. Causeries à ce qu’il semblait innocentes, confiance parfaite, — quoiqu’ils ne se dissent pas, alors, ce qu’en cherchant bien dans leur vie de l’époque qu’ils se rappelaient ils auraient trouvé à coup sûr. Mais confiance parfaite, néanmoins, puisqu’ils l’avaient tous les deux oublié.

Un jour que ces causeries avaient eu un caractère plus tendre que jamais, — un de ces jours où les âmes se serrent les unes contre les autres avec un embrassement plus réchauffant, jour de ciel chargé, de vent qui sonne la pluie, de moineaux mourant de faim sous la bise cruelle et qui s’en viennent plaindre inutilement au bord des fenêtres à travers lesquelles nous les regardons s’envoler, (madame de Scudemor était occupée sur sa causeuse à feuilleter des livres nouveaux qu’on lui avait envoyés de Paris et ne se mêlait nullement à ce qu’Allan et Camille pouvaient se dire l’un à l’autre), — il leur prit, à ces heureux enfants, un accès de tristesse étrange. Ce fut, dans la même seconde d’une simultanéité rapide, une sensation indivisible dont on ne sait pas le pourquoi. Leur conversation n’avait pas même été, ce jour-là, de celles qui nous poussent, comme des souffles auxquels on s’abandonne, au vague infini des secrètes mélancolies. Effilure de quelque nuage déchiré et évanoui dans leur grand ciel si profond, si pur et si vaste, goutte de pluie dans leur Océan, soupir étouffé dans leur bonheur immense, ce n’était rien… Ah ! c’était tout plutôt ! Là où se font les destinées, la leur venait de se briser et c’en était le contre-coup.

Vous avez raison d’être superstitieuses, pauvres femmes ! La superstition est la compréhension plus vive des mystères de la vie humaine. Bien avant que le bonheur soit détruit on sent qu’il vient d’éclater tout à coup dans le fond du cœur, et c’est avec cette idée terrible qu’on se remet à en jouir encore. Ainsi, dans la plénitude de la vie, il passe une palpitation — une seule ! — qui ne ressemble pas aux autres au milieu des joies positives et des gonflements de la jeunesse, et on a beau vivre des années fortes et écumantes, on a senti le doigt fatal et c’est comme si la Mort était venue !

Camille regardait Allan, qui la regardait aussi ; il semblait que l’une et l’autre ne se reconnussent plus. Ils ne se dirent pas une parole… Une larme, qui sécha le long des paupières qui la burent, fut tout ce qui trahit la femme, l’être inéprouvé encore, — le plus grand bonheur et la plus grande faiblesse. Ce fut toute la différence qu’il y eut entre elle et Allan. Cette larme n’était pas un de ces pleurs frais et chauds comme on en a dans la jeunesse, un de ces larges pleurs qui coulent et lavent le cœur et le visage comme un flot de délices divines ; mais un de ceux qui viennent seuls, rares et brûlants… Allan ne demanda pas pourquoi cette larme. Il le savait.

C’était fini, déjà fini ! Cette tristesse ne dura que le temps que met une larme à sécher. Camille reprit son travail suspendu, Allan la conversation interrompue, sans un mot qui eût trait à cette sensation inconnue qui les avait saisis en même temps, et ils atteignirent, front contre front et dans les épanchements de la causerie, la fin du jour, à cette embrasure, comme si rien de solennel ne se fût passé tout à l’heure entre eux !

Lorsque la nuit fut tout à fait venue, Allan sortit de l’appartement. D’ordinaire il se plaçait autour de la table à ouvrage, qu’on approchait de madame de Scudemor, et, à la clarté de la lampe, il dessinait quelque feston pour Camille. La veillée se prolongeait ainsi jusqu’au moment où la fatigue contraignait la comtesse à se retirer. Alors, on dosait la journée par un bonsoir, muet résumé de toutes les tendresses de la journée, et on se couchait avec la perspective de recommencer le jour du lendemain à peu près dans les mêmes termes que celui de la veille, — routine qui n’ennuyait pas parce qu’elle était l’unité d’un sentiment adorable ; parce que le bonheur, quand il est profond, est monocorde comme le cœur et comme la pensée.

En vain Camille regarda-t-elle plusieurs fois vers la porte avec impatience. Allan ne revenait pas. Où était-il ?… Il n’avait pas l’habitude de se retirer à cette heure. Une inquiétude vague la prit. Elle n’en pencha que plus obstinément le front sur son ouvrage. Inquiétude insensée, car pourquoi était-elle inquiète ?… Ne pouvait-il être à la bibliothèque, ou même au jardin, à respirer l’air du dehors après une journée écoulée dans un appartement fermé ? D’ailleurs, ne la quittait-il pas souvent ainsi ?… N’était-ce pas un enfantillage que de vouloir l’attacher éternellement à sa ceinture ? Mais ces raisons qu’elle se donnait à elle-même n’empêchaient pas son front de se pencher toujours sur ses mains plus lentes. L’impatience en gonflait les veines, et plus encore les efforts qu’elle faisait, en retenant sa respiration, pour mieux surprendre le bruit des pas dans le corridor. De vague, l’inquiétude devenait oppressante. Elle la sentait croître dans le silence. Elle était courbée, toute écrasée sur elle-même… Elle ne disait pas un mot à sa mère qui lisait de l’autre côté de la table, mais sa pensée délirait. Ah ! ces douleurs que je raconte, quelle femme ne les connaît pas ?…

Allan, qui ne se doutait pas de l’inquiétude dont il était la cause, avait pris un fusil et un chien et s’était dirigé vers le marais. Il ne chassait jamais, mais abattait parfois quelques canards sauvages tout en rôdant dans ces parages, abondants en toute espèce de gibier. Ce soir-là, il avait un besoin machinal de mouvement, de grand air, de pensée libre et à soi seul, et, pour donner un prétexte à une absence et à une promenade par le temps rude qu’il faisait, il avait résolu d’ajuster, à tout hasard, les blanches et noires volées de sarcelles dont le marais était couvert. Submergé de partout, il n’était plus qu’un seul lac immense sur lequel on aurait pu naviguer. Allan sauta dans une barquette appartenant aux gens du château et que, l’hiver, ils amarraient au pied d’un saule. Une clarté blafarde flottant sous le ciel, chargé de gros nuages, noyait tous les objets dans une couleur blanchâtre. L’œil se perdait, découragé, sur les longs plis de ces steppes humides et dont l’eau luisait comme une glace, rayée, de temps en temps, par le raz du vol des sarcelles. Mais Allan semblait avoir oublié son projet de chasse. Il s’était assis dans la barquette, absorbé dans ses pensées, son fusil à côté de lui. Un vent du Nord lui flagellait la figure, et il caressait d’une main distraite la tête de son chien, aux longues soies noires, posée familièrement sur son genou. Du côté de la Douve, perdu dans le lointain, le butor, cet énorme faucon des marais, déchirait par interruptions le pesant silence de son cri rauque. Cette corbeille blanche et bleue que formait le château des Saules, avec son toit d’ardoises et ses guirlandes de roses mignardes sculptées dans ses murs, ternis par les pluies, grelottait dans son bouquet d’arbres verts, plus sombres encore qu’à l’ordinaire, à travers le taillis dépouillé.

« Elle m’aime, et moi je l’aime aussi ! — se disait-il. — Qu’allons-nous devenir ? Je ne le sais que de tout à l’heure. Sans cela j’aurais fui, et il n’est plus temps ! Elle m’aime. Oh ! pourquoi, moi qui ai voulu de l’amour dès mes plus jeunes années, moi qui en ai tant donné en pure perte, pourquoi cette idée d’être aimé ne me comble-t-elle pas de joie et ne me ferme-t-elle pas les yeux sur l’avenir ? Pourquoi ne pas me venger de ce passé qui m’a torturé, en me lançant bravement à cet amour que j’ai rêvé comme la plus belle chose de la vie ? Ah ! voilà le moment, voilà enfin le moment d’être heureux, Allan ! Voilà l’instant venu de réaliser tous tes rêves. Mes rêves ! Est-ce que mon amour pour Yseult en a laissé un seul debout ?… Est-ce que je puis être heureux, maintenant ? Est-ce qu’au sein de l’amour partagé je pourrais oublier cet amour qui m’a vieilli avant l’heure ?… Est-ce qu’il ne m’apparaîtrait pas comme un spectre ricaneur jusque dans les bras de Camille ?… Est-ce que je suis digne de cette enfant pure, virginale, passionnée et à son premier amour, moi qui ai usé mon cœur dans une passion inutile, — et pour sa mère ! et à laquelle je ne pense plus qu’en rougissant depuis que la raison m’est revenue… Pourquoi cette passion n’a-t-elle pas tari les sources d’amour qui sont en moi ? Je ne suis pas encore comme cette funeste Yseult ! Je le sens, puisque j’aime sa fille. Sa fille ! Ah ! cette idée est désolante ! Pourquoi Yseult est-elle sa mère ? Ou pourquoi ai-je aimé Yseult ?… » Et il allait, se heurtant à ces deux questions redoutables qui se le renvoyaient tout rebondissant contre elles deux !

C’était, en effet, une situation effrayante que celle d’Allan de Cynthry. Aujourd’hui seulement il l’entrevoyait, et il ne pouvait se défendre d’une terreur secrète. Le voile de l’avenir se déchirait dans l’esprit de ce jeune homme, et, quoiqu’il fît obscur derrière, il distinguait à travers les ténèbres des pressentiments quelque grand malheur inévitable. La vie douce et reposante dont il jouissait depuis deux mois était finie, et il recommençait de descendre dans un cercle nouveau de l’Enfer des passions et des larmes. Dominé par les plus noires pensées, il déchirait sans avoir conscience de ce qu’il faisait les longues soies du cou de son chien, qui ne bougeait pas, mais livrait tendrement sa tête aux caprices brutaux de son maître, en exhalant seulement un petit gémissement plaintif.

Infortunée Camille ! et il se prenait aussi de pitié pour la jeune fille ignorante ; mais sa pitié avait un autre caractère que celle de madame de Scudemor. Chez lui, c’était une face de l’amour… Cependant les clartés pâles du soir s’effaçaient et l’eau devenait à chaque instant plus noire. La lumière des fenêtres du château, que l’on voyait de loin, lui rappela que ces dames pourraient être inquiètes s’il tardait à rentrer. L’air âpre et les aspects désolés de cette nature d’hiver ne l’avaient pas beaucoup soulagé. Comme il venait de rattacher la barque au saule, un vol pesant l’avertit de la présence d’un oiseau au-dessus de sa tête. Il crut que c’était quelque cigogne qui s’en retournait à son gîte de roseaux. Moitié pour justifier son éloignement du château, moitié pour sortir par un acte, un mouvement quelconque, des pensées pénibles dont il était obsédé, il déchargea sans trop viser son fusil sur l’oiseau qui tomba, et que le chien alla chercher. Mais quand le chien revint, il s’aperçut que ce n’était pas une cigogne, mais Acis, le cygne favori de Camille, qu’il venait de tuer. Cela lui parut d’une signification terrible, et il en frissonna comme un faible enfant. Il y a des jours où nous avons, plus ou moins, l’âme ouverte à tous les présages, et c’était un de ces jours néfastes pour Allan. Aussi regagna-t-il le château l’âme abîmée, plus que jamais, par des pressentiments sinistres…

Lorsqu’il rentra dans le salon, éclairé seulement du demi-jour de la lampe et du reflet rougeâtre du brasier dans le foyer, il n’y trouva personne. Madame de Scudemor sortait quelquefois du salon, pendant la soirée. Elle pouvait être souffrante, et avoir eu besoin de sa fille. Cette circonstance l’inquiéta peu. Il approcha un siège de la chaise vide de Camille, mais son pied heurta quelque chose sur le tapis.

Il regarda et reconnut Camille entièrement évanouie. La prendre, la soulever et la poser sur le canapé fut pour lui l’affaire d’un instant. Il la réchauffait de son souffle et contre sa poitrine, ne songeant pas à la laisser dans cet état pour appeler du secours. Au bout de quelques minutes d’efforts désespérés et de transes pour la faire revivre, elle r’ouvrit les yeux et le reconnut.

— Ah ! c’est toi ! c’est donc toi ! — s’écria-t-elle en voulant s’élancer à lui, mais en retombant de faiblesse.

— Oui, c’est moi, Camille, — répondit-il, et il l’interrogea sur son évanouissement subit.

— Tu étais sorti, — dit-elle, tout en tremblant encore.

— Je ne sais pas ce que j’avais, mais je souffrais. Ma mère m’a quittée un instant. J’ai entendu un coup de feu et l’effroi m’a fait évanouir.

— Folle ! — lui disait à genoux Allan, devant elle, en embrassant ses mains, qui de glacées devenaient moites comme quand on s’est trouvé mal.

— Oh ! oui, bien folle — reprenait-elle — d’avoir eu tant de peur pour rien, n’est-ce pas, mon frère ?… Gronde-moi donc de ma poltronnerie. N’est-ce pas que je suis bien enfant ? Mais, vois-tu, — jouta-t-elle en se penchant vers lui et en le parcourant tout entier d’un regard altéré, — ne me quitte jamais le soir ! Je ne le veux pas. Aie pitié, — et déjà sa bouche revenait au sourire, — aie pitié des sottes craintes de ta pauvre sœur.

Et comme elle faisait souvent, dans l’admirable innocence de son âme, elle voulut l’embrasser sur les yeux, — mais lui, qui venait de se rendre compte dans la solitude du sentiment dont elle ne discernait pas la nature, la repoussa par un généreux instinct d’honnête homme. Noble mouvement que Dieu seul jugea, car elle s’y méprit et, avec une voix des entrailles, quand les entrailles saignent :

— Pourquoi me repousses-tu, Allan ? — s’écria-t-elle. — Ô Allan ! pourquoi me repousses-tu ?… Qu’est-ce que je t’ai fait ?…

En la voyant retomber dans l’état où elle était tout à l’heure, ne réfléchissant plus, sous l’effroi qui le dominait :

— Mais je ne te repousse pas, ma Camille, — dit-il, et il l’embrassa précipitamment sur le front. — C’est encore un reste de peur, — ajouta-t-il, en essayant de sourire. — Te repousser, ma sœur chérie ! — et il s’assit près d’elle sur le canapé.

— Oui, tu m’a repoussée, mon frère, — répondit-elle d’un ton bas et grave. — Dis que c’était involontaire. Dis que tu ne pensais pas à ce que tu faisais. Mais tu m’as repoussée… Écoute, tu as peut-être dans l’âme, comme moi, des choses que tu ne sais pas. Pour la première fois depuis que tu m’as juré que j’étais bien ta sœur, pour la première fois, aujourd’hui, je me suis sentie presque changée. Au fond de moi, il s’est passé… je ne sais quoi te dire. Mais ce n’était plus comme tous les jours… Oh ! je vais te paraître bien folle encore, — et sa voix n’était plus grave, mais accentuée d’une émotion, — mais, dis-moi que tu me comprends bien, que tu es de même…

— Oui, je te comprends bien… Oui, je suis de même… — disait lentement Allan, comme un écho fatal, en suivant le cours de ses pensées qui, malgré lui, l’entraînaient.

— Et tu ne sais pas plus que moi ce que tu as ?… — reprit la jeune fille, avec une grâce curieuse de femme et la peur d’une réponse qu’elle implorait toutefois. — Toi, mon frère aîné, tu ne sais pas non plus ?…

— Si ! — répondit brusquement Allan, puis il s’arrêta, et, se rejetant tout à coup en arrière devant ce qu’il allait révéler :

— Dis-le ! — reprit-elle, avec un de ces regards qui font tomber de l’arbre le rossignol sur l’herbe où l’attend le serpent, et un secret des lèvres d’un homme au sein d’une femme.

— Eh bien, ma sœur, — dit Allan vaincu, après une pause, — je crois que nous nous aimons trop tous les deux !

La lueur formidable de ce mot éclaira-t-elle tout à coup le fond du cœur de Camille ? Vit-elle à nu sa misère ?… Le passé réveillé à cette suprême parole lui montra-t-il l’avenir qui n’était pas encore ?… Comprit-elle ?… Ou chercha-t-elle à comprendre ?… Toujours est-il qu’elle n’eût pas courbé la tête avec une consternation plus grande et un silence plus atterré, quand elle eut compris…

Madame de Scudemor rentra et, se replaçant sur sa causeuse : — Qu’est-ce donc que vous faites là-bas, mes enfants ? — dit-elle avec sa grâce tranquille.

— C’est Camille qui s’est trouvée mal de la chaleur de l’appartement, — répondit Allan. — Elle s’est éloignée du feu. Mais c’est passé maintenant.

— Est-ce bien sûr ? — dit madame de Scudemor en fixant Camille avec un intérêt aimable. — Veux-tu qu’Allan ouvre une fenêtre, si tu as besoin d’air ?

— Merci, maman, — fit Camille, — je suis tout à fait bien maintenant, — et elle reprit son ouvrage. Allan, que la comtesse n’interrogea pas sur sa sortie du salon, se plaça à côté de Camille et demanda à madame de Scudemor quels étaient les livres qu’on lui avait adressés de Paris. À cela près de trois à quatre questions insignifiantes, ils achevèrent tous les trois silencieusement la soirée jusqu’au moment où la pendule sonnât onze heures et demie, heure à laquelle ils avaient assez l’habitude de se retirer.

VI

camille à allan

« Nous nous aimons trop ! as-tu dit. C’est ce qui trouble notre vie jusque-là si bonne, si douce, si heureuse ! C’est ce qui me fait cacher des larmes maintenant ! C’est ce qui a rendu ces trois jours si tristes ! Nous nous aimons trop ! Ah ! mon frère, pouvais-je croire t’aimer jamais assez ?

« Je t’aimais, et c’était ma joie, ma vie, toute ma destinée. Va ! je sens que je t’aime encore, que c’est ma destinée toujours, mais pourquoi n’est-ce plus ma joie ? Pourquoi cet amour qui me faisait si doux à l’âme, à présent m’y fait-il amer ? Tu n’as pas changé. Je ne suis pas changée. Rien n’est changé autour de nous ; pourquoi dans nous tout n’est-il plus de même ? Nous nous aimons trop ! Y penses-tu, fou ? Trop s’aimer, est-ce possible ? Trop s’aimer empêcherait le bonheur, quand s’aimer tant rendait si heureux ? Tu t’es trompé, Allan. Tu n’y es pas, mon frère. Le bonheur, s’il faisait souffrir, ne serait plus le bonheur ; et, sans renier ou l’un ou l’autre, il n’est pas plus permis de dire : trop de bonheur, que trop d’amour !

« Le bonheur ! Oh ! dis, le sens-tu comme moi ? En astu besoin comme moi ?… Peut-être y a-t-il dans nos bonheurs la différence qui est en nous, mon frère, la différence de frère à sœur ? Je ne sais pas ; je suis une ignorante et l’amour m’a rendue orgueilleuse. Mais bien des fois, Allan, dans nos longues causeries, tes yeux, arrêtés sur les miens, n’exprimaient pas un bonheur comme celui dont j’étais inondée. Mais les miens l’exprimaient-ils mieux ?… Si j’avais été dans tes yeux pour me voir, me serais-je trouvée l’air assez heureuse ? Peut-être pensais-tu la même chose que moi ? Peut-être suis-je une sotte de croire sentir le bonheur mieux que toi, mon frère adoré ! Pardonne-moi ces présomptions folles. Qu’elles t’apprennent la soif de félicité dont je suis altérée. Quand tu m’en abreuves depuis deux mois, pourquoi cette soif, Allan, n’est-elle pas encore apaisée ?… Je comprends que mes roses n’aient plus de parfums lorsque je les ai longtemps respirées, mais le lendemain je retrouve des parfums nouveaux dans des roses nouvelles, ou il faudrait prier Dieu de faire d’autres roses. Hélas ! mon bonheur épuisé, ô mon frère, c’est comme s’il n’y avait pas dans les roses nouvelles de parfums nouveaux, et je n’ai plus qu’à te supplier, toi, le Dieu de ma vie, de me créer un autre bonheur !

« Oui, Allan, donne-moi du bonheur ! Fais-moi être heureuse à tout prix ! Tu le peux, toi. Tu peux tout sur Camille. Ne viens-je pas d’être heureuse, par toi, à ne plus rien savoir de la terre ! à ne plus rien espérer du ciel ! Ton amour, ô mon frère, n’a-t’il pas fait de moi une créature satisfaite ? Tu vois bien que nous ne nous aimons pas trop, puisque cet amour même ne nous suffit plus. Va crois-moi, je ne défaille pas sous la félicité. Si je me plains, je ne demande pas grâce. Mon cœur est plein d’une force surhumaine. Oppresse-le, il n’étouffera pas ! Ô Allan ! encore ! encore ! Du bonheur, ami, ou mourir !

« Je t’écris, Allan, et je pleure… Ma mère est couchée. J’ai tant souffert, ces jours derniers, que l’idée m’est venue de t’écrire ce soir. J’ai tant souffert… Ah ! il faut bien se servir de ce mot, puisque nous n’en avons pas un autre, mais ce mot t’exprimera-t-il bien ce que j’ai souffert, ô mon ami ? Non, ce n’était pas d’une douleur, c’était seulement de n’être pas heureuse ; — mais n’est-ce pas là toute la douleur de la vie ? N’être pas heureuse et avoir une âme, un cœur qui bat, une pensée qui s’élance, et n’être pas heureuse ! ô angoisse ! Ah ! prends pitié de cela en moi. Tu dois en souffrir plus courageusement qu’une faible femme. Allan, je te demande de la pitié ! La pitié, c’est de l’amour encore. Ne dis plus que nous nous aimons trop. Mais, si tu m’aimais trop, voudrais-je que tu m’aimasses davantage ? Hélas ! pourrais-je jamais anéantir cet indomptable instinct qui me dévore, ô mon tendre ami ?

« Nous nous aimons trop… Comme tu as dit cela, Allan ! Comme ta voix était solennelle ! Comme tu étais pâle ! Comme tu ressemblais à cet Ange que nous vîmes ensemble à Florence, et qui sonnait la trompette du Jugement dernier ! Comme j’ai retenu l’accent avec lequel tu parlais ! Le mot dit par toi me poursuit. J’y pense sans cesse. Mais il m’afflige sans m’épouvanter, car il ne contient pas un regret de toi. Tu nous unifiais dans ce « nous nous aimons trop » incompréhensible. Quoi qu’il prophétise et quoi qu’il arrive, ce qu’il cache nous atteindra tous les deux. Aimons-nous donc sans crainte, ami. Qui nous empêcherait de nous aimer ? Si étroitement que nous nous serrions l’un contre l’autre, qui pourrait un jour nous séparer ? Sais-tu, toi, qui le pourrait ? Qui ? Quand je regarde, je ne vois rien… Dans les ténèbres, nous rêvons d’abîmes. Nous sommes des enfants ; mais appuyons-nous, toi sur moi, moi sur toi, et gagnons ainsi l’avenir, ô mon cher Allan ! Aimons-nous en toute confiance. Ton cœur n’est-il pas pur comme le mien ?… Ah ! j’ai beau lutter contre le mot fatal prononcé par toi ; j’ai beau m’entourer d’espérances ; mes larmes coulent, ô Ange de ma destinée, comme si c’était vrai que s’aimer trop enlevât le bonheur de la vie ! »

VII

Cette lettre fit faire à Allan de nouveaux pas dans l’épouvante. Elle lui découvrait des horizons et des orages au fond de ceux qu’il avait aperçus dans l’avenir. Quelle était donc cette jeune fille qui s’attachait à lui de toute la force d’une affection unique, faible créature dont les besoins de bonheur étaient d’une telle intensité ?… Il comprenait que ce n’était pas en vain qu’elle l’aurait aimé et qu’elle ne lui faisait grâce d’aucune des possibilités d’être heureuse… Essai cruel qui finit par le désespoir ! Il se demandait comment il soutiendrait la lutte avec cette femme d’une passion si désordonnée d’être heureuse à tout prix, quand elle était déjà si forte de l’amour qu’il s’était surpris pour elle. S’ignorer tant d’un côté, se savoir si bien de l’autre, lui paraissait une chose étrange et menaçante. Quel cri tout humain retentissait à travers ces merveilleuses puretés de soupirs et ces tendresses fraternelles ! Oui, c’était une chose étrange et formidable. Quand les passions n’ont pas encore perdu le caractère de l’innocence, elles cachent l’infini dans leur sein.

Les dernières lignes de la lettre de Camille lui revenaient à l’esprit comme un doute. Soupçonnait-elle le secret scellé aux lèvres de madame Scudemor et aux siennes, à lui ?… et, moitié par respect pour Yseult, moitié par complaisance pour sa passion qu’il sentait déjà grande, il essaya de l’abuser : « Tu as raison, Camille, — lui répondait-il, — aimons-nous toujours davantage ! Aimons-nous et soyons heureux. Ah ! s’il ne te faut pour être heureuse que l’adoration de ton frère, comme tu le seras désormais ! Ta lettre a redoublé pour moi l’affection que je te portais. Ô ma chérie ! comme ton âme est vaste ! Je veux la remplir toute entière ; si profonde qu’elle soit, je la comblerai avec mon amour.

« Pardonne-moi ce mot qui t’a fait un mal inutile, mon enfant bien chère ! Le mot incompréhensible pour toi, qu’il le soit toujours ! Tu as deviné juste en croyant qu’il ne m’isolait pas de toi par un regret. Pourquoi me repentirais-je de t’aimer ? Mais, comme tu me l’as dit toi-même, il y a des différences dans la manière d’être heureux, et si à t’aimer je me sens ton égal, ô Camille ! en bonheur, mon âme vaut moins que la tienne. Je n’ai pas ton immense capacité d’être heureux. Toujours je me suis défié de la vie. Toujours je lui ai trouvé l’air perfide, alors qu’elle me souriait davantage. Superstition dont ma raison rit, mais qui s’en venge ! J’ai toujours cru que le jour de ma naissance, — t’ai-je dit que je suis venu au monde un jour d’hiver sombre et glacé, le jour de soupirs et de larmes que les Morts dont il porte le nom ont marqué d’une prophétique poussière ? — oui, j’ai toujours cru que ce jour répandrait une funeste influence sur ma vie et sur ma pensée. Te rappelles-tu, ma sœur, que, dans notre enfance, je t’ai bien souvent affligée de mes tristesses ? Te rappelles-tu que je t’ai souvent repoussée pour être seul ? Tu ne savais pas ce que j’avais, innocente pauvrette ! C’était cela, Camille, c’était l’idée de l’Inconnu, informe encore mais déjà comprise, qui m’atterrait de pressentiments inexplicables.

« Mais je ne dois pas troubler ta vie de ces inquiétudes de la destinée, ô Camille ! Quand tu me demandes du bonheur avec une voix suppliante, quand tu as mis sur ma tête tout ce que tu as eu d’amour à donner et de félicités à attendre, je ne dois pas te renvoyer ta prière avec les funèbres imbécillités de mon cœur ! Non, je veux plutôt partager ton enthousiasme au bonheur que tu fais sortir de l’amour. D’ailleurs, cet amour n’a-t-il pas déjà endormi mes sombres pensées ? Et, puisque ces deux mois ont été pour moi aussi doux que la Voie lactée dans un ciel de nuit épuré, pourquoi les jours à naître encore différeraient-ils de ceux qui ne sont déjà plus ? Pourquoi ne me serait-il pas permis de croire en toi plus qu’à moi-même ?… Ah ! j’ai eu tort. Je m’en accuse, et je reprends l’imprudente parole qui a pu faire couler tes larmes.

« Mais écoute, ô ma tendre amie ! Si parfois près de toi que j’aime, au sein de cette existence comme on la rêve et que nous avons réalisée, un nuage allait voiler mon front, une pensée glacer mon sourire, oh ! ferme les yeux et oublie. Ce ne sera jamais qu’un instant rapide, un éclair aussitôt éteint qu’aperçu. Quand tu les rouvriras, tes yeux adorés, tu me trouveras rassuré et serein comme toi. Ne t’inquiète pas de ces mouvements subits qui traversent le bonheur même, de cette nature obstinée qui revient alors qu’on la croyait vaincue et désarmée. Absous-moi de cette éternelle défiance, si jamais elle reparaît et surnage pour être de nouveau perdue dans les délices de notre union. Cette défiance, ô ma sœur chérie, ne s’adressera jamais à l’amour. Ne t’en afflige pas ; ta pitié me serait trop cruelle. Puisque mon amour te suffit, me punirais-tu, en n’étant pas parfaitement heureuse, de ce que je ne puis être, Camille, aussi heureux que toi ? »

Certainement, Allan était vrai en écrivant ainsi à mademoiselle de Scudemor. Mais l’idée de la prédestination au malheur, cette idée qui peut prendre les hommes sans folie, — tant le malheur est certain ! tant il est inévitable ! — était-elle tout le secret de ses tristesses ? Non, sans doute. Seulement il dissipait un soupçon ou le prévenait, en insistant sur cette défiance, un des côtés de son caractère. À tout prendre, il agissait ainsi encore plus en vue de madame de Scudemor que de lui-même, car il se regardait comme violenté par une fatalité implacable, — l’amour de Camille, — mais, du moins, il espérait que ces deux femmes qui devaient lui briser le cœur, chacune à sa manière, ne se briseraient pas l’une contre l’autre, après le lui avoir écrasé.

Quand on est le jouet d’une fatalité qu’on adore et qu’elle pousse au but redoutable par la route que l’on eût choisie, on oublie aisément que l’on est victime. C’est moins parti-pris que stupidité de la passion, et l’homme, distingué de la bête par la prévoyance de l’avenir, paît les fleurs de la vie comme le taureau engraissé pour le sacrifice. Allan était aimé. Ce bonheur de l’amour avait de si délectables ivresses qu’il aurait souhaité qu’elles ne se fussent jamais dissipées. Mais l’intelligence venait-elle, de temps en temps, se faire jour à travers, il avait horreur de ses ivresses et s’y rejetait, tête baissée, avec désespoir. Prévoyait-il le moment où il les invoquerait encore, mais alors en vain ?

VIII

Cependant la vie sembla redevenir ce qu’elle était pour Allan et Camille, mais avec un caractère plus ardent et plus concentré. Chaque jour précisait la passion davantage. Elle commençait à sortir de l’inconnu où jusque-là elle avait été diffondue. Mer montante, vague sur vague dont on entend les lointains murmures derrière la montagne qui en sépare et sur les sommets de laquelle elle apparaît un jour, lumineuse, dominant enfin ces plateaux, opiniâtrement envahis !

La lettre d’Allan avait entièrement calmé les terreurs de Camille. Elle le plaignait de cette disposition défiante dont il ne lui avait jamais parlé, et qui maintenant expliquait pour elle bien des tristesses. Que son amour triomphât ou non des défiances de son frère, ce lui était une raison de plus pour l’aimer davantage. Ah ! quand on aime, tout, hélas ! est une raison de plus !

« Je veux faire mentir ses pressentiments, » se disait-elle ; et, en effet, son regard, sa voix, sa main quand elle la posait dans la sienne, tout son être enfin respirait tellement l’amour que celui qui l’aimait ne pouvait pas avoir une crainte. Madame de Scudemor n’aurait pas pu soupçonner quelles mystérieuses effluves d’amour s’épandaient de ces deux jeunes gens, — vivant si près d’elle et qui paraissaient vivre tout naturellement de la simple vie de la famille, — en présence de cette intimité qui était plus qu’une familiarité d’habitude, et dont les dehors chastes et retenus exprimaient une affection si profonde. Elle les regardait avec ses yeux secs et son sourire pâle, et qui sait si elle ne souffrait pas, au fond du cœur, de ne pouvoir être en tiers dans cette confiance et cette amitié ? car les affections font envie encore lorsque le cœur n’a plus la force de s’attacher, et la nature humaine s’ingénie tellement à souffrir que ce qui ne serait plus un bonheur peut être une douleur pour elle. Regret faible, du reste, s’il existait en Yseult, et qui mourait silencieusement où il était né, sans trahir son existence avortée dans son visage tranquille et défait.

Quelquefois, quand elle n’était pas dans le salon, Camille disait ingénuement à Allan : « Ma mère ne sait pas à quel point nous nous aimons, mon frère ! » et cette parole tombait comme un froid glacial au milieu des douces impressions et des inépuisables sensations d’Allan. Il avait de puissantes raisons, le malheureux ! pour souhaiter qu’elle l’ignorât à jamais. « Mais, — reprenait Camille, toujours travaillant à sa broderie, — qu’est-ce que cela fait qu’elle ne le sache pas ? Ces choses-là ne peuvent se confier. Est-ce parce que je n’aime que toi, Allan, qu’il me serait impossible de dire à un autre combien tu m’es cher ?… Et puis, ma mère, toute bonne qu’elle est pour moi, est si froide que je me sens timide avec elle encore plus qu’avec une étrangère. »

Allan n’osait répondre à ces paroles. Il savait combien peu madame de Scudemor était, par le cœur, la mère de Camille. Mais lui, à qui elle s’était dévoilée, lui qui connaissait la cause de l’aridité de cette âme trompée et ulcérée, il avait pour elle un tel respect qu’une observation dite sur sa froideur lui eût semblé une dureté et une ingratitude. Camille ne pouvait pas pénétrer le motif du silence d’Allan, mais elle l’aimait trop pour n’y pas voir une délicatesse.

— Tu n’oses pas accuser ma mère, — reprenait-elle, — tu es si bon et si généreux, mon Allan ! Je ne l’accuse pas non plus. Peut-être a-t-elle été malheureuse ? Cependant, elle ne pleure jamais, et je ne me souviens pas de l’avoir vue triste.

— C’est qu’il y a des malheurs si grands — répondait Allan — qu’ils tarissent les sources des larmes, et des abattements qui ressemblent presque à du courage, tant ils frappent d’impassibilité ! Toi, tu es à l’aurore de la vie, ô ma sœur ! et tu ne sais que les larmes pour exprimer la douleur, parce que si tu souffres, tu pleures. Mais a-t-on toujours le cœur plein, et faudrait-il croire ta mère moins à plaindre si elle ressentait cette sécheresse ?

— Qui donc t’a appris cela, mon frère ? — lui disait la naïve enfant. Mais il se gardait bien de répondre. Il se gardait bien de lui dire d’où il tenait ces choses, et comment, presque aussi jeune qu’elle, il les savait. Sous l’impression attristée de ces paroles, Camille repensait à sa mère : — Si tu as raison, — ajoutait-elle, — je ne veux pas avoir l’injustice du plus léger murmure contre la froideur de ma mère ; et d’ailleurs pourquoi me plaindre, ami, puisque tu me tiens lieu de tout ? Avec toi, ai-je besoin de rien ? Ah ! pas même de l’amour de ma mère !

Et ces ravissantes paroles, elle les lui disait avec un accent qui résonnait comme une musique du ciel que i’oreille nous apporte au cœur.

— Oui, je suis orpheline comme toi, — reprit-elle. — Aimons-nous, Allan, aimons-nous comme deux pauvres enfants qui n’ont jamais eu de tendresse de mère à recueillir. Vois-tu ? je serais presque fâchée que ma mère m’aimât à présent. Je suis heureuse d’être orpheline, car n’est-ce pas être toi davantage ? — Et elle le regardait de manière à le faire évanouir, s’il n’avait pas penché son front sur son épaule, inondé des plus pures délices et se complaisant dans la suavité des larmes qui emplissaient ses yeux. Elle, plus jeune et plus frêle, soutenait sans faiblir cette tête pleine de pensées, ce front auquel la douleur avait déjà mis son sillon. Elle était fière de l’émotion qu’elle produisait en cet homme, son frère aîné en force comme en âge. Quelle est la femme qui n’a pas fait délicieusement la mère avec son amant, et n’a pas bercé comme un enfant, sur sa poitrine, son protecteur et son roi ? Elle ne pleurait pas, comme Allan, mais souriait… Ses yeux, baissés vers lui, répandaient une flamme plus longue que ses cils et plus douce que les reflets d’un soir de mai. Ses brunes joues, qui avaient toujours un peu de l’opacité de leur teinte foncée, devenaient transparentes en rougissant. Il semblait qu’une lumière — mais une lumière de carmin — y coulât, sous le velours de pêche mûre, comme un fluide rayonnant. Plus radieuse et non moins touchante que la blanche mère du Corrége, son enfant à la mamelle, les larmes tremblantes à la joue et inondant le sourire on eût compris, en la voyant, de combien le pur amour de la vierge l’emporte sur l’amour maternel.

Mais Yseult venait-elle à rentrer, elle interrompait ces longues extases et ces félicités inouïes. L’épanchement n’était plus qu’un mince filet d’eau à la place où il avait ruisselé en rivières. Cependant le charme souvenu du moment passé embaumait le moment présent, et cela même leur était doux encore. L’âme avait besoin de se détendre, de se replier sur elle-même, pour mieux jouir de sa jouissance. Réfléchir sur son bonheur, n’est-ce pas le doubler ?…

Oh ! si l’amour restait toujours dans nos âmes ce qu’il était pour ces deux jeunes gens, quelle belle chose il ferait de la vie ! Comme il faudrait le pleurer et mourir quand il ne serait plus ! Tout ce que les poètes ont dit du bonheur de s’aimer aurait été grossier en comparaison de celui qui les submergeait. Adorables chastetés au milieu de tous les abandons ! Ils auraient été des pensées que Dieu aurait oublié de vêtir d’une forme moins lumineuse, qu’ils ne se seraient pas autrement embrassés et confondus dans son sein. Seulement, qui respira jamais la fleur sans enlever le duvet soyeux qui la couvre ? et, si on pouvait changer en parfums les couleurs dont elle est ornée, qui ne les fondrait sans pitié avec la fraîche odeur qu’elle exhale pour aspirer en soi tout entière cette fleur que l’on possède mieux encore avec une haleine qu’avec un regard ?…

Cette loi de toutes les créatures les atteignit dans l’élyséenne existence que le sentiment leur avait faite. Un nouveau grain de sable tomba au fond de cette coupe merveilleuse où ils buvaient le feu des étoiles, et, comme il arrive toujours, ce peu de la terre mêlé à toutes les béatitudes du ciel leur rendit ces béatitudes plus grandes encore… Ah ! cette première volupté, ce premier tressaillement d’une autre substance que celle de notre âme, ce premier bond de la chair, enfant sans forme, dans les flancs d’un amour si pur, et qui sans en sortir nous apprend pourtant qu’il a vie, est le moment le plus complet en bonheur car c’est tout l’homme qui est heureux. Le rayon d’or ne s’arrête pas seulement aux âmes, il pénètre au fond de nos poussières et les divinise, — mais, hélas ! il ne s’en retire que souillé. Le mysticisme n’est possible qu’un instant dans les sentiments de l’homme et de la femme, et c’est un mensonge pour peu qu’il dure. « Mon ami, — dit un jour Camille à celui qu’elle n’avait appelé si longtemps que son frère, — ma mère est de trop à présent. Nous ne sommes pas assez souvent seuls, et il nous faut trop renfermer ce que nous avons à nous dire. » Allan le trouvait comme elle, mais il leur était impossible d’éloigner madame de Scudemor. Le printemps, dont ils approchaient chaque jour davantage, leur donnerait — espéraient-ils — une liberté plus grande. N’auraient-ils pas le prétexte de mille promenades ? Et quand on les croirait dans des directions différentes, ne pourraient-ils pas se rejoindre, protégés qu’ils seraient par les arbres du jardin ? Mais, en attendant, il fallait se contenter de quelques mots bien tendres à la dérobée, et retenir leurs larmes de bonheur et l’amour qui les oppressait. C’était difficile. Leurs jeunes organes en auraient plutôt éclaté. Ils résolurent du moins de s’écrire, chaque soir, ce qu’ils ne se seraient pas dit dans la journée. Un très beau Burns, le poète favori d’Allan, fut l’endroit où ils déposèrent leur correspondance. Ce livre était placé dans la bibliothèque où madame de Scudemor n’entrait jamais.

Ce chétif dédommagement les fit vivre quelque temps encore. Ils étaient bien fous ou bien sublimes, mais c’était toujours le frère et la sœur ! C’était toujours, du côté d’Allan, la pureté de l’amour mystique, le plus beau poème que l’imagination chantât dans son cœur ; du côté de Camille, l’ignorance de la vierge à sa première pensée. Quoiqu’elle fût de cette beauté dangereuse qu’on n’aspire par les yeux qu’avec des frissonnements, beauté de lutteuse qui promettait des résistances même étant vaincue et qu’on n’aurait pas craint alors d’écraser, quoiqu’elle exhalât l’odeur voluptueuse des fleurs les plus brûlantes du Pérou comme si quelque chaud parfum d’héliotrope eût été caché dans ses vêtements, jamais Allan ne l’avait considérée que comme l’expression d’un sentiment virginal, et pourtant exalté. Placé incessamment à ses côtés, il avait reposé ses yeux des journées entières sur ce buste fait pour tous les enlacements et les étreintes de l’amour ; sur ces épaules en cœur et cette nuque enivrante, où de petits cheveux rebelles au peigne frisaient et, faisant comme une légère mousse d’or, rappelaient qu’enfant cette tête, bronzée maintenant, avait été rousse ; et jamais il n’avait senti sur ses lèvres les humidités et les sécheresses du désir. Il voyait la vie dilater son double fruit au corsage de cette jeune fille avec l’harmonie de deux sphères célestes dans un firmament de printemps, et il n’éprouvait pas ce qui s’élève en nous à la vue d’un lac frais et suave après un jour de chemin dans une route crayeuse et aride, crevassée d’un soleil ardent. Camille, à son tour, avait porté des heures l’haleine de cet homme contre sa joue, et cette haleine ne l’avait pas couverte de ces sueurs de feu qui nous ruissellent de la tête aux pieds à ce petit souffle de la bouche aimée. Elle n’en avait pas même frissonné. À la vérité, souvent elle lui disait qu’il était beau avec un accent idolâtre. Mais les mères ne le disent-elles pas à leur enfant ?…

Camille et Allan, qui ne voulaient pas se quitter dans la journée, ne pouvaient s’écrire que la nuit. Leurs lettres étaient longues et leur faisaient prolonger la veillée jusqu’au matin du jour suivant. Étaient-ce ces insomnies continuelles qui avaient battu si profondément les yeux de Camille ? Mais un cercle violâtre les entourait. On eût dit un soleil d’été embrasant une masse de nuages sombres. Pour qui l’aurait bien observée, elle était plus abattue que triste. Elle avait la double lassitude du bonheur et de l’innocence, et, de ces deux fatigues, la plus grande en ce moment ce n’était pas celle du bonheur !

Allan regardait aux yeux de Camille cette trace meurtrie d’une souffrance et d’une fatigue secrète un soir qu’ils étaient seuls, par un de ces hasards qui s’offraient à eux quelquefois. L’hiver alors tirait à sa fin, et le jour était haut au dehors à cause de la transparence de l’atmosphère par le temps de gelée qu’il faisait… Dans le bleu extrêmement clair du ciel, des étoiles, qui semblaient plus petites qu’à l’ordinaire, étincelaient aussi plus blanches et plus acérées que de coutume. Une lune amincie y glissait un croissant diaphane, comme une moitié de bracelet, brisé et perdu. Le marais, tout inondé encore des débordements de la Douve qui peu à peu se retirait, reflétait le calme du ciel, et les saules, dont les branches droites ressemblent à une chevelure de femme soulevée par le vent, étaient couverts de givre et de mille cristallisations capricieuses. Paysage fantastique, aperçu à travers le voile de vapeurs que la chaleur du salon tirait sur les vitres des fenêtres, et qui avait cette gaîté des gelées blanches, espèce de sourire de l’hiver lorsque l’air est fin et sonore.

— Ne souffres-tu pas, Camille ? — demanda Allan à la jeune fille, — je te trouve changée et abattue depuis quelques jours. Qu’as-tu donc, ma sœur ?

— Rien. Je ne souffre pas physiquement, du moins, — reprit-elle avec un sourire lent et remerciant. — Mais…

— Mais ?… — interrompit Allan.

— Mais, comme tu le dis, je me sens abattue. Je languis de t’aimer et j’en voudrais vivre.

Ils se prirent les mains ; elles étaient brûlantes toutes les quatre.

— Oh ! Allan, — dit-elle en levant vers lui ses grands yeux noirs, fatigués mais ardents, sphères de flamme dans leur orbite cernée, — pourquoi donc suis-je triste comme toi, moi qui suis faite, dis-tu, pour être heureuse ?… Ah ! vraiment, je commence à croire que le cœur est trop petit pourtant d’amour. Un grand dévouement me soulagerait.

— Il n’y a que la mort qui nous soulagerait, — dit Allan ; mais elle ne vit pas le sens de ces paroles. — Veux-tu mourir avec moi, Camille, puisque nous ne pouvons plus porter le poids de notre bonheur ?

Chose admirable que l’amour ! Cette enfant, qui palpitait de vie, se mit à sourire suavement à cette pensée de la mort comme on sourit à une jeune amie.

— Mourir ? Oui, pour toi ! mais non avec toi ! — dit-elle. — Oh ! oui, mourir pour toi, je le voudrais ! Tu as trouvé ce qu’il me faut, Allan.

— Pourquoi pas ensemble, ma sœur chérie ? — reprit-il.

— Parce que, — répondit-elle en répandant mille éclairs sur le pauvre cœur humain, sans qu’elle y pensât, — parce que mourir ensemble n’est pas se dévouer ; parce que ce serait à recommencer, s’il y avait encore de l’amour de l’autre côté de la tombe. Ô mon ami, ce n’est pas de repos que j’ai soif, mais de sacrifice.

Elle demeura quelque temps comme si elle réfléchissait. Allan aussi. Et ces enfants amoureux étaient graves comme des vieillards. L’amour venait de conduire leur pensée aussi loin qu’elle pouvait aller dans l’infini ; mais, du sort dérision amère ! des bords de l’éternité où ils étaient, ils revinrent tout à coup à la vie. Chute profonde et pauvre chose que l’âme humaine, puisque les ailes lui manquent si tôt et que, du plus pur de ses rêves où il emportait sa gorge sanglante, l’oiseau divin doit retomber !

Ils restaient, rien ne se disant, les mains unies. Elle, accoudée sur ses genoux en face de lui, son visage altéré par le malaise d’un amour et d’un bonheur trop grands. Les traces d’insomnie qui le sillonnaient, ces yeux chargés, ce sourire languide, cette humanité consumée par la flamme intérieure, et surtout ce désir du sacrifice, ce désir de mourir pour lui au plus profond du bonheur même et qui était toute sa souffrance, la rendaient plus belle qu’une martyre. Ah ! que devait-elle apparaître à celui qui s’était lavé des souillures des premières caresses dans le recueillement de la pensée et la honte d’un amour de chair ; à lui, son frère, sa vie, son âme, qui s’était pardonné de l’aimer et rassuré sur l’avenir à cause de la pureté de l’amour qu’il avait pour elle ? Que devait-elle lui apparaître, à lui qui, ne soupçonnant plus un bonheur de plus avec elle, venait de lui proposer si simplement de mourir ? À cette heure, même pour un autre que pour Allan, Camille rayonnait mille fois plus d’âme que de beauté corporelle ; mais pour lui, qui adorait surtout son âme à travers cette beauté du corps qu’elle rendait plus grande, Camille ne devait-elle pas être un objet sacré et religieux ?…

Cela devait être, et cela ne fut pas ! Faut-il maudire la nature humaine ? Âmes tendres, que vous croyez pures, fermez ici ce livre et ne le r’ouvrez plus !… Leurs haleines, qui tant de fois avaient passé sur leurs fronts candides sans n’y laisser que le froid bientôt évaporé d’un souffle, leurs haleines frôlaient leurs visages. Celle de Camille, ordinairement saine et fraîche comme la rosée de mai dans un lys, avait quelque chose d’acre, de brûlant et de malade. Les femmes, ces Ironies incarnées, dans ces mystérieux jours de souffrance toujours ramenés mais éphémères où elles ne veulent de l’amour qu’au bras sur lequel elles puissent chastement s’appuyer, ont de ces haleines sans pureté qui font du cœur une sensitive et coulent un frisson dans les os. Camille traînait longuement la sienne et sa bouche était entr’ouverte. Les deux coins en étaient noyés dans une humidité savoureuse, imperceptible écume des flots du cœur laissée dans les plis du sourire. Allan vint à frémir au toucher de ce souffle, chaud et froid tour à tour comme la menthe, mais imprégné de fièvre et de je ne sais quelle odeur irrespirée et sans nom… Le sang lui battait aux artères, mais c’était peut-être l’extase du cœur. Il se penchait toujours un peu plus vers elle, et elle, dans sa contemplation muette, s’inclinait vers lui à son tour comme pour confondre leurs pensées dans quelque baiser fraternel et pudique, tout plein de la sécurité sainte du sentiment dont ils étaient animés.

Des quatre mains unies, deux cependant se dénouèrent ; l’une enlaça le corsage de Camille, l’autre, plus lentement encore, se suspendit au cou d’Allan… Entre ces quatre lèvres, il n’y avait plus à peine que le mol intervalle de celles de Camille quand, sur un fond clair comme celui de la fenêtre, on la regardait de profil. L’atome d’air qui les séparait fut bientôt dévoré. Pour la première fois, le baiser dura plus que le temps d’un contact faiblement ressenti. Pour la première fois, ce n’était pas deux feuilles de roses qui se touchent vaguement dans l’espace où les roule la brise du matin. Plus trempées de rosée, ce jour-là, elles demeurèrent collées l’une à l’autre. En vain Camille résista-t-elle sous la pression plus enivrée d’Allan. Il cherchait à la source le nectar virginal dont il avait tari la mousse légère au bord de la coupe. Ce ne fut qu’un baiser, mais d’un voluptueux mystère car on n’en eût vu que la moitié, mais c’était le baiser qui plonge au cœur une flèche qu’on n’en arrachera jamais plus !

Que devenait la sœur ? Que devenait le frère ?… Le glorieux amour du mystique expirait avec les ravissantes ignorances de l’adolescente ? Est-ce ainsi qu’elle devait étancher sa noble soif de sacrifice ? Est-ce ainsi qu’il se souvenait du bonheur qu’il y aurait eu à mourir ?

IX

camille à allan

« Ô Allan, Allan ! Qu’est-ce que je suis ? Qu’est-ce que je sens, depuis hier ? Il y avait des bonheurs encore, quand je croyais les avoir tous épuisés ! Il y avait de la vie au fond de la vie, un amour encore dans notre amour ! Dis-moi, y en a-t-il encore ? Sera-ce ainsi toujours, mon ami ? Oh ! alors, que cela est bon de vivre ! et toi qui parlais de mourir ?

« Ah ! j’ignorais la puissance d’une caresse quand on aime, et pourtant je connaissais tes caresses, et je ne t’aimais pas moins qu’aujourd’hui ! Tes baisers, ô mon frère, avaient la douceur du miel sur mes lèvres. Quand mon cœur faisait chaud dans ma poitrine, tes baisers semblaient descendre comme un lait exquis et rafraîchissant. Ils étaient un calmant pour mon âme. À présent, Allan, quelle différence ! Ils bouleversent ! Ils écrasent ! Ils font mourir ! — mais ces défaillances qu’ils produisent sont plus délicieuses encore que le calme qu’ils m’apportaient autrefois !

« Mon ami, est-ce donc qu’on ne sait jamais rien de soi ? Est-ce qu’on s’abuse, même en pressentant ? Tu te rappelles que je pliais sous la vie ? que je désirais mourir pour toi ? que j’invoquais le sacrifice ? Eh bien ! depuis cette caresse inconnue je ne demande plus de sacrifice. T’aimé-je moins ? Ah ! mon Allan, quand je mets la main sur mon cœur, je sens que je t’aime davantage. Je sens que je mourrais encore pour toi avec joie ; mais j’aurais plus de regret à mourir.

« C’est qu’il y a toute une vie nouvelle dont nous n’avons pas vécu, ô mon tendre ami ! Le bonheur est comme un astre qui ne se lève pas d’un trait dans notre âme. C’est son premier rayon qu’on prend pour lui tout entier !

« S’il en était autrement, mon Allan, qu’est-ce qui pourrait résister ?… La nature humaine serait vaincue. On mourrait comme frappé de la foudre, ou peut-être deviendrait-on insensé. Sans cela même, hélas ! suis-je bien sûre que la démence ne suive pas l’impression de ce bonheur sans pareil. Est-ce que je n’ai pas été folle, cette nuit ?… Ce matin, ma tête brûle encore. Mon œil est trouble, et des frissons me passent sur le cou et dans les épaules comme si j’étais auprès de toi !

« Mais, du moins, je ne me crispe plus pour me cacher. Je ne crains pas de soupirer tout haut, de t’appeler mon Allan, de me croire toujours à tes côtés. Ah ! lorsque ma mère est tantôt revenue, qu’il a fallu reprendre la vie accoutumée, toute émue de cette phase nouvelle de notre amour qui venait de commencer ; quand il a fallu se taire, s’étouffer, se dévorer de frémissements, j’ai tremblé de ne pas en avoir la force. J’ai cru que mon cœur allait se briser. Involontairement je le pressais de mes deux mains dans l’obscurité, et tout le soir, ami, crois-tu que j’aie réussi à calmer mes agitations intérieures ? Tu as pu causer avec ma mère. Tu es un homme, toi ! Mais moi, je me taisais et je n’osais te regarder.

« Je ne me suis sentie soulagée que quand j’ai été dans ma chambre. Oh ! du moins j’ai pu me livrer, sans témoins, à l’impétuosité de mes souvenirs ! Quand je te dis que je suis folle, je ne te trompe pas, Allan. Je me suis jetée sur mon lit comme je me serais élancée à ton cou. J’ai trouvé sur mon oreiller la trace du parfum de mes cheveux. Croirais-tu que cette faible odeur respirée, cette odeur qui est la mienne et que j’y retrouve tous les soirs, m’a jetée dans une langueur inouie ? J’ai été obligée de m’arracher de ce lit pour ne pas m’évanouir, et je suis allée me mettre à la fenêtre. Il faisait froid. Les étoiles dardaient leurs pointes dans l’air pénétrant. Eh bien, je n’ai rien senti de cette piquante nuit, et pourtant j’étais tête nue, sans boa et sans châle, et ma robe était dégrafée. J’ai joui avec délices, et pour la première fois, de cette nature d’hiver qui m’a toujours serré le cœur à regarder. J’en ai joui comme d’une soirée de printemps ! Ô mon ami ! quelle puissance as-tu donc sur Camille pour ainsi tout changer, autour de moi et en moi-même ?…

« Je suis restée longtemps les yeux fixés sur la fenêtre de ta chambre, où j’apercevais de la lumière. J’ai pensé que tu m’écrivais alors, et cette idée m’a fait interrompre ma rêverie pour aller t’écrire aussi, — pour aller t’écrire que je t’aime, car pour ce qui est dans mon cœur, je ne saurais te le confier, ô mon tendre ami ! Tâche de le deviner, si tu peux… Mais, hélas ! j’étais trop émue. Il m’a été impossible de t’écrire… Même te dire que je t’aime, je ne le pouvais pas… Ô Allan, as-tu été ainsi ? As-tu passé la nuit comme moi, à moitié mort, parce que la vie et l’amour débordaient à torrents de ton cœur ?…

« Et ce matin, que je suis moins émue et que j’ai retrouvé la force de t’écrire, te raconterai-je cette longue, délicieuse et tuante insomnie ? cette nuit écoulée, le front appuyé sur mon lit, à répéter ton nom adoré ? Oh ! tu aurais été là, Allan, que tu n’aurais pas ajouté un délire de plus à tous mes délires ! Tes lèvres n’auraient pas couvert mes épaules de baisers plus enivrants que ceux que j’y ai répandus !… Pourquoi une cuisante rougeur me monte-t-elle au visage en t’écrivant ce qui n’eût été qu’un enfantillage si mes lèvres n’avaient pas été touchées par les tiennes, et si cette caresse, de moi à moi, n’avait pas été toute imprégnée de toi encore !…

« Ô Allan ! je t’aimais comme mon frère. Maintenant, ce n’est plus comme un frère que je t’aime. C’est comme celui auquel on donne son existence, comme celui que j’aurais rêvé si je ne t’avais pas toujours connu. Hier, de ta sœur que j’étais je suis devenue ta fiancée. Jamais, je te le jure, Allan, je n’appartiendrai à un autre que toi. Seulement, je t’en conjure, ami, ne me demande pas tout de suite à ma mère ! Elle sera heureuse de donner sa fille à celui qui est déjà son fils d’adoption, mais ne nous hâtons pas d’épuiser la vie dont une goutte suffit actuellement pour nous rendre heureux. Tu ne sais pas, tes livres m’ont fait peur, Allan ? Ils montrent tous que le mariage empêche l’amour de durer. C’est absurde, car, moi ta femme, je ne t’aimerai que davantage. — Mais quelle est la pauvre fille bien aimante qui puisse se défendre de n’être pas toujours aimée, ô mon Dieu ?

« Avec quelle joie je vais te retrouver, ce matin, ô mon cher Allan ! Je compte les heures qui me séparent de toi. Il y a de longues bandes blanches à l’horizon. Le jour se fait de plus en plus. C’est à sa lueur que je t’écris ces dernières lignes. Hier je te paraissais souffrante et abattue. Tu m’en exprimais ta tendre inquiétude. Aujourd’hui, si je suis plus pâle et plus défaite, mon bien-aimé, ne t’en inquiète pas. Je dépose dans ton cœur le secret de ma pâleur et de ma nuit. Tout à l’heure, je viens de me regarder dans la glace. Mes yeux sont enflammés et mes joues livides, mais il me semble qu’on voit à travers mes traits fatigués que ce n’est pas la souffrance qui les altère ; et toi, Allan, tu ne t’y méprendras pas ! »

Allan ne s’étonna point de cette lettre. Il n’ignorait plus quel foyer de passion renfermait le cœur de Camille. L’épouvante qui l’avait saisi à la première lettre qu’il en avait eue ne recommença pas. Les plus lâches finissent par ne plus trembler. À regarder longtemps le danger qui avait effrayé d’abord l’âme ne remue plus, mais ne la croyez pas plus forte. Elle est aussi faible que jamais. Avoir peur, c’est être actif encore, et le dernier pas dans la dégradation c’est la passivité. Cette lettre de Camille consternait Allan.

Son bonheur, son pur bonheur d’être aimé d’elle, venait d’expirer dans la première sensualité de la caresse… Ce qui était pour Camille l’ère d’une vie nouvelle, avait été pour lui un cruel déboire. Il reconnut qu’il s’était trompé. Il s’était imaginé qu’il pouvait vivre auprès d’elle comme auprès d’une sœur ; que son amour serait comme un sanctuaire où les émotions de la nature passionnée de Camille viendraient s’épurer. Il demeurerait — croyait-il — ce qu’il avait été pour elle jusque-là. Pauvre dupe, qui pouvait rire comme rient les coupables de la comédie qu’ils se sont jouée et à l’aide de laquelle ils ont endormi leurs scrupules !

Et, en effet, ce n’était pas même elle, dont il redoutait les ardeurs, qui l’avait entraîné. Il n’avait pas cette chétive excuse à se donner. Il croyait avoir soulevé son âme de la borne des amours vulgaires. « Elle n’est qu’innocente, cette enfant, — pensait-il, — mais moi, je suis vraiment coupable, car tout ce qu’elle ignore, je le sais. » Et, cependant, ils s’étaient rencontrés tous les deux à moitié chemin de la caresse. Il s’était bien méprisé pendant son amour pour Yseult ; maintenant, il recommençait cet abominable mépris. Les souffrances que ce mépris de soi lui avait fait endurer étaient peu de chose en comparaison de celles qui l’attendaient désormais. Douleurs cachées ! Ah ! puisse-t-il ne pas les trahir ! Mais, lâche de son amour pour elle, il n’osait prendre de ces résolutions décisives qui l’eussent arraché à ce rapace mépris qu’il prévoyait. Il voilait à ses propres yeux les profondeurs de son égoïsme, et il cachait son besoin de voir Camille sous les craintes de son amour pour elle, peut-être en les exagérant : « Si je la quittais, elle se tuerait, » disait-il, et il restait.

Quant à l’avenir, il se hérissait à son approche.

Il se demandait, avec une anxiété qui allait grandir, ce qu’il deviendrait avec cet amour sur lequel il s’était mépris et qu’il avait cru longtemps une tendre amitié fraternelle ?… Comment avouer l’amour de Camille à cette mère de Camille qu’il avait aimée et qui s’était donnée à lui par le fait d’une pitié, le seul sentiment qui fût resté à sa grande âme ? La figure d’Yseult se levait maintenant dans sa pensée à côté de celle de Camille et l’épouvantait, et il fallait cacher son épouvante à Camille pour ne pas lui déshonorer sa mère. Effroyable effort vis-à-vis de cette fille ivre d’amour, mais dont il ne pouvait plus partager l’ivresse. Trop de crainte et de honte s’y mêlaient. Les jours passèrent, creusant cette nouvelle souffrance qu’il cacha sous un front menteur.

Ah ! mentir avec la femme qu’on aime, ne pas pouvoir arracher son âme des triples gonds de sa poitrine pour la lui étaler sous les yeux, être seul avec le vautour caché d’une pensée jusque dans les bras de sa bien-aimée, croyez-vous que ce soit là une douleur ? Elle était si acharnée et si poignante pour le malheureux Allan, que l’amour et les caresses de Camille ne pouvaient qu’un moment l’endormir. Mais quand son front en reflétait quelque chose, elle imaginait que ces tristesses venaient de la disposition noire et défiante dont il lui avait parlé, et elle s’étonnait que cette disposition résistât à l’opiniâtreté de ses baisers.

Mais ce n’était là, dans son bonheur à elle, qu’une nue rapide que le plus léger souffle emportait ! À être triste, elle le trouvait plus grand et plus beau. Il devenait un type de poésie sombre et mâle qui plaisait, comme tous les contrastes, à son imagination de jeune fille, et qui excitait ses transports. C’est là un des prestiges de la douleur, mais Camille ne se doutait pas à quel prix son amant l’achetait. Dieu avait ouvert pour cette enfant le trésor de ses miséricordes, et n’est-il pas vrai, ô vous qui n’avez pas tant reçu, que, plus tard, elle pouvait être malheureuse sans avoir à l’accuser d’injustice !

Camille ne savait pas, elle-même, quel était le plus doux de l’avenir qui s’ouvrait à ses espérances ou du moment dont elle jouissait. Non seulement elle éternisait son amour, audace qui semblait lui être permise car à l’encontre de ce bonheur il ne s’élevait pas une apparence ; mais tout ce qu’une femme aimée peut se promettre de félicités, elle les embrassait dans son cœur. Allan l’aimait plus encore depuis le jour où ils avaient appris qu’ils n’étaient pas seulement frère et sœur. Jamais, quand il était le plus morne et le plus découragé, il ne lui exprimait que de l’amour. On aurait dit qu’il voulait oublier dans les caresses ce qui faisait ombre dans sa pensée. Mais il ne les implorait jamais davantage qu’à ces instants où elle lui parlait de l’avenir et que, de sa voix de vierge et d’amante, elle l’entretenait des images du bonheur domestique, des joies de la mère venant augmenter celles de l’épouse, de tout ce qui devance la vie et la surpasse dans les épanchements de l’amour, — car qui sait si tous ces poèmes de bonheur ne sont pas plus beaux que le bonheur même ?… Il aurait voulu vivre comme de vive force ces temps heureux qui ne viendraient pas, ou bien la dédommager des espérances auxquelles elle se fiait trop et qui allaient bientôt la trahir. Et Camille lui savait gré de cette foi dans le bonheur qu’elle pouvait lui donner, et, parce qu’elle en était heureuse, elle l’aimait encore davantage… Ainsi dominés, entraînés par le sentiment le plus irrésistible, ils s’abandonnaient et se laissaient vivre ; elle parfaitement heureuse, lui déchiré, misérable, mais ne pouvant se détacher de cette jeune fille qui lui avait donné de l’amour quand il avait tant souffert de n’en pouvoir inspirer.

X

Le printemps dont ils désiraient tant la venue, arriva enfin. Ce ciel nuageux et glauque, cette nature nue et attristée, reparurent dans le frais épanouissement de leurs rajeunissements éternels. Déjà les arbres du jardin entr’ouvraient leurs bourgeons, et les feuilles, chaque jour plus dépliées, tendaient leurs voiles de verdures sur les berceaux du petit bois. Cette première verdure, puberté virginale du feuillage, est riante et mélancolique tout ensemble, comme une espérance et comme un souvenir. Un or pâle en irrise la nuance verte, et l’on ne saurait dire si c’est un reste des jaunes rayons de l’automne gardé dans le mystère de la verdure renaissante, ou les premières traces d’un soleil plus éclatant ou plus limpide. Pourquoi donc un peu de l’automne ne se retrouverait-il pas dans ces printaniers sourires de la nature renouvelée ? — comme la vague ressemblance d’une mère morte au front d’un enfant plein de vie, touchante et frêle empreinte de l’agonie qui précéda sa naissance.

Les lilas suspendaient et mariaient leurs grappes d’améthyste au feuillage noir des cyprès entre lesquels ils étaient plantés, derrière le château. Le ciel se trempa d’une eau douce ; l’air en devint un bain et les lointains du marais nagèrent et se fondirent dans un bleu lumineux qui les inondait. Mille chants d’oiseaux vibraient confusément dans l’atmosphère. Les hirondelles à la gorge nitide et aux ailes plus foncées que l’azur du ciel, croisaient leur vol jusqu’aux surfaces ébranlées de ces mares, qui n’étaient plus que des ovales de vif argent, encadrées par les herbes qui commençaient de reparaître ; et la surface unie de cette eau qui se retirait de partout, ne ressemblait plus qu’à une glace brisée en mille morceaux, épars et étincelants. Les moineaux, tout frissonnants dans leur plumage gris-fauve de l’hiver auquel ils avaient échappé, s’abattaient aux murs des terrasses sur les bords des vases de granit, que le soleil semblait remplir d’un fluide d’or, comme s’ils avaient dû y boire la vie ! Souvent, à l’extrémité du marais, un rayon de soleil entr’ouvrant la masse des nuages ruisselait au cintre des lointains comme l’écume radieuse d’un flot perdu, et, se déroulant en vagues de lumière d’un bout à l’autre de l’horizon, faisait saillir dans sa lueur courante les accidents si peu variés du paysage, — quelques saules circulaires au bord des mares, ou quelque rideau diaphane de peupliers rendu bleuâtre par la distance… Ces premiers beaux jours, Allan et Camille les virent arriver avec une joie qui n’était pas seulement l’enchantement que devait leur causer la nature transformée par le printemps. Pour eux, il y avait plus que ces impressions printanières. Il y avait enfin de pouvoir sortir de l’étroit espace d’un salon ! Sous les massifs du jardin, dans les mille détours du taillis, ils ne craignaient pas que madame de Scudemor, toujours souffrante, vînt couper par la moitié une caresse trop longue. Ils sont si désespérants les baisers hachés par la peur d’être surpris ! Mais, pour eux, cette joie n’avait déjà plus la physionomie de celles qu’ils avaient traversées. Elle manquait des tressaillements de l’espérance comme dans l’attente d’un bonheur nouveau et inconnu. Hélas ! c’est que le printemps venait trop tard !

Avaient-ils donc tout épuisé ? L’accoutumance vient-elle donc sitôt nous désenchanter de nos rêves parce qu’ils sont devenus des réalités ? Non, tout n’était pas épuisé ; non, l’enchantement n’avait pas cessé d’être ; mais ils avaient ouvert l’écorce du dernier mystère et ils s’acclimataient dans l’émotion, c’est-à-dire qu’ils la sentaient moins. Ils s’aimaient peut-être davantage, mais la passion qu’ils avaient l’un pour l’autre ne les enivrait plus ; elle les dévorait. D’impétueuse elle s’était fait âcre, parce qu’elle n’avait plus rien à apprendre ; mais, si les désirs avaient perdu leurs illusions, ils redoublaient d’intensité. Seulement cette intensité était continue, de sorte qu’elle tranchait moins dans leur vie. Ils ne disaient plus : « cela est délicieux, » mais « cela est nécessaire. » Ils étaient graves, presque pensifs : Camille ne s’étonnant plus de rien mais voulant du bonheur encore, par une inconséquente furieuse de passion irritée car elle savait qu’elle était descendue dans ce gouffre de la vie aussi loin qu’elle pouvait descendre ; … et Allan était non moins tenace et non moins altéré du breuvage qui aurait toujours le même goût et produirait toujours la même soif ! Ainsi, l’amour était pour eux sans contemplations et sans sourires. Époque de la passion où elle contracte quelque chose de fauve, où elle se mord le sein comme une tigresse, où elle brûle jusqu’à son bonheur… On se parle moins, — on se sait ; — on s’embrasse longuement, en silence ; on se détourne sans se demander ce qu’on a ; et les deux bouches, toujours silencieuses, reviennent pourtant l’une à l’autre éternellement s’essuyer.

Quand la passion est arrivée à cet instant de sa durée, elle n’est plus qu’un centre dont la circonférence se rétrécit chaque jour davantage. Elle ne jette plus de charme sur la vie extérieure. Elle l’absorbe sans la sentir. C’est une possession brûlante, jalouse et revêche. Il n’y a pas d’orages encore, mais le ciel est d’une aspérité de feu qui fend la terre. Les rosées du cœur, les pleurs des premiers attendrissements sont taris ; et quand, plus tard, de nouvelles larmes viendront détremper les aridités de nous-mêmes, elles ressembleront à ces larges gouttes, qui dans les pluies de l’été exhalent en tombant comme une odeur de poussière.

Aussi, le printemps qui n’était déjà plus dans leurs âmes vint-il inutilement étaler ses mille beautés autour d’eux. Ce qui fait monter la vie dans les arbres ne la fit pas monter dans leurs cœurs. Ô passions ! passions ! vous vous développez toutes de même ! D’abord, c’est un bonheur à en mourir et qui fait vivre ; et puis après, ce n’en est plus, et ce n’est pas de la douleur encore… Espace sans nom entre les espérances et les regrets, entre le bonheur et le néant cet étrange vide que l’on traverse en s’aimant, mais dont on étouffe ; moment accablant où l’on a la certitude d’être aimé et de ne pouvoir être heureux, sans que le pourquoi de ce fait incompréhensible surgisse jamais dans nos esprits confondus !

On n’aurait pas reconnu en Camille cette Bacchante du bonheur de l’amour, qui se précipitait à grands cris à toutes les ivresses. Elle était presque aussi triste qu’Allan. Son visage avait perdu son éclat. Des rougeurs acres ou de profondes pâleurs l’envahissaient à chaque minute, orageuse image des transes de son cœur ! En vain la nature était réjouie et bienfaisante ; en vain jusqu’au genou dans les roses et la tête dans une lumière parfumée vaguaient-ils aux promenades oublieuses, le bonheur dont jouissaient tous les êtres créés expirait à leurs pieds sans les toucher. Et ils s’aimaient ! Leurs frêles poitrines renfermaient plus d’amour qu’il n’en était épars sur le sol, en chaque grain de poussière auquel Dieu envoyait la vie dans les rayons de son soleil ! Mais ce qui faisait palpiter l’atome n’enivrait pas la créature. Misérables créatures, qui, à se serrer l’une contre l’autre, ne font sortir qu’une voix qui crie l’impossibilité d’être heureux ! En vain s’étreignaient-ils de manière à ce que la trace de la poitrine de l’amant restât dans le sein de l’amante, ils savaient qu’ils ne trouveraient pas plus d’apaisements que d’ivresses dans ces étreintes inutiles et fatales. Caresses aussi véhémentes que jamais, mais qui auraient fait mal à voir, car elles étaient irritantes et tristes comme eux.

À cette peine inhérente à la passion même, s’en joignait pour Allan une foule d’autres sans poésie et sans dignité. Il rougissait jusqu’au fond de l’âme à chaque pensée sur la position où il se trouvait devant Camille. Elle l’écrasait avec de certains mots. Maintenant elle voulait de l’irrévocable entre eux, comme si elle eût eu l’instinct que la passion doit être retenue ou qu’elle pourrait bien échapper. Elle le priait d’avouer leur mutuel amour à madame de Scudeifior et de lui demandera ratifier l’engagement qu’ils avaient pris, en se donnant l’un à l’autre, de s’appartenir. À ces instances, Allan — qui ne le comprendra ? — hésitait, balbutiait. L’incohérence de ses réponses eût trahi les embarras et les tourments de sa pensée à toute autre que cette jeune fille, qui lui supposait, comme à elle, la pudeur de sa passion et la répugnance à demander à un tiers, comme une grâce, les droits qu’ils avaient échangés. Cet homme qui n’avait de fort que l’esprit, c’était l’esprit même qui le faisait souffrir. S’il en avait eu moins, il n’aurait pas compris si bien ce que sa position avait d’indécis et de traître, vis-à-vis de Camille et de sa mère… Le fait est qu’il les trompait indignement toutes les deux. La passion avait tous les torts, sans doute, mais des idées vraies, justes, nobles se superposaient toujours à cette passion qui l’entraînait, — pour lui montrer qu’il aurait dû plus courageusement résister. Quand ce coursier indompté qui passe sur le ventre à toutes choses, cette grande aberration de la volonté de l’homme, la passion, n’a pas trouvé de borne et d’arrêt dans les résistances de l’esprit, l’esprit foulé aux pieds se relève, ravive la flamme fumante de sa torche et la secoue impitoyablement dans la conscience, jusqu’à ce qu’elle devienne le brasier où tout ce qu’il y a de moral et de beau dans l’homme doit périr !

Et cela était rigoureusement vrai pour Allan. Une idée qui lui vint à cette époque, et dont il eut beaucoup de peine à se débarrasser, montre à quel point l’égoïsme de la passion l’avait concentré en lui-même. Il se surprit à désirer monstrueusement la mort de la mère de Camille. La souffrance que toute sa personne accusait, le changement de ses traits, tout alimentait ce désir vague d’abord, bientôt précis, en lui rappelant que, cette femme morte, sa position à lui serait simplifiée, — qu’une pierre de tombe interposée, le passé n’échapperait pas de dessous. Désir inextinguible et affreux, et toujours suivi d’un remords d’autant plus déchirant que l’incorruptible vue de l’esprit ne lui manquait pas ; mais ce désir et ce remords, attachés de front dans son âme comme une double torture, se combattaient et se résistaient tous les deux.

Camille ignorait ces douleurs. Elle ne souffrait que des impuissances de la passion, qui donne toujours moins qu’elle n’avait promis. Pour un esprit de la nature du sien, humain, fini, et d’une forte attache à la réalité, cette passion devenue adurante et sèche la jetait parfois dans une espèce de démence sombre. Souvent elle disait à Allan des choses étranges… Elle lui demandait pourquoi il n’était pas son frère tout à fait. Elle s’appelait, dans certains moments, son incestueuse sœur. Il semblait qu’avec ce mot sous lequel les législations ont mis un crime, elle aiguillonnât ses transports. Quand la passion n’a plus rien qui l’exalte, elle rêve du crime. Peut-être, dans ce monde déchu, y a-t-il dans la pensée du crime une parenté insaisissable avec la pensée du bonheur ?

Un des résultats de cette situation dans la durée d’un sentiment, c’est de rendre exigeant, méfiant et amer. Ces exigences ne s’articulent pas, il est vrai ; ces méfiances vont plus à la destinée qu’à la personne ; les amertumes ne quittent pas le cœur pour monter plus haut ; mais elles existent. Ulcération solitaire de l’égoisme, qui finit par envahir ce que l’on croyait avoir de puissance de dévouement. Qu’alors la plus légère des circonstances vienne effleurer une de ces méfiances silencieuses, l’âme vit dans une disposition tellement souffreteuse et tellement chagrine qu’elle en est immédiatement bouleversée. Ce qu’on ne s’avouait pas, on se le dit. L’existence actuelle se modifie. Une ou deux feuilles de plus tombent de l’arbre déjà dépouillé. On s’aime encore ; on s’aime toujours ; mais ou une jalousie, ou un reproche, ou une inquiétude, sillonnent, comme des coups de hache, cette vivante affection qui trouve toujours moyen de rejoindre ses tronçons saignants. On a comparé la passion à cette pyramide des Contes Arabes dont les degrés croulaient à mesure qu’ils étaient montés. Hélas ! c’est plutôt à mesure qu’on les descend qu’ils croulent, et ce n’est pas redescendre, mais remonter qui est impossible.

Cette circonstance, qui altère le langage en altérant un peu plus l’âme, ne se fait jamais longtemps attendre. Tout pousse la créature humaine à se précipiter vers les faits. Il y a en elle une impétueuse causalité de douleurs, de torts et de fautes. Cette circonstance arriva bientôt pour Allan et Camille. Ce ne fut qu’un mot, mais un mot suffit quand l’âme, saturée des irritations de la passion, n’a plus honte de son égoïsme et abjure ses généreuses délicatesses. Ne dit-on pas qu’un doigt timidement posé fait tomber en poussière les êtres frappés de la foudre ?…

Ils avaient passé la journée dans le jardin, et, comme il est des instants où je ne sais quelle brise intérieure rafraîchit l’âme embrasée, ils étaient moins sombres et plus soulagés du poids de la passion et de la vie. Madame de Scudemor était venue les rejoindre dans la relevée. Fatiguée d’une promenade qui se prolongeait trop pour elle, elle avait regagné le château bien avant que ce tiède soleil d’avril se fût refroidi en s’abaissant à l’horizon. Elle avait montré dans cette promenade un attrait d’amabilité calme, qui avait agi sur les deux jeunes gens occupés si exclusivement d’eux-mêmes. Comme la vue d’une nature tranquille apaise parfois les turbulences de notre âme, le calme doux de madame de Scudemor avait-il envoyé quelque apaisante contagion à leurs orageuses pensées ? Qui sait ? Mais quand elle fut partie, ils parlèrent d’elle longtemps, Allan surtout, Allan qui se sentait des torts vis-à-vis de cette femme abandonnée. Nous croyons souvent réparer des torts en rendant justice, dans l’absence, à ceux qui auraient à se plaindre de nous ! Comme Allan ne pouvait révéler ce qu’il savait d’Yseult, de cette grande et infortunée créature, il n’insistait que sur ce qu’il y avait d’extérieur en elle. Il le faisait avec ses souvenirs d’amant et cette mélancolie d’imagination qu’il avait au suprême degré, et que la beauté perdue, l’âge d’Yseult, sa souffrance redoublaient encore. Cependant ils étaient assis sur le banc du petit bois où Allan avait reçu ces terribles confidences d’Yseult, dont il avait failli mourir. Camille, qui s’était mise sur les genoux d’Allan, l’écoutait avec rêverie, tête baissée, et la main jouant, distraite, avec son poinçon d’acier dans la poche de son tablier de taffetas. Tout à coup la pensée d’avoir aimé Yseult, cette dérision d’un éloge dans sa bouche ingrate, son désir atroce et furtif de la voir bientôt mourir, revinrent à l’esprit d’Allan et l’interrompirent. De peur que Camille n’induisît rien de son silence, il cacha sa confusion dans une caresse. Mais, pour la première fois, Camille reçut la caresse d’un air impassible. Cette froideur inaccoutumée, ces yeux à qui le soupçon faisait perdre de leur humidité habituelle, lui donnaient en ce moment beaucoup de la physionomie de sa mère. La ressemblance du regard était frappante. Allan le lui dit en l’embrassant passionnément sur les yeux.

— Tu trouves ? — répondit-elle, et, avec la rapidité de la pensée, le poinçon d’acier dont elle jouait elle alla pour l’enfoncer dans ses yeux. Horreur !… Allan vit le mouvement et la désarma, mais la pointe avait pénétré dans l’angle d’un des yeux qu’il venait de baiser, et le sang coulait.

— Es-tu folle ? — lui demanda-t-il avec effroi.

— Oui, — dit-elle, — car je suis jalouse ! J’ai cru autrefois que tu avais aimé ma mère, et ta caresse de tout à l’heure, Allan, m’a semblé pleine de son souvenir. Oh ! si tu allais m’aimer parce que je te la rappelle… Si j’allais poser pour ma mère !

Et elle était effrayante ! Sa jalouse pensée qui avait reposé si longtemps dans son sein d’enfant, et que l’amour et le bonheur d’être aimée avaient étouffée sans qu’elle en sortît, sa jalouse pensée se montrait sur ses traits expressifs avec une énergie sauvage. Allan eut recours à l’imposture pour la calmer. Ah ! mentir encore ! toujours mentir ! Il en était bien las… Mais il la trompa une fois de plus, cédant à l’instinct de la frayeur ou du devoir, — hélas ! du devoir comme les passions l’ont fait ! Il lui prodigua toutes les tendresses, et elle s’abusa dans ses bras avec délices. Elle se rasséréna à cette voix chère, et cette fin du jour, de menaçante qu’elle était, devint plus douce que les autres soirées n’avaient été depuis longtemps. Comme elle était entièrement rassurée, elle eut la coquetterie de la jalousie. Elle fit la belle avec son œil blessé. La déchirure avait offensé la paupière, mais elle ne voulut point que le mouchoir d’Allan cachât la blessure dont elle était vaine. Elle ne permit à son amant d’essuyer la trace sanglante qu’avec ses lèvres. Il la pansa avec des baisers. Mais, à travers ceux qu’elle lui rendait, elle ne s’apercevait pas du mal qu’elle causait à Allan. Elle lui racontait son passé : « Oh ! vois-tu, mon Allan, — lui disait-elle, — j’étais jalouse avant de savoir ce que c’est que la jalousie, avant de savoir que je t’aimais ! Te rappelles-tu un soir où ma mère te dit : « Attendez-moi dans le petit bois ? » Je l’entendis, et un mouvement inconnu s’empara de moi. La pensée qu’elle pouvait t’aimer, la pensée que tu l’aimais, toi, ne me vint pas. Oh ! non, j’étais trop innocente ! Mais je souffris d’une douleur que je n’aurais pas pu nommer. Longtemps ma vie en a été bouleversée. Pardonne, pardonne-moi, Allan, je ne te l’ai jamais dit ! J’ai été fausse avec toi que j’aimais comme un frère. Je haïssais ma mère parce que tu n’aimais plus ta sœur, parce que tu étais devenu brusque et froid, toi si affectueux et si bon ! Pourquoi cela ? Je ne le savais pas. J’aurais tout donné et tout fait pour le deviner. Sais-tu que j’ai passé bien des nuits sans dormir alors ? Sais-tu que je vous ai bien espionnés, tous les deux ?… J’écoutais aux portes quand vous étiez seuls, ma mère et toi. En vain je me disais que c’était mal, une puissance plus forte que la honte et que la fierté m’y a retenue ; mais je n’ai jamais rien entendu qui m’apprît que c’était de la jalousie, ce qui me bouillonnait ainsi dans le sein ! Je l’ai su depuis. Oh ! dis-moi, répète-moi, Allan, tu ne l’as jamais aimée !… » — Et il le lui assurait, et il le lui jurait, et il n’osait regarder cette jeune fille, maladroit tout en la trompant, car elle semblait jalouse encore tout en assurant qu’elle ne l’était pas.

Quand ils se séparèrent, Allan respira de l’étouffement du cœur. Lorsque l’on quitte la femme aimée avec une joie secrète, où en est l’amour qu’on lui porta ? N’est-ce pas une affreuse découverte que de se sentir soulagé par l’absence, que d’être mieux seul qu’avec elle ? Camille venait de projeter sur l’avenir et sur le passé un jour formidable, mais non imprévu.

Allan se trouvait placé entre sa conscience et Camille, nouvelle conscience aussi implacable que la première. Jusqu’ici, l’amour de Camille lui avait été un refuge contre lui-même. Maintenant, où serait le refuge, puisqu’elle aussi se retournait contre lui ?…

On a dit, et avec raison, que tout sentiment profond était exclusif et par conséquent jaloux, et cependant les femmes qui veulent le plus être aimées se pâment d’effroi quand on leur montre qu’elles ne le seront jamais qu’en appelant sur elles les plus inquiètes jalousies. Pourquoi donc le désir de l’amour et la peur de l’amour dans ces êtres à ce qu’il semble contradictoires, et qui nous échappent par la mobilité beaucoup plus que par la profondeur ?… C’est que les femmes, quoiqu’elles puissent dire dans les méprises de leurs tendres âmes ou affirmer dans l’hypocrisie de leurs vanités, ont beaucoup plus soif de bonheur que d’amour. Aimer, pour elles, n’est que le moyen : c’est être heureux qui est le but. Aussi, quand elles s’effrayent de ces jalousies qui sont l’amour même, leur instinct n’est pas en défaut. Elles sentent que l’amour dans toute sa plénitude se change trop facilement en angoisse, et c’est du bonheur qu’elles avaient rêvé.

Les hommes, dont la sensibilité est moins grande et les besoins de bonheur moins impérieux, comprennent comme les femmes que la jalousie, pierre d’achoppement du bonheur dans l’intimité, est la borne de l’amour, — la borne après le dernier pas. Des imaginations éprises de la force peuvent l’exalter comme l’expression d’un grand sentiment, mais il n’en est pas moins certain que cette jalousie détruit l’amour, et, chose triste à penser, peut-être parce qu’elle gâte et perd le bonheur dont tout être humain est avide ! On peut avoir l’intrépide fatuité qui fait désirer la possibilité d’un coup de poignard, mais croyez que l’amour finit toujours par mourir dans ces jalousies. La première scène, la première défiance, le premier reproche sont presque toujours des maux incurables, creusante brûlure qui n’offense que l’épiderme, mais qui, à vieillir, s’enfonce dans les chairs.

L’amour de Camille pour Allan venait donc de dire son dernier mot en bonheur dans cet aveu jaloux et colère. Quoiqu’elle se fût réapaisée dans la confiance et les illusions d’un sentiment éloquent encore parce qu’il était vrai, néanmoins cette jalousie n’était qu’endormie. Soit pour Camille, soit pour lui-même, Allan devait prendre garde de la réveiller. Ainsi l’abandon entre eux n’était plus possible, et, s’il y avait eu confiance jusque-là, de ce jour la confiance aurait cessé d’exister ; mais il n’y avait pas eu confiance. Ils s’étaient aimés sans s’initier à toutes les pensées l’un de l’autre. Amour singulier, empoisonné dans sa source, car, la confiance ôtée, la passion dure, mais que reste-t-il à l’amour ?

Allan n’aurait pas aimé madame de Scudemor que la jalousie dont il était l’objet n’eût pas moins rongé l’amour qu’il avait pour Camille, — vase de vinaigre où se dissolvent les perles de Cléopâtre, toutes les richesses du cœur dépensées, plus lentement et plus misérablement perdues que dans la somptuosité d’un seul soir ! Cette jalousie emporte peu à peu les charmes de l’intimité. Aujourd’hui, c’est l’un qui s’en va. Demain, ce sera l’autre. Tout isole au lieu de rapprocher. Ce n’est pas l’oreiller d’Othello qui étouffe. C’est un supplice qui lui ressemble, mais moins prompt. Il échappe un cri que l’on retient souvent à moitié. Les raccommodements s’usent à se répéter, et à cette compression impuissante ce n’est pas Desdemona qui finit par mourir, c’est l’amour. Allan n’avait pas prévu cette issue à son sentiment, mais il entrevit confusément qu’un changement nouveau allait suivre les changements que son amour avait déjà subis. À dissimuler pour tenir endormis les soupçons, il le brisait, cet amour, par la fatigue, — et lorsque, voulant se détendre de ses mille efforts, il se mettait à fuir Camille quoiqu’il l’aimât, il s’apercevait bientôt que cette conduite devait exalter cette jalousie davantage et il retournait auprès d’elle, incertain de lui-même, et commençant à maudire les passions et leurs conséquences parce que les enivrements n’en sont pas éternels. Les baisers mêmes avaient perdu leur vertu d’oubliance. Ils ne l’empêchaient plus de penser. Il avait retrouvé cette réflexion que l’inquiétude enfante, et qui fait diminuer l’amour de tout ce dont il n’augmente pas… Quand encore il se plongeait aux caresses, trop préoccupé pour qu’elles le troublassent et trop malheureux pour en jouir, il les prodiguait par calcul. Même pendant qu’elles duraient, l’inquiétude ne lâchait pas sa proie. Inquiétude acharnée, qui ne posait plus sur un terme ignoré de l’avenir mais sur tous les points de la durée. En effet, chaque heure qui n’amenait pas l’explosion du dénoûment à cette vie à trois qu’ils menaient au château des Saules, n’était qu’un répit du hasard sur lequel il était insensé de compter pour l’heure qui suivrait celle-là.

XI

L’état de madame de Scudemor devenait de jour en jour plus inquiétant… Il semblait qu’un mal inconnu la rongeât, que la vie se retirât d’elle. Déjà le torrent montrait le fond du ravin. Combien de temps faudrait-il pour qu’il fût séché tout à fait ?… Quand on regardait ce visage livide où les yeux, dans les mille rayons qui s’y éteignaient, n’avaient plus conservé au centre de leur noirceur mate qu’une morbide étincelle, il était aisé d’apercevoir une autre empreinte que celle de la vieillesse, une main non moins inexorable, un travail plus rapide que celui du temps. La mort qui l’avait envahie affection par affection, et de si bonne heure, — qui l’avait laissée debout et vivante au physique après l’avoir frappée au moral, — la mort revenait-elle mettre le corps au niveau de l’âme ? Chose grande à voir ! mais qui la voyait au château des Saules ? Elle ne se plaignait pas. Elle n’avait pas même une lassitude dans les plis qui lui labouraient le front. Et, d’ailleurs, Camille et Allan pouvaient-ils regarder autre chose que dans eux-mêmes ? N’avaient-ils pas de ces préoccupations d’autant plus exclusives qu’elles sont plus douloureuses ? Quand la vie intime est douce et bonne, déjà elle concentre ; mais quand elle est faussée, gâtée, perdue, on a assez d’en vivre. Chaque misérable détail, chaque pauvre douleur sont devenus si grands qu’en ne voit plus rien au delà… L’homme est-il rapetissé pour tenir dans si peu de chose, ou la goutte d’eau, en fait de souffrance, a-t-elle l’infini de l’Océan ?…

Mais si Allan et Camille, dans leur préoccupation d’eux-mêmes, ne remarquaient pas l’affaiblissement de madame de Scudemor, celle-ci n’avait pas les mêmes raisons qu’eux pour ne pas voir les tristesses de sa fille mieux qu’elle n’avait vu son bonheur. Malheureuse femme, que la douleur devait instruire parce qu’elle était accoutumée à toujours trouver la passion et la douleur ensemble ! Malheureuse femme qui avait été déroutée, malgré sa grande intelligence, par l’aspect d’un bonheur qu’elle ne connaissait pas !

Camille, en effet, était triste. Elle n’avait plus le sérieux sous lequel elle avait voilé autrefois ses premières souffrances ; il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était bien là de la tristesse. La douleur atteignait Camille. Sa santé même était altérée, réaction de l’âme sur le corps. Les confiances éphémères s’envolaient, et, sans défaillir jamais, une défiance farouche les remplaçait. Comme Allan se montrait inégal avec elle, — rien n’agissant plus à bâtons rompus que la passion, — comme, après l’avoir quittée pendant des heures, il revenait précipitamment à ses côtés et qu’il y restait muet et sombre, elle avait beaucoup pleuré de ces inégalités ; — puis ses jalousies la reprenaient… Chaque jour, c’était un soupçon ou une scène nouvelle. Elle aimait trop maintenant pour être fière. Elle se sentait capable de toutes les bassesses, et elle aimait jusqu’à la bassesse. Elle aimait Allan avec l’abandon de tout autre sentiment qui n’eût pas été son amour. Aussi le poursuivait-elle de ses douleurs. Elle l’en fatiguait comme d’une éternelle et invariable répétition, qu’elle reprenait toujours quand elle avait été interrompue. Allan commença par sécher ses larmes en les buvant, mais la source n’en tarissait pas et il finit par les trouver bien amères ! Il les rejeta quelquefois de ses lèvres en paroles pleines d’aigreur et d’injustice, poison versé dans la plaie ouverte. Mauvais moyen de guérir cette âme toujours à vif. Or, il y a des paroles qui sont des faits irrévocables. Ni pardon ni rédemption pour elles. Pas plus après les avoir dites qu’après les avoir entendues, il n’est possible de les oublier… On met un raccommodement par dessus, on retrouve les sourires dans les baisers et les transports dans les caresses que, cœur contre cœur, les paroles terribles prononcées dans un moment d’humeur sonnent au fond de la poitrine. Souvent, en croyant les entendre dans le sommeil, on s’est dressé en sursaut sur sa couche et on a vu l’autre qui ne dormait pas non plus, mais qui pensait à ce qui vient de vous réveiller… « M’aimes-tu ? » on s’aime assez pour se le demander et se le répéter encore, mais ce mot a perdu de sa signification enivrante du jour où il ne fut plus inutile.

Ainsi, après avoir souffert dans la solitude de leurs âmes du sentiment qu’ils avaient l’un pour l’autre, Allan et Camille se rendaient malheureux par ce sentiment même, égoïstes pour qui l’intimité était la pierre sur laquelle ils aiguisaient les armes dont ils allaient bientôt se frapper.

Camille irritait d’autant plus Allan, que chaque mot qu’il lui disait pour apaiser ses défiances et ses jalousies le rendait plus coupable et plus vil à ses propres yeux. Il savait ce que c’est que d’être jaloux du passé. Il l’avait éprouvé ; mais pas assez de temps pour avoir pitié de cette souffrance dans une autre, surtout quand ce sentiment ne se rongeait pas en silence mais exigeait, avec le despotisme de l’amour qui se croit offensé. Pour cet homme poétique, s’il en fut jamais, la jalousie n’avait plus de pittoresques colères. Les larmes que Camille répandait n’étaient plus que des pleurs absurdes, comme si tous les pleurs ne l’étaient pas ! Il ne prenait pas même l’intérêt d’une pitié animée et haletante au spectacle de cette magnifique jeunesse qui se flétrissait dans les larmes. Cette imagination de poète qui avait fait la conquête du monde, Romaine impitoyable et blasée, ne s’émeuvait guère à ces douleurs. Un pareil amour se ravalait aux tracasseries. Il la faisait mourir, et elle ne l’intéressait pas !

Cependant il l’aimait. Je vous jure qu’il l’aimait encore ! Il se serait volontiers dévoué pour elle. Il lui aurait sacrifié tout ce qu’il aurait eu de plus cher, si ce n’avait pas été elle-même. Mais il l’aimait comme nous aimons tous, avec les conditions de son organisation et de sa pensée. Il ne pouvait pas, tout en l’aimant, ne pas la juger, et comme pour les hommes semblables à Allan, qui mâtent la réalité avec les conceptions de leur esprit, toutes les femmes pâlissent dans des comparaisons solitaires que font incessamment ces trop ambitieuses intelligences, il la trouvait inférieure à ce qu’il avait imaginé. On fut jeune, on fut ivre, mais tôt ou tard, les habitudes de l’esprit reprennent leur empire. Il est même douteux qu’elles le perdent entièrement. D’un autre côté, peut-être n’y a-t-il que deux êtres vulgaires qui puissent s’aimer longtemps ? Peut-être la supériorité, de quelque genre qu’elle puisse être, est-elle un hermaphrodisme impuissant à donner comme à recevoir de l’amour. Les aigles s’accouplent, et voilà pourquoi on n’aurait pas dû, peut-être, les prendre pour le symbole du génie.

Certainement, Camille était en droit de se plaindre d’Allan. Elle qui, dans les premiers temps de la découverte de leur amour, lui avait dit : « Attendons ! Vivons comme nous vivons maintenant, nous sommes toujours sûrs de notre mariage. Nous sommes si heureux dans le mystère de notre amour ! » elle était pressée et ne se trouvait plus heureuse du mystère. Elle voulait de la clarté sur son bonheur. Elle voulait le lien du mariage qui lui paraissait infrangible, et elle pressait Allan de la demander à sa mère. Allan, qui avait aimé madame de Scudemor et avait l’écrasant embarras de son passé avec cette femme dont il aimait à présent la fille, répondait aux instances plus vives et plus multipliées de Camille par des faux-fuyants d’une mollesse que Camille ne comprenait pas. On se serait inquiété à moins. Pour se soustraire à ces persécutions de prières, Allan ne savait quel moyen prendre. Il n’avait plus que la ressource des âmes faibles, qui reculent toujours devant le péril quoique le péril soit inévitable. Il remettait tout au lendemain… Cette mollesse semblait donner raison aux soupçons de Camille contre les dénégations les plus opiniâtres… Et la position d’Allan était si cruelle pour lui quand il était seul avec cette exigeante jeune fille, qui avait bien le droit d’exiger, qu’il souhaitait que madame de Scudemor vînt se mettre entre eux pour lui épargner ce supplice !

Mais les événements ne le favorisaient pas. Madame de Scudemor ne sortait plus guère de son appartement que vers midi. Comme elle refusait toujours les soins de sa fille, la moitié de la journée s’écoulait pour Camille, dans le jardin ou dans le salon, seule ou en tête-à-tête avec Allan. Les domestiques du château ne s’étonnaient point de l’intimité de ces deux jeunes gens, qui avaient toujours vécu ensemble et entre qui rien ne rappelait qu’ils ne fussent le frère et la sœur.

Un matin, comme Allan descendait au salon espérant qu’à cette heure Camille ne serait pas levée et qu’il pourrait sortir seul pour aller courir dans la campagne, il la trouva assise dans l’embrasure de la fenêtre où elle avait l’habitude de travailler. Un souffle matinal, plein de roses lueurs, entrait par cette fenêtre ouverte et faisait comme une auréole à ce visage défait qui avait alors la nuance de la tenture feuille-morte du salon. Elle révélait, à cette riante lumière du matin, les désordres d’une nuit agitée. Ses yeux éteints étaient enflés par l’insomnie. Allan tressaillit en l’apercevant.

— Tu ne me croyais pas ici, Allan ? — lui dit-elle sans se lever, pendant qu’il s’approchait d’elle et lui déposait au front un baiser.

— Est-ce le baiser du bonjour ou de l’adieu ? — continua-t-elle avec amertume. — Allons ! donne-le-moi bien vite, et puis va-t-en. N’est-ce pas là ce que tu veux ?…

— Que tu es amère, Camille ! — répondit tristement Allan, — crois-tu donc que je veuille te fuir ?

— Non, je ne le crois pas ! — et son sourire était encore plus amer que ses paroles ; — j’en suis sûre plutôt. Je te gêne, je te fatigue, je t’ennuie, tu es las de moi. Ose me le nier ! Va, tu ne le saurais pas toi-même, tu te ferais illusion encore, que je ne douterais pas du malheur de ma vie. Je ne te reproche rien ; ce n’est pas ta faute, mais tu ne m’aimes plus !

— Je ne t’aime plus ! Camille, — reprit Allan en s’asseyant à côté d’elle, — dis-moi, ces défiances insensées troubleront-elles toujours ta raison ?… Ne seras-tu jamais lasse d’être injuste ? Je ne te parle pas de ma vie que tu déchires et de mon amour que tu offenses, mais n’auras-tu jamais pitié de toi-même ? Te verrais-je toujours te faire des maux cruels et irréparables ?… Je ne t’aime plus ! Comment donc veux-tu être aimée ? Tu n’es donc plus ma Camille, ma sœur, ma fiancée, ma femme ? Ah ! regarde-moi donc, cruelle fille, et répète-moi que tu es sûre que je ne t’aime plus !

Elle le regarda comme il le voulait. Il y avait tant d’amour dans ses yeux, il s’était trouvé si attendri en la voyant pâle et si horriblement bouleversée des larmes essuyées ou contenues, qu’à le regarder Camille oublia ces sarcasmes du cœur, morsures innocentes de la victime au talon invulnérable qui la broie.

— Oh ! si tu m’aimes, pourquoi me rends-tu malheureuse ? — reprit-elle avec un reproche plus doux. Mot trivial, mot qu’elles ont dit toutes ! cri universel qu’elles ont toutes poussé, ces égoïstes de bonheur qu’on appelle les femmes ! gémissement de la passion qui saigne. Hélas ! Allan ne pouvait-il lui adresser la même question ?…

— Ma Camille, — répondit Allan, — ce n’est pas moi qui te rends malheureuse, c’est toi-même. — Il n’osait pas appuyer, car un tel mensonge l’effrayait. — Tu connais mon caractère sombre. Tu sais que mon imagination a toujours attristé l’avenir et me fait douter du présent ; pourquoi donc me reproches-tu de te fuir quand j’essaye de te cacher mes tristesses, à toi, jeune et belle créature, qui est devenue défiante et malade à m’aimer comme si je t’avais apporté dans mes baisers la contagion de cette maladie que j’ai toujours sentie en moi. Autrefois, tu ne tournais pas contre moi les efforts que je faisais pour te préserver de ce souffle mauvais et putride. Tu me disais, Camille, « ce sera moi qui te guérirai de ces défiances ». Tu m’avais accepté comme j’étais, et tu voyais de l’amour encore dans ce que tu prends pour de l’indifférence aujourd’hui… Je me suis trompé. Je t’ai entraînée dans ma destinée. Je t’ai rendue toute semblable à moi. J’ai terni ton bonheur et flétri toutes tes facultés d’être heureuse. J’aurais dû te fuir et aller mourir de mon amour loin de toi. Mais c’est toi encore qui m’as retenu ; toi qui m’as dit : « reste, mon frère, et je t’aimerai » ! et je suis resté, n’écoutant plus, n’entendant plus que cette enivrante promesse. Mais j’étouffais tout dans l’amour que tu m’avais promis. Pourquoi donc, maintenant, es-tu moins généreuse, ma Camille ?… Pourquoi accuses-tu mon amour parce que je ne suis coupable que de trop d’amour ?…

Elle l’écoutait, tout en pleurs mais tout en sourires. Il l’avait prise à la taille d’une main, et de l’autre il l’avait saisie aux épaules : — Oh ! promets-moi, — lui disait-il avec effusion, — promets-moi que tu n’auras plus de ces absurdes injustices qui nous font souffrir tous les deux ! Promets-moi que tu ne flétriras plus ton visage chéri de tes larmes ! Promets-moi que tu ne douteras plus de celui qui t’adore ! Jure-le-moi par notre amour !

— Je te jurerai tout ce que tu voudras ! — répondait-elle, — je te croirai, toi, mon Allan, et je ne me croirai, moi, jamais plus. Mais promets-moi à ton tour de ne plus mentir désormais, de ne plus avoir l’air de la contrainte avec ta bien-aimée ! Eh bien, si tu es triste, sombre, affligé, que sais-je ? bizarre et injuste même, ô mon ami, je t’en conjure, ne cherche pas à me le cacher ! Je ne puis vivre sans toi toujours là, toujours, et quand, même là, tu te tais, Allan, quand tu ne me regardes plus, il me semble que tu n’y es pas !

— Oui, ma Camille, — répondit-il, — oui, tu seras obéie, ma souveraine adorée ! Multiplie tes exigences, — reprenait-il, — je les compterai comme des preuves d’amour.

C’est ainsi qu’il était maîtrisé par elle après l’avoir maîtrisée.

— Eh bien ! — dit-elle après la pause d’un baiser aux lèvres de son amant, — demande-moi à ma mère aujourd’hui.

Il n’échappait pas à l’importune prière. Une colère plus réellement injuste que ce qu’il avait appelé ainsi dans Camille s’empara de lui, mais il la retint dans son cœur.

— Tu te tais ! — s’écria-t-elle, — tu te tais ! et tu m’aimes ? Oh ! Allan, je ne te comprends pas ! tu n’as qu’à dire un mot et je serai ta femme demain, et je ne puis t’arracher ce mot ! et tu m’aimes ! Il y a là-dessous quelque chose qui me confond et me supplicie !

Au fait, cette logique était indomptable. Il n’y avait rien à répondre, ou bien il fallait tout avouer.

— Ah ! sans doute, je te demanderai à ta mère, — fit Allan avec une faiblesse insidieuse. — Mais seras-tu plus heureuse qu’à présent de mon amour ?… Que risquons-nous à présent d’attendre encore ?…

— Et notre enfant, attendra-t-il ? — fit-elle d’une voix basse.

À ce mot, Allan devint tout pâle… Elle suivit du regard cette pâleur verte sur le visage de son amant ; puis elle reprit d’un ton sombre :

— Écoute-moi, Allan, il faut que tu ailles tout avouer à ma mère aujourd’hui. Je n’attendrai pas une minute de plus. Hier, comme j’étais auprès d’elle, elle m’interrogea sur ma tristesse, sur l’altération de mes traits avec un coup d’œil qui me fit frémir. Je ne sais pas ce que je lui répondis, tant j’étais troublée ! Il me semblait que son regard ne quittait pas ma ceinture ! Ah ! finissons-en, mon ami, avec ce supplice ! Ma mère nous pardonnera tout et nous serons heureux ! Peut-être n’avons-nous cessé de l’être que parce que nous lui avons caché que nous nous aimions. Tu souris ?… Mais je suis superstitieuse depuis que je souffre. Aie pitié de moi, mais va trouver ma mère, — vas-y !

— Mon enfant, — insista Allan, — ta mère est souffrante, ne crains-tu pas ?

— Ah ! voilà bien des craintes pour elle ! — interrompit Camille avec violence. — Et moi donc, Allan, est-ce que je ne souffre pas aussi ? Est-ce que tu ne m’aimes pas plus que ma mère ? Et s’il y en a une des deux que tu doives immoler à l’autre, est-ce donc moi ?

L’action de la femme offensée était d’une véhémence si grande et imposait tellement à Allan, que lui, naturellement éloquent, ne savait que répondre à cette jeune fille qui le dominait de l’ascendant d’une situation vraie.

— Mais tu veux donc que je croie que tu ne m’aime pas ! — reprit-elle avec un cri désespéré. — Ah ! c’est à genoux que je t’en prie, va trouver ma mère et dis-lui tout ! Je ne quitterai pas tes pieds que tu ne me l’aie promis, Allan. Allan, tu me disais tout à l’heure que j’étais ta femme, mais tu vois bien que tu ne veux pas que je le devienne ! Eh bien, dis-moi : non ! non ! je ne t’aime pas. Ce sera mieux. Mais ne me laisse pas dans ces affreuses incertitudes. Tue-moi plutôt ! Envoie-moi d’un coup de pied, moi et mon enfant, tous les deux brisés, loin de toi ! mais ne me dis pas que tu m’aimes, quand tu me tortures. Tue-moi plutôt, tue-moi !… — Et elle cognait sa tête avec angoisse contre les genoux qu’elle tenait étroitement embrassés.

Il n’y a que vous, les avilis par le désespoir de la femme aimée à vos pieds, qui comprendrez ce que dût ressentir Allan en voyant Camille se traîner dans la poussière. Lâche prostitution de l’innocence et de la douleur qui profana tant de femmes, et dont l’homme resté debout a partagé l’infamie ! Larmes tombées et qu’on ne secoue pas des pieds qu’elles arrosent. La bouche de celles qui les répandirent ne les essuie même pas, et leur indélébile trace, on l’emporte, comme une fange incorruptible, dans tous les sentiers de la vie !

Allan souleva Camille de terre et la plaça de vive force sur le canapé :

— Folle, que tu me fais de mal ! — lui dit-il. Mais elle ne comprit pas l’accent déchirant d’Allan ; elle ne vit là qu’une exaspérante pitié. Les pleurs séchèrent sur le visage de Camille comme les gouttes d’une eau rare qui tomberait sur un fer rougi. Femme qui se jetait aux contrastes, sa lèvre étincela de colère, le sang lui couvrit le visage et le fonça d’une teinte olivâtre en gonflant, à les rompre, les artères du cou et du front.

— Il n’ira pas ! — répéta-t-elle plusieurs fois avec frénésie. — Tu n’es qu’un lâche, Allan, tes serments de m’aimer sont des perfidies ! Tu as aimé ma mère et peut-être l’aimes-tu encore, ou tu le lui fais croire comme à moi. Voilà pourquoi tu n’oses demander la fille à la mère, quand tu les as trahies toutes deux !

Allan voulut la prendre dans ses bras, mais elle se débattit. — Ne m’approche pas, — lui cria-t-elle avec horreur, — tu sens ma mère ! ma mère, hypocrite et froide créature, qui l’aurait dit ? tu l’as aimée ! Oh ! que je la hais à présent ! Quand je te dis de me laisser, amant de ma mère ! — reprenait-elle, avec une rage toujours croissante, en se dégageant de ses bras.

Allan n’avait jamais tant souffert. Les cris de Camille l’enivraient d’une douleur aiguë. Il eut un de ces moments de colère qui ferait presque reculer le sort qui nous frappe, quand il vit cette femme qu’il aimait l’appeler perfide et recevoir avec dégoût ses caresses. Il fut sur le point de saisir malgré elle la frêle et furieuse créature, et de la briser sur son cœur dans une étreinte de désespoir et d’angoissante volupté. Mais il s’arrêta, les mains étendues dans la plus sublime des hésitations. Son regard avait en ce moment une telle puissance qu’un tigre en aurait reculé. Il le lui mit sur la gorge comme une arme :

— Je te jure, Camille, — lui dit-il, d’une voix tremblante comme on l’a quand on est pâle de rage réprimée, — je te jure, par l’enfant que tu portes, de me fendre la tête à tes yeux sur cette console si tu ne veux pas m’écouter !

La colère est la baguette d’Aaron. Quand elle fut changée en serpent, elle dévora tous les autres.

Camille domptée devint muette.

— Je te jure — continua Allan — que je n’aime pas ta mère, mais toi seule, Camille ! toi seule ! toi !

Elle baissa la tête comme si elle eût réfléchi. Puis, la relevant tout à coup :

— Je vais le savoir ! — dit-elle d’une voix brève ; et elle alla pour sortir.

— Où vas-tu ? — demanda Allan.

— Chez ma mère ! — répondit-elle.

— Quoi faire, insensée ? — et il voulut la retenir. Mais elle résista et elle échappa à ses efforts.

— Tout avouer et tout savoir ! — dit-elle en se retournant, de la porte, et elle sortit de l’appartement, laissant Allan pétrifié d’étonnement et d’épouvante.

XII

Lorsque Camille entra chez sa mère, son esprit était dans une telle agitation de la scène qui venait d’avoir lieu entre elle et Allan, qu’elle n’éprouva pas l’émotion de timidité que lui causait toujours la présence de madame de Scudemor. Une fièvre violente s’était emparée de son âme, une fièvre de jalousie et de curiosité qui l’entraînait comme un instinct. Sa volonté ressemblait à de l’involontaire. Ce n’était plus la jeune fille de tout à l’heure qu’Allan avait trouvée défaite d’insomnie et de larmes, et qui s’était roulée convulsivement à ses pieds. C’était une femme blessée dans l’âme, et qui marchait au devant de la destinée avec la peur et la hâte que cette destinée inspire toujours. Sa respiration était courte, presque imperceptible. Son sein ne remuait pas plus que si sa vie avait été suspendue. Ses mouvements seuls avaient une rapidité extraordinaire.

Quand elle demanda sa mère à une des filles de chambre qui se trouvait alors dans l’appartement de madame de Scudemor, son accent avait la brièveté de la sécheresse des malheureux poussés à bout, et qui veulent en finir avec le doute qui les tourmente. La fille qui était là répondit que madame de Scudemor venait d’entrer dans son cabinet de toilette et qu’elle en sortirait bientôt. Mais Camille, qui sentait en elle l’impossibilité d’attendre une seconde de plus, se précipita dans le cabinet de sa mère.

Celle-ci était dans tout le désordre du matin, occupée de ces mille soins mystérieux de toilette imposés par son organisation à la femme. Elle fut extrêmement étonnée de voir Camille chez elle à cette heure, et quoiqu’elle sût très bien qu’il n’y avait au monde que sa fille qui pût se permettre de passer le seuil de l’appartement où elle se tenait alors, le mouvement qu’elle fit pour se couvrir de son manteau de nuit trahissait presque de la frayeur. Le mouvement était d’autant plus remarquable, chez madame de Scudemor, que sa lenteur de patricienne ne l’abandonnait jamais. Mais Camille était trop la proie de ses sentiments pour apercevoir en sa mère le premier geste qui ressemblât à du trouble.

— Ma mère, — fit hardiment Camille, — je viens vous dire le secret de ma vie. Vous ne l’avez pas pénétré. Vous ne l’avez pas demandé. Mais il faut que vous le sachiez. Il le faut !

Et il n’y avait rien de tendre dans cette voix qui tremblait. On voyait qu’elle tremblait de colère, d’anxiété, de haine, de tous les sentiments contenus qui frémissaient, dans cette poitrine immobile, comme un vase plein aux mains de qui retient son haleine pour ne pas jeter la liqueur qui va s’échapper des bords envahis et couverts. Ah ! le cœur, n’est-ce pas le vase où vacille notre destinée ?…

Madame de Scudemor était assise sur une espèce de chaise longue en maroquin noir. Elle regarda sa fille, debout devant elle, et dont les yeux, aussi secs alors que les siens, avaient une extrême expression de courroux et de ressentiment. Le sang de la mère semblait s’être réfugié, de ses veines épuisées, aux joues de la fille en deux taches de vermillon, âcre et brûlant, tel qu’on en voit sur les joues des malades pendant le délire. C’eût été un saisissant spectacle que ces deux femmes l’une vis-à-vis de l’autre, pour qui eût pu voir surgir derrière elles leurs deux passés.

Madame de Scudemor ramenait sur son sein amolli les plis fuyants de son manteau, grande Niobé qui n’avait qu’à l’âme le marbre éternel. Un rayon de soleil tombant par la fenêtre ouverte frappait son front, qu’il ne vivifiait pas. Son attitude faisait saillir à sa taille, autrefois de reine et de guerrière, l’arcure de la fatigue de la vie. Elle se hâta de passer la main sur son front terni.

— Je devine tout, — dit-elle de sa voix basse et rompue. — Vous aimez Allan.

— Oui, je l’aime ! — reprit la jalouse et orgueilleuse fille, cherchant avidement sa rivale. — Oui, je l’aime, et il y a longtemps ! Vous ne vous êtes donc pas aperçue, ma mère, que j’en étais folle ? que je ne vivais que de sa vie ? que j’en suis enivrée chaque jour ? Mais vous n’avez donc rien vu, absolument rien vu, ma mère ! Votre instinct maternel — ajouta-t-elle avec une féroce ironie — ne vous a donc pas avertie de la passion de votre fille ? J’étais à vos côtés, et pas une fois vous n’avez soupçonné que je l’aimais ! Et il n’y a qu’aujourd’hui que vous pouvez le lire dans mes yeux et l’entendre dans mes paroles !

À ces mots, madame de Scudemor baissa la tête. Y avait-il dans les insolentes paroles de sa fille une lourdeur d’insulte plus insupportable que celle du crachat d’Allan ?… Sentait-elle qu’elle s’était abusée et qu’elle en était punie ; que si elle avait aimé sa fille davantage elle eût été plus clairvoyante ? C’était la première fois que la fille coupable par le sentiment qu’elle proclamait avec cette audace, oublieuse de toutes les retenues de son sexe, restait sans larmes dans d’effrontés aveux, irrespectueuse et sans pitié pour la douleur qu’elle allait causera sa mère !… Mais c’est qu’il n’y avait plus là de mère. Il n’y avait là, pour Camille, qu’une rivale, qu’elle voulait connaître et punir.

— Et vous n’avez pas vu davantage, — reprit-elle avec le ton de plus en plus exalté de l’insulte et de la puissance, radieuse de l’effet qu’elle croyait avoir produit et sentant toute sa fureur jalouse se réveiller en présence de l’accablement de sa mère, — et vous n’avez pas vu davantage que lui m’aimait ! et que j’étais heureuse ! et que c’était le bonheur d’être aimée qui changeait ma voix, cernait mes yeux, les emplissait de larmes ; que j’en étais malade, que je ne pouvais plus m’en soutenir ? Vous ne l’avez donc pas vu, mon Allan à moi, me regarder une seule fois ? car ce regard l’aurait trahi et vous eût avertie. Mais où donc aviez-vous les yeux, ma mère ?… Vous ne nous avez pas surpris une seule fois dans une caresse trop lentement interrompue, et pourtant nous en avons assez vécu, de caresses, pour qu’une seule fois du moins vous nous ayez découverts !

Madame de Scudemor ne répondait pas. Rougissait-elle intérieurement pour la déhontée ?… Non, elle savait que la passion a de ces violences que les hommes ont appelées impudeurs, et elle l’acceptait comme elle est, cette passion connue et fatale. Camille, qui se méprenait sur le silence de sa mère, se livrait au plaisir de l’avoir humiliée… Il y avait une glace derrière madame de Scudemor. Les yeux de Camille se portaient sur cette glace qui, étincelante, lui renvoyait sa beauté à laquelle sa passion mettait comme un fard de feu et une couronne d’éclairs, et sa mère accablée et flétrie, plus flétrie que l’eau qui stagnait à trois pas dans le bassin de vermeil, image accusatrice d’une jeunesse à jamais tarie. Aussi était-ce un sourire de vengeance satisfaite qui se mêlait aux impudiques aveux de Camille, car elle se sentait la plus forte, car elle se voyait la plus belle ! Et, cette idée l’excitant encore, avec la lâcheté du triomphe qui pousse le pied sur la gorge de l’ennemi abattu, avec cette rage qui poignarde d’un mot et les yeux bouillonnants comme un cratère allumé, elle mit sur l’épaule de sa mère une main presque matricide, et la secouant à la briser :

— Ma mère ! ma mère ! regardez-moi donc ! — lui cria-t-elle, — ne voyez-vous pas que je suis grosse ? Doutez-vous encore qu’il m’ait aimée ?…

Ce fut alors que la comtesse Yseult releva sa noble tête. Elle était toujours impassible, car le seul sentiment de son âme — molécule perdue au sein du bloc opaque — n’avait pas même l’énergie de se faiblement empreindre au visage immuable et glacé. Elle prit lentement la main de sa fille, et l’attirant à elle avec une douceur pleine de force :

— Que tu l’aimes, ma pauvre fille ! — lui dit-elle avec la pitié qu’elle retrouvait en face de toutes les douleurs, — qu’il faut que lu l’aimes, pour parler ainsi à ta mère !

— Et vous ? — répondit Camille, redevenant pâle d’espoir et de joie, — et vous, vous ne l’aimez donc pas ?

— Ah ! l’amour t’a bien égarée, mon enfant ! — reprit madame de Scudemor. Et déjà Camille était à ses genoux. Elle était brisée. Elle était heureuse. Oh ! c’en était plus que la nature humaine n’en pouvait supporter à la fois !… Madame de Scudemor essaya de la relever, mais elle s’attacha à ses genoux.

— Laisse-moi là, laisse-moi à tes pieds, ma mère, et pardonne-moi de t’avoir parlé ainsi ! J’étais folle de douleur. Pardonne-moi. Ah ! si tu savais ce que c’est que la jalousie !…

Et elle arrosait de larges pleurs les mains de sa mère, qui lui répondait, avec son sourire défait et vide : — Crois-tu donc que je ne le sache pas ?

Une heure après encore, Camille était assise sur le canapé de sa mère. Soulagée par ses sanglots, elle lui racontait les détails de son amour pour Allan… Cette jeune fille, que la froideur de sa mère avait repoussée, se trouvait presque avoir de la confiance avec elle. Depuis que la colère ne la possédait plus elle avait repris toutes les pudeurs oubliées, rappelé toutes les modestes rougeurs enfuies. Le sentiment de la démarche qu’elle venait d’oser et qu’elle commençait de juger, la couvrait de confusion. Avec ses yeux baissés et les soupirs entrecoupés de son sein, elle ressemblait à une statue de la Pudeur, mais de la Pudeur outragée et souffrante.

— Mon enfant, — lui disait madame de Scudemor, — je ne te demande pas compte de tes combats et de tes défaites. Me garde le ciel d’être dure envers toi, que l’amour a entraînée, quand je suis plus coupable que toi ! N’aurais-je pas dû veiller sur vous deux ? Ne me suis-je pas trop laissé abuser par cette amitié d’enfance, qui cachait le danger d’un amour ? N’aurais-je pas dû te garantir, ou du moins te fortifier contre ton propre cœur, ma pauvre fille ? Je ne l’ai pas fait. Mes torts sont plus grands que les tiens. C’est à toi de me pardonner.

Et cette mère disait cela sans larmes, sans expansion et sans caresses, mais avec une tristesse si morne qu’en l’écoutant le cœur de Camille se fondait… Elle savait pourtant bien, Yseult, pourquoi sa sécurité avait été si grande. Elle n’aurait jamais osé croire qu’Allan eût pu aimer la fille de celle qu’il avait tant aimée aussi, et il y avait si peu de temps ! Sa connaissance des passions ne lui avait rien fait soupçonner ou craindre, et sa divination était en défaut. C’est que les plus chenus d’expérience ont aussi leurs aveuglements, et les passions toujours quelque secret gardé pour plus tard, quand on croyait les leur avoir tous arrachés, et dont la révélation est si souvent inattendue que l’on dirait une perfidie de ce qui n’est pourtant qu’un mystère.

— Rends grâce à Dieu, ma chère enfant, — continuait madame de Scudemor en flattant de la main le contour du visage de Camille, — rends grâce à Dieu de ce que la faute qu’il pardonne, mais que les hommes ne pardonnent pas, peut être cachée à leurs yeux. Dans quelques jours, tu seras madame de Cynthry. Moi, je rends grâce à cette jalousie qui t’a fait m’avertir à temps encore. Tu es bien jeune, ma fille ; tu n’auras pas toujours une mère vieille et séparée du monde. Tu dois y vivre, dans ce monde, comme j’y ai vécu. C’est assez, crois-moi, de la destinée que les hommes nous ont faite, à nous autres femmes, sans être encore à leur merci par les faiblesses de ton cœur !

Quand elle entendit ces paroles, Camille se douta-t-elle que sa mère avait été autrefois malheureuse ? Rendue à sa confiance par cette douceur qui avait si généreusement répondu à l’offense, Camille eut-elle le désir de connaître mieux l’âme de sa mère qu’elle avait souvent calomniée ?… Mais elle ne hasarda aucune question, ne manifesta aucun désir de savoir, et refoula sa sympathie comme un attendrissement bientôt surmonté. Les habitudes de toute leur vie se posaient entre ces deux femmes comme un infranchissable obstacle. Elles ne sont jamais brisées, ces habitudes… Si Camille avait pleuré aux pieds de sa mère c’est qu’elle souffrait de l’injustice cruelle qu’elle se reprochait, c’est que le bonheur de n’avoir pas de rivale, plus encore que la bonté d’Yseult, avait inondé son âme d’une joie et d’une reconnaissance infinies. Mais ce n’était pas de si peu que l’affection qui n’avait jamais existé entre madame de Scudemor et sa fille pouvait naître. Il était trop tard !

XIII

En quittant sa mère, Camille retourna vers Allan, dévoré de honte et d’inquiétude en pensant à ce qui allait suivre, et comme toutes ses craintes, à elle, étaient balayées de son âme, elle lui demanda pardon de ses défiances comme elle avait demandé pardon à sa mère de la violence de ses soupçons et de la brutalité de ses aveux. Tel est le cœur humain. S’humilier ne coûte pas quand on a joui des bénéfices de l’offense ; mais si l’offense avait été stérile ou si elle eût conduit à la découverte que l’on craignait, la générosité du repentir ne serait pas venue et on aurait eu imperturbablement tous les torts.

« Je serai donc ta femme, — disait Camille à Allan, — ma mère me l’a promis, — et notre vie recommencera d’être heureuse. » Illusion dernière, débris d’une foi ruinée en quelques jours et avec lequel on ne reconstruit pas d’édifice ! bouquet d’hier replacé sur le sein qu’il avait embaumé, mais dont les parfums sont évanouis ! Camille n’avait pas encore l’expérience de son propre cœur. Elle croyait pouvoir raviver cette fleur délicate qui périt si vite dans notre âme, et qui s’appelle la foi dans l’amour. Hélas ! les racines de la plante mystérieuse séchaient déjà au cœur d’Allan. Il n’acceptait pas les espérances de Camille. Quoique venant de la femme aimée, elles ne lui étaient pas imposées par elle. Instruit par le peu de durée de son bonheur il priait pour que l’amour ne s’éloignât pas aussi après, et peut-être ce modeste vœu d’un cœur épuisé était-il encore une demande trop ambitieuse.

Camille lui raconta ce qui s’était passé chez sa mère. Son âme attentive et troublée pesa sur tous ces détails. Il vit qu’Yseult ne s’était pas démentie, et qu’il lui avait fait outrage quand il avait tremblé pour elle. Il admira une fois de plus cette femme, sublime de possession d’elle-même, sur laquelle ne passait jamais le plus léger trouble… Ce qu’il connaissait d’Yseult et ce que Camille en ignorait, lui faisait porter sur Yseult un jugement qu’il n’exprimait pas. « Ma mère est bonne, — disait Camille, — et elle a été généreuse. » Mais Allan savait que la générosité d’Yseult était plus haut placée que dans la poitrine. C’était l’entente de la passion éprouvée, l’absolution de l’esprit à la nature humaine dans ce qu’elle a de plus involontaire, et l’impartialité de l’Histoire.

Ce qu’il y avait de décharné dans la sensibilité de madame de Scudemor, était précisément ce qui constituait sa triste originalité. C’était toujours la même attitude, le même regard, la même femme, si ce mot de femme n’impliquait pas tout ce qu’il y a de plus mobile ici-bas. Aussi, pour celles qui lisent cette histoire, cette Yseult toujours à la même place, ce caractère autrefois passionné mais devenu pur et froid comme l’albâtre sur lequel les jours ne posaient même pas leurs nuances éphémères, pourrait bien n’être que d’un assez médiocre intérêt. Il n’y avait, en effet, rien d’inattendu en Yseult, rien n’étant plus conséquent à soi-même et de plus continu que l’inertie. Elle semblait reposée et calme comme la force ; mais ce n’était pas la volonté, cette source de toute grandeur morale, qui avait mis au silence les révoltes intérieures. Elle avait souffert et saigné longtemps sous sa couronne d’épines, puis le front lui avait durci. Seulement ne rien pouvoir contre le sort n’est pas se résigner davantage que de demeurer abattue. Elle n’avait rien fait contre ses passions mortes pour les faire mourir, et elle n’était, en tout, que l’idéal de la faiblesse de la femme. Allan, qu’elle n’avait pas aimé et qui ne l’aimait plus, gardait pour elle une espèce de religion de respect. La façon dont elle avait accueilli les aveux de sa fille lui fit bien prévoir la manière dont elle agirait avec lui… S’il avait douté d’elle une minute, le doute ne pouvait pas durer. Cependant il ne pouvait pas se défendre d’un embarras qui ressemblait à ses premières craintes. On a la lâcheté de ses torts, et ses torts n’avaient pas changé. « Tout en resterait-il là ?… » se demandait-il ; ou reviendrait-elle sur ce qui s’était passé entre eux ?… Puisque déjà madame de Scudemor avait eu la délicatesse du silence, ne pourrait-elle l’avoir encore ?… et quoiqu’un entretien où seraient ramenés de tristes et humiliants souvenirs ne pût lui être que pénible, il le souhaitait presque, n’eût-ce été que pour sortir du vague dans lequel il se trouvait enveloppé.

Car la vie s’était refermée sur eux trois, depuis le jour où Camille avait tout dit à sa mère. La même vie, avec son même branle monotone et lent, et son éternel sillage effacé toujours. Peu de temps s’était écoulé, il est vrai, mais Yseult n’avait rien confié encore à Allan de la promesse faite à Camille. Une allusion à cette promesse ne lui était pas même échappée. Qu’attendait-elle, puisqu’elle était résolue ? Que se roulait-il dans cette âme enveloppée dans une enveloppe de chair de plus en plus dévorée, et qui néanmoins était impénétrable comme au jour où une mâle vie et une beauté puissante étaient l’abri d’un bouclier au cœur atteint ?… Si madame de Scudemor avait aimé Allan de Cynthry ; si, dans l’intérêt du bonheur de sa fille, elle avait eu à consommer quelque grand et obscur sacrifice, — sang du cœur offert à Dieu, en secret, dans le vase d’or pur de la conscience ; — sa lutte eût expliqué ses hésitations silencieuses. Il faut si souvent, comme le Romain, reprendre avec ses deux mains ses entrailles et y aller à deux fois pour mourir ! Mais Yseult n’avait pas la vertueuse difficulté du sacrifice. Passionnée, elle eût été plus grande ; elle eût été plus sainte. Mais on n’a à dire que ce qu’elle fut. Pauvresse de l’âme, à qui ses inglorieux dévoûments arrachaient presque un sourire, et qui ne soulageaient pas sa misère !

Camille demandait chaque jour à Allan : « Ma mère t’a-t-elle parlé aujourd’hui ? » Et sur la réponse négative du jeune homme, elle ajoutait avec une espérance un peu impatiente : « Ce sera donc pour demain ». Allan, elle en était sûre, n’avait aimé qu’elle, et leur avenir à tous les deux lui paraissait long et serein comme aux premiers moments de son amour et aux plus beaux jours de sa vie. Pourquoi, cette vie, ne la revivrait-elle pas ? Pourquoi y avait-il des différences dans son bonheur présent et son bonheur passé, puisqu’il n’y en avait pas dans son amour ?… Elle cherchait à s’expliquer ses troubles et ses ennuis par les exigences d’un sentiment que l’unité dans le mariage devait apaiser. Elle se montait la tête pour être heureuse. Quand on est moins heureux, on se reproche d’aimer moins. On a remords du bonheur devenu impossible, parce que les âmes aimantes sont timorées. Pauvres âmes qui confondent, pour en souffrir davantage, les aridités de la vie avec les sécheresses du cœur !

Les défiances et les jalousies qui avaient aigri l’amour de Camille n’en avaient pas diminué la violence. Son amant lui était toujours aussi cher. La femme capable d’aimer se déprend si lentement ! Il n’en était pas tout à fait de même pour Allan. Il était homme, plus fort et plus grossier. Il marchait plus vite. Il se détachait mieux. Il n’avait pas eu besoin de mettre ses deux mains sur la blessure par laquelle l’amour s’écoulait, car cette blessure ne paraissait point mortelle. Elle ressemblait à ces imperceptibles plaies qui ne répandent par jour qu’une ou deux gouttes d’un sang presque rose, et qui n’empêchent pas de vivre. On n’est pas plus pâle. L’œil étincelle avec la même plénitude d’azur, de lumière et de larmes. On boit l’enivrement à toutes les coupes, et la main les soutient encore aux lèvres avides sans faillir ; mais ces deux gouttes de sang, revenant toujours à la même place, essuyées chaque soir et jamais taries, c’est la mort… L’âme suinte par là son agonie. C’est le contraire de Jésus-Christ. L’épine déchirait les divines tempes, et des fleurs éternelles fleurissaient dans le cœur plein d’amour. À nous, hommes, les couronnes embaument encore la chevelure que nos cœurs expirent sous le dard envenimé. Allan, qui n’était pas un Dieu, voulait toujours aimer qu’il le pouvait à peine. Camille, tantôt, n’aurait plus pour lui que cet intérêt des souvenirs qui n’est pas toujours une puissance ! Contradiction de la nature de l’homme ! les défiances et les emportements de la femme jalouse, il les eût maintenant préférés aux ardentes confiances et aux tendres expansions de l’amante rassurée. Il n’y répondait qu’avec la gaucherie de la froideur. En vain, en la voyant si tendre et si fidèle, repoussait-il l’idée d’affliger un cœur tout à lui. Il se disait qu’il lui donnerait toute sa vie. Don insuffisant à la place de l’amour, cette tunique qui emporte nos flancs avec elle quand on essaye de l’en arracher ! Mais cette inepte générosité d’une heure ratifierait-elle, huit jours après, les engagements qu’elle aurait pris ?… Le mal était irréparable… Ce n’est pas vrai, comme on l’a prétendu, qu’en amour il y a un ver marin qui bouche avec des perles les trous faits au précieux coquillage ; il n’y passe que l’eau de la mer qui est salée et rongeante, qui ternit et qui mord un peu plus… Telle est la vie, telle est notre âme. Elles ne seront pas déchirées, les pages qui vont suivre, — car il n’y a probablement plus que les athées de l’amour, vivants désespérés au milieu des autels renversés et des idoles brisées de la vie, qui puissent continuer ce triste récit…

XIV

Cependant le jour tant désiré arriva. Madame de Scudemor demanda tout à coup Allan auprès d’elle. Elle n’était pas descendue encore. Allan la trouva dans son appartement, assise à une place bien connue et qu’il n’avait jamais oubliée… C’était sur le canapé bleu où elle lui avait parlé pour la première fois de l’amour deviné par elle avec une si grande compatissance, et où, vaincue par ses larmes, elle avait rétracté sa sentence d’exil. Quand Allan entra dans cette chambre et qu’il vit Yseult à cette place, il éprouva quelque chose d’assez analogue à l’impression que nous envoient à l’âme les appartements de ceux que nous avons aimés et perdus. Hélas, ici, tout était de même ! Seulement le cœur d’Allan avait changé.

Mais non, tout n’était pas de même… Yseult était aussi extrêmement changée dans sa forme extérieure qu’Allan dans ses sentiments les plus intimes. Le temps avait frappé l’une à la surface et atteint l’autre plus loin que l’écorce, mais le cœur de l’un pouvait avoir encore des moissons d’amour à recueillir et à prodiguer, tandis que, chez l’autre, le souffle aride de la vie avait tout emporté d’une beauté qui aurait dû mettre, à ce qu’il semblait, plus de lenteur à mourir.

Allan était ému en approchant de cette comtesse de Scudemor qui avait été pour lui Yseult. Elle vit à sa contenance ce qui lui remuait dans le cœur, et elle le fit asseoir sur le canapé à côté d’elle :

— Allan, — se mit-elle à dire aussitôt, — vous ne croyez pas, j’imagine, que je vous appelle près de moi pour vous adresser des reproches. Vous avez aimé Camille ; vous avez été aimé d’elle. Vous l’avez entraînée, vous l’homme, c’est-à-dire le plus fort, et qui, pour cela même, auriez dû la préserver de vous ; mais vous étiez entraîné comme elle. Il n’y a eu en vous ni sang-froid, ni mauvais calcul. Comme je vous sais d’une noble nature, peut-être même avez-vous livré bien des combats à votre amour. Mais vous voyez, mon ami, si les conséquences des passions sont terribles, puisqu’on est obligé de les absoudre !

Seulement, pourquoi avez-vous attendu si longtemps à me tout avouer ? Vous perdiez ma fille aux yeux du monde, si un sentiment de jalousie, que vos lenteurs exaltaient encore, ne lui avait donné une confiance qu’elle n’a jamais eue avec moi. Étiez-vous donc assez orgueilleux ou assez pusillanime pour sacrifier celle que vous aimiez à l’inévitable embarras d’un aveu ? Et pourquoi même cet embarras, Allan ? Vous avais-je donné le droit de douter d’Yseult ?… Si j’avais été une autre femme, je concevrais mieux vos hésitations. Mais ne me connaissiez-vous pas ?… Vous semblais-je vivre sous l’influence des idées ou des sentiments de la foule ? Vous ne vous rappeliez donc pas le passé ? Ce passé n’aurait-il pas dû vous aider à me juger comme j’étais ? Ne vous souveniez-vous donc pas de ce que je vous ai dit tant de fois ici même ? — et du doigt elle indiquait le tapis, que son pied foulait hautainement comme on foule aux pieds une misérable affection perdue, — ici où nous voilà, après quatre ans, vous guéri de votre fol amour, et moi sur le point de devenir votre mère. Ce que je voulais, alors, ai-je cessé de le vouloir depuis ?… Ah ! si durant ces quelques années pendant lesquelles j’ai désiré vous épargner des souffrances trop connues, j’avais pu me reprendre à un sentiment, si faible eût-il été, je comprendrais que vous n’eussiez pas osé m’arracher d’un coup une illusion dernière. Mais vous savez, Allan, si j’ai cru une seule fois à vos paroles et si nos liens n’ont pas toujours été flottants.

— Yseult, — lui répondit Allan, — vous êtes la femme la plus sincèrement et la plus simplement grande qu’il y ait… Non, je ne vous jugeais pas commune. Si je ne me confiais pas à vous, c’est que je ne me fiais pas à moi-même. Un premier amour nous laisse dans le cœur de ces vides que le second ne peut combler, des vides et aussi des reproches qu’on se fait, comme si on avait été infidèle ! Je vous évitais, Yseult, comme j’aurais voulu éviter ma conscience, cette conscience qu’on emporte toujours avec soi !

— Dites votre orgueil, mon ami, — reprit-elle, — car l’homme se méprise de ne pouvoir aimer longtemps, pour peu que sa nature ne soit ni légère, ni dégradée. Mais cet orgueil, Allan, deviez-vous l’avoir avec moi ? Ne vous avais-je pas prédit la mort prochaine de votre amour ? Ne vous avais-je pas montré les misères du cœur, si tôt fini, si tôt rassasié, et n’était-ce pas dans le mien que j’étais allée les prendre pour vous les montrer ?… N’est-ce pas en vous parlant de mon néant que j’ai essayé de vous convaincre de l’inanité des affections ?… Mon cœur n’a-t-il pas été dans vos mains ce qu’était la tête de mort dans celles d’Hamlet, quand il y cherchait la pensée et qu’il ne l’y retrouvait plus ?

Et, en jetant ces mots mélancoliques de sa voix lente et sans mélodie, — appuyée qu’elle était sur son coude, froissant de sa main gauche un long châle orange tombé de ses épaules aux hanches et flottant mollement autour d’elle, comme l’écharpe d’or du soir aux âpres flancs de la montagne, — image austère de la Destinée, elle semblait secouer de la suave draperie qu’elle étalait sur ses genoux tous les secrets de la mort et de la vie. Allan la contemplait dans sa pose auguste, pâle mais non sombre comme le marbre d’un tombeau sans cyprès, et la conviction qu’elle exprimait, une fois de plus, cette science du cœur apprise et retenue, le frappa comme une vérité nouvelle. Du buisson ardent de son enthousiasme, Dieu apparaissait enfin à ce Moïse de l’amour et lui faisait voiler son visage en écoulant la loi terrible ignorée et niée si longtemps. Était-ce l’harmonie qu’il y avait entre ce que disait Yseult et ce qu’elle était ainsi disant, — beauté perdue, yeux torches bientôt éteintes, sein auquel restait comme l’ornière du char de la vie dans ces dernières années si rapides, — était-ce toute cette dévastation au déclin qui apprenait mieux à Allan la fin de toutes les gloires de la vie et l’initiait davantage au secret de nos amours de poussière ? La Sybille parlait-elle pour lui plus haut que l’oracle ? ou était-ce le premier reflux de la jeunesse qui se retire souvent dans nos cœurs lorsque, sur les rivages de l’existence, la marée bat son plein et semble monter encore ?… Toujours est-il qu’Allan sentit une adhésion fatale dans son esprit aux paroles de madame de Scudemor. L’idée que son second amour allait expirer comme le premier, qui n’était encore que confuse, prit à ses yeux une netteté souveraine. Il s’envisagea tout entier. Yseult et Camille lui faisaient l’effet d’être deux cadavres au fond de son cœur. Il les vit et se tut, ne niant plus rien. La vérité le domptait enfin, ce fort jeune homme. La hache pouvait redoubler les coups à la racine de l’arbre, il n’en tomberait oiseau ni feuille. L’âme était dépeuplée des derniers doutes et des plus opiniâtres illusions.

Après un instant de silence : — Allan, — continua madame de Scudemor, avec le sourire que Shakespeare donne à la Patience quand elle regarde la Douleur, — Allan, dans quelques jours vous épouserez ma fille. Je ne vous dirai point : Soyez heureux. C’est un mot que je ne saurais prononcer sans mensonge. Mais votre amour, et le sien pour vous, puissent-ils durer longtemps ! Je le souhaite. Maintenant, il vous sera plus facile de ne pas trahir avec Camille ce passé qu’on ne peut pas toujours oublier. Que ce passé demeure un éternel secret entre nous ! Mais il y a un autre secret encore qu’il faut aussi y ensevelir.

Allan la regarda sans comprendre. Elle reprit, avant de lui avoir donné le temps de lui adresser une question :

— Écoutez, Allan ! Quand ma fille, qui dans huit jours sera votre femme, est venue m’annoncer sa grossesse, j’aurais pu lui répondre que j’étais grosse aussi, moi !

Allan fit un bond et s’écria. Mais Yseult posa sa main sur la bouche du jeune homme : — Prenez garde ! — dit-elle, — Camille pourrait vous entendre. Si vous êtes un homme, sachez vous contenir. Voyez, — ajouta-t-elle, en écartant les deux bouts du châle qui se croisaient sur ses genoux, — si j’ai bien gardé mon secret !

Elle était enceinte de huit mois.

— Je ne devais — continua-t-elle — vous le révéler qu’à l’heure même où j’aurais eu besoin de vous pour qu’il ne fût pas pénétré. Vous n’en avez rien entrevu à travers mes souffrances. Et, pourtant, il n’y avait pas pour moi un mouvement, pas une attitude qui ne fût une cruelle imposture. Mais, grâce à l’habitude de souffrir la douleur ne m’a pas vaincue, et la seule fois que Camille aurait pu tout soupçonner c’est quand elle me surprit, demi-nue, dans mon cabinet de toilette, avant que je n’eusse eu le temps de me couvrir de mon manteau.

Allan était atterré d’étonnement et d’effroi.

— Mon calme vous fait peur, Allan, — dit-elle, — mais l’idée qui vous accable aujourd’hui ne m’a pas quittée depuis huit mois. Je m’étais abandonnée à la pitié, c’est dans ma pitié que je suis punie. Il fallait que ce dernier sentiment, comme les autres, se retournât contre moi !

Quant à vous, Allan, — continua-t-elle, — vous voilà deux fois père, et il y a un de vos enfants dont vous cacherez la naissance, parce que les hommes la flétriraient de leurs stigmates de bourreau. Ce n’est pas pour moi, qui n’ai rien à demander à la vie et à qui l’injure et le mépris des hommes ne tireraient pas un mouvement de révolte contre eux de ce cœur mort et de ces nerfs anéantis ; ah ! ce n’est pas pour moi, allez, que je réclame le silence et l’obscurité ! Mais c’est pour l’enfant à qui la Pitié, dont il est le fruit, a imprimé une malédiction jusque dans mon sein ! Ce n’est pas pour l’enfant de Camille, de l’amour heureux et partagé ; mais c’est pour le mien, Allan, c’est pour le triste enfant de la Pitié. Vous aurez bientôt des devoirs à remplir vis-à-vis de Camille, et déjà, même, n’en avez-vous pas ?… Que mon enfant soit donc sacrifié à celui de Camille, je ne me plaindrai pas. Au contraire ! Je le demande et je le veux. C’est à Camille, surtout, qu’il faut épargner les douleurs cruelles de l’amour blessé. Puisque je comprends cela vous devez le comprendre aussi, car je n’ai que ma pitié de femme, et vous, vous avez votre amour ! Allan, je voudrais vous donner du courage contre cette paternité qui vous poursuit déjà comme un remords. Votre autre enfant ne volera pas l’amour que vous aurez pour celui qui vous dira moins hautement « mon père ». Vous l’aimerez, n’est-ce pas ? Eh bien, on paie tout, on s’acquitte de tout avec de l’amour ! On efface même le malheur que l’on a causé. Il est impossible que vous ne l’aimiez pas, cet enfant. Hélas ! moi qui ne peux plus rien aimer au monde, moi qui l’ai conçu sans amour, je n’ai à lui offrir que la pitié qui n’a pas suffi à son père et qui ne lui suffira pas davantage. Allan, — dit-elle d’une voix profonde, après une pause, — aimez-le pour nous deux !

Chose digne d’émouvoir que cette prière d’une mère qui demandait qu’on aimât son enfant mieux qu’elle, parce qu’elle ne trouvait pas dans sa poitrine assez d’amour à lui donner. Allan mesurait toute l’étendue de l’infortune de cette femme. Touché jusque dans ses entrailles il lui prit les mains dans les siennes, ces mains dont le contact n’était plus pour lui qu’une impression douce et froide : — Yseult, — lui dit-il, — ô Yseult, noble et malheureuse femme, vous vous abusez encore ! Vous l’aimerez, votre enfant.

— Ah ! vous savez bien que je ne puis pas, — reprit-elle avec la douceur d’une résignation sublime. — La volonté ne peut pas plus nous faire aimer que vivre. Heureuses, sans doute, qui cessent de vivre avant d’aimer ! Le sort ne m’a pas donné d’être comptée parmi elles, et la force d’aimer que j’avais ne m’aura servi qu’à souffrir, même après que je l’ai perdue !

Et, voyant que ses paroles de consolation étaient inutiles, Allan abandonna les mains qu’il tenait comme le naufragé qui lâche sa dernière planche de salut.

— Il n’y a rien à faire, Allan, — dit Yseult, en branlant la tête et à qui le mouvement d’Allan n’avait pas échappé. — Vous aussi, vous avez eu pitié de moi comme j’ai eu pitié de vous. Vous voulez me faire croire à un sentiment qui n’est plus, — mais faire croire à un sentiment, c’est le donner. Dieu seul le pourrait, mais non les hommes. Mon pauvre enfant, laissez-moi achever de vivre dans l’isolation de mon âme. Ce ne sera peut-être pas bien long. Surtout, n’essayez pas de me rendre ce que je n’ai plus. N’y avez-vous pas perdu votre amour ? Vous y perdriez votre pitié. Ne vous détournez pas pour moi de l’amour et du bonheur de la vie. Je vous paraîtrais peut-être une ingrate, parce que je n’en serais pas attendrie. Souvenez-vous de l’enfant, mais oubliez la mère. Il n’y a que l’amour qu’on nous donne qu’il n’est pas permis d’oublier. Voilà pourquoi Camille doit vous être à jamais sacrée, même quand vous cesseriez de l’aimer un jour. Allez la retrouver, mon ami, dites-lui que j’ai confirmé le don qu’elle vous a fait d’elle-même et que j’ai reçu vos serments de la rendre heureuse. Chassez de votre front ces nuages qui pourraient l’inquiéter encore. Allez, mon ami, et laissez-moi.

Allan était trop sous le poids de la confidence qu’elle venait de lui faire et des pensées qu’elle avait élevées tumultueusement en lui, pour obéir à cette injonction de madame de Scudemor. Il hésitait et il restait immobile ; mais elle, qui lisait mieux en son âme que lui-même, lui dit, en se levant du canapé et en ramenant aux épaules le châle égaré qu’elle drapa autour de sa taille alanguie :

— Eh bien ! donnez-moi votre bras, mon fils, et retournons trouver Camille tous les deux.

Et ils descendirent dans le jardin, où ils croyaient qu’elle était et où ils ne la trouvèrent pas. Le soleil était couché depuis une demi-heure, mais il n’avait point tout emporté des rayons qu’il venait de répandre à torrents sur la terre. Ils semblaient y traîner, à l’or et au vermillon liquide dont tous les objets étaient trempés. Le ciel était d’un azur sombre et qui allait toujours s’assombrissant davantage des bords de l’horizon au zénith. Contraste singulier et frappant ! L’ombre se projetait des régions de la lumière et la terre, dans ses vapeurs opaques, s’embrasait d’on ne sait quel reste d’éclat qui avait disparu de là-haut. Le jour se mourait par la cime, comme un homme de génie qui deviendrait insensé. La lumière s’en allait du monde comme les plus nobles facultés de la personnalité humaine. Mais la vie restait dans l’un comme dans l’autre. Seulement une vie aveugle, ténébreuse, stupide, un ardent sommeil entrecoupé de rêves et de sueurs. Vraiment la terre n’était pas tranquille, ce jour-là ! On la sentait presque se cabrer sous les pieds… Les airs regorgeaient de suavités de toute sorte, harmonies humides, parfums doux et tendres, et c’était un de ces moments où l’homme, à l’unisson du grand tout qui l’entoure, noie avec une volupté pleine de force son fragile cœur dans le vaste cœur de la nature.

« Que ce jour meurt bien ! » murmurait Yseult. On aurait pensé qu’elle enviait le glorieux déclin de ce jour radieux. Elle qui avait ressemblé si longtemps à cette nature féconde et luxuriante, il ne lui restait qu’un ciel terne à la fin de sa journée, un vent froid après tant d’orages. Allan, auprès de qui elle s’était assise, en attendant Camille, sur le banc de l’extrémité de la terrasse avec cette grâce qui, plus que la beauté, lui était demeurée fidèle, Allan, à cette parole qu’il pouvait prendre pour un regret, eut comme le pressentiment de la fin prochaine de madame de Scudemor. Une voix lui disait dans le cœur que le désir trahi était exaucé ; mais ce pressentiment qui voila le front de l’homme d’une grande tristesse, n’effleura pas celui de la femme. Il n’approcha pas de qui l’eût repoussé comme un trop audacieux espoir de délivrance. Allan seul y fut accessible, comme seul il devait en souffrir. Les souvenirs de l’amour qu’il avait éprouvé pour elle s’attestaient d’une manière touchante et sacrée par l’état de grossesse d’Yseult. Mais, hélas ! faut-il appeler cela de l’égoïsme ? ou Dieu ne permettait-il pas qu’Yseult recueillît pur, à son tour, le sentiment qu’elle avait donné sans réserve ? En dehors d’elle comme au-dedans, solitude ! Et même, ce qu’Allan sentait d’attendrissement, à cette heure, était moins de la pitié pour elle que de la pitié pour son enfant.

XV

Les quelques jours que madame de Scudemor avait marqués pour le mariage de Camille et d’Allan ne tardèrent pas à s’écouler. Comme depuis son retour d’Italie on savait à peine à Paris qu’elle fût revenue, et que d’ailleurs sa santé aurait été un suffisant prétexte pour ne pas donner de fêtes à l’occasion de ce mariage, elle n’y invita personne. Il fut résolu que rien ne serait changé à la vie qu’ils menaient tous les trois au château des Saules jusqu’à l’hiver, époque à laquelle le jeune ménage partirait pour Paris.

Le mariage se fit donc, — comme tous les mariages devraient se faire, — obscurément, au fond d’une campagne, dans une petite église de village. Nulle société envieuse, ironique et impie n’accompagna ces deux beaux jeunes gens qui s’unissaient devant Dieu, et n’espionna les joies modestes de la femme sur le front où, le lendemain, d’obscènes regards les y eussent cherchées à travers de confuses rougeurs. Pour tous témoins, il n’y avait là que quelques jeunes gens et quelques vieillards du village, vêtus de leurs habits de fête. Simples âmes, qui voyaient dans cette cérémonie du mariage le plus grand événement de leur vie à venir et le plus touchant de leur vie passée. Camille avait pris pour sa couche-bru, comme l’on dit dans le pays, une des jeunes filles qui étaient venues, la veille, lui offrir l’oranger où elle devait cueillir la branche d’usage destinée à son front. Hélas, ce n’était plus un symbole ! Quoique heureuse, la mariée la regarda longtemps avec rêverie, cette blanche fleur qui allait mentir, et, rougissant pour toutes les deux, elle la dissimula pudiquement sous une des tresses de sa forte chevelure. Et c’est ainsi que, d’emblème de l’innocence, la fleur devint celui du mystère que Camille cachait dans son sein.

Jamais mademoiselle de Scudemor n’avait été si belle. Les images du passé se joignant aux idées que faisaient naître les circonstances de ce jour, lui donnaient un embarras charmant, un trouble plein d’ivresse et de langueur, d’ardeurs noyées dans des tristesses plus voluptueuses que ces ardeurs mêmes. Jusque dans sa démarche, il y avait de son âme. De la porte de l’enclos à l’église bâtie au milieu elle s’appuya sur le bras d’Allan, non comme une jeune fille ignorante et timide, mais non plus comme la femme heureuse et fière de l’amour de son époux. C’était quelque chose de l’un et de l’autre de ces sentiments. En la voyant ainsi s’avancer sur le bras d’Allan, un observateur ou un poète, à l’intuition sûre, aurait peut-être soupçonné la position de cette languissante épousée ; mais il n’y avait ni poète ni observateur parmi ces villageois, qui ne savaient pas que, pour le rendre plus enivrant encore, au bonheur actuel de ce jour s’ajoutait celui des souvenirs. Gens candides, qui n’avaient pas réfléchi sur eux-mêmes, et à qui rien n’avait appris qu’avoir été coupable rend plus heureuse, au jour de l’union désirée, que d’être demeurée innocente.

On avait répandu des jonchées de primevères dans la nef, dont les croisées ouvertes recevaient en plein un air frais et pur. Plus d’une fois, pendant la cérémonie, les pigeons du presbytère vinrent se poser sur le bord des fenêtres comme des messagers de joie. Camille pouvait les voir du pied de l’autel où elle recevait la bénédiction du prêtre. Une pensée superstitieuse naquit en elle comme il arrive souvent, dans les circonstances solennelles de la vie, même aux moins rêveuses. Elle s’imagina que ces oiseaux étaient un présage et que, s’ils quittaient la fenêtre avant la fin de la cérémonie, son bonheur s’en irait avec eux. Hélas ! les oiseaux s’envolèrent… L’étincelante beauté de Camille se couvrit d’une pâleur soudaine aussi grande que celle de sa mère, debout à côté d’elle et qui, sans sourires et sans larmes, regardait marier son enfant. Seulement, pour Camille, cette pâleur devait disparaître à la voix d’Allan, tandis que, pour Yseult, c’était un suaire qu’elle emporterait dans la tombe.

Après la cérémonie, Camille demanda à Allan de retourner tous les deux à pied au château. Madame de Scudemor, dont l’état de souffrance motivait une foule de ménagements, remonta en voiture et les laissa. On était en juin, ce mois inondé de lumière et embrasé de soleil comme un regard de femme amoureuse. Du côté opposé au marais les airs se tiédissaient, sur toute la route qu’ils parcoururent, de l’alanguissante odeur des colzas qui balançaient leurs milliers d’aigrettes d’or à perte de vue. Les blés n’étaient pas avancés. De sveltes épis d’un vert tendre ne montaient pas plus haut que les colzas en fleur. À d’autres endroits les trèfles étendaient leur laque carminée et sombre, et nul arbre n’ombrageait ces plaines qui n’avaient guère au dessus d’elles que le cintre du ciel. Allan et Camille les traversaient pas à pas, suivant les chemins étroits que la charrue épargne au bord des champs cultivés. Promenade qui leur rappelait celle d’il y avait près de quatre ans, dans les même lieux. Camille surtout y trouvait un grand charme… Elle se souvenait de son isolement lors de la maladie d’Allan, et le souvenir du mal passé assaisonnait délicieusement les émotions qu’elle recueillait dans son cœur. C’était dans ces champs qu’elle avait emporté son secret d’inquiétude et de jalouse amitié qui présageait si bien l’amour, — qui était de l’amour peut-être, à son insu à elle-même comme à celui de tous… C’était là qu’elle avait séché ses larmes, si toutefois elle en avait répandu… Et elle ne retrouvait pas plus sur la terre rousse du sentier la trace de son petit pied d’enfant, que dans son âme les vestiges de la douleur endurée.

« C’est un pèlerinage d’expiation que cette promenade, Allan, — disait Camille. — Je voulais que le jour où nous commençons d’être inséparables, nous pussions passer ensemble là où j’étais passée seule et malheureuse. Quand tu fus malade de cette chute et de cette fièvre dont tu faillis mourir ma mère m’avait exilée de ta chambre, et c’était ici que je venais attendre la fin de ces jours si longs ! »

Allan pressa la main qu’il avait dans la sienne ; l’heureuse femme crut qu’il la comprenait… Elle vit dans son silence un attendrissement qui n’existait pas. Ses paroles avaient réveillé de dévorants souvenirs dans le cœur de son mari. Il pensait à Yseult et aux soins qu’elle lui avait prodigués. Il se la rappelait comme elle était posée au chevet de son lit, et, par une singulière contradiction, ce qu’il éprouva ressemblait plus à du regret qu’à du remords. Malheureux homme, qui se détournait du présent et de l’avenir, inassouvi de l’un et dégoûté de la perspective de l’autre, pour se rejeter au passé qui ne lui appartenait plus ! C’est ainsi qu’après l’avoir aimée, et au moment où Camille était à lui pour la vie et où il venait de jurer devant Dieu et les hommes de l’aimer toujours, il lui faisait, dans sa pensée, sa première infidélité.

Mais il eut honte de ce regret involontaire ; il l’étouffa et il crut en avoir fini avec le passé. Il se trompait. Un premier amour influe sur toute la vie. On aime après, on aime encore, et peut-être aime-t-on davantage ? Mais on porte un signe dans le cœur, signe maudit ou béni mais ineffaçable. Le doigt de la première aimée est comme celui de Dieu. L’empreinte en est éternelle… À chaque amour qui finit, à chaque illusion qui s’en va, à chaque boucle de cheveux coupée sur des têtes mortes, une seule image apparaît et se traîne dans le vide du cœur et il semble toujours qu’il n’y en a qu’une qu’on ait trahie !

Ceux qui sont mariés le savent bien. Il faut être bien follement enivré ou bien stupide pour que, le jour du mariage, on n’ait pas des tristesses incompréhensibles, même ceux-là qui ont vécu le moins de la vie du cœur. On a vu souvent de petites pensionnaires, mariées du matin, frissonner au bal le soir, dans la soie dont elles étaient vêtues, sans savoir pourquoi ce glacial frisson les atteignait un pareil jour… Allan chercha à engloutir en lui ce qu’il avait de morne au cœur au milieu des joies impuissantes de la simple fête qu’on donna aux Saules. Les villageois et les pêcheurs de la Douve dansèrent dans les cours et sur les gazons. Camille y dansa elle-même, mais elle se retira de bonne heure. Elle n’était plus la jeune fille qui voit venir le soir avec les tremblements d’une pudeur craintive et des désirs mal combattus. Ce qu’il y avait derrière le rideau de la couche nuptiale, elle le savait, et si elle aspirait à l’heure mystérieuse et sacrée c’était pour être seule avec celui qu’elle aimait, seule et toute à lui, sans avoir à craindre l’entrecoupement d’une caresse !

À la fin, ce moment arriva où les battants d’une porte fermée firent le désert autour d’eux. Ils venaient de quitter leur mère, que la fatigue avait forcée de se mettre au lit. À cet instant où Allan souhaitait une nuit tranquille à celle qu’il abandonnait, sur la couche où il avait veillé à côté d’elle, pour aller veiller avec une autre pendant qu’elle essaierait de dormir, — si toutefois l’enfant qu’elle portait dans son sein n’interrompait pas son sommeil, — il éprouva un si grand trouble que le baiser réservé à la joue il le prit, par un mouvement rapide et confus, au bord des lèvres connues… C’étaient toujours les mêmes, froides et séchées. Mais ce baiser involontaire et hâté, à moitié donné et aussitôt repris, lui causa une impression saisissante et le rejeta dans les pensées que, le matin, il avait essayé d’éloigner.

— Oh ! nous sommes seuls et à nous ! — dit Camille, avec l’ingénuité d’un amour profond, en entrant dans la chambre qu’ils devaient désormais habiter. Madame de Scudemor avait soigné elle-même chaque détail de cet appartement. Tout y était commode, élégant, attestant l’imagination d’une femme qui a connu l’amour et le luxe ouaté qu’il exige. Qui peut dire s’il n’y avait pas eu pour Yseult une douleur attachée à chaque détail de cette chambre, ornée et arrangée par elle ? Mais elle n’en avait oublié aucun. Une pensée cruelle ou triste avait peut-être accompagné chaque soin qu’elle avait pris pour que la félicité de Camille ne se blessât pas à quelque angle des choses qui allaient l’environner ; pour que les pieds nus de l’heureuse épousée ne trouvassent pas le tapis qui les recevrait d’un tissu trop rude. Elle n’avait pas moins dit, l’infortunée : « mettons bien à l’aise son bonheur ! » tout en opposant peut-être intérieurement sa condition à celle de Camille, tout en évoquant sa détresse passée dans un de ces souvenirs qui survivent à l’oubli de tout et qui, mêlés à tous les actes de la vie, « noircissent chaque rêve », a dit Crabbe, « et empoisonnent chaque prière », mais, hélas ! ni rêve, ni prière, depuis longtemps elle n’en faisait plus !

La fête avait fini de bonne heure aux Saules. On respectait le repos de madame de Scudemor. Les paysans ne prolongèrent pas leurs danses dans la nuit autour du château. Une fenêtre était restée ouverte dans la chambre de Camille et d’Allan. L’air était si doux qu’ils ne songèrent pas à la fermer. La lune commençait à blanchir le bleu de la coupole du ciel, et les accacias du jardin exhalaient leurs parfums d’orange. Ce n’était qu’une belle nuit, mais, pour les âmes tendres, c’était la musique de la nature, — de toutes les musiques celle qui les jette le plus dans les bonheurs insensés de la rêverie et des larmes.

On le sait, Camille n’était point ce qu’on peut appeler « une âme tendre ». Il y avait en elle quelque chose d’emporté, de décidé qui excluait toute idée de tendresse. Mais la sensibilité d’une femme a beau être passionnée, ce n’est jamais comme celle de l’homme qui s’attache davantage au fini, aux arêtes des choses. Dans la sensibilité des femmes il revient toujours comme une plainte charmante, comme une fatigue même d’un bonheur sous lequel elles ploient et qu’elles ne peuvent longtemps porter… Tel était le genre de tendresse de Camille. D’un autre côté, un des caractères du bonheur c’est la lenteur des mouvements dans ceux qui en jouissent. Pour vivre plus longtemps dans la pensée qui rend heureux, on la retient à grand’peine, comme un souffle qui respire ne s’aspirerait plus. Le corps même n’a plus qu’une attitude, comme si, dans l’espace, il y avait à craindre quelque choc invisible et soudain. Camille avait entraîné lentement son mari à la fenêtre. Au lieu de regarder celui qu’elle aimait elle regardait cette nuit, pure comme une âme, ou plutôt elle ne regardait ni l’un ni l’autre. Elle recevait, sans la chercher, l’impression des deux. Il fallait qu’il entrât de la nature comme de l’amour dans son émotion, car il y a un accord parfait entre le cœur et la nature d’où résultait le bonheur infini qu’elle goûtait alors, et dont les autres bonheurs dévorés n’avaient été que la promesse. La fenêtre fermée, le rideau baissé, elle aurait aimé autant Allan, elle aurait été plus seule avec lui, et elle n’eut pas été aussi heureuse ! C’est Pan aussi que devrait s’appeler le bonheur dans nos âmes, puisqu’il est tout et se compose de tout. Des pleurs roulaient dans les yeux de Camille, et elle ne s’apercevait pas que c’étaient des pleurs à travers lesquels elle voyait le ciel qui lui semblait plus beau, plus cristallin, plus humide qu’à l’ordinaire, dans la transparence d’azur de son éther ! Sa tête s’appuyait sur l’épaule d’Allan. Il avait voulu lui parler. Elle lui avait dit à voix basse : — « Oh ! laisse-moi ! » Elle ne bougeait pas, elle ne pensait pas, elle ne désirait rien. Le bonheur l’égalait aux femmes tendres… Qu’elles disent si c’est du bonheur que cet état d’âme, qu’elles connaissent seules, où la voix aimée est moins douce que le silence, et où un baiser, même un baiser, on ne le voudrait pas !

Adorable nuit de noces que celle qui pourrait s’écouler toute ainsi ! Mais de l’amour Allan, depuis longtemps, ne connaissait que les ivresses. Le mariage ne faisait pas refleurir dans son cœur, comme dans celui de Camille, la félicité des premiers instants de l’amour ou une félicité meilleure. Son âme de poète lui avait donc été donnée en vain ! Ce sentiment si fort et si chaste, cette nature dont le charme était non moins grand, ne l’arrachaient pas à ses pensées. Il restait silencieux comme Camille, mais il souffrait. Il songeait à l’autre, — qui comptait sans doute les heures dans l’isolement et dans l’insomnie. Pitié ou regrets il ne voyait plus que confusion en lui-même, et il se demandait si son premier amour n’avait été que mal éteint. En vain se disait-il qu’il voulait aimer Camille. On ne se dit ces choses insensées que quand l’amour n’existe plus ou qu’il va cesser d’exister. L’idée du bonheur retrouvé par elle et qu’il avait peur de troubler, ajoutait encore à son supplice. Pour y échapper, après bien des mouvements en sens divers, il appela la volupté à son aide et sur le cou soyeux de sa femme, satiné davantage par le torrent d’outremer qui y coulait dans le bleuâtre clair de lune, il essaya de réchauffer ses lèvres, froides encore du contact des lèvres d’Yseult.

— C’est toi ! — dit Camille, en lui passant les bras autour du cou, — c’est toi ! et toute la vie ainsi.

Elle n’eut pas la force d’approcher son visage du visage d’Allan, pas la force d’achever la caresse, tant elle était heureuse ! N’était-ce pas un sacrilège à Allan que de rappeler des pures régions de la rêverie et des plus ineffables jouissances cette femme, qui s’y était perdue, pour la faire revivre de la vie terrestre des passions momentanément abandonnée ? C’est qu’il voulait provoquer des enivrements dans lesquels il se cachât à elle et à lui-même, et qu’autrefois il n’avait pas la peine de chercher !

Mais la pensée qui le rongeait fut plus forte que tous ses efforts. Cette jeune femme n’était pas seulement l’épouse du matin, la jeune fille désirée longtemps et enfin obtenue, c’était une femme sans mystère, n’ayant plus que cet amour si grand quand une femme s’est donnée et qu’il ne lui reste plus que cet amour à donner, dernier don repoussé du pied par les hommes ! Aussi la caresse prodiguée ne faisait pas oublier la souffrance du malheureux Allan, qui cherchait à la fuir. Il s’emportait contre lui-même et contre le destin de ce que cette magnifique créature, assise sur ses genoux et dont il pressait avec ardeur les hanches bombées et voluptueuses, ne lui causât plus les émotions qu’elle lui causait naguère et dont il avait un si grand besoin aujourd’hui ! Elle, elle ne voyait pas dans les transports de son mari ce qu’ils cachaient à son âme si amoureusement abusée ! Elle s’abandonnait à chaque instant davantage. Puis, comme elle était naturellement passionnée, elle fit bientôt plus que de s’abandonner… Les rôles changèrent. Allan, vaincu par les résistances de son cœur, sentait que Camille, autrefois si puissante, n’était plus qu’une femme. Le mari restait, mais l’amant avait disparu.

— Tes lèvres sont froides et tes cheveux aussi, — dit Camille, — c’est l’air de la nuit. — Et plus bas elle ajouta, rougissante, ce mot de l’intimité dans lequel se transfondent deux existences et qui devient immonde si plus d’un l’entend : — Couchons-nous !

Elle se leva des genoux de son mari et alla se coiffer de nuit dans la glace. En un clin-d’œil, sa robe de mariée tomba à ses pieds. Elle en sortit toute bondissante, n’ayant plus que son jupon blanc et son corset, étroite et gracieuse cuirasse qu’elle eut promptement délacée. Allan la regardait, morne, à trois pas d’elle. À chaque voile qui tombait c’était quelque beauté nouvelle qui venait d’éclore, un bras entièrement dénudé, une épaule échappant aux plis dérangés d’une dernière tunique, une rondeur de sein plus trahie. Il la regardait machinalement comme un homme rassasié regarde, d’un air vague et froid, la coupe dont il s’est abreuvé et qu’il a vidée, et pourtant, cette coupe, il ne voulait pas la briser.

 
 
 
 
 

Cependant la tristesse sombre qui perçait au tond de toutes les caresses d’Allan, Camille ne l’apercevait pas. Cette nuit de noces n’était amère que pour lui. Pour elle, ses instincts de défiance s’étaient endormis et l’émotion ne leur donnait pas le temps de se réveiller. Mais, pour une autre que Camille, la figure d’Allan sous le demi-jour de la lampe aurait accusé les angoisses qu’il étouffait. Dans les bras de sa jeune épouse il contractait sa fureur intérieure de ne pouvoir entièrement perdre la raison. Elle, les yeux mi-clos et toute pâmée, la tête en saillie sur l’oreiller tiédi de ses souffles, livrait les merveilleuses touffes de ses épaules à respirer à Allan comme des gerbes de fleurs enivrantes. Le cruel les mordit plus d’une fois avec la rage des désirs trompés… Heureusement, la bouche ne déposait pas l’horrible secret dans ses morsures, — et, le lendemain, Camille ne devait y voir que la trace d’une nuit de volupté et d’amour.

Heureuse Camille ! elle ne s’endormait pas, et les heures passaient, aussi pleines et rapides pour elle qu’elles étaient lentes et vides pour Allan. Lui, maudissait cette vie si forte qui résistait à la fatigue des transports et de l’insomnie. Il aurait désiré qu’elle s’endormît. Il se serait trouvé délivré et il aurait respiré tout haut. Quand les yeux de Camille, d’un éclat maintenant aussi voilé qu’ils étaient ordinairement brillants, relevaient leurs noires paupières chargées de brûlantes langueurs pour regarder son mari et s’abaisser de nouveau, Allan tremblait qu’ils ne vissent jusque dans son âme. Une fois il éteignit la veilleuse qui, du somno, projetait la lumière sur le lit, et la chambre et le groupe qu’ils formaient, tout disparut dans l’obscurité. Ah ! si Camille, dans cette obscurité, avait passé les mains sur le visage penché vers elle, peut-être y aurait-elle trouvé les froncements de la douleur que son mari lui cachait !

Cette nuit paraissait d’une longueur sans pareille à Allan. Elle lui ouvrait l’insupportable perspective de revenir, au bout de chaque journée, comme un éternel supplice. Il en comptait toutes les secondes avec l’anxiété de l’attente. Mais qu’attendait-il ? Que cette femme s’endormît ? Chétive interruption à la vie ! Le réveil ne ramènerait-il pas l’irrévocable ? Et, tout en se disant cela au milieu des tourments endurés sur le sein de sa femme, il sentait qu’elle le serrait plus étroitement et il lui rendait son étreinte. Qu’elles sont donc impénétrables les six lignes de chair de nos poitrines, puisque les battements de ce cœur que Camille pressait sur le sien ne l’avertissaient pas !

Enfin, quand le jour vint à poindre, Camille s’endormit de lassitude. Le sommeil est pour les heureux comme pour les justes. Allan la regarda, aux premiers rayons de l’aurore, qui fermait les yeux plus pesamment et qui, par degrés, perdait connaissance. Spectacle délicieux quand on aime ! Mais il ne jouit pas de cette contemplation idolâtre. Il épiait le moment où il pourrait, sans la réveiller, se dégager des bras qui l’entouraient. Il les dénoua doucement, ces bras si forts pour le retenir et auxquels la pression du corps qui avait pesé dessus avait fait contracter, en plusieurs endroits, des rougeurs ardentes. Il quitta furtivement ce lit comme s’il n’avait pas été le sien, s’habilla à la hâte et vint s’asseoir dans une des bergères de la cheminée. Il prit un livre pour se sortir de lui-même, — mais il n’en comprit pas un mot et il resta plongé dans son accablement.

Le jour était haut quand Camille s’éveilla. Avant d’ouvrir les yeux elle fit un mouvement comme pour chercher celui qui devait reposer auprès d’elle, et, ne le trouvant pas, elle se dressa effrayée sur son séant, les yeux démesurément ouverts ; mais, avant qu’elle eut appelé Allan, elle l’aperçut, défait et pâle, au coin de la cheminée : « Pourquoi es-tu là ? » lui demanda-t-elle avec inquiétude. Il lui donna pour raison qu’il s’était trouvé un peu souffrant, et qu’il s’était levé sans vouloir troubler le sommeil dont elle jouissait depuis si peu d’heures. « Mais je suis bien, maintenant, » ajouta-t-il. — « Viens donc m’embrasser ! » lui dit Camille en retombant mollement sur le lit. Il l’embrassa, — mais d’un baiser vide comme le cœur qui le lui donnait.

Ce premier bonjour dans son existence nouvelle avait-il encore la puissance de l’illusion pour Camille ? Quoiqu’il en pût être, elle fut triste tout le lendemain de son mariage. Elle ne fut plus émue comme la veille, en s’entendant appeler : — « Madame ». Elle fut triste, et elle ne put se dire pourquoi… Seulement, elle se rappela plus d’une fois les oiseaux qui s’étaient envolés et qu’elle avait pris pour un présage.

XVI

Quel est celui qui ayant vécu de la vie du cœur n’a pas éprouvé que dans les sentiments dont on a le plus souffert il y a quelquefois des interruptions singulières, une espèce de renouveau en bonheur, imprévu et inexplicable ? … Camille l’avait éprouvé le jour où ses soupçons jaloux avaient disparu, à la parole franche et compatissante de sa mère, jusqu’à son mariage. La main qui lui serrait le cœur avait lâché sa prise et il s’était dilaté encore une fois, mais ce fut la dernière. Elle avait atteint le dernier pic de la cime du bonheur de la vie, mais pour en être plus violemment précipitée !

La tristesse du lendemain de son mariage ne la quitta plus, et elle ne se l’expliqua pas davantage. Elle n’avait aucun reproche à faire à son mari. Dans le temps qu’elle était jalouse, elle supposait des motifs à la froideur d’Allan ; maintenant elle ne le pouvait plus. D’ailleurs, quoique Allan lui eût toujours paru un caractère mélancolique, il était plus expansif et moins irritable depuis son mariage. Hélas ! ce qu’elle prenait pour de l’expansion était plus de naturel dans des relations aussi simples entre mari et femme que fausses entre amants obligés de se cacher ; toute la différence du parler au chuchotement ou au silence. Cette vérité de situation aux yeux des autres, empêchait bien des irritations. On en a quelquefois pour vingt-quatre heures de colères concentrées et dévorées parce qu’on a manqué à un rendez-vous de quelques secondes sur un escalier, par peur de l’espionnage d’un valet.

À ne voir le mariage que comme on le voit au dix-neuvième siècle, par les côtés élégants et polis, celui de Camille et d’Allan était bien ce qu’il devait être. Le mari était, comme on dit, parfait pour sa femme. Tous les procédés, toutes les attentions qui viennent autant de la délicatesse du cœur que de celle de l’esprit, il les avait. Disons même qu’il avait davantage quand madame de Scudemor n’était plus là… Mais si elle s’y trouvait, par hasard, il n’osait aucun de ces muets et charmants abandons qui sont, dans la vie domestique, si touchants sous ks yeux de la mère de la femme qu’on aime. Pour la plus simple des tendresses, pour un baiser donné en rentrant du jardin, elle était de trop.

Yseult savait-elle pourquoi le bonheur d’être la femme d’Allan rendait Camille si triste ?… Elle ne le lui demandait pas. Les âmes hors du commun s’entendent même quand elles s’éloignent. Camille aurait appréhendé une pareille question. Elle reconnaissait bien qu’elle n’était pas heureuse comme elle l’avait été, et comme, mariée, elle croyait l’être… Mais Allan, qui n’en avait pas, aurait-il eu des torts vis-à-vis d’elle et eût-elle aimé mieux sa mère qu’elle ne l’aimait, que les torts d’Allan, elle ne les aurait pas confiés. Quand une jeune femme accuse son mari dans des confidences à sa mère, ou elle est une âme sans noblesse, ou elle ne l’aime plus.

Camille aimait toujours le sien. Elle n’avait pas, comme lui, cette grande imagination qui n’est qu’une éternelle inquiétude, peut-être l’impossibilité d’aimer longtemps un être fini. Son sentiment, à elle, était d’autant plus profond qu’il était plus étroit. Elle n’avait pas une idée qui ne se rattachât à ce sentiment. Comme la plupart des femmes qui aiment, tout ce qui ne se rapportait pas à son cœur l’ennuyait. Les livres même où elle aurait trouvé l’expression de sentiments analogues au sien, ne lui paraissaient que des distractions insipides ; et si le sentiment dont elle attendait tout ne la rendait pas heureuse, quelle serait désormais sa ressource ?…

Il n’y en avait pas. Elle était mariée. Sa vie était faite. Elle avait épousé celui qu’elle aimait, — qui l’aimait aussi, ou du moins le croyait-elle encore, — qui lui étendait sous les pieds le manteau de velours de sa tendresse comme à la Reine de sa vie. Elle s’imputait donc à tort ses longues et vagues tristesses. Elle en accusait son caractère. Cette âme passionnée aurait voulu une caresse de tous les instants, et elle avait pudeur de ce désir. Que de fois, défaillante d’ardeur et de honte, elle posait sa tête sur l’épaule d’Allan sans lui rien dire ! II l’y laissait, lui, ne se doutant pas que cette femme était bouleversée, la croyant seulement attendrie, et, s’il lui mettait ses lèvres au front ou dans les cheveux, sous ces lèvres, à peine effleurantes, l’admirable femme n’insistait même pas !

Elle ne demandait plus à Allan pourquoi il était triste. Elle aurait eu peur qu’il lui répondit : « Pourquoi l’es-tu, toi ?… » et elle eût été confondue. Cependant chaque jour prononçait davantage son malaise. Elle finit par s’avouer qu’elle était malheureuse et elle pleura, ce jour-là, comme si elle avait fait une découverte.

Ah ! plaignez Allan davantage encore ! La volupté le trahissait comme l’amour. Jusqu’ici toutes les caresses dans lesquelles il avait trahi la vérité de son âme avaient été de vraies caresses ; maintenant, non. Il s’acculait aux turpitudes du mensonge à froid. Que s’il y pliait sa fierté tant de fois humiliée, c’est qu’après tout, cette femme, il l’avait aimée ; c’est qu’il avait juré devant Dieu de la rendre heureuse ; c’est qu’elle valait mieux que lui ! Mais la générosité ne saurait durer quand il faut feindre. Et, d’ailleurs, à quoi servirait-elle ? Camille était dupe de l’apparence ; mais quand les vies sont rapprochées et qu’on aime, est-il possible de l’être longtemps ?

Maintenant qu’Allan se détachait de plus en plus de Camille, sa pensée se retournait involontairement, comme dans sa nuit de noces, vers les temps où il avait aimé Yseult. Placé entre ces femmes, il sentait le néant l’atteindre à travers toutes les deux. Yseult ne l’interrogeait pas plus que Camille. Ils vivaient donc, tous trois, leur vie à part, sentant que tous ces liens de famille qui les unissaient avaient une rupture imperceptible et secrète.

Il y avait donc moins de mouvement que jamais dans ce marécageux château des Saules. Des paroles douces et amies dites avec des voix froides ou menteuses, un embarras presque visible, la peur de se blesser, voilà ce qu’accusaient les relations de chaque jour. Il fallait voir toutes ces journées se traîner lentement, les unes sur les autres, sans amener le moindre changement avec elles. Il fallait assister à ces interminables soirs dans le salon qu’Allan passait à marcher mélancoliquement de long en large, madame de Scudemor à lisser ses cheveux sur sa tempe maigrie et creusée, et Camille à baisser les yeux sur son ouvrage pour cacher la trace enflammée des pleurs qu’elle avait versés dans la journée, et qu’elle pouvait montrer sans crainte qu’on lui demandât ce qu’elle avait eu.

Un soir, les fenêtres étaient ouvertes aux dernières haleines et aux derniers bruits du jour. Madame de Scudemor, qui approchait du terme de sa grossesse, était plus souffrante et plus affaissée que jamais sur son canapé ; Camille plus malheureuse de la froideur de son mari qui commençait à percer, malgré lui, dans leur intimité d’époux ; et Allan dans un état sans nom de fatigue et de désespoir. Il avait horreur du vide de son âme. Il voulait quelque chose pour le remplir. Il voulait n’importe quoi, fût-ce du crime, fût-ce du remords, et il allait de l’une à l’autre de ces deux femmes, écorces flétries qui lui étaient tombées de la bouche et des mains et qu’il ramasserait encore ! Mais Camille était la plus dévorée malgré la plénitude de sa jeunesse, la plus flétrie malgré toutes les splendeurs de sa beauté, car elle l’avait aimé. Il la savait donc mieux !

Le salon était plongé dans une ombre épaisse. À peine pouvait-on distinguer madame de Scudemor écrasée sur son canapé, Camille assise plus loin, et Allan qui passait et repassait entre elles, enveloppé de son morne silence. La nappe de lumière qu’épanchait une lune rouge comme une tête coupée qui roulait dans un coin du ciel, sur le marais, n’envoyait rien de son sanglant éclat dans ce salon à travers les jasmins des fenêtres, entre lesquels on la voyait se lever, sinistre, à l’horizon brumeux. On entendait la note plaintive du crapaud répétée à courts intervalles dans le silence du marais, harmonie si résignée, mais si douloureuse ! Depuis quelques jours Camille avait eu la pensée, qui ne viendrait jamais à une femme tendre, qu’elle avait montré trop d’amour à Allan et qu’elle devait exalter le sentiment de son mari en voilant le sien davantage. Pauvre coquette par désespoir elle s’était donc renfermée en elle-même, avec beaucoup de peine, mais Allan n’avait pas pris garde à ce changement dans les manières de sa femme. Tout ce qui l’éloignait d’elle le soulageait trop pour qu’il risquât la moindre observation de nature à faire cesser l’éloignement qui le délivrait de sa présence, et la malheureuse Camille, qui s’était mise à la torture pour que son mari lui adressât un mot plus tendre et qu’il s’occupât d’elle un peu davantage, avait perdu le fruit de ses cruels efforts. « Il ne s’aperçoit de rien, — se dit-elle ; — c’est donc certain qu’il ne m’aime plus ! » et les larmes qu’elle sentait venir lui semblaient le plus pur sang de son cœur. Ce soir, pour la première fois depuis leur mariage, Allan était rentré au salon sans être allé l’embrasser. Cette simple circonstance la jeta dans un véritable désespoir. Il ne faut que le raz du vol d’un insecte pour faire déborder le vase quand il est tout plein.

D’abord ce ne fut qu’une douleur physique vers le cœur, les yeux conservèrent leur sécheresse. Puis il vint deux larmes épaisses et brûlantes, puis, comme elle serait morte si cet état de paroxysme eût duré, les sanglots la prirent, et avec une telle violence qu’elle fut obligée, pour ne pas les trahir, de sortir du salon et de se retirer dans sa chambre. Allan n’en continua pas moins de marcher de son pas monotone. Madame de Scudemor resta dans son attitude. Allan n’avait rien vu, rien entendu. Il avait, en ce moment, l’enfer dans le cœur, l’enfer des passionnés qui n’ont plus de passion et qui en voudraient encore ! Il remarqua, quand elle fut sortie, avec joie la fuite de sa femme. Elle le laissait libre, et une pensée impétueuse et criminelle s’était emparée de ses facultés et subjuguait sa volonté. Après quelques minutes de silence il s’arrêta debout devant madame de Scudemor. On ne le voyait pas, mais sa voix disait tout :

— Yseult ! — fit-il de cette voix qui n’est plus une voix de gorge, mais de poitrine, et de cet accent bas qu’ont le hommes qui ont la terreur de ce qu’ils vont faire. — Yseult !

— Que me voulez-vous, mon enfant ? — lui répondit-elle.

— Pourquoi — fit-il sombrement — m’appelez-vous « votre enfant », puisque je suis le père du vôtre ?

— Parce que, — dit-elle avec son indicible noblesse, — je n’ai jamais eu que ce nom-là à vous donner.

— Vous avez raison, — dit-il, et il tomba comme accablé sur le canapé où elle était assise.

— Souffrez-vous davantage, ce soir ?… — lui demanda-t-il après un nouveau silence, comme s’il avait eu honte de lui-même.

— Oh ! Allan, — répondit-elle avec une intonation qu’elle n’avait jamais en parlant d’elle, — ce n’est pas moi qui souffre le plus !

Il comprit, car il resta muet. Mais ce n’était pas la pitié d’Yseult pour celle qui n’était plus là, ce n’était pas cette pitié divine qui pouvait faire rebrousser le torrent de pensées funestes qui entraînaient Allan et qui le jetaient au Démon.

Il se rapprocha de madame de Scudemor et, la saisissant brusquement à ce corsage qui ne résistait plus comme autrefois mais qui pliait, mol et brisé, il chercha la bouche d’Yseult, avec sa bouche, dans l’obscurité. Yseult avait détourné la tête. Le baiser s’égara dans les cheveux du cou. Allan ne l’y appuya même pas. Avant qu’il eût pu l’y appuyer, il avait appris que ces vains élancements étaient une affreuse ironie, une abominable impuissance, et que des regrets n’étaient pas même des désirs ! Sa dernière tentative pour sortir du vide, même en devenant criminel, avortait, et, redoutant l’indignation d’Yseult qui s’était débattue sur sa poitrine, il se sauva et courut s’enfermer dans la bibliothèque où il ne craignait pas d’être surpris.

Il y resta longtemps en proie à la rage d’un homme qui se révolte contre son impuissance ; il ne sut pas même combien de temps il y resta. La nuit vint. Il n’eut pas conscience de ses ténèbres. Tout à coup, la porte s’ouvrit… C’était Camille, une lampe à la main et en peignoir, gracieuse comme Psyché et triste comme elle, car Psyché c’est l’âme humaine, toute la douleur de la vie !

— Allan, — lui dit-elle en ne le regardant plus, avec ses yeux gonflés et violets, et n’osant plus le tutoyer, — voilà trois heures que je vous attends. Je vous croyais dans le salon avec ma mère ; mais, depuis longtemps, elle est couchée. Tout le monde repose. J’ai couru le château ainsi pour voir ce que vous étiez devenu. Cela ne vous fait donc rien de m’inquiéter ?

Elle était devenue douce, cette violente !

— Pourquoi être inquiète ? — répondit-il durement, quoiqu’il voulût réprimer sa colère. Et elle répliqua, avec une douceur angélique : — Parce que vous ne reveniez pas ! — Mot plein d’un reproche qu’il ne comprit point. Il ne comprit pas qu’elle fût inquiète d’une chose si simple, de ce qu’il ne revenait pas.

— Calmez vos terreurs d’enfant, — lui dit-il maussadement, — et remontez chez vous. Je vais vous y rejoindre dans quelques instants.

— Quand vous voudrez, mon ami, — répondit-elle. — Vous êtes le maître. Pardonnez-moi seulement d’être descendue… — Et elle s’en allait lentement en laissant la lampe sur la table.

Il fut touché de cette résignation : — Camille, — lui dit-il comme elle s’éloignait, — vous vous en allez donc sans me souhaiter le bonsoir ?

Elle lui tendit son front comme une petite fille et répondit, en retenant ses larmes : — C’est que je ne dormirai pas, quand vous viendrez…

Mais ces attendrissements rapides ne changeaient rien à l’état d’âme d’Allan, au contraire. Ils augmentèrent son angoisse. Il se rappela que cette vie, dont il s’était chargé, il n’avait ni la force, ni la volonté de la rendre heureuse. « Toutes ces lâches fourberies me pèsent, — pensa-t-il. — Il faut que j’avoue tout à Yseult. » Et il se mit fiévreusement à lui écrire, cherchant, comme toutes les âmes qui n’en peuvent plus, du soulagement dans des aveux.

Dans cette horrible lettre il lui disait : « Je n’ai pas peur d’être dur vis-à-vis de Camille, elle qui m’aime tant ! Je n’ai pas peur de son désespoir. Je n’ai peur, Yseult, que de ton mépris ! Voilà ce qui m’empêche de me tuer. Toi qui as souffert autant que moi et qui n’es qu’une femme, toi qui aurais pu, en versant quelques gouttes d’opium dans une cuiller à café, t’endormir mollement sur ton oreiller de mousseline un des soirs de tes cruels jours et ne pas te réveiller le lendemain, et qui ne l’as pas fait, tu aurais droit de me mépriser si je me tuais. Tu es toute ma fierté, Yseult. Je n’en ai plus d’autre que toi.

« Je te comprends, maintenant, Yseult ! je comprends le mal de n’aimer plus… Tu ne me paraissais qu’une femme malheureuse, mais je sais à présent combien tu l’étais. L’expérience, et non tes paroles, me l’a appris. Souffrir, quand on aime, c’est doux et bon, car c’est le bonheur du martyre ; mais souffrir de ne plus aimer, voilà le malheur de la vie ! Mal bien grand, car on meurt d’aimer et on ne meurt pas de n’aimer plus !

« As-tu été comme moi, Yseult ? As-tu voulu aimer encore et as-tu senti que tu ne pouvais pas ? Est-ce là un état qui passe ? En guérirai-je ? dis-le moi. Toi, tu es calme comme la mort, mais est-ce ainsi que ton dernier amour t’a faite ?… Avant d’arriver à cette stupidité de la tombe as-tu désiré d’aimer, regretté d’aimer, mais en vain ? Tu ne me l’as jamais dit, Yseult I Être inerte, mais être, c’est encore souffrir ; mais ne pas vouloir être inerte, se débattre, contre le marbre qui vous monte jusqu’à la poitrine et sentir le marbre plus fort que la vie, quoiqu’il ne puisse pas l’étouffer, as-tu souffert aussi de cela ?…

« Si tu en as souffert, Yseult, tu n’avais pas besoin de lutter sur ma poitrine, il y a deux heures. Tu as manqué à ton expérience. La peur t’a prise comme une femme vulgaire, ô grande Yseult ! Je ne sais quel brute et sceptique instinct est revenu tout à coup t’émouvoir. Toi qui ne peux plus être souillée, toi qui sais que l’âme seule peut l’être, que craignais-tu ? Tu ne croyais donc plus en toi ?… Vois, mes bras n’ont pas achevé l’étreite. Ma bouche n’a effleuré que tes cheveux. Tu ne m’es plus rien, pas même une femme. Si tu le savais, pourquoi tremblais-tu ? Ah ! j’espérais, j’espérais que tout n’était pas fini. J’avais tant pensé à toi sur le cœur même de Camille ! Je lui avais tant de fois été infidèle pour toi dans mes souvenirs, que je croyais retrouver une émotion du passé auprès de toi, — l’horrible bonheur d’être coupable. Mais non ! non ! cœur et destin sont inflexibles. Je voulais l’inceste, et ni mon cœur ni mes sens n’ont eu la force de le consommer.

« Yseult, je suis las de ta fille. Toute cette chair me gêne à respirer auprès de moi, la nuit. Toute cette âme me fatigue à torturer le jour. Hélas ! cette lassitude est vaine. Mon métier de bourreau, je ne puis l’abjurer pour elle. Sa beauté ne lui a pas été une garantie. Pourtant, tu t’en souviens, Yseult, j’aimais tout ce qui était beau en toi autrefois. Tu n’as plus rien de pareil aujourd’hui. Tu ne m’as jamais aimé. Tu es vieille. Tu souffres. Tu es sur le point d’accoucher. Je ne t’aime pas plus que ta fille. Pourquoi donc, dans l’horreur de mon néant, suis-je retourné de ta fille à toi ? Ah ! misérables que nous sommes, savons-nous seulement nous tromper ? Il me semblait que mes souvenirs étaient du feu ; il faisait nuit ; je ne te voyais pas, Yseult. Même ces sens imbéciles ne pouvaient pas s’épouvanter… Oh ! s’il avait fait jour, si nous nous étions vus, n’est-ce pas que nous, les savants sur le cœur et ses incompréhensibles bornes, nous nous serions ri à la figure tous les deux ?… »

XVII

Cette lettre calma un peu Allan. Il avait dit nous à celle dont il avait respecté longtemps la haute infortune, et ce nous lui fit quelque bien. Repliement de la vanité ! Il eut l’orgueil du coup qui le foudroyait. Avant de tomber si bas il avait un mortel dégoût de sa souffrance ; maintenant elle lui parut plus poétique, et, de fait, elle l’était. Le côté poétique des douleurs humaines, c’est leur côté infini.

Mais à se grandir jusqu’au niveau d’Yseult de Scudemor, à jeter sur sa situation longtemps maudite et enfin acceptée le regard concentrique de l’orgueil, ce qu’il y avait de générosité dans ses relations avec Camille disparut. Il l’oublia, quoiqu’elle ne fût pas absente. L’indifférence est l’absence de ceux qui sont là. Tutoiements et baisers ne furent plus que les banalités familières d’un mariage sans signification et sans douceur. S’il avait été dur pour sa femme, il cessa de l’être. Les indifférents sont si doux ! Hélas ! ce ne fut que plus cruel pour elle ; mais l’homme a tant besoin de sincérité dans sa vie que, tôt ou tard, tout est trahi de ce qu’il avait voulu faire un secret !

Les dernières larmes qu’il versa, il les avait répandues avec Camille, un jour, dans une promenade silencieuse. Ce jour-là, elle pleura comme lui, et ni l’un ni l’autre ne se demanda pourquoi les larmes muettes dont il était témoin. Nul baiser ne les essuya, et ils ne détournèrent pas le visage pour mutuellement se les cacher. Toute question était inutile. Ils s’étaient aimés, ils avaient vingt ans et à peine un mois de mariage. Quelle était la plus malheureuse de ces jeunes créatures, — de celle qui ne se savait plus aimée, ou de celle qui sentait ne pouvoir plus aimer désormais ?…

Mais Allan ne pouvait se détacher aussi vite de cette vie sensible qui tarissait en lui et il essayait de se donner le change, quoiqu’il ne se rejetât pas à l’amour : « Soyons, — disait-il à Yseult avec laquelle il passait une partie des journées, pendant lesquelles il oubliait sa femme qui ne descendait plus que rarement au salon, — soyons du moins amis par la pensée, si nous ne pouvons plus l’être par le cœur. Traversons la vie solitaires, sans rien lui demander de ce qu’elle ne nous a pas donné. Jugeons-la sans lui reprocher nos espoirs trahis. Je veux accepter comme toi, Yseult, ce détachement de toutes choses qui s’est fait plus tôt et plus complet en nous que dans le reste des hommes. Marchons comme deux frères d’armes, à travers la mêlée humaine, sous le froid acier de nos armures trempé dans les angoisses de la vie, et restons amis et camarades du même malheur. Le veux-tu ?… Que je t’aie aimée, Yseult, que tu aies été pour moi ce que le monde appelle une maîtresse, qu’importe ? Que tu soies la mère de Camille, qu’importe encore ? Dominons ces liens brisés dans lesquels nos âmes n’ont pu vivre. Laissons à d’autres, plus heureux que nous, le respect de la famille et la religion des souvenirs ! L’amour nous a abandonnés, désolés et vidés de ce qu’il n’arrache pas aux autres en les abandonnant comme nous. Mais ne saurais-tu pas, Yseult, être quelque chose de plus ou de moins que ce que tu m’as été autrefois ?… N’y a-t-il, entre l’homme et la femme, que les rapports d’amant à amante ? N’y a-t-il pas plus grand et plus beau ? Ne peux-tu devenir ma sœur par la pensée comme je suis ton frère par la souffrance ? Ne pouvons-nous pas nous retrouver dans ces immensités qui nous appartiennent : la réflexion et la douleur ? Quoi ! parce que le cœur a cessé de battre, parce que les organes ont défailli, parce que Dieu n’a pas voulu que l’amour durât autant que la vie d’un homme, on ne vivrait plus, passé l’amour ? Mais notre nature n’est-elle donc pas spirituelle ? L’intelligence n’a-t-elle pas de chastes embrassements ? Se lasse-t-elle, comme nos faibles bras, à retenir le but vers quoi elle aspirait quand une fois elle l’a atteint ? Ce n’est plus du bonheur, je le sais ; mais c’est un état plus triste, plus idéal et plus fier. Les hommes ne l’ont pas nommé parce qu’ils l’ignorent. C’est l’union de deux âmes éprouvées dans la compréhension de la vie. Ah ! j’ai lu quelque part, dans un grand poète, un mot digne de la foule impure : c’est que ceux qui s’étaient aimés ne pouvaient plus s’aimer quand l’amour avait fui, et que le sentiment qui avait partagé le ciel à deux pauvres créatures était toujours suivi de la haine, de l’oubli ou de la honte dans leurs âmes. Cela serait-il vrai, grand Dieu ? N’y a-t-il pas des femmes par le monde, des femmes plus fortes et plus vraies que les lâches courtisanes de cœur dont les chemins sont pavés et qui, braves seulement comme à l’Opéra, avec un masque partout ailleurs, quand elles veulent avoir la hardiesse de porter leur moi sur leur face, apostasient tous les sentiments de l’amour dans des repentirs d’apparat et de comédiennes vertus ? Et, s’il n’y en a qu’une forte et vraie, Yseult, que ce soit toi ! Ce désintéressement de toute joie sensible, mets-le entre moi que tu n’as pas aimé et toi qui t’es pourtant donnée. Signons ce hardi pacte d’alliance, et donnons cet exemple au monde ! Il est assez stupide pour s’en étonner, mais il s’en étonnerait bien davantage s’il savait à quel amour va succéder cette intimité, plus haute et plus rare que l’amour ! Peut-être même la calomnierait-il ?… L’homme est si profondément vil qu’il fait des viletés des actions qu’il ne comprend pas, parce qu’ainsi il est toujours sûr de les comprendre. Mais nous, les insultés du monde, nous nous rapprocherions davantage l’un de l’autre, trop vieux et d’une trop fière insouciance pour nous donner les airs du martyre sous tous ces index levés sur nous avec mépris. »

Mais à ce jeune homme épris de la force, — la plus belle chose qu’il y ait dans le monde après la vertu, — à cette imagination de poète qui parlait si ambitieusement de donner au monde un noble spectacle et qui se drapait de si haut dans la douleur solitaire et les méprisantes huées de la foule, la femme découragée répondait :

— « Ce que vous me proposez n’est plus possible, Allan ! Non, cela même, Allan, pas même cela ! Vous vous imaginez, ô poète ! que ce serait plus beau que l’amour, cet incompréhensible sentiment qui ne serait plus l’amour mais qui serait, croyez-moi, le désir de l’amour encore, un désir insensé qui s’élève fatalement de nos désespoirs les plus grands ! Quand donc le cœur se corrigera-t-il d’enfanter cette illusion éternelle ? Vous ne savez donc pas qu’il n’y a que le sentiment qui rapproche ? Que me parlez-vous de la pensée ! Penser isole et concentre. La pensée est un triple glaive qui fait l’espace autour de soi. J’ai la main trop lasse pour soulever cette arme. Et, d’ailleurs, être frère et sœur comme vous l’avez dit, mon enfant, c’est encore s’aimer, et je ne saurais. Vous êtes un homme, vous ! Vous avez des facultés actives et fraîches ; les miennes sont énervées et ne s’élèveraient pas jusqu’à la hautaine et sublime sagesse que vous rêvez. Vous avez raison, cependant, il y a quelque chose d’imposant et de sincère dans la conduite de celles qui disent tout haut au monde : « J’ai été la maîtresse de cet homme, et ne plus l’être ne nous a pas séparés. Nous n’avons pas fait comme ceux-là qui, furtifs, se glissent du seuil mystérieux dans l’ombre, essuyant leurs bouches avec des mains frissonnantes comme s’il y était resté quelque trace vengeresse et honteuse. » Hélas ! ce rôle qui m’aurait tentée à une autre époque ne me va plus. Vous m’avez toujours exagérée à moi-même, mais, Allan, vous finirez par croire en ce que je suis ! »

Ainsi elle refusait tout, parce qu’elle n’était capable de rien. Le dernier enthousiasme de l’homme — l’enthousiasme de l’orgueil — se brisait contre la réalité de son infortune. Arrivé là, Allan fut sur le point de la mépriser, mais il n’en eut pas le courage. Cette tête dévouée lui imposait. Ce mépris d’Allan devait-il atteindre plus tard cette malheureuse Yseult pour compléter la somme d’amertumes qui avaient empoisonné sa destinée, et démontrer, une fois de plus, l’ingratitude native et impérissable du cœur humain ?

XVIII

Une nuit, — une nuit d’été et d’orage où la chaleur accablait et rendait le sommeil aussi profond qu’une apoplexie, Allan se souleva dans l’obscurité et se mit à écouter si Camille dormait à côté de lui. Souvent il l’avait crue endormie qu’elle veillait, pleurant dans les ténèbres, il l’appela avec précaution et à plusieurs reprises, et, voyant qu’elle dormait, il sortit du lit et s’habilla à la hâte.

Il regarda machinalement à travers les fenêtres. Le ciel était d’une couleur de cuivre avec d’épais nuages par places et, de seconde en seconde, un pâle éclair filait à l’horizon suivi d’un grondement rauque et sourd. Les saules du marais étaient immobiles. Pas un bruit que ce tonnerre lointain ne venait du dehors. C’était une nuit solennelle et inquiétante pour Allan, car, en s’approchant, le tonnerre pourrait bien réveiller Camille. Aussi disposa-t-il les oreillers autour de la tête de sa femme de manière à intercepter le bruit de l’orage. Elle pouvait étouffer de chaleur concentrée sous les oreillers entassés autour d’elle ; déjà même une sueur épaisse lui coulait du front et Allan la sentit mouiller sa main qui l’effleura par hasard, mais il n’eut aucune pitié. Il poursuivit ses arrangements et il baissa les rideaux du lit et des fenêtres, dont les éclairs ne traversèrent pas les tissus.

Puis il sortit, sur la pointe du pied, comme un coupable. Il avait déjà passé nuitamment, et en se cachant, dans ces longs corridors où la résonnance de ses pas le faisait, malgré lui, tressaillir. Mais l’état actuel de son âme ne lui rappelait guère ce qu’il était alors… Il ouvrit la même porte qu’il avait tant de fois ouverte, à pareille heure, et il entra chez madame de Scudemor.

Elle était étendue sur son lit, un châle noué négligemment autour de la tête qui pendait hors de sa couche, et qu’elle s’efforça de relever.

— Eh bien ? — lui dit-il en la soutenant avec effroi.

— Eh bien, — fit-elle, — voilà quatre heures que je souffre des douleurs atroces ! Ce n’est rien que de souffrir, mais je tremble pour la vie de cet enfant et il faut que vous alliez chercher un médecin.

— Un médecin ? — répondit-il avec étonnement.

— Oui, un médecin, mon ami, — continua-t-elle. — Je souffre tant que j’ai l’idée qu’on ne m’accouchera qu’avec le fer. C’est sur quoi ni vous ni moi n’avions compté, mais cela ne doit pas plus nous effrayer que si nous y étions préparés. Il y a au village voisin un médecin dont on fait l’éloge. C’est un homme simple et doux. Allez le chercher bien vite, et amenez-le moi secrètement ici.

Allan se prépara à obéir, mais il ne disait pas la pensée qui le préoccupait. Yseult la devina en le regardant.

— Eh quoi, — fit-elle, — voilà que déjà votre philosophie vous abandonne ! Que sont devenues ces mâles paroles que vous faisiez sonner si haut l’autre jour ? Allons donc, mon ami, pourquoi ce trouble ? Que me font les jugements des hommes ? Croyez-vous que je tienne à l’opinion de qui que ce soit ?

— Rien ne peut m’étonner de vous, — répondit Allan avec respect, et, après avoir baisé la main moite et froide qu’elle lui tendit, il sortit avec les mêmes précautions qu’il était entré.

C’était une chose à saisir l’âme que cette femme tordue par la douleur, pendant les longues heures de la nuit, et à qui il n’échappait pas une plainte dans sa solitude. Personne n’était là qui pût l’entourer de ces soins que son état semblait exiger, personne, — pas même une femme à gages qui relevât les bords inclinés du lit. Abandonnée de Dieu et des hommes ! et si une de ses femmes était entrée par hasard, croyant que Madame avait sonné, elle aurait lié plus étroitement sa couverture autour d’elle et, forçant ses traits contractés à une impassibilité insignifiante, elle aurait dit tranquillement à celle qui l’aurait soulagée : « Non, je n’ai pas besoin de vous. » De temps en temps elle allongeait son bras nu sur le somno, où se trouvait un flacon qu’elle respirait pour ne pas entièrement s’évanouir. Le tonnerre étendait de plus en plus sa voix basse et pleine, et les éclairs qui se succédaient avec rapidité coupaient incessamment la lumière faible et recueillie de la veilleuse et jetaient leur éclat de phosphore sur cette tête, d’une pâleur bleuâtre, où la vie ne se trahissait plus que par l’empreinte de la souffrance. Sa noire paupière tombait lourdement sur son œil éteint, et le creux d’un coup de ciseau semblait entourer les narines. Fier spectacle que cette lutte silencieuse contre la douleur, que cette torture à huis-clos, lorsque la nature, au dehors, mugissait avec furie ! L’Immense, le Fort, l’Éternel, la Création criait sa terrible plainte ; le Borné, le Faible, le Mortel, la Créature taisait la sienne. Les muets déchirements de cette femme étaient plus augustes que ceux du ciel.

Allan revint, au bout d’une demi-heure, avec le médecin qu’il avait conduit à grand’peine à travers l’obscurité des escaliers et des corridors. Ce brave homme avait été fort étonné en voyant monsieur de Cynthry venir le chercher lui-même, à une pareille heure ; mais, ayant dans sa timidité le sentiment des convenances, il avait suivi Allan sans hasarder une question. La manière furtive dont il était introduit au château lui démontrait suffisamment qu’on avait compté sur sa discrétion. Mais son étonnement n’eut plus de bornes quand il s’approcha du lit de madame de Scudemor et quand Allan lui dit, les yeux baissés de fierté souffrante pour Yseult : « Voici la malade, Monsieur. »

Yseult souleva pesamment les cils à cette voix, mais les yeux manquaient du regard qui fixe. Ils étaient vagues et comme déteints, et ils semblaient nager dans une humidité opaque. Elle les tourna vers le médecin et elle lui dit :

— Je suis revenue enceinte d’Italie, Monsieur. Je devais cacher mon état à ma fille. Mon gendre, monsieur de Cynthry, et vous, que j’ai fait appeler auprès de moi, vous êtes les seuls à qui j’aie confié mon secret.

Et sa manière simple était si imposante que sous ses yeux sans regard le médecin baissa les siens à son tour. Il y avait en Yseult un naturel devant lequel les esprits vulgaires ne se permettaient pas leur mépris bête. Avec un mot, avec un geste, elle se posait en un clin-d’œil au-dessus de toutes les condamnations.

Les prévisions de madame de Scudemor ne l’avaient pas trompée. L’accouchement menaçait d’être excessivement dangereux. Il fallut employer le forceps.

Un frissonnement nerveux s’empara d’Allan appuyé contre une des colonnes du lit, et qui regardait Yseult en proie aux crispations les plus violentes, quand il vit le médecin empoigner l’acier froid et bleu. Il crut en sentir les morsures. D’instinct il détourna le visage. Yseult, qui jugea son mouvement, lui dit avec son sourire d’habitude : « Allan, retournez auprès de votre femme. J’ai peur qu’elle ne se réveille. Monsieur est là. Je n’ai plus besoin de vous maintenant. »

Mais Allan refusa de la quitter. Il voulut même la soutenir pendant l’opération cruelle. Il lui fit un coussin de sa poitrine pour sa tête, autrefois si belle et tant aimée, méconnaissable alors de vieillesse hâtive et d’angoisse mais qui, dans ce moment, respirait un si grand caractère que rien ne pouvait l’effacer. Il était cause du mal qu’elle endurait. Il avait remords de chaque douleur. Cependant la tempête était arrivée à son plus haut point d’énergie. Le tonnerre roulait avec un épouvantable fracas… Le ciel entrevu à travers la fenêtre était noir, et le vent et la pluie faisaient rage. Cependant le temps s’écoulait. Les forces d’Yseult s’épuisaient et l’enfant n’arrivait pas. Le médecin, le front gonflé, les veines en saillie, penché jusqu’à toucher de la tête le sein de madame de Scudemor et pâle autant qu’elle, poursuivait son labeur avec une sorte d’effroi de tant de résistance et attaquait de plus en plus vivement l’organisme rebelle… « Eh bien ! Monsieur ? » disait de temps en temps Allan au médecin qui ne répondait pas, qui ne soulevait pas la tête, mais qui la hochait avec inquiétude… Tout à coup, voilà qu’il s’arrête, comme frappé d’une idée subite. Un découragement l’a saisi. Il regarde Allan d’un air sinistre et fait un pas pour l’entraîner hors de la portée de l’oreille d’Yseult. « Je vous entends, Monsieur, — dit Allan, — s’il n’y a qu’un parti à prendre, tuez l’enfant et sauvez la mère ! »

Mais Yseult était déjà dressée du milieu des couvertures sanglantes où elle gisait, pâle et inanimée. Elle en avait trouvé la force ! « C’est moi. Monsieur, qui dois mourir ! » s’écria-t-elle, et son action était impétueuse et son front s’était éclairé d’une joie soudaine. Elle retomba et elle répéta encore : « C’est moi qui dois mourir ! » avec insistance. — « C’est le cri de la mère », dit à Allan le médecin, abusé par cette étonnante énergie dans le brisement universel des organes. Pauvre homme, qui ne voyait pas plus loin que le sentiment maternel ! Hélas ! c’était le cri de la malheureuse ! Pour Allan, ce cri résumait toute une vie. Il n’eut pas le courage de s’opposer au désir d’Yseult. Il ne se crut pas le droit de lui ôter ce dernier espoir de délivrance. Peut-être pensa-t-il aussi à son enfant. Quoiqu’il en soit, il répondit au médecin qui du regard l’interrogeait encore :

— Faites comme elle veut, Monsieur ! — Et il se cacha le visage dans ses deux mains.

Le médecin se recueillit un instant, puis, comme chaque moment perdu exposait deux vies au lieu d’une, il se remit à agir. Cela dura longtemps. Mais enfin l’enfant jaillit, dans un flot du sang de sa mère.

Elle s’était évanouie tout à fait. Allan, dont les sensations étaient inexprimables, reçut avec un visage qu’il s’efforçait de rendre calme cet enfant qui était le sien et qu’il n’osait pas embrasser. Il le plongea dans la cuvette où le médecin versa l’eau tiède. Il l’essuya et l’enveloppa dans une mante de soie qu’Yseult avait, ce soir-là, oubliée au dos d’un fauteuil. Malheureux père ! obligé, pour donner le premier baiser à son enfant, d’épier si le médecin, occupé d’Yseult, ne pouvait pas l’apercevoir ?

Cependant madame de Scudemor reprit peu à peu connaissance. À peine eut-elle rouvert les yeux qu’elle dit au médecin : — L’enfant est donc mort, puisque je vis ?…

— Non, Madame, — répondit-il, — l’enfant n’est pas mort. — Et Allan, les larmes aux yeux, le déposa sur le lit de sa mère.

— Oh ! Monsieur, — reprit madame de Scudemor avec une expression de regret bien triste, — faut-il que votre habileté ait surpassé vos craintes ?

— Madame, — répliqua le médecin qui commençait à comprendre le désespoir d’un malheur consommé où il avait mis la tendresse maternelle, — ne me faites pas de reproches. J’ai fait ce que vous avez voulu.

Yseult le remercia avec le sourire d’une grâce reconnaissante et attendrie. Elle respira plus à l’aise en sentant se détacher d’elle cette agrafe de la vie qui l’avait si longtemps blessée, cette chlamyde trop étroite pour les puissantes dilatations de son âme. Elle se savait blessée à mort. — Et le bon médecin comprit peut-être que ce n’était pas la mère qui avait demandé à mourir !

XIX

Le jour commençait à s’élever et l’orage avait versé sa dernière ondée. Une lumière rose envahissait le ciel du côté opposé au soleil, qui montrait la moitié de son globe à l’horizon. Quelques nuages, emportés par un vent frais, laissaient échapper de leurs flancs de vagues et lointaines résonnances, — comme, après que la peine est passée, il nous reste encore des soupirs. Sur la route de Sainte-Mère-Église les épis, gros de pluie, étincelaient aux premiers rayons du soleil et formaient comme un océan de lumière qui rit dans les ondulations de ses vagues. La nature ressemblait à une femme, au sortir du bain, qui tord dans la paume de ses mains contractées ses cheveux, trempés encore d’écume, et qui les égoutte. Les parfums du thym et du serpolet des fossés se fondaient mieux dans l’air, vivifié par l’orage. À cette heure matinale où le son a une portée plus grande encore peut-être que dans la nuit, on entendait chanter les coqs des habitations les plus éloignées. Le mendiant — ce nomade d’une civilisation impuissante — quittait la grange où la veille on lui avait donné asile, fermait sans bruit la barrière de la cour des fermes et s’éloignait sur la route, dont la pluie avait foncé la teinte rougeâtre, avant que les gens de ces campagnes eussent recommencé leurs travaux.

Alors, couché près de Camille, Allan pensait à Yseult qu’il avait bien fallu laisser seule pour revenir près de sa femme, à laquelle il devait tout cacher. Il avait appris du médecin, qu’il avait reconduit à la grille du château, que la mort d’Yseult n’était pas imminente grâce à la force dont elle était douée, et que sa vie pouvait se prolonger pendant quelques jours. Cette considération seule, — et non l’ordre de madame de Scudemor, — l’avait décidé à la quitter et à retourner dans la chambre de sa femme. Par le plus heureux des hasards, celle-ci ne s’était pas réveillée.

Le repos, dont Yseult avait un tel besoin après des secousses si violentes, ne fut que l’atonie de la fatigue. Quand le jour commençait à noyer la flamme jaune de la veilleuse dans ses blanches et vives splendeurs, elle contempla avec douceur, sinon avec tendresse, l’enfant posé sur son sein. C’était une fille. Elle aurait mieux aimé que ce fût un fils, car elle savait que les femmes les plus fortes succombent toujours dans leur combat avec le nombre, — héroïnes que le nombre abat. « Si j’avais la superstition des bénédictions, — pensait-elle, — je te bénirais, ô ma fille, pour m’avoir condamnée par ta naissance à mourir ! »

Ce jour-là et les suivants on sut, aux Saules, que madame de Scudemor était malade à garder le lit. Ses femmes de chambre firent le service autour d’elle ; Camille, elle-même, vint la voir dans le jour à plusieurs reprises, et personne ne se douta qu’un enfant dormait là, caché sous la couverture de sa mère. Lorsque cet enfant allait se réveiller, Yseult trouvait bien un motif pour éloigner les personnes qui étaient dans la chambre. Sa manière d’être habituelle, sérieuse et très retirée, écartait aisément tous les soupçons. Le médecin qui l’avait accouchée fut mandé officiellement au château. Il dit à Camille que l’état de sa mère était grave, mais il ne le précisa pas.

C’était Allan qui restait le plus avec la malade. Il s’obstinait à ne pas la quitter, sous un prétexte ou sous un autre, quoiqu’elle insistât pour qu’il s’en allât aussi. En effet, si Camille n’avait pas été absorbée dans la pensée désespérante que son mari ne l’aimait plus, qu’aurait-elle pu croire en voyant Allan sans cesse au chevet de sa mère, qui voulait souffrir toujours seule et qui l’écartait, elle, si souvent ?… Mais Allan, qui avait tant trompé, était à bout du triste courage de la prudence. Peu lui importait ce qui devait suivre. « Tout finit par se décider », se disait-il, et il ne reculait pas devant le moment qu’il avait jusque-là envisagé avec épouvante… Il aurait volontiers tout avoué à Camille, — et s’il se taisait, s’il prenait des précautions encore, c’était pour Yseult, c’était pour Camille, c’était de peur de profaner le rapport qui existait entre la fille et la mère ; mais, à coup sûr, ce n’était pas pour lui qu’il les prenait.

Cependant, comme l’état dans lequel se trouvait madame de Scudemor offrait des dangers que le médecin n’avait pas cherché à dissimuler et qu’elle pouvait avoir besoin de quelqu’un la nuit pour la veiller, Allan dit à sa femme que ce serait lui qui veillerait auprès de sa mère : « Je dois faire pour ta mère — lui dit-il — ce que tu ferais toi-même si tu n’étais pas dans une situation qui demande une foule déménagements. » Il voulait faire allusion à sa grossesse, et il n’avait pas la force d’en parler autrement. Heureux mari, n’est-ce pas ? que celui qui n’ose pas parler à sa femme enceinte de l’enfant qu’elle a dans son sein entre deux baisers et en se servant des appellations charmantes de ces familiarités divines. Allan en parlait comme un étranger de bon goût. Camille, à qui toutes les décisions étaient indifférentes depuis qu’elle avait découvert que son mari ne l’aimait plus, eut l’air de trouver cette conduite fort simple et ne hasarda pas une question. Peut-être l’infortunée pensa-t-elle que pendant les nuits solitaires elle serait plus libre de pleurer.

Allan consacra donc les siennes à Yseult. Il veillait dans cette chambre de malade comme s’il n’avait pas été un homme, mais une tendre femme. Il est vrai qu’il pouvait jouir à l’aise de l’ivresse d’être père. Le poids de sa fille sur ses genoux allégeait bien des fatigues. La pitié que lui inspirait Yseult se perdait dans les contemplations muettes et incessantes de la petite créature, et sa mère était oubliée. Le dernier sentiment de l’homme qui l’avait aimée était arraché à Yseult par son enfant. Plus d’une fois, du lit où elle gisait, en le voyant au reflet de la braise du foyer penché sur le front de l’enfant endormie, cette idée lui vint et elle n’en soupira même pas.

La fille d’Yseult écumait de vie. Elle était de la forte race de sa mère. — « Et toi aussi, — lui dit-elle un soir, l’entourant de ses langes, — la douleur ne te brisera pas en un jour ! » Allan admirait la beauté de sa fille, car déjà on pouvait deviner qu’elle serait belle, comme toutes celles (loi mystérieuse !) qui sortent d’unions furtives et coupables ! Pourquoi donc ce que les hommes flétrissent produit-il ce qu’il y a de plus beau ici-bas ? Allan était à genoux sur le tapis, au bord du lit de madame de Scudemor. Le châle qui enveloppait les cheveux d’Yseult venait de se dénouer dans le mouvement qu’elle avait fait pour soulever son enfant. Ses cheveux, si longs et si épais dont la luisante noirceur s’était évanouie sous les grandes et inflexibles pâleurs de l’âge, qui montent plus haut que le front envahi, ses cheveux, gris comme un crépuscule, retombaient mélancoliquement sur ses épaules comme s’ils avaient pleuré sur elle !

— Bientôt elle se passera de moi, — disait-elle à Allan en lui montrant l’enfant pendant à sa mamelle flétrie. — Dans deux ou trois jours vous irez la porter à quelque nourrice des environs qui aura mieux à lui donner qu’un lait rare dans un sein tari. Vous veillerez sur elle, Allan, car vous l’aimez déjà, je le vois, et puissiez-vous lui conserver longtemps cet amour.

— Croyez-vous — lui disait Allan — qu’on puisse se détacher de son enfant, quand on a commencé de l’aimer ?…

— On se détache de tout, mon fils, — lui répondait-elle. — J’ai commencé par aimer Camille. Elle ne fut point le fruit d’une volupté solitaire. Le père de Camille fut aimé de moi. Mais un dernier amour, plus dévorant que tous les autres, me fit maudire le jour où Camille était née. Savez-vous que souvent, avec Octave, quand il me disait de ces mille choses qui ne sont rien et qui sont tout et qui composent l’intimité de la vie, et que je le voyais rouler ses doigts dans les cheveux de ma fille, il fallait que je luttasse abominablement contre moi-même pour ne pas briser sa tête innocente sur le pavé. Depuis, quand mon amour pour Octave mourut comme les autres, je vous l’ai dit, toute ma puissance d’aimer était anéantie ; mais ne l’aurait-elle pas été, l’affection n’est pas une chaîne que l’on puisse rompre et reprendre. Je vous en atteste, vous, Allan, qui m’avez aimée, avez-vous pu me ré-aimer une seconde fois ?… Non, c’est à jamais qu’on se sépare, et tous les adieux sont éternels ! Pourquoi donc cette enfant que voilà, Allan, ne vous deviendrait-elle pas un jour odieuse ? Pourquoi ne vous deviendrait-elle pas indifférente ? Un amour nouveau peut naître en vous, et alors, que pèse l’enfant le plus aimé dans le cœur contre l’accablant amour qui est revenu y tomber ?

— De l’amour ? non ! — murmurait Allan, car il n’osait pas l’affirmer devant cette femme dont il avait aimé la fille, malgré tant de tourments perdus…

— Vous êtes si jeune encore, mon fils, — reprit Yseult, — et l’on se croit plus d’une fois le cœur éteint qu’il n’est qu’assoupi. Mais, ne vous abuseriez-vous pas sur vous-même, l’affection du père n’est-elle pas aussi fragile que toutes les autres affections et n’est-il pas écrit, dans toutes les destinées humaines, — ajouta-t-elle, en laissant à son front la trace de ses ongles, — que tout ce qui rend heureux ne doit pas durer ?

Allan ne répondait point à ces paroles fatales, mais il avait en son âme un écho qui répondait pour lui.

— Et ce n’est pas moi qu’il faut en croire, Allan, — reprenait-elle, — mais ces horribles effrois qui sont des instincts ou de l’expérience et qui ne trompent pas ceux qu’ils avertissent. Vous ont-ils trompé déjà ?… Vous avez aimé Camille et vous avez été aimé d’elle. Eh bien ! n’avez-vous pas senti que cet amour 5*cn allait, — que ce bonheur séchait plus vite qu’une goutte de rosée au soleil ? Qu’en vain on s’entrelaçait davantage on ne pouvait pas le retenir, et vous vous êtes replongé plus avant dans les caresses tant qu’enfin le jour est arrivé où vous n’avez plus souri de vous-même, et où la caresse dans laquelle vous vouliez vous perdre tout entier ne montait plus à la poitrine !

Ne baissez pas la tête ainsi, Allan ! je n’accuse ni ne réclame, pas plus au nom de ma fille qu’au mien. Je vous plains, vous qui ne l’aimez plus ; mais je la plains bien davantage, elle qui vous aime et qui n’est plus aimée. Vous m’avez écrit que vous ne craigniez au monde que mon mépris Vous ne savez donc pas, enfant, qu’où il y a douleur, il y a pour la femme impossibilité de mépris ?

Les hommes ne sont pas ainsi, eux ! Ils ont un mépris dont ils tuent, dont ils achèvent l’être qui souffre. Vous êtes un homme, Allan ; n’avez-vous pas souvent rougi d’inspirer cette pitié qui est le sublime ou le misérable mépris de la femme, et que les hommes comprennent si peu qu’ils ne l’acceptent que comme une injure ?

Avant que vous me l’eussiez avoué, je savais, Allan, que vous n’aimiez plus ma fille. Hélas ! je reconnaissais en vous l’histoire de tout ce qui est humain. Mépris sur la nature humaine ! — mais que la personne qui souffre de ce mépris soit absoute et pleurée. Voilà ce que je me disais. Ah ! ma pitié vivait toujours indestructible ! Elle était si forte, Allan, que le jour de votre mariage, en vous voyant à l’autel sombre et pâle, je devinai ce que vous avez cru m’apprendre. J’entr’aperçus que ce mariage n’était plus qu’une loi de fer à laquelle vous tendiez le cou, et j’eus la pensée de le briser avec un mot. La vue de Camille m’arrêta, car ce mot dit pour vous la frappait, elle, au milieu de sa joie. Elle était la moins forte. Elle était coupable aux yeux du monde. Elle n’avait pas le beau courage d’affronter des mépris amers… Vous, à elle ou sans elle, seriez-vous plus heureux, Allan ?… Combat terrible qui s’agitait tumultueusement dans mon âme ! mais qui se décida en faveur de la plus faible, de celle qui devait être abandonnée. Ma pitié vainquit ma pitié, et je détournai le visage pour ne pas voir cette bénédiction qu’un prêtre plonge si souvent au flanc de deux âmes comme un couteau de sacrifice, et je laissai tomber, dans mon horreur de la destinée, tomber sur vos vies le sceau de l’irrévocable où la main de l’homme n’a pas tremblé en écrivant le nom de Dieu parce qu’il y avait encore plus irrévocable que cette loi sacrilège : c’était le malheur qui vous attendait tous les deux !

— Et il est venu, — disait Allan, — et il ne nous a épargnés ni l’un ni l’autre ! — Et il cachait son front dans les draps d’Yseult, comme s’il eut voulu le soustraire au joug inévitable dont il se plaignait.

— Oui, il est venu, — reprit Yseult, en baignant ses longues mains dans la chevelure bouclée de son beau-fils. — Mais puisque vous aimez votre enfant, Allan, vous avez un intérêt dans la vie et la partie n’est pas encore perdue par vous contre le destin. Elle le serait, Allan, que je voudrais vous encourager, vous relever de dessous vous ! Vous êtes un homme, vous devez être plus grand que moi, à qui le cœur a failli. Soyez-le ! Ayez la force qui manqua à la pauvre femme.

— Pourquoi me faites-vous cette prière ? — dit Allan, en relevant la tête avec une vibration nerveuse dans la voix. Augures qui se regardaient en face, et qui ne pouvaient se tromper.

Elle ne rit pas, mais baissa les yeux, sans répondre.

— De la pitié ! toujours de la pitié ! — fît Allan après un silence, avec la voix brisée de la pensée qui avait répondu pour elle ; — toujours de la pitié ! dans son exécrable impuissance ! Faites-m’en grâce. J’en suis fatigué ! Ne me parlez pas de grandeur, Yseult. Voyez-vous ! je ne vous croirais pas. Votre voix mourrait à vos lèvres. Vos paroles, creuses de conviction, ne seraient qu’un stérile et vain bruit. Je ne vous croirais pas plus que vous ne le croyez vous-même. Au nom de quoi voudriez-vous me persuader ? Au nom de l’orgueil ? Vous n’y croyez plus. Au nom de Dieu ? Femme malheureuse ! vous n’y croyez pas davantage. Que devient la grandeur humaine quand Dieu et l’orgueil n’existent plus en nous et nous ont laissés dans nos ténèbres, Yseult ? — un non-sens, plus stupide encore dans ta bouche et d’une intolérable dérision !

— Vous avez dit vrai ! — répondit-elle, et elle retomba accablée en mêlant ses cheveux sur les oreillers où elle traîna la tête avec pesanteur, les tordant, comme des câbles rongés par le sel marin du naufrage, autour de son cou renversé.

— Tenez ! — ajouta-t-elle d’un accent affreux dans sa voix sans timbre, reprenant son enfant qu’elle avait au sein et qu’elle en arracha avec le bruit d’une succion interrompue, abrupt arrachement qui cercla le bout de la mamelle d’un sang rose et décoloré, et l’enfant roula sur les pieds du lit. — Et, puisque je ne puis rien pour vous, que jusqu’à cette pitié bête et cruelle soit maudite ! Allez-vous-en ! et laissez-moi mourir !

XX

Mais Allan, ni cette nuit-là ni les suivantes, n’obéit à l’ordre désespéré de madame de Scudemor, et elle ne le répéta pas. Elle le laissa veiller à son chevet, lui donner de temps en temps quelque breuvage, la soulever sur son lit chaque jour plus écrasé et plus dur. Soins physiques qu’elle payait d’un merci doux et découragé, et qui ne la tiraient pas de son silence. Que lui aurait-elle dit maintenant ? Tout était dit. Sa parole lui était retombée sur le cœur comme un lourd rocher. D’un autre côté, peut-être la douleur qu’elle endurait était-elle la cause de son retirement en elle-même ? Dans les âmes d’une certaine trempe, toutes les douleurs isolent, même les moins nobles.

Le mal s’aggravait. Le médecin avait entretenu Camille de ses funèbres prévisions. Celle-ci ne se rendait pas compte de ce qui faisait mourir sa mère, mais elle voyait bien qu’elle allait mourir. Un soir elle baisa, avec le respect attendri dont les mourants nous émeuvent, la main froide et gluante d’Yseult et elle se retira chez elle, au désir d’Allan à qui un pressentiment annonçait que cette nuit serait la dernière à veiller auprès de la couche d’où s’exhalaient déjà, dans les souffles de la femme expirante, un avant-goût d’odeur de la tombe. L’air de la chambre était asphyxiant de chaleur fiévreuse, et comme Allan craignait que cet air vicié ne fût mortel à la fleur délicate de quelques jours qui y était exposée, à cette pauvre enfant qui le respirait péniblement, tant il était épais pour sa jeune poitrine, dans les tissus échauffés du lit de sa mère, il l’en arracha et la porta auprès de la fenêtre qu’il ouvrit. Les jasmins jaunes répandaient leurs méridionales odeurs. La campagne était silencieuse. On eût entendu frémir les étoiles dans l’air profond, si leurs scintillements n’étaient pas aussi muets qu’une pensée heureuse. C’était une nuit placide à faire croire à l’éternité de toutes choses. Allan semblait puiser de la vie pour l’enfant fragile à ce réservoir de l’Être, à ce beau lac bleu dans lequel nageait toute la création endormie, et l’enfant, au sein des jasmins et sur la musculeuse poitrine de son père, recevait par torrents sur la tête et sur les épaules un baptême de force et de vie dans ces mystérieuses ondées qui tombent, sans qu’on les voie, du ciel.

La respiration d’Yseult traînait, comme un râle, dans le silence. La rosée fécondante dans laquelle Allan trempait sa fille et dans laquelle se rajeunissait la nature, aurait-elle lubrifié le marbre de ce front obscurci et suintant péniblement cette sueur de l’instant suprême, huile dont s’oint l’athlète pour le combat dans cette grande gymnastique de la mort ?… Aurait-elle apporté le bien d’un rafraîchissement éphémère aux ardeurs de ces veines dont le bleu devenait de plus en plus noir ? Allan n’y pensa même pas. Il inondait sa fille d’air pur, de nuit, de parfums, de caresses et la mère mourait à l’autre extrémité de la chambre, et, dans l’égoïsme de son sentiment paternel, il ne songeait pas à cueillir pour la mère une tige de ces jasmins embaumés qui posée contre la bouche de la mourante lui eût apporté une sensation douce et bonne, à l’heure où tout est supplice et angoisse !

Tout à coup, Yseult l’appela auprès d’elle. Il y alla, après avoir déposé sa fille sur le canapé, surpris qu’elle eût recouvré une connaissance qu’il croyait perdue… Elle s’était soulevée sur son coude, — la position de toute sa vie depuis que les passions avaient cessé de l’agiter, depuis que des quatre points cardinaux nul souffle n’était venu se jouer autour de la colonne écroulée. Elle ressemblait au convive antique rassasié et qui va quitter le festin. Mais le poison tari aux coupes vides se répandait, comme une mortelle ciguë, en teintes verdâtres et mobiles aux surfaces du sein qui l’avait englouti :

— Allan, Allan, écoutez-moi, — lui dit-elle, — car je sais que je vais mourir. Les hommes croient que la volonté des mourants est sacrée. Si vous le pensez aussi, vous, écoutez-moi. Ne donnez pas mon nom à ma fille. Je ne veux pas que mon souvenir reste après moi. Je ne veux pas que vous lui parliez jamais de sa mère. Ce n’est pas pour moi, ce que je vous demande, c’est pour elle. Que ma fille me méprise ! mon mépris me fait plus de mal que le sien. Mais pour elle, au nom de Dieu, si vous avez le bonheur d’y croire, ne la faites jamais rougir et souffrir en lui parlant quelquefois de moi !

— Quel abîme êtes-vous donc ? — fit Allan, en prenant la main qu’elle tendait vers lui. — Ah ! Yseult, Yseult, Être de continuel sacrifice ! qui aurait le droit de vous mépriser ici-bas ?

— Moi-même ! — répondit-elle avec une voix rigoureuse.

— Les approches de la mort jettent un jour inattendu sur le passé, jusque-là mal jugé par nous. Depuis trois jours vous m’avez crue accablée, et je repassais au dedans de moi ma vie entière. Cette vie n’a pas trouvé grâce devant moi. Il n’y a pas un des faits de cette misérable vie qui soit sain et sauf de mon mépris. En vain, dans l’amour comme après l’amour, me suis-je toujours sacrifiée. En vain ai-je été bonne encore quand je ne pouvais être aimante. Ce n’était pas assez que cette bonté d’instinct qui décidait de mes résolutions. Ah ! sans doute il y a quelque chose de plus parfait que de pareils sacrifices, puisque de pareils sacrifices ne nous absolvent pas à nos propres yeux !

Mais quoi ? quoi encore ? — répétait-elle avec une anxiété pensive, sans grands tourments mais bien touchante, laissant sa main dans celle d’Allan et ne regardant plus que dans son âme avec ses yeux fixes. — Comment s’appelle ce but manqué, qu’on a cherché et qu’on avait cru atteint depuis si longtemps ? Est-ce une ironie du sort ? Un châtiment de la Providence ? Dites-nous lequel est moqueur ou stupide ! Ah ! c’est moi qui blasphème et non pas lui, car il y a un monde de pécheurs — comme disent ceux qui croient — réconciliés avec eux-mêmes, des âmes qui se croient pardonnées dans leur cœur, des créatures réfugiées et tranquilles dans la loyauté de leurs intentions. Il y en a. J’ai un jour compté parmi elles, quand la pitié m’entraînait comme l’amour m’avait entraînée, quand la fierté était immolée chaque fois que s’offrait une douleur à apaiser. J’ai connu cette paix qui me fuit… et si, aujourd’hui, elle m’abandonne, est-ce donc que mourir m’a frappée d’une imbécillité nouvelle ?

Ô Allan ! il est des mystères dans lesquels la pensée de l’homme jette sa sonde, mais, femme, je n’ai rien sondé, rien découvert ni rien appris. J’ai passé sur cet Océan de la vie dont j’ai bu l’écume et le sel, et je n’ai pas jeté une seule fois mes filets démaillés au fond de ses gouffres car je savais qu’ils ne me rapporteraient ni une joie, ni une espérance. J’ignore ce qu’il y a de l’autre côté de la tombe, mais je ne m’en épouvante pas. Seulement, en cet instant, pourquoi ma pitié me paraît-elle petite et mauvaise autant qu’autrefois elle me paraissait grande et bonne ? Pourquoi ne fais-je pas quartier à cet instinct irrésistible que j’ai cru si longtemps généreux ? Pourquoi l’insulté-je à mon dernier jour ?… Ah ! j’ai l’âme encore assez ferme pour ne pas rejeter l’insulte que le monde répond aux intentions pures. Qu’ils m’appellent, s’ils veulent, une prostituée ; ils n’ont pas vu l’amour, ils n’ont pas vu la pitié qui m’emportaient, errante, aux bras d’hommes lâches et inexorables ! J’accepterai sans effort le mot sanglant qui résume ma vie. Pourquoi donc maintenant ma pitié, que je frappe et que j’apostasie ? Ah ! si, au lieu de mourir comme je meurs, il fallait recommencer de vivre, que me resterait-il sans ma pitié ? L’amère chose que cette ignorance ! Ne plus croire en ce qui dirigeait la vie, chercher en vain un autre motif dans les ténèbres de la conscience muette, et se punir par le remords et le froid du mépris de ne l’avoir pas su trouver ! La douleur d’Yseult était presque sainte. Elle l’élevait au-dessus d’elle-même. Allan se rappelait le temps où il l’avait nommée une créature supérieure. Il voyait à quoi se réduit la supériorité de la femme, qui n’a jamais que des facultés sensibles et qui est toujours la victime, en vertu autant qu’en bonheur. Ce quelque chose qui échappait à Yseult, quand le roseau sur lequel elle s’appuyait avait percé ses mains, ne lui échappait pas, à lui… Il comprenait à ce moment solennel, comme par une intuition subite, quelle doit être l’austérité de l’existence ! Ainsi, l’homme reprenait sa place, pendant que la femme mourait à la sienne…

Il lui prenait la main en silence, et souhaitait pour elle que la mort, dont son visage portait l’empreinte, vînt finir des souffrances morales pour lesquelles il ne connaissait plus de soulagement. Yseult avait roulé sur son lit dans l’agitation de ses dernières paroles. Sa voix s’attachait de plus en plus à son gosier. L’œil avait fui sous sa paupière. Une roideur convulsive tendait ses membres à les déchirer, et, du sein de cette cruelle agonie, elle disait encore :

— Eh bien ! je revivrais ma vie que cette pitié deux fois maudite, inutile pour ceux à qui elle se sacrifie, vide de la sainteté du plus simple devoir pour ceux qui l’éprouvent, que cette pitié involontaire serait obéie et que j’encourrais de nouveau mon mépris ! Oui, Dieu me dirait : « Voilà le but que tu ignores », et dans sa miséricorde infinie il le mettrait à la portée de ma main, que je n’écouterais pas Dieu lui-même et que je me précipiterais comme une folle dans cette pitié qui n’est pas une vertu, et qui fut seulement la mienne. Ô femmes ! que sommes-nous, puisque nous ne nous corrigeons pas de nos faiblesses ? Nous nous méprisons, et nous ne nous repentons pas !

Sa voix se perdit dans ces derniers mots. Sa respiration devint muette… Le silence du dehors envahit la chambre. L’enfant même, sur le canapé, reposait d’un sommeil paisible. Allan était debout auprès du lit funèbre, comme un prêtre ; mais il est des âmes qu’on n’assiste pas et pour qui toutes les religions humaines, amour, amitié, respect, souvenir, sont impuissantes comme la religion même de Dieu. Tantôt il attachait ses yeux sur cette tête livide où couraient déjà, aux suaves clartés d’un albâtre timidement rosé, les teintes hâves et violacées d’une décomposition prochaine ; et tantôt il les relevait, comme pour les purifier, vers le ciel qu’on voyait par la fenêtre ouverte d’un azur aussi fleurissant que s’il venait d’éclore, à l’heure même, comme une des belles-de-nuit du jardin. Il comprenait mieux le culte de l’Invisible. Yseult, quoique son visage fût tourné du côté de la fenêtre, ne souleva pas une seule fois les yeux sur ce ciel si beau… Non, elle mourait sans poésie, comme elle avait vécu, ne se doutant pas qu’il y eût au monde une nature à aimer encore quand le cœur épuisé n’aime plus rien. Parfums, silence, ombres, rayonnements d’étoiles, cette nature parait le lit de mort de celle qui l’avait méconnue de toutes ses sérénités. Tout à coup, à travers l’immense et diaphane espace, minuit sonna au clocher d’Ifs, paroisse qui n’était pas loin de là. Il sonna en heures légères et perlées qui tintèrent et s’évanouirent dans l’air amorti de cette nuit sans échos, quand, poussée par je ne sais quelle vague et fatale inquiétude, Camille entra dans la chambre d’Yseult. N’y avait-il que le pressentiment de l’agonie de sa mère qui l’avait troublée dans son sommeil ?…

Allan, en la voyant entrer, ne devint pas plus pâle. Son œil qui cinglait, dans le mouvement plus fier et plus pur de sa pensée, du lit de la mourante vers le firmament éternel, alla droit à Camille et resta sur elle. Nulle horreur n’effleura son front d’où s’exhalait la teinte automnale d’une souffrance qui va fuir. Il demeura calme comme l’avait été, durant sa vie, la femme qui mourait pour lui. Pour la première fois il se sentit fort, contre la colonne de cette couche, fort de toute une destinée qu’il acceptait, et doux comme l’âme qui l’accepte… Mais à peine si Camille le remarqua… Du seuil de la chambre, son regard était tombé sur cet enfant qui dormait, dans les plis ouatés d’une couverture de satin rose, comme un Amour antique dans sa conque de nacre.

Elle poussa un cri déchirant, — puis elle se précipita vers le lit de sa mère et, saisissant de ses deux mains l’agonisante par ses longs cheveux, elle la souleva ainsi, malgré les efforts d’Allan pour lui faire lâcher prise, et, désignant l’enfant qui dormait :

— Si tu n’es pas morte, Yseult, — hurla l’impie, — réponds-moi ! À qui est cet enfant ?

La douleur que la cruelle Camille lui causa n’arracha pas un cri à Yseult. Elle ouvrit un œil sans courroux, et répondit : — Il est à moi.

— Et à qui encore, femme menteuse ? — reprit avec rage la jalouse trompée.

Yseult, qui expirait, eut assez de force pour prononcer distinctement le nom d’un de ses valets.

— Cela n’est pas vrai ! — dit mélodieusement Allan. — Vous avez deviné, Camille. Cet enfant est à moi.

À cet aveu de son mari la malheureuse roula, comme une masse, sans connaissance sur le tapis. Mais ses mains, qu’elle avait impliquées dans les cheveux de sa mère, entraînèrent la tête débile d’Yseult et la firent pendre du lit vers la terre. Allan chercha à les en dégager. Il ne put jamais. Il fut obligé de couper avec des ciseaux les cheveux d’Yseult. Au moment où il la relevait sur le lit, elle lui dit : « À elle plutôt… » parole presque inintelligible qu’elle ne put achever.

Alors, comme il avait relevé celle qui était trépassée, il releva celle qui était évanouie. Camille reprit bientôt connaissance. Quand elle r’ouvrit les yeux, elle aperçut son mari debout, mais près d’elle, le drap rejeté par lui sur la figure d’Yseult morte et les cheveux coupés, épars, sur e tapis. Elle fut saisie d’amertume en voyant ces choses… « Tu ne m’aimais plus ! — dit-elle à Allan, avec angoisse. — À présent, tu vas me haïr » ! Et elle se mit à pleurer. Il ne répondit point, mais il l’embrassa sur le front. Baiser paisible, qu’il donna d’une lèvre pleine et fraîche. Ce fut un châtiment pour elle. Ce ne fut pas même un effort pour lui. Ce ne fut qu’un bon sentiment. Quand il l’eut embrassée il retourna vers le lit d’Yseult, s’assit auprès et continua de veiller. Il ne dit point à sa femme : va-t-en ! — et elle ne s’en alla pas. La lampe s’éteignit vers une certaine heure, et le reste de la nuit s’écoula, noir et silencieux… Quand le jour vint, l’enfant réveillée criait dans sa couverture de satin rose. Camille, pliée en deux à la même place où Allan l’avait mise après l’avoir relevée, poursuivait sa stupide insomnie sans se retourner aux cris de l’enfant qui pleurait. Les entrailles du père entendirent mieux. Il se leva, prit la petite créature, qui chercha vainement la mamelle à la poitrine de son père. Spectacle étrange ! c’était l’homme qui tenait l’enfant. Il l’emporta de cette chambre, odorante et malsaine, où sa mère venait de cesser de vivre… Camille le suivit, la tête basse et en silence, repassant, brisée et confondue, sur le seuil qu’elle avait franchi, rapide et terrible…

Quelques heures avalent suffi pour cela.

ÉPILOGUE

ÉPILOGUE
allan à andré d’albany
Aux Saules.

« André, vous savez mon histoire. Elle servira à vous faire comprendre ce que j’étais et ce que je suis devenu. Elle servira à vous introduire dans le caractère et la position de votre ami. Vous me l’avez franchement demandée, et je vous l’ai dite. J’ai vaincu pour vous la répugnance qu’on éprouve toujours à revenir sur une époque de la vie où l’on a été faible et coupable. Je fus déplorablement l’un et l’autre. Mais je tiens peu compte, mon ami, des répugnances de la vanité, parce que s’il est une pudeur fière qui ne poursuit pas les passants des misères qu’elle veut qu’on plaigne ou qu’on admire, je crois que nous devons notre vie, de toutes manières, aux autres hommes. Qui sait si dans la vie la plus obscure et en apparence la plus inutile, Dieu n’a pas mis quelque grand et mystérieux enseignement ?

« Lorsque, voici tantôt deux ans, j’ai fait votre connaissance, André, et que vous vîntes vers moi de toute la force d’une sympathie à laquelle je me serais reproché de n’avoir pas répondu par une sympathie égale, vous me crûtes, m’avez-vous dit depuis, malheureux d’un amour trahi ou méconnu ; et vous, sur qui l’amour et le mariage répandaient leurs doubles félicités, vous me montrâtes un attachement dont je vous remercierais encore si je n’avais pas suffisamment appris que nous ne savons guère ce que nous faisons en nous attachant. L’extrême froideur de mes manières ne vous rebuta pas. Vous poursuivîtes opiniâtrement cette recherche aimable et de bonne foi, plus éloquente souvent que d’éclatants services, et qui, dans les hommes comme vous, prouve bien davantage. Une telle persistance et surtout ce que vous avez d’excellent, Albany, cette libéralité de jugement qui classe si largement les hommes et les choses, cette droiture d’âme et cette simplicité forte qui vous donnent, jusque sous votre frac et dans le sans-caractère de notre société moderne, quelque chose de la physionomie des illustres de Plutarque, me firent enfin répondre à vos avances généreuses. Nous nous étions rencontrés à Paris, dans le monde. Par un hasard heureux, les terres que nous habitions en Normandie touchaient l’une à l’autre. Nous nous vîmes presque tous les jours, et nous nous liâmes d’une de ces amitiés viriles assez dédaigneuses de paroles, toutes retirées au fond du cœur, et dont la vieillesse ne dégradera pas le ciment.

« Jusqu’ici, mon cher André, vous ne connaissiez de moi que des opinions ; et quoiqu’en général les opinions soient les moulures de la vie, ce qui est vrai de presque tous était loin de l’être pour moi. C’est ainsi que d’abord vous m’aviez jugé malheureux par l’amour et qu’en me connaissant davantage vous êtes venu bientôt à en douter, tant ma manière d’envisager le sentiment vous a paru différente de celle que vous attendiez ; et la chose vous a semblé si forte que, ne sachant à quoi vous en tenir sur la valeur de vos observations personnelles, vous avez abordé la grande question sans embarras et sans ambage, comme votre amitié, du reste, vous en avait depuis longtemps donné le droit.

« J’ai vécu quatre ans par le cœur. Tous les sentiments de ces quatre années, je vous les ai racontés, Albany. Ce n’est pas une histoire bien nouvelle et tout peut en sembler vulgaire, — mais c’est de la vie, comme la vie est faite. Ce qui est moins commun, certainement, c’est Yseult. Je m’étonne moi-même qu’après l’avoir aimée avec autant d’idolâtrie j’en sois arrivé à aimer Camille ; — mais, puisque le second amour a péri comme le premier, à présent que dans les lointains du passé je n’aperçois plus quand je me retourne que la grande et pâle figure de la mère, voilée un instant par la fille, qui reparaît, non pour m’émouvoir, mais pour me faire ressouvenir, — est-ce témérité de penser que ma vie de cœur est finie, et que les passions rassasiées et frappées à mort n’en peuvent plus ?…

« À la vérité, ce n’est pas là ce qu’elle me dit avant de mourir, cette Prophétesse longtemps méconnue et dont j’ai reconnu plus tard la divination redoutable. Elle me prédit que j’aimerais encore ; mais, sans doute, ma jeunesse l’abusait. Elle avait vécu davantage quand la sève de sentiment et de pensée qui coulait en elle sécha au pied de l’arbre blessé. Elle n’imaginait pas qu’à vingt-trois ans je pusse être ce qu’à trente ans elle n’était pas. Il y avait dans cette hâtiveté quelque chose qui faisait mon infortune plus grande et plus longue que la sienne, et qu’elle ne prévoyait pas. Ce n’était point la vanité de la douleur qui la faisait penser ainsi ; mais le désespoir n’exagère-t-il pas comme l’espérance ? Elle ne savait pas qu’il y avait une vie dévorée plus vite que la sienne, — la vie de celui qui l’aurait regardé mourir !

« Je dois vous l’avouer, Albany, cette mort a eu sur moi une formidable influence. Peut-être eussé-je repris goût aux décevantes joies du cœur et redemandé à la jeunesse des illusions dont il est si rare de vouloir guérir, quoiqu’elles tuent, mais les derniers instants d’Yseult ont supprimé même les plus vagues appétits qui vivaient, à mon insu, au plus ignoré de mon cœur. Jusque là j’avais été un homme passionné, — passionné comme cette femme malheureuse, qui, la passion morte, n’avait pu rien être après. Je l’entendais me demander ce qui pouvait diriger la vie, puisque la bonté de l’âme, cette pitié qu’elle croyait sublime, voilà qu’elle ne lui suffisait plus pour s’absoudre. Et moi, je ne répondais pas à ce doute, à cette ignorance cherchant à mains acharnées à se prendre dans le vide immense… Je ne répondais pas, mais j’entrevoyais… Il se passait dans mon âme — et pour la première fois ! — une étrange chose. Savez-vous ce que c’était, Albany ? C’était l’intuition du devoir.

« Mon ami, je pris rang d’homme de ce jour. Mais cette idée, qui avait germé dans mon âme à la voix découragée d’Yseult, je ne l’en tirai pas pour la lui donner. Je gardai la réponse à la question désolante et mille fois répétée. L’aurait-elle comprise si je l’eusse laissée échapper ? Et si elle ne l’avait pas aveuglément repoussée, n’en eût-elle pas été déchirée comme d’un froid et tranchant acier ?… Le mal était irrémédiable. Je me tus, et la laissai crier et mourir. Depuis, je me suis reproché cette conduite. Dans le doute d’être compris par elle, je ne devais pas lui épargner de souffrir. J’agissais comme elle avait agi toute sa vie. Mais la morale n’est point, comme on l’a dit, de ne pas imposer de douleurs. Il est bon même que la douleur soit imposée, que les larmes coulent ! Rien n’est inutile devant Dieu ; et la vie, non pas seulement en nous, mais dans les autres, mais partout, la vie ne nous a été donnée que pour être prodiguée dans de nobles buts !

« C’est que depuis, mon cher André, j’avais réfléchi sur cette notion de devoir, qui répandait sa sereine lumière dans la nuit de mon âme comme un pur flambeau allumé à la torche funéraire du lit des mourants. Je l’avais séparée de tout ce qui n’était pas elle, et j’étais résolu de la faire prédominer sur ma vie. Ô mon ami, je trouvai bien des résistances, bien des murmures, bien du sang qui se remit à couler et que je croyais n’avoir plus ! Les souvenirs parlaient haut. Les regrets plus haut encore. La soif infinie de félicité redemandait impérieusement à boire, mais, honteux de ma coupable jeunesse et ne croyant plus à l’amour, je me pris à l’idée infrangible et elle ne croula pas sous mes embrassements. Hélas ! j’avais moins de mérite que ceux dont la lutte est continuelle et acharnée, car le désert était dans mon cœur… Les hennissements du désir ne troublaient plus l’intelligence et ne l’arrachaient plus à cette grande abstraction du devoir, incompréhensible à des natures trop passionnées. Ce qui entravait ma marche stoïque, c’était la chaîne brisée et sanglante qui pendait derrière moi, — ces souvenirs scellés les uns dans les autres comme des anneaux d’airain, et que je traînais ! Je n’ai jamais pu rien oublier. Les pieds que la lave brûla y restent empreints quand elle est durcie, mais sur la lave de mon âme c’est le pied qui brûle, et son empreinte qui ne froidit pas ! Je savais bien que tout était fini sans ressource. Je n’aurais pas voulu qu’il en eût été autrement, et cependant revenaient comme à la charge dans ma pensée tous les détails de ces temps d’une volupté torréfiante et anéantie, et qui, eux, en réalité, ne reviendraient jamais ! Et cependant l’imagination, par laquelle j’avais vécu avec tant d’énergie, me poursuivait de ses tableaux comme pour me dire : « Tout ce qui n’est pas moi est néant ! » Mal des passions ! mal inévitable ! On ne l’éprouve plus. On en est guéri et c’est bien. L’âme a cessé d’être active de cette activité absorbante dans laquelle la vie s’est perdue sans qu’on la regrette, et Dieu a dit que tout ce bonheur serait bien court, — et la mémoire que l’homme doit en garder infinie !

« Ils proclamaient que j’étais né poète. Le fait est que l’imagination était la seule faculté développée en moi. Je lui livrai plus d’une bataille. Si c’est là être philosophe, j’accepte le titre ou l’injure. Je sentais bien, d’ailleurs, que je ne pouvais être que cela. Quand on a été heureux par l’âme, c’est une fatalité, l’âme reste dans toutes vos pensées et toujours, toujours, on lui demande pourquoi il se fait qu’on n’est plus heureux jamais par elle ! Joie et souffrance sont des mystères qu’on ne peut s’empêcher de sonder quand on les a éprouvées. Alors il n’y a plus que l’homme intérieur qui intéresse, et la réflexion ne saurait se détourner du dedans de nous.

« Comme tous ceux qui ont goûté du fruit de l’arbre des passions, comme tous ceux qui ont connu les songes enivrants sous ce mancenillier funeste, je ne m’émeuvais d’aucun des buts extérieurs de la vie et je répondais à tous les intérêts des hommes par un sourire de mépris. Les Anges exilés s’ennuient du ciel aux joies du monde. Mais l’homme qui s’ennuie de son ciel perdu n’est pas seulement triste, il a un dédain implacable. On traverse les foules, mais on ne s’y mêle pas. On les scinde… L’ennui, couché orientalement sur votre front dévasté comme dans un pandémonium désert, laisse tomber d’acérés dédains sur vos lèvres et les lèvres ne les gardent pas ! Cela est mauvais, Albany, car cela n’est pas juste. Mais, l’esprit l’a dit bien longtemps avant que la volonté se soit conformée aux nobles rigueurs de la raison. Néanmoins, comme la vie ne me semblait belle qu’à la condition d’être un perpétuel sacrifice, peut-être, malgré l’instinct rebelle, serais-je entré dans une de ces carrières actives que je mesurais de si haut. Mais j’avais assez de dévouement à accomplir sans passer le seuil de ma porte. Dieu m’avait donné deux enfants.

« Mon ami, qu’on s’exagère ou non sa puissance, l’homme n’est qu’un et par conséquent la sphère de ses devoirs étroite. S’ils vous disent le contraire, ne les croyez pas ! Je dirais presque que nous n’avons qu’un seul devoir à accomplir ici-bas. D’un autre côté, l’action est la vraie grandeur de l’homme. L’action l’emporte sur la pensée de toute la beauté de la volonté accomplie. Voilà pourquoi je ne me plongeai pas seulement dans ces méditations sur nous-mêmes dont le charme est compris de tout ce qui a l’expérience de vivre. J’agis donc, et non pas dans une sphère immense où j’aurais affaibli la nécessité des devoirs en les multipliant autour de moi, mais dans la juste mesure de mes forces. J’avais deux filles. Je pensai à leur avenir et je me consacrai à elles. Allez, c’est chose pénible et qui vaut la peine d’être tentée que d’élever deux femmes, quand on veut leur faire éviter l’écueil où sont venues se briser leurs mères !

« Un homme s’élève toujours bien seul, mais s’il est une vérité commune, c’est que la femme a une sensibilité plus grande et moins de moyens que les hommes pour y résister. La société, que les hommes ont faite, les lance nues parmi toutes ces armures contre lesquelles elles se serrent avec l’infinie tendresse de leurs âmes, et qui les meurtrissent et les écrasent. Ah ! les mœurs ne changent que de costume. Sur ces mains lavées à la pâte d’amande et enfermées dans un gant blanc, il y a un gantelet de fer, je vous l’assure. On ne l’y voit pas, mais il y est. Regardez-en plutôt la marque au poignet saignant de vos filles ! C’est par l’éducation, Albany, qu’on peut garantir la frêle destinée de la femme, non pas de la souffrance, — car souffrir souvent perfectionne, — mais de l’abaissement qui dégrade. Telle est ma tâche, à moi, mon ami, qui n’ai plus celle de faire le bonheur de personne dans ce monde où j’ai à vivre presque tous mes jours !

« Elle répétait aussi, Yseult, que l’amour des enfants n’était pas plus éternel que les autres, et je n’oserais pas dire qu’elle se trompât. Les plus beaux s’en vont, pourquoi ceux qui n’ornent que la vie au lieu de s’en emparer ne nous abandonneraient-ils pas aussi ? Mais, que je cesse d’aimer mes filles comme j’ai cessé d’aimer leurs mères, l’idée du devoir m’empêchera de me détourner d’elles comme il était arrivé à Yseult et mes filles, Jeanne et Marie, trouveront toujours en moi leur père, que mon cœur batte sous leurs caresses ou qu’il n’y batte plus.

« Quant à ma femme, que puis-je pour elle ? Pas même un mensonge. Elle n’y croirait pas. D’ailleurs, j’ai juré devant Dieu d’être fidèle et sincère, et si le premier serment était impie, le second ne l’était point car l’homme peut être toujours vrai, l’obligation de toute sa vie souscrite solennellement une fois de plus, et c’est en restant sincère avec Camille que je devais expier mes anciennes faussetés. Je ne lui donne pas même les caresses de frère à sœur. Ne lui paraîtraient-elles pas la plus cruelle des ironies ? Depuis la mort de sa mère, ce dernier jour où elle fut jalouse et implacable, ce caractère passionné, cette âme orageuse a fléchi. Moi-même, je ne m’attendais guère à ce qu’elle est devenue. Je la laissai se replier sur elle-même et je comblai le creux de mes journées en m’occupant de la petite Jeanne (la fille d’Yseult), qui n’avait plus de mère quand la fille de Camille en avait une. J’étais cruel, je le savais, Albany ; mais j’avais des devoirs vis-à-vis de mon enfant. J étais cruel, — mais en agissant autrement, peut-être l’aurais-je été davantage ?

« Ô mon cher André, je tremble de vous entr’ouvrir ces mystères amers d’intérieur, cette isolation dans le mariage, l’amour blessé qui gémit ou se dévore dans le silence et cette misérable délicatesse qui souffre en nous en présence des tourments dont nous sommes cause, et qui les redouble au lieu de les apaiser ! Ignorez à jamais ces détails arides, et puisse la destinée rester la même pour vous comme pour le cœur qui vous est uni ! Que votre blanche Paule, à laquelle vous avez donné vie pour vie, n’ait jamais à souffrir des peines de Camille ! Qu’elle n’apprenne point par son exemple ce dont la malheureuse se tait ! Vous comprenez pourquoi, maintenant, elle n’a pas répondu avec ferveur aux politesses de votre aimable femme. C’est une heureuse, c’est presque une ennemie. Hélas ! voilà comme nous sommes tous, quand nous souffrons ! Si elle se décidait à aller vous voir, vous et Paule, je ne doute pas que la vue de votre bonheur domestique ne la replongeât dons les plus horribles angoisses. Moi qui n’aime plus et qui m’efforce d’être austère, Albany, quand je vais vous voir, savez-vous que je ne vous quitte pas sans trouble ? Il y a dans cette union du mariage, dans la contemplation la plus fugitive des surfaces de l’amour heureux, quelque chose qui parle aux désirs trompés une langue éloquente et sacrée. On les réveille et ils vous déchirent, vous, leur vieille pâture, comme si vous étiez une proie nouvelle à tuer encore.

« Pas un détail physique alors qui ne soit redoutable ! Pas un qui ne soit une occasion de douleurs ! Chez vous, Albany, tout est pur, tout est calme, tout respire la paix dans la tendresse, tout s’harmonise avec votre amour. Quand je m’en approche et que j’ai franchi cette porte dont le marteau reluit au soleil, et qui n’a jamais pesé à la main de l’homme qui demande un asile ; quand je suis passé entre ces deux pilastres où sont assises, sculptées avec leur svelte corsage et leur museau effilé au vent, les deux blanches levrettes, symboles de fidélité et de vigilance, il me semble déjà que le ciel est plus bleu et l’air plus doux qu’au château des Saules. Cette chaste et élégante demeure est si simple, si petite, si gracieuse avec ces vignes ambrées qui serpentent alentour comme une écharpe pleine de caprices, que le cœur s’y presse en lui-même et s’y tapit pour être heureux. On sent là que la vie est bien close et doit l’être, pour que rien n’en échappe à ceux qui jouissent de ses douceurs, semblable au ruisseau de dessous vos figuiers dont les larges feuilles le protègent avec jalousie comme si le ciel, en s’y mirant, pouvait en dérober un peu ! Et si on monte le perron ovale et qu’on entre dans le salon, c’est partout une trace plus embaumée, un vestige plus marqué du bonheur qui nous manque à nous. C’est une causerie qu’on interrompt avec regret. C’est Paule, avec ses beaux bras autour de ces instruments que les femmes mettent contre leur sein pour en jouer, qui vous fait pleurer de sa voix pure, et qui nous donne la nostalgie du bonheur. Ou bien, c’est elle encore qu’on surprend sur vos genoux, André, vous la tête où tout à l’heure elle mettait sa harpe, et tous deux regardant votre petit Roméo s’essayant à marcher sur le tapis. Ô vie intime ! ô vie intime ! que vous êtes donc poignante à voir !… Mais nul soupir ne soulevait ma poitrine. N’est-ce pas que j’étais fort, Albany ? N’est-ce pas que vous n’avez pas une seule fois été obligé de dire à Paule : « Cachons-nous, nous lui faisons mal ? » N’est-ce pas qu’en présence de ces tableaux frais et riants je demeurais impassible, si bien que vous ne vous doutiez pas, couple heureux et bon, qu’après avoir repris mon bâton de sorbier au coin du foyer où j’avais passé la journée, je les remportais dans mon cœur, ces tableaux, pour en parer dans des comparaisons amères les murs de ma vaste et triste demeure ?

« Ah ! voilà ce dont Camille ne saurait mourir et dont elle souffrirait trop sans doute. Excusez-la donc, vous et Paule. Vous avez dû deviner qu’elle était bien à plaindre. Elle a un air sombre qui dit tout. Cet hiver, à Paris, dans ces quelques soirées où elle alla et où vous la rencontrâtes, elle avait une attitude penchée comme si elle eût craint qu’on lût dans son âme. Quel contraste elle fait avec votre femme, — avec sa pâleur olivâtre et ses flétrissures prématurées et Paule, avec sa blancheur si suavement rosée, ses cheveux d’or mourant et le nimbe du bonheur cerclé glorieusement autour de sa tête ! et que j’ai pensé en les regardant, sans mieux la comprendre, à l’inégalité des destinées !

« Mais, vous l’avouerai-je, mon cher André ? cette générosité qui avait ses hauts et ses bas, ses bons et ses mauvais jours, n’avait pas sur ma vie le même empire que la pitié sur celle d’Yseult. En ceci l’homme est inférieur à la femme. Qui sait même si j’en eusse été capable, avant l’accouchement de Camille et le changement qui se fit en elle vers cette époque ? Elle me donna une fille que j’appelai Marie, et qui ressemblait extrêmement de traits et de forme à la fille que j’avais d’Yseult. Cette ressemblance étonnante vous pouvez en juger, mon ami, car les dix-huit mois qui viennent de s’écouler l’ont précisée davantage. Deux jumelles ne se ressembleraient pas plus que ces deux fillettes et on les confondrait — même moi et Camille — l’une avec l’autre, sans une marque de la nature qui n’a pas permis que nous puissions nous y tromper. Elle a fait naître la fille d’Yseult avec des cheveux blancs, signe laissé sur son front de la vieillesse de sa mère. On avait cru qu’ils blondiraient, ces cheveux naissants, mais à leurs anneaux longs, épais, et pleins de sève et d’énergie, on sent qu’ils ne blondiront pas. Neige tombée sur ce printemps en fleur, qui ne fondra pas où elle est tombée ! Quand Camille aperçut pour la première fois, sur ce pauvre petit front ingénu, ces cheveux innocemment accusateurs qui lui rappelaient des souvenirs terribles, l’infortunée s’en détourna avec une horreur convulsive. Elle la garda longtemps, cette horreur. Mais un jour, — au prix de quels efforts ? — elle est parvenue à la vaincre. Jamais ni vous ni votre Paule, Albany, ne vous êtes aperçus que Camille baisait avec moins de tendresse la tête blanche que la tête dorée. Jamais vous n’avez vu de différence dans les caresses qu’elle donne à toutes les deux… Jamais vous n’avez surpris, ni même soupçonné, le mystère d’une naissance que nous avons pu cacher au monde qui l’aurait insultée. Camille, la trop jalouse Camille, malgré l’amour qu’elle a pour moi encore, ne s’est pas une seule fois démentie ! Albany, c’est que la pitié était enfin née en elle, la pitié, héritage de sa mère ! la pitié, plus forte que son amour pour moi qui mourra peut-être bientôt : cette inaliénable pitié qui, quand tout, sentiments et passions, est fauché dans le cœur des femmes, est la seule chose qui ne puisse jamais y mourir. »

FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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 401