Lettres du séminaire/Texte entier

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Lettres du séminaire
Publication posthume.



ERNEST RENAN


LETTRES DU SÉMINAIRE
— 1838-1846 —



PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, rue auber, 3




Les lettres qu’on va lire s’étendent de l’année 1838 à l’année 1846. Ces lettres furent adressées par Ernest Renan à sa mère, alors qu’il était aux séminaires de Saint-Nicolas, d’Issy et de Saint-Sulpice. En août 1838, Ernest Renan, âgé de quinze ans, habitait encore Tréguier avec sa mère ; c’est là que vint le chercher la lettre d’Henriette Renan qui ouvre ce volume.

Ces lettres occupent donc un espace de temps plus considérable que les Lettres intimes. Elles peignent d’une manière toute différente les années de jeunesse d’Ernest Renan. Quelques lettres d’Henriette et de madame Renan mère ont été intercalées pour mieux faire ressortir le caractère familial de cette correspondance, destinée à éclairer la crise morale qui marqua le début de la vie d’Ernest Renan.



LETTRES DU SÉMINAIRE





I


Paris, 31 août 1838.


Mon Ernest,

Ma lettre te semblera d’une folie, mais la joie m’ôte toute raison. Tu viens d’être nommé il y a trois heures pour une bourse entière au séminaire de Paris ; elle t’est accordée jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, mais à la condition expresse que tu seras ici le 6 ou le 7 au plus tard : cette époque passée, la place redeviendrait vacante. Je t’en conjure, mon ami, aussitôt ma lettre reçue, monte dans le courrier avec le plus d’effets que tu pourras emporter ; le reste viendra plus tard, mais, sale ou blanc, emporte tout ton linge. C’est une providence inespérée qui a travaillé pour nous, car l’ami qui a agi en ma considération t’a fait connaître de personnages qui peuvent tout dans ton avenir. Mon Ernest, encore une supplication ; tu recevras ma lettre dimanche soir, sois à Guingamp pour le courrier de lundi et monte sans faute dans la malle-poste ; je t’attends mercredi soir ou jeudi. Tu prendras de l’argent chez mon oncle Forestier à qui j’écris de t’en prêter ; je le lui rembourserai à mon passage qui sera au plus tard le 15. Dis à maman que c’est un avenir tout entier pour son enfant et que mon voyage en Bretagne aura maintenant un autre but, celui de ne point la laisser dans la situation où elle se trouve.

Adieu, pars, je t’attends et te chéris.


henriette

I


Madame veuve Renan, à Tréguier
(Côtes-du-Nord)


Paris, le 8 septembre 1838.


Ma chère maman,

Me voilà donc loin de vous, dans Paris, dans ce gouffre immense, au milieu de ce fracas qui contraste si singulièrement avec la tranquillité de notre petite ville ; il est vrai que je n’entends rien de tout ce bruit et que je vous écris bien tranquillement du séminaire de Saint-Nicolas où je suis entré hier. Vous m’accuserez peut-être, ma bonne mère, de négligence, en voyant combien j’ai tardé à vous écrire, mais je n’ai pu le faire plus tôt, car en arrivant je me suis couché ; aussitôt mon réveil nous sommes allés chez le monsieur qui m’a procuré une bourse et qui est le médecin d’Henriette. Ce bon monsieur, à qui sa grande vertu a procuré beaucoup de connaissances parmi les ecclésiastiques de la capitale, nous a témoigne la plus grande bonté.

J’ai eu une bien grande joie, ma bonne mère, d’apprendre qu’Alain[1] venait à Paris ; nous serons donc tous les trois réunis ici, quand vous serez seule en Bretagne, mais consolez-vous, excellente mère, bientôt vous les verrez auprès de vous, et moi, j’espère aussi vous revoir bientôt, car vous n’allez sans doute pas rester si loin de nous, ô ma bonne mère. Il faut que je vous fasse une confidence, ma chère maman, j’ai eu beaucoup de courage jusqu’à mon entrée au séminaire, mais là, je vous l’avouerai, ce courage m’a totalement abandonné. Je vous le dis, ma chère bonne mère, non pour que vous vous chagriniez, mais j’avais besoin d’épancher mon cœur. J’ai eu tout à l’heure un grand soulagement, j’ai été dans la chapelle de la Sainte-Vierge dont nous célébrons aujourd’hui la fête, lui exposer ma peine, et elle m’a soulagé extrêmement.

Le séminaire est parfaitement tenu ; j’ai été frappé de la grande piété de tous les élèves. Le supérieur, M. Dupanloup, joint une grande vertu à une grande affabilité. Mon professeur, M. de Bessières, est un homme d’un grand mérite ; j’ai entendu tous les élèves faire le plus grand éloge de sa capacité. J’ai trouvé dans les élèves beaucoup d’amabilité. Enfin quand je serai habitué, ma bonne mère, je suis sûr que je serai bien. S’il faut juger de la force du collège par les auteurs qu’on y explique, il doit être très fort, mais je ferai mon possible, et alors je n’aurai rien à me reprocher.

J’ai eu bien du chagrin, ma chère maman, de voir que l’on ne voyait pas du tout les mathématiques dans le séminaire et qu’on les réserve pour Saint-Sulpice où l’on entre en sortant de Saint-Nicolas ; je crois cependant qu’on voit l’histoire naturelle, mais ce n’est point précisément là des mathématiques, encore ne suis-je pas sûr si on l’étudie.

Que dirai-je à tous les professeurs de mon ancien et cher collège, à Monsieur Pasco, mon excellent professeur, à Monsieur Duchêne, mon bon et patient professeur de mathématiques ? Dites-moi, s’il vous plaît, ma chère maman, s’il se porte mieux et veuillez lui rendre les livres qu’il a à la maison et qui consistent en cinq volumes de l’Histoire ancienne de Rollin, et en un volume du Cours de mathématiques de Reynaud. Faites de même mes compliments à Monsieur Gouriou, que je suis bien fâché de n’avoir pas vu avant mon départ, au bon Monsieur Potier, à Monsieur Brouster, et particulièrement à Monsieur Delangle. Dites à ce bon monsieur qui me portait tant d’intérêt que je n’oublierai jamais tout ce qu’il a fait pour moi. N’oubliez pas le bon Monsieur Urvoy, non plus que Messieurs Brémoy, Quémen, Gourio, Stephan. Quant à Monsieur Auffret, ma bonne mère, remerciez-le bien pour moi de la bonté qu’il m’a toujours témoignée pendant le temps heureux que j’ai passé à son collège. Dites à Monsieur Desbois que je ferai sa commission, peut-être un peu plus tard que je ne l’aurais voulu, mais que je n’y manquerai pas. Assurez tous ces Messieurs que, quoique je ne sois plus dans leur établissement, mon cœur y sera toujours attaché.

Dites au cher Guyomard que la prochaine fois je lui écrirai, quand il sera rentré en classe. Hélas ! je le quittais bien gaiement, je ne savais pas que c’était pour si longtemps. Mille amitiés de ma part à mon ancien confesseur Monsieur Le Borgne. N’oubliez pas Monsieur le Recteur et Monsieur Guichet. Je n’ai pu encore me rendre chez Monsieur Tresvaux, je m’y rendrai le plus tôt que je pourrai. J’ai donné la lettre de Monsieur le Recteur à Henriette pour la faire passer à Monsieur Tresvaux, craignant qu’elle ne fût pressée.

Faites mes compliments à toutes les personnes qui s’intéressent à moi, et n’oubliez pas tante Périne, ni aucun de mes parents de Guingamp, non plus que ma tante Morand.

Ah ! ma bonne mère, qu’il est dur d’être séparé de vous, mon cœur est bien triste. Adieu, adieu, mon excellente mère. Votre fils qui vous aimera toujours, oui, toujours.


ERNEST______

III


Paris, le 11 septembre 1838.


_______Ma chère maman,

Je commence de bonne heure à vous écrire, parce que je trouve une grande douceur à m’entretenir avec vous ; d’ailleurs je ne tarderai pas à expédier ma lettre, car Henriette devant passer par Saint-Malo, s’y arrêtera peut-être, et vous tarderez trop à recevoir celle que je vous ai écrite par elle. Ô ma chère mère, qu’il est pénible d’être séparés, je le sens bien maintenant ! Quand je pense à la vie douce et heureuse que j’ai menée avec vous à Tréguier, mon cœur est pris d’une tristesse qui ne laisse pas d’avoir pour moi quelque charme. Comme j’avais de l’ardeur pour l’étude, comme j’étais heureux, quand j’étais avec vous, comme nous avons passé d’heureuses soirées, d’heureux moments, et nos petites promenades, comme elles étaient douces, encore je me reproche qu’elles aient été si peu fréquentes, et que j’aie toujours montré si peu d’empressement pour aller faire avec vous de petits tours de promenade, quand je me rappelle Liart, Guyomard, Le Gall, et tant d’autres, quand je pense à un collège où j’ai été si heureux, à cette ville où j’ai goûté tant de bonheur, je m’écrie de tout mon cœur : Ah ! j’étais heureux à Tréguier !

Le souvenir de tout cela me fait plaisir, mon excellente mère, quoiqu’il me remplisse de tristesse. Car, ma chère maman, il me vient quelquefois une pensée déchirante, c’est que ce bonheur ne reviendra plus pour nous. Enfin, soumettons-nous à la volonté de Dieu qui a voulu nous séparer et qui nous réunira aussi quand il lui plaira.


Le 13 septembre.

Je ne veux rien cacher, mon excellente mère, de tous mes chagrins, et vous voyez comme je viens de vous ouvrir franchement mon cœur. Oh ! je vous en prie, usez-en de même à mon égard je suis résolu, pendant que nous serons séparés, de vous dire tout franchement et sans vous rien cacher, soyez-en bien assurée, ma chère maman. Je ne sais trop, ma chère maman, où vous adresser ma lettre, peut-être serez-vous à Guingamp, attendant Henriette, peut-être aussi serez-vous à Tréguier. Probablement à présent vous avez embrassé Alain et Henriette. Ô ma bonne mère, quelle joie vous avez dû ressentir à les revoir après avoir été si longtemps séparée d’eux ! Je suis un peu consolé de notre séparation par l’espérance de vous voir sans tarder. Car je pense que vous viendrez bientôt ici. Je tremble quand je pense que vous êtes seule à Tréguier où vous n’avez personne pour vous soigner et vous tenir compagnie ; je sais bien que la bonne Madame Le Dû aura bien soin de vous, mais il n’en est pas moins vrai que vous ne pouvez rester ainsi seule.

D’un autre côté, ma bonne mère, j’aimais à vous songer à Tréguier, au milieu de vos amies. Si vous venez à Paris, je n’ai plus d’espoir de mener jamais cette vie heureuse que nous avons menée ensemble dans notre modeste demeure. Si vous venez à Paris, je n’ai plus l’espérance de passer des vacances si douces dans ma ville natale que j’aime tant. Mais il est vrai, ma bonne mère vous seule, n’importe où vous serez, suffisez pour me rendre heureux. Cependant, ma chère maman, venez, venez, nous passerons des moments bien doux ensemble, j’ai besoin de votre présence et la chère Henriette aussi sera bien contente. Enfin, ma bonne mère, vous savez mieux que moi ce que vous devez faire, faites comme vous jugerez le mieux, tout ce que vous ferez sera bien fait. Nous avons composé avant-hier, demain on donnera les places. J’attendrai le résultat pour expédier ma lettre. Le collège est extrêmement fort, et si quelque chose sur la terre pouvait me consoler d’être séparé de vous, ce serait la manière paternelle dont on est traité ici. La pension est très bonne, les dortoirs d’une propreté admirable. Nous avons des lits de fer qui sont extrêmement commodes. L’établissement a une maison de campagne à Gentilly où nous allons nous promener. Enfin, on prend tous les moyens de rendre heureux les élèves. Mais, hélas ! je ne peux l’être loin de ma chère maman.

Et toi, mon cher Liart, toi avec qui j’ai passé de si doux moments, que j’ai souvent pensé à toi ! Tu ne m’as pas aussi oublié, j’en suis sûr, ton cœur est trop bon pour cela. Je t’ai écrit par ma sœur, je ne sais si tu as déjà reçu ma lettre, mais ne manque pas de m’écrire, je t’en prie. Fais mes compliments à tous nos condisciples, quand tu les verras, n’oublie pas surtout les professeurs du collège. Ah ! quand nous reverrons-nous ? Espérons en Dieu, mon bon ami, il ne nous abandonnera pas. — Je reviens à vous, ma chère maman. Je sors de chez mon confesseur, qui m’avait appelé non pour me confesser, mais pour faire connaissance avec moi. Quelle bonté et quelle douceur j’ai trouvées dans ce monsieur ! Qu’il me rappelle bien le bon Monsieur Le Borgne ! Nous ne voulons pas, dit-il, avoir des écoliers, mais des enfants. Cet esprit d’affection pour les élèves règne chez tous les professeurs comme chez ceux du collège de Tréguier. Adieu pour ce soir, ma chère maman, je vais travailler à mon devoir, je continuerai demain.


15 septembre.

J’ai éprouvé un petit échec, ma bonne mère, j’ai été le cinquième, dans la première composition en version latine sur vingt élèves. J’espère réparer mon honneur la semaine prochaine, dans la composition en vers latins, quoique je sois un triste poète. Hier au soir surtout, j’étais plein d’ardeur, car ici on donne les places devant toutes les classes rassemblées ; ce matin, je vous l’avouerai, j’ai un peu moins d’ardeur, en pensant à vous, à Tréguier, à Liart, à Guyomard et à tant d’autres choses : car tel est mon état il y a des moments où j’ai du courage, d’autres où je suis abattu. Les matinées me sont ordinairement pénibles et les soirées plus calmes. Enfin, ma chère maman, venez vite à Paris ; je crois que quand je vous aurai vue, j’aurai plus de courage. Oh ! qu’il est pénible d’être séparés ! Adieu, adieu, mon excellente mère. Votre fils qui vous porte le plus grand respect et le plus grand attachement.

ERNEST

IV


Paris, le 16 septembre 1838.


_______Ma chère maman,

Vous serez peut-être étonnée de recevoir ainsi lettre sur lettre de moi, mais je ne vous écris qu’un mot à la hâte pour vous informer d’utiles innovations qui ont été introduites dans le séminaire. Les mathématiques et l’histoire naturelle vont y être décidément enseignées, et vous sentez que, je ne me ferai pas beaucoup prier pour les étudier. On va aussi enseigner l’allemand, l’anglais et l’italien et on a dit à ceux qui désiraient apprendre ces langues d’écrire aussitôt à leurs parents. Je vous prie donc, ma chère maman, de me faire connaître laquelle de ces trois langues vous préférez que j’apprenne, pour moi peu m’importe absolument. On enseignera aussi le dessin et la musique instrumentale, telle que le piano, etc.[2] Dites-moi si vous jugez à propos que je suive ces cours, ainsi que celui d’histoire naturelle, que je pourrais bien peut-être garder pour l’année prochaine. Enfin, ma chère maman, j’attends votre décision ; et je suivrai tout à fait vos conseils. Je n’ai encore aucun détail sur tout cela, on vient de nous en avertir, et à l’instant je vous écris. Tout cela me fait bien plaisir, surtout les mathématiques. Je ne sais encore quelles parties on étudiera.

Oh ! ma chère maman, si je ne vous écris pas longuement, ce n’est que le temps qui me manque, mon cœur a toujours de quoi vous dire. Je vous apprendrai aussi, ma bonne mère, que j’ai maintenant plus de courage, quand je pense que je vous verrai bientôt. Oh ! que mon espérance ne soit pas déçue, je vous en prie. Je me réjouis de pouvoir bientôt embrasser une mère qui fait l’objet de toutes les pensées de son Ernest.


P.-S. — Alain et Henriette sont avec vous et pourront vous donner leur avis.

Que Liart ne m’oublie pas et qu’il prie quelquefois pour moi. Quand vous verrez Guyomard, assurez-le que je pense bien souvent à lui.

Adieu, ma bonne mère, adieu.


Je compose demain en vers, et je me propose de laver mon honneur ; je ferai toujours mon possible ; malheureusement quelquefois Pégase est rétif.

Oh ! que je vous aime, ma chère maman.


Adieu. ERNEST______

V



Paris, le 16 octobre 1838.


_______Ma chère maman,

Quel agréable déluge de lettres est venu pleuvoir sur moi. Oh ! je vous promets que je n’ai jamais passé de récréation plus délicieuse que celle d’aujourd’hui que j’ai employée à lire ces lettres chéries. Joignez à cela le plaisir de voir Henriette et de la voir bien portante, et vous jugerez du bonheur que j’ai eu dans cette journée. Les nouvelles que j’ai reçues m’ont rempli de plaisir. J’ai vu que vous vous portiez bien, ma chère maman, et cette pensée me console d’être éloigné de vous. Mais hélas ! je ne puis penser sans être attristé que vous êtes seule, et qu’à cette heure où je vous écris vous êtes peut-être tristement à penser à vos enfants. Henriette m’a dit qu’elle ne vous croyait pas éloignée d’aller passer quelques mois auprès d’Alain à Saint-Malo. Vous savez ce que vous avez à faire, ma bonne mère, faites tout pour le mieux, mais je souffre en pensant que vous êtes seule.

Nous avons reçu la semaine dernière une bien grande grâce, je veux parler d’une retraite qui a eu lieu dans le séminaire, qui a commencé mardi soir et fini hier. Je me trouve bien plus tranquille et plus calme depuis ce saint exercice ; je m’étais imposé pour règle non d’oublier ma chère maman, mais de faire trêve à mes regrets pour ne penser qu’à mon Dieu. Hélas ! je n’y ai pas toujours été fidèle, mais enfin le bon Dieu a béni mes efforts en me donnant une paix profonde et plus de courage qu’auparavant. Je vous assure que j’ai trouvé bien du plaisir ce matin à penser plus librement à vous et à me rappeler tous mes souvenirs. Je commence à m’habituer non à être séparé de vous, ma bonne mère, mais à mon nouveau genre de vie qui serait bien doux si je pouvais être près de vous. La communion de la retraite a été donnée par Monseigneur l’Archevêque, et le soir nous avons eu une instruction faite par Monsieur Tresvaux, qui est le protecteur particulier du séminaire. Ce bon Monsieur me témoigne le plus grand intérêt, et j’ai bien du plaisir à m’entretenir avec lui dans le langage de notre bon pays. J’oubliais toujours de vous dire que j’avais eu le plaisir de le voir, cependant je vous assure que ses visites me font bien plaisir.

Vous m’avez l’air assez contente de mes places, ma chère maman, mais j’ai encore baissé ; imaginez-vous que dans une détestable composition en version grecque j’ai été le dixième, je me suis un peu relevé en fable française, où j’ai été septième. Tout cela ne vaut pas grand’chose, mais demain nous composons en fable latine, et je suis résolu de combattre de toutes mes forces pour me relever. Mon excellent professeur tâche de m’inspirer du courage, et me disait avant la retraite, qu’une fois ce saint temps passé, il voulait me faire obtenir les mêmes succès que j’avais obtenus à Tréguier. Je ne sais si sa prédiction se vérifiera, mais de mon côté je ferai tous mes efforts. Vous savez, ma chère maman, que c’est quand j’ai reçu quelque échec que je suis le plus enflammé pour relever mon honneur. Aussi, vais-je travailler en enragé, ne craignez pas que je me décourage. Nous aurons cette semaine trois promenades, l’une demain après la composition jusqu’au soir, l’autre jeudi pour toute la journée, et enfin une petite promenade vendredi après-midi. Mais j’emporte toujours de quoi travailler. Quand on va à la maison de campagne, je fais bien quelque chose, mais quand on va au Jardin des Plantes, je vous assure que j’ai assez à faire à regarder toutes les merveilles qui m’entourent, serres, plantes, ménageries, lions, tigres, éléphants, girafes, ours blancs, etc. Toujours je pense que vous êtes avec moi ainsi que Liart et Guyomard, et cette pensée me remplit de plaisir.

Faites bien mes compliments, ma chère maman, à tous mes excellents professeurs, n’oubliez pas surtout le bon Monsieur Pasco, avec qui j’ai passé deux années si heureuses ; Monsieur Potier qui, je crois, m’aimait bien, malgré les étourderies que j’ai commises à son égard, quand j’étais son élève ; Monsieur Duchêne, dont j’ai tant exercé la patience. Je le prie de me pardonner toute la craie que je lui ai cassée. N’oubliez pas le bon Monsieur Gouriou et remerciez bien Monsieur Auffret de toutes ses bontés pour moi.

Je recommande bien à la bonne dame Le Dû d’avoir bien soin de vous et de vous tenir compagnie. N’oubliez pas toutes les autres personnes qui s’intéressent à moi.

Il n’y a encore rien de réglé dans le séminaire par rapport aux divers cours quand tout cela sera arrangé je vous le ferai connaître. Hélas ! ma chère maman, je n’ai plus que dix minutes d’étude et je n’ai rien dit à mes chers camarades Liart et Guyomard. La prochaine fois, je réparerai ma négligence, oh ! qu’ils ne croient pas que c’est mon cœur qui les oublie. Que je passerais volontiers à m’entretenir avec eux la récréation que j’aurai après mon souper ! mais la règle ne le permet pas. Que Liart m’informe bien de tout ce qui se passera en classe, de celui qui aura été le premier (il est vrai, je suis sûr que c’est lui). Guyomard me parlera de la congrégation et tous deux prieront bien le bon Dieu pour moi.

Adieu, ma chère maman, le papier et le temps me manquent, oh ! mais mon cœur trouve toujours de quoi vous dire. Adieu, quand il plaira à Dieu de nous réunir, oh ! que nous serons heureux ! Adieu, adieu, soyez persuadée du respect et de l’attachement de votre Ernest.

J’oubliais, ma chère maman, quelque chose de bien important. Le règlement exige quatre paires de souliers et plusieurs autres choses qu’Henriette vous indiquera ; vous serez peut-être bien gênée pour me procurer tout cela, et c’est bien dommage que le règlement exige tant de choses ; enfin il faut se conformer aux règles, mais ne vous faites pas de privations, ma bonne mère, ah ! je vous en prie. Prenez tous les jours votre petite goutte de café, quand vous aurez mal à la tête et quand vous n’aurez pas. Quand vous aurez mal, pour le chasser, et quand vous n’aurez pas, pour l’empêcher de venir. Envoyez-moi aussi par Henriette mes autres livres, je trouverai place où les mettre. Faites mes compliments à la bonne dame Le Dû et à ma tante Moullec. Que j’aurais eu du plaisir, si j’avais été à Tréguier, à causer sur les classes, les mathématiques et la physique avec Alain. Mais Dieu ne l’a pas voulu et il m’a encore fait une grande grâce en envoyant, contre notre attente, ce cher Alain à Paris. Ah ! ma bonne mère, comment pourrai-je vous témoigner mon affection et mon respect, tout ce que je puis vous dire, c’est qu’après Dieu, vous, Henriette et Alain, vous occupez tout mon cœur.

ERNEST______

VI



Paris, le 5 novembre 1838.


_______Ma chère maman,

Il y a bien longtemps que je n’ai goûté la plus grande des jouissances qui est de recevoir des lettres de vous. Henriette, que j’ai vue samedi dernier, était fort inquiète, et moi, mon excellente mère, je vous assure que je ne le suis pas moins. Quoique je cherche à chasser les pensées noires, hélas ! ma chère maman, bien des inquiétudes viennent encore m’agiter. Seriez-vous malade ? Oh ! si vous l’étiez, écrivez-nous, je vous en supplie, et ne nous cachez rien. Qu’il est pénible, ma bonne mère, d’être séparés !

Quand j’ai vu Henriette, elle était très bien portante, seulement il y a à peu près huit jours elle avait eu une indisposition qui n’a pas eu de suites. Je ne puis vous exprimer les soins qu’a pour moi cette excellente sœur. Vraiment elle vous remplace auprès de moi, ma chère maman. Je lui ai occasionné bien des frais soit pour compléter mon trousseau, soit pour acheter des livres dont il faut ici une quantité prodigieuse, mais je tâcherai, ma bonne mère, de n’être point ingrat envers elle et de faire en sorte qu’elle ne se repente pas de tous ses soins pour moi. Oh ! quel bienfait le bon Dieu m’a accordé en me donnant une si bonne sœur !

Je vous prie, ma chère maman, de m’envoyer mon extrait de baptême, et cela le plus tôt possible. On le demande dans l’établissement. Je continue à me bien porter et à me plaire, quoique encore quelquefois, pensant à vous, à mes amis de Tréguier, à mon collège, je sois un peu attristé ; mais ce sont de petits nuages qui se dissipent, et quand je pense au plaisir que j’aurai à vous revoir, cela me donne un nouveau courage. D’ailleurs, on est si bien dans cet établissement qu’il y aurait une véritable ingratitude à ne pas s’y plaire. Courage donc, ma chère maman, l’espérance de n’être pas toujours séparé de vous me soutient, mais quand je pense que vous êtes seule, je ne puis m’empêcher d’être attristé. Je supplie la bonne Madame Le Dû d’avoir bien soin de vous ; ne vous laissez manquer de rien, ma chère maman, l’hiver approche, déjà même il s’est fait fortement sentir ici, je vous en prie, ne vous laissez pas souffrir du froid. Si votre petite provision de bois était diminuée, renouvelez-la, ma bonne mère, en un mot n’épargnez rien pour nous conserver une santé si précieuse. Ne manquez pas tous les jours de prendre la guttule, oh ! je vous en prie, ma chère maman. Mes places n’ont pas été brillantes depuis ma dernière lettre. J’ai été le quatrième, mais ensuite j’ai bien baissé, j’ai été deux fois douzième. Mais ici il ne faut point s’effrayer de ces mauvaises places, car tous les élèves font de ces sortes de sauts : ainsi dans une composition un élève, après avoir été premier, fut le dix-septième, un autre, après avoir de même occupé la première place, passa à la quatorzième. Aussi je ne me décourage pas, ma chère maman, d’autant plus, je vous l’avouerai sans vanité, que mon professeur, qui à la plus grande bonté joint un rare mérite, me donne de bonnes espérances. Enfin, ma bonne mère, je travaillerai de mon mieux, la volonté de Dieu soit faite pour le reste.

… Je ne vous écris qu’une demi-lettre, ma chère maman, réservant l’autre moitié pour Henriette à qui je vais la faire passer. Adieu, ma bonne, mon excellente mère, ah ! quand pourrai-je vous revoir, vous embrasser ! En attendant cet heureux moment, soyez persuadée du respect et de l’attachement que vous porte votre

ERNEST RENAN______


10 novembre.

La réception de votre heureuse lettre, mon excellente mère, vient tout changer. Henriette me l’a fait passer et me dit en même temps de ne point vous écrire que je ne l’aie vue. J’ai eu ce plaisir avant-hier. Elle m’a chargé de vous dire qu’elle se porte bien et qu’elle vous écrira dans quelque temps, quand elle aura quelque chose de positif à vous annoncer. Elle m’a dit de vous dire que la bonne que vous lui aviez proposée pour mademoiselle Ulliac[3] ne lui est pas nécessaire, cette demoiselle en ayant déjà une.

La mort de M. Desbois m’a fait le plus grand chagrin. Hélas ! ma chère maman, je ne pensais pas en l’embrassant quand je partis que ce fût pour la dernière fois. C’est une bien grande perte pour le collège, mais il faut espérer qu’il la réparera. Je vois aussi avec bien de la peine que le collège est toujours chancelant, mais j’espère qu’on ne réussira pas dans les tracasseries qu’on lui suscite. Vous me demandez, mon excellente et chère maman, si ma santé est toujours bonne et si j’ai aussi bon appétit qu’à l’air de la mer. S’il faut juger de la santé par l’appétit, je vous assure qu’aucun n’en a une meilleure que moi. La pension est fort bonne et je vous promets que je lui fais honneur. D’ailleurs on a tant de soins pour la santé, que pour être malade il faut avoir commis quelque imprudence.

J’ai tardé à vous écrire jusqu’à aujourd’hui, ma chère maman, pour pouvoir vous donner le résultat d’une composition en vers que j’ai faite mardi dernier, et je suis bien content d’avoir attendu pour laver la honte de mes deux autres places : j’ai été le troisième. Enfin voici le résumé des places que j’ai eues depuis le commencement de l’année : en version latine, cinquième, douzième. Vers latins : sixième, troisième. Version grecque : seizième. Fable latine : septième. Fable française : quatrième. Histoire et géographie : douzième. J’ai bon courage, ma bonne mère, et si le bon Dieu veut bien m’aider, je tâcherai de ne point déshonorer Tréguier.

Je suis bien content de voir que mes anciens professeurs ne m’oublient pas. Dites-moi dans votre prochaine lettre si Monsieur Duchêne se porte mieux et remerciez Monsieur Pasco de m’avoir donné de si bons principes qui m’ont mis en état, sinon d’être fort, du moins de me soutenir. Je vous assure que j’aime bien à penser à tous ces bons messieurs. Dites à Messieurs Gouriou et Delangle qu’il y a dans le séminaire trois congrégations : l’une des Saints-Anges, une autre de la Sainte-Vierge, et enfin une troisième pour les plus grands et les plus parfaits, et qui est du Sacré-Cœur. Mais les règles sont différentes de celles de Tréguier, ainsi on ne se présente pas quand on veut pour aspirant, il faut avoir été choisi après un certain temps passé dans la maison. Je tâcherai de me rendre digne d’être admis dans celle de la Sainte-Vierge.

Ma bonne mère, le temps me manque, je n’ai plus que quatre minutes et je veux que ma lettre parte aujourd’hui. Adieu, mon excellente mère, soignez bien votre santé, ayez bon courage, oh ! que le bon Dieu vous soutienne, que nous serons heureux en nous revoyant ! Adieu, adieu.

ERNEST______

VII



Paris, le 3 février 1839.


_______Ma chère maman,

C’est toujours avec bien du plaisir que je vois arriver la fin de chaque mois, parce que c’est l’heureuse époque, où vous m’avez dit de vous écrire et aussi où j’ai le bonheur de recevoir de vos lettres. Aussi vais-je passer ce soir avec vous une soirée délicieuse, car je vous avoue que rien ne m’est plus doux que de m’entretenir avec ma bonne mère. Le cher Guyomard, à qui toutes les fois je promets une lettre, en recevra cette fois, je l’espère, et je pourrai répondre à son aimable lettre. Comme je vous l’avais promis, je vous parlerai cette fois de mes études et je vous donnerai des détails qui, j’en suis sûr, vous intéresseront. Hélas ! autrefois quand j’étais auprès de vous, je pouvais vous en parler à loisir. Vous rappelez-vous, ma bonne mère, ces douces soirées qu’à peu près à pareille époque nous passions ensemble au coin du feu, vous rappelez-vous ces doux entretiens que nous avions ensemble ? Ils sont passés, mais consolons-nous, Dieu a tout fait pour le mieux.

J’ai eu le plaisir de voir Henriette jeudi dernier, car c’est le jeudi l’heureux jour où je puis m’entretenir avec elle. Cette bonne sœur continue à avoir pour moi les soins les plus tendres, et elle me le prouve bien en traversant presque tout Paris, souvent par un temps effroyable, pour me voir. Je vois avec bien de la joie que sa santé s’améliore de jour en jour. Ses couleurs lui reviennent, la fièvre, qui la tracassait encore, diminue sensiblement et va bientôt, nous l’espérons, la quitter entièrement. Réjouissez-vous donc, ma chère maman, et consolez-vous d’être séparée de vos enfants, puisqu’ils sont bien et continuent d’aimer leur excellente mère.

J’ai écrit, il y a peu de temps, quelques mots à Alain. Ce bon frère, je ne lui avais pas encore écrit : c’est vraiment une négligence impardonnable, mais j’espère qu’il aura égard à mes nombreuses occupations.

Je vais maintenant, ma chère mère, vous donner l’emploi de ma journée, comme vous me l’aviez demandé. À cinq heures dix minutes, le lever, seulement le mercredi, le lendemain des promenades, c’est à cinq heures et demie. À cinq heures et demie, la prière et la méditation. À six heures, la Sainte-Messe. À six heures et demie à peu près, étude jusqu’à sept heures et demie. À sept heures et demie, déjeuner suivi d’une récréation jusqu’à huit heures. À huit heures, classe jusqu’à dix heures. À dix heures, récréation jusqu’à dix heures et quart. À dix et quart, étude jusqu’à midi moins quatre minutes. Pendant ces quatre minutes, examen particulier de la matinée. À midi, le dîner suivi d’une récréation jusqu’à une heure et demie. À une heure et demie, étude jusqu’à trois heures. À trois heures, classe jusqu’à quatre heures et demie. À quatre heures et demie, goûter (ou collation) suivi d’une récréation jusqu’à cinq heures. À cinq heures, étude jusqu’à sept heures. À sept heures, lecture spirituelle jusqu’à sept heures et demie. À sept heures et demie, souper. À huit heures, récréation jusqu’à huit et demie. À huit heures et demie, prière du soir jusqu’à neuf heures moins un quart. À neuf moins un quart, le coucher. Le mardi matin, composition jusqu’à dix heures et demie, puis récréation jusqu’à onze heures, puis étude jusqu’à midi.

Vous voyez, ma chère maman, l’emploi de ma journée pour l’ordinaire. Le mardi après midi, nous allons en promenade jusqu’au soir. Vers six heures, étude jusqu’à sept heures le reste à l’ordinaire. Le vendredi soir, promenade aussi, mais plus courte. Vers quatre heures, étude jusqu’à six heures un quart ou six heures et demie. À six heures un quart, ou six heures et demie, lecture publique devant toute la maison, des places de la semaine, ainsi que des notes que chacun a méritées pour ses leçons, ses devoirs, son explication et sa conduite. Le reste à l’ordinaire. Voici maintenant le règlement des dimanches. Le lever, la méditation et la prière à l’ordinaire. À six heures, messe basse et instruction. Vers sept heures, étude. À huit heures, déjeuner et récréation jusqu’à huit heures et demie. À huit heures et demie, étude jusqu’à neuf heures moins un quart. À neuf heures moins un quart, récréation jusqu’à dix heures et quart. À dix heures et quart, étude jusqu’à midi moins un quart. À midi moins un quart, dîner précédé de quatre minutes d’examen. Après dîner, récréation jusqu’à une heure et demie. À une heure et demie, étude jusqu’à deux heures. À deux heures, catéchisme, vêpres et bénédiction du Saint-Sacrement. À sept heures dix minutes, lecture spirituelle, le reste à l’ordinaire. Vous êtes peut-être étonnée, ma chère maman, de voir que nous n’avons pas de grand’messe le dimanche matin. Mais toute cette journée est un exercice de piété continuel. Toutes les études sont consacrées à l’étude de la religion et au catéchisme ; on nous fait des instructions, dont nous faisons des analyses, ce qui occupe tout notre temps d’étude, si ce n’est le temps qu’il faut pour apprendre le catéchisme et l’Évangile. Les jours de fêtes, nous avons grand’messe, et le soir, salut et instruction très solennels.

Vous m’aviez aussi prié, ma bonne mère, de vous dire les auteurs que j’explique, je m’empresse de vous les faire connaître. Ces auteurs sont différents pour chaque trimestre. Ainsi, dans le premier trimestre, nous avons expliqué en latin l’admirable discours de Cicéron pour Archias, quelque chose de Virgile et de Phèdre, quelques odes du second livre d’Horace. En grec, nous avons expliqué la première Olynthienne de Démosthène, le troisième livre de l’Iliade d’Homère et quelques fables d’Ésope. Dans le second trimestre, nous voyons les narrations de Tite-Live, le troisième livre d’Horace, quelques satires et épîtres, l’Art poétique du même auteur, que nous comparons avec celui de Boileau. En grec, nous voyons le douzième livre de l’Iliade et l’Apologie de Socrate par Platon. Tacite est réservé pour le troisième trimestre. Ces auteurs, presque tous nouveaux pour moi, m’ont donné bien de la difficulté ; mais maintenant j’y suis habitué et je les trouve beaucoup plus faciles.

Nous voyons en seconde les différents genres de littérature, car ici on regarde cette classe comme une première année de rhétorique. Dans le premier trimestre, nous avons vu la fable, l’allégorie, la poésie pastorale et les petits genres de littérature : l’épigramme, le rondeau, le madrigal, le sonnet, etc. Dans ce second trimestre, nous verrons la poésie lyrique, la satire, l’épître en vers, le genre épistolaire, la poésie didactique, la chronique, la légende, etc. Enfin, dans le troisième trimestre, nous verrons la narration et quelques autres petits genres. Cette manière d’enseigner est extrêmement intéressante, et contribue beaucoup à former à la composition par la variété des matières. Notre excellent professeur emploie tous les moyens pour nous rendre l’étude agréable, et en effet, il y a dans notre classe comme dans toutes les autres une émulation étonnante. Le samedi soir, nous avons, en seconde seulement, une classe particulière de littérature. Les élèves de cette classe qui ont pu, dans leurs moments de loisir, composer quelque pièce, n’importe sur quel sujet, la lisent ce jour en classe ; et on nomme un bureau de trois élèves, qui examinent ensuite ce devoir, et en font le rapport qui est lu le samedi suivant. Si le devoir est jugé digne, on le met sur le cahier d’honneur de la classe, où l’on met les bons devoirs ; et s’il est jugé d’un mérite supérieur, il est présenté à l’Académie[4], qui, si elle le juge à propos, l’admet dans les immortelles pages de son superbe cahier.

J’ai attendu à la fin de ma lettre, ma chère maman, pour vous apprendre une grande nouvelle, une nouvelle que je ne vous ai pas encore annoncée depuis mon départ, une nouvelle qui vous comblera de joie, une nouvelle que je vous annonçais plus souvent autrefois, une nouvelle que je tâcherai de vous annoncer plus souvent désormais. Devinez-la… Je ne veux pas vous tenir plus longtemps en suspens. Cette grande nouvelle, c’est que… c’est que dans une composition en lettre latine, j’ai été… Enfin, il faut vous le dire, j’ai été le premier. J’espère que cette croix s’est assez longtemps fait attendre ; mais enfin elle est venue. En la quittant, j’ai pensé lui dire adieu pour toujours ; mais cependant j’en ai encore approché assez près pour être le second en version latine. Mais ce petit succès ne doit pas me faire croire que je suis un aigle, car quoiqu’en ces deux compositions j’aie élevé mon vol assez haut, hélas ! en lettre française et en histoire, j’ai été obligé de raser encore la terre, car j’ai eu deux mauvaises places en ces matières. Mais je tâcherai de réparer cela, encouragé par mon bon professeur, digne successeur du bon Monsieur Pasco.

Ce que vous me dites dans votre lettre, ma chère maman, de l’intérêt que me portent tous les professeurs de Tréguier, me fait le plus grand plaisir. C’est à eux et non pas à moi que revient la plus grande partie de l’honneur de ma primauté. Car il faut remarquer que tous les élèves qui viennent ici des autres collèges ou séminaires redoublent leur classe et ne sont pas encore les plus forts. Remerciez pour moi le bon Monsieur Pasco de tous les soins qu’il m’a donnés, surtout de m’avoir tant exercé sur les vers latins. Je voudrais voir le poète Liart rivaliser avec nous ; ce serait pour moi un bien grand bonheur, quoique je ne veuille pas l’enlever à mon ancienne et chère classe. Dites bien des choses de ma part à tous ces Messieurs, particulièrement à Monsieur Duchêne ; je ne sais ce qui fait que je pense si souvent à mon excellent professeur de mathématiques. Ah ! ce sont sans doute les soins extrêmes qu’il a eus de moi.

J’ai vu avec le plus grand plaisir M. l’abbé Romand. Malgré tous ses efforts, il n’a pu, je crois, voir Henriette. Le peu de temps que j’ai passé avec lui m’a fait plaisir et j’ai trouvé dans ce bon Monsieur toute la bonté et tout l’intérêt qu’il m’avait témoignés à Tréguier. Je vois aussi assez souvent Monsieur Tresvaux, qui vient souvent au séminaire, dont il est très zélé protecteur. Je ne puis vous exprimer le plaisir que je ressens en m’entretenant en notre langue bretonne avec ce bon Monsieur.

Permettez, chère maman, que Liart trouve ici un souvenir pour lui. Je lui écrirai sans tarder. Ce cher ami a bien des occupations, mais je suis persuadé qu’elles ne lui feront pas trop souffrir pour ses classes. Je vois aussi avec terreur approcher l’époque où il doit tirer au sort. Indiquez-la-moi au juste, s’il vous plaît. Oh ! j’espère que Dieu le protégera. Adieu, chère maman, adieu. Dans cinq mois nous nous reverrons.



5 février.

Je vous réitère, ma chère maman, mes prières et mes supplications de vous bien soigner. Je vous en conjure, ne vous laissez manquer de rien. Chauffez-vous bien surtout ; je sais combien cela vous est nécessaire. N’épargnez rien, ma chère maman, pour votre santé ; elle nous est plus précieuse que tout le reste. Je n’ai pas encore la soutane ; j’aurais été bien content si elle eût pu être prête pour la fête de la sainte Vierge, mais Dieu ne l’a pas voulu et cela suffit. Je pense que je l’aurai sous Pâques, qui est une des grandes époques auxquelles on la prend. Enfin, j’espère que Dieu arrangera tout pour le mieux. Ne manquez pas, s’il vous plaît, ma bonne mère, d’assurer Monsieur le Recteur et ses vicaires que je pense souvent à eux.

J’ai composé aujourd’hui en vers latins, mais ni la beauté du sujet, ni mes efforts superflus n’ont pu m’inspirer. Le sujet était la chute des feuilles et on nous avait donné un magnifique morceau de vers français par Millevoye. J’ai cru que les Muses avaient fait avec moi une éternelle rupture, tant elles m’ont oublié aujourd’hui, mais une lettre de ma chère maman les fera revenir, j’en suis sûr.

Hélas ! mon papier me manque, ma chère maman, et j’ai encore tant de choses à vous dire ; mais il faut finir. Adieu, ma chère maman, je vous aime au-dessus de toute expression.

ERNEST

VIII


Paris, 30 mai 1839, deux heures après midi.


Ma chère maman,

Je serais inquiet de votre long silence si la bonne Henriette que je viens de quitter, ne m’avait rassuré sur votre compte, en m’apprenant que vous étiez à Guingamp, durant l’absence de mon oncle et de ma tante Forestier qui, comme je le vois, ont fait un voyage au long cours. Henriette m’a fait espérer de voir mon oncle ces jours-ci ; il y a déjà quelques jours qu’il parut à Paris, mais comme un éclair, en sorte que je ne pus le voir ; mais comme cette fois il doit faire un séjour de quelques jours dans la capitale, j’espère avoir le plaisir bien précieux pour moi de voir ce bon oncle, dont je n’oublierai jamais les bontés. Mon paquet de lettres partira par son occasion.

Il approche, ma chère maman, le jour où il me sera permis de vous embrasser et de revoir ma chère Bretagne. Dans un mois, je serai presque à la veille de mon départ. Ah ! ma chère maman, quel bonheur pour vous et moi, car je sais combien vous aimez à nous revoir, hélas ! après une trop longue séparation. Ce temps s’écoulera bien vite, ma très chère maman, car maintenant les compositions des prix vont m’occuper, les grandes promenades vont être multipliées, les fêtes sont assez nombreuses, enfin il me semble que je suis déjà à la veille de vous voir. Il ne reste plus à régler que la manière dont je me rendrai près de vous. J’attends vos ordres dans votre prochaine lettre. En allant par la Normandie, j’aurais le plaisir de faire une nouvelle route, et surtout, ce qui est infiniment au-dessus, j’aurais le bonheur de voir mon cher Alain en passant par Saint-Malo, mais la difficulté serait d’aller de Saint-Malo à Tréguier. En allant par la route ordinaire, c’est-à-dire par Rennes, j’aurais une route bien plus directe, et moins coûteuse, mais je ne verrais pas mon bon frère. Le Monsieur dont je vous ai parlé, et qui est de Bretagne, ira peut-être visiter son pays natal, vous sentez combien il serait précieux pour moi de l’avoir pour Mentor durant mon voyage, mais je crois qu’il ira par les bords de la Loire et par Nantes. Enfin, ma chère maman, arrangez tout cela pour le mieux, et en même temps ne vous gênez pas trop pour moi, car vous sentez que cela empoisonnerait bien mon bonheur.

Je ne puis vous exprimer combien j’ai de reconnaissance à ce bon compatriote dont je viens de vous parler, pour un bienfait dont je vais vous faire part et dont je ne serai pas le seul à être content. Figurez-vous qu’avant-hier nous nous promenions ensemble durant la récréation de midi, et nous causions, je crois, de la Bretagne. « Ah ! me dit-il, quand vous irez en vacances, il faudra que vous ameniez avec vous quelques-uns de vos anciens condisciples, qui auraient en même temps de l’aptitude aux sciences et surtout de la piété et du goût pour l’état ecclésiastique ». Vous sentez, ma chère maman, que Guyomard et Liart me sont venus à l’esprit. « Hélas ! lui dis-je, il y en a beaucoup qui le désirent, un surtout, malheureusement les fortunes ne sont pas assez fortes en Bretagne pour qu’on puisse payer huit cents francs de pension par an. — Ah ! me dit-il, que cela ne vous gêne pas, pourvu qu’ils veuillent venir à Paris, je me charge du reste, et je leur promets ou une bourse entière ou une demi-bourse, selon qu’ils en auront besoin, ils donneront ce qu’ils pourront. » N’est-ce pas là, ma bonne mère, une preuve évidente de la Providence ? pour moi, j’ai de suite attribué cette grâce précieuse à l’intercession de la très sainte Vierge, que ces deux chers amis auront sans doute priée avec ferveur durant le beau mois qui vient de s’écouler. Vous trouverez de plus grands détails dans les lettres que je leur écris à tous les deux. Ah ! ! ma chère maman, que Dieu est bon, que la très sainte Vierge est puissante Mais la cloche m’avertit que la classe commencera dans une demi-heure, il m’est temps d’apprendre mes leçons. Adieu pour quelques heures, mon excellente mère.


Cinq heures du soir.

Nous avons eu dernièrement une promenade dont je veux vous parler. À l’occasion du mois de Marie, nous avons fait un pèlerinage à une chapelle qui lui est dédiée sous le nom de Notre-Dame-des-Anges. Mais devinez où est située cette chapelle ? Au milieu d’une immense forêt, la forêt de Bondy, à quatre lieues et demie de Paris ; heureusement nous avions des voitures pour ceux qui étaient fatigués. Je n’ai jamais eu plus de plaisir. Nous sommes partis à quatre heures du matin, et vers huit heures nous avons déjeuné chez un de nos condisciples demeurant à Rosny. Puis nous avons vu et traversé le Raincy, magnifique maison de campagne appartenant à Louis-Philippe. Enfin après avoir dîné dans la forêt, nous nous sommes dispersés avec nos professeurs dans les bois et nous avons fait une énorme excursion dans toutes ces belles campagnes. Nous avons parcouru dans notre après-midi trois départements : Seine, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne. Enfin nous avons repris la route de Paris, et nous sommes arrivés à onze heures et demie du soir. Vous voyez, ma chère maman, que nous avons eu une belle journée.

J’ai encore eu depuis ma dernière lettre un plaisir bien sensible, c’est d’assister à une grande ordination faite dans la magnifique église de Saint-Sulpice, par Monseigneur l’évêque de Versailles, car Monseigneur l’Archevêque était malade. L’ordination était excessivement nombreuse puisqu’il y avait deux cents ordinants, parmi lesquels nous comptions quelques-uns de nos professeurs et six de nos condisciples pour la tonsure, car on a soin qu’il y ait toujours un certain nombre de tonsurés parmi les élèves du petit séminaire. Mais figurez-vous que parmi ce grand nombre d’ordinants, il n’y en avait presque aucun pour le diocèse de Paris, tous étaient pour des diocèses étrangers.

Il me reste, ma chère maman, a vous parler d’une affaire de la plus grande importance, et à laquelle il est grand temps de songer. Vous recevrez par mon oncle Forestier les papiers nécessaires pour obtenir mon excorporation du diocèse de Saint-Brieuc. Vous sentez que le diocèse de Paris m’accordant le bienfait d’une éducation gratuite, il est bien juste qu’il exige que je me consacre à lui. Mais il faut que l’évêque de Saint-Brieuc déclare qu’il consent à ce que je quitte son diocèse, car sans cette excorporation il pourrait me rappeler après que j’aurais fini mes études, en sorte que le diocèse de Paris n’aurait rien gagné en m’élevant. D’ailleurs, cette formalité est absolument nécessaire pour que je continue à jouir de mon privilège dans la maison. Vous aurez donc, ma chère maman, la bonté de faire tous vos efforts pour que je l’obtienne ; je pense que vous avez eu l’intention de m’agréger au diocèse de Paris, quand vous avez consenti à vous séparer de moi. D’ailleurs, cette excorporation n’est nullement un obstacle à notre réunion, car, ma bonne, mon excellente mère, vous viendrez nous rejoindre à Paris. Des raisons bien puissantes nous engagent à y consentir vous voyez combien le diocèse de Paris a besoin de prêtres ; sans doute il y a des âmes à sauver en Bretagne, mais la capitale est encore plus importante puisqu’elle donne l’exemple aux autres. Quelquefois d’énormes populations n’ont qu’un seul prêtre il n’est pas étonnant qu’il y ait tant de désordres dans ce pays. Enfin, ma chère maman, j’espère que vous ferez votre possible pour que cela réussisse. Si vous pouviez trouver quelque ecclésiastique pour présenter la demande à Monseigneur, cela vaudrait peut-être mieux, mais tâchez que cela fasse le moins de bruit possible à Tréguier, car on pourrait s’y opposer. Dieu fera tout pour le mieux ; que sa sainte volonté soit faite

J’ai eu le bonheur, à la Fête de la Pentecôte, de prendre l’habit ecclésiastique, ce qui m’a causé une joie véritable. J’ai joui dimanche dernier du privilège de ceux qui le portent et j’ai assisté à la grand’messe à la cathédrale, dans l’antique église de Notre-Dame, car tous les dimanches on envoie un certain nombre d’entre eux pour y assister. J’éprouve toujours un sentiment indéfinissable sous ces voûtes majestueuses, à la vue de cette grande architecture et aux souvenirs qui se pressent en foule à mon esprit. Quand y verrai-je Guyomard et Liart à côté de moi ? Pourraient-ils se refuser à l’offre avantageuse qu’on leur fait ? Et je dois vous dire, ma chère maman, que cette offre ne s’adresse pas seulement à eux, mais encore à tous ceux qui, dans les classes un peu élevées, telles que rhétorique, seconde, troisième, voudraient venir au petit séminaire. Vous ferez, ma chère maman, une œuvre admirable en nous en procurant un certain nombre ; mais toujours deux conditions de la piété et des moyens. Il faudrait autant que possible faire les demandes avant les vacances, car les places pourraient être données à d’autres. Pressez surtout Guyomard et Liart ; oh ! que le bon Dieu bénisse vos efforts

Vous avez sans doute appris les troubles qui ont agité Paris[5]. Ne soyez nullement inquiète pour moi ; car je vous assure que ce n’est point là ce qui nous gêne. Une chose bien remarquable, c’est que nous étions tous infiniment plus gais ce jour-là que les autres ; nous composions le lundi, quand l’émeute n’était pas encore absolument calmée, et notre excellent professeur nous engageait à bien travailler en nous disant qu’en ces temps d’émeute, on semblait ne toucher à la terre que de la plante des pieds, et en effet il est certain qu’on a l’esprit beaucoup plus dégagé. Néanmoins, j’ai horreur de ces troubles, car on frémit quand on pense que chaque coup de canon qu’on entend a donné la mort à beaucoup de nos frères qui peut-être n’y étaient pas disposés. Mais ne craignez rien, ma bonne mère, ces troubles sont absolument terminés. Adieu, ma chère maman, je vous laisse jusqu’à samedi, car demain nous avons promenade toute la journée.


Samedi, onze heures du matin.

Je viens, ma très chère maman, vous dire un dernier mot ; j’ai composé ce matin en version latine pour les prix et je ne peux mieux m’en délasser qu’en m’entretenant avec vous. Hier nous avons eu la clôture du beau mois de Marie, que nous avons vu s’achever avec douleur. On a hier donné les places d’une composition en narration françalse dans laquelle j’ai été le troisième. Vous savez qu’au séminaire de Saint-Nicolas ce n’est pas la composition des prix qui décide entièrement des prix, elle compte seulement pour trois compositions. Tout se prépare pour la grande fête de demain ; j’espère aller la célébrer à Notre-Dame. Mais cette fête n’est pas à beaucoup près aussi belle que dans les provinces, car il n’est pas permis de faire la procession dans les rues. J’attends bientôt une lettre de vous, ô mon excellente mère ; quel bonheur quand je pense que dans peu je vous embrasserai En attendant, soyez persuadée que jamais une mère n’a été plus aimée et plus respectée que vous ne l’êtes de votre

ERNEST


P.-S. Tâchez, ma bonne mère, qu’on ne sache pas trop au collège l’affaire de Guyomard, Liart, etc.

Ma bonne mère, remarquez que pour l’affaire de Guyomard, je ne la donne pas comme parfaitement certaine, mais comme une espérance bien fondée.

Adieu, adieu, ma chère maman.

IX


Paris, 2 juillet 1839.


Très chère maman,

Me voilà donc en vacances ! La voilà donc passée, cette année qui m’a semblé si courte, tant elle a été heureuse pour moi Aussi je bénis sans cesse le bon Dieu d’avoir permis que je redoublasse ma seconde, puisqu’en redoublant j’ai trouvé une classe choisie, et conservé un professeur bien aimé. La bonté de Monsieur Bessières, l’affection que je crois avoir trouvée en lui pour moi, et qui me rappellerait si bien celle de mes anciens professeurs, laissera en moi un bien profond souvenir, et excite aussi dans mon cœur un vif regret d’être obligé de le quitter. D’un autre côté, la classe de seconde était vraiment l’élite des classes. Figurez-vous vingt-trois jeunes gens, tous sincèrement et solidement pieux, plusieurs d’une vertu supérieure, parmi lesquels cinq ont été jugés dignes de recevoir la tonsure, tous se destinant à la vocation du sacerdoce, peut-être à une seule exception près. Ajoutez à cela que, parmi ces vingt-trois élèves, il y en a plusieurs doués de talents très remarquables, d’une intelligence étonnante, deux ou trois qui, j’en suis sûr, seront des hommes supérieurs ; au milieu de tout cela une variété surprenante de caractères, chacun ayant le sien bien déterminé, et néanmoins tous étant unis pour le bien et pour une même intention voilà la classe de seconde ; jugez si c’est à tort que j’y suis si attaché.

Cette année si heureuse s’est heureusement achevée et même, je dois l’avouer, le succès a surpassé mon attente. Il ne m’appartiendrait pas de vous annoncer les succès que j’ai pu obtenir ; cependant je vous dirai que j’ai obtenu le second prix d’excellence, les premiers prix de version latine, version grecque et narration latine, ainsi que le second d’histoire ; j’ajouterai même, vanité à part, que je crois que personne dans la classe n’en a obtenu autant. Je n’ai rien eu en vers latins, narration française et examens, pas même un accessit. Vous savez que les compositions des prix comptent autant que la moitié de toutes celles de l’année. Ainsi, si on a composé six fois en une faculté, celle des prix comptera pour trois. Le second prix d’excellence, je l’ai obtenu ex æquo avec Henri Nollin ; Alfred Foulon[6] a obtenu le premier. Il est impossible de se suivre de plus près que nous ne l’avons fait durant cette année, surtout vers la fin. Nollin et moi nous étions toujours à deux ou trois points de différence ; pour Foulon, il a conquis au second trimestre un certain avantage sur nous deux. J’ai été hier chez ce cher ami, conduit par un autre de mes condisciples, qui partait pour Chartres. Je l’ai trouvé, rue Notre-Dame-des Victoires, dans une petite chambre très propre, mais sans luxe, au quatrième, assis et lisant auprès de sa mère, qui travaillait auprès de la fenêtre. Ceci m’a rappelé votre souvenir, ma chère maman, et j’ai trouvé une conformité singulière entre la vie d’Alfred Foulon et la mienne, quand j’étais auprès de vous. Qu’il est heureux ! il est auprès de sa mère J’ai cru vous voir là-bas dans vos mansardes, ma bonne et excellente maman

Nous partons aujourd’hui pour Gentilly, chère maman. J’espère bien m’amuser ces vacances ; plusieurs de ceux qui restent sont mes amis particuliers ; Foulon lui-même doit y venir bientôt, car le séjour de Paris n’est favorable ni à la santé, ni aux délassements, ni surtout à la vertu, durant les vacances. Je vous écrirai plus souvent, et je vous donnerai de plus amples détails sur nos amusements. Le mardi est consacré à de grandes promenades, soit à Versailles, soit à Saint-Germain, Saint-Denis, Vincennes, Montmorency, etc. Par semaine, on a trois classes, d’une heure chacune et quelque petit temps d’étude. Toutes les après-midi de tous les jours sont consacrées à la promenade ainsi vous voyez que ce n’est point le travail qui peut nous faire mal. Le très cher Guyomard va venir avec nous à Gentilly depuis quelque temps, il est beaucoup mieux, et j’espère que l’air de la campagne lui fera du bien. J’envie le bonheur du cher Liart, qui va bientôt vous voir, ainsi que sa chère Bretagne. Henriette m’a dit qu’Alain avait déjà fait son voyage à Tréguier mais ce n’a été qu’une courte apparition, à ce qu’il paraît ; j’ai été bien surpris et en même temps peiné, quand j’ai appris que notre bon frère n’avait pu passer plus longtemps avec vous. Notre distribution de prix a été très belle et très nombreuse. Monseigneur l’Archevêque nommé de Paris, plusieurs autres prélats, parmi lesquels l’internonce du Pape, y assistaient. La séance a commencé par plusieurs lectures fort intéressantes de pièces de la composition des élèves. J’ai eu de beaux ouvrages pour prix les Œuvres choisies de Saint-Augustin, en deux volumes, Homélies choisies de Saint-Jean-Chrysostome (un volume), la Perfection chrétienne, traduite de l’espagnol, du père Rodriguez ; enfin la Bibliothèque du Prédicateur (deux volumes), que j’ai échangée contre l’Histoire des Variations des Églises protestantes (trois volumes) par Bossuet.

Adieu, ma très chère maman, vous savez combien je vous aime, je n’ai pas besoin de vous le répéter adieu, une dernière fois. Votre fils bien respectueux et dévoué sans réserve.

ERNEST

X


Paris, 20 septembre 1839[7].


Mon Dieu ma chère maman, que j’ai du chagrin de voir que vous en avez ! Ah sans doute, ma chère maman, moi aussi j’ai eu un bien vif chagrin en vous quittant, et jusqu’à Saint-Malo, je vous l’avouerai, ma douleur a été très sensible depuis ce moment, quoique un peu diminuée, elle n’a pas laissé de m’arracher des soupirs mais que votre lettre m’a déchiré le cœur, quand j’ai vu que vous étiez encore inconsolable Je pensais que vous seriez restée plus longtemps auprès de ma bonne tante Morand et dans son agréable campagne de Trovern. Je vous assure que bien souvent je m’y suis transporté en pensée et je ne sais pourquoi, même l’an dernier, j’aimais particulièrement à songer au vieux manoir de Trebeurden. C’est sans doute parce que j’y ai passé d’heureuses années auprès de vous, ô mon excellente maman. Tréguier, comme je le vois, ne vous a pas beaucoup consolée, et vous y avez vu peu de monde ; je crois que si vous sortiez plus souvent, cela pourrait vous distraire et même vous faire du bien pour la santé ; la promenade, je crois, vous est favorable. Sortez donc quelquefois, ma bonne mère ; vous avez de bons amis que vous pouvez visiter ; oh ! je vous en prie, ne restez pas toujours dans votre pauvre chambre, oh ! maman, je vous en prie. Pendant l’hiver qui s’approche (les froids commencent déjà ici), je vous conjure, par la tendresse que vous avez pour moi, de ne pas vous laisser manquer de rien ; chauffez-vous bien, et pendant longtemps. Oh ! que j’aime à me figurer ma bonne mère auprès d’un bon feu, et lisant une lettre d’Alain, d’Henriette, ou d’Ernest ! et je crois que cela ne vous déplaît pas non plus, ô ma tendre mère. Vous rappelez-vous les projets que nous formions, et d’après lesquels je devais vous fournir votre petite provision de bois ? Hélas ! que ne le puis-je ! vous en auriez à pleine cave, à plein grenier, à plein foyer. Oh ! ma chère maman, que je vous aime ! Ce qui doit un peu vous consoler, c’est l’espérance, peut-être prochaine, d’être réunis. Oui, ma bonne mère, cela me soutient, et doit aussi vous soutenir ; oh que nous serions heureux ensemble. D’ailleurs, si nous sommes séparés, c’est Dieu qui l’a voulu, et c’est pour Dieu, puisque c’est pour sa gloire, que je vous ai quittée ; c’est la seule solide consolation que j’ai goûtée qu’elle soit aussi la vôtre, ô ma chère maman.

Je m’empresse de satisfaire aujourd’hui, ô ma chère maman, à toutes les questions que vous m’adressez, et que mon laconisme peu ordinaire de la dernière fois m’a fait omettre. Vous me demandez d’abord des détails sur mon voyage. Il a été on ne peut plus heureux, ô ma bonne mère, et Guyomard et moi, nous sommes arrivés à Saint-Malo sans le moindre obstacle. Seulement je vous conseille, quand vous viendrez à Paris, de ne pas prendre l’omnibus de Saint-Brieuc à Dinan. Oh ! la maudite voiture ! On y est fort incommodément, et, pour comble de malheur, nous avons pensé verser en route dans une montée fort longue. Les chevaux n’auraient pas avancé pour un coup de canon, et voilà un d’entre eux qui trouve plus commode de s étendre par terre. Du reste, nous en fûmes quittes pour la peur, et pour descendre de voiture. J’ai vu, à Dinan, ma tante Moullec et Armand, qui m’ont fait un accueil très bienveillant. Ma tante est bien logée et semble assez bien. Après avoir admiré les environs pittoresques et charmants de Dinan, nous nous sommes embarqués sur le bateau à vapeur et nous avons remonté la Rance, dont les bords sont si agréables, par le contraste des deux rives, dont l’une est parfaitement cultivée, et l’autre a l’aspect le plus sauvage et le plus négligé. Toute cette côte est beaucoup plus mouvante que notre pays de Tréguier, si mort et si peu mouvant. Partout ce sont des chantiers, des bateaux que l’on remorque, des bois que l’on fait avancer en radeaux ; tout présente l’aspect d’un pays riche et parfaitement cultivé. Enfin, nous avons aperçu le rocher de Saint-Malo je suis de nouveau descendu sur cette côte, que j’ai visitée autrefois encore si jeune. Par un bonheur inexprimable, au moment où je débarquais, Alain sortait de la Grand’Porte, en sorte que j’ai eu le plaisir d’embrasser mon frère, avec qui j’ai réellement passé trop peu de temps. Nous nous sommes promenés ensemble, et nous avons visité le tombeau d’un poète illustre, de Chateaubriand, qui, quoique plein de vie, s’est fait construire un tombeau fort simple dans une petite île, à l’entrée du port de Saint-Malo. Cela m’a procuré le plus grand plaisir. J’ai vu le bon M. Gilbert, qui nous a reçus on ne peut plus amicalement, et a bien voulu faire avec nous, en l’absence d’Alain, le tour des murs de Saint-Malo, et nous montrer et nous expliquer les travaux du magnifique bassin, qui fera bientôt de Saint-Malo un des plus beaux ports de France. Je pense qu’il vous a remis la clef de la cuisine ; dites-moi que vous me pardonnez cette sottise qui n’a pas de nom. Je reviens à mon, ou à notre voyage, car le cher Liart nous avait rejoints. Le cher Alain, en se donnant des peines infinies, qui montrent et son amour pour nous et en même temps son adresse à se tirer d’affaire, était parvenu à nous trouver trois places jusqu’à Paris ce qui est fort difficile. À demain, ma bonne mère, je reprendrai demain mon voyage depuis Saint-Malo.


1er octobre 1839.

Un jour s’est écoulé, ma bonne et excellente mère, depuis que je ne me suis entretenu avec vous, et ce jour, je l’ai passé à la maison de campagne avec mes condisciples. Je reviens avec plaisir à notre chère causerie, qui a pour moi tant de charmes. Je quittai donc le cher Alain à Saint-Malo, à sept heures du soir, et bientôt nous perdîmes de vue le port et les remparts au bout de trois lieues à peu près, nous fûmes témoins d’un magnifique spectacle qui frappa tous les voyageurs c’était la lune se levant sur la baie de Cancale, et ressemblant à un incendie éloigné, dont les reflets se propageaient sur cette immense nappe d’eau. Rien n’est plus beau que cette baie, et c’est certainement un des plus beaux points de vue de France. Nous passâmes bientôt l’antique ville de Dol, la jolie ville d’Avranches, mais la nuit nous empêcha de les voir attentivement. Le lendemain matin, nous étions déjà dans le Calvados et nous déjeunâmes à Vire. Tout ce pays est magnifique et fort peuplé ; on rencontre partout de gros bourgs et des villes assez considérables. Enfin, vers deux heures après midi, nous arrivâmes à Caen, où nous restâmes cinq heures. Quand on entre dans la ville, les faubourgs n’en donnent pas une idée fort avantageuse, mais l’intérieur est bien différent et réellement c’est une ville charmante, habitée généralement par des personnes aisées et retirées, et surtout par des savants, car Caen a toujours été célèbre sous ce rapport et elle a donné naissance à un grand nombre d’hommes célèbres. Nous y vîmes de très beaux monumens, de jolis environs, et surtout des églises magnifiques. La cathédrale de Saint-Pierre est remarquable par son antiquité, sa majesté, et surtout ses superbes flèches, mais ses portails mesquins la déparent un peu, à mon avis. J’y vis encore d’autres églises fort belles, des promenades agréables, et un superbe lycée, où je me rendis pour la commission d’Henriette mais l’élève était allé en vacances.

Le soir, nous partîmes de Caen, et nous vîmes son port, qui est assez considérable, quoique les navires un peu considérables ne puissent y remonter. Nous continuâmes de parcourir les beaux pays de Normandie, d’une fertilité admirable et nous traversâmes la vallée la plus fertile de France. Après avoir dîné à Mantes, ville assez considérable, et où nous vîmes une église gothique très remarquable par ses tours extrêmement légères, nous continuâmes de longer les bords charmants de la Seine, que nous avions déjà souvent rencontrés nous traversâmes tous les villages qui la bordent nous vîmes ses charmantes îles de peupliers et de saules, et enfin nous arrivâmes au célèbre château de Saint-Germain ce charmant village est bâti en amphithéâtre sur une colline, au pied de laquelle commence le chemin de fer. Nous vîmes arriver un long convoi de wagons, mais pour nous, nous préférâmes la route ordinaire et nous traversâmes Poissy, où Saint-Louis fut baptisé ; la forêt de Saint-Germain, Nanterre, patrie de la patronne de Paris ; Neuilly, résidence ordinaire de Sa Majesté durant l’été, et remarquable par ses sites et ses lies délicieuses, tout cela fut bientôt loin derrière nous, et déjà dans le lointain on pouvait apercevoir la masse imposante de l’Arc de Triomphe, le dôme élancé du Panthéon, la flèche dorée des Invalides ; bientôt nous avons franchi les barrières et nous sommes dans la capitale. Nous traversons les plus beaux quartiers, les boulevards ; nous voyons la Madeleine, la Chambre des députés, et enfin nous voilà dans la cour des messageries, où nous attendait la chère Henriette. De là, le long de la tumultueuse rue Montmartre, nous regagnâmes notre tranquille demeure, et enfin nous arrivâmes au séminaire. J’aurais voulu, ma bonne mère, que vous eussiez vu l’air ébahi de Liart et de Guyomard, à la vue du fracas effroyable de tous ces quartiers. Ces chers amis ont eu le plaisir de voir Paris, ou du moins quelque chose. Que n’étiez-vous là pour nous voir courir les rues, les quais, visiter les monuments, regarder à droite, à gauche ; ajoutez à cela l’air étonné de Liart, les questions innombrables de Guyomard, et vous aurez l’air et l’aspect de nos trois provinciaux parcourant les rues de Paris. Ils ont surtout admiré les Tuileries, et peu s’en est fallu que nous n’ayons monté dans les appartements même de Louis-Philippe, actuellement à Neuilly. Quelle faveur c’eût été pour nous, n’est-ce pas, ma chère maman ? a quel respect, quelle vénération, quels sentiments de joie n’auriez-vous pas eus, en pensant que votre Ernest aurait visité l’appartement de Sa Majesté le roi des Français ?. Le Panthéon, le dôme des Invalides les ont aussi remplis d’admiration mais toute mon éloquence n’a pu leur faire admirer les murs pauvres et nus de l’antique Notre-Dame. Quelques jours après notre rentrée, nous avons fait une petite course de trois lieues pour porter la lettre à Monsieur Raoul. Figurez-vous qu’il demeure au delà de l’Arc de Triomphe, qui déjà est assez raisonnablement éloigné de chez nous. Mais il faut s’habituer aux longues courses dans Paris.

Voilà, je l’espère, ma bonne mère, un récit bien complet de mon voyage quant à Liart et à Guyomard, ils se sont très bien portés durant la route, ce qui m’a fait le plus grand plaisir, surtout pour Guyomard, dont la santé est si faible. Ces chers amis, Guyomard surtout, se sont faits très vite au régime et à l’ordre de la maison ; Liart a regretté et regrette un peu plus sa chère Bretagne, mais je ne doute pas qu’il ne se plaise parfaitement les commencements sont toujours un peu amers. Ils comptaient vous écrire, mais ils n’ont pas eu le temps, et m’ont chargé d’y suppléer. M. Crabot me disait hier encore « Quand vous écrirez à votre maman, rappelez-moi bien à son souvenir, et dites-lui que je n’ai oublié ni Bréhat ni le plaisir qu’elle m’y a procuré. » Ce bon monsieur a pour nous toutes sortes de bontés. Il faut aussi que vous sachiez, ma bonne mère, que cette année est réellement et en vérité une colonie bretonne. Outre les Trécorois, on y voit en foule des élèves de Morlaix, de Dinan, de Rennes, de Nantes, et aujourd’hui encore, on en attend un de Vannes. Quelle affluence ! La Bretagne sera bientôt transplantée sur le sol parisien.

Comme vous le savez, ma chère maman, j’ai eu le plaisir de doubler ma seconde ; sous Monsieur Bessières ; c’est pour moi un sensible bonheur ; notre classe est d’une force très remarquable, et cette année, Monsieur Dupanloup est résolu de rendre les études du petit séminaire aussi fortes que celles de tous les collèges de Paris, et même, dit-il, de l’Europe ; c’est pour cela qu’un grand nombre d’autres élèves ont redoublé, entre autres Henri Nollin, qui refait aussi sa seconde avec moi, quoique l’an dernier il ait eu le second prix d’excellence. Ce sera pour moi un terrible antagoniste, mais peut-être encore moins terrible qu’Alfred Foulon, et d’autres, qui paraissent résolus de tenter les derniers efforts pour ne pas céder aux anciens. À la première composition, j’ai été le premier, mais j’ai un peu laissé ralentir mon feu et aux deux autres j’ai été le cinquième.

Mon Dieu ! ma chère maman, il faut que je finisse, l’heure va sonner. Adieu, ma bonne, mon excellente, ma mère bien chérie. Je ne peux vous dire combien je vous aime, adieu, adieu.

ERNEST

XI


Paris, 10 novembre 1839.


Ma très chère et bien bonne maman,

Vous avez donc été inquiète de notre long silence mais Henriette m’a tranquillisé en me disant qu’elle vous avait écrit et que vous auriez reçu sa lettre avant l’époque où vous deviez entrer en retraite. Cette chère sœur ! elle est si occupée qu’elle peut bien rarement écrire mais pour moi, ma chère maman, je ne sais depuis quand je vous ai écrit, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il y a un temps immémorial que je n’ai eu le bonheur de vous écrire. J’allais vous écrire le jour de la Toussaint, lorsque j’ai reçu votre douce lettre, qui m’a obligé de retarder de huit jours le plaisir que j’aurais de m’entretenir avec vous. Enfin je puis le faire en liberté. Je vais donc entrer en matière et commencer mon journal.

J’ai éprouvé une joie solide et bien sincère, ma bonne et tendre mère, en apprenant que vous étiez allée faire une retraite chez les sœurs de la Croix. Vous aurez dû en tirer quelque consolation à vos privations et à vos chagrins ; car la religion et la piété seules, ô ma bonne mère, peuvent seules nous consoler. Je ne doute pas que vous n’ayez entendu de belles instructions, et qu’on ne vous ait parlé sur les vérités de notre sainte religion avec éloquence, surtout de la bonté et de la miséricorde de Dieu. C’est un si bon père, ô ma chère maman, que nous ne pouvons jamais ni trop l’aimer, ni trop avoir confiance en lui. Vous aurez sans doute éprouvé une grande joie, lors de la clôture de cette retraite, et vous en serez sortie avec une tranquillité d’âme dont on ne peut assez exprimer les charmes. C’est l’ordinaire, ma chère maman, je crois que le jour le plus heureux et le plus content de l’année, c’est celui de la clôture d’une retraite, car on est calme, tranquille, sans agitation, sans trouble, et qu’on peut enfin méditer les mystères consolants de la religion, après en avoir médité les plus terribles. Je l’ai bien éprouvé dernièrement, ma bonne mère, car nous aussi nous avons eu une belle retraite. Elle a été prêchée par un homme d’un mérite extraordinaire, d’une éloquence entraînante, forte, irrésistible, je veux parler de M. Pététot, curé de Saint-Louis-d’Antin, l’une des principales paroisses de Paris. Je n’ai rien entendu de plus profond, de plus solide, de plus substantiel que ses instructions, aussi, cette retraite a-t-elle produit des fruits admirables dans la maison. Elle s’est terminée par une fête délicieuse pour nos cœurs.

À propos de retraite, j’ai éprouvé un plaisir très sensible en assistant, il y a quelque temps, à la clôture de la retraite ecclésiastique du diocèse de Paris. Plus de trois cents prêtres s’y trouvaient, aussi la cérémonie fut magnifique. Elle eut lieu dans la grande et magnifique église de Saint-Sulpice. En ma qualité d’académicien, j’eus le privilège d’y assister, et je crois que dans cette immense assemblée, il n’y en avait pas un seul mieux placé que moi, soit pour voir les cérémonies, soit surtout pour entendre le sermon. Il fut prononcé par un jésuite célèbre, et je n’ai pu assez admirer le talent, la fermeté, la solide éloquence du prédicateur. Sa voix, cependant, est naturellement un peu faible, et néanmoins on l’entendait parfaitement dans cette vaste enceinte. La cérémonie eût été encore plus belle, si la santé de MonseIgneurl’Archevéque lui eût permis d’y assister ; mais malheureusement sa maladie continue et donne des inquiétudes. Quelle perte pour l’Eglise de Paris et pour toute la France si nous venions à le perdre !

Vous me demandez des détails sur mes classes, ma bonne mère ; je vous dirai d’abord que cette année elles ne me présentent que des fleurs, au lieu des épines de l’an dernier. J’ai toujours pour professeur l’excellent M. Bessières et pour condisciples les enfants les plus aimables, les plus spirituels, les plus honnêtes qu’il y ait au monde. Nos classes sont vraiment délicieuses, et par la bonté du professeur et par la docilité des élèves. Il me semble que c’est la plus forte classe de la maison et cette année les classes ont encore acquis une nouvelle force au petit séminaire. M. Dupanloup est décidé à nous rendre les plus forts élèves de la France, et quelques expériences que l’on a faites cette année, prouveraient que nous ne le cédons nullement aux collèges de Paris. Pour en revenir aux détails sur mes études, je vous dirai encore que j’ai eu aussi quelques légers succès. J’ai été premier en histoire et en version latine, et comme celui qui est trois fois premier de suite obtient des faveurs extraordinaires, entre autres celui de porter un soleil au lieu d’une croix, une ligue terrible s’est formée contre moi tous se sont réunis pour arrêter le soleil. Que pouvais-je faire seul contre vingt-trois élèves ? Cependant, à force d’efforts, j’ai dissipé leur ligue, et j’ai triomphé des secondes de l’an dernier. Mais, ô douleur ! ici s’avance un ancien combattant, un de ceux qui comme moi redoublent leur seconde, c’est le terrible Henri Nollin ; sous ses coups je succombe, le soleil est arrêté, tout est perdu. Néanmoins, ma défaite n’a pas été trop honteuse, j’ai obtenu la troisième place. Les plus redoutables antagonistes sont ce fameux Henri Nollin, qui redouble sa seconde, et le jeune mais célèbre Alfred Foulon. Nous avons déjà commencé les grands et beaux devoirs, dont notre professeur a une si ample collection, nous en avons un magnifique depuis près d’un mois, c’est sur la vieillesse d’Homère ; on nous l’a rendu ce soir, afin que ceux qui doivent conserver leurs devoirs dans nos annales les retouchent et les recorrigent. L’Académie a été morte ou du moins profondément endormie depuis le commencement de l’année. Mais enfin, elle va se réveiller, et la première séance solennelle est fixée au 21 de ce mois, jour de la Présentation de la très sainte Vierge, l’une des fêtes les plus solennelles de la maison, comme de tous les séminaires. On doit nous y distribuer des décorations magnifiques, toutes brillantes d’or et de vermeil, et que l’un des principaux artistes de la capitale est occupé actuellement à faire. Edmond Jorand, président de l’Académie, paraît décidé à mettre un zèle et une ardeur, qui peut-être nous ont un peu manqué l’an dernier et aussi à faire valoir ses droits et ses privilèges. Mais en voilà, je pense, assez sur ce chapitre, passons à autre chose. Vous saurez que M. Dupanloup a obtenu dernièrement de Louis-Philippe la permission d’avoir cent élèves de plus dans la maison, en sorte que désormais nous ne sommes plus exposés à aucune tracasserie sous ce rapport. Une telle augmentation a été et devait être regardée comme une faveur spéciale de Dieu et de la sainte Vierge.

Une petite confidence : Guyomard, à peine arrivé dans la maison, s’est fait tout de suite au régime et au règlement si doux du séminaire, et sur la demande qu’on lui a faite de demander son excorporation à Saint-Brieuc, après y avoir mûrement réfléchi, surtout pendant la retraite, il a cru devoir la demander, et il l’a obtenue. Le cher Liart, pour des raisons que je ne dois pas pénétrer, a cru devoir différer et MM. les directeurs du séminaire y ont consenti volontiers. Je ne crois pas que les parents de Guyomard en sachent rien, aussi je vous prie de ne pas leur en parler, non plus qu’à personne, s’il vous plait, ma bonne mère. Il serait peut-être mécontent si le bruit s’en répandait, et ses parents pourraient s’en alarmer inutilement. De quel air les Messieurs de Tréguier recevront-ils cette nouvelle ?

Je ne vous dis rien de Liart, car il doit vous écrire ces jours-ci. Je ne sais si Guyomard le fera. Sa santé s’améliore beaucoup on lui a conseillé de se faire traiter pour cette faiblesse de poitrine, qui lui est naturelle, et il a été soumis à une espèce de traitement qui lui a fait beaucoup de bien. Il est déjà beaucoup mieux, et il réussit fort bien en rhétorique. Il a eu de très bonnes places, ainsi que le bon Liart en seconde.

Ma chère maman, je viens encore vous renouveler mes recommandations sur cet hiver ; sur ce point, je suis intarissable. Je crains bien que ce pavillon aérien, où vous êtes montée, ne soit bien exposé au froid. Je vous conjure, par toute la tendresse que vous nous portez, et que nous vous portons, de ménager votre santé. Oh ! ma douce mère, je vous en supplie, ne me refusez pas cette grâce que je vous demande ; ne vous privez pas pour nous. Hélas ! ma bonne mère, si vous étiez comme je le voudrais !! mais le cœur me fend, quand je pense que vous souffrez peut-être et que je ne suis pas là pour vous soulager. Ô chère mère, voilà en quoi notre séparation est pénible Que ne suis-je auprès de vous pour vous prodiguer mes soins Je vous supplie, au nom du Ciel, encore une fois de vous soigner, oh bénis soient ceux qui ne vous abandonnent point dans votre solitude. Que je prierai pour eux de bon cœur ! Ô ma bonne mère, si vous saviez combien je vous aime !


Mercredi, 13 novembre.

Quelle longue interruption dans ma missive, ô mon excellente mère, mais je vous assure qu’il n’a nullement dépendu de moi de vous expédier ma lettre je crains bien que vous ne soyez inquiète, ô ma bonne mère, cependant je me rassure en pensant que ma lettre n’a tardé que de deux jours. Nous profiterons de l’occasion dont vous nous parlez pour vous envoyer nos diverses commissions. Vous allez sans doute, ma chère maman, m’accuser de négligence, quand vous saurez que je n’ai pas encore remis la lettre de M. Le Vincent. Mais, Monseigneur ne résidant plus à Paris, mais à la campagne, à cause de sa santé, j’ai toujours différé afin d’avoir le plaisir de le voir en même temps. Comme j’en perds enfin l’espérance, je vais la lui expédier ces jours-ci.

Vous me demandez, ma bonne mère, si j’aurai besoin d’une lévite cet hiver. Je crois certainement que je pourrai m’en passer mais il est possible qu’on exige de moi une redingote d’hiver. Comme vous, j’aurais préféré attendre, et même je ferai mon possible pour qu’il en soit ainsi mais comme j’ai encore deux ans à rester à Saint-Nicolas, j’aurai le temps d’user une redingote d’hiver, au lieu que, si j’attends à l’an prochain, cette redingote ne sera pas usée quand j’irai à Issy, où elle ne me sera plus d’aucun usage. Enfin je tâcherai de différer le plus possible, d’autant plus que vous pourriez alors m’avoir une soutane neuve vers Pâques. Au reste, ma bonne mère, ce que vous ferez sera bien fait.

Ma bonne mère, je ne puis terminer, sans vous renouveler encore mes recommandations pour votre santé. Si vous saviez combien elle nous est chère Cette saison est vraiment cruelle pour moi, par les inquiétudes qu’elle me donne pour vous. O chère maman, soignez-vous bien, je vous en supplie, je vous en conjure. Adieu, ma bonne mère, c’est par là que je veux finir ma lettre, et soyez sûre du respect et du tendre attachement que vous porte votre

ERNEST RENAN

XII


Paris, 2 mars 1840.


Mon excellente et très chère maman.

Quel bonheur pour moi de vous dire encore combien je vous aime, combien vos lettres sont pour moi le plus doux des plaisirs. Je vous assure que j’ai surtout pensé à vous durant ces jours-ci, car vous n’avez pas sans doute oublié que voilà dix-sept ans, à pareille époque, que vous m’avez donné le jour, ô ma très chère mère. Dix-sept ans déjà écoulés, toutes les bontés que vous avez eues pour moi, toutes les grâces que Dieu m’a faites, tout cela a suscité en moi de sérieuses réflexions. J’ai prié pour vous aussi, ma bonne mère, car vous savez combien je vous aime ! Quand j’ai eu le plaisir de voir la chère Henriette jeudi dernier, elle m’a montré la lettre que vous lui aviez écrite, et j’y ai vu que vous aviez été légèrement indisposée. Oh ! ma bonne mère, je vous conjure, je vous supplie de soigner votre santé, ne nous refusez pas cela, ma chère maman, et surtout ne nous cachez rien ce serait ajouter encore à nos inquiétudes. À propos d’Henriette, elle comptait vous écrire ces jours-ci mais comme je lui ai dit que je le ferais, elle a remis la sienne ; elle a tant d’occupations, cette bonne sœur ! « Si maman, disait-elle, savait quelle privation c’est pour moi de ne pas lui écrire plus souvent mais cela ne dépend pas de moi. » Du reste sa santé est toujours excellente, à l’exception de quelques migraines que l’habitude ne fait point regarder comme des indispositions. Que nous aimons à parler de vous, ma chère maman !

Vous me demandez des détails sur l’oraison funèbre de Monseigneur l’Archevêque[8] ; eh bien ma bonne mère, j’ai eu le plaisir d’aller l’entendre à Notre-Dame. L’auditoire était immense. Figurez-vous une vaste nef remplie d’une foule innombrable de personnages de tout rang, les bas-côtés, les galeries entièrement occupés, et au milieu de tout cela un seul homme, d’un extérieur assez ordinaire. Il se lève, et aussitôt le plus profond silence règne dans l’assemblée. Tous les yeux, tous les esprits étaient attachés sur lui, et on attendait impatiemment qu’il commençât son discours. Enfin un mot est sorti de sa bouche, et alors je n’essaierai pas de vous dépeindre toute l’éloquence vive et pathétique qu’il a su déployer. J’ai admiré son action vive, ses gestes énergiques, la force et la concision de ses paroles. Quelques passages ont été sublimes et ont rappelé le grand Bossuet, surtout quand il a dépeint monseigneur au milieu des cholériques et prodiguant ses soins à ceux mêmes qui, quelques années auparavant, avaient détruit son archevêché. Un endroit qui m’a encore ravi, c’est la manière pleine de délicatesse dont il a effleuré ces événements malheureux dont le récit ne fait pas honneur au gouvernement actuel[9]. « Les cendres mêmes du prélat, dit-il, me défendent de rappeler ici des injures qu’il a pardonnées. »

Au reste, ma bonne mère, comme je pense que cela vous fera plaisir, je tâcherai de vous envoyer un exemplaire de l’oraison funèbre, qui aussitôt a été imprimée, et peut-être aussi de sa vie, que l’on vient d’écrire. Mais pour cela il faudrait une occasion. Cependant il faut avouer que ce discours perdra beaucoup à être lu, tant la manière dont l’orateur l’a déclamé y ajoutait de prix et de beauté. Encore M. de Ravignan n’était-il pas là dans son fort, car c’est surtout quand il faut raisonner qu’il est d’une éloquence écrasante. J’espère avoir le plaisir d’aller pendant le carême l’entendre à la cathédrale, où il prêche tous les dimanches, grâce à mon privilège académique.

Grâce à ce même privilège, j’ai eu au commencement de ce mois un plaisir bien sensible. Il faut d’abord vous dire que nous avons eu une magnifique séance, comme nous n’en avions jamais vu. Une foule d’étrangers de distinction y assistaient, entre autres quatre ou cinq prélats. Jamais pareille chose ne s’était vue au séminaire : Monseigneur l’Archevêque d’Auch, qui, quelques jours auparavant, était venu célébrer avec nous la fête de la Purification ; l’internonce du Pape, et monseigneur l’ablégat qui porte un nom bien cher à la Religion ; c’est le neveu du cardinal Pacca, dont vous avez lu les Mémoires. Peu s’en est fallu que l’Archevêque de Lyon même ne s’y soit trouvé.

Quelques jours après, l’Académie a eu promenade extraordinaire. Elle est montée en fiacre à la porte du séminaire, et de là des coursiers fougueux l’ont transportée à la Madeleine. J’ai donc eu le plaisir de voir l’intérieur de cette nouvelle église, qui n’est point encore livrée au public. L’extérieur est d’une grande simplicité et par là même d’une beauté ravissante. C’est un bâtiment presque carré, entouré de colonnes prodigieusement grandes. Mais l’intérieur ne répond pas à l’extérieur, et voici pourquoi. Quand on entre dans ce grand édifice, on est ébloui par les dorures, les sculptures, les peintures, les colonnades, les coupoles, etc. Mais je trouve que les ornements sont beaucoup trop prodigués. Il faut avoir vu ce monument, qui peut être regardé comme le chef-d’œuvre de l’architecture de notre siècle, pour se former une idée de sa richesse. Vous n’y trouveriez pas un pouce (ceci est à la lettre) qui ne soit ou marbre ou sculpture ou peinture ou surtout dorure, car presque toute la voûte en est couverte. Mais il faut avouer que ce n’est pas là une église. Il n’y a ni bas-côtés, ni même de chapelles, c’est une grande salle, toute d’une pièce, dont on va faire une église, mais jamais elle n’en aura ni la forme ni la figure.

Mais poursuivons notre promenade. Auprès de la Madeleine, un de ces nobles chars, auxquels on a donné le nom d’omnibus, nous offre un transport doux et facile. C’est dans ce char de triomphe que nous parcourons les boulevards, c’est-à-dire le quartier le plus brillant de la capitale. Mais où allions-nous donc ? Ah ! ma bonne mère, nous allions voir quelque chose de bien beau, ou plutôt nous allions assister à quelque chose de bien beau. À quoi donc devinez : à la messe de minuit ! au mois de février. Voilà au moins un prodige, n’est-ce pas ? Et cependant rien de plus vrai. Nous sommes allés au Diorama, où on nous a représenté la messe de minuit en l’église Saint-Étienne-du-Mont, si bien et avec des effets si merveilleux de lumière, qu’on y croirait assister réellement. On voit d’abord en un tableau, l’église en plein jour, éclairée par le soleil, puis peu à peu le jour baisse, et enfin on la voit au clair de la lune, et cela si bien qu’on se demande si cela n’est pas effectivement. Enfin on la voit dans une profonde obscurité mais bientôt on voit une petite lumière apparaître ; c’est le sacristain qui vient allumer les cierges peu à peu tous les quinquets, les cierges, les lampes s’allument comme par enchantement. En même temps les sièges auparavant vides se remplissent de personnes, et on voit l’église pendant la messe. Quelque temps après, les cierges et les lumières s’éteignent, et l’obscurité recommence. Mais bientôt le jour reparaît et l’on se retrouve au matin. Figurez-vous tout cela représenté dans un petit espace de quelques pieds, avec une perfection et un naturel vraiment étonnants. Voilà donc l’académie sortie du Diorama. De là elle se rend à la nouvelle église de Saint-Vincent-de-Paul que l’on bâtit près de là, et après avoir visité cette église, qui n’est pas trop de mon goût, elle visite encore une autre église, c’est Notre-Dame-de-Lorette. Cette église est fort petite, mais très riche. Du reste, son architecture, qui est très moderne, manque absolument de grandeur et de majesté. C’est un salon et non pas une église. Ce fut la dernière visite de l’Académie elle remonte en fiacre et s’en retourne en traversant presque tout Paris revoir ses pénates chéris.

Voilà, j’espère, une narration bien suivie et bien détaillée de notre promenade académique mais j’aime bien, ma bonne mère, à vous donner des détails sur toute ma vie, car je sais que vous les aimez. À propos de l’Académie, je vous dirai encore qu’on vient de lui faire cadeau d’une salle magnifique, où elle tiendra ses séances, et qui sera entourée des portraits de tous les grands hommes du siècle de Louis XIV.

J’ai un petit voisin à l’étude, qui, en voyant la longue lettre que je vous écris vient de me dire « On est bien content dans votre pays, quand on reçoit de longues lettres comme cela ». Je n’ai pas pu m’empêcher de rire. J’espère que vous pardonnerez à ce petit voisin d’avoir violé la loi du silence pour me dire ce petit mot.

Guyomard m’a dit de vous faire ses compliments bien sincères. Il y a bien longtemps qu’il n’a reçu de nouvelles de chez lui. Si vous pouviez lui écrire et lui envoyer la lettre de sa sœur, je crois que ça lui ferait plaisir. Du reste, il se porte beaucoup mieux et il continue de se plaire parfaitement. Liart est aussi très bien. Nous avons vu Monsieur Tresvaux il n’y a pas longtemps. Vous me demandez de ses nouvelles, ma bonne mère, et je m’empresse de vous en donner. Je ne puis vous exprimer combien il témoigne d’affection et d’attachement pour nous. Quand il vient au séminaire, il nous demande toujours, et toujours la conversation commence en breton. La mort de Monseigneur a été pour lui un coup bien sensible ; comme sa charge était attachée à la personne même de l’archevêque, il n’a pu comme tous les autres vicaires généraux la conserver après sa mort. Mais il a été choisi pour gouverner avec trois autres vicaires généraux le diocèse de Paris pendant que le siège sera vacant. Mais quand l’archevêque sera nommé, il pourra ne pas être réélu. On parlait de le faire évêque dans quelque diocèse, et il est certain qu’il obtiendra cette haute fonction qu’il mérite si bien par son zèle, ses talents et ses vertus, et qu’il remplira si dignement. Je n’ai jamais connu personne qui ait plus de simplicité, plus de douceur que ce bon monsieur, qui cependant occupe un rang si élevé. Je vois qu’on ne l’oublie pas à Tréguier et assurément il le mérite bien.

Veuillez, ma bonne mère, assurer de mes sentiments respectueux les personnes de notre connaissance, qu’il est inutile de rappeler ici. Assurez-en surtout les Messieurs du Collège. Le souvenir de leur bonté me revient sans cesse à l’esprit, et me remplit pour eux de reconnaissance.

Hélas ! ma bonne mère, il faut nous séparer. L’heure et plus encore le papier m’en avertissent. Adieu, très chère maman, je ne puis vous dire combien je vous aime. Mais vous le comprenez bien, n’est-ce pas, ma chère maman ? adieu encore une fois. Votre fils respectueux,

ERNEST

XIII


Paris, 6 juin 1840.


Excellente et très chère maman,

Une belle occasion se présente à moi pour vous écrire, et assurément il est impossible à mon cœur de la manquer ; je vais donc encore un instant m’entretenir avec vous, hélas ! moins longtemps que je ne le voudrais, car imaginez-vous, très chère maman, que la distribution des prix est presque dans trois semaines, et vous savez que c’est toujours un grand surcroît d’ouvrage ; mais il faudrait que je fusse bien pressé, pour ne pas trouver un instant pour m’entretenir avec la meilleure des mères.

Hier, je descendais précipitamment de chez M. Bessières, qui venait de m’exercer à la lecture d’une pièce, j’allais me rendre à la salle de l’Académie, qui devait avoir une séance solennelle, lorsqu’un des concierges me dit d’aller au parloir de la part de M. le Supérieur. Me voilà embarrassé, mais enfin je me détermine à faire attendre l’Académie, je cours au parloir, et j’y trouve M. Le Vincent qui venait m’avertir de son prochain départ. J’enviai son bonheur, chère maman, mais enfin un si grand plaisir ne peut se procurer tous les ans ! J’ai vu aujourd’hui la très chère Henriette, qui m’a dit qu’elle ne pouvait pas non plus aller revoir sa bonne mère, mais elle m’a consolé en me faisant espérer que vous verriez auprès de vous notre bon frère. Que cela me fait plaisir ! Quel bonheur pour vous, ma chère maman Cela adoucit ma peine, je ne puis vous dire combien. Ce sacrifice, vous sentez bien, coûte beaucoup à mon cœur ; mais ne croyez pas que je sois ni triste, ni découragé, ni abattu ; je saurai me soumettre à la volonté de Dieu, et d’ailleurs mon caractère n’est pas naturellement porté à la mélancolie. C’est une mauvaise herbe, dont j’ignore heureusement le goût.

Il faut que je vous quitte pour aujourd’hui, ma très chère maman, voilà que la cloche m’annonce la fin prochaine de l’étude. À demain, je finirai ma lettre le grand et beau jour de la Pentecôte.


Dimanche 7 juin.

Je sors de la messe de communion et au moment où je vous écris, mon Dieu réside encore dans mon cœur. Aujourd’hui nous avons au séminaire la grande solennité de la confirmation, qui sera donnée par monseigneur l’Archevêque de Chalcédoine, puisque monseigneur Affre, nommé archevêque de Paris, n’est pas encore sacré. Vous avez appris, je pense, sa nomination. Sa profonde science, sa fermeté et toutes ses vertus promettent un digne successeur de monseigneur de Quélen, que peut-être il ne remplace pas pour les qualités extérieures, mais ce n’est point là l’important. Je l’ai vu plusieurs fois au séminaire, et toujours j’ai remarqué en lui une charmante simplicité, lorsque d’ailleurs je connaissais ses talents et sa haute capacité. Je ne sais quel évêque fera, samedi prochain, l’ordination. À ce propos, je vous apprendrai que Guyomard va recevoir la tonsure, malgré l’état fâcheux où la maladie a réduit ce cher ami ; on est si satisfait de lui, de sa piété, de sa haute vertu ! En effet, depuis qu’il est ici, il a encore fait des progrès rapides dans la vertu, dans la patience entre autres, qu’il a si souvent occasion d’exercer, au milieu de ses souffrances. Il ne pense plus qu’au bonheur qu’il va avoir de se consacrer à Dieu. Aussi dans la maison est-il aimé plus que je ne saurais vous le dire. Pauvre ami pourquoi est-il toujours tourmenté par cette malheureuse poitrine !

Dans votre dernière et bien chère lettre, ma bonne mère, vous me demandez encore des détails sur ce M. de Ravignan, que nous avons eu l’insigne bonheur de posséder parmi nous. Je ne sais pas, ma bonne mère, où il est né : mais il occupait une place très distinguée dans le barreau de Paris, et même M. le Premier Président le désignait toujours pour son successeur. Il se distinguait dès lors par son talent pour la parole, et une gravité de mœurs qui rappelait ces vénérables magistrats du siècle de Louis XIV. C’est alors que, pressé par la grâce de Dieu, il abandonna toutes ses brillantes espérances pour se consacrer à Dieu. Il se retira au séminaire d’Issy où il connut M. Dupanloup, au grand étonnement du monde, qui ne pouvait concevoir ce qui, à ses yeux, paraissait une folie ; mais son étonnement redoubla, quand il apprit que ce même M. de Ravignan venait de quitter cette retraite de Saint-Sulpice, pour en embrasser une encore plus entière et plus profonde, dans la Compagnie de Jésus. Puis, durant dix années, il a été caché aux yeux du monde, et il n’est sorti de cette espèce d’exil volontaire que pour reparaître dans les chaires les plus célèbres et éclairer les peuples par la lumière de sa divine parole.

Vous me demandez aussi quelques détails sur le mois de Marie, ma bonne mère. Comme toujours, il a été magnifique. Tentes superbes, fleurs naturelles, fleurs artificielles, draperies élégantes, lustres étincelants, tout cela a été prodigué pour fêter notre bonne mère. Nous avons eu un beau pèlerinage à Notre-Dame-des-Anges, dans la forêt de Bondy, mais ce qu’il y a de plus beau, c’était de voir la ferveur de tous ces pieux séminaristes.

Voilà qu’on vient me déranger, adieu, tendre mère, adieu, adieu ! que ma lettre est écourtée ! ce n’est rien, mais adieu.

ERNEST

XIV


Henriette Renan à Madame veuve Renan,
Tréguier.


1er juillet 1840.


Ô ma pauvre mère ! que n’avez-vous pu partager la joie si pure que j’ai hier ressentie Notre bon et cher enfant a été cinq fois couronné et applaudi, et moi, témoin de son triomphe, je mêlais à des larmes d’émotion heureuse celles du regret en songeant au bonheur qui dans ce moment était ravi à ma bonne mère. Du moins, le cher bien-aimé pouvait être assuré que dans ce moment-là un cœur ami battait à l’unisson du sien. Je lui laisse, chère maman, le soin de vous donner le détail de la distribution des prix et des récompenses qu’il a obtenues ; j’ai pu, cette année, être présente à ses succès et à toute la longue cérémonie. À la fin de la semaine, il part pour la campagne avec ceux de ses condisciples qui restent pendant les vacances et au nombre desquels est le pauvre Guyomard, qui est un peu mieux, mais dont cependant la maigreur et la pâleur sont effrayantes. Je l’entrevis hier dans les rangs des séminaristes, il fait pitié. Ernest est tout joyeux de le voir un peu moins faible et se flatte que l’air des champs lui sera salutaire. Pendant leur séjour à Gentilly, je vais voir plus rarement notre gros garçon, il est vrai que lors même qu’il resterait à Paris, je serais sans doute obligée de supprimer quelques-unes de mes visites régulières à cause de l’approche de nos prix qui va absorber tous mes instants. Nous sommes convenus qu’il m’écrira la veille chaque fois qu’il devra revenir à Paris, et que, comme toujours, je me rendrai au séminaire, dont je dois connaître le chemin. Notre bon Alain vous a déjà quittée, je pense, ma bonne mère. Combien de fois j’ai gémi de voir que ses malencontreux amis vous auront privés de toute tranquillité pendant son séjour près de vous ! Que de fatigues pour vous ! S’ils étaient à la maison, il y avait de quoi vous rendre malade. Donnez-moi de vos nouvelles, je vous en prie. Si j’ai le temps d’aller jusqu’au séminaire demain, je remettrai à Liart quelques paires de bas blancs qui sont dans le plus triste état. S’il y en avait qui puissent être réparés, cela me ferait bien plaisir ; n’importe comment, je porte toujours des brodequins. J’ai pu mettre en ordre ceux d’Ernest, mais les miens, je n’y puis pas penser.

J’attends de vos nouvelles, chère maman, il me semble qu’il y a bien longtemps que je n’en ai reçu. Adieu, bonne et chère maman, croyez que mon plus grand sacrifice n’est pas de me priver de vous embrasser cette année, mais de ne pouvoir vous envoyer notre excellent enfant ; il y a longtemps que ses joies me sont plus chères que les miennes. Adieu encore et bonsoir, ma mère bien aimée ! Je vous envoie mille baisers chaleureux comme mon affection pour vous. J’embrasse ma bonne Emma elle sait avec quelle amitié. Avez-vous eu les Forestier ? Il ne faudrait plus que

cela pour vous abattre entièrement.

XV


Gentilly, 25 juillet 1840.


Très chère et très bonne maman,

Je ne sais pourquoi, depuis que je suis en vacances, j’aime surtout à penser à vous. C’est sans doute parce que mon esprit libre de tout souci se porte naturellement vers ce qu’il aime, ou que mon cœur a besoin de vous voir ce qu’il y a de bien sûr, c’est que mon plus grand plaisir est de penser à vous, et surtout de recevoir de vos lettres. Écrivez-moi souvent, je vous en supplie, très chère maman, c’est mon plus grand bonheur, ne me le refusez pas.

Du reste, bonne et chère maman, je m’amuse beaucoup, grâce aux soins de tous ces messieurs, qui prennent toutes les peines du monde pour nous procurer quelque délassement. Nous avons fait trois grandes promenades du plus grand intérêt. La première, qui a été la moins considérable, a eu pour but le château de Vincennes, cette antique demeure de Saint-Louis. Mais ce qui nous a surtout intéressés, c’est l’exercice d’artillerie dont nous avons été témoins, car derrière le château se trouve un très beau parc d’artillerie. Rien de plus intéressant que de voir ainsi faire l’exercice au boulet ce que nous avons vu peut nous donner une parfaite idée d’un siège aussi y sommes-nous retournés une seconde fois. La seconde promenade nous a encore plus enchantés par son extrême variété. Partis à cinq heures du matin, nous nous sommes d’abord rendus au bois de Boulogne, où nous avons déjeuné sous l’ombrage. Le bois de Boulogne est célèbre par le nombre de ses promeneurs. Aussi à chaque porte du Bois y a-t-il un grand nombre de chevaux pour la commodité des personnes qui veulent y faire des cavalcades. On nous a procuré ce plaisir, et les uns montés sur des chevaux, les autres sur de plus humbles montures (des ânes) nous voilà trottant, galopant à travers les allées de la forêt. Moi-même, ma chère maman, je montais un coursier, mais rassurez-vous, il n’y avait rien à craindre, car vous sentez que ce ne sont pas les chevaux les plus fringants que l’on met ainsi aux portes du bois de Boulogne. De là nous nous sommes rendus au petit village de Suresnes, où nous avons passé la Seine. Ce petit village est situé au pied du Mont-Valérien que nous n’avons pu visiter, car il faut pour cela un billet du ministre, et nous n’avions pas songé à nous en procurer. Nous nous contentâmes donc de côtoyer la Seine qui devait nous mener jusqu’à Saint-Cloud, mais voici le plus bel incident de la promenade. Déjà nous avions remarqué sur la route plusieurs piquets de gendarmerie, plusieurs soldats qui allaient et venaient à cheval. Tout à coup nous entendons partir d’une bouche ce mot Le roi va passer. Et en effet après avoir attendu une heure environ, nous avons vu dans le lointain un nuage de poussière ; c’était la voiture du roi qui allait de Neuilly à SaintCloud. Le roi a une figure assez bonne et surtout très fine, mais il m’a semblé très vieux. Du reste rien de plus ressemblant que son effigie sur les monnaies ; à cela seul on pourrait le reconnaître. Une réflexion m’a frappé en le voyant ainsi réduit à ne pouvoir se promener qu’en voiture, très rapidement, entouré et suivi d’une escorte : c’est qu’un roi de France ne puisse pas seulement se promener tranquillement comme un de ses sujets, de peur des attentats. Voilà un triste sort, et un triste peuple à conduire ! La suite n’est pas très brillante et n’a pas la majesté des anciennes cours. J’ai été bien content d’avoir vu le roi parce qu’après tout c’est un personnage historique dont on parle et dont on parlera beaucoup, et qu’il faut respecter, ou, au moins, la place qu’il occupe, soit justement soit injustement. Aussi Alfred Foulon et moi, nous indignions-nous de voir la majesté royale ainsi avilie et méconnue parmi la nation française, autrefois si fidèle à son roi.

Telles étaient nos réflexions sur les bords de la Seine mais continuons notre route vers Saint-Cloud. Après avoir dîné sous ses charmants ombrages, nous allons visiter la charmante manufacture de Sèvres, d’où sortent ces merveilleuses porcelaines, que les souverains seuls peuvent acheter, tant elles sont précieuses. J’y ai vu des ouvrages d’une délicatesse, d’un fini incroyable. Un petit tableau en porcelaine long tout au plus de trois pieds, large de deux pieds, est estimé cinquante mille francs. Je n’en finirais pas, si je voulais vous faire l’énumération de toutes les pièces curieuses que j’y ai vues, et tout ce que je pourrais vous en dire, ne pourrait guère vous en donner une idée. Les belles terrasses de Meudon ont, après Sèvres, attiré nos pas, et de là nous sommes revenus à Gentilly ; il était onze heures du soir, quand nous nous sommes couchés.

Telle a été notre seconde promenade, mais la troisième que nous avons faite mardi dernier a été encore plus belle et plus amusante. Elle a eu pour but Saint-Germain, ville assez considérable, située au milieu d’un pays très agréable, à six lieues de Paris. La route pour y aller a été on ne peut plus charmante. Le magnifique pont et les îles charmantes de Neuilly ont d’abord au sortir du bois de Boulogne attiré notre attention. Puis nous sommes allés déjeuner à Nanterre vous savez que c’est la patrie de Sainte-Geneviève, cette antique patronne de Paris ; on y voit encore un puits que la tradition fait remonter jusqu’à elle. Vous sentez que nous n’avons pas manqué de goûter en passant le fameux gâteau de Nanterre, dont la réputation est si bien établie. Dans cette promenade nous avons encore eu le plaisir de voir la Malmaison et le tombeau de l’impératrice Joséphine. Vous savez que c’est là qu’elle se retira pour pleurer ses malheurs, et que c’est de là aussi que Napoléon partit pour l’exil. Non loin de la Malmaison, nous avons admiré ce que peut l’industrie humaine en voyant la célèbre machine de Marly. Elle est mue par la vapeur et, quoique de la plus grande simplicité, elle fait monter l’eau à six cents pieds d’élévation et en fournit à tous les jardins et à la ville de Versailles. On voit encore les restes de la machine de Louis XIV qui était beaucoup plus compliquée ; la nouvelle est étonnante de simplicité et de force. C’est surtout aux environs de Marly, le long de la Seine, que nous avons joui de la vue des plus agréables paysages. Ce ne sont partout que coteaux fertiles, parcs magnifiques, superbes maisons de campagne, le tout offrant une admirable variété. M. Crabot, lui-même, qui a vu presque toute l’Italie, assurait n’y avoir rien vu de plus beau ni de plus riant. Enfin nous voilà à Saint-Germain mais je m’abstiens de vous parler des souvenirs historiques qui s’y rattachent, je ne vous parlerai pas davantage de son vieux château qui n’a rien de remarquable quand on a vu Versailles et les autres résidences royales qui entourent la capitale ; je ne vous dirai même rien de la vue magnifique dont on jouit du haut de ces terrasses, ni des cavalcades que plusieurs d’entre nous ont faites dans la forêt, j’en viens bien vite au retour. Oh ! ma chère maman, mais que dis–je ?... je vous ai désobéi. Vous savez qu’une des grandes recommandations que vous me fîtes, c’était de fuir les chemins de fer ; et cependant voilà que je suis revenu de Saint-Germain à Paris en wagon... Grand Dieu si vous l’aviez su, vous eussiez frémi n’est-ce pas, très chère maman, lorsque vous m’eussiez vu courant ainsi tantôt sur terre, tantôt par-dessus, et faisant six lieues en vingt-sept minutes ? Mais rassurez-vous, il n’y a aucun danger, et tous ceux qui y montèrent mardi dernier sont encore maintenant en parfaite santé à Gentilly, et prêts à recommencer. Ainsi vous voyez qu’on peut voyager en chemin de fer sans faire le sacrifice d’un bras ou d’une jambe.


Lundi 27 juillet.

Voilà, j’espère, un ample et détaillé récit de toutes nos promenades hier je suis sorti dans Paris avec Alfred Foulon pour voir le fameux char funèbre qui doit servir à la comédie de demain, car on ne peut guère lui donner d’autre nom. Il sera, je crois, fort beau, lorsqu’il sera achevé. Au reste je ne pense pas aller voir le convoi, car outre l’immense concours qui se fera aux environs, je n’aime pas à me mêler à de pareilles cérémonies. Mais mercredi prochain, nous pourrons voir le feu d’artifice des hauteurs de Gentilly ; nous en avons vu un petit ces jours-ci à la barrière de Fontainebleau, et je l’ai trouvé fort beau, que sera-ce de celui qui sera lançé en présence de tout Paris !

J’ai encore profité des vacances pour visiter plusieurs monuments, qui m’ont fait grand plaisir à voir la Bourse, très bel édifice, presque carré, et entouré d’une colonnade. L’intérieur est tout à fait grandiose, surtout lorsqu’il est rempli de tous ces négociants et hommes de finances, qui viennent s’y livrer à leurs spéculations le murmure confus des voix, me disait Liart qui l’avait visité avant moi, ressemble au bruit des flots de la mer quand elle est agitée ; la comparaison est parfaitement juste. J’ai aussi parcouru un grand nombre de salles de la Bibliothèque royale, incroyable collection de six cent mille volumes et de cent mille manuscrits ; j’y ai vu des choses très curieuses d’antiques peintures, des momies égyptiennes, des médailles, des armures, des antiquités de toute espèce. J’ai encore visité plusieurs autres curiosités, entre autres la célèbre manufacture des Gobelins, où j’ai vu de précieux tapis, l’église Saint-Eustache, où j’ai assisté au salut hier avec Foulon (c’est son ancienne paroisse), l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, qui est maintenant sens dessus dessous, etc.

Vous voyez que jusqu’ici je me suis beaucoup amusé, et qu’il ne m’a manqué que vous, excellente mère, pour jouir d’un bonheur presque parfait. Il y a bien longtemps que je n’ai vu la bonne Henriette, mais elle m’a souvent écrit, et jeudi, j’espère définitivement la voir ; elle a maintenant encore un surcroît d’occupation mais enfin ses vacances approchent, et elle pourra alors au moins se reposer un peu. Je suis extrêmement empressé de la voir car vous pouvez juger combien nous aimons à nous trouver ensemble.

Je viens tout à l’heure de voir le cher Guyomard. Je l’ai trouvé assez bien aujourd’hui. Il est toujours bien faible, il est vrai, mais enfin il n’est pas plus mal. Il se promène dans le parc, et ceci ne peut que lui faire du bien. Il m’a prié de le rappeler à votre souvenir, ainsi qu’à celui du cher Liart. Je ne lui écris pas cette fois-ci, j’attends qu’il m’informe de son voyage et de son arrivée. Je pense bien qu’il s’amuse beaucoup en vacances, et j’espère qu’il me racontera tout cela. Très cher ami, je vous prie d’assurer toutes nos anciennes connaissances du collège, spécialement Le Gall et Jeffroy, que bien souvent je pense à eux dites surtout à Messieurs les professeurs que jamais je n’oublierai tous les soins qu’ils m’ont prodigués. Moi aussi j’eusse bien désiré les voir pendant mes vacances, et leur dire par moi-même quelle est pour eux ma reconnaissance.

Et vous, très chère maman, quand pourrai-je vous revoir ? Cette espérance me soutient, et après tout, un an passe bien vite. Ne soyez pas triste, je vous en supplie ; quelquefois je me figure vous voir seule, et je crains que vous ne vous livriez à l’affliction pourquoi le feriez-vous, très bonne mère ? Le bon Dieu, qui nous a séparés pour notre bien, saura bien aussi nous réunir, quand il le jugera à propos. Du courage donc, excellente mère, il viendra pour nous des jours meilleurs et il l’a dit lui-même : ceux qui sèment dans les larmes, recueilleront dans l’allégresse.

J’attends sans tarder une lettre de vous et aussi du cher Liart. Vous vous plaigniez, dans votre dernière, que je ne vous eusse pas donné plus de détails sur la distribution des prix ; je me fiais sur Henriette, et Henriette probablement sur moi. Du reste maintenant, pendant les vacances, on donne assez peu de temps aux études, comme il convient de le faire, afin de recommencer avec plus de vigueur à la rentrée. Voilà déjà près de la moitié des vacances écoulée mais du reste je vois approcher le commencement de l’année avec joie : j’y reverrai mes condisciples, mes maîtres chéris, je retrouverai mes études et mes classes. Après les fleurs de la seconde, je vais enfin cueillir les fruits de la rhétorique. Que ne puis-je passer encore cette année avec l’excellent M. Bessières ! Mais je ne puis l’espérer ; je m’attends toutefois à trouver, dans celui qui doit le remplacer auprès de moi, un professeur éclairé et zélé. Son nom m’est déjà cher depuis longtemps (il s’appelle M. Duchesne), et il semble déjà me témoigner beaucoup d’intérêt. Mais M. Bessières était si bon que je ne puis m’empêcher de le regretter amèrement. Allons, bonne mère, il faut pourtant finir, j’ai bien tardé a mettre ma lettre à la poste elle ne partira que le 29 ; mais enfin j’ai tenu à vous envoyer un journal complet. Adieu, excellente mère, je vous aime plus que je ne puis vous le dire ; mais vous le sentez, et cela me suffit.

Votre fils respectueux et dévoué sans réserve,

ERNEST


P.-S. Si vous pouviez par quelque occasion m’envoyer quelques coquillages, vous feriez plaisir à l’un de mes amis. Il en désire

fort peu, pourvu qu’ils soient jolis et petits.

XVI


Paris, 4 octobre 1840.


Ma très chère maman,

Quel plaisir ! Je viens de me procurer une grande et ample feuille de papier, qui va me permettre de m’entretenir à loisir avec vous. Je m’y prends un peu tôt, même avant l’époque que vous m’aviez fixée, et à laquelle je vous promets d’être fidèle pour ma part mais j’ai cette fois une raison spéciale. La semaine qui commence sera presque entièrement occupée par la retraite, en sorte que je ne pourrais vous écrire qu’aujourd’hui en huit, tout au plus. Ce serait trop retarder, et quoique je désirasse bien vous donner les détails de notre retraite, je sacrifie ces détails à la crainte de vous inquiéter.

J’ai reçu des nouvelles d’Henriette datées de son petit séjour d’Auteuil, qui doit être fort agréable, par ce que j’en connais et ce qu’elle m’en a dit. Il y a assez longtemps que je ne l’ai vue, à cause du temps qui ne favorise pas trop ses visites, qui maintenant exigent un plus long voyage ; mais j’ai tout lieu de croire que sa santé va toujours en s’améliorant. Si je pouvais la voir demain, que je serais content !

J’ai été charmé d’apprendre l’heureuse arrivée de notre cher Guyomard. Que je suis impatient de savoir de lui des nouvelles plus détaillées ! Le départ de mes deux amis a laissé sans doute un grand vide dans ma vie, mais ne vous imaginez pas que je m’en attriste trop. J’ai toujours de bons et sincères amis, qui me consolent de leur absence. Leur présence m’était sans doute bien chère, parce que je les aimais et qu’ils me rappelaient ma Bretagne et ma bonne mère mais quant à l’agrément de ma vie, je n’en pouvais tirer beaucoup de l’un doux, toujours triste et chagrin, de l’autre toujours indisposé ; malgré cela, mon cœur leur est sincèrement attaché, et le sera toujours. Je ne me pardonnerais pas de les avoir emmenés loin de leur pays, pour si peu de chose, ou plutôt pour rien du tout, si la droiture de mes intentions, quand j’agissais ainsi, ne venait me rassurer. Mais ne craignez pas, chère maman, je me plais toujours, et mon bonheur serait parfait si je pouvais vous voir et vous avoir près de moi.

A propos de Bretagne, j’ai vu ces jours-ci un compatriote, et qui plus est, un ancien condisciple. Il était déjà venu au séminaire quand Liart et Guyomard y étaient, mais je ne me rappelle pas pour quelle raison je ne le vis pas. C’est un nommé Lemercier, qui est maintenant à Paris, au séminaire du Saint-Esprit, pour les missions. Il était au collège à Tréguier en même temps que moi ; mais bien plus avancé. Il est venu une fois chez nous autrefois, pour prendre un cahier de mathématiques, et se rappelle fort bien vous avoir vue et avoir causé avec vous de ce malheureux pays d’Erquy, où il est né. Triste souvenir, chère maman ! mais néanmoins j’ai éprouvé le plus grand plaisir à m’entretenir avec lui de tout cela. Il est venu me voir au séminaire, et m’a engagé à aller lui rendre visite, ce que j’ai fait vendredi dernier. Il m’a beaucoup parlé de M. Constant Ollivier, et autres messieurs de Saint-Brieuc.

Parlons maintenant de Saint-Nicolas. Je vous dirai d’abord que nous sommes bien plus au large dans la maison et cependant nous sommes bien plus nombreux que l’année dernière ; comment concilier ces deux propositions ? Mais M. Dupanloup, qui a toujours des ressources toutes prêtes, a trouvé moyen de les concilier en envoyant les petits à Gentilly. Il a obtenu de l’archevêché les sommes nécessaires pour les réparations qu’exigeait la maison, et on en a fait un véritable palais. Les trois basses classes, huitième, septième et sixième, y sont installées depuis mardi dernier. Nous sommes maintenant bien plus commodément dans la maison de Paris, et pour les récréations et pour tout le reste. J’ai maintenant une chambre fort agréable, bien située, au second étage qui est le plus beau de tous, vis-à-vis de la chambre de M. Crabot, qui durant l’hiver ne me refusera pas, je pense, d’aller quelquefois faire la cour à son foyer.

Un mot de la classe de rhétorique. Déjà plusieurs combats se sont livrés et les succès ont été balancés. À la première composition, en version latine, j’ai été le premier ; voilà sans doute un beau commencement ; nous verrons si le reste y correspond. À la seconde composition, en version grecque, je n’ai obtenu que la seconde place, et à la composition suivante, en vers latins, j’ai encore été le troisième. Jusque-là, il n’y avait pas de mal ; mais voici les revers qui arrivent. Il s’agissait d’une grande composition en discours français, la première que nous eussions faite en cette matière. Par un coup surprenant du sort, une révolution soudaine s’est opérée, les malins de la classe (c’est ainsi qu’on appelle vulgairement les forts) se sont oubliés et se sont laissé vaincre, Henri Nollin se place le septième, Alfred Foulon, naguère invincible, est rejeté à la dixième place, et moi… ? Devinez ma place. J’ai peine à vous le dire et à le croire… je suis le treizième. Voilà, n’est-ce pas, un bel acte d’humilité ? Malheureusement, il a été assez involontaire. Mais ce qui me console dans mon malheur, c’est qu’il est partagé, et que mes deux concurrents à l’excellence en ont aussi eu de mauvaises. Tout cela demande une revanche, que j’espère prendre après la retraite, dans une composition en discours latin. Du reste, la classe marche très bien : nous voyons de très belles matières, nous étudions les plus grands modèles, Bossuet, Massillon, etc. Nous expliquons des auteurs du plus haut intérêt ; ce sont surtout les tragiques grecs. Ces jours-ci, nous avons expliqué des passages d’Aristophane d’un charme inexprimable. Nous n’avons pas encore fait beaucoup de discours, mais cela viendra. Notre professeur est un homme de la plus grande science et de la plus haute capacité. Il est même plus instruit, je crois, que M. Bessières, quoique celui-ci fût un si excellent professeur. Mais ce n’est plus la même méthode.

M. Duchesne est beaucoup plus sérieux il ne plaisante pas autant, il n’amuse pas autant, mais il sait remplacer ce qui manque à ses classes sous ce rapport par l’intérêt qu’il porte à ses élèves, et l’habileté avec laquelle il sait leur faire sentir les beautés des auteurs, car il a pour cela un talent tout particulier. Au reste, je me plais beaucoup sous lui, et j’espère passer une bonne année.


5 octobre.

Vous me demandiez dans votre lettre si Henriette est bien amaigrie, si elle est bien pâle, bien changée. Une si grande maladie, chère maman, n’a pu passer sans laisser des traces de son passage ; mais, néanmoins, la dernière fois que je l’ai vue, je l’ai trouvée fort bien, et ce qui prouve qu’elle était assez forte, c’est qu’elle a pu faire le trajet de chez elle au séminaire, qui après tout est encore de longueur raisonnable. Maintenant, elle doit être presque aussi forte et aussi bien portante qu’auparavant. J’attends bien impatiemment sa visite, mais je ne pourrai la recevoir avant lundi prochain, à cause de la retraite. Cela me contrarie bien, mais j’ai eu soin de l’en avertir, afin qu’elle ne fît pas une visite inutile.

C’est mon plaisir le plus sensible que de voir cette chère et excellente sœur. Quand je suis avec elle, et que nous causons de vous, je crois vous voir, ma chère maman, avec nous deux dans le parloir de Saint-Nicolas. J’aime bien souvent à me faire cette illusion. Quand je vais quelque part, que je suis tout seul, je me dis si maman était ici avec moi. Hélas ! ce n’est qu’une illusion, très chère mère, quand sera-ce une réalité ? En attendant, je me console en pensant souvent à vous. Je crois vous voir là-bas toute seule, quelquefois triste, quelquefois plus contente. Plût à Dieu que vous le fussiez toujours ! Dites-moi, tendre mère, comment vous vous trouvez, quelle est votre vie, si vous êtes bien, si vos maux de tête ne vous tracassent pas trop, si vous êtes assidue à la petite goutte de café. Ne me cachez rien, ma chère maman, car rien ne me déchire le cœur comme de penser que vous êtes triste, que dans l’instant peut-être où je ris, vous pleurez. C’est un des grands maux de l’absence on ne sait en quel état est la personne que l’on aime, et cette pensée empoisonne bien toutes les satisfactions. Enfin, du courage, chère maman ! le terme où je dois vous voir n’est pas si éloigné, et alors nous pourrons causer à loisir. Trois mois et demi de vacances ! Certes en voilà de belles. Que je suis changé, n’est-ce pas ? Je désire maintenant les vacances, non pas pour ne plus travailler, ce qui ne m’arrivera jamais, non pas davantage pour quitter le séminaire, où je me plais parfaitement mais pour vous voir, excellente mère. Mais il paraît que je rêve, car voilà que je parle de vacances, et il n’y a qu’un mois que l’année est commencée. Cela ne fait rien ; quand je vous écris, j’aime à vous dire tout ce qui me passe par la tête, comme je le faisais autrefois. Demain, nous avons promenade depuis le matin jusqu’à trois heures après-midi. Le soir on chante le Veni Creator et on commence la retraite. Priez pour moi, chère maman, afin que je la fasse bien au reste, c’est peut-être ce qu’il y a de plus édifiant dans la maison, que la manière simple, douce, paisible et tranquille dont on y fait les retraites.

Je vous ai consacré la plus belle partie de ma lettre, chère maman ; je le devais, et ç’a été pour moi un bonheur. Je vais maintenant donner le côté de l’adresse à mes deux chers amis Liart et Guyomard. Adieu donc, excellente mère, adieu, la plus chérie des mères ; car je ne crois pas exagérer en parlant ainsi du respect et de l’amour que vous porte votre

ERNEST

XVII


Paris, 8 novembre 1840.


Quelle triste nouvelle, chère maman, nous a apportée votre dernière lettre ! quelle peine le bon Dieu nous réservait Hélas ! je ne prévoyais que trop en quittant mon cher Guyomard que je ne le reverrais plus. Et ses parents… quelle douleur pour eux ! je ne me consolerais pas de cette perte si douloureuse, si je pouvais croire que ce fût moi qui eusse occasionné la mort de mon meilleur ami, en l’attirant à Paris : mais je puis me rendre le témoignage qu’en cela je ne lui ai fait que du bien, et qu’il m’en est reconnaissant devant Dieu. Lui-même souvent me l’a exprimé. Si la mort est venu le séparer de nous, ce n’est pas que les soins lui aient manqué ici, mais sa santé était si faible Quand je pense que je ne reverrai plus Guyomard, que je ne lui parlerai plus, que je n’ai pas assisté à ses derniers instants, cela me fait une peine que je ne puis vous rendre. Vous savez, chère maman, que depuis longtemps nous nous aimions. Mais ce qui doit nous consoler, sans toutefois tarir nos larmes, c’est qu’il est maintenant dans le ciel et il suffit de l’avoir connu pour n’avoir aucun doute à cet égard. Quelle vertu dans une si grande jeunesse ! Dieu n’a a pas voulu le laisser plus longtemps à la terre. Que je m’estimerais heureux si à la fin de ma vie je pouvais en être où il était ! Sa mort a beaucoup affligé les bons enfants de Saint-Nicolas, surtout ceux qui étaient unis plus étroitement avec lui. C’était un samedi soir, et je n’en savais encore rien, lorsque M. le Supérieur, à la réunion pour la lecture spirituelle, nous annonça sa mort bienheureuse devant Dieu. Jugez de ma douloureuse surprise. Il nous consola en nous rappelant toutes ses vertus « Il ne vivait, dit-il, que d’amour de Dieu, et ceux d’entre nous qui le connaissaient plus intimement peuvent lui rendre ce témoignage. » Le soir même, M. son professeur, qui est actuellement le mien, m’appela pour lui donner divers détails sur ce que je savais de sa vie ; je le satisfis aussi amplement que je le pus, et le lendemain à la sainte-messe, il nous fit à l’Evangile, au lieu d’instruction, le récit abrégé de sa vie et de ses vertus, d’après les quelques détails que je lui avais fournis. Toute la maison en fut édifiée. Le mardi, un service solennel fut célébré en son intention. M. son confesseur, qui est aussi le mien, officia, assisté de tous les membres de la congrégation du Sacré-Cœur, dont il faisait partie, et qui communièrent tous à son intention. C’est ainsi que nous lui avons prouvé notre sincère attachement ; son souvenir vivra longtemps parmi nous, et pour moi, ma chère maman, je n’oublierai jamais le meilleur ami que j’aie jamais eu, après vous, chère maman, et mon frère et ma sœur. Il était pour moi comme un second frère.

J’ai vu aujourd’hui même notre chère Henriette. Sa santé va très bien, et ses affaires s’avancent. Ne vous inquiétez pas de ce qu’elle éprouve des retards ; si elle avait voulu elle serait maintenant partie, mais elle agit avec prudence, et a bien raison. Quelles offres avantageuses on lui propose ! Hélas ! mais faudra-t-il encore m’en séparer ? Oh n’en parlons pas encore, je vous en supplie. Mais je vous supplie d’être sans nulle inquiétude sur son compte sous tous les rapports.

Que j’aime à penser à vous, ma bonne mère ; je vous écrirais des lettres entières si je voulais vous dire combien je vous aime. Mais parlons de quelque chose de positif. La rhétorique va toujours son train nous faisons de beaux discours, nous étudions d’admirables modèles. Les combats littéraires continuent avec un acharnement incroyable. Sept concurrents surtout se battent à outrance. Chaque composition amène une révolution, car il est rare qu’il s’en passe une où quelqu’un de ces sept malins ne tombe un peu bas, dans les quinzième, les treizième, les seizième, etc. J’ai eu mon tour à cette fameuse composition en discours français où j’ai été treizième. À la suivante composition, en discours latin, j’espérais prendre ma revanche. Point du tout : je fus le septième. Alors une sainte fureur s’empare de moi, je fais un dernier effort, et je suis le second en histoire et le premier en version latine et en version grecque consécutivement, tandis que MM. Nollin et Foulon vont complaisamment se placer les onzième, quatorzième, etc. De si rudes coups portés à mes rivaux m’ont reconquis l’excellence, que j’avais perdue par mes revers passés j’ai même un avantage assez marqué sur Henri Nollin, qui me talonne de plus près, car Alfred Foulon s’est un peu laissé enfoncer. Néanmoins, je tremble la fortune est changeante, mes adversaires s’endorment, mais si ce petit Alfred Foulon venait à se réveiller, quels coups de griffes il me porterait ! Il n’y a rien de plus terrible qu’un lion qui s’éveille en colère. Le séminaire vient de faire une perte bien difficile à réparer dans la personne de mon bien aimé professeur de seconde, Monsieur Bessières, que monseigneur l’Archevêque vient d’appeler à un autre ministère. Il vient d’être établi chef des catéchismes de la paroisse de la Madeleine, place de la plus haute importance, et autrefois remplie par Monsieur Dupanloup avant qu’il fût supérieur du petit séminaire. Je me réjouis bien que ceci ne soit point arrivé pendant les deux ans que j’ai passés sous lui. C’était un si excellent professeur Il aimait tant sa classe ! Mais cette année il n’avait plus le même goût à professer ; car il s’en faut bien que la seconde actuelle vaille celle de l’an dernier, pour la force des élèves. Nous avons reçu cette année quelques nouveaux Bretons, qui m’ont tant soit peu consolé de la séparation de nos deux chers compatriotes. L’un est en rhétorique, et a déjà fait sa philosophie en Bretagne. Il est tonsuré, et a l’esprit le plus juste et le coup d’œil le plus fin qu’on puisse imaginer. Il est à côté de moi à l’étude, et, en récréation, nous aimons bien à parler ensemble de la Bretagne. Un autre plus jeune et moins avancé est encore arrivé ; c’est un excellent enfant, qui, je pense, s’habituera bien, mais qui souffre les épines des premiers temps. Du reste je les appelle compatriotes, parce qu’ils sont Bretons de pays et de caractère, mais il s’en faut bien que nous soyons nés du même côté. L’un est de Lorient, l’autre d’Auray, du pays de M. Crabot. Ce bon Monsieur Crabot continue à me montrer beaucoup d’intérêt. C’est lui qui, le soir même où l’on nous annonça la mort de Guyomard, me remit le petit mot qui m’appartenait. Monsieur le supérieur avait défendu qu’on me le remît auparavant, voulant être le premier a annoncer cette triste nouvelle à la communauté.

Voilà donc Liart à Saint-Brieuc. Je lui souhaite de s’y plaire, et j’espère que mon souhait sera accompli. J’aimerais bien à recevoir une lettre de lui, car, quoiqu’il ait jugé à propos de s’éloigner de moi, je veux toujours demeurer son ami. Quelquefois je pense à lui écrire, d’autres fois je veux attendre une lettre de lui. Je ne crois pas qu’il se soit refroidi à mon égard, à cause d’un parti que je lui avais proposé pour son bien, et qu’il n’a pas dépendu de moi de faire réussir.

J’attends, ma bonne mère, bien impatiemment une lettre de vous. Vous me direz comment va votre santé et toutes vos affaires. Vous sentez que c’est là tout ce qui m’intéresse, quoique je sois loin d’être indifférent pour toutes nos bonnes connaissances de Bretagne. Comment passerez-vous votre hiver ? Cette triste saison m’effraie pour vous ne négligez rien, je vous en prie, chère maman, je ne me lasse pas de vous le répéter, pour ne point souffrir de la rigueur du froid. Pour nous, nous avons de bons calorifères, nous prenons de l’exercice en récréation, de sorte que le froid n’a guère d’accès auprès de nous. Que ne puis-je être certain qu’il en sera ainsi de vous

Allons ma chère maman, il faut nous séparer. Quand serons-nous réunis pour plus longtemps En attendant, recevez les tendres et respectueux embrassements de votre

ERNEST

XVIII


Paris, 12 février 1841.


Ma très chère maman,

Vous voilà donc rentrée dans votre solitude de Tréguier. Votre dernière lettre m’a fait la plus grande peine en m’apprenant l’inquiétude où je vous avais laissée faute de vous écrire. Le départ de notre chère Henriette[10] en a été la cause, ô ma tendre mère. Hélas ! où est-elle maintenant ? Je la crois bien à Vienne, quoique je n’aie encore reçu aucune nouvelle. Chaque jour, je rappelais tous mes souvenirs géographiques, pour la suivre dans son voyage, et si je ne me suis pas trompé dans mes calculs et mes conjectures, je crois que nous devons recevoir une lettre vers dimanche ou les premiers jours de la semaine prochaine, mais pas auparavant. Comme nous avons eu une triste entrevue le soir de la veille de son départ. Pauvre Henriette, quand j’aurai reçu une lettre, je serai un peu consolé ! Mais j’avoue que je n’en ai jamais été si impatient. Du reste, je crois que nous ne devons pas nous alarmer des retards que nous éprouvons à en recevoir car nous devons bien considérer qu’un pareil voyage ne se fait pas tout d’un trait, et sans s’arrêter.

J’aime bien, ma bonne mère, que vous me disiez que vous vous plaisez à Tréguier car trop souvent mon imagination se représente ma pauvre mère triste, seule, sans consolation. Hélas ! bonne maman, que ne puis-je vous voir mener une vie plus heureuse ! Enfin je prie le bon Dieu qu’il vous la rende agréable, et qu’il se charge lui-même de vous l’adoucir, car il est le meilleur consolateur. Dites-moi, je vous prie, bien franchement dans vos lettres si vous vous ennuyez, si vous êtes triste. Ne craignez pas de me faire de la peine ; sans doute que votre chagrin m’en ferait aussi beaucoup, mais rien ne m’en ferait plus que de croire que vous cherchez à me faire illusion pour me consoler.

Nous avons eu aujourd’hui une très brillante séance académique, présidée par monseigneur l’Archevêque de Paris, et à laquelle assistaient l’internonce du pape et plusieurs autres personnages distingués. Les prières que vous me promettiez de faire afin que le bon Dieu me fît mieux réussir en rhétorique ont été exaucées, du moins en partie, ma bonne mère. J’ai eu à cette séance un devoir, le meilleur que j’aie fait jusqu’ici, et qui n’a pas semblé trop mal. Je vous semble peut-être un peu grossier de faire mon éloge moi-même, mais je vous le dis pour votre consolation, et d’ailleurs tout passe entre nous. C’était une espèce de discours historique sur Philippe et Alexandre. C’était le sujet d’une composition dans laquelle j’ai été le premier.

Du reste, tout va comme à l’ordinaire en classe. Alfred Foulon, qui s’était endormi au commencement de l’année, s’est réveillé en sursaut, et son réveil a été terrible. Du reste, nous continuons à être fort grands amis, et je crois que nous le serons, parce qu’il est droit et qu’il a un bon cœur, et de la générosité dans le caractère. Son caractère diffère cependant du mien sous plusieurs rapports ; j’ai encore un autre ami, qui a un esprit à peu près tourné comme le mien et pour lequel j’ai un très sincère attachement. C’est un Bourguignon, ce qui n’empêche que ce ne soit un excellent jeune homme. Ces bonnes amitiés me sont une légère consolation dans mon exil. Mais ce qui m’est une grande consolation, c’est de penser à vous et à notre réunion. S’étendra-t-elle au delà des vacances ? c’est ce que sait le bon Dieu c’est bien aussi ce que je désire, mais… nous en parlerons à loisir dans cinq mois.

Mon Dieu, qu’il est dur d’être séparés [ Mais il faut avouer que ç’a été une bien bonne invention que celle de s’écrire des lettres ; C’est une vraie conversation qui supplée à la conversation de vive voix. Aussi quel plaisir quand je reçois des lettres de vous je les lis, je les relis, je les dévore. Quel plaisir aussi d’en recevoir d’Henriette Mais, hélas ! je crains bien qu’elles ne soient trop rares. C’est une triste chose d’être séparés de six cents lieues.

Je travaille maintenant à un devoir qui a bien du charme pour moi. C’est une touchante coutume au séminaire, quand on a perdu un élève, de charger un de ses condisciples de faire son éloge funèbre, de rappeler ses vertus, les circonstances de sa vie, etc. Cet éloge est lu dans une séance académique. On m’a chargé d’accomplir ce pieux devoir envers notre cher Guyomard, et assurément il est impossible d’avoir plus ample matière pour les éloges et les regrets. J’y ai déjà travaillé et je l’achèverai pour la prochaine séance. Ces devoirs ont toujours un grand intérêt pour les étrangers, et ce sera pour moi une consolation de me livrer à un travail qui me rappellera le souvenir d’un si excellent ami. Si je suis content de mon ouvrage, j’en garderai un exemplaire pour vous le montrer. Peut-être même serait-11 convenable d’en offrir un à son frère. Mais avant tout, il faut le faire, et quoique le sujet soit bien beau, ce genre est aussi très difficile.

Vous me faites le plus grand plaisir quand vous me dites que ces Messieurs du collège n’oublient pas leur ancien enfant. Leur affection me sera toujours précieuse et je n’oublierai jamais le respect et la reconnaissance dont je leur suis redevable. Plus j'avance, plus je reconnais qu’aucune reconnaissance ne saurait payer dignement un maître de ses soins et du bienfait inappréciable d’une éducation sérieuse et solide, telle qu'on la reçoit à Tréguier. Assurez aussi ces Messieurs du presbytère et spécialement Monsieur Le Borgne de mon respect et de mon attachement.

Adieu, ma chère, ma bonne, mon excellente mère ! du courage ! soutenons-nous mutuellement. Espérons que le bon Dieu nous réunira. En attendant, soyez persuadée de l’affection vive et tendre et du respect filial de votre

ERNEST

XIX


Paris, 7 mars 1841.


Mon excellente maman,

Je suis vraiment dans la saison des lettres, par conséquent dans une bien douce saison ; lettres de Liart, d’Alain, d’Henriette et de vous, ma bonne mère, il m’en vient de tous les coins du monde. Jugez de mon bonheur à les recevoir, et aussi à y répondre. J’y suis d’une exactitude admirable ; ces jours derniers, j’ai écrit à Alain et à Henriette, et aujourd’hui c’est votre tour, ma bonne mère. Entrons donc en matière sans trop long préambule.

Vous avez bien raison de dire que nous devons des actions de grâces à Dieu pour l’heureuse arrivée de notre Henriette. Sa bonne lettre me l’a apprise et m’a tiré de l’inquiétude où recommençais à être sur son compte. Elle me donne sur son voyage des détails intéressants ; et Alain me dit dans sa lettre que celle qu’elle lui a écrite en contenait de plus curieux encore, et il regrettait de ne plus l’avoir pour m’en faire part. Il paraît qu’elle a reçu un accueil charmant ; du reste, je m’y attendais bien, d’après tout ce qu’elle m’avait dit avant son départ. Puisse-t-elle être heureuse là-bas ! ! Elle y mènera sans doute une vie bien plus tranquille et plus favorable à sa santé, et c’est là l’important. Elle aura acheté assez cher le bonheur dont elle mérite de jouir, en s’éloignant de tout ce qu’elle aime, de sa patrie, de sa famille. Mais quel vide son départ a laissé dans ma vie ! Qu’il est dur pour moi de renoncer tout d’un coup à ces douces visites, qu’elle me prodiguait surtout vers l’époque de son départ. Pauvre sœur, que je t’aime, et que tu mérites d’être aimée ! La lettre d’Alain m’a aussi fait le plus grand plaisir. Comme il vous aime, ma chère maman Comment il regrette de ne pouvoir encore se réunir à vous ! Comme il me témoigne une tendre affection, ainsi qu’à la chère Henriette ! Mon Dieu, il est vrai qu’il est bien dur d’être séparés quand on s’aime tant mais dites-moi, ma bonne mère, ne vaut-il pas mieux souffrir les tourments de l’absence et s’aimer, que d’être réunis de corps sans l’être de cœur ? Ne sommes-nous pas encore plus heureux que d’autres familles qui ne s’aiment pas et ont entre elles ces froids calculs d’intérêt que nous ne connaissons même pas ? Vous voyez donc que nous pouvons encore remercier Dieu, au milieu de nos peines. Je suis enchanté que vous ayez passé quelques jours à Lannion cela vous aura distrait, ma bonne mère. Je ne suis effrayé que quand je vous sais seule à Tréguier. Alors j’avoue que mon imagination s’alarme terriblement. 0 ma mère, moi aussi j’attends les vacances avec impatience pour vous voir, vous embrasser et reposer ma tête sur votre sein. Je ne les ai jamais tant désirées ; sans doute parce que je n’ai jamais été si longtemps sans vous voir. Voilà deux ans, ma bonne mère, que nous ne nous sommes vus. C’est bien long ! Au moins nous nous verrons à loisir. Le voyage de Trovern et celui de Bréhat me sourient étonnamment. Sans doute le plaisir de vous voir est le grand motif qui me fait tant appeler les vacances, vous voir est tout pour moi, ma chère maman, mais j’aurai aussi grand plaisir à revoir notre bon pays, et surtout la mer. J’ai éprouvé que ceux qui sont nés sur les bords de ce terrible et magnifique élément éprouvent comme un besoin de revoir ce grand spectacle. C’est ce qui fait que notre voyage de Bréhat est un de ceux que je fais chaque année avec le plus de plaisir, surtout quand vous êtes avec nous, chère maman ; sans vous, tout est indifférent pour moi. Maintenant un mot de mes classes.

L’examen du second trimestre est demain en huit. Les travaux de cet examen m’ont empêché de pousser vigoureusement le devoir de notre bon Guyomard, mais je ne manquerai pas de l’achever immédiatement après. Je vous avais déjà parlé d’une composition en histoire où je n’avais pas trop mal réussi j’ai eu le même succès dans une autre composition sur la même matière, où j’ai encore été le premier. Le sujet était de montrer l’action de la justice de Dieu sur les nations de l’antiquité, sujet très difficile et très beau. Nous travaillons maintenant avec une grande ardeur à notre examen. J’ai été aujourd’hui et dimanche dernier entendre Monsieur de Ravignan à Notre-Dame. Je l’ai trouvé plus éloquent que jamais. Mais j’ai perdu dernièrement une bien belle occasion d’entendre Monsieur Lacordaire. Nous y serions allés, si nous ne nous y étions pris trop tard. Du reste il s’en faut beaucoup que la manière de prêcher de ce dernier soit aussi pure que celle de Monsieur de Ravignan : il a plus de mouvement et de brillant, mais bien moins de goût et de raisonnement. J’espère que nous aurons encore cette année Monsieur de Ravignan pour nous prêcher la retraite de la semaine sainte. C’est un inestimable bonheur.

Nos classes de rhétorique sont maintenant d’un très grand intérêt. Monsieur notre professeur a une excellente méthode ; il fait presque tout faire par les élèves en classe, se réservant seulement de réparer les fautes qu’ils pourraient avoir faites. Vous sentez quelle facilité donne cet exercice pour parler en public et sans préparation : ce qui est si important pour la suite. Il me procure aussi quelquefois un plaisir bien sensible en m’appelant chez lui pour lire ensemble l’Odyssée d’Homère. C’est si beau, et il m’en fait si bien remarquer les beautés que je passerais volontiers ma vie entière à cela. J’espère bien la relire durant les vacances au bord de la mer, et dans nos belles campagnes, ce qui ajoutera encore au charme de la lecture, surtout quand je serai assis à côté de mon excellente mère.

Liart dans sa lettre m’avait déjà appris la maladie de monseigneur de Saint-Brieuc, et il paraît que ses craintes n’étaient que trop fondées. Croyez-vous que Monsieur Auffret le remplace ? Je ne doute pas qu’il n’ait tout ce qu’il faut pour remplir un si haut ministère, je le crois capable de tout, et c’est assurément avec Monsieur Dupanloup l’homme que j’ai le plus appris à estimer. Qu’est-ce qui sera professeur de rhétorique à Tréguier en remplacement de Monsieur Urvoy ? Dites-moi, s’il vous plaît, tout cela, car tout ce qui tient à ces maîtres chéris et respectés m’intéresse singulièrement. D’après les lettres de Liart, je crois qu’il se plaît très bien à Saint-Brieuc, et qu’il continue à m’aimer comme auparavant. Il ne faut pas lui savoir mauvais gré de ne s’être pas plu ici ; cela a tenu à des circonstances indépendantes de sa volonté, et dans cette affaire, ni nous, ni la maison où il n’a pu se plaire, n’ont eu tort. Il a très bien fait de n’y pas revenir, puisqu’il ne s’y plaisait pas ; ce qui ne prouve rien, encore une fois, ni contre e lui, ni contre le séminaire.

Je crains bien que les lettres qu’Henriette m’adressera ne soient un peu rares ; alors je vous prie, ma bonne mère, quand vous le jugerez à propos, de m’envoyer dans les vôtres celles qu’elle vous écrira, lorsque le paquet n’en deviendra pas trop volumineux. Il n’est nullement nécessaire que vous affranchissiez les lettres ; j’ai assez de finances pour subvenir jusqu’à la fin de l’année à toutes ces petites dépenses. Mon Dieu ! je voudrais les bien employer toutes en port de lettres, c’est l’emploi que j’aime le mieux leur donner. Pauvre maman, que je vous aime, et que je désirerais vous savoir heureuse ! Comment vous trouvez-vous à Tréguier ? Comment passez-vous votre temps pour ne pas vous ennuyer ? Etes-vous longtemps seule ? Avez-vous souffert cet hiver ? Enfin, le voilà passé ce temps que toujours je redoute pour vous. Cependant je sais qu’en Bretagne l’hiver se prolonge plus longtemps qu’ici. Je me console en pensant que vous avez été assez peu de temps seule durant cette triste saison. Que vous me faites plaisir, quand vous me dites les soins qu’ont pour vous nos amis de Tréguier. Je leur en garde une éternelle reconnaissance, comme du service le plus signalé qu’ils puissent me rendre, puisqu’ils contribuent à vous rendre heureuse, ô mon excellente mère !

Assurez mes bons amis du collège et spécialement Jeffroy et Le Gall de ma vive affection. Toujours leur souvenir me fait le plus grand plaisir ; il me rappelle aussi des temps bien heureux et de doux moments que j’ai passés avec eux. J’ai toujours eu le bonheur d’avoir d’excellents amis et c’est une grande grâce de Dieu. Notre pauvre Guyomard était le modèle des amis ; Liart me sera toujours aussi cher que je lui suis cher. Et ces bons amis dont je vous ai parlé tout à l’heure. Et ici j’ai aussi trouvé d’excellents amis, deux entre autres qui semblent taillés pour moi : sans cela, je ne pourrais pas vivre éloigné de vous, ma bonne mère ; mais avant tout, par-dessus tout, mille fois plus qu’eux, je vous aime, chère maman, de tout mon cœur et de toute mon âme ; j’aime Alain et Henriette, et comment pourrais-je ne pas les aimer, quand ils font pour moi de si grands sacrifices. Quelle âme généreuse et grande a cette chère Henriette Oh non jamais je n’oublierai tout ce qu’elle m’a dit avant son départ. Je vous raconterai tout cela dans quelque temps, ô ma bonne mère, quand nous pourrons causer à loisir.

Mais je m’aperçois que le temps passe et j’ai mon examen à préparer. Ah mon Dieu ! si je me laissais aller, je le passerais avec vous. Mais il faut cependant que j’étudie quelque chose. Il faut donc nous séparer, ma bonne mère. Hélas ! quand serons-nous réunis pour ne plus être sujets à ces dures séparations ? Dieu le sait ; pauvre maman, prions-le que ce soit bientôt. O ma bonne mère, je vous embrasse de toute mon âme, de toutes mes forces, de tout mon cœur je vous aime et vous aimerai toujours ; adieu, adieu, votre fils respectueux et tout dévoué pour jamais.

ERNEST RENAN

XX


Dimanche, 9 mai 1841.[11]


Ma bonne et excellente mère,

Je vous assure que j’ai été bien inquiet les jours derniers il n’y avait guère plus longtemps qu’à l’ordinaire que je n’avais reçu de lettre de vous ; cependant je ne sais pas pourquoi j’étais tourmenté. Figurez-vous qu’à l’époque où je reçus votre avant-dernière, je fus pendant huit jours à recevoir des lettres presque tous les jours, de vous, d’Alain et même celle d’Henriette, et aussi de Liart ; puis j’ai été un mois entier à n’en plus recevoir. Jugez combien ce long jeûne de lettres m’a été pénible, justement après qu’on m’avait gâté par leur abondance. Enfin votre bonne lettre est venue, et j’ai été consolé. J’ai écrit hier à notre chère Henriette, par l’occasion de mademoiselle Antheaume, qui a eu la bonté de me faire avertir de son départ pour Vienne ; du reste point de nouvelles de cette bonne sœur, depuis l’heureuse lettre qu’elle m’avait fait parvenir par occasion. Mon Dieu ! que je suis pressé d’en recevoir je ne suis pas inquiet, car il n’y a pas sujet de l’être mais je vous assure qu’il m’est bien pénible de ne recevoir de lettres d’elle que trois ou quatre fois par an, moi qui étais accoutumé à causer avec elle toutes les semaines. Pauvre Henriette, comme nous devons prier le bon Dieu pour elle !

J’en viens maintenant à l’ordre du jour. Depuis ma dernière lettre, ma chère maman, il m’est arrivé presque coup sur coup plusieurs heureux événements, comme il arrive toujours à cette époque de l’année ; j’appelle ainsi certaines occasions extraordinaires, dont j’aime à m’entretenir avec vous. Et pour suivre l’ordre chronologique, je vous parlerai d’abord du baptême du comte de Paris[12]. Grâce à l’industrie et à l’obligeance de mon professeur d’histoire, qui a eu la bonté de revenir exprès de Notre-Dame pour m’apporter un billet à moi et à son frère, il m’a été donné d’être du petit nombre de ceux qui y ont assisté ; car il était d’une extrême difficulté de se procurer des billets. En assistant à cette belle et imposante cérémonie, où je voyais sous mes yeux tout ce que la France, pour ne pas dire le monde, a de plus distingué, je n’avais qu’un regret c’était de ne pas vous y voir à côté de moi, ou dans les galeries de la cathédrale, où je marquais des yeux votre place je me disais c’est là que maman serait bien placée de là elle verrait à son aise le roi, la reine, la famille royale ; d’ici elle verrait mieux la cérémonie du baptême de là elle entendrait mieux la musique, etc., etc. Oh ! maman, vous eussiez vu quelque chose de bien beau. Figurez-vous une immense nef, tendue en velours rouge, partout des draperies brodées d’or, des lustres éclatants, des tapis d’une beauté étonnante, des lampes d’argent, des baldaquins, etc. etc. et au milieu de tout cela des amphithéâtres, couverts de la plus haute société. Ici les cours de justice, avec leurs robes rouges et leurs hermines, là les divers corps enseignants, l’Académie, la Sorbonne, etc., avec leurs costumes divers ; plus loin les députés, les pairs, les conseillers d’État, les ministres, les maréchaux, les généraux, tout chamarrés d’or et chargés d’une incroyable multitude de décorations. Ici les ambassadeurs de toutes les nations du monde, avec leurs costumes d’une richesse et d’une variété surprenante ; plus loin, les évêques, les cardinaux, le patriarche de Jérusalem, etc., etc. Enfin, au bruit du canon, qui tonnait derrière la cathédrale, le roi et toute la cour, s’avançant précédé de l’Archevêque de Paris. Il y eut un moment où je crus voir une féerie ; ce fut à l’arrivée du roi, quand je vis les dragons qui formaient son escorte défiler au grand galop devant la cathédrale, jetant un éclat éblouissant avec leurs casques et leurs armes qui étincelaient au soleil, et quand je vis arriver l’une après l’autre toutes les voitures de la cour, au bruit des fanfares et aux roulements du canon. Pendant presque tout le baptême, j’ai vu le roi et le petit enfant, qui est fort gentil et ne paraissait pas peu étonné de voir tant de monde autour de lui ; il ne savait pas que c’était à cause de lui qu’on s’était mis en si grands frais. Le baptistère était celui-là même où Saint-Louis reçut le baptême. Je n’ai pu assister à la réception du roi, ni aux compliments accoutumés que s’adressent le roi et l’Archevêque ; mais au sortir, j’étais fort près de Sa Majesté et de la reine. J’aurais été bien fâché de manquer une si belle occasion, qui ne se présente pas tous les jours ; je puis me flatter maintenant d’avoir vu une des plus belles assemblées du monde. Mais vous n’y étiez pas, et j’éprouvais un vide. Quand je serai auprès de vous, je serai bien plus content encore, et ce sera bientôt. Je reviens à mon journal.

Vous avez pu voir sur les journaux que Monsieur Dupanloup est nommé professeur d’éloquence sacrée à la Sorbonne ; ce qui se réduit à faire chaque semaine un cours public d’une heure. J’ai eu le plaisir d’assister au discours qu’il a prononcé dans l’église de la Sorbonne, en présence de monseigneur l’Archevêque, du ministre de l’instruction publique et des cultes, et d’une grande partie du clergé de Paris, lors de l’ouverture de la Faculté de théologie, dont son cours fait partie. Le sujet était la science sacrée ; il l’a traité avec une grande supériorité, tant pour le plan qui était magnifique et d’une grandeur étonnante, que pour l’exécution qui était pleine de chaleur et de force, en même temps que d’imagination. De plus, la rhétorique a assisté, vendredi dernier, à la première leçon qui a ouvert son cours d’éloquence et qu’il a donnée dans l’amphithéâtre de la Sorbonne, en présence d’une nombreuse assemblée. Il y a exposé le plan et l’idée du cours qu’il commence, et qui doit durer plusieurs années. Deux fois il a été interrompu par les applaudissements des auditeurs. Pour moi, je trouve qu’il s’est surpassé lui-même, et je ne sais auquel donner la préférence, ou de son discours solennel, ou de cette leçon. Il continuera ainsi tous les vendredis ; bien entendu qu’il ne cessera pas pour cela d’être supérieur du séminaire. J’espère que nous continuerons régulièrement à aller l’entendre tous les vendredis, ce qui nous sera d’un immense profit. Vous savez ce que c’est que tous ces cours de la Sorbonne ; c’est là que se font tous ces cours publics dont vous avez entendu parler ; les chaires de théologie et d’éloquence sacrée, qui depuis longtemps étaient renversées, viennent récemment d’être rétablies, et Monsieur Dupanloup a été nommé pour occuper cette dernière. Quel homme le bon Dieu m’a fait connaître en lui C’est l’âme la plus belle et l’esprit le plus élevé que j’aie connus jusqu’ici.


Lundi 10 mai.

J’espère que cette fois j’ai été fécond en détails, mon excellente mère. Bientôt je ne serai plus restreint par les bornes étroites d’une lettre, et ce sera même peut-être plus tôt que nous ne le pensons car on dit que les vacances sont encore avancées, et commenceront dans un mois, Monsieur Dupanloup ayant dessein d’agrandir les bâtiments et les cours du séminaire, devenus trop étroits pour le nombre des élèves. Toutefois je ne sais encore rien de certain sur cet article. Nous causerons ensemble de la grande question de redoubler ma rhétorique pour laquelle je ne penche plus autant ; je consulterai mon professeur, et Monsieur Dupanloup, qui me connaît à fond, me dira ce dont j’ai besoin pour moi, je suis complètement indécis. Ne vous inquiétez pas toutefois, ma bonne mère, quoi qu’il arrive, ce ne pourra être que pour mon bien.

Les études vont leur petit train ; on commence ces jours-ci à composer pour les prix.

Le mois de Marie se célèbre avec beaucoup de magnificence. Nous avons surtout dans notre chapelle un tableau de Murillo, l’un des plus grands maîtres de l’école espagnole, qui est d’une beauté si ravissante, qu’on ne peut se rassasier de le regarder. Je voudrais que vous le vissiez c’est une grâce et une tendresse inexprimables !

Adieu, ma chère maman, je mets fin à mon bavardage, pour le recommencer de plus fort dans quelques semaines. En attendant, je vous embrasse en esprit, mais de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes mes forces.

Votre fils tendre et respectueux,

ERNEST RENAN


On dit qu’il est arrivé un affreux événement au chemin de fer de Versailles ; soyez tranquille, je n’y étais pas[13].


Vous savez que vous n’avez pas à vous gêner avec les frais de voyage des vacances ; la bonne Henriette m’a dit à son départ qu’elle aurait soin pour cette époque de me faire passer un billet pour toucher les fonds nécessaires. Ainsi soyez sans crainte à cet égard. La chère Henriette a pourvu à tout. Elle m’a aussi laissé tout l’argent nécessaire jusqu’à la fin de l’année. Quelle sœur ! Mon

Dieu, je vais prier pour elle !

XXI


Issy, le 12 janvier 1842.


Ma très chère maman,

Que j’ai de joie en songeant qu’au moment où je vous écris vous êtes auprès de nos bons parents Là au moins vous n’êtes pas isolée comme dans votre solitude de Tréguier, surtout durant cette triste saison d’hiver. Oh j’aurais trop craint, si vous y fussiez restée, que le froid ou la tristesse ne se fussent emparés de ma bonne mère. Je suis bien content maintenant que vous ayez remis votre séjour à cette époque, quoique dans le moment, quand vous vîntes me conduire, je vous visse partir avec regret d’auprès de nos amis qui auraient un peu adouci les premiers moments de notre séparation. Enfin, ma chère maman, tout s’est arrangé pour le mieux.

Pour moi, ma bonne mère, je n’ai à vous donner que les nouvelles accoutumées c’est-à-dire que tout va toujours à merveille. Ni l’ennui, ni le chagrin ne m’approchent point ; le froid même, quoique assez vif ces jours, je suis en état de le défier. Du reste nous y sommes beaucoup plus exposés qu’à Paris ; Issy est situé sur une hauteur exposée au vent du Nord, ce qui y rend l’air très pur et très sain, mais aussi extrêmement froid. Toutes les pièces d’eau du parc sont devenues de vraies glacières, et la Seine qui coule à deux pas de nous charrie d’énormes glaçons. Malgré tout cela, nous ne souffrons aucunement du froid. Chacun est libre ou de faire du feu dans sa chambre, ou de descendre à une grande salle, continuellement échauffée au poêle. Je participe aux deux avantages. Car quoique je travaille d’ordinaire à la salle du poêle, néanmoins comme on aime quelquefois à être seul, et que d’ailleurs il y a un grand charme à tisonner au coin du feu, de temps en temps je vais puiser à ma petite provision de bois. Du reste, on peut se chauffer ici à peu de frais ; pour cinq francs j’en aurai très suffisamment. C’est une petite dérogation au système économique ; enfin, pour une fois, c’est pardonnable, n’est-ce pas, ma bonne mère ?

Mes études ont toujours de plus en plus d’attrait pour moi. J’ai retrouvé tout mon ancien goût pour les mathématiques. Nous les voyons fort rapidement, et ceux qui ne les ont pas déjà étudiées doivent avoir beaucoup de peine à suivre le cours ; fort heureusement que je n’en suis pas à mon apprentissage : je n’ai que la peine de réveiller mes vieux souvenirs. Quant à la philosophie, j’y suis un peu plus novice mais j’y trouve tout autant de plaisir qu’aux mathématiques, d’autant plus que jusqu’ici nous n’avons encore rencontré aucune grande difficulté. C’est incomparablement la plus belle des études et la plus digne de l’homme. L’importance des questions qu’on y traite, qui sont le fondement de tout, l’élévation avec laquelle ces questions sont traitées, l’intérêt qui naît de la variété des systèmes, tout contribue à en faire quelque chose de ravissant. C’est surtout dans la discussion ou l’argumentation que réside le plaisir. Deux élèves se prennent corps à corps sur une question, puis s’engage un duel à outrance, où l’on combat à coups d’arguments ou de raisonnements jusqu’à ce que l’un soit forcé de s’avouer vaincu. C’est vraiment fort intéressant. Tous les dimanches on le fait en public, et tous les jours on se réunit à sept ou huit pour le faire en particulier. Du reste, on n’est pas fort pressé d’ouvrage ; j’ai assez de temps de reste. Pourtant je n’ai pas encore mis à exécution le dessein que j’avais formé d’apprendre l’allemand. Cela me serait d’autant plus facile qu’il y a dans la maison plusieurs élèves qui le savent déjà, et qui pourraient me donner des conseils. Mais il faudrait acheter plusieurs livres, dictionnaires, etc., et les finances se refusent à une si vaste entreprise ; je n’en serais pas quitte pour moins de quinze ou vingt francs.

Vous me demandiez dans votre lettre, ma chère maman, si j’étais fidèle à faire de temps en temps quelque visite à Paris. Oui, sans doute, ma bonne mère. Dernièrement encore, à l’occasion du jour de l’an, nous sommes allés en colonie à Saint-Nicolas ; j’y ai d’ailleurs fait plusieurs visites particulières. J’y trouve toujours beaucoup de plaisir, quoique depuis le départ de Monsieur Dupanloup, j’y trouve un grand vide. On a reçu de lui des nouvelles fort satisfaisantes ; le climat de l’Italie a bientôt rétabli sa santé ; mais il y restera au moins pour y passer le reste de l’hiver. D’ailleurs une des raisons qui l’ont déterminé à ce voyage, c’était d’avoir plus de temps pour achever des ouvrages qu’il a commencés ; il y restera probablement jusqu’à ce qu’ils soient terminés.

Du reste, ces Messieurs de Saint-Sulpice l’ont dignement remplacé dans ses soins pour moi. Il est impossible de voir une plus grande bonté, une affabilité plus constante. C’est un autre genre qu’à Saint-Nicolas et cela doit être : mais on n’en est que mieux. On s’occupe moins de chacun sous certains rapports on laisse chacun agir à sa façon ; mais cela ne diminue rien de l’intérêt des directeurs pour les élèves. En un mot, on n’est plus traité comme des élèves, mais d’une manière plus grave et plus raisonnable. Plus je vais, plus j’admire notre supérieur ; c’est un homme vraiment admirable, pour son incroyable érudition. Il n’y a rien qu’il ne sache : c’est un orientaliste des plus renommés, et les savants eux-mêmes viennent souvent le consulter et lui envoient leurs ouvrages pour qu’il y fasse ses corrections. Il a fait quelques ouvrages prodigieux par la science qui y est déployée ; et il en prépare encore plusieurs. Il est moins brillant que Monsieur Dupanloup ; mais il a un fonds de connaissances beaucoup plus vaste. Aussi sa conversation est-elle d’un intérêt ravissant ; mettez-le sur n’importe quoi, il en parlera savamment.

J’entends une voiture rouler dans la cour. C’est Monsieur le supérieur général de Saint-Sulpice qui arrive. Car c’est aujourd’hui jour de promenade, où tous ces Messieurs de Paris viennent à la maison de campagne et Monsieur le supérieur est trop âgé pour y venir à pied. C’est un vénérable vieillard de quatre-vingts ans, mais fort bien conservé, et ayant autant de présence d’esprit qu’un jeune homme de vingt ans. Le jour de l’Épiphanie, il vint, selon l’usage, passer la journée avec nous ; puis nous montâmes dans sa chambre, où il nous adressa quelques paroles charmantes ; enfin il nous donna sa bénédiction en nous souhaitant d’arriver tous à son âge. Il aime surtout ceux qui sont les plus jeunes « Autrefois, dit-il, je n’aimais pas beaucoup les enfants, mais depuis que je suis vieux, je les aime beaucoup plus ; ils commencent ce que je finis. » À ce titre, je devrai être de ses amis car je suis, je crois, le plus jeune de la maison.

Passons à autre chose. Vous me demandiez, ma chère maman, si j’ai écrit à notre chère Henriette. Hélas ! ma bonne mère, vous allez me gronder, mais je n’en suis pas la cause. J’ai demandé à Alain de m’envoyer sa lettre, lorsqu’il écrira, et je l’attends tous les jours pour y insérer la mienne. Mais je n’attendrai plus longtemps, car si je ne la reçois pas bientôt, j’écris directement et sans rien attendre. Il y a si longtemps que je n’ai écrit à cette bonne sœur ! Vous m’avez fait grand plaisir en m’apprenant qu’elle était enfin de retour à Vienne, après son long voyage. Pauvre Henriette, que je pense souvent à elle, quand je passe par les quartiers où elle demeurait, quand je pense aux agréables entrevues que nous avions ensemble ! Quant à notre cher Alain, je lui ai écrit, il n’y a pas fort longtemps, je reçois aussi de temps en temps de ses lettres.

Vous me parliez dans votre dernière lettre de l’achat d’une soutane, et me demandiez le prix. Ma pauvre chère maman, soyez bien sûre qu’il m’en coûte d’ajouter encore à l’embarras de vos petites affaires ; mais par le fait, j’en ai assez besoin. Celle-ci ira bien encore assez longtemps à l’ordinaire ; mais pour mes visites, elle n’est pas supportable ; d’ailleurs, comme je la porte continuellement, elle a besoin de fréquentes réparations, et alors je suis assez embarrassé. Car encore que je puisse me mettre en redingote, je n’aime pas beaucoup cela. Pour cinquante francs j’aurai une soutane mais je vous avoue qu’elle sera à peine présentable ; il faut y mettre soixante francs au moins pour avoir quelque chose de bon et de propre. Ne vous gênez pas, ma chère maman ; voilà la première de mes recommandations. J’aurai besoin aussi, sans tarder, d’une paire de souliers ; mon Dieu ! qu’il m’en coûte de vous tracasser ainsi. Du reste, quand j’aurai cette soutane, j’irai jusqu’à la fin de l’année sans avoir besoin de faire aucune dépense bien considérable. Peut-être vous-même êtes-vous gênée, ma bonne mère. Dieu que de dépenses j’ai eues cette année ! Des livres en foule, dont plusieurs très chers, dix francs, par exemple, pour un seul. Encore, rappelez-vous que les sœurs de la Croix m’avaient donné une lettre pour la librairie Périsse, pour acquitter un compte qu’elles avaient avec ce libraire. J’ai été, selon leur demande, prendre des livres pour cette somme qui était, je crois, de dix francs et quelque chose. Il faudra encore leur rembourser cela : mais je ne pense pas que cela soit si pressé. Allons, il est temps de laisser cela de côté.

Que mon oncle et ma tante Forestier ne doutent jamais de la tendre affection de leur Ernest et de sa reconnaissance pour tous les soins qu’ils ont de sa bonne mère. Quant à la chère Aline, je n’ai qu’un souhait à former pour elle, et j’espère qu’il sera réalisé. Pour Alcide père et fils, je n’ai qu’à leur souhaiter continuation. Embrassez pour moi mon futur élève, l’espérance de ma postérité. Il aura sans doute fait des progrès surprenants depuis mon départ. Combien de fois a-t-il été le premier ? cela ne se compte plus sans doute. Allons, ma bien chère maman, il faut nous séparer. M’écrirez-vous bientôt ? Je vous aime plus que jamais, je pense à vous sans cesse, je vous embrasse de tout mon cœur.

Votre fils bien aimé,

ERNEST

XXII


Issy, 26 février 1842.


Ma bien chère maman,

J’étais réellement inquiet de votre long silence mais votre bonne lettre est venue me tranquilliser. J’allais bientôt vous écrire, tant je commençais à avoir d’appréhensions enfin, ma chère bonne mère, tout cela est fini ; je sais que vous êtes bien, et je suis consolé. J’ai reçu le billet d’Alain. Pauvre maman, cela vous aura bien tracassée et peut-être gênée dans vos affaires. Mon Dieu si vous saviez comme cela me coûte ! mais maintenant j’en ai pour longtemps. Notre cher Alain, qui m’a écrit un petit mot en m’envoyant le billet, me paraissait bien chargé d’ouvrage à cette époque mais il me disait que bientôt il allait être soulagé, et qu’alors il pourrait aller passer avec vous quelques jours de vacances. Il me fixait l’époque vers Pâques. Oh ! ma chère maman, que j’en suis content ! Ce pauvre Alain est si isolé là-bas à Saint-Malo ! Et vous, ma pauvre bonne mère, qui ne l’êtes pas moins cela vous soutiendra tous les deux. Et le grand projet de votre réunion pourra bien s’arranger alors. C’est mon grand désir, ma chère maman. Je vais répondre à Alain aujourd’hui ou demain. Quant à notre chère Henriette, je n’ai pas encore reçu de ses nouvelles directement, et je n’ose hasarder une lettre, craignant qu’elle ne lui parvienne pas. D’ailleurs comme j’en attends une d’elle tous les jours, j’aimerais mieux avoir reçu la sienne aûn d’y répondre. Pourtant quelquefois j’ai envie de risquer tout. Et par malheur nous sommes si loin l’un de l’autre, ma bonne mère, que je ne puis voir les lettres qu’elle vous écrit, en sorte que je suis privé presque totalement de m’entretenir avec ma bonne sœur, nous qui avions ensemble de si doux entretiens.

Vraiment, ma pauvre mère, c’est bien mal à moi de vous avoir écrit avec de l’encre si blanche. Cette fois-ci au moins, je pense que vous pourrez lire ma lettre. Du reste, ma chère maman, je n’ai pas grande nouvelle à vous annoncer. Les événements ne sont pas fréquents à Issy c’est le type d’une vie pacifique, d’autant plus que nous sommes peu nombreux, ce qui donne à la vie quelque chose de plus calme et aussi de plus agréable. Si vous voulez toutefois des nouvelles, je vous dirai que nous avons les oreilles charmées par les concerts qui traversent le village dans tous les sens, à la fête des conscrits, qui, tout couverts de rubans, sont les rois de la fête. C’est singulier, nous entendons ici cent fois plus de bruit qu’à Paris ; dans la maison, s’entend car au fond du parc on croirait être au fond d’un désert, mais du désert le plus gracieux. Autre nouvelle l’autre jour, tout le monde était en grand émoi ; un des petits poissons dorés qui peuplent notre pièce d’eau était mort, et montrait à la surface de l’onde son cadavre flottant. « Avez-vous vu le poisson mort ? » se demandait-on avec empressement ; quelle nouvelle, n’est-ce pas ?

N’allez pas croire cependant, ma chère mère, que nous soyons encore enfants comme à Saint-Nicolas. L’étude de la philosophie est très propre à mettre du sérieux dans l’esprit ; c’est même là son propre caractère. On y traite des plus grandes questions, de Dieu, de l’âme humaine, de notre esprit, de nos sens, de la vérité, de la certitude, qui nous occupe actuellement, et où nous suivons les divers philosophes dans tous leurs systèmes. Figurez-vous, ma bonne mère, qu’on s’y demande sérieusement : Est-il vrai que j’existe ? N’est-ce pas un rêve, une illusion ? Je crois voir ma chère maman s’indigner certainement que mon Ernest existe ; je voudrais bien voir quelqu’un qui s’avisât de le nier. C’est que, voyez-vous, les philosophes sont les plus drôles de gens du monde ; ils doutent de tout. Mais n’ayez pas peur, ma chère mère, je n’en suis pas encore là, et si jamais je devais douter de quelque chose, ce ne serait pas assurément de votre affection ni de la mienne.

Nous jouissons ici d’un temps admirable un ciel pur, un beau soleil. Notre parc commence à être délicieux ; il n’y manque que du feuillage et des fleurs, et la saison va bientôt ramener l’un et l’autre. La pièce d’eau a rompu ses liens de glace, et les habitants dorés, longtemps captifs, commencent à venir s’ébattre au soleil. La partie sans contredit la plus agréable du parc est celle que l’on appelle le bois ; en été surtout, elle est délicieuse par sa fraîcheur et par l’ombrage dont on y jouit. C’est un bosquet de hauts buis et de tilleuls où se réfugient en été des milliers d’oiseaux car ici ils n’ont pas à craindre pour leurs nids les dangers qu’ils redoutent ailleurs, nous les laissons en paix faire leur petit ménage. Cette hospitalité nous en attire des troupes innombrables. Tout le parc est parsemé de statues, de grottes peintes, de petites chapelles. Vous me demandiez si on y entre. Oui, oui, ma chère maman ce sont de petits bijoux à l’intérieur, toutes peintes, toutes dorées, bleues comme le ciel. Nous avons aussi une grotte de rocailles et de coquillages, décorée avec beaucoup d’art, mais remarquable autant parce que Fénelon et Bossuet y ont eu plusieurs conférences avec d’autres personnages célèbres, lors de leur fameuse controverse. Leurs deux statues y sont placées avec l’acte qu’ils dressèrent à la fin de leurs conférences, et qui est revêtu de leurs signatures.

Un autre agrément dont on jouit ici, c’est la beauté de la vue. D’un côté, ce sont les collines de Meudon couvertes de bois ; de l’autre, le parc de Saint-Cloud ; de l’autre, la Seine et le Mont-Valérien, qui termine l’horizon ; de l’autre, enfin, Paris et tous ses monuments que nous dominons et que nous aimons à voir enveloppé de brouillards pendant que nous jouissons de l’air le plus pur. Le dôme des Invalides, le Panthéon, l’Arc de Triomphe, le Val de Grâce, les tours de Saint-Sulpice, tout éclatants des reflets du soleil, forment un agréable contraste avec les collines de Meudon et de Saint-Cloud toutes couvertes de sombres bois. Ce qu’il y a encore de délicieux, c’est le calme de ces allées et de ces bosquets à côté du plus effroyable tumulte qu’il y ait sur la terre. On n’entend absolument d’autre bruit que le roulement majestueux et rapide du chemin de fer, qui passe fort près de notre parc. Car nous sommes ici au milieu des chemins de fer et des fortifications, on ne voit que cela de tous côtes chemins creusés de plus de cent pieds, ponts jetés sur des vallées profondes et d’une hauteur gigantesque, voilà nos environs. Cela n’empêche pas qu’il s’y trouve des bois charmants, très solitaires et très fourrés. Les terrasses des châteaux de Meudon et de Saint-Cloud sont d’ordinaire le but de nos promenades ; on y jouit d’une vue admirable, plus belle encore que la nôtre, c’est tout dire. Ceci semble contredire ce que je vous ai dit souvent des environs de Paris, qui généralement sont horribles, jusqu’à une certaine distance. Et en effet, depuis les barrières jusqu’à Issy, le pays n’est rien moins qu’agréable mais au delà d’Issy, de l’autre côté commence la campagne, et là elle est charmante.

Vous voyez donc, ma chère maman, que rien ne manque ici pour l’agrément extérieur : il en est de même sous les autres rapports ces Messieurs sont d’une bonté, d’une simplicité ravissantes : ici les professeurs sont absolument comme les élèves, il n’y a pas de différence : ils mangent au milieu d’eux, ils prennent toutes leurs récréations avec eux, ils suivent les mêmes exercices avec eux ; la seule différence est qu’en classe ils parlent et que les autres écoutent. Du reste, ils sont tout à votre service ; toujours prêts à vous écouter, leur bibliothèque est celle des élèves, et une des choses qui m’arrangent le mieux ici, c’est la facilité que l’on a de se procurer tous les livres que l’on veut. C’est encore mieux à Saint-Sulpice à Paris, puisqu’il y a une immense bibliothèque, où chacun va puiser quand il veut.

Monsieur Dupanloup n’est pas encore de retour ; il prend goût à la vie romaine, à ce qu’il paraît. Du reste nous en avons de fréquentes nouvelles par les journaux et les correspondances. Saint Nicolas désire vivement son retour, et en a bien besoin. J’irai mercredi prochain lui rendre visite, et je profiterai de l’occasion pour aller entendre Monsieur de Ravignan à Saint Roch. Voilà le désagrément d’Issy : l’éloignement ne permet pas d’être aussi assidu qu’à Saint Nicolas aux conférences et aux sermons. Mais je vais m’en dédommager mercredi.

J’ai recommandé ma soutane, ma bien chère maman ; elle me revient un peu cher, mais je suis sûr que c’est du bon, et elle est même assez belle. C’est ce qu’il me fallait pour le moment ; celle-ci ira à tous les jours jusqu’à la fin de l’année et même au delà ; il m’en fallait une pour sortir et pour les jours extraordinaires. Je la conserverai bien, en sorte qu’elle me servira pour m’habiller cette année et l’an prochain et nous en serons quittes pour m’acheter l’an prochain une commune de quarante à cinquante francs pour tous les jours. Celle-ci me revient à soixante-cinq francs. Mais je n’aurais pas eu à moins quelque chose de bien présentable. Je me ferai faire aussi une paire de souliers ; quant au chapeau, j’en ai moins besoin, on en use assez peu ici. Il m’en faudrait peut-être un pour les sorties car pour nos promenades, comme elles se font à la campagne, l’autre est tout ce qu’il faut. J’aimerais mieux acheter quelques livres ; car en philosophie on n’en a jamais assez, et quoique j’en aie acheté un certain nombre, il m’en resterait encore plus à acheter, si je voulais avoir tous ceux qui me seraient utiles.

Lorsque vous m’enverrez le petit paquet, vous pourrez y insérer quelques-uns de ceux qui sont restés, sans cependant le trop grossir ; quelques auteurs grecs surtout ; je n’en ai pas ici et il me sera agréable d’y jeter de temps en temps quelques coups d’œil.

J’avais oublié de vous dire d’avertir Monsieur le recteur que sa commission était faite à Notre-Dame-des-Victoires. Vous pouvez l’en prévenir et lui dire que je suis fâché d’avoir attendu si tard à l’en informer. Vous l’assurerez en même temps de mon profond respect, ainsi que Messieurs ses vicaires. Quant à ces Messieurs du Collège, je ne puis vous dire combien leur souvenir me vient fréquemment à l’esprit, et combien je leur conserve de reconnaissance. Après Dieu et vous, ma bonne mère, il n’y a personne à qui j’en doive davantage. Si j’ai en effet plus de facilité que d’autres pour l’étude, c’est aux excellents principes que j’en ai reçus que je le dois. Renouvelez-leur donc l’assurance de mon sincère attachement.

Pour vous, ma bonne mère, mon repos et mon délassement sont de penser à vous. Je me reporte sans cesse en esprit vers votre solitude, et j’aime à vous embrasser, à causer avec vous d’imagination. Oui, le plus beau présent que Dieu ait fait à l’homme, c’est une mère, surtout quand on en a une comme la mienne. Chère bonne mère, dites-moi, dans votre prochaine, comment vous vous trouvez, si vous êtes bien logée, bien servie : oh ! que tout cela m’intéresse ! L’hiver ne vous a pas trop fait souffrir, vos affaires ne sont pas trop chargées ? Pauvre bonne maman, quand je pense que j’ai peut-être contribué à les embarrasser par ce maudit envoi, qui pourtant m’était nécessaire, cela me fait une peine que je ne puis exprimer. Au moins, ma bien chère maman, soyez sûre que pour le respect et l’amour que je vous porte, jamais rien ne pourra les affaiblir dans mon cœur. Je vous embrasse de toute mon âme.

Votre fils respectueux et aussi affectionné que chéri.

ERNEST RENAN

XXIII


Issy, 28 avril 1843.


Ma bien chère maman,

Le lendemain de la réception de votre dernière lettre, j’ai reçu le petit paquet que vous m’annonciez. Que j’ai été désolé de voir que vous vous étiez peut-être gênée pour m’envoyer soixante quinze francs, qui y étaient renfermés. Je suis sûr que vous vous êtes mise à sec pour me faire cet envoi. Savez-vous ce qui me l’a fait deviner ? Il y avait trois francs, trois petites pièces ; quand j’ai vu cela, j’en ai presque pleuré. Mon Dieu, je suis sûr, me suis-je dit aussitôt, que cette pauvre bonne mère s’est dépouillée pour moi de ses derniers deniers. Oh ! si j’avais su cela, ma bonne maman, je ne vous l’aurais pas dit. Mon Dieu ! mon Dieu peut-être êtes-vous encore dans l’embarras, et j’en suis la cause !

J’ai maintenant à vous parler d’une bien grande affaire, ma très chère maman. Quoiqu’il en ait été rarement question entre nous, depuis longtemps son approche excitait en moi de graves pensées, et vous-même peut-être y avez-vous souvent réfléchi. La fin de mon séjour à Issy a ramené l’époque où j’ai dû, suivant l’usage, être invité à recevoir la tonsure. Vous concevez que cette invitation n’est et ne peut être un ordre c’est une simple permission donnée par les supérieurs, et c’est ensuite à chacun à examiner avec son directeur particulier s’il doit ou non y accéder. C’est donc entre Monsieur Gosselin et moi que roule maintenant la décision de cette importante affaire. Je n’ai rien négligé et ne négligerai rien pour le mettre en état de m’indiquer sur ce point la volonté de Dieu après quoi, sa volonté sera ma règle. Quoiqu’il n’y ait encore rien de décidé, j’ai pourtant lieu de prévoir une réponse affirmative. Mais je ne veux pas, ma bonne mère, qu’une décision si importante dans ma vie se fasse sans votre conseil. Les conseils d’une mère ont quelque chose de trop sacré pour n’être pas consultés, quand il s’agit d’un engagement si important. Voici donc à quoi je m’engage : pesez-le attentivement, ma bonne mère, afin de me faire ensuite connaître votre décision.

En recevant la tonsure cléricale, je ne contracte aucun engagement irrévocable. C’est une simple promesse et non un vœu ; c’est un engagement d’honneur et non une obligation stricte et indissoluble. Mais vous sentez que, pour un cœur bien né, une promesse équivaut presque à un engagement, à plus forte raison, lorsque cette promesse s’adresse à Dieu lui-même. S’il ne faut donc pas d’un côté s’exagérer ses obligations, il ne faut pas non plus, sous prétexte qu’elles sont révocables, les contracter à la légère et sous peine de s’en repentir. Prendre Dieu pour mon partage, me consacrer à son service, et reculer ensuite, serait une infidélité que je me reprocherais toute ma vie je ne me la permettrais pas même envers un homme. Vous voyez donc, ma bonne mère, qu’il est de la plus haute importance de faire ce premier pas avec sens et jugement. Je n’ai pas voulu qu’il se fît un acte important dans ma vie, dont vous ne fussiez en quelque sorte la conseillère ; pesez donc ce que je viens de vous dire, et examinez devant Dieu la réponse que vous devez y faire. Vous sentez que toute vue humaine, toute considération qui n’aurait pas pour fin la pure volonté de Dieu serait ici plus que déplacée.

Du reste, je le répète, ma bonne mère, il n’y a encore rien de décidé. Les délais et les réflexions, si utiles en toutes les affaires, sont ici strictement indispensables. Aussi Monsieur Gosselin ne m’a-t-il donné encore aucune réponse décisive. Sa prudence, sa sagesse, son expérience sont des garants suffisants de la confiance que j’ai mise en lui. En ces choses, la vocation divine doit seule être consultée, et la vocation divine ne se connaît que par la volonté d’un sage directeur. Je crois qu’en cet état de choses, vous feriez bien de tenir la chose secrète ; on ne se repent jamais d’avoir retardé la publicité, et on se repent souvent de l’avoir trop hâtée. Or vous savez que, pour la publicité, il suffit à peu près qu’une ou deux personnes le sachent, toutes les autres en sont bientôt instruites. Consultez toutefois, ma bonne mère on ne le peut trop en ces circonstances, mais secrètement et sans bruit. Je vous recommande surtout Monsieur Le Borgne, mon ancien directeur, dont je respecterai infiniment les conseils. Vous pourrez lui remettre en même temps le petit billet ci-inclus. Aussitôt que la décision sera portée, je vous le ferai connaître, mais je désire recevoir auparavant votre réponse.

En tout cas, ma bonne mère, voici les pièces qui me seront nécessaires. Quoique encore dans le doute, je crois que vous feriez bien de vous les procurer le plus tôt possible et de me les envoyer en attendant la décision absolue, vous m’exposeriez à ne pas les recevoir à temps, ce qui m’obligerait nécessairement à retarder d’un an la réception de la tonsure. Ces pièces sont au nombre de deux 1° un extrait de naissance légalisé au tribunal de 1re instance ou à la préfecture ; 2° un extrait de baptême, légalisé à l’évêché, lequel extrait doit faire mention expresse du mariage légitime des parents à l’église. Toutes ces conditions vous paraîtront peut-être singulières, mais comme ces pièces doivent passer par divers bureaux, il faut qu’elles soient remplies avec une scrupuleuse exactitude. Je crois que vous feriez bien de vous y prendre de bonne heure afin que s’il y manquait quelque chose, nous eussions le temps d’un second envoi. Je pense que l’occasion de Liart pour Saint-Brieuc pourra être commode, s’il n’est pas parti lors de la réception de cette lettre. Je dois aussi vous dire que l’ordination a lieu à la Trinité, c’est-à-dire à peu près dans un mois et quelques jours.

Voilà, ma bonne mère, ce que j’avais à vous communiquer. Une affaire d’une aussi grande portée m’occupe sérieusement, sans contention toutefois les excellents avis de Monsieur Gosselin me la font éviter. J’appelle avec impatience le moment où il nous sera donné de parler de tout cela à notre aise. Il approche, ma bonne mère mais que ne puis-je vous avoir en ces moments auprès de moi ! c’est maintenant que votre présence me serait chère et précieuse. Je supplée à votre absence par la vivacité de mes désirs, ma pensée est toujours dirigée vers vous. Maman est-elle heureuse ? maman est-elle contente ? Adieu, ma tendre mère, vous êtes ma joie et mon bonheur, je sacrifierais tout, excepté Dieu, pour vous plaire.

Votre fils tendre et respectueux,

E. RENAN

XXIV


Monsieur Renan, Maison des Sulpiciens,
Issy, près Paris[14].


Tréguier, mai 1843.


Que ta lettre me rend heureuse, mon enfant bien aimé ! Mon Dieu ! le vœu que j’avais formé dans ma pensée va donc commencer à se réaliser. Depuis l’époque de la cruelle maladie qui avait failli te ravir à la tendresse de ta pauvre mère, de ta bien aimante sœur et à ton excellent frère, j’avais promis dans le secret de mon cœur de ne jamais mettre d’obstacle si le bon Dieu te réservait à son service. Je ne t’en ai jamais parlé, je voulais que ta vocation vînt de Dieu seul. Te rappelles-tu, pauvre enfant, l’état où tu étais à la suite de cette cruelle maladie, le vœu et le pèlerinage que nous avions faits à Notre-Dame-de-Bon-Secours ? J’ai souvent pensé depuis ce temps que le bon Dieu avait des vues sur toi. Plusieurs personnes qui se rappellent de te voir tout perclus, me le disent encore. Ernest, mon cher Ernest, suis les inspirations de la grâce ; ici, il n’y a nul motif humain ton frère, ta sœur sont dans des positions honorables et lucratives, c’est la Providence qui les a pourvus, elle ne t’aurait pas non plus abandonné, ni eux non plus. Mais, mon enfant, un plus digne emploi t’est réservé, servir le bon Dieu dans son sanctuaire, là où il plaira à sa sainte volonté, voilà toute mon ambition.

J’ai pris quelques jours de réflexion, je n’étais pas en état de te répondre les premiers jours. Ta lettre m’a bien vivement émue dans le premier moment, mais je me suis bien vite remise. Elle me rend si bien les dispositions de ton cœur, ta vive et tendre affection. Tout cela m’est bien nécessaire, mes chers enfants, dans mon isolement. Sais-tu, mon enfant, qui j’ai consulté ? Monsieur Pasco, qui t’a élevé, qui a dirigé tes classes, ton cœur, ton esprit. Je lui ai fait un plaisir que je ne puis te rendre, il m’a accordé au moins deux heures d’entretien desquelles je l’ai bien remercié. « Écrivez à Ernest, dit-il, madame Renan, il est appelé au sacerdoce, je l’ai toujours pensé. Comment, dit-il, lui direz-vous combien je l’aime ! oh ! il le sait bien, dites à Ernest que je suis et que je serai toujours son véritable ami. » Mais, mon cher Ernest, Monsieur Gouriou a deviné aussi notre affaire, mais sois tranquille, ils ne diront rien à personne que lorsque tu le diras. J’ai remis à Monsieur Le Borgne ton petit billet, il est occupé de la pâque des enfants, il te répondra plus tard. Mais le bon saint homme ne sait de quel côté tourner avec l’ouvrage ; c’est le confesseur de tous les enfants de la ville.

Tu recevras incessamment les papiers que tu me demandes. Je n’ai pas pu profiter de l’occasion de Liart, qui est parti ce matin. Je suis obligée de tirer de Lannion l’extrait de mon mariage à l’église ; c’est là que je me suis mariée. Sois sûr que je ferai mon possible pour que rien ne manque. Monsieur le recteur a eu l’attention de prendre le cahier de 1823 pour faire lui-même l’extrait ; Jean-Louis n’en saura rien. Comme tous ces Messieurs sont bons pour nous, sous le rapport des attentions et des égards ! Je t’assure que l’on t’attend ici bien ardemment, peut-être que tu pourras venir peu de temps après l’ordination de la Trinité. Qu’en dis-tu, mon Ernest ?

Je vais te quitter, mon bien bon enfant, je veux aller moi-même affranchir cette lettre. Sois tranquille sur ma position, mon fils, sur ma santé, sur tout, pauvre petit. Adieu, mon ange. Ta mère,

Vve RENAN

XXV


Issy, 12 mai 1843.


Ma bonne mère,

Tout est enfin décidé. Quelques jours avant la réception de votre lettre, Monsieur Gosselin m’a donné sa décision définitive ; comme la mienne ne dépendait que de vos conseils et des siens, elle a dès lors été arrêtée. Je ne puis vous exprimer ce que je dois en cette affaire importante à la sagesse et à la bonté de cet excellent supérieur. Dans les nombreux entretiens que nous avons eus à ce sujet, ç’a été une affection, une simplicité, un abandon, et ce qui est plus précieux encore, une prudence vraiment inestimables. J’en ai reçu les conseils les plus importants, et dont je conserverai toute ma vie le souvenir. C’est la Providence, ma bonne mère, qui m’a ménagé en lui un directeur aussi parfaitement adapté à mes goûts. J’ai une grande reconnaissance à Monsieur Tresvaux de me l’avoir indiqué car ce fut lui qui me le conseilla lorsque j’arrivai pour la première fois à Issy sans connaître qui que ce fût. Je lui ai tout exposé mes goûts, mes souhaits, tout, jusqu’à ma première éducation. Figurez-vous que lui aussi a été élevé sous l’aile de sa mère ; son enfance fut entièrement maladive, et il ne doit qu’à sa mère la conservation de sa vie. Aussi il faut voir comme il l’aime ! Il a donc été en état de comprendre tout ce que j’ai pu lui dire.

Enfin il m’a déclaré qu’il croyait devoir me conseiller de faire ce premier pas de la consécration sacerdotale. Comme je l’avais rendu arbitre absolu de la décision, j’ai pris sa volonté pour la voix de Dieu même, et dès ce moment je n’ai plus attendu que la volonté de ma bonne mère. Enfin votre bonne lettre m’est parvenue, et a levé tous mes doutes. Dieu soit donc loué, ma bonne mère ! Je ne puis croire qu’il eût permis que les personnes qui ont sur moi l’autorité de la tendresse et de la raison, me conseillassent un acte si important, si réellement sa volonté ne m’y avait appelé. Espérons donc, ma chère maman, qu’il achèvera, pour sa gloire et votre bonheur, ce qu’il a si bien commencé. C’est la pensée qui me soutient au milieu des idées de sacrifice, toujours pénibles à la nature. Jusqu’ici, il nous a si bien conduits en tout, que ce serait folie de ne pas désormais nous laisser conduire à sa providence. Rappelez-vous, bonne mère, comme il a tout disposé pour notre plus grand bien, jusqu’aux circonstances les plus indépendantes de notre volonté. Si parfois les obligations du sacerdoce m’effraient, la providence si souvent éprouvée de celui qui m’y appelle me rassure et me fortifie. Que je vous remercie, ma bonne mère, de la manière dont vous m’avez conduit en tout cela, de m’avoir laissé une si entière liberté pour un acte qui ne dépend que de Dieu et de la conscience ! Que vous rendrai-je pour ce que je vous dois ? Puissiez-vous être la conseillère et la confidente de mon dernier pas (si Dieu veut que je le fasse) comme vous l’êtes de mon premier. C’est à vous, après Dieu, que je le devrai, ma bonne mère. Ce sont les goûts paisibles et studieux que j’ai puisés à vos côtés qui m’ont conduit vers le sacerdoce. Mais, après vous, la plus grande part de reconnaissance est pour ces maîtres respectés et chéris dont les exemples et les leçons excitèrent en moi le désir de les imiter. Remerciez spécialement Monsieur Pasco des conseils qu’il a bien voulu vous donner. Qu’il me tarde de pouvoir exprimer moi-même à tous ces Messieurs toute l’affection et la reconnaissance que je leur ai conservées !

Il n’y a plus qu’un mois, ma tendre mère, jusqu’au terme que nous attendons. Comme vous, j’ai éprouvé la plus vive émotion dans les premiers moments où l’on m’a annoncé cette grande affaire. Depuis que je l’ai traitée à loisir avec Monsieur Gosselin, je commence à l’envisager avec plus de calme. Du reste ne craignez pas que ma tranquillité en ait été altérée. Je n’ai pu me défendre d’une vive impression, mais grâce à Dieu, le trouble et la crainte ne m’ont pas approché. Je vois même venir avec joie le moment définitif. Le tout est de prendre un parti et de ne plus regarder en arrière.

J’ai reçu, il y a quelques jours, la visite de Monsieur l’abbé Romand. Il part, à ce qu’il paraît, pour la Bretagne vers le milieu ou la fin du mois de juin ; il espérait me procurer le plaisir de voyager avec lui mais vous comprenez que c’est trop prématuré, ma bonne mère ; la cérémonie serait à peine terminée. Cela me prive d’une agréable compagnie de voyage. Mais ce qui m’eût été plus précieux encore, c’eût été de voler plus tôt dans les bras de ma bonne mère. Vous comprenez, bonne maman, qu’il faut mettre un petit intervalle. Comme les vacances finissent ici plus tard qu’à Saint-Nicolas, elles commencent aussi un peu plus tard. Ma charge de maître des conférences sera aussi un petit obstacle à l’avancement de mon départ ; je ne puis guère quitter ma conférence, surtout à cause de l’examen qui a lieu à la fin de l’année. Croyez bien, ma bonne mère, que mon désir comme le vôtre serait d’avancer le plus possible le moment heureux. Que ne puis–je surtout vous avoir à côté de moi, au grand jour de la tonsure Tant d’autres auront leurs mères présentes à leur consécration, moi seul je ne serai uni à la mienne que par le cœur et la pensée. Mais notre bonheur n’est qu’un peu retardé, ma bonne mère. J’espère que mon départ ne sera guère rejeté plus d’un mois au delà de la Trinité, et ensuite nous gagnerons par l’autre bout ce que nous aurons perdu par celui-là. Pauvre mère cela vous satisfait-il ? Dites-le-moi je vous en supplie. Si vous n’étiez pas contente, tout me serait possible, pour que rien ne manquât à votre bonheur.

Adieu, ma bonne mère, l’heure du courrier me presse. Puissiez-vous être heureuse autant que je le souhaite ; je n’en puis dire davantage.

Vous savez mon amour et mon respect,

E. RENAN.

XXVI


Issy, 6 juin 1843.


Ma mère, ma tendre mère, c’est dans votre sein que je viens épancher la plus grande peine que j’aie éprouvée et que j’éprouverai peut-être de ma vie. Vous seule pourrez m’en consoler. Le jour que nous appelions de nos vœux, le jour qui pour nous devait être si beau, s’enfuit devant nous. Ô maman, ma bonne maman, qu’allez-vous dire ? Pourquoi donc, direz-vous, m’avoir bercée de si douces espérances pour me les ravir ? Ma mère, écoutez-moi et soyez juge de mes motifs.

Depuis la grande époque où l’on me parla pour la première fois de l’affaire qui fait aujourd’hui notre peine, mille réflexions et mille agitations se sont partagé mon âme. Tantôt le doute prévalait tantôt les irrésolutions faisaient place à quelque chose de plus décisif. Ma première lettre a pu vous exprimer quelque chose de cet état d’anxiété et d’incertitude. Toutefois je ne vous l’exposais pas à nu, car, me disais-je à moi-même, à quoi bon fatiguer ma mère de mes hésitations, si après tout elles aboutissent à une solution affirmative ? J’avais peut-être tort, ma mère, ma bonne, mon excellente mère. Si cela est, au nom du ciel, pardonnez-moi. Les conseils de mon directeur, malgré sa haute sagesse, ont dû participer à cette incertitude. Toutefois, à certains moments, il semblait pencher très fortement pour l’affirmation et c’est dans un de ces moments que je vous ai écrit cette lettre fatale, où je vous donnais des espérances, que je suis maintenant obligé de vous ravir. Mes craintes cependant n’ont pas tardé à renaître, et lorsque le jour de la résolution définitive est arrivé, maman, ma chère maman, je vous en prie, pardonnez-moi… j’ai reculé. De nouvelles considérations, que je n’avais peut-être pas assez pesées, examinées de nouveau entre Dieu et ma conscience, m’ont fait redouter un pas dont j’avais compris l’importance. J’ai donc cru devoir différer. Oui, différer, ma mère ; car Dieu sait que mon cœur est toujours à lui, que le sacerdoce est toujours le plus ardent de mes vœux, la plus douce de mes espérances. Ce n’est qu’un délai, et peut-être un délai bien court. Je suis encore bien jeune, ma bonne mère ; on se repent rarement d’avoir attendu, quand surtout en attendant on ne fait que se rendre plus digne. 0 maman, que je voudrais vous montrer le fond de mon âme ! Vous y verriez combien il m’en a coûté de renoncer à la douce attente que j’avais conçue. Mais j’ai cru le devoir faire, et je n’ai pas pu résister à un ordre impérieux de ma conscience.

Oh ! que dans ces cruels moments, j’ai souvent appelé ma mère ! Que j’ai souvent dit à Dieu : Mon Dieu, montrez-la-moi un quart d’heure, un petit quart d’heure, pour que je puisse épancher mon cœur dans le sien et lui dire tout ce que je souffre. Mais voici surtout la pensée qui me déchire. Dans une autre peine, je me reposerais au moins par la pensée sur votre sein, et je serais soulagé. Mais en celle-ci, ô ma mère, je n’ai pas même cette consolation. Car toute ma peine vient de celle que je vous cause. Je me figure voir maman, l’unique objet de ma tendresse, me repoussant presque. Oh ! que cette pensée est déchirante Tout ce qui me soulage, c’est de songer que je souffre pour Dieu et pour vous ; pour Dieu, dont j’ai cru reconnaître la volonté dans ce délai, pour vous, ma mère : c’est la pensée de votre douleur qui fait la mienne. Oh si je savais que maman consentît encore à m’appeler son Ernest, son cher Ernest, que j'endurerais mon chagrin avec courage ! Mais je vous avoue que jusqu’à ce que je l’aie entendue, cette parole de paix et de bénédiction, cette parole de pardon dont mon cœur est altéré, il n’y aura pas de bonheur pour moi.

Je me jette donc à vos genoux, ô ma tendre mère, je vous expose le fond de mes motifs, placez-vous entre Dieu et moi et soyez juge. Si j’avais été un de ces cœurs insensibles, incapables de sentir l’importance d’un acte aussi grand, j’aurais été exempt de toutes ces peines. Mais, grâce à Dieu, grâce à vous, maman, je ne suis pas de ce nombre. Je ne crois pas qu’il y ait de honte à reculer, quand on ne recule que pour obéir à sa conscience. Je ne doute pas que toutes les personnes que vous aviez faites confidentes de notre affaire n’entrent dans ces raisons. La réserve qu’impose le secret de la direction, et que je voudrais pouvoir rompre avec vous, ô ma mère, me commande le silence sur le détail de ces motifs ; c’est le secret de Dieu et de mon directeur ; tout ce que je puis dire, c’est que l’obéissance et le désir du bien m’ont seuls dirigé. Je pourrai avoir à en pleurer, mais non pas à m’en repentir. On ne se repent que d’une faute, et Dieu connaît mes intentions. Du reste, ces bons Messieurs du séminaire l’ont parfaitement compris ; ils semblent en avoir redoublé pour moi d’estime et d’amitié. Rien du reste n’est moins rare ici que ce que j’ai cru devoir faire en cette occasion. Le bon Monsieur Gosselin, en qui j’ai trouvé un père en l’absence de ma mère, a pris comme ami une vraie part à ma peine. Je la lui ai exposée sans réserve ; celle surtout qui provenait de ma mère chérie, et qu’il est si bien capable de comprendre. Il a bien voulu contribuer à la soulager, et m’a prié de laisser quelques lignes blanches au bas de ma lettre, afin de les remplir lui-même. Ces lignes vous témoigneront, ma bonne mère, qu’en tout ceci je n’ai pas agi à l’aventure et contre l’avis de mes directeurs. Du reste, je vous le répète, ô ma très chère mère, ne voyez en tout ceci qu’un délai, et non un pas en arrière. Monsieur Gosselin m’a toujours fait soigneusement discerner ces deux choses. L’état ecclésiastique, qui jusqu’ici, comme vous le savez, a été mon unique pensée, est encore celle que je nourris le plus chèrement au fond de mon cœur. Au contraire, la réserve que je veux mettre avant d’y entrer vous doit être une preuve que mes idées à cet égard ne sont pas des velléités et des imaginations. Courage donc, ma mère ! Je vous avais demandé un sacrifice ; vous me l’aviez accordé : c’est un autre plus pénible peut-être que je vous demande maintenant c’est que vous offriez à Dieu la peine qui résultera pour vous de ce retard. O ma mère, songez que c’est pour bien peu de temps, et songez au bonheur tout nouveau que nous éprouverons quand le moment sera venu. Il viendra, tendre mère. Dieu ne m’a pas amené jusqu’ici pour m’abandonner. Il n’eût pas permis que toutes les personnes qui jusqu’ici ont eu autorité sur moi se fussent méprises sur ses desseins à mon égard. Cette pensée, qui est la plus ferme de celles qui me dominent, me soutient et me console. Dites à Monsieur Pasco que les bonnes paroles qu’il a bien voulu me transmettre par vous vivront toujours au fond de mon âme, et seront toujours pour moi l’expression de la volonté de Dieu. Elles sont ma joie et mon espérance et ce serait m’arracher pour ainsi dire le fond de ma nature, ce serait détruire la moitié de moi-même que de me faire envisager un autre but. Telles sont mes dispositions actuelles, et j’espère que Dieu me les conservera. Ce délai donc, ma chère maman, ne doit pas vous faire concevoir aucune crainte, aucune inquiétude pour l’avenir. Je serais désolé que vous l’envisageassiez de la sorte. Je compte les jours et les heures jusqu’au moment où je pourrai recevoir votre réponse. Elle seule peut faire renaître le calme en mon âme. Je ne commencerai à respirer que quand vous m’aurez dit que vous m’aimez toujours autant et que vous êtes résignée, et je ne serai pleinement heureux, que quand j’en aurai lu de mes yeux l’assurance sur votre front. Ce moment n’est pas loin, tendre mère : oh ! que je l’appelle avec ardeur ! Il ne sera pas aussi doux qu’il aurait pu l’être, et ce sera ma faute. Cette pensée me déchire. Pourtant, ma bonne mère, nous jouirons l’un de l’autre, et cela ne nous suffit-il pas ? Adieu, tendre mère, je ne suis malheureux que parce que je songe que vous l’êtes mais jamais je ne vous ai tant aimée.

E. RENAN


[Ajouté de la main de M. Gosselin].


Je ne puis qu’approuver la résolution que prend aujourd’hui Monsieur Renan, de différer pour quelque temps son entrée dans l’état ecclésiastique, afin de pouvoir faire un jour cette démarche avec plus de maturité. J’ai la confiance que ce délai ne l’empêchera pas d’exécuter plus tard le dessein qu’il a depuis longtemps de se consacrer à Dieu dans l’état ecclésiastique.

A. GOSSELIN


Exposez mes sentiments à tous ces Messieurs du collège et du presbytère. Il me tarde infiniment de pouvoir m’en entretenir avec eux. Puissent-ils voir le fond de mes motifs ! Je supplie le bon Monsieur Gouriou de prier pour moi, le jour de la Trinité, comme il eût fait si j’avais été tonsuré. Maman, maman, votre pensée me déchire. Il est bien doux d’aimer sa mère, comme je l’aime mais aussi on souffre doublement de ses peines. Quand pourrons-nous nous dire à loisir tout ce que nous pensons ? Au nom du ciel, une lettre le plus tôt possible ! Ne soyez pas inquiète de moi, ma santé est excellente, j’ai assez de fermeté pour supporter tout ceci. Croyez surtout qu’aussitôt votre lettre reçue, la joie renaîtra en mon âme. Mais promettez-moi, ma bonne mère, que vous me direz tout ce que vous pensez, comme je viens de vous dire tout ce que j’avais sur le cœur.

Adieu, mon excellente mère.

ERNEST RENAN

XXVII


Tréguier, 8 juin 1843.


Ernest, mon fils bien aimé, dans quel état je te vois ! quoi pauvre enfant, ta bonne conscience toujours en paix est troublée, bouleversée, et tu penses que je t’en aimerai moins ! Bien au contraire, tu ne m’avais jamais été si cher. Pour l’amour du ciel, remets-toi, regarde tout ceci comme une épreuve que le bon Dieu t’envoie pour éprouver ta vocation, et si je ne te voyais dans une position si accablante, j’en serais bien aise, parce qu’il n’y a point de victoire sans combats. Tu fais bien d’attendre, tout ce que tu feras d’après l’avis de ton bon et digne supérieur sera approuvé par ta tendre mère. Courage, cher fils, ne te laisse pas abattre ! Le retard ne me fait rien, c’est l’état où je te vois ! Mon Dieu ! mon Dieu ! soutenez mon pauvre enfant, ou il succombera ; je suis plus courageuse que toi, mon Ernest. Si je n’avais vu l’état de ton pauvre cœur, j’aurais regardé ce retard comme rien, je dirais tout bonnement que tu attendras tes vingt et un ans. Très peu de personnes le savent, il n’y aura que Monsieur Pasco et Monsieur Gouriou qui verront ta lettre ; ils prieront le bon Dieu pour toi ainsi que ta pauvre maman. Tout ce que je te demande, c’est de ne point te faire de peine pour moi, mon enfant. Je suis résolue à tout ce que le bon Dieu voudra sur ton compte, j’avais même comme un scrupule de t’avoir manifesté mes désirs si ouvertement. Ernest, mon enfant chéri, consulte ta conscience et tes supérieurs et voilà tout. Ta pauvre mère se contentera de tout ce que le bon Dieu voudra. Que rendrai-je à Monsieur Gosselin pour toutes les marques d’intérêt qu’il te porte ! Que les lignes qu’il a eu la bonté de tracer au bas de ta lettre m’ont fait plaisir ! je les lis et relis avec bonheur. dis-lui qu’il a toute la reconnaissance d’une mère qui aime bien tendrement son cher Ernest.

Pour ton voyage, tu feras absolument comme tu voudras ; si tu veux rester jusqu’à la fin, tu me le diras ; si tu préfères venir plus tôt, dis-le-moi encore. Henriette charge Alain de te faire compter cent cinquante francs à Paris et quatre cents ici pour remonter ton trousseau. J’ai dit à Alain de t’envoyer deux cents francs. Ce ne sera pas trop si tu te décides à avoir une soutane ; si tu aimes mieux, tu attendras. Ne tarde pas à m’écrire, je suis pressée de recevoir une lettre de toi ; je voudrais celle-ci dans tes mains. C’est dommage qu’il n’y ait point ici de pigeons voyageurs. Il sera bien dimanche avant que tu la reçoives…

… Je te quitte, mon cher Ernest ; j’ai tant de peur de manquer le courrier. Adieu, fils chéri. Ta mère,

Ve RENAN

XXVIII


Tréguier, 24 juin 1843.


Maintenant que nous commençons à respirer, mon enfant bien aimé, je réponds à ta bonne petite lettre tant désirée. Je vois que tu es bien, Dieu en soit loué, mon enfant chéri, tu as beaucoup souffert, et ta mère aussi. Remercions le bon Dieu de nous avoir soutenus, n’en parlons plus. Remettons cette heureuse époque, quand il plaira à Dieu et que tes supérieurs le jugeront convenable. C’est l’affaire du voyage qui va maintenant nous occuper. Dis-moi le plus tôt que tu pourras l’époque de ton départ, que je compte les jours en attendant de compter les heures. J’ai déjà commencé mes arrangements, j’ai retiré tes livres de la bibliothèque, brossé, épousseté tes prix, récompense de tes travaux, que tu venais déposer sur mes genoux avec bonheur, le grand jour des distributions des prix. Te rappelles-tu les yeux d’Argus d’Henriette, qui lisait à une grande distance de Monsieur Desbois, que tu avais l’excellence ? Tout cela est encore présent à ma mémoire. J’étais dans cette heureuse occupation, quand Monsieur Gouriou est arrivé. Comme il m’a consolée ! Dites à Ernest, dit-il, combien je l’aime, combien je suis pressé de le voir. Lui aussi a eu de rudes épreuves, pauvre monsieur, comme il est bon ! Il était venu me procurer une occasion pour Paris, je n’ai pu en profiter. Monsieur Le Borgne, qui a pris une part bien sensible dans nos chagrins, était si regrettant de ne t’avoir point écrit que j’ai voulu attendre sa lettre.

Revenons au voyage et aux finances qui doivent être à leurs fins. Il est temps, je pense, de t’envoyer de l’argent ; tu auras besoin d’une soutane, mais je ne sais que te dire, je crois que tu en auras une à meilleur compte à Paris, et je crois, mieux faite ; enfin fais comme tu voudras, en priant le tailleur de la plier et de la ramasser dans une serviette, elle ne serait pas très chiffonnée, et je pense que tu en auras aussi besoin à Paris. Tu auras quelques personnes à voir avant ton départ ; as-tu conservé quelques relations avec Monsieur Descuret, Monsieur Tresvaux, Saint-Nicolas ? Tu sais, tâche de n’oublier personne. J’ai différé de quelques jours à t’écrire parce que madame Ropers attendait son fils, et je pensais que je recevrais une lettre par son occasion. Mais au lieu de venir avec Monsieur Romand, il attend la fin des classes qui doit avoir lieu à Versailles le 4 juillet. C’est bien dommage que tu ne puisses venir si tôt, c’eût été une agréable compagnie de voyage. Je vois mon enfant, que tu te trouveras à voyager tout seul, ne va, je t’en supplie, ni sur chemin de fer ni en bateau à vapeur, les noms seuls me font frémir. Madame Ropers adresse aussi cette défense à son fils. Tu auras aussi quelques petites emplettes à me faire, surtout une carte de Paris avec ses fortifications, s’il est possible. On m’a fait, mon pauvre Ernest, un larcin infâme ; j’avais dans une caisse dans un petit grenier isolé toutes les cartes que tu avais faites, tes gravures, ma carte de Paris qui m’amusait beaucoup ; je notais la capitale de ma chambre sans craindre d’être coudoyée, ni les filous dont on parle tant. Ils se sont trouvés dans mon grenier, les indignes, j’aurais mieux aimé les voir à Paris où la police leur fait la guerre. J’ai été très sensible à la perte de tes cartes que tu as eu tant de peine à faire et qui étaient si bien soignées. Et ma pauvre carte d’Algérie que j’avais portée la veille. Je suivais nos armées sans craindre les Bédouins et leurs yatagans. Tout est parti, mon fils, j’ai trouvé ma caisse vide. J’avais entendu du bruit dans le grenier, je montai en toute hâte, je trouvai mes gamins qui couraient dans le grenier de Tallibart au lieu d’aller voir si on m’avait pris quelque chose, ce que je n’aurais jamais imaginé. J’ai mis avec grand empressement un cadenas sur la porte ; plus tard, quand je suis allé chercher ma carte d’Alger, je n’ai rien trouvé. Je suis restée comme stupéfaite j’en ris encore comme une sotte. Je m’imagine, mon enfant chéri, que je cause avec toi, ce moment-là arrivera aussi, s’il plaît à Dieu. Je vois la place où tu seras assis et moi près de toi sans désemparer. Mon Dieu ! quel tourment pour les pauvres enfants qui ont des mamans si sottes que la tienne. Adieu, cher ange.

Ve RENAN

XXIX


Paris, 13 octobre 1843[15].


Ma bonne et chère maman,

Nous voilà donc encore une fois séparés l’un de l’autre. Qu’ils ont été courts, ces moments heureux qu’il nous a été donné de passer ensemble ! C’est un véritable rêve pour moi. Le souvenir du bonheur dont j’y ai joui auprès de vous, ma tendre mère, me poursuit sans cesse et excite en moi de tristes quoique bien doux regrets. Ce n’est pas, ma bonne mère, que je ne me plaise en mon nouveau séjour[16] au contraire le peu d’instants que j’y ai passés est bien propre à me faire augurer une vie douce et agréable. Mais qui est-ce qui peut remplacer une mère, et une mère comme la mienne ? Bonne maman, vous m’avez rendu si heureux que, désormais, je serai difficile sur le compte du bonheur. Oui, c’est auprès de vous que j’ai passé les jours les plus heureux de ma vie ; jamais je n’avais goûté une joie aussi pure, un contentement aussi entier que celui que j’ai ressenti durant ces trop courts instants. Vous avez fait mon bonheur, ma chère maman comment donc ne pleurerais–je pas la séparation douloureuse qui y a mis un terme ? J’avais un grand besoin d’aller me reposer en votre sein la longueur de l’absence, les petites peines que vous avez devinées, m’avaient fait un besoin de m’épancher auprès de ma tendre mère ; jugez de ma joie quand j’ai pu le faire sans réserve, quand j’ai trouvé ce cœur si bon, si tendre, si aimant, quand j’ai pu oublier, dans les embrassements maternels, toutes les peines passées. Le souvenir de notre vie si douce, si tranquille, de nos petites promenades solitaires, de nos entretiens du soir, de nos voyages même, me revient sans cesse ; oh ! ma chère maman, assurez-moi que bientôt nous en jouirons encore. Il n’y a aucun sacrifice qui puisse me coûter, quand il s’agira de me procurer un pareil bonheur. Toute ma joie, chère maman, est de vous rendre heureuse ; si je n’ai pas fait tout ce qui dépendait de moi pour vous procurer tout le contentement possible, oh ! soyez sûre au moins que je n’avais pas de volonté plus arrêtée ni de désir plus ardent.

Je n’ai bien senti, chère maman, tout ce que j’avais perdu en vous quittant, que dans le cours de ce triste voyage, où chaque pas m’éloignait de tout ce que j’ai de plus cher. Les embarras inséparables d’un départ nous avaient tellement étourdis qu’à peine nous avons pu nous embrasser à notre aise. Fallait-il que nous fussions privés de cette dernière consolation, de passer au moins paisiblement ensemble nos dernières heures de bonheur ! Mais c’est quand je me suis vu emporté loin de ma mère chérie, quand j’ai dit adieu à notre terre de Bretagne, quand je me suis vu lancé dans un monde nouveau, où je ne trouvais ni un visage connu, ni un regard ami, c’est alors que j’ai commencé à souffrir. Les distractions du voyage étaient bien impuissantes, je vous l’assure, à soulager ma peine ; j’avais le cœur trop gros pour pouvoir m’y attacher. Quand je voyais la joie de quelques-uns de mes compagnons de voyage, qui allaient revoir leur famille, que je les regardais d’un œil d’envie ! Sans doute, en retrouvant ici mes anciennes connaissances et des supérieurs pleins de bonté, j’ai éprouvé un léger soulagement, mais il n’est rien comme une mère, rien ne saurait y suppléer, l’amitié même y est impuissante. Oh ! chère maman, quand pourrons-nous enfin jouir l’un de l’autre, sans craindre la séparation ! Espérons, tendre mère ; Dieu n’eût pas dirigé nos désirs vers le même terme, si son dessein n’avait été de les satisfaire. Ce sont ces rêves qui me consolent ; assurez-moi au moins que dans dix mois je serai encore heureux.

J’ai éprouvé une bien grande contrariété en voyage si je m’étais dirigé vers ma mère, j’y eusse été bien peu sensible : mais en m’éloignant de vous, chère maman, tout me tourmentait. Un retard que nous avons éprouvé à Caen nous a fait manquer le convoi du chemin de fer qui devait nous transporter de Louviers à Paris ; nous avons donc été obligés d’attendre le convoi suivant, en sorte qu’au lieu d’arriver à cinq ou six heures, nous sommes arrivés à minuit. Jugez de mon embarras à cette heure. Il était impossible de se rendre au séminaire ; j’ai donc été obligé d’aller passer le reste de la nuit à l’hôtel, au grand détriment de la bourse. Je suis sûr que, tout compté, il s’en est suivi plus de cinq francs d’augmentation dans les frais. Du reste, je n’ai eu que dix-huit sous d’excédent. J’ai retrouvé tous mes effets.

Dans ma prochaine, je serai plus à même de vous donner des détails sur mon nouveau séjour. Il y a si peu de temps que j’y suis que c’est à peine si j'ai pu m’y reconnaître. Je suis à peu près complètement installé dans ma chambre. Elle donne sur la rue du Pot-de-Fer et est fort agréable, sauf le bruit des voitures. J’y vois pendant la nuit comme en plein jour, grâce aux tuyaux de gaz qui se trouvent vis-à-vis. Elle a un caractère commun avec notre logement de Tréguier et de Saint-Malo : c’est d’être fort haut placée ; elle est située au quatrième étage ; ce sera un exercice utile à la santé. C’est l’avantage que me fit observer Monsieur Carbon, directeur du séminaire, en me la donnant. « Vous avez besoin d’exercice, me dit-il, je veux vous mettre dans une position convenable pour en prendre. » Si cela me gêne, je la changerai plus tard. Du reste, toutes les chambres ici sont parfaitement semblables. Elles sont d’une propreté et d’une commodité remarquables. Chacun a deux espèces d’armoire pour serrer les effets, une cheminée à la prussienne, d’une construction très ingénieuse, etc. Nous sommes fort nombreux, au moins deux cent vingt mais je suis exactement le seul des Côtes-du-Nord.

Si vous restez trois ou quatre jours à Saint-Malo après la réception de ma lettre, vous me feriez bien plaisir en m’écrivant. Une lettre de vous, ma bonne mère, me sera un grand soulagement ; voilà désormais où sera mon bonheur. Si vous partiez immédiatement, vous m’écririez de Guingamp ou de Tréguier. Enfin, ma bonne mère, le plus tôt possible, s’il vous plaît ! Je me croirai rendu à nos chers entretiens, en lisant encore dans votre cœur. J’éprouve une grande joie en pensant que vous êtes encore auprès de vos chers enfants. J’aimerais bien, je vous l’avoue, à vous y voir continuer votre séjour, si la saison qui s’avance ne me faisait craindre les voyages d’hiver. Je tremble en songeant à l’isolement qui suivra ; pauvre mère, songeons que ce n’est que pour huit à dix mois.

Adieu, ma chère et excellente mère, que ne puis-je encore en vous embrassant vous exprimer mieux que par mes paroles toute ma tendresse et mon respect. Oh ! que j’achèterais cher un baiser de ma mère ! On ne sent bien son bonheur, chère maman, que quand on en est privé. Dieu, qui a fait mon cœur, sait seul combien il vous aime. Adieu, bonne mère, toute ma joie en cette vie.

E. RENAN

XXX


Paris, 6 novembre 1843.


Ma bonne et tendre mère,

Je ne puis vous exprimer la joie que m’a causée la réception de votre dernière lettre. Je l’attendais avec une indicible impatience ; en la lisant, je me suis cru transporté auprès de vous, dans ce tranquille séjour, où nous avons passé ensemble des moments si heureux. Rien, ma bonne mère, ne saurait effacer de mon esprit le souvenir des douceurs que j’ai goûtées auprès de vous, et toujours je dirai que c’est à ma mère que je dois les instants les plus heureux de ma vie. Quelques douceurs que l’on trouve ailleurs, on n’y trouve pas une mère, et qui peut compenser une mère ? On n’y trouve pas cette tendresse si pure, cette confiance si entière, cet abandon sans réserve. Oh ! ma chère maman, dites-moi souvent que ce bonheur reviendra pour nous, et que ce sera sans trop tarder. C’est un besoin pour moi ; jamais je ne l’avais si bien senti que cette année, sans doute parce que jamais je n’avais goûté tant de bonheur auprès de vous. Aussi les premiers jours où j’ai été sevré de ces douceurs m’ont semblé bien durs ; votre lettre a fait renaître la joie et l’espérance dans mon cœur.

Il faut maintenant, ma tendre mère, que je vous parle de ma nouvelle demeure et du genre de vie que j’y mène. J’ai voulu attendre que tout fût en plein exercice, pour pouvoir vous donner de plus amples détails. La maison que nous habitons est un très bel édifice occupant un côté de la place Saint-Sulpice, et attenant à l’église de ce nom. Elle a été construite il y a quelques années, et on s’aperçoit bien à sa commodité, à sa parfaite régularité, aux savantes combinaisons de sa distribution, qu’elle l’a été par d’habiles architectes. Elle forme un carré parfait, au milieu duquel se trouve une grande cour pour les récréations, laquelle est entourée de galeries couvertes, ressemblant assez au cloître de Tréguier, pour s’y promener en temps pluvieux. Tout ici est d’une élégance admirable et d’une propreté qui va presque jusqu’au luxe pourtant elle s’arrête sur les limites convenables. La chapelle est d’un goût et d’une richesse remarquables. Les chambres des élèves sont aussi d’une propreté et d’une commodité exquises. Tout a été prévu, jusqu’aux moindres détails, et avec un soin admirable.

Messieurs les directeurs m’ont reçu en arrivant avec beaucoup de bonté, et me témoignent déjà beaucoup d’affection. Le pauvre Monsieur Garnier est si âgé et si faible qu’il ne s’occupe plus de rien. Nous allons lui tenir compagnie pour l’égayer et lui adoucir ses longs ennuis car il a une maladie qui a pour effet d’attrister beaucoup ceux qui en sont attaqués. Il n’y a que les plus jeunes séminaristes qui aient le privilège de dissiper sa mélancolie. Il est envers eux d’une bonté et d’une douceur ravissantes. Monsieur Carbon, qui remplit en sa place les fonctions de directeur, est un homme d’une sagesse et d’une franchise remarquables. Il me rappelle beaucoup, pour l’extérieur et pour la tournure d’esprit, notre ancien principal, Monsieur Auffret. La plupart des autres professeurs et directeurs sont aussi des hommes fort distingués. Celui que j’ai choisi pour directeur est en particulier d’une science et d’une bonté remarquables. Il veut que j’aille souvent dans sa chambre pour causer avec lui sur les études, et lui rendre compte de mes travaux, auxquels il prend beaucoup d’intérêt. Parmi les élèves, il y a aussi des jeunes gens d’un mérite distingué, et aussi remarquables par leur cœur et par leur piété que par leur esprit. En somme, ma chère maman, je suis parfaitement bien pour la compagnie et l’entourage.

Tous les dimanches, nous assistons aux offices à la grande église Saint-Sulpice, que plusieurs regardent comme la plus belle de Paris, et qui est au moins la deuxième ou la troisième. Les offices y sont d’une magnificence étonnante, surtout les offices du soir les jours de fête. L’église est alors toute illuminée par une quantité innombrable de lustres et de girandoles en vermeil, qui produisent un effet magique. La musique est grave et solennelle. Nous y entendons aussi les sermons des meilleurs prédicateurs ; toutefois, jusqu’ici nous n’avons rien eu d’extraordinaire sur ce point. Les études de théologie sont en plein exercice. Nous avons le matin une classe de morale, et le soir une classe de dogmes. C’est une étude attachante, quoique un peu sèche. Si elle n’a pas le haut intérêt et la beauté de la philosophie, elle n’en a pas non plus les difficultés. Il y a pourtant quelques traités qui égalent la philosophie en hauteur et en importance.

Il y a une autre étude que j’ai entreprise et qui a pour moi le plus grand charme c’est celle de l’hébreu, la plus ancienne et une des plus singulières des langues connues. On se figurerait que cette étude devrait être hérissée de difficultés ; il n’en est pourtant pas ainsi ; dès qu’on s’est familiarisé avec l’écriture bizarre et étonnamment compliquée de cette langue, elle n’offre plus que des difficultés médiocres. Nous avons pour professeur un des meilleurs orientalistes de notre époque, Monsieur Le HIr. C’est un Breton, comme son nom l’indique assez ; il est né à Morlaix ; c’est par conséquent le plus proche compatriote que j’aie à Saint-Sulpice.

J’ai encore, ma bonne mère, une autre occupation dont il faut que je vous parle, quoiqu’il me soit assez difficile de l’expliquer, vu que nous n’avons rien d’analogue dans notre pays. Il y a à la paroisse Saint-Sulpice ce qu’on appelle un catéchisme de persévérance, c’est-à-dire une réunion de jeunes gens de douze à vingt ou vingt-deux ans, qui s’assemblent tous les dimanches, pour entendre des instructions religieuses sur les fondements de la foi et l’exposition du dogme et de la morale chrétienne. Quoique cette réunion porte le nom de catéchisme, cela n’y ressemble nullement, ce sont des espèces de conférences, composées de différents exercices, et surtout d’instructions ou espèces de sermons sur les vérités de la foi. Or, il faut vous dire que ce sont les séminaristes de Saint-Sulpice qui, au nombre de cinq, sont chargés de la direction de ces conférences, et que, contre mon attente, dès ma première année, j’ai été choisi pour être de ce nombre. Me voilà donc, ma bonne mère, déjà lancé dans un ministère qui n’est pas sans difficulté. Nous avons à peu près à parler tous les quinze jours, et cela devant une assemblée nombreuse ; c’est du reste un excellent exercice pour la prédication. Monsieur Dupanloup nous disait qu’on distinguait toujours dans la suite ceux qui avaient passé par les catéchismes de Saint-Sulpice de ceux qui n’y avaient pas passé. Nous avons eu hier notre première séance, qui a été fort belle et fort nombreuse. Elles ont lieu le dimanche à neuf heures du matin dans une chapelle souterraine de l’église Saint-Sulpice. Vous pouvez croire, ma bonne mère, combien j’ai été content d’avoir été choisi pour cette charge, malgré le surcroît d’occupations qu’elle m’occasionnera pour préparer mes instructions. Mais c’est un travail si utile. Aussi mon sort a-t il été bien envié, car ces places sont ici fort recherchées.

Je remets à ma prochaine de plus amples détails sur mon nouveau genre de vie et mes occupations. L’espace me manque et j’ai encore une foule de choses à vous dire — Voila, ma bonne mère, les objets que je désirerais que vous missiez dans le futur paquet 1° une corne à souliers que j’ai oubliée ; 2° la brosse à dents et l’éponge ; 3° les livres et surtout les papiers que j’avais mis à part dans un étage particulier de la bibliothèque ; je vous recommande surtout les papiers, auxquels je tiens beaucoup. Je n’ai trouvé dans mes paquets que cinq paires de bas, n’en avions-nous pas apporté davantage à Saint-Malo ? Quant à la bourse, elle a éprouvé de terribles échecs, comme vous allez en avoir une idée par le tableau ci-joint.


Diligence. 40 francs.
Frais de route, hôtel. 9
Frais d’installation. 6
Une théologie. 8
Livres hébreux 13
Bois à feu 10
Blanchissage 2
Menus frais de détail (chandelles,
  papier, etc.)
6
——  
TOTAL. 94 francs.


Croyez pourtant, bonne mère, que je n’ai fait que le strict nécessaire, et que sur bien des points j’ai été plutôt juste que généreux. Heureusement que maintenant mes grands frais sont passés en sorte que ce qui me reste me suffira pour longtemps ; c’est pourquoi il n’est pas nécessaire que vous m’envoyiez quoi que ce soit dans le paquet, les six francs qui me restent iront désormais loin. Du moins, bonne mère, ne vous gênez en aucune façon, car je vous dis que j’ai le nécessaire. On n’est pas encore venu prendre les cinquante francs de mademoiselle Ulliac. On n’est pas venu non plus prendre les médailles, quoique j’aie expédié la lettre dès mon arrivée.

Adieu, ma bonne et tendre mère ; l’espace me manque pour vous dire combien je vous aime ; et d’ailleurs, comment pourrai-je vous l’exprimer ? Mais vous le comprenez et cela me suffit. Adieu, maman, l’être le plus cher que j’aie au monde.

E. RENAN

XXXI


Paris, 1er janvier 1844.


Ma bonne et chère maman,

C’est à vous que j’ai voulu consacrer la première action de l’année qui commence pour nous. Et à qui pouvais-je mieux en offrir les prémices qu’à celle qui après Dieu en fera toute la joie et le bonheur ! Me reposer dans les tendres embrassements de ma mère, jouir de sa présence chérie, ne fût-ce que quelques instants, voilà quelles seraient les étrennes selon mes souhaits. Privé de ce bonheur, j’ai voulu suppléer au moins par la pensée aux douces jouissances que l’absence me rendait impossibles. Du reste, ma tendre mère, quel que soit l’éloignement qui nous sépare, nos cœurs se comprennent : quand on s’aime comme nous nous aimons, on s’entend sans parler. Mes souhaits, vous les devinez mon affection, vous la connaissez ; elle n’est pas de celles qui s’effacent avec les années et que le temps emporte. Chaque jour, chaque année qui s’écoule ne font qu’ajouter à sa tendresse car chaque jour et chaque année me font sentir de plus en plus quel est toute ma joie, là est tout mon bonheur. Si j’entre avec joie dans la nouvelle année qui s’ouvre devant nous, c’est à cause de l’aimable perspective qu’elle ne s’achèvera pas sans qu’il m’ait été donné de me reposer dans les bras de ma mère, et de lui ouvrir mon cœur à loisir. Puisse-t-elle amener au plus tôt ces jours tant désirés ! Croyez que jusque-là je ne me plaindrai pas de sa rapidité.

Maintenant, tendre mère, oublions un instant le premier jour de l’an et l’heureux avenir qu’il nous présage, pour reporter nos regards sur les derniers jours de l’année qui vient de s’écouler, et qui l’ont si heureusement terminée. Si le cours de cette année déjà loin de nous a pu amener pour moi quelques jours tristes et amers, l’heureuse conclusion qui l’a couronnée en a bien effacé la passagère amertume, et né me laisse d’autres souhaits à former, sinon que l’année qui commence se continue aussi heureusement que la précédente s’est terminée. Oui, ma bonne mère, autant les pénibles incertitudes et les douloureux combats qui avaient précédé le grand acte de ma première consécration à Dieu avaient altéré la paix de mon cœur, autant j’ai retrouvé de calme et de joie en le prenant enfin pour mon partage et me consacrant à lui sans retour. Il semblait que par ces salutaires quoique bien pénibles épreuves, Dieu voulût me rendre plus sensible l’heureux dénouement qui devait y mettre fin. Presque aussitôt mon arrivée à Saint-Sulpice, on m’invita de nouveau à faire ce premier pas de la carrière ecclésiastique et néanmoins, bonne mère, je ne vous en ai parlé qu’à la dernière extrémité, et presque à la veille de l’accomplissement je n’eusse pu vous donner aucune décision positive et c’eût été vous livrer à des inquiétudes et à des préoccupations inutiles. Croiriez-vous, bonne mère, qu’en vous expédiant la lettre où je vous annonçais ma détermination, je tremblais encore de renouveler l’imprudence que j’avais commise l’année dernière, et que plus d’une fois je fus tenté d’aller la retirer des mains du portier qui devait la remettre à la poste. Eh bien ! chère maman, ce fut le dernier de mes combats ; aussitôt qu’elle fut partie, je ne regardai plus en arrière, tous mes doutes se dissipèrent et se changèrent en une heureuse confiance, et, le grand jour étant arrivé, je m’avançai avec un calme et une joie dont je pouvais à peine me rendre compte moi-même, tant elles contrastaient avec les troubles qui avaient précédé. Et depuis ce moment, pas un mouvement de regret, pas le plus léger sentiment de crainte mais un calme et une sécurité qui m’étaient depuis longtemps inconnus. Eh bien ! chère maman, c’est donc une chose faite. Il n’y a plus à reculer. Que je suis heureux d’être délivré de ces hésitations, très justes sans doute, mais aussi si pénibles, par un pas décisif ! Ce n’est pas que je m’exagère les obligations que je me suis imposées, je sais que cette première promesse n’est pas irrévocable, mais j’espère aussi que celui qui m’a donné la force de faire le premier pas, me soutiendra jusqu’au bout. C’est tout mon désir et mon plus cher espoir. Remercions-le pour le passé, et prions-le d’achever ce qu’il a commencé.

Je ne puis vous dire toute la reconnaissance que je dois à mes directeurs tant de Saint-Sulpice que d’Issy pour les bons conseils et les encouragements que j’en ai reçus et les marques d’intérêt qu’ils m’ont données. Que de fois, en sortant de chez eux, j’ai retrouvé la confiance et la paix ! Ce sont les sollicitations de mon directeur particulier qui m’ont donné l’assurance de prendre une détermination en une affaire d’une telle importance. C’est ce que je lui disais en allant l’embrasser après l’ordination ; il ne m’appelle plus que du nom de mon tonsuré ; en effet, lui disais-je, c’est votre ouvrage. L’ordination s’est faite dans la chapelle du séminaire par monseigneur l’Archevêque de Paris[17]. Elle était fort belle et assez nombreuse, quoique l’ordination de Noël le soit d’ordinaire moins que celle de la Trinité ; nous étions environ cent cinquante ordinands.

J’ai encore une bonne nouvelle à vous annoncer, ma tendre mère. C’est que le jour même de l’ordination, au moment où je sortais de la chapelle, on m’a remis une lettre de notre chère Henriette. Elle m’est parvenue avec une rapidité inaccoutumée, en huit ou dix jours. Sa santé est toujours excellente ; elle passe l’hiver décidément à Varsovie. Je ne puis vous exprimer combien cette lettre reçue si à propos m’a causé de joie. C’est toujours le même cœur et la même affection. Plus de la moitié de sa lettre est consacrée à me parler de vous. Je voudrais que l’espace me permît de vous en citer quelques passages. Mais je me trouve inopinément arrêté au milieu de ma causerie. Adieu donc, bonne mère. Comment vous exprimerai-je toute l’affection de mon cœur, et combien votre pensée m’a été chère durant ces jours ! Elle a été ma compagne fidèle, jusqu’à l’autel, au moment solennel. Adieu encore une fois, ma bonne, mon excellente mère.

Vous sentez ce que je ne vous dis pas.

E. RENAN
Clerc-tonsuré

XXXII


Issy, 5 juin 1844.


Peut-être, ma tendre mère, l’expérience de mes incertitudes passées vous fait-elle désirer une confirmation plus explicite de la bonne nouvelle que je vous annonçais dans ma dernière, et peut-être ne vous livrez-vous qu’avec une sorte de crainte à la joie qu’elle a pu vous causer. Ces quelques lignes, bonne mère, détruiront toutes vos appréhensions, en vous apprenant que, selon l’annonce que je vous en avais faite, j’ai reçu samedi dernier les ordres mineurs. Ainsi, bonne mère, le pas est fait, il n’y a plus à reculer, et quoiqu’il n’ait encore rien d’irrévocable, j’espère bien que je ne me repentirai jamais, et qu’il me préparera à d’autres démarches autrement importantes et décisives. Dieu soit loué, chère maman, de ce qu’il a daigné opérer en moi. C’est sa main, je l’ai reconnu, qui m’a dirigé en tout cela. Les décisions précises et répétées de mon directeur auraient dû suffire pour m’en assurer ; mais la consolation et la douceur que j’ai éprouvées en m’attachant encore à l’Eglise par ces nouveaux liens ne m’ont plus permis de douter que ce ne fût la main de Dieu qui m’y encourageait. Puisse-t-il achever ce qu’il a commencé !

Que j’ai souvent envié, bonne mère, durant l’ordination, le sort de ceux qui s’approchaient de l’autel sous les yeux de leurs parents, et comme offerts par eux au Dieu auquel ils se consacraient ! Combien de fois aussi ma pensée s’est-elle portée vers vous, songeant que la vôtre me suivait également ! Un jour peut-être, il nous sera donné de nous suivre dans ces grandes occasions d’une manière plus effective. La cérémonie de l’ordination s’est faite dans la grande église Saint-Sulpice, et a été vraiment magnifique. Figurez-vous une longue nef garnie des deux côtés, d’un bout à l’autre, par deux cent cinquante ordinands ; joignez-y l’ordre et la beauté de ces augustes cérémonies, si capables de faire impression même sur ceux qui y sont étrangers et indifférents, et vous comprendrez sans peine la vive impression qu’elle a semblé faire sur la foule nombreuse qui y assistait, quoique plusieurs de ceux qui la composaient n’y eussent peut-être été amenés que par la curiosité. Elle m’a fait une si agréable impression que c’est à peine si j’ai senti les sept heures consécutives qu’elle a duré. Son souvenir, je vous l’assure, restera longtemps gravé dans mon souvenir et dans mon cœur.

Il y a deux jours, bonne mère, que je vous ai écrit encore quelques lignes, mais elles vous parviendront peut-être longtemps après celles-ci. C’est par l’entremise de madame Romand. J’ai reçu, quelques jours avant l’ordination, une carte de visite où elle m’indiquait son adresse, et me priant de la charger de mes commissions. Je n’ai pu lui rendre sa visite en personne, à cause de la retraite de quelques jours qui a accompagné l’ordination ; d’ailleurs, le style des quelques lignes qu’elle avait ajoutées derrière la carte de visite m’annonçait qu’elle ne le trouverait pas mauvais, que même elle ne s’y attendait pas. Mais néanmoins j’ai voulu profiter de son offre, afin d’avoir occasion de lui témoigner par écrit ma reconnaissance de son attention et d’ailleurs, bonne mère, cela me fournit l’occasion de vous dire encore quelques mots, ce qui est pour moi un bonheur.

J’ai aussi reçu dimanche dernier la visite de Monsieur Mauffray qui m’a fait grand plaisir. Mon Dieu ! que ne puis-je aussi quelque jour recevoir la vôtre, ma tendre et bonne mère ; oh ! que je serais heureux ce jour-là ! Mais quoi, c’est moi qui vais bientôt vous la rendre. Cette délicieuse espérance me fait tressaillir. Adieu, bonne mère, en attendant que nous nous embrassions ; vous savez tout l’amour, tout le respect, toute la tendresse que Dieu a mis dans mon cœur pour la meilleure des mères.

Votre fils tendre et respectueux.

E. RENAN
Cl. M.

XXXIII


Paris, 11 octobre 1844.


Ma bonne et tendre mère,

Je suis à Paris depuis hier soir, et à Saint-Sulpice depuis ce matin. Mon voyage s’est effectué très heureusement, et tous mes objets sont fort bien conservés. Étant arrivé hier fort tard, j’ai pris le parti fort peu économique, mais le seul possible, de passer la nuit à l’hôtel. J’y ai dormi comme vous pouvez le croire, et, ce matin, je me suis trouvé complètement remis de mes fatigues. J’ai été reçu avec beaucoup d’affection par tous mes amis et mes supérieurs.

Mais vous dirai-je, ma bonne mère, tout le vide que mon cœur éprouve depuis qu’il est sevré des douceurs qu’il goûtait auprès de vous ? Vous seule, chère maman, savez jeter quelque charme sur le sérieux de ma vie ; en vous perdant, j’ai perdu tout ce qui me la rendait douce et aimable. Jamais je n’ai éprouvé un serrement de cœur comparable à celui que j’ai éprouvé quand je me suis vu seul, isolé, jeté de nouveau dans une autre vie, dont je ne me plains pas sans doute, car jamais je ne me plaindrai de mon devoir, mais bien sèche et bien froide si je la compare à la vie parfaitement heureuse dont vous m’avez fait jouir. 0 bonne mère, croyez bien que si je semblais avoir hâte de revenir ici, c’est que le devoir m’y appelait ; mais je sentais bien alors, et je sens maintenant plus vivement que jamais que rien ne saurait compenser pour moi la présence de ma mère, de la meilleure et de la plus chérie des mères. Oh ! que j’achèterais cher maintenant quelques minutes de cette présence aimable, qui faisait mon bonheur ! Quand il me sera donné de nouveau d’en jouir, que je me garderai d’en laisser échapper la moindre partie ! Je me reproche presque les courts instants que j’ai passés sans vous, quoique Dieu sache que ç’a toujours été malgré moi, et que mes plus doux moments ont été ceux que j’ai passés avec vous. C’est maintenant, bonne mère, que j’aime à reposer ma pensée sur notre projet favori. Savez-vous bien que cette pensée m’est nécessaire pour me soutenir ? Sans elle, je crois, le courage me manquerait. Ce sera l’an prochain, n’est-ce pas, bonne mère ? A peine étais-je parti que je regrettais de ne pas l’avoir mis à exécution cette année. C’est mon pauvre cœur, chère maman, qui fait ses folies. Pardonnez-le-lui, vous l’avez si bien gâté.

Adieu, chère maman, l’heure avancée m’empêche de m’entretenir plus longtemps avec vous. Au nom du ciel, soignez-vous bien, et songez que ma vie dépend de la vôtre. Adieu encore une fois, bonne mère, que ne puis-je vous exprimer combien je vous aime !

E. RENAN
CL M.

XXXIV


Paris, 2 mai 1845.


Ma bonne et tendre mère,

J’ai reçu mercredi dernier votre petit paquet avec la lettre qui y était renfermée. Il arrivait à propos au secours de mon trousseau quoique pourtant je n’aie éprouvé aucune pénurie de linge. La somme que vous y avez renfermée, bonne mère, me sera presque suffisante pour attendre l’époque des vacances, où j’aurai encore à recevoir ici un versement de cinquante francs pour mon dernier quartier. Il me faudra donc assez peu de chose à cette époque. Quelle joie vous avez répandue dans mon âme, chère bonne mère, en me rappelant qu’à une époque si rapprochée, nous aurons le bonheur de nous embrasser ! Figurez-vous, bonne mère, que j’avais peur que cette année nous fussions privés de cette joie par les déboursés si considérables qui ont pesé sur nous. Et je n’osais vous faire la question, de peur de vous mettre dans la dure nécessité de me dire un non, aussi cruel pour vous que pour moi. Je me figurais que vous n’osiez m’en parler à cause de cela. Béni soit Dieu, chère maman maintenant je n’ai plus rien à désirer, que la prompte arrivée de ce moment heureux ; et j’espère qu’il ne tardera pas. Les vacances seront probablement avancées cette année par le nouveau supérieur qui va être élu dans quelques semaines. Espérance bonne mère ! — Je dois aussi vous annoncer, chère maman, que l’on m’a jugé digne d’approcher cette année de l’ordre du sous-diaconat, et que l’on m’en a fait la proposition officielle. Que j’aurais voulu, bonne mère, conférer avec vous sur un sujet si important ! Voici les réflexions que j’ai faites, et sur lesquelles je vous prie, chère maman, de me dire franchement votre sentiment. Il est évident que l’âge m’obligera à mettre un intervalle entre quelqu’un de mes ordres avant le sacerdoce ; il ne me reste donc qu’à choisir entre lesquels le placer. Voici, bonne mère, les raisons qui m’ont fait croire qu’il valait mieux le placer avant le sous-diaconat. Vous savez que cet ordre impose des obligations graves et nombreuses, devant lesquelles je ne reculerais pas sans doute, mais qui avec mes occupations actuelles me surchargeraient énormément. Le bréviaire, comme vous savez, demande à peu près une heure et demie au moins par jour, ce qui, ajouté à mes classes de théologie, d’hébreu et aux cours auxquels j’assiste me laisserait à peine respirer. J’ai donc pensé, bonne mère, qu’il valait peut-être mieux différer à une époque où mes occupations seraient moins nombreuses, puisque d’ailleurs ce retard ne pourrait avoir le moindre inconvénient, et qu’à Noël prochain, je pourrais en tout cas accepter. Qu’en pensez-vous, bonne mère ? J’ai fait part de ces raisons à mes directeurs, qui ont témoigné les approuver. Néanmoins, bonne mère, rien de décisif n’est encore fait, et si votre prudence me suggérait un autre conseil, croyez que je ne ferais aucune difficulté d’obéir à une voix que j’ai toujours été si heureux de suivre.

J’ai reconnu, bonne mère, la sollicitude d’une sage et tendre mère, dans l’inquiétude que vous avez témoignée, en sachant que j’assistais aux cours du Collège de France. Voici, chère maman, quelques éclaircissements propres à vous rassurer sur ce point. D’abord c’est avec la permission et même par l’ordre de mes supérieurs que j’y assiste, puisque c’est là, et non à la Sorbonne, que Monsieur Quatremère fait son cours. Vous comprenez par là, bonne mère, qu’on exagère le mal qu’on dit de cette maison, puisqu’elle compte parmi ses professeurs les plus religieux des savants de notre époque. Parmi les vingt ou trente cours qui s’y font, il en a en effet deux, ceux de Messieurs Quinet et Michelet, qui ne sont que des déclamations perpétuelles contre tout ce qu’il y a de saint et de respectable. Aussi Dieu me garde de souiller mes oreilles en les ouvrant à de telles calomnies, et à de tels blasphèmes ! Mais les autres cours de cette maison célèbre ne sont que des cours de sciences, où l’on n’entend jamais une parole hostile à la religion et aux mœurs. Pour vous rassurer complètement, je dois vous dire que Monsieur Le Hir les a fréquentés pendant plus de cinq ans consécutifs. Et d’ailleurs la permission de mes supérieurs doit vous ôter toute inquiétude car certainement Saint-Sulpice ne sera jamais accusé de relâchement sur ce point. Il en est de cette maison, comme de tout à Paris. Le bien et le mal y sont mêlés en sorte que celui qui cherche le mal, y trouve le mal ; celui qui cherche le bien, y trouve le bien. Je continue à trouver un intérêt ravissant au cours de Monsieur Quatremère, qui me témoigne une affection toute paternelle. Monsieur Le Hir, qui le connaît intimement, m’a recommandé à lui, et m’a chargé pour lui de diverses commissions qui m’ont mis en rapports fort intimes avec lui. Ils sont tous deux en commerce scientifique.

Ce que vous me dites, bonne mère, des tristes préoccupations qui paraissaient dominer Henriette, quand elle vous a écrit, me fait bien de la peine. Mais je suis persuadé, bonne maman, que vous ne devez pas vous en inquiéter. Ce sont de ces tristes impressions qui sont inséparables de la séparation. Comment quelques tristes pensées ne traverseraient-elles pas de temps en temps une âme isolée de ceux qu’elle aime ; et comment ne chercherait-elle pas à les déposer dans le sein de ceux qui comprennent son affection ? Je puis vous assurer, bonne mère, que ses dernières lettres (et vous savez que j’en ai reçu une assez récemment) n’étaient pas plus tristes qu’à l’ordinaire. C’était toujours la même force et le même courage. Pauvre Henriette, quand pourrai-je lui rendre ce que je lui dois !

J’ai reçu il y a quelques jours la visite de Monsieur Quémen. Ce pauvre monsieur est dans une position bien pénible. Je lui ai fait mes propositions ; il n’a pas paru les goûter beaucoup ; au moins il veut encore attendre le résultat d’autres démarches qu’il a tentées ailleurs.

Quand vous verrez Liart, assurez-le, bonne mère, des vœux que je forme pour son prompt rétablissement. Il aura un petit mot dans ma prochaine. Assurez aussi toutes les personnes qui veulent bien se souvenir de moi, de mon affection et de mon respect.

Adieu, excellente mère. Mon cœur voudrait vous exprimer sa tendresse. Mais vous la sentez et cela lui suffit. Vous êtes ma pensée de tous les instants, ma joie, mon espérance, mon repos. Béni soit Dieu qui m’a donné pour vous tant de tendresse ! Adieu, adieu, bonne mère.

E. RENAN
Cl. M.

XXXV


Paris, 17 octobre 1845[18].


Ma bonne et chère maman,

J’ai cette fois de grandes nouvelles à vous annoncer. Ne craignez rien, elles sont bonnes, et vous feront, je crois, plaisir. Aussitôt arrivé à Saint-Sulpice, je conférai avec ces Messieurs de nos projets, du voyage d’Allemagne, des grades, etc. Comme je le prévoyais, ils leur donnèrent toute leur approbation, et m’engagèrent à les exécuter au plus tôt. Monsieur Carbon et Monsieur Dupanloup se chargèrent de me procurer toutes les facilités possibles, et avant tout une place où je pusse le faire commodément ; car Saint-Sulpice, comme ils le reconnurent eux-mêmes, n’était pas ce qu’il fallait pour cela. Le résultat de leurs recherches a été, bonne mère, une place qu’ils m’ont obtenue au collège Stanislas. Vous savez bien que nous en parlions ; mais je n’osais encore espérer avec quelque certitude la réussite de cette affaire, au temps des vacances. Ces Messieurs ont été pour moi admirables de bonté et d’affection. Ils m’ont chargé de recommandations pour ces Messieurs du collège Stanislas, et j’y suis déjà connu avant d’y entrer. Voici, chère maman, en quoi consiste cette place. Je serai dans la maison à titre de fonctionnaire, je serai défrayé de la pension, du chauffage, du blanchissage, etc., et je recevrai en outre six cents francs par an d’appointements. Ne vous avais-je pas bien dit, bonne mère, que je trouverais un moyen plus économique que celui que me proposait Henriette ? Mes occupations seront pourtant fort peu nombreuses, et me laisseront presque tout mon temps libre. J’aurai quelques répétitions à donner, quelques classes à faire, en qualité de suppléant, et une légère surveillance à certaines heures. C’est juste ce qu’il faudra pour me distraire de mes études et me détendre l’esprit.

Le collège Stanislas est tenu presque exclusivement par des ecclésiastiques ; nous sommes une foule de jeunes étudiants, absolument dans la même position, et nous préparant tous à nos grades. Il y a pour cela des cours spéciaux, dont l’un est fait par Monsieur Lenormant, dont je vous ai tant parlé, avec qui j’ai voyagé, et qui s’est porté à Saint-Brieuc comme candidat pour être député. Ce sera une connaissance toute faite. Il est aussi professeur à la Sorbonne, comme vous savez. Outre cela, il y a encore une bibliothèque spéciale pour ceux qui se préparent à leurs grades, en un mot, tous les secours nécessaires. J’ai retrouvé encore une foule d’anciennes connaissances de Saint-Nicolas, qui y sont maintenant, entre autres ce fameux portier, aux dépens duquel ce pauvre Liart nous égayait si bien, celui qui me disait : Ma sœur, quand Henriette venait me voir. Vous rappelez-vous, bonne mère ? Sa première question a été « Et la sœur, où est-elle maintenant ? » Il s’est chargé de toute mon installation. Le proviseur, Monsieur l’abbé Gratry, m’a témoigné dès l’abord beaucoup d’affection. Ma conversation lui a plu, et il s’est chargé spécialement de moi ; il me fait appeler à tout moment pour causer avec lui. Il veut absolument me pousser lui-même pour les études. Enfin, bonne chère mère, tout s’annonce parfaitement ; on me témoigne d’avance beaucoup d’affection et d’égards. Je ne devais pas d’abord occuper la place que je vais occuper maintenant. On m’en avait obtenu une autre pour laquelle j’eusse été seulement défrayé de tout, sans recevoir d’appointements ; c’est Monsieur Gratry lui-même qui a voulu me donner celle-ci, après avoir causé avec moi. Enfin, bonne mère, un avantage immense que je trouverai en cette maison, ce sera de pouvoir passer mes examens sans aucune difficulté, quoique j’aie fait toutes mes études dans des séminaires. C’était là une difficulté grave, qu’ailleurs on ne pouvait lever, et plusieurs personnes au courant de ces sortes d’affaires m’ont déclaré n’y voir aucun remède. Eh bien ! Monsieur Gratry s’est chargé de tout, il fera lui-même une demande d’exception au conseil royal de l’Instruction publique, et il est sûr de l’obtenir.

Vous voyez, bonne et chère maman, que tout s’arrange à merveille. Je vais entrer dans deux ou trois jours dans ma nouvelle position. Ces Messieurs de Saint-Sulpice, tout en témoignant me regretter, paraissent fort contents. Je conserverai toujours beaucoup de rapports avec eux, et viendrai les voir fort souvent. Il n’y a pas trop loin du collège Stanislas à Saint-Sulpice. Il n’y a que le Luxembourg à traverser. Le collège est situé dans un quartier charmant, tranquille et retiré, rue Notre-Dame-desChamps, vis-à-vis la rue Vavin. A deux pas est le vaste et beau jardin du Luxembourg, qui offre un but charmant de promenade. Il est bien décidé, bonne mère, que ce sera celui-ci votre quartier et le mien, quand nous serons à Paris. On y est comme à la campagne ; pas de bruit, beaucoup de jardins, le meilleur air de tout Paris. La rue est presque entièrement occupée par des établissements religieux, qui ont tous des églises charmantes, lesquelles sont ouvertes au public. Oh ! que nous serons bien là, chère maman ! Qui sait, bonne mère ? Cela n’est peut-être pas loin ! Courage J’écris aujourd’hui à notre Henriette, qui va être bien contente. Je dois vous dire, bonne mère, qu’il ne faut plus songer à l’Allemagne. Henriette n’en parlait presque plus dans sa dernière lettre, et d’ailleurs il me faut au moins deux ans pour prendre tous mes grades, et alors ce sera trop tard. Je vous disais bien, bonne mère ne suis-je pas prophète ? Bénissons Dieu, chère maman, qui a tout arrangé pour le mieux. Pouvions-nous nous attendre à un si heureux arrangement ? Et puis songez que, dans un an, nous serons ensemble ; notre bonheur des vacances reviendra, oui, mère chérie, il reviendra. Je vous enverrai bientôt un petit acompte, quand j’aurai touché mes quartiers. Les quinze cents francs d’Henriette resteront intacts. Les six cents francs seront entre nous deux ; moi, je n’ai pas besoin de grand chose, puisqu’on fait tout pour moi. Soignez-vous bien, chère mère, l’argent ne vous manquera pas.

Monsieur Baudier n’est pas, comme on le disait, parti pour Lyon, il est à Conflans, tout près de Paris, comme aumônier des dames du Sacré-Cœur. C’est une place magnifique il y est parfaitement bien ; ce sera un plaisir pour moi d’aller le voir. Il n’est qu’à une petite demi-lieue de la barrière, sur le bord de la Seine, dans un fort joli village. Ce sera un but charmant de promenade pour moi.

Écrivez-moi bientôt, chère maman, s’il vous plaît. Dites-moi si vous êtes contente de mon nouvel emploi. J’espère dans quelques semaines vous annoncer que je serai bachelier. Courage, bonne mère, nous serons heureux un jour.

Mettez-vous bien bien belle le dimanche, tout comme pendant les vacances la robe de soie et le grand châle, entendez-vous, bonne mère ?

Adressez-moi votre prochaine lettre, si vous voulez, au collège Stanislas. Mais en l’adressant au séminaire, elle me parviendrait également.

Veuillez, s’il vous plaît, bonne mère, faire un ballot de tous mes livres classiques que vous pourrez trouver et qui seront en un état passable, pour me les envoyer le plus tôt possible presque tous ceux qui sont sur les rayons de la bibliothèque du bureau, excepté les insignifiants. Demandez aussi, si vous voulez, ceux qu’avait Richard.

Adieu, bonne et tendre mère. Assurez de mon amitié toutes les personnes qui s’intéressent à moi et qui vont vous voir. C’est envers celles-là que je suis reconnaissant elles font ce que je ne puis faire. Et vous, chère et bonne mère, vous savez tout ce que le cœur de votre fils renferme pour vous de respect, de tendresse et d’amour.

E. RENAN

XXXVI


Tréguier, 30 octobre 1845.


À toi, toute à toi, mon enfant bien aimé, maintenant que je me possède un peu ; ta bonne lettre m’a toute ravie de joie. Tu n’iras pas en Allemagne, oh ! que je suis heureuse, après dix longs mois d’isolement, le bonheur de te posséder ne me sera point ravi. C’est que ton frère, ta belle-sœur, tous sont enchantés que tu restes à Paris ; tout s’est parfaitement arrangé. Tu as encore bien des choses à me dire, mon pauvre Ernest. Faut-il se lever à cinq heures au collège ? Mon Dieu, quel tourment ! J’ai des jours, je me réveille à cette heure, il y a un petit souvenir de pitié pour toi ; indigne que je suis, je fais un petit somme après au lieu de suivre l’exemple de mon enfant ; je n’en ai pas le courage, mon enfant. J’ai réuni quelques livres, ils sont en si mauvais état que j’ai de la paresse à te les expédier ; ils sont entiers, mais sales, je crains qu’ils ne donnent une odeur de vétusté dans ta chambre qui t’incommodera, mais puisque tu les veux, je vais te les expédier. Il y a dans Boileau une lettre pour faire passer à Monsieur Tresvaux de la part de Jean-Louis Bizu. Tu la feras passer de suite, il est si bon pour moi, le pauvre Jean-Louis, il me donne des ouvrages fort intéressants à lire. Je lis dans ce moment la vie de Monsieur de Quélen qui est très bien, parfaitement bien. Il faut que je dise sous quelle impression j’étais quand j’ai reçu ta lettre ; j’étais triste comme une mourante, je regardais les champs, la mer, le port, rien de tout cela ne pouvait me distraire, quand j’ai entendu les pas du facteur de la poste. Mon Dieu si j’avais une bonne lettre de mon Ernest pour me remettre un peu ! C’était précisément ce qu’il me fallait, parce que tout s’est arrangé au mieux ; j’ai été aussi bien contente d’apprendre que Monsieur Baudier était resté aux environs de Paris ; j’étais désolée de te voir perdre un si bon ami ; comme tu dis, ce n’est qu’une promenade de Paris ; n parle beaucoup de Conflans dans la vie de Monsieur de Quélen.

Dis-moi dans ta première lettre comment sont arrivés tes effets à Paris, surtout les coquillages et la boite aux confitures ; tu as été contrarié à Saint-Malo ; j’ai trouvé la clef de ta caisse dans ta poche.

Je viens de recevoir une lettre de Saint-Malo ; ils[19] me font part de l'agréable souvenir qu’ils ont conservé de ton trop court séjour près d’eux, et qu’ils aiment bien mieux ton affaire du collège Stanislas qu’un pèlerinage en Allemagne. Moi qui croyais le contraire, que tous voulaient te voir partir. Je viens aussi d’apprendre le retour des Forestier chez eux. Comment les as-tu trouvés à Samt-Malo ? Étaient-ils satisfaits de te voir ? As-tu entendu parler du mariage d’Alcide ? je n’ose pas leur en parler. J’ai inséré dans le paquet une paire de bas que j’ai arrangée à la hâte, quand il n’y aura pas d’autres de bons, on la trouvera. Je n’ai eu que bien peu de livres de Richard ; il me semble qu’il en avait davantage, il paraît qu’il les aura emportés à Saint-Brieuc ; nous n’avons trouvé que les Leçons de littérature dont les deux volumes sont si mauvais que je n’ai pas voulu te les envoyer. Tu feras emplette de quelque chose de plus nouveau dans ce genre. Je suis inquiète, je crains que tu aies trop peu d’argent pour attendre la fin du trimestre. Je suis désolée de n’avoir pas mis quelques pièces dans le paquet. Tu n’as eu que cent vingt francs à Saint-Malo, c’est peu pour le voyage, ton installation. Je suis sûre, pauvre ange, que tu es sans le sou. Le port de ton paquet est payé, si je suis assez tôt, j’affranchirai cette lettre. Dans ta première, tranquillise-moi à ce sujet. Hier, je n’y pensais pas du tout.

J’ai vu hier Monsieur Pasco, il est enchanté que tout se soit si bien trouvé ; personne, dit-il, ne sait se tirer comme Ernest. Je n’ai fait part à personne des démarches que se propose de faire le proviseur près du ministre, dans la crainte qu’il ne réussisse point..... Tu vas avoir encore bien de l’ouvrage, mon pauvre Ernest ; pour l’amour de moi, mon enfant chéri, ménage ta santé, n’économise pas ton linge ni ta confiture, tu as besoin de beaucoup de rafraîchissants et de beaucoup de propreté, ne te sers pas de tes taies en coton, si on te fournit le linge de lit, sers-toi toujours de tes taies d’oreiller qui sont en toile ; soigne-toi bien, je te le demande en grâce.

La bonne demoiselle Le Brigant est la cause que ma lettre n’est point partie hier, il faut lui pardonner en faveur de ses complaisances soutenues pour moi.

J’ai eu beaucoup de visites depuis ton départ. Monsieur Guichet me dit de te dire mille choses de sa part ; quand tu auras fait une visite à Monsieur Baudier, tu me diras s’il a conservé pour toi l’intérêt qu’il te portait. Comme j’ai été contente d’apprendre qu’il ne s’était pas très éloigné de Paris, j’avais éprouvé du chagrin quand tu me dis qu’il était parti pour Lyon. Tu m’accuseras réception de ton petit paquet qui t’arrivera presque aussitôt ma lettre.

Fidèle à ton aimable recommandation, demain, les grandes bannières sortiront pour la première fois depuis ton départ. Comment es-tu habillé à Stanislas ? Mon Dieu ! quel changement dans ta vie ! Qu’il doit y avoir du bruit et du mouvement dans cette maison

auprès de Saint-Sulpice ![20]

XXXVII


Paris, 3 janvier 1846.


Chère et excellente mère,

Les premiers jours de mon année ont été employés à rendre à mes anciens maîtres et bienfaiteurs les devoirs que la reconnaissance m’imposait envers eux. Maintenant que toutes mes visites sont achevées, je viens, chère bonne mère, m’entretenir doucement et tranquillement avec vous. Ah que ne m’est-il donné, comme à tant d’autres, d’inaugurer l’année par un baiser donné à ma mère et en lui présentant les souhaits que mon cœur forme pour elle ! Hélas je ne puis que franchir en esprit la distance qui nous sépare, pour me jeter dans vos bras, et là, chère maman, vous ouvrir mon cœur tout entier. Vous voyez sa tendresse, vous connaissez ses souhaits. Ah que ne dépend-il de moi de vous rendre le bonheur dont vous êtes pour moi l’heureuse cause ! Que Dieu vous rende tous les instants délicieux que vous m’avez fait passer, que toutes vos journées soient aussi belles et aussi pures que celles que j’ai passées auprès de vous ! Vous souhaiter une bonne année, c’est m’en souhaiter une à moi-même. Notre bonheur n’est-il pas indissolublement uni, et la joie de l’un n’est-elle pas celle de l’autre ? Maintenant, bonne maman, je m’en vais vous donner mes étrennes ; ce seront deux bonnes et excellentes nouvelles qui, j’en suis sûr, vous causeront bien du plaisir.

La première, c’est que j'ai reçu de Vienne une lettre de notre chère voyageuse, où elle m’annonçait que dans peu de jours, elle comptait aussi vous écrire. Ce qui a causé ce long retard, c’est un séjour que la famille a fait en Galicie, et le désir qu’elle avait de nous donner quelque chose de certain relativement à son voyage d’Italie ; car il paraît qu’à Vienne, tout a été remis en question. Enfin, chère mère, tout est décidé, et voici son itinéraire, tel qu’elle me le trace Vienne, Gratz, Laybach, Trieste, Venise, Padoue, Ferrare, Bologne, Florence, Sienne, Viterbe et Rome. Les noms soulignés sont ceux des villes où ils feront un plus long séjour. Le retour aura lieu par Florence, Gênes, Nice, la France et Paris. Ah ! quelle joie ! chère maman, imaginez-vous que toutes ces espérances que nous prenions pour des rêves vont enfin se réaliser. Nous la verrons, il n’y a plus aucun doute, et bien plus, nous la verrons dans peu de temps, car j’espère qu’ils choisiront le printemps pour effectuer leur voyage, les chaleurs de l’été étant insupportables en Italie. Ce serait donc dans quatre mois à peu près que nous reverrions notre amie. Concevez-vous ce bonheur, chère maman ? pour moi, j’en reviens à peine, je crois rêver encore, et il faut que je relise sa lettre bienheureuse, pour me convaincre du contraire. Courage donc, chère mère, nous compterons encore des jours heureux. Mais j’ai encore à vous annoncer une excellente nouvelle qui vous surprendra peut-être encore davantage.

Il faut que vous sachiez, chère mère, que tandis que je professais l’hébreu à Saint-Sulpice, j’avais rédigé pour mon cours des notes assez étendues, lesquelles, réunies, forment une grammaire hébraïque à peu près complète. Monsieur Le Hir m'a demandé de les voir, et les a trouvées si bien faites, qu’il m’a fait une proposition à laquelle je n’aurais jamais songé de moi-même, mais qui m’a séduit par les offres avantageuses qu’il y a jointes. Il m’a fortement engagé à les publier, en me promettant de faire accepter l’ouvrage à son éditeur, comme venant de lui-même, car il est déjà auteur, et ensuite de le faire adopter comme ouvrage élémentaire pour l’enseignement de l’hébreu dans tous les séminaires de la Société de Saint-Sulpice, qui sont fort nombreux. Cette dernière proposition, comme vous comprenez, est de la plus haute importance et assurerait à l’ouvrage une publicité très considérable. Je n’ai pu refuser, chère mère vous sentez en effet quels immenses avantages pourrait avoir pour toute ma vie la réalisation de ce projet, surtout si je réussissais, comme j’en ai l’espérance. Je crois posséder sur ce sujet des idées neuves et ingénieuses : ainsi du moins en jugèrent ceux qui suivirent mon cours, et qui eurent la patience de copier ces notes d’un bout à l’autre, malgré leur excessive longueur. Le travail, d’ailleurs, est déjà fort avancé, et il ne me reste qu’à compléter et mettre en ordre les matériaux que j’ai recueillis. Néanmoins, comme je désire faire ce travail avec toute la perfection dont je suis capable, je veux m’obliger à toute une nouvelle série de recherches, lesquelles pourront bien en reculer l’achèvement jusqu’à un an ou dix-huit mois. Mais ce travail m’est agréable, chère mère, et je trouverai dans Paris tous les secours possibles. La bibliothèque de Saint-Sulpice est à ma disposition ; et d’ailleurs j’ai dans les bibliothèques de Paris d’immenses répertoires, où je pourrai puiser à volonté. J’ai fait la connaissance de Monsieur Stanislas Julien, professeur de chinois au Collège de France, et qui, par un hasard bien singulier, connaît beaucoup notre Henriette, ses deux filles ayant été ses élèves. Il me témoigne beaucoup d’amitié et m’a procuré entrée à la bibliothèque particulière de l’Institut. Un de mes condisciples de Saint-Sulpice, frère de l’un des bibliothécaires de Sainte-Geneviève, m’a aussi procuré la permission, rarement accordée, d’en emporter des livres chez moi. Enfin, chère mère, j’ai déjà commencé à suivre différents cours, qui me seront nécessaires pour l’exécution de mon projet, entre autres les cours d’arabe de la bibliothèque royale et du Collège de France. L’excellent Monsieur Quatremère m’encourage aussi fortement à exécuter mon projet et se propose de me fournir des renseignements précieux. Vous voyez, chère maman, que je suis bien appuyé de tous côtés, et que j’ai de raisonnables espérances de succès. Jugez de l’avantage qu’il y a à s’introduire ainsi dans le monde savant par un ouvrage utile et estimé. Et d’ailleurs, chère mère, cela ne m’empêchera pas de prendre mes grades littéraires, d’après mon premier plan. Je regarde le baccalauréat comme déjà passé, quoique mon autorisation se fasse toujours attendre mais elle ne peut plus tarder longtemps, et d’ailleurs ma préparation est terminée. Quant à ma licence, je la passerai peut-être un peu plus tard que je ne l’aurais fait sans ce nouvel incident, mais j’espère néanmoins la passer encore l’année prochaine. Quant au projet de voyage d’Allemagne, vous comprenez qu’il est à jamais oublié. Ne vous disais-je pas bien, bonne mère, que je trouverais moyen de le faire tomber dans l’eau le mieux du monde ?

Mais il y a un petit point, chère mère, qui m’inquiète, parce que je ne sais pas s’il vous sera agréable. Il faut avouer que ma position actuelle n’est pas ce qu’on pourrait demander de plus commode pour les recherches que je vais être obligé de faire. Ces Messieurs de Saint-Sulpice, pour lesquels je travaille, l’ont si bien senti, qu’ils m’ont cherché et trouvé tout de suite une place dans une pension voisine de Saint-Sulpice, où les avantages pécuniaires seraient au moins les mêmes qu’au collège Stanislas, et où je n’aurais absolument que deux heures de répétition par jour, et encore serait-ce le soir, de sept heures à neuf heures ; en sorte que j’aurais toute ma journée à moi pour mes cours et mes visites aux bibliothèques. Je n’ai rien voulu accepter sans avoir consulté ma bonne mère. Je suis bien fâché que l’espace ne me permette pas, chère maman, de combattre cette fois les difficultés que vous m’opposiez dans votre dernière lettre, et de vous rassurer sur vos craintes. Pouvez-vous croire, chère mère, que je m’assimile à cette jeunesse méprisable et turbulente, qui ne va à un cours que pour pousser des cris et frapper des pieds ! En vérité, si vous voyiez ceux auxquels j’assiste, vous les trouveriez bien plus paisibles. Nous ne sommes dans la plupart que trois ou quatre personnes, qui toutes nous connaissons, ainsi que le professeur, et tout se passe sur un ton fort aimable. Oh ! je vous en prie, chère mère, estimez assez votre Ernest, croyez assez à la gravité et au sérieux de son caractère pour croire qu’il ne se mêlera jamais à ces honteuses menées. Je suis désolé, bonne mère, que le manque d’espace vienne interrompre notre agréable conversation. Mais il faut que je témoigne à Monsieur Pasco et par lui à tous mes anciens maîtres, toute ma reconnaissance pour les soins que j’ai reçus d’eux. Vous vous chargerez, n’est-ce pas ? bonne mère, de présenter mes respects et mes souhaits à ces Messieurs du presbytère, ainsi qu’à tous nos parents et amis. Adieu, bonne et excellente mère, croyez que ce qui fait ma plus grande joie dans les heureuses nouvelles que je viens de vous communiquer, c’est que je crois qu’elles vous seront agréables. Vous connaissez la tendresse que Dieu a mise pour vous dans le cœur de votre fils respectueux et soumis.

E. RENAN


Les coquillages et les confitures avaient parfaitement fait le voyage. Les premiers excitent l’admiration de tout le monde, et les secondes rafraîchissent mes longues séances d’étude et me font penser à ma mère. Il y a

déjà un pot mis à sec.

XXXVIII


Tréguier, 18 janvier 1846.


Mon Dieu, mon pauvre Ernest, que tu me mets dans une pénible position entre prononcer contre ma pensée et contre le désir que tu me témoignes de quitter le collège Stanislas ; tu m’avais fait un récit si ravissant de la réception que tu avais reçue, des bontés et de l’intérêt que te témoignait le supérieur, que je suis toute étonnée que tu veuilles quitter un établissement qui te procure l’avantage d’obtenir tes grades littéraires. Je relis ta délicieuse lettre du 17 octobre que j’avais, dans ma folle joie de mère, communiquée aux nombreuses personnes qui s’intéressent à toi. Tu paraissais si heureux, si content, c’était ce qui me flattait le plus ; et maintenant, mon pauvre Ernest, où vas-tu te caser ? Le mieux que tu pourras, j’en suis bien persuadée, mais je n’ai pas grande opinion de toutes les maisons de pension, où tout est spéculation, et cela est fort juste. Si tu y as ta pension, on te fera faire de l’ouvrage en conséquence (ta pauvre sœur pourrait t’en donner des nouvelles). Si tu y payes ta pension, il en coûtera à ta pauvre bourse, tu voudras la ménager et cela par une délicatesse bien placée. Dans ton empressement de quitter Stanislas, tu crois que tu seras nourri et payé pour deux heures par jour de travail. Cela est impossible ; enfin, mon Ernest, je te laisse libre, persuadée que tu feras ton possible pour faire amener tout à une bonne fin. Tâche toujours d’être bien couché, et ménage ta santé, et soigne-toi bien.

Mon Dieu ! quel changement dans ta vie, à peine si j’en reviens ! Prends courage, mon cher enfant, tu vas aussi avoir ta petite part des tribulations, des déceptions, enfin ce qu’a tout le monde sur cette pauvre terre. Tu les cacheras à ta pauvre bonne mère (qui les devinera), comme s’il fallait que son enfant soit entouré d’une auréole de bonheur pour être aimé d’elle. Dis-moi les choses telles qu’elles sont, mon Ernest, je partagerai tes peines comme j’ai partagé tes joies. En avons-nous eu, mon fils ? Oui, de bien réelles. Espérons que le bon Dieu nous en réserve encore. Conserve toujours ce grand, ce joli caractère qui charme tous ceux qui te connaissent, et ne mets point de barrière entre tes premiers amis et toi. Cela, mon fils, ne t’obligera en rien, ils reconnaîtront en toi ce noble caractère qui est le partage des âmes bien nées, parce que, enfin, mon bon Ernest, il ne t’est pas venu dans l’idée que je veuille te faire entrer dans le saint état du sacerdoce malgré toi ? Tu avais nourri mon cœur et ma pensée de cette douce, de cette délicieuse espérance ; si elle m’est ravie, eh bien ! mon enfant chéri, tu me dédommageras par ta tendresse, et par le zèle que tu mettras à tâcher de te faire une carrière, puisque nous sommes sans fortune sur cette pauvre terre. Ne reste pas tard dans les bibliothèques, je t’en prie, les gazettes sont remplies d’attaques de nuit dans les rues de Paris.

J’ai eu aussi une lettre de ma pauvre bonne fille, la veille de son départ de Vienne. Il y a encore bien loin d’ici au moment où nous la verrons. Comme le bon Dieu dans sa douce, dans son aimable bonté a prévu le temps où sa chère présence nous sera nécessaire, même indispensable ! mon Dieu ! abrégez ce moment le plus que vous voudrez dans votre bonté !

Me voilà bien embarrassée pour l’adresse de ma pauvre lettre, parce que j’ai dans l’idée que tu as quitté Stanislas. Peut-être qu’elle va m’être retournée. Pars toujours, pauvre lettre, et puisses-tu trouver mon pauvre Ernest heureux et content Adieu, cher ange ; courage d’un côté, résignation de l’autre, et tout ira bien. Je t’embrasse bien tendrement. Ta mère et meilleure amie.

Ve RENAN


J’ai reçu, mon bon enfant, tes charmantes étrennes. Garde ton argent, pauvre petit, tu

en auras bien besoin.

XXXIX


Paris, le 25 janvier 1846.


Chère et excellente mère,

Je m’empresse de vous écrire pour vous annoncer une bonne et heureuse nouvelle c’est que j’ai passé avant-hier mon examen du baccalauréat avec un plein succès. Aussitôt que j’ai reçu du ministère l’autorisation dont j’avais besoin, je me suis fait inscrire, et presque aussitôt j’ai passé mon examen. La réussite, bonne mère, a été complète et j’ai pu m’apercevoir que les examinateurs étaient hautement satisfaits. J’en connaissais du reste déjà quelques-uns, et j’ai trouvé en eux la plus parfaite bienveillance. C’étaient tous des professeurs de la Sorbonne et des célébrités littéraires, Monsieur Ozanam pour la composition écrite, Monsieur Lacretelle pour l’histoire, Messieurs Garnier et Damiron pour la philosophie et la littérature, Monsieur Lefébure de Fourcy pour les mathématiques, la physique et la chimie. Monsieur Garnier a eu la bonté de m’inviter à la fin de l’examen à aller le voir, afin de causer plus longuement avec lui. J’ai accédé à son invitation, et j’ai passé une heure bien agréable avec un homme si aimable et d’un esprit si élevé. Il s’est offert à me donner tous les conseils dont j’aurais besoin pour la direction de mes études. Vous voyez, bonne mère, que la première épreuve m’a parfaitement réussi j’espère qu’il en sera de même des suivantes. Je me suis fait inscrire immédiatement pour la licence ; il est de règle qu’il y ait un an d’intervalle entre le baccalauréat et cet autre grade, et ce n’est pas trop pour la préparation sérieuse qu’il exige. Néanmoins, j’espère obtenir une dispense pour le passer à la séance d’octobre prochain.

Ce second grade, bonne mère, est de la plus haute importance, et quand on l’obtient, c’est un titre tout à fait honorable. Aussi est-il fort difficile à obtenir à Paris, surtout. Mais aussi arrivé là, tout est à peu près fini, car le doctorat qui vient après n’est plus qu’un travail d’amateur, livré au choix de chacun. On prend une thèse, que l’on travaille à sa manière. Puis on la fait imprimer, et on la soutient en Sorbonne. Voilà en quoi consiste cette dernière épreuve, qui n’est plus qu’un exercice honorifique. Vous voyez, donc, chère mère, que la fin de tous ces examens n'est pas aussi loin de nous que nous aurions pu le croire, puisque l’année prochaine, à cette même époque, j’aurai passé le seul grade réellement difficile, qui est la licence. Mais n’anticipons pas si vite sur l’avenir.

Pauvre bonne mère, comme votre dernière lettre m’a percé le cœur, en m’apprenant que le projet dont je vous parlais en ma dernière vous avait fait de la peine ! Quoi ! il sera donc vrai que j’aurai peut-être fait verser des larmes à ma bonne, à mon excellente mère, Maman, chère maman, je me jette à vos genoux pour vous en demander pardon. Oh ! s’il dépendait de moi de ne jamais vous causer la moindre ombre de peine, que je serais heureux de l’acheter même au prix du bonheur de ma vie entière ! Eh quoi ! un quart d’heure de joie causée à ma mère, ou bien un instant de chagrin que je lui aurais épargné ne suffiraient-ils pas pour compenser toutes mes peines ? Il n’y a que le devoir et la conscience qui ne puissent être sacrifiés à rien ici-bas. Oh non ! mère chérie, Dieu ne m’imposera jamais une si cruelle épreuve que de me placer entre ma mère et mon devoir. Toujours ces deux voix sacrées me parleront le même langage, toujours elles me conduiront de concert au bonheur. Maman, ma chère maman, que ne puis-je en ce moment vous voir pour rassurer votre tendresse alarmée ! Pouvez-vous craindre un instant, chère mère, pour le cœur de votre Ernest ! Ne sera-t-il pas toujours bon, pur, élevé, aimant ? Obéira-t-il jamais à d’autres voix qu’à celles du devoir et de la conscience ? Vous paraissez craindre, bonne mère, la nouvelle position que j’avais crue nécessaire pour l’exécution de mes projets. Mais, maman chérie, songez-vous que ce sont ces Messieurs de Saint-Sulpice qui me la proposent et pouvez-vous croire que je me trouve mal en sortant d’une main qui m’a toujours si bien dirigé ? Ces Messieurs du collège Stanislas ne seront nullement mécontents aussitôt que je leur parlai du projet que m’avait suggéré Monsieur Le Hir, ils le comprirent eux-mêmes et tout en me félicitant de cette heureuse fortune, ils me témoignèrent le regret qu’ils éprouveraient, si l’exécution de ce projet m’obligeait à me séparer d’eux. Ils me témoignent toujours la plus parfaite amitié, et me font sans cesse promettre qu’aussitôt ce travail achevé, et mes grades obtenus, je rentrerai parmi eux. Mais ils sentent fort bien qu’il n’est pas possible que je continue à remplir le poste que j’occupe et que je me livre en même temps à ce travail. Néanmoins, chère mère, je suis résolu à ne rien faire sans votre plein consentement. Si vous éprouvez de la peine à me voir accepter cette nouvelle place, eh bien, chère maman, je dirai à Monsieur Le Hir qu’il m’est impossible d’exécuter le plan qu’il m’avait proposé, et il n’en sera plus question. J’avais déjà pourtant si bien commencé ! N’importe, bonne mère, tout cédera à un désir de votre part. Peut-être, chère mère, n’avez-vous pas compris combien ce projet de la grammaire hébraïque était avantageux. Pour moi, j’y ai vu du premier coup un moyen sûr et prompt de hâter notre réunion et de terminer l’exil de notre amie. Vous ne m’en parlez pas dans votre dernière bonne mère, il semblait que vous en fissiez peu de cas je croyais que vous en seriez ravie.

Vous avez peine à croire, bonne mère, que pour deux heures de travail, on me donne ma pension et des appointements. Voici, chère maman, l’exacte vérité pour les deux heures de répétition du soir, on me défraie de la pension et de tout le reste, et l’on m’assure, en outre, des répétitions particulières que je donnerai quand je voudrai et dont tout le profit sera pour moi. Vous ne sauriez croire, bonne mère, comme ces répétitions se paient ici énormément cher. Vous saurez qu’une heure par jour (sans compter les jours de congé, etc.), se paie à raison de soixante francs par mois, et que les appointements ordinaires d’un répétiteur licencié et externe qui fait exactement ce qu’on me propose de faire, sont de deux mille francs par an. Comme je n’ai pas encore le grade de licencié et que d’ailleurs je prendrai ma pension dans la maison (ce qu’on évalue ici à douze ou quinze cents francs), je n’ai pas dû porter si haut mes prétentions. Cela doit au moins vous faire comprendre que les propositions que l’on me fait sont au contraire fort modiques. Quant aux égards, ils me sont assurés par ma position même, j’aurai fort peu de contact avec les élèves et jamais la moindre surveillance à exercer. Et puis, bonne mère, comprenez-vous combien ces répétitions me seront profitables à moi-même pour me préparer à ma licence ? Je ne les ferai qu’aux élèves des quatre classes supérieures ; tout le monde convient que c’est le plus utile des exercices.

Quant à l’isolement, ne le craignez pas trop, bonne mère. Comme je vous l’ai dit, je serai très près de Saint-Sulpice, et je pourrai aller aussi souvent que je le voudrai voir ces Messieurs et passer ma récréation avec eux. Vous me demandez, bonne mère, si j’ai quelque ami. Eh bonne mère, n’ai-je pas trouvé autant d’amis fidèles dans toutes les personnes avec lesquelles je me suis trouvé lié jusqu’ici ! Monsieur Dupanloup a été pour moi d’une bonté charmante dans toutes les visites que je lui ai faites ; la distance m’empêche de voir Monsieur Baudier aussi souvent que je voudrais mais à sa place, Monsieur Le Hir est devenu mon directeur habituel, et je ne puis vous dire quel trésor d’amitié et de bonté j’ai trouvé dans cet excellent cœur. Enfin tous ces Messieurs de Saint-Sulpice et d’Issy sont pour moi autant de pères et d’amis. Enfin, mes anciens condisciples, avec lesquels je vais d’ordinaire passer une partie de la soirée du mercredi soir, me témoignent plus d’affection que jamais. Quant aux conseils qui pourraient m’être nécessaires dans une autre sphère, je les trouverai abondamment dans Monsieur Garnier, Monsieur Julien, Monsieur Quatremère, et enfin, bonne mère, dans l’excellente amie de notre Henriette, mademoiselle Ulliac-Trémadeure, avec qui j’ai enfin fait connaissance. Quel cœur d’or, chère maman, et quelle affection pour notre pauvre exilée ! Oh quel bonheur j’ai eu à causer avec elle ! Elle me parle sans cesse de vous, ainsi que sa bonne vieille mère, qui me demande toujours de vos nouvelles, et qui est fort empressée de vous connaître. Quand donc, me demande-t-elle chaque fois, est-ce que madame Renan viendra à Paris ? Ah pauvre mère, pauvre mère, adieu. Il faut nous séparer. Que ne puis-je vous envoyer mon cœur au lieu de ma lettre, et vous y faire lire comme dans un cristal bien transparent vous y verriez au moins la plus tendre, la plus sincère, la plus vive et la plus pure des affections.

E. R.


Maman chérie, répondez-moi bientôt, s’il vous plaît. Je ne serai heureux que quand vous m’aurez dit que vous êtes contente de moi. Adressez sans aucune crainte vos lettres au collège Stanislas. Mère chérie, mère chérie,

si vous saviez combien je vous aime !

XL


Tréguier, 3 février 1846.


Comme je suis contente, mon cher Ernest, que tu m’aies écrit plus tôt que de coutume ! Je ne sais pourquoi, j’éprouvais une grande impatience de recevoir ta lettre ; un instant avant de la recevoir, je comptais avec tristesse les longs jours qu’il fallait encore attendre avant d’arriver à nos époques accoutumées. Je t’en remercie mille fois en récompense de ton exactitude, tu n’attendras pas bien longtemps la réponse.

Voilà donc un pas de fait, mon cher enfant, dans la carrière littéraire je ne m’attendais pas que cela fût arrivé si tôt. Tu auras travaillé comme un pauvre misérable Ernest, mon bon enfant, ménage ta santé ; elle m’est mille fois plus précieuse que la mienne. Tu travailles, je suis sûre, nuit et jour. C’est pour cela que j’ai regretté pour toi Stanislas, où je pense que toutes les heures sont marquées. Je sais que tu l’as quitté il y a longtemps ainsi n’en parlons plus. Je t’en supplie, dis-moi si tu t’es bien trouvé, je suis persuadée que oui, puisque les Messieurs de Saint-Sulpice t’ont adressé à cette maison. Donne-moi quelques détails sur ta nouvelle position ainsi que sur les cours que tu suis. Vas-tu quelquefois au cours d’un jeune professeur de littérature française duquel on fait un éloge charmant ! voici ce qu’en dit la presse « M. de Loménie a ouvert aujourd’hui son cours au Collège de France en présence d’un nombreux auditoire. Le jeune professeur a exposé dans un discours remarquable par l’élévation des idées et la générosité des sentiments l’objet de son enseignement de cette année. Les tendances progressives et en même temps modernes de M. de Loménie ont entraîné d’une manière complète les sympathies du public. Il exposera cette année l’histoire de la littérature française depuis Beaumarchais jusqu’à nos jours. » La feuille précédente, en l’annonçant comme suppléant à Monsieur Ampère, faisait l’éloge d’un ouvrage, plein de charme et de profondeur, sous le titre modeste d’« un homme de rien[21] ». J’ai beaucoup de plaisir avec le journal que je vois maintenant. Avec les villes et les campagnes, il s’occupe beaucoup d’instruction et la Chambre aussi. Monsieur de Carné disait, il y a quelques séances, que le tiers au moins des jeunes gens qui se présentaient aux examens du baccalauréat n’était pas reçu, faute d’instruction aux collèges universitaires ; on lui a répondu preuve que l’on est difficile, et que les examinateurs font leur devoir.

Courage, mon pauvre Ernest, je ne suis point d’avis que tu prennes beaucoup de répétitions cette année, surtout puisque tu t’occupes de l’hébreu. Je suis bien aise que tu t’occupes de cette étude, je suis fâchée maintenant de t’avoir privé du livre que tu m’as laissé ; peut-être qu’il t’est utile. S’il t’est utile, je pourrai te le faire passer sous bande par la poste. Cela ne coûtera presque rien ; j’avais été bien tentée l’autre jour de profiter de l’offre obligeante des demoiselles Kerguezec pour te l’envoyer ; je craignais que leur frère n’ait pu te trouver.

Je suis toujours sans lettre de notre chère voyageuse depuis la lettre de Vienne du 26 décembre. C’est bien ennuyeux. Dieu sait quand ils seront à Rome. Pauvre bonne fille, comme je suis pressée de lui écrire ! Depuis la lettre que nous lui avions envoyée d’ici pendant le congé, je ne lui ai pas écrit ; il y aura bientôt six mois. Je lui dirai de ne plus me condamner à un si pénible silence. Il paraît que tu lui avais écrit à Vienne ; tu as été plus fin que moi. J’en avais eu aussi grandement l’idée, mais je croyais que leur séjour devait être de peu de durée. De Saint-Malo je n’ai pas non plus de nouvelles, je vais leur écrire pour savoir ce que signifie ce silence. Je leur ai envoyé un gâteau et divers objets en tricot pour les enfants, je ne sais pas seulement s’ils les ont reçus. Il n’y a que toi qui m’écris, mon pauvre Ernest.

Mon Dieu ! que j’étais contente de recevoir ta lettre ! Il faudra, mon fils, que tu te procures du papier plus léger que le dernier ; on m’a fait compter le double port, c’est-à-dire la moitié de plus ; un franc vingt au lieu de quatre-vingt centimes ; dis-moi si les miennes te coûtent plus que quatre-vingt centimes, nous y mettrons ordre. Parle-moi aussi, mon pauvre enfant, de tes petites finances. Comment fais-tu pour avoir de l’argent quand tu en as besoin ? Tu t’adresses à Alain, je pense bien, peut-être que je ferai bien d’affranchir mes lettres, tu me le diras. Tu auras eu besoin de hardes parce que je crois bien que tu ne vas pas en soutane aux cours publics et tu as raison. Tu sais quel train il y a eu au cours de Monsieur Lenormant qui l’a forcé à donner sa démission. Toutes les nuances le regrettent, on peut regarder sa défaite comme un triomphe. Elle est motivée sur ce que Monsieur Le Clerc, doyen de la Faculté des lettres, lui a refusé son appui moral et lui a même déclaré qu’il désapprouvait son enseignement ou sa doctrine. Monsieur Lenormant a encore eu la générosité de lui adresser dans sa lettre au ministre des remerciements pour ses loyales explications.

Pauvre Ernest, peut-être que je t’ennuie avec tout cela. Que te dirai-je encore, mon enfant bien aime ? Te rassurer sur tout ce qui peut avoir rapport à ta position future ? Non, mon enfant, tu ne seras pas mis dans la cruelle alternative de prononcer entre ta conscience et les vœux que j’avais formés. Je remets le sceptre entre tes mains, persuadée que tu ne le laisseras pas tomber dans la fange. Je t’ai manifesté quelques craintes je n’ai pu, mon pauvre petit agneau chéri, m’empêcher de regretter pour toi les gras pâturages de Saint-Sulpice. Maintenant, gare à ta pauvre petite toison, si belle, si douce, si charmante puis, encore quelque chose que j’ai regretté, la jolie chambre que je m’étais formée dans mon esprit la cheminée à la prussienne, un joli feu sans besoin, mais pour le plaisir de tisonner comme ta pauvre mère, les jolis petits rideaux de fenêtre, idem sur le lit, place à tout, à la nombreuse bibliothèque Maintenant je te vois dans un long dortoir plein d’élèves qui ronflent aux deux extrémités, toi qu’une pauvre petite souris empêchait de dormir. Je ris comme une pauvre vieille sotte, eh bien ! tant mieux, alors on n’a de chagrin avec rien. Malgré la longueur de ma lettre, il faut que je manifeste ma joie de ce que Monsieur Le Hir et toi soyez en communauté de science, et que tu l’aies choisi pour ton ami. Consulte-le quand tu te trouveras embarrassé comme je crois te l’avoir déjà dit, cela ne t’engage à rien, mais il faut un ami à un cœur aimant comme le tien. Présente-lui mes respects et témoigne-lui ma reconnaissance.

Me voici embarrassée ; je ne sais pas si je vais mettre ma lettre dans une enveloppe, dans la crainte qu’elle ne te coûte vingt-quatre sous, je vais essayer. Alors je vais te parler de nos affaires ici. Les cerbères ont délogé, si bien que tout est fermé à l’exception de la petite cuisine où ils ont logé une pauvre malheureuse famille avec cinq enfants qui ne jouit pas d’une trop bonne réputation. Et qu’importe ? je m’arrangerai bien avec eux ; si leur voisinage me fatigue, j’irai passer trois mois au couvent, en attendant votre arrivée, mes enfants. Mon Dieu ! le joli rêve ! nous serat-il donné, mon enfant chéri, de le voir se réaliser ? pauvre fille, depuis près de huit ans que je ne l’ai vue ! Si tu as des nouvelles avant moi, tu m’en feras part. Je suis enchanté de la visite que tu as faite aux dames Ulliac et du souvenir qu’elles ont conservé pour Henriette. Cela fera bien plaisir à ta pauvre sœur et à moi aussi, mon fils. Comme tu dis, ce doit être un grand caractère, d’après ses ouvrages ; présente-leur aussi mes respects quand tu auras occasion de les voir.

Tu me donneras dans ta prochaine ta nouvelle adresse, il ne faut pas abuser de l’autre adresse. Ne tarde pas trop à m’écrire, puisque je ne reçois de lettre que de toi, et que je n’ai pas d’autre consolation au monde que de recevoir des nouvelles de mes enfants. Ma lettre est commencée depuis hier et ne partira que demain matin, enfin tu l’auras dimanche. Adieu, mon enfant chéri, puisses-tu ne jamais oublier la vive et sainte tendresse que te porte ta bien tendre mère.

Ve RENAN

XLI


Paris, 8 février 1846.


Mère chérie,

Il faut que tout de suite je vous écrive encore pour décharger mon cœur et vous dire toutes les impressions que votre dernière lettre que j’ai reçue aujourd’hui même a excitées dans mon cœur. Et puis, chère mère, j’ai une bonne nouvelle que je ne puis vous cacher plus longtemps, c’est que j’ai reçu des nouvelles de notre amie, datées de Florence. Jugez de mon bonheur, je vous envoie sa lettre même, où vous trouverez les détails ravissants de son voyage. Elle est à Rome depuis longtemps, et nous ne tarderons pas à recevoir d’elle une lettre datée de la ville éternelle. Mon Dieu ! chère mère, c’est maintenant que j’aime à penser à elle, à ses agréments et surtout aux joies qui suivront. Dans trois ou quatre mois, chère mère, y songez-vous ¿

Pauvre bonne mère, qui a pu déjouer l’innocent artifice par lequel je croyais vous éviter quelques moments de peines ! Ah ! mère chérie, que je me reproche maintenant d’avoir usé une fois envers vous de ce petit détour ! Maman, bonne maman, me le pardonnerez-vous ? Dieu m’est témoin que je n’avais d’autre intention que de vous épargner quelque peine. Mon Dieu ! mon Dieu ! ma bonne mère aura peut-être pleuré, et son Ernest en aura été la cause, oh j’en serai toujours inconsolable ! Mais, maman chérie, voyez la position où je me trouvais. Quand on me proposa la place que j’ai acceptée, on ne me laissa pas de délai. Il fallait tout de suite un oui ou un non. Et je ne pensais pas alors que cela fit du côté de ma bonne maman aucune difficulté. Mon Dieu ! je fis peut-être mal, puisque maman n’a pas été contente. Mais au moins je croyais bien faire, mon intention était pure. Ah ! si je pouvais voler là-bas dans cette mansarde chérie, m’asseoir au coin du feu, à côté de la petite table, auprès de ma mère chérie, et là lui ouvrir mon cœur ! Maman chérie, êtes-vous contente ? Mon Dieu que cette alternative me désole ! Ah ! quelle épreuve, chère mère ! ! Et pourtant ma conscience est tranquille et pure. Je n’ai fait qu’obéir à ce que je croyais mon devoir, je n’ai fait que suivre la ligne que des mains qui m’ont toujours si bien guidé traçaient devant moi. Monsieur Le Hir et Monsieur Dupanloup surtout ont été mes grands instigateurs, et je pourrais vous envoyer telle lettre de Monsieur Dupanloup, où il m’en donnait l’ordre formel. Et puis, chère mère, quelle idée vous vous êtes faite de la place que j’occupe ! Figurez-vous bien qu’elle est cent fois plus agréable et plus douce que celle que j’occupais au collège Stanislas. Nulle surveillance à exercer, rien que des répétitions, ce qu’il y a de plus utile et de plus agréable, et j’ajouterai de plus lucratif. Je ne suis nullement obligé, bonne mère, de coucher au dortoir ; j’ai une petite chambre charmante, avec lit, cheminée, etc. Elle me rappelle nos mansardes par sa forme, sa tapisserie et aussi par son rapprochement du ciel ; elle est au troisième étage, mais je ne le regrette pas ; on a la vue et l’air pur, on est élevé au-dessus des cris et du caquetage de la rue, quoiqu’il n’y en ait guère dans la rue que j’habite. Si vous voulez trouver cette rue, prenez votre plan de Paris, chère mère, dirigez vos regards vers cet ancien quartier qui vous était connu du temps où notre Henriette habitait encore ces lieux. Vous êtes dans la rue Saint-Jacques, n’est-ce pas ? mais vous n’êtes pas encore dans ma rue. Vis-à-vis la rue Saint-Jacques, vous voyez une autre longue rue, qui se dirige parallèlement à la première, et qui longe le jardin du Luxembourg c’est la célèbre rue d’Enfer, dont le nom ne doit pas vous effrayer, et d’ailleurs rassurez-vous, ce n’est pas encore ma rue. Entre ces deux longues rues, n’en voyez-vous pas une petite qui traverse de l’une à l’autre, à la hauteur de l’église St-Jacques-du-Haut-Pas, et de l’institution des Sourds-Muets ? Cette rue, si vous lisez bien, s’appelle la rue des Deux-Églises[22]. Eh bien ! chère mère, prenez le n°8 de cette rue, et vous aurez le domicile de votre pauvre Ernest.

Cette rue, chère mère, a des propriétés et des qualités toutes particulières et bien rares à Paris. C’est, je crois, la plus tranquille et la moins populeuse de cette vaste cité. Vous saurez, d’abord, qu’il n’y a de maisons que d’un côté, parce que l’autre côté est occupé par le mur des Sourds-Muets ce qui est un immense avantage pour l’agrément de la vue qui s’étend au loin. Et puis, bonne mère, croiriez-vous que toutes ses maisons du côté habité se réduisent à deux, une institution de demoiselles, et celle que j’habite. Il y a pourtant huit numéros, parce que l’église Saint-Jacques et la sacristie, qui sont aussi de notre côté, en forment deux. Voilà donc, chère mère, une véritable rue de petite ville ; on dirait la rue Stanco ou la rue des Frères. Après cette description topographique, si vous voulez, chère mère, vous faire une idée de ma jolie vue, approchez-vous avec moi de ma fenêtre, levons les persiennes, dont on se passe encore au soleil de février, et regardons ensemble. Quel est cet immense édifice, qui est là à notre droite ? C’est, chère mère, cette institution célèbre où par des procédés habiles on parvient à donner aux malheureux sourds-muets les bienfaits de l’éducation. Je vois, bonne mère, ces pauvres enfants, tous les soins que l’on prend d’eux pour développer leur intelligence, et je suis quelquefois touché jusqu’aux larmes de leur air simple et ingénu. J’ai sous mes fenêtres leur vaste parc, orné de pièces d’eau et de bosquets touffus, ma récréation est de les regarder se livrant à leurs jeux muets et silencieux, mais gais et paisibles, et animés par les signes qu’ils s’adressent et la cordialité qu’ils se témoignent.

Mais continuons, chère mère, notre petite revue. Toujours à notre droite, nous entrevoyons tout près de nous le clocher et l’église de Saint-Jacques, la paroisse de notre Henriette autrefois, et, là-bas, derrière l’institution des Sourds-Muets, le vaste dôme du Val de Grâce. Enfin, bonne mère, j’entrevois là une maison qui m’est bien chère et sur laquelle j’arrête bien souvent mes regards. C’est celle que notre Henriette a habitée durant les dernières années de son séjour à Paris, celle où je l’ai vue malade, triste et souffrante. Ah ! maman, que de souvenirs et de réflexions ! Avançons ; devant nous, là-bas, dans le lointain, au delà de ce petit bois, où s’amusent nos petits sourds-muets, quelles sont ces masses graves et imposantes ? C’est l’Observatoire, chère mère, et au-dessus d’énormes échafaudages. C’est que l’on construit là, bonne mère, sur la plate-forme, une chambre à M. Arago, dont les toits et les murs seront tout en cristal. Il passera les nuits là avec sa lunette à regarder la lune et les étoiles. Avançons, chère mère ; voyez-vous, la-bas, au coin du boulevard du Mont-Parnasse, une petite maison carrée, à un étage, comme les maisons de Tréguier, située au milieu des arbres et des jardins ; c’est, chère mère, la maison des dames Ulliac, si bonnes, si simples, si pleines d’affection pour nous. — Et, à notre gauche, bonne mère, que verrons-nous ? De beaux arbres qui bientôt seront verts, des promeneurs, des dames qui lisent le journal au soleil de février, des petits enfants dans des voitures traînées par des chèvres, etc. C’est le Luxembourg, chère mère, charmante promenade bien tranquille et fréquentée par toutes les personnes du meilleur ton. C’est que ce quartier, bonne mère, est le plus sain de tout Paris, à cause du voisinage des arbres et des promenades. Enfin, bonne mère, n’entrevoyez-vous pas là-bas, bien loin, du côté de la Bretagne, ces hautes collines couvertes de bois ? C'est hors de Paris, bonne mère, ce sont les collines de Meudon et de Saint-Cloud, où j’allais me promener autrefois, quand j’étais à Issy. Et ces grosses cloches que nous entendons ? Ce sont, bonne mère, les cloches de Saint-Sulpice, dont le beau son me fait palpiter le cœur. Pauvre mère, voilà que j’ai perdu mon temps à me promener ainsi avec vous sur tout mon horizon et je n’ai pas songé à vous parler de choses plus importantes.

Le premier besoin, bonne mère, d’un cœur élevé et honnête, ce sont les égards et les bons procédés je n’ai qu’à me louer sous ce rapport de tout ce qui m’environne. J’ai peu de rapports avec les maîtres de la maison je ne les vois guère qu’aux repas mais ils sont pleins d’attentions et de soins pour moi. Ce sont surtout des gens très religieux, et leur institution est connue partout sous ce rapport. Quant aux élèves, ils m’aiment beaucoup ; je les caresse et les encourage, et cela leur plaît beaucoup. Au premier jour de l’an, j’ai été accablé de dragées et de bonbons. Pauvre mère, il faut finir, je réserve pour ma prochaine lettre une foule de choses intéressantes. Mon adresse : rue des Deux-Églises, 8, institution Crouzet ; mais il n’est pas nécessaire d’ajouter ceci. Maman chérie, une lettre le plus tôt possible, n’est-ce pas ? Mon cœur ne pense qu’à vous. Courage, mère chérie, bientôt… bientôt… Et puis, mère, au nom du ciel, n’allez pas au couvent, non, j’aime mieux encore vous savoir dans vos mansardes. Voyez-vous quelqu’un pour vous distraire ? à Bientôt… bientôt… bonne mère !  ! Adieu, maman chérie, adieu, la meilleure des mères, puissiez-vous être aussi heureuse que le voudraient mes souhaits. Puissent vos jours être désormais filés de soie ! J’attends tout, bonne mère, de l’avenir, et d’un avenir fort rapproché. Adieu, une dernière fois, votre fils tendre et respectueux, E. Renan.

E. R.

XLII


Paris, 24 février 1846.


Chère bonne mère,

Presque aussitôt que j’ai reçu votre lettre, il faut que je vous écrive ; chacune d’elles produit sur moi de si vives impressions que c’est une nécessité pour moi de les verser dans le cœur de ma mère. Je laisse donc les badauds courir après le bœuf gras et son cortège, et je viens passer délicieusement mon après-midi avec vous, ô la plus chère et la meilleure des mères. Ô maman chérie, que j’avais besoin de recevoir votre dernière lettre, et pourtant elle m’a fait bien de la peine en m’apprenant que vous aviez souffert, et que votre Ernest en avait été la cause bien involontaire. Vous me pardonnez, dites-vous, pauvre chère maman hélas j’ai donc commis une faute une faute envers ma mère, oh j’en serai toute ma vie inconsolable. Mon Dieu que ne puis-je vous faire comprendre la circonstance difficile où je me suis trouvé, Monsieur Dupanloup, Monsieur Le Hir m’entraînant d’un côté, la crainte de déplaire à ma pauvre mère me retenant de l’autre. Ah si j’avais su que cela dût lui coûter des larmes, mon Dieu je leur aurais dit non de bon cœur. J’en étais tout en colère contre ceux qui m’y avaient entraîné, Monsieur Dupanloup surtout qui me poussait l’épée dans les reins. Je ne puis vous dire tous les moyens qu’il a employés pour me retirer de Stanislas, jusqu’à me proposer d’aller passer huit jours à la campagne avec Monsieur de Ravignan, pour colorer ma sortie aux yeux de ces Messieurs. Mais cela n’a pas été nécessaire. Et puis, chère mère, savez-vous que le projet était tentant ? Plus j’avance, plus je vois que l’affaire de notre grammaire hébraïque est inappréciable. Elle sera finie bien plus tôt que je ne le pensais et je suis parfaitement satisfait de ce que j’en ai déjà fait. Je l’ai communiqué à Monsieur Le Hir qui en a été enchanté. J’y reviendrai, bonne mère, mais auparavant, il faut que je vous rassure encore sur ma position actuelle.

En vérité, chère mère, vous vous la dépeignez sous de bien noires couleurs. Eh bien ! je puis vous assurer dans toute la franchise de mon âme, que, quoique je fusse fort bien à Stanislas, néanmoins je suis incomparablement mieux ici. Presque tout mon temps est à moi, et le temps qui m’est pris est employé utilement ; ces répétitions, bonne mère, données aux classes avancées sont le meilleur exercice pour les grades littéraires. Et puis, bonne mère, savez-vous que le titre de répétiteur des classes d’un collège n’est nullement à dédaigner ; on n’y admet d’ordinaire que des licenciés, et ce n’est qu’après avoir reçu de Saint-Nicolas les renseignements les plus satisfaisants sur mes études qu’on s’est décidé à me confier cette charge, plus difficile en un sens que celle du professeur, qui peut préparer sa classe autant que bon lui semble, au lieu que le répétiteur est obligé de prendre les devoirs tels qu’on les lui envoie, sans savoir quels ils seront. Du reste tous les élèves sont enchantés de la manière dont je m’en tire, et je leur fais beaucoup de bien par la manière douce et morale dont j’agis avec eux. Mon Dieu ! chère mère, quelle idée vous vous êtes faite des pensions en vérité, peu m’importe ce que sont les autres ; mais celle-ci est, je peux vous l’assurer, la maison la plus honnête, la plus rangée, la plus religieuse qu’on puisse voir. Monsieur Crouzet a fait lui-même des études théologiques dans un séminaire. Elle est du reste si peu nombreuse, qu’on croirait la maison déserte il y a à peine dix-huit à vingt élèves, ce qui, comme vous le comprenez, est ce qui me convenait le mieux. Ce sont tous des enfants de bonne famille, et parfaitement élevés. Je n’ai jamais vu une réunion d’enfants d’un caractère plus souple et plus facile à manier ; mais aussi ils ont généralement le défaut du caractère parisien d’une amabilité charmante, mais mous et faibles comme de la paille mouillée. Impossible de les appliquer aux choses sérieuses ; heureusement que ce n’est pas mon affaire. Quand je compare cela à nos petits paysans, si intelligents sous leur écorce grossière, je regrette que tant de natures riches et énergiques ne viennent pas supplanter ces petits enfants de salon. Ils contrastent singulièrement avec mes lurons de Stanislas, qui étaient bien la troupe la plus éveillée et la plus spirituelle, mais aussi la plus espiègle du monde. Cette pension dépend du collège Henri IV, et c’est là que les élèves vont en classe ; ce sont donc les devoirs de ce célèbre collège que je corrige tous les jours ; je me suis trouvé par là en rapport avec les professeurs les plus fameux de Paris.

Vous avez l’air de croire, bonne mère, que ma chambre est une mansarde suspendue entre ciel et terre, sans cheminée, etc. Non, non, bonne mère, c’est une fort jolie chambre, avec cheminée en marbre, etc. Il y a plus, c’est que j’ai autour de moi deux ou trois chambres vides, dont je puis user à mon gré. La pension, comme je vous l’ai dit, est fort peu nombreuse, et pourtant notre immense maison pourrait contenir une soixantaine d’élèves. A peine le premier étage est-il occupé par les besoins de la pension, tout le reste est vide, en sorte que c’est un repos que je n’avais pas encore trouvé depuis que j’ai quitté Issy. Si on n’entendait au loin le roulement des voitures, et les chanteurs en plein vent, qui inondent par essaim ces quartiers de gens retirés, on se croirait à cent lieues de Paris. J’ai pourtant porte à porte de ma chambre un voisin des plus aimables. C’est un jeune homme, qui se prépare à prendre ses grades dans la science, après avoir remporté au lycée Henri IV et au grand concours les plus brillants succès. C’est le fils d’un des plus célèbres médecins de Paris, Monsieur Berthelot. J’ai connu peu de jeunes gens aussi distingués, aussi religieux, aussi graves il semble que nous fussions taillés l’un pour l’autre. Aussi après nous être longtemps étudiés l’un l’autre, en nous tenant dans les limites de la politesse, nous avons reconnu que nous étions dignes d’être amis. Au milieu de nos longues études, nous allons nous délasser en passant un quart d’heure au coin du feu l’un de l’autre. Souvent même nous travaillons ensemble, le soir surtout. Il a voulu à toute force que je lui apprenne l’hébreu, et il m’aide beaucoup dans le travail de ma grammaire.

Pauvre chère mère, j’ai tant de choses à vous dire que je ne sais par où commencer pour débrouiller ce chaos. Je vous ai parlé de ma grammaire hébraïque c’est qu’elle avance étonnamment, bonne mère, j’ai été surpris en relisant mes notes de voir que je n’avais presque rien à y changer. Mais je veux les enrichir de recherches nouvelles. Pour cela, je fais de longues séances dans les bibliothèques ; demain j’irai passer ma journée à la Bibliothèque royale car celle-là est si loin, qu’il faut partir dès le matin, et ne revenir que le soir ; j’entends à trois heures, parce que toutes les bibliothèques ferment à cette heure. Ainsi ne soyez pas inquiète sur mes courses de nuit je n’en fais absolument aucune. Si je n’avais pas autre chose à faire, ma grammaire serait, je crois, achevée vers le mois d’août mais, comme je travaille aussi à ma licence, que je passerai probablement au mois d’octobre, je serai obligé d’en retarder un peu l’achèvement du reste, le travail ne pourra qu’y gagner, et il serait difficile d’ailleurs que l’impression fût terminée pour le commencement de la prochaine année scolaire. Car les épreuves de ces ouvrages sont énormément longues à corriger. C’est là qu’il faudra de la patience, bonne mère !

Je suis très assidument les cours de la Sorbonne et du Collège de France, qui me sont utiles pour ma licence. Je vous en parlerai avec détail la prochaine fois. C’est vraiment ravissant figurez-vous deux ou trois heures passées tous les jours avec ce que le monde littéraire possède de plus distingué. Tous ces brouillons, qui au commencement de l’année venaient empester notre paisible salle, ont été heureusement mis à la porte, et maintenant nous sommes tranquilles. Il n’y a que le digne Monsieur Lenormant qui en ait pâti ; mais les gens sensés sont pour lui, et j’ai pu voir de mes propres yeux tout le dégoût que témoignaient les personnes graves contre les menées de sept à huit mauvais sujets ; car je peux certifier qu’ils n’étaient pas davantage mais vous comprenez que sept à huit brouillons peuvent faire du bruit comme cent, au lieu que les gens sages se taisent. Mais ce silence à lui seul est bien éloquent. Le cours de Monsieur Ozanam surtout est ravissant ; aussi est-il interrompu par des applaudissements continuels, et pourtant ce n’est qu’une apologie constante de tout ce qu’il y a de plus saint et de plus respectable. Je vous envoie sous bande, bonne mère, le programme de tous les cours qui se font dans Paris ; j’ai marqué d’un petit trait ceux où je suis le plus assidu. Vous pourrez me suivre ainsi suivant tous les jours de la semaine. Je vous donnerai la prochaine fois plus de détails.

Cette fois, bonne mère, il faut que je vous donne encore l’ordre de ma journée. Cet ordre n’est pas le même pour tous les jours, bonne mère, parce que les cours et les bibliothèques ne sont pas aux mêmes heures ; je vous donnerai la prochaine fois l’ordre pour chaque jour de la semaine. Voici généralement comme se passe chaque journée. Le premier déjeuner, bonne mère, a lieu à huit heures ; il suffit donc que je sois levé pour ce moment mais je ne dépasse jamais six heures et demie ou sept heures cela dépend de l’heure où je me suis couché la veille. A huit heures, un premier déjeuner, qui se compose du lait chaud et du petit pain mollet. Puis je travaille jusque vers neuf heures et demie ou dix heures. Alors j’ai ordinairement quelque cours, où je me rends trois fois par semaine, mardi, jeudi, samedi, je donne aussi à onze heures une répétition de mathématiques à un élève qui se prépare à entrer à l’École polytechnique. A midi, a lieu ce qu’on appelle ici le déjeuner ; c’est un vrai dîner, plat de viande, plat de légumes, dessert, etc. Puis je vais à mes cours de l’après-midi, qui m’occupent ordinairement jusqu’à trois ou quatre heures. Alors je reviens, je travaille dans ma chambre, et à trois heures a lieu notre dîner (nous autres nous dirions souper) potage, plat de viande, plat de légumes, dessert. Après le dîner, quelques moments de causette avec Monsieur Berthelot dans le parc, ou au coin du feu, s’il fait mauvais temps. Puis je travaille jusqu’à sept heures. A sept heures, je vais donner mes répétitions qui m’occupent ordinairement jusque vers neuf heures. Alors je remonte dans ma chambre et je pousse mon travail aussi loin que bon me semble. Néanmoins je dépasse rarement minuit. Quand il n’y a pas de cours le matin ou le soir, je vais à quelque bibliothèque, soit Sainte-Geneviève. Mazarine ou de l’Institut, pour laquelle Monsieur Stanislas Julien, à qui j’ai été porter félicitations de son nouvel honneur, m’a procuré entrée : car celle-ci n’est ouverte qu’aux membres de l’Institut, ou à ceux qui s’y présentent avec une lettre de l’un d’eux.

Quoique cette vie soit fort occupée, chère mère, elle ne me fatigue pas du tout. C’est pour moi un exercice fort salutaire d’aller et de venir quatre ou cinq fois par jour de la Sorbonne, du Collège de France ou des bibliothèques. Pendant ce temps-là, je pense à ma mère, je me délecte de charmantes espérances, je nourris mes chères réflexions ; car dans ces rues de Paris, où l’on n’est connu de personne, on est libre comme dans sa chambre. Et puis, chère mère, j’ai à côté de moi l’église Saint Jacques, où je vais prier Dieu et reprendre des forces. Souvent aussi je vais à Saint-Sulpice, surtout le dimanche, et puis régulièrement tous les huit jours, pour voir Monsieur Le Hir. Mon Dieu chère mère, quel ami j’ai trouvé en lui, je ne puis vous dire tout ce que je lui dois. Il parle de moi à tout le monde, à Monsieur Quatremère, etc. Il veut absolument me pousser dans les langues orientales, aujourd’hui si peu cultivées. Vous comprenez qu’un ouvrage sera le meilleur introducteur. Mon Dieu ! mon Dieu ! l’espace me manque, je crains même d’avoir dépassé les limites du poids, et j’aurais encore tant de choses à dire à ma pauvre mère Je n’ai encore reçu aucune nouvelle de notre chère voyageuse de Rome. Que je vous remercie, chère mère, de m’avoir fait part des vôtres. J’en attends tous les jours. Que j’aime à me reporter vers elle dans cette capitale du monde et des arts ! Jugez de ce qu’elle aura à nous raconter, bonne mère, dans un jour qui n’est pas loin. Adieu, adieu, chère maman, je vous envoie mon cœur lisez-le et voyez s’il vous aime. Une lettre bientôt, mère, pour me dire que vous êtes contente. Adieu, adieu.

Votre fils tendre et respectueux,

E. RENAN

XLIII


Henriette Renan à sa mère.


Rome, 15 mars 1846.


J’ai bien des lettres en retard, bien des réponses arriérées, ma bonne mère, mais je les remets toutes pour vous écrire au plus tôt, vous voyant livrée à des inquiétudes que j’espère diminuer beaucoup par mes explications, et peut-être même dissiper entièrement. Ces seuls mots vous diront que je veux vous parler d’Ernest et de ce qui s’est passé relativement à lui depuis quelques mois. En effet, chère maman, j’ai connu successivement et les motifs qui le faisaient agir et les différentes déterminations qu’il a prises. Dès les premiers moments, j’aurais voulu qu’il vous les communiquât de même ; je le lui ai fortement conseillé attendu que les détours, même les plus innocents, ne sont à mes yeux que des détours, c’est-à-dire des choses qu’il faut éviter avec soin. La crainte de vous faire de la peine, de vous affecter trop vivement par une nouvelle inattendue, l’espérance de vous amener sans secousse à envisager un changement possible dans son avenir, voilà ce qui l’a retenu, ce qui l’a porté à me supplier avec les plus vives instances de garder pour moi seule ce qu’il me confiait. Maintenant, chère maman, que je vois dans quelles incertitudes vous avez été plongée, je regrette, et de toute mon âme, de n’avoir pas suivi mon impulsion personnelle, car je vous assure, ma bonne mère, en toute sincérité, qu’il n’y a rien à cacher, qu’il n’y a rien d’affligeant dans ce que j’ai à vous apprendre. Vous le penserez comme moi, lorsque je vous aurai raconté les différentes phases de cette affaire.

Il y a environ dix-huit mois que j’ai vu poindre pour la première fois dans les lettres d’Ernest de l’hésitation à s’engager dans la carrière vers laquelle on avait, peut-être imprudemment, dirigé son enfance. Aucune répulsion ne fut d’abord exprimée, mais il se plaignait de l’opinion qui rend un jeune homme responsable des actions d’autrui, puisqu’il porte la peine de décisions qui ont été prises dans un âge où sa raison n’était pas encore développée. Je devais répondre, je répondis qu’en effet cette opinion serait une barbarie si elle existait, mais qu’une âme honnête ne pouvait la partager ; que nul d’entre nous n’avait eu l’intention ne pouvait avoir le désir de décider de son sort qu’au nom de tout ce qu’il y a de plus respectable, je le suppliais de n’écouter, en matière si grave, que les inspirations qui lui seraient propres, que les enseignements de sa raison et de sa conscience.

Dans les premiers mois de l’année dernière, il m’écrivit de nouveau et me dit qu’il était résolu à s’arrêter un peu, à se donner le temps d’envisager ce qui l’attendait, ce qui avait été tracé pour lui dans un temps où il n’était certainement pas d’âge à choisir. Comme je le devais, j’applaudis beaucoup à cette résolution, je l’engageai à tout juger par lui-même, en lui répétant, ce qui est parfaitement vrai, que toute influence devait cesser ici, que lui seul devait approfondir et décider. J’ajoutais que j’étais toute prête à le seconder matériellement, et que je laissais à sa disposition de passer deux ans à l’étranger ou de se livrer pendant le même temps à des études libres dans Paris. Et lui et moi nous penchâmes d’abord pour le premier des moyens puis, nous revînmes au second, comme plus propre à lui former une nouvelle carrière, s’il se décidait pour un changement, ce qui à chaque lettre me paraissait de plus en plus probable. Plusieurs mois s’étaient écoulés dans cette correspondance les vacances approchaient je l’engageai à les passer près de vous, chère maman, et à profiter de ce temps pour vous parler franchement de sa situation. Je cherchai à l’encourager en lui disant, ce qui ne peut être que juste, ce me semble, qu’une mère aime son enfant pour lui et non pour elle, que dans sa tendresse il n’y a pas de personnalité, et que par conséquent vous ne sauriez être affligée de le voir s’éloigner d’une carrière qui ne pouvait pas le rendre heureux. J’ajoutai que si cet aveu lui était pénible, je me chargeais de vous l’écrire, persuadée que vous ne pouviez désirer que le voir agir avec sagesse et prudence. Ce fut alors qu’il me demanda en grâce de me conformer à ce qu’il désirait pour vous, chère maman, et ce fut alors aussi que je lui adressai à Tréguier cette lettre que vous avez vue et dans laquelle je lui conseillais, à son retour à Paris, de s’établir dans une chambre d’étudiant et de faire les démarches ainsi que les études nécessaires pour obtenir ses grades dans les Facultés des Lettres et des Sciences. Un peu plus tard, je lui adressai à Saint-Malo des détails et des renseignements relatifs à son logement, à sa pension, à tout ce qui pouvait lui causer quelque difficulté. D’abord, il modifia un peu les conseils que je lui avais donnés, mais bientôt il dut y revenir. Vous savez, chère maman, qu’à son arrivée à Paris il se rendit dans la maison où il avait passé les deux ou trois dernières années et qu’il en ressortit presque aussitôt pour entrer au collège S... Le motif qui lui a fait quitter ce second établissement n’est pas celui qu’Alain exprimait dans sa lettre à mon oncle Forestier. Ernest connaissait cette maison, et s’il avait craint l’entourage dont il était question, il n’y serait pas entré. Sa rupture avec les directeurs de ce collège est tout à fait à son avantage, et je ne puis que l’en approuver hautement. Il mérite sur ce point d’autant plus d’éloges qu’il a agi de lui-même, sans avoir l’appui de mes conseils : les déplacements de mon voyage ont été cause que j’ai reçu presque en même temps la nouvelle de son entrée dans cet établissement et celle de sa sortie. En ceci, chère maman, je ne puis pas le justifier par des détails, car j’écris une lettre qui sera lue à la poste ; mais je vous dirai seulement, et j’espère qu’en attendant mieux, vous me croirez sur parole, qu’on a manqué envers lui de bonne foi, et qu’il était de son devoir de quitter cette maison.

Il revint alors aux conseils que je lui avais donnés pendant les vacances ; mais, délicatement, ne voulant pas puiser dans la bourse que je lui ouvrais de grand cœur, il prit sa chambre d’étudiant dans une institution parfaitement honorable où il s’est fait une position temporaire telle qu’il pouvait la souhaiter. Il trouve dans cette maison égards et convenance dans la vie matérielle ; il y donne deux ou trois heures de leçons dans chaque journée, et reçoit en retour sa pension, sa chambre, son blanchissage, etc. En outre, il a dans le même établissement quelques répétitions particulières qui lui donnent chaque mois ce qui lui est nécessaire pour ses autres dépenses, et même au delà, d’après ce qu’il me dit. J’ai appelé sa situation présente position temporaire, parce qu’il est bien entendu qu’elle n’a été acceptée que pour le temps qu’il doit consacrer à obtenir ses grades. Il vient de passer l’examen du baccalauréat au mois d’octobre ; il peut subir celui de la licence, et une fois licencié il peut prétendre à un enseignement élevé, sa carrière se trace tout naturellement et sans difficulté. Vous le voyez donc, ma chère maman, il n’y a d’inquiétudes à se faire ni dans le présent, ni dans l’avenir. Dans le présent, il se suffit, il a le temps de se livrer à des études, de suivre tous les cours d’enseignement supérieur, et il est dans un établissement que j’ai toutes les données nécessaires pour bien juger. Dans l’avenir, il a en perspective certaine, mais sans aucune obligation, une carrière qui lui attirera de l’estime, de la considération, et qui lui donnera une existence indépendante et assurée. Je ne l’ai poussé à rien, je ne l’ai engagé à rien, bien loin de là, je n’ai cessé de lui répéter que lui et lui seul devait décider de son avenir, que nul ne doit ni ne peut avoir d’influence en pareille matière, puisque ce qui semble du bonheur à l’un est souvent du malheur pour un autre ; mais j’ai dû lui prêter mon appui, l’aider de toutes mes facultés, du moment qu’il m’a dit que sa conscience pourrait lui faire un devoir de ne pas suivre l’impulsion qu’on lui avait donnée. Dieu m’a donné la possibilité d’accomplir cette grande tâche matériellement, en lui envoyant des fonds auxquels il n’a pas voulu toucher, mais qui ne cesseront d’être à sa disposition tant que cela pourra être utile, en lui fournissant des renseignements sur tout ce qui pouvait être pour lui une cause d’embarras intellectuellement, en le recommandant à des hommes éminents et distingués dont la bonne volonté pour moi ne pouvait m’être suspecte. Un de nos savants orientalistes que j’ai beaucoup connu à Paris ainsi que toute sa famille, a, pour moi, parfaitement accueilli notre Ernest et l’aidera en toutes choses pour les langues anciennes de l’Orient qui peuvent lui être une si grande ressource ; un autre homme excellent, dans lequel, ainsi que dans sa femme, je trouvais une très agréable société, lui a déjà rendu un grand service et est tout disposé à lui en rendre encore au ministère de l’Instruction publique où il occupe une place élevée ; un troisième se charge des détails relatifs aux choses positives de la vie ; enfin jamais jeune homme de vingt trois ans ne fut plus entouré d’appuis et de bienveillance. Tout ceci, très chère maman, je ne vous le dis que pour vous prouver qu’il n’est raisonnable de concevoir pour lui aucune inquiétude j’ai été trop heureuse de lui épargner quelques épines, et d’ailleurs je n’ai fait que mon devoir qui était de lui dire : « Toi seul dois décider et agir, mais moi je dois te rendre possible de le faire avec liberté et discernement. »

J’ai la certitude, et nous devons l’avoir tous, qu’Ernest sera un honnête homme, un homme distingué et supérieur dans la voie qu’il suivra ; c’est tout ce que pour nous-mêmes nous pouvons lui demander : je n’ai jamais compris qu’il nous dût autre chose, quoique je sache combien son âme est généreuse et dévouée. C’est de lui qu’il s’agit en ceci, et nullement de nous ; vous le sentirez comme moi, ma bonne mère, et ce serait vous faire injure que d’insister. Une de vos lettres, chère maman, celle où vous lui avez annoncé que vous le saviez dans un établissement privé, lui a fait beaucoup de peine ; de grâce, tranquillisez-le l’idée de vous affliger le bouleverse, et pourtant il ne peut obéir en ceci à des suggestions qui viennent du dehors, quelque sacrée qu’en soit la source. Le malheureux garçon m’écrivait ici il y a environ six semaines : « Une seule chose me désole, chère amie ; c’est ma pauvre mère. J’avais voulu la préparer à ma sortie du collège S... et j’en reçois une lettre désolante. C’est qu’elle m’aime, cette pauvre mère, Dieu sait combien ! Mais moi, que pouvais-je contre ma conscience ? Ah je le répète du fond de mon âme, s’il n’eût été question que du bonheur de ma vie, je l’eusse sacrifié de grand cœur... Mon Dieu ! devais-je penser que vous m’imposeriez pour devoir d’accabler de peine celle pour qui vous avez mis tant d’amour en mon cœur ! » Ma chère maman, nous nous aimons comme on s’aime rarement dans ce triste monde, ne nous faisons donc pas tant de mal ! Écrivez-lui que vous serez heureuse pourvu qu’il soit toujours ce qu’il ne peut cesser d’être, un fils aimant et bon, un homme probe et consciencieux, et vous lui ferez un bien inexprimable, infini, et je vous en remercierai avec la plus tendre, la plus vive reconnaissance. Croyez-moi, ma bonne mère, les agitations de ma vie m’ont fait beaucoup voir, beaucoup connaître, beaucoup observer ; j’ai acquis plus d’expérience que bien des personnes qui ont vécu quatre-vingts ans dans notre chère province ; eh bien c’est avec cette expérience, cette raison mûrie par les événements que je vous assure qu’il n’y a rien à craindre pour notre Ernest, que dans toutes les voies il sera toujours digne d’être votre enfant bien-aimé, d’être lefrèreet presque le fils de mon adoption... Écrivez-lui donc quelques bonnes paroles je vous en supplie encore en finissant. Il a lutté avec courage, il est dans un bon chemin ; soutenons-le, nous qui devons l’aimer pour tout le monde ici-bas. Notre Alain a peut-être eu tort dans les formes de la lettre que vous avez vue par un si malheureux hasard, mais je vous assure qu’il a été bien bon pour Ernest, et s’il était possible de rien ajouter à la tendresse que je porte à mon excellent ami, je l’aimerais doublement pour le soutien qu’il a donné à notre bon enfant dans un moment où son âme était cruellement abattue. Ma mère, vous le voyez, vous méritez, vous mériterez toujours d’être appelée une mère heureuse ; ne désolez donc pas ce pauvre Ernest aux yeux duquel rien ne peut compenser une larme qu’il vous aurait fait verser. J’en laisse couler moi-même en vous écrivant ceci... Oh dites-moi que ma demande est exaucée, que vous êtes tranquille et que vous tranquilliserez notre cher et laborieux ami ! Si vous saviez comme il travaille, comme il pense à nous !

J’apprends avec beaucoup de peine, chère maman, que vos maux de tête sont toujours aussi cruels et aussi fréquents. C’est une bien malheureuse disposition de santé dont j’ai complètement hérité, ma bonne mère, et que j’ai retrouvée sous tous les climats. Si j’étais au moins seule à les éprouver ! Mais penser que vous y êtes en proie m’est extrêmement pénible. Et à cet ennuyeux mal il n’y a aucun remède à indiquer ; je sais par expérience qu’il résiste à tous les traitements. Pendant longtemps, j’avais, chaque mois, deux ou trois violentes migraines avec de forts vomissements de bile, et le reste du temps j’étais à peu près tranquille. Maintenant je n’ai plus que très rarement ces grands accidents, mais je ressens dans la tête une douleur à peu près continue qui me semble parfois bien fatigante, et qui me laisse regretter les migraines d’autrefois. Pourquoi faut-il, chère maman, que dans ces mauvais instants je sois réduite à penser que vous souffrez peut-être encore davantage ?

Rome a été oubliée dans cette longue causerie, ma bonne mère ; c’est que tant de choses passent avant elle dans mon esprit et dans mon cœur D’ailleurs, je n’avais aujourd’hui en vous écrivant qu’un but et qu’un désir : c’était de mettre fin à vos incertitudes par le récit de la vérité, et de calmer vos craintes en vous assurant que rien ne les justifie. Le ciel récompenserait tous les sacrifices de ma vie en m’accordant le bonheur de réussir. J’espère tout de votre droiture, de votre jugement, de votre raison, et surtout de votre tendresse pour nous. Oh dites-moi que je ne me suis pas trompée !

Écrivez-moi toujours ici, chère maman, à la même adresse ; nous ne sommes pas près de quitter Rome, c’est-à-dire que nous y resterons certainement jusqu’au mois de mai. Ce voyage nous a épargné bien des peines, ma bonne mère, de bien tristes événements se passent dans le malheureux pays que j’habitais, et notre correspondance eût été à peu près impossible[23]. La Pologne ne m’a pas toujours offert ce que j’aurais pu en attendre, mais je n’en ai pas jugé moins impartialement son triste sort, son épouvantable destinée. Tous les jours de notre vie, ma chère maman, remercions Dieu de nous avoir fait naître sur le sol de la France. Mille baisers du cœur, ma bonne mère, en attendant mieux dans un prochain avenir… Écrivez-moi ; je vous en prie.

HENRIETTE RENAN

XLIV


Paris, 22 mars 1846.


Bonne chère mère,

Il faut encore que je vous écrive presque de suite ; mon cœur est si plein de choses à vous dire qu’il attend sans cesse vos réponses afin de pouvoir y répondre encore à mon tour. Il redoute toujours de ne pas avoir assez fait comprendre à sa mère chérie combien il l’aime, comment il ne songe qu’à elle et à son bonheur, comment il ne se laissera gouverner que par les motifs supérieurs du devoir et de la tendresse. Pauvre bonne mère, vous avez souffert et j’en ai été la cause ; oh ! que cette pensée m’est cruelle : je ne me la pardonnerais jamais, si la légèreté ou l’inconstance en avaient été la cause. Non, non, chère mère, jugez mieux votre Ernest ; eh quoi ! ne le connaissez-vous pas ? Son cœur fut-il jamais un problème pour vous ? Que Dieu soit interprète entre nous deux, et vous fasse comprendre tout ce qu’il y a au fond de mon cœur de doux, d’aimant et de pur. Ne craignez rien, chère mère, je serai toujours tel ; tout ce qui n’est pas aimable et bon me fait horreur, je serai toujours cet Ernest, qui a fait son éducation morale doucement et paisiblement sur les genoux de sa mère, et avec ses livres, là-bas, dans cette chère mansarde, où ma pensée vole sans cesse. Maman, chère maman, je ne serai heureux que quand je saurai que votre cœur n’a pas douté un instant du mien. Courage aussi, chère mère, il viendra bientôt le jour heureux que nous attendons depuis si longtemps, il est peut-être bien proche, courage, courage !

J’ai reçu il y a deux ou trois jours, chère mère, une lettre de notre chère amie de Rome. Sa santé est parfaite, l’air d’Italie, me dit-elle, serait capable de ressusciter les morts, jugez donc quel bien il fait aux vivants. Elle me donne des détails charmants sur Rome et ses monuments. Je ne vous les répète pas, chère mère, car je suis persuadé que vous en avez encore bien plus sur ce sujet dans votre lettre. Mais ce qu’il y a pour nous de plus intéressant, c’est que son retour en France est décidément et irrévocablement arrêté. Si elle ne vous en parlait pas encore dans sa lettre, chère mère, c’est sans doute qu’elle pensait que vous le saviez déjà. Quelle providence, chère mère, qu’elle ait quitté si à temps cette malheureuse Pologne C’est bien là, j’espère, ce qu’on appelle prendre son moment. Avez-vous vu le massacre des seigneurs à Zamoïski même ? Bon Dieu ! j’en ai frémi. Je suis persuadé pour ma part que les Zamoïski étaient informés de tous ces complots, et que le voyage d’Italie n’était qu’un prétexte pour se tirer du grabuge. Il y a plus, chère mère, j’ai idée qu’ils ne retourneront plus en Pologne, et qu’ils vont définitivement retourner en France. Ils seraient bien fous en vérité de remettre le pied sur cette terre malheureuse. Quel bonheur, chère mère, si ce rêve se réalisait, et voyez pourtant combien il est vraisemblable. Ce qu’il y a de sûr au moins, c’est que dans quelques mois nous aurons embrassé notre amie. N’en doutez plus, chère mère, la chose est indubitable. Ne songeons donc plus qu’à notre bonheur.

Mes travaux, chère mère, avancent avec une rapidité merveilleuse. On dirait que mon bon ange en fait la moitié pour moi tant que je dors. J’ai eu presque la tentation de passer ma licence au mois de juillet ; seulement on m’accorderait peut-être difficilement de passer mon examen si peu de temps après mon baccalauréat. Vous avez vu avec peine, chère mère, que l’époque des examens d’octobre coïncidait malheureusement avec celle où nous goûtions d’ordinaire le bonheur d’être ensemble. C’est vrai, bonne mère, et moi-même j’en suis bien contrarié. Mais cela ne ferait que différer d’assez peu notre bonheur ; car qui m’empêchera d’aller me reposer avec vous, après avoir passé mon examen ? Ce n’est plus comme autrefois où nous étions obligés de nous renfermer dans les vacances. Et puis, chère mère, je vous avoue que pour ma part je suis persuadé que c’est vous qui cette fois viendrez me trouver, et peut-être plus tôt que vous ne pensez ; je parierais cent contre un que loin que notre entrevue soit différée, elle sera avancée. Nous ne pourrons bien décider tout ceci, que quand nous connaîtrons l’itinéraire de notre amie et les circonstances de son voyage en France.

Vous me demandiez, chère mère, si j’avais reçu mon diplôme de bachelier. Oui, chère mère, je suis en possession de ce précieux parchemin, en bonne et due forme, signé et contresigné de Monsieur de Salvandy, etc., et cela sans condition ni restriction, comme si j’avais fait mes études dans le premier collège royal. Vous voyez que voilà une grande difficulté levée, chère mère. Maintenant il ne me reste plus que ma licence, c’est là le grand pas et le plus difficile, car après cela il ne restera plus que la thèse de docteur, et cette dernière épreuve est de toutes la plus facile et la plus honorable. Le candidat choisit à son gré un sujet, sur lequel il fait une thèse ou dissertation imprimée, et puis il soutient sa thèse devant la Faculté des lettres. J’ai déjà mon sujet tout choisi, et je m’en occuperai aussitôt après ma licence. Vous voyez donc que le but n’est pas si éloigné de nous. Quant aux positions, chère mère, ne craignez rien, elles se présenteront en foule à moi aussitôt que j’aurai mes grades. Croiriez-vous que déjà on m’a fait les propositions les plus avantageuses ! Le chef d’une institution ecclésiastique très florissante vient d’obtenir du ministre l’établissement de sa maison en plein exercice, c’est-à-dire qu’elle jouisse de tous les droits des collèges. Mais pour cela il lui faut un licencié ès lettres, au nom duquel la maison soit passée. Eh bien ! chère mère, voilà la place que l’on m’a offerte. Vous savez combien sont avantageuses ces places où l’on joue le rôle de personnage indispensable. On m’a fait entendre que l’on me donnerait ce que je demanderais, et sur l’observation que j’avais une famille à laquelle je désirais me réunir, on m’a répondu que rien n’était plus facile, que je pourrais prendre mon domicile en dehors de la maison, et que le traitement serait augmenté en proportion. Malheureusement, chère mère, ce ne serait pas à Paris, ce serait en province et à la campagne or, je tiens à Paris comme à ma vie. Néanmoins je me suis gardé de donner une réponse négative. On a en effet poussé la bonté jusqu’à me laisser un an ou deux pour prendre mes grades à mon aise, terminer ma grammaire hébraïque, etc. J’ai donc du temps pour délibérer, et la place sera toujours à ma disposition. Il est bien probable, chère mère, que dans l’intervalle je trouverai tout aussi bien, et cela dans Paris même. Ceci au moins doit nous suffire pour nous faire bien augurer de l’avenir. Un licencié ès lettres ne peut jamais se trouver embarrassé pour une place en ce moment, on se les arrache, car ils sont encore assez rares. L’espace me manque, chère mère, pour vous dire toutes les espérances plus brillantes encore que j’ai droit de concevoir, et les connaissances illustres que je viens de faire il y a quelques jours. Ce sera pour la prochaine fois. Il faut donc nous dire adieu, chère mère. Ah ! quand ce terrible mot serat-il effacé entre nous ? En attendant, que la tendresse la plus pure et la plus dévouée supplée au bonheur de la présence mutuelle. Ah ! chère mère, celui-là n’est pas l’heureux pour qui le sort a tout disposé à souhait : mais celui-là, qui a beaucoup souffert et en même temps a beaucoup aimé. À ce titre, nous avons droit à l’espérance. Votre fils plein de respect et de tendresse.

E. RENAN

XLV


Paris, 3 septembre 1846.


Chère et excellente mère.

Je désirais d’abord attendre à vous écrire que j’eusse reçu une lettre de notre amie ; car jusqu’à ce qu’elle soit établie quelque part d’une manière stable, je serai l’entremetteur de toute la correspondance mais je craindrais en reculant encore d’être obligé de retarder trop longtemps, et d’ailleurs, excellente mère, j’éprouve un besoin si pressant de m’entretenir avec vous que les moindres intervalles qui s’écoulent entre les lettres que je vous écris et que je reçois de vous me semblent des siècles. Oui, chère mère, ils me semblent bien amers, ces jours qui les années passées étaient pour moi si pleins de charmes. Quand j’oppose les joies pures que je goûtais alors à la sécheresse de ma vie présente, un sentiment bien pénible remplit mon cœur, surtout quand je songe que je ne puis procurer à ma mère chérie les joies qu’elle témoignait lui être si précieuses. Oui, mère chérie, là est le plus pénible de tous les sacrifices que le devoir m’a jamais imposés. S’ils n’eussent eu pour effet que de retrancher aux douceurs de ma vie, je les eusse patiemment soufferts ; mais me condamner à attrister ma mère, moi qui voulais consacrer ma vie à embellir ses jours. C’était m’attaquer, bonne mère, dans la partie la plus sensible de mon âme mais que faire contre mon devoir, ou du moins contre ce que j’ai cru tel ? Ah sans doute j’eusse été bien plus infidèle à mon passé si suave et si pur, si du moment où le doute a commencé à agiter mon âme, j’eusse poursuivi une carrière qui exige la plus absolue conviction. Ne croyez pas, chère mère, que le moindre changement se soit opéré dans mon cœur. Je suis toujours le même que vous m’avez formé mes goûts, mes affections n’ont pas changé de place ; les principes de ma vie étaient placés trop haut pour que la tempête qui a agité les régions inférieures ait pu les atteindre. Eh quoi ! pourriez-vous croire que la vertu ne puisse se séparer de telle ou telle croyance particulière, et que le père que nous avons au ciel ne puisse être adoré que sous un seul nom ?

Ma vocation, dites-vous, mère chérie, semblait m’appeler ailleurs ? Chère mère, je ne connais qu’une vocation pour l’homme : c’est de réaliser l’idéal de sa nature, c’est de s’élever du cercle méprisable des jouissances vulgaires au monde supérieur de la vertu et de la science. Voilà le but que j’ai toujours proposé à ma vie, voilà celui qui me guidera jusqu’à mon dernier soupir. Ah ! si un jour j’y étais infidèle, oh ! c’est alors que la voix de ma mère me reprochant un passé plus pur, porterait jusqu’au fond de mon âme le regret et la honte. Mais tandis que la chaste beauté du devoir et les jouissances d’un cœur noble et pur seront le mobile de mon existence, non, je ne croirai jamais avoir renié mon passé, ni manqué à la voix de la Providence. Gardons-nous de croire, chère mère, que l’homme naisse sous une étoile fatale, qui lui marque invinciblement sa place dans l’ordre de l’univers. Sa vocation particulière n’est-elle pas celle qui, à chaque phase de son existence, résulte de ses croyances actuelles et des besoins de son cœur ?.

0 ma mère, ô ma mère chérie, vous à qui se rattachent ces pures et célestes pensées, qui gouverneront et soutiendront toujours ma vie, comment vous convaincrai-je que pas une fibre n’a changé dans mon cœur ? Si ma langue ni ma plume ne peuvent trouver de mots pour dévoiler ma pensée, au moins que ce cœur de mère, qui sait deviner par sympathie le cœur de son fils, m’éprouve et me rende témoignage. Répétez-moi souvent, bonne mère, que je suis le même pour vous, comme je suis le même au fond de mon cœur. Et puis, mère chérie, ne croyez plus que mon âme renferme pour vous aucun mystère. Elle n’en a jamais eu, chère mère si j’ai voulu laisser conclure certaines choses sans les dire, si j’ai voulu tarder à dire ce qu’on pouvait retarder, une seule pensée m’a guidé, celle d’épargner à ma mère d’inutiles alarmes ; si j’ai mal réussi, j’ai été malheureux, mais non pas coupable, non pas dissimulé. Ah ! quand pourrons-nous dans l’abandon du tête-à-tête, où tout se dit et se comprend, nous expliquer l’un à l’autre ce que nous avons souffert, et passer enfin l’éponge sur cette déplorable, mais nécessaire catastrophe de ma vie Je dis déplorable, car ma mère en a souffert ; quant à moi, que m’importerait le reste ? Ma conscience et mon cœur me suffisent. Une seule cause, et elle est honorable, m’a fait quitter la voie où mes convictions d’enfance m’avaient engagé : que cette cause cesse, et j’y rentre avec joie et bonheur ; oui, chère mère, à l’instant même, à l’heure même. En attendant, quel est l’honnête homme qui ne m’approuverait et ne m’estimerait en me voyant sacrifier à ma conscience le bonheur et le charme le plus doux de ma vie ?.

Je me suis oublié, chère mère, à vous découvrir mon âme, et à peine me reste-t-il de l’espace pour vous donner des détails sur la manière dont je passe mes vacances. Elle est agréable, chère mère, mais surtout très laborieuse. Songez que c’est dans six semaines que je passe mon examen de licence. Je vous en parlerai plus en détail dans ma prochaine lettre. Monsieur Crouzet arrive dimanche prochain et alors j’aurai vacances pleines et entières. — Adieu, mère chérie, mon âme est toute pleine de l’espérance de vous voir. La nuit dernière, je rêvais que je vous embrassais à Paris. Quelle était ma joie ! Mais hélas ! ce n’était qu’un rêve ; espérons qu’un jour ce sera une réalité. Adieu encore une fois, bonne mère. Votre fils plein de respect, de tendresse et d’amour,

ERNEST RENAN.



FIN
TABLE
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  1. Alain-Clair Renan, frère aîné d’Ernest Renan, né à Tréguier le 10 janvier 1809, mort à Neuilly, le 9 mars 1883.
  2. Le petit séminaire Saint-Nicolas ne recevait pas seulement des futurs prêtres, mais aussi des jeunes gens de bonne famille.
  3. Mademoiselle Ulliac-Trémadeure, amie d’Henriette Renan.
  4. Les élèves du petit séminaire avaient formé entre eux une société qu’ils appelaient l’Académie.
  5. L’insurrection de Barbès et de Blanqui, du 12 mai 1839.
  6. Joseph-Alfred Foulon fut plus tard cardinal-archevêque de Lyon et primat des Gaules, de 1887 à 1893.
  7. Ernest Renan avait passé la fin des vacances en Bretagne.
  8. Monseigneur de Quélen, archevêque de Paris de 1821 à 1839.
  9. Une émeute qui saccagea l’Archevêché en 1831.
  10. Henriette Renan était partie pour la Pologne en janvier 1841.
  11. Cette lettre n’est malheureusement pas datée. Nous la plaçons ici, le baptême du comte de Paris ayant eu lieu te le 2 mai 1841 (Trognon, Vie de Marie-Amélie, Paris. 1841, p. 293). Cette date du baptême est certaine, et a été confirmée par des recherches que M. E. Dufeuille a bien voulu faire à cette occasion et dont nous le remercions ici.
  12. Le comte de Paris, né le 24 août 1838, ne fut donc baptisé que le 2 mai 1841. D’après les renseignements que nous communique obligeamment M. E. Dufeuille, ce retard fut causé d’abord par une maladie du jeune prince, mais surtout par le peu de cordialité qui régnait entre les Tuileries et l’Archevêché.
  13. Nous ne savons de quel accident il est question ; par une coïncidence singulière, le grand accident de Versailles eut lieu le 8 mai 1842, mais le reste de la lettre ne permet pas, semble-t il, d’hésiter sur la date.
  14. Ici se placent quelques lettres de madame Renan mère. L’orthographe et la ponctuation ont été rétablies pour la facilité de la lecture.
  15. Ernest Renan avait passé les vacances en Bretagne auprès de sa mère.
  16. Le séminaire Saint-Sulpice.
  17. À ce moment c’était monseigneur Affre.
  18. Ernest Renan avait quitté définitivement le séminaire Saint-Sulpice le 6 octobre. Voir Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse, pp. 322 et suiv., et les lettres en Appendice.
  19. Alain Renan et sa femme établis à Saint-Malo.
  20. Cette lettre ne paraît pas complète.
  21. M. de Loménie (1815-1875), publiait alors la Galerie des contemporains illustres, par un homme de rien (1840-1847).
  22. Aujourd’hui rue de l’Abbé-de-l’Épée.
  23. En 1846 eut lieu en Pologne une révolte des paysans contre la noblesse.