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Promenades Littéraires (Gourmont)/Première série/Texte entier

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Promenades Littéraires (Gourmont)/Première série
Promenades LittérairesMercure de France (p. np-tdm).
PROMENADES LITTÉRAIRES


REMY DE GOURMONT


Promenades Littéraires


RENAN — HUYMANS — BARRÈS — NIETZSCHE ET L’AMOUR
MÉRIMÉE — JUDITH GAUTIER — LES DÉCADENTS
MORÉAS — RÉGNIER — VERHAEREN — BARBEY D’AUREVILLY
LA LITTÉRATURE ANGLAISE EN FRANCE
EDGAR POE ET BAUDELAIRE — LA FEMME NATURELLE


DOUZIÈME EDITION



PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI

MCMXXII

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE


Sept exemplaires sur papier de Hollande,
numérotés de 1 à 7


JUSTIFICATION DU TIRAGE

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.

L’ENFANCE D’UN GRAND ÉCRIVAIN

On vient de publier un livre plein de renseignements et d’anecdotes sur l’enfance de M. Renan[1] C’est une occasion pour parler un peu de Renan, encore une fois, et surtout pour risquer quelques observations sur l’intelligence chez les enfants. Presque tous les animaux supérieurs sont plus intelligents pendant leur jeunesse. Le signe qu’ils en donnent est leur amour du jeu, c’est-à-dire de l’exercice désintéressé. L’intelligence est désintéressée. Elle trouve son but dans la manifestation même de son activité ; ce n’est que par surcroît et comme par accident qu’elle devient pratique. Mais on peut dire aussi que plus un acte est désintéressé et plus il peut approcher de la perfection : il est donc d’autant plus pratique qu’il est plus désintéressé. Il l’est par croît, mais il l’est nécessairement. De deux artistes, l’un qui fait un tableau pour gagner de l’argent, et l’autre qui peint « pour s’amuser », pour jouer, pour obéir à son génie, il y a tout à parier que c’est celui qui n’y pensait pas qui finira par « valoir le plus », comme disent les Américains. Le génie s’accompagne presque toujours d’une forte propension au jeu ; les grands hommes, en leurs moments de détente, se conduisent volontiers comme des enfants, et beaucoup ne sont que de grands enfants de génie. M. Renan aimait à jouer. Mais, homme d’église et de cabinet, il jouait silencieusement, pareil aux enfants de chœur qui se font, derrière l’autel, des niches muettes. Il lisait des romans. C’était sa passion secrète. Plus d’une fois, dit-on, Mme Renan dut confisquer le livre badin où l’auteur des Origines du Christianisme perdait son temps avec délices. « Monsieur Renan, lui disait-elle d’un ton sévère, je vous rendrai cette baliverne quand vous aurez fini votre article pour M. Buloz. » Et l’écrivain attristé reprenait le fil de ses idées sur Averroès ou sur l’origine du langage. Plus tard, ce besoin de jouer prit chez Renan une forme plus élevée. Au lieu de lire des romans, il en fit soi-même. Ayant choisi la forme du dialogue, il écrivit le Prêtre de Némi, l’Abbesse de Jouarre, et plusieurs autres fantaisies également inutiles à sa gloire, mais dont l’inutilité même prouve à quel point le goût du jeu resta développé en lui jusqu’à la veille de sa mort.

C’est le privilège des grandes intelligences qu’elles gardent toujours la faculté du sourire et parfois du rire. L’enfant ne s’est pas aboli entièrement dans l’homme mûr ; il s’y dissimule, comme dans une cachette, prêt à sortir dès qu’on le lui permettra.

L’enfant est de l’intelligence presque pure, quand il est intelligent ; car il y a des enfants stupides, c’est-à-dire malades ou dégénérés. La plupart des hommes ont eu leur grande période intellectuelle de huit à quatorze ans. Souvent elle se prolonge jusqu’aux confins de la période sensuelle, qui coïncide avec le plein épanouissement physique. Elle dépasse rarement cette période, qui est critique : absorbé par des plaisirs qui peuvent devenir tyranniques, préoccupé de l’avenir, chargé de soins et d’affaires, l’homme périclite intellectuellement. Cela est fort visible dans le monde littéraire. Sur vingt jeunes gens de dix-huit ans qui semblent d’intelligence à peu près égale, il y en aura la moitié qui, dix ans plus tard, auront baissé ; le reste, sauf un ou deux, demeure stationnaire. Mais demeurer stationnaire, quand il s’agit de l’intelligence, c’est décroître, car, à mesure que s’accumulent les années, le monde extérieur projette sur elles une ombre de plus en plus épaisse.

Une preuve plus directe, plus universelle et plus vérifiable de la supériorité intellectuelle des enfants, c’est leur extraordinaire capacité de connaissance. S’il fallait apprendre à quarante ans le quart de ce que l’on enseigne avec fruit à un gamin de douze ans, combien d’hommes y résisteraient ? Les notions les plus disparates, l’histoire et l’algèbre, la grammaire et la géographie entrent facilement dans cette petite tête saine et avide. Le désintéressement est immense : l’enfant apprend sans but, pour le seul plaisir, satisfait d’exercer son cerveau aussi bien que ses muscles. On voit la même chose, en des proportions infimes, chez les animaux. Les jeunes chiens, les jeunes chats semblent parfois vraiment intelligents ; c’est le moment de les dresser, et ils se laissent faire, à moins que, s’ils sont par trop jeunes, l’instinct du jeu ne prenne le dessus. Ces mêmes bêtes, à mesure qu’elles grandissent, perdent de leur vivacité ; la nature les amène très vile au sentiment de leur véritable devoir, qui est de laisser une postérité. Le jeu devient pour eux exceptionnel, et bientôt ils ne jouent plus du tout. L’enfance ne survit pas dans la maturité des animaux. On exhibe parfois un singe anthropoïde qui donne vaguement l’impression de quelque chose d’humain. Elles ressemblent à des vieillards, ces bêtes, et ce sont des enfants. Vienne la puberté, à la place du vieux monsieur qui s’assied sur une chaise, boit un verre de Champagne et fume un cigare, vous n’aurez plus qu’un animal féroce et stupide : chez les grands singes, l’intelligence ne dépasse jamais la période de l’enfance.

Un fait, qui se vérifie toujours, prouve bien que l’intelligence est beaucoup plus fréquente chez les enfants que chez les hommes ; c’est ceci que, très souvent, au collège, îe futur grand homme ne se distingue pas bien nettement des cinq ou six enfants qui tiennent la tête de leur classe. Il n’est pas toujours le premier, ni le second. Il brille dans un ordre d’études très différent de celui où il doit s’illustrer. Pasteur, au collège, n’estimait que la littérature ; il fît une tragédie en vers. Il arrive même que le génie futur soit un élève non pas médiocre, mais fantasque et qu’il se fasse mésestimer des professeurs. Une réunion d’adolescents dans un lycée de Paris forme une masse prodigieuse d’intelligence, une masse bien supérieure à ce qu’elle serait, si l’on pouvait, vingt ans plus tard, réunir ces enfants à l’état d’hommes. Quel sera, parmi tous ces égaux, celui qui les fera oublier tous ? Il faudrait interroger de vieux professeurs. Presque tous avoueraient que, s’ils ont porté des pronostics, ils se sont trompés fréquemment.

Les deux rivaux de Renan, au petit collège de Tréguier, sont morts jeunes, tous deux prêtres. Seraient-ils devenus des rivaux de Renan dans la vie : c’est peu probable. Enfants exceptionnels, ils n’auraient sans doute été que des hommes fort obscurs. Au collège Saint-Nicolas-du-Chardonnet, à Paris, le jeune Renan parut beaucoup moins brillant qu’à Tréguier. Ses notes d’histoire, la première année, portent ceci : « Bien ; un peu lent à se mettre au courant. » Personne, à ce moment-là, ne songea sans doute que cet enfant, lent à se mettre au courant de l’histoire, allait, quinze ans plus tard, révolutionner un des chapitres les plus importants de l’histoire de l’humanité. Ce n’est que plus tard, au séminaire de Saint-Sulpice, que le jeune Renan commença de montrer quelques-unes des parties supérieures de son intelligence. Jusque-là, il avait été le très bon élève, celui qui donne des espéran-ces. Seront-elles tenues ? On n’en sait rien ; mais les chances ne sont même pas égales : l’élève le plus distingué reste cela, généralement, dans la vie, un homme distingué, et pas autre chose.

Il peut arriver pire : nous connaissons tous d’anciens brillants élèves, dont la destinée fut des plus médiocres.

Faut-il interpréter ces faits par un accroissement continu d’intelligence chez l’homme de génie ? Je ne le crois pas, et, si je le croyais, je n’aurais pas écrit cette étude qui tend à une conclusion toute contraire. En général, l’homme de génie, l’homme supérieur, est celui qui réussit à maintenir constant son niveau intellectuel, étant donné que ce niveau est naturellement très élevé. Dans la même catégorie, rentre l’homme moyen, l’homme normal : il a un niveau intellectuel moyen, il le maintient moyen, et c’est encore très beau.

Dans la seconde catégorie, rentrent tous les hommes qui ne savent pas maintenir ce niveau intellectuel : ceux qui, à dix, quinze ans, vont de pair avec un Renan et qui, à quarante, sont même incapables de comprendre la pensée dont leur pensée fut rivale. Ils n’en jouent pas moins dans la vie un rôle souvent immense ; en souvenir de leurs années d’intelligence, ils se rangent volontiers d’eux mêmes parmi l’élite : et c’est pour cela que, de notre temps, l’élite intellectuelle a les idées si courtes.

1903.


RENAN ET L’IDÉE SCIENTIFIQUE


M. Brunetière vient de publier dans un grand journal de province, l’Ouest-Éclair, fort répandu par toute la Bretagne, une suite d’articles très intéressants sur Renan. Mais intéressants bien moins par le jugement qu’ils portent sur Renan que par celui qu’ils nous inclinent à porter sur M. Brunetière. Comme je l’ai déjà expliqué plusieurs fois, contre l’opinion commune, la critique est peut-être le plus subjectif de tous les genres littéraires ; c’est une confession perpétuelle ; en croyant analyser les œuvres d’autrui, c’est soi-même que l’on dévoile et que l’on expose au public. Cette nécessité explique fort bien pourquoi la critique est en général si médiocre et pourquoi elle réussit si rarement à retenir notre attention, même quand elle traite des questions qui nous passionnent le plus. Pour être un bon critique, en effet, il faut avoir une forte personnalité ; il faut s’imposer, et compter pour cela, non sur le choix des sujets, mais sur la valeur de son propre esprit. Le sujet importe peu en art, du moins il n’est jamais qu’une des parties de l’art ; le sujet n’importe pas davantage en critique : il n’est jamais qu’un prétexte. M. Brunetière aurait pu tenir, à propos du plus humble graphomane, la plus grande partie du discours qu’il a intitulé Autour de la Statue. Cependant il y a deux divisions dans ce discours : la première représente l’éloge de la statue ; la seconde est sa démolition.

I

M. Brunetière loue Renan d’être un grand écrivain, ou plutôt, car son expression est très précise, « un rare écrivain ». La page où il explique cela demande à être citée pour la justesse des arguments et l’exactitude de l’analyse : « Si quelqu’un, en notre langue, nous a rendu la sensation de cette abondance facile, de cette suprême aisance, de cette élégance familière, et pourtant soutenue, de cette grâce enveloppante et souple, de ce charme insinuant et quelquefois pervers, de cette ironie transcendante qui furent les qualités, ou quelques-unes des qualités du style de Platon, c’est Renan, et je n’en sache pas un autre dont on le pourrait dire. Nul, comme Renan, n’a excellé à vêtir de métaphores poétiques, originales, inattendues et toujours d’une incomparable justesse, les idées les plus abstraites, les conclusions les plus techniques de la philosophie linguistique. Nul, comme lui, n’a connu ce pouvoir mystérieux des mots, dont on tire, en les associant, d’une manière unique, et qui ne semble jamais calculée ni voulue, préparée ni savante, non seulement des significations, mais des harmonies nouvelles. Nul, comme lui, n’a réussi, dans le contour simple et pur de sa phrase, à faire entrer tout un monde d’impressions et d’idées, surprises pour ainsi dire et charmées en même temps de se trouver rapprochées. Si l’on regarde aux éléments, il n’y a pas de style plus savant que celui de Renan, et j’entends par là que ses meilleures pages, l’helléniste, l’hébraïsant, le philologue, l’historien, le poète, l’artiste qu’il était a seul pu les écrire. Mais il n’y a pas cependant de style plus naturel… » Et, conclut M. Brunetière, quel que soit le sujet de ses écrits, « ce sont toujours la même aisance, la même grâce et la même souveraine clarté ». Si exacte et si conforme à l’opinion que soit cette appréciation, elle aurait déplu à Renan. À peine l’aurait-il tolérée comme une introduction, nécessitée par le mauvais goût du public, car il méprisait profondément la littérature et il s’est toujours défendu de toute prétention à l’art d’écrire. « Mes adversaires, dit-il dédaigneusement dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, pour me refuser d’autres qualités qui contrarient leur apologétique, m’accordent si libéralement du talent que je puis bien accepter un éloge qui, dans leur bouche, est une critique. Du moins n’ai-je jamais cherché à tirer parti de cette qualité inférieure, qui m’a plus nui comme savant qu’elle ne m’a servi par elle-même. Je n’y ai fait aucun fond. Jamais je n’ai compté sur mon prétendu talent pour vivre : je ne l’ai nullement fait valoir… J’ai toujours été le moins littéraire des hommes. » Et, un peu plus haut, dans la même partie de ce livre encore si agréable à lire : « La vanité de l’homme de lettres n’est pas mon fait. Je ne partage pas l’erreur des jugements littéraires de notre temps… Je n’eus quelque temps d’estime pour la littérature que pour complaire à M. Sainte-Beuve, qui avait sur moi beaucoup d’influence. Depuis qu’il est mort, je n’y tiens plus. Je vois très bien que le talent n’a de valeur que parce que le monde est enfantin. Si le public avait la tête assez forte, il se contenterait de la vérité. » Ainsi donc la tactique des adversaires de Renan, et des plus nobles, est toujours la même : pour étaler leur impartialité, ils admirent d’abord l’écrivain, quittes à ravaler ensuite, parmi les non-valeurs, l’historien et le philosophe.

Un tel partage, je l’avoue, m’est difficile. Je n’aime guère le style des écrivains dont je déteste la pensée. Le style est l’homme même. Une pensée fausse n’est jamais bien écrite, ni mal écrite une pensée juste. Il y a là quelque chose d’inséparable. J’irais volontiers jusqu’à négliger les vers qui ne contiennent pas quelque idée ou un sentiment vrai : c’est pourquoi il y a si peu de pages dans Victor Hugo qui me satisfassent pleinement. L’absurdité du thème d'Eviradnus m’empêche de me plaire à la musique de ce petit mélodrame. Le plus contestable, pour le fond, des ouvrages de Renan, la Vie de Jésus, est précisément celui qui est le moins bien écrit. L’incertitude de l’idée a fait vaciller le style ; cela tremblote comme une lampe d’église, une nuit que le vent souffle par un vitrail brisé. Dans beaucoup d’autres écrits de Renan, la souplesse solide de son écriture s’enroule merveilleusement à la solidité flexible de sa pensée. M. Brunetière parle de la « souveraine clarté » de sa langue, mais comment peut-il admirer une transparence, alors fâcheuse, qui n’a d’autre résultat que de faire mieux voir le trouble ou le néant du fond. Mais comment même peut-il se faire que l’eau soit pure et transparente quand le fond est bourbeux ? Les ondes ne sont claires que si elles s’appuient sur la fermeté d’un fond de roche. C’est une croyance des professeurs de littérature qu’il y a, en art, le fond et la forme, le vase et le contenu, et que, quand on possède le vase, on y peut mettre la liqueur que l’on veut. Contenu et contenant sont inséparables ; ils naissent ensemble et grandissent ensemble à peu près comme les veines et les artères et le sang qu’elles renferment. Le sang, hors de ses vaisseaux, et les vaisseaux vidés de leur sang, sont également des choses mortes. Il faut qu’un physiologiste connaisse l’anatomie ; mais rien ne serait plus dangereux pour lui, et pour ses clients, s’il était médecin, que de raisonner en anatomiste. L’analyse littéraire est une étude préalable ; il faut, quand on travaille sur le vif, réunir les éléments qu’elle dissociait, et se convaincre que bien penser et bien écrire, c’est un seul et même mouvement qui met en marche deux activités solidaires.

II

Je suis donc d’accord avec M. Brunetière quand il nous donne ses motifs d’aimer le style de Renan ; mais c’est précisément parce que ces mêmes motifs, ou des motifs analogues, m’inclinent très souvent à aimer sa pensée. Cette pensée, assurément, n’est pas dogmatique ; et c’est encore ce qui me charme, et c’est aussi ce qui désole M. Brunetière. « Il n’arrivait à l’affirmation, nous dit-il, quand y il arrivait, qu’à travers un dédale infiniment compliqué de négations, de contradictions, d’hésitations et de doutes. » Ce n’est pas ainsi, selon le sévère critique, que l’on doit procéder. Il y a une vérité : on la cherche, on la trouve, on l’affirme. Souvent même, et le plus souvent, on n’a pas besoin de la chercher, on la reçoit toute faite, en cadeau, d’une main amie, et c’est bien plus commode ; cela permet de passer à la contempler les précieuses années qu’on eût perdues à sa recherche. M. Brunetière démontre aisément que si Renan chercha avec soin toutes sortes de vérités particulières, il ne se mit jamais en peine de la grande, de la seule Vérité. Et s’il ne l’a pas cherchée, c’est qu’il ne l’aimait pas. Aimer la Vérité, nous dit M. Brunetière, c’est l’aimer comme Pascal, comme Bossuet, comme Pasteur et comme Taine. Toute autre méthode est mauvaise ; mais la plus mauvaise est de l’aimer comme Renan, c’est-à-dire en amateur, et non en passionné. Cela c’est tout simplement reprocher à un homme son tempérament, c’est lui faire un crime d’être calme, par exemple, quand tant d’autres sont emportés et fiévreux. La fièvre de Pascal n’est pas d’un heureux exemple. À quelle hauteur vertigineuse ne serait pas monté Pascal, si sa nervosité intellectuelle s’était tempérée d’un peu de scepticisme à la Renan ? L’étoffe, chez Renan, était bien inférieure à l’étoffe pascalienne ; mais il en a tiré un bien meilleur parti ; l’un, dans sa fièvre, déchirant son génie en lambaux, l’autre, dans son calme ironique, y trouvant la matière et le dessein des plus nobles tapisseries. Renan aima le vrai à sa manière, autant que Pascal ; car enfin, avouer que l’on ne peut affirmer est une attitude plus loyale que d’affirmer sans preuves. Or, quand on affirme, quand on proclame la Vérité, c’est toujours sans preuves. La Vérité telle que la comprend M. Brunetière, c’est la Foi. La Foi ne se démontre pas ; la raison y est impuissante. C’est même parce que ses maîtres voulaient démontrer la Foi par la Raison que Renan se sépara d’eux, acte de logique, et non révolte.

Finalement, ce qui blesse M. Brunetière, c’est que Renan avait ou se vantait d’avoir l’esprit scientifique, qu’il n’admettait ni le surnaturel, ni les miracles, qu’il considérait la Bible comme une œuvre historique. Ses arguments sont ceux d’un théologien. Ils ont leur intérêt, quand on est théologien, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Je ne crois pas qu’au strict point de vue philosophique il soit possible d’en tenir compte. Les domaines sont séparés, quoique M. Brunetière prétende que la philosophie a pour principal fondement la croyance au surnaturel, et que l’on ne peut négliger cet élément que par un véritable « tour de passe-passe ». On voit à quelle distance nous sommes du monde moderne et de l’esprit scientifique. M. Brunetière est un contemporain de Bossuet qui serait le disciple de saint Thomas d’Aquin. Il apporte, il est vrai, dans son argumentation, une méthode très sérieuse, si non très solide, et il cite ses maîtres. Il croit aux miracles sur la parole de Dante, dont « l’autorité n’a rien qui le doive céder à celle d’Ernest Renan », et au surnaturel, en général, sur la caution de M. Renouvier, qui a jugé ainsi Renan : « Jamais Renan ne connut assez les limites et la méthode des sciences expérimentales pour comprendre qu’elles ne vont au fond de rien et qu’il leur est interdit de nier, aussi bien que d’appuyer la solution d’aucun problème philosophique d’ordre général, ou de donner ou de refuser un fondement aux théories de la morale et du droit pas plus qu’aux croyances surnaturelles. » Ce M. Renouvier, qui vient de mourir, était un homme des plus estimables, mais non une autorité. Il passait pour libre penseur, mais il eût pu fort bien professer la philosophie au séminaire de Saint-Sulpice ; sa doctrine n’y eût choqué personne.

Mais il faut finir, car je serais tenté, peut-être, de répondre à cette question de M. Brunetière : « Qu’est-ce que les sciences expérimentales, incapables qu’elles sont de nous renseigner sur la constitution de l’univers, peuvent bien nous apprendre de son origine ? et de la nôtre ? et de nos destinées ? » — Et cela serait indiscret.

Il reste que, voulant expliquer et contredire Renan, M. Brunetière s’est une fois de plus confessé publiquement. C’est à quoi, comme on le disait plus haut, aboutit généralement la critique.

1903.

M. HUYSMANS, ÉCRIVAIN PIEUX

Le roman chrétien, de valeur et d’influence, est rare dans la littérature française. La race n’est pas religieuse ; les questions de morale ou de dogmatique ne l’ont jamais intéressée que lorsqu’elle a pu y associer des idées politiques, des vues sociales, des plaisirs artistiques. Sans doute, le plus ancien monument, vraiment littéraire, de notre langue, est une œuvre d’inspiration religieuse, cléricale et monacale, la Vie de saint Alexis ; mais presque en même temps surgit un poème romanesque, purement politique et patriotique, la Chanson de Roland. Comme le dernier héros des romans de M. Huysmans, Alexis est un homme qui renonce au monde, qui cherche Dieu, qui trouve toute sa joie dans la prière et dans le sacrifice. Son histoire est bien plus belle que celle de Durtal ; elle est tragique, poignante et rédigée dans un style simple et noble, comme celui des cathédrales romanes. D’œuvres chrétiennes de cette beauté, il n’y en a point d’autres dans la littérature française ; et, pour retrouver cette même inspiration, il ne faut pas franchir moins de huit siècles, il faut arriver à Chateaubriand et rencontrer les Martyrs.

Comme toute la chimie dépend de Lavoisier, toute la poésie moderne, et par poésie j’entends toute l’imagination, dépend de Chateaubriand ; et avec toute la poésie, tout le style, toute l’éloquence. Il a formé Victor Hugo aussi bien que Flaubert, Taine aussi bien que Michelet ; George Sand a refait René toute sa vie et l’un de nos derniers grands écrivains, Villiers de l’Isle-Adam, né de la même terre que l’auteur des Mémoires d’outre-tombe, avait profondément subi sa domination littéraire. On se souvient de l’un des derniers grands succès de librairie, de Quo Vadis ? Et qu’était-ce que ce roman, sinon une transposition moderne des Martyrs, adroitement mis à la portée du vaste public ignorant ? Et qu’est-ce que l’Oblat, enfin, et la Cathédrale, sinon l’amplification de quelques chapitres du Génie du Christianisme ? Entre le dix-huitième et le dix-neuvième siècle, il y a Chateaubriand ; pour passer de l’un à l’autre, il faut traverser son jardin.

La plupart des romans français d’inspiration chrétienne se proposent le même but que l’œuvre capitale de Chateaubriand ; leurs tendances sont nettement apologétiques. Il y a très peu d’écrivains, même aujourd’hui, d’esprit assez libre pour traiter sans passion des questions religieuses. Si l’on parle du clergé, c’est pour le dénigrer ou en faire l’éloge ; il est presque impossible de décrire ses mœurs froidement, comme s’il s’agissait de n’importe quelle autre catégorie sociale. C’est surtout par l’intention apologétique que M. Huysmans suit la tradition de Chateaubriand, car sa méthode littéraire est fort différente. Il arrive aussi que, voulant exalter l’Église, il la déprécie. Cela n’est pas naïveté, mais bien sincérité. La foi de M. Huysmans a l’air d’être si solide qu’aucune des tares de ce qu’il aime ne saurait la décourager.

Il est sérieux excessivement, ce qui l’a mené tout droit à la crédulité. On ne peut imaginer une intelligence plus docile aux choses de la foi. C’est avec la candeur d’un petit enfant qu’il nous conte la vie prodigieuse de Sainte Lydwine. Voilà où mène le naturalisme. Voilà où mène cette idée singulière qu’il y a une Vérité et qu’on peut l’atteindre, la toucher, la baiser. M. Huysmans décidément tombe à genoux, baise pieusement la croix du calvaire. Non seulement il n’y a plus aucune hésitation ni aucune hérésie dans sa foi, mais il recherche au fond des parties obscures de la religion tout ce qu’il y a de plus extraordinaire, de plus extravagant, de plus fou, de plus impossible. Les mystères reconnus ne lui suffisent pas, ni les miracles admis. Il lui faut des absurdités particulières, des fantasmagories spéciales.

Mais cette attitude, au moins, est brave. M. Huysmans ne distingue que deux ordres de faits religieux : les ordinaires, qu’il dédaigne et laisse au troupeau ; les extraordinaires, dont il se délecte et qu’il tient pour essentiels. Loin de suivre la tendance des chrétiens lâches qui, peu à peu, réduisent leur christianisme à une morale de pauvres hères, sourient des miracles, méprisent le décor démoniaque ou mystique, édifient à l’ombre des autorisations rationalistes, une religion simple et prudente, calquée sur un règlement d’usine, loin de se mêler à ces humbles dévots, M. Huysmans revendique une sorte de catholicisme intégral où se retrouveraient toute la foi, tout l’art, toute l’inquiétude, toutes les contradictions, toutes les couleurs dont une longue croyance fut, à travers les siècles, exaltée, embellie, troublée, déchirée, enflammée. Mais cette audace eût gagné, tout de même, à être servie par une meilleure critique. Au lieu d’un livre qui ne peut plaire qu’à demi et déplaire qu’à moitié aux croyants et aux autres, nous aurions eu l’œuvre qui fait hurler les tièdes et qui réjouit les excessifs et les audacieux.

La crédulité est amusante dans le peuple, et utile ; elle a créé les légendes, les contes, les superstitions. Elle est curieuse et précieuse dans les biographies de jadis qui nous ont ainsi conservé toutes sortes de fables caractéristiques d’un état social et d’un état intellectuel. Elle peut plaire encore dans le poète ou dans le conteur qui se grise de possible et d’impossible, qui rêve ou délire et nous entraîne un instant dans son heureuse folie. La vie d’une sainte, pleine de miracles et de pieuses extravagances, pourrait nous être dite, même aujourd’hui, sur un ton naïf, sans nous faire rire ; mais il n’y faut plus le ton doctoral. Il n’y a plus de milieu entre le roman et la critique historique ; il n’est plus permis, même à un écrivain du talent de M. Huysmans, de mêler les deux genres et de nous présenter comme des faits avérés les pieuses imaginations de quelques mystagogues pour qui il n’était de mensonges que dénués de toute force d’édification.

Edifier, dans le langage ecclésiastique, c’est plaire, dans le langage vulgaire ; c’est plaire aux âmes et tant qu’on les tire vers Dieu. Cela aurait pu être le but de M. Huysmans, soucieux de racheter de vieux péchés ; mais il est trop resté l’homme de l’écriture et de l’écritoire pour se borner en un vœu aussi naïf. C’est à lui-même qu’il a voulu plaire, lui-même qu’il a voulu édifier, et convaincre une bonne fois que toute la sagesse humaine s’humilie et fuit devant le divin, même absurde. Et cet absurde, il l’a mis en lumière avec crudité et avec cruauté. Sa couleur violente exalte les grimaces des faces et des âmes : sa sainte est une hystérique dont la piété n’est qu’une longue et douloureuse démence !

Je n’exposerai pas le thème théologique de Sainte Lydwine. C’est celui de la réversibilité des mérites et des démérites. Lydwine, fille de pauvres gens de Schiedam, en Hollande, après une jeunesse sans histoire, tomba malade à la suite d’une chute sur la glace, se coucha et ne se releva plus jamais. D’après la légende, elle souffrit à la fois d’un grand nombre de maladies, qui semblent toutes avoir été régies par une hystérie très prononcée. Elle avait eu le mal des ardents qui lui avait desséché un bras ; tout son corps n’était que plaies et l’intérieur, cœur, foie et poumons, était en fort mauvais état. À la suite de la peste, qui la couvrit de bubons, elle devint hydropique, elle cessa presque de manger, perdit à peu près la vue, et ne garda de sensibilité que pour souffrir, d’intelligence que pour suivre ses visions.

La manière dont elle fut traitée par les médecins n’est pas moins extraordinaire que l’accumulation de ses maladies. M. Huysmans raconte très sérieusement ceci : « Gotfried, qui avait jadis pronostiqué l’origine divine de ces maux, ne pouvait que constater l’impuissance de son art à les guérir ; croyant cependant qu’il parviendrait peut-être à soulager la patiente, il lui retira du ventre les entrailles qu’il déposa dans un bassin ; il les tria et remit, après les avoir nettoyées, celles qui n’étaient pas hors d’usage, en place. » Rien ne rebute la foi de M. Huysmans. Il dépasse en simplicité les plus crédules hagiographes du moyen âge, — et peut-être a-t-il raison. Il est absurde, en effet, de vouloir poser des limites au surnaturel. Dès qu’on admet l’intervention de Dieu et de sa providence dans les affaires humaines, on se prive par cela même du critère qui sépare les faits en vrais et en faux. Dieu est tout puissant ; il peut donc, si cela lui plaît, enlever Lydwine de son lit de douleurs et l’emmener au paradis faire une céleste promenade. Les protestants, partisans d’une religion raisonnable, nous diront bien que personne ne fut enlevé vivant au ciel depuis saint Paul. Mais vraiment, qu’en savent-ils ? Quand on croit aux visions de Paul, on peut bien croire à celles de Lydwine. La religion est le royaume du tout ou rien. Et plus une religion est compliquée, plus elle est riche en dogmes, en usages, en superstitions, plus elle est belle et digne de l’attention des historiens et des psychologues. Visions du ciel, visions de l’enfer, nous connaissons cela. Homère et Virgile nous y ont conduits à leur suite. Ce n’est pas du christianisme, c’est du paganisme ; c’est conforme aux plus anciennes traditions de notre race et de sa poésie.

D’Homère aux visionnaires du moyen âge, tels que résumés et magnifiés par Dante, les tableaux de l’enfer ont fort peu changé. Dans les rêveries de Lydwine, le paradis, spiritualisé par l’Alighieri, reprend son antique aspect homérique. C’est, dit Huysmans, « une salle de festin aux voûtes magnifiques ; les viandes y étaient servies sur des nappes de soie verte dans des bassins d’orfèvrerie, et le vin versé dans des coupes de cristal et d’or. Jésus et sa mère assistaient à ces agapes. » Seulement, comme nous sommes en Hollande, de solides rôts remplacent, à la table des dieux, l’ambroisie.

Avec son corps infirme et son âme puérile, Lydwine est une amoureuse. Elle aime passionnément Jésus et elle est aimée de lui. Il vient la voir, la console, lui parle, se donne à elle en communion. Et c’est toujours l’antique union des dieux avec les filles des hommes ; c’est la religion éternelle, immuable sous les formes changeantes qu’elle prend, laisse et reprend au cours des siècles. À la simple et tout animale union des sexes, le mysticisme, qu’il soit païen ou chrétien, substitue l’union de l’homme avec son propre idéal, avec Dieu, avec l’infini.

En se convertissant religieusement, l’auteur d’En ménage ne s’est pas converti littérairement, ce qui est assez rare, les conversions ordinaires coïncidant le plus souvent avec une diminution sensible de l’énergie vitale. On retourne à la foi, parce qu’on désespère de la vie et on accepte sans restriction tout ce qu’elle commande : or la foi, c’est M. Huysmans qui le dit, commande généralement d’écrire dans un style sans éclat et sans personnalité. Sur ce point M. Huysmans a été intraitable ; il est resté écrivain, et, ce qui est bien plus grave, écrivain naturaliste. Le naturalisme, c’est l’amour des détails, non pour eux-mêmes, mais pour ce qu’ils donnent à une œuvre littéraire de vie et d’exactitude. De tous les romanciers qui ont voulu être appelés naturalistes, celui qui mérita le mieux cette qualification est assurément M. Huysmans. Peut-être même est-il le seul, car M. Zola se laissait volontiers entraîner par son imagination ; or, pour être un véritable naturaliste, un véritable « descripteur » de ce qui se voit, se touche et se sent, il faut n’avoir aucune imagination. Deux contemporains de M. Huysmans, M. Hennique et M. Céard, ont écrit, eux aussi, des romans où on n’aperçoit pas la plus petite lueur imaginative ; mais il semble qu’ils ont dépassé la mesure. Une belle journée, de M. Céard, livre très curieux et peu connu, représente à merveille l’idéal littéraire qui fut celui de toute une génération, il y a vingt-cinq ans. Idéal, en effet, car nul écrivain n’a peut-être jamais atteint ce degré de nullité systématique ; M. Huysmans en est resté très loin. Il se passe toujours quelque chose dans ses livres ; il se passe lui-même. Ce ne sont pas des romans ; ce sont des mémoires. Les rares évènememts qu’on y trouve ne sont pas inventés : c’est sa propre vie que l’auteur nous raconte avec une simplicité où il y a un peu de candeur et beaucoup d’orgueil. N’ayant aucune imagination, il en est réduit à lui-même ; mais comme la vie d’un homme sans imagination est généralement fort monotone, en racontant ce qui lui est advenu, il se trouve qu’il ne raconte presque rien. Pour combler les vides, M. Huysmans a recours tantôt à des études de mœurs, tantôt à des dissertations historiques ou archéologiques. Rien n’est moins romanesque que ses romans ; rien ne serait plus ennuyeux si l’auteur n’avait une personnalité très nette et une manière de voir vraiment très particulière. Mais l’absence même d’éléments imaginatifs inspire une confiance que ne donnent pas les romans ordinaires. On se sent bien réellement devant un homme qui ne ment pas, ou très peu, et cela, non par moralité, mais par impuissance d’imaginer. S’il décrit un vieux quartier de Paris ou une vieille abbaye de province, on peut tenir son tableau pour véridique et s’en servir comme d’un guide, comme d’un plan. Et c’est pour cela que ceux-là mêmes qui sont incapables de lire, sans ennui, un roman trop bien imaginé, peuvent prendre plaisir à ces récits dont la froideur rassure, dont la sincérité est évidente. Qu’il s’agisse de l’histoire de deux ouvrières parisiennes, d’un homme de lettres parresseux et faible, d’un bureaucrate en quête d’un restaurant convenable, d’un neurasthénique travaillé par le besoin de ne pas vivre comme tout le monde, on sent que rien n’est inventé, que tout a été observé directement et que tout enfin s’est passé autour du même homme, l’auteur. Le point de départ n’est jamais une idée, mais un fait réel.

On a dit qu’À vau-l’eau était le roman type de M. Huysmans, celui qui résume tous les autres, au moins par la méthode. C’est exact. En chacun des romans de M. Huysmans, il s’agit d’un monsieur qui s’ennuie, cherche à améliorer sa vie et n’y parvient pas. Tous sont pessimistes, même ceux que la foi inspire, et tous finissent par une déception, même l’Oblat. Que le but soit de s’arranger une petite vie médiocre, mais supportable, ou, au contraire, de s’établir définitivement dans la vie religieuse, la conclusion est la même : il faut toujours, au dernier moment, renoncer à ses espérances et, comme le lamentable M. Folantin, « rentrer à la vieille gargote, retourner à l’affreux bercail ». Et que le roman soit de mœurs parisiennes ou de mœurs monacales, le milieu sera toujours décrit selon les mêmes procédés minutieux, avec la même sympathie hargneuse, la même joie visible dès qu’il s’agit de noter une tache, d’indiquer un défaut. M. Huysmans n’est pas un homme facile à contenter. Il dit plus de mal des Bénédictins, qu’il aime, que ne voudrait en dire un homme qui les détesterait. Mais n’osant sans doute, ayant été leur hôte, les juger trop sévèrement lui-même, il a introduit dans son roman un dévot singulier, qui passe la moitié de son temps à prier et l’autre moitié à critiquer les moines. Si l’exil n’était intervenu, Durtal (c’est le nom de M. Huysmans dans cette histoire) serait-il resté près d’eux ? On ne le croit pas. Trop de choses le choquent dans cette vie religieuse, qu’il a vue de trop près, et malgré le charme qu’il y trouve quand même, son caractère irritable le chasserait bientôt de cet asile où il avait cru un moment trouver la paix définitive. À défaut de cette conclusion logique, la dispersion des Bénédictins est venue fort à propos clore un livre qui, étant encore moins composé que les autres livres de M. Huysmans, était difficile à finir.

L’oblat n’est pas un religieux. Il ne participe pas à la vie claustrale. Il n’est tenu à rien qu’à suivre les offices deux fois par jour, le matin et le soir, et à recevoir, en ce qui touche la vie spirituelle, la direction de l’abbé du monastère. Il demeure en dehors de la clôture et ne mange avec les moines qu’aux jours de fête, quand on veut bien l’inviter. Cette clause n’est pas de celles qui durent déplaire à Durtal, qui juge fort sévèrement la cuisine monacale. On retrouve, en cet homme devenu pieux, le dégoût de M. Folantin et de des Esseintes devant les nourritures vulgaires. Il est d’ailleurs beaucoup question de cuisine dans l’Oblat, comme dans tous les romans de M. Huysmans. Sa conversion n’a pas plus éteint son sensualisme culinaire que son style. Il a même introduit dans le petit monde qui gravite autour du monastère une jolie silhouette de dévote gourmande, vieille fille aimable qui, renonçant à tout le reste, n’a pu renoncer aux plaisirs de la table. C’est le personnage le mieux dessiné d’un livre confus et sans beaucoup de relief. Un seul des moines est assez vivant, le père pharmacien du monastère, brave homme sale et ignorant, « d’aspect vénérable et burlesque ». Les autres sont peints sans originalité, probablement parce que les modèles manquaient de relief.

Que font-ils, d’après M. Huysmans dans leur abbaye, ces moines ? Rien qui vaille la peine d’être raconté. Ce sont d’honnètes personnages qui se lèvent à quatre heures du matin, récitent des prières, chantent les offices et lisent parfois « des morceaux de vies de Saints écrites dans ce style oléagineux cher aux catholiques ». À quoi s’intéressent-ils ? À la liturgie, aux cérémonies du culte. C’est à peu près leur seule occupation. Toute la vie de l’abbaye se concentre dans cet unique souci : reconstituer tels qu’ils étaient, aux siècles brillants de l’Église, le cérémonial et le plain-chant grégorien. L’après-midi, surtout les veilles de fête, se passe en répétitions. C’est un théâtre pieux où l’on joue devant Dieu le drame liturgique. Rien de plus innocent qu’une telle existence.

Durtal, devenu oblat, y participe avec une joie discrète. Il goûte les chants, la prière, l’encens, la liturgie ; il goûte aussi le plaisir de relever ce qu’il trouve d’imparfait en des cérémonies qui témoignent trop souvent de plus de bonne volonté que de sentiment vrai de l’art religieux. Sa petite maison, non loin du cloître, est entourée d’un joli jardin vieillot, où l’on ne voit que des fleurs simples et provinciales, véronique, glaïeul, soleil, sauge, bourrache, et toutes sortes de plantes médicinales recommandées par les vieux auteurs : jardin de solitaire, encore plus que jardin de curé. Oa vivrait volontiers là, dans la paix et les parfums de la campagne. M. Huysmans, qui déteste la campagne, est venu y chercher autre chose que le repos : la prière. Il se lève à l’aurore, et même dans la nuit, pour aller entendre la messe, bravant le brouillard ou la neige. Entre les offices, il rêve parfois dans son jardin, puis il monte à sa chambre, et il écrit l’Oblat, travaillant ainsi, en même temps à son salut et à sa réputation littéraire.

Rien ne fait mieux comprendre, peut-être, que les romans de M. Huysmans et, en particulier, cet Oblat, qu’en art, ce qui importe, ce n’est pas le fond, mais la forme. Ce roman est vide à un degré inexprimable, dénué même de cette vague poésie religieuse que l’on sentait dans En route, et cependant il est possible, avec un peu de courage, de le lire intégralement. C’est que toute sa valeur est dans la personnalité de l’auteur qui s’est représenté exactement lui-même, avec toutes ses bizarreries, tous ses préjugés. L’Oblat, ce sont des choses mortes, un instant ressuscitées par la thaumaturgie d’un style très vivant. Je ne sais si les intentions apologétiques de M. Huysmans se sont réalisées, si l’Oblat a fait davantage aimer les moines et la vie religieuse ; j’en doute, mais ce roman pieux, triste comme une vieille église, affirme qu’un homme de talent peut tout se permettre : et c’est un résultat.

Ici et là, c’est bien toujours le même écrivain, le même œil, le même odorat, la même perversité en quête du laid, du mauvais, du baroque, jouissant d’elle-même et de sa capacité à percevoir un monde anormal et fâcheux. La verve stylistique, l’imprévu des images et des comparaisons, l’ingéniosité des trouvailles et des détails, et ce sourire des yeux contents d’avoir vu et mieux vu que les autres yeux, un tour involontairement paradoxal, l’originalité de l’homme sous les procédés de l’écrivain, et jusqu’à la piété qui paraît celle d’un curieux autant que celle d’un convaincu, tout cela forme un amalgame où l’on retrouve le goût de ces vieilles liqueurs composites dont les recettes tiennent trois pages et dont la saveur est à la fois poussée et voilée, vague et pointue, insolente et sournoise. La critique dévote goûte peu M. Huysmans, regrette parfois de l’avoir pour client et pour allié. Elle a peut-être raison : il est demeuré plus de lettres qu’il n’est devenu d’église

1903.


LE SENTIMENTALISME DE M. BARRÈS


Il y a peu d’écrivains aujourd’hui — il n’y en a jamais eu beaucoup — qui puissent, sans que l’on rie de leur présomption, réunir en un volume des articles de hasard. Les recueils sont presque toujours absurdes ; ils ne le sont plus, quand l’écrivain, même à ses heures de moindre conscience, est mené par la main au gré d’une idée directrice. Il n’est pas nécessaire que cette idée soit toujours la même. Tel change d’idées comme il change d’amours. L’important est de n’avoir vides ni le cœur ni la tête. On lit dans une note de son dernier livre, Amori et dolori sacrum : « … quand je fondais le nationalisme sur la terre et les morts… » : voilà l’idée qui, depuis quelques années, entraîne M. Barrès : le culte des morts. Le raffinement intellectuel aboutit à un sentimentalisme primitif ; après un effort cordial vers la liberté, la fierté d’un homme retombe à genoux dans les cimetières et demande humblement à la poussière des ancêtres le mot de passe vers l’avenir.

Il donne de son idée un portrait meilleur que tous ceux que l’on pourrait tenter. Elle porte le costume lorrain :

« Le jour des Morts est la cime de l’année. C’est de ce point que nous embrassons le plus vaste espace. Quelle force d’émotion si la visite aux trépassés se double d’un retour à notre enfance ! Un horizon qui n’a point bougé prend une force divine sur une âme qui s’use. Le 2 novembre en Lorraine, quand sonnent les cloches de ma ville natale et qu’une pensée se lève de chaque tombe, toutes les idées viennent me battre et flotter sur un ciel glacé, par lesquelles j’aime à rattacher les soins de la vie à la mort. »

J’ai cité tout le passage pour laisser leur importance entière aux derniers mots. Ils ont une valeur philosophique, cela est certain ; ils sont même d’accord avec les données de la biologie et tout ce qu’il y a d’exact et de sain dans l’enseignement de la science. Un homme, quel qu’il soit, et aussi un animal, et aussi une plante, tout ce qui vit et même tout ce qui ne vit pas, tout ce qui est procède de ce qui fut. Ou plutôt, il n’y a ni générateurs ni produits ; il y a une ligne de force qui se continue, affaiblie ou renforcée, calme ou sinueuse, le long des siècles. Être, c’est continuer. L’individu est le chapitre d’un livre qui aura sans doute une fin, mais qui n’a pas eu de commencement.

Cette solidarité dans le temps est plus absolue encore que la solidarité dans l’espace, c’est-à-dire dans la vie présente ; l’une, après tout, se peut répudier, l’autre est invincible, puisqu’elle est le principe même de notre existence. Ils sont bien naïfs, ceux qui parlent de répudier le passé. Qu’est-ce que le passé, sinon la matière même dont nous sommes formés ? Notre passé dont nous sommes les fils, doit nous être sacré, même s’il nous paraît affreux, du moment que nous nous aimons, que nous nous estimons. Seul un pessimiste furieux pourrait maudire ou renier les générations dont il est né : mais sa malédiction ou son reniement seraient impuissants à user un seul des fils qui le relient à la chaîne des temps.

Ces notions, quand elles sont exposées en langage simple et clair, semblent irréfutables. Elles le sont, et cependant il ne faut pas les accepter dans leur nudité. Prises à la lettre, rédigées en articles de foi, elles pourraient engendrer un fatalisme destructeur de la vie même qu’elles prétendent glorifier. Elles ont un côté faible par où on peut les attaquer. Cherchons-le. C’est le côté sentimental. Le culte des morts et la philosophie qui s’en déduit naissent généralement dans un esprit à la suite de quelque déception grave. Ce que la vie refuse, ce qu’elle reprend, on le demande à la mort. Quand il rentre dans le passé, on descend aux enfers chercher le présent qui a fui de nos mains, et on s’enfonce dans les ténèbres à la poursuite de la lumière, on court dans les cimetières en quête de la vie.

Toute vérité n’est pas bonne à subir. Nous sommes les enfants du passé. C’est vrai, mais il vaut peut-être mieux l’oublier que de s’en souvenir trop. Quoi que nous fassions, nous répéterons jusqu’à notre dernier mouvement les gestes de nos ancêtres capitalisés en nous, dans notre système nerveux, cet accumulateur des énergies anciennes ; est-il bien nécessaire de nous pénétrer de cette fatalité, de charger nos épaules de ce fardeau ?

En continuant l’exposé de son idée, M. Barrès, par l’excès de son langage, la critique lui-même. Je cite encore tout un passage dont le commencement est exact :

« C’est peu dire que les morts pensent et parlent par nous ; toute la suite des descendants ne fait qu’un même être. Sans doute, celui-ci, sous l’action de la vie ambiante, pourra montrer une plus grande complexité, mais elle ne le dénaturera point. C’est comme un ordre architectural que l’on perfectionne : c’est toujours le même ordre. C’est comme une maison où l’on introduit d’autres dispositions : non seulement elle repose sur les mêmes assises, mais encore elle est faite des mêmes moellons, et c’est toujours la même maison. Celui qui se laisse pénétrer de ces certitudes abandonne la prétention de sentir mieux, de vouloir mieux, que ses père et mère ; il se dit : « Je suis eux-mêmes. »

Rien de plus touchant que le sentiment filial poussé jusqu’à ce degré d’abnégation, jusqu’à ce renoncement à sa propre personnalité. On aurait mis cela jadis dans la vie des saints, sans d’ailleurs en comprendre la portée, et on l’aurait lu avec componction. M. Barrès, qui ne cherche pas à nous édifier, mais à nous convaincre, devrait comprendre à quel point de pareils exemples sont fâcheux. Il ne faut pas assurément suggérer aux hommes ce devoir insensé défaire le contraire de ce qu’ont fait leurs parents ; mais il est pareillement mauvais de les décourager en leur assurant qu’ils ne feront pas mieux. À quoi bon vivre, si c’est pour n’être qu’un imitateur borné ? La plupart des hommes ne sont pas autre chose, c’est vrai, et il vaut mieux qu’ils imitent leurs parents que des étrangers. Leurs gestes seront moins gauches, ayant été dessinés avec une lente certitude par l’hérédité. Cela ne signifie pas qu’ils soient obligatoires. L’initiative personnelle doit avoir sa place même dans la plus humble vie. Ce qui caractérise l’homme, c’est précisément cette faculté de modifier, en le répétant à l’infini, le geste héréditaire.

Je sais bien que M. Barrès exagère pour protester contre d’autres exagérations. C’est une mauvaise méthode. Il ne faut pas que le noble culte du passé devienne un principe de tyrannie contre l’évolution de la vie dans ce qu’elle a de plus naturel et de plus utile. Ce passé lui-même, croit on qu’il soit autre chose qu’une suite de changements dans les mœurs, dans les croyances, dans le langage ? Il est même fort probable que les choses, jadis, changeaient beaucoup plus vite et plus souvent que maintenant. Une civilisation orale est des plus instables ; il suffit d’une génération pour bouleverser la coutume. Le monde n’a pris un peu solidité que le jour où l’homme a consigné dans des livres populaires ses croyances et ses préjugés. La moitié des superstitions datent des almanachs. Avant que les fidèles fussent en possession de livres immuables, la religion avait en France une très grande variété de rites, de chants, d’usages. Nous enveloppons dans le mot « jadis », comme dans un suaire, une douzaine de civilisations superposées ; cela contente notre ignorance et notre paresse.

Le culte des morts est-il très sain soit pour les individus, soit pour les peuples ? Il le serait peut-être s’il accroissait l’énergie, si, comme chez les Romains, les ancêtres étaient considérés comme des dieux impossibles à égaler et dont on doit cependant imiter les vertus. Si, au contraire, il n’engendre que la résignation, s’il conduit à la peur de tout ce qui est nouveau, c’est une religion plutôt fâcheuse : la Chine, sous l’influence de Confucius, s’est laissé empoisonner par les morts. Il faudrait craindre un sort pareil, mais M. Barrès n’est pas Confucius.

Confucius était, je pense, un homme modéré ; et M. Barrès est un homme excessif, sous une apparence très calme. Sa logique a des audaces romantiques et un goût pervers pour la mort ; elle cueille des fleurs dans les cimetières et s’y promène le soir, « quand une pensée sort de chaque tombe ». Voyez tous ces livres portant le mot « mort » écrit sur leur couverture : la Terre et les Morts, Du Sang, De la Volupté et de la Mort, la Mort de Venise. Il y a là un état maladif dont les signes se multiplient avec une insistance monotone et presque de mauvais goût, à cause du sentimentalisme qui s’y mêle, comme un parfum violent répandu pour voiler des odeurs terribles.

Les hommes les plus froids sont souvent les plus tendres ; les plus intelligents sont souvent les plus naïfs. La philosophie mortuaire de M. Barrès est à la fois très positive et très ingénue ; elle est l’œuvre de son cœur autant que l’œuvre de sa pensée. Elle peut faire rêver les femmes en même temps que réfléchir les hommes graves. Mais elle plaira surtout aux amateurs de beau langage, car M. Barrès est un maître en l’art d’écrire, en l’art de peindre la pensée. Il les aime tant, ses pensées, qu’il s’arrête souvent pour les admirer ; il les décrit, il les fait valoir, il s’extasie devant leur charme. Il faut en convenir : ainsi parées, ce sont de dangereuses séductrices.

1903.

DE LA FÉCONDITÉ LITTÉRAIRE

À PROPOS DE M. PAUL ADAM[2]


En une excellente étude, Littérature et Démocratie, donnée, ce mois-ci, par le Mercure de France[3], M. Edmond Barthélémy note que la vie de l’écrivain suppose aujourd’hui « une condition jusqu’alors sans précédent dans les lettres, l’effort physique ». Cela n’est pas universel. Le monde littéraire renferme encore nombre de rêveurs et même de paresseux ; d’autres, qui travaillent beaucoup, mesurent leur peine à leur plaisir et se gardent, autant que de l’oisiveté, de l’abus de leurs forces. Mais il est vrai qu’on en voit quelques-uns dont la vie semble vouée à un labeur excessif et, disons-le hardiment, sans proportion avec le résultat obtenu. Sans proportion véritable ; mais cependant avec une certaine proportion d’apparence, car dans un état social extrêmement démocratique, on est porté à mesurer et à peser, plutôt qu’à juger. Que serait aujourd’hui l’homme d’un seul livre, un La Bruyère, un Montaigne, ou même l’homme de deux ou trois livres ? On a pris l’habitude de taxer d’incapacité l’écrivain prudent qui réfléchit longtemps avant d’écrire ou celui qui prétend vivre d’abord la vie qu’il racontera ensuite. Les grandes gloires du XIXe siècle, ce sont les grandes fécondités : Hugo, Michelet, Lamartine. Une des objections des journalistes contre l’un des plus exquis de nos poètes, Mallarmé, fut l’exiguïté de son œuvre. Il nous faut écrire, écrire encore, écrire toujours, Juifs-Errants de l’écriture — ou plutôt Danaïdes, car plus on écrit et plus le besoin d’écrire s’exaspère. Cela devient une maladie, et l’on voit des écrivains riches, glorieux et fatigués, continuer, alors qu’ils pourraient écussonner en paix des rosiers et contempler le passage des nuages, à répandre avec furie d’inutiles flots d’encre. Cette lutte pour la gloire ressemble à une déroute bien plutôt qu’à une marche offensive. Celui qui s’assied sur le bord de la route est perdu. Dès qu’on ne le voit plus, on oublie son nom ; quand il reprendra sa course, il loi faudra des efforts terribles pour regagner ce premier rang. Ces mœurs sont sauvages ; mais enfin ce sont nos mœurs, et nous sommes obligés de les accepter ou d’accepter la défaite.

Le travail acharné, dans le monde des lettres, a été mis à la mode par l’exemple de Balzac. Il ne fut pas le seul de son temps à transformer en labeur le plaisir d’écrire. Alexandre Dumas, George Sand, Sainte-Beuve, Victor Hugo lui-même se donnèrent aux lettres avec violence ; mais lui, Balzac, il dépassa la violence. On avait vu, aux siècles précédents, de grands écrivains être en même temps de grands travailleurs. Ni Buffon, ni Voltaire n’étaient des paresseux ; mais ils n’étaient pas non plus des forçats de la plume. Buffon avait organisé son temps de manière à n’en rien perdre, mais il n’appelait pas du temps perdu celui qu’il donnait aux plaisirs, à la conversation, à la table. Les besognes immenses ne l’effrayaient pas; il en venait à bout par la constance, par la patience quotidienne. Voltaire était plus fébrile ; pris du besoin soudain de dire sa pensée, il abandonnait tout, s’enfermait, passait les nuits ; mais il savait aussi, aiguillonné par d’autres désirs, oublier ses idées et même ses intérêts, suivre franchement, sans regrets, le penchant de sa sensibiliîé. Lui non plus ne considérait comme du « temps perdu » ni ses voyages, ni ses réceptions, ni sa correspondance, ni ses amours. Il faut arriver à Balzac pour entendre un écrivain, triste de s’être laissé distraire pendant quelques mois par une femme, proférer ce mot effroyable : « Encore un roman de perdu ! » Comme s’il ne vaut pas mieux vivre un roman que de l’écrire, comme si, après tout, pour écrire un bon roman, il ne fallait pus, d’abord, le vivre ! Mais cette dernière concession faite au cynisme des hommes de lettres est excessive : se mêler à la vie pour expérimenter les sentiments et les sensations, pour récolter des documents, comme disaient les naturalistes, c’est une manière de vivre bien médiocre et vraiment dépourvue de dignité. Il y a là une exploitation industrielle de la sensibilité qui rabaisse le talent en même temps que le caractère. Balzac ne semble pas avoir jamais fait de tels calculs. Il écrit ingénument : « L’amour, c’est ma vie et mon essence », mais s’il le rencontre, il cherche à fuir, songeant à sa table de travail, à sa copie, à ses épreuves, aux projets qui bourdonnent dans sa tête congestionnée.

On admire généralement la puissance de travail de Balzac, son courage à accepter des labeurs surhumains, son stoïcisme au milieu des terribles embarras d’argent qui dévorèrent une partie de son existence. Ce n’est pas admirable ; c’est plutôt estimable. Balzac était un homme en désordre, qui passa sa vie à essayer en vain de se mettre en ordre. Il avait aussi cette illusion que la gloire d’un écrivain se mesure comme la gloire d’une montagne et que la plus solide est celle qui se dresse sur la plus haute pyramide de livres. Il est très probable que, riche et indépendant, il eût travaillé avec un acharnement tout pareil. Sans doute, l’abondance de la production est parfois un signe de force, et la gloire de l’écrivain s’en trouve augmentée ; mais parfois aussi c’est un signe de faiblesse, la pyramide s’écroule et le constructeur demeure étouffé sous les décombres.

La vie de Balzac fut vraiment infernale. Sa correspondance est pleine des plus pitoyables aveux sur la condition de forçat à laquelle le réduisaient à la fois son ambition et la nécessité. Ce n’est pas seulement l’effort physique, c’est la continuité de l’effort herculéen. « Pour savoir jusqu’où va mon courage, écrit-il à Mme Hanska il faut vous dire que le Secret des Ruggieri a été écrit en une seule nuit ; pensez à cela quand vous le lirez. La Vieille fille a été écrite en trois nuits. La Perle brisée, qui termine enfin l’Enfant maudit, a été faite en quelques heures d’angoisses morales et physique… J’ai écrit à Saché, en trois jours, les cinquante premiers feuillets des Illusions perdues… Au moment où je vous écris, j’ai devant moi les épreuves accumulées de quatre ouvrages différents qui doivent paraître en octobre (c’est la date même de sa lettre); il faut suffire à tout cela. J’ai promis à Werdet de publier la troisième livraison des Études philosophiques, ce mois-ci, et aussi le troisième dizain des Contes drôlatiques, et de lui donner pour le 15 novembre les Illusions perdues. Cela fait cinq volumes in-douze et trois volumes in-octavo… » Ce labeur effréné le rendait fou ; il aggravait son état de fatigue par un régime rigoureux d’abstinence, ignorant, le malheureux, que le travail cérébral, lui aussi, est un travail physique, et qu’il faut manger pour écrire comme pour transporter des fardeaux. « Il y a plus d’un mois, dit-il dans la même lettre, que je me lève à minuit et me couche à six heures du soir, que je me suis imposé la plus stricte nourriture qu’il faille pour vivre, afin de ne pas envoyer au cerveau la fatigue d’une digestion ; eh bien, non seulement je sens des faiblesses que je ne puis décrire, mais tant de vie communiquée au cerveau que j’en éprouve de singuliers troubles ; je perds parfois le sens de la verticalité, qui est dans le cervelet ; même dans mon lit, il me semble que ma tête tombe à gauche ou à droite, et je suis, quand je me lève, comme emporté par un poids énorme qui serait ma tête. » II faut de moins en moins admirer, car Balzac ne nous donne ici que le spectacle de la présomption et de l’ignorance. La connaissance des notions les plus élémentaires de la physiologie et de la médecine l’eût préservé de ces extravagances ; mais il voulait, dans son orgueil, inventer tout, même la science, et il poussa la fatuité jusqu’à rédiger des dissertations psychologiques, jusqu’à imaginer « une théorie de la volonté », qui n’est qu’une apologie de l’entêtement !

D’autres écrivains célèbres du siècle dernier contribuèrent à mettre à la mode le travail acharné ; mais aucun ne semble s’être jamais livré à d’aussi effroyables orgies d’écriture. M. Zola donnait régulièrement à son œuvre trois heures par jour ; il était méthodique et modéré. Exploité avec cette sagesse, le génie de Balzac eût acquis, sans doute, ce qui lui a toujours manqué, la sérénité, ce calme olympique, à la manière de Gœthe, qui fait que l’on domine la vie, qu’on la regarde de haut.

J’ai pensé à Balzac — M. Paul Adam en sera flatté, j’espère — en lisant, dans la biographie que l’on vient de donner de l’auteur de la Ruse, la liste de ses œuvres. Il y a en effet quelque chose de balzacien dans la fécondité de ce jeune romancier qui, en dix-sept ans de travail, nous aura donné trente-cinq volumes, et souvent des volumes énormes, qui en valent deux ou trois par la compacité. Quelle est sa méthode de travail, je ne l’ignore pas absolument ; elle est plus raisonnable que celle de Balzac et, par conséquent, elle durera sans doute plus longtemps. Il y a déjà bien des années, alors que son œuvre s’ébauchait seulement, j’ai écrit de lui ce mot qui a été plusieurs fois répété : « Paul Adam est un spectacle magnifique. » Le moment est venu de le redire, car il a été prophétique et il est devenu plus vrai de jour en jour. Mais je songe aussi qu’il y a des spectacles dont la magnificence inspire un peu d’effroi ; on les voudrait moins tourmentés, on redresserait volontiers telles de leurs lignes d’un tragique un peu fantasque. Kant, qui s’est mêlé de rédiger une esthétique, dont la gravité est un peu ridicule, distingue, non sans logique, le sublime d’avec le beau ; c’est la partie la moins lourde de son traité. Si on faisait à la littérature d’aujourd’hui l’application de cette distinction scolastique, on trouverait peu d’exemples de sublime, mais si on voulait absolument en trouver, ne s’arrêterait-on pas, de préférence, devant les romans historiques de M. Paul Adam ? Rien qu’à les regarder de l’extérieur, ce sont des masses qui inspirent le respect et cette sorte d’admiration que l’on éprouve devant ces œuvres de la nature dont on ne comprend pas très bien la logique architecturale. Il faut y entrer, il faut regarder, il faut scruter, alors on comprendra. Mais je veux demeurer dans les limites du mot inscrit en tête de ces lignes. Il s’agit de fécondité littéraire : M. Paul Adam en est un exemple merveilleux offert à notre étonnement. Même sans tenir compte du talent déployé, la puissance de volonté affirmée par un travail aussi constant et, en même temps, aussi fougueux, incline les plus distraits à un certain recueillement.

Mais je songe toujours à Balzac. Il écrivait en 1838 : « Il est impossible qu’à mon âge on soutienne les travaux auxquels il faut me livrer sans courir à quelque épuisement qui équivaut à la mort. » Douze ans plus tard, il était mort, en effet, et mort épuisé, comme il l’avait prédit.

Il serait peut-être temps de mettre un peu de mesure dans nos labeurs, de condenser notre pensée et de penser davantage en écrivant moins, et surtout de vivre des vies humaines, ce qui est tout à fait le contraire des vies balzaciennes.

1903.


LE BONHEUR LITTÉRAIRE

M. EDMOND ROSTAND


Le bonheur : on dit aussi la chance, et aussi, dans une langue tout à fait nouvelle, la veine. Bonheur, chance ou veine n’ont pas, en littérature, un rapport très exact avec le talent, et encore moins avec le génie. C’est un lieu commun qu’il y a des talents et même des génies inconnus. Il y en a sans doute assez peu, s’il s’agit d’une obscurité absolue ; il y en a beaucoup, s’il ne s’agit que d’une obscurité relative. On citerait aujourd’hui plus d’un nom qui n’est pas à sa vraie place dans l’admiration des hommes et qui, hélas ! n’y sera peut-être jamais. L’on dira plus tard, dans les manuels de littérature : leur réputation n’a pas égalé leur talent, — et l’on passera. Cela vaut peut-être mieux, après tout, que de se préparer cette autre mention, qui n’est pas plus rare : la réputation qu’ils eurent de leur vivant est devenue inexplicable, car leur talent est vraiment des plus médiocres. Ni l’une ni l’autre de ces formules ne s’applique à M. Edmond Rostand. Il n’a jamais été méconnu, même à ses débuts, et si aujourd’hui on le porte aux nues, ce n’est pas absolument déraisonnable.

Il y a, en certains écrivains, un charme ; à mérite égal, ce qui sort de leur plume plait davantage. Il y a un sourire dans leur œuvre et il y en a un dans leur personne. Qu’ils amusent ou qu’ils émeuvent, on leur en est également reconnaissant. Rien n’est indifférent de ce qu’ils font et de ce qu’ils écrivent ; on les aime : ils sont les maîtresses du public. M. Rostand, qui a produit tant de choses charmantes et spirituelles, a pu faire applaudir d’un public difficile quelques-uns des plus mauvais vers dont s’afflige la poésie française. Sa paraphrase du Pater, par exemple, dépasse, en absurdité pour le fond, en cacophonie pour la forme, les exemples célèbres de la poésie grotesque : et cependant des milliers de journaux, en France et dans le monde entier, ont reproduit, en la représentant comme un chef-d’œuvre, cette adaptation misérable. C’est que M. Rostand est un poète heureux, étant un poète aimé ; dès qu’il s’agit de lui, le sens critique s’émousse chez les juges les plus difficiles. M. Faguet, lui-même, perd la tête et se récite à lui-même une poésie pour laquelle, professeur, il mettrait en pénitence l’élève qui s’en serait rendu coupable.

Le mécanisme psychologique de ces aberrations est très curieux, quoique très simple. Il est basé sur la paresse intellectuelle. Un poète a écrit de très jolis vers, c’est le cas de M. Rostand ; on en est ravi, et plus, on en est ivre ; on place très haut l’auteur dans son estime et dans son amour. Il se fait dans l’esprit cette cristallisation par laquelle Stendhal expliquait la naissance obscure des passions et des caprices. C’est fini ; le charme a opéré. Tout ce que ce poète écrira désormais sera admirable. Nous voilà rassurés. Le point est hors de litige. Occupons-nous d’autre chose. M. Rostand est jugé une fois pour toutes ; il ne nous reste plus qu’à l’admirer sans réserve et sans choix.

Maintenant, comment se fait cette cristallisation ? On n’en sait rien. Sait-on comment naît l’amour, ce qui transforme pour nous en la plus adorable des princesses, la femme qui, le jour d’avant, nous était indifférente ? M. Rostand est célèbre ; il est illustre : il pourrait fort bien ne pas l’être. Il a eu du bonheur, et voilà tout. En effet, M. Maeterlinck, par exemple, s’il est célèbre aussi, l’est beaucoup moins, — et cependant…

Il y avait quelque chose de tout à fait nouveau dans la Princesse Maleine, et presque chacune des autres œuvres dramatiques de M. Maeterlinck nous a confirmés dans cette idée que si le théâtre pouvait être renouvelé, c’était par cette méthode à la fois ingénue et savante qui s’attache à peindre les côtés mystérieux des hommes et à montrer des âmes plutôt que des décors. Aucun critique n’a voulu comprendre cela, et le public était bien incapable de le comprendre tout seul. Mais devant Cyrano de Bergerac, ils se sont sentis remués jusqu’au fond du cœur.

Cette comédie héroïque est assurément charmante, et bien supérieure à la moyenne du théâtre français contemporain. Elle a plusieurs mérites. Elle est écrite en vers cavaliers, musqués, matamores, parfois attendris et devenant alors, pendant quelques couplets, de la bonne poésie sentimentale. Elle est remplie d’esprit, de saillies amusantes, de bravades, de drôleries. Enfin, rompant heureusement avec la manie des pièces à thèses, elle ne veut rien prouver du tout ; elle dessine un caractère et raconte des aventures. Il faut le dire, parce que c’est vrai ; venue après l’affreux théâtre pharmaceutique et procédurier d’Alexandre Dumas, ce Cyrano fut un rafraîchissement, un délicieux verre de vin parfumé et glacé après une longue course dans la poussière des chemins. On comprend vraiment l’étonnement de la critique et la joie du public. Depuis vingt ans et plus, quand on nous convie au théâtre, c’est pour entendre des avocats qui discutent sur un beau cas de divorce, sur le droit des enfants, le droit du père, le droit de la mère, le droit de L’Étal, l’avenir des sociétés, la cité future, le service militaire ; ou bien des médecins vous entretiennent de quelque vilaine maladie, de quelque difficile opération chirurgicale, du régime des hôpitaux ou de celui des prisons et d’une quantité d’autres questions également malpropres — et bêtes surtout, puisqu’elles sont insolubles, surtout au théâtre. Devant l’esprit et la bravoure de Cyrano, les spectateurs défiants se sentirent renaître ; au lieu des côtés dégoûtants de la vie, on lui en montrait les faces les plus brillantes : il était question, enfin, d’amour, d’héroïsme et de beauté !

L’enthousiasme fut unanime. Il s’ensuivit quelques illusions. M. Émile Faguet, si sage d’ordinaire et même sceptique, fut pris d’une sorte de délire. Il compara M. Edmond Rostand à Pierre Corneille et affirma que l’on venait d’assister à la représentation d’un nouveau Cid. Récemment, il a réitéré cette appréciation singulière, en y ajoutant quelque chose d’inattendu. D’après lui, Cyrano de Bergerac serait quelque chose à la fois comme le Cid et comme le Génie du Christianisme, c’est-à-dire, si j’ai bien compris, l’aurore d’une ère nouvelle dans la littérature française. Ce n’est pas tout à fait cela. Cyrano est une date, en effet, dans l’histoire de notre littérature. Mais elle ne marque pas le commencement d’une nouvelle période ; elle marque la fin du cycle romantique. Cette pièce éclatante est la dernière fusée d’un feu d’artifice.

Tout est rajeuni dans le théâtre de M. Rostand, le vers, l’esprit, le décor, le mouvement ; rien n’y est nouveau. Cyrano c’est le Matamore de Corneille et le Tragaldabas de Vacquerie arrangés par des mains d’une habileté infinie. Le vers est celui de Victor Hugo, avec des pointes à la Banville, des attendrissements à la Mendès. Le mérite propre de M. Rostand est le dialogue où les répliques s’entrelacent avec une souplesse merveilleuse ; il y a telle réplique où l’on retrouve quelque chose de l’inattendu qui caractérise la verve de Molière ; ainsi ce vers qui mériterait de devenir un mot de conversation, des plus joliment impertinents :

Eh bien, lisez les vers imprimés sur le sac !

Et rien, peut-être, dans tout notre théatre lyrique, n’est plus charmant que la scène du balcon et surtout ce passage où Cyrano dit à Roxane :

J’ai senti, que tu le veuilles ou non,
… le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches de jasmin.

Il faut autre chose que du talent pour trouver de ces choses spirituelles ou délicates ; il faut du bonheur. Ce bonheur que M. Rostand a dans sa vie, il l’a aussi dans son œuvre, et c’est peut-être là le secret de son succès. Sa poésie est heureuse et épanouie comme lui-même ; le public a souri à sa poésie, parce que sa poésie a souri au public.

Aucun poème dramatique, dans aucun temps ni dans aucun pays, n’a eu un succès comparable à celui de Cyrano de Bergerac, et aussi universel ; aucun roman même, et même des écrivains les plus populaires, n’a atteint un pareil chiffre d’éditions ; j’ai sous les yeux le « deux cent soixante et unième mille », et ce n’est pas le dernier tirage ; on en vend encore des centaines toute les semaines. On peut dire que rien n’a peut-être jamais excité à un tel degré la curiosité de la foule, devenue innombrable, des lecteurs : et cependant, il reste encore parmi les lettrés tout un parti qui n’admire pas sans réserve, et, parmi les poètes, un autre parti qui n’admire pas du tout. La raison de cette froideur, je l’ai déjà esquissée : la poésie de M. Rostand manque de personnalité. Elle manque de pensée, de profondeur. C’est un lac qui miroite gracieusement sous les rayons de la lune, mais qui ne recèle aucun abîme, aucun mystère ; le fond en est uni et sûr ; on peut s’y baigner sans jamais perdre pied, et si l’on voulait y plonger, on s’y briserait la tête. Est-ce même un lac ? C’est un bassin artificiel dallé ou cimenté, et l’eau qui l’alimente ne descend pas des montagnes, mais bien d’un réservoir ; on le vide et on le remplit en tournant un robinet. C’est un lac de théâtre.

Le genre auquel s’est voué M. Rostand, le poème dramatique en vers réguliers à rimes riches, est aujourd’hui de la pure archéologie. Le public, toujours en retard de cinquante ans sur le vrai mouvement littéraire, peut s’y plaire encore ; les poètes ne comprennent plus. Aucun d’eux n’a été prendre des leçons chez M. Rostand ; sa poésie, que tout le monde a lue, n’a eu d’influence sur personne. Elle est sans chaleur ; c’est un reflet, une lumière lunaire. Et c’est pour cela que le mot de M. Faguet est particulièrement choquant : qu’est-ce donc que ce Cid, qui n’éveille dans le monde des poètes aucun mouvement, même de curiosité ?

Il ne faut pas dénigrer M. Rostand ; il a un certain talent, et il serait injuste de dire que sa réputation est entièrement usurpée. Elle est excessive, sans doute, mais elle n’est pas scandaleuse. Et puis, le théâtre a des effets d’optique dont il faut tenir compte. Le théâtre grossit tout, les réputations comme le reste. Il est peut-être fâcheux que Cyrano de Bergerac soit le livre qui représente aujourd’hui la poésie française à l’étranger ; mais elle pourrait être représentée encore plus mal. M. de Bornier a été presque aussi célèbre que M. Rostand, il y a vingt-cinq ans, et lui, vraiment, il n’avait aucun mérite.

Comme j’ai voulu donner un exemple mémorable de bonheur littéraire, je n’ai parlé que de Cyrano. Le bonheur continue, il n’augmente pas. C’est déjà très beau, et M. Roslaud restera sans doute dans notre littérature, si riche en types de toutes sortes, le représentant de cet état, rare entre tous, le bonheur littéraire.

1903.

OCTAVE MIRBEAU[4]

Les hommes ou les œuvres, on les juge rarement d’après leur valeur propre, celle qui est indépendante du milieu, du moment ; on les juge, et cela convient bien à nos paresses, d’après l’accueil qu’ils reçoivent du public. Peu de critiques sont assez raisonnables, ou assez forts, pour oser, au moment où ils lisent un livre, en ignorer l’auteur. La couverture, la plupart du temps, dicte le prologue de leur opinion ; ils pensent moins à sentir librement qu’à disserter selon le goût du jour, et plutôt à ce qu’on dira d’eux qu’à ce qu’ils diront de leurs lectures. Ils ont peur de ne pas être suivis, et que l’autorité qu’ils ne tiennent que du peuple, le peuple la leur retire. Aussi que desoins et que de ruses pour ne pas arriver le premier ! Que de détours pour ne boire à la source qu’après le passage de la caravane !

Depuis dix ans, et plus, presque pas un critique de profession n’a porté le premier sur un écrivain nouveau un jugement décisif : de si heureuses et même glorieuses aventures ne sont échues qu’à des romanciers, à des poètes, à des « contemplateurs », à M. Mirbeau, à M. Coppée, à M. de Vogüé. C’est que le critique de métier, malgré tout le talent qu’il peut avoir, est dominé par deux vertus — ou deux défauts, si l’on veut : — la prudence et le scepticisme. Si une œuvre nouvelle est originale, elle lui paraît extravagante ; il fait le compte des règles qui sont méconnues, des usages qui sont blessés, et à mesure que les infractions s’accumulent son plaisir diminue. Il finit par se persuader que les œuvres vraiment supérieures ont toujours respecté la tradition des idées et la tradition de la forme, et il rejette parmi les productions bizarres le livre qui l’avait charmé tout d’abord. Le scepticisme professionnel a les mêmes effets, mais plus accentués. Le critique sceptique, toujours en défiance même contre sa propre sensibilité, est mené par la peur d’être dupe ; il adopte volontiers le ton de l’ironie ou même celui du badinage. Il craint l’enthousiasme comme une maladie et se tire de toutes les difficultés au moyen d’un sourire et parfois d’une grimace.

Cette attitude, plus ou moins accentuée, est tellement inhérente à la profession de critique, qu’on la rencontre jusque chez Sainte-Beuve, ce maître et ce modèle de tous les juges littéraires. Il fut parfois d’une prudence excessive et, chose extraordinaire dans un esprit aussi sûr, d’un scepticisme de mauvais goût. Les articles sur Balzac et sur Flaubert sont là pour prouver qu’il est bon qu’à côté du critique de profession, trop respectueux de la tradition, surgisse de temps en temps le critique occasionnel qui dit franchement ce qu’il sent et ce qu’il pense, sans autre souci que de se plaire à lui-même et de décharger sa sensibilité, comme on décharge une pile électrique.

Mais ce que d’autres ne firent que par occasion, M. Mirbeau le fit par vocation.

Des missionnaires ou des explorateurs s’en vont, attirés par la misère des âmes lointaines, par la rumeur douloureuse des peuples cachés. Leurs désirs sont obscurs, mais ils obéissent à deux senttiments, qui sont très souvent féconds, quand ils demeurent en de certaines limites, l’amour du nouveau et l’amour de la justice. Ils vont. Où ? Vers des arbres inconnus. Où ? Vers des souffrances ignorées. II leur déplaît qu’on célèbre toujours les mêmes paysages, les mêmes bustes et les mêmes regards, les mêmes larmes. Ils veulent renouveler les formes de la pitié et les formes de la beauté.

Tels sont exactement les mobiles qui ont dirigé Octave Mirbeau dans sa carrière de critique et de journaliste, car il poursuivit également et avec la même générosité foncière, l’injustice sociale et l’injustice esthétique. Il s’adonna à cette double guerre avec une fougue merveilleuse à voir, mais souvent excessive ; il blessa ses ennemis et aussi quelques-uns de ses amis. Il était allé si loin dans l’inconnu qu’on le croyait perdu : il revint.

La grande douleur des voyageurs lointains, c’est qu’ayant cueilli des fleurs miraculeuses et des sourires incroyables, ayant combattu des monstres stupides et des dieux mauvais, ayant connu des chairs aux frissons inhumains et des yeux aux pleurs sanglants, ayant vu l’innommable, ils sentent un jour, le jour du retour, en leur cœur effaré et confus, l’inanité des voyages, des dévouements, des périls ; et le bûcheron qui n’a jamais quitté sa forêt les étonne par des questions simples. Car il faut raconter sa promenade, le soir venu, et on s’aperçoit soudain qu’on n’a pas bien compris la signification du monde ; on se trouble, on a peur, on s’accuse de paresse, de négligence ou d’orgueil : je regardais en moi, pendant que passait le vol sauvage des cygnes. Qu’importe que tu n’aies pas vu les cygnes, voyageur ! Dis-nous ce que tu as vu. Je ne sais plus, j’ai vu !…

M. Mirbeau a connu cette lassitude et ce découragement. À une heure de sa vie, c’est de lui-même plus que des autres qu’il sembla être fatigué. Pendant des années, son domaine, un bois de beaux arbres, demeura abandonné, envahi par les ronces, le lierre, l’ajonc et le houx. Puis il retrouva son activité normale, donna plusieurs livres curieux, son extraordinaire et paradoxal Jardin des Supplices et cette rude satire, les Affaires sont les affaires.

Contemporain des premiers jeux du naturalisme, l’éveil littéraire de M. Mirbeau fut violent. Pendant que les petits maîtres des « Soirées de Médan », les cinq disciples, dont deux devaient devenir des maîtres à leur tour, développaient provisoirement un génie moyen, selon une esthétique absurde et bornée, Mirbeau préparait des romans durs, violents, d’une ironie parfois un peu caricaturale, mais où des pages d’émotion avouaient, comme à regret, la noblesse et les hauts désirs d’une âme murée dans la pudeur de sa jeunesse.

Quoique M. Mirbeau n’ait pas pris part à ce célèbre manifeste naturaliste, il faut absolument y joindre son nom. Il faisait partie du groupe, il avait promis son adhésion, et si on n’y lit aucune page de lui, c’est par suite d’un vulgaire malentendu. S’il a jamais regretté son absence, il a eu tort ; cela lui a valu de naviguer dans la vie littéraire en une plus grande liberté. Les écoles littéraires, favorables aux jeunes gens, sont nuisibles aux maturités.

Époque un peu sévère pour l’intelligence que l’époque naturaliste. La mode était de paraître bête comme la vie. On ne la jugeait pas, on la subissait. Des écrivains véritables, momentanément abrutis, racontaient l’existence en excluant du conte tout ce qui en fait l’intérêt, le charme, la beauté ou la grâce. M. Mirbeau, qui n’était décidément voué à aucun esclavage, s’écarta de cette littérature de manuel : il écrivit le Calvaire, tant de fois imité, quelques récits dans le même ton de passion, acquérant en peu d’années une réputation qu’il devait, pendant longtemps, dédaigner d’accroître.

Dédain, ennui ou doute ? Doute. Vers l’an 1890, Octave Mirbeau douta. Des paysag-es aperçus, des idées devinées troublèrent sa primitive vision de la vie et le cours tumultueux, mais jusque là sûr et limpide, de sa pensée. Douter de soi : accident terrible, mais qui n’arrive qu’aux âmes supérieures, à celles qui se meuvent inquiètes et douloureuses, à celles qui cherchent, avec une obstination candide, la triste et introuvable vérité. Occupation absurde, peut-être, mais tout de même noble, et l’une de celles qui permettent de ne pas rougir de vivre

Douter de soi, cela interrompt les carrières humaines ; cela ne diminue pas les hommes. Cette crise, qui détermine souvent une carrière nouvelle, est presque toujours salutaire aux tempéraments trop actifs, trop directs ; elle coupe la grande route et force à prendre d’heureux chemins de traverse. C’est ce qui advint à M. Mirbeau. Abandonnant les promesses de ses jeunes beaux arbres, il voyagea comme nous l’avons déjà expliqué : explorateur, missionnaire et même apôtre.

Sans doute on ne découvre pas un pays habité ; il y a apparence que les habitants l’ont découvert d’abord. Cependant c’est un grand bienfait pour les insulaires d’être enfin reliés au reste de l’humanité, d’acquérir la possibilité de lointaines et nouvelles fralernités. M. Mirbeau eut cette générosité de frayer un chemin entre le public et une littérature nouvelle, alors isolée par les sables en une oasis : son article sur M. Maurice Maeterlinck, dans le Figaro, troua les dunes, jusqu’alors infranchissables. Que de cavaliers, que de convois y ont passé depuis ! Il ne fut pas moins heureux quand il voulut initier les curiosités rebelles à de nouvelles formules d’art ou aux idées de justice politique et de liberté extrême. En ces trois domaines, son influence révélatrice a été vraiment heureuse et, malgré tant de victoires, malgré la méfiance croissante du public leurré par des trompettes salariées, la voix forte et généreuse de M. Mirbeau a gardé sa puissance et son autorité.

Après ces pérégrinations fortunées et la cueillaison d’une belle gerbe d’amitiés, le voyageur se mit donc à songer à son bois délaissé. Il y a encore des princesses gardées par des géants en des tours magiques, mais entre deux chevauchées, entre deux amants, Don Quichotte a trouvé enfin l’heure propice pour achever les œuvres attendues où il vient de nous dire son expérience des hommes, les illusions persistantes et les inévitables déboires de sa maturité.

Une excellente biographie vient de mettre à sa véritable place dans les lettres contemporaines la figure d’Octave Mirbeau, montrant en lui, non seulement l’écrivain passionné, mais aussi l’explorateur littéraire et social, le philosophe qui contemple l’avenir en regardant le présent et qui ne craint, ni de dénoncer une iniquité, ni d’admirer le génie naissant d’un jeune homme, fût-il seul à sentir ainsi, à parler ainsi. Il est souvent seul, surtout quand il s’agit d’admirer, car on n’admire plus ; on regarde et on passe. Mirbeau aura peut-être été le dernier admirateur, le dernier cœur capable d’enthousiasme spirituel. Qu’on lise par exemple cette lettre qu’il écrivait à Maupassant ; on verra comment il va jusqu’à se déprécier lui-même pour exalter son ami ;

« … Je vis dans une double angoisse et une double lutte. Je m’escrime contre l’adjectif rebelle et le ton qui fuit ; et lorsque le soir vient, fatigué de mes œuvres, écœuré de ma plume, je remets toujours au lendemain le soin d’écrire mes lettres. Et le lendemain ne vient jamais.

« Cela ne m’a pas empêché, toutefois, de lire ton volume… J’admire vraiment comme tu t’es rendu maître de ton métier. Il y a dans tout ce que tu fais une souplesse, une variété, une aisance forte et libre qui exclut la trace de tout effort. Pour employer des expressions de peintre, jamais chez toi une faute de valeur, un enjambement de ton ; et toujours l’importance donnée à la ligne caractéristique. Tu es, mon cher ami, arrivé à la perfection, et à une belle sérénité d’art que j’envie, qui m’étonne et qui me désespère… »

Octave Mirbeau, dans l’intimité comme en public, a, plus que nul autre, pratiqué cette magnifique charité intellectuelle qu’un philosophe singulier, Hello glorifiait, avec l’amertume de ne pas l’avoir sentie autour de sa tête. Cette vertu, qui tiendrait presque lieu de talent, il l’a jointe par surcroît aux dons purement littéraires qui lui furent libéralement dévolus. Cela augmente son originalité ; cela donne à sa force le charme très rare de la tendresse ; cela achève une figure où le sourire est parfois triste.

1898 et 1903.

UN NOUVEAU PHILOSOPHE

JULES DE GAULTIER

Le public, en France, et en d’autres pays sans doute, a des préjugés contre la philosophie. Il la croit ennuyeuse, rébarbative, impossible à comprendre. Cela est vrai de la mauvaise philosophie de celle qui dissimule sa nullité sous le pédantisme des mots abstraits et des formules scolastiques : mais c’est vrai aussi de la mauvaise littérature. Le plus enragé lecteur de romans ne saurait soutenir que tous les romans sont amusants ou agréables à lire. Qu’il s’agisse des drames de la vie réelle ou des drames de la pensée, et aussi de ses comédies, le sujet est fort peu de chose et l’œuvre n’a de valeur et d’intérêt que par le talent du narrateur. Le fond des histoires les plus belles et les plus poignantes, très souvent, est identique à celui des plus sottes. Des centaines de poètes ou de conteurs, avant ou après Shakespeare, ont écrit leur Roméo et Juliette. Un amour contrarié, des scènes de tendresse et de passion, deux amants qui préfèrent la mort à la désunion, c’est un thème anecdotique que l’on peut lire presque chaque jour dans les journaux, aucun n’est plus banal, aucun, peut-être, n’est plus beau quand il est développé par le génie d’un grand poète, — et aucun n’est plus fastidieux quand c’est un romancier imbécile qui a entrepris d’en tirer deux cents feuilletons pour un journal populaire.

La philosophie a ceci de commun avec la littérature, avec l’art tout entier, que les sujets dont elle traite ont un intérêt immense ou nul, selon que l’auteur a un talent original ou n’est qu’un pédant sans idées. Ces sujets, en effet, lui sont imposés de toute éternité ; leur banalité est celle de la vie elle-même. Il s’agit aussi d’essayer de comprendre un peu le mécanisme des actions humaines et de chercher quel peut bien être leur but, et si elles en ont un, ou si la vie n’est pas autre chose qu’un ensemble de gestes évoluant parmi les ténèbres du hasard. C’est autour de cela que les philosophes, depuis qu’il y a une philosophie, se promènent avec patience, comme jadis les Péripatéticiens et leur maître Aristote, sous les portiques du Lycée. Aucun sans doute n’a résolu aucune des questions, puisqu’on les pose toujours, mais cela est fort heureux, car alors il n’y aurait plus de philosophie et les hommes auraient épuisé une des sources de leurs plaisirs.

Je prétends établir, en effet, que la philosophie, non seulement n’est pas ennuyeuse, mais est délectable et beaucoup plus émouvante que tous les drames et tous les romans.

Il est très rare qu’une œuvre d’imagination raconte des événements directement comparables à ceux qui ont rempli notre vie, ou à ceux dont nous pouvons prévoir la venue dans le cours normal de nos années futures. La philosophie, au contraire, s’adresse à chacun de nous en particulier, pour lui parler du fonctionnement de son intelligence, de la genèse de ses sentiments, de l’origine même de sa vie, de sa destinée tout entière. Bacon et Descartes, Spencer et Schopenhauer disent, comme Shakespeare ou comme Racine, les aventures d’un héros ou d’un prince, mais ce prince, nous le reconnaissons aussitôt, c’est nous-même, dans notre royauté humaine, et il n’est pas un épisode de la tragédie qui ne nous touche personnellement ; il n’est pas une page où le lecteur ne s’arrête pour lever la tête et réfléchir sur son propre destin, les yeux vagues et le cœur un peu troublé.

La philosophie véritable ne s’écrit pas, comme le croit encore le vulgaire, dans une langue spéciale, obscure et prétentieuse. Il y a des traités philosophiques rédigés en jargon et d’une lecture certainement pénible, même pour les initiés ; on ne les lit plus, depuis qu’on s’est aperçu que cette obscurité de langage est un voile, choisi à dessein très épais, pour mieux masquer la nullité de la pensée. Depuis Schopenhauer, qui reprit la tradition de Montaigne, de Descartes, des Encyclopédistes, les philosophes, quand ils ont des idées et du talent, écrivent en un style simple et clair, quelquefois même spirituel. L’un d’eux, Frédéric Nietzsche, s’est même avisé d’être en même temps un grand poète et un grand philosophe et d’étonner le monde coup sur coup par deux livres d’une forme aussi différente que Par delà le Bien et le Mal et Ainsi parlait Zarathoustra.

Il y a un ouvrage de Schopenhauer que presque personne n’a lu. Les plus curieux ou les plus courageux reculent généralement devant le titre, véritable épouvantail. Cet ouvrage porte, en effet, écrit à son fronton, ces mots redoutables : De la quadruple racine de la raison suffisante. Soyez braves, ouvrez-le. Quelle récompense ! C’est un enchantement : un homme d’esprit à la fois et de raison profonde nous passionne pour l’idée de cause, sans laquelle le monde ne peut être conçu que comme un chaos, et nous fait rire, vraiment rire, aux dépens de ceux qui essaient de briser la chaîne invincible des faits, pour y insérer modestement leur petite volonté.

C’est à Schopenhauer, le plus français des philosophes allemands, que se rattache assez visiblement M. Jules de Gaultier ; c’est de lui qu’il a reçu son éducation philosophique, c’est à lui qu’il doit cette rectitude de jugement qui fait la valeur de sa propre philosophie. Comme Schopenhauer encore, il est un constructeur de systèmes ; le monde n’a eu un sens pour lui que le jour où il a pu eu assembler les forces selon un mécanisme logique. D’autres se contentent de vues partielles ; il a voulu contempler l’ensemble de la vie et déterminer la direction du mouvement qui entraîne, selon un rythme merveilleux, le cosmos intellectuel.

Les deux forces qui mènent les hommes sont le désir de vivre et le désir de savoir, le sentiment et la curiosité, l’amour et la science. Le drame de la vie, c’est le conflit entre ces deux forces, c’est la lutte que nous menons tantôt contre l’une, tantôt contre l’autre. Quand elle se laisse dominer par l’instinct vital, l’humanité peut vivre une intense vie matérielle, mais elle la vit stupidement ; si elle obéit aveuglément à l’instinct de connaissance, elle peut monter très haut dans les régions intellectuelles, mais aux dépens des nécessités pratiques. La supériorité dans les hommes, ainsi que dans les nations, s’obtient quand les deux forces se font équilibre, quand la floraison intellectuelle est le résultat logique d’une forte vitalité matérielle.

Cet équilibre est extrêmement rare et quand il se produit, ce n’est que pour un instant. Individus et peuples se laissent inconsciemment dominer par l’une de ces forces et se trouvent, selon le cas, ou maintenus dans un état voisin de l’animalité, ou exaltés sans mesure intellectuellement.

Des deux états absolus, le moins naturel à l’homme est assurément l’état intellectuel. Une certaine dose d’intelligence provoque dans l’animal humain une ivresse singulière ; il se met à se concevoir autre qu’il n’est réellement, il se croit appelé à mener une vie entièrement différente de celle qui lui est assignée par la destinée. M. Jules de Gaultier appelle cette maladie des civilisés le bovarysme, d’après l’héroïne de Flaubert, Madame Bovary, qui en fut atteinte à un degré aigu. Petite bourgeoise campagnarde destinée à une vie honnête et calme, sans passions, sans aventures, elle s’imagine un jour, sous l’influence des idées romantiques, que le bonheur, c’est le rêve exalté, l’amour fougueux, l’irrégularité, et elle meurt victime de son illusion. Presque tous les personnages de Flaubert, le Frédéric de l’Éducation sentimentale aussi bien que les bonshommes de Bouvard et Pécuchet, sont atteints du même mal ; mais ils guérissent, reconnaissent leur erreur, finissent par revenir à la vie normale. C’était donc Emma Bovary qu’il fallait prendre comme type de cette aberration particulière ; le mot bovarysme est, d’ailleurs, des plus heureux et il est très probable qu’il restera et entrera dans la langue, où il comblera une lacune.

Tous les jours des médecins découvrent des maladies nouvelles ; cela veut dire, non pas que ces maladies soient réellement nouvelles, mais bien qu’on ne les avait pas encore différenciées d’avec les autres maladies connues. Le bovarysme est dans le même cas ; il a toujours existé, mais on le confondait avec diverses autres maladies de notre esprit, l’amour-propre, la vanité, la suffisance, l’ambition, l’inquiétude, l’inconstance. II y a un peu de tout cela dans le bovarysme, mais son essence est très différente et très particulière, puisqu’il suppose que le personnage qui en est atteint se développe dans un sens absolument opposé à sa personnalité réelle.

Il n’est presque personne qui ne soit plus ou moins atteint de bovarysme, qui fasse exactement le métier pour lequel il a les meilleures aptitudes. Le monde, sans cela, serait moins plein de fausses vocations, de faux talents, de fausses passions. Mais cette maladie, du moins, est un principe de mouvement ; poussés par leur illusion, beaucoup de gens se remuent dans la vie, qui, entièrement sains, demeureraient immobiles dans leur coin. Il arrive même que le bovarysme réussit et qu’un homme, qui veut très fermement exercer un métier pour lequel il n’était pas fait, arrive à y devenir maître.

C’est un bovarysme de ce genre que M. Jules de Gaultier a cru découvrir dans les Concourt. En se basant sur les aveux même de leur Journal, il les montre n’acquérant le style que par un labeur terrible, par des séances de travail qui les couchaient épuisés comme des manœuvres qui ont abusé de leur force. Evidemment, s’ils étaient doués d’une des qualités indispensables à l’écrivain, la faculté de voir, d’observer la vie, ils ne possédaient qu’à un degré bien miondre l’autre don indispensable, le style spontané. « À mon sentiment, écrit Edmond de Goncourt, mon frère est mort du travail et surtout de l’élaboration de la forme, de la ciselure de la phrase. » Si c’est vrai, c’est effroyable. D’autres pages du même Journal nous montrent les deux frères, dans une sorte de folie du style, « chercher l’insomnie pour avoir la bonne fortune des fièvres de la nuit » ou bien « tendre à les rompre, sur une concentration unique, toutes les cordes de leur cerveau ». Je pense que l’on reconnaît le travail normal, légitime, à ceci : qu’il est exécuté joyeusement et sans fatigue. L’apparition de la fatigue est le signe que la mesure est comble.

Le bovarysme peut donc, quand l’homme est doué d’une forte volonté, avoir les effets de l’activité naturelle. Quand cela se produit, il est bien difficile de se rendre compte si la vocation était véritable ou factice. En somme on ne sait jamais bien ce qu’un homme aurait du faire, pour remplir sa destinée ; pour se concevoir autre que ce que l’on est réellement, il faudrait être quelque chose de fixe, et l’homme vit en perpétuel changement. Ces réflexions que M. Jules de Gaultier n’a pas manqué de faire l’ont conduit à considérer le bovarysme au moins dans son principe, comme l’une des causes de l’idée d’évolution et l’un des moteurs de l’évolution elle-même[5].

M. Jules de Gaultier, avec une probité logique excessive, a fait contre son propre système philosophique des objections qu’il est possible de ne pas admettre, et dont le principal résultat sera, d’ailleurs, d’augmenter l’admiration de ses lecteurs pour la lucidité de sa pensée et l’ingéniosité hardie de son esprit philosophique.

1903.

NIETZSCHE ET L’AMOUR


Nietzsche avait peu d’expérience de l’amour. On dit même qu’il n’eut jamais avec aucune femme que des relations d’amitié. Il a cependant, comme tout bon philosophe, écrit et sur l’amour et sur les femmes. Un jour, à Sorrente, il confia à Malvina de Meysenburg, le cahier manuscrit qui contenait les aphorismes sur les femmes, parus depuis dans la première partie de Humain, trop humain. Malvida prit le cahier, le lut, et le rendit à Nietzsche en souriant. Il demanda l’explication du sourire. « Ne publiez pas cela, répondit Mlle de Meysenburg. » Nietzsche sembla froissé. Il joignit le cahier au reste du manuscrit et envoya le tout à son éditeur.

Le conseil de Malvida était bon. Les aphorismes de Nietzsche sur les femmes forment la partie la moins intéressante de son œuvre. Je ne parlerai ici que du chapitre qui les concerne, dans Humain, trop humain. Il y a sur les femmes et l’amour d’autres pensées que l’on pourra examiner plus tard, dans Par delà le bien et le mal.

Le chapitre VII de Humain trop humain, intitulé « La femme et l’enfant », débute par une idée juste et neuve : « La femme parfaite est un type plus élevé de l’humanité que l’homme parfait : c’est aussi quelque chose de plus rare. L’histoire naturelle des animaux offre un moyen de rendre cette proposition vraisemblable. » Ce qui frappe surtout dans cette pensée, c’est la dernière phrase, où il y a une magnifique intuition de la vérité scientifique. Dans la plupart des espèces animales, en effet, comme je l’ai démontré moi-même dans un livre spécial[6], la femme est le type supérieur. Chez les insectes en particulier, et chez les plus intelligents, la femelle remplit seule presque toutes les fonctions sociales qui, dans l’humanité et chez les oiseaux, sont partagées entre les deux sexes. Elle est à la fois la constructrice du nid, l’amazone qui le défend contre les ennemis, la chasseresse qui pourvoit de gibier sa progéniture ; elle est tout. Le mâle n’est presque rien : il paraît un instant, remplit son office naturel, puis disparaît.

Il est resté à la femelle, dans les espèces supérieures, quelque chose de cette activité. Si elle n’est plus l’activité même, elle en est le principe ; si elle ne construit pas la maison, c’est pour elle qu’on la construit. Mais à défaut d’un compagnon, elle le construirait elle-même. L’homme a un rôle immense dans la vie de la femme, mais il est passager ; tandis que le rôle naturel de la femme est durable. L’homme ne représente que lui-même ; la femme représente toute la postérité. Dans tous les cas où la femme n’est que femme, mais pleinement femme, elle est infiniment supérieure à l’homme. La société est bâtie sur la femme ; elle en est la pierre angulaire. C’est pour cela même qu’elle déchoit chaque fois qu’elle abandonne son métier de femme pour imiter les hommes.

Je suis loin de l’avis de Nietzsche quand il dit que la femme parfaite est plus rare que l’homme parfait. Il est difficile, il est vrai, de savoir ce que c’est que l’homme parfait. Il y a pour l’homme bien des sortes de perfections, ou plutôt de supériorités. Pour la femme, la perfection est unique : elle est parfaite, quand elle est femme profondément, de la tête aux pieds et jusqu’au fond du cœur et qu’elle remplit avec joie tous ses devoirs de femme, depuis l’amour jusqu’à la maternité.

Tout le reste est grimace.

Ce premier aphorisme de Nietzsche semblerait indiquer chez lui, malgré tout, une certaine connaissance, au moins théorique, de la femme ; c’est une illusion, La femme, même dans l’extrême civilisation, est toujours beaucoup plus naturelle que l’homme, beaucoup plus près de la vie, plus physique, en un mot. On ne peut parler d’elle sérieusement que si on est ému pour elle d’une sympathie physique. Ceux qui sont incapables de cela devraient s’abstenir. Parler de la femme comme d’une abstraction est absurde. L’homme, non plus, n’est pas une abstraction ; mais il peut vivre dans l’abstraction, et cela est impossible à la femme. Nietzsche le reconnaît dans les aphorismes 416 et 419 : « Les femmes peuvent-elles d’une façon générale être justes, étant si accoutumées à aimer, à prendre d’abord des sentiments pour ou contre ? C’est d’abord pour cela qu’elles sont rarement éprises des choses, plus souvent des personnes… » Il croit cependant que c’est une infériorité. Sans doute, s’il s’agit de raisonnements métaphysiques, de philosophie ; mais non, s’il est question de la vie pratique. Car les idées n’existent qu’autant qu’il y a des hommes pour les penser et les vivifier ; il faut qu’elles s’incarnent pour acquérir la vitalité et la force. Les femmes ont raison. Mais n’est-ce pas Nietzsche lui-même qui a dit qu’un système de philosophie n’est que l’expression d’une physiologie particulière ? Si une femme avait aimé la philosophie de Nietzsche (il y en a aujourd’hui), elle eût bien vite délaissé les livres pour aller vers le philosophe. Les hommes, d’ailleurs, font-ils autrement ! Ceux qui admirent un écrivain ne désirent-ils pas le voir, entendre sa voix, serrer sa main ? Les femmes sont plus franches et plus naturelles, voilà tout. On a maudit leur fourberie. Elles ne sont fourbes que lorsque l’homme les contraint à se défendre contre lui. Il y a beaucoup d’hommes trompés ; il y a encore plus de femmes. Elles le savent et, moins bêtes que les hommes, se fâchent moins souvent qu’eux.

Nietzsche connaît si mal les femmes que lui, le grand créateur d’idées, de rapports nouveaux, il se trouve réduit à rédiger, sous une forme nietzschéenne, des lieux communs. Il nous dit : « Les jeunes filles qui ne veulent devoir qu’à l’attrait de leur jeunesse le moyen de pourvoir à toute leur existence et dont l’adresse est encore soufflée par des mères avisées, ont juste le même but que les courtisanes, sauf qu’elles sont plus malignes et plus malhonnêtes, » Mais nous avons lu tant de fois cette maxime de faux moralisme qu’elle nous fait sourire, à moins qu’elle ne nous exaspère. D’autres fois, il résume tout bonnement en quelques lignes les opinions de Schopenhauer (aphorismes 411 et 414). Ceci est amusant, mais est-ce bien nouveau : « Les jeunes filles inexpérimentées se flattent de l’idée qu’il est en leur pouvoir de faire le bonheur d’un homme ; plus tard, elles apprennent que cela équivaut à : déprécier un homme en admettant qu’il ne faut qu’une jeune fille pour faire leur bonheur. »

Quel homme de n’importe quelle caste et de n’importe quel pays peut admettre cette affirmation : « Avec la beauté des femmes augmente en général leur pudeur. » Cela, c’est une signature. Quand on a écrit cela dans une série de pensées sur les femmes, c’est à peu près comme si on avait dit : « Voici des réflexions sur un sujet qui m’est totalement inconnu. » Si quelque chose, en dehors de l’éducallon, peut augmenter la pudeur qui est naturelle aux femmes (jusqu’à un certain point), n’est-ce pas, évidemment, le sentiment d’une imperfection physique ?

Nietzsche se fait du mariage non pas une idée, mais un idéal bien personnel. Il y a là un aveu d’une sincérité presque excessive : « …Le mariage conçu dans son idée la plus haute, comme l’union des âmes de deux êtres humains de sexe différent,… un tel mariage qui n’use de l’élément sensuel que comme d’un moyen rare, occasionnel, pour une fin supérieure… » Je ne puis citer tout : Nietzsche exprime à peu près cette idée qu’on ne peut aimer physiquement une femme que l’on estime intellectuellement. Cela, c’est l’immoralité parfaite, l’immoralité naïve d’un homme dont les sens sont muets, dont la sensibilité est toute cérébrale.

Par un dernier mot, il repousse même cette illusion d’un mariage purement métaphysique et contemplatif ; et c’est en songeant à lui-même, sans aucun doute, qu’il écrit : « Ainsi j’arrive, moi aussi, à ce principe dans ce qui touche aux hautes spéculations philosophiques : tous les gens mariés sont suspects. »

Ce qui est suspect, à la vérité, c’est l’opinion sur les femmes et sur l’amour d’un homme, fût-il un grand philosophe, qui ignore et l’amour et les femmes.

1904.

JULES LEMAÎTRE

« L’imagination ne saurait inventer tant de diverses contrariétés qu’il y en a naturellement dans le cœur de l’homme. » C’est une très juste maxime de La Rochefoucauld. Pour la faire bien comprendre, il faudrait la mettre en langage moderne, remplacer « contrariétés » par « tendances contraires », et « cœur » par « sensibilité ». La langue du XVIIe siècle est devenue, pour le lecteur vulgaire, presque aussi obscure que celle du xiiie ; on croit en saisir les nuances du premier coup : il y faut de l’étude. M. Jules Lemaître, dont la culture fut toute classique, traduirait bien mieux que moi cette maxime ; il doit d’ailleurs la connaître particulièrement, car elle contient les éléments de son portrait littéraire et le secret de sa psychologie.

Ces « contrariétés » ou tendances contraires, quand elles sont en très grand nombre et très marquées, dans une sensibilité consciente, elles engendrent nécessairement le scepticisme. Nous n’osons condamner des goûts que nous ne sommes pas éloignés de partager, quoique nous ne les ayons pas encore satisfaits, ni des opinions qui ne sont pas sans nous agréer à de certains moments, ni des actes qui nous font envie secrètement ; notre bonne foi n’est pas oscillante ; elle est, comme notre sensibilité, successive : il est peu d’aveux qui ne lui plaisent, tour à tour, de même que des musiques ennemies, si notre oreille est libre de principes, lui peuvent plaire les unes après les autres.

Ce scepticisme par excès d’aptitudes à sentir est assez rare ; il en est d’autres, moins estimables. Il y a le scepticisme du sot, qui ne s’intéresse à rien ; celui du lâche, qui n’ose dire sa pensée par peur des responsabilités ; le scepticisme du timide, qui craint d’être jugé ; celui du débile, dont la mobilité fait parfois figure de diversité ; celui du prudent, qui n’ose se décider ; celui de l’ambitieux, qui se réserve ; celui du voluptueux, qui se laisse, comme un habile nageur, porter de vague en vague, par le rythme de la vie. L’état de scepticisme est si beau qu’il a toujours fait envie au commun des hommes ; ils y plient leurs vices et leurs défaillances : l’hypocrisie du scepticisme est l’une des plus répandues et des plus difilcllcs à démasquer.

La vie, cependant, y réussit presque toujours. Le sot finit par s’intéresser au moins à lui-même, à ce moi auquel la durée a donné une certaine importance, comme à ces choses bêtes et laides, mais très anciennes ; le débile, un jour, se fâche, et l’on connaît, par la cause de sa colère, sa tendance secrète ; le lâche a trouvé l’abri d’une coterie, ce qui lui permet de devenir fanfaron ; le prudent se trahit, en faisant enfin porter ses soucis sur un point unique ; le voluptueux se lasse bientôt même de la volupté, et l’on voit que son scepticisme n’était que de la paresse ; satisfait, l'ambilieux n’a plus à cacher son but, puisqu’il le touche.

Reste l’homme aux « diverses contrariétés », qui sera ici, si on le veut bien, M. Jules Lemaître. Voyons par quel mécanisme, de sceptique il devient partisan. On ne peut exercer également diverses aptitudes qu’en partageant entre elles la somme d’activités dont on dispose ; mais ce partage, qui semble facile durant la jeunesse, pendant les années d’accroissement de force, commence à devenir fâcheux le jour où la force n’augmente plus ; il est franchement insupportable dès que, même à un degré imperceptible, la force commence à diminuer. Il faut alors choisir. On s’y résigne et l’on s’allège. Les uns rejettent brusquement tous les fardeaux, un seul excepté ; les autres se contentent, provisoirement, du moins, de les répartir selon un équilibre meilleur, il s’établit, dans les activités, un ordre fondé sur la hiérarchie. Cela dure quelques années, puis un nouvel arrangement met en avant une activité qui ne s’était encore que rarement exercée. Ce n’est qu’après des essais multipliés d’équilibre, que l’homme trop riche se résout enfin à se débarrasser de tout ce qui gênait le plein développement de sa tendance maîtresse.

M. Jules Lemaître avait eu, lui, bien des tendances contraires : le professorat, la poésie, la critique, le roman, le théâtre, l’éloquence, la politique. Sauf la dernière, il les a exercées presque toutes simultanément, au moins par groupe de trois ou quatre à la fois. Il a été, comme plusieurs de ses anciens élèves en ont témoigné, comme ses succès de carrière l’attestent, un très bon professeur, remplissant le rôle du maître qui est, bien plus encore que d’enseigner, de piquer les intelligences, de les étonner, et ensuite de les maintenir en éveil. Poète, il fut amusant, lorsque, comme le dit M. Sansot-Orland[7] « avec un égal abandon d’intimité et de prosodie », il nous initia, selon la manière de M. François Coppée, à ses amours éphémères d’étudiant et de jeune professeur. Mais la poésie même fut pour lui un de ces brefs amours ; il en tira quelque plaisir, sans doute, et un peu de cette considération spéciale, presque ironique, mais réelle, que l’on accorde volontiers, en France, à tout homme d’esprit qui sait tourner un sonnet et qui n’en abuse pas. Jules Lemaître, c’est bien ; Jean Aicard, c’est trop.

Le critique s’était déjà manifesté avant le poète ; il le fit taire. Deux morceaux, également agréables, suffisamment pervers, modérément méchants, révélèrent dans le même temps, vers 1884, M. Jules Lemaître aux différents publics littéraires : son Renan dans la Revue bleue et son Huysmans dans la Revue contemporaine. Ni l’une ni l’autre de ces études n’a une grande valeur critique ; elles sont curieuses par ce partipris de ne pas être dupe ; mais il n’est pas mauvais, et c’est, après tout, un signe de supériorité, d’être crédule au génie, au talent, à l’effort loyal et désintéressé. Le snob est plus utile à la civilisation que l’anti-snob, que le critique qui, eau froide ou eau tiède, lance sur les enthousiasmes la douche de sa colère ou de sa blague. On ne veut pas dire que M. Jules Lemaître soit allé jusqu’à la blague ; mais il s’en est approché de bien près, et il n’a certainement échappé à la tentation de s’y jeter que grâce à la forte éducation classique qui avait formé son goût. Le jour qu’il la côtoya de plus près, ce fut quand il s’amusa, devant une galerie heureuse de tant de dextérité, à dépecer Georges Ohnet, alors le grand romancier de la bourgeoisie : mais là, le ton badin et narquois convenait merveilleusement à l’insignifiance du personnage littéraire ; le scalpel était un couteau à papier et la table d’anatomie, un tréteau d’escamoteur.

La littérature critique de M. Jules Lemaître a des mérites de clarté, de finesse, de bon sens ; on peut regretter qu’elle n’ait pas aussi, non pas des principes, dont elle se passe fort bien, mais une direction. Elle marche vraiment un peu à l’aventure. Il a manqué à cet écrivain spirituel d’avoir eu, ne fût-ce que pendant deux ou trois ans, une foi littéraire. C’est la plus heureuse des disciplines inlellectuelles. On apprend à juger pour d’autres motifs que son goût personnel ; on sent la nécessité de certains sacrifices esthétiques ; ont comprend que les œuvres puissent avoir, même dans un champ limité, un intérêt social indépendant de leur intérêt d’art. Les cénacles sont très utiles ; on y est initié à une certaine qualité d’injustice, qui a une grande valeur moralisatrice, parce qu’elle est un moyen de s’opposer à une injustice plus grande. Les nerfs se détendent toujours assez vite et le moment vient toujours trop tôt de certaines concessions. Boileau, si cruel dans ses vers, est indulgent dans ses lettres et ses commentaires en prose. Mais, bonne ou mauvaise, son œuvre était faite. Si les symbolistes ne s’étaient pas montrés si dédaigneusement injustes pour Victor Hugo, ils n’auraient jamais conquis leur place au soleil. Le grand défaut de la critique de M. Jules Lemaître est donc de n’avoir pas de but ; elle a manqué de force, parce que l’auteur manquait de discipline. On peut en dire autant de ses œuvres d’imagination, roman ou théâtre. Hormis pour quelques livres initiateurs, presque toute la littérature tire sa valeur de sa conformité avec un idéal esthétique momentané. Il faut qu’un contemporain du romantisme soit romantique ; sinon, Béranger ou Viennet, il est nul. N’appartenir à aucune école, est-ce permis, même à un Shakespeare ? Shakespeare a continué d’abord le théâtre tel qu’il l’a trouvé. Ce fut le malheur de tels de nos contemporains, d’ailleurs bien doués, de n’être ni parnassiens, ni naturalistes, ni symbolistes. Cet isolement en a fait des épaves, qui flottent au hasard, tandis que le bateau qu’elles ont côtoyé un instant est depuis longtemps au port, où il se repose en attendant un nouvel équipage et une nouvelle traversée.

Si M. Jules Lemaître a méconnu, dans l’ordre littéraire, la nécessité des disciplines nettement consenties, il n’en a pas été de même dans l’ordre politique. C’est que peut-être sa véritable vocation était là. Allégé de toutes ses habitudes secondaires, le dilettante s’est enfin révélé ce qu’il était réellement : un excellent homme d’action, un apôtre social. Est-ce déchoir, quand on a été un brillant critique, un romancier excellent, un dramaturge heureux, de jouer le rôle, généralement humble, de journaliste politique ? On ne déchoit jamais, quand on exerce avec talent et autorité le métier que l’on a choisi, après en avoir pratiqué plusieurs autres. Au contraire, il semble que l’on se réalise enfin et que l’on trouve, quoique sur le tard, sa voie. Et d’ailleurs, c’est moins de la politique que fait M. Jules Lemaître que de la médecine sociale. Je pense que ceux mêmes qui goûtent peu les remèdes qu’il préconise, admirent cependant la maîtrise du clinicien.

La médecine, même sociale, n’est pas incompatible, au contraire, avec un certain scepticisme. Il sera intéressant de suivre M. Jules Lemaître dans l’exercice de son métier nouveau, de sa foi nouvelle. Depuis cinq ou six ans qu’il exerce, il a donné presque autant d’inquiétude à ses amis qu’à ses ennemis. On dirait par moments qu’il recommence à se dissocier. De même qu’il fut à la fois auteur et critique dramatique, il pourrait bien se révéler un de ces jours à la fois auteur et critique politique. Il y a un livre, que je ne connais que de vue, qui porte ce titre : Les motifs de douter et les raisons de croire. M. Jules Lemaître est fort capable de mettre un de ces jours les raisons à la place des motifs, et réciproquement.

1903.


LA SENSIBILITÉ DE JULES LAFORGUE


Jules Laforgue, l’auteur des Moralités légendaires et des Fleurs de bonne volonté, fut une âme exquise et un génie charmant. Il est mort trop jeune, à vingt-sept ans, pour que l’on puisse le juger : on l’aime.

Il est de ceux dont il n’a pas été ridicule de recueillir les œuvres complètes. Il est vrai qu’elles tiennent en trois volumes. Comme il aimait à écrire, s’il eût vécu, ces trois volumes se seraient beaucoup multipliés, et ses contemporains eux-mêmes, en cette année présente, où il aurait quarante-quatre ans y auraient déjà, depuis longtemps, fait un choix sévère. Nous écrivons trop ; l’exercice de la pensée est devenu trop facile, Laforgue était enclin à suivre sa facilité : les dieux ont peut-être été cléments pour lui.

Son intelligence était très vive, mais liée étroitement à sa sensibilité. Toutes les intelligences originales sont ainsi faites ; elles sont l’expression, la floraison d’une physiologie. Mais à force de vivre, on acquiert la faculté de dissocier son intelligence de sa sensibilité : cela arrive, tôt ou tard, par l’acquisition d’une faculté nouvelle, indispensable quoique dangereuse, le scepticisme. Laforgue est mort avant d’avoir atteint cette étape.

Plein de bonne volonté, comme ses vers, qui souvent n’ont pas beaucoup d’autres mérites, il cherchait à se libérer de son jeune sentimentalisme. Comme outil, il employait l’ironie ; mais le sentimentalisme résistait et il ne put jamais le vaincre. Au moment où il commençait à entrevoir l’avènement du scepticisme, une rencontre fortuite vint le rejeter parmi le monde des sentiments simples. Lui-même a raconté son aventure. C’est un conte délicieux, auquel la vérité ajoute un certain agrément, mais qui s’en passerait. On le trouvera tout au long dans une des lettres qu’il adressait de Berlin à sa sœur[8]. A beaucoup de jeunes gens, cette lettre paraîtrait un enfantillage ; peu de jeunes filles, au contraire la liront sans émotion ; et les hommes qui ont passé l’âge où le sentiment s’exprime avec une telle ingénuité regrettreont de n’être plus capables d’une telle candeur.

« T’ai-je parlé cet hiver d’une jeune Anglaise, avec qui j’avais pris quelques leçons de prononciation ? Eh bien c’est avant-hier au soir que je me suis déclaré et qu’elle a dit oui, et que nous nous sommes fiancés. Depuis avant hier, ma vie ne m’appartient plus seul, et je sens toute la grandeur de cette idée… je ne l’ai pas encore embrassée ; hier j’étais assis près d’elle en voiture, dans la soirée, et en la regardant l’idée m’est venue que je pourrais caresser ses cheveux, — J’en ai eu le vertige… »

L’amour, du premier coup, a vaincu l’ironie. L’oiseau moqueur des Moralités légendaires est redevenu le touchant petit oiseau bleu. Le conte finit par un mariage, délicieuses noces de deux poitrinaires qui devaient bientôt mourir et buvaient avec ardeur à la source qui allait tarir.

Avant cette crise des plus normales et subie avec tant de joie, Laforgue avait beaucoup rêvé aux femmes et à l’amour, ce qui est toujours fort naturel. Son opinion préventive sur les femmes différait-elle sensiblement de celle que devait lui donner Miss Leah Lee ?

Il disait dans ses Aphorismes et Réflexions :

« Au fond la femme est un être usuel.

« Les femmes, ces êtres médiocres et magiques.

« Une femme aimée qui a la consolation et la distraction d’une magnifique chevelure à soigner est par cela même moins encombrante dans notre vie.

« Les femmes me font souvent l’effet de bébés, de bébés importants, monstrueusement développés.

« La vie a beau être réaliste et train-train, l’argument irrésistible, mais absolument irrésistible pour vaincre une femme, c’est la menace du suicide. Méditez-ça, c’est magnifique ! »

Mais il écrivait aussi de menues choses de tendresse toutes pareilles à celles dont est remplie la lettre où il annonce ses fiançailles : « Écarter, caresser ces fins cheveux blonds… est-ce possible ! La nature n’en tressaillera pas ? Ça pourrait-il arriver ? » Otez l’ironie qui est très sensible surtout dans la fin du paragraphe, que je n’ai pas cité, et c’est la même attitude d’adoration devant le mystère de la pureté virginale. La jeune fille (il s’intéresse surtout aux jeunes filles) est pour lui un être presque surnaturel ; il la voit, comme Dante et ses contemporains, dans un rayonnement, dans une atmosphère céleste qui l’isole du monde vulgaire. Mais tout de même ce qui domine dans ces premières notes, c’est l’ironie. Il se moque ou fait semblant de se moquer. Il est peut-être dupe, au fond, mais il ne veut pas le paraître, même à lui-même. A partir de ses fiançailles, ses idées changent ; c’est-à-dire elles se résolvent en sentiment. L’ironiste est devenu amoureux. Toute la partie des pensées intitulée Impressions se rapporte évidemment à cette période, quoique l’éditeur l’ait intercalée entre deux chapitres qui sont l’un et l’autre antérieurs. Ces Impressions ne sont plus des pensées « sur la femme », comme le dit un titre général. Avec l’impudeur des écrivains qui font de l’écriture avec tout ce qu’il y a de plus intime dans leur vie, c’est de sa femme à lui, que Laforgue nous entretient. Et c’est un hymne :

« Comme elle est pure, absolue, à part ! — Je l’aime comme la vie. J’oublierais la vie pour elle, ses mains dans les miennes… »

Il est vaincu, etil n’aura pas le temps de se reconquérir.

L’intelligence était d’une belle qualité dans Laforgue ; il se serait reconquis, si une longue vie lui avait été donnée. Son ironie serait allée très loin. Il y avait dans ce jeune homme de génie, l’étoffe, peut-être, d’un Jonathan Swift ; mais d’un Swift tempéré par le sentiment et par la poésie. Toute sa vie, même si elle avait été très longue, Laforgue l’eût passée à surveiller la lutte perpétuelle qui se livrait en lui entre l’intelligence et la sensibilité, et cela nous eût donné les plus belles œuvres, les plus vivantes.

Il reste de lui les Moralités légendaires, quelques vers, quelques lettres, quelques pensées, et ce sont les assises d’un palais à peine sorti des fondations, muis assez visible déjà pour témoigner du génie de l’architecte. Laforgue manque à notre littérature d’aujourd’hui où il compte tant d’amis, où il aurait eu bien peu d’égaux et où personne ne représente cette extraordinaire ironie sentimentale dont il est le seul maître.

1904.


UN CÉLÈBRE AMATEUR

PROSPER MÉRIMÉE


Pendant les vingt dernières années de sa vie, Mérimée n’écrivit presque plus rien que des préfaces, des rapports officiels, des babioles inutiles et graves. Il expliquait ainsi cette attitude :

« On me charge de faire quantité de choses ennuyeuses que je n’ai paa le courage de refuser. C’est un ami qui me demande une tartine pour son livre, ou un ministre qui veut avoir un mémoire sur la bibliothèque. Je passe ainsi mon temps à faire des choses inutiles, mais au fond ma grande raison pour ne pas refuser net, c’est que si je ne les faisais pas, je ne ferais rien du tout. Lorsque j’avais un but, c’était bien différent. J’avais une grande envie de plaire, et je m’appliquais. Maintenant je rencontrerais sous mes pieds les plus beaux diamants que je ne me baisserais pas pour les ramasser, faute d’avoir quelqu’un à qui les offrir[9]. »

En ces quelques lignes, et sans le savoir, Mérimée esquisse la véritable psychologie de l’amateur. L’artiste passionné, le savant foncier n’ont pas besoin, pour s’intéresser à la vie, à la pensée, d’avoir un but autre que le travail même, que l’œuvre dont ils s’occupent. Comme il y a l’art pour l’art, il y a la science pour la science, la pensée pour la pensée. L’amateur ne saurait aller jusque-là, ni s’abstraire aussi rigoureusement de la réalité sociale ou sentimentale. Sans doute, il aime ce qu’il fait, mais il l’aime parce qu’il espère que cela plaira, que cela aura du succès, soit près du public, soit près d’un groupe d’amis, ou d’une femme. L’amateur ne cueille pas une fleur, parce qu’elle est jolie ou parfumée ; cela ne suffirait pas à lui faire allonger la main ; il la cueille, comme disait Mérimée, pour l’offrir. L’artiste est égoïste. On en connut même d’assez jaloux pour cacher leurs œuvres, pour fuir les applaudissements avec autant de soin que d’autres mettent à les provoquer. Ce n’est que par des indiscrétions, qui d’ailleurs le choquaient, que quelques curieux ont pu voir, avant sa mort, certains tableaux de Gustave Moreau. Il avait, dit-on, vendu sa série des Fables de La Fontaine, à condition qu’elle ne fût ni exposée, ni gravée, ni photographiée. Mais ceci est excessif et touche à l’excentricité. Le véritable artiste ne prend point tant de précautions. Ayant créé une œuvre pour sa propre satisfaction personnelle, il ne conteste à personne le droit d’en jouir à son tour. L’amateur aurait travaillé pour les autres, avant tout, et non pas pour soi. Telle est la différence.

Mérimée avait presque toutes les qualités qui font un excellent écrivain : de l’imagination et de la mesure, de l’audace et du goût, de la pénétration, l’art d’observer la vie sans en avoir l’air, mais il avait peu de style. Il écrit vraiment trop comme cela vient, avec trop de confiance dans les ressources naturelles de son esprit. Jamais à coup sûr, et ceci encore le différencie de l’artiste original, il ne se préoccupa de la forme dont il allait revêtir la matière qu’il venait de trouver. Pour lui, le sujet d’un conte était tout ; la manière de le mettre en œuvre, peu de chose. Aussi cherchait-il surtout des sujets étranges, comme cette Vénus d’Ille qui troubla jadis bien des sensibilités superstitieuses. Il savait aussi que les choses singulières plaisaient particulièrement à la personne qu’il voulait charmer. La plupart de ses contes, dit M. Hugues Rebell, « furent écrits pour arracher un compliment et un sourire à des lèvres aimées ». Et quand il eut la certitude que, quoi qu’il fît, il n’y aurait plus pour lui de sourires ni de compliments, il cessa d’écrire. Son talent s’évanouit avec son dernier amour.

Les femmes, assurément, trouveront cela très bien. C’est le pur esprit de la chevalerie, qu’elles regrettent, parce qu’en ce temps-là elles étaient de perpétuelles reines. Mais un artiste ne se pique pas de chevalerie ; il songe à son art et non à sa belle. Mérimée, dit encore fort justement M. Rebell, « avait les bonnes et les mauvaises qualités de l’ancien esprit français. C’était un chevaleresque (le mot, en effet, s’impose), avec ce que cela comporte de générosité, de vénération galante, même un peu folle. Balzac qui, à un certain point de vue, n’eût point, pour conduire sa vie, la volonté de Mérimée, gardait cependant toute sa pensée dans l’amour. Il savait que Mme de Berny n’aimait pas les Contes drolatiques et que Mme Hanska détestait la Vieille fille : cela ne la chagrinait point, ne lui donnait aucun doute sur la valeur de ces œuvres. Les amies de Mérimée, au coutraire, pouvaient agira un certain moment, et comme malgré lui, sur sa pensée. Je sais bien que c’étaient des amies supérieures, mais devait-il s’abandonner ? » On ne saurait mieux dive. M. Rebell aime beaucoup Mérimée et le juge avec très grande indulgence ; cependant il a bien vu le côté faible du caractère de l’écrivain et tout ce que son talent avait de subordonné aux circonstances mondaines, aux caprices féminins.

Cependant, au cours du duel qui fut l’un des épisodes de sa dernière passion, il eut un beau mot d’homme de lettres. Du moins, je l’interprète ainsi. Son adversaire, excellent tireur, fort maître de lui, et qui se buttait pour obéir au préjugé plutôt que pour le soin de son honneur, lui demanda galamment, au moment de croiser les épées : « A quel bras préférez-vous être louché ? — Au bras gauche, si cela vous est égal, » répondit Mérimée. Et il en fut ainsi. Tous les droitiers, sans doute, préféreraisnt être blessés au bras gauche, plutôt qu’au bras droit ; il est tout de même amusant de voir là un mot d’écrivain qui pense à sa plume. Cependant, il ne devait plus guère écrire, de ce bras respecté par un adversaire, qui était peut-être son admirateur, que de vaines compilations. Cette goutte de sang n’avait pas été un ciment très durable ; n’ayant plus à qui lire ses contes, le conteur se tut. Il avait cinquante ans.

Moment terrible, car tout le quittait à la fois : la jeunesse, l’amour, la littérature. Pour combler ce vide affreux, il y jeta d’abord des plaintes. Ses lettres de ce moment-là sont lamentables ; personne, les ayant lues, ne contestera, comme on l’a fait souvent, la sincérité de Mérimée, ni ne parlera de sécheresse : « Figurez-vous la figure que l’on fait lorsque, après avoir admiré pendant de longues années ce qu’on croyait un diamant, on s’aperçoit que c’est un morceau de verre… Le résultat, c’est qu’il faut que je retranche quinze ans de ma vie, non seulement perdus, mais dont le souvenir même est empoisonné pour moi. Je ne regrette pas le temps perdu, car j’aurais trop à faire, mais il y a des souvenirs qui étaient un monde surhumain pour moi, où j’avais autrefois accès, et qui m’est fermé. » Sa sensibilité est si avivée qu’il écrit des phrases telles que celle-ci : « Il n’y a pas de bassesse que je ne fisse volontiers pour que cela ne fût pas arrivé. » Il cite des aphorismes sentimentaux comme : « Le bonheur se donne à chacun tour à tour ; quand on a eu sa part c’est fini. » Que nous sommes donc loin du Mérimée de la légende, froid, dur, tout en volonté !

Il ne faut pas cependant le prendre absolument à la lettre, quand il se plaint ainsi de la solitude sentimentale. Il aima jusqu’à la fin de sa vie la société des femmes ; ayant renoncé à leur amour, il s’attacha à leur amitié. On le vit même se laisser aller, comme Balzac, à ces correspondances équivoques, où ni l’un ni l’autre des interlocuteurs n’est ni tout à fait sincère, ni tout à fait mensonger. L’Inconnue, la célèbre et généralement peu mystérieuse inconnue qui apparaît dans l’histoire de tous les écrivains de notre temps, lui écrivit, et Mérimée répondit. Il était fin, mais tendre ; il se laissa prendre au jeu ; il aima et s’il ne fut guère aimé d’amour, il inspira du moins une tendre affection. On jouait avec lui, on posait devant lui, mais on laissait voir aussi un véritable abandon de cœur, et même quelque curiosité féminine. L’inconnue de Mérimée s’appelait Mlle Jenny Dacquin, attachée à Lady Seymour, On dit même que c’est à Lady Seymour que revient l’initiative de cette correspondance, et que c’est elle qui pria Mlle Dacquin d’écrire à Mérimée à propos de la Chronique de Charles IX. On voulait s’amuser, avoir un autographe de l’homme célèbre, peut-être le mystifier un peu, mais le véritable résultat fut de donner à Mérimée une amie qui, quoique un peu fantasque, lui fut jusqu’à la fin fidèle et affectueuse.

Ainsi sa destinée s’acheva logiquement, et c’est une femme qui lui dicta sa dernière œuvre, la meilleure, celle qu’il avait écrite sans se douter qu’elle deviendrait un livre, ces Lettres à une inconnue, qui sont parmi les plus délicieuses de la littérature française.

Car, que Mérimée ait été un amateur, cela ne diminue son mérite que devant les pédants. Son œuvre littéraire est peu solide, mais sa correspondance sera toujours, en même temps qu’une très agréable lecture, une source importante pour l’histoire des mœurs privées et publiques, au xixe siècle. Il reste aussi de Mérimée, l’exemple de sa vie, qui fut celle d’un homme habile à rester libre et indépendant au milieu des servitudes sociales les plus étroites. C’est assurément l’un des représentants les plus remarquables de l’ancien type français, tel qu’il abondait au temps de Voltaire ; il est devenu rare.

1903.


UN HOMME QUI PENSE


Depuis, et avant La Rochefoucauld, il y a dans tous les pays, mais surtout en France, des hommes qui font profession de penser, c’est-à-dire de publier des « pensées ». J’écris le nom de La Rochefoucauld, parce que c’est lui qui a donné au genre sa plus haute valeur littéraire et philosophique. Il n’a point, d’ailleurs, prétendu rédiger des pensées, mais bien des maximes et des réflexions morales. Le mot « pensées » est plus récent. Il appartient à Joubert, l’ami de Chateaubriand. Joubert passa sa vie à penser, comme d’autres passent leur vie à vivre. Il était beaucoup plus capable de penser que de vivre ; il ne vivait qu’en pensée. Les Pensées de Joubert et les Maximes de La Rochefoucauld sont les deux bréviaires des penseurs contemporains et, à vrai dire, il est peu de pensées, soi-disant nouvelles, qui ne se trouvent dans l’uni ou l’autre de ces petits livres. Presque toutes celles que l’on n’y rencontrerait pas, il faut les demander à Pascal. Mais Pascal a pensé sans le faire exprès. Les Pensées sont des thèmes de méditation ; il les a écrites pour lui et non pour nous. S’il avait vécu dix ans de plus, nous ne connaîtrions pas ses pensées sous la forme primitive qui nous est familière ; presque chacune serait devenue le chapitre d’un livre ou le paragraphe d’un chapitre.

Avant La Rochefoucauld, on pensait en vers. Il y a deux célèbres « penseurs » en vers, M. de Pibrac et Pierre Mathieu. Ils ont tous les deux leur mérite et un certain génie. Pibrac est le plus connu. Mathieu est le plus solennel. Comme Pibrac, il enferme uniformément sa pensée dans un quatrain. Il pense en quatre vers, jamais en trois, ni en cinq. En voici des exemples[10] ;

Le fruit sur l’arbre prend sa fleur et puis se nouë,
Se nourrit, se meurit, et se pourrit enfin :
L’homme naist, vit et meurt, voilà sur quelle rouë
Le temps conduit ton corps au pouvoir du destin.

Cette vie est un arbre et les fruits sont les hommes,
L’un tombe de soy-mesme et l’autre est abattu.
Il se despouille enfin de feuilles et de pommes,
Avec le mesme temps qui l’en a revestu.

C’est à Pierre Mathieu que j’ai songé en lisant les nombreux petits livres de M. Edmond Thiaudière. Tous les deux sont moralistes, et tous les deux sont pessimistes. Cependant l’un écrit en vers et l’autre en prose. Celui qui écrit en prose n’a pas moins de naïveté que son ancêtre du xviie siècle. Comme lui, il est surpris que l’homme soit égoïste, orgueilleux, avare, sensuel, vain, étourdi, absurde. Il n’a pu se résigner à considérer froidement la vie telle qu’elle est ; il la regarde telle qu’elle devrait être, et il note, avec une certaine colère, les différences qu’il remarque entre la réalité et son idéal. Ce n’est pas le pessimiste heureux de voir que les hommes, par leur conduite, justifient sa philosophie ; c’est le pessimiste qui a cherché pendant trente ans un prétexte honorable pour devenir optimiste et qui n’a pu le trouver.

M. Thiaudière, qui a commencé par être pessimiste, l’est donc resté. Si nous en doutions, chacun de ses livres nous contredirait, car ils portent tous, sans aucune exception, ce sous-titre : Notes d’un Pessimiste. Il y en a sept, qui s’étendent sur un espace de plus d’un quart de siècle. On n’accusera donc pas ce « penseur » de manquer de suite dans les idées ou d’avoir été doué d’un caractère versatile. Il faut pourtant faire remarquer que les titres de ces recueils vont en s’adoucissant. Les premiers sont durs, sombres, désespérés ; les derniers avouent un idéal, donc un espoir. En voici la liste ; elle vaut une étude psychologique : 1. La Proie du Néant. — 2. La Complainte de l’Être. — 3. La Décevance du Vrai. — 4. La Soif du Juste. — 5. L’Obsession du Divin. — 6. La Fierté du Renoncement. — 7. La Haine du Vice.

Tout cela fait beaucoup de pensées ; cela en fait peut-être dix mille. Jamais homme ne pensa si abondamment. Comment s’y reconnaître ? On éliminera d’abord les banalités et les redites. Il y en a beaucoup, et c’était inévitable. Après ce long travail, on se trouvera en face de deux sortes de pensées, que l’auteur lui-même a caractérisées, lorsqu’il a dit : « Ce qui constitue le vrai talent pour un écrivain, c’est d’exprimer de façon rare des pensées communes, ou, mieux encore, de façon commune des pensées rares. » Cette dernière catégorie est assez fréquente chez M. Thiaudière. Moins indulgent que lui, j’aurais assez aimé que les pensées rares fussent exprimées d’une façon rare, et non commune ; mais c’est beaucoup demander. M. Thiaudière, qui est souvent un penseur ingénieux, est rarement un écrivain original — définition exactement conforme à son idéal.

C’est même peut-être parce qu’il n’est pas très artiste, qu’il est pessimiste. Celui qui a le don du style ne fait à la vie d’autre reproche que d’être trop difficile à peindre ; mais il l’aime précisément à cause de la peine qu’il prend chaque jour pour la transposer dans son œuvre. Il ira parfois jusqu’à la détester ; il ne la méprisera jamais.

Il y a d’autres causes au pessimisme. C’est souvent une rancune ; c’est aussi une déception. Je pense que le pessimisme de M. Thiaudière est né d’une déception toute philosophique. La vie lui a donné moins qu’il n’avait demandé, et il en a éprouvé du chagrin. C’est un cœur trop tendre et une intelligence trop logique. Parti à la recherche du Juste et du Vrai, il est revenu les mains vides, l’estomac creux et les lèvres desséchées. Cherchez et vous trouverez : il a cherché et il n’a pas trouvé. Cela a suffi pour le troubler, rendre sa bouche amère et lui inspirer ce cri : « Malheureux, les esprits qui ont le mirage de l’absolu ! Ils prennent en dédain tout ce qui n’est que relatif, c’est-à-dire le fond même de la vie. »

Il ne faut pas avoir le mirage de l’absolu ; c’est en effet un grand malheur, et une affection qui peut aller jusqu’à corrompre la raison, puisqu’elle affaiblit la sensibilité.

Pessimiste avoué, M. Thiaudière a tenu à donner une définition de sa philosophie : « Qu’est-ce qu’un pessimiste ? C’est un homme absolument dégoûté : — en philosophie, de toutes les doctrines ; — en politique, de tous les partis ; — en littérature, de toutes les écoles ; — en anthropologie, de tous les hommes et de lui-même ; — en amour, de toutes les femmes ; — en religion, de tous les dieux. » Nous voilà renseignés, non peut-être sur le pessimisme lui-même, mais du moins sur la signification que l’auteur donne à son mot favori. Il est dégoûté de tout, et il va chercher à nous en dégoûter nous-même.

II dira, de l’amitié, par exemple : « Il n’est pas rare de voir deux anciens amis se traiter mutuellement de canaille, mais il est rare qu’ils n’aient pas raison tous les deux » ; de la gratitude : « Il y a des gens capables de gratitude, mais, par malheur, ce n’est presque jamais ceux-là que nous obligeons » ; de l’amour : « Négoce, vanité, trahison, luxure, voilà les principaux condiments, isolés ou réunis, de ce rag^oût peu rag-oûtant que la civilisation nous sert sous le nom d’amour » ; et encore : « Pour quiconque n’a plus de mère, il est encore un moyen aussi sûr d’être aimé, c’est d’avoir un chien, mais il n’en est pas d’autre ».

Je doute que de tels aphorismes satisfassent un grand nombre d’hommes. Seraient-ils vrais, qu’il ne faudrait pas les accepter, car ils rendraient l’air irrespirable. Mais ils ne sont pas vrais ; ils représentent tout au plus la manière de sentir d’une sensibilité malade ; ils représentent aussi la manière de raisonner d’une raison aveuglée par l’égoïsme. Il y a beaucoup d’égoïsme dans le pessimisme. Ni l’amitié ni l’amour ne sont des biens extérieurs à l’homme ; ils sont en lui. Pour être aimé, il faut aimer d’abord. Celui-là seul ne rencontre ni l’amitié, ni l’amour, qui n’est capable ni d’amitié ni d’amour. Le pessimiste ne serait-il décidément qu’un enfant qui boude dans son coin ? Allons, surmontez votre amourpropre, avancez-vous, faites un beau sourire. Pourquoi voulez-vous qu’on ne vous réponde pas ? Le sourire appelle le sourire. Pour être heureux, il faut faire d’abord les gestes du bonheur.

« Les marionnettes optimistes, dit M. Thiaudière, dans son dernier recueil, sont celles qui ne s’aperçoivent pas que leur trémoussement est ridicule. » Précisément. On devient ce que l’on croit être, et le meilleur moyen d’être malheureux est de se donner l’illusion du malheur. Se trouver ridicule, c’est vouloir être ridicule ; c’est se mépriser soi-même. Les marionnettes optimistes peuvent nous faire rire ; l’important, pour elles, est de ne pas rire d’elles-mêmes. Nouveau trait du pessimiste : la défiance de soi-môtne.

Il n’y a pas, cependant, que des choses dures dans les pensées de M. Thiaudière ; il y a des choses fines, et qui, tout en inclinant vers la tristesse, restent fines : « Il est bien rare que deux esprits ou deux cœurs se touchent sans que l’un au moins des deux éprouve un froissement » ; ou encore, dans un autre ton : « On porte avec aisance sa propre vanité, mais celle d’autrui semble bien lourde » ; et ceci : « Les deux choses les plus nécessaires à l’homme, l’une très commune, l’autre très rare, sont le pain et la sagesse ».

Ces réflexions sont tirées du dernier recueil, la Haine du Vice ; c’est le septième et le meilleur, peut-être. L’âpreté du pessimiste s’y est réellement atténuée. La vie est considérée plutôt avec mélancolie qu’avec horreur, ce qui devient acceptable. Tout à la fin du volume, on lit ceci : « Y a-t-il rien qui vaille la noblesse d’âme ? C’est vraiment la fleur de la vie humaine. » Quoi, philosophe pessimiste, vous admettez qu’il y a de nobles âmes ? Quelle contradiction ! Le monde n’est donc plus absolument mauvais ? Dernier trait du pessimiste : après avoir chassé le soleil, il le rappelle pour se donner de l’ombre.

1903.


LES PENSÉES DE JEAN DOLENT[11]


Jean Dolent est un écrivain qui n’est plus jeune, qui a écrit une douzaine de livres, gros ou petits, plutôt petits, qui a beaucoup d’esprit, un sens vif de l’art, une intelligence originale, qui vit fort retiré, qui est à la fois très connu et tout à fait inconnu, — un de ceux-là qui prêtent à l’anecdote plus qu’au portrait, à la causerie plus qu’à l’étude.

Il demeure à Paris dans un faubourg ouvrier, mais parmi des arbres et des choses d’art. Ce qu’il déteste surtout c’est le confortable ; son verre, qui n’est pas grand, pas guère plus grand qu’un dé, est un dé d’argent ciselé, niellé et guilloché ; il y boit du vin parfumé et pétillant, et ne le changerait pas pour un de ces grands verres montés sur échasses où les bourgeois raisonnables noient leur ennui. Si son verre n’était pas une petite merveille d’art, il mourrait de soif. Jean Dolent, qui n’aime pas le confortable, aime ce qui est beau. C’est un délicat, et un passionné qui cache sous un sourire la flamme de ses yeux.

C’est aussi un entêté, un de ceux qui ont, comme il le dit lui-même, « la touchante sottise d’espérer ». Il attend le règne de l’art, comme d’autres attendent le règne de Dieu. Lui, qui ne comprend la vie que comme une chose de beauté, comprend mal que les hommes s’obstinent à vivre parmi des laideurs qui sont inutiles. Peut-on écrire avec soin, manger avec plaisir sans avoir des fleurs, des roses sous les yeux ? Jean Dolent, s’il vent aussi des roses, les veut dans un beau vase de grès flammé, ou dans une « verrerie éphémère », mais héroïque,

Une verrerie éphémère
Dont le col ignoré s’interrompt…

Il met l’art avant la nature, ou du moins ne comprend pas la nature sans l’art qui la corrige, la refait, la recrée vraiment. Il dirait de la nature ce qu’il a dit de l’homme : « L’homme naît matière inerte, son âme est son œuvre : le créateur de l’homme, c’est l’homme. » Et cela serait plus vrai, dit de la nature, car l’homme est ce qu’il est, nécessairement, et la nature se modèle, nécessairement, sur le cerveau de l’homme qui la sent ou qui la contemple. Jean Dolent, qui ne croit guère au réel, accepterait cela. « Le réel est à l’étude », dit-il avec négligence. En attendant que l’expérience ait conclu, le vrai réel, c’est l’art. En dehors de l’art, il n’y a rien d’assuré. Et il accumule, pour exprimer son souriant scepticisme, les tours de pensée les plus subtils et les plus inattendus :

« J’ai changé bien des fois de certitude… —

Les maîtres vont de la certitude au doute. —

L’horreur esthétique de l’évidence… —

Les vérités embellies d’invraisemblance… —

Les poètes, ces amants de la vérité ornée… —

Accorder à l’évidence la valeur d’une probabilité. »

Avec ce dédain des choses trop réelles, trop vraies, trop en lumière, Jean Dolent devait se faire une esthétique particulière, l’esthétique de l’indécis, de l’imprécis, du vague, de la nuance. Avant Verlaine, il la formula, et, de même que Mallarmé, il la pratiqua avec délices dans sa prose pleine de réticences, de trous soudains. Le ruisseau qui chantait, tout à coup disparaît perdu sous l’enchevêtrement des herbes, et quand il revient sourdre à la surface, il a changé d’allure ; il se tait, il se dérobe, il rêve. Jean Dolent ne finit pas toujours ses phrases ; non par paresse, ni par distraction, mais par principe. De même que le confortable, l’affirmation lui fait horreur. Ecoutons-le :

« L’indéterminé des formes est un moven d’exprimer les mystères de l’Être. —

Être indécis absolument… —

J’ai pris le dédain des choses circonscrites. —

Dire les choses sans faire peiner les mots. »

Un tel esprit ne peut jamais être satisfait de soi-même, car si peu que l’on appuie, il faut appuyer assez pour que le dessin marque sur le papier. Alors il rêve d’un livre où tout serait en demi-teintes, où rien ne serait dit, où tout serait insinué, un livre où la pensée ne trahirait sa présence que par une odeur : « Ecrire ! A l’exemple de ce mahométan qui construisait une mosquée et mêlait du musc au ciment, afin qu’elle fût entièrement parfumée. » Comme tous les songeurs, ce livre idéal, il le fera — demain : « Le livre que j’écris m’inquiète, le livre que j’écrirai me rassure. »

Ce moment de repos lui permet de profiter de son expérience pour donner aux artistes quelques conseils qui ne sont pas ceux de tout le monde, pour dire un peu de ses idées sur l’art, qu’il ne sépare pas de la vie :

« Ce qui me prend fortement, c’est l’œuvre où l’artiste me mène plus loin que là où il s’arrête, où il paraît s’arrêter.

On a toujours la main de son œil.

En art, il n’y a pas de malheureux, il n’y a que des maladroits.

Ah ! la laideur durable du marbre !…

Il n’y a pas d’artiste varié ; un artiste est une fleur et non un bouquet.

Il n’y a qu’une merveille, l’Art ! »

Qui aime l’art, aime les femmes qui sont la substance même de l’art. Jean Dolent les aime, mais sans se départir de son ironie ; il commence par les mettre à leur place avec une rudesse qui surprend chez cet homme doux : « L’art est fait de liberté, et la femme est asservie ; l’art est fait de sincérité, et mentir est un art féminin. » Il y a bien du vrai dans cette boutade. Depuis que les femmes écrivent, elles ne nous ont encore rien appris sur elles-mêmes. Tout ce qui a été dit de vrai ou de sensé, de fort ou de subtil sur la femme, a été dit par les hommes. Ni la femme qui écrit, ni la femme qui danse, ne danse ou écrit pour son propre plaisir : elle veut plaire, elle veut paraître sous la forme qui inspirera le plus de désirs, et les plus forts. L’art n’est à la portée que de ceux qui consentent à déplaire.

Mais Jean Dolent ne s’en tient pas sur les femmes à des épigrammes toutes négatives. Il les a observées, en même temps qu’il les aima :

« Mot de femme : Tenter me tente.

Mot de femme : On m’a tout dit, mais je n’ai pas tout entendu.

Endormies, des femmes rêvent à quelque chose, qui éveillées ne pensent à rien.

Le demi-sourire des femmes sollicitées et consentantes à demi…

La femme qui se rend, c’est à elle qu’elle cède.

Mot de femme : Un homme n’est beau qu’à genoux.

La femme qui aime met de l’art dans l’amour, la toilette ; elle en met dans la cuisine.

De près, j’ai vu des femmes, et la femme, de loin. »

A la suite, car cela se tient :

« En amour c’est le bourreau qui a le droit de grâce.

On peut s’embrasser sans s’aimer. Les soldats se battent sans se haïr.

On s’y mire, — on s’y baigne, — on y boit, — on s’y noie.

La lourde pesée du baiser d’amour…

Le bonheur, c’est du plaisir à deux.

La voix qui dit : « Soyez chaste », éveille les sens ; la voix qui dit : « Gardez-vous des femmes », éveiile l’amour…

L’amour est la servitude réhabilitée.

Seules les mains baisées sont blanches.

Une femme : L’amour est la politesse des hommes.

Le mot « amant » est frotté de miel.

La pudeur est une vertu esthétique. »

La femme et l’art. Jean Dolent les rejoint par ce mot délicieux :

« La vie : la femme que l’on a ; l’art : la femme que l’on désire. »

Et c’est pourquoi, dirait-on, pour compléter sa pensée, l’art est ce qu’il y a de meilleur dans la vie.

Mais même s’il disait cela, et même s’il le pensait, Jean Dolent ne pourrait être rangé parmi les rêveurs singuliers qui ne vivent qu’avec dédain. L’auteur de ce livre dont le titre est un aveu. Amoureux d’art, est aussi l’auteur du Roman de la chair. C’est en somme un sensuel, et de ceux qui ne séparent pas le plaisir de la beauté, de ceux pour qui, selon le mot de Stendhal, la beauté est une promesse de bonheur. Il est même assez probable que c’est par la sensualité qu’il est arrivé à l’art, car l’amour de l’art est une conquête et non un don naturel. Nous aurions donc en Jean Dolent un platonicien ingénu, qui a suivi sans y songer les conseils de Diotime. Mais arrivé au point où l’on peut séparer les deux idées de beauté et de plaisir, s’il les a séparées, ce ne fut qu’avec l’intention de les rejoindre et de les maintenir à l’occasion jalousement unies. On lit cela dans les phrases courtes et discrètes de ce trop petit livre. Une femme se donna le contentement de les glaner et de les assembler en une gerbe des plus agréables ; le choix est bon, puisqu’il est suffisant pour donner une idée de cet écrivain d’une si ingénieuse sincérité et, aujourd’hui comme hier, de la plus fraîche jeunesse d’esprit, de la plus fine intelligence.

1900.


LES SOUVENIRS DE JUDITH GAUTIER[12]


Judith Gautier semble, avec Pierre Loti, représenter, dans la littérature française contemporaine, le goût de l’exotisme. À s’en tenir à ses romans, à ses poésies, à ses pièces de théâtre, elle serait plus volontiers chinoise que française ; et non seulement chinoise mais japonaise aussi, ou persane, ou égyptienne. Son plus beau roman, le Dragon impérial, témoigne d’une connaissance parfaite de la littérature et des mœurs de la Chine, et le Livre de Jade a prouvé aux plus sceptiques que les mystères de la poésie chinoise lui étaient familiers. Non seulement elle lit le chinois, mais elle le parle ; elle l’écrit aussi, habile à manier le pinceau classique et à construire ces petites maisons baroques dont chacune représente pour le lettré un des mots de sa langue. Elle se promène à l’aise parmi ces hiéroglyphes effarants ; si elle emporte en voyage les œuvres de quelque poète favori, ce sont celles de Ly-y-Hane ou de Li-Taï-Pé, imprimées sur papier d’écorce de mûrier. La Chine fait ses délices.

Mais elle aime aussi le Japon dont elle connaît l’histoire et les lettres à rendre jaloux les plus doctes. Un de ses romans, Princesses d’amour, nous raconte quelques-unes des péripéties de la grande transformation que le Japon s’imposa, il y a une trentaine d’années ; dans les Poèmes de la Libellule, elle a donné une délicieuse anthologie de la poésie japonaise. Iskender, enfin, nous révèle la Perse et un autre livre, l’Égypte ancienne. Bien des écrivains sans doute ont écrit des romans exotiques, et même chinois ou persans ; mais bien peu d’entre eux ont eu la conscience de passer des années à apprendre les langues difficiles des lointains pays dont ils voulaient parler. Ils se sont contentés de s’instruire de seconde main en des manuels, en des encyclopédies, en des récits de voyages. Judith Gautier, au contraire, commence par se familiariser avec le langage de la contrée où elle veut nous entraîner à sa suite ; c’est dans les auteurs du pays même qu’elle apprend les mœurs inconnues qu’elle songe à peindre : tout cela représente un travail immense.

Voilà donc une femme dont la vie d’imagination s’est passée tout entière en Asie ; ses études et beaucoup de ses lectures ont porté sur des littératures profondément différentes des nôtres ; ses relations sociales même se sont ressenties de ce goût si prononcé pour l’exotisme. Il est difficile d’aller chez Mme Judith Gautier sans y rencontrer quelque Japonais mal travesti par le costume européen ou deux ou trois brillants mandarins en robe nationale dont la tresse se balance sur leur dos, cependant qu’avec une politesse charmante ils s’inclinent. Son salon est une académie asiatique.

Voyez cependant la force de la race et de l’hérédité ; cette femme, toute nourrie d’exotisme, est un des meilleurs écrivains purement français d’aujourd’hui et celui, peut-être, qui, avec Henri de Régnier, use de la langue la plus franchement traditionnelle. Son style est parfait, d’une simplicité riche et spontanée, et chargée pourtant de toutes les nuances de la sensibilité féminine. Il dit tout ce qu’il veut dire, suggère les visions les plus précises, en même temps qu’il évoque toutes sortes de rêves informulés. Née de l’union de deux types supérieurs, l’un l’italien, l’autre français, Mme Judith Gautier possède en son esprit à la fois le sérieux et la légèreté : l’émotion est profonde, l’expression est souriante et même rieuse. Que de fois ne l’a-t-on pas raillée, cette « légèreté française » ! Et nous-mêmes, n’avons-nous point tenté parfois, de nous en défaire ? Cela serait une grande sottise, car il n’est point de don plus divin. C’est l’art suprême. Une expression vulgaire, mais très fine, le définit : N’avoir pas l’air d’y toucher. Ce qui nous choque si fort chez les Allemands, c’est qu’ils ont l’air d’y toucher, au contraire, même quand ils ont les mains derrière le dos. Quand ils touchent réellement aux choses, ils appuient si fort qu’ils les écrasent. De leur côté ils feignent de croire que la légèreté du geste, de la forme, est le signe de la légèreté de la pensée. Ils prétendent que tout ce qui est sérieux doit être dit sérieusement : nous leur répondons par Rabelais, Montaigne et Voltaire ; les Anglais aussi peuvent leur répondre par Swift, le prodigieux railleur. Enfin, quoi que puissent penser les autres peuples, c’est la tradition, en France, et toujours la mode d’avoir l’air détaché ; il faut sourire, même la mort dans l’âme, comme un bon comédien : et c’est à quoi l’on connaît parmi nous l’homme véritable, celui qui est maître de soi-même.

Cette qualité, la domination de sa sensibilité, la femme française la possède à un haut degré. Sans doute, plus nerveuse que l’homme, plus soumise aux influences extérieures, elle se laisse aller parfois, en des circonstances dures, à des manifestations naïves ; mais cela est rare et vient souvent d’une mauvaise éducation. Jadis, en France, le dégoût de montrer sa douleur allait si loin qu’on payait aux enterrements des « pleureuses », chargées d’avouer en public une douleur que, soi, l’on cachait avec soin. L’admirable tombeau de Philippe Pot, au musée du Louvre, est porté par des cariatides, qui sont des « pleureuses ». J’ai encore vu des pleureuses en province : l’idée qu’elles représentent n’est plus très bien comprise ; elles disparaissent.

Être très sensible, et n’en rien laisser paraître : tel est l’idéal de la plupart des Françaises ; c’est celui de Mme Judith Gautier. Il n’est pas une page du second volume de ses Souvenirs[13] où l’on ne sente, comme un parfum, le profond amour qu’elle avait pour son père, le grand poète ; mais cet amour ne s’épanche jamais en effusions lyriques. Il est là, partout présent, mais derrière une tapisserie.

Le premier volume des Souvenirs nous contait l’enfance de Judith Gautier. L’auteur s’y complaisait un peu à considérer la petite fille qu’elle fut ; ces choses d’enfance sont plus amusantes pour qui les rédige que pour qui les lit. S’agit-il d’une fillette, on a hâte qu’elle devienne une jeune fille, une femme : alors la sympathie s’éveille et on assiste avec bonheur au développement de son intelligence, de sa grâce. Mme Judith Gautier était prodigue de détails sur la petite fille ; elle en devient très avare, quand la jeune fille entre en scène. Ah ! elle n’est pas de celles qui aiment à faire confidence de leurs émois ! Que nous sommes loin de George Sand, et que cela est heureux, et que cela fait plaisir !

Théophile Gautier, l’auteur de Mademoiselle de Maupin, n’a jamais passé pour un homme de mœurs, et surtout de principes très rigides. Il fut cependant un père excellent et un parfait éducateur. Il éleva ses deux filles en liberté, mais avec tant d’adroite bonhomie qu’elles n’eurent jamais l’idée d’en abuser. La morale qu’il leur faisait était simple : il les engageait à ne jamais rester oisives, à se livrer à n’importe quel travail, la cuisine ou la peinture, la couture ou la musique. Lui, le grand travailleur, il connaissait la valeur éducatrice du travail, de la passion du travail. Ainsi encouragée, Judith Gautier entreprit à la fois d’écrire, de peindre, de sculpter, d’apprendre le chinois et la musique. Son père, alors qu’elle avait à peine quatorze ans, lui fit passer un article au Moniteur Universel. C’était un compte rendu de la traduction par Baudelaire de l’Euréka d’Edgar Poe. L’article donnait une analyse exacte et claire d’un sujet assez difficile à comprendre. Baudelaire fut surpris et, d’abord, incrédule. « Il a été prodigieusement étonné », disait Théophile Gautier. Convaincu enfin, il écrivit au jeune auteur une belle lettre où il disait : « Quand il ne m’a plus été permis de douter, j’ai éprouvé un sentiment difficile à exprimer, composé moitié de plaisir d’avoir été si bien compris, moitié de joie de voir qu’un de mes plus vieux et de mes plus chers amis avait une fille vraiment digne de lui. »

Ce mot de Baudelaire est de ceux qu’il fallait dire et que l’on doit répéter. La gloire de Judith Gautier, c’est que l’on puisse dire d’elle, sans nulle flatterie, qu’elle est vraiment, et en toutes choses, la digne fille de Théophile Gautier. Nul éloge, je pense, ne peut lui plaire davantage ; nul n’est plus mérité. Théophile Gautier n’a pas laissé de mémoires suivis et complets, quoiqu’il se soit raconté lui-même en bien des livres et en bien des articles ; ceux de sa fille combleront cette lacune, au moins pour une période de sa vie. Ils feront davantage : ils redresseront bien des erreurs, détruiront bien des légendes. Le grand insouciant, célèbre pour son indolence d’oriental, pourrait finir par apparaître tel qu’un homme dont la vie, plutôt inquiète, fut médiocrement heureuse. Ses filles le consolaient de tout. Celle qui écrit nous passionne par la beauté des récits où elle fait revivre ces temps dont nous rêvons, parce que nous ne les avons pas connus.

1903.



UNE IMPÉRATRICE[14]

Vous êtes empereur. Seigneur, et vous pleurez !
Racine, Bérénice.


C’est la beauté de la tragédie et son intérêt humain et surhumain, qu’elle ne met en scène que des êtres vivant au-dessus des lois, affranchis des devoirs vulgaires, libérés, par leur naissance et par leur bon plaisir, des misères de la promiscuité sentimentale, de certaines obligations hypocrites, des ménagements de l’égalité. Quand Louis XIV pleure Mlle de la Vallière, la sincérité de sa douleur est absolue, car il n’a rien à ménager, ni les convenances, qu’il règle, ni l’opinion, qu’il dirige, ni lui même, modèle des attitudes. L’homme apparaît nu dans sa grandeur et dans sa misère, dépouillé du costume social, tout près d’être dieu ou l’animal pur, homme enfin et rien de plus qu’une physiologie. Voilà le rempart contre l’abstraction. Le héros, humainement tout-puissant, est charnel ; il saigne et il pleure, et il râle ; et ces émotions souveraines s’exaltent librement sans autre obstacle que les limites qu’une sensibilité se pose à elle-même.

La tragédie développait les originalités et les égoïsmes ; à défaut de dieux et de héros, elle créait des demi-dieux de hasard, orgueilleux aventuriers sans peur que de la force, leur maîtresse et leur ennemie, des hommes sans méthode, mais supérieurs dans leur désordre aux plus beaux produits de la règle et de l’obéissance. Le drame d’aujourd’hui et les romans, en avertissant les hommes qu’ils sont soumis les uns aux autres et solidaires, arrêtent les efforts individuels vers la liberté. Il n’y a plus guère d’hommes libres. Les plus forts ménagent la clientèle qui nourrit leur vanité ; la foule dirige les gestes des héros ; les épaules les plus dédaigneuses ploient sous les regards anonymes du peuple.

L’homme qui assassina l’impératrice d’Autriche obéit peut-être à un instinct plus haut que son intelligence ; croyant tuer la force, il poignarda le dédain.

« Elle ne rit presque jamais, — jamais quand elle vit sa propre et véritable vie ; mais quand la vie vulgaire de tout le monde, ce que nous appelons la réalité, vient heurter le flux de son intérieure existence, quand les relations d’hommes l’atteignent et la frôlent, alors elle rit, en roucoulant doucement et convulsivement, jusqu’aux larmes, comme si quelque chose de très comique et douloureux à la fois la frappait ; alors aussi une onde de sang rouge lui monte du cœur aux tempes, jusqu’à la racine des cheveux, et voile sa face de la pourpre de son intime royauté, comme pour la protéger contre une injure du dehors[15]. »

En termes plus simples, elle ne pouvait regarder la vie sans un rire de pitié. Les grands dédaigneux sont portés au rire ; c’est chez eux une attitude de défense. Mais ce qui affirme davantage encore le dédain chez Elisabeth de Bavière, c’est son exil volontaire de la cour, le choix de ses amitiés ou de ses caprices, la licence royale qu’elle donna au développement de ses goûts particuliers, son amour de la solitude, des sommets et des profondeurs.

En véritable impératrice, digue de cet état, rien de moyen ou d’ordinaire ne peut la contenter. Pour ses plus longues promenades, elle choisit l’hiver et des temps de vent et de neige fondue. Et cela, afin d’avoir un plaisir qui eût révolté les autres sensibilités : « Pour moi, c’est le temps que j’aime le mieux. Car il n’est pas fait pour les autres. Je puis en jouir seule. En vérité, il n’est là que pour moi…[16]. » Au dédain se joint l’orgueil, son compagnon sérieux, mais souriant. Elle a conscience qu’à une nature privilégiée, devenue unique par le rejet de tout ce qui la reliait au commun monde des hommes, à une telle âme et à ce corps toujours divin, il faut des sensations inattendues, des fêtes dont la joie épouvante les êtres craintifs ou de nervosité banale.

Ici la recherche du rare exclut l’idée de surpren » dre et de plaire, qui se retrouve, but de presque toutes les excentricités féminines. Et le mot même d’excentricité, s’il venait à l’esprit, devrait être restauré selon son sens normal et primitif. Il s’agit d’un être d’exception, mais qui a gardé toute la beauté de sa logique naturelle. Le drame final, si elle l’a perçu, ne l’a pas surprise, et peut-être alors a-t-ellc rendu grâce au destin qu’une vie exceptionnelle eût une fin tragique : « Parfois, disait-elle, le destin choisit l’un de nous pour en faire un poème magnifique ou pour s’en gorger comme d’Œdipe ou de Médée…[17]. » Si le dénouement, quoique sanglant, avait été obscur comme la chute dans un abîme, elle en eût encore apprécié la realité, en eût joui peut-être immensément. Son âme n’était pas « une infante en robe de parade » ; Elisabeth méprisait trop les hommes pour s’orner à leur intention ou d’un manteau de cour, ou d’une agonie tragique. Elle n’aimait qu’elle-même ou ses pareilles ; mais ses pareilles étaient rares, comme ses illusions furent brèves et mystérieuses.

Faite pour l’éclat du soleil et du trône, elle cache sa face et son cœur ; elle doit tolérer qu’on la regarde, elle ne veut pas qu’on la voie : son éventail se dresse ou son ombrelle s’incline entre elle et ces curiosités où il y a souvent du désir. Un désir trop humain et naturel l’eût tellement humiliée !

Ses rapports même avec la littérature, art ou théâtre, sont défiants. Elle n’accepte la fiction que comme un prétexte à regarder au fond de soi : « Et quand nous sommes saisis, nous ne le sommes pas par le tragique du théâtre, mais par des sens plus profonds qui ont été éveillés dans notre cœur[18]. » Voilà bien l’attitude de la sensibilité égoïste pour qui la douleur d’autrui n’existe que si par hasard le cri extérieur a vibré à l’unisson du timbre intime. Il ne faudrait pas se laisser prendre trop souvent à ce que les gestes d’une telle créature peuvent simuler de pitié ; ce sentiment ne peut vivre en elle que passager. Quelle pitié d’autrui est possible à qui n’a pas pitié de soi-même ?

La pitié suppose une certaine crédulité. Elisabeth jugeait les hommes à peu près comme La Rochefoucauld : « Chaque salut a son but, chaque sourire veut être payé[19]. » Elle payait, et sans amertume. Autant qu’un désir, une dette l’eût révoltée : le désir est une sorte de dette, quoique imaginaire. Cela est fort bien dit dans le vers célèbre (et pas assez, car il est des plus beaux) :

C’est moi qui te dois tout, puisque c’est moi qui t’aime.

Comme elle se joue de ce sentiment vulgaire, si symbolique de nos lâchetés sociales, la sympathie I Elle le revêt comme des gants fourrés contre le froid, comme un manteau contre la pluie : « Quand je me meus parmi les gens, je n’emploie à cela que la partie de moi-même qui m’est commune avec eux. Les gens s’étonnent de me trouver si semblable à eux, parce que je les interioge sur le temps qu’il fait ou sur le prix des brioches[20]. » Et ainsi, on l’aime pour ce qu’elle n’est pas. La communion s’est faite à travers les invincibles mailles d’une cuirasse d’acier : le dieu qui s’est donné reste intact. Et c’est le cas de rire longuement, car la comédie est bonne.

« Impératrice de l’âme, comme dit M. Christomanos, elle se vantait[21] de ne se laisser influencer par rien. » Illusion, mais de celles qui entretiennent dans un être humain le sens de la liberté et la confiance en soi. Ainsi les caprices mêmes sont justifiés et prennent, comme ceux de l’océan, un air de volonté jusque dans la furie. Si l’on se choisit des principes, ou ce simulacre seulement, une devise, il les faut tels que l’évolution de notre nature n’en soit pas contrariée. Quoi de plus fâcheux que de se tresser soi-même les liens de chanvre trop solides où les membres vont se révolter immobiles ? Les esprits supérieurs ne sont jamais enclins à ces erreurs de jugement. La prison qu’ils élisent est si vaste qu’on y taillerait d’immenses domaines pour un million de désirs. Elisabeth disait : « Ne rien craindre, souhaiter tout, être indifférent à tout. »

Cependant, voici le point douloureux. L’indifférence naturelle n’est plus souvent que le signe de l’inintelligence. L’indifférence acquise est une conquête glorieuse et douloureuse. Il faut avoir cruellement souffert pour avoir appris à ne plus souffrir. Mais le détachement entretient encore, et dans l’être tout entier, un état général de sensibilité que le moindre écho du passé va exalter jusqu’à l’anéantissement. Alors, l’idée de la mort se présente ; car il faut que la vie ait un but : c’est la mort, si ce n’est la vie. M. Christomanos devine et démêle cet écheveau. Voici trois petites phrases qui prouvent qu’il a compris[22] :

« En ses secrets, elle doit puiser de merveilleuses agonies.

« Souvent dans ses yeux passent des désespoirs dont on ne saurait dire l’effroi.

« Sa vie, dans quels abîmes roule-t-elle, sa vie qu’elle creuse si profondément dans le roc de la solitude ? »

Telles sont les délices des grandes âmes indifférentes ; telles sont les joies terribles du détachement.

Elle ne fut donc pas heureuse, au sens vulgaire de ce mot déshonoré, mais surtout elle ne chercha pas le bonheur, elle ne le voulut pas. Un jour, pendant une traversée, elle se compara à un écueil[23] : « Le bonheur n’est pas donné aux écueils. Fatalement, la lumière se brise contre les écueils. Je suis comme un écueil. La lumière ne risque pas de m’approcher. Et si elle venait jusqu’à moi, il y a des ténèbres dans lesquelles tous les clairs rayons se dissolvent, qui absorbent toute lumière et ne la rendent jamais. » C’est un peu sibyllin, mais cela se comprend, dit par cette bouche orgueilleusement sincère. Elle est trop seule, trop différente pour partager avec qui que ce soit des sentiments ou des sensations, ou bien ses désirs sont tellement étranges qu’elle ne veut ni les avouer, ni les tolérer. Cependant des flots avaient joué autour de cet écueil. Avaient-ils joué en vain ? Le rocher sombre et ironique n’avait-il jamais accueilli le sourire de la lumière ? L’impératrice ne se parle jamais qu’à demi. Dès qu’elle sent que le manteau glisse de son épaule, elle interrompt le geste commencé, ramène l’étoffe au devoir de tomber en plis sévères. Cette femme n’eut jamais de confidentes ; dans la tragédie de sa vie, si on l’ordonnait, il faudrait rayer ce rôle ; et les monologues d’Hamlet seraient encore pour elle des morceaux bien longs et bien indiscrets.

Mais si elle n’a pas dit sa vie, il lui a plu de dire un peu de sa pensée. M. Christomanos lui a donné un tour lyrique, mais avec assez de vérité dans la transcription pour qu’on y trouve bien ce qui décidément fait la trame du caractère de l’impératrice, le dédain.

Elle n’a l’air de tenir ni à ses impressions, ni à ses admirations ; souvent une brève phrase d’ironie vient briser le son trop musical de paroles trop claires. Si maîtresse d’elle-même qu’elle soit, elle a parfois besoin de se reprendre ou de se contredire. C’est très féminin ; mais une femme supérieure n’en est que davantage une femme.

C’est d’une femme qu’il s’agit. Supérieure et différente, solitaire et dédaigneuse, l’impératrice a toujours possédé, et jusqu’à sa dernière heure, les dons les plus exquis de cet état. Elle fut jolie, avec de la beauté dans l’attitude, dans les yeux ; elle fut gracieuse et prenante, malgré elle, parce que l’inconscient féminin était plus fort que sa volonté d’isolement. Son intelligence s’adaptait à la causerie, comme au rêve ou à la méditation ; elle avait de l’esprit, et du plus vif. Enfin la bonté fit souvent, en cette âme complexe, capituler le mépris.

Rien de plus charmant que sa visite à la villa Capo d’Istria[24], l’étonnement religieux de la jeune fille (« Vous êtes la reine ! »), la branche chargée de fleurs et d’oranges mûres. L’impératrice était capable de jouir des plaisirs les plus simples, peut-être parce que sa vraie vie alors fuyait : or Le sentiment du temps est toujours douloureux, car il nous donne le sentiment de la vie[25]. »

Il y a un certain sérieux dans les caractères assombris par l’expérience qui ne s’égaie qu’aux enfantillages. Aussi de menues pratiques superstitieuses aident à supporter les journées[26].

« Il faut qu’elle boive à chaque source qu’elle rencontre sur son chemin.

« — C’est toujours une nouvelle saveur, me dit-elle, et elle boit de préférence dans le creux de sa niain, bien qu’elle ait toujours sur elle un gobelet d’or. »

Et cela par manière de communion avec la nature, avec la croyance de célébrer de mystérieuses noces.

Il semble aussi qu’elle ait cru à la métempsychose[27].

Voilà des contradictions et des faiblesses ; et cela est heureux, cela certifie la vie. Un être tout uni se lit trop bien et trop vite : mauvais signe.

Les beaux exemplaires de l’humanité ne sont jamais des produits bruts de la nature. Ce sont des œuvres d’art, façonnées par la volonté en lutte avec l’instinct. Mais il ne faut pas que l’instinct soit vaincu et chassé ; il faut qu’on le retrouve, comme l’or dans le métal de Corinthe.

1900.


IL PLEUT, IL PLEUT, BERGÈRE !

fabre d’églantine


La Révolution ne fut pas clémente aux poètes. On ne peut dire qu’elle les décima, car ils n’étaient pas dix. Ils étaient quatre : elle les supprima tous les quatre. Ce fut d’abord André Chénier, qui devait ressusciter dans la gloire ; puis Roucher, qui avait le sens de la nature ; Fabre d’Églantine, doué d’esprit et de sensibilité ; enfin Florian, le seul fabuliste qui, depuis La Fontaine, ne fasse pas rire. A la vérité, Florian ne fut pas guillotiné ; il mourut d’avoir passé plusieurs mois en prison sous la perpétuelle menace de la mort.

De ces quatre poètes, le plus inconnu maintenant est certainement Roucher, mais Fabre d’Églantine ne lui cède guère en obscurité. Il n’était donc pas inutile d’esquisser son portrait. Ainsi a pensé M. Edmond Pilon. Celui qu’il nous donne[28] est fort joli ; il est même trop joli, et il laisse dans l’esprit des doutes sur sa parfaite fidélité. C’est d’ailleurs le ton du volume : l’auteur a trouvé moyen de louer jusqu’à Saint-Just, cette panthère, de le trouver charmant, « sensible », et de le comparer à saint Sébastien. Il y a là une faute, non de jugement peut-être, mais de goût ; elle se retrouve, moins accentuée, dans le portrait de Fabre d’Églantine.

Celui-ci n’était pas, comme Saint-Just, un criminel voué nécessairement à la potence. S’il devint méchant, haineux et fou, ce ne fut point par un développement logique de sa nature, mais par contagion. Il était fait pour aimer (et il ne s’en priva point), pour chanter des romances, rimer d’agréables comédies, pour parader devant les femmes et sur les planches, car il était comédien. Sans la Révolution, on le distinguerait mal du paterne Collin d’Harleville ; il a seulement plus d’esprit, moins de naïveté et aussi moins d’honnêteté.

C’était un méridional. Élevé chez les Doctrinaires (congrégation enseignante, alors rivale des Jésuites et des Oratoriens), il prit l’habit de l’ordre et fut quelque temps professeur dans un de leurs collèges, à Toulouse. Que faire à Toulouse, en 1770, sinon écrire des vers et les présenter aux concours des Jeux Floraux ? Le jeune Doctrinaire n’y manqua point ; il rédigea des odes et des contes, sans oublier le traditionnel sonnet à la Vierge. Il fut couronné, reçut en grande pompe l’églantine d’or. Dans son ivresse, il résolut d’incorporer à son nom le souvenir de ce triomphe, et il signa désormais : Fabre d’Églantine. Qui aurait osé prédire à ce candide jeune homme une carrière orageuse et une fin tragique ?

Le succès littéraire, cependant, est malsain pour les hommes d’église ; très souvent, il les détourne de leur voie pieuse et les jette dans le siècle. Quelque belle fille acheva de le détacher d’un devoir obscur. Le professeur, un beau jour, a disparu. Ses supérieurs le cherchent : on le découvre à Beauvais ; il est devenu comédien. Il va de ville en ville, gagnant médiocrement sa vie, mais conquérant tous les cœurs. Les femmes qui lui résistent ont beaucoup de vertu, car il est fort séduisant. Mais la vertu était rare en France, au temps de Mme Du Barry. Les hasards de sa profession, ou peut-être l’ambition, l’amenèrent à Paris. Il croyait s’y amuser ; il s’y maria, épousa Mlle Lesage, qui était, dit-on, une descendante de l’auteur de Gil Blas. Le mariage ne calma nullement son humeur ; il vécut, ayant une femme légitime, exactement comme aux années de sa liberté. Mme Fabre d’Églantine supporta tant qu’elle put les infidélités excessives et même indécentes d’un mari qu’elle adorait. Cela dura dix ans, après quoi, à bout de patience, elle abandonna le volage, sans cependant, comme on va le voir, garder de lui un mauvais souvenir. Peut-être ne put-elle jamais oublier qu’elle était l’héroïne de la petite romance exquise qui s’appelle : Il pleut, il pleut, bergère… C’est à Maëstricht, où ils jouaient tous les deux la comédie, que Fabre d’Églantine composa les paroles etla musique de ce petit poème tellement connu qu’on en ignore généralement l’auteur :

Il pleut, il pleut, bergère,
Presse tes blancs moutons :
Allons sous ma chaumière,
Bergère, vite, allons.
J’entends sur le feuillage
L’eau qui tombe à grand bruit ;
Voici, voici l’orage
Voici l’éclair qui luit.

Dans le volume des œuvres mêlées de Fabre d’Églantine, cette romance s’appelle l’Hospitalité. Elle est datée de Maëstricht, année 1780, et se compose de six strophes. Le poète lui donna une suite à Genève, en 1783 ; elle est très médiocre. L’année précédente, il avait écrit, sur l’air « Dieud’amour » des Mariages Samnites, une Romance à ma femme et à mon fils, également assez mauvaise, mais dont le souvenir devait être doux à Mme Fabre d’Églantine. Les femmes oublient plus facilement les hommes qu’elles ont aimés que les vers d’amour qu’on a faits pour elles.

Revenu à Paris, Fabre d’Églantine, lassé de jouer les comédies des autres, voulut devenir poète dramatique, et il réussit presque du premier coup. Moins connue, assurément, qu’Il pleut, il pleut, bergère, son ingénieuse comédie, Philinte ou la suite du Misanthrope, conserve encore l’estime des rares critiques qui l’ont lue. C’est une pièce morale, surtout de morale politique. « Philinte, dit M. Aulard, c’est l’aristocrate déguisé, doucereux et perfide ; Alceste, c’est le patriote vertueux, le citoyen sensible. » Mais, ce que ne dit pas M. Aulard, c’est que ce pauvre Fabre d’Églantine devait être voué à la mort la plus injuste, par ces mômes « patriotes vertueux », ces mêmes « citoyens sensibles ».

Ce Philinte, en somme, n’a plus qu’un intérêt historique ; c’est un document pour la psychologie révolutionnaire ; et cela n’a rien à faire, ou bien peu de chose, dans le tableau de la littérature française. Philinte et les autres comédies de Fabre d’Églantine, telles que le Convalescent de qualité, ce sont des pièces de circonstance ; on y cherche un reflet de l’état des mœurs, un écho des opinions en ces temps troublés ; si l’on y cherchait un peu de beauté, un peu de rêve, quelque philosophie, on serait déçu.

C’est un des plus grands malheurs de ces époques tragiques, que l’art lui-même y devient temporaire ; il croit faire du nouveau, en faisant de l’actualité, et il ne crée que de la mort. A peine ses enfants ont-ils poussé un cri, pour annoncer leur naissance, qu’ils sont déjà froids et raidis.

Lorsque Fabre d’Eglantine faisait jouer son Philinte, il était déjà, plutôt qu’un poète, un homme politique. Lié avec Danton et d’autres hommes de ce parti, il avait subi la contagion de leurs violences ; il partageait leurs préjugés, leurs audacieuses ambitions ; il communiait avec leurs haines. Pendant quelque temps, cette fraternité lui fut utile. On joua ses pièces un peu partout, en province, pour faire la cour au parti dominant, et Fabre gagna beaucoup d’argent. Il avoua lui-même, dans son apologie, que le théâtre, en quelques années, lui « avait rendu plus de cent cinquante mille francs ». Eu égard au pouvoir de l’argent pendant la Révolution, c’est une somme énorme ; cela éveilla donc des soupçons. On l’accusa de concussion ; on imagina aussi qu’il avait falsifié un projet de décret destiné à prévenir les fraudes des fournisseurs de l’État. L’histoire est obscure, mais sans intérêt. Fabre faisait envie ; l’envie fut la plus forte : on lui coupa le cou. Hélas ! il faut bien dire qu’il l’avait mérité, s’il est vrai que celui qui se sert de l’épée doit périr par l’épée. Participant au pouvoir, il avait été impitoyable. Il se vantait de sentir les suspects d’une lieue comme un bon chien de chasse sent le gibier ». Il était devenu fou, comme tous ses contemporains. Comment juger de tels hommes ?

En mourant, Fabre d’Églantine laissait, avec sa célèbre romance, une œuvre moins durable, mais qui intéresse encore par son ingéniosité, un peu simpliste, quoique un peu prétentieuse, le calendrier républicain. Tout le monde connaît ces jolis noms de mois, ventôse, prairial, brumaire, fructidor, etc. Parmi les douze, quelques-uns sont incompréhensibles pour les illettrés, thermidor, messidor, vendémiaire, et c’est là un grave défaut ; mais l’ensemble est joli. C’est de l’excellente poésie. Pratiquement, cela était absurde ; car les vieux noms de mois que les Romains ont imposés au monde sont tellement entrés dans nos habitudes, dans notre pensée, dans notre sang, que nul pouvoir ne peut les en arracher. En même temps qu’il chassait le mois de mai et le mois d’octobre, le poète fanatisé entreprenait aussi d’expulser du calendrier les noms de baptême. Au lieu de Marie, on trouvait écrit carotte ; au lieu de Georges, fenouil, etc. Et quand on cherchait la date d’une fête de famille, on trouvait pomme de terre, oignon ou navet. Cela aurait-il pu réussir ? Peut-être. Mais il faut réussir : les excentricités qui ne réussissent pas deviennent ridicules et même méprisables.

La Révolution achevée, et, en grande partie, annihilée, l’an XI, c’est-à-dire, je pense, vers 1802, la veuve de Fabre d’Églantine prouva publiquement qu’elle n’avait jamais oublié son mari : elle publia elle-même le recueil de ses Œuvres mêlées et posthumes. Le livre porte cette adresse : A Paris, la Veuve de Fabre d’Églantine, rue de la Planche, n° 539 ; et tous les exemplaires sont signés à la main ainsi : f. d’Églantine f. En guise de préface, on lit en tête de l’ouvrage, qui a deux volumes, un Précis apologétique, écrit en prison par le poète. C’est un recueil de poésies, hélas ! bien médiocres, et on n’en ferait aucun cas, si le second tome, à la page 182, ne contenait Il pleut, il pleut, bergère. Mais il vaudrait peut-être mieux ne pas savoir que l’auteur de cette romance, si enfantinement amoureuse, fut un des meurtriers des Girondins. Quand les hommes de ces temps-là fredonnent : « Il pleut, il pleut, bergère », on a peur ; on croit qu’ils veulent dire : Il pleut du sang !

1904.


LES SURVIVANTS


Il faut vénérer les survivants. Un homme prend de la valeur, par cela même qu’il dépasse de quarante ou de cinquante ans la maturité humaine. Que de choses il a vues, profondément différentes de celles qui se passent sous nos yeux ! Sans doute, l’humanité de sa jeunesse était déjà la vieille humanité, mais elle avait une manière d’être vieille, qui maintenant nous semble toute jeune. Il a été le contemporain de mœurs qui nous semblent naïves, comme le paraîtront les nôtres à ceux qui seront jeunes dans un demi-siècle. Cette naïveté, toujours renouvelée, est une pure illusion ; il y a autant de naïveté dans le présent et il y en aura autant dans chacune des futures années que nous en pouvons trouver dans une quelconque des années passées. Mais nous ne voulons pas comprendre cela et peut-être avons-nous raison.

Il faut concevoir le monde comme un enfant perpétuel qui grandit perpétuellement en force et en sagesse ; il ne sera jamais raisonnable, mais sa dernière manière de déraisonner est nécessairement la meilleure, puisque c’est celle de la génération vivante. A cause de cela, un vieillard nous paraît curieux, comme à une petite fille une plus petite fille. Comment vivait-on à l’époque où M. Philibert Audebrand avait trente ans ?

Cela remonte loin, car il en a aujourd’hui bien près de quatre-vingt-dix. Il était, à peu de chose près, le contemporain de Théophile Gautier et d’Alfred de Musset ; il vit paraître, à la devanture des librairies, Albertus, le Spectacle dans un fauteuil, les Feuilles d’automne, comme nous avons vu paraître les Trophées et la Princesse Maleine, Ce n’est pas en soi un grand mérite. Cela en devient un, quand le survivant, mêlé à la vie littéraire, a gardé sur sa jeunesse des souvenirs précis et qu’il est capable de les raconter agréablement.

C’est ce que vient de faire M. Philibert Audebrand dans un volume curieux à parcourir, plein d’anecdotes, de traits et de portraits, intitulé : Lauriers et Cyprès, pages d’histoire coutemporaine[29]. Le livre a encore un autre titre que l’on découvre après avoir tourné la couverture : « Le Divan de la rue Le Peletier » ; meilleur que le premier, il a aussi le mérite d’être plus précis et de fixer immédiatement la période à laquelle se rapportent ces souvenirs. « Ce que je vais vous raconter, nous dit l’auteur, se passait, il y a un demi-siècle, ou très peu s’en faut, à ce café littéraire de la rue Le Peletier qu’on appelait le Divan, parce qu’il était assez simplement meublé à la manière de ceux de Stamboul. » C’est là que se réfugièrent, pour parler avec une relative liberté, au commencement du second Empire, des écrivains, des orateurs, des artistes que le nouveau régime gênait dans leur carrière.

On y voyait Chenavard, le précurseur mystique de Puvis de Chavannes, Préault, sculpteur plus célèbre par son esprit que sa sculpture, Taxile Delord, Clément Caraguel, Toussenel, Léon Gozlan, Philoxène Boyer, Théodore de Banville, et bien d’autres, la plupart complètement inconnus aujourd’hui.

Banville et Boyer étaient inséparables. Tous deux faisaient des vers, mais avec des talents inégaux. Tandis que Banville a laissé les Odes funambulesques, les Stalactites et plusieurs autres recueils d’un art précieux et sûr, Philoxène Boyer, plein de projets, n’a presque rien laissé que ces projets. Cependant, M, Philibert Audebrand cite de lui un bien joli sonnet, les Deux saisons, qui se peut mettre en parallèle, peut-être, avec le trop fameux sonnet d’Arvers. Le voici pour que l’on puisse en juger :

J’ai mis mon cœur sous une rose.
En cherchant vous l’y trouverez
Avec ses souvenirs dorés,
Ses regrets, son ennui morose.
Demain la corolle déclose,
Lorsque vous la regarderez,
N’aura plus ces tons enivrés
Qu’un rayon de soleil compose.
Pourtant, du bouquet qui mourra
Vers vous un paiium montera,
Plein de sensations cachées.
Et c’est mon cœur fidèle et doux,
Enfant, qui montera vers vous
Dans cette odeur de fleurs séchées.

Philoxène Boyer avait une grande ambition : il voulait faire connaître à la France le véritable Shakespeare. Malgré l’admiration des romantiques, Shakespeare, en effet, était bien mal connu, même du public lettré, il y a cinquante ans. Les traductions anciennes étaient insuffisantes ; les nouvelles n’étaient point meilleures : de Le Tourneur à Benjamin Laroche, le progrès avait été médiocre. Philoxène Boyer méditait de mettre Shakespeare en un véritable français qui fût en même temps un véritable miroir de l’œuvre du grand poète ; il voulait faire ce qu’ont entrepris et réussi depuis, jusqu’à un certain point, François-Victor Hugo et Maurice Montégut, Pour se préparer à ce grand travail, « pour bien comprendre l’homme, dit Philibert Audebrand, pour le posséder en chair et en esprit, pour le contempler de face et de profil, pour le surprendre tel qu’il a été durant sa vie, pour converser avec lui comme s’il eût été son contemporain, il avait tenu à compulser les cent mille pages qui ont été imprimées sur lui dans les trois îles. Biographies, notes, commentaires, éditions diverses, journaux, pamphlets, correspondances, affiches, procès, il a tout digéré. En tout, me disait-il, j’ai dû faire venir de Londres et interroger un à un quatre cents volumes… » Tout ce labeur ne lui servit qu’à faire quelques conférences, à rédiger quelques articles. S’il connut Shakespeare, il n’eut pas le temps de le faire connaître, étant mort au moment même où il aurait pu tirer parti de ses études préliminaires.

Théodore de Banville, incapable de ces larges travaux, se contentait alors de rêver et de fumer des cigarettes. Brouillé avec sa famille, qui déplorait d’avoir produit un poète, quand elle comptait sur un officier de marine, il vivait très pauvrement. Son seul luxe était de se faire raser barbe et cheveux plusieurs fois par jour : la barbe, pour ressembler à Horace, les cheveux par crainte de les perdre. Il était parfois si démuni qu’il ramassait des feuilles d’arbre pour les faire sécher et en façonner d’exécrable tabac. Sa mère, cependant, lui envoyait en cachette tout l’argent qu’elle pouvait. Il finit par hériter, et il est mort riche. Une seule chose l’intéressait : la poésie. « Pourquoi je vis ? disait-il. Je vis pour le laurier. » Le laurier vint aussi, plus tard.

Comment choisir dans ce livre si plein et où chaque page contient sa curiosité ? Voici des anecdotes sur Victor Hugo, sur Lamartine, sur George Sand, sur toutes les célébrités et les demi-célébrités du dixneuvième siècle. Voici Jules de la Madeleine qui, après avoir longuement adhéré au panthéisme de Pierre Leroux, après avoir écrit des romans passionnés, était tombé dans un christianisme sombre. Il ne parlait pas dix minutes sans proférer gravement : Ego christianus sum. Il s’entretenait surtout de l’enfer et du jugement dernier. Voici Louis Ménard[30], qui se vantait de croire aux dieux d’Athènes, qui leur faisait dans sa chambre des libations et des sacrilices. Voici cet Alexandre Weil, qui faisait le fou pour cacher un jeu des plus pratiques. Il s’était converti, dans sa jeunesse, sous les auspices de l’abbé de Genoude, puis était retourné au judaïsme. On dit que c’est lui qui, avec Gérard de Nerval, aida Henri Heine à mettre en français son livre Lutèce, paru d’abord en feuilletons dans la Gazette d’Augsbourg. Mais Weil, israélite alsacien, écrivait un français bizarre, et c’est plutôt la langue de Nerval qu’on retrouve dans Lutèce ? A force de faire le fou, Weil l’était-il devenu réellement ? Après avoir couvert Victor Hugo d’injures incohérentes, il parle de lui en termes affectueux dans ses mémoires. C’est plutôt l’intérêt que le détraquement qui semble avoir guidé ses revirements. Sa femme, modiste de la cour, lui avait gagné vingt-cinq mille francs de rente ; aussi fut-il fervent bonapartiste, tant que l’empire dura. Après Sedan, il se répandit en imprécations. Weil est mort très âgé, cherchant toujours à faire parler de lui, amoncelant les brochures les plus diverses. Il poussa l’impudeur jusqu’à écrire sur la langue française, lui qui n’avait balbutié jusqu’à vingt ans que le patois des juifs d’Alsace !

M. Philibert Audebrand, qui évoque tant d’ombres, ne parle pas de lui-même, et c’est dommage. Peut-être nous réserve-t-il des mémoires personnels. Nul ne serait comme lui à même de nous introduire dans les coulisses du petit et du grand journalisme au dix-neuvième siècle. Il a écrit partout, sous son nom et sous vingt à trente pseudonymes. Rencontre-t-on des articles signés E. Duvernay, Maxime Parr, Henri Plassan, E. de Saint-Amand, Jer. Pecht, Bogdanoff, il ne faut pas prendre ces noms pour ceux de personnages véritables ; ce sont autant de masques mis, les uns après les autres, sur sa figure de boulevardier par M. Philibert Audebrand. Ce survivant, qui aima tant à se masquer, vivra encore assez, espérons-le, pour avoir le temps de se démasquer complètement devant les curieux du passé.

1903.


LE MARIAGE DE BALZAC


Presque tous les historiens de Balzac ont considéré son mariage avec Mme Hanska comme l’événement le plus heureux de sa vie, en même temps que l’aboutissement naturel et logique d’une carrière où le désir de la fortune avait tenu toujours, à côté du travail, une très grande place. Il est convenu, depuis plus de cinquante ans, qu’il faut bénir cette Mme Hanska, qu’il faut la remercier d’avoir réalise l’un des deux rêves de Balzac, de lui avoir donné, à défaut du pouvoir politique, sa plus ferme et aussi sa plus chimérique ambition, la richesse, objet de ses longues et vaines poursuites. La légende est bien accréditée. Mme Hanska, qui avait voué à Balzac une vive amitié, puis un amour profond, se serait hâtée, dès qu’elle fut veuve, de se mettre, elle-même et sa fortune immense, aux pieds du grand écrivain. Son admiration, dit-on encore, aurait égalé son amour, et son dévouement aurait été sans réserves envers Balzac fatigué, malade, mourant. Telle est l’opinion générale.

Sans doute, Mme Hanska, qui avait une assez belle fortune, enrichit Balzac en l’épousant ; mais, pour combien de temps ? Pour quelques mois. Et ce fut au prix de cruels chagrins, de pénibles sacrifices, comme M. Hugues Rebell nous le démontre dans une très intéressante étude.

On la trouvera dans un livre intitulé : les Inspiratrices de Balzac, Stendhal, Mérimée. L’auteur, un de nos romanciers les plus passionnés, les plus hardis et les plus originaux, s’est plu à chercher quelle fut l’influence des femmes sur ces trois grands écrivains qu’il aime particulièrement. Il croit que pour Balzac, en particulier, cette influence fut très grande, bien plus décisive qu’on ne l’a cru jusqu’ici. Une autre légende, en effet, veut que Balzac ait mené une existence absolument ascétique et qu’il se soit jalousement gardé des femmes, ces ennemies, conscientes ou inconscientes, du travail. Il y a quelque vérité dans cette tradition, à laquelle j’ai fait allusion ici-même. Mais, tout en déplorant que les femmes lui fissent perdre un temps précieux pour l’écrivain, Balzac leur cédait encore assez volontiers. Amours presque toujours platoniques, il est vrai ; et plus que platoniques, souvent, amours par correspondance !

Quand il n’écrivait pas des romans, Balzac écrivait encore. Il écrivait des lettres. Elles étaient de deux sortes : d’abord des lettres d’amour ; ensuite des lettres où il racontait ses lettres d’amour. Sa sœur, Mme Surville, la duchesse d’Abrantès, Mme Zulma Carraud furent ses trois grandes confidentes, îi ne lui arrivait pas la moindre petite aventure qu’il ne la racontât immédiatement à l’une de ces amies désintéressées. Il ne leur cache rien, n’ayant rien à cacher d’ailleurs, car ses amours étaient souvent de pures imaginations. Non seulement il se confie tout entier à ces femmes qu’il connaissait depuis longtemps et dont l’amitié était sûre, mais il ne peut résister au besoin de faire des confidences même à la première venue. A toute femme qui lui écrit à propos d’un de ses livres, il adresse de longues lettres pleines d’aveux, de projets, de récits de ses malheurs et de ses espoirs. C’était, pour le sentiment, un grand enfant confiant, toujours prêt à répondre par un sourire à la moindre caresse affectueuse.

« C’était un besoin pour lui de s’épancher, dit M. Hugues Rebell ; peut-être aussi espérait-il provoquer des confidences. » C’est très vraisemblable. Il était romancier avant tout et rien n’était perdu de ce qu’il voyait, de ce qu’il entendait, de ce qu’on lui écrivait. Les femmes qu’il a le plus aimées, il les met dans ses romans. On y reconnaît Mme de Berny, sous le nom de Mme de Mortsauf, et la marquise de Gastries sous le nom de la duchesse de Langeais. Les romanciers sont des confidents redoutables.

Mme de Berny fut la meilleure et la plus tendre amie de Balzac ; amie au sens véritable du mot, car il ne semble pas qu’il y ait jamais eu entre eux d’autres relations que celles de l’amitié profonde. Cependant M. Hugues Rebell est d’une opinion différente, et il cite un passage d’une lettre de Balzac qui pourrait lui donner raison. Quand elle mourut, il éprouva un très grand chagrin. « Mme de Berny, écrit-il à ce moment, a été un dieu pour moi. Elle a été une mère, une amie, une famille ; elle a fait l’écrivain, elle a consolé le jeune homme… » Il est très probable qu’elle a réellement collaboré à l’œuvre du romancier, au moins en lui fournissant des renseignements sur les aventures politiques auxquelles elle avait été mêlée, des anecdotes, des descriptions, des scènes entières. Sa mort fut une perte immense pour Balzac ; il ne la remplaça jamais.

Les deux femmes que l’on voit ensuite mêlées successivement à sa vie, la marquise de Castries et Mme Hanska, n’eurent pas une influence heureuse sur la destinée de Balzac. Après l’avoir conquis par l’aveu d’une admiration, peut-être feinte, Mme de Castries se fatigua assez vite d’un homme dont le caractère trop original et trop indépendant se pliait mal à ses caprices. Elle se montra méchante, cruelle même ; elle alla jusqu’à chercher à le ridiculiser publiquement. Ils n’étaient pas encore tout à fait brouillés, quand Balzac reçut du fond de la Russie une lettre signée de ces mots énigmatiques : « L’Étrangère. » Mme Hanska entrait dans sa vie.

C’était en 1832. Leurs relations durèrent donc dix-huit ans, avant d’aboutir au tardif mariage que devait suivre de si près la mort de Balzac. Mme Hanska ne semble avoir jamais rien compris ni à l’homme qu’elle croyait aimer, ni au romancier qu’elle croyait admirer. Elle avait des tendances mystiques, des idées singulières, acquises sans doute sous l’inlîuence de Mme Swetchine, cette autre Russe qui joua un rôle si étonnant au commencement du siècle dernier. Balzac, lui aussi, avait subi une crise de mysticisme ; mais il en était guéri. Il voulut à son tour guérir son amie : « Je vois avec peine, lui écrit-il, que vous lisez des mystiques. Croyez-moi, cette lecture est fatale aux âmes constituées comme la vôtre. C’est du poison, c’est un enivrant narcotique. Ces livres ont une mauvaise infiuence. Il y a les folies de la vertu, comme les folies de la dissipation… Je vous adresse à ce sujet une humble prière. Ne lisez rien de ce genre. J’y ai passé, j’en ai l’expérience. » Malgré ces objurgations, Mme Hanska continua ses mauvaises lectures. C’était d’ailleurs une tête faible et sans volonté. A leur première entrevue, qui eut lieu à Neufchâtel, Balzac la conquit facilement par son éloquence passionnée. Dès ce moment, ils se lient l’un à l’autre. Mais il y a un obstacle, et le plus grave des obstacles : un mari. Ces amours, comme, décidément, presque tous les amours de Balzac, vont donc, en grande partie, se pai>ser en correspondance, car Mme Hanska retourne en Russie et Balzac est rappelé à Paris par ses affaires et par ses travaux.

Pendant treize ans, ils se virent fort peu. Ils s’écrivaient. Mais la correspondance, d’abord fort active et très régulière, avait fini par languir, lorsque Mme Hauska devint veuve. Balzac, à cette nouvelle, voit déjà son rêve réalisé. C’est, au contraire, la plus pénible période de sa vie qui commence. Disposée jusqu’alors à épouser Balzac, si les circonstances le permettaient, cette femme au cerveau léger se refuse à lui, maintenant qu’elle est libre. « Elle affolait Balzac, dit M. Hugues Rebell, en arrangeant des rencontres qu’elle remettait à plus tard ; elle bouleversait les projets de l’écrivain qu’elle empêchait de travailler régulièrement, d’exécuter ses contrats et de se libérer de ses créanciers. C’est à cause d’elle que les Paysans, l’une de ses plus belles œuvres, est restée inachevée ; c’est à cause d’elle que, durant ses cinq dernières années, Balzac cesse de produire et ne publie que des livres écrits antérieurement. » Cela est très exact. Mme Hanska a stérilisé Balzac et très probablement abrégé ses jours en augmentant ses ennuis et ses embarras d’argent.

Presque à bout de forces, trop troublé pour pouvoir écrire, Balzac, cependant, demeurait de plus en plus attaché à l’idée de ce mariage. Pour vaincre l’indifférence de son amie, il fit un premier voyage en Russie. Cela fut inutile. U ne se découragea pas encore. Moins d’un an après son retour, il repartit en quête de cette toison d’or qui ne cessait de le fasciner. Pendant ce nouveau séjour au château de Wierzschovnia, Balzac tomba malade. Est-ce cela qui toucha Mme Hanska ? Brusquement elle se décida, accorda sa main. Ils se marièrent au mois de mars 1850 et vinrent à Paris au mois de mai suivant. Balzac devait mourir moins de trois mois plus tard, n’ayant joui ni d’un amour que le temps et l’éloignement avaient usé lentement, ni d’une fortune que sa santé ruinée lui rendait à peu près inutile.

Telle est l’histoire véridique du mariage de Balzac. Il resterait à parler de sa mort, qui fut sinistre. Cette femme, qu’il avait tant désirée, qu’il avait été chercher si loin, le laissa mourir sans même paraître à son chevet. Enfin, comme si elle s’était prise de mépris pour l’écrivain, en même temps que de haine pour l’homme, elle vendit ses papiers, ses œuvres inédites, dispersa tout ce qui lui avait appartenu. On a cherché la cause de cette animosité finale sans pouvoir la découvrir. Je crois qu’on trouverait la solution de l’énigme dans la vie absurde que mena Mme de Balzac, après la mort de son mari, gaspillant une fortune considérable, achetant au hasard, à des prix fous, des tableaux, des bibelots, des étoffes. Elle n’avait jamais eu l’esprit sain ; cet état s’aggrava dans les dernières années de son existence.

Et voilà la femme qui avait captivé, envoûté Balzac ! On lui pardonnera, d’abord parce qu’elle était fort peu responsable, sans doute, mais surtout, parce qu’elle fut pour le grand écrivain une profonde source d’illusions. C’est nous qui souffrons au récit de cette aventure. Balzac, tout entier à son rêve, fier de l’avoir réalisé, s’il mourut solitaire, mourut en croyant avoir vaincu la vie. Il était homme à ne pas se décourager, même face à face avec la mort.

1903.


VERLAINE ET VICTOR HUGO[31]


La littérature, qui n’est cependant pas un pays habité par des gens simples, est pleine des plus naïves légendes. C’est ainsi que l’on croit généralement que tous les grands écrivains d’une période ont vécu dans un état de parfaite amitié ou, tout au moins, de profonde estime réciproque. Les professeurs de second ordre, qui n’estiment les lettres que comme une école de morale, une méthode éducatrice, n’hésitent pas à nous décrire les sentiments d’admiration respectueuse qu’éprouvaient l’un pour l’autre Molière et Racine, Boileau et La Fontaine, et même Bossuet et Fénelon, Jean-Jacques Rousseau et Voltaire. Il faut, à tout prix, insinuer aux enfants et au public, ce grand enfant, que le génie est toujours accompagné de la vertu, de toutes les vertus. Ces éducateurs audacieux n’ont-ils pas été jusqu’à faire de George Sand le modèle des mères de famille, la « bonne dame » par excellence, une sorte de madone laïque ? Quant à Victor Hugo, il est convenu que tous ses contemporains l’ont admiré, l’ont adoré ; qu’il ne rencontra jamais un contradicteur, sinon dans la plus basse classe des politiciens ou des littérateurs ; qu’il fut un dieu, devant lequel les bons esprits du dix-neuvième siècle se trouvaient honorés d’être admis à agiter l’encensoir.

Le culte de Victor Hugo, cependant, s’il a existé réellement, pratiqué surtout par des parasites pieux, qui vivaient de cet autel, a toujours rencontré de nombreux contradicteurs. On peut admirer un homme et le tenir pour un grand poète, sans se croire tenu de tomber à genoux devant lui ou de se découvrir quand on prononce son nom, ainsi que faisaient les Espagnols autrefois quand ils nommaient Dieu ou le Roi. On n’aime pas beaucoup en France de telles exagérations ; on les juge de mauvais goût. Les thuriféraires de Victor Hugo l’auraient rendu ridicule, si cela était possible : le ridicule est retombé sur eux, et c’est au milieu d’un enthousiasme assez modéré qu’on a inauguré l’autre jour le musée, assez pauvre, que de braves gens ont voulu consacrer à sa mémoire.

Malgré la profonde influence que le romantisme a exercée sur l’esprit français, il est resté classique, ami de la mesure, de la règle, d’une simplicité digne. Il serait difficile de faire croire à ceux qui ont gardé quelque sens de la tradition et de la vérité historique, que la littérature française se résume tout entière en Victor Hugo, qu’il n’y avait rien avant lui et qu’il n’y aura rien après. La littérature française compte présentement neuf siècles d’existence ; elle a fait et refait plusieurs fois l’éducation de l’Europe : un homme, si grand qu’il soit, un Victor Hugo lui-même, ne tient que sa place dans un cycle aussi immense ; il ne remplit pas le cycle tout entier.

Une telle appréciation ne satisfera pas les dévots littéraires dont la manie est de ramener tout à Victor Hugo, d’en faire le centre, sinon du monde, du moins de la pensée française au dix-neuvième siècle. Ils ne sont pas loin, ces dévots, de considérer comme des malfaiteurs ceux qui gardent, en face du colosse, la pleine liberté de leur jugement. Mais le plus souvent, affligés dans leur piété, ils se bouchent les oreilles, pour ne pas entendre les blasphèmes ; ou bien ils feignent de ne pas avoir compris. Ici se place l’histoire des opinions de Verlaine sur Victor Hugo. Elle est assez curieuse.

Verlaine avait-il une grande admiration pour Victor Hugo ? Oui, disent les fanatiques ; non, disent ceux qui ont connu Verlaine et qui se souviennent de ses conversations.

La question serait restée douteuse, faute de témoignage écrit, si l’on ne venait précisément de publier les Œuvres posthumes de Verlaine ; on y trouve, très franchement exprimée, l’opinion du poète de Sagesse sur le poète des Orientales. Verlaine reconnaît d’abord que, dans ses causeries avec ses amis, il a parfois maltraité Victor Hugo, plus que de raison. Sans renier absolument ces propos improvisés, il ne veut pas répéter, au moins sous leur forme brutale et malveillante, « ces boutades irréfléchies » ; il a relu plusieurs des œuvres du grand poète et il prétend, cette fois, « faire une profession de foi publique équitable ».

Verlaine était spirituel, et non sans quelque méchanceté, quand il parlait dans l’intimité ; quand il écrivait, il rentrait sa méchanceté, et trop souvent aussi, hélas ! son esprit. C’est un prosateur, non pas médiocre, car il demeure toujours original, mais gauche, lourd. Cela l’ennuie d’écrire des articles ; il a hâte d’en finir ; il dit n’importe quoi, tout ce qui lui passe par la tête, en des phrases contournées, lentes, boiteuses. Parler de Victor Hugo l’embarrasse visiblement ; il a plus de choses à dire qu’il n’en peut et qu’il n’en veut dire. On le sent partagé entre une admiration ancienne et une antipathie récente.

Ceux qui sont étonnés de cette attitude ont fait preuve d’une assez grande naïveté. Les amitiés littéraires sont en effet nécessairement basées sur la communauté des opinions, des goûts, des esthétiques : or Verlaine était absolument, en art, à l’opposé de Victor Hugo.

La poésie de Victor Hugo, c’est de l’éloquence. Les sentiments les plus simples, il les enveloppe en des flots de sonorités. Il n’est jamais banal, mais il n’est jamais naturel : il cherche toujours à produire un effet. C’est un orateur qui récite d’harmonieuses phrases, qui scande de belles périodes. Quel est l’un des premiers articles de l’Art poétique de Verlaine ? Ceci, tout simplement : « Prends l’éloquence et tords lui son cou. » Victor Hugo est le rénovateur de la rime riche ; ses vers reposent sur la rime : il est le virtuose ; nul n’a eu, à un pareil degré, ce génie de la rime, cet art de prendre deux mots très éloignés de sens, très voisins de son, de les battre l’un contre l’autre comme des cymbales et d’en tirer, en plus de la musique, quelque chose de vague et de mystérieux qui donne l’illusion d’une pensée. Que dit Verlaine de la rime ? Il la méprise. Il jette par la fenêtre « ce bijou d’un sou ».

Victor Hugo procède par de longues antithèses qui n’ont de valeur que maniées par lui, que revêtues de la magnifique parure verbale qu’il est capable de créer, qui ne sont supportables que grâce à son habileté extrême à filer les phrases et les raisonnements. Verlaine encore dédaigne cela ; à ces couleurs crues qui se coupent brutalement, il oppose la nuance : « Nous voulons la nuance encore ; pas la couleur, rien que la nuance. »

Après s’être posé ainsi, devant Victor Hugo lui-même, en chef d’une école nouvelle, pouvait-il vraiment l’admirer sans restrictions ? Cela eût été absurde ou hypocrite.

Voici donc ce que dit Verlaine : « Les Orientales me plurent à quinze ans (j’y voyais des odalisques), et me plaisent encore, comme beau travail de bimbeloterie « artistique », comme article de Paris pour la rue de Rivoli… » La partie de l’œuvre de Victor Hugo qui lui semble la meilleure et la plus durable, c’est celle où le poète, jeune et amoureux, montre le plus de simplicité, où il semble avouer de sincères émois, et en particulier, les Rayons et les Ombres, malgré la puérilité de l’antithèse. Il a gardé une tendresse pour ces poèmes de demi-teinte, de « nuances », avec leur musique discrète, comme en sourdine. Quant aux œuvres de déclamation poétique, aux Contemplations, par exemple, il avoue qu’après y avoir pendant longtemps rien compris du tout, il est arrivé à les comprendre trop. Ce qu’il admire peut-être le plus, ce sont les romans et surtout les drames ; mais il prétend que Victor Hugo n’a presque jamais pu créer, sauf peut-être Esméralda et Éponine, une figure de femme vraiment vivante. Ici, il est particulièrement dur : « Quelles petites horreurs fadasses et bébêtes que toutes ces jeunes filles ! » Et il cite surtout la « stupide » Déa, de Torquemada, l’« ennuyeuse » Deruchette et l’ « insupportable » Cosette, des Misérables.

L’article est très court et passablement obscur. Verlaine n’y a pas dit toute sa pensée, mais on peut la restituer : il n’aimait pas Victor Hugo, dans lequel il ne voyait qu’un ancêtre très lointain, d’un intérêt purement historique. Et, de fait, l’influence de Victor Hugo sur Verlaine fut vraiment nulle : presque seul de ses contemporains, il a échappé à la domination du grand, du trop grand poète. Son véritable maître, c’est Théodore de Banville. Il la reconnu lui-même[32] : la lecture des Cariatides et des Stalactites « frappèrent littéralement d’admiration et de sympathie mes seize ans déjà littéraires ». Et il continue, disant : « Il y a dans ces poèmes une telle ardeur, une telle fougue, une telle abondance, une telle richesse en quelque sorte, que je ne crains pas d’affirmer qu’ils exercèrent sur moi une influence décisive. »

On ne peut rien ajouter à cet aveu. Le premier maître de Verlaine fut Banville ; le second fut Baudelaire ; le troisième fut lui-même.

Et quel avait été le maître de Victor Hugo ? Un poète bien oublié aujourd’hui, mais doué cependant d’une sorte de génie de transition, Alexandre Soumet. De 1818 à 1822, il le célèbre sur tous les tons dans ses lettres :

« Alexandre Soumet vous dit des choses tendres. Il fait ici des vers admirables et se porte mal. » Il admire surtout son théâtre : « Alexandre, qui est toujours malade ou paresseux, a cependant terminé Saül que je préfère à sa Clytemnestre, que je préfère à tout ce qui a paru sur notre scène depuis un demi-siècle. J’attends avec bien de l’impatience la représentation de l’une ou l’autre de ces belles tragédies… Je désirerais vivement que Saül fût joué le premier ; cet ouvrage, entièrement original, sévère comme un drame germanique, révélerait du premier coup toute la hauteur de Soumet… » Et encore : « Soumet va être joué presque à la fois aux deux théâtres, c’est-à-dire qu’il va obtenir deux triomphes. Il a fait à son chef-d’œuvre, Saül de très beaux changements. Vous verrez, je vous promets que vous serez aussi heureux de la beauté de l’ouvrage que de l’auteur. Saül et Clytemnestre sont à mes yeux les deux plus belles tragédies de l’époque et ne le cèdent en rien aux chefs-d’œuvre de notre scène, en rien. »

Comment l’admirateur du Saül de Soumet (1822) devint-il l’auteur de Cromwell (1827), c’est ce que l’on n’a pas encore très bien expliqué.

1903.


ANECDOTES LITTÉRAIRES

LES DÉCADENTS


Il y a un sonnet de Verlaine qui est toujours très beau, qui fut célèbre, il y a quelque vingt ans ; son premier vers.

Je suis l’Empire à la fin de la décadence,

a servi à baptiser tout un mouvement littéraire. C’est après l’avoir lu ou l’avoir entendu réciter dans telle brasserie du Quartier latin que M. Paul Adam, encore adolescent, fonda un petit journal de littérature bravement appelé : La Décadence. Quelques années plus tard, d’autres jeunes gens lancèrent une bizarre petite feuille intitulée : Le Décadent, Très longtemps, des écrivains, aujourd’hui classés, honorés, estimés de l’Académie et de M. Brunetière, subirent cette épithète, d’abord amusante, ensuite agaçante comme une plaisanterie qui a trop duré. M. Henri de Régnier était un décadent, et aussi M. Jean Moréas, et décadents leurs maîtres, Verlaine et Mallarmé.

Eux-mêmes, il faut bien le reconnaître, se considéraient comme tels ; l’on eût sans doute fâché M. de Régnier en lui prédisant qu’il serait tenu, quelques années plus tard, pour un des plus vrais représentants de notre tradition littéraire, un de ceux qui, à travers les romantiques, rejoignent directement les poètes de la plus belle époque française. Mais M. Moréas, en ce temps-là, se croyait encore bien plus décadent que M. de Régnier. Il était, après Verlaine, le décadent type, le décadent intransigeant, et il écrivait, en collaboration avec M. Paul Adam, un volume absurde, le Thé chez Miranda, dont la folie étonne également aujourd’hui et ceux qui le composèrent, et ceux qui l’admiraient.

Ces débuts tumultueux et incohérents font penser à la silencieuse jeunesse de Flaubert. Lui aussi il écrivit des proses et même des vers bien dignes d’être appelés décadents ; mais il se garda de les publier : sa première œuvre fut une œuvre maîtresse. Quelques-uns des anciens décadents ont donné, en ces dernières années, des livres d’une évidente valeur ; presque tous seraient arrivés plus tôt à la renommée si le souvenir des excès de leur jeunesse ne leur avait barré la route de la gloire.

Je ne pense pas qu’à aucun moment de notre vaste et longue histoire littéraire il y ait jamais eu une telle poussée d’extravagance. Les romantiques eux-mêmes paraissent sages et débonnaires auprès des décadents. Même lorsque, lassés de ce surnom, ils voulurent être appelés symbolistes, que de fièvre encore et que d’insanités ! La cause ? On ne l’a encore jamais trouvée. Elle est certainement plutôt sociale que littéraire. Il faut sans doute la chercher dans ce développement de l’individualisme qui accompagna les premières années de la République. C’est la liberté politique, alors immense, qui engendra le goût de la liberté littéraire. Aujourd’hui que la liberté politique tend à se restreindre, la liberté littéraire suit la même marche ; les derniers jeunes écrivains sont presque tous socialistes et modérés, disciplinés et pratiques. Ils soutiennent le gouverment (ce qui est leur affaire) ; nous autres, il y a quinze ans, nous ne savions même pas qu’il y eût un gouvernement. On jouissait de la liberté d’écrire, de la liberté de vivre, de toutes les libertés et l’on ne songeait à rien qu’à dire sa pensée, même quand elle était un peu folle.

Mais, décadence : quelle erreur ! Jamais il n’y eut tant d’extravagance, peut-être parce qu’il n’y eut jamais tant de sève. Les talents naissaient tous les jours. C’était, comme aux premiers âges du monde, une création perpétuelle. Et quel désintéressement chez ces jeunes gens ! Mais, je dois le dire, ce désintéressement excessif, qui les portait à défier le public, à railler les journaux, à se cacher dans de toutes petites revues, fut aussi une des causes de leur succès tardif. Ils prétendaient se passer du lecteur vulgaire, qui se passa d’eux très facilement.

L’un de ces jeunes poètes d’alors, aujourd’hui assagis, ou, hélas ! disparus, M. Adolphe Retté, vient précisément de raconter quelques-unes des aventures littéraires où il fut mêlé vers les premiers temps du symbolisme. Le volume[33], quoique un peu décousu, est intéressant. On y voit passer, en une revue pittoresque, les grandes et les petites figures du symbolisme. Ce n’est pas, il s’en faut de beaucoup, un tableau complet, mais bien, comme le certifie le titre, « des anecdotes et des souvenirs ». M. Retté nous fait assister à la naissance, à la vie brève et à la mort brutale de plusieurs de ces petites revues où les poètes jaloux écrivaient pour eux seuls des poèmes qui n’arrivèrent au public que dix ans plus tard. La plus singulière de toutes, peut-être, était la Cravache. Elle est excessivement rare, si rare qu’il est difficile, non pas seulement de la posséder, mais de la regarder et de la feuilleter. C’était une sorte de petit journal où la finance alternait avec la littérature. L’imprimeur, pourvu que les trois premières pages fussent remplies, se souciait fort peu de la qualité de la prose ou de la coupe des vers. Il faisait composer ce qu’il recevait, à mesure, sans autre souci que d’éviter des démêlés avec la justice. Un jeune homme, M. Georges Lecomte, découvrit ce journal absurde et en fit, avec M. Adolphe Retté, une des gazettes littéraires les plus curieuses que l’on puisse imaginer. Les rédacteurs s’appelaient : Huysmans, Moréas, H. de Régnier, Kahn, Vielé-Griffîn, Paul Adam, Hennique, Ch. Morice, Fénéon, — et enfin Verlaine. C’est dans cette obscure et mystérieuse Cravache qu’il faut chercher la première version du volume de Verlaine, Parallèlement. Les poètes symbolistes avaient alors une si mauvaise réputation que Verlaine lui-même en pâtissait : aucun autre journal dans Paris n’aurait accueilli les vers de celui qui pourtant avait déjà publié Sagesse. C’est également la Cravache qui donna l’étude de M. Huysmans sur la Bièvre et la traduction, par M. Vielé-Griffin, des poèmes de Walt Whitman.

Je crois qu’il n’y a guère qu’en France où l’on voie de telles choses : dix écrivains et poètes de talent, dont l’un est Verlaine et l’autre Huysmans, auxquels tous les journaux sérieux sont fermés et aussi à peu près toutes les revues. En ce temps-là, pour pouvoir imprimer sa pensée avec liberté, il fallait fonder soi-même une petite revue. On se groupait, on recueillait quelque argent, et l’on cherchait un imprimeur. C’est ainsi, et non autrement, que naquit, il y a quatorze ans, jour pour jour, une revue, alors minuscule, le Mercure de France. Je me souviens que M. Arthur Symons, quand il commençait à fréquenter les jeunes écrivains français, avait beaucoup de peine à croire à la véracité de telles anecdotes : elles sont pourtant indiscutables. Les écrivains de ma génération qui sont arrivés à quelque chose ont réellement eu à lutter contre le monde entier. S’ils sont restés très indépendants, c’est qu’ils se souviennent de cela. Ils ne doivent guère de reconnaissance à personne. Leurs maîtres, du reste, étaient aussi maltraités qu’eux-mêmes : ce n’est qu’à la fin de leur vie que Mallarmé et Verlaine gagnèrent, avec leur littérature, un peu d’argent, — mais si peu !

Les temps sont devenus moins incléments, même pour les jeunes gens tout à fait inconnus. Peut-être que les histoires racontées par M. Retté, avec une verve agréable, leur feront l’effet de légendes. Ce sont bien des légendes, hélas ! car tout est légende, qui est situé dans le passé. Ce passé, cependant, est très récent ; il est d’hier, exactement. De ceux qui en furent les héros insouciants, si plusieurs sont morts et d’autres disparus, quelques-uns, à peine à moitié de leur carrière, ne sont également qu’à moitié de leur gloire.

1904.


LES VOYAGES DE M. MORÉAS


Il vient une heure où l’on commence à se raconter. C’est une heure insidieuse. Elle ne sonne pas à son rang dans la série des heures ; elle est capricieuse, précoce ou tardive. Plus bizarre encore que ses sœurs, qui furent parfois bien singulières, elle se présente suivie d’un interminable cortège de minutes et de secondes : il y en a bien plus qu’il n’en faut pour remplir une heure ; c’est toute une vie qu’elle traîne après elle. Elle est impérieuse. Elle parle et se fait écouter ; elle se pavane et elle se fait regarder. Puis elle présente une à une ses compagnes avec des airs entendus. Elle sait se faire comprendre à demi-mot. Son sourire n’est pas énigmatique ; il est cruel, tant son ironie est pleine de certitude. Elle est patiente. Si l’on est distrait, ce jour-là, elle n’insiste pas. Elle s’en va en murmurant : je reviendrai. Elle revient, toujours plus tenace, plus ironique et plus impérieuse. Un beau soir, elle s’installe. C’est fini ; elle ne vous quittera plus.

Son nom est le Passé. M. Moréas vient de recevoir la première visite de cette dame, qui lui a paru charmante ; il l’a écoutée volontiers, et il nous répète ses propos et ceux de ses suivantes. A vrai dire, ils sont un peu nuageux. Ce sont des souvenirs enveloppés de brume, comme les paysages matinals de l’Ile-de-France, province que M. Moréas a élue entre toutes, dont il a adopté les mœurs et qu’il aime, peut-être davantage encore que sa Grèce natale. « La contemplation de la Seine, nous dit-il, et la lecture répétée du vingt-quatrième chant de l’Iliade enseignent le mieux ce que c’est que le sublime : je veux dire la mesure dans la force. » Et encore : « Le jour où j’ai aimé la Seine, j’ai compris pourquoi les dieux m’avaient fait naître en Grèce. » Et enfin : « L’ombre de Pallas erre dans sa ville bien-aimée ; Athènes peut se contenter de l’ombre de la déesse. Mais la fille de Zeus habite réellement Paris, car elle sait qu’il nous faut encore ici sa présence constante. » L’obscurité que l’on rencontre parfois dans les discours de M. Moréas n’est peut-être que de la discrétion ; il ne dit que l’essentiel, et nous sommes habitués, depuis le romantisme et depuis le naturalisme, à ce que l’on nous dise tout le reste aussi, au risque d’étouffer l’essentiel et de l’écraser sous la lourde abondance des phrases.

M. Moréas a beaucoup voyagé. D’abord il est venu d’Athènes dans le Paris d’aujourd’hui ; puis il en est sorti pour entreprendre un long pèlerinage sur les routes du passé. Son premier volume de vers, les Syrtes, porte plusieurs épigraphes, comme c’était encore la mode en 1884 ; l’une d’elles est empruntée à un poète du xviie siècle, connu seulement de quelques curieux, Ogier de Gombaud. Cela semblerait marquer que la première étape du voyageur fut précisément celle dont il a fait au retour son auberge définitive. Parti de la poésie classique, c’est à côté d’elle qu’après des méandres nombreux M. Moréas est venu s’asseoir, sur un banc, sous les charmilles, dans un vieux parc des environs de Paris. Il y rencontre des ombres, et ne s’en étonne pas. Ah ! voici M. Racine. Mallarmé lui disait, après avoir lu Eriphile. « Vous trichez avecles siècles. » Cela signifie que M. Moréas a toujours tenté d’écrire, bien plutôt que la langue particulière d’aujourd’hui, la langue générale de la poésie française. Il n’a pas voulu, comme tant d’autres, s’en fier à son seul génie, ni se passer de maîtres. Au contraire, avec une orgueilleuse modestie, il les a interrogés tous, les uns après les autres, et il a su profiter à tous les enseignements.

On appelle cela, vulgairement, se donner une forte culture littéraire. Cela n’est pas si commun qu’on le croit. La littérature française est immense, et bien rares sont ceux qui la connaissent tout entière, qui ont parcouru tous les chemins de cette vaste forêt. M. Moréas n’en ignore aucun détour. C’est peut-être le seul poète d’aujourd’hui qui ait lu tous les poètes français, ceux qui en valent la peine, depuis les balbutiements du xie siècle jusqu’aux balbutiements de la fin du xixe siècle. Mais lui, dès qu’il parla, ce fut sans balbutier. Il avait une trentaine d’années quand il publia ses premiers vers ; il se croyait vieux et il écrivait :

O mer immense, mer aux rumeurs monotones,
Tu berças doucement mes rêves printaniers ;
O mer immense, mer perfide aux mariniers,
Sois clémente aux douleurs sages de mes automnes.

Ces vers sont beaux parce qu’ils sont simples et purs. Voilà le fruit de la culture classique. Sans doute, tout n’était pas de ce ton-là dans les Syrtes, mais on a beau relire ce petit livre, on n’y trouve rien des extravagances que d’injustes critiques ont reprochées à M. Moréas.

Plus tard, il fut moins sage ; mais jamais il ne perdit tout à fait le sentiment de la mesure et du goût, jamais il ne s’écarta très loin de la véritable tradition française, dont il est redevenu, avec les Stances, le représentant le plus convaincu. Est-il le premier des poètes de sa génération ? Nul ne peut-il lui contester la première place ? Je crois qu’ils sont plusieurs égaux. Les uns préfèrent Ronsard ; les autres, Du Bellay.

Cependant, suivons-le dans un autre monde, celui des poètes contemporains. Plus d’un a exercé de l’influence sur M. Moréas : d’abord Verlaine, puis Mallarmé. Mais il n’y a là rien de rare ; ce fut le sort commun. Il était impossible, de 1885 à 1896, d’écrire en vers ou en prose sans songer à Mallarmé ou à Verlaine. Mallarmé avait une grande importance. On allait chez lui, à peu près comme chez la Sibylle ; on écoutait sa parole comme un oracle. Vraiment, c’était bien une sorte de dieu. On le vénérait plus encore qu’on ne l’aimait. Il était bienveillant, mais sans aucune familiarité. Un éloge tombé de sa bouche troublait, comme un décret de la Providence. Je vois encore M. de Régnier rougir d’émotion sous un compliment délicat du maître. C’était une belle école de respect, que ce petit salon de la rue de Rome ; on y sentait le prix de la gloire, on apprenait à mettre son rayonnement au-dessus de toutes les autres distinctions humaines. Peut-être que ceux-là qui ont été les disciples de Mallarmé peuvent seuls comprendre le sens profond de ces mots qu’on lit dans la vie de tel philosophe grec : « C’était un disciple de Socrate. » Le respect que l’on éprouvait dans ce petit sanctuaire n’était pas superstitieux ; il était légitime, car les discours de Mallarmé étaient bien, comme le dit M. Moréas, « une claire source de plaisirs esthétiques ». Il ajoute qu’il a gardé de lui « une idée inexprimable ». C’est dommage qu’il ne veuille ou ne puisse l’exprimer. J’ai tenté de le faire à sa place.

Verlaine inspirait moins de respect ; plutôt de la curiosité. On le connaissait trop. On le rencontrait trop sur le boulevard Saint-Michel en compagnie équivoque. Il n’était pas rare de le voir ivre. Ceux qui aimaient ses vers le fuyaient et redoutaient d’entendre raconter sur lui de malsaines anecdotes. C’était moins un homme qu’un enfant vieilli. Il n’avait aucun empire sur lui-même, cueillant les sensations comme un écolier cueille des mûres le long des haies, en revenant de l’école. M. Catulle Mendès, dans son récent Rapport sur la poésie française, dit de jolies choses de Verlaine ; elles ne sont pas très exactes : « Verlaine… cette fraîcheur d’innocence, cette infantile ingénuité, charme frêle et impérissable de son œuvre… La société, qui a laissé vivre dans la famine et mourir dans la tristesse le si doux Paul Verlaine, faillible, hélas ! n’a point le droit de le rendre responsable des fautes, c’est-à-dire des basses promiscuités, des misères dont elle ne le tira point. » On sourira de la « fraîcheur d’innocence » de Verlaine. Enfant, oui ; mais aussi enfant vicieux, et parfois méchant. Sa candeur est une légende, et sa misère en est une autre. Assurément, il ne vécut jamais dans l’opulence ; mais cela fut très heureux pour lui et pour nous. La richesse eût abrégé sa vie, car il n’avait aucune raison. C’est la nature, et non la société, qu’il faut rendre responsable de ses misères ; il avait un tempérament terrible ; il était pareil à un cavalier sans bride ni éperons, monté sur un cheval fougueux. M. Moréas l’a connu dans ses meilleures années, quand il venait de rentrer en France, après un assez long séjour en Angleterre. « Il marchait alors d’un pas ferme, redressant sa haute taille, avec la mine d’un professeur bougon et facétieux. Il était en effet professeur d’anglais dans une institution religieuse,… et portait un petit chapeau de soie, de forme londonienne et solennelle. » Mais cela ne l’empêchait pas d’aimer « à prendre des petits verres chez les mastroquets ». Il aurait pu dire, lui aussi, et avec plus de motifs peut-être encore qu’Edgar Poe : Quelle maladie est comparable à l’alcool ?

Il est assez curieux que les deux poètes qui furent les maîtres de la génération symboliste aient été, tous les deux, professeurs d’anglais. Ils ne se ressemblaient qu’en cela, d’ailleurs, l’un tout livré aux sens, l’autre tout en raison.

M. Moréas ne s’attarda pas dans l’intimité de Verlaine, et il ne fréquenta pas très assidûment chez Mallarmé. Il avait beaucoup d’autres maîtres à visiter ; les anciens, et aussi quelques romantiques, et surtout ceux qui vivent, en dehors des écoles, sur le grand chemin de la tradition, Chénier, Vigny, Baudelaire. Il voyagea aussi corporellement ; il vit la Provence, l’Italie et alla revoir la Grèce, sa mère. Un volume tout entier, un mince volume à la vérité, nous raconte le Voyage de Grèce. Il ne respire pas l’enthousiasme. On dirait même assez souvent que M. Moréas a été déçu de trouver les Grecs tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être. Les paysages même de l’Hellade ne le charment pas autant qu’il aurait cru. Il regarde la Grèce, et il pense à Paris : « Aux environs de Chalcis, en Eubée, il y de beaux platanes sylvestres ; il y en a de nobles à Paris, dans le sublime jardin du Luxembourg. »

André Chénier n’était de Grèce que par sa mère ; M. Moréas l’est tout entier. Ce n’est pas cela qui fait son génie ; mais ses vers cependant ont quelque chose d’attique, qui, sans lui, manquerait à la poésie française. Ses voyages surtout l’ont formé ; ses voyages parmi les hommes et ses voyages parmi les livres.

1903.


LA POÉSIE D’HENRI DE RÉGNIER


Dans les premiers mois de l’année 1887, une très petite revue, les Écrits pour l’Art, causait quelque émoi parmi les jeunes poètes, effarouchant définitivement les rares vieux maîtres qui avaient supporté avec sérénité les audaces de la Vogue. Le groupe qui occupait cette petite revue s’intitulait « symboliste-instrumentiste », et reconnaissait pour chef d’orchestre René Ghil, que son extraordinaire Traité du Verbe venait de rendre fameux ; il se composait principalement de quatre poètes qui sont tous arrivés à la réputation : Stuart Merril, Francis Vielé-Griffin, Emile Verhaeren et Henri de Régnier. L’accord dura l’espace d’un printemps ; les musiciens abandonnèrent leur chef, qui recruta incontinent une nouvelle fanfare, mais fort médiocre, et se retirèrent chacun chez soi. Henri de Régnier avait déjà publié deux petits recueils de vers, les Lendemains (1885), Apaisements (1886). Il donne, cette même année (1887), Sites, et l’année suivante, Épisodes. Cette série de poèmes, qui forme ses œuvres de jeunesse, contient beaucoup de pages charmantes, d’une tristesse élégante et fière, pures de forme et d’une belle sonorité. Mais l’originalité du poète n’y est encore que très rarement visible. La sensibilité est personnelle ; l’expression est empruntée. Le vers cependant va perdre de sa rigidité, les images vont devenir plus ingénieuses et plus riches. Dès cette année 1888, il travaille à un nouveau recueil, auquel il destinait d’abord le joli nom de « Glorioles » et qui parut, deux ans plus tard, appelé Poèmes anciens et romanesques. Le véritable Régnier commence là. Le dessin n’est pas encore achevé, mais les trails principaux apparaissent assez nets dans l’esquisse que les années vont préciser.

C’est en arrivant à Tel qu’en songe que l’on jouit du plein épanouissement de cette belle fleur orgueilleuse et mélancolique. Il y a un dahlia, cultivé dans les jardins où l’on aime les floraisons singulières, qui est tout noir, d’un noir soyeux de velours, avec, au centre de la large corolle, un œil d’or ; et cet œil d’or est éclatant et triste, taciturne et fier. Je songe à ce dahlia, songeant à la poésie d’Henri de Régnier.

Il semble l’avoir définie lui-même en écrivant :

C’était l’Espoir
Qui fut assis dans l’ombre auprès du fleuve noir.

Et cela me fait voir encore une fois l’œil jaune et limpide dans la fleur ténébreuse. Tel qu’en songe est un poème, et non un recueil de poésies. C’est le poème, non du découragement, mais d’un découragement passager et qui sera vaincu par le retour de la joie. Il s’agit d’une crise et non d’une maladie définitive ; le poète le sait et cela lui permet de rythmer avec soin sa délicieuse mélancolie. Tous les organismes sensitifs connaissent ces états où l’on souffre et où l’on se délecte de sa souffrance ; mais on ne s’en délecte que parce que l’on en prévoit la fin ; il y a une espérance cachée au fond de l’âme. Une telle douleur n’en est pas moins sincère et vraie au moment où elle est ressentie. Née d’une mauvaise ivresse, elle est aussi réelle que née d’une incontestable blessure. La douleur, comme la joie, n’est qu’une manière de sentir, indépendante des causes logiijues que le vulgaire attribue à nos grimaces ou à nos sourires.

Mais qu’importe la sincérité d’une attitude, si l’attitude est belle ? Le poète, selon Baudelaire, doit être un comédien. Et peut-être que sa comédie sera meilleure si elle n’est pas vécue trop profondément. Les grandes douleurs sont muettes ; celles des poètes sont abondantes en paroles, parfois éloquentes. Henri de Régnier est éloquent et abondant. Ce sont des mérites que l’on n’a guère vus en poésie depuis Victor Hugo. L’abondance de Verlaine était d’un causeur plutôt que d’un orateur. Leconte de Lisle était lent à dérouler ses lourdes draperies. Mallarmé fut un silencieux pareil, à ces rochers d’où tombe tous les matins une goutte, une seule goutte d’eau pure. Heredia est encore plus avare de son verbe. Parmi les poètes plus jeunes, quelques-uns sont féconds ; aucun n’a l’abondance harmonieuse et sûre d’Henri de Régnier. Les vers faibles, sans rythme ou sans couleur, sont extrêmement rares dans son œuvre ; sa poésie, aux mouvements bien réglés, s’enroule d’un pas hiératique et mesuré autour d’une idée ou d’un sentiment, çomme une procession autour d’une basilique. Et ce sont des lumières, des orfèvreries, des soies qui éclatent ou luisent, cependant qu’un chant profond assure la régularité des gestes et qu’une pensée divine pacifie les visages.

Dans Tel qu’en songe, la procession est plus lente et, mystérieuse, c’est dans la nuit qu’elle s’allonge, éclairée des seules étoiles. Il est impossible de lire ce poème sans ressentir une impression d’angoisse. Les chants du cortège, car ce sont les funérailles de l’espoir, ne sont plus que des murmures ; le bruit des vers s’assoupit comme des pas sur l’herbe ; puis le rêveur se trouve seul, abandonné même des ombres qui marchaient devant lui, et une voix, comme lointaine, dit :

Je t’ouvre le château de songe et de sagesse
Où le seuil ruiné disjoint la porte haute,
Et, si l’âtre allumé chauffe mal ta détresse,
Pense à tes jours perdus et pleures-en la faute.

Si dans la forêt triste où le vent rôde et peine,
Les arbres, un à un, s’effeuillent aux ruisseaux,
Songe que c’est l’automne où la vendange est vaine
A ceux qui, dès l’aurore, ont quitté leurs travaux.

Je t’attends sur le seuil où le soir est plus sombre
Que tout le crépuscule où ta douleur frissonne ;
La demeure où j’accueille est la maison de l’ombre,
Et mon visage est grave en face de l’automne.

Ces vers, pour parler sans métaphores, sont très beaux et d’une grande sûreté de langue, en même temps que très nouveaux par leur contexture intime, leur musique recueillie, et cette fluidité dans un dessin où il n’y a ni une gaucherie, ni un mensonge.

Les Poèmes anciens et romanesques et Tel qu’en songe représentent la période purement symboliste de Henri de Régnier ; les deux volumes suivants indiquent que le poète, comme d’autres, vers le même moment, comme Moréas, comme Pierre Louys, s’est tourné vers la Grèce, où

La terre retentit du galop des centaures.

La Grèce des poètes d’aujourd’hui n’a plus rien de classique. C’est une terre de rêve où l’on va jouer avec les nymphes,

Je sais que toute Nymphe est femme par sa chair,

et cela pourrait se passer dans la forêt de Fontainebleau ou sur les plages de Bretagne aussi bien que dans les bois de l’Olympe ou sur le rivage de Lesbos. Henri de Régnier ne se donne même pas le souci de se servir de noms grecs ; il ne cherche pas, comme Leconte de l’Isle, à évoquer le passé ; ses Jeux rustiques et divins sont les jeux d’un poète français qui, après une crise senlimentale, de taciturne redevient souriant :

Viens, la douceur de vivre éclot dans nos pensées.

Il est des écrivains heureusement doués qui sont également à l’aise dans le vers et dans la prose, Victor Hugo, par exemple, Baudelaire, et, plus près de nous, Stéphane Mallarmé. L’auteur des Amants singuliers appartient à ce groupe privilégié. Sa prose est sobre et droite, quoique riche d’images. Le ton est naturel, précieux çà et là, comme il convient à un homme d’esprit.

On retrouve en Régnier prosateur, avec la poésie en plus, quelques-unes des qualités de Laclos, de Mérimée et d’Anatole France. Il domine son sujet et régit ses personnages : peut-être même abuse-t-il parfois de son pouvoir pour les faire agir selon son goût personnel plutôt que selon la stricte logique de leur caractère. Mais cet arbitraire se retrouve dans presque toutes les créations des poètes. Rien n’est plus difficile à un poète, c’est-à-dire à un homme d’une grande sensibilité, que l’objectivité pure. Molière lui-même s’y soustrait parfois, et Goethe aussi ; Dante, toujours. Il n’y a peut-être que Shakespeare dont la personnalité paraisse entièrement absente des œuvres qu’il créa. Quant à l’objectivité vulgaire du romancier sans idées et sans nerfs, elle n’est pas rare ; elle l’est trop peu. Henri de Régnier qui, hier encore, était un poète qui a écrit un roman et quelques contes, pourrait bien devenir, d’ici quelques années, un romancier qui a commencé par publier plusieurs volumes de vers. Je le regretterais, car s’il n’est pas le plus « poète » de nos poètes, il est le plus parfait, celui qui représente le mieux, à cette heure, la tradition du vers français considéré comme la mesure de notre goût esthétique, de notre sensibilité verbale.

On lui a reproché une certaine froideur, qui n’est, je crois, qu’une certaine discrétion. Les confidences et les familiarités répugnent à son goût. Les sujets les moins personnels sont ceux qui lui agréent. Et si, comme Tel qu’en songe, un de ses poèmes nous initie à une crise de sa vie sentimentale, c’est enveloppé de voiles et de réticences qu’il s’offre à notre curiosité. Ses joies lui furent des thèmes, comme ses ennuis, mais rien que des thèmes et moins encore, des points de départ. Il n’a pas la naïveté de ces poètes qui croient découvrir la volupté ou la douleur.

Il a peut-être trop peu de naïveté. Mais son caractère est ainsi, et on l’accepte volontiers. Sans être parvenu à la popularité, il a de nombreux lecteurs et nul ne lui conteste une des premières places, sinon la première, parmi les poètes de sa génération. Il est donc représentatif d’une phase du goût, d’un moment de la beauté poétique.

1901.


ÉMILE VERHAEREN


La poésie de M. Verhaeren manque d’intimité. Elle est toute objective. On dirait qu’il a mis en vers, en beaux vers âpres et un peu fous, des traités de sociologie qu’il n’a pas osé écrire. Les Campagnes hallucinées : étude sur la condition présente, morale et matérielle, des paysans flamands ; les Villes tentaculaires : étude, parallèle à la première, de la vie dans une grande ville moderne. Les deux œuvres se relient par cette idée, qui ne sera réprouvée par aucun économiste : les campagnes se dépeuplent au profit des villes. Dans le langage grandiose et poétiquement imprécis de M. Verhaeren, cela se dit : les campagnes hallucinées sont happées et dévorées par les villes tentaculaires.

Le thème est ancien. Virgile le connaissait et en a même esquissé le développement. Mais Virgile aimait les paysages et les mœurs champêtres de sa patrie. M. Verhaeren les déteste. Il hait les paysans superstitieux, les plaines fiévreuses où ils vivent, la monotonie des routes plates, le soleil gris de cette Flandre ensevelie dans les brumes. Il hait également la ville, qui lui apparaît comme un enfer où des damnés ivres de mauvais alcool se livrent dans les rues sales à de bestiales joies.

Et ayant dit tout son dégoût, il lève les yeux vers l’avenir, vers les temps où les villes peut-être lâcheront leurs proies, où les campagnes se repeupleront d’êtres sains et doux, comme jadis, où

L’esprit des campagnes était l’esprit de Dieu.

Ce mysticisme socialiste date de dix ans. Cela fait bien des années, et je ne crois pas ni qu’il trouve maintenant beaucoup d’adhérents, ni qu’il traduise très fidèlement les idées présentes de M. Verhaeren. Il vient cependant de faire réimprimer ces deux poèmes[34], et nous pouvons les juger librement.

Le volume contient de belles choses, surtout dans la seconde partie ; l’ensemble n’est pas séduisant. L’effort est considérable ; mais il demande au lecteur ingénu une application excessive. Cela tient à deux causes : l’objectivité constante et l’imprécision du langage. « On croit avoir présent devant soi, disait Gœthe, ce que je décris dans mes poésies ; j’ai dû cette qualité à l’habitude prise par mes yeux de regarder les objets avec attention, ce qui m’a donné aussi beaucoup de connaissances précieuses. » Le contraire exactement se dirait volontiers des poésies de M. Verhaeren. À aucun moment il ne réussit à nous mettre sous les yeux le tableau précis de ses visions. Tout le dessin reste noyé dans un vague magnifiquement brumeux, avec, çà et là, quelques rais de lumière rougeâtre, clair de lune dans le brouillard ou incendie lointain. L’œil de l’Allemand Gœthe était latin ; l’œil du Flamand Verhaeren est allemand.

Quelles sont ces campagnes dont il nous décrit la tristesse fiévreuse et les hontes blêmes ? Où s’étendent-elles dans la réalité ? Nulle part. C’est le poète qui est halluciné. Il n’a pas considéré les champs et les paysans avec patience ; il ne les a pas interrogés avec douceur ; il est entré violemment dans l’âme de la nature et dans celle des hommes et il n’y a vu que ce qui était en lui-même : une colère de prophète contre la laideur de la nature et la méchanceté des hommes. Il monte sur le toit de sa maison et il invective l’horizon. Rien ne trouve grâce devant lui ; rien n’éveille sa sympathie : on croit entendre Ézéchiel.

Pour peindre les mœurs des grandes villes modernes, il emploie le même procédé. Quel tableau nous fait-il du paisible Bruxelles ! Tout lui est matière à étonnement. Quoi ! des chemins de fer, des tramways, des usines, des bars, des bazars, des filles dans les rues ! Quelles abominations ! Et il peint, à grands coups d’un pinceau trempé alternativement dans le noir et dans le rouge, ce tableau de décadence !

La sorte d’objectivité que je trouve en M. Verhaeren n’est pas celle que l’on a coutume d’observer. Elle ne consiste pas à faire abstraction de ses propres idées devant un spectacle réel et à le décrire avec exactitude, à la manière, par exemple, de M. Huysmans. M. Verhaeren procède à une opération préalable ; il envoie en avant ses sentiments, ses idées, il les mêle intimement aux choses qu’il va décrire : et c’est ce mélange qui forme le tableau singulier et énigmatique qu’il transpose dans ses vers. Ce qu’il voit, il le voit volontairement. Il n’accepte aucune surprise. Il est fermé à toute impression qui n’entrerait pas dans son plan. C’est de la poésie sociologique.

Comme ce système, après tout, est celui de la Légende des Siècles, on l’accepterait, s’il arrivait, entre les mains de M. Verhaeren, à créer des spectacles aussi visibles et aussi émouvants que ceux qu’a voulus Victor Hugo. Sa langue, très hardie, mais très imprécise, lui défend d’arriver à la netteté. Elle abonde en périphrases qui donnent vraiment un renouveau d’actualité au mot fameux : « Du Delille flamboyant » :

Des clartés rouges
Qui bougent,
Sur des poteaux et des grands mâts,
Même à midi brûlent encore
Comme des œufs monstrueux d’or…

Quel est le mot de la charade ? Globe électrique ? Bec de gaz ? Il faudrait des notes. Et puis, est-ce la peine d’écrire « en vers libres » pour faire rimer rouge et bougent, comme les plus indigents parnassiens ? Ces deux rimes reviennent à plusieurs reprises dans le volume (pp. 10, 113, 163). Il y a pire, en fait de périphrases. Voici un exemple : qui « vend de la lumière en des boîtes d’un sou ». Ici l’énigme est « lumineuse » : il s’agit de boîtes d’allumettes ; mais que ces procédés de langage sont donc enfantins ! Dites donc, tout bonnement, abandonnant ces rhétoriques surannées, si vous avez besoin de dire cela : « Un aveugle, sous un bec de gaz, vendait des boîtes d’allumettes d’un sou », et cela serait beaucoup plus évocatoire que toutes ces métaphores qui sont borgnes d’un œil et de l’autre lancent des feux de diamants faux.

Je n’insisterai pas sur toutes sortes d’expressions défectueuses telles que : par à travers, par au-dessus ; ni sur des provincialismes comme une draine, pueil(?). Cela n’est pas agréable, mais cela peut se corriger.

Telles sont, très sommairement exposées, les faiblesses de la poésie de M. Verhaeren. Il faudrait beaucoup plus de pages pour essayer d’en cataloguer les beautés. Ce poète incertain a des parties du grand poète. Même dans ce volume, qui n’est pas de ses meilleurs, il y a des poèmes superbes. M. Verhaeren, qui est un forgeron verbal souvent inhabile, n’en est pas moins un forgeron puissant, le plus puissant peut-être que nous ayons eu depuis Victor Hugo. Quel dommage qu’il n’ait pas vécu à Paris depuis sa vingtième année ! Tous les futurs poètes, tous les futurs écrivains de langue française, devraient venir à Paris, dès qu’ils sentent la vocation. Ainsi faisaient les Romains : ils venaient à Rome.

C’est à sa naissance, à son éducation, à sa culture, que M. Verhaeren doit les défauts qui nous choquent ; ils ne lui sont pas personnels, et c’est pourquoi ils ne diminuent que fort peu l’admiration qui est due à son génie tumultueux.

Pour apprécier justement M. Verhaeren, il faut renoncer à le considérer du point de vue français, à le comparer avec les poètes de notre race et de notre tradition. Remettons-le dans son milieu, et qu’il ne soit plus pour nous qu’un poète flamand qui se sert, pour traduire ses émotions flamandes, de la langue française.

Nous voilà, du même coup, devenus indulgents pour beaucoup d’erreurs qui froissaient notre sensibilité. Il ne sera plus question ni de mauvais goût, ni de naïveté, ni d’obscurité : ces défauts vont peut-être devenir, chez ce Flamand, les conditions même de son originalité. Il sera intéressant de trouver dans M. Verhaeren une sorte de poésie dont précisément serait incapable un poète venu de la Lorraine ou de la Normandie.

Ce qui semble caractériser l’esprit flamand, c’est un mélange singulier de mysticisme et de sensualité, de douceur et de fougue, de révolte et de soumission. Mais on dirait cela très bien de la population parisienne du moyen âge. Précisément, les Flandres sont demeurées en partie soumises à l’esprit du moyen âge. Elles veulent à la fois la liberté sociale et la soumission religieuse. Elles font alterner les fêtes catholiques et les fêtes populaires. C’est un pays où l’on est dévot et gourmand, rêveur et sensuel, avare et dépensier, violent et doux.

M. Verhaeren a l’air de l’homme le plus doux, le plus timide. Et il est cela, vraiment, au fond comme au dehors de lui-même. Mais, dès qu’il écrit, sa douceur éclate et fulmine. On dirait un de ces enfants peureux qui font un grand bruit, dans leur chambre solitaire, pour ne pas entendre les terribles murmures du silence. On dirait aussi, et la comparaison sera plus juste, un de ces moines paisibles et muets, obéissants et purs, qui, dès qu’ils pensaient au monde, à ses vices, à ses offenses envers Dieu, se répandaient en imprécations. M. Verhaeren, comme un mystique du XIVe siècle, entre volontiers dans de « saintes colères ». La crise passée, il redevient le sage rêveur ou le doux contemplateur.

De tels hommes sont nécessairement des croyants. Ils ont la foi, ou, du moins, ils ont une foi. Ce qui les fait sortir de leur silence, c’est le désir de contribuer à réaliser un idéal. Ils n’invectivent la vie que parce qu’ils la voient mauvaise, injuste, oppressive. Jadis ils en appelaient à Dieu, maintenant ils en appellent à l’avenir. C’est sur cette terre que leur idéal, croient-ils, régnera un jour. Les hommes ne seront pas toujours grossiers et méchants. Ils auront honte de l’avoir été ; ils baisseront la tête sous les outrages des poètes et des prophètes ; ensuite, ils n’auront plus les uns pour les autres que des sourires et des complaisances.

Les révolutionnaires mystiques sont des hommes de bon cœur et des hommes d’ordre. Seulement leur impatience se traduit trop souvent par de vilains cris et par des actes très laids, M. Verhaeren a dompté ses cris et les a pliés au rythme du vers français ; cela fait une belle musique, un peu violente, même un peu sauvage, mais d’une noble allure, d’un large mouvement.

Reprenons son dernier volume, les Villes Tentaculaires ; nous y trouverons de superbes formules d’espérance, de confiance dans l’avenir :

Et qu’importent les maux et les heures démentes,
Et les cuves de vice où la cité fermente,
Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles,
Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté,
Qui soulève vers lui l’humanité
Et la baptise au feu de nouvelles étoiles.


On comprend très bien que cette pièce ardente et convaincue aille au cœur de ceux qui croient au bonheur futur de l’humanité. Ils trouvent là leur rêve exprimé en beaux vers qui entrent facilement dans la mémoire. Quelle distance entre cette poésie et la vulgaire « poésie sociale » que l’on essaya de fabriquer pour le peuple !

C’est le même esprit, cependant, le même souci d’exalter les humbles, de les poser en créatures de l’avenir. Mais la beauté du vers fait oublier ce que cette conception a de puéril, et en même temps de dangereux. On lit dans ce poème, intitulé l’Âme de la Ville :

Ô les siècles et les siècles sur cette ville !
Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge.
Il est fumant dans la pensée et la sueur
Des bras fiers de travail, des fronts fiers de lueurs
Et la ville l’entend monter du fond des gorges
De ceux qui le portent en eux
Et le veulent crier et sangloter aux cieux.


Oui, sans doute, cette poésie manque d’intimité, et on n’emportera pas les livres de M. Verhaeren pour les lire à la campagne parmi les premiers lilas fleuris. Elle ne consolera nulle âme blessée de ses douleurs secrètes. Cependant elle peut donner aux jeunes gens épris de rêves sociaux la sensation que leurs idées ont trouvé un prophète.

Pour moi, je récite plus volontiers l’admirable sonnet de Baudelaire,

Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille…



mais les vers de M. Verhaeren n’en répondent pas moins très certainement à certains besoins intellectuels. Ils sont venus à l’heure où ils pouvaient être aimés et compris : il y a une beauté évidente dans cet accord entre un poète et une partie de la jeunesse.

Or, qui pouvait écrire une telle poésie ?

Il fallait un Verhaeren, un homme des Flandres, un rêveur doux et violent, un croyant.

C’est bien ce que l’on appelle l’originalité : réaliser ce que nul autre ne pourrait réaliser. Ceux donc qui appellent M. Verhaeren un grand poète, ne se trompent guère, Il a, du moins, de la grandeur. Il est lui-même. Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il faut l’admirer, et c’est ce que je fais, en m’excusant de n’avoir donné de mon sentiment que des motifs un peu sommaires.

1904.


CHARLES GUÉRIN


Depuis le temps qu’on disserte sur le vers, sa forme, son évolution, sa destinée, depuis même qu’on épilogue sur le vers libre, matière embryonnaire des génies futurs, on n’a peut-être rien écrit de plus sage et de plus fort que cette page du vieux Brunetto Latini, lequel rédigeait son Trésor, il y a quelque six cents ans, au plus noir des célèbres ténèbres du moyen âge.

La voici :

« De. ij. manières de parler en prose ou en rime. — La grans partisons[35] de tous parlëors est en. ij. manières, une qui est en prose, et une autre qui est en rime ; mais li enseignement de rectorique sont commun andui[36], sauf ce que la voie de prose est large et pléniére, si comme est ore[37] la commune parleüre des gens ; mais li sentiers de rime est plus estroiz et plus fors, si comme cil qui est clos et fermez de murs et de paliz, ce est a dire de poinz et de numbre et de mesure certaine, de quoi on ne puet ne doit tréspasser[38] : car qui bien voudra rimer, il li convient conter totes les sillabes de ses diz[39] en tel manière que li vers soient acordables en nombre et que li uns n’ait plus que li autres. Après ce convient il amesurer les deus derraines[40] sillabes dou vers en tel manière que totes les lètres de la derraine sillabe soient semblables, et au moins la vocal[41] sillabe qui va devant la derraine. Après ce li convient il contrepeser l’accent et la voiz[42], si que ses rimes s’acordent a ses accens ; car jasoit ce que[43] tu acordes les lètres et lessillabes, certes la rime n’iért ja[44] droite se li accens se descorde[45]. »

La fin de ce petit chapitre me paraît tout à fait remarquable et digne d’être méditée par les poètes qui réfléchissent parfois sur leur métier. Brunetto veut donc que les accents du vers et en particulier ceux de la fin du vers correspondent entre eux selon un mode harmonique ; si l’on joint à cela le nombre et la rime, ou l’assonance, on a le schéma d’un vers parfait. Il est très probable qu’en dehors de ces principes le véritable vers français est impossible. Malgré ce qu’il a de curieux, le vers libre, essentiellement dénué de rythme fixe, ne semble pas destiné à jamais devenir un instrument de séduction. Cette forme de versification, trop lâche, ou peut-être trop compliquée, s’accorde mal avec les éléments d’une langue à prononciation infiniment variable, selon le ton, le genre, l’heure, le milieu. A cette variabilité des mots, il faut un cadre fixe ; il faut que l’oreille entende, même s’il n’est pas énoncé exactement, un nombre unique, toujours le même. C’est pourquoi, dans la crise actuelle de la prononciation française, le vers de douze syllabes, le vers qui a ou qui a l’air d’avoir douze syllabes, est à peu près le seul possible. Les poètes le sentent ; ils font peu de vers libres. Ceux qui ne suivent pas l’alexandrin verlainien inclinent, comme M. Stuart Merrill, vers un alexandrin élargi, plus riche en éléments de sonorité par le sacrifice des muettes parasites, vers ce vers rythmique qui semble le but naturel et prochain de la poésie française[46].

M. Charles Guérin use du vers traditionnel, de celui qu’a défini Brunetto Latini et qui suffisait encore à Verlaine et à Mallarmé, comme il suffit à Albert Samain et à Henri de Régnier. Il ne sent pas le besoin de mettre ses émotions à la ligne, après chaque virgule ; dédaigneux de ces artifices magnifiques, il laisse sa magnifique mélancolie promener le long du vieux sentier la vision d’une attitude hautaine et d’une face aux yeux d’automne, — cœur solitaire qui cherche et qui les trouve, transfigurés,

Les mots, les pauvres mots de l’élégie humaine.

Il y a dans les vers de M. Charles Guérin l’amalgame inattendu et rare de la pensée et du sentiment. La pensée n’est jamais vulgaire : elle est amère ; le sentiment n’est jamais mièvre : il ressent la douleur même quand il s’excite à la joie, et cela donne à ses paroles d’amour un accent tragique.

Poète, sois un arbre aux fruits lourds de pensée.

Il a pu écrire cela et on ne sourit pas, car il s’est donné le conseil d’être ce qu’il est. On l’appellerait un poète philosophique, si le mot n’était équivoque. Il fait réfléchir au moment même qu’il vient de nous émouvoir. D’abord sur lui-même et sur sa génération ; car il représente bien le type idéal de ces jeunes poètes qui proclament leur foi dans la vie et qui ne savent comment vivre. Aux heures du départ, le matin rayonnait dans la beauté de sa jeunesse, tous les mouvements semblaient faciles dans l’air léger ; il y avait sur la terre le sourire d’une rosée fraîche. Mais le soleil est lourd ; au premier rayon trop brutal, à la première émotion trop forte, on se couche à l’ombre pour fuir l’éclat du ciel et de la vie, et l’on attend le bienfait du premier soir. Pour M. Charles Guérin les jours n’ont plus que des soirs. Il n’est pas une page de son dernier livre, le Cœur solitaire, où ne revienne ce mot, non comme un glas, mais comme un propos de tendresse :

O mon ami, mon vieil ami, mon seul ami,
Rappelle-toi nos soirs de tristesse parmi
L’ombre tiède et l’odeur des roses du Musée.
Nous allions là le cœur défait et l’âme usée,
Trop amers pour prier, trop lâches pour saisir
Le phalène invisible et frôleur du désir
Qui rôdait dans l’azur profond de la nuit claire…

Voilà l’attitude et le lieu de la scène. Soirs de douceur, soirs de colère, soirs d’amertume, soirs de nostalgie mystique, tous les soirs où peut vivre sans honte une âme délicate et fière, M. Charles Guérin, les aime, les rêve, les vit, les caresse comme des mains passionnées caressent les grains du rosaire dont sortira la paix et peut-être la joie. Vous qui goûtez le charme trouble des soirs ou qui frissonnez quand la nuit s’approche sans bruit, quand on ne sent qu’à la plus grande fraîcheur de l’air la venue obscure de ses ailes terribles, vous que les soirs émeuvent, allez à ce poète : il est le poète des soirs. Il vous en récitera la litanie, et cela vous sera doux de l’entendre, si vous êtes de cette race d’hommes qui puissent dire encore :

A cette heure indécise où rampent les ténèbres,
La prière en secret vous écarte les lèvres
Comme la source entr’ouvre un sable amer…

Mais voici une transition :

Le soir léger avec sa brume claire et bleue
Meurt comme un mot d’amour aux lèvres de l’été…

Il y a beaucoup de mots d’amour dans le Cœur solitaire ; il y en a moins cependant qu’en la plupart des recueils de vers, car si le fond du cœur de ce poète est bien la « mélancolie passionnée », sa passion s’attriste trop vite et tourne trop vite au désenchantement. Cependant, il y a quelques sonnets où l’on sent vivre avec assez d’intensité de brèves et tendres heures d’amour. L’élégie obscure qui commence ainsi :

Je t’apporte, buisson de roses funéraires,
Ces vers, à toi déjà lointaine et presque morte,
O douloureuse enfant qui passes dans mes rêves…

est une page poignante, encore qu’on n’en pénètre pas bien le secret.

L’amour, en nos âmes dépaysées, évoque si à propos les idées générales d’infini, de mort, de beauté qu’il ne faut plus guère s’attendre à le rencontrer divinement nu, comme le vieil enfant des contes mythologiques.

Si M. Charles Guérin dit quelque part :

Ne mêle pas l’esprit aux choses de la chair,

il se garde de s’obéir à lui-même. Platonicien sans le savoir, il cherche sans cesse à s’élever de la sensation à l’idée, de la jouissance de la beauté sensible à la contemplation de la beauté éternelle. Il a aussi un sentiment très profond des solidarités humaines. Son égoïsme de poète s’élargit ; il songe :

Nous nous sommes aimés un jour, et ce fut vain
Comme un rosier sur un tombeau. Je me souviens,
J’écoule bourdonner en moi l’amour ancien,
J’ai peur de cette guêpe impossible à chasser…

et voici que cette âcreté s’adoucit à la pensée que d’autres hommes la sentiront dans leur bouche et dans leur cœur :

Et pourtant, sous le ciel des soirs d’été sans fin,
Encor, toujours, jusqu’à la nuit où le Destin
Viendra fermer les yeux à l’humanité lasse,
D’auires viendront, pareils à moi dans leur chair veuve,
Le cœur amer d’un vieil amour vivace.
Voir, parmi les clameurs des corbeaux dans l’espace,
Le soleil se coucher sur des moissons heureuses.

Il est rare qu’un poète chez qui le sentiment prend volontiers des allures philosophiques ne se laisse pas à quelque moment incliner vers les idées religieuses. L’amour est, pour quelques-uns, un chemin qui mène à Dieu ou au désespoir. Un être a tenu dans un autre être une si grande place que rien, au jour des séparations, ne peut combler le précipice, si ce n’est l’infini ou la mort. Les dernier vers du Cœur solitaire sont donc des prières. Elles sont fort belles. Que de femmes trouveraient dans ces pag^es de passion des motifs de rêverie douloureuse et douce ! Mais qui leur lira ces vers ? Oui leur apprendra que l’émotion, même religieuse, est humiliante, lorsqu’on la demande aux littératures sans art et sans beauté ?

Faites, Seigneur, miséricorde à ma faiblesse,
A cette toute faiblesse des pauvres âmes
Qui n’ont pleuré que pour la chair tiède des femmes.
Que je souffre, Seigneur, des ronces qui vous blessent…

Tout le morceau n’est pas de ce ton, malheureusement, et le poète a raison de craindre que sa prière même n’inquiète les vierges ; mais il a des parties très pures et, jusqu’aux deux dernières strophes qui rompent l’illusion, il est admirable.

En somme, M. Charles Guérin est un des trois ou quatre poètes véritables de la deuxième génération du Symbolisme, et je le trouve d’abord égal au meilleur, à celui qu’on voudra, de ces trois ou quatre. Après cela, et sa valeur n’étant plus contestée, on pourrait dire quelques paroles encore et affirmer qu’il a déjà donné dans son œuvre et surtout dans le Cœur solitaire, les preuves d’un talent qui peut monter très haut. Il y a encore de la rhétorique en ces poèmes d’une sincérité douloureuse ; il y a encore du passé ; il y a encore des influences ; mais que d’imagées neuves, que de vers définitifs, pleins, vivants, de bonne race et de claire pensée ! Quelle sûreté de main dans la frappe de la médaille !

M. Charles Guérin est évidemment un des espoirs de la poésie française :

Comme un laboureur las qui s’arrache à la glèbe,
L’humble poète alors sort de la chair et lève
Vers la vivante nuit, radieuse et profonde.
Un front qui porte aussi sa lumière et ses mondes…

On sent beaucoup d’orgueil dans ces vers noblement traditionnels, mais ils ne sont pas absurdes. M. Charles Guérin est l’un de ceux qui gardent le culte de la langue et du rythme contre les audaces inutiles des novateurs trop impatients, souvent étrangers à notre race et à nos siècles ; son originalité n’en a pas été diminuée : une certaine fierté lui est permise. Nous commençons à comprendre, après des tentatives riécessaires, après des essais curieux à creuser les sillons en dessins arabesques, qu’il vaut mieux suivre le vieil usage et se fier aux bœufs qui s’en vont tout droit et reviennent tout droit.

Le génie est économe de sa force. Celui qui a de beaux marbres à tailler, qu’il les taille avec les outils de son maître. L’inventeur des outils nouveaux n’est pas d’ordinaire celui qui les use sur des chefs-d’œuvre. Avec les modifications que lui fait subir l’évolution de la langue et la connaissance de la vraie phonétique, le vers d’Adenet le Roi, de Villon, de Racine, de Hugo et de Verlaine suffira à notre langue tant qu’elle gardera un peu de sa noblesse et de sa candeur. Le vers libre eut peut-être le mérite des exercices préparatoires, des gammes initiales ; mais si deux ou trois poètes jusqu’ici ont seuls réussi à le dompter et à l’assouplir, c’est peut-être que ce bel animal n’est pas fait pour nos climats.

1898.

POÈTES NORMANDS


Parmi les poètes français d’aujourd’hui, il y en a cinquante qui sont nés en Normandie et qui ont plus ou moins chanté leur province natale. C’est ce que vient de nous apprendre un recueil où chacun de ces poètes figure avec une notice, un portrait, et un extrait de ses œuvres[47]. Cinquante poètes, cela fait beaucoup de poètes, et cependant le recueil n’est pas complet. Il y manque Henri de Régnier (dont la famille, il est vrai, n’est pas de souche normande), Jean Lorrain, Edouard Dujardin, Y. Rambosson (d’origine, sinon de naissance normande) ; et, puisqu’on y mettait des morts récents, tels que Gustave Levavasseur, il ne fallait oublier ni Alfred Poussin, ni Paul Blier. Je suis, on le voit, assez bien documenté sur la poésie normande ; c’est pourquoi je me permettrai d’examiner si elle existe réellement, si, par hasard, ces poètes normands ne seraient pas tout bonnement des poètes français, ni plus ni moins que Francis Jammes né à Orthez sous un nom de forme anglaise, ou le flamand Mæterlinck, ou le parisien François Coppée ?

Trois éléments concourent à la formation d’une littérature particulière, le sol, la race, la langue. Aux poètes normands d’aujourd’hui, l’un de ces éléments, la langue, fait presque toujours défaut, je dis presque toujours, et non toujours, parce qu’il y a deux ou trois exceptions remarquables. Reste donc le sol et la race. Cela suffira sans doute à différencier très nettement la sensibilité normande d’avec les sensibilités voisines, mais il lui manquera un instrument d’expression. Il serait absurde de dire que quiconque écrit en français pense en français ; le caractère, qui est basé sur la physiologie, ne se transforme pas aussi facilement que le langage ; la sensibilité est moins docile que la mémoire. Il est cependant certain que l’usage d’une langue tend à attirer celui qui la parle vers la nationalité dont cette langue est le signe le plus apparent. Quand cela se reproduit pendant de longues générations, quand l’éducation, durant des siècles, est venue renforcer dans chaque enfant l’influence du langage lui-même, il devient bien difficile que la nationalité de la pensée survive à la nationalité de la parole. La parole est une puissance terrible. Les Romains le savaient bien qui romanisèrent ainsi la Gaule et l’Espagne et réussirent à détruire le sentiment national en détruisant la langue nationale. Du jour où la Gaule a parlé latin, elle s’est reconnue très volontiers pour une province romaine ; et c’est même elle qui donna à l’Italie épuisée ses derniers grands poètes latins. Du jour où la pensée des Normands a choisi pour s’exprimer le dialecte français, devenu la langue française, il n’y a plus eu, à proprement parler, ni de littérature normande, ni de poésie normande.

Restent le sol et la race. Ces deux éléments sont très importants ; mais comment les apprécier, quand il s’agit de poésie, par exemple, c’est-à-dire d’un art dont l’expression est uniquement verbale, et qui, si on lui ôte le langage, reste à l’état de vague et vaine rêverie ? C’est beaucoup plus difficile que ne le croient les auteurs de l’Anthologie des Poètes normands. Il ne s’agirait de rien moins que de savoir s’il y a un caractère commun, sous la diversité des manifestations, à tous les poètes de race normande authentique. On chercherait la qualité commune dans Robert Wace, Clément Marot[48], Malherbe, Corneille ; et il faudrait que cette qualité commune fût telle qu’on ne pût la retrouver identique chez des Champenois, des Bourguignons ou des Tourangeaux. Je ne dis pas que cela soit impossible ; mais je dis que cela n’a pas été fait, et que, tant que cela n’a pas été fait, on est en droit de se demander : qu’est-ce qu’on poète normand, par spécialisation, par opposition à un poète français ?

Le présent volume ne servira pas beaucoup pour la solution de ce problème. Les auteurs se sont bornés à obéir aux injonctions de la géographie. La plupart des poètes qu’ils célèbrent, en de brèves notices, ne m’ont d’ailleurs paru avoir de personnalité d’aucune sorte, ni normande, ni française. Ce sont d’adroits ou de malhabiles imitateurs et qui ne semblent même pas s’être souciés de savoir si leurs maîtres étaient normands, picards ou poitevins. Ce sont des vers comme il s’en fabrique des milliers par jour dans ce grand atelier de poésie qu’est la France, — avec succursales dans le monde entier. Mais si on élimine le médiocre, il reste de bons, et même de beaux poèmes en assez grand nombre pour démontrer que la Normandie est toujours digne de son vieux renom littéraire. Car s’il est difficile de trouver la caractéristique du poète normand, et, en général, du génie normand, ce génie n’en existe pas moins. Il serait peut-être moins long de dire ce qui manquerait à la littérature française sans les Normands, que de dire ce qu’elle leur doit, depuis la Chanson de Roland jusqu’à Corneille et Flaubert.

M. Féret a essayé, à la fin de cette Anthologie, de faire la part de la Normandie dans la littérature française. Son essai, un peu confus, ne manque pas d’intérêt. Les noms qu’il cite, presque tous connus, souvent représentatifs, donnent une belle idée de la vitalité intellectuelle de cette race, dont la vitalité pratique, mêlée pour une part à l’activité anglaise et de l’autre à l’activité française, continue la conquête du monde. Un seul des grands écrivains normands est traité avec sévérité par M. Féret : c’est Malherbe. Il ne lui pardonne pas d’avoir fait la guerre aux provincialismes et de s’être purgé lui-même de toute tache dialectale. Cependant Malherbe avait raison. Il faut écrire en français ou en patois : il faut choisir.

C’est ce qu’ont osé faire quelques poètes normands modernes, et leur audace est d’avoir choisi le patois. Il y a, dans l’Anthologie normande, deux merveilleux poètes. L’un écrit en français, et c’est Mme Delarue-Mardrus ; l’autre écrit en patois, et son nom est Louis Beuve.

Puisqu’il s’agit de poètes normands, je dirai un mot de Louis Beuve, car c’est un des seuls qui ose être normand jusqu’au bout, normand de pensée, normand de langage. Il est né en 1865 à Quettreville, près de Coutances, mais d’une famille originaire d’entre Lessay et La Haye-du-Puits, et c’est dans le dialecte encore parlé en cette région qu’il a écrit ses poèmes. Son premier métier fut la librairie, qui est, comme il l’a dit lui-même, « le métier national des Coutançais » ; son second métier fut le journalisme. Il est aujourd’hui rédacteur en chef d’un des journaux les plus répandus de la Basse-Normandie, le Courrier de la Manche. Il demeure à Saint-Lô, à la lisière même du patois dont il a fait un si bel usage. Je ne l’ignore pas tout à fait, ce patois, qui, avec des nuances, est parlé dans tout le nord de la Manche ; M. Louis Beuve l’écrit avec pureté et le manie avec verve. A lire ses chansons et ses poèmes, on se croit transporté au milieu des paysans ; l’effet que cela me produit doit être analogue à celui qu’exerce sur les Méridionaux la poésie de Mistral. Louis Beuve n’a pas le sentimentalisme de Mistral ; ses poèmes sont surtout des tableaux de mœurs.

Des deux morceaux que cite l’Anthologie, on ne sait lequel préférer. Le premier a pour titre Adieux d’eune graind’mère à san fisset loué p’tit valet l’jou de la Saint-Quiai, ce qui se comprend, je pense, sans traduction. L’autre s’appelle la Graind-Lainde de Lessay ; c’est un chef-d’œuvre en patois ; transposé en français, ce qui lui enlève beaucoup de son caractère, c’est encore un beau morceau de poésie. Voici le début de la Grand’Lande :

« L’bon Dieu t’a bien mise à ta place, — Lande, posée là comme un mur — Pour préserver le pays qui prêche[49] — Du voisinage de ceux du sud ! — Reine des fées au dur visage, — Reine des goblins qu’on redoutait, — C’est toi qui gardes les vieux usages — Des hommes du Nord aux blouses de droguet, — O ma belle lande, grande comme la mer, — O ma Grand’Lande de Lessay ! »

Quant au patois, deux vers suffiront pour montrer qu’il ne se différencie guère du français que par la prononciation :

L’Boun-Guieu t’a byi’n minse à ta pièche,
Lainde, paôsae là comme un mù...


Cependant, il a ses mots particuliers, comme vyipaer, viper, pour dire le sifflement ou plutôt le fouettement du vent, et qui se rattache à l’anglais whip. Barbey d’Aurevilly admirait beaucoup ce mot, qui en effet manque à la langue française. Le patois du Cotentin est très voisin du dialecte qu’écrivait Robert Wace au douzième siècle, et il n’est pas inutile de le connaître pour bien comprendre ses poèmes historiques.

« Des flèches plus épaisses volaient que pluie par vent, dit Wace, racontant la bataille de Hastings, très épaisses volaient les flèches qu’Anglais appelaient vibettes. »

Mult espés voloënt saiettes
Que Engleis clamoënt wibetes...


C’est-à-dire : mouches. Dans le patois du Cotentin, vibet signifie moucheron.

On cherche beaucoup, en France, à détruire les patois, les coutumes, tout ce qui caractérise les anciennes provinces et les maintient encore un peu différentes de Paris. Mais tous les efforts se briseront contre les patois qui ne sont que du français prononcé d’une manière particulière, et cela pour des motifs physiologiques qui se comprennent facilement. La prononciation tient à la forme des organes vocaux ; un très long exercice est nécessaire pour les discipliner. En fait, à l’heure actuelle, un observateur, un écouteur, est capable de déterminer l’origine exacte de n’importe quel habitant de la France. L’accent ne passe pas dans le langage écrit ; et c’est pourquoi nous n’aurions jamais deviné, à lire ses vers, que Mme Delarue-Mardrus fût née à Honfleur, plutôt qu’à Beauvais. C’est un éloge, et Malherbe avait raison de dire : « Hors de Paris il n’y pas de salut. » C’était pourtant un Normand renfoncé, mais non en littérature. Il faut suivre son exemple ou celui de M. Louis Beuve. Je ne vois pas de milieu.



LES CONTES DE FÉES


Ayant écrit ce titre, j’ai un scrupule. Nous disons bien aujourd’hui Contes de Fées, mais est-ce ainsi qu’il faut dire ? Tous les livres anciens portent invariablement Contes des Fées, ce qui est bien différent. La première formule signifie : contes où il y a des fées ; la seconde : contes contés par les fées. Il y a de cela une preuve ; c’est le titre même du grand recueil intitulé : le Cabinet des Fées ; ce recueil porte, en effet, en sous-titre : contenant tous leurs ouvrages en neuf volumes. On donnait donc autrefois ces contes comme étant l’œuvre même des fées. Perrault, qui les mit à la mode, avait intitulé son recueil célèbre : Contes de ma mère l’Oye, ou histoires du temps passé ; et cette « Mère l’Oye » était bien une fée, une vieille fée, qui narrait aux petits enfants ses aventures et celles de ses sœurs, les autres fées.

Il n’y a que les fées, d’ailleurs, qui puissent conter d’aussi charmantes histoires que la Belle au bois dormant, le Nain jaune ou Gracieuse et Persinette, ou encore La Belle et la Bête, cette merveille. On le croyait jadis, et on accordait à ces récits une origine surnaturelle. De nos jours les érudits, qui ont étudié cette question difficile de la naissance et de la propagation des contes populaires, sont généralement revenus à l’opinion ancienne. Ils n’admettent pas qu’un conte qui se transmet de bouche en bouche, de la mère à l’enfant, puisse avoir un auteur connu. Ces contes, disent-ils, sont nés on ne sait où, on ne sait quand, peut-être dans l’Inde, peut-être en Égypte ou en Grèce, jadis, avant les civilisations ; et depuis que les hommes font de la littérature, de la poésie lyrique, des romans et des discours, ils ont perdu la faculté d’imaginer ces jolies choses qui s’appellent des contes de fées, quoique souvent il n’y soit pas du tout question des fées.

J’ai pensé ainsi longtemps, et je crois encore que cette pensée contient une grande part de vérité. Cependant, il faut bien reconnaître que l’on n’a pas pu retrouver dans la tradition orale tous les contes de Perrault. Quelques-uns seulement, comme le Petit chaperon rouge, sont manifestement antérieurs à Perrault. Pour quelques autres, il est très possible qu’il les ait créés lui-même, sur le modèle de ceux que lui avaient racontés sa nourrice ou sa mère.

Cela est possible ; on vient d’ailleurs de nous en donner une nouvelle preuve. Deux jeunes écrivains, Pierre de Querlon et Charles Verrier, ont publié, il y a quelques semaines, un petit volume, la Princesse à l’Aventure, qui est un véritable conte de fées. On ne serait pas très surpris de le trouver dans les recueils anciens ou dans la « Bibliothèque bleue » ; il est ingénu et compliqué, obscur et merveilleux ainsi que tous les vieux contes. Comme il convient, on ne comprend bien l’histoire que lorsque l’on est arrivé au dernier feuillet. Mais à ce moment, tout devient limpide et l’esprit est satisfait. Il est vrai de dire que l’on attend sans aucune angoisse le dénouement heureux. Il est prévu, et d’ailleurs la promenade est si charmante qu’on s’y attarde volontiers. C’est un des livres les plus jolis qui aient paru depuis longtemps. Je ne sais quel a été son succès. Aucun des « grands critiques » académiques n’en a parlé ; cela est trop délicat pour eux. Je crois pourtant que si ce petit conte pouvait arriver jusqu’au public, il plairait infiniment à ceux qui ont quelque goût littéraire, aussi bien qu’à ceux qui lisent uniquement pour s’amuser.

On vient donc d’écrire un véritable conte de fées. Cela n’a rien de paradoxal : le conte de fées, depuis plus de deux siècles, fait partie de la littérature française. Il a produit autant de chefs-d’œuvre que le théâtre et le roman : un conte de fées ne me paraît pas plus extraordinaire, et peut-être moins, en 1904, qu’une tragédie. La tradition n’en a presque jamais été interrompue. Charles Nodier, vers 1820, a écrit des contes de fées, dont quelques-uns ne sont pas encore oubliés. Si, depuis cette époque, le goût s’est un peu détourné de cette littérature simple et souriante, la mode peut la favoriser à nouveau. Cela serait charmant. Et quelle revanche contre les turpitudes naturalistes ! Ou la science, ou la poésie : il n’y a pas de milieu.

Charles Perrault passe généralement pour avoir eu le premier l’idée de recueillir les contes, de les mettre en bon français, de les adapter au goût d’un public difficile et nullement naïf. C’est donc lui qui aurait créé, comme genre littéraire, le conte de fées. Rien n’est plus faux. Cette erreur est, il est vrai, accréditée par toutes nos histoires de la littérature française, où la question tient d’ailleurs fort peu de place ; mais ce n’est pas moins une erreur, et assez grave, puisqu’elle frustre de la gloire qui lui revient légitimement une des femmes les plus ingénieuses et les plus spirituelles qui furent jamais, Marie-Catherine-Jumelle de Berneville, comtesse d’Aulnoy. Quand on écrira une véritable histoire de la littérature française, un ouvrage sérieux où l’exactitude ne sera pas sacrifiée aux considérations morales et pédagogiques, il faudra donner tout un chapitre à l’auteur des Illustres Fées. Mais que de recherches cela nécessitera ! Les éditions des contes de Mme d’Aulnoy sont innombrables ; il y en a peut-être des centaines, la plupart sans date. Distinguer entre toutes la première est fort difficile. Je pense qu’elle a dû être publiée entre 1682 et 1690 ; mais je ne l’ai pas vue et je ne puis en fixer la date exacte. Parmi ces contes que tous les enfants lisaient, quand on lisait encore des contes, les plus célèbres sont Fortunio, Babiole, la Bonne petite Souris, le Nain jaune, l’Oiseau bleu, la Biche au bois. Si on ne les lit plus guère, leurs titres, du moins, sont entrés dans la langue où ils ont la valeur de véritables locutions. Mais peut-être recommencera-t-on quelque jour à les aimer ; ils le méritent.

La comtesse d’Aulnoy habita longtemps l’Espagne, et elle a écrit sur ce pays un volume des plus curieux. Elle avait beaucoup d’esprit ; c’est elle qui a dit ce mot si souvent répété : « Quand on connaît l’Espagne, on n’a pas envie d’y bâtir des châteaux. » Elle mourut, avant d’avoir atteint la vieillesse, en 1705.

Mme d’Aulnoy eut une rivale, ou plutôt une imitatrice, dans la personne de Mlle de La Force, fille de François de Caumont, marquis de Castelmoron, qui publia, avec beaucoup de succès, en 1692, Les Fées, contes des contes. Mlle de La Force est assez connue par ses aventures. Demoiselle d’honneur de Mme de Guise, elle fit, comme beaucoup de demoiselles d’honneur en ces temps galants, bon marché de son honneur. Le célèbre comédien Baron, « recherché de la cour et de la ville », la charma d’abord, puis M. de Brion, le fils du président, puis, il faut bien l’avouer, beaucoup d’autres. Après cela, on souscrira sans étonnement au jugement de Charles Nisard : « Mlle de La Force n’a pas l’imagination aussi réglée, ni peut-être aussi chaste que Mme d’Aulnoy ; non pas certes qu’elle dise jamais rien qui alarme la pudeur, mais que Voltaire estimait son esprit, et je n’ai jamais vu son livre de contes, qui s’appelle La Princesse couleur de rose et le Prince Céladon (1743).

Mais nous voici arrivés à un nom qu’il faut mettre hardiment à côté de celui de Perrault, et peut-être un peu au-dessus. Il s’agit de Marie Le Prince, femme de Thomas de Beaumont, née à Rouen le 26 avril 1711, morte à Avallon, le 6 décembre 1776. Presque toute sa vie se passa en Angleterre ; c’est là qu’elle écrivit et publia un ouvrage aux prétentions les plus modestes et qui n’en est pas moins devenu immortel, le Magasin des Enfants (Londres, 1757, 4 vol. in-12). Je le connais depuis l’âge où j’ai été capable d’écouter une histoire : ma bonne, qui en était fanatique, me le lisait tout haut, mais les abréviations la gênaient : elle disait Melle (Mlle), au lieu de Mademoiselle, ce qui ne laissait pas d’embrouiller un peu les dialogues. Il est vrai que seuls me captivaient les contes qui terminent chaque entretien : l’un me parut merveilleux et m’a toujours hanté depuis, la Belle et la Bête. C’est un chef-d’œuvre, assurément, et, en affirmant cela, je ne laisse pas les souvenirs d’enfance influencer mon jugement littéraire. La Belle et la Bête va de pair avec Psyché et avec la première partie de Parthenopeus de Blois, cette version médiévale de la fable de Psyché. Dans la petite édition de Montbéliard où je le relis souvent, ce conte admirable est « orné » d’une gravure dont la naïveté séduit. La Bête y est figurée par une sorte d’ours blanc piqueté de points noirs. Cette naïveté est bien plus intelligente que l’imagination des dessinateurs modernes qui, comme Bertall, ont fait de la bête un monstre terrible à la fois et répugnant. Sous sa forme d’ours excentrique, ma Bête présente sans doute, et c’est ce qu’il faut, peu d’attraits pour une jeune fille, mais, et c’est encore ce qu’il faut, elle n’inspire ni le dégoût ni la terreur.

Mme Le Prince de Beaumont a encore écrit deux contes infiniment connus et délicieux, le Prince chéri et le Prince charmant. C’était une femme de talent qui a eu son heure de génie : il ne faut considérer en elle que le génie et lui vouer une profonde admiration.

J’arrête là ces notes sur une littérature jusqu’ici négligée. Il a été difficile de les rassembler. Tout est à faire dans cet ordre d’idées. Peut-être la Princesse à l’aventure remettra-t-elle à la mode les contes de fées ? Alors, quelque curieux essaierait d’en débrouiller l’histoire littéraire ; cela serait très utile.


LA VIE DE BARBEY D’AUREVILLY[50]


Barbey d’Aurevilly est une des figures les plus originales de la littérature du dix-neuvième siècle. Il est probable qu’il excitera longtemps la curiosité, qu’il restera long-temps l’un de ces classiques singuliers et comme souterrains qui sont la véritable vie de la littérature française. Leur autel est au fond d’une crypte, mais où les fidèles descendent volontiers, cependant que le temple des grands saints ouvre au soleil son vide et son ennui. Ils sont un peu dans les lettres ce que sont dans la vie les mœchi de Sainte Beuve, les adultères. On les tient à l’écart de la famille, on craint de les approcher, mais on les regarde et on est content de les avoir vus. Ce ne sont pas des monstres ; au contraire, on les trouve trop beaux et trop libres. Lentement, avec de persévérantes précautions, les ecclésiastiques et les professeurs les écartent des bibliothèques, les cachent dans les armoires : bien en lumière, en pleine poussière, brillent la morale et la raison.

Mais il y a toujours un clan qui se rit de la morale et qui mésestime la raison. Ces méchants, qui nous conservèrent Martial et Pétrone, préfèrent aujourd’hui Baudelaire à Lamartine, d’Aurevilly à George Sand, Villiers à Daudet, Verlaine à M. Sully-Prudhomme. Cela fait qu’il y a deux littératures, l’une qui s’accommode aux tendances conservatrices, l’autre aux tendances destructrices de l’humanité. Et ainsi rien n’est jamais tout à fait conservé, ni tout à fait détruit ; chacun gagne à son tour à la loterie et cela fournit aux hommes cultivés d’éternels sujets de controverse.

Barbey d’Aurevilly n’est pas un de ces hommes qui s’imposent à l’admiration banale. Il est complexe et capricieux. Les uns le tiennent pour un écrivain chrétien, en font une sorte de Veuillot romantique ; d’autres dénoncent son immortalité et sa diabolique audace. Il y a de tout cela en lui : de là des contradictions qui ne furent pas seulement successives. On voit bien qu’il fut d’abord athée et immoraliste ; mais quand une crise l’eut rejeté vers la religion, il demeura immoraliste ainsi qu’en sa première phase, et cela parut singulier. On ne sut jamais bien, ni peut-être lui-même, si son catholicisme baudelairien coïncidait avec une foi très profonde. « Il croit croire, » avait-on dit de Chateaubriand. Barbey d’Aurevilly était peut-être au contraire tellement assuré de sa croyance qu’il prenait avec elle toutes sortes de libertés, même celle de lui être infidèle. C’est aussi qu’il avait étudié assez profondément l’histoire pour avoir appris que les meilleurs catholiques et les plus utiles à leur religion et à leur parti furent en même temps de grands païens.

La race d’où il sortait est une des moins religieuses de la France, quoiqu’une des plus attachées aux pratiques extérieures et traditionnelles du culte. L’influence du sol, du climat, est ici nettement visible : les Danois demeurés dans leur pays ont incliné, avec les siècles, vers une religiosité sombre, toute repliée dans l’obscurité de la conscience ; ils portent leur foi en leur cœur comme le paysan portait un serpent dans son giron. Devenue normande, cette race naïve s’est épanouie au scepticisme avec une prudente lenteur. D’une incrédulité intime, elle manifeste une foi publique, presque uniquement sociale. Elle tient peu au prône, mais beaucoup à la messe, qui est une fête ; elle aime ses églises et se désintéresse des curés. Ayant construit quelques-unes des plus belles abbayes et cathédrales de France, elle oublia de les pourvoir de moines et de chanoines, de rentes et de terres. Bien avant la Révolution, les abbayes étaient désertes. A la mise en vente des biens du clergé, encore plus que les paysans désintéressée dans la religion, la noblesse acheta, sans hésitation, sans trouble : les chefs de la race donnaient l’exemple du scepticisme.

Très peu religieux, le Normand (on entend la Basse-Normandie, la région qui forma Barbey d’Aurevilly) ne supporte l’autorité que lointaine, invisible ; il est profondément individualiste, d’un patriotisme fort modéré. Aimant la terre, il s’en détache pourtant facilement, car un autre goût le porte aux aventures. Il allait volontiers guerroyer au loin ; à cette heure il y va faire du commerce. D’une assez grande curiosité d’esprit, il goûte l’instruction et toutes les activités intellectuelles ou qui gravitent autour de l’exercice de l’intelligence. La région d’entre Valognes et Granville, qui fournit quelques-uns des plus hardis imprimeurs des xve et xvie siècles, s’est fait du commerce des livres un véritable monopole ; parmi les écrivains la proportion des Normands est toujours énorme.

Ces caractères généraux se retrouvent assez précis en Barbey d’Aurevilly. Comme le Normand moyen, il est dénué de religiosité profonde, mais attaché à certaines formes et traditions religieuses ; il est individualiste jusqu’au scandale, ne supporte de l’autorité que l’idée qu’il s’en fait ; d’abord plein de tendresse pour sa terre natale, il la quitte sans regret, pour revenir plus tard l’aimer encore ; né dans un milieu où la culture est toute de tradition, il sent le besoin de notions plus nouvelles et part à leur conquête, avecl’imprévoyance d’un chevalier d’aventure. Comme il est armé très sommairement et que son caractère est des moins souples, la lutte sera longue. Il lui faudra cinquante ans pour toucher d’une main tremblante une gloire incertaine.

Barbey d’Aurevilly naquit en 1808 à Saint-Sauveur-le-Vicomte, non loin de Valognes, d’une de ces familles bourgeoises où l’ancien régime recrutait infatigablement son aristocratie. Le roi conférait la noblesse comme aujourd’hui la croix, mais avec plus de sobriété et à meilleur escient ; on décorait la famille en même temps que l’homme, on intéressait à la grandeur de l’État un groupe dont chaque année augmenterait l’importance. Des charges vénales assuraient la noblesse ; on pouvait aussi l’acheter, et c’est cela encore qui rattache le plus étroitement les mœurs d’aujourd’hui à celles d’avant-hier. La noblesse de Barbey d’Aurevilly date exactement de l’année 1765 ; il en est de plus récentes. Sa grand’mère fut une La Blaierie, sa mère une Ango (les Ango s’étaient déjà alliés avec les Barbey), elle-même petite-fille, très probablement, de Louis XV. Voilà donc une ascendance heureusement variée : de solides paysans et des aristocrates du Cotentin, les armateurs dieppois, les Bourbons. En faut-il tant pour faire un Barbey d’Aurevilly ? Peut-être. Les races pures donnent des produits plus unis.

Ernestine Ango n’aimait que son mari, ne voyait que lui. Théophile Barbey, sombre, muet, vit forclos dans sa religion royaliste. L’enfant n’est choyé que par sa grand’mère La Blaierie ; elle a connu le chevalier des Touches et lui en conte les aventures. L’autre influence qu’il subit est celle de son cousin Edelestand du Méril, qui a sept ans de plus que lui. C’est de ce futur maître de l’érudition médiévale qu’il reçoit l’initiation littéraire : elle est romantique, tempérée par Corneille et par Racine que lui fait aimer son précepteur, M. Groult. Il a quinze ans, il envoie des vers à Casimir Delavigne, qui lui répond[51]. Ensuite on le dépêche à Stanislas où « il perd la foi » et, excellente compensation, gagne l’amitié de son condisciple, Maurice de Guérin, alors très loin du christianisme, et qui n’y retourna peut-être jamais que dans les illusions de sa sœur[52].

De 1829 à 1833, Barbey d’Aurevilly étudie le droit à Caen, fait la connaissance de Trébutien, fonde une « revue républicaine », la Revue de Caen, cependant que son frère lui oppose une revue royaliste, le Momus Normand, publie son premier conte, Léa, et soutient une thèse « d’une platitude rare de pensée et de style » sur les Causes qui suspendent le cours de la prescription. A cette époque, il commence à s’intéresser à la politique ; il est républicain et communaliste : « Déployons donc la bannière municipale ! Que les communes nouvelles se lèvent, comme se levèrent, au xiie siècle, les vieilles communes françaises !… » ; il préconise le suffrage universel, entend que l’on pousse à sa conclusion « le mouvement social commencé en 89 et continué en juillet 1830 ». Comme on veut le marier, il s’échappe, muni d’un petit héritage personnel, s’établit à Paris, voyage, revient, rêve, rime, blasphème, écrit des poèmes en prose et un roman singulier, Germaine, qui ne verra le jour qu’en 1884, sous ce titre : Ce qui ne meurt pas. La politique, qui va le reprendre, l’ennuie comme presque tout le reste ; ses seules joies sont de sensualité : un « bel animal » le console de ne plus croire à rien, de ne s’intéresser à rien. Un retour momentané à Saint-Sauveur lui prouve qu’il a même perdu l’amour de son sol natal : « La patrie, écrit-il dans son Mémorandum, ce sont les habitudes, et les miennes ne sont pas ici, n’y ont jamais été. » Cependant, ses idées républicaines l’abandonnent ; lui qui, par principe, n’a voulu porter que son vieux nom tout bref, « Barbey », y ajoute maintenant le « d’Aurevilly » auquel il a droit ; il se souvient que son arrière-grand-père acheta jadis une charge et un titre d’écuyer. Était-ce une preuve de sagesse et de raison ? C’est possible, car il faut user dans la vie de tous ses avantages, fuir la modestie comme un vice, et, si l’on veut arriver, paraître tout d’abord ce que l’on deviendra.

Maurice de Guérin va se marier ; cela le fait réfléchir : « Qui n’a pas besoin d’un foyer ? Byron n’en médisait tant que parce qu’on avait détruit le sien. » Le romantique traverse une telle crise de sagesse qu’il consent à écrire dans le Journal officiel de l’Instruction publique, que dirige son ami Amédée Renée. Il se discipline : « Je crois, dit-il en août 1887, que je me refroidis intérieurement, ce serait tant mieux ; la poésie des passions ne me touche guère plus. » Dès l’automne, il collabore à l’Europe, soutenant la politique de M. Thiers. Le voilà entré dans le journalisme ; il n’en sortira qu’à sa mort, après y avoir passé plus de cinquante ans.

Dès lors sa vie a deux faces : celle du polémiste, celle de l’écrivain. Elle va même se compliquer davantage, puisque sur ses idées acquises de paganisme et d’immoralisme va se regreffer la vieille maladie traditionnelle, la religion. Le premier Memorandum s’achève sur ces mots : « Mourez ici, dernières folies d’un cœur brisé ! » Un travail intérieur et sur lequel on n’a que des renseignements assez vagues se fit en Barbey d’Aurevilly de 1838 à 1846. Pendant qu’il se donne avec fièvre au journalisme, au moment même de ses plus violentes querelles avec la Quotidienne, il fait une rencontre qui semble avoir influé sur ses idées. Eugénie de Guérin est venue voir son frère ; Barbey la regarde et l’écoute avec une curiosité profonde et troublée dont on trouve la trace dans son second Mémorandum ; mais, dit M. Grelé, il fut en réalité plus ému qu’il ne l’avoue. « Il n’oublia jamais la sœur de son cher Guérin. Il eut pour elle une sorte d’admiration muette, toute intellectuelle d’abord, puis très probablement sentimentale et passionnée. De son côté Eugénie — l’adorablement laide Eugénie, dont la laideur fascinait — ne resta point indifférente…[53]. » C’est là le commencement de la crise ; elle s’accentua à la mort de Maurice, qui fut pour lui un coup très douloureux. Mais elle n’éclata pas encore. Barbey d’Aurevilly a la force de chercher une diversion et il la trouve dans le travail : il achève l’Amour impossible et commence Une vieille Maîtresse. Son Brummel l’occupe aussi ; il essaie de le placer à la Revue des Deux Mondes, Buloz « se prosterne pour refuser », mais il refuse ; c’est Trébutien qui l’éditera à Caen, en un précieux petit volume. L’Amour impossible n’avait eu qu’un succès assez vague ; l’auteur s’en console en voyant s’entr’ouvrir devant lui la lourde porte du Journal des Débats. Entre deux livres, il est allé à Dieppe, faire élire le candidat de l’opposition ; il est fier de sa victoire, se proclame pompeusement « un Warwick électoral ».

La position de Barbey d’Aurevilly dans les lettres est à ce moment assez équivoque. Ce mélange de littérature et de médiocre politique déroute. Si on insistait on trouverait d’autres motifs de surprise : une collaboration trop accentuée, trop prise au sérieux à des journaux de mode. Il y a là beaucoup de souplesse, il y en a trop. S’intéresser au même moment à Brummel et à Innocent III, non pas en passant, comme dans une causerie, mais longuement, profondément, c’est singulier. Barbey était plus près de Brummel ; mais il se croyait plus près d’Innocent III. Cette méprise lui fera écrire bien des choses inutiles, sinon dangereuses pour sa réputation.

Mais si son talent était, à cette époque, trop maniable, son caractère l’était fort peu. S’il se galvaude, c’est avec insolence ; il malmène le public, qui se fâche, le journal se ferme et la médiocrité de sa fortune l’oblige à s’enquérir d’une nouvelle tâche. Un écrivain n’est pas une abstraction ; il faut lui tenir compte des obstacles extérieurs que la vie lui suscite et aussi des obstacles intérieurs, des nœuds, des rugosités et des épines qui font l’écorce de certains talents. On a pris thème du dandysme qu’affectait Barbey d’Aurevilly pour le présenter tel qu’un homme surtout occupé à étonner ses contemporains. Je crois que, caractère très complexe, très sensible en même temps que très orgueilleux, il voulut à la fois plaire et déplaire. Il y a dans sa tenue une extraordinaire maladresse. Écrivain ou dandy, il manque très souvent ses effets, par trop de fièvre, trop de sincérité. Car cet individualiste est sincère jusqu’à la folie. Ses excentricités sont invincibles. Se plier à la mode, qu’il s’agisse du vêtement, des idées ou du style, il ne le fera jamais. On vient de l’appeler, avec un dédain qui n’est que de l’étourderie, « un romantique attardé ». Quand on meurt à quatre-vingts ans la plume à la main, on est nécessairement « un attardé ». Il faudrait se demander la figure qu’aurait faite dans les lettres Théophile Gautier, s’il eût vécu et écrit jusqu’en 1892. Barbey est né six ans après Victor Hugo, trois ans avant Gautier : il a vingt-deux ans en 1830 quand Musset en a vingt. Cet attardé du romantisme est le contemporain exact des grands romantiques. La critique littéraire est fort inutile, donc fort méprisable, si elle néglige les données scientifiques élémentaires, qui sont les faits et les dates. N’est-elle pas méprisable, la diatribe contre Barbey où ce qu’il y a de successif dans sa vie est groupé en rond autour de ce point central, « romantique attardé » ? Dans ce système, un poème publié en 1830 est un argument aussi bon que le roman écrit en 1880 ; ainsi abstraits du moment et du milieu les faits disent ce que l’on veut ; leur signification n’est réelle que si on les considère dans leur ordre de causalité. Mais la méthode du « rond » est plus expéditive et plus favorable au développement de la sottise et du parti pris. Le livre de M. Grelé est cependant un bon guide pour n’y pas tomber ; il est scientifiquement construit, il est successif : chaque acte y est mis a sa place vraie dans la série. Ce n’est pas la facile dissertation critique, c’est le recueil logique et prudent des faits dont la suite compose une vie.

Le Barbey d’Aurevilly d’après 1846 est très différent de celui des premières années. C’est à ce moment qu’une nouvelle contradiction s’ajoute à toutes celles qui se battent dans cet organisme violent. Il devient catholique. A l’influence obscure d’Eugénie de Guérin est venue se surajouter celle, plus certaine, de Raymond Brucker, ce prototype, sans génie, de Louis Veuillot. On a retrouvé la foi (Brucker aussi était un converti), ou veut le prouver, On fonde une Société catholique pour la régénération de l’art religieux et une Revue du monde catholique pour la régénération de la pensée religieuse. La révolution de 1848, qui évoluait cependant sous les auspices du clergé, fit chavirer ces deux barques. Barbey suit le mouvement. Les vingt milles affiliés au Club des ouvriers de la Fraternité le choisissent pour président ; il prononce des discours, invective le peuple, se sauve loin de cette mascarade, va retrouver sa « vieille maîtresse ». Car, comme le note justement M. Grelé, « s’il pense en catholique, il a toujours l’imagination païenne ». Ce livre, commencé il y a trois ou quatre ans, il va l’achever selon le ton initial, mais en lui ajustant un autre cadre : c’est en Normandie que cette histoire romantique va s’enraciner. A cette époque, on trouve dans sa correspondance avec Trébutien le programme, tel qu’il le remplira, de ses contes et de ses romans sur la Basse-Normandie. C’est d’Aurevilly qui a créé en France le « roman de terroir » ; rien de pareil, ayant une valeur littéraire, n’existe avant le Chevalier Destouches, l’Ensorcelée, le Prêtre marié. La province que peint Balzac n’est pas une province particulière, et plus, un coin limité de pays connu, senti, aimé depuis l’enfance ; Balzac veut conter la Province comme il conte Paris et il place ces deux termes en un état d’opposition qui est devenu traditionnel et banal. Barbey d’Aurevilly ne regarde qu’un canton, mais il y embrasse tout, terre, mer et ciel, villages et cités, noblesse, bourgeoisie, paysans, pêcheurs. Sans doute, il ne se contente pas de ses souvenirs, il se documente, une lettre à Trébutien en fait foi, mais ce qu’on lui apportera de nouveau, il est en mesure de le juger, de le contrôler. Il dit les mots nets là ou Balzac s’embrouille dans une périphrase ; il est du cru ; il n’a pas appris à quarante ans le langage de ses « poissonniers », il le sait d’enfance.

Ces romans, d’abord ébauchés, n’acquièrent que lentement leur forme définitive. Barbey, qui travaille beaucoup, poursuit deux séries divergentes, ses romans normands auxquels il destine ce titre général, l’Ouest, et les Œuvres et les Hommes, où il entend juger la pensée, les actes et la littérature de son temps. Ce n’est que bien plus tard qu’on lira sur des volumes ces mots trop orgueilleux, mais la première pierre de ce monument fragile est posée dès le mois de mai 1851 ; cela s’appelle les Prophètes du passé. La Vieille Maîtresse avait paru le mois précédent. Trébutien, homme simple, image du public candide, est surpris. D’Aurevilly réplique : « Le catholicisme est la science du bien et du mal… Soyons mâles, larges, opulents comme la vérité éternelle. » Il se flatte que le roman n’est pas une œuvre moins catholique que le livre des Prophètes ; il voudrait faire comprendre que la peinture de la passion n’est pas l’apologie de la passion. Ce sera la théorie de Baudelaire et sa défense inutile devant une magistrature stupide. Hypocrite chez Baudelaire, cette opinion avait chez Barbey une certaine sincérité, qui garda intact son individualisme jusque dans le mysticisme religieux. Il y a décidément une différence entre sa religion et celle de Chateaubriand : Barbey d’Aurevilly ne croit que ce qu’il veut croire.

La période du second Empire est assez favorable à l’auteur, toujours légitimiste, mais rallié, des Prophètes du passé. Il collabore au Pays, publie le Journal d’Eugénie de Guérin, défend noblement les Fleurs du mal[54], que Sainte-Beuve abandonna à leur sort.

Très inférieur à Sainte-Beuve dans la critique, cela est l’évidence même, Barbey n’est pas sans clairvoyance. L’homme qui, en 1856, met à leur vraie place et Baudelaire et Augier[55], rend cette année-là un grand service à la pensée française. Dans le même temps, il venge Balzac que la Revue des Deux Mondes a traité à peu près avec la même équité qu’elle traitera quarante-cinq ans plus tard Barbey d’Aurevilly lui-même. On a la rancune longue dans les vieilles villes mortes. L’un de ces timides bravaches s’appelait Poitou ; celui d’hier a nom Doumic. Hélas ! rien ne change : un sot trouve toujours un sot qui le remplace. L’histoire littéraire, comme l’autre, pourrait peut-être s’écrire une fois pour toutes. Il n’y aurait que les noms propres à changer : « J’ai reçu cette semaine, écrit d’Aurevilly, le 1er février 1857, en cadeau et hommage, un beau médaillon, en bronze, de Balzac, encadré en chêne, d’un grand style. C’est le médaillon de David d’Angers ; Mme de Balzac me l’a envoyé avec une fort belle lettre, en me remerciant de ma défense de son mari contre les ruades sans fers du Poitou. »

Barbey, qui avait le premier, à propos de la Légende des siècles, si justement caractérisé Hugo, en l’appelant un « génie épique », s’indigna de l’insolente réclame qui chantait les Misérables ainsi qu’un produit industriel. Il écrivait dans le Pays ; les républicains et les royalistes, alors très unis, crurent que le fier critique obéissait à un ordre du pouvoir : il fut fort malmené. La même haine qui avait poursuivi le mysticisme précurseur du peintre Galimard[56] persécuta Barbey d’Aurevilly. L’imagination restreinte de la jeunesse républicaine l’écrivait « idiot » sur toutes les pierres disponibles. Ce fut un bon moment de popularité à l’envers. On discuta la valeur et l’opportunité des syllabes naïves. Un article fâcheux sur Gœthe, mais qui visait Sainte-Beuve, augmenta l’attroupement : deux maladresses faisaient plus pour Barbey d’Aurevilly que trente ans de belle et courageuse littérature. Le procès que lui intenta la Revue des Deux Mondes ridiculisée dans une chronique" parue au Figaro acheva d’assurer l’autorité d’une signature que l’on redoutait. Condamné sur une plaidoirie de Gambetta, qui demeura son ami et le lui prouva plus tard, quand il fut question de poursuivre les Diaboliques[57], d’Aurevilly se vengea du monde officiel en publiant[58] ses Quarante Médaillons de l’Académie, — que l’Académie ne lui pardonna jamais. Au milieu de tout ce tumulte, il se justifiait en achevant un de ses plus beaux romans, le Chevalier Des Touches (1863).

Les opinions littéraires de Barbey d’Aurevilly sont assez sûres quand il s’agit des romantiques ; il fut injuste pour quantité de jeunes gens. Son attitude agressive contre le Parnasse contemporain s’expliquerait peut-être par l’apparence académique ou du moins cénaculaire qu’affectait l’assemblée de ces nouveaux poètes. Le vieil individualiste, qui eût accueilli avec joie un Verlaine ou un Heredia isolés, les méconnut parmi une trop nombreuse troupe. Mais que c’est difficile ! Comment deviner Villiers de l’Isle-Adam dans le jeune homme sentimental qui balbutie ? Tout de même la conque du Parnasse avait une sonorité nouvelle ; il fallait s’en apercevoir, écouter, attendre. Quand il se produit une soudaine éclosion de trente-sept poètes, et qu’un Théophile Gautier s’est fait le guide de la poussinée, le critique, même s’il ne comprend pas, s’il ne sent pas, est tenu à quelque prudence. Barbey d’Aurevilly se fâcha, on ne sait pourquoi, et proféra des bêtises. La polémique, où se mêla Verlaine, fut ridicule ; mais il demeura, en quelques sensibilités, une rancune qui chercha et trouva sa revanche.

Malgré ces erreurs, son renom de critique grandissait singulièrement, si bien qu’il hérita, en 1870, du rez-de-chaussée de Sainte-Beuve, au Constitutionnel. Mais voici un événement plus important : en novembre 1874 paraissent les Diaboliques, sur le chantier depuis plus de vingt ans. Cela, c’est la floraison du génie de Barbey d’Aurevilly : les Diaboliques, si elles étaient de Balzac, seraient le chef-d’œuvre de Balzac. Nous avons partout la passion éloquente, expansive ; ici c’est la passion aux lèvres fermées, aux gestes nuls. Tragédies, avec quoi on ne saurait faire des tragédies, autrement que mimées, et encore ! Les défauts des Diaboliques nous sont devenus sensibles depuis Flaubert ; remis à sa vraie date, à celle de sa naissance, un conte tel que les Dessous de cartes d’une partie de whist n’a pas d’autres imperfections que celles qui nous gâtent également El Verdugo ou la Grande Bretèche. Mais il faut réagir contre une délicatesse qui n’est peut-être que de la sensiblerie esthétique et accepter, et goûter telles qu’elles sont, ces prodigieuses histoires d’amour, de haine ou de mensonge, le Rideau Cramoisi ou le Bonheur dans le crime.

L’auteur des Diaboliques et de l’Ensorcelée possède le vrai caractère du romancier, caractère très rare : il s’intéresse profondément à la vie ; et cela encore le rattache à Balzac. Pour eux, les amours des hommes, leurs gestes, leurs paroles, sont des choses sérieuses, même quand elles sont bouffonnes. La société est leur absolu ; ce sont des sociologues. Flaubert est un physicien : la vie lui est indifférente ; c’est une matière qu’il mesure et qu’il pèse. Le romancier vulgaire, qui foisonne, est purement anecdotique, même quand il amalgame à ses récits, en doses immodérées, la drogue morale, sociale ou humanitaire. La sociologie peut s’occuper à classer les actes humains selon leur bienfaisance ou leur nocuilé ; la physique des mœurs expose avec froideur le résultat de ses observations et de ses calculs. Burbey d’Aurevilly manque de sang-froid ; la passion le trouble et fait un peu trembler ses mains ; mais il se raidit, respire, achève l’expérience. Sa faiblesse est d’en interpréter les résultats ; mais comme la religion où il se guide n’est pas optimiste, ses admonestations du moins ne sont pas vulgaires.

Il y a, en somme, deux sortes de romanciers, les prosateurs et les poètes. Je ne pense pas que l’on ait encore établi cette distinction ; elle est cependant capitale, pour qui veut comprendre quelque chose à l’évolution du roman depuis cent ans. Il est généralement admis que le plus grand romancier du dernier siècle, c’est Balzac. Oui, si l’on ne songe qu’aux écrivains qui furent uniquement des romanciers ; mais cela serait peut-être contestable, si l’on pense aussi aux poètes qui furent en même temps des poètes et des romanciers. Quelques-uns des romans modernes les plus célèbres, et en même temps les plus beaux, ont pour auteurs des poètes. C’est le Stello et le Cinq-Mars, d’Alfred de Vigny ; c’est Mademoiselle de Maupin et le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier ; ce sont les Misérables et les Travailleurs de la Mer, de Victor Hugo ; c’est Graziella, de Lamartine, et bien d’autres que tout le monde a lus. Cette tradition nouvelle du poète-romancier se continue jusque sous nos yeux avec les œuvres de Catulle Mendès ou de Henri de Régnier, poètes qui sont devenus romanciers sans cesser d’être poètes.

Il y a deux choses principales dans le roman, l’observation de la vie et le style. Le poète n’est pas toujours un très bon observateur, mais il prend sa revanche dans le style. D’autre part, le romancier qui n’est que romancier est très rarement un bon écrivain : témoin Balzac. Il est vrai qu’une telle affirmation est contredite par Flaubert, observateur merveilleux, écrivain merveilleux, et même par les Goncourt qui surent regarder la vie extérieure et rendre leur vision en un style curieux et neuf. Mais si l’on tenait compte des exceptions, on ne pourrait construire aucun raisonnement général ; les exceptions se traitent à part, avec un soin particulier, et, quand on sait manier les outils de la logique, on (init bien par les faire rentrer dans la règle. Au fond, Flaubert était, comme Chateaubriand, un poète qui écrivait en prose, et les Goncourt étaient des peintres qui se sont trompés sur leur vocation véritable. Il reste que les romans bien écrits sont presque toujours l’œuvre d’un poète avoué ou caché, et que les romans des écrivains purement prosateurs n’ont, le plus souvent, qu’une médiocre valeur littéraire.

Le roman prend son origine dans le poème. L’Iliade, l’Énéide sont des romans en vers, comme les Martyrs ou Salammbô sont des poèmes en prose. En somme, il n’y a qu’un seul genre, en littérature, le poème. Tout ce qui n’est pas poème n’est rien du tout, ou bien rentre, ce qui est loin d’être un déshonneur, dans cette vaste catégorie, la science.

C’est dans la science qu’il faut placer les romans de Balzac ; ce sont des études de psychologie. Les romans de Victor Hugo, au contraire, sont des poèmes, et c’est tout leur mérite, car, au point de vue psychologique, personne n’en conteste la vacuité. Cette double classification serait applicable à tous les romans modernes de quelque intérêt, selon leurs tendances, selon que l’observation scientifique y domine ou le souci du style.

Selon leurs tendances, car il s’agit de tendances et non de réalisations absolues : la littérature se meut dans le relatif. Les romans les plus secs, comme ceux de Stendhal, ne sont pas sans aucune valeur artistique et il y a, même dans les Misérables, des pages d’une observation très exacte. C’est sur les généralités et non sur les détails que les classifications reposent, aussi bien en histoire littéraire qu’en histoire naturelle. Je crois qu’avec ces réserves la distinction entre les poètes romanciers et les prosateurs romanciers est inattaquable.

On éprouvera cependant quelque embarras en voulant ranger Barbey d’Aurevilly dans l’une ou dans l’autre de ces catégories.

Il fut poète, sans doute, et le demeura jusqu’à la fin de sa vie ; mais poète caché, qui n’avouait ses vers, pourtant très beaux, qu’à quelques-uns seulement de ses amis. Parmi son œuvre, qui est considérable, puisqu’elle remplit près de cinquante volumes, sans compter ce qui est demeuré épars dans les journaux, les poèmes en vers ou en prose ne tiennent qu’un petit nombre de feuiilets. Cela est vrai, mais le souci de l’art, le goût du style, se retrouvent jusque dans le plus fugitif de ses articles, jusque dans la plus brève de ses lettres. Il aimait les mots pour eux-mêmes, composait des phrases pour le seul plaisir de leur sonorité. Sa sensibilité littéraire était très vive. II a beaucoup de peine à pardonner à Balzac, qu’il admire passionnément, la maladresse de son style, et la beauté de la forme le rend indulgent pour des idées qui, exprimées en mauvais langage, le mettraient en colère. Ensuite, c’est un imaginatif plutôt qu’un observateur. Il aime les anecdotes véritables, mais il les arrange à sa façon, les complique, les grandit. Quand il regarde la vie le plus attentivement, il y voit des choses visibles pour lui seul, c’est-à-dire qu’au moment même où il croit observer il imagine. La réalité n’est pour lui qu’un prétexte, un point de départ. C’est un poète. Barbey d’Aurevilly, comme romancier, est peut-être bien plus près de Théophile Gautier que de Balzac.

Il y a cependant en lui un réaliste. Ce côté de son caractère se révèle quand il décrit les paysages et les mœurs de sa terre natale, les environs de Valognes, en Normandie. Nul mieux que lui, ni plus exactement, n’a peint sous toutes ses faces ia tristesse ou la splendeur de ce pays capricieux qui, dans la même matinée, éclate au soleil comme une immense et joyeuse émeraude ou semble s’affaisser et se dissoudre dans le brouillard et dans la pluie. Mais quand il est en Normandie, il est si heureux, que la pluie elle-même ne peut le mettre de mauvaise humeur : « J’ai eu ici, écrit-il, deux jours d’un temps royal, mais à présent ce sont des pluies, superbes de caractère dans ce pays d’Ouest fait pour elles…[59]. »

En ces lettres qu’on vient de publier et qui sont toutes datées de Valognes, ou des environs, l’aveu de son profond amour pour ce coin de terre ne s’exprime qu’en phrases assez brèves ; il l’a réservé pour d’autres correspondants et surtout pour ses livres, pour ses romans, qui se passent presque tous dans la presqu’île du Cotentin, entre Cherbourg et Coutances.

Ce poète avait une idée en peignant toujours des paysages normands, des caractères normands. Il voulait décentraliser le roman et montrer que la province, et une de celles qui passaient alors pour les plus arriérées, la Basse-Normandie, est tout aussi « romanesque » que l’Italie ou les bords du Rhin, quand le romancier a du génie. En ce temps-là, avant la guerre, les imaginations étaient romantiques et la France prenait plaisir à se mépriser elle-même, en ne montrant du goût ou de l’estime que pour les pays étrangers. Barbey d’Aurevilly a beaucoup contribué à nous guérir de cette maladie. Voici comment il parle de Valognes, de la vieille ville muette, triste et abandonnée, la ville, déchue par excellence, la Bruges normande :

« Le grand aspect de la rue de la Poterie n’existe plus. Les deux larges ruisseaux bouillonnant d’une eau pure, comme de Teau de source, dans lesquels on lavait autrefois du linge qu’on battait au bord sur des pierres polies, et qu’on passait sur de petits ponts de bois mobiles, ont été détournés de leur cours. Il n’y a plus qu’un maigre filet d’eau qui coule ; seulement il a une manière de couler, en frissonnant, et l’eau est si bien de la pureté que j’ai connue, que je me suis tout à l’heure arrêté à voir frissonner cette pureté. C’étaient mes souvenirs que je regardais frissonner dans cette eau transparente et fuyante. Un temps doux et gris, entremêlé d’un soleil pâle. Hier, avant-hier, des pluies furieuses et des vents fous. La nature ressemblait à une Hamadryade qui crie. Je suis resté au coin du feu, dans ma chambre d’auberge, allant de temps en temps lever le coin du rideau pour voir les pavés flagellés par ces pluies qui ressemblent à des poignées de verges ! En face, un charmant hôtel, un élégant et blanc sépulcre, comme en a ici cette pauvre aristocratie mouvante, dort sous ses volets fermés… »

Les phrases de Barbey d’Aurevilly ont cette beauté d’être vivantes, et c’est aussi la beauté de ses romans et de ses contes normands, où l’observation et l’imagination ne sont jamais que les servantes de la sensibilité. Il n’y a plus d’hésitation : c’est bien un romancier-poète et l’un des plus curieux de notre littérature.

Les Diaboliques furent poursuivies sur la dénonciation du Charivari[60]. Le trait est à retenir pour qui voudra peindre la justice moderne. Elle n’est plus arbitraire ; c’est convenu ; elle est pire, elle est bête. Le ministre était un certain M. Tailhand ; Arsène Houssaye et Raoul Duval d’un côté, Théophile Silvestre et Gambetta de l’autre, s’interposèrent. Il y eut, je crois, un compromis[61] ; on en trouve la preuve dans la note que l’éditeur Lemerre mit en tête du septième volume des Œuvres de Barbey d’Aurevilly : « Les Diaboliques ne pouvant être réimprimées dans une édition isolée et spéciale… » Depuis, on a passé outre et d’ailleurs les Diaboliques de Lemerre se sont toujours vendues séparément. On ne sait de qui la parole eut le plus de poids ; Tailhand céda aux deux groupes, au même moment, heureux, en bon politique, de contenter à la fois deux amis ou deux ennemis. Il est assez curieux de voir Gambetta solliciter en faveur d’un écrivain catholique un ministre réactionnaire : « Vous êtes de ceux, écrivait-il alors à d’Aurevilly, que la politique elle-même ne peut faire oublier. » Continuant à diviser ses forces, l’auteur des Diaboliques jugeait toujours « les œuvres et les hommes », admirant les Origines de Taine, dépréciant l’Assommoir, raillant les bas-bleus, méconnaissant avec le même emportement Gœthe et Diderot ; mais c’est une Diabolique, la dernière, Une Histoire sans nom, qui le fit entrer au port, par dessus le banc de sable, comme une lame puissante dont la barque est soulevée et lancée en avant. C’était en 1882. A l’âge de soixante-quatorze ans, après plus de cinquante de liltératture, Barbey d’Aurevilly arrivait à la gloire. Le spectacle est beau, car dans la longue vie qui allait finir lumineuse, on pouvait relever des erreurs ou des colères, mais pas une bassesse, pas une lâcheté ; et c’est tout entier que l’opinion l’acceptait enfin, sans que ni l’écrivain ni l’homme lui eût sacrifié ni une idée ni un sentiment. En même temps que le public, les intelligences les plus diverses viennent à lui : il est admiré à la fois par Goncourt et par Fustel de Coulanges, par Caro et par Banville, par Huysmans et par Ernest Havet. M. Bourget était son miroir familier.

Il passa les six dernières années de sa vie à réviser son œuvre critique et mourut le 20 avril 1889, pendant que l’on imprimait pour la première fois son poème Amaïdée, écrit, en 1834, « sous le regard de Maurice Guérin ». Il mourut apaisé, mais encore farouche, rêvant à de profondes solitudes, ayant dit : « Je ne veux personne à mes funérailles. »


LA FEMME NATURELLE


Le dix-huitième siècle fut une des époques où l’on raisonna le plus mal. La science commençait d’être vulgarisée, ainsi que les notions philosophiques. Mais ces nouveautés tombaient dans des intelligences mal préparées à les recevoir. A l’exception de Voltaire, préservé par sa finesse de la crédulité, le philosophe du dix-huitième siècle est un être naïf, quoique de bonne volonté. Le plus naïf est Jean-Jacques Rousseau.

Rousseau avait reçu une éducation profondément chrétienne. Ayant réfléchi, il rejeta les dogmes, conserva la morale. C’était un logicien. Il voulut appuyer cette morale sur de solides fondements. L’homme lui paraissait mauvais, Dieu ne pouvait l’avoir créé mauvais, il fallait donc trouver une explication, une excuse à cette méchanceté. Il imagina que Dieu avait créé « l’homme naturel », et que, à l’instigation de certains pervers, les tyrans, cet homme naturel, abandonnant la nature, s’était soumis, par lâcheté ou paresse, à des lois qui l’avaient corrompu. Admirable, à l’état naturel, l’homme était devenu hideux, à Tétat social. Mais le mal n’était pas sans remède. Il fallait revenir à la nature.

Il n’est pas très difficile de savoir ce qu’était, dans l’esprit vague et sentimental de Rousseau, cet état de nature. On retrouve immédiatement la source de cette conception fantastique dans la croyance au paradis terrestre. L’homme naturel vient de la Bible : mais non directement, cependant ; il a passé par le Paradis perdu de Milton.

« Dans leurs regards divins brillait l’image de leur glorieux auteur, avec la vérité, la sagesse, la sainteté sévère et pure… Lui, formé pour la contemplation et le courage. Elle, pour la mollesse et la douce grâce séduisante… Le beau large front de l’homme et son œil sublime déclaraient sa suprême puissance ; ses cheveux d’hyacinthe, partagés autour de son front, pendent en grappes d’une manière mâle, mais non au-dessous de ses larges épaules. La femme porte comme un voile sa chevelure d’or qui descend éparse et sans ornement jusqu’à sa ceinture déliée ; ses tresses roulent en capricieux anneaux, comme la vigne replie ses attaches… Ainsi, en se tenant par la main, passait le plus charmant couple qui s’unit jamais depuis dans les embrassements de l’amour[62]… »

Tout ce que le dix-huitième siècle français a dit de l’homme et de la femme naturels n’est qu’une amplification, très souvent absurde, des beaux vers de Milton. Cependant, on vient de publier un opuscule inédit où l’on peut relever quelques traits nouveaux, ajoutés au portrait traditionnel. Il a pour auteur Choderlos de Laclos et pour titre De l’éducation des Femmes[63]. Laclos est excessivement connu par ses Liaisons dangereuses, roman qui, après avoir passé pour très immoral, pourrait bien finir par être considéré, malgré quelques traits fort hardis, comme presque trop moral. Que Laclos, du moins, ait eu la prétention d’être un moraliste, c’est ce que ses écrits, jusqu’alors inédits, sur les femmes, mettent hors de doute. C’était un disciple fervent et presque fanatique de Rousseau ; à l’imitation de son maître, il prêche le retour à la nature. Cela fait que les Liaisons apparaissent de plus en plus comme un roman inachevé. Il y manque certainement une seconde partie, où nous aurions vu, après les désordres engendrés par la société, les vertus pratiquées dans l’état de nature. Le traité de l’Éducation des femmes peut tenir lieu, comme l’a remarqué M. E. Champion, de cette seconde partie des Liaisons. Mais après l’avoir lu, on se félicitera qu’il soit resté sous sa forme anodine de dissertation philosophique. Le roman, tel qu’il est, est des plus curieux ; la partie qui lui manque l’aurait gâté. Mais cette fin, elle existe. Un certain abbé Gérard a tiré, hélas ! la moralité des Liaisons dangereuses : il a rédigé un long roman édifiant appelé le Comte de Valmont ou les Égarements de la raison (1801). Cela nous suffit. Laclos a pu lire, avant de mourir, entre deux batailles (car il est mort général d’artillerie), cet épilogue absurde de ses Liaisons, et il a pu se rendre cette justice que, si son roman ne fait pas tout à fait détester le vice, l’autre inspire, à coup sûr, l’horreur de la vertu !

Quel est donc, se demande Laclos dans son traité, le moyen de perfectionner l’éducation des femmes ? D’abord, il n’en trouve aucun, les femmes vivant dans l’esclavage social, et cet état étant incompatible avec toute éducation sérieuse. Là, il abandonne son travail, comme découragé. Mais, quelque temps après, il le reprend sous une autre forme, mettant en parallèle la femme artificielle, telle qu’il l’avait sous les yeux, et la femme naturelle, telle qu’il la voyait dans ses rêves.

Tout d’abord, il pose ce principe : « La femme naturelle est, ainsi que l’homme, un être libre et puissant ; libre, en ce qu’il a l’entier exercice de ses facultés ; puissant, en ce que ses facultés égalent ses besoins. » Puis il réédite les paradoxes de Rousseau : Les hommes ont voulu tout perfectionner et ils ont tout corrompu ; ils ont abandonné la nature qui les rendait heureux, en l’accusant des maux que cet abandon leur causait. La nature ! tout s’y passe simplement et doucement ; c’est le paradis terrestre, en vérité : et il n’est pas, comme dans la religion, rejeté au lointain des âges, il est là, sous nos mains. Écartons toute la civilisation, allons vivre à demi-nus dans les bois, et nous serons heureux. Rousseau et Laclos ne disent pas cela tout à fait ; ils sont trop intelligents. Mais le peuple, à qui ces idées parvenaient, les prenait ainsi et bientôt il allait se mettre à la besogne. Sans les quelques cervelles demeurées à demi saines, sans Bonaparte, surtout, la France, livrée au délire de la nature, de la simplicité et de l’égalité, de la pauvreté et de la saleté, serait assez vite redevenue une forêt primitive.

Laclos, comme Rousseau, plaçait sa « femme naturelle » dans la catégorie des hypothèses ; il disait ce que la femme avait été, très probablement, dans les temps bénis où la civilisation n’existait pas, mais c’était sans espoir, ou bien incertain, de voir refleurir les joies de l’âge d’or.

Quoi qu’il en soit, dans l’état de nature, l’enfant, élevé librement, comme un petit animal, pousse vite et vigoureusement. Dès l’âge de trois ou quatre ans, il est en mesure de suffire à ses besoins, cherchant lui-même les graines, les fruits, les poissons, les bêtes nécessaires à sa nourriture, tout comme un petit singe ou un ourson. Quand il a bien mangé, il songe à boire. Il se dirige instinctivement vers la source ou vers le fleuve. Il boit, il se baigne, il nage, « il a appris de sa mère cet art qui n’est ignoré que des peuples instruits. Ensuite, il dort. Mais ce produit de la nature est une fille. Elle atteint l’âge nubile. C’est le moment de la considérer, car il est à craindre que sa beauté ne soit assez fugitive. La voici donc, c’est le cas de le dire, au naturel :

« Elle n’a ni la peau blanche et délicate dont le toucher nous flatte si voluptueusement, ni la douce flexibilité, apparente faiblesse, qui semble provoquer l’attaque, par l’espoir du succès, et préparer la défaite par la facilité de l’excuse ; elle n’a surtout aucune des ressources de la parure dont les femmes de tous les climats savent si bien tirer parti ; sa peau, colorée par le soleil, est d’une teinte plus brune, mais plus animée ; ses chairs, continuellement battues par un air vif, sont plus fermes et plus vivantes. On ne peut mieux comparer ces deux femmes (la factice et la naturelle) qu’à des fruits dont les uns seraient venus en pleine campagne, et les autres dans les serres chaudes. Le caractère de sa figure est ordinairement la tranquille sérénité ; elle ne sait pas minauder, mais elle sait encore moins se contraindre. Sa taille est grande et forte. Sa parure est une chevelure flottante, ses parfums sont un bain d’eau claire ».

Ici, se dresse une grave question. La femme naturelle est admirablement faite pour remplir toutes les fonctions de la maternité. Mais est-elle capable d’amour, au sens délicat que nous donnons à ce mot ? Laclos est très embarrassé pour répondre. Il finit par convenir que la femme naturelle ignore nécessairement la passion ; elle ignore même le choix. Enfin, c’est un pur animal. On ne sait pas si elle parle. A quoi bon d’ailleurs et que dirait-elle ? Elle préfère sans doute se laisser vivre ; après quoi elle se laisse mourir. Sa mort, qui n’est pas moins miraculeuse que sa vie, n’est précédée d’aucune déchéance, et « son dernier moment est aussi serein que tous les autres ».

Ici finit le « portrait de la femme naturelle ». Alors Laclos se demande naïvement : Mais cette femme n’esl-elle pas une chimère ? Non, répond-il, c’est, trait pour trait, l’histoire fidèle de la femme dans l’état de la nature.

Ces rêveries avaient eu déjà, comme nous l’avons dit, à l’époque où écrivait Laclos, deux grands contradicteurs, Buffon et Voltaire, l’un parlant au nom de la science véritable, l’autre au nom du bon sens. Laclos connaît leurs objections : « On s’obstine à nous dire : cet état n’a jamais existé, il est impossible, il est invraisemblable. Cette question mérite d’être discutée. »

Elle ne mérite plus d’être discutée, mais elle mérite encore d’être exposée, afin de montrer que, même aux époques où l’esprit humain a le plus follement divagué, il a toujours pu entendre, grave ou sarcastique, la voix de la sagesse. Quand la France s’empoisonnait aux paroles malsaines de Jean-Jacques Rousseau, elle avait sous la main, versé d’avance ou à mesure, l’antidote.

« Le grand défaut de tous ces livres à paradoxes, disait Voltaire, en songeant aux divagations de Jean-Jacques Rousseau, n’est-il pas de supposer toujours la nature autrement qu’elle n’est ? » Cela s’applique à merveille au portrait de la femme naturelle dessiné par Laclos. Il n’y a de science que des faits et des faits constants. Il n’est pas permis de se servir de la logique pour construire, soit dans le passé, soit dans le futur, un état social idéal : ou, si cela est permis, c’est à titre d’amusement romanesque. Affirmer que l’homme un jour sera parfait, ou bien qu’il fut parfait jadis, c’est débiter un conte de nourrice dont tout l’intérêt est dans le talent du narrateur, toute la valeur dans la crédulité de l’auditoire. La perfection initiale de l’homme ou sa perfectibilité indéfinie, ce sont là deux chimères de pareille nature ; les esprits simples y peuvent trouver des motifs d’édification ou de consolation, et c’est tout.

Du temps de Laclos, l’idée que l’homme avait, à ses origines, vécu dans la félicité, se continuait par l’idée qu’il retrouverait un jour cette félicité primordiale. Aujourd’hui, on a rejeté la première idée et conservé la seconde : Rousseau, Laclos et Condorcet avaient, jusque dans leurs rêveries, une certaine logique qui nous manque fâcheusement. Mais tout le monde ne leur concédait pas la légitimité de cette première partie de leur raisonnement. Ils avaient un adversaire particulièrement redoutable, Buffon.

Buffon est le créateur de la science que l’on nomme aujourd’hui anthropologie et qu’il appelait, lui, en meilleur français : histoire naturelle de l’homme. Il avait lu tous les récits de voyages, à une époque où les voyageurs trouvaient encore, répandu dans le monde entier, à l’état véritablement naturel, sans aucun vernis de christianisme, le Sauvage. S’il y a un homme qui puisse être considéré comme l’homme naturel, c’est en effet l’habitant du Congo ou celui de la Terre de Feu. Nulle civilisation ne l’a corrompu. Il est nu, il n’a guère que des instincts ; quand il a mangé à sa faim, il est heureux ; ses amours sont sans pudeur ; il ne songe qu’à l’heure présente. « Peut-on dire de bonne foi, continue Buffon, que cet état mérite nos regrets, que l’homme, animal farouche, fut plus digne que l’homme, citoyen civilisé ? Si cela est, disons en même temps qu’il est plus doux de végéter que de vivre, de ne rien appéter que de satisfaire son appétit, de dormir d’un sommeil apathique que d’ouvrir les yeux pour voir et pour sentir ; consentons à laisser noire âme dans l’engourdisseinent, notre esprit dans les ténèbres, à ne nous jamais servir ni de l’une ni de l’autre, à nous mettre au-dessous des animaux, à n’être enfin que des masses de matière brute attachées à la terre. »

Buffon ne croyait pas, d’ailleurs, que l’homme eût jamais vécu autrement qu’en société, et là encore il est le précurseur incontesté des sociologues modernes. Il assurait que, si le monde entier était connu, on ne trouverait nulle part l’authentique homme naturel, c’est-à-dire un homme isolé, presque privé de la parole, insensible aux signes, dénué de la faculté de concevoir des idées, pareil à peu près aux grands singes, n’ayant de l’homme, en somme, qu’une certaine forme humaine. Le monde est presque connu tout entier, et on n’a pas trouvé cette esquisse de l’humanité ; les plus humbles peuplades vivant dans un état assez voisin de celui des animaux, les Boschimans, par exemple, ont néanmoins quelques formes sociales, des usages, des traditions, un langage et même un rudiment de littérature orale, contes et superstitions.

Voltaire avait d’autres arguments : « Quelques mauvais plaisants, dit-il, ont abusé de leur esprit jusqu’au point de hasarder le paradoxe étonnant que l’homme est originairement fait pour vivre seul comme un loup cervier, et que c’est la société qui a dépravé la nature. Autant vaudrait-il dire que, dans la mer, les harengs sont naturellement faits pour nager isolés, et que c’est par un excès de corruption qu’ils passent, en troupes, de la mer glaciale sur nos côtes ; qu’anciennement les grues volaient en l’air chacune à part, et que, par une violation du droit naturel, elles ont pris le parti de voyager de compagnie. »

Cette ironie, si sage et si gaie en même temps, exaspère Laclos qui trouve que c’est « une mauvaise plaisanterie de vouloir établir une analogie entre l’homme, les harengs et les grues ». Audacieux, quand il s’agit de décrire les mauvaises mœurs de son temps, Laclos, comme son maître Rousseau, est, en philosophie naturelle, de la force d’un petit enfant qui revient du catéchisme. Son ignorance des faits naturels est presque scandaleuse. C’est un pur idéologue, incapable d’observation, dès qu’on le sort du cercle de ses habitudes sociales. Voltaire dit avec raison : « Quiconque vivrait absolument seul perdrait bientôt la faculté de penser et de s’exprimer. » Cela fâche Laclos qui déclare que l’animal le plus solitaire a ses pensées et son langage. Seulement, Laclos ignore qu’il n’y a pas d’animaux solitaires, du moins parmi ceux qui ne sont pas tout à fait au bas de l’échelle animale. Le mâle et la femelle vivent en couples, au moins temporaires, ou en troupes ; et, presque toujours, quand la mère survit à la naissance de sa progéniture, elle en prend soin, l’initiant ainsi à la véritable vie sociale.

Dans ce grand duel qui divisa jusqu’à leur mort Rousseau et Voltaire, le bon sens et la raison ne furent pas une seule fois du côté de Rousseau. Les paradoxes du Genevois ont même quelque chose de triste à la fois et de répugnant, on dirait de gluant. Il représente, par excellence, l’anarchiste anti-social, qui ne se sent plein de haine pour la civilisation que parce qu’il est incapable de la comprendre et d’en jouir. Laclos s’est singulièrement diminué en se mettant à l’école de cette philosophie déclamatoire et méchante. Il est heureux pour sa réputation que les événements politiques aient arrêté sa carrière littéraire. Vraiment il n’avait qu’un livre à écrire, les Liaisons dangereuses. Tout ce qu’il rédigea par la suite est ou puéril, ou maladroit.

La seconde partie de son essai sur l’Éducation des femmes est cependant moins mauvaise que la première, mais seulement peut-être parce qu’elle est incomplète et que nous n’en avons pas la conclusion. Le chapitre sur la beauté est même agréable à lire et presque toujours d’un ton juste. Là, son ignorance philosophique lui a rendu service, en l’empêchant de s’égarer dans les divagations métaphysiques sur l’origine du beau et sa nature. Constatant que la beauté de la femme change pour les hommes avec les races, les climats, les siècles, il la réduit à n’être qu’une qualité naturelle, une promesse à laquelle l’homme se laisse prendre. Le propre de la beauté est de plaire. Aussi est-il surpris que les hommes admirent, en statuaire, par exemple, une sorte de beauté régulière et froide « qui ne plaît pas », c’est-à-dire qui n’excite pas le désir. Il croit que cette beauté idéale est purement conventionnelle, et c’est peut-être vrai. Les Grecs nous ont appris à mettre au-dessus de tout une certaine régularité de formes que, dans la vie réelle, nous ne recherchons pas particulièrement. Les femmes de ce genre, quand il s’en rencontre par hasard (cela n’est pas fréquent), nous font plutôt l’effet d’un jeu de nature — d’un jeu heureux — que d’une production normale. Mais quel homme d’aujourd’hui oserait dire qu’il préfère à la beauté glaciale et trop majestueuse de la Vénus de Milo la beauté souple, menue et rieuse de la femme de l’Ile-de-France ? Laclos, sur cette question, retrouve un peu de son bon sens de Français du xviiie siècle ; il se rapproche de Voltaire et nous retrouvons un peu de l’esprit du spirituel romancier.

La femme naturelle ! Pourquoi aller la chercher si loin ? La femme est toujours naturelle, ici ou là, à Paris ou en Guinée. La civilisation est un produit naturel, tout comme l’état sauvage ; ce sont des fleurs différentes poussées dans la même forêt.

Si l’on admettait, pour un instant, la division des choses en naturelles et artificielles, ce ne devrait être que pour considérer, avec le plus grand respect, l’artificiel comme un perfectionnement de la nature. C’est même le seul mobile des multiples activités humaines : perfectionner la nature, c’est-à-dire la recréer perpétuellement, la façonner à notre fantaisie et, en même temps, tirer de son sein inépuisable des aliments toujours nouveaux pour nos besoins et nos curiosités.


LA LITTÉRATURE ANGLAISE EN FRANCE


Pendant un long moment historique, aux xiie et xiiie siècles, la France et l’Angleterre n’eurent qu’une seule et même littérature. C’est la période anglo-normande. Robert Wace, Benoît de Saint-Maure, Geoffroy Gaimar écrivent à la fois pour les deux côtés du Détroit. Ce détroit n’est plus la mer ; c’est un fleuve sur les deux rives duquel on parle la même langue, on s’intéresse aux mêmes récits d’héroïsme ou de courtoisie. L’origine anglaise, c’est-à-dire anglo-celtique, bretonne, du cycle d’Artus ou de la Table Ronde n’est plus du tout contestée maintenant. C’est dans des chroniques latines, rédigées en Angleterre d’après des traditions celtiques, qu’il faut chercher la source de ces grands poèmes auxquels les Anglo-Normands Béroul et Thomas, le français Chrestien de Troyes donnèrent leur forme définitive. Tristan et Iseult, Perceval (le Parsifal de Wagner), le Saint-Graal, Merlin, Lancelot sont les produits magnifiques et immortels de la triple collaboration de l’esprit celtique, de l’esprit anglo-saxon et de l’esprit français. Wagner les a transformés et germanisés sans faire oublier leur origine ; et récemment, en traduisant et en arrangeant légèrement ce qui nous reste du Tristan et Iseult anglo-normand, de celui de Béroul et de Thomas, M. J. Bédier a composé un poème délicieux. Ces vieilles imaginations sont toujours fraîches, toujours propres à remuer notre sensibilité.

Après cette période intime, il y a une longue lacune dans les relations littéraires anglo-françaises ; du moins si notre littérature continue de pénétrer en Angleterre comme dans le reste de l’Europe, la littérature anglaise prend alors un caractère particulariste qui s’oppose à son influence extérieure. Elle s’écrit d’ailleurs, ayant abandonné l’expression française, dans une langue instable et qui n’atteindra vraiment qu’avec Chaucer à la véritable valeur littéraire. La littérature anglaise de cette période peut avoir un grand intérêt national ; elle n’eut aucune force d’expansion et la France ne lui emprunta rien.

Ce n’est guère avant les premières années du xviie siècle que la littérature anglaise, enfin maîtresse de sa forme littéraire, attira l’attention des écrivains français. Au moment même où l’Astrée faisait les délices de la société polie en France, en 1624, un sieur Baudouin traduisit l’Arcadie de Sidney. C’est le premier livre anglais moderne qui eut quelque influence sur la littérature française ; mais comme cette influence se confond avec celle de l’Astrée, les deux livres ayant de singuliers rapports, elle est difficile à déterminer.

On trouvera dans « l’Histoire de l’Académie française » de Pellisson quelques détails sur ce Baudouin, car il fut un des premiers académiciens. Il ne fit jamais autre chose que des traductions ; mais il faut le ranger parmi ces traducteurs avisés qui eurent plus d’influence sur la littérature de leur pays que bien des écrivains originaux. Baudouin n’est pas comparable à Amédée Pichot, ni surtout à Letourneur, que personne n’a jamais estimé à sa valeur, et qui fut un des gonds sur lesquels tourna la littérature française ; mais il eut le mérite de s’apercevoir le premier, en France, qu’il y avait une littérature en Angleterre. Après l’Arcadie, il traduisit les Œuvres morales et politiques de Messire François Bacon ; ce sont les Essais. Ce livre eut un succès évident, puisque le traducteur s’exprime ainsi dans l’Avertissement fie Ja troisième édition : « Voicy la troisième édition de ce Livre, qui pourroiî assurément eslre le quatriesme, si les libraires n’eussent négligé, à leur dommage, le soing qu’ils dévoient avoir de le donner au public. »

Quoi qu’il en soit, le premier ouvrage de Bacon traduit en français fut réimprimé trois fois en l’espnce de cinq ans, ce qui est énorme pour cette époque. Un tel accueil excita l’émulation et le sieur Pierre Amboise de la Magdeleine s’attaqua également à Bacon, dont il francisa l’Histoire naturelle, en 1631. Il faut faire remarquer, à ce propos, que cette traduction, si l’on en croit le traducteur, aurait la valeur d’une véritable édition originale : « Ayant, dit-il, été aidé par la plupart des manuscrits de l’auteur, j’ai jugé nécessaire d’y adjouster ou diminuer beaucoup de choses qui avoient été obmises ou augmentées par l’aumosnier de M. Bacon qui, après la mort de son maistre, fit imprimer confusément tous les papiers qu’il trouva dans son cabinet. »

L’apparition presque simultanée en France et en Angleterre d’œuvres telles que les Essais de Montaigne et les Essais de Bacon, telles que l’Arcadie et l’Astrée, indique bien que les deux pays suivaient dans l’évolution de leur pensée et de leur goût une marche parallèle ; ils n’étaient plus irréductibles que sur le genre de leurs divertissements : ceux qui allaient applaudir Corneille auraient été plus surpris qu’intéressés par Shakespeare. Le théâtre est toujours ce qu’il y a de plus national dans une littérature, parce que c’est ce qu’il y a de plus matériel, de plus physique ; et un peuple qui n’a point de théâtre national, c’est qu’il manque de personnalité, ou que son existence comme nation est très récente. On s’entendit donc, d’Angleterre en France, sur le roman et sur la philosophie avant de s’entendre sur le théâtre. Après Bacon, on traduisit Hobbes. Le Leviathan et le De Cive furent mis en français sitôt après leur apparition et firent apprécier chez nous, en même temps que Descartes, ce grand esprit, l’un des plus raisonnables qui fut jamais. Hobbes fit d’ailleurs un long séjour en France, où il devint l’ami de tous les libres esprits, de Gassendi, de Mersenne, qui le mit en relations avec Descartes.

Milton, pas plus que Shakespeare, ne fut connu en France à sa date, du moins comme grand poète, car ses pamphlets politiques étaient fort discutés. Ce n’est qu’en 1729 que Dupré de Saint-Maur donna une tracluction du Paradis perdu, bientôt suivie par celle de Louis Racine.

La France et l’Europe devaient ignorer Shakespeare jusqu’en l’an 1776 ; mais l’Angleterre donnait l’exemple. La plus ancienne mention du nom de Shakespeare dans un livre français se trouve dans les Œuvres meslées de M. le Chevalier Temple, imprimées à Utrecht, chez Antoine Schouten, en 1693. Mais ce livre français est la traduction d’un ouvrage anglais. Dans le troisième des essais qui composent ce volume, Essais sur la poésie, l’auteur établit une brève comparaison entre Molière et Shakespeare, trouve en ces deux poètes la même qualité d’humeur (humour), encore que, chez Molière, elle ait été « un peu trop tournée au comique ou à la farce, pour être tout à fait la même chose que celle de notre nation. Shakespeare a été le premier qui a introduit sur notre théâtre cette sorte de poésie, à laquelle on a toujours pris depuis tant de plaisir… ». Il y a bien un ancien témoignage français sur Shakespeare, mais c’est un témoignage manuscrit. Vers 1680, Nicolas Clément, garde de la bibliothèque du Roi, rédigea un catalogue, qui existe encore, et où on peut lire ceci :

« Will Shakespeare, poeta Anglicus… Ce poète anglois a l’imagination assez belle, il pense naturellement, il s’exprime avec finesse ; mais ces belles qualités sont obscurcies par les ordures qu’il mêle à ses comédies. »

Cette opinion n’est-elle pas bien de sa date, bien d’un contemporain de Racine ? Elle est meilleure, après tout, et plus juste que celle de Voltaire. L’exemplaire qui a motivé cette appréciation de Nicolas Clément appartient au Shakespeare in-folio de 1632. Il serait bien intéressant de savoir si Clément a donné une opinion personnelle, ou celle de quelqu’un de ses amis, ou, si au contraire, il ne fait que résumer le jugement d’un écrivain anglais.

A partir des premières années du xviiie siècle, les bons ouvrages anglais sont immédiatement traduits en français. Il en fut ainsi pour deux livres qui égalent encore aujourd’hui, en France, la popularité de n’importe quel livre français : Robinson Crusoé et les Voyages de Gulliver. Le premier paraît en 1719 : il est traduit en 1720 par Saint-Hyacinte ; le second est de 1720 : il est traduit en 1727 par l’abbé Desfontaines. Cela prouve des relations intellectuelles très suivies ; on n’est guère plus prompt, même aujourd’hni, à faire passer un livre d’une langue dans une autre.

Ces relations vont bientôt devenir encore plus étroites. Cela arriva à la suite d’un événement pour lequel on ne prévoyait pas d’aussi sérieuses conséquences. En 1726, un jeune homme, déjà célèbre par des poésies très légères et d’autres très lourdes, fut exilé en Angleterre ; il en revint à moitié Anglais. Il s’agit de Voltaire. Dix ans plus tard, naissait à Valognes Pierre Letourneur. Ces deux faits eurent une influence immense sur l’orientation de la littérature et de la pensée françaises.

Voltaire était bien préparé à goûter l’Angleterre. Quelques années auparavant il s’était lié d’amitié avec un Anglais illustre, lord Bolingbroke, et avait fait un séjour au château de la Source du Loiret, où cet homme d’État s’était installé à la mort de la reine Anne. Bolingbroke lui avait donné quelques notions de la philosophie de Locke, quelque goût pour le libéralisme, le déisme et autres nouveautés. En France, il n’y avait presque encore jamais eu de milieu entre la religion et l’irréligion ; on était catholique ou athée (libertin, comme on disait alors). Voltaire rapporta d’Angleterre les idées philosophiques libérales et modérées qu’il devait exposer en cent volumes, avec plus d’âpreté, cependant, que les philosophes anglais, respectueux d’une bienséance dont il se moquait.

C’est en 1733, après un séjour de trois ans en Angleterre et trois ans de réflexion, qu’il publia ses Lettres sur les Anglais, connues aussi sous le nom de Lettres philosophiques. Le Parlement, gardien des traditions politiques et religieuses, jugea le livre tel que « propre à inspirer le libertinage le plus dangereux pour la religion et l’ordre de la société civile », le condamna au feu et fit mettre à la Bastille le libraire Jore, qui l’avait édité. Voltaire lui-même, protégé par la Cour, ne fut nullement inquiété.

Les Lettres philosophiques révélaient beaucoup de choses nouvelles, mais l’auteur, dans sa ferveur exploratrice, avait souvent pris pour du nouveau des notions fort répandues en France, dans le monde savant. Il crut découvrir et faire connaître Bacon et la méthode expérimentale. Or, Bacon était connu depuis cent ans et Pascal avait donné de la méthode expérimentale de saisissants exemples. Il crut découvrir Swift, mais nous avons vu que Gulliver avait été traduit, sitôt son apparition.

Ces réserves faites, il est certain que Voltaire fut le premier artisan véritable de l’influence anglaise en France. Avant lui, elle ne s’était manifestée qu’à certaines occasions ; à partir de lui, elle devient constante, elle s’exerce régulièrement et se fait sentir aussi bien dans la philosophie que dans la littérature, aussi bien dans la politique que dans les sciences. C’est Voltaire, par exemple, qui détrôna définitivement Descartes, le remplaçant par Locke et par Newton. La philosophie sensualiste de Locke n’eut d’ailleurs, malheureusement, qu’une vogue éphémère, bientôt éclipsée à son tour par le sentimentalisme de Jean-Jacques Rousseau, ce poison qui donna à la France des convulsions dont elle est encore secouée. Mais la grande révélation de Voltaire, celle qui semble d’ailleurs l’avoir le plus enivré, c’est celle de Newton. Un Français, dit-il, qui passe de Paris à Londres trouve les choses bien changées : « Il a laissé le monde plein, il le trouve vide ; il a laissé une philosophie qui explique tout par l’impulsion, il en trouve une qui explique tout par l’attraction. » Ce sont des allusions aux théories cartésiennes que les idées de Newton allaient bientôt rejeter parmi les curiosités de l’histoire scientifique. L’Angleterre était alors toute à la science, à la philosophie, à l’incrédulité : « Point de religion en Angleterre, dit Montesquieu dans ses Notes. Si quelqu’un parle de religion, tout le monde se met à rire. » Il faut songer à cela, quand il s’agit de l’Angleterre, telle que Voltaire la vit et l’admira. Montesquieu dit encore : « L’Angleterre est à présent le plus libre pays qui soit au monde : je n’en excepte aucune république. » Les deux nations voisines différaient assez sur ce point, car si on vivait assez librement en France, la liberté n’y était pas de principe. Voltaire devait s’ingénier à créer une France sur le modèle de l’Angleterre de 1730. Il y réussit en partie ; mais l’Angleterre, au moins pour les idées religieuses, évoluait dans un sens différent. De si près que se suivent deux grands peuples, leurs oscillations sont rarement convergentes.

Il arriva aussi que la littérature anglaise que Voltaire découvrait, celle de Dryden, Addison, Pope, Butler, était celle qui était en train de mourir sous l’influence tardive de Shakespeare ressuscité, et aussi sous la poussée du romantisme naissant. Il est vrai qu’il révéla Shakespeare aux Français de l’an 1733, en piquant leur curiosité par un mélange bizarre d’admiration et de réticences : « Le Corneille de Londres, grand fou d’ailleurs, mais il a des morceaux admirables. » Assurément celui qui, ayant lu Shakespeare, le juge ainsi, c’est qu’il ne l’a ni compris, ni senti. Mais il fallait un commencement et le jugement de Voltaire fut ce commencement. Shakespeare fut toujours pour Voltaire une énigme qu’il essayait en vain de déchiffrer. Il a imité Hamlet dans Eriphyle. Cette pauvre tragédie donne une idée de Shakespeare comme la version d’un écolier donne une idée d’Homère.

Jusqu’en 1745, Shakespeare ne fut qu’un mot, parfois un éloge, plus souvent une injure dans la littérature française. Cette année-là, le sieur de Laplace fit paraître le premier volume d’une collection intitulée le Théâtre anglais (Paris, 1745-1748, 8 vol.), recueil, encore utile aujourd’hui, des principales pièces de Shakespeare, de ses contemporains et de ses successeurs[64]. C’est là que Ducis fit connaissance avec Shakespeare, dont il devait faire de fâcheuses imitations : « Je n’entends point l’anglais, dit-il dans l’avertissement de son Hamlet, et j’ai osé faire paraître Hamlet sur la scène française. Tout le monde connaît le mérite du Théâtre anglois de M. de Laplace. C’est d’après cet ouvrage précieux à la littérature que j’ai entrepris de rendre une des plus singulières tragédies de Shakespeare. » Dans la suite, Ducis se servit de la traduction de Letourneur, d’après laquelle il fabriqua un Roméo et Juliette, un Roi Lear, un Macbeth, un Othello. Ces tragédies sont médiocres, on le sait, mais elles eurent un très grand succès et achevèrent de faire connaître non pas l’œuvre, à coup sûr, mais le nom de Shakespeare. Son Hamlet fut joué en 1769.

Tout ceci n’était qu’une préface ; il faut attendre encore de longues années avant de rencontrer la première traduction complète de l’œuvre de Shakespeare. Cela arriva en 1776, deux ans avant la mort de Voltaire, qui, oubliant son ancienne admiration, se mit à couvrir de sarcasmes et Shakespeare et son traducteur. Voltaire, immensément égoïste, n’aimait pas que l’on touchât aux idées et aux hommes sur lesquels il se croyait certains droits de priorité. Shakespeare a un certain génie, quand c’est Voltaire qui en parle ; il devient un « sauvage ivre », quand d’autres s’en emparent. Letourneur ne se laissa pas intimider. Avec l’aide de Fontaine-Malherbe, un poète originaire de Coutances, et du comte de Catuelan, il mena à bien sa traduction, dont le vingtième et dernier volume parut en 1782.

. Ce fut un événement. En tête de la liste des souscripteurs, on lisait les noms du roi (Louis XVI), de la reine, du comte d’Artois, du comte de Provence, de tous les personnages considérables dans l’État ou dans la république des lettres. Bien que Letourneur ne se fût pas astreint, il le dit lui-même, à une littéralité complète, sa traduction était fidèle, entière, respectueuse de toutes les intentions du grand poète. Shakespeare, du coup, était révélé, non seulement à la France, mais à l’Europe entière, et surtout à l’Allemagne, qui allait en faire son dieu littéraire et y trouver, comme la France un peu plus tard, la source de sa rénovation poétique.

Laplace n’est qu’un homme de lettres laborieux ; il traduit le théâtre anglais sans autre but que de gagner quelque argent. Letourneur sait ce qu’il fait, comme le prouve sa Préface, morceau curieux dont voici les principaux passages :

« Shakespeare plaît et plaira toujours, parce qu’il l’emporte sur tous les écrivains, comme peintre de la vérité et de la nature : il plaît par la magnificence, la fraîcheur, la fécondité de sa poésie, qui n’est pas art, mais, comme les prophéties des Sybilles, semble une véritable inspiration. Il plaît parce qu’il offre à ses lecteurs un miroir fidèle de la vie et des mœurs, des tableaux vrais de l’homme dans tous les états, dans tous les mouvements et dans toutes les situations de son âme. Il plaît parce qu’il a réuni les deux facultés les plus rares de l’invention et les deux formes principales de l’intérêt dramatique : celle de former les caractères et celle d’imiter au naturel les passions et leur langage.

« Les caractères sont le produit de l’humanité, telle qu’elle se présente dans tous les temps et dans tous les lieux. Les personnages parlent et agissent par l’impulsion des passions universelles qui affectent tous les cœurs… Les personnages de Shakespeare sont antant d’originaux qui ont une existence à part, comme les individus réels de la société…

« … D’autres savent se passionner dans une grande occasion et parler le langage de la nature dans une situation forte et pathétique. L’antiquité n’a point eu d’écrivain qui ait possédé ce talent comme Euripide… Shakespeare a la gloire d’égaler le poète grec dans ces élans, dans ces morceaux de véhémence et d’énergie ; mais il a, de plus qu’Euripide, le talent plus rare d’imiter la passion dans tous ses degrés et sous toutes ses faces ; il sait en modérer ou en accélérer l’impétuosité, à proportion de l’influence que doivent avoir sur elle les autres causes, les autres événements accessoires. Doué d’une sensibilité rare, et d’une étonnante flexibilité d’âme, qui prend toutes les impressions, toutes les formes, il est comme le Protée de l’Art dramatique. »

Ce jugement, pour lequel Letourneur s’était d’ailleurs inspiré de certains critiques anglais, m’a paru intéressant à rapporter, à cause de sa fraîcheur et de son enthousiasme. Quelques années auparavant, Diderot, dans l’Encyclopédie, avait fait un bon article sur Shakespeare ; il n’a pas l’ingénuité de celui de ce traducteur, ivre d’avoir découvert un nouveau monde.

Avant de donner son Shakespeare, Pierre Letourneur avait publié la traduction d’une œuvre bien moindre, mais dont le succès fut immense et l’influence décisive sur la formation du romantisme. Je ne sais si les Nuits (Night Thoughts) de Young jouissent encore en Angleterre de quelque estime ; en France, le livre est depuis longtemps oublié, et l’auteur inconnu. Quand elles parurent, ces Nuits, dont Letourneur avait encore augmenté l’emphase, aggravé le ton lugubre, ce fut la révélation d’une sorte de poésie entièrement nouvelle. Il faut se rendre compte que cela tomba, en 1769, entre Bernis et Dorat ; il y avait de quoi effaroucher « les tourterelles de Zelmis ». Elles s’enfuirent si loin qu’on ne les revit plus jamais, ou bien, peut-être, elles se métamorphosèrent en corbeaux ou en hiboux. Les Nuits sont un poème à la fois religieux, moral et romanesque : et ces trois caractères furent précisément ceux du premier romantisme tel qu’il s’épanouit dans les Méditations de Lamartine. Tous les jeunes gens, nés à la vie intellectuelle depuis 1769, dévorèrent ces tristes Nuits, dont le succès, s’il est un fait considérable, est un fait assez fâcheux, car rien n’était moins conforme au génie français, plutôt disposé au sourire et au scepticisme qu’aux sombres réflexions sur les peines de la vie. Le romantisme ne pouvait se développer en France que sous des influences étrangères : il y en eut d’heureuses comme Shakespeare, Gœthe, qui élargirent notre génie poétique. Il y en eut de très mauvaises, telles que celles de Young, d’Ossian, d’Hervey.

Les Méditations sur les tombeaux, de Hervey, furent traduites, toujours par Letourneur, un an après les Nuits. Le retentissement fut beaucoup moindre ; elles n’eurent pas, comme les Nuits, cinquante ou soixante éditions en l’espace de quelques années, mais cette littérature de christianisme funèbre ne fut pas non plus sans influence. De qui donc, sinon d’Hervey, les romantiques tinrent-ils cette manie de s’aller promener dans les cimetières, en se laissant aller à de mélancoliques rêveries ? Lamartine, élevé en province dans un vieux château, y trouva certainement ces anciens livres à succès et il en fut troublé ; les tombeaux, dans ses premiers vers, reviennent avec une insistance qui n’est point naturelle chez un jeune homme sain. C’est de la mélancolie apprise, corrigée heureusement par un peu de tristesse réelle et sincère. Que l’on ouvre les Méditations en cherchant ces mots « les tombeaux », on les trouvera presque à chaque page :

De ce hêtre au feuillage sombre
J’entends frissonner les rameaux :
On dirait autour des tombeaux
Qu’on entend voltiger une ombre.
(Le Soir.)

Terre, soleil, vallons, belle et douce nature,
Je vous dois une larme au bord de mon tombeau.
(L’Automne.)

La mort m’a tout ravi, la mort doit tout me rendre,
J’entends le réveil des tombeaux !
(La Semaine Sainte.)

Salut, champ consacré ! salut, champ funéraire,
Des tombeaux du village humble dépositaire…
(Le Temple.)

Et cela revient comme un glas, à propos de tout. Voici « l’épaisse nuit des tombeaux », voici « les fleurs dans les tombeaux », voici « le sentier des tombeaux ». Après le succès des Méditations de Lamartine, les poètes imitateurs ne parlèrent plus que cimetières, tombes et cyprès : il faut rendre à Hervey et à Young ce qui leur est dû, sans oublier le traducteur sans lequel ils nous seraient éternellement demeurés inconnus.

Mais la gloire de Pierre Letourneur n’est pas épuisée. On lui doit encore une œuvre, plus caractéristique peut-être que les précédentes, la traduction des poésies d’Ossian. Ossian est important dans la littérature française, puisqu’il fut le véritable maître de Chateaubriand. Bien que Chateaubriand connût parfaitement l’anglais, il est probable que c’est dans Letourneur qu’il lut et admira trop ces faux poèmes habilement remaniés — ou fabriqués de toutes pièces — par l’audacieux Macpherson. La phraséologie des Martyrs vient de là, directement ; c’est absolument visible. Ossian troubla Chateaubriand. C’est un grand honneur, dont une partie revient encore à cet extraordinaire Letourneur, à ce traducteur si adroit et d’un tel sens critique qu’il ne se trompa jamais, que tout ce qu’il emprunta à l’anglais fut aussitôt adopté par le public, admis par les écrivains de son temps ou des années suivantes. A la vérité, l’Ossian de Letourneur, paru en 1777, n’eut pas un succès immédiat. Cela parut singulier, plutôt qu’enchanteur. Tandis que les Nuits se vendaient couramment, « Ossian, fils de Fingal, barde du troisième siècle », ne fut pas réimprimé avant l’année 1799. Mais alors l’enthousiasme, tout d’un coup, éclata. La France en quelques mois devint tout entière ossianesque. Les fils reçurent au baptême le nom d’Oscar (par exemple le fils de Bernadotte, né cette même année), et les filles, le nom de Malvina. Il y a de cette époque un tableau de Girodet, reproduit en lithographie, qui représente les plus célèbres généraux de la Répubhque comparaissant devant Ossian qui leur tient un discours. C’était un délire. Un poète, que les romantiques ont ridiculisé depuis, quoiqu’il fût un de leurs précurseurs, Baour-Lormian, profita de cette vogue et mit en vers la prose de Letourneur. Ainsi versifié, l’Hymne au Soleil fut longtemps célèbre :

Roi du monde et du jour, guerrier aux cheveux d’or…

Établir l’influence d’Ossian sur la littérature française des vingt premières années du dix-neuvième siècle, ce serait un travail assez facile, mais trop long pour être entrepris maintenant. Il n’en reste plus rien que ce qui est entré dans la circulation générale ; mais Ossian n’est pas oublié comme Young-. On ne le lit plus ; on sait ce que c’est. Letourneur traduisit encore le Charles-Quint de Robertson et son Clarisse Harlowe. Il mourut en 1788, laissant une œuvre dont la valeur était alors difficile à estimer à son prix.

Mais comment se fait-il qu’aucun des historiens de la littérature française n’ait jamais, depuis un siècle, porté sur ce traducteur un jugement équitable ? Les revirements de notre littérature sont incompréhensibles, si on omet de mentionner les traductions. C’est un des points les plus importants. Mais nul ne l’a vu encore. Aussi n’y a-t-il pas encore d’histoire de la littérature française. Si, au lieu de faire de la critique littéraire, on faisait de la critique sociologique, les traductions de Letourneur apparaîtraient selon leur réelle importance et cet homme, que les professeurs de belles-lettres ne nomment qu’avec dédain, surgirait à nos yeux étonnés tel qu’un « véritable créateur de valeurs littéraires », En lui-même, Letourneur n’est rien ; par le courant qu’il a déterminé, il est beaucoup.

Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, le courant anglais s’était donc fort accentué. Tout, désormais, était traduit, qui semblait présenter quelque intérêt. La France connut dans sa langue, à mesure qu’elles paraissaient, les œuvres de Fielding, de Smollet, de Sterne, dont le Voyage sentimental fut extrêmement goûté. Sucessivement, on voit se franciser les Saisons, de Thomson (1759), le Vicaire de Wakefield (1767), les Lettres de Chesterfield (1776), les poésies de Gray ; plus tard, les romans d’Anne Radclyffe, tous ouvrages qui laissèrent leur empreinte sur telles régions de notre littérature. Dans le même temps, on lisait les philosophes. Hume, Reid, les Écossais, et leurs idées formaient des esprits précis et un peu secs, comme Destut de Tracy et, par ricochet, Stendhal.

Au commencement du dix-neuvième siècle, le nom d’un poète, tout d’un coup, emplit l’Europe, Byron. Son influence en France fut immédiate. En même temps qu’il lisait les poètes anglais du dix-huitième siècle, Lamartine s’enthousiasmait pour Byron. La seconde pièce des Méditations, l’Homme, est adressée à lord Byron :

Toi, dont le monde encore îgnore le vrai nom,
Esprit mystérieux, mortel, ange, ou démon,
Qui que lu sois, Byron, bon ou fatal génie…

Trois ans plus tard, en 1823, les Nouvelles Méditations contiennent le dernier chant de Childe Harold, nouvel hommage à un poète dont la gloire était devenue presque populaire. Dès 1820, Amédée Pichot avait commencé la traduction des Œuvres complètes de Byron : le romantisme avait découvert un de ses maîtres les plus tyranniques. Les premiers vers de Musset sont très nettement influencés par le Byron ironique de Don Juan, tandis que Lamartine, toujours grave, n’avait senti que Childe Harold et Manfred. Ce Manfred, quelle destinée il eut dans la littérature française ! Il est partout, jusque dans Octave Feuillet, jusque dans Villiers de l’Isle-Adam. Il persiste jusqu’à ce que Zarathroustra, dont il a préparé la voie, le vienne remplacer. Le testament de M. de Camors, de ce timide Feuillet, que M. Zola méprisait faute de le pouvoir comprendre, est, au point de vue de cette filiation, un document des plus curieux. C’est Manfred qui parle ; c’est aussi un peu et d’avance, tout en sourdine le Nietzsche superficiel, tel qu’on devait nous le présenter d’abord avec peur.

Shelley, au même moment, passa inaperçu. Un peu plus tard, Sainte-Beuve s’inquiéta des lakistes, imita Wordswoth. Depuis cela, aucun des grands poètes anglais n’a eu beaucoup d’influence en France, ni Swinburne, ni Browning, ni Tennyson. Ils ont été connus de quelques lettrés, mais sans pénétrer comme Byron dans la culture générale. Ils n’ont même été traduits que très fragmentairement. Vers 1880, Shelley, qui avait attendu si longtemps, fut découvert un beau jour. Il trouva quelque faveur, on essaya de le franciser, ainsi que Rossetti, et certains poètes symbolistes trouvèrent là des inspirations. La Demoiselle élue excitait beaucoup, il y a dix ans, les jeunes imaginations. Bien plus sensible, grâce à Baudelaire, puis à Mallarmé, fut l’influence d’Egar Poe ; elle est même toujours vivante : ses œuvres font partie de la littérature française. On traduisit également, vers 1883, quelques poèmes de Walt Whitman, dont la libre rythmique ne fut pas sans influence sur le mouvement symboliste et la création du vers libre.

Mais la popularité est surtout allée, au siècle dernier, vers les romanciers. Ici les explications sont inutiles. Il suffit de nommer Walter Scott et Dickens. Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, doit beaucoup aux romans de Walter Scott, et sans Walter Scott, Alexandre Dumas n’eût peut-être pas trouvé sa voie. Quant à Dickens, c’est de son œuvre qu’est sorti notre réalisme ; il n’a pas été, non plus, étranger au mouvement naturaliste, quoique cela soit, au premier abord, moins visible. Thackeray et Bulwer ont eu leur influence aussi, le premier surtout comme ironiste, le second surtout comme occultiste. Maintenant Kipling est à la mode et Wells est en train de conquérir la popularité.

On pourrait parler de l’influence de Shakespeare sur le drame romantique, mais cela est connu ; de l’influence de Herbert Spencer et de Darwin sur nos études philosophiques et scientifiques, mais cela est connu aussi et d’ailleurs cela dépasse un peu le cadre littéraire. Carlyle, Emerson, Ruskin ont également modifié quelques-unes de nos idées, et aussi Stuart Mill, dont les principes libéraux demeurent d’une actualité éternelle.

A cette heure, les échanges intellectuels continuent entre les deux pays, sans qu’on puisse dire qui reçoit le plus ou qui donne le plus. Des deux côtés, on est très riche ; on peut donner sans s’appauvrir ; on peut recevoir sans s’humilier : conditions excellentes pour que les prochaines années voient s’accentuer encore une entente littéraire vieille de plusieurs siècles.

1904.


LES TRANSPLANTÉS


I


Au mot qu’a imaginé M. Barrès, « les déracinés », il faudrait, je pense, en opposer un autre, qui exprimerait la même idée matérielle et une idée psjcholog-ique toute différente, les transplantés. On emploierait l’un ou l’autre selon que l’on parlerait d’un homme à qui le changement de milieu a été mauvais, ou d’un homme qui a trouvé une nouvelle vigueur par le fait même de sa transplantation en un terrain nouveau.

Cette insinuation m’est suggérée par la lecture de quelques pages d’un livre modestement intitulé Prétextes. L’auteur, M. André Gide, peu connu du public des journaux, est l’un des jeunes écrivains. les plus estimés et les plus écoutés du monde littéraire, l’un de ceux qui comptent, l’un de ceux dont l’opinion a une valeur non pas marchande, mais philosophique. Esprit très logique, il a été choqué de la thèse de M. Barrès, en tant que thèse absolue. Il reconnaît que le déracinement est défavorable aux natures faibles, qu’il est bon que la plupart des hommes vivent ou meurent là où ils sont nés ; mais il croit que la transplantation est heureuse pour les forts et qu’elle les fortifie encore.

Au cours d’une polémique à ce sujet, M. Charles Maurras, qui est pourtant, lui aussi, une intelligence de haute valeur, avait eu la malheureuse inspiration d’écrire : « M. Doumic, dans la Revue des Deux Mondes, admet la théorie des Déracinés, mais sous la réserve suivante : Le propre de l’éducation est d’arracher l’homme à son milieu formateur. Il faut qu’elle le déracine. C’est le sens étymologique du mot « élever ». « En quoi, ajoutait M. Maurras, ce professeur se moque de nous. M. Barrès n’aurait qu’à lui demander à quel moment un peuplier, si haut qu’il s’élève, peut être contraint au déracinement. » Il est dangereux, lorsque l’on n’est pas très familier avec les choses de la nature, avec les travaux de la campagne, d’appuyer une théorie sur des comparaisons champêtres, rurales, horticoles ou forestières. M. Gide l’a bien fait voir à M. Maurras et à M. Barrès lui-même.

Ce haut peuplier dont vous parlez, leur dit-il, est précisément un exemple de transplantation. Il y a tout à parier qu’il n’est pas né là où vous le voyez ; les arbres nés sur place sont assez rares dans la nature cultivée. On s’est aperçu, en effet, que plus un arbre est transplanté, pendant sa jeunesse, plus il acquiert de vigueur, plus vite il atteint une taille respectable, mieux ses racines prennent la terre, mieux poussent sa tête et ses branches. Et ceci est tellement vrai, tellement connu, tellement banal que, poursuit M. André Gide, les marchands de jeunes arbres, les pépiniéristes, notent sur leurs catalogues de vente les « déracinements » qu’ils ont fait subir à leurs plants.

« Nos arbres, dit textuellementun de ces catalogues, ont été transplantés deux, trois, quatre fois et plus, suivant leur force, opération qui favorise la reprise ; ils sont distancés convenablement, afin d’obtenir des têtes bien faites. »

Quand il s’agit, non plus d’arbres, mais de petites plantes, on emploie le mot « repiquer ».

« Dès que les plants ont quelques feuilles, dit un horticulteur fort connu, M. Vilmorin, on doit, selon les espèces et les soins particuliers qu’elles exigent, ou les éclaircir ou les repiquer. Le repiquage est de la plus haute importance pour la grande majorité des plantes. Toutes les plantes pourraient à la rigueur être repiquées. »

Voilà une des meilleures leçons de logique, de grammaire et de convenance que j’aie jamais lues. Cela m’enchante, parce que cela est simple, net, franc, et scientifique.

Sans doute, M. Barrès peut répondre que les hommes ne sont ni des peupliers, ni des laitues, et que ce qui convient à des végétaux ne leur est pas nécessairement favorable. Soit, mais il ne fallait pas nous donner les peupliers mêmes comme des enracinés modèles, — alors qu’ils sont justement des déracinés ou des transplantés.

M. André Gide aurait pu fortifier sa réfutation par quelques considérations historiques et montrer que tous les hommes illustres ont presque toujours, en tout temps, en tout pays, été des transplantés. Presque aucun des grands écrivains français n’est né à Paris, par conséquent n’a évolué dans son milieu natal. Paris, qui semble si riche en hommes, est, en réalité, un milieu presque infécond. Il n’est peuplé que de transplantés ; il est gouverné par des transplantés ; ses grands commerçants aussi bien que ses grands artistes sont des transplantés. Ils viennent de partout, même de l’étranger. Et tel qui brille à Paris, ou qui y a réussi, aurait végété dans sa province natale, pareil, en effet, à ces vilains arbres qui n’ont jamais été transplantés et qui poussent de travers, la tête tortue, sur le bord d’un chemin.

Il y a quelques années, M. Havelock Ellis avait eu l’idée ingénieuse d’esquisser une géographie intellectuelle de la France. C’est un travail des plus difficiles, surtout pour les époques anciennes, faute de documents précis sur les familles. La carte de M. Ellis était cependant bien intéressante, car il avait écrit le nom des hommes illustres non pas toujours au lieu même de leur naissance, mais dans la région d’où leur famille était réellement originaire. Cette première constatation suffirait à elle seule à établir l’utilité de la transplantation humaine : presque tous les hommes de génie ou de grand talent, en effet, non seulement sont des transplantés, des individus qui, nés dans le Midi, par exemple, ont évolué dans le Nord, mais — remarque d’une importance extrême — ils appartiennent à des familles qui sont, elles-mêmes, des familles de transplantés. Descartes est né à La Haye, en Touraine, et cependant, nous dit M. Ellis, il n’est pas tourangeau, il est breton. Et où a-t-il vécu ? Partout, excepté dans son pays d’origine et dans son pays natal : en Allemagne, en Danemark, en Hollande, en Suède.

Victor Hugo est né à Besançon de parents transplantés, l’un de Vendée, l’autre de Lorraine. La famille de Malherbe, né à Caen, était, pour une part, d’origine provençale. Balzac naquit à Tours d’un père venu de Périgueux et d’une mère parisienne. Calvin, qui prospéra à Genève, venait de Picardie. Verlaine sortait d’Arras par sa mère et des Ardennes par son père. La famille de François Coppée, né à Paris, était originaire de Mons ; Racine avait du sang flamand dans les veines.

On pourrait poser en principe que l’homme supérieur, outre qu’il n’accomplira sa destinée que par la transplantation, est presque toujours le fils d’une famille de transplantés.

C’est un fait, un fait pur et simple, et qu’il serait absurde de vouloir ériger en méthode. On ne peut pas produire à volonté des hommes supérieurs, et d’ailleurs cela ne saurait être le but de la vie. Il ne faut conseiller ni le déracinement ni l’enracinement ; il faut laisser faire. Sans doute il est bon qu’il y ait dans un pays une masse indéracinable, solidement attachée au sol ; cette masse existe en France. Elle est constituée par toute la partie de la population des campagnes que la terre peut facilement nourrir. Ceux-là ne se déracineront pas, n’ayant aucun intérêt à le faire. Ils se reproduiront sur place, comme les arbres des forêts sauvages, et ils végéteront tranquillement pendant de nombreuses générations. Ces masses sont les pépinières naturelles où la civilisation vient, de temps en temps, chercher de jeunes plants, qu’elle repique, qu’elle élève, qu’elle dresse, qu’elle fortifie, s’ils ont assez de santé pour subir cette opération grave. S’ils succombent, le mal n’est pas grand : d’autres les remplacent.

Comme le dit fort bien M. André Gide, s’il ne fallait pas permettre aux hommes de se déraciner, il ne faudrait pas non plus leur permettre de s’instruire, car « toute instruction est un déracinement par la tête ». Et il ajoute : « Plus l’être est faible, moins il peut supporter l’instruction… L’instruction, apport d’éléments étrangers, ne peut être bonne qu’en tant que l’être à qui elle s’adresse trouvera en lui de quoi y faire face ; ce qu’il ne surmonte pas risque de l’accabler. L’instruction accable le faible. »

Malheureusement, il est difficile de distinguer, pendant l’enfance et même pendant la jeunesse des hommes, les faibles d’avec les forts. L’on se trouve, ici comme partout, devant une question insoluble. Toute mesure prise en faveur des faibles entrave les forts dans leur développement ; toute mesure prise en faveur des forts écrase les faibles. Les uns et les autres étant presque également utiles, les uns par leur nombre, les autres par leur intelligence, le cas est des plus embarrassants. M. André Gide n’a pu le résoudre ; il émet des doutes, ce qui, du moins, est sage :

« Instruction, dépaysement, déracinement, — il faudrait pouvoir en user selon les forces de chacun ; on y trouve danger sitôt que ce n’est plus profit ; et que les faibles y agonisent, c’est ce que montrent les Déracinés ; mais pour préserver du danger le faible, nous aveuglerons-nous sur le profit du fort ? »

Il faudrait peut-être laisser dormir les questions insolubles. Quand on les réveille, elles mordent et nous communiquent, par leurs morsures, le venin de l’inquiétude. Il reste, cependant, que M. André Gide a raison sur un point. De ce que les sept Lorrains du roman de M. Barrès ont eu tort de venir à Paris, puisqu’ils s’y sont tous plus ou moins noyés, il ne s’ensuit pas qu’un huitième Lorrain aura tort de suivre leur exemple. Car ce huitième Lorrain, ce sera peut-être un Barrès,

Ainsi finit par un compliment cette dispute où M. Gide a montré qu’il savait voir à la fois l’envers et l’endroit des choses, ce qui est toute la philosophie.


II

Je crois qu’un écrivain, quel qu’il soit, poète, philosophe ou romancier, doit être aussi un grammairien. Dante, Corneille, Voltaire, Victor Hugo étaient grammairiens, comme Aristote ou Virgile, comme Platon ou saint Jérôme. Il faut être grammairien, au moins après coup ; il faut être prêt à justifier la valeur des métaphores que l’on a employées, La métaphore est une méthode abréviative ; sa qualité principale, et sans laquelle elle n’est plus rien qu’un jeu de mots, est l’exactitude. Or, M. Barrès a imaginé l’expression péjorative de déracinés pour figurer l’état d’un homme qui, né dans un pays, est allé végéter dans un autre ; il songeait à des plants arrachés de leur sol et qui, déracinés, transportés en un sol nouveau, ne reprennent pas, s’étiolent, meurent. Mais il est allé trop loin. Il a voulu nous faire admettre que tout plant déraciné et transplanté est un plant perdu, que les arbres — et les hommes — doivent, sous peine de déchéance, croître là où la nature les a semés. A ce moment-là, l’erreur commence. Il y a les déracinés, soit ; il y a aussi les transplantés.

Les transplantés sont ceux qui, hommes ou arbres, ont été arrachés de la forêt ou de la pépinière natale, repiqués en un autre terrain, et qui cependant sont devenus de beaux arbres ou de beaux hommes, d’honnêtes et utiles créatures. En un mot, il y a les transplantations malheureuses : déracinement ; et il y a aussi les transplantations heureuses : transplantation proprement dite. Il s’agit de savoir si les transplantations heureuses se rencontrent en plus grand nombre que les transplantations malheureuses, si la transplantation est, en principe, favorable ou défavorable à la bonne venue des arbres.

Nous ne parlerons que des arbres. Il s’agit de justifier une métaphore, et non de combattre ou d’affermir une opinion sociale.

Pour prouver l’utilité de la transplantation, je citais la note suivante, découverte par M. André Gide dans un catalogue d’arboriculteur :

« Nos arbres ont été transplantés deux, trois, quatre fois et plus, suivant leur force, opération qui favorise la reprise ; ils sont distancés convenablement, afin d’obtenir des têtes bien faites »

Ce qu’il y a de spirituel, et de merveilleusement adapté au sujet de la controverse, dans les derniers mots de ce paragraphe, n’a pas ébloui M. le baron de Beaucorps, et il a rédigé, à mon intention, un petit cours abrégé de sylviculture[65], fort raisonnable et fort instructif, où il nie délibérément la valeur culturale, « éducative », de la transplantation. Il y a beaucoup de vrai dans ses arguments, qui sont d’un homme pratique, connaissant et aimant les arbres ; mais tout n’y est pas incontestable, loin de là, et c’est pourquoi je continue la discussion.

Ramené sur son vrai terrain, sur la terre nourricière des arbres et des hommes, la question se ramène à ceci : vaut-il mieux semer les arbres sur place que sur pépinière, pour les transplanter plus tard ?

Je ne suis pas sylviculteur, mais je me suis informé et j’ai appris que les deux méthodes sont équivalentes, l’une, le semis, naturel ou artificiel, étant plus économique, quand il s’agit de peupler d’immenses étendues ; l’autre, la transplantation, étant plus sûre, mais plus coûteuse, et, par cela même, réservée pour les peuplements restreints et l’arrangement des bois et des parcs d’agrément. Quant à la transplantation multipliée, c’est bien un artifice de pépiniériste, ayant pour but de développer les racines traçantes aux dépens du pivot, et d’assurer la reprise des plants déjà âgés. On ne dit pas cependant que ce traitement, tout artificiel qu’il soit, cause du dommage aux arbres. Je suis témoin du contraire, ayant vu planter moi-même des produits de pépinière dont la croissance a été merveilleuse. Le système des arboriculteurs n’est pas indispensable ; mais il n’est pas nuisible : et voilà un point acquis.

Que la transplantation, en général, n’entrave pas le développement des arbres, c’est d’ailleurs un fait évident et connu de tous. Ni les parcs, ni les avenues, ni les jardins, endroits où se voient fréquemment d’admirables arbres, ne se peuvent peupler par semis. On choisit, au contraire, dans les pépinières ou dans les forêts, les plus beaux plants, ceux qui s’adaptent le mieux au terrain et au miiieu, et on les dispose selon un ordre symétrique. Il n’y a que dans les forêts abandonnées à elles-mêmes, ou savamment cultivées, que l’on rencontre des arbres poussés à l’endroit même où la graine est tombée.

Il y a donc deux systèmes de sylviculture : le système naturel et le système artificiel. Le premier consiste à aider seulement la nature, en se bornant, par des coupes, à ménager aux jeunes plants l’air et la lumière dont ils ont besoin, sans pour cela les priver de l’ombre et de l’abri qui leur sont également nécessaires. L’autre système — il vient souvent en aide à l’insuffisance du premier — n’attend pas que la nature fasse elle-même son office de semeuse. Il sème artificiellement sur place ; ou bien, plus artificiellement encore, en des pépinières d’où les plans seront transplantés au lieu où ils devront prendre racines définitives et passer leur vie.

Il n’est guère d’espèces d’arbres qui ne soient transplantables. Quoi qu’en pense M. de Beaucorps, on transplante le pin maritime lui-même, de même que le pin sylvestre, l’épicéa, le mélèze, et autres résineux. Un traité recommande, pour ces sortes d’arbres, la plantation par touffes, et ajoute : « Ce mode de plantation, que nous avons nous-méme pratiqué sur une assez grande échelle et avec différentes essences (pin sylvestre, épicéa, sapin), nous a toujours très bien réussi, même dans les sols et aux expositions les plus défavorables. Nous pouvons donc la recommander avec confiance, en renvoyant le lecteur, pour plus amples détails, à l’article que nous avons publié sur ce sujet dans les Annales forestières, tome IV, p. 329[66]. »

Le chêne est un des arbres que l’on est le plus souvent obligé de transplanter, même dans les forêts cultivées selon la méthode naturelle. Cela tient à ce que la fructification du chêne, la glandée, est assez irrégulière ; lorsqu’elle se produit, on récolte le gland et on le sème sur pépinière, pour avoir du plant d’avance et pouvoir parer aux années de disette. Il arrive aussi que, dans les semis naturels, le chêne croissant beaucoup plus lentement que les essences tendres, se trouve étouffé. On est donc obligé de remplacer les petits chênes ainsi détruits par des plants de pépinière âgés de trois ou quatre ans et ayant ainsi une certaine avance de croissance sur les jeunes arbres qui les entourent. La plupart des beaux chênes que l’on voit dans les forêts, à Fontainebleau, par exemple, sont très probablement des transplantés. Le système naturel de culture forestière n’est pas d’origine très ancienne, et il n’a jamais pu être appliqué avec succès aux bois de chênes. « C’est un fait connu, dit le Cours, de Lorentz, que le chêne se reproduit mal de semence dans nos taillis. »

Le semis, d’ailleurs, méthode économique, est inférieur à la plantation, donne de moins bons résultats : « La pratique tend de plus en plus, continue notre Cours, à établir la supériorité de la plantation. Non seulement on est parvenu à atténuer singulièrement la dépense qu’elle occasionne en plantant des sujets très jeunes, que l’on élève en pépinière à très peu de frais, mais il est incontestable qu’une plantation bien faite présente, la plupart du temps, des chances de réussite plus assurées que le semis préparé avec le plus de soin. »

On peut en rester sur cette conclusion. J’admettrais même qu’on y apportât quelques adoucissements ; on dirait seulement : la transplantation n’est pas nuisible aux arbres ; et je me tiendrais pour satisfait : la métaphore serait justifiée.

Ceci adopté, il faudrait reconnaître aussi que les pratiques des arboriculteurs, s’il n’est pas prouvé fju’eiles soient favorables, il n’est pas prouvé non plus qu’elles empêchent la croissance et la venue normales des arbres « transplantés deux, trois, quatre fois et plus ». Il ne semble pas nécessaire, quand on opère sur le terrain même, de faire subir aux jeunes plants une éducation si mouvementée ; mais peut-être, tout de même, que cela leur forme le caractère. En tout cas, une transplantation, opérée au bon moment, dans de bonnes conditions, ne nuit jamais, et tous les arbres s’y prêtent, même ceux qui sont doués du pivot le plus entêté.

Le pivot, d’ailleurs, n’est qu’un organe momentané. Destiné à enraciner le jeune plant, il disparaît quand son œuvre est accomplie. Dans les arbres, il y a deux sortes de racines, les pivotantes et les traçantes : « Le pivot proprement dit, la racine centrale formant le prolongement direct de la tige, est un organe dont le développement n’est très prononcé que dans la première jeunesse de l’arbre. Plus tard, il s’arrête dans sa croissance, alors même qu’il ne rencontre pas d’obstacle à son allongement, pour se ramifier et faire place à des racines nouvelles…[67]. »

Cet obstacle, on le lui fournit dans les pépinières, sous la forme d’un caillou plat qui force le pivot à se déplacer, à se ramifier à droite et à gauche. Ce caillou est un artifice. Grâce au caillou glissé sous sa racine centrale, l’arbre va acquérir très vite la faculté de subir sans dommage la transplantation dans un sol différent, où il prendra de nouvelles forces. L’instruction, cet autre artifice, caillou glissé sous l’instinct de l’enfant, va le forcer de regarder autour de lui, au lieu de rester les yeux fixés sur sa terre natale. Et, comme le jeune arbre, il va se trouver prêt pour la transplantation. La subira-t-il sans dommage ? C’est une toute autre question. Et c’en est une aussi de savoir si l’instruction a toujours les effets heureux qu’on lui attribue. Les hommes ne sont pas des arbres ; une métaphore n’est pas un raisonnement. De ce que l’on transplante les végétaux, il ne s’ensuit pas que l’on doive aussi transplanter les humains. Cependant, les hommes sont faits pour marcher, et il n’est pas miraculeux de les voir se transporter d’un lieu à un autre. Ce qui semble artificiel chez l’homme, animal migrateur, c’est l’enracinement. Mais tout ce qui fait la supériorité de l’homme est artificiel. L’enracinement des tribus humaines a produit la civilisation, notre civilisation. Peut-être que la transplantation, qui entre de plus en plus dans nos goûts, en produira une autre, et que nos descendants la préféreront à celle qui nous enorgueillit.

1903.


MARGINALIA SUR EDGAR POE
ET SUR BAUDELAIRE


Je ne crois pas que le milieu américain ait été plus hostile à Poe que le milieu français à tel de nos contemporains. Il avait des ennemis, mais aussi des amis littéraires, des admirateurs ; il vivait avec deux femmes qu’il adorait, Mrs. Clemm et Virginia ; il gagnait sa vie par un labeur qui ne semble pas lui avoir déplu, car il aimait à écrire, et non seulement ses contes, ses poèmes, mais ses articles ; il est batailleur, il s’attarde, il se complaît en des polémiques où il veut le dernier mot, quoique son insolence soit mal faite pour désarmer ses adversaires.

On ne connaissait pas sa valeur, mais on admettait sa supériorité relative ; il paraît certain que, s’il eût vécu, ses dernières années auraient été celles d’un dominateur littéraire ; il était destiné à vaincre, même dans l’intelligence fruste de ses compatriotes, la réputation de Longfellow, pour qui il fut cruel et qui pourtant lui a rendu justice.

En Angleterre, oui, il aurait été mieux apprécié, il y a là un public vraiment intellectuel, vraiment aristocratique, pour lequel une page originale est un bienfait et qui sait se montrer pécuniairement reconnaissant. L’Anglais paie ses plaisirs.

En France, Poe eût peut-être souffert davantage. Pas plus que Baudelaire, que Flaubert, que Villiers, que Verlaine, que Mallarmé, il n’eût été capable de gagner sa vie ; ses contes d’une si riche idéalité auraient été, comme ceux de Villiers, méprisés de la masse des lecteurs démocratiques et nulle revue, nul journal n’aurait accueilli ses critiques dédaigneuses, violentes, et qui ne cessent brusquement d’être agressives que pour traiter en un style d’une précision parfois un peu dure les problèmes les plus obscurs de l’expression de la pensée.

Un écrivain de haute intelligence juge toujours que son milieu est le pire de tous ceux où il aurait pu vivre. Le mépris que Poe professait pour les Américains, Schopenhauer l’éprouvait pour les Allemands, Carlyle pour les Anglais, Léopardi pour les Italiens, Flaubert pour les Français. Quelques uns savent que tous les troupeaux humains son pareils : ils n’envient pas de pâturer en d’autres prairies une herbe toujours empoisonnée par la méchanceté des hommes.

2.

Il n’y a pas toujours de relation logique entre la vie et l’œuvre d’un écrivain. La vie s’en va comme l’eau d’un torrent, d’un fleuve las, d’un ruisseau gai, et les fleurs, et les œuvres qui croissent sur les rives ont leur caractère distinct : le ruisselet s’orne des plus orgueilleux flambes et le torrent, des fleurettes les plus fades ; le fleuve coule parmi l’uniformité des herbes. Une œuvre tragique n’implique pas une vie tourmentée ; la littérature des époques révolutionnaires est souvent le bêlement d’une bergerie ; on a cherché dans Cromwell l’explication de Milton : les fables de Florian parurent en 1793.

La vie de Poe n’eut rien d’extraordinaire. Elle fut celle d’un homme de lettres tour à tour collaborateur et directeur de magazines. Comme d’autres il avait sagement dédoublé sa vie : le grand poète était aussi un littérateur actif et qui poussa souvent jusqu’au pédantisme, un besoin originel de sermonner ses contemporains. Il est absurde de se représenter Poe tel qu’un maladif rêveur ; il était instruit jusqu’à l’érudition et son intelligence précise et sagace avait quelque chose de ce que Pascal appelait l’esprit géométrique. On peut supposer qu’il vécut parfaitement conscient de sa destinée et de son génie.

3.

La famille de Poe était d’origine irlandaise. Cela, et le séjour à Baltimore, peut-il expliquer l’odeur de catholicisme qui est répandue dans son œuvre ? Il parle quelquefois comme Tertullien et comme Joseph de Maistre. Il aime la règle, il défend la règle, il croit s’asservir à la règle, lui dont l’originalité est si particulière.

4.

Il ressemblait prodigieusement à sa mère ; c’est le même visage, l’un féminin, l’autre mâle ; encore quelque chose de garçonnier dans l’attitude de l’actrice ajoute-t-il à l’illusion. Elle ne put avoir sur lui qu’une influence purement physique ; il la perdit à l’âge de deux ans ; son père était déjà mort. L’originalité de Poe se développa d’autant plus librement qu’elle ne fut entravée par aucune douce autorité ; beaucoup d’enfants, trop surveillés, trop bien élevés, trop aimés et tenus de près, modèlent leur jeune intelligence sur celle de leurs parents, reçoivent ainsi des empreintes souvent si profondes qu’elles déterminent à jamais leur activité cérébrale et le plus souvent l’annulent. Que de parents médiocres ont ainsi déprimé leurs enfants !

5.

Nulle trace dans la vie de Poe de grandes amitiés d’homme à homme ; mais de profondes affections féminines, Mrs. Clemm, Frances Osgood. Il n’a d’ailleurs aucun préjugé contre les femmes ; dans ses critiques, il ne fait jamais de distinction préalable entre la littérature des hommes et celle des femmes. Il admirait sincèrement Frances Osgood. Aimant la société des femmes, leur conversation, leur esprit, il ne semble pas leur avoir jamais demandé davantage ; la chasteté de ses écrits était celle de sa vie, accord bien rare, car on sait qu’il n’y a qu’un rapport des plus inconstants entre les œuvres et les hommes. Lascivia est nobis pagina, écrit Ausone à Paulin, en lui envoyant un Centon Nuptial, vita proba, et il cite tous les auteurs anciens quibus severa vita fuit et lœta materia.

6.

Le contraste est ici excessif entre Poe et Baudelaire, qui pourtant sont des intelligences de même forme. Une préface non publiée des Fleurs du Mal résume son esthétique :

Son vice vénérable étalé dans la soie
Et sa vertu risible —
Car j’ai de chaque cbose extrait la quintessence :
Tu m’as donné la boue et j’en ai fait de l’or.

Baudelaire méprise la femme civilisée, parce qu’elle est trop peu civilisée, trop naturelle, trop instinctive : « La femme a faim et elle veut manger ; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et elle veut être baisée : le beau mérite ! » (’Mon cœur mis à nu.) Il la traite en inférieure, parce que dans ses manifestations d’amour elle ne sépare jamais l’âme du corps, le sentiment de la sensation. On peut en effet voir là une faiblesse, mais le jour où la femme aurait acquis la force de pouvoir séparer, comme le mâle, le sentiment et la sensation, elle serait devenue un être tellement différent de celui que nous connaissons qu’il lui faudrait un autre nom. Il est vrai aussi que sa liberté est à ce prix. : c’est peut-être un peu cher.

7.

Poe n’exprime nulle part ses opinions touchant le peuple.

Le prolétariat ouvrier n’existait pas de son temps aux États-Unis, pas plus qu’il n’exista en Europe, au temps qu’il y avait des terres libres ; il ne vit pas de révolution.

C’est à ce moment qu’on voit bien le peuple, quand il sort de ses tanières et vient se faire tuer pour le profit d’une douzaine de gredins. Baudelaire ne méprisait pas le rôle politique des coquins ; il trouvait les honnêtes gens trop lâches : « Les coquins seuls sont assez convaincus pour réussir. » 11 étendait assez loin la signification du mot, jusqu’à l’appliquer au bourgeois grave et plein d’aphorismes : « Personnage froid, raisonnable et vulgaire ; ne parlant sans cesse que de vertu et d’économie, il associe volontiers ces deux idées ; il a « ne espèce d’intelligence à la Franklin ; c’est un coquin à la Franklin. » (Scénario de la Fin de Don Juan.) Ce jugement rapide ne manque pas d’élégance.

8.

Poe défend volontiers les poètes. Il déclare que leur irritabilité vient de ce qu’ils ont une perception très nette du beau et par conséquent du laid, du vrai, du faux, du juste, de l’injuste. Qui n’est pas irritable n’est pas poète. C’est sa propre défense, car il était fort irritable ; plusieurs de ses jugements littéraires sont méchants jusqu’à la cruauté. Baudelaire a une autre manière de défendre la poésie et les poètes : « Canaille. Par canaille, j’entends ceux qui ne se connaissent pas en poésie. » (Lettre à Jules Janin.)

9.

The Murders of the rue Morgue furent publiés par Poe en avril 1841 dans le Graham’s Magazine. En 1846 une adaptation de ce conte, mais donnée comme une production originale, quoique non signée, parut dans la Quotidienne, sous le titre de l’Orang-Outang. Peu de temps après, le Commerce publiait, en lui rendant son vrai titre, une traduction intégrale du même conte : ce traducteur, qui avait signé Old-Nick, était E.D. Forgues, qui devait, le 15 octobre suivant, faire connaître Edgard Poe par une étude donnée à la Revue des Deux Mondes. Il y eut procès, ou du moins querelle, entre les deux journaux, et le nom de Poe fut écrit pour la première fois en France. Poe eut une assez vague connaissance de cette histoire (il croit avoir été démarqué par le Charivari (Marginalia) ; comme il ne pouvait songer, vu l’état de la législation littéraire, à retirer aucun profit de la traduction de ses œuvres, il dut se borner à goûter les joies pures de la renommée. On dit qu’en apprenant qu’on avait donné ce conte en français sans y mettre son nom il avait eu un moment d’indignation. Ce fut cependant le commencement de sa gloire européenne : il y a presque toujours au début des grandes renommées littéraires, même les mieux justifiées, un scandale, un procès, un bruit extérieur à l’œuvre. C’est pourquoi on peut retenir avec indulgence et même avec reconnaissance le nom du premier traducteur ou arrangeur d’Edgar Poe. C’était une dame Isabelle Meunier, femme d’un publiciste scientifique nommé Amédée-Victor Meunier, né en 1817. Madame Meunier devait donc être toute jeune lorsqu’elle eut l’heureuse idée de traduire le Double Assassinat. Elle continua à faire connaître à un public, d’ailleurs peu enthousiaste, les plus curieux contes de Poe, jusqu’au moment où Baudelaire s’empara du grand écrivain dont il devait être le collaborateur autant que le traducteur.

Baudelaire, qui n’avait pu lire l’Orang-Outang sans ressentir « une commotion singulière » (Lettre à Armand Fraisse), suivit la querelle et dès qu’il connut le nom de Poe s’enquit de ses œuvres. On a dit qu’elles n’avaient pas encore été réunies en volumes, qu’elles gisaient éparses dans les collections de plusieurs journaux et magazines américains, Graham’s, Southern Literary Messenger, the Sun, etc., toutes publications fort difficiles à se procurer en France. C’est une erreur manifeste, puisque les Tales of the Grotesque and the Arabesque, matière des deux premiers volumes de la traduction Baudelaire, avaient paru en 1839 ; pour les volumes suivants, Baudelaire puisa dans l’édition des œuvres posthumes publiée par Rufus Griswold. C’est en juillet 1848, un an avant la mort de Poe, qu’il donna, dans la Liberté de penser, sa première traduction, Révélation magnétique. Il est absolument faux qu’il ait appris l’anglais exprès ; comme le fait remarquer M. Créipet (Œuvres posthumes de Baudelaire), il avait appris l’anglais, tout enfant, de sa mère.

10.

Edgar Poe nous en impose moins par les apparences logiques de ses déductions que par le ton souverain d’un verbe affirmatif et absolu ; il a une manière de s’emparer du lecteur avec les gestes d’une domination méprisante, contre laquelle on ne trouve aucune défense. Ainsi le début, les six premières pages, sobres, fortes, nettes, exactes, puissantes, comminatoires du Manuscrit trouvé dans une bouteille : nous ayant pris, il nous mène en esclave au néant ironique de sa conclusion, et nous allons volontiers nous perdre dans les abîmes mythiques du Fleuve Océan.

11.

Un jour, en lisant le Prométhée enchaîné, j’ai eu la sensation d’un conte de Poe, de la Chute de la maison Usher. Nul poète, depuis les Grecs, n’a eu comme Poe le sentiment de la fatalité, de la nécessité tragique.

12.

Une invention comme le Puits et le Pendule a quelque chose d’insensé à la fois et de compliqué qui stupéfie. Comme conte « inquisitorial », la Torture par l’espérance, de Villiers de l’Isle-Adam, est bien autrement émouvant et grandiose. Se le présente-t-on Edgar Poe lisant cette histoire et forcé de reconnaître la supériorité de l’invention idéiste sur l’invention mécaniste ? Je n’ai pas entendu Viliiers parler de Poe ; il citait volontiers Swift, qui a eu également une grande influence sur son génie.

13.

Rue Morgue : Poe abuse aussi de l’invention analytique, de ces constructions en forme de labyrinthe, où il se promène avec insolence, un fil invisible à la main. En de telles histoires, la puissance déductive de l’auteur est d’apparence ; telle invention policière, la carafe de M. Macé, est bien supérieure aux froides combinaisons d’un Dupin. Et pourtant l’effet produit est intense : même quand on a pénétré le secret de pareilles imaginations, si on relit le conte, on est dupe encore une fois. C’est que, dans une histoire comme la Lettre volée, le principe est une belle observation psychologigue : La vérité n’est pas toujours dans un puits. Il y a des secrets qui courent le monde et que personne ne connaît. Il faut peut-être une force particulière pour ne regarder que la surface des choses : c’est pourtant à la surface de l’eau qu’est l’écume et tout ce qui remonte est gonflé des gaz delà putréfaction.

14.

Même passionnée et désespérée, la poésie d’Edgar Poe garde une froideur ironique. Il y a trop de recherche et trop de voulu (moins qu’il n’essaya de le faire croire) dans l’expression de ses douleurs et de ses rêves. D’ailleurs, et quoi qu’en ait dit Baudelaire, il n’a jamais atteint son idéal poétique, qui était le vers oratoire, largement fluide, limpide, ardent, le vers de Tennyson ; il est vrai qu’en d’autres pages il dit tout le contraire et affirme que la poésie doit être une œuvre de volonté et de précision : Poe, qui s’est beaucoup répété, s’est aussi beaucoup contredit.

15.

Il est difficile d’admettre la sincérité, même purement littéraire, du sentiment bizarre exprimé dans les vers :

I stand amid the roar…

le poêle recueillant une poignée de sable, et pleurant de n’en pouvoir arracher même un grain à la destructive fureur des vagues :

God ! can not save
One from the pitiles wave ?

Mais cet incident futile et ridicule est le point de départ d’une rêverie obscure et profonde : c’est le monde entier qui fuit sous la vague dévoratrice, avec nos joies, nos vies, nos songes.

16.

Poe est le plus subjectif des poètes subjectifs. Les terreurs qu’il se vante de créer froidement, il les ressent et les souffre. La peur, la douleur qu’engendre la peur, voilà le thèmepresque unique de ses poèmes aussi bien que de ses contes les plus beaux et les plus directement nés de son génie. Mais dans les poèmes seuls il consent à l’aveu des sentiments de profonde tendresse dont sa vie était troublée et charmée ; il écrit ses contes pour tout le monde ; il écrit ses vers pour lui et pour quelques cœurs féminins : les contes ne sont que la moitié d’Edgar Poe, les poèmes le contiennent tout entier.

17.

Quelques-uns ont cru que le véritable Edgar Poe était l’homme du magnétisme, de la fantasmagorie, de la perversité, de la mystification. Je ne le pense pas. Cela, c’est le Poe irrité contre la plèbe démocratique, contre le journalisme ignorant, et qui, au lieu de s’emporter, raille. Mais quand un Edgar Poe raille, il s’élève si haut que sa moquerie semble une bienfaisante leçon : et ceux-là même auxquels il explique en vain l’absurde etl’incompréhensible se laissent mystifier pour la joie de participer à des jeux puissants et parfaits.

18.

De toutes ses mystifications, la Genèse d’un poème est celle qui a été admise le plus volontiers et crue le plus longtemps. Baudelaire, entré à miracle dans le génie et jusque dans les manies d’Edgar Poe, n’a pas voulu avoir l’air de mettre en doute des pages aussi affirmatives. Quant au vulgaire, il a été flatté d’apprendre, du poète lui-même, que la poésie n’est qu’une combinaison volontaire de sons et d’idées préalablement choisis avec soin comme les petits cubes de verre dont se servent les mosaïstes. Il est évident que Poe s’est prodigieusement amusé en écrivant son paradoxe : cela suffit pour qu’il soit légitime. Ce paradoxe n’est aucunement la divulgation de la manière de travailler d’Edgar Poe. La méthode nous restera comme toutes les autres, éternellement inconnue ; à peine si, nous-mêmes, nous savons comment nous travaillons, comment nous viennent nos idées, comment nous les réalisons : si nous le savions trop bien, nous ne pourrions plus travailler du tout. Ce sont là des questions qu’un écrivain doit se garder d’approfondir. Il est d’ailleurs extrêmement dangereux de trop réfléchir sur ses actes, sur sa vie ; le ΓΝΩΤΙ ΣΕΑΥΤΟΝ est peut-être la sottise la plus délétère qui fut jamais proférée.

19.

Le système de Poe, dans le Corbeau, suppose qu’un poète peut se représenter successivement dans un court espace de temps toutes les combinaisons possibles de tous les mots qui peuvent se grouper autour d’une idée. C’est dire que cela suppose l’absurde, puisque le principe de toute composition écrite est le principe de l’association des idées, des images, des sons, de l’association et de l’enchaînement. Or, on se meut, ici, dans un infini au moins relatif ; la direction de la volonté ne peut s’exercer que sur l’immédiat, sur le connu, sur les sens, les idées, les images qui évoluent dans le plan de la conscience ; la volonté ne peut faire surgir et la conscience ne peut connaître ce qui se meut en dehors des activités présentes de l’intelligence. Il y a donc dans la composition une part immense faite à l’imprévu. Si un poète pouvait s’imaginer qu’il rédige rationnellement et volontairement un poème, il serait dupe d’une illusion psychologique. En somme on ne peut choisir une image dans son cerveau que si l’image émerge, comme un astre, à l’horizon de la conscience ; comment elle a monté, comment elle est devenue visible, nous n’en savons rien : cela se passe dans l’impénétrable nuit du subsconscient.

30.

Baudelaire a sur la versification des théories qui ressemblent fort à celles de Poe ; elles sont bien à lui, mais la lecture de la Philosophie de la composition et du Rationnal du Vers les influença plus tard. « S’il en était besoin, dit-il quelque part, j’aurais peu de peine à défendre l’espèce de dogmatisme auquel je suis enclin en versification. » Et il continue, parlant des lois mathématiques du vers, disant « que la phrase poétique peut imiter la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante ; qu’elle peut suivre la spirale, décrire la parabole ou le zigzag figurant une série d’angles superposés ». Avec Baudelaire, on ne sait jamais où commence l’ironie, et cela exaspère le vulgaire. Il avait beaucoup plus d’ingénuité que l’on ne croit communément. « Il s’est vanté plus d’une fois, dit Charles Asselineau, de tenir école de poésie et de rendre en vingt-cinq leçons le premier venu capable de faire convenablement des vers épiques ou lyriques. Il prétendait d’ailleurs qu’il existe des méthodes pour devenir original et que le génie est affaire d’apprentissage. Erreurs d’un esprit supérieur qui juge tout le monde à la mesure de sa propre force et qui imagine que ce qui lui réussit réussirait à tout autre. » Cela s’applique aussi à Edgar Poe.

21.

Qu’aurait pensé Poe de ces sarcasmes de Baudelaire : « Vous êtes un homme heureux. Je vous plains, moi, d’être si facilement heureux. Faut-il qu’un homme soit tombé bas pour se croire heureux ! » (Lettre à Jules Janin.)

Poe n’eut pas écrit cela, mais peut-être l’aurait-il compris, quoique avec épouvante. C’est en 1847, peut-être dès 1846, que Baudelaire eut connaissance de quelques contes de Poe, qui ne devait mourir qu’en 1849. Or, malgré la « commotion singulière » qu’il éprouva à cette lecture (Lettre à Armand Fraisse), il ne paraît pas qu’il ait songé à l’écrire à l’auteur. Il ne paraît pas non plus que Poe ait été informé des premières traductions de Baudelaire, publiées en 1848.

22.

Autre aphorisme qui aûi indigné Edgar Poe :

« L’amour, c’est le goût de la prostitution. » (Fusées.)

Mais ce mot de dénigrement brutal se transforme en une notion philosophique par les commentaire de Baudelaire :

« Il n’est même pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené à la prostitution.

« Dans un spectacle, dans un bal, chacun jouit de tous.

« Qu’est-ce que l’art ? prostitution. »

Et, dans Mon cœur mis à nu :

« L’être le plus prostitué, c’est l’être par excellence, c’est Dieu. »

A cette idée de prostitution Baudelaire semble rattacher le « plaisir d’être dans les foules ». Poe, en écrivant l’Homme des foules, part d’une toute autre idée, moins originale, certes, et moins philosophique.

23.

Villiers de l’Isle-Adam suivait avec passion tous les progrès mécaniques, comme l’attestent tel conte, et surtout l’Ève future.

Mais le progrès ne le grisait pas : il s’en servait, et avec une ironie plutôt irrespectueuse. Edgar Poe avait une attitude assez semblable.

Sa manière de rire du progrès est de le dépasser par ses imaginations. Ainsi Villiers, dans l’Ève future. Baudelaire, que la mécanique n’intéressait pas, dit : « Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque l’homme, comme cela est prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire toujours à l’état sauvage ! Qu’est-ce que les périls de la forêt et de la prairie auprès des chocs et des conflits quotidiens de la civilisation ? Que l’homme enlace sa dupe sur le boulevard ou perce sa proie dans des forêts inconnues, n’est-il pas l’homme éternel, c’est-à-dire l’animal de proie le plus parfait ? » (Fusées.)

Baudelaire, qui n’avait aucun des talents du romancier, du metteur en scène, donne immédiatement à ses idées un tour philosophique.

24.

Baudelaire est mauvais, démoniaque, le sait, en jouit, a peur de lui-même. Poe, faible, triste et malade, a horreur de lui-même, mais il en a aussi pitié.

25.

Baudelaire a, plus encore que Poe, de ces pensées j dont on ferait des livres : « La superstition est le réservoir de toutes les vérités. » (Mon cœur mis à nu.)

26.

Du Baudelaire des dernières années, encore, cette maxime, dont Poe eût tressailli et qu’on citerait impunément comme de Nietzsche : « Avant tout, être un grand homme et un saint pour soi-même. » (Mon cœur mis à nu.)

Avec tant de ressemblances que de différences entre l’auteur d’Ulalume et celui qui écrivait à propos des Fleurs du Mal :

« Faut-il donc vous dire, à vous, qui ne l’avez pas deviné plus que les autres, que, dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine ? Il est vrai que j’écrirai le contraire, que je jurerai que c’est un livre d’art pur, de singerie, de jonglerie, et je mentirai comme un arracheur de dents. » Il dit en une Préface inutilisée des Fleurs du Mal : « Ce n’est pas pour mes femmes, mes filles ou mes sœurs que ce livre a été écrit ; non plus que pour les femmes, les filles ou les sœurs de mon voisin. Je laisse cette fonction à ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau langage. » Edgar Poe n’aurait pas confondu « les bonnes actions avec le beau langage », mais il eût dit cela autrement,

27.

Baudelaire améliora à la fois et troubla, par son goût oratoire, la prose un peu sèche d’Edgar Poe. Il y a dans sa traduction admirable des fins de phrases où la pensée semble trahie au profit de la forme. Est-ce fâcheux ? peut-être, mais les poètes en font bien d’autres, et la rime les tyrannise bien plus que la cadence les prosateurs. Le sens de la cadence en prose n’a rien de commun avec le sens de la musique ; c’est un sens tout physiologique. On rythme sa sensation, obscurément, comme des cris de joie, des cris de douleur prolongés. Et tout se nuance ainsi, s’adapte à la pensée mieux en prose qu’en vers. La prose est un outil plus compliqué et en même temps plus souple, mais qui dévie si facilement !

28.

Baudelaire, l’un des cinq ou six grands poètes du dix-neuvième siècle, est peut-être supérieur encore comme prosateur. Bien plus que Gautier, il fut l’impeccable ; la fierté froide de son style hautain et sûr est unique dans la littérature française. Il est le maître par excellence de tous les esprits qui ne se sont pas laissé contaminer par le sentimentalisme.

29.

Eureka est une sorte de poème philosophique en prose où sont exposées des idées panthéistes, obscures, étranges, toutes personnelles : « Ce que nous appelons univers n’est que l’expansion naturelle de l’être. » Un jour, après mille évolutions, notre conscience individuelle ira s’obscurcissant ; notre conscience divine augmentera ; nous sentirons vraiment notre identité avec l’Être, et de toutes les consciences fondues en une se refera l’Un absolu, troublé depuis le commencement des siècles par l’existence des individus. » La philosophie des contes est toute psychologique : il est pessimiste, il admet le mal originaire, la perversité naturelle de l’homme : « La certitude du péché ou de l’erreur incluse dans un acte est souvent l’unique force, invincible, qui nous pousse à son accomplissement. » De telles pensées séduisirent Baudelaire qui s’y retrouvait lui-même avec une sorte de stupeur. Le pessimisme de Poe est le plus amer et le plus hautain : « Si j’étais éveillé, j’aimerais mourir. Mais maintenant il n’y a plus lieu de le désirer. L’état magnétique est assez près de la mort pour me contenter. » (Révélation magnétique.)

Death ! Death ! o amiable lovely death !
Thou odoriferous stench !

dit Shakespeare dans le Roi Jean. Poe, lui aussi, caresse la mort.

My love, she sleeps ! may her sleep,
As it is lasting, so be deep !
Soft may the worms about her creep !

30.

Dans le Cas de M. Bedloe, il définit à peu près ce qu’on entend actuellement par suggestion, une volonté abolissant une autre volonté, ne laissant subsister, au moins pour toute une série de faits, qu’une intelligence inconsciente à la merci de l’influence extérieure.

31.

Les circonstances de la mort d’Edgar Poe n’ont jamais été bien claires. En ce point sa destinée fut assez pareille à celle de Gérard de Nerval, sur laquelle on ne pourra jamais faire que des conjectures ; — en ce point ils se ressemblent et en un autre encore, car tous les deux furent-ils pas fous, fous d’une merveilleuse et féconde folie, mais fous ? Edgar Poe, du moins, fut atteint d’une bien étrange maladie mentale, d’une sorte de paralysie de la volonté. Il avait horreur de l’alcool et il buvait. Lui qui avait proféré contre l’alcool les plus terribles anathèmes, lui qui avait fait l’éloge de la tempérance, il ne pouvait plus travailler que dans l’hailucination de l’ivresse : « On ne va nullement trop loin, écrit-il dans ses Marginalia, quand on affirme que le mouvement en faveur de la tempérance est le plus important du monde. La tempérance augmente, en effet, dans l’homme la capacité des jouissances saines. L’homme tempérant porte en lui, en toute circonstance, la vraie, la seule condition du bonheur. » Et il ajoute qu’il faut y pousser l’homme par des craintes physiques, des raisons d’hygiène ; la morale y trouvera son compte par surcroît. Pour lui, rien ne l’arrêta et quand on connaît la haute intelligence de Poe, on ne doute pas un instant qu’il n’ait prévu les affreuses conséquences de ses habitudes d’ivrognerie ; il les a prévues et il a persévéré. Rien ne caractérise mieux une maladie de la volonté.

Edgar Poe, qui avait été plus loin en phsychologie morbide qu’aucun autre écrivain de son temps, connaissait bien ces affaiblissements de la force du vouloir, ou leurs déviations. Il les a étudiées sous le nom d’esprit de perversité, quand il nous montre un homme faisant le mal pour le mal, sans plaisir, sans intérêt, et avec terreur, mais dominé par une puissance mystérieuse. C’est sa propre histoire qu’il a racontée dans le Chat noir, et il n’y manque que l’identité des dénouements. S’il ne poussa pas l’esprit de perversité jusqu’à torturer autrui inutilement, ne fut-il pas, avec une perversité encore plus raffinée, le bourreau de sa santé, de son intelligence, de son génie ?

Malade à Richmond, où il avait résolu de se fixer, Poe fut appelé à New-York pour une affaire importante, se mit en route, mais fut obligé de s’arrêter à Baltimore. Là, il entra dans un cabaret et selon son habitude absorba des quantités d’alcool (ou, peut-être comme à certains buveurs invétérés, ne lui en fallait-il que très peu !) — sans cependant aller, comme on l’a dit, jusqu’à rouler ivre-mort. Tout porte même à croire qu’il était peut-être beaucoup moins ivre ce soir-là que bien d’autres soirs, car il était avec quelques-uns de ses amis, buveurs eux-mêmes, mais non ivrognes.

Le petit cabaret était plein ; c’était la veille d’une élection et on buvait ferme aux frais des candidats représentés par leurs agents électoraux, Vers les minuit, Poe et ses amis sortirent. Ils n’eurent pas fait dix pas dans la rue qu’ils se trouvèrent enveloppés par une bande d’hommes dont ils ne purent se défendre. Ces hommes n’étaient pas des escarpes, — c’étaient de très honnêtes agents travaillant contre salaire pour leur patron. En effet, il était d’usage à cette époque d’enlever ainsi, à la veille d’une élection, tous les ivrognes que l’on rencontrait dans les rues (et ces jours-là les rues étaient trop étroites), de les séquestrer jusqu’au lendemain matin en compagnie de quelques bouteilles et alors de les traîner de section en section en les faisant voter jusqu’à vingt ou trente fois comme un troupeau d’automates. Afin d’éviter toute protestation, tout réveil de conscience chez ces malheureux, on avait eu soin de mêler à leur boisson des drogues soporifiques, notamment de l’opium.

Poe et ses compagnons furent enfermés dans une étroite chambre contiguë à une machine à vapeur, au fond d’une impasse, dans Calvert Street. Ils durent y passer la nuit dans une somnolence fiévreuse, tassés les uns contre les autres, en proie à une horrible chaleur, à d’affreuses odeurs, buvant de temps à autre quand la sécheresse de leur gosier les réveillait à demi.

Il est horrible pour qui aime Edgar Poe, pour qui a vécu d’intenses minutes d’émotion avec ses livres, horrible de se le figurer dans un tel état d’avilissement, — et si coupable que fût en lui l’ivrogne, avait-il mérité une telle dégradation ?

Le lendemain matin, les racoleurs revinrent chercher leur troupeau pour les conduire successivement dans trente et une sections de vote. Ceux d’entre ces malheureux qui avaient quelque lucidité n’osaient rien dire ; on les aurait assommés sur place ; les autres allaient comme des machines. Dès la troisième ou la quatrième section, Edgar Poe ne pouvait plus tenir debout : on lui avait sans doute administré une trop forte dose d’opium. Enfin, il devint si pâle que les bourreaux eux-mêmes s’en aperçurent, et se mirent à dire « qu’autant valait faire voter un mort et qu’on pourrait bien avoir des démêlés avec la police ». Pour éviter tout ennui de ce genre, ils prirent le parti de se débarrasser de lui en le jetant dans un cab et en l’envoyant à l’hôpital. Il y mourut, peu d’heures après.

Cette affreuse aventure électorale a été contestée ; elle ne représenterait, d’ailleurs, qu’un terrible hasard. A ce moment déjà, Poe était perdu et le funeste moment n’a été hâté que bien peu sans doute :

Mon mal m’envahissait de plus en plus, — car quel mal est comparable à l’alcool !

M. Ugo Ojetti m’a rapporté de son voyage en Amérique une photographie du tombeau d’Edgar Poe. Par une cruelle ironie des puissances invisibles, on y lit, sur l’enseigne d’un cabaret voisin du cimetière, ce mot en lettres énormes et qui attirent l’œil : LIQUOR.

32.

Si pénible qu’ait été la mort d’Edgar Poe, elle fait moins peur que celle de Baudelaire qui sombra lentement, comme un beau navire blessé, dans l’océan de la douleur : car quelle douleur de mourir en un pareil état, d’être devenu semblable à une bête aphasique, et, selon le mot de Trousseau, intelligent comme un animal à qui il ne manque que la parole. Le journal de ses dernières années : Mon cœur mis à nu, contient des pages encore admirables, mais que le ton en est navrant et humiliant ! L’homme à la bouche sarcastique devient un enfant morose, peureux et obéissant. Le blasphémateur hautain tombe, comme par punition, à des prières grotesques : il invoque à la fois le bon Dieu, Mariette, Poe, l’Hygiène et la Morale. Il y a des déchéances et des agonies tellement épouvantables qu’elles feraient comprendre les appels à une justice absolue et à une bonté infinie.

33.

Eugène Sue, Gaboriau, Dostoiewsky, dans Crime et Châtiment, ont pris des leçons d’Edgard Poe. Tous ces policiers inventifs, ces juges d’instruction analystes, sont des succédanés de Dupin.

34.

Esprit très aristocrate, n’estimant que quelques facultés supérieures, les siennes, celles qu’il possède ou qu’il croit posséder à un haut degré, Poe exprime volontiers son mépris de l’humanité démocratique par la mystification. Le Canard au ballon, le Cas de M. Valdemar, l’Aventure de Hans Pfall, ne furent pas autre chose que de prodigieuses charges, hoaxes, comme disent les Américains. Et comme elles réussirent ! Non pas seulement près de l’ignorante Amérique, mais en Europe. A l’article Magnétisme, dans le « Dictionnaire des Superstitions populaires » de l’abbé Migne, ont lit ceci : « Nous ne pouvons abandonner cette question du magnétisme animal sans faire connaître à nos lecteurs un accident extraordinaire, peut-être même incroyable, dont on a beaucoup parlé dans Je monde savant ? Et il traduit le Cas de M. Valdemar.

35.

En août 1835, Poe avait commencé la publication dans le Southern Literary Messenger de’histoire de Hans Pfall, qui excita fort la curiosité ; mais le mois suivant le Sun de New-York lançait le fameux Moon Hoax, dont le retentissement arrêta le succès de Hans Pfall. C’était le récit des découvertes de l’astronome Herschell fils : la lune était habitée. Dix ans plus tard, alors que nul ne pensait plus à ce « canard », le même Sun publia un article dont le titre portait en gros caractères :

« Etonnantes Nouvelles par express
via Norfolk !
L’ATLANTIQUE TRAVERSÉ EN TROIS JOURS !!
Triomphe de la machine volante de
M. Monck Mason !!!

Arrivée à l’île Sullivan, près de Charleston, S. C., de M. Mason, M. Robert Holland, M. Harrison Ainsworth, et de quatre autres personnes amenées par le ballon Victoria, après un voyage de soixante-cinq heures, d’Europe en Amérique.

détails complets. »

C’est le conte d’Edgard Poe connu sous le nom de Canard au ballon. Cette fois le succès fut énorme. Poe a raconté lui-même son amusement à voir les badauds s’arracher le seul journal qui eût les nouvelles. « Il prenait sa revanche. Cependant Hans Pfall est demeuré inachevé, l’auteur du Moon-Hoaxe ayant donné à son histoire le dénouement même que Poe avait imaginé ; cet écrivain qui eut la bonne fortune de vaincre une fois Edgard Poe, non pas il est vrai, sur le meilleur terrain, s’appelait Richard Alton Locke et descendait du fameux philosophe.

Le Moon Hoaxe fut traduit en français sous la forme d’une petite brochure intitulée : Découvertes dans la Lune, faites au Cap de Bonne-Espérance par Herschel fils, astronome anglais, traduit de l’américain de New-York. Paris, Louis Babeuf, rue du Jardinet, 3, 1836, in-8°.

La « Lune à un mètre », de l’Exposition universelle de 1900, est un véritable Moon Hoaxe, dont le succès près de la crédulité du public a du moins eu pour résultat de permettre la construction d’un télescope de dimensions inusitées. Edgar Poe n’eût point volontiers participé à une mystification utilitaire. Ses « canards » sont des récréations et des expériences psychologiques. Cependant on y découvre des traces du goût particulier des Américains pour la réclame, l’affiche, la publicité barbare, le journalisme extravagant. Poe est un Américain bien plus représentatif de l’Amérique qu’Emerson ou Walt Whitman. Son esprit à des côtés pratiques. Dénué de littérature, il eût été un étonnant homme d’affaires, un « lanceur de premier ordre. On aime cela dans l’auteur de Ligeia, comme on aime l’industriel paradoxal dans l’auteur d’Ursule Mirouët. Baudelaire, qui continua à faire foi sur Edgar Poe, a dissimulé avec soin’celte partie de son caractère.

36.

Je crois que sa meilleure définition serait celle-ci : un grand esprit critique. Nous voilà loin du jugement d’un petit dictionnaire populaire : « Poète américain d’une imagination déréglée. » Cela conviendrait peut-être aussi très bien pour Baudelaire ; et peut-être aussi pour tous les véritables grands écrivains, pour un Chateaubriand comme pour un Gœthe, pour un Dante comme pour un Flaubert. Rien de plus absurde que d’opposer l’esprit créateur à l’esprit critique. Sans la faculté critique, il n’y a point de création possible ; on n’a que des poètes chanteurs, comme il y a des oiseaux chanteurs.


TABLE DES MATIÈRES


  1. René d’Ys, Ernest Renan en Bretagne, d’après des documents nouveaux. Préface de Jules Claretie (Emile-Paul, éditeur).
  2. Les Célébrités d’aujourd’hui : Paul Adam, par Marcel Batilliat (Bibliothèque internationale d’édition.)
  3. Juin 1903
  4. Les Célébrités d’aujourd’hui. Octave Mirbeau, par Edmond Pilon (Bibliothèque internationale d’édition, juin 1903).
  5. M. Jules de Gaultier a publié trois ouvrages : De Kant à Nietzsche. — Le Bovarysme. — La Fiction universelle.
  6. La Physique de l’Amour (5e édition).
  7. Les Célébrités d’aujourd’hui : Jules Lemaître ; Paris, Bibliothèque internationale, 1903.
  8. Mélanges posthumes. Paris, Société du Mercure de France.
  9. Cité par Hugues Rebell, Les Inspiratrices, p. 189.
  10. D’après l’édition originale, infiniment rare ; Tablettes on Quatrains de la vie et de la mort, par Pierre Mathieu, conseiller du Roy. A Rouen, chez Daniel Cousturier, au Chapeau Rouge, 1623.
  11. Jean Dolent, Façons d’exprimer. Paris, à la Maison des poètes, 1900.
  12. Les Célébrités d’aujourd’hui : Judith Gautier, par Remy de Gourmont (Bibliothèque internationale d’édition).
  13. Le Second Rang du Collier (Juven, éditeur).
  14. Constantin Christomanos : Elisabeth de Bavière, impératrice d’Autriche. Pages de journal. Impressions, conversations, souvenirs. Traduction de Gabriel Syveton. Portrait de l’impératrice par Fernand Khnopff. Préface de Maurice Barrès. — Paris, Société du Mercure de France.
  15. Page 69.
  16. Page 92.
  17. Page 98. Et (page 259) les tragiques paroles : « Je marche toujours à la recherche de ma Destinée : je sais que rien ne peut m’empêcher de la rencontrer, le jour où je dois la rencontrer. Tous les hommes doivent, à un certain moment, se mettre en route à la rencontre de leur Destinée. Le Destin, pendant longtemps, tient ses yeux fermés, mais un jour il vous aperçoit tout de même. »
  18. Page 100.
  19. Page 102.
  20. Page 108.
  21. Page 134.
  22. Pages 109, 110, 111.
  23. Page 138.
  24. Page 260.
  25. Page 146.
  26. Page 256.
  27. Page 111 et (page 187) le mot soudain interrompu : « Quand je reviendrai sur la terre... »
  28. Dans ses Portraits français, préface de P. et V. Margueritte, — Bibliothèque internationale d’édition, 1904.
  29. Un vol. in-18, chez Calmann-Lévy.
  30. Son nom n’est pas écrit, mais il est très reconnaissable.
  31. Paul Verlaine, Œuvres posthumes. Paris, Librairie Vanier.
  32. Œuvres posthumes, p. 189.
  33. Le Symbolisme. Anecdotes et Souvenirs. Paris, A. Messein, éditeur.
  34. Les Villes tentaculaires, précédées des Campagnes hallucinées. Paris, Société du « Mercure de France », 1 vol. in-18, 1904.
  35. Division.
  36. Aux deux.
  37. Maintenant.
  38. Transgresser.
  39. Paroles.
  40. Dernières.
  41. La vocal sillabe est la partie de la syllabe qui est formée de voyelles.
  42. Le son de la voyelle.
  43. Malgré que.
  44. Ne sera jamais.
  45. Est en désaccord.
  46. Voir le chapitre sur le Vers libre dans l’Esthétique de la langue française, et celui sur l’E muet dans le Problème du style.
  47. Anthologie des Poètes normands contemporains, avec portraits et notices bibliographiques, colligée par M.-C. Poinsot, suivie d’une étude sur la poésie normande par Ch.-Th. Féret. Paris, Floury, 1903.
  48. De Cahors, par hasard, mais d’origine normande certaine. Son père, comme on le sait, est Jean Marot, de Caen.
  49. Qui parle le patois.
  50. Eugène Grelé : Jules Barbey d’Aurevilly, sa vie et son œuvre, d’après sa correspondance inédite et autres documents nouveaux. Avec une préface de M. Jules Levallois. Première partie : la Vie. Caen, L. Jouan, éditeur, 1902, in-8.
  51. Vers et réponse furent imprimés sor l’heure à Paris par les soins d’un ami de la famille : Aux Héros des Thermopyles, élégie par M. Jules Barbey, précédée d’une lettre de M. Casimir Delavigne à l’auteur ; Paris, librairie de Sanson, au Palais-Royal, 1825.
  52. M. Georges Esparbès prépare à Toulouse un Maurice de Guérin qui viendra tout naturellement se joindre au Barbey d’Aurevilly de M. Grelé.
  53. Page 146. Un peu plus loin, M. Grelé corrige justement Sainte-Beuve, qui semble n’avoir rien compris à l’impression que firent l’une sur l’autre ces deux âmes originales.
  54. Une lettre à Trébutien nous apprend que Barbey, en mai 1854, préparait un recueil des Pensées et Maximes de Balzac. Un recueil analogue avait été publié deux ans auparavant, sans nom, préface ni notes : Maximes et pensées de H. de Balzac ; Paris, Plon frères, éditeurs, 1852. Le choix, très bien fait, donne, en son raccourci, une idée très intéressante de la pensée de Balzac. Qui en est l’auteur ?
  55. Augier, dit-il, « heureux comme l’indignité »
  56. Que Chassériau et Gustave Moreau n’ont fait que perfectionner.
  57. Les Fleurs du mal, Madame Bovary, les Diaboliques, ces trois titres sont aussi le nom de trois rudes victoires remportées par la liberté d’écrire sur l’autorité morale. La première fut incomplète ; la dernière fut remportée sans bataille publique, par la fuite des agresseurs.
  58. En collaboration avec probablement Théophile Silvestre.
  59. Lettres de Barbey d’Aurevilly, Paris, Mercure de France, 1903. — Cf E. Grelé, ouvr. cité.
  60. Grelé, p. 350.
  61. Sur lequel M. Grelé ne fournit aucun renseignement.
  62. Traduction de Chateaubriand.
  63. Publié par Edouard Champion. Paris, chez A. Messein, in-18.
  64. Un sieur Patey donna une suite à cette collection avec son Choix de petites pièces du Théâtre anglois (1751).
  65. Weekly Critical Review, 27 août 1903.
  66. Lorentz, Parade et Tassy, Cours élémenlaire de culture des bois, in-8°.
  67. Lorentz, p. 8.