Laure d’Estell (1864)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. C-278).

COLLECTION MICHEL LÉVY

— 1 franc le Volume —

1 franc 50 centimes relié à l’anglaise




SOPHIE GAY

— ŒUVRES COMPLÈTES —



LAURE


D’ESTELL



PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1864

COLLECTION MICHEL LÉVY




LAURE D’ESTELL


ŒUVRES COMPLÈTES


DE SOPHIE GAY


Parues dans la collection Michel Lévy




Anatole 
 1 vol.
Le comte de Guiche 
 1 —
La comtesse d’Egmont 
 1 —
La duchesse de Châteauroux 
 1 —
Ellénore 
 2 —
Le faux Frère 
 1 —
Laure d’Estell 
 1 —
Léonie de Montbreuse 
 1 —
Les Malheurs d’un amant heureux 
 1 —
Un Mariage sous l’empire 
 1 —
Marie de Mancini 
 1 —
Marie-Louise d’Orléans 
 1 —
Le Moqueur amoureux 
 1 —
Physiologie du ridicule 
 1 —
Salons célèbres 
 1 —
Souvenirs d’une vieille femme 
 1 —

BEAUGENCY. — IMPRIMERIE DE F. RENOU.
LAURE


D’ESTELL


PAR


SOPHIE GAY


PRÉCÉDÉ D’UNE ÉTUDE


PAR


M. SAINTE-BEUVE
De l’Académie française.



PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1864

Tous droits réservés


MADAME SOPHIE GAY[1]


La mort nous dicte des sujets d’étude dont quelques-uns sont des devoirs. Un critique qui est, comme nous le sommes, à son poste de chaque semaine, ne saurait laisser passer, sans les saluer, les pertes les plus remarquables que font la littérature et la société. Madame Sophie Gay, morte à Paris le 5 mars dernier (1852), a été une personne de trop d’esprit et trop distinguée dans les Lettres pour être ensevelie en silence. Elle a beaucoup écrit, et, en ce moment, je n’ai guère moins d’une quarantaine de volumes d’elle rangés sur ma table, romans, contes, comédies, esquisses de société, souvenirs de salons, et tout cela se fait lire, quelquefois avec un vif intérêt, toujours sans ennui. Mais madame Gay était bien autre chose encore qu’une personne qui écrivait, c’était une femme qui vivait, qui causait, qui prenait part à toutes les vogues du monde depuis plus de cinquante ans, qui y mettait du sien jusqu’à sa dernière heure. Elle eut, vers le milieu de sa carrière, un bonheur dont toutes les mères qui écrivent ne se seraient pas accommodées : elle eut des filles qui l’égalèrent par l’esprit, et dont l’une la surpassa par le talent. La mère de madame Émile de Girardin présida longtemps aux succès et à la renommée poétique de sa fille ; elle en reçut des reflets qui la réjouirent, qui la rajeunirent, et qui ne l’éclipsèrent pas. Quand on voyait madame Gay en compagnie de ses filles, de madame de Girardin et de madame la comtesse O’Donnell, ce qu’il y avait de plus jeune, de plus moderne de façon, de plus élégant en celles-ci, ce que leur esprit avait, si je puis dire, de mieux monté dans son brillant et de mieux taillé par toutes les facettes, ne faisait que mieux ressortir ce qu’il y avait de vigoureux et de natif en leur mère. C’est de ce caractère original, de cette vitalité puissante de femme du monde et de femme d’esprit que je voudrais toucher ici quelque chose, en rapportant madame Gay à sa vraie date, et en indiquant aussi, en choisissant quelques-uns des traits fins et des observations délicates qui distinguent ses meilleurs écrits.

Marie-Françoise-Sophie Nichault de Lavalette, née à Paris, le 1er juillet 1776, d’un père homme de finances, attaché à la maison de Monsieur (depuis Louis XVIII), et d’une mère très-belle, dont la ressemblance avec mademoiselle Contat était frappante, reçut une très-bonne éducation, une instruction très-soignée, et se fit remarquer tout enfant par la gaieté piquante et la promptitude de ses reparties. À l’une des cérémonies qui accompagnèrent sa première communion, comme elle était en toilette avec une robe longue et traînante qui l’embarrassait, et qu’elle se retournait souvent pour la rejeter en arrière, une de ses compagnes lui dit : « Cette Sophie est ennuyeuse avec sa tête et sa queue. — Toi, ça ne te gênera pas, dit-elle, car tu n’as ni queue ni tête. » Toute la personne même de mademoiselle de Lavalette était celle d’une jolie brune piquante, avec des regards pleins de feu, plus faits encore pour exprimer l’ardeur ou la malice que la tendresse ; d’une charmante taille, qu’elle garda jusqu’à la fin, d’une taille et d’une tournure bien françaises. Mariée à un agent de change, M. Liottier, elle débuta dans le monde sous le Directoire ; elle a rendu à ravir l’impression de cette époque première dans plusieurs de ses romans, mais nulle part plus naturellement que dans les Malheurs d’un Amant heureux. Ce fut un moment de grande confusion et de désordre, mais aussi de sociabilité ; la joie d’être ensemble, le bonheur de se retrouver et de se prodiguer les uns aux autres, dominait tout. Un dîner chez madame Tallien, une soirée chez madame de Beauharnais, les Concerts-Feydeau, ces réunions d’alors avec leur mouvement et leur tourbillon, avec le masque et la physionomie des principaux personnages, revivaient jusqu’à la fin sous la plume et dans les récits de madame Gay. Bayle, le grand critique, a remarqué que nous avons tous une date favorite où nous revenons volontiers, et autour de laquelle se groupent de préférence nos fantaisies ou nos souvenirs. Cette date est d’ordinaire celle de notre jeunesse, de notre première ivresse et de nos premiers succès ; il se fait là au fond de nous-mêmes un mélange chéri, que rien plus tard n’égalera. La date favorite de madame Gay, quand elle y songeait le moins et qu’elle laissait faire à son imagination, était celle précisément qui répond à la fin du Directoire et au Consulat ; jeune personne sous le Directoire et femme sous l’Empire, voilà son vrai moment, et qui lui imprima son cachet et son caractère, en littérature comme en tout ; ne l’oublions pas.

Au milieu des mille choses qu’une jeune femme, lancée dans le monde comme elle l’était, avait droit d’aimer à cette époque et à cet âge, il en était une que madame Gay mit dès l’abord sans hésiter au premier rang, je veux dire l’esprit, les talents, la louange et le succès qui en découlent. On la voit liée de bonne heure avec tout ce que la littérature et les arts offraient alors de distingué. Excellente musicienne, elle recevait des leçons de Méhul ; elle composait des romances, musique et paroles. Le vicomte de Ségur avait pour elle une amitié coquette ; le chevalier de Bouflers lui apprenait le goût ; mais elle ne s’en tenait pas à des aperçus timides, et, sa nature l’emportant, elle prit bientôt la plume. Le premier usage qu’elle en fit fut d’écrire en faveur de la grande gloire controversée du jour, en faveur de madame de Staël.

Le roman de Delphine venait de paraître, et soulevait bien des questions et des querelles. Madame Gay, sous le masque et par une lettre insérée dans un journal, prit parti ; elle brisa une lance. Le premier roman qu’on a d’elle, et qui date de ce temps, porte également témoignage de ses opinions et de ses couleurs. Laure d’Estell, publiée en l’an X (1802) par Mme***, en trois volumes, laisse beaucoup à dire, mais il y a déjà des parties assez distinguées. Une jeune femme, orpheline et veuve à vingt ans, se retire dans un château, chez sa belle-sœur, pour s’y livrer à son deuil d’Artémise auprès du mausolée de son époux, et s’occuper de l’éducation de sa fille. Elle y trouve, ainsi que dans un château voisin, une société qui lui donne occasion de développer par lettres à une amie ses principes et ses maximes. Madame de Genlis y est fort maltraitée : elle figure dans ce roman sous le nom de madame de Gercourt, sententieuse, pédante, adroite et flatteuse, visant à une perfection méthodique, fort suspecte de mettre « les vices en action et les vertus en préceptes. » L’héroïne du roman, Laure, s’y félicite de partager l’antipathie de madame de Gercourt « avec deux femmes d’un grand mérite, dont les opinions, dit-elle, ont quelque rapport avec les miennes. » Ces deux femmes sont, la première, madame de Staël ; et la seconde, je crois, madame de Flahaut. En contraste de madame de Gercourt et d’un abbé de sa connaissance, qui joue un fort vilain rôle dans le roman, l’auteur place un curé tolérant dans le genre de celui de Mélanie, plus occupé de la morale que du dogme : cette morale, il faut en convenir, à l’examiner de près, paraîtrait un peu relâchée, et madame de Genlis, si elle avait répondu, aurait pu prendre sa revanche.

Les scènes mélodramatiques de la fin et les airs de mélancolie répandus çà et là dans l’ouvrage sont la marque du temps ; ce qui est bien déjà à madame Gay, c’est le style net, courant et généralement pur, quelques remarques fines du premier volume ; par exemple, lorsque Laure dit qu’en se retirant du monde pour vivre à la campagne, partagée entre les familles des deux châteaux voisins, elle avait cru se soustraire aux soins, aux tracas, aux passions, et qu’elle ajoute : « Eh bien, mon amie, le monde est partout le même ; il n’y a que la différence d’une miniature à un tableau. »

Il y eut là une interruption dans la vie littéraire de madame Gay[2]. Mariée en secondes noces à M. Gay, qui devint receveur général du département de la Roër, elle habita durant près de dix ans tantôt à Aix-la-Chapelle, tantôt à Paris, et vécut pleinement de cette vie d’un monde alors si riche, si éclatant, si enivré. Elle nous a montré et décrit son salon à Aix-la-Chapelle, pendant un voyage qu’y fit Joséphine en revenant des eaux de Plombières, dans l’été de 1804. L’empereur vint lui-même du camp de Boulogne, où il était alors, faire une apparition dans la ville de Charlemagne. M. Gay réclama l’honneur de loger M. Maret (depuis duc de Bassano). Ce premier commis impérial, laborieux, infatigable, donnait chaque nuit, après les représentations du jour, un certain nombre d’heures au travail ; mais il trouvait là des veilleurs encore plus infatigables et plus intrépides que lui :

« Lorsque vers deux heures du matin, dit madame Gay, après en avoir donné trois ou quatre au travail, il entendait parler encore dans mon salon, nous voyions s’entr’ouvrir la porte de son cabinet, et il nous demandait s’il n’était pas trop tard pour qu’il vînt causer avec nous. Il me surprenait alors au milieu de ce qu’il appelait mon état-major : c’était un cercle de bons rieurs, de causeurs spirituels, d’artistes, où les aides de camp étaient en majorité. »

Elle nous y parle du jeu, qui se mêlait très-bien, assure-t-elle, à la causerie, et qui, tout follement engagé qu’il était, n’était point acharné alors comme aujourd’hui, et ne laissait perdre ni un récit amusant ni un bon mot. Elle se dessine là comme elle restera de tout temps. J’ai lu d’elle de très-spirituels et très-mordants couplets de cette époque, et qui emportaient la pièce, sur des ennuyeux et des ennuyeuses qui n’étaient pas de son monde : on ne les disait que portes closes. Mais elle composait aussi, en ces années, des romances sentimentales très-agréables, que chacun savait par cœur et qu’on applaudissait. Celle de Mœris, qui est d’elle, air et paroles, a eu bien de la vogue :

      Mais d’où me vient tant de langueur ?
   Qui peut causer le chagrin que j’ignore ?

   

. . . . . . . . . .


      Quoi ! ces bosquets, ces prés fleuris,
   Dont j’aimais tant la fraîcheur, le silence,
      Ces chants d’amour, de jeux suivis,
   Tous ces plaisirs n’étaient que sa présence !…

Demandez à quelqu’une de vos tantes ou de vos mères de vous chanter cela.

M. Gay, homme d’esprit et qui recevait bien, était ami intime d’Alexandre Duval, de Picard, de Lemercier ; madame Gay, qui les connaissait déjà, se trouva plus liée que jamais avec eux tous : ce sont là ses premiers contemporains littéraires. Elle a son originalité de femme parmi eux.

Le second roman de madame Sophie Gay, qui parut avec les seules initiales de son nom, en 1815, est Léonie de Montbreuse, et, si j’osais avoir un avis en ces matières si changeantes, si fuyantes, et dans lesquelles il est si difficile d’établir une comparaison, je dirais que c’est son plus délicat ouvrage, celui qui mérite le mieux de rester dans une bibliothèque de choix, sur le rayon où se trouveraient la Princesse de Clèves, Adèle de Sénanges et Valérie.

Léonie a seize ans ; orpheline de sa mère, elle a été élevée au couvent ; elle en sort, ramenée par son père M. de Montbreuse, qui va songer à l’établir. En quittant son couvent, où elle laisse une amie indispensable, elle verse « autant de larmes qu’elle en eût répandu si l’on était venu lui dire qu’il y fallait passer un an de plus. » Léonie a l’imagination vive ; elle ne conçoit rien de médiocre : elle est de celles qui veulent être des plus distinguées ou complètement ignorées : « Adorée ou indifférente ! voilà, dit-elle, tout le secret des chagrins de ma vie. » Arrivée chez son père, Léonie voit une tante, madame de Nelfort, bonne personne, mais très-exagérée, et qui a pour fils un Alfred, joli garçon, étourdi, dissipé, un peu fat déjà et lancé dans les aventures à la mode, colonel, je le crois, par-dessus le marché ; car la scène se passe dans l’ancien régime et à une date indécise. Madame de Nelfort loue son fils, elle loue sa nièce ; M. de Montbreuse, homme prudent, froid, et qui cache sa tendresse sous des dehors réservés, essaie de prémunir sa fille contre ces exagérations mondaines ; il lui trace aussi la ligne de conduite qu’il voudrait lui voir tenir avec son cousin Alfred. Mais Alfred paraît ; c’est à l’Opéra que Léonie l’aperçoit d’abord ; il y est fort occupé auprès d’une élégante, madame de Rosbel ; ou plutôt, tandis que la foule des adorateurs s’agitait autour de la coquette, qui se mettait en frais pour eux tous, Alfred, plus tranquille, « lui parlait peu, ne la regardait jamais, et l’écoutait avec l’air de ne point approuver ce qu’elle disait, ou d’en rire avec ironie :

« Cette espèce de gaieté (c’est Léonie qui raconte) contrastait si bien avec les airs doucereux et flatteurs des courtisans de madame de Rosbel, que personne ne se serait trompé sur le genre d’intimité qui existait entre elle et M. de Nelfort. Cette première remarque, jointe à celle d’une plus longue expérience, m’a convaincue que les femmes sont souvent plus compromises par la froide familiarité de celui qu’elles préfèrent, que par les soins empressés d’un amant passionné. La sécurité de l’un trahit leur faiblesse ; l’inquiétude de l’autre n’apprend que son amour. »

Voilà de ces remarques fines, comme madame Gay en avait beaucoup, la plume à la main. Quand elle causait, elle en avait aussi, mais elles disparaissaient au milieu de ce qu’il y avait de plus actif et de plus animé dans sa personne. On les retrouve plus distinctes quand on la lit.

Pourtant Léonie commence par se piquer d’honneur. Elle a entendu au passage madame de Rosbel la désigner du nom de petite pensionnaire : il n’en faut pas plus pour qu’elle en veuille à Alfred d’avoir souri à cette injure, et pour qu’elle débute avec lui par exiger une réparation. Alfred, auprès d’une si jolie cousine, ne demande pas mieux que de réparer ; une fois qu’il a le secret de ce dépit, il reprend aisément ses avantages. Il a l’air de sacrifier madame de Rosbel, et il croit à ce moment préférer Léonie. Dès le premier pas, les voilà engagés tous deux plus qu’ils ne pensent :

« Alfred me plaisait, je crus l’aimer, dit Léonie. Que de femmes sont tombées dans la même erreur ! Ne connaissant l’amour que par récit, le premier qui leur en parle émeut toujours leur cœur en leur inspirant de la reconnaissance ; et, dupes de cette émotion, elles prennent le plaisir de plaire pour le bonheur d’aimer. »

J’omets divers accidents qui engagent de plus en plus la jeune exaltée et l’aimable étourdi. Cependant M. de Montbreuse avait d’autres projets pour sa fille ; il la destinait au fils de l’un de ses meilleurs amis, et dont il était le tuteur ; mais elle lui laisse à peine le temps de lui expliquer ce désir ; elle aime Alfred, elle n’aime que lui : Jamais d’autre ! c’est sa devise. Bref, le mariage est fixé à l’hiver prochain ; Alfred, qui a été blessé à l’armée, a lui-même besoin d’un délai, quoique ce terme de huit mois lui semble bien long. On doit passer ce temps au château de Montbreuse dans une demi-solitude, et s’y éprouver l’un l’autre en préludant au futur bonheur. C’est ici que le romancier fait preuve d’un art véritable ; ces huit mois, destinés à confirmer l’amour d’Alfred et de Léonie, vont peu à peu le défaire, et leur montrer à eux-mêmes qu’en croyant s’aimer, ils s’abusent.

Et tout d’abord Alfred, à peine arrivé au château, trouve Suzette, une fille de concierge, mais élevée un peu en demoiselle, et, en la voyant, il ne peut s’empêcher de s’écrier assez militairement devant Léonie : « Ah ! la jolie petite personne ! » —

« Dans ma simplicité, remarque Léonie, je croyais alors qu’un homme bien amoureux ne pouvait parler avec chaleur d’aucune autre beauté que de celle de l’objet de son amour ; mais l’expérience m’a prouvé, depuis, que les femmes seules étaient susceptibles d’un sentiment exclusif ; l’amant le plus passionné pour sa maîtresse n’en est pas moins sensible aux charmes de toutes les jolies femmes, tandis que celle qui aime ne voit pas son amant. »

Ce n’est là qu’un commencement : la façon dont cet amour de tête chez Léonie se découd chaque jour insensiblement et comme fil à fil est très-bien démêlée. Alfred, dès qu’il se porte mieux, fait des sorties à cheval et court les champs ; au retour, il a mille bonnes raisons pour s’excuser.

« En sa présence, dit Léonie, j’accueillais toutes ses raisons, et j’allais même jusqu’à me reprocher de l’avoir accusé ; mais, dès qu’il me laissait longtemps seule, je m’ennuyais, et c’est un malheur dont on se venge toujours sur celui qui en est cause, et quelquefois sur ceux qui en sont innocents. »

M. de Montbreuse a beau faire à sa fille de petits sermons sur l’ennui, vouloir lui prouver que chacun s’ennuie dans sa sphère, et que savoir s’ennuyer est une des vertus les plus utiles dans le monde, elle n’en croit rien et trouve un tel héroïsme au-dessus de ses forces de dix-sept ans.

Quand Alfred se décide à rester au château, il ne réussit pas toujours mieux qu’en s’éloignant :

« Son esprit si vif, si gai dans le grand monde, où l’ironie a tant de succès, était d’un faible secours dans une société intime où l’on n’a point envie de se tourner mutuellement en ridicule. C’est là qu’il faut réunir toutes les qualités d’un esprit attachant pour y paraître longtemps aimable. Une bonne conversation se compose de tant d’éléments divers que, pour la soutenir, il faut autant d’instruction que d’usage, de bonté que de malice, de raison que de folie, et de sentiment que de gaieté. »

C’est Léonie, c’est madame Gay qui observe cela, et on ne dit pas mieux. Il y avait donc des moments où Alfred était tout à fait au-dessous de lui-même et des autres, quand ces autres étaient tout simplement un petit cercle de gens instruits et aimables ; il le sentait, il en souffrait et en devenait de mauvaise humeur et maussade, par conséquent ennuyeux. Léonie le sentait aussi et en souffrait à sa manière, mais plus profondément : « On est si humilié, remarque-t-elle, de découvrir une preuve de médiocrité dans l’objet qu’on aime, qu’il y a plus de honte que de regret dans le chagrin qu’on en éprouve. »

Un certain Edmond de Clarencey, voisin de campagne, se trouve là d’abord comme par un simple effet du voisinage ; il cause peu avec Léonie et semble ne lui accorder qu’une médiocre attention ; il accompagne Alfred dans ses courses et lui tient tête en bon camarade. Pourtant, quand ils s’aperçoit de ses petits désaccords avec Léonie, il lui arrive une ou deux fois, et sans en avoir l’air, d’y prendre garde et de les réparer. Cette attention imprévue et détournée choque Léonie dès qu’elle s’en aperçoit, presque autant que l’inattention première ; car enfin, s’il entrait au moins quelque générosité dans la conduite de M. de Clarencey ! s’il sacrifiait quelque chose en s’intéressant ainsi au bonheur de son ami ! s’il lui enviait tout bas la douceur d’être aimé !

« Mais rien, nous dit Léonie, ne pouvait m’en donner l’idée, et j’avoue à ma honte que j’en éprouvai de l’humeur. Les femmes, habituées aux éloges, aux protestations de tendresse, ont cela de malheureux qu’elles ne peuvent supporter la pensée d’être indifférentes même aux gens qui les intéressent le moins. Le dépit qu’elles en ressentent les conduit souvent à faire, pour plaire, des frais exagérés qui les compromettent si bien qu’elles ne savent plus comment rétrograder, et bientôt elles se trouvent engagées sans avoir le moindre sentiment pour excuse. Je crois que ce travers de la vanité a fait commettre plus de fautes que toutes les folies de l’amour. »

Ce n’est point ici le cas pour Edmond : Léonie est loin de s’engager avec lui ; mais peu à peu elle le remarque, elle lui en veut, puis elle lui sait gré ; enfin, elle s’occupe de lui, et tout le terrain que perd Alfred, Edmond insensiblement le gagne. Il y a, je le répète, beaucoup d’art et de nuance dans cette seconde partie du roman. Le tout se termine à souhait, puisque cet Edmond n’est autre que le pupille et le protégé de M. de Montbreuse, celui dont Léonie n’avait point d’abord voulu entendre parler, sans même le connaître. Elle finit par l’épouser sans qu’Alfred en souffre trop, et la morale du roman, cette fois excellente, c’est que, « de tous les moyens d’arriver au bonheur, le plus sûr (pour une jeune fille qui sort du du couvent) est celui que choisit la prévoyante tendresse d’un père. »

Dans ce roman gracieux, où il n’entre rien que de choisi et où elle a semé de fines observations de société et de cœur, madame Gay s’est montrée une digne émule des Riccoboni et des Souza[3].

Son troisième roman, Anatole (1815), est encore du même ton et a eu peut-être plus de célébrité, bien que je préfère Léonie. Anatole est de l’espèce des romans anecdotes dont la donnée repose sur une infirmité ou une bizarrerie de la nature : ainsi, Ourika de madame de Duras, Aloïs de M. de Custine, le Mutilé de M. Saintine. Anatole, le beau silencieux, est un sourd-muet de naissance, mais on ne le sait pas d’abord, et c’est là qu’est le secret. Un soir, au sortir de l’Opéra, il sauve la vie de Valentine, de madame de Saverny, qui allait être écrasée sous les pieds des chevaux ; lui-même est blessé et disparaît. Celle qu’il a sauvée, jeune veuve, pleine de beauté et d’une rare délicatesse de sentiments, le fait chercher sans le découvrir d’abord, et pendant longtemps elle ne le connaît qu’à demi et dans un mystère qui l’empêche d’avoir la connaissance de son infirmité. Quand elle le sait, il est trop tard, elle l’aime ; mais, comme bien peu de personnes ont le secret de cet amour, on la croit près d’épouser un chevalier d’Emeranges, fat spirituel, qui jusqu’alors semblait enchaîné par madame de Nangis, belle-sœur de Valentine, et qui lui est devenu infidèle. La jalousie de madame de Nangis, qui se croit sacrifiée à une rivale, produit des scènes assez belles et assez dramatiques, dans lesquelles la pauvre Valentine, poussée à bout par sa belle-sœur, en présence du mari de celle-ci, n’aurait qu’un mot à dire pour écraser la coupable et pour se venger ; mais ce mot, elle ne le dit pas, et prend sur elle tous les torts. De son côté, Anatole, le bel Espagnol, doué de tous les talents et de tous les charmes, et à qui il ne manque que la parole, se croit également sacrifié, et il est disposé à s’éloigner pour toujours, lorsqu’un soir à l’Opéra (car sans Opéra point de roman), Valentine, qui a voulu le revoir, et à qui il croit aller faire du regard un éternel adieu, lui adresse de loin un signe qui veut dire : Restez ! Il n’ose comprendre, il regarde encore, quand un second signe, toujours dans la langue des sourds-muets, vient lui dire : Je vous aime. C’est à étudier cette langue de l’abbé Sicard et de l’abbé de L’Épée que Valentine a consacré ses matinées durant les trois derniers mois : « Lorsque j’ai senti, dit-elle, que rien ne pouvait m’empêcher de l’aimer, j’ai voulu apprendre à le lui dire. »

Cette première veine délicate et nuancée, cette première manière de roman s’arrête pour madame Gay avec Anatole, et elle ne la prolongea point au delà de l’époque de l’Empire. En 1818, madame Gay publia le premier volume d’un roman intitulé : les Malheurs d’un Amant heureux, et dont elle donna les deux volumes suivants en 1823. C’est censé écrit par une espèce de valet de chambre très-instruit et très-lettré, qui, au besoin, est homme à citer Horace en latin, Shakespeare en anglais, et à avoir lu Corinne. Malgré ces invraisemblances, le ton de ce roman, surtout du premier volume, est facile et naturel ; c’est le Gil Blas de madame Gay, et elle s’y permet sous le masque des traits plus gais, plus vifs, plus lestes si l’on veut, que dans sa première manière. Elle y peint avec assez de naïveté et avec beaucoup d’entrain les mœurs de la société dans sa jeunesse, ce pêle-mêle de grandes dames déchues, de veuves d’émigrés vivants, de fournisseurs enrichis, de jacobins à demi convertis, dont quelques-uns avaient du bon et à qui l’on se voyait obligé d’avoir de la reconnaissance :

« En vérité il y a de quoi dégoûter d’une vertu qui peut se trouver au milieu de tant de vices, et il me semble qu’on ne lui doit pas plus de respect qu’à une honnête femme qu’on rencontrerait dans un mauvais lieu. — Soit ; mais c’est encore une bonne fortune assez rare pour qu’on en profite sans ingratitude. »

Les scènes du monde d’alors, les originaux qui y figurent et qu’on y raille, les talents divers qu’on y applaudit, depuis le chanteur Garat jusqu’au républicain Daunou, y sont retracés assez fidèlement, et ce premier tome de roman n’est guère, en bien des pages, qu’un volume de Mémoires. Les volumes suivants, dans lesquels le maître du valet de chambre narrateur est devenu aide de camp du général en chef de l’armée d’Italie, nous rendent, à travers un romanesque surabondant, quelques échos sentis de cette époque d’enthousiasme et d’ivresse, « où l’on ne voulait pour prix de ses dangers que du plaisir et de la gloire. » Madame Gay, se rejetant en arrière, dirait volontiers avec les guerriers de ces années d’orgueil et d’espérance : « Nous étions jeunes alors ! »

Les femmes, pour peu qu’elles écrivent et qu’elles marquent, portent très bien en elles le cachet des époques diverses, et, si l’on voulait désigner en leurs personnes les périodes successives de Louis XVI, du Directoire et de l’Empire, de la Restauration et du régime de Louis-Philippe, on arriverait à quelques aperçus de mœurs qui ne tromperaient pas.

Sous Louis XVI, la femme, la jeune femme qui écrit ou qui rêve, est sentimentale, d’un sentimentalisme qui tient à la fois de Jean-Jacques et de Berquin, qui s’embellit de Florian ou de Gessner, et s’enchante de Bernardin. Elle ne pense qu’à élever ses enfants selon les vrais principes, à concilier l’amour et la vertu, la nature et le devoir ; à faire dans ses terres des actes de bienfaisance dont elle ne manque pas d’écrire aussitôt le récit, afin de jouir de ses propres larmes, — des larmes du sentiment. C’est là l’idéal ; un amant, comme toujours, y trouve son compte ; mais il faut qu’il se déguise en berger ou en vertueux. Les romans de madame de Souza (pour prendre un type très-distingué) ont été sinon écrits, du moins rêvés sous Louis XVI.

Sous le Directoire, on est dans un tout autre monde, dans une vogue toute différente. Une belle impudeur y règne, on y affiche des principes hardis, et les moutons, bien qu’il s’en rencontre encore par les chemins, sont en train de disparaître. Avec le Consulat et l’Empire, la femme militaire paraît, celle qui aime franchement la gloire, qui l’admire et qui s’honore de la récompenser ; qui a les sentiments en dehors, la parure d’éclat, le front haut, les épaules éblouissantes, l’esprit (quand elle en a) franc, naturel et pas trop compliqué. Comme la société pourtant et le cœur aiment les contrastes, il se mêlera, à cet amour avoué de la gloire et des exploits, des airs de rêverie et de romance.

La Restauration arrive : donnez-lui le temps de s’asseoir et de recueillir son esprit. Dès que cet esprit aura parlé par la voix de quelques écrivains, par le chant de quelques poëtes, vous avez une génération de femmes toutes différentes. À celles-ci il faut des idées avant tout, des sentiments, je ne sais quoi de métaphysique et de raffiné ; elles ont lu les Méditations de Lamartine, et elles soupirent ; elles aiment l’esprit, et elles s’en vantent ; elles s’éprennent et se passionnent pour des orateurs ; elles sont femmes à se trouver mal si elles ont rencontré, sans être prévenues à l’avance, le grand poëte de leur rêve. De la religiosité, un peu de mysticisme, des nerfs (on n’avait pas d’attaques de nerfs sous l’Empire), un idéal ou libéral ou monarchique, mais où il s’exhale quelque vapeur de poésie, voilà ce qui distingue assez bien la jeune femme de la Restauration. Un observateur physiologiste l’a dit :« C’est l’avénement de la femme frêle, à qui un ton de langueur et de pâleur donne plus de prix : elle a remplacé la femme opulente. » Les variations du goût s’expriment dans ces types de beauté à la mode. Je ne veux pas dire qu’à toutes ces époques diverses on fasse des choses bien différentes, mais c’est la manière qui a changé.

Sous le règne de Louis-Philippe, malgré le caractère si moral de la famille régnante, le dirai-je ? la jeune femme avait fort dégénéré, ou du moins elle s’était émancipée plus qu’on n’aurait pu croire sous un régime si sage. Il s’était glissé de bonne heure chez elle du Musset, un peu de George Sand, Eugène Sue brochant sur le tout ; un peu de socialisme avant l’effroi, avant l’épreuve, avant la lettre, me dit un spirituel voisin ; un peu de théorie et beaucoup de caprice. Le cigare, ou du moins la cigarette était de mise dans le boudoir. Je ne parle que des lionnes, dira-t-on ; mais il y en avait à bien des degrés et à plus d’un étage. Tout cela, déjà, est un peu vieux, c’est de l’ancien régime ; les jeunes femmes du régime nouveau s’essaient encore, et je ne les connais plus.

Madame Sophie Gay, par le caractère et par le tour natif, datait de bien avant la Restauration ; elle est une des femmes qui avaient le plus d’esprit sous l’Empire ; mais, comme il arrive, l’auteur chez elle retardait sur la femme du monde ; ce n’est que dans les premières années de la Restauration et dans cette seconde moitié de son âge qu’elle a réalisé la plupart de ses productions littéraires. En avançant, elle s’est appliquée sans trop d’efforts à les tailler dans la forme du jour, à leur en donner la coupe et la couleur : elle y a réussi. Sans énumérer ici ses nombreux romans, nul, en la lisant, ne devinerait qu’elle fut, par ses débuts, et, je dirai mieux, par son chef-d’œuvre (Léonie de Montbreuse), d’une époque si antérieure. Qui a lu le Moqueur amoureux (1830), un Mariage sous l’Empire (1832), la Duchesse de Châteauroux (1834), ne s’est aperçu en rien que ce ne fût pas à un auteur du moment, et du dernier moment, qu’il ait eu affaire. La Duchesse de Châteauroux, particulièrement, obtint du succès dans le public ; ce n’est que nous autres, critiques, qui nous sommes dit que c’est un de ces romans trop voisins de l’histoire pour intéresser véritablement les esprits amis du vrai en matière de faits ou en matière de sentiment et de passion. L’auteur, en y mettant, dès les premières pages, de cette érudition dont on est curieux aujourd’hui, est sorti de son genre et de sa nature. Son style aussi, en affectant plus de couleur, s’est tendu par endroits et s’est altéré ; il est moins pur qu’autrefois. Ce n’est point dans Léonie de Montbreuse que l’auteur aurait dit, en parlant d’une excuse que fit M. de Maurepas, ministre, à madame de La Tournelle (madame de Châteauroux), et que celle-ci repoussa avec dédain : « Cette réponse dédaigneuse fut la base de l’inimitié éclatante qui a toujours régné depuis entre le ministre, sa femme et madame de La Tournelle. »

Mais laissons ces détails, et prenons madame Sophie Gay dans l’ensemble de son esprit et de sa carrière. Elle s’était de tout temps beaucoup occupée de théâtre, et plusieurs de ses pièces, soit à l’Opéra-Comique, soit au Théâtre-Français, furent représentées avec un certain succès. On se souvient à la Comédie-Française du Marquis de Pomenars (1820). Madame Gay jouait elle-même très-bien la comédie en société ; elle aimait à la diriger ; elle était un régisseur excellent. On avait, à cet égard, à profiter de ses conseils : dans une esquisse qu’elle a donnée du salon de mademoiselle Contat, j’ai noté d’elle sur les différentes manières de prendre le rôle d’Elmire des remarques pleines de vérité et d’analyse morale.

Les personnes qui, comme madame Gay, vivent jusqu’à la fin et vieillissent dans le monde, sans se donner de répit et sans se retirer un seul instant, échappent difficilement à la longue, et malgré tout l’esprit qu’elles ne cessent d’avoir, à une certaine sévérité ou à une certaine indifférence. Je voudrais, dans les éloges qu’on peut lui accorder, en choisir quelques-uns qui parussent incontestables. Personne éminemment sociable, si elle menait de front trop de goûts à la fois, et qui même se nuisaient entre eux, on doit dire qu’elle ne sacrifiait jamais le goût de l’esprit. Elle en avait en elle un fonds qu’elle n’épuisa jamais. Il était impossible qu’une conversation dont elle était tombât dans le nul ou dans le commun ; toujours elle la relevait par une saillie, une gaieté, un trait d’ironie ou de satire, ou même un mot d’une douce philosophie. Vers la fin, elle promettait quelquefois à ses amis qu’elle irait mourir chez eux : « Je ne veux pas que cette demoiselle (disait-elle de la mort) me trouve seule. » Ne lui demandez pas dans ses jugements cet esprit de justesse et d’impartialité qui prend sa mesure dans les choses mêmes et qui rend à chacun ce qui lui est dû. Elle était femme en ce point, et des plus femmes. Elle aimait ses amis et les défendait, et brisait des lances pour eux à l’aventure. Quand elle vous aimait, me dit l’un de ceux qui l’ont connue le mieux, elle vous trouvait des vertus inattendues ; de même que, quand elle ne vous aimait pas, elle vous aurait nié des mérites incontestables. Pourtant, ses inimitiés ne tenaient pas ; son esprit de coterie n’était point exclusif ; elle était toujours prête à élargir le cercle plutôt qu’à le restreindre. Elle aimait la gaieté, la jeunesse, les gens d’esprit et ceux qui ont le collier franc. Sa parole, plus forte et plus drue quand elle causait que quand elle écrivait, rappelait parfois le tempérament de certaines femmes de Molière, bien qu’il s’y mêlât plus d’un trait de la langue de Marivaux.

Elle n’était point fatigante de marivaudage pourtant ; que vous dirai-je ? elle avait des aperçus, des idées, et cela sans jamais prétendre, comme tant de femmes, refaire le monde ; elle n’aurait voulu refaire que le monde de son beau temps et de sa jeunesse. Et encore, bien souvent, elle n’y songeait pas ; elle acceptait le présent avec émulation, avec philosophie, et les plus jolis vers qu’on a d’elle sont ceux qu’elle a faits sur le Bonheur d’être vieille.

Chez elle, me disent ceux qui ont eu l’honneur de la voir habituellement, elle était très-aimable, et plus que dans le monde : elle y avait tout son esprit, et de plus celui des personnes qu’elle recevait. Elle les faisait valoir avec une sorte de grâce familière et brusque, qui n’excluait pas un souvenir d’élégance.

Sa vanité n’était point pour elle ni pour ses ouvrages ; elle ne la mettait que dans le succès de ses proches, de ses entours ; quant à elle-même, qui avait tant produit, elle n’avait point d’amour-propre d’auteur : ce n’était qu’un amateur qui avait beaucoup écrit.

Le monde était pour elle un théâtre et comme un champ d’honneur dont elle ne pouvait se séparer ; elle était infatigable à causer, à veiller, à vouloir vivre. Un jour, ou plutôt une nuit, comme les bougies s’étaient plusieurs fois renouvelées et qu’elle sonnait pour en demander d’autres, le valet de chambre qui était à son service, familier comme les anciens domestiques, alla à la fenêtre, ouvrit brusquement les volets, et le soleil du matin entrant : « Vous voulez des lumières, dit-il, en voilà ! »

Dans ses dernières années, elle passait régulièrement une partie de la belle saison à Versailles ; elle s’y était fait une société et était parvenue à animer un coin de cette ville de grandeur mélancolique et de solitude. Elle y avait trouvé, il est vrai, de biens vifs et spirituels auxiliaires ; il suffit de nommer M. Émile Deschamps.

Ce petit nombre de traits qu’on pourrait multiplier font assez voir à quel point madame Sophie Gay était une personne de vigueur et de nature, une de celles qui payèrent le plus constamment leur écot d’esprit, argent comptant, à la société. Ce qu’il faut ajouter pour ce que l’expression paraîtrait avoir de trop énergique, c’est que quelqu’un qui voudrait faire un livre intitulé : l’Esprit de Madame Sophie Gay, n’aurait qu’à bien choisir pour le composer d’une suite de bonnes remarques sur le monde et sur les sentiments, d’observations à la fois fines, délicates, naturelles et bien dites.


SAINTE-BEUVE
.




PRÉFACE


Un grand nom, une fortune brillante de l’esprit et un cœur bienfaisant, telles ont été les titres de Madame N*** à l’estime publique. Ces mêmes titres devaient lui attirer la proscription et la mort, dans un temps où les richesses excitaient l’envie de tyrans sanguinaires, dont la barbarie allait jusqu’à punir la vertu de pleurer sur leurs crimes. Cette malheureuse victime de l’anarchie me confia ces lettres presque au moment de monter sur l’échafaud. Elles ne furent longtemps pour moi qu’un témoignage de sa confiance, et un gage précieux de son amitié ; mais ayant appris qu’une de ses parentes était dans l’infortune, j’ai cru devoir les lui remettre. C’est elle qui m’a chargée de les publier. J’aurais mieux fait, sans doute, d’en laisser le soin à une personne plus en état que moi de corriger les fautes de cet ouvrage, et le public ne me tiendra pas compte du motif qui m’a portée à m’acquitter seule d’un devoir que l’amitié pouvait me prescrire, mais dont la raison suffisait pour m’affranchir. N’importe, je prendrai pour moi les critiques, et laisserai à l’auteur le succès qu’il plaira au lecteur de lui accorder. Puisse ma part ne pas excéder la sienne !


LAURE D’ESTELL




I

LAURE D’ESTELL, À MADAME DE NORVAL.


Du château de Varannes.

Après un voyage bien fatiguant, bien triste, j’arrive enfin, ma chère Juliette, dans un lieu dont l’antique majesté et le site pittoresque conviennent parfaitement au sentiment dont mon âme est remplie. J’éprouve un charme douloureux à parcourir ces vastes appartements où mon Henri a été élevé, à entendre ces bons paysans me raconter les traits de sa générosité, qui dès son enfance égalait sa douceur. Si chaque objet qui se présente à ma vue ajoute à mes regrets, il augmente aussi le nombre de mes souvenirs, et tu sais combien ils me sont chers. Madame de Varannes m’a reçue avec affection, elle a beaucoup caressé mon Emma, mais j’ai été frappée de la sérénité de son visage. Il semble qu’après avoir perdu un fils tel que le sien, on doive porter l’empreinte d’une douleur impossible à cacher : peut-être s’est-elle efforcée de paraître tranquille en revoyant l’épouse de ce malheureux fils, pour l’engager à imiter son courage : peut-être souffre-t-elle autant que moi, mais je ne lui sais aucun gré de cet effort ; il m’eût été si doux de pleurer avec elle ! Ce n’est plus qu’à toi, ma chère amie, que je puis adresser mes plaintes ; l’intérêt qu’elles t’inspirent t’en sauvera l’ennui, et les témoignages de ton amitié seront mes plus douces consolations : tu sais le prix que j’attachais à tes lettres lors de mon bonheur, juge de ce qu’elles seront désormais pour ta pauvre Laure.

Ma petite Emma n’a pas souffert des fatigues du voyage, elle est enchantée de tout ce qu’elle voit ici. L’idée qu’elle ignorera longtemps la perte qu’elle vient de faire, est pour moi un grand soulagement, je mettrai tous mes soins à prolonger son enfance.


II


Tu me reproches avec raison, bonne amie, de ne t’avoir pas donné de nouvelles de ma santé, je m’en occupe si peu qu’à peine sais-je dans quel état elle est. Ma belle-mère prétend que ma pâleur diminue, que je semble moins oppressée : le fait est que je souffre peu ; j’éprouve cet accablement qui est la suite des maux désespérés sans en être le soulagement. On prend cela pour du calme, ma Juliette ne s’y tromperait pas ; mais il y a tant de gens qui ignorent cet état, qu’il ne faut pas s’étonner de la méprise.

Je suis décidée à suivre l’avis que tu me donnes ; ce n’est qu’en me livrant à l’occupation, que je parviendrai à me distraire du chagrin qui me poursuit. Depuis six mois, uniquement occupée de mes regrets, j’ai totalement négligé ces dispositions auxquelles tu veux bien donner le nom de talents, et qui ont tant de fois charmé ma solitude pendant la dernière et funeste absence de M. d’Estell. Je vais travailler de nouveau ; la peinture m’offre un double intérêt, et c’est par elle que je veux commencer. J’ai trouvé dans une immense galerie un ancien portrait de Henri que je me dispose à copier ; il manque peu de chose à la ressemblance ; j’espère la rendre parfaite, et pour que ce tableau m’occupe plus longtemps, je veux peindre mon ami au moment où, conbattant les Impériaux, il reçoit le coup affreux qui le livre à la mort et qui a plongé sa Laure dans une douleur éternelle. Cette entreprise est peut-être au-dessus de mes forces, je le crois ; mais cette cruelle image remplit tellement ma pensée, que je ne saurais en tracer une autre.

Tu demandes des détails sur tout ce qui m’entoure, je n’ai encore rien remarqué ; mais puisque tu le désires, je te dirai dans ma première quelles sont les personnes qui forment la société de madame de Varannes ; car pour la mienne, tes lettres et mon Emma la composent tout entière.

Rappelle-moi au souvenir de M. de Norval : dis-lui que je l’aime d’inclination, et pour le bonheur qu’il te procure. — J’embrasse le petit Théodore.



III

L’air que l’on respire ici est sûrement salutaire, et je ne doute pas qu’il ne rétablisse ma santé : ainsi, ma chère Juliette, sois sans inquiétude, je vais, comme tu le dis, « penser à ma vie et chercher à la rendre heureuse ; » c’est-à-dire recevoir les soins qu’on veut bien me donner, et laisser au temps celui d’affaiblir mes peines, sans espérer qu’il y parvienne jamais.

Je t’ai promis des détails, les voici : Le château de Varannes est situé sur le bord de la mer, il est abrité d’un côté par un bois considérable, de l’autre il domine sur le village qui en dépend, et qui n’est qu’à cinq lieues de D***. Le parc qui l’entoure est immense, la nature en ayant fait un véritable jardin anglais, on a eu le bon esprit de n’y rien changer ; ses prairies, ses beaux arbres, et sa petite rivière, en font un séjour enchanteur qui contraste singulièrement avec la vieille architecture et les vieux ornements du château, lequel n’est ni assez antique pour être beau, ni assez moderne pour être agréable. Madame de Varannes, qui tient beaucoup à tout ce qui lui rappelle ses titres de noblesse, ne connaît rien au-dessus de ce monument tout chargé des bas-reliefs de ses armoiries. Elle m’y avait préparé un des plus grands appartements. J’ai obtenu avec bien de la peine qu’elle me laisserait habiter celui que j’ai choisi, dont la vue est charmante et la distribution commode : je m’y suis fait un cabinet d’étude pareil à celui que j’avais à Paris : mon piano et ma harpe en font les meubles de luxe. Ma fille et sa bonne Lise sont logées près de moi, et cette nouvelle habitation est parfaitement selon mon goût. Je crois avoir bien fait en me rendant aux instances de la famille d’Estell, je ne pouvais choisir un asile plus respectable. Que serais-je devenue ! Orpheline et veuve à vingt ans, avec une fortune considérable, dans un monde où la conduite la plus austère ne défend pas des atteintes de la calomnie. J’avais déjà peine à supporter le bruit de ces plaisirs, lorsque Henri m’engageait à les goûter, lorsqu’il me conduisait lui-même à ces fêtes brillantes où mon amour-propre n’était flatté des suffrages que j’obtenais, qu’en raison de la satisfaction qu’ils lui faisaient éprouver : à présent ils seraient pour moi de vrais supplices ; je ne puis plus trouver de bonheur qu’en assurant celui de la famille de Henri. Je crois t’avoir dit que son père ayant dissipé une grande partie de sa fortune, vendit, peu de temps avant sa mort, la terre d’Estell, dont le revenu surpassait de beaucoup celui de la terre de Varannes. La somme qu’il en retira ne suffit pas pour acquitter ses dettes, et madame de Varannes fut obligée de se retirer ici, avec ses enfants, pour y vivre plus économiquement. L’époque de mon mariage fut heureuse pour elle : elle apprit avec plaisir que mon père s’empressant de donner à sa fille un époux digne d’elle, et cédant un peu au sentiment de vanité que lui inspirait le titre de marquise, n’avait point cru devoir regarder au peu de fortune de M. d’Estell, quand celle que je lui apportais était plus que suffisante à tous deux. Elle vit dans cette union un refuge assuré pour Caroline et Frédéric, si elle venait à mourir, et je veux la convaincre qu’en perdant son fils aîné, elle n’a rien perdu de ce qu’elle pouvait espérer pour ses autres enfants. Caroline a été élevée au couvent, elle est d’une figure agréable ; sa taille est élégante, ses manières douces, elle possède quelques talents, je lui crois de l’esprit ; mais je tremble qu’il n’ait souffert de son éducation. Il est presque impossible qu’une longue contrainte ne parvienne à altérer la franchise dans l’âme la plus sincère. Ce défaut peut se corriger ; elle n’a que seize ans, et je ne doute pas qu’elle ne soit par la suite une femme intéressante. Je connais peu Frédéric ; son frère m’en a souvent parlé comme d’un aimable fou ; il n’est pas en ce moment au château, sa mère le croit à son régiment ; mais Caroline m’a confié qu’il était à Paris : elle attend son retour avec la plus vive impatience. Le séjour de Varannes est, dit-elle, fort ennuyeux lorsqu’il n’y est pas, on ne sort plus, on ne voit personne. Quand il y revient, sa gaîté anime tout : je prévois que cette gaîté me sera insupportable.

Madame de Varannes est intimement liée avec M. le comte de Savinie, dont la terre est voisine de la sienne. C’est, dit-on, un homme du plus grand mérite et d’un caractère original. Il a vécu dix ans en Angleterre, où il est devenu éperdument amoureux de la fille du lord Drymer : cette passion l’a rendu longtemps malheureux ; mais il était aimé et sa constance a vaincu tous les obstacles. Il est depuis cinq ans l’époux fortuné de lady Lucie ; elle a quitté Londres et sa famille pour venir habiter Savinie. J’ai passé la soirée d’hier avec elle ; sa beauté, son maintien noble et gracieux préviennent en sa faveur ; mais on cherche vainement dans l’expression de sa physionomie, cette vivacité qui fait le charme de nos figures françaises. On ne conçoit pas comment des yeux aussi froidement beaux peuvent inspirer la passion : cependant on ne peut douter de celle que lui inspira son mari. Je suis bien aise d’en avoir entendu parler avant de la voir ; car avec la manie que tu m’as si souvent reprochée, j’aurais bien certainement jugé d’elle comme de ce pauvre Delval que j’ai cru longtemps l’homme du monde le plus insensible. Madame de Varannes a trouvé mauvais que madame de Savinie ne se soit pas fait accompagner par son frère : il est depuis cinq mois chez elle où il vit en ermite. On a longtemps parlé de ce jeune homme ; mais comme il est très-probable que je ne le verrai jamais, il est inutile de t’en occuper. Voilà, ma chère amie, tout ce qui doit former notre société ce printemps. Je la trouve encore trop nombreuse, et si l’éducation d’Emma ne m’autorisait à vivre dans la retraite, je sens qu’il me serait souvent pénible de passer au salon les moments que j’aime tant à consacrer à la solitude ; mais je crois que ma belle-mère me laissera sur ce point une entière liberté. Elle arrive en ce moment, et me force à finir cette lettre dont la longueur m’effraye pour toi : elle ne veut pas que je t’écrive davantage, elle craint pour mes yeux qui sont très-fatigués. Cet aimable soin me rappelle les tiens, et je sens que le plus sûr moyen de me plaire est de te ressembler.

Adieu, je t’embrasse.



IV


Ma fille m’a fait de la peine ce matin, chère Juliette, je me plaignais de ne pouvoir la retenir près de moi ; elle me dit en faisant ces petits gestes que tu aimes tant :

« Pourquoi ne veux-tu plus jouer ? je m’ennuie. »

La pauvre petite a raison, et je conçois que ma tristesse l’engage à me fuir. Ici chacun se prête à ses jeux, et ses caresses font couler mes larmes ; elle n’en peut deviner le motif, et c’est moi qui ai tort de ne pas me contraindre ; je vais redevenir enfant pour elle ; je serais trop malheureuse de lui voir préférer la société d’un autre. Madame de Savinie a une petite fille de son âge, je vais tâcher d’en faire une compagne pour Emma : cela m’obligera à faire quelques frais de politesse, à quelques avances qui ne sont pas de mon goût ; mais que ne ferais-je pas pour cette chère enfant ?

Frédéric est de retour : sa mère l’a revu avec un plaisir qui décèle sa préférence : il la justifie par la tournure la plus aimable et tout ce qui peut flatter l’amour-propre d’une mère. Sa figure a quelque chose de celle de Henri ; mais la ressemblance s’arrête là : car ses manières sont absolument différentes. Il a paru ému en me voyant, et le souvenir de son frère a répandu dans ses yeux une expression de tristesse qui a pénétré dans mon cœur. Il est vrai qu’elle a bientôt disparu pour faire place au sourire ; il a pris Emma sur ses genoux, s’est prêté à toutes ses folies. Je ne puis blâmer la gaîté dont elle a profité. Caroline aurait voulu que je partageasse davantage la joie qu’elle a éprouvée, en apprenant que son frère avait obtenu un congé de trois mois, et qu’il les passerait à Varannes ; mais, en vérité, je suis si éloignée de toute idée de bonheur, que je n’ai plus ce qu’il faut pour partager celui d’un autre. Elle m’a fait promettre de les accompagner demain dans la visite qu’ils doivent rendre à madame de Savinie. Cet acte de complaisance m’a été demandé avec instance par madame de Varannes : j’ai accepté et je tiendrai parole. Nous irons elle et moi dans ma voiture, je prête mon phaéton à Frédéric et à sa sœur. Il est enchanté de conduire mes petits chevaux anglais. « Pour cette fois, dit-il, sir James ne se moquera pas de mon équipage. » Ce sir James est un personnage dont on redoute bien la censure. Tout ce que j’en entends dire m’intimide au point de craindre sa rencontre : cependant je n’y puis échapper ; et vois jusqu’où va ma petitesse, la seule pensée de voir cet homme si bizarre chez madame de Savinie, me fait regarder cette visite comme une de ces choses auxquelles on ne se résigne qu’avec la plus grande répugnance, tant il est vrai que dans le malheur on se fait des contrariétés de tout.

Puisque mes récits te plaisent, bonne amie, je composerai pour toi l’espèce de journal que tu me demandes ; cette occupation me sera bien douce, je commencerai demain, car aujourd’hui on ne m’en laisse pas le loisir. Donne-moi de ton côté toutes les nouvelles qui peuvent t’intéresser. Parle-moi du cousin Delval : compte-t-il bientôt revenir de l’armée ? Je voudrais le revoir pour entendre de lui tout ce qu’il sait de Henri : il ne l’a pas quitté, ils ont souvent parlé de moi. Je jouirais d’un certain plaisir à causer de bien des choses qu’on a cachées à ma douleur. Je pleurerais encore, me diras-tu : oui ; mais ce n’est pas cela qui fait du mal !



V


Je n’ai pu t’écrire comme je l’espérais, chère Juliette ; ma maudite santé en a été cause : je suis restée l’autre jour un peu tard dans les bois du château de Savinie. Le froid m’a saisie, et j’en suis revenue avec la fièvre. Elle m’a forcée de garder le lit assez longtemps ; mais elle est entièrement dissipée, et je ne me sens plus qu’un peu de faiblesse. J’avais prié qu’on ne laissât pas entrer Emma dans ma chambre, craignant de lui donner la fièvre : on n’a jamais pu gagner cela sur elle. À présent que je n’ai plus d’inquiétude, tu juges facilement du plaisir que m’a fait sa désobéissance. Ces petits moments-là me rattachent à la vie, et je crois, comme toi, que cet enfant me donnera bien des jouissances ; mais qui m’assurera de le conserver ? Depuis que j’ai perdu son père, il me semble que la mort menace tout ce qui m’est cher. Quand on a été trompé dans l’espoir le mieux fondé, comment compter sur quelque chose ? Je ne m’appesantirai pas davantage sur cette idée ; tu me gronderais, je vais te parler de ce qui m’occupe bien moins.

Elle est rendue cette visite qui me causait tant d’effroi : nous sommes partis samedi dernier, comme je te l’avais mandé. Caroline s’était parée avec plus de soin qu’à l’ordinaire : elle était fort jolie, et M. de Savinie le lui a dit avec un ton de franchise qui n’a point paru lui déplaire. On sortait de table quand nous sommes arrivés. Madame Lucie (car on ne l’appelle pas autrement) nous reçut de la manière la plus affable. Elle nous présenta M. Billing, qui paraît être un ancien ami de la maison. Je cherchais des yeux ce frère dont on m’avait tant parlé, quand M. de Savinie proposa une promenade dans le parc, en disant à Frédéric qu’il y trouverait sir James. Il faisait le plus beau temps du monde, on accepta. M. de Savinie offrit son bras à madame de Varannes, et Frédéric s’empara de celui de madame Lucie et du mien sans trop nous consulter. Elle se plaignit obligeamment de ce qu’il nous séparait ; mais il insista de si bonne grâce qu’il fallut bien céder : il entama la conversation par une question qui parut embarrasser la comtesse :

— Eh bien, sir James est-il toujours le même ?

— Mais oui, dit-elle, toujours sérieux et bon, il est plus que jamais occupé de ses livres.

— Je ne le conçois pas, reprit Frédéric ; philosophe à son âge… je vivrais mille ans que je n’attendrais jamais ce degré de sagesse.

— Quand on est aussi heureux de sa folie, répondit Lucie, qu’a-t-on besoin d’une raison qui n’est souvent que le fruit d’une triste expérience ?

Elle paraissait émue douloureusement en achevant cette phrase ; elle allait continuer, quand nous aperçûmes au bout de l’allée un jeune homme que je présumai facilement devoir être sir James : c’était lui en effet. Je fus frappée de la beauté de sa taille, de ses traits et plus encore de la sombre mélancolie répandue sur toute sa personne. Il parut surpris de nous rencontrer ; je le vis sensiblement pâlir en nous abordant. Il nous fit un salut plus noble que gracieux, et dit quelques mots prononcés de manière à prouver qu’il sait parfaitement le français. Le bien que j’en dis est totalement dépourvu d’intérêt personnel ; car il n’a pas daigné jeter les yeux sur moi. Caroline est la seule dont il se soit occupé : elle en a paru flattée, et leur entretien, quoique très-réservé, m’a suffisamment expliqué les deux heures passées à sa toilette, et le plaisir qu’on se promettait de cette visite. Peut-être me trompé-je ; je le souhaite pour bien des raisons. Ce qu’il y a de certain, c’est que si mon cœur était libre comme le sien, il serait peu touché de l’imposante beauté de sir James Drymer. Son regard a quelque chose de sinistre et son aspect n’inspire ni confiance ni désir de le connaître.

J’ai demandé à madame de Savinie si je n’aurais pas le plaisir de voir sa petite fille : aussitôt sir James s’est empressé de l’aller chercher lui-même, et bientôt après il est venu tenant par la main la petite Jenny que j’ai trouvée presqu’aussi jolie qu’Emma. Je me suis approchée pour l’embrasser ; mais la pauvre enfant effrayée de la couleur lugubre de ma robe, s’est jetée, en me fuyant, dans les bras de sa mère. J’ai senti à ce mouvement quelques larmes s’échapper de mes yeux. Lucie les a aperçues, elle m’a pris la main, et l’a serrée affectueusement. Frédéric avait des bonbons, je les ai donnés à Jenny en la priant d’en venir chercher bientôt chez Emma. Les bonbons, l’espoir de jouer avec un enfant de son âge, l’ont décidée à me traiter en amie. Sa maman a promis de me la conduire dans deux jours, et je ne saurais te peindre avec quelle bonté elle a cédé au désir que j’en témoignais. J’avais mal jugé cette femme, chère Juliette ; elle est bien certainement aussi sensible que belle.

La nuit commençait à tomber, et madame Lucie voulant faire rentrer sa fille, appela sir James pour la reconduire ; mais il avait disparu un moment avant. Frédéric fut chargé de ce soin ; et après avoir parcouru le jardin anglais, qui est un modèle en son genre, nous avons tous regagné le château. M. Billing et le bon curé de Varannes qui venait d’arriver, y faisait tranquillement un piquet ; ils proposèrent à ma belle-mère de se mettre de la partie : elle allait accepter ; mais lui ayant dit que je me sentais fort mal, elle s’excusa en témoignant des regrets que je crus sincères. Caroline éprouva un petit mouvement d’humeur qui fut long à se dissiper. M. de Savinie parla de ma santé avec intérêt, me proposa de l’accepter pour médecin et m’ordonna un de ces régimes qu’on indique toujours aux malheureux, et qui commence par ces mots : Il faut vous distraire ; comme s’il en était des distractions comme des tisanes qu’on se procure à volonté. J’ai répondu tant bien que mal à toutes ses aimables politesses, et nous sommes remontés en voiture après avoir fait chercher un quart-d’heure Frédéric, qui ayant rejoint sir James dans son appartement, ne pouvait se déterminer à le quitter.

De retour au château, je me suis mise au lit où j’ai passé plusieurs nuits à souffrir mortellement. Caroline m’a prodigué les plus tendres soins, et Frédéric ne pouvant pénétrer dans mon appartement, m’a écrit au moins vingt billets pour s’informer de mes nouvelles, et du moment où je pourrais le recevoir. Madame de Varannes jugeant que j’étais encore trop faible aujourd’hui pour descendre au salon, et croyant que la société peut seule m’empêcher de me livrer à ce qu’elle appelle mes idées noires, a décidé qu’on passerait la soirée chez moi. Cette attention me sera peut-être un peu fatiguante ; mais il y aurait trop de ridicule à s’y refuser, et j’ai appris de toi à ne désobliger personne.



VI


Est-il bien vrai, ma chère amie, que tu me défendes de parler de tout ce qui caractérise la passion de l’amour ; et cela parce que tu prétends que je ne l’ai jamais ressentie. Peux-tu me faire cette injure, toi qui as été si souvent à même de juger du sentiment qui m’unissait à Henri ? En existe-t-il de plus tendre ? As-tu jamais rencontré deux êtres qui vécussent dans un calme plus heureux ? Jamais un moment de querelle n’est venu altérer ce bonheur que je regretterai toute ma vie. Ses désirs étaient les miens, je ne souffrais que de ses peines, et j’aurais donné ma vie pour lui en épargner. Si ce n’est pas là de l’amour, je consens à ignorer toujours celui dont tu me parles, et je le laisse aux héroïnes de romans, comme un moyen d’excuser une grande partie des extravagances qu’on leur fait faire.

Madame de Varannes est montée chez moi, ce soir, accompagnée de M. Billing : il était chargé par la famille Savinie de demander si nous serions visibles demain, et si ma santé était rétablie. Frédéric est venu quelques moments après avec sa sœur : elle m’a dit malignement que dans l’impatience de me voir, il n’avait pas dîné, qu’il avait accusé elle et sa mère de ne m’avoir point remis ses billets ; assurant que je n’aurais pas eu la cruauté de le laisser aussi longtemps privé de ma présence, si j’avais su combien il souffrait. J’ai trouvé cet intérêt un peu exagéré : M. Billing en a souri, et j’ai cru devoir le traiter en plaisanterie. Frédéric s’en est offensé ; il a pris un air sérieux et ne l’a pas quitté de la soirée. On a longtemps parlé de choses indifférentes ; mais la conversation étant tombée sur madame de Savinie, je me suis répandue en éloges sur son compte : j’ai dit sincèrement que je serais fort heureuse de mériter son amitié. M. Billing m’a déclaré qu’il trahirait mon secret, qu’il était trop l’ami de madame Lucie pour lui cacher une chose qui devait lui faire autant de plaisir. Madame de Varannes lui a demandé assez indiscrètement d’où venait la profonde tristesse de sir James, et cette misanthropie qui détruisait le charme de tous les avantages qu’il avait reçus de la nature.

— Ce sont de ces chagrins, répondit-il, dont la fortune, l’esprit et la beauté ne garantissent pas. Sir James Drymer devait s’attendre plus qu’un autre au bonheur d’être aimé ; (ici Caroline quitta l’ouvrage qu’elle tenait) mais, ajouta-t-il, ce n’est pas devant vous, mesdames, que je dois parler de la bizarrerie du cœur des femmes.

— Continuez, interrompit madame de Varannes, nous sommes au-dessus de ces petitesses-là.

— Eh bien donc, je vous dirai que dans l’âge où l’on n’a pas même l’idée de la perfidie, il a rencontré une femme assez aimable pour le séduire, et assez méprisable pour le tromper. Ce malheur a été suivi de beaucoup d’autres ; il n’est pas étonnant qu’un tel début dans le monde en inspire le dégoût et n’altère la douceur d’un caractère naturellement bon : depuis ce temps sa méfiance s’étend sur tout, et je ne connais guère que sa sœur qui en soit à l’abri. Ce défaut nuit considérablement à ses vertus, mais il est le fruit des circonstances et par cela même excusable.

— J’en conviens, interrompit Caroline, mais il n’en fera pas moins le malheur de celle qui s’unira à lui.

— Cela peut-être, dis-je, mais aussi, quel triomphe si elle parvient à l’en corriger.

— Cela serait un peu difficile, dit Frédéric ; je ne connais pas de femme, eût-elle tout l’esprit de madame d’Estell, qui puisse se flatter d’y parvenir.

— Vous connaissez donc bien sir James, répliquai-je ?

— Oui, madame, j’ai passé un an avec lui dans la maison d’éducation où il vint à l’âge de quinze ans pour apprendre le français ; je l’ai revu depuis à Paris lorsqu’il y fut amené par l’amour, et nous avons toujours conservé une liaison d’amitié qui tient plus à l’estime que nous nous portons, qu’à aucuns rapports sympathiques ; il me traite un peu en enfant, cela ne m’empêche pas de le croire mon ami ; je lui fais mes confidences qu’il reçoit toujours avec intérêt, et je n’en exige point.

— Son amitié pour vous me rassure, interrompit madame de Varannes ; ce n’est pas trop de toute sa vérité pour tempérer la vivacité de votre imagination ; cependant n’allez pas lui ressembler, car je préfère vos imperfections à toutes ses vertus.

À ces mots Frédéric baisa la main de sa mère, pour la remercier de cette petite flatterie, et s’adressant à moi :

— Vous êtes loin, madame, d’une telle indulgence, et je n’ai pas lieu d’espérer tant d’aveuglement de votre part.

Après cet entretien chacun se sépara, et je réfléchis quelque temps sur la fatalité du sort qui veut qu’un être malheureux devienne ridicule, par l’effet que produit sur lui son malheur. Ce pauvre sir James ne doit qu’à cette fatalité la réputation qu’on lui fait d’être insupportable en société. Quelle injustice affreuse ! J’en suis d’autant plus outrée, qu’elle ne peut manquer de tomber sur moi. À présent on tolère ma douleur et je ne suis qu’une personne triste, bientôt on ne me trouvera plus qu’ennuyeuse ; voilà comme on juge dans le monde.



VII


Je me porte mieux aujourd’hui ; aussi ai-je passé au salon une partie de la journée. Madame de Savinie est arrivée de bonne heure avec sa petite Jenny dont Emma est folle ; elle lui a donné tous ses joujous, et cela doit te prouver le prix qu’elle attache à son amitié. Il est convenu qu’elles passeront alternativement plusieurs jours dans la semaine l’une chez l’autre, et la joie est parfaite.

Le croirais-tu, ma chère amie, ce misanthrope, cet homme dont on parle comme d’un être extraordinaire, est venu avec sa sœur ; Madame de Varannes a paru très-sensible à cette démarche, et Caroline encore plus qu’elle. Frédéric est celui qui en a été le moins surpris. M. de Savinie a dit en entrant : je vous amène notre ermite.

— Vous me flattez, a répondu sir James, je ne suis qu’un sauvage, et sans la crainte d’importuner ces dames, j’aurais eu plus souvent l’honneur de leur présenter mon hommage ; mais je sais combien un homme de mon caractère est déplacé dans un cercle aussi aimable, et ce n’est qu’après m’être assuré de son indulgence, que j’ai osé m’y présenter.

Cette phrase, presque galante, a produit sur moi tout l’effet d’une surprise. En la prononçant, sa figure avait changé d’expression, elle ne peignait plus que la mélancolie ; mais bientôt après elle se couvrit d’un voile de tristesse ; il fut pourtant assez attentif à la conversation ; il y mêla quelques mots que je n’ai point oubliés : on parla littérature et chacun combattit pour son idole, comme c’est l’usage ; sir James fut le seul qui rendît justice au mérite de tous nos écrivains, sans dissimuler la préférence qu’il accordait aux philosophes anglais, comme les croyant plus profonds que les nôtres. Des sujets sérieux on passa aux romans ; Frédéric s’extasia sur la nouvelle Héloïse ; M. de Savinie sur Tom-Jones, et moi j’osai dire un mot de Clarisse. Ce mot fut approuvé par sir James, qui trouva comme moi que rien n’est plus fait pour intéresser, que la victime d’un amour trahi par l’objet qui l’inspire. Madame Lucie devinant qu’un tel sujet rappelait à son frère des souvenirs tristes, rompit l’entretien en proposant à madame de Varannes de faire une partie avec son mari et M. Billing. Sir James vit clairement son intention, baissa les yeux, et tomba dans une profonde rêverie. Il faut que cet homme ait éprouvé de bien cruels chagrins, mon amie ; il n’est pas naturel qu’à son âge on persévère dans le projet de vivre presque seul ; et j’avoue qu’il m’inspire une certaine curiosité qui m’était inconnue : j’ai quelquefois l’envie de questionner Frédéric sur son compte ; mais à quoi peut mener cette indiscrétion ? Il la trouverait ridicule, et vraiment il aurait raison. Je n’y vois d’excuse que dans l’intérêt qu’on ressent toujours pour un être malheureux : quand on est soi-même à plaindre, on espère trouver quelques moyens de le consoler en apprenant ses peines ; il n’en faut pas davantage pour chercher à découvrir ses secrets.

Je crois que madame Lucie partage ce sentiment, elle sait une partie de mes chagrins ; mais elle a deviné qu’il me serait doux d’en parler avec elle ; elle m’a dit avec sa grâce ordinaire, que M. Billing lui avait répété des choses si encourageantes, qu’elle osait me parler franchement de son amitié et du désir qu’elle avait de se lier intimement avec moi. M. de Savinie a joint ses instances aux siennes pour m’engager à les voir le plus souvent possible ; j’ai tâché d’y répondre de manière à les persuader que si je n’y cédais pas, c’était uniquement pour ma santé, et que j’étais encore trop faible pour faire de longues absences.

— Eh bien, ont-ils dit, acceptez nos soins, c’est tout ce que nous vous demandons.

Caroline aussi vivement pénétrée de cette bonté que moi, a laissé éclater le plaisir qu’elle en ressentait.

— Nous allons passer un été charmant, a-t-elle dit, en regardant sir James qui lisait un journal près de la cheminée. L’automne, ces messieurs feront des parties de chasse, et nos soirées seront consacrées à la musique ; ma petite sœur me donnera quelques leçons ; Frédéric l’accompagnera, et si madame Lucie veut se mêler à nos concerts, ils seront délicieux. Sir James chante fort bien.

— Oui, quand il chante, interrompit Frédéric, mais ce n’est pas une chose facile à obtenir de lui.

— Vous savez bien, mon ami, dit sir James que je ne suis bon à rien.

Je crus à cette réponse que Frédéric l’avait offensé ; cette idée me fut pénible, et j’essayai de réparer, par quelques mots obligeants, l’espèce d’injure que Frédéric avait paru lui faire. Je ne puis te peindre de quel air embarrassé il m’écouta ; à peine eut-il balbutié quelques remerciments, qu’il alla s’asseoir sur un siège près de Caroline. Ils parlèrent ensemble jusqu’au moment où l’on se sépara ; tout ce que je sais de leur entretien, c’est qu’il a répandu sur les traits de ma petite sœur une sérénité qu’elle n’avait point auparavant. Tu trouves peut-être étrange la manière dont je les observe tous deux ; mais rappelle-toi ce que je t’ai dit de mes projets, et tu concevras que je ne perde pas une occasion de découvrir les moyens d’assurer le bonheur de Caroline. Je ne suis pas sans crainte sur ce point, et je voudrais qu’elle me fît l’aveu du sentiment que je lui suppose, pour lui dire tout ce que j’en pense. Sir James est l’unique héritier d’un grand nom et d’une fortune immense. Son père tient à tous les préjugés attachés à sa noblesse ; il doit avoir pour son fils l’ambition d’un homme de son rang, et il est presque certain qu’il s’opposerait à leur union. Ne vaudrait-il pas mieux arrêter les progrès d’une passion qui ne présage que des peines, et ne regardes-tu pas comme un de mes devoirs d’éclairer cette jeune amie, sur les suites d’une semblable liaison.

Le médecin que j’attendais vient d’arriver ; je vais faire inoculer mon Emma ; il faut toute la confiance que j’ai en cette opération, pour avoir le courage d’exposer ainsi mon enfant à de cruelles souffrances, et j’ai besoin de me répéter que cette précaution lui sauve peut-être la vie. Je vais me renfermer pendant les six semaines que durera la maladie ; Lise te donnera des nouvelles exactement, et je reprendrai notre correspondance aussitôt qu’Emma me laissera quelques instants de loisir ; il n’y a qu’elle dans le monde qui puisse m’empêcher d’écrire à ma chère Juliette.



VIII


Ma fille est entièrement rétablie, chère amie, elle ne conservera aucune trace de sa petite vérole, et me voilà tranquille sur un point qui me donnait bien de l’inquiétude.

J’ai à te parler d’un événement fâcheux ; mais ce malheur sera facile à réparer. Il y a trois jours qu’un des fermiers de madame de Varannes vint lui apporter la somme de deux mille écus qu’il lui devait depuis longtemps, et pour laquelle il était poursuivi ; elle passa dans son cabinet pour le recevoir, serra l’argent dans un secrétaire, et fit appeler un de ses gens pour lui donner l’ordre de coucher dorénavant dans une petite chambre à côté de ce cabinet ; il est attenant au salon, mais tellement éloigné de toute chambre à coucher, qu’il était prudent d’y loger quelqu’un. Elle remit à Philippe toutes les clefs de ce corps de logis, et lui en confia la garde. Peu de temps après il sortit de chez elle avec le fermier. Ses camarades le virent fort peu dans le courant de la journée, et le lendemain matin étonnés de ne le pas voir descendre, ils sont montés pour le réveiller ; mais en passant dans le cabinet, ils ont aperçu une fenêtre ouverte, et le secrétaire forcé ; on avait emporté tout l’argent et une partie des bijoux de madame de Varannes. Figure-toi la surprise de ces pauvres domestiques ; ils courent à la chambre de Philippe, et ne l’y trouvant pas, ne doutent plus qu’il ne soit l’auteur du vol ; cependant il rentre à midi, mais ivre au point de ne pouvoir se soutenir. Madame de Varannes le fait chasser, et sans vouloir le livrer aux mains de la justice, se contente de lui refuser tous certificats pour lui ôter la possibilité de rentrer au service. On a fait faire des recherches chez sa femme, qui demeure dans le village, mais on n’a rien trouvé.

Hier soir lorsque Lise vint pour me déshabiller, je remarquai la rougeur de ses yeux qui étaient encore mouillés de ses larmes ; je lui demandai si elle éprouvait quelque chagrin ?

— Non, madame, me répondit-elle, je n’ai qu’à me louer de votre service ; mais je suis bien sûre que madame aurait pleuré comme moi, si elle avait été témoin du désespoir de cette pauvre Marie ; c’est la femme de ce gueux de Philippe : il l’a abandonnée, elle et ses trois petits enfants, sans lui laisser seulement de quoi les nourrir ; il est parti en disant qu’il ne pouvait rester dans un pays où il passait pour un misérable ; et je crois bien que c’est un prétexte dont il s’est servi pour fuir, et se soustraire aux poursuites : ce qu’il y a d’affreux, c’est que sa femme et ses enfants ne sont pas cause de sa friponnerie, et qu’ils n’en souffriront pas moins ; la mère se désole, et soutient toujours que son mari est un honnête homme ; ses enfants jettent de grands cris en demandant leur père, et c’est un spectacle à faire pitié.

— Je vous sais bon gré, lui dis-je, de m’instruire de leur malheur ; il n’est pas juste qu’ils soient victimes de l’action infâme de Philippe, et je vous charge de leur porter cette bourse demain de grand matin ; informez-vous de tous leurs besoins et promettez-leur mes secours.

Je me couchai après cette conversation, et l’idée du bonheur que j’allais procurer à cette famille infortunée, me fit passer une nuit plus calme qu’à l’ordinaire.

Ce matin je sonnai Lise de bonne heure pour savoir le résultat de sa visite ; elle m’apprit qu’en entrant chez la bonne Marie elle avait été bien surprise d’y rencontrer Frédéric, qui, ayant su comme moi la détresse où se trouvaient ces pauvres gens, était venu lui-même pour leur offrir toutes les consolations possibles, c’est-à-dire de l’argent ; et ce qui est plus encore, pour les assurer qu’on ne les accusait pas de complicité dans le vol fait par Philippe, et que madame de Varannes ne voulait même pas qu’il fût arrêté.

— Je n’ai rien vu de plus touchant, ajouta Lise, que leur reconnaissance envers M. Frédéric ; ils l’appelaient leur Dieu, et regrettaient de ne pouvoir exprimer tout ce qu’il leur inspirait ; pour lui ces témoignages semblaient l’embarrasser ; il ne se lassait pas de leur dire :

— Vous appréciez trop ce faible service, il ne pouvait manquer de vous être rendu, puisque madame d’Estell s’intéressait à vous ; c’est à elle bien plus qu’à moi que sont dûs vos remercîments, et je ne sais point si le désir de mériter son estime n’entre pas pour beaucoup dans celui que j’ai eu de vous obliger.

Tu m’avoueras, chère Juliette, qu’on ne met pas plus de délicatesse à faire une bonne action, et qu’il est permis de n’avoir pas un grand fond de sagesse, quand on possède un aussi bon cœur.

Ton extrême complaisance m’autorise à te charger de quelques commissions, que toi seule peux remplir à mon gré. J’écris à Dupré pour qu’il te remette la somme nécessaire pour acheter les bijoux dont tu trouveras la note ci-jointe : dis-lui de m’envoyer sur-le-champ dix ou douze mille francs. Tu en devines l’emploi ; je veux qu’avant huit jours ma belle-mère apprenne d’Emma que les effets qui lui ont été volés sont retrouvés. Adieu.



IX


Tu veux encore t’éloigner de moi, ma Juliette ; n’est-ce donc pas assez de tout l’espace qui nous sépare ? As-tu si vite oublié la promesse que tu m’as faite de venir passer quelques mois avec ta Laure, aussitôt que les affaires de M. de Norval te le permettraient. Sans cet espoir, je n’aurais pas eu le courage de me séparer de toi, malgré toutes les raisons qui m’y forçaient. Devais-je m’attendre à te voir faire un autre voyage que celui de Varannes : mais j’oublie que ta volonté n’entre pour rien dans les démarches qu’exige le commerce de la maison de ton mari, et je me borne à plaindre le sort qui m’impose un sacrifice bien coûteux à l’amitié, après m’en avoir fait subir tant d’autres. Ne crains pas, chère amie, que ton absence rende notre correspondance moins active ; elle a trop de charmes pour moi, et puisque tu t’intéresses si vivement au récit des moindres événements de ma vie, je continuerai à te parler même de ceux qui ne me touchent que faiblement. Par ce moyen, tu croiras toujours vivre avec moi, je serai plus en état de recevoir tes conseils, et nous serons réellement moins éloignées l’une de l’autre.

Madame de Savinie m’a écrit ce matin pour m’annoncer sa visite, et m’apprendre le départ de son frère ; il est absent pour quinze jours. Caroline était seule avec moi quand je reçus son billet, la bonne petite s’est mise à pleurer en me disant :

— Il est parti sans nous faire ses adieux ; ma sœur, ne trouvez-vous pas cela bien mal ?

— Mais pas autant que vous, lui ai-je dit, une affaire importante l’a sûrement forcé de quitter Savinie, et vous saurez bientôt la raison qui doit l’avoir empêché de nous prévenir de son départ.

— Je conçois que vous pensiez ainsi, vous ne connaissez point le caractère de sir James, vous ne savez pas que peut-être il ne reviendra plus.

Et ses larmes recommençaient à couler.

Ce moment était favorable pour l’engager à me faire l’entier aveu de ses sentiments, et je crus devoir en profiter.

— Vos pleurs m’instruisent assez, lui répondis-je, de tout l’intérêt que vous portez à sir James ; mais, bonne Caroline, avez-vous réfléchi quelquefois sur le danger qui en peut résulter. Si je ne craignais pas de vous paraître indiscrète, je vous ferais part des craintes que mon amitié en conçoit, et peut-être mes réflexions vous seraient-elles de quelque utilité.

— Oh ! ma chère Laure, a-t-elle repris avec l’accent le plus tendre, vous êtes seule digne de toute ma confiance, vous seule pouvez comprendre mes peines, et surtout excuser ma faiblesse. Il est trop vrai, sir James a fait la plus vive impression sur mon cœur ; ses malheurs, sa tristesse m’ont inspiré le désir de lui offrir des consolations ; et l’espoir d’y réussir, fondé sur quelques préférences de sa part, a bientôt fait d’égarer ma raison. Je sais tous les obstacles qui s’opposent à mon bonheur ; je me suis répété cent fois qu’il était impossible : cette vérité n’a servi qu’à me rendre plus malheureuse, sans diminuer…

Elle s’arrêta, n’osant pas prononcer le mot amour. Je compris son embarras, et sans avoir l’air de m’en apercevoir, je l’embrassai. Je n’ai pas voulu la flatter d’un succès sur lequel je ne compte pas, mais je lui ai promis de m’informer, près de Lucie, du caractère de milord Drymer, et de ses vues relatives à son fils. Je n’ai pas osé non plus lui demander si ce dernier répondait assez à son amour pour s’exposer au courroux de son père, ce doute l’aurait affligée ; mais comme il est important de l’éclaircir avant de se compromettre par aucune démarche, je vais, plus que jamais, observer cet amant mystérieux ; ce qui le trahira, et ce que me diront Lucie et Frédéric, m’apprendront, j’espère, tout ce que j’en veux savoir.

Vois, ma Juliette, comme on se trompe dans ses projets ; en me retirant ici, j’ai cru me soustraire aux soins fatigants qu’entraîne la société ; j’ai cru n’avoir plus à entendre parler ni d’ambition, de fraude, ni d’amour malheureux. Eh bien, mon amie, le monde est partout le même, il n’y a que la différence d’une miniature à un tableau. Cette femme, qui devait vivre dans la plus profonde solitude, qui ne devait s’occuper que de l’éducation de son enfant, la voilà déjà distraite par mille événements, et forcée d’y prendre part pour le bonheur de ceux qui l’intéressent. C’est ainsi que j’ai passé ma vie dans le temps où elle était embellie par la réunion de tout ce qui peut combler les désirs d’une âme tendre ; j’ai vu souvent ma félicité empoisonnée par l’aspect des malheurs dont mes amis étaient victimes ; je pleurais sur leur sort, sans prévoir que le mien serait un jour plus à plaindre ; je me disais seulement : ils seront aussi sensibles à mes peines que je le suis aux leurs, et cette idée me consolait d’avance. Tu sais, Juliette, à quel point je m’abusais, et si d’autres que toi ont été touchés de ma douleur. N’importe, ce triste souvenir ne m’empêchera point de servir encore des amis ingrats ; le ciel en me donnant une véritable amie, m’a ôté le droit de murmurer contre eux, et je te dois en cela une vertu dont je n’eusse peut-être pas été capable. Adieu.



X


Les grandes actions sont comme les grandes surprises ; les unes produisent sur l’âme le même effet que les autres sur les sens ; elles les font sortir de cet assoupissement qui semble suspendre l’existence ; je l’éprouve en ce moment, et le trait de générosité que je vais te raconter, t’inspirera sûrement le même sentiment qu’à moi.

Tu te rappelles les bienfaits de Frédéric envers la famille de Philippe, et le vol dont on accusait celui-ci ; il avait fui, disait-on, pour échapper à la justice, on devait le présumer ; mais cela était faux. Je vais te répéter tout ce que je tiens de lui ; ce malheureux, après être revenu de son ivresse, se livra au plus violent désespoir. Le château de Varannes lui était fermé, il ne pouvait aller y protester de son innocence, et d’ailleurs qu’eussent produit ses serments contre tant de faits déposant contre lui ? Il se détermina, dans l’excès de ce désespoir, à aller se jeter aux pieds de sir James ; il lui parla avec cet accent que n’a point le crime, l’assura que préférant la mort à l’infamie, le souvenir de sa femme et de ses enfants ne l’empêcherait pas d’attenter à sa vie. Sir James l’interrompit froidement, pour lui demander comment il se faisait qu’on eût enlevé une somme dans le secrétaire de madame de Varannes, quand lui seul savait qu’elle y fût alors ; Philippe lui raconta comment, après avoir été reconduit par le fermier qui l’avait apportée, il fut entraîné par celui-ci dans un cabaret du village, où ils burent assez longtemps, et se quittèrent, après avoir fait la partie d’y venir déjeûner le lendemain à cinq heures du matin. Philippe s’apercevant que sa tête était un peu dérangée par l’effet du vin, rentra fort tard au château dans la crainte d’être grondé. Le soir, lorsqu’il voulut monter pour se coucher auprès du cabinet, il en chercha la clé, et ne la trouvant pas il alla prendre une échelle dans le jardin et monta par la fenêtre du cabinet qui était ouverte, s’imaginant qu’il avait perdu cette clé dans le village, se coucha et laissa la fenêtre ouverte pour faire moins de bruit en sortant ; le lendemain il se rendit à cinq heures au rendez-vous ; le fermier y était déjà ; il avait fait apprêter le déjeûner, et le bon Philippe n’en était pas à la moitié qu’il paraissait déjà ivre mort ; cependant il eut à midi la force de se traîner au château, et tu sais le reste. Sir James, après avoir écouté son récit, lui dit : Je te crois, tu n’es point coupable, mais cela ne suffit pas. Alors il sonna et donna l’ordre à un de ses gens d’aller à Varannes pour y chercher le cabaretier. Quand il fut arrivé il le questionna et ses réponses s’étant trouvées conformes au récit de Philippe, il les écrivit et les fît signer par tous deux ; il y ajouta quelques renseignements donnés par cet homme sur le fermier, dont la réputation était fort mauvaise. Muni de cette pièce il renvoya le cabaretier, et lui donna de l’argent pour obtenir le secret de toutes ces démarches ; ensuite il remit deux lettres à Philippe ; l’une adressée à un avocat du parlement de ***, l’autre à l’intendant de cette ville. Le pauvre accusé partit chargé d’une somme plus que suffisante aux frais de son voyage, et le cœur rempli d’espoir : à peine fut-il arrivé à D*** que sir James le rejoignit ; il était parvenu à se procurer, dans l’espace de trois jours, plusieurs dépositions qui toutes accusaient le fermier. Une entre autres portait qu’il avait caché, dans la nuit du vol, une somme considérable chez un de ses amis, et qu’il était venu la reprendre le lendemain. Sur ces indices, sir James demanda qu’il fût appelé en justice pour subir un interrogatoire. Son crédit obtint facilement une chose dûe à tout accusé, mais dont il fallait presser l’exécution. Le fermier fut arrêté au moment où, ayant appris les démarches faites contre lui, il se sauvait. Sir James, en moins de quinze jours, instruisit la cause, la fit appeler, la plaida et remporta une victoire dûe à sa courageuse bienfaisance et à l’innocence du brave Philippe. Celui-ci, armé de son jugement, prit sur-le-champ la route de Varannes ; il ne s’arrêta qu’un instant au village pour embrasser sa femme et la rendre au bonheur ; ensuite il vint au château, s’en fit ouvrir les portes en maître, pénétra subitement dans le salon et remit à ma belle-mère une lettre de sir James, conçue en ces termes :


Madame,

« Je m’empresse de vous apprendre qu’un homme longtemps honoré de votre confiance n’en était pas indigne, et j’ose vous demander la continuation de vos bontés pour lui ; je ne doute pas que votre cœur ne soit porté à les lui accorder, mais permettez-moi le plaisir de croire que je vous en dois quelque reconnaissance. »

« Je suis avec,

« JAMES DRYMER.»

Caroline a fait un cri de joie à la lecture de cette lettre ; Frédéric a dit :

— Je reconnais bien là sir James, toujours juste et généreux.

Et moi, chère Juliette, j’étais émue au point de ne pouvoir retenir mes larmes ; mais combien ces larmes étaient douces et qu’elles différaient de celles qui ont tant de fois inondé mon visage depuis plus de dix mois : chère Juliette, je ne plaindrais pas les êtres affligés d’une grande sensibilité, si elle n’était jamais à l’épreuve que de telles sensations ; mais elles sont aussi rares que le malheur est commun, et cette réflexion empoisonne le charme qu’on trouve à s’y livrer.

Cette action me paraît au-dessus de toutes celles que peut dicter la bienfaisance : on croit ordinairement que le sacrifice d’une somme souvent superflue à celui qui la donne, est un effort sublime. S’il en était ainsi, la pauvreté rendrait cette vertu impossible, et le degré de fortune rendrait aussi plus ou moins bienfaisant ; mais s’intéresser au sort d’un malheureux accusé, défendre son honneur flétri par la calomnie, l’arracher au désespoir en lui faisant obtenir justice, voilà ce dont est seul capable l’homme vertueux ; le riche fait l’aumône, l’autre fait des heureux.

Madame de Varannes a répondu à sir James par un billet, où elle parle beaucoup de la peine qu’il s’est donnée pour lui faire recouvrer son argent et ses bijoux, comme si c’était de cela qu’il se fût occupé. Elle lui a promis de rendre à Philippe sa place ; et moi ne trouvant pas cette réponse à mon gré, ne me suis-je pas avisée d’y ajouter quelques mots. À cette folie je te vois sourire, mais que veux-tu, je n’ai pu m’en empêcher ; je crois l’avoir fait un peu pour Caroline. Au reste ces mots sont ceux que madame de Varannes devait dire et non rien d’extraordinaire, juges-en toi-même.

« Madame d’Estell, ayant pris le plus vif intérêt à la malheureuse famille de Philippe, prie sir James Drymer de vouloir bien agréer les expressions de sa reconnaissance, elle y joindrait des vœux pour son bonheur, s’il n’était pas la suite naturelle de tout le bien qu’il fait. »

Mon émotion a duré longtemps ; je tremblais en traçant ces lignes : pauvre sir James ! être malheureux avec tant de titres à la félicité : vraiment on ne comprend rien à la plupart des destinées, et je voudrais qu’on m’expliquât comment il se fait que les êtres vertueux sont les plus exposés aux revers et à l’injustice ; il faut que la perte de cette vertu soit un bien grand malheur, pour en faire payer la possession aussi cher !

Adieu, ma Juliette, Emma se porte bien.



XI


La fatalité me poursuit, chère Juliette. Hier après souper, souffrant beaucoup d’un violent mal de tête, je suis descendue dans le jardin pour y prendre l’air ; j’avais à peine fait quelques pas dans une des allées du bois, que j’entendis marcher derrière moi ; je me retournai précipitamment, et vis un homme que l’obscurité m’empêcha de reconnaître : l’idée du vol vint à ma pensée ; j’eus un moment de frayeur qui cessa bien vîte ; le fantôme s’approcha, et je le reconnus pour Frédéric.

— Vous ici ? madame, dit-il en m’abordant ;

— Oui, mon frère, lui répondis-je, je souffre, et j’espérais que l’air me ferait du bien ; mais je vais rentrer, car je n’éprouve aucun soulagement.

— Ah ! par grâce, interrompit-il avec chaleur, ne me donnez jamais ce nom, il m’est odieux.

Puis revenant à lui :

— Pardon, dit-il, je vous offense, j’offense l’être le plus adorable, celui auquel je voudrais consacrer ma vie ; mais il ne dépend pas de moi de lui cacher le sentiment dont il remplit mon âme.

En disant ces mots, il était à mes pieds et allait s’emparer de ma main, lorsque je me retirai brusquement, en lui témoignant combien j’étais blessée d’une conduite aussi indigne de lui et de moi.

— L’heure et le lieu, lui ai-je dit, ne me permettent pas d’entrer avec vous dans une explication que vous auriez dû m’épargner, et dont vous n’aurez plus besoin, après avoir réfléchi sur ma situation et sur la vôtre.

En disant ces mots, je me suis éloignée sans attendre sa réponse, et je l’ai laissé dans un état de désespoir qui m’a fait regretter de n’avoir pas ménagé davantage mes expressions. Je suis rentrée dans mon appartement, l’imagination remplie d’idées sombres : je me figurais Frédéric malheureux, et par moi, fuyant la maison de sa mère pour n’y plus voir l’objet qui cause ses chagrins ; puis réfléchissant au caractère de ce jeune homme, je me rassurais par la certitude de le voir bientôt distrait d’un sentiment qui ne lui laissait aucune espérance. Il est trop léger, me disais-je, pour être susceptible d’une violente passion ; j’éviterai tout ce qui pourrait alimenter son amour par quelques rayons d’espoir, et le souvenir de son frère, l’assurance que ce souvenir occupe entièrement mon cœur, tout enfin parviendra à effacer une impression que je ne crois pas profonde.

Il était fort tard quand je m’endormis, et ce matin mon sommeil a été interrompu par Emma que sa bonne cherchait à retenir, et qui toute essoufflée venait me dire :

— Descends bien vite, maman, mon oncle veut partir ; ma bonne-maman pleure et m’envoie te chercher.

J’hésitai quelques moments, ne sachant pas ce que je devais faire. Frédéric avait-il parlé à sa mère de notre entretien ? voulait-il s’éloigner en gardant son secret ? Dans cet embarras, je calculai que de toute façon il paraîtrait fort extraordinaire que je ne me rendisse pas à la prière de madame de Varannes ; je m’habillai et descendis dans son cabinet avec une émotion facile à concevoir. Aussitôt qu’elle m’aperçut, elle me dit d’un ton suppliant :

— Ma chère Laure, venez m’aider à retenir Frédéric, il veut nous quitter et n’appuie cette volonté d’aucune bonne raison. Son congé ne portait que trois mois, il est vrai, mais j’ai obtenu sa prolongation, il peut compter sur l’indulgence de ses chefs, ils sont trop heureux de faire retomber sur lui les grâces que méritait à tant de titres le marquis d’Estell, et je ne vois pas ce qui l’empêche d’en profiter.

— Eh bien, je m’en rapporte à madame d’Estell, interrompit Frédéric, j’ai eu le malheur d’offenser une personne de laquelle j’attendais une grâce infinie, je ne saurais trop tôt réparer mes torts envers elle, mon séjour ici ne doit servir qu’à les aggraver, et ce n’est qu’en remplissant strictement mes devoirs que je puis espérer l’oubli de ma faute.

— Je sais ce que c’est, répondit madame de Varannes, le duc de L… a trouvé mauvais que vous fissiez la cour à sa maîtresse, après avoir obtenu de lui le grade que vous désiriez. En effet c’est fort mal, mais je connais le duc, il a vu votre repentir et je suis sûre qu’il a déjà pardonné votre folie.

— Il serait possible, ai-je dit, en regardant Frédéric, que son indulgence n’allât pas aussi loin, mais je répondrais qu’il saura peu gré à votre fils de quitter sa mère pour rejoindre son régiment, si sa présence n’y est pas nécessaire : il est si naturel qu’il cherche à vous consoler de la perte que nous avons faite.

— Vous le voyez, mon fils, il n’est que vous qui ne sentiez pas la peine que doit me faire votre absence !

En disant ces mots, la bonne mère pleurait ; je m’accusais de sa douleur et mes yeux se remplissaient de larmes ; Frédéric ne me quittait pas de vue ; il vit à quel point j’étais touchée, et se jetant aux genoux de sa mère :

— Non, s’écria-t-il, je ne mérite pas un si tendre intérêt ; mais je serais un monstre, si je ne faisais pas tout ce qui doit m’en rendre digne. Ah ! ma mère, oubliez les torts que je viens de me donner ; disposez de moi, de ma vie entière ; j’ignore le sort qui m’est réservé, mais il n’y a que la nécessité ou un ordre bien cruel,… dit-il en me lançant un regard expressif, qui puisse me séparer de vous.

Caroline entra dans ce moment, elle ignorait la subite résolution de son frère, et venait en courant annoncer la visite de sir James qu’elle avait aperçu dans la grande avenue. À cette nouvelle, Frédéric dit à sa mère, qu’ayant formé le projet de partir dans la journée, il avait écrit à sir James pour lui faire ses adieux :

— Ce bon ami, ajouta-t-il, aura craint que mon départ ne fût l’effet de quelque cause désagréable, et je suis sûr qu’il vient m’offrir tous les secours de l’amitié.

Cette phrase me fit présumer que Frédéric avait instruit sir James du motif de son départ ; je me rappelai le jour où il avait dit qu’il lui faisait toutes ses confidences, et je voulus me retirer pour éviter l’embarras que sa présence devait me causer ; mais madame de Varannes me retint, en me disant qu’il y aurait de la cruauté de ma part à la quitter dans l’instant où je venais de lui procurer un plaisir si doux.

— Allons, dit-elle à Caroline, fais tout apprêter pour le petit déjeuner de famille ; sir James ne refusera pas d’en être ; allez au-devant de lui, Frédéric, et conduisez-le ici.

Je lui fis observer que ma toilette était bien négligée, surtout pour recevoir un étranger.

— Bon, dit-elle, vous êtes jolie comme un ange, n’est-ce pas, Frédéric ?

— Jamais madame ne me parut mieux, répondit-il, et je n’oublierai de ma vie le témoignage de bonté qu’elle vient de m’accorder.

En achevant ces mots il sortit, et revint quelques moments après, accompagné de sir James.

Cette fois son premier regard fut pour moi ; il me troubla : je pensais qu’il cherchait à lire dans mes yeux ce que j’éprouvais pour son ami, et l’idée d’être soupçonnée d’une infidélité (car c’est ainsi que je regarderais le sentiment qui m’attacherait à un autre qu’à Henri) augmenta ma rougeur. Peut-être l’a-t-il interprété différemment ; il est si ordinaire de se tromper sur tout ce que l’on voit ! Peut-être dois-je à cette pensée la manière affectueuse dont il m’a abordée ! Au reste, je n’y veux pas attacher une si grande importance ; c’est bien assez de souffrir de ses peines, sans s’inquiéter des soupçons qu’elles font naître chez les gens qui n’y prennent aucun intérêt.

Au milieu du déjeuner, on apporta les journaux, Frédéric en lut tout haut quelques articles concernant la politique ; et passant aux nouvelles que nous appelions autrefois le commérage des journaux, il lut ce qui suit :

« Nous apprenons par une des gazettes de Londres, que cette milady Léednam, qui a fait tant de bruit à Paris, vient de se retirer au couvent de Sainte-Madeleine, à R… en Allemagne, après avoir été déshéritée par son père. »

Au nom de cette milady, sir James tressaillit ; la pâleur couvrit son visage, et je m’empressai de lui offrir une tasse de thé, en lui demandant s’il ne se sentait pas mal :

— Ce n’est rien, madame, répondit-il ; j’ai depuis quelques jours de fréquents accès de fièvre ; le frisson me prend par fois, mais il me quitte aussitôt, et ce n’est qu’une légère indisposition.

Frédéric avait jeté les journaux sur une table éloignée de la nôtre, et s’était remis à parler politique avec beaucoup de chaleur, quand sir James me dit, de manière à n’être entendu que de moi :

— J’ai reçu le billet de madame de Varannes, madame ; j’en ai effacé tout ce qui n’était pas tracé de votre main ; il est là, m’a-t-il dit en montrant son cœur, on ne l’en arrachera qu’avec le souvenir de…

Il s’est arrêté, ses yeux paraissaient égarés, sa figure exprimait la terreur ; et ce cruel sentiment a pénétré dans mon âme. Je le regardais sans trouver un mot pour lui répondre ; heureusement Emma est arrivée : il a paru se remettre en la voyant, l’a prise sur ses genoux, lui a donné tout ce qu’elle désirait, et lui a baisé la main. La petite, étonnée d’une caresse aussi respectueuse, a sauté à son cou ; en l’embrassant, des larmes sont venues aux yeux de sir James : il s’est levé, et après avoir regardé la pendule, s’être excusé de ne pouvoir rester plus longtemps, il est parti. Madame de Varannes, occupée à discuter avec Frédéric, n’a point remarqué l’effet que m’a produit le discours de sir James ; mais je redoute l’œil attentif de Frédéric, sans trop savoir ce que j’en dois craindre ; au fait, que m’importent ses conjectures sur une chose que je ne comprends pas moi-même ?

Ne trouves-tu pas bien malheureux, ma Juliette, de me voir ainsi dans la gêne perpétuelle, de vivre près d’un être que chacune de mes actions doit affliger ou flatter mal à propos. Je ne sais trop comment faire pour empêcher Frédéric de croire que j’ai désiré vivement qu’il restât ; tu verras qu’il me faudra lui dire quelque chose de désobligeant pour le tirer de cette erreur. Ah ! je ne me sens pas le courage de supporter longtemps de semblables ennuis, et j’ai déjà pensé aux moyens de m’y soustraire. Madame de Varannes m’a dit dernièrement que la terre d’Estell allait bientôt être à vendre ; elle le sait du propriétaire même : il en veut trente mille francs de plus qu’elle ne lui a coûté, pour les dépenses qu’il y a faites, ce qui en met le prix à trois cent trente mille livres ; je vais demander à Dupré s’il ne me serait pas possible de l’acquérir, en donnant en échange la terre que j’ai en Normandie : s’il approuve ce projet, je rentre dans un bien dont le nom m’est cher, et je vais y vivre absolument seule avec ma fille ; je n’y recevrai que toi, comme étant l’unique amie dont la présence me soit nécessaire.

Adieu.




XII


Serait-il possible, ma Juliette ! Sir James aurait un crime à se reprocher ! Il serait coupable avec une âme aussi belle ! Et ce que j’avais pris pour l’effet d’une douleur inconsolable, ne serait que celui du remords ! Non, tu ne concevrais pas cette idée plus que moi, si tu le connaissais, si tu l’avais seulement entrevu. Sa figure, l’expression répandue sur toute sa personne, la fierté qui le caractérise, t’auraient donné de lui une toute autre opinion. Sa tristesse paraît, dis-tu, celle d’une conscience troublée ; mais tu fondes ces soupçons sur ce que je t’en ai dit ; je me suis sûrement mal expliquée, et tu auras trop pris à la lettre le portrait que je t’en fis lors de mon arrivée à Varannes. On m’avait prévenue contre lui ; il était, disait-on, inabordable ; il avait l’air fâché de tout. Ces propos avaient été répétés à ma belle-mère par des gens fort obscurs, et Frédéric en détruisit bientôt l’effet, en faisant de son ami un éloge mérité. Sir James n’est pas, proprement dit, un homme généralement aimé ; il communique trop peu avec le monde et n’a pas l’air de l’estimer assez, pour s’attirer sa bienveillance ; mais il le force à lui rendre justice, par une conduite pleine d’équité et par les principes d’une vertu qui semble être le premier mobile de toutes ses actions. Ce n’est point, il est vrai, un de ces agréables, toujours empressés de plaire et ne s’occupant que des moyens d’y réussir ; c’est un homme blessé par la perfidie, tourmenté d’un souvenir affreux, observateur des vices et des maux de l’humanité, et, par cela même, en proie à la tristesse ; tous ses désirs tendent à soulager les malheureux, il y emploie sa fortune, sa vie, que peut-on lui demander de plus ? Et n’est-il pas au-dessus de tous ceux qui l’accusent ?

Tu en parles avec bien de l’assurance, me répondras-tu ; crois-tu l’avoir bien jugé ? Oui, et je suis appuyée dans mon jugement par tout ce que m’en a dit sa sœur. Tu sais que je désirais savoir d’elle plusieurs détails intéressants pour Caroline ; l’occasion s’en est présentée tout naturellement. J’étais seule avec Lucie et les enfants, quand elle me parla du chagrin qu’elle allait bientôt éprouver en se séparant de son frère.

— C’est déjà trop, ajouta-t-elle, de perdre la société d’un ami tel que lui ; mais le voir partir malheureux, et retourner dans les lieux témoins du bonheur qu’il a perdu, c’est plus que mon courage n’en peut supporter. Pauvre James !

— À ces mots je vis couler ses larmes, elle devina que je partageais sa peine, et me récompensa de cette preuve d’amitié par une entière confiance. J’appris d’elle que sir James avait aimé cette milady Léednam, si coquette et si belle ; que lord Drymer s’opposant formellement à cet amour, il s’était décidé à abandonner sa famille pour la suivre en France ; qu’il avait passé six mois avec elle, dans la retraite quoiqu’au milieu de Paris. Mais milady ayant désiré vivement de voir le grand monde, il avait cédé à cette fantaisie, et s’était engagé à se montrer le moins possible avec elle pour ne pas la compromettre. Un soin aussi délicat aurait suffi pour la retenir, si elle eût conservé quelque sentiment de pudeur ; mais sa perfidie n’attendait que le moment d’éclater. Un soir que sir James revenait du spectacle, on lui remit un billet de milady, contenant tout ce qui pouvait donner une apparence de raison à son infâme conduite : elle lui disait que son père ayant mis à leur union un obstacle invincible, elle croyait se sacrifier pour son bonheur en lui donnant l’exemple d’une rupture nécessaire. Il ne fut pas dupe de ce beau prétexte, et se transporta sur-le-champ à l’hôtel de milady, où il apprit qu’elle était partie le soir même avec un officier français. Figure-toi, ma chère Juliette, ce qu’un homme aussi passionné que sir James dut éprouver à cette affreuse nouvelle. Il se livra à tous les transports d’une jalousie effrénée ; les suites en furent terribles, et l’on ne sait pas jusqu’où se serait portée sa vengeance, s’il eût trouvé à l’assouvir. Lucie, dans cet endroit de son récit, a paru me cacher quelque chose ; peut-être cet infortuné n’a-t-il pas résisté au désir de punir l’indigne objet de son amour : peut-être lui a-t-il fermé pour jamais l’entrée de sa patrie, en y faisant connaître son déshonneur ! C’est à présumer, puisqu’elle s’est vue contrainte de se retirer dans un couvent au fond de l’Allemagne ; cependant ceci n’est qu’une supposition de ma part, et cette action, toute motivée qu’elle soit, me paraît indigne de la noblesse de son caractère.

Après un si funeste événement, retourner dans sa patrie, eût été un nouveau supplice pour sir James ; il ne vit plus dans le monde qu’un asile pour lui, et le trouva près de sa sœur. C’est dans son sein qu’il déposa ses peines ; la tendre amitié en adoucit l’amertume, et le spectacle du bonheur de Lucie calma l’horreur de sa situation. Ah ! ma Juliette, combien son malheur m’intéresse ! Il est encore plus à plaindre que moi. Je pleure ce que j’aimais, et lui celle qui ne l’aimait plus ; nous sommes tous deux sans espoir ; mais il n’a que des regrets, et j’ai des souvenirs.

Adieu, chère Juliette, j’étais trop occupée du sujet de cette lettre pour te parler d’autre chose. Je t’embrasse et mon Emma te caresse.



XIII


Ce peu de mots me prouve qu’il est amoureux. Amoureux ! lui, sir James ! Ah ! ma Juliette, combien tes conjectures sont loin de la vérité ! Crois-tu possible de se livrer avec tant de facilité au même sentiment qui a causé des maux irréparables ? Cette seule raison suffirait pour en ôter l’idée ; ajoutes-y que sir James ne me connaît que par ce que sa sœur peut lui avoir dit de moi ; qu’il m’a toujours vue triste ou mélancolique, et qu’il a été seulement touché de la manière dont j’ai apprécié le service qu’il a rendu à Philippe. Il est de certaines âmes pour lesquelles une preuve de bienveillance est une espèce de baume jeté sur leurs blessures. Mon action était fort simple, mais un homme accoutumé à se voir trompé, ou méconnu, devait y être sensible ; il a d’abord exagéré la reconnaissance qu’il m’en devait ; ensuite, ému du souvenir de ses malheurs, il m’en a parlé avec plus de chaleur qu’il ne l’eût fait dans tout autre moment. Ce raisonnement est si juste, que depuis, toutes les fois que je l’ai vu, il m’a évitée avec soin, et sûrement dans la crainte que je ne me sois abusée, comme toi, sur le sens de ses paroles. Lucie m’a dit qu’il avait été entièrement guéri de son amour pour milady Léednam, dès l’instant où il s’était vu contraint de lui retirer son estime. Sa fierté ne put s’abaisser à un sentiment lâche ; juge d’après cela, ma Juliette, si l’homme qui est parvenu à dompter sa passion au moment où sa jalousie y donnait de nouvelles forces ; juge, dis-je, si cet homme aura jamais la faiblesse de s’y abandonner de nouveau ! À quoi servirait donc l’expérience, si elle ne nous garantissait des pièges où nous sommes déjà tombés ?

Tu prends quelque intérêt à ce cher Frédéric ! — Vraiment, madame, je le crois bien, et mon petit frère est assez aimable pour cela ; mais il sera toujours mon frère ; et malgré sa répugnance pour ce nom, il est destiné à le porter toute sa vie. — Je suis pourtant assez contente de lui, il ne m’a point reparlé de notre scène nocturne, et je présume qu’il a pris le parti de n’y plus penser. Sa gaîté est toujours la même, et si je ne m’étais pas expliquée très-clairement avec lui, je croirais à cette gaîté qu’il s’imagine être l’homme le plus heureux du monde. Il passe ses matinées à faire de la musique, il compose, et tout cela pour nos concerts. Cette occupation prouve assez qu’il n’est tourmenté d’aucune peine. Caroline est moins heureuse ; ce que je lui ai dit du père de sir James lui a ôté tout espoir, et la pauvre petite est vraiment à plaindre : le départ de sir James va la désespérer, mais je le regarde comme le seul remède à ses maux. L’absence opérera peut-être sa guérison ; si elle n’y réussit pas, je tâcherai de lui faire faire un voyage à Paris, et je te chargerai du soin de la distraire. Il est clair que sir James n’a qu’un très-léger penchant pour elle. Ce que je t’ai dit ne donne pas l’espoir de le voir se changer en amour, et de toute façon il est nécessaire de détruire dans le cœur de Caroline une illusion qui doit toujours s’évanouir.

Je dîne aujourd’hui chez Lucie, Emma me presse de partir ; elle ne veut pas perdre un des instants qu’elle doit passer avec Jenny, et je te quitte pour céder à son désir. Madame de Savinie est souffrante ; j’avais oublié de te dire qu’elle est enceinte, ce qui lui donne un air plus intéressant. On ne saurait trop désirer voir accroître sa famille ; ce sont des enfants qui naissent au bonheur ; que ne puis-je en dire autant de mon Emma ! Adieu.


XIV


Ce que j’avais prévu est arrivé. Frédéric a pris l’émotion que j’ai éprouvée, en voyant couler les larmes de sa mère, pour la marque certaine du chagrin que me causait son départ. Il a vu dans ce que j’ai dit une invitation à rester, et il m’en a témoigné très-clairement toute sa reconnaissance. Tu sais que je devais dîner, il y a quelques jours, chez madame de Savinie, j’y fus avec ma fille, Caroline et Frédéric ; madame de Varannes était restée au château pour différentes affaires qui l’y retenaient ; et c’est pendant que nous étions en voiture que Frédéric me dit tout bas que j’avais décidé de son sort, et que, dût-il perdre son régiment, il ne le rejoindrait que par mon ordre ; il ajouta qu’il attendrait du temps et de sa persévérance, la récompense qu’il tâcherait de mériter par la conduite la plus soumise et la plus respectueuse. J’allais lui répondre lorsque Caroline l’interrompit pour lui demander si Henri avait connu sir James.

— Non, répondit-il, mon frère était en Suisse pendant l’année que je passai avec sir James, et lorsque je le revis l’été dernier à Paris, avec milady Léednam, Henri était déjà à Strasbourg.

— En effet, reprit Caroline, jamais sir James ne m’en a parlé.

Le souvenir de mon cher Henri me plongea dans une douce rêverie : je ne pensai plus à ce que m’avait dit Frédéric, et n’y répondis pas. Mon silence aurait duré longtemps si la voiture ne s’était pas arrêtée ; mais nous étions arrivés, et M. de Savinie se disposait à nous donner la main. Quand nous fûmes descendus, il me prit à part et me conduisit dans un des pavillons du jardin. Là, il me dit :

— J’ai désiré de vous un moment d’entretien particulier, madame, pour implorer les bontés que votre amitié pour Lucie me laisse espérer. Je suis au moment de lui causer un grand chagrin : il faut que je parte, et mon absence sera longue. J’ai reçu il y a huit jours des lettres de Saint-Domingue, qui m’apprennent la mort d’un oncle dont je suis unique héritier. Il est de la plus grande importance que j’aille mettre ordre aux affaires de cette succession, qui compose une forte partie de la fortune que je dois laisser à mes enfants. Je serais coupable d’en abandonner le soin à un étranger, qui serait bien sûrement la dupe de tous ceux intéressés à ne pas déclarer les propriétés sur lesquelles j’ai des droits, et vous voyez que je suis contraint de m’embarquer au plutôt, de laisser ma chère Lucie presque seule, et au moment de me donner un fils. Cette séparation sera cruelle, et je m’adresse à vous pour soutenir le courage dont ma Lucie aura besoin, et pour me sauver bien des inquiétudes, en vous engageant à lui donner vos soins dans l’instant où sa vie courra quelque danger.

Le son de sa voix attendrie, le ton suppliant qu’il mit dans cette prière, et plus encore l’inclination qui m’entraîne vers Lucie, m’engagèrent à lui répondre de manière à le tranquilliser sur tout ce qu’il pouvait craindre.

— Partez, lui dis-je, puisque tant de raisons vous y obligent ; je vous jure, par l’amitié que je porte à Lucie, à l’époux qui fait son bonheur, par mon enfant (et ce serment est sacré), de ne pas quitter cette amie tant que ma présence lui sera nécessaire. Je partagerai mes soins entre elle et ma famille ; et je viendrai m’établir près d’elle au moment où ses douleurs l’avertiront d’une félicité prochaine. C’est dans mes bras que sera déposé votre enfant ; c’est moi qui le porterai sur le sein de sa mère ; et c’est encore moi qui recueillerai toutes les expressions de son amour pour vous les répéter, et vous faire oublier par ce récit les tourments de cette absence.

— Oh ! femme divine, s’écria-t-il, vous me sauvez la vie, et je souffre de ne pouvoir vous exprimer les sentiments dont votre générosité remplit mon âme. Vous serez heureuse, Laure ; tant de vertus méritent une récompense ! J’ai acheté le bonheur dont je jouis par des années de souffrances ; et si une créature aussi ordinaire est parvenue à voir combler ses vœux, il faut croire que vous êtes réservée à la félicité suprême ; mais ce n’est pas tout, il faut que vous m’aidiez dans une entreprise dont l’exécution n’est pas facile. Sir James veut retourner en Angleterre ; son père le demande avec instance, et malgré toute la répugnance qu’il doit avoir pour aller s’exposer à de nouveaux reproches de sa part, il est décidé à partir. Il faut, dis-je, que vous vous joigniez à moi, pour le déterminer à prolonger son séjour à Savinie, jusqu’au moment où j’y reviendrai.

— Que pouvez-vous espérer de moi dans cette circonstance ? lui ai-je dit ; je connais trop peu sir James, pour avoir quelque ascendant sur son esprit, et vous devez, mieux que personne, obtenir tout ce qu’il doit accepter.

— Non, reprit-il, vous lui ferez mieux comprendre ce que sa sœur éprouverait de douleur, en se séparant en même temps de nous deux. La voix d’une femme est plus persuasive, et la vôtre est enchanteresse.

Il fallait bien céder à tant de galanteries, et j’ai promis tout ce qu’il désirait. Après cet entretien nous sommes entrés au salon, Lucie nous y attendait, sa figure était d’une sérénité parfaite, et je souffris, en pensant que des larmes allaient bientôt couvrir ce visage. Le dîner fut triste. M. de Savinie et moi étions encore pénétrés du sujet de l’entretien que nous venions d’avoir. Caroline ne pensait qu’au prochain départ de sir James, et Frédéric, placé un peu loin de moi, paraissait en avoir de l’humeur. Sir James était plus sombre qu’à l’ordinaire ; et sans M. Billing, la conversation aurait tari bien souvent. En sortant de table, j’ai dit à Caroline et à son frère, qu’ayant à parler avec M. de Savinie d’une affaire qu’il importait de cacher à Lucie, je les priais de l’emmener dans un endroit du jardin éloigné de celui où nous allions. Ils comprirent parfaitement l’intention, et s’acquittèrent de ce petit devoir avec intelligence ; mais Frédéric s’étant aperçu que M. de Savinie priait sir James de nous accompagner, prit un air très-maussade. Nous nous rendîmes tous trois dans une salle de verdure, où, après nous être assis, M. de Savinie commença par répéter mot à mot à sir James l’entretien que nous avions eu le matin. Celui-ci l’écouta attentivement, et me dit :

— Je ne m’étonne pas, madame, de tout ce que votre généreuse amitié vous inspire ; c’est ma sœur que vous obligez ; je voudrais qu’il me fût possible de vous prouver quel prix j’attache à un aussi grand service.

— Vous le pouvez, lui dis-je, un seul mot vous acquittera et c’est moi qui vous devrai de la reconnaissance.

— Parlez, madame, disposez de ma volonté, elle vous est soumise.

Alors M. de Savinie et moi employâmes toute notre éloquence pour l’engager à remettre son voyage. Nous parlions déjà depuis longtemps, sans qu’il pensât à nous répondre, quand, se levant tout à coup et s’approchant de moi, il me dit d’un ton solennel :

— Je vous l’ai promis, ma volonté vous cède ; mais rappelez-vous, madame, ce que vous exigez de moi.

— Ne craignez rien, reprit M. de Savinie, Lucie écrira à votre père, vous excusera près de lui, et parviendra même à lui faire approuver votre résolution.

Il ajouta beaucoup d’autres choses que je n’entendis point ; les paroles de sir James m’avaient anéantie, elles semblaient prédire un malheur dont je devais être cause, et j’en fus effrayée. Explique-moi, ma Juliette, comment il se peut que chaque mot prononcé par cet homme, vienne aussitôt retentir à mon cœur et le livrer à de sinistres idées. Serait-ce à tes soupçons que je devrais cette sensation pénible ? Ah ! non, je n’y crois pas, ils n’ont fait aucune impression sur moi : je rends justice à ses vertus, et je respecte le voile ténébreux qui dérobe ses secrets à ma vue.

Il nous restait à instruire Lucie du départ de son mari, et des consolations que nous venions lui offrir. Tu devines bien que cette scène fît répandre des larmes ; mais la bonne Lucie se résigna avec cette douceur mélancolique qui donne tant de charmes à une femme aimable. Nous nous séparâmes après avoir noué plus fortement les liens d’une amitié qui, j’espère, seront éternels, et je suis revenue chez moi, rendant grâce au ciel de ne m’avoir pas ôté, en détruisant mon bonheur, les moyens de contribuer à celui des êtres qui m’entourent.



XV


Caroline trouve fort bien que sir James ne parte pas ; mais elle m’en veut d’avoir obtenu de lui une chose qu’elle avait tentée inutilement. J’ai eu beau répéter devant elle à madame de Varannes qu’il n’avait cédé qu’aux sollicitations de M. de Savinie, elle s’obstine à n’en rien croire, et me boude comme si c’était moi qui l’eusse offensée. Frédéric aussi ne me parle plus ; cette double disgrâce m’a engagée à rester dans mon appartement ; j’étais indisposée, et je vais profiter des moments qu’on me laisse, pour causer avec mon Emma, en travaillant au tableau que j’ai commencé.

La promesse que j’ai faite à Lucie va me coûter bien des contrariétés ; il me faudra supporter tous les caprices de Caroline, de son frère, et tu m’avoueras que c’est une cruelle tâche ; mais je me suis ôté tous moyens de refus, et je les aurais, que je ne voudrais pas en profiter.

Madame de Varannes a reçu hier une lettre de madame de Gercourt, qui lui apprend sa prochaine arrivée. Malgré l’envie que j’ai de ne point voir augmenter notre société, je ne suis point fâchée que madame de Gercourt vienne partager avec nous le soin d’amuser ma belle-mère. Tu connais ma répugnance pour le jeu, et tu conçois l’empressement que je mettrai à lui céder le plaisir de faire tous les soirs un éternel piquet ; étant beaucoup plus âgée que moi, ses goûts se rapprochent davantage de ceux de madame de Varannes, et sans faire aucun sacrifice, elle me rendra bien des moments que, par complaisance, je consacrais à l’ennui. On dit qu’elle vient d’éprouver des chagrins ; sa manie d’écrire lui a attiré des critiques sanglantes, et c’est pour échapper à la méchanceté qu’elle se retire à la campagne. Madame de Varannes fait le plus grand éloge de son caractère ; ses principes, dit-elle, ramèneraient à la vertu la créature la plus pervertie ; sa piété, sa morale et son esprit, en font une femme aussi vertueuse qu’aimable. Ce portrait doit être ressemblant, car elle la connaît depuis un grand nombre d’années ; moi je n’ai lu que ses ouvrages, et je me garderais bien de juger son cœur sur les productions de son esprit ; non pas qu’il soit dépourvu d’agrément : son style est généralement pur, ses idées sont rendues avec clarté ; mais je ne les trouve pas toujours justes, et nous différons d’opinion sur plusieurs sujets ; au reste, la mienne n’est pas d’un assez grand poids pour faire tort à sa réputation, et ce n’est qu’à toi que j’en veux parler.

Il approche ce triste jour, ma Juliette, cet anniversaire du jour le plus funeste de ma vie. Déjà sont commandés tous les apprêts de la fête funèbre : j’ai fait élever un tombeau dans la petite île qu’on aperçoit de mes fenêtres ; il est bâti sur un modèle antique, et surmonté d’une urne de bronze, sur laquelle est gravée cette simple inscription :

« Henri vécut pour le bonheur de Laure ! et Laure a tout perdu… »

Ce monument est entouré de cyprès et de toutes les plantes que la nature semble destiner à servir la mélancolie. On ne parvient dans l’île qu’à l’aide d’un pont que j’ai fait construire, et dont le milieu est fermé par une grille ; j’en ai seule la clef. C’est dans ce lieu, mon amie, que j’irai me livrer aux regrets qui déchirent mon âme ; c’est là que je conduirai mon Emma pour lui parler des vertus de son père ; et c’est encore là, qu’après avoir traîné une languissante vie, je viendrai chercher le repos éternel !

Adieu.



XVI


J’ai passé trois jours de suite dans mon appartement ; je n’en suis sortie que pour aller chaque matin m’informer des nouvelles de la santé de ma belle-mère, et lui dire tout ce qui pouvait lui faire excuser ma retraite absolue. Elle a trouvé fort simple que mon tableau et d’autres occupations me retinssent chez moi. Nous avons écrit ensemble à l’abbé de Cérignan, pour l’engager à venir passer quelques semaines au château. Elle tient beaucoup à ce qu’il soit chargé de tout ce qui regarde notre cérémonie religieuse ; le bon curé de Varannes sera peut-être offensé de cette préférence ; je lui en ai fait l’observation, mais elle n’a de confiance que dans l’abbé. C’est lui qui était le directeur du couvent des Ursulines à D… où Caroline a été élevée ; il est neveu de l’archevêque d’A*** qui est un ancien ami de M. de Varannes, et toutes ces raisons justifient le désir qu’elle a de lui voir remplir une fonction d’un caractère aussi auguste.

Ce soir, comme j’étais occupée à finir la lecture du dernier ouvrage que tu m’as envoyé, on est venu m’avertir de l’arrivée de madame de Gercourt. Je ne me sentais pas en état de soutenir l’étiquette d’une visite cérémoniale, et j’ai fait dire qu’une indisposition me retenait. Peu de temps après j’ai reçu ce billet de la main de Frédéric.

« Ne vous renfermez plus, madame ; ne privez pas plus longtemps ma mère du charme de votre société. J’ai compris à quel point la mienne vous est désagréable, et j’ai pris la résolution de vous en délivrer le plus souvent qu’il me sera possible. Sans la promesse que vous seule pouviez me faire donner, je rejoindrais à l’instant mon régiment, mais il ne m’est pas permis d’y penser. Je vais par différents voyages à D*** préparer ma mère à une absence plus longue. Demain vous serez libre, madame ; demain je partirai, et je ne demande pour prix d’un si grand sacrifice, que l’assurance de m’éloigner en emportant le pardon d’une faute déjà punie par votre sévérité.

« Je suis avec, etc.

« FRÉDÉRIC DE VARANNES. »

Cette lettre m’a jetée dans l’embarras, et peut-être trouveras-tu que je m’en suis fort mal tirée ; mais je ne savais réellement comment faire pour le laisser partir sans lui paraître d’une insensibilité choquante, et pour le retenir sans le confirmer dans sa première erreur ; j’ai cru qu’il me fallait prendre avec lui le ton de l’amitié fraternelle, et voici ce que j’ai répondu :

« Si Frédéric n’abjure pas un sentiment coupable ; si le souvenir de Henri ne lui donne pas la force de n’en jamais parler, qu’il parte ; mais, si au contraire, il reconnaît ses torts et s’en corrige, il doit rester au sein de sa famille. Dans ce cas Laure lui promet l’amitié de la plus tendre sœur. »

Je lui ai envoyé cette réponse par Lise, en lui recommandant de s’en aller aussitôt après la lui avoir rendue. Je verrai si cette lettre l’engagera à prendre un parti sage. J’apprendrai son départ sans beaucoup de regret, car avec l’inconséquence de son caractère, il finirait par me compromettre ; et tu m’avoueras qu’il serait cruel d’être victime d’un sentiment que je partage aussi peu et dont la seule idée me blesse.


XVII


Frédéric est parti hier matin comme il m’en avait menacée. Quand je suis descendue au salon, madame de Gercourt est venue à moi en m’accablant de politesses. Elle m’a parlé du plaisir de vivre avec moi comme si nous étions destinées à passer notre vie ensemble. Je ne saurais te répéter la quantité de jolies phrases qu’elle a faites en ma faveur. Tu dois te rappeler que je n’ai jamais su répondre à tous ces compliments d’usage ; non-seulement ils ne me plaisent point, mais ils me rendent si gauche que j’en suis humiliée. Comment ajouter foi, je te prie, aux expressions d’une amitié, quand on n’a rien fait pour l’inspirer ? Et comment, sans se rendre coupable de fausseté, se décide-t-on à laisser croire qu’on la partage ? Ce peut être une chose reçue dans le grand monde, mais ceux qui n’y vivent pas, doivent être dispensés de tant de gêne, et je profite de mon droit. Madame de Gercourt m’aura trouvée bien simple ; en effet, mes manières sont loin de celles qu’on remarque à la cour. Elle y a vécu et par conséquent en a pris toutes les habitudes, cela doit lui servir d’excuse. Je suis sûre qu’elle ne s’imagine point que tous ses discours aient pu me sembler étranges.

Tu n’es pas à beaucoup près du même avis que ma belle-mère sur son compte, et tu la traites bien sévèrement. Quoi ! tu prétends qu’elle met les vices en actions et les vertus en préceptes. Ah ! ma Juliette, tu n’as pas réfléchi sur toute l’étendue de cette méchanceté ! Sais-tu bien qu’une femme de ce caractère serait plus dangereuse par l’apparence même de cette vertu, que celle qui ne mettrait aucune pudeur dans sa conduite. On l’accuse, dis-tu, d’un peu de galanterie : tu n’ignores pas que sur ce point on amplifie toujours, et quant à ce qui regarde la petite querelle de ménage qu’on veut absolument qu’elle ait excitée entre un grand seigneur et sa femme, sait-on ce qui l’a amenée ? et faut-il ternir la réputation d’une femme de mérite sur un aussi léger indice ? Je ne reconnais pas là ta bonté ordinaire, ma Juliette, toi que j’ai entendue si souvent prendre la défense des malheureuses victimes de la calomnie ! toi qui joins l’indulgence à l’exemple de toutes les vertus ! comment celles de madame de Gercourt n’ont-elles pas trouvé grâce auprès de toi ?

M. de Savinie est venu ce soir nous faire ses adieux. Lucie et M. Billing étaient avec lui : je n’ai rien vu de plus intéressant que l’air accablé de cette pauvre Lucie ; j’ai deviné sans peine, à sa tristesse, que le départ de son mari était fixé au lendemain. Elle m’a témoigné le regret de ne pouvoir le conduire jusqu’au port où il s’embarque ; son état ne le lui permet pas, et j’ai peur qu’elle ne se ressente beaucoup du chagrin qu’elle éprouve. L’idée que ce jour de séparation serait affreux pour elle, m’a engagée à la prier de consentir à ce que je le passasse à Savinie : elle voulait, disait-elle, m’en épargner l’ennui ; mais je l’ai si bien convaincue du plaisir que j’aurais à lui offrir quelques consolations, qu’elle a cédé à mes instances. M. de Savinie a paru fort sensible à cette preuve d’amitié ; et ce qu’elle lui a inspiré de choses aimables, prouve que le plus sûr moyen de captiver son admiration, est d’accorder à Lucie les sentiments de bienveillance qu’elle mérite.

Caroline me traite toujours avec froideur ; madame de Gercourt est seule dans ses bonnes grâces, car Lucie n’est guère plus heureuse que moi. À propos, j’oubliais de te dire que madame de Gercourt a fait pour elle les mêmes frais de politesse et de prévenance dont elle m’a honorée à notre première entrevue. Elle lui a dit en anglais qu’elle avait eu l’honneur de connaître madame sa mère dans un de ses voyages à Londres ; que c’était une des plus belles femmes de la cour, et qu’elle lui ressemblait à s’y méprendre. Lucie a été plus flattée de ce qu’elle a dit de sa mère, que de ses autres compliments ; mais il y a une certaine adresse à choisir ainsi ce qui doit être agréable aux personnes que l’on désire prévenir favorablement sur son compte ; et je crois ce moyen fort bon à employer, lorsqu’on n’en a pas d’autre pour réussir à plaire : je ne dis pas cela pour madame de Gercourt, elle pourrait s’en passer.

Frédéric vient d’écrire à sa mère qu’il passerait encore quelques jours à D***. Il y a rencontré deux officiers de ses amis ; ils doivent faire une partie de chasse, après laquelle il reviendra au château. Je crois bien qu’il sera ici pour le 10 octobre. Emma s’ennuie de son absence ; il n’y a que l’espoir de jouer demain avec Jenny qui l’en console. Nous t’embrassons toutes deux.

L’abbé de Cérignan nous a répondu par un billet charmant. Il va tout quitter pour se rendre à notre invitation, et nous présumons qu’il arrivera demain.



XVIII


Je suis partie ce matin de fort bonne heure ; Lucie était couchée quand je suis arrivée ; et sir James assis auprès de son lit, tenait une de ses mains dans les siennes ; ils étaient tous deux plongés dans la tristesse ; Lucie avait encore les yeux noyés de larmes ; je lui ai représenté combien il était dangereux pour l’enfant qu’elle portait de se livrer autant à sa douleur ; j’ai obtenu d’elle qu’elle ne quitterait pas son lit de la journée, et qu’elle prendrait quelques boissons calmantes pour diminuer l’irritation de ses nerfs. Sir James s’est efforcé de paraître moins triste qu’à son ordinaire. Il a cherché tout ce qui pourrait distraire Lucie du départ de son mari ; nos enfants lui en ont fourni le moyen : il les a conduits vers nous, s’est prêté à leurs jeux, et le temps s’est ainsi écoulé, jusqu’au moment où j’ai parlé de me retirer. Il était tard, et Lucie ne voulant pas que je m’en allasse seule avec ma fille et sa bonne, m’a conjurée de permettre que son frère nous accompagnât ; elle a ajouté qu’il n’était pas prudent de traverser les bois de Savinie à cette heure, je lui ai fait observer que mes gens suffisaient pour me défendre ; mais sir James ayant insisté, en disant que je l’affligerais par mon refus, j’ai accepté son offre. Il a fait seller des chevaux pour son retour, et nous sommes montés en voiture. Il m’a demandé en route si l’absence de Frédéric devait se prolonger longtemps :

— Je ne crois pas, lui ai-je répondu ; c’est après demain l’anniversaire de la mort de son frère, et il ne manquera pas à venir déposer, avec nous, le tribut de ses regrets sur la tombe de mon Henri.

Après cette réponse il a gardé un long silence ; puis sortant de sa rêverie, il m’a dit :

— Employez, madame, tout l’ascendant que votre esprit et votre amitié vous donnent sur Frédéric, pour l’empêcher de faire d’aussi fréquents voyages à D***. Ce qu’il m’a dit des sociétés qu’il y voit, me fait craindre qu’il ne s’y livre trop, et il serait fâcheux qu’elles altérassent sa franchise et son ton naturel.

Je l’ai remercié d’un avis que son attachement pour Frédéric avait sûrement dicté, et je lui ai promis d’en parler à madame de Varannes.

— Ce conseil sera mieux placé dans sa bouche que dans la mienne, ai-je dit, et elle vous saura gré de la prévenir d’un danger qui finirait par devenir inévitable.

Après ces mots, nous sommes descendus. Sir James m’a donné la main jusque dans le salon ; toute la société y était réunie. Il s’est approché de ma belle-mère, s’est informé de ses nouvelles, a refusé l’invitation qu’elle lui faisait de rester à souper ; et après avoir salué respectueusement ces dames, il est reparti. Caroline lui a lancé un regard courroucé, qui a été remarqué par madame de Gercourt et l’abbé de Cérignan, lequel est arrivé cet après-midi. Tu l’imagines peut-être que cet abbé est un vieil ecclésiastique, ne connaissant d’autre occupation que celle de lire son bréviaire. Eh bien, détrompe-toi ; c’est un homme de trente-cinq ans, d’une belle figure dont l’expression un peu sévère s’adoucit lorsqu’il parle ; ses manières inspirent la confiance : il s’exprime avec grâce et paraît fort instruit ; enfin ce n’est point un de ces austères confesseurs dont l’aspect nous faisait frémir autrefois ; et si jamais je me résignais à confier à un homme des fautes qu’on ne doit révéler qu’à l’Éternel et que lui seul a le droit d’absoudre, je choisirais plutôt l’abbé de Cérignan qu’un autre.



XIX


La journée d’hier aurait ouvert toutes les plaies de mon cœur, chère Juliette, si le temps avait pu les cicatriser. Cette pompe funèbre, les larmes de ma famille, celles de tous ces bons paysans dont les regrets semblaient égaler les nôtres, tout se réunissait pour faire croire à ma douleur qu’il n’existait pas d’intervalle entre ce moment et celui qui m’a enlevé mon époux, le père de mon enfant.

Je ne te donnerai aucun détail sur la cérémonie, je n’étais pas en état de les remarquer ; la seule chose qui m’ait frappée, c’est une colonne de marbre noir que j’ai aperçue en face du tombeau de Henri : elle y avait été transportée et posée le matin. J’ai pensé que c’était un monument que Frédéric avait consacré à l’amour fraternel. Les armes de son frère y étaient attachées ; elles fournirent à l’abbé une réflexion à la fois noble et touchante, dans l’oraison funèbre qu’il a prononcée. « Celui qui mourut, a-t-il dit, si glorieusement pour sa patrie, doit vivre éternellement dans le souvenir de ceux qu’il a défendus. La France honore sa valeur et nos regrets attestent ses vertus. » Je n’en ai point entendu davantage ; mon émotion a surpassé mes forces, et je suis tombée sans mouvement sur les marches du tombeau. J’étais dans mon lit lorsque je revins à moi ; chacun s’empressait à me donner des secours, je n’avais besoin que de repos, et je demandai à être seule.

La nuit m’a paru d’une longueur extrême ; je n’ai pas dormi un instant ; et ce matin Lise est venue me faire un récit si étrange, que je me suis levée pour l’aller vérifier.

— Vous savez bien, madame, m’a-t-elle dit, que vous avez remis à Pierre la clé qui ferme la grille de l’île ; hier, après que tout le monde en a été sorti, il a mis cette clé dans sa poche et l’y a toujours gardée. Quand il est allé tout à l’heure pour arroser les plantes qui entourent le tombeau, il a aperçu deux vases renversés, le gazon foulé et des pas tracés du côté de l’île opposé au pont. Il a cru d’abord qu’on s’était introduit dans l’espérance de voler quelques-uns des vases précieux que vous avez fait venir de Paris ; mais s’étant assuré qu’il n’en manquait aucun, et réfléchissant qu’il était impossible de pénétrer dans l’île sans risquer de se noyer, la peur s’est emparée de lui ; il a dit qu’il fallait que tout ce dégât eût été fait par un esprit, et que madame lui donnerait dix louis par jour, pour prendre soin de l’entretien de cette île, qu’il n’y voudrait pas mettre les pieds. J’ai présumé que cette histoire si effrayante aurait une cause fort simple ; j’ai fait demander Pierre ; nous sommes allés ensemble dans l’île. Tout ce que m’avait dit Lise était vrai ; et sans partager les idées de Pierre, j’ai été aussi étonnée que lui. Je l’ai questionné sur les ouvriers qui avaient posé la colonne ; il m’a répondu que Frédéric avait dirigé lui-même leurs travaux, et que d’ailleurs ces gens pouvant s’adresser à lui pour entrer dans l’île, il n’était pas probable qu’ils eussent cherché à y pénétrer furtivement. Cette raison jointe à beaucoup d’autres, a confirmé Pierre dans ses soupçons. Tout ce que je lui ai dit ne l’a pas empoché de croire aux revenants, et son entêtement m’a prouvé que les raisonnements les plus justes ne pouvaient rien sur des têtes égarées par la superstition. Pierre ne s’exposerait pas à passer une nuit dans l’île, cette action dût-elle sauver la vie d’un homme, et voilà où conduit l’ignorance ! Comment ose-t-on dire, après cela, qu’elle est nécessaire au bonheur du peuple ?

Cette aventure a cependant quelque chose de singulier, je ne la comprends pas ; mais comme il n’en résulte rien de fâcheux, il est inutile de s’en inquiéter. J’ai défendu qu’on en parlât à ma fille : les enfants sont toujours disposés à croire au merveilleux, et je veux qu’Emma ignore longtemps les absurdités qu’on apprend aux enfants de son âge.



XX


Tu me grondes avec raison, chère Juliette ; je suis inexcusable d’être restée plus d’un mois sans t’écrire ; mais tu connais ma bizarrerie, tu sais avec quelle passion je me livre aux ouvrages que j’entreprends. Mon tableau était à moitié fait, j’ai voulu l’achever avant que les jours devinssent plus sombres, et j’ai travaillé avec tant d’assiduité que je me suis rendue malade. J’admire, mais je ne comprends pas les personnes qui se font un plan d’occupation dont rien n’altère jamais la régularité ! Je connais une femme qui se dit le matin, je lirai tant de pages, je ferai l’esquisse de ce portrait, je jouerai deux sonates et je me promènerai tant d’heures. Le livre le plus attachant, la tête la plus belle, la plus douce harmonie et le plus beau temps du monde, ne l’engageraient pas à manquer à sa parole. Je suis bien loin de cette perfection méthodique ; tout ce qui a rapport aux arts m’intéresse trop vivement, pour m’en occuper avec tant de froideur. Je me livre sans réserve à mon enthousiasme, et le désir d’acquérir quelques talents ou quelques connaissances, m’entraîne toujours au-delà de ce que j’avais projeté. Cette excuse est bien faible pour mériter ton pardon ; mais tu me l’accorderas, quand tu sauras que j’ai passé presque toutes mes soirées chez Lucie, et qu’il a fallu consacrer à ma belle-mère celles que je ne donnais pas à l’intéressante veuve. Celle-ci est bientôt au moment d’accoucher, et je vais me disposer à remplir ma promesse ; elle me coûtera bien moins à tenir que je ne l’avais imaginé, car le ton qui règne maintenant dans la maison de madame de Varannes, diminue beaucoup le regret que j’aurai de la quitter. J’y éprouve une gêne continuelle ; Caroline me fuit plus que jamais ; elle est tombée dans un accès de dévotion que j’ai peine à concevoir. L’abbé de Cérignan ne cesse de la louer sur la manière scrupuleuse dont elle remplit ses devoirs pieux. Madame de Gercourt lui fait lire tous ses ouvrages sur l’éducation, et prétend refaire la sienne ; elle ne lui parle que morale, et pour que ses principes germent mieux dans son cœur, elle les assaisonne d’une flatterie douce, qui fait croire à la petite qu’elle possède déjà toutes les vertus qu’on veut lui donner. Il n’est plus question de son amour pour sir James. L’abbé me demanda, il y a quelques jours, si madame de Savinie s’était faite catholique en épousant son mari : je lui répondis que je l’ignorais ; mais Frédéric qui se trouvait là dit qu’il ne le croyait pas.

— Cela doit amener bien des querelles entre eux, reprit l’abbé.

— Vous vous trompez, lui dis-je, M. et madame de Savinie vivent dans la plus parfaite intelligence ; ayant tous deux le même désir de faire le bien, ils s’accordent facilement sur les moyens à employer pour y parvenir.

— On peut se dispenser de discuter sur les mystères d’une religion, ajouta Frédéric, quand on suit ses préceptes.

— Je ne suis pas de votre avis, mon frère, interrompit Caroline, et je crois qu’une femme manquerait à tous ses devoirs de chrétienne, en s’alliant à un hérétique.

À ce discours, Frédéric haussa les épaules et s’en alla dans le jardin. L’abbé fit à Caroline un signe d’approbation, dont elle parut très-reconnaissante ; je conclus de tout cela qu’elle lui avait confessé son amour pour sir James, et que l’abbé s’était servi du pouvoir de la religion pour la guérir d’une passion malheureuse. S’il use avec modération du remède, il aura bien fait ; mais s’il remplace un sentiment que sa raison et surtout le manque d’espoir auraient bientôt détruit, par l’intolérance et l’insensibilité, il aura causé un malheur irréparable.

Malgré les représentations de sa mère, Frédéric est plus souvent à D*** qu’à Varannes. C’est bien certainement pour moi qu’il lui désobéit, et je suis bien aise de m’éloigner du château pour le forcer à y rester. Sa conduite envers moi est toujours respectueuse ; mais il est facile de remarquer la contrainte qu’il se fait pour dissimuler ce qui l’occupe le plus. Madame de Gercourt, dont la pénétration égale l’esprit, a deviné sans peine son secret : je m’en suis aperçue à la manière dont elle lui a parlé du changement subit de son caractère, qui, en effet, est beaucoup plus sérieux qu’autrefois. Enchantée d’avoir fait cette découverte, elle veut y ajouter la connaissance de tout ce qui me concerne ; et je suis fort aise d’échapper à ses regards curieux : ce n’est pas que je les redoute ; mais la certitude d’être observée dans toutes mes actions, et de les voir souvent mal interprétées, me gêne d’une manière insupportable.

J’ai tâché de réparer, autant qu’il m’a été possible, la petite injustice qu’on avait faite au bon curé de Varannes, en faveur de l’abbé ; cet homme vraiment estimable m’a su un gré infini d’une démarche bien simple en elle-même. J’ai été lui faire une visite avec Emma : nous sommes arrivées au moment où il faisait répéter les leçons de plusieurs enfants du village, dont il soigne lui-même l’éducation ; je l’ai conjuré de ne pas interrompre un devoir aussi respectable, et de me laisser jouir du plaisir que j’éprouvais à le lui voir remplir. Il m’a dit qu’il y avait dans Varannes une école générale pour tous les enfants du pays : ils y apprennent seulement à lire, à écrire et à compter ; quand ils parviennent à l’âge de neuf ans, le curé se charge de les instruire dans leur religion, leur fait apprécier la morale de l’évangile, leur donne quelque notion d’arithmétique et de l’art du dessin si utile à tous les états. En leur procurant ainsi les moyens de s’occuper à mesure qu’ils grandissent, dans les moments où leurs travaux leur laissent quelque loisir, il les met à l’abri des dangers qu’entraîne l’oisiveté ; sa bonté lui attire la confiance de tous ses paysans ; il ne leur fait pas de longs sermons, et il évite surtout d’y faire entrer de grands mots incompréhensibles pour eux : il leur cite des faits, en tire des conséquences, et s’arrange pour qu’ils en connaissent le but moral, avant même qu’il ait eu le temps de le faire remarquer ; enfin, ma Juliette, j’ai rencontré un prêtre qui est à la fois pieux, tolérant et bienfaisant. Les mots de jésuites, de jansénistes, ne sortent jamais de sa bouche ; il croit que la vertu chez tous les peuples conduit au bonheur, et qu’on n’est pas destiné à des supplices éternels, pour se tromper d’image en adorant un Dieu.

Tu t’imagines bien, mon amie, que je vais cultiver la société de cet homme précieux. Il est déjà venu me voir plusieurs fois ; et, comme il n’aime pas la grande société, je le reçois dans mon appartement. Croirais-tu bien qu’avec ses cheveux blancs il se prête aux jeux d’Emma, lui apprend, en jouant aux cartes, les lettres de l’alphabet ; et lui raconte des histoires où il y a toujours de petites filles que tout le monde aime à cause de leur douceur. Emma l’écoute avec une extrême attention ; et je remarque que ses petites colères sont moins fréquentes depuis les histoires du curé. L’habitude qu’il a toujours eue d’observer les enfants, a servi à lui apprendre quels sont les moyens les plus doux de les corriger, et son expérience me sera fort utile.

J’ai gauchement dit à madame de Varannes, devant sa société, une partie de ce que je viens de t’écrire sur M. Bomard (c’est le nom du curé), en l’écoutant, elle pensait comme moi ; mais l’abbé ayant avancé qu’un homme de ce caractère ne fortifiait pas assez les idées religieuses dans l’âme de ceux qu’il instruisait, et qu’en leur donnant des lumières au-dessus de leur état, c’était leur inoculer les principes dangereux de la philosophie moderne, elle se vit dans l’impossibilité de réfuter d’aussi bonnes raisons, et fut de son avis. Tu devines l’effet que produisit ce discours sur la fille d’un ami de ces mêmes philosophes, dont les principes font horreur ; celle qui, ayant été élevée dans leur société a pu juger du motif qui conduisait leurs plumes, et qui les a vus braver toutes les puissances pour chercher la vérité et frapper de sa lumière ceux qui s’obstinent à la méconnaître ; mais j’ai senti que je me donnerais un ridicule en répondant à l’accusation de l’abbé ; j’ai fait réflexion qu’il avait trop d’esprit pour penser ce qu’il venait de dire, et que le raisonnement ne pouvait rien contre la mauvaise foi ; d’ailleurs, qu’aurait imaginé madame de Gercourt, en voyant une personne de mon âge se mêler de répondre à un sophisme aussi sérieux ; elle qui, dans ses ouvrages, interdit aux jeunes femmes la permission de parler sur aucune passion ! qui les croit déshonorées quand elles ont fait imprimer une romance ; et qui appelle Athées toutes celles qui osent douter d’un seul miracle ? J’avoue qu’elle est moins scrupuleuse pour les femmes de son âge ; elle leur permet d’écrire, mais seulement sur l’éducation ; l’amour maternel est l’unique amour dont elles doivent parler. Il est vrai qu’à cet âge il est possible d’avoir oublié tous les autres ; et, si je t’en crois, madame de Gercourt s’est privée par cette loi du plaisir de se retracer un grand nombre de souvenirs. Tu vois, ma chère amie, que je reviens un peu de l’estime que je croyais lui devoir, d’après tous les éloges que ma belle-mère m’en avait faits. Depuis plus de deux mois que je vis avec elle, je me suis aperçue que son cœur n’était pas franc ; l’affectation qu’elle met à parler vertu, prouve qu’elle la regarde comme une chose presque surnaturelle, et ce n’est pas ainsi que la vertu paraît aux gens habitués à la pratiquer. L’esprit de madame de Gercourt suffirait pour rendre sa conversation agréable ; mais elle en détruit le charme par trop de pédantisme. Je voudrais connaître ses deux filles, pour juger du fruit qu’elles ont retiré de l’excellente éducation qu’elle prétend leur avoir donnée ; car, il faut lui rendre justice, elles sont, après la morale, le sujet le plus habituel de ses entretiens, et je ne doute pas qu’elles ne soient des modèles de candeur et de chasteté.

L’abbé de Cérignan doit passer l’hiver au château (j’ai appris cette nouvelle avec un peu d’humeur) : me voilà condamnée à dîner chaque jour avec une prude et un homme assez aimable, à la vérité, mais dont l’intolérance me révolte. Je ne sais comment accorder le ton mielleux, l’air modeste et sincère qu’il prend à volonté, avec l’impolitesse et l’emportement qu’il met à discuter. Parle-t-on de choses indifférentes, il sème la conversation de traits piquants, de citations heureuses, achève une phrase commencée par une autre, et lui laisse tout le succès du mot saillant qu’il vient d’y ajouter ; le plus faible du cercle est toujours celui qu’il protége ; et cette indulgence lui fait autant d’admirateurs que d’amis ; mais ose-t-on opposer une opinion à la sienne, ou paraît-on seulement douter du poids de ses raisonnements, alors ses yeux expriment la colère, son accent devient terrible ; et s’il perd l’espoir de vaincre ou d’intimider celui qu’il combat, sa fureur s’en augmente et finit souvent par l’entraîner au-delà de son but : il est facile de deviner que la retraite, l’étude et son esprit de calcul, n’ont pu diminuer la fougue de ses passions, au point de ne pas laisser entrevoir l’empire qu’elles ont sur lui. Je pense qu’il ne me pardonne pas d’avoir fait cette découverte, et qu’elle est probablement le seul motif de la haine dont il m’honore. C’est sans doute un fort grand malheur, mais je m’y résigne avec trop de facilité pour avoir le droit de m’en plaindre.

Je dois partir incessamment pour aller m’établir à Savinie ; là je suis bien sûre de passer quelques semaines agréablement ; je ne serai point tenue à des frais de gaieté qui ne sont plus dans mon caractère ; et la mélancolie de Lucie, la tristesse de son frère, me conviennent davantage que toutes les belles phrases de l’abbé et de madame de Gercourt.

Adieu, ma bonne Juliette, pardonne-moi bien vite, pour que j’aie encore plus de plaisir à réparer ma faute.



XXI


Nous avons souvent répété, mon amie, qu’il fallait absolument vivre avec son enfant, éloigné de toute société pour le sauver du malheur de recevoir des impressions aussi dangereuses que difficiles à détruire. Si je n’avais pas été persuadée de cette vérité, ce que je vais te raconter m’en aurait convaincue.

Hier matin, pendant que je travaillais dans mon cabinet, j’entendis Emma implorer sa bonne pour obtenir le pardon d’une légère faute. Lise après quelques représentations caressa la petite, et je crus que tout était oublié ; point du tout. Emma au lieu d’aller jouer vint s’asseoir auprès de moi, en conservant un petit air triste qui ne lui est pas ordinaire. Je la pris sur mes genoux, sa main me parut brûlante et je craignais qu’elle ne fût malade. Je lui demandai si elle avait bien dormi la nuit dernière ? Elle m’avoua que sa bonne était restée près d’elle sans se coucher ; ensuite elle me dit que le matin à déjeuner elle avait jeté de colère sa tasse par la fenêtre, parce que Lise refusait de la remplir une seconde fois. À ces mots elle se mit à pleurer, en ajoutant : « Ah ! maman, je n’ai pas été sage, j’irai dans l’enfer ? » Je restai stupéfaite en entendant sortir ces paroles de la bouche d’un enfant de quatre ans, et je tentai vainement de diminuer l’impression que cette affreuse image de l’enfer venait de produire sur son esprit. Je ne pus y parvenir, le coup était porté, et j’employai seulement tout ce que la distraction m’offrait de ressources : je fis prier Frédéric de mener sa nièce à la promenade, et je profitai de ce moment pour reprocher à Lise d’avoir parlé à ma fille de choses, que je désirais lui laisser ignorer, jusqu’au jour où elle serait en état d’y attacher une idée juste ; elle me répondit :

— Je sais bien, madame, ce que vous m’avez recommandé à ce sujet, et ce n’est pas ma faute si l’on a effrayé cette pauvre petite au point de l’empêcher de fermer l’œil de la nuit. Hier je passais avec elle dans le grand corridor, la porte de l’appartement de madame de Gercourt était ouverte, elle appela Emma pour l’embrasser, lui donna des bonbons et lui fit plusieurs questions qui me parurent singulières surtout celle-ci ;

« — Je suis sûre qu’une petite fille aussi bien élevée que vous ne manque pas tous les soirs à faire sa prière.

« — Moi, madame, a répondu l’enfant, je ne sais pas ce que c’est que des prières.

« — Comment ! ma chère, reprit madame de Gercour, vous ne savez donc pas qu’on ne devient sage que par la grâce du bon Dieu, et qu’il faut le prier pour obtenir de lui de n’être pas méchante, car les méchants vont en enfer !

— La petite a demandé ce que c’était que l’enfer, et madame de Gercourt lui en a fait une peinture si épouvantable, que l’enfant ne m’a plus parlé d’autres choses.

Conçois-tu, ma chère Juliette qu’une femme qui se mêle de faire des éducations, et de les donner pour modèles, commence par inspirer à ses élèves la crainte d’un Dieu, avant de leur en avoir fait connaître la clémence et la bonté. Ignore-t-elle les suites inévitables d’une semblable erreur ?

« Le grand mal des images difformes de la divinité qu’on trace dans l’esprit des enfants, est qu’elles y restent toute leur vie et qu’ils ne conçoivent plus, étant hommes, d’autre Dieu que celui des enfants. »

L’observation la plus juste a fourni à J.-J. Rousseau cette réflexion profonde, et il faut s’aveugler volontairement pour n’être pas frappé de la raison qui l’a dictée.

Quelques instant après le récit de Lise, Philippe entra pour me remettre le poëme de la Henriade que j’avais prêté la veille à Caroline, avec plusieurs autres livres de ma bibliothèque ; elle me faisait dire que sûrement je m’étais trompée en lui envoyant un ouvrage de ce genre. Je reconnus à ce nouveau scrupule le fruit des leçons de l’abbé ; je me mis à rire, et le domestique partit sans d’autre réponse. À l’heure du dîner, je descendis plus tard qu’à l’ordinaire, ma belle-mère m’en fit le reproche, et madame de Gercourt se chargea de m’excuser en disant :

— Madame d’Estell a certainement été retenue par quelques occupations sérieuses et utiles à sa fille ; je voudrais être assez dans sa confidence pour qu’elle me fît part du plan d’éducation qu’elle a formé pour l’intéressante Emma.

Je me sentais mal disposée, elle était cause de mon humeur et je lui répondis avec peu de ménagement en lui disant :

— Vous êtes dans l’erreur, en me soupçonnant tout l’esprit qu’il faut pour faire de longs traits de morale fort appréciés par les gens instruits, mais toujours ennuyeux pour les enfants : ils rassemblent tout leur courage pour les écouter, et font croire qu’ils les ont compris, pour s’éviter l’ennui de les entendre encore. On ne serait jamais dupe de cette innocente ruse, si l’on ne leur offrait que des exemples au lieu de préceptes ; il est incontestable que leur sensibilité est antérieure à leur intelligence ; ils ont des sentiments avant que d’avoir des idées, et lorsqu’on a bien développé et dirigé les premiers, les autres naissent justes tout naturellement.

Convaincue de cette vérité, je compose pour ma fille un simple recueil de toutes les bonnes actions dont le résultat a été heureux ; car il est essentiel qu’elle ignore l’ingratitude, avant d’avoir reconnu que le charme attaché au bienfait suffit pour en récompenser. Mes remarques tombent principalement sur les personnes qui l’entourent, afin qu’elle soit plus à portée de vérifier les faits ; et par cela même frappée des exemples. Je tâche d’y joindre celui d’une conduite irréprochable, et de lui inspirer, par mes soins et mon indulgence, une confiance sans bornes. Voilà, madame, le plan que vous désiriez connaître : il est bien au-dessous de l’idée que vous en aviez conçue, et pourtant je le crois suffisant au bonheur de ma fille.

Ce discours contrastait trop avec les grands principes de madame de Gercourt pour qu’elle y répondit ; je vis clairement qu’elle le désapprouvait, et que toute sa politesse de cour ne lui donnait pas la dissimulation nécessaire pour cacher son mécontentement. L’abbé, moins réservé qu’elle, me fit observer que dans ce plan je ne parlais point du sujet le plus important : de la religion !

Ma fille, lui ai-je dit, n’entendra parler de religion qu’au moment où elle sera en état d’en comprendre la morale. Avant, son imagination confondrait les objets, les mystères exciteraient sa curiosité, les miracles son admiration, et le fruit de cette connaissance serait nul pour sa raison ; j’attendrai qu’elle en soit digne pour l’en instruire.

Il serait trop long de te répéter tout que ce que cette franchise m’a attiré d’épigrammes, et par combien de sophismes et d’absurdités deux personnes d’esprit y ont répondu. La querelle était engagée et je soutins courageusement le combat. Madame de Gercourt mit de côté toute la retenue qui la gênait depuis longtemps, et trancha en despote : elle entremêla ma satire dans celle de deux femmes d’un grand mérite, dont les opinions ont quelques rapports avec les miennes. Je me trouvais trop flattée du parallèle, pour me fâcher de la critique, bien qu’elle ne la ménageât pas. L’une de ces femmes, dit-elle, est un de ces esprits forts, dont les idées gigantesques et embrouillées sont aussi inintelligibles que dépourvues de justesse. La seconde, d’un esprit plus borné, se contente de copier servilement ce que d’autres ont dit avant elle. Je te défie bien de reconnaître à ces deux portraits, l’auteur de plusieurs ouvrages faits pour enrichir la postérité, et qui, par son style enchanteur et ses pensées délicates, a peint les passions avec autant de décence que de chaleur. Eh bien, ma Juliette, voilà comme madame de Gercourt, toute remplie du sentiment de la charité chrétienne, voit d’un œil indulgent celles qui osent n’être pas de son avis. Cette scène a confirmé mes soupçons, j’ai vu que l’extrême dévotion et quelques succès ne garantissaient pas de la colère et de l’envie.

Adieu, je t’écrirai ma première de Savinie.



XXII


L’on respire ici, ma Juliette, et depuis plusieurs jours que j’y suis établie, je jouis du calme le plus heureux. Lucie me rappelle ton aimable caractère, et je me crois quelquefois près de toi. Plus de discussions, plus de cagotisme : on s’occupe des arts, on parle avec amitié, et cette conversation me soulage bien l’ennui que m’a causé celle de l’abbé et de madame de Gercourt. Nous faisons le matin des promenades délicieuses ; et le soir, sir James nous fait une lecture amusante, souvent interrompue par nos réflexions ; j’en fis une hier qui m’attira quelques malices de la part de Lucie. C’était à propos d’un chapitre de Tom-Jones.

— Ce qui me plaît dans ce roman, dis-je, c’est que le héros n’est pas un de ces modèles de perfection que les romanciers se plaisent ordinairement à peindre, et qui, n’étant point dans la nature, n’inspirent jamais qu’un faible intérêt.

— Je suis de votre avis, ma chère Laure, dit Lucie ; mais ne trouvez-vous pas que Frédéric a beaucoup de ressemblance avec le caractère de Tom-Jones ?

Je convins qu’en effet il avait quelques rapports, et repassant toutes les bonnes qualités de Frédéric, je finis, sans trop m’en apercevoir, par faire de lui un éloge très-pompeux. Lucie plaisanta sur ce qu’elle appelait mon enthousiasme ; elle ajouta en riant qu’il le méritait, et qu’avant peu elle lui en parlerait pour le mettre au comble de la joie.

— Gardez-vous-en bien, lui dis-je avec empressement !

— Pourquoi, reprit Lucie ?

— Pour ne pas trahir madame, interrompit sir James ; elle sait tout le prix que Frédéric attacherait à cette faveur, et elle a ses raisons pour la lui refuser.

— Et vous aussi, monsieur, vous me raillez ?

— Non, madame, reprit-il d’un ton sérieux : l’amitié que je porte à Frédéric, m’engage à pénétrer parfois des secrets qu’il croit devoir me cacher et qui le rendent malheureux. J’ai deviné sans peine qu’il vous aimait ; je vous dirai même plus, j’ai pressenti ce malheur dès la première fois que je vous ai vue ; il faut une force d’âme surnaturelle pour résister au charme le plus séduisant, et Frédéric en était incapable ; il devait vous adorer et vous rendre l’arbitre de sa destinée ; j’ignore le sort que vous lui réservez, mais si quelqu’un a le droit d’aspirer au bonheur, c’est bien celui qui joint tant de vertus à la grâce la plus aimable.

Tu ne saurais te peindre le trouble où ce discours me jeta. Je cherchais à y répondre quand M. Billing vint rompre l’entretien : peu de temps après sir James sortit et je ne le revis pas du reste de la soirée ; j’en eus quelques regrets ; je suis bien décidée à ne pas manquer l’occasion de lui faire savoir à quel point je désapprouve l’amour de Frédéric, et que s’il parvenait à l’en guérir par ses conseils, il me sauverait le chagrin de rendre malheureux un frère que j’aime tendrement ; je serais désolée qu’il pensât un seul instant que j’aie laissé la moindre lueur d’espérance à Frédéric ; s’il pouvait me supposer capable d’une aussi barbare coquetterie, je sens que j’en éprouverais une douleur inconsolable. C’est M. Billing qui te remettra cette lettre ; il nous quitte pour faire un long voyage. Adieu.



XXIII


J’ai été réveillée ce matin par une nouvelle bien triste : on est venu me dire que Lucie avait passé la nuit dans de violentes douleurs, et que la fièvre s’était déclarée d’une manière inquiétante. Je me suis rendue aussitôt dans sa chambre ; le médecin et l’accoucheur venaient d’arriver, je leur ai demandé ce qu’il y avait à redouter de cet accès subit : ils se sont accordés pour dire que si la fièvre redoublait dans la journée, on devait craindre une attaque de nerfs, et qu’il fallait donner à la malade les calmants les plus doux. Je me suis chargée du soin de suivre exactement l’ordonnance ; déjà l’on s’aperçoit que les boissons ont produit quelque effet, et je profite du moment où Lucie repose pour t’écrire ce billet. Sir James est dans une inquiétude extrême ; je lui ai dit vingt fois que le médecin ne prévoyait aucun danger, mais il n’a pas la moindre confiance en moi ; il est vrai que j’aurais tort de m’en plaindre, car je ne lui en connais que pour sa sœur…

On m’appelle !… J’entends des cris !… Lucie se trouve mal !…

Adieu.



XXIV


Tu te rappelles que je te quittai pour voler au secours de Lucie : quand j’arrivai, je la vis entourée de plusieurs personnes dont les forces ne suffisaient pas pour arrêter ses mouvements convulsifs ; elle était dans cet état affreux où tu dis m’avoir vue à la mort de Henri ; mais je souffrais seule de mes douleurs, et la pauvre Lucie joignait aux siennes celles de son enfant. Je craignis que tous deux y succombassent ; et, dans ce moment de désespoir, le ciel voulut que le souvenir du bon curé vint me donner les moyens de sauver mon amie ; je me rappelai qu’en visitant sa pharmacie, il m’avait fait remarquer une potion dont l’effet était certain pour calmer les convulsions : il l’appelait pour cette raison la potion miraculeuse. Je fis mettre des chevaux et l’envoyai chercher sur-le-champ, il arriva bientôt : sa présence me rendit quelque espoir ; il ne parut pas effrayé de l’état de Lucie, et nous dit qu’avant une heure elle serait beaucoup mieux. À ces mots sir James, dont la pâleur faisait frémir, prit la main du curé, la serra, et ne put proférer une seule parole. Nous choisîmes l’instant où l’accablement succéda aux douleurs, pour donner à la malade cette potion qui devait la rendre à la vie. Juge de ce que nous éprouvâmes, ma Juliette, quand au bout d’un quart d’heure nous vîmes cesser les convulsions et la pauvre Lucie tomber dans un profond assoupissement. Alors M. Bomard nous dit :

— Je ne crois point que nous ayons à craindre une rechute, surtout si le sommeil se prolonge encore quelque temps ; mais il est important qu’il ne soit pas interrompu : veillez à ce qu’on ne fasse pas le moindre bruit ; je vais rester près de la malade, et je vous ferai avertir aussitôt son réveil.

Nous fîmes sortir tout le monde, et après avoir donné les ordres nécessaires et recommandé qu’on éloignât les enfants, nous montâmes, sir James et moi, dans le salon le plus près de l’appartement de Lucie. Il me dit en entrant :

M. Bomard se flatte ; ma sœur est plus mal que jamais, et je vais perdre le seul être qui s’intéresse à moi.

Son accent était celui du désespoir ; je m’approchai de lui, et je tentai de calmer sa douleur. Après lui avoir détaillé toutes les raisons qui devaient le rassurer, j’ajoutai :

— Vous êtes injuste, milord, en pensant qu’un homme doué de vos vertus, ne soit apprécié par personne. Vous n’avez pas le droit de douter ainsi de l’amitié de celles qui vous connaissent.

— Serait-il vrai, interrompit-il, vous, Laure ! vous prendriez quelque intérêt à mon sort ?

— Je ne suis pas la seule, lui ai-je dit ; n’avez-vous pas un ami et des parents qui vous sont attachés ?

— Non, s’écria-t-il, Laure et Lucie sont les seules que je puisse aimer ; mais vous, le modèle des perfections ! vous l’ange consolateur de tous les infortunés ! pourriez-vous regarder comme un frère celui que la fatalité condamne à d’éternels malheurs, et dont le caractère aigri par les chagrins, par les remords peut-être, est devenu méfiant, atrabilaire, et dénué de tout ce qui fait le charme d’une liaison intime ? Non ! vous devez me refuser une affection dont je ne suis pas digne.

En prononçant ces mots, des larmes coulaient de ses yeux ; j’en fus attendrie, il vit mon émotion, et dit avec chaleur :

— Voilà la première fois que je suis injuste envers le ciel ; j’excite votre pitié, je vous intéresse, Laure, et mes plaintes doivent cesser.

Dans cet instant le bon curé vint lui-même nous apprendre que Lucie était absolument hors de danger. Le médecin la trouvait si calme, qu’il avait ordonné une saignée pour faciliter son accouchement et prévenir tout accident fâcheux. Sir James aurait voulu que sa fortune pût l’acquitter envers M. Bomard, de l’action bienfaisante qui venait de lui rendre sa sœur : il lui prodiguait les témoignages de sa reconnaissance, tandis que ce vénérable vieillard me remerciait de lui avoir donné les moyens d’être utile à une famille aussi intéressante.

Lucie était réveillée, et nous passâmes dans sa chambre.

— Je vous ai causé bien de l’inquiétude, dit-elle, en nous voyant, mais je me sens beaucoup mieux, et le plaisir de vous voir va me guérir tout-à-fait.

Sir James lui raconta comment le soin que j’avais eu d’envoyer chercher M. Bomard, et la potion que celui-ci s’était empressé de lui faire prendre, l’avait rappelée à la vie. Le bon curé ne voulut pas qu’on lui fît un mérite d’avoir, à ce qu’il disait, simplement secondé la nature ; mais Lucie ne cédant point aux raisons que donnait sa modestie, le nomma son sauveur. On convint que ce serait lui qui baptiserait le nouveau-né. Lucie nous apprit qu’ayant depuis longtemps formé le projet de donner à son enfant le nom de son frère, elle avait prié son mari d’obtenir les dispenses nécessaires pour cet acte ; qu’elles venaient d’arriver, et elle ajouta, en me prenant la main :

— Mon amie ne refusera pas le titre de seconde mère de mon enfant ; il faut qu’il porte le nom de Laure ou de James, et je compte sur tous deux pour le protéger. Me trompé-je ?

— Non, lui répondis-je en l’embrassant, je ne refuserai pas de m’unir plus étroitement à vous.

Sir James gardait le silence, et nous avions les yeux fixés sur lui pour chercher à deviner sa pensée, lorsque sortant de sa rêverie, il s’écria :

— Bizarre destinée !

Puis tout à coup passant à une autre idée :

— C’est avec madame d’Estell, ajouta-t-il, que je vais contracter un engagement sacré, je ne serai plus un étranger pour elle : ah ! ma Lucie, je te dois un bonheur dont je n’aurais jamais osé concevoir l’espérance !

— Je prévois, interrompit M. Bomard, que nous allons être tous heureux.

À ces mots, les yeux de sir James ont rencontré les miens ; ils semblaient vouloir lire dans mon âme, si je partageais ce pressentiment. Hélas ! je n’en ai plus que de tristes ? Il a deviné que j’étais loin de me livrer à d’aussi douces illusions, et bientôt il est retombé dans sa mélancolie.

La nuit du même jour Lucie est accouchée d’un fils ; la joie qu’elle en a éprouvée a compensé grandement ses douleurs ; sa première pensée a été pour son époux ; elle m’a chargée de lui annoncer que leurs vœux étaient comblés, et sa félicité m’a rappelé les moments les plus doux de ma vie ; elle lui a rendu la santé, et nous attendons qu’elle soit tout à fait rétablie pour lui donner une fête le jour du baptême de son enfant. Emma et Jenny en font les préparatifs ; elles ont commandé un berceau tout en fleurs, et malgré la saison, elles veulent qu’on se croie au printemps. Tout le château de Varannes est invité ; j’ai écrit à ma belle-mère pour lui apprendre l’heureux accouchement de Lucie, et quelques jours après je suis allée la voir. Elle m’a reçue avec sa bonté ordinaire ; mais madame de Gercourt m’a traitée avec un air de dédain qui m’a choquée. Caroline n’était pas au salon quand je suis arrivée ; j’ai demandé de ses nouvelles et de celles de son frère ; madame de Varannes m’a répondu qu’elle devait être dans un des cabinets qui sont auprès de la chapelle.

— L’abbé de Cérignan, a-t-elle ajouté, a promis de lui lire ce soir une oraison de Bossuet, et je présume qu’il est avec elle.

Je trouvai singulier qu’on laissât ainsi des soirées entières une jeune personne avec un homme qui, quelque saint qu’il puisse être, n’est pas à l’abri d’une faiblesse ; mais je me gardai bien de faire part de ma réflexion, elle eût été trop mal accueillie.

— Quant à son frère, continua-t-elle, il ne quitte plus D***, et lorsqu’il vient ici ce n’est que pour y faire de bien courtes visites.

Comme elle achevait cette phrase, Caroline et l’abbé entrèrent ; ce dernier m’accabla de politesses, il avait un certain air satisfait qui répandit sur ses discours une douceur extraordinaire ; mais Caroline vint m’embrasser avec autant de froideur qu’à mon départ. Je la trouvai changée ; les jeûnes, et les continuelles prières qu’elle fait à genoux, finiront par la rendre malade. As-tu quelquefois remarqué la pâleur de ces pauvres religieuses ? Je suis sûre que cette manière de vivre en est la cause, et je ne conçois pas que ma belle-mère s’aveugle au point de prendre pour un air raisonnable l’air languissant de Caroline.

Adieu, ma Juliette, j’espère qu’un événement malheureux ne viendra plus interrompre notre correspondance.



XXV


D’après ce que tu m’écris, je n’ose pas te rendre compte de la fête d’hier. Elle va te confirmer dans ton erreur, et tu ne douteras plus que sir James ne soit aussi insensé que Frédéric ; n’importe, j’ai promis de ne te rien cacher, tu interpréteras mes récits à ton gré, ils n’en seront pas moins fidèles.

Hier à midi, Emma entra toute parée dans ma chambre et me remit un bouquet de la part de son ami (c’est le nom qu’elle donne à sir James). — M. le curé est dans la chapelle, ajouta-t-elle, tout le monde est arrivé, on n’attend plus que toi, descends bien vite ; ah ! mon Dieu ! comme tu es belle ! Cette bonne petite me voyant tous les jours à peu près mise de même, a été frappée de la simple parure que je portais ; j’avoue pourtant que je l’avais un peu plus soignée qu’à l’ordinaire, et je te dois la confession de ce petit mouvement de coquetterie. Au moment où je suivais Emma pour me rendre à sa pressante invitation, on m’annonça sir James qui venait pour me donner la main ; je remarquai sur sa physionomie un air serein que je n’y avais point encore vu, et ma surprise s’accrut lorsqu’après m’avoir regardée fixement, il me fit le compliment le plus aimable ; je me plaignis de cet excès de politesse, en lui disant que j’étais en droit d’espérer qu’il ne me traitât pas comme toutes les femmes avec lesquelles il faut toujours entamer la conversation par une flatterie.

— Pourquoi sortir de votre caractère, lui dis-je, votre franchise vaut mieux que notre galanterie française !

— Vous me faites injure, répondit-il, en prenant un mouvement d’admiration dont je n’ai pas été maître, pour un froid compliment d’usage ; je ne vous parle qu’avec mon cœur, Laure, et s’il pouvait concevoir une pensée offensante pour vous, j’aurais la force de vous le dire, mais laissez-lui le plaisir de rendre justice à vos vertus et à vos charmes.

À ces mots, nous nous trouvâmes à la porte de la chapelle ; elle était remplie d’une société nombreuse, parmi laquelle j’aperçus ma belle-mère et tous les habitants de son château ; je les saluai respectueusement, et fus m’asseoir auprès de Lucie ; sir James m’ayant conduite jusqu’à ma place, se trouva près de moi pendant le temps que dura la messe. Il l’écouta tout aussi bien qu’un catholique, et lorsqu’elle fut finie, nous nous rendîmes près de l’autel, je pris dans mes bras l’enfant de Lucie, et nous fîmes le serment de remplacer ses parents, si jamais il venait à les perdre. Le prêtre nous ayant demandé, quel nom lui donnez-vous ? Sir James lui dit le sien, et moi je prononçai celui de Henri. À ce nom sir James pâlit et fut obligé de s’appuyer sur l’autel pour se soutenir ; le bon curé lui fit signe de s’asseoir, mais il répondit que le sang lui ayant porté au cœur, il avait souffert une douleur violente.

— Elle est, ajouta-t-il, entièrement dissipée ; en effet, il parut reprendre un air tranquille ; mais je vis bien qu’il s’efforçait de cacher son malaise. Après la cérémonie, on se rendit dans le salon. Nous aperçûmes, en passant dans les salles à manger, de grandes tables disposées pour les paysans de Savinie ; on avait rassemblé tout ce qui devait le mieux amuser ces bonnes gens ; la cour était remplie de jeux de toute espèce ; on y voyait des prix destinés à récompenser l’adresse et l’agilité ; enfin tout annonçait la joie. Un peu avant l’heure du dîner, Frédéric arriva accompagné de deux officiers de ses amis qu’il présenta à madame de Savinie, en qualité de danseurs. Elle leur fit un accueil gracieux, et j’entendis l’un d’eux dire à Frédéric :

— Sais-tu bien qu’il y a de très-jolies femmes ici, et ce qui me charme, c’est que nos dames de D… paraissent fort laides auprès de toutes celles qui sont du château.

— Mais dit l’autre, montres-nous donc cette Laure ? ce chef-d’œuvre de la nature !

— Ne parlez pas si haut, leur répondit Frédéric, elle est très-près de vous, et votre ton pourrait fort bien l’offenser.

Alors ils s’éloignèrent et vinrent se placer en face de moi. Leurs gestes et leurs regards m’apprirent que j’étais le sujet de leur conversation. Frédéric les quitta bientôt pour s’informer de mes nouvelles : j’étais occupée à lui répondre, quand un domestique entra pour annoncer que l’on était servi, Frédéric m’offrit la main pour me conduire à table, et j’y fus placée entre lui et sir James qui en faisait les honneurs avec Lucie, tandis que madame de Gercourt soutenait la conversation par des mots plus heureux les uns que les autres. Sir James, occupé de tout le monde, ne m’adressa la parole que pour m’offrir les choses que je pouvais désirer, mais il remarqua avec quelle émotion Frédéric me parlait de tout ce qu’il avait fait depuis trois mois pour me prouver sa soumission à mes ordres ; il n’entendit qu’une partie de cet entretien, et je souffris en pensant qu’il allait lui faire naître une seconde fois l’idée que j’avais donné quelque droit à Frédéric de me parler avec tant de franchise du sentiment que je lui inspirais. Cette obligation où l’on se trouve dans les grands cercles, d’écouter de force tous les discours qu’il plaît à votre voisin de vous adresser, m’a toujours déplu ; il faut pourtant les supporter, quelque impertinents qu’ils puissent être, à moins de faire une scène dont les conséquences sont plus désagréables encore : si j’avais imposé silence à Frédéric, il eût pris de l’humeur, et son dépit l’aurait porté à quelque extravagance. Cette réflexion m’a donné le courage d’attendre patiemment la fin du repas pour m’éloigner de lui. Dans cette idée, lorsqu’on se leva de table, je me tournai du côté de sir James, imaginant qu’il allait m’offrir sa main pour rentrer dans le salon ; mais je fus bien étonnée quand je le vis prendre celle de madame de Varannes, et me lancer un regard presque dédaigneux. Tu connais ma fierté, et tu ne doutes pas du ressentiment que j’éprouvai. Frédéric s’en aperçut :

— Sir James est aujourd’hui plus original que jamais, dit-il.

J’avais dessein d’ajouter à cette remarque quelques mots piquants ; le croirais-tu, ma chère, je n’ai pu les trouver ; ma fierté blessée accusait James et mon cœur le justifiait, en pensant que tout autre, à sa place, m’aurait jugée comme lui ; cependant mon ressentiment était toujours le même, mais il tomba bientôt sur Frédéric ; je le conjurai de ne pas me suivre, je lui dis avec dureté que je mourrais plutôt que de me laisser soupçonner d’écouter complaisamment les protestations d’un amour qui m’outrageait, et qu’il m’avait promis d’abjurer ; enfin, je le traitai sans pitié ; il s’éloigna de moi les larmes aux yeux ; je le vis disparaître pour cacher sa douleur et le sentiment de mon injustice envers lui ; le souvenir de celle dont j’étais victime, me plongèrent dans une tristesse que les tableaux les plus riants ne parvinrent point à distraire. Dans cette disposition, j’allai m’asseoir auprès d’une femme que je ne connaissais pas, espérant que je serais dispensée d’entrer en conversation avec elle, car je n’étais pas en état d’en soutenir aucune. À peine fus-je placée que le bon curé vint à moi :

— Je suis fâché de vous déranger, me dit-il, mais il faut absolument que vous me suiviez où je vais vous conduire.

— Partout où vous voudrez, lui répondis-je, en vous suivant je ne saurais m’égarer.

Je me levai en achevant ces mots, il prit mon bras et me conduisit dans un des pavillons du château ; là il ouvrit une porte et me fît entrer dans un charmant cabinet orné d’une bibliothèque qui me parut aussi belle que bien choisie. De là nous passâmes dans une chambre à coucher meublée très-simplement, ensuite dans un autre cabinet rempli de plusieurs instruments de physique.

— Ce n’est pas tout, dit M. Bomard, ouvrez cette petite porte, et voyez comme sir James a su réunir tout ce qui peut charmer mes vieux jours, en me donnant les moyens de secourir mes bons paysans.

J’ouvris en effet et je me trouvai dans une petite galerie où je vis une pharmacie complète.

— On n’y a rien oublié, répondis-je, et voilà tout ce qui doit servir aux occupations d’un homme à la fois philosophe par nature, physicien par goût, et médecin par humanité. J’envie à sir James le bonheur de vous avoir offert aussi délicatement les objets que vous désiriez, et plus encore le plaisir dont il jouira, en vous voyant habiter ce logement ; mais j’espère que vous n’abandonnerez pas Varannes, et que vous saurez vous partager entre des amis qui vous aiment également.

— N’en doutez pas, reprit-il, le hameau de Savinie dépend de la paroisse de Varannes, mais étant peu considérable, il a moins besoin de mes soins, et le devoir autant que l’amitié m’obligera à ne négliger ni l’un ni l’autre. Ne trouvez-vous pas miraculeux, ajouta-t-il, d’avoir rassemblé tous ces objets en si peu de temps !

— Non, c’est une de ces jouissances que donnent la richesse à ceux qui savent en faire un bon usage.

— Cela est vrai, répondit-il ; mais ce qu’elle ne donne pas, c’est la délicatesse avec laquelle sir James m’a forcé d’accepter ses dons !

— Vous n’avez point le droit de me refuser, m’a-t-il dit, c’est au nom de mon beau-frère que je procure aux habitants de Savinie le bonheur de vous voir plus souvent et de recevoir vos secours.

— Et voilà l’homme, pensais-je intérieurement, qui vient de prendre de moi une idée désavantageuse, qui m’ôte peut-être à jamais son estime !

Cette réflexion oppressa mon cœur, et je sentis que les éloges les plus pompeux ne dédommageraient pas de ce que me faisait éprouver le souvenir de ce regard méprisant, tant il est vrai que l’opinion d’une personne vertueuse a plus de prix pour une âme sensible, que l’approbation des gens les plus aimables. Ces derniers flattent l’amour-propre, et l’autre rassure le cœur en le rendant satisfait de lui-même. En sortant de l’appartement du curé, je montai dans le mien, j’aperçus en y entrant une corbeille de fleurs sur ma table, elle était remplie de tous les cadeaux qu’on offre ordinairement aux marraines ; mais ce qui fixa mon attention, ce fut un papier dans lequel se trouva une chaîne en or, émaillée de noir, faite pour servir de collier ; j’hésitai de la prendre, dans l’intention de ne pas l’accepter ; mais ayant lu sur le papier : « Ne refusez pas ce gage d’amitié, si vous craignez d’affliger Lucie et son frère. » Je m’en parai sur-le-champ, et je redescendis au salon. Le bal venait de commencer, il ne représentait pas une de ces assemblées brillantes dont l’éclat éblouit et le bruit fatigue, c’était une véritable fête champêtre ; la seule convenance séparait les dames des villageoises, et la sotte vanité n’entrait pour rien dans une distinction rarement observée. Je fus témoin d’une scène qui te prouvera cette égalité et la coquetterie dont une paysanne peut être susceptible.

Jeannette, la fille du concierge du château, est très-jolie ; comme elle danse avec une grâce naturelle qui l’a fait remarquer, elle fut invitée pour une contredanse par un des amis de Frédéric, que je venais de refuser, n’étant pas disposée à jouir d’un plaisir auquel j’ai renoncé depuis longtemps. Jeannette flattée de l’invitation du galant officier, quitta brusquement le bras d’un jeune homme, auquel elle avait paru accorder jusqu’à cet instant quelques préférences, et ce pauvre délaissé sortit brusquement en témoignant toute son indignation d’un procédé aussi peu délicat. Je le plaignis dans le fond de mon âme, et désirant savoir de quelle manière la petite écouterait les doux propos que ne manquerait pas de lui adresser l’officier, je l’observai attentivement ; j’avais déjà fait plusieurs remarques sur son compte, lorsque sir James passa près de moi, la chaîne qu’il vit à mon cou le frappa, il n’alla pas plus loin et vint s’asseoir sur le siége le plus près du mien ; il garda quelque temps le silence et rien ne m’aurait engagé à le rompre s’il ne m’avait adressé la parole le premier, en disant :

— Comment se peut-il qu’on vous laisse ainsi seule, madame ; il faut que vous l’ayez ordonné !

— Non, monsieur, mais le jeu me déplaît, je ne fais une partie qu’autant que je suis nécessaire ; je ne danse plus, et il est fort simple de me voir seule quand tout le monde est occupé.

Je lui dis alors ce qui fixait mon attention, je lui parlai de Jeannette en grossissant les torts de sa coquetterie pour avoir occasion de la désapprouver davantage. Sir James défendit Jeannette ; il assura qu’elle était pleine d’innocence, et fit d’elle un éloge qui dura plus d’un quart d’heure ; il finit par dire que si cet officier était assez indigne pour insulter à tant de candeur, par des propos libertins, il le chasserait de chez sa sœur, malgré toutes les suites que pourrait avoir une pareil esclandre. J’étais encore toute stupéfaite de la chaleur avec laquelle il en parlait, lorsque la contredanse finit. Alors il se leva, fut à Jeannette, lui dit que sa mère la demandait, et la conduisit près d’elle, sans s’inquiéter de ce que dirait son danseur en la voyant ainsi disparaître. J’avoue que ce beau zèle me sembla au-dessus de celui qu’on doit avoir pour défendre la vertu des séductions du vice ; et ne voulant pas dire à sir James ce que j’en pensais, je rejoignis ma belle-mère et madame de Gercourt, qui étaient dans le salon de jeu. Cette dernière me parla de toutes les personnes qui s’y trouvaient, et m’en fit des portraits aussi plaisants que peu flattés.

— Voyez, me disait-elle, cette jeune provinciale, toute couverte des plumes, des perles et des fleurs que depuis trois ans elle reçoit de Paris ; remarquez les mines gracieuses qu’elle fait à ce grand jeune homme, dont la coiffure énorme ressemble à celle de M. Desmasures, et voyez de quel air dédaigneux elle parle à celui qui est à côté d’elle ; pour le petit homme habillé de noir auquel elle ne répond que si brusquement, vous devinez sans peine qu’il est son mari ; quand à celui qu’elle dédaigne, c’est bien certainement un favori disgracié qui, malgré l’inconstance de l’objet de ses feux, a la faiblesse de l’adorer encore. L’amant heureux en prend pitié et permet qu’il végète auprès de son ingrate, il sait que des cendres ne se rallument jamais, et il compte encore plus sur le mérite d’un homme tel que lui pour captiver la femme la plus légère. Ah ! j’oubliais de vous montrer la Sapho du pays ; jetez les yeux sur celle dont la mise est la plus singulière, vous apercevrez sur sa robe une légère tache d’encre qui vous prouvera qu’elle passe sa vie à écrire. Elle n’a cessé de parler vers depuis le dîner, et à chacune de ses citations, le connaisseur, qui ne la quitte pas, trouvait quelques comparaisons à faire entre les ouvrages qu’elle citait et les petits chefs-d’œuvre dont il prétend qu’elle est l’auteur. Je ne connais dans toute cette assemblée qu’une personne plus ridicule qu’elle, c’est ce petit homme si laid et si fat, qui tout couvert de diamants jaunes, veut encore briller par les saillies les plus plaisantes. Je n’ai parlé qu’un moment avec lui, mais je sais déjà tous les mariages qu’il a faits, tous les ménages raccommodés ; et si je n’ai pas voulu deviner toutes les femmes qui ont comblé ses vœux, c’est vraiment mauvaise volonté de ma part. Quand on fit passer le portrait de cette jeune mariée que vous trouvâtes moins jolie que l’original, il me dit à l’oreille : J’en connais un plus ressemblant, mais il est destiné à ne voir jamais le jour, et mille propos de cette espèce qui vous auraient amusée autant que moi, ajouta-t-elle, je ne le quitte plus.

Lucie vint interrompre madame de Gercourt, et lui proposa quelque chose ; elle me pria de la remplacer. Je me chargeai avec empressement du soin de faire les honneurs de sa maison, et je l’engageai à ne pas échauffer son lait en veillant plus longtemps. Si les nourrices savaient le mal qu’elles font à leurs enfants en sacrifiant leur repos à des plaisirs frivoles, je suis bien sûre qu’elles s’en priveraient ; mais il y a toujours auprès d’elles de ces gens qui, ne consultant que l’intérêt qu’ils ont à jouir de leur société, les persuadent que c’est se rendre esclaves que de céder ainsi au devoir prescrit par la nature, et que toutes les mères trouveraient du charme à remplir, si on ne les effrayait pas autant sur les privations qu’il exige.

Madame de Gercourt m’aida à former les parties, elle fut aimable pour tout le monde, et principalement pour les personnes dont elle se moquait le plus, ce qui lui attira toute leur confiance. Sir James la remercia des soins qu’elle prenait, et ne parut pas s’apercevoir que je les partageais ; dans ce moment elle remarqua mon collier, et m’en fit compliment.

— Cette chaîne est du meilleur goût, dit-elle, et je devine la main qui l’a donnée.

À ces mots, je me troublai et je ne sais quelle crainte me porta à lui répondre vivement :

— Oh ! oui, elle m’est bien chère ! je la tiens de Lucie…

— Et de son frère, interrompit-elle, je ne m’étais pas trompée.

Elle lui adressa plusieurs compliments sur cette galanterie, et nous laissa bientôt après pour rejoindre Caroline, qu’elle aperçut à côté de l’abbé de Cérignan. Je me disposais à la suivre, quand sir James me retint, et me dit :

— Promettez-moi, Laure, de ne jamais sacrifier ce gage d’amitié, pas même à celui à qui vous donnerez le droit de l’exiger de vous ; je vous demande cette grâce comme un bienfait.

— Je voudrais qu’il m’en coûtât de vous l’accorder, répondis-je, pour qu’elle eût plus de prix à vos yeux.

— C’en est assez, vous promettez, je n’en dois pas espérer davantage.

En achevant ces mots il me quitta, je le vis peu de temps après parler à Frédéric, mais aucun des deux ne m’aborda plus de la soirée ; je restai près de madame de Varannes tant que dura le bal, Caroline ne voulut point danser, je m’étonnai de sa résolution, elle me répondit avec une sécheresse très-marquée, qui me prouva qu’elle était toujours dans les mêmes dispositions à mon égard. L’abbé fut pendant toute cette journée d’une tristesse sombre. Enfin on se sépara, et je passai le reste de la nuit dans les réflexions les plus tristes. J’éprouve encore un mécontentement, une irrésolution, qui me tourmentent ; Lucie me conjure de rester auprès d’elle jusqu’à la fin du mois prochain, bien des raisons me portent à l’accepter, et je ne sais quoi m’en détourne. Oh ! que ne puis-je aller près de toi, ma Juliette, tu comprendrais ce que je souffre, tu parviendrais à calmer la douleur que me cause toujours des souvenirs cruels. Ici je n’ose me plaindre, je respecte le bonheur de Lucie et je n’ai pas besoin d’accroître la tristesse de son frère par des plaintes inutiles que peut-être il ne croirait pas sincères. Voilà ce qui m’afflige.

Adieu, réponds-moi promptement, je n’ai jamais tant désiré les lettres.


XXVI


Ma Juliette avait raison, sir James est amoureux, elle n’est dans l’erreur que sur l’objet de son amour.

Cet après-dîner, profitant du peu de jour qu’il faisait encore pour prendre l’air, pendant que Lucie allaitait son fils, je suis allée dans un endroit du bois où je présumais qu’Emma devait être ; ne l’y trouvant pas, je m’assis sur un banc, et sans m’apercevoir du froid qu’il faisait, j’allais me livrer à mes tristes rêveries, quand tout à coup mon oreille fut frappée par le son d’une voix qui ne m’était pas inconnue ; elle semblait venir du côté de la petite chaumière. Voici ce que j’entendis :

— Avez-vous bien consulté votre cœur, Jeannette, avant de prendre un parti qui doit désespérer celui qui vous aime ? Est-il possible que vous n’éprouviez pas le regret de lui refuser le prix dû à sa constance, après l’avoir flatté de vous posséder, et cela pour une légère faute. Ah ! vous êtes incapable de cette injustice et j’obtiendrai son pardon.

— Ah ! milord, que me demandez-vous ? répondit Jeannette en pleurant, je suis bien à plaindre !

— Je crus en avoir déjà trop entendu, et je ne poussai pas l’indiscrétion plus loin. Le ton de sir James, les pleurs de Jeannette, et le souvenir de l’éloge qu’il m’en avait fait, suffirent pour m’éclairer. Je revins au château, en réfléchissant sur cette aventure qui ne me fut pas difficile à expliquer. Sir James a été trompé par une femme du grand monde, il les croit toutes perfides, cependant son cœur éprouve le besoin d’aimer, et pour se garantir d’une nouvelle trahison, il adresse ses vœux à l’être qui lui paraît le plus innocent ; puisse-t-il ne pas s’abuser encore ? Mais ce que je ne conçois pas aussi facilement, c’est le genre de séduction auquel il s’abaisse : a-t-il le projet d’unir cette petite fille à son sort ? Cela n’est pas probable, et s’il ne désire que sa possession, aura-t-il l’infamie de l’acheter au prix du déshonneur d’une famille entière ? Cette action s’accorde bien peu avec celles que je lui ai vu faire, et qui lui ont acquis mon estime ; mais tout est contraste dans le monde, l’âme la plus vertueuse est susceptible d’un instant d’égarement qui la conduit souvent au crime, pour la livrer ensuite à d’éternels remords, et l’amour offre bien des exemples de cette vérité ! Sir James n’a pas conçu le dessein de perdre Jeannette, mais il y parviendra sans s’en apercevoir. Il faudrait qu’un ami lui fît pressentir ce danger ; je crois le connaître assez pour être sûre qu’étant averti, il tenterait lui-même de guérir son amour ; j’ai presque envie d’en parler à Lucie, ses conseils le ramèneraient à la raison, et j’éprouverais une certaine félicité à lui sauver des regrets plus douloureux encore que ses peines actuelles. Cependant il pourrait m’en vouloir de trahir son secret, et après tout ce qu’il m’a dit de son amitié pour moi, je me croirais ingrate en l’offensant de cette manière. Je sens que je n’aurais pas le courage de braver son ressentiment, lors même qu’il le faudrait pour son intérêt. Ne vas pas croire que je m’aveugle sur la faiblesse de ce sentiment, il est le fruit de l’égoïsme ; car si l’estime et la bienveillance de sir James ne m’étaient pas plus chères que son bonheur, je ne penserais point ainsi ; je sais que cette considération est coupable, et toutefois je ne saurais la surmonter.

J’ai commencé le portrait de Lucie. Elle me dit, il y a quelques jours, qu’elle regrettait de n’avoir pas fait faire, pendant son séjour à Paris, une copie de celui qu’à M. de Savinie, pour le donner à son frère le jour de sa fête. Heureuse de faire une chose agréable pour elle, je lui proposai de l’entreprendre, en lui faisant promettre de le jeter au feu si je ne réussissais pas à le peindre d’une manière passable. Elle a accepté cette convention ; je vais m’appliquer à la ressemblance, elle se fait déjà remarquer, et si je parviens à la rendre parfaite, jamais ouvrage ne m’aura tant causé de satisfaction. Les heures où sir James est occupé, sont celles de nos séances ; il ne se doute pas de la surprise que nous lui ménageons. S’il allait y être peu sensible ! Cela m’étonnerait car il aime tendrement sa sœur ; mais cette tendresse diffère tant de celle de l’amour ! Tout ce qui ne tient pas à cette passion n’est qu’accessoire aux yeux d’un amant. Il semble que l’habitude des émotions violentes ôte à l’âme les moyens de se livrer aux sensations plus douces ; les bienfaits de l’amitié sont si peu de chose en comparaison des faveurs de l’amour, qu’un regard de Jeannette lui plaira sûrement davantage que le don de Lucie et le mien.

J’attribue à la saison le surcroit de mélancolie que j’éprouve ; ces arbres dépouillés, ces champs desséchés par le froid, cette campagne déserte ; tout annonce le sommeil de la nature, et ce spectacle a quelque chose de triste qui doit influer sur tous les êtres organisés délicatement. À la ville ce temps est celui des plaisirs, on ne s’y aperçoit pas de la rigueur des frimats ; les malheureux qui en souffrent, osent à peine importuner les riches de leurs plaintes, et souvent, pour un bal, les fenêtres du premier sont ouvertes, dans la même maison où des infortunés se meurent de froid et de faim. Mais combien de gens n’ont jamais fait cette réflexion ! Ils s’amusent, c’est assez ; et quand tout s’empresse à servir leur plaisir, quand tout ce qui les entoure en présente l’image, pourquoi le troubleraient-ils par le souvenir des maux qu’ils n’ont jamais tenté de soulager !

Adieu.



XXVII


Tes lettres sont bien courtes, ma Juliette ; tu ne me parles plus avec cette franchise et cette gaieté qui ajoutaient tant de charmes à ceux de ton style, me cacherais-tu quelques peines ? Ah ! je ne te pardonnerais point de m’ôter le plaisir douloureux de les partager ; moi qui n’ai pas un seul secret pour toi, n’oserais-tu me reprocher quelques torts ? Non, tu sais comment j’ai toujours accueilli tes conseils ; mais, par grâce, ne me laisse pas plus longtemps dans cette cruelle incertitude, ou je croirais que ton amitié pour Laure se refroidit ; et l’idée de ce malheur surpassera tout ce que tu pourrais m’apprendre de fâcheux.

Depuis près de huit jours nous n’avions pas passé trois heures avec sir James, quand il vint hier soir nous proposer d’entendre la lecture d’un livre intéressant qu’il venait de recevoir de Londres. Lucie lui répondit d’un ton piqué :

— Nous vous remercions de cet acte de complaisance, mon frère, il vous dérangerait sûrement des occupations qui vous retiennent loin de nous depuis si longtemps, et nous sommes trop intéressées à les voir finir pour vouloir vous en distraire.

Il ne parut pas étonné de ce reproche, et sans s’excuser il fut s’asseoir près de la cheminée, et se mit à rêver. Emma, qui n’aime point les gens sérieux, fît signe à Jenny de monter sur les genoux de son oncle pour le faire rire, et de son côté employa toutes ses petites grâces pour l’engager à jouer avec elles. Impatientée de ne recevoir de lui que des caresses, au lieu de le voir se prêter à toutes leurs folies, elle lui dit :

— Va, tu n’es pas si aimable que mon oncle Frédéric !

Dans ce moment Frédéric entra.

— Vous arrivez à propos, lui dit sir James, votre nièce et ces dames vous désiraient vivement.

Je trouvai quelque malignité à nous faire partager ainsi le désir d’Emma sans que nous l’eussions manifesté, et je ne pus m’empêcher de regarder sir James d’un air fort mécontent, qui ne lui échappa point. Frédéric venait de la part de sa mère pour me remettre une lettre de M. R…, propriétaire du château d’Estell : en tirant cette lettre de sa poche, il laissa tomber un billet auquel je ne pris pas garde dans l’instant ; mais ayant entendu sir James lui dire de le ramasser, je fixai les yeux dessus, et reconnus mon écriture, avant qu’il se soit précipité pour le prendre. Imagine toi l’impatience que j’éprouvais, en lui voyant serrer ce billet dans son sein avec tant d’empressement et d’un air si ému, qu’on devait croire que c’était une lettre amoureuse ! Ce mouvement fut remarqué de Lucie, de son frère ; il l’eût été de cent personnes tant il était ridicule. Tu devines dans quel embarras il me jeta, je demandai la permission de lire la lettre qu’il m’avait remise, je la décachetai, mais j’essayai en vain de la déchiffrer ; ma vue était troublée, et je souffrais trop de mon dépit, pour être en état de suivre deux idées. Je voulus dire quelques mots, faire une réponse à ma belle-mère, je m’embrouillai dans mon discours, au point de le rendre inintelligible. Frédéric paraissait jouir de cet embarras, et sir James me contemplait d’un air qui semblait dire : « Je me doutais de leur correspondance ». Lucie fut la seule qui ne chercha pas à augmenter mon tourment. Ah ! combien je lui suis reconnaissante de cette délicatesse, c’est ainsi que tu aurais fait ; mais conçois-tu cette fatuité de la part de Frédéric ? Car il n’est pas sincère dans son indiscrétion, le billet qu’il a de moi détruirait tous les soupçons qu’il veut faire naître, si on venait à le lire, et il est impossible qu’il y attache aucun prix, puisqu’il renferme ce qui doit le moins flatter son amour. Ce trait me donne une bien mauvaise opinion de lui, et je ne crois pas le lui pardonner de ma vie.

D’après cette scène j’étais disposée à me faire des chagrins de tout. Emma se trouva près de moi, je lui reprochai d’avoir dit à son ami une chose désagréable, elle s’en repentit et fut pour l’embrasser ; mais sir James la repoussa, sortit brusquement de la chambre, et la pauvre enfant désolée d’un accueil aussi extraordinaire, vint se jeter en pleurant dans mes bras. Ses larmes firent couler les miennes ; je sentis combien l’action de sir James devait l’affliger : c’est la première fois, me disais-je, que ses caresses sont repoussées ! Et il faut plus que de l’insensibilité pour traiter aussi durement cette bonne petite. S’il croyait nécessaire de la punir de l’espèce d’injure qu’elle lui avait dite, au moins aurait-il dû m’épargner ! Il n’ignore pas la peine que ressent une mère du moindre chagrin qu’on fait à son enfant, et je suis certaine qu’il a voulu m’outrager.

Oppressée par cette cruelle idée, j’ai pris Emma pour la mener coucher, profitant de cette occasion pour rentrer dans mon appartement et m’y livrer aux tristes pensées qui remplissaient mon cœur. Je repassai tout ce qui m’était arrivé dans la journée, et je trouvai qu’excepté de Lucie j’avais éprouvé de tout le monde une chose désagréable ; ma fille elle-même m’avait affligée par son mot à sir James, je n’étais pas contente de moi, je ne l’étais de personne. J’ai fait dire à Lucie que je ne descendrais pas souper, et j’ai passé une partie de la nuit à lire, ou pour mieux dire, à feuilleter un livre, car je ne me rappelle pas un mot de ce qu’il contenait. Je ne me reconnais plus, Juliette. Tout m’ennuie ou m’afflige, les arts que je cultivais avec tant de plaisir n’ont plus aucun charme pour moi ; sans le portrait de Lucie j’aurais déjà abandonné la peinture, la musique m’émeut au point de n’en pouvoir faire un quart d’heure sans pleurer, je change vingt fois de livre dans une matinée ; ces poëtes italiens dont l’imagination brillante me transportait en idée dans ces palais enchantés, que la magie élève au héros et à la beauté qu’il adore, ne me paraissent plus qu’emphatiques ; nos romans me semblent insipides, et nos auteurs sérieux, je ne les comprends plus ; il faut, pour les entendre, les suivre attentivement dans leur marche méthodique, les commenter souvent et ne pas perdre une seule de leurs comparaisons. Ce travail m’est devenu impossible, et je n’ai guère d’application que pour traduire quelques ouvrages anglais dont la mélancolie s’accorde avec la mienne ; jamais je ne me suis vue dans cet état de langueur, dans ce vague où nagent mes pensées, sans oser se fixer sur aucun objet. Dans le temps où le plus grand malheur me livra au désespoir, tu le sais, ma Juliette, je souffrais horriblement, mais la violence de mes douleurs semblaient accroître les forces de mon âme. Aujourd’hui je ne ressens que faiblement mes peines, et je n’en désire ni la fin ni le soulagement. Je croirais que ma vie s’éteint, si la présence de ma fille, si l’arrivée de tes lettres ne faisaient battre mon cœur encore bien vivement ; mais tout ce qui appartient à ces deux sentiments me rend ma sensibilité, et cela doit te prouver qu’ils sont liés l’un à l’autre, pour durer autant que mon existence.



XXVIII


Je l’accusais à tort… lui ! séduire l’innocence ! Ah ! comment ai-je pu concevoir cette idée ? Vois, mon amie, avec quelle facilité je suis tombée dans une faute que j’ai blâmée tant de fois, et si l’on doit réfléchir avant de ternir l’estime qu’on porte à la vertu, par des soupçons indignes d’elle.

M. Bomard est venu ce matin, dans le moment où Lucie me donnait une séance. Ne voulant pas le laisser attendre dans le salon, nous nous sommes décidées à le mettre dans notre secrète confidence en le recevant dans ma chambre : il est monté, a vu le portrait, l’a trouvé d’une ressemblance frappante, et m’a dit :

— Il n’appartient qu’à vous, aimable Laure, d’acquitter les heureux que sir James fait ; ils n’ont que leur reconnaissance à lui offrir, et vous, vous pouvez par vos talents et par votre amitié, lui donner des jouissances aussi douces que durables, et qui seront partagées par tous ceux qu’il intéresse.

Je ne saurais te peindre le bien que me firent ces paroles ; elles répandirent sur mon âme un baume bienfaisant. Je pensai qu’en effet c’était obliger tous les gens qui l’aiment, que de faire quelque chose pour lui. S’il ne m’en sait pas gré, dis-je, en moi-même, j’aurai toujours fait une bonne action, et le plaisir qu’elle causera à Lucie, au respectable curé, me dédommagera de son indifférence. Après la séance, nous descendîmes pour dîner ; sir James nous attendait dans le salon avec Emma et Jenny. La première vint à moi avec tout l’empressement de la joie, pour me montrer une corbeille remplie de joujoux que sir James avait été lui-même acheter le matin à D***. Je vis dans cette bonté de sa part, le désir de réparer son injustice, et j’oubliai tout ce qu’elle m’avait fait ressentir. Pour mon Emma, elle n’en gardait pas le moindre souvenir, et ne s’occupait qu’à m’apporter alternativement les poupées de Jenny et les siennes. J’avais déjà une vingtaine de joujoux sur mes genoux, quand elle y posa encore un énorme chariot, dont le timon vint me frapper le sein ; la douleur que j’en éprouvai me fit jeter un cri ; sir James en fut effrayé, le saisit et le lança avec violence à l’autre bout du salon. Emma, sans paraître s’apercevoir qu’il l’avait brisé, s’écria :

— Pauvre maman ?

Lui me demanda aussitôt si je n’étais pas blessée ?

— Non, lui répondis-je ; je ne souffre pas, à beaucoup près, autant qu’hier.

À ces mots, il s’empara de ma main, la serra et me regarda comme pour implorer son pardon. Alors Lucie qui n’avait point été témoin de cette petite scène, arriva, et nous nous mîmes à table. Au dessert, M. Bomard nous dit :

— Je suis chargé de vous présenter une requête ; il ne s’agit rien moins que de la signature d’un contrat de mariage, et j’espère que vous ne refuserez pas cette faveur à de jeunes époux unis par sir James.

— Est-il bien vrai, mon frère ? Quoi ! c’est vous qui faites des mariages, dit Lucie d’un air étonné ?

Sir James lui répondit par un sourire, et M. Bomard reprit :

— Oui, madame, c’est lui, et malgré tout ce que mon récit va faire souffrir à sa modestie, je veux le condamner à l’écouter pour le punir de sa discrétion envers moi. Vous connaissez la petite Jeannette (à ce nom je me rapprochai de lui pour ne pas perdre une de ses paroles), elle est gentille, bonne, continua-t-il ; mais un peu étourdie, ses parents l’ayant toujours laissée jouir d’une entière liberté ; sa volonté est souvent absolue, et quelquefois elle en fait un mauvais usage, comme vous allez en juger : le jour de la fête, on lui dit de cent manières qu’elle était jolie, qu’elle dansait à ravir, et qu’il était dommage que tant de charmes fussent enfouis dans un petit village, quand ils pourraient lui attirer l’admiration de toute une ville. Ces discours étaient plus que suffisants pour tourner la tête de notre étourdie ; aussi produisirent-ils tout l’effet qu’on en devait attendre. Elle se crut un moment dame ; en prit tous les airs, et traita avec mépris le pauvre Julien qui s’était permis de ne la pas quitter de la soirée pour lui parler plus souvent du bonheur dont ils allaient jouir après leur mariage, car ils étaient à la veille d’être fiancés. Le père de Jeannette aurait mieux aimé donner à sa fille un mari plus riche et particulièrement un fermier des environs, qui n’est pas jeune à la vérité, mais dont les possessions sont fort belles. Jeannette lui préféra Julien, et elle obtint de son père qu’il exaucerait les vœux de leur amour. Les choses en étaient là, quand Julien se vit quitté brusquement par elle, pour danser avec un élégant officier ; outré de cette injure, il se livra à son juste ressentiment, et dit qu’il serait bien fâché de lier son sort à celui d’une femme aussi coquette. Il ajouta à ce propos plusieurs choses piquantes, que d’obligeants amis allèrent tout de suite répéter à Jeannette. Celle-ci furieuse de se voir à son tour dédaignée, conçut le projet de se venger, et sans réfléchir que sa vengeance retomberait aussi sur elle, elle alla trouver son père, lui dit qu’elle cédait aux sages raisons qu’il lui avait données, pour l’engager à accepter la main du fermier et qu’elle avait résolu de rompre avec Julien, s’étant aperçue que son caractère la rendrait sûrement malheureuse. Le père, enchanté de ce changement, l’accablait de caresses et lui répondit qu’il se chargeait d’arranger l’affaire pour le mieux. Peignez-vous le désespoir du pauvre Julien quand il apprit cette nouvelle. Il accourut sur l’instant chez Jeannette, elle n’y était pas ; espérant la trouver dans le parc, il se mit à l’arpenter en courant à toutes jambes. Il était si préoccupé de son malheur, qu’en passant dans une allée il heurta sir James et faillit se jeter par terre. Sir James le soutint, et remarquant son air égaré lui demanda ce qu’il lui arrivait.

— Ah ! milord, dit ce bon garçon, je suis un homme perdu : Jeannette ne veut plus de moi ; elle veut en épouser un autre. S’il faut qu’elle le fasse, j’irai me noyer.

Je ne vous dirai pas avec quelle compatissante bonté sir James calma son désespoir ; il rencontrait un malheureux, et vous savez d’avance tout ce qu’il devait faire pour lui. Vous apprendrez seulement qu’il questionna Jeannette sur sa nouvelle résolution, et que s’étant convaincu que son amour pour Julien était plus vif que jamais, il a bientôt obtenu son pardon. Depuis hier les amants sont réunis, et je ne sais comment a fait sir James, mais le père n’a pas l’air de regretter l’alliance du fermier. Cette famille le bénit, et vous mettrez le comble au bonheur de ces époux, en signant le contrat qui doit les unir pour la vie.

M. Bomard se tut, et Lucie sonna pour donner l’ordre d’aller chez le concierge l’avertir que nous irions à six heures lui faire une visite. Elle parla longtemps à M. Bomard, sur tout ce qu’il venait de raconter. Je ne pus me mêler de leur conversation ; les yeux baissés, rougissant d’avoir si mal interprété une action vertueuse, d’avoir accusé l’être le plus parfait. Je m’accablais de tous les reproches qu’il était en droit de me faire, j’aurais voulu lui laisser lire dans mon âme, pour qu’il sût à quel point j’expiais ma faute par mon repentir. Oui, mon amie, c’est la dernière fois que je tomberai dans ce tort, dussé-je être souvent dupe des apparences de la vertu, je ne m’abaisserai plus à la soupçonner.

À six heures Lucie prit le bras de M. Bomard, sir James m’offrit le sien, et nous allâmes tous chez le père de Jeannette. On nous attendait, la famille était rangée autour de la chambre, une table était au milieu. Le notaire du village y posa des lumières, s’assit auprès et commença la lecture du contrat, en l’interrompant à chaque instant pour imposer silence aux enfants qu’on avait rassemblés dans un coin de la salle et qui ne cessaient de se disputer à qui aurait la place de devant pour mieux voir les dames du château. La lecture ne fut pas longue. Le père Simon, paré comme un jour de dimanche, vint présenter à Lucie la plume et l’engager à signer, il me fit après elle la même politesse, j’écrivis au bas du contrat : Madame d’Estell se charge du trousseau de Jeannette., » et lorsque je relus ce que j’avais écrit, je vis que Lucie venait de doter Jeannette. Le notaire empressé de faire connaître à Simon et à sa femme les cadeaux qu’on faisait à leur fille, leur fit lire nos signatures. Ces bonnes gens pleuraient de joie et de reconnaissance. Le père me dit :

— Vous ne savez pas tout, milord a défendu qu’on en parlât, mais il a donné à Julien une somme si considérable, qu’il va acheter avec la ferme du cousin George, qui vaut plus de douze mille francs.

Rien ne pouvait plus m’étonner de la part de sir James, et j’étais préparée à ce nouveau bienfait. Cependant je désirais lui parler pour lui demander si le tableau du bonheur de cette famille ne lui faisait pas oublier des moments de chagrins. Dans cette intention, je m’approchai de lui pour lui faire cette question.

— Qui sait, me répondit-il, si ce bonheur doit durer longtemps !

— Il faut espérer, lui dis-je ; Julien et Jeannette s’aiment tendrement ; vous venez d’assurer à jamais le repos de leur existence, et tout se réunit pour leur présager un avenir heureux.

— Un avenir heureux ! répéta-t-il : ah ! que cet espoir est trompeur !.… Je les plains bien s’ils peuvent s’y livrer !… Le sort leur fera payer cher une illusion si douce ! Qui vous dit que cette jeune fille, dont la fidélité semble avoir pour garants l’innocence et l’amour ; qui vous assure, ajouta-t-il, qu’elle reste toujours aussi pure ? Entourée d’exemples de vertu, elle les imite tout naturellement ; mais si le hasard lui fait rencontrer une de ces créatures intéressées à corrompre cette innocence pour excuser leurs vices en les rendant communs, qui peut répondre qu’elle résistera au charme employé pour la séduire ? Ah ! Laure, tant que les hommes seront méchants, et les femmes faibles, il n’y aura jamais de félicité durable dans le monde !…

Je voulus essayer de combattre cette opinion, mais ce fut en vain. Cet homme est bien malheureux, ma Juliette, puisqu’il ne compte même pas sur la durée du bien qu’il fait !

Emma et Jenny s’étaient mêlées avec les petits paysans, et lorsqu’on interrompit leurs jeux pour se retirer, les regrets furent si vifs qu’il fallut promettre de les réunir incessamment. Elles sont invitées à la noce qui se fera dans deux jours au château. Lise va demain à D*** pour les emplettes du trousseau.

Nous passâmes le reste de la soirée presque gaiement. Lucie avait reçu en rentrant une lettre de son mari qui lui apprenait de bonnes nouvelles. Le brave M. Bomard était tout réjoui du bonheur de la famille Simon, et j’éprouvais moins de malaise que le matin. Il fallait que mes yeux fussent plus animés qu’ils ne le sont habituellement, car sir James ne cessait de les regarder avec étonnement ; et Lucie, après les avoir observés, me dit :

— Savez-vous bien, ma chère Laure, que vous êtes beaucoup plus aimable aujourd’hui qu’hier.

— N’êtes-vous pas plus heureuse, lui répondis-je ? Hier j’avais mille raisons de m’affliger, aujourd’hui je les aurais encore que je les oublierais en voyant votre joie.

— Vous êtes une femme charmante, me dit M. Bomard, et sans mes soixante ans et ma cure, je serais fou de vous.

Cette plaisanterie fit sourire sir James qui me dit en sortant de table :

— Il est bien heureux d’avoir tant d’armes contre vous.

Adieu, chère Juliette, le plaisir de t’écrire m’a fait oublier l’heure, je sens que j’ai besoin de repos, cependant ne vas pas t’inquiéter, car je suis mieux portante que je ne l’ai été depuis bien longtemps.



XXIX


De quel jour affreux tu viens m’éclairer, ma Juliette !… hélas ! serait-il vrai, que l’épouse de Henri, oubliant tous les liens que la mort n’a pu rompre, nourrit dans son cœur un sentiment coupable ?… J’ai deviné ton secret, me dis-tu, avant que tu soupçonnasses en avoir un, et voilà ce que tu n’osais m’avouer ! Ah ! mon amie ! Pourquoi as-tu si longtemps attendu ?… Pourquoi ta prévoyante amitié ne m’a-t-elle pas avertie d’un danger si funeste ? je l’aurais fui…, peut-être sans regret… Mais à présent… que vais-je devenir ?… Pourrais-je le voir encore… celui qui cause mes tourments et qui doit les ignorer toujours !… Non, je vais m’arracher de ces lieux, je vais loin de lui expier mon infidélité ! C’est auprès du tombeau de Henri que je retrouverai mes forces ! c’est là que, baignée de mes larmes, j’invoquerai son ombre ! c’est là que j’obtiendrai du ciel le pardon dû à mon repentir, et le courage de surmonter ma faiblesse.

Depuis que j’ai reçu ta lettre, je n’ai cessé de pleurer ; d’abord j’ai voulu combattre tes raisons ; j’ai voulu douter de mon malheur : moi de l’amour ! me disais-je, quand le souvenir de mon époux occupe encore si vivement mon cœur, quand les caresses de ma fille me le rappellent à tout instant ! Ah ! Juliette se trompe, les vertus de James lui ont attiré mon estime, et ses malheurs ma pitié. Cet intérêt est vif, sans doute ; mais il l’inspire à tous ceux qui le connaissent, et j’ai dû le ressentir comme eux. Rassurée par cette réflexion, j’allais chercher à détruire ton erreur, en t’assurant qu’il ne me coûterait rien de retournera Varannes, et que l’empressement que j’allais mettre à mon retour te prouverait mon indifférence, quand tout à coup mon cœur se gonfla : je sentis redoubler son oppression à la seule idée de me séparer de lui. Je ne le verrai plus, me dis-je ; ce mot fit tomber le voile qui me cachait à moi-même, je vis son image empreinte dans mon cœur ; et récapitulant toutes mes actions depuis un certain temps, je reconnus qu’elles n’avaient été dirigées que parle désir de lui plaire. Ah ! ma Juliette !… que cet aveu ne me fasse rien perdre dans ton estime ; je ne le ferai jamais qu’à toi, cette promesse doit te tranquilliser ; d’ailleurs, à quel autre pourrais-je confier mon amour ? Celui qui l’inspire est loin de le partager ; et cette certitude, jointe à tes conseils et à mes souvenirs, me guérira bientôt.

Lucie sort de chez moi ; l’état où elle m’a vue l’a persuadée facilement que j’étais malade ; je lui ai témoigné mes regrets de ne pouvoir assister à la noce de Jeannette ; et je l’ai conjurée de ne pas priver pour moi tous ces bonnes gens de sa présence ; elle a cédé à mes instances et m’a fait promettre que je descendrais seulement un instant pour combler la joie des nouveaux époux, qui seraient désolés, a-t-elle dit, de ne pas me voir le jour de leur bonheur. Cette complaisance va me coûter bien cher ! Conçois-tu ce que j’éprouverai en le revoyant ? Comment soutenir ses regards et lui cacher mon trouble ?… Ah ! si je savais qu’il pût en deviner la cause, je mourrais plutôt que de me présenter à lui !…



XXX


Je suis descendue comme je l’avais promis ; et en entrant dans la salle où tout le monde était réuni, mon émotion a redoublé si fortement, qu’à peine ai-je eu la force de me traîner auprès de Lucie. Il faut croire que ma pâleur était effrayante, car sir James en a été frappé.

— Ô ciel ! a-t-il dit, en me voyant, seriez-vous dangereusement malade ?

— Non, lui ai-je répondu, je ne suis qu’un peu indisposée.

— Laure, reprit-il du ton le plus touchant, ne nous cachez pas vos souffrances, et si quelque chagrin en est la cause, ne nous ôtez pas la douceur de le partager.

À ces mots deux larmes s’échappèrent de mes yeux :

— Vous pleurez, ajouta-t-il, le bonheur de ces époux réveille vos souvenirs douloureux : ah ! vous ignorez à quel point votre douleur déchire mon âme !

Il me plaignait, Juliette ; la pureté de son cœur ne lui permettait pas de me croire affligée d’un autre malheur que de celui dont il m’a vue si souvent occupée. Qu’aurait-il pensé de moi, s’il avait su combien j’étais indigne de son tendre intérêt ? s’il avait deviné que cette femme dont il déplorait le sort, était encore plus à plaindre par tout ce qu’elle souffre pour lui, que par ses regrets ; mais il était loin de me croire aussi coupable, et j’espère le laisser toujours dans cette erreur.

Lucie m’a présenté les nouveaux mariés, et si quelque chose avait pu me distraire, j’aurais certainement joui de leur gaieté franche, de la petite vanité de Jeannette, qui ne passait pas devant une glace sans admirer sa parure, et du plaisir qu’éprouvait son mari à entendre dire qu’elle était charmante : en effet, elle m’a paru cent fois plus jolie que le jour de la fête : ses yeux étaient moins animés ; un sentiment de pudeur les faisait souvent baisser, et son embarras semblait encore ajouter à ses charmes. Pour Julien, il était triomphant : on n’entendait sortir de sa bouche que les noms de Jeannette et de sir James ; le reste du monde n’était plus rien pour lui. Lucie me racontait avec quelle pompe la cérémonie du matin s’était faite, lorsqu’on vint annoncer la visite de madame de Gercourt, de l’abbé et de Caroline ; je me levai pour les placer près de Lucie ; sir James leur fit un salut très-froid, et s’assit à côté de moi comme auparavant. Leur ayant demandé ce qui nous privait du plaisir de voir ma belle-mère, madame de Gercourt nous apprit que s’étant trouvée fort incommodée dans la journée, elle s’était mise au lit.

— Elle a reçu une mauvaise nouvelle, ajouta-t-elle : Le maréchal de V… a écrit à Frédéric de se rendre avant quinze jours à son régiment : on s’occupe des préparatifs de la guerre et des moyens de se mettre en campagne le plus tôt possible. Madame de Varannes, pour qui cette guerre a déjà été si funeste, redoute le moment où Frédéric la quittera pour aller combattre. Son imagination frappée présage un nouveau malheur, et la peine qu’elle en ressent a sensiblement altéré sa santé.

— Malgré tout le désir que nous avions de vous voir, continua-t-elle, nous ne l’aurions pas quittée si Frédéric ne s’était engagé à rester auprès d’elle.

Je témoignais à madame de Gercourt combien je prenais part à l’affliction de ma belle-mère, quand sir James se leva brusquement et fut parler à Caroline ; j’étais curieuse de savoir l’accueil qu’elle lui ferait, et, profitant de l’instant où Lucie questionnait madame de Gercourt, pour terminer ma conversation avec elle, je fixai mes yeux sur Caroline et la vis rougir à l’approche de sir James. Je n’entendis point ce qu’il lui disait ; mais je m’aperçus bien que l’abbé n’en perdait pas un mot. Celui-ci craignant que leur entretien ne se prolongeât, pria sir James de le conduire près de la mariée pour lui faire son compliment. Ils s’éloignèrent tous deux, et bientôt se mirent à causer. Madame de Gercourt employa ce temps à nous parler de tout ce qui se passe à la cour. Elle sait le roman de toutes nos princesses, et les traite impitoyablement. J’étais étonnée de lui entendre approfondir un tel sujet devant Caroline, et je réfléchissais que des volumes de morale ne détruiraient pas l’impression que ses récits scandaleux venaient de produire sur cette jeune personne, lorsqu’elle ajouta qu’il n’était plus possible de vivre à la cour, que les femmes y affichaient l’irréligion et les hommes tous les vices imaginables ; que leur insolence s’accroissant tous les jours et tombant sur des gens de mérite, elle finirait par les rendre haïssables aux yeux du peuple même.

J’étais assez de ce dernier avis, et je dis quelques mots qui pouvaient le lui faire entendre, lorsqu’elle en changea tout à coup, pour me répondre qu’il serait encore plus dangereux de nuire au pouvoir de la noblesse, en lui ôtant les moyens d’opprimer, que de se soumettre à tous ses injustes priviléges ; alors elle entra dans les plus grands détails, pour prouver ce qu’elle venait d’avancer ; et le soin qu’elle mit à nous apprendre le degré de respect qu’on devait à un chevalier de l’ordre, la distance qui existait entre lui et un simple cordon rouge, enfin de quelle importance il était à l’État de ne pas confondre tous les rangs, me confirma dans l’idée que si elle pensait mal des nobles, elle avait beaucoup de vénération pour la noblesse. Après une longue dissertation, elle fit appeler l’abbé qui donna la main à Caroline pour monter en voiture ; sir James offrit la sienne à madame de Gercourt, qui lui dit en confidence, mais assez haut pour que l’entendisse :

— L’air de Savinie est sûrement contraire à madame d’Estell, car je la trouve extrêmement changée ; et je crains que tous les plaisirs qu’elle y goûte ne l’y retiennent trop longtemps pour les nôtres et pour sa santé.

— Votre crainte est obligeante, madame, répondit sir James ; mais je la crois mal fondée. Madame d’Estell nous a déjà menacés de son départ, et l’indisposition de madame de Varannes va probablement le hâter.

— J’en suis fâchée pour vous, milord, mais je le souhaite.

En disant ces mots la voiture s’éloigna, et je restai toute stupéfaite des dernières paroles de madame de Gercourt. J’ai cherché à les interpréter de différentes manières, toutes m’ont laissé de l’incertitude ; et je me suis seulement promis d’échapper autant qu’il me serait possible à sa pénétration.

Après cette visite, je ne restai plus qu’un quart d’heure dans le salon. Pendant ce temps, sir James parla beaucoup de l’abbé de Cérignan : il fit l’éloge de sa conversation, dit qu’elle était instructive et amusante, lui reprocha sa causticité et l’assurance avec laquelle il tranche sur tout. Enfin, il s’occupa entièrement de lui. Lucie voyant que je souffrais, m’a engagée à prendre quelque repos, j’ai profité de son offre et suis montée dans mon appartement, non pour y jouir d’un moment de calme, il n’en est plus pour moi ! mais pour te parler encore de mes chagrins et des conseils que j’attends de ton amitié. J’ai peur que sir James n’ait attribué ma tristesse au départ de Frédéric ; il aura pensé que j’en étais instruite. Comment le désabuser sans commettre une inconséquence ? Voilà ce que j’ignore ; cependant c’est bien assez de lui cacher le motif de ma douleur, sans lui laisser croire qu’un autre en est la cause ; et tu ne saurais imaginer combien je tiens à ce qu’il soit persuadé que l’amour maternel et l’amitié sont les seuls sentiments qui remplissent mon âme.

Adieu, ma Juliette, plains ta Laure ; mais ne cesse pas de l’aimer autant qu’elle t’aime.



XXXI


Mon retour à Varannes est fixé. Dans quatre jours je quitte Lucie et son frère. La raison ne m’en ferait pas un devoir, que la froideur impolie de sir James m’y déciderait. Depuis avant hier il s’est à peine informé de ma santé ; il a évité toutes les occasions de se trouver près de moi ; enfin il s’est conduit de façon à me prouver que ma présence ne lui était nullement agréable. Je lui rends grâce de cette franchise, elle me donnera le courage de me séparer de lui sans regret ; et si son image me poursuit dans ma retraite, au moins s’offrira-t-elle à mes yeux dépourvue de tous les charmes qui auraient été si dangereux pour moi. Je ne verrai plus cette expression noble et touchante, empreinte sur chacun de ses traits, ce sourire mélancolique qui portait dans l’âme un sentiment doux et langoureux ; ils ont fait place à tous les signes qui annoncent la fierté et l’indifférence. Cette nouvelle image me garantira du souvenir de l’autre, et bientôt je ne souffrirai plus que de m’être aveuglée un instant, au point de comparer les inégalités de ce caractère bizarre, aux perfections d’un être qui n’a vécu que pour mon bonheur.

Le portrait de Lucie est achevé ; elle l’a fait monter sur une jolie bonbonnière, que Jenny et Emma doivent donner demain à sir James. Je ferai en sorte de n’être pas témoin de la manière dont il recevra ce présent, sûre qu’il en sera faiblement satisfait. Lucie a la bonté de s’imaginer qu’il lui causera un plaisir infini ; je ne sais quoi m’avertit qu’il ne l’accueillera qu’avec froideur ; mais je n’y veux plus penser. Oublie tout ce que je t’en ai dit, et ne me parle plus désormais que de ce qui t’intéresse.

Ma petite Emma me donne quelque inquiétude ; depuis deux nuits elle ne dort pas, et le soir il lui prend un petit mouvement de fièvre. Le médecin m’assure qu’il est l’effet de sa croissance : elle grandit beaucoup ; mais je crains qu’il ne se trompe sur la cause de ses fréquents accès ; s’ils se réitèrent encore, je t’enverrai un bulletin exact de tout ce que j’aurai remarqué sur son état, et tu le montreras au docteur Nélis : j’aurai plus de confiance dans la consultation qu’il te remettra, que dans toutes les ordonnances de nos médecins de campagne. Ce n’est pas que je les accuse d’ignorance ; mais j’ai toujours peur qu’ils ne fassent abus des remèdes, pour mieux prouver l’emploi qu’ils en savent faire ; et je trouve que lorsqu’on est assez malheureux pour être obligé d’avoir recours à la médecine, il ne faut pas se confier légèrement. J’ai rencontré dans le monde des gens qui livraient leur santé et celle de toute leur famille, à ce qu’ils appelaient un médecin de leurs amis. La crainte d’humilier l’amour-propre de cet ami, les empêchait souvent d’en appeler un autre dans les moments de danger, et je les ai vus plus d’une fois victimes de cette complaisance ; enfin ils m’ont appris à ne pas les imiter, et je ne connais aucune considération qui pût me déterminer à une condescendance aussi blâmable.


XXXII


Je reviens de chez ma belle-mère : elle est véritablement affectée du départ de Frédéric ; cependant elle se porte mieux. Je lui ai annoncé mon prochain retour, elle a paru le désirer. Madame de Gercourt m’a dit qu’il était temps que je revinsse, que les habitants du château de Varannes commençaient à devenir jaloux de ceux de Savinie. En disant ces mots elle regardait Frédéric qui paraissait content de l’entendre exprimer aussi franchement ce qu’il n’aurait pas osé me dire. Mais l’abbé, trouvant que la société de sir James devait être fort ennuyeuse pour une jolie femme, ajouta, avec un ton d’ironie, qu’il croirait ses plus grands péchés absous, s’il était resté aussi longtemps que moi près de lui. Cette épigramme m’a semblé aussi méchante qu’injuste ; j’y ai répondu en disant que je ne m’étais point ennuyée un instant pendant mon séjour à Savinie. Lucie, ai-je dit, possède un caractère aussi doux qu’aimable ; son frère a de l’esprit sans méchanceté, sa tristesse, quoique un peu sombre, n’empêche pas sa société d’être agréable, et sa conversation est semée de traits délicats et sensibles, qui valent toutes les saillies de la malignité. Je n’eus pas plutôt fait cet éloge que je m’en repentis. L’abbé l’écouta avec impatience ; madame de Gercourt en sourit, et au bout d’un moment je les vis chuchoter de manière à me persuader qu’ils me tournaient en ridicule ; choquée de cette impertinence, j’ai pris congé de ma belle-mère, et suis sortie sans dire un mot d’adieu à personne. Frédéric est venu me reconduire. « Ne croyez pas, m’a-t-il dit en chemin, que je partage l’opinion de l’abbé sur sir James ; je l’estime ; autrefois je l’aimais, mais il dépend de vous de me le faire haïr. Si vous lui accordez plus de confiance qu’à moi, s’il vous fait oublier Frédéric, vous me rendrez ingrat envers lui, et je serai alors aussi coupable que malheureux. » Ce discours m’a jetée dans un trouble inconcevable, je n’ai répondu que par des mots entrecoupés : préférer un étranger au frère de Henri !… Ne pas être sensible à votre amitié !… et plusieurs phrases de ce genre, aussi peu suivies que sincères. J’avais projeté de lui parler de l’histoire du billet ; mais il n’aurait vu dans mon reproche qu’une raison de plus de croire à ma préférence pour sir James ; d’ailleurs, ce nom seul me causait tant d’émotion, qu’un plus long entretien sur son compte m’aurait sûrement trahie. J’ai rompu la conversation en questionnant Frédéric sur ses projets militaires, et nous sommes arrivés à Savinie comme il achevait de m’en instruire. Il est entré chez Lucie et je suis allée dans la chambre de ma fille, je l’ai trouvée moins agitée que ce matin ; elle s’est endormie peu de temps après m’avoir embrassée, et je ne l’ai quittée que pour t’écrire. Il faut que je retourne au salon, car Lucie m’en voudrait d’avoir passé une si grande partie de la journée loin d’elle. J’espère que Frédéric sera parti ; au reste, qu’il le soit ou non, je ne compte pas plus lui parler qu’à sir James.

Remarque un peu, ma Juliette, l’étrange position où je me trouve. Voici deux hommes que je ne dois pas aimer, et qui se trompent mutuellement sur le penchant qu’ils me supposent ; l’un, jugeant sur les apparences, me croit sensible à l’amour que j’inspire, et l’autre, plus excusable sûrement, puisque la passion l’égaré, devient jaloux par instinct. Blâmée de tous deux, je finirai peut-être par leur sembler moins estimable, sans avoir rien fait qui dût m’attirer cette disgrâce. N’importe, je me conduirai d’après mon cœur ; je conserverai ton estime et la mienne, c’est autant qu’il en faut à ma tranquillité.


XXXIII


Ma fille a toujours la fièvre, mais elle n’augmente pas. Tu me dis que Théodore a été pendant un mois dans cet état, sans qu’il en soit résulté aucun accident, et j’espère n’être pas plus malheureuse que toi. Cette bonne petite a ri ce matin du meilleur cœur. Lucie est venue jouer avec elle, et lui a remis la bonbonnière destinée à sir James ; les deux enfants ont été la lui porter. J’ai su par Lise qui les conduisait, que James n’avait pu retenir ses larmes, en voyant le portrait de sa sœur, et qu’ayant aperçu mon nom tracé au bas, il s’était écrié : Ah ! ma chère Laure ! et avait pris Emma dans ses bras et Jenny par la main, en leur disant de le conduire dans mon appartement où se trouvait Lucie ; imagine-toi ce que j’éprouvai, lorsque Lise vint nous dire que sir James demandait si je pouvais le recevoir ; Lucie répondit pour moi, et James entra. Après lui avoir dit qu’elle venait de lui causer une joie inexprimable, il s’approcha de moi, déposa mon Emma sur mes genoux, et lui dit :

— Emma, répète souvent à ta mère que ton ami n’oubliera jamais le présent qu’il vient d’en recevoir ; l’image qu’elle a tracée est unie à la sienne, et toutes deux sont gravées dans mon cœur.

En disant ces mots, il prit ma main, la porta à ses lèvres, et me fit éprouver une sensation si nouvelle, que j’en frémis.

— Laure, qu’avez-vous ? me dit-il, en me regardant d’un air égaré, serait-il possible ! …

Il n’acheva pas. Lucie croyant que je me trouvais mal, vint à moi pour me faire respirer quelques sels, et cette action m’ayant rappelée à moi-même, j’inventai quelques prétextes pour la tromper sur le véritable motif de mon émotion ; je crois y être parvenue. Mais, James, que voulait-il dire quand il s’est interrompu ? m’aurait-il devinée !… partagerait-il le sentiment ?… Ah ! Juliette, viens à mon secours ; je sens qu’à cette idée toutes mes forces s’évanouissent. Dis-moi que je m’abuse, qu’il ne m’aime point et que son cœur ne peut plus se livrer à l’amour ; j’ai besoin de m’entendre répéter ces vérités cruelles, pour ne pas m’abandonner au charme qui m’entraîne, car je t’avoue, en rougissant, que je puise tout mon courage dans son indifférence ; un mot de lui a le pouvoir de changer ma pensée ; un seul de ses regards dispose de ma volonté, et quand ses yeux me peignent la froideur, tout me paraît inanimé dans la nature !… Me voilà donc en proie à cette passion funeste que j’aurais dû méconnaître toujours, et que je m’obstinais à croire imaginaire. Pourquoi le ciel n’a-t-il pas éternellement prolongé mon erreur ? Je n’aurais pas le regret d’avoir répondu faiblement à toute la tendresse de Henri, d’avoir payé son amour par un sentiment bien pur, à la vérité, mais aussi différent de celui que j’éprouve, que l’ivresse l’est du calme le plus doux ! N’était-ce pas assez d’avoir été ingrate sans devenir infidèle ! Tu prétends, ma Juliette, qu’avec une âme comme la mienne, je ne pouvais échapper à ce malheur : n’est-il donc réservé qu’à ceux qui doivent en mourir de douleur ?

J’ai appris à Lucie que je la quittais demain :

— Déjà, m’a-t-elle dit ! sentez-vous bien, Laure, tout ce que nous allons souffrir de votre absence, après avoir tant joui du plaisir d’être avec vous ! Elle pleurait en disant ces mots, et sir James paraissait presque aussi ému qu’elle ; mais, a-t-elle ajouté, je ne dois pas chercher à vous retenir, je sais qu’un devoir sacré vous rappelle dans votre famille, et le moment où elle éprouve un chagrin est celui où vous devez lui apporter toutes les consolations que vous savez offrir avec tant de grâce, et dont l’effet est aussi certain. Partez, chère Laure, mais n’oubliez jamais les deux amis que vous laissez ici, promettez-nous de revenir souvent les voir et d’occuper encore quelquefois cet appartement. Vous vous êtes engagée à surveiller l’éducation de mon petit Henri ; Emma et Jenny se croient sœurs, ne détruisez pas cette douce illusion ; soyez aussi de ma famille, elle vous est attachée par tous les liens de la reconnaissance et de l’amitié, et ces liens valent tous ceux de la nature.

Je n’ai pu répondre à ce discours qu’en la serrant tendrement contre mon cœur ; j’aurais voulu que ma pensée fût uniquement pour elle, j’aurais désiré ne pas la tromper, en lui laissant croire qu’elle seule avait part à mes regrets ; mais celui qui les cause semblait les partager, et mes larmes ne coulaient que pour lui.

Lise m’apprend qu’Emma vient de se réveiller ; elle a, dit-elle, le transport, je suis dans une inquiétude affreuse.

Adieu.



XXXIV


Je suis au désespoir… mon enfant ne me reconnaît plus !… Juliette ! il va mourir !… tout est fini pour moi !


XXXV


Emma semble plus calme, mais grand Dieu ! que ce calme est effrayant ! Pendant qu’une de mes mains trace ces mots, l’autre appuyée sur son cœur ne perd pas un de ses battements !… ma vie s’éteint à mesure qu’ils se ralentissent !… Les médecins ne me rassurent plus… Lucie pleure… je suis loin de toi… James est parti cette nuit… tout m’abandonne, Ô ciel ! prends pitié de moi en m’arrachant la vie !



XXXVI


Mon cœur s’ouvre à l’espérance… un Dieu tutélaire veille encore sur moi ; c’est lui qui m’a envoyé le seul homme en qui j’aie confiance, c’est lui à qui je devrai peut-être la vie de mon enfant. Hier, dans le moment où la tête appuyée sur le berceau de ma fille, je l’inondais de mes larmes, le bruit d’une voiture vint frapper mon oreille ; je courus à la fenêtre, et j’aperçus le docteur Nélis au milieu de la cour ; je volai à sa rencontre, et sans pouvoir lui dire un mot, je le conduisis auprès du lit de mon enfant. Là, j’observai chacun de ses mouvements, je cherchais à lire dans ses yeux ma sentence, ou l’espoir qui devait me rappeler à la vie, quand je le vis réfléchir et garder un profond silence ; un instant après, il découvrit la tête d’Emma, y posa un topique, et dit :

J’espère que ce remède n’aura point été administré trop tard ; mais il était temps que j’arrivasse, car le dépôt est formé depuis plus de quinze jours.

Puis se tournant vers moi :

— Prenez courage, me dit-il, si le topique attire l’humeur avant que l’abcès ne soit à son terme, votre enfant est sauvé.

Juge de l’état dans lequel je suis ! je sens que mon agitation soutient mon existence, et je ne demande au ciel que la force de supporter ma joie ou la grâce de succomber à mon désespoir.



XXXVII


Elle est sauvée… et je respire à peine. J’allais me livrer à tout l’excès de mon ravissement quand une affreuse nouvelle est venue empoisonner mon bonheur.

Je crois t’avoir dit que James, désespéré de voir mon enfant menacé de la mort, et ne comptant pas sur l’habileté des médecins qui l’entouraient, était parti sans rien dire à personne, et s’était fait conduire à Paris pour conjurer le docteur Nélis, dont il m’avait souvent entendue parler, de tout quitter pour venir à mon secours. Entièrement occupée du danger où se trouvait ma fille, je n’ai pas demandé au docteur pourquoi il revenait seul ; mais ce matin voyant que Lucie ne partageait que faiblement ma joie, j’ai dit, avec frayeur :

— Serait-il arrivé quelque chose à sir James ?

— Quoi ! vous ne saviez pas, répondit le docteur, qu’il a versé en route et s’est cassé le bras ; il devait s’attendre à ce malheur, faire courir des chevaux ventre à terre, en pleine nuit et par la gelée qu’il fait !

La foudre ne m’aurait pas frappée plus mortellement que ces mots ; ils ont glacé mon sang dans mes veines, et je suis restée deux heures sans souffrir. Revenue à moi, j’ai fait asseoir le docteur près de mon lit, je l’ai prié de me raconter avec détail tout ce qu’il savait de l’état de James.

— Je ne veux pas vous en parler, me dit-il, puisque la seule nouvelle de son accident a pensé vous coûter la vie.

— N’importe, lui ai-je répondu, ne me cachez rien ; dites-moi s’il est hors de danger.

— Ma foi, a-t-il repris, j’ai eu bien de la peine à obtenir de lui que j’écrivisse à un chirurgien de mes amis, pour venir lui remettre le bras ; il ne voulait pas m’en donner le temps.

— Partez, me disait-il, ma voiture vous attend ; ne vous inquiétez pas de moi. Si vous arrivez trop tard, l’enfant et la mère n’existeront plus ; mais si vous les sauvez toutes deux, ma fortune et ma vie sont à votre disposition.

Juliette, crois tu que ce soit là de l’amour ? je crains de me tromper.

— Ne pouvant rien gagner sur sa résolution, continua le docteur, je suis parti, après l’avoir laissé entre les mains d’un habile homme qui le tirera bientôt d’affaire.

— Mais a-t-on reçu de ses nouvelles depuis votre départ ?

— Oui, m’a-t-il répondu, son valet de chambre a écrit à madame de Savinie, qu’il avait beaucoup souffert, mais que son bras était parfaitement remis. Vous le verrez peut-être trop tôt, ajouta-t-il, car il brûle autant de revenir, que vous de le revoir.

Ces dernières paroles me rendirent bien confuses ; mais le plaisir qu’elles me causèrent surpassa de beaucoup l’embarras que j’éprouvai, en pensant que le docteur avait lu dans mon âme. Suis-je donc si coupable, me suis-je dit, d’adorer celui qui vient de courir un aussi grand danger pour sauver la vie de mon enfant ? La reconnaissance m’ordonne de l’aimer, tous les sentiments s’unissent pour augmenter mon amour. J’ai demandé s’il ne serait pas imprudent à lui de se remettre en route avant d’être entièrement rétabli.

— Vraiment, a dit le docteur, il risquera beaucoup, mais qui saura le retenir ? S’il a mis dans sa tête de revenir, je défie le monde entier de l’en empêcher.

Je vais lui écrire, ma Juliette, je vais le supplier au nom de sa sœur, au nom de celle qu’il vient d’arracher à la mort, de prendre soin de lui, et de ne fixer son retour qu’au moment où ses forces lui permettront de supporter les fatigues du voyage. Pour toi, mon amie, écoute aussi la prière que j’ai à te faire. Promets-moi d’envoyer exactement chercher de ses nouvelles, et de m’instruire des moindres détails de sa maladie ; je ne croirai que ce que tu m’en diras. Je le connais assez pour être sûre qu’il cacherait à sa sœur tout ce qui pourrait l’inquiéter, et j’ai besoin des assurances que tu me donneras pour ne pas me livrer à tous les tourments de l’inquiétude. J’attends ce service de ton amitié, il sera pour moi ce qu’est une douce lueur dans le cachot d’un malheureux prisonnier.

Tu trouveras ci-joint l’adresse de James.

Adieu.


XXXVIII


Tu m’as prévenue, chère Juliette ; ta bienfaisante bonté t’a portée à t’informer de sa demeure, et M. Norval a permis que tu l’accompagnasses dans la visite qu’il a bien voulu lui faire. Combien je suis sensible à cette marque d’intérêt ! Lucie en est aussi pénétrée que moi, et me charge de vous en témoigner à tous deux sa reconnaissance. Quand tu l’as vu il n’avait point encore reçu ma lettre ; je n’ai pas osé te la montrer, je n’en suis pas contente ; il y règne une certaine contrainte qui tient de la froideur, cependant il ne paraît pas à sa réponse qu’il l’ait jugée telle. La voici :

« Vous êtes heureuse, Laure ! m’en faut-il davantage ? Cessez de craindre pour moi, j’aurai le courage de supporter mes souffrances, ou plutôt la peine d’être séparé de tout ce qui m’est cher. Je ferai ce qu’on m’ordonnera pour hâter ma guérison enfin j’aimerai la vie, puisque vous prenez à la mienne un si vif intérêt.

« M. et madame de Norval sont venus eux-mêmes s’informer de l’état de ma santé. Cette démarche, toute aimable qu’elle fût, ne m’a pas surpris ; je savais qu’ils étaient vos amis ; mais leur visite m’a fait un bien inexprimable. Nous avons beaucoup parlé de vous, de ma sœur qu’ils ont le désir de connaître, et de votre chère Emma. Ils m’ont appris vos inquiétudes sur mon compte, et ce moment m’a fait oublier que j’étais loin de vous. Chargez-vous, Laure, de m’acquitter envers eux de tout ce que je leur dois pour tant d’obligeance de leur part, et peignez leur ma reconnaissance aussi vivement que je voudrais vous exprimer le sentiment qui vous attache pour jamais,

« Votre respectueux et tendre ami,

« James Drymer. »

Tu le vois, ma Juliette, quel prix il met à ce que la pitié t’a fait faire pour lui. Il ne l’oubliera de sa vie, ni moi non plus et je sens qu’il m’est devenu plus cher, depuis que tu l’as vu. Je crains de répondre à l’éloge que tu m’en as tracé, non pas qu’il n’ait flatté mon cœur, car il en a éprouvé la sensation la plus douce ; mais il a embarrassé ma modestie plus qui ne l’eût fait mon propre éloge : c’est ainsi que j’ai placé dans lui tous mes sentiments, on ne peut plus m’offenser qu’en l’injuriant, ni me flatter qu’en le trouvant aimable.

Emma a repris sa gaieté, ses couleurs ; on ne se douterait jamais, en la voyant, qu’elle a été aussi dangereusement malade : je m’étais promis de renvoyer Lise, ne pouvant lui pardonner de m’avoir caché la chute de ma fille, mais l’enfant a imploré son pardon avec tant de grâce qu’il a fallu céder. Conçois-tu, mon amie, que des bonnes, dans la crainte d’affliger une mère ou d’en recevoir quelques réprimandes, aient la faiblesse de lui cacher le malheur arrivé à son enfant, et lui ôtent ainsi les moyens d’en prévenir les suites. Si le docteur n’avait dit à Lise qu’Emma avait sûrement reçu un violent coup, puisqu’il s’était formé un dépôt dans sa tête, jamais elle n’aurait avoué qu’en effet l’enfant était tombé en jouant dans le jardin, et que sa tête avait frappé contre une énorme pierre. Cette fatale discrétion a pensé me coûter la vie de ma fille. Quelle leçon pour toutes les mères !… Je n’ai pas besoin de l’engager à ne jamais gronder une bonne, lors même que sa maladresse serait cause du coup que recevrait ton enfant, le souvenir de ma douleur t’empêchera de tomber dans cette faute.

J’avais oublié de te dire que Frédéric était parti. Lorsque j’ai appris qu’il avait quitté Varannes, je n’étais pas en état de penser à lui. Ma belle-mère a été bien affligée de la maladie d’Emma ; elle est venue souvent me voir, ainsi que toute sa société. Le premier mot de madame de Gercourt, quand elle a vu mon désespoir, a été celui-ci :

— J’avais bien prévu qu’en élevant votre enfant à la Jean-Jacques, il lui arriverait quelque malheur.

Comment trouves-tu ce trait de sentiment ? Il vaut tous ceux qu’on cite dans ce genre.

Adieu, ma Juliette, je ne quitterai pas Savinie avant l’entier rétablissement d’Emma, (et tu vas sourire) avant le retour de James.



XXXIX


Il a voulu entreprendre le voyage, dis-tu, et tu lui as fait promettre d’aller à petites journées ; j’ai bien peur qu’il ne tienne pas sa parole, et que son empressement ne lui fasse commettre une imprudence. Je ne lui aurais pas pardonné de partir sans aller voir ta famille, mais j’ai trouvé sa visite à l’ambassadeur fort inutile. Il en avait reçu les plus grandes marques d’intérêt, et je conviens qu’il lui devait un souvenir ; mais était-il bien nécessaire de passer deux heures dans un grand cercle, de se faire remarquer par trente femmes aux yeux desquelles un jeune homme blessé paraît toujours si intéressant ! Madame de L*** a trouvé qu’il avait l’air d’un héros de roman. Je ne sais pas trop pourquoi tu m’as répété cela ; que m’importe le jugement de madame de L*** sur James, il valait bien mieux me dire ce qu’il pensait d’elle. Au reste il s’est imaginé devoir cette politesse à l’ambassadeur, et je veux croire qu’elle lui a coûté quelque chose. Il revient, voilà ce qui doit m’occuper ; ne mêlons pas une idée pénible au plaisir que je vais goûter en le voyant.



XL


J’ai calculé tous les moments, Juliette, il devrait être ici : lui serait-il arrivé quelque nouveau malheur ? Je frémis à cette idée… Il a dû rencontrer le docteur Nélis à la moitié de sa route ; j’ai bien recommandé à celui-ci de l’engager à s’arrêter, s’il se trouvait trop fatigué pour supporter les secousses de la voiture ; mais j’espérais que cette recommandation serait inutile, qu’il se trouverait assez bien pour arriver ce soir à Savinie. Il est minuit… chacun est retiré : J’ai caché mon inquiétude à Lucie, et sûrement elle dort d’un sommeil paisible ; ta pauvre Laure est la seule qui veille pour souffrir. Je t’écris auprès de ma fenêtre ; je l’ai laissée entr’ouverte pour entendre plutôt le bruit de sa voiture, si par hasard il arrivait. Il n’est pas à présumer qu’il puisse venir à cette heure ; n’importe je l’attendrai toute la nuit.

Il y a longtemps que je ne t’ai parlé du bon M. Bomard. Tu ne doutes pas qu’il ne soit venu souvent me voir dans ces derniers temps, il n’est pas homme à fuir les malheureux ; il n’a point tourmenté ma douleur par de tristes et froides exhortations, ses pleurs se sont mêlés aux miens. Il a commencé par rassurer ma sensibilité en me prouvant la sienne, ensuite il a cherché tout ce qui pouvait ranimer mon courage, et je lui dois celui d’avoir supporté mes maux avec quelque résignation… Je ne crois pas me tromper, Juliette, j’entends le bruit des roues… Le claquement des fouets… C’est lui… Je cours à sa rencontre… Je vais réveiller le concierge, faire ouvrir les portes. Je veux que tout lui apprenne que Laure attendait.


À cinq heures du matin.

Mon cœur ne m’avait pas trompé, c’était bien lui. J’étais dans la cour quand la voiture est entrée ; John en descendit le premier et je craignis un instant qu’il vînt nous annoncer que son maître était resté dans quelque auberge, mais bientôt je le vis lui-même ; je voulus m’avancer vers lui ; n’en ayant pas la force, je fus obligée de m’appuyer contre un arbre, pour m’aider à me soutenir, c’est alors qu’il m’aperçut.

— Vous m’attendiez ? me dit-il, ah ! madame, je m’en veux bien d’être arrivé si tard.

Ces froides paroles, le ton tranquille avec lequel il les prononça, me glacèrent ; je restai immobile. John vint recevoir les ordres de son maître. Celui-ci lui recommanda de faire le moins de bruit possible pour ne pas éveiller sa sœur, mais dans ce moment, une des femmes de Lucie arrivait pour nous dire, qu’ayant entendu la voiture de son frère, elle le priait de passer dans son appartement. À cette nouvelle, je fis un effort sur moi-même pour cacher ce que j’éprouvais, et nous montâmes chez Lucie, avant que j’aie trouvé un mot à dire à sir James. J’étais loin de me douter que le supplice auquel sa froideur me livrait, pût s’accroître ; cependant il redoubla, quand je le vis sourire à sa sœur, l’embrasser tendrement, et l’accabler de tout ce que l’amitié inspire de plus sentimental. Sa physionomie avait changé d’expression, et quoique sa pâleur fût toujours la même, il était plus animé. Lucie versa quelques larmes en remarquant son bras en écharpe, et me rendit un grand service en lui demandant s’il souffrait encore beaucoup ?

— Non, a-t-il répondu, le chirurgien m’a permis de quitter cette écharpe dans quinze jours, et rien ne me rappellera plus mon accident. Ce n’est pas lui qui a retardé mon arrivée, mais Frédéric est venu chez moi, au moment où je me disposais à partir ; il m’a parlé de choses si intéressantes pour lui, que nous avons passé toute la matinée ensemble. Le maréchal de V… l’a envoyé à Paris, chargé d’une mission importante ; sachant que j’y étais, il s’est fait aussitôt conduire à mon hôtel. — Je lui ai promis, madame, a-t-il ajouté en se tournant vers moi, de vous témoigner tout ce qu’il a souffert, en apprenant le danger qu’à couru votre Emma, et la part qu’il a prise à tous vos chagrins.

Le nom de Frédéric me rassura un peu ; je pensai qu’il était peut-être la cause de la manière dont James me traitait, et sans trop réfléchir sur les moyens qu’il aurait employés pour produire cet effet, je me suis trouvée moins malheureuse du moment où j’ai pu supposer que cette indifférence marquée ne venait pas de lui ; soulagée par cette idée, j’ai eu la force de lui faire plusieurs questions, et de lui parler de ma reconnaissance ; mais, oh ! ma chère Juliette ! Quelle différence de ce langage apprêté, à tout ce que mon cœur s’était promis de lui dire !… Devais-je m’attendre à un semblable accueil !… Et conçois-tu tout ce qu’il y a d’affreux pour moi !… Combien je regrette de m’être livrée avec tant d’abandon, à l’espoir d’être aimée ! Pourquoi ne suis-je pas partie avant son retour ? Je ne l’aurais revu qu’au milieu de témoins imposants, et j’aurais mis sur le compte de sa retenue, tout ce qui n’eût été que l’effet de la froide tranquillité de son âme… À présent je ne puis plus m’abuser, la bonté de son cœur l’a porté à tout risquer pour sauver la vie de mon enfant, et il eût fait pour un autre, ce qu’il a fait pour moi. Voilà, ma Juliette, la plus cruelle pensée qui soit jamais entrée dans mon cœur.

Après être restée une demi-heure près de Lucie, elle a engagé son frère à s’aller reposer, et nous nous sommes retirées. Sir James m’a quittée en me demandant la permission de venir ce matin embrasser Emma dans son lit ; je ne pouvais la lui refuser ; et vois jusqu’où va ma faiblesse, je trouve encore du plaisir à l’attendre.

J’ai vainement essayé de dormir, mes yeux remplis de larmes n’ont pu se fermer ; j’ai passé le reste de la nuit à relire sa lettre, à chercher ce que Frédéric devait lui avoir dit pour produire un si grand changement : car cette lettre peint un sentiment tendre qui s’accorde bien peu avec le ton qu’il a pris maintenant. Je m’y perds… Il faut pourtant que je me résigne à faire un sacrifice, duquel j’attends, non pas le repos, mais au moins quelque soulagement. Je veux m’éloigner de lui avant que la douleur ait entièrement égaré ma raison. J’écrirai demain à ma belle-mère pour lui annoncer mon retour. Dans deux jours je ne serai plus à Savinie ; Lucie n’a plus besoin de moi, puisque son frère est auprès d’elle, et mon départ n’affligera personne. Adieu.



XLI


De Varannes, ce…

Admire mon courage, Juliette !… J’ai pu le quitter sans me trahir ! sans lui laisser soupçonner ce que cette séparation coûtait à mon cœur ! Heureusement pour moi, il n’a rien dit qui dût augmenter mes regrets ; car je ne sais point si la plus légère marque de tendresse de sa part ne m’eût pas fait renoncer à toutes mes résolutions.

Le lendemain de son arrivée il est venu voir ma fille, comme je te l’avais annoncé, et il a paru sensible à ses caresses ; elle l’a remercié de toutes les jolies choses qu’il lui apportait de Paris, et lui a demandé s’il y avait dans tout cela un présent pour sa maman :

— Certainement, répondit-il, mais ce n’est pas moi qui ai le bonheur de lui offrir.

Alors il se leva, fit appeler John, et lui ordonna de monter dans ma chambre la caisse que tu m’as envoyée, et une autre remplie de musique nouvelle que Frédéric avait choisie pour moi, et que par un billet fort aimable il me priait d’accepter. Après l’avoir lu, je déposai ce billet sur ma table, affectant de le laisser ouvert, et je ne m’occupai que du soin de ranger tous les objets que ta prévenante amitié a rassemblés pour charmer mes moments de solitude. Dans cet instant Lise me demanda s’il fallait ouvrir une de mes malles qu’elle venait de fermer pour y mettre ces différents paquets. À cette question sir James se retourna vivement et me dit d’un ton ému :

— Ferait-on déjà les préparatifs de votre départ, madame ?

— Oui, milord, ai-je répondu, je n’attendais que votre retour pour rejoindre ma belle-mère ; je sais qu’elle a la bonté de désirer ma présence, et j’aurais déjà cédé à ses instances réitérées, si l’envie de vous témoigner ma gratitude et de savoir un moment plutôt l’état dans lequel vous vous trouviez ne m’avait retenue.

— Je ne mérite pas cet excès de complaisance de votre part, a-t-il repris ; mais par grâce ne me parlez point de reconnaissance ; ne suis-je pas trop heureux d’avoir pu vous être utile, et trop récompensé par le plaisir que j’en éprouve.

Cette phrase plus polie que sentimentale, m’a convaincue qu’il ne me parlait plus qu’avec son esprit. J’allais y répondre lorsque Lucie et M. Bomard sont entrés ; ce dernier a été à sir James, lui a serré la main, et tous deux ont exprimé franchement la satisfaction qu’ils avaient de se revoir ; enfin, me disais-je en les considérant, tout le monde aura reçu de lui un accueil agréable ; Laure est la seule qu’il ait traitée avec froideur !… Cette idée augmenta ma tristesse, et Lucie me reprocha de n’être pas plus gaie au retour de son frère. C’est à lui qu’il fallait adresser ce reproche ! C’est lui qu’il fallait accuser de ma peine ! Un de ses regards en eût sitôt adouci l’amertume !… Mais ils fuyaient les miens, et quand parfois ils se rencontraient, c’était pour me laisser lire dans ses yeux toute son indifférence.

M. Bomard a passé cette journée avec nous ; et le soir, après que les enfants ont été couchés, il m’a dit :

— Il faut, aimable Laure, que vous me fassiez goûter un plaisir que je n’ai pas encore osé vous demander. Tout vieux que je suis, j’aime la musique à la folie, et je vous conjure de me faire entendre celle que l’on vous a envoyée de Paris !

Tu sais, Juliette que je n’aime pas à me faire prier, je dis au bon curé qu’après souper il viendrait dans mon appartement, et que je lui jouerais sur le piano ou sur la harpe tout ce qui pourrait l’amuser.

— Pourquoi ne procurer ce plaisir qu’à M. Bomard, dit Lucie, je réclame contre cette injustice, et je vais, sans vous consulter, faire descendre la musique et la harpe, pour vous apprendre à vouloir nous jouer un mauvais tour.

En disant ces mots, elle sonna, et un moment après on apporta ce qu’elle avait demandé. Je ne saurais te peindre à quel point je tremblais ; un cercle de cent personnes ne m’aurait pas inspiré plus de timidité ; cependant je n’hésitai pas à exécuter différents morceaux italiens qui plurent infiniment à Lucie et à son frère ; mais le bon curé m’avoua franchement qu’une scène de Gluk ou de Sacchini lui serait encore plus agréable ; alors ma main étant tombée sur la partition d’Armide, je choisis assez maladroitement le dernier récitatif qui commence par ces paroles : « Non jamais de l’amour tu n’as senti le charme. » Le rapport qu’elles avaient avec ma situation, la beauté de cette harmonie imitative, et l’enthousiasme que j’éprouve chaque fois que je lis ces chefs-d’œuvre de déclamation, m’entraînèrent si loin, qu’oubliant tout ce qui m’avait d’abord inspiré quelque frayeur, je chantai ce morceau avec toute l’expression d’une âme déchirée par la douleur de se voir faiblement aimée, et par le désespoir d’être abandonnée de celui qu’elle adore. Sir James paraissait ému en m’écoutant, il me dit quand j’eus fini :

— On est digne d’inspirer une violente passion, quand on sait aussi bien la peindre que vous, madame.

Ce compliment semblait dicté par le dépit, et j’avoue qu’il me plut. Je m’étais éloignée du piano, Lucie vint m’apporter ma harpe ; j’eus beau leur dire que tant de musique finirait par les ennuyer, il fallut chanter au bon curé une romance, je me plaçai en face de lui et de Lucie ; sir James vint s’asseoir derrière moi, et je commençai cette complainte :

I

    Sous le beau ciel de l’antique Italie,
    Vivait jadis un prince valeureux ;
    Pour ses sujets il eût donné sa vie,
    Pour son bonheur il faisait des heureux.
    

II

    Chaque beauté s’empressant de lui plaire,
    Avec ardeur prévenait ses désirs ;
    Mais vœu d’amour facile à satisfaire,
    Est-il celui qui promet des plaisirs ?
    

III

    Loin de sa cour, fatigué d’inconstance,
    Médicis veut se livrer au repos.
    Mais il voit Blanche… et son indifférence
    Fait bientôt place à des chagrins nouveaux.

    

IV

    Blanche était belle autant que vertueuse.
    Pour la séduire il fit de vains efforts :
    Elle disait d’une voix amoureuse :
    « Mon devoir seul s’oppose à tes transports. »

V

    Brûlant d’amour, enivré d’espérance,
    « Je suis aimé, (repondit son amant,)
    « Viens partager mon trône et ma puissance,
    « Viens sur l’autel recevoir mon serment. »

VI

    Le temple s’ouvre, et Blanche est couronnée,
    Bientôt après se rangent sous ses lois
    Les habitants de l’île fortunée,
    Qu’une déesse embellit autrefois.

VII

    De tous leurs biens la perte est réparée,
    Chypre devient le plus heureux séjour,
    Cette île fut à Vénus consacrée
    Blanche devait y régner à son tour.

VIII

    Blanche sortait d’une illustre famille,
    Mais les parents de son auguste époux,
    D’un roi fameux lui destinant la fille,
    N’avaient pu voir son hymen sans courroux.

    

IX

    Au même instant où le chaste hyménée
    Allait donner tous ses droits à l’amour ;
    Par un revers, l’affreuse destinée
    Vint obscurcir le soir d’un si beau jour.
 

X

    Médicis tient son épouse adorée.
    Il voit combler son unique désir,
    Veut la serrer… Blanche décolorée,
    Répond, hélas ! par son dernier soupir.

XI

    L’affreux poison circule dans ses veines,
    Il a glacé cet ange de douceur.
    Lors, Médicis, succombant à ses peines.
    Regarde Blanche et se meurt de douleur.


Au moment où j’allais terminer le dernier couplet je levai les yeux sur la glace qui était devant moi, et j’aperçus James le coude appuyé sur le dos de ma chaise, et cherchant à cacher avec sa main les larmes qui coulaient sur ses joues. Ce spectacle à la fois doux et pénible me troubla tellement, que ma voix s’éteignit ; je balbutiai la fin de l’air qu’on entendit à peine. Lucie et le curé me dirent mille choses obligeantes sur la manière dont je l’avais chanté ; mais sir James, plongé dans sa rêverie, garda le plus profond silence. On parla des arts, et pour la première fois je ne me mêlai point à une conservation toujours intéressante pour moi ; mais je ne pensais qu’à l’émotion de James. Je me reprochais d’avoir choisi un morceau qui devait réveiller ses souvenirs douloureux, et ce qui m’occupait encore plus, c’était de le voir trop vivement pénétré d’une ancienne douleur, pour jamais espérer de l’en consoler par un autre sentiment.

M. Bomard coucha le soir à Savinie. Je lui dis en secret que j’avais formé le projet de retourner aujourd’hui à Varannes, et que je le priais d’accepter une place dans ma voiture.

— Je veux partir, lui ai-je dit, avant le réveil de Lucie, mes adieux l’affligeraient, et je dois lui sauver un moment pénible pour tous deux.

Il approuva mon dessein, et nous l’avons exécuté sans obstacles. J’ai laissé à Jenny un billet pour sa mère, dans lequel je lui répète tout ce que mon amitié lui a exprimé tant de fois ; je lui dis aussi que j’espère venir passer quelques jours avec elle l’été prochain ; mais je t’avoue que je suis bien décidée à n’en rien faire. J’essaierais vainement de te donner l’idée de ce que j’éprouve maintenant, je ne le définis pas moi-même. J’ai quitté Savinie sans répandre une larme. En arrivant ici, tout ma paru changé, et cependant rien ne l’est que mon cœur. Me belle-mère m’a comblée d’amitié, j’en ai été faiblement touchée. Madame de Gercourt et l’abbé m’ont fait des épigrammes qu’à peine ai-je entendues ; Caroline est la seule dont je me sois un instant occupée ; je l’ai trouvée si pâle, si triste, que j’ai craint qu’elle ne fût malade ou malheureuse. Je lui ai parlé de sa santé avec un sincère intérêt ; mais elle m’a répondu si laconiquement, que je n’ai pas osé lui faire d’autres questions. Je suis sortie du salon de bonne heure, et quand je me suis vue seule, j’ai voulu t’écrire. J’ai passé dans mon cabinet ; la première chose qui se soit offerte à ma vue a été le portrait de Henri, son image a retracé tous mes souvenirs ; et pendant deux heures, les yeux attachés sur ce tableau, je n’ai pensé qu’aux moyens d’éteindre mon amour. Je me suis reproché de verser d’autres pleurs que ceux dûs à la mémoire de mon époux ; j’ai promis de ne plus l’offenser par des vœux coupables, et j’espère être fidèle à ce serment.

Adieu, mon amie, voilà la dernière longue lettre que tu recevras, car si je m’impose la loi de ne plus te parler de lui, qu’aurai-je à te dire ?


XLII


Caroline m’inquiète vivement, chère Juliette, je crains qu’elle ne tombe tout-à-coup en langueur ; personne ici n’a l’air de remarquer son changement, et cependant il est visible. J’en ai parlé à madame de Gercourt : tu ne devinerais jamais de quelle manière elle ma répondu quand je lui ai demandé si tout ce que paraissait éprouver Caroline ne serait pas l’effet d’une passion malheureuse ?

— Vous plaisantez, m’a-t-elle dit ? Auriez-vous la bonhomie de croire à ces grandes passions, dont tant d’auteurs romanesques se sont plu à nous faire des peintures exagérées, et que plusieurs prétendus philosophes ont traitées avec toute l’importance dûe à la réalité ? Vous ne savez donc pas, ma chère, que l’amour n’existe que dans l’imagination ! Avez-vous jamais entendu dire que des sauvages ou des paysans fussent morts victimes de ce que nous appelons une grande passion ? C’est à la cour, c’est dans les villes capitales, que l’amour joue un aussi grand rôle !

— Mais, lui ai-je répondu, j’ai été témoin de plusieurs traits qui démentent ce que vous avancez.

Alors je lui citai l’histoire de cette pauvre Louise, qui, après avoir aimé trois ans l’amant que ses parents ne voulaient pas lui donner pour époux, fut se jeter dans la Loire, en apprenant qu’il allait en épouser une autre. J’ajoutai à ce trait beaucoup d’autres que tu connais aussi, et dont les journaux sont remplis, mais je ne parvins pas à la faire changer d’opinion ; elle s’obstina à croire qu’on se faisait passionné par ton, comme on suit une mode de la cour. J’avoue que cette manière de penser ne m’a pas fait excuser ses faiblesses. Est-il possible qu’une femme ose dire avec si peu de pudeur, que son cœur n’est entré pour rien dans toutes les inconséquences que l’amour lui a fait commettre ? Comment peut-on nier l’existence d’une passion qui s’étend sur toute la nature ! la seule qui, nous forçant à vivre dans une autre, détruit cet affreux sentiment d’égoïsme qui avilit l’humanité, et qui, élevant l’âme au-dessus d’elle-même, la rend capable des plus grandes pensées comme des plus grandes actions ; celle enfin qui fit de Périclès un grand politique, et de Pétrarque un poëte ! Mais que peuvent ces exemples sur un cœur aussi froid que celui de madame de Gercourt ? Elle aime mieux supposer que le monde entier s’abuse depuis des milliers d’années sur l’existence d’un sentiment, que de convenir qu’elle en soit incapable. Cette réflexion m’a empoché de discuter plus temps avec elle ; d’ailleurs elle m’avait déjà dit plusieurs choses à ce sujet qui ressemblaient à des personnalités, et je craignis de trahir l’intérêt que j’y portais en prolongeant l’entretien. Perdant l’espoir de lui faire partager les inquiétudes que me cause l’état de Caroline, je me suis décidée à les confier à ma belle-mère. Je lui ai demandé si elle voulait que j’allasse déjeuner demain dans son appartement ; elle m’a répondu qu’elle aurait d’autant plus de plaisir à passer la matinée seule avec moi, qu’elle avait une chose importante à me communiquer. J’ignore ce que cela peut être, et je ne sais pourquoi j’en suis tourmentée. Ah ? ma Juliette, qu’il est douloureux de renfermer un secret qu’on rougirait d’avouer ! L’on souffre des efforts qu’on fait pour le cacher ! Tout inspire la crainte de l’avoir laissé deviner, et je ne sais lequel de ces deux supplices est le plus cruel.

« Vouloir oublier quelqu’un c’est y penser, dit Labruyère. » Qu’est-ce donc que d’être assez faible pour ne pouvoir même pas former cette résolution. Je le sens, Juliette, il me serait impossible d’écarter son souvenir de ma pensée. Hier encore, toute occupée de lui, je tentai de m’en distraire ; j’eus recours au seul moyen que j’imaginai devoir y parvenir : il faisait le plus beau temps du monde ; j’ai pris Emma par la main, et je l’ai conduite sur le tombeau de son père ; après m’être assise sur un banc et avoir mis ma fille sur mes genoux, je lui ai dit :

— Te rappelles-tu, mon Emma, comme il te caressait ? Hélas ! tu aurais fait le bonheur de sa vie !…

— Ah ! je m’en souviens, a-t-elle répondu, et j’ai bien du chagrin qu’il ait mal au bras.

Ces mots ont fait battre mon cœur : je n’ai pas eu la force de la détromper ; et après l’avoir doucement éloignée de moi pour lui cacher mes larmes ; malheureureux Henri ! me suis-je écriée, ta mémoire est-elle donc effacée dans l’âme de tout ce que tu as chéri ? Le même qui t’enlève le cœur de ton épouse, t’arrache aussi au souvenir de ton enfant ! ses caresses lui ont fait oublier les tiennes ! mais son enfance est son excuse ; à son âge, le présent est tout : on aime par reconnaissance, comme on oublie sans ingratitude, et moi seule je suis coupable !… Moi, qui n’ai plus à t’offrir que les regrets de l’amitié et les remords d’un cœur brûlant d’amour pour un autre !… C’est ainsi, mon amie que je mêlais son image à celle de mon époux ; et que, pénétrée des reproches que je m’adressais, je trouvais encore du charme à parler de ma faiblesse.

Depuis que je suis à Varannes je n’ai vu Lucie qu’une fois ; à peine m’a-t-elle dit un mot de son frère ; j’ai pris la résolution de ne pas aller la voir de longtemps, car je veux éviter toutes les occasions de le rencontrer. Mais pour n’y plus penser, pour ne plus t’en rien dire, cela m’est aussi impossible que de cesser de t’aimer.

Adieu.



XLIII


Est-il bien vrai, ma Juliette, je ne serais pas criminelle en l’aimant ? Le ciel ne veut point d’éternels sacrifices : avec son âme il faut aimer ou mourir, dis-tu. Combien cette pensée me soulage ! tout ce que tu ajoutes en faveur de mon amour le justifie si bien, que j’ai abandonné toute idée de le combattre. Quand j’ai reçu ta lettre je me suis livrée à tous les transports d’une espérance divine ; le plaisir que j’ai ressenti en te voyant approuver ma tendresse pour lui, m’a fait un instant oublier mes peines ; mais ce plaisir fut un éclair, il tenait toujours à l’orage ; la réflexion me ramena bientôt à ce qui devait détruire mon illusion : Je me rappelai sa froideur, toutes les marques de son indifférence, et je vis qu’il ne m’était pas permis d’espérer le bonheur. C’est dans cette triste disposition que je suis descendue chez ma belle-mère. Tu vas voir si l’entretien que nous avons eu ensemble était fait pour diminuer ma tristesse.

— J’ai depuis longtemps, ma chère Laure, une importante question à vous faire, (a-t-elle commencé par me dire.) Votre sort est doublement intéressant pour moi, puisque vos projets doivent influer sur la félicité d’un être qui m’est aussi cher que vous.

Ce début me fit frémir, je pressentis ce qu’elle allait m’apprendre.

— À votre âge, ajouta-t-elle, avec vos talents et les agréments de votre esprit, on se doit au bonheur d’un autre. Vous avez fait pendant quatre ans celui d’un fils que j’aimais tendrement, et vos pleurs ont assez prouvé les regrets que vous causait sa perte ; mais le temps affaiblit tout, ma fille, et la religion nous ordonne d’accepter les consolations que le ciel nous envoie. Je mets au nombre de ces consolations le plaisir d’être adorée d’un homme aimable et vertueux ; et je vous demande si la certitude de rendre à votre enfant un protecteur, un père tendre, et de combler les vœux de celui qui serait heureux de vous consacrer sa vie, ne vous engagerait pas à former de nouveaux liens ?

Je restai quelque temps sans répondre, et je sentis que la crainte d’irriter madame de Varannes par un refus personnel, allait m’obliger de mentir à moi-même.

— Moi, former de nouveaux liens ! lui ai-je répondu, ah ! je suis loin de concevoir un tel projet ; j’espère suffire aux soins qu’exige l’éducation de ma fille ; je compte vivre dans la retraite jusqu’au moment où je croirai devoir lui donner une idée du grand monde, pour qu’elle ne se laisse pas enthousiasmer par ce qu’il offre de séduisant ; et je suis décidée à faire tous les sacrifices pour elle, excepté celui de ma liberté, sûre qu’elle n’en retirerait aucun avantage.

Cette parole a paru l’affliger ; elle a dit en pleurant :

— Vous avez prononcé la sentence de Frédéric ; il est écrit que tous mes enfants seront malheureux !

Elle fit cette exclamation d’un ton si touchant, que mon cœur en fut pénétré. Je me jetai dans ses bras, et mes larmes coulèrent abondamment.

— Laissez-moi quelque espoir, ajouta-t-elle ; Frédéric est fait pour vous plaire, et son amour pourra peut-être un jour vaincre votre résistance ; malgré son apparente légèreté, il est susceptible d’un sentiment aussi profond que durable ; je vous réponds de sa constance, puisse-t-elle parvenir à vous faire partager sa tendresse !… Cette espérance peut seule me consoler des chagrins que j’éprouve. Caroline m’en cause de nouveaux : Croiriez-vous qu’elle désire s’éloigner de moi, et que sa ferveur la porte à se retirer entièrement du monde pour consacrer sa vie à Dieu.

— Quoi ! me suis-je écriée, elle voudrait se faire religieuse ?

— Oui, reprit-elle, depuis deux mois elle me supplie de la laisser retourner à son couvent ; j’ai demandé à l’abbé ce qu’il pensait de cette subite résolution, il m’a répondu qu’elle était l’effet d’une inspiration divine, que ma fille était appelée vers Dieu par une voix puissante, et que son bonheur dépendait de mon consentement. J’ai refusé de lui accorder avant que le temps ait mûri ses réflexions ; mais elle persiste toujours dans son projet, elle assure qu’elle ne peut être heureuse qu’en se livrant à tous les devoirs de la religion, qu’en fuyant un monde pervers pour s’approcher de la divinité.

Tu imagines facilement ce que m’a produit ce discours.

— Gardez-vous, lui ai-je dit, de consentir à cet affreux sacrifice. Quoi ! vous pourriez de sang-froid ensevelir votre enfant dans un de ses vastes tombeaux élevés par le fanatisme, et toujours habités par les regrets et le malheur ? Pensez-vous aux reproches qu’elle vous adresserait, quand après avoir reconnu l’erreur qui l’aveugle maintenant, elle vous accuserait d’une coupable complaisance, et vous ferait frémir par le tableau des infortunes auxquelles votre faiblesse l’aurait réduite ? Ah ! par grâce pour moi, par pitié pour vous et pour elle, épargnez-lui des maux irréparables et ne vous laissez pas entraîner par les discours d’un homme qui, par état, est contraint de vous abuser.

Dans ce moment l’abbé entra ; j’ai lu dans ses yeux une expression de colère, qui me fit soupçonner qu’il avait entendu mes dernières paroles ; en effet, j’étais emportée par mon indignation, et je les ai prononcées à haute voix ; ce qu’il dit m’affermit bientôt dans mon doute : il apportait à madame de Varannes une lettre de l’archevêque d’A***, qui lui mandait que l’abbesse du couvent de Caroline se disposait à la recevoir ; et qu’ayant fait une donation à la maison, pour les dots et pensions des novices qu’il prendrait sous sa protection, il la priait de vouloir bien mettre Caroline du nombre de celles auxquelles il s’était engagé de servir de père.

Mon sang bouillait dans mes veines pendant la lecture de cette lettre ; à peine fut-elle achevée, que j’implorai madame de Varannes, au nom de tout ce qui lui était cher, pour obtenir d’elle qu’elle ne cédât point aux offres de l’archevêque. La présence de l’abbé, au lieu de m’intimider, enhardit ma franchise. Il combattit mes raisonnements avec aigreur et faillit m’attérer, quand il me dit :

— Ne vaut-il pas mieux, madame, que mademoiselle Caroline, guérie d’une passion profane, vienne expier dans la solitude la honte d’avoir pu s’y livrer un instant, que de passer sa vie à combattre un amour malheureux, ou de la consacrer à un impie. Réfléchissez sur cette dernière raison, et je suis convaincu qu’elle ne tardera pas à vous ranger de notre avis.

Je compris parfaitement que cet impie était James, et qu’il voulait me faire entendre que, pour mon intérêt, je devais souhaiter que Caroline renonçât à lui plaire : cette méchanceté m’aurait troublée dans un autre moment ; mais frémissant du sort qui attendait Caroline, je ne pensai qu’aux moyens de l’y soustraire, et, m’adressant à ma belle-mère :

— Je devine le motif qui vous guide, répliquai-je ; la fortune de Caroline ne vous permet pas d’espérer pour elle une alliance digne de votre maison : Eh bien, disposez d’une partie de mes biens ; ma fille ne me reprochera jamais l’usage que j’en aurais fait, si elle sert à arracher une victime au malheur et à l’oppression. Confiez-moi pour quelque temps cette fille que je chéris comme ma sœur, et à qui la nature n’a permis de se séparer de vous que pour faire le bonheur d’un époux et remplir à son tour les devoirs d’une mère. S’il est nécessaire de la distraire par de nouveaux objets de ceux dont elle est environnée depuis six mois, (dis-je en regardant l’abbé), et dont on s’est servi pour subjuguer son cœur naturellement faible, je m’engage à l’accompagner dans un voyage utile à sa santé et plus encore à sa tranquillité ; je la conduirai partout où vous l’exigerez ; et si, après avoir tenté tout ce que l’amitié m’inspirera pour la détourner du parti qu’on veut lui faire prendre, elle persiste dans son projet insensé, alors vous la laisserez libre, et vous échapperez par ce moyen au remords d’avoir contribué à son désespoir.

Je ne saurais te peindre la fureur de l’abbé en écoutant ce discours, et la manière dont il s’y livra en me répondant par toutes les injures imaginables ; enfin, ses expressions sont devenues si offensantes, que madame de Varannes ne lui imposant pas silence, j’ai été obligée de me retirer, ne pouvant supporter qu’un homme de cet espèce osât me parler sans aucun respect. Je me suis levée ; et en lui lançant un regard de mépris :

— Il suffit, lui ai-je dit, je vous soupçonnais, vous venez de me convaincre.

À ces mots il pâlit, et je sortis sans attendre sa réponse.

Cette scène m’a tellement agitée, que je suis revenue chez moi avec la fièvre ; j’ai gardé le lit toute la journée, et ce matin, ayant fait prier Caroline de passer chez moi. Lise, que j’avais chargée de cette commission, est venue me dire que mademoiselle étant occupée, elle ne pouvait se rendre à mon invitation. On l’éloigne de moi, on me redoute. Ah ! ma Juliette, je n’ose te dire tout ce que je prévois, je tremble pour cette pauvre enfant !… La faiblesse de sa mère, les principes outrés de madame de Gercourt et l’hypocrisie de l’abbé finiront par égarer sa raison.



XLIV


Je suis restée ces deux jours dans mon appartement, justement offensée de la manière indécente dont l’abbé de Cérignan s’est emporté contre moi, je n’ai trouvé que ce moyen de me garantir d’une nouvelle scène ; car sa colère et mon indignation étant à leur comble, j’aurais par trop souffert de sa présence. D’ailleurs, j’avais plus que jamais besoin de jouir de la solitude ; et je me félicite de m’être trouvée seule dans le moment où une anecdote assez singulière a prouvé que James pouvait m’en vouloir, mais qu’il ne me voyait pas d’un œil indifférent.

On m’annonça hier matin qu’un paysan de Varannes demandait à me voir pour me remettre une lettre de M. Bomard, je le fis entrer ; il portait à son bras un panier, dans lequel j’aperçus quelque chose de soigneusement enveloppé. Le billet du curé m’apprit que ce paysan ayant trouvé, il y a quinze jours sur la grande route, une boîte d’un bois précieux, montée en or, et remplie de couleurs, de pinceaux et de crayons, il la lui avait apportée pour lui demander conseil sur ce qu’il devait en faire. M. Bomard avait exigé qu’il la déposât chez lui pendant ce temps, pour donner celui de la réclamer aux personnes qui l’ont probablement perdue, mais n’ayant eu aucune nouvelle à ce sujet, il m’adressait le paysan, comme étant la seule à qui cette jolie boîte pût être utile, me laissant entendre que le prix que j’en donnerais, ferait une petite fortune au père de famille qui l’a trouvée. Heureuse d’avoir l’occasion de rendre service à ce brave homme, je lui dis de poser la boîte sur ma table, et sans la regarder je lui donnai dix louis que j’eus bien de la peine à lui faire accepter, car il s’obstinait à me répéter que je faisais un marché de dupe. Quand il fut parti, j’examinai ma nouvelle emplette, la trouvai du meilleur goût, et regrettai de ne l’avoir pas payée ce qu’elle valait. Je m’amusais à regarder tous les objets qu’elle contenait, lorsque Lise entra dans ma chambre, accompagnée de John, qui venait de la part de son maître, s’informer des nouvelles de ma santé et de celle d’Emma. À peine eut-il achevé sa phrase, qu’il s’écria :

— Ah ! ah ! voici la boîte de milord !

— Comment, ai-je dit, cette boîte appartient à votre maître. Vous vous trompez sûrement, car je viens de l’acheter.

— Oh ! non, madame, je ne me trompe pas, c’est bien elle ; c’est sûrement quelqu’un qui, après l’avoir ramassée, l’aura apportée à madame.

Je lui demandai comment il se pouvait que son maître l’eût perdue, et voici ce qu’il me raconta :

— Peu de temps avant le départ de milord, me dit-il, il m’envoyait trois fois par jour chez l’ouvrier qui faisait cette boîte, pour le presser davantage ; quand nous partîmes, je la mis dans une des poches de la voiture, croyant qu’elle y serait mieux que partout ailleurs ; mais un peu avant d’arriver à Savinie la poche se détacha, et la boîte tomba à côté de milord, qui la prit et la jeta avec violence hors de la voiture ; je voulus faire arrêter les postillons et courir la ramasser ; mais milord me retint par le bras et me défendit d’un ton imposant de parler à mes camarades de ce qu’il venait de faire. Je lui ai obéi ; et je vous prie, madame, de vouloir bien l’assurer que ce n’est pas moi qui leur ai indiqué l’endroit où ils ont dû la trouver.

Je le rassurai sur ce point, en lui racontant comment elle m’était parvenue ; et je voulus le charger de la rendre à son maître, mais je ne pus l’y déterminer ; il m’assura que milord ne la reprendrait pas, puisqu’il l’avait jetée volontairement ; et que d’un autre côté il ne serait pas fâché de la savoir chez moi.

— Car, ajouta-t-il, j’ai toujours pensé que milord l’avait commandée pour madame ; je crois que son chiffre est gravé sur la plaque du milieu.

À ces mots je rougis, et, portant mes yeux sur la boîte, je vis qu’en effet mon chiffre était dessus. Je renvoyai aussitôt John, en lui recommandant de dire à sir James que j’avais quelque chose à lui remettre, sans lui expliquer ce que ce pouvait être, et qu’il le recevrait bientôt des mains de M. Bomard.

Cette aventure aurait dû me piquer ; eh bien, elle me fit éprouver la plus douce sensation ; j’étais sûre de l’avoir occupé ; et tout, jusqu’au dépit qui l’avait porté à jeter le présent qu’il me destinait, me causait un certain plaisir que je ne saurais t’exprimer. Il m’en coûtera de le lui rendre ; mais je suis curieuse de savoir comment il le recevra. Je vais écrire un mot à M. Bomard, pour l’inviter à venir passer la soirée avec moi, et je ne lui confierai ce gage précieux, qu’après l’avoir décidé à questionner James sur l’intention qu’il a eue en s’en défaisant d’une manière aussi bizarre.


XLV


Dans quelle agitation j’ai passé cette journée, ma Juliette ! La surprise, le plaisir, la compassion et la douleur m’ont émue tour-à-tour. Ce matin Emma est venue me prier de la mener promener du côté de la mer, pour ramasser des coquilles sur le rivage. C’était une fête pour elle, le temps invitait à la promenade ; je pris un livre et nous partîmes. Lorsqu’elle eut fait une ample provision de coquillages, je la conduisis dans un petit bois assez près de la mer, et là je m’assis moins pour me reposer que pour contempler à loisir la beauté du site et le spectacle consolant qu’offre la nature au retour du printemps. Emma jouait à quelque distance de moi, et je commençais à tomber dans une douce rêverie, quand j’entendis marcher quelqu’un, je me retournai aussitôt et j’aperçus James, les yeux fixés sur moi, et peignant l’expression la plus tendre. La surprise me fit jeter un cri ; ma fille accourut, et James la prit dans ses bras, en me demandant pardon d’avoir si maladroitement troublé ma solitude. Je ne me souviens pas de ce que je lui répondis ; mais je sais que la conversation s’engagea, et qu’après avoir longtemps parlé de Lucie, je lui dis qu’une boîte précieuse était tombée entre mes mains, et qu’ayant appris qu’elle lui appartenait, je le priais de vouloir bien la reprendre.

— Laure, me dit-il d’une voix tremblante, vous pouvez m’affliger cruellement, en refusant un don qui vous était destiné : ne me questionnez pas sur le mouvement involontaire qui m’a privé du plaisir de vous l’offrir ; je dois vous en faire un mystère ; mais au nom de tout ce qui vous est cher, ne me désespérez pas par un refus !

— Moi vous affliger ! ah ! milord !…

Je ne pus en dire davantage. La joie de lire son trouble dans ses yeux, et de voir succéder au ton le plus froid, l’accent de la tendresse, m’égara tellement, que je perdis la force de lui cacher mon émotion. Je fus dans un instant inondée de mes larmes ; alors il s’écria avec transport :

— Grand Dieu ! soutenez mon courage !

Puis me serrant contre son cœur :

— Épargne-moi, ajouta-t-il, ou je meurs.

En disant ces mots il me repoussa et s’enfuit… Je restai anéantie sous le poids de mes sensations… Mes pleurs s’arrêtèrent, mes idées se confondirent, un feu dévorant circula dans mes veines, et mes yeux se fermèrent ; quand je les ouvris, j’aperçus Emma qui me tirait par ma robe, pour m’éveiller, disait-elle, et pour me prier de la ramener au château. Je crus en effet que je sortais d’un songe, je me levai et regagnai les avenues du parc, en cherchant à me rappeler ce qui m’était arrivé, comme on cherche à rassembler ses idées après un accès de délire.

Nous approchions de la maison quand nous rencontrâmes ma belle-mère qui venait au-devant de nous.

— Vous m’avez donné bien de l’inquiétude, dit-elle en m’abordant, il est fort tard, et voyant que vous ne rentriez pas à l’heure du dîner, j’ai envoyé à Savinie pour savoir si vous n’y seriez point allée ; mais présumant bien que vous auriez trouvé la course trop longue pour Emma, j’allais moi-même vous chercher sur le bord de la mer.

Je m’excusai de l’avoir fait attendre, et ne voulant pas payer cette marque d’intérêt par un trait désobligeant, je me résignai à dîner avec sa société. Nous étions déjà à table, lorsque Caroline descendit ; je m’attendais à voir arriver l’abbé avec elle ; mais madame de Gercourt ayant demandé si on l’avait fait avertir.

— Il est parti, dit madame de Varannes, une lettre de son oncle l’a forcé de nous quitter subitement, et je suis chargé de vous faire ses adieux.

À ces mots je vis Caroline pâlir et tomber sans connaissance. On s’empressa autour d’elle, on lui prodigua tous les secours imaginables, mais ils ne produisirent quelque effet qu’au bout de trois heures. On lui fit mille questions sur ce qu’elle éprouvait, sans pouvoir obtenir d’autre réponse que celle-ci :

— Ne vous inquiétez point, je ne suis pas malade.

Je lui proposai de passer la nuit près d’elle, mais elle m’a refusé. Madame de Gercourt attribue cet événement au délabrement de sa santé, moi je lui crois une autre cause ; mais j’ai trop le désir de me tromper pour en faire part à personne.

Vois, ma Juliette, combien cette journée a été orageuse pour moi. Que dois-je conclure de tant de choses incompréhensibles ? Hélas ! je n’en sais rien ! Je n’ose me flatter, dans la certitude de mourir en perdant mon espoir. Je n’ose me livrer à des craintes peut-être mal fondées ; enfin j’ignore mon état. Suis-je à plaindre, ou fortunée ! c’est ce que lui seul peut savoir.

Adieu.



XLVI


Caroline a fui de la maison ; le désespoir y règne ; madame Varannes est livrée à tout l’excès d’une douleur mortelle ;… et moi, ma chère Juliette ! moi, qui ai prévu cet affreux malheur, je concentre ma peine, pour ne m’occuper que des secours à porter aux infortunés qui m’entourent. Je n’ai pas le temps de te donner des détails sur cet événement horrible ; lis les deux copies de lettres que je t’envoie, elles suffiront pour l’instruire.



XLVII

CAROLINE À LAURE.


Je vous ai offensée, Laure ; vous devez me haïr, et pourtant je tombe à vos genoux pour implorer votre pitié. Apprenez mon crime, mon désespoir, et donnez à ma mère le courage de soutenir le coup affreux que je vais lui porter. Caroline est perdue pour elle, livrée au déshonneur, au mépris universel, il n’est plus pour sa coupable fille d’asile sur la terre !… Le plus vil suborneur, un monstre, en égarant sa raison, a corrompu son cœur. Après s’être servi du pouvoir de la religion pour la détacher de toute affection vertueuse, après lui avoir inspiré un amour fanatique pour la divinité, le misérable abusant du délire de son imagination, de son ivresse, l’a précipitée dans l’abime des remords et du désespoir !… Ce n’est pas tout encore ; voyant le bandeau de l’erreur tomber des yeux de sa victime, et craignant l’effet de son repentir, il l’a abandonnée !… Oh ! Laure ! à tant de maux il fallait succomber, direz-vous, Caroline devait mourir !… Eh bien, jusqu’à cette ressource, tout lui fut enlevé. Sa vie ne lui appartient plus. Celle d’un autre y est attaché ; et le ciel a voulu qu’il restât un fruit de cet horrible amour, pour en éterniser le souvenir… à cette idée mes forces s’évanouissent.

Adieu, Laure, oubliez-moi… Ne songez qu’à ma mère. Que vos vertus la consolent… Qu’elle retrouve près de vous et de Frédéric les soins qu’il m’eût été si doux de prodiguer à sa vieillesse. Ne parlez désormais de moi que pour offrir à votre enfant l’exemple effroyable de ma situation. Ne vous informez point de mon asile. Quand vous recevrez cette lettre, nous serons déjà séparées pour toujours. Mais, oh ! ma chère Laure ! rappelez-vous que la sœur de Henri était née pour vivre au sein de la vertu, pour vous chérir, pour être aimée de vous, et versez une larme en pensant à ses malheurs, et bientôt à sa mort.

Caroline de Varannes.


XLVIII

l’abbé de Cérignan à Caroline.


Tu te plains, Caroline, tu veux mourir, et le bonheur de ton amant ne suffit plus au tien ? Ne l’as-tu enivré du charme de te posséder que pour mieux l’accabler du chagrin de te perdre ? Mais, non, je lis mieux que toi dans ton cœur ; je rends justice à ton amour. Tu ne choisiras pas le moment où la nature vient ajouter un nouveau lien à ceux qui nous unissent, pour me livrer à d’éternels regrets. Si tu pouvais en concevoir l’idée, c’est alors que les remords assiégeraient ton âme, et qu’il ne te resterait plus rien pour braver le mépris. Je prévois, ainsi que toi, le danger qui nous menace. Il est cruel, inévitable : Mais devons-nous l’aggraver par un sacrifice plus douloureux encore, et nous abandonner au désespoir avant d’oser tenter un moyen de nous y soustraire ! Écoute, ô ma divine amie ! j’en sais un infaillible ; si tu mets à l’exécuter autant de courage qu’il m’en faut pour te le proposer, nous sommes sauvés tous deux. — Sir James est malheureux… Il t’inspira quelque temps une douce pitié… dis un mot et il revient près de toi… tu devines le reste ;… enfin choisis entre le déshonneur et la contrainte, et préfère les intérêts de notre amour à ceux d’une vaine considération. Ta réponse fixera notre sort… Je l’attends en tremblant. Caroline, ne prolonge pas plus longtemps mon inquiétude. Apprends-moi bientôt qu’il m’est encore permis de te serrer contre mon cœur, et de te consacrer ma vie.


La première de ces lettres m’était adressée, et l’autre a été trouvée par Lise dans la chambre de Caroline le jour de son départ. Je les ai copiées cette nuit, et les ai envoyées sur-le-champ à Frédéric. Juge, d’après l’impression qu’elles le feront, de celle qu’en recevra ce malheureux frère.



XLIX

Laure à sir James Drymer.


Monsieur,

L’intérêt que vous avez toujours témoigné à la famille de Varannes m’engage à vous prier de lui rendre un service important, dont elle ne peut fier le soin qu’à un homme de qui l’extrême délicatesse égale la discrétion. Il s’agit du sort d’une infortunée qu’un instant d’égarement a plongée dans le malheur ; et qui se croyant avilie par le crime de son lâche séducteur, peut se porter à tous les excès d’un affreux désespoir. Caroline est celle pour qui je vous implore ; elle n’a pas craint de nous livrer à la douleur en fuyant loin de nous ; elle est partie en nous laissant ignorer le lieu de sa retraite, mais plusieurs indices me font croire qu’elle s’est transportée au port le plus voisin, dans l’espérance de s’y embarquer. Je n’aurais pas hésité un instant à courir sur ses traces, si j’avais pu quitter ma belle-mère dans l’état où elle se trouve ; mais n’en ayant pas la possibilité, j’ai recours à vous, comme à l’ange protecteur auquel j’ai dû tant de fois ma consolation. Je ne vous indiquerai pas les moyens les plus sûrs de nous secourir dans ce cruel événement, j’ai l’expérience que vous joignez la grâce d’obliger, à tout ce qu’on emploie de plus ingénieux pour y réussir ; et je suis heureuse en pensant que cette occasion vous prouvera ma confiance, mon amitié, et le charme que je trouve à compter sur la vôtre.

Laure d’Estell.


L

Sir James Drymer à Laure.


Je pars à l’instant ; comptez sur votre ami, Laure, il ne jouira d’un moment de repos qu’après avoir rendu Caroline à sa famille, et mérité le choix dont vous l’honorez. Lucie vous remettra ce billet, et vous peindra mieux que moi ce que me fait éprouver votre douleur ; mais elle ne parviendra jamais à vous exprimer tout ce que vous m’inspirez de tendre et de respectueux.

James Drymer.



LI

Frédéric à Laure.


Le trouble où me jette la nouvelle que vous m’apprenez, chère Laure, me met hors d’état de répondre avec quelque suite à votre lettre ;… des pleurs de rage coulent de mes yeux, en lisant celle de ce misérable… et le désir de venger l’insulte faite à ma famille, est la seule pensée qui m’occupe ! Je vais me précipiter aux genoux du maréchal de V***. Je lui demanderai de m’accorder un congé pour voler au secours de ma mère ;… de ma sœur… Il ne le refusera pas à mon désespoir, et je partirai aussitôt pour A***, je me présenterai chez l’archevêque, lui montrerai le titre qui accuse son infâme neveu, et je réclamerai contre lui toute la rigueur des lois. Si la faiblesse de son parent veut le soustraire à ma vengeance, je n’attendrai pas qu’un arrêt le condamne, j’irai moi-même plonger mon épée dans son sein.

Faites chercher ma sœur… Prenez soin de ma mère. Je n’ai plus d’espoir qu’en vous !…

Adieu.



LII

Laure à Juliette.


Je viens de recevoir un billet de James, il m’apprend qu’il a rejoint Caroline. Elle est dans ce moment au Havre, et retenue à bord d’un vaisseau qui devait mettre à la voile avant-hier. James a gagné le capitaine ; son départ est remis à samedi prochain, et je pars avec M. Bomard pour aller porter à cette infortunée tous les secours qu’exige sa situation, et la détourner d’un projet qui désespérerait sa famille. James ne me donne aucun détail sur la manière dont il l’a retrouvée ; il me dit seulement qu’il n’a pas voulu la voir en particulier, craignant qu’un homme de son âge, témoignant un si vif intérêt pour elle, ne parût suspect aux personnes qui l’entourent. Cette nouvelle a un peu calmé l’excessive douleur de ma belle-mère. Je laisse auprès d’elle madame de Gercourt, dont les soins remplaceront les miens : et je vais employer toute l’éloquence de l’amitié, pour consoler la malheureuse Caroline. Tu frémiras, en lisant la lettre de son frère ; il veut se venger. Je redoute bien que sa vengeance n’aggrave nos malheurs. Il est jeune, brave, emporté par la colère ; et l’hypocrisie de son ennemi doit facilement en triompher.



LIII


J’ai un long récit à te faire, ma Juliette, et j’espère que tu m’excuseras, après l’avoir lu, d’être restée si longtemps sans t’écrire.

Quand nous sommes arrivés au Havre, James est venu à notre rencontre ; je me livrais au plaisir de le voir et de le remercier, lorsqu’il nous dit tout à coup :

— Il faut que je vous quitte, il se répand déjà des méchants bruits sur les démarches que j’ai faites pour mademoiselle de Varannes, et ma présence ici pouvant lui faire du tort, ou lui causer un embarras pénible, je dois m’en éloigner, quoiqu’il m’en coûte infiniment.

À ces mots, je restai interdite. James avait raison, je le sentais, et pourtant je cherchai à le retenir ; mais il ne céda point au désir que j’en témoignai, et j’eus le double chagrin de ne rien obtenir de lui, et de lui paraître coupable, en prenant aussi faiblement les intérêts de ma sœur. Après nous avoir expliqué les moyens de parvenir jusqu’à elle, en demandant au capitaine la permission de voir mademoiselle Thérèse ; ce nom étant celui que Caroline avait pris, il partit, en tournant vers moi ses regards ; et je me trouvai moins à plaindre, en lisant dans ses yeux le regret de me quitter.

Nous prîmes, M. Bomard et moi, le chemin qui conduit au port. Il nous fallut subir cent questions, avant de parvenir à la chambre du capitaine ; heureusement il était seul, et voulut bien aller chercher lui-même Caroline, qu’il ramena bientôt, en disant :

— Vous pouvez, ma petite, recevoir vos amis dans ma chambre, je vais donner des ordres, et vous y serez plus libre pour jaser.

En finissant ces mots, il nous salua et sortit. À peine eut-il fermé la porte, que la pauvre Caroline vint se jeter dans mes bras ; ses larmes coulèrent sur mon sein, et nous restâmes quelques moments sans proférer une parole. À la fin M. Bomard rompit le silence, pour exhorter Caroline au courage.

— Est-ce vous, lui répondit-elle, qui devez me flatter de quelqu’espérance ! vous qui savez si bien que je suis condamnée à d’éternels tourments !…

— Que dites-vous, ma chère enfant, reprit ce vénérable homme ? Quoi ! douteriez-vous de la miséricorde du ciel ? Croyez-vous qu’une faute soit à jamais irréparable ? Gardez-vous de cette dangereuse pensée ; c’est elle qui, affaiblissant tous les ressorts de l’âme, la livre au désespoir, et lui ôte les moyens de réparer un moment d’erreur par des années de vertus. Je ne chercherai point à excuser vos torts, ce serait vous les rappeler ; mais l’amitié, plus que le devoir, me porte à vous détourner du projet insensé de quitter votre famille pour jamais, et à vous engager de recevoir toutes les consolations qu’elle vous offre. Laissez à votre amie, dit-il, en me montrant, le soin de vous choisir un asile honnête ; passez-y deux années dans la retraite, et venez ensuite implorer le pardon d’une mère qui vous aime toujours tendrement, et qui ne le refusera pas à votre repentir. C’est auprès d’elle que vous retrouverez la paix et le bonheur. Ne craignez pas un reproche de sa bouche, le cœur d’une mère n’a de mémoire que pour se rappeler les caresses de son enfant ; et vos attentions pour elle, votre amour filial lui auront bientôt fait oublier le malheur qui vous sépara d’elle. Laure, cette excellente amie, dont le zèle pour vous égale l’indulgence, vous apprendra à remplir tous vos moments par d’utiles et agréables occupations. Vous veillerez ainsi qu’elle à l’éducation de sa fille, vous cultiverez vos talents, vous éviterez à votre mère l’ennui de se mêler des soins du ménage, et si Frédéric fait quelque étourderie, c’est encore vous qui demanderez sa grâce… Voyez, ma chère enfant, tous les secours que le ciel vous envoie ; ne les rejetez point, rendez-vous en digne par votre résignation ; et croyez que Caroline est encore chère à sa famille et peut en faire le bonheur.

Le sublime du langage de la vertu est d’être irrésistible, et ce que n’eussent pas fait des années de reproches et de remontrances, un mot consolant l’opéra. Caroline transportée de reconnaissance, se jetta aux pieds de ce respectable vieillard, aux miens, et dit :

Ô vous, que j’ai méconnus trop longtemps, vous dont les vertus auraient dû me servir de modèle, je m’abandonne à votre céleste bonté ; soyez mes guides, mes consolateurs, je me soumets à tout ce que vous ordonnerez ; j’allais consacrer ma vie aux remords et à la misère ; vous venez de la ranimer en me donnant l’espoir d’en faire un meilleur usage. Je ne suis donc pas vouée au mépris universel, puisque deux êtres aussi vertueux daignent s’intéresser à moi ?

Ses larmes l’empêchèrent d’en dire davantage ; elle parut s’affaiblir… M. Bomard s’empressa d’aller chercher quelque boisson cordiale qui pût la soutenir, car la malheureuse nous avoua qu’elle n’avait rien pris depuis deux jours. Quand ses forces lui revinrent, je chargeai M. Bomard de la conduire à notre auberge, pendant que je ferais un conte au capitaine, pour lui expliquer la nouvelle résolution que mademoiselle Thérèse avait prise de ne pas partir. Je le rencontrai sur le pont, il se trouva fort honoré de ma confidence ; il alla jusqu’à me promettre le secret sur cette aventure en disant :

— Je me doutais bien que ce beau jeune homme ne la laisserait pas partir. Il avait trop peu fait pour retarder mon voyage.

Je n’eus pas l’air d’entendre ce qu’il voulait dire, et je rejoignis Caroline et M. Bomard. Celui-ci me dit lorsque j’entrai :

— Nous avons rempli la moitié de notre mission ; il faut, sans perdre de temps, nous occuper de l’autre, et ce soin me regarde. Je connais un honnête laboureur qui demeure à six lieues d’ici, dont la famille composée de sa femme et de ses deux filles, est aussi respectable que lui ; il habite une ferme considérable, et sa fortune lui permet de vivre dans une agréable aisance. Je pense que dans toute sa maison il aura bien un petit logement de libre, et je suis sûr qu’il me le cédera avec plaisir ; je lui dirai que je le destine à une jeune femme, dont les malheurs et le caractère sont également intéressants ; et je reviendrai promptement vous rendre compte du succès de mon entreprise.

Nous le remerciâmes de son empressement ; bientôt après il passa dans une voiture et je restai seule avec Caroline.

Lorsqu’elle fut un peu revenue de son trouble, je tentai de la distraire par quelques mots étrangers à sa situation ; mais elle me prouva que le malheur est comme l’amour, il n’a qu’une idée ; on le fatigue en voulant le distraire, on n’adoucit ses peines qu’en mêlant ses pleurs aux siens. Persuadée de cette vérité, je lui parlai de ce qui l’occupait uniquement, et c’est dans cette conversation qu’elle me fit le récit que je vais te rapporter.

Quand M. de Cérignan arriva au château, me dit-elle, vous savez de quel sentiment mon cœur était rempli ; et je vous dois l’aveu de toutes les pensées injurieuses qui vinrent contre vous, ma sœur, pour me punir d’avoir pu les concevoir. Je crus m’apercevoir que sir James vous aimait, et (pardonnez ma franchise), que son amour ne vous était point indifférent.

À ces mots, mon front se couvrit de rougeur.

— Désespérée par ce soupçon, continua-t-elle, je pris la résolution de surmonter ma faiblesse ; mais je ne pus me défendre d’un léger ressentiment contre vous. J’imaginai que votre caractère, les grâces de votre personne m’enlevaient un cœur qui peut-être m’aurait appartenu sans vous ; et je livrai mon âme à tous les tourments de la jalousie. J’étais dans cet état pénible, quand madame de Gercourt vint m’offrir ses conseils et son amitié ; elle avait deviné une partie de mes chagrins, je lui confiai le reste. Elle me promit qu’avant peu je serais guérie d’une passion, qu’elle disait être méprisable. Elle jeta sur sir James un ridicule qui me choqua d’abord, mais je souris peu à peu de ses épigrammes, et je parvins au point de trouver comme elle que sa bizarrerie rendait parfois sa société insupportable. Satisfaite de ce premier succès, elle employa tous les ressorts de son esprit pour captiver ma confiance, m’épouvanta par les principes austère de sa morale, me fit un crime du genre de vie que je menais, et finit par éloigner de moi les auteurs que je lisais, en prétendant que leur philosophie me conduirait à l’athéisme, et l’athéisme à tous les vices. Je lui observai qu’ils n’avaient pas produit cet effet sur vous ; mais elle me répondit qu’ils avait déjà corrompu votre cœur, et crut m’en donner la preuve, en m’assurant que du jour où je vous avouai mon amour pour sir James, vous aviez formé le projet de le détacher de moi, par pure coquetterie ; car elle avait la certitude, disait-elle, que dans le même instant où vous l’attiriez par des regards séduisants, vous répondiez plus réellement encore à la passion que vous inspiriez à mon frère. J’avoue que cette calomnie acheva d’aliéner mon esprit ; je lui promis de rompre tout commerce avec vous et j’allai me confesser à l’abbé de Cérignan de toutes les fautes que je pensais avoir commises, en aimant un homme indigne de mon affection, et en plaçant ma confiance dans une femme impie. L’abbé reçut mes aveux comme ceux du plus grand criminel ; je n’obtins son absolution qu’en faisant au ciel le serment de me consacrer désormais tout entière à lui, et d’expier par la pénitence le péché mortel d’avoir livré mon âme à de profanes désirs. Depuis ce moment il se joignit à madame de Gercourt pour m’engager à m’occuper uniquement du soin de mon salut. Il me répéta souvent que sir James était protestant, et qu’en liant mon sort à celui d’un hérétique, je me serais condamnée volontairement aux peines éternelles. Cette idée en remplissant mon cœur d’une terreur affreuse, en chassa jusqu’au souvenir de celui que deux mois avant je regardais comme un être adorable. Dès-lors tous mes jours s’écoulèrent dans le recueillement et la prière. L’abbé passait habituellement deux heures de la matinée avec moi, il me faisait de saintes lectures, auxquelles ma mère se lassa bientôt d’assister. Hélas ! pouvait-elle s’imaginer qu’un homme dont l’état et le caractère semblaient devoir inspirer le respect, dût être un jour la cause du désespoir de ma famille !

Ici Caroline s’arrêta pour laisser couler ses larmes ; mais reprenant bientôt :

L’abbé se voyant plus libre, dit-elle, me fit de nouveaux sermons, dans lesquels il me parla de l’amour qu’on devait porter à la divinité, comme d’une passion frénétique. Il me disait :

— Vous ne serez digne de goûter la félicité suprême qu’en adorant votre Dieu avec ivresse.

Alors il me peignait ce dieu rayonnant de gloire et de beauté, il m’en traçait une image enchanteresse et fixait l’époque de mon bonheur, au jour où sa divine bonté laisserait tomber sur moi un regard bienveillant. Ces discours embrasaient mon âme d’un feu que je croyais aussi pur que le ciel ; mon imagination exaltée se plaisait à contempler cet être idéal, dont les perfections surpassaient tout ce que la nature offre de plus aimable, et l’espoir de mériter ce regard bienfaisant m’enivrait au point d’égarer ma raison. Après avoir passé une semaine dans les jeûnes et les prières, je vins un jour demander à l’abbé si tant de ferveur ne m’obtiendrait pas incessamment un bienfait du ciel ? À ma question je vis ses yeux briller de joie, il m’en fit plusieurs sur l’état de mon cœur et d’autres que je ne compris pas. Je lui peignais ce que j’éprouvai, quand tout-à-coup se jetant à mes pieds :

— C’en est trop, dit-il, ce Dieu que tu adores a consumé mon cœur de tout l’amour qui doit payer le tien, il nous ordonne d’être heureux.

La surprise, la crainte, un sentiment inconnu, m’ôtèrent l’usage de mes sens, et ce moment fut celui qui me précipita dans l’abime du désespoir… Je fus longtemps à ignorer mon malheur ; mais je ne sais quel instinct m’ayant portée à fuir l’abbé, j’en reçus une lettre qui me frappa aussitôt d’une affreuse lumière. Je restai plusieurs jours dans l’anéantissement ; à la fin m’apercevant d’un changement extraordinaire dans mon état, je lui écrivis que le ciel voulait punir son crime en en laissant un fruit, et je lui demandai de chercher un asile où je pusse cacher ma honte et mourir. Il ne me répondit que pour me proposer une nouvelle infamie. J’en frémis, il s’en aperçut ; et deux heures s’étaient écoulées depuis que j’avais reçu sa dernière lettre, quand on m’annonça son départ : vous savez ce que cette nouvelle me fit éprouver… Je ne vis plus de ressource que dans madame de Gercourt. J’allai baigner ses genoux de mes larmes, je lui fis l’aveu de ma faute… j’implorai son assistance, sa pitié ! Le croiriez-vous, Laure !… Elle me repoussa… Son mépris m’accabla des expressions les plus dures ; elle alla jusqu’à me menacer de la malédiction de ma mère… m’ôta tout espoir de la fléchir, et refusa de lui dire un seul mot en ma faveur, ajoutant qu’on la soupçonnerait d’avoir protégé ce commerce odieux, si elle avait la faiblesse de chercher à l’excuser.

Ce fut après cette horrible scène que je vous écrivis, et que je me décidai à fuir pour jamais la maison paternelle. J’attendis que tout le monde fût endormi pour exécuter plus sûrement mon dessein ; je pris mes vêtements les plus communs ; et après avoir rempli mes poches de mes bijoux, et d’une légère somme acquise par mes économies, et destinée à secourir les malheureux, je descendis dans le jardin ; je trouvai dans un des potagers une échelle qui me servit à monter sur le mur, et sans penser au danger que je courais, je m’élançai de l’autre côté, et je retombai sans m’être fait aucun mal. Je pris la route de D***, et marchai tant que mes forces me le permirent ; mais les sentant épuisées, je fus contrainte de m’arrêter à la porte d’une auberge, près d’un petit village. On m’y reçut assez bien. Je dis que j’étais une femme de chambre renvoyée et que j’allais au Havre pour y occuper une nouvelle place. L’aubergiste parut me croire, et me conduisit dans une espèce de grenier destiné aux voituriers. Là je passai le reste de la nuit couchée sur un matelas et tremblante de froid. À six heures du matin, l’aubergiste frappa à ma porte, et me demanda si je voulais profiter d’une occasion pour me rendre au Havre ?

La mère Geneviève, ajouta-t-il, y va vendre du grain ; elle vous prendra dans sa charrette si vous voulez payer la nourriture de son cheval. C’est une bonne femme, sa voiture est couverte, et vous y serez bien, la petite.

Je lui répondis que j’acceptais avec plaisir, et je descendis aussitôt dans la cour ; il me fallut déjeûner avec la mère Geneviève, attendre qu’elle eût vidé sa bouteille de vin, et subir tous les propos grossiers qu’il lui plut de m’adresser. Enfin nous montâmes dans sa charrette, et le lendemain matin nous arrivâmes au Havre, sans nous êtres arrêtées que pour prendre quelques moments de repos. Mon premier soin fut de me transporter sur le port ; je désirais passer en Angleterre ; mais ayant vu les préparatifs du départ d’un vaisseau qui faisait voile pour Saint-Domingue, je me présentai chez le capitaine, et m’informai de ce qu’il m’en coûterait pour faire un aussi long voyage. Le prix qu’il me demanda n’excédant pas la somme que je possédais, je voulus la déposer entre ses mains ; mais il hésita de la prendre et me questionna sur les motifs qui m’engageaient à quitter la France. Je lui répondis qu’ayant un parent à St-Domingue, mes intérêts m’y conduisaient ; que mon état étant celui d’une ouvrière, j’avais amassé la somme que je lui déposais, dans l’intention de subvenir aux frais de mon voyage. Il refusa néanmoins de l’accepter, en me disant que je m’acquitterais à mon arrivée :

« — D’ailleurs, ajouta-t-il, si vous travaillez bien, je vous recommanderai à ma femme qui pourra vous prendre à son service. »

Sans considérer ce qu’il y avait d’humiliant pour moi dans cette offre, je l’en remerciai. Il m’inscrivit sur sa liste sous le nom de Thérèse ; et après avoir fait l’emplette d’un petit trousseau, je revins à bord du navire. Le lendemain de ce jour, le capitaine me fit appeler sous prétexte de me demander mon passeport ; j’allais lui avouer que je n’en avais pas, lorsqu’en passant sur le pont j’aperçus sir James, conversant avec lui, sur le bord de la jetée. Je fis un cri involontaire, il se retourna, me vit, et s’éloigna aussitôt. Dans ce moment le capitaine vint à moi, et m’apprit que les vents le forçaient à retarder son départ de deux jours ; il me vint à l’idée que sir James était peut-être chargé par ma famille de me faire arrêter ; ce soupçon me fit frémir, mais je n’avais aucun moyen d’échapper à mon sort, et je me résignai à tout. Quels que soient les événements, me disais-je, ils ne sauraient augmenter mon malheur, il doit durer toujours, et je n’ai que l’espérance d’y succomber. Je m’abandonnais à cette triste pensée, quand vous êtes venue ranimer mon courage et me sauver des horreurs de la misère et du désespoir.

Ici Caroline se tut, et je restai plongée dans les réflexions que me fit naître son récit. Je contemplai cette malheureuse victime du fanatisme et de l’hypocrisie, et je me dis :

— Voilà le fruit de nos institutions ! cet homme contraint au célibat par une loi barbare, a commencé par violer son serment pour obéir à la nature ; et de ce premier crime est passé à un autre. Peut-être était-il né pour remplir saintement les devoirs d’époux et de père, et certainement il est moins coupable que ceux qui l’ont porté à embrasser un état, dont le premier devoir est de persuader aux autres ce dont on doute soi-même ; mais combien sont plus coupables encore ceux qu’aveugle une absurde crédulité, qui, s’imaginant qu’un jeune homme, par la seule raison qu’il est revêtu d’un pouvoir sacré, est à l’abri de toutes les faiblesses, lui confient ce qu’ils ont de plus cher, le repos et l’honneur de leur famille !

Nous passâmes le reste de la journée à parler des nouveaux arrangements à prendre, dans le cas où M. Bomard aurait réalisé son projet ; et quand il revint le lendemain nous instruire du succès de ses démarches, il nous trouva toutes disposées à partir pour la ferme de Berville. Nous y fûmes rendus en moins de trois heures, et je ne saurais te peindre l’accueil aimable que nous reçûmes des bonnes gens qui l’habitent. Le père Mathurin nous présenta sa femme et ses deux filles ; Marie, l’aînée des deux, est grande, belle et d’une physionomie douce. Sa petite sœur Suzette, moins âgée de quatre ans, est aussi vive que jolie. C’est elle qui nous a conduit à l’appartement de Caroline, que nous avons trouvé simple, mais fort commode. M. Bomard m’a bien assuré que, d’après ce qu’il a dit à cette famille, ma sœur y sera traitée avec respect et amitié, nous l’avons quittée, non sans répandre beaucoup de larmes, mais avec la douce certitude de la savoir entourée de gens estimables, dont les soins pourvoieront à tous ses besoins. Nous sommes convenus que M. Bomard viendra la voir tous les mois pour lui donner des nouvelles de ceux qui l’intéressent, et qu’aussitôt mon retour à Varannes, je lui enverrai des livres, des dessins, et tout ce qui pourra l’occuper agréablement. La ferme de Berville n’est qu’à seize lieues de Varannes, et tu penses bien que toutes les fois qu’il me sera possible de m’éloigner pendant quelques jours, je viendrai les passer près de ma pauvre sœur.

La joie de ma belle-mère en apprenant ce que nous avions fait pour sa fille, ne peut se comparer qu’à la douleur qu’elle a ressentie, en la croyant perdue pour toujours. J’avoue que j’ai mis quelque malignité dans les expressions dont je me suis servie devant madame de Gercourt, en plaidant la cause de Caroline. J’ai facilement persuadé à sa mère qu’elle n’avait été entraînée à sa faute que par la séduction la plus dangereuse ; et j’ai dit en regardant madame de Gercourt : peut-être eût-on évité cet éclat, si la malheureuse coupable se fût confiée à une indulgente amie, dont les sages conseils l’eussent empêchée de prendre un parti désespéré. À ces mots je l’ai vue pâlir, et sa confusion m’a fait pitié. Je me suis bien promis de ne pas l’augmenter, et de garder le plus profond silence sur les calomnies qu’elle a répandues sur mon compte. Sa méchanceté ne peut plus nuire qu’à moi, et j’ai trop d’armes contre elle pour m’en inquiéter.

Adieu, ma Juliette, j’ai tant écrit que mes yeux en sont fatigués.


LIV


Frédéric vient d’arriver, il est dans un état de délire qui fait pitié… il a résolu de donner sa démission, ne voulant plus défendre au péril de sa vie un pays où règne l’injustice… Nous espérons qu’il ne persistera pas dans cette résolution, bien qu’elle soit inspirée par l’exemple le plus décourageant.

Tu sais qu’il avait dessein de dénoncer l’abbé de Cérignan à l’archevêque d’A*** pour en obtenir vengeance. Il s’est en effet présenté chez lui, quand après lui avoir remis la lettre qui accusait l’infâme suborneur, il a entendu sortir ces mots de la bouche du prélat :

« — On vous a trompé, monsieur, cette lettre n’est point signée de mon neveu, et l’on a seulement contrefait son écriture. Les mœurs et la pitié du vertueux abbé de Cérignan ne sauraient être atteints de cette calomnie.

Frédéric indigné d’une telle réponse, se leva aussitôt, et demanda où logeait l’abbé de Cérignan.

— Vous le chercheriez en vain, reprit froidement l’archevêque, il est parti cette nuit pour Rome, je l’ai chargé d’une mission importante près le souverain pontife ; le clergé de France l’a honoré de ses pouvoirs, et le récompense par cette mission du zèle qu’il a toujours porté aux intérêts de l’Église.

Frédéric voulut ajouter quelques nouvelles preuves à celle qu’il lui donnait contre l’abbé, mais il fut interrompu par ces mots :

— Songez, monsieur, que l’abbé de Cérignan est mon parent, mon protégé, et qu’on n’offense pas impunément un homme de mon rang.

Attéré par cet orgueilleux despotisme, mon beau-frère sortit, et alla se plaindre au maréchal de V*** qui lui dit :

— Je suis convaincu, mon ami, que votre cause est bonne, mais fût-elle plaidée par Cicéron lui-même, vous la perdriez ; ainsi renoncez à votre vengeance, allez près de votre famille offrir et chercher des consolations ; moi je m’engage à vous envoyer, sous dix jours, un congé signé du ministre, qui vous permettra de rester quelque temps près des objets qui vous sont chers.

Cette preuve d’affection calma un peu la colère de Frédéric ; mais il lui en reprend parfois des accès effrayants. Il faut toute la sagesse des conseils de James pour le ramener à la raison. Depuis son retour, James semble me fuir, et j’en éprouve une peine accablante ; je n’ose pas t’avouer qu’au milieu des chagrins qui devraient m’affliger uniquement, la crainte de lui déplaire est celui qui m’occupe le plus.



LV

Laure à Juliette.


Le calme renaît ici… Au désespoir a succédé la douleur, à la douleur la mélancolie. Ma belle-mère se porte mieux depuis qu’elle est moins inquiète du sort de Caroline. Frédéric a été voir sa sœur, et les pleurs qu’ils ont versés ensemble ont soulagé leurs cœurs. Il est revenu au château avec un sentiment de reconnaissance pour moi, qu’il m’a exprimé si vivement, que James et madame de Gercourt en ont paru scandalisés. Depuis ce moment je n’ai pas revu James ; cependant le désir de le rencontrer m’a fait aller à Savinie ; j’ai passé une soirée avec Lucie, mais son frère n’a pas daigné monter dans son appartement ; et je suis repartie l’âme oppressée et les larmes aux yeux. En rentrant chez moi, j’ai appris de Lise que madame de Gercourt avait eu dernièrement une longue conversation en se promenant dans le parc avec lui ; aussitôt l’idée m’est venue qu’elle m’avait calomniée ; et que la conduite de James était la suite des effets de sa méchanceté. Présumant qu’il me serait facile de détruire cette impression, je ne me suis occupée que des moyens d’y parvenir, et voici ce que j’ai résolu : j’irai tous les matins, avec ma fille, dans le petit bois où je l’ai déjà rencontré ; je sais qu’il vient souvent s’y reposer, et si le hasard l’y amène bientôt, dût-il deviner tout l’amour qu’il m’inspire, je lui dirai que mon amitié pour Frédéric est le seul sentiment que je puisse jamais lui porter ; que madame de Gercourt ne me pardonnant point de mépriser ses opinions, me traite en ennemie, et que j’ai cherché cette occasion de le désabuser des idées qu’elle lui a probablement suggérées sur mon compte. Enfin, ma Juliette, je préfère m’abaisser à une justification humiliante, que de le laisser dans une erreur qui me serait funeste. Il verra le prix que j’attache à son estime, il verra ma faiblesse, son empire ; et par amour ou par pitié, il m’épargnera les marques accablantes de son indifférence, je n’ai plus la force de les supporter.

Je reçois à l’instant une lettre de Dupré qui m’apprend que je suis propriétaire de la terre d’Estell. Quand pourrai-je y vivre dans une retraite absolue ?…


LVI


Je ne sais comment te raconter ce qui vient de m’arriver, Juliette… je l’ai vu, et j’y crois à peine… Ce matin, retenue chez moi par le mauvais temps, je travaillais dans mon cabinet, quand Lise vint m’annoncer la visite de sir James… À cette nouvelle, mon cœur battit de joie, et sans penser à cacher mon trouble, je donnai l’ordre de le laisser entrer. Je me félicitais de pouvoir l’entretenir un moment… mais, ô ciel ! que devins-je ! lorsque je le vis s’approcher de moi… fixer d’un œil égaré le portrait de Henri… faire un mouvement d’horreur… et se précipiter hors de la chambre… Je crus quelque temps que mon imagination se repaissait d’un songe ; je me levai, et m’étant approchée de ma fenêtre, j’aperçus sa voiture qui s’éloignait… Saisie de cette apparition, je tombai sur un siége et restai immobile : l’arrivée de Frédéric me tira de cette espèce d’assoupissement ; à sa physionomie je crus qu’il venait m’annoncer un nouveau malheur, et mon étonnement redoubla quand il me dit :

— Excusez cette démarche, madame, j’en sens toute l’inconséquence, mais il faut que votre franchise me tire de l’horrible état où je suis.

— Que voulez-vous ? lui demandai-je avec effroi.

— Je veux, reprit-il, que vous m’ôtiez tout espoir en m’avouant que sir James vous aime, et que vous répondez à son amour… je veux être convaincu de la fausseté de son âme, et aller l’accabler des reproches dûs à sa perfidie… Il savait que je vous adorais ; et après m’avoir juré de ne jamais former le projet de s’unir à vous, le cruel n’a pas craint de m’arracher votre cœur !… tout à l’heure il sortait de chez vous. Je l’ai rencontré… Son regard m’a fait frémir… il m’a fui, et je ne sais si c’est pour me cacher son ivresse ou son désespoir.

Cet indigne soupçon me rendit mes forces, et reprenant ma fierté :

— Qui vous a donné le droit, lui dis-je, de m’insulter ainsi ? pour ne pas répondre à votre amour ! Dois-je vous rendre compte de tous les sentiments de mon âme ? non, monsieur, un homme capable d’un semblable procédé n’est pas digne de ma confiance ; mais je veux bien vous éviter un nouveau tort, en vous jurant que jamais sir James ne m’a déclaré la passion que vous lui supposez ; qu’il est digne de votre amitié, et qu’il vous a tenu sa parole.

À cette dernière pensée je fondis en larmes ; Frédéric se jeta à mes pieds.

— Je vous afflige, reprit-il, je suis un monstre, et si la pitié vous engage à me pardonner, la justice veut que j’expie ma faute.

En achevant ces mots, il me quitta.

Il a juré de ne jamais former le projet de s’unir à moi, répétai-je en me voyant seule ! voilà l’arrêt du destin de ma vie !… mais si son cœur avait violé cet affreux serment ?… s’il m’aimait ?… Ah ! je consentirais sans peine à sa résolution ! tout ce que j’ai vu d’inexplicable dans sa conduite est peut-être une suite de la violence qu’il se fait pour cacher son amour !… Peut-être a-t-il cru voir dans le portrait de Henri celui de Frédéric ? cela aura causé son erreur et sa fuite. S’il était vrai !… il serait jaloux, et je ne serais point à plaindre, car être aimé de lui est le seul bonheur où j’aspire… Mais, que penses-tu de cette promesse ? de la fureur de Frédéric ?… et qu’en pensai-je moi-même ? hélas ! je n’en sais rien… Mon âme, froissée par tant de sensations différentes, ne laisse pas à mon esprit la faculté de se reconnaître… Depuis un certain temps, chaque événement m’afflige ou me laisse dans une incertitude cruelle, et je ne sais quel sinistre pressentiment m’inspire la crainte de la voir cesser. Je te l’ai dit souvent, Juliette, ta Laure n’est pas née pour le bonheur. Puisse son Emma jouir d’un sort plus heureux !


LVII


Frédéric est parti aussitôt après la scène que nous avons eue ensemble ; sa mère m’a dit qu’elle présumait qu’il était allé voir sa sœur ; et deux jours se sont écoulés depuis ce moment. Lis le billet que je reçois de son valet de chambre, et vois si tous les malheurs ne sont pas réunis sur notre famille.


De D***
« Madame,

« Excusez la liberté que je prends de vous écrire ; je n’ai trouvé que ce moyen de sauver mon maître de l’excès de son désespoir. Il est arrivé ici dans le plus grand désordre. Plusieurs de ses amis l’ayant rencontré, l’ont engagé à se distraire et l’ont emmené chez eux ; il y a passé la nuit dernière, et ce matin quand il est revenu il n’était plus reconnaissable. Il me dit qu’il voulait se tuer, parce qu’un homme qui venait de perdre au jeu plus que sa fortune, n’était plus digne de vivre. Enfin, madame, je n’ose le quitter, et je pleure comme un malheureux de le voir dans cet état. Daignez envoyer, par pitié, quelqu’un à son secours ; car s’il reste encore un jour abandonné à lui-même, je ne réponds plus de sa vie.

« Je suis, etc.

André Chénaut. »


Il n’y a pas un moment à perdre, et je vais sur l’instant offrir à Frédéric la somme qui doit l’acquitter. Mais comment aller le trouver sans instruire sa mère du motif de mon départ, et surtout sans me compromettre… il m’en coûtera, n’importe, je me résigne au seul moyen qui satisfasse à ces deux points. Je vais demander un entretien secret à madame de Gercourt, elle sentira la nécessité d’épargner à madame de Varannes la nouvelle de ce malheur que nous devons lui laisser toujours ignorer ; je flatterai son amour-propre en la priant de partager avec moi le plaisir de secourir le fils de son amie ; et j’espère la déterminer à m’accompagner à D***. Nous partirons après le coucher de madame de Varannes, et nous pourrons revenir d’assez bonne heure, pour qu’elle ne soupçonne pas notre absence ; je suis sûre de la discrétion des gens de la maison. La présence de madame de Gercourt ôtera à cette démarche toute apparence d’inconséquence ; et nous arriverons peut-être assez à temps pour sauver Frédéric.


LVIII


Madame de Gercourt s’est prêtée de la meilleure grâce à l’exécution de mon projet ; et sans approfondir les raisons de cette complaisance, je lui en ai témoigné les plus vifs remerciements ; nous sommes parties hier soir à onze heures ; il était près d’une heure du matin lorsque nous arrivâmes à D…. ; mon postillon avait conduit souvent Frédéric à son hôtel, il nous y mena. À peine eut-il frappé à la porte, qu’André vint nous aider à descendre de voiture, et nous fit entrer aussitôt dans l’appartement de Frédéric. Juge de ma surprise… James était près de lui, et tous deux paraissaient dans la plus parfaite tranquillité… À cette vue, madame de Gercourt lança un regard sur moi qui semblait me demander si l’on se jouait d’elle ?… j’étais moi-même stupéfaite… mais Frédéric devinant le motif de notre voyage, fit cesser notre étonnement en nous apprenant qu’André avait instruit son ami de la faute impardonnable qu’il venait de commettre, et que sir James était venu aussitôt le tirer d’une situation aussi embarrassante que désespérée. Alors madame de Gercourt lui montra la lettre d’André, et dit à James que nous ne lui pardonnerions jamais de nous avoir prévenues. Il ne l’entendit probablement pas, car il ne lui fit aucune réponse ; les yeux attachés sur moi, il semblait plongé dans la plus profonde rêverie ; ses traits étaient presqu’aussi altérés que ceux de Frédéric ; mais celui-ci portait sur sa physionomie l’expression de la joie ; elle était si vive que ne pouvant la contenir, il dit, en s’adressant à moi :

— Cessez de plaindre mon sort, adorable Laure, jamais il ne fut plus heureux. La générosité de mon ami, l’intérêt que vous me témoignez, tout se réunit pour combler ma félicité.

Il s’arrêta pour attendre ma réponse ; madame de Gercourt observant mon silence, m’engagea à le rompre, et augmenta encore ma confusion, en ajoutant :

— Allons, bonne Laure, soyez indulgente, et pardonnez à cet aimable étourdi ; il est coupable, je l’avoue, mais que ne fait point excuser un amour véritable !

J’allais prendre la parole pour détromper madame de Gercourt sur la cause de mon silence, quand sir James s’approcha, et me dit :

— C’est vous seule, madame, qui avez le pouvoir de consoler Frédéric des chagrins qu’il vient d’éprouver ; malgré ses torts il est digne de l’intérêt qu’il vous inspire, et j’espère apprendre bientôt que vos vœux et les siens sont satisfaits.

En finissant ces mots, il sortit et me laissa dans un état impossible à décrire. Madame de Gercourt interpréta mon trouble en faveur de Frédéric ; je n’avais plus aucun intérêt à détruire son erreur ; et sans écouter ce que tous deux me disaient, je donnai l’ordre qu’on mît à ma voiture des chevaux de poste, et nous repartîmes sans qu’ils aient obtenu un seul mot de ma bouche.

Depuis trois heures que je suis de retour, enfermée dans mon appartement, je t’écris et je pleure,… mais tranquillise-toi, Juliette, ta Laure triomphera bientôt de sa faiblesse… elle avait une excuse dans l’espoir d’être aimée… présentement sa passion la rendrait méprisable, si elle avait la lâcheté de s’y abandonner !… c’est lui qui me conseille de lui être infidèle !… il me verrait d’un œil paisible répondre à l’amour de Frédéric… il le désire… ô ciel !… et je pourrais regretter un cœur si peu digne du mien ? Non, mon amie, je n’ai plus rien à redouter, son indifférence a glacé mon cœur ; il a repris sa fierté, son courage, il se félicite de n’avoir jamais confié qu’à toi l’indigne amour dont il fut consumé, pour qu’il n’en reste désormais qu’un faible souvenir.


LIX


Juliette, il va partir… Lucie m’apprend le retour de M. Billing. Il arrive de Londres, et apporte à James une lettre de milord Drymer. Cette lettre lui promet le pardon de son père, s’il consent à accepter la main de la fille du duc de Wereford… Il cède aux instances de sa famille ! à l’ambition peut-être… et sûrement il ne presse son départ que pour jouir plutôt du bonheur qui l’attend !… Vois, à quel point se sont ranimées les forces de mon âme ! j’ai appris cette nouvelle avec calme. Son absence, me suis-je dit, m’aidera à le chasser plutôt de ma pensée… Ma fille ne recevant plus ses caresses, cessera de m’en parler… et si sa sœur va bientôt le rejoindre, rien ne me le rappellera… Je vais donc retrouver le repos… mes jours ne seront plus troublés par la crainte, ni par la douleur de voir s’évanouir de vaines espérances… mon cœur n’éprouvera plus ces tumultueux battements qu’il ressentait à son approche, et mes larmes vont s’arrêter… Mais, d’où vient qu’en ce moment un froid mortel me glace ?… ma main tremble… je respire à peine… la fièvre me saisit… elle est une suite naturelle des fatigues qui m’ont accablée depuis quelques jours… je vais me reposer… dans peu je serai en état de continuer cette lettre, et de répondre à la tienne… j’ai besoin de la relire… je ne me souviens pas de ce qu’elle contient… je n’ai plus une idée…


À 6 heures…

M. Billing sort de chez moi… il accompagne James à Londres… et leur départ est fixé à demain matin… Demain nous serons séparés pour jamais… il me semble que ce malheur doit être le dernier pour moi. Crois-tu, Juliette, que je puisse exister sans lui ?… Oh ! mon Emma, pardonne-moi cette affreuse pensée !… quel est donc l’ascendant de ce fatal amour, s’il peut inspirer un instant à l’âme d’une mère le barbare projet d’abandonner son enfant !… mais tout sentiment de vertu n’est pas éteint dans mon cœur… le souvenir de Henri y règne encore… je vivrai pour sa fille ; je vivrai pour me punir de lui avoir préféré un ingrat !… et si mes forces n’égalent pas mon courage, c’est toi qui me remplaceras près d’elle, c’est toi qui lui diras : « Ta mère avait juré de te consacrer sa vie, le ciel n’a pas voulu la prolonger ; mais si son âme lui survit, la mort n’aura rien changé à sa tendresse pour toi !… »

Adieu, je ne puis achever…


LX


Depuis deux heures le soleil paraît… James est déjà loin de moi… il est parti sans que mes yeux lui aient dit un dernier adieu !… il va porter la joie au sein de sa famille, et le souvenir de Laure ne troublera point la sienne… Comment parviendrait-il jusqu’à lui ?… entouré des amis de son enfance, près d’un père qui le chérit… dans les bras d’une épouse !… Ira-t-il se rappeler une infortunée qui peut mourir pour lui, sans que la nouvelle de son malheur vienne jamais altérer le charme de sa félicité !… Je sens que cette idée augmente encore l’oppression de mon cœur… Adieu… je vais chercher à respirer sur le bord de la mer… je vais contempler cet océan terrible. Hélas ! bientôt lui seront confiés les jours de mon amant !… et, sans penser que livré à ses flots il s’éloigne de moi, j’invoquerai le ciel pour qu’il daigne en prolonger le calme.


LXI


Viens à mon secours, Juliette, viens m’aider à supporter ma joie et ma douleur !… ces deux sentiments se partagent mon âme, et rien n’égale le trouble qu’ils y font naître… Ce matin le bonheur me semblait impossible… je désirais la mort… tout a changé pour moi… écoute :

Après avoir longtemps erré sur les bords de la mer, épuisée de douleur, mais cherchant partout à l’accroître en m’approchant des lieux remplis d’une image si chère, j’entrai dans ce bois où pour la première fois je me sentis pressée contre son cœur. Là, je m’assis à la même place, et fixant les yeux sur celle qu’il avait occupée, je crus l’y revoir encore. Dans cet excès de délire, je tirai de mon sein la lettre qu’il m’écrivit, lorsqu’il s’éloigna pour sauver les jours de mon enfant, je la relus en m’adressant au ciel :

Ô toi, m’écriai-je, dont la volonté suprême s’oppose à tous mes vœux ! détruis donc l’amour qu’il t’a plu d’allumer dans mon cœur !… éteins le feu qui me dévore ! ôte-moi, s’il se peut, jusqu’au souvenir de l’ingrat qui n’a pas daigné répondre à cet amour ! rends-moi au repos, à la vertu, et préserve ma fille du malheur qui m’accable !… il m’abandonne sans regret… donne-moi son indifférence, ou permets que je succombe à mes maux.

— Ô ciel ! n’exauce pas ces vœux, me répond une voix adorée, punis mon crime ! apprête ta vengeance !… Je suis aimé, je puis tout supporter… Ô ma Laure, dit James en se jettant à mes pieds, reçois les serments de celui qui t’adore ! Apprends que depuis longtemps je ne vis que pour toi ; que dis-je ! ô ciel ! je n’ai commencé à vivre qu’en t’aimant. Jusqu’à ce jour, ébloui par de trompeuses apparences, j’avais cru connaître l’amour ; je nommais des larmes de tendresse, celles que l’orgueil outragé m’avait fait répandre pour une perfide… Mais ce que tu m’inspiras, détruisit bientôt mon erreur, et je ne vis plus que toi dans la nature, ton sourire fit mon bonheur, et tes peines mon supplice. Les remords, la jalousie, en déchirant mon âme n’ont fait qu’augmenter mon amour. J’ignorais le tien, et j’ai voulu te fuir. Mais quelle puissance au monde pourrait en ce moment m’arracher de tes bras ?… Répète-moi, ô ma divine amie, que le même sentiment remplit ton cœur !… que je suis tout pour toi, et que tu m’appartiens… Il faut qu’à force de bonheur, tu me fasses oublier mon crime et mes tourments.

— Tu m’aimes donc, lui dis-je ; pourquoi m’avoir caché le secret de ton cœur ?…

— Pourquoi ! reprit-il avec fureur, pour tenir mon serment… pour te laisser ignorer qu’un monstre t’adorait… oui, ajouta-t-il, d’un air égaré, tu vois devant tes yeux, la cause de tous tes malheurs… l’ennemi de toute ta famille… celui que tu dois haïr et mépriser… ton enfant même est sa victime, et la vengeance et le devoir t’ordonnent de conduire son bras pour me percer le sein… mais, non, n’écoute point cet exécrable aveu, il m’enlèverait ton amour… il m’ôterait la vie… viens, approche de mon cœur, pour en chasser un horrible souvenir ; dis-moi qu’il est purifié par le feu dont il brûle !… que l’amant de Laure n’est pas sans vertus, puisqu’il a su lui plaire…

Effrayée par l’accent de son désespoir je me penchai vers lui pour essuyer ses larmes, et je posai sa main sur mon cœur, sans pouvoir proférer une seule parole : hélas ! je respirais à peine !…

— Ranime-toi, dit-il, partage mes transports.

À ces mots je reçus un baiser de ses lèvres brûlantes, puis tout à coup me repoussant avec horreur !

— Je mourrai digne de toi, s’écria-t-il, je ne souillerai point ta vertu… mon idole sera respectée par son adorateur ; et s’il faut que je descende dans la tombe en emportant ta haine, ton estime m’y suivra… Je n’ai qu’un moyen d’échapper à de nouveaux remords !

Alors me remettant une clef :

— Tiens, continua-t-il, va sur l’instant près du tombeau de ton époux, ouvre avec cette clef la base d’une colonne où sont attachées ses armes ;… va, te dis-je… et frémis en apprenant le crime affreux qui nous sépare…

Il ajouta à ce discours tout ce que le délire peut inspirer de plus insensé ; j’essayai vainement de calmer ses transports ; bientôt il ne me reconnut plus, et adressa ses plaintes à une ombre qu’il croyait voir encore toute sanglante des coups qu’il lui avait portés. Enfin, son égarement le rendant furieux, je le vis succomber à ses emportements, et tomber sans connaissance… C’est alors que je sentis toute l’horreur de ma situation !… Je l’appelais,… il ne m’entendait plus… À genoux près de lui, j’arrosais de mes larmes ses joues décolorées… Les noms d’amant, d’époux, s’échappaient de ma bouche… hélas ! ils n’allaient pas jusqu’à son cœur !… ils se perdaient dans un morne silence !… Sa main était glacée… et la mort… l’affreuse mort, semblait empreinte sur ses traits ?… Juliette, je crus qu’il expirait, et dans mon désespoir, je m’éloignai pour chercher du secours, mais revenant bientôt, je l’appelai encore, les yeux fixés sur les siens, j’attendais qu’il les ouvrît ; parfois l’imagination frappée, je croyais sentir les battements de son cœur, le mien se livrait à l’espérance ; et l’instant d’après me voyait retomber dans l’anéantissement… Enfin rassemblant mes forces… je m’arrachai une seconde fois de ce lieu de douleur… je courus sur le bord de la mer… et apercevant de loin deux hommes qui venaient de ce côté, je me traînai vers eux. En entendant mes cris, ils pressèrent leur marche, et se trouvèrent bientôt assez près de moi pour que je pusse reconnaître M. Bomard et M. Billing ; je m’écriai :

— Venez à son secours !… il se meurt,… suivez-moi,…

Et me retournant aussitôt, je rentrai dans le bois, craignant de perdre une minute… Mais l’épuisement succéda à tant d’agitations… et j’ignorerais ce qui s’est passé depuis ce moment, si M. Bomard ne m’en avait instruite. Quand je revins à moi, je le trouvai assis près de mon lit.

— Qu’est devenu James ? lui dis-je avec effroi !

— Rassurez-vous, me répondit-il, il est auprès de Lucie, ses soins l’ont rappelé à la vie ; tandis que nous perdions l’espoir de ranimer la vôtre. Ah ! Laure ! pourquoi n’avez-vous pas eu de confiance en celui qui vous aime comme un père ! Combien vous vous seriez évité de chagrins !… Mais il n’est pas temps encore de vous donner des conseils ; vous avez besoin de repos, ajouta-t-il, en me tâtant le pouls, pensez à Emma, et faites quelque chose pour votre santé.

— Je ne suis pas malade, répliquai-je, je n’éprouve aucune douleur, et je serai parfaitement tranquille quand vous aurez calmé mes inquiétudes.

Alors il me raconta comment, étonné de ne pas voir James à l’heure fixée pour son départ, M. Billing et lui, l’avaient fait chercher dans toute la maison, et qu’ayant su du concierge qu’il avait pris le chemin qui conduit à la mer, ils s’étaient décidés à suivre ses traces, et à marcher jusqu’à ce qui l’eussent rejoint.

Un affreux pressentiment, ajouta-t-il, s’était subitement emparé de nous ; sir James nous avait quittés la veille, accablé d’une tristesse qui paraissait moins l’effet de la douleur que celui du désespoir. Son regard, son air farouche, semblaient annoncer quelque sinistre projet. Je n’osai faire part de mes craintes à personne, mais quand on me dit le matin qu’il avait disparu, je tressaillis et je conçus un soupçon si funeste, qu’en apprenant l’état où il était, qu’en vous voyant presque mourante, je rendis grâce au ciel de nous avoir encore laissé quelques rayons d’espoir. Dans ce désordre extrême, nous implorâmes l’assistance de plusieurs paysans qui passaient près de là : un d’eux courut à Savinie, et revint bientôt, dans la voiture qui était préparée pour le départ de sir James ; nous l’y portâmes, et M. Billing monta avec lui, tandis que j’aidai deux autres paysans à vous transporter jusqu’ici. Ils m’ont promis de garder le secret sur cet événement, et je vous réponds de leur probité. Quand on vous a rapportée au château, Emma et Lise jetaient des cris effroyables ; je ne suis parvenu à les rassurer qu’en les trompant sur mes inquiétudes. Mme de Varannes et son fils ont paru aussi surpris qu’affligés de votre situation ; je leur ai dit qu’étant malade vous aviez probablement essayé de prendre l’air, espérant qu’il vous soulagerait, mais qu’au lieu d’avoir diminué vos souffrances, il avait seulement accru votre faiblesse, et qu’on vous avait trouvée évanouie près des avenues du parc. Mais j’ai vu qu’ils étaient loin d’attribuer à cette simple cause le danger où vous étiez. Imaginant bien que votre premier soin serait de vous informer de l’état de sir James, j’ajoutai, que l’accablement qu’ils remarquaient en vous était l’effet d’un assoupissement qui vous serait fort salutaire, je les engageai à se retirer, et madame de Gercourt les emmena. À peine me trouvais-je seul avec Lise et vous, qu’on vint m’annoncer que M. Billing demandait à me parler. Craignant de vous quitter, je le reçus ici, j’envoyai Lise auprès de votre enfant, et quand elle fut partie, le bon M. Billing s’approcha de votre lit, et fondit en larmes en vous voyant encore inanimée. Sir James était mieux, il l’avait conjuré de voler près de vous pour lui rapporter de vos nouvelles, et vous donner des siennes.

— Il mourra, disait-il, si je lui fais le récit de ce que je vois. La fièvre lui a rendu ses forces, il est vrai, mais souvent le transport s’empare de lui, et l’on croirait que sa raison l’a tout à fait abandonné, si toutes les fois qu’il parle de Laure, il n’exprimait ses idées clairement, avec suite, et du ton le plus tendre. Combien je dois redouter d’augmenter son délire, en lui apprenant un malheur qu’il ne prévoit qu’en frémissant !…

— Gardez-vous bien de l’en instruire, lui répondis-je, le pouls de Laure commence à revenir, sa respiration est moins gênée, je suis sûr qu’avant une heure son sang aura repris sa circulation, et que cet accident n’aura aucune suite fâcheuse. Retournez près de sir James : car si vous restiez ici plus longtemps, il ne vous serait plus possible de calmer son inquiétude. Dites-lui que Laure va mieux, et que je lui prodigue tous mes soins.

Rassuré par l’espoir que je lui donnais, cet excellent ami est reparti après m’avoir fait promettre d’envoyer un exprès à Savinie aussitôt que vous seriez tout à fait revenue, et je vais m’acquitter de ma promesse.

En finissant ces mots, M. Bomard se leva et fut écrire un billet à M. Billing, tandis que je traçai ces mots pour James :

« L’amour de James rend Laure à la vie ; qu’il cesse de s’inquiéter, désormais tout est bonheur pour elle. »

La faiblesse m’empêcha d’en écrire davantage. Je retombai sur mon lit et je restai plongée dans la plus profonde rêverie. J’avais parfaitement compris le récit de M. Bomard. Il me rappelait confusément plusieurs des sensations que j’avais éprouvées ; mais il ne me restait de tant de souvenirs que celui du danger de James ; bientôt mes idées se confondirent entièrement, un calme rafraîchissant passa dans tous mes sens, et je dormis d’un sommeil assez paisible : je lui dois la force de pouvoir t’écrire depuis aussi longtemps.

À mon réveil, j’appris de Lise que M. Bomard était allé à Savinie, et qu’il était parti en lui disant :

— Puisqu’elle dort aussi bien, il n’y a plus rien à craindre pour elle ; passez la nuit dans sa chambre et cessez de vous affliger.

Me sentant presque dans mon état ordinaire, je me suis levée, j’ai envoyé Lise prendre quelque repos ; et me sentant plus tranquille, j’ai voulu rassembler mes souvenirs pour te peindre tout ce que j’ai ressenti depuis deux jours. Je me les retraçais avec peine, lorsque jetant les yeux sur ma table j’ai aperçu la clef que James m’a remise dans son délire. Frappée de cette vue, elle m’a reportée au moment même où il me la donna. J’ai senti renaître mon agitation… et c’est au milieu de ce trouble que je t’ai fait le récit du plus doux et du plus cruel événement de ma vie…

Que dois-je penser de ce mystère ?… de ce crime qui le sépare de moi ?… Oh, mon amie ! aurait-il formé quelque honteux lien ?… Cette veuve… cette milady Léadnam, serait-elle son épouse ?… Aurait-il payé sa possession par une action indigne de lui ?… Ah ! loin de moi cette coupable pensée !… Mais, d’où naît son égarement ?… Pourquoi s’être imposé la loi de ne jamais céder à sa passion ?… de mourir plutôt que de s’unir à l’objet de sa tendresse ?… et cela quand l’amour le plus pur répond au sien !… Quand tout semble se réunir pour mettre le comble à sa félicité !… Mais que je suis insensée de m’affliger ainsi… N’ai-je pas vu que sa raison l’avait abandonné ? M. Billing ne l’a-t-il pas remarqué comme moi ?… Et dois-je prendre pour certain tout ce qu’il lui fut inspiré par ses transports délirants ?… Non, ma Juliette, je ne veux penser qu’au bonheur d’en être aimée… Je veux croire que son serment à Frédéric l’a seul porté à combattre son amour… Qu’il regarde comme un crime l’aveu qu’il m’en a fait, et que la certitude de désespérer son ami, en ne pouvant lui cacher qu’il possède le cœur de Laure… exalte son imagination au point de le peindre à ses propres yeux comme l’auteur des malheurs de toute ma famille… Tant d’exagération devrait me rassurer… Cependant cette clef !… Le tombeau de mon époux !… Il faut me convaincre… il faut sortir de ce doute cruel… Il est deux heures de la nuit… Cette lampe peut me guider dans l’obscurité… Adieu, Juliette… Je vais m’assurer de son innocence ou… Grand Dieu !… fais qu’il me soit permis de l’adorer toute ma vie !…

(Ici finissent les lettres de Laure ; le reste est écrit de la main de Juliette).


Le plus profond silence régnait dans la nature ; le ciel couvert d’épais nuages cachait aux yeux les astres de la nuit ; la pesanteur de l’air, la sombre obscurité qu’un éclair menaçant venait parfois troubler, tout semblait présager un orage. Laure marche d’un pas tremblant, portant d’une main la lampe dont la faible lueur sert à la conduire, et tenant dans l’autre la clef que sir James lui a donnée. Son émotion redouble à mesure qu’elle approche du tombeau de son époux… Le moindre bruit augmente sa terreur, arrête ou précipite sa marche ; de sinistres idées s’emparent de son âme ; et chaque objet qui s’offre à sa vue, prend la forme de celui que peint son imagination. Ô vous !… que l’infortune ou l’amour malheureux a forcés de parcourir les bois dans l’ombre de la nuit !… rappelez-vous les tressaillements que vous ont fait éprouver le vol d’un oiseau, le léger bruit d’une branche qui tombe, et le sentiment de crainte que ne peuvent surmonter le courage ni la raison, vous comprendrez alors la cause du tremblement de Laure. En arrivant au bord de l’île, elle fut obligée de s’appuyer contre un arbre ; sa faiblesse lui faisait redouter de ne pouvoir aller plus loin. Mais l’inquiet désir d’apprendre son sort ranimant ses forces ; allons, dit-elle, cessons d’outrager le ciel par tant de défiance ; il a daigné sauver les jours de mon enfant ; peut-être veut-il aussi le bonheur de ma vie !… En disant ces mots, elle s’avance vers le tombeau, se prosterne à genoux, croit entendre la voix de Henri lui reprocher son infidélité, et s’éloigne aussitôt le cœur déchiré de remords… Un moment après, elle s’approche de la colonne, pose sa lampe sur une des marches, aperçoit une serrure du côté de la base, introduit la clef, ouvre, et voit… Ô crime affreux ! Une épée encore toute teinte de sang… Ces mots gravés dessus :

James a plongé ce fer dans le sein de Henry.

À la garde de l’épée est attachée une lettre ; Laure croyant s’abuser s’en saisit et reconnaît l’écriture de son époux. À cette vue un froid mortel circule dans ses veines… Elle jette en frémissant les yeux sur cet écrit, et lit :

« Malheureux James, veille sur ma famille, et je te pardonne ma mort… »

— Toi, l’assassin de mon époux ! s’écrie Laure en s’emparant de l’arme fatale ; monstre…, je vais me venger de toi…

Elle veut se frapper… ; le souvenir de son enfant l’arrête… Elle s’enfuit…, se traîne échevelée…, mourante, loin de ce séjour d’horreur, s’égare, et va tomber au pied d’un chêne,

Cependant le ciel commençait à s’éclaircir ; l’orage, au lieu d’éclater, s’éloignait peu à peu ; et déjà le soleil reparaissait avec éclat, comme si ses premiers rayons ne devaient éclairer que le bonheur et l’allégresse, quand James, succombant à son inquiétude, et présageant les malheurs attachés à l’aveu de son crime, sortit de chez lui pour se rendre à Varannes, dans l’espoir d’arriver assez à temps pour remettre à Laure la lettre qui contient l’histoire de sa vie, et qui doit peut-être excuser son crime. Personne n’était réveillé lorsqu’il arriva ; il fit lever le concierge, qui lui dit que Mme d’Estell n’était pas visible d’aussi bonne heure, et que, s’il voulait se promener dans le parc en attendant son réveil, il viendrait l’avertir aussitôt qu’elle aurait donné l’ordre de le laisser entrer. James sentit toute l’inconvenance de sa visite ; mais sans chercher à l’excuser, il remercia le concierge, et entra dans le jardin.

À peine a-t-il parcouru quelques allées, qu’il aperçoit une robe blanche à travers le feuillage ; il s’approche, et voit Laure, sa malheureuse Laure…, le sein découvert, les cheveux épars, tenant une épée à la main, et les yeux fixés sur la lettre de Henri… Le bruit qu’il fait en approchant ne frappe point son oreille : tout entière à son désespoir, elle ne voit et n’entend rien.

— Laure ! s’écrie James en arrachant l’arme qu’il reconnaît, Laure ! venge la mort de ton époux, perce mon sein… ; c’est le seul moyen d’éteindre mon amour… Tu ne dois pas souffrir qu’un meurtrier t’adore.

Au son de cette voix Laure paraît se réveiller subitement, et fait un mouvement d’horreur, en voyant son amant auprès d’elle ; elle veut s’éloigner…, mais il la retient, en se traînant à ses pieds.

— Viens-tu joindre l’insulte au crime, dit-elle avec l’accent de la terreur ?… Oses tu bien rappeler ton indigne passion à l’épouse de Henri !… à la mère de son enfant !… de cette infortunée que ta barbare main a privée de son père ?… Va, monstre impitoyable, j’implore le ciel pour qu’il t’accable de sa malédiction…, pour qu’il te punisse de m’avoir inspiré un amour aussi criminel que toi ; mais écoute le dernier serment d’un cœur qui ne t’appartient plus. Il jure de te haïr, de l’abandonner aux remords, et de publier partout ton infamie…

James, anéanti sous le poids de ses maux, retire la main qui retenait Laure, cherche à se soutenir en l’appuyant contre terre, et prononce ces mots d’une voix étouffée.

— Ton serment détruit le mien, tu seras satisfaite ; adieu.

Il veut se lever ; mais il retombe épuisé de douleur. Laure se retourne, le voit dans cet état, jette un cri, et lui dit :

— Malheureux, pense-tu que je sois sans pitié ? Henri t’a pardonné ; serais-je donc plus cruelle que lui ?… Et quand je respire, dois-tu succomber à ta peine !… Non, reviens à toi…, je pense que ton crime fut involontaire ; si c’est une erreur, laisse-la moi toujours ; j’ai besoin de croire à ta vertu pour excuser ma faiblesse.

En ce moment, Frédéric arrive ; Laure éperdue se jette à ses pieds.

— Ô mon frère, s’écrie-t-elle ! épargnez sa vie, ne vengez pas son crime !… Contemplez sa misère, il se meurt de remords… Au nom du ciel, ne les augmentez pas… Donnez-lui vos secours ; soyez aussi généreux qu’il est coupable !…

En finissant ces mots, elle s’enfuit avec vitesse, remonte dans son appartement, défend qu’on y laisse entrer personne, et se livre à tout l’excès d’un affreux désespoir.

Pendant ce temps, le bon, le généreux Frédéric oubliait ses chagrins, pour ne s’occuper que du malheur de son ami, n’osant pas encore le questionner sur la cause du désordre où il le voit ; il l’aide à se relever, le soutient, et le conduit jusqu’à sa voiture, le ramène chez lui ; et là, il entend de sa bouche, le récit effrayant de ses infortunes et de la fatalité attachée à son sort. Frédéric avait tendrement aimé son frère ; le souvenir de sa mort faisait couler ses pleurs ; et s’il eût appris par un autre, que James en le combattant lui avait porté le coup mortel, il n’aurait pas hésité un seul instant d’aller exposer sa vie pour venger le trépas de son frère. Mais il voyait le remords empreint dans tous les traits de son ami. Il était baigné des larmes de son repentir, et ce spectacle, en attendrissant son âme, lui ôtait tout sentiment de colère. D’ailleurs, ce malheureux James était encore moins coupable qu’à plaindre ; à sa place Frédéric en eût peut-être fait autant, et celui que la moindre insulte rendait implacable, celui qui portait la bravoure jusqu’à l’exaltation, ne pouvait regarder sans pitié la victime d’un emportement, que lui-même n’aurait pas su vaincre. Il le plaignait, lui parlait de son amitié, et n’osait prononcer le nom de Laure, dans la crainte d’accroître ses tourments, et de diminuer, par le souvenir de leur rivalité, l’intérêt qu’il prenait à sa douleur.

Lucie joignait ses prières aux siennes pour conjurer James de calmer son agitation, en recevant les consolations qu’ils s’empressaient de lui offrir. Tous deux tâchaient surtout de le distraire des funestes projets qui semblaient l’occuper. Mais son cœur, déchiré par la souffrance, était insensible au baume qu’ils versaient sur ses blessures. Semblable à l’infortuné qu’une maladie douloureuse et mortelle va conduire au tombeau, et qui, désirant épargner à ses amis l’horreur de ses derniers moments, reçoit en souriant les secours inutiles qu’ils viennent lui offrir. Ainsi James accueille avec reconnaissance les soins de Frédéric et de Lucie ; pour mieux les persuader de sa résignation et de son calme, il leur demande quelques moments de solitude. Il veut, dit-il, écrire une lettre importante ; mais craignant de le livrer à lui-même, ils refusent de s’éloigner, et c’est devant eux qu’il trace cet écrit, dont le souvenir arrache encore des larmes.

Laure, l’infortunée Laure n’est pas moins à plaindre que lui, et se voit contrainte de dissimuler ses tourments. Madame de Varannes, instruite par un de ces gens de l’état dans lequel on l’a vue rentrer monte chez elle malgré sa défense, pénètre dans son appartement, l’accable de questions, d’expressions tendres, et n’obtient d’autre réponse qu’un léger serrement de main. Madame de Gercourt arrive ; Laure ne l’aperçoit point. Son enfant est couché sur son sein ; elle fixe sur lui des regards suppliants, et semble lui demander pardon de sa faiblesse. Elle voudrait oublier le coupable pour ne penser qu’au crime ; mais son cœur ne peut excuser l’un, ni cesser d’adorer l’autre ; les deux combats que ces deux sentiments élèvent dans son âme, altèrent toutes ses facultés. Que lui importe le reste du monde ; tout ce qui n’est point sa fille, son amant, semble n’être plus rien pour elle.

Dans cet instant. Lise apporte à sa maîtresse une lettre que le jardinier vient de trouver dans le parc. Le nom de Laure est dessus. Elle la prend, et lit, en respirant à peine, ce douloureux récit.




LETTRE DE JAMES À LAURE.


Laure, il fallait choisir entre l’horreur de tromper ton amour, et la douleur de te perdre ! J’ai dû préférer ton innocence à ma félicité. Hélas ! en aurais-je été digne, si je l’avais achetée aux prix d’une infâme perfidie ; tes regrets, mes remords, n’en seraient-ils pas venus empoisonner le charme ! Et, poursuivi par le souvenir de son crime, crois-tu que ton malheureux amant ait pu jouir avec douceur des droits que sans lui ton époux conserverait encore ? Non, le même sentiment qui t’a rendue l’arbitre de son sort, le préserve de succomber à l’attrait d’un bonheur qui souillerait ta vertu ; mais sais lui gré de ce cruel sacrifice ; pense qu’il t’adore, qu’il eût payé du reste de sa vie le délicieux plaisir de te serrer un instant dans ses bras, et que c’est au moment où il entend sortir de ta bouche divine, l’aveu qui comble ses désirs… que James renonce à ton cœur, au seul bien qu’il chérit sur la terre ! Ô Laure ! que tant d’amour obtienne son pardon ! Surtout, crains de m’accabler de ta juste colère ?… J’ai pu résister aux reproches déchirants d’une âme vouée au repentir ; j’ai bravé l’infortune, surmonté ma faiblesse ; je ne survivrais pas à ton indignation. — Je suis doublement coupable, il est vrai ; je devais m’éloigner de ces lieux, le jour où je te vis paraître ; je devais prévoir que tes vertus et tes charmes m’inspireraient bientôt une violente passion ; mais écoute ce qui peut en partie excuser mes fautes, et vois si la fatalité ne m’avait pas réservé tous ses coups.

« Né avec les emportements d’un violent caractère, l’éducation ne m’a appris que faiblement à les réprimer. Unique héritier d’une famille illustre par les services qu’elle a rendus à l’état, et par l’ancienneté de son nom, je fus élevé pour remplacer mon père dans les charges importantes qu’il occupe à la cour. On m’instruisit dans toutes les connaissances utiles à un homme destiné aux grands emplois. Ma mère aimait les arts, et me les fit cultiver ; mais on me laissa ignorer les moyens de vaincre mes passions ; quelques actions justes et bienfaisantes firent présumer que mon cœur était bon, et mon père poussa l’aveuglement jusqu’à donner les noms de bravoure et d’audace aux sentiments fougueux qui me rendaient souvent aussi ridicule qu’intraitable. C’est à cette faiblesse qu’il faut attribuer les chagrins que je lui ai causés, et le malheur de ma vie.

À l’âge de vingt-trois ans, je me liai intimement avec un de nos philosophes anglais, dont les jours étaient consacrés à l’étude ; mon père l’avait connu dans un de ses voyages ; il l’estimait, et voyait avec plaisir qu’il s’intéressait à moi ; il m’envoya passer un été avec lui ; et ce fut dans ce temps que je pris le goût de la solitude. Mon ami me l’inspira par son exemple ; sa fortune lui aurait permis de vivre dans le grand monde ; mais il préférait le repos à l’éclat, et les plaisirs d’une Vie douce aux tourments d’une perpétuelle agitation. Bientôt je partageai son mépris pour les grandeurs, sa philantropie, et je crus que le bonheur de vivre près de ceux qu’on chérissait, dont on était aimé, était le seul qui dût flatter l’ambition d’un homme sage.

« J’étais pénétré de ces sentiments, quand je revins chez mon père ; il s’aperçut du changement de mes idées, et prit mon air réfléchi pour un air mélancolique ; il s’imagina que j’avais besoin de distractions, rassembla chez lui tout ce qui pouvait m’en offrir, et fit revenir ma mère du château qu’elle habitait ; son hôtel de Londres devint le théâtre des plaisirs de la ville ; chaque jour amenait une fête, et toutes les femmes se disputaient l’honneur d’y être admises. C’est alors que je connus la veuve de lord Léednam. Vous avez entendu parler de sa beauté, du séduisant de son esprit, et vous concevrez sans peine comment, avec ma simplicité, je devins dupe de son artifice. Elle prit, pour me plaire, l’apparence de toutes les vertus que je préférais ; l’idée que la seule ambition de faire un grand mariage l’attachait à moi n’entra point dans mon esprit ; je me crus sincèrement aimé ; et quand mon père m’ordonna de rompre tout commerce avec elle, en m’assurant que sa coquetterie et sa cupidité la rendaient indigne de l’affection d’un honnête homme, je traitai ses propos de calomnies, je refusai de le satisfaire. Il employa vainement les menaces, dit qu’il me déshériterait, si je m’obstinais dans ma désobéissance ; son despotisme m’indigna ; je lui répondis que la fortune que j’avais héritée de mon oncle me suffirait, et que je ne voulais pas acheter la sienne au prix de mon indépendance. Ma réponse le transporta de colère ; il devint furieux, et c’est dans cette horrible scène qu’il me chassa de chez lui.

« Un homme de mon caractère ne devait point oublier une pareille humiliation. En sortant de la maison paternelle, je jurai de n’y rentrer jamais, et j’allai confier à milady ce qui venait de se passer entre milord Drymer et moi, et l’intention où j’étais de quitter l’Angleterre. Elle approuva mon dessein, voulut me suivre, me répéta souvent qu’elle serait heureuse de me consacrer sa vie ; et transporté de reconnaissance, je lui jurai que si au bout d’un an le ressentiment de mon père n’était point affaibli, je l’unirais éternellement à moi, et que le bonheur de vivre son époux me ferait oublier toutes les peines causées par ma famille. Elle joignit ses protestations aux miennes, et nous partîmes aussitôt pour Paris. Nous y passâmes six mois dans la solitude ; milady se lassa d’en jouir. Je trouvai naturel son goût pour la société, et je m’imposai seulement le devoir de ne point paraître en public avec elle, dans la crainte de la compromettre. Vous savez par quelle affreuse trahison elle récompensa ma délicatesse ; mais ce que vous ignorez, Laure, c’est que le meilleur ami de M. d’Estell fut la cause innocente de toutes nos infortunes.

« Le chevalier Delval fut l’amant qu’elle me préféra ; elle le rencontra chez la comtesse de L…, où j’avais toujours refusé de l’accompagner, étant brouillé avec la maîtresse de la maison, depuis mon premier voyage en France. Le chevalier en devint amoureux ; il est aimable, d’une charmante figure, et possède une grande fortune ; c’était plus qu’il n’en fallait à milady pour l’engager à répondre à son amour. Mon caractère sérieux lui parut insupportable, en comparaison de l’enjouement de Delval. D’ailleurs le courroux de mon père ne s’apaisait point ; elle me vit prêt à être dépouillé de mon héritage, et cette dernière considération la porta à me sacrifier. Elle cacha soigneusement nos liens au chevalier, et partit avec lui le jour où il reçut l’ordre de rejoindre son régiment. Peignez-vous ce que j’éprouvai lorsqu’on me remit le billet qui m’apprenait sa fuite. Je ne crus pas un mot de ce qu’il m’apprenait sur les motifs qu’elle disait l’avoir guidée. J’aurais dû mépriser cet indigne procédé ; mais la violence de mon caractère ne me le permit pas, et les transports de la jalousie, le désir de la vengeance s’emparèrent de mon âme. Après bien des recherches, j’appris qu’elle était partie avec un officier, et qu’ils devaient être déjà à Strasbourg. Je m’y rendis aussitôt ; je descendis à l’hôtel de l’Empereur. L’hôte me dit que le chevalier Delval avait amené la veille une jeune femme chez lui, qu’ils y logeaient tous deux ; je demandai à les voir ; on me répondit qu’ils étaient au spectacle ; je m’y traînai dans un état impossible à décrire, et la première personne que j’aperçus en entrant, fut milady, assise à côté d’un officier français. Je me fis ouvrir sa loge, j’y entrai brusquement ; j’accablai la perfide de reproches, d’injures ; j’insultai celui que je croyais mon rival, et je n’ose vous dire à quel excès la rage m’emporta. La scène devint si vive, que l’officier, traité par moi de lâche, sortit à l’instant pour se venger de son indigne agresseur. Nous nous rendîmes sur les remparts : c’est là, qu’à la suite d’un affreux combat, la fureur triompha du courage, et l’injustice du véritable honneur.

Ma rage s’éteignit bientôt en voyant tomber mon adversaire ; j’oubliai les torts que je lui supposais, et je me précipitais vers lui pour lui offrir des secours, quand milady et le chevalier arrivèrent ; celui-ci, frappé du spectacle sanglant qui s’offrait à sa vue, jeta un cri de désespoir. Un mot de milady m’instruisit de ma méprise ; je sus que Delval, ne pouvant l’accompagner au spectacle, avait chargé le marquis d’Estell de lui donner la main ; et convaincu d’avoir commis un crime exécrable, je voulus me frapper. Delval arrêta mon bras et le coup que je me portai me blessa légèrement. Pourquoi sa barbare pitié m’a-t-elle conservé la vie ?… Sans doute il prévoyait que mes remords vengeraient mieux le trépas de son ami.

« À la vue du meurtre dont elle était la cause, l’indigne milady s’enfuit, en emportant la haine et le mépris dûs à sa double perfidie.

« Cependant le malheureux Henri respirait encore ; après avoir arrêté le sang qui coulait de sa blessure, nous le transportâmes chez Delval. Les chirurgiens furent appelés, et prononcèrent l’arrêt fatal, en nous assurant que les remèdes qu’ils allaient employer ne prolongeraient que de quelques jours son existence. C’est alors que je m’abandonnai à l’excès de mon désespoir. Delval en fut touché. Mes larmes apprirent à Henri le sort qui l’attendait ; il me plaignit lui-même, et permit que je ne le quittasse point. Il voulut savoir ce qui m’avait porté à cette cruelle vengeance. Je lui racontait mon histoire.

« — Cessez de vous affliger, me dit-il après l’avoir écoutée ; un instant d’égarement a causé nos malheurs : ce n’est pas sur moi qu’il faut pleurer, bientôt je ne souffrirai plus… Mais ma Laure…, mon Emma, qu’allez-vous devenir ?… Mes amis, ajouta-t-il en prenant la main de Delval, jurez-moi de cacher à ma chère Laure que je reçus la mort en combattant pour une femme méprisable !… Elle pourrait me soupçonner d’infidélité, et je croirais mourir deux fois en perdant son estime. Dites-lui plutôt que j’ai péri dans la bataille livrée dernièrement aux Impériaux. Dites-lui surtout que je ne regrette au monde qu’elle et ma famille. Hélas ? sa tendresse faisait ma félicité, et l’idée des chagrins qui vont déchirer son cœur, est celle qui m’oppresse le plus.

« — Suis-je assez à plaindre !… interrompit Delval, et le sort croit-il m’avoir épargné, en te frappant pour moi ?… Ordonne, ô mon digne ami, et tes vœux seront satisfaits !

« Henri lui dicta toutes ses volontés, se tournant vers moi :

« — Vous avez connu mon jeune frère, reprit-il : il m’a souvent parlé de l’amitié qu’il vous inspira pendant l’année que vous passâtes ensemble ; rappelez-vous Frédéric de Varannes.

« — J’ai tué le frère de mon ami, laissez-moi le venger ?…

« En disant ces mots, je me frappais la poitrine ; j’étais dans les convulsions du remords. Henri, épuisant le reste de ses forces à calmer mes transports, employa le seul moyen capable de m’empêcher d’attenter à ma vie.

« — Tu ne peux rien me refuser, me dit-il d’un ton solennel ; écoute les dernières volontés d’un homme qui veut te confier ce qu’il a de plus cher au monde pour te prouver qu’il meurt ton ami. Le sort de ma famille dépend entièrement de la fortune de madame d’Estell. Je connais Laure, je sais tout ce que fera sa générosité ; mais un revers peut la priver du plaisir de la satisfaire. Promets-moi donc de la remplacer, de chérir mon frère, ma jeune sœur ; de veiller sur mon Emma, si le ciel lui enlevait aussi sa mère. Enfin, rends à la mienne un fils qui l’aimait tendrement ; sois le protecteur de ma famille, et conserve ta vie pour la consoler de ma perte.

« — Je jure de t’obéir, lui répondis-je, en me prosternant devant lui, reçois le serment que je te fais de ne vivre que pour réparer mon crime ; dès ce moment j’adopte ton enfant ; ma fortune, mon existence lui seront consacrés, et les soins que je donnerai à ceux qui t’intéressent, pourront seuls me distraire des remords que sans toi je ne souffrirais plus ; mais du moins que ton pardon soutienne mon courage ; pense à tous les tourments que je vais supporter pour tenir ma promesse, et que le souvenir de ta haine ne suive pas celui de mon malheur !

« En finissant ces mots je tombai sans connaissance aux pieds de son lit. Dans mon emportement, j’avais déchiré ma blessure, et depuis longtemps mon sang coulait s’en que je m’en aperçusse. Delval me secourut, il me fit transporter dans une autre chambre ; mais voyant que l’hémorragie augmentait de plus en plus, et que je pouvais succomber à ma faiblesse, il envoya chercher un chirurgien qui passa la nuit auprès de moi. Le bon Delval allait alternativement du lit de son ami au mien, j’étais hors d’état de remarquer ses soins ; je restai vingt-quatre heures dans le plus grand danger ; et quand mes yeux s’ouvrirent au sortir de ce long évanouissement, le premier objet qui les frappa, fut l’infortuné Delval, pâle, immobile, et comme annéanti sous le poids de la douleur. Je n’osai le questionner, j’étais trop sûr de sa réponse. Le nom de Henri s’échappa de ma bouche.

« — Henri !… répéta-t-il, en tournant ses regards vers le ciel…

« Voilà tout ce qui m’apprit sa mort. Je retombai, et je crus un instant que la bonté céleste, prenant pitié de mon sort, allait terminer mes souffrances.

« Je vous épargnerai les détails d’une maladie qui dura six semaines. Quand je fut rétabli, Delval m’instruisit de tout ce qu’il avait fait pour tromper votre douleur. Il me remit le billet que Henri m’avait écrit une heure avant sa mort ; je le posai sur mon cœur comme un baume adoucissant, et je mêlai des larmes de reconnaissance à celles d’un amer souvenir. Après avoir acheté le secret de tous ceux qui pouvaient nous trahir, nous nous arrachâmes de ces lieux de douleur ; nos adieux furent déchirants. Delval partit pour la Hollande, et moi je revins à Paris. En arrivant, je trouvai une lettre de ma sœur, qui, ayant appris l’infidélité de milady, m’engageait à venir oublier près d’elle mes chagrins. Je lui apportai moi-même ma réponse. Je comptais la quitter au bout d’un mois pour aller rejoindre Frédéric, que Delval m’avait dit être à L***, mais quand elle m’apprit que madame de Varannes était retirée dans un château voisin du sien ; qu’elle était liée avec elle ; et que j’aurais bientôt l’occasion de la voir, je formai le projet de me fixer à Savinie. Au bout de quelques jours, je fut présenté à votre belle-mère ; elle me reçut comme une amie de son fils, m’annonça sa prochaine arrivée, et Caroline se réjouit de la vôtre. Elles pleuraient encore toutes deux la mort de Henri ; ignorant l’impression que me faisaient éprouver leurs regrets, elle me surent gré d’y paraître sensible, et je partageai une partie de l’amitié qu’elles portaient à ma sœur.

« Cependant votre voyage se remettait de jour en jour et l’on commençait à perdre l’espoir devons voir, lorsque vous arrivâtes. Ah ! Laure ! quel jour mémorable pour nous !… Je désirais vous connaître, et pourtant je refusai d’accompagner ma sœur lorsqu’elle alla vous faire sa première visite ; je craignais de me trahir, en laissant apercevoir le trouble que me causerait votre vue. Hélas ! j’étais loin de prévoir tout ce qu’elle devait m’inspirer !… Rappelle-toi, Laure, le moment où je te vis pour la première fois ; celui où l’enfant de ma sœur effrayé de tes vêtements lugubres se précipita loin de toi. À ce mouvement je crus que la nature entière frémissait de mon crime ; et je m’enfuis l’âme saisie d’épouvante et d’horreur. Dès-lors, mon cœur se remplit de ton image. Je vis sans cesse devant moi, ces yeux éteints par la douleur, dont chaque regard languissant semblait m’accuser et se plaindre ; cette douce mélancolie qui, répandue sur ta personne, ajoutait encore un charme à tous les tiens ; enfin jusqu’au son de ta voix, tout vint accroître mes remords. Mes larmes coulèrent de nouveau ; je croyais pleurer sur le sort du malheureux que ma barbarie avait privé de tant de félicité, mais déjà je ne souffrais plus que du regret d’avoir détruit la tienne.

« Je fus longtemps la dupe de mon cœur, j’attribuai ce que je ressentai à ton approche, au souvenir que tu me rappelais, et je rendis grâce au ciel de m’avoir mis à portée de remplir aussi facilement les vœux de Henri. Le désir de te plaire me parut dicté par le sentiment le plus pur. Son amitié, me disai-je, me tiendra lieu du pardon qu’elle aurait peut-être accordé à mon repentir, s’il m’eût été permis de lui avouer ma faute ; et ce n’est qu’en méritant son estime et sa confiance, que je pourrai goûter un instant de tranquillité. Encouragé par cette idée, je mis tous mes soins à te paraître digne de quelque intérêt, et sans penser où m’entraînait une illusion divine, je m’y livrai aveuglément.

« Je n’imaginais point avoir fait la moindre impression sur ton cœur, quand je reçus le mot que tu m’adressas au retour de Philippe. Il me transporta de reconnaissance ; tu faisais des vœux pour mon bonheur, tu m’enivras d’une douce espérance, j’osai te parler du plaisir que m’avait causé ton billet. Le nom de milady vint retracer à mon imagination l’affreux tableau qu’un moment d’ivresse en avait effacé. Je tressaillis ; les caresses de ton enfant augmentèrent mon trouble, et je fus contraint de te quitter. C’est ainsi que je passai mes jours dans les remords et l’agitation ; quand l’affreuse jalousie vint m’éclairer enfin sur le sentiment qui remplissait mon âme. Frédéric me confia l’amour dont il brûlait pour toi. Inquiet de me voir l’écouter d’un air sombre, il me fit ton éloge pour m’engager à mieux approuver son choix. Il me vanta ton esprit, tes vertus, et ne se doutant pas de mon supplice, il me parla de son espoir.

« — Vous connaissiez son amour, me dit-il, l’aveu vous en avait faiblement irrité, et lorsqu’il se disposait à vous fuir, c’est vous qui l’aviez retenu.

« Il n’en fallut pas davantage pour me persuader qu’il était aimé. Je sentis s’affaiblir l’amitié que je lui portais, et j’osai vous trouver coupable de répondre à sa tendresse. La raison m’ordonnait de m’éloigner de vous. Je voulus retourner en Angleterre, vous arracher de ma pensée… C’est toi qui me retins dans ces lieux, c’est toi qui m’as forcé de t’adorer tous les jours davantage… Comment n’as-tu pas lu dans mes yeux le feu qui me dévorait ?… Comment n’as-tu pas prévu qu’en restant près de toi, il finirait par consumer ma vie ? Mais tu prenais mon accablement pour de l’indifférence ; et c’est en injuriant ton amant que tu l’as livré à tout l’excès d’une passion, qu’il n’est plus en son pouvoir de combattre.

« J’obéis à mon amour, en suivant ta volonté ; mais effrayé des progrès qu’il faisait dans mon cœur, et des obstacles qui s’y opposaient, je tentai un dernier effort sur moi-même, en élevant un monument à mon repentir, en y déposant ce qui devait attester mon crime, et m’ôter tout espoir de bonheur. C’est moi qui inspirai à Frédéric l’idée de joindre un témoignage de ses regrets au tombeau que tu venais d’élever à Henri. Je le priai de me charger de ce pénible soin. Après avoir fait construire une colonne en marbre noir, j’obtins d’un ouvrier qu’il en creuserait la base, la doublerait en fer, et l’arrangerait de façon à ce qu’on pût l’ouvrir. Quand tout fut exécuté selon mes désirs, Frédéric la fit poser dans l’île ; et la même nuit du jour où tu célébras par tes pleurs l’anniversaire de la mort de ton époux, j’escaladai les murs du parc, je traversai la petite rivière qui entoure l’île, tenant le billet de Henri et mon épée d’une main, tandis que je nageais de l’autre, et j’arrivai près du tombeau, l’âme remplie d’effroi. Je déposai en tremblant l’arme fatale et le billet. Puis levant les yeux au ciel, je fis le serment de ne point insulter l’ombre de ton époux par un amour coupable. « Ne crains pas, dis-je en m’adressant à elle, que je tente jamais d’affaiblir ton souvenir dans le cœur de Laure ! Si je pouvais un jour concevoir cette affreuse pensée, ce monument me rappellerait ta mort, mes serments et mon devoir. » Dans ce moment l’horloge sonna trois heures. C’était celle où ton époux rendit le dernier soupir… Je crus entendre sa voix… mon sang se glaça… et ce n’est que longtemps après que j’eus la force de revenir chez moi.

« Soulagé par la certitude d’avoir fait une promesse inviolable, et désirant plus que jamais d’éteindre ma passion, je formai le projet de servir celle de Frédéric, j’engageai Lucie à plaider aussi sa cause ; mais elle me dit que ce serait inutilement, je m’en félicitai en rougissant de ma faiblesse. Le même soir j’eus le courage de te parler de Frédéric, de son amour ; en m’écoutant tu paraissais émue, j’en pleurais de désespoir. Peu de temps après, ma sœur tomba malade ; l’intérêt que tu pris à elle, celui que tu me témoignas, allaient peut-être me faire oublier ma résolution, quand de nouvelles preuves de ton attachement pour Frédéric vinrent m’y ramener. Rappelle-toi chacune de mes actions depuis ce moment, et tu verras que toutes furent guidées par les remords ou la jalousie.

« Juges de ce que j’ai souffert le jour où tu donnas à mon neveu le nom de ton époux ! Celui où je crus te voir pleurer le départ de Frédéric ; enfin cet instant cruel où ta vie sembla s’exhaler avec celle de ton enfant. Ne crois pas que je sois assez ingrat pour oublier, ô ma Laure ! la félicité dont je jouis en apprenant que mon empressement avait arraché à la mort, ta fille, celle de Henri… Hélas ! ce sentiment est le seul dont rien ne soit venu troubler la pureté. Combien que j’étais heureux en pensant que j’allais revoir le sourire sur tes lèvres ! que j’entendrais sortir de ta bouche les douces expressions de l’amitié, de la reconnaissance ! Je contemplais le portrait de Lucie, le souvenir de ce que tu éprouvas, lorsque je voulus te remercier de cet aimable don, se retraçait à ma pensée. Parfois je me flattais que mon émotion t’ayant fait deviner mon amour, tu le voyais sans colère. Frédéric n’était plus avec toi. Tu pouvais ne l’aimer que faiblement, l’oublier… Ah ! que je payai cher ce rêve délicieux, quand il vint m’apprendre que sa mère avait promis de vous proposer sa main, que madame de Gercourt l’avait assurée que la seule bienséance vous empêchait de déclarer votre tendresse pour lui, mais que bientôt il en obtiendrait l’aveu… Cette nouvelle fut pour moi un coup de foudre. Je revins à Savinie, la rage dans le cœur, et quand mes yeux tombèrent sur le présent que je vous destinais, un mouvement involontaire me porta à le jeter loin de moi… Je vous accusai dans le fond de mon âme, comme si vous aviez offensé mon amour. Bientôt j’eus honte de mon injustice ; le hasard m’offrit l’occasion de la réparer ; je voulus me justifier, je vis tes larmes… Ma raison s’égara, et je t’aurais avoué mon amour… si je n’avais eu la force de m’arracher d’auprès de toi.

« Depuis ce jour, victime de ma passion, sûr de ne parvenir jamais à la vaincre, je m’y abandonnai ; je savourai le délicieux plaisir de te voir, de t’entendre ; et si j’eusse moins respecté ton repos, ta vertu, je t’aurais dis cent fois que je t’idolâtrais… que rien ne pouvait séparer mon amour de ma vie… et que si le ciel opposait à mes vœux, mes serments et mon crime, je consentais à supporter le poids de sa vengeance, pour lire un instant mon bonheur dans tes yeux… Enivré du charme de ces idées, j’arrive chez toi… Que vois-je ? Ah, ciel ! l’image de Henri !… Henri, le front couvert de la pâleur mortelle que je vis sur ses traits quand j’eus frappé son sein !… À peine suis-je revenu de cette effroyable impression, qu’on m’apprend le malheur de Frédéric ; je vole à son secours. Vous arrivez presque aussitôt auprès de lui, et c’est devant moi que vous écoutez les expressions de son amour, que vous semblez craindre de l’interrompre. J’en crois savoir assez, je veux vous fuir, mais puis-je te quitter sans aller pleurer dans ces mêmes lieux où je t’ai vue sensible à ma douleur ! Je m’échappe, bientôt j’entends le son de ta voix. Je m’arrête, et crains de me tromper. Tu m’appelles ingrat. Ce nom m’apprend mon injustice et mon bonheur. Ah ! Laure ! cesse de plaindre ton amant, cet instant acquitte le sort envers lui, tu l’aimes, il a senti ton cœur battre contre le sien : la raison, le devoir se réunissent pour l’arracher de tes bras… Toi seule te donnes à lui ; et s’il te perd, c’est pour t’aimer trop tendrement !… Oh ! moment d’ivresse et de douleur ! pourquoi n’ai-je pas succombé à tant de félicité ?… Tu ignorerais encore le fatal secret qui nous sépare ; et je serais descendu dans la tombe en emportant tes regrets et ton amour ! À présent, que vais-je devenir ? irai-je traîner loin de toi des jours de tristesse et de honte ? Me laisseras-tu fuir accablé de ta haine ?… Non, non, la pitié, peut-être encore l’amour, t’engageront à pardonner un malheureux coupable. Tu pleureras sur la fatalité qui le condamne à renoncer à toi… Il pourrait me tromper, diras-tu ; il pourrait être heureux et mourir, et je dois à sa vertu le repos de ma vie !… Ma Laure, laisse échapper ce pardon de ta bouche !… Permets que j’aille le recueillir à tes pieds !… que je les baigne encore de mes larmes, et que pour la dernière fois, je lise dans tes yeux, ma grâce et ta faiblesse !… Le jour paraît. Dans ce moment, tu reposes peut-être : ah ! puisse-tu recevoir cette lettre, avant de te convaincre par toi-même du meurtre de ton époux ! Puisse mon repentir fléchir ta colère, et t’inspirer une douce pitié… Ah ! Laure ! hésite avant de prononcer l’arrêt de ton amant. Un seul mot l’aidera à supporter son supplice, ou l’affranchira de ses serments. »

Laure avait paru lire cet écrit avec une effrayante tranquillité, sa respiration était devenue plus étouffée à mesure qu’elle approchait de la fin, et pas une larme ne mouillait sa paupière, quand elle laissa retomber la lettre : étrange effet de la douleur ! qui reportant vers notre âme toutes nos sensations, semble ne multiplier ses forces que pour les épuiser, et finir par la rendre insensible.

Juliette, cette tendre amie, aussitôt après avoir reçu la dernière lettre de Laure, avait obtenu de son mari la permission de partir sur-le-champ pour Varannes. Elle disposait tout pour hâter son voyage, quand elle reçut la visite du chevalier Delval, ancien ami de M. et madame d’Estell. S’étant informé du motif de son départ, elle lui apprit que l’épouse de Henri allait peut-être former de nouveaux liens, et lui parla de son amour pour Sir James Drymer. À ce nom, les yeux de Delval exprimèrent un sentiment d’horreur.

— Quoi ! s’écria-t-il, vous souffririez que Laure s’unît au meurtrier de son époux ? Ce misérable a-t-il donc oublié son crime ? Ah ! s’il est ainsi, je vais lui rappeler qu’il existe un témoin de cet affreux combat, je vais rompre des nœuds que le ciel ne peut voir sans colère ! En demandant le secret de ce malheur, ajouta-t-il, tu ne prévoyais pas, ô mon digne ami ! que la main qui te donna la mort, oserait s’unir à celle de ton épouse ! Mais il en est encore temps, allons dévoiler ce mystère, allons épargner à Laure des regrets éternels !

Deux jours après cette scène, Delval et Juliette arrivèrent au château ; mais quelle fut leur douleur en voyant la pâleur de la mort répandue sur les traits de leur amie ; ses yeux éteints, et surtout la morne insensibilité dont elle était frappée. Laure les reconnut, leur sourit et retomba bientôt dans l’accablement qui depuis quelque temps laissait douter de son existence. Juliette la serra dans ses bras, l’inonda de ses larmes. Laure répondit à ses caresses par un regard languissant. Madame de Varannes leur dit qu’elle refusait de se mettre au lit, mais qu’elle prenait avec complaisance tout ce qu’on lui donnait pour la soutenir.

— M. Bomard nous a conseillé, ajouta-t-elle, de céder à ses désirs, hélas ! elle n’en témoigne aucun, et nous bornons tous nos soins à retenir son enfant auprès d’elle,

Delval voulut parler à Frédéric, on lui dit qu’il était à Savinie ; il s’y fit conduire et rencontra sur la grande route la voiture de madame de Gercourt qui retournait à Paris. L’arrivée de madame de Norval lui avait donné beaucoup d’humeur, elle en était fort connue et encore plus du chevalier Delval qu’elle avait honoré autrefois d’une flatteuse préférence. Toutes ces raisons étaient plus que suffisantes pour l’engager à s’éloigner d’une habitation où régnait la douleur. Elle crut devoir profiter du trouble qui remplissait la maison pour la quitter sans bruit, et madame de Varannes n’aurait jamais entendu parler d’elle si la lecture de ses ouvrages et la nouvelle de son ingratitude envers un prince auquel elle devait tout, ne fût venu par la suite la rappeler à son souvenir.

Frédéric, après avoir goûté un moment de bonheur en embrassant son ami Delval, lui raconta tout ce qui s’était passé depuis son retour à Varannes, et l’état où se trouvait James. Delval en fut touché, et admira le sublime courage qui l’avait porté à découvrir lui-même un secret qui lui enlevait pour jamais le cœur de son amante. Il ne voulut pas le voir.

— Ma vue, disait-il, lui rappellerait son malheur plus vivement encore : retournez près de lui, Frédéric, consolez-le, hélas ! c’est ainsi que Henri le consolait !

— Il écrit, répondit Frédéric, sa sœur et madame Billing sont auprès de lui, et je puis rester une partie de la journée avec vous. J’ai besoin de voir Laure, je tremble pour elle et je n’ose vous dire jusqu’où va mon inquiétude.

Delval le devina, et sans le questionner, le ramena à Varannes. Quand Frédéric aperçut Laure, quand il vit la consternation sur tous les visages, il n’eut pas la force de cacher ce qu’il éprouvait. Ses gémissements, ses sanglots peignirent sa douleur. Hélas ! chacun pleurait, excepté Laure, dont le calme effrayant était toujours le même ; on allait, on revenait près d’elle, sans qu’elle détournât les yeux pour voir ce qui se passait.

Sur les cinq heures, on annonça M. Bomard ; il vint s’asseoir près de Laure. En le voyant, un soupir s’échappa de son sein.

— Laure ! lui dit-il, pauvre Laure !…

Et ses larmes lui coupèrent la parole ; elle sembla remarquer son émotion, et lui fit signe en montrant sa poitrine, que son étouffement l’empêchait de lui répondre : alors il lui présenta son enfant, essaya de ranimer sa sensibilité, en l’excitant par des paroles attendrissantes, mais elle l’écouta sans en paraître émue. Trois heures s’étaient écoulées dans cet état pénible ; madame de Varannes et Juliette, retirées dans un coin de l’appartement, n’osaient se communiquer leurs craintes ; Delval, Frédéric, et le respectable curé gardaient un morne silence. Emma, la chère Emma, jouait aux pieds de sa mère ; et, sans deviner la cause de ce calme profond, semblait craindre de le troubler. Quand tout à coup on entend le bruit d’un coup de pistolet… Aussitôt Laure jette un cri perçant, se lève avec fureur, renverse tout ce qui s’oppose à son passage, court, se précipite, et ne s’arrête qu’au tombeau de Henri… Frédéric arrive le premier, la voit étendue sur le corps de son amant, et déjà baignée du sang qui coule de sa blessure… Oh ! spectacle d’horreur !… oh ! trop funeste exemple !… qui pourrait exprimer ce que tu inspiras de terreur, de pitié, dans l’âme de ceux que ce tableau sanglant frappa de désespoir !

De telles peines se sentent et ne s’expriment point. Ceux dont les cœurs sensibles auront connu l’amour, donneront une larme au malheur de ces deux amans, et comprendront ce qu’éprouva Laure en lisant les mots que lui adressa James, au moment de sa mort.


DERNIÈRE LETTRE DE JAMES À LAURE.


« Tu as juré de me haïr, Laure ! tu devais ce serment aux mânes de ton époux, à ton enfant… et ce n’est point pour te le reprocher que ton amant vient te parler encore !… dans peu il ne restera plus de lui que le souvenir de son crime, et que celui de l’ardent amour dont il brûla pour toi… l’un est lié à l’autre, ô ma Laure ! ne les sépare jamais. Le sentiment qui mêle un charme douloureux à l’horreur de te quitter, est trop pur pour ne pas mériter l’indulgence… Rappelle-toi qu’un instant tu crus James digne de ta tendresse, et qu’il ne meurt que pour l’avoir perdue… Je te l’avoue, mon adorable amie, si ta passion eût égalé la mienne, si par faiblesse ou par pitié tu m’avais conservé ton amour, il eût été pour moi l’air qui soutient la vie. J’aurais frémi de le profaner par de coupables désirs. Mais mon cœur s’en serait enivré ; chacune de ses pensées l’aurait porté vers toi ; tes peines, tes plaisirs eussent formé mon existence… heureux de vivre pour t’aimer, mes yeux n’auraient contemplé tes charmes qu’avec le respect dû à la divinité ; et le sacrifice de mon bonheur eût été payé par un seul de tes regards !… Mais… non… je t’abuse… on combat un sentiment docile, l’amour que j’ai pour toi, n’obéit qu’à lui seul… il est indestructible ; il ne connaît ni devoir, ni vertu, et si, dans ce moment, il pouvait flétrir ta colère, s’il te ramenait près de moi, je sens que nulle puissance ne m’arracherait de tes bras. Je couvrirais de mes baisers ce sein que j’idolâtre ; le feu qui me dévore passerait dans tes sens… et je n’invoquerais la mort qu’après avoir goûté la félicité suprême ?… Pardonne, je m’égare ; j’oublie que mes vœux, mes transports, doivent offenser Laure !… et qu’au moment où ses yeux se fixeront sur cet écrit les miens déjà fermés ne la reverront plus. — Grand Dieu ! si ta justice veut me récompenser de tant de maux !… fais que Laure soit heureuse ! je ne demande pour moi qu’un regret de sa part, et si mon âme est immortelle, permets qu’elle veille encore sur cet amante adorée, que du haut des cieux mon amour la protége, et qu’il soit aussi violent le jour où tu voudras nous réunir…

« Adieu, Laure… Adieu. Comprends-tu bien l’étendue de ce mot ? sais-tu pour combien de temps il nous sépare ?… hélas !… peut-être… le soleil brûle et ne s’éteint jamais… mon cœur brûle aussi… j’ignore tout le reste…

« Ma sœur vient de me quitter. Elle retourne près de ses enfants ; puissent leurs caresses la consoler de la perte d’un frère qui l’aimait tendrement… Billing est sorti pour aller te voir… et moi aussi je veux me raprocher de toi… la nuit semble venir m’inviter au repos éternel… Laure, j’embrasse ton enfant ; dis-lui que j’ai vengé son père ; parle-lui plus souvent de mes remords que de mon crime, et quand son jeune cœur sentira les premières atteintes de l’amour, apprends-lui que ce terrible sentiment fut la cause de tous mes malheurs, et que ne pouvant le vaincre… je meurs en t’adorant… Adieu… ma Laure… Adieu…


Quelques jours après cet affreux événement, Juliette et M. Bomard arrachèrent leur amie de ce séjour de douleur, et la transportèrent presque inanimée au château d’Estell, tandis que Frédéric et Delval remplirent les dernières volontés de James, en faisant déposer son corps dans un tombeau élevé près de celui de Henri. On avait trouvé sur lui un testament par lequel il faisait Emma d’Estell son unique héritière, après avoir fait à sa sœur et à chacun de ses amis un don considérable. Il n’avait point oublié Caroline : cette infortunée ayant appris la cause du départ précipité de sa famille, s’était décidée à tout braver pour aller s’informer du sort de son amie. Elle arriva à Estell peu de temps après Laure ; la fatigue, les chagrins lui causèrent une maladie, dont le résultat fut la mort de son enfant. Sa sœur ne voulut pas qu’elle s’éloignât d’elle, et quand au bout de trois ans, Laure succomba à sa douleur, c’est dans les bras de Caroline et de Juliette qu’elle exhala son dernier soupir.

La pauvre petite Emma fut confiée par sa mère aux soins de madame de Norval, qui devint une seconde Laure pour la famille de madame de Varannes. M. Billing conduisit Lucie en Angleterre, où le retour de son mari, et la douceur de consoler son père de la mort de James, affaiblirent peu à peu sa tristesse. Frédéric fut par la suite l’heureux époux d’une femme aimable ; et le respectable M. Bomard, fidèle aux principes de sa morale, offrit encore longtemps l’exemple de la piété unie à la philosophie, et prouva toute sa vie que la tolérance est à la religion, ce que la douceur est à la vertu.


FIN.



BEAUGENCY. — IMPRIMERIE F. RENOU.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


 23
II 
 3
III 
 4
IV 
 9
V 
 12
VI 
 17
VII 
 21
 26
IX 
 30
X 
 34
XI 
 39
XII 
 48
 52
XIV 
 55
XV 
 61
XVI 
 64
 67
 70
XIX 
 73
XX 
 76
XXI 
 85
 91
 94
 95
XXV 
 101
 116
 120
 125
 134
XXX 
 136
 142
 145
 148
 151
 152
 152
 153
 157
 160
XL 
 161
XLI 
 166
 175
 179
 186
XLV 
 190
 193
 201
LIV 
 217
LVI 
 221
 224
 226
LIX 
 229
LX 
 231
LXI 
 232


COLLECTION MICHEL LÉVY. — Gr. In-18

A. Achard. Parisiennes et Provinciales. Brunes et Blondes. Femmes honnêtes Dernières Marquises.

A. Adam. Souv. d’on Musicien. Dern. Souvenirs d’un Musicien.

G. d’Alaux. L’Empereur Soulouque et son Empire.

Achim d’Aruim. (Trad. Th. Gautier fils). Contes bizarres.

A. Assolant. Hist. fantast. de Pierrot

X. Aubryet. Femme de vingt-cinq ans.

M. Augier. Poésies complètes.

J. Autran. Milianah.

Vh.de nannllIe.OdesfuBambnlesqnes.
Cb. Barbara. Hist. émouvantes.
Roger do neanvolr. Cheialier de
Saint-Georçes. Aventurier, et Courtisanes.
flist. cavalières. M’ie de CJioisj. Chev.de
Cbarny. Cabaret des Morts.
A. de Bernard. Porlr. de la Marqnise.
eu. de Bernard. Nœud rordien. IlnP"
me sérieux. Gerfaut. Ailes dJcare.Gentilb.
ttmpagnard, 2 v.Bean-père, S v. Paravent.
Peau du Lion.L’Ecueil.Tbéâtre et Poésies.
Urne c. Berton. Benbenr Impossible.
Kosette.
 !.. Beuilliet. Melxnis.
R. Bra’tard. Petite Villa. LlionnenT
des Femmes.
A. de Brcbut. Scènes de la rie eonteœporaine.
Bras d’acier.
Max Burbon. En Prorince.
H. Blame. Musiciens contemporains.
B. Carlen (Trad. de M. Swvestre).
Deux jennes Femmes.
I.. de Carné. Drame sons la Terreur.
Emll*. Carrey. Doit jours sons l’Equateur.
Métis de la Savane. Révoltés du
Para. Récits de Eabylie. Scènes de la vie
•n Algérie. Bist. et mœurs Sabvles.
C. de rbabrillan. Volenrsc’or.Sapbo.
ChampOeury. Excentriques. Aveot. de
Mlle Mariette Réalisme. Souffr. do Prof.
Delteil. Premiers Beaux-Jours. Usurier
Blaizot. SouT. des Funambules. Bonrf eois
de Molincbart. Sensations de Josquin.
Chien-Caillou.
••• Souvenir» d’un onicier du 2«»e de
Zona ires.
H. Conacienee (Trad. Wocçruier).
Scènes de la Vie flamande, 2 t. Fléau du
Village. Démon de l’Argent. Veillées Flalandes.
Mère Job. Guerre des Paysans.
Heu’es du Soir. L’Orpheline. Batavia.
Anrélien, 2 v. Souvenirs de Jeunesse.
Lion de Flandre, 2 t.
Cav.-FIeury. Voyages et VoyagenTs.
C Dantragues. ’Histoires d’amour et
ë’argent.
Cent. Da«h. Bals masqoés. Jeu de la
Reine. Chaîne d’Or. Fruit défendu. Cb5 1.
«D Afrioue. Poudre et la neige. Marquise
de Parabère.
Oénéral Danmas. Grand Désert.
Chevaux du Sahara.
P. Beltuf. Aventures parisiennes. L’une
et l’autre.
Ch. Btckens (Trad. A. Pichot). Nev.
ie ma Tante, 2 v. Contes de Nool.
Oct. Didier. Mad. George». Fille de Roi.
Alex. Dumas. Vie au Désert, 2 v. Miiton
de glace, 2 v. Charles le Téméraire, 2 v.
Alex. Dumas fils. Avent. de quatre
Femmes. Vie à vingt ans. Antonine. Dame
■nz Camélias. Boite d’Argent.
X. Eymâ. Peaux noires. Femmes du
Nouveau monde.
Paul Féval. Tueur de Ti^es. Derrières
Fées. 9
C Flaubert. Madame Bovary, S t.
▼. de Forwllle. Marq. d» Païaval. Consrit
de l’an VIII. Deux Belles-Sœurs.
Marc-Fournler. Monde et Comédie.
Th. Gautier. Beaux-Aits en Europe.2v.
Constant ! iiople. L’Art moderne. Grote.sques
aime Emile de Girardln. Marfuerite.
Nouvelles. Marquise de Pontançes
CcBtes d’une vieille Fille à ses Iseveux.
Poésies. Vicomte de Lannay, * t.
L.Goslan. Châteaux de Frar. -e, 2 v. Not.
de Cbantillj. Em^t. ( e Polydore Marasquin.
Nuits du Père Lacbaise. Famille
Lambert, nist. de Cent trente Femmes. Médecin
du Pecq.Dernière Sœur grise. Dragon
ronge. Comédie et Comédiens. Marquise
de Helverano. Balzac et Vidocq.
Ilildebrand (Trad. Wocguîer). Scènes
de 1» Vie hollandaise. Chambre obscure.
Boffmann (Trad. Champfleury). Contes
posthumes.
A. Iloussaye. Femmes comme elles
sont. L’Amour comme il est. Pécheresse.
Cb. Hugo. Chaise de paille. Bohème
dorée, 2 v. Cochon d< saint Antoine.
F. T. Hugo (Trad.). Sonnets de
Sbakspeare. Faust anglais de Marlowe.
F. IlugoMiset. Sonv. d’nn Chef de ba
reau arabe.
J. Janla. Chem. de traverse. Contes
littér. Contes fanta.°tiq. L’Ane mort. Confession.
Cœur pour deux Amours.
Ch. Jobey. Amour d’un Nègre.
A. Karr. Les Femmes. Agathe et Ce
cile. Promen. hors de mon Jardia. Sous
les Tilleuls. Poignée da Vérités. Voy. an
tour de mon Jardin. Soirées de Sainte-Adresse.
Pénélope normande. Encore les
Femmes. Trois Cents Pages. Guêpes, 6 v.
Menus Propos. Sous les orangers. Le :
Fleurs.Raoul.Rose’d noires et Roses blenet
E.. liompert Trad. D. Staubch).
Scènes du Ghetto. Juifs de la Bohème.
A. de Lamartine. Les Confidences
Nonv. ConfiJences. Tonss, Lonvertare.
V. de I.niirade. Psyché.
Th. l.nTallée. Hist. de Paris, 8 ?.
J. I.ecomte. Poignard de Cristal.
J.de la niadelcne. Ames en peine.
F. saailefille. Capitaine L^Rose. Marcel.
Mém.de Don Juan. 2 v. Monsieur Corbeau.
X. Slnrmier. Au Bord de la Newa.
Drames intimes. Grande Dame russe.
F. nZaynard. De Delhi à Cawnpoxe.
Drame dnns les mers boréales.
TUery.ITist.de Famille. Salons et Souterrains
de Paris. André Chénier. Nuits anelai.
-es. Nuits italiennes. Nuits espagnoles.
Nuits d’Orient. Château vert. Chasse au
Chastre.
P. nieurice. Scènes dn Foyer. Tyrans
de Village.
P. do Molènes. Mém. d’un Gentilh. dn
siècle dernier. Caract. et récits du temps
Cbron. contemp. ni ?t. intimes. Hist. sentim.
et milit. Avent. du temps passé.
F. Sloimiand. Vie arabe. Bernerette.
n. nSurger. Dernier Rendez-vous. Pays
Latin. Scèn. de Campagne. Buveurs d’eau.
Vacances de Camille. Roman de toutes les
Femmes. Srèn. de la Vie de Bohème.
Propos de ville et propos de théâtre. Scèn.
de la vie de jeunesse. Sabot rouge. Madame
Olympe. Amoureuses.
P. de MuHspt. Bavoictte. Puyiaurens.
A. de SEusset, de Baixac, (t. Sand.
Tiroir du Diable. Paris et Parisiens. Parisiennes
à Paris.
IVadar. Quand j’étais Étudiant. Miroir
aux Alouettes.
Gérard de Ncr-»al. Bohème galante
Marquis de FayoMes. Filles du Feu. Souvenirs
d’Allemagne.
CbarloA iVodter (Trad.). Vicaire de
Wakefield.
P. Perret. Bourgeois de campagne.
Avocats et meuniers.
Amédée Pirboi. Poêles amoureux.
E. Plouvter. Dernières An.ours.
Edgard Poe ( Trad. Baudelaire).
Ilisl. extraordinaire». Nouv. Iiisi. extraordin.
nires. Aventures d’A. Gordon-Pym.
F. Ponsard. Ftudes antiques.
A. de Pviitmartin. Cotit. et Nouv.
Mém. d’un Notaire. l-"in Ou Procès. Contes
d’un Plant, de choux. Pourq. je reste
à la Campagne. Or et Clinquant.
M.
que es
n. li
Nouv.
I.. n« 
l« l’An
/•*w). Bireoi :
yr^vtSi américain.
^.«.Dernier des Corn
Voyag.Coq dïT Clocher- Indnst.en Enr
Jérôme Patiirot, Position sociale. Jér
Paturot, République. Ce qu’on peut
dans une Rue. Comtesse de Maoléon. >
rebours. Vie de Corsaire. Vie de l’Empl
A. Rolland. Martyrs do Foyer.
Cb’.del.A Rounat. Comédie de l’ÂD
J. do Saint-Félix. Scènes de la
de Gentilhomme.
J. Sandean. Sacs et Parchemins, l
velles. Catherine.
G. Aand. Histoire de ma Vie, 10 v. H
prat. Valentine. Indlana. Jeanne. Mai
Diable. Petite FadetU. François le Cbai
Teverino. Consuelo, J t. Comt. de
dolstadt, 2 v. Ardre. Horace. Jacanes. L’
2 T. Lncretia Floriani. Péché ae M.
toine, 2 V. Lettres d’nn Voyageur. ^
nier d’ÂBgibauIt. Plcclnlno, 2 v. Sin
Dernière Aidini. Secrétaire intime.
B. Scribe. Théâtre, 90 t. Nonve
Historiet. et Prov. Piqaillo Alliaga, 3
Alb. Second. A quoi tient l’Amour
Fr. Soullé. Mém. dn Diable, 2 v. I
Cadavres. Quatre Sœurs. Conf. généi
2 T. Au Jonr le Jour. Marruerite. i
tre d’école. Bananier. EuTalie Pon
Si Jenn. savait... si Vielll. pouvait,
Huit jours an Château. Conseiller d’E
Malhenr complet. Magnétiseur. Lioi
Port de Créteil. Comt. de Monrion. I
eerons. Eté à Meudon. Drames incont
Maison n* 3 de la r. de Provence. Av. <
Cadet de Famille. Amours de Fonseï
Olivier Duhamel. Chat, des Pvrénées,
Rêve d’Amour. Diane et Louise. Pré
dus. ConU pour les enfants. Quatre é|
Satbaniel. Comte de Toulouse. Vice
de Béliers. Saturnin Ficbet, S v.
B. Souvestre. Philos, bons les t
Confea». d’un Ouvrier.Coin du Fen,.Sci
de la Vie intime. Chron. de la K
Clairières. Scèn. de Chonannerie. £
la Prairie. Dern. Paysans. En Qna
taine. Scèn. et Récits des Alpes. Go
d’Ean. Soirées de Meudon. Echelle
Femmes. Souv. d’nn Vieillard. Sons
Filets. Corites et Nonv. Foyer breton,
Dern. Bretons, 2 i. Anges dn Ko
Sur la Pelouse. Riche et Panvre. Pé
de Jeunesse. Réprouvés et Elus, 9 vol
Famille. Pierre et Jean. Deux Mis« 
Pendant la Moisson. Bord dn Lac. !
mes parisiens. Sous les ombrages. U’
cocagne. Mémorial de Famille. Souv.
Bas-Breton, 2 v. L’Hom Jie et l’Arg
Monde tel qu’il sera. Histoires d’autre
Sous la tonnelle. Théâtre de la Jeam
Marie Sou-vestre. Paul .Ferroll,
duit de r<7ug/(iis.
D. Stauben. Scènes de la Vie Jnlv
Alsace.
Do Stendhal. L’Amour. Rougi
Noir. Chartreuse de l’arme. Promen. i
Rome, 2. v. Chroniq. italiennes. ÎU
d’un touriste, 2 v. Vie de Rossini.
lUme B. Stowe (Trad.Forcade).l
venir ? beiireux. St. ,
e. Sué. Sept Péchés capitaux : L’
gueil, 2 V. L’Envie, Colère, 2 v. Luxnre,
res.’^e, 2 v. Avarice, Gourmandise. Gii
et Gilberte, 3 v. Adèle Verneuil. Gr<
D.ime. Clémence Hervé.
E. Tester. Amour et Finance.
E.. VIbaob. Secrets du liiable.
O. de Vnlléo. Manieurs d’argent.
A. Varquerie. Pro61s et Grimaças
SI. Vnirey. Marthe de Monibruu.
les sans Dot.
F. Wey. Anglais cbfs eux. Lcudr
y a ceLi ans.
• •• Mint la duchesse d’Orléans.
••• Zouaves et Chasreur» a pi»<lraRIS.

— IMPRIMERIE DE EDOUARD DLOT. RUE SAINT’LOUIS. 40*

  1. Cette Notice a été écrite six semaines après la mort de madame Sophie Gay, et elle embrasse l’ensemble de ses œuvres. Elle fait partie de la collection des Causeries du Lundi, publiée par MM. Garnier frères.
  2. Ce roman de Laure d’Estell n’avait été écrit et publié par madame Gay que pour venir au secours d’un oncle et d’une tante, M. et Madame B… de L…, qui se trouvaient sans ressources en rentrant de l’émigration, et dans un temps où elle-même n’avait pas encore la fortune qu’elle eut depuis.
  3. Léonie de Montbreuse était dédiée, dans la pensée de madame Gay, à sa fille madame la comtesse de Canclaux, née du premier mariage. Voici les vers faciles et maternels qu’elle avait écrits en tête de l’exemplaire donné à madame de Canclaux, qui venait de se marier au moment où le roman parut :
    À MA FILLE AGLAÉ.

         Comme un doux souvenir, accepte cet ouvrage.
         Tu sais que pour toi seule il fut imaginé ;
         Alors que du malheur nous ressentions l’outrage,
             À te distraire il était destiné.
         Parfois de ses chagrins tu plaignais Léonie,
         Et, sans les imiter, tu riais de ses torts ;
         Plus sage en tes projets, sans ruse, sans efforts,
         Tu m’as laissé le soin du bonheur de ta vie.
         Le choix de cet époux qui devait te chérir
         À ma tendresse fut confié par toi-même ;
         Je le vois t’adorer presque autant que je t’aime.
         Et ce que j’ai rêvé, tu viens de l’accomplir.