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Mathias Sandorf/Texte entier

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Hetzel (tome 1, ).
LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES




MATHIAS SANDORF


par
JULES VERNE




TOME PREMIER
BIBLIOTHÈQUE
D’ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
paris
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.


À ALEXANDRE DUMAS


Je vous dédie ce livre en le dédiant aussi à la mémoire du conteur de génie que fut Alexandre Dumas, votre père. Dans cet ouvrage, j’ai essayé de faire de Mathias Sandorf le Monte-Cristo des Voyages Extraordinaires. Je vous prie d’en accepter la dédicace comme un témoignage de ma profonde amitié.

Jules Verne.




RÉPONSE DE M. A. DUMAS
« 23 juin 1885.
» Cher ami,

» Je suis très touché de la bonne pensée que vous avez eue de me dédier Mathias Sandorf, dont je vais commencer la lecture dès mon retour, vendredi ou samedi. Vous avez eu raison, dans votre dédicace, d’associer la mémoire du père à l’amitié du fils. Personne n’eût été plus charmé que l’auteur de Monte-Cristo, par la lecture de vos fantaisies lumineuses, originales, entraînantes. Il y a entre vous et lui une parenté littéraire si évidente que, littérairement parlant, vous êtes plus son fils que moi. Je vous aime depuis si longtemps, qu’il me va très bien d’être votre frère.

» Je vous remercie de votre persévérante affection, et je vous assure une fois de plus et bien chaudement de la mienne.

 » A. Dumas. »
MATHIAS SANDORF




PREMIÈRE PARTIE


I

LE PIGEON VOYAGEUR.


Trieste, la capitale de l’Illyrie, se divise en deux villes très dissemblables : une ville neuve et riche, Theresienstadt, correctement bâtie au bord de cette baie sur laquelle l’homme a conquis son sous-sol ; une ville vieille et pauvre, irrégulièrement construite, resserrée entre le Corso, qui la sépare de la première, et les pentes de la colline du Karst, dont le sommet est couronné par une citadelle d’aspect pittoresque.

Le port de Trieste est couvert par le môle de San-Carlo, près duquel mouillent de préférence les navires du commerce. Là se forment volontiers, et, parfois, en nombre inquiétant, des groupes de ces bohèmes, sans feu ni lieu, dont les habits, pantalons, gilets ou vestes, pourraient se passer de poches, car leurs propriétaires n’ont jamais rien eu, et vraisemblablement n’auront jamais rien à y mettre.

Cependant, ce jour-là, 18 mai 1867, peut-être eût-on remarqué, au milieu de ces nomades, deux personnages un peu mieux vêtus. Qu’ils dussent jamais être embarrassés de florins ou de kreutzers, c’était peu probable, à moins que la chance ne tournât en leur faveur. Ils étaient gens, il est vrai, à tout faire pour lui imprimer un tour favorable.

L’un s’appelait Sarcany et se disait Tripolitain. L’autre, Sicilien, se nommait Zirone. Tous deux, après l’avoir parcouru pour la dixième fois, venaient de s’arrêter à l’extrémité du môle. De là, ils regardaient l’horizon de mer, à l’ouest du golfe de Trieste, comme s’il eût dû apparaître au large un navire qui portât leur fortune !

« Quelle heure est-il ? » demanda Zirone, dans cette langue italienne, que son compagnon parlait aussi couramment que les autres idiomes de la Méditerranée.

Sarcany ne répondit pas.

« Eh ! suis-je assez sot ! s’écria le Sicilien. N’est-il pas l’heure à laquelle on a faim, quand on a oublié de déjeuner ! »

Les éléments autrichiens, italiens, slaves, sont tellement mélangés dans cette portion du royaume Austro-Hongrois, que la réunion de ces deux personnages, bien qu’ils fussent évidemment étrangers à la ville, n’était point pour attirer l’attention. Au surplus, si leurs poches devaient être vides, personne n’eût pu le deviner, tant ils se pavanaient sous la cape brune qui leur tombait jusqu’aux bottes.

Sarcany, le plus jeune des deux, de taille moyenne, mais bien proportionné, élégant de manières et d’allures, avait vingt-cinq ans. Sarcany, rien de plus. Point de nom de baptême. Et, au fait, il n’avait point été baptisé, étant très probablement d’origine africaine, de la Tripolitaine ou de la Tunisie ; mais, bien que son teint fût bistré, ses traits corrects le rapprochaient plus du blanc que du nègre.

Si jamais physionomie fut trompeuse, c’était bien celle de Sarcany. Il eût fallu être très observateur pour démêler en cette figure régulière, yeux noirs et beaux, nez fin, bouche bien dessinée qu’ombrageait une légère moustache, l’astuce profonde de ce jeune homme. Nul œil n’aurait pu découvrir sur sa face, presque impassible, ces stigmates du mépris, du dégoût, qu’engendre un perpétuel état de révolte contre la société. Si les physionomistes prétendent, — et ils ont raison en la plupart des cas, — que tout trompeur témoigne contre lui-même en dépit de son habileté, Sarcany eût donné un démenti formel à cette proposition. À le voir, personne n’eût pu soupçonner ce qu’il était, ni ce qu’il avait été. Il ne provoquait pas cette irrésistible aversion qu’excitent les fripons et les fourbes. Il n’en était que plus dangereux.

Quelle avait dû être l’enfance de Sarcany ? on l’ignorait. Sans doute, celle d’un être abandonné. Comment fut-il élevé, et par qui ? Dans quel trou de la Tripolitaine nicha-t-il durant les années du premier âge ? Quels soins lui permirent d’échapper aux multiples causes de destruction sous ces climats terribles ? En vérité, personne ne l’eût pu dire, — pas même lui, peut-être, — né au hasard, poussé au hasard, destiné à vivre au hasard ! Toutefois, pendant son adolescence, il n’avait pas été sans se donner ou plutôt sans recevoir une certaine instruction pratique, due probablement à ce que sa vie s’était déjà passée à courir le monde, à fréquenter des gens de toutes sortes, à imaginer expédients sur expédients, ne fût-ce que pour s’assurer l’existence quotidienne. C’est ainsi et par suite de circonstances diverses, que, depuis quelques années, il s’était trouvé en relations avec une des plus riches maisons de Trieste, la maison du banquier Silas Toronthal, dont le nom doit être intimement mêlé à toute cette histoire.

Quant au compagnon de Sarcany, l’italien Zirone, qu’on ne voie en lui que l’un de ces hommes sans foi ni loi, aventurier à toutes mains, à la disposition du premier qui le payera bien ou du second qui le payera mieux, pour n’importe quelle besogne. Sicilien de naissance, âgé d’une trentaine d’années, il eût été aussi capable de donner de mauvais conseils que d’en accepter et surtout d’en assurer l’exécution. Où était-il né ? peut-être l’aurait-il dit, s’il l’avait su. En tout cas, il n’avouait pas volontiers où il demeurait, s’il demeurait quelque part. C’était en Sicile que les hasards d’une vie de bohème l’avaient mis en rapport avec Sarcany. Et ils allaient ainsi, à travers le monde, s’essayant per fas et nefas à faire une bonne fortune de leurs deux mauvaises. Toutefois, Zirone, grand gaillard barbu, très brun de teint, très noir de poil, eût eu quelque peine à dissimuler la fourberie native que décelaient ses yeux toujours à demi fermés et le balancement continu de sa tête. Seulement, cette astuce, il cherchait à la cacher sous l’abondance de son bavardage. Il était d’ailleurs plutôt gai que triste, s’épanchant au moins autant que se contenait son jeune compagnon.

Ce jour-là, cependant, Zirone ne parlait qu’avec une certaine modération. Visiblement, la question du dîner l’inquiétait. La veille, une dernière partie de jeu, dans un tripot de bas étage, où la fortune s’était montrée par trop marâtre, avait épuisé les ressources de Sarcany. Aussi tous deux ne savaient-ils que devenir. Ils ne pouvaient compter que sur le hasard, et comme cette Providence des gueux ne se pressait pas de venir à leur rencontre le long du môle de San-Carlo, ils résolurent d’aller au-devant d’elle à travers les rues de la nouvelle ville.

Là, sur les places, sur les quais, sur les promenades, en deçà comme au-delà du port, aux abords du grand canal percé à travers Trieste, va, vient, se presse, se hâte, se démène dans la furie des affaires, une population de soixante-dix mille habitants d’origine italienne, dont la langue, qui est celle de Venise, se perd au milieu du concert cosmopolite de tous ces marins, commerçants, employés, fonctionnaires, au langage fait d’allemand, de français, d’anglais et de slave.

Toutefois, si cette nouvelle ville est riche, il ne faudrait pas en conclure que tous ceux qui fréquentent ses rues soient de fortunés mortels. Non ! Les plus aisés, même, n’auraient pu rivaliser avec ces négociants anglais, arméniens, grecs, juifs, qui tiennent le haut du pavé, à Trieste, et dont le somptueux train de maison serait digne de la capitale du royaume austro-hongrois. Mais, sans les compter, que de pauvres diables, errant du matin au soir, à travers ces avenues commerçantes, bordées de hautes bâtisses, fermées comme des coffres-forts, où s’entreposent les marchandises de toute nature qu’attire ce port franc, si heureusement placé au fond de l’Adriatique ! Que de gens qui n’ont point déjeuné, qui ne dîneront peut-être pas, attardés sur les môles, où les navires de la plus puissante Société maritime de l’Europe, le Lloyd autrichien, débarquent tant de richesses venues de tous les coins du monde ! Que de misérables enfin, comme il s’en trouve par centaines à Londres, à Liverpool, à Marseille, au Havre, à Anvers, à Livourne, mêlés aux opulents armateurs dans le voisinage de ces arsenaux, dont l’entrée leur est interdite, sur la place de la Bourse, qui ne leur ouvrira jamais ses portes, au bas des premières marches de ce Tergesteum, où le Lloyd a installé ses bureaux, ses salles de lecture, et dans lequel il vit en parfait accord avec la Chambre de commerce !

Il est incontestable que, dans toutes les grandes villes maritimes de l’ancien et du nouveau monde, fourmille une classe de malheureux, spéciaux à ces grands centres. D’où ils viennent, on ne sait. D’où ils sont tombés, on l’ignore. Où ils finiront, ils ne le savent pas. Parmi eux, le nombre des déclassés est considérable. Beaucoup d’étrangers, d’ailleurs. Les chemins de fer et les navires marchands les y ont jetés un peu comme des colis de rebut, et ils encombrent la voie publique, d’où la police essaye en vain de les chasser.

Donc, Sarcany et Zirone, après un dernier regard jeté à travers le golfe, jusqu’au phare élevé à la pointe de Sainte-Thérèse, quittèrent le môle, prirent entre le Teatro Communale et le square, arrivèrent à la Piazza Grande, où ils flânèrent un quart d’heure, auprès de la fontaine bâtie avec les pierres du Karst voisin, au pied de la statue de Charles VI.

Tous deux revinrent alors vers la gauche. En vérité, Zirone dévisageait les passants, comme s’il avait eu l’irrésistible envie de les détrousser. Puis, ils tournèrent l’énorme carré du Tergesteum, précisément à l’heure où finissait la Bourse.

« La voilà vide… comme la nôtre ! » crut devoir dire le Sicilien, en riant sans avoir aucune envie de rire.

Mais l’indifférent Sarcany n’eut pas même l’air d’entendre la mauvaise plaisanterie de son compagnon, qui se détirait les membres avec un bâillement de famélique.

Alors ils traversèrent la place triangulaire, sur laquelle se dresse la statue de bronze de l’empereur Léopold Ier. Un coup de sifflet de Zirone, — coup de sifflet de gamin musard, — fit envoler tout un groupe de ces pigeons bleus qui roucoulent sous le portique de la vieille Bourse, comme les pigeons grisâtres, entre les Procuraties de la place de Saint-Marc, à Venise. Non loin se développait le Corso, qui sépare la nouvelle de l’ancienne Trieste.

Une rue large, mais sans élégance, des magasins bien achalandés, mais sans goût, plutôt le Regent Street de Londres ou le Broadway de New-York, que le boulevard des Italiens de Paris. Grand nombre de passants, d’ailleurs. Un chiffre suffisant de voitures, allant de la Piazza Grande à la Piazza della Legna, — noms qui indiquent combien la ville se ressent de son origine italienne.

Si Sarcany affectait d’être inaccessible à toute tentation, Zirone ne passait pas devant les magasins sans y jeter ce regard envieux de ceux qui n’ont pas le moyen d’y entrer. Il y aurait eu là, cependant, bien des choses à leur convenance, principalement chez les marchands de comestibles, et dans les « birreries », où la bière coule à flots plus qu’en aucune autre ville du royaume austro-hongrois.

« Il fait encore plus faim et plus soif dans ce Corso ! » fit observer le Sicilien, dont la langue claqua, comme une cliquette de malandrin, entre ses lèvres desséchées.

Observation à laquelle Sarcany ne répondit que par un haussement d’épaules.

Tous deux prirent alors la première rue à gauche, et, arrivés sur les bords du canal, au point où le Ponto Rosso, — pont tournant, — le traverse, ils en remontèrent ces quais auxquels peuvent accoster même des navires d’un fort tirant d’eau. Là, ils devaient être infiniment moins sollicités par l’attraction des étalagistes. À la hauteur de l’église Sant’Antonio, Sarcany prit brusquement sur la droite. Son compagnon le suivit, sans faire aucune observation. Puis, ils retraversèrent le Corso, et les voilà s’aventurant à travers la vieille ville, dont les rues étroites, impraticables aux voitures quand elles grimpent les premières pentes du Karst, sont le plus souvent orientées de manière à ne point se laisser prendre d’enfilade par le terrible vent de la bora, violente brise glacée du nord-est. En cette vieille Trieste, Zirone et Sarcany, — ces deux sans-le-sou, — devaient se trouver plus chez eux qu’au milieu des riches quartiers de la nouvelle ville.

C’était, en effet, au fond d’un hôtel modeste, non loin de l’église de Santa-Maria-Maggiore, qu’ils logeaient depuis leur arrivée dans la capitale de l’Illyrie. Mais comme l’hôtelier, impayé jusqu’alors, devenait pressant à propos d’une note qui grossissait de jour en jour, ils évitèrent ce cap dangereux, traversèrent la place et flânèrent pendant quelques instants autour de l’Arco di Riccardo.

En somme, d’étudier ces restes de l’architecture romaine, cela ne pouvait leur suffire. Donc, puisque le hasard tardait visiblement à paraître au milieu de rues mal fréquentées, l’un suivant l’autre, ils commencèrent à remonter les rudes sentiers, qui conduisent presque au sommet du Karst, à la terrasse de la cathédrale.

« Singulière idée de grimper là-haut ! » murmura Zirone, en serrant sa cape à la ceinture.

Mais il n’abandonna pas son jeune compagnon, et, d’en bas, on aurait pu les voir se hissant le long de ces escaliers improprement qualifiés de rues, qui desservent les talus du Karst. Dix minutes après, plus altérés et plus affamés qu’avant, ils atteignaient la terrasse.

Que de ce point élevé la vue s’étende magnifiquement à travers le golfe de Trieste jusqu’à la pleine mer, sur le port animé par le va-et-vient des bateaux de pêche, l’entrée et la sortie des steamers et des navires de commerce, que le regard embrasse la ville tout entière, ses faubourgs, les dernières maisons étagées sur la colline, les villas éparses sur les hauteurs, cela n’était plus pour émerveiller ces deux aventuriers. Ils en avaient vu bien d’autres, et, d’ailleurs, que de fois déjà, ils étaient venus promener en cet endroit leurs ennuis et leur misère ! Zirone, surtout, eût mieux aimé flâner devant les riches boutiques du Corso. Enfin, puisque c’était le hasard et ses générosités fortuites qu’ils étaient venus chercher si haut, il fallait l’y attendre sans trop d’impatience.

Il y avait là, à l’extrémité de l’escalier qui accède à la terrasse, près de la cathédrale byzantine de Saint-Just, un enclos, jadis un cimetière, devenu un musée d’antiquités. Ce ne sont plus des tombeaux, mais des fragments de pierres funéraires, couchés sous les basses branches de beaux arbres, stèles romaines, cippes moyen âge, morceaux de triglyphes et de métopes de diverses époques de la Renaissance, cubes vitrifiés, où se voient encore des traces de cendres, le tout pêle-mêle dans l’herbe.

La porte de l’enclos était ouverte. Sarcany n’eut que la peine de la pousser. Il entra, suivi de Zirone, qui se contenta de faire cette réflexion mélancolique :

« Si nous avions l’intention d’en finir avec la vie, l’endroit serait favorable !

— Et si on te le proposait ?… répondit ironiquement Sarcany.

— Eh ! je refuserais, mon camarade ! Qu’on me donne seulement un jour heureux sur dix, je n’en demande pas plus !

— On te le donnera, — et mieux !

— Que tous les saints de l’Italie t’entendent, et Dieu sait qu’on les compte par centaines !

— Viens toujours », répondit Sarcany. Tous deux suivirent une allée demi-circulaire, entre une double rangée d’urnes, et vinrent s’asseoir sur une grande rosace romane, étendue au ras du sol. D’abord, ils restèrent silencieux, — ce qui pouvait convenir à Sarcany, mais ne convenait guère à son compagnon. Aussi Zirone de dire bientôt, après un ou deux bâillements mal étouffés :

« Sang-Dieu ! il ne se presse pas de venir, ce hasard, sur lequel nous avons la sottise de compter ! »

Sarcany ne répondit pas.

« Aussi, reprit Zirone, quelle idée de venir le chercher jusqu’au milieu de ces ruines ! Je crains bien que nous n’ayons fait fausse route, mon camarade ! Qui diable trouverait-il à obliger au fond de ce vieux cimetière ? Les âmes n’ont guère besoin de lui, quand elles ont quitté leur enveloppe mortelle ! Et lorsque j’en serai là, peu m’importera un dîner en retard ou un souper qui ne viendra pas ! Allons-nous-en ! »

Sarcany, plongé dans ses réflexions, le regard perdu dans l’espace, ne bougea pas.

Zirone demeura quelques instants sans parler. Puis, sa loquacité habituelle l’emportant :

« Sarcany, dit-il, sais-tu sous quelle forme j’aimerais à le voir apparaître, ce hasard, qui oublie aujourd’hui de vieux clients comme nous ? Sous la forme de l’un des garçons de caisse de la maison Toronthal, qui arriverait ici, le portefeuille bourré de billets de banque, et qui nous confierait ledit portefeuille de la part dudit banquier, avec mille excuses pour nous avoir fait attendre !

— Écoute-moi, Zirone, répondit Sarcany, dont les sourcils se contractèrent violemment. Pour la dernière fois, je te répète qu’il n’y a plus rien à espérer de Silas Toronthal.

— En es-tu sûr ?

— Oui ! tout le crédit que je pouvais avoir chez lui est maintenant épuisé, et, à mes dernières demandes, il a répondu par un refus définitif.

— Ça, c’est mal !

— Très mal, mais cela est !

— Bon, si ton crédit est épuisé, reprit Zirone, c’est que tu as eu du crédit ! Et sur quoi reposait-il ? Sur ce que tu avais mis plusieurs fois ton intelligence et ton zèle au service de sa maison de banque pour certaines affaires… délicates ! Aussi, pendant les premiers mois de notre séjour à Trieste, Toronthal ne s’est-il pas montré trop récalcitrant sur la question de finance ! Mais il est impossible que tu ne le tiennes pas encore par quelque côté, et en le menaçant…

— Si cela était à faire, ce serait déjà fait, répondit Sarcany, qui haussa les épaules, et tu n’en serais pas à courir après un dîner ! Non, par Dieu ! je ne le tiens pas, ce Toronthal, mais cela peut venir, et ce jour-là, il me payera capital, intérêts et intérêts des intérêts de ce qu’il me refuse aujourd’hui ! J’imagine, d’ailleurs, que les affaires de sa maison sont maintenant quelque peu embarrassées, et ses fonds compromis dans des entreprises douteuses. Le contre-coup de plusieurs faillites en Allemagne, à Berlin, à Munich, s’est fait sentir jusqu’à Trieste, et, quoi qu’il ait pu dire, Silas Toronthal m’a paru inquiet lors de ma dernière visite ! Laissons se troubler l’eau… et quand elle sera trouble…

– Soit, s’écria Zirone, mais, en attendant, nous n’avons que de l’eau à boire ! Vois-tu, Sarcany, je pense qu’il faudrait tenter un dernier effort près de Toronthal ! Il faudrait frapper encore une fois à sa caisse et obtenir, tout au moins, la somme nécessaire pour retourner en Sicile, en passant par Malte…

– Et que faire en Sicile ?

– Ça me regarde ! Je connais le pays, et je pourrais y ramener avec nous une bande de Maltais, hardis compagnons sans préjugés, dont on ferait quelque chose ! Eh ! mille diables ! s’il n’y a plus rien à tenter ici, partons, et obligeons ce damné banquier à nous payer nos frais de route ! Si peu que tu en saches sur son compte, cela doit suffire pour qu’il préfère te savoir partout ailleurs qu’à Trieste ! »

Sarcany secoua la tête.

« Voyons ! cela ne peut pas durer plus longtemps ! Nous sommes à bout ! » ajouta Zirone.

Il s’était levé, il frappait la terre du pied, comme il eût fait d’une marâtre, incapable de le nourrir. En ce moment, son regard fut attiré par un oiseau qui voletait péniblement en dehors de l’enclos. C’était un pigeon, dont l’aile fatiguée battait à peine, et qui peu à peu s’abattait vers le sol. Zirone, sans se demander à laquelle des cent soixante-dix-sept espèces de pigeons, classées maintenant dans la nomenclature ornithologique, appartenait ce volatile, ne vit qu’une chose : c’est qu’il devait être d’une espèce comestible. Aussi, après l’avoir montré de la main à son compagnon, le dévorait-il du regard.

L’oiseau était visiblement à bout de forces. Il venait de s’accrocher aux saillies de la cathédrale, dont la façade est flanquée d’une haute tour carrée d’origine plus ancienne. N’en pouvant plus, prêt à choir, il vint se poser d’abord sur le toit d’une petite niche, sous laquelle s’abrite la statue de saint Just ; mais ses pattes affaiblies ne purent l’y retenir, et il se laissa glisser jusqu’au chapiteau d’une colonne antique, engagée dans l’angle que fait la tour avec la façade du monument.

Si Sarcany, toujours immobile et silencieux, ne s’occupait guère à suivre ce pigeon dans son vol, Zirone, lui, ne le perdait pas de vue. L’oiseau venait du nord. Une longue course l’avait réduit à cet état d’épuisement. Évidemment son instinct le poussait vers un but plus éloigné. Aussi reprit-il son vol presque aussitôt, en suivant une trajectoire courbe, qui l’obligea à faire une nouvelle halte, précisément sur les basses branches de l’un des arbres du vieux cimetière.

Zirone résolut alors de s’en emparer, et, doucement, il se dirigea en rampant vers l’arbre. Bientôt il eut atteint la base d’un tronc noueux, par lequel il lui était aisé d’arriver jusqu’à la fourche. Là, il demeura, immobile, muet, dans l’attitude d’un chien, qui guette quelque gibier perché au-dessus de sa tête.

Le pigeon, ne l’ayant point aperçu, voulut alors reprendre sa course ; mais ses forces le trahirent de nouveau, et, à quelques pas de l’arbre, il retomba sur le sol.

Se précipiter d’un bond, allonger le bras, saisir l’oiseau dans sa main, ce fut l’affaire d’une seconde pour le Sicilien. Et, tout naturellement, il allait étouffer le pauvre volatile, quand il se retint, poussa un cri de surprise, et revint en toute hâte près de Sarcany.

« Un pigeon voyageur ! dit-il.

— Eh bien, voilà un voyageur qui aura fait là son dernier voyage ! répondit Sarcany.

— Sans doute, reprit Zirone, et tant pis pour ceux auxquels est destiné le billet attaché sous son aile…

— Un billet ? s’écria Sarcany. Attends, Zirone, attends ! Cela mérite un sursis ! »

Et il arrêta la main de son compagnon, qui allait se refermer sur le cou de l’oiseau. Puis, prenant le sachet que venait de détacher Zirone, il l’ouvrit et en retira un billet écrit en langue chiffrée.

Le billet ne contenait que dix-huit mots, disposés sur trois colonnes verticales, comme suit :

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odxhnp estlev eeuart
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Du lieu de départ et du lieu de destination de ce billet, rien. Quant à ces dix-huit mots, composés chacun d’un égal nombre de lettres, serait-il possible d’en comprendre le sens sans en connaître le chiffre ? C’était peu probable, à moins d’être un habile déchiffreur, — et encore fallait-il que le billet ne fût pas « indéchiffrable ! »

Devant ce cryptogramme, qui ne lui apprenait rien, Sarcany, d’abord très désappointé, demeura très perplexe. Le billet contenait-il quelque avis important et, surtout, de nature compromettante ? on pouvait, on devait le croire, rien qu’aux précautions prises pour qu’il ne pût être lu, s’il tombait en d’autres mains que celles du destinataire. N’employer pour correspondre, ni la poste ni le fil télégraphique, mais bien cet extraordinaire instinct du pigeon voyageur, indiquait qu’il s’agissait là d’une affaire pour laquelle on voulait un secret absolu.

« Peut-être, dit Sarcany, y a-t-il dans ces lignes un mystère qui ferait notre fortune !

— Et alors, répondit Zirone, ce pigeon serait le représentant du hasard, après lequel nous avons tant couru depuis ce matin ! Sang Dieu ! moi qui allais l’étrangler !… Après tout, l’important, c’est d’avoir le message, et rien n’empêchera de faire cuire le messager…

— Ne te hâte pas, Zirone, reprit Sarcany, qui sauva encore une fois la vie de l’oiseau. Peut-être, grâce à ce pigeon, avons-nous le moyen de connaître quel est le destinataire du billet, à la condition, toutefois, qu’il demeure à Trieste ?

— Et après ? Cela ne te permettra pas de lire ce qu’il y a dans ce billet, Sarcany !

— Non, Zirone.

— Ni de savoir d’où il vient !

— Sans doute ! Mais, des deux correspondants, si je parviens à connaître l’un, j’imagine que cela pourra me servir à connaître l’autre ! Donc, au lieu de tuer cet oiseau, il faut, au contraire, lui rendre ses forces, afin qu’il puisse arriver à destination !

— Avec le billet ? demanda Zirone.

— Avec le billet, dont je vais prendre une copie exacte, et que je garderai jusqu’au moment où il conviendra d’en faire usage ! »

Sarcany tira alors un carnet de sa poche, et, au crayon, il prit un fac-similé du billet. Sachant que dans la plupart des cryptogrammes, il ne faut rien négliger de leur arrangement matériel, il eut soin de bien conserver l’exacte disposition des mots l’un par rapport à l’autre. Puis, cela fait, il remit le fac-simile dans son carnet, le billet dans le petit sachet, et le petit sachet sous l’aile du pigeon.

Zirone le regardait, sans trop partager les espérances de fortune fondées sur cet incident.

« Et maintenant ? dit-il.

— Maintenant, répondit Sarcany, occupe-toi de donner tes soins au messager. »

En réalité, le pigeon était plus épuisé de faim que de fatigue. Ses ailes intactes, sans lésion ni rupture, prouvaient que sa faiblesse momentanée n’était due ni au grain de plomb d’un chasseur ni au coup de pierre de quelque gamin malfaisant. Il avait faim, il avait soif, surtout.

Zirone chercha donc et trouva, à fleur de sol, une demi-douzaine d’insectes, puis autant de graines, que l’oiseau mangea avec avidité ; enfin, il le désaltéra de cinq ou six gouttes d’eau, dont la dernière pluie avait laissé quelques larmes au fond d’un débris de poterie antique. Si bien qu’une demi-heure après avoir été pris, restauré, réchauffé, le pigeon se retrouvait en parfait état de reprendre son voyage interrompu.

« S’il doit aller loin encore, fit observer Sarcany, si sa destination est au-delà de Trieste, peu nous importe qu’il tombe en route, puisque nous l’aurons bientôt perdu de vue, et qu’il nous sera impossible de le suivre. Si, au contraire, c’est à l’une des maisons de Trieste qu’il est attendu et doit s’arrêter, les forces ne lui manqueront pas pour l’atteindre, car il n’a plus à voler que pendant une ou deux minutes.

— Tu as parfaitement raison, répondit le Sicilien. Mais pourrons-nous l’apercevoir jusqu’à l’endroit où il a l’habitude de se remiser, même s’il ne va pas plus loin que Trieste ?

— Nous ferons, du moins, tout ce qu’il faudra pour cela, » répliqua simplement Sarcany.

Et voici ce qu’il fit :

La cathédrale, composée de deux vieilles églises romanes, consacrées, l’une à la Vierge, l’autre à Saint-Just, patron de Trieste, est contrebutée d’une haute tour, qui s’élève à l’angle de cette façade, percée d’une grande rosace, sous laquelle s’ouvre la porte principale de l’édifice. Cette tour domine le plateau de la colline du Karst, et la ville se développe au-dessous comme une carte en relief. De ce point élevé, on aperçoit facilement tout le quadrillé des toits de ses maisons, depuis les premières pentes du talus jusqu’au littoral du golfe. Il ne serait donc pas impossible de suivre le pigeon dans son vol, à la condition de le lâcher du sommet de cette tour, puis, sans doute, de reconnaître en quelle maison il irait chercher refuge, s’il était toutefois à destination de Trieste, et non de quelque autre cité de la Péninsule illyrienne.

La tentative pouvait réussir. Elle méritait au moins d’être essayée. Il n’y avait plus qu’à remettre l’oiseau en liberté.

Sarcany et Zirone quittèrent donc le vieux cimetière, traversèrent la petite place tracée devant l’église et se dirigèrent vers la tour. Une des portes ogivales, — précisément celle qui se découpe sous le larmier antique, à l’aplomb de la niche de Saint-Just — était ouverte. Tous deux la franchirent, et ils commencèrent à monter les rudes degrés de l’escalier tournant, qui dessert l’étage supérieur.

Il leur fallut deux ou trois minutes pour arriver jusqu’au sommet, sous le toit même qui coiffe l’édifice, auquel manque une terrasse extérieure. Mais, à cet étage, deux fenêtres, s’ouvrant sur chaque face de la tour, permettent au regard de se porter successivement à tous les points du double horizon de collines et de mer.

Sarcany et Zirone vinrent se poster à celle des fenêtres, qui donnait directement sur Trieste, dans la direction du nord-ouest.

Quatre heures sonnaient alors à l’horloge de ce château du seizième siècle, bâti au couronnement du Karst, en arrière de la cathédrale. Il faisait grand jour encore. Au milieu d’une atmosphère très pure, le soleil descendait lentement vers les eaux de l’Adriatique, et la plupart des maisons de la ville recevaient normalement ses rayons sur leurs façades tournées du côté de la tour.

Les circonstances étaient donc favorables.

Sarcany prit le pigeon entre ses mains, il le réconforta généreusement d’une dernière caresse et lui donna la volée.

L’oiseau battit des ailes, mais tout d’abord descendit assez rapidement pour faire craindre qu’il ne terminât par une chute brutale sa carrière de messager aérien.

De là, un véritable cri de désappointement que le Sicilien, très émotionné, ne put retenir.

« Non ! il se relève ! » dit Sarcany.

Et, en effet, le pigeon venait de reprendre son équilibre sur la couche inférieure de l’air ; puis, faisant un crochet, il se dirigea obliquement vers le quartier nord-ouest de la ville.

Sarcany et Zirone le suivaient des yeux.

Dans le vol de cet oiseau, guidé par un merveilleux instinct, il n’y avait pas une hésitation. On sentait bien qu’il allait droit où il devait aller, — là où il eût été déjà depuis une heure, sans cette halte forcée sous les arbres du vieux cimetière.

Sarcany et son compagnon l’observaient avec une anxieuse attention. Ils se demandaient s’il n’allait pas dépasser les murs de la ville, — ce qui eût mis leurs projets à néant.

Il n’en fut rien.

« Je le vois !… je le vois toujours ! s’écriait Zirone, dont la vue était extrêmement perçante.

— Ce qu’il faut surtout voir, répondait Sarcany, c’est l’endroit où il va s’arrêter et en déterminer la situation exacte ! »

Quelques minutes après son départ, le pigeon s’abattait sur une maison, dont le pignon aigu dominait les autres, au milieu d’un massif d’arbres, en cette portion de la ville, située du côté de l’hôpital et du jardin public. Là, il disparut à travers une lucarne de mansarde, très visible alors, et que surmontait une girouette de fer ajourée, laquelle eût été certainement de la main de Quentin Metsys, si Trieste se fût trouvée en pays flamand.

L’orientation générale étant fixée, il ne devait pas être très difficile, en se repérant sur cette girouette aisément reconnaissable, de retrouver le pignon au faîte duquel s’ouvrait ladite lucarne, et, en fin de compte, la maison habitée par le destinataire du billet.

Sarcany et Zirone redescendirent aussitôt, et, après avoir dévalé les pentes du Karst, ils suivirent une série de petites rues qui aboutissent à la Piazza della Legna. Là, ils durent s’orienter, afin de rechercher le groupe des maisons, dont se compose le quartier est de la ville.

Arrivés au confluent de deux grandes artères, la Corsa Stadion, qui conduit au jardin public, et l’Acquedotto, belle avenue d’arbres, menant à la grande brasserie de Boschetto, les deux aventuriers eurent quelque hésitation sur la direction vraie. Fallait-il prendre à droite, fallait-il prendre à gauche ? Instinctivement, ils choisirent la droite, avec l’intention d’observer l’une après l’autre toutes les maisons de l’avenue, au-dessus de laquelle ils avaient remarqué que la girouette dominait quelques têtes de verdure.

Ils allaient donc ainsi, passant l’inspection des divers pignons et toits de l’Acquedotto, sans avoir trouvé ce qu’ils cherchaient, lorsqu’ils arrivèrent à son extrémité.

« La voilà ! » s’écria enfin Zirone.

Et il montrait une girouette que le vent du large faisait grincer sur son montant de fer, au-dessus d’une lucarne autour de laquelle voltigeaient précisément quelques pigeons.

Donc, pas d’erreur possible. C’était bien là que l’oiseau voyageur était venu se remiser.

La maison, de modeste apparence, se perdait dans le pâté, qui forme l’amorce de l’Acquedotto.

Sarcany prit ses informations aux boutiques voisines et sut tout d’abord ce qu’il voulait savoir.

La maison, depuis bien des années, appartenait et servait d’habitation au comte Ladislas Zathmar.

« Qu’est-ce que le comte Zathmar ? demanda Zirone, auquel ce nom n’apprenait rien.

— C’est le comte Zathmar ! répondit Sarcany.

— Mais peut-être pourrions-nous interroger ?…

— Plus tard, Zirone, ne précipitons rien ! De la réflexion, du calme, et maintenant, à notre auberge !

— Oui !… C’est l’heure de dîner pour ceux qui ont le droit de se mettre à table ! fit ironiquement observer Zirone.

— Si nous ne dînons pas aujourd’hui, répondit Sarcany, il est possible que nous dînions demain !

— Chez qui ?…

— Qui sait, Zirone ? Peut-être chez le comte Zathmar ! »

Tous deux, marchant d’un pas modéré, — à quoi bon se presser ? — eurent bientôt atteint leur modeste hôtel, encore trop riche pour eux, puisqu’ils n’y pouvaient payer leur gîte. Quelle surprise leur était réservée !… Une lettre venait d’arriver à l’adresse de Sarcany.

Cette lettre contenait un billet de deux cents florins, avec ces mots, — rien de plus :

« Voici le dernier argent que vous recevrez de moi. Il vous suffira pour retourner en Sicile. Partez, et que je n’entende plus parler de vous.

« Silas Toronthal. »


« Vive Dieu ! s’écria Zirone, le banquier s’est ravisé à propos ! Décidément, il ne faut jamais désespérer de ces gens de finance !

— C’est mon avis ! répondit Sarcany.

— Ainsi, cet argent va nous servir à quitter Trieste ?…

— Non ! à y rester ! »



II

LE COMTE MATHIAS SANDORF.


Les Hongrois, ce sont ces Magyars qui vinrent habiter le pays vers le neuvième siècle de l’ère chrétienne. Ils forment actuellement le tiers de la population totale de la Hongrie, — plus de cinq millions d’âmes. Qu’ils soient d’origine espagnole, égyptienne ou tartare, qu’ils descendent des Huns d’Attila ou des Finnois du Nord, — la question est controversée, — peu importe ! Ce qu’il faut surtout observer, c’est que ce ne sont point des Slaves, ce ne sont point des Allemands, et, vraisemblablement, ils répugneraient à le devenir.

Aussi, ces Hongrois ont-ils gardé leur religion, et se sont-ils montrés catholiques ardents depuis le onzième siècle, — époque à laquelle ils acceptèrent la foi nouvelle. En outre, c’est leur antique langue qu’ils parlent encore, une langue mère, douce, harmonieuse, se prêtant à tout le charme de la poésie, moins riche que l’allemand, mais plus concise, plus énergique, une langue qui, du quatorzième au seizième siècle, remplaça le latin dans les lois et ordonnances, en attendant qu’elle devînt langue nationale.

Ce fut le 21 janvier 1699 que le traité de Carlowitz assura la possession de la Hongrie et de la Transylvanie à l’Autriche.

Vingt ans après, la pragmatique sanction déclarait solennellement que les États de l’Autriche-Hongrie seraient toujours indivisibles. À défaut de fils, la fille pourrait succéder à la couronne, selon l’ordre de primogéniture. Et c’est grâce à ce nouveau statut qu’en 1749, Marie-Thérèse monta sur le trône de son père Charles VI, dernier rejeton de la ligne masculine de la maison d’Autriche.

Les Hongrois durent se courber sous la force ; mais cent cinquante ans plus tard, il s’en rencontrait encore, de toutes conditions et de toutes classes, qui ne voulaient ni de la pragmatique sanction ni du traité de Carlowitz.

À l’époque où commence ce récit, il y avait un Magyar de haute naissance, dont la vie entière se résumait en ces deux sentiments : la haine de tout ce qui était germain, l’espoir de rendre à son pays son autonomie d’autrefois. Jeune encore, il avait connu Kossuth, et bien que sa naissance et son éducation dussent le séparer de lui sur d’importantes questions politiques, il n’avait pu qu’admirer le grand cœur de ce patriote.

Le comte Mathias Sandorf habitait, dans l’un des comitats de la Transylvanie du district de Fagaras, un vieux château d’origine féodale. Bâti sur un des contreforts septentrionaux des Carpathes orientales, qui séparent la Transylvanie de la Valachie, ce château se dressait sur cette chaîne abrupte dans toute sa fierté sauvage, comme un de ces suprêmes refuges où des conjurés peuvent tenir jusqu’à la dernière heure.

Des mines voisines, riches en minerai de fer et de cuivre, soigneusement exploitées, constituaient au propriétaire du château d’Artenak une fortune très considérable. Ce domaine comprenait une partie du district de Fagaras, dont la population ne s’élève pas à moins de soixante-douze mille habitants. Ceux-ci, citadins et campagnards, ne se cachaient pas d’avoir pour le comte Sandorf un dévouement à toute épreuve, une reconnaissance sans borne, en souvenir du bien qu’il faisait dans le pays. Aussi, ce château était-il l’objet d’une surveillance particulière, organisée par la chancellerie de Hongrie à Vienne, qui est entièrement indépendante des autres ministères de l’Empire. On connaissait en haut lieu les idées du maître d’Artenak, et l’on s’en inquiétait, si l’on n’inquiétait pas sa personne.

Mathias Sandorf avait alors trente-cinq ans. C’était un homme dont la taille, qui dépassait un peu la moyenne, accusait une grande force musculaire. Sur de larges épaules reposait sa tête d’allure noble et fière. Sa figure, au teint chaud, un peu carrée, reproduisait le type magyar dans toute sa pureté. La vivacité de ses mouvements, la netteté de sa parole, le regard de son œil ferme et calme, l’active circulation de son sang, qui communiquait à ses narines, aux plis de sa bouche, un frémissement léger, le sourire habituel de ses lèvres, signe indéniable de bonté, un certain enjouement de propos et de gestes, — tout cela indiquait une nature franche et généreuse. On a remarqué qu’il existe de grandes analogies entre le caractère français et le caractère magyar. Le comte Sandorf en était la preuve vivante.

À noter un des traits les plus saillants de ce caractère : le comte Sandorf, assez insoucieux de ce qui ne regardait que lui-même, capable de faire, à l’occasion, bon marché des torts qui n’atteignaient que lui, n’avait jamais pardonné, ne pardonnerait jamais une offense, dont ses amis auraient été victimes. Il avait au plus haut degré l’esprit de justice, la haine de tout ce qui est perfidie. De là, une sorte d’implacabilité impersonnelle. Il n’était point de ceux qui laissent à Dieu seul le soin de punir en ce monde.

Il convient de dire ici que Mathias Sandorf avait reçu une instruction très sérieuse. Au lieu de se confiner dans les loisirs que lui assurait sa fortune, il avait suivi ses goûts, qui le portaient vers les sciences physiques et les études médicales. Il eût été un médecin de grand talent, si les nécessités de la vie l’eussent obligé à soigner des malades. Il se contenta d’être un chimiste très apprécié des savants. L’université de Pesth, l’Académie des sciences de Presbourg, l’école royale des Mines de Schemnitz, l’école normale de Temeswar, l’avaient compté tour à tour parmi leurs plus assidus élèves. Cette vie studieuse compléta et solidifia ses qualités naturelles. Elle en fit un homme, dans la grande acception de ce mot. Aussi fut-il tenu pour tel par tous ceux qui le connurent, et plus particulièrement, par ses professeurs, restés ses amis, dans les diverses écoles et universités du royaume.

Autrefois, en ce château d’Artenak, il y avait gaieté, bruit, mouvement. Sur cette âpre croupe des Carpathes, les chasseurs transylvaniens se donnaient volontiers rendez-vous. Il se faisait de grandes et périlleuses battues, dans lesquelles le comte Sandorf cherchait un dérivatif à ses instincts de lutte qu’il ne pouvait exercer sur le champ de la politique. Il se tenait à l’écart, observant de très près le cours des choses. Il ne semblait occupé que de vivre, partagé entre ses études et cette grande existence que lui permettait sa fortune. À cette époque, la comtesse Réna Sandorf existait encore. Elle était l’âme de ces réunions au château d’Artenak.

Quinze mois avant le début de cette histoire, la mort l’avait frappée, en pleine jeunesse, en pleine beauté, et il ne restait plus d’elle qu’une petite fille, qui maintenant était âgée de deux ans.

Le comte Sandorf fut cruellement atteint par ce coup. Il devait en rester à jamais inconsolable. Le château devint silencieux, désert. Depuis ce jour, sous l’empire d’une douleur profonde, le maître y vécut comme dans un cloître. Toute sa vie se concentra sur son enfant, qui fut confiée aux soins de Rosena Lendeck, femme de l’intendant du comte. Cette excellente créature, jeune encore, se dévoua toute entière à l’unique héritière des Sandorf, et ses soins furent pour elle ceux d’une seconde mère.

Pendant les premiers mois de son veuvage, Mathias Sandorf ne quitta pas le château d’Artenak. Il se recueillit et vécut dans les souvenirs du passé. Puis, l’idée de sa patrie, replacée dans un état d’infériorité en Europe, reprit le dessus.

En effet, la guerre franco-italienne de 1859 avait porté un coup terrible à la puissance autrichienne.

Ce coup venait d’être suivi, sept ans après, en 1866, d’un coup plus terrible encore, celui de Sadowa. Ce n’était plus seulement à l’Autriche, privée de ses possessions italiennes, c’était à l’Autriche, vaincue des deux côtés, subordonnée à l’Allemagne, que la Hongrie se sentait rivée. Les Hongrois, — c’est un sentiment qui ne se raisonne pas, puisqu’il est dans le sang, — furent humiliés en leur orgueil. Pour eux, les victoires de Custozza et de Lissa n’avaient pu compenser la défaite de Sadowa.

Le comte Sandorf, pendant l’année qui suivit, avait soigneusement étudié le terrain politique et reconnu qu’un mouvement séparatiste pourrait peut-être réussir.

Le moment d’agir était donc venu. Le 3 mai de cette année — 1867 — après avoir embrassé sa petite fille qu’il laissait aux bons soins de Rosena Lendeck, le comte Sandorf quittait le château d’Artenak, partait pour Pesth, où il se mettait en rapport avec ses amis et partisans, prenait quelques dispositions préliminaires ; puis, quelques jours plus tard, il venait attendre les événements à Trieste.

Là devait être le centre principal de la conspiration. De là allaient rayonner tous les fils, réunis dans la main du comte Sandorf. En cette ville, les chefs de la conspiration, moins suspectés peut-être, pourraient agir avec plus de sécurité, surtout avec plus de liberté pour mener à bonne fin cette œuvre de patriotisme.

À Trieste demeuraient deux des plus intimes amis de Mathias Sandorf. Animés du même esprit, ils étaient décidés à le suivre jusqu’au bout dans cette entreprise. Le comte Ladislas Zathmar et le professeur Étienne Bathory étaient Magyars, et de grande naissance. Tous les deux, d’une dizaine d’années plus âgés que Mathias Sandorf, se trouvaient à peu près sans fortune. L’un tirait quelques minces revenus d’un petit domaine, situé dans le comitat de Lipto, appartenant au cercle en deçà du Danube ; l’autre professait les sciences physiques à Trieste et ne vivait que du produit de ses leçons.

Ladislas Zathmar habitait la maison, récemment reconnue dans l’Acquedotto par Sarcany et Zirone, — modeste demeure qu’il avait mise à la disposition de Mathias Sandorf pendant tout le temps que celui-ci devait passer hors de son château d’Artenak, c’est-à-dire jusqu’à l’issue du mouvement projeté, quelle qu’elle fût. Un Hongrois, Borik, âgé de cinquante-cinq ans, représentait à lui seul tout le personnel de la maison. C’était un homme aussi dévoué à son maître que l’intendant Lendeck l’était au sien.

Étienne Bathory occupait une non moins modeste demeure de la Corsia Stadion, à peu près dans le même quartier que le comte Zathmar. C’est là que se concentrait toute sa vie entre sa femme et son fils Pierre, alors âgé de huit ans.

Étienne Bathory appartenait, quoique à un degré éloigné, mais authentiquement, à la lignée de ces princes magyars, qui, au seizième siècle, occupèrent le trône de Transylvanie. La famille s’était divisée et perdue en de nombreuses ramifications depuis cette époque, et l’on eût été étonné, sans doute, d’en retrouver un des derniers descendants dans un simple professeur de l’Académie de Presbourg. Quoi qu’il en fût, Étienne Bathory était un savant de premier ordre, de ceux qui vivent retirés, mais que leurs travaux rendent célèbres. Inclusum labor illustrat, cette devise du ver à soie aurait pu être la sienne. Un jour ses idées politiques, qu’il ne cachait point, d’ailleurs, l’obligèrent à donner sa démission, et c’est alors, qu’il vint s’installer à Trieste comme professeur libre, avec sa femme qui l’avait courageusement soutenu dans ces épreuves.

C’était dans la demeure de Ladislas Zathmar que les trois amis se réunissaient depuis l’arrivée du comte Sandorf, bien que celui-ci eût ostensiblement tenu à occuper un appartement du Palazzo Modello, — actuellement l’hôtel Delorme, sur la Piazza Grande. La police était loin de soupçonner que cette maison de l’Acquedotto fût le centre d’une conspiration, qui comptait de nombreux partisans dans les principales villes du royaume.

Ladislas Zathmar et Étienne Bathory s’étaient faits, sans hésiter, les plus dévoués auxiliaires de Mathias Sandorf. Ils avaient reconnu, comme lui, que les circonstances se prêtaient à un mouvement, qui pouvait replacer la Hongrie au rang qu’elle ambitionnait en Europe. À cela, ils risquaient leur vie, ils le savaient, mais cela n’était pas pour les arrêter. La maison de l’Acquedotto devint donc le rendez-vous des principaux chefs de la conspiration. Nombre de partisans, mandés des divers points du royaume, y vinrent prendre des mesures et recevoir des ordres. Un service de pigeons voyageurs, porteurs de billets, établissait une communication rapide et sûre entre Trieste, les principales villes du pays hongrois et la Transylvanie, lorsqu’il s’agissait d’instructions qui ne pouvaient être confiées ni à la poste ni au télégraphe. Bref, toutes les précautions étaient si bien prises, que les conspirateurs avaient pu jusqu’alors se mettre à l’abri du plus léger soupçon.

D’ailleurs, on le sait, la correspondance ne se faisait qu’en langage chiffré, et par une méthode qui, si elle exigeait le secret, donnait du moins une sécurité absolue.

Trois jours après l’arrivée du pigeon voyageur dont le billet avait été intercepté par Sarcany, le 21 mai vers huit heures du soir, Ladislas Zathmar et Étienne Bathory se trouvaient tous les deux dans le cabinet de travail, en attendant le retour de Mathias Sandorf. Ses affaires personnelles avaient récemment obligé le comte à retourner en Transylvanie et jusqu’à son château d’Artenak ; mais il avait pu profiter de ce voyage pour conférer avec ses amis de Klausenbourg, capitale de la province, et il devait revenir ce jour-même, après leur avoir communiqué le contenu de cette dépêche, dont Sarcany avait conservé le double.

Depuis le départ du comte Sandorf, d’autres correspondances avaient été échangées entre Trieste et Bude, et plusieurs billets chiffrés étaient arrivés par pigeons. En ce moment même, Ladislas Zathmar s’occupait à rétablir leur texte cryptogrammatique en texte clair, au moyen de cet appareil qui est connu sous le nom de « grille. »

En effet, ces dépêches étaient combinées d’après une très simple méthode, — celle de la transposition des lettres. Dans ce système, chaque lettre conserve sa valeur alphabétique, c’est-à-dire qu’un b signifie b, qu’un o signifie o, etc. Mais les lettres sont successivement transposées, suivant les pleins ou les vides d’une grille, qui, appliquée sur la dépêche, ne laisse apparaître les lettres que dans l’ordre où il faut les lire, en cachant les autres.

Ces grilles, d’un si vieil usage, maintenant très perfectionnées d’après le système du colonel Fleissner, paraissent encore être le meilleur procédé et le plus sûr, quand il s’agit d’obtenir un cryptogramme indéchiffrable. Dans toutes les autres méthodes par interversion, — soit systèmes à base invariable ou à simple clef, dans lesquels chaque lettre de l’alphabet est toujours représentée par une même lettre ou un même signe, — soit systèmes à base variable ou à double clef, dans lesquels on change d’alphabet à chaque lettre, — la sécurité n’est pas complète. Certains déchiffreurs exercés sont capables de faire des prodiges dans ce genre de recherches, en opérant, ou par un calcul de probabilités, ou par un travail de tâtonnements. Rien qu’en se basant sur les lettres que leur emploi plus fréquent fait répéter un plus grand nombre de fois dans le cryptogramme, — e dans les langues française, anglaise et allemande, o en espagnol, a en russe, e et i en italien, — ils parviennent à restituer aux lettres du texte cryptographié la signification qu’elles ont dans le texte clair. Aussi est-il peu de dépêches, établies d’après ces méthodes, qui puissent résister à leurs sagaces déductions.

Il semble donc que les grilles ou les dictionnaires chiffrés, — c’est-à-dire ceux dans lesquels certains mots usuels représentant des phrases toutes faites sont indiqués par des nombres, — doivent donner les plus parfaites garanties d’indéchiffrabilité. Mais ces deux systèmes ont un assez grave inconvénient : ils exigent un secret absolu, ou plutôt l’obligation où l’on est de ne jamais laisser tomber entre des mains étrangères les appareils ou livres qui servent à les former. En effet, sans la grille ou le dictionnaire, si l’on ne peut arriver à lire ces dépêches, tout le monde les lira, au contraire, si le dictionnaire ou la grille ont été dérobés.

C’était donc au moyen d’une grille, c’est-à-dire un découpage en carton, troué à de certaines places, que les correspondances du comte Sandorf et de ses partisans étaient composées ; mais, par surcroît de précautions, au cas même où les grilles dont ses amis et lui se servaient eussent été perdues ou volées, il n’en serait résulté aucun inconvénient, car, de part et d’autre, toute dépêche, dès qu’elle avait été lue, était immédiatement détruite. Donc, il ne devait jamais rester trace de ce complot, dans lequel les plus nobles seigneurs, les magnats de la Hongrie, unis aux représentants de la bourgeoisie et du peuple, allaient jouer leur tête.

Précisément, Ladislas Zathmar venait de brûler les dernières dépêches, lorsque l’on frappa discrètement à la porte du cabinet.

C’était Borik, qui introduisait le comte Mathias Sandorf, venu à pied de la gare voisine.

Ladislas Zathmar alla aussitôt à lui :

« Votre voyage, Mathias ?… demanda-t-il avec l’empressement d’un homme qui veut être rassuré tout d’abord.

— Il a réussi, Zathmar, répondit le comte Sandorf. Je ne pouvais douter des sentiments de mes amis de la Transylvanie, et nous sommes assurés de leur concours.

— Tu leur as communiqué cette dépêche qui nous est arrivée de Pesth, il y a trois jours ? reprit Étienne Bathory, dont l’intimité avec le comte Sandorf allait jusqu’au tutoiement.

— Oui, Étienne, répondit Mathias Sandorf, oui, ils sont prévenus. Eux aussi sont prêts ! Ils se lèveront au premier signal. En deux heures, nous serons maîtres de Bude et de Pesth, en une demi-journée des principaux comitats en deçà et au delà de la Theiss, en une journée de la Transylvanie et du gouvernement des Limites militaires. Et alors huit millions de Hongrois auront reconquis leur indépendance !

— Et la diète ? demanda Bathory.

— Nos partisans y sont en majorité, répondit Mathias Sandorf. Ils formeront aussitôt le nouveau gouvernement, qui prendra la direction des affaires. Tout ira régulièrement et facilement, puisque les comitats, en ce qui concerne leur administration, dépendent à peine de la Couronne, et que leurs chefs ont la police à eux.

— Mais le conseil de la Lieutenance du royaume que le palatin préside à Bude… reprit Ladislas Zathmar.

— Le palatin et le conseil de Bude seront aussitôt mis dans l’impossibilité d’agir…

— Et dans l’impossibilité de correspondre avec la chancellerie de Hongrie, à Vienne ?

— Oui ! toutes nos mesures sont prises pour que la simultanéité de nos mouvements en assure le succès.

— Le succès ! reprit Étienne Bathory.

— Oui, le succès ! répondit le comte Sandorf. Dans l’armée, tout ce qui est de notre sang, du sang hongrois, est à nous et pour nous ! Quel est le descendant des anciens Magyars, dont le cœur ne battrait pas à la vue du drapeau des Rodolphe et des Corvin ! »

Et Mathias Sandorf prononça ces mots avec l’accent du plus noble patriotisme.

« Mais jusque-là, reprit-il, ne négligeons rien pour écarter tout soupçon ! Soyons prudents, nous n’en serons que plus forts ! — Vous n’avez rien entendu dire de suspect à Trieste ?

— Non, répondit Ladislas Zathmar. On s’y préoccupe surtout des travaux que l’État fait exécuter à Pola, et pour lesquels la plus grande partie des ouvriers a été embauchée. »

En effet, depuis une quinzaine d’années, le gouvernement autrichien, en prévision d’une perte possible de la Vénétie, — perte qui s’est réalisée, — avait eu l’idée de fonder à Pola, à l’extrémité méridionale de la péninsule istrienne, d’immenses arsenaux et un port de guerre, pour commander tout ce fond de l’Adriatique. Malgré les protestations de Trieste, dont ce projet diminuait l’importance maritime, les travaux avaient été poursuivis avec une fiévreuse ardeur. Mathias Sandorf et ses amis pouvaient donc penser que les Triestains seraient disposés à les suivre, dans le cas où le mouvement séparatiste se propagerait jusqu’à eux.

Quoi qu’il en fût, le secret de cette conspiration en faveur de l’autonomie hongroise avait été bien gardé. Rien n’aurait pu faire soupçonner à la police que les principaux conjurés fussent alors réunis dans cette modeste maison de l’avenue d’Acquedotto.

Ainsi donc, pour la réussite de cette entreprise, il semblait que tout eût été prévu, et qu’il n’y avait plus qu’à attendre le moment précis pour agir. La correspondance chiffrée, échangée entre Trieste et les principales villes de la Hongrie et de la Transylvanie, allait devenir très rare ou même nulle, à moins d’événements improbables. Les oiseaux voyageurs n’auraient plus aucune dépêche à porter désormais, puisque les dernières mesures avaient été arrêtées. Aussi, par excès de précaution, avait-on pris le parti de leur fermer le refuge de la maison de Ladislas Zathmar.

Il faut ajouter, d’autre part, que si l’argent est le nerf de la guerre, il est aussi celui des conspirations. Il importe qu’il ne manque pas aux conspirateurs, à l’heure du soulèvement. En cette occasion, il ne devait pas leur faire défaut.

On le sait, si Ladislas Zathmar et Étienne Bathory pouvaient sacrifier leur existence pour l’indépendance de leur pays, ils ne pouvaient lui sacrifier leur fortune, puisqu’ils n’avaient que de très faibles ressources personnelles. Mais le comte Sandorf était immensément riche, et avec sa vie, il était prêt à mettre toute sa fortune en jeu pour les besoins de sa cause. Aussi, depuis quelques mois, par l’entremise de son intendant Lendeck, en empruntant sur ses terres, avait-il pu réaliser une somme considérable, — plus de deux millions de florins[1].

Mais il fallait que cette somme fût toujours tenue à sa disposition et qu’il pût la toucher d’un jour à l’autre. C’est pourquoi elle avait été déposée, en son nom, dans une maison de banque de Trieste, dont l’honorabilité était jusqu’alors sans conteste et la solidité à toute épreuve. C’était cette maison Toronthal, de laquelle Sarcany et Zirone avaient précisément parlé pendant leur halte au cimetière de la haute ville.

Or, cette circonstance toute fortuite allait avoir les plus graves conséquences, ainsi qu’on le verra dans la suite de cette histoire.

À propos de cet argent, dont il fut un instant question au cours de leur dernier entretien, Mathias Sandorf dit au comte Zathmar et à Étienne Bathory que son intention était de rendre très prochainement visite au banquier Silas Toronthal, afin de le prévenir qu’il eût à tenir ses fonds à sa disposition dans le plus bref délai.

En effet, les événements devaient bientôt engager le comte Sandorf à donner le signal attendu de Trieste, — d’autant plus que, ce soir-là même, il put croire que la maison de Ladislas Zathmar était l’objet d’une surveillance bien faite pour l’inquiéter.

Vers les huit heures, lorsque le comte Sandorf et Étienne Bathory sortirent, l’un pour regagner sa demeure de la Corsia Stadion, l’autre pour retourner à l’hôtel Delorme, ils crurent remarquer que deux hommes les épiaient dans l’ombre, les suivaient à quelque distance et manœuvraient de manière à n’être point vus.

Mathias Sandorf et son compagnon, voulant savoir à quoi s’en tenir, n’hésitèrent pas à marcher sur ces personnages à bon droit suspects ; mais ceux-ci les aperçurent et disparurent au coin de l’église Sant’Antonio, à l’extrémité du grand canal, avant qu’il eût été possible de les rejoindre.



III

LA MAISON TORONTHAL.


À Trieste, la « société » est presque nulle. Entre races différentes comme entre castes diverses, on se voit peu. Les fonctionnaires autrichiens ont la prétention d’occuper le premier rang, à quelque degré de la hiérarchie administrative qu’ils appartiennent. Ce sont, en général, des hommes distingués, instruits, bienveillants ; mais leur traitement est maigre, inférieur à leur situation, et ils ne peuvent lutter avec les négociants ou gens de finance. Ceux-ci, puisque les réceptions sont rares dans les familles riches, et que les réunions officielles font presque toujours défaut, sont donc obligés de se rejeter sur le luxe extérieur, — dans les rues de la ville, par la somptuosité de leurs équipages, — au théâtre, par l’opulence des toilettes et la profusion des diamants que leurs femmes exhibent dans les loges du Teatro Communale ou de l’Armonia.

Entre toutes ces opulentes familles, on citait à cette époque celle du banquier Silas Toronthal.

Le chef de cette maison, dont le crédit s’étendait bien au delà du royaume austro-hongrois, était alors âgé de trente-sept ans. Il occupait avec Mme Toronthal, plus jeune que lui de quelques années, un hôtel de l’avenue d’Acquedotto.

Silas Toronthal passait pour être très riche, et il devait l’être. De hardies et heureuses spéculations de Bourse, un large courant d’affaires avec la Société du Lloyd autrichien et autres maisons considérables, d’importants emprunts dont l’émission lui avait été confiée, ne pouvaient avoir amené que beaucoup d’argent dans ses caisses. De là, un grand train de maison, qui le mettait très en évidence.

Cependant, ainsi que l’avait dit Sarcany à Zirone, il était possible que les affaires de Silas Toronthal fussent alors quelque peu embarrassées, — du moins momentanément. Qu’il eût reçu, sept ans avant, le contre-coup du trouble apporté dans la Banque et à la Bourse par la guerre franco-italienne, puis, plus récemment, par cette campagne que termina le désastre de Sadowa, que la baisse des fonds publics, à cette époque, sur les principales places de l’Europe et plus particulièrement celles du royaume austro-hongrois, Vienne, Pesth, Trieste, l’eussent sérieusement éprouvé, cela devait être. Alors, sans doute, l’obligation de rembourser les sommes, déposées chez lui en comptes courants, lui eût créé de graves embarras. Mais il s’était certainement relevé après cette crise, et, si ce qu’avait dit Sarcany était vrai, il fallait que de nouvelles spéculations trop hasardeuses eussent récemment compromis la solidité de sa maison.

Et, en effet, depuis quelques mois, Silas Toronthal, — moralement du moins, — avait beaucoup changé. Si maître qu’il fût de lui-même, sa physionomie s’était modifiée à son insu. Il n’était plus comme autrefois maître de lui. Des observateurs eussent remarqué qu’il n’osait regarder les gens en face, ainsi qu’il avait l’habitude de le faire, mais plutôt d’un œil oblique et à demi fermé. Ces symptômes n’avaient pu échapper même à Mme Toronthal, femme maladive, sans grande énergie, absolument soumise, d’ailleurs, aux volontés de son mari, et qui ne connaissait que très superficiellement ses affaires.

Or, si quelque coup funeste menaçait sa maison de banque, il faut bien l’avouer, Silas Toronthal ne devait pas s’attendre à bénéficier de la sympathie publique. Qu’il eût de nombreux clients dans la ville, dans le pays, soit, mais, en réalité, il y comptait peu d’amis. Le haut sentiment qu’il avait de sa position, sa vanité native, l’air de supériorité qu’il prenait avec tous et affectait en toutes choses, cela n’était pas fait pour attirer à lui en dehors des relations d’affaires. D’ailleurs, les Triestains le tenaient pour un étranger, puisqu’il était originaire de Raguse, c’est-à-dire Dalmate de naissance. Aucuns liens de famille ne le rattachaient donc à cette ville, dans laquelle il était venu, il y a quelque quinze ans, jeter les fondements de sa fortune.

Telle était alors la situation de la maison Toronthal. Cependant, bien que Sarcany eût certains soupçons à cet égard, rien encore ne permettait de confirmer le bruit que les affaires du riche banquier fussent sérieusement embarrassées. Son crédit n’avait reçu aucune atteinte, ouvertement du moins. Aussi le comte Mathias Sandorf, après avoir réalisé ses fonds, n’avait-il pas hésité à lui confier une somme très considérable, — somme qui devait toujours être tenue à sa disposition, à la condition d’en donner avis vingt-quatre heures d’avance.

Peut-être s’étonnera-t-on que des rapports quelconques eussent pu s’établir entre cette maison de banque, notée parmi les plus honorables, et un personnage tel que Sarcany. Il en était ainsi, pourtant, et ces rapports remontaient à deux ou trois ans déjà.

À cette époque, Silas Toronthal avait eu à traiter des affaires assez importantes avec la régence de Tripoli. Sarcany, sorte de courtier à toutes mains, très entendu dans les questions de chiffres, parvint à s’entremettre dans ces opérations, lesquelles, il faut bien le dire, ne laissaient pas d’être d’une nature assez suspecte. Il y avait eu là des questions inavouables de pots de vin, de commissions douteuses, de prélèvements peu honnêtes, dans lesquelles le banquier de Trieste n’avait pas voulu paraître en personne. Ce fut en ces circonstances que Sarcany devint l’agent de ces combinaisons véreuses, et rendit encore quelques autres services de ce genre à Silas Toronthal. De là, une occasion toute naturelle de mettre un pied dans la maison de banque. C’est plutôt la main qu’il convient de dire. Et, en effet, Sarcany, après avoir quitté la Tripolitaine, ne cessa de pratiquer une sorte de chantage vis-à-vis du banquier de Trieste. Non pas que Silas Toronthal fût absolument à sa merci. De ces opérations compromettantes il n’y avait aucune preuve matérielle. Mais la situation d’un banquier est délicate. Rien qu’un mot peut lui faire bien du mal. Or, Sarcany en savait assez pour qu’il fallût compter avec lui.

Silas Toronthal compta donc. Il lui en coûta même des sommes assez importantes, qui furent lestement dissipées, plus particulièrement dans les tripots, avec ce sans-gêne d’un aventurier qui ne se préoccupe pas de l’avenir. Sarcany, après l’avoir relancé jusqu’à Trieste, ne tarda pas à devenir si importun, si exigeant, que le banquier finit par se lasser et lui ferma tout crédit. Sarcany menaça. Silas Toronthal tint bon. Et il eut raison en cela, puisque le « maître chanteur » dut enfin s’avouer que, faute de preuves directes, il était désarmé ou à peu près.

Voilà pourquoi, depuis quelque temps, Sarcany et son honnête compagnon Zirone se trouvaient à bout de ressources, n’ayant pas même de quoi quitter la ville pour aller chercher fortune ailleurs. Mais on sait aussi que, dans le but de s’en débarrasser définitivement, Silas Toronthal venait de leur faire parvenir un dernier secours. Cette somme devait leur permettre d’abandonner Trieste pour retourner en Sicile, où Zirone était affilié à une association redoutable, qui exploitait les provinces de l’est et du centre. Le banquier pouvait donc espérer qu’il ne reverrait jamais son courtier de la Tripolitaine, qu’il n’entendrait même plus parler de lui. En cela, il se trompait, comme en bien d’autres choses.

C’était dans la soirée du 18 mai que les deux cents florins, envoyés par Silas Toronthal avec le petit mot qui accompagnait cet argent, avaient été adressés à l’hôtel où demeuraient les deux aventuriers.

Six jours après, le 24 du même mois, Sarcany se présentait à la maison de banque, il demandait à parler à Silas Toronthal, et telle fut son insistance que celui-ci dut consentir à le recevoir.

Le banquier était dans son bureau, dont Sarcany referma soigneusement la porte, dès qu’il y eut été introduit.

« Vous encore ! s’écria tout d’abord Silas Toronthal. Que venez-vous faire ici ? Je vous ai envoyé, et pour la dernière fois, une somme qui doit vous suffire à quitter Trieste ! Vous n’aurez plus jamais rien de moi, quoi que vous puissiez dire, quoi que vous puissiez faire ! Pourquoi n’êtes-vous pas parti ? Je vous préviens que je prendrai des mesures pour empêcher vos obsessions à l’avenir ! — Que me voulez-vous ? »

Sarcany avait très froidement reçu cette bordée à laquelle il était préparé. Son attitude n’était même plus celle qu’il prenait d’ordinaire, insolente et provocante, pendant ses dernières visites à la maison du banquier.

Non seulement il était parfaitement maître de lui-même, mais aussi très sérieux. Il venait d’approcher une chaise, sans qu’il eût été invité à s’asseoir ; puis, il attendit que la mauvaise humeur du banquier se fût dépensée en bruyantes récriminations, pour lui répondre.

« Eh bien parlerez-vous ? » reprit Silas Toronthal, qui, après quelques allées et venues dans son cabinet, venait de s’asseoir à son tour, mais sans parvenir à se maîtriser.

— J’attends que vous soyez plus calme, répondit tranquillement Sarcany, et j’attendrai tout le temps qu’il faudra.

— Que je sois calme ou non, peu importe ! Pour la dernière fois, que me voulez-vous ?

— Silas Toronthal, répondit Sarcany, il s’agit d’une affaire que j’ai à vous proposer.

— Je ne veux pas parler d’affaires avec vous, ni ne veux en traiter aucune ! s’écria le banquier. Il n’y a plus rien de commun entre vous et moi, et j’entends que vous quittiez Trieste aujourd’hui même, à l’instant, pour n’y jamais revenir !

— Je compte quitter Trieste, répondit Sarcany, mais je ne veux pas partir, avant de m’être acquitté envers votre maison !

— Vous acquitter ?… Vous ?… En me remboursant ?

— En vous remboursant intérêt, capital, sans compter une part dans les bénéfices de… »

Silas Toronthal haussa les épaules à cette proposition si inattendue, venant de Sarcany.

« Les sommes que je vous ai avancées, reprit-il, sont passées par profits et pertes ! Je vous tiens quitte, je ne vous réclame rien et suis au-dessus de pareilles misères !

— Et s’il me plaît de ne pas rester votre débiteur !

— Et s’il me plaît de rester votre créancier ! »

Cela dit, Silas Toronthal et Sarcany se regardèrent en face. Puis, Sarcany, haussant les épaules à son tour :

« Des phrases, tout cela, rien que des phrases ! reprit-il. Je vous le répète, je viens vous proposer une très sérieuse affaire.

— Aussi véreuse que sérieuse, sans doute ?

— Eh ! ce ne serait pas la première fois que vous auriez eu recours à moi pour traiter…

— Des mots, tout cela, rien que des mots ! répondit le banquier, en envoyant une riposte à l’insolente observation de Sarcany.

— Écoutez-moi, dit Sarcany, je serai bref.

— Et vous ferez bien.

— Si ce que j’ai à vous proposer ne vous convient pas, nous n’en parlerons plus, et je m’en irai !

— D’ici ou de Trieste ?

— D’ici et de Trieste !

— Dès demain ?

— Dès ce soir !

— Parlez donc !

— Voici ce dont il s’agit, dit Sarcany. Mais, ajouta-t-il en se retournant, vous êtes sûr que personne ne peut nous entendre ?

— Vous tenez donc bien à ce que notre entretien soit secret ? répondit ironiquement le banquier.

— Oui, Silas Toronthal, car vous et moi nous allons tenir dans nos mains la vie de hauts personnages !

— Vous, peut-être ! Moi, non !

— Jugez-en ! Je suis sur la piste d’une conspiration. Quel est son but, je ne le sais encore. Mais, depuis la partie qui s’est jouée au milieu des plaines de la Lombardie, depuis l’affaire de Sadowa, tout ce qui n’est pas Autrichien peut avoir beau jeu contre l’Autriche. Or, j’ai quelque raison de penser qu’un mouvement se prépare, sans doute en faveur de la Hongrie, et dont nous pourrions profiter ! »

Silas Toronthal, pour toute réponse, se contenta de répondre d’un ton railleur :

« Je n’ai rien à tirer d’une conspiration…

— Si, peut-être !

— Et comment ?

— En la dénonçant !

— Voyons, expliquez-vous !

— Écoutez donc », reprit Sarcany.

Et il fit au banquier le récit de ce qui s’était passé au vieux cimetière de Trieste, comment il avait pu s’emparer d’un pigeon voyageur, la manière dont un billet chiffré — il en avait gardé le fac simile, — était tombé entre ses mains, de quelle façon il avait reconnu la maison du destinataire de ce billet. Il ajouta que depuis cinq jours, Zirone et lui s’étaient mis à épier tout ce qui se passait, sinon à l’intérieur, du moins à l’extérieur de cette maison. Quelques personnes s’y réunissaient le soir, toujours les mêmes, et n’y entraient pas sans grandes précautions. D’autres pigeons en étaient partis, d’autres y étaient arrivés, les uns allant vers le nord, les autres en venant. La porte de cette demeure était gardée par un vieux domestique, qui ne l’ouvrait pas volontiers et en surveillait soigneusement l’approche. Sarcany et son compagnon avaient même dû agir avec une certaine circonspection pour ne pas éveiller l’attention de cet homme. Et encore craignaient-ils d’avoir provoqué ses soupçons depuis quelques jours.

Silas Toronthal commençait à écouter plus attentivement le récit que lui faisait Sarcany. Il se demandait ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans tout cela, son ancien courtier étant sujet à caution, et, en fin de compte, de quelle façon celui-ci entendait qu’il pût s’intéresser à cette affaire pour en retirer un gain quelconque.

Lorsque le récit eut été achevé, lorsque Sarcany eut une dernière fois affirmé qu’il s’agissait là d’une conspiration contre l’État, dont il serait avantageux d’utiliser les secrets, le banquier se contenta de poser les questions suivantes :

« Où est cette maison ?

— Au numéro 89 de l’avenue d’Acquedotto.

— Et à qui appartient-elle ?

— À un seigneur hongrois.

— Comment se nomme ce seigneur ?

— Le comte Ladislas Zathmar.

— Et quelles sont les personnes qui le visitent ?

— Deux principalement, toutes deux d’origine hongroise.

— L’une est ?…

— Un professeur de cette ville, qui s’appelle Étienne Bathory.

— Et l’autre ?

— Le comte Mathias Sandorf ! »

À ce nom, Silas Toronthal fit un léger mouvement de surprise, qui n’échappa point à Sarcany. Quant à ces trois noms qu’il venait de prononcer, il lui avait été facile de les connaître, en suivant Étienne Bathory, lorsqu’il revenait à sa maison de la Corsia Stadion, et le comte Sandorf, lorsqu’il rentrait à l’hôtel Delorme.

« Vous le voyez, Silas Toronthal, reprit Sarcany, voilà des noms que je n’ai pas hésité à vous livrer. Vous reconnaîtrez donc que je ne cherche pas à jouer au plus fin avec vous !

— Tout cela est bien vague ! répondit le banquier, qui voulait évidemment en savoir davantage avant de s’engager.

— Vague ? dit Sarcany.

— Eh ! sans doute ! Vous n’avez pas même un commencement de preuve matérielle !

— Et ceci ? »

La copie du billet était alors entre les mains de Silas Toronthal. Le banquier l’examinait, non sans curiosité. Mais ces mots cryptographiés ne pouvaient lui présenter aucun sens, et rien ne prouvait qu’ils eussent cette importance que Sarcany prétendait leur attribuer. Si cette affaire était de nature à l’intéresser, cela tenait, surtout, à ce qu’elle se rapportait au comte Sandorf, son client, dont la situation vis-à-vis de lui ne laissait pas de l’inquiéter, au cas où il exigerait un remboursement immédiat des fonds déposés dans sa maison.

« Eh bien, dit-il enfin, mon opinion est que c’est toujours de plus en plus vague !

— Rien ne me paraît plus net, au contraire, répondit Sarcany, que l’attitude du banquier ne démontait nullement.

— Avez-vous pu déchiffrer ce billet ?

— Non, Silas Toronthal, mais je saurai le déchiffrer, quand le temps en sera venu !

— Et comment ?

— J’ai été mêlé déjà à des affaires de ce genre, comme à bien d’autres, répondit Sarcany, et je ne suis pas sans avoir eu entre les mains, bon nombre de dépêches chiffrées. Or, de l’examen approfondi de celle-ci, il résulte pour moi que sa clef ne repose ni sur un nombre, ni sur un alphabet conventionnel, qui attribuerait à chacune des lettres une autre signification que sa signification réelle. Oui ! dans ce billet un s est un s, un p est un p, mais ces lettres ont été disposées dans un ordre, qui ne peut être reconstitué qu’au moyen d’une grille ! »

On sait que Sarcany ne se trompait pas. C’était le système qui avait été employé pour cette correspondance. On sait aussi qu’elle n’en était que plus indéchiffrable.

« Soit, dit le banquier, je ne le nie pas, vous pouvez avoir raison ; mais, sans la grille, il est impossible de lire le billet.

— Évidemment.

— Et comment vous procurerez-vous cette grille ?

— Je ne le sais pas encore, répondit Sarcany, mais, soyez-en sûr, je me la procurerai !

— Vraiment ! Eh bien, à votre place, Sarcany, je ne me donnerais pas tant de peine !

— Je me donnerai la peine qu’il faudra.

— À quoi bon ? Je me contenterais d’aller dire à la police de Trieste ce que je soupçonne, en lui portant ce billet.

— Je le dirai, Silas Toronthal, mais non sur de simples présomptions, répondit froidement Sarcany. Ce que je veux, avant de parler, ce sont des preuves matérielles et, par conséquent, indiscutables ! J’entends devenir maître de cette conspiration, oui ! maître absolu, pour en tirer tous les avantages que je vous offre de partager ! Eh ! qui sait même, s’il ne sera pas plus profitable de se ranger du côté des conspirateurs, au lieu de prendre parti contre eux ! »

Un tel langage ne pouvait étonner Silas Toronthal. Il savait de quoi Sarcany, intelligent et pervers, était capable. Mais si cet homme n’hésitait pas à parler de la sorte devant le banquier de Trieste, c’est qu’il savait, à son tour, qu’on pouvait tout proposer à Silas Toronthal, dont l’élastique conscience s’accommodait de n’importe quelles affaires. D’ailleurs, on ne saurait trop le répéter, Sarcany le connaissait de longue date, et il avait, en outre, des raisons de croire que la situation de la maison de banque était embarrassée depuis quelque temps. Or, le secret de cette conspiration, surpris, livré, utilisé, ne pouvait-il lui permettre de relever ses affaires ? C’est là-dessus que tablait Sarcany.

De son côté, Silas Toronthal, en ce moment, cherchait à jouer serré avec son ancien courtier de la Tripolitaine. Qu’il y eût en germe quelque conspiration contre le gouvernement autrichien, dont Sarcany avait découvert les auteurs, il n’était pas éloigné de l’admettre. Cette maison de Ladislas Zathmar, dans laquelle se tenaient de secrets conciliabules, cette correspondance chiffrée, la somme énorme déposée chez lui par le comte Sandorf et qui devait toujours être tenue à sa disposition, tout cela commençait à lui paraître fort suspect. Très probablement, Sarcany avait vu juste en ces circonstances. Mais le banquier, désireux d’en apprendre davantage, de connaître le fond de son jeu, ne voulait pas encore se rendre. Aussi, se contenta-t-il de répondre d’un air indifférent :

« Et puis, lorsque vous serez parvenu à déchiffrer ce billet, — si vous y parvenez, — vous verrez qu’il ne s’agit que d’affaires purement privées, sans aucune importance, et, par conséquent, dont il n’y aura aucun profit à tirer pour vous… ni pour moi !

— Non ! s’écria Sarcany, avec l’accent de la plus profonde conviction, non ! Je suis sur les traces d’une conspiration des plus graves, conduite par des hommes de haut rang, et j’ajoute, Silas Toronthal, que vous n’en doutez pas plus que moi !

— Enfin, que me voulez-vous ? » demanda le banquier, cette fois, très nettement.

Sarcany se leva et répondit d’une voix un peu plus basse, mais en regardant le banquier dans les yeux :

« Ce que je veux, — et il insista sur ce mot, — le voici : je veux avoir accès le plus tôt possible dans la maison du comte Zathmar, sous un prétexte à trouver, puis gagner sa confiance. Une fois dans la place, où personne ne me connaît, je saurai bien m’emparer de la grille et déchiffrer cette dépêche, dont je ferai usage pour le mieux de nos intérêts !

— De nos intérêts ? répéta Silas Toronthal. Pourquoi tenez-vous à me mêler à cette affaire ?

— Parce qu’elle en vaut la peine, et que vous en retirerez un grand bénéfice !

— Eh ! que ne la faites-vous seul ?

— Non ! J’ai besoin de votre concours !

— Expliquez-vous donc enfin !

— Pour arriver à mon but, il me faut du temps, et pour attendre, il me faut de l’argent. Or, je n’en ai plus !

— Votre crédit chez moi est épuisé, vous le savez !

— Soit ! Vous m’en ouvrirez un autre !

— Et qu’y gagnerai-je ?

— Ceci : Des trois hommes que je vous ai nommés, deux sont sans fortune, le comte Zathmar et le professeur Bathory, mais le troisième est riche, extrêmement. Les biens qu’il possède en Transylvanie sont considérables. Or, vous n’ignorez pas que, s’il est arrêté comme conspirateur, et condamné, ses biens confisqués iront pour la plus grande part à ceux qui auront découvert et dénoncé la conspiration !… Vous et moi, Silas Toronthal, nous partagerons ! »

Sarcany se tut. Le banquier ne répondait pas. Il réfléchissait à ce qu’on lui demandait comme entrée de jeu. D’ailleurs, ce n’était point un homme à se compromettre personnellement dans une affaire de cette nature ; mais il sentait que son agent, lui, serait homme à le faire pour tous les deux. S’il se décidait à prendre sa part de cette machination, il saurait bien le lier par un traité qui le mettrait à sa merci, tout en lui permettant de rester dans l’ombre… Il hésita, pourtant. Bon ! à tout prendre, que risquait-il ? Il ne paraîtrait pas dans cette odieuse affaire, et il en recueillerait les bénéfices, — bénéfices énormes, qui pouvaient rétablir la situation de sa maison de banque…

« Eh bien ?… demanda Sarcany.

— Eh bien, non ! répondit Silas Toronthal, effrayé surtout d’avoir un tel associé, ou, car le mot est plus juste, un tel complice.

— Vous refusez ?

— Oui !… Je refuse !… Au surplus, je ne crois pas au succès de vos combinaisons !

— Prenez garde, Silas Toronthal, s’écria Sarcany d’un ton menaçant, sans se contraindre, cette fois.

— Prendre garde ! Et à quoi, s’il vous plaît ?

— À ce que je sais de certaines affaires…

— Sortez, Sarcany ! répondit Silas Toronthal.

— Je saurai bien vous forcer…

— Sortez ! »

En ce moment, un léger coup fut frappé à la porte du bureau. Pendant que Sarcany se rangeait vivement du côté de la fenêtre, la porte s’était ouverte, et un huissier disait à haute voix :

« Monsieur le comte Sandorf prie monsieur Toronthal de vouloir bien le recevoir. »

Puis il se retirait.

« Le comte Sandorf ? » s’écria Sarcany.

Le banquier, d’une part, ne put être que fort contrarié de voir Sarcany instruit de cette visite. De l’autre, il pressentit que de grands embarras allaient résulter pour lui de l’arrivée si inattendue du comte.

« Eh ! que vient faire ici le comte Sandorf ? demanda Sarcany d’un ton assez ironique. Vous avez donc des relations avec les conspirateurs de la maison Zathmar ? En vérité, je me suis peut-être adressé à un des leurs !

— Sortirez-vous, enfin ?

— Je ne sortirai pas, Silas Toronthal, et je saurai pourquoi le comte Sandorf se présente à votre maison de banque ! »

Ces mots prononcés, Sarcany se jeta dans un cabinet, attenant au bureau, dont la portière retomba après lui.

Silas Toronthal fut sur le point d’appeler, afin de le faire expulser, mais il se ravisa :

« Non, murmura-t-il, mieux vaut, après tout, que Sarcany entende ce qui va se dire ici ! »

Le banquier sonna l’huissier et donna l’ordre d’introduire immédiatement le comte Sandorf.

Mathias Sandorf entra dans le cabinet, répondit froidement, ainsi que cela était dans son caractère, aux empressements de Silas Toronthal. Puis, il s’assit dans un fauteuil que l’huissier venait de lui avancer.

« Monsieur le comte, dit le banquier, je ne m’attendais pas à votre visite, ne vous sachant pas à Trieste ; mais la maison Toronthal est toujours honorée de vous recevoir.

— Monsieur, répondit Mathias Sandorf, je ne suis que l’un de vos moindres clients, et je ne fais point d’affaires, vous le savez. Cependant, j’ai toujours à vous remercier d’avoir bien voulu prendre en dépôt les quelques fonds que j’avais de disponibles en ce moment.

— Monsieur le comte, reprit Silas Toronthal, je vous rappelle que ces fonds sont en compte courant chez moi, et je vous prie de ne point oublier qu’ils vous rapportent intérêt.

— Je le sais, monsieur… répondit le comte Sandorf ; mais, je vous le répète, ce n’est point un placement que j’ai voulu faire dans votre maison, ce n’est qu’un simple dépôt.

— Soit, monsieur le comte, répondit Silas Toronthal. Cependant, l’argent est cher, en ce moment, et il ne serait que juste que le vôtre ne restât pas improductif. Une crise financière menace de s’étendre sur le pays tout entier. La situation est très difficile à l’intérieur. Les affaires sont paralysées. Quelques faillites de maisons importantes ont ébranlé le crédit public, et d’autres sont encore à craindre…

— Mais votre maison est solide, monsieur, dit Mathias Sandorf, et je sais, de bonne source, qu’elle n’a été que très peu éprouvée par le contre-coup de ces faillites ?

— Oh ! très peu, répondit Silas Toronthal avec le plus grand calme. Le commerce de l’Adriatique nous assure, d’ailleurs, un courant d’affaires maritimes qui manque aux maisons de Pesth ou de Vienne, et nous n’avons été que très légèrement touchés par la crise. Nous ne sommes donc pas à plaindre, monsieur le comte, et nous ne nous plaignons pas.

— Je ne peux que vous en féliciter, monsieur, répondit Mathias Sandorf. Toutefois, je vous demanderai si, à propos de cette crise, on n’a pas parlé de quelques complications à l’intérieur ? »

Bien que le comte Sandorf eût fait cette question sans paraître y attacher la moindre importance, Silas Toronthal l’observa avec un peu plus d’attention. Cela pouvait, en effet, se rapporter à ce que venait de lui apprendre Sarcany.

« Je ne sais rien à cet égard, répondit le banquier, et je n’ai point entendu dire que le gouvernement autrichien eût quelque appréhension à ce sujet. Est-ce que vous, monsieur le comte, vous auriez raison de penser que quelque événement prochain…

— Aucunement, répondit Mathias Sandorf ; mais, dans la haute banque, on est quelquefois informé de choses que le public ne connaît que plus tard. Voilà pourquoi je vous avais posé cette question, tout en laissant à votre convenance d’y répondre ou non.

— Je n’ai rien entendu dire dans ce sens, répliqua Silas Toronthal, et, d’ailleurs, avec un client tel que vous, monsieur le comte, je ne me croirais pas le droit de me renfermer dans une discrétion, dont ses intérêts pourraient avoir à souffrir !

— Je vous en remercie, monsieur, répondit le comte Sandorf, et je pense, comme vous, qu’il n’y a rien à craindre à l’intérieur ni à l’extérieur. Aussi vais-je bientôt quitter Trieste pour retourner en Transylvanie, où m’appellent des affaires urgentes.

— Ah ! vous partez, monsieur le comte ? demanda vivement Silas Toronthal.

— Oui… dans une quinzaine de jours, au plus tard.

— Et vous reviendrez sans doute à Trieste ?

— Je ne le crois pas, monsieur, répondit le comte Sandorf. Mais, avant de partir, je voudrais mettre en règle toute la comptabilité du château d’Artenak, qui est en souffrance. J’ai reçu de mon intendant quantité de notes, fermages, revenus de forêts, que je n’ai guère le temps de vérifier. Ne connaîtriez-vous pas un comptable, ou ne pourriez-vous pas disposer d’un de vos employés, qui me rendrait ce service ?

— Rien ne sera plus facile, monsieur le comte.

— Je vous en serai fort obligé.

— Et quand auriez-vous besoin de ce comptable ?

— Le plus tôt possible.

— Où devrait-il se présenter ?

— Chez mon ami, le comte Zathmar, dont la maison est au numéro 89 de l’avenue de l’Acquedotto.

— C’est entendu.

— Ce travail, ce sera l’affaire d’une dizaine de jours, et, mes comptes une fois réglés, je partirai pour le château d’Artenak. Je vous prierai donc de tenir disponibles les fonds que j’ai chez vous. »

Silas Toronthal, à cette demande, ne put retenir un mouvement que ne vit point le comte Sandorf.

« À quelle date voulez-vous que ces fonds vous soient remis, monsieur le comte ? demanda-t-il.

— Le 8 du mois prochain.

— Ils seront à votre disposition. »

Cela dit, le comte Sandorf se leva, et le banquier le reconduisit jusqu’à la porte de l’antichambre.

Lorsque Silas Toronthal rentra dans le cabinet, il y trouva Sarcany, qui se borna à dire :

« Avant deux jours, il faut que je sois introduit dans la maison du comte Zathmar en qualité de comptable.

— Il le faut, en effet ! » répondit Silas Toronthal.



IV

LE BILLET CHIFFRÉ.


Deux jours après, Sarcany était installé dans la maison de Ladislas Zathmar. Il avait été présenté par Silas Toronthal, et, sur sa présentation, accepté par le comte Sandorf. Ainsi donc, complicité bien établie du banquier et de son agent dans les machinations ourdies par eux. But : la découverte d’un secret qui pouvait coûter la vie aux chefs de la conspiration. Résultat : comme prix de leur délation, une fortune tombant, pour une part, dans la poche d’un aventurier, prêt à tout pour la remplir, et pour l’autre, dans la caisse d’un banquier, arrivé au point de ne pouvoir faire honneur à ses engagements.

Il va sans dire qu’un traité, intervenu entre Silas Toronthal et Sarcany, faisait deux portions égales des bénéfices prévus. En outre, Sarcany devait avoir à sa disposition tout l’argent nécessaire pour vivre convenablement à Trieste avec son compagnon Zirone, et pour subvenir aux dépenses que nécessiteraient ses pas et démarches. En échange et comme garantie, il avait dû remettre au banquier le fac-simile du billet, qui contenait, — il n’en doutait pas, — le secret de la conspiration.

Peut-être serait-on tenté d’accuser d’imprudence Mathias Sandorf. En de telles circonstances, introduire un étranger dans cette maison où s’agitaient des intérêts si graves, à la veille d’un complot dont le signal allait être envoyé d’un instant à l’autre, cela pourra paraître acte de rare imprudence. Mais ce n’était pas sans nécessité que le comte avait agi de la sorte.

Et d’abord, il avait un intérêt pressant à ce que ses affaires personnelles fussent mises en ordre, au moment où il allait se lancer en cette périlleuse aventure dans laquelle il risquait sa vie ou tout au moins l’exil, s’il était obligé de fuir en cas d’insuccès. D’autre part, l’introduction d’un étranger dans la maison du comte Zathmar lui paraissait être de nature à détourner les soupçons. Il avait cru voir depuis quelques jours, — et l’on sait qu’il ne se trompait pas, — certains espions rôder dans l’avenue de l’Acquedotto, espions qui n’étaient autres que Sarcany et Zirone. La police de Trieste avait-elle donc l’œil ouvert sur ses amis et lui, sur leurs agissements ? Le comte Sandorf pouvait le croire, il devait le craindre. Si le lieu de réunion des conspirateurs, jusqu’alors obstinément fermé à tous, semblait être suspect, quel meilleur moyen de dérouter les soupçons que de l’ouvrir, d’y admettre un commis qui ne s’y occuperait que de comptabilité ? Quant à la présence de ce commis, pourrait-elle être un danger pour Ladislas Zathmar et ses hôtes ? Non, en aucun cas. Il n’y avait plus échange de correspondances chiffrées entre Trieste et d’autres villes du royaume hongrois. Tous les papiers relatifs au mouvement projeté étaient détruits. Il ne restait aucune trace écrite de la conspiration. Les mesures étaient prises, non plus à prendre. Le comte Sandorf n’avait qu’un signal à faire, lorsque le moment en serait venu. Donc, l’introduction d’un employé dans cette maison, au cas où le gouvernement aurait eu l’éveil, était plutôt de nature à écarter tout soupçon.

Oui, sans doute, le raisonnement était juste, la précaution était bonne, si cet employé n’eût pas été Sarcany, si son répondant n’eût pas été Silas Toronthal !

D’ailleurs, Sarcany, passé maître en duplicité, devait bénéficier des qualités extérieures qu’il possédait, une figure ouverte, une physionomie franche, l’aspect honnête et simple de toute sa personne. Le comte Sandorf et ses deux amis ne pouvaient que s’y laisser prendre, et ils y furent pris. Le jeune comptable se montra zélé, obligeant, serviable, et très entendu en ces matières de chiffres qu’il s’agissait d’apurer. Rien, d’ailleurs, n’aurait pu lui faire soupçonner, s’il ne l’eût su, qu’il était en présence des chefs d’une conspiration, prête à soulever la race hongroise contre la race allemande. Mathias Sandorf, Étienne Bathory, Ladislas Zathmar, pendant leurs réunions, ne semblaient s’occuper que de questions d’art ou de sciences. Plus de correspondance secrète, plus d’allées et venues mystérieuses autour de la maison. Mais Sarcany savait à quoi s’en tenir. L’occasion qu’il cherchait ne pouvait manquer de se produire, et il l’attendait.

En entrant dans la maison de Ladislas Zathmar, Sarcany n’avait eu qu’un but : s’emparer de la grille, qui servait à déchiffrer les cryptogrammes. Or, maintenant qu’il n’arrivait plus aucune dépêche chiffrée à Trieste, il se demanda, si, par prudence, cette grille n’aurait pas été détruite. Cela ne laissa pas de l’inquiéter, car tout l’échafaudage de sa machination reposait sur ceci : lire le billet apporté par le pigeon voyageur, et dont il avait pris la copie.

Donc, tout en travaillant à mettre en état les comptes de Mathias Sandorf, il regardait, il observait, il épiait. L’accès du bureau où se réunissaient Ladislas Zathmar et ses compagnons ne lui était point interdit. Souvent même, il y travaillait seul. Et alors ses yeux et ses doigts s’occupaient à toute autre besogne qu’à faire des calculs ou aligner des chiffres. Il furetait dans les papiers, il ouvrait les tiroirs à l’aide d’un jeu de crochets, que Zirone, très habile à ce métier, avait fabriqués lui-même. Toutefois, il prenait bien garde d’être vu de Borik, auquel il ne semblait pas inspirer la moindre sympathie.

Pendant les cinq premiers jours, les recherches de Sarcany furent infructueuses. Il arrivait chaque matin avec l’espoir de réussir ; chaque soir, il rentrait à son hôtel, sans être arrivé à rien. C’était à faire craindre qu’il n’échouât dans sa criminelle entreprise. En effet, la conspiration, s’il s’agissait d’une conspiration, — et il ne lui était pas permis d’en douter, — pouvait éclater d’un jour à l’autre, c’est-à-dire avant qu’il ne l’eût découverte, et, par conséquent, dénoncée.

« Mais plutôt que de perdre le bénéfice d’une dénonciation, même sans preuves à l’appui, lui disait Zirone, mieux vaudrait prévenir la police et remettre la copie du billet.

— Oui ! répondit Sarcany, et je le ferai, s’il le faut ! »

Il va sans dire qu’il tenait Silas Toronthal au courant de toutes ses recherches. Et ce n’était pas sans peine qu’il parvenait à calmer les impatiences du banquier.

Le hasard devait lui venir en aide. Une première fois, il l’avait servi en faisant tomber entre ses mains le billet chiffré ; une seconde fois, il allait le servir en le mettant à même de le comprendre.

On était au dernier jour du mois de mai, vers quatre heures du soir. Sarcany, suivant son habitude, allait à cinq heures quitter la maison du comte Zathmar. Il était d’autant plus désappointé d’être aussi peu avancé qu’au premier jour, que le travail dont le comte Sandorf l’avait chargé tirait à sa fin. Cette besogne achevée, il serait évidemment congédié avec remerciements et profits, mais il n’y aurait plus aucune raison pour qu’il continuât à venir dans cette demeure.

Or, à ce moment, Ladislas Zathmar et ses deux amis étaient sortis. Il n’y avait plus à la maison que Borik, alors occupé dans une salle du rez-de-chaussée. Sarcany, ayant toute liberté pour agir, résolut de s’introduire dans la chambre du comte Zathmar, — ce qu’il n’avait pu faire jusqu’alors, — et de s’y livrer aux plus minutieuses recherches.

La porte était fermée à clef. Sarcany, avec son crochet, parvint à l’ouvrir et entra.

Entre les deux fenêtres qui donnaient sur la rue, se trouvait un bureau-secrétaire, dont l’antique forme eût ravi un amateur de vieux meubles. Le battant rabaissé ne permettait pas d’en voir la disposition intérieure.

C’était la première fois que l’occasion s’offrait à Sarcany de visiter ce meuble, et il n’était pas homme à la perdre. Pour en fouiller les divers tiroirs, il n’avait qu’à forcer le battant. C’est ce qui fut fait, le crochet aidant, sans que la serrure conservât trace de l’opération.

Au quatrième tiroir que visita Sarcany, sous des papiers dont il n’avait que faire, se trouvait une sorte de carte, trouée irrégulièrement. Cette carte attira tout de suite son attention.

« La grille ! » se dit-il.

Il ne se trompait pas.

Sa première idée fut de s’en emparer ; mais, réflexion faite, il se dit que la disparition de cette grille pourrait attirer des soupçons, si le comte Zathmar venait à s’en apercevoir.

« Bon ! se dit-il, de même que j’ai pris la copie du billet, je vais prendre le décalque de la grille, et Toronthal et moi, nous pourrons lire la dépêche tout à notre aise ! »

Cette grille était un simple carré de carton, de six centimètres de longueur par côté, et divisé en trente-six carrés égaux, mesurant chacun un centimètre environ. De ces trente-six carrés, disposés sur six lignes horizontales et verticales, comme ceux d’une table de Pythagore qui aurait été établie sur six chiffres, vingt-sept étaient pleins, et neuf étaient vides, — c’est-à-dire qu’à la place de ces neuf carrés, la carte était découpée et ajourée en neuf endroits.

Ce qu’il importait à Sarcany d’avoir, c’était : 1o la dimension exacte de la grille ; 2o la disposition des neuf carrés vides.

La dimension, il la prit au moyen d’un contour au crayon qu’il traça sur une feuille de papier blanc, en ayant bien soin de marquer la place où se trouvait une petite croix faite à l’encre, laquelle semblait indiquer le côté supérieur de la grille.

La disposition, il la releva en pointant les carrés à jour, qui laissaient voir le papier sur lequel il venait de tracer le contour de la carte, soit, — à la première ligne, trois vides occupant les places 2, 4, et 6 ; à la deuxième ligne, un vide occupant la place 5 ; à la troisième ligne, un vide occupant la place 3 ; à la quatrième ligne, deux vides occupant les places 2, et 5 ; à la cinquième ligne, un vide occupant la place 6 ; à la sixième ligne, un vide occupant la place 4.

Voici, du reste, cette grille, en grandeur naturelle, dont Sarcany allait bientôt faire un si criminel usage, de complicité avec le banquier Silas Toronthal[2].

Quelques minutes suffirent à Sarcany pour prendre le décalque ci-dessus. Au moyen de cette grille, qu’il lui serait facile de reproduire avec un morceau de carton découpé, il ne doutait pas d’arriver à déchiffrer le fac-simile du billet laissé entre les mains de Silas Toronthal. Il remit donc la grille dans le tiroir sous les papiers qui la recouvraient, il quitta la chambre de Ladislas Zathmar, puis la maison, ayant hâte de retourner à son hôtel.

Un quart d’heure après, Zirone le voyait entrer dans leur chambre commune, d’un air si triomphant qu’il ne put s’empêcher de s’écrier à pleine voix :

« Eh ! qu’y a-t-il donc, mon camarade ? Prends bien garde ! Tu es plus habile à dissimuler tes ennuis que tes joies, et l’on se trahit aussi bien en se laissant aller…

— Trêve d’observations, Zirone, répondit Sarcany, et à l’ouvrage, sans perdre un instant !

— Avant souper ?…

— Avant. »

Cela dit, Sarcany prit un morceau de carton de mince épaisseur. Il le tailla sur son décalque, de manière à obtenir un rectangle, qui avait exactement les dimensions de la grille, sans oublier de tracer la petite croix sur le côté supérieur. Ensuite, prenant une règle, il le divisa en trente-six carrés, tous d’égale grandeur.

Alors, de ces trente-six carrés, neuf furent marqués à la place qu’ils occupaient sur le décalque ; puis, après avoir été découpés avec la pointe d’un canif, ils furent ajourés, de manière à laisser paraître dans leur vide les mots, lettres ou signes quelconques du billet sur lequel cette grille serait appliquée.

Zirone, placé en face de Sarcany, le regardait faire, l’œil grand ouvert, émerillonné de convoitise. Ce travail l’intéressait d’autant plus qu’il avait parfaitement compris le système cryptographique employé dans cette correspondance.

« C’est ingénieux disait-il, extrêmement ingénieux, et cela pourra me servir ! Quand je pense que dans chacun de ces carrés vides, il peut peut-être tenir un million…

— Et plus ! » répondit Sarcany.

Le travail terminé, Sarcany se leva, après avoir serré le carton découpé dans son portefeuille.

« Demain à la première heure, je serai chez Toronthal, dit-il.

— Gare à sa caisse !

— S’il a le billet, moi, j’ai la grille !

— Et cette fois, il faudra bien qu’il se rende !

— Il se rendra !

— Alors on peut souper ?

— On le peut.

— Soupons ! »

Et, Zirone, toujours en appétit, fit honneur à l’excellent repas qu’il s’était commandé selon son habitude.

Le lendemain, 1er juin, dès huit heures du matin, Sarcany se présentait à la maison de banque, et Silas Toronthal donnait aussitôt l’ordre de l’introduire dans son cabinet.

« Voilà la grille », se contenta de dire Sarcany, en remettant le carton qu’il avait découpé la veille.

Le banquier le prit, le tourna, le retourna, en hochant la tête comme s’il n’eût pas partagé la confiance de son associé.

« Essayons toujours, dit Sarcany.

— Essayons. »

Silas Toronthal prit le fac-simile du billet, qui était renfermé dans un des tiroirs de son bureau, et le plaça sur la table.

On s’en souvient, ce billet se composait de dix-huit mots, comprenant six lettres chacun, — mots parfaitement inintelligibles, d’ailleurs. Il était évident, avant tout, que chaque lettre de ces mots devait correspondre aux six carrés, pleins ou vides, qui formaient chaque ligne de la grille. Par conséquent, on pouvait établir, de prime abord, que les six premiers mots du billet, composés de trente-six lettres, avaient été successivement obtenus au moyen des trente-six carrés.

En effet, — et ce fut facile à constater, — la disposition des carrés vides avait été si ingénieusement combinée dans l’agencement de cette grille, qu’en lui faisant faire quatre fois un quart de tour, les carrés vides venaient successivement occuper la place des carrés pleins, sans jamais se doubler en aucun endroit.

On voit tout de suite qu’il doit en être ainsi. Par exemple, à la première application de la grille sur un papier blanc, si l’on inscrit les chiffres de 1 à 9 dans chaque case vide, puis après un premier quart de tour, les nombres de 10 à 18, puis après un second quart de tour, de 19 à 27, puis après un troisième quart de tour, de 28 à 36, finalement, on trouvera sur le papier les nombres de 1 à 36, occupant les trente-six carrés qui forment les divisions de la grille.

Sarcany fut donc naturellement amené à opérer d’abord sur les six premiers mots du billet, avec quatre applications successives de la grille. Il comptait ensuite recommencer cette opération sur les six autres mots, et une troisième fois sur les six derniers, — soit, en tout, les dix-huit mots dont se composait le cryptogramme.

Il va sans dire que les raisonnements établis ci-dessus avaient été présentés par Sarcany à Silas Toronthal et que celui-ci n’avait pu qu’en apprécier la parfaite justesse.

La pratique allait-elle confirmer la théorie ? C’était là tout l’intérêt de l’expérience.

Voici quels étaient les dix-huit mots du billet qu’il convient de remettre sous les yeux du lecteur :

ihnalz zaemen ruiopn
arnuro trvree mtqssl
odxhnp estlev eeuart
aeeeil ennios noupvg
spesdr erssur ouitse
eedgnc toeedt artuee

Tout d’abord il s’agissait de déchiffrer les six premiers mots. Pour y arriver, Sarcany les écrivit sur une feuille blanche, en ayant soin d’écarter les lettres et les lignes, de manière que chaque lettre correspondît à l’un des carrés de la grille.

Cela donna la disposition suivante :

i h n a l z
a r n u r o
o d x h n p
a e e e i l
s p e s d r
e e d g n c

Puis, la grille fut appliquée sur cet ensemble, de manière que le côté marqué d’une petite croix se trouvât placé en haut. Et alors les neuf cases vides laissèrent apparaître les neuf lettres suivantes,

pendant que les vingt-sept autres restaient cachées par les pleins du carton.

Sarcany fit alors faire un quart de tour à la grille, de gauche à droite, de façon que le côté supérieur devînt cette fois le côté latéral droit. Dans cette seconde application, ce furent les lettres suivantes, qui apparurent à travers les vides :

Dans la troisième application, les lettres visibles furent celles-ci, dont le relevé fut noté avec soin :

Ce qui ne laissait pas d’étonner singulièrement Silas Toronthal et Sarcany, c’est que les mots, qui se formaient au fur et à mesure, ne présentaient aucun sens. Ils s’attendaient à les lire couramment, puisqu’ils avaient dû être obtenus par les applications successives de la grille, et cependant ces mots n’offraient pas plus de signification que ceux du billet chiffré. Le billet resterait-il donc indéchiffrable ?

La quatrième application de la grille donna le résultat suivant :

Même résultat nul, même obscurité.

En effet, les quatre mots qui avaient été obtenus par les quatre applications étaient ceux-ci :

hazrxeirg
nohaledec
nadnepedn
ilruopess
ce qui ne signifiait absolument rien.

Sarcany ne put cacher la colère que lui causait un pareil désappointement. Le banquier, lui, se contentait de secouer la tête en disant, non sans quelque ironie :

« Après tout, ce n’est peut-être pas cette grille-là que les conspirateurs ont employée pour leur correspondance ! »

Cette observation fit bondir Sarcany.

« Continuons ! s’écria-t-il.

— Continuons ! » répondit Silas Toronthal.

Sarcany, après être parvenu à maîtriser le tremblement nerveux qui l’agitait, recommença l’expérience sur les six mots formant la seconde colonne du billet. Quatre fois il réappliqua la grille sur ces mots, en lui faisant faire un quart de tour. Il n’obtint que cet assemblage de lettres absolument dénué de sens :

amnetnore
velessuot
etseirted
zerrevnes

Cette fois, Sarcany jeta la grille sur la table en jurant comme un matelot.

Par un singulier contraste, Silas Toronthal avait gardé tout son sang-froid. Il étudiait les mots, ainsi obtenus depuis le début de l’expérience, et demeurait pensif.

« Au diable les grilles et ceux qui s’en servent ! s’écria Sarcany en se levant.

— Si vous vous rasseyiez ! dit Silas Toronthal.

— Me rasseoir ?…

— Et si vous continuiez ? »

Sarcany regarda Silas Toronthal. Puis, il se rassit, il reprit la grille, et il l’appliqua sur les six derniers mots du billet, machinalement, n’ayant plus conscience de ce qu’il faisait.

Voici les mots que donnèrent ces quatre dernières applications de la grille :

uonsuoveu
qlangisre
imerpuate
rptsetuot

Pas plus que les autres, ces derniers mots ne présentaient une signification quelconque.

Sarcany, irrité au-delà de toute mesure, avait pris la feuille blanche sur laquelle étaient tracés ces mots baroques que la grille venait de faire successivement apparaître, et il allait la déchirer.

Silas Toronthal l’arrêta.

« Du calme, lui dit-il.

— Eh ! s’écria Sarcany, qu’avons-nous à faire de cet indéchiffrable logogriphe !

— Écrivez donc tous ces mots les uns à la suite des autres ! répondit simplement le banquier.

— Et pourquoi faire ?

— Pour voir ! »

Sarcany obéit, et il obtint la succession de lettres suivante :

hazrxeirgnohaledecnadnepednilruopessamnetnorevelessuotetseirtedzerrevnesuonsuoveuqlangisreimerpuaterptsetuot.

À peine ces lettres étaient-elles écrites, que Silas Toronthal arrachait le papier des mains de Sarcany, il le lisait, il poussait un cri. C’était lui, maintenant, que le calme avait abandonné, Sarcany en était à se demander si le banquier n’était pas subitement devenu fou.

« Mais lisez donc ! s’écria Silas Toronthal en tendant le papier à Sarcany, lisez donc !

— Lire ?…

— Eh ! ne voyez-vous pas qu’avant de composer ces mots au moyen de la grille, les correspondants du comte Sandorf avaient préalablement écrit à rebours la phrase qu’ils forment ! »

Sarcany prit le papier, et voilà ce qu’il lut, en allant de la dernière lettre à la première :

« Tout est prêt. Au premier signal que vous nous enverrez de Trieste, tous se lèveront en masse pour l’indépendance de la Hongrie. Xrzah. »

« Et ces cinq dernières lettres ? s’écria-t-il.

— Une signature convenue ! répondit Silas Toronthal.

— Enfin, nous les tenons !…

— Mais la police ne les tient pas encore !

— Cela me regarde !

— Vous agirez dans le plus grand secret ?

— C’est mon affaire, répondit Sarcany. Le gouverneur de Trieste sera seul à connaître les noms des deux honnêtes patriotes, qui auront arrêté à son début une conspiration contre le royaume d’Autriche ! »

Et, en parlant ainsi, par son ton, par son geste, ce misérable ne laissait que trop voir quel sentiment d’ironie lui dictait de telles paroles.

« Alors je n’aurai plus à m’occuper de rien ? demanda froidement le banquier.

— De rien, répondit Sarcany, si ce n’est de toucher votre part de bénéfice dans l’affaire !

— Quand ?

— Quand seront tombées trois têtes, qui nous vaudront plus d’un million chacune. »

Silas Toronthal et Sarcany se séparèrent. S’ils voulaient bénéficier du secret que le hasard leur avait livré, en dénonçant les conspirateurs avant que la conspiration n’eût éclaté, ils devaient faire diligence.

Cependant, Sarcany, comme à l’ordinaire, était retourné dans la maison de Ladislas Zathmar. Il y avait repris son travail de comptabilité, qui touchait à sa fin. Le comte Sandorf lui dit même, tout en le remerciant du zèle qu’il avait montré, que, dans une huitaine de jours, il n’aurait plus besoin de ses services.

Dans la pensée de Sarcany, cela signifiait évidemment que, vers cette époque, le signal, attendu de Trieste, serait envoyé dans les principales villes de la Hongrie.

Sarcany continua donc à observer avec le plus grand soin, mais sans jamais donner prise au soupçon, tout ce qui se passait dans la maison du comte Zathmar. Et même il avait paru si intelligent, il semblait tellement acquis aux idées libérales, il avait si peu caché l’invincible répulsion qu’il disait éprouver pour la race allemande, enfin il avait si bien joué son jeu, sans en avoir l’air, que le comte Sandorf comptait se l’attacher plus tard, lorsque le soulèvement aurait fait de la Hongrie un pays libre. Il n’était pas jusqu’à Borik, qui ne fût revenu des préventions que lui avait d’abord inspirées ce jeune homme.

Sarcany touchait donc à son but.

C’était à la date du 8 juin que le comte Sandorf, accord avec ses deux amis, avait décidé qu’il enverrait le signal du soulèvement, et ce jour était arrivé.

Mais alors l’œuvre de délation était accomplie.

Ce soir-là, vers huit heures, la police de Trieste envahit subitement la maison de Ladislas Zathmar. Toute résistance eût été impossible. Aussi, le comte Sandorf, le comte Zathmar, le professeur Bathory, Sarcany lui-même, qui ne protesta pas, d’ailleurs, et Borik, furent-ils arrêtés, sans que personne eût connaissance de leur arrestation.



V

AVANT, PENDANT ET APRÈS LE JUGEMENT.


L’Istrie, que les traités de 1815 ont fait entrer dans le royaume austro-hongrois, est une presqu’île triangulaire, dont l’isthme forme la base sur la plus grande largeur du triangle. Cette péninsule s’étend depuis le golfe de Trieste jusqu’au golfe de Quarnero, le long desquels se creusent des ports assez nombreux. Entre autres, presque à sa pointe sud, s’ouvre celui de Pola, dont le gouvernement s’occupait alors de faire un arsenal maritime de premier ordre.

Cette province de l’Istrie, plus particulièrement sur ses rivages occidentaux, est encore restée bien italienne, bien vénitienne même, autant par ses usages que par sa langue. Que l’élément slave y lutte encore contre l’élément italien, soit ; mais, ce qui est certain, c’est que l’influence allemande a quelque peine à se maintenir entre les deux.

Plusieurs villes importantes du littoral ou de l’intérieur donnent la vie à cette contrée que baignent les eaux de l’Adriatique septentrionale. Telles sont Capo d’Istria et Pirano, dont la population saunière travaille presque exclusivement dans les grandes salines, à l’embouchure du Risano et de la Corna-Lunga ; Parenzo, chef-lieu de la diète de l’Istrie et résidence de l’évêque ; Rovigno, riche du produit de ses oliviers ; Pola, dont les touristes vont visiter les superbes monuments d’origine romaine, et qui est destinée à devenir le port de guerre le plus important de toute l’Adriatique.

Mais aucune de ces villes n’a le droit d’être appelée capitale de l’Istrie. C’est Pisino, située presque au centre du triangle, qui porte ce titre, et c’est là que, sans le savoir, allaient être conduits les prisonniers, après leur secrète arrestation.

À la porte de la maison de Ladislas Zathmar, attendait une chaise de poste. Tous quatre y montèrent aussitôt, et deux gendarmes autrichiens, — de ceux qui assurent très convenablement la sécurité des voyageurs à travers les campagnes de l’Istrie, — y prirent place auprès d’eux. Il leur serait donc interdit, pendant ce voyage, d’échanger la moindre parole qui eût pu les compromettre ou même leur faciliter une commune entente, avant leur comparution devant les juges.

Une escorte de douze gendarmes à cheval, commandée par un lieutenant, s’échelonna en avant, en arrière et aux portières de la chaise de poste qui, dix minutes après, avait quitté la ville. Quant à Borik, mené directement à la prison de Trieste, il avait été mis au secret.

Où dirigeait-on les prisonniers ? Dans quelle forteresse le gouvernement autrichien allait-il les enfermer, puisque le château de Trieste ne lui suffisait pas ? C’est ce que le comte Sandorf et ses amis auraient eu grand intérêt à savoir, mais ils s’y essayèrent en vain.

La nuit était sombre. À peine si les lanternes de la chaise de poste éclairaient la route jusqu’au premier rang des cavaliers de l’escorte. On marchait rapidement. Mathias Sandorf, Étienne Bathory, Ladislas Zathmar, se tenaient immobiles et muets dans leur coin. Sarcany ne cherchait même point à rompre le silence, ni pour protester contre son arrestation, ni pour demander pourquoi cette arrestation avait été faite.

Après être sortie de Trieste, la chaise de poste fit un crochet qui la ramena obliquement vers la côte. Le comte Sandorf, au milieu du bruit produit par le pas des chevaux et le cliquetis des sabres, put alors entendre le murmure lointain du ressac contre les roches du littoral. Pendant un instant, quelques lumières brillèrent dans la nuit et s’éteignirent presque aussitôt. C’était le petit bourg de Muggia, que la chaise de poste venait de dépasser, mais sans y faire halte. Puis, le comte Sandorf crut remarquer que la route les ramenait dans la campagne.

À onze heures du soir, la voiture s’arrêta pour relayer. Il n’y avait là qu’une ferme, où les chevaux attendaient, prêts à être attelés. Ce n’était point un relais de poste. On avait voulu éviter d’aller chercher celui de Capo d’Istria.

L’escorte se remit en route. La voiture suivait un chemin tracé entre des clos de vignes, dont les sarments s’entrelaçaient en festons aux branches des mûriers, et toujours en plaine, ce qui permettait de courir rapidement. L’obscurité était alors d’autant plus profonde, que de gros nuages, poussés par un assez violent sirocco du sud-est, emplissaient tout l’espace. Bien que les vitres des portières eussent été baissées, de temps en temps, pour donner un peu d’air à l’intérieur, — car les nuits de juin sont chaudes, en Istrie, — il était impossible de rien distinguer, même dans un très court rayon. Quelque attention que le comte Sandorf, Ladislas Zathmar et Étienne Bathory apportassent à noter les moindres incidents de la route, tels que l’orientation du vent, le temps écoulé depuis le départ, ils ne parvenaient pas à reconnaître dans quelle direction roulait la chaise de poste. On voulait, sans doute, que l’instruction de cette affaire se fît dans le plus grand secret et en un lieu qui resterait ignoré du public.

Vers deux heures du matin, on relaya une seconde fois. Ainsi qu’au premier relais, la halte ne dura pas plus de cinq minutes.

Le comte Sandorf crut apercevoir dans l’ombre quelques maisons, groupées à l’extrémité d’une route, et qui devaient former la limite d’un faubourg.

C’était Buje, chef-lieu d’un district, situé à une vingtaine de milles dans le sud de Muggia.

Dès que les chevaux eurent été attelés, le lieutenant de gendarmerie se contenta de dire quelques mots à voix basse au postillon, et la chaise de poste repartit au galop.

Vers trois heures et demie, le jour devait commencer à paraître. Une heure plus tard, les prisonniers, par la position du soleil levant, auraient pu se rendre compte de la direction suivie jusqu’alors, de manière à déterminer au moins si elle était nord ou sud. Mais, à ce moment, les gendarmes baissèrent les mantelets des portières, et l’intérieur de la voiture fut plongé dans la plus complète obscurité.

Ni le comte Sandorf, ni ses deux amis ne firent la plus petite observation. Il n’y eût pas été répondu, cela n’était que trop certain. Mieux valait se résigner et attendre.

Une heure ou deux heures après, — il eût été difficile d’estimer le temps écoulé, — la chaise de poste s’arrêta une dernière fois et relaya rapidement au bourg de Visinada.

À partir de ce moment, tout ce qui put être observé, ce fut que la route devenait très dure. Les cris du postillon, le claquement du fouet, ne cessaient de stimuler les chevaux, dont le fer frappait le sol rude et pierreux de cette région montagneuse. Quelques collines, sur lesquelles s’étageaient de petits bois grisâtres, avaient rétréci les bornes de l’horizon. Deux ou trois fois les prisonniers purent entendre les sons d’une flûte. C’étaient de jeunes pâtres, qui jouaient leurs airs bizarres en gardant des troupeaux de chèvres noires ; mais il n’y avait là qu’une indication trop insuffisante de la contrée parcourue, et il fallait se résoudre à n’en rien voir.

Il devait être neuf heures du matin, lorsque la chaise de poste reprit une allure toute différente. On ne pouvait s’y tromper, elle descendait alors rapidement, après avoir atteint le maximum d’altitude de la route. Sa vitesse était très grande, et, plusieurs fois, il fallut saboter les roues pour se maintenir, non sans danger.

En effet, après s’être élevée dans une région très accidentée, dominée par le mont Majeur, la route s’abaisse obliquement en se rapprochant de Pisino. Bien que cette ville soit encore à une cote très élevée au-dessus du niveau de la mer, elle semble enfouie au fond d’une vallée, si on s’en rapporte aux hauteurs environnantes. Bien avant de l’atteindre, on peut déjà apercevoir le campanile, qui surmonte le groupement de ses maisons, pittoresquement disposées en étages.

Pisino est le chef-lieu d’un district, comprenant vingt-cinq mille habitants environ. Située presque au centre de ce triangle péninsulaire, les Morlaques, les Slaves de tribus diverses, les Tsiganes mêmes, affluent dans cette ville, surtout à l’époque des foires, pendant lesquelles il se fait un commerce assez important.

Cité ancienne, la capitale de l’Istrie a conservé son caractère féodal. Cela apparaît surtout dans son château-fort, qui domine quelques établissements militaires plus modernes, où sont installés les services administratifs du gouvernement autrichien.

Ce fut dans la cour de ce château que la chaise de poste s’arrêta, le 9 juin, vers dix heures du matin, après un voyage de quinze heures. Le comte Sandorf, ses deux compagnons et Sarcany durent alors descendre de voiture. Quelques instants après, ils étaient incarcérés séparément dans des cellules voûtées, auxquelles ils n’arrivèrent qu’après avoir gravi une cinquantaine de marches.

C’était la mise au secret dans toute sa rigueur.

Bien qu’ils n’eussent entre eux aucune communication et ne pussent échanger leurs pensées, Mathias Sandorf, Ladislas Zathmar et Étienne Bathory n’avaient plus alors qu’une seule préoccupation. Comment le secret de la conspiration avait-il été découvert ? Était-ce le hasard qui avait mis la police sur la trace du complot ? Cependant, rien n’avait pu transpirer au dehors. Aucune correspondance ne s’échangeait plus entre Trieste et les principales villes de la Hongrie et de la Transylvanie. Était-ce donc une trahison ? Mais qui aurait été le traître ? Jamais une confidence n’avait été faite à personne. Jamais un papier n’avait pu tomber entre les mains d’un espion. Tous les documents étaient anéantis. On aurait fouillé jusque dans les coins les plus secrets la maison de l’Acquedotto, qu’on n’y eût pas trouvé une note suspecte ! Et c’était même ce qui était arrivé. Les agents de la police n’avaient rien découvert, — si ce n’est la grille, que le comte Zathmar n’avait pas détruite, car il était possible qu’il eût encore besoin de s’en servir. Et, par malheur, cette grille allait devenir une pièce à conviction, dont il serait impossible d’expliquer l’emploi, autrement que pour les besoins d’une correspondance chiffrée.

En somme, — ce que les prisonniers ignoraient encore, — tout reposait sur la copie de ce billet que Sarcany, de connivence avec Silas Toronthal, avait livrée au gouverneur de Trieste, après en avoir rétabli le sens en texte clair. Mais cela devait malheureusement suffire pour établir une accusation de complot contre la sûreté de l’État. Donc, il n’en fallait pas plus pour amener le comte Sandorf et ses amis devant une juridiction spéciale, un tribunal militaire, qui allait procéder militairement.

Il y avait eu un traître, cependant, et il n’était pas loin. En se laissant arrêter, sans mot dire, en se laissant juger, en se laissant condamner même quitte à être gracié plus tard, ce traître devrait écarter tous les soupçons. C’était là le jeu de Sarcany, et il devait le jouer avec l’aplomb qu’il apportait en toutes choses.

D’ailleurs, le comte Sandorf, trompé par ce fourbe, — et qui ne l’eût été, à sa place ? — était décidé à tout faire pour le mettre hors de cause. Il ne lui serait pas difficile, pensait-il, de démontrer que Sarcany n’avait jamais pris part au complot, qu’il n’était qu’un simple comptable, introduit récemment dans la maison de Ladislas Zathmar, et uniquement chargé des affaires personnelles du comte, qui ne se rattachaient aucunement à la conspiration. Au besoin, il invoquerait le témoignage du banquier Silas Toronthal pour innocenter son jeune commis. Il ne doutait donc pas que Sarcany ne fût absous, aussi bien sur le chef principal que sur le chef de complicité, au cas où l’on viendrait à bout d’établir une accusation, — ce qui ne lui paraissait pas encore démontré.

En somme, le Gouvernement autrichien ne devait rien savoir de la conspiration en dehors des conspirateurs de Trieste. Leurs partisans, en Hongrie et en Transylvanie, lui étaient absolument inconnus. Il n’existait aucune trace de leur complicité. Mathias Sandorf, Étienne Bathory, Ladislas Zathmar, ne pouvaient donc avoir aucune inquiétude à ce sujet. Quant à eux, ils étaient décidés à tout nier, à moins qu’une preuve matérielle du complot ne leur fût opposée. Dans ce cas, ils sauraient faire le sacrifice de leur vie. D’autres reprendraient un jour le mouvement avorté. La cause de l’indépendance retrouverait plus tard de nouveaux chefs. Eux, s’ils étaient convaincus, avoueraient quelles avaient été leurs espérances. Ils montreraient le but vers lequel ils marchaient, but qui serait atteint un jour ou l’autre. Ils ne prendraient même pas la peine de se défendre, et cette partie, perdue par eux, ils la payeraient noblement.

Ce n’était pas sans raison que le comte Sandorf et ses deux amis pensaient que l’action de la police avait été fort restreinte en cette affaire. À Bude, à Pesth, à Klausenbourg, dans toutes les villes où le mouvement devait se produire au signal venu de Trieste, les agents avaient cherché des traces du complot, vainement. Voilà pourquoi le gouvernement avait procédé avec tant de secret à l’arrestation des trois chefs de Trieste. S’il les avait emprisonnés dans la forteresse de Pisino, s’il voulait que rien ne s’ébruitât de cette affaire, avant qu’elle n’eût son dénouement, c’était avec l’espoir que quelque circonstance ferait connaître les auteurs du billet chiffré, adressé à la capitale de l’Istrie, mais venu on ne sait d’où.

Cette espérance fut trompée. Le signal attendu n’avait pas été donné, il ne devait pas l’être. Le mouvement était enrayé, momentanément du moins. Le gouvernement dut donc se borner à faire juger le comte Sandorf et ses complices sous la prévention de haute trahison envers l’État.

Cependant, ces investigations avaient demandé quelques jours. Aussi, ce fut vers le 20 juin seulement que l’affaire commença à s’instruire par l’interrogatoire des accusés. Ils ne furent même pas confrontés entre eux et ne devaient se revoir que devant leurs juges.

C’était à un conseil de guerre que le gouvernement avait dévolu le mandat de juger les chefs de la conspiration de Trieste. On sait combien est sommaire l’instruction des affaires qui sont soumises à cette juridiction exceptionnelle, combien sont rapides la conduite de ses débats et l’exécution de ses jugements.

C’est ce qui se produisit en cette circonstance.

Le 25 juin, le conseil de guerre s’assembla dans une des salles basses de la forteresse de Pisino, et, ce jour même, les accusés comparurent devant le tribunal militaire.

Les débats n’allaient être ni longs ni mouvementés, aucun incident ne devant se produire.

Le conseil de guerre entra en séance à neuf heures du matin. Le comte Sandorf, le comte Zathmar, le professeur Étienne Bathory, d’une part, et de l’autre, Sarcany, se revirent pour la première fois depuis leur incarcération. La poignée de main que Mathias Sandorf et ses deux amis se donnèrent sur le banc des accusés, ce fut comme un nouveau témoignage, un nouvel accord des sentiments qui les unissaient. Un geste de Ladislas Zathmar et d’Étienne Bathory fit comprendre au comte Sandorf que tous deux s’en remettaient à lui du soin de parler devant le conseil. Ni lui ni les autres n’avaient voulu accepter l’office d’un défenseur. Ce que le comte Sandorf avait fait jusqu’ici était bien fait. Ce qu’il lui conviendrait de dire à leurs juges serait bien dit.

L’audience était publique, en ce sens que les portes de la salle du conseil furent ouvertes. Cependant, peu de personnes y assistaient, car l’affaire n’avait point transpiré au dehors. Au plus, une vingtaine de spectateurs, appartenant au personnel du château.

L’identité des accusés fut d’abord constatée. Puis, aussitôt après, le comte Sandorf demanda au président du conseil en quel lieu ses compagnons et lui avaient été amenés pour y être jugés ; mais il ne fut point répondu à cette question.

L’identité de Sarcany ayant été également établie, il ne dit rien encore qui fût de nature à séparer sa cause de celle de ses compagnons.

Alors, le fac-simile du billet, livré traîtreusement à la police, fut communiqué aux accusés.

Lorsque le rapporteur leur fit demander s’ils reconnaissaient avoir reçu l’original du billet, dont copie leur était représentée, ils répondirent que c’était à l’accusation de faire la preuve à cet égard.

Sur cette réponse, on leur présenta la grille, qui avait été trouvée dans la chambre de Ladislas Zathmar.

Le comte Sandorf et ses deux compagnons ne purent nier que cette grille eût été en leur possession. Ils ne l’essayèrent même pas. En effet, devant cette preuve matérielle, il n’y avait rien à répondre. Puisque l’application de cette grille permettait de lire le billet cryptographié, c’est que ce billet avait été incontestablement reçu par les accusés.

Ceux-ci apprirent alors comment le secret de la conspiration avait été découvert, et sur quelle base reposait l’accusation.

À partir de ce moment, les demandes et les réponses furent très nettement faites de part et d’autre.

Le comte Sandorf ne pouvait plus nier. Il parla donc au nom de ses deux amis. Un mouvement, qui devait amener la séparation de la Hongrie et de l’Autriche, puis la reconstitution autonomique du royaume des anciens Magyars, avait été préparé par eux. Sans leur arrestation, il eût éclaté récemment, et la Hongrie aurait reconquis son indépendance. Mathias Sandorf, se donnant pour le chef de la conspiration, ne voulut laisser à ses coaccusés qu’un rôle secondaire. Mais ceux-ci protestèrent contre les paroles du comte, et revendiquèrent avec l’honneur d’avoir été ses complices l’honneur de partager son sort.

Le débat ne pouvait plus être long. D’ailleurs, lorsque le président du conseil interrogea les accusés sur leurs relations au dehors, ils refusèrent de répondre. Pas un nom ne fut prononcé, pas un ne devait l’être.

« Vous avez nos trois têtes, répondit simplement le comte Sandorf, et elles doivent vous suffire. »

Trois têtes seulement, car le comte Sandorf s’attacha alors à disculper Sarcany, un jeune comptable, employé dans la maison de Ladislas Zathmar, sur la recommandation du banquier Silas Toronthal.

Sarcany ne put que confirmer les dires du comte Sandorf. Il ne savait rien de la conspiration. Il avait été le premier surpris d’apprendre que dans cette paisible demeure de l’Acquedotto se tramait un complot contre la sûreté de l’État. S’il n’avait pas protesté au moment de son arrestation, c’est qu’il ne savait même pas de quoi il s’agissait.

Ni le comte Sandorf ni lui n’eurent de difficulté à établir cette situation, et il est probable que le Conseil de guerre avait son opinion faite à cet égard. Aussi, sur l’avis du rapporteur, l’accusation relevée contre Sarcany fut-elle presque aussitôt abandonnée.

Vers deux heures de l’après-midi, les débats de cette affaire étaient terminés, et, séance tenante, le jugement fut rendu.

Le comte Mathias Sandorf, le comte Ladislas Zathmar, le professeur Étienne Bathory, convaincus de haute trahison envers l’État, étaient condamnés à la peine de mort.

Les condamnés devaient être passés par les armes dans la cour même de la forteresse.

L’exécution se ferait dans les quarante-huit heures.

Sarcany était renvoyé des fins de l’accusation ; mais il devait être réintégré à la prison jusqu’à la levée de l’écrou, qui ne serait faite qu’après l’exécution du jugement.

Le même jugement prononçait aussi la confiscation des biens des trois condamnés.

Ordre fut donné de ramener en leur prison le comte Sandorf, Ladislas Zathmar et Étienne Bathory.

Sarcany fut reconduit dans la cellule qu’il occupait au fond d’un couloir elliptique du deuxième étage du donjon. Quant au comte Sandorf et à ses deux amis, pendant les dernières heures qui leur restaient à vivre, ils allaient être incarcérés dans une assez vaste cellule, située au même étage, précisément à l’extrémité du grand axe de cette ellipse que décrivait le couloir. Cette fois le secret était levé. Les condamnés seraient réunis jusqu’au moment de mourir.

Ce fut une consolation, ce fut même une joie pour eux, lorsqu’ils eurent été laissés seuls, lorsqu’il leur fut permis de s’abandonner à une émotion qu’ils pouvaient laisser enfin déborder. S’ils avaient su se contenir devant leurs juges, la réaction se fit alors, et là, sans témoins, ils s’ouvrirent leurs bras et s’y pressèrent.

« Mes amis, dit le comte Sandorf, c’est moi qui aurai causé votre mort ! Mais je n’ai point à vous en demander pardon ! Il s’agissait de l’indépendance de la Hongrie ! Notre cause était juste ! C’était un devoir de la défendre ! Ce sera un honneur de mourir pour elle !

— Mathias, répondit Étienne Bathory, nous te remercions, au contraire, de nous avoir associés à cette œuvre patriotique, qui aura été l’œuvre de toute ta vie…

— Comme nous serons associés dans la mort ! » ajouta froidement le comte Zathmar.

Puis, pendant un moment de silence, tous trois regardèrent cette sombre cellule, dans laquelle devaient se passer leurs dernières heures. Une étroite fenêtre, percée dans l’épaisse muraille du donjon, à quatre ou cinq pieds de hauteur, l’éclairait à peine. Elle était meublée de trois lits de fer, de quelques chaises, d’une table et de tablettes fixées aux parois, sur lesquelles se trouvaient divers ustensiles.

Pendant que Ladislas Zathmar et Étienne Bathory se laissaient absorber par leurs réflexions, le comte Sandorf allait et venait dans la cellule.

Ladislas Zathmar, seul au monde, sans aucun lien de famille, n’avait pas à regarder autour de lui. Il n’avait plus que son vieux serviteur Borik pour le pleurer.

Il n’en était pas ainsi d’Étienne Bathory. Sa mort ne frappait pas que lui seul. Il avait une femme et un fils que ce coup allait atteindre. Ces êtres si chers pouvaient en mourir ! Et, s’ils lui survivaient, quelle existence les attendait ! Quel avenir pour cette femme, sans fortune, avec un enfant à peine âgé de huit ans ! D’ailleurs, Étienne Bathory eût-il eu quelque bien, qu’en serait-il resté, après un jugement qui prononçait contre les condamnés la confiscation en même temps que la mort ?

Quant au comte Sandorf, c’était tout son passé qui lui revenait ! C’était sa femme, toujours présente en lui ! C’était sa petite fille, une enfant de deux ans, abandonnée aux soins de l’intendant qui aurait la charge de l’élever ! C’étaient ses amis qu’il avait entraînés à leur perte ! Il se demandait s’il avait bien agi, s’il n’avait pas été plus loin que ne commandait le devoir envers son pays, puisque le châtiment allait au-delà de lui-même, puisqu’il frappait des innocents !

« Non !… non !… je n’ai fait que mon devoir ! répétait-il. La patrie avant tout, au-dessus de tout ! »

Vers cinq heures du soir, un gardien entra dans la cellule, déposa sur la table le dîner des condamnés, puis sortit, sans avoir prononcé une seule parole. Mathias Sandorf, cependant, aurait voulu savoir en quel lieu il se trouvait, quelle était la forteresse où on l’avait renfermé. Mais, à cette question, le président du conseil de guerre n’avait pas cru devoir répondre, et, très certainement, le gardien, en vertu d’une consigne très sévère, n’y eût pas répondu davantage.

Les condamnés touchèrent à peine au dîner qui leur avait été servi. Ils passèrent le reste de la journée à causer de choses diverses, de l’espoir que le mouvement avorté serait repris un jour. Puis, à plusieurs reprises, ils revinrent sur les incidents de cette affaire.

« Nous savons, maintenant, dit Ladislas Zathmar, pourquoi nous avons été arrêtés et comment la police a tout appris par ce billet dont elle a eu connaissance…

— Oui, sans doute, Ladislas, répondit le comte Sandorf, mais ce billet, un des derniers que nous ayons reçus, en quelles mains est-il tombé d’abord, et par qui copie a-t-elle pu en être prise ?

— Et, étant prise, ajouta Étienne Bathory, comment, sans la grille, est-on parvenu à la déchiffrer ?

— Il faudrait donc que cette grille nous eût été volée, ne fut-ce qu’un instant… dit le comte Sandorf.

— Volée !… Et par qui ? répondit Ladislas Zathmar. Le jour de notre arrestation, elle était encore dans le tiroir du bureau de ma chambre, puisque c’est là que les agents l’ont saisie ! »

C’était, en effet, inexplicable. Que le billet eût été trouvé au cou du pigeon qui le portait, qu’il eût été copié avant d’être renvoyé à son destinataire, que la maison où demeurait ce destinataire eût été découverte, tout cela pouvait et devait s’admettre, en somme. Mais que la phrase cryptographiée eût été reconstruite sans l’instrument qui avait servi à la former, c’était incompréhensible.

« Et pourtant, reprit le comte Sandorf, ce billet a été lu, nous en avons la certitude, et il n’a pu l’être qu’au moyen de la grille ! C’est ce billet qui a mis la police sur les traces du complot, et c’est sur lui seul qu’a reposé toute l’accusation !

— Peu importe, après tout ! répondit Étienne Bathory.

— Il importe, au contraire, s’écria le comte Sandorf. Peut-être avons-nous été trahis ! Et s’il y a eu un traître… ne pas savoir… »

Le comte Sandorf s’arrêta. Le nom de Sarcany venait de s’offrir à son esprit ; mais il repoussa cette pensée, loin, bien loin, sans même vouloir la communiquer à ses compagnons.

Mathias Sandorf et ses deux amis continuèrent à parler ainsi de tout ce qu’il y avait d’inexplicable en cette affaire, et ils en causèrent jusque fort avant dans la nuit.

Le lendemain, ils furent réveillés d’un assez profond sommeil par l’arrivée du gardien. C’était le matin de leur avant-dernier jour. L’exécution était fixée à vingt-quatre heures de là.

Étienne Bathory demanda au gardien s’il lui serait permis de recevoir sa famille.

Le gardien répondit qu’il n’avait point d’ordre à ce sujet. Il n’était pas probable, d’ailleurs, que le gouvernement consentît à donner aux condamnés cette dernière consolation, puisqu’il avait conduit secrètement cette affaire jusqu’au jour du jugement, puisque le nom de la forteresse, qui servait de prison aux condamnés, n’avait pas même été prononcé.

« Pouvons-nous écrire, au moins, et nos lettres arriveront-elles à destination ? demanda le comte Sandorf.

— Je vais mettre du papier, des plumes et de l’encre à votre disposition, répondit le gardien, et je vous promets de déposer vos lettres entre les mains du gouverneur.

— Nous vous remercions, mon ami, répondit le comte Sandorf, puisque vous faites là tout ce que vous pouvez faire ! Quant à reconnaître vos bons soins…

— Vos remerciements me suffisent, messieurs », répondit le gardien, qui ne cachait point son émotion.

Ce brave homme ne tarda pas à apporter tout ce qu’il fallait pour écrire. Les condamnés passèrent une partie du jour à prendre leurs dernières dispositions. De la part du comte Sandorf, ce fut tout ce que le cœur d’un père pouvait donner de conseils pour cette petite fille qui allait rester orpheline ; de la part d’Étienne Bathory, tout ce qu’un époux et un père pouvait témoigner d’amour dans les adieux adressés à une femme et à un fils ; de la part de Ladislas Zathmar, tout ce qu’éprouvait un maître pour un vieux serviteur, son dernier ami.

Mais, pendant cette journée, si absorbés qu’ils fussent, que de fois les prisonniers prêtèrent l’oreille ! Que de fois, ils cherchèrent à entendre si quelque bruit lointain ne se glissait pas à travers les couloirs du donjon. Que de fois, il leur sembla que la porte de cette cellule allait s’ouvrir, qu’il leur serait permis d’étreindre dans un dernier embrassement une femme, un fils, une fille ! C’eût été une consolation. Mais, en vérité, peut-être valait-il mieux qu’une impitoyable consigne, en les privant de ce suprême adieu, leur épargnât cette scène déchirante !

La porte ne s’ouvrit pas. Sans doute, ni Mme Bathory ni son fils, ni l’intendant Lendek, auquel était confiée la petite fille du comte Sandorf, ne savaient où les prisonniers avaient été conduits, après leur arrestation, non plus que Borik, toujours détenu à la prison de Trieste. Sans doute aussi, tous ignoraient encore quel jugement avait frappé les chefs de la conspiration ? Aussi, les condamnés ne devaient-ils pas les revoir avant l’exécution de la sentence.

Les premières heures de cette journée s’écoulèrent ainsi. Parfois Mathias Sandorf et ses deux amis causaient ensemble. Parfois, aussi, pendant un long silence, ils s’absorbaient en eux-mêmes. En ces moments-là, toute la vie repasse dans la mémoire avec une intensité d’impression surnaturelle. Ce n’est pas vers le passé que l’on remonte. Tout ce que le souvenir rappelle revêt la forme du présent. Est-ce donc comme une prescience de cette éternité qui va s’ouvrir, de cet incompréhensible et incommensurable état de choses qui s’appelle l’infini ?

Cependant, si Étienne Bathory, si Ladislas Zathmar s’abandonnaient sans réserve à leurs souvenirs, Mathias Sandorf était invinciblement dominé par une pensée qui s’obstinait en lui. Il ne doutait pas que dans cette mystérieuse affaire il n’y eût eu trahison. Or, pour un homme de son caractère, mourir sans avoir fait justice du traître, quel qu’il fût, sans même savoir qui l’avait trahi, c’était deux fois mourir. Ce billet auquel la police devait la découverte de la conspiration et l’arrestation des conspirateurs, qui l’avait surpris, qui s’était procuré les moyens de le lire, qui l’avait livré, vendu peut-être ?… En face de cet insoluble problème, le cerveau surexcité du comte Sandorf était en proie à une sorte de fièvre.

Aussi, tandis que ses amis écrivaient ou demeuraient muets et immobiles, marchait-il, inquiet, agité, longeant les murs de la cellule, comme un fauve enfermé dans sa cage.

Un phénomène singulier, mais parfaitement explicable par les seules lois de l’acoustique, allait lui livrer enfin le secret qu’il devait désespérer de jamais connaître.

Plusieurs fois, déjà, le comte Sandorf s’était arrêté, en passant près de l’angle que le mur de refend faisait avec le mur extérieur du couloir, sur lequel s’ouvraient les diverses cellules à cet étage du donjon. À cet angle, au joint de la porte, il avait cru entendre comme un murmure de voix éloignées, encore peu saisissable. Tout d’abord, il n’y donna pas attention ; mais, soudain, un nom qui fut prononcé — le sien — lui fit prêter plus soigneusement l’oreille.

Là se produisait évidemment un phénomène d’acoustique, semblable à ceux qu’on observe à l’intérieur des galeries de dômes ou sous les voûtes de forme ellipsoïdale. La voix, partant de l’un des côtés de l’ellipse, après avoir suivi le contour des murs, se fait entendre à l’autre foyer, sans avoir été perceptible en aucun point intermédiaire. Tel est ce phénomène, qui se produit dans les cryptes du Panthéon de Paris, à l’intérieur de la coupole de Saint-Pierre de Rome ; tel, dans la « whispering gallery », la galerie sonore de Saint-Paul de Londres. En ces conditions, le moindre mot, articulé même à voix basse, à l’un des foyers de ces courbes, est distinctement entendu au foyer opposé.

Il n’y avait donc pas à en douter, deux ou plusieurs personnes causaient, soit dans le couloir, soit dans une cellule située à l’extrémité de son diamètre, et le point focal se trouvait tout près de cette porte de la cellule occupée par Mathias Sandorf.

Un geste de celui-ci avait amené ses deux compagnons près de lui. Là, tous trois, l’oreille tendue, ils écoutèrent.

Des lambeaux de phrases arrivaient assez distinctement à leur oreille, phrases interrompues, dès que les causeurs s’éloignaient du foyer, si peu que ce fût, c’est-à-dire de ce point dont la situation déterminait la production du phénomène.

Et voici les mots qu’ils surprirent à divers intervalles :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Demain, après l’exécution, vous serez libre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Et alors des biens du comte Sandorf, part à deux…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Sans moi, vous n’auriez peut-être pu déchiffrer ce billet…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Et sans moi, qui l’ai pris au cou du pigeon, vous ne l’auriez jamais eu entre les mains…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Enfin, personne ne pourra soupçonner que c’est à nous que la police doit de…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Et, quand même les condamnés auraient maintenant quelque soupçon…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Ni parents, ni amis, personne n’arrivera plus jusqu’à eux…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— À demain, Sarcany…

— À demain, Silas Toronthal… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Puis les voix s’éteignirent, et le bruit d’une porte, qui se refermait, se fit entendre.

« Sarcany !… Silas Toronthal ! s’écria le comte Sandorf. Eux !… Ce sont eux ! »

Il regardait ses deux amis, tout pâle. Son cœur avait cessé un instant de battre sous l’étreinte d’un spasme. Ses pupilles effroyablement dilatées, son cou raide, sa tête comme retirée entre les épaules, tout indiquait en cette énergique nature une colère effroyable, poussée aux dernières limites.

« Eux !… les misérables !… eux ! » répétait-il avec une sorte de rugissement.

Enfin, il se redressa, il regarda autour de lui, il parcourut à grands pas la cellule.

« Fuir !… Fuir !… criait-il. Il faut fuir ! »

Et cet homme, qui allait marcher courageusement à la mort, quelques heures plus tard, cet homme, qui n’avait même pas songé à disputer sa vie, cet homme n’eut plus qu’une pensée maintenant : vivre, et vivre pour punir ces deux traîtres, Toronthal et Sarcany !

« Oui ! se venger ! s’écrièrent Étienne Bathory et Ladislas Zathmar.

— Se venger ? Non !… Faire justice ! »

Tout le comte Sandorf était dans ces mots.



VI

LE DONJON DE PISINO.


La forteresse de Pisino est un des plus curieux spécimens de ces formidables bâtisses, qui furent élevées au moyen âge. Elle a très bon air avec son aspect féodal. Il ne manque que des chevaliers à ses larges salles voûtées, des châtelaines, vêtues de longues robes ramagées et coiffées de bonnets pointus, à ses fenêtres en ogive, des archers ou des arbalétriers aux mâchicoulis de ses galeries crénelées, aux embrasures de ses mangonneaux, aux herses de ses ponts-levis. L’œuvre de pierre est encore intacte ; mais le gouverneur avec son uniforme autrichien, les soldats dans leur tenue moderne, les gardiens et porte-clefs, qui n’ont plus rien du costume mi-partie jaune et rouge du vieux temps, mettent une note fausse au milieu de ces restes magnifiques d’une autre époque.

C’était du donjon de cette forteresse, que le comte Sandorf prétendait s’évader pendant les dernières heures qui allaient précéder l’exécution. Tentative insensée, sans doute, puisque les prisonniers ne savaient même pas quel était ce donjon qui leur servait de prison, puisqu’ils ne connaissaient rien du pays à travers lequel ils devraient se diriger après leur fuite !

Et peut-être était-il heureux que leur ignorance fût complète à cet égard ! Mieux instruits, ils auraient sans doute reculé devant les difficultés, pour ne pas dire les impossibilités d’une pareille entreprise.

Ce n’est pas que cette province de l’Istrie ne présente des chances favorables à une évasion, puisque, quelle que soit la direction prise par des fugitifs, ils peuvent atteindre n’importe quel point de son littoral en peu d’heures. Ce n’est pas non plus que les rues de la ville de Pisino soient si sévèrement gardées que l’on risque d’y être arrêté dès les premiers pas. Mais s’échapper de sa forteresse — et plus particulièrement du donjon occupé par les prisonniers, — jusqu’alors cela avait été considéré comme absolument impossible. L’idée même n’en pouvait pas venir.

Voici, en effet, quelle est la situation et la disposition extérieure du donjon dans la forteresse de Pisino.

Ce donjon occupe le côté d’une terrasse, qui termine brusquement la ville en cet endroit. Si l’on s’appuie sur le parapet de cette terrasse, le regard plonge dans un gouffre large et profond, dont les parois ardues, tapissées de longues lianes échevelées, sont coupées à pic. Rien ne surplombe de cette muraille. Pas une marche pour y monter ou en descendre. Pas un palier pour y faire halte. Aucun point d’appui nulle part. Rien que des stries capricieuses, lisses, effritées, incertaines, qui marquent le clivage oblique des roches. En un mot, un abîme qui attire, qui fascine et qui ne rendrait rien de ce qu’on y aurait précipité.

C’est au-dessus de cet abîme que se dresse un des murs latéraux du donjon, percé de quelques rares fenêtres, éclairant les cellules des divers étages. Si un prisonnier se fût penché en dehors de l’une de ces ouvertures, il aurait reculé d’effroi, à moins que le vertige ne l’eût entraîné dans le vide ! Et s’il tombait, qu’arriverait-il ? Ou son corps se briserait sur les roches du fond, ou il serait emporté par un torrent, dont le courant est irrésistible à l’époque des fortes eaux.

Cet abîme, c’est le Buco, comme on dit dans le pays. Il sert de récipient au trop plein d’une rivière qui s’appelle la Foïba. Cette rivière ne trouve d’issue que par une caverne qu’elle s’est creusée peu à peu à travers les roches, et dans laquelle elle s’engouffre avec l’impétuosité d’un raz ou d’un mascaret. Où va-t-elle ainsi en passant sous la ville ? On l’ignore. Où reparaît-elle ? On ne sait. De cette caverne, ou plutôt de ce canal, foré dans le schiste et l’argile, on ne connaît ni la longueur, ni la hauteur, ni la direction. Qui peut dire si les eaux ne s’y heurtent pas à quelques centaines d’angles, à quelque forêt de piliers, qui supportent avec l’énorme substruction la forteresse et la cité tout entière. Déjà, de hardis explorateurs, lorsque l’étiage ni trop haut ni trop bas permettait d’employer une embarcation légère, avaient tenté de descendre le cours de la Foïba à travers ce sombre boyau ; mais l’abaissement des voûtes leur avait bientôt opposé un infranchissable obstacle. En réalité, on ne savait rien de l’état de cette rivière souterraine. Peut-être s’abîmait-elle en quelque « perte », creusée au-dessous du niveau de l’Adriatique.

Tel était donc ce Buco, dont le comte Sandorf ne connaissait même pas l’existence. Or, comme une évasion ne pouvait se faire que par l’unique fenêtre de sa cellule, qui s’ouvrait au-dessus du Buco, c’était, pour lui, marcher aussi sûrement à la mort que s’il eût été se placer en face du peloton d’exécution.

Ladislas Zathmar et Étienne Bathory n’attendaient plus que le moment d’agir, prêts à rester, s’il le fallait, et à se sacrifier pour venir en aide au comte Sandorf, prêts à le suivre, si leur fuite ne devait pas compromettre la sienne.

« Nous fuirons tous les trois, dit Mathias Sandorf, quitte à nous séparer, lorsque nous serons dehors ! »

Huit heures du soir sonnaient alors au beffroi de la ville. Les condamnés n’avaient plus que douze heures à vivre.

La nuit commençait à se faire, — une nuit qui devait être obscure. Des nuages épais, presque immobiles, se déroulaient pesamment à travers l’espace. L’atmosphère, lourde, presque irrespirable, était saturée d’électricité. Un violent orage menaçait. Les éclairs ne s’échangeaient pas encore entre ces masses de vapeurs, disposées comme autant d’accumulateurs du fluide, mais déjà de sourds grondements couraient le long de l’écheveau des montagnes qui environnent Pisino.

Une évasion, entreprise dans ces conditions, aurait donc pu présenter quelques chances, si un gouffre inconnu n’eût été ouvert sous les pieds des fugitifs. Nuit noire, on ne serait pas vu. Nuit bruyante, on ne serait pas entendu.

Ainsi que l’avait immédiatement reconnu le comte Sandorf, la fuite n’était possible que par la fenêtre de la cellule. De forcer la porte, d’entamer ses fortes parois de chêne, bardées de ferrures, il n’y fallait point songer. D’ailleurs, le pas d’une sentinelle résonnait sur les dalles du couloir. Et puis, la porte franchie, comment se diriger à travers le labyrinthe de la forteresse ? Comment en dépasser la herse et le pont-levis, que des postes de soldats devaient sévèrement garder ? Au moins du côté du Buco, il n’y avait point de sentinelle. Mais le Buco défendait mieux cette face du donjon que ne l’eût fait un cordon de factionnaires.

Le comte Sandorf s’occupa donc uniquement de reconnaître si la fenêtre pourrait leur livrer passage.

Cette fenêtre mesurait environ trois pieds et demi de hauteur sur deux pieds de largeur. Elle s’évasait à travers la muraille, dont l’épaisseur, en cet endroit, pouvait être estimée à quatre pieds. Un solide croisillon de fer la condamnait. Il était engagé dans les parois, presque à l’affleurement intérieur. Point de ces hottes en bois, qui ne permettent à la lumière de n’arriver que par le haut. C’eût été inutile, puisque la disposition de l’ouverture s’opposait à ce que le regard pût plonger dans le gouffre du Buco. Si donc on parvenait à arracher ou à déplacer ce croisillon, il serait facile de se glisser à travers cette fenêtre, qui ressemblait assez à une embrasure percée dans la muraille d’une forteresse.

Mais le passage une fois libre, comment s’opérerait la descente au dehors, le long du mur à pic ? Une échelle ? Les prisonniers n’en possédaient pas et n’auraient pu en fabriquer. Employer des draps de lit ? Ils n’avaient pour draps que de grosses couvertes de laine, jetées sur un matelas que supportait un cadre de fer, scellé dans la paroi de la cellule. Il y aurait donc eu impossibilité de s’échapper par cette fenêtre, si le comte Sandorf n’eût déjà remarqué qu’une chaîne ou plutôt un câble de fer, qui pendait extérieurement, pouvait faciliter l’évasion.

Ce câble, c’était le conducteur du paratonnerre, fixé à la crête du toit, au-dessus de la partie latérale du donjon, dont la muraille s’élevait à l’aplomb du Buco.

« Vous voyez ce câble, dit le comte Sandorf à ses deux amis. Il faut avoir le courage de s’en servir pour nous évader.

— Le courage, nous l’avons, répondit Ladislas Zathmar, mais aurons-nous la force ?

— Qu’importe ! répondit Étienne Bathory. Si la force nous manque, nous mourrons quelques heures plus tôt, voilà tout !

— Il ne faut pas mourir, Étienne, répondit le comte Sandorf. Écoute-moi bien, et vous aussi, Ladislas, ne perdez rien de mes paroles. Si nous possédions une corde, nous n’hésiterions pas à la suspendre en dehors de cette fenêtre pour nous laisser glisser jusqu’au sol ? Or, ce câble vaut mieux qu’une corde, à raison même de sa rigidité, et il devra rendre la descente plus facile. Comme tous les conducteurs de paratonnerre, nul doute qu’il ne soit maintenu à la muraille par des crampons de fer. Ces crampons seront autant de points fixes, sur lesquels nos pieds pourront trouver un appui. Pas de balancements à craindre, puisque ce câble est fixé au mur. Pas de vertige à redouter, puisqu’il fait nuit et que nous ne verrons rien du vide. Donc, que cette fenêtre nous livre passage, et, avec du sang-froid, avec du courage, nous pouvons être libres ! Qu’il y ait à risquer sa vie, c’est possible. Mais n’y eût-il que dix chances sur cent, qu’importe, puisque demain matin, si les gardiens nous trouvent dans cette cellule, c’est cent chances sur cent que nous avons de mourir !

— Soit, répondit Ladislas Zathmar.

— Où aboutit cette chaîne ? demanda Étienne Bathory.

— À quelque puits, sans doute, répondit le comte Sandorf, mais certainement en dehors du donjon, et il ne nous en faut pas davantage. Je ne sais, je ne veux voir qu’une chose, c’est qu’au bout de cette chaîne, il y a la liberté… peut-être ! »

Le comte Sandorf ne se trompait pas en disant que le conducteur du paratonnerre devait être retenu au mur par des crampons, scellés de distance en distance. De là, une plus grande facilité pour descendre, puisque les fugitifs auraient là comme autant d’échelons, qui les garantiraient contre un glissement trop rapide. Mais, ce qu’ils ignoraient, c’est qu’à partir de la crête du plateau sur lequel se dressait la muraille du donjon, ce câble de fer devenait libre, flottant, abandonné dans le vide, et que son extrémité inférieure plongeait dans les eaux mêmes de la Foïba, alors grossies par des pluies récentes. Là où ils devaient compter qu’ils trouveraient le sol ferme, au fond de cette gorge, il n’y avait qu’un torrent, qui se précipitait impétueusement à travers la caverne du Buco. D’ailleurs, s’ils l’eussent su, auraient-ils reculé dans leur tentative d’évasion ? Non !

« Mourir pour mourir, eût dit Mathias Sandorf, mourons, après avoir tout fait pour échapper à la mort ! »

Et d’abord, il fallait s’ouvrir un passage à travers la fenêtre. Ce croisillon qui l’obstruait, il fallait l’arracher. Était-ce possible sans une pince, sans une tenaille, sans un outil quelconque ? Les prisonniers ne possédaient pas même un couteau.

« Le reste ne sera que difficile, dit Mathias Sandorf, mais là est peut-être l’impossible ! À l’œuvre ! »

Cela dit, le comte Sandorf se hissa jusqu’à la fenêtre, saisit vigoureusement le croisillon d’une main, et sentit qu’il ne faudrait peut-être pas un très grand effort pour l’arracher.

En effet, les barreaux de fer qui le formaient, jouaient quelque peu dans leurs alvéoles. La pierre, éclatée aux angles, n’offrait plus qu’une assez médiocre résistance. Très probablement, la chaîne du paratonnerre, avant que certaines réparations n’y eussent été faites, devait avoir été dans de mauvaises conditions de conductibilité. Il était probable que des étincelles du fluide, attirées par ce fer du croisillon, avaient alors attaqué le mur même, et l’on sait que sa puissance est pour ainsi dire sans bornes. De là, ces cassures aux alvéoles, dans lesquelles s’enfonçait le bout des barreaux, et une décomposition de la pierre, réduite à une sorte d’état spongieux, comme si elle eût été criblée de millions de points électriques.

Ce fut Étienne Bathory, qui donna en quelques mots l’explication de ce phénomène, dès qu’il l’eut observé à son tour.

Mais il ne s’agissait pas d’expliquer, il s’agissait de se mettre à la besogne, sans perdre un instant. Si l’on parvenait à dégager l’extrémité des barreaux, après avoir fait sauter les angles de leurs alvéoles, peut-être serait-il facile ensuite de repousser le croisillon jusqu’à l’extérieur, puisque l’embrasure s’évasait du dedans au dehors, puis de le laisser tomber dans le vide. Le bruit de sa chute ne pourrait être entendu au milieu de ces longs roulements du tonnerre, qui se propageaient déjà et sans discontinuité dans les basses zones du ciel.

« Mais nous ne pouvons déchirer cette pierre avec nos mains ! dit Ladislas Zathmar.

— Non ! répondit le comte Sandorf. Il nous faudrait un morceau de fer, une lame… »

Cela était nécessaire, en effet. Si friable que fût la paroi au bord des alvéoles, les ongles se seraient brisés, les doigts se seraient ensanglantés, à essayer de la réduire en poussière. On n’y parviendrait pas, sans employer ne fût-ce qu’un clou.

Le comte Sandorf regardait autour de lui à la vague lueur que le couloir, faiblement éclairé, envoyait dans la cellule par l’imposte de la porte. De la main il tâtait les murs, auxquels il se pouvait qu’un clou eût été fiché. Il ne trouva rien.

Alors il eut l’idée qu’il ne serait peut-être pas impossible de démonter un des pieds des lits de fer, scellés à la paroi. Tous trois se mirent à l’œuvre, et bientôt Étienne Bathory interrompit le travail de ses deux compagnons en les appelant à voix basse.

La rivure de l’une des lames métalliques, dont l’entrecroisement formait le fond de son lit, avait cédé. Il suffisait donc de saisir cette lame par son extrémité, devenue libre, et de la plier dans les deux sens, à plusieurs reprises, pour la détacher de l’armature.

C’est ce qui fut fait en un tour de main. Le comte Sandorf eut alors en sa possession une lame de fer longue de cinq pouces, large d’un pouce, qu’il emmancha dans sa cravate ; puis, il revint près de l’embrasure et commença à user le bord extérieur des quatre alvéoles.

Cela ne pouvait se faire sans quelque bruit. Heureusement, le grondement de la foudre devait le couvrir. Pendant les accalmies de l’orage, le comte Sandorf s’arrêtait, et il reprenait aussitôt son travail, qui marchait rapidement.

Étienne Bathory et Ladislas Zathmar, postés près de la porte, écoutaient, afin de l’interrompre, lorsque le factionnaire se rapprochait de la cellule.

Soudain, un « Chut… » s’échappant des lèvres de Ladislas Zathmar, le travail cessa soudain.

« Qu’y a-t-il ? demanda Étienne Bathory.

— Écoutez », répondit Ladislas Zathmar.

Il avait précisément placé son oreille au foyer de la courbe ellipsoïdale, et, de nouveau, se produisait le phénomène d’acoustique, qui avait livré aux prisonniers le secret de la trahison.

Voici les lambeaux de phrases qui purent encore être saisis, à de courts intervalles :

« Demain… mis… liberté…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Oui… écrou… levé… et…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— … Après l’exécution… Puis… rejoindrai mon camarade Zirone, qui doit m’attendre en Sicile…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Vous n’aurez pas fait un long séjour au donjon de… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était évidemment Sarcany et un gardien qui causaient.

De plus, Sarcany venait de prononcer le nom d’un certain Zirone, lequel devait être mêlé à toute cette affaire, — nom que Mathias Sandorf retint soigneusement.

Malheureusement, le dernier mot qu’il eût été si utile aux prisonniers de connaître, n’arriva pas jusqu’à eux. Sur la fin de la dernière phrase, un violent coup de foudre avait éclaté, et, pendant que le courant électrique suivait le conducteur du paratonnerre, des aigrettes lumineuses s’échappèrent de cette lame métallique que le comte Sandorf tenait à la main. Sans l’étoffe de soie qui l’entourait, il eût été sans doute atteint par le fluide.

Ainsi, le dernier mot, le nom de ce donjon, s’était perdu dans l’intense éclat du tonnerre. Les prisonniers n’avaient pu l’entendre. Et pourtant, de savoir en quelle forteresse ils étaient enfermés, à travers quel pays il leur faudrait fuir, combien cela eût accru les chances d’une évasion, pratiquée dans ces conditions si difficiles !

Le comte Sandorf s’était remis à l’œuvre. Trois alvéoles sur quatre étaient déjà rongées au point que le bout des barreaux en pouvait librement sortir. La quatrième fut alors attaquée à la lueur des éclairs, qui illuminait incessamment l’espace.

À dix heures et demie, le travail était entièrement achevé. Le croisillon, dégagé des parois, pouvait glisser à travers l’embrasure. Il n’y avait plus qu’à le repousser pour qu’il retombât en dehors de la muraille. C’est ce qui fut fait, dès que Ladislas Zathmar eut entendu la sentinelle s’éloigner vers le fond du couloir.

Le croisillon, chassé vers la baie extérieure de la fenêtre, culbuta et disparut.

C’était au moment d’une accalmie de la tourmente. Le comte Sandorf prêta l’oreille, afin d’écouter le bruit que devait faire ce lourd appareil en tombant sur le sol. Il n’entendit rien.

« Le donjon doit être bâti sur quelque haute roche qui domine la vallée, fit observer Étienne Bathory.

— Peu importe la hauteur ! répondit le comte Sandorf. Il n’est pas douteux que le câble du paratonnerre n’arrive jusqu’au sol, puisque cela est nécessaire à son fonctionnement. Donc, il nous permettra de l’atteindre, sans risquer une chute ! »

Raisonnement juste en général, mais faux en l’espèce, puisque l’extrémité du conducteur plongeait dans les eaux de la Foïba.

Enfin, la fenêtre libre, le moment de fuir était venu.

« Mes amis, dit Mathias Sandorf, voici comment nous allons procéder. Je suis le plus jeune, et, je crois, le plus vigoureux. C’est donc à moi d’essayer le premier de descendre le long de ce câble de fer. Au cas où quelque obstacle, impossible à prévoir, m’empêcherait d’atteindre le sol, peut-être aurais-je la force de remonter jusqu’à la fenêtre. Deux minutes après moi, Étienne, tu te glisseras par cette embrasure et tu me rejoindras. Deux minutes après lui, Ladislas, vous prendrez le même chemin. Lorsque nous serons réunis tous les trois au pied du donjon, nous agirons selon les circonstances.

— Nous t’obéirons, Mathias, répondit Étienne Bathory. Oui ! nous ferons ce que tu nous diras de faire, nous irons où tu nous diras d’aller. Mais nous ne voulons pas que tu prennes la plus grande part des dangers pour toi seul…

— Nos existences ne valent pas la vôtre ! ajouta Ladislas Zathmar.

— Elles se valent en face d’un acte de justice à accomplir, répondit le comte Sandorf, et si l’un de nous est seul à survivre, c’est lui qui se fera le justicier ! Embrassez-moi, mes amis ! »

Ces trois hommes s’étreignirent avec effusion, et il sembla qu’ils eussent puisé une plus grande énergie dans cette étreinte.

Alors, tandis que Ladislas Zathmar faisait le guet à la porte de la cellule, le comte Sandorf s’introduisit à travers la baie. Un instant après, il était suspendu dans le vide. Puis, pendant que ses genoux pressaient le câble de fer, il se laissa glisser main sous main, cherchant du pied les crampons d’attache pour s’y appuyer un instant.

L’orage éclatait alors avec une extraordinaire violence. Il ne pleuvait pas, mais le vent était effroyable. Un éclair n’attendait pas l’autre. Leurs zig-zags se croisaient au-dessus du donjon, qui les attirait par sa situation isolée à une grande hauteur. La pointe du paratonnerre brillait d’une lueur blanchâtre que le fluide y accumulait sous forme d’aigrette, et sa tige oscillait sous les coups de la rafale.

On conçoit quel danger il y avait à se suspendre à ce conducteur que suivait incessamment le courant électrique pour aller se perdre dans les eaux de ce gouffre du Buco. Si l’appareil était en bon état, il n’y avait aucun risque d’être frappé, car l’extrême conductibilité du métal, comparée à celle du corps humain, qui est infiniment moindre, devait préserver l’audacieux suspendu à ce câble. Mais, pour peu que la pointe du paratonnerre fût émoussée, ou qu’il y eût une solution de continuité dans le câble, ou qu’une rupture vînt à se produire à sa partie inférieure, un foudroiement était possible par la réunion des deux courants[3], positif et négatif, même sans qu’il y eût éclat de la foudre, c’est-à-dire rien que par la tension du fluide accumulé dans l’appareil défectueux.

Le comte Sandorf n’ignorait pas le danger auquel il s’exposait. Un sentiment plus puissant que l’instinct de la conservation le lui faisait braver. Il descendait lentement, prudemment, au milieu des effluves électriques, qui le baignaient tout entier. Son pied cherchait, le long du mur, chaque crampon d’attache et s’y reposait un instant. Puis, lorsqu’un vaste éclair illuminait l’abîme ouvert au-dessous de lui, il essayait, mais en vain, d’en reconnaître la profondeur.

Lorsque Mathias Sandorf fut ainsi descendu d’une soixantaine de pieds depuis la fenêtre de la cellule, il sentit un point d’appui plus assuré. C’était une sorte de banquette, large de quelques pouces, qui excédait le soubassement de la muraille. Quant au conducteur du paratonnerre, il ne se terminait pas à cet endroit, il descendait plus bas, et, en réalité, — ce que le fugitif ne pouvait savoir, — c’était à partir de ce point qu’il flottait, tantôt longeant la paroi rocheuse, tantôt balancé dans le vide, lorsqu’il se heurtait à quelques saillies qui surplombaient l’abîme.

Le comte Sandorf s’arrêta pour reprendre haleine. Ses deux pieds reposaient alors sur le rebord de la banquette, sa main tenant toujours le câble de fer. Il comprit qu’il avait atteint la première assise du donjon à sa base. Mais de quelle hauteur dominait-il la vallée inférieure, c’est ce qu’il ne pouvait encore estimer.

« Cela doit être profond », pensa-t-il.

En effet, de grands oiseaux, effarés, emportés dans l’aveuglante illumination des éclairs, volaient autour de lui à brusques coups d’ailes, et au lieu de s’élever dans leur vol, ils plongeaient vers le vide. De là, cette conséquence, c’est qu’un précipice, un abîme peut-être, devait se creuser au-dessous de lui.

À ce moment, un bruit se fît entendre à la partie supérieure du câble de fer. À travers la rapide lueur d’un éclair, le comte Sandorf vit confusément une masse se détacher de la muraille.

C’était Étienne Bathory qui se glissait hors de la fenêtre. Il venait de saisir le conducteur métallique et se laissait glisser lentement pour rejoindre Mathias Sandorf. Celui-ci l’attendait, les pieds solidement appuyés sur le rebord de pierre. Là, Étienne Bathory devait s’arrêter à son tour, pendant que son compagnon continuerait à descendre.

En quelques instants, tous deux furent l’un près de l’autre, soutenus par la banquette.

Dès que les derniers roulements du tonnerre eurent cessé, ils purent parler et s’entendre.

« Et Ladislas ? demanda le comte Sandorf.

— Il sera ici dans une minute.

— Rien à craindre là-haut ?

— Rien.

— Bien ! Je vais faire place à Ladislas, et toi, Étienne, tu attendras qu’il t’ait rejoint à cette place.

— C’est convenu. »

Un immense éclair les enveloppa tous les deux en ce moment. Comme si le fluide, courant à travers le câble, eût pénétré jusque dans leurs nerfs, ils se crurent foudroyés.

« Mathias !… Mathias ! s’écria Étienne Bathory, sous une impression de terreur dont il ne fut pas maître.

— Du sang-froid !… Je descends !… Tu me suivras ! » répondit le comte Sandorf.

Et déjà il avait saisi la chaîne, avec l’intention de se laisser glisser jusqu’au premier crampon inférieur sur lequel il comptait s’arrêter pour attendre son compagnon.

Soudain, des cris se firent entendre vers le haut du donjon. Ils semblaient venir de la fenêtre de la cellule. Puis, ces mots retentirent :

« Sauvez-vous ! »

C’était la voix de Ladislas Zathmar.

Presque aussitôt, une vive lumière fusait hors de la muraille, suivie d’une détonation sèche et sans écho. Cette fois, ce n’était pas la ligne brisée d’un éclair, qui rayait l’ombre, ce n’était pas l’éclat de la foudre, qui venait de rouler dans l’espace. Un coup de feu avait été tiré, au hasard, sans doute, à travers quelque embrasure du donjon. Que ce fût un signal des gardiens ou qu’une balle eût été adressée aux fugitifs, l’évasion n’en était pas moins découverte.

En effet, le factionnaire, ayant entendu quelque bruit, avait appelé, et cinq ou six gardiens s’étaient précipités dans la cellule. L’absence de deux des prisonniers avait été aussitôt reconnue. Or, l’état de la fenêtre prouvait qu’ils n’avaient pu s’enfuir que par cette ouverture. C’est alors que Ladislas Zathmar avant qu’on eût pu l’en empêcher, se penchant au dehors de l’embrasure, leur avait donné l’alarme.

« Le malheureux ! s’écria Étienne Bathory. L’abandonner !… Mathias !… l’abandonner ! »

Un second coup de fusil éclata, et, cette fois, la détonation se confondit avec les roulements de la foudre.

« Dieu le prenne en pitié ! répondit le comte Sandorf. Mais il faut fuir… ne fût-ce que pour le venger !… Viens, Étienne, viens ! »

Il n’était que temps. D’autres fenêtres, percées aux étages inférieurs du donjon, venaient de s’ouvrir. De nouvelles décharges les illuminaient. On entendait aussi de bruyants éclats de voix. Peut-être les gardiens, en suivant la banquette qui contournait le pied du mur, allaient-ils couper la retraite aux fugitifs ? Peut-être, aussi, pouvaient-ils être atteints par des coups de feu, tirés d’une autre partie du donjon ?

« Viens ! » s’écria une dernière fois le comte Sandorf.

Et il se laissa glisser le long du câble de fer qu’Étienne Bathory saisit aussitôt.

Alors tous deux s’aperçurent que ce câble flottait dans le vide au-dessous de la banquette. De points d’appui, de crampons d’attache, pour reprendre repos ou haleine, il n’y en avait plus. Tous deux étaient abandonnés au ballant de cette chaîne oscillante qui leur déchirait les mains. Ils descendaient, les genoux serrés, sans pouvoir se retenir, pendant que des balles sifflaient à leurs oreilles.

Pendant une minute, sur une longueur de plus de quatre-vingts pieds, ils s’affalèrent, ainsi, se demandant si cet abîme, dans lequel ils s’engouffraient était sans fond. Déjà des mugissements d’une eau furieuse se propageaient au-dessous d’eux. Ils comprirent alors que le conducteur du paratonnerre aboutissait à quelque torrent. Mais que faire ? Ils eussent voulu remonter en se hissant le long du câble, que la force leur eût manqué pour regagner la base du donjon. D’ailleurs, mort pour mort, mieux valait encore celle qui les attendait dans ces profondeurs.

En ce moment, un effroyable coup de foudre éclata au milieu d’une intense lueur électrique. Bien que la tige du paratonnerre n’eût point été directement frappée sur le faîte du donjon, la tension du fluide fut telle, cette fois, que le conducteur rougit à blanc à son passage, comme un fil de platine sous la décharge d’une batterie ou d’une pile.

Étienne Bathory, jetant un cri de douleur, lâcha prise.

Mathias Sandorf le vit passer près de lui, presque à le toucher, les bras étendus.

À son tour, il dût lâcher le câble de fer qui lui brûlait les mains, et il tomba de plus de quarante pieds de hauteur dans le torrent de la Foïba, au fond de ce gouffre inconnu du Buco.



VII

LE TORRENT DE LA FOÏBA.


Il était environ onze heures du soir. Les nuages orageux commençaient à se résoudre en de violentes averses. À la pluie se mêlaient d’énormes grêlons, qui mitraillaient les eaux de la Foïba et crépitaient sur les roches voisines. Les coups de feu, partis des embrasures du donjon, avaient cessé. À quoi bon user tant de balles contre les fugitifs ! La Foïba ne pouvait rendre que des cadavres, si même elle en rendait !

À peine le comte Sandorf eut-il été plongé dans le torrent, qu’il se sentit irrésistiblement entraîné à travers le Buco. En quelques instants, il passa de l’intense lumière, dont l’électricité emplissait le fond du gouffre, à la plus profonde obscurité. Le mugissement des eaux avait remplacé les éclats de la foudre. L’impénétrable caverne ne laissait plus rien passer des bruits ni des lueurs du dehors.

« À moi !… »

Ce cri se fit entendre. C’était Étienne Bathory qui l’avait jeté. La froideur des eaux venait de le rappeler à la vie ; mais il ne pouvait se soutenir à leur surface, et il se fût noyé, si un bras vigoureux ne l’eût saisi au moment où il allait disparaître.

« Je suis là… Étienne !… Ne crains rien ! »

Le comte Sandorf, près de son compagnon, le soulevait d’une main, tandis qu’il nageait de l’autre.

La situation était extrêmement critique. Étienne Bathory pouvait à peine s’aider de ses membres, à demi paralysés par le passage du fluide électrique. Si la brûlure de ses mains s’était sensiblement amoindrie au contact de ces froides eaux, l’état d’inertie dans lequel il se trouvait ne lui permettait pas de s’en servir. Le comte Sandorf n’aurait pu l’abandonner un instant, sans qu’il eût été englouti, et pourtant il avait assez de se sauvegarder lui-même.

Puis, il y avait cette incertitude complète sur la direction que suivait ce torrent, en quel endroit du pays il aboutissait, en quelle rivière ou en quelle mer il allait se perdre. Quand bien même Mathias Sandorf eût su que cette rivière était la Foïba, sa situation n’aurait pas été moins désespérée, puisqu’on ignore où se déversent ses eaux impétueuses. Des bouteilles fermées, jetées à l’entrée de la caverne, n’avaient jamais reparu en aucun tributaire de la péninsule istrienne, soit qu’elles se fussent brisées dans leur parcours à travers cette sombre substruction, soit que ces masses liquides les eussent entraînées en quelque gouffre de l’écorce terrestre.

Cependant, les fugitifs étaient emportés avec une extrême vitesse, — ce qui leur rendait plus facile de se soutenir à la surface de l’eau. Étienne Bathory n’avait plus conscience de son état. Il était comme un corps inerte entre les mains du comte Sandorf. Celui-ci luttait pour deux, mais il sentait bien qu’il finirait par s’épuiser. Aux dangers d’être heurté contre quelque saillie rocheuse, aux flancs de la caverne ou aux pendentifs de la voûte, il s’en joignait de plus grands encore : c’était, surtout, d’être pris dans un de ces tourbillons que formaient de nombreux remous, là où un brusque retour de la paroi brisait et modifiait le courant régulier. Vingt fois, Mathias Sandorf se sentit saisi avec son compagnon dans un de ces suçoirs liquides, qui l’attiraient irrésistiblement par un effet de Maëlstrom. Enlacés alors dans un mouvement giratoire, puis rejetés à la périphérie du tourbillon, comme la pierre au bout d’une fronde, ils ne parvenaient à en sortir qu’au moment où le remous venait à se rompre.

Une demi-heure s’écoula dans ces conditions avec la mort probable à chaque minute, à chaque seconde. Mathias Sandorf, doué d’une énergie surhumaine, n’avait pas encore faibli. En somme, il était heureux que son compagnon fût à peu près privé de sentiment. S’il avait eu l’instinct de la conservation, il se serait débattu. Il aurait fallu lutter pour le réduire à l’impuissance. Et alors ou le comte Sandorf eût été forcé de l’abandonner, ou ils se fussent engloutis tous deux.

Toutefois, cette situation ne pouvait se prolonger. Les forces de Mathias Sandorf commençaient à s’épuiser sensiblement. En de certains moments, tandis qu’il soulevait la tête d’Étienne Bathory, la sienne s’enfonçait sous la couche liquide. La respiration lui manquait subitement. Il haletait, il étouffait, il avait à se débattre contre un commencement d’asphyxie. Plusieurs fois, même, il dut lâcher son compagnon, dont la tête s’immergeait aussitôt ; mais toujours il parvint à le ressaisir, et cela au milieu de cet entraînement des eaux qui, gonflées en certains points resserrés du canal, déferlaient avec un effroyable bruit.

Bientôt le comte Sandorf se sentit perdu. Le corps d’Étienne Bathory lui échappa définitivement. Par un dernier effort, il essaya de le reprendre… Il ne le trouva plus, et lui-même s’enfonça dans les nappes inférieures du torrent.

Soudain, un choc violent lui déchira l’épaule. Il étendit la main, instinctivement. Ses doigts, en se refermant, saisirent une touffe de racines, qui pendaient dans les eaux.

Ces racines étaient celles d’un tronc d’arbre, emporté par le torrent. Mathias Sandorf se cramponna solidement à cette épave, et revint à la surface de la Foïba. Puis, pendant qu’il se retenait d’une main à la touffe, il chercha de l’autre son compagnon.

Un instant après, Étienne Bathory était saisi par le bras, et, après de violents efforts, hissé sur le tronc d’arbre, où Mathias Sandorf prit place à son tour. Tous deux étaient momentanément hors de ce danger immédiat d’être noyés, mais liés au sort même de cette épave, livrée aux caprices des rapides du Buco.

Le comte Sandorf avait pendant un instant perdu connaissance. Aussi, son premier soin fut-il de s’assurer qu’Étienne Bathory ne pouvait glisser du tronc d’arbre. Par surcroît de précaution, d’ailleurs, il se plaça derrière lui, de manière à pouvoir le soutenir. Ainsi posé, il regardait en avant. Pour le cas où quelque lueur du jour pénétrerait dans la caverne, il serait à même de l’apercevoir et d’observer l’état des eaux à leur sortie d’aval. Mais rien n’indiquait qu’il fût près d’atteindre l’issue de cet interminable canal.

Cependant, la situation des fugitifs s’était quelque peu améliorée. Ce tronc d’arbre mesurait une dizaine de pieds dans sa longueur, et ses racines, en s’appuyant sur les eaux, devaient faire obstacle à ce qu’il se retournât brusquement. À moins de chocs violents, sa stabilité paraissait assurée, malgré les dénivellations de la masse liquide. Quant à sa vitesse, elle ne pouvait pas être estimée à moins de trois lieues à l’heure, étant égale à celle du torrent qui l’entraînait.

Mathias Sandorf avait repris tout son sang-froid. Il essaya alors de ranimer son compagnon, dont la tête reposait sur ses genoux. Il s’assura que son cœur battait toujours, mais qu’il respirait à peine. Il se pencha sur sa bouche pour insuffler un peu d’air à ses poumons. Peut-être les premières atteintes de l’asphyxie n’avaient-elles point produit en son organisme d’irréparables désordres !

En effet, Étienne Bathory fit bientôt un léger mouvement. Des expirations plus accentuées entr’ouvrirent ses lèvres. Enfin, quelques mots s’échappèrent de sa bouche :

« Ma femme !… Mon fils !… Mathias ! »

C’était toute sa vie qui tenait dans ces mots.

« Étienne, m’entends-tu ?… m’entends-tu ? demanda le comte Sandorf, qui dut crier au milieu des mugissements dont le torrent emplissait les voûtes du Buco.

— Oui… oui… ! Je t’entends !… Parle !… Parle !… Ta main dans la mienne !

— Étienne, nous ne sommes plus dans un danger immédiat, répondit le comte Sandorf. Une épave nous emporte… Où ?… Je ne puis le dire, mais du moins, elle ne nous manquera pas !

— Mathias, et le donjon ?…

— Nous en sommes loin déjà ! On doit croire que nous avons trouvé la mort dans les eaux de ce gouffre, et, certainement on ne peut songer à nous y poursuivre ! En quelque endroit que se déverse ce torrent, mer ou rivière, nous y arriverons, et nous y arriverons vivants ! Que le courage ne t’abandonne pas, Étienne ! Je veille sur toi ! Repose encore et reprends les forces dont tu auras bientôt besoin ! Dans quelques heures, nous serons sauvés ! Nous serons libres !

— Et Ladislas ! » murmura Étienne Bathory.

Mathias Sandorf ne répondit pas. Qu’aurait-il pu répondre ? Ladislas Zathmar, après avoir jeté le cri d’alarme à travers la fenêtre de la cellule, avait dû être mis dans l’impossibilité de fuir. Maintenant, gardé à vue, ses compagnons ne pouvaient rien pour lui !

Cependant, Étienne Bathory avait laissé retomber sa tête en arrière. L’énergie physique lui manquait pour vaincre sa torpeur. Mais Mathias Sandorf veillait sur lui, prêt à tout, même à abandonner l’épave, si elle venait à se briser contre un de ces obstacles qu’il était impossible d’éviter au milieu de si profondes ténèbres.

Il devait être environ deux heures du matin, lorsque la vitesse du courant, et par conséquent celle du tronc d’arbre, parut diminuer assez sensiblement. Sans doute, le canal commençait à s’élargir, et les eaux, trouvant un plus libre passage entre ses parois, prenaient une allure plus modérée. Peut-être pouvait-on également en conclure que l’extrémité de cette trouée souterraine ne devait pas être éloignée.

Mais, en même temps, si les parois s’écartaient, la voûte tendait à s’abaisser. En levant la main, le comte Sandorf put effleurer les schistes irréguliers, qui falonnaient au-dessus de sa tête. Parfois aussi, il entendait comme un bruit de frottement : c’était quelque racine de l’arbre, dressée verticalement, dont l’extrémité frôlait la voûte. De là, de violentes secousses imprimées au tronc, qui basculait et dont la direction se modifiait. Pris de travers, roulant sur lui-même, il tournoyait alors, et les fugitifs pouvaient craindre d’en être arrachés.

Ce danger évité, — après s’être reproduit plusieurs fois, — il en restait un autre, dont le comte Sandorf calculait froidement toutes les conséquences : c’était celui qui pouvait résulter de l’abaissement continu de la voûte du Buco. Déjà il n’avait pu y échapper qu’en se renversant brusquement en arrière, dès que sa main rencontrait une saillie de roc. Lui faudrait-il donc se replonger dans le courant ? Lui, il pourrait le tenter encore, mais son compagnon, comment parviendrait-il à le soutenir entre deux eaux ? Et si le canal souterrain s’abaissait ainsi sur un long parcours, serait-il possible d’en sortir vivant ? Non, et c’eût été la mort définitive, après tant de morts évitées jusque-là !

Mathias Sandorf, si énergique qu’il fût, sentait l’angoisse lui serrer le cœur. Il comprenait que le moment suprême approchait. Les racines du tronc se frottaient plus durement aux rocs de la voûte, et par instants, sa partie supérieure s’immergeait si profondément que la nappe d’eau le recouvrait tout entier.

« Cependant, se disait le comte Sandorf, l’issue de cette caverne ne peut être éloignée maintenant ! »

Et alors il cherchait à voir si quelque vague lueur ne filtrait pas dans l’ombre en avant de lui. Peut-être la nuit était-elle assez avancée, à cette heure, pour que l’obscurité ne fût plus complète au dehors ? Peut-être, aussi, les éclairs illuminaient-ils encore l’espace au-delà du Buco ? Dans ce cas, un peu de jour eût pénétré à travers ce canal, qui menaçait de ne plus suffire à l’écoulement de la Foïba.

Mais rien ! Toujours ténèbres absolues et mugissements de ces eaux, dont l’écume même restait noire !

Tout à coup, il se fit un choc d’une extrême violence. Par son extrémité antérieure, le tronc d’arbre venait de heurter un énorme pendentif de la voûte. Sous la secousse, il culbuta complètement. Mais le comte Sandorf ne le lâcha pas. D’une main cramponné désespérément aux racines, de l’autre il maintint son compagnon, au moment où il allait être emporté. Puis, il se laissa couler avec lui dans la masse des eaux, qui se brisaient alors contre la voûte.

Cela dura près d’une minute. Mathias Sandorf eut le sentiment qu’il était perdu. Instinctivement, il retint sa respiration, afin de ménager le peu d’air que renfermait encore sa poitrine.

Soudain, à travers la masse liquide, bien que ses paupières fussent closes, il eut l’impression d’une assez vive lueur. Un éclair venait de jaillir, qui fut immédiatement suivi du fracas de la foudre.

Enfin, c’était la lumière !

En effet, la Foïba, sortie de ce sombre canal, avait repris son cours à ciel ouvert. Mais vers quel point du littoral se dirigeait-elle ? Sur quelle mer se découpait son embouchure ? C’était toujours l’insoluble question, — question de vie ou de mort.

Le tronc d’arbre avait remonté à la surface. Étienne Bathory était toujours tenu par Mathias Sandorf, qui, par un vigoureux effort, parvint à le rehisser sur l’épave et à reprendre sa place en arrière.

Puis, il regarda devant lui, autour de lui, au-dessus de lui.

Une masse sombre commençait à s’effacer en amont. C’était l’énorme rocher du Buco, dans lequel s’ouvrait la trouée souterraine qui livrait passage aux eaux de la Foïba. Le jour se manifestait déjà par de légères lueurs éparses au zénith, vagues comme ces nébuleuses que l’œil peut à peine percevoir par les belles nuits d’hiver. De temps en temps, quelques éclairs blanchâtres illuminaient les arrière-plans de l’horizon, au milieu des roulements continus mais sourds de la foudre. L’orage s’éloignait ou s’éteignait peu à peu, après avoir usé toute la matière électrique accumulée dans l’espace.

À droite, à gauche, Mathias Sandorf porta ses regards, non sans une vive anxiété. Il put voir alors que la rivière coulait entre deux hauts contreforts et toujours avec une extrême vitesse.

C’était donc un rapide qui emportait encore les fugitifs au milieu de ses remous et tourbillons. Mais enfin l’infini s’étendait au-dessus de leur tête, et non plus cette voûte surbaissée, dont les saillies menaçaient à chaque instant de leur briser le crâne. D’ailleurs, pas de berge, sur laquelle ils eussent pu prendre pied, pas même un talus où le débarquement fût possible. Deux hautes murailles accores encaissaient l’étroite Foïba. En somme, le canal resserré, avec ses parois verticales, lissées par les eaux, moins son plafond de pierre.

Cependant, cette dernière immersion venait de ranimer Étienne Bathory. Sa main avait cherché la main de Mathias Sandorf. Celui-ci s’était penché et lui disait :

« Sauvés ! »

Mais, ce mot, avait-il donc le droit de le prononcer ? Sauvés, quand il ne savait même pas où se jetait cette rivière, ni quelle contrée elle traversait, ni quand il pourrait abandonner cette épave ? Cependant, tel était son énergie qu’il se redressa sur l’arbre et répéta par trois fois ce mot d’une voix retentissante :

« Sauvés ! Sauvés ! Sauvés ! »

D’ailleurs, qui eût pu l’entendre ? Personne sur ces falaises rocheuses, auxquelles manque l’humus, faites de cailloux et de schistes stratifiés, où il n’y a même pas assez de terre végétale pour nourrir des broussailles. La contrée, qui se cachait derrière les hautes rives, ne pouvait attirer aucun être humain. C’était un pays désolé que traversait cette Foïba, emprisonnée comme l’est un canal de dérivation dans ses murs de granit. Aucun ruisseau ne l’alimentait sur son parcours. Pas un oiseau ne rasait sa surface, pas un poisson, même, ne pouvait s’aventurer dans ses eaux trop rapides. Çà et là émergeaient de grosses roches, dont la crête, absolument sèche, indiquait que toutes les violences de ce cours d’eau n’étaient dues qu’à une crue momentanée, produite par les dernières pluies. En temps ordinaire, ce lit de la Foïba ne devait être qu’une ravine.

D’ailleurs, il n’y avait pas à craindre que le tronc d’arbre fût jeté sur ces roches. Il les évitait de lui-même, rien qu’en suivant le fil du courant, qui les contournait. Mais aussi, il eût été impossible de l’en faire sortir ni d’enrayer sa vitesse, pour accoster un point quelconque des rives, dans le cas où un débarquement aurait été praticable.

Une heure encore se passa, dans ces conditions, sans qu’il y eût à se préoccuper d’un danger immédiat. Les derniers éclairs venaient de s’éteindre à travers l’espace. Au loin, le météore orageux ne se manifestait plus que par de sourds roulements que répercutaient les hauts nuages, dont les longues strates rayaient l’horizon. Déjà le jour s’accentuait et blanchissait l’azur purifié par les rafales de la nuit. Il devait être environ quatre heures du matin.

Étienne Bathory, à demi relevé, reposait entre les bras du comte Sandorf, qui veillait pour tous deux.

En ce moment, une détonation lointaine se fit entendre dans la direction du sud-ouest.

« Qu’est cela ? se demanda Mathias Sandorf. Est-ce un coup de canon qui annonce l’ouverture d’un port ? Dans ce cas, nous ne serions pas éloignés du littoral ! Quel pourrait être ce port ? Trieste ? Non, puisque voici l’orient, de ce côté où va monter le soleil ! Serait-ce Pola, à l’extrémité sud de l’Istrie ? Mais alors… »

Une seconde détonation retentit encore et fut presque aussitôt suivie d’une troisième.

« Trois coups de canon ? se dit le comte Sandorf. Ne serait-ce pas plutôt le signal d’un embargo mis sur les navires qui voudraient prendre la mer ? Cela a-t-il quelque rapport avec notre évasion ? »

Il pouvait le craindre. Certainement, les autorités n’avaient rien dû négliger pour empêcher les fugitifs de s’enfuir, en se jetant dans quelque embarcation du littoral.

« Que Dieu nous vienne maintenant en aide ! murmura le comte Sandorf. Lui seul le peut ! »

Cependant, les hautes falaises qui encadraient la Foïba commençaient à s’abaisser en s’écartant l’une de l’autre. Toutefois, on ne pouvait encore rien reconnaître du pays environnant. De brusques coudes masquaient l’horizon et bornaient à quelques centaines de pieds le rayon de vue. Aucune orientation n’était possible.

Le lit très élargi de la rivière, toujours désert et silencieux, permettait au courant de se dérouler moins rapidement. Quelques troncs d’arbres, arrachés en amont, descendaient avec une vitesse plus modérée. Cette matinée de juin était assez fraîche. Sous leurs vêtements trempés, les fugitifs grelottaient. Il n’était que temps pour eux de trouver un abri quelconque, où le soleil leur permettrait de se mettre au sec.

Vers cinq heures, les derniers contreforts firent place à de longues et basses rives, se développant à travers un pays plat et dénudé. La Foïba s’épanchait alors, par un lit large d’un demi-mille, dans une assez vaste étendue d’eau stagnante, qui eût mérité le nom de lagon, si ce n’est même celui de lac. Au fond, vers l’ouest, quelques barques, les unes encore mouillées, les autres appareillant aux premiers souffles de la brise, semblaient indiquer que ce lagon n’était qu’un bassin, largement échancré dans le littoral. La mer n’était donc plus éloignée, et de chercher à l’atteindre, cela était tout indiqué. Mais il n’eût pas été prudent d’aller demander refuge à ces pêcheurs. Se fier à eux, au cas où ils auraient eu connaissance de l’évasion, c’était courir les chances d’être livrés aux gendarmes autrichiens, qui devaient maintenant battre la campagne.

Mathias Sandorf ne savait quel parti prendre, lorsque le tronc d’arbre, heurtant une souche à fleur d’eau, sur la rive gauche du lagon, s’arrêta net. Ses racines s’embarrassèrent si solidement même dans un massif de broussailles, qu’il vint se ranger le long de la rive, comme un canot à l’appel de son amarre.

Le comte Sandorf débarqua sur la grève, non sans précaution. Il voulait d’abord s’assurer que personne ne pouvait les apercevoir.

Si loin qu’il portât ses regards, il ne vit pas un seul habitant, pêcheur ou autre, sur cette partie du lagon.

Et, cependant, il y avait un homme, étendu sur le sable, à moins de deux cents pas, et qui, de là, pouvait apercevoir les deux fugitifs.

Le comte Sandorf, se croyant en sûreté, redescendit alors jusqu’au niveau du tronc d’arbre, souleva son compagnon dans ses bras, et vint le déposer sur la grève, sans rien savoir de l’endroit où il se trouvait, ni de la direction qu’il conviendrait de suivre.

En réalité, cette étendue d’eau, qui servait d’embouchure à la Foïba, n’était ni un lagon ni un lac, mais un estuaire. On lui donne dans le pays le nom de canal de Lème, et il communique avec l’Adriatique par une étroite coupée entre Orsera et Rovigno, sur la côte occidentale de la péninsule istrienne. Mais on ignorait alors que ce fussent les eaux de la Foïba, emportées à travers le gouffre du Buco à l’époque des grandes pluies, qui vinssent se jeter dans ce canal.

Il y avait sur la rive, à quelques pas, une hutte de chasseur. Le comte Sandorf et Étienne Bathory, après avoir repris un peu de forces, s’y réfugièrent. Là, ils se dépouillèrent de leurs vêtements, que les rayons d’un soleil ardent allaient sécher en peu de temps, et ils attendirent. Les barques de pêche venaient de quitter le canal de Lème, et aussi loin que la vue pouvait s’étendre, la grève semblait être déserte.

À ce moment, l’homme qui avait été témoin de cette scène, se releva, se rapprocha de la hutte comme pour bien en reconnaître la situation ; puis, il disparut vers le sud, au tournant d’une falaise peu élevée.

Trois heures après, Mathias Sandorf et son compagnon avaient pu reprendre leurs vêtements, humides encore, mais il fallait partir.

« Nous ne pouvons rester plus longtemps dans cette hutte, dit Étienne Bathory.

— Te sens-tu assez fort pour te remettre en route ? lui demanda Mathias Sandorf.

— Je suis surtout épuisé par la faim !

— Essayons donc de gagner le littoral ! Peut-être trouverons-nous l’occasion de nous procurer quelque nourriture et même de nous embarquer ! Viens, Étienne ! »

Et tous deux quittèrent la hutte, évidemment plus affaiblis par la faim que par la fatigue.

L’intention du comte Sandorf était de suivre la rive méridionale du canal de Lème, de manière à atteindre le bord de la mer. Toutefois, si la contrée était déserte, de nombreux ruisseaux la sillonnaient en coulant vers l’estuaire. Sous ce réseau humide, toute la partie, confinant à ses grèves, ne forme qu’une vaste « mollière », dont la vase n’offre aucun solide point d’appui. Il fallut donc la tourner en obliquant vers le sud, — direction qu’il était aisé de reconnaître à la marche ascendante du soleil. Pendant deux heures, les fugitifs allèrent ainsi, sans rencontrer un seul être humain, mais aussi sans avoir pu apaiser la faim qui les dévorait.

Alors le pays devint moins aride. Une route se présenta, courant de l’est à l’ouest, avec une borne milliaire, qui n’apprit rien de cette région à travers laquelle le comte Sandorf et Étienne Bathory s’aventuraient en aveugles. Cependant, quelques haies de mûriers, plus loin un champ de sorgho, leur permirent, sinon d’assouvir leur faim, du moins de tromper les besoins de leur estomac. Ce sorgho, cru sous la dent et mangé à même, ces mûres rafraîchissantes, cela suffirait peut-être pour les empêcher de tomber d’épuisement, avant d’avoir atteint le littoral.

Mais si le pays était plus habitable, si quelques champs cultivés prouvaient que la main de l’homme s’y exerçait, il fallait s’attendre à rencontrer des habitants.

C’est ce qui arriva vers midi.

Cinq ou six piétons apparurent sur la route. Par prudence, Mathias Sandorf ne voulut pas se laisser voir. Très heureusement, il aperçut un enclos, autour d’une ferme en ruines, à une cinquantaine de pas vers la gauche. Là, avant d’avoir été aperçus, son compagnon et lui s’étaient réfugiés au fond d’une sorte de cellier obscur. Au cas où quelque passant s’arrêterait à cette ferme, il y avait des chances pour qu’ils ne fussent pas découverts, dussent-ils y rester jusqu’à la nuit.

Ces piétons étaient des paysans et des paludiers. Les uns conduisaient des troupes d’oies, sans doute au marché d’une ville ou d’un village, qui ne devait pas être très éloigné du canal de Lème. Hommes et femmes étaient vêtus à la mode istrienne, avec les bijoux, médailles, boucles d’oreilles, croix pectorales, filigranes et pendeloques, qui ornent le costume ordinaire chez les deux sexes. Quant aux paludiers, plus simplement habillés, le sac au dos, le bâton à la main, ils se rendaient aux salines du voisinage, et peut-être même jusqu’aux importantes exploitations de Stagnon ou de Pirano, dans l’ouest de la province.

Quelques-uns, en arrivant devant la ferme abandonnée, s’y arrêtèrent un instant, s’assirent même sur le seuil de la porte. Ils causaient, à voix haute, non sans une certaine animation, mais uniquement des choses qui se rapportaient à leur commerce.

Les deux fugitifs, accotés dans un coin, écoutaient. Peut-être ces gens avaient-ils déjà connaissance de l’évasion et en parleraient-ils ? Peut-être aussi diraient-ils quelques mots qui apprendraient au comte Sandorf en quel endroit de l’Istrie son compagnon et lui se trouvaient alors ?

Aucune parole ne fut échangée à ce sujet, il fallut toujours s’en tenir à de simples conjectures.

« Puisque les gens du pays ne disent rien de notre évasion, fit observer Mathias Sandorf, on peut en conclure qu’elle n’est pas encore venue à leur connaissance !

— Cela tendrait à prouver, répondit Étienne Bathory, que nous sommes déjà assez loin de la forteresse. Étant donnée la rapidité du torrent, qui nous a entraînés sous terre pendant plus de six heures, je n’en suis pas autrement surpris.

— Oui, cela doit être ! » dit le comte Sandorf.

Cependant, deux heures plus tard, quelques paludiers, en passant devant l’enclos sans s’y arrêter, parlèrent d’une brigade de gendarmes qu’ils avaient rencontrée à la porte de la ville.

Quelle ville ?… Ils ne la nommèrent pas.

Cela n’était pas de nature à rassurer les deux fugitifs. Si des gendarmes couraient le pays, c’est que, très probablement, ils avaient été envoyés à leur recherche.

« Et pourtant, dit Étienne Bathory, dans les conditions où nous nous sommes échappés, on devrait nous croire morts et ne point nous poursuivre…

— On ne nous croira morts que lorsqu’on aura retrouvé nos cadavres ! » répondit Mathias Sandorf.

Quoi qu’il en soit, il n’était pas douteux que la police fût sur pied et recherchât les fugitifs. Ils résolurent donc de rester cachés jusqu’à la nuit dans la ferme. La faim les torturait, mais ils n’osèrent quitter leur refuge, et ils firent bien.

Vers cinq heures du soir, en effet, les pas d’une petite troupe à cheval résonnèrent sur la route.

Le comte Sandorf, qui s’était avancé en rampant jusqu’à la porte de l’enclos, rejoignit précipitamment son compagnon et l’entraîna dans le coin le plus obscur du cellier. Là, tous deux, enfouis sous un tas de broussailles, se tinrent dans la plus complète immobilité.

Une demi-douzaine de gendarmes, commandés par un brigadier, remontaient la route, en se dirigeant vers l’est. S’arrêteraient-ils à la ferme ? Le comte Sandorf se le demanda, non sans une vive anxiété. Si les gendarmes fouillaient cette maison en ruines, ils ne pouvaient manquer de découvrir ceux qui s’y étaient cachés.

Il y eut halte en cet endroit. Le brigadier fit arrêter ses hommes. Deux gendarmes et lui descendirent de cheval, pendant que les autres restaient en selle.

Ceux-ci reçurent l’ordre de parcourir le pays aux environs du canal de Lème, puis de se rabattre sur la ferme, où on les attendrait jusqu’à sept heures du soir.

Les quatre gendarmes s’éloignèrent aussitôt en remontant la route. Le brigadier et les deux autres avaient attaché leurs chevaux aux piquets d’une barrière à demi détruite qui entourait l’enclos. Puis, après s’être assis au dehors, ils se mirent à causer. Du fond du cellier, les fugitifs pouvaient entendre tout ce qu’ils disaient.

« Oui, ce soir, nous retournerons à la ville, où on nous donnera des instructions pour le service de nuit, répondit le brigadier à une question que venait de lui poser un des gendarmes. Le télégraphe aura peut-être apporté de nouvelles instructions de Trieste. »

La ville en question n’était pas Trieste : ce fut un point que retint le comte Sandorf.

« N’est-il pas à craindre, fit observer le second gendarme, que pendant que nous les cherchons ici, les fugitifs n’aient plutôt gagné du côté du canal de Quarnero ?

— Oui, cela est possible, répondit le premier gendarme, car ils peuvent s’y croire plus en sûreté qu’ici.

— S’ils l’ont fait, répliqua le brigadier, ils n’en risquent pas moins d’être découverts, puisque toute la côte est surveillée d’un bout de la province à l’autre ! »

Second point à noter : le comte Sandorf et son compagnon se trouvaient bien sur le littoral ouest de l’Istrie, c’est-à-dire près du rivage de l’Adriatique, non sur les bords du canal opposé, qui s’enfonce jusqu’à Fiume et très profondément dans les terres.

« Je pense qu’on fera aussi des recherches dans les salines de Pirano et de Capo d’Istria, reprit le brigadier. On peut s’y cacher plus facilement, puis s’emparer d’une barque et traverser l’Adriatique en se dirigeant sur Rimini ou sur Venise.

— Bah ! Ils auraient mieux fait d’attendre tranquillement dans leur cellule ! répondit philosophiquement un des gendarmes.

— Oui, ajouta l’autre, puisque, tôt ou tard, on les reprendra, si on ne les repêche pas dans le Buco ! Ce serait fini, maintenant, et nous n’aurions pas à courir le pays, ce qui est dur par cette chaleur !

— Et qui dit que ce n’est pas fini ? répliqua le brigadier. La Foïba s’est peut-être chargée de l’exécution, et les condamnés ne pouvaient pas choisir, au moment des crues, une plus mauvaise route pour s’enfuir du donjon de Pisino ! »

La Foïba, c’était le nom de cette rivière qui avait emporté le comte Sandorf et son compagnon ! La forteresse de Pisino, c’était là qu’ils avaient été conduits, après leur arrestation, emprisonnés, jugés, condamnés ! C’était là qu’ils devaient être passés par les armes ! C’était de son donjon qu’ils venaient de s’échapper ! Le comte Sandorf la connaissait bien, cette ville de Pisino ! Il était donc enfin fixé sur ce point si important pour lui, et ce ne serait plus au hasard, à travers la péninsule istrienne, qu’il se dirigerait maintenant, si la fuite était encore possible !

La conversation des gendarmes en resta là ; mais, dans ces quelques mots, les fugitifs avaient appris tout ce qu’ils avaient intérêt à savoir, — sauf, peut-être, quelle était la ville la plus rapprochée du canal de Lème, sur le littoral de l’Adriatique.

Cependant, le brigadier s’était levé. Il allait et venait le long de la barrière de l’enclos, regardant si ses hommes revenaient le rejoindre à la ferme. Deux ou trois fois, il entra dans la maison délabrée, et il en visita les chambres, plutôt par habitude du métier que par soupçon. Il vint aussi jusqu’à la porte du cellier, où les fugitifs auraient été certainement découverts, s’il n’y eût régné une obscurité profonde. Il y entra même et effleura le tas de broussailles avec le bout de son fourreau, mais sans atteindre ceux qui s’y tenaient blottis. À ce moment, Mathias Sandorf et Étienne Bathory passèrent par toute une série d’angoisses difficiles à décrire. D’ailleurs, ils étaient bien décidés à vendre chèrement leur vie, si on arrivait jusqu’à eux. Se précipiter sur le brigadier, profiter de sa surprise pour lui arracher ses armes, l’attaquer, ses deux hommes et lui, les tuer ou se faire tuer, c’est à cela qu’ils étaient résolus.

En cet instant, le brigadier fut appelé du dehors, et il quitta le cellier, sans y avoir rien vu de suspect. Les quatre gendarmes, envoyés à la découverte, venaient de revenir à la ferme. Malgré toute leur diligence, ils n’avaient pas trouvé trace des fugitifs dans toute cette région comprise entre la route, le littoral et le canal de Lème. Mais ils ne revenaient pas seuls. Un homme les accompagnait.

C’était un Espagnol, qui travaillait habituellement aux salines du voisinage. Il retournait vers la ville, lorsque les gendarmes l’avaient rencontré. Comme il leur dit qu’il avait couru le pays entre la ville et les salines, ils résolurent de le conduire au brigadier pour le faire interroger. Cet homme ne se refusa point à les suivre.

Une fois en présence du brigadier, celui-ci lui demanda si, dans ces salines, les paludiers n’avaient pas remarqué la présence de deux étrangers.

« Non, brigadier, répondit cet homme ; mais, ce matin, une heure après avoir quitté la ville, j’ai aperçu deux hommes qui venaient de prendre pied sur la pointe du canal de Lème.

— Deux hommes, dis-tu ? demanda le brigadier.

— Oui, mais, comme dans le pays, on croyait que l’exécution avait eu lieu ce matin au donjon de Pisino, et que la nouvelle de l’évasion ne s’était encore pas répandue, je n’ai pas fait autrement attention à ces deux hommes. Maintenant que je sais à quoi m’en tenir, je ne serais pas étonné que ce fussent les fugitifs. »

Du fond du cellier, le comte Sandorf et Étienne Bathory entendaient cette conversation, qui était d’une si haute gravité pour eux. Ainsi donc, au moment où ils débarquaient sur la grève du canal de Lème, ils avaient été aperçus.

« Comment te nommes-tu ? lui demanda le brigadier.

— Carpena, et je suis paludier aux salines de ce pays.

— Reconnaîtrais-tu ces deux hommes que tu as vus ce matin sur la grève du canal de Lème ?

— Oui… peut-être !

— Eh bien, tu vas aller faire ta déclaration à la ville et te mettre à la disposition de la police !

— À vos ordres.

— Sais-tu qu’il y a cinq mille florins de récompense pour celui qui découvrira les fugitifs ?

— Cinq mille florins !

— Et le bagne pour celui qui leur donnera asile !

— Vous me l’apprenez !

— Va », dit le brigadier.

La communication faite par l’Espagnol eut tout d’abord pour effet d’éloigner les gendarmes. Le brigadier ordonna à ses hommes de se remettre en selle, et, bien que la nuit fût déjà arrivée, il partit afin d’aller fouiller plus soigneusement les rives du canal de Lème. Quant à Carpena, il reprit aussitôt le chemin de la ville, se disant qu’avec un peu de chance, la capture des fugitifs pourrait bien lui valoir une bonne prime, dont les biens du comte Sandorf feraient tous les frais.

Cependant, Mathias Sandorf et Étienne Bathory restèrent cachés quelque temps encore, avant de quitter l’obscur cellier qui leur servait de refuge. Ils réfléchissaient à ceci : c’est que la gendarmerie était à leurs trousses, qu’ils avaient été vus et pouvaient être reconnus, que les provinces istriennes ne leur offraient plus aucune sécurité. Donc, il fallait abandonner ce pays dans le plus bref délai, pour passer, soit en Italie, de l’autre côté de l’Adriatique, soit à travers la Dalmatie et les confins militaires au-delà de la frontière autrichienne.

Le premier parti offrait le plus de chances de succès, à la condition, toutefois, que les fugitifs pussent s’emparer d’une embarcation, ou décider quelque pêcheur du littoral à les conduire sur le rivage italien. Aussi ce parti fut-il adopté.

C’est pourquoi, vers huit heures et demie, dès que la nuit fut assez sombre, Mathias Sandorf et son compagnon, après avoir quitté la ferme en ruines, se dirigèrent vers l’ouest, de manière à gagner la côte de l’Adriatique. Et tout d’abord, ils furent obligés de descendre la route pour ne pas s’enliser dans les marais de Lème.

Cependant, suivre cette route inconnue, n’était-ce pas arriver à la ville qu’elle mettait en communication avec le cœur de l’Istrie ? N’était-ce pas courir au devant des plus grands dangers ? Sans doute, mais le moyen d’agir autrement !

Vers neuf heures et demie, la silhouette d’une ville se dessina très vaguement à un quart de mille dans l’ombre, et il eût été malaisé de la reconnaître.

C’était un amoncellement de maisons, lourdement étagées sur un énorme massif rocheux, dominant la mer, au-dessus d’un port qui se creusait dans un rentrant de la côte. Le tout surmonté d’un haut campanile, dressé comme un style énorme, auquel l’obscurité donnait des proportions exagérées.

Mathias Sandorf était bien résolu à ne point entrer dans cette ville, où la présence de deux étrangers eût été vite signalée. Il s’agissait donc d’en contourner les murs, s’il était possible, afin d’atteindre une des pointes du littoral.

Mais cela ne se fit pas sans que les deux fugitifs, à leur insu, n’eussent été suivis de loin par l’homme même, qui les avait déjà aperçus sur la grève du canal de Lème, — ce Carpena, dont ils avaient entendu la déposition faite au brigadier de gendarmerie. En effet, en regagnant sa demeure, alléché par la prime offerte, l’Espagnol s’était écarté pour mieux observer la route, et la chance, bonne pour lui, mauvaise pour eux, venait de le remettre sur la trace des fugitifs.

Presque à ce moment, une escouade de police, qui sortait par une des portes de la ville, menaça de leur barrer le chemin. Ils n’eurent que le temps de se jeter de côté ; puis, ils se dirigèrent en toute hâte vers le rivage, en longeant les murs du port.

Il y avait là une modeste maison de pêcheur, avec ses petites fenêtres allumées, sa porte entrouverte. Si Mathias Sandorf et Étienne Bathory n’y trouvaient pas asile, si on refusait de les y recevoir, ils étaient perdus. Y chercher refuge, c’était évidemment jouer le tout pour le tout, mais il n’y avait plus à hésiter.

Le comte Sandorf et son compagnon coururent vers la porte de la maison, et s’arrêtèrent sur le seuil.

Un homme, à l’intérieur, s’occupait à repriser des filets, à la lueur d’une lampe de bord.

« Mon ami, demanda le comte Sandorf, voulez-vous me dire quelle est cette ville ?

— Rovigno.

— Chez qui sommes-nous ici ?

— Chez le pêcheur Andréa Ferrato.

— Le pêcheur Andréa Ferrato consentirait-il à nous donner asile pour cette nuit ? »

Andréa Ferrato les regarda tous deux, s’avança vers la porte, aperçut l’escouade de police au tournant des murs du port, devina, sans nul doute, quels étaient ceux qui venaient lui demander l’hospitalité, et comprit qu’ils étaient perdus, s’il hésitait à répondre…

« Entrez », dit-il.

Cependant, les deux fugitifs ne se hâtaient pas de franchir la porte du pêcheur.

« Mon ami, dit le comte Sandorf, il y a cinq mille florins de récompense pour quiconque livrera les condamnés, qui se sont échappés du donjon de Pisino !

— Je le sais.

— Il y a le bagne, ajouta le comte Sandorf, pour quiconque leur donnerait asile !

— Je le sais.

— Vous pouvez nous livrer…

— Je vous ai dit d’entrer, entrez donc ! » répondit le pêcheur.

Et Andréa Ferrato referma la porte, au moment où l’escouade de police allait passer devant sa maison.



VIII

LA MAISON DU PÊCHEUR FERRATO.


Andréa Ferrato était Corse, originaire de Santa Manza, petit port de l’arrondissement de Sartène, situé derrière un retour de la pointe méridionale de l’île. Ce port, celui de Bastia et celui de Porto Vecchio sont les seuls qui s’ouvrent sur cette côte orientale, si capricieusement découpée, il y a quelques mille ans, maintenant uniformisée par le rongement continu des torrents, qui ont peu à peu détruit ses caps, comblé ses golfes, effacé ses anses, dévoré ses criques.

C’était là, à Santa Manza, sur cette étroite portion de mer, creusée entre la Corse et la terre italienne, quelquefois même jusqu’au milieu des roches du détroit de Bonifacio et de la Sardaigne, qu’Andréa Ferrato exerçait son métier de pêcheur.

Vingt ans auparavant, il avait épousé une jeune fille de Sartène. Deux ans après, il en avait eu une fille, qui fut nommée Maria. Le métier de pêcheur est assez rude, surtout quand on joint à la pêche du poisson la pêche du corail, dont il faut aller chercher les bancs sous-marins au fond des plus mauvaises passes du détroit. Mais Andréa Ferrato était courageux, robuste, infatigable, habile aussi bien à se servir des filets que de la drague. Ses affaires prospéraient. Sa femme, active et intelligente, tenait à souhait la petite maison de Santa Manza. Tous deux, sachant lire, écrire, compter, étaient donc relativement instruits, si on les compare aux cent cinquante mille illettrés que la statistique relève encore aujourd’hui sur les deux cent soixante mille habitants de l’île.

En outre, — peut-être grâce à cette instruction, — Andréa Ferrato était très français d’idées et de cœur, bien qu’il fût d’origine italienne, comme le sont la plupart des Corses. Et cela, à cette époque, lui avait valu quelque animosité dans le canton.

Ce canton, en effet, situé à l’extrémité sud de l’île, loin de Bastia, loin d’Ajaccio, loin des principaux centres administratifs et judiciaires, est, au fond, resté très réfractaire à tout ce qui n’est pas Italien ou Sarde, — regrettable état de choses, dont on peut espérer de voir la fin avec l’éducation des générations nouvelles.

Donc, ainsi qu’on l’a dit, animosité plus ou moins latente contre la famille Ferrato. Or, en Corse, de l’animosité à la haine il n’y a pas loin, de la haine aux violences, moins loin encore. Quelques circonstances envenimèrent bientôt ces dispositions. Un jour, Andréa Ferrato, à bout de patience, dans un mouvement de colère, « fit une peau. » Il tua un assez mauvais drôle du pays, qui le menaçait, et dut prendre la fuite.

Mais Andréa Ferrato n’était point homme à se réfugier dans le maquis, à vivre de cette vie de lutte quotidienne autant contre la police que contre les compagnons ou amis du mort, à perpétuer une série de vengeances, qui auraient fini par atteindre les siens. Résolu à s’expatrier, il parvint à quitter secrètement la Corse pour se réfugier sur la côte sarde. Sa femme, lorsqu’elle eut réalisé leur petit bien, cédé la maison de Santa Manza, vendu les meubles, la barque et les filets, vint l’y rejoindre avec sa fille. Il avait renoncé à jamais revenir dans son pays natal.

D’ailleurs, ce meurtre, bien qu’il eût été commis en état de légitime défense, pesait à la conscience d’Andréa Ferrato. Avec les idées quelque peu superstitieuses qui lui venaient de son origine, il avait à cœur de le racheter. Il se disait que la mort d’un homme ne lui serait pardonnée que le jour où il aurait sauvé la vie à un autre homme, au risque de la sienne. Il était résolu à le faire, si l’occasion s’en présentait.

Cependant, Andréa Ferrato, après avoir quitté la Corse, n’était resté que peu de temps en Sardaigne, où il pouvait être facilement reconnu et découvert. S’il ne tremblait pas pour lui, étant énergique et brave, il tremblait pour les siens, que les représailles de famille à famille pouvaient atteindre. Il attendit le moment de s’éloigner, sans exciter la défiance, et passa en Italie. Là, à Ancône, une occasion lui fut offerte de traverser l’Adriatique et de gagner la côte istrienne. Il en profita.

Voilà pourquoi et à la suite de quelles circonstances, ce Corse était établi au petit port de Rovigno. Depuis dix-sept ans, il y avait repris son métier de pêcheur, — ce qui lui permit de reconquérir sa première aisance. Neuf ans après son arrivée, un fils lui était né, qui fut nommé Luigi, et dont la naissance coûta la vie à sa mère.

Depuis son veuvage, Andréa Ferrato vivait uniquement entre sa fille et son fils. Maria, alors âgée de dix-huit ans, servait de mère au jeune garçon qui allait atteindre sa huitième année. Et, sans le regret toujours poignant d’avoir perdu sa vaillante compagne, le pêcheur de Rovigno eût été aussi heureux qu’on peut l’être par le travail et la satisfaction du devoir accompli. Il était aimé de tous dans le pays, étant serviable et de bon conseil. On sait qu’il passait, à juste titre, pour habile à son métier. Au milieu de ces longues traînées de roches qui couvrent les rivages de l’Istrie, il n’eut pas à regretter ses pêches du golfe de Santa Manza et du détroit de Bonifacio. En outre, il était devenu un très bon pratique de ces parages, où se parlait la même langue qu’il avait parlée en Corse. Le profit des navires qu’il pilotait sur la côte depuis Pola jusqu’à Trieste, s’ajoutait encore à ceux que lui procurait l’exploitation de ces eaux poissonneuses. Aussi, en sa maison y avait-il toujours la part des pauvres gens, et sa fille Maria l’aidait de son mieux dans ses œuvres de charité.

Mais le pêcheur de Santa Manza n’avait point oublié la promesse qu’il s’était faite : vie pour vie ! Il avait pris la vie d’un homme. Il sauverait la vie d’un autre.

Voilà pourquoi, lorsque les deux fugitifs se présentèrent à la porte de sa maison, devinant qui ils étaient, sachant à quelle peine il s’exposait, n’avait-il pas hésité à leur dire : « Entrez ! » ajoutant en lui-même : « Et que Dieu nous protège tous ! »

Cependant, l’escouade de police avait passé devant la porte d’Andréa Ferrato, sans s’y arrêter. Le comte Sandorf et Étienne Bathory pouvaient donc se croire en sûreté, au moins pour quelques heures de nuit, dans la maison du pêcheur corse.

Cette maison était bâtie, non dans la ville, mais à cinq cents pas des murs, au-delà du port, sur une assise de roches qui dominait la grève. Au-delà, à moins d’une encablure, la mer, brisée contre les écueils du littoral, n’avait d’autres limites qu’un lointain horizon de ciel. Vers le sud-ouest, se projetait en s’arrondissant le promontoire, dont la courbure ferme la petite rade de Rovigno sur l’Adriatique.

Un rez-de-chaussée, composé de quatre chambres, deux sur la façade, deux en arrière, un appentis en voliges, où l’on déposait ses engins de pêche, formaient toute la demeure d’Andréa Ferrato. Son embarcation, c’était une simple balancelle à poupe carrée, de trente pieds de longueur, qui gréait une grande antenne avec un foc, — genre de bateau très favorable aux pêches à la drague. Quand il ne s’en servait pas, elle était mouillée en dedans et à l’abri des roches, où une petite yole, mise au sec sur la grève, permettait d’aller la rejoindre. Derrière la maison s’étendait un enclos d’un demi-arpent, dans lequel poussaient quelques légumes au milieu des mûriers, des oliviers et des vignes. Une haie le séparait d’un ruisseau, large de cinq à six pieds, et en formait la lisière sur la campagne.

Telle était cette humble mais hospitalière demeure, où la providence avait conduit les fugitifs, tel était l’hôte qui risquait sa liberté pour leur donner asile.

Dès que la porte se fut refermée sur eux, le comte Sandorf et Étienne Bathory examinèrent la chambre dans laquelle le pêcheur les avait reçus tout d’abord.

C’était la salle principale de la maison, garnie de quelques meubles très proprement entretenus, qui indiquaient le goût et l’assiduité d’une soigneuse ménagère.

« Avant tout, il faut manger ? dit Andréa Ferrato.

— Oui, nous mourons de faim ! répondit le comte Sandorf. Depuis douze heures, nous sommes privés de nourriture !

— Tu entends, Maria ? » reprit le pêcheur.

En un instant, Maria eut déposé sur la table un peu de porc salé, du poisson bouilli, du pain, une fiasque de vin du pays, du raisin sec, avec deux verres, deux assiettes, du linge blanc. Un « veglione », sorte de lampe à trois mèches alimentées d’huile, éclairait la salle.

Le comte Sandorf et Étienne Bathory se mirent aussitôt à table : ils étaient à bout de forces.

« Mais vous ? dirent-ils au pêcheur.

— Nous avons soupé ! » répondit Andréa Ferrato.

Ces deux affamés dévorèrent, — c’est le mot, — les provisions qui leur étaient offertes avec tant de simplicité et de si bon cœur. Mais, tout en mangeant, ils ne cessaient d’observer le pêcheur, sa fille, son fils, assis dans un coin de la salle, qui les regardaient, sans prononcer une seule parole. Andréa Ferrato pouvait avoir alors quarante-deux ans. C’était un homme de physionomie sévère, un peu triste même, avec des traits expressifs sous le hâle de sa face, des yeux noirs et d’un vif regard. Il portait le costume des pêcheurs de l’Adriatique, sous lequel on devinait une robuste et puissante carrure. Maria, — dont la taille et la figure rappelaient ce qu’avait été sa femme, — était grande, bien faite, plutôt belle que jolie, avec d’ardents yeux noirs, une chevelure brune, une peau chaudement colorée par la vivacité du sang corse. Sérieuse, en raison des devoirs qu’elle avait eus à remplir dès son jeune âge, ayant dans son attitude, dans ses mouvements, ce calme que donne une nature réfléchie, tout dénotait en cette jeune fille une énergie dont elle ne devait jamais se départir, quelles que fussent les circonstances où le sort la jetterait. Plusieurs fois, elle avait été recherchée par de jeunes pêcheurs de la contrée, sans rien vouloir entendre à ce sujet. Toute sa vie n’appartenait-elle pas à son père et à cet enfant, qui lui semblait être né de son cœur ?

Quant à Luigi, c’était un garçon déterminé, vaillant, travailleur, déjà habitué à l’existence du marin. Il accompagnait Andréa Ferrato dans ses pêches et pilotages, tête nue, au vent, à la pluie. Il promettait d’être plus tard un homme vigoureux, bien portant, bien constitué, plus que hardi, même, audacieux, fait à toutes les intempéries, n’ayant aucun souci du danger. Il aimait son père. Il adorait sa sœur.

Le comte Sandorf avait minutieusement observé ces trois êtres, unis dans une si touchante affection. Qu’il fût chez de braves gens, auxquels il pouvait se fier, nul doute à cet égard.

Lorsque le repas fut achevé, Andréa Ferrato se leva, et, s’approchant de Mathias Sandorf :

« Allez dormir, messieurs, dit-il simplement. Personne ne vous sait ici. Demain nous aviserons.

— Non, Andréa Ferrato, non ! répondit le comte Sandorf. Maintenant, notre faim est apaisée ! Nous avons repris nos forces ! Laissez-nous quitter à l’instant cette maison, où notre présence est un si grand danger pour vous et pour les vôtres !

— Oui, partons, ajouta Étienne Bathory, et que Dieu vous récompense de ce que vous venez de faire !

— Allez dormir, il le faut ! reprit le pêcheur. La côte est surveillée, ce soir. On a mis l’embargo sur tous les ports du littoral. Il n’y a rien à tenter pour cette nuit.

— Soit, puisque vous le voulez ! répondit le comte Sandorf.

— Je le veux.

— Un mot seulement. Depuis quand notre évasion est-elle connue ?…

— Depuis ce matin, répondit Andréa Ferrato. Mais vous étiez quatre prisonniers au donjon de Pisino. Vous n’êtes que deux ici. Le troisième va être mis en liberté, dit-on…

— Sarcany ! s’écria Mathias Sandorf, en réprimant aussitôt le mouvement de colère qui s’était irrésistiblement emparé de lui, lorsqu’il entendit ce nom exécré.

— Et le quatrième ?… demanda Étienne Bathory, sans oser achever sa phrase.

— Le quatrième est encore vivant, répondit Andréa Ferrato. Il y a eu sursis à l’exécution.

— Vivant ! s’écria Étienne Bathory.

— Oui ! répondit ironiquement le comte Sandorf. On veut attendre que nous ayons été repris, pour nous donner cette joie de mourir ensemble !

— Maria, dit Andréa Ferrato, conduis nos hôtes à la chambre, derrière la maison, sur l’enclos, mais sans lumière. Ce soir, il ne faut pas que la fenêtre paraisse éclairée au dehors. Tu pourras te coucher ensuite. Luigi et moi, nous veillerons.

— Oui, père ! répondit le jeune garçon.

— Venez, messieurs », dit la jeune fille.

Un instant après, le comte Sandorf et son compagnon échangeaient une cordiale poignée de main avec le pêcheur. Puis, ils passèrent dans la chambre, où les attendaient deux bons matelas de maïs, sur lesquels ils allaient pouvoir se remettre de tant de fatigues.

Mais déjà Andréa Ferrato avait quitté sa maison avec Luigi. Il voulait s’assurer que personne ne rôdait aux alentours, ni sur la grève, ni au-delà du petit ruisseau. Les fugitifs pouvaient donc paisiblement reposer jusqu’au lever du jour.

La nuit se passa sans incidents. Le pêcheur était sorti à plusieurs reprises. Il n’avait rien vu de suspect.

Le lendemain, 18 juin, pendant que ses hôtes dormaient encore, Andréa Ferrato alla aux informations jusqu’au centre de la ville et sur les quais du port. En plusieurs endroits, il y avait rassemblements de causeurs et de curieux. Le placard, affiché depuis la veille, qui annonçait l’évasion, les peines encourues, la prime promise, cela faisait le sujet de toutes les conversations. On bavardait, on apportait des nouvelles, on répétait des on-dit, en termes vagues, qui n’apprenaient pas grand’chose. Rien n’indiquait que le comte Sandorf et son compagnon eussent été vus aux environs, ni même que l’on soupçonnât leur présence dans la province. Toutefois, vers dix heures du matin, lorsque le brigadier de gendarmerie et ses hommes furent rentrés à Rovigno, après leur tournée de nuit, le bruit se répandit que deux étrangers avaient été aperçus, vingt-quatre heures avant, sur les bords du canal de Lème. On avait battu toute la région jusqu’à la mer pour retrouver leurs traces, mais sans résultat. Il n’était resté aucun vestige de leur passage. Avaient-ils donc pu atteindre le littoral, s’emparer d’une embarcation, gagner un autre point de l’Istrie, ou même s’enfuir au-delà de la frontière autrichienne ? Tout portait à le croire.

« Bon ! disait-on, ce seront toujours cinq mille florins d’épargnés pour le trésor.

— Un argent qui pourra être mieux employé qu’à payer d’odieuses dénonciations !

— Oui, et puissent-ils s’échapper !

— S’échapper !… C’est fait, allez !… Et ils sont déjà en sûreté de l’autre côté de l’Adriatique ! »

D’après ces propos, qui se tenaient dans la plupart des groupes de paysans, d’ouvriers et de bourgeois, arrêtés devant les placards, l’opinion publique, on le voit, se déclarait plutôt en faveur des condamnés, — du moins parmi ces citoyens de l’Istrie, Slaves ou Italiens d’origine. Les fonctionnaires autrichiens ne pouvaient donc guère compter sur une dénonciation de leur part. Aussi ne négligeaient-ils rien pour retrouver les fugitifs. Toutes les escouades de police et les brigades de gendarmerie étaient sur pied, depuis la veille, et un incessant échange de dépêches se faisait entre Rovigno, Pisino et Trieste.

Lorsque Andréa Ferrato rentra chez lui, vers onze heures, il rapporta ces nouvelles, qui étaient plutôt bonnes que mauvaises.

Le comte Sandorf et Étienne Bathory, servis par Maria dans la chambre où ils avaient passé la nuit, finissaient de déjeuner en ce moment. Ces quelques heures de sommeil, ce bon repas, ces bons soins, les avaient entièrement remis de leurs fatigues.

« Eh bien, mon ami ? demanda le comte Sandorf, dès que la porte se fut refermée sur Andréa Ferrato.

— Messieurs, répondit le pêcheur, je pense que vous n’avez rien à craindre pour l’instant.

— Mais que dit-on dans la ville ? demanda Étienne Bathory.

— On parle bien de deux étrangers qui auraient été vus hier matin, au moment où ils débarquaient sur les grèves du canal de Lème… et s’il s’agit de vous… messieurs…

— Il s’agit de nous, en effet, répondit Étienne Bathory. Un homme, un paludier du voisinage, nous a aperçus et dénoncés ! »

Et Andréa Ferrato fut mis au courant de ce qui s’était passé à la ferme en ruines, pendant que les fugitifs y étaient cachés.

« Et vous ne savez pas quel est ce dénonciateur ? demanda le pêcheur en insistant.

— Nous ne l’avons pas vu, répondit le comte Sandorf, nous n’avons fait que l’entendre !

— C’est une circonstance fâcheuse, reprit Andréa Ferrato ; mais l’important est qu’on ait perdu vos traces, et, d’ailleurs, dans le cas où l’on soupçonnerait que vous vous êtes réfugiés dans ma maison, je pense que vous n’auriez aucune délation à craindre. Les vœux sont pour vous dans tout le pays de Rovigno !

— Oui, répondit le comte Sandorf, et je n’en suis pas surpris. C’est une brave population que la population de ces provinces ! Cependant, il faut compter avec les autorités autrichiennes, et elles ne reculeront devant rien pour tenter de nous reprendre !

— Ce qui doit vous rassurer, messieurs, reprit le pêcheur, c’est l’opinion à peu près générale où l’on est que vous avez déjà pu passer de l’autre côté de l’Adriatique.

— Et plût à Dieu que ce fût ! ajouta Maria, qui avait joint les mains comme dans une prière.

— Cela sera, ma chère enfant, répondit le comte Sandorf avec l’accent de la plus entière confiance, cela sera avec l’aide du Ciel…

— Et la mienne, monsieur le comte ! répliqua Andréa Ferrato. Maintenant, je vais aller à mes occupations comme à l’ordinaire. On est habitué à nous voir, Luigi et moi, raccommodant nos filets sur la grève ou nettoyant notre balancelle, et il ne faut rien changer à nos habitudes. D’ailleurs, j’ai besoin de reconnaître quel est l’état du ciel avant de me décider. Veuillez rester dans cette chambre. Ne la quittez sous aucun prétexte. Au besoin, afin de moins éveiller les soupçons, ouvrez-en la fenêtre qui donne sur l’enclos, mais demeurez au fond et ne vous montrez pas. Je reviendrai dans une heure ou deux. »

Cela dit, Andréa Ferrato quitta la maison avec son fils, laissant Maria vaquer à ses travaux accoutumés devant la porte.

Quelques pêcheurs allaient et venaient le long de la grève. Andréa Ferrato voulut, par précaution, échanger divers propos avec eux, avant d’aller étendre ses filets sur le sable.

« Un vent d’est bien établi, dit l’un d’eux.

— Oui, répondit Andréa Ferrato, l’orage d’avant-hier a rudement nettoyé l’horizon.

— Hum ! ajouta un autre, la brise pourrait bien fraîchir avec le soir et tourner à la rafale, si la bora s’en mêle !

— Bon ! ce sera toujours un vent de terre, et la mer ne sera jamais dure entre les roches !

— Il faudra voir !

— Iras-tu pêcher cette nuit, Andréa ?

— Sans doute, si le temps le permet.

— Mais l’embargo ?…

— L’embargo n’est mis que sur les grands navires, non sur les barques, qui ne s’éloignent pas du littoral.

— Tant mieux, car on a signalé des bancs de thonines, qui viennent du sud, et il ne faut pas tarder à disposer nos madragues !

— Bon ! répondit Andréa Ferrato, il n’y a pas de temps perdu !

— Eh ! peut-être !

— Non, te dis-je, et si je sors cette nuit, j’irai à la pêche aux bonicous, du côté d’Orsera ou de Parenzo.

— À ton aise ! Mais quant à nous, nous travaillerons à installer nos madragues au pied des roches !

— Comme vous voudrez ! »

Andréa Ferrato et Luigi allèrent alors chercher leurs filets, déposés dans l’appentis, et ils les étalèrent sur le sable, afin de les faire sécher au soleil. Puis, deux heures après, le pêcheur rentra à sa maison, après avoir recommandé à son fils de préparer les crocs, qui servent à achever les bonicous, sorte de poissons à chair rouge foncée, appartenant au genre des thons, de l’espèce des anxides.

Dix minutes plus tard, après avoir fumé sur le pas de sa porte, Andréa Ferrato rejoignait ses hôtes dans leur chambre, pendant que Maria continuait à travailler devant la maison.

« Monsieur le comte, dit le pêcheur, le vent vient de terre, et je ne pense pas que la mer soit mauvaise cette nuit. Or, le moyen le plus simple, et par conséquent le meilleur pour fuir sans laisser de traces, c’est de vous embarquer avec moi. Si vous vous décidez, le mieux sera de partir ce soir, vers dix heures. À ce moment, vous vous glisserez entre les roches jusqu’à la lisière du ressac. Personne ne vous verra. Ma yole vous conduira à la balancelle, et aussitôt nous prendrons la mer, sans éveiller l’attention, puisqu’on sait que je dois sortir cette nuit. Si la brise fraîchit trop, je longerai le littoral, de manière à vous débarquer au-delà de la frontière autrichienne, en dehors des bouches de Cattaro.

— Et si elle ne fraîchit pas, demanda le comte Sandorf, que comptez-vous faire ?

— Nous gagnerons le large, répondit le pêcheur, nous traverserons l’Adriatique, et je vous débarquerai du côté de Rimini ou à l’embouchure du Pô.

— Votre embarcation peut-elle suffire à cette traversée ? demanda Étienne Bathory.

— Oui ! C’est un bon bateau, à demi ponté, que mon fils et moi, nous avons éprouvé déjà par de grands mauvais temps. D’ailleurs, il faut bien courir quelques risques…

— Que nous courions des risques, répondit le comte Sandorf, nous dont l’existence est en jeu, rien de plus naturel ; mais, vous, mon ami, que vous risquiez votre vie…

— Cela me regarde, monsieur le comte, répondit Andréa Ferrato, et je ne fais que mon devoir en voulant vous sauver.

— Votre devoir ?…

— Oui ! »

Et Andréa Ferrato raconta cet épisode de sa vie, à la suite duquel il avait dû quitter Santa Manza, en Corse, et comment le bien qu’il allait faire ne serait qu’une juste compensation du mal qu’il avait fait.

« Brave cœur ! » s’écria le comte Sandorf, ému par ce récit.

Puis, reprenant :

« Mais, que nous allions aux bouches de Cattaro ou à la côte italienne, cela nécessitera une assez longue absence, qui, de votre part, peut étonner les gens de Rovigno ! Il ne faut pas, après nous avoir mis en sûreté, que vous puissiez à votre retour être arrêté…

— Ne craignez rien, monsieur le comte, répondit Andréa Ferrato. Je reste, quelquefois, cinq ou six jours à la mer, à l’époque des grandes pêches. D’ailleurs, je vous le répète, cela me regarde. C’est ainsi qu’il faut faire : c’est ainsi que nous ferons ! »

Il n’y avait pas à discuter la résolution du pêcheur. Le projet d’Andréa Ferrato était évidemment le meilleur et d’une exécution facile, puisque la balancelle, — il l’espérait du moins, — n’aurait rien à redouter de l’état de la mer. Il n’y avait de précautions à prendre qu’au moment de l’embarquement. Mais la nuit serait déjà sombre, sans lune, et, très probablement, avec le soir, sur la côte se lèverait une de ces épaisses brumes qui ne s’étendent pas au large. À cette heure, le long de la grève déserte, sauf un ou deux douaniers parcourant leur pantière, on ne trouverait personne. Quant aux autres pêcheurs, les voisins d’Andréa Ferrato, ainsi qu’ils l’avaient dit, ils seraient occupés à tendre leurs madragues sur des piques, en dehors du semis des roches, c’est-à-dire à deux ou trois milles au-dessous de Rovigno. Lorsqu’ils apercevraient la balancelle, s’ils l’apercevaient, elle serait déjà loin en mer avec les deux fugitifs cachés sous son pont.

« Et quelle est la distance en droite ligne, qui sépare le port de Rovigno du point le plus rapproché de la côte italienne ? demanda alors Étienne Bathory.

— Cinquante milles environ.

— Combien de temps faut-il pour la franchir ?

— Avec ce vent portant, nous pouvons traverser en une douzaine d’heures. Mais vous êtes sans argent. Il vous en faut. Prenez cette ceinture où il y a trois cents florins, et mettez-vous là autour du corps.

— Mon ami… dit Mathias Sandorf.

— Vous me rendrez cela plus tard, répliqua le pêcheur, quand vous serez en sûreté. Et maintenant, attendez-moi ! »

Les choses étant ainsi convenues, Andréa Ferrato se retira et vint reprendre ses occupations habituelles, tantôt travaillant sur la grève, tantôt s’occupant dans sa maison. Luigi, sans avoir été remarqué, put transporter des provisions pour quelques jours à bord de la balancelle, après les avoir préalablement enveloppées dans une voile de rechange. Aucun soupçon n’eût été possible, qui eût pu contrarier les projets d’Andréa Ferrato. Il poussa même les précautions jusqu’à ne plus revoir ses hôtes pendant le reste de la journée. Mathias Sandorf et Étienne Bathory demeurèrent cachés au fond de la petite chambre, dont la fenêtre resta toujours ouverte. Lorsqu’il serait temps de quitter la maison, le pêcheur s’était chargé de les prévenir.

D’ailleurs, plusieurs de ses voisins vinrent causer familièrement avec lui, pendant l’après-midi, à propos de pêche et de l’apparition des thonines sur les parages de l’Istrie. Andréa Ferrato les reçut dans la salle commune et leur offrit à boire, suivant la coutume.

La plus grande partie du jour se passa ainsi, en allées et venues, en conversations. Quelquefois il fut question des prisonniers en fuite. Le bruit courut même un instant qu’ils venaient d’être pris du côté du canal de Quarnero, sur la côte opposée de l’Istrie, — bruit qui fut démenti peu après.

Tout semblait donc aller pour le mieux. Que le littoral fût surveillé avec plus de soin qu’à l’ordinaire, soit par les préposés de la douane, soit par les agents de la police ou les gendarmes, cela était certain ; mais, sans doute, il ne serait pas difficile de tromper cette surveillance, une fois la nuit venue. L’embargo, on le sait, n’avait été mis que sur les navires de long cours ou les caboteurs de la Méditerranée, non sur les barques de pêche qui restent sur le littoral. L’appareillage de la balancelle pourrait donc se faire en dehors de tout soupçon.

Toutefois, Andréa Ferrato avait compté sans une visite qu’il reçut vers les six heures du soir. Cette visite le surprit d’abord, si elle ne l’inquiéta pas autrement. Il n’en devait comprendre la menaçante signification qu’après le départ du visiteur.

Huit heures venaient de sonner, Maria s’occupait des préparatifs du souper, et le couvert était déjà mis sur la table dans la grande salle, lorsque deux coups furent frappés à la porte de la maison.

Andréa Ferrato n’hésita pas à aller ouvrir. Très surpris, il se trouva en présence de l’Espagnol Carpena.

Ce Carpena était originaire d’Almayate, petite ville de la province de Malaga. Tout comme Andréa Ferrato avait quitté la Corse, lui avait quitté l’Espagne, sans doute à la suite de quelque mauvaise affaire, pour venir s’établir dans l’Istrie. Là, il faisait le métier de paludier ou de saunier, transportant dans l’intérieur les produits des salines de la côte occidentale, — métier ingrat, avec lequel il gagnait tout juste de quoi vivre.

C’était un homme vigoureux, jeune encore, ayant à peine vingt-cinq ans, court de taille mais large d’épaules, avec une grosse tête toute crêpée de cheveux rudes et noirs, une de ces faces de bouledogue qui ne rassurent pas plus dans une tête d’homme que dans une tête de chien. Carpena, peu sociable, haineux, vindicatif, et, de plus, assez lâche, n’était guère aimé dans le pays. On ne savait trop pourquoi il avait dû s’expatrier. Plusieurs querelles avec ses camarades des salines, menaces à l’un et à l’autre, rixes qui s’en étaient suivies, tout cela n’avait pu lui constituer une bonne réputation. On le tenait volontiers à l’écart.

Cependant, Carpena n’avait point triste opinion de lui-même ni de sa personne. Loin de là. C’est ce qui explique — et on verra à quel propos — pourquoi il avait essayé d’entrer en relation avec Andréa Ferrato. Le pêcheur, il faut l’avouer, l’avait assez mal reçu dès ses premières ouvertures. Cela se comprendra, lorsque les prétentions de cet homme auront été dévoilées dans la conversation qui va suivre.

Carpena avait à peine fait un pas dans la salle, qu’Andréa Ferrato l’arrêtait en lui disant :

« Que venez-vous faire ici ?

— Je passais, et comme j’ai aperçu de la lumière chez vous, je suis entré.

— Et pourquoi ?

— Pour vous rendre visite, mon voisin.

— Vos visites ne me plaisent pas, vous le savez !

— Ordinairement, répondit l’Espagnol, mais aujourd’hui, ce sera peut-être différent. »

Andréa Ferrato ne comprit pas et ne pouvait deviner ce que ces paroles, assez énigmatiques, signifiaient dans la bouche de Carpena. Et cependant, il ne put retenir un rapide tressaillement qui n’échappa point à son visiteur.

Celui-ci avait refermé la porte.

« J’ai à vous parler, répéta-t-il.

— Non !… Vous n’avez rien à me dire !

— Si… il faut que je vous parle… en particulier, ajouta l’Espagnol, en baissant un peu la voix.

— Venez donc », répondit le pêcheur, qui, ce jour-là, avait ses raisons pour ne refuser l’entrée de sa demeure à personne. Carpena, sur un signe d’Andréa Ferrato, traversa la grande salle et le suivit dans sa chambre.

Cette chambre n’était séparée que par un mince refend de celle qu’occupaient le comte Sandorf et son compagnon. L’une s’ouvrait sur la façade de la maison, l’autre sur l’enclos.

Dès que tous deux furent seuls :

« Que me voulez-vous ? demanda le pêcheur.

— Mon voisin, répondit Carpena, je viens encore faire appel à votre bonne amitié.

— Et à quel propos ?

— À propos de votre fille.

— Pas un mot de plus !

— Écoutez donc !… Vous savez que j’aime Maria et que mon plus vif désir est de l’avoir pour femme ! »

C’était la prétention de Carpena.

En effet, depuis plusieurs mois, il poursuivait la jeune fille de ses assiduités. On le pense bien, l’intérêt l’y poussait plus que l’amour. Andréa Ferrato était dans l’aisance pour un simple pêcheur, et, relativement à l’Espagnol, qui ne possédait rien, il était riche. Rien de plus naturel, dès lors, que Carpena eût eu la pensée de devenir son gendre ; mais rien de plus naturel aussi que le pêcheur l’eût invariablement éconduit, puisqu’il ne pouvait lui convenir sous aucun rapport.

« Carpena, répondit froidement Andréa Ferrato, vous vous êtes déjà adressé à ma fille, elle vous a dit : non. Vous vous êtes déjà adressé à moi, je vous ai dit : non. Vous insistez encore aujourd’hui, et je vous répète : non, pour la dernière fois ! »

La figure de l’Espagnol se contracta violemment. Ses lèvres s’étaient relevées en laissant voir ses dents. Ses yeux avaient lancé un regard féroce. Mais la chambre mal éclairée ne permit pas à Andréa Ferrato d’observer cette physionomie méchante.

« C’est votre dernier mot ? demanda Carpena.

— C’est mon dernier mot, si c’est pour la dernière fois que vous refaites cette demande, répondit le pêcheur. Mais si vous la renouvelez, vous aurez la même réponse !

— Je la renouvellerai ! Oui ! je la renouvellerai, répéta Carpena, si Maria me dit de le faire !

— Elle, s’écria Andréa Ferrato, elle !… Vous savez bien que ma fille n’a pour vous ni amitié ni estime !

— Ses sentiments pourront changer, lorsque j’aurai eu un entretien avec elle, répondit Carpena.

— Un entretien ?

— Oui, Ferrato, je désire lui parler.

— Et quand ?

— Tout de suite !… Vous entendez… Il faut que je lui parle !… Il le faut… ce soir même !

— Je refuse pour elle !

— Prenez garde à ce que vous faites, dit Carpena en haussant la voix, prenez garde !

— Prendre garde ?…

— Je me vengerai !

— Eh ! venge-toi, si tu le peux ou si tu l’oses, Carpena ! répondit Andréa Ferrato, qui s’emportait à son tour. Tes menaces ne me font pas peur, tu le sais ! Et maintenant sors, où je te jette hors d’ici ! »

Le sang monta aux yeux de l’Espagnol. Peut-être allait-il se porter à quelque violence contre le pêcheur ! Mais il parvint à se maîtriser, et, après avoir poussé violemment la porte, il s’élança dans la salle, puis hors de la maison, sans avoir prononcé un seul mot.

Il était à peine sorti que la porte de la chambre voisine, occupée par les fugitifs, s’ouvrait. Le comte Sandorf, qui n’avait rien perdu de cette conversation, parut sur le seuil, et, s’avançant vers Andréa Ferrato, il lui dit à voix basse :

« Cet homme est celui qui nous a dénoncés au brigadier de gendarmerie. Il nous connaît. Il nous a vus, quand nous avons débarqué sur le canal de Lème. Il nous a suivis jusqu’à Rovigno. Il sait évidemment que vous nous avez donné refuge dans votre maison. Donc, laissez-nous fuir à l’instant, ou nous sommes perdus… et vous aussi ! »



IX

DERNIERS EFFORTS DANS UNE DERNIÈRE LUTTE.


Andréa Ferrato était resté silencieux. Il n’avait rien trouvé à répondre au comte Sandorf. Son sang de Corse bouillonnait en lui. Il avait oublié les deux fugitifs pour lesquels il avait tant risqué jusqu’alors. Il ne pensait plus qu’à l’Espagnol, il ne voyait plus que Carpena !

« Le misérable ! le misérable ! murmura-t-il enfin. Oui ! Il sait tout ! Nous sommes à sa merci ! J’aurais dû le comprendre ! »

Mathias Sandorf et Étienne Bathory regardaient anxieusement le pêcheur. Ils attendaient ce qu’il allait dire, ce qu’il allait faire. Il n’y avait pas un instant à perdre pour prendre un parti. L’œuvre de délation était déjà accomplie peut-être.

« Monsieur le comte, dit enfin Andréa Ferrato, la police peut envahir ma maison d’un moment à l’autre. Oui ! ce gueux doit savoir ou tout au moins supposer que vous êtes ici ! C’est un marché qu’il est venu me proposer ! Ma fille pour prix de son silence ! Il vous perdra pour se venger de moi ! Or, si les agents viennent, il n’est pas possible de leur échapper, et vous serez découverts. Oui ! Il faut fuir à l’instant !

— Vous avez raison, Ferrato, répondit le comte Sandorf ; mais avant de nous séparer, laissez-moi vous remercier de ce que vous avez fait pour nous et de ce que vous vouliez faire…

— Ce que je voulais faire, je le veux faire encore, dit gravement Andréa Ferrato.

— Nous refusons ! répondit Étienne Bathory.

— Oui, nous refusons, ajouta le comte Sandorf. Vous vous êtes déjà trop compromis ! Si on nous trouve dans votre demeure, c’est le bagne qui vous attend ! Viens Étienne, quittons cette maison, avant d’y avoir apporté la ruine et le malheur ! Fuyons, mais fuyons seuls ! »

Andréa Ferrato arrêta de la main le comte Sandorf.

« Où iriez-vous ? dit-il. Le pays est tout entier sous la surveillance des autorités. Les agents de la police et les gendarmes courent nuit et jour la campagne. Il n’y a pas un point du littoral où vous puissiez vous embarquer, pas un sentier libre qui vous conduise à la frontière ! Partir sans moi, c’est aller à la mort !

— Suivez mon père, messieurs, ajouta Maria. Quoi qu’il puisse arriver, il ne fait que son devoir en tentant de vous sauver !

— Bien, ma fille, répondit Andréa Ferrato, ce n’est que mon devoir, en effet ! Ton frère doit nous attendre à la yole. La nuit est très noire. Avant qu’on s’en soit aperçu, nous serons en mer. Embrasse-moi, Maria, embrasse-moi, et partons ! »

Cependant, le comte Sandorf et son compagnon ne voulaient pas se rendre. Ils refusaient d’accepter un tel dévouement. Quitter cette maison à l’instant pour ne pas compromettre le pêcheur, oui ! S’embarquer sous sa conduite, quand il y allait du bagne, non !

« Viens, dit Mathias Sandorf à Étienne Bathory. Une fois hors de cette maison, il n’y aura plus à craindre que pour nous seuls ! »

Et, par la fenêtre ouverte de leur chambre, tous deux allaient se précipiter à travers le petit enclos pour gagner soit le littoral soit l’intérieur de la province, lorsque Luigi entra précipitamment.

« Les agents ! dit-il.

— Adieu ! » s’écria Mathias Sandorf.

Et, suivi de son compagnon, il sauta par la fenêtre. À ce moment, une escouade d’agents de police faisait irruption dans la salle basse. C’était Carpena qui les conduisait.

« Misérable ! dit Andréa Ferrato.

— C’est ma réponse à ton refus ! » répondit l’Espagnol.

Le pêcheur avait été saisi et garrotté. En un instant, les agents eurent occupé et visité toutes les chambres de la maison. La fenêtre, ouverte sur l’enclos, leur indiqua quel chemin venaient de prendre les fugitifs. Ils se lancèrent à leur poursuite.

Tous deux venaient alors d’atteindre la haie, que délimitait au fond le petit ruisseau. Le comte Sandorf, après l’avoir sautée d’un bond, aidait Étienne Bathory à la franchir à son tour, quand un coup de feu éclata à cinquante pas de lui.

Étienne Bathory venait d’être frappé d’une balle, qui ne fit que lui effleurer l’épaule, il est vrai ; mais son bras resta paralysé, et il lui fut impossible de se prêter à l’effort de son compagnon.

« Fuis, lui cria-t-il, fuis, Mathias !

— Non, Étienne, non ! Nous mourrons ensemble ! répondit le comte Sandorf, après avoir tenté une dernière fois de soulever son compagnon blessé entre ses bras.

— Fuis, Mathias ! répéta Étienne Bathory, et vis pour faire justice des traîtres ! »

Les dernières paroles d’Étienne Bathory furent comme un ordre pour le comte Sandorf. À lui allait incomber maintenant l’œuvre des trois, — à lui seul. Le magnat de la Transylvanie, le conspirateur de Trieste, le compagnon d’Étienne Bathory et de Ladislas Zathmar, devait faire place au justicier !

À ce moment, les agents, qui avaient atteint l’extrémité de l’enclos, se jetèrent sur le blessé. Le comte Sandorf allait tomber entre leurs mains, s’il hésitait, ne fût-ce qu’une seconde !

« Adieu, Étienne, adieu ! » s’écria-t-il.

Et d’un bond prodigieux, il franchit le ruisseau, dont le cours longeait la haie, puis disparut.

Cinq ou six coups de fusil furent tirés dans cette direction ; mais les balles ne touchèrent pas le fugitif, qui, se jetant de côté, courut rapidement vers la mer.

Les agents, cependant, étaient à ses trousses. Ne pouvant l’apercevoir dans l’ombre, ils ne songèrent point à gagner directement sur lui. Ils se dispersèrent, afin de lui couper toute retraite, aussi bien vers l’intérieur du pays que du côté de la ville et du promontoire qui ferme la baie au nord de Rovigno. Une brigade de gendarmes était venue à leur aide et manœuvra de façon à ce que le comte Sandorf n’eût plus d’accès que vers le littoral. Mais là, à la lisière des récifs, que ferait-il ? Parviendrait-il à s’emparer d’un canot pour se lancer en pleine Adriatique ? Il n’en aurait pas le temps, et, avant d’avoir même pu le démarrer, il serait tombé sous les balles. Toutefois, il avait bien compris que la retraite allait lui être coupée dans la direction de l’est. L’éclat des coups de feu, les cris que jetaient les agents et les gendarmes en se rapprochant, lui indiquaient qu’il était déjà cerné en arrière de la grève. Il ne pouvait donc fuir que vers la mer et par la mer. C’était sans doute courir à une mort certaine ; mais mieux valait encore la trouver dans les flots que de l’attendre devant le peloton d’exécution sur la place d’armes de la forteresse de Pisino.

Le comte Sandorf s’élança donc vers le rivage. En quelques bonds, il eut atteint les premières petites lames que le ressac promenait sur le sable. Il sentait déjà les agents derrière lui, et des balles, tirées au juger, lui rasaient parfois la tête.

Au-delà de la grève, ainsi que cela se voit sur tout ce littoral de l’Istrie, un semis d’écueils, formé de roches isolées, pointait çà et là en dehors de la grève. Entre ces roches, de nombreuses flaques d’eau remplissaient les creux du sable, — ceux-ci de plusieurs pieds, ceux-là, dans lesquels la cheville se fût mouillée à peine.

C’était le dernier chemin qui fût encore ouvert devant Mathias Sandorf. Bien qu’il ne pût douter que la mort l’attendît au bout, il n’hésita pas à le suivre.

Le voilà donc franchissant les flaques d’eau, sautant de roche en roche ; mais alors sa silhouette se détacha plus visiblement sur le fond moins obscur de l’horizon. Aussitôt, des cris le signalèrent, et les agents se lancèrent après lui.

Le comte Sandorf était résolu, d’ailleurs à ne pas se laisser prendre vivant. Si la mer le rendait, elle ne rendrait qu’un cadavre.

Cette difficile poursuite sur des pierres glissantes ou ébranlées, sur des goémons et des varechs visqueux, à travers des flaques d’eau, où chaque pas risquait d’entraîner une chute, dura plus d’un demi-quart d’heure. Le fugitif était parvenu à conserver son avance, mais le terrain solide allait bientôt lui manquer.

En effet, il arriva sur l’une des dernières roches du récif. Deux ou trois des agents n’étaient plus qu’à dix pas de lui, les autres à une vingtaine en arrière.

Le comte Sandorf se redressa alors. Un dernier cri lui échappa, — un cri d’adieu jeté vers le ciel. Puis, au moment où une décharge l’enveloppait d’une grêle de balles, il se précipita dans la mer.

Les agents, arrivés à la lisière même des roches, n’aperçurent plus que la tête du fugitif, comme un point noir, tournée vers le large.

Nouvelle décharge, qui fit crépiter l’eau autour de Mathias Sandorf. Et, sans doute, une ou plusieurs balles durent l’atteindre, car il s’enfonça sous les flots pour ne plus reparaître.

Jusqu’au jour, gendarmes et gens de police restèrent à observer le semis d’écueils, les sables de la grève, depuis le promontoire au nord de la baie jusqu’au-delà du fort de Rovigno. Ce fut inutilement. Rien n’indiqua que le comte Sandorf eût pu reprendre pied sur le littoral. Il demeura donc constant que s’il n’avait pas été tué d’une balle, il s’était noyé.

Cependant, malgré toutes les recherches faites avec soin, aucun corps ne fut retrouvé dans les brisants ni sur une lisière de plus de deux lieues. Mais, comme le vent venait de terre, avec le courant qui portait alors vers le sud-ouest, il n’était pas douteux que le cadavre du fugitif n’eût été entraîné vers la haute mer.

Le comte Sandorf, le seigneur magyar, avait donc eu pour tombeau les flots de l’Adriatique !

Après une minutieuse enquête, ce fut cette version, la plus naturelle, en somme, que le gouvernement autrichien adopta. Aussi la justice dut-elle suivre son cours.

Étienne Bathory, pris dans les conditions que l’on sait, fut reconduit, pendant la nuit et sous escorte, au donjon de Pisino, puis, réuni, pour quelques heures seulement, à Ladislas Zathmar.

L’exécution était fixée au lendemain, 30 juin.

Sans doute, à ce moment suprême, Étienne Bathory aurait pu revoir une dernière fois sa femme et son enfant. Ladislas Zathmar aurait pu recevoir un dernier embrassement de son serviteur, car l’autorisation avait été donnée de les admettre au donjon de Pisino.

Mais Mme Bathory et son fils, ainsi que Borik, qui était sorti de prison, avaient quitté Trieste. Ne sachant où les prisonniers avaient été conduits, puisque l’arrestation avait été tenue secrète, ils les avaient cherchés jusqu’en Hongrie, jusqu’en Autriche, et, après la condamnation prononcée, on ne put les retrouver à temps.

Étienne Bathory n’eut donc pas cette dernière consolation de revoir sa femme et son fils. Il ne put leur dire le nom de ces traîtres, que ne pourrait atteindre, maintenant, la justice de Mathias Sandorf !

Étienne Bathory et Ladislas Zathmar, à cinq heures du soir, furent passés par les armes sur la place de la forteresse. Ils moururent en hommes qui avaient fait le sacrifice de leur vie pour leur pays.

Silas Toronthal et Sarcany pouvaient se croire à l’abri de toute représaille, désormais. En effet, le secret de leur trahison n’était connu que d’eux seuls et du gouverneur de Trieste, — trahison qui leur fut payée avec la moitié des biens de Mathias Sandorf, l’autre moitié par grâce spéciale, ayant été réservée pour l’héritière du comte, quand elle aurait atteint sa dix-huitième année.

Silas Toronthal et Sarcany, insensibles à toute espèce de remords, pouvaient donc jouir en paix des richesses obtenues par leur abominable trahison.

Un autre traître, lui aussi, semblait ne plus avoir rien à craindre : c’était l’Espagnol Carpena, auquel avait été payée la prime de cinq mille florins, accordée au délateur.

Mais, si le banquier et son complice pouvaient rester à Trieste, la tête haute, puisque le secret leur avait été gardé, Carpena, lui, sous le poids de la réprobation publique, dut quitter Rovigno pour aller vivre on ne sait où. Que lui importait, d’ailleurs ! Il n’avait plus rien à redouter, pas même la vengeance d’Andréa Ferrato.

Le pêcheur, en effet, avait été emprisonné, jugé, condamné à la peine des galères perpétuelles pour avoir donné refuge aux fugitifs. Maria, maintenant seule avec son jeune frère Luigi, c’était la misère qui les attendait tous deux dans cette maison, dont le père avait été arraché pour n’y jamais revenir !

Ainsi donc, trois misérables, dans un intérêt purement cupide, sans même qu’un sentiment de haine les animât contre leurs victimes, — Carpena excepté, peut-être, — l’un pour rétablir ses affaires compromises, les deux autres pour se procurer la richesse, n’avaient pas reculé devant cette odieuse machination !

Une telle infamie ne sera-t-elle donc pas punie sur cette terre, où la justice de Dieu ne s’exerce pas toujours ? Le comte Sandorf, le comte Zathmar, Étienne Bathory, ces trois patriotes, Andréa Ferrato, cet humble homme de bien, ne seront-ils pas vengés ?

À l’avenir de répondre.


fin de la première partie.


DEUXIÈME PARTIE




I

PESCADE ET MATIFOU.


Quinze ans après les derniers événements qui terminent le prologue de cette histoire, le 24 mai 1882, c’était jour de fête à Raguse, l’une des principales villes des provinces dalmates.

La Dalmatie n’est qu’une étroite langue de terre, ménagée entre la partie septentrionale des Alpes Dinariques, l’Herzégovine et la mer Adriatique. Il y a là tout juste la place pour une population de quatre à cinq cent mille âmes, en se serrant un peu.

Une belle race, ces Dalmates, sobre dans cette contrée aride, où l’humus est rare, fière au milieu des nombreuses vicissitudes politiques qu’elle a subies, hautaine envers l’Autriche à laquelle le traité de Campo-Formio l’a annexée depuis 1815, enfin honnête entre toutes, puisqu’on a pu appeler ce pays, suivant une jolie expression recueillie par M. Yriarte, « le pays des portes sans serrures ! »

Quatre cercles partagent la Dalmatie et se subdivisent eux-mêmes en districts : ce sont les cercles de Zara, de Spalato, de Cattaro et de Raguse. C’est à Zara, capitale de la province, que réside le gouverneur général. C’est à Zara que se réunit la diète, dont quelques membres font partie de la chambre haute de Vienne.

Les temps sont bien changés depuis ce seizième siècle, pendant lequel les Uscoques, Turcs fugitifs, en guerre ouverte avec les Musulmans comme avec les Chrétiens, avec le sultan comme avec la République de Venise, terrorisaient le fond de cette mer. Mais les Uscoques ont disparu, et on n’en retrouve plus de traces que dans la Carniole. L’Adriatique est donc maintenant aussi sûre que n’importe quelle autre partie de la superbe et poétique Méditerranée.

Raguse, ou plutôt le petit État de Raguse, a été longtemps républicain, même avant Venise, c’est-à-dire dès le neuvième siècle. Ce ne fut qu’en 1808 qu’un décret de Napoléon Ier le réunit, l’année suivante, au royaume d’Illyrie et en fit un duché pour le maréchal Marmont. Déjà, au neuvième siècle, les navires ragusains, qui couraient toutes les mers du Levant, avaient le monopole du commerce avec les infidèles, — monopole accordé par le Saint-Siège, — ce qui donnait à Raguse une grande importance au milieu de ces petites républiques de l’Europe méridionale ; mais Raguse se distinguait encore par de plus nobles qualités, et la réputation de ses savants, la renommée de ses littérateurs, le goût de ses artistes, lui avaient valu le nom d’Athènes slavonne.

Toutefois, pour les besoins du commerce maritime, il faut un port de bon ancrage, d’eau profonde, qui puisse recevoir les navires de grand tonnage. Or, un tel port manquait à Raguse. Le sien est étroit, embarrassé de roches à fleur d’eau, et il ne peut guère donner accès qu’à de petits caboteurs ou de simples barques de pêche.

Très heureusement, à une demi-lieue au nord au fond de l’une des échancrures de la baie d’Ombla Fumera, un caprice de la nature a formé un de ces ports excellents, qui peuvent se prêter à toutes les nécessités de la plus large navigation. C’est Gravosa, le meilleur peut-être de cette côte dalmate. Là, il y a assez d’eau, même pour les bâtiments de guerre ; là, l’emplacement ne manque ni pour les cales de radoubs, ni pour les chantiers de construction ; là enfin peuvent faire escale ces grands paquebots, dont l’avenir allait doter toutes les mers du globe.

Il s’ensuit donc qu’à cette époque, la route de Raguse à Gravosa était devenue un véritable boulevard, planté de beaux arbres, bordé de villas charmantes, fréquenté par la population de la ville, où l’on comptait alors de seize à dix-sept mille habitants.

Or, ce jour-là, vers quatre heures du soir, par un bel avant-dîner de printemps, on eût pu observer que les Ragusains se portaient en grand nombre vers Gravosa.

En ce faubourg — ne peut-on appeler ainsi Gravosa, bâtie aux portes de la ville ? — il y avait une fête locale, avec jeux divers, baraques foraines, musique et danse en plein air, charlatans, acrobates et virtuoses, dont les boniments, les instruments, les chansons, faisaient grand bruit dans les rues et jusque sur les quais du port.

Pour un étranger, c’eût été l’occasion d’étudier les divers types de la race slave, mêlée à des bohémiens de toutes sortes. Non seulement ces nomades étaient accourus à la fête pour y exploiter la curiosité des visiteurs, mais les campagnards et les montagnards avaient voulu prendre leur part de ces réjouissances publiques.

Les femmes s’y montraient en grand nombre, dames de la ville, paysannes des environs, pêcheuses du littoral. Aux unes, l’habillement, dont on sentait la tendance à se conformer aux dernières modes de l’Europe occidentale. Aux autres, un accoutrement qui variait avec chaque district, au moins par quelques détails, chemises blanches brodées aux bras et à la poitrine, houppelande à dessins multicolores, ceinture aux mille clous d’argent, — véritable mosaïque où les couleurs s’enchevêtrent comme un tapis de Perse, — bonnet blanc sur les cheveux tressés avec rubans de couleur, cet « okronga » surmonté du voile, qui retombe en arrière comme le puskul du turban oriental, jambières et chaussures rattachées au pied par des cordons de paille. Et, pour accompagner tout cet attifage, des bijoux, qui sous la forme de bracelets, de colliers ou de piécettes d’argent, sont agencés de cent manières, pour l’ornement du cou, des bras, de la poitrine et de la ceinture. Ces bijoux, on les eût retrouvés jusque dans l’ajustement des gens de la campagne, qui ne dédaignent pas non plus la chatoyante lisière de broderies, dont se relève le contour de leurs étoffes.

Mais, entre tous ces costumes ragusains que portaient avec grâce, même les marins du port, ceux des commissionnaires — corporation privilégiée — étaient de nature à attirer plus spécialement le regard. De véritables Orientaux, ces portefaix, avec turban, veste, gilet, ceinture, large pantalon turc et babouches. Ils n’auraient pas déparé les quais de Galata ou la place de Top’hané à Constantinople.

La fête était alors dans toute sa turbulence. Les baraques ne désemplissaient pas, ni sur la place ni sur les quais. Il y avait, d’ailleurs, une « attraction » supplémentaire, bien faite pour entraîner un certain nombre de curieux : c’était la mise à l’eau d’un trabacolo, sorte de bâtiment particulier à l’Adriatique, qui porte deux mâts et deux voiles à bourcet, enverguées par leur haute et basse ralingue.

Le lancement devait se faire à six heures du soir, et la coque du trabacolo, déjà débarrassée de ses accores, n’attendait plus que l’enlèvement de la clef pour glisser à la mer.

Mais jusque-là, les saltimbanques, les musiciens ambulants, les acrobates, allaient rivaliser de talent ou d’adresse pour la plus grande satisfaction du public.

C’étaient les musiciens, il faut bien le dire, qui attiraient alors le plus de spectateurs. Parmi eux les guzlars ou joueurs de guzla faisaient les meilleures recettes. En s’accompagnant sur leurs instruments bizarres, ils chantaient d’une voix gutturale les chants de leur pays, et cela valait la peine que l’on s’arrêtât à les écouter.

La guzla, dont se servent ces virtuoses de la rue, a plusieurs cordes tendues sur un manche démesuré qu’ils râclent tout uniment avec un simple boyau. Quant à la voix des chanteurs, les notes ne risquent pas de leur manquer, car ils vont les chercher au moins autant dans leur tête que dans leur poitrine.

L’un de ces chanteurs, — un grand gaillard, jaune de peau et brun de poil, tenant entre ses genoux son instrument, semblable à un violoncelle qui aurait maigri, — mimait par son attitude et ses gestes une canzonette, dont voici la traduction presque littérale :

Lorsque vibre la chanson,

La chanson de la Zingare,
Veille bien à la façon
Dont elle dit sa chanson,
Ou gare

À la Zingare !

Si tu te liens loin d’elle, et si
Le feu de son regard trop tendre
Sous ses longs cils se voile ainsi,

Tu peux la voir, tu peux l’entendre !


Lorsque vibre la chanson,

La chanson de la Zingare,
Veille bien à la façon
Dont elle dit sa chanson,
Ou gare

À la Zingare !


Après ce premier couplet, le chanteur, sa sébile à la main, vint solliciter des assistants le don de quelques piécettes de cuivre. Mais la recette, paraît-il, fut assez mince, et il retourna à sa place pour essayer d’attendrir son auditoire avec le second couplet de la canzonette.


Mais si la Zingare en chantant
De son grand œil noir te regarde,
Ton cœur est pris en un instant,

Et s’il est pris… elle le garde !


Lorsque vibre la chanson,

La chanson de la Zingare,
Veille bien à la façon
Dont elle dit sa chanson,
Ou gare

À la Zingare !


Un homme, âgé de cinquante à cinquante-cinq ans, écoutait tranquillement le chant des bohémiens ; mais, peu sensible à tant de séductions si poétiques, sa bourse était restée fermée jusqu’alors. Il est vrai, ce n’était point la Zingare, qui venait de chanter « en le regardant de son grand œil noir », mais tout simplement le grand diable qui se faisait son interprète. Il allait donc quitter sa place, sans l’avoir payée, lorsqu’une jeune fille, qui l’accompagnait, l’arrêta en disant :

« Mon père, je n’ai pas d’argent sur moi. Je vous en prie, veuillez donner quelque chose à ce brave homme ! »

Et voilà comment le guzlar reçut quatre ou cinq kreutzers qu’il n’aurait pas eus sans l’intervention de la jeune fille. Non que son père, qui était fort riche, fût avare au point de refuser de faire l’aumône à un pauvre forain : mais, vraisemblablement, il n’était pas de ceux que peuvent émouvoir les misères humaines.

Puis, tous deux se dirigèrent, à travers la foule, vers d’autres baraques non moins bruyantes, tandis que les joueurs de guzla se dispersaient dans les auberges voisines pour « liquider » la recette. Aussi n’épargnèrent-ils pas les flacons de « slivovitza », violente eau-de-vie obtenue par la distillation de la prune, et qui passait comme un simple sirop à travers ces gosiers de bohémiens.

Cependant, tous ces artistes en plein vent, chanteurs ou saltimbanques, n’obtenaient pas également la faveur du public. Entre les plus délaissés, on pouvait remarquer deux acrobates, qui se démenaient en vain sur une estrade, sans spectateurs.

Au-dessus de cette estrade pendaient des toiles peinturlurées, en assez mauvais état, représentant des animaux féroces, brossés à la détrempe, avec les contours les plus fantaisistes, lions, chacals, hyènes, tigres, boas, etc., bondissant ou se déroulant au milieu de paysages invraisemblables. En arrière s’arrondissait une petite arène, entourée de vieilles voiles, percées de trop de trous pour que l’œil des indiscrets ne fût pas tenté de s’y appliquer, — ce qui devait nuire à la recette.

En avant, sur un des piquets mal assujettis reposait une mauvaise planche, enseigne rudimentaire, qui portait ces cinq mots, grossièrement tracés au charbon :

pescade et matifou
acrobates français.


Au point de vue physique, — et sans doute, au point de vue moral, — ces deux hommes étaient aussi différents l’un de l’autre que peuvent l’être deux créatures humaines. Seule, leur commune origine avait dû les rapprocher pour courir le monde et combattre « le combat de la vie ». Tous deux étaient de la Provence.

D’où leur venaient ces noms bizarres, qui avaient peut-être quelque renommée là-bas, dans leur pays lointain ? Était-ce de ces deux points géographiques, entre lesquels s’ouvre la baie d’Alger, — le cap Matifou et la pointe Pescade ? Oui, et, en réalité, ces noms leur allaient parfaitement, comme celui d’Atlas à quelque géant de luttes foraines.

Le cap Matifou, c’est un mamelon énorme, puissant, inébranlable, qui se dresse à l’extrémité nord-est de la vaste rade d’Alger, comme pour défier les éléments déchaînés et mériter le vers célèbre :

Sa masse indestructible a fatigué le temps !

Or, tel était l’athlète Matifou, un Alcide, un Porthos, un rival heureux des Ompdrailles, des Nicolas Creste et autres célèbres lutteurs, qui illustrent les arènes du Midi.

Cet athlète — « il faut le voir pour le croire », dirait-on de lui, — avait près de six pieds de haut, la tête volumineuse, les épaules à proportion, la poitrine comme un soufflet de forge, les jambes comme des baliveaux de douze ans, les bras comme des bielles de machine, les mains comme des cisailles. C’était la vigueur humaine dans toute sa splendeur, et, peut-être, s’il avait connu son âge, aurait-on appris, non sans surprise, qu’il entrait à peine dans sa vingt-deuxième année.

Chez cet être, d’intelligence médiocre, sans doute, le cœur était bon, le caractère simple et doux. Il n’avait ni haine ni colère. Il n’aurait fait de mal à personne. À peine osait-il serrer la main qu’on lui tendait, tant il craignait de l’écraser dans la sienne. Au fond de sa nature si puissante, rien du tigre dont il avait la force. Aussi, sur un mot, sur un geste de son compagnon, obéissait-il, comme si quelque caprice du créateur en eût fait l’énorme fils de ce gringalet.

Par contraste, à l’extrémité ouest de la baie d’Alger, la pointe Pescade, opposée au Cap Matifou, est mince, effilée, une fine langue rocheuse, qui se prolonge en mer. De là, le nom de Pescade donné à ce garçon de vingt ans, petit, fluet, maigre, ne pesant pas en livres le quart de ce que l’autre pesait en kilos, mais souple, agile de corps, intelligent d’esprit, d’une humeur inaltérable dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, philosophe à sa façon, inventif et pratique, — un vrai singe, mais sans méchanceté, — et indissolublement lié par le sort au bon gros pachyderme qu’il conduisait à travers tous les hasards d’une vie de saltimbanques.

Tous deux étaient acrobates de leur métier et couraient les foires. Matifou ou Cap Matifou, — on le nommait ainsi, — luttait dans les arènes, faisait tous les exercices de force, pliait des barres de fer sur son cubitus, enlevait à bras tendus les plus lourds de la société, jonglait avec son jeune compagnon comme il eût fait d’une bille de billard. Pescade ou Pointe Pescade, — comme on l’appelait communément, — paradait, chantait, « bouffonnait », amusait le public par ses saillies de pitre jamais à court, et l’étonnait par ses tours d’équilibriste dont il se tirait adroitement, quand il ne l’émerveillait pas par ses tours de cartes, dans lesquels il en eût remontré aux plus habiles prestidigitateurs, se chargeant de gagner les plus malins à n’importe quels jeux de calcul ou de hasard.

« J’ai passé mon « baccaralauréat », répétait-il volontiers.

Mais « pourquoi, me direz-vous ? » — une locution familière de Pointe Pescade — pourquoi, ce jour-là, sur le quai de Gravosa, ces deux pauvres diables se voyaient-ils abandonnés des spectateurs au profit des autres baraques ? Pourquoi la maigre recette, dont ils avaient tant besoin, menaçait-elle de leur manquer ? C’était vraiment inexplicable.

Cependant, leur langage, — un agréable mélange de provençal et d’italien, — était plus que suffisant à les faire comprendre d’un public dalmate. Depuis leur départ du pays provençal, sans parents qu’ils ne s’étaient jamais connus, véritables produits d’une génération spontanée, ils étaient parvenus à se tirer d’affaire, recherchant les marchés et les foires, vivant plutôt mal que bien, mais vivant, et, s’ils ne déjeunaient pas tous les jours, soupant à peu près tous les soirs ; ce qui suffisait, car, — ainsi que le répétait Pointe Pescade, — « il ne faut pas demander l’impossible ! »

Et pourtant, ce jour-là, si le brave garçon ne le demandait pas, il le tentait du moins, en essayant d’attirer quelques douzaines de spectateurs devant ses tréteaux, avec l’espoir qu’ils se décideraient à visiter sa misérable arène. Mais ni ses boniments, dont son accent étranger faisait une plaisante chose, ni ses coq-à-l’âne, qui eussent fait la fortune d’un vaudevilliste, ni ses grimaces, qui eussent déridé un saint de pierre dans la niche d’une cathédrale, ni ses contorsions et déhanchements, véritables prodiges de dislocation, ni le jeu de sa perruque de chiendent, dont la queue en salsifis balayait l’étoffe rouge de son pourpoint, ni ses saillies, dignes du Pulcinello de Rome ou du Stentarello de Florence, n’avaient d’action sur le public.

Et cependant, ce public slave, son compagnon et lui le pratiquaient depuis plusieurs mois.

Après avoir quitté la Provence, les deux amis s’étaient lancés à travers les Alpes maritimes, le Milanais, la Lombardie, la Vénétie, montés, on pourrait le dire, l’un sur l’autre, Cap Matifou, célèbre par sa force, Pointe Pescade, célèbre par son agilité. Leur renommée les avait poussés jusqu’à Trieste, en pleine Illyrie. De Trieste, en suivant l’Istrie, ils étaient descendus sur la côte dalmate, à Zara, à Salone, à Raguse, trouvant plus de profit à toujours aller devant eux qu’à revenir en arrière. En arrière, ils étaient usés. En avant, ils apportaient un répertoire neuf, d’où sortiraient peut-être quelques recettes. Maintenant, hélas ! ils ne le voyaient que trop, la tournée, qui n’avait jamais été très bonne, menaçait de devenir très mauvaise. Aussi, ces pauvres diables n’avaient-ils plus qu’un désir qu’ils ne savaient comment réaliser : c’était de se rapatrier, de revoir la Provence, de ne plus s’aventurer si loin de leur pays natal ! Mais ils traînaient un boulet, le boulet de la misère, et de faire plusieurs centaines de lieues avec ce boulet au pied, c’était dur !

Cependant, avant de songer à l’avenir, il fallait songer au présent, c’est-à-dire au souper du soir, qui n’était rien moins qu’assuré. Il n’y avait pas un kreutzer dans la caisse, — si l’on peut donner ce nom prétentieux au coin de foulard, dans lequel Pointe Pescade enfermait habituellement la fortune des deux associés. En vain s’escrimait-il sur ses tréteaux ! En vain lançait-il des appels désespérés à travers l’espace ! En vain Cap Matifou exhibait-il des biceps, dont les veines saillaient comme les ramifications d’un lierre autour d’un tronc noueux ! Aucun spectateur ne manifestait la pensée d’entrer dans l’enceinte de toile.

« Durs à la détente, ces Dalmates ! disait Pointe Pescade.

— Des pavés ! répétait Cap Matifou.

— Décidément, je crois que nous aurons quelque peine à étrenner aujourd’hui ! Vois-tu, Cap Matifou, il faudra plier bagage !

— Pour aller où ? demanda le géant.

— Tu es bien curieux ! répondit Pointe Pescade.

— Dis toujours.

— Eh bien, que penserais-tu d’un pays, où on serait à peu près sûr de manger une fois par jour ?

— Quel est ce pays-là, Pointe Pescade ?

— Ah ! c’est loin, bien loin, très loin… et même plus loin que très loin, Cap Matifou !

— Au bout de la terre ?

— La terre n’a pas de bout, répondit sentencieusement Pointe Pescade. Si elle avait un bout, elle ne serait pas ronde ! Si elle n’était pas ronde, elle ne tournerait pas ! Si elle ne tournait pas, elle serait immobile, et si elle était immobile…

— Eh bien ? demanda Cap Matifou.

— Eh bien, elle tomberait sur le soleil, en moins de temps qu’il ne m’en faut pour escamoter un lapin !

— Et alors ?…

— Et alors il arriverait ce qui arrive à un jongleur maladroit, quand deux de ses boules se rencontrent en l’air ! Crac ! Tout casse, tout tombe, et le public siffle, et il redemande son argent, et il faut le lui rendre, et, ce soir-là, on ne soupe pas !

— Ainsi, demanda Cap Matifou, si la terre tombait sur le soleil, nous ne souperions pas ? »

Et Cap Matifou s’enfonçait jusqu’en ces perspectives infinies. Assis dans un coin de l’estrade, les bras croisés sur son maillot, il remuait la tête comme un Chinois de porcelaine, il ne disait plus rien, il ne voyait plus rien, il n’entendait plus rien. Il s’absorbait dans la plus inintelligible association d’idées. Tout se mêlait en sa grosse caboche. Et voilà qu’il sentit au plus profond de son être se creuser comme un gouffre. Alors il lui sembla qu’il montait haut, très haut… plus haut que très haut : cette expression de Pointe Pescade, appliquée à l’éloignement des choses, l’avait vivement frappé. Puis, tout à coup, on le lâchait, et il tombait… dans son propre estomac, c’est-à-dire dans le vide !

Ce fut un véritable cauchemar. Le pauvre être se releva de son escabeau, les mains étendues, en aveugle. Un peu plus, il se fût laissé choir du haut de l’estrade.

« Eh ! Cap Matifou, qu’est-ce qui te prend donc ? s’écria Pointe Pescade, qui saisit son camarade par la main et parvint, non sans peine, à le ramener en arrière.

— Moi… Moi… ce que j’ai ?

— Oui… toi !

— J’ai…, dit Cap Matifou, en reprenant peu à peu ses idées, — opération difficile, quoique le nombre n’en fût pas considérable, — j’ai qu’il faut que je te parle, Pointe Pescade !

— Parle donc, mon Cap, et ne crains pas que l’on t’entende ! Évanoui, le public, évanoui ! »

Cap Matifou s’assit sur son escabeau, et, de son vigoureux bras, mais doucement, comme s’il eût eu peur de le casser, il attira son brave petit compagnon près de lui.


II

LE LANCEMENT DU TRABACOLO.


« Ainsi, ça ne va pas ? demanda Cap Matifou.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? répondit Pointe Pescade.

— Les affaires ?

— Elles pourraient aller mieux, c’est incontestable, mais elles pourraient aller plus mal !

— Pescade ?

— Matifou !

— Ne m’en veux pas de ce que je vais te dire !

— Je t’en voudrai, au contraire, si cela mérite que je t’en veuille !

— Eh bien… tu devrais me quitter.

— Qu’entends-tu par te quitter ?… Te laisser en plan ? demanda Pointe Pescade.

— Oui !

— Continue, hercule de mes rêves ! Tu m’intéresses !

— Oui… Je suis sûr qu’étant seul, tu t’en tirerais !… Je te gêne, et, sans moi, tu trouverais moyen de…

— Dis donc, Cap Matifou, répondit gravement Pointe Pescade, tu es gros, n’est-ce pas ?

— Oui !

— Et grand ?

— Oui !

— Eh bien, si grand et si gros que tu sois, je ne sais pas comment tu as pu contenir la bêtise que tu viens de dire !

— Et pourquoi, Pointe Pescade ?

— Parce qu’elle est encore plus grande et plus grosse que toi, Cap Matifou ! Moi t’abandonner, bête de mon cœur ! Mais si je n’étais plus là, je te le demande, avec quoi jonglerais-tu ?

— Avec quoi ?…

— Qui aurais-tu pour faire le saut périlleux sur ton occiput ?

— Je ne dis pas…

— Ou le grand écart entre tes deux mains ?

— Dame !… répondit Cap Matifou, embarrassé devant des questions aussi pressantes.

— Oui… en présence d’un public en délire… quand, par hasard, il y a un public !

— Un public ! murmura Cap Matifou.

— Donc, reprit Pescade, tais-toi, et ne songeons qu’à gagner ce qu’il faut pour souper ce soir.

— Je n’ai pas faim !

— Tu as toujours faim, Cap Matifou, donc, maintenant, tu as faim ! répondit Pointe Pescade en entrouvrant à deux mains l’énorme mâchoire de son compagnon, qui n’avait pas eu besoin de dents de sagesse pour avoir ses trente-deux dents. Je vois cela à tes canines, longues comme des crocs de boule-dogue ! Tu as faim, te dis-je, et quand nous ne devrions gagner qu’un demi-florin, qu’un quart de florin, tu mangeras !

— Mais toi, mon petit Pescade ?

— Moi ?… un grain de mil me suffit ! Je n’ai pas besoin d’être fort, tandis que toi, mon fils… Suis bien mon raisonnement ! Plus tu manges, plus tu engraisses ! Plus tu engraisses, plus tu deviens phénomène !…

— Phénomène… oui !

— Moi, au contraire, moins je mange, plus je maigris, et plus je maigris, plus je deviens phénomène à mon tour ! Est-ce vrai ?

— C’est vrai, répondit Cap Matifou le plus naïvement du monde. Ainsi, dans mon intérêt, Pointe Pescade, il faut que je mange !

— Comme tu le dis, mon gros chien, et, dans le mien, il faut que je ne mange pas !

— En sorte que s’il n’y en avait que pour un ?…

— Ce serait pour toi !

— Mais s’il y en avait pour deux ?…

— Ce serait pour toi encore ! Que diable, Cap Matifou, tu vaux bien deux hommes !

— Quatre… six… dix !… » s’écria l’hercule, dont dix hommes, en effet, n’auraient point eu raison.

En laissant de côté l’emphatique exagération commune aux athlètes du monde ancien et moderne, la vérité est que Cap Matifou l’avait emporté sur tous les lutteurs qui s’étaient mesurés avec lui.

On citait de lui ces deux traits, qui prouvent sa force véritablement prodigieuse.

Un soir, à Nîmes, dans un cirque, construit en bois, une des poutres, qui soutenaient les fermes de la charpente, vint à céder. Un craquement jeta l’épouvante parmi les spectateurs, menacés d’être écrasés par la chute du toit, ou de s’écraser eux-mêmes en cherchant à sortir par les couloirs. Mais Cap Matifou était là. Il fit un bond vers la poutre déjà hors d’aplomb, et, au moment où la charpente fléchissait, il la soutint de ses robustes épaules, pendant tout le temps qui fut nécessaire à l’évacuation de la salle. Puis, d’un autre bond, il se précipita au dehors, au moment où la toiture s’écroulait derrière lui.

Cela, c’était pour la force des épaules. Voici maintenant pour la force des bras.

Un jour, dans les plaines de la Camargue, un taureau, pris de fureur, s’échappa de l’enclos où il était parqué, poursuivit, blessa plusieurs personnes, et eût causé de plus grands malheurs, sans l’intervention de Cap Matifou. Cap Matifou courut sur l’animal, l’attendit de pied ferme ; puis, au moment où il se précipitait tête baissée sur lui, il le saisit par les cornes, le renversa d’un coup de biceps, et le maintint, les quatre sabots en l’air, jusqu’à ce qu’il eût été maîtrisé et mis hors d’état de nuire.

De cette force surhumaine, on aurait pu rapporter d’autres preuves : celles-ci suffisent à faire comprendre non seulement la vigueur de Cap Matifou, mais aussi son courage et son dévouement, puisqu’il n’hésitait jamais à risquer sa vie, lorsqu’il s’agissait de venir en aide à ses semblables. C’était donc un être bon autant que fort. Toutefois, pour ne rien perdre de ses forces, comme le répétait Pointe Pescade, il fallait qu’il mangeât, et son compagnon l’obligeait à manger, se privant pour lui, quand il n’y en avait que pour un et même pour deux. Cependant, ce soir-là, le souper, — même pour un, — n’apparaissait pas encore à l’horizon.

« Il y a des brumes ! » répétait Pointe Pescade.

Et, pour les dissiper, ce brave cœur reprit gaiement son boniment et ses grimaces. Il arpentait les tréteaux, il se démenait, il se disloquait, il marchait sur les mains quand il ne marchait pas sur les pieds, — ayant observé qu’on avait moins faim, la tête en bas. Il redisait, dans un jargon moitié provençal, moitié slave, ces éternelles plaisanteries de parades, qui seront en usage tant qu’il y aura un pitre pour les lancer à la foule et des badauds pour les entendre.

« Entrez, messieurs, entrez ! criait Pointe Pescade. On ne paie qu’en sortant… la bagatelle d’un kreutzer ! »

Mais, pour sortir, il fallait d’abord entrer, et, des cinq ou six personnes arrêtées devant les toiles peintes, aucune ne se décidait à pénétrer dans la petite arène.

Alors Pointe Pescade, d’une baguette frémissante, montrait les animaux féroces, brossés sur les toiles. Non pas qu’il eût une ménagerie à offrir au public ! Mais ces bêtes terribles, elles existaient en quelque coin de l’Afrique ou des Indes, et si jamais Cap Matifou les rencontrait sur son chemin, Cap Matifou n’en ferait qu’une bouchée.

Et alors, en avant tout le boniment habituel, dont l’hercule interrompait les phrases par des coups de grosse caisse, qui éclataient comme des coups de canon.

« La hyène, messieurs, voyez la hyène, originaire du Cap de Bonne-Espérance, animal agile et sanguinaire, franchit les murs de cimetière, dont il fait sa proie ! »

Puis, sur l’autre côté de la toile, dans une eau jaune, au milieu d’herbes bleues :

« Voyez ! voyez ! Le jeune et intéressant rhinocéros, âgé de quinze mois ! Il fut élevé à Sumatra, dont il menaçait de faire échouer le navire, pendant la traversée, avec sa corne redoutable ! »

Puis, au premier plan, au milieu d’un tas verdâtre des ossements de ses victimes :

« Voyez, messieurs, voyez ! Le terrible lion de l’Atlas ! Habite l’intérieur du Sahara, dans les sables brûlants du désert ! Au moment de la chaleur estropicale, se réfugie dans les cavernes ! S’il trouve quelques gouttes d’eau, s’y précipite, en sort tout dégouttant ! C’est pourquoi on l’a nommé le lion numide ! »

Mais tant d’attractions risquaient d’être perdues. Pointe Pescade s’époumonait en vain. En vain, Cap Matifou tapait à défoncer la grosse caisse. C’était désespérant !

Cependant, plusieurs Dalmates, de vigoureux montagnards, venaient enfin de s’arrêter devant l’athlète Matifou, qu’ils semblaient examiner en connaisseurs.

Aussitôt Pointe Pescade de saisir le joint, en provoquant ces braves gens à se mesurer avec lui.

« Entrez, messieurs ! Entrez ! C’est l’instant ! C’est le moment ! Grande lutte d’homme ! Lutte à main plate ! Les épaules doivent toucher ! Cap Matifou s’engage à tomber les amateurs qui voudront bien l’honorer de leur confiance. Un maillot en coton d’honneur à qui le vaincra ! — Est-ce vous, messieurs ? » ajouta Pointe Pescade, en s’adressant à trois solides gaillards, qui le regardaient tout ébahis.

Mais les solides gaillards ne jugèrent pas à propos de compromettre leur solidité dans cette lutte, si honorable qu’elle pût être pour les deux adversaires. Pointe Pescade en fut donc réduit à annoncer que, faute d’amateurs, le combat aurait lieu entre Cap Matifou et lui. Oui ! « l’adresse se mesurant avec la force ! »

« Entrez donc ! Entrez donc ! Suivez le monde ! répétait en s’époumonant le pauvre Pescade. Vous verrez là ce que vous n’avez jamais vu ! Pointe Pescade et Cap Matifou aux prises ! Les deux jumeaux de la Provence ! Oui… deux jumeaux… mais pas du même âge… ni de la même mère !… Hein ! comme nous nous ressemblons… moi surtout ! »

Un jeune homme s’était arrêté devant les tréteaux. Il écoutait gravement ces plaisanteries usées jusqu’à la corde.

Ce jeune homme, âgé de vingt-deux ans au plus, était d’une taille au-dessus de la moyenne. Ses jolis traits, un peu fatigués par le travail, sa physionomie empreinte d’une certaine sévérité, dénotaient une nature pensive, peut-être élevée à l’école de la souffrance. Ses grands yeux noirs, sa barbe qu’il portait entière et tenait de court, sa bouche peu habituée à sourire, mais nettement dessinée sous une fine moustache, indiquaient à ne point s’y méprendre, une origine hongroise, dans laquelle dominait le sang magyar. Il était simplement vêtu du costume moderne, sans prétention à se conformer aux dernières modes. Son attitude ne pouvait tromper : dans ce jeune homme, il y avait déjà un homme.

Il écoutait, on l’a dit, les boniments inutiles de Pointe Pescade. Il le regardait, non sans quelque attendrissement, se démener sur son estrade. Ayant souffert lui-même, sans doute il ne pouvait être indifférent aux souffrances d’autrui.

« Ce sont deux Français ! se dit-il. Pauvres diables ! Ils ne font pas recette aujourd’hui ! »

Et alors l’idée lui vint de leur constituer à lui seul un public, — un public payant. Ce ne serait guère qu’une aumône, mais, du moins, une aumône déguisée, et il est probable qu’elle arriverait à la porte, c’est-à-dire vers le morceau de toile qui, en se relevant, donnait accès dans la petite enceinte.

« Entrez, monsieur, entrez ! cria Pointe Pescade. On commence à l’instant !

— Mais… je suis seul… fit observer le jeune homme du ton le plus bienveillant.

— Monsieur, répondit Pointe Pescade avec une fierté quelque peu gouailleuse, de vrais artistes tiennent plus à la qualité qu’à la quantité de leur public !

— Cependant, vous me permettrez bien ?… » reprit le jeune homme en tirant sa bourse.

Et il prit deux florins qu’il déposa dans l’assiette d’étain, placée sur un coin de l’estrade.

« Un brave cœur ! » se dit Pointe Pescade.

Puis se retournant vers son compagnon :

« À la rescousse, Cap Matifou, à la rescousse ! Nous lui en donnerons pour son argent ! »

Mais voici qu’au moment d’entrer, l’unique spectateur de l’arène française et provençale, recula précipitamment. Il venait d’apercevoir cette jeune fille, accompagnée de son père, qui s’était arrêtée, un quart d’heure avant, devant l’orchestre des chanteurs guzlars. Ce jeune homme et cette jeune fille, sans le savoir, s’étaient rencontrés dans la même pensée pour accomplir un acte charitable. L’une avait fait l’aumône aux bohémiens, l’autre venait de la faire aux acrobates.

Mais, sans doute, cette rencontre ne lui suffisait pas, car le jeune homme, dès qu’il eut aperçu cette jeune personne, oublia sa qualité de spectateur, le prix dont il avait payé sa place, et s’élança du côté où elle se perdait au milieu de la foule.

« Eh, monsieur !… monsieur !… cria Pointe Pescade, votre argent ?… Nous ne l’avons pas gagné, que diable !… Mais où est-il ?… Disparu !… Eh ! monsieur ?… »

Mais il cherchait en vain à apercevoir son « public », qui s’était éclipsé. Puis, il regardait Cap Matifou, non moins interloqué que lui, la bouche démesurément ouverte.

« À l’instant où nous allions commencer ! dit enfin le géant. Décidément, pas de chance !

— Commençons tout de même », répondit Pointe Pescade, en descendant le petit escalier qui conduisait à l’arène. De cette façon du moins, en jouant devant les banquettes, — il n’y en avait même pas ! — ils auraient gagné leur argent. Mais, en ce moment, un gros brouhaha s’éleva sur les quais du port. La foule parut s’agiter dans un mouvement d’ensemble très prononcé, qui la portait du côté de la mer, et ces mots se firent entendre, répétés par quelques centaines de voix :

« Le trabacolo !… Le trabacolo ! »

C’était l’heure, en effet, à laquelle devait être lancé le petit bâtiment. Ce spectacle, toujours attrayant, était de nature à exciter la curiosité publique. Aussi la place et les quais que la foule encombrait, furent-ils bientôt abandonnés pour le chantier de construction, dans lequel devait se faire l’opération du lancement.

Pointe Pescade et Cap Matifou, comprirent qu’il n’y avait plus à compter sur le public, — en ce moment du moins. Aussi, désireux de retrouver l’unique spectateur qui avait failli emplir leur arène, ils la quittèrent, sans même prendre le soin d’en fermer la porte, — et pourquoi l’auraient-ils fermée ? — puis, ils se dirigèrent vers le chantier.

Ce chantier se trouvait placé à l’extrémité d’une pointe, en dehors du port de Gravosa, sur un terrain déclive, que le ressac frangeait d’une légère écume.

Pointe Pescade et son compagnon, après avoir joué des coudes, parvinrent à se trouver placés au premier rang des spectateurs. Jamais, même dans les soirées à bénéfice, il n’y avait eu pareil empressement devant leurs tréteaux ! Ô dégénérescence de l’art !

Le trabacolo, délivré déjà des accores qui lui soutenaient les flancs, était prêt à être lancé. L’ancre se trouvait à poste, il suffirait de la laisser tomber, dès que la coque serait à l’eau, pour arrêter son erre, qui eût pu l’entraîner trop loin dans le chenal. Bien que ce trabacolo ne jaugeât qu’une cinquantaine de tonneaux, c’était une masse assez considérable encore pour que toutes les précautions eussent été soigneusement prises dans cette opération. Deux ouvriers du chantier se tenaient sur son pont, à l’arrière, près du bâton de poupe, à l’extrémité duquel battait le pavillon dalmate, et deux autres à l’avant, préposés à la manœuvre de l’ancre.

C’était par l’arrière, — ainsi que cela se fait dans les opérations de ce genre, — que devait être lancé le trabacolo. Son talon, reposant sur la coulisse savonnée, n’était plus retenu que par la clef. Il suffirait d’enlever cette clef pour que le glissement commençât à se produire ; puis, la vitesse s’accroissant par la masse mise en mouvement, le petit navire s’en irait de lui-même dans son élément naturel.

Déjà, une demi-douzaine de charpentiers, armés de masses en fer, frappaient sur les coins introduits à l’avant sous la quille du trabacolo, afin de le soulever quelque peu, de manière à déterminer l’ébranlement qui l’entraînerait vers la mer.

Chacun suivait cette opération avec le plus vif intérêt, au milieu du silence général.

En ce moment, au détour de la pointe, qui couvre vers le sud le port de Gravosa, apparut un yacht de plaisance. C’était une goélette, jaugeant environ trois cent cinquante tonneaux. Elle essayait d’enlever à la bordée cette pointe du chantier de construction, afin d’ouvrir l’entrée du port. Comme la brise venait du nord-ouest, elle serrait le vent, les amures à bâbord, de manière à n’avoir plus qu’à laisser arriver pour atteindre son poste de mouillage. Avant dix minutes, elle serait rendue et grossissait rapidement aux yeux, comme si on l’eût regardée avec une lunette, dont le tube se fût allongé par un mouvement continu.

Or, précisément, pour entrer dans le port, il fallait que cette goélette passât devant le chantier où se préparait le lancement du trabacolo. Aussi, dès qu’elle fut signalée, afin d’éviter tout accident, parut-il bon de suspendre l’opération. On ne la reprendrait qu’après son passage dans le chenal. Un abordage entre ces deux navires, l’un se présentant par le travers, l’autre l’abordant à grande vitesse, eût certainement causé quelque grave catastrophe à bord du yacht.

Les ouvriers cessèrent donc d’attaquer les coins à coups de masses, et l’ouvrier, chargé d’enlever la clef, reçut l’ordre d’attendre. Ce n’était plus l’affaire que de quelques minutes.

Cependant, la goélette arrivait rapidement. On pouvait même observer qu’elle commençait ses préparatifs de mouillage. Ses deux flèches venaient d’être amenées, et on avait relevé le point d’amure de sa grande voile en même temps que l’on carguait sa misaine. Mais la rapidité qui l’animait était grande encore sous sa trinquette et son deuxième foc, en vertu de la vitesse acquise.

Tous les regards se portaient sur ce gracieux bâtiment, dont les toiles blanches étaient comme dorées par les obliques rayons du soleil. Ses matelots, en uniforme levantin, avec le bonnet rouge sur la tête, couraient aux manœuvres, tandis que le capitaine, posté à l’arrière près de l’homme de barre, donnait ses ordres d’une voix calme.

Bientôt la goélette, à laquelle il ne restait que juste ce qu’il fallait de bordée pour enlever la dernière pointe du port, se trouva par le travers du chantier de construction.

Soudain, un cri de terreur s’éleva. Le trabacolo venait de s’ébranler. Pour une raison ou pour un autre, la clef avait manqué, et il se mettait en mouvement, au moment même où le yacht commençait à lui présenter sa joue de tribord.

La collision allait donc se produire entre les deux bâtiments. Il n’y avait plus ni le temps ni le moyen de l’empêcher. Aucune manœuvre à faire. Aux cris des spectateurs avait répondu un cri d’épouvante, que poussait l’équipage de la goélette.

Le capitaine, conservant son sang-froid, fit cependant mettre la barre dessous ; mais il était impossible que son navire s’écartât assez vite ou passât assez rapidement dans le chenal pour éviter le choc.

En effet, le trabacolo avait glissé sur sa coulisse. Une fumée blanche, développée par le frottement, tourbillonnait à son avant, et son arrière plongeait déjà dans les eaux de la baie.

Tout à coup, un homme s’élance. Il saisit une amarre qui pend à l’avant du trabacolo. Mais en vain veut-il la retenir en s’arc-boutant contre le sol au risque d’être entraîné. Un canon de fer, qui sert de pieu d’attache, est là, fiché en terre. En un instant, l’amarre y est tournée et se déroule peu à peu, pendant que l’homme, au risque d’être saisi et broyé, la retient et résiste avec une force surhumaine, — cela durant dix secondes.

Alors l’amarre casse. Mais ces dix secondes ont suffi. Le trabacolo a plongé dans les eaux de la baie et s’est relevé comme dans un coup de tangage. Il a filé vers le chenal, rasant à moins d’un pied l’arrière de la goélette, et il court jusqu’au moment où son ancre, tombant dans le fond, l’arrête par la tension de sa chaîne.

La goélette était sauvée.

Quant à cet homme, auquel personne n’avait eu le temps de venir en aide, tant cette manœuvre avait été inattendue et rapide, c’était Cap Matifou.

« Ah ! bien !… très bien ! » s’écria Pointe Pescade, en courant vers son camarade qui l’enleva dans ses bras, non pour jongler avec lui, mais pour l’embrasser comme il embrassait, — à l’étouffer.

Et alors les applaudissements d’éclater de toutes parts. Et toute la foule de s’empresser autour de cet hercule, non moins modeste que l’auteur fameux des douze travaux de la fable, et qui ne comprenait rien à cet enthousiasme du public.

Cinq minutes plus tard, la goélette avait pris son mouillage au milieu du port ; puis, une élégante baleinière à six avirons, déposait sur le quai le propriétaire de ce yacht.

C’était un homme de haute taille, âgé de cinquante ans, les cheveux presque blancs, barbe grisonnante taillée à l’orientale. De grands yeux noirs interrogateurs, d’une vivacité singulière, animaient sa figure un peu hâlée, aux traits réguliers et belle encore. Ce qui frappait surtout, de prime abord, c’était l’air de noblesse, de grandeur même, qui se dégageait de toute sa personne. Son vêtement de bord, un pantalon bleu foncé, un veston de même couleur à boutons métalliques, une ceinture noire qui le serrait à la taille sous le veston, son léger chapeau de toile brune, tout cela lui allait bien, et laissait deviner un corps vigoureux, d’une conformation superbe, que l’âge n’avait pas encore altérée.

Dès que ce personnage, dans lequel on sentait un homme énergique et puissant, eut mis pied à terre, il se dirigea vers les deux acrobates que la foule entourait et acclamait.

On se rangea pour lui laisser passage.

À peine arrivé près de Cap Matifou, son premier geste ne fut point pour chercher sa bourse et en tirer quelque riche aumône. Non ! Il tendit la main au géant et lui dit en langue italienne :

« Merci, mon ami, pour ce que vous avez fait là ! »

Cap Matifou était tout honteux de tant d’honneur pour si peu de chose, vraiment !

« Oui !… c’est bien !… c’est superbe, Cap Matifou ! reprit Pointe Pescade avec toute la redondance de son jargon provençal.

— Vous êtes Français ? demanda l’étranger.

— Tout ce qu’il y a de plus Français ! répondit Pointe Pescade, non sans fierté, Français du midi de la France ! »

L’étranger les regardait avec une véritable sympathie, mêlée de quelque émotion. Leur misère était trop apparente pour qu’il pût s’y tromper. Il avait bien devant lui deux pauvres saltimbanques, dont l’un, au risque de sa vie, venait de lui rendre un grand service, car une collision du trabacolo et de la goélette aurait pu faire de nombreuses victimes.

« Venez me voir à bord, leur dit-il.

— Et quand cela, mon prince ? répondit Pointe Pescade, en esquissant son plus gracieux salut.

— Demain matin, à la première heure.

— À la première heure ! » répondit Pointe Pescade, tandis que Cap Matifou donnait son acquiescement tacite en remuant de haut en bas son énorme tête.

Cependant, la foule n’avait cessé d’entourer le héros de cette aventure. Sans doute, elle l’eût porté en triomphe, si son poids n’eût effrayé les plus résolus et les plus solides. Mais Pointe Pescade, toujours avisé, crut qu’il y avait lieu d’utiliser les bonnes dispositions d’un pareil public. Aussi, tandis que l’étranger, après un dernier geste d’amitié, se dirigeait vers le quai, il cria de sa voix joyeuse et attirante :

« La lutte, messieurs, la lutte entre le Cap Matifou et la Pointe Pescade ! Entrez, messieurs, entrez !… On ne paye qu’en sortant… ou en entrant, comme on veut ! »

Cette fois, il fut écouté et suivi d’un public tel qu’il n’en avait peut-être jamais vu. Ce jour-là, l’enceinte fut trop petite ! On refusa du monde ! On rendit de l’argent !

Quant à l’étranger, à peine avait-il fait quelques pas dans la direction du quai, qu’il se trouva en présence de cette jeune fille et de son père, lesquels avaient assisté à toute cette scène.

À quelques distance se tenait le jeune homme, qui les avait suivis, et au salut duquel le père ne répondit que d’une façon hautaine, — ce dont l’étranger eut le temps de s’apercevoir.

Celui-ci, en présence de cet homme, eut un mouvement qu’il put à peine réprimer. Ce fut comme une répulsion de toute sa personne, tandis que son regard s’allumait d’un éclair.

Cependant, le père de la jeune fille s’était approché de lui, et, fort poliment, il lui disait :

« Vous venez, monsieur, d’échapper à un grand danger, grâce au courage de cet acrobate ?

— En effet, monsieur », répondit l’étranger, dont la voix, volontairement ou non, fut altérée par une invincible émotion.

Puis, s’adressant à son interlocuteur :

« Pourrai-je vous demander, monsieur, à qui j’ai l’honneur de parler en ce moment ?

— À monsieur Silas Toronthal, de Raguse, répondit l’ancien banquier de Trieste. Et puis-je savoir, à mon tour, quel est le propriétaire de ce yacht de plaisance ?

— Le docteur Antékirtt », répondit l’étranger. Puis, tous deux, après un salut, se séparèrent, pendant qu’on entendait les hurrahs et les applaudissements retentir dans l’arène des acrobates français.

Et, ce soir-là, non seulement Cap Matifou mangea tout son content, c’est-à-dire comme quatre, mais il en resta pour un. Et ce fut assez pour le souper de son brave petit compagnon, Pointe Pescade.


III

LE DOCTEUR ANTÉKIRTT.


Il est des gens qui donnent bien de l’occupation à la Renommée, cette femme-orchestre aux cent bouches, dont les trompettes portent leur nom aux quatre points cardinaux du monde.

C’était le cas de ce célèbre docteur Antékirtt, qui venait d’arriver au port de Gravosa. Et encore son arrivée avait-elle été marquée par un incident, qui eût suffi à attirer l’attention publique sur le plus ordinaire des voyageurs. Or, il n’était pas de ces voyageurs-là.

En effet, depuis quelques années, autour du docteur Antékirtt, il s’était fait une sorte de légende dans tous ces pays légendaires de l’extrême Orient. L’Asie, depuis les Dardanelles jusqu’au canal de Suez, l’Afrique, depuis Suez jusqu’aux confins de la Tunisie, la Mer Rouge, sur tout le littoral arabique, ne cessaient de répéter son nom, comme celui d’un homme extraordinaire dans les sciences naturelles, une sorte de gnostique, de taleb, qui possédait les derniers secrets de l’univers. Au temps du langage biblique, il aurait été appelé Épiphane. Dans les contrées de l’Euphrate, on l’eut révéré comme un descendant des anciens Mages.

Qu’y avait-il de surfait dans cette réputation ? Tout ce qui voulait faire de ce Mage un magicien, tout ce qui lui attribuait un pouvoir surnaturel. La vérité est que le docteur Antékirtt n’était qu’un homme, rien qu’un homme, très instruit, d’un esprit droit et solide, d’un jugement sûr, d’une extrême pénétration, d’une merveilleuse perspicacité, et qui avait été remarquablement servi par les circonstances. En effet, dans une des provinces centrales de l’Asie Mineure, il avait pu garantir toute une population d’une épidémie terrible, jugée jusque-là contagieuse, et dont il avait trouvé le spécifique. De là une renommée sans égale.

Ce qui contribuait à lui donner cette célébrité tenait principalement à l’impénétrable mystère qui entourait sa personne. D’où venait-il ? On l’ignorait. Quel avait été son passé ? On ne le savait pas davantage. Où avait-il vécu et dans quelles conditions, nul n’aurait pu le dire. On affirmait seulement que ce docteur Antékirtt était pour ainsi dire adoré des populations dans ces contrées de l’Asie Mineure et de l’Afrique Orientale, qu’il passait pour un médecin hors ligne, que le bruit de ses cures extraordinaires était arrivé jusque dans les grands centres scientifiques de l’Europe, que ses soins, il ne les épargnait pas plus aux pauvres gens qu’aux riches seigneurs et pachas de ces provinces. Mais on ne l’avait jamais vu dans les pays d’Occident, et même, depuis quelques années, on ne connaissait pas le lieu de sa résidence. De là, cette propension à le faire sortir de quelque mystérieux avatar, de quelque incarnation hindoue, à en faire un être surnaturel, guérissant par des moyens surnaturels.

Mais, si le docteur Antékirtt n’avait pas encore exercé son art dans les principaux États de l’Europe, sa renommée l’y avait déjà précédé. Bien qu’il ne fût arrivé à Raguse qu’en simple voyageur, — un riche touriste qui se promenait sur son yacht et visitait les divers points de la Méditerranée, — son nom courut bientôt à travers la ville. Et, en attendant qu’on pût voir le docteur lui-même, la goélette qui le portait eut le privilège d’attirer les regards. L’accident, prévenu par le courage de Cap Matifou, aurait suffi, d’ailleurs, pour provoquer l’attention publique.

En vérité, ce yacht eût fait honneur aux plus riches, aux plus fastueux gentlemen des sports nautiques de l’Amérique, de l’Angleterre et de la France ! Ses deux mâts, droits et rapprochés du centre, — ce qui donnait un grand développement à la trinquette et à la grand-voile, — la longueur de son beaupré, gréé de deux focs, la croisure des voiles carrées qu’il portait au mât de misaine, la hardiesse de ses flèches, tout cet appareil vélique devait lui communiquer une merveilleuse vitesse, même par tous les temps. Cette goélette jaugeait trois cent cinquante tonneaux. Longue et effilée, avec beaucoup de quête et d’élancement, mais assez large de bau, assez profonde de tirant d’eau pour être assurée d’une extrême stabilité, c’était ce qu’on appelle un bâtiment marin, bien dans la main du timonier, pouvant serrer le vent à quatre quarts. Par grand largue comme au plus près, avec belle brise, elle n’était pas gênée d’enlever ses treize nœuds et demi à l’heure. Les Boadicee, les Gaetana, les Mordon du Royaume-Uni n’auraient pu lui tenir tête dans un match international.

Quant à la beauté extérieure et intérieure de ce yacht, le plus sévère yachtman n’eût pas pu imaginer mieux. La blancheur du pont en sape du Canada, sans un seul nœud, le dedans des pavois finement amenuisés, les capots et les claires-voies de teck, dont les cuivres brillaient comme de l’or, l’ornementation de sa roue de gouvernail, la disposition de ses drômes sous leurs étuis éclatants de blancheur, le fini du pouliage, des drisses, écoutes pantoires et manœuvres courantes, tranchant par leur couleur avec le fer galvanisé des étais, haubans et galhaubans, la coupe de ses embarcations vernissées, suspendues gracieusement sur leurs portemanteaux, le noir brillant de toute sa coque, relevée d’un simple liston d’or de la proue à la poupe, la sobriété de ses ornements à l’arrière, tout en faisait un bâtiment d’un goût exquis et d’une élégance extrême.

Ce yacht, il importe de le connaître au dedans comme au dehors, puisque, en fin de compte, il était la demeure flottante du mystérieux personnage, qui va être le héros de cette histoire. Il n’était point permis de le visiter, cependant. Mais le conteur possède comme une sorte de seconde vue, qui lui permet de décrire même ce qu’il ne lui a pas été donné de voir.

À l’intérieur de cette goélette, le luxe le disputait au confort. Les chambres et cabines, les salons, la salle à manger, étaient peintes et décorées à grands frais. Les tapis, les tentures, tout ce qui constituait l’ameublement, était ingénieusement adapté aux besoins d’une navigation de plaisance. Cette appropriation, si bien comprise, se retrouvait non seulement dans les chambres du capitaine, des officiers, mais encore dans l’office, où la vaisselle d’argent et de porcelaine était protégée contre les rudesses du tangage et du roulis, dans la cuisine, tenue avec une propreté hollandaise, et dans le poste, où les hamacs de l’équipage pouvaient se balancer à l’aise. Les hommes, au nombre d’une vingtaine, portaient l’élégant costume des marins maltais, culotte courte, bottes de mer, chemise rayée, leur ceinture brune, bonnet rouge, vareuse, sur laquelle s’écartelaient en blanc les initiales du nom de la goélette et de son propriétaire.

Mais à quel port était attaché ce yacht ? De quel rôle d’inscription maritime relevait-il ? En quel pays limitrophe de la Méditerranée prenait-il ses quartiers d’hiver ? Quelle était sa nationalité, enfin ? On ne la connaissait pas plus qu’on ne connaissait la nationalité du docteur. Un pavillon vert, avec une croix rouge à l’angle supérieur, près du guindant de l’étamine, battait à sa corne. Et on l’eût vainement cherché dans la série si nombreuse des divers pavillons, qui se promènent en n’importe quelle mer du globe.

En tout cas, avant que le docteur Antékirtt n’eût débarqué, les papiers du yacht avaient été remis à l’officier de port, et, sans doute, ils s’étaient trouvés parfaitement en règle, puisqu’on lui avait donné la libre pratique, après la visite de la Santé.

Quant au nom de cette goélette, il apparaissait sur le tableau d’arrière en petites capitales d’or, sans désignation de port d’attache, et ce nom, c’était Savarèna.

Tel était l’admirable bâtiment de plaisance, que l’on pouvait maintenant admirer dans le port de Gravosa. Pointe Pescade et Cap Matifou, qui, le lendemain, devaient être reçus à bord par le docteur Antékirtt, le contemplaient avec non moins de curiosité, mais aussi avec un peu plus d’émotion que les marins du port. En leur qualité de natifs des rivages de la Provence, ils étaient extrêmement sensibles aux choses de la mer, Pointe Pescade, surtout, qui pouvait regarder en connaisseur cette merveille de construction maritime. C’est à quoi tous deux s’occupaient, le soir même, après leur représentation.

« Ah ! faisait Cap Matifou.

— Oh ! faisait Pointe Pescade.

— Hein, Pointe Pescade !

— Je ne dis pas le contraire, Cap Matifou ! »

Et ces mots, sortes d’interjections admiratives, dans la bouche de ces deux pauvres acrobates, en disaient plus long que bien d’autres !

En ce moment, toutes les manœuvres qui suivent l’opération du mouillage, étaient terminées à bord de la Savarèna, voiles serrées sur leurs vergues, gréement mis en place et raidi avec soin, tente dressée à l’arrière. La goélette avait été affourchée dans un angle du port, ce qui indiquait qu’elle comptait faire un séjour de quelque durée.

Du reste, ce soir-là, le docteur Antékirtt se contenta d’une simple promenade aux environs de Gravosa. Tandis que Silas Toronthal et sa fille revenaient à Raguse dans leur voiture, qui les avait attendus sur le quai, pendant que le jeune homme dont il a été question, rentrait à pied par la longue avenue, sans attendre la fin de la fête, alors dans toute son animation, le docteur se bornait à visiter le port. C’est l’un des meilleurs de la côte, et il s’y trouvait alors un assez grand nombre de bâtiments de nationalités diverses. Puis, après être sorti de la ville, il suivit les bords de la baie d’Ombra Fiumera, qui s’étend sur une profondeur de douze lieues, jusqu’à l’embouchure de la petite rivière d’Ombra, cours d’eau assez profond pour que les navires, même d’un fort tirant d’eau, puissent le remonter presque au pied des monts Vlastiza. Vers neuf heures, il revint sur le môle, il assista à l’arrivée d’un grand paquebot du Lloyd, qui venait de la mer des Indes ; enfin, il regagna son bord, descendit dans sa chambre, éclairée par deux lampes, et il y resta seul jusqu’au lendemain.

C’était son habitude, et le capitaine de la Savarèna — un marin d’une quarantaine d’années, nommé Narsos — avait ordre de ne jamais troubler le docteur pendant ces heures de solitude.

Il faut dire que si le public ne connaissait rien du passé de ce personnage, ses officiers et les hommes de son bord n’en savaient pas plus. Ils ne lui en étaient pas moins dévoués de corps et d’âme. Si le docteur Antékirtt ne tolérait pas la moindre infraction à la discipline du bord, il était bon pour tous, donnant soins et argent, sans compter. Aussi, pas un matelot qui ne se fût empressé de figurer sur le rôle de la Savarèna. Jamais une réprimande à adresser, jamais une punition à infliger, jamais une expulsion à faire. C’étaient comme les membres d’une même famille, qui formaient l’équipage de la goélette.

Après la rentrée du docteur, toutes les dispositions furent prises pour la nuit. Une fois les fanaux d’avant et d’arrière mis en place, et les hommes de garde à leur poste, le silence le plus complet régna à bord.

Le docteur Antékirtt s’était assis sur un large divan, disposé dans l’angle de sa chambre. Sur une table il y avait quelques journaux que son domestique avait été acheter à Gravosa. Le docteur les parcourut d’un œil distrait, lisant plutôt les faits divers que les articles de fond, recherchant quels étaient les arrivages et sorties des navires, les déplacements et villégiatures des notabilités de la province. Puis, il repoussa ces journaux. Une sorte de torpeur somnolente le gagnait. Et, vers onze heures, sans même avoir pris l’aide de son valet de chambre, il se coucha ; mais il fut longtemps avant de pouvoir s’endormir.

Et si l’on eût pu lire la pensée qui l’obsédait plus particulièrement peut-être, se fût-on étonné qu’elle se résumât dans cette phrase :

« Quel est donc ce jeune homme, qui saluait Silas Toronthal sur les quais de Gravosa ? »

Le lendemain matin, vers huit heures, le docteur Antékirtt monta sur le pont. La journée promettait d’être magnifique. Le soleil allumait déjà la cime des montagnes, qui forment l’arrière plan au fond de la baie. L’ombre commençait à se retirer du port en glissant à la surface des eaux. La Savarèna se trouva bientôt en pleine lumière.

Le capitaine Narsos s’approcha du docteur pour prendre ses ordres que celui-ci donna en quelques mots, non sans lui avoir préalablement souhaité le bonjour.

Un instant après, un canot se détacha du bord avec quatre hommes et un patron ; puis, il se dirigea vers le quai, où devaient l’attendre, ainsi que cela était convenu, Pointe Pescade et Cap Matifou.

Un grand jour, une grande cérémonie, dans la nomade existence de ces deux honnêtes garçons, entraînés si loin de leur pays, à quelques centaines de lieues de cette Provence qu’ils désiraient tant revoir !

Tous deux étaient sur le quai. Ayant quitté l’accoutrement de leur profession, vêtus d’habits usés mais propres, ils regardaient le yacht, l’admirant comme la veille. Ils se trouvaient dans une heureuse disposition d’esprit. Non seulement Cap Matifou et Pointe Pescade avaient soupé la veille, mais ils avaient aussi déjeuné ce matin même. Une véritable folie, qu’expliquait, après tout, une recette extraordinaire de quarante-deux florins ! Mais qu’on ne s’avise pas de croire qu’ils eussent dissipé toute leur recette ! Non ! Pointe Pescade était prudent, rangé, prévoyant, et la vie leur était assurée pour une dizaine de jours au moins.

« C’est à toi, pourtant, que nous devons tout cela, Cap Matifou !

— Oh ! Pescade !

— Oui, à toi, mon grand homme !

— Eh bien, oui… à moi… puisque tu le veux ! » répondit Cap Matifou.

En ce moment, le canot de la Savarèna accosta le quai. Là, le patron, se levant, son béret à la main, s’empressa de dire qu’il était aux ordres de « ces messieurs ».

« Des messieurs ? s’écria Pointe Pescade. Quels messieurs ?

— Vous-mêmes, répondit le patron, vous que le docteur Antékirtt attend à son bord.

— Bon ! Voilà déjà que nous sommes des messieurs ! » dit Pointe Pescade.

Cap Matifou ouvrait d’énormes yeux et tourmentait son chapeau d’un air fort embarrassé.

« Quand vous voudrez, messieurs ! dit le patron.

— Mais, nous voulons… nous voulons ! » répondit Pointe Pescade avec un geste aimable.

Et, un instant après, les deux amis étaient confortablement assis dans le canot, sur le tapis noir à lisière rouge qui recouvrait le banc, tandis que le patron se tenait derrière eux.

Il va sans dire que, sous le poids de l’Hercule, l’embarcation s’enfonça de quatre ou cinq pouces au-dessus de sa ligne de flottaison. Il fallut même relever les coins du tapis pour qu’ils ne traînassent pas dans l’eau.

Au coup de sifflet les quatre avirons plongèrent avec ensemble, et le canot marcha rapidement vers la Savarèna.

On peut l’avouer, puisque cela est, ces deux pauvres diables se sentaient quelque peu émus, pour ne pas dire un peu honteux. Tant d’honneurs pour des saltimbanques ! Cap Matifou n’osait pas remuer. Pointe Pescade, lui, ne pouvait dissimuler, sous sa confusion, un bon sourire, dont s’animait sa fine et intelligente figure.

Le canot vint passer à l’arrière de la goélette, et se rangea à la coupée de tribord, — le côté d’honneur.

Par l’escalier volant, dont les pistolets fléchirent sous le poids de Cap Matifou, les deux amis montèrent sur le pont et furent aussitôt conduits devant le docteur Antékirtt, qui les attendait à l’arrière.

Après un bonjour amical, il y eut encore quelques formalités et cérémonies, avant que Pointe Pescade et Cap Matifou eussent consenti à s’asseoir. Mais enfin c’était fait.

Le docteur les regarda pendant quelques instants sans parler. Sa figure, froide et belle, leur imposait. Cependant, on ne pouvait s’y tromper, si le sourire n’était pas sur ses lèvres, il était dans son cœur.

« Mes amis, dit-il, vous avez sauvé hier d’un grand danger mon équipage et moi. J’ai voulu encore une fois vous en remercier, et c’est pour cela que je vous ai priés de venir à bord.

— Monsieur le docteur, répondit Pointe Pescade, qui commençait à reprendre un peu d’assurance, vous êtes bien bon, et cela n’en valait pas la peine. Mon camarade n’a fait que ce que tout autre eût fait à sa place, s’il avait eu sa force. N’est-ce pas, Cap Matifou ? »

Celui-ci fit ce signe affirmatif, qui consistait à remuer sa grosse tête de haut en bas.

« Soit, répondit le docteur, mais ce n’est pas tout autre, c’est votre compagnon qui a risqué sa vie, et je me considère comme son obligé !

— Oh ! monsieur le docteur, répondit Pointe Pescade, vous allez faire rougir mon vieux Cap, et, sanguin comme il est, il ne faut pas que le sang lui monte à la tête…

— Bien, mes amis, reprit le docteur Antékirtt, je vois que vous n’aimez guère les compliments ! Aussi, je n’insisterai pas. Cependant, puisque tout service mérite…

— Monsieur le docteur, répondit Pointe Pescade, je vous demande pardon si je vous interromps, mais toute bonne action porte en elle-même sa récompense, à ce que prétendent les livres de morale, et nous sommes récompensés !

— Déjà ! Et comment ? demanda le docteur, qui put craindre d’avoir été devancé.

— Sans doute, reprit Pointe Pescade. Après cette preuve extraordinaire des forces de notre Hercule en tous genres, le public a voulu le juger par lui-même dans des conditions plus artistiques. Aussi s’est-il porté en foule vers nos arènes provençales. Cap Matifou a terrassé une demi-douzaine des plus robustes montagnards et des plus solides portefaix de Gravosa, et nous avons fait une recette énorme !

— Énorme ?

— Oui !… sans précédent dans nos tournées acrobatiques.

— Et combien ?

— Quarante-deux florins !

— Ah ! vraiment !… Mais j’ignorais !… répondit le docteur Antékirtt d’un ton de bonne humeur. Si j’avais su que vous donniez une représentation, je me serais fait un devoir et un plaisir d’y assister ! Vous me permettrez donc de payer ma place…

— Ce soir, monsieur le docteur, ce soir, répondit Pointe Pescade, si vous voulez bien honorer nos luttes de votre présence ! »

Cap Matifou s’inclina poliment en faisant onduler ses larges épaules « qui n’avaient jamais encore mordu la poussière », comme le disait le programme par la bouche de Pointe Pescade.

Le docteur Antékirtt vit bien qu’il ne pourrait faire accepter aucune récompense aux deux acrobates, — du moins sous la forme pécuniaire. Il résolut donc de procéder autrement. D’ailleurs, son plan à leur égard était arrêté depuis la veille. Des quelques renseignements qu’il avait déjà fait prendre pendant la soirée, il résultait que les deux saltimbanques étaient d’honnêtes gens, dignes de toute confiance.

« Comment vous nommez-vous ? leur demanda-t-il.

— Le seul nom que je me connaisse, monsieur le docteur, est Pointe Pescade.

— Et vous ?

— Matifou, répondit l’Hercule.

— C’est-à-dire Cap Matifou, ajouta Pointe Pescade, non sans éprouver quelque orgueil à prononcer ce nom fameux dans toutes les arènes du Midi de la France.

— Mais ce sont des surnoms… fit observer le docteur.

— Nous n’en avons pas d’autres, répondit Pointe Pescade, ou, si nous en avons eu, comme nos poches ne sont plus en très bon état, nous les aurons perdus en route !

— Et… des parents ?

— Des parents, monsieur le docteur ! Nos moyens ne nous ont jamais permis ce luxe ! Mais si nous devenons riches un jour, il s’en trouvera bien pour hériter !

— Vous êtes Français ? De quelle partie de la France ?

— De la Provence, répondit fièrement Pointe Pescade, c’est-à-dire deux fois Français !

— Vous ne manquez pas de bonne humeur, Pointe Pescade !

— C’est le métier qui veut cela. Vous figurez-vous, monsieur le docteur, un pitre, une queue rouge, un farceur de tréteaux, qui serait d’humeur chagrine ! Mais il recevrait plus de pommes en une heure qu’il ne pourrait en manger dans toute sa vie ! Oui ! je suis très gai, extrêmement gai, c’est convenu !

— Et Cap Matifou ?

— Oh ! Cap Matifou est plus grave, plus réfléchi, plus en dedans ! répondit Pointe Pescade en donnant à son compagnon une bonne petite tape d’amitié, comme on fait à l’encolure d’un cheval que l’on caresse. C’est aussi le métier qui veut cela ! Quand on jongle avec des poids de cinquante, il faut être très sérieux ! Quand on lutte, c’est non seulement avec les bras, c’est avec la tête ! Et Cap Matifou a toujours lutté… même contre la misère ! Et elle ne l’a pas encore tombé ! »

Le docteur Antékirtt écoutait avec intérêt ce brave petit être, pour qui la destinée avait été si dure jusqu’alors et qui ne récriminait point contre elle. Il sentait en lui au moins autant de cœur que d’intelligence et songeait à ce qu’il aurait pu devenir, si les moyens matériels ne lui eussent pas manqué dès le début de la vie.

« Et où allez-vous maintenant ? lui demanda-t-il.

— Devant nous, au hasard, répondit Pointe Pescade. Mais ce n’est pas toujours un mauvais guide, le hasard, et, en général, il connaît les chemins. Seulement, je crains qu’il ne nous ait entraînés trop loin de notre pays, cette fois ! Après tout, c’est notre faute ! Nous aurions, d’abord, dû lui demander où il allait ! »

Le docteur Antékirtt les observa tous deux pendant un instant. Puis, reprenant :

« Que pourrais-je faire pour vous ? dit-il en insistant.

— Mais rien, monsieur le docteur, répondit Pointe Pescade, rien… je vous assure…

— N’auriez-vous pas grand désir de retourner maintenant dans votre Provence ! »

Les yeux des deux acrobates s’allumèrent à la fois.

« Je pourrais vous y conduire, reprit le docteur.

— Ça, ça serait fameux ! » répondit Pointe Pescade.

Puis, s’adressant à son compagnon :

« Cap Matifou, dit-il, voudrais-tu retourner là-bas ?

— Oui… si tu y viens, Pointe Pescade !

— Mais qu’y ferons-nous ? De quoi y vivrons-nous ? »

Cap Matifou se gratta le front, ce qu’il faisait dans tous les cas embarrassants.

« Nous ferons… nous ferons… murmura-t-il.

— Tu n’en sais rien… ni moi non plus !… Mais enfin, c’est le pays ! N’est-ce pas singulier, monsieur le docteur, que de pauvres diables comme nous aient un pays, que de misérables, qui n’ont même pas de parents, soient nés quelque part ! Cela m’a toujours paru inexplicable !

— Vous arrangeriez-vous de rester tous deux avec moi ? » demanda le docteur Antékirtt.

À cette proposition inattendue, Pointe Pescade s’était relevé vivement, tandis que l’Hercule le regardait, ne sachant s’il devait se relever comme lui.

« Rester avec vous, monsieur le docteur ? répondit enfin Pointe Pescade. Mais à quoi serions-nous bons ? Des tours de force, des tours d’adresse, nous n’avons jamais fait autre chose ! Et, à moins que ce ne soit pour vous distraire pendant votre navigation ou dans votre pays…

— Écoutez-moi, répondit le docteur Antékirtt, j’ai besoin d’hommes courageux, dévoués, adroits et intelligents, qui puissent servir à l’accomplissement de mes projets. Vous n’avez rien qui vous retienne ici, rien qui vous appelle là-bas. Voulez-vous être de ces hommes ?

— Mais ces projets réalisés… dit Pointe Pescade.

— Vous ne me quitterez plus, si cela vous plaît, répondit le docteur en souriant, vous resterez à bord avec moi ! Et, tenez, vous donnerez des leçons de voltige à mon équipage ! S’il vous convient, au contraire, de retourner dans votre pays, vous le pourrez, et d’autant mieux que l’aisance vous y sera assurée pour la vie.

— Oh ! monsieur le docteur ! s’écria Pointe Pescade. Mais vous n’entendez cependant pas nous laisser à rien faire ! N’être bons à rien ne nous suffirait pas !

— Je vous promets de la besogne, de quoi vous contenter !

— Décidément, répondit Pointe Pescade, l’offre est bien tentante !

— Quelle objection y faites-vous ?

— Une seule peut-être. Vous nous voyez tous deux, Cap Matifou et moi ! Nous sommes du même pays, et nous serions sans doute de la même famille, si nous avions une famille ! Deux frères de cœur ! Cap Matifou ne pourrait vivre sans Pointe Pescade, ni Pointe Pescade sans Cap Matifou ! Imaginez les deux frères Siamois ! On n’a jamais pu les séparer, n’est-ce pas, parce qu’une séparation leur eût coûté la vie ! Eh bien, nous sommes ces Siamois-là !… Nous nous aimons, monsieur le docteur ! »

Et Pointe Pescade avait tendu la main à Cap Matifou, qui l’attira sur sa poitrine et l’y pressa comme un enfant.

« Mes amis, dit le docteur Antékirtt, il n’est point question de vous séparer, et j’entends bien que vous ne vous quitterez jamais !

— Alors, ça pourra aller, monsieur le docteur, si…

— Si ?

— Si Cap Matifou donne son consentement.

— Dis oui, Pointe Pescade, répondit l’Hercule, et tu auras dit oui pour nous deux !

— Bien, répondit le docteur, c’est convenu, et vous n’aurez point à vous repentir ! À partir de ce jour, ne vous préoccupez plus de rien !

— Oh ! monsieur le docteur, prenez garde ! s’écria Pointe Pescade. Vous vous engagez peut-être plus que vous ne pensez !

— Et pourquoi ?

— C’est que nous vous coûterons cher, Cap Matifou surtout ! Un gros mangeur, mon Cap, et vous ne voudriez pas qu’il perdît de ses forces à votre service, si peu que ce fût !

— Je prétends qu’il les double, au contraire !

— Alors, il va vous ruiner !

— On ne me ruine pas, Pointe Pescade !

— Cependant, deux repas… trois repas par jour…

— Cinq, six, dix, s’il le veut ! répondit en souriant le docteur Antékirtt. Il y aura table ouverte pour lui !

— Hein, mon Cap ! s’écria Pointe Pescade tout joyeux. Tu vas donc pouvoir manger ton content !

— Et vous aussi, Pointe Pescade.

— Oh, moi ! un oiseau ! — Mais pourrais-je vous demander, monsieur le docteur, si nous naviguerons ?

— Souvent, mon ami. Je vais avoir affaire, maintenant, aux quatre coins de la Méditerranée. Ma clientèle sera un peu partout sur le littoral ! Je compte exercer la médecine d’une façon internationale ! Qu’un malade me demande à Tanger ou aux Baléares, quand je suis à Suez, ne faudra-t-il pas que j’aille le trouver ? Ce qu’un médecin fait dans une grande ville, d’un quartier à l’autre, je le ferai du détroit de Gibraltar à l’Archipel, de l’Adriatique au golfe du Lion, de la mer Ionienne à la baie de Gabès ! J’ai d’autres bâtiments dix fois plus rapides que cette goélette, et, le plus souvent, vous m’accompagnerez dans mes visites !

— Cela nous va, monsieur le docteur ! répondit Pointe Pescade en se frottant les mains.

— Vous ne craignez pas la mer ? demanda le docteur Antékirtt.

— Nous ! s’écria Pointe Pescade, nous ! Des enfants de la Provence ! Tout gamins, nous roulions dans les canots du rivage ! Non ! nous ne craignons pas la mer, ni le prétendu mal qu’elle donne ! Habitude de marcher la tête en bas et les pieds en l’air ! Si, avant de s’embarquer, ces messieurs et ces dames faisaient seulement deux mois de cet exercice, ils n’auraient plus besoin, pendant les traversées, de se fourrer le nez dans leurs cuvettes ! Entrez ! Entrez ! messieurs, mesdames, et suivez le monde ! »

Et le joyeux Pescade se laissait aller à ses boniments habituels, comme s’il eût été sur les tréteaux de sa baraque.

« Bien, Pointe Pescade ! répondit le docteur. Nous nous entendrons à merveille, et, par dessus tout, je vous recommande de ne rien perdre de votre belle humeur ! Riez, mon garçon, riez et chantez tant qu’il vous plaira ! L’avenir nous garde peut-être d’assez tristes choses pour que votre joie ne soit pas à dédaigner en route ! »

En parlant ainsi, le docteur Antékirtt était redevenu sérieux. Pointe Pescade, qui l’observait, pressentit que dans le passé de cet homme, il devait y avoir eu de grandes douleurs qu’il leur serait peut-être donné de connaître un jour.

« Monsieur le docteur, dit-il alors, à partir d’aujourd’hui, nous vous appartenons corps et âme !

— Et, dès aujourd’hui, répondit le docteur, vous pouvez vous installer définitivement dans votre cabine. Très probablement, je vais rester quelques jours à Gravosa et à Raguse ; mais il est bon que vous preniez dès maintenant l’habitude de vivre à bord de la Savarèna.

— Jusqu’au moment où vous nous aurez conduits dans votre pays ! ajouta Pointe Pescade.

— Je n’ai pas de pays, répondit le docteur, ou plutôt j’ai un pays que je me suis fait, un pays à moi, et qui, si vous le voulez, deviendra le vôtre !

— Allons, Cap Matifou, s’écria Pointe Pescade, allons liquider notre maison de commerce ! Sois tranquille, nous ne devons rien à personne, et nous ne ferons pas faillite ! »

Là-dessus, après avoir pris congé du docteur Antékirtt, les deux amis s’embarquèrent dans le canot qui les attendait et furent ramenés au quai de Gravosa.

Là, en deux heures, ils eurent fait leur inventaire et cédé à quelque confrère les tréteaux, toiles peintes, grosse caisse et tambour, qui formaient tout leur avoir. Ce ne fut ni long ni difficile, et ils ne devaient pas être alourdis par le poids des quelques florins qu’ils empochèrent.

Cependant, Pointe Pescade tint à conserver avec sa défroque d’acrobate son cornet à piston, et Cap Matifou son trombone avec son accoutrement de lutteur. Ils auraient eu trop de chagrin à se séparer de ces instruments et de ces nippes, qui leur rappelaient tant de succès et de triomphes. Ils furent cachés au fond de l’unique malle, qui contenait leur mobilier, leur garde-robe, tout leur matériel, enfin.

Vers une heure après-midi, Pointe Pescade et Cap Matifou étaient de retour à bord de la Savarèna. Une grande cabine de l’avant avait été mise à leur disposition, — cabine confortable, pourvue « de tout ce qu’il fallait pour écrire », ainsi que le disait le joyeux garçon.

L’équipage fit le meilleur accueil à ces nouveaux compagnons, auxquels il devait d’avoir échappé à une terrible catastrophe.

Dès leur arrivée, Pointe Pescade et Cap Matifou purent constater que la cuisine du bord ne leur ferait pas regretter la cuisine des arènes provençales.

« Vois-tu, Cap Matifou, répétait Pointe Pescade, en vidant un verre de bon vin d’Asti, avec de la conduite, on arrive toujours à tout. Mais faut de la conduite ! »

Cap Matifou ne put répondre que par un hochement de tête, sa bouche étant alors encombrée d’un énorme morceau de jambon grillé, qui disparut avec deux œufs frits dans les profondeurs de son estomac.

« Rien que pour te voir manger, mon Cap, dit Pointe Pescade, quelle recette on ferait ! »


TABLE DES MATIÈRES





PREMIÈRE PARTIE


 1
 50
 75
 127
 151


DEUXIÈME PARTIE


 223
 262
LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES
Couronnés par l’Académie Française.


MATHIAS SANDORF


par
JULES VERNE




TOME DEUXIÈME
BIBLIOTHÈQUE
D’ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
paris
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.




IV

LA VEUVE D’ÉTIENNE BATHORY.


L’arrivée du docteur Antékirtt avait fait grand bruit, non seulement à Raguse, mais aussi dans toute la province dalmate. Les journaux, après avoir annoncé l’arrivée de la goélette au port de Gravosa, s’étaient jetés sur cette proie, qui promettait une série de chroniques affriolantes. Le propriétaire de la Savarèna ne pouvait donc échapper aux honneurs et en même temps aux inconvénients de la célébrité. Sa personnalité fut à l’ordre du jour. La légende s’en empara. On ignorait qui il était, d’où il venait, où il allait. Cela ne pouvait que piquer davantage la curiosité publique. Et, naturellement, quand on ne sait rien, le champ est plus vaste, l’imagination en profite, et ce fut à qui paraîtrait le mieux informé.

Les reporters, désireux de satisfaire leurs lecteurs, s’étaient empressés de se rendre à Gravosa, — quelques-uns, même, à bord de la goélette. Ils ne purent voir le personnage, dont l’opinion s’occupait avec tant d’insistance. Les ordres étaient formels. Le docteur ne recevait pas. Aussi les réponses que faisait le capitaine Narsos à toutes les demandes des visiteurs, étaient-elles invariablement les mêmes :

« Mais d’où vient ce docteur ?

— D’où il lui plaît.

— Et où va-t-il ?

— Où il lui convient d’aller.

— Mais qui est-il ?

— Personne ne le sait, et peut-être ne le sait-il pas plus que ceux qui le demandent ! »

Le moyen de renseigner des lecteurs avec de si laconiques réponses ! Il s’en suivit donc que les imaginations, ayant toute liberté, ne se gênèrent pas pour vagabonder en pleine fantaisie. Le docteur Antékirtt devint tout ce qu’on voulut. Il avait été tout ce qu’il leur plut d’inventer, à ces chroniqueurs aux abois. Pour les uns, c’était un chef de pirates. Pour les autres, roi d’un vaste empire africain, il voyageait incognito dans le but de s’instruire. Ceux-ci affirmaient que c’était un exilé politique, ceux-là, qu’une révolution l’ayant chassé de ses États, il parcourait le monde en philosophe et en curieux. On pouvait choisir. Quant à ce titre de docteur, dont il se parait, ceux qui voulurent bien l’admettre se divisèrent : dans l’opinion des uns, c’était un grand médecin, qui avait fait d’admirables cures en des cas désespérés ; dans l’opinion des autres, c’était le roi des charlatans, et il eût été fort empêché de montrer ses brevets ou diplômes !

En tout cas, les médecins de Gravosa et de Raguse n’eurent point à le poursuivre pour exercice illégal de la médecine. Le docteur Antékirtt se tint constamment sur une extrême réserve, et, quand on voulut lui faire l’honneur de le consulter, il se déroba toujours.

D’ailleurs, le propriétaire de la Savarèna ne prit point appartement à terre. Il ne descendit même pas dans un des hôtels de la ville. Pendant les deux premiers jours de son arrivée à Gravosa, c’est tout au plus s’il poussa jusqu’à Raguse. Il se bornait à faire quelques promenades aux environs, et, deux ou trois fois, il emmena Pointe Pescade, dont il appréciait l’intelligence naturelle.

Mais s’il ne se rendit pas à Raguse, un jour, Pointe Pescade y alla pour lui. Chargé de quelque mission de confiance, — peut-être un renseignement à recueillir, — ce brave garçon répondit comme il suit aux questions qui lui furent faites à son retour.

« Ainsi celui-là demeure dans le Stradone ?

— Oui, monsieur le docteur, c’est-à-dire dans la plus belle rue de la ville. Il occupe un hôtel, pas loin de la place où l’on montre aux étrangers le palais des anciens doges, un magnifique hôtel avec des domestiques, des voitures. Un vrai train de millionnaire !

— Et l’autre ?

— L’autre ou plutôt les autres ? répondit Pointe Pescade. Ils habitent bien le même quartier, mais leur maison est perdue au fond de ces rues montantes, étroites, tortueuses, — à vrai dire, de véritables escaliers, — qui conduisent à des habitations plus que modestes !

— Leur demeure est humble, petite, triste d’aspect au dehors, bien qu’au dedans, j’imagine, elle doive être proprement tenue, monsieur le docteur. On sent qu’elle est habitée par des gens pauvres et fiers.

— Cette dame ?…

— Je ne l’ai pas vue, et l’on m’a dit qu’elle ne sortait presque jamais de la rue Marinella.

— Et son fils ?…

— Lui, je l’ai aperçu, monsieur le docteur, au moment où il rentrait chez sa mère.

— Et comment t’a-t-il paru ?…

— Il m’a paru préoccupé, inquiet même ! On dirait que ce jeune homme a passé par la souffrance !… Cela se voit !

— Mais toi aussi, Pointe Pescade, tu as souffert, et, cependant cela ne se voit pas !

— Souffrances physiques ne sont pas souffrances morales, monsieur le docteur ! Voilà pourquoi j’ai toujours pu cacher les miennes — et même en rire ! »

Le docteur tutoyait déjà Pointe Pescade, — ce que celui-ci avait réclamé comme une faveur, — dont Cap Matifou devait bientôt profiter. Vraiment, l’Hercule était trop imposant pour que l’on pût se permettre de le tutoyer si vite !

Cependant le docteur, après avoir fait ces questions et reçu ces réponses, cessa ses promenades autour de Gravosa. Il semblait attendre une démarche qu’il n’eût pas voulu provoquer en allant à Raguse, où la nouvelle de son arrivée sur la Savarèna devait être connue. Il resta donc à bord, et ce qu’il attendait, arriva.

Le 29 mai, vers onze heures au matin, après avoir observé, sa lunette aux yeux, les quais de Gravosa, le docteur donna l’ordre d’armer sa baleinière, y descendit, puis débarqua près du môle, où se tenait un homme qui semblait le guetter.

« C’est lui ! se dit le docteur. C’est bien lui !… Je le reconnais, si changé qu’il soit ! »

Cet homme était un vieillard, brisé par l’âge, bien qu’il n’eût que soixante-dix ans. Ses cheveux blancs recouvraient une tête qui s’inclinait vers la terre. Sa figure était grave, triste, à peine animée d’un regard à demi éteint, que les larmes avaient dû souvent noyer. Il se tenait immobile sur le quai, n’ayant pas perdu de vue le canot depuis le moment où il s’était détaché de la goélette.

Le docteur ne voulut point avoir l’air d’apercevoir ce vieillard, encore moins de le reconnaître. Il ne parut donc pas remarquer sa présence. Mais, à peine avait-il fait quelques pas, que le vieillard s’avança vers lui, et, humblement découvert :

« Le docteur Antékirtt ? demanda-t-il.

— C’est moi », répondit le docteur, en regardant ce pauvre homme, dont les paupières n’eurent pas même un tressaillement lorsque ses yeux se fixèrent sur lui.

Puis il ajouta :

« Qui êtes-vous, mon ami, et que me voulez-vous ?

— Je me nomme Borik, répondit le vieillard, je suis au service de madame Bathory, et je viens de sa part vous demander un rendez-vous…

— Madame Bathory ? répéta le docteur. Serait-ce la veuve de ce Hongrois qui paya de sa vie son patriotisme ?…

— Elle-même, répondit le vieillard. Et, bien que vous ne l’ayez jamais vue, il est impossible que vous ne la connaissiez pas, puisque vous êtes le docteur Antékirtt ! »

Celui-ci écoutait attentivement le vieux serviteur, dont les yeux restaient toujours baissés. Il semblait se demander si, sous ces paroles, ne se cachait pas quelque arrière-pensée.

Puis, reprenant :

« Que me veut madame Bathory ?

— Pour des raisons que vous devez comprendre, elle désirerait avoir avec vous un entretien, monsieur le docteur.

— J’irai la voir.

— Elle préférerait venir à votre bord.

— Pourquoi ?

— Il importe que cet entretien soit secret.

— Secret ?… Vis-à-vis de qui ?

— Vis-à-vis de son fils ! Il ne faut pas que monsieur Pierre sache que madame Bathory a reçu votre visite ! »

Cette réponse parut surprendre le docteur ; mais il n’en laissa rien voir à Borik.

« Je préfère me rendre à la demeure de madame Bathory, reprit-il. Ne pourrais-je le faire en l’absence de son fils ?

— Vous le pouvez, monsieur le docteur, si vous consentez à venir dès demain. Pierre Bathory doit partir ce soir pour Zara, et il ne sera pas de retour avant vingt-quatre heures.

— Et que fait Pierre Bathory ?

— Il est ingénieur, mais jusqu’ici il n’a pas encore pu trouver une situation. Ah ! la vie a été dure pour sa mère et pour lui !

— Dure !… répondit le docteur Antékirtt. Est-ce que madame Bathory n’a pas des ressources… »

Il s’arrêta. Le vieillard avait courbé la tête, pendant que sa poitrine se gonflait de sanglots.

« Monsieur le docteur, dit-il enfin, je ne puis rien vous apprendre de plus. Dans l’entretien qu’elle sollicite, madame Bathory vous dira tout ce que vous avez le droit de savoir ! »

Il fallait que le docteur fût bien maître de lui-même pour ne rien laisser paraître de son émotion.

« Où demeure madame Bathory ? demanda-t-il.

— À Raguse, dans le quartier du Stradone, au numéro 17 de la rue Marinella.

— Madame Bathory sera-t-elle visible demain entre une heure et deux heures de l’après-midi ?

— Elle le sera, monsieur le docteur, et c’est moi qui vous introduirai près d’elle.

— Dites à madame Bathory qu’elle peut compter sur moi au jour et à l’heure convenus.

— Je vous remercie en son nom ! » répondit le vieillard.

Puis, après quelque hésitation :

« Vous pourriez croire, ajouta-t-il, qu’il s’agit d’un service à vous demander…

— Et quand cela serait ? dit vivement le docteur.

— Il n’en est rien », répondit Borik.

Puis, après s’être humblement incliné, il reprit la route qui va de Gravosa à Raguse.

Évidemment, les dernières paroles du vieux serviteur avaient quelque peu surpris le docteur Antékirtt. Il était resté sur le quai, immobile, regardant Borik s’éloigner. De retour à bord, il donna congé à Pointe Pescade et à Cap Matifou. Puis, après s’être renfermé dans sa chambre, il voulut y rester seul pendant les dernières heures de cette journée.

Pointe Pescade et Cap Matifou profitèrent donc de la permission en vrais rentiers qu’ils étaient. Ils s’offrirent même le plaisir d’entrer dans quelques-unes des baraques de la fête foraine. Dire que l’agile clown ne fut pas tenté d’en remontrer à quelque équilibriste maladroit, que le puissant lutteur n’eut pas envie de prendre part à ces combats d’athlètes, ce serait contraire à la vérité. Mais tous deux se souvinrent qu’ils avaient l’honneur d’appartenir au personnel de la Savarèna. Ils restèrent donc simples spectateurs et ne marchandèrent pas les bravos, quand ils leur parurent mérités.

Le lendemain, le docteur se fit mettre à terre, un peu avant midi. Après avoir renvoyé sa baleinière à bord, il se dirigea vers la route qui réunit le port de Gravosa à Raguse, — belle avenue, disposée en corniche, bordée de villas, ombragée d’arbres, sur une longueur de deux kilomètres.

L’avenue n’était pas encore animée, comme elle devait l’être quelques heures plus tard, par le va-et-vient des équipages, par la foule des promeneurs à pied et à cheval.

Le docteur, tout en songeant à son entrevue avec Mme Bathory, suivait une des contre-allées, et il fut bientôt arrivé au Borgo-Pille, sorte de bras de pierre qui s’allonge hors du triple vêtement des fortifications de Raguse. La poterne était ouverte, et, à travers les trois enceintes, donnait accès dans l’intérieur de la cité.

C’est une magnifique artère dallée, ce Stradone, qui depuis le Borgo-Pille se prolonge jusqu’au faubourg de Plocce, après avoir traversé la ville. Il se développe au pied d’une colline, sur laquelle s’étage tout un amphithéâtre de maisons. À son extrémité s’élève le palais des anciens doges, beau monument du quinzième siècle, avec cour intérieure, portique de la Renaissance, fenêtres à plein cintre, dont les sveltes colonnettes rappellent la meilleure époque de l’architecture toscane.

Le docteur n’eut pas besoin d’aller jusqu’à cette place. La rue Marinella, que Borik lui avait indiquée la veille, débouche à gauche, vers le milieu du Stradone. Si son pas se ralentit un peu, ce fut au moment où il jeta un rapide coup d’œil sur un hôtel, bâti en granit, dont la riche façade et les annexes en équerre s’élevaient sur la droite. La porte de la cour, alors ouverte, laissait voir une voiture de maître avec un superbe attelage, cocher sur siège, tandis qu’un valet de pied attendait devant le perron, abrité d’une élégante vérandah.

Presque aussitôt, un homme montait dans cette voiture, les chevaux franchissaient rapidement la cour, et la porte se refermait sur eux.

Ce personnage était celui qui, trois jours auparavant, avait accosté le docteur Antékirtt sur le quai de Gravosa : c’était l’ancien banquier de Trieste, Silas Toronthal.

Le docteur, désireux d’éviter cette rencontre, s’était reculé précipitamment, et il ne reprit sa route qu’au moment où le rapide équipage eut disparu à l’extrémité du Stradone.

« Tous deux dans cette même ville ! murmura-t-il. Ceci est la part du hasard, non la mienne ! »

Étroites, raides, mal pavées, de pauvre apparence, ces rues qui aboutissent à la gauche du Stradone ! Qu’on imagine un large fleuve, n’ayant pour tributaires que des torrents sur l’une de ses rives. Afin de trouver un peu d’air, les maisons grimpent les unes au-dessus des autres, — à se toucher. Elles ont les yeux dans les yeux, s’il est permis de nommer de cette façon les fenêtres ou lucarnes qui s’ouvrent sur leur façade. Elles montent ainsi, jusqu’à la crête de l’une des deux collines, dont les sommets sont couronnés par les forts Mincetto et San Lorenzo. Aucune voiture n’y pourrait circuler. Si le torrent manque, excepté les jours de grande pluie, la rue n’en est pas moins un ravin, et toutes ces pentes, toutes ces dénivellations, il a fallu les racheter par des paliers et des marches. Vif contraste entre ces modestes demeures et les splendides hôtels ou édifices du Stradone.

Le docteur arriva à l’entrée de la rue Marinella, et commença à monter l’interminable escalier qui la dessert. Il dut franchir ainsi plus de soixante marches, avant de s’arrêter devant le numéro 17.

Là, une porte s’ouvrit aussitôt. Le vieux Borik attendait le docteur. Il l’introduisit, sans mot dire, dans une salle proprement tenue, mais pauvrement meublée.

Le docteur s’assit. Rien ne pouvait donner à penser qu’il éprouvât la plus légère émotion à se trouver dans cette demeure, — pas même lorsque Mme Bathory entra et dit :

« Monsieur le docteur Antékirtt ?

— C’est moi, madame, répondit le docteur en se levant.

— J’aurais voulu, reprit Mme Bathory, vous éviter la peine de venir si loin et si haut !

— Je tenais à vous rendre visite, madame, et vous prie de croire que je suis tout à votre service !

— Monsieur, répondit Mme Bathory, c’est hier seulement que j’ai appris votre arrivée à Gravosa, et j’ai aussitôt envoyé Borik pour vous demander un entretien.

— Madame, je suis prêt à vous entendre.

— Je me retire, dit le vieillard.

— Non, restez, Borik ! répondit Mme Bathory. Seul ami de notre famille, vous n’ignorez rien de ce que j’ai à dire au docteur Antékirtt ! »

Mme Bathory s’assit, et le docteur prit place devant elle, tandis que le vieillard restait debout près de la fenêtre.

La veuve du professeur Étienne Bathory avait alors soixante ans. Si sa taille était droite encore, malgré la pesanteur de l’âge, sa tête toute blanche, sa figure sillonnée de rides, indiquaient combien elle avait eu à lutter contre le chagrin et la misère. Mais on la sentait énergique encore, comme elle l’avait été dans le passé. En elle se retrouvait la vaillante compagne, la confidente intime de l’homme qui avait sacrifié sa position à ce qu’il avait cru être son devoir, sa complice enfin, lorsqu’il s’était jeté dans la conspiration avec Mathias Sandorf et Ladislas Zathmar.

« Monsieur, dit-elle d’une voix dont elle eut vainement essayé de dissimuler l’émotion, puisque vous êtes le docteur Antékirtt, je suis votre obligée, et je vous dois le récit des événements qui se sont passés à Trieste, il y a quinze ans…

— Madame, puisque je suis le docteur Antékirtt, épargnez-vous un récit trop douloureux pour vous ! Je le connais, et j’ajoute, — puisque je suis le docteur Antékirtt, — que je connais aussi tout ce qu’a été votre existence depuis cette date inoubliable du 30 juin 1867.

— Me direz-vous alors, monsieur, reprit Mme Bathory, à quel motif est dû l’intérêt que vous avez pris à ma vie ?

— Cet intérêt, madame, est celui que tout homme de cœur doit à la veuve du magyar, qui n’a pas hésité à risquer son existence pour l’indépendance de sa patrie !

— Avez-vous connu le professeur Étienne Bathory ? demanda la veuve d’une voix un peu tremblante.

— Je l’ai connu, madame, je l’ai aimé, et je vénère tous ceux qui portent son nom.

— Êtes-vous donc de ce pays pour lequel il a donné son sang ?

— Je ne suis d’aucun pays, madame.

— Qui êtes-vous, alors ?

— Un mort, qui n’a pas encore de tombe ! » répondit froidement le docteur Antékirtt.

Mme Bathory et Borik, à cette réponse si inattendue, tressaillirent ; mais le docteur se hâta d’ajouter :

« Cependant, madame, ce récit que je vous ai priée de ne pas me faire, il faut, moi, que je vous le fasse, car, s’il est des choses que vous connaissez, il en est d’autres qui vous sont inconnues, et celles-là, vous ne devez pas les ignorer plus longtemps.

— Soit, monsieur, je vous écoute, répondit Mme Bathory.

— Madame, reprit le docteur Antékirtt, il y a quinze ans, trois nobles hongrois se firent les chefs d’une conspiration, qui avait pour but de rendre à la Hongrie son ancienne indépendance. Ces hommes étaient le comte Mathias Sandorf, le professeur Étienne Bathory, le comte Ladislas Zathmar, trois amis confondus depuis longtemps dans la même espérance, trois êtres vivant du même cœur.

« Le 8 juin 1867, la veille du jour où allait être donné le signal du soulèvement, qui devait s’étendre dans tout le pays hongrois et jusqu’en Transylvanie, la maison du comte Zathmar, à Trieste, dans laquelle se trouvaient les chefs de la conspiration, fut envahie par la police autrichienne. Le comte Sandorf et ses deux compagnons furent saisis, emmenés, emprisonnés, la nuit même, dans le donjon de Pisino, et, quelques semaines après, ils étaient condamnés à mort.

« Un jeune comptable, nommé Sarcany, arrêté en même temps qu’eux dans la maison du comte Zathmar, parfaitement étranger au complot d’ailleurs, ne tarda pas à être mis hors de cause, puis relâché, après le dénouement de cette affaire.

« La veille du jour où la sentence allait être exécutée, une évasion fut tentée par les prisonniers, réunis alors dans la même cellule. Le comte Sandorf et Étienne Bathory, en s’aidant de la chaîne d’un paratonnerre, parvinrent à s’enfuir du donjon de Pisino, et ils tombèrent dans le torrent de la Foïba, au moment où Ladislas Zathmar, saisi par les gardiens, était mis dans l’impossibilité de les suivre.

« Bien que les fugitifs eussent peu de chances d’échapper à la mort, puisqu’une rivière souterraine les entraînait au milieu d’un pays qu’ils ne connaissaient même pas, ils purent cependant gagner les grèves du canal de Lème, puis la ville de Rovigno, où ils trouvèrent asile dans la maison du pêcheur Andréa Ferrato.

« Ce pêcheur — un homme de cœur ! — avait tout préparé pour les conduire de l’autre côté de l’Adriatique, lorsque, par vengeance personnelle, un Espagnol, nommé Carpena, qui avait surpris le secret de leur retraite, dénonça les fugitifs à la police de Rovigno. Ils tentèrent de s’échapper une seconde fois. Mais Étienne Bathory, blessé, fut aussitôt repris par les agents. Quant à Mathias Sandorf, poursuivi jusqu’au rivage, il tomba sous une grêle de balles, et l’Adriatique ne rendit même pas son cadavre.

« Le surlendemain, Étienne Bathory et Ladislas Zathmar étaient passés par les armes dans la forteresse de Pisino. Puis, pour leur avoir donné asile, le pêcheur Andréa Ferrato, condamné aux galères perpétuelles, était envoyé au bagne de Stein. »

Mme Bathory baissait la tête. Le cœur serré, elle avait écouté, sans l’interrompre, le récit du docteur.

« Vous connaissiez ces détails, madame ? lui demanda-t-il.

— Oui, monsieur, comme vous-même vous les avez connus, par les journaux, sans doute ?

— Oui, madame, par les journaux, répondit le docteur. Mais ce que les journaux n’ont pu apprendre au public, puisque cette affaire avait été instruite dans le plus grand secret, je l’ai su, moi, grâce à l’indiscrétion d’un gardien de la forteresse, et je vais vous l’apprendre.

— Parlez, monsieur, répondit Mme Bathory.

— Si le comte Mathias Sandorf et Étienne Bathory furent trouvés et pris dans la maison du pêcheur Ferrato, c’est qu’ils avaient été trahis par l’Espagnol Carpena. Mais s’ils avaient été arrêtés, trois semaines avant, dans la maison de Trieste, c’est que des traîtres les avaient dénoncés aux agents de la police autrichienne.

— Des traîtres !… dit Mme Bathory.

— Oui, madame, et la preuve de cette trahison résulta des débats mêmes de l’affaire. Une première fois, ces traîtres avaient surpris au cou d’un pigeon voyageur un billet chiffré, adressé au comte Sandorf, et dont ils prirent le fac-similé. Une seconde fois, dans la maison même du comte Zathmar, ils parvinrent à obtenir un décalque de la grille qui servait à lire ces dépêches. Puis, lorsqu’ils eurent pris connaissance du billet, ils le livrèrent au gouverneur de Trieste. Et, sans doute, une partie des biens confisqués du comte Sandorf servit à payer leur délation.

— Ces misérables, les connaît-on ?… demanda Mme Bathory, dont l’émotion faisait trembler la voix.

— Non, madame, répondit le docteur. Mais, peut-être les trois condamnés les connaissaient-ils, et auraient-ils dit leurs noms, s’ils eussent pu revoir une dernière fois leur famille avant de mourir ! »

En effet, ni Mme Bathory, alors absente avec son fils, ni Borik, retenu dans la prison de Trieste, n’avaient pu assister les condamnés à leurs derniers moments.

« Ne pourra-t-on jamais savoir le nom de ces misérables ? demanda Mme Bathory.

— Madame, répondit le docteur Antékirtt, les traîtres finissent toujours par se trahir ! — Voici, maintenant, ce que je dois ajouter pour compléter mon récit.

« Vous étiez restée veuve, avec un jeune enfant de huit ans, à peu près sans ressources. Borik, le serviteur du comte Zathmar, ne voulut pas vous abandonner après la mort de son maître ; mais il était pauvre et n’avait que son dévouement à vous apporter.

« Alors, madame, vous avez quitté Trieste pour venir occuper ce modeste logement à Raguse. Vous avez travaillé, travaillé de vos mains, afin de subvenir aux besoins de la vie matérielle comme aux besoins de la vie morale. Vous vouliez, en effet, que votre fils suivît, dans la science, le chemin qu’avait illustré son père. Mais que de luttes incessamment subies, que de misères courageusement supportées ! Et avec quel respect je m’incline devant la noble femme qui a montré tant d’énergie, devant la mère, dont les soins ont fait de son fils un homme ! »

En parlant ainsi, le docteur s’était levé, et un indice d’émotion apparaissait sous sa froideur habituelle.

Mme Bathory n’avait rien répondu. Elle attendait, ne sachant si le docteur avait achevé son récit ou s’il allait le continuer, en rapportant des faits qui lui étaient absolument personnels, et à propos desquels elle lui avait demandé cette entrevue.

« Cependant, madame, reprit le docteur qui comprit sa pensée, sans doute les forces humaines ont des bornes, et, déjà malade, épuisée par tant d’épreuves, peut-être eussiez-vous succombé à la tâche, si un inconnu, non ! un ami du professeur Bathory ne fût venu à votre aide. Jamais je ne vous aurais parlé de cela, si votre vieux serviteur ne m’avait fait connaître le désir que vous aviez de me voir…

— En effet, monsieur, répondit Mme Bathory. N’ai-je donc pas à remercier le docteur Antékirtt ?…

— Et pourquoi, madame ? Parce que, il y a cinq ou six ans, en souvenir de l’amitié qui le liait au comte Sandorf et à ses deux compagnons, et pour vous aider dans votre œuvre, le docteur Antékirtt vous a fait adresser une somme de cent mille florins ? N’était-il pas trop heureux de pouvoir mettre cet argent à votre disposition ? Non, madame, c’est moi, au contraire, qui dois vous remercier d’avoir bien voulu accepter ce don, s’il a pu venir en aide à la veuve et au fils d’Étienne Bathory ! »

La veuve s’était inclinée et répondit :

« Quoi qu’il en soit, monsieur, je tenais à vous témoigner ma reconnaissance. C’était le premier motif de cette visite que je voulais aller vous rendre. Mais il y en avait un second…

— Lequel, madame ?

— C’était… de vous restituer cette somme…

— Quoi, madame ?… dit vivement le docteur, vous n’avez pas voulu accepter ?…

— Monsieur, je ne me suis pas cru le droit de disposer de cet argent. Je ne connaissais pas le docteur Antékirtt. Je n’avais jamais entendu prononcer son nom. Cette somme pouvait être une sorte d’aumône, venant de ceux que mon mari avait combattus et dont la pitié m’eut été odieuse ! Aussi n’ai-je pas voulu l’employer, même pour l’usage auquel le docteur Antékirtt la destinait.

— Ainsi… cet argent…

— Est intact.

— Et votre fils ?…

— Mon fils ne devra rien qu’à lui-même…

— Et à sa mère ! » ajouta le docteur, dont tant grandeur d’âme, tant d’énergie de caractère, ne pouvaient qu’exciter l’admiration et commander le respect.

Cependant, Mme Bathory s’était levée, et, d’un meuble fermé à clef, elle tirait une liasse de billets qu’elle tendit au docteur.

« Monsieur, dit-elle, veuillez reprendre cet argent, car il est à vous, et recevez les remerciements d’une mère, comme si elle s’en fût servie pour élever son fils !

— Cet argent ne m’appartient plus, madame ! répondit le docteur en refusant d’un geste.

— Je vous répète qu’il n’a jamais dû m’appartenir !

— Mais si Pierre Bathory en faisait usage…

— Mon fils finira par trouver la situation dont il est digne, et je pourrai compter sur lui comme il a pu compter sur moi !

— Il ne refusera pas ce qu’un ami de son père insistera pour lui faire accepter !

— Il refusera !

— Du moins, madame, me permettrez-vous d’essayer ?…

— Je vous prierai de n’en rien faire, monsieur le docteur, répondit Mme Bathory. Mon fils ignore même que j’ai reçu cet argent, et je désire qu’il l’ignore toujours !

— Soit, madame !… Je comprends les sentiments qui vous font agir, puisque je n’étais et ne suis qu’un inconnu pour vous !… Oui ! je les comprends et je les admire !… Mais, je vous le répète, si cet argent n’est pas à vous, il n’est plus à moi ! »

Le docteur Antékirtt se leva. Le refus de Mme Bathory n’avait rien qui pût le froisser personnellement. Cette délicatesse ne provoqua donc en lui que le sentiment du plus profond respect. Il salua la veuve et il allait se retirer, quand une dernière question l’arrêta.

« Monsieur, dit Mme Bathory, vous avez parlé de manœuvres indignes, qui ont envoyé à la mort Ladislas Zathmar, Étienne Bathory et le comte Sandorf ?

— J’ai dit ce qui était, madame.

— Mais ces traîtres, personne ne les connaît ?

— Si, madame !

— Qui donc ?

— Dieu ! »

Sur ce mot, le docteur Antékirtt s’inclina une dernière fois devant la veuve et sortit.

Mme Bathory était restée pensive. Par une sympathie secrète, dont elle ne se rendait peut-être pas bien compte, elle se sentait irrésistiblement attirée vers ce personnage mystérieux, si mêlé aux plus intimes événements de sa vie. Le reverrait-elle jamais, et, si la Savarèna ne l’avait conduit à Raguse que pour lui rendre cette visite, n’allait-il pas reprendre la mer et ne plus revenir ?

Quoi qu’il en soit, le lendemain, les journaux annonçaient qu’un don anonyme de cent mille florins venait d’être fait aux hospices de la ville.

C’était l’aumône du docteur Antékirtt, mais n’était-ce pas aussi l’aumône de la veuve, qui l’avait refusée pour son fils et pour elle ?




V

DIVERS INCIDENTS.


Cependant le docteur ne devait pas se hâter de quitter Gravosa, ainsi que pouvait le croire Mme Bathory. Après avoir vainement tenté de venir en aide à la mère, il s’était promis de venir en aide au fils. Si, jusqu’alors, Pierre Bathory n’avait encore pu trouver la situation à laquelle devaient le conduire ses brillantes études, il ne refuserait sans doute pas les offres que voulait lui faire le docteur. Lui créer une position digne de ses talents, digne du nom qu’il portait, ce ne serait plus une aumône, cela ! Ce ne serait que la juste récompense due à ce jeune homme !

Mais, ainsi que l’avait dit Borik, Pierre Bathory était allé à Zara pour affaires.

Le docteur, toutefois, ne voulut pas tarder à lui écrire. Il le fit le jour même. Sa lettre se borna à indiquer qu’il serait heureux de recevoir Pierre Bathory à bord de la Savarèna, ayant à lui faire une proposition de nature à l’intéresser.

Cette lettre fut mise à la poste de Gravosa, et il n’y eut plus qu’à attendre le retour du jeune ingénieur.

En attendant, le docteur continua de vivre plus retiré que jamais à bord de la goélette. La Savarèna, mouillée au milieu du port, son équipage ne descendant jamais à terre, était aussi isolée qu’elle eût pu l’être au milieu de la Méditerranée ou de l’Atlantique.

Originalité bien faite pour intriguer les curieux, reporters ou autres, qui n’avaient point renoncé à vouloir « interviewer » ce personnage légendaire, bien qu’ils ne pussent être admis à bord de son yacht, non moins légendaire que lui ! Et, comme Pointe Pescade et son compagnon, Cap Matifou, avaient « liberté de manœuvre », ce fut en s’adressant à eux que le reportage essaya de tirer quelques éclaircissements, dont les journaux eussent fait un si attrayant usage.

On le sait, Pointe Pescade, c’était un élément de gaieté introduit à bord, — avec l’agrément du docteur, cela va sans dire. Si Cap Matifou demeurait sérieux comme un cabestan dont il avait la force, Pointe Pescade riait et chantait toujours, vif comme la flamme d’un navire de guerre dont il avait la légèreté. Quand il ne courait pas dans la mâture, à la grande joie de l’équipage auquel il donnait des leçons de voltige, adroit comme un matelot, agile comme un mousse, il l’amusait par ses interminables saillies. Ah ! le docteur Antékirtt lui avait recommandé de garder sa bonne humeur ! Eh bien, il la gardait, tout en la faisant partager aux autres !

Il a été dit plus haut que Cap Matifou et lui avaient liberté de manœuvre. Cela signifie qu’ils étaient libres d’aller et de venir. Si l’équipage restait à bord, eux descendaient à terre, quand cela leur convenait. De là, cette propension toute naturelle des curieux à les suivre, à les circonvenir, à les interroger. Mais on ne faisait pas parler Pointe Pescade, lorsqu’il voulait se taire, ou s’il parlait, c’était absolument pour ne rien dire.

« Qu’est-ce que ce docteur Antékirtt ?

— Un fameux médecin ! Il vous guérit de toutes les maladies, même de celles qui viennent de vous emporter dans l’autre monde !

— Est-il riche ?

— Pas le sou !… C’est moi, Pescade, qui lui donne son prêt tous les dimanches !

— Mais d’où vient-il ?

— D’un pays dont personne ne sait le nom !

— Et où est-il situé, ce pays-là ?

— Tout ce que je puis dire, c’est qu’il est borné, au nord, par pas grand chose, et, au sud, par rien du tout ! »

Impossible de tirer d’autres renseignements du joyeux compagnon de Cap Matifou, qui, lui, demeurait muet comme un bloc de granit.

Mais, s’ils ne répondaient point à ces indiscrètes demandes des reporters, les deux amis ne laissaient pas de causer entre eux, — et souvent, — à propos de leur nouveau maître. Ils l’aimaient déjà et ils l’aimaient bien. Ils ne demandaient qu’à se dévouer pour lui. Entre eux et le docteur, il se faisait comme une sorte d’affinité chimique, une cohésion, qui, de jour en jour, les liait davantage.

Et, chaque matin, ils s’attendaient à être mandés dans sa chambre pour s’entendre dire :

« Mes amis, j’ai besoin de vous ! »

Mais rien ne venait — à leur grand ennui.

« Est-ce que cela va durer longtemps ainsi ? dit un jour Pointe Pescade. Il est dur de rester à ne rien faire, surtout quand on n’a pas été élevé à cela, mon Cap !

— Oui ! les bras se rouillent, répondit l’Hercule, en regardant ses énormes biceps, inoccupés comme les bielles d’une machine au repos.

— Dis-donc, Cap Matifou ?

— Que veux-tu que je te dise, Pointe Pescade ?

— Sais-tu ce que je pense du docteur Antékirtt ?

— Non, mais dis-moi ce que tu en penses, Pointe Pescade ! Cela m’aidera à te répondre !

— Eh bien, c’est que dans son passé, il y a des choses… des choses !… Ça se voit à ses yeux, qui lancent quelquefois des éclairs à vous aveugler !… Et le jour où la foudre éclatera…

— Ça fera du bruit !

— Oui, Cap Matifou, du bruit… et de la besogne, et j’imagine que nous ne serons pas inutiles à cette besogne là ! »

Ce n’était pas sans raison que Pointe Pescade parlait de la sorte. Bien que le calme le plus complet régnât à bord de la goélette, l’intelligent garçon n’était pas sans avoir vu certaines choses qui donnaient à penser. Que le docteur ne fût pas un simple touriste, voyageant sur son yacht de plaisance à travers la Méditerranée, rien de plus évident. La Savarèna devait être un centre auquel aboutissaient bien des fils, réunis dans la main de son mystérieux propriétaire.

En effet, lettres et dépêches y arrivaient un peu de tous les coins de cette mer admirable, dont les flots baignent le rivage de tant de pays différents, aussi bien du littoral français ou espagnol que du littoral du Maroc, de l’Algérie et de la Tripolitaine. Qui les envoyait ? Évidemment des correspondants, occupés de certaines affaires, dont la gravité ne pouvait être méconnue, — à moins que ce ne fussent des clients qui demandaient quelque consultation par correspondance au célèbre docteur, — ce qui paraissait peu probable.

Au surplus, même dans les bureaux du télégraphe de Raguse, il eût été difficile de comprendre le sens de ces dépêches, car elles étaient écrites dans une langue inconnue, dont le docteur semblait seul avoir le secret. Et, quand même ce langage aurait été intelligible, qu’aurait-on pu conclure de phrases telles que les suivantes :

« Almeira : On croyait être sur les traces de Z. R. — Fausse piste, maintenant abandonnée.

« Retrouvé le correspondant de H. V. 5. — Lié avec troupe de K. 3, entre Catane et Syracuse. À suivre.

« Dans le Manderaggio, La Vallette, Malte, ai constaté le passage de T. K. 7.

« Cyrène… Attendons nouveaux ordres… Flottille d’Anték… prête. Electric 3 reste sous pression jour et nuit.

« R. 0. 3. Depuis mort au bagne. — Tous deux disparus. »

Et cet autre télégramme, portant une mention particulière au moyen d’un nombre convenu :

« 2117. Sarc. Autrefois courtier d’affaire… Service Toronth. — Cessé rapports avec Tripoli d’Afrique. »

Puis, à la plupart de ces dépêches, cette invariable réponse qui était envoyée de la Savarèna.

« Que les recherches continuent. N’épargnez ni argent ni soins. Adressez nouveaux documents. »

Il y avait là un échange de correspondances incompréhensibles, qui semblaient mettre en surveillance tout le périple de la Méditerranée. Le docteur n’était donc point si inoccupé qu’il voulait bien le paraître. Toutefois, en dépit du secret professionnel, il était difficile que l’échange de telles dépêches ne fût pas connu du public. De là, un redoublement de curiosité à l’endroit de ce personnage énigmatique.

L’un des plus intrigués de la haute société ragusaine, c’était l’ancien banquier de Trieste. Silas Toronthal, on ne l’a pas oublié, avait rencontré sur le quai de Gravosa le docteur Antékirtt, quelques instants après l’arrivée de la Savarèna. Pendant cette rencontre, s’il y avait eu un vif sentiment de répulsion d’une part, de l’autre il s’était produit un sentiment non moins vif de curiosité ; mais jusqu’ici, les circonstances n’avaient pas permis au banquier de la satisfaire.

Pour dire le vrai, la présence du docteur avait fait sur Silas Toronthal une très singulière impression que lui-même n’eût pu définir. Ce qu’on en répétait à Raguse, l’incognito dans lequel il semblait vouloir se renfermer, la difficulté d’être admis près de lui, tout cela était pour donner au banquier un violent désir de le revoir. Dans ce but, il s’était plusieurs fois rendu à Gravosa. Là, arrêté sur le quai, il regardait cette goélette, brûlant de l’envie d’aller à bord. Un jour même, il s’y était fait conduire et n’avait reçu que l’inévitable réponse du timonier :

« Le docteur Antékirtt n’est pas visible. »

Il s’ensuivit donc chez Silas Toronthal une sorte d’irritation à l’état chronique, en présence d’un obstacle qu’il ne pouvait franchir.

Le banquier eut alors la pensée de faire espionner le docteur pour son propre compte. Ordre fut donné à un agent, dont il était sûr, d’observer les pas et démarches du mystérieux étranger, même quand il se contentait de visiter Gravosa ou ses environs.

Que l’on juge, alors, de l’inquiétude que dut éprouver Silas Toronthal, lorsqu’il apprit que le vieux Borik avait eu un entretien avec le docteur, que celui-ci, le lendemain, était venu faire visite à Mme Bathory.

« Qu’est-ce donc que cet homme ? » se demanda-t-il.

Et pourtant, que pouvait avoir à craindre le banquier dans sa situation présente ? Depuis quinze ans, rien n’avait transpiré de ses machinations d’autrefois. Mais tout ce qui se rapportait à la famille de ceux qu’il avait trahis et vendus ne pouvait que l’inquiéter. Si le remords n’avait pas prise sur sa conscience, la crainte s’y glissait souvent, et la démarche de ce docteur inconnu, puissant par sa renommée, puissant par sa fortune, n’était pas pour le rassurer.

« Mais quel est cet homme ?… répétait-il. Qu’est-il venu faire à Raguse dans la maison de madame Bathory ?… A-t-il été mandé comme médecin ?… Enfin que peut-il y avoir de commun entre elle et lui ? »

À cela, pas de réponse possible. Toutefois, ce qui rassura un peu Silas Toronthal, après une minutieuse enquête, ce fut la certitude que la visite faite à Mme Bathory ne s’était pas renouvelée.

Cependant, la résolution que le banquier avait prise d’entrer, coûte que coûte, en relations avec le docteur, n’en devint que plus tenace. Cette pensée l’obsédait jour et nuit. Il fallait mettre un terme à cette obsession. Par une sorte d’illusion que subissent les cerveaux surexcités, il se figurait que le calme renaîtrait en lui, s’il pouvait revoir le docteur Antékirtt, l’entretenir, connaître les motifs de son arrivée à Gravosa. Aussi cherchait-il à faire naître une occasion de le rencontrer.

Il crut l’avoir trouvée, voici à quel propos.

Depuis quelques années, Mme Toronthal souffrait d’une maladie de langueur que les médecins de Raguse étaient impuissants à combattre. Malgré leurs soins, malgré ceux dont sa fille l’entourait, Mme Toronthal, bien qu’elle ne fût point encore alitée, dépérissait visiblement. Y avait-il à cet état une cause purement morale ? Peut-être bien, mais personne n’avait pu encore la pénétrer. Seul, le banquier eût été à même de dire si sa femme, connaissant tout son passé, n’avait pas un invincible dégoût pour une existence qui ne pouvait que lui faire horreur.

Quoi qu’il en soit, l’état de santé de Mme Toronthal, à peu près abandonnée des médecins de la ville, parut être au banquier l’occasion qu’il cherchait de se retrouver en présence du docteur. Une consultation demandée, une visite à faire, celui-ci ne s’y refuserait pas, sans doute, — ne fût-ce que par humanité.

Silas Toronthal écrivit donc une lettre qu’il fit porter à bord de la Savarèna par un de ses gens. « Il serait heureux, disait-il, d’avoir l’avis d’un médecin d’un si incontestable mérite. » Puis, tout en s’excusant du trouble que cela pouvait apporter dans une existence aussi retirée que la sienne, il priait le docteur Antékirtt « de lui indiquer le jour où il devrait l’attendre à l’hôtel du Stradone. »

Le lendemain, lorsque le docteur reçut cette lettre, dont il regarda tout d’abord la signature, pas un muscle de sa face ne tressaillit. Il la lut jusqu’à la dernière ligne, sans que rien trahît la nature des réflexions qu’elle devait lui suggérer.

Quelle réponse allait-il faire ? Profiterait-il de cette occasion qui lui était offerte de pénétrer dans l’hôtel Toronthal, de se mettre en rapport avec la famille du banquier ? Mais, entrer dans cette maison, même à titre de médecin, n’était-ce pas y venir dans des conditions qui ne pouvaient aucunement lui convenir ?

Le docteur n’hésita pas. Il répondit par un simple billet qui fut remis au domestique du banquier. Ce billet ne contenait que ceci :

« Le docteur Antékirtt regrette de ne pouvoir donner ses soins à madame Toronthal. Il n’est pas médecin en Europe. »

Rien de plus.

Lorsque le banquier reçut cette laconique réponse, il froissa le billet avec un vif mouvement de dépit. Il était trop évident que le docteur refusait d’entrer en rapport avec lui. C’était un refus à peine déguisé, qui indiquait un parti pris chez ce singulier personnage.

« Et puis, se dit-il, s’il n’est pas médecin en Europe, pourquoi a-t-il accepté de l’être pour madame Bathory… à moins que ce ne soit à tout autre titre qu’il s’est présenté chez elle !… Qu’y venait-il faire alors ?… Qu’y a-t-il entre eux ? »

Cette incertitude rongeait Silas Toronthal, dont la vie était absolument troublée par la présence du docteur à Gravosa et le serait tant que la Savarèna n’aurait pas repris la mer. Du reste, il ne dit rien à sa femme ni à sa fille de l’inutile requête qu’il avait adressée. Il tint à garder pour lui le secret de ses très réelles inquiétudes. Mais il ne cessa pas de faire surveiller le docteur, de manière à être au courant de toutes ses démarches à Gravosa comme à Raguse.

Le lendemain même, un autre incident, allait encore lui donner un nouveau sujet d’alarme non moins sérieux.

Pierre Bathory était revenu de Zara, découragé. Il n’avait pu s’entendre au sujet de la position qui lui était offerte, — une importante usine métallurgique à diriger dans l’Herzégovine.

« Les conditions n’étaient pas acceptables », se contenta-t-il de dire à sa mère.

Mme Bathory regarda son fils, sans vouloir lui demander pourquoi ces conditions étaient inacceptables. Puis, elle lui remit une lettre, arrivée pour lui pendant son absence.

C’était la lettre par laquelle le docteur Antékirtt priait Pierre Bathory de vouloir bien passer à bord de la Savarèna, afin de l’entretenir d’une affaire qu’il était de son intérêt de connaître.

Pierre Bathory tendit la lettre à sa mère. Cette offre, faite par le docteur, ne pouvait la surprendre.

« Je m’y attendais, dit-elle.

— Vous vous attendiez à cette proposition, ma mère ? demanda le jeune homme, assez étonné de cette réponse.

— Oui… Pierre !… Le docteur Antékirtt est venu me voir pendant ton absence.

— Savez-vous donc quel est cet homme, dont on parle depuis quelque temps à Raguse ?

— Non, mon fils, mais le docteur Antékirtt connaissait ton père, il a été l’ami du comte Sandorf et du comte Zathmar, et c’est à ce titre qu’il s’est présenté chez moi.

— Mère, demanda Pierre Bathory, quelles preuves ce docteur vous a-t-il données qu’il ait été l’ami de mon père ?

— Aucune ! répondit Mme Bathory, qui ne voulait pas parler de l’envoi des cent mille florins, dont le docteur devait garder le secret vis-à-vis du jeune homme.

— Et si c’était quelque intrigant, quelque espion, quelque agent de l’Autriche ? reprit Pierre Bathory.

— Tu le jugeras, mon fils.

— Vous me conseillez donc d’aller le voir ?

— Oui, je te le conseille. Il ne faut pas négliger un homme qui veut reporter sur toi toute l’amitié qu’il a eue pour ton père.

— Mais qu’est-il venu faire à Raguse ? reprit Pierre. A-t-il donc des intérêts dans le pays ?

— Peut-être songe-t-il à s’en créer, répondit Mme Bathory. Il passe pour être extrêmement riche, et il est possible qu’il veuille t’offrir une situation digne de toi.

— J’irai le voir, ma mère, et je saurai ce qu’il me veut.

— Va donc dès aujourd’hui, mon fils, et rends-lui en même temps la visite que je ne peux lui rendre moi-même ! »

Pierre Bathory embrassa Mme Bathory. Il la tint même longtemps serrée contre sa poitrine. On eût dit qu’un secret l’étouffait, — secret qu’il n’osait avouer, sans doute ! Qu’y avait-il donc, dans son cœur, de si douloureux, de si grave, qu’il n’osât le confier à sa mère ?

« Mon pauvre enfant ! » murmura Mme Bathory.

Il était une heure après midi, lorsque Pierre prit le Stradone pour descendre jusqu’au port de Gravosa.

En passant devant l’hôtel Toronthal, il s’arrêta un instant, — rien qu’un instant. Ses regards se portèrent vers l’un des pavillons en retour, dont les fenêtres s’ouvraient sur la rue. Les persiennes en étaient fermées. La maison eût été inhabitée qu’elle n’aurait pas été plus close.

Pierre Bathory reprit sa marche qu’il avait plutôt ralentie qu’interrompue. Mais cela n’avait pu échapper au regard d’une femme, qui allait et venait sur le trottoir opposé du Stradone.

C’était une créature de grande taille. Son âge ?… Entre quarante et cinquante ans. Sa démarche ?… Mesurée, presque mécanique, comme si elle eût été tout d’une pièce. Cette étrangère, — sa nationalité se reconnaissait facilement à sa chevelure, brune encore et crêpelée, à son teint coloré de Marocaine, — était enveloppée dans une cape de couleur sombre, dont le capuchon recouvrait sa coiffure ornée de sequins. Était-ce une bohémienne, une gitane, une gypsie, une « romanichelle » comme dit l’argot parisien, un être d’origine égyptienne ou indoue ! On n’eût pu le dire, tant ces types se ressemblent. En tout cas, elle ne demandait pas l’aumône et ne l’eût pas acceptée sans doute. Elle était là pour son propre compte ou pour le compte d’autrui, surveillant, espionnant, aussi bien ce qui se passait à l’hôtel Toronthal que dans la maison de la rue Marinella.

En effet, dès qu’elle eut aperçu le jeune homme qui descendait le Stradone en se dirigeant vers Gravosa, elle le suivit de manière à ne jamais le perdre de vue, mais assez adroitement pour que son manège ne fût pas remarqué. Pierre Bathory, d’ailleurs, était trop absorbé pour observer ce qui se passait derrière lui. Lorsqu’il ralentit son pas devant l’hôtel Toronthal, cette femme ralentit le sien. Lorsqu’il se remit en route, elle le suivit en réglant sa marche sur la sienne.

Arrivé à la première enceinte de Raguse, Pierre Bathory la franchit assez rapidement, mais il ne distança pas l’étrangère.

Au dehors de la poterne, elle le retrouva sur la route de Gravosa, et, à vingt pas derrière lui, descendit l’avenue par la contre-allée plantée d’arbres.

Au même moment Silas Toronthal, en voiture découverte, revenait à Raguse. Il fallait donc nécessairement qu’il se croisât avec Pierre Bathory sur la route.

En les voyant tous deux, la Marocaine s’arrêta un instant. Peut-être pensa-t-elle que l’un allait aborder l’autre. Alors son regard s’alluma et elle chercha à se dissimuler derrière un gros arbre. Mais, si ces deux hommes se parlaient, comment pourrait-elle les entendre ?

Il n’en fut rien. Silas Toronthal avait aperçu Pierre, une vingtaine de pas avant d’arriver en face de lui. Cette fois, il ne lui répondit même pas par ce salut hautain, dont il n’avait pas pu se dispenser sur le quai de Gravosa, lorsque sa fille l’accompagnait. Il détourna la tête, au moment où le jeune homme soulevait son chapeau, et sa voiture l’emporta rapidement vers Raguse.

L’étrangère n’avait rien perdu de cette scène : une sorte de sourire anima sa face impassible.

Quant à Pierre Bathory, évidemment plus attristé qu’irrité des façons d’agir de Silas Toronthal, il continua sa route d’un pas moins rapide, sans se retourner.

La Marocaine le suivit de loin, et on eût pu l’entendre murmurer ces mots en langue arabe :

« Il est temps qu’il vienne ! »

Un quart d’heure après, Pierre arrivait sur les quais du port de Gravosa. Pendant quelques instants, il s’arrêta pour regarder l’élégante goélette, dont le guidon se développait légèrement à la brise de mer, en tête du grand mât.

« D’où peut venir ce docteur Antékirtt ? se répétait-il. Voilà un pavillon qui m’est inconnu ! »

Puis, s’adressant à un pilote qui se promenait sur le quai :

« Mon ami, savez-vous quel est ce pavillon ? » lui demanda-t-il.

Le pilote ne le connaissait pas. Tout ce qu’il pouvait dire de la goélette, c’est que sa patente portait qu’elle venait de Brindisi, et que ses papiers, visités par l’officier de port, avaient été trouvés en règle. Or, comme il s’agissait d’un yacht de plaisance, l’autorité avait respecté son incognito.

Pierre Bathory appela alors une embarcation et se fit conduire à bord de la Savarèna, pendant que la Marocaine, extrêmement surprise, le regardait s’éloigner.

Un instant après, le jeune homme mettait pied sur le pont de la goélette, et demandait si le docteur Antékirtt était à bord.

Sans doute, la consigne qui défendait à tout étranger l’accès de la Savarèna n’était pas faite pour lui. Aussi le maître d’équipage répondit-il que le docteur se trouvait dans sa chambre.

Pierre Bathory présenta sa carte en demandant si le docteur pouvait le recevoir.

Un timonier prit la carte et descendit par l’échelle de capot, qui conduisait au salon de l’arrière.

Une minute après, ce timonier remontait en disant que le docteur attendait M. Pierre Bathory.

Le jeune homme fut aussitôt introduit dans un salon, où ne pénétrait qu’un demi-jour, tamisé par les rideaux légers de la clairevoie. Mais, lorsqu’il arriva à la porte, dont les deux battants étaient ouverts, la lumière, que renvoyaient les glaces du panneau de fond, l’éclaira vivement.

Dans la pénombre se tenait le docteur Antékirtt, assis sur un divan. À cette apparition du fils d’Étienne Bathory, il éprouva une sorte de saisissement, dont Pierre ne put s’apercevoir, et ces mots s’échappèrent pour ainsi dire de ses lèvres :

« C’est lui !… C’est tout lui ! »

Et, en effet, Pierre Bathory était bien le portrait vivant de son père, tel que le noble Hongrois avait dû être à l’âge de vingt-deux ans : même énergie dans les yeux, même noblesse d’attitude, même regard, prompt à s’enthousiasmer pour le bien, le vrai, le beau.

« Monsieur, Bathory, dit le docteur en se levant, je suis très heureux que vous ayez bien voulu vous rendre à l’invitation que contenait ma lettre. »

Et, sur un geste qui lui fut fait, Pierre Bathory s’assit à l’autre angle du salon.

Le docteur, en parlant, avait employé cette langue hongroise, qu’il savait être celle du jeune homme.

« Monsieur, dit Pierre Bathory, je serais venu vous rendre la visite que vous avez faite à ma mère, quand bien même je n’aurais pas été invité à me rendre à votre bord. Je sais que vous êtes l’un de ces amis inconnus, auxquels est chère la mémoire de mon père et des deux patriotes qui sont morts avec lui !… Je vous remercie de leur avoir conservé une place dans votre souvenir ! »

En évoquant ce passé, si lointain déjà, en parlant de son père, de ses amis le comte Mathias Sandorf et Ladislas Zathmar, Pierre ne put cacher son émotion.

« Je vous demande pardon, monsieur ! dit-il. En me rappelant ce qu’ils ont fait, je ne puis… »

Ne sentait-il donc pas que le docteur Antékirtt était plus ému que lui, peut-être, et que s’il ne répondait pas, c’était pour ne rien laisser voir de ce qui se passait dans son âme ?

« Monsieur Bathory, dit-il enfin, je n’ai point à vous pardonner une douleur si naturelle. D’ailleurs, vous êtes de sang hongrois, et quel enfant de la Hongrie serait assez dénaturé pour ne pas sentir son cœur se serrer à de tels souvenirs ! À cette époque, il y a quinze ans, — oui ! il y a déjà quinze ans ! — vous étiez bien jeune. À peine si vous pouvez dire que vous ayez connu votre père et les événements auxquels il a pris part !

— Ma mère est un autre lui-même, monsieur ! répondit Pierre Bathory. Elle m’a élevé dans le culte de celui qu’elle n’a cessé de pleurer ! Tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a tenté, toute cette vie de dévouement envers les siens, de patriotisme envers son pays, je l’ai su par elle ! Je n’avais que huit ans, lorsque mon père est mort, mais il me semble qu’il est toujours vivant, puisqu’il revit dans ma mère !

— Vous aimez votre mère comme elle mérite d’être aimée, Pierre Bathory, répondit le docteur Antékirtt, et nous, nous la vénérons comme la veuve d’un martyr ! »

Pierre ne put que remercier le docteur des sentiments qu’il exprimait ainsi. Le cœur lui battait à l’entendre, et il ne remarqua même pas qu’il parlait toujours avec une sorte de froideur, naturelle ou voulue, qui semblait être le fond de son caractère.

« Puis-je vous demander, reprit-il, si vous avez personnellement connu mon père ?

— Oui, monsieur Bathory, répondit le docteur, non sans une certaine hésitation, mais je ne l’ai connu que comme un étudiant peut connaître un professeur qui fut l’un des plus distingués des Universités hongroises. J’ai fait mes études de sciences médicales et physiques dans votre pays. J’ai été l’élève de votre père, qui n’était plus âgé que moi que d’une dizaine d’années seulement. J’ai appris à l’estimer, à l’aimer, car je sentais vibrer dans ses enseignements tout ce qui en a fait plus tard un ardent patriote, et je ne le quittai qu’au moment où je dus aller finir à l’étranger des études commencées en Hongrie. Mais, peu de temps après, le professeur Étienne Bathory venait de sacrifier sa position aux idées qu’il croyait nobles et justes, sans qu’aucun intérêt privé pût l’arrêter dans la voie du devoir. C’est à cette époque qu’il abandonna Presbourg pour venir s’établir à Trieste. Votre mère l’avait soutenu de ses conseils, entouré de ses soins, pendant ce temps d’épreuves. Elle possédait toutes les vertus de la femme, comme votre père a eu toutes les vertus de l’homme. Vous me pardonnerez, monsieur Pierre, de vous rappeler ces douloureux souvenirs, et, si je l’ai fait, c’est que vous n’êtes point de ceux qui les peuvent oublier !

— Non, monsieur, non ! répondit le jeune homme avec l’enthousiasme débordant de son âge, pas plus que la Hongrie n’oubliera jamais les trois hommes qui se sont sacrifiés pour elle, Ladislas Zathmar, Étienne Bathory, et le plus audacieux peut-être, le comte Mathias Sandorf !

— S’il fut le plus audacieux, répondit le docteur, croyez que ses deux amis ne lui furent inférieurs ni en dévouement, ni en sacrifices, ni en courage ! Tous trois ont droit au même respect ! Tous trois ont le même droit à être vengés… »

Le docteur s’arrêta. Il se demandait si Mme Bathory avait fait connaître à Pierre les circonstances dans lesquelles les chefs de la conspiration avaient été livrés, si elle avait prononcé devant lui ce mot de trahison ?… Mais le jeune homme ne le releva pas.

En réalité, Mme Bathory s’était tue à ce sujet. Sans doute, elle n’avait pas voulu mettre cette haine dans la vie de son fils et le lancer peut-être sur de fausses pistes, puisque personne ne connaissait le nom des traîtres.

Le docteur se crut donc, quant à présent, obligé à la même réserve, et il n’insista pas.

Ce qu’il n’hésita pas à dire, c’est que, sans l’acte odieux de cet Espagnol qui avait livré les fugitifs recueillis dans la maison du pêcheur Andréa Ferrato, très probablement le comte Mathias Sandorf et Étienne Bathory eussent échappé à la poursuite des agents de Rovigno. Et, une fois au-delà des frontières autrichiennes, en n’importe quelle contrée, toutes les portes se fussent ouvertes pour les recevoir.

« Chez moi, ajouta-t-il, ils auraient trouvé un refuge qui ne leur eût jamais fait défaut !

— En quel pays, monsieur ? demanda Pierre.

— À Céphalonie, où je demeurais à cette époque.

— Oui ! dans ces îles Ioniennes, sous la protection du pavillon grec, ils auraient été sauvés, et mon père vivrait encore ! »

Pendant quelques instants, la conversation fut interrompue par ce retour vers le passé. Mais le docteur la reprit en disant :

« Monsieur Pierre, nos souvenirs nous ont emportés bien loin du présent ! Voulez-vous que nous en parlions maintenant, et surtout de l’avenir que j’entrevois pour vous ?

— Je vous écoute, monsieur, répondit Pierre. Dans votre lettre vous m’avez fait comprendre qu’il s’agissait de mes intérêts, peut-être…

— En effet, monsieur Bathory, et si je n’ignore pas quel a été le dévouement de votre mère pendant la jeunesse de son fils, je sais aussi que vous avez été digne d’elle, et qu’après de si rudes épreuves, vous êtes devenu un homme…

— Un homme ! répondit Pierre Bathory, non sans amertume. Un homme qui n’a pas encore pu se suffire à lui-même, ni rendre à sa mère ce qu’elle a fait pour lui !

— Sans doute, répondit le docteur, mais la faute n’en est point à vous. Combien il est difficile de se faire une situation au milieu de cette concurrence qui met tant de rivaux à se disputer si peu de places, je ne puis l’ignorer. Vous êtes ingénieur ?

— Oui, monsieur ! Je suis sorti des Écoles avec ce titre, mais ingénieur libre, n’ayant aucune attache avec l’État. J’ai donc dû chercher à me placer dans quelque société industrielle, et, jusqu’ici, je n’ai rien trouvé qui pût me convenir — du moins à Raguse.

— Et au dehors ?…

— Au dehors !… répondit Pierre Bathory en hésitant un peu devant la question.

— Oui !… N’est-ce pas à propos d’une affaire de ce genre que vous êtes allé à Zara, il y a quelques jours ?

— On m’avait parlé, en effet, d’une situation que pouvait m’offrir une société métallurgique.

— Et cette place ?…

— On me l’a offerte !

— Et vous ne l’avez pas acceptée ?…

— J’ai dû la refuser parce qu’il s’agissait d’aller s’établir définitivement en Herzégovine…

— En Herzégovine ? Où madame Bathory n’aurait peut-être pu vous accompagner ?…

— Ma mère, monsieur, m’aurait suivi partout où mon intérêt m’eût obligé d’aller.

— Eh bien, pourquoi ne pas avoir accepté cette place ? reprit le docteur en insistant.

— Monsieur, répondit le jeune homme, dans les circonstances où je me trouve, j’ai des raisons sérieuses pour ne point quitter Raguse ! »

Le docteur, pendant qu’il lui faisait cette réponse, avait remarqué un certain embarras dans l’attitude de Pierre Bathory. Sa voix tremblait en exprimant ce désir — mieux que ce désir, — cette résolution de ne pas abandonner Raguse. Quel était donc le si grave motif pour lequel il refusait les propositions qui lui avaient été faites ?

« Voilà qui rendra inacceptable, reprit le docteur Antékirtt, l’affaire dont je voulais vous parler.

— Il s’agissait de partir ?…

— Oui… pour un pays où je fais exécuter des travaux considérables que j’aurais été heureux de mettre sous votre direction.

— Je le regrette, monsieur, mais croyez que si j’ai pris cette résolution…

— Je le crois, monsieur Pierre, et je le regrette plus que vous, peut-être ! J’aurais été si heureux de pouvoir reporter sur vous toute l’affection que j’avais pour votre père ! »

Pierre Bathory ne répondit pas. En proie à une lutte intérieure, il était visible qu’il souffrait — et beaucoup. Le docteur sentait qu’il eût voulu parler et qu’il n’osait le faire. Mais enfin une irrésistible impulsion poussa Pierre Bathory vers cet homme, qui montrait tant de sympathie pour sa mère et pour lui.

« Monsieur… monsieur !… dit-il avec une émotion qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Non !… Ne croyez pas qu’un caprice, un entêtement, me font vous répondre par un refus !… Vous m’avez parlé comme un ami d’Étienne Bathory !… Vous voulez reporter toute cette amitié sur moi !… Moi aussi, je le sens, bien que je ne vous connaisse que depuis quelques instants… Oui ! j’éprouve pour vous, monsieur, toute l’affection que j’aurais eue pour mon père !…

— Pierre !… mon enfant ! s’écria le docteur en saisissant la main du jeune homme.

— Oui ! monsieur !… reprit Pierre Bathory, et je vous dirai tout !… J’aime une jeune fille de cette ville !… Entre nous deux, il y a l’abîme qui sépare la pauvreté de la richesse !… Mais je n’ai pas voulu voir cet abîme, et peut-être, elle aussi, ne l’a-t-elle pas vu ! Si rarement que je puisse l’apercevoir soit dans la rue, soit à sa fenêtre, c’est un bonheur auquel je n’aurais pas la force de renoncer !… À l’idée qu’il me faudrait partir, et partir pour longtemps, je deviendrais fou !… Ah !… monsieur… comprenez-moi… et pardonnez-moi de refuser…

— Oui, Pierre ! répondit le docteur Antékirtt, je vous comprends, et je n’ai rien à vous pardonner ! Vous avez bien fait de me parler en toute franchise, et voilà une circonstance qui change bien les choses !… Votre mère sait-elle ce que vous venez de m’apprendre ?

— Je ne lui ai encore rien dit, monsieur ! Je n’ai pas osé, parce que, dans notre modeste position, peut-être eût-elle eu la sagesse de m’ôter tout espoir !… Mais peut-être a-t-elle deviné et compris ce que je souffrais… ce que je devais souffrir !

— Pierre, dit le docteur, vous avez mis votre confiance en moi, et vous avez eu raison !… Cette jeune fille est riche ?…

— Très riche !… Trop riche ! répondit le jeune homme. Oui ! trop riche pour moi !

— Elle est digne de vous ?

— Ah ! monsieur, aurais-je pensé à donner à ma mère une fille qui ne fût pas digne d’elle ?

— Eh bien, Pierre, reprit le docteur, peut-être n’y a-t-il pas d’abîme qui ne puisse être franchi !

— Monsieur, s’écria le jeune homme, ne me donnez pas un espoir irréalisable !

— Irréalisable ! »

Et l’accent avec lequel le docteur Antékirtt prononça ce mot indiquait une telle confiance en lui-même, que Pierre Bathory fut comme transformé, qu’il se crut maître du présent, maître de l’avenir.

« Oui, Pierre, reprit le docteur, ayez confiance en moi !… Lorsque vous le jugerez convenable, et pour que je puisse agir, vous me direz le nom de cette jeune fille…

— Monsieur, répondit Pierre Bathory, pourquoi vous le cacherais-je ?… C’est mademoiselle Toronthal ! »

L’effort que dut faire le docteur pour rester calme en entendant ce nom détesté, ce fut celui d’un homme aux pieds duquel tombe la foudre et qui ne tressaille même pas. Un instant — quelques secondes seulement, — il resta immobile et muet.

Puis, sans que sa voix trahît aucune émotion :

« Bien, Pierre, bien ! dit-il. Laissez-moi songer à tout ceci !… Laissez-moi voir…

— Je me retire, monsieur, répondit le jeune homme, en serrant la main que lui tendait le docteur, et permettez-moi de vous remercier comme je remercierais mon père ! »

Pierre Bathory quitta le salon dans lequel le docteur demeura seul. Il remonta sur le pont, reprit son canot qui l’attendait à la coupée, se fit débarquer au môle, et reprit la route de Raguse.

L’étrangère, qui l’avait attendu pendant toute sa visite à bord de la Savarèna, se remit à le suivre.

Pierre Bathory sentait en lui-même comme un immense apaisement. Enfin son cœur s’était ouvert ! Il avait pu se confier à un ami… plus qu’un ami, peut-être ! Il était dans un de ces jours heureux, dont la fortune se montre si avare ici-bas !

Et comment en aurait-il douté, lorsqu’en passant devant l’hôtel du Stradone, à l’une des fenêtres du pavillon il vit un coin du rideau se soulever légèrement, puis retomber aussitôt ?

Mais l’étrangère, elle aussi, avait vu ce mouvement, et, jusqu’au moment où Pierre Bathory eut disparu en tournant la rue Marinella elle resta immobile devant l’hôtel. Puis, elle se rendit au bureau du télégraphe, et lança une dépêche qui ne contenait que ce mot :

« Viens ! »

L’adresse de cette dépêche était ainsi libellée :

« Sarcany, bureau restant, Syracuse, Sicile. »




VI

LES BOUCHES DE CATTARO.


Ainsi, la fatalité, qui joue un rôle prédominant dans les événements de ce monde, avait réuni en cette même ville de Raguse la famille Bathory et la famille Toronthal. Non seulement elle les avait réunies, mais, rapprochées l’une de l’autre, elles habitaient ce même quartier du Stradone. Puis, Sava Toronthal et Pierre Bathory s’étaient vus, rencontrés, aimés, — Pierre, le fils de l’homme qu’une délation avait envoyé à la mort, Sava, la fille de l’homme qui avait été le délateur !

Voilà ce que se disait le docteur Antékirtt, après que le jeune ingénieur l’eut quitté.

« Et Pierre s’en va plein d’espoir, répétait-il, et cet espoir qu’il n’avait pas encore, c’est moi qui viens de le lui donner ! »

Le docteur était-il homme à entreprendre une lutte sans merci contre cette fatalité ? Se sentait-il la puissance de disposer à son gré des choses humaines ? Cette force, cette énergie morale qu’il faut pour mater la destinée, ne lui manquerait-elle pas ?

« Non ! je lutterai ! s’écria-t-il. Un tel amour est odieux, criminel ! Que Pierre Bathory, devenu le mari de la fille de Silas Toronthal, apprenne un jour la vérité, il ne pourrait même plus venger son père ! Il n’aurait plus qu’à se tuer de désespoir ! Aussi je lui dirai tout, s’il le faut !… Je lui dirai ce que cette famille a fait à la sienne !… Cet amour, n’importe comment, je le briserai ! »

En effet, une telle union eût été monstrueuse.

On ne l’a pas oublié : dans sa conversation avec Mme Bathory, le docteur Antékirtt avait raconté que les trois chefs de la conspiration de Trieste avaient été victimes d’une machination abominable, qui s’était révélée au cours des débats, et qu’une indiscrétion d’un des gardiens du donjon de Pisino lui avait fait connaître.

On sait encore que Mme Bathory, et pour certaines raisons, n’avait encore rien dit de cette trahison à son fils. D’ailleurs, elle n’en connaissait pas les auteurs. Elle ignorait que l’un d’eux, riche et considéré, demeurât à Raguse, à quelques pas, dans le Stradone. Le docteur ne les lui avait pas nommés. Pourquoi ? Sans doute, parce que l’heure n’était pas venue de les démasquer. Mais il les connaissait. Il savait que Silas Toronthal était l’un de ces traîtres et Sarcany, l’autre. Et, s’il n’avait pas été plus loin dans ses confidences, c’est qu’il comptait sur le concours de Pierre Bathory, c’est qu’il voulait associer le fils à l’œuvre de justice qui devait atteindre les meurtriers de son père, et venger avec lui ses deux compagnons, Ladislas Zathmar et le comte Mathias Sandorf !

Et voilà ce qu’il ne pouvait plus dire au fils d’Étienne Bathory, sans le frapper au cœur !

« Peu importe ! répéta-t-il. Ce cœur, je le briserai. »

Ce parti bien arrêté, comment agirait le docteur Antékirtt ? Révéler à Mme Bathory ou à son fils le passé du banquier de Trieste ? Mais possédait-il les preuves matérielles de sa trahison ? Non, puisque Mathias Sandorf, Étienne Bathory et Ladislas Zathmar, les seuls qui eussent jamais eu ces preuves, étaient morts. Répandre dans la ville le bruit de cet acte abominable, sans en prévenir la famille Bathory ? Oui, cela eût suffi, sans doute, à creuser un nouvel abîme entre Pierre et la jeune fille, — abîme infranchissable, cette fois. Mais ce secret divulgué, n’était-il pas à craindre que Silas Toronthal ne cherchât à quitter Raguse ?

Or, le docteur ne voulait pas que le banquier disparût. Il fallait que le traître restât à la disposition du justicier, lorsque viendrait l’heure de la justice.

Et, à ce propos, les événements devaient tourner tout autrement qu’il ne l’imaginait.

Après avoir pesé le pour et le contre de la question, le docteur, n’étant pas en mesure d’agir directement contre Silas Toronthal, résolut d’aller au plus pressé. Avant tout, il fallait arracher Pierre Bathory de cette ville, où l’honneur de son nom était en péril. Oui ! Il saurait l’entraîner si loin que personne ne pourrait retrouver ses traces. Quand il le tiendrait en son pouvoir, il lui dirait tout ce qu’il savait de Silas Toronthal et de Sarcany, son complice ; il l’associerait à son œuvre. Mais il n’avait pas un seul jour à perdre.

C’est dans ce but qu’une dépêche du docteur fit venir de son port d’attache aux bouches de Cattaro, dans le sud de Raguse, sur l’Adriatique, l’un de ses plus rapides engins de locomotion. C’était un de ces prodigieux Thornycrofts, qui ont servi de modèles aux torpilleurs modernes. Ce long fuseau d’acier, long de quarante et un mètres, jaugeant soixante-dix tonneaux, sans mât ni cheminée, portant simplement une plate-forme extérieure et une cage métallique, avec hublots lenticulaires, destinée à l’homme de barre, hermétiquement fermée quand l’état de la mer l’exigeait, pouvait se glisser entre deux eaux, sans perdre ni temps ni route à suivre les ondulations de la houle. Aussi, d’une marche supérieure à tous les torpilleurs de l’Ancien et du Nouveau Monde, enlevait-il aisément ses cinquante kilomètres à l’heure. Grâce à cette vitesse excessive, en mainte occasion déjà, le docteur avait pu accomplir des traversées extraordinaires. De là, ce don d’ubiquité qu’on lui avait attribué, quand, à de très courts intervalles de temps, il accourait du fond de l’Archipel aux dernières limites de la mer des Syrtes.

Toutefois, une notable différence entre les Thornycrofts et les appareils du docteur, c’est qu’au lieu de la vapeur surchauffée, c’était l’électricité qu’il employait à les mouvoir au moyen de puissants accumulateurs, inventés par lui, et dans lesquels il pouvait emmagasiner ce fluide sous une tension pour ainsi dire infinie. Aussi ces rapides engins portaient-ils le nom d’Electrics, avec un simple numéro d’ordre. Tel était l’Electric 2, qui venait d’être mandé aux bouches de Cattaro.

Puis, ces ordres donnés, le docteur attendit le moment d’agir. En même temps, il prévint Pointe Pescade et Cap Matifou qu’il aurait très prochainement besoin de leurs services.

Si les deux amis furent heureux d’avoir enfin à faire preuve de dévouement, il est inutile d’y insister.

Un nuage, un seul, jeta quelque ombre sur la joie avec laquelle ils accueillirent cette proposition.

Pointe Pescade devait rester à Raguse, afin de surveiller l’hôtel du Stradone et la maison de la rue Marinella, tandis que Cap Matifou allait suivre à Cattaro le docteur Antékirtt. Ce serait donc une séparation, — la première, depuis tant d’années que ces deux compagnons de misère avaient vécu côte à côte ! De là, une touchante inquiétude de Cap Matifou, en songeant qu’il n’aurait plus près de lui son petit Pescade.

« Patience, mon Cap, patience ! lui dit Pointe Pescade. Ça ne durera pas ! Le temps de jouer la pièce, et ce sera fait ! Car, si je ne me trompe, c’est une fameuse pièce que l’on prépare, et avec un non moins fameux directeur, qui nous y réserve un fameux rôle à chacun !… Crois-moi ! Tu ne te plaindras pas du tien !

— Tu penses ?

— J’en suis sûr ! Ah ! pas les amoureux, par exemple ! Ce n’est pas dans ta nature, bien que tu sois sentimental en diable ! Pas les traîtres non plus ! Tu as une trop bonne grosse figure pour cela !… Non, tu seras le bon génie qui vient au dénouement punir le vice et récompenser la vertu !…

— Comme dans les parades ?… répondit Cap Matifou.

— Comme dans les parades ! Oui ! Je te vois dans ce rôle là, mon Cap ! Au moment où le traître s’y attend le moins, tu apparais avec tes larges mains ouvertes, et tu n’as qu’à les refermer pour amener le dénouement !… Si le rôle n’est pas long, il est sympathique, et quels bravos, quel argent tu feras par dessus le marché !

— Oui, sans doute, répondit l’Hercule, mais, en attendant, il va falloir se séparer !

— Oh ! pour quelques jours ! Seulement, promets-moi de ne pas te laisser dépérir pendant mon absence ! Fais bien exactement tes six repas et engraisse, mon Cap !… Et, maintenant, serre-moi dans tes bras, ou plutôt fais semblant, comme au théâtre, car tu risquerais de m’étouffer !… Ah ! dame, il faut prendre l’habitude de jouer la comédie en ce monde !… Embrasse-moi encore une fois, et n’oublie pas ton petit Pointe Pescade qui n’oubliera jamais son gros Cap Matifou ! »

Tels furent les émouvants adieux de ces deux amis, lorsqu’ils durent se séparer l’un de l’autre. Vraiment, Cap Matifou avait le cœur oppressé dans son énorme poitrine, quand il se retrouva seul à bord de la Savarèna. Le jour même, par ordre du docteur, son compagnon s’était installé à Raguse, avec mission de ne point perdre de vue Pierre Bathory, de surveiller l’hôtel Toronthal et de se tenir au courant de tout.

Pendant ces longues heures que Pointe Pescade allait passer dans le quartier du Stradone, il aurait dû se rencontrer avec cette étrangère, qui avait été certainement chargée de la même mission que lui. Et, sans doute, cette rencontre se fût produite, si la Marocaine, après avoir lancé sa dépêche n’eût quitté Raguse pour se rendre en un lieu de rendez-vous, convenu d’avance, où Sarcany devait la rejoindre. Pointe Pescade ne fut donc point gêné dans ses opérations, et put remplir ce mandat de confiance avec son intelligence habituelle.

Certes, Pierre Bathory n’aurait jamais imaginé qu’il fût surveillé de si près, ni deviné qu’aux yeux de cette espionne se fussent substitués les yeux de Pointe Pescade. Après sa conversation avec le docteur, après l’aveu qu’il lui avait fait, il s’était senti plus confiant. Pourquoi, maintenant, eût-il caché à sa mère quoi que ce fût de l’entretien qu’il venait d’avoir à bord de la Savarèna ? N’aurait-elle pas lu dans son regard et jusque dans son âme ? N’eût-elle pas compris qu’un changement venait de se faire en lui, que le chagrin, le désespoir avaient fait place à l’espérance et au bonheur ?

Pierre Bathory avoua donc tout à sa mère. Il lui dit quelle était cette jeune fille qu’il aimait, comment c’était pour elle qu’il avait refusé de quitter Raguse. Peu importait sa situation à lui ! Le docteur Antékirtt ne lui avait-il pas dit d’espérer !

« Voilà donc pourquoi tu souffrais tant, mon enfant ! répondit Mme Bathory. Que Dieu te vienne en aide, et qu’il reporte sur toi tout le bonheur qui nous a manqué jusqu’ici ! »

Mme Bathory vivait très retirée dans sa maison de la rue Marinella. Elle n’en sortait que pour aller à la messe avec son vieux serviteur, lorsqu’elle accomplissait ses devoirs religieux avec cette piété pratiquante et austère des Hongroises catholiques. Elle n’avait jamais entendu parler de la famille Toronthal. Jamais son regard ne s’était même levé sur cet hôtel, devant lequel elle passait, quand elle se rendait à l’église du Rédempteur, qui dépend du couvent des Franciscains, situé presque à l’entrée du Stradone. Elle ne connaissait donc point la fille de l’ancien banquier de Trieste.

Il fallut que Pierre la lui dépeignît moralement et physiquement, qu’il lui dît où il l’avait vue pour la première fois, comment il ne pouvait douter que son amour fût partagé. Et tous ces détails, il les donna avec une ardeur que Mme Bathory ne fut point surprise de trouver en l’âme tendre et passionnée de son fils.

Mais, lorsque Pierre lui apprit quelle était la situation de la famille Toronthal, lorsqu’elle sut que cette jeune fille serait une des plus riches héritières de Raguse, elle ne put dissimuler ses inquiétudes. Le banquier consentirait-il jamais à ce que son unique enfant devînt la femme d’un jeune homme sans fortune, sinon sans avenir ?

Toutefois, Pierre ne trouva pas nécessaire d’insister sur la froideur, sur le dédain même, avec lequel Silas Toronthal l’avait jusqu’alors accueilli. Il se contenta de répéter les paroles du docteur. Celui-ci lui avait affirmé qu’il pouvait, qu’il devait avoir confiance en l’ami de son père, qu’il se sentait pour lui une affection quasi paternelle, — ce dont Mme Bathory ne pouvait douter, sachant ce qu’il avait déjà voulu faire pour elle et les siens ! Enfin, comme son fils, comme Borik, qui crut devoir donner son avis, elle ne se refusa pas à espérer, et il y eut un peu de bonheur dans l’humble maison de la rue Marinella.

Puis, Pierre Bathory éprouva encore cette joie de revoir Sava Toronthal, le dimanche suivant, à l’église des Franciscains. La physionomie de la jeune fille, toujours un peu triste, s’anima, quand elle aperçût Pierre qui était comme transfiguré. Tous deux se parlèrent ainsi du regard, et se comprirent. Et quand Sava rentra à l’hôtel, vivement impressionnée, elle emportait une part de ce bonheur qu’elle avait si visiblement lu sur le visage du jeune homme.

Cependant, Pierre n’avait point revu le docteur. Il attendait une invitation de retourner à bord de la goélette. Quelques jours s’écoulèrent, mais aucune lettre ne vint lui donner un nouveau rendez-vous.

« Sans doute, pensa-t-il, le docteur aura voulu prendre des informations !… Il sera venu ou il aura envoyé à Raguse pour avoir quelques renseignements sur la famille Toronthal !… Peut-être même a-t-il tenu à connaître Sava !… Oui ! Il n’est pas impossible qu’il ait déjà vu son père, qu’il l’ait pressenti à ce sujet !… Pourtant, une ligne de lui, rien qu’un mot, m’aurait fait bien plaisir, — surtout si ce mot avait été : Venez ! »

Le mot n’arriva pas. Cette fois, Mme Bathory ne parvint pas sans peine à calmer les impatiences de son fils. Il se désespérait, et, maintenant, ce fut à elle de lui rendre un peu d’espoir, bien qu’elle ne fût pas sans inquiétudes. La maison de la rue Marinella était ouverte au docteur, il ne pouvait l’ignorer, et même sans ce nouvel intérêt qu’il portait à Pierre, l’intérêt que lui inspirait cette famille, pour laquelle il avait déjà manifesté tant de sympathie, n’eût-il pas dû suffire à l’attirer ?

Il arriva donc que Pierre, après avoir compté les jours et les heures, n’eut plus la force de résister. Il lui fallait à tout prix revoir le docteur Antékirtt. Une invincible force le poussait vers Gravosa. Une fois à bord de la goélette, on comprendrait son impatience, on excuserait sa démarche, même si elle était prématurée.

Le 7 juin, dès huit heures du matin, Pierre Bathory quitta sa mère, sans lui rien dire de ses projets. Il sortit de Raguse et gagna Gravosa d’un pas rapide que Pointe Pescade aurait eu quelque peine à suivre, s’il n’eût été si alerte. Arrivé sur le quai, en face du poste de mouillage qu’occupait la Savarèna à sa dernière visite, il s’arrêta.

La Savarèna n’était plus dans le port.

Pierre chercha du regard, si elle n’avait pas changé de place… Il ne l’aperçut pas.

À un marin qui se promenait sur le quai, il demanda ce qu’était devenue la goélette du docteur Antékirtt.

La Savarèna avait appareillé la veille au soir, lui fut-il répondu, et de même qu’on ignorait d’où elle était venue, on ne savait pas davantage où elle était allée.

La goélette partie ! Le docteur Antékirtt aussi mystérieusement disparu qu’arrivé !

Pierre Bathory reprit le chemin de Raguse, cette fois, plus désespéré que jamais.

Certes, si une indiscrétion avait pu révéler au jeune homme que la goélette avait fait voile pour Cattaro, il n’eût pas hésité à l’y rejoindre. Mais, en réalité, ce voyage aurait été inutile. La Savarèna, arrivée devant les bouches, n’y était point entrée. Le docteur, accompagné de Cap Matifou, s’était fait mettre à terre par une des embarcations du bord ; puis, le yacht avait aussitôt repris la mer pour une destination inconnue.

Il n’est pas de plus curieux endroit en Europe, et peut-être dans tout l’Ancien Continent, que cette disposition, à la fois orographique et hydrographique, qui est connue sous le nom de Bouches de Cattaro.

Cattaro n’est point un fleuve, comme on serait tenté de le croire : c’est une ville, siège d’un évêché, dont on a fait la capitale d’un Cercle. Quant aux bouches, elles comprennent six baies, disposées à la suite l’une de l’autre, communiquant entre elles par d’étroits canaux, et que l’on peut traverser en six heures. De ce chapelet de petits lacs, qui s’égrène à travers les montagnes du littoral, le dernier grain, situé au pied du mont Norri, indique la limite de l’empire d’Autriche. Au-delà commence l’empire Ottoman.

C’est à l’entrée des bouches que le docteur s’était fait débarquer, après une traversée rapide. Là, un rapide canot à moteur électrique l’attendait pour le conduire à l’extrême baie. Après avoir doublé la pointe d’Ostro, passé devant Castel-Nuovo, entre deux panoramas de villes et de chapelles, devant Stolivo, devant Perasto, célèbre lieu de pèlerinage, devant Risano, où les costumes dalmates se mélangent déjà aux costumes turcs et albanais, il arriva de lac en lac au dernier cirque, dans le fond duquel est bâtie Cattaro.

L’Electric 2 était mouillé à quelques encablures de la ville, sur ces eaux, endormies et sombres, que pas une ride ne troublait pendant cette belle soirée de juin.

Mais ce ne fut point à bord que le docteur alla prendre logement. Sans doute, pour les nécessités de ses projets ultérieurs, il ne voulait pas que l’on sût que ce rapide appareil de locomotion lui appartenait. Aussi débarqua-t-il à Cattaro même, avec l’intention de descendre dans l’un des hôtels de la ville, où Cap Matifou devait l’accompagner.

Quant au canot qui les avait amenés tous deux, il se perdit au milieu de l’obscurité, sur la droite du port, au fond d’une petite anse, où il devait rester invisible. Là, à Cattaro, le docteur allait être aussi inconnu que s’il eût été se réfugier dans le plus obscur coin du monde. C’est à peine si les Bocchais, les habitants de ce riche district de la Dalmatie, qui sont Slaves d’origine, devaient remarquer la présence d’un étranger parmi eux.

À la voir de la baie, on dirait que la ville de Cattaro est construite en creux dans l’épaisseur du mont Norri. Ses premières maisons bordent un quai, conquis sur la mer, sans doute, au fond de l’angle aigu du petit lac, dont la pointe s’enfonce dans le massif montagneux. C’est à la pointe de cet entonnoir, d’un aspect très riant, avec ses beaux arbres et ses arrière-plans de verdure, que les paquebots, principalement ceux du Lloyd, et les grands caboteurs de l’Adriatique viennent accoster.

Dès le soir même, le docteur s’occupa de trouver un logement. Cap Matifou l’avait suivi, sans même demander où il venait de débarquer. Que ce fût en Dalmatie ou en Chine, peu lui importait. Comme un chien fidèle, il allait où allait son maître. Il n’était qu’un outil, une machine obéissante, machine à tourner, machine à forer, machine à percer, que le docteur se réservait de mettre en jeu, dès qu’il le jugerait nécessaire.

Tous deux, après avoir dépassé les quinconces du quai, franchirent l’enceinte fortifiée de Cattaro ; puis, ils s’engagèrent à travers une série de rues étroites et montantes, dans lesquelles fourmille une population de quatre à cinq mille habitants. C’était le moment où l’on refermait la Porte de Mer, — porte qui ne reste ouverte que jusqu’à huit heures du soir, excepté le jour où arrivent les paquebots.

Le docteur eut bientôt reconnu qu’il ne se trouvait pas un seul hôtel dans la ville. Il fallait donc s’enquérir d’un logeur, qui consentirait à louer un appartement, — ce que d’ailleurs les propriétaires de Cattaro font volontiers, non sans profit.

Le logeur se trouva, le logement aussi. Le docteur fut bientôt installé dans une rue assez propre, au rez-de-chaussée d’une maison suffisante pour lui et pour son compagnon. Tout d’abord, il fut convenu que Cap Matifou serait nourri par le propriétaire, et, bien que celui-ci eût fait des prix excessifs que justifiait l’énormité de son nouvel hôte, l’affaire fut réglée à la satisfaction des parties contractantes.

Quant au docteur Antékirtt, il se réservait le droit de prendre ses repas au dehors.

Le lendemain, après avoir laissé Cap Matifou libre d’employer son temps comme il le voudrait, le docteur commença sa promenade en allant à la poste, où lettres ou dépêches devaient lui être adressées sous des initiales convenues. Rien n’était encore arrivé à son adresse. Il sortit alors de la ville, dont il voulait observer les environs. Il ne tarda pas à trouver un restaurant passable, dans lequel se réunit le plus ordinairement la société cattarine, officiers et fonctionnaires autrichiens, qui se considèrent là comme en exil, pour ne pas dire en prison.

Le docteur n’attendait plus maintenant que le moment d’agir. Voici quel était son plan.

Il s’était décidé à faire enlever Pierre Bathory. Mais, cet enlèvement, à bord de la goélette, pendant sa relâche à Raguse, eût été difficile. Le jeune ingénieur était connu à Gravosa, et comme l’attention publique avait été attirée sur la Savarèna ainsi que sur son propriétaire, l’affaire, en admettant qu’elle réussît, se serait rapidement ébruitée. Or, le yacht n’était qu’un bâtiment à voiles, et, si quelque steamer du port se fût mis à sa poursuite, il l’aurait rapidement gagné de vitesse.

À Cattaro, au contraire, l’enlèvement pourrait s’opérer dans des conditions infiniment meilleures. Rien de plus aisé que d’y attirer Pierre Bathory. Sur un mot du docteur, envoyé à son adresse, il n’était pas douteux qu’il n’accourût immédiatement. Là, il était aussi inconnu que le docteur lui-même, et dès qu’il serait à bord, l’Electric prendrait la mer, Pierre Bathory apprendrait alors tout ce qu’il ignorait du passé de Silas Toronthal, et l’image de Sava s’effacerait devant le souvenir de son père.

Tel était ce plan d’une exécution très simple. Deux ou trois jours encore — dernier délai que s’était fixé le docteur, — l’œuvre serait accomplie : Pierre serait à jamais séparé de Sava Toronthal.

Le lendemain, 9 juin, arriva une lettre de Pointe Pescade. Elle mandait qu’il n’y avait absolument rien de nouveau du côté de l’hôtel du Stradone. Quant à Pierre Bathory, Pointe Pescade ne l’avait plus revu depuis le jour où il s’était rendu à Gravosa, douze heures avant l’appareillage de la goélette.

Cependant, Pierre ne pouvait avoir quitté Raguse, et, très certainement, il restait renfermé dans la maison de sa mère. Pointe Pescade supposait — et il ne se trompait pas — que le départ de la Savarèna devait avoir amené cette modification dans les habitudes du jeune ingénieur, d’autant plus qu’après ce départ, il était rentré chez lui, désespéré.

Le docteur résolut d’agir dès le lendemain, en écrivant une lettre à l’adresse de Pierre Bathory, — lettre qui l’inviterait à venir le trouver immédiatement à Cattaro.

Un événement très inattendu allait changer ces projets et permettre au hasard d’intervenir pour arriver au même but.

Le soir, vers huit heures, le docteur se trouvait sur le quai de Cattaro, lorsqu’on signala l’arrivée du paquebot Saxonia.

Le Saxonia venait de Brindisi, où, après avoir fait escale, il avait pris des passagers. De là, il se rendait à Trieste, en touchant à Cattaro, à Raguse, à Zara et autres ports de la côte autrichienne sur l’Adriatique.

Le docteur se tenait près de l’appontement, qui sert à l’embarquement et au débarquement des voyageurs, quand, aux dernières lueurs du jour, son regard fut comme immobilisé par la vue d’un voyageur, dont on transportait les bagages sur le quai.

Cet homme, âgé d’une quarantaine d’années environ, l’air hautain, impudent même, donnait ses ordres à voix haute. C’était un de ces personnages que l’on sent mal élevés, même quand ils sont polis.

« Lui !… ici… à Cattaro ! »

Ces mots se seraient échappés des lèvres du docteur, s’il ne les eût retenus, non sans peine, et en réprimant le mouvement de colère qui enflamma son regard.

Ce passager était Sarcany. Quinze ans s’étaient écoulés depuis l’époque où il remplissait les fonctions de comptable dans la maison du comte Zathmar. Ce n’était plus, au moins par le costume, l’aventurier que l’on a vu errer dans les rues de Trieste au commencement de ce récit. Il portait un élégant habit de voyage sous un cache-poussière à la dernière mode, et ses malles, avec leurs cuivres multiples, indiquaient que l’ancien courtier de la Tripolitaine avait des habitudes de confort.

Depuis quinze ans, d’ailleurs, Sarcany n’était pas sans avoir mené une existence de plaisirs et de luxe, grâce à l’énorme part qui lui avait été attribuée sur la moitié de la fortune du comte Sandorf. Que lui en restait-il ? Ses meilleurs amis, s’il en avait, n’auraient pu le dire. En tout cas, son visage portait des signes de préoccupation, d’inquiétude même, dont la cause eût été difficile à discerner au fond de cette nature si fermée.

« D’où vient-il ?… Où va-t-il ? » se demandait le docteur, qui ne le perdait pas de vue.

D’où venait Sarcany, il fut aisé de le savoir en interrogeant le commissaire du Saxonia. Ce passager avait pris le paquebot à Brindisi. Mais arrivait-il de la haute ou de la basse Italie ? on ne le savait pas. En réalité, il venait de Syracuse. Sur la dépêche de la Marocaine, il avait immédiatement quitté la Sicile pour se rendre à Cattaro.

C’était à Cattaro, en effet, antérieurement pris comme lieu de rendez-vous, que l’attendait cette femme, dont la mission semblait être terminée à Raguse.

L’étrangère était là, sur le quai, attendant l’arrivée du paquebot. Le docteur l’aperçut, il vit Sarcany aller à elle, il put même entendre ces mots qu’elle lui dit en arabe et qu’il comprit :

« Il était temps ! »

Sarcany ne répondit que d’un signe de tête. Puis, après avoir surveillé la mise en consigne de ses bagages à la douane, il entraîna la Marocaine vers la droite, de manière à contourner l’enceinte de la ville, sans y entrer par la Porte de Mer.

Le docteur eut un mouvement d’hésitation. Sarcany allait-il lui échapper ? Devait-il le suivre ?

En se retournant, il aperçut Cap Matifou, qui, comme un bon badaud, regardait le débarquement et l’embarquement des passagers du Saxonia. Il ne fit qu’un geste : l’Hercule arriva aussitôt.

« Cap Matifou, lui dit-il en montrant Sarcany qui s’éloignait, tu vois cet homme ?

— Oui.

— Si je te dis de t’en emparer, tu le feras ?

— Oui.

— Et tu le mettras hors d’état de s’enfuir, s’il résiste ?

— Oui.

— Souviens-toi que je veux l’avoir vivant !

— Oui ! »

Cap Matifou ne faisait pas de phrases, mais il avait le mérite de n’en parler que plus clairement. Le docteur pouvait compter sur lui. Ce qu’il avait reçu ordre de faire, il le ferait.

Quant à la Marocaine, il suffirait de l’attacher, de la bâillonner, de la jeter dans quelque coin. Avant qu’elle eût pu donner l’alarme, Sarcany serait à bord de l’Electric.

L’obscurité, bien qu’elle ne fût pas profonde encore, devait faciliter l’exécution de ce projet.

Cependant Sarcany et l’étrangère continuaient à suivre l’enceinte de la ville, sans s’apercevoir qu’ils étaient épiés et suivis. Ils ne se parlaient pas encore. Ils ne voulaient le faire, sans doute, que dans quelque endroit où ils savaient trouver un abri sûr. Ils arrivèrent ainsi près de la Porte du Midi, ouverte sur la route qui conduit de Cattaro aux montagnes de la frontière autrichienne.

Là est un marché important, un bazar bien connu des Monténégrins. C’est en ce lieu qu’ils trafiquent, connu car on ne les laisse entrer dans la ville qu’en nombre très restreint, après les avoir obligés à déposer leurs armes. Le mardi, le jeudi, le samedi de chaque semaine, ces montagnards viennent de Niegous ou de Cettigné, ayant fait cinq ou six heures de marche pour apporter des œufs, des pommes de terre, de la volaille et même des fagots dont le débit est considérable.

Or, ce jour était précisément un mardi. Quelques groupes, dont les opérations n’avaient fini que fort tard, étaient restés dans ce bazar, afin d’y passer la nuit. Il y avait là une trentaine de montagnards, allant, venant, causant, discutant, disputant, les uns déjà étendus sur le sol pour dormir, les autres faisant cuire, devant un feu de charbons, un petit mouton enfilé d’une broche de bois, à la mode albanaise.

C’est là que Sarcany et sa compagne vinrent se réfugier, comme en un lieu qu’ils connaissaient déjà. Là, en effet, il leur serait facile de causer à l’aise, et même d’y rester toute la nuit, sans aller courir à la recherche d’un logement incertain. Depuis son arrivée à Cattaro, d’ailleurs, l’étrangère ne s’était pas inquiétée d’un autre domicile.

Le docteur et Cap Matifou entrèrent l’un après l’autre dans ce bazar fort obscur. Au fond crépitaient çà et là quelques foyers sans flamme et par conséquent sans clarté. Toutefois, dans ces conditions, l’enlèvement de Sarcany devait être d’une exécution difficile, à moins qu’il ne le quittât avant le jour. Le docteur put donc regretter de ne pas avoir agi pendant ce trajet de la Porte de Mer à la Porte du Midi. Mais il était trop tard, maintenant. Il n’y avait plus qu’à attendre pour profiter de toute circonstance qui se présenterait.

En tout cas, le canot était amarré derrière les roches, à moins de deux cents pas du bazar, et non loin, à deux encablures, on pouvait confusément apercevoir la masse de l’Electric, dont un petit feu, hissé à l’avant, indiquait le mouillage.

Sarcany et la Marocaine avaient été se placer dans un coin très obscur, près d’un groupe de montagnards endormis déjà. Ils auraient donc pu s’entretenir de leurs affaires, sans risque d’être entendus, si le docteur, enveloppé de son manteau de voyage, n’eût réussi à se mêler au groupe, dont sa présence n’éveilla pas l’attention. Cap Matifou se dissimula de son mieux, mais se tint à portée d’obéir au premier signe.

Sarcany et l’étrangère, par cela seul qu’ils employaient la langue arabe, devaient se croire assurés que personne ne pourrait les comprendre en cet endroit. Ils se trompaient, puisque le docteur était là. Familier avec tous les idiomes de l’Orient et de l’Afrique, il n’allait pas perdre un seul mot de cet entretien.

« Tu as reçu ma dépêche à Syracuse ? dit la Marocaine.

— Oui, Namir, répondit Sarcany, et je suis parti dès le lendemain avec Zirone.

— Où est Zirone ?

— Aux environs de Catane, où il organise sa nouvelle bande.

— Il faut que demain tu sois à Raguse, Sarcany, et que tu aies vu Silas Toronthal !

— J’y serai et je l’aurai vu ! Ainsi, tu ne t’es pas trompée, Namir ? Il était temps d’arriver ?…

— Oui ! La fille du banquier…

— La fille du banquier ! répéta Sarcany d’un ton si singulier que le docteur ne put s’empêcher de tressaillir.

— Oui !… sa fille ! répondit Namir.

— Comment ? Elle se permet de laisser parler son cœur, reprit ironiquement Sarcany, et sans mon autorisation !

— Cela te surprend, Sarcany ! Rien de plus certain pourtant ! Mais tu seras bien autrement surpris, quand je t’aurai dit quel est celui qui veut épouser Sava Toronthal !

— Quelque gentilhomme ruiné, désirant se remonter avec les millions du père !

— En effet, reprit Namir, un jeune homme de haute origine, mais sans fortune…

— Et cet impertinent se nomme ?…

— Pierre Bathory !

— Pierre Bathory ! s’écria Sarcany. Pierre Bathory, épouser la fille de Silas Toronthal !

— Calme-toi, Sarcany ! reprit Namir en contenant son compagnon. Que la fille de Silas Toronthal et le fils d’Étienne Bathory s’aiment, ce n’est plus un secret pour moi ! Mais peut-être Silas Toronthal l’ignore-t-il encore ?

— Lui !… l’ignorer !… demanda Sarcany.

— Oui, et d’ailleurs, jamais il ne consentirait…

— Je n’en sais rien ! répondit Sarcany. Silas Toronthal est capable de tout… même de consentir à ce mariage, ne fût-ce que pour tranquilliser sa conscience, s’il s’est refait une conscience depuis quinze ans !… Heureusement, me voilà, prêt à brouiller son jeu, et demain je serai à Raguse !

— Bien ! répondit Namir, qui semblait avoir un certain ascendant sur Sarcany.

— La fille de Silas Toronthal ne sera pas à un autre que moi, Namir, et avec elle je referai ma fortune ! »

Le docteur avait alors entendu tout ce qu’il lui était utile d’entendre. Peu lui importait, maintenant, ce qui pourrait se dire entre l’étrangère et Sarcany.

Un misérable, venant réclamer la fille d’un autre misérable, ayant le droit de s’imposer à lui, c’était Dieu qui intervenait dans une œuvre de justice humaine. Désormais, il n’y avait plus rien à craindre pour Pierre Bathory que ce rival allait écarter. Donc, inutile de le mander à Cattaro, inutile surtout de chercher à s’emparer de l’homme qui prétendait à l’honneur de devenir le gendre de Silas Toronthal !

« Que ces coquins s’allient entre eux et ne fassent qu’une même famille ! se dit le docteur. Ensuite, nous verrons ! »

Puis, il se retira, après avoir fait signe à Cap Matifou de le suivre.

Cap Matifou, qui n’avait pas demandé pourquoi le docteur Antékirtt voulait faire enlever le passager du Saxonia, ne demanda pas davantage pourquoi il renonçait à cet enlèvement.

Le lendemain, 10 juin, à Raguse, les portes du grand salon de l’hôtel du Stradone s’ouvraient vers huit heures et demie du soir, et un domestique annonçait à haute voix :

« Monsieur Sarcany. »



VII

COMPLICATIONS.


Il y avait quatorze ans déjà, Silas Toronthal avait quitté Trieste pour venir s’établir à Raguse, en ce magnifique hôtel du Stradone. Dalmate d’origine, rien de plus naturel qu’il eût songé à retourner dans son pays natal, après s’être retiré des affaires.

Le secret avait été bien gardé aux traîtres. Le prix de la trahison leur avait été exactement payé. De ce fait, toute une fortune était échue au banquier et à Sarcany, son ancien agent de la Tripolitaine.

Après l’exécution des deux condamnés dans la forteresse de Pisino, après la fuite du comte Mathias Sandorf qui avait trouvé la mort dans les flots de l’Adriatique, la sentence avait été complétée par la saisie de leurs biens. De la maison et d’une petite terre appartenant à Ladislas Zathmar, il n’était rien resté, — pas même de quoi assurer la vie matérielle de son vieux serviteur. De ce que possédait Étienne Bathory, rien non plus, puisque, sans fortune, il ne vivait que du produit de ses leçons. Mais le château d’Artenak et ses riches dépendances, les mines avoisinantes, les forêts du revers septentrional des Carpathes, tout ce domaine constituait une fortune considérable au comte Mathias Sandorf. Ce furent ces biens dont on fit deux parts : l’une, mise en adjudication publique, servit à payer les délateurs ; l’autre, placée sous séquestre, devait être restituée à l’héritière du comte, lorsqu’elle aurait dix-huit ans. Si cette enfant mourait avant d’avoir atteint cet âge, sa réserve ferait retour à l’État.

Or, les deux quarts, attribués aux dénonciateurs, leur avaient valu plus d’un million et demi de florins[4], dont ils étaient libres de faire usage à leur convenance.

Tout d’abord, les deux complices songèrent à se séparer. Sarcany ne se souciait pas de rester en face de Silas Toronthal. Celui-ci ne tenait en aucune façon à continuer ses relations avec son ancien agent. Sarcany quitta donc Trieste, suivi de Zirone, qui, ne l’ayant point abandonné dans la mauvaise fortune, n’était pas homme à l’abandonner dans la bonne. Tous deux disparurent, et le banquier n’en entendit plus parler. Où étaient-ils allés ? Sans doute en quelque grande ville de l’Europe, là où personne ne songe à s’inquiéter de l’origine des gens, pourvu qu’ils soient riches, ni de la source de leur fortune, pourvu qu’ils la dépensent sans compter. Bref, il ne fut plus question de ces aventuriers à Trieste, où ils n’étaient guère connus que de Silas Toronthal.

Eux partis, le banquier respira. Il pensait n’avoir plus rien à craindre de l’homme qui le tenait par certains côtés et pouvait toujours exploiter cette situation. Cependant, si Sarcany était riche, on ne peut tabler sur rien avec des prodigues de cette espèce, et, s’il dévorait cette fortune, il ne serait pas gêné de se retourner vers son ancien complice ?

Six mois après, Silas Toronthal, après avoir rétabli sa maison gravement compromise, liquida ses affaires et abandonna définitivement Trieste pour venir habiter Raguse. Bien qu’il n’eût rien à redouter de l’indiscrétion du gouverneur, seul à savoir le rôle joué par lui dans cette découverte de la conspiration, c’était trop encore pour un homme qui ne voulait rien perdre de sa considération, et auquel sa fortune assurait une grande existence partout où il lui plairait d’aller.

Peut-être aussi cette résolution de quitter Trieste lui fut-elle dictée par une circonstance particulière, — qui sera révélée plus tard, — circonstance dont Mme Toronthal et lui eurent seuls connaissance. Ce fut même ce qui le mit en relation, une fois seulement, avec cette Namir, dont on connaît les accointances avec Sarcany.

Ce fut donc Raguse que le banquier choisit pour sa nouvelle résidence. Il l’avait quittée très jeune, n’ayant ni parents, ni famille. On l’y avait oublié, et ce fut en étranger qu’il revint dans cette ville, où il n’avait pas reparu depuis près de quarante ans.

À l’homme riche qui arrivait dans ces conditions, la société ragusaine fit bon accueil. Elle ne savait de lui qu’une chose, c’est qu’il avait eu une grande situation à Trieste. Le banquier chercha et acquit un hôtel dans le plus aristocratique quartier de la ville. Il eut un grand train de maison, avec un personnel de domestiques qui fut entièrement renouvelé à Raguse. Il reçut, il fut reçu. Puisqu’on ne savait rien de son passé, n’était-il pas un de ces privilégiés qui s’appellent les heureux de ce monde ?

Silas Toronthal, il est vrai, n’était point accessible au remords. N’eût été la crainte que le secret de son abominable délation fût dévoilé un jour, rien ne semblait devoir apporter un trouble dans son existence.

Toutefois, en face de lui, comme un reproche muet, mais vivant, il y avait Mme Toronthal.

La malheureuse femme, probe et droite, connaissait cet odieux complot, qui avait envoyé trois patriotes à la mort. Un mot échappé à son mari, au moment où ses affaires périclitaient, un espoir imprudemment formulé qu’une portion de la fortune du comte Mathias Sandorf lui permettrait de se relever, des signatures qu’il avait dû demander à Mme Toronthal, avaient entraîné l’aveu de son intervention dans cette découverte de la conspiration de Trieste.

Une insurmontable répulsion pour l’homme à qui elle était liée, tel fut le sentiment qu’éprouva Mme Toronthal, — sentiment d’autant plus vif qu’elle était d’origine hongroise. Mais, on l’a dit, c’était une femme sans énergie morale. Abattue par ce coup, elle ne put s’en relever. Depuis cette époque, autant qu’il lui fut possible, à Trieste d’abord, à Raguse ensuite, elle vécut à l’écart, du moins dans la mesure que lui imposait sa situation. Sans doute, elle paraissait aux réceptions de l’hôtel du Stradone, il le fallait, et son mari l’y eût obligée ; mais, son rôle de femme du monde terminé, elle se reléguait au fond de son appartement. Là, se consacrant tout entière à l’éducation de sa fille, sur laquelle s’étaient reportées ses seules affections, elle s’essayait à oublier. Oublier, quand l’homme, compromis dans cette affaire, vivait sous le même toit qu’elle !

Or, il arriva, précisément que, deux ans après leur installation à Raguse, cet état de choses vint encore se compliquer. Si cette complication créa un nouveau sujet d’ennui pour le banquier, Mme Toronthal y trouva un nouveau sujet de douleur.

Mme Bathory, son fils et Borik, eux aussi, avaient quitté Trieste pour s’établir à Raguse où il leur restait encore quelques parents. La veuve d’Étienne Bathory ne connaissait point Silas Toronthal ; elle ignorait même qu’il eût jamais existé un rapport quelconque entre le banquier et le comte Mathias Sandorf. Quant à se douter que cet homme eût trempé dans l’acte criminel qui avait coûté la vie aux trois nobles hongrois, comment l’aurait-elle appris, puisque son mari n’avait pu lui révéler, avant de mourir, le nom des misérables qui les avaient vendus à la police autrichienne.

Cependant si Mme Bathory ne connaissait pas le banquier de Trieste, celui-ci la connaissait. De se trouver dans la même ville, de la rencontrer quelquefois sur son passage, pauvre, travaillant pour élever son jeune enfant, cela ne laissait pas de lui être plus que désagréable. Certes, si Mme Bathory eût déjà demeuré à Raguse, au moment où il songeait à s’y fixer, peut-être aurait-il renoncé à ce projet. Mais, lorsque la veuve vint occuper cette modeste maison de la rue Marinella, son hôtel était déjà acheté, son installation faite, sa situation acceptée et reconnue. Il ne put se décider à changer une troisième fois de résidence.

« On s’habitue à tout ! » se dit-il.

Et il résolut de fermer les yeux devant ce témoignage permanent de sa trahison.

Lorsque Silas Toronthal fermait les yeux, il paraît que cela suffisait pour qu’il ne vît rien en lui-même.

Toutefois, ce qui n’était après tout qu’un désagrément pour le banquier, devint pour Mme Toronthal une cause incessante de douleur et de remords. Secrètement, à plusieurs reprises, elle essaya de faire parvenir des secours à cette veuve, qui n’avait d’autres ressources que son travail ; mais ces secours furent toujours refusés, comme tant d’autres que des amis inconnus essayèrent de lui faire accepter. L’énergique femme ne demandait rien, elle ne voulait rien recevoir.

Une circonstance imprévue, improbable aussi, allait rendre cette situation plus insupportable encore, — terrible même par les complications qu’elle devait y apporter.

Mme Toronthal avait reporté toutes ses affections sur sa fille qui était à peine âgée de deux ans et demi, quand, à la fin de l’année 1867, son mari et elle vinrent demeurer à Raguse.

Sava avait maintenant près de dix-sept ans. C’était une charmante personne qui se rapprochait plus du type hongrois que du type dalmate. Des cheveux noirs et épais, des yeux ardents, largement découpés sous un front haut, de « forme psychique », si l’on peut se servir de ce mot que les chirognomonistes appliquent plutôt à la main, une bouche bien dessinée, un teint chaud, une taille élégante, un peu au-dessus de la moyenne, — cet ensemble de qualités physiques n’eût laissé aucun regard indifférent.

Mais, ce qui frappait surtout dans sa personne, ce qui devait plus vivement impressionner les âmes sensibles, c’était l’air grave de cette jeune fille, sa physionomie pensive, comme si elle eût toujours été à la recherche de souvenirs effacés, c’était cet on ne sait quoi qui attire et attriste. De là, l’extrême réserve qu’elle imposait à tous ceux qui fréquentaient les salons de son père, ou qui la rencontraient quelquefois dans le Stradone.

On le croira sans peine, héritière d’une fortune que l’on disait énorme et qui devait un jour lui appartenir toute entière, Sava avait dû être recherchée. Mais, bien que plusieurs partis se fussent présentés, dans lesquels se trouvaient réunies toutes les convenances sociales, la jeune fille, consultée par sa mère, avait toujours refusé, sans donner aucun motif de son refus. Silas Toronthal, d’ailleurs, ne l’avait jamais pressentie ni pressée à ce sujet. Sans doute, le gendre qu’il lui fallait, — plus pour lui que pour Sava, — ne s’était pas encore offert.

Pour achever de peindre Sava Toronthal, il convient de noter une tendance très marquée qui la portait à admirer les actes de vertu ou de courage que peut engendrer le patriotisme. Non point qu’elle s’occupât de politique, mais le récit de tout ce qui touchait à la patrie, les sacrifices faits pour elle, les exemples récents dont s’honore l’histoire de son pays, la pénétraient profondément. Si ce n’était point dans le hasard de sa naissance qu’elle avait pu puiser de tels sentiments, — et à coup sûr, ils ne lui venaient pas de Silas Toronthal ! — c’est que, noble et généreuse, elle les avait naturellement trouvés dans son propre cœur.

Cela n’explique-t-il pas, — ainsi qu’on l’a déjà pressenti, — le sympathique rapprochement qui s’était fait entre Pierre Bathory et Sava Toronthal ? Oui ! une sorte de malchance, intervenant dans le jeu du banquier, s’était plu à mettre ces deux jeunes gens en présence l’un de l’autre. Sava avait à peine douze ans, quand, un jour, on avait dit devant elle, en montrant Pierre :

« C’est le fils d’un homme qui est mort pour la Hongrie ! »

Et cela ne devait jamais s’effacer de sa mémoire.

Puis tous deux avaient grandi, Sava songeait à Pierre, avant même que celui-ci l’eût remarquée. Elle le voyait si grave, si pensif ! Mais, s’il était pauvre, du moins travaillait-il pour être digne du nom de son père, et elle en connaissait toute l’histoire.

On sait le reste, on sait comment Pierre Bathory fut à son tour séduit et charmé à la vue de Sava, dont la nature devait sympathiser avec la sienne, comment, lorsque la jeune fille ignorait peut-être encore le sentiment qui naissait en elle, le jeune homme l’aimait déjà d’un amour profond qu’elle devait bientôt partager.

Tout ce qui concerne Sava Toronthal aura été dit, lorsqu’on saura quelle était sa situation dans sa famille.

Vis-à-vis de son père, Sava s’était toujours tenue sur une extrême réserve. Jamais une effusion de cœur de la part du banquier, jamais une caresse de la part de sa fille. Que ce fût sécheresse d’âme chez l’un, chez l’autre cet éloignement provenait d’un désaccord en toutes choses. Sava avait pour Silas Toronthal le respect qu’une fille doit à son père, — rien de plus. Du reste, il la laissait libre d’agir, il ne la contrariait point dans ses goûts, il ne limitait pas ses œuvres de charité, dont son ostentation naturelle s’accommodait volontiers. En somme, pour lui, c’était indifférence. Pour elle, il faut l’avouer, c’était plutôt antipathie, presque répulsion.

À l’égard de Mme Toronthal, Sava éprouvait un tout autre sentiment. Si la femme du banquier subissait la domination de son mari, qui lui montrait peu de déférence, elle était bonne, du moins, elle valait mille fois mieux que lui par l’honnêteté de sa vie, par le soin de sa dignité personnelle. Mme Toronthal aimait profondément Sava. Sous la réserve de la jeune fille, elle avait su découvrir les qualités les plus sérieuses. Mais cette affection qu’elle ressentait, était quasi exaltée, mêlée d’une sorte d’admiration, de respect et même d’un peu de crainte. L’élévation du caractère de Sava, sa droiture, et, en de certains moments, son inflexibilité, pouvaient expliquer cette forme étrange de l’amour maternel. Cependant la jeune fille lui rendait affection pour affection. Même sans le lien du sang, toutes deux eussent été étroitement attachées l’une à l’autre.

On ne s’étonnera donc pas que Mme Toronthal eût été la première à deviner ce qui se passait dans l’esprit, puis dans le cœur de Sava. Souvent la jeune fille lui avait parlé de Pierre Bathory et de sa famille, sans remarquer l’impression douloureuse que ce nom produisait sur sa mère. Aussi, quand Mme Toronthal eut reconnu que Sava aimait ce jeune homme :

« Dieu le voudrait donc ! » murmura-t-elle.

Ce que signifiaient ces paroles dans la bouche de Mme Toronthal, on le devine ; mais ce qu’on ne peut savoir encore, c’est à quel point l’amour de Sava pour Pierre eût été comme une juste réparation du mal fait à la famille Bathory.

Cependant, si Mme Toronthal pouvait penser que cela entrait dans les desseins de la Providence, elle, dont l’âme était pieuse et croyante, il eût fallu que son mari consentît à ce rapprochement des deux familles. Aussi sans en rien dire à Sava, résolut-elle de le pressentir à ce sujet.

Aux premiers mots que lui en dit sa femme, Silas Toronthal, dans un mouvement de colère qu’il ne chercha point à maîtriser, s’emporta au-delà de toute mesure. Mme Toronthal, brisée par cet effort, dut rentrer dans son appartement sur cette menace :

« Prenez garde, madame !… Si vous osiez jamais me reparler de ce projet, vous vous en repentiriez ! »

Ainsi donc, ce que Silas Toronthal appelait la fatalité avait non seulement amené la famille Bathory dans cette ville, mais Sava et Pierre, rapprochés l’un de l’autre, n’avaient pas tardé à se connaître et à s’aimer !

On se demandera pourquoi tant d’irritation de la part du banquier. Avait-il formé de secrets desseins sur Sava, sur son avenir, que ces sentiments devaient contrarier ? Au cas où son indigne délation eût été révélée un jour, n’aurait-il pas eu intérêt, au contraire, à ce que les conséquences en eussent été préalablement réparées dans la mesure du possible ? Qu’aurait pu dire Pierre Bathory, devenu le mari de Sava Toronthal ? Qu’aurait pu faire alors Mme Bathory ? Certes, c’eût été une horrible situation, le fils de la victime marié à la fille de l’assassin, mais horrible surtout pour eux, non pour lui, Silas Toronthal !

Oui, sans doute, mais il y avait Sarcany, dont on était sans nouvelles, il y avait son retour toujours possible, et, très probablement, des engagements éventuels du banquier avec son complice. Or, celui-ci n’était pas homme à les oublier, si la fortune tournait contre lui.

Il va sans dire que Silas Toronthal n’était pas sans être préoccupé de ce qu’avait pu devenir son ancien agent de la Tripolitaine. Pas de nouvelles de lui depuis leur séparation après l’affaire de Trieste, et cela remontait à quinze ans déjà. Même en Sicile, où il savait que Sarcany avait des relations par l’entremise de son camarade Zirone, les recherches étaient restées infructueuses. Mais Sarcany pouvait reparaître d’un jour à l’autre ? Terreur permanente pour le banquier, à moins que cet aventurier ne fût mort, — nouvelle que Silas Toronthal aurait reçue avec une très compréhensible satisfaction. Peut-être, alors, eût-il vu sous un autre aspect cette possibilité d’une union entre la famille Bathory et la sienne. En tout cas, il n’y fallait pas songer à l’heure présente.

Silas Toronthal ne voulut donc point revenir sur l’accueil qu’il avait fait à sa femme, lorsqu’elle s’était hasardée à lui parler de Pierre Bathory. Il ne lui donna d’ailleurs aucune explication à cet égard. Surveiller plus sévèrement Sava, la faire espionner même, ce fut à quoi il s’appliqua désormais. Quant au jeune ingénieur, se conduire avec lui de façon hautaine, détourner la tête lorsqu’il le rencontrerait, agir enfin de manière à lui ôter tout espoir, ce fut aussi le parti auquel il s’arrêta. Et il ne réussit que trop bien à lui montrer que toute démarche de sa part serait absolument inutile !

Ce fut en ces circonstances que, dans la soirée du 10 juin, le nom de Sarcany fut jeté à travers les salons de l’hôtel du Stradone, après que la porte se fut ouverte devant cet impudent. Le matin même, Sarcany, accompagné de Namir, avait pris le chemin de fer de Cattaro à Raguse. Il était descendu dans un des principaux hôtels de la ville, il avait fait une élégante toilette, et, sans perdre une heure, il était venu se présenter chez son ancien complice.

Silas Toronthal le reçut et donna ordre de ne pas les déranger. Comment prit-il la visite de Sarcany ? Fut-il assez maître de ses impressions pour ne rien laisser percer de ce qu’il éprouvait à le revoir, et composa-t-il avec lui ? Sarcany, de son côté, se montra-t-il impérieux, insolent, comme autrefois ? Rappela-t-il au banquier des promesses qui avaient pu être faites, des conventions arrêtées entre eux de longue date ? Enfin parlèrent-ils du passé, du présent, de l’avenir ? C’est ce qu’on ne pourrait dire, car cet entretien ne fut troublé par personne.

Mais voici ce qui en résulta.

Vingt-quatre heures après, une nouvelle, bien faite pour étonner, courait la ville. On parlait du mariage de Sarcany, — un riche personnage de la Tripolitaine, — avec Mlle Sava Toronthal.

Évidemment, le banquier avait dû céder aux menaces de l’homme qui pouvait le perdre d’un mot. Aussi, ni les prières de sa femme, ni l’horreur manifestée par Sava, dont son père prétendait disposer à sa seule convenance, rien ne devait-il le toucher.

Un mot seulement de l’intérêt que Sarcany avait à faire ce mariage, — intérêt qu’il n’avait point dissimulé à Silas Toronthal. Sarcany était maintenant ruiné. Cette part de fortune, qui avait permis au banquier de rétablir le crédit de sa maison, c’est à peine si elle avait suffi à l’aventurier pendant cette période de quinze ans. Depuis son départ de Trieste, Sarcany avait couru l’Europe, vivant en prodigue, pour qui les hôtels de Paris, de Londres, de Berlin, de Vienne, de Rome, n’eurent jamais assez de fenêtres pour qu’il pût y jeter l’argent au gré de ses fantaisies. Après les plaisirs de toutes sortes, ce fut aux chances du hasard qu’il demanda d’achever sa ruine, aussi bien dans les villes où les jeux fonctionnaient encore, en Suisse et en Espagne, que sur les tables de la Principauté monégasque, enserrée dans un périmètre de frontières françaises.

Il va sans dire que Zirone n’avait cessé d’être son second pendant toute cette période. Puis, lorsqu’ils n’eurent plus que quelques milliers de florins, tous deux étaient revenus dans ce pays, cher au Sicilien, en cette portion orientale de la Sicile. Là, ils ne restèrent pas oisifs, en attendant les événements, c’est-à-dire que le temps fût venu pour Sarcany de reprendre ses relations avec le banquier de Trieste. En effet, quoi de plus simple que de refaire sa fortune en épousant Sava, l’unique héritière du riche Silas Toronthal, — lequel n’avait rien à refuser à Sarcany.

En effet, aucun refus n’était possible, aucun refus n’avait été même tenté. Peut-être, après tout, y avait-il encore entre ces deux hommes et dans le problème dont ils poursuivaient la solution, une inconnue que dégagerait l’avenir.

Cependant une explication très nette fut demandée par Sava à son père. Pourquoi disposait-il ainsi d’elle ?

« Mon honneur dépend de ce mariage, finit par répondre Silas Toronthal, et ce mariage se fera ! »

Lorsque Sava rapporta cette réponse à sa mère, celle-ci tomba presque évanouie dans les bras de sa fille et ne put que verser des larmes de désespoir.

Silas Toronthal avait donc dit la vérité !

Le mariage fut fixé au 6 juillet.

Pendant ces trois semaines, on imagine ce que dut être l’existence de Pierre Bathory. Son trouble était effrayant. En proie à des accès de rage impuissante, tantôt il restait enfermé dans la maison de la rue Marinella, tantôt il s’échappait de cette ville maudite, et Mme Bathory pouvait craindre de ne plus le revoir.

Quelles paroles de consolation aurait-elle pu lui faire entendre ? Tant qu’il n’avait pas été question de ce mariage, Pierre Bathory, bien qu’il fût repoussé par le père de Sava, pouvait conserver un peu d’espoir. Mais, Sava mariée, c’était un nouvel abîme, — abîme infranchissable cette fois ! Quoi qu’eût dit le docteur Antékirtt, lui aussi, malgré ses promesses, il avait abandonné Pierre ! Et pourtant, se demandait-il, comment la jeune fille qui l’aimait, dont il connaissait l’énergique nature, avait-elle pu consentir à cette union ? Quel mystère y avait-il dans cet hôtel du Stradone, où se passaient de telles choses ? Ah ! que Pierre eût mieux fait de quitter Raguse, d’accepter les situations qui lui avaient été offertes au dehors, de s’en aller loin de Sava, qu’on livrait à cet étranger, à ce Sarcany !

« Non ! répétait-il. C’est impossible !… Je l’aime ! »

Le désespoir était donc entré dans cette maison qu’un rayon de bonheur avait éclairée pendant quelques jours !

Pointe Pescade, toujours en observation, très au courant des bruits de la ville, fut un des premiers instruits de ce qui se préparait. Dès qu’il connut cette nouvelle du mariage de Sava Toronthal et de Sarcany, il écrivit à Cattaro. Dès qu’il eut pu constater le pitoyable état auquel cette nouvelle avait réduit le jeune ingénieur — auquel il s’intéressait vivement, — il en fit part au docteur Antékirtt.

Pour toute réponse, il reçut l’ordre de continuer à observer ce qui se passerait à Raguse et de tenir Cattaro au courant de tout.

Cependant, à mesure que s’approchait cette date néfaste du 6 juillet, l’état de Pierre Bathory ne faisait qu’empirer. Sa mère ne pouvait plus lui rendre un peu de calme. Comment, d’ailleurs, eût-il été possible de modifier les projets de Silas Toronthal ? N’était-il pas évident, rien qu’à la hâte avec laquelle il avait été déclaré et fixé, que ce mariage était depuis longtemps résolu, que Sarcany et le banquier se connaissaient de longue date, que ce « riche Tripolitain » devait avoir sur le père de Sava une influence toute particulière ?

Emporté par ses idées obsédantes, Pierre Bathory eut la pensée d’écrire à Silas Toronthal, huit jours avant la date indiquée pour la célébration du mariage.

Sa lettre resta sans réponse.

Pierre essaya alors de rencontrer le banquier dans la rue… Il ne put y parvenir.

Pierre voulut aller le chercher jusqu’en son hôtel… Il ne put en franchir la porte.

Quant à Sava et à sa mère, elles étaient maintenant invisibles. Nulle possibilité d’arriver jusqu’à elles !

Mais, si Pierre Bathory ne put revoir Sava ni son père, plusieurs fois, dans le Stradone, il se trouva face à face avec Sarcany. Au regard de haine du jeune homme, Sarcany ne répondit que par le plus insolent dédain. Pierre Bathory eut alors la pensée de le provoquer, afin de le forcer à se battre… Mais, sous quel prétexte, et pourquoi Sarcany aurait-il accepté une rencontre que son intérêt, à la veille de devenir le mari de Sava Toronthal, lui commandait d’éviter ?

Six jours s’écoulèrent. Pierre, malgré les supplications de sa mère, malgré les prières de Borik, quitta la maison de la rue Marinella dans la soirée du 4 juillet. Le vieux serviteur voulut essayer de le suivre, mais il eut bientôt perdu ses traces. Pierre allait à l’aventure, comme s’il eût été fou, à travers les rues les plus désertes de la ville, le long des murailles de Raguse.

Une heure après, on le rapportait, mourant, dans la maison de Mme Bathory. Un coup de poignard lui avait traversé la partie supérieure du poumon gauche.

Il n’y avait pas de doute possible : Pierre, arrivé au paroxysme du désespoir, s’était frappé lui-même !

Pointe Pescade, dès qu’il eut appris ce malheur, se hâta de courir au bureau du télégraphe.

Une heure après, le docteur Antékirtt recevait à Cattaro la nouvelle du suicide du jeune homme.

Il serait difficile de peindre la douleur de Mme Bathory, lorsqu’elle se retrouva devant son fils, qui n’avait peut-être plus que quelques heures à vivre. Mais l’énergie de la mère se raidit contre les faiblesses de la femme. Avant tout, des soins. Des pleurs, plus tard.

Un médecin fut mandé. Il arriva aussitôt, il visita le blessé, il écouta le souffle faible et intermittent de sa poitrine, il sonda sa blessure, il lui mit le premier appareil, il lui donna tous les secours de son art, mais il ne conservait aucun espoir.

Quinze heures après, l’état du jeune homme s’était encore aggravé par suite d’une hémorragie très considérable, et sa respiration, à peine sensible, menaçait de s’éteindre dans un dernier soupir.

Mme Bathory était tombée à genoux, priant Dieu de lui conserver son fils !

En ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit… Le docteur Antékirtt apparut et s’avança vers le lit du mourant.

Mme Bathory allait s’élancer vers lui : il la retint d’un geste.

Alors le docteur se pencha sur Pierre et l’examina avec attention, sans prononcer une seule parole. Puis, il le regarda avec une irrésistible fixité. Comme s’il se fût dégagé de ses yeux une puissance magnétique, il semblait faire pénétrer dans ce cerveau où la pensée allait s’éteindre, sa propre vie avec sa propre volonté.

Soudain, Pierre se redressa à demi. Ses paupières se soulevèrent, il regarda le docteur… Il retomba inanimé.

Mme Bathory se précipita sur son fils, jeta un cri et s’évanouit dans les bras du vieux Borik.

À ce moment, le docteur ferma les yeux du jeune mort ; puis, il se releva, quitta la chambre, et on aurait pu l’entendre murmurer cette sentence, empruntée aux légendes indiennes :

« La mort ne détruit pas, elle ne rend qu’invisible ! »




VIII

UNE RENCONTRE DANS LE STRADONE.


Cette mort avait fait grand bruit par la ville ; mais personne ne put soupçonner la véritable cause du suicide de Pierre Bathory, ni surtout que Sarcany et Silas Toronthal eussent une part dans ce malheur.

C’était le lendemain, 6 juillet, que devait se célébrer le mariage de Sava Toronthal et de Sarcany.

La nouvelle de ce suicide, accompli dans des circonstances si émouvantes, Mme Toronthal ni sa fille n’en eurent connaissance. Silas Toronthal, d’accord avec Sarcany, avait pris ses précautions à cet égard.

Il avait été convenu également que le mariage se ferait très simplement. On prétexterait un deuil dans la famille de Sarcany. Cela n’allait sans doute pas avec les habitudes fastueuses de Silas Toronthal ; mais, en cette circonstance, il crut qu’il valait mieux faire les choses sans bruit. Les nouveaux mariés ne devaient rester que quelques jours à Raguse ; puis ils partiraient pour Tripoli, où Sarcany résidait d’habitude, disait-on. Il n’y aurait donc point réception à l’hôtel du Stradone, ni pour la lecture du contrat, qui assurait un apport considérable à la jeune fille, ni après la cérémonie religieuse de l’église des Franciscains, qui suivrait immédiatement la cérémonie civile.

Ce jour-là, pendant que les derniers préparatifs du mariage se faisaient à l’hôtel Toronthal, deux hommes se promenaient, en causant, de l’autre côté du Stradone.

Ces deux hommes étaient Cap Matifou et Pointe Pescade.

En revenant à Raguse, le docteur Antékirtt avait ramené Cap Matifou. Sa présence n’était plus nécessaire à Cattaro, et si les deux amis, les « deux jumeaux » comme disait Pointe Pescade, furent absolument heureux de se revoir, qui pourrait en douter ?

Quant au docteur, en arrivant à Raguse, il avait fait cette première apparition dans la maison de la rue Marinella ; puis, il s’était retiré dans un modeste hôtel du faubourg de Plocce, où il attendait que le mariage de Sarcany et de Sava Toronthal fût accompli pour donner suite à ses projets.

Le lendemain, pendant une seconde visite à Mme Bathory, il avait lui-même aidé à coucher Pierre dans son cercueil, et il était rentré à son hôtel, après avoir envoyé Pointe Pescade et Cap Matifou surveiller le Stradone.

Or, rien n’empêchait Pointe Pescade de causer, pendant qu’il était tout yeux et tout oreilles.

« Je te trouve engraissé, mon Cap ! disait-il en se haussant pour tâter la poitrine de l’Hercule.

— Oui… et toujours solide !

— Je m’en suis aperçu à ton accolade.

— Mais, la pièce dont tu me parlais ?… demanda Cap Matifou, qui tenait à son rôle.

— Elle marche, elle marche !… Vois-tu, c’est que l’action est très compliquée !

— Compliquée ?

— Oui !… Ce n’est point une comédie, c’est un drame, et le début est même très empoignant ! »

Pointe Pescade se tut. Un coupé, mené rapidement, venait de s’arrêter devant l’hôtel du Stradone.

La porte s’ouvrit aussitôt et se referma sur le coupé, dans lequel Pointe Pescade avait reconnu Sarcany.

« Oui… très empoignant, reprit-il, et cela s’annonce même comme un grand succès !

— Et le traître ?… demanda Cap Matifou, que ce personnage semblait intéresser plus directement.

— Eh bien… le traître triomphe, en ce moment, comme cela se fait toujours dans une pièce bien charpentée !… Mais patience !… Attendons le dénouement.

— À Cattaro, dit Cap Matifou, j’ai bien cru que j’allais…

— Entrer en scène ?

— Oui, Pointe Pescade, oui ! »

Et Cap Matifou raconta ce qui s’était passé au bazar de Cattaro, c’est-à-dire comment ses deux bras avaient été réquisitionnés pour un enlèvement qui ne s’était pas fait.

« Bon ! C’était trop tôt ! répliqua Pointe Pescade, qui, « parlant pour parler », comme on dit, ne cessait de regarder à droite et à gauche. Tu ne dois être que du quatrième ou du cinquième acte, mon Cap !… Peut-être, même, ne paraîtras-tu qu’à la dernière scène !… Mais sois sans inquiétude !… Tu feras un rude effet !… Tu peux y compter ! »

En ce moment, un murmure lointain se fit entendre dans le Stradone, au tournant de la rue Marinella.

Pointe Pescade, interrompant la conversation, s’avança de quelque pas sur la droite de l’hôtel Toronthal.

Un convoi, qui sortait alors de la rue Marinella, venait de prendre le Stradone, en se dirigeant vers l’église des Franciscains, où l’office funèbre allait se dire.

Peu de personnes, d’ailleurs, à cet enterrement, dont la simplicité ne devait guère attirer l’attention publique, — un modeste cercueil porté à bras sous un drap noir.

Le convoi s’avançait lentement, quand, tout à coup, Pointe Pescade, étouffant un cri, saisit le bras de Cap Matifou.

« Qu’as-tu donc ? demanda Cap Matifou.

— Rien !… Ce serait trop long à t’expliquer ! »

Il venait de reconnaître Mme Bathory, qui avait voulu suivre l’enterrement de son fils.

L’église n’avait pas refusé ses prières à ce mort que le désespoir avait poussé au suicide, et le prêtre l’attendait dans la chapelle des Franciscains pour le conduire au cimetière.

Mme Bathory marchait derrière le cercueil, le regard sec. Elle n’avait plus la force de pleurer. Ses yeux, presque hagards, tantôt se portaient de côté, tantôt plongeaient jusque sous le drap mortuaire, qui recouvrait le corps de son fils.

Le vieux Borik se traînait près d’elle, à faire pitié.

Pointe Pescade sentit les larmes lui venir aux yeux. Oui ! S’il n’avait pas eu le devoir de rester à son poste, le brave garçon n’eût pas hésité à se joindre aux quelques amis, aux quelques voisins, qui suivaient le convoi de Pierre Bathory.

Soudain, au moment où ce convoi allait passer devant l’hôtel Toronthal, la grande porte s’ouvrit. Dans la cour, devant le perron, deux voitures étaient prêtes à sortir.

La première franchit la porte et tourna de manière à redescendre le Stradone.

Dans cette voiture, Pointe Pescade aperçut Silas Toronthal, sa femme et sa fille.

Mme Toronthal, brisée par la douleur, était placée près de Sava, plus pâle que son voile nuptial.

Sarcany, accompagné de quelques parents ou amis, occupait la seconde voiture.

Pas plus d’apparat pour ce mariage qu’il n’y en avait pour cet enterrement. Des deux côtés, même tristesse, — effrayante.

Tout à coup, au moment où la première voiture tournait la porte, on entendit un cri déchirant.

Mme Bathory s’était arrêtée, et, la main tendue vers Sava, elle maudissait la jeune fille !

C’était Sava qui avait jeté ce cri ! Elle avait vu la mère en deuil ! Elle avait compris tout ce qu’on lui avait caché !… Pierre était mort, mort par elle et pour elle, et c’était son convoi qui passait, au moment où l’emportait sa voiture de mariée !

Sava tomba évanouie. Mme Toronthal, éperdue, voulut la ranimer… Ce fut en vain !… Elle respirait à peine !

Silas Toronthal n’avait pu retenir un mouvement de colère. Mais Sarcany, qui était accouru, sut se contenir.

Dans ces conditions, il était impossible de se rendre devant l’officier de l’état civil, et il fallut donner ordre aux voitures de rentrer à l’hôtel, dont la porte se referma bruyamment.

Sava transportée dans sa chambre, fut déposée sur son lit, sans avoir fait un mouvement. Sa mère s’agenouilla près d’elle, et un médecin fut mandé en toute hâte. Pendant ce temps, le convoi de Pierre Bathory continuait à s’avancer vers l’église des Franciscains ; puis, après l’office des morts, il s’achemina du côté du cimetière de Raguse.

Cependant Pointe Pescade avait compris que le docteur Antékirtt devait être au plus tôt informé de cet incident qu’il n’avait pu prévoir. Il dit donc à Cap Matifou :

« Reste ici et veille ! »

Puis, tout courant, il se dirigea vers le faubourg de Plocce.

Le docteur, pendant le récit que lui fit rapidement Pointe Pescade, resta muet.

« Ai-je excédé mon droit ? se disait-il. Non !… Ai-je frappé une innocente ?… Oui, sans doute ! Mais cette innocente est la fille de Silas Toronthal ! »

Alors, s’adressant à Pointe Pescade :

« Où est Cap Matifou ?

— Devant l’hôtel du Stradone.

— J’aurai besoin de vous deux, ce soir ?

— À quelle heure ?

— À neuf heures.

— Où devrons-nous vous attendre ?

— À la porte du cimetière ! »

Pointe Pescade partit aussitôt pour rejoindre Cap Matifou, qui n’avait pas quitté son poste.

Le soir venu, vers huit heures, le docteur, enveloppé d’un ample manteau, se dirigea vers le port de Raguse. À l’angle de la muraille, sur la gauche, il atteignit une petite anse, perdue dans les roches, qui échancrait le littoral un peu au-dessus du port.

L’endroit était absolument désert. Ni maison, ni bateaux. Les barques de pêcheurs ne venaient jamais y mouiller, par crainte des nombreux récifs qui ferment cette anse. Le docteur s’arrêta, regarda autour de lui et fit entendre un cri, convenu sans doute. Presque aussitôt, un marin, s’approchant, disait :

« À vos ordres, maître.

— Le canot est là, Pazzer ?

— Oui, derrière ce rocher.

— Avec tous tes hommes ?

— Tous.

— Et l’Electric ?…

— Plus loin, dans le nord, à trois encablures environ, en dehors de la petite crique. »

Et le marin montrait une sorte de fuseau, allongé dans l’ombre, dont pas un feu ne révélait la présence.

« Quand est-il arrivé de Cattaro ? demanda le docteur.

— Il y a une heure à peine.

— Il a passé inaperçu ?

— Absolument, en se glissant le long des récifs.

— Pazzer, que personne ne quitte son poste, et que l’on m’attende ici toute la nuit, s’il le faut !

— Oui, maître ! »

Le marin retourna vers l’embarcation, qui se confondait absolument avec les dernières roches de la grève.

Le docteur Antékirtt resta quelque temps encore sur le rivage. Sans doute, il voulait attendre que la nuit fût plus obscure encore. Par instants, il se promenait à grand pas. Puis, il s’arrêtait. Et alors, les bras croisés, muet et immobile, son regard se perdait sur cette mer Adriatique, comme s’il lui eût confié ses secrets.

La nuit était sans lune, sans étoiles. À peine une de ces petites brises de terre, qui se lèvent avec le soir et ne durent que quelques heures, se faisait-elle sentir. Quelques nuages élevés, mais assez épais, couvraient tout le ciel jusqu’à l’horizon de l’ouest, où la dernière barre de vapeurs, faite d’un trait plus clair, venait de s’effacer.

« Allons ! » dit enfin le docteur.

Et, revenant du côté de la ville, dont il suivit l’enceinte, il se dirigea vers le cimetière.

Là, devant la porte, attendaient Pointe Pescade et Cap Matifou, blottis derrière un arbre, de manière à ne pas être vus.

Le cimetière était fermé à cette heure. Une dernière lumière venait de s’éteindre dans la maison du gardien. Personne n’y devait plus venir avant le jour.

Sans doute, le docteur avait une connaissance exacte du plan de ce cimetière. Sans doute aussi, son intention n’était pas d’y entrer par la porte — ce qu’il venait y faire devant être fait secrètement.

« Suivez-moi, » dit-il à Pointe Pescade et à son compagnon, qui s’étaient avancés vers lui.

Et tous trois commencèrent à longer le mur extérieur, que le vallonnement du terrain élevait par une pente assez sensible.

Après dix minutes de marche, le docteur s’arrêta ; puis, montrant une brèche qui provenait d’un récent éboulement du mur :

« Passons, » dit-il.

Il se glissa par cette brèche. Pointe Pescade et Cap Matifou la franchirent après lui.

Là, l’obscurité était plus profonde sous les grands arbres qui abritaient les tombes. Cependant, sans hésiter, le docteur suivit une allée, puis une contre-allée qui conduisait à la partie supérieure du cimetière. Quelques oiseaux de nuit, troublés à son passage, s’envolaient de çà et de là. Mais, hormis ces hiboux et ces chouettes, il n’y avait pas un être vivant autour des stèles éparses sous les herbes.

Bientôt tous trois s’arrêtèrent devant un modeste monument, une sorte de petite chapelle, dont la grille n’était pas fermée à clef.

Le docteur repoussa cette grille ; puis, pressant le bouton d’une petite lanterne électrique, il en fit jaillir la lumière, mais de façon à ce qu’elle ne pût être aperçue du dehors.

« Entre », dit-il à Cap Matifou.

Cap Matifou entra dans la petite chapelle et se trouva en face d’un mur, sur lequel trois plaques de marbre étaient incrustées.

Sur une de ces plaques — celle du milieu, on lisait :


ÉTIENNE BATHORY.
1867


La plaque de gauche ne portait pas d’inscription. La plaque de droite allait bientôt en avoir une.

« Enlève cette plaque », dit le docteur.

Cap Matifou déplaça facilement la plaque qui n’était pas encore scellée ; il la posa à terre, et une bière apparut au fond de la cavité ménagée dans le mur.

C’était le cercueil qui contenait le corps de Pierre Bathory.

« Retire cette bière », dit le docteur.

Cap Matifou retira la bière, sans que Pointe Pescade eût besoin de l’aider, si lourde qu’elle fût, et, après être sorti de la petite chapelle, il la déposa sur l’herbe.

« Prends cet outil, dit le docteur en donnant un tournevis à Pointe Pescade, et enlève le couvercle de cette bière. »

Cela fut fait en quelques minutes.

Le docteur Antékirtt écarta de la main le drap blanc qui recouvrait le corps et il appuya sa tête sur sa poitrine, comme pour écouter les battements du cœur. Puis, se relevant :

« Retire ce corps », dit-il à Cap Matifou.

Cap Matifou obéit, sans que ni lui ni Pointe Pescade, quoiqu’il s’agît d’une exhumation interdite, eussent fait une seule objection.

Lorsque le corps de Pierre Bathory eut été déposé sur l’herbe, Cap Matifou le réenveloppa de son linceul, sur lequel le docteur jeta son manteau. Le couvercle fut alors revissé, la bière replacée dans la cavité du mur, la plaque remise sur l’orifice qu’elle recouvrit comme avant.

Le docteur interrompit le courant de sa lanterne électrique, et l’obscurité redevint profonde.

« Prends ce corps », dit-il à Cap Matifou.

Cap Matifou souleva dans ses robustes bras le corps du jeune homme, comme il eût fait de celui d’un enfant ; puis, précédé du docteur et suivi de Pointe Pescade, il reprit la contre-allée, qui conduisait directement à la brèche du cimetière.

Cinq minutes après, la brèche étant franchie, le docteur, Pointe Pescade et Cap Matifou, après avoir contourné les murs de la ville, se dirigeaient vers le littoral.

Pas une parole n’avait été échangée ; mais si l’obéissant Cap Matifou ne pensait pas plus qu’une machine, quelle succession d’idées se déroulait dans le cerveau de Pointe Pescade !

Dans le trajet du cimetière au littoral, le docteur Antékirtt et ses deux compagnons n’avaient rencontré personne sur leur route. Mais, en approchant de la petite anse, où devait les attendre le canot de l’Electric, ils aperçurent un douanier qui allait et venait, en se promenant sur les premières roches du rivage.

Ils continuèrent leur chemin, cependant, sans s’inquiéter de sa présence. Un nouveau cri, jeté par le docteur, fit venir à lui le patron de l’embarcation restée invisible.

Sur un signe, Cap Matifou descendit le revers des roches et se disposa à mettre le pied dans le canot.

À ce moment, le douanier s’approcha, et, comme l’embarquement allait se faire :

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Des gens qui vous donnent à choisir entre vingt florins comptant et un coup de poing de monsieur… aussi comptant ! » répondit Pointe Pescade, en montrant Cap Matifou.

Le douanier n’hésita pas : il prit les vingt florins.

« Embarquons ! » dit le docteur.

Un instant après, le canot avait disparu dans l’ombre. Cinq minutes plus tard, il accostait le long fuseau qu’il était impossible d’apercevoir du littoral.

L’embarcation fut hissée à bord, et l’Electric, mû par sa silencieuse machine, eut bientôt gagné le large.

Quant à Cap Matifou, il avait déposé le corps de Pierre Bathory sur un divan dans une étroite chambre, dont aucun hublot ne laissait passer la lumière à l’extérieur.

Le docteur, resté seul près de ce corps, se pencha sur lui, et ses lèvres vinrent baiser son front décoloré.

« Maintenant, Pierre, réveille-toi ! dit-il. Je le veux ! »

Aussitôt, comme s’il n’eût été qu’endormi de ce sommeil magnétique si semblable à la mort, Pierre rouvrit les yeux.

Une sorte de répulsion se peignit d’abord sur ses traits, quand il reconnut le docteur Antékirtt.

« Vous !… murmura-t-il, vous qui m’avez abandonné !

— Moi, Pierre !

— Mais qui êtes-vous donc ?

— Un mort… comme toi !

— Un mort ?…

— Je suis le comte Mathias Sandorf ! »


FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.


TROISIÈME PARTIE




I

MÉDITERRANÉE.


« La Méditerranée est belle, surtout par deux caractères : son cadre si harmonique, et la vivacité, la transparence de l’air et de la lumière… Telle qu’elle est, elle trempe admirablement l’homme. Elle lui donne la force sèche, la plus résistante ; elle fait les plus solides races. »

Michelet a dit cela et l’a bien dit. Mais il est heureux pour l’humanité que la nature, à défaut d’Hercule, ait séparé le rocher de Calpé du rocher d’Abyla pour former le détroit de Gibraltar. Il faut même admettre, en dépit des assertions de maints géologues, que ce détroit a existé de tout temps. Sans lui, pas de Méditerranée. En effet, l’évaporation enlève à cette mer trois fois plus d’eau que ne lui en fournissent ses fleuves, et, faute de ce courant de l’Atlantique qui la régénère en se propageant à travers le détroit, elle ne serait plus, depuis bien des siècles, qu’une sorte de Mer Morte, au lieu d’être par excellence la Mer Vivante.

C’est dans un des plus profonds réduits, l’un des plus inconnus de ce vaste lac méditerranéen, que le comte Mathias Sandorf, — il devait rester jusqu’à l’heure voulue, jusqu’à l’entier accomplissement de son œuvre, le docteur Antékirtt, — avait caché sa vie pour bénéficier de tous les avantages que lui donnait sa fausse mort.

Il y a deux Méditerranées sur le globe terrestre, l’une dans l’ancien Monde, l’autre dans le nouveau. La Méditerranée américaine, c’est le golfe du Mexique ; elle ne couvre pas moins de quatre millions et demi de kilomètres. Si la Méditerranée latine n’a qu’une superficie de deux millions huit cent quatre-vingt-cinq mille cinq cent vingt-deux kilomètres carrés, soit la moitié de l’autre, elle est plus variée dans son dessin général, plus riche en bassins et en golfes distincts, en larges subdivisions hydrographiques qui ont mérité le nom de mers.

Tels, l’Archipel grec, la mer de Crète, au-dessus de l’île de ce nom, la mer Lybique, au-dessous, la mer Adriatique entre l’Italie, l’Autriche, la Turquie et la Grèce, la mer Ionienne qui baigne Corfou, Zante, Céphalonie et autres îles, la mer Tyrrhénienne dans l’ouest de l’Italie, la mer Éolienne autour du groupe Lipariote, le golfe du Lion, échancrure de la Provence, le golfe de Gènes, échancrure des deux Liguries, le golfe de Gabès, échancrure des rivages tunisiens, les deux Syrtes, si profondément creusées entre la Cyrénaïque et la Tripolitaine dans le continent africain.

De quel secret endroit de cette mer, dont certains atterrages sont peu connus encore, le docteur Antékirtt avait-il fait choix pour y vivre ? Il y a des îles par centaines, des îlots par milliers, sur le périple de cet immense bassin. On chercherait vainement à en compter les pointes et les criques. Que de peuples, différents de race, de mœurs, d’état politique, se pressent sur ce littoral, où l’histoire de l’humanité a mis son empreinte depuis plus de vingt siècles, des Français, des Italiens, des Espagnols, des Autrichiens, des Ottomans, des Grecs, des Arabes, Égyptiens, Tripolitains, Tunisiens, Algériens, Marocains, — même des Anglais, à Gibraltar, à Malte et à Chypre. Trois vastes continents l’enserrent de leurs rivages : l’Europe, l’Asie, l’Afrique. Où donc le comte Mathias Sandorf, devenu le docteur Antékirtt, — nom qui était cher aux pays orientaux, — avait-il cherché la lointaine résidence, dans laquelle allait s’élaborer le programme de sa vie nouvelle ? C’est ce qu’allait bientôt apprendre Pierre Bathory.

Pierre, après avoir rouvert un instant les yeux, était retombé dans une prostration complète, aussi insensible qu’au moment où le docteur l’avait laissé pour mort dans la maison de Raguse. À ce moment, le docteur venait de produire un de ces effets physiologiques dans lesquels la volonté joue un si grand rôle, et dont les phénomènes ne sont plus mis en doute. Doué d’une singulière puissance de suggestion, il avait pu, sans s’aider de la lumière du magnésium ni même d’un point métallique brillant, rien que par la pénétration de son regard, provoquer chez le jeune mourant un état hypnotique, et substituer sa volonté à la sienne. Pierre, très affaibli par la perte de son sang, n’ayant plus apparence de vie, n’était qu’endormi, cependant, et il venait de se réveiller par la volonté du docteur. Mais cette vie prête à s’échapper, il s’agissait de la conserver maintenant. Tâche difficile, car elle exigeait des soins minutieux et toutes les ressources de l’art médical. Le docteur n’y devait point faillir.

« Il vivra !… Je veux qu’il vive ! se répétait-il. Ah ! pourquoi, à Cattaro, n’ai-je pas mis mon premier projet à exécution ?… Pourquoi l’arrivée de Sarcany, à Raguse, m’a-t-elle empêché de l’arracher à cette ville maudite !… Mais je le sauverai !… À l’avenir, Pierre Bathory doit être le bras droit de Mathias Sandorf ! »

En effet, depuis quinze ans, punir et récompenser, telle avait été la pensée constante du docteur Antékirtt. Ce qu’il devait à ses compagnons, Étienne Bathory et Ladislas Zathmar, encore plus qu’à lui-même, il ne l’avait pas oublié. Maintenant l’heure était venue d’agir, et c’est pourquoi la Savarèna l’avait transporté à Raguse.

Le docteur, pendant cette longue période, avait changé au physique, et, de telle façon qu’il eût été impossible de le reconnaître. Ses cheveux, qu’il portait en brosse, étaient devenus blancs, et son teint avait pris une pâleur mate. C’était un de ces hommes de cinquante ans, qui ont gardé la force de la jeunesse, tout en gagnant la froideur et le calme de l’âge mûr. La chevelure touffue, le teint coloré, la barbe d’un rouge vénitien du jeune comte Sandorf, rien de cela ne pouvait revenir à l’esprit de ceux qui se trouvaient en présence du sévère et froid docteur Antékirtt. Mais plus affiné, plus trempé, il était resté une de ces natures de fer, dont on pourrait dire qu’elles troubleraient l’aiguille aimantée rien qu’en l’approchant. Eh bien ! du fils d’Étienne Bathory, il voulait, il saurait faire ce qu’il avait fait de lui-même.

D’ailleurs, et depuis longtemps déjà, le docteur Antékirtt était resté seul de toute cette grande famille des Sandorf. On ne l’a pas oublié, il avait un enfant, une petite fille, qui, après son arrestation, avait été confiée à la femme de Landeck, l’intendant du château d’Artenak. Cette petite fille, âgée de deux ans alors, était l’unique héritière du comte. C’est à elle que devait revenir, quand elle aurait dix-huit ans, la moitié des biens de son père, réservée par le jugement qui prononçait la confiscation en même temps que la mort. L’intendant Landeck, ayant été laissé en qualité de régisseur de cette portion du domaine de Transylvanie mise sous séquestre, sa femme et lui étaient restés au château avec cette enfant, à laquelle ils voulaient vouer toute leur vie. Mais il semblait qu’une fatalité pesât sur la famille Sandorf, maintenant réduite à ce petit être. Quelques mois après la condamnation des conspirateurs de Trieste et les événements qui en furent la conséquence, cette enfant disparut, sans qu’il fût possible de la retrouver. On ne recueillit que son chapeau sur le bord de l’un de ces nombreux cours d’eau que les contreforts voisins versaient dans le parc. Il fut donc malheureusement trop certain que la petite fille avait été entraînée au fond de l’un de ces gouffres dans lesquels se jettent les torrents des Carpathes, et on n’en put relever aucun autre vestige. Rosena Landeck, la femme de l’intendant, frappée mortellement par une telle catastrophe, mourut quelques semaines après. Cependant, le gouvernement ne voulut rien changer aux dispositions prises à l’époque du jugement. Le séquestre fut maintenu sur la partie réservée du domaine, et les biens du comte Sandorf ne devaient faire retour à l’État, que si son héritière, dont la mort n’avait pu être légalement constatée, ne reparaissait pas dans le temps fixé pour qu’elle pût recueillir l’héritage.

Tel fut le dernier coup qui avait atteint la race des Sandorf, menacée de s’éteindre par la disparition du seul rejeton de cette noble et puissante famille. Puis, le temps accomplit peu à peu son œuvre, et l’oubli se fit sur cet événement comme sur tous les faits qui se rattachaient à la conspiration de Trieste.

Ce fut à Otrante, où il vivait alors dans le plus strict incognito, que Mathias Sandorf apprit la mort de son enfant. Avec cette petite fille disparaissait tout ce qui lui était resté de la comtesse Réna, si peu de temps sa femme, et qu’il avait tant aimée ! Puis, un jour, il quitta Otrante, inconnu comme il y était arrivé, et personne n’eût su dire où il était allé recommencer sa vie.

Quinze ans plus tard, au moment où le comte Mathias Sandorf reparaissait sur la scène, nul n’aurait pu soupçonner qu’il se cachait sous le nom et qu’il jouait ce rôle du docteur Antékirtt.

C’est alors que Mathias Sandorf se donna tout entier à son œuvre. Maintenant il était seul au monde, avec une tâche à accomplir, — tâche qu’il regardait comme sacrée. Plusieurs années après avoir quitté Otrante, devenu puissant de toute cette puissance que peut donner une immense fortune, acquise dans des circonstances qui seront bientôt connues, oublié, et couvert par son incognito, il se remit sur la trace de ceux qu’il s’était juré de récompenser ou de punir. Déjà, dans sa pensée, Pierre Bathory devait être associé à cette œuvre de justice. Des agents furent établis par ses soins dans diverses villes du littoral méditerranéen. Largement rétribués, tenus à garder le secret le plus absolu dans leurs fonctions, ils ne correspondaient qu’avec le docteur, soit par les rapides engins que l’on connaît, soit par le fil sous-marin qui reliait l’île Antékirtta aux câbles électriques de Malte, et par Malte, avec l’Europe.

Ce fut, en faisant vérifier les dires de ses agents, que le docteur parvint à retrouver les traces de tous ceux qui avaient été mêlés directement ou indirectement à la conspiration du comte Sandorf. Il put donc les surveiller de loin, se tenir au courant de leurs actes, et, pour ainsi dire, les suivre pas à pas, surtout depuis quatre ou cinq ans. Silas Toronthal, il sut qu’il avait quitté Trieste pour venir se fixer à Raguse avec sa femme et sa fille dans cet hôtel du Stradone. Sarcany, il releva sa piste à travers les principales villes d’Europe, où il dévorait sa fortune, puis en Sicile, au milieu de ces provinces de l’est, dans lesquelles son compagnon Zirone et lui méditaient quelque coup qui pût les remettre à flot. Carpena, il apprit qu’il avait quitté Rovigno et l’Istrie pour vivre à rien faire en Italie ou en Autriche, tant que les quelques milliers de florins, solde de sa délation, lui permettraient de rester oisif. Puis, ce fût Andréa Ferrato qu’il eût fait évader du bagne de Stein, en Tyrol, où il expiait sa généreuse conduite envers les fugitifs de Pisino, si la mort ne fût venue, après quelques mois, délivrer l’honnête pêcheur des fers du galérien. Quant à ses enfants, Maria et Luigi, eux aussi avaient abandonné Rovigno, et, sans doute, ils luttaient contre les misères d’une vie deux fois brisée ! Mais ils s’étaient si bien cachés qu’il n’avait pas été possible de se remettre sur leurs traces. Pour Mme Bathory, établie à Raguse avec son fils, Pierre, et Borik, le vieux serviteur de Ladislas Zathmar, le docteur ne l’avait jamais perdue de vue, et l’on sait comment il lui avait fait parvenir une somme considérable, qui ne fut pas acceptée par la fière et courageuse femme.

Mais l’heure était venue, enfin, où le docteur allait pouvoir commencer sa difficile campagne. C’est alors qu’assuré de ne jamais être reconnu, après quinze ans d’absence, lui que l’on croyait mort, il arriva à Raguse. Et ce fut juste à point pour trouver le fils d’Étienne Bathory et la fille de Silas Toronthal, unis dans un amour qu’il fallait briser à tout prix.

On n’a pas oublié ce qui arriva alors, l’intervention de Sarcany en cette affaire, les conséquences qu’elle amena de part et d’autre, comment Pierre Bathory fut rapporté dans la maison de sa mère, ce que fit le docteur Antékirtt, au moment où le jeune homme allait mourir, comment et dans quelles conditions il le rappela à la vie, pour se révéler à lui sous son véritable nom de Mathias Sandorf.

Maintenant, il fallait le guérir, il fallait lui apprendre tout ce qu’il ignorait encore, c’est-à-dire qu’une odieuse trahison avait livré avec son père les deux compagnons d’Étienne Bathory, il fallait lui dire quels étaient les traîtres, il fallait enfin l’associer à ce rôle d’implacable justicier que le docteur prétendait exercer en dehors de la justice humaine, puisque lui-même avait été victime de cette justice.

Donc, avant tout, la guérison de Pierre Bathory, et ce fut à cette guérison qu’il importait de se donner tout entier.

Pendant les huit premiers jours après son transport dans l’île, Pierre fut véritablement entre la vie et la mort. Non seulement sa blessure avait un caractère très grave, mais son moral était plus malade encore. Le souvenir de Sava, qu’il devait croire mariée maintenant avec ce Sarcany, la pensée de sa mère qui le pleurait, puis cette résurrection du comte Mathias Sandorf, vivant sous le nom du docteur Antékirtt — Mathias Sandorf, l’ami le plus dévoué de son père, — tout cela était bien pour troubler une âme si éprouvée déjà.

Le docteur ne voulut quitter Pierre, ni jour ni nuit. Il l’entendit dans son délire répéter le nom de Sava Toronthal. Il comprit combien son amour était profond, et quelle torture le mariage de celle qu’il aimait devait lui infliger. Il en vint à se demander si cet amour ne résisterait pas à tout, même quand Pierre apprendrait que Sava était la fille de l’homme qui avait livré, vendu, tué son père. Le docteur le lui dirait, cependant. Il y était résolu. C’était son devoir.

Vingt fois, on put croire que Pierre Bathory allait succomber. Doublement atteint au moral et au physique, il fut si près de la mort qu’il ne reconnaissait plus le comte Mathias Sandorf à son chevet ! Il n’avait même plus la force de prononcer le nom de Sava !

Cependant les soins l’emportèrent et la réaction se fit. La jeunesse reprit le dessus. Le malade allait guérir du corps, bien avant de guérir de l’âme. Sa blessure commença à se cicatriser, ses poumons reprirent leur fonctionnement normal, et, vers le 17 juillet, le docteur eut l’assurance que Pierre serait sauvé.

Ce jour-là, le jeune homme le reconnut. D’une voix bien faible encore, il put l’appeler de son vrai nom.

« Pour toi, mon fils, je suis Mathias Sandorf, lui répondit-il, mais pour toi seul ! »

Et, comme Pierre, d’un regard, semblait lui demander des explications qu’il devait être si impatient d’obtenir :

« Plus tard, ajouta-t-il, plus tard ! »

C’était dans une jolie chambre, largement exposée à la saine brise de mer, dont les fenêtres s’ouvraient au nord et à l’est, sous l’ombrage de beaux arbres auxquels des eaux vives et courantes conservaient une éternelle verdeur, que la convalescence de Pierre allait s’opérer rapidement et sûrement. Le docteur ne cessa pas de lui donner ses soins ; il accourait près de lui à tout instant ; mais, depuis que la guérison lui avait paru assurée, qu’on ne s’étonne pas s’il s’était adjoint un aide, dont l’intelligence et la bonté lui inspiraient une absolue confiance.

C’était Pointe Pescade, dévoué à Pierre Bathory comme au docteur. Il va sans dire que Cap Matifou et lui avaient gardé le plus absolu secret sur tout ce qui s’était passé au cimetière de Raguse, et qu’ils ne devaient jamais révéler à personne que le jeune homme eût été retiré vivant de sa tombe.

Pointe Pescade avait été mêlé assez intimement à tous les faits qui venaient de se produire, pendant cette période de quelques mois. Par suite, il s’était pris d’un vif intérêt pour son malade. Cet amour de Pierre Bathory, traversé par l’intervention de Sarcany, — un impudent qui lui inspirait une antipathie bien justifiée ! — la rencontre du convoi et des voitures de mariage devant l’hôtel du Stradone, l’exhumation pratiquée dans le cimetière de Raguse, tout cela avait profondément remué ce bon être, et, d’autant mieux qu’il se sentait associé, sans en comprendre encore le but, aux desseins du docteur Antékirtt.

Il s’ensuit donc que Pointe Pescade accepta avec empressement la tâche de garder le malade. Recommandation lui fut faite, en même temps, de le distraire, autant que possible, par sa joyeuse humeur. Il n’y faillit point. D’ailleurs, depuis la fête de Gravosa, il considérait Pierre Bathory comme un créancier, et, à l’occasion, il s’était toujours promis de s’acquitter d’une façon ou d’une autre.

Voilà donc pourquoi Pointe Pescade, installé près du convalescent, s’essayait à détourner le cours de ses pensées en causant, en bavardant, en ne lui laissant pas le temps de réfléchir.

C’est dans ces conditions, qu’un jour, sur une demande directe de Pierre, il fut amené à dire comment il avait fait la connaissance du docteur Antékirtt.

« C’est l’affaire du trabacolo, monsieur Pierre ! répondit-il. Vous devez vous en souvenir !… L’affaire du trabacolo, qui a fait tout simplement un héros de Cap Matifou ! »

Pierre n’avait point oublié le grave événement qui avait marqué la fête de Gravosa, à l’arrivée du yacht de plaisance ; mais il ignorait que, sur la proposition du docteur, les deux acrobates eussent abandonné leur métier pour passer à son service.

« Oui, monsieur Bathory ! répondit Pointe Pescade. Oui ! cela est, et le dévouement de Cap Matifou a été pour nous un coup de fortune ! Mais ce que nous devons au docteur ne doit pas nous faire oublier ce que nous devons à vous-même !

— À moi ?

— À vous, monsieur Pierre, à vous qui, ce jour-là, avez failli devenir notre public, c’est-à-dire une somme de deux florins que nous n’avons pas gagnée, puisque notre public nous a fait défaut, bien qu’il eût payé sa place ! »

Et Pointe Pescade rappela à Pierre Bathory comment, au moment d’entrer dans l’arène provençale, après avoir versé cette somme de deux florins, il avait tout à coup disparu.

Le jeune homme avait perdu le souvenir de cet incident, mais il répondit en souriant à Pointe Pescade. Triste sourire, car il se souvint aussi qu’il ne s’était mêlé à la foule que pour y retrouver Sava Toronthal !

Ses yeux se refermèrent alors. Il réfléchissait à tout ce qui était advenu depuis ce jour. En songeant à Sava qu’il croyait, qu’il devait croire mariée, une douloureuse angoisse l’étreignait, et il était tenté de maudire ceux qui l’avaient arraché à la mort !

Pointe Pescade vit bien que cette fête de Gravosa rappelait à Pierre de tristes souvenirs. Il n’insista donc pas, il garda même le silence, se disant à part lui :

« Une demi-cuillerée de bonne humeur à faire prendre toutes les cinq minutes à mon malade, oui ! voilà bien l’ordonnance du docteur, mais pas commode à suivre ! »

Ce fut Pierre, qui rouvrit les yeux quelques instants plus tard, et reprit la parole :

« Ainsi, Pointe Pescade, demanda-t-il, avant l’affaire du trabacolo, vous ne connaissiez pas le docteur Antékirtt ?

— Nous ne l’avions jamais vu, monsieur Pierre, répondit Pointe Pescade, et nous ignorions jusqu’à son nom.

— Depuis ce jour vous ne l’avez jamais quitté ?

— Jamais, si ce n’est que pour quelques missions, dont il avait bien voulu me charger.

— Et en quel pays sommes-nous ici ? Pourriez-vous me le dire, Pointe Pescade ?

— J’ai lieu de croire, monsieur Pierre, que nous sommes dans une île, puisque la mer nous environne.

— Sans doute, mais dans quelle partie de la Méditerranée ?

— Ah ! voilà ! Est-ce au sud, est-ce au nord, est-ce à l’ouest, est-ce à l’est, répondit Pointe Pescade, c’est ce que j’ignore absolument ! Après tout, peu importe ! Ce qui est certain, c’est que nous sommes chez le docteur Antékirtt, et qu’on y est bien nourri, bien habillé, bien couché, sans compter les égards…

— Mais, au moins, savez-vous comment se nomme cette île dont vous ne connaissez pas la situation ? demanda Pierre.

— Comment elle se nomme ?… Oh ! parfaitement ! répondit Pointe Pescade. Elle se nomme Antékirtta ! »

Pierre Bathory chercha vainement dans sa mémoire si quelque île de la Méditerranée portait ce nom, et il regarda Pointe Pescade.

« Oui, monsieur Pierre, oui ! répondit le brave garçon, Antékirtta. Par rien du tout de longitude et encore moins de latitude, Méditerranée, c’est à cette adresse que mon oncle devrait m’écrire, si j’avais un oncle, mais jusqu’ici le ciel m’a refusé cette joie ! Après tout, rien d’étonnant à ce que cette île s’appelle Antékirtta, puisqu’elle appartient au docteur Antékirtt ! Quant à vous dire si le docteur a pris son nom de l’île ou si l’île a pris son nom du docteur, voilà ce qui me serait impossible, même si j’étais secrétaire-général de la Société de Géographie ! »

Cependant, la convalescence de Pierre suivait son cours régulier. Aucune des complications que l’on pouvait craindre ne se produisit. Avec une nourriture plus substantielle, mais prudemment ménagée, le malade reprenait visiblement ses forces de jour en jour. Le docteur le visitait souvent et causait avec lui de toutes choses, excepté de celles qui devaient plus directement l’intéresser. Et Pierre, ne voulant pas provoquer des confidences prématurées, attendait qu’il lui convînt de les faire.

Pointe Pescade avait toujours fidèlement rapporté au docteur les bribes de conversation échangées entre son malade et lui. Évidemment, cet incognito qui couvrait non seulement le comte Mathias Sandorf, mais jusqu’à l’île dont il faisait sa résidence, préoccupait Pierre Bathory. Non moins évidemment, il pensait toujours à Sava Toronthal, si éloignée de lui maintenant, puisque toute communication semblait rompue entre Antékirtta et le reste du continent européen. Mais le moment approchait où il serait assez fort pour tout entendre !

Oui ! Tout entendre, et, ce jour-là, comme le chirurgien qui opère, le docteur serait insensible aux cris du patient.

Plusieurs jours s’écoulèrent. La blessure du jeune homme était complètement cicatrisée. Déjà même il pouvait se lever et prendre place près de la fenêtre de sa chambre. Un bon soleil méditerranéen venait l’y caresser, une vivifiante brise de mer, emplissant ses poumons, lui rendait santé et vigueur. Comme malgré lui, il se sentait renaître. Alors ses yeux s’attachaient obstinément sur cet horizon sans bornes, au-delà duquel il eût voulu plonger son regard, et, en lui, le moral était bien malade encore. Cette vaste étendue d’eau, autour de l’île inconnue, était presque toujours déserte. À peine quelques caboteurs, chébecs ou tartanes, polacres ou speronares, apparaissaient-ils au large, sans jamais faire route pour y accoster. Jamais un grand navire de commerce, jamais un de ces paquebots, dont les lignes sillonnent en tous sens le grand lac européen.

On eût dit, en vérité, qu’Antékirtta se trouvait reléguée aux confins du monde.

Le 24 juillet, le docteur annonça à Pierre Bathory qu’il pourrait sortir le lendemain dans l’après-midi, et il s’offrit à l’accompagner pendant cette première promenade.

« Docteur, répondit Pierre, si j’ai la force de sortir, je dois avoir la force de vous entendre !

— M’entendre, Pierre !… Que veux-tu dire ?

— Je veux dire que vous savez toute mon histoire et que, moi, je ne sais pas la vôtre ! »

Le docteur le regarda attentivement, non plus en ami, mais en médecin qui va décider s’il portera le fer ou le feu dans les chairs vives du malade. Puis, s’asseyant près de lui :

« Tu veux connaître mon histoire, Pierre ? Écoute-moi donc ! »




II

LE PASSÉ ET LE PRÉSENT.


« Et d’abord l’histoire du docteur Antékirtt, qui commence au moment où le comte Mathias Sandorf vient de se précipiter dans les eaux de l’Adriatique.

« Au milieu de cette grêle de balles, dont me couvrit la dernière décharge des agents de la police, je passai sain et sauf. La nuit était très obscure. On ne pouvait me voir. Le courant portait au large, et je n’aurais pu revenir à terre, même si je l’eusse voulu. Je ne voulais pas, d’ailleurs. Mieux valait mourir que d’être repris pour être ramené et fusillé au donjon de Pisino. Si je succombais, tout était fini. Si je parvenais à me sauver, je pourrais, du moins, passer pour mort. Rien ne me gênerait plus dans l’œuvre de justice que j’avais juré au comte Zathmar, à ton père et à moi-même d’accomplir… et que j’accomplirai !

— Une œuvre de justice ? répondit Pierre, dont l’œil s’anima à ce mot, si inattendu pour lui.

— Oui, Pierre, et cette œuvre, tu la connaîtras, car c’est pour t’y associer que j’ai été t’arracher, mort comme moi, mais vivant comme moi, au cimetière de Raguse ! »

À ces paroles, Pierre Bathory se sentit reporté de quinze ans en arrière, à cette époque où son père tombait sur la place d’armes de la forteresse de Pisino.

« Devant moi, reprit le docteur, s’ouvrait toute une mer jusqu’au littoral italien. Si bon nageur que je fusse, je ne pouvais prétendre à la traverser. À moins d’être providentiellement secouru, soit que je rencontrasse une épave, soit qu’un navire étranger me recueillît à son bord, j’étais destiné à périr. Mais, quand on a fait le sacrifice de sa vie, on est bien fort pour la défendre, si la défense devient possible.

« D’abord, j’avais plongé, à plusieurs reprises pour échapper aux derniers coups de feu. Puis, lorsque je fus certain de n’être plus aperçu, je me maintins à la surface de la mer et je me dirigeai vers le large. Mes vêtements me gênaient peu, étant fort légers et ajustés au corps.

« Il devait être alors neuf heures et demie du soir. Suivant mon estime, je nageai pendant plus d’une heure dans une direction opposée à la côte, en m’éloignant de ce port de Rovigno, dont je vis les dernières lumières s’effacer peu à peu.

« Où allai-je ainsi et quel était mon espoir ? Je n’en avais aucun, Pierre, mais je sentais en moi une force de résistance, une ténacité, une volonté surhumaines qui me soutenaient. Ce n’était plus ma vie que je cherchais à sauver, c’était mon œuvre dans l’avenir ! Et à ce moment, si quelque barque de pêche fût venue à passer, j’eusse aussitôt plongé pour l’éviter ! Sur ce littoral autrichien, combien de traîtres pouvais-je trouver encore, prêts à me livrer pour toucher leur prime, combien de Carpena pour un honnête Andréa Ferrato !

« Ce fut même ce qui arriva à la fin de la première heure. Une embarcation apparut dans l’ombre, presque subitement. Elle venait du large et courait au plus près pour atteindre la terre. Comme j’étais déjà fatigué, je venais de m’étendre sur le dos, mais, instinctivement, je me retournai, prêt à disparaître. Une barque de pêche qui ralliait un des ports de l’Istrie ne pouvait que m’être suspecte !

« Je fus presque aussitôt fixé à cet égard. Un des matelots cria en langue dalmate de changer de bord. Soudain, je plongeai, et l’embarcation, avant que ceux qui la montaient eussent pu m’apercevoir, vira au-dessus de ma tête.

« À bout de respiration, je vins reprendre haleine à l’air libre, et je continuai à gagner dans l’ouest.

« La brise mollissait avec la nuit. Les lames tombaient avec le vent. Je n’étais plus soulevé que par de longues houles de fond qui m’entraînaient vers la haute mer.

« C’est ainsi que, tantôt nageant, tantôt me reposant, je m’éloignai de la côte pendant une heure encore. Je ne voyais que le but à atteindre, non le chemin à parcourir. Cinquante milles pour traverser l’Adriatique, oui, je voulais les franchir, oui ! je les franchirais ! Ah ! Pierre ! il faut avoir passé par de telles épreuves pour savoir ce dont l’homme est capable, quelle résultante, de la force morale unie à la force physique il peut sortir de la machine humaine !

« Pendant une seconde heure, je me soutins ainsi. Cette portion de l’Adriatique était absolument déserte. Les derniers oiseaux l’avaient abandonnée pour regagner leurs trous dans les roches. Il ne passait plus au-dessus de ma tête que des goélands ou des mouettes, qui poussaient des cris aigus en s’envolant par couples.

« Cependant, bien que je ne voulusse rien sentir de la fatigue, mes bras devenaient lourds, mes jambes pesantes. Déjà mes doigts s’entrouvraient, et je ne parvenais que très difficilement à tenir mes mains fermées. Ma tête me pesait comme si j’eusse eu un boulet attaché aux épaules, et je commençais à ne plus pouvoir la maintenir hors de l’eau.

« Une sorte d’hallucination m’envahit alors. La direction de mes pensées m’échappa. D’étranges associations d’idées se firent dans mon cerveau troublé. Je sentis que je ne pourrais plus voir ni entendre qu’imparfaitement, soit un bruit qui se produirait à quelque distance de moi, soit une lumière, si je me trouvais tout à coup dans sa portée. Et ce fut précisément ce qui arriva.

« Il devait être environ minuit, quand il se fit un grondement sourd et lointain dans l’est, — grondement dont je n’aurais pu reconnaître la nature. Un éclat traversa mes paupières qui se fermaient malgré moi. J’essayai de redresser la tête, et je n’y parvins qu’en me laissant immerger à demi. Puis, je regardai.

« Je te donne tous ces détails, Pierre, parce qu’il faut que tu les connaisses et que, par là, tu me connaisses aussi !

— Je n’ignore rien de vous, docteur, rien ! répondit le jeune homme. Pensez-vous donc que ma mère ne m’ait pas appris ce qu’était le comte Mathias Sandorf ?

— Qu’elle ait connu Mathias Sandorf, soit, Pierre, mais le docteur Antékirtt, non ! Et c’est celui-là qu’il faut que tu connaisses ! Écoute-le donc !… Écoute-moi !

« Le bruit que j’avais entendu était produit par un bâtiment qui venait de l’est et portait sur la côte italienne. La lumière, c’était son feu blanc, suspendu à l’étai de misaine, — ce qui indiquait un steamer. Quant à ses feux de position, je ne tardai pas à les apercevoir, le rouge à bâbord, le vert à tribord, et, comme je les voyais simultanément, c’est que le bâtiment se dirigeait sur moi.

« L’instant allait être décisif. En effet, toutes les chances étaient pour que ce steamer fût autrichien, puisqu’il venait du côté de Trieste. Or, de lui demander asile, autant valait se remettre entre les mains des gendarmes de Rovigno ! J’étais bien décidé à ne point le faire, mais non moins décidé à profiter du moyen de salut qui se présentait.

« Ce steamer était un navire de vitesse. Il grandissait démesurément en s’approchant de moi, et je voyais la mer blanchir à son étrave. En moins de deux minutes il devait avoir coupé la place où je restais immobile.

« Que ce steamer fût autrichien, je n’en doutais pas. Mais il n’y avait rien d’impossible à ce qu’il fût à destination de Brindisi et d’Otrante, ou du moins qu’il y fît escale. Or, si cela était, il devrait y arriver en moins de vingt-quatre heures.

« Mon parti fut pris : j’attendis. Sûr de n’être point aperçu au milieu de l’obscurité, je me maintins dans la direction suivie par cette énorme masse, dont la marche était très modérée alors, et que balançait à peine le roulement de la houle.

« Enfin le steamer arriva sur moi, dominant la mer de toute son étrave, à plus de vingt pieds de hauteur. Je fus englobé dans l’écume de l’avant, mais non heurté. La longue coque de fer me frôla, et je m’écartai vigoureusement de la main. Cela dura quelques secondes à peine. Puis, quand je vis se dessiner les façons relevées de l’arrière, au risque d’être broyé par l’hélice, je m’accrochai au gouvernail.

« Heureusement, le steamer était en pleine charge, et son hélice, profondément immergée, ne battait pas l’eau à sa surface, car je n’aurais pu me dégager de ce tourbillon ni retenir le point d’appui auquel je m’étais cramponné. Mais, comme cela existe dans tous les navires à vapeur, deux chaînes de fer pendaient à l’arrière et venaient se relier au gouvernail. Je saisis l’une de ces chaînes, je m’élevai jusqu’à leur crampon d’amarrage, un peu au-dessus de l’eau, je m’installai tant bien que mal près de l’étambot… J’étais relativement en sûreté.

« Trois heures après, le jour vint. Je calculai qu’il me faudrait rester dans cette situation pendant vingt heures encore, si le steamer faisait escale à Brindisi ou à Otrante. Ce dont je devrais le plus souffrir, ce serait de la soif et de la faim. L’important, c’est que je ne pouvais être aperçu du pont, ni même de la baleinière, suspendue à l’arrière sur ses porte-manteaux. De quelques bâtiments courant à contre-bord, il est vrai que je pouvais être vu et signalé. Mais peu de navires nous croisèrent pendant cette journée, et ils passèrent assez loin pour qu’on ne pût apercevoir un homme accroché dans les chaînes du gouvernail.

« Un ardent soleil me permit bientôt de faire sécher mes vêtements, dont je me dépouillai. Les trois cents florins d’Andréa Ferrato étaient toujours dans ma ceinture. Ils devaient m’assurer la sécurité, lorsque je serais à terre. Là, je n’aurais rien à craindre. En pays étranger, le comte Mathias Sandorf, n’avait point à redouter les agents de l’Autriche. Il n’y a pas d’extradition pour les réfugiés politiques. Mais il ne me suffisait pas que ma vie fût sauve, je voulais que l’on crût à ma mort. Personne ne devait savoir que le dernier fugitif du donjon de Pisino eût pris pied sur la terre italienne.

« Ce que je voulais se réalisa. La journée se passa sans incidents. La nuit vint. Vers dix heures du soir, un feu brilla à intervalles réguliers dans le sud-ouest. C’était le phare de Brindisi. Deux heures après, le steamer donnait à travers les passes.

« Mais alors, avant que le pilote fût venu à bord, environ à deux milles de terre, après avoir fait un paquet de mes vêtements que je fixai sur mon cou, j’abandonnai les chaînes du gouvernail, et je me glissai doucement dans l’eau.

« Une minute après, j’avais perdu de vue le steamer, qui jetait dans l’air les hennissements de son sifflet à vapeur.

« Une demi-heure plus tard, par une mer calme, sur une grève sans ressac, je débarquai à l’abri de tout regard, je me réfugiai dans les roches, je me rhabillai, et, au fond d’une anfractuosité, garnie de goémons secs, la fatigue l’emportant sur la faim, je m’endormis.

« Au lever du jour, j’entrai à Brindisi, je cherchai un des plus modestes hôtels de la ville, et là, j’attendis les événements, avant d’arrêter le plan de toute une vie nouvelle.

« Deux jours après, Pierre, les journaux m’apprenaient que la conspiration de Trieste avait eu son dénouement. On disait aussi que des recherches avaient été faites pour retrouver le corps du comte Sandorf, mais sans résultat. J’étais tenu pour mort, — aussi mort que si je fusse tombé avec mes deux compagnons, Ladislas Zathmar et ton père, Étienne Bathory, sur la place d’armes du donjon de Pisino !

« Moi, mort !… Non, Pierre, et l’on verra si je suis vivant ! »

Pierre Bathory avait avidement écouté le récit du docteur. Il était aussi vivement impressionné que si ce récit lui eût été fait du fond d’une tombe. Oui ! c’était le comte Mathias Sandorf qui parlait ainsi ! Vis-à-vis de lui, vivant portrait de son père, sa froideur habituelle l’avait peu à peu abandonné, il lui avait ouvert entièrement son âme, il venait de la lui montrer telle qu’elle était, après l’avoir cachée à tous depuis tant d’années ! Mais il n’avait encore rien dit de ce que Pierre brûlait d’apprendre, rien de ce qu’il attendait de son concours !

Ce que le docteur venait de raconter de son audacieuse traversée de l’Adriatique, était vrai jusque dans ses moindres détails. C’est ainsi qu’il était arrivé sain et sauf à Brindisi, tandis que Mathias Sandorf allait rester mort pour tous.

Mais il s’agissait de quitter Brindisi sans retard. Cette ville n’est qu’un port de passage. On vient s’y embarquer pour les Indes ou y débarquer pour l’Europe. Il est le plus souvent vide, excepté un ou deux jours par semaine, à l’arrivée des paquebots, et plus particulièrement de ceux de la « Peninsular and Oriental Company ». Or, cela suffisait pour que le fugitif de Pisino pût être reconnu, et, on le répète, s’il n’avait rien à craindre pour sa vie, il lui importait que l’on crût à sa mort.

C’est à cela que le docteur réfléchissait, le lendemain de son arrivée à Brindisi, en se promenant au pied de la terrasse que domine la colonne de Cléopâtre, à l’endroit même où commençait l’antique voie Appienne. Déjà le plan de sa vie nouvelle était arrêté. Il voulait aller dans l’Orient conquérir la richesse, et avec elle la puissance. Mais de s’embarquer sur un de ces paquebots qui font le service sur la côte de l’Asie Mineure, au milieu de passagers de toutes nations, cela ne pouvait lui convenir. Il lui fallait un moyen de transport plus secret qu’il ne pouvait trouver à Brindisi. Aussi, le soir même, partait-il pour Otrante par le chemin de fer.

En une heure et demie, le train eut atteint cette ville, située presque au bout du talon de la botte italienne, sur ce canal qui forme l’étroite entrée de l’Adriatique. Là, dans ce port presque abandonné, le docteur put faire le prix avec le patron d’un chébec, prêt à partir pour Smyrne, où il réexportait un chargement de petits chevaux albanais qui n’avaient pas trouvé acquéreur à Otrante.

Le lendemain, le chébec prenait la mer, et le docteur voyait s’abaisser sous l’horizon le phare de Punta di Luca, à l’extrême pointe de l’Italie, tandis que, sur la côte opposée, les monts Acrocérauniens s’effaçaient dans les brumes. Quelques jours plus tard, après une traversée sans incidents, le cap Matapan était doublé à l’extrémité de la Grèce méridionale, et le chébec arrivait au port de Smyrne.

Le docteur avait succinctement raconté à Pierre cette partie de son voyage, puis aussi, comment il apprit par les journaux cette mort imprévue de sa petite fille, qui le laissait seul au monde !

« Enfin, dit-il, j’étais sur cette terre de l’Asie Mineure, où, pendant tant d’années, j’allais vivre inconnu. C’est aux études de médecine, de chimie, de sciences naturelles, dont je m’étais nourri pendant ma jeunesse dans les écoles et universités de la Hongrie — où ton père professait avec tant de renom, — c’est à ces études que j’allais demander maintenant de suffire à mon existence.

« Je fus assez heureux pour réussir, et plus promptement que je ne devais l’espérer, d’abord à Smyrne, où, pendant sept ou huit ans, je me fis une grande réputation comme médecin. Quelques cures inespérées me mirent en rapport avec les plus riches personnages de ces contrées, dans lesquelles l’art médical est encore à l’état rudimentaire. Je résolus alors de quitter cette ville. Et, comme les professeurs d’autrefois, guérissant en même temps que j’enseignais l’art de guérir, m’initiant à la thérapeutique inconnue des talebs de l’Asie Mineure et des pandits de l’Inde, je parcourus toutes ces provinces, m’arrêtant, ici quelques semaines, là quelques mois, appelé, demandé, à Karahissar, à Binder, à Adana, à Haleb, à Tripoli, à Damas, toujours précédé d’une renommée qui croissait sans cesse, et récoltant une fortune qui croissait avec ma renommée.

« Mais ce n’était pas assez. Il me fallait acquérir une puissance sans bornes, telle qu’aurait pu l’avoir un de ces opulents rajahs de l’Inde, dont la science eût égalé la richesse.

« Cette occasion se présenta.

« Il y avait à Homs, dans la Syrie septentrionale, un homme qui se mourait d’une maladie lente. Aucun médecin jusqu’alors n’avait pu en reconnaître la nature. De là, impossibilité d’appliquer un traitement convenable. Ce personnage, nommé Faz-Rhât, avait occupé de hautes positions dans l’empire ottoman. Il n’était alors âgé que de quarante-cinq ans, et regrettait d’autant plus la vie qu’une immense fortune lui permettait d’en épuiser toutes les jouissances.

« Faz-Rhât avait entendu parler de moi, car, à cette époque, ma réputation était déjà grande. Il me fit prier de venir le voir à Homs, et je me rendis à son invitation.

« — Docteur, me dit-il, la moitié de ma fortune est à toi, si tu me rends la vie !

« — Garde cette moitié de ta fortune ! lui répondis-je. Je te soignerai et te guérirai, si Dieu le permet ! »

« J’étudiai attentivement ce malade que les médecins avaient abandonné. Quelques mois, au plus, c’était tout ce qu’ils lui donnaient à vivre. Mais je fus assez heureux pour obtenir un diagnostic certain. Pendant trois semaines, je restai près de Faz-Rhât, afin de suivre les effets du traitement auquel je l’avais soumis. Sa guérison fut complète. Lorsqu’il voulut s’acquitter envers moi, je ne consentis à recevoir que le prix qui me paraissait dû. Puis, je quittai Homs.

« Trois ans plus tard, à la suite d’un accident de chasse, Faz-Rhât perdait la vie. Sans parents, sans descendants directs, son testament me faisait l’unique héritier de tous ses biens, dont la valeur représentative ne pouvait être estimée à moins de cinquante millions de florins[5].

« Il y avait treize ans alors que le fugitif de Pisino s’était réfugié dans ces provinces de l’Asie Mineure. Le nom du docteur Antékirtt, déjà devenu quelque peu légendaire, courait à travers toute l’Europe. J’avais donc obtenu le résultat que je voulais. Restait à atteindre maintenant ce qui était l’unique but de ma vie.

« J’avais résolu de revenir en Europe, ou tout au moins sur quelque point de la Méditerranée, vers son extrême limite. Je visitai le littoral africain, et, en la payant d’un haut prix, je me rendis acquéreur d’une île importante, riche, fertile, pouvant subvenir matériellement aux besoins d’une petite colonie, l’île Antékirtta. C’est ici, Pierre, que je suis souverain, maître absolu, roi sans sujets, mais avec un personnel qui m’est dévoué corps et âme, avec des moyens de défense qui seront redoutables quand je les aurai achevés, avec des engins de communications qui me relient à divers points du périple méditerranéen, avec une flottille d’une rapidité telle que, de cette mer, j’ai pu pour ainsi dire faire mon domaine !

— Où est située l’île Antékirtta ? demanda Pierre Bathory.

— Sur les parages de la grande Syrte, dont la réputation est détestable depuis la plus haute antiquité, à l’extrémité de cette mer que les vents du nord rendent si dangereuse, même aux navires modernes, dans le fond de ce golfe de la Sidre, qui échancre la côte africaine entre la régence de Tripolitaine et la Cyrénaïque ! »

Là, en effet, au nord du groupe des îles Syrtiques, gît l’île Antékirtta. Bien des années avant, le docteur parcourait les côtes de la Cyrénaïque, Souza, l’ancien port de Cyrène, le pays de Barcah, toutes ces villes qui ont remplacé les anciennes Ptolémaïs, Bérénice, Adrianopolis, en un mot, cette antique Pentapole, autrefois grecque, macédonienne, romaine, persane, sarrasine, etc., maintenant arabe et relevant du pachalik de Tripoli. Les hasards de son voyage — car il allait un peu où on le demandait, — le portèrent jusqu’à ces nombreux archipels qui sont semés sur le littoral lybien, Pharos et Anthirode, les jumelles de Plinthine, Enesipte, les roches Tyndariennes, Pyrgos, Platée, Ilos, les Hyphales, les Pontiennes, les îles Blanches, et enfin les Syrtiques.

Là, dans le golfe de la Sidre, à trente milles au sud-ouest du vilâyet de Ben-Ghâzi, le point le plus rapproché de la côte, cette île Antékirtta attira plus particulièrement son attention. On l’appelait ainsi, parce qu’elle est située en avant des autres groupes Syrtiques ou Kyrtiques. Le docteur, dès ce moment, eut la pensée qu’un jour il en ferait son domaine, et, comme par une prise de possession anticipée, il se donna ce nom d’Antékirtt, dont la renommée ne tarda pas à s’étendre sur tout l’Ancien Monde.

Deux raisons graves lui avaient dicté ce choix : d’abord Antékirtta était suffisamment vaste — dix-huit milles de circonférence — pour contenir le personnel qu’il comptait y réunir ; suffisamment élevée, puisque un cône, qui la domine de huit cents pieds, permettait de surveiller le golfe jusqu’au littoral de la Cyrénaïque ; suffisamment variée en ses productions et arrosée par ses rios, pour subvenir aux besoins de quelques milliers d’habitants. En outre, elle était placée au fond de cette mer, terrible en ses tempêtes, qui, dans les temps préhistoriques, fut fatale aux Argonautes, dont Apollonius de Rhodes, Horace, Virgile, Properce, Sénèque, Valérius Flaccus, Lucain, et tant d’autres plus géographes que poètes, Polybe, Salluste, Strabon, Mela, Pline, Procope, signalèrent les effroyables dangers, en chantant ou décrivant ces Syrtes, ces « entraînantes, » véritable sens de leur nom.

C’était bien le domaine qui convenait au docteur Antékirtt. Ce fut celui qu’il acquit pour une somme considérable, en toute propriété, sans obligation féodale ni d’aucune autre sorte, — acte de cession qui fut pleinement ratifié par le Sultan et fit du possesseur d’Antékirtta un propriétaire souverain.

Depuis trois ans déjà, le docteur résidait en cette île. Environ trois cents familles d’Européens ou d’Arabes, attirés par ses offres et la garantie d’une vie heureuse, y formaient une petite colonie, comprenant à peu près deux mille âmes. Ce n’étaient point des esclaves ni même des sujets, mais des compagnons dévoués à leur chef, non moins qu’à ce coin du globe terrestre devenu leur nouvelle patrie.

Peu à peu, une administration régulière y fut organisée avec une milice préposée à la défense de l’île, une magistrature choisie parmi les notables, qui n’avait guère l’occasion d’exercer son mandat. Puis, sur des plans envoyés par le docteur dans les meilleurs chantiers de l’Angleterre, de la France ou de l’Amérique, on avait construit cette flottille merveilleuse, steamers, steam-yachts, goélettes ou « Électrics », destinée aux rapides excursions dans le bassin de la Méditerranée. En même temps, des fortifications commencèrent à s’élever sur Antékirtta ; mais elles n’étaient pas encore achevées, bien que le docteur pressât ces travaux, non sans de sérieuses raisons.

Antékirtta avait-elle donc quelque ennemi à craindre dans les parages de ce golfe de la Sidre ? Oui ! Une secte redoutable, à vrai dire une association de pirates, n’avait pas vu sans envie et sans haine un étranger fonder cette colonie dans le voisinage du littoral libyen.

Cette secte, c’était la Confrérie musulmane de Sidi-Mohammed Ben’Ali-Es-Senoûsi. En cette année (1300 de l’hégire), elle se faisait plus menaçante que jamais, et déjà son domaine géographique comptait près de trois millions d’adhérents. Ses zaouiyas, ses vilâyets, centres d’action répandus en Égypte, dans l’Empire Ottoman d’Europe et d’Asie, dans le pays des Baêlé et des Toubou, dans la Nigritie orientale, en Tunisie, en Algérie, au Maroc, dans le Sahara indépendant, jusqu’aux confins de la Nigritie occidentale, existaient en plus grand nombre dans la Tripolitaine et la Cyrénaïque. De là, un danger permanent pour les établissements européens de l’Afrique septentrionale, pour cette admirable Algérie, destinée à devenir le plus riche pays du monde, et spécialement, pour cette île Antékirtta, ainsi qu’on en pourra juger. Donc, réunir tous les moyens modernes de protection et de défense n’était qu’un acte de prudence de la part du docteur.

Voilà ce que Pierre Bathory apprit dans cette conversation, qui allait l’instruire de tant de choses encore. C’était à l’île Antékirtta qu’il avait été transporté, au fond de la mer des Syrtes, comme en un des coins les plus ignorés de l’Ancien monde, à quelques centaines de lieues de Raguse, où il avait laissé deux êtres, dont le souvenir ne devait jamais le quitter, sa mère et Sava Toronthal.

Puis, en quelques mots, le docteur compléta les détails qui concernaient cette seconde moitié de son existence. Pendant qu’il prenait ainsi ses dispositions pour assurer la sécurité de l’île, tandis qu’il s’occupait de mettre en valeur les richesses de son sol, de l’aménager pour les besoins matériels et moraux d’une petite colonie, il était tenu au courant de ce que devenaient ses amis d’autrefois, dont il n’avait jamais perdu la trace, — entre autres, Mme Bathory, son fils et Borik qui avaient quitté Trieste pour venir s’établir à Raguse.

Pierre apprit ainsi pourquoi la goélette Savarèna était arrivée à Gravosa dans ces conditions qui avaient si fort intrigué la curiosité publique, pourquoi le docteur avait rendu visite à Mme Bathory, comment et, sans que son fils en eût jamais rien su, l’argent, mis à sa disposition, avait été refusé, comment le docteur était arrivé à temps pour arracher Pierre à cette tombe dans laquelle il n’était qu’endormi d’un sommeil magnétique.

« Toi, mon fils, ajouta-t-il, oui ! toi, qui, la tête perdue, n’as pas reculé devant un suicide !… »

À ce mot, dans un mouvement d’indignation, Pierre eut la force de se redresser.

« Un suicide !… s’écria-t-il. Avez-vous donc pu croire que je me sois frappé moi-même ?

— Pierre… un moment de désespoir !…

— Désespéré, oui ! je l’étais !… Je me croyais même abandonné de vous, l’ami de mon père, abandonné après des promesses que vous m’aviez faites et que je ne vous demandais pas !… Désespéré, oui ! et je le suis encore !… Mais au désespéré Dieu ne dit pas de mourir !… Il lui dit de vivre… pour se venger !

— Non… pour punir ! répondit le docteur. Mais, Pierre, qui donc a pu te frapper ?

— Un homme que je hais, répondit Pierre, un homme avec lequel je me suis rencontré ce soir-là, par hasard, dans un chemin désert, le long des murailles de Raguse ! Peut-être cet homme a-t-il cru que j’allais m’élancer sur lui et le provoquer !… Mais il m’a prévenu !… Il m’a frappé !… Cet homme, c’est Sarcany, c’est… »

Pierre ne put achever. À la pensée de ce misérable, dans lequel il voyait maintenant le mari de Sava, son cerveau se troubla, ses yeux se fermèrent, la vie sembla se retirer de lui comme si sa blessure se fût rouverte.

En un instant, le docteur l’eut ranimé, il lui eut rendu sa connaissance, et, le regardant :

« Sarcany !… Sarcany ! » murmura-t-il.

Il eût été nécessaire que Pierre prît quelque repos, après la secousse qu’il venait de subir. Il ne le voulut pas.

« Non ! dit-il. Vous m’avez dit en commençant : Et d’abord l’histoire du docteur Antékirtt, depuis le moment où le comte Mathias Sandorf s’est précipité dans les eaux de l’Adriatique…

— Oui, Pierre.

— Il vous reste donc à m’apprendre ce que je ne sais pas encore du comte Mathias Sandorf !

— As-tu la force de m’entendre ?

— Parlez !

— Soit ! répondit le docteur. Il vaut mieux en finir avec ces secrets que tu as le droit de connaître, avec tout ce que ce passé contient de terrible, pour ne plus y jamais revenir ! Pierre, tu as pu croire que je t’avais abandonné, parce que j’avais quitté Gravosa !… Écoute-moi donc !… Tu me jugeras ensuite !

« Tu sais, Pierre, que, la veille du jour fixé pour l’exécution du jugement, mes compagnons et moi, nous avons tenté de nous échapper de la forteresse de Pisino. Mais Ladislas Zathmar fut saisi par les gardiens, au moment où il allait nous rejoindre au pied du donjon. Ton père et moi, emportés par le torrent du Buco, nous étions déjà hors de leurs atteintes.

« Après avoir échappé miraculeusement aux tourbillons de la Foïba, lorsque nous prîmes pied sur le canal de Lème, nous fûmes aperçus par un misérable, qui n’hésita pas à vendre nos têtes que le gouvernement venait de mettre à prix. Découverts chez un pêcheur de Rovigno, au moment où il se disposait à nous transporter de l’autre côté de l’Adriatique, ton père fut arrêté et ramené à Pisino. Plus heureux, je parvins à m’échapper ! Voilà ce que tu sais, mais voici ce que tu ne sais pas.

« Avant la délation de cet Espagnol, nommé Carpena, — délation qui coûta au pêcheur Andréa Ferrato la liberté et la vie, quelques mois après, — deux hommes avaient vendu le secret des conspirateurs de Trieste.

— Leurs noms ?… s’écria Pierre Bathory.

— Demande-moi d’abord comment leur trahison fut découverte ? » répondit le docteur.

Et il fit rapidement le récit de ce qui s’était passé dans la cellule du donjon, il raconta comment un phénomène d’acoustique lui avait livré les noms des deux traîtres.

« Leurs noms, docteur ! s’écria encore une fois Pierre Bathory. Vous ne refuserez pas de me les dire !

— Je te les dirai !

— Quels sont-ils ?

— L’un d’eux est ce comptable, qui s’était introduit comme espion dans la maison de Ladislas Zathmar ! C’est l’homme qui a voulu t’assassiner ! C’est Sarcany.

— Sarcany ! s’écria Pierre, qui retrouva assez de forces pour marcher vers le docteur. Sarcany !… Ce misérable !… Et vous le saviez !… Et vous, le compagnon d’Étienne Bathory, vous qui offriez à son fils votre protection, vous à qui j’avais confié le secret de mon amour, vous qui l’aviez encouragé, vous avez laissé cet infâme s’introduire dans la maison de Silas Toronthal, quand vous pouviez la lui fermer d’un mot !… Et, par votre silence, vous avez autorisé ce crime… oui ! ce crime !… qui a livré cette malheureuse jeune fille à ce Sarcany !

— Oui, Pierre, j’ai fait cela !

— Et pourquoi ?…

— Parce qu’elle ne pouvait devenir ta femme !

— Elle !… elle !…

— Parce que, si Pierre Bathory eût épousé mademoiselle Toronthal, c’eût été un crime plus abominable encore !

— Mais pourquoi ?… pourquoi ?… répétait Pierre, arrivé au paroxysme de l’angoisse.

— Parce que Sarcany avait un complice !… Oui ! un complice dans cette odieuse machination qui a envoyé ton père à la mort !… Et ce complice… il faut bien que tu le connaisses enfin !… c’est le banquier de Trieste, Silas Toronthal ! »

Pierre avait entendu, il avait compris !… Il ne put répondre. Un spasme contractait ses lèvres. Il se fût affaissé, sans l’horreur qui paralysait et raidissait tout son corps. À travers sa pupille dilatée, on eût dit que son regard plongeait dans des ténèbres insondables.

Cela ne dura que quelques secondes, pendant lesquelles le docteur se demanda avec épouvante si le patient n’allait pas succomber, après l’horrible opération qu’il lui avait fait subir !

Mais c’était aussi une énergique nature que Pierre Bathory. Il parvint à maîtriser toutes les révoltes de son âme. Quelques larmes coulèrent de ses yeux !… Puis, après être retombé sur son fauteuil, il abandonna sa main à celle du docteur.

« Pierre, dit celui-ci d’une voix tendre et grave, pour le monde entier, nous sommes morts tous les deux ! Maintenant, je suis seul sur terre, je n’ai plus d’amis, je n’ai plus d’enfant !… Veux-tu être mon fils ?

— Oui !… père !… » répondit Pierre Bathory.

Et, en réalité, ce fut bien le sentiment paternel, uni au sentiment filial, qui se jeta dans les bras l’un de l’autre.




III

CE QUI SE PASSAIT À RAGUSE.


Tandis que ces faits s’accomplissaient à Antékirtta, voici quels sont les derniers événements dont Raguse fut le théâtre.

Mme Bathory n’était plus alors dans cette ville. Après la mort de son fils, Borik, aidé de quelques amis, avait pu l’entraîner loin de cette maison de la rue Marinella. Pendant les premiers jours, on avait craint que la raison de la malheureuse mère ne résistât pas à ce dernier coup. Et, de fait, cette femme, si énergique qu’elle fût, donna quelques signes d’un trouble mental, dont s’effrayèrent les médecins. C’est dans ces conditions et par leurs conseils que Mme Bathory fut emmenée au petit village de Vinticello, chez un ami de sa famille. Là les soins ne devaient pas lui manquer. Mais quelle consolation eût-on pu faire accepter à cette mère, à cette épouse, deux fois atteinte dans son amour pour son mari et pour son fils ?

Son vieux serviteur n’avait point voulu la quitter. Aussi, la maison de la rue Marinella bien close, l’avait-il suivie pour rester l’humble et assidu confident de tant de douleurs.

Quant à Sava Toronthal, maudite par la mère de Pierre Bathory, entre eux il ne fut jamais question d’elle. Ils ignoraient même que son mariage eût été remis à une époque plus éloignée.

En effet, l’état dans lequel se trouvait la jeune fille l’obligea à prendre le lit. Elle avait reçu un coup aussi inattendu que terrible. Celui qu’elle aimait était mort… mort de désespoir, sans doute !… Et c’était son corps que l’on portait au cimetière, au moment où elle quittait l’hôtel pour aller accomplir cette odieuse union !

Pendant dix jours, c’est-à-dire jusqu’au 16 juillet, Sava fut dans une situation très alarmante. Sa mère ne la quitta pas. C’étaient d’ailleurs les derniers soins que dût lui donner Mme Toronthal, car elle-même allait être frappée à son tour mortellement.

Pendant ces longues heures, quelles pensées s’échangèrent entre la mère et la fille ? On le devine, sans qu’il soit nécessaire d’y insister. Deux noms revenaient sans cesse au milieu des sanglots et des larmes, — le nom de Sarcany, pour le maudire, — celui de Pierre, qui n’était plus qu’un nom gravé sur une tombe, pour le pleurer !

De ces conversations, auxquelles Silas Toronthal s’interdit de jamais prendre part, — il évitait même de voir sa fille, — il résulta que Mme Toronthal fit une dernière démarche auprès de son mari. Elle voulait qu’il consentît à renoncer à ce mariage, dont l’idée seule était une épouvante, une horreur, pour Sava.

Le banquier demeura inébranlable dans sa résolution. Peut-être, livré à lui-même, étranger à toute pression, se fût-il rendu aux observations qui lui étaient faites et qu’il devait se faire ? Mais, dominé par son complice, plus encore qu’on ne le pourrait croire, il refusa d’entendre Mme Toronthal. Le mariage de Sava et de Sarcany était décidé, il se ferait, dès que la santé de Sava le permettrait.

Il est aisé d’imaginer quelle avait été l’irritation de Sarcany, lorsque cet incident imprévu s’était produit, avec quelle colère peu dissimulée il vit ce trouble apporté dans son jeu, et de quelles obsessions il assaillit Silas Toronthal ! Ce n’était qu’un retard, sans doute, mais ce retard, s’il se prolongeait, risquait de renverser tout le système sur lequel il échafaudait son avenir. D’autre part, il n’ignorait pas que Sava ne pouvait avoir pour lui qu’une répulsion insurmontable.

Et cette répulsion, que fût-elle devenue, si la jeune fille eût soupçonné que Pierre Bathory était tombé sous le poignard de l’homme qu’on lui imposait pour époux !

Quant à lui, il ne pouvait que s’applaudir d’avoir eu cette occasion de faire disparaître son rival. Pas un remords, d’ailleurs, ne pénétra dans cette âme fermée à tout sentiment humain.

« Il est heureux, dit-il un jour à Silas Toronthal, que ce garçon ait eu la pensée de se tuer ! Moins il en restera, de cette race des Bathory, mieux cela vaudra pour nous ! En vérité, le ciel nous protège ! »

Et, en effet, que restait-il maintenant des trois familles Sandorf, Zathmar et Bathory ? Une vieille femme, dont les jours étaient comptés. Oui ! Dieu semblait les protéger, ces misérables, et il aurait porté sa protection jusqu’aux dernières limites, le jour où Sarcany serait le mari de Sava Toronthal, le maître de sa fortune !

Cependant il paraît que Dieu voulait l’éprouver par la patience, car le retard apporté à ce mariage paraissait devoir se prolonger.

Lorsque la jeune fille se fut relevée — physiquement au moins — de cette effroyable secousse, lorsque Sarcany put croire qu’il allait être question de reprendre ses projets, Mme Toronthal tomba malade à son tour. Chez cette malheureuse femme, les ressorts de la vie étaient usés. On ne s’en étonnera pas, après ce qu’avait été toute son existence depuis les événements de Trieste, lorsqu’elle avait appris à quel homme indigne elle était liée. Puis, survinrent sinon ses luttes, du moins ses démarches en faveur de Pierre, pour réparer en partie le mal fait à la famille Bathory, l’inutilité de ses prières devant l’influence de Sarcany, si inopinément revenu à Raguse.

Dès les premiers jours, il fut constant que cette vie allait se briser définitivement. Quelques jours encore, c’était tout ce que les médecins pouvaient donner à Mme Toronthal. Elle se mourait d’épuisement. Aucun traitement n’eût pu la sauver, quand même Pierre Bathory fût sorti de sa tombe pour devenir le mari de sa fille !

Sava put lui rendre alors tous les soins qu’elle avait reçus d’elle, et ne quitta plus son chevet ni la nuit ni le jour.

Ce que Sarcany dut éprouver devant ce nouveau retard, on le comprend. De là, d’incessantes objurgations au banquier, qui n’était pas moins que lui réduit à l’impuissance.

Le dénouement de cette situation ne pouvait se faire attendre.

Vers le 29 juillet, c’est-à-dire quelques jours après, Mme Toronthal parut avoir retrouvé un peu de ses forces.

Ce fut une fièvre ardente qui les lui donna, mais dont la violence devait l’emporter dans les quarante-huit heures.

Dans cette fièvre, le délire la prit : elle se mit à divaguer, laissant échapper des phrases incompréhensibles.

Un mot — un nom qui revenait sans cesse, — était bien fait pour surprendre Sava. C’était celui de Bathory, non pas le nom du jeune homme, mais le nom de sa mère que la malade appelait, suppliait, répétant, comme si elle eût été assaillie de remords :

« Pardonnez !… madame !… pardonnez !… »

Et, lorsque Mme Toronthal, dans un répit que lui laissaient les accès de fièvre, fut interrogée par la jeune fille :

« Tais-toi !… Sava !… Tais-toi !… Je n’ai rien dit !… » s’écriait-elle, épouvantée.

Vint la nuit du 30 au 31 juillet. Un instant, les médecins purent croire que la maladie de Mme Toronthal, après avoir atteint sa période la plus aiguë, allait commencer à décroître.

La journée avait été meilleure, sans troubles cérébraux, et il y avait lieu d’être surpris d’un changement si inattendu dans l’état de la malade. La nuit même promettait d’être aussi calme que l’avait été la journée.

Mais, s’il en était ainsi, c’est que Mme Toronthal, au moment de mourir, venait de sentir renaître en elle une énergie dont on l’eût crue incapable. C’est qu’après s’être mise en règle avec Dieu, elle avait pris une résolution et n’attendait plus que l’occasion de l’exécuter.

Cette nuit-là, elle exigea que la jeune fille allât se reposer quelques heures. Sava, malgré tout ce qu’elle put objecter, dut obéir à sa mère, tant elle la vit décidée sur ce point.

Vers onze heures du soir, Sava rentra dans sa chambre. Mme Toronthal resta seule dans la sienne. Tout dormait dans l’hôtel, où régnait ce silence qu’on a si justement nommé un « silence de mort ! »

Mme Toronthal se releva alors, et cette malade, à laquelle on croyait que sa faiblesse interdisait le plus léger mouvement, eut la force, après s’être vêtue, d’aller s’asseoir devant un petit bureau.

Là elle prit une feuille de papier à lettre, et, d’une main tremblante, écrivit quelques lignes seulement qui furent suivies de sa signature. Puis, elle glissa cette lettre dans une enveloppe qui fut cachetée et sur laquelle elle mit cette adresse :

« Madame Bathory, rue Marinella, Stradone.

— Raguse. »

Mme Toronthal, se raidissant alors contre la fatigue que ce travail lui avait causé, poussa la porte de sa chambre, descendit le grand escalier, traversa la cour de l’hôtel, ouvrit, non sans peine, la petite porte qui donnait sur la rue, et se trouva dans le Stradone.

Le Stradone était sombre et désert à cette heure, car il devait être plus de minuit.

Mme Toronthal, se traînant d’un pas chancelant, remonta le trottoir de gauche, pendant une cinquantaine de pas, s’arrêta devant une boîte postale, y jeta sa lettre et revint vers l’hôtel.

Mais tout ce qu’elle avait retrouvé de force pour accomplir ce dernier acte de sa volonté, était épuisé, et elle tomba, sans mouvement, sur le seuil de la porte cochère.

Ce fut là qu’elle fut trouvée une heure après. Ce fut là que Silas Toronthal et Sava vinrent la reconnaître. C’est de là qu’on la transporta dans sa chambre, sans qu’elle eût repris connaissance.

Le lendemain, Silas Toronthal apprit à Sarcany ce qui venait de se passer. Ni l’un ni l’autre n’auraient pu soupçonner que Mme Toronthal fût allée, pendant cette nuit, mettre une lettre dans la boîte du Stradone. Mais pourquoi avait-elle quitté l’hôtel ? Ils ne purent se l’expliquer, et ce fut pour eux un grave sujet d’inquiétude.

La malade languit encore pendant vingt-quatre heures. Elle ne donnait signe de vie que par quelques soubresauts convulsifs, derniers efforts d’une âme qui allait s’échapper. Sava lui avait pris la main, comme pour la retenir dans ce monde où elle allait se trouver si abandonnée ! Mais la bouche de sa mère était muette, maintenant, et le nom de Bathory ne s’échappait plus de ses lèvres. Sans doute, sa conscience tranquillisée, sa dernière volonté accomplie, Mme Toronthal n’avait plus une prière à faire ni un pardon à demander.

La nuit suivante, vers trois heures du matin, pendant que Sava se trouvait seule près d’elle, la mourante fit un mouvement, et sa main vint toucher la main de sa fille.

À ce contact, ses yeux fermés s’ouvrirent à demi. Puis son regard se dirigea sur Sava. Ce regard fut si interrogateur que Sava n’aurait pu s’y méprendre.

« Mère… mère ! dit-elle, que veux-tu ? »

Mme Toronthal fit un signe affirmatif.

« Me parler ?…

— Oui ! » fit distinctement entendre Mme Toronthal.

Sava s’était courbée au chevet du lit, et un nouveau signe lui indiqua de s’approcher plus près encore. Sava posa sa tête près de la tête de sa mère, qui lui dit :

« Mon enfant, je vais mourir !…

— Mère… mère !

— Plus bas !… murmura Mme Toronthal, plus bas !… Que personne ne puisse m’entendre ! »

Puis, après un nouvel effort :

« Sava, dit-elle, j’ai à te demander pardon du mal que je t’ai fait… du mal que je n’ai pas eu le courage d’empêcher !

— Toi… mère !… Toi, m’avoir fait du mal !… Toi, me demander pardon !

— Un dernier baiser, Sava !… Oui !… Le dernier !… Cela voudra dire que tu me pardonnes ! »

La jeune fille vint doucement poser ses lèvres sur le front pâle de la mourante.

Celle-ci eut la force de lui passer le bras autour du cou. Se relevant alors et la regardant avec une fixité effrayante :

« Sava !… dit-elle, Sava… tu n’es pas la fille de Silas Toronthal !… Tu n’es pas ma fille !… Ton père… »

Elle ne put achever. Une convulsion la rejeta hors des bras de Sava, et son âme s’échappa avec ces dernières paroles.

La jeune fille s’était penchée sur la morte !… Elle voulait la ranimer !… Ce fut inutile.

Alors elle appela. On accourut de tout l’hôtel. Silas Toronthal arriva un des premiers dans la chambre de sa femme.

En l’apercevant, Sava, prise d’un irrésistible mouvement de répulsion, recula devant cet homme qu’elle avait maintenant le droit de mépriser, de haïr, car il n’était pas son père ! La mourante l’avait dit, et l’on ne meurt pas sur un mensonge !

Puis, Sava s’enfuit, épouvantée de ce que lui avait dit la malheureuse femme qui l’avait aimée comme sa fille, — encore plus épouvantée, peut-être, de ce qu’elle n’avait pas eu le temps de lui dire.

Le surlendemain, les funérailles de Mme Toronthal se firent avec ostentation. Cette foule d’amis que compte tout homme riche entoura le banquier. Près de lui marchait Sarcany, affirmant ainsi par sa présence que rien n’était changé aux projets qui devaient le faire entrer dans la famille Toronthal. C’était, en effet, son espoir ; mais s’il devait jamais se réaliser, ce ne serait pas sans qu’il eût surmonté bien des obstacles encore. Sarcany pensait, d’ailleurs, que les circonstances ne pouvaient qu’être favorables à l’accomplissement de ses projets, puisqu’elles laissaient plus complètement Sava à sa merci.

Cependant le retard, provoqué par la maladie de Mme Toronthal, allait être prolongé par sa mort. Pendant le deuil de la famille, il ne pouvait être question de mariage. Les convenances exigeaient que plusieurs mois, au moins, se fussent écoulés depuis le décès.

Cela, sans doute, dut vivement contrarier Sarcany, pressé d’arriver à ses fins. Quoi qu’il en eût, force lui fut de respecter les usages, mais non sans que de vives explications eussent été échangées entre Silas Toronthal et lui. Et ces discussions se terminaient toujours par cette phrase que répétait le banquier :

« Je n’y puis rien, et d’ailleurs, pourvu que le mariage soit fait avant cinq mois, vous n’avez aucune raison d’être inquiet ! »

Évidemment ces deux personnages se comprenaient. Toutefois, en se rendant à cette raison, Sarcany ne cessait de manifester une irritation qui amenait parfois des scènes d’une extrême violence.

Tous deux, au surplus, n’avaient pas cessé d’être inquiets depuis la démarche incompréhensible, faite par Mme Toronthal la veille de sa mort. Et même, la pensée vint à Sarcany que la mourante avait pu vouloir mettre à la poste une lettre dont elle tenait à cacher la destination.

Le banquier, auquel Sarcany communiqua cette idée, ne fut pas éloigné de croire qu’il en était ainsi.

« Si cela est, répétait Sarcany, cette lettre nous menace directement et gravement. Votre femme a toujours soutenu Sava contre moi, elle soutenait même mon rival, et qui sait si, au moment de mourir, elle n’a pas retrouvé une énergie dont on ne la croyait pas capable pour trahir nos secrets ! Dans ce cas, ne devrions-nous pas prendre les devants et quitter une ville où, vous et moi, nous avons plus à perdre qu’à gagner ?

— Si cette lettre nous menaçait, lui fit observer Silas Toronthal, quelques jours plus tard, la menace aurait déjà produit son effet, et, jusqu’ici, rien n’est changé à notre situation ! »

À cet argument, Sarcany ne savait que répondre. En effet, si la lettre de Mme Toronthal se rapportait à leurs futurs projets, il n’en était rien résulté encore, et il ne semblait pas qu’il y eût péril en la demeure. Quand le danger apparaîtrait, il serait temps d’agir.

C’est ce qui arriva, mais autrement que tous deux ne devaient le supposer, quinze jours après la mort de Mme Toronthal.

Depuis le décès de sa mère, Sava s’était toujours tenue à l’écart, sans même quitter sa chambre. On ne la voyait même plus aux heures des repas. Le banquier, gêné vis-à-vis d’elle, ne cherchait point un tête-à-tête qui n’eût pu que l’embarrasser. Il la laissait donc agir à son gré, et vivait de son côté dans une autre partie de l’hôtel.

Plus d’une fois, Sarcany avait durement blâmé Silas Toronthal d’accepter cette situation. Par suite des habitudes prises, il n’avait plus aucune occasion de rencontrer la jeune fille. Cela ne pouvait convenir à ses desseins ultérieurs. Aussi s’en expliquait-il très nettement avec le banquier. Bien qu’il ne pût être question d’une célébration de mariage pendant les premiers mois de deuil, il ne voulait pas que Sava s’accoutumât à l’idée que son père et lui eussent renoncé à cette union.

Enfin Sarcany se montra si impérieux, si exigeant vis-à-vis de Silas Toronthal, que celui-ci, le 16 août, fit prévenir Sava qu’il voulait lui parler le soir même. Comme il la prévenait que Sarcany désirait être présent à cet entretien, il s’attendait à un refus. Il n’en fut rien. Sava fit répondre qu’elle se tenait à ses ordres.

Le soir venu, Silas Toronthal et Sarcany attendaient impatiemment Sava dans le grand salon de l’hôtel. Le premier était décidé à ne point se laisser mener, ayant pour lui les droits que donne la puissance paternelle. Le second, résolu à se contenir, à écouter plutôt qu’à parler, voulait surtout tâcher de découvrir quelles étaient les secrètes pensées de la jeune fille. Il craignait toujours qu’elle ne fût plus instruite de certaines choses qu’on ne le supposait.

Sava entra dans le salon à l’heure dite. Sarcany se leva quand elle parut ; mais au salut qu’il lui fit, la jeune fille ne répondit même pas par une simple inclinaison de tête. Elle ne semblait pas l’avoir vu, ou plutôt, elle ne voulait pas le voir.

Sur un signe de Silas Toronthal, Sava s’assit. Puis, froidement, la figure plus pâle encore sous ses vêtements de deuil, elle attendit qu’une demande lui eût été adressée.

« Sava, dit le banquier, j’ai respecté la douleur que t’a causée la mort de ta mère en ne troublant pas ta solitude. Mais, à la suite de ces tristes événements, on se trouve nécessairement amené à traiter certaines affaires d’intérêt !… Bien que tu n’aies pas encore atteint ta majorité, il est bon que tu saches quelle part te revient dans l’héritage de…

— S’il ne s’agit que d’une question de fortune, répondit Sava, il est inutile de discuter plus longtemps. Je ne prétends à rien dans l’héritage dont vous voulez parler ! »

Sarcany fit un mouvement qui pouvait indiquer de sa part un assez vif désappointement, mais aussi, peut-être, une surprise mêlée de quelque inquiétude.

« Je pense, Sava, repris Silas Toronthal, que tu n’as pas bien compris la portée de tes paroles. Que tu le veuilles ou non, tu es l’héritière de madame Toronthal, ta mère, et la loi m’obligera à te rendre des comptes, lorsque tu seras majeure…

— À moins que je ne renonce à cette succession ! répondit tranquillement la jeune fille.

— Et pourquoi ?

— Parce que je n’y ai, sans doute, aucun droit ! »

Le banquier se redressa sur son fauteuil. Jamais il ne se fût attendu à cette réponse. Quant à Sarcany, il ne dit rien. Pour lui, Sava jouait un jeu, et il s’attachait simplement à voir clair dans ce jeu.

« Je ne sais, Sava, reprit Silas Toronthal, impatienté par les froides réparties de la jeune fille, je ne sais ce que signifient tes paroles ni ce qui a pu te les dicter ! D’ailleurs, je ne viens pas ici discuter droit et jurisprudence ! Tu es sous ma tutelle, tu n’as pas qualité pour refuser ou accepter ! Donc, tu voudras bien te soumettre à l’autorité de ton père, que tu ne contestes pas, j’imagine ?…

— Peut-être ! répondit Sava.

— Vraiment, s’écria Silas Toronthal, qui commençait à perdre quelque peu de son sang-froid, vraiment ! Mais tu parles trois ans trop tôt, Sava ! Quand tu auras atteint ta majorité, tu feras ce qu’il te conviendra de ta fortune ! Jusque-là, c’est à moi que tes intérêts sont confiés, et je les défendrai comme je l’entends !

— Soit, répondit Sava, j’attendrai.

— Et qu’attendras-tu ? répliqua le banquier. Tu oublies sans doute que ta situation va changer, dès que les convenances le permettront ! Tu as donc d’autant moins le droit de faire bon marché de ta fortune que tu n’es plus seule intéressée dans l’affaire…

— Oui !… une affaire ! répondit Sava d’un ton de mépris.

— Croyez bien, mademoiselle… crut devoir dire Sarcany, que ce mot prononcé avec le plus blessant dédain visait directement, veuillez croire qu’un sentiment plus honorable… »

Sava n’eut pas même l’air de l’entendre et ne cessa de regarder le banquier, qui lui disait d’une voix irritée :

« Non, pas seule… puisque la mort de ta mère n’a rien pu changer à nos projets !

— Quels projets ? demanda la jeune fille.

— Ce projet d’union que tu feins d’oublier et qui doit faire mon gendre de monsieur Sarcany !

— Êtes-vous bien sûr que ce mariage fera de monsieur Sarcany votre gendre ? »

L’insinuation était si directe, cette fois, que Silas Toronthal se leva pour sortir, tant il avait besoin de cacher son trouble. Mais Sarcany le retint d’un geste. Lui voulait aller jusqu’au bout, il voulait absolument savoir à quoi s’en tenir.

« Écoutez-moi, mon père, car c’est pour la dernière fois que je vous donne ce nom, dit alors la jeune fille. Ce n’est pas pour moi que monsieur Sarcany prétend m’épouser, c’est pour cette fortune dont je ne veux plus aujourd’hui ! Quelle que soit son impudence, il n’oserait me démentir ! Cependant, puisqu’il me rappelle que j’avais consenti à ce mariage, ma réponse sera facile ! Oui ! j’ai dû me sacrifier, quand j’ai pu croire que l’honneur de mon père était en jeu dans cette question ; mais mon père, vous le savez bien, ne peut être mêlé à cet odieux compromis ! Si donc vous désirez enrichir monsieur Sarcany, donnez-lui votre fortune !… C’est tout ce qu’il demande ! »

La jeune fille s’était levée, et, à son tour, elle se dirigeait vers la porte.

« Sava, s’écria alors Silas Toronthal, qui alla se placer devant elle, il y a dans tes paroles… une telle incohérence que je ne les comprends pas… que, sans doute, tu ne les comprends pas toi-même !… Je me demande si la mort de ta mère…

— Ma mère… oui ! c’était ma mère… ma mère par le cœur ! murmura la jeune fille.

— … si la douleur n’a pas ébranlé ta raison, continua Silas Toronthal qui n’entendait plus que lui-même. Oui ! si tu n’es pas folle…

— Folle !

— Mais ce que j’ai résolu s’accomplira, et, avant six mois, tu seras la femme de Sarcany.

— Jamais !

— Je saurai bien t’y contraindre !

— Et de quel droit ? répondit la jeune fille avec un mouvement d’indignation qui lui échappa enfin.

— Du droit que me donne l’autorité paternelle !…

— Vous… monsieur !… Vous n’êtes pas mon père, et je ne me nomme pas Sava Toronthal ! »

Sur ces derniers mots, le banquier, ne trouvant rien à répondre, recula et, sans même retourner la tête, la jeune fille sortit du salon pour regagner sa chambre.

Sarcany, qui avait attentivement observé Sava pendant cet entretien, ne fut point surpris de la manière dont il venait de finir. Il l’avait bien deviné. Ce qu’il devait redouter s’était produit. Sava savait qu’aucun lien ne la rattachait à la famille Toronthal.

Quant au banquier, il fut d’autant plus anéanti par ce coup imprévu qu’il n’avait plus été assez maître de lui-même pour le voir venir.

Sarcany prit alors la parole, et avec sa netteté habituelle, il résuma la situation. Silas Toronthal se contentait d’écouter. Il ne pouvait qu’approuver, d’ailleurs, tant les dires de son ancien complice étaient dictés par une indiscutable logique.

« Il ne faut plus compter que Sava consente jamais, volontairement du moins, à ce mariage, dit-il. Mais pour les motifs que nous connaissons, plus que jamais aussi il faut que ce mariage se fasse ! Que sait-elle de notre passé ? Rien, car elle l’eût dit ! Ce qu’elle sait, c’est qu’elle n’est pas votre fille, voilà tout ! Connaît-elle son père ? Pas davantage ! C’eût été le premier nom qu’elle nous aurait jeté à la face ! Est-elle instruite depuis longtemps de sa situation véritable vis-à-vis de vous ? Non encore, et il est probable que c’est seulement au moment de mourir que madame Toronthal aura parlé ! Mais ce qui me paraît non moins certain, c’est qu’elle n’a dû dire à Sava que ce qu’il fallait pour que celle-ci eût le droit de refuser d’obéir à l’homme qui n’est pas son père ! »

Silas Toronthal approuva d’un mouvement de tête l’argumentation de Sarcany. Or, on le sait, Sarcany ne se trompait ni sur la manière dont la jeune fille avait été instruite de ces choses, ni sur l’époque depuis laquelle elle les savait, ni enfin sur ce qui lui avait été seulement révélé du secret de sa naissance.

« Concluons maintenant, reprit Sarcany. Si peu que Sava sache de ce qui la concerne, et bien qu’elle ignore ce qui nous regarde dans le passé, nous sommes menacés tous les deux, vous dans l’honorable situation qui vous est faite à Raguse, moi dans les intérêts considérables que doit m’assurer ce mariage et auxquels je prétends ne pas renoncer ! Donc, ce qu’il faut faire et le plus tôt possible, le voici : Quitter Raguse, vous et moi, emmener Sava, sans qu’elle ait pu parler ni voir personne, plutôt aujourd’hui que demain, puis, ne revenir en cette ville qu’une fois le mariage accompli, et lorsque, devenue ma femme, Sava aura intérêt à se taire ! Une fois à l’étranger, elle sera si bien soustraite à toute influence que nous n’aurons rien à redouter d’elle ! Quant à la faire consentir à ce mariage, volontairement, et dans les délais qui doivent m’assurer ses avantages, cela me regarde, et Dieu me damne, si je n’y réussis pas ! »

Silas Toronthal en convint : la situation était bien telle que venait de la chiffrer Sarcany. Il ne songea pas à résister. Dominé de plus en plus par son complice, il ne l’eût pu d’ailleurs. Et pourquoi l’aurait-il fait ? Pour cette jeune fille à laquelle il avait toujours inspiré une invincible répulsion, pour laquelle son cœur ne s’était jamais ouvert ?

Ce soir-là, il fut bien convenu que ce projet serait mis à exécution avant même que Sava eût pu quitter l’hôtel. Puis Silas Toronthal et Sarcany se séparèrent. Et s’ils mirent une hâte extrême à l’exécution de leur projet, ils n’eurent pas tort, on va le voir.

En effet, le surlendemain, Mme Bathory, accompagnée de Borik, après avoir quitté le village de Vinticello, revint pour la première fois depuis la mort de son fils à la maison de la rue Marinella. Elle avait résolu de la quitter définitivement, ainsi que cette ville, trop pleine pour elle de déchirants souvenirs, et venait faire ses préparatifs de départ.

Lorsque Borik eut ouvert la porte, il trouva une lettre qui avait été déposée dans la boîte de la maison.

C’était la lettre que Mme Toronthal avait mise à la poste, la veille même de sa mort, et dans des circonstances que l’on n’a point oubliées.

Mme Bathory prit cette lettre, l’ouvrit, en regarda d’abord la signature, puis lut d’un trait ces quelques lignes, écrites par une main mourante, et qui renfermaient le secret de la naissance de Sava.

Quelle subite association du nom de Sava et du nom de Pierre se fit dans l’esprit de Mme Bathory !

« Elle !… Lui !… s’écria-t-elle. »

Et, sans ajouter un mot — elle ne l’aurait pu ! — sans répondre à son vieux serviteur qu’elle repoussa au moment où il voulait la retenir, elle se précipita au dehors, elle descendit la rue Marinella, elle traversa le Stradone, elle ne s’arrêta que devant la porte de l’hôtel Toronthal.

Comprenait-elle la portée de ce qu’elle allait faire ? Comprenait-elle que mieux eût valu agir avec moins de précipitation et par conséquent plus de prudence, dans l’intérêt même de Sava ? Non ! Elle était irrésistiblement poussée vers la jeune fille, comme si son mari Étienne Bathory, comme si son fils Pierre, sortis de leur tombe, lui eussent crié :

« Sauve-la !… Sauve-la ! »

Mme Bathory frappa à la porte de l’hôtel. La porte s’ouvrit. Un domestique se présenta et lui demanda ce qu’elle voulait.

Mme Bathory voulait voir Sava.

Mlle Toronthal n’était plus à l’hôtel.

Mme Bathory voulait parler au banquier Toronthal.

Le banquier était parti la veille, sans dire où il allait, et il avait emmené la jeune fille avec lui.

Mme Bathory, frappée de ce dernier coup, chancela et tomba dans les bras de Borik qui venait de la rejoindre.

Puis, lorsque le vieux serviteur l’eut ramenée dans la maison de la rue Marinella :

« Demain, Borik, lui dit-elle, demain, nous irons ensemble au mariage de Sava et de Pierre ! »

Mme Bathory avait perdu la raison.



IV

SUR LES PARAGES DE MALTE.


Pendant que s’accomplissaient ces derniers événements qui le touchaient de si près, Pierre Bathory voyait son état s’améliorer de jour en jour. Bientôt il n’y eut plus à s’inquiéter de sa blessure, dont la guérison était presque complète.

Mais combien Pierre devait souffrir en pensant à sa mère, en pensant à Sava qu’il croyait perdue pour lui !

Sa mère ?… On ne pouvait cependant la laisser sous le coup de cette fausse mort de son fils. Aussi avait-il été convenu qu’on l’en instruirait avec prudence, afin qu’elle pût le rejoindre à Antékirtta. Un des agents du docteur, à Raguse, avait ordre de ne pas la perdre de vue, en attendant l’entier rétablissement de Pierre, — ce qui ne pouvait plus tarder.

Quant à Sava, Pierre s’était condamné à ne jamais parler d’elle au docteur Antékirtt. Mais bien qu’il dût penser qu’elle était maintenant la femme de Sarcany, comment aurait-il pu l’oublier ? Est-ce qu’il avait cessé de l’aimer, quoiqu’elle fût pour lui la fille de Silas Toronthal ? Non ! Après tout, Sava était-elle donc responsable du crime de son père ? Et cependant c’était ce crime qui avait conduit Étienne Bathory à la mort ! De là, un combat qui se livrait en lui, dont Pierre seul eût pu dire quelles étaient les phases terribles et incessantes.

Le docteur sentait cela. Aussi, pour donner un autre cours aux pensées du jeune homme, ne cessait-il de lui rappeler l’acte de justice auquel ils devaient concourir ensemble. Il fallait que les traîtres fussent punis, et ils le seraient. Comment arriverait-on jusqu’à eux, rien n’était décidé encore, mais on y arriverait.

« Mille chemins, un but ! » répétait le docteur.

Et s’il le fallait, il suivrait ces mille chemins pour l’atteindre.

Pendant les derniers jours de sa convalescence, Pierre put se promener dans l’île et la visiter, soit à pied, soit en voiture. En vérité, qui ne se fût émerveillé de ce qu’était devenue cette petite colonie sous l’administration du docteur Antékirtt ?

Et d’abord, on travaillait sans relâche aux fortifications qui devaient mettre à l’abri de toute attaque la ville, bâtie au pied du cône, le port et l’île elle-même. Lorsque ces travaux seraient achevés, des batteries, armées de pièces à grande portée, pourraient, en croisant leurs feux, rendre impossible l’approche de tout navire ennemi.

L’électricité devait jouer un important rôle dans ce système défensif, soit pour l’inflammation des torpilles, dont le chenal était armé, soit même pour le service des pièces de batterie. Le docteur avait su obtenir les plus merveilleux résultats de cet agent auquel appartient l’avenir. Une station centrale, pourvue de moteurs à vapeur et de leurs chaudières, possédait vingt machines dynamos d’un nouveau système très perfectionné. Là se produisaient des courants que des accumulateurs spéciaux, d’une intensité extraordinaire, mettaient à la disposition de tous les services d’Antékirtta, la distribution des eaux, l’éclairage de la ville, le télégraphe et le téléphone, les déplacements par voie ferrée autour et à l’intérieur de l’île. En un mot, le docteur, servi par les sérieuses études de sa jeunesse, avait réalisé un des desiderata de la science moderne, le travail électrique pour le transport de la force à distance. Puis, grâce à cet agent d’un emploi si pratique, il avait pu construire les canots dont il a été parlé, et ces Électrics à vitesse excessive, qui lui permettaient de se rendre, avec la rapidité des express, d’une extrémité de la Méditerranée à l’autre.

Cependant, comme la houille était indispensable aux machines à vapeur qui servaient à la production de l’électricité, il y avait toujours un stock considérable de charbon dans les magasins d’Antékirtta, et ce stock était incessamment renouvelé au moyen d’un navire, qui allait s’approvisionner directement en Angleterre.

Le port, au fond duquel la petite ville s’élevait en amphithéâtre, était de formation naturelle, mais de grands travaux l’avaient amélioré. Deux jetées, un môle, un brise-lames, le rendaient très sûr, quelle que fût la direction du vent. Partout de l’eau, même à l’aplomb des quais. Donc, par tous les temps, sécurité absolue pour la flottille d’Antékirtta. Cette flottille comprenait la goélette Savarèna, le charbonnier à vapeur, destiné aux approvisionnements des houilles prises à Swansea et à Cardiff, un steam-yacht de sept à huit cents tonneaux de jauge, nommé le Ferrato, et trois Électrics, dont deux, aménagés en torpilleurs, qui pouvaient contribuer très utilement à la défense de l’île.

Ainsi, sous l’impulsion du docteur, Antékirtta voyait ses moyens de résistance s’accroître de jour en jour. Ils le savaient bien, ces pirates de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque ! Cependant, leur plus grand désir eût été de s’en emparer, car la possession de cette île aurait servi les projets du grand maître actuel de la confrérie du Senoûsisme, Sidi Mohammed El-Mahedî. Mais, connaissant les difficultés d’une pareille entreprise, il attendait l’occasion d’agir avec cette patience qui est l’une des maîtresses facultés de l’Arabe. Le docteur ne l’ignorait pas, et il poussait activement ses travaux de défense. Pour les réduire, quand ils seraient achevés, il faudrait employer ces modernes engins de destruction, dont les Senoûsistes ne disposaient pas encore. D’ailleurs, de dix-huit à quarante ans, les habitants de l’île étaient déjà formés en compagnies de miliciens, pourvus d’armes de précision à tir rapide, exercés aux manœuvres de l’artillerie, commandés par des chefs choisis entre les meilleurs, et cette milice, c’était une force de cinq à six cents hommes sur laquelle on pouvait compter.

Si quelques colons occupaient des fermes établies dans la campagne, le plus grand nombre habitait la petite ville, qui avait reçu le nom transylvanien d’Artenak, en souvenir de ce domaine que le comte Sandorf possédait sur le revers des Carpathes. Artenak se montrait sous un très pittoresque aspect. Il y avait là quelques centaines de maisons, tout au plus. Au lieu d’être bâties sur un échiquier, à l’américaine, avec rues et avenues relevées au cordeau ou tracées au tire-ligne, elles étaient disposées, sans ordre, dominant les tumescences du sol, avec leur base dans de frais jardins, leur faîte sous de beaux ombrages, les unes de forme européenne, les autres de forme arabe, un peu pêle-mêle, le long des courants d’eau vive envoyés par les machines élévatoires, — tout cela frais, aimable, attrayant, tentateur, — une cité au sens modeste de ce mot, dans laquelle les habitants, membres d’une même famille, pouvaient se mêler à la vie commune, en conservant le calme et l’indépendance du chez soi.

Heureux ! oui, ils l’étaient ces indigènes d’Antékirtta. Ubi bene, ibi patria, est sans doute une devise peu patriotique ; mais on voudra bien la passer à de braves gens accourus à l’appel du docteur, qui, misérables en leurs pays d’origine, trouvaient le bonheur et l’aisance dans cette île hospitalière.

Quant à la maison du docteur Antékirtt, les colons l’appelaient le Stadthaus, c’est-à-dire la maison de ville. Là demeurait, non le maître, mais le premier d’entre eux. C’était une de ces adorables habitations mauresques, avec miradores et moucharabys, patio intérieur, galeries, portiques, fontaines, salons et chambres décorés par d’habiles ornemanistes venus des provinces arabes. Pour sa construction, on avait employé les plus précieux matériaux, des marbres et des onyx, qui sortaient de cette riche montagne du Filfila, exploitée sur le golfe de Numidie, à quelques kilomètres de Philippeville, par un ingénieur aussi savant qu’artiste. Ces carbonates s’étaient merveilleusement prêtés à toutes les fantaisies de l’architecte, et, sous le puissant climat d’Afrique, ils revêtaient déjà cette nuance dorée que le soleil, comme avec un pinceau, promène au bout de ses rayons sur les pays de l’Orient.

Artenak, un peu en arrière, était dominée par l’élégant clocher d’une petite église, pour laquelle la même carrière avait fourni ses marbres blancs et noirs, qui s’approprient à tous les besoins de la statuaire et de l’architecture, ses bleus turquins, ses jaunes arborisés, curieux similaires des anciens produits de Carrare et de Paros.

En dehors de la ville, — passim, — sur les croupes voisines, s’étageaient d’autres habitations d’allure plus indépendante, quelques villas, un petit hôpital, en une zone plus élevée de l’air, où le docteur, l’unique médecin de la colonie, comptait envoyer ses malades quand il en aurait. Puis, le long des pentes qui descendaient à la mer, d’autres jolies maisons formaient une station balnéaire. Entre autres, une des plus confortables, mais trapue comme un petit blockhaus, près de la porte du môle, aurait pu s’appeler Villa Pescade et Matifou. C’était là, en effet, qu’avaient été installés les deux inséparables, avec un saïs affecté à leur service particulier. Non ! jamais ils n’eussent osé rêver une fortune pareille !

« On est bien ici ! répétait sans cesse Cap Matifou.

— Trop bien, répondait Pointe Pescade, et c’est au-dessus de notre condition ! Vois-tu, Cap Matifou, il faudrait nous instruire, aller au collège, remporter des prix de grammaire, obtenir nos brevets de capacité !

— Mais tu es instruit, Pointe Pescade ! répliquait l’Hercule. Tu sais lire, écrire, compter… »

En effet, auprès de son camarade, Pointe Pescade eût passé pour un homme de science ! En réalité, le pauvre garçon ne savait que trop tout ce qui lui manquait. Où et quand l’eût-il appris, lui qui n’avait jamais fait ses classes, comme il le disait, qu’au « Lycée des Carpes de Fontainebleau ». Aussi, assidu à la bibliothèque d’Artenak, il cherchait à s’instruire, il lisait, il piochait, tandis que Cap Matifou, avec l’autorisation du docteur, remuait les sables et les roches du littoral pour y former un petit port de poche.

Du reste Pierre Bathory encourageait fort Pointe Pescade, dont il avait reconnu l’intelligence peu ordinaire, à laquelle il ne manquait que la culture. Il s’était fait son professeur, il le dirigeait de façon à lui donner une instruction primaire très complète, et l’élève faisait de rapides progrès. Il y avait aussi d’autres raisons pour que Pierre se fût attaché plus intimement Pointe Pescade. Celui-ci n’était-il pas au courant de son passé ? N’avait-il pas eu pour mission de surveiller l’hôtel Toronthal ? N’était-il pas là, dans le Stradone, sur le passage de son convoi, lorsque Sava avait été emportée sans connaissance ? Plus d’une fois, Pointe Pescade avait dû faire le récit de ces douloureux événements, auxquels il avait pris une part indirecte. C’était donc à lui seul que Pierre pouvait en parler et qu’il en parlait, lorsqu’il ne pouvait plus contenir le trop plein de son cœur. De là, un lien plus étroit, bien fait pour les unir l’un à l’autre.

Cependant le moment approchait où le docteur allait mettre son double plan à exécution : récompenser d’abord, punir ensuite.

Ce qu’il n’avait pu faire pour Andréa Ferrato, mort, quelques mois après sa condamnation, au bagne de Stein, il aurait voulu le faire pour ses enfants. Malheureusement, quelque soin que ses agents y eussent mis, il ignorait encore ce qu’étaient devenus Luigi et sa sœur. Après la mort de leur père, tous deux avaient quitté Rovigno et l’Istrie, s’exilant pour la seconde fois. Où étaient-ils allés ? Personne n’avait pu le savoir, personne ne put le dire. C’était là un sujet de profonde affliction pour le docteur. Mais il ne renonçait pas à retrouver les enfants de l’homme qui s’était sacrifié pour lui, et, par son ordre, les recherches se poursuivaient sans relâche.

Quant à Mme Bathory, Pierre n’avait qu’un désir, c’était de la faire venir à Antékirtta ; mais le docteur, voulant bénéficier de la prétendue mort de Pierre comme il bénéficiait de la sienne, lui fit comprendre la nécessité d’agir avec une extrême prudence. D’ailleurs, il voulait attendre, d’une part, que son convalescent eût recouvré assez de force pour le suivre dans la campagne qu’il allait entreprendre, et, de l’autre, — sachant que le mariage de Sava et de Sarcany avait été reculé par la mort de Mme Toronthal, — il était résolu à ne rien faire avant qu’il n’eût été célébré.

Un de ses agents de Raguse le tenait au courant de tout ce qui s’y passait, et surveillait la maison de Mme Bathory avec autant de soin que l’hôtel du Stradone.

Telle était alors la situation. Le docteur attendait impatiemment que toute cause de retard eût cessé. S’il ignorait encore ce qu’était devenu Carpena, dont on avait perdu la piste après son départ de Rovigno, Silas Toronthal et Sarcany, résidant toujours à Raguse, ne pouvaient lui échapper.

Les choses étant ainsi, que l’on juge de ce que le docteur dut éprouver, quand, le 20 août, une dépêche de son agent arriva au Stadthaus par le fil de Malte à Antékirtta. Cette dépêche mentionnait, d’abord, le départ de Silas Toronthal, de Sava et de Sarcany, puis, la disparition de Mme Bathory et de Borik qui venaient de quitter Raguse, sans qu’il eût été possible de retrouver leurs traces.

Le docteur n’avait plus à s’attarder. Il fit venir Pierre. Il ne lui cacha rien de ce qu’il venait d’apprendre. Quel coup ce fut pour lui ! Sa mère disparue, Sava, entraînée on ne savait où, par Silas Toronthal, et, il n’en pouvait douter, toujours aux mains de Sarcany !

« Nous partirons dès demain, dit le docteur.

— Dès aujourd’hui ! s’écria Pierre. Mais où chercher ma mère ?… Où chercher ?… »

Il n’acheva pas sa pensée… Le docteur Antékirtt l’avait interrompu et lui disait :

« J’ignore s’il ne faut voir qu’une simple coïncidence entre ces deux faits ! Silas Toronthal et Sarcany sont-ils pour quelque chose dans la disparition de madame Bathory, nous le saurons ! Mais, c’est à ces deux misérables qu’il faut aller d’abord !

— Où les retrouver ?…

— En Sicile… peut-être ! »

On s’en souvient, dans cette conversation entre Sarcany et Zirone, surpris par le comte Sandorf au donjon de Pisino, Zirone avait parlé de la Sicile comme du théâtre habituel de ses hauts faits, — théâtre sur lequel il proposait à son compagnon de revenir un jour, si les circonstances l’exigeaient. Le docteur avait retenu ce détail, en même temps que ce nom de Zirone. Ce n’était là qu’un faible indice, sans doute, mais à défaut d’autre, il pouvait permettre de relever la piste de Sarcany et de Silas Toronthal.

Le départ fut donc immédiatement décidé. Pointe Pescade et Cap Matifou, prévenus qu’ils accompagneraient le docteur, devaient se tenir prêts à le suivre. Pointe Pescade apprit alors ce qu’étaient Silas Toronthal, Sarcany et Carpena.

« Trois coquins ! dit-il. Je m’en doutais ! »

Puis, à Cap Matifou :

« Tu vas entrer en scène, dit-il.

— Bientôt ?

— Oui, mais attends ta réplique ! »

Ce fut le soir même que s’effectua le départ. Le Ferrato, toujours prêt à prendre la mer, ses vivres faits, ses soutes pleines, ses compas réglés, appareilla à huit heures.

On compte environ neuf cent cinquante milles depuis le fond de la Grande Syrte jusqu’à la pointe méridionale de la Sicile, à l’ouvert du cap Portio di Palo. Au rapide steam-yacht, dont la vitesse moyenne dépassait dix-huit milles à l’heure, il ne fallait qu’un jour et demi pour franchir cette distance.

Le Ferrato, ce croiseur de la marine antékirttienne, était un merveilleux bâtiment. Construit en France dans les chantiers de la Loire, il pouvait développer près de quinze cents chevaux de force effective. Ses chaudières, établies d’après le système Belleville, — système dans lequel les tubes contiennent l’eau et non la flamme, — avaient l’avantage de consommer peu de charbon, de produire une vaporisation rapide, d’élever facilement la tension de la vapeur jusqu’à quatorze et quinze kilogrammes, sans aucun danger d’explosion. Cette vapeur, reprise à nouveau par des réchauffeurs, devenait ainsi un agent mécanique d’une puissance prodigieuse, et permettait au steam-yacht, bien qu’il fût moins long que les grands avisos des escadres européennes, de les égaler en vitesse.

Il va sans dire que le Ferrato était aménagé avec un confort qui assurait toutes leurs aises à ses passagers. Il portait, en outre, quatre canons d’acier, se chargeant par la culasse et disposés en barbette, deux canons-revolvers Hotchkiss, deux mitrailleuses Gatlings ; de plus, à l’avant, une longue pièce de chasse qui pouvait lancer à six kilomètres un projectile conique de treize centimètres.

Pour l’état-major, un capitaine, Dalmate d’origine, nommé Köstrik, un second et deux lieutenants ; pour la machine, un premier mécanicien, un second mécanicien, quatre chauffeurs et deux soutiers ; pour équipage, trente marins, dont un maître et deux quartiers-maîtres ; pour le service des chambres et de la cuisine, deux chefs et trois saïs faisant office de domestiques, — en tout quatre officiers et quarante-trois hommes, tel était le personnel du bord.

Pendant ces premières heures, la sortie du golfe de la Sidre s’accomplit dans d’assez bonnes conditions. Bien que le vent fût contraire, — une brise de nord-ouest assez fraîche, — le capitaine put imprimer au Ferrato une remarquable vitesse ; mais il lui fût impossible d’utiliser sa voilure, focs, trinquettes, voiles carrées du mât de misaine, voiles auriques du grand mât et de l’artimon.

Durant la nuit, le docteur et Pierre, dans les deux chambres contiguës qu’ils occupaient à bord, Pointe Pescade et Cap Matifou, dans leurs cabines de l’avant, purent reposer, sans s’inquiéter des mouvements du steam-yacht, qui roulait passablement comme tous les bons marcheurs. Pour être véridique, il faut dire que, si le sommeil ne manqua point aux deux amis, le docteur et Pierre, en proie aux plus vives inquiétudes, prirent à peine quelque repos.

Le lendemain, lorsque les passagers montèrent sur le pont, plus de cent vingt milles avaient été enlevés en ces douze heures depuis le départ d’Antékirtta. La brise venait de la même direction avec une tendance à fraîchir. Le soleil s’était levé sur un horizon orageux, et l’atmosphère, déjà lourde, laissait présager une lutte prochaine des éléments.

Pointe Pescade et Cap Matifou souhaitèrent le bonjour au docteur et à Pierre Bathory.

« Merci, mes amis, répondit le docteur. Avez-vous bien dormi dans vos couchettes ?

— Comme des loirs qui auraient la conscience tranquille ! répliqua gaiement Pointe Pescade.

— Et Cap Matifou a-t-il fait son premier déjeuner ?

— Oui, monsieur le docteur, une soupière de café noir avec deux kilos de biscuit de mer !

— Hum !… Un peu dur, ce biscuit !

— Bah ! pour un homme qui, jadis, mangeait des cailloux… entre ses repas ! »

Cap Matifou remuait doucement sa grosse tête, — manière à lui d’approuver les réponses de son camarade.

Cependant le Ferrato, par l’ordre exprès du docteur, marchait à toute vitesse, en faisant jaillir deux écumantes colonnes d’eau sous le tranchant de son étrave.

Se hâter d’ailleurs n’était que prudent. Déjà même, le capitaine Köstrik, après en avoir causé avec le docteur, se demandait s’il n’y aurait pas lieu de venir en relâche à Malte, dont on pourrait voir les feux vers huit heures du soir.

En effet, l’état de l’atmosphère était de plus en plus menaçant. Malgré la brise d’ouest qui fraîchissait avec l’abaissement du soleil, les nuages montaient toujours du levant et s’étendaient alors sur les trois quarts du ciel. Au ras de la mer, c’était une bande d’un gris livide, d’une matité profonde, qui devenait d’un noir d’encre lorsqu’un rayon solaire se glissait à travers ses déchirures. Déjà quelques éclairs silencieux déchiraient cette large nuée électrique, dont la lisière supérieure s’arrondissait en pesantes volutes aux contours durement arrêtés. En même temps, comme s’il y avait lutte entre les vents de l’ouest et ceux de l’est qu’on ne sentait pas encore, mais dont la mer déséquilibrée éprouvait le contre-coup, les lames grossissaient contre la houle de fond, s’échevelaient et commençaient à déferler sur le pont du yacht. Puis, vers six heures, tout devint obscur sous cette voûte d’épaisses nues, qui couvraient l’espace. Le tonnerre grondait, et de vifs éclairs illuminaient ces lourdes ténèbres.

« Liberté de manœuvre ! dit le docteur au capitaine.

— Oui ! Il le faut, monsieur le docteur, répondit le capitaine Köstrik. Sur la Méditerranée, c’est tout l’un ou tout l’autre ! L’est et l’ouest luttent à qui l’emportera, et l’orage aidant, je crains que l’avantage ne reste au premier. La mer va devenir très très dure au-delà de Gozzo ou de Malte, et il est possible que nous soyons gênés. Je ne vous propose pas d’aller relâcher à La Vallette, mais de chercher un abri jusqu’au jour sous la côte occidentale de l’une ou de l’autre île.

— Faites ce qu’il faut », répondit le docteur.

Le steam-yacht se trouvait alors dans l’ouest de Malte, à une distance de trente milles environ. Sur l’île de Gozzo, située un peu au nord-ouest de celle de Malte, dont elle n’est séparée que par deux canaux étroits, formés par un îlot central, il y a un feu de premier ordre avec une portée de vingt-sept milles.

Avant une heure, malgré les violences de la mer, le Ferrato devait être dans le rayon de ce feu. Après l’avoir relevé avec soin, sans trop rallier la terre, on pourrait suffisamment s’en rapprocher pour trouver un abri pendant quelques heures.

C’est ce que fit le capitaine Köstrik, non sans avoir pris la précaution de modérer sa vitesse, afin d’éviter tout accident, soit à la coque, soit à la machine du Ferrato.

Cependant, une heure après, le feu de Gozzo n’avait pas encore été aperçu. Impossible d’avoir connaissance de cette terre, bien que ses falaises se découpent à une assez grande hauteur.

L’orage était alors dans toute sa violence. Une pluie chaude tombait par grains. La masse des vapeurs de l’horizon, maintenant bâillonnée par le vent, passait à travers l’espace avec une extrême vitesse. Entre leurs déchirures brillaient subitement quelques étoiles qui s’éteignaient aussitôt, et la queue de ces haillons, traînant jusqu’à la mer, la balayait comme d’immenses houppes. De triples éclairs, frappant les lames en trois endroits, enveloppaient parfois le steam-yacht tout entier, et les éclats de la foudre ne cessaient plus d’ébranler l’air.

Jusqu’alors la situation avait été difficile : elle allait rapidement devenir inquiétante.

Le capitaine Köstrik, sachant qu’il devait se trouver de vingt milles au moins dans la portée du feu de Gozzo, n’osait plus s’approcher de l’île. Il pouvait même craindre que ce ne fût la hauteur des terres qui l’empêchât de l’apercevoir. Dans ce cas, il en aurait été extrêmement près. Or, à donner sur les roches isolées qui bordent le pied de ses falaises, on se fût immédiatement perdu.

Vers neuf heures et demie, le capitaine prit donc la résolution de mettre en panne sous petite vapeur. S’il ne stoppa pas complètement, du moins réduisit-il la machine à quelques tours d’hélice seulement, — ce qu’il fallait pour que le navire ne restât pas insensible au gouvernail et présentât toujours sa joue à la lame. Dans ces conditions, il devait être et fut horriblement secoué, mais au moins ne risquait-il plus de se jeter à la côte.

Cela dura trois heures, — jusqu’à minuit environ. À ce moment, la situation s’aggrava encore.

Ainsi que cela arrive fréquemment par ces temps d’orage, la lutte entre les vents opposés de l’est et de l’ouest cessa soudain. La brise revint au point du compas qu’elle avait tenu pendant le jour, avec la violence d’un coup de vent. Son impétuosité, refoulée pendant plusieurs heures par les courants contraires, reprit le dessus au milieu des éclaircies du ciel.

« Un feu par tribord devant ! cria un des hommes de quart, de garde au pied du beaupré.

— La barre dessous toute ! » répondit le capitaine Köstrik, qui voulait s’éloigner de la côte.

Lui aussi avait vu le feu signalé. Ses éclats intermittents indiquaient bien que c’était celui de Gozzo. Il n’était que temps de revenir en direction opposée, car les vents contraires se déchaînaient avec une incomparable furie. Le Ferrato n’était pas à deux milles de la pointe, au-dessus de laquelle le phare venait subitement d’apparaître.

L’ordre de pousser la pression fut envoyé au mécanicien ; mais, soudain, la machine se ralentit, puis cessa de fonctionner.

Le docteur, Pierre Bathory, l’équipage, tous étaient sur le pont, pressentant quelque complication grave.

En effet un accident venait d’arriver. Le clapet de la pompe à air n’agissait plus, le condenseur fonctionnait mal, et, après quelques tours bruyants, comme si des détonations se fussent produites à l’arrière, l’hélice s’arrêta tout à fait.

Un pareil accident était irréparable, du moins dans ces conditions. Il aurait fallu démonter la pompe, ce qui eût demandé plusieurs heures. Or, en moins de vingt minutes, drossé par ces rafales, le steam-yacht pouvait être à la côte.

« Hisse la trinquette !… Hisse le grand foc !… Hisse la brigantine ! »

Tels furent les ordres donnés par le capitaine Köstrik, qui ne pouvait plus disposer que de sa voilure pour se relever, — ordres auxquels l’équipage s’empressa d’obéir en manœuvrant dans un admirable ensemble. Si Pointe Pescade, avec son agilité, si son compagnon, avec sa force prodigieuse, lui vinrent en aide, cela va sans dire. Les drisses eussent plutôt cassé que de ne pas céder aux pesées de Cap Matifou.

Mais la situation du Ferrato n’en était pas moins très compromise. Un bateau à vapeur, avec ses formes allongées, son manque de largeur, son peu de tirant d’eau, sa voilure généralement insuffisante, n’est pas fait pour naviguer contre le vent ou biaiser avec lui. S’il lui faut courir au plus près, pour peu que la mer soit dure, il risque de manquer ses virages et de se mettre au plein.

C’est ce qui menaçait le Ferrato. Outre qu’il éprouvait de réelles difficultés à faire de la toile, il lui était impossible de revenir dans l’ouest contre le vent. Peu à peu, poussé vers le pied des falaises, il semblait n’avoir plus qu’à choisir l’endroit où il ferait côte dans les moins mauvaises conditions. Malheureusement, par cette nuit profonde, le capitaine Köstrik ne pouvait rien reconnaître de la disposition du littoral. Il savait bien que deux canaux séparent l’île Gozzo de l’île de Malte, de chaque côté d’un îlot central, l’un le North Comino, l’autre le South Comino. Mais de trouver leur ouverture au milieu de ces ténèbres, de s’y lancer à travers cette mer furieuse pour aller chercher l’abri de la côte orientale de l’île et peut-être atteindre le port de La Vallette, était-ce possible ? Un pilote, un pratique, eussent seuls pu tenter une si périlleuse manœuvre. Et dans cette sombre atmosphère, par cette nuit de pluie et de brumailles, quel pêcheur se fût hasardé à venir jusqu’au navire en perdition ?

Cependant, le sifflet d’alarme du steam-yacht jetait au milieu des brouhahas du vent d’assourdissants appels, et trois coups de canon furent successivement tirés.

Soudain, du côté de la terre, un point noir apparut dans les brumes. Une embarcation s’avançait vers le Ferrato, sa voile au bas ris. C’était, sans doute, quelque pêcheur que la tempête avait obligé à se réfugier au fond de la petite anse de Melléah. Là, son canot à l’abri des rochers, réfugié dans cette admirable grotte de Calypso, qui pourrait être comparée à la grotte de Fingal des Hébrides, il avait entendu les sifflets et le canon de détresse.

Aussitôt, au risque de sa vie, cet homme n’avait pas hésité à se porter au secours du steam-yacht à demi désemparé. Si le Ferrato pouvait être sauvé, il ne pouvait l’être que par lui.

Peu à peu l’embarcation s’approchait. Une amarre fut préparée à bord pour lui être lancée, au moment où elle accosterait. Il y eut là quelques minutes qui parurent être interminables. On n’était plus qu’à une demi-encablure des récifs.

À ce moment, l’amarre fut lancée ; mais une énorme lame, soulevant l’embarcation, la précipita contre les flancs du Ferrato. Elle fut mise en pièces, et le pêcheur qui la montait aurait certainement péri, si Cap Matifou ne l’eût retenu, enlevé à bout de bras, déposé sur le pont, comme il aurait fait d’un enfant.

Alors, sans prononcer une parole — en aurait-il eu le temps ? — ce pêcheur sauta sur la passerelle, saisit la roue du gouvernail, et, au moment où, son avant tourné vers les roches, le Ferrato allait s’y briser, il prenait du tour, il donnait dans l’étroite passe du canal de North Comino, il la traversait vent arrière, et, en moins de vingt minutes, il se retrouvait sur la côte est de Malte dans une mer plus calme. Alors, ses écoutes bordées, il longea la terre à moins d’un demi-mille. Puis, vers quatre heures du matin, lorsque les premières lueurs du jour commençaient à blanchir à l’horizon du large, il suivait le chenal de La Valette, et mouillait au quai de la Senglea, à l’entrée du port militaire.

Le docteur Antékirtt monta alors sur la passerelle, et, s’adressant au jeune marin :

« Vous nous avez sauvés, mon ami, dit-il.

— Je n’ai fait que mon devoir.

— Êtes-vous pilote ?

— Non, je ne suis qu’un pêcheur.

— Et vous vous nommez ?…

— Luigi Ferrato ! »




V

MALTE.


Ainsi, c’était le fils du pêcheur de Rovigno, qui venait de dire son nom au docteur Antékirtt ! Par un hasard providentiel, c’était Luigi Ferrato, dont le courage et l’habileté venaient de sauver le steam-yacht, ses passagers, tout son équipage, d’une perte certaine !

Le docteur fut sur le point de s’élancer vers Luigi pour le serrer dans ses bras… Il se retint. C’eût été le comte Sandorf qui se fût abandonné à cet élan de reconnaissance, et le comte Sandorf devait être mort pour tous, même pour le fils d’Andréa Ferrato.

Mais, si Pierre Bathory était obligé à la même réserve et pour les mêmes raisons, il allait l’oublier, lorsque le docteur l’arrêta d’un regard. Puis tous deux descendirent dans le salon, où Luigi fut prié de les suivre.

« Mon ami, lui demanda le docteur, êtes-vous le fils d’un pêcheur de l’Istrie, qui se nommait Andréa Ferrato ?

— Oui, monsieur, répondit Luigi.

— N’aviez-vous pas une sœur ?…

— Oui, et nous demeurons ensemble à La Vallette. — Mais, ajouta-t-il avec une certaine hésitation, est-ce que vous avez connu mon père ?

— Votre père ! répondit le docteur. Votre père, il y a quinze ans, avait donné asile à deux fugitifs dans sa maison de Rovigno ! Ces fugitifs étaient des amis à moi que son dévouement n’a pu sauver ! Mais ce dévouement a coûté à Andréa Ferrato la liberté et la vie, puisqu’il a été envoyé au bagne de Stein où il est mort !…

— Et il y est mort, sans avoir rien regretté de ce qu’il avait fait ! » répondit Luigi.

Le docteur prit la main du jeune pêcheur.

« Luigi, dit-il, c’est à moi que mes amis ont donné la tâche de payer la dette de reconnaissance qu’ils avaient contractée envers votre père. Depuis bien des années, j’ai cherché à savoir ce que vous étiez devenus, votre sœur et vous, mais on avait perdu vos traces depuis votre départ de Rovigno. Que Dieu soit donc remercié de vous avoir envoyé à mon secours ! Le navire que vous avez sauvé, je lui ai donné le nom de Ferrato en souvenir d’Andréa !… Laissez-moi vous embrasser, mon enfant ! »

Pendant que le docteur le pressait sur sa poitrine, Luigi sentit les larmes lui venir aux yeux.

Devant cette touchante scène, Pierre ne put se contenir. Ce fut comme une expansion de tout son être qui l’entraîna vers ce jeune homme, ayant à peu près son âge, ce brave fils du pêcheur de Rovigno !

« Et moi !… moi ! s’écria-t-il, les bras tendus.

— Vous… monsieur ?

— Moi… le fils d’Étienne Bathory ! »

Le docteur pouvait-il regretter que cet aveu fût échappé à Pierre ? Non ! Luigi Ferrato saurait garder son secret, comme Pointe Pescade et Cap Matifou le gardaient eux-mêmes !

Luigi fut instruit alors de tout, et apprit plus particulièrement quel but poursuivait le docteur Antékirtt. Une seule chose ne lui fut pas dite : le jeune pêcheur ne devait pas savoir qu’il était en présence du comte Mathias Sandorf.

Le docteur voulut immédiatement se faire conduire auprès de Maria Ferrato. Il était impatient de la revoir, impatient surtout de connaître sa vie, — une vie de travail et de misère, sans doute, puisque la mort d’Andréa l’avait laissée seule avec son frère à sa charge.

« Oui, monsieur le docteur, répondit Luigi, débarquons à l’instant, puisque vous le voulez bien ! Maria doit être très inquiète de moi ! Voilà bientôt quarante-huit heures que je l’ai quittée pour aller pêcher dans l’anse de Melléah, et, pendant la tempête de cette nuit, elle peut craindre qu’il ne me soit arrivé malheur !

— Vous aimez bien votre sœur ? demanda le docteur Antékirtt.

— C’est ma mère et ma sœur à la fois ! » répondit Luigi.

L’île de Malte, située à cent kilomètres de la Sicile, appartient-elle plutôt à l’Afrique qu’à l’Europe, bien qu’elle en soit éloignée de deux cent cinquante ? C’est une question qui a passionné les géographes. Quoi qu’il en soit, après avoir été donnée par Charles-Quint aux frères hospitaliers, chassés de Rhodes par Soliman, qui s’associèrent alors sous le nom de chevaliers de Malte, elle appartient maintenant aux Anglais, et on aurait quelque peine à la leur reprendre.

Malte est une île longue de vingt-huit kilomètres, large de seize. Elle a La Vallette et ses annexes pour capitale, puis d’autres villes et villages, tels que la Cité notable ou Citta Vecchia, — sorte de ville sainte qui fut le siège de l’évêché au temps des chevaliers, — le Bosquet, Dinghi, Zébug, Itard, Berkercara, Luca, Farrugi, etc. Assez fertile dans sa partie orientale, très aride dans sa partie occidentale, elle offre un contraste frappant, qui se traduit par la densité de sa population vers l’est, — en tout, plus de cent mille habitants.

Ce que la nature a fait pour cette île en découpant dans son littoral quatre ou cinq ports, les plus beaux du monde, surpasse tout ce qu’on peut imaginer. De l’eau partout, partout des pointes, des caps, des hauteurs, prêtes à recevoir fortifications et batteries. Aussi les chevaliers en avaient-ils déjà fait une place difficile à prendre, et les Anglais, qui l’ont conservée malgré la paix d’Amiens, l’ont-ils rendue imprenable. Aucun cuirassé, semble-t-il, ne saurait forcer les passes de la Grande Marse ou grand port, non plus que celles du port de la Quarantaine ou Marse Muscetto. D’ailleurs, il faudrait qu’ils pussent s’en approcher, et il y a maintenant, du côté de la mer, deux canons de cent tonnes, avec leurs appareils hydrauliques de chargement et de pointage, qui envoient un projectile de neuf cents kilos à quinze kilomètres. Avis aux puissances qui regrettent de voir entre les mains de l’Angleterre cette admirable station, commandant la Méditerranée centrale, et dans laquelle pourraient tenir toutes les flottes ou escadres du Royaume-Uni.

Certainement, il y a des Anglais à Malte. On y trouve un gouverneur général, logé dans l’ancien palais du Grand Maître de l’ordre, un amiral, chef de la marine et des ports, une garnison de quatre à cinq mille hommes ; mais on y trouve aussi des Italiens qui voudraient y être chez eux, puis une population flottante, cosmopolite comme à Gibraltar, et surtout des Maltais.

Les Maltais, ce sont des Africains. Dans les ports, ils conduisent leurs embarcations aux vives couleurs ; dans les rues, ils lancent leurs voitures sur des pentes vertigineuses ; dans les marchés, ils débitent fruits, légumes, viandes, poissons, sous la lampe d’une petite sainte peinturlurée, au milieu d’un assourdissant tapage. On dirait que tous les hommes se ressemblent, teint basané, cheveux noirs, quelque peu crépus, yeux ardents, taille moyenne mais robuste. On jurerait que toutes les femmes sont de la même famille, grands yeux à longs cils, cheveux foncés, mains charmantes, jambes fines, corsage souple, avec une certaine morbidesse, et la peau d’une blancheur que ne peut brunir le soleil sous la « falzetta », sorte de manteau de soie noire, à la mode tunisienne, commun à toutes les classes, et qui sert à la fois de coiffure, de mantille et même d’éventail.

Les Maltais ont l’instinct mercantile. On les rencontre partout où l’on peut trafiquer. Travailleurs, économes, industrieux, sobres, mais violents, vindicatifs, jaloux ; c’est surtout dans le bas peuple qu’ils se prêtent le plus à l’étude de l’observateur. Ils parlent une sorte de patois dont le fond est arabe, reste de la conquête qui suivit la chute du Bas-Empire, langage vif, animé, pittoresque, propre aux métaphores, aux images, à la poésie. Ce sont de bons marins, quand on peut les tenir, et de hardis pêcheurs que les fréquentes tempêtes de ces mers ont familiarisés avec le danger.

C’était dans cette île que Luigi exerçait maintenant son métier avec autant d’audace que s’il eût été Maltais, et c’est là qu’il demeurait depuis près de quinze ans avec sa sœur Maria Ferrato.

La Vallette et ses annexes, — a-t-il été dit. C’est qu’en réalité il y a six villes, au moins, sur les deux ports de la Grande Marse et de la Quarantaine. Floriana, La Senglea. La Cospiqua, La Vittoriosa, La Sliema, La Misida ne sont pas des faubourgs, ni même un simple assemblage de maisons habitées par la classe pauvre, mais de véritables cités, avec demeures somptueuses, hôtels, églises, dignes de la capitale qui est riche de vingt-cinq mille habitants, et dans laquelle on peut admirer ces palais qui s’appellent les « auberges » de Provence, de Castille d’Auvergne, d’Italie et de France.

C’est à La Vallette que demeuraient le frère et la sœur. Il serait peut-être plus juste de dire sous La Vallette, car ils habitaient une sorte de quartier souterrain, nommé le Manderaggio, dont l’entrée se trouve sur la Strada San Marco. C’est là qu’ils avaient pu trouver un logement en rapport avec leurs faibles ressources, et c’est dans cet hypogée que Luigi conduisit le docteur et Pierre, dès que le mouillage du steam-yacht eut été terminé.

Tous trois, après avoir repoussé des centaines d’embarcations qui les assaillaient de leurs offres de service, débarquèrent sur le quai. Ils franchirent alors la Porte de la Marine, encore assourdis par les carillons et sonneries de cloches, qui font planer comme une atmosphère sonore au-dessus de la capitale de Malte. Après avoir passé sous le fort à double casemate, ils remontèrent une rapide rampe, puis une étroite rue en escalier. Entre de hautes maisons à miradores verdâtres et à niches avec lampes allumées, ils arrivèrent devant la cathédrale de Saint-Jean, au milieu de la population la plus bruyante du monde.

Lorsqu’ils eurent atteint le dos de cette colline, à peu près à la hauteur de la cathédrale, ils redescendirent en se dirigeant vers le port de la Quarantaine ; puis, Strada San Marco, ils s’arrêtèrent à mi-côte devant un escalier qui s’enfonçait à droite vers les profondeurs de la ville.

Le Manderaggio est un quartier qui se prolonge jusque sous les remparts, avec rues étroites, où le soleil ne peut jamais pénétrer, hauts murs jaunâtres, irrégulièrement percés de mille trous, qui servent de fenêtres, les uns libres, les autres grillés. Partout, des tournants d’escaliers, descendant à de véritables cloaques, des portes basses, humides, sordides, comme aux maisons d’une Kasbah, des boyaux ravinés, des tunnels sombres, qui ne méritent même pas le nom de ruelles. Et, à toutes les ouvertures, à tous les soupiraux, sur les paliers déjetés, sur les marches branlantes, une population effroyable, des vieilles femmes à faces de sorcières, des mères à figure exsangue, anémiées par le mauvais air, des filles de tout âge, déguenillées, des garçons à demi nus, maladifs, se vautrant dans la fange, des mendiants avec toute leur variété de plaies ou difformités fructueuses, des hommes, portefaix ou pêcheurs, à physionomie farouche, capables de tous les mauvais coups à porter ou à faire, — puis, à travers ce grouillement humain, quelques flegmatiques policemen, habitués à ce monde invraisemblable, non seulement familiarisés mais familiers avec cette tourbe ! Une vraie Cour des Miracles, enfin, mais transportée au milieu d’une substruction étrange, dont les dernières ramifications aboutissent à des soupiraux grillagés, ouverts dans l’épaisseur des courtines, au ras de ce quai de la Quarantaine, inondé de soleil et de brise marine.

C’était dans une des maisons de ce quartier, au plus haut étage, que demeuraient Maria et Luigi Ferrato. Deux chambres seulement. Le docteur fut frappé de l’indigence que révélait ce pauvre logement, mais aussi de sa propreté. On y retrouvait la main de la ménagère soigneuse, qui entretenait jadis la maison du pêcheur de Rovigno.

À l’entrée du docteur et de Pierre Bathory, Maria se leva. Puis, s’adressant à son frère :

« Mon enfant !… mon Luigi ! » s’écria-t-elle.

On comprend ce qu’avaient dû être ses angoisses pendant cette tourmente de la nuit dernière.

Luigi embrassa sa sœur et lui présenta les personnes qui l’accompagnaient.

Le docteur raconta en quelques mots dans quelles circonstances Luigi venait de risquer sa vie pour sauver un navire en perdition, et, en même temps, il lui nomma Pierre, le fils d’Étienne Bathory.

Pendant qu’il parlait, Maria le regardait avec tant d’attention, tant d’émotion même, que le docteur put craindre un instant qu’elle n’eût deviné en lui le comte Sandorf. Mais ce ne fut qu’un éclair qui s’éteignit aussitôt dans ses yeux. Après quinze ans, comment aurait-elle reconnu celui qui n’avait été que pendant quelques heures l’hôte de son père ?

La fille d’Andréa Ferrato avait alors trente-trois ans. Elle était toujours belle par la pureté des lignes de son visage, l’ardeur de ses grands yeux. Quelques cheveux blancs, mêlés à sa chevelure noire, disaient qu’elle avait plus souffert des duretés de sa vie que de sa durée. L’âge n’était pour rien dans cette blancheur précoce, due aux fatigues, aux tourments, aux douleurs éprouvées depuis la mort du pêcheur de Rovigno.

« Votre avenir et celui de Luigi nous appartiennent, maintenant ! dit en terminant son récit le docteur Antékirtt. Mes amis n’étaient-ils pas les débiteurs d’Andréa Ferrato ? Vous permettez, Maria, que Luigi ne se sépare plus de nous ?

— Messieurs, répondit Maria, mon frère n’a fait que ce qu’il devait, cette nuit, en se portant à votre secours, et je remercie le ciel de lui avoir inspiré cette pensée. Il est le fils d’un homme qui n’a jamais connu qu’une chose, son devoir.

— Et nous n’en connaissons qu’une, nous aussi, répondit le docteur, c’est notre droit de payer une dette de reconnaissance aux enfants de celui que… »

Il s’arrêta. Maria le regardait de nouveau, et ce regard le pénétrait tout entier. Il craignait d’en avoir trop dit.

« Maria, reprit alors Pierre Bathory, vous ne voudriez pas empêcher Luigi d’être mon frère ?…

— Et vous ne refuseriez pas d’être ma fille ? » ajouta le docteur en lui tendant la main.

Il fallut alors que Maria racontât sa vie depuis le départ de Rovigno, comment l’espionnage des agents de l’Autriche lui rendait l’existence insupportable, là, pourquoi elle avait eu l’idée de venir à Malte, où Luigi devait trouver à se perfectionner dans le métier de marin en continuant son métier de pêcheur, puis ce qu’avaient été ces longues années, pendant lesquelles tous deux durent lutter contre la misère, car leurs faibles ressources s’étaient promptement épuisées.

Mais Luigi rivalisa bientôt d’audace et d’habileté avec les Maltais, dont la réputation n’est plus à faire. Merveilleux nageur comme eux, il eût pu se mesurer avec ce fameux Nicolo Pescei, un enfant de La Vallette, qui porta, dit-on, des dépêches de Naples à Palerme, en traversant à la nage la mer Éolienne. Aussi eut-il toute facilité pour chasser ces courlis et ces pigeons sauvages, dont il faut aller chercher les nids jusqu’au fond d’inabordables grottes que le ressac de la mer rend si dangereuses. Pêcheur audacieux, jamais son canot n’avait reculé devant un coup de vent, lorsqu’il s’agissait de tendre ses filets ou ses lignes. Et c’est dans ces conditions que, la nuit précédente, il se trouvait en relâche à l’anse de Melléah, lorsqu’il entendit les signaux du steam-yacht en détresse.

Mais, à Malte, les oiseaux de mer, les poissons, les mollusques, sont si abondants que la modicité de leur prix rend la pêche peu lucrative. Malgré tout son zèle, Luigi avait bien de la peine à subvenir aux besoins du petit ménage, quoique Maria, de son côté, travaillât à quelques ouvrages de couture. Aussi avait-il fallu, pour ne pas compromettre un budget si restreint, accepter ce logement dans le Manderaggio.

Pendant que Maria racontait cette histoire, Luigi, qui était entré dans sa chambre, en revint, une lettre à la main. C’étaient les quelques lignes qu’Andréa Ferrato avait écrites avant de mourir :

« Maria, disait-il, je te recommande ton frère ! Il n’aura bientôt plus que toi au monde ! De ce que j’ai fait, mes enfants, je n’ai nul regret, si ce n’est de n’avoir pu réussir à sauver ceux qui s’étaient confiés à moi, même en sacrifiant ma liberté et ma vie ! Ce que j’ai fait, je le referais encore ! N’oubliez jamais votre père, qui meurt en vous envoyant ses dernières tendresses !

« Andréa Ferrato. »

À cette lecture, Pierre Bathory ne chercha point à cacher son attendrissement, tandis que le docteur Antékirtt détournait la tête pour échapper aux regards de Maria.

« Luigi, dit-il alors avec une brusquerie voulue, votre embarcation s’est brisée cette nuit en accostant mon yacht…

— Elle était déjà vieille, monsieur le docteur, répondit Luigi, et, pour tout autre que moi, la perte ne serait pas grande !

— Soit, Luigi, mais vous me permettrez de la remplacer par une autre, par le navire même que vous avez sauvé.

— Quoi ?…

— Voulez-vous être second à bord du Ferrato ? J’ai besoin d’un homme jeune, actif, bon marin !

— Accepte, Luigi, s’écria Pierre, accepte !

— Mais… ma sœur ?…

— Votre sœur sera de cette grande famille qui habite mon île Antékirtta ! répondit le docteur. Votre existence m’appartient désormais, et je la ferai si heureuse que vous ne pourrez plus rien regretter du passé, si ce n’est d’avoir perdu votre père ! »

Luigi s’était jeté sur les mains du docteur, il les serrait, il les baisait, pendant que Maria ne pouvait témoigner sa reconnaissance autrement que par des larmes.

« Demain, je vous attends à bord ! » dit le docteur.

Et, comme s’il n’eût plus été maître de dominer son émotion, il sortit rapidement, après avoir fait signe à Pierre de le suivre.

« Ah ! lui dit-il, que c’est bon, mon fils… que c’est bon d’avoir à récompenser !

— Oui… meilleur que de punir, répondit Pierre.

— Mais il faut punir ! »

Le lendemain, le docteur attendait à son bord Maria et Luigi Ferrato.

Déjà, le capitaine Köstrik avait pris ses dispositions pour que les réparations fussent faites sans retard à la machine du steam-yacht. Grâce au concours de MM. Samuel Grech et Cie, agents maritimes de la Strada Levante, auxquels le navire avait été consigné, les travaux allaient marcher rapidement. Cependant ils devaient exiger de cinq à six jours, car il fallait démonter la pompe à air et le condenseur, dont quelques tuyaux fonctionnaient insuffisamment. Ce retard ne pouvait que contrarier le docteur Antékirtt, très impatient d’arriver sur la côte sicilienne. Aussi eut-il un instant la pensée de faire venir à Malte sa goélette Savarèna, mais il y renonça. En effet, mieux valait attendre quelques jours de plus et ne rallier la Sicile que sur un navire rapide et bien armé.

Cependant, par précaution, en vue d’éventualités qui pouvaient se produire, une dépêche fut lancée par le fil sous-marin qui reliait Malte à Antékirtta. Par cette dépêche, ordre était donné à l’Electric 2 de venir croiser immédiatement sur la côte de Sicile, dans les parages du cap Portio di Palo.

Vers neuf heures du matin, une embarcation amena à bord Maria Ferrato et son frère. Tous deux furent reçus par le docteur avec les marques de la plus vive affection.

Luigi fut présenté au capitaine, aux maîtres et à l’équipage avec le titre de second, — l’officier qui remplissait ces fonctions devant passer à bord de l’Electric 2, dès qu’il aurait rallié la côte méridionale de Sicile.

À regarder Luigi, il n’y avait point à se tromper : c’était un marin. Quant à son courage, à son audace, on savait comment il s’était conduit, trente-six heures auparavant, dans la baie de Melléah. Il fut acclamé. Puis, son ami Pierre et le capitaine Köstrik lui firent les honneurs du navire qu’il désirait visiter dans tous ses détails.

Pendant ce temps, le docteur s’entretenait avec Maria et lui parlait de son frère en des termes qui devaient la toucher profondément.

« Oui !… c’est tout son père ! » disait-elle.

Sur la proposition que lui fit le docteur, soit de rester à bord jusqu’à la fin de l’expédition projetée, soit de revenir directement à Antékirtta, où il lui offrait de la faire conduire, Maria demanda, de préférence, à l’accompagner jusqu’en Sicile. Il fut donc convenu qu’elle profiterait de la relâche du Ferrato à La Vallette pour mettre ordre à ses affaires, vendre les quelques objets qui n’avaient pas pour elle la valeur d’un souvenir, réaliser enfin le peu qu’elle possédait, de manière à pouvoir s’installer dans sa cabine la veille du départ.

Le docteur n’avait point caché à Maria quels étaient les projets, dont il allait poursuivre l’exécution jusqu’à leur entier accomplissement. Une partie de ce plan se trouvait déjà réalisé, puisque les enfants d’Andréa Ferrato n’avaient plus à s’inquiéter de l’avenir. Mais retrouver Silas Toronthal et Sarcany, d’une part, de l’autre, s’emparer de Carpena, cela était à faire, cela se ferait. Pour les deux premiers, on comptait ressaisir leurs traces en Sicile. Pour le second, on chercherait.

C’est alors que Maria demanda au docteur à lui parler en particulier.

« Ce que j’ai à vous apprendre, dit-elle, jusqu’ici, j’ai cru devoir le cacher à mon frère. Il n’eût pu se contenir, et, sans doute, de nouveaux malheurs nous auraient frappés.

— Luigi visite en ce moment le poste de l’équipage, répondit le docteur. Descendons au salon, Maria, et là vous pourrez parler sans crainte d’être entendue ! »

Lorsque la porte du salon eut été fermée, tous deux prirent place sur un divan, et Maria dit :

« Carpena est ici, monsieur le docteur !

— À Malte ?

— Oui, depuis quelques jours.

— À La Vallette ?

— Dans le Manderaggio même, là où nous demeurons ! »

Le docteur fut à la fois très surpris et très satisfait de ce qu’il venait d’apprendre. Puis, reprenant :

« Vous ne vous trompez pas, Maria ?

— Non, je ne me trompe pas ! La figure de cet homme est restée dans mon souvenir ! Cent ans se seraient écoulés que je n’aurais pas hésité à le reconnaître !… Il est ici !

— Luigi l’ignore ?

— Oui, monsieur le docteur, et vous comprenez pourquoi j’ai voulu le lui laisser ignorer ! Il aurait été trouver ce Carpena, il l’eût provoqué, peut-être…

— Vous avez bien fait, Maria ! C’est à moi seul que cet homme appartient ! Mais pensez-vous qu’il vous ait reconnue ?

— Je ne sais, répondit Maria. Deux ou trois fois, je l’ai rencontré dans les ruelles du Manderaggio, et il s’est retourné pour me regarder avec une certaine attention défiante. S’il m’a suivie, s’il a demandé mon nom, il doit savoir qui je suis.

— Il ne vous a jamais adressé la parole ?

— Jamais.

— Et savez-vous, Maria, pourquoi il est venu à La Vallette, ce qu’il y fait depuis son arrivée ?

— Tout ce que je puis dire, c’est qu’il vit au milieu de la plus détestable population du Manderaggio. Il ne quitte pas les cabarets les plus suspects, il y recherche les coquins les plus avérés. Comme l’argent ne paraît pas lui manquer, je crois qu’il s’occupe à racoler des bandits de son espèce pour tenter quelque mauvais coup.

— Ici ?…

— Je n’ai pu le savoir, monsieur le docteur.

— Je le saurai ! »

En ce moment, Pierre entra dans le salon, suivi du jeune pêcheur, et l’entretien prit fin.

« Eh bien, Luigi, demanda le docteur Antékirtt, êtes-vous content de ce que vous avez vu ?

— C’est un admirable navire que le Ferrato ! répondit Luigi.

— Je suis heureux qu’il vous plaise, Luigi, répondit le docteur, puisque vous le commanderez en second, en attendant que les circonstances en fassent de vous le capitaine !

— Oh ! monsieur…

— Mon cher Luigi, reprit Pierre, avec le docteur Antékirtt, n’oublie pas que tout arrive !

— Oui ! tout arrive, Pierre, mais dis plutôt avec l’aide de Dieu ! »

Maria et Luigi prirent alors congé du docteur et de Pierre, afin de retourner à leur petit logement. Il fut convenu que Luigi ne commencerait son service que lorsque sa sœur serait installée à bord. Il ne fallait pas que Maria restât seule dans le Manderaggio, puisqu’il était possible que Carpena eût reconnu en elle la fille d’Andréa Ferrato.

Lorsque le frère et la sœur furent partis, le docteur fit venir Pointe Pescade, auquel il voulait parler en présence de Pierre Bathory.

Pointe Pescade arriva aussitôt, et se tint dans l’attitude d’un homme toujours prêt à recevoir un ordre, toujours prêt à l’exécuter.

« Pointe Pescade, lui dit le docteur, j’ai besoin de toi.

— De moi et de Cap Matifou ?…

— De toi seul, d’abord.

— Que dois-je faire ?

— Débarquer à l’instant, te rendre au Manderaggio, un des quartiers souterrains de La Vallette, y prendre un logement quelconque, une chambre, un taudis, fût-ce dans la plus infime auberge de l’endroit.

— C’est entendu.

— Là, tu auras à surveiller les agissements d’un homme qu’il est très important de ne plus perdre de vue. Mais il faut que personne ne puisse soupçonner que nous nous connaissons ! Au besoin, tu prendras un déguisement.

— Ça, c’est mon affaire !

— Cet homme, m’a-t-on dit, reprit le docteur, cherche à embaucher les plus détestables coquins du Manderaggio à prix d’argent. Pour le compte de qui, pour quelle besogne, c’est ce qu’on ignore, et c’est ce qu’il faut que tu apprennes le plus tôt possible.

— Je l’apprendrai.

— Lorsque tu sauras à quoi t’en tenir, ne reviens pas à bord, tu pourrais être suivi. Contente-toi de mettre un mot à la poste de La Vallette, et donne-moi rendez-vous, le soir, à l’autre extrémité du faubourg de la Senglea. Tu me trouveras à ce rendez-vous.

— C’est convenu, répondit Pointe Pescade. Mais comment reconnaîtrai-je cet homme ?

— Oh ! cela ne sera pas difficile ! Tu es intelligent, mon ami, et je compte sur ton intelligence.

— Puis-je savoir au moins le nom de ce gentleman ?

— Il s’appelle Carpena ! »

En entendant ce nom, Pierre s’écria :

« Quoi !… Cet Espagnol est ici ?

— Oui, répondit le docteur Antékirtt, et il loge dans le quartier même où nous avons retrouvé les enfants d’Andréa Ferrato qu’il a envoyé au bagne et à la mort ! »

Le docteur raconta tout ce que Maria venait de lui apprendre. Pointe Pescade comprit alors combien il était urgent de voir clair dans le jeu de l’Espagnol, qui travaillait certainement à quelque œuvre ténébreuse dans ces repaires de La Vallette.

Une heure après, Pointe Pescade, quittait le bord. Pour mieux déjouer tout espionnage, au cas où il aurait été suivi, il commença par flâner dans cette longue Strada Reale, qui va du Fort Saint-Elme jusqu’à la Floriana. Puis, le soir venu, il se dirigea vers le Manderaggio.

En vérité, pour racoler une bande de coquins, aussi naturellement disposés au meurtre qu’au pillage, on n’eût pu trouver mieux que ce capharnaüm de la ville souterraine. Il y avait là des gens de tous pays, sans doute, de ces misérables du Ponant et du Levant, fuyards des navires de commerce ou déserteurs des navires de guerre, mais surtout des Maltais de la plus infime classe, redoutables coupe-jarrets, ayant encore dans les veines de ce sang de pirates, qui rendit leurs ancêtres si terribles à l’époque des razzias barbaresques.

Carpena, chargé de trouver une douzaine de gens déterminés, — déterminés à tout, — ne pouvait donc avoir là que l’embarras du choix. Aussi, depuis son arrivée, ne quittait-il guère les cabarets des plus basses rues du Manderaggio, où la pratique venait le trouver. Si bien que Pointe Pescade n’eut aucune peine à le reconnaître ; mais le difficile était d’apprendre pour le compte de qui l’Espagnol opérait, l’argent à la main.

Évidemment, cet argent ne pouvait être le sien. Il y avait longtemps que la prime de cinq mille florins, touchée après l’affaire de Rovigno, était mangée. Carpena, chassé de l’Istrie par la réprobation publique, repoussé de toutes les salines du littoral, s’était mis à courir le monde. Son argent rapidement dissipé, de misérable qu’il était avant, il était redevenu encore plus misérable après.

Ce qui n’étonnera personne, c’est qu’il était alors au service d’une redoutable association de malfaiteurs pour laquelle il recrutait un certain nombre d’affidés, afin de remplacer quelques absents dont la corde avait récemment fait justice. C’est dans ce but qu’il se trouvait à Malte, et plus spécialement au quartier du Manderaggio. En quel lieu devait-il conduire sa bande, Carpena, très défiant vis-à-vis des compagnons qu’il embauchait, se gardait bien de le dire. Ceux-ci n’y tenaient pas, d’ailleurs. Pourvu qu’on les payât comptant, pourvu qu’on leur fît entrevoir un avenir de vols et de pillages, ils seraient allés au bout du monde — de confiance.

Il faut noter ici que Carpena n’avait pas été médiocrement surpris en rencontrant Maria dans les rues du Manderaggio. Après une absence de quinze ans, il l’avait parfaitement reconnue, comme il avait été reconnu lui-même. Très contrarié d’ailleurs qu’elle fût au courant de ce qu’il était venu faire à La Vallette.

Pointe Pescade devait donc agir par ruse, s’il voulait apprendre ce que le docteur avait tant d’intérêt à connaître, et ce que l’Espagnol gardait si secrètement. Cependant Carpena fut bientôt circonvenu par lui. Et comment n’eût-il pas remarqué ce jeune bandit si précoce, qui s’attachait à sa personne, s’insinuait dans son intimité, qui le prenait de haut avec cette racaille du Manderaggio, qui se vantait d’avoir déjà à son actif un dossier dont la moindre page lui eût valu la corde à Malte, la guillotine en Italie, la garotte en Espagne, qui marquait le plus profond mépris pour tous ces poltrons du quartier que la vue d’un policeman mettait mal à leur aise, — un joli type, enfin ! Carpena, très connaisseur en ce genre, ne pouvait que l’apprécier !

De ce jeu si adroitement joué, il résulta, sans doute, que Pointe Pescade était arrivé à ses fins, car, le 26 août, dans la matinée, le docteur Antékirtt reçut un petit mot qui lui donnait rendez-vous pour le soir à l’extrémité de la Senglea.

Pendant ces dernières journées, le travail avait été poussé très activement à bord du Ferrato. Dans trois jours, au plus, ses réparations terminées, son plein de charbon fait, il pourrait reprendre la mer.

Le soir même, le docteur se rendit à l’endroit indiqué par Pointe Pescade. C’était une sorte de petite place à arcades, près du chemin de ronde, à l’extrémité du faubourg.

Il était huit heures. Il y avait une cinquantaine de personnes sur cette place, où se tient un marché qui n’était pas encore fermé.

Le docteur Antékirtt se promenait au milieu de ces gens, hommes et femmes, presque tous d’origine maltaise, lorsqu’il sentit une main s’appuyer sur son bras.

Un affreux chenapan, sordidement vêtu, coiffé d’un vieux chapeau défoncé, lui présentait un mouchoir, disant :

« Voici ce que je viens de voler à Votre Excellence ! Une autre fois, qu’elle fasse mieux attention à ses poches ! »

C’était Pointe Pescade, absolument méconnaissable sous son accoutrement d’emprunt.

« Mauvais drôle ! dit le docteur.

— Drôle, oui !… Mauvais, non, monsieur le docteur ! »

Celui-ci venait de reconnaître Pointe Pescade et ne put s’empêcher de sourire. Puis, sans autre transition :

« Et Carpena ? demanda-t-il.

— Il travaille, en effet, à racoler une douzaine des plus fieffés coquins du Manderaggio.

— Pour qui ?…

— Pour le compte d’un certain Zirone ! »

Le Sicilien Zirone, le compagnon de Sarcany ? Quel rapport pouvait-il y avoir entre ces misérables et Carpena ?

Voici, en y réfléchissant, à quelle explication s’arrêta le docteur, et il ne se trompait pas.

La trahison de l’Espagnol, après avoir amené l’arrestation des fugitifs de Pisino, n’avait pu être ignorée de Sarcany. Celui-ci l’ayant fait chercher, sans doute, et retrouvé dans le plus complet dénuement, il n’avait pas hésiter à en faire un de ces agents que Zirone employait au service de l’association. Carpena allait donc être le premier jalon d’une piste sur laquelle le docteur ne se lancerait plus en aveugle.

« Sais-tu dans quel but se fait cet embauchage ? demanda-t-il à Pointe Pescade.

— Pour une bande qui opère en Sicile !

— En Sicile ? Oui !… c’est bien cela !… Et plus spécialement ?…

— Dans les provinces de l’est, entre Syracuse et Catane ! »

Décidément, la piste était retrouvée.

« Comment as-tu obtenu ces renseignements ?…

— De Carpena lui-même, qui m’a pris en amitié, et que je recommande à Votre Excellence ! »

Un signe de tête fut toute la réponse du docteur.

« Tu peux revenir maintenant à bord, dit-il, et reprendre un vêtement plus convenable.

— Non pas, car c’est celui qui me convient !

— Et pourquoi ?

— Parce que j’ai l’honneur d’être bandit dans la troupe du susdit Zirone !

— Mon ami, répondit le docteur, prends garde ! À ce jeu-là, tu risques ta vie…

— À votre service, monsieur le docteur, dit Pointe Pescade, et je vous dois bien cela !

— Brave garçon !

— D’ailleurs, je suis quelque peu malin, sans me vanter, et ces gueux-là, je veux les fourrer dans mon sac à malice ! »

Le docteur comprit que, dans ces conditions, le concours de Pointe Pescade pouvait être très utile à ses projets. C’était en jouant ce rôle que l’intelligent garçon avait conquis la confiance de Carpena, à ce point même qu’il connaissait ses secrets : il fallait le laisser faire.

Après cinq minutes de conversation, le docteur et Pointe Pescade, ne voulant point être surpris l’un avec l’autre, se séparèrent. Pointe Pescade suivit ses quais de la Senglea, prit une embarcation à son extrémité sur le grand port et revint au Manderaggio.

Avant qu’il y fût arrivé, le docteur Antékirtt était déjà de retour à bord du steam-yacht. Là, il mit Pierre Bathory au courant de tout ce qu’il venait d’apprendre. En même temps, il ne crut pas devoir cacher à Cap Matifou que Pointe Pescade s’était lancé dans une assez périlleuse entreprise pour le bien commun.

L’Hercule hocha la tête, ouvrit et referma par trois fois ses vastes mains. Puis, l’on eût pu l’entendre se répéter à lui-même :

« Qu’il ne lui manque pas un cheveu au retour, non ! pas un cheveu, ou bien… »

Ces derniers mots en disaient plus que tout ce qu’aurait pu dire Cap Matifou, s’il avait eu le talent de faire de longues phrases.




VI

AUX ENVIRONS DE CATANE.


Si l’homme eût été chargé de fabriquer le globe terrestre, il l’aurait sans doute monté sur un tour, il l’aurait fait mécaniquement, comme une bille de billard, sans lui laisser ni une aspérité ni une ride. Mais l’œuvre a été celle du Créateur. Aussi, sur la côte de Sicile, entre Aci-Reale et Catane, les caps, les récifs, les grottes, les roches, les montagnes ne manquent-ils pas à cet incomparable littoral.

C’est en cette partie de la mer Tyrrhénienne que commence le détroit de Messine, dont la rive opposée est encadrée par les chaînes de la Calabre. Tels ce détroit, cette côte, ces monts que domine l’Etna, étaient au temps d’Homère, tels ils sont encore aujourd’hui, — superbes ! Si la forêt dans laquelle Énée recueillit Achéménide a disparu, la grotte de Galathée, la grotte de Polyphème, les îlots des Cyclopes, et un peu plus au nord, les rochers de Charybde et de Scylla, sont toujours à leur place historique, et l’on peut mettre le pied à l’endroit même où débarqua le héros troyen, lorsqu’il vint fonder son nouveau royaume.

Que le géant Polyphème ait à son actif des prouesses que l’Hercule Cap Matifou ne peut avoir au sien, il y a lieu de le reconnaître. Mais Cap Matifou a l’avantage d’être vivant, tandis que Polyphème est mort depuis trois mille ans, — si même il a jamais existé, quoiqu’en ait dit Ulysse. Élisée Reclus fait remarquer, en effet, que, très probablement, ce cyclope célèbre fut tout simplement l’Etna, « dont le cratère brille pendant les éruptions comme un œil immense ouvert au sommet de la montagne et qui fait tomber du haut de la falaise des pans de roches qui deviennent des îlots et des écueils comme les Faraglioni. »

Ces Faraglioni, situés à quelques centaines de mètres du rivage et de la route de Catane, maintenant doublée du chemin de fer de Syracuse à Messine, ce sont les anciens îlots des Cyclopes. La grotte de Polyphème n’est pas loin, et le long de toute cette côte se propage l’assourdissant vacarme que produit la mer sous ces antres basaltiques.

Précisément au milieu de ces roches, dans la soirée du 29 août, deux hommes, peu sensibles au charme des souvenirs historiques, causaient de certaines choses que les gendarmes siciliens n’eussent pas été fâchés d’entendre.

L’un de ces hommes, qui guettait l’arrivée de l’autre depuis quelques instants, c’était Zirone. L’autre, qui venait d’apparaître sur la route de Catane, c’était Carpena.

« Enfin, te voilà ! s’écria Zirone. Tu as bien tardé ! J’ai cru vraiment que Malte avait disparu comme l’île Julia, son ancienne voisine, et que tu étais allé servir de pâture aux thonines et aux bonicous des fins fonds de la Méditerranée ! »

On le voit, si quinze ans avaient passé sur la tête du compagnon de Sarcany, sa loquacité s’était maintenue, en dépit des années, aussi bien que son effronterie naturelle. Avec un chapeau sur l’oreille, une cape brunâtre sur les épaules, des jambières lacées jusqu’au genou, il avait bien l’air de ce qu’il était, de ce qu’il n’avait cessé d’être, — un bandit.

« Je n’ai pu revenir plus tôt, répondit Carpena, et c’est ce matin même que le paquebot m’a débarqué à Catane.

— Toi et tes hommes ?

— Oui.

— Combien en as-tu ?

— Une douzaine.

— Seulement ?…

— Oui, mais des bons !

— Des gens du Manderaggio ?

— Un peu de tout, et principalement des Maltais.

— Bonnes recrues, peut-être insuffisantes, répondit Zirone, car, depuis quelques mois, la besogne devient dure et coûteuse ! C’est à croire que les gendarmes pullulent maintenant en Sicile, et l’on en trouvera bientôt autant que de semelles du Pape dans les halliers ! Enfin, si ta marchandise est de bonne qualité…

— Je le crois, Zirone, répondit Carpena, et tu en jugeras à l’essai. En outre, j’amène avec moi un joli garçon, un ancien acrobate de foires, agile et futé, dont on pourrait faire une fille, au besoin, et qui, je pense, nous rendra de grands services.

— Que faisait-il à Malte ?

— Des montres, quand l’occasion s’en présentait, des mouchoirs, quand il ne pouvait attraper des montres !

— Et il se nomme ?…

— Pescador.

— Bien ! répondit Zirone. On verra à utiliser ses talents et son intelligence. Où as-tu fourré tout ce monde-là ?

— À l’auberge de Santa Grotta, au-dessus de Nicolosi.

— Et tu vas y reprendre tes fonctions d’aubergiste ?

— Dès demain…

— Non, dès ce soir, répondit Zirone, lorsque j’aurai reçu de nouvelles instructions. J’attends, ici, au passage du train de Messine, un mot qui doit m’être jeté par la portière du wagon de queue.

— Un mot de… lui ?

— Oui… de lui !… Avec son mariage qui rate toujours, répondit Zirone en riant, il m’oblige à travailler pour vivre ! Bah ! que ne ferait-on pas pour un si brave compagnon ? »

En ce moment, un roulement lointain, mais qu’on ne pouvait confondre avec le murmure du ressac, se fit entendre du côté de Catane. C’était le train que Zirone attendait. Carpena et lui remontèrent alors les roches ; puis, en quelques instants, ils furent debout le long de la voie, dont aucune palissade ne défendait les abords.

Deux coups de sifflet, lancés à l’entrée d’un petit tunnel, annoncèrent l’approche du train, qui ne marchait qu’à une vitesse très modérée ; bientôt, les hennissements de la locomotive s’accentuèrent, les fanaux troublèrent l’ombre de leurs deux éclats blancs, et les rails s’éclairèrent en avant d’une longue projection de lumière.

Zirone, très attentif, suivait du regard le train qui se déroulait à trois pas de lui.

Un peu avant que la dernière voiture fût à sa hauteur, la vitre s’abaissa, une femme passa la tête à travers la portière. Dès qu’elle eut aperçu le Sicilien à son poste, elle lança prestement une orange, qui roula sur la voie à une dizaine de pas de Zirone.

Cette femme, c’était Namir, l’espionne de Sarcany. Quelques secondes après, elle avait disparu avec le train dans la direction d’Aci-Reale.

Zirone alla ramasser l’orange, ou plutôt les deux moitiés d’une écorce d’orange que reliait une ficelle. L’Espagnol et lui revinrent alors s’abriter derrière une haute roche. Là, Zirone alluma une petite lanterne, fendit l’écorce de l’orange et en tira un billet où se trouvait cet avis :

« Il espère vous rejoindre à Nicolosi dans cinq ou six jours. Surtout, défiez-vous d’un certain docteur Antékirtt ! »

Évidemment, Sarcany avait appris à Raguse que ce mystérieux personnage, dont s’était tant préoccupée la curiosité publique, avait été reçu deux fois dans la maison de Mme Bathory. De là, une certaine inquiétude chez cet homme, habitué à se défier de tous et de tout. De là, aussi, cet avis qu’il faisait passer, sans même employer la poste et par l’entremise de Namir, à son compagnon Zirone.

Celui-ci remit le billet dans sa poche, éteignit sa lanterne ; puis, s’adressant à Carpena :

« Est-ce que tu as jamais entendu parler d’un docteur Antékirtt ? lui demanda-t-il.

— Non, répondit l’Espagnol, mais peut-être le petit Pescador le connaît-il, lui ! Il sait tout, ce gentil garçon !

— Nous verrons cela, reprit Zirone. — Dis donc, Carpena, nous n’avons pas peur de voyager la nuit, n’est-ce pas ?

— Moins peur que de voyager le jour, Zirone !

— Oui… le jour il y a des gendarmes qui sont trop indiscrets ! Alors, en route ! Avant trois heures, il faut que nous soyons à l’auberge de Santa-Grotta ! »

Et tous deux, après avoir traversé la voie ferrée, se jetèrent dans les sentiers, bien connus de Zirone, qui allaient se perdre, à travers les contreforts de l’Etna, sur ces terrains de formation secondaire.

Il y a quelque dix-huit ans, il existait en Sicile, principalement à Palerme, sa capitale, une redoutable association de malfaiteurs. Liés entre eux par une sorte de rite franc-maçonnique, ils comptaient plusieurs milliers d’adhérents. Le vol et la fraude, par tous les moyens possibles, tel était l’objectif de cette Société de la Maffia, à laquelle nombre de commerçants et d’industriels payaient une sorte de dîme annuelle pour qu’il leur fût permis d’exercer, sans trop d’ennuis, leur industrie ou leur commerce.

À cette époque, Sarcany et Zirone, — c’était avant l’affaire de la conspiration de Trieste, — figuraient parmi les principaux affiliés de la Maffia, et non des moins zélés.

Cependant, avec le progrès de toutes choses, avec une meilleure administration des villes, sinon des campagnes, cette association commença à être gênée dans ses affaires. Les dîmes et redevances s’amoindrirent. Aussi la plupart des associés se séparèrent et allèrent demander au brigandage un plus lucratif moyen d’existence.

À cette époque, le régime politique de l’Italie venait de changer par suite de son unification. La Sicile, comme les autres provinces, dut subir le sort commun, se soumettre aux lois nouvelles, et, tout spécialement, au joug de la conscription. De là, des rebelles, qui ne voulurent point se conformer aux lois, et des réfractaires, qui refusèrent de servir, — autant de gens sans scrupules, « maffiosi » ou autres, dont les bandes commencèrent à exploiter les campagnes.

Zirone était précisément à la tête d’une de ces bandes, et, lorsque la partie des biens du comte Mathias Sandorf, échue à Sarcany pour prix de sa délation, eut été dévorée, tous deux vinrent reprendre leur ancienne existence, en attendant qu’une plus sérieuse occasion de refaire fortune leur fût offerte.

Cette occasion s’était présentée : le mariage de Sarcany avec la fille de Silas Toronthal. On sait comment il avait échoué jusqu’alors, et dans quelles circonstances.

Un pays singulièrement favorable aux exploits du brigandage, même à l’époque actuelle, que cette Sicile ! L’antique Trinacria, dans sa périphérie de sept cent vingt kilomètres, entre les pointes de ce triangle qui projette, au nord-est, le cap Faro, à l’ouest le cap de Marsala, au sud-est le cap Pessaro, renferme des chaînes de montagnes, les Pélores et les Nébrodes, un groupe volcanique indépendant, l’Etna, des cours d’eau, Giarella, Cantara, Platani, des torrents, des vallées, des plaines, des villes qui communiquent difficilement entre elles, des bourgs dont les abords sont peu aisés, des villages perdus sur des rocs presque inaccessibles, des couvents isolés dans les gorges ou sur les contreforts, enfin une quantité de refuges, dans lesquels la retraite est possible, et une infinité de criques où la mer offre mille occasions de fuir. C’est, en petit, le résumé du globe, ce morceau de terre sicilienne où se rencontre tout ce qui constitue le domaine terrestre, monts, volcans, vallées, prairies, fleuves, rivières, lacs, torrents, villes, villages, hameaux, ports, criques, promontoires, caps, écueils, brisants, — le tout à la disposition d’une population de près de deux millions d’habitants, répartie sur une surface de vingt-six mille kilomètres carrés.

Quel théâtre pourrait être mieux disposé pour les opérations du banditisme ? Aussi, bien qu’il tende à diminuer, bien que le brigand sicilien comme le brigand calabrais semblent avoir fait leur temps, qu’ils soient proscrits, — au moins de la littérature moderne, — enfin, bien que l’on commence à trouver le travail plus rémunérateur que le vol, il est bon que les voyageurs ne s’aventurent pas sans précautions dans ce pays, cher à Cacus et béni de Mercure.

Cependant, en ces dernières années, la gendarmerie sicilienne, toujours en éveil, toujours sur pied, avait fait quelques expéditions très heureuses à travers les provinces de l’est. Plusieurs bandes, tombées dans des embuscades, avaient été en partie détruites. Entre autres, celle de Zirone qui ne comptait plus qu’une trentaine d’hommes. De là cette résolution d’infuser un peu de sang étranger à sa troupe, et plus particulièrement du sang maltais. Il savait que dans les taudis du Manderaggio qu’il avait fréquentés autrefois, les bandits inoccupés se trouvaient par centaines. Voilà pourquoi Carpena était allé à La Vallette, et s’il n’y avait recruté qu’une douzaine d’hommes, du moins, étaient-ce des hommes de choix.

Qu’on ne s’étonne pas de voir l’Espagnol se montrer si dévoué à Zirone ! Le métier lui convenait ; mais, comme il était lâche par nature, il ne se mettait que le moins possible en avant dans les expéditions où les coups de fusil sont à craindre. Aussi se contentait-il de préparer les affaires, de combiner les plans, et d’exercer les fonctions de cabaretier dans cette locande de Santa Grotta, affreux coupe-gorge, perdu sur les premières rampes du volcan.

Il va sans dire que si Sarcany et Zirone connaissaient de la vie de Carpena tout ce qui se rapportait à l’affaire d’Andréa Ferrato, Carpena ne savait rien de l’affaire de Trieste. Il croyait tout simplement être entré en relations avec d’honnêtes brigands, exerçant depuis bien des années « leur commerce » dans les montagnes de la Sicile.

Zirone et Carpena, pendant ce trajet de huit milles italiens, depuis les roches de Polyphème jusqu’à Nicolosi, ne firent aucune mauvaise rencontre, en ce sens que pas un seul gendarme ne se montra sur leur route. Ils suivaient des sentiers assez ardus, entre des champs de vignes, d’oliviers, d’orangers, de cédratiers, au milieu des bouquets de frênes, de chênes-liège et de figuiers d’Inde. Parfois, ils remontaient quelques-uns de ces lits de torrents desséchés, qui, vus du large, semblent des chemins macadamisés, dont le rouleau compresseur n’aurait pas encore écrasé les cailloux. Le Sicilien et l’Espagnol passèrent par les villages de San Giovanni et de Tramestiéri, à une altitude déjà grande au-dessus du niveau méditerranéen. Vers dix heures et demie, ils eurent atteint Nicolosi. C’est un bourg situé dans la partie centrale d’un assez vaste cirque, que flanquent au nord et à l’ouest les cônes éruptifs de Monpilieri, des Monte-Rossi et de la Serra Pizzuta.

Ce bourg possède six églises, un couvent sous l’invocation de San Nicolo d’Arena, et deux auberges, — ce qui indique surtout son importance. Mais, de ces deux auberges, Zirone et Carpena n’avaient que faire. La locande de Santa Grotta les attendait à une heure de là, dans une des gorges les plus sombres du massif etnéen. Ils y arrivèrent avant que minuit eût sonné aux clochers de Nicolosi.

On ne dormait point à Santa Grotta. On soupait avec accompagnement de cris et blasphèmes. Là étaient réunis les nouveaux engagés de Carpena, auxquels un vieux de la bande, nommé Benito, — par antinomie, sans doute, — faisait les honneurs de l’endroit. Quant au reste de la bande, une quarantaine de montagnards et de réfractaires, ils étaient alors à quelque vingt milles dans l’ouest, exploitant le revers opposé de l’Etna, et devaient bientôt les rejoindre. Il n’y avait donc à Santa Grotta que la douzaine de Maltais, recrutés par l’Espagnol. Entre tous, Pescador, — autrement dit Pointe Pescade — faisait bravement sa partie dans ce concert d’imprécations et de vantardises. Mais il écoutait, il observait, il notait, de manière à ne rien oublier de tout ce qui pouvait lui être utile. Et c’est même ainsi qu’il retint un propos que Benito lança à ses hôtes pour modérer leur tapage, un peu avant l’arrivée de Carpena et de Zirone.

« Taisez-vous donc, Maltais du diable, taisez-vous donc ! on vous entendrait de Cassone, où le commissaire central, l’aimable questeur de la province, a envoyé un détachement de carabiniers ! »

Menace plaisante, Cassone étant assez éloignée de Santa-Grotta. Mais les nouveaux supposèrent que leurs vociférations pouvaient arriver à l’oreille des carabiniers, qui sont les gendarmes du pays. Ils modifièrent donc leurs vociférations, tout en buvant davantage de larges flasques de ce petit vin de l’Etna que Benito versait lui-même pour leur souhaiter la bienvenue. En somme, ils étaient tous plus ou moins ivres, lorsque s’ouvrit la porte de la locande.

« Les jolis garçons ! s’écria Zirone en entrant, Carpena a eu la main heureuse, et je vois que Benito a bien fait les choses !

— Ces braves gens mouraient de soif ! répondit Benito.

— Et comme c’est la plus vilaine des morts, reprit Zirone en riant, tu as voulu la leur épargner ! Bien ! Qu’ils dorment maintenant ! Demain, nous ferons connaissance !

— Pourquoi attendre à demain ? dit une des nouvelles recrues.

— Parce que vous êtes trop ivres pour comprendre et obéir ! répondit Zirone.

— Ivres !… Ivres !… Pour avoir vidé quelques bouteilles de votre petit vin du crû, quand on est habitué au gin et au whisky des cabarets du Manderaggio !

— Eh ! quel est celui-là ? demanda Zirone.

— C’est le petit Pescador ! répondit Carpena.

— Eh ! quel est celui-là ? demanda Pescador à son tour, en montrant le Sicilien.

— C’est Zirone ! » répondit l’Espagnol.

Zirone regarda avec attention le jeune bandit, dont Carpena lui avait fait l’éloge, et qui se présentait avec une telle désinvolture. Sans doute, il lui trouva la figure intelligente et hardie, car il fit un signe approbatif. Puis, s’adressant à Pescador :

« Alors tu as bu comme les autres ?

— Plus que les autres !

— Et tu as conservé ta raison ?

— Bah ! elle ne se noie pas pour si peu !

— Dis donc, petit, reprit Zirone, Carpena m’a dit que tu pourrais peut-être me donner un renseignement dont j’ai besoin !

— Gratis ?…

— Attrape ! »

Et Zirone lança une demi-piastre, que Pescador fit instantanément disparaître dans la poche de sa veste, comme un jongleur de profession eût fait d’une muscade.

« Il est gentil ! dit Zirone.

— Très gentil ! répondit Pescador. — Et de quoi s’agit-il ?

— Tu connais bien Malte ?

— Malte, et l’Italie, et l’Istrie, et la Dalmatie, et l’Adriatique ! répondit Pescador.

— Tu as voyagé ?…

— Beaucoup, mais toujours à mes frais !

— Je t’engage à ne jamais voyager autrement, parce que, quand c’est le gouvernement qui paye…

— C’est trop cher ! répondit Pescador.

— Comme tu dis ! répliqua Zirone, enchanté de ce nouveau compagnon, avec lequel on pouvait au moins causer.

— Et puis ?… reprit l’intelligent garçon.

— Et puis, voilà ! Pescador, dans tes nombreux voyages, aurais-tu quelquefois entendu parler d’un certain docteur Antékirtt ? »

Malgré toute sa finesse, Pointe Pescade ne pouvait s’attendre « à celle-là ! ». Toutefois, il fut assez maître de lui pour ne rien laisser voir de sa surprise.

Comment Zirone, qui n’était point à Raguse pendant la relâche de la Savarèna, et pas davantage à Malte pendant la relâche du Ferrato, avait-il pu entendre parler du docteur et connaissait-il même son nom ?

Mais, avec son esprit décisif, il comprit immédiatement que sa réponse pourrait le servir et il n’hésita pas.

« Le docteur Antékirtt ? répliqua-t-il. Eh ! parfaitement !… Il n’est question que de lui dans toute la Méditerranée !

— L’as-tu vu ?

— Jamais.

— Mais sais-tu ce qu’il est, ce docteur ?

— Un pauvre diable, cent fois millionnaire, dit-on, qui ne se promène jamais sans un million dans chaque poche de son veston de voyage, et il en a au moins six ! Un malheureux, qui en est réduit à faire de la médecine en amateur, tantôt sur sa goélette, tantôt sur son steam-yacht, et qui vous a des spécifiques pour les vingt-deux mille maladies dont la nature a gratifié l’espèce humaine ! »

Le saltimbanque d’autrefois venait de reparaître à propos dans Pointe Pescade, et son boniment émerveillait Zirone non moins que Carpena, lequel semblait dire :

« Hein ! quelle recrue ! »

Pescador s’était tu, après avoir allumé une cigarette, dont la capricieuse fumée semblait lui sortir à la fois par le nez, par les yeux, même par les oreilles.

« Tu dis donc que ce docteur est riche ? demanda Zirone.

— Riche à pouvoir acheter la Sicile pour s’en faire un jardin anglais ! » répondit Pescador.

Puis, pensant que le moment était venu d’inspirer à Zirone l’idée de ce projet, dont il poursuivait l’exécution :

« Et tenez, dit-il, capitaine Zirone, si je n’ai pas vu ce docteur Antékirtt, j’ai du moins vu un de ses yachts, car on raconte qu’il a toute une flottille pour ses promenades en mer !

— Un de ses yachts ?

— Oui, son Ferrato ! Un bâtiment superbe, qui ferait joliment mon affaire pour faire des excursions dans la baie de Naples avec une ou deux princesses de choix !

— Où as-tu vu ce yacht ?

— À Malte, répondit Pescador.

— Et quand cela ?

— Avant-hier, à La Vallette ! Au moment où nous embarquions avec notre sergent Carpena, il était encore mouillé dans le port militaire ! Mais on disait qu’il allait partir vingt-quatre heures après nous ! »

— Pour ?…

— Eh ! précisément pour la Sicile, à destination de Catane !

— De Catane ? » répondit Zirone.

Cette coïncidence entre le départ du docteur Antékirtt et l’avis qu’il avait reçu de se défier de lui, ne pouvait qu’éveiller les soupçons du compagnon de Sarcany. Pointe Pescade comprit que certaine secrète pensée s’agitait dans le cerveau de Zirone, mais laquelle ? Ne pouvant le deviner, il résolut de le pousser plus directement.

Aussi, lorsque Zirone eut dit :

« Que peut-il bien venir faire en Sicile, ce docteur du diable, et précisément à Catane ?

— Eh ! par sainte Agathe, il vient visiter la ville ! Il vient faire l’ascension de l’Etna ! Il vient voyager en riche voyageur qu’il est !

— Pescador, dit Zirone, qu’une certaine méfiance reprenait de temps à autre, tu as l’air d’en savoir long sur le compte de ce personnage !

— Pas plus long que je n’en ferais, si l’occasion s’en présente ! répondit Pointe Pescade.

— Que veux-tu dire ?

— Que si le docteur Antékirtt, comme cela est supposable, vient se promener sur nos terres, eh bien, il faudra que son Excellence nous paye un joli droit de passage !

— Vraiment ? répondit Zirone.

— Et si cela ne lui coûte qu’un million ou deux, c’est qu’il s’en sera tiré à bon marché ?

— Tu trouves !

— Et dans ce cas Zirone et ses amis n’auront été que de parfaits imbéciles !

— Bien ! dit Zirone en riant. Sur ce compliment à notre adresse, tu peux aller dormir !

— Ça me va, capitaine, répondit Pescador, mais je sais bien de quoi je vais rêver !

— Et de quoi ?

— Des millions du docteur Antékirtt… des rêves d’or, quoi ! »

Là-dessus, Pescador, après avoir lancé la dernière bouffée de sa cigarette, alla rejoindre ses compagnons dans la grange de l’auberge, tandis que Carpena regagnait sa chambre.

Et alors, le brave garçon, au lieu de dormir, se mit à classer dans son esprit tout ce qu’il venait de faire et de dire.

Du moment que Zirone lui avait parlé, à son grand étonnement, du docteur Antékirtt, avait-il agi au mieux des intérêts qui lui étaient confiés ? Qu’on en juge.

En venant en Sicile, le docteur espérait y rejoindre Sarcany, et, au cas où ils y seraient ensemble, Silas Toronthal, — ce qui était possible, puisque tous deux avaient quitté Raguse. À défaut de Sarcany, il comptait se rabattre sur son compagnon, s’emparer de Zirone, puis, par récompense ou menace, l’amener à dire où se trouvaient Sarcany et Silas Toronthal. Tel était son plan : voici comment il comptait l’exécuter.

Pendant sa jeunesse, le docteur avait plusieurs fois visité la Sicile et plus particulièrement la province de l’Etna. Il connaissait les diverses routes que prennent les ascensionnistes, dont la plus suivie vient passer au pied d’une maison, bâtie à la naissance du cône central, et que l’on appelle la case des Anglais, « Casa Inglese[6] ».

Or, en ce moment, la bande de Zirone, pour laquelle Carpena venait de chercher du renfort à Malte, battait la campagne sur les pentes de l’Etna. Il était donc certain que l’arrivée d’un personnage aussi fameux que le docteur Antékirtt produirait à Catane son effet habituel. Or, comme le docteur laisserait annoncer ostensiblement son intention de faire l’ascension de l’Etna, il était non moins certain que Zirone l’apprendrait, — surtout avec le concours de Pointe Pescade. On a vu que l’entrée en matière avait même été très facile, puisque c’était Zirone qui avait interrogé Pescador sur le compte dudit docteur.

Maintenant, voici le piège qui allait être tendu à Zirone, et dans lequel il y avait bien des chances que celui-ci fût pris.

La veille du jour où le docteur devrait faire l’ascension du volcan, douze hommes du Ferrato, bien armés, se rendraient secrètement à la Casa Inglese. Le lendemain, accompagné de Luigi, de Pierre et d’un guide, le docteur quitterait Catane et suivrait la route habituelle, de manière à pouvoir atteindre la Casa Inglese vers huit heures du soir, afin d’y passer la nuit. C’est ce que font les touristes qui veulent voir se lever le soleil du haut de l’Etna sur les montagnes de la Calabre.

Nul doute que Zirone, poussé par Pointe Pescade, ne cherchât à s’emparer du docteur Antékirtt, croyant n’avoir affaire qu’à lui et à ses deux compagnons. Or, lorsqu’il arriverait à la Casa Inglese, il serait reçu par les marins du Ferrato, et aucune résistance ne serait possible.

Pointe Pescade, connaissant ce plan, avait donc heureusement profité des circonstances pour jeter dans l’esprit de Zirone cette idée de s’emparer du docteur Antékirtt, riche proie qu’il pourrait rançonner sans scrupule, et tout en tenant compte de l’avis qu’il avait reçu. D’ailleurs, puisqu’il devait se défier de ce personnage, le mieux n’était-il pas de s’assurer de lui, dût-il même perdre le prix de sa rançon ? C’est à quoi Zirone se décida, en attendant de nouvelles instructions de Sarcany. Mais, pour être plus certain de réussir, à défaut de sa bande qu’il n’avait pas tout entière sous la main, il comptait bien faire cette expédition avec les Maltais de Carpena, — ce qui, en somme, ne pouvait inquiéter Pointe Pescade, puisque cette douzaine de malfaiteurs n’aurait pas beau jeu contre les hommes du Ferrato.

Mais Zirone ne donnait jamais rien au hasard. Puisque, d’après le dire de Pescador, le steam-yacht devait arriver le lendemain, il quitta de grand matin la locande de Santa Grotta et descendit à Catane. N’étant pas connu, il pouvait y venir sans danger.

Il y avait déjà quelques heures que le steam-yacht était arrivé au mouillage. Il avait pris place, — non près des quais, toujours encombrés de navires, mais au fond d’une sorte d’avant-port, entre la jetée du nord et un énorme massif de laves noirâtres, que l’éruption de 1669 a poussé jusqu’à la mer.

Déjà, au lever du jour, Cap Matifou et onze hommes de l’équipage, sous le commandement de Luigi, avaient été débarqués à Catane : puis, séparément, ils s’étaient mis en route pour la Casa Inglese.

Zirone ne sut donc rien de ce débarquement, et, comme le Ferrato était mouillé à une encablure de terre, il ne put même pas observer ce qui se passait à bord.

Vers six heures du soir, une baleinière vint déposer sur le quai deux passagers du steam-yacht. C’étaient le docteur et Pierre Bathory. Ils se dirigèrent, par la Via Stesicoro et la Strada Etnea, vers la villa Bellini, admirable jardin public, l’un des plus beaux de l’Europe peut-être, avec ses massifs de fleurs, ses rampes capricieuses, ses terrasses ombragées de grands arbres, ses eaux courantes, et ce superbe volcan, empanaché de vapeurs, qui se dresse à son horizon.

Zirone avait suivi les deux passagers, ne doutant pas que l’un d’eux ne fût précisément le docteur Antékirtt. Il manœuvra même de manière à les approcher d’assez près, au milieu de cette foule que la musique avait attirée à la villa Bellini. Mais il ne put le faire, sans que le docteur et Pierre ne s’aperçussent des manœuvres de ce drôle à figure suspecte. Si c’était le Zirone en question, l’occasion était belle pour l’engager plus avant dans le piège où l’on voulait l’attirer.

Aussi, vers onze heures du soir, au moment où tous deux allaient quitter le jardin pour retourner à bord, le docteur, répondant à Pierre à voix haute :

« Oui, c’est entendu ! Nous partirons demain et nous irons coucher à la Casa Inglese. »

Sans doute, l’espion savait ce qu’il voulait savoir, car, un instant après, il avait disparu.




VII

LA CASA INGLESE.


Le lendemain, vers une heure de l’après-midi, le docteur et Pierre Bathory se préparèrent à quitter le bord.

La baleinière reçut ses passagers ; mais avant de s’embarquer, le docteur recommanda au capitaine Köstrik de surveiller l’arrivée de l’Electric 2, attendu d’un instant à l’autre, et de l’envoyer au large des Farriglioni, autrement dit les roches de Polyphème. Si le plan réussissait, si Sarcany, ou tout au moins Zirone et Carpena étaient faits prisonniers, il fallait que ce rapide engin fût prêt à les transporter à Antékirtta, où le docteur voulait tenir en son pouvoir les traîtres de Trieste et de Rovigno.

La baleinière déborda. En quelques minutes, elle eut atteint un des escaliers des quais de Catane. Le docteur Antékirtt et Pierre étaient vêtus comme il convient à des ascensionnistes, obligés d’affronter une température qui peut tomber à sept ou huit degrés au-dessous de zéro, quand, au niveau de la mer, elle est de trente au-dessus. Un guide, pris à la section du Club Alpin, 17, via Lincoln, les attendait avec des chevaux qui devaient être remplacés à Nicolosi par des mulets, excellentes bêtes au pied sûr et infatigable.

La ville de Catane, dont la largeur est assez médiocre, si on la compare à sa longueur, fut traversée rapidement. Rien n’indiqua au docteur qu’il fût espionné et suivi. Pierre et lui, après avoir pris la route de Belvédère, commencèrent à s’élever sur les premières rampes du massif etnéen, auquel les Siciliens donnent le nom de Mongibello, et dont le diamètre ne mesure pas moins de vingt-cinq milles.

La route était naturellement accidentée et sinueuse. Elle se détournait souvent pour éviter des coulées de lave, des roches basaltiques, dont la solidification remonte à des millions d’années, des ravins à sec que le printemps transforme en torrents impétueux, — le tout au milieu d’une région boisée, oliviers, orangers, caroubiers, frênes, vignes aux longs sarments qui s’accrochent à toutes les branches voisines. C’était la première des trois zones dont sont formés les divers étages du volcan, ce « mont de la Fournaise », traduction du mot Etna pour les Phéniciens, « ce clou de la terre et ce pilier du ciel » pour les géologues d’une époque à laquelle la science géologique n’existait pas encore.

Après deux heures, pendant une halte de quelques minutes plus nécessaire aux montures qu’à leurs cavaliers, le docteur et Pierre purent apercevoir sous leurs pieds toute la ville de Catane, cette superbe rivale de Palerme, qui ne compte pas moins de quatre vingt-cinq mille âmes. D’abord, la ligne de ses principales rues, percées parallèlement aux quais, les clochers et les dômes de ces cent églises, ses nombreux et pittoresques couvents, ses maisons d’un style assez prétentieux du dix-septième siècle, — le tout enserré dans la plus charmante ceinture d’arbres verts que jamais cité ait nouée autour de sa taille. Puis, plus en avant, c’était le port, auquel l’Etna s’est chargé de construire des digues naturelles, après l’avoir en partie comblé dans cette épouvantable éruption de 1669, qui détruisit quatorze villes et villages et fit dix-huit mille victimes, en déversant sur la campagne plus d’un milliard de mètres cubes de lave.

Du reste, si l’Etna est moins agité en ce dix-neuvième siècle, il a bien acquis quelque droit au repos. On compte, en effet, plus de trente éruptions depuis l’ère chrétienne. Que la Sicile n’y ait point succombé, cela prouve que sa charpente est solide. Il faut observer, d’ailleurs, que le volcan ne s’est pas créé un cratère permanent. Il en change à sa fantaisie. La montagne crève à l’endroit où lui pousse un de ces abcès ignivomes par lesquels s’épanche toute la matière lavique accumulée dans ses flancs. De là, cette grande quantité de petits volcans, les Monte-Rossi, double montagne, formée en trois mois sur cent trente-sept mètres de haut par les sables et scories de 1669, Frumento, Simoni, Stornello, Crisinco, semblables à des clochetons autour d’un dôme de cathédrale, sans compter ces cratères de 1809, 1811, 1819, 1838, 1852, 1865, 1879, dont les entonnoirs trouent les flancs du cône central comme des alvéoles de ruche.

Après avoir traversé le hameau de Belvédère, le guide prit un sentier plus court, afin de gagner le chemin de Tramestieri près de celui de Nicolosi. C’était toujours la première zone cultivée du massif, qui s’étend à peu près jusqu’à ce bourg, à deux mille cent vingt pieds d’altitude. Il était environ quatre heures de l’après-midi, quand Nicolosi apparut, sans que les excursionnistes eussent fait aucune mauvaise rencontre sur les quinze kilomètres qui les séparaient de Catane, ni en loups, ni en sangliers. Il y avait encore vingt kilomètres à franchir avant d’atteindre la Casa Inglese.

« Combien de temps Votre Excellence veut-elle rester ici ? demanda le guide.

— Le moins possible, répondit le docteur, et de manière à arriver ce soir vers neuf heures.

— Eh bien, quarante minutes ?…

— Soit, quarante minutes ! »

Et ce fut assez pour expédier un repas sommaire dans une des deux auberges du bourg, qui relèvent un peu la réputation culinaire des locandes de la Sicile. Ceci soit dit à l’honneur des trois mille habitants de Nicolosi, y compris les mendiants qui y pullulent. Un morceau de chevreau, des fruits, raisins, oranges et grenades, du vin de San Placido, récolté aux environs de Catane, il y a bien des villes plus importantes de l’Italie, dans lesquelles un hôtelier serait fort gêné d’en offrir autant. Avant cinq heures, le docteur, Pierre et le guide, montés sur leurs mulets, gravissaient le second étage du massif, la zone forestière. Ce n’est pas que les arbres y soient nombreux, car les bûcherons travaillent ici comme partout, à détruire les antiques et splendides forêts, qui ne seront bientôt plus qu’à l’état de souvenir mythologique. Cependant, çà et là, par bouquets ou par groupes, le long des côtières de laves, sur le bord des abîmes, poussent encore des hêtres, des chênes, des figuiers au feuillage presque noir, puis, dans une région un peu plus élevée, des sapins, des pins et des bouleaux. Les cendres elles-mêmes, mélangées de quelque humus, donnent naissance à de larges corbeilles de fougères, de fraxinelles, de mauves, et se couvrent de tapis de mousses.

Vers huit heures du soir, le docteur et Pierre se trouvaient déjà à cette hauteur de trois mille mètres, qui forme à peu près la limite des neiges éternelles. Sur les flancs de l’Etna, elles sont assez abondantes pour approvisionner l’Italie et la Sicile.

C’était alors la région des laves noires, des cendres, des scories, qui s’étend au-delà d’une immense crevasse, le vaste cirque elliptique de Valle del Bove. Il fallut en tourner les falaises, hautes de mille à trois mille pieds, dont les couches laissent apparaître des strates de trachyte et de basalte, sur lesquels les éléments n’ont pas encore eu prise.

En avant se dressait le cône proprement dit du volcan, où quelques phanérogames formaient çà et là des hémisphères de verdure. Cette gibbosité centrale, qui est toute une montagne à elle seule, — Pélion sur Ossa, — arrondit sa cime à une altitude de trois mille trois cent seize mètres au-dessus du niveau de la mer.

Déjà le sol frémissait sous le pied. Des vibrations, provoquées par ce travail plutonique, qui fatigue incessamment le massif etnéen, couraient sous les plaques de neige. Quelques vapeurs sulfureuses du panache que le vent recourbait à l’orifice du cratère, se rabattaient parfois jusqu’à la base du cône, et une grêle de scories, semblables à du coke incandescent, tombaient sur le tapis blanchâtre où elles s’éteignaient en sifflant.

La température était très froide alors, — plusieurs degrés au-dessous de zéro, — et la difficulté de respirer très sensible par suite de la raréfaction de l’air. Les ascensionnistes avaient dû s’envelopper étroitement de leur manteau de voyage. Une brise acérée, prenant d’écharpe la montagne, s’imprégnait de flocons tenus, arrachés au sol, qui tourbillonnaient dans l’espace. De cette hauteur, on pouvait observer, au-dessous de la bouche ignivome, où se faisait une poussée haletante de flammes, d’autres cratères secondaires, étroites solfatares ou sombres puits, au fond desquels ronflaient les flammes souterraines. Puis, c’était un grondement continu, avec des crescendos d’ouragan, ainsi qu’eût fait une immense chaudière, dont la vapeur surchauffée eût soulevé les soupapes. Aucune éruption n’était à prévoir, cependant, et toute cette colère interne ne se traduisait que par les hennissements du cratère supérieur et l’éructation des gueules volcaniques qui trouaient le cône.

Il était alors neuf heures du soir. Le ciel resplendissait de milliers d’étoiles que la faible densité de l’atmosphère, à cette altitude, rendait plus étincelantes encore. Le croissant de la lune se noyait à l’ouest dans les eaux de la mer Éolienne. Sur une montagne, qui n’aurait pas été un volcan en activité, le calme de cette nuit eût été sublime.

« Nous devons être arrivés ? demanda le docteur.

— Voilà la Casa Inglese », répondit le guide.

Et il montrait un pan de mur percé de deux fenêtres et d’une porte, que son orientation avait protégé de la neige, à une cinquantaine de pas sur la gauche, soit à quatre cent vingt-huit mètres au-dessous de la cime du cône central. C’était la maison construite, en 1811, par les officiers anglais sur un plateau à base de lave, nommé Piano del Lago[7].

Cette maison, que l’on appelle aussi la Casa Etnea, après avoir été longtemps entretenue aux frais de M. Gemellaro, frère du savant géologue de ce nom, venait d’être récemment restaurée par les soins du Club Alpin. Non loin, grimaçaient dans les ténèbres quelques ruines d’origine romaine, auxquelles on a donné le nom de Tour des Philosophes. C’est de là, dit la légende, qu’Empédocle se serait précipité dans le cratère. En vérité, il faudrait une singulière dose de philosophie pour supporter huit jours de solitude en ce lieu, et l’on comprend l’acte du célèbre philosophe d’Agrigente.

Cependant le docteur Antékirtt, Pierre Bathory et le guide s’étaient dirigés vers la Casa Inglese. Une fois arrivés, ils frappèrent à la porte qui s’ouvrit aussitôt.

Un instant après, ils se trouvaient au milieu de leurs hommes. Cette Casa Inglese n’est composée que de trois chambres avec table, chaises, ustensiles de cuisine ; mais cela suffit pour que les ascensionnistes de l’Etna puissent s’y reposer, après avoir atteint une altitude de deux mille huit cent quatre-vingt-cinq mètres.

Jusqu’à ce moment, Luigi, dans la crainte que la présence de son petit détachement ne fût soupçonnée, n’avait pas voulu faire de feu, bien que le froid piquât vivement. Mais maintenant, il n’était plus nécessaire de prendre cette précaution, puisque Zirone savait que le docteur devait passer la nuit dans la Casa Inglese. On poussa donc dans l’âtre un peu de ce bois dont il se trouvait une réserve dans le bûcher. Bientôt une flamme pétillante eut donné la chaleur et la lumière qui manquaient à la fois.

Cependant le docteur, prenant Luigi à part, lui demandait si aucun incident ne s’était produit depuis son arrivée.

« Aucun, répondit Luigi. Je crains seulement que notre présence ici ne soit pas aussi secrète que nous l’eussions désiré !

— Et pourquoi ?

— Parce que depuis Nicolosi, si je ne me trompe pas, nous avons été suivis par un homme, qui a disparu un peu avant que nous ayons atteint la base du cône.

— En effet, c’est regrettable, Luigi ! Cela pourrait ôter à Zirone l’envie de venir me surprendre ! Et depuis la chute du jour, personne n’a rôdé autour de la Casa Inglese ?

— Personne, monsieur le docteur, répondit Luigi. J’ai même pris la précaution de fouiller les ruines de la tour des Philosophes : elles sont absolument vides.

— Attendons, Luigi ; mais qu’un homme se tienne toujours de garde devant la porte ! On peut voir au loin, puisque la nuit est claire, et il importe que nous ne soyons pas surpris ! »

Les ordres du docteur furent exécutés, et quand il eut pris place sur un escabeau devant l’âtre, ses hommes se couchèrent sur des bottes de paille autour de lui.

Cependant, Cap Matifou s’était approché du docteur. Il le regardait, sans oser lui parler. Mais il était facile de comprendre ce qui l’inquiétait.

« Tu veux savoir ce qu’est devenu Pointe Pescade ? répondit le docteur. Patience !… Il reviendra sous peu, bien qu’il joue en ce moment un jeu à se faire pendre…

— À notre cou ! » ajouta Pierre, qui voulut rassurer Cap Matifou sur le sort de son petit compagnon.

Une heure s’écoula, sans que rien n’eût troublé cette profonde solitude autour du cône central. Aucune ombre n’avait apparu sur le talus blanc, en avant du Piano del Lago. De là, une impatience et même une inquiétude que le docteur et Pierre ne pouvaient maîtriser. Si, par malheur, Zirone avait été prévenu de la présence du petit détachement, jamais il ne se hasarderait à attaquer la Casa Inglese. C’eût été un coup manqué. Et pourtant, il fallait s’emparer de ce complice de Sarcany, à défaut de Sarcany lui-même, et lui arracher ses secrets !

Un peu avant dix heures, la détonation d’une arme à feu se fit entendre à un demi-mille au-dessous de la Casa Inglese.

Tous sortirent, regardèrent, ne virent rien de suspect.

« C’est bien un coup de fusil ! dit Pierre.

— Peut-être quelque chasseur d’aigle ou de sanglier, à l’affût dans la montagne ! répondit Luigi.

— Rentrons, ajouta le docteur, et ne risquons pas d’être vus ! »

Ils rentrèrent. Mais, dix minutes après, le marin, qui veillait au-dehors, les rejoignait précipitamment :

« Alerte ! cria-t-il. J’ai cru apercevoir…

— Plusieurs hommes ?… demanda Pierre.

— Non, un seul ! »

Le docteur, Pierre, Luigi, Cap Matifou, se jetèrent vers la porte, en ayant soin de rester dans l’ombre.

En effet, un homme, courant comme un chamois, gravissait la coulée de vieilles laves qui aboutit au plateau. Il était seul, et en quelques bonds, il tomba dans des bras qui lui étaient ouverts, — les bras de Cap Matifou.

C’était Pointe Pescade.

« Vite !… vite !… à l’abri, monsieur le docteur ! » s’écria-t-il.

En un instant, tous furent rentrés dans la Casa Inglese, dont la porte se referma aussitôt.

« Et Zirone ? demanda le docteur. Qu’est-il devenu ?… Tu as donc pu le quitter ?

— Oui !… pour vous avertir !…

— Ne vient-il pas ?…

— Dans vingt minutes, il sera ici !

— Tant mieux !

— Non ! tant pis !… Je ne sais comment il a été prévenu que vous vous étiez fait précéder d’une douzaine d’hommes !…

— Sans doute par ce montagnard qui nous a épiés ! dit Luigi.

— Enfin il le sait, répondit Pointe Pescade, et il a compris que vous lui tendiez un piège !

— Qu’il vienne donc ! s’écria Pierre.

— Il vient, monsieur Pierre ! Mais, à cette douzaine de recrues, qui lui ont été ramenées de Malte, s’est joint le reste de sa bande, revenue ce matin même à Santa Grotta !

— En tout, combien y a-t-il de ces bandits ! demanda le docteur.

— Une cinquantaine ! » répondit Pointe Pescade.

La situation du docteur et de sa petite troupe, composée seulement de onze marins, de Luigi, de Pierre, de Cap Matifou et de Pointe Pescade, — seize contre cinquante, — cette situation était très menacée. En tout cas, s’il y avait un parti à prendre, il fallait le prendre vite, car une attaque était imminente.

Mais auparavant, le docteur voulut savoir de Pointe Pescade tout ce qui était arrivé, et voici ce qu’il apprit :

Le matin même, Zirone était revenu de Catane, où il avait passé la soirée, et c’était bien lui que le docteur avait vu rôder dans les jardins de la villa Bellini. Lorsqu’il fut de retour à la locande de Santa Grotta, il y trouva un montagnard qui lui donna ce renseignement : une douzaine d’hommes venant de directions diverses, occupaient la Casa Inglese.

Il n’en fallut pas davantage pour que Zirone comprît la situation. Ce n’était plus lui qui attirait le docteur Antékirtt dans un piège, c’était ce docteur, dont on lui recommandait de se défier, qui l’y attirait. Pointe Pescade, cependant, insista pour que Zirone se portât sur la Casa Inglese, lui affirmant que ses Maltais auraient facilement raison de la petite troupe du docteur. Mais Zirone n’en resta pas moins indécis sur ce qu’il devait faire. Et même, l’insistance de Pointe Pescade commença à paraître assez singulière pour que Zirone donnât l’ordre de le surveiller, — ce dont Pescade s’aperçut facilement. Bref, il est probable que Zirone aurait renoncé à s’emparer du docteur avec ces chances incertaines, si sa bande ne fût venue le rejoindre vers trois heures de l’après-midi. Alors, ayant une cinquantaine d’hommes à ses ordres, il n’avait plus hésité, et toute la troupe, quittant la locande de Santa Grotta, s’était dirigée vers la Casa Inglese.

Pointe Pescade comprit que le docteur et les siens étaient perdus, s’il ne les prévenait à temps, afin de leur permettre de s’échapper, ou, tout au moins, de se tenir sur leurs gardes. Il attendit donc que la bande de Zirone fût arrivée en vue de la Casa Inglese, dont il ne connaissait pas la position. La lumière, qui éclairait ses fenêtres, lui permit de l’apercevoir vers les neuf heures, à moins de deux milles sur les pentes du cône. Aussitôt Pointe Pescade de bondir dans cette direction. Un coup de fusil qui lui fut tiré par Zirone, — celui qu’on avait entendu de la Casa Inglese, — ne l’atteignit pas. Avec son agilité de clown, il fût bientôt hors de portée, et voilà comment il était arrivé, ne précédant que de vingt minutes au plus la troupe de Zirone.

Ce récit achevé, un serrement de main du docteur remercia le hardi et intelligent garçon de tout ce qu’il venait de faire, puis, on discuta le parti qu’il convenait de prendre.

Abandonner la Casa Inglese, opérer une retraite au milieu de la nuit sur les flancs de ce massif, dont Zirone et ses gens connaissaient tous les sentiers, tous les refuges, c’était s’exposer à une destruction complète. Attendre le jour dans cette maison, s’y retrancher, s’y défendre comme dans un blockhaus, cela valait mieux cent fois. Le jour venu, s’il y avait lieu de partir, au moins le ferait-on en pleine lumière, et on ne s’aventurerait pas en aveugles sur ces pentes, à travers les précipices et les solfatares. Donc, rester et résister, telle fut la décision prise. Les préparatifs de défense commencèrent aussitôt.

Et d’abord, les deux fenêtres de la Casa Inglese durent être closes et leurs volets solidement assujettis au dedans. Pour servir d’embrasures, on devait utiliser les vides que les chevrons du toit laissaient entre eux à leur point d’appui sur le mur de la façade. Chaque homme, pourvu d’un fusil à tir rapide, avait une vingtaine de cartouches. Le docteur, Pierre et Luigi, avec leurs revolvers, pouvaient leur venir en aide. Cap Matifou n’avait que ses bras. Pointe Pescade n’avait que ses mains. Peut-être n’étaient-ils pas les moins bien armés !

Près de quarante minutes s’écoulèrent, sans qu’aucune tentative d’attaque eût été faite. Zirone, sachant que le docteur Antékirtt, prévenu par Pointe Pescade, ne pouvait plus être surpris, avait-il donc renoncé à ses projets d’attaque ? Pourtant, cinquante hommes sous ses ordres, avec l’avantage que devait lui donner la connaissance des lieux, cela mettait bien des chances de son côté.

Soudain, vers onze heures, le marin de garde rentra précipitamment. Une bande d’hommes s’approchait, en s’éparpillant, de manière à cerner la Casa Inglese sur trois côtés, — le quatrième, adossé au talus, n’offrant aucune retraite possible.

Cette manœuvre reconnue, la porte fut refermée, barricadée, et chacun prit son poste aux vides des chevrons, avec la recommandation de ne tirer qu’à coup sûr.

Cependant Zirone et les siens s’avançaient lentement, non sans prudence, se défilant derrière les roches, afin d’atteindre la crête du Piano del Lago. À cette crête étaient accumulés d’énormes quartiers de trachytes et de basaltes, destinés sans doute à préserver la Casa Inglese de l’envahissement des neiges, pendant les tourmentes de l’hiver. Parvenus à ce plateau, les assaillants pourraient plus facilement s’élancer contre la maison, en enfoncer la porte ou les fenêtres, puis, le nombre aidant, s’emparer du docteur et de tous les siens.

Tout à coup, une détonation retentit. Une légère fumée fusa entre les chevrons de la toiture. Un homme tomba, mortellement frappé. La troupe fit aussitôt quelques pas en arrière et se blottit derrière les roches. Mais, peu à peu, en profitant des plis de terrain, Zirone la ramena au pied même du Piano del Lago.

Cela ne se fit pas sans qu’une douzaine de coups de feu n’eussent illuminé le faîtage de la Casa Inglese, — ce qui coucha encore deux des assaillants sur la neige.

Le cri d’assaut fut alors jeté par Zirone. Au prix de quelques nouveaux blessés, toute la bande se rua sur la Casa Inglese. La porte fut criblée de coups de feu, et deux matelots, atteints à l’intérieur, mais non grièvement, durent se tenir à l’écart.

La lutte devint très vive alors. Avec leurs piques et leurs haches, les assaillants parvinrent à briser la porte et l’une des fenêtres. Il fallut faire une sortie pour les repousser, au milieu d’une fusillade incessante de part et d’autre. Luigi eut son chapeau traversé d’une balle, et Pierre, sans l’intervention de Cap Matifou, aurait été assommé d’un coup de pique par un de ces bandits. Mais l’Hercule était là, et, du pic même qu’il lui avait arraché des mains, il assomma l’homme d’un seul coup.

Pendant cette sortie, Cap Matifou fut terrible. Vingt fois visé, aucune balle ne l’atteignit. Si Zirone l’emportait, Pointe Pescade était condamné d’avance, et cette pensée redoublait sa fureur.

Devant une telle résistance, les assaillants durent reculer une seconde fois. Le docteur et les siens purent donc rentrer dans la Casa Inglese et se rendre compte de la situation.

« Que reste-t-il de munitions ? demanda-t-il.

— Dix à douze cartouches par homme, répondit Luigi.

— Et quelle heure est-il ?

— Minuit à peine ! »

Quatre heures encore avant que le jour ne parût. Il devenait nécessaire de ménager les munitions, afin de protéger la retraite aux premières lueurs du matin.

Mais alors comment défendre les approches, puis empêcher l’envahissement de la Casa Inglese, si Zirone et sa bande lui redonnaient assaut ?

Et c’est ce qu’ils firent précisément, après un quart d’heure de répit, pendant lequel ils avaient ramené leurs blessés en arrière, à l’abri d’une coulée de lave disposée comme une sorte de retranchement.

Alors ces bandits, enragés devant une telle résistance, ivres de fureur à la vue de cinq ou six des leurs mis hors de combat, gravirent la coulée, puis l’intervalle qui la séparait du rempart de basalte, et ils reparurent à la crête du plateau.

Pas un coup de fusil ne leur fut tiré, pendant qu’ils franchissaient cet intervalle. Zirone en concluait donc, non sans raison, que les munitions commençaient à manquer aux assiégés.

Alors il enleva sa bande. L’idée de s’emparer d’un personnage cent fois millionnaire, était bien faite, on en conviendra, pour exciter ces malfaiteurs de la pire espèce.

Tel fut même leur emportement, cette fois, qu’ils forcèrent la porte et la fenêtre, et ils eussent pris la maison d’assaut, si une nouvelle décharge à bout portant n’en eût tué cinq ou six. Ils durent encore reculer au pied du plateau, non sans que deux des marins n’eussent été blessés assez grièvement pour abandonner le combat.

Quatre ou cinq coups à tirer, c’était tout ce qui restait alors aux défenseurs de la Casa Inglese. Dans ces conditions, la retraite, même en plein jour, devenait presque impossible. Ils sentaient donc qu’ils étaient perdus, si un secours ne leur arrivait pas. Mais d’où ce secours aurait-il pu venir ?

Malheureusement, on ne pouvait compter que Zirone et ses compagnons renonceraient à leur entreprise. Ils étaient près de quarante encore, valides et bien armés. Ils savaient qu’on ne pourrait bientôt plus riposter à leurs coups de feu, et ils revinrent à la charge.

Soudain, d’énormes blocs, roulant sur les talus du plateau, comme les rochers d’une avalanche, écrasèrent trois d’entre eux, avant qu’ils eussent pu se jeter de côté.

C’était Cap Matifou qui venait de culbuter des roches de basalte pour les précipiter de la crête du Piano del Lago.

Mais ce moyen de défense ne pouvait suffire. Il fallait donc succomber ou tout faire pour chercher du secours au dehors.

Pointe Pescade eut alors une idée, dont il ne voulut point parler au docteur, qui ne lui eût peut-être pas donné son consentement. Mais cette idée, il la communiqua à Cap Matifou.

Il savait, par le propos qu’il avait recueilli à la locande de Santa-Grotta, qu’un détachement de gendarmes se trouvait à Cassone. Or, pour se rendre à Cassone, il ne fallait qu’une heure et autant pour en revenir. Ne serait-il donc pas possible d’aller prévenir ce détachement ? Oui, mais à la condition de passer à travers la bande des assiégeants, afin de se jeter ensuite dans l’ouest du massif.

« Donc, il faut que je passe, et je passerai ! se dit Pointe Pescade. Eh ! que diable ! On est clown ou on ne l’est pas ! »

Et il fit connaître à Cap Matifou le moyen qu’il voulait employer pour aller chercher du secours.

« Mais… fit Cap Matifou, tu risques…

— Je le veux ! »

Résister à Pointe Pescade, Cap Matifou n’eût jamais osé.

Tous deux gagnèrent alors, sur la droite de la Casa Inglese, un endroit où la neige était accumulée en grande masse.

Dix minutes après, pendant que la lutte continuait de part et d’autre, Cap Matifou reparut, poussant devant lui une grosse boule de neige. Puis, au milieu des blocs que les marins continuaient à précipiter sur les assaillants, il lança cette boule, qui roula sur le talus, passa à travers la bande de Zirone, et s’arrêta, cinquante pas en arrière, au fond d’une petite dépression de terrain.

Alors, à demi-brisée par le choc, la boule s’ouvrit et donna passage à un être vif, alerte, « quelque peu malin » comme il le disait de lui-même.

C’était Pointe Pescade. Enfermé dans cette carapace de neige durcie, il avait osé se faire lancer sur les pentes du talus, au risque d’être précipité au fond de quelque abîme. Et, libre maintenant, il dévalait les sentiers du massif en gagnant du côté de Cassone.

Il était alors minuit et demi.

À ce moment, le docteur, ne voyant plus Pointe Pescade, craignit qu’il ne fût blessé. Il l’appela.

« Parti ! dit Cap Matifou.

— Parti ?

— Oui !… pour aller chercher du secours !

— Et comment ?

— En boule ! »

Cap Matifou raconta ce que Pointe Pescade venait de faire.

« Ah ! le brave garçon !… s’écria le docteur. Du courage, mes amis, du courage !… Ils ne nous auront pas, ces bandits ! »

Et les quartiers de roches continuèrent à rouler sur les assaillants. Mais ce nouveau moyen de défense ne tarda pas à s’épuiser comme les autres.

Vers trois heures du matin, le docteur, Pierre, Luigi, Cap Matifou, suivis de leurs hommes, et emportant leurs blessés, durent évacuer la maison qui tomba au pouvoir de Zirone. Vingt de ses compagnons avaient été tués, et, pourtant, le nombre était encore pour lui. Aussi la petite troupe ne put-elle battre en retraite qu’en remontant les pentes du cône central, cet entassement de laves, de scories, de cendres, dont le sommet était un cratère, c’est-à-dire un abîme de feu.

Tous se réfugièrent sur ces pentes, cependant, emportant leurs blessés. Des trois cents mètres que mesure le cône, ils en franchirent deux cent cinquante, au milieu de ces vapeurs sulfureuses que le vent rabattait sur eux.

Le jour commençait alors à poindre, et déjà la crête des montagnes de Calabre se piquait de teintes lumineuses au-dessus de la côte orientale du détroit de Messine.

Mais, dans la situation où se trouvaient le docteur et les siens, le jour n’était plus même une chance de salut pour eux. Il leur fallait toujours battre en retraite, remonter les talus, usant leurs dernières balles et jusqu’aux derniers quartiers de roches que Cap Matifou précipitait avec une vigueur surhumaine. Ils devaient donc se croire perdus, quand des coups de fusils éclatèrent à la base du cône.

Un moment d’indécision se manifesta dans la troupe des bandits. Bientôt après, les voilà tous qui se mettent à fuir.

Ils avaient reconnu les gendarmes qui arrivaient de Cassonne, Pointe Pescade à leur tête.

Le courageux garçon n’avait pas même eu besoin d’aller jusqu’à ce village. Les gendarmes, ayant entendu des coups de feu, étaient déjà en route. Pointe Pescade n’avait eu qu’à les conduire vers la Casa Inglese.

Alors le docteur et ses compagnons reprirent l’avantage. Cap Matifou, comme s’il eût été une avalanche à lui tout seul, bondit sur les plus proches, en assomma deux qui n’eurent pas le temps de s’enfuir, et se précipita sur Zirone.

« Bravo, mon Cap, bravo ! cria Pointe Pescade en arrivant. Tombe-le !… Fais-lui toucher les épaules !… La lutte, messieurs, la lutte entre Zirone et Cap Matifou ! »

Zirone l’entendit, et, d’une main qui lui restait libre encore, il fit feu de son revolver sur Pointe Pescade.

Pointe Pescade roula sur le sol.

Alors il se passa une chose effrayante. Cap Matifou avait saisi Zirone, et il le traînait par le cou, sans que le misérable, à moitié étranglé, pût résister à cette étreinte.

En vain le docteur, qui voulait l’avoir vivant, lui criait-il de l’épargner ! En vain Pierre et Luigi s’étaient-ils lancés pour le rejoindre ! Cap Matifou ne pensait qu’à ceci : c’est que Zirone avait frappé, peut-être mortellement, Pointe Pescade ! Et il ne se possédait plus, il n’entendait rien, il ne voyait rien, il ne regardait pas même ce reste d’homme qu’il portait maintenant à bout de bras.

Enfin, d’un dernier bond, il s’élança vers le cratère béant d’une solfatare, et il précipita Zirone dans ce puits de feu.

Pointe Pescade, assez grièvement blessé, était appuyé sur le genou du docteur qui examinait et pansait sa blessure. Lorsque Cap Matifou fut revenu près de lui, de grosses larmes coulèrent de ses yeux.

« A pas peur, mon Cap, a pas peur !… Ce ne sera rien ! » murmura Pointe Pescade.

Cap Matifou le prit dans ses bras, comme un enfant, et tous le suivirent en redescendant les talus du cône, pendant que les gendarmes donnaient la chasse aux derniers fugitifs de la bande de Zirone.

Six heures après, le docteur et les siens, de retour à Catane, étaient embarqués à bord du Ferrato.

Pointe Pescade fut déposé dans sa cabine. Avec le docteur Antékirtt pour médecin, Cap Matifou pour garde-malade, comment n’eût-il pas été bien soigné ! D’ailleurs, sa blessure, — une balle au défaut de l’épaule, — ne présentait pas de caractère grave. Sa guérison ne devait être qu’une question de temps. Lorsqu’il avait besoin de dormir, Cap Matifou lui contait des histoires, — toujours la même, — et Pointe Pescade ne tardait pas à reposer dans un bon sommeil.

Cependant le docteur avait échoué dès le début de sa campagne. Après avoir failli tomber entre les mains de Zirone, il n’avait pas même pu s’emparer de ce compagnon de Sarcany qu’il eût bien obligé à lui livrer ses secrets, — et cela par la faute de Cap Matifou. Mais pouvait-on lui en vouloir ?

En outre, bien que le docteur eût tenu à rester à Catane pendant huit jours encore, il n’y pût recueillir aucune nouvelle de Sarcany. Si celui-ci avait eu l’intention de rejoindre Zirone en Sicile, ses projets s’étaient modifiés, sans doute, lorsqu’il avait appris, avec l’issue du guet-apens préparé contre le docteur Antékirtt, la mort de son ancien compagnon.

Le Ferrato reprit donc la mer, le 8 septembre, et se dirigea à toute vapeur vers Antékirtta, où il arriva, après une rapide traversée.

Là, le docteur, Pierre, Luigi, allaient reprendre et discuter les projets dans lesquels se concentrait leur vie tout entière. Il s’agissait maintenant de retrouver Carpena, qui devait savoir ce qu’étaient devenus Sarcany et Silas Toronthal.

Malheureusement pour l’Espagnol, s’il avait échappé à la destruction de la bande de Zirone, en restant à la locande de Santa Grotta, sa bonne chance ne fut que de courte durée.

En effet, dix jours après, un des agents du docteur lui mandait que Carpena venait d’être arrêté à Syracuse, — non comme complice de Zirone, mais pour un crime remontant à plus de quinze ans déjà, — un meurtre, commis à Almayate, dans la province de Malaga, après lequel il s’était expatrié pour s’établir à Rovigno.

Trois semaines plus tard, Carpena, contre lequel on avait obtenu l’extradition, était condamné aux galères perpétuelles et envoyé sur la côte du Maroc, au préside de Ceuta, l’un des principaux établissements pénitentiaires de l’Espagne.

« Enfin, dit Pierre, voilà donc un de ces misérables au bagne, et pour la vie !

— Pour la vie ?… Non !… répondit le docteur. Si Andréa Ferrato est mort au bagne, ce n’est pas au bagne que Carpena doit mourir ! »


FIN DE LA TROISIÈME PARTIE.
 26
 57
VII. — 
 85


TROISIÈME PARTIE


I. — 
 125
 145
 195
V. — 
 219
 249
VII. — 
 274


LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES
Couronnés par l’Académie Française.


MATHIAS SANDORF


par
JULES VERNE




TOME TROISIÈME
BIBLIOTHÈQUE
D’ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
paris
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QUATRIÈME PARTIE



I

LE PRÉSIDE DE CEUTA.


Le 21 septembre, trois semaines après les derniers événements dont la province de Catane venait d’être le théâtre, un rapide steam-yacht — c’était le Ferrato, — naviguait par une jolie brise de nord-est entre la pointe d’Europe, qui est anglaise sur la terre d’Espagne, et la pointe de l’Almina, qui est espagnole sur la terre marocaine. Les quatre lieues de distance que l’on compte d’une pointe à l’autre, s’il faut en croire la mythologie, ce serait Hercule, un prédécesseur de M. de Lesseps, qui les aurait ouvertes au courant de l’Atlantique, en brisant d’un coup de massue cette portion du périple méditerranéen.

Voilà ce que Pointe Pescade n’eût pas oublié d’apprendre à son ami Cap Matifou, en lui montrant, dans le nord, le rocher de Gibraltar, dans le sud, le mont Hacho. En effet, Calpé et Abyla sont précisément les deux colonnes qui portent encore le nom de son illustre ancêtre. Sans doute, Cap Matifou aurait apprécié comme il le méritait ce « tour de force », sans que l’envie eût mordu son âme simple et modeste. L’Hercule provençal se fût incliné devant le fils de Jupiter et d’Alcmène.

Mais Cap Matifou ne se trouvait pas parmi les passagers du steam-yacht, Pointe Pescade non plus. L’un soignant l’autre, tous deux étaient restés à Antékirtta. Si, plus tard, leur concours devenait nécessaire, ils seraient mandés par dépêche et amenés rapidement sur un des Electrics de l’île.

Le docteur et Pierre Bathory étaient seuls à bord du Ferrato, commandé, en premier, par le capitaine Köstrik, en second, par Luigi. La dernière expédition, faite en Sicile dans le but de retrouver les traces de Sarcany et de Silas Toronthal, n’avait pu donner aucun résultat, puisqu’elle s’était terminée par la mort de Zirone. Il s’agissait donc de reprendre la piste, en obligeant Carpena à dire ce qu’il devait savoir de Sarcany et de son complice. Or, comme l’Espagnol, condamné aux galères, avait été envoyé au préside de Ceuta, c’était là qu’il fallait le rejoindre, là seulement que l’on pourrait se mettre en rapport avec lui.

Ceuta est une petite ville forte, une sorte de Gibraltar espagnol, établi sur les pentes orientales du mont Hacho, et c’est en vue de son port que le steam-yacht manœuvrait, ce jour-là, vers neuf heures du matin, à moins de trois milles du littoral.

Rien de plus animé que ce détroit célèbre, qui est comme la bouche même de la Méditerranée. C’est par là qu’elle s’abreuve des eaux de l’Océan Atlantique. C’est par là qu’elle reçoit ces milliers de navires, venus de l’Europe septentrionale et des deux Amériques, dont s’emplissent les centaines de ports de son immense périmètre. C’est par là qu’entrent ou sortent ces puissants paquebots, ces navires de guerre, auxquels le génie d’un Français a ouvert une porte sur l’Océan Indien et sur les mers du Sud. Rien de plus pittoresque que cet étroit canal, encadré dans ses montagnes si diverses d’aspect. Au nord se profilent les sierras de l’Andalousie. Au sud, sur cette côte admirablement accidentée, depuis le cap Spartel jusqu’à la pointe d’Almina, s’étagent les noires cimes des Bullones, le mont des Singes, les sommités des Septem fratres. À droite et à gauche apparaissent de pittoresques villes, blotties dans le fond des anses, assises aux flancs des premières rampes, étendues sur les basses grèves que dominent de gigantesques arrière-plans, Tarifa, Algésiras, Tanger, Ceuta. Puis, entre les deux rives, devant l’étrave rapide des steamers que n’arrêtent ni la mer ni le vent, sous la guibre de ces voiliers que les brises de l’ouest retiennent quelquefois par centaines à l’embouchure de l’Atlantique, se développe une surface d’eaux mobiles, changeantes, ici, grises et déferlantes, là, bleues et calmes, striées de petites crêtes, qui marquent la ligne des contre-courants avec leurs zig-zags dentelés. Nul ne pourrait être insensible au charme de ces beautés sublimes que deux continents, l’Europe et l’Afrique, mettent face à face sur ce double panorama du détroit de Gibraltar.

Cependant, le Ferrato s’approchait rapidement de la terre africaine. La baie rentrante, au fond de laquelle Tanger se cache, commençait à se fermer, tandis que le rocher de Ceuta devenait d’autant plus visible que la côte, au-delà, fait un crochet vers le sud. On le voyait s’isoler peu à peu, comme un gros îlot, émergeant au pied d’un cap, retenu par l’étroit isthme qui le rattache au continent. Au-dessus, vers la cime du mont Hacho, apparut un fortin, construit sur l’emplacement d’une citadelle romaine, dans lequel veillent incessamment les vigies, chargées d’observer le détroit et surtout le territoire marocain, dont Ceuta n’est qu’une enclave. Ce sont à peu près ces mêmes dispositions orographiques que présente la petite principauté monégasque sur le territoire français.

À dix heures du matin, le Ferrato laissa tomber l’ancre dans le port, ou plutôt à deux encablures du quai de débarquement que battent de plein fouet les lames du large. Il n’y a là qu’une rade foraine, exposée au ressac de la houle méditerranéenne. Très heureusement, lorsque les navires ne peuvent mouiller dans l’ouest de Ceuta, ils trouvent un second mouillage de l’autre côté du rocher, ce qui les met à l’abri des vents d’amont.

Lorsque la « Santé » fut venue à bord, quand la patente eut été visée en franchise nette, vers une heure après midi, le docteur, accompagné de Pierre, se fit mettre à terre et débarqua sur un petit quai, au pied des murailles de la ville. Qu’il eût le ferme dessein de s’emparer de Carpena, nul doute à cet égard. Mais comment s’y prendrait-il ? C’est ce qu’il ne déciderait qu’après inspection des lieux et suivant les circonstances, soit en faisant enlever l’Espagnol par force, soit même en facilitant son évasion du préside de Ceuta.

Cette fois, le docteur ne chercha point à garder l’incognito, — au contraire. Déjà les agents, venus à bord, avaient répandu le bruit de l’arrivée d’un si fameux personnage. Qui ne connaissait de réputation, dans tout ce pays arabe, depuis Suez jusqu’au Cap Spartel, le savant taleb, maintenant retiré dans son île d’Antékirtta, au fond de la mer des Syrtes ? Aussi les Espagnols comme les Marocains lui firent-ils grand accueil. D’ailleurs, il ne fut point interdit de visiter le Ferrato, et de nombreuses embarcations ne tardèrent pas à l’accoster.

Tout ce bruit entrait évidemment dans le plan du docteur. Sa célébrité devait venir en aide à ses projets. Pierre et lui ne cherchèrent donc point à se soustraire à l’empressement du public. Une calèche découverte, prise au principal hôtel de Ceuta, leur fit d’abord visiter la ville, ses rues étroites, bordées de tristes maisons, sans cachet ni couleur, çà et là, de petites places avec des arbres amaigris et poussiéreux, abritant quelque méchante guinguette, un ou deux édifices civils, ayant l’aspect de casernes, — rien d’original, en un mot, si ce n’est peut-être le quartier mauresque, où la couleur n’est pas absolument éteinte.

Vers trois heures, le docteur donna l’ordre de le conduire chez le gouverneur de Ceuta, auquel il voulait rendre visite, — acte de courtoisie tout naturel de la part d’un étranger de distinction.

Il va sans dire que ce gouverneur ne peut être un fonctionnaire civil. Ceuta est, avant tout, une colonie militaire. On y compte environ dix mille âmes, officiers et soldats, négociants, pêcheurs ou marins au cabotage, répartis tant dans la ville que sur la bande de terrain, dont le prolongement vers l’est complète le domaine espagnol.

Ceuta était alors administrée par le colonel Guyarre. Cet officier supérieur avait sous ses ordres trois bataillons d’infanterie, détachés de l’armée continentale, qui viennent faire leur temps d’Afrique, un régiment de discipline, régulièrement fixé dans la petite colonie, deux batteries d’artillerie, une compagnie de pontonniers, plus une compagnie de Maures, dont les familles habitent un quartier spécial. Quant aux condamnés, leur nombre s’élève à peu près à deux mille.

Pour se rendre de la ville à la résidence du gouverneur, la voiture dut suivre, en dehors de l’enceinte, une route macadamisée, qui dessert l’enclave jusqu’à son extrémité vers l’est.

De chaque côté de la route, l’étroite bande, comprise entre le pied des montagnes et les relais de la mer, est bien cultivée, grâce au travail assidu des habitants, qui ont laborieusement lutté contre les mauvaises qualités du sol. Les légumes de toutes sortes ni les arbres à fruits n’y manquent ; mais il faut dire aussi que les bras ne font point défaut.

En effet, les déportés ne sont pas seulement employés par l’État, soit dans les ateliers spéciaux, soit aux fortifications, soit aux routes dont l’entretien exige des soins continus, soit même à la police urbaine, lorsque leur bonne conduite permet d’en faire des agents qui surveillent et sont surveillés à la fois. Ces individus, envoyés au préside de Ceuta pour des peines qui vont de vingt ans à la perpétuité, les particuliers peuvent les occuper dans certaines conditions déterminées par le gouvernement.

Pendant sa visite à Ceuta, le docteur en avait rencontré quelques-uns, allant librement dans les rues de la ville, et précisément de ceux qui servaient aux travaux domestiques ; mais il en devait voir un plus grand nombre, en dehors de l’enceinte fortifiée, sur les chemins et dans la campagne.

À quelle catégorie de ce personnel du préside appartenait Carpena, avant tout, il importait de le savoir. En effet, le plan du docteur pouvait être modifié, suivant que l’Espagnol, enfermé ou libre, travaillerait chez des particuliers ou pour le compte de l’État.

« Mais, dit-il à Pierre, comme sa condamnation est récente, il est probable qu’il ne jouit pas encore des avantages accordés aux condamnés plus anciens pour leur bonne conduite.

— Et s’il est enfermé ? demanda Pierre.

— Son enlèvement sera plus difficile, répondit le docteur, mais, il faut qu’il se fasse, et il se fera ! »

Cependant la voiture roulait doucement sur la route au petit pas des chevaux. À deux cents mètres en dehors des fortifications, un certain nombre de déportés, sous la surveillance des agents du préside, travaillaient à l’empierrement de la route. Il y en avait là une cinquantaine, les uns cassant des cailloux, les autres les répandant sur la chaussée ou les écrasant au moyen de rouleaux compresseurs. Aussi la voiture avait-elle dû suivre cette partie latérale du chemin, où la réfection ne se faisait pas encore.

Soudain le docteur saisit le bras de Pierre Bathory.

« Lui ! » dit-il à voix basse.

Un homme se tenait là, à vingt pas de ses compagnons, appuyé sur le manche de sa pioche.

C’était Carpena.

Le docteur, après quinze ans, venait de reconnaître le paludier de l’Istrie sous son habit de condamné, comme Maria Ferrato l’avait reconnu sous son habit maltais dans les ruelles du Manderaggio. Ce criminel, aussi fainéant qu’impropre à tout métier, n’aurait pas même pu être employé dans les ateliers du préside. Casser des pierres sur une route, il n’était bon qu’à cette rude besogne.

Mais si le docteur l’avait reconnu, Carpena ne pouvait reconnaître en lui le comte Mathias Sandorf. À peine l’avait-il entrevu dans la maison du pêcheur Andréa Ferrato, au moment où il y amenait les agents de la police. Cependant, comme tout le monde, il venait d’apprendre l’arrivée du docteur Antékirtt à Ceuta. Or, ce docteur si renommé, — Carpena ne l’ignorait pas, — c’était le personnage dont lui avait parlé Zirone pendant leur entretien près des grottes de Polyphème sur la côte de Sicile, c’était l’homme dont Sarcany recommandait avant tout de se défier, c’était le millionnaire à propos duquel la bande de Zirone avait tenté cet inutile coup de main de la Casa Inglese.

Que se passa-t-il dans l’esprit de Carpena, lorsqu’il se trouva inopinément en présence du docteur ? Quelle fut l’impression dont son cerveau fut saisi avec cette instantanéité qui caractérise certains procédés photographiques ? Cela serait assez difficile à dire. Mais, en réalité, ce que l’Espagnol sentit soudain, c’est que le docteur s’emparait de lui tout entier par une sorte d’ascendant moral, que sa personnalité s’annihilait devant la sienne, qu’une volonté étrangère, plus forte que sa propre volonté, l’envahissait. En vain voulut-il résister : il ne put que céder à cette domination.

Cependant le docteur, ayant fait arrêter sa voiture, continuait à le regarder avec une fixité pénétrante. Le point brillant de ses yeux produisait sur le cerveau de Carpena un étrange et irrésistible effet. Les sens de l’Espagnol s’éteignirent peu à peu par obtusion. Ses paupières clignotèrent, se fermèrent, ne conservant plus qu’une vibration frémissante. Puis, dès que l’anesthésie fut complète, il tomba sur le bord de la route, sans que ses compagnons se fussent aperçus de rien. D’ailleurs, il était endormi d’un sommeil magnétique dont aucun d’eux n’eût pu le tirer.

Alors le docteur donna l’ordre de se remettre en route pour la résidence du gouverneur. Cette scène ne l’avait pas retenu plus d’une demi-minute. Personne n’avait pu remarquer ce qui venait de se passer entre l’Espagnol et lui, — personne, si ce n’est Pierre Bathory.

« Maintenant, cet homme est à moi, lui dit le docteur, et je puis le contraindre…

— À nous apprendre tout ce qu’il sait ? demanda Pierre.

— Non, mais à faire tout ce que je voudrai qu’il fasse, et cela, inconsciemment. Au premier regard que j’ai d’abord jeté sur ce misérable, j’ai senti que je pourrais devenir son maître, substituer ma volonté à la sienne.

— Cet homme, pourtant, n’est point un malade.

— Eh ! crois-tu donc que ces effets de l’hypnose ne se produisent que chez les névropathes ? Non, Pierre, les plus réfractaires sont encore les aliénés. Il faut, au contraire, que le sujet ait une volonté, et j’ai été servi par les circonstances en trouvant dans ce Carpena une nature toute disposée à subir mon influence. Aussi va-t-il rester endormi tant que je n’interviendrai pas pour faire cesser son sommeil.

— Soit, répondit Pierre, mais à quoi bon, puisque, même en l’état où il se trouve maintenant, il est impossible de le faire parler de ce que nous avons intérêt à savoir !

— Sans doute, répondit le docteur, et il est bien évident que je ne peux lui faire dire une chose que j’ignore moi-même. Mais, ce qui est en mon pouvoir, c’est de l’obliger à faire, et quand cela me conviendra, ce que je voudrai qu’il fasse, sans que sa volonté puisse s’y opposer. Par exemple, demain, après-demain, dans huit jours, dans six mois, même lorsqu’il sera en état de veille, si je veux qu’il quitte le préside, il le quittera !…

— Quitter le préside, répliqua Pierre, en sortir librement ?… Encore faudrait-il que ses gardiens le lui permissent ! L’influence de la suggestion ne peut aller jusqu’à lui faire rompre sa chaîne, ni briser la porte du bagne, ni franchir un mur infranchissable…

— Non, Pierre, répondit le docteur, je ne puis l’obliger à faire ce que je pourrais faire moi-même. Aussi ai-je hâte d’aller rendre visite au gouverneur de Ceuta ! »

Le docteur Antékirtt n’exagérait en rien. Ces faits de suggestion dans l’état hypnotique sont maintenant reconnus. Les travaux, les observations de Charcot, de Brown-Séquard, d’Azam, de Richet, de Dumontpallier, de Maudsley, de Bernheim, de Hack Tuke, de Rieger, de tant d’autres savants, ne peuvent plus laisser aucun doute à leur égard. Pendant ses voyages en Orient, le docteur avait pu en étudier des plus curieux et apporter à cette branche de la physiologie un riche contingent d’observations nouvelles. Il était donc très au courant de ces phénomènes et des résultats qu’on peut en tirer. Doué lui-même d’une grande puissance suggestive, qu’il avait souvent exercée en Asie-Mineure, c’était sur cette puissance qu’il comptait pour s’emparer de Carpena — puisque le hasard avait fait que l’Espagnol ne fût pas réfractaire à cette influence.

Mais, si le docteur était désormais maître de Carpena, s’il pouvait le faire agir comme et quand il le voudrait, en lui suggérant sa propre volonté, encore fallait-il que le prisonnier eût la liberté de ses mouvements, lorsque le moment serait venu de lui faire accomplir tel ou tel acte. Pour cela, l’autorisation du gouverneur était nécessaire. Or, cette autorisation, le docteur espérait bien l’obtenir du colonel Guyarre, de manière à rendre possible l’évasion de l’Espagnol.

Dix minutes plus tard, la voiture arrivait à l’entrée des grandes casernes qui s’élèvent presque à la limite de l’enclave, et elle s’arrêtait devant la résidence du gouverneur.

Le colonel Guyarre avait été déjà informé de la présence du docteur Antékirtt à Ceuta. Ce personnage célèbre, grâce à la réputation que lui faisaient ses talents et sa fortune, était comme une sorte de souverain en voyage. Aussi, après qu’il eut été introduit dans le salon de la résidence, le gouverneur lui fit-il beaucoup d’accueil ainsi qu’à son jeune compagnon, Pierre Bathory. Et, tout d’abord, il voulut se mettre à leur entière disposition pour visiter l’enclave, ce « petit morceau de l’Espagne, si heureusement découpé dans le territoire marocain. »

« Nous acceptons volontiers, monsieur le gouverneur, répondit le docteur, en espagnol, — langue que Pierre comprenait et parlait couramment comme lui. Mais je ne sais trop si nous aurons le temps de mettre à profit votre obligeance.

— Oh ! la colonie n’est pas grande, docteur Antékirtt, répondit le gouverneur. En une demi-journée on en a fait le tour ? D’ailleurs, ne comptez-vous pas y séjourner quelque temps ?

— Quatre ou cinq heures à peine, dit le docteur. Je dois repartir ce soir même pour Gibraltar, où je suis attendu demain, dans la matinée.

— Repartir ce soir même ! s’écria le gouverneur. Permettez-moi d’insister ! Je vous assure, docteur Antékirtt, que notre colonie militaire est digne d’être étudiée à fond ! Sans doute, vous avez beaucoup vu, beaucoup observé pendant vos voyages ; mais, ne fût-ce qu’au point de vue de son système pénitencier, je vous assure que Ceuta mérite d’attirer l’attention des savants, comme celle des économistes ! »

Naturellement, le gouverneur n’était pas sans mettre quelque amour-propre à vanter sa colonie. Il n’exagérait rien, cependant, et le système administratif du préside de Ceuta, — identique à celui des présides de Séville, — est considéré comme l’un des meilleurs de l’Ancien et du Nouveau Monde, aussi bien en ce qui touche l’état matériel des déportés que leur amélioration morale. Le gouverneur insista donc pour qu’un homme aussi éminent que le docteur Antékirtt voulût bien retarder son départ, afin d’honorer de sa visite les divers services du pénitencier.

« Cela me serait impossible, monsieur le gouverneur ; mais aujourd’hui, je vous appartiens, et si vous le voulez…

— Il est déjà quatre heures, reprit le colonel Guyarre, et vous le voyez, il nous reste bien peu de temps…

— En effet, répondit le docteur, et j’en suis d’autant plus contrarié, que, si vous tenez à me faire les honneurs de votre colonie, j’aurais voulu vous faire les honneurs de mon yacht !

— Ne pourriez-vous pas, docteur Antékirtt, remettre d’un jour votre départ pour Gibraltar ?

— Je le ferais certainement, monsieur le gouverneur, si un rendez-vous, convenu pour demain, je vous le répète, ne m’obligeait à prendre la mer ce soir même !

— Voilà qui est véritablement regrettable, répondit le gouverneur, et je ne me consolerai jamais de n’avoir pu vous retenir plus longtemps ! Mais prenez garde ! Je tiens votre bâtiment sous le canon de mes forts, et il ne dépend que de moi de le couler sur place !

— Et les représailles, monsieur le gouverneur ! répondit en riant le docteur. Voudriez-vous donc vous mettre en guerre avec le puissant royaume d’Antékirtta ?

— Je sais que ce serait risquer gros jeu ! répondit le gouverneur sur le même ton de plaisanterie. Mais que ne risquerait-on pas pour vous garder vingt-quatre heures de plus ! »

Sans avoir pris part à cette conversation, Pierre se demandait si le docteur avait ou non cheminé vers le but qu’il voulait atteindre. Cette résolution de quitter Ceuta le soir même ne laissait pas de l’étonner quelque peu. Comment, en un si court laps de temps, parviendrait-on à combiner les mesures indispensables pour amener l’évasion de Carpena ? Avant quelques heures, les condamnés seraient rentrés au préside et enfermés pour la nuit. Dans ces conditions, obtenir que l’Espagnol eût la possibilité d’en sortir, cela ne laissait pas d’être fort problématique.

Mais Pierre comprit que le docteur suivait un plan nettement arrêté, quand il lui entendit répondre :

« Vraiment, monsieur le gouverneur, je suis désespéré de ne pouvoir vous accorder satisfaction à ce sujet, — aujourd’hui du moins ! Cependant, peut-être serait-il possible de tout arranger ?

— Parlez, docteur Antékirtt, parlez !

— Puisque je dois être demain matin à Gibraltar, il est nécessaire que je parte ce soir. Mais j’estime que mon séjour sur ce roc anglais ne doit pas durer plus de deux à trois jours. Or, c’est aujourd’hui jeudi, et, au lieu de continuer mon voyage au nord de la Méditerranée, rien ne me sera plus facile que de repasser dimanche matin par Ceuta…

— Rien de plus facile, en effet, répondit le gouverneur, et aussi rien de plus obligeant pour moi ! J’y mets quelque amour-propre sans doute ! Eh ! qui n’a pas sa pointe de vanité en ce monde ? Ainsi, c’est convenu, docteur Antékirtt, à dimanche ?

— Oui, mais à une condition !

— Quelle qu’elle soit, je l’accepte !

— C’est que vous voudrez bien venir déjeuner, avec votre aide-de-camp, à bord du Ferrato.

— Je m’y engage, docteur Antékirtt, je m’y engage… mais à une condition aussi !

— Comme vous, monsieur le gouverneur, et, quelle qu’elle soit, je l’accepte d’avance !

— C’est que monsieur Bathory et vous, répondit le gouverneur, vous accepterez de venir dîner à la résidence.

— Voilà qui est entendu, dit le docteur, de sorte qu’entre le déjeuner et le dîner…

— J’abuserai de mon autorité pour vous faire admirer toutes les splendeurs de mon royaume ! » répondit le colonel Guyarre en serrant la main du docteur.

Pierre Bathory avait également accepté l’invitation qui venait de lui être faite, en s’inclinant devant le très obligeant et le très satisfait gouverneur de Ceuta.

Le docteur se prépara alors à prendre congé, et Pierre pouvait déjà lire dans ses yeux qu’il était arrivé à ses fins. Mais le gouverneur voulut accompagner ses futurs hôtes jusqu’à la ville. Tous trois prirent donc place dans la voiture et suivirent l’unique route qui met la résidence en communication avec Ceuta.

Si le gouverneur profita de l’occasion pour faire admirer les beautés plus ou moins contestables de la petite colonie, s’il parla des améliorations qu’il se proposait d’y introduire au point de vue militaire et civil, s’il ajouta que cette situation de l’ancien Abyla valait au moins celle de Calpé, de l’autre côté du détroit, s’il affirma qu’il serait possible d’en faire un véritable Gibraltar, aussi imprenable que son pendant britannique, s’il protesta contre ces insolentes paroles de M. Ford : « Que Ceuta devrait appartenir à l’Angleterre, parce que l’Espagne n’en sait rien faire et sait à peine la garder, » enfin s’il se montra très irrité contre ces tenaces Anglais qui ne peuvent mettre un pied quelque part sans que ce pied y prenne aussitôt racine, cela ne saurait étonner de la part d’un Espagnol.

« Oui, s’écria-t-il, avant de songer à s’emparer de Ceuta, qu’ils songent donc à garder Gibraltar ! Il y a là une montagne que l’Espagne pourrait bien un jour leur secouer sur la tête ! »

Le docteur, sans demander comment les Espagnols pourraient provoquer une telle commotion géologique, ne voulut point contester cette assertion, lancée avec toute l’exaltation d’un hidalgo. D’ailleurs, la conversation fut interrompue par un arrêt subit de la voiture. Le cocher avait dû retenir ses chevaux devant un rassemblement d’une cinquantaine de déportés, qui barrait alors la route.

Le gouverneur fit signe à un des brigadiers de venir lui parler. Cet agent s’avança aussitôt vers la voiture, en marchant d’un pas réglementaire. Puis, les deux pieds joints, la main à la visière de sa casquette, il attendit militairement.

Tous les autres, prisonniers et gardiens, s’étaient rangés de chaque côté de la route.

« Qu’y a-t-il ? demanda le gouverneur.

— Excellence, répondit le brigadier, c’est un condamné que nous avons trouvé couché sur le talus. Il paraît n’être qu’endormi, et pourtant, on ne peut pas parvenir à le réveiller.

— Depuis combien de temps est-il dans cet état ?

— Depuis une heure environ.

— Et il dort toujours ?

— Toujours, Excellence. Il est aussi insensible que s’il était mort ! On l’a remué, on l’a piqué, on lui a même tiré un coup de pistolet à l’oreille : il ne sent rien, il n’entend rien !

— Pourquoi n’est-on pas allé chercher le médecin du préside ? demanda le gouverneur.

— Je l’ai envoyé chercher, Excellence, mais il était sorti, et, en attendant qu’il vienne, nous ne savons que faire de cet homme.

— Eh bien, qu’on le porte à l’hôpital ! »

Le brigadier allait faire exécuter cet ordre, quand le docteur, intervenant :

« Monsieur le gouverneur, dit-il, voulez-vous me permettre, en ma qualité de médecin, d’examiner ce dormeur récalcitrant ? Je ne serais pas fâché de le voir de plus près !

— Et, au fait, c’est bien votre affaire ! répondit le gouverneur. Un drôle qui va être soigné par le docteur Antékirtt !… En vérité, il n’aura pas à se plaindre ! »

Tous trois descendirent de la voiture, et le docteur s’approcha du condamné, qui était couché sur le talus de la route. Chez cet homme profondément endormi, la vie ne se manifestait plus que par une respiration un peu haletante et la fréquence du pouls.

Le docteur fit signe que l’on s’écartât de lui. Puis, se penchant sur ce corps inerte, il lui parla à voix basse et le regarda longuement, comme s’il eût voulu faire pénétrer dans son cerveau une de ses volontés.

Se relevant alors :

« Ce n’est rien ! dit-il. Cet homme est tout simplement tombé dans un accès de sommeil magnétique !

— Vraiment ? dit le gouverneur. Voilà qui est fort curieux ! Et vous pouvez le tirer de ce sommeil ?…

— Rien n’est plus facile ! » répondit le docteur.

Et, après avoir touché le front de Carpena, il lui souleva légèrement les paupières en disant :

« Réveillez-vous !… Je le veux ! »

Carpena s’agita, ouvrit les yeux, tout en continuant de rester dans un certain état de somnolence. Le docteur lui passa plusieurs fois et transversalement sa main devant la figure, afin d’agiter la couche d’air, et peu à peu son engourdissement se dissipa. Aussitôt il se releva ; puis, sans avoir aucunement conscience de ce qui s’était passé, il alla se replacer au milieu de ses compagnons.

Le gouverneur, le docteur et Pierre Bathory remontèrent dans la voiture qui reprit sa marche vers la ville.

« En somme, demanda le gouverneur, est-ce que ce drôle n’avait pas un peu bu ?

— Je ne crois pas, répondit le docteur. Il n’y avait là qu’un simple effet de somnambulisme.

— Mais comment s’était-il produit ?

— À cela je ne peux répondre, monsieur le gouverneur. Peut-être cet homme est-il sujet à de tels accès ? Mais, maintenant, le voilà sur pied, et il n’y paraîtra plus ! »

Bientôt la voiture arriva à l’enceinte des fortifications, entra dans la ville, la traversa obliquement, et vint s’arrêter sur la petite place qui domine les quais d’embarquement.

Le docteur et le gouverneur prirent alors congé l’un de l’autre avec beaucoup de cordialité.

« Voilà le Ferrato, dit le docteur, en montrant le steam-yacht que la houle balançait gracieusement au large. Vous n’oublierez pas, monsieur le gouverneur, que vous avez bien voulu accepter de déjeuner à mon bord dimanche matin ?

— Pas plus que vous n’oublierez, docteur Antékirtt, que vous devez dîner à la résidence dimanche soir !

— Je n’aurai garde d’y manquer ! »

Tous deux se séparèrent, et le gouverneur ne quitta pas le quai qu’il n’eût vu s’éloigner la baleinière. Et, quand ils furent de retour, le docteur dit à Pierre, qui lui demandait si tout s’était passé comme il le désirait :

« Oui !… Dimanche soir, avec la permission du gouverneur de Ceuta, Carpena sera à bord du Ferrato ! »

À huit heures, le steam-yacht quitta son mouillage, prit la direction du nord, et le mont Hacho, qui domine cette portion de la côte marocaine, eut bientôt disparu dans les bruines de la nuit.




II

UNE EXPÉRIENCE DU DOCTEUR.


Le passager, auquel on n’a rien dit de la destination du navire qui le porte, ne peut deviner sur quel point du globe il met le pied, lorsqu’il débarque à Gibraltar.

Tout d’abord, c’est un quai, coupé de petites darses pour l’accostage des embarcations, puis le bastion d’un mur d’enceinte, percé d’une porte sans caractère, ensuite une place irrégulière, bordée de hautes casernes qui s’étagent sur la colline, enfin l’amorce d’une longue rue, étroite et sinueuse, qui a nom Main-Street.

Au débouché de cette rue, dont le macadam reste humide par tous les temps, au milieu des portefaix, des contrebandiers, des cireurs de bottes, des vendeurs de cigares et d’allumettes, entre les baquets, les fardiers, les charrettes de légumes et de fruits, vont et viennent, dans un pêle-mêle cosmopolite, des Maltais, des Marocains, des Espagnols, des Italiens, des Arabes, des Français, des Portugais, des Allemands, — un peu de tout enfin, même des citoyens du Royaume-Uni, qui sont plus spécialement représentés par les fantassins à veste rouge et les artilleurs à veste bleuâtre, coiffés de ce tourteau de mitron, lequel ne tient sur l’oreille que par un miracle d’équilibre.

On est pourtant à Gibraltar, et cette Main-Street dessert toute la ville, depuis la Porte de Mer jusqu’à la porte d’Alameda. De là, elle se prolonge vers la pointe d’Europe, à travers les villas multicolores et les squares verdoyants, sous l’ombrage de grands arbres, au milieu des parterres de fleurs, des parcs de boulets, des batteries de canons de tous les modèles, des massifs de plantes de toutes les zones, sur une longueur de quatre mille trois cents mètres. C’est à peu près celle du rocher de Gibraltar, sorte de dromadaire sans tête, accroupi sur les sables de San Roque, et dont la queue traîne dans la mer méditerranéenne.

Cet énorme rocher s’élève de quatre cent vingt-cinq mètres, à pic, du côté du continent qu’il menace de ses canons, les « dents de la vieille ! » disent les Espagnols, — plus de sept cents pièces d’artillerie, dont les gueules s’allongent à travers les innombrables embrasures des casemates. Vingt mille habitants, six mille hommes de garnison, sont groupés sur les premières assises de la montagne que baignent les eaux du golfe, — sans compter les quadrumanes, ces fameux « monos, » singes sans queue, ces descendants des plus anciennes familles de l’endroit, en réalité, les véritables propriétaires du sol, qui occupent encore les hauteurs de l’antique Calpé. Du sommet de ce mont, on domine le détroit, on observe tout le rivage marocain, on découvre la Méditerranée d’un côté, l’Atlantique de l’autre, et les longues-vues anglaises ont un horizon de deux cents kilomètres qu’il est aisé de fouiller jusque dans ses moindres réduits, — et qu’elles fouillent.

Si, par une heureuse circonstance, le Ferrato fût arrivé deux jours plus tôt sur la rade de Gibraltar, si, entre le lever et le coucher du soleil, le docteur Antékirtt et Pierre Bathory eussent débarqué sur le petit quai, franchi la porte de Mer, suivi la Main-Street, dépassé la porte d’Alameda pour gagner les beaux jardins qui s’élèvent jusqu’à mi-colline, sur la gauche, peut-être les événements rapportés dans ce récit auraient-ils eu un cours plus rapide, et sans doute, très différent.

En effet, le 19 septembre, dans l’après-midi, sur un de ces hauts bancs de bois, qui meublent les squares anglais, à l’abri des grands arbres, le dos tourné aux batteries rasantes de la rade, deux personnes causaient en prenant soin de ne point être entendues des promeneurs : c’étaient Sarcany et Namir.

On ne l’a pas oublié, Sarcany devait rejoindre Namir en Sicile, au moment où fut faite cette expédition de la Casa Inglese, qui se termina par la mort de Zirone. Prévenu à temps, Sarcany changea son plan de campagne, d’où il résulta que le docteur l’attendit vainement pendant les huit jours qu’il passa au mouillage de Catane. De son côté, sur les ordres qu’elle reçut, Namir quitta immédiatement la Sicile, afin de retourner à Tétuan, où elle résidait alors. Puis, ce fut de Tétuan qu’elle revint à Gibraltar, où Sarcany venait de lui donner rendez-vous. Il y était arrivé la veille, il en comptait repartir le lendemain.

Namir, cette sauvage compagne de Sarcany, lui était dévouée corps et âme. C’était elle qui l’avait élevé dans les douars de la Tripolitaine comme si elle eût été sa mère. Elle ne l’avait jamais quitté, même alors qu’il exerçait le métier de courtier dans la Régence, où de secrètes accointances l’unissaient aux redoutables sectaires du Senoûsisme, dont les projets menaçaient Antékirtta, ainsi qu’il a été dit plus haut.

Namir, de moitié dans ses pensées comme dans ses actes, liée à Sarcany par une sorte d’amour maternel, lui était plus attachée peut-être que ne l’avait jamais été Zirone, son compagnon de plaisirs et de misères. Sur un signe de lui, elle eût commis un crime, sur un signe, elle eût été à la mort sans hésiter. Sarcany pouvait donc avoir en Namir une confiance absolue, et, s’il l’avait fait venir à Gibraltar, c’est qu’il voulait lui parler de Carpena dont il avait maintenant tout à craindre.

Cet entretien était le premier qu’ils eussent eu depuis l’arrivée de Sarcany à Gibraltar, ce devait être le seul, et il se fit en langue arabe.

Tout d’abord, Sarcany débuta par une question et reçut une réponse que tous deux regardaient, sans doute, comme des plus importantes, puisque leur avenir en dépendait.

« Sava ?… demanda Sarcany.

— Elle est en sûreté à Tétuan, répondit Namir, et, à cet égard, tu peux être tranquille !

— Mais, pendant ton absence ?…

— Pendant mon absence, la maison est confiée à une vieille juive, qui ne la quittera pas d’un instant ! C’est comme une prison où personne ne pénètre et ne peut pénétrer ! Sava, d’ailleurs, ne sait pas qu’elle est à Tétuan, elle ne sait pas qui je suis, elle ignore même qu’elle est en ton pouvoir.

— Tu lui parles toujours de ce mariage ?…

— Oui, Sarcany, répondit Namir. Je ne la laisse pas se déshabituer de l’idée qu’elle doit être ta femme, et elle la sera !

— Il le faut, Namir, il le faut, d’autant plus que, de la fortune de Toronthal, il ne reste que peu de chose maintenant !… En vérité, le jeu ne lui réussit guère à ce pauvre Silas !

— Tu n’auras pas besoin de lui, Sarcany, pour redevenir plus riche que tu ne l’as jamais été !

— Je le sais Namir, mais la date extrême, à laquelle mon mariage avec Sava doit être fait, approche ! Or, il me faut un consentement volontaire de sa part, et, si elle refuse…

— Je la forcerai bien à se soumettre ! répondit Namir. Oui ! je lui arracherai ce consentement !… Tu peux t’en rapporter à moi, Sarcany ! »

Et il eût été difficile d’imaginer une physionomie plus résolue, plus farouche que celle de la Marocaine, pendant qu’elle s’exprimait de la sorte.

« Bien, Namir ! répondit Sarcany. Continue à faire bonne garde ! Je ne tarderai pas à te rejoindre !

— Est-ce qu’il n’entre pas dans tes projets de nous faire bientôt quitter Tétuan ? demanda la Marocaine.

— Non, tant que je n’y serai pas forcé, puisque personne n’y connaît et n’y peut connaître Sava ! Si les événements m’obligeaient à te faire partir, tu serais avertie à temps.

— Et maintenant, Sarcany, reprit Namir, dis-moi pourquoi tu m’as fait venir à Gibraltar ?

— C’est parce que j’ai à te parler de certaines choses qu’il vaut mieux dire qu’écrire.

— Parle donc, Sarcany, et s’il s’agit d’un ordre, quel qu’il soit, je me charge de l’exécuter.

— Voici quelle est maintenant ma situation, répondit Sarcany. Madame Bathory a disparu, et son fils est mort ! De cette famille je n’ai donc plus rien à craindre ! Madame Toronthal est morte, et Sava est en mon pouvoir ! De ce côté, je suis tranquille aussi ! Des autres personnes qui connaissent ou ont connu mes secrets, l’une, Silas Toronthal, mon complice, est sous ma domination absolue ; l’autre, Zirone, a péri dans sa dernière expédition en Sicile. Ainsi, de tous ceux que je viens de nommer, aucun ne peut parler, aucun ne parlera !

— Qui crains-tu alors ? demanda Namir.

— Je crains uniquement l’intervention de deux individus, dont l’un sait une partie de mon passé, et dont l’autre semble vouloir se mêler à mon présent plus qu’il ne me convient !

— L’un est Carpena ?… demanda Namir.

— Oui, répondit Sarcany, et l’autre, c’est ce docteur Antékirtt, dont les rapports avec la famille Bathory, à Raguse, m’avaient toujours paru très suspects ! D’ailleurs, j’ai appris par Benito, l’hôtelier de Santa-Grotta, que ce personnage, riche à millions, avait tendu un piège à Zirone par l’entremise d’un certain Pescador, à son service. Or, s’il l’a fait, c’était certainement pour s’emparer de sa personne, — à défaut de la mienne, — et lui arracher ses secrets !

— Cela n’est que trop évident, répondit Namir. Plus que jamais tu dois te défier de ce docteur Antékirtt…

— Et autant que possible, il faudra toujours savoir ce qu’il fait, et surtout où il est !

— Chose difficile, Sarcany, répondit Namir, car, ainsi que je l’ai entendu dire à Raguse, un jour il est à un bout de la Méditerranée, et le lendemain, il est à l’autre !

— Oui ! Cet homme-là semble avoir le don d’ubiquité ! s’écria Sarcany. Mais il ne sera pas dit que je le laisserai se jeter à travers mon jeu sans y faire obstacle, et quand je devrais aller le chercher jusque dans son île Antékirtta, je saurai bien…

— Le mariage fait, répondit Namir, tu n’auras plus rien à craindre de lui ni de personne !

— Sans doute, Namir… et jusque-là…

— Jusque-là, nous serons sur nos gardes ! D’ailleurs, nous aurons toujours un avantage : ce sera de savoir où il est, sans qu’il puisse savoir où nous sommes ! Parlons maintenant de Carpena. Sarcany, qu’as-tu à redouter de cet homme ?

— Carpena sait quels ont été mes rapports avec Zirone ! Depuis plusieurs années, il était mêlé à diverses expéditions dans lesquelles j’avais la main, et il peut parler…

— D’accord, mais Carpena est maintenant au préside de Ceuta, condamné aux galères perpétuelles !

— Et c’est là ce qui m’inquiète, Namir !… Oui ! Carpena, pour améliorer sa situation, pour obtenir un adoucissement, peut faire des révélations ! Si nous savons qu’il a été déporté à Ceuta, d’autres le savent aussi, d’autres le connaissent personnellement, — ne fût-ce que ce Pescador qui l’a si habilement joué à Malte. Or, par cet homme, le docteur Antékirtt doit avoir le moyen d’arriver jusqu’à lui ! Il peut vouloir lui acheter ses secrets à prix d’or ! Il peut même essayer de le faire évader du préside ! En vérité, Namir, cela est tellement indiqué que je me demande pourquoi il ne l’a pas encore fait ! »

Sarcany, très intelligent, très perspicace, avait précisément deviné quels étaient les projets du docteur vis-à-vis de l’Espagnol, il comprenait tout ce qu’il en devait craindre.

Namir dut convenir que Carpena pouvait devenir très dangereux dans la situation où il se trouvait actuellement.

« Pourquoi, s’écria Sarcany, pourquoi n’est-ce pas lui plutôt que Zirone qui ait disparu là-bas !

— Mais ce qui ne s’est pas fait en Sicile, répondit froidement Namir, ne peut-il se faire à Ceuta ? »

C’était la question nettement posée. Namir expliqua alors à Sarcany que rien ne lui était plus facile que de venir de Tétuan à Ceuta, aussi souvent qu’elle le voudrait. Une vingtaine de milles au plus séparent ces deux villes. Tétuan se trouvant un peu en retour de la colonie pénitentiaire, dans le sud de la côte marocaine. Or, puisque les condamnés travaillent sur les routes ou circulent dans la ville, il lui serait très aisé d’entrer en communication avec Carpena, qui la connaissait, de lui laisser croire que Sarcany s’occupait de le faire évader, de lui remettre même un peu d’argent ou quelque supplément au menu ordinaire du pénitencier. Et s’il arrivait qu’un morceau de pain, un fruit fût empoisonné, qui s’inquiéterait de la mort de Carpena, qui en rechercherait les causes ?

Un coquin de moins au préside, cela n’était pas pour inquiéter outre mesure le gouverneur de Ceuta ! Alors Sarcany n’aurait plus rien à redouter de l’Espagnol, ni des tentatives du docteur Antékirtt, intéressé à connaître ses secrets.

En somme, de cet entretien il allait résulter ceci : pendant que les uns s’occuperaient de préparer l’évasion de Carpena, les autres tenteraient de la rendre impossible, en l’envoyant prématurément dans ces présides de l’autre monde, d’où l’on ne peut plus s’enfuir !

Tout étant convenu, Sarcany et Namir rentrèrent dans la ville et se séparèrent. Le soir même, Sarcany quittait l’Espagne pour rejoindre Silas Toronthal, et le lendemain, Namir, après avoir traversé la baie de Gibraltar, allait s’embarquer à Algésiras sur le paquebot qui fait régulièrement le service entre l’Europe et l’Afrique.

Or, précisément, en sortant du port, ce paquebot croisa un yacht de plaisance, qui se promenait sur la baie de Gibraltar, avant d’aller prendre son mouillage dans les eaux anglaises.

C’était le Ferrato. Namir, qui l’avait vu pendant sa relâche à Catane, le reconnut parfaitement.

« Le docteur Antékirtt ici ! murmura-t-elle. Sarcany a raison, il y a un danger, et ce danger est proche ! »

Quelques heures après, la Marocaine débarquait à Ceuta. Mais, avant de retourner à Tétuan, elle prenait ses mesures afin de se mettre en rapport avec l’Espagnol. Son plan était simple, il devait réussir, si le temps ne lui manquait pas pour l’exécuter.

Mais une complication avait surgi, à laquelle Namir ne pouvait s’attendre. Carpena, à la suite de cette intervention du docteur, lors de sa première visite à Ceuta, s’était donné comme malade, et, si peu qu’il le fût, il avait obtenu d’entrer à l’hôpital du pénitencier pour quelques jours. Namir en fut donc réduite à rôder autour de l’hôpital, sans pouvoir arriver jusqu’à lui. Toutefois, ce qui la rassurait, c’est que si elle ne pouvait voir Carpena, évidemment le docteur Antékirtt et ses agents ne le verraient pas davantage. Donc, pensait-elle, il n’y avait pas péril en la demeure. En effet aucune évasion n’était à craindre, tant que le condamné n’aurait pas repris son travail sur les routes de la colonie.

Namir se trompait dans ses prévisions. L’entrée de Carpena à l’hôpital du pénitencier allait au contraire favoriser les projets du docteur, et très probablement en amener la réussite.

Le Ferrato prit son mouillage dans la soirée du 22 septembre, au fond de cette baie de Gibraltar que battent trop fréquemment les vents d’est et de sud-ouest. Mais le steam-yacht n’y devait passer que la journée du 23, c’est-à-dire le samedi. Aussi le docteur et Pierre, après avoir débarqué dans la matinée, se rendirent-ils au Post-Office de Main-Street, où des lettres les attendaient, bureau restant.

L’une, adressée au docteur par un de ses agents de Sicile, lui mandait que, depuis le départ du Ferrato, Sarcany n’avait reparu ni à Catane, ni à Syracuse, ni à Messine.

L’autre, adressée à Pierre Bathory par Pointe Pescade, l’informait qu’il allait infiniment mieux, qu’aucune trace ne lui resterait de sa blessure. Le docteur Antékirtt pourrait lui faire reprendre son service, dès qu’il le voudrait, en compagnie de Cap Matifou, qui leur présentait à tous deux ses respectueux hommages d’Hercule au repos.

La troisième, enfin, adressée à Luigi venait de Maria. C’était plus que la lettre d’une sœur, c’était la lettre d’une mère.

Si, trente-six heures plus tôt, le docteur et Pierre Bathory se fussent promenés dans les jardins de Gibraltar, ils s’y seraient rencontrés avec Sarcany et Namir.

Cette journée fut employée à remplir les soutes du Ferrato avec l’aide de gabarres qui vont prendre le charbon aux magasins flottants, mouillés en rade. On renouvela également la provision d’eau douce, tant pour les chaudières que pour les caisses et charniers du steam-yacht. Tout était donc paré, lorsque le docteur et Pierre, qui avaient dîné dans un hôtel de Commercial Square, revinrent à bord, au moment où le canon, le « first gun fire », annonçait la fermeture des portes de cette ville, aussi disciplinairement tenue qu’un pénitencier de Norfolk ou de Cayenne.

Cependant le Ferrato ne leva pas l’ancre le soir même. Comme il lui fallait deux heures à peine pour traverser le détroit, il n’appareilla que le lendemain, à huit heures. Puis, après avoir passé sous le feu des batteries anglaises, qui voulurent bien rectifier leur tir d’exercice pour ne pas l’atteindre en pleine coque, il se dirigea à toute vapeur vers Ceuta. À neuf heures et demie, il était au pied du mont Hacho ; mais, comme la brise soufflait du nord-ouest, la tenue n’eût pas été bonne à la place qu’il occupait trois jours avant sur la rade. Le capitaine alla donc mouiller de l’autre côté de la ville, dans une petite anse que son orientation met à l’abri des vents d’amont, et le Ferrato y laissa tomber l’ancre à deux encablures du rivage.

Un quart d’heure plus tard, le docteur débarquait sur un petit môle, Namir qui le guettait, n’avait rien perdu des manœuvres du steam-yacht. Si le docteur ne put reconnaître la Marocaine dont il n’avait fait qu’entrevoir les traits dans l’ombre du bazar de Cattaro, celle-ci, qui l’avait souvent rencontré à Gravosa et à Raguse, le reconnut aussitôt. Aussi, résolut-elle de se tenir plus que jamais sur ses gardes, pendant tout le temps que durerait la relâche à Ceuta.

En débarquant, le docteur trouva le gouverneur de la colonie et un de ses aides de camp qui l’attendaient sur le quai.

« Bonjour, mon cher hôte, et soyez le bienvenu ! s’écria le gouverneur. Vous êtes homme de parole ! Et, puisque vous m’appartenez pour toute la journée au moins…

— Je ne vous appartiendrai, monsieur le gouverneur, que lorsque vous serez devenu mon hôte ! N’oubliez pas que le déjeuner vous attend à bord du Ferrato.

— Eh bien, s’il attend, docteur Antékirtt, il ne serait pas poli de le faire attendre ! »

La baleinière ramena à bord le docteur et ses invités. La table était luxueusement servie, et tous firent honneur au repas préparé dans la salle à manger du steam-yacht.

Pendant le déjeuner, la conversation porta principalement sur l’administration de la colonie, sur les mœurs et coutumes de ses habitants, sur les relations qui s’établissaient entre la population espagnole et les indigènes. Incidemment, le docteur fut amené à parler de ce condamné qu’il avait réveillé d’un sommeil magnétique, deux ou trois jours auparavant, sur la route de la résidence.

« Il ne se souvient de rien, sans doute ? demanda-t-il.

— De rien, répondit le gouverneur, mais, en ce moment, il n’est plus employé aux travaux d’empierrement.

— Où est-il donc ? demanda le docteur, avec un certain sentiment d’inquiétude que Pierre fut seul à remarquer.

— Il est à l’hôpital, répondit le gouverneur. Il paraît que cette secousse a compromis sa précieuse santé !

— Qu’est-ce que cet homme ?

— Un Espagnol, nommé Carpena, un vulgaire meurtrier, peu digne d’intérêt, docteur Antékirtt, et, s’il venait à mourir, je vous assure que ce ne serait point une perte pour le préside ! »

Puis il fut question de tout autre chose. Sans doute, il ne convenait pas au docteur de paraître insister sur le cas de ce déporté, qui devait être entièrement rétabli après quelques jours d’hôpital.

Le déjeuner terminé, le café fut servi sur le pont, et les cigares et cigarettes s’évanouirent en fumée sous la tente de l’arrière. Puis le docteur offrit au gouverneur de débarquer, sans s’attarder davantage. Il lui appartenait maintenant, et il était prêt à visiter l’enclave espagnole dans tous ses services.

L’offre fut acceptée, et jusqu’à l’heure du dîner, le gouverneur allait avoir tout le temps de faire à son illustre visiteur les honneurs de la colonie.

Le docteur et Pierre Bathory furent donc consciencieusement promenés à travers toute l’enclave, ville et campagne. Il ne leur fut fait grâce d’aucun détail, ni dans le pénitencier ni dans les casernes. Ce jour-là, — c’était un dimanche, — les déportés, n’étant point occupés à leurs travaux ordinaires, le docteur put les observer en de nouvelles conditions. Quant à Carpena, il ne le vit qu’en passant dans une des salles de l’hôpital et ne parut pas attirer son attention.

Le docteur comptait repartir dans la nuit même pour revenir à Antékirtta, mais non sans avoir donné la plus grande partie de sa soirée au gouverneur. Aussi, vers les six heures, rentra-t-il à la résidence, où l’attendait un dîner élégamment servi, qui devait être la réplique à son déjeuner du matin.

Il va sans dire que, pendant cette promenade intra et extra muros, le docteur avait été suivi par Namir, ne se doutant guère qu’il fût l’objet d’un si minutieux espionnage.

On dîna fort gaiement. Quelques personnes marquantes de la colonie, plusieurs officiers et leurs femmes, deux ou trois riches négociants, avaient été invités, et ne cachèrent point le plaisir qu’ils éprouvaient à voir et à entendre le docteur Antékirtt. Le docteur parla volontiers de ses voyages en Orient, à travers la Syrie, en Arabie, dans le nord de l’Afrique. Puis, ramenant la conversation sur Ceuta, il ne put que complimenter le gouverneur qui administrait avec tant de mérite l’enclave espagnole.

« Mais, ajouta-t-il, la surveillance des condamnés doit souvent vous causer quelque souci !

— Et pourquoi, mon cher docteur ?

— Parce qu’ils doivent chercher à s’évader. Or, comme tout prisonnier pense plus à prendre la fuite que ses gardiens ne pensent à l’en empêcher, il s’ensuit que l’avantage est au prisonnier, et je ne serais pas surpris qu’il en manquât quelquefois à l’appel du soir ?

— Jamais, répondit le gouverneur, jamais ! Où iraient-ils, ces fugitifs ? Par mer, l’évasion est impossible ! Par terre, au milieu de ces populations sauvages du Maroc, elle serait dangereuse ! Aussi nos déportés restent-ils au préside, sinon par plaisir, du moins par prudence !

— Soit, répondit le docteur, et il faut vous en féliciter, monsieur le gouverneur, car il est à craindre que la garde des prisonniers ne devienne de plus en plus difficile à l’avenir !

— Pour quelle raison, s’il vous plaît ? demanda un des convives que cette conversation intéressait d’autant plus particulièrement qu’il était directeur du pénitencier.

— Eh ! monsieur, répondit le docteur, parce que l’étude des phénomènes magnétiques a fait de grands progrès, parce que ses procédés peuvent être appliqués par tout le monde, enfin parce que les effets de suggestion deviennent de plus en plus fréquents et qu’ils ne tendent à rien de moins qu’à substituer une personnalité à une autre.

— Et dans ce cas ?… demanda le gouverneur.

— Dans ce cas, je pense que, s’il est bon de surveiller les prisonniers, il ne sera pas moins sage de surveiller leurs gardiens. Pendant mes voyages, monsieur le gouverneur, j’ai été témoin de faits si extraordinaires que je crois tout possible dans cet ordre de phénomènes. Ainsi, dans votre intérêt, n’oubliez pas que si un prisonnier peut s’évader inconsciemment sous l’influence d’une volonté étrangère, un gardien, soumis à la même influence, peut le laisser fuir non moins inconsciemment.

— Voudriez-vous bien nous expliquer en quoi consiste ce phénomène ? demanda le directeur du pénitencier.

— Oui, monsieur, et un exemple vous le fera très aisément comprendre, répondit le docteur. Supposez qu’un gardien ait une disposition naturelle à subir l’influence magnétique ou hypnotique, c’est la même chose, et admettons qu’un prisonnier exerce sur lui cette influence… Eh bien, dès cet instant, le prisonnier est devenu le maître du gardien, il lui fera faire ce qu’il voudra, il le fera aller où il lui plaira, il l’obligera à lui ouvrir la porte de sa prison quand il lui en suggérera l’idée.

— Sans doute, répondit le directeur, mais à la condition de l’avoir préalablement endormi…

— En cela vous vous trompez, monsieur, reprit le docteur. Tous ces actes pourront s’accomplir même dans l’état de veille, et sans que ce gardien en ait conscience !

— Quoi, vous prétendez ?…

— Je prétends ceci et je l’affirme : sous cette influence, un prisonnier peut dire à son gardien : « Tel jour, à telle heure, tu feras telle chose », et il la fera ! « Tel jour, tu m’apporteras les clefs de ma cellule », et il les apportera ! « Tel jour tu ouvriras la porte du préside », et il l’ouvrira ! « Tel jour, je passerai devant toi, et tu ne me verras pas passer ! »

— Étant éveillé !…

— Absolument éveillé !… »

À cette affirmation du docteur, un mouvement d’incrédulité, peu dissimulé, se fit dans toute l’assistance.

« Rien n’est plus certain, cependant, dit alors Pierre Bathory, et moi-même, j’ai été témoin de pareils faits.

— Ainsi, dit le gouverneur, on peut supprimer la matérialité d’une personne aux regards d’une autre ?

— Entièrement, répondit le docteur, comme on peut, chez certains sujets, provoquer des altérations des sens telles qu’ils prendront du sel pour du sucre, du lait pour du vinaigre, ou de l’eau ordinaire pour des eaux purgatives dont ils éprouveront les effets ! Rien n’est impossible en fait d’illusions ou d’hallucinations, le cerveau est soumis à cette influence.

— Docteur Antékirtt, dit alors le gouverneur, je crois répondre au sentiment général de mes invités en vous disant que ces choses-là, il faut les avoir vues pour les croire !

— Et encore !… ajouta une des personnes présentes, qui crut devoir faire cette restriction.

— Il est donc fâcheux, reprit le gouverneur, que le peu de temps que vous avez à nous donner, à Ceuta, ne vous permette pas de nous convaincre par l’expérience.

— Mais… je le puis… répondit le docteur.

— À l’instant ?

— À l’instant, si vous le voulez !

— Comment donc !… Vous n’avez qu’à parler !

— Vous n’avez point oublié, monsieur le gouverneur, reprit le docteur, qu’un des condamnés du préside a été trouvé sur la route de la résidence, il y a trois jours, dormant d’un sommeil qui, je vous l’ai dit, n’était autre que le sommeil magnétique ?

— En effet, dit le directeur du pénitencier, et, même, cet homme est maintenant à l’hôpital.

— Vous vous souvenez aussi que c’est moi qui l’ai réveillé, alors qu’aucun des gardiens n’avait pu y réussir ?

— Parfaitement.

— Eh bien, cela a suffi à créer entre moi et ce déporté… — Comment se nomme-t-il ?

— Carpena.

— … Entre moi et ce Carpena un lien de suggestion qui le met sous ma domination absolue.

— Quand il est en votre présence ?…

— Même lorsque nous sommes séparés l’un de l’autre !

— Vous étant ici, à la résidence, et lui là-bas, à l’hôpital ?… demanda le gouverneur.

— Oui, et si vous voulez donner l’ordre qu’on le laisse libre, ce Carpena, qu’on ouvre devant lui les portes de l’hôpital et du pénitencier, savez-vous ce qu’il fera ?…

— Eh ! il se sauvera ! » répondit en riant le gouverneur.

Et il faut avouer que son rire fut si communicatif que toute l’assistance s’y associa.

« Non, messieurs, reprit très sérieusement le docteur Antékirtt, ce Carpena ne se sauvera que si je veux qu’il se sauve, et ne fera que ce que je voudrai qu’il fasse !

— Et quoi, s’il vous plaît ?

— Par exemple, une fois hors de prison, je puis lui ordonner de prendre le chemin de la résidence, monsieur le gouverneur.

— Et de venir ici ?

— Ici même, et, si je le veux, il insistera pour vous parler.

— À moi ?

— À vous, et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, puisqu’il obéira à toutes mes suggestions, je lui suggérerai la pensée de vous prendre pour un autre personnage… tenez !… pour le roi Alphonse XII.

— Pour sa Majesté le roi d’Espagne ?

— Oui, monsieur le gouverneur, et il vous demandera…

— Sa grâce ?

— Sa grâce ; et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, la croix d’Isabelle par-dessus le marché ! »

Quel nouvel et général éclat de rire accueillit les dernières paroles du docteur Antékirtt !

« Et cet homme sera éveillé en faisant cela ? ajouta le directeur du pénitencier.

— Aussi éveillé que nous le sommes !

— Non !… Non !… Ce n’est pas croyable, ce n’est pas possible ! s’écria le gouverneur.

— Faites-en l’expérience !… Ordonnez qu’on laisse à ce Carpena toute liberté d’agir !… Pour plus de sûreté, quand il aura quitté le pénitencier, recommandez qu’un ou deux gardiens le suivent de loin… Il fera tout ce que je viens de vous dire !

— C’est convenu, et quand vous voudrez…

— Il est bientôt huit heures, répondit le docteur, en consultant sa montre. Eh bien, à neuf heures ?

— Soit, et, après l’expérience ?…

— Après l’expérience, Carpena rentrera tranquillement à l’hôpital, sans même conserver le plus léger souvenir de ce qui se sera passé. Je vous le répète, — et c’est la seule explication que l’on puisse donner de ce phénomène, — Carpena sera sous une influence suggestive, venant de ma part, et, en réalité, ce ne sera pas lui qui fera toutes ces choses, ce sera moi ! »

Le gouverneur, dont l’incrédulité à propos de ces phénomènes était manifeste, écrivit un billet qui prescrivait au gardien-chef du préside de laisser au condamné Carpena toute liberté d’agir, en se contentant de le faire suivre à distance. Puis, ce billet fut immédiatement porté au pénitencier par un des cavaliers de la résidence.

Le dîner étant terminé, les convives se levèrent, et, sur l’invitation du gouverneur, passèrent dans le grand salon.

Naturellement, la conversation continua sur les divers phénomènes du magnétisme ou de l’hypnotisme, qui donnent lieu à tant de controverses, qui comptent tant de croyants et tant d’incrédules. Le docteur Antékirtt, pendant que les tasses de café circulaient au milieu de la fumée des cigares et des cigarettes que les Espagnoles elles-mêmes ne dédaignent pas, raconta vingt faits dont il avait été le témoin ou l’auteur, pendant l’exercice de sa profession, tous probants, tous indiscutables, mais qui ne parurent convaincre personne.

Il ajouta aussi que cette faculté de suggestion devrait très sérieusement préoccuper les législateurs, les criminalistes et les magistrats, car elle pouvait être exercée dans un but criminel. Incontestablement, grâce à ces phénomènes, il se produirait des cas où bien des crimes pourraient être commis, dont il serait presque impossible de découvrir les auteurs.

Tout à coup, à neuf heures moins vingt-sept minutes, le docteur, s’interrompant, dit :

« Carpena quitte en ce moment l’hôpital ! »

Et, une minute après, il ajouta :

« Il vient de passer la porte du pénitencier ! »

Le ton avec lequel ces paroles furent prononcées ne laissa pas d’impressionner singulièrement les invités de la résidence. Seul, le gouverneur continuait à hocher la tête.

Puis la conversation reprit pour et contre, tous parlant un peu à la fois, jusqu’au moment, — il était neuf heures moins cinq, — où le docteur l’interrompit une dernière fois en disant :

« Carpena est à la porte de la résidence. »

Presque aussitôt un domestique entrait dans le salon et prévenait le gouverneur qu’un individu, vêtu du costume des déportés, demandait avec insistance à lui parler.

« Laissez-le entrer », répondit le gouverneur, dont l’incrédulité commençait à faiblir devant l’évidence des faits.

Comme neuf heures sonnaient, Carpena se montra à la porte du salon. Sans paraître voir aucune des personnes présentes, bien qu’il eût les yeux parfaitement ouverts, il se dirigea vers le gouverneur, et s’agenouillant devant lui :

« Sire, dit-il, je vous demande grâce ! »

Le gouverneur, absolument interloqué, comme s’il eût été lui-même sous l’empire d’une hallucination, ne sut d’abord que répondre.

« Vous pouvez lui accorder sa grâce, dit le docteur en souriant. Il ne conservera aucun souvenir de tout ceci !

— Je te l’accorde ! répondit le gouverneur avec la dignité du roi de toutes les Espagnes.

— Et à cette grâce, Sire, reprit Carpena, toujours courbé, si vous voulez joindre la croix d’Isabelle…

— Je te la donne ! »

Carpena fit alors le geste de prendre un objet que lui aurait présenté le gouverneur, il attacha à sa veste une croix imaginaire ; puis, il se releva et sortit à reculons. Cette fois, tous les assistants, subjugués, le suivirent jusqu’à la porte de la résidence.

« Je veux l’accompagner, je veux le voir rentrer à l’hôpital ! s’écria le gouverneur, qui luttait contre lui-même, comme s’il eût refusé de se rendre à l’évidence.

— Venez donc ! » répondit le docteur.

Et le gouverneur, Pierre Bathory, le docteur Antékirtt, accompagnés de quelques autres personnes, prirent le même chemin que Carpena, qui se dirigeait déjà vers la ville. Namir, après l’avoir épié depuis sa sortie du pénitencier, se glissant dans l’ombre, ne cessait de l’observer.

La nuit était assez obscure. L’Espagnol marchait sur la route d’un pas régulier, sans hésitation. Le gouverneur et les personnes de sa suite se tenaient à trente pas en arrière de lui, avec les deux agents du préside, qui avaient ordre de ne pas le perdre de vue.

La route, en se rapprochant de la ville, contourne l’anse que forme le second port, de ce côté du rocher de Ceuta. Sur l’eau, immobile et noire, tremblotait la réverbération de deux ou trois feux. C’étaient les hublots et le fanal du Ferrato, dont les formes se dessinaient vaguement, très agrandies par l’obscurité.

Arrivé en cet endroit, Carpena quitta la route et se dirigea sur la droite, vers un entassement de roches qui dominent la mer d’une douzaine de pieds. Sans doute, un geste du docteur qui n’avait été vu de personne, — peut-être même une simple suggestion mentale de sa volonté, — avait obligé l’Espagnol à modifier ainsi sa direction.

Les agents manifestèrent alors l’intention de presser le pas, afin de rejoindre Carpena pour lui faire reprendre le droit chemin : mais le gouverneur, sachant qu’aucune évasion n’était possible de ce côté, leur ordonna de le laisser libre.

Cependant Carpena s’était arrêté sur l’une des roches comme s’il eût été immobilisé en cet endroit par quelque irrésistible puissance. Il eût voulu lever les pieds, mouvoir les jambes qu’il ne l’aurait pu. La volonté du docteur, qui était en lui, le clouait au sol.

Le gouverneur l’observa pendant quelques instants, puis, s’adressant à son hôte :

« Allons, mon cher docteur, qu’on le veuille ou non, il faut bien se rendre à l’évidence !…

— Vous êtes convaincu maintenant, bien convaincu, monsieur le gouverneur ?

— Oui, bien convaincu qu’il est des choses auxquelles il faut croire comme une brute ! À présent, docteur Antékirtt, suggérez à cet homme la pensée de rentrer immédiatement au préside ! Alphonse XII vous l’ordonne ! »

Le gouverneur avait à peine achevé sa phrase que Carpena, instantanément, sans même pousser un cri, se précipitait dans les eaux du port. Était-ce un accident ? Était-ce un acte volontaire de sa part ? Venait-il donc, par quelque circonstance fortuite, d’échapper à la puissance du docteur ? Nul n’aurait pu le dire.

Aussitôt tous de courir vers les roches, pendant que les agents descendaient au niveau d’une petite grève qui longe la mer en cet endroit… Il n’y avait plus aucune trace de Carpena. Quelques embarcations de pêcheurs arrivèrent en toute hâte, ainsi que celles du steam-yacht… Ce fut inutile. On ne retrouva même pas le cadavre du déporté, que le courant avait dû emporter au large.

« Monsieur le gouverneur, dit le docteur Antékirtt, je regrette vivement que notre expérience ait eu ce dénouement tragique auquel il était impossible de s’attendre !

— Mais comment expliquez-vous ce qui vient d’arriver ? demanda le gouverneur.

— Par la raison que, dans l’exercice de cette puissance suggestive dont vous ne pouvez plus nier les effets, répondit le docteur, il y a encore des intermittences ! Cet homme m’a échappé un instant, ce n’est pas douteux, et, soit qu’il ait été pris de vertige, soit pour toute autre cause, il est tombé du haut de ces roches ! C’est fort regrettable, car nous avons perdu là un sujet vraiment précieux !

— Nous avons perdu un coquin, rien de plus ! » répondit philosophiquement le gouverneur.

Et ce fut toute l’oraison funèbre de Carpena.

En ce moment, le docteur et Pierre Bathory prirent congé du gouverneur. Ils devaient repartir avant le jour pour Antékirtta, et ils s’empressèrent de remercier leur hôte du bon accueil qui leur avait été fait dans la colonie espagnole.

Le gouverneur serra la main du docteur, il lui souhaita une heureuse traversée, après lui avoir fait promettre de venir le revoir, et il reprit le chemin de la résidence.

Peut-être pourra-t-on trouver que le docteur Antékirtt venait d’abuser quelque peu de la bonne foi du gouverneur de Ceuta. Que l’on juge, que l’on critique sa conduite en cette occasion, soit ! Mais il ne faut pas oublier à quelle œuvre le comte Mathias Sandorf avait consacré sa vie ni ce qu’il avait dit un jour :

« Mille chemins… un but ! »

C’était un de ces mille chemins qu’il venait de prendre.

Quelques instants après, une des embarcations du Ferrato avait ramené à bord le docteur et Pierre Bathory. Luigi les attendait à la coupée pour les recevoir.

« Cet homme ?… demanda le docteur.

— Suivant vos ordres, répondit Luigi, notre canot, qui le guettait au pied des roches, l’a recueilli après sa chute, et je l’ai fait enfermer dans une cabine de l’avant.

— Il n’a rien dit ?… demanda Pierre.

— Comment aurait-il pu parler ?… Il est comme endormi et n’a pas conscience de ses actes !

— Bien ! répondit le docteur. J’ai voulu que Carpena tombât du haut de ces roches, et il est tombé !… J’ai voulu qu’il dormît, et il dort !… Quand je voudrai qu’il se réveille, il se réveillera !… Maintenant, Luigi, fais lever l’ancre, et en route ! »

La chaudière était en pression, l’appareillage se fit rapidement, et quelques minutes après, le Ferrato, après avoir gagné la pleine mer, mettait le cap sur Antékirtta.




III

DIX-SEPT FOIS


« Dix-sept fois ?…

— Dix-sept fois !

— Oui !… La rouge a passé dix-sept fois !

— Est-ce possible !…

— C’est peut-être impossible, mais cela est !

— Et les joueurs se sont entêtés contre elle ?

— Plus de neuf cent mille francs de gain pour la banque !

— Dix-sept fois !… Dix-sept fois !…

— À la roulette ou au trente et quarante ?…

— Au trente et quarante !

— Il y a plus de quinze ans que cela ne s’était vu !

— Quinze ans, trois mois et quatorze jours ! répondit froidement un vieux joueur, appartenant à l’honorable classe des décavés. Oui, monsieur, et, — détail curieux, — c’était en plein été, le 16 juin 1867… J’en sais quelque chose ! »

Tels étaient les propos ou plutôt les exclamations, qui s’échangeaient dans le vestibule et jusque sur le péristyle du Cercle des Étrangers, à Monte-Carlo, dans la soirée du 3 octobre, huit jours après l’évasion de Carpena du pénitencier espagnol.

Puis, au milieu de cette foule de joueurs, hommes et femmes de toute nationalité, de tout âge, de toute classe, il se fit comme un brouhaha d’enthousiasme. On eût volontiers acclamé la rouge à l’égal d’un cheval qui aurait remporté le grand prix sur les champs de course de Longchamp ou d’Epsom ! En vérité, pour cette population, tant soit peu interlope, que l’Ancien et le Nouveau Monde déversent quotidiennement sur la petite principauté de Monaco, cette « série de dix-sept » avait l’importance d’un événement politique, qui eût modifié les lois de l’équilibre européen.

On le croira volontiers, la rouge, dans cette obstination un peu extraordinaire, n’était pas sans avoir fait de nombreuses victimes, puisque le gain de la banque se chiffrait par une somme considérable. Près d’un million, disait-on dans les groupes, — ce qui tenait à ce que la presque totalité des joueurs s’était acharnée contre cette passe invraisemblable.

Entre tous, deux étrangers avaient payé une plus large part à ce que les gentilshommes du tapis vert veulent bien appeler « la déveine. » L’un, très froid, très contenu, bien qu’il eût passé par des émotions dont sa figure pâlie portait encore la trace, l’autre, la face bouleversée, les cheveux en désordre, le regard d’un fou ou d’un désespéré, venaient de descendre les marches du péristyle, et ils allèrent se perdre dans l’ombre du côté de la terrasse du Tir aux pigeons.

« Voilà plus de quatre cent mille francs que nous coûte cette maudite série ! s’écria le plus âgé.

— Vous pouvez dire quatre cent treize mille ! répliqua le plus jeune, du ton d’un caissier qui chiffre le total d’une addition.

— Et maintenant il ne me reste que deux cent mille francs… à peine ! reprit le premier joueur.

— Cent quatre-vingt-dix-sept, seulement ! répondit le second avec son flegme inaltérable.

— Oui !… seulement… de près de deux millions que j’avais encore, quand vous m’avez forcé à vous suivre !

— Un million sept cent soixante-quinze mille francs !

— Et cela en moins de deux mois…

— Un mois et seize jours !

— Sarcany !… s’écria le plus âgé, que le sang-froid de son compagnon exaspérait non moins que la précision ironique qu’il apportait à relever ses chiffres.

— Eh bien, Silas ! »

C’étaient Silas Toronthal et Sarcany qui venaient d’échanger ces propos. Depuis leur départ de Raguse, en ce court espace de trois mois, ils en étaient arrivés à la ruine ou peu s’en fallait. Après avoir dissipé toute la part qu’il avait touchée pour prix de son abominable délation, Sarcany était venu relancer son complice jusqu’à Raguse. Puis, tous deux avaient quitté cette ville avec Sava. Et alors, Silas Toronthal, lancé par Sarcany sur ces routes du jeu et de toutes les dissipations qu’il comporte, n’avait pas été longtemps à compromettre sa fortune. Il faut le dire, de l’ancien banquier, spéculateur hasardeux s’il en fut, ayant plus d’une fois risqué sa situation dans des aventures financières dont le hasard était le seul guide, Sarcany n’avait pas eu de peine à faire un joueur, un assidu de cercles et finalement de tripots.

D’ailleurs, comment Silas Toronthal eût-il pu résister ? N’était-il pas plus que jamais sous la domination de son ancien courtier de la Tripolitaine ? Qu’il y eût en lui quelquefois des révoltes, Sarcany ne l’en tenait pas moins par un ascendant irrésistible, et le misérable était tombé si lourdement que la force lui manquait pour se relever. Aussi Sarcany ne s’inquiétait-il même plus de ces velléités qui prenaient son complice de se soustraire à son influence. La brutalité de ses réponses, l’implacabilité de sa logique, avaient bientôt remis Silas Toronthal sous le joug.

En quittant Raguse dans les conditions qui n’ont point été oubliées, le premier soin des deux associés avait été de mettre Sava en lieu sûr sous la garde de Namir. Et maintenant, dans cette retraite de Tétuan, perdue sur les confins de la région marocaine, il eût été difficile, sinon impossible, de la découvrir. Là, l’impitoyable compagne de Sarcany s’était chargée de briser la volonté de la jeune fille pour lui arracher son consentement à ce mariage. Inébranlable dans sa répulsion, se fortifiant dans le souvenir de Pierre, Sava avait jusqu’alors obstinément résisté. Mais le pourrait-elle toujours ?

Entre temps, Sarcany n’avait cessé d’exciter son compagnon à se lancer dans les folies du jeu, bien que lui-même y eût dévoré sa propre fortune. En France, en Italie, en Allemagne, dans les grands centres où le hasard tient boutique sous toutes les formes, à la Bourse, sur les champs de course, dans les cercles des grandes capitales, dans les villes d’eaux comme dans les stations de bains de mer, Silas Toronthal céda à l’entraînement de Sarcany, et fut bientôt réduit à quelques centaines de mille francs. En effet, pendant que le banquier risquait son propre argent, Sarcany risquait celui du banquier, et par cette double pente, tous deux allaient à la ruine deux fois plus vite. D’ailleurs, ce que les joueurs appellent la déveine, — nom dont ils affublent leur inqualifiable sottise, — se prononça très nettement contre eux, et ce ne fut pas faute d’avoir tenté toutes les chances. En définitive, ce furent les tables du baccara qui leur coûtèrent la plus grande partie des millions provenant des biens du comte Mathias Sandorf, et il fallut mettre en vente l’hôtel du Stradone, à Raguse.

Enfin, lassés de ces cercles suspects, où le « rien ne va plus » des croupiers devrait être prononcé dans la langue du Péloponnèse, ils vinrent, en dernier ressort, demander un peu plus d’honnêteté aux hasards de la roulette et du trente et quarante. S’ils étaient dépouillés maintenant, du moins ne pourraient-ils en accuser que leur propre entêtement à lutter contre des chances inégales.

Et voilà pourquoi tous deux se trouvaient à Monte-Carlo depuis trois semaines, ne quittant pas les tables du cercle, essayant des martingales les plus infaillibles, s’attelant à des marches qui marchaient à rebours, étudiant la rotation du cylindre de la roulette, lorsque la main du croupier s’est fatiguée dans le dernier quart d’heure de son service, chargeant du maximum des numéros qui s’obstinaient à ne pas sortir, mariant les combinaisons simples avec les combinaisons multiples, écoutant les conseils des anciens décavés, devenus professeurs de jeu, faisant enfin toutes les tentatives imbéciles, employant toutes les « féticheries » niaises, qui peuvent classer le joueur entre l’enfant qui n’a pas sa raison et l’idiot qui l’a pour jamais perdue. Et encore, si l’on ne risquait que son argent au jeu, mais on y affaiblit son intelligence à imaginer des combinaisons absurdes, on y compromet sa dignité personnelle dans cette familiarité que la fréquentation de ce monde très mélangé impose à tous.

En résumé, à la suite de cette soirée qui allait devenir célèbre dans les fastes de Monte-Carlo, par suite de leur obstination à lutter contre une série de dix-sept rouges au trente et quarante, il ne restait plus aux deux associés qu’une somme inférieure à deux cent mille francs. C’était la misère à bref délai.

Mais, s’ils étaient à peu près ruinés, ils n’avaient pas encore perdu la raison, et, tandis qu’ils causaient sur la terrasse, ils purent apercevoir un joueur, la tête égarée, qui courait à travers les jardins en criant :

« Il tourne toujours !… Il tourne toujours ! »

Le malheureux s’imaginait qu’il venait de ponter sur le numéro destiné à sortir, et que le cylindre, dans un mouvement de giration fantastique, tournait et allait tourner jusqu’à la fin des siècles !… Il était fou.

« Êtes-vous enfin redevenu plus calme, Silas ? demanda Sarcany à son compagnon qui ne se possédait plus. Que cet insensé vous apprenne à ne pas perdre la tête !… Nous n’avons pas réussi, c’est vrai, mais la chance nous reviendra, parce qu’il faut qu’elle revienne, et sans que nous fassions rien pour la ramener !… Ne cherchons pas à l’améliorer ! C’est dangereux, et d’ailleurs c’est inutile !… On ne réussit pas à changer une veine si elle est mauvaise, et rien ne peut la troubler si elle est bonne !… Attendons, et lorsqu’elle sera revenue, ayons assez d’audace pour forcer notre jeu dans la veine ! »

Silas Toronthal écoutait-il ces conseils, — conseils absurdes, d’ailleurs, comme tous les raisonnements quand il s’agit d’un jeu de hasard ? Non ! Il était accablé et n’avait qu’une idée alors : échapper à cette domination de Sarcany, s’enfuir, et s’enfuir si loin, que son passé ne pût se retourner contre lui ! Mais de tels accès de résolution ne pouvaient durer dans cette âme amollie et sans ressorts. D’ailleurs, il était surveillé de près par son complice. Avant de l’abandonner à lui-même, Sarcany avait besoin que son mariage avec Sava fût accompli. Puis, il se dégagerait de Silas Toronthal, il l’oublierait, il ne se souviendrait même pas que cet être faible eût existé, que tous deux se fussent jamais mêlés à des affaires communes ! Jusque-là, il fallait que le banquier restât sous sa dépendance !

« Silas, reprit alors Sarcany, nous avons été trop malheureux aujourd’hui, pour que la chance ne tourne pas en notre faveur !… Demain, elle sera pour nous !

— Et si je perds le peu qui me reste ! répondit Silas Toronthal, qui se débattait en vain contre ces déplorables conseils.

— Il nous restera encore Sava Toronthal ! répondit vivement Sarcany. C’est un atout maître dans notre jeu, et il n’est pas possible qu’on le surcoupe, celui-là !

— Oui !… demain !… demain !… » répondit le banquier, qui était dans cette disposition mentale où un joueur risquerait sa tête.

Tous deux rentrèrent à leur hôtel, situé à mi-chemin de la route qui descend de Monte-Carlo à la Condamine.

Le port de Monaco compris entre la pointe Focinana et le fort Antoine, forme une anse assez ouverte, exposée aux vents de nord-est et de sud-est. Il s’arrondit entre le rocher qui porte la capitale de l’État monégasque, et le plateau sur lequel reposent les hôtels, les villas et l’établissement de Monte-Carlo, au pied de ce superbe Mont Agel, dont la cime, haute de onze cents mètres, domine le pittoresque panorama des rivages de la Ligurie. La ville, peuplée de douze cents habitants, ressemble à un surtout, dressé sur cette table magnifique du rocher de Monaco, baigné de trois côtés par la mer, et qui disparaît sous l’éternelle verdure des palmiers, des grenadiers, des sycomores, des poivriers, des orangers, des citronniers, des eucalyptus, des buissons arborescents de géraniums, d’aloès, de myrtes, de lentisques et de palmachristi, disposés çà et là dans un merveilleux pêle-mêle.

De l’autre côté du port, Monte-Carlo fait face à la petite capitale, avec son curieux entassement d’habitations, bâties sur toutes les croupes, ses zig-zags de rues étroites et grimpantes, qui montent jusqu’à la route de la Corniche, suspendue à mi-montagne, son échiquier de jardins en floraison perpétuelle, son panorama de cottages de toutes formes, de villas de tous styles, dont quelques-unes viennent surplomber les eaux si limpides de cette anse méditerranéenne.

Entre Monaco et Monte-Carlo, au fond du port, depuis la grève jusqu’à l’étranglement de la vallée sinueuse qui sépare le groupe des montagnes, se développe une troisième cité : c’est la Condamine.

Au-dessus, vers la droite, surgit un mont grandiose, auquel son profil, tourné vers la mer, a fait donner le nom de Tête de Chien. Sur cette tête apparaît maintenant, à cinq cent quarante-deux mètres de hauteur, un fort qui a le droit de se croire imprenable et l’honneur de se dire français. De ce côté est la limite de l’enclave monégasque.

De la Condamine à Monte-Carlo, les voitures peuvent remonter par une rampe superbe. C’est à sa partie supérieure que se dressent des habitations particulières et des hôtels, dont l’un était précisément celui qu’occupaient Sarcany et Silas Toronthal. Des fenêtres de leur appartement, la vue s’étendait depuis la Condamine jusqu’au-dessus de Monaco, et ne s’arrêtait qu’à la Tête de Chien, cette face de dogue, qui semble interroger la Méditerranée comme un sphinx du désert lybique.

Sarcany et Silas Toronthal s’étaient retirés dans leurs chambres. Là, tous deux examinaient la situation, chacun à son point de vue. Les vicissitudes de la fortune allaient-elles briser la communauté d’intérêts qui les avait si intimement liés depuis quinze ans ?

Tout d’abord, Sarcany, en rentrant chez lui, avait trouvé une lettre qui venait de Tétuan et dont il rompit aussitôt le cachet.

En quelques lignes, Namir lui faisait parvenir deux informations d’un extrême intérêt pour lui : premièrement, la mort de Carpena, noyé dans le port de Ceuta, à la suite de circonstances assez extraordinaires ; deuxièmement, l’apparition du docteur Antékirtt sur ce point de la côte marocaine, les rapports qu’il avait eus avec l’Espagnol, puis sa disparition presque immédiate.

Cette lettre lue, Sarcany ouvrit la fenêtre de sa chambre. Appuyé sur le balcon, le regard distrait, il se mit à réfléchir.

« Carpena mort ?… Cela ne pouvait arriver plus à propos !… Maintenant, ses secrets sont noyés avec lui !… De ce côté, me voilà tranquille !… Plus rien à craindre ! »

Puis, arrivant au second passage de la lettre :

« Quant à l’apparition du docteur Antékirtt à Ceuta, ceci est plus grave !… Qu’est-ce donc que cet homme ? Peu m’importerait, après tout, si depuis quelque temps je ne le trouvais plus ou moins directement mêlé à ce qui me concerne !… À Raguse, ses rapports avec la famille Bathory !… À Catane, le piège qu’il a tendu à Zirone !… À Ceuta, cette intervention qui, en somme, a coûté la vie à Carpena !… Là, il était bien près de Tétuan, mais il ne semble pas qu’il y soit allé, ni qu’il ait connaissance de la retraite de Sava ! Cela eût été le coup le plus terrible et il peut se produire encore !… Nous verrons s’il n’y a pas lieu d’y parer, non seulement pour l’avenir, mais pour le présent ! Les Senoûsistes seront bientôt les maîtres de toute la Cyrénaïque, et ils n’auront qu’un bras de mer à traverser pour se jeter sur Antékirtta !… S’il faut les y pousser ;… je saurai bien… »

Que ce fussent là autant de points noirs à l’horizon de Sarcany, rien de plus évident. Dans la sombre machination qu’il suivait pas à pas, en face du but qu’il voulait atteindre, auquel il touchait presque, la plus petite pierre d’achoppement l’eût jeté à terre, et il ne se fût peut-être pas relevé. Or, non seulement cette intervention du docteur Antékirtt était de nature à l’inquiéter, mais la situation actuelle de Silas Toronthal commençait à lui causer de réels soucis.

« Oui, se disait-il, lui et moi, nous sommes acculés au mur… Demain, nous allons jouer le tout pour le tout !… Ou la banque sautera ou c’est nous qui sauterons !… Que je sois ruiné par sa propre ruine, moi, je saurai me refaire ! Mais Silas, c’est autre chose ! Dès lors, il devient dangereux, il peut parler, il peut dévoiler ce secret sur lequel repose maintenant tout mon avenir !… Enfin, si jusqu’ici j’ai été maître de lui, à son tour, il devient maître de moi ! »

La situation était bien telle que la voyait Sarcany. Il ne pouvait se faire d’illusion sur la valeur morale de son complice. Il lui avait autrefois donné des leçons : Silas Toronthal ne regarderait pas à en profiter, lorsqu’il n’aurait plus rien à perdre.

Sarcany se demandait donc ce qu’il conviendrait de faire. Ainsi absorbé dans ses réflexions, il ne vit rien de ce qui se passait à l’entrée du port de Monaco, à quelques centaines de pieds au-dessous de lui.

À une demi-encablure au large, un long fuseau, sans mât ni cheminée, glissait au ras de la mer, dont sa coque n’excédait la surface que de deux ou trois pieds. Bientôt, après s’être peu à peu rapproché de la pointe Focinana, au-dessous du tir aux pigeons de Monte-Carlo, il vint chercher des eaux plus tranquilles à l’abri du ressac. Alors se détacha une légère yole de tôle, qui était comme incrustée au flanc de ce bateau presque invisible. Trois hommes y prirent place. En quelques coups d’aviron, ils eurent atteint une petite grève sur laquelle ils débarquèrent à deux, tandis que le troisième ramenait la yole à bord. Quelques instants plus tard, la mystérieuse embarcation, qui n’avait trahi sa présence ni par une lueur ni par un bruit, s’était perdue dans l’ombre, sans avoir laissé trace de son passage.

Quant aux deux hommes, dès qu’ils eurent dépassé la petite grève, ils suivirent la lisière des roches en se dirigeant vers la gare du chemin de fer, et ils remontèrent l’avenue des Spelugues qui contourne les jardins de Monte-Carlo.

Sarcany n’avait rien vu. En ce moment, sa pensée l’entraînait loin de Monaco, du côté de Tétuan… Mais il n’y allait pas seul, il forçait son complice à l’accompagner.

« Silas, maître de moi !… se répétait-il, Silas, pouvant d’un mot m’empêcher d’atteindre mon but !… Jamais !… Si demain le jeu ne nous a pas rendu ce qu’il nous a pris, je saurai bien l’obliger à me suivre !… Oui !… à me suivre jusqu’à Tétuan, et là, sur cette côte du Maroc, qui s’inquiétera de Silas Toronthal, s’il vient à disparaître ? »

On le sait, Sarcany n’était pas homme à reculer devant un crime de plus, surtout quand les circonstances, l’éloignement du pays, la sauvagerie de ses habitants, l’impossibilité de rechercher et de retrouver le coupable, en rendraient l’accomplissement si facile.

Son plan étant combiné de la sorte, Sarcany referma sa fenêtre, se coucha et ne tarda pas à s’endormir, sans que sa conscience eût été troublée d’aucun remords.

Il n’en fut pas ainsi de Silas Toronthal. Le banquier passa une nuit horrible. De sa fortune d’autrefois, que lui restait-il ? À peine deux cent mille francs, épargnés par le jeu, et encore n’en était-il plus le maître ! C’était la mise d’une dernière partie ! Ainsi le voulait son complice, ainsi il le voulait lui-même. Son cerveau affaibli, empli de calculs chimériques, ne lui permettait plus de raisonner froidement ni juste. Il était même incapable, — en ce moment, du moins, — de se rendre compte de sa situation comme l’avait fait Sarcany. Il ne se disait pas que les rôles étaient changés, qu’il tenait maintenant en son pouvoir celui qui l’avait tenu si longtemps dans le sien. Il ne voyait que le présent avec sa ruine immédiate, et ne songeait qu’à la journée du lendemain, qui le remettrait à flot ou le jetterait au dernier degré de la misère.

Telle fut cette nuit pour les deux associés. Si elle permit à l’un de prendre quelques heures de repos, elle laissa l’autre se débattre dans toutes les angoisses de l’insomnie.

Le lendemain, vers dix heures, Sarcany rejoignit Silas Toronthal. Le banquier, assis devant sa table, s’entêtait à couvrir de chiffres et de formules les pages de son carnet.

« Eh bien, Silas, lui demanda-t-il d’un ton léger — le ton d’un homme qui ne veut pas accorder aux misères de ce monde plus d’importance qu’elles ne le méritent, — eh bien, dans vos rêves, avez-vous donné la préférence à la rouge ou à la noire ?

— Je n’ai pas dormi un seul instant !… non !… Pas un seul ! répondit le banquier.

— Tant pis, Silas, tant pis !… Aujourd’hui il faut avoir du sang-froid, et quelques heures de repos vous eussent été nécessaires ! Voyez-moi ! Je n’ai fait qu’un somme, et je suis dans de bonnes conditions pour lutter contre la fortune ! C’est une femme, après tout, et elle aime les gens qui sont capables de la dominer !

— Elle nous a trahis, cependant !

— Bah !… Un simple caprice !… Et son caprice passé, elle nous reviendra ! »

Silas Toronthal ne répondit rien. Entendait-il même ce que lui disait Sarcany, tandis que ses yeux ne quittaient pas la feuille du carnet, sur lequel il avait tracé ses inutiles combinaisons ?

« Que faisiez-vous donc là ? demanda Sarcany. Des marches, des martingales ?… Diable !… Vous me paraissez bien malade, mon cher Silas !… Il n’y a pas de calculs auxquels on puisse soumettre le hasard, et c’est le hasard seul qui se prononcera pour ou contre nous aujourd’hui !

— Soit ! répondit Silas Toronthal, après avoir fermé son carnet.

— Eh ! sans doute, Silas !… Je ne connais qu’une manière de le diriger, ajouta Sarcany ironiquement. Mais, pour cela, il faut avoir fait des études spéciales… et notre éducation est incomplète sur ce point ! Donc, tenons-nous-en à la chance !… Elle a été pour la banque hier ! Il est possible qu’elle l’abandonne aujourd’hui !… Et si cela est, Silas, le jeu nous rendra tout ce qu’il nous a pris !

— Tout !…

— Oui, tout, Silas ! Mais pas de découragement ! Au contraire, de la hardiesse et du sang-froid !

— Et, ce soir, si nous sommes ruinés ? reprit le banquier, qui vint regarder Sarcany en face.

— Eh bien, nous quitterons Monaco !

— Pour aller où ?… s’écria Silas Toronthal. Ah ! maudit soit le jour où je vous ai connu, Sarcany, le jour où j’ai réclamé vos services !… Je n’en serais pas arrivé où j’en suis !

— Il est un peu tard pour récriminer, mon cher ! répondit l’impudent personnage, et un peu trop commode de désavouer les gens, quand on s’en est servi !

— Prenez garde ! s’écria le banquier.

— Oui !… Je prendrai garde ! » murmura Sarcany.

Et cette menace de Silas Toronthal ne put que le fortifier dans son projet de le mettre hors d’état de lui nuire.

Puis reprenant :

« Mon cher Silas, dit-il, ne nous fâchons pas ! À quoi bon ?… Cela excite les nerfs, et il ne faut pas être nerveux aujourd’hui !… Ayez confiance, et ne désespérez pas plus que moi !… Si, par malheur, la déveine s’acharnait encore contre nous, n’oubliez pas que d’autres millions m’attendent et que vous en aurez votre part !

— Oui !… oui !… Il me faut ma revanche ! reprit Silas Toronthal, en qui reparut l’instinct du joueur, un moment détourné. Oui ! la banque a été trop heureuse hier, et ce soir…

— Ce soir, nous serons riches, très riches, s’écria Sarcany, et je vous promets, Silas, que, cette fois, nous ne reperdrons pas ce que nous aurons regagné ! Quoi qu’il arrive, d’ailleurs, demain nous quitterons Monte Carlo !… Nous partirons…

— Pour ?

— Pour Tétuan, où nous avons une dernière partie à jouer, et la belle, celle-là, la belle ! »




IV

LE DERNIER ENJEU.


Les salons du Cercle des Étrangers, — vulgairement le Casino, — étaient ouverts depuis onze heures. Bien que le nombre des joueurs fût encore restreint, quelques tables de roulette commençaient à fonctionner.

L’aplomb de ces tables avait été préalablement rectifié, car il importe que leur horizontalité soit parfaite. En effet, une défectuosité quelconque, qui altérerait le mouvement de la bille lancée dans le cylindre tournant, serait vite remarquée et utilisée au détriment de la banque.

Sur chacune des six tables de roulette, soixante mille francs en or, en argent et en billets, avaient été déposés ; sur chacune des deux tables de trente et quarante, cent cinquante mille. C’est l’enjeu habituel de la banque, en attendant l’ouverture de la grande saison, et il est bien rare que l’administration soit obligée de renouveler cette première mise de fonds. Rien qu’avec le refait et le zéro, dont le profit lui appartient, elle doit gagner — et toujours. Si donc le jeu est immoral en soi, de plus, il est stupide, puisqu’on opère dans de telles conditions d’inégalité.

Autour de chaque table de roulette, huit croupiers, leur râteau à la main, occupaient déjà les places qui leur sont réservées. À leurs côtés, assis ou debout, se tenaient joueurs ou spectateurs. Dans les salons, les inspecteurs se promenaient en observant aussi bien les croupiers que les pontes, tandis que les garçons de salle circulaient pour le service et du public et de l’administration, qui ne compte pas moins de cent cinquante employés des jeux.

Vers midi et demi, le train de Nice amena son contingent habituel de joueurs. Ce jour-là, ils étaient peut-être plus nombreux. Cette série de dix-sept à la rouge avait produit son effet naturel. C’était comme une nouvelle attraction, et tout ce qui vit du hasard venait en suivre les péripéties avec plus d’ardeur.

Une heure après, les salons étaient remplis. On y causait, surtout de cette passe extraordinaire, mais généralement à voix basse. Rien de lugubre, en somme, comme ces immenses salles, malgré la prodigalité des dorures, la fantaisie de l’ornementation, le luxe de l’ameublement, la profusion des lustres qui versent à flots la lumière du gaz, sans parler de ces longues suspensions, dont les lampes à huile, aux abat-jour verdâtres, éclairent plus spécialement les tables de jeu. Ce qui domine, malgré l’affluence du public, ce n’est pas le bruit des conversations, c’est le tintement des pièces d’or et d’argent, comptées ou lancées sur les tapis, c’est le froissement des billets de banque, c’est l’incessant : « Rouge gagne et couleur » — ou « dix-sept, noir, impair et manque », jetés par la voix indifférente des chefs de parties — tout cela, triste !

Toutefois, deux des perdants, qui comptaient parmi les plus célèbres de la veille, n’avaient pas encore paru dans les salons. Déjà quelques joueurs cherchaient à suivre les chances diverses, à saisir la veine, les uns à la roulette, les autres au trente et quarante. Mais les alternatives de gain et de perte se compensaient, et il ne semblait pas que le « phénomène » de la soirée précédente dût se reproduire.

Vers trois heures seulement, Sarcany et Silas Toronthal entrèrent au Casino. Avant de paraître dans les salles de jeu, ils se promenèrent à travers le hall, où ils furent quelque peu l’objet de la curiosité publique. On les regardait, on les guettait, on se demandait s’ils entreraient encore en lutte avec ce hasard qui leur avait coûté si cher. Quelques professeurs auraient volontiers profité de l’occasion pour leur vendre d’infaillibles martingales, s’ils n’eussent été peu abordables en ce moment. Le banquier, l’air égaré, voyait à peine ce qui se passait autour de lui. Sarcany était plus froid, plus fermé que jamais. Tous deux se recueillaient au moment de tenter un dernier coup.

Parmi les personnes qui les observaient avec cette curiosité spéciale qu’on accorde à des patients ou à des condamnés, se trouvait un étranger qui semblait décidé à ne pas les quitter d’un instant.

C’était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans, physionomie fine, air futé, nez pointu, — un de ces nez qui regardent. Ses yeux, d’une vivacité singulière, s’abritaient derrière un lorgnon à simples verres de conserve. Comme s’il avait eu du vif argent dans les veines, il gardait ses mains dans les poches de son pardessus pour s’interdire de gesticuler, et tenait ses pieds rassemblés à la première position pour être plus sûr de rester en place. Convenablement habillé, sans avoir sacrifié aux dernières exigences du gandinisme, il n’affectait aucune prétention dans sa mise ; mais peut-être ne se sentait-il pas très à l’aise avec ses vêtements correctement ajustés.

Cela ne saurait surprendre : ce jeune homme n’était autre que Pointe Pescade.

Au dehors, dans les jardins, l’attendait Cap Matifou.

Le personnage pour le compte duquel ils étaient venus tous deux en mission particulière dans ce paradis ou cet enfer de l’enclave monégasque, c’était le docteur Antékirtt.

L’embarcation qui les avait déposés la veille sur la pointe de Monte-Carlo, c’était l’Electric 2, de la flottille d’Antékirtta.

Dans quel but, le voici :

Deux jours après sa séquestration à bord du Ferrato, Carpena avait été mis à terre, et, malgré ses réclamations, incarcéré dans une des casemates de l’île. Là, cet échappé des présides espagnols n’eut pas de peine à comprendre qu’il n’avait changé une prison que pour une autre. Au lieu d’appartenir au personnel pénitentiaire du gouverneur, il était, sans le savoir, au pouvoir du docteur Antékirtt. En quel endroit ? Il n’aurait pu le dire. Avait-il gagné à ce changement ? C’est ce qu’il se demandait, non sans quelque inquiétude. Il était décidé, d’ailleurs, à faire tout ce qu’il faudrait pour améliorer sa position.

Aussi, à la première injonction qui lui fut faite par le docteur lui-même, n’hésita-t-il point à répondre avec la plus entière franchise.

Connaissait-il Silas Toronthal et Sarcany ?

Silas Toronthal, non, Sarcany, oui, — et encore ne l’avait-il vu qu’à de rares intervalles.

Sarcany avait-il des relations avec Zirone et sa bande depuis qu’elle opérait aux environs de Catane ?

Oui, puisque Sarcany était attendu en Sicile et qu’il y fût certainement venu, sans l’issue de cette malheureuse expédition qui se termina par la mort de Zirone.

Où était-il maintenant ?

À Monte-Carlo, à moins qu’il n’eût quitté récemment cette ville, dont il faisait depuis quelque temps sa résidence, et très probablement en compagnie de Silas Toronthal.

Carpena n’en savait pas davantage, mais ce qu’il venait d’apprendre allait suffire au docteur pour entrer de nouveau en campagne.

Il va sans dire que l’Espagnol ignorait quel intérêt le docteur avait eu à le faire évader de Ceuta pour s’emparer de sa personne, et que sa trahison envers Andréa Ferrato fût connue de celui qui l’interrogeait. D’ailleurs, il ne sut même pas que Luigi était le fils du pêcheur de Rovigno. Au fond de cette casemate, le prisonnier allait être plus étroitement gardé qu’il ne l’était au pénitencier de Ceuta, sans pouvoir communiquer avec personne, jusqu’au jour où il serait statué sur son sort.

Ainsi donc, des trois traîtres qui avaient amené le sanglant dénouement de la conspiration de Trieste, l’un était maintenant entre les mains du docteur. Il restait à s’emparer des deux autres, et Carpena venait de dire en quel lieu on pouvait les rejoindre.

Toutefois, comme le docteur était connu de Silas Toronthal, Pierre, de Silas Toronthal et de Sarcany, il leur parut bon de n’intervenir qu’au moment où l’on pourrait le faire avec chance de succès. Mais, maintenant qu’on avait retrouvé les traces des deux complices, il importait de ne plus les perdre de vue, en attendant que les circonstances permissent d’agir contre eux.

C’est pourquoi Pointe Pescade, afin de les suivre partout où ils iraient, et Cap Matifou, pour prêter au besoin main-forte à Pointe Pescade, furent envoyés à Monaco, où le docteur, Pierre et Luigi devaient se rendre avec le Ferrato, dès que le moment en serait venu.

Arrivés pendant la nuit, les deux amis s’étaient mis à l’œuvre. Il ne leur avait pas été difficile de découvrir l’hôtel dans lequel Silas Toronthal et Sarcany étaient descendus. Pendant que Cap Matifou se promenait aux environs en attendant le soir, Pointe Pescade, qui se tenait aux aguets, vit sortir les deux associés vers une heure de l’après-midi. Il lui sembla que le banquier, très abattu, parlait peu, bien que Sarcany l’entretînt assez vivement. Pendant la matinée, Pointe Pescade avait entendu raconter ce qui s’était passé la veille dans les salons du Cercle, c’est-à-dire cette invraisemblable série qui avait fait de nombreuses victimes, parmi lesquelles on citait principalement Sarcany et Silas Toronthal. Il en conclut donc que leur entretien devait porter sur cette extraordinaire malchance. En outre, comme il apprit aussi que ces deux joueurs avaient eu à supporter des pertes énormes, depuis quelque temps, il en conclut, non moins judicieusement, que leurs dernières ressources devaient être presque épuisées, et que le moment approchait où le docteur pourrait utilement intervenir.

Ces renseignements furent consignés dans une dépêche que Pointe Pescade, sans nommer personne, avait envoyée, dès le matin, à la station de La Valette à Malte, — dépêche que le fil particulier transmettrait rapidement à Antékirtta.

Lorsque Sarcany et Silas Toronthal entrèrent dans le hall du Casino, Pointe Pescade y entra après eux ; puis, quand ils franchirent la porte des salons de roulette et de trente et quarante, il la franchit à leur suite.

Il était alors trois heures après midi. Le jeu commençait à s’animer. Le banquier et son compagnon firent d’abord le tour des salles. Pendant quelques instants, ils s’arrêtèrent devant les diverses tables, observant les coups, mais n’y prenant point part.

Pointe Pescade allait et venait, en curieux, sans les perdre de vue. Il crut même, afin de ne point attirer l’attention, devoir risquer quelques pièces de cinq francs sur les colonnes ou les douzaines de la roulette, et, comme de juste, il les perdit, — avec le plus admirable sang-froid d’ailleurs. Mais aussi, pourquoi n’avait-il pas suivi l’excellent conseil que venait de lui donner en confidence un professeur de grand mérite :

« Pour réussir au jeu, monsieur, il faut s’appliquer à perdre les petits coups et à gagner les gros ! Tout le secret est là ! »

Quatre heures sonnaient, lorsque Sarcany et Silas Toronthal jugèrent que le moment était venu de tâter la veine. Plusieurs places étaient inoccupées à l’une des tables de roulette. Tous deux s’y assirent en face l’un de l’autre, et le chef de partie ne tarda pas à se voir entouré non seulement de joueurs, mais de spectateurs, avides d’assister à cette revanche des deux célèbres décavés de la veille.

Tout naturellement, Pointe Pescade se plaça au premier rang des curieux, et il n’était pas l’un des moins intéressés à suivre les alternatives de cette lutte.

Pendant la première heure, les chances se balancèrent à peu près. Pour mieux les diviser, Silas Toronthal et Sarcany n’avaient point associé leur jeu. Ils pontaient séparément en faisant des coups assez considérables, soit sur les combinaisons simples, soit sur les combinaisons multiples que présente la roulette, soit sur plusieurs combinaisons à la fois. Le sort ne se prononçait ni pour eux ni contre.

Mais, entre quatre et six heures, la veine sembla leur revenir. Ce maximum, qui est de six mille francs à la roulette, ils le gagnèrent un certain nombre de fois sur des numéros pleins.

Les mains de Silas Toronthal tremblaient en s’allongeant sur le tapis, lorsqu’il avançait sa mise ou quand il saisissait, jusque sous le râteau, l’or et les billets des croupiers.

Sarcany, toujours maître de lui-même, ne laissait pas une seule de ses impressions se traduire sur son visage. Il se contentait d’encourager son associé du regard, et c’était Silas Toronthal, en somme, que la chance suivait avec plus de constance en ce moment.

Pointe Pescade, bien qu’un peu grisé par ce va-et-vient de l’or et des billets, ne cessait de les observer tous les deux. Cette fortune, qui se refaisait sous leurs mains, il se demandait s’ils seraient assez prudents pour la garder, s’ils sauraient s’arrêter à temps.

Puis, la réflexion lui vint que dans le cas où Sarcany et Silas Toronthal auraient cette sagesse — ce dont il doutait d’ailleurs, — ils pourraient être tentés de