Essai philosophique concernant l’entendement humain/Texte entier/Livres 1 et 2

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Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. Titre-321).

ESSAI

PHILOSOPHIQUE

CONCERNANT

L’ENTENDEMENT

HUMAIN,

OU L’ON MONTRE QUELLE EST L’ETENDUE DE NOS CONNOISSANCES CERTAINES, ET LA MANIERE DONT NOUS Y PARVENONS.

PAR M. LOCKE.

TRADUIT DE L’ANGLOIS.

PAR M. COSTE

Troisième Édition, revûë, corrigée, & augmentée de quelques Additions importantes de l’Auteur qui n’ont paru qu’après ſa mort, & de quelques Remarques du Traducteur.

Quam bellum eſt velle confiteri potius neſcire quod neſcias, quàm iſta effutientem nauſeare atque ipſum ſibi diſplicere !

Cic. de Nat. Deor. Lib. I.



À AMSTERDAM.

Chez PIERRE MORTIER.

M. DCC. XXXV.


A MONSEIGNEUR,


MONSEIGNEUR


EDMUND SHEFFIELD


D U C    D E


BUCKINGSHAMSHIRE & NORMANDY,
MARQUIS DE NORMANDY, COMTE DE MULGRAVE, BARON DE BUTTERWICK, &c.


Monseigneur

En vous dédiant ce Livre, je puis hardiment vous en faire l’éloge ; C’eſt le Chef-d’œuvre d’un des plus beaux Genies que l’Angleterre aît produit dans le dernier Siecle. Il s’en eſt fait quatre Editions en Anglois ſous les yeux de l’Auteur, dans l’eſpace de dix ou douze ans ; & la Traduction Françoiſe que j’en publiai en 1700. l’ayant fait connoître en Hollande, en France, en Italie & en Allemagne, il a été & eſt encore autant eſtimé dans tous ces Païs, qu’en Angleterre, où l’on ne ceſſe d’admirer l’étendue, la profondeur, la juſteſſe & la netteté qui y regnent d’un bout à l’autre. Enfin, ce qui met le comble à ſa gloire, adopté en quelque maniére à Oxford & à Cambrige, il y eſt lu & expliqué aux Jeunes gens comme le Livre le plus propre à leur former l’Eſprit, à régler & étendre leurs Connoiſſances ; de ſorte que Locke tient à préſent la place d’Aristote & de ſes plus célèbres Commentateurs, dans ces deux fameuſes Univerſitez.

Vous pourrez dans quelque temps, Monseigneur, juger vous-même du mérite de cet Ouvrage. Après y avoir vû quels ſont, ſelon l’Auteur, les fondemens, l’étendue ; & la certitude de nos Connoiſſances, il vous ſera aiſé de vous aſſûrer, par ſes propres Règles, de la vérité de ſes Découvertes, & de la juſteſſe de ſes Raiſonnemens.

Je vous préſente maintenant cet Objet comme en éloignement, dans l’eſperance qu’une noble Curioſité vous portera à faire tous les jours des progrès qui puiſſent vous mettre à portée de l’examiner de près, & d’en découvrir toutes les beautez.

Il ne vous faudra pour cela, Monseigneur, qu’un certain degré d’attention qui en vous engageant à ſuivre cet Auteur pas à pas, vous fera voir clairement tout ce qu’il a vû lui-même. Et ce n’eſt pas là tout l’avantage qui vous en reviendra. En vous familiariſant avec les Principes qu’il a ſi évidemment établis dans ſon Livre, vous étendrez & perfectionnerez Vous-même vos Connoiſſances à la faveur de ces Principes ; & par-là vous contracterez une juſteſſe d’Eſprit peu commune, qui éclattera dans votre Converſation, dans vos Lettres les plus familieres, & ſur-tout dans ces Débats & ces Diſcours Publics, où vous ſerez engagé à traiter de ce qui concerne vos plus chers Interêts, dans ce Monde, je veux dire la Proſperité de votre Païs.

Vous ſavez, Monseigneur, qu’un de vos prémiers, plus importans Devoirs, c’eſt de ſervir votre Patrie ; & je puis dire ſans vous flatter, que Vous avez toutes les Qualitez néceſſaires pour pouvoir un jour vous en acquiter dignement. Ces excellentes diſpoſitions vous font honneur, à l’âge[1] où vous êtes : mais elles vous ſeroient inutiles, ſi vous négligiez de les cultiver, & de les fortifier par un fond de belles Connoiſſances, & par des habitudes vertueuſes. Heureuſement, tout vous facilite le moyen de les élever à un grand degré de perfection. Outre l’exemple du feu Duc de Buckingham votre Pere, qui par ſon Eloquence & ſa Fermeté vous a ouvert un chemin à la véritable Gloire, Vous avez l’avantage de recevoir tous les jours de Madame la Ducheſſe votre Mere des Inſtructions qui pleines de Sageſſe, & ſoûtenuës de ſon Exemple ne peuvent que vous inſpirer des Sentimens élevez, un Courage, un Déſintereſſement à l’épreuve des plus fortes tentations, un attachement à des occupations nobles & utiles, & une ardeur ſincere pour tout ce qui eſt louable & généreux. Sans doute, on verra bientôt par votre conduite tant en public qu’en particulier, que vous avez ſu faire uſage de ces Inſtructions pour enrichir & perfectionner le beau Naturel dont le Ciel vous a favoriſé. De mon côté, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous aider dans ce noble Deſſein, tant que j’aurai l’honneur d’être auprès de vous, & toute ma vie, je ſerai avec un profond reſpect,






MONSEIGNEUR,




Ce 10 mai 1729.



& Votre très-humble
,très-obeïſſant ſerviteur


.P. COSTE


AVERTISSEMENT
DU
TRADUCTEUR.



Si j’allois faire un long Diſcours à la tête de ce Livre pour étaler tout ce que j’y ai remarqué d’excellent, je ne craindrois pas le reproche qu’on fait à la plûpart des Traducteurs, qu’ils relevent un peu trop le mérite de leurs Originaux pour faire valoir le ſoin qu’ils ont pris de les publier dans une autre Langue. Mais outre que j’ai été prévenu dans ce deſſein par pluſieurs célèbres Ecrivains Anglois qui tous les jours font gloire d’admirer la justeſſe, la profondeur, & la netteté d’Eſprit qu’on y trouve preſque par-tout, ce ſeroit une peine fort inutile. Car dans le Fond ſur des matiéres de la nature de celles qui ſont traitées dans cet Ouvrage, perſonne ne doit en croire que ſon propre jugement, comme M. Locke nous l’a recommandé lui-même, en nous faiſant remarquer plus d’une fois, ** Voyez entr’autres endroits le §. 23. du Ch. III. Liv. I. que la ſoûmiſſion aveugle aux ſentimens des plus grands hommes, a plus arrêté le progrès de la Connoiſſance qu’aucune autre choſe. Je me contenterai donc de dire un mot de ma Traduction, & de la diſpoſition d’Eſprit où doivent être ceux qui voudront retirer quelque profit de la lecture de cet Ouvrage.

Ma plus grande peine a été de bien entrer dans la penſée de l’Auteur ; & malgré toute mon application, je ſerois ſouvent demeuré court ſans l’aſſiſtance de M. Locke qui a eu la bonté de revoir ma Traduction. Quoi qu’en pluſieurs endroits mon embarras ne vînt que de mon peu de pénétration, il eſt certain qu’en général le ſujet de ce Livre & la maniére profonde & exacte dont il eſt traité, demandent un Lecteur fort attentif. Ce que je ne dis pas tant pour obliger le Lecteur à excuſer les fautes qu’il trouvera dans ma Traduction, que pour lui faire ſentir la néceſſité de le lire avec application, s’il veut en retirer du profit.

Il y a encore, à mon avis, deux précautions à prendre, pour pouvoir recueillir quelque fruit de cette lecture. La prémiére eſt, de laiſſer à quartier toutes les Opinions dont on eſt prévenu ſur les Queſtions qui sont traitées dans cet Ouvrage, & la ſeconde, de juger des raiſonnements de l’Auteur par rapport à ce qu’on trouve en ſoi-même, ſans ſe mettre en peine s’ils ſont conformes ou non à ce qu’a dit Platon, Ariſtote, Gaſſendi, Deſcartes, ou quelque autre célèbre Philoſophe. C’eſt dans cette diſpoſition d’Eſprit que M. Locke a compoſé cet Ouvrage. Il eſt tout viſible qu’il n’avance rien que ce qu’il croit avoir trouvé conforme à la Verité, par l’examen qu’il en a fait en lui-même. On diroit qu’il n’a rien appris de perſonne, tant il dit les choſes les plus communes d’une maniére originale ; de ſorte qu’on eſt convaincu en liſant ſon Ouvrage qu’il ne débite pas ce qu’il a appris d’autrui comme l’aiant appris, mais comme autant de véritez qu’il a trouvées par ſa propre méditation. Je croi qu’il faut néceſſairement entrer dans cet eſprit pour découvrir toute la ſtructure de cet Ouvrage, & pour voir ſi les Idées de l’Auteur ſont conformes à la nature des choſes.

Une autre raiſon qui nous doit obliger à ne pas lire trop rapidement cet Ouvrage, c’eſt l’accident qui eſt arrivé à quelques perſonnes d’attaquer des Chiméres en prétendant attaquer les ſentimens de l’Auteur. On en peut voir un exemple dans la Préface même de M. Locke. Cet avis regarde ſur-tout ces Avanturiers qui toûjours prêts à entrer en lice contre tous les Ouvrages qui ne leur plaiſent pas, les attaquent avant que de ſe donner la peine de les entendre. Semblables au Heros de Cervantes, ils ne penſent qu’à ſignaler leur valeur contre tout venant ; & aveuglez par cette paſſion démeſurée, il leur arrive quelquefois, comme à ce déſaſtreux Chevalier, de prendre des Moulins-à-vent pour des Géans. Si les Anglois, qui ſont naturellement ſi circonſpects, ſont tombez dans cet inconvenient à l’égard du Livre de M. Locke, on pourra bien y tomber ailleurs, & par conſéquent l’avis n’eſt pas inutile. En profitera qui voudra.

A l’égard des Déclamateurs qui ne ſongent ni à s’inſtruire ni à inſtruire les autres, cet avis ne les regarde point. Comme ils ne cherchent pas la Vérité, on ne peut leur ſouhaiter que le mépris du Public ; juſte recompenſe de leurs travaux qu’ils ne manquent guere de recevoir tôt ou tard ! Je mets dans ce rang ceux qui s’aviſeroient de publier, pour rendre odieux les Principes de M. Locke, que, ſelon lui, ce que nous tenons de la Revelation n’eſt pas certain, parce qu’il diſtingue la Certitude d’avec la Foi ; & qu’il n’appelle certain que ce qui nous paroît veritable par des raiſons évidentes, & que nous voyons de nous-mêmes. Il eſt viſible que ceux qui feroient cette Objection, ſe fonderoient uniquement ſur l’équivoque du mot de Certitude qu’ils prendroient dans un ſens populaire, au lieu que M. Locke l’a toûjours pris dans un ſens Philoſophique pour une Connoiſſance évidente, c’eſt-à-dire pour la perception de la convenance ou de la diſconvenance qui eſt entre deux Idées, ainſi que M. Locke le dit lui-même pluſieurs fois, en autant de termes. Comme cette Objection a été imprimée en Anglois, j’ai été bien aiſe d’en avertir les Lecteurs François pour empêcher, s’il ſe peut, qu’on ne barbouille inutilement du Papier en la renouvellant. Car apparemment elle ſeroit ſifflée ailleurs, comme elle l’a été en Angleterre.

Pour revenir à ma Traduction, je n’ai point ſongé à diſputer le prix de l’élocution à M. Locke qui, à ce qu’on dit, écrit très-bien en Anglois. Si l’on doit tâcher d’encherir ſur ſon Original, c’eſt en traduiſant des Harangues & des Piéces d’Eloquence dont la plus grande beauté conſiste dans la nobleſſe & la vivacité des expreſſions. C’eſt ainſi que Ciceron en uſa en mettant en Latin les Harangues qu’Eſchine & Démoſthene avoient prononcées l’un contre l’autre : Je les ai traduites en Orateur,** Nec converti ut Interpres, ſed ut Orator. De optimo genere Oratorum, Cap. 5. dit-il, & non en Interprete. Dans ces ſortes d’Ouvrages, un bon Traducteur profite de tous les avantages qui ſe préſentent, employant dans l’occaſion des Images plus fortes, des tours plus vifs, des expreſſions plus brillantes, & ſe donnant la liberté non ſeulement d’ajoûter certaines penſées, mais même d’en retrancher d’autres qu’il ne croit pas pouvoir mettre heureuſement en œuvre ; †Horat. De Arte Poëticâ. v. 149, 150. quæ deſperat tractata niteſcere poſſe, relinquit. Mais il eſt tout viſible qu’une pareille liberté ſeroit fort mal placée dans un Ouvrage de pur raiſonnement comme celui-ci, où une expreſſion trop foible ou trop forte déguiſe la Vérité, & l’empêche de ſe montrer à l’Eſprit dans ſa pureté naturelle. Je me ſuis donc fait une affaire de ſuivre ſcrupuleusement mon Auteur ſans m’en écarter le moins du monde ; & ſi j’ai pris quelque liberté (car on ne peut s’en paſſer) ç’a toûjours été ſous le bon plaiſir de M. Locke qui entend aſſez bien le François pour juger quand je rendois exactement ſa penſée, quoi que je priſſe un tour un peu différent de celui qu’il avoit pris dans ſa Langue. Et peut-être que ſans cette permiſſion je n’aurois oſé en bien des endroits prendre des libertez qu’il falloit prendre néceſſairement pour bien repréſenter la penſée de l’Auteur. Sur quoi il me vient dans l’Eſprit qu’on pourroit comparer un Traducteur avec un Plenipotentiaire. La Comparaiſon eſt magnifique, & je crains bien qu’on ne me reproche de faire un peu trop valoir un mêtier qui n’eſt pas en grand crédit dans le Monde. Quoi qu’il en ſoit, il me ſemble que le Traducteur & le Plenipotentiaire ne ſauroient bien profiter de tous leurs avantages, ſi leurs Pouvoirs ſont trop limitez. Je n’ai point à me plaindre de ce côté-là.

La ſeule liberté que je me ſuis donné ſans aucune reſerve, c’eſt de m’exprimer le plus nettement qu’il m’a été poſſible. J’ai mis tout en uſage pour cela. J’ai évité avec ſoin le ſtile figuré dès qu’il pouvoit jetter quelque confuſion dans l’Eſprit. Sans me mettre en peine de la meſure & de l’harmonie des Périodes, j’ai repeté le même mot toutes les fois que cette repetition pouvoit ſauver la moindre apparence d’équivoque ; je me ſuis ſervi, autant que j’ai pû m’en reſſouvenir, de tous les expédiens que nos Grammairiens ont inventé pour éviter les faux rapports. Toutes les fois que je n’ai pas bien compris une penſée en Anglois, parce qu’elle renfermoit quelque rapport douteux (car les Anglois ne ſont pas ſi scrupuleux que nous ſur cet article) j’ai tâché, après l’avoir compriſe, de l’exprimer ſi clairement en François, qu’on ne pût éviter de l’entendre. C’eſt principalement par la netteté que la Langue Françoiſe emporte le prix ſur toutes les autres Langues, ſans en excepter les Langues Savantes, autant que j’en puis juger. Et c’eſt pour cela, dit ** Dans ſa Rhetorique ou Art de Parler. Pag. 49 Edition d’Amſterdam, 1699. le P. Lami, qu’elle eſt plus propre qu’aucune autre pour traiter les Sciences parce qu’elle le fait avec une admirable clarté. Je n’ai garde de me figurer, que ma Traduction en ſoit une preuve, mais je puis dire que je n’ai rien épargné pour me faire entendre ; & que mes ſcrupules ont obligé M. Locke à exprimer en Anglois quantité d’endroits, d’une maniere plus préciſe & plus diſtincte qu’il n’avoit fait dans les trois premiéres Editions de ſon Livre.

Cependant, comme il n’y a point de Langue qui par quelque endroit ne ſoit inférieure à quelque autre, j’ai éprouvé dans cette Traduction ce que je ne ſavois autrefois que par ouï dire, que la Langue Angloiſe eſt beaucoup plus abondante en termes que la Françoiſe, & qu’elle s’accommode beaucoup mieux des mots tout-à-fait nouveaux. Malgré les Règles que nos Grammairiens ont preſcrites ſur ce dernier article, je crois qu’ils ne trouveront pas mauvais que j’aye employé des termes qui ne ſont pas fort connus dans le Monde, pour pouvoir exprimer des Idées toutes nouvelles. Je n’ai guere pris cette liberté que je n’en aye fait voir la néceſſité dans une petite Note. Je ne ſai ſi l’on ſe contentera de mes raiſons. Je pourrois m’appuyer de l’autorité du plus ſavant des Romains, qui, quelque jaloux qu’il fut de la pureté de ſa Langue, comme il paroit par ſes Diſcours de l’Orateur, ne put ſe diſpenſer de faire de nouveaux mots dans les Traitez Philoſophiques. Mais un tel exemple ne tire point à conſéquence pour moi, j’en tombe d’accord. Ciceron avoit le ſecret d’adoucir la rudeſſe de ces nouveaux ſons par le charme de ſon Eloquence, & dédommageoit bientôt ſon Lecteur par mille beaux tours d’expreſſion qu’il avoit à commandement. Mais s’il ne m’appartient pas d’autoriſer la liberté que j’ai priſe, par l’exemple de cet illuſtre Romain ; qu’on me permette d’imiter en cela nos Philoſophes Modernes qui ne font aucune difficulté de faire de nouveaux mots quand ils en ont beſoin ; comme il me ſeroit aiſé de le prouver, ſi la choſe en valoit la peine.

Au reſte, quoi que M. Locke ait l’honnêteté de témoigner publiquement qu’il approuve ma Traduction, je déclare que je ne prétens pas me prévaloir de cette Approbation. Elle ſignifie tout au plus qu’en gros je ſuis entré dans ſon ſens, mais elle ne garantit point les fautes particuliéres qui peuvent m’être échapées. Malgré toute l’attention que M. Locke a donné à la lecture que je lui ai faite de ma Traduction avant que de l’envoyer à l’imprimeur, il peut fort bien avoir laiſſé paſſer des expreſſions qui ne rendent pas exactement ſa penſée. L’Errata en eſt une bonne preuve. Les fautes que j’y ai marquées, (outre celles qui doivent être miſes ſur le compte de l’Imprimeur) ne ſont pas toutes également conſiderables ; mais il y en a qui gâtent entiérement le ſens. C’eſt pourquoi l’on fera bien de les corriger toutes, avant que de lire l’Ouvrage, pour n’être pas arrêté inutilement. Je ne doute pas qu’on n’en découvre pluſieurs autres. Mais quoi qu’on penſe de cette Traduction, je m’imagine que j’y trouverai encore plus de défauts que bien des Lecteurs, plus éclairez que moi, parce qu’il n’y a pas apparence qu’ils s’aviſent de l’examiner avec autant de ſoin que j’ai réſolu de faire.


AVIS
SUR CETTE
TROISIEME EDITION.



QUoique dans la Premiére Edition Françoiſe de cet Ouvrage, M. Locke m’eût laiſſé une entiére liberté d’employer les tours que je jugerois les plus propres à exprimer ſes penſées, & qu’il entendît aſſez bien le genie de la Langue Françoiſe pour ſentir ſi mes expreſſions répondoient exactement à ſes idées, j’ai trouvé, en lui reliſant ma Traduction imprimée, & après l’avoir, depuis, examinée avec ſoin, qu’il y avoit bien des endroits à reformer tant à l’égard du ſtile qu’à l’égard du ſens. Je dois encore un bon nombre de corrections à la critique pénétrante d’un des plus ſolides Ecrivains de ce ſiecle, l’illuſtre M. BARBEYRAC, qui ayant lû ma Traduction avant même qu’il entendit l’Anglois, y découvrit des fautes, & me les indiqua avec cette aimable politeſſe qui eſt inſeparable d’un Eſprit modeſte & d’un cœur bien fait.

En reliſant l’Ouvrage de M. Locke, j’ai été frappé d’un défaut que bien des gens y ont obſervé depuis long-temps : ce ſont les repetitions inutiles. M. Locke a preſſenti l’Objection ; & pour justifier les repetitions dont il a groſſi ſon Livre, il nous dit dans la Préface, qu’une même notion ayant differens rapports peut être propre ou néceſſaire à prouver ou à éclaircir differentes parties d’un même diſcours, & que, s’il a repeté les mêmes argumens, ç’a été dans des vuës differentes. L’excuſe eſt bonne en général : mais il reſte bien des repetitions qui ne ſemblent pas pouvoir être pleinement juſtifiées par-là.

Quelques perſonnes d’un goût très délicat m’ont extrêmement fellicité à retrancher absolument ces ſortes de repetitions qui paroiſſent plus propres à fatiguer qu’à éclairer l’Eſprit du Lecteur : mais je n’ai pas oſé tenter l’avanture. Car outre que l’entrepriſe me ſembloit trop pénible, j’ai conſideré qu’au bout du compte la plûpart des gens me blâmeroient d’avoir pris cette licence, par la raiſon qu’en retranchant ces repetitions, j’aurois fort bien pû laiſſer échapper quelque reflexion, ou quelque raiſonnement de l’Auteur. Je me ſuis donc entierement borné à retoucher mon ſtile, & à redreſſer tous les Paſſages où j’ai cru n’avoir pas exprimé la penſée de l’Auteur avec aſſez de préciſion. Ces Corrections avec des Additions très-importantes faites par M. Locke, qu’il me communiqua lui-même, & qui n’ont été imprimées en Anglois qu’après ſa mort, ont mis la Seconde Edition fort au deſſus de la Prémiére, & par conſéquent, de la Reimpreſſion qui en a été faite en 1723. en quelque Ville de Suiſſe qu’on n’a pas voulu nommer dans le Titre. Et voici maintenant une Troisiéme Edition qui ſera lui de beaucoup ſuperieure par les nouveaux avantages qu’elle a sur la ſeconde : car j’ai encore trouvé plusieurs Paſſages qui avoient beſoin d’être ou plus vivement ou plus exactement exprimez, & quelques-uns même où j’avois mal pris la penſée de l’Auteur.

Pour rendre la Seconde Edition plus complette, j’avois d’abord réſolu d’inſerer en leur place des Extraits fidelles de tout ce que M. Locke avoit publié dans ſes Réponſes au Docteur Stillingfleet pour défendre ſon Essai contre les Objections de ce Prélat. Mais en parcourant ces Objections, j’ai trouvé qu’elles ne contenoient rien de ſolide contre cet Ouvrage ; & que les Réponſes de M. Locke tendoient plûtôt à confondre son Antagoniſte qu’à éclaircir ou à confirmer la Doctrine de ſon Livre. J’excepte les Objections du Docteur Stillingfleet contre ce que M. Locke a dit dans ſon Eſſai (Liv. IV. ch. III. §. 6.) qu’on ne ſauroit être aſſuré que Dieu ne peut point donner à certains amas de matiere, diſpoſez comme il le trouve à propos, la Puiſſance d’appercevoir, & de penſer. Comme c’eſt une Question curieuſe, j’ai mis ſous ce Paſſage tout ce que M. Locke a imaginé ſur ce ſujet dans ſa Réponſe au Docteur Stillingfleet. Pour cet effet, j’ai tranſcrit une bonne partie de l’Extrait de cette Réponſe, imprimé dans les Nouvelles de la Republique des Lettres en 1699. Mois d’Octobre, p.363. &c. & Mois de Novembre. p. 497. &c. Et comme j’avois compoſé moi-même cet Extrait, j’y ai changé, corrigé, ajoûté & retranché pluſieurs choſes, après l’avoir comparé de nouveau avec les Pieces Originales d’où je l’avois tiré.

Enfin pour tranſmettre à la Poſterité (ſi ma Traduction peut aller juſque-là) le Caractere de M. Locke tel que je l’ai conçu après avoir paſſé avec lui les ſept derniéres années de ſa vie, je mettrai ici une eſpèce d’Eloge Hiſtorique de cet excellent Homme, que je compoſai peu de temps après ſa mort. Je ſai que mon ſuffrage, confondu avec tant d’autres d’un prix infiniment ſuperieur, ne ſauroit être d’un grand poids. Mais s’il eſt inutile à la gloire de M. Locke, il ſervira du moins à témoigner qu’ayant vu & admiré ſes belles qualitez, je me ſuis fait un plaiſir d’en perpetuer la memoire.


ELOGE DE M. LOCKE


Contenu dans une Lettre du Traducteur à l’Auteur des Nouvelles de la Republique des Lettres, à l’occaſion de la mort de M. Locke, & inſerée dans ces Nouvelles, Mois de Fevrier 1705. pag. 154.


MONSIEUR,



VOus venez d’apprendre la mort de l’illuſtre M. Locke. C’eſt une perte génerale. Auſſi eſt-il regretté de tous les gens de bien, de tous ſinceres Amateurs de la Vérité, auxquels ſon Caractére étoit connu. On peut dire qu’il étoit né pour le bien des hommes. C’eſt à quoi ont tendu la plûpart de ſes Actions : & je ne ſai ſi durant ſa vie il s’eſt trouvé en Europe d’homme qui ſe ſoit appliqué plus ſincerement à ce noble deſſein, & qui l’ait executé ſi heureusement.

Je ne vous parlerai point du prix de ſes Ouvrages. L’eſtime qu’on en fait, & qu’on en fera tant qu’il y aura du Bon-Sens & de la Vertu dans le Monde ; le bien qu’ils ont procuré ou à l’Angleterre en particulier, ou en général à tous ceux qui s’attachent ſérieuſement à la recherche de la Vérité, & à l’étude du Chriſtianiſme, en fait le véritable Eloge. L’Amour de la Vérité y paroit viſiblement par-tout. C’eſt dequoi conviennent tous ceux qui les ont lûs. Car ceux-là même qui n’ont pas goûté quelques-uns des Sentimens de M. Locke lui ont rendu cette juſtice, que la maniére dont il les défend, fait voir qu’il n’a rien avancé dont il ne fût ſincerement convaincu lui-même. Ses Amis lui ont rapporté cela de pluſieurs endroits : Qu’on objecte après cela, répondoit-il, tout ce qu’on voudra contre mes Ouvrages ; je ne m’en mets point en peine. Car puis qu’on tombe d’accord que je n’y avance rien que je ne croye véritable, je me ferai toûjours un plaiſir de préferer la Vérité à toutes mes opinions, dès que je verrai par moi-même ou qu’on me fera voir qu’elles n’y ſont pas conformes. Heureuſe diſpoſition d’Eſprit, qui, je m’aſſûre, a plus contribué, que la pénétration de ce beau Genie, à lui faire découvrir ces grandes & utiles Véritez qui ſont répandües dans ſes Ouvrages !

Mais ſans m’arrêter plus long-tems à conſiderer M. Locke ſous la qualité d’Auteur, qui n’eſt propre bien ſouvent qu’à maſquer le véritable naturel de la Perſonne, je me hâte de vous le faire voir par des endroits bien plus aimables & qui vous donneront une plus haute idée de ſon Mérite.

M. Locke avoit une grande connoiſſance du Monde & des affaires du Monde. Prudent ſans être fin, il gagnoit l’eſtime des hommes par ſa probité, & étoit toûjours à couvert des attaques d’un faux Ami, ou d’un lâche Flatteur. Eloigné de toute baſſe complaiſance ; ſon habileté, ſon expérience, ſes maniéres douces & civiles le faiſoient reſpecter de ſes Inferieurs, lui attiroient l’eſtime de ſes Egaux, l’amitié & la confiance des plus grands Seigneurs.

Sans s’ériger en Docteur, il inſtruiſoit par ſa conduite. Il avoit été d’abord aſſez porté à donner des conſeils à ſes Amis qu’il croyoit en avoir beſoin : mais enfin ayant reconnu que les bons Conſeils ne ſervent point à rendre les gens plus ſages, il devint beaucoup plus retenu ſur cet article. Je lui ai ſouvent entendu dire que la prémiere fois qu’il ouït cette Maxime, elle lui avoit paru fort étrange, mais que l’experience lui en avoit montré clairement la vérité. Par Conſeils il faut entendre ici ceux qu’on donne à des gens qui n’en demandent point. Cependant quelque deſabuſé qu’il fût de l’eſperance de redreſſer ceux à qui il voyoit prendre de fauſſes meſures ; ſa bonté naturelle, l’averſion qu’il avoit pour le déſordre, & l’intérêt qu’il prenoit en ceux qui étoient autour de lui, le forçoient, pour ainſi dire, à rompre quelquefois la réſolution qu’il avoit priſe de les laiſſer en repos ; & à leur donner les avis qu’il croyoit propres à les ramener : mais c’étoit toûjours d’une maniére modeſte, & capable de convaincre l’Eſprit par le ſoin qu’il prenoit d’accompagner ſes avis de raiſons ſolides qui ne lui manquoient jamais au beſoin.

Du reſte, M. Locke étoit fort liberal de ſes avis lors qu’on les lui demandoit : & l’on ne le conſultoit jamais en vain. Une extréme vivacité d’Eſprit, l’une de ſes Qualitez dominantes, en quoi il n’a peut-être eu jamais d’égal, ſa grande experience & le deſir ſincere qu’il avoit d’être utile à tout le monde, lui fourniſſoient bientôt les expediens les plus juſtes & les moins dangereux. Je dis les moins dangereux ; car ce qu’il ſe propoſoit avant toutes choſes, étoit de ne faire aucun mal à ceux qui le conſultoient. C’étoit une de ſes Maximes favorites qu’il ne perdoit jamais de vûë dans l’occaſion.

Quoi que M. Locke aimât ſur-tout les véritez utiles ; qu’il en nourrît ſon Eſprit ; & qu’il fût bien aiſe d’en faire le sujet de ſes Converſations, il avoit accoûtumé de dire, que pour employer utilement une partie de cette vie à des occupations ſerieuſes, il falloit en paſſer une autre à de ſimples divertiſſemens ; & lors que l’occaſion s’en préſentoit naturellement, il s’abandonnoit avec plaiſir aux douceurs d’une Converſation libre & enjoûée. Il ſavoit pluſieurs Contes agréables dont il ſe ſouvenoit à propos ; & ordinairement il les rendoit encore plus agréables par la manière fine & aiſée dont il les racontoit. Il aimoit aſſez la raillerie, mais une raillerie délicate, & tout-à-fait innocente.

Perſonne n’a jamais mieux entendu l’art de s’accommoder à la portée de toute ſorte d’Eſprits ; qui eſt, à mon avis, l’une des plus ſûres marques d’un grand genie.

Une de ſes addreſſes dans la Converſation étoit de faire parler les gens ſur ce qu’ils entendoient le mieux. Avec un jardinier il s’entretenoit de jardinage, avec un Joaillier de pierreries, avec un Chimiſte de Chimie, &c. « Par-là, diſoit-il lui-même, je plais à tous ces gens-là, qui pour l’ordinaire ne peuvent parler pertinemment d’autre choſe. Comme ils voyent que je fais cas de leurs occupations, ils ſont charmés de me faire voir leur habileté ; & moi, je profite de leur entretien ». Effectivement, M. Locke avoit acquis par ce moyen une aſſez grande connoiſſance de tous les Arts ; & s’y perfectionoit tous les jours. Il diſoit auſſi, que la connoiſſance des Arts contenoit plus de véritable Philoſophie que toutes ces belles & ſavantes Hypotheſes, qui n’ayant aucun rapport avec la nature des choses ne ſervent au fond qu’à faire perdre du tems à les inventer ou à les comprendre. Mille fois j’ai admiré comment par differentes interrogations qu’il faiſoit à des gens de métier, il trouvoit le ſecret de leur Art qu’ils n’entendoient pas eux-mêmes, & leur fourniſſoit fort ſouvent des vûës toutes nouvelles qu’ils étoient quelquefois bien aiſes de mettre à profit.

Cette facilité que M. Locke avoit à s’entretenir avec toute ſorte de perſonnes, le plaiſir qu’il prenoit à le faire, ſurprenoit d’abord ceux qui lui parloient pour la prémiere fois. Ils étoient charmez de cette condeſcendance, aſſez rare dans les gens de Lettres, qu’ils attendoient ſi peu d’un homme que ſes grandes qualitez élevoient ſi fort au deſſus de la plûpart des autres hommes. Bien des gens qui ne le connoiſſoient que par ſes Ecrits, ou par la reputation qu’il avoit d’être un des prémiers Philoſophes du ſiécle, s’étant figuré par avance, que c’étoit un de ces Eſprits tout occupez d’eux-mêmes & de leurs rares ſpeculations, incapables de ſe familiariſer avec le commun des hommes, d’entrer dans leurs petits intérêts, de s’entretenir des affaires ordinaires de la vie, étoient tout étonnez de trouver un homme affable, plein de douceur, d’humanité, d’enjoûment, toûjours prêt à les écouter, à parler avec eux des choſes qui leur étoient le plus connuës, bien plus empreſſé à s’inſtruire de ce qu’ils ſavoient mieux que lui, qu’à leur étaler ſa Science. Je connois un bel Eſprit en Angleterre qui fut quelque tems dans la même prévention. Avant que d’avoir vu M. Locke, il ſe l’étoit repreſenté ſous l’idée d’un de ces Anciens Philoſophes à longue barbe, ne parlant que par ſentences, négligé dans ſa perſonne, ſans autre politeſſe que celle que peut donner la bonté du naturel, eſpéce de politeſſe quelquefois bien groſſiére, & bien incommode dans la Societé civile. Mais dans une heure de converſation, revenu entierement de ſon erreur à tous ces égards il ne put s’empêcher de faire connoitre qu’il regardait M. Locke comme un homme des plus polis qu’il eût jamais vû. Ce n’eſt pas un Philoſophe toûjours grave, toûjours renfermé dans ſon caractére, comme je me l’étois figuré : c’eſt, dit-il, un parfait homme de Cour, autant aimable par ſes maniéres civiles & obligeantes, qu’admirable par la profondeur & la délicateſſe de ſon genie.

M. Locke étoit ſi éloigné de prendre ces airs de gravité, par où certaines gens, ſavans & non ſavans, aiment à ſe diſtinguer du reſte des hommes, qu’il les regardoit au contraire comme une marque infaillible d’impertinence. Quelquefois même il ſe divertiſſoit à imiter cette Gravité concertée, pour la tourner plus agréablement en ridicule ; & dans ces rencontres il ſe ſouvenoit toûjours de cette Maxime du Duc de la Rochefoucault, qu’il admiroit ſur toutes les autres, La Gravité eſt un myſtere du Corps inventé pour cacher les défauts de l’Eſprit. Il aimoit auſſi à confirmer ſon ſentiment ſur cela par celui du fameux Comte de ** Chancelier d’Angleterre ſous le Regne de Charles II. Shaftsbury à qui il prenoit plaiſir de faire honneur de toutes les choſes qu’il croyoit avoir appriſes dans ſa Converſation.

Rien ne le flattoit plus agréablement que l’eſtime que ce Seigneur conçut pour lui preſque auſſi-tôt qu’il l’eut vû, & qu’il conſerva depuis, tout le reſte de ſa vie. Et en effet rien ne met dans un plus beau jour le mérite de M. Locke que cette eſtime conſtante qu’eut pour lui Mylord Shaftsbury, le plus grand Genie de ſon Siécle, ſuperieur à tant de bons Eſprits qui brilloient de ſon tems à la Cour de Charles II. non ſeulement par ſa fermeté, par ſon intrepidité à ſoutenir les véritables intérêts de ſa Patrie, mais encore par ſon extrême habileté dans le manîment des affaires les plus épineuſes. Dans le tems que M. Locke étudioit à Oxford, il ſe trouva par accident dans ſa compagnie ; & une ſeule converſation avec ce grand homme lui gagna ſon eſtime & ſa confiance à tel point que bien-tôt après Mylord Shaftsbury le retint auprès de lui pour y reſter auſſi long-tems que la ſanté ou les affaires de M. Locke le lui pourraient permettre. Ce Comte excelloit ſur-tout à connoitre les hommes. Il n’étoit pas poſſible de ſurprendre ſon eſtime par des qualitez médiocres ; c’eſt dequoi ſes ennemis même n’ont jamais diſconvenu. Que ne puis-je d’un autre côté vous faire connoître la haute idée que M. Locke avoit du mérite de ce Seigneur ? Il ne perdoit aucune occaſion d’en parler ; & cela d’un ton qui faiſoit bien ſentir, qu’il étoit fortement perſuadé de ce qu’il en diſoit. Quoi que Mylord Shaftsbury n’eût pas donné beaucoup de tems à la lecture, rien n’étoit plus juſte, au rapport de M. Locke, que le jugement qu’il faiſoit des Livres qui lui tomboient entre les mains. Il déméloit en peu de tems le deſſein d’un Ouvrage, & ſans ſ’attacher beaucoup aux paroles qu’il parcouroit avec une extrême rapidité, il découvroit bien-tôt ſi l’Auteur étoit maître de ſon ſujet, & ſi ſes raiſonnemens étoient exacts. Mais M. Locke admiroit ſur-tout en lui, cette pénétration, cette préſence d’Eſprit qui lui fourniſſoit toûjours les expediens les plus utiles dans les cas les plus deſeſperez, cette noble hardieſſe qui éclatoit dans tous ſes Diſcours Publics, toûjours guidée par un jugement ſolide, qui ne lui permettant de dire que ce qu’il devoit dire, régloit toutes ſes paroles, & ne laiſſoit aucune priſe à la vigilance de ſes Ennemis.

Durant le tems que M. Locke vêcut avec cet illuſtre Seigneur, il eut l’avantage de connoitre tout ce qu’il y avoit en Angleterre de plus fin, de plus ſpirituel & de plus poli. C’eſt alors qu’il ſe fit entièrement à ces maniéres douces & civiles qui ſoûtenuës d’un langage aiſé & poli, d’une grande connoiſſance du Monde, & d’une vaſte étenduë d’Eſprit, ont rendu ſa converſation ſi agréable à toute ſorte de perſonnes. C’eſt alors ſans doute qu’il le forma aux grandes affaires dont il a paru ſi capable dans la ſuite.

Je ne ſai ſi ſous le Roi Guillaume, le mauvais état de ſa ſanté lui fit refuſer d’aller en Ambaſſade dans une des plus conſiderables Cours de l’Europe. Il eſt certain du moins, que ce grand Prince le jugea digne de ce poſte ; & perſonne ne doute qu’il ne l’eût rempli glorieuſement.

Le même Prince lui donna après cela, une place parmi les Seigneurs Commiſſaires qu’il établit pour avancer l’intérêt du Negoce & des Plantations, M. Locke exerça cet emploi durant pluſieurs années ; & l’on dit (abſit invidia verbo) qu’il étoit comme l’Ame de ce noble Corps. Les Marchands les plus experimentez admiroient qu’un homme qui avoit paſſé ſa vie à l’étude de la Medecine, des Belles Lettres, ou de la Philoſophie, eût des vuës plus étenduës & plus ſûres qu’eux ſur une choſe à quoi ils s’étoient uniquement appliquez dès leur premiére jeuneſſe. Enfin lorſque M. Locke ne put plus paſſer l’Eté à Londres ſans expoſer ſa vie, il alla ſe demettre de cette Charge entre les mains du Roi, par la raiſon que ſa ſanté ne pouvoit plus lui permettre de reſter long-tems à Londres. Cette raiſon n’empêcha pas le Roi de ſolliciter M. Locke à conſerver ſon Poſte, après lui avoir dit expreſſément qu’encore qu’il ne pût demeurer à Londres que quelques Semaines, ſes ſervices dans cette Place ne laiſſeroient pas de lui être fort utiles : Mais il ſe rendit enfin aux inſtances de M. Locke, qui ne pouvoit ſe réſoudre à garder un Emploi auſſi important que celui-là, ſans en faire les fonctions avec plus de régularité. Il forma & executa ce deſſein ſans en dire mot à qui que ce ſoit, évitant par une généroſité peu commune ce que d’autres auroient recherché fort ſoigneuſement. Car en faiſant ſavoir qu’il étoit prêt à quitter cet Emploi, qui lui portait mille Livres ſterling de revenu, il lui étoit aiſé d’entrer dans une eſpèce de compoſition avec tout Prétendant, qui averti en particulier de cette nouvelle & appuyé du crédit de M. Locke auroit été par-là en état d’emporter la place vacante ſur toute autre perſonne. On ne manqua pas de le lui dire, & même en forme de reproche. Je le ſavois bien, répondit-il ; mais ç’a été pour cela même que je n’ai pas voulu communiquer mon deſſein à personne. J’avois reçu cette Place du Roi, j’ai voulu la lui remettre pour qu’il en pût diſpoſer ſelon ſon bon-plaiſir.

Une choſe que ceux qui ont vécu quelque tems avec M. Locke, n’ont pu s’empêcher de remarquer en lui, c’eſt qu’il prenoit plaiſir à faire uſage de ſa Raiſon dans tout ce qu’il faiſoit : & rien de ce qui eſt accompagné de quelque utilité, ne lui paroiſſoit indigne de ſes ſoins ; de ſorte qu’on peut dire de lui, comme on l’a dit de la Reine Elizabeth, qu’il n’étoit pas moins capable des petites que des grandes choſes. Il diſoit ordinairement lui-même qu’il y avoit de l’art à tout ; & il étoit aiſé de s’en convaincre, à voir la maniére dont il ſe prenoit à faire les moindres choſes, toujours fondée ſur quelque bonne raiſon. Je pourrois entrer ici dans un détail qui ne déplairoit peut-être pas à bien des gens. Mais les bornes que je me ſuis preſcrites, & la crainte de remplir trop de pages de votre Journal ne me le permettent pas.

M. Locke aimoit ſur tout l’Ordre ; & il avoit trouvé le moyen de l’obſerver en toutes choſes avec une exactitude admirable.

Comme il avoit toûjours l’utilité en vûë dans toutes ſes recherches, il n’eſtimoit les occupations des hommes qu’à proportion du bien qu’elles ſont capables de produire : c’eſt pourquoi il ne faiſoit pas grand cas de ces Critiques, purs Grammairiens qui conſument leur vie à comparer des mots & des phraſes, & à ſe déterminer ſur le choix d’une diverſité de lecture à l’égard d’un paſſage qui ne contient rien de fort important. Il goûtoit encore moins les Diſputeurs de profeſſion qui uniquement occupez du deſir de remporter la victoire, ſe cachent ſous l’ambiguité d’un terme pour mieux embarraſſer leurs adverſaires. Et lors qu’il avoit à faire à ces ſortes de gens s’il ne prenoit par avance une forte réſolution de ne pas ſe fâcher, il s’emportoit bien-tôt. Et en général il eſt certain qu’il étoit naturellement aſſez ſujet à la colere. Mais ces accès ne lui duroient pas long-tems. S’il conſervoit quelque reſſentiment, ce n’étoit que contre lui-même, pour s’être laiſſé aller à une paſſion ſi ridicule, & qui, comme il avoit accoûtumé de le dire, peut faire beaucoup de mal, mais n’a jamais fait aucun bien. Il ſe blâmoit lui-même de cette foibleſſe. Sur quoi il me ſouvient que deux ou trois ſemaines avant ſa mort, comme il étoit aſſis dans un Jardin à prendre l’air par un beau Soleil, dont la chaleur lui plaiſoit beaucoup, & qu’il mettoit à profit en faiſant tranſporter ſa chaiſe vers le Soleil à meſure qu’elle ſe couvroit d’ombre, nous vinmes à parler d’Horace, je ne ſai à quelle occaſion, & je rappellai ſur cela ces vers où il dit de lui-même qu’il étoit

————————— Solibus aptum ;
Iraſci celerem tamen ut placabilis eſſem.

« qu’il aimoit la chaleur du Soleil, & qu’étant naturellement prompt & colere il ne laiſſoit pas d’être facile à appaiſer ». M. Locke repliqua d’abord que s’il oſoit ſe comparer à Horace par quelque endroit, il lui reſſembloit parfaitement dans ces deux choſes. Mais afin que vous ſoyez moins ſurpris de ſa modeſtie en cette occaſion, je ſuis obligé de vous dire tout d’un tems qu’il regardoit Horace comme un des plus ſages & des plus heureux Romains qui ayent vêcu du tems d’Auguſte, par le ſoin qu’il avoit eu de ſe conſerver libre d’ambition & d’avarice, de borner ſes deſirs, & de gagner l’amitié des plus grands hommes de ſon ſiécle, ſans vivre dans leur dépendance.

M. Locke n’approuvoit pas non plus ces Ecrivains qui ne travaillent qu’à détruire, ſans rien établir eux-mêmes. « Un bâtiment, diſoit-il, leur déplait. Ils y trouvent de grands défauts : qu’ils le renverſent, à la bonne heure, pourvû qu’ils tâchent d’en élever un autre à la place, s’il eſt possible ».

Il conſeilloit qu’après qu’on a médité quelque choſe de nouveau, on le jettât au plûtôt ſur le papier, pour en pouvoir mieux juger en le voyant tout enſemble ; parce que l’Eſprit humain n’eſt pas capable de retenir clairement une longue ſuite de conſéquences, & de voir nettement le rapport de quantité d’idées differentes. D’ailleurs il arrive ſouvent, que ce qu’on avoit le plus admiré, à le conſiderer en gros & d’une maniére confuſe, paroît ſans conſiſtence & tout-à-fait inſoûtenable dès qu’on en voit diſtinctement toutes les parties.

M. Locke conſeilloit auſſi de communiquer toûjours ſes penſées à quelque Ami, ſur-tout ſi l’on ſe propoſoit d’en faire part au Public ; & c’eſt ce qu’il obſervoit lui-même très-religieuſement. Il ne pouvoit comprendre, qu’un Etre d’une capacité auſſi bornée que l’Homme, auſſi ſujet à l’Erreur, eût la confiance de négliger cette précaution.

Jamais homme n’a mieux employé ſon tems que M. Locke. Il y paroît par les Ouvrages qu’il a publiez lui-même ; & peut-être qu’on en verra un jour de nouvelles preuves, Il a paſſé les quatorze ou quinze derniéres années de ſa vie à Oates, Maiſon de Campagne de Mr. le Chevalier Masham, à vingt-cinq milles de Londres dans la Province d’Eſſex. Je prens plaiſir à m’imaginer que ce Lieu, ſi connu à tant de gens de mérite que j’ai vû s’y rendre de pluſieurs endroits de l’Angleterre pour viſiter M. Locke, ſera fameux dans la Poſterité par le long ſéjour qu’y a fait ce grand homme. Quoi qu’il en ſoit, c’eſt-là que jouïſſant quelquefois de l’entretien de ſes Amis, & conſtamment de la compagnie de Madame Masham, pour qui M. Locke avoit conçu depuis long-tems, une eſtime & une amitié toute particuliére, (malgré tout le mérite de cette Dame, elle n’aura aujourd’hui de moi que cette louange) il goûtoit des douceurs qui n’étoient interrompuës que par le mauvais état d’une ſanté foible & délicate. Durant cet agréable ſéjour, il s’attachoit ſur-tout à l’étude de l’Ecriture Sainte ; & n’employa preſque à autre choſe les derniéres années de ſa vie. Il ne pouvoit ſe laſſer d’admirer les grandes vûës de ce ſacré Livre, & le juſte rapport de toutes ſes parties : il y faiſoit tous les jours des découvertes qui lui fourniſſoient de nouveaux ſujets d’admiration. Le bruit eſt grand en Angleterre que ces découvertes ſeront communiquées au Public. Si cela eſt, tout le monde aura, je m’aſſûre, une preuve bien évidente de ce qui a été remarqué par tous ceux qui ont été auprès de M. Locke juſqu’à la fin de ſa vie, je veux dire que ſon Eſprit n’a jamais ſouffert aucune diminution, quoi que ſon Corps s’affoiblît de jour en jour d’une maniére aſſez ſenſible.

Ses forces commencérent à défaillir plus viſiblement que jamais, dès l’entrée de l’Eté dernier, Saiſon, qui les années précedentes avoit toûjours redonné quelques dégrez de vigueur. Dès-lors il prévit que la fin étoit fort proche. Il en parloit même aſſez ſouvent, mais toûjours avec beaucoup de ſerenité, quoi qu’il n’oubliât d’ailleurs aucune des précautions que ſon habileté dans la Medecine pouvoit lui fournir pour ſe prolonger la vie. Enfin ſes jambes commencerent à s’enfler ; & cette enflure augmentant tous les jours, ſes forces diminuerent à vûë d’œil. Il s’apperçut alors du peu de tems qui lui reſtoit à vivre ; & ſe diſpoſa à quitter ce Monde, pénétré de reconnoiſſance pour toutes les graces que Dieu lui avoit faites, dont il prenoit plaiſir à faire l’énumeration à ſes Amis, plein d’une ſincere reſignation à ſa Volonté, & d’une ferme eſpérance en ſes promeſſes, fondées ſur la parole de Jeſus-Chriſt envoyé dans le Monde pour mettre en lumiére la vie & l’immortalité par ſon Evangile.

Enfin les forces lui manquerent à tel point que le vingt-ſixième d’Octobre (1704.) deux jours avant ſa mort, l’étant allé voir dans ſon Cabinet, je le trouvai à genoux, mais dans l’impuiſſance de ſe relever de lui-même.

Le lendemain, quoi qu’il ne fût pas plus mal, il voulut reſter dans le lit. Il eut tout ce jour-là plus de peine à reſpirer que jamais : & vers les cinq heures du ſoir il lui prit une ſueur accompagnée d’une extrême foibleſſe qui fit craindre pour ſa vie. Il crut lui-même qu’il n’étoit pas loin de ſon dernier moment. Alors il recommanda qu’on ſe ſouvînt de lui dans la Priere du ſoir : là-deſſus Madame Masham lui dit que s’il le vouloit, toute la Famille viendroit prier Dieu dans ſa Chambre. Il répondit qu’il en ſeroit fort aiſe ſi cela ne donnoit pas trop d’embarras. On s’y rendit donc & on pria en particulier pour lui. Après cela il donna quelques ordres avec une grande tranquillité d’eſprit ; & l’occaſion s’étant préſentée de parler de la Bonté de Dieu, il exalta ſur-tout l’amour que Dieu a témoigné aux hommes en les juſtifiant par la foi en Jeſus-Chriſt. Il le remercia en particulier de ce qu’il l’avoit appellé à la connoiſſance de ce divin Sauveur. Il exhorta tous ceux qui ſe trouvaient auprès de lui de lire avec ſoin l’Ecriture Sainte, & de s’attacher ſincerement à la pratique de tous leurs devoirs, ajoûtant expreſſément, que par ce moyen ils ſeroient plus heureux dans ce Monde ; & qu’ils s’aſſûreroient la poſſeſſion d’une éternelle félicité dans l’autre. Il paſſa toute la nuit ſans dormir. Le lendemain, il ſe fit porter dans ſon Cabinet, car il n’avoit plus la force de ſe ſoûtenir ; & là ſur un fauteuil & dans une eſpèce d’aſſoupiſſement, quoi que maître de ſes penſées, comme il paroiſſoit par ce qu’il diſoit de tems en tems, il rendit l’Eſprit vers les trois heures après midi le 28me d’Octobre vieux ſtyle.

Je vous prie, Monſieur, ne prenez pas ce que je viens de vous dire du caractére de M. Locke pour un Portrait achevé. Ce n’eſt qu’un foible crayon de quelques-unes de ſes excellentes qualitez. J’apprens qu’on en verra bien-tôt une Peinture faite de main de Maître. C’eſt là que je vous renvoye. Bien des traits m’ont échappé, j’en ſuis ſûr ; mais j’oſe dire que ceux que je viens de vous tracer, ne ſont point embellis par de fauſſes couleurs, mais tirez fidellement ſur l’Original.

Je ne dois pas oublier une particularité du Teſtament de M. Locke dont il eſt important que la Republique des Lettres ſoit informée ; c’eſt qu’il y découvre quels ſont les Ouvrages qu’il avoit publiez ſans y mettre ſon nom. Et voici à quelle occaſion. Quelque tems avant ſa mort, le Docteur Hudſon qui eſt chargé du ſoin de la Bibliotheque Bodleienne à Oxford, l’avoit prié de lui envoyer tous les Ouvrages qu’il avoit donnez au Public, tant ceux où ſon nom paroiſſoit, que ceux où il ne paroiſſoit pas, pour qu’ils fuſſent tous placez dans cette fameuſe Bibliotheque. M. Locke ne lui envoya que les prémiers ; mais dans ſon Teſtament il déclare qu’il eſt réſolu de ſatisfaire pleinement le Docteur Hudſon ; & pour cet effet il legue à la Bibliotheque Bodleïenne, un Exemplaire du reſte de ſes Ouvrages où il n’avoit pas mis ſon nom, ſavoir une[2] Lettre Latine ſur la Tolerance, imprimée à Tergou, & traduite quelque tems après en Anglois à l’inſû de M. Locke ; deux autres Lettres ſur le même ſujet, deſtinées à repouſſer des Objections faites contre la Premiére ; le Chriſtianisme Raiſonnable[3], avec deux Défenſes[4] de ce Livre ; & deux Traitez ſur le Gouvernement Civil. Voilà tous les Ouvrages anonymes dont M. Locke ſe reconnoit l’Auteur.

Au reſte, je ne vous marque point à quel âge il eſt mort, parce que je ne le ſai point. Je lui ai ouï dire pluſieurs fois qu’il avoit oublié l’année de ſa naiſſance ; mais qu’il croyoit l’avoir écrit quelque part. On n’a pu le trouver encore parmi ſes papiers ; mais on s’imagine avoir des preuves qu’il a vécu environ ſoixante & ſeize ans.

Quoi que je ſois depuis quelque tems à Londres, Ville féconde en Nouvelles Litteraires, je n’ai rien de nouveau à vous mander. Depuis que M. Locke a été enlevé de ce Monde, je n’ai preſque penſé à autre choſe qu’à la perte de ce grand homme, dont la mémoire me ſera toûjours précieuſe : heureux ſi comme je l’ai admiré pluſieurs années que j’ai été auprès de lui, je pouvois l’imiter par quelque endroit. Je ſuis de tout mon cœur, Monſieur, &c.


A Londres ce 10. de
  Decembre 1704.


PRÉFACE
DE
L’AUTEUR



VOici cher Lecteur, ce qui a fait le divertiſſement de quelques heures de loiſir que je n’étois pas d’humeur d’employer à autre choſe. Si cet Ouvrage a le bonheur d’occuper de la même maniére quelque petite partie d’un temps où vous ſerez bien aiſe de vous relâcher de vos affaires plus importantes, & que vous preniez ſeulement la moitié tant de plaiſir à le lire que j’en ai eu à le compoſer, vous n’aurez pas, je croi, plus de regret à votre argent que j’en ai eu à ma peine. N’allez pas prendre ceci pour un Eloge de mon Livre, ni vous figurer que, puisque j’ai pris du plaiſir à le faire, je l’admire à préſent qu’il eſt fait. Vous auriez tort de m’attribuer une telle penſée. Quoi que celui qui chaſſe aux Alouettes ou aux Moineaux, n’en puiſſe pas retirer un grand profit, il ne ſe divertit pas moins que celui qui court un Cerf ou un Sanglier. D’ailleurs, il faut avoir fort peu de connoiſſance du ſujet de ce Livre, je veux dire l’E N T E N D E M E N T, pour ne pas ſavoir, que, comme c’eſt la plus ſublime Faculté de l’Ame, il n’y en a point auſſi dont l’exercice ſoit accompagné d’une plus grande & plus conſtante ſatisfaction. Les recherches où l’Entendement s’engage pour trouver la Vérité, ſont une eſpèce de chaſſe, où la pourſuite même fait une grande partie du plaiſir.

Chaque pas que l’Eſprit fait dans la Connoiſſance, eſt une eſpèce de découverte qui eſt non ſeulement nouvelle, mais auſſi la plus parfaite, du moins pour le préſent. Car l’Entendement, ſemblable à l’Œuil, ne jugeant des Objets que par ſa propre vûe, ne peut que prendre plaiſir aux découvertes qu’il fait, moins inquiet pour ce qui lui eſt échappé, parce qu’il ignore ce que c’eſt. Ainſi, quiconque ayant formé le généreux deſſein de ne pas vivre d’aumône, je veux dire de ne pas ſe repoſer nonchalamment ſur des Opinions empruntées au hazard, met ſes propres penſées en œuvre pour trouver & embraſſer la Vérité, goûtera du contentement dans cette Chaſſe, quoi que ce ſoit qu’il rencontre. Chaque moment qu’il employe à cette recherche, le recompenſera de ſa peine par quelque plaiſir ; & il aura ſujet de croire ſon temps bien employé, quand même il ne pourroit pas ſe glorifier d’avoir fait de grandes acquiſitions.

Tel eſt le contentement de ceux qui laiſſent agir librement leur Eſprit dans la Recherche de la Vérité, & qui en écrivant ſuivent leurs propres penſées ; ce que vous ne devez pas leur envier, puisqu’ils vous fourniſſent l’occaſion de goûter un ſemblable plaiſir, ſi en liſant leurs Productions vous voulez auſſi faire uſage de vos propres penſées. C’eſt à ces penſées, que j’en appelle, ſi elles viennent de votre fond. Mais ſi vous les empruntez des autres hommes, au hazard & ſans aucun diſcernement, elles ne méritent pas d’entrer en ligne de compte, puisque ce n’eſt pas l’amour de la Vérité, mais quelque conſideration moins eſtimable qui vous les fait rechercher. Car qu’importe de ſavoir ce que dit ou penſe un homme qui ne dit ou ne penſe que ce qu’un autre lui ſuggere ? Si vous jugez par vous-même, je ſuis aſſûré que vous jugerez ſincerement ; & en ce cas-là, quelque cenſure que vous faſſiez de mon Ouvrage, je n’en ſerai nullement choqué. Car encore qu’il ſoit certain qu’il n’y a rien dans ce Traité dont je ne ſois pleinement perſuadé qu’il eſt conforme à la Vérité, cependant je me regarde comme auſſi ſujet à erreur qu’aucun de vous ; & je ſai que c’eſt de vous que dépend le ſort de mon Livre ; qu’il doit ſe ſoûtenir ou tomber, en conséquence de l’opinion que vous en aurez, non de celle que j’en ai conçu moi-même. Si vous y trouvez peu de choſes nouvelles ou inſtructives à votre égard, vous ne devez pas vous en prendre à moi. Cet Ouvrage n’a pas été compoſé pour ceux qui ſont maîtres ſur le ſujet qu’on y traite, & qui connoiſſent à fond leur propre Entendement, mais pour ma propre inſtruction, & pour contenter quelques Amis qui confeſſoient qu’ils n’étoient pas entrez aſſez avant dans l’examen de cet important ſujet. S’il étoit à propos de faire ici l’Hiſtoire de cet Eſſai, je vous dirois que cinq ou six de mes Amis s’étant aſſemblez chez moi & venant à diſcourir sur un point fort différent de celui que je traite dans cet Ouvrage, ſe trouverent bientôt pouſſez à bout par les difficultez qui s’éleverent de différens côtez. Après nous être fatiguez quelque temps, ſans nous trouver plus en état de reſoudre les doutes qui nous embarraſſoient, il me vint dans l’Eſprit que nous prenions un mauvais chemin ; & qu’avant que de nous engager dans ces ſortes de recherches, il étoit néceſſaire d’examiner notre propre capacité, & de voir quels objets ſont à notre portée, ou au deſſus de notre comprehenſion. Je propoſai cela à la compagnie, & tous l’approuverent auſſi-tôt. Sur quoi l’on convint que ce ſeroit là le ſujet de nos prémiéres recherches. Il me vint alors quelques penſées indigeſtes ſur cette matiére que je n’avois jamais examinée auparavant. Je les jettai ſur le papier ; & ces penſées formées à la hâte que j’écrivis pour les montrer à mes Amis, à notre prochaine entrevûë, fournirent la prémiere occaſion de ce Traité ; qui ayant été commencé par hazard, & continué à la ſollicitation de ces mêmes perſonnes, n’a été écrit que par piéces détachées : car après l’avoir long-temps négligé, je le repris ſelon que mon humeur, ou l’occaſion me le permettoit, & enfin pendant une retraite que je fis pour le bien de ma ſanté, je le mis dans l’état où vous le voyez préſentement.

En compoſant ainſi à diverſes repriſes, je puis être tombé dans deux défauts oppoſez, outre quelques autres, c’eſt que je me ſerai trop, ou trop peu étendu ſur divers ſujets. Si vous trouvez l’Ouvrage trop court, je ſerai bien aiſe que ce que j’ai écrit vous faſſe ſouhaiter que j’euſſe été plus loin. Et s’il vous paroit trop long, vous devez vous en prendre à la matiére : car lorſque je commençai de mettre la main à la plume, je crus que tout ce que j’avois à dire, pourroit être renfermé dans une feuille de Papier. Mais à meſure que j’avançai, je découvris toûjours plus de païs : & les découvertes que je faiſois, m’engagerent dans de nouvelles recherches, l’Ouvrage parvint inſenſiblement à la groſſeur où vous le voyez préſentement. Je ne veux pas nier qu’on ne pût le réduire peut-être à un plus petit Volume, & en abreger quelques parties, parce que la maniére dont il a été écrit, par parcelles, à diverſes repriſes, & en differens intervalles de tems, a pu m’entrainer dans quelques repetitions. Mais à vous parler franchement, je n’ai préſentement ni le courage ni le loiſir de le faire plus court.

Je n’ignore pas à quoi j’expoſe ma propre reputation en mettant au jour mon Ouvrage avec un défaut ſi propre à dégouter les Lecteurs les plus judicieux qui ſont toûjours les plus délicats. Mais ceux qui ſavent que la Pareſſe ſe paye aiſément des moindres excuſes, me pardonneront ſi je lui ai laiſſé prendre de l’empire ſur moi dans cette occaſion, où je pense avoir une fort bonne raiſon de ne pas la combattre. Je pourrois alleguer pour ma défenſe, que la même Notion ayant différens rapports, peut être propre ou néceſſaire à prouver ou à éclaircir différentes parties d’un même Diſcours, & que c’eſt là ce qui eſt arrivé en pluſieurs endroits de celui que je donne préſentement au Public : mais ſans appuyer ſur cela, j’avoûerai de bonne foi que j’ai quelquefois inſiſté long temps ſur un même Argument, & que je l’ai exprimé en diverſes maniéres dans des vûës tout-à-fait différentes. Je ne prétens pas publier cet Eſſai pour inſtruire ces perſonnes d’une vaſte comprehension, dont l’Eſprit vif & pénétrant voit auſſi-tôt le fond des choſes ; je me reconnois un ſimple Ecolier auprès de ces grands Maîtres. C’eſt-pourquoi je les avertis par avance de ne s’attendre pas à voir ici autre choſe que des penſées communes que mon Eſprit m’a fournies, & qui ſont proportionnées à des Eſprits de la même portée, leſquels ne trouveront peut-être pas mauvais que j’aye pris quelque peine pour leur faire voir clairement certaines véritez que des Préjugez établis, ou ce qu’il y a de trop abſtrait dans les Idées mêmes, peuvent avoir rendu difficiles à comprendre. Certains Objets ont beſoin d’être tournez de tous côtez pour pouvoir être vûs diſtinctement, & lorsqu’une Notion eſt nouvelle à l’Eſprit, comme je confeſſe que quelques-unes de celles-ci le ſont à mon égard, ou qu’elle eſt éloignée du chemin battu, comme je m’imagine que pluſieurs de celles que je propoſe dans cet Ouvrage, le paroîtront aux autres, une ſimple vûë ne suffit pas pour la faire entrer dans l’Entendement de chaque perſonne, ou pour l’y fixer par une impreſſion nette & durable. Il y a peu de gens, à mon avis, qui n’ayent obſervé en eux-mêmes, ou dans les autres, que ce qui propoſé d’une certaine manière, avoit été fort obſcur, eſt devenu fort clair & fort intelligible, exprimé en d’autres termes ; quoi que dans la ſuite l’Eſprit ne trouvât pas grand’ différence dans ces différentes phraſes, & qu’il fut ſurpris que l’une eût été moins aiſée à entendre que l’autre. Mais chaque choſe ne frappe pas également l’imagination de chaque homme en particulier. Il n’y a pas moins de différence dans l’Entendement des hommes que dans leur Palais & quiconque ſe figure que la même vérité ſera également goûtée de tous, étant propoſée à chacun de la même manière, peut eſpérer avec autant de fondement regaler tous les hommes avec un même ragoût. Le mets peut être excellent en lui-même : mais aſſaiſonné de cette maniére, il ne ſera pas au goût de tout le monde : de ſorte qu’il faut l’apprêter autrement, ſi vous voulez que certaines perſonnes qui ont d’ailleurs l’eſtomac fort bon, puiſſent digerer. La vérité eſt que ceux qui m’ont exhorté à publier cet Ouvrage, m’ont conſeillé par cette raiſon de le publier tel qu’il eſt ; ce que je ſuis bien aiſe d’apprendre à quiconque ſe donnera la peine de le lire. J’ai ſi peu d’envie d’être imprimé, que ſi je ne me flattois que cet Eſſai pourroit être de quelque uſage aux autres comme je croi qu’il l’a été à moi-même, je me ſerois contenté de le faire voir à ces mêmes Amis qui m’ont fourni la prémiére occaſion de le compoſer. Mon deſſein ayant donc été, en publiant cet Ouvrage, d’être autant utile qu’il dépend de moi, j’ai crû que je devois néceſſairement rendre ce que j’avois à dire, auſſi clair & auſſi intelligible que je pourrois, à toute ſorte de Lecteurs. J’aime bien mieux que les Eſprits ſpeculatifs & pénétrans ſe plaignent que je les ennuye, en quelques endroits de mon Livre, que ſi d’autres perſonnes qui ne ſont pas accoûtumées à des ſpeculations abſtraites, ou qui ſont prévenuës de notions différentes de celles que je leur propoſe, n’entroient pas dans mon ſens ou ne pouvoient abſolument point comprendre mes penſées.

On regardera peut-être comme l’effet d’une vanité ou d’une inſolence inſupportable, que je prétende inſtruire un Siécle auſſi éclairé que le nôtre, puiſque c’eſt à peu près à quoi ſe réduit ce que je viens d’avoûër, que je publie cet Eſſai dans l’eſpérance qu’il pourra être utile à d’autres. Mais s’il eſt permis de parler librement de ceux qui par une feinte modeſtie publient que ce qu’ils écrivent n’eſt d’aucune utilité, je croi qu’il y a beaucoup plus de vanité & d’inſolence de ſe proposer aucun autre but que l’utilité publique en mettant un Livre au jour ; de ſorte que qui fait imprimer un Ouvrage où il ne prétend pas que les Lecteurs trouvent rien d’utile ni pour eux ni pour les autres, péche viſiblement contre le reſpect qu’il doit au Public. Quand bien ce Livre ſeroit effectivement de cet ordre, mon deſſein ne laiſſera pas d’être loûable, & j’eſpére que la bonté de mon intention excuſera le peu de valeur du Préſent que je fais au Public. C’eſt là principalement ce qui me raſſûre contre la crainte des Cenſures auxquelles je n’attens pas d’échapper plûtôt que de plus excellens Ecrivains. Les Principes, les Notions, & les Goûts des hommes ſont ſi différens, qu’il eſt mal-aiſé de trouver un Livre qui plaiſe ou déplaiſe à tout le monde. Je reconnois que le Siécle où nous vivons n’eſt pas le moins éclairé, & qu’il n’eſt pas par conſéquent le plus facile à contenter. Si je n’ai pas le bonheur de plairre, perſonne ne doit s’en prendre à moi. Je déclare naïvement à tous mes Lecteurs qu’excepté une demi-douzaine de perſonnes, ce n’étoit pas pour eux que cet Ouvrage avoit d’abord été deſtiné, & qu’ainſi il n’eſt pas néceſſaire qu’ils ſe donnent la peine de ſe ranger dans ce petit nombre. Mais ſi, malgré tout cela, quelqu’un juge à propos de critiquer ce Livre avec un Eſprit d’aigreur & de médiſance, il peut le faire hardiment, car je trouverai le moyen d’employer mon temps à quelque choſe de meilleur qu’à repouſſer ſes attaques. J’aurai toûjours la ſatisfaction d’avoir eu pour but de chercher la Vérité & d’être de quelque utilité aux hommes, quoi que par un moyen fort peu conſiderable. La République des Lettres ne manque pas préſentement de fameux Architectes, qui, dans les grands deſſeins qu’ils ſe propoſent pour l’avancement des Sciences, laiſſeront des Monumens qui ſeront admirez de la Poſterité la plus reculée ; mais tout le monde ne peut pas eſpérer d’être un Boyle, ou un Sydenham. Et dans un Siécle qui produit d’auſſi grands Maîtres que l’illustre Huygens & l’incomparable M. Newton avec quelques autres de la même volée, c’eſt un aſſez grand honneur que d’être employé en qualité de ſimple ouvrier à nettoyer un peu le terrain, & à écarter une partie des vielles ruïnes qui ſe rencontrent ſur le chemin de la Connoiſſance, dont les progrès auroient ſans doute été plus ſensibles, ſi les recherches de bien des gens plein d’Eſprit & laborieux n’euſſent été embarraſſées par un ſavant, mais frivole uſage de termes barbares, affectez, & inintelligibles, qu’on a introduit dans les Sciences & réduit en Art, de ſorte que la Philoſophie, qui n’eſt autre choſe que la véritable Connoiſſance des Choſes, a été jugée indigne ou incapable d’être admiſe dans la Converſation des perſonnes polies & bien élevées. Il y a ſi longtemps que l’abus du Langage, & certaines façons de parler vagues & de nul ſens, paſſent pour des Myſtéres de Science ; & que de grands mots ou des termes mal appliquez qui ſignifient fort peu de choſe, ou qui ne ſignifie abſolument rien, ſe ſont acquis, par preſcription, le droit de paſſer fauſſement pour le Savoir le plus profond & le plus abſtrus, qu’il ne ſera pas facile de perſuader à ceux qui parlent ce Langage, ou qui l’entendent parler, que ce n’eſt dans le fond autre choſe qu’un moyen de cacher son ignorance, & d’arrêter le progrès de la vraye Connoiſſance. Ainſi, je m’imagine que ce ſera rendre ſervice à l’Entendement humain, de faire quelque brêche à ce Sanctuaire d’Ignorance & de Vanité. Quoi qu’il y ait fort peu de gens qui s’aviſent de ſoupçonner que dans l’uſage des mots ils trompent ou ſoient trompez, ou que le Langage de la Secte qu’ils ont embraſſée, ait aucun défaut qui mérite d’être examiné ou corrigé, j’eſpére pourtant qu’on m’excuſera de m’être ſi fort étendu ſur ce ſujet dans le Troiſiéme Livre de cet Ouvrage, & d’avoir tâché de faire voir ſi évidemment cet abus des Mots, que la longueur inveterée du mal, ni l’empire de la Coûtume ne puſſent plus ſervir d’excuſe à ceux qui ne voudront pas ſe mettre en peine du ſens qu’ils attachent aux mots dont ils ſe ſervent, ni permettre que d’autres en recherchent la ſignification.

Ayant fait imprimer un petit Abregé de cet Eſſai en 1688. deux ans avant la publication de tout l’Ouvrage, j’ouïs dire qu’il fut condamné par quelques perſonnes avant qu’elles ſe fuſſent donné la peine de le lire, par la raiſon qu’on y nioit les Idées innées, concluant avec un peu trop de précipitation que ſi l’on ne ſuppoſait pas des Idées innées, il reſteroit à peine quelque notion des Eſprits ou quelque preuve de leur exiſtence. Si quelqu’un conçoit un pareil préjugé à l’entrée de ce Livre, je le prie de ne laiſſer pas de le lire d’un bout à l’autre ; après quoi j’eſpére qu’il ſera convaincu qu’en renverſant de faux Principes on rend ſervice à la Vérité, bien loin de lui faire aucun tort, la Vérité n’étant jamais ſi fort bleſſée, ou expoſée à de ſi grands dangers, que lorſque la Fauſſeté eſt mêlée avec elle, ou qu’elle eſt employée à lui ſervir de fondement.

Voici ce que j’ajoûtai dans la ſeconde Edition.

Le Libraire ne me le pardonneroit pas, ſi je ne diſois rien de cette Nouvelle Edition, qu’il a promis de purger de tant de fautes qui défiguroient la Prémiére. Il ſouhaite auſſi qu’on ſache qu’il y a dans cette ſeconde Edition un nouveau Chapitre touchant l’Idendité, & quantité d’additions & de corrections qu’on a fait en d’autres endroits. A l’égard de ces Additions, je dois avertir le Lecteur que ce ne ſont pas toûjours des choſes nouvelles, mais que la plûpart ſont, ou de nouvelles preuves de ce que j’ai déja dit, ou des explications, pour prévenir les faux ſens qu’on pourroit donner à ce qui avoit été publié auparavant, & non des retractations de ce que j’avois déjà avancé. J’en exepte ſeulement le changement que j’ai fait au Chapitre XXI. du ſecond Livre.

Je crus que ce que j’avois écrit en cet endroit ſur la Liberté & la Volonté, méritoit d’être revû avec toute l’exactitude dont j’étois capable, d’autant plus que ces Matiéres ont exercé les Savans dans tous les ſiécles, & qu’elles ſe trouvent accompagnées de Questions & de difficultez qui n’ont pas peu contribué à embrouiller la Morale & la Théologie, deux parties de la Connoiſſance ſur leſquelles les hommes ſont le plus intereſſez à avoir des Idées claires & diſtinctes. Après avoir donc conſideré de plus près la maniére dont l’Eſprit de l’Homme agit, & avoir examiné avec plus d’exactitude quels ſont les motifs & les vûës qui le déterminent, j’ai trouvé que j’avois raiſon de faire quelque changement aux penſées que j’avois eûës auparavant ſur ce qui détermine la Volonté en dernier reſſort dans toutes les actions volontaires. Je ne puis m’empêcher d’en faire un aveu public avec autant de facilité & de franchiſe que je publiai d’abord ce qui me parut alors le plus raiſonnable, me croyant plus obligé de renoncer à une de mes Opinions lorſque la Vérité lui paroît contraire, que de combattre celle d’une autre perſonne. Car je ne cherche autre choſe que la Vérité, qui ſera toûjours bien-venuë chez moi, en quelque temps & de quelque lieu qu’elle vienne.

Mais quelque penchant que j’aye à abandonner mes opinions & à corriger ce que j’ai écrit, dès que j’y trouve quelque choſe à reprendre, je ſuis pourtant obligé de dire que je n’ai pas eu le bonheur de retirer aucune lumière des Objections qu’on a publiées contre différens endroits de mon Livre, & que je n’ai point eu ſujet de changer de penſée ſur aucun des articles qui ont été mis en queſtion. Soit que le ſujet que je traite dans cet Ouvrage, exige ſouvent plus d’attention & de méditation que des Lecteurs trop hâtez, ou déja préoccupez d’autres Opinions, ne ſont d’humeur d’en donner à une telle lecture, ſoit que mes expreſſions répandent des ténèbres ſur la matiére même, & que la maniére dont je traite ces Notions empêche les autres de les comprendre facilement ; je trouve que ſouvent on prend mal le ſens de mes paroles & que je n’ai pas le bonheur d’être entendu par-tout comme il faut.

C’eſt dequoi l’ingenieux ** M. Lowde, Eccleſiaſtique Anglois, mort depuis quelque temps. Auteur d’un Diſcours ſur la Nature de l’Homme, m’a fourni depuis peu un exemple ſensible, pour ne parler d’aucun autre. Car l’honnêteté de ſes expreſſions & la candeur qui convient aux perſonnes de ſon Ordre, m’empêchent de penſer qu’il ait voulu inſinuer ſur la fin de ſa Préface que par ce que j’ai dit au Chapitre XXVIII. du ſecond Livre j’ai voulu changer la Vertu en Vice & le Vice en Vertu, à moins qu’il n’ait mal pris ma penſée ; ce qu’il n’auroit pû faire, s’il ſe fût donné la peine de conſiderer quel étoit le ſujet que j’avois alors en main, & le deſſein principal de ce Chapitre qui eſt aſſez nettement expoſé dans ** Pag. 279. le quatriéme Paragraphe & dans les ſuivans. Car en cet endroit mon but n’étoit pas de donner des Règles de Morale, mais de montrer l’origine & la nature des Idées Morales, & de déſigner les Règles dont les hommes ſe ſervent dans les Relations morales, ſoit que ces Règles ſoient vrayes ou fauſſes. A cette occaſion je remarque ce que c’eſt qui dans le langage de chaque Païs a une dénomination qui répond à ce que nous appellons Vice & Vertu dans le nôtre ; ce qui ne change point la nature des choſes quoi qu’en général les hommes jugent de leurs actions ſelon l’eſtime & les coûtumes du Païs ou de la Secte où ils vivent, & que ce ſoit ſur cette eſtime qu’ils leur donnent telle ou telle dénomination.

Si cet Auteur avoit pris la peine de reflêchir ſur ce que j’ai dit pag. 36. §. 18. & 283. §. 13, 14, 15. & 287. §. 20. il auroit appris ce que je penſe de la nature éternelle & inalterable du Juſte et de l’Injuſte, & ce que c’eſt que je nomme Vertu & Vice : & s’il eût pris garde que dans l’endroit qu’il cite, je rapporte ſeulement comme un point de fait, ce que c’eſt que d’autres appellent Vertu & Vice, il n’y auroit pas trouvé matiére à aucune cenſure conſiderable. Car je ne croi pas me mécompter beaucoup en diſant qu’une des Règles qu’on prend dans ce Monde pour fondement ou meſure d’une Relation Morale, c’eſt l’eſtime & la reputation qui eſt attachée à diverſes ſortes d’actions en differentes Sociétez d’hommes en conſéquence dequoi ces actions ſont appelées Vertus & Vices : & quelque fond que le ſavant M. Lowde faſſe ſur ſon vieux Dictionnaire Anglois, j’oſe dire (ſi j’étois obligé d’en appeller à ce Dictionnaire) qu’il ne lui enſeignera nulle part, que la même action n’eſt pas autoriſée dans un endroit du Monde ſous le nom de Vertu, & diffamé dans un autre endroit où elle paſſe pour Vice & en porte le nom. Tout ce que j’ai fait, ou qu’on peut mettre ſur mon compte pour en conclurre que je change le Vice en Vertu & la Vertu en Vice, c’eſt d’avoir remarqué que les hommes impoſent les noms de Vertu & de Vice ſelon cette règle de reputation. Mais le bon homme fait bien d’être aux aguets ſur ces ſortes de matiéres. C’eſt un emploi convenable à sa Vocation. Il a raison de prendre l’allarme à la ſeule vûë des expreſſions qui priſes à part & en elles-mêmes peuvent être suspectes & avoir quelque choſe de choquant.

C’eſt en conſideration de ce zèle permis à un homme de ſa Profeſſion que je l’excuſe de citer, comme il fait, ces paroles de mon Livre (pag. 282. §. 11). « Les docteurs inſpirez n’ont pas même fait difficulté dans leurs exhortations d’en appeller à la commune reputation ; Que toutes les choſes qui ſont aimables, dit S. Paul, que toutes les choſes qui ſont de bonne renommée, s’il y a quelque vertu & quelque louange, penſez à ces choſes, Phil. Ch. IV. vſ. 8. ſans prendre connoiſſance de celles-ci qui précedent immédiatement & qui leur ſervent d’introduction », Ce qui fit que parmi la dépravation même des mœurs, les véritables bornes de la Loi de Nature qui doit être la Régle de la Vertu & du Vice, furent aſſez bien conſervées ; de ſorte que les Docteurs inſpirez n’ont pas même fait difficulté &c. Paroles qui montrent viſiblement, auſſi bien que le reſte du Paragraphe que je n’ai pas cité ce paſſage de S. Paul, pour prouver que la reputation & la coutume de chaque Société particuliére conſiderée en elle-même ſoit la règle générale de ce que les hommes appellent Vertu & Vice par tout le Monde, mais pour faire voir que, ſi cette coutume étoit effectivement la règle de la Vertu & du Vice, cependant pour les raiſons que je propoſe dans cet endroit, les hommes pour l’ordinaire ne s’éloigneroient pas beaucoup dans les dénominations qu’ils donneroient à leurs actions conſiderées dans ce rapport, de la Loi de la Nature qui eſt la Règle conſtante & inalterable, par laquelle ils doivent juger de la rectitude des mœurs & de leur dépravation, pour leur donner en conſéquence de ce jugement, les dénominations de Vertu ou de Vice. Si M. Lowde eût conſideré cela, il auroit vû qu’il ne pouvoit pas tirer un grand avantage de citer ces paroles dans un ſens que je ne leur ai pas donné moi-même ; & ſans doute qu’il ſe ſeroit épargné l’explication qu’il y ajoûte, laquelle n’étoit pas fort néceſſaire. Mais j’eſpére que cette ſeconde Edition le ſatisfera ſur cet article, & que conſiderant la maniére dont j’exprime à préſent ma penſée, il ne pourra s’empêcher de voir qu’il n’avoit aucun ſujet d’en prendre ombrage.

Quoi que je ſois contraint de m’éloigner de ſon ſentiment ſur le ſujet de ces apprehenſions qu’il étale ſur la fin de ſa Préface, à l’égard de ce que j’ai dit de la Vertu & du Vice, nous ſommes pourtant mieux d’accord qu’il ne penſe, ſur ce qu’il dit dans ſon Chapitre troiſiéme pag. 78.[5] De l’inſcription naturelle & des notions innées. Je ne veux pas lui refuſer le privilége qu’il s’attribuë (pag. 52.) de poſer la Queſtion comme il le trouvera à propos, & ſurtout puiſqu’il la poſe de telle maniére qu’il n’y met rien de contraire à ce que j’ai dit moi-même ; car ſuivant lui, les Notions innées ſont des choſes conditionnelles qui dépendent du concours de pluſieurs autres circonſtances pour que l’Ame les ** Exerat, en Latin. Nous n’avons point à mon avis, de mot François qui exprime exactement la ſignification de ce terme latin. Les Anglois l’ont adopté dans leur Langue, car ils ſe servent du mot exert qui vient du mot Latin exerere & signifie préciſément la même choſe.
Exerere.
faſſe paroître : tout ce qu’il dit en faveur des Notions innées, imprimées, gravées (car pour les Idées innées il n’en dit pas un ſeul mot) ſe réduit enfin à ceci : Qu’il y a certaines Propoſitions qui, quoi qu’inconnuës à l’Ame dans le commencement, dès que l’homme eſt né, peuvent pourtant venir à ſa connoiſſance dans la ſuite par l’aſſiſtance qu’elle tire des Sens extérieurs & de quelque culture précedente, de ſorte qu’elle ſoit certainement aſſûrée de leur vérité, ce qui dans le fond n’emporte autre choſe que ce que j’ai avancé dans mon Prémier Livre. Car je ſuppose que par cet acte qu’il attribuë à l’Ame de † faire paroître ces notions, il n’entend autre choſe que commencer de les connoître : autrement, ce ſera, à mon égard, une expreſſion tout-à-fait inintelligible, ou du moins très-impropre, à mon avis, dans cette occaſion, où elle nous donne le change en nous inſinuant en quelque maniére, que ces Notions ſont dans l’Eſprit avant que l’Eſprit les faſſe paroître, c’eſt-à-dire avant qu’elles lui ſoient connuës : au lieu qu’avant que ces Notions ſoient connuës à l’Eſprit, il n’y a effectivement autre choſe dans l’Eſprit qu’une capacité de les connoître lorſque le concours de ces circonſtances que cet ingenieux Auteur juge néceſſaire, pour que l’Ame faſſe paroitre ces Notions, nous les fait connoître.

Je trouve qu’il s’exprime ainſi à la page 52. Ces Notions naturelles ne ſont pas imprimées de telle ſorte dans l’Ame qu’elles ** Seipſas exerant. ſe produiſent elles-mêmes, néceſſairement (même dans les Enfants & les Imbecilles) ſans aucune aſſiſtance des Sens extérieurs, ou ſans le ſecours de quelque culture précedente. Il dit ici qu’elles ſe produisent elles-mêmes & à la page 78. que c’eſt l’Ame qui les fait paroître. Quand il aura expliqué à lui-même ou aux autres ce qu’il entend par cet acte de l’Ame qui fait paroître les Notions innées, ou par ces Notions qui ſe produiſent elles-mêmes, & ce que c’eſt que cette culture précedente & ces circonſtances requiſes pour que les Notions innées ** Exerantur. ſoient produites, il trouvera, je penſe, qu’excepté qu’il appelle produire des Notions ce que je nomme dans un ſtile plus commun connoître, il y a peu de différence entre ſon ſentiment & le mien ſur cet article, que j’ai raiſon de croire qu’il n’a inſeré mon nom dans ſon Ouvrage que pour avoir le plaiſir de parler obligeamment de moi, car j’avoûë avec des ſentimens d’une véritable reconnoiſſance que par-tout où il a parlé de moi, il l’a fait, auſſi bien que d’autres Ecrivains, en m’honorant d’un tître ſur lequel je n’ai aucun droit.

C’eſt là ce que je jugeai néceſſaire de dire ſur la ſeconde Edition de cet Ouvrage, & voici ce que je ſuis obligé d’ajoûter préſentement.

Le Libraire ſe diſpoſant à publier[6] une Quatriéme Edition de mon Eſſai, m’en donna avis, afin que je puſſe faire les Additions ou les Corrections que je jugerois à propos, ſi j’en avois le loiſir. Sur quoi il ne ſera pas inutile d’avertir le Lecteur, qu’outre pluſieurs corrections que j’ai fait çà & là dans tout l’Ouvrage, il y a un changement dont je croi qu’il eſt néceſſaire de dire un mot dans cet endroit, parce qu’il ſe répand ſur tout le Livre & qu’il importe de le bien comprendre.

On parle fort ſouvent d’Idées claires & diſtinctes : rien n’eſt plus ordinaire que ces termes. Mais quoi qu’ils ſoient communément dans la bouche des hommes, j’ai raiſon de croire que tous ceux qui s’en ſervent, ne les entendent pas parfaitement. Et peut-être n’y a-t-il que quelques perſonnes çà & là qui prennent la peine d’examiner ces termes, juſques à connoître ce qu’eux ou les autres entendent préciſément par-là. C’eſt pourquoi j’ai mieux aimé mettre ordinairement au lieu des mots clair & distinct celui de déterminé, comme plus propre à faire comprendre à mes Lecteurs ce que je penſe ſur cette matiére. J’entens donc par une idée déterminée un certain Objet dans l’Eſprit, & par conſéquent un Objet déterminé, c’eſt-à-dire, tel qu’il y eſt vû & actuellement apperçu. C’eſt là, je penſe, ce qu’on peut commodément appeller une Idée déterminée, lorſque telle qu’elle eſt objectivement dans l’Eſprit en quelque temps que ce ſoit, & qu’elle y eſt, par conſéquent, déterminée, elle eſt attachée & fixée ſans aucune variation à un certain nom ou ſon articulé qui doit être conſtamment le ſigne de ce même objet de l’Eſprit, de cette Idée préciſe & déterminée.

Pour expliquer ceci d’une maniére un peu plus particuliére ; lorſque ce mot déterminé eſt appliqué à une Idée ſimple, j’entens par-là cette ſimple apparence que l’Eſprit a, pour ainſi dire, devant les yeux, ou qu’il aperçoit en ſoi-même lorſque cette Idée eſt dite être en lui. Par le même terme, appliqué à une Idée complexe, j’entens une Idée compoſée d’un nombre déterminé de certaines Idées ſimples, ou d’Idées moins complexes, unies dans cette proportion & ſituation où l’Eſprit la conſidere préſente à ſa vûë, ou la voit en lui-même, lorſque cette Idée y eſt ou devroit y être préſente, lorſqu’elle eſt déſignée par un certain nom déterminé. Je dis qu’elle devroit être préſente, parce que, bien loin que chacun ait ſoin de n’employer aucun terme avant que d’avoir vû dans ſon Eſprit l’idée préciſe & déterminée dont il veut qu’il ſoit le ſigne, il n’y a preſque perſonne qui deſcende dans cette grande exactitude. C’eſt pourtant ce défaut d’exactitude qui répand tant d’obſcurité & de confuſion dans les penſées & dans les diſcours des hommes.

Je ſai qu’il n’y a point de Langue aſſez fertile pour exprimer par certains mots particuliers toute cette variété d’Idées qui entrent dans les Diſcours & les raiſonnemens des hommes. Mais cela n’empêche pas que lorſqu’un homme employe un mot dans un diſcours, il ne puiſſe avoir dans l’Eſprit une Idée déterminée dont il le faſſe ſigne, & à laquelle il devroit le tenir conſtamment attaché toutes les fois qu’il le fait entrer dans ce diſcours. Et lorſqu’il ne le fait pas, ou qu’il eſt dans l’impuiſſance de le faire, c’eſt en vain qu’il prétend à des Idées claires & distinctes ; il eſt viſible que les ſiennes ne le ſont pas. Et par conſéquent partout où l’on employe des termes auxquels on n’a point attaché de telles idées déterminées, il n’y a que confuſion & obſcurité à attendre.

Sur ce fondement, j’ai crû que ſi je donnois aux Idées l’épithete de déterminées, cette expreſſion ſeroit moins ſujette à être mal interpretée que ſi je les appellois claires & diſtinctes. J’ai choiſi ce terme pour deſigner prémiérement, tout Objet que l’Eſprit apperçoit immédiatement, & qu’il a devant lui comme diſtinct du ſon qu’il employe pour en être le ſigne ; & en ſecond lieu, pour donner à entendre que cette Idée ainſi déterminée, c’eſt-à-dire que l’Eſprit a en lui-même, qu’il connoit & voit comme y étant actuellement, eſt attachée ſans aucun changement, à un tel nom, & que ce nom deſigne préciſément cette idée. Si les hommes avoient de telles Idées déterminées dans leurs Diſcours & dans les Recherches où ils s’engagent, ils verroient bien-tôt juſqu’où s’étendent leurs Recherches & leurs découvertes ; & en même temps ils éviteroient la plus grande partie des Disputes & des Querelles qu’ils ont avec les autres hommes : car la plûpart des Questions & des Controverſes qui embarraſſent l’Eſprit des hommes, ne roulent que ſur l’uſage douteux & incertain qu’ils font des mots, ou (ce qui eſt la même choſe) ſur les idées vagues & indéterminées qu’ils leur font ſignifier.


MONSIEUR LOCKE
AU
LIBRAIRE.



LA netteté d’Eſprit & la connoiſſance de la Langue Françoiſe, dont M. Coſte a déja donné au Public des preuves ſi viſibles, pouvoient vous être un aſſez bon garant de l’excellence de ſon travail ſur mon Eſſai, ſans qu’il fût neceſſaire que vous m’en demandaſſiez mon ſentiment. Si j’étois capable de juger de ce qui eſt écrit proprement & élegamment en François, je me croirois obligé de vous envoyer un grand éloge de cette Traduction dont j’ai ouï dire que quelques perſonnes, plus habiles que moi dans la Langue Françoiſe, ont aſſûré qu’elle pouvoit paſſer pour un Original. Mais ce que je puis dire à l’égard du point ſur lequel vous ſouhaitez de ſavoir mon ſentiment, c’eſt que M. Coſte m’a lû cette Verſion d’un bout à l’autre avant que de vous l’envoyer, & que tous les endroits que j’ai remarqué s’éloigner de mes penſées, ont été ramenez au ſens de l’Original, ce qui n’étoit pas facile dans des Notions auſſi abſtraites que le ſont quelques-unes de mon Eſſai, les deux Langues n’ayant pas toûjours des mots & des expreſſions qui ſe répondent ſi juſte l’une à l’autre qu’elles rempliſſent toute l’exactitude Philoſophique ; mais la juſteſſe d’eſprit de M. Coſte & la ſouplesse de ſa Plume lui ont fait trouver les moyens de corriger toutes ces fautes que j’ai découvertes à meſure qu’il me liſoit ce qu’il avoit traduit. De ſorte que je puis dire au Lecteur que je préſume qu’il trouvera dans cet Ouvrage toutes les qualitez qu’on peut déſirer dans une bonne Traduction.


T A B L E

DES CHAPITRES.

AVANT-PROPOS.


LIVRE PREMIER.
Des Notions Innées.


LIVRE SECOND.
Des Idées.


LIVRE TROISIEME.
Des Mots.


LIVRE QUATRIEME.
De la Connoissance.



ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
L’ENTENDEMENT HUMAIN.



AVANT-PROPOS.

Deſſein de l’Auteur dans cet Ouvrage.


§. 1.Combien il eſt agréable & utile de connoître l’Entendement Humain.
PUisque l’Entendement éleve l’Homme au deſſus de tous les Etres ſenſibles, & lui donne cette ſupériorité & cette eſpèce d’empire qu’il a ſur eux, c’eſt ſans doute un ſujet qui par ſon excellence mérite bien que nous nous appliquions à le connoître autant que nous en ſommes capables. L’Entendement ſemblable à l’Oeuil, nous fait voir & comprendre toutes les autres choſes, mais il ne s’apperçoit pas lui-même. C’eſt pourquoi il faut de l’art & des ſoins pour le placer à une certaine diſtance, & faire en ſorte qu’il devienne l’Objet de ſes propres contemplations. Mais quelque difficulté qu’il y aît à trouver le moyen d’entrer dans cette recherche, & quelle que ſoit la choſe qui nous cache ſi fort à nous-mêmes, je ſuis aſſuré néanmoins, que la lumiere que cet examen peut répandre dans notre Eſprit, que la connoiſſance que nous pourrons acquerir par-là de notre Entendement, nous donnera non ſeulement beaucoup de plaiſir, mais nous ſera d’une grande utilité pour nous conduire dans la recherche de pluſieurs autres choſes.

§. 2.Deſſein de cet Ouvrage. Dans le deſſein que j’ai formé d’examiner la certitude & l’étenduë des Connoiſſances humaines, auſſi bien que les fondemens & les dégrez de Foi, d’Opinion, & d’Aſſentiment qu’on peut avoir par rapport aux differens ſujets qui ſe préſentent à notre Eſprit, je ne m’engagerai point à conſiderer en Physicien, la nature de l’Ame ; à voir ce qui en conſtitue l’eſſence, quels mouvemens doivent s’exciter dans nos Eſprits animaux, ou quels changemens doivent arriver dans notre Corps, pour produire, à la faveur de nos Organes, certaines ſenſations ou certaines idées dans notre Entendement ; & ſi quelques-unes de ces idées, ou toutes enſemble dépendent, dans leur principe, de la Matiére, ou non. Quelque curieuſes & inſtructives que ſoient ces ſpéculations, je les éviterai, comme n’ayant aucun rapport au but que je me propoſe dans cet Ouvrage. Il ſuffira pour le deſſein que j’ai préſentement en vûë, d’examiner les différentes Facultez de connoître qui ſe rencontrent dans l’Homme, entant qu’elles s’exercent ſur les divers Objets qui ſe préſentent à ſon Eſprit : & je croi que je n’aurai pas tout-à-fait perdu mon temps à méditer ſur cette matiére, ſi en examinant pié-à-pié, d’une maniére claire, & hiſtorique, toutes ces Facultez de notre Eſprit, je puis faire voir en quelque ſorte, par quels moyens notre Entendement vient à ſe former les idées qu’il a des choſes, & que je puiſſe marquer les bornes de la certitude de nos Connoiſſances, & les fondemens des Opinions qu’on voit regner parmi les Hommes : Opinions ſi différentes, ſi oppoſées, ſi directement contradictoires, & qu’on ſoûtient pourtant dans tel ou tel endroit du Monde, avec tant de confiance, que qui prendra la peine de conſiderer les divers ſentimens du Genre Humain, d’examiner l’oppoſition qu’il y a entre tous ces ſentiments, & d’obſerver en même temps, avec combien peu de fondement on les embraſſe, avec quel zèle & avec quelle chaleur on les défend, aura peut-être ſujet de ſoupçonner l’une de ces deux choſes, ou qu’il n’y a abſolument rien de vrai, ou que les Hommes n’ont aucun moyen ſûr pour arriver à la connoiſſance certaine de la Vérité.

§. 3.Méthode qu’on y obſerve. C’eſt donc une choſe bien digne de nos ſoins, de chercher les bornes qui ſéparent l’Opinion d’avec la Connoiſſance, & d’examiner quelles règles il faut obſerver pour déterminer exactement les dégrez de notre perſuaſion à l’égard des choſes dont nous n’avons pas une connoiſſance certaine. Pour cet effet, voici la Méthode que j’ai réſolu de ſuivre dans cet Ouvrage.

I. J’examinerai prémiérement, quelle eſt l’origine des Idées, Notions, ou comme il vous plaira de les appeler, que l’Homme apperçoit dans ſon Ame, & que ſon propre ſentiment l’y fait découvrir ; & par quels moyens l’Entendement vient à recevoir toutes ces idées.

II. En ſecond lieu, je tâcherai de montrer quelle eſt la connoiſſance que l’Entendement acquiert par le moyen de ces Idées ; & quelle eſt la Certitude, l’Evidence, & l’Etenduë de cette connoiſſance.

III. Je rechercherai en troiſiéme lieu, la nature & les fondemens de ce qu’on nomme Foi, ou Opinion ; par où j’entens Cet Aſſentiment que nous donnons à une Propoſition entant que véritable, mais de la vérité de laquelle nous n’avons pas une connoiſſance certaine. Et de là je prendrai occaſion d’examiner les raiſons & les dégrez de l’aſſentiment qu’on donne à différentes Propoſitions.

§. 4.Combien il eſt utile de connoître l’étenduë de notre Compréhenſion. Si en examinant la nature de l’Entendement ſelon cette Méthode, je puis découvrir, quelles ſont ſes principales Propriétez, quelle eſt l’étenduë de ces Proprietez, ce qui eſt de leur compétence, juſques à quel dégré elles peuvent nous aider à trouver la Vérité ; & où c’eſt que leur ſecours vient à nous manquer, je m’imagine, quoi que notre Eſprit ſoit naturellement actif & plein de feu, cet examen pourra ſervir à régler cette activité immoderée, en nous obligeant à prendre garde avec plus de circonſpection que nous n’avons accoûtumé de faire, à ne pas nous occuper à des choſes qui paſſent notre compréhenſion ; à nous arrêter, lors que nous avons porté nos recherches juſqu’au plus haut point où nous ſoyons capables de les porter ; & à vouloir bien ignorer ce que nous voyons être au deſſus de notre conception, après l’avoir bien examiné. Si nous en uſions de la ſorte, nous ne ſerions peut-être pas ſi empreſſez, par un vain deſir de connoître toutes choſes, à exciter inceſſamment de nouvelles Queſtions, à nous embarraſſer nous-mêmes, & à engager les autres dans des Diſputes ſur des ſujets qui ſont tout-à-fait diſproportionnez à notre Entendement, & dont nous ne ſaurions nous former des idées claires & diſtinctes, ou même (ce qui n’eſt peut-être arrivé que trop ſouvent) dont nous n’avons abſolument aucune idée. Si donc nous pouvons découvrir juſqu’où notre Entendement peut porter ſa vûë, juſqu’où il peut ſe ſervir de ſes Facultez pour connoître les choſes avec certitude ; & en quels cas il ne peut juger que par de ſimples conjectures, nous apprendrons à nous contenter des connoiſſances auxquelles notre Eſprit eſt capable de parvenir, dans l’état où nous nous trouvons dans ce Monde.

§. 5.L’étenduë de nos connoiſſances eſt proportionnée à notre état dans ce Monde, & à nos beſoins. Quoi qu’il y aît une infinité de choſes que notre Eſprit ne ſauroit comprendre, la portion & les dégrez de connoiſſance que Dieu nous a accordez avec beaucoup plus de profuſion qu’aux autres Habitans de ce bas Monde, cette portion de connoiſſance qu’il nous a départie ſi liberalement, nous fournit pourtant un aſſez ample ſujet d’exalter la Bonté de cet Etre Suprême, de qui nous tenons notre propre E exiſtence. Quelque bornées que ſoient les connoiſſances des Hommes, ils ont raiſon d’être entiérement ſatisfaits des graces que Dieu a jugé à propos de leur faire, puis qu’il leur a donné, comme dit St. Pierre[7], toutes les choſes qui regardent la vie & la piété, les ayant mis en état de découvrir par eux-mêmes ce qui leur eſt néceſſaire pour les beſoins de cette vie, & leur ayant montré le chemin qui peut les conduire à une autre vie beaucoup plus heureuſe que celle dont ils jouïſſent dans ce Monde. Tout éloignez qu’ils ſont d’avoir une connoiſſance univerſelle & parfaite de tout ce qui exiſte ; la lumiére qu’ils ont, leur ſuffit pour démêler ce qu’il leur importe abſolument de ſavoir : puiſqu’à la faveur de cette Lumiére ils peuvent parvenir à la connoiſſance de Celui qui les a faits, & des Devoirs ſur leſquels ils ſont obligez de régler leur vie. Les Hommes trouveront toûjours le moyen d’exercer leur Eſprit, & d’occuper leurs Mains à des choſes également agréables par leur diverſité, & par le plaiſir qui les accompagne, pourvû qu’ils ne s’amuſent point à former des plaintes contre leur propre nature, & à rejetter les thréſors dont leurs mains ſont pleines, ſous prétexte qu’il y a des choſes qu’elles ne ſauroient embraſſer. Jamais, dis-je, nous n’aurons ſujet de nous plaindre du peu d’étenduë de nos connoiſſances, ſi nous appliquons uniquement notre Eſprit à ce qui peut nous être utile, car en ce cas-là il peut nous rendre de grands ſervices. Mais ſi, loin d’en uſer de la ſorte, nous venons à ravaler l’excellence de cette Faculté que nous avons d’acquerir certaines connoiſſances, & à négliger de la perfectionner par rapport au but pour lequel elle nous a été donnée, ſous prétexte qu’il y a des choſes qui ſont au delà de ſa ſphère, c’eſt un chagrin pueril, & tout-à-fait inexcuſable. Car, je vous prie, un Valet pareſſeux & revêche qui pouvant travailler de nuit à la chandelle, n’auroit pas voulu le faire, auroit-il bonne grace de dire pour excuſe que le Soleil n’étant pas levé, il n’avoit pas pû jouïr de l’éclatante lumiere de cet Aſtre ? Il en eſt de même à notre égard, ſi nous négligeons de nous ſervir des lumieres que Dieu nous a données. Notre Eſprit eſt ** Prov. XX. 27. comme une Chandelle que nous avons devant les yeux, & qui répand aſſez de lumiere pour nous éclairer dans toutes nos affaires. Nous devons être ſatisfaits des découvertes que nous pouvons faire à la faveur de cette lumiere. Nous ferons toûjours un bon uſage de notre Entendement, ſi nous conſiderons tous les Objets par rapport à la proportion qu’ils ont avec nos Facultez, pleinement convaincus que ce n’eſt que ſur ce pié-là que la connoiſſance peut nous en être propoſée ; & ſi, au lieu de demander abſolument, & par un excès de délicateſſe, une Démonſtration & une certitude entiere, nous nous contentons d’une ſimple probabilité, lors que nous ne pouvons obtenir qu’une probabilité, & que ce degré de connoiſſance ſuffit pour régler tous nos intérêts dans ce Monde. Que ſi nous voulons douter de chaque choſe en particulier, parce que nous ne pouvons pas les connoître toutes avec certitude, nous ferons auſſi déraiſonnables qu’un homme qui ne voudroit pas ſe ſervir de ſes jambes pour ſe tirer d’un lieu dangereux, mais s’opiniâtreroit à y demeurer & y périr miſerablement, ſous prétexte qu’il n’auroit pas des aîles pour échapper avec plus de vîteſſe.

§. 6.La connoiſſance des forces de notre Eſprit ſuffit pour guérir du Scepticiſme, & de la négligence où l’on s’abandonne lors qu’on doute de pouvoir trouver la Vérité. Si nous connoiſſons une fois nos propres forces, cette connoiſſance ſervira à nous faire d’autant mieux ſentir ce que nous pouvons entreprendre avec fondement ; & lors que nous aurons examiné ſoigneusement ce que notre Eſprit eſt capable de faire, & que nous aurons vû, en quelque maniére, ce que nous en pouvons attendre, nous ne ſerons portez ni à demeurer dans une lâche oiſiveté, & dans une entiére inaction, comme ſi nous deſeſperions de jamais connoître quoi que ce ſoit, ni à mettre tout en queſtion, & à décrier toute ſorte de connoiſſances, ſous prétexte qu’il y a certaines choſes que l’Eſprit Humain ne ſauroit comprendre. Il en eſt de nous, à cet égard, comme d’un Pilote qui voyage sur mer. Il lui eſt extremement avantageux de ſavoir quelle eſt la longueur du cordeau de la ſonde, quoi qu’il ne puiſſe pas toûjours reconnoître, par le moyen de ſa ſonde, toutes les différentes profondeurs de l’Océan. Il ſuffit qu’il ſache, que le cordeau eſt aſſez long pour trouver fond en certains endroits de la Mer qu’il lui importe de connoître pour bien diriger ſa courſe, & pour éviter les Bas-fonds qui pourroient le faire échouer. Notre affaire dans ce Monde n’eſt pas de connoître toutes choſes, mais celles qui regardent la conduite de notre vie. Si donc nous pouvons trouver les Règles par leſquelles une Créature Raiſonnable, telle que l’Homme conſideré dans l’état où il ſe trouve dans ce Monde, peut & doit conduire ſes ſentiments, & les actions qui en dépendent, ſi, dis-je, nous pouvons en venir là, nous ne devons pas nous inquiéter de ce qu’il y a pluſieurs autres choſes qui échappent à notre connoiſſance.

§. 7.Quelle a été l’occaſion de cet Ouvrage. Ces conſiderations-là me firent venir la prémiére penſée de travailler à cet Eſſai, lequel je donne préſentement au Public. Car je me mis dans l’Eſprit, que le prémier moyen qu’il y auroit de ſatisfaire l’Eſprit de l’Homme ſur pluſieurs Recherches dans lesquelles il eſt fort porté à s’engager, ce ſeroit de prendre, pour ainſi dire, un état des Facultez de notre propre Entendement, d’examiner l’étenduë de ſes forces, & de voir quelles ſont les choſes qui ſont proportionnées à ſa capacité. Juſqu’à ce que cela fût fait, je m’imaginai que nous prendrions la choſe tout-à-fait à contre-ſens ; & que nous chercherions en vain cette douce ſatisfaction que nous pourroit donner la poſſeſſion tranquille & aſſurée des véritez qui nous ſont les plus néceſſaires, pendant tout le temps que nous nous fatiguerions à courir après la recherche de toutes les choſes du Monde ſans diſtinction, comme ſi toutes ces choſes, dont le nombre eſt infini, étoient l’objet naturel de l’Entendement humain, de ſorte que l’Homme pût en acquerir une connoiſſance certaine, & qu’il n’y eût abſolument rien qui excedât ſa portée, & dont il ne fût très-capable de juger.

Lors que les hommes infatuez de cette penſée, viennent à pouſſer leurs recherches plus loin que leur capacité ne leur permet de faire, s’abandonnant ſur ce vaſte Océan, où ils ne trouvent ni fond ni rive, il ne faut pas s’étonner qu’ils faſſent des Queſtions & multiplient des difficultez, qui ne pouvant jamais être décidées d’une maniére claire & diſtincte, ne ſervent qu’à perpetuer & à augmenter leurs doutes, & à les engager enfin dans un parfait Pyrrhoniſme. Mais, ſi au lieu de ſuivre cette dangereuſe méthode, les hommes commençoient par examiner avec ſoin quelle eſt la capacité de leur Entendement, s’ils venoient à découvrir juſques où peuvent aller leurs connoiſſances, & à trouver les bornes qui ſéparent la partie lumineuſe des différens Objets de leurs connoiſſances, d’avec la partie obſcure & entierement impénétrable, ce qu’ils peuvent concevoir d’avec ce qui paſſe leur intelligence, peut-être qu’ils auroient beaucoup moins de peine à reconnoître leur ignorance ſur ce qu’ils ne peuvent point comprendre, & qu’ils employeroient leurs penſées & leurs raiſonnemens avec plus de fruit & de ſatisfaction, à des choſes qui ſont proportionnées à leur capacité.

§. 8.Ce que ſignifie le mot d’Idée. Voilà ce que j’ai jugé néceſſaire de dire touchant l’occaſion qui m’a fait entreprendre cet Ouvrage. Mais avant que d’entrer en matiére, je prierai mon Lecteur d’excuſer le fréquent uſage que j’ai fait du mot d’Idée dans le Traité ſuivant[8]. Comme ce terme eſt, ce me ſemble, le plus propre qu’on puiſſe employer pour ſignifier tout ce qui eſt l’objet de notre Entendement lors que nous penſons, je m’en ſuis ſervi pour exprimer tout ce qu’on entend par fantôme, notion, eſpèce, ou quoi que ce puiſſe être qui occupe notre Eſprit lors qu’il penſe ; & je n’aurois pû éviter de m’en ſervir auſſi ſouvent que j’ai fait.

Je croi qu’on n’aura pas de peine à m’accorder qu’il y a de telles idées dans l’Eſprit des hommes. Chacun les ſent en ſoi-même, & peut s’aſſûrer qu’elles ſe rencontrent dans les autres Hommes, s’il prend la peine d’examiner leurs diſcours & leurs actions.

Nous allons voir préſentement de quelle maniére ces Idées viennent dans l’Eſprit.


ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
L’ENTENDEMENT HUMAIN.



LIVRE PREMIER.

DES NOTIONS INNÉES.



CHAPITRE I.

Qu’il n’y a point de Principes innez dans l’Eſprit de l’Homme.


§. 1.La maniére dont les Hommes acquiérent leurs connoiſſances prouve que ces connoiſſances ne ſont point innées.
* Κοιναὶ ἔννοιαι

Il y a des gens qui ſuppoſent comme une Vérité inconteſtable, Qu’il y a certains Principes innez, certaines Notions primitives, autrement appellées * Notions communes, empreintes & gravées, pour ainſi dire, dans notre Ame, qui les reçoit dès le premier moment de ſon exiſtence, & les apporte au monde avec elle. Si j’avois à faire à des Lecteurs dégagez de tout préjugé, je n’aurois, pour les convaincre de la fauſſeté de cette Suppoſition, qu’à leur montrer, (comme j’eſpere de le faire dans les autres Parties de cet Ouvrage) que pour les hommes peuvent acquerir toutes les connoiſſances qu’ils ont, par le ſimple uſage de leurs Facultez naturelles, ſans le ſecours d’aucune impreſſion innée ; & qu’ils peuvent arriver à une entiére certitude de certaines choſes, ſans avoir beſoin d’aucune de ces Notions naturelles, ou de ces Principes innez. Car tout le Monde, à mon avis, doit convenir ſans peine, qu’il ſeroit ridicule de ſuppoſer, par exemple, que les idées des Couleurs ont été imprimées dans l’Ame d’une Créature, à qui Dieu a donné la vûë & la puiſſance de recevoir ces idées par l’impreſſion que les Objets exterieurs feroient ſur ſes yeux. Il ne ſeroit pas moins abſurde d’attribuer à des impreſſions naturelles & à des caractéres innez la connoiſſance que nous avons de pluſieurs Véritez, ſi nous pouvons remarquer en nous-mêmes des Facultez, propres à nous faire connoître ces Véritez avec autant de facilité & de certitude, que ſi elles étoient originairement gravées dans notre Ame.

Mais parce qu’un ſimple Particulier ne peut éviter d’être cenſuré lors qu’il cherche la vérité par un chemin qu’il s’eſt tracé lui-même, ſi ce chemin l’écarte le moins du monde de la route ordinaire, je propoſerai les raiſons qui m’ont fait douter de la vérité du Sentiment qui ſuppoſe des idées innées dans l’eſprit de l’Homme, afin que ces raiſons puiſſent ſervir à excuſer mon erreur, ſi tant eſt que je ſois effectivement dans l’erreur ſur cet article ; ce que je laiſſe examiner à ceux qui comme moi ſont diſpoſez à recevoir la Vérité par tout où ils la rencontrent.

§. 2.On dit que certains Principes ſont reçus d’un conſentement univerſel : principale raiſon par laquelle on prétend prouver, que ces Principes ſont innez. Il n’y a pas d’Opinion plus communément reçüe que celle qui établit, Qu’il y a de certains Principes, tant pour la Spéculation que pour la Pratique, (car on en compte de ces deux ſortes) de la vérité deſquels tous les hommes conviennent généralement : d’où l’on infère qu’il faut que ces Principes-là ſoient autant d’impreſſions, que l’Ame de l’Homme reçoit avec l’exiſtence, & qu’elle apporte au Monde avec elle auſſi néceſſairement & auſſi réellement qu’aucune de ſes Facultez naturelles.

§. 3.Ce conſentement univerſel ne prouve rien. Je remarque d’abord que cet Argument, tiré du conſentement univerſel, eſt ſujet à cet inconvenient, Que, quand le fait ſeroit certain, je veux dire qu’il y auroit effectivement des véritez ſur leſquelles tout le Genre Humain ſeroit d’accord, ce conſentement univerſel ne prouveroit point que ces véritez fuſſent innées, ſi l’on pouvoit montrer une autre voye, par laquelle les Hommes ont pû arriver à cette uniformité de ſentiment ſur les choses dont ils conviennent, ce qu’on peut fort bien faire, ſi je ne me trompe.

§. 4.Ce qui eſt, eſt : &, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps : Deux propoſitions qui ne ſont pas univerſellement reçuës. Mais, ce qui eſt encore pis, la raiſon qu’on tire du Conſentement univerſel pour faire voir qu’il y a des Principes innez, eſt, ce me semble, une preuve démonſtrative qu’il n’y a point de ſemblable Principe, parce qu’il n’y a effectivement aucun Principe ſur lequel tous les hommes s’accordent généralement. Et pour commencer par les notions ſpéculatives, voici deux de ces Principes célèbres, auxquels on donne, préferablement à tout autre, la qualité de Principes Innez : Tout ce qui eſt, eſt ; &, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. Ces Propoſitions ont paſſé ſi conſtamment pour des Maximes univerſellement reçuës qu’on trouvera, ſans doute, fort étrange, que qui que ce ſoit oſe leur diſputer ce titre. Cependant je prendrai la liberté de dire, que tant s’en faut qu’on donne un conſentement général à ces deux Propoſitions, qu’il y a une grande partie du Genre Humain à qui elles ne ſont pas même connuës.

§. 5.Elles ne ſont pas gravées naturellement dans l’Ame, puis qu’elles ne ſont pas connuës des Enfans, des Idiots, &c. Car prémiérement, il eſt clair que les Enfans & les Idiots n’ont pas la moindre idée de ces Principes & qu’ils n’y penſent en aucune maniére, ce qui ſuffit pour détruire ce Conſentement univerſel, que toutes les véritez innées doivent produire néceſſairement. Car de dire, qu’il y a des véritez imprimées dans l’Ame que l’Ame n’apperçoit ou n’entend point, c’eſt, ce me ſemble, une eſpèce de contradiction, l’action d’imprimer ne pouvant marquer autre choſe (suppoſé qu’elle ſignifie quelque choſe de réel en cette rencontre) que faire appercevoir certaines véritez. Car imprimer quoi que ce ſoit dans l’Ame, ſans que l’Ame l’apperçoive, c’eſt, à mon ſens, une choſe à peine intelligible. Si donc il y a de telles impreſſions dans les Ames des Enfans & des Idiots, il faut néceſſairement que les Enfans & les Idiots apperçoivent ces impreſſions, qu’ils connoiſſent les véritez qui ſont gravées dans leur Eſprit ; & qu’ils y donnent leur conſentement. Mais comme cela n’arrive pas, il eſt évident qu’il n’y a point de telles impreſſions. Or ſi ce ne ſont pas des Notions imprimées naturellement dans l’Ame, comment peuvent-elles être innées ? Et ſi elles y ſont imprimées, comment peuvent-elles lui être inconnuës ? Dire qu’une Notion eſt gravée dans l’Ame, & ſoûtenir en même tems que l’Ame ne la connoît point, & qu’elle n’en a eu encore aucune connoiſſance, c’eſt faire de cette impreſſion un pur néant. On ne peut point aſſurer qu’une certaine Propoſition ſoit dans l’Eſprit, lors que l’Eſprit ne l’a point encore apperçüe, & qu’il n’en a découvert aucune idée en lui-même : car ſi on peut le dire de quelque Propoſition en particulier, on pourra ſoûtenir par la même raiſon, que toutes les Propoſitions qui ſont véritables & que l’Eſprit pourra jamais regarder comme telles, ſont déja imprimées dans l’Ame. Puisque, ſi l’on peut dire qu’une choſe eſt dans l’Ame, quoi que l’Ame ne l’ait pas encore connüe, ce ne peut être qu’à cauſe qu’elle a la capacité ou la faculté de connoître : faculté qui s’étend sur toutes les véritez qui pourront venir à ſa connoiſſance. Bien plus, à le prendre de cette maniére, on peut dire qu’il y a des véritez gravées dans l’Ame, que l’Ame n’a pourtant jamais connuës, & qu’elle ne connoîtra jamais. Car un homme peut vivre long-tems, & mourir enfin dans l’ignorance de pluſieurs véritez que ſon Eſprit étoit capable de connoître, & même avec une entiére certitude. De ſorte que ſi par ces impreſſions naturelles qu’on ſoûtient être dans l’Ame, on entend la capacité que l’Ame a de connoître certaines véritez, il s’enſuivra de là, que toutes les véritez qu’un homme vient à connoître, ſont autant de veritez innées. Et ainſi cette grande Queſtion ſe reduira uniquement à dire, que ceux qui parlent de Principes innez, parlent très-improprement, mais que dans le fond ils croyent la même choſe que ceux qui nient qu’il y en ait : car je ne penſe pas que perſonne aît jamais nié, que l’Ame ne fût capable de connoître pluſieurs véritez. C’eſt cette capacité, dit-on, qui eſt innée ; & c’eſt la connoiſſance de telle ou telle vérité qu’on doit appeller acquiſe. Mais ſi c’eſt-là tout ce qu’on prétend, a quoi bon s’échauffer à ſoûtenir qu’il y a certaines maximes innées ? Et s’il y a des véritez qui puſſent être imprimées dans l’Entendement, ſans qu’il les apperçoive, je ne vois pas comment elles peuvent differer, par rapport à leur origine, de toute autre vérité que l’Eſprit eſt capable de connoître. Il faut, ou que toutes ſoient innées, ou qu’elles viennent toutes d’ailleurs dans l’Ame. C’eſt en vain qu’on prétend les diſtinguer à cet égard. Et par conſéquent, quiconque parle de Notions innées dans l’Entendement, (s’il entend par-là certaines véritez particuliéres) ne ſauroit imaginer que ces Notions ſoient dans l’Entendement de telle maniére que l’Entendement ne les ait jamais apperçuës & qu’il n’en ait effectivement aucune connoiſſance. Car ſi ces mots, être dans l’Entendement, emportent quelque choſe de poſitif, ils ſignifient, être apperçû & compris par l’Entendement. De ſorte que ſoûtenir, qu’une choſe eſt dans l’Entendement, & qu’elle n’eſt pas conçuë par l’Entendement, qu’elle eſt dans l’Eſprit ſans que l’Eſprit l’apperçoive, c’eſt autant que ſi l’on diſoit, qu’une choſe eſt & n’eſt pas dans l’Eſprit ou dans l’Entendement. Si donc ces deux Propoſitions, Ce qui eſt, eſt ; &, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps, étoient gravées dans l’Ame des hommes par la Nature, les Enfans ne pourroient pas les ignorer : les petits Enfans, dis-je, & tous ceux qui ont une Ame, devroient les avoir néceſſairement dans l’Eſprit, en reconnoître la vérité, & y donner leur conſentement.

§. 6.Refutation d’une ſeconde raiſon dont on ſe ſert pour prouver qu’il y a des véritez innées : qui eſt, que les hommes connoiſſent ces véritez dès qu’ils ont l’uſage de leur Raiſon. Pour éviter cette Difficulté, les Défenſeurs des Idées innées ont accoûtumé de répondre, Que les Hommes connoiſſent ces véritez & y donnent leur conſentement, dès qu’ils viennent à avoir l’uſage de leur Raiſon : Ce qui ſuffit, ſelon eux, pour faire voir que ces véritez ſont innées.

§. 7. Je répons à cela, Que des expreſſions ambiguës qui ne ſignifient preſque rien, paſſent pour des raiſons évidentes dans l’Eſprit de ceux qui pleins de quelque préjugé, ne prennent pas la peine d’examiner avec aſſez d’application ce qu’ils diſent pour défendre leur propre ſentiment. C’eſt ce qui paroît évidemment dans cette occaſion. Car pour donner à la Réponſe que je viens de propoſer, un ſens tant ſoit peu raiſonnable par rapport à la Queſtion que nous avons en main, on ne peut lui faire ſignifier que l’une ou l’autre de ces deux choſes, ſavoir, qu’auſſi-tôt que les Hommes viennent à faire uſage de la Raiſon, ils apperçoivent ces Principes qu’on ſuppoſe être imprimez naturellement dans l’Eſprit, ou bien, que l’uſage de la Raiſon les leur fait découvrir & connoître avec certitude. Or ceux à qui j’ai à faire, ne ſauroient montrer par aucune de ces deux choſes qu’il y ait des Principes innez.

§. 8. Suppoſé que la Raiſon découvre ces premiers Principes, il ne s’enſuit pas de là qu’ils ſoient innez. S’ils diſent, que c’eſt par l’uſage de la Raiſon que les Hommes peuvent découvrir ces Principes, & que cela ſuffit pour prouver qu’ils ſont innez, leur raiſonnement ſe réduira à ceci, Que toutes les véritez que la Raiſon peut nous faire connoître & recevoir comme autant de véritez certaines & indubitables, ſont naturellement gravées dans notre Eſprit : puis que le conſentement univerſel qu’on a voulu faire regarder comme le ſceau auquel on peut reconnoître que certaines véritez ſont innées, ne ſignifie dans le fond autre choſe ſi ce n’eſt qu’en faiſant uſage de la Raiſon, nous ſommes capables de parvenir à une connoiſſance certaine de ces véritez, & d’y donner notre conſentement. Et à ce compte-là, il y aura aucune difference entre les Axiomes des Mathematiciens & les Théorèmes qu’ils en déduiſent. Principes & Concluſions, tout ſera également inné : puis que toutes ces choſes ſont des découvertes qu’on fait par le moyen de la Raiſon, & que ce ſont des véritez qu’une Créature Raiſonnable peut connoître certainement ſi elle s’applique comme il faut à les rechercher.

§. 9.Il eſt faux que la Raiſon découvre ces Principes. Mais comment peut-on penſer, que l’uſage de la Raison ſoit néceſſaire pour découvrir des Principes qu’on ſuppoſe innez, puis que la Raiſon n’eſt autre choſe, (s’il en faut croire ceux contre qui je diſpute) que la Faculté de déduire de Principes déja connus, des véritez inconnuës ? Certainement, on ne pourra jamais regarder comme un Principe inné, ce qu’on ne ſauroit découvrir que par le moyen de la Raiſon, à moins qu’on ne reçoive, comme je l’ai déja dit, toutes les véritez certaines que la Raiſon peut nous faire connoître, pour autant de véritez innées. Nous ſerions auſſi bien fondez à dire, que l’uſage de la Raiſon eſt néceſſaire pour diſposer nos yeux à diſcerner les Objets viſibles, qu’à ſoûtenir que ce n’eſt que par la Raiſon ou l’uſage de la Raiſon que l’Entendement peut voir ce qui eſt originairement imprimé dans l’Entendement lui-même, & qui ne ſauroit y être avant qu’il l’apperçoive. De ſorte que de donner à la Raiſon la charge de découvrir des véritez, qui ſont imprimées dans l’Eſprit de cette maniére, c’eſt dire, que l’uſage de la Raiſon fait voir à l’Homme ce qu’il ſavoit déja : & par conſéquent l’Opinion de ceux qui oſent avancer que ces véritez ſont innées dans l’Eſprit des Hommes, qu’elles y ſont originairement empreintes avant l’uſage de la Raiſon, quoi que l’Homme les ignore conſtamment, juſqu’à ce qu’il vienne à faire uſage de ſa Raiſon, cette Opinion, dis-je, revient proprement à ceci, Que l’Homme connoît & ne connoît pas en même temps ces ſortes de veritez.

§. 10. On répliquera peut-être, que les Démonſtrations Mathematiques & plusieurs autres véritez qui ne ſont point innées, ne trouvent pas créance dans notre Eſprit, dès que nous les entendons propoſer, ce qui les diſtingue de ces Premiers Principes que nous venons de voir, & de toutes les autres véritez innées. J’aurai bientôt occaſion de parler d’une maniére plus préciſe du conſentement qu’on donne à certaines Propoſitions dès qu’on les entend prononcer. Je me contenterai de reconnoître ici franchement, que les Maximes qu’on nomme innées, & les Démonſtrations Mathematiques different en ce que celles-ci ont beſoin du ſecours de la Raiſon, qui les rende ſenſibles & nous les faſſe recevoir par le moyen de certaines preuves, au lieu que les Maximes qu’on veut faire paſſer pour Principes innez, ſont reconnuës pour véritables dès qu’on vient à les comprendre, ſans qu’on aît beſoin pour cela du moindre raiſonnement. Mais qu’il me ſoit permis en même temps de remarquer, que cela même fait voir clairement le peu de ſolidité qu’il y a à dire, comme font les Partiſans des Idées innées, que l’uſage de la Raison eſt néceſſaire pour découvrir ces véritez générales : puisqu’on doit avouër de bonne foi qu’il n’eſt beſoin d’aucun raiſonnement pour en reconnoître la certitude. Et en effet, je ne penſe pas que ceux qui ont recours à cette réponſe, oſent ſoûtenir par exemple, que la connoiſſance de cette Maxime, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps, ſoit fondée ſur une conſéquence tirée par le ſecours de notre Raison. Car ce ſeroit détruire la Bonté qu’ils prétendent que Dieu a eû pour les Hommes en gravant dans leurs Ames ces ſortes de Maximes, ce ſeroit, dis-je, anéantir tout-à-fait cette grace dont ils paroiſſent ſi jaloux, que de faire dépendre la connoiſſance de ces Prémiers Principes, d’une ſuite de penſées déduites avec peine les unes des autres. Comme tout raiſonnement ſuppoſe quelque recherche, il demande du ſoin & de l’application, cela eſt inconteſtable. D’ailleurs, en quel ſens tant ſoit peu raiſonnable peut-on ſoûtenir qu’afin de découvrir ce qui a été imprimé dans notre Ame par la Nature, pour qu’il ſerve de guide & de fondement à notre Raiſon, il faille faire uſage de cette même Raiſon ?

§. 11. Tous ceux qui voudront prendre la peine de réfléchir avec un peu d’attention ſur les operations de l’Entendement, trouveront que ce conſentement que l’Eſprit donne ſans peine à certaines véritez, ne dépend en aucune maniére, ni de l’impreſſion naturelle qui en aît été faite dans l’Ame, ni de l’uſage de la Raiſon, mais d’une Faculté de l’Eſprit Humain, qui eſt tout-à-fait différente de ces deux choſes, comme nous le verrons dans la ſuite. Puis donc que la Raiſon ne contribuë en aucune maniére à nous faire recevoir ces Prémiers Principes, ſi ceux qui ſoûtiennent que les Hommes les connoiſſent & y donnent leur conſentement, dès qu’ils viennent à faire uſage de leur Raiſon, veulent dire par-là, que l’Uſage de la Raiſon nous conduit à la connoiſſance de ces Principes, cela eſt entiérement faux ; & quand il ſeroit véritable, il ne prouveroit point que ces Maximes ſoient innées.

§. 12.Quand on commence à faire uſage de la Raiſon, on ne commence pas à connoitre ces Maximes générales qu’on veut faire paſſer pour innées. Mais lors qu’on dit que nous connoiſſons ces véritez & que nous y donnons notre conſentement, dès que nous venons à faire uſage de la Raiſon ; ſi l’on entend par-là, que c’eſt dans ce temps-là que l’Ame s’apperçoit de ces véritez ; & qu’auſſi-tôt que les Enfans viennent à ſe ſervir de la Raiſon, ils commencent auſſi à connoître & à recevoir ces Prémiers Principes, cela eſt encore faux & inutile. Je dis prémiérement que cela eſt faux, parce qu’il eſt évident, que ces ſortes de Maximes ne ſont pas connuës à l’Ame, dans le même temps qu’elle commence à faire uſage de la Raiſon ; & par conſéquent qu’il n’eſt point vrai, que le temps auquel on commence à faire usage de la Raison, ſoit le même que celui auquel on commence à découvrir ces Maximes. Car je vous prie, combien de marques de Raiſon n’obſerve-t-on pas dans les Enfans, long-temps avant qu’ils ayent aucune connoiſſance de cette Maxime, Il est impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps ? Combien y a-t-il de gens ſans lettres, & de Peuples Sauvages qui étant parvenus à l’âge de raiſon, paſſent une bonne partie de leur vie ſans faire aucune reflexion à cette Maxime & aux autres Propoſitions générales de cette nature ? Je conviens que les hommes n’arrivent point à la connoiſſance de ces véritez générales & abſtraites qu’on croit innées, avant que de faire uſage de leur Raiſon : mais j’ajoûte qu’ils ne les connoiſſent pas même alors. Et cela, parce qu’avant que de faire uſage de la Raiſon, l’Eſprit n’a pas formé les idées générales & abſtraites, d’où réſultent les Maximes générales qu’on prend mal-à-propos pour des Principes innez, & parce que ces Maximes ſont effectivement des connoiſſances & des véritez qui s’introduiſent dans l’Eſprit par la même voye, & par les mêmes dégrez, que pluſieurs autres Propoſitions que perſonne ne s’eſt aviſé de ſuppoſer innées, comme j’eſpére de le faire voir dans la ſuite de cet Ouvrage. Je reconnais donc qu’il faut néceſſairement que les Hommes faſſent uſage de leur Raiſon, avant que de parvenir à la connoiſſance de ces véritez générales : mais encore un coup, je nie que le temps auquel ils commencent à ſe ſervir de leur Raiſon, ſoit juſtement celui auquel ils viennent à découvrir ces véritez.

§. 13.On ne ſauroit les diſtinguer par-là de pluſieurs autres véritez qu’on peut connoître dans le même temps. Cependant il eſt bon de remarquer, que ce qu’on dit, que dès qu’on fait uſage de la Raiſon, on s’apperçoit de ces Maximes & qu’on y acquieſce, n’emporte dans le fond autre choſe que ceci, ſavoir, qu’on ne connoît jamais ces Maximes avant l’uſage de la Raiſon, quoi que peut-être on n’y donne un conſentement actuel que quelque temps après, durant le cours de la vie. Du reſte, le temps auquel on vient à les connoître & à les recevoir, eſt tout-à-fait incertain. D’où il paroît qu’on peut dire la même choſe de toutes les autres véritez qui peuvent être connuës, auſſi bien que de ces Maximes générales. Et par conſéquent il ne s’enſuit point, de ce qu’on connoît ces Maximes lors qu’on vient à faire uſage de ſa Raiſon, qu’elles ayent, à cet égard, aucune prérogative qui les diſtingue des autres véritez ; & bien loin que ce ſoit une marque qu’elles ſoient innées, c’eſt preuve du contraire.

§. 14.Quand on commenceroit à les connoître, dès qu’on vient à faire uſage de la Raiſon, cela ne prouveroit point qu’elles ſoient innées. Mais en ſecond lieu, quand il ſeroit vrai, qu’on viendroit à connaître ces Maximes, & à y acquieſcer, juſtement dans le temps qu’on vient à faire uſage de la Raiſon, cela ne prouveroit point encore qu’elles ſoient innées. Ce raiſonnement eſt auſſi frivole, que la ſuppoſition ſur laquelle on le fonde, eſt fauſſe. Car par quelle règle de Logique peut-on conclurre qu’une certaine Maxime a été imprimée originairement dans l’Ame auſſi-tôt que l’Ame a commencé à exiſter, de ce qu’on vient à s’appercevoir de cette Maxime, & à l’approuver, dès qu’une certaine Faculté de l’Ame, qui eſt appliquée à toute autre choſe, vient à ſe déployer ? Suppoſé qu’on vînt à recevoir ces Maximes juſtement dans le temps qu’on commence à parler, (ce qui peut tout auſſi bien arriver alors, que dans le temps auquel on commence à faire uſage de la Raiſon) on ſeroit tout auſſi bien fondé à dire que ces Maximes ſont innées, parce qu’on les reçoit dès qu’on commence à parler, qu’à ſoûtenir qu’elles ſont innées, parce que les Hommes y donnent leur conſentement dès qu’ils viennent à ſe ſervir de leur Raiſon. Je conviens donc avec les Partiſans des Principes innez, que l’Ame n’a aucune connoiſſance de ces Maximes générales, évidentes par elles-mêmes, avant qu’elle commence à faire uſage de la Raiſon : mais je nie que le temps auquel on commence à faire uſage de la Raiſon, ſoit préciſément celui auquel on commence à s’appercevoir de ces Maximes ; & quand cela ſeroit, je nie qu’il s’enſuivît de là qu’elles fuſſent innées. Lors qu’on dit, que les Hommes donnent leur conſentement à ces véritez, dès qu’ils viennent à faire uſage de la Raiſon, tout ce qu’on peut faire ſignifier raiſonnablement à cette Propoſition, c’eſt que l’Eſprit venant à ſe former des idées générales & abſtraites, & à comprendre les noms généraux qui les repréſentent, dans le temps que la Faculté de raiſonner commence à ſe déployer, & tous ces materiaux ſe multipliant à meſure que cette Faculté ſe perfectionne, il arrive d’ordinaire que les Enfans n’acquiérent ces idées générales & n’apprennent les noms qui ſervent à les exprimer, que lors qu’ayant exercé leur Raiſon pendant un aſſez long tems ſur des idées familiéres & plus particuliéres, ils ſont devenus capables d’un entretien raiſonnable par le commerce qu’ils ont eu avec d’autres perſonnes. Si l’on peut dire dans un autre ſens, que les Hommes reçoivent ces Maximes générales lors qu’ils viennent à faire uſage de leur Raiſon, c’eſt ce que j’ignore ; & je voudrois bien qu’on prît la peine de le faire voir, ou du moins qu’on me montrât (quelque ſens qu’on donne à cette Propoſition, celui-là, ou quelque autre) comment on en peut inferer, que ces Maximes ſont innées.

§. 15.Par quels dégrez l’Eſprit vient à connoitre pluſieurs veritez. D’abord les Sens rempliſſent, pour ainſi dire, notre Eſprit de diverſes idées qu’il n’avoit point ; & l’Eſprit ſe rendant peu-à-peu ces idées familieres, les place dans ſa Mémoire, & leur donne des Noms. Enſuite, il vient à ſe repréſenter d’autres idées, qu’il abſtrait de celles-là, & il apprend l’uſage des noms généraux. De cette maniére l’Eſprit prépare des materiaux d’idées & de paroles, ſur leſquels il exerce ſa faculté de raiſonner ; & l’usage de la Raison devient, chaque jour, plus ſenſible, à mesure que ces matériaux ſur leſquels elle s’exerce, augmentent. Mais quoi que toutes ces choſes, c’eſt à dire, l’acquiſition des idées générales, l’uſage des noms généraux qui les repréſentent, & l’uſage de la Raiſon, croiſſent, pour ainſi dire, ordinairement enſemble, je ne vois pourtant pas que cela prouve en aucune maniere que ces idées ſoient innées. J’avoûë qu’il y a certaines véritez, dont la connoiſſance eſt dans l’eſprit de fort bonne heure, mais c’eſt d’une maniére qui fait voir que ces véritez ne ſont point innées. En effet, ſi nous y prenons garde, nous trouverons que ces ſortes de véritez ſont compoſées d’idées qui ne ſont nullement innées, mais acquiſes : car les prémiéres idées qui occupent l’Eſprit des Enfans, ce ſont celles qui leur viennent par l’impreſſion des choſes extérieures, & qui font de plus fréquentes impreſſions ſur leurs Sens. C’eſt sur ces idées, acquiſes de cette maniere, que l’Eſprit vient à juger du rapport, ou de la différence qu’il y a entre les unes & les autres ; & cela apparemment, dès qu’il vient à faire uſage de la Mémoire, & qu’il eſt capable de recevoir & de retenir diverſes idées diſtinctes. Mais que cela ſe faſſe alors ou non, il eſt certain du moins, que les Enfans forment ces ſortes de jugemens long-tems avant qu’ils ayent appris à parler ; & qu’ils ſoient parvenus à ce que nous appellons l’âge de Raiſon. Car avant qu’un Enfant ſache parler, il connoît auſſi certainement la différence qu’il y a entre les idées du doux & de l’amer, c’eſt à dire, que le doux n’eſt pas l’amer, qu’il ſait dans la ſuite quand il vient à parler, que l’abſinthe & les dragées ne ſont pas la même choſe.

§. 16. Un Enfant ne vient à connoître que trois & quatre ſont égaux à ſept, que lors qu’il eſt capable de compter jusqu’à ſept, qu’il a acquis l’idée de ce qu’on nomme égalité, & qu’il ſait comment on la nomme. Du reſte, quand il en eſt venu là, dès qu’on lui dit, que trois & quatre ſont égaux à ſept, il n’a pas plûtôt compris le ſens de ces paroles, qu’il donne ſon conſentement à cette Propoſition, ou pour mieux dire, qu’il en apperçoit la vérité. Mais s’il y acquieſce ſi facilement alors, ce n’eſt point à cauſe que c’eſt une vérité innée. Et s’il avoit differé juſqu’à ce tems-là à y donner ſon conſentement, ce n’étoit pas non plus, à cauſe qu’il n’avoit point encore l’uſage de la Raiſon. Mais plûtôt, il reçoit cette Propoſition, parce qu’il reconnoît la vérité renfermée dans ces paroles, trois & quatre ſont égaux à ſept, dès qu’il a dans l’Eſprit les idées claires & diſtinctes qu’elles signifient. Par conſéquent, il connoît la vérité de cette Propoſition ſur les mêmes fondemens, & de la même maniére, qu’il ſavoit auparavant, que la Verge & une Ceriſe ne ſont pas la même choſe : & c’eſt encore ſur les mêmes fondemens qu’il peut venir à connoître dans la ſuite, Qu’il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps, comme nous le ferons voir plus amplement ailleurs. De ſorte que plus tard on vient à connoître les idées générales dont ces Maximes ſont compoſées, ou à ſavoir la ſignification des termes généraux dont on ſe ſert pour les exprimer, ou à raſſembler dans ſon Eſprit les idées que ces termes repréſentent ; plus tard auſſi l’on donne ſon conſentement à ces Maximes, dont les termes auſſi bien que les idées qu’ils repréſentent, n’étant pas plus innez que ceux de Chat ou de Belette, il faut attendre que le temps & les reflexions que nous pouvons faire ſur ce qui ſe passe devant nos yeux, nous en donnent la connoiſſance : & c’eſt alors qu’on ſera capable de connoître la vérité de ces Maximes, dès la prémiére occaſion qu’on aura de joindre ces idées dans ſon Eſprit, & de remarquer ſi elles conviennent ou ne conviennent point enſemble, ſelon qu’elles ſont exprimées dans ces Propoſitions. D’où il s’enſuit qu’un homme ſait, que dix-huit & dix-neuf ſont égaux à trente-sept, avec la même évidence qu’il ſait qu’un & deux ſont égaux à trois, mais qu’un Enfant ne connoît pourtant pas la prémiére Propoſition ſi-tôt que la ſeconde ; ce qui ne vient pas de ce que l’uſage de la Raiſon lui manque, mais de ce qu’il n’a pas ſi-tôt formé les idées ſignifiées par les mots dix-huit, dix-neuf, & trente-sept, que celles qui ſont exprimées par les mots un, deux, & trois.

§. 17.De ce qu’on reçoit ces Maximes dès qu’elles ſont propoſées & conçuës, il ne s’enſuit pas qu’elles ſoient innées. La raiſon qu’on tire du conſentement général pour faire voir qu’il y a des véritez innées, ne pouvant point ſervir à le prouver, & ne mettant aucune différence entre les véritez qu’on ſuppoſe innées, & pluſieurs autres dont on acquiert la connoiſſance dans la ſuite, cette raiſon, dis-je, venant à manquer, les Défenſeurs de cette Hypotheſe ont prétendu conſerver aux Maximes qu’ils nomment innées, le privilége d’être reçuës d’un conſentement général, en ſoûtenant que, dès que ces Maximes ſont propoſées, & qu’on entend la ſignification des termes qui ſervent à les exprimer, on les adopte ſans peine. Voyant, dis-je, que tous les hommes, & même les Enfans, donnent leur conſentement à ces Propoſitions, auſſi-tôt qu’ils entendent & comprennent les mots dont on ſe ſert pour les exprimer, ils s’imaginent que cela ſuffit pour prouver que ces Propoſitions ſont innées. Comme les hommes ne manquent jamais de les reconnoître pour des veritez indubitables dès qu’ils en ont compris les termes, les Défenſeurs des idées innées voudroient conclurre de là, qu’il eſt évident que ces Propoſitions étoient auparavant imprimées dans l’Entendement, puis qu’à la prémiére ouverture qui en eſt faite à l’Eſprit, il les comprend ſans que perſonne les lui enſeigne, & y donne ſon conſentement ſans jamais les revoquer en doute.

§. 18.Ce conſentement prouveroit que ces Propoſitions, Un & deux ſont égaux à trois, Le Doux n’eſt point l’Amer, & mille autres ſemblables, ſeroient innées. Pour répondre à cette Difficulté, je demande à ceux qui défendent de la ſorte les idées innées, ſi ce conſentement que l’on donne à une Propoſition, dès qu’on l’a entenduë, eſt un caractére certain d’un Principe inné ? S’ils diſent que non, c’eſt en vain qu’ils employent cette preuve ; & s’ils répondent qu’oui, ils ſeront obligez de reconnoître pour Principes innez toutes les Propoſitions dont on reconnoît la vérité dès qu’on les entend prononcer, c’eſt-à-dire un très-grand nombre. Car s’ils poſent une fois que les véritez qu’on reçoit dès qu’on les entend dire, & qu’on les comprend, doivent paſſer pour autant de Principes innez, il faut qu’ils reconnoiſſent en même tems que pluſieurs Propoſitions qui regardent les nombres ſont innées, comme celles-ci, Un & deux ſont égaux à trois, Deux & deux ſont égaux à quatre, & quantité d’autres ſemblables Propoſitions d’Arithmetique, que chacun reçoit dès qu’il les entend dire, & qu’il comprend les termes dont on ſe ſert pour les exprimer. Et ce n’eſt pas là un privilége attaché aux Nombres & aux différens Axiomes qu’on en peut compoſer : on rencontre auſſi dans la Phyſique & dans toutes les autres Sciences, des Propoſitions auxquelles on acquieſce infailliblement dès qu’on les entend. Par exemple, cette Propoſition, Deux Corps ne peuvent pas être en un même lieu à la fois, eſt une vérité dont on n’eſt pas autrement perſuadé que des Maximes ſuivantes, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps : Le blanc n’eſt pas le rouge : Un Quarré n’eſt pas un Cercle : La couleur jaune n’eſt pas la douceur. Ces Propoſitions dis-je, & un million d’autres ſemblables, ou du moins toutes celles dont nous avons des idées diſtinctes, ſont du nombre de celles que tout homme de bon ſens & qui entend les termes dont on ſe ſert pour les exprimer, doit recevoir néceſſairement, dès qu’il les entend prononcer. Si donc les Partiſans des Idées innées veulent s’en tenir à leur propre Règle, & poſer pour marque d’une vérité innée le conſentement qu’on lui donne, dès qu’on l’entend & qu’on comprend les termes qu’on employe pour l’exprimer, ils ſeront obligez de reconnoître, qu’il y a non ſeulement autant de Propoſitions innées que d’idées diſtinctes dans l’Eſprit des Hommes, mais même autant que les Hommes peuvent faire de Propoſitions, dont les idées différentes ſont niées l’une de l’autre. Car chaque Propoſition, qui eſt compoſée de deux différentes idées dont l’une eſt niée de l’autre, ſera auſſi certainement reçuë comme indubitable, dès qu’on l’entendra pour la prémiére fois & qu’on en comprendra les termes, que cette Maxime générale, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps ; ou que celle-ci, qui en eſt le fondement, & qui eſt encore plus aiſée à entendre, Ce qui eſt la même choſe, n’eſt pas different : & à ce compte, il faudra qu’ils reçoivent pour véritez innées un nombre infini de Propoſitions de cette ſeule eſpèce, ſans parler des autres. Ajoûtez à cela, qu’une Propoſition ne pouvant être innée, à moins que les idées dont elle eſt compoſée, ne le ſoient auſſi, il faudra ſuppoſer que toutes les idées que nous avons des Couleurs, des Sons, des Goûts, des Figures, &c. ſont innées : ce qui ſeroit la choſe du monde la plus contraire à la Raison & à l’Experience. Le conſentement qu’on donne ſans peine à une Propoſition dès qu’on l’entend prononcer & qu’on en comprend les termes, eſt, ſans doute, une marque que cette Propoſition eſt évidente par elle-même : mais cette évidence, qui ne dépend d’aucune impreſſion innée, mais de quelque autre choſe, comme nous le ferons voir dans la ſuite, appartient à pluſieurs Propoſitions, qu’il ſeroit abſurde de regarder comme des véritez innées, & que perſonne ne s’eſt encore aviſé de faire paſſer pour telles.

§. 19.De telles Propoſitions moins générales, ſont plûtôt connuës que les Maximes univerſelles, qu’on veut faire paſſer pour innées. Et qu’on ne diſe pas, que ces Propoſitions particulières, & évidente par elles-mêmes, dont on reconnoit la vérité dès qu’on les entend prononcer, comme Qu’un & deux ſont égaux à trois, Que le Verd n’eſt pas le Rouge, &c. ſont reçuës comme des conſéquences de ces autres Propoſitions plus générales qu’on regarde comme autant de Principes innez : Car tous ceux qui prendront la peine de reflêchir ſur ce qui ſe paſſe dans l’Entendement, lors qu’on commence à en faire quelque uſage, trouveront infailliblement que ces Propoſitions particulières, ou moins générales, ſont reconnuës & reçuës comme des véritez indubitables par des perſonnes qui n’ont aucune connoiſſance de ces Maximes plus générales. D’où il s’enſuit évidemment, que, puis que ces Propoſitions particuliéres se rencontrent dans leur Eſprit plûtôt que ces Maximes qu’on nomme prémiers Principes, ils ne pourroient recevoir ces Propoſitions particuliéres comme ils font, dès qu’ils les entendent prononcer pour la prémiére fois, s’il étoit vrai que ce ne fuſſent que des conſéquences de ces prémiers Principes.

§. 20. Si l’on replique, que ces Propoſitions, Deux & deux ſont égaux à quatre, Le Rouge n’eſt pas le Bleu, &c. ne ſont pas des Maximes générales, & dont on puiſſe faire un fort grand uſage, je répons, que cette inſtance ne touche en aucune maniére l’argument qu’on veut tirer du Conſentement univerſel qu’on donne à une Propoſition dès qu’on l’entend dire & qu’on en comprend le ſens. Car ſi ce Conſentement eſt une marque aſſûrée d’une Propoſition innée, toute Propoſition qui eſt généralement reçuë dès qu’on l’entend dire & qu’on la comprend, doit paſſer pour une Propoſition innée, tout auſſi bien que cette Maxime, Il est impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même tems : puis qu’à cet égard, elles ſont dans une parfaite égalité. Quant à ce que cette derniére Maxime eſt plus générale, tant s’en faut que cela la rende plûtôt innée, qu’au contraire c’eſt pour cela même qu’elle eſt plus éloignée de l’être. Car les idées générales & abſtraites étant d’abord plus étrangéres à notre Eſprit que les idées des Propoſitions particuliéres qui ſont évidentes par elles-mêmes, elles entrent par conſéquent plus tard dans un Eſprit qui commence à ſe former. Et pour ce qui eſt de l’utilité de ces Maximes tant vantées, on verra peut-être qu’elle n’eſt pas ſi conſiderable qu’on ſe l’imagine ordinairement, lors que nous examinerons plus particulierement en ſon lieu, quel eſt le fruit qu’on peut recueillir de ces Maximes.

§. 21.Ce qui prouve que les Propoſitions qu’on appelle innées ne le ſont pas, c’eſt qu’elles ne ſont connues qu’après qu’on les a propoſées. Mais il reſte encore une choſe à remarquer ſur le conſentement qu’on donne à certaines Propoſitions, dès qu’on les entend prononcer & qu’on en comprend le ſens, c’eſt que, bien loin que ce conſentement faſſe voir que ces Propoſitions ſoient innées, c’eſt juſtement une preuve du contraire ; car cela ſuppoſe que des gens, qui ſont inſtruits de diverſes choſes, ignorent ces Principes juſqu’à ce qu’on les leur ait propoſez, & que perſonne ne les connoît avant que d’en avoir ouï parler. Or ſi ces véritez étoient innées, quelle néceſſité y auroit-il de les propoſer, pour les faire recevoir ? Car étant déja gravées dans l’Entendement par une impreſſion naturelle & originale, (ſuppoſé qu’il y eût une telle impreſſion, comme on le prétend) elles ne pourroient qu’être déja connuës. Dira-t-on qu’en les propoſant on les imprime plus nettement dans l’Eſprit que la Nature n’avoit ſu faire ? Mais ſi cela eſt, il s’enſuivra de là, qu’un homme connoît mieux ces véritez, après qu’on les lui a enſeignées, qu’il ne faiſoit auparavant. D’où il faudra conclurre, que nous pouvons connoître ces Principes d’une maniére plus évidente, lors qu’ils nous ſont expoſez par d’autres hommes, que lors que la Nature ſeule les a imprimez dans notre Eſprit, ce qui s’accorde fort mal avec ce qu’on dit qu’il y a des Principes innez, rien n’étant plus propre à en affoiblir l’autorité. Car dès-là, ces Principes deviennent incapables de ſervir de fondement à toutes nos autres connoiſſances, quoi qu’en veuillent dire les Partiſans des Idées innées, qui leur attribuent cette prérogative.

A la vérité, l’on ne peut nier que les Hommes ne connoiſſent pluſieurs de ces véritez, évidentes par elles-mêmes, dès qu’elles leur ſont propoſées : mais il n’eſt pas moins évident, que tout homme à qui cela arrive, eſt convaincu en lui-même que dans ce même temps-là il commence à connoître une Propoſition qu’il ne connoiſſoit pas auparavant, & qu’il ne revoque plus en doute dès ce moment. Du reſte, s’il y acquieſce ſi promptement, ce n’eſt point à cauſe que cette Propoſition étoit gravée naturellement dans ſon Eſprit, mais parce que la conſideration même de la nature des choſes exprimées par les paroles que ces ſortes de Propoſitions renferment, ne lui permet pas d’en juger autrement, de quelque maniére & en quelque temps qu’il vienne à y reflechir. Que ſi l’on doit regarder comme un Principe inné, chaque Propoſition à laquelle on donne ſon conſentement, dès qu’on l’entend prononcer pour la prémiére fois, & qu’on en comprend les termes, toute obſervation qui fondée légitimement ſur des experiences particuliéres, fait une règle générale, devra donc auſſi paſſer pour innée. Cependant, il eſt certain que ces obſervations ne ſe préſentent pas d’abord indifferemment à tous les hommes, mais ſeulement à ceux qui ont le plus de pénétration : lesquels les réduiſent enſuite en Propoſitions générales, nullement innées, mais déduites de quelque connoiſſance précedente, & de la reflexion qu’ils ont faite ſur des exemples particuliers. Mais ces Maximes une fois établies par de curieux obſervateurs, de la maniére que je viens de dire, ſi on les propoſe à d’autres hommes qui ne ſont point portez d’eux-mêmes à cette eſpèce de recherche, ils ne peuvent refuſer d’y donner auſſi-tôt leur conſentement.

§. 22.Si l’on dit qu’elles ſont connuës implicitement avant que d’être propoſées, ou cela ſignifie que l’Eſprit eſt capable de les comprendre, ou il ne ſignifie rien. L’on dira peut-être, que l’Entendement n’avoit pas une connoiſſance explicite de ces Principes, mais ſeulement implicite, avant qu’on les lui propoſât pour la premiére fois. C’eſt en effet ce que ſont obligez de dire tous ceux qui ſoutiennent, que ces Principes ſont dans l’Entendement avant que d’être connus. Mais il n’eſt pas facile de concevoir ce que ces perſonnes entendent par un Principe gravé dans l’Entendement d’une maniére implicite, à moins qu’ils ne veuillent dire par-là, Que l’Ame eſt capable de comprendre ces ſortes de Propoſitions & d’y donner un entier conſentement. En ce cas-là, il faut reconnoître toutes les Démonſtrations Mathematiques pour autant de véritez gravées naturellement dans l’Eſprit, auſſi bien que les prémiers Principes. Mais c’eſt à quoi, ſi je ne me trompe, ne conſentiront pas aiſément ceux qui voyent par experience qu’il eſt plus difficile de démontrer une Propoſition de cette nature, que d’y donner ſon conſentement après qu’elle a été démontrée ; & il ſe trouvera fort peu de Mathematiciens qui ſoient diſpoſez à croire que toutes les Figures qu’ils ont tracées, n’étoient que des copies d’autant de Caractères innez, que la Nature avoit gravez dans leur Ame.

§. 23.La conſéquence qu’on veut tirer de ce qu’on reçoit ces Propoſitions, dès qu’on les entend dire, eſt fondée ſur cette fauſſe ſuppoſition, qu’en apprenant ces Propoſitions on n’apprend rien de nouveau. Il y a un ſecond défaut, ſi je ne me trompe, dans cet Argument par lequel on prétend prouver, que les Maximes que les Hommes reçoivent dès qu’elles leur ſont propoſées doivent paſſer pour innées, parce que ce ſont des Propoſitions auxquelles ils donnent leur conſentement ſans les avoir appriſes auparavant, & ſans avoir été portez à les recevoir par la force d’aucune preuve ou démonſtration précedente, mais par la ſimple explication ou intelligence des termes. Il me ſemble, dis-je, que cet Argument eſt appuyé ſur cette fauſſe ſuppoſition, que ceux à qui on propoſe ces Maximes pour la prémiére fois n’apprennent rien qui leur ſoit entierement nouveau : quoi qu’en effet on leur enſeigne des choſes qu’ils ignoroient abſolument, avant que de les avoir appriſes. Car prémiérement, il eſt viſible qu’ils ont appris les termes dont on ſe ſert pour exprimer ces Propoſitions, & la ſignification de ces termes : deux choſes qui n’étoient point nées avec eux. De plus, les idées que ces Maximes renferment, ne naiſſent point avec eux, non plus que les termes qu’on employe pour les exprimer, mais ils les acquierent dans la ſuite, après en avoir appris les noms. Puis donc que dans toutes les Propoſitions auxquelles les hommes donnent leur conſentement dès qu’ils les entendent dire pour la prémiére fois, il n’y a rien d’inné, ni les termes qui expriment ces Propoſitions, ni l’uſage qu’on en fait pour déſigner les idées que ces Propoſitions renferment, ni enfin les idées que ces termes ſignifient, je ne ſaurois voir ce qui reste d’inné dans ces ſortes de Propoſitions. Que ſi quelqu’un peut trouver une Propoſition dont les termes ou les idées ſoient innées, il me feroit un ſingulier plaiſir de me l’indiquer.

C’eſt par dégrez que nous acquerons des Idées, que nous apprenons les termes dont on ſe ſert pour les exprimer, & que nous venons à connoître la veritable liaiſon qu’il y a entre ces Idées. Après quoi, nous n’entendons pas plûtôt les Propoſitions exprimées par les termes dont nous avons appris la ſignification, & dans leſquelles paroît la convenance ou la diſconvenance qu’il y a entre nos idées lors qu’elles ſont jointes enſemble, que nous y donnons notre conſentement, quoi que dans le même temps nous ne ſoyons point du tout capables de recevoir d’autres Propoſitions, qui auſſi certaines & auſſi évidentes en elles-mêmes que celles-là, ſont compoſées d’idées qu’on n’acquiert pas de ſi bonne heure, ni avec tant de facilité. Ainſi, quoi qu’un Enfant commence bientôt à donner ſon conſentement à cette Propoſition, Une Pomme n’eſt pas du Feu : ſavoir dès qu’il a acquis, par l’uſage ordinaire, les idées de ces deux differentes choſes, gravées diſtinctement dans ſon Eſprit, & qu’il a appris les noms de Pomme & de Feu qui ſervent à exprimer ces idées : cependant ce même Enfant ne donnera peut-être ſon conſentement, que quelques années après, à cette autre Propoſition, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. Parce que, bien que les mots qui expriment cette derniére Propoſition, ſoient peut-être auſſi faciles à apprendre que ceux de Pomme & de Feu, cependant comme la ſignification en eſt plus étenduë & plus abſtraite que celle des noms deſtinez à exprimer ces choſes ſenſibles qu’un Enfant a occaſion de connoître, il n’apprend pas ſi-tôt le ſens précis de ces termes abſtraits, & il lui faut effectivement plus de temps, pour former clairement dans ſon Eſprit les idées générales qui ſont exprimées par ces termes. Jusque-là, c’eſt en vain que vous tâcherez de faire recevoir à un Enfant une Propoſition compoſée de ces ſortes de termes généraux : car avant qu’il aît acquis la connoiſſance des idées qui ſont renfermées dans cette Propoſition, & qu’il ait appris les noms qu’on donne à ces idées, il ignore abſolument cette Propoſition, auſſi bien que cette autre dont je viens de parler, Une Pomme n’eſt pas du Feu, ſuppoſé qu’il n’en connoiſſe pas non plus les termes ni les idées : il ignore, dis-je, ces deux Propoſitions également, & cela, par la même raiſon, c’eſt-à-dire parce que pour porter un jugement il faut qu’il trouve que les idées qu’il a dans l’Eſprit, conviennent ou ne conviennent pas entre elles, ſelon que les mots qui ſont employez pour les exprimer, ſont affirmez ou niez l’un de l’autre dans une certaine Propoſition. Or ſi on lui donne à conſiderer des Propoſitions conçuës en des termes, qui expriment des Idées qui ne ſoient point encore dans ſon Eſprit, il ne donne ni ne refuſe ſon conſentement à ces ſortes de Propoſitions, ſoit qu’elles ſoient évidemment vrayes ou évidemment fauſſes, mais il les ignore entierement. Car comme les mots ne ſont que de vains ſons pendant tout le temps qu’ils ne ſont pas des ſignes de nos idées, nous ne pouvons en faire le ſujet de nos penſées, qu’entant qu’ils répondent aux idées que nous avons dans l’Eſprit. Il suffit d’avoir dit cela en paſſant comme une raiſon qui m’a porté à revoquer en doute les Principes qu’on appelle innez : car du reſte je ferai voir plus au long, dans le Livre ſuivant, Quelle eſt l’origine de nos connoiſſances, Par quelle voye notre Eſprit vient à connoître les choſes ; & Quels ſont les fondemens des differens dégrez d’aſſentiment que nous donnons aux diverſes véritez que nous embraſſons.

§. 24.Les Propoſitions qu’on veut faire paſſer pour innées, ne le ſont point, parce qu’elles ne ſont pas univerſellement reçuës. Enfin pour conclurre ce que j’ai à propoſer contre l’Argument qu’on tire du Conſentement univerſel, pour établir des Principes innez, je conviens avec ceux qui s’en ſervent, Que ſi ces Principes ſont innez, il faut néceſſairement qu’ils ſoient reçus d’un conſentement univerſel. Car qu’une vérité ſoit innée, & que cependant on n’y donne pas ſon conſentement, c’eſt à mon égard une choſe auſſi difficile à entendre, que de concevoir qu’un homme connoiſſe, & ignore une certaine vérité dans le même temps. Mais cela poſe, les Principes qu’ils nomment innez, ne ſauroient etre innez, de leur propre aveu, puis qu’ils ne ſont pas reçus de ceux qui n’entendent pas les termes qui ſervent à les exprimer, ni par une grande partie de ceux qui, bien qu’ils les entendent, n’ont jamais ouï parler de ces Propoſitions, & n’y ont jamais ſongé : ce qui, je penſe, comprend pour le moins la moitié du Genre Humain. Mais quand bien le nombre de ceux qui ne connoiſſent point ces ſortes de Propoſitions, ſeroit beaucoup moindre, quand il n’y auroit que les Enfans qui les ignoraſſent, cela ſuffiroit pour détruire ce conſentement univerſel dont on parle ; & pour faire voir par conſéquent, que ces Propoſitions ne ſont nullement innées.

§. 25.Elles ne ſont pas connuës avant toute autre choſe. Mais afin qu’on ne m’accuſe pas de fonder des raiſonnemens ſur les penſées des Enfans qui nous ſont inconnuës, & de tirer des concluſions de ce qui ſe paſſe dans leur Entendement, avant qu’ils faſſent connoître eux-mêmes ce qui s’y paſſe effectivement, j’ajoûterai que les deux ** Il est impoſſible qu’une choſe ſoit, & ne ſoit pas en même temps, &, Ce qui eſt la même choſe n’eſt pas different. Propoſitions générales dont nous avons parlé ci-deſſus, ne ſont point des veritez qui ſe trouvent les prémiéres dans l’Eſprit des Enfans, & qu’elles ne précedent point toutes les notions acquiſes, & qui viennent de dehors, ce qui devroit être, ſi elles étoient innées. De ſavoir ſi on peut, ou ſi on ne peut point déterminer le temps auquel les Enfans commencent à penſer, c’eſt dequoi il ne s’agit pas préſentement : mais il eſt certain qu’il y a un temps auquel les Enfans commencent à penſer : leurs diſcours & leurs actions nous en aſſûrent inconteſtablement. Or ſi les Enfans ſont capables de penſer, d’acquerir des connoiſſances, & de donner leur conſentement à differentes véritez, peut-on ſuppoſer raiſonnablement, qu’ils puiſſent ignorer les Notions que la Nature a gravées dans leur Eſprit, ſi ces Notions y ſont effectivement empreintes ? Peut-on s’imaginer avec quelque apparence de raiſon, qu’ils reçoivent des impreſſions des choſes extérieures, & qu’en même temps ils méconnoiſſent ces caractéres que la Nature elle-même a pris ſoin de graver dans leur Ame ? Eſt-il poſſible que recevant des Notions qui leur viennent du dehors, & y donnant leur conſentement, ils n’ayent aucune connoiſſance de celles qu’on ſuppoſe être nées avec eux, & faire comme partie de leur Eſprit, où elles ſont empreintes en caractéres ineffaçables pour ſervir de fondement & de règle à toutes leurs connoiſſances acquiſes, & à tous les raiſonnemens qu’ils feront dans la ſuite de leur vie ? Si cela étoit, la Nature ſe ſeroit donné de la peine fort inutilement, ou du moins elle auroit mal gravé ces caractéres, puis qu’ils ne ſauroient être apperçûs par des yeux qui voyent fort bien d’autres choſes. Ainſi c’eſt fort mal à propos qu’on ſuppoſe que ces Principes qu’on veut faire paſſer pour innez, ſont les rayons les plus lumineux de la Vérité & les vrais fondemens de toutes nos connoiſſances, puis qu’ils ne ſont pas connus avant toute autre choſe, & que l’on peut acquerir, ſans leur ſecours, une connoiſſance indubitable de pluſieurs autres véritez. Un Enfant, par exemple, connoît fort certainement, que ſa Nourrice n’eſt point le Chat avec lequel il badine, ni le Negre dont il a peur. Il ſait fort bien, que le Semencontra ou la Moûtarde dont il refuſe de manger, n’eſt point la Pomme ou le Sucre qu’il veut avoir. Il ſait, dis-je, cela très-certainement, & en est fortement perſuadé, ſans en douter le moins du monde. Mais qui oſeroit dire, que c’eſt en vertu de ce Principe, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps, qu’un Enfant connoît ſi ſûrement ces choſes & toutes les autres qu’il ſait ? Se trouveroit-il même quelqu’un qui oſât ſoûtenir, qu’un Enfant aît aucune idée, ou aucune connoiſſance de cette Propoſition dans un âge, où cependant on voit évidemment qu’il connoît pluſieurs autres véritez ? Que s’il y a des gens qui oſent aſſûrer que les Enfans ont des idées de ces Maximes générales & abſtraites dans le temps qu’ils commencent à connoître leurs Jouëts & leurs Poupées, on pourroit peut-être dire d’eux, ſans leur faire grand tort, qu’à la vérité ils ſont fort zélez pour leur ſentiment, mais qu’ils ne défendent point avec cette aimable ſincerité qu’on découvre dans les Enfans.

§. 26.Par conſéquent elles ne ſont point innées. Donc, quoi qu’il y ait pluſieurs Propoſitions générales qui ſont toujours reçûës avec un entier conſentement dès qu’on les propoſe à des perſonnes qui ſont parvenuës à un âge raiſonnable, & qui étant accoûtumées à des idées abſtraites & univerſelles, ſavent les termes dont on ſe ſert pour les exprimer, cependant, comme ces véritez ſont inconnuës aux Enfans dans le temps qu’ils connoiſſent d’autres choſes, on ne peut point dire qu’elles ſoient reçûës d’un conſentement univerſel de tout Etre doué d’intelligence, & par conſéquent on ne ſauroit ſuppoſer en aucune maniére, qu’elles ſoient innées. Car il eſt impoſſible qu’une vérité innée (s’il y en a de telles) puiſſe être inconnuë, du moins à une perſonne qui connoît déja quelque autre choſe, parce que s’il y a des véritez innées, il faut qu’il y ait des penſées innées : car on ne ſauroit concevoir qu’une vérité ſoit dans l’Eſprit, ſi l’Eſprit n’a jamais penſé à cette vérité. D’où il s’enſuit évidemment, que s’il y a des véritez innées, il faut de néceſſité que ce ſoient les premiers Objets de la penſée, la prémiére choſe qui paroiſſe dans l’Eſprit.

§. 27.Elles ne ſont point innées, parce qu’elles paroiſſent moins, où elles devroient ſe montrer avec plus d’éclat. Or que ces Maximes générales, dont nous avons parlé juſques ici, ſoient inconnuës aux Enfans, aux Imbecilles, & à une grande partie du Genre Humain, c’eſt ce que nous avons déja ſuffiſamment prouvé : d’où il paroît évidemment, que ces ſortes de Maximes ne ſont pas reçuës d’un conſentement univerſel ; & qu’elles ne ſont point naturellement gravées dans l’Eſprit des Hommes. Mais on peut tirer de là une autre preuve contre le ſentiment de ceux qui prétendent que ces Maximes ſont innées, c’eſt que, ſi c’étoient autant d’impreſſions naturelles & originales, elles devroient paroître avec plus d’éclat dans l’Eſprit de certaines Perſonnes, où cependant nous n’en voyons aucune trace. Ce qui eſt, à mon avis, une ſorte de préſomption que ces Caractéres ne ſont point innez, puis qu’ils ſont moins connus de ceux en qui ils devroient ſe faire voir avec plus d’éclat, s’ils étoient effectivement innez. Je veux parler des Enfans, des Imbecilles, des Sauvages, & des gens ſans Lettres : car de tous les hommes ce ſont ceux qui ont l’Eſprit moins alteré & corrompu par la coûtume & par des opinions étrangéres. Le Savoir & l’Education n’ont point fait prendre une nouvelle forme à leurs prémiéres penſées, ni brouillé ces beaux caractéres, gravez dans leur Ame par la Nature même, en les mêlant avec des Doctrines étrangéres & acquiſes par art. Cela poſé, l’on pourroit croire raiſonnablement, que ces Notions innées devroient ſe faire voir aux yeux de tout le monde dans ces ſortes de perſonnes, comme il eſt certain qu’on s’apperçoit ſans peine des penſées des Enfans. On devroit ſur-tout s’attendre à reconnoître diſtinctement ces ſortes de Principes dans les Imbecilles : car ces Principes étant gravez immédiatement dans l’Ame, ſi l’on en croit les Partiſans des idées innées, ils ne dépendent point de la conſtitution du Corps ou de la differente diſpoſition de ſes organes, en quoi conſiſte, de leur propre aveu, toute la difference qu’il y a entre ces pauvres Imbecilles, & les autres hommes. On croiroit, dis-je, à raiſonner ſur ce Principe, que tous ces rayons de lumiére, tracez naturellement dans l’Ame, (ſuppoſé qu’il y en eût de tels) devroient paroître avec tout leur éclat dans ces perſonnes qui n’employent aucun déguiſement ni aucun artifice pour cacher leurs penſées : de ſorte qu’on devroit découvrir plus aiſément en eux ces premiers rayons, qu’on ne s’apperçoit du penchant qu’ils ont au plaiſir, & de l’averſion qu’ils ont pour la douleur. Mais il s’en faut bien que cela ſoit ainſi : car je vous prie, quelles Maximes générales, quels Principes univerſels découvre-t-on dans l’Eſprit des Enfans, des Imbecilles, des Sauvages, & des gens groſſiers & ſans Lettres ? On n’en voit aucune trace. Leurs idées ſont en petit nombre, & fort bornées ; & c’eſt uniquement à l’occaſion des Objets qui leur ſont le plus connus & qui font de plus fréquentes & de plus fortes impreſſions ſur leurs Sens, que ces idées leur viennent dans l’Eſprit. Un Enfant connoît ſa Nourrice & ſon Berceau ; & inſenſiblement, il vient à connoître les différentes choſes qui ſervent à ſes jeux, à meſure qu’il avance en âge. De même un jeune Sauvage a peut-être la tête remplie d’idées d’Amour et de Chaſſe, ſelon que ces choſes ſont en uſage parmi ſes ſemblables. Mais ſi l’on s’attend à voir dans l’Eſprit d’un jeune Enfant ſans inſtruction, ou d’un groſſier habitant des Bois, ces Maximes abſtraites & ces prémiers Principes des Sciences, on ſera fort trompé, à mon avis. Dans les Cabanes des Indiens on ne parle guere de ces ſortes de Propoſitions générales ; & elles entrent encore moins dans l’Eſprit des Enfans, & dans l’Ame de ces pauvres Innocens en qui il ne paroît aucune étincelle d’eſprit. Mais où elles ſont connuës ces Maximes, c’eſt dans les Ecoles & dans les Academies où l’on fait profeſſion de Science, & où l’on eſt accoûtumé à une eſpèce de Savoir & à des entretiens qui conſiſtent dans des diſputes ſur des matiéres abſtraites. C’eſt dans ces lieux-là, dis-je, qu’on connoit ces Propoſitions, parce qu’on peut s’en ſervir à argumenter dans les formes, & à réduire au ſilence ceux contre qui l’on diſpute, quoi que dans le fond elles ne contribuent pas beaucoup à découvrir la Vérité, ou à faire faire des progrès dans la connoiſſance des choſes. Mais j’aurai occaſion de montrer * * Voy. Liv. IV. ch. 7. ailleurs plus au long, combien ces ſortes de Maximes ſervent peu à faire connoître la Vérité.

§. 28. Au reſte, je ne ſai quel jugement porteront de mes raiſons ceux qui ſont exercez dans l’art de démontrer une Vérité. Je ne ſai, dis-je, ſi elles leur paroîtront abſurdes. Apparemment, ceux qui les entendront pour la prémiére fois, auront d’abord de la peine à s’y rendre : c’eſt pourquoi je les prie de ſuſpendre un peu leur jugement ; & de ne pas me condamner avant d’avoir ouï ce que j’ai à dire dans la ſuite de ce Diſcours. Comme je n’ai d’autre vûë que de trouver la Vérité, je ne ſerai nullement fâché d’être convaincu d’avoir fait trop de fond ſur mes propres raiſonnemens : Inconvenient, dans lequel je reconnois que nous pouvons tous tomber, lors que nous nous échauffons la tête à force de penſer à quelque ſujet avec trop d’application.

Quoi qu’il en ſoit, je ne ſaurois voir, juſqu’ici, ſur quel fondement on pourroit faire paſſer pour des Maximes innées ces deux célèbres Axiomes ſpéculatifs, Tout ce qui eſt, eſt ; &, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps : puis qu’ils ne ſont pas univerſellement reçus ; & que le conſentement général qu’on leur donne, n’eſt en rien différent de celui qu’on donne à pluſieurs autres Propoſitions qu’on convient n’être point innées ; & enfin, puis que ce conſentement eſt produit par une autre voye, & nullement par une impreſſion naturelle, comme j’eſpere de le faire voir dans le ſecond Livre. Or ſi ces deux célèbres Principes ſpéculatifs ne ſont point innez, je suppoſe, ſans qu’il ſoit néceſſaire de le prouver, qu’il n’y a point d’autre Maxime de pure ſpéculation qu’on ait droit de faire paſſer pour innée.



CHAPITRE II.

Qu’il n’y a point de Principes de pratique qui ſoient innez.


§. 1.Il n’y a point de Principe de Morale ſi clair ni ſi généralement reçu que les Maximes ſpéculatives dont on vient de parler.
SI les Maximes ſpéculatives, dont nous avons parlé dans le Chapitre précedent, ne ſont pas reçuës de tout le monde, par un conſentement actuel, comme nous venons de le prouver, il eſt beaucoup plus évident à l’égard des Principes de pratique, Qu’il s’en faut bien qu’ils ſoient reçus d’un conſentement univerſel. Et je croi qu’il ſeroit bien difficile de produire une Règle de Morale, qui ſoit de nature à être reçuë d’un conſentement auſſi général & auſſi prompt que cette maxime, Ce qui eſt, eſt, ou qui puiſſe paſſer pour une vérité auſſi manifeſte que ce Principe, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. D’où il paroît clairement que le privilege d’être inné convient beaucoup moins aux Principes de pratique qu’à ceux de ſpéculation ; & qu’on eſt plus en droit de douter que ceux-là ſoient imprimez naturellement dans l’Ame que ceux-ci. Ce n’eſt pas que ce doute contribuë en aucune maniére à mettre en queſtion la vérité de ces différens Principes. Ils ſont également véritables, quoi qu’ils ne ſoient pas également évidens. Les Maximes ſpéculatives que je viens d’alleguer, ſont évidentes par elles-mêmes : mais à l’égard des Principes de Morale, ce n’eſt que par des raiſonnemens, par des diſcours, & par quelque application d’eſprit qu’on peut s’aſſûrer de leur vérité. Ils ne paroiſſent point comme autant de caractéres gravez naturellement dans l’Ame : car s’ils y étoient effectivement empreints de cette maniére, il faudroit néceſſairement que ces caracteres ſe rendiſſent viſibles par eux-mêmes, & que chaque homme les pût reconnoître certainement par ſes propres lumiéres. Mais en refuſant aux Principes de Morale la prérogative d’être innez, qui ne leur appartient point, on n’affoiblit en aucune maniére leur vérité ni leur certitude, comme on ne diminuë en rien la vérité & la certitude de cette Propoſition, Les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux droits, lorsqu’on dit qu’elle n’eſt pas ſi évidente que cette autre Propoſition, Le tout eſt plus grand que ſa partie ; & qu’elle n’eſt pas ſi propre à être reçuë dès qu’on l’entend pour la prémiere fois. Il ſuffit, que ces Règles de Morale ſont capables d’être démontrées, de ſorte que c’eſt notre faute, ſi nous ne venons pas à nous aſſûrer certainement de leur vérité. Mais de ce que pluſieurs perſonnes ignorent abſolument ces Règles, & que d’autres les reçoivent d’un conſentement foible & chancelant, il paroit clairement qu’elles ne ſont rien moins qu’innées ; & qu’il s’en faut bien qu’elles ſe préſentent d’elles-mêmes à leur vûë, ſans qu’ils ſe mettent en peine de les chercher.

§. 2.Tous les hommes ne regardent pas la Fidelité & la Juſtice comme des Principes. Pour ſavoir s’il y a quelque Principe de Morale dont tous les hommes conviennent, j’en appelle à ceux qui ont quelque connoiſſance de l’Hiſtoire du Genre Humain, & qui ont, pour ainſi dire, perdu de vûë le clocher de leur Village, pour aller voir ce qui ſe paſſe hors de chez eux. Car où eſt cette vérité de pratique qui ſoit univerſellement reçuë ſans aucune difficulté, comme elle doit l’être, ſi elle eſt innée ? La Juſtice & l’obſervation des contrats eſt le point ſur lequel la plûpart des hommes ſemblent s’accorder entr’eux. C’eſt un principe qui eſt reçu, à ce qu’on croit, dans les Cavernes même des Brigans & parmi les Sociétez des plus grands ſcélerats ; de ſorte que ceux qui détruiſent le plus l’humanité, ſont fidèles les uns aux autres & obſervent entr’eux les règles de la Juſtice. Je conviens que les Bandits en uſent ainſi les uns à l’égard des autres, mais c’eſt ſans conſiderer les Règles de justice qu’ils obſervent entr’eux, comme des Principes innez, & comme des Loix que la Nature ait gravées dans leur Ame. Ils les obſervent ſeulement comme des règles de convenance dont la pratique eſt abſolument néceſſaire pour conſerver leur Société : car il eſt impoſſible de concevoir qu’un homme regarde la Juſtice comme un Principe de pratique, ſi dans le même temps qu’il en obſerve les règles avec ſes Compagnons voleurs de grand chemin, il dépouille ou tuë le prémier homme qu’il rencontre. La Juſtice & la Vérité ſont les liens communs de toute Société : c’eſt pourquoi les Bandits & les Voleurs qui ont rompu avec tout le reſte des hommes, ſont obligez d’avoir de la fidélité & de garder quelques règles de juſtice entr’eux, ſans quoi ils ne pourroient pas vivre enſemble. Mais qui oſeroit conclurre de là, que ces gens, qui ne vivent que de fraude & de rapine, ont des Principes de Vérité & de Juſtice, gravez naturellement dans l’Ame, auxquels ils donnent leur conſentement ?

§. 3.On objecte, que les hommes démentent par leurs actions ce qu’ils croyent dans leur ame. Réponſe à cette Objection. On dira peut-être, Que la conduite des Brigans eſt contraire à leurs lumiéres, & qu’ils approuvent tacitement dans leur Ame ce qu’ils démentent par leurs actions. Je répons prémiérement, que j’avois toûjours crû qu’on ne pouvoit mieux connoître les penſées des hommes que par leurs actions. Mais enfin puis qu’il eſt évident par la pratique de la plûpart des hommes, & par la profeſſion ouverte de quelques-uns d’entr’eux, qu’ils ont mis en queſtion, ou même nié la verité de ces Principes, il eſt impoſſible de ſoûtenir qu’ils ſoient reçus d’un conſentement univerſel, ſans quoi l’on ne ſauroit conclurre qu’ils soient innez ; & d’ailleurs il n’y a que des hommes faits qui donnent leur conſentement à ces ſortes de Principes. En ſecond lieu, c’eſt une choſe bien étrange & tout-à-fait contraire à la Raiſon, de ſuppoſer que des Principes de pratique, qui ſe terminent à de pures ſpéculations, ſoient innez. Si la Nature a pris la peine de graver dans notre Ame des Principes de pratique, c’eſt ſans doute afin qu’ils ſoient mis en œuvre ; & par conſéquent ils doivent produire des actions qui leur ſoient conformes ; & non pas un ſimple conſentement qui les faſſe recevoir comme véritables. Autrement, c’eſt en vain qu’on les diſtingue des Maximes de pure ſpéculation. J’avoûë que la Nature a mis, dans tous les hommes, l’envie d’être heureux, & une forte averſion pour la miſére. Ce ſont là des Principes de pratique, véritablement innez ; & qui, ſelon la deſtination de tout Principe de pratique, ont une influence continuelle ſur toutes nos actions. On peut, d’ailleurs, les remarquer dans toutes ſortes de perſonnes, de quelque âge qu’elles ſoient, en qui ils paroiſſent conſtamment & ſans diſcontinuation : mais ce ſont-là des inclinations de notre Ame vers le Bien, & non pas des impreſſions de quelque vérité, qui ſoit gravée dans notre Entendement. Je conviens qu’il y a dans l’Ame des Hommes certains penchans qui y ſont imprimez naturellement, & qu’en conſéquence des prémiéres impreſſions que les hommes reçoivent par le moyen des Sens, il ſe trouve certaines choſes qui leur plaiſent, & d’autres qui leur ſont désagréables, certaines choſes pour leſquelles ils ont du penchant, & d’autres dont ils s’éloignent & qu’ils ont en averſion. Mais cela ne ſert de rien pour prouver qu’il y a dans l’Ame des caractéres innez qui doivent être les Principes de connoiſſance qui règlent actuellement notre conduite. Bien loin qu’on puiſſe établir par-là l’exiſtence de ces ſortes de caractéres, on peut en inferer au contraire, qu’il n’y en a point du tout : car s’il y avoit dans notre Ame certains caractéres qui y fuſſent gravez naturellement, comme autant de Principes de connoiſſance, nous ne pourrions que les apercevoir agiſſant en nous, comme nous ſentons l’influence que ces autres impreſſions naturelles ont actuellement ſur notre volonté & ſur nos déſirs, je veux dire l’envie d’être heureux, & la crainte d’être miſerable : Deux Principes qui agiſſent conſtamment en nous, qui ſont les reſſorts & les motifs inſéparables de toutes nos actions, auxquelles nous ſentons qu’ils nous pouſſent & nous déterminent inceſſamment.

§. 4. Les Règles de Morale ont beſoin d’être prouvées, donc elles ne ſont point innées. Une autre raiſon qui me fait douter s’il y a aucun Principe de pratique inné, c’eſt qu’on ne ſauroit propoſer, à ce que je croi, aucune Règle de Morale dont on ne puiſſe demander la raiſon avec juſtice. Ce qui ſeroit tout-à-fait ridicule & abſurde, s’il y en avoit quelques-unes qui fuſſent innées, ou même évidentes par elles-mêmes : car tout Principe inné doit être ſi évident par lui-même, qu’on n’ait beſoin d’aucune preuve pour en voir la vérité, ni d’aucune raiſon pour le recevoir avec un entier conſentement. En effet, on croiroit deſtituez de ſens commun ceux qui demanderoient, ou qui eſſayeroient de rendre raiſon, pourquoi il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. Cette Propoſition porte avec elle ſon évidence ; & n’a nul beſoin de preuve, de ſorte que celui qui entend les termes qui ſervent à l’exprimer, ou la reçoit d’abord en vertu de la lumiére qu’elle a par elle-même, ou rien ne ſera jamais capable de la lui faire recevoir. Mais ſi l’on propoſoit cette Règle de Morale, qui eſt la ſource & le fondement inébranlable de toutes les vertus qui regardent la Société, Ne faites à autrui que ce que vous voudriez qui vous fût fait à vous-même, ſi, dis-je, on propoſoit cette Règle à une perſonne qui n’en auroit jamais ouï parler auparavant, mais qui ſeroit pourtant capable d’en comprendre le sens, ne pourroit-elle pas, ſans abſurdité, en demander la raiſon ? Et celui qui la propoſeroit, ne ſeroit-il pas obligé d’en faire voir la vérité ? Il s’enſuit clairement de là, que cette Loi n’eſt pas née avec nous, puiſque, ſi cela étoit, elle n’auroit aucun beſoin d’être prouvée, & ne pourroit être miſe dans un plus grand jour, mais devroit être reçuë comme une vérité inconteſtable qu’on ne ſauroit revoquer en doute, dès lors, au moins, qu’on l’entendroit prononcer & qu’on en comprendroit le ſens. D’où il paroît évidemment que la vérité des Règles de Morale dépend de quelque autre vérité antérieure, d’où elles doivent être déduites par voye de raiſonnement, ce qui ne pourroit être, ſi ces Règles étoient innées, ou même évidentes par elles-mêmes.

§. 5.Exemple tiré des raiſons pourquoi il faut obſerver les Contrats. L’obſervation des Contrats & des Traitez eſt ſans contredit un des plus grands & des plus inconteſtables Devoirs de la Morale. Mais ſi vous demandez à un Chrétien qui croit des récompenſes & des peines après cette vie, Pourquoi un homme doit tenir ſa parole, il en rendra cette raiſon, c’eſt que Dieu eſt l’arbitre du bonheur & du malheur éternel, nous le commande. Un Diſciple d’Hobbes à qui vous ferez la même demande, vous dira que le Public le veut ainſi, & que le Leviathan vous punira, ſi vous faites le contraire. Enfin, un Philoſophe Payen auroit répondu à cette Queſtion, que de violer ſa promesse, c’étoit faire une choſe deshonnête, indigne de l’excellence de l’homme, & contraire à la Vertu, qui éleve la Nature humaine au plus haut point de perfection où elle ſoit capable de parvenir.

§. 6.La Vertu eſt généralement approuvée non pas à cauſe qu’elle eſt innée, mais par qu’elle eſt utile. C’eſt de ces différens Principes que découle naturellement cette grande diverſité d’Opinions qui ſe rencontre parmi les hommes à l’égard des Règles de Morale, ſelon les differentes eſpèces de bonheur qu’ils ont en vûë, ou dont ils ſe propoſent l’acquiſition : diverſité qui leur ſeroit abſolument inconnuë, s’il y avoit des Principes de pratique qui fuſſent innez & gravez immédiatement dans leur Ame par le doigt de Dieu. Je conviens que l’exiſtence de Dieu paroît par tant d’endroits, & que l’obéiſſance que nous devons à cet Etre ſuprême, eſt ſi conforme aux lumiéres de la Raiſon, qu’une grande partie du Genre Humain rend témoignage à la Loi de la Nature ſur cet important article. Mais d’autre part, on doit reconnoître, à mon avis, que tous les hommes peuvent s’accorder à recevoir pluſieurs Règles de Morale, d’un conſentement univerſel, ſans connoître ou recevoir le véritable fondement de la Morale, lequel ne peut être autre choſe que la volonté ou la Loi de Dieu, qui voyant toutes les actions des hommes, & pénétrant leurs plus ſecretes penſées, tient, pour ainſi dire, entre ſes mains les peines & les récompenſes, & a aſſez de pouvoir pour faire venir à compte ceux qui violent ſes ordres avec le plus d’inſolence. Car Dieu ayant mis une liaiſon inſéparable entre la Vertu & la Félicité publique, & ayant rendu la pratique de la Vertu néceſſaire pour la conſervation de la Société humaine, & viſiblement avantageuſe à tous ceux avec qui les gens-de-bien ont à faire, il ne faut pas s’étonner que chacun veuille non ſeulement approuver ces Règles, mais auſſi les recommander aux autres, puiſqu’il eſt perſuadé que s’ils les obſervent, il lui en reviendra à lui-même de grands avantages. Il peut, dis-je, être porté par intérêt, auſſi bien que par conviction, à faire regarder ces Règles comme ſacrées, parce que ſi elles viennent à être profanées & foulées aux piés, il n’eſt plus en ſûreté lui-même. Quoi qu’une telle approbation ne diminue en rien l’obligation morale & éternelle que ces Règles emportent évidemment avec elles, c’eſt pourtant une preuve que le conſentement exterieur & verbal que les hommes donnent à ces Règles, ne prouve point que ce ſoient des Principes innez. Que dis-je ? Cette approbation ne prouve pas même, que les hommes les reçoivent interieurement comme des Règles inviolables de leur propre conduite, puiſqu’on voit tous les jours, que l’intérêt particulier & la bienſéance obligent pluſieurs perſonnes à s’attacher extérieurement à ces Règles ; & à les approuver publiquement, quoi que leurs actions faſſent aſſez voir qu’ils ne songent pas beaucoup au Légiſlateur qui les leur a preſcrites, ni à l’Enfer qu’il a deſtiné à la punition de ceux qui les violeroient.

§. 7. En effet, ſi nous ne voulons par civilité attribuer à la plûpart des hommes plus de ſincerité qu’ils n’en ont effectivement, mais que nous regardions leurs actions comme les interprêtes de leurs penſées, nous trouverons qu’en eux-mêmes ils n’ont point tant de reſpect pour ces ſortes de Règles, ni une fort grande perſuaſion de leur certitude, & de l’obligation où ils ſont de les observer. Par exemple, ce grand Principe de Morale, qui nous ordonne de faire aux autres ce que nous voudrions qui nous fût fait à nous-mêmes, eſt beaucoup plus recommandé que pratiqué. Mais l’infraction de cette Règle ne sauroit être ſi criminelle, que la folie de celui qui enſeigneroit aux autres hommes que ce n’eſt pas un Précepte de Morale qu’on ſoit obligé d’obſerver, paroîtroit abſurde & contraire à ce même intérêt qui porte les hommes à violer ce Précepte.

§. 8.La conſcience ne prouve pas qu’il y ait aucune Règle de Morale, innée. On dira peut-être, que puiſque la Conſcience nous reproche l’infraction de ces Règles, il s’enſuit de là que nous en reconnoiſſons intérieurement la juſtice et l’obligation. A cela je répons, que, ſans que la Nature aît rien gravé dans le cœur des hommes, je ſuis aſſûré qu’il y en a pluſieurs qui par la même voye qu’ils parviennent à la connoiſſance de pluſieurs autres véritez, peuvent venir à reconnoître la juſtice & l’obligation de pluſieurs Règles de Morale. D’autres peuvent en être inſtruits par l’éducation, par les Compagnies qu’ils fréquentent, & par les coûtumes de leur Païs : & cette perſuaſion une fois établie met en action leur Conſcience, qui n’eſt autre choſe que l’Opinion que nous avons nous-mêmes de ce que nous faiſons. Or ſi la Conſcience étoit une preuve de l’existence des Principes innez, ces Principes pourroient être oppoſez les uns aux autres : puiſque certaines perſonnes font par principe de conſcience ce que d’autres évitent par le même motif.

§. 9.Exemples de pluſieurs actions énormes, commiſes ſans aucun remords de conſcience. D’ailleurs, ſi ces Règles de Morale étoient innées & empreintes naturellement dans l’Ame des hommes, je ne ſaurois comprendre comment ils pourroient venir à les violer tranquillement, & avec une entiére confiance. Conſiderez une Ville priſe d’aſſaut, & voyez s’il paroît dans le cœur des ſoldats, animez au carnage & au butin, quelque égard pour la Vertu, quelque Principe de Morale, & quelque remords de conſcience pour toutes les injuſtices qu’ils commettent. Rien moins que cela. Le brigandage, la violence, & le meurtre ne ſont que des jeux pour des gens mis en liberté de commettre ces crimes ſans en être ni cenſurez ni punis. Et en effet n’y a-t-il pas eû des Nations entiéres & mêmes des plus polies ** Les Grecs & les Romains., qui ont crû qu’il leur étoit auſſi bien permis d’expoſer leurs Enfans pour les laiſſer mourir de faim, ou devorer par les bêtes farouches, que de les mettre au Monde ? Il y a encore aujourd’hui des Païs où l’on enſevelit les Enfans tout vifs avec leurs Méres, s’il arrive qu’elles meurent dans leurs couches ; ou bien on les tuë, ſi un Aſtrologue aſſûre qu’ils ſont nez ſous une mauvaiſe Etoile. Dans d’autres Lieux, un Enfant tuë ou expoſe ſon Pére & ſa Mére, ſans aucun remords, lors qu’ils ſont parvenus à un certain âge. Dans (a)(a) Gruber apud Thevenot. Part. IV. pag. 13. un endroit de l’Aſie, dès qu’on déſeſpére de la ſanté d’un Malade, on le met dans une foſſe creuſée en terre ; & là expoſé au vent & à toutes les injures de l’air, on le laiſſe périr impitoyablement, ſans lui donner aucun ſecours. C’eſt une choſe ordinaire (b)(b) Lambert apud Thevenot. pag. 38. parmi les Mingreliens, qui font profeſſion du Chriſtianiſme, d’enſevelir leurs Enfans tout vifs, ſans aucun ſcrupule. Ailleurs, les Péres (c)(c) Voſſius de Nili origine. c. 18. 19. mangent leurs propres Enfans. Les Caribes (d)(d) P. Mart. Dec. 1. ont accoûtumé de les châtrer, pour les engraiſſer & les manger. Et Garcillaſſo de la Vega rapporte (e)(e) Hiſt. des Incas. Liv. I. ch. 12. que certains Peuples du Perou avoient accoûtumé de garder les femmes qu’ils prenoient priſonniéres, pour en faire des Concubines, & nourriſſoient auſſi délicatement qu’ils pouvoient, les Enfans qu’ils en avoient, juſqu’à l’âge de treize ans ; après quoi ils les mangeoient, & faiſoient le même traitement à la Mére dès qu’elle ne leur donnoit plus d’Enfans. Les Toupinambous (f)(f) Lery, ch. 16. ne connoiſſoient pas de meilleur moyen pour aller en Paradis que de ſe vanger cruellement de leurs Ennemis, & d’en manger le plus qu’ils pouvoient. Ceux que les Turcs canoniſent & mettent au nombre des Saints, menent une vie qu’on ne ſauroit rapporter ſans bleſſer la pudeur. Il y a, ſur ce ſujet, un endroit fort remarquable dans le Voyage de Baumgarten. Comme ce Livre eſt aſſez rare, je tranſcrirai ici le paſſage tout au long dans la même Langue qu’il a été publié. Ibi (fcil. prope Belbes in Ægypto) vidimus ſanctum unum Saracenicum inter arenarum cumulos, ita ut ex utero matris prodiit, nudum ſedentem. Mos eſt, ut didicimus, Mahometiſtis, ut eos, qui amentes & ſine ratione ſunt, pro ſanctis colant & venerentur. Inſuper & eos qui cùm diu vitam egerint inquinatiſſimam, voluntariam demùm pœnitentiam & paupertatem, ſanctitate verenrandos deputant. Ejuſmodi verò genus hominum libertatem quandam eſſrænumem habent, domos quas volunt intrandi, edendi, bibendi, & quod majus eſt, concumbendi, ex quo concubitu, ſi proles ſecuta fuerit, ſancta ſimiliter habetur. His ergo hominibus, dum vivunt, magnos exhibent honores : mortuis verò vel rempia vel monumenta exſtruunt ampliſſima, eoſque contingere ac ſepelire maxime fortune ducunt loco. Audivimus hæc dicta & dicenda per interpretem à Mierelo noſtro. Inſuper ſanctum illum, quem eo lodi vidimus, publicitus apprime commendari, eum eſſe hominem ſanctum, divinum ac integritate præcipium : eo quod, nec fœminarum unquam eſſet nec puerorum, ſed tantummodo aſelharum concubitor atque mularum. Peregr. Baumgarten, Lib. 2. cap. I. p. 73.[9] Où ſont, je vous prie, ces Principes innez de juſtice, de piété, de reconnoiſſance, d’équité & de chaſteté, dans ce dernier exemple & dans les autres que nous venons de rapporter ? Et où eſt ce conſentement univerſel qui nous montre qu’il y a de tels Principes, gravez naturellement dans nos Ames ? Lors que la mode avoit rendu les Duels honorables, on commettoit des meurtres ſans aucun remords de conſcience ; & encore aujourd’hui, c’eſt un grand deshonneur en certains Lieux que d’être innocent ſur cet article. Enfin, ſi nous jettons les yeux hors de chez-nous, pour voir ce qui ſe paſſe dans le reſte du Monde, & conſiderer les hommes tels qu’ils ſont effectivement, nous trouverons qu’en un Lieu ils font ſcrupule de faire, ou de négliger certaines choſes, pendant qu’ailleurs d’autres croyent mériter récompenſe en s’abſtenant des mêmes choſes que ceux-là font par un motif de conſcience, ou en faiſant ce que ces premiers n’oſeroient faire.

§. 10.Les Hommes ont des principes de pratique, oppoſez les uns aux autres. Qui prendra la peine de lire avec ſoin l’Hiſtoire du Genre Humain & d’examiner d’un œuil indifférent la conduite des Peuples de la Terre, pourra ſe convaincre lui-même, qu’excepté les Devoirs qui ſont abſolument néceſſaires à la conſervation de la Société humaine (qui ne ſont même que trop ſouvent violez par des Sociétez entiéres à l’égard des autres Sociétez) on ne ſauroit nommer aucun Principe de Morale, ni imaginer aucune Règle de vertu qui dans quelque endroit du Monde ne ſoit mépriſée ou contredite par la pratique générale de quelques Sociétez entiéres qui ſont gouvernées par des Maximes de pratique, & par des règles de conduite tout-à-fait oppoſées à celles de quelque autre Société.

§. 11.Des Nations entières rejettent certaines règles de Morale. On objectera peut-être ici, qu’il ne s’enſuit pas qu’une règle ſoit inconnuë, de ce qu’elle eſt violée. L’Objection eſt bonne, lors que ceux qui n’obſervent pas la règle, ne laiſſent pas de la recevoir en qualité de Loi ; lors, dis-je, qu’on la regarde avec quelque reſpect par la crainte qu’on a d’être deshonoré, cenſuré, ou châtié, ſi l’on vient à la négliger. Mais il eſt impoſſible de concevoir qu’une Nation entiére rejettât publiquement ce que chacun de ceux qui la compoſent, connoîtroit certainement & infailliblement être une véritable Loi, car telle eſt la connoiſſance que tous les hommes doivent néceſſairement avoir des Loix dont nous parlons, s’il eſt vrai qu’elles ſoient naturellement empreintes dans leur Ame. On conçoit bien que des gens peuvent reconnoître quelquefois certaines Règles de Morale comme véritables, quoi que dans le fond de leur ame, ils les croyent fauſſes : il peut être, dis-je, que certaines perſonnes en uſent ainſi en certaines rencontres, dans la ſeule vuë de conſerver leur reputation & de s’attirer l’eſtime de ceux qui croyent ces Règles d’une obligation indiſpensable. Mais qu’une Société entiére d’hommes rejette & viole, publiquement & d’un commun accord, une Règle qu’ils regardent chacun en particulier comme une Loi, de la vérité à de la juſtice de laquelle ils ſont parfaitement convaincus, & dont ils ſont perſuadez que tous ceux à qui ils ont à faire, portent le même jugement, c’eſt une choſe qui paſſe l’imagination. Et en effet, chaque Membre de cette Société qui viendroit à mépriser une telle Loi, devroit craindre néceſſairement de s’attirer, de la part de tous les autres, le mépris & l’horreur que méritent ceux qui font profeſſion d’avoir dépouillé l’humanité ; car une perſonne qui connoîtroit les bornes naturelles du Juſte & de l’Injuſte, & qui ne laiſſeroit pas de les confondre enſemble, ne pourroit être regardé que comme l’ennemi déclaré du repos & du bonheur de la Société dont il fait partie. Or tout Principe de pratique qu’on ſuppoſe inné, ne peut qu’être connu d’un chacun comme juſte & avantageux. C’eſt donc une véritable contradiction ou peu s’en faut, que de suppoſer, que des Nations entiéres puſſent s’accorder à démentir tant par leurs diſcours que par leur pratique, d’un conſentement unanime & univerſel, une choſe, de la vérité, de la juſtice & de la bonté de laquelle chacun d’eux ſeroit convaincu avec une évidence tout-à-fait irrefragable. Cela ſuffit pour faire voir, que nulle Règle de pratique qui eſt violée univerſellement & avec l’approbation publique, dans un certain endroit du Monde, ne peut paſſer pour innée. Mais j’ai quelque autre choſe à répondre à l’objection que je viens de propoſer.

§. 12. Il ne s’enſuit pas, dit-on, qu’une Loi ſoit inconnuë de ce qu’elle eſt violée. Soit : j’en tombe d’accord. Mais je ſoûtiens qu’une permiſſion publique de la violer, prouve que cette Loi n’eſt pas innée. Prenons par exemple, quelques-unes de ces Règles que moins de gens ont eû l’audace de nier, ou l’imprudence de revoquer en doute, comme étant des conſéquences qui ſe préſentent le plus aiſément à la Raiſon humaine, & qui ſont les plus conformes à l’inclination naturelle de la plus grande partie des hommes. S’il y a quelque règle qu’on puiſſe regarder comme innée, il n’y en a point, ce me ſemble, à qui ce privilége doive mieux convenir qu’à celle-ci, Péres & Méres, aimez & conſervez vos Enfans. Si l’on dit, que cette Régle eſt innée, on doit entendre par-là l’une de ces deux choſes, ou que c’eſt un Principe conſtamment obſervé de tous les hommes ; ou du moins, que c’eſt une vérité gravée dans l’Ame de tous les hommes, qui leur eſt, par conſéquent, connu à tous, & qu’ils reçoivent tous d’un commun conſentement. Or cette Régle n’eſt innée en aucun de ces deux ſens. Car prémierement ce n’eſt pas un Principe que tous les hommes prennent pour règle de leurs actions, comme il paroit par les exemples que nous venons de citer ; & ſans aller chercher en Miagrelie & dans le Perou des preuves du peu de ſoin que des Peuples entiers ont de leurs Enfans, juſques à les faire mourir de leurs propres mains, ſans recourir à la cruauté de quelques Nations Barbares qui ſurpaſſe celle des Bêtes mêmes, qui ne ſait que c’étoit une coûtume ordinaire & autoriſée parmi les Grecs & les Romains, d’expoſer impitoyablement & ſans aucun remords de conſcience, leurs propres Enfans, lors qu’ils ne vouloient pas les élever ? Il eſt faux, en ſecond lieu, que ce ſoit une vérité innée & connuë de tous les hommes ; car tant s’en faut qu’on puiſſe regarder comme une vérité innée ces paroles, Péres, & Méres, ayez ſoin de conſerver vos Enfans, qu’on ne peut pas même leur donner le nom de Vérité, car c’eſt un commandement, & non pas une Propoſition ; & par conſéquent on ne peut pas dire qu’il emporte vérité ou fauſſeté. Pour faire qu’il puiſſe être regardé comme vrai, il faut le reduire à une Propoſition, comme eſt celle-ci, C’eſt le devoir des Péres & des Méres de conſerver leurs Enfans. Mais tout Devoir emporte l’idée de Loi ; & une Loi ne ſauroit être connuë ou ſuppoſée ſans un Légiſlateur qui l’ait preſcrite, ou ſans récompenſe & ſans peine : de ſorte qu’on ne peut ſuppoſer, que cette Règle, ou quelque autre Règle de pratique ce ſoit, puiſſe être innée, c’eſt-à-dire imprimée dans l’Ame ſous l’idée d’un Devoir, ſans ſuppoſer que les idées d’un Dieu, d’une Loi, d’une Vie à venir, & de ce qu’on nomme obligation & peine, ſoient auſſi innées avec nous. Car parmi les Nations dont nous venons de parler, il n’y a point de peine à craindre dans cette vie pour ceux qui violent cette Règle ; & par conſéquent, elle ne ſauroit avoir force de Loi dans les Païs où l’uſage généralement établi y eſt directement contraire. Or ces idées qui doivent toutes être néceſſairement innées, ſi rien eſt inné en qualité de Devoir, ſont ſi éloignées d’être gravées naturellement dans l’eſprit de tous les hommes, qu’elles ne paroiſſent pas même fort claires & fort diſtinctes dans l’eſprit de pluſieurs perſonnes d’étude & qui font profeſſion d’examiner les choſes avec quelque exactitude, tant s’en faut qu’elles ſoient connuës de toute créature humaine. Et parmi ces idées dont je viens de faire l’énumération, je prouverai en particulier dans le Chapitre ſuivant qu’il y en a une qui ſemble devoir être innée préferablement à toutes les autres, qui ne l’eſt pourtant point, je veux parler de l’idée de Dieu : ce que j’eſpére faire voir avec la derniére évidence à tout homme qui eſt capable de ſuivre un raiſonnement.

§. 13.Des Nations entiéres rejettent plusieurs Règles de Morale. De ce que je viens de dire, je croi pouvoir conclurre ſûrement, qu’une Règle de pratique qui eſt violée en quelque endroit du Monde d’un conſentement général & ſans aucune oppoſition, ne ſauroit paſſer pour innée. Car il eſt impoſſible, que des hommes puſſent violer ſans crainte ni pudeur, de ſang froid, & avec une entiére confiance, une Règle qu’il ſauroit évidemment & ſans pouvoir l’ignorer, être un Devoir que Dieu leur a preſcrit, & dont il punira certainement les infracteurs, d’une maniére à leur faire ſentir qu’ils ont pris un fort mauvais parti en la violant. Or c’eſt ce qu’ils doivent reconnoître néceſſairement, ſi cette Règle eſt née avec eux ; & ſans une telle connoiſſance, l’on ne peut jamais être aſſuré d’être obligé à une choſe en qualité de Devoir. Ignorer la Loi, douter de ſon autorité, eſpérer d’échapper à la connoiſſance du Légiſlateur, ou de ſe ſouſtraire à ſon pouvoir ; tout cela peut ſervir aux hommes de prétexte pour s’abandonner à leurs paſſions préſentes. Mais ſi l’on ſuppoſe qu’on voit le péché & la peine l’un après l’autre, le ſupplice joint au crime, un feu toûjours prêt à punir le coupable ; & qu’en conſiderant d’un côté le plaiſir qui ſollicite à mal faire, on découvre en même temps la main de Dieu levée & en état de châtier celui qui s’abandonne à la tentation ; (car c’eſt ce que doit produire un Devoir qui eſt gravé naturellement dans l’Ame,) cela, dis-je, étant poſé, concevez-vous qu’il ſoit poſſible que des gens placez dans ce point de vûë, & qui ont une connoiſſance ſi diſtincte & ſi aſſûrée de tous ces objets, puiſſent enfraindre hardiment & ſans ſcrupule, une Loi qu’ils portent gravée dans leur Ame en caractéres ineffaçables, & qui ſe préſente à eux toute brillante de lumiére à meſure qu’ils la violent ? Pouvez-vous comprendre que des hommes qui liſent au dedans d’eux-mêmes les ordres d’un Légiſlateur tout-puiſſant, ſoient en même temps capables de mépriſer & fouler aux pieds avec confiance & avec plaiſir, ſes commandemens les plus ſacrez ? Enfin, eſt-il bien poſſible que, pendant qu’un homme ſe déclare ouvertement contre une Loi innée, & contre le ſouverain Légiſlateur qui l’a gravée dans ſon ame, eſt-il poſſible, dis-je, que tous ceux qui le voyent faire ſans prendre aucun intérêt à ſon crime, que les Gouverneurs même du Peuple qui ont la même idée de la Loi & de celui qui en eſt l’Auteur, la laiſſent violer ſans faire ſemblant de s’en appercevoir, ſans rien dire, & ſans en témoigner aucun déplaiſir, ni jetter le moindre blâme ſur une telle conduite ?

Nos appetits ſont à la vérité des Principes actifs, mais ils ſont ſi éloignez de pouvoir paſſer pour des Principes de Morale, gravez naturellement dans notre Ame, que ſi nous leur laiſſions un plein pouvoir de déterminer nos Actions, ils nous feroient violer tout ce qu’il y a de plus ſacré dans le Monde. Les Loix ſont comme une digue qu’on oppoſe à ces deſirs déréglez pour en arrêter le cours ; ce qu’elles ne peuvent faire que par le moyen des récompenſes & des peines qui contre-balancent la ſatiſfaction que chacun peut avoir deſſein de ſe procurer en transgreſſant la Loi. Si donc il y avoit quelque choſe de gravé dans l’Eſprit de l’Homme, ſous l’idée de Loi, il faudroit que tous les hommes fuſſent aſſûrez d’une maniére certaine & à n’en pouvoir jamais douter, qu’une peine inévitable ſera le partage de ceux qui violeront cette Loi. Car ſi les hommes peuvent ignorer ou revoquer en doute ce qui eſt inné, c’eſt en vain qu’on nous parle de Principes innez, & qu’on en veut faire voir la néceſſité. Bien loin qu’ils puiſſent ſervir à nous inſtruire de la vérité & de la certitude des choſes, comme on le prétend, nous nous trouverons dans le même état d’incertitude avec ces Principes, que s’ils n’étoient point en nous. Une Loi innée doit être accompagnée de la connoiſſance claire & certaine d’une punition indubitable & aſſez grande pour faire qu’on ne puiſſe être tenté de violer cette Loi ſi l’on conſulte ſes véritables intérêts ; à moins qu’en ſuppoſant une Loi innée, on ne veuille ſuppoſer auſſi un Evangile inné. Du reſte, de ce que je nie qu’il y ait aucune Loi innée, on auroit tort d’en conclurre que je croi qu’il n’y a que des Loix poſitives. Ce ſeroit prendre tout-à-fait mal ma penſée. Il y a une grande différence entre une Loi innée, & une Loi de la Nature, entre une vérité gravée originairement dans l’Ame, & une vérité que nous ignorons, mais dont nous pouvons acquerir la connoiſſance en nous ſervant comme il faut des Facultez que nous avons reçûes de la Nature. Et pour moi, je croi que ceux qui donnent dans les extrémitez oppoſées, ſe trompent également, je veux dire, ceux qui poſent une Loi innée, & ceux qui nient qu’il y ait aucune Loi qui puiſſe être connuë par la lumière de la Nature, c’eſt-à-dire, ſans le ſecours d’une Revelation poſitive.

§. 14.Ceux qui ſoûtiennent qu’il y a des Principes de pratique innez, ne nous diſent pas quels ſont ces Principes. Il eſt ſi évident, que les hommes ne s’accordent point ſur les Principes de pratique, que je ne penſe pas, qu’il ſoit néceſſaire d’en dire davantage pour faire voir qu’il n’eſt pas poſſible de prouver par le conſentement général qu’il y ait aucune Règle de Morale, innée ; & cela ſuffit pour faire ſoupçonner que la ſuppoſition de ces ſortes de Principes n’eſt qu’une opinion inventée à plaiſir ; puiſque ceux qui parlent de ces Principes avec tant de confiance, ſont ſi réſervez à nous les marquer en détail. C’eſt pourtant ce qu’on auroit droit d’attendre de ceux qui font tant de fond ſur cette opinion. Leur refus nous donne ſujet de nous défier de leurs lumiéres ou de leur charité, puiſque ſoûtenant que Dieu a imprimé dans l’Ame des hommes, les fondemens de leurs connoiſſances, & les règles néceſſaires à la conduite de leur vie, ils s’intereſſent ſi peu pour l’inſtruction de leurs prochains, & pour le repos du Genre Humain, ſi fatalement diviſé ſur ce ſujet, qu’ils négligent de leur montrer quels ſont ces Principes de ſpéculation & de pratique. Mais à dire le vrai, s’il y avoit de tels Principes, il ne ſeroit pas néceſſaire de les indiquer à perſonne. Car ſi les hommes les trouvoient gravez dans leur Ame, ils pourroient aiſément les diſtinguer des autres véritez qu’ils viendroient à apprendre dans la ſuite, & à déduire de ces prémiéres connoiſſances ce que c’eſt que ces Principes, & combien il y en a. Nous ſerions auſſi aſſûrez de leur nombre que nous le ſommes du nombre de nos doigts ; & en ce cas-là, l’on ne manqueroit pas apparemment de les étaler un à un dans tous les Systémes. Mais comme perſonne, que je ſache, n’a encore oſé nous donner un Catalogue exact de ces Principes qu’on ſuppoſe innez, on ne ſauroit blâmer ceux qui doutent de la vérité de cette ſuppoſition, puiſque ceux-là même qui veulent impoſer aux autres la néceſſité de croire qu’il y a des Propoſitions innées, ne nous diſent point quelles ſont ces Propoſitions. Il eſt aiſé de prévoir, que ſi différentes perſonnes, attachées à différentes Sectes, entreprenoient de nous donner une liſte des Principes de pratiques qu’ils regardent comme innez, ils ne mettroient dans ce rang que ceux qui s’accordant avec leurs hypotheſes, ſeroient propres à faire valoir les opinions qui regnent dans leurs Ecoles, ou dans leurs Egliſes particuliéres : preuve évidente qu’il n’y a point de telles véritez innées. Bien plus, une grande partie des hommes ſont ſi éloignez de trouver en eux-mêmes de tels Principes de Morale innez, que dépouillant, les hommes de leur Liberté, & les changeant par-là en autant de Machines, ils détruiſent non ſeulement les Règles de Morale qu’on veut faire paſſer pour innées, mais toutes les autres, quelles qu’elles ſoient, ſans laiſſer aucun moyen de croire qu’il y en aît aucune, à tous ceux qui ne ſauroient concevoir qu’une Loi puiſſe convenir à autre choſe qu’à un Agent libre : de ſorte que ſur ce fondement on eſt obligé de rejetter tout principe de vertu, pour ne pouvoir allier la Morale avec la néceſſité d’agir en Machine : deux choſes qu’il n’eſt pas effectivement fort aiſé de concilier, ou de faire ſubſiſter enſemble.

§. 15.Examen des Principes innez, que propoſe Mylord Herbert. Comme je venois d’écrire ceci, l’on m’apprit que Mylord Herbert avoit indiqué les Principes de Morale qu’on prétend être innez, dans ſon Ouvrage intitulé, De Veritate, De la Verité. J’allais d’abord le conſulter, eſpérant qu’un ſi habile homme auroit dit quelque choſe qui pourroit me ſatisfaire, & terminer toutes mes recherches ſur cet article. Dans le chapitre où il traite de l’inſtinct naturel, De inſtinctu naturali, pag. 76. Edit. 1656. voici les ſix marques auxquelles il dit qu’on peut reconnoître ce qu’il appelle Notions communes, 1. Prioritas, ou l’avantage de préceder toutes les autres connoiſſances. 2. Independentia, l’independance, 3. Univerſalitas, l’univerſalité. 4. Certitudo, la certitude. 5. Neceſſitas, la néceſſité, c’eſt-à-dire, comme il l’explique lui-même, ce qui ſert à la conſervation de l’homme, quæ faciunt ad hominis conſervationem. 6. Modus conformationis, id eſt, Aſſenſus nullâ interpoſitâ morâ, la maniére dont on reçoit une certaine vérité, c’eſt-à-dire un prompt conſentement qu’on donne ſans héſiter le moins du monde. Et ſur la fin de ſon petit Traité ** De la Religion du Laique. De Religione Laici, il parle ainſi de ces Principes innez, pag. 3. Adeò ut non uniuſcujuſvis Religionis confinio arctentur quæ ubique vigent veritates. Sunt enim in ipſâ mente cœlitùs deſcriptæ, nulliſque traditionibus, ſive ſcriptis, ſive ſcriptis obnoxiæ : C’eſt-à-dire, « Ainſi ces Véritez qui ſont reçuës par tout, ne ſont point reſſerrées dans les bornes d’une Religion particuliére, car étant gravées dans l’Ame même par le doigt de Dieu, elles ne dépendent d’aucune Tradition, écrite ou non écrite ». Et un peu plus bas, il ajoûte, Veritates noſtræ Catholicæ, quæ tanquam indubia Dei effata, in foro interiori deſcriptæ ; c’eſt-à-dire, «  nos Vérités catholiques, qui ſont écrites sans la Conſcience, comme autant d’Oracles infaillibles émanez de Dieu ». Mylord Herbert ayant ainſi propoſé les caractéres des Principes innez ou Notions communes, & ayant aſſûré que ces Principes ont été gravez dans l’Ame des hommes par le doigt de Dieu, il vient à les propoſer, & les réduit à ces cinq :[10] Le premier eſt, qu’il y a un Dieu ſuprême : Le ſecond, que ce Dieu doit être ſervi : Le troiſiéme, que la Vertu jointe avec la piété eſt le Culte le plus excellent qu’on puiſſe rendre à la Divinité : Le quatriéme, qu’il faut ſe repentir de ſes péchez : Le cinquiéme, qu’il y a des peines et des récompenſes après cette vie, ſelon qu’on aura bien ou mal vêcu. Quoi que je tombe d’accord que ce ſont là des véritez évidentes, & d’une telle nature qu’étant bien expliquées, une Créature raiſonnable ne peut guere éviter d’y donner ſon conſentement, je croi pourtant qu’il s’en faut beaucoup que cet Auteur faſſe voir que ce ſont des impreſſions innées, naturellement gravées dans la Conſcience de tous les hommes, in Foro interiori deſcriptæ. Je me fonde ſur quelques obſervations que j’ai pris la liberté de faire contre ſon hypotheſe.

§. 16. Je remarque, en premier lieu, que ces cinq Propoſitions ne ſont pas toutes des Notions communes, gravées dans nos Ames par le doigt de Dieu, ou bien, qu’il y en a beaucoup d’autres qu’il faudroit mettre dans ce rang, ſi l’on étoit fondé à croire qu’il y en eût aucune qui y fût gravée de cette maniere. Car il y a d’autres propoſitions, qui, ſuivant les propres Règles de Mylord Herbert, ont pour le moins autant de droit à une telle origine, & peuvent auſſi bien paſſer pour innées, que quelques-unes de ces cinq qu’il rapporte, comme par exemple, cette Règle de Morale, Faites comme vous voudriez qu’il vous fût fait, & peut-être cent autres, ſi l’on prenoit la peine de les chercher.

§. 17. En ſecond lieu, toutes les marques qu’il donne d’un Principe inné, ne ſauroient convenir à chacune de ces cinq Propoſitions. Ainſi, la prémiére, la ſeconde & la troiſiéme de ces marques ne conviennent pas parfaitement à aucune de ces Propoſitions : & la prémiére, la ſeconde, la troiſiéme, la quatriéme, & la ſixiéme quadrent fort mal à la troiſiéme Propoſition, à la quatriéme & à la cinquiéme. On pourroit ajoûter, que nous ſavons certainement par l’Hiſtoire, non-ſeulement que pluſieurs perſonnes, mais des Nations entiéres regardent quelques-unes de ces propoſitions, ou même toutes, comme douteuſes, ou comme fauſſes. Mais cela mis à part, je ne ſaurois voir comment on peut mettre au nombre des Principes innez la troiſiéme Propoſition, dont voici les propres termes, la Vertu jointe avec la piété, eſt le Culte le plus excellent qu’on puiſſe rendre à la Divinité : tant le mot de Vertu eſt difficile à entendre, tant la ſignification en eſt équivoque, & la choſe qu’il exprime, diſputée & mal-aiſée à connoître. D’où il s’enſuit qu’une telle Règle de pratique ne peut qu’être fort peu utile à la conduite de notre vie ; & que par conſéquent elle n’eſt nullement propre à être miſe au nombre des Principes de pratique qu’on prétend être innez.

§. 18. Conſiderons, pour cet effet, cette Propoſition ſelon le ſens qu’elle peut recevoir ; car ce qui conſtituë & doit conſtituer un Principe ou une Notion commune, c’eſt le ſens de la Propoſition & non pas le ſon des termes qui ſervent à l’exprimer. Voici la Propoſition : La Vertu eſt le Culte le plus excellent qu’on puiſſe rendre à Dieu, c’eſt-à-dire, qui lui eſt le plus agréable. Or ſi on prend le mot de Vertu dans le ſens qu’on lui donne le plus communément, je veux dire pour les actions qui paſſent pour louables selon les différentes opinions qui regnent en différens Païs, tant s’en faut que cette Propoſition ſoit évidente, qu’elle n’eſt pas même véritable. Que ſi on appelle Vertu les actions qui ſont conformes à la Volonté de Dieu, ou à la Règle qu’il a preſcrite lui-même, qui eſt le véritable & le ſeul fondement de la Vertu, à entendre par ce terme ce qui eſt bon & droit en lui-même : en ce cas-là, rien n’eſt plus vrai ni plus certain que cette Propoſition, La Vertu eſt le Culte le plus excellent qu’on puiſſe rendre à Dieu. Mais elle ne ſera pas d’un grand uſage dans la vie humaine, puiſqu’elle ſignifiera autre choſe, ſinon que Dieu ſe plaît à voir pratiquer ce qu’il commande : vérité dont un homme peut être entierement convaincu ſans ſavoir ce que c’eſt que Dieu commande, de ſorte que faute d’une connoiſſance plus déterminée il ſe trouvera tout auſſi éloigné d’avoir une Règle ou un Principe de conduite, que ſi cette Vérité-là lui étoit tout-à-fait inconnuë. Or je ne penſe pas qu’une Propoſition qui n’emporte autre choſe ſinon que Dieu ſe plaît à voir pratiquer ce qu’il commande, ſoit reçuë de bien des gens pour un Principe de Morale, gravé naturellement dans l’Eſprit de tous les hommes, quelque véritable & quelque certaine qu’elle ſoit ; puis qu’elle enſeigne ſi peu de choſe. Mais quiconque lui attribuera ce privilége, ſera en droit de regarder cent autres Propoſitions comme des Principes innez, car il y en a pluſieurs que perſonne ne s’eſt encore aviſé de mettre dans ce rang, qui peuvent y être placées avec autant de fondement que cette prémiére Propoſition.

§. 19.On continuë d’examiner les Principes innez, propoſez par Mylord Herbert. La quatriéme Propoſition, qui porte que tous les hommes doivent ſe repentir de leurs péchez, n’eſt pas plus inſtructive, juſqu’à ce qu’on aît expliqué quelles ſont les actions qu’on appelle des Péchez. Car le mot de péché étant pris (comme il l’eſt ordinairement) pour ſignifier en général de mauvaiſes actions qui attirent quelque châtiment ſur ceux qui le commettent ; nous donne-t-on un grand Principe de Morale, en nous diſant que nous devons être affligez d’avoir commis, & que nous devons ceſſer de commettre ce qui ne peut que nous rendre malheureux, ſi nous ignorons quelles ſont ces actions particuliéres que nous ne pouvons commettre ſans nous réduire dans ce triſte état ? Cette Propoſition eſt ſans doute très-véritable. Elle eſt auſſi très-propre à être inculquée dans l’eſprit de ceux qu’on ſuppoſe avoir appris quelles actions ſont des péchez dans les différentes circonſtances de la vie ; & elle doit être reçuë de tous ceux qui ont acquis ces connoiſſances. Mais on ne ſauroit concevoir que cette Propoſition ni la précédente, ſoient des Principes innez, ni qu’elles ſoient d’aucun uſage, quand bien elles ſeroient innées ; à moins que la meſure & les bornes préciſes de toutes les Vertus & de tous les Vices n’euſſent auſſi été gravées dans l’Ame des hommes, & ne fuſſent autant de Principes innez ; dequoi l’on a, je penſe, grand ſujet de douter. D’où je conclus qu’il ne ſemble preſque pas poſſible, que Dieu aît imprimé dans l’Ame des hommes, des Principes, conçus en termes vagues, tels que ceux de Vertu & de Péché, qui dans l’Eſprit de différentes perſonnes ſignifient des choſes fort différentes. On ne ſauroit, dis-je, ſuppoſer que ces ſortes de Principes puiſſent être attachez à certains mots, parce qu’ils ſont pour la plûpart compoſez de termes généraux qu’on ne ſauroit entendre, avant que de connoître les idées particuliéres qu’ils renferment. Car à l’égard des exemples de pratique, l’on ne peut en bien en juger que par la connoiſſance des actions mêmes ; & les Règles ſur leſquelles ces actions ſont fondées, doivent être indépendantes des mots, & préceder la connoiſſance du langage ; de ſorte qu’un homme doit connoître ces Règles, quelque Langue qu’il apprenne, le François, l’Anglois, ou le Japonnois ; dût-il même n’apprendre aucune Langue, & n’entendre jamais l’uſage des mots, comme il arrive aux ſourds & aux muets. Quand on aura fait voir, que des hommes qui n’entendent aucun Language, & qui n’ont pas appris par le moyen des Loix & des coûtumes de leur Païs, Qu’une partie du Culte de Dieu conſiſte à ne tuer perſonne, à n’avoir de commerce qu’avec une ſeule femme, à ne pas faire périr des Enfans dans le ventre de leur Mére, à ne pas les expoſer, à n’ôter point aux autres ce qui leur appartient, quoi qu’on en aît beſoin ſoi-même, mais au contraire à les ſecourir dans leurs néceſſitez ; & lors qu’on vient à violer ces règles, à en témoigner du repentir, à en être affligé, & à prendre une ferme réſolution de ne pas le faire une autre fois ; quand, dis-je, on aura prouvé que ces gens-là connoiſſent & reçoivent actuellement pour règle de leur conduite tous ces Préceptes, & mille autres ſemblables qui ſont compris ſous ces deux mots Vertu & Péché, l’on ſera mieux fondé à regarder ces Règles & autres ſemblables, comme des Notions communes & des Principes de pratique. Mais avec tout cela, quand il ſeroit vrai, que tous les hommes s’accorderoient ſur les Principes de Morale, ce conſentement univerſel donné à des véritez qu’on peut connoître autrement que par le moyen d’une impreſſion naturelle, ne prouveroit pas fort bien que ces véritez fuſſent effectivement innées ; & c’eſt là tout ce que je prétens ſoûtenir.

§. 20.On objecte, que les Principes innez peuvent être corrompus. Réponſe à cette Objection. Ce ſeroit inutilement qu’on oppoſeroit ici ce qu’on a accoûtumé de dire, Que la coûtume, l’Education & les opinions générales de ceux avec qui l’on converſe peuvent obſcurcir ces Principes de Morale qu’on ſuppoſe innez, & enfin les effacer entierement de l’eſprit des hommes. Car ſi cette réponſe eſt bonne, elle anéantit la preuve qu’on prétend tirer du conſentement univerſel, en faveur des Principes innez, à moins que ceux qui parlent ainſi, ne s’imaginent que leur opinion particuliére, ou celle de leur Parti, doit paſſer pour un conſentement général, ce qui arrive aſſez ſouvent à ceux qui ſe croyant les ſeuls arbitres du Vrai & du Faux, ne comptent pour rien les ſuffrages de tout le reſte du Genre Humain. De ſorte que le raiſonnement de ces gens-là ſe réduit à ceci : « Les Principes que tout le Genre Humain reconnoit pour véritables, ſont innez : Ceux que les perſonnes de bon ſens reconnoiſſent, ſont admis par tout le Genre Humain : Nous & ceux de notre Parti ſommes des gens de bon ſens : Donc nos Principes ſont innez ». Plaiſante maniére de raiſonner qui va tout droit à l’infaillibilité ! Cependant ſi l’on ne prend la choſe de ce biais, il ſera fort difficile de comprendre comment il y a certains Principes que tous les hommes reconnoiſſent d’un commun conſentement, quoi qu’il n’y ait aucun de ces Principes que la Coûtume ou l’Education n’aît effacé de l’eſprit de bien des gens : ce qui ſe réduit à ceci, que tous les hommes reçoivent ces Principes, mais que cependant pluſieurs perſonnes les rejettent, & refuſent d’y donner leur conſentement. Et dans le fond, la ſuppoſition de ces ſortes de prémiers Principes ne ſauroit nous être d’un grand uſage : car que ces Principes ſoient innez ou non, nous ſerons dans un égal embarras, s’ils peuvent être alterez, ou entierement effacez de notre Eſprit par quelque moyen humain, comme par la volonté de nos Maîtres & par les ſentiments de nos Amis ; & tout l’étalage qu’on nous fait de ces prémiers Principes & de cette lumiére innée, n’empêchera pas que nous ne nous trouvions dans des ténèbres auſſi épaiſſes, & dans une auſſi grande incertitude que s’il n’y avoit point de ſemblable lumiére. Il vaut autant n’avoir aucune Règle, que d’en avoir une fauſſe par quelque endroit, ou que de ne pas connoître parmi pluſieurs Règles différentes & contraires les unes aux autres, quelle eſt celle qui eſt droite. Mais je voudrois bien, que les Partiſans des idées innées me diſſent, ſi ces Principes peuvent, ou ne peuvent pas être effacez par l’Education & par la Coûtume. S’ils ne peuvent l’être, nous devons les trouver dans tous les hommes ; & il faut qu’ils paroiſſent clairement dans l’Eſprit de chaque homme en particulier. Et s’ils peuvent être alterez par des Notions étrangéres, ils doivent paroître plus diſtinctement & avec plus d’éclat, lors qu’ils ſont plus près de leur ſource, je veux dire dans les Enfans & les Ignorans ſur qui les opinions étrangéres ont fait le moins d’impreſſion. Qu’ils prennent tel parti qu’ils voudront, ils verront clairement qu’il eſt démenti par des faits conſtans, & par une continuelle experience.

§. 21.On reçoit dans le Monde des principes qui ſe détruiſent les uns les autres. J’avoûerai ſans peine que des perſonnes de différent Païs, d’un temperament différent, & qui n’ont pas été élevées de la même maniére, s’accordent à recevoir un fort grand nombre d’Opinions comme prémiers Principes, comme Principes irrefragables, parmi leſquelles il y en a pluſieurs qui ne ſauroient être véritables, tant à cauſe de leur abſurdité, que parce qu’elles ſont directement contraires les unes aux autres. Mais quelque oppoſées qu’elles ſoient à la Raiſon, elles ne laiſſent pas d’être reçuës dans quelque endroit du Monde avec un ſi grand reſpect, qu’il ſe trouve des gens de bon ſens en toute autre choſe qui aimeroient mieux perdre la vie & tout ce qu’ils ont de plus cher, que de les revoquer en doute, ou de permettre à d’autres de les conteſter.

§. 22.Par quels dégrez les hommes viennent communément à recevoir certaines choſes pour Principes. Quelque étrange que cela paroiſſe, c’eſt ce que l’expérience confirme tous les jours ; & l’on n’en fera pas ſi fort ſurpris, ſi l’on conſidére par quels dégrez il peut arriver que des Doctrines qui n’ont pas de meilleures ſources que la ſuperſtition d’une Nourrice, ou l’autorité d’une vieille femme, deviennent, avec le temps, & par le conſentement des voiſins, autant de Principes de Religion, & de Morale. Car ceux qui ont ſoin de donner, comme ils parlent, de bons Principes à leurs Enfans, (& il y en a peu qui n’ayent fait proviſion pour eux-mêmes de ces ſortes de Principes qu’ils regardent comme autant d’articles de Foi) leur inſpirent les ſentimens qu’ils veulent leur faire retenir & profeſſer durant tout le cours de leur vie. Et les Eſprits des Enfans étant alors ſans connoiſſance, & indifférens à toute ſorte d’opinions, reçoivent les impreſſions qu’on leur veut donner, ſemblables à du Papier blanc ſur lequel on écrit tels caractéres qu’on veut. Etant ainſi imbus de ces Doctrines, dès qu’ils commencent à entendre ce qu’on leur dit, ils y ſont confirmez dans la ſuite, à meſure qu’ils avancent en âge, ſoit par la profeſſion ouverte ou le conſentement tacite de ceux parmi leſquels ils vivent, ſoit par l’autorité de ceux dont la ſageſſe, la ſcience, & la piété leur eſt en recommandation, & qui ne permettent pas que l’on parle jamais de ces Doctrines que comme de vrais fondemens de la Religion & des bonnes mœurs. Et voilà comment ces ſortes de Principes paſſent enfin pour des véritez inconteſtables, évidentes, & nées avec nous.

§. 23. A quoi nous pouvons ajoûter, que ceux qui ont été inſtruits de cette maniére, venant à reflechir ſur eux-mêmes lors qu’ils ſont parvenus à l’âge de raiſon, & ne trouvant rien dans leur Eſprit de plus vieux que ces Opinions, qui leur ont été enſeignées avant que leur Memoire tînt, pour ainſi dire, regître de leurs actions, & marquât la datte du temps auquel quelque choſe de nouveau commençoit de ſe montrer à eux, ils s’imaginent que ces penſées dont ils ne peuvent découvrir en eux la prémiére ſource, ſont aſſurément des impreſſions de Dieu & de la Nature ; & non des choſes que d’autres hommes leur ayent appriſes. Prévenus de cette imagination, ils conſervent ces penſées dans leur Eſprit, & les reçoivent avec la même vénération que pluſieurs ont accoûtumé d’avoir pour leurs Parens, non en vertu d’une impreſſion naturelle, (car en certains Lieux où les Enfans ſont élevez d’une autre maniére, cette vénération leur eſt inconnuë) mais parce qu’ayant été conſtamment élevez dans ces idées, & ne ſe ſouvenant plus du temps auquel ils ont commencé de concevoir ce reſpect, ils croyent qu’il eſt naturel.

§. 24. C’eſt ce qui paroîtra fort vraiſemblable, & preſque inévitable, ſi l’on fait reflexion ſur la nature de l’homme & ſur la conſtitution des affaires de cette vie. De la maniére que les choſes ſont établies dans ce Monde, la plûpart des hommes ſont obligez d’employer preſque tout leur temps à travailler à leur profeſſion, pour gagner leur vie, & ne ſauroient néanmoins jouïr de quelque repos d’eſprit, ſans avoir des Principes qu’ils regardent comme indubitables, & auxquels ils acquieſcent entierement. Il n’y a perſonne qui ſoit d’un eſprit ſi ſuperficiel ou ſi flottant, qu’il ne ſe déclare pour certaines Propoſitions qu’il tient pour fondamentales, ſur leſquelles il appuye ſes raiſonnemens, & qu’il prend pour règle du Vrai & du Faux, du Juſte & de l’Injuſte. Les uns n’ont ni aſſez d’habileté, ni aſſez de loiſir pour les examiner ; les autres en ſont détournez par la pareſſe ; & il y en a qui s’en abſtiennent parce qu’on leur a dit, depuis leur enfance, qu’ils ſe devoient bien garder d’entrer dans cet examen : de ſorte qu’il y a peu de perſonnes que l’ignorance, la foiblesse d’eſprit, les diſtractions, la pareſſe, l’éducation ou la legereté n’engagent à embraſſer les Principes qu’on leur a appris, ſur la foi d’autrui ſans les examiner.

§. 25. C’eſt-là, visiblement, l’état où ſe trouvent tous les Enfans, & tous les jeunes gens ; & la Coûtume plus forte que la Nature, ne manquant guere de leur faire adorer comme autant d’Oracles émanez de Dieu, tout ce qu’elle a fait entrer une fois dans leur Eſprit, pour y être reçu avec un entier acquieſcement ; il ne faut pas s’étonner ſi dans un âge plus avancé, qu’ils ſont ou embarraſſez des affaires indiſpenſables de cette vie, ou engagez dans les plaiſirs, ils ne penſent jamais ſerieuſement à examiner les opinions dont ils ſont prévenus, particulierement ſi l’un de leurs Principes eſt, que les Principes ne doivent pas être mis en queſtion. Mais ſuppoſé même que l’on ait du temps, de l’eſprit & de l’inclination pour cette recherche ; qui eſt aſſez hardi pour entreprendre d’ébranler les fondemens de tous ſes raiſonnemens & de toutes ſes actions paſſées ? Qui peut ſoûtenir une penſée auſſi mortifiante, qu’eſt celle de ſoupçonner que l’on a été, pendant long-temps, dans l’erreur ? Combien de gens y a-t-il qui ayent aſſez de hardieſſe & de fermeté pour enviſager ſans crainte les reproches que l’on fait à ceux qui oſent s’éloigner du ſentiment de leur Païs, ou du Parti dans lequel ils ſont nez ? Et où eſt l’homme qui puiſſe ſe réſoudre patiemment à porter les noms odieux de Pyrrhonien, de Deïſte & d’Athée, dont il ne peut manquer d’être regalé s’il témoigne ſeulement qu’il doute de quelqu’une des opinions communes ? Ajoûtez qu’il ne peut qu’avoir encore plus de repugnance à mettre en queſtion ces ſortes de Principes, s’il croit, comme font la plûpart des hommes, que Dieu a gravé ces Principes dans ſon Ame pour être la règle & la pierre de touche de toutes ſes autres opinions. Et qu’eſt-ce qui pourroit l’empêcher de regarder ces Principes comme ſacrez, puiſque de toutes les penſées qu’il trouve en lui, ce ſont les plus anciennes, & celles qu’il voit que les autres hommes reçoivent avec le plus de reſpect ?

§. 26.Comment les hommes viennent pour l’ordinaire à ſe faire des Principes. Il est aiſé de s’imaginer, après cela, comment il arrive, que les hommes viennent à adorer les Idoles qu’ils ont faites eux-mêmes, à ſe paſſionner pour les idées qu’ils ſe ſont renduës familiéres pendant long-temps, & à regarder comme des véritez divines, des erreurs & de pures abſurditez ; zélez adorateurs de ſinges & de veaux d’or, je veux dire de vaines & ridicules opinions, qu’ils regardent avec un ſouverain reſpect, juſques à diſputer, ſe battre, & mourir pour les défendre ;

--- ** Juvenalis Sat. XV. vs. 37. & 38. quum ſolos credat habendos
Eſſe Deos, quos ipſe colit :

« Chacun s’imaginant que les Dieux qu’il ſert, ſont ſeuls dignes de l’adoration des hommes ». Car comme les Facultez de raiſonner, dont on fait preſque toûjours quelque uſage, quoi que preſque toûjours ſans aucune circonſpection, ne peuvent être miſes en action, faute de fondement & d’appui, dans la plûpart des hommes, qui par pareſſe ou par diſtraction ne découvrent point les véritables Principes de la Connoiſſance, ou qui faute de temps, ou de bons ſecours, ou pour quelque autre raiſon que ce ſoit, ne peuvent point les découvrir pour aller chercher eux-mêmes la Vérité juſque dans ſa ſource ; il arrive naturellement & d’une maniére preſque inévitable, que ces ſortes de gens s’attachent à certains Principes qu’ils embraſſent ſur la foi d’autrui ; de ſorte que venant à les regarder comme des preuves de quelque autre choſe, ils s’imaginent que ces Principes n’ont aucun beſoin d’être prouvez. Or quiconque a admis une fois dans son Eſprit quelques-uns de ces Principes, & les y conſerve avec tout le reſpect qu’on a accoûtumé d’avoir pour des Principes, c’eſt-à-dire, ſans ſe hazarder jamais de les examiner, mais en ſe faiſant une habitude de les croire parce qu’il faut les croire, ceux, dis-je, qui ſont dans cette diſpoſition d’eſprit, peuvent ſe trouver engagez par l’éducation & par les coûtumes de leur Païs à recevoir pour des Principes innez les plus grandes abſurditez du monde ; & à force d’avoir les yeux long-temps attachez ſur les mêmes objets, ils peuvent s’offuſquer la vûë juſqu’à prendre des Monſtres qu’ils ont forgez dans leur Cerveau, pour des images de la Divinité, & l’ouvrage même de ſes mains.

§. 27.Les Principes doivent être examinez. On peut voir aiſément par ce progrès inſenſible, comment dans cette grande diverſité de Principes oppoſez que des gens de tout ordre & de toute profeſſion reçoivent & défendent comme inconteſtables, il y en a tant qui paſſent pour innez. Que ſi quelcun s’aviſe de nier que ce ſoit là le moyen par où la plûpart des hommes viennent à s’aſſûrer de la vérité & de l’évidence de leurs Principes, il aura peut-être bien de la peine à expliquer d’une autre maniére comment ils embraſſent des opinions tout-à-fait oppoſées, qu’ils croyent fortement, qu’ils ſoûtiennent avec une extrême confiance, & qu’ils ſont prêts, pour la plûpart, de ſéeller de leur propre ſang. Et dans le fond, ſi c’eſt là le privilége des Principes innez d’être reçus ſur leur propre autorité, ſans aucun examen, je ne vois pas qu’il y ait rien qu’on ne puiſſe croire, ni comment les Principes que chacun s’eſt choiſi en particulier, pourroient être revoquez en doute. Mais ſi l’on dit, qu’on peut & qu’on doit examiner les Principes & les mettre, pour ainſi dire, à l’épreuve, je voudrois bien ſavoir comment de prémiers Principes, des Principes gravez naturellement dans l’ame, peuvent être mis à l’épreuve : ou du moins qu’il me ſoit permis de demander à quelles marques, & par quels caractéres on peut diſtinguer les véritables Principes, les Principes innez, d’avec ceux qui ne le ſont pas, afin que parmi le grand nombre de Principes auſquels on attribuë ce privilege, je puiſſe être à l’abri de l’erreur dans un point auſſi important que celui-là. Cela fait, je ſerai tout prêt à recevoir avec joye ces admirables Propoſitions qui ne peuvent être que d’une grande utilité. Mais juſque-là, je ſuis en droit de douter qu’il y ait aucun Principe véritablement inné, parce que je crains que le conſentement univerſel, qui eſt le ſeul caractére qu’on ait encore produit pour diſcerner les Principes innez, ne ſoit pas une marque aſſez ſûre pour me déterminer en cette occaſion, & pour me convaincre de l’exiſtence d’aucun Principe inné. Par tout ce que je viens de dire, il paroît clairement, à mon avis, qu’il n’y a point de Principe de pratique dont tous les hommes conviennent ; & qu’il n’y en a, par conſéquent, aucun qu’on puiſſe appeler inné.


CHAPITRE III.

Autres conſiderations touchant les Principes innez, tant ceux qui regardent la ſpéculation que ceux qui appartiennent à la pratique.


§. I.Des Principes ne ſauroient être innez, à moins que les idées dont ils ſont compoſez, ne le ſoient auſſi.
SI ceux qui nous veulent perſuader qu’il y a des Principes innez, ne les euſſent pas conſiderez en gros, mais euſſent examiné à part les diverſes parties dont ſont compoſées les Propoſitions qu’ils nomment Principes innez, ils n’auroient pas été peut-être ſi prompts à croire que ces Propoſitions ſont effectivement innées. Parce que ſi les idées dont ces Propoſitions ſont compoſées, ne ſont pas innées, il eſt impoſſible que les Propoſitions elles-mêmes ſoient innées, ou que la connoiſſance que nous en avons, ſoit née avec nous. Car ſi ces idées ne ſont point innées, il y a eû un temps auquel l’Ame ne connoiſſoit point ces Principes, qui, par conſéquent, ne ſont point innez, mais viennent de quelque autre ſource. Or où il n’y a point d’Idées, il ne peut y avoir aucune connoiſſance, aucun aſſentiment, aucunes Propoſitions mentales ou verbales concernant ces Idées.

§. 2.Les idées & ſurtout celles qui compoſent les Propoſitions qu’on appelle Principes, ne ſont point nées avec les Enfans. Si nous conſiderons avec ſoin les Enfans nouvellement nez, nous n’aurons pas grand ſujet de croire qu’ils apportent beaucoup d’idées avec eux en venant au Monde. Car excepté, peut-être, quelques foibles idées de faim, de ſoif, de chaleur, & de douleur qu’ils peuvent avoir ſenti dans le ſein de leur Mére, il n’y a nulle apparence qu’ils ayent aucune idée établie, & ſur tout de celles qui répondent aux termes dont ſont composées ces Propoſitions générales, qu’on veut faire paſſer pour innées. On peut remarquer comment différentes idées leur viennent enſuite par dégrez dans l’Eſprit, & qu’ils n’en acquiérent juſtement que celles que l’expérience, & l’obſervation des choſes qui ſe préſentent à eux, excitent dans leur Eſprit ; ce qui peut ſuffire pour nous convaincre que ces idées ne ſont pas des caractéres gravez originairement dans l’Ame.

§. 3.Preuve de la même vérité. S’il y a quelque Principe inné, c’eſt, ſans contredit, celui-ci, Il est impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. Mais qui pourra ſe perſuader, ou qui oſera ſoûtenir, que les idées d’impoſſibilité & d’identité ſoient innées ? Eſt-ce que tous les hommes ont ces Idées, & qu’ils les portent avec eux en venant au Monde ? Se trouvent-elles les prémiéres dans les Enfans, & précedent-elles dans leur Eſprit toutes les autres connoiſſances, car c’eſt ce qui doit arriver néceſſairement, ſi elles ſont innées ? Dira-t-on qu’un Enfant a les idées d’impoſſibilité & d’identité, avant que d’avoir celle du blanc ou du noir, du doux ou de l’amer, & que c’eſt de la connoiſſance de ce Principe, qu’il conclut que l’abſinthe dont on frotte le bout des mammelles de la Nourrice, n’a pas le même goût que celui qu’il avoit accoûtumé de ſentir auparavant, lors qu’il tettoit ? Eſt-ce la connoiſſance qu’il a, qu’une choſe ne peut pas être & n’être pas en même temps, eſt-ce, dis-je, la connoiſſance actuelle de cette Maxime qui fait qu’il diſtingue ſa Nourrice d’avec un Etranger, qu’il aime celle-là, & évite l’approche de celui-ci ? Ou bien, eſt-ce que l’Ame règle ſa conduite, & la détermination de ſes jugemens, ſur des idées qu’elle n’a jamais eûës ? Et l’Entendement tire-t-il des Concluſions de Principes qu’il n’a point encore connus ni compris ? Ces mots d’impoſſibilité & d’identité marquent deux idées, qui ſont ſi éloignées d’être innées & gravées naturellement dans notre Ame, que nous avons beſoin, à mon avis, d’une grande attention pour les former comme il faut dans notre Entendement ; & bien loin de naître avec nous ; elles ſont ſi fort éloignées des penſées de l’Enfance & de la prémiére Jeuneſſe, que ſi l’on y prend bien garde, je croi qu’on trouvera, qu’il y a bien des hommes faits à qui elles ſont inconnuës.

§. 4.L’idée de l’Identité n’eſt point innée. Si l’idée de l’Identité (pour ne parler que de celle-ci) eſt naturelle, & par conſéquent ſi évidente & ſi préſente à notre Eſprit, que nous devions la connoître dès le berceau, je voudrois bien qu’un Enfant de ſept ans, ou même un homme de ſoixante-dix ans, me dît, ſi un homme qui eſt une Créature compoſée de corps & d’ame, eſt le même, lorſque ſon Corps eſt changé, ſi Euphorbe & Pythagore qui avoient eu la même Ame, n’étoient qu’un même homme quoi qu’ils euſſent vécu éloignez de pluſieurs ſiécles l’un de l’autre : Et, ſi le Cocq dans lequel cette même Ame paſſa enſuite, étoit le même qu’Euphorbe & que Pythagore. Il paroîtra peut-être par l’embarras où il ſera de réſoudre cette Question, que l’idée d’Identité n’eſt pas ſi établie, ni ſi claire, qu’elle mérite de paſſer pour innée. Or ſi ces idées, qu’on prétend être innées, ne ſont ni assez claires ni aſſez diſtinctes, pour être univerſellement connuës, & reçuës naturellement, elles ne ſauroient ſervir de fondement à des véritez univerſelles & indubitables, mais elles ſeront au contraire une occaſion certaine d’une perpetuelle incertitude. Car ſuppoſé que tout le monde n’ait pas la même idée de l’identité que Pythagore, & mille de ſes Sectateurs en ont eu ; quelle eſt donc la véritable idée de l’identité, celle qui nous eſt naturelle, & qui eſt proprement née avec nous ? ou bien, y a-t-il deux idées d’identité, différentes l’une de l’autre, qui ſoient pourtant toutes deux innées ?

§. 5. C’est en vain qu’on repliqueroit à cela, que les Questions que je viens de propoſer ſur l’identité de l’homme, ne ſont que de vaines ſpéculations : car quand cela ſeroit, on ne laiſſeroit pas d’en pouvoir conclurre, qu’il n’y a aucune idée innée de l’identité dans l’Eſprit des hommes. D’ailleurs, quiconque conſiderera, avec un peu d’attention, la Reſurrection des Morts, où Dieu ſera ſortir du Tombeau les mêmes hommes qui ſeront morts auparavant, pour les juger & les rendre heureux ou malheureux ſelon qu’ils auront bien ou mal vêcu dans cette vie, quiconque, dis-je, fera quelque réflexion ſur ce qui doit arriver alors à tous les hommes, aura peut-être aſſez de difficulté à déterminer en lui-même ce qui fait le même homme, ou en quoi conſiſte l’identité, & n’aura garde de s’imaginer que lui ou quelque autre que ce ſoit, & les Enfans eux-mêmes, en ayent naturellement une idée claire & diſtincte.

§. 6.Les idées de Tout & de Partie ne ſont point innées. Examinons ce Principe de Mathematique, Le tout eſt plus grand que ſa partie. Je ſuppoſe qu’on le met au nombre des Principes innez, & je ſuis aſſûré qu’il peut y être mis avec autant de raiſon, qu’aucun autre Principe que ce ſoit. Cependant perſonne ne peut regarder ce principe comme inné, s’il conſidére que les idées de Tout & de Partie qu’il renferme, ſont parfaitement relatives, & que les idées poſitives auxquelles elles ſe rapportent proprement & immédiatement, ſont celles d’Extenſion & de Nombre, dont ce qu’on nomme Tout & Partie ne ſont que de ſimples relations. De ſorte que, ſi les idées de Tout & de Partie étoient innées, il faudroit que celles d’Extenſion & de Nombre le fuſſent auſſi, car il eſt impoſſible d’avoir l’idée d’une Relation, ſans en avoir aucune de la choſe même à laquelle cette Relation appartient, & ſur quoi elle eſt fondée. Du reſte, je laiſſe à examiner aux Partiſans des Principes innez, ſi les idées d’Extenſion & de Nombre ſont naturellement gravées dans l’Ame de tous les hommes.

§. 7.L’idée d’Adoration n’eſt pas innée. Une autre vérité qui eſt, ſans contredit, l’une des plus importantes qui puiſſent entrer dans l’Eſprit des Hommes & qui mérite de tenir le prémier rang parmi tous les Principes de pratique, c’eſt, Que Dieu doit être adoré. Cependant elle ne peut en aucune maniére paſſer pour innée, à moins que les idées de Dieu & d’adoration ne ſoient auſſi innées. Or que l’idée ſignifiée par le terme d’adoration, ne ſoit pas dans l’Entendement des Enfans, comme un caractere originairement empreint dans leur Ame, c’eſt dequoi l’on conviendra, je penſe, fort aiſément, ſi l’on considére qu’il ſe trouve bien peu d’hommes faits qui en ayent une idée claire & diſtincte. Cela poſé, je ne vois pas qu’on puiſſe imaginer rien de plus ridicule que de dire, que les Enfans ont une connoiſſance innée de ce Principe de pratique, Dieu doit être adoré ; mais que pourtant ils ignorent quelle eſt cette adoration qu’il faut rendre à Dieu, en quoi conſiste tout leur devoir. Mais ſans appuyer davantage ſur cela, paſſons outre.

§. 8.L’idée de Dieu n’eſt point innée. Si aucune idée peut être regardée comme innée, on doit pour pluſieurs raiſons recevoir en cette qualité l’idée de Dieu, préferablement à toute autre : car il eſt difficile de concevoir comment il pourroit y avoir des Principes de Morale innez ſans une idée innée de ce qu’on nomme Divinité ; parce qu’ôté l’idée d’un Légiſlateur, il n’eſt plus poſſible d’avoir l’idée d’une Loi, & de ſe croire obligé de l’obſerver. Or ſans parler des Athées dont les Anciens ont fait mention, & qui ſont flétris de ce tître odieux ſur la foi de l’Histoire, n’a-t-on pas découvert, dans ces derniers ſiécles, par le moyen de la Navigation, des Nations entiéres qui n’avoient aucune idée de Dieu, à (a)(a) Rhoe apud Thevenot, p.2 Terrys 17/545 & Ovington 489/606.
(b) Jean de Lery, ch. 16.
(c) Dans le Borandya, Voyage des Païs Septentrionaux par le Sr. De la Martiniére, 210/322.
* Ex Paraquaria de Caaiguarum converſione.
(d) Relatio triplex de rebus Indicis Caaiguarum.
(e) Du Royaume de Siam Tom I. Part. II. ch. 9. Sect. 15. & Part. III. c.20. Sect. 22. & c. 22. Sect. 6.
(f) Ibid Part. III c. 20. Sect. 4. & c. 23.
la Baye de Soldanie, dans (b) le Breſil, & dans les (c) Iles Caribes, &c. Voici les propres termes de Nicolas del Techo dans les Lettres qu’il écrit * du Paraguai touchant la Converſion des Caaigues : Reperi eam gentem (d) nullum nomen habere quod Deum, & Hominis animan ſignificet, nulla ſacra habet, nulla idola ; c’eſt-à-dire, « J’ai trouvé que cette Nation n’a aucun mot qui ſignifie Dieu & l’Ame de l’Homme ; qu’elle n’obſerve aucun culte religieux, & n’a aucune idole ». Ces Exemples ſont pris de Nations où la Nature inculte a été abandonnée à elle-même ſans avoir reçu aucun ſecours des Lettres, de la Diſcipline & de la culture des Arts & des Sciences. Mais il ſe trouve d’autre Peuples qui ayant jouï de tous ces avantages dans un dégré très-conſiderable, ne laiſſent pas d’être privez de l’Idée & de la connoiſſance de Dieu. Bien des gens ſeront ſans doute ſurpris, comme je l’ai été, de voir que les Siamois ſont de ce nombre. Il ne faut pour s’en aſſurer, que conſulter La Loubere (e). Envoyé du Roi de France Louïs XIV. dans ce Païs-là, lequel (f) ne nous donne pas une idée plus avantageuſe à cet égard des Chinois eux-mêmes. Et ſi nous ne voulons pas l’en croire, les Miſſionaires de la Chine, ſans en excepter même les Jeſuites, grands Panegyriſtes des Chinois, qui tous s’accordent unanimement ſur cet article, nous convaincront que dans la Secte des Lettrez qui ſont le Parti dominant, & ſe tiennent attachez à l’ancienne Religion du Païs, ils ſont tous Athées. Voyez Navarette, & le Livre intitulé, Hiſtoria cultûs Sinenſium, Hiſtoire du culte Chinois.

Et peut-être que ſi nous examinions avec ſoin la vie & les diſcours de bien des gens qui ne ſont pas ſi loin d’ici, nous n’aurions que trop de ſujet d’appréhender que dans les Païs les plus civiliſez il ne ſe trouve pluſieurs perſonnes qui ont des idées fort foibles & fort obſcures d’une Divinité, & que les plaintes qu’on fait en chaire du progrès de l’Atheïsme, ne ſoient que trop bien fondées. De ſorte, que, bien qu’il n’y ait que quelques ſcélerats entierement corrompus qui ayent l’imprudence de ſe déclarer Athées, nous en entendrions, peut-être, beaucoup plus qui tiendroient le même langage, ſi la crainte de l’Epée du Magiſtrat, ou les cenſures de leurs voiſins ne leur fermoient la bouche ; tout prêts d’ailleurs à publier auſſi ouvertement leur Atheïsme par leurs diſcours, qu’ils le font par les déreglemens de leur vie, s’ils étoient délivrez de la crainte du châtiment, & qu’ils euſſent étouffé toute pudeur.

§. 9. Mais ſuppoſé que tout le Genre Humain eût quelque idée de Dieu dans tous les endroits du Monde, (quoi que l’Hiſtoire nous enſeigne directement le contraire) il ne s’enſuivroit nullement de là que cette idée fût innée. Car quand il n’y auroit aucune Nation qui ne deſignât Dieu par quelque nom, & qui n’eût quelques notions obſcures de cet Etre ſuprême, cela ne prouveroit pourtant pas que ces notions fuſſent autant de caractères gravez naturellement dans l’Ame ; non plus que les mots de Feu, de Soleil, de chaleur, ou de nombre, ne prouvent point que les idées que ces mots ſignifient ſoient innées, parce que les hommes connoiſſent & reçoivent univerſellement les noms & les idées de ces choſes. Comme au contraire, de ce que les Hommes ne déſignent Dieu par aucun nom, & n’en ont aucune idée, on n’en peut rien conclurre contre l’exiſtence de Dieu, non plus que ce ne ſeroit pas une preuve, qu’il n’y a point d’Aimant dans le Monde, parce qu’une grande partie des hommes n’ont aucune idée d’une telle choſe, ni aucun nom pour la déſigner ; ou qu’il n’y a point d’Eſpéces differentes, & diſtinctes d’Anges ou d’Etres Intelligens au deſſus de nous, par la raiſon que nous n’avons point d’idée de ces Eſpèces diſtinctes, ni aucuns noms pour en parler. Comme c’eſt par le langage ordinaire de chaque Païs que les hommes viennent à faire proviſion de mots, ils ne peuvent guere éviter d’avoir quelque eſpèce d’idée des choſes dont ceux avec qui ils converſent, ont ſouvent occaſion de les entretenir ſous certains noms : & ſi c’eſt une choſe qui emporte avec elle l’idée d’excellence, de grandeur, ou, de quelque qualité extraordinaire, qui intereſſe par quelque endroit, & qui s’imprime dans l’eſprit ſous l’idée d’une puiſſance abſoluë & irréſiſtible qu’on ne puiſſe s’empêcher de craindre, une telle idée doit, ſuivant toutes les apparences, faire de plus fortes impreſſions & ſe répandre plus loin qu’aucun autre, ſur tout ſi c’eſt une idée qui s’accorde avec les plus ſimples lumiéres de la Raiſon, & qui découle naturellement de chaque partie de nos connoiſſances. Or telle eſt l’idée de Dieu : car les marques éclatantes d’une ſageſſe & d’une puiſſance extraordinaires paroiſſent ſi viſiblement dans tous les Ouvrages de la Création, que toute Créature raiſonnable qui voudra y faire une ſerieuſe réflexion, ne ſauroit manquer de découvrir l’Auteur de toutes ces merveilles ; & l’impreſſion que la découverte d’un tel Etre doit faire néceſſairement ſur l’Ame de tous ceux qui en ont entendu parler une ſeule fois, eſt ſi grande & entraine avec elle une ſuite de penſées d’un ſi grand poids, & propres à ſe répandre dans le Monde, qu’il me paroît tout-à-fait étrange, qu’il puiſſe ſe trouver ſur la Terre une Nation entiére d’hommes, aſſez stupides pour n’avoir aucune idée de Dieu : cela, dis-je, me ſemble auſſi ſurprenant que d’imaginer des hommes qui n’auroient aucune idée des Nombres, ou du Feu.

§. 10. Le nom de Dieu ayant été une fois employé en quelque endroit de Monde pour ſignifier un Etre ſuprême, tout-puiſſant, tout-ſage, & inviſible, la conformité qu’une telle idée a avec les Principes de la Raiſon, & l’intérêt des hommes qui les portera toûjours à faire ſouvent mention de cette idée, doivent la répandre néceſſairement fort loin, & la faire paſſer dans toutes les Générations ſuivantes. Mais ſuppoſé que ce mot ſoit généralement connu, & que cette partie du Genre Humain, qui eſt peu accoûtumée à penſer, y ait attaché quelques idées vagues & imparfaites, il ne s’enſuit nullement de là que l’idée de Dieu ſoit innée. Cela prouveroit tout au plus, que ceux qui auroient fait cette découverte, ſe ſeroient ſervis comme il faut de leur Raiſon, qu’ils auroient fait des Réflexions ſerieuſes ſur les Cauſes des choſes & les auroient rapportées à leur véritable origine ; de ſorte que cette importante notion ayant été communiquée par leur moyen à d’autres hommes moins ſpéculatifs, & ceux-ci l’ayant une fois reçüe, il ne pouvoit guere arriver qu’elle ſe perdît jamais.

§. 11. Que l’idée de Dieu n’eſt point innée. C’eſt là tout ce qu’on pourroit conclurre de l’idée de Dieu, s’il étoit vrai qu’elle ſe trouvât univerſellement répanduë dans l’Eſprit de tous les hommes, & que dans tous les Païs du Monde, elle fût généralement reçuë, de tout homme qui ſeroit parvenu à un âge mûr, car le conſentement général de tous les hommes à reconnoître Dieu, ne s’étend pas plus loin, à mon avis. Que ſi l’on ſoûtient qu’un tel conſentement ſuffit pour prouver que l’idée de Dieu eſt innée, on en pourra tout auſſi bien conclurre que l’idée du Feu eſt innée, parce qu’on peut, à ce que je croi, aſſûrer poſitivement qu’il n’y a perſonne dans le Monde, qui ait quelque idée de Dieu, qui n’ait auſſi l’idée du Feu. Or je ſuis certain qu’une Colonie de jeunes Enfans qu’on enverroit dans une Ile où il n’y auroit point de feu, n’auroient abſolument aucune idée du feu, ni aucun nom pour le déſigner, quoi que ce fût une choſe généralement connuë par tout ailleurs. Et peut-être ces Enfans ſeroient-ils auſſi éloignez d’avoir aucun nom ou aucune idée pour exprimer la Divinité, juſqu’à ce que quelqu’un d’entr’eux s’aviſât d’appliquer ſon Eſprit à la conſideration de ce Monde & des cauſes de tout ce qu’il contient, par où il parviendroit aiſément à l’idée d’un Dieu. Après quoi, il n’auroit pas plûtôt fait part aux autres de cette découverte, que la Raiſon & le penchant naturel qui les porteroit à reflechir ſur un tel Objet, la répandroient enſuite, & la provigneroient, pour ainſi dire, au milieu d’eux.

§. 12.Il eſt convenable à la Bonté de Dieu, que tous les hommes ayent une idée de cet Etre ſuprême : Donc Dieu a gravé cette idée dans l’Ame de tous les hommes. Réponſe à cette Objection. Mais on replique à cela que c’eſt une choſe convenable à la Bonté de Dieu, d’imprimer dans l’Ame des hommes, des caractéres & des idées de lui-même, pour ne pas laiſſer dans les ténèbres & dans l’incertitude à l’égard d’un article qui les touche de ſi près, comme auſſi pour s’aſſûrer à lui-même les reſpects & les hommages qu’une Créature intelligente, telle que l’homme, eſt obligée de lui rendre. D’où l’on conclut qu’il n’a pas manqué de le faire.

Si cet Argument a quelque force, il prouvera beaucoup plus que ceux qui s’en ſervent en cette occaſion, ne ſe l’imaginent. Car ſi nous pouvons conclurre que Dieu a fait pour les hommes, tout ce que les hommes jugeront leur être le plus avantageux, parce qu’il eſt convenable à ſa Bonté d’en uſer ainſi, il s’enſuivra de là, non-seulement que Dieu a imprimé dans l’Ame des hommes une idée de Lui-même, mais qu’il y empreint nettement & en beaux caractéres tout ce que les hommes doivent ſavoir ou croire de cet Etre ſuprême, tout ce qu’ils doivent faire pour obéir à ſes ordres, & qu’il leur a donné une volonté & des affections qui y ſont entierement conformes : car tout le monde conviendra ſans peine, qu’il eſt beaucoup plus avantageux aux hommes de ſe trouver dans cet état, que d’être dans les ténèbres, à chercher la lumiére & la connoiſſance comme à tâtons, ainſi que S. Paul nous repréſente tous les Gentils, Act. XVII. 27. & que d’éprouver une perpetuelle oppoſition entre leur Volonté & leur Entendement, entre leurs Paſſions & leur Devoir. Je croi pour moi, que c’eſt raiſonner fort juſte que de dire, Dieu qui eſt infiniment ſage, a fait une choſe d’une telle maniére : Donc elle eſt très-bien faite. Mais il me ſemble que c’eſt préſumer un peu trop de notre propre ſageſſe, que de dire, Je croi que cela ſeroit mieux ainſi : Donc Dieu l’a ainſi fait. Et à l’égard du point en queſtion, c’eſt en vain qu’on prétend prouver ſur ce fondement, que Dieu a gravé certaines idées dans l’Ame de tous les Hommes, puiſque l’expérience nous montre clairement qu’il ne l’a point fait. Mais Dieu n’a pourtant pas négligé les hommes, quoi qu’il n’ait pas imprimé dans leur Ame ces idées & ces caractéres originaux de connoiſſance, parce qu’il leur a donné d’ailleurs des Facultez qui ſuffiſent pour leur faire découvrir toutes les choſes néceſſaires à un Etre tel que l’Homme, par rapport à ſa véritable deſtination. Et je me fais fort de montrer, qu’un homme peut, ſans le ſecours d’aucuns Principes innez, parvenir à la connoiſſance d’un Dieu & des autres choſes qu’il lui importe de connoître, s’il fait un bon uſage de ſes Facultez naturelles. Dieu ayant doûé l’Homme des Facultez de connoître qu’il poſſede, n’étoit pas plus obligé par ſa Bonté, à graver dans ſon Ame les Notions innées dont nous avons parlé juſqu’ici, qu’à lui bâtir des Ponts, ou des Maiſons, après lui avoir donné la Raiſon, des mains, & des materiaux. Cependant il y a des Peuples dans le Monde, qui quoi qu’ingenieux d’ailleurs, n’ont ni Ponts ni Maiſons, ou qui en ſont fort mal pourvûs, comme il y en a d’autres qui n’ont abſolument aucune idée de Dieu ni aucuns Principes de Morale, ou qui du moins n’en ont que de fort mauvais. La raiſon de cette ignorance, dans ces deux rencontres, vient de ce que les uns & les autres n’ont pas employé leur Eſprit, leurs Facultez, & leurs forces, avec toute l’induſtrie dont ils étoient capables, mais qu’ils ſe ſont contentez des opinions, des coûtumes & des uſages établis dans leurs Païs ſans regarder plus loin. Si vous ou moi étions nez dans la Baye de Soldanie, nos penſées & nos idées n’auroient pas été peut-être plus parfaites, que les idées & les penſées groſſiéres des Hottentots qui y habitent ; & ſi Apochancana Roi de Virginie eût été élevé en Angleterre, peut-être auroit-il été auſſi habile Théologien & auſſi grand Mathematicien que qui que ce ſoit dans ce Royaume. Toute la différence qu’il y a entre ce Roi, & un Anglois plus intelligent, conſiſte ſimplement en ce que l’exercice de ſes Facultez a été borné aux manières, aux uſages & aux idées de ſon Païs, ſans que ſon Eſprit ait été jamais pouſſé plus loin, ni appliqué à d’autres recherches, de ſorte que s’il n’a eu aucune idée de Dieu, ce n’eſt que pour n’avoir pas ſuivi le fil des penſées qui l’y auroient conduit infailliblement.

§. 13.Les idées de Dieu ſont différentes en différentes perſonnes. Je conviens, que s’il y avoit quelque idée, naturellement empreinte dans l’Ame des Hommes, nous avons droit de penſer, que ce devroit être l’idée de celui qui les a faits, laquelle ſeroit comme une marque que Dieu auroit imprimée lui-même ſur ſon propre Ouvrage, pour faire ſouvenir les Hommes qu’ils ſont dans ſa dépendance, & qu’ils doivent obéir à ſes ordres. C’eſt par-là, dis-je, que devroient éclatter les prémiers rayons de la connoiſſance humaine. Mais combien ſe paſſe-t-il de temps, avant qu’une telle idée puiſſe paroître dans les Enfans ? Et lors qu’on vient à la découvrir, qui ne voit qu’elle reſſemble beaucoup plus à une opinion ou à une idée qui vient du Maître de l’Enfant, qu’à une notion qui repréſente directement le véritable Dieu ? Quiconque obſervera le progrès par lequel les Enfans parviennent à la connoiſſance qu’ils ont, ne manquera pas de reconnoître, que les Objets qui ſe préſentent prémiérement à eux, & avec qui ils ont, pour ainſi dire, le plus de familiarité, ſont les prémiéres impreſſions dans leur Entendement, ſans qu’on puiſſe y trouver la moindre trace d’aucune autre impreſſion que ce ſoit. Il eſt aiſé de remarquer, outre cela, comment leurs penſées ne ſe multiplient qu’à meſure qu’ils viennent à connoître une plus grande quantité d’Objets ſenſibles, à en conſerver les idées dans leur Mémoire, & à ſe faire une habitude de les aſſembler, de les étendre, & de les combiner en différentes maniéres. Je montrerai dans la ſuite, comment par ces différens moyens ils viennent à former dans leur Eſprit l’idée d’un Dieu.

§. 14. Peut-on ſe figurer que les idées que les Hommes ont de Dieu, ſoient autant de caractéres de cet Etre ſuprême qu’il ait gravez dans leur Ame, de ſon propre doigt, quand on voit que dans un même Païs, les hommes qui le déſignent par un ſeul & même nom, ne laiſſent pas d’en avoir des idées fort différentes, ſouvent diametralement oppoſées, & tout-à-fait incompatibles ? Dira-t-on qu’ils ont une idée innée de Dieu, dès-là ſeulement qu’ils s’accordent ſur le nom qu’ils lui donnent ?

§. 15. Mais quelle vraye ou même ſupportable idée de Dieu pourroit-on trouver dans l’Eſprit de ceux qui reconnoiſſoient & adoroient deux ou trois cens Dieux ? Dès-là ils en reconnoiſſent plus d’un, ils faiſoient voir d’une maniére claire & inconteſtable, que Dieu leur étoit inconnu, & qu’ils n’avoient aucune véritable idée de cet Etre ſuprême, puiſqu’ils lui ôtoient l’Unité, l’Infinité, & l’Eternité. Si nous ajoûtons à cela les idées groſſiéres qu’ils avoient d’un Dieu corporel, idées qu’ils exprimoient par les Images & les repréſentations qu’ils faiſoient de leurs Dieux, ſi nous conſiderons les amours, les mariages, les impudicitez, les débauches, les querelles, & les autres baſſeſſes qu’ils attribuoient à leurs Divinitez, quelle raiſon pourrons-nous avoir de croire que le Monde Payen, c’eſt-à-dire, la plus grande partie du Genre Humain, aît eu dans l’Eſprit des idées de Dieu que Dieu lui-même aît eu ſoin d’y graver, de peur qu’ils ne tombaſſent dans l’erreur ſur ſon ſujet ? Que ſi ce conſentement univerſel qu’on preſſe ſi fort, prouve qu’il y a quelque idée innée de Dieu, elle ne ſignifiera autre choſe, ſinon que Dieu a gravé dans l’Ame de tous les hommes qui parlent le même Langage, un nom pour le déſigner, mais attacher à ce nom aucune idée de lui-même : puiſque ces Peuples qui conviennent du nom, ont en même temps des idées fort différentes touchant la choſe ſignifiée. Si l’on m’oppoſe, que par cette diverſité de Dieux que les Payens adoroient, ils n’avoient en vûë que d’exprimer figurément les différens attributs de cet Etre incomprehenſible, ou les différens emplois de ſa Providence, je répons, que ſans m’amuſer ici à rechercher ce qu’étoient ces différens Dieux dans leur prémiére origine, je ne crois pas que perſonne oſe dire, que le Vulgaire les aît regardez comme de ſimples attributs d’un ſeul Dieu. Et en effet, ſans recourir à d’autres témoignages, on n’a qu’à conſulter le Voyage de l’Evêque de Beryte (Chap. XIII.) pour être convaincu que la Théologie des Siamois admet ouvertement la pluralité des Dieux, ou plûtôt, comme le remarque judicieusement l’Abbé de Choiſy dans ſon ** Pag. 107/177 Journal du Voyage de Siam, qu’elle conſiſte proprement à ne reconnoître aucun Dieu.

§. 16. Si l’on dit, que parmi toutes les Nations du Monde les Sages ont eu de véritables idées de l’Unité & de l’Infinité de Dieu, j’en tombe d’accord. Mais ſur cela je remarque deux choſes.

La prémiére, c’eſt que cela exclut l’univerſalité de conſentement en tout ce qui regarde Dieu, excepté le nom ; car ces Sages étant en fort petit nombre, un peut-être entre mille, cette univerſalité ſe trouve reſſerrée dans des bornes fort étroites.

Je dis en ſecond lieu, qu’il s’enſuit clairement de là que les idées les plus parfaites que les Hommes ayent de Dieu, n’ont pas été naturellement gravées dans leur Ame, mais qu’ils les ont acquiſes par leur méditation, & par un légitime uſage de leurs Facultez, puiſqu’en différens Lieux du Monde les perſonnes ſages & appliquées à la recherche de la Vérité, ſe ſont fait des idées juſtes ſur ce point, auſſi bien que pluſieurs autres, par le ſoin qu’ils ont pris de faire un bon uſage de leur Raiſon ; pendant que d’autres croupiſſant dans une lâche négligence, (& ç’a toûjours été le plus grand nombre) ont formé leurs idées au hazard, ſur la commune tradition, & ſur les notions vulgaires, ſans ſe mettre fort en peine de les examiner. Ajoûtez à cela, que ſi l’on a droit de conclurre que l’idée de Dieu ſoit innée, de ce que tous les gens ſages ont eu cette idée, la Vertu doit auſſi être innée, parce que les gens ſages en ont toûjours eu une véritable idée.

Tel étoit viſiblement le cas où ſe trouvoient tous les Payens : & quelque ſoin qu’on ait pris parmi les Juifs, les Chrétiens & les Mahometans, qui ne reconnoiſſent qu’un ſeul Dieu, de donner de véritables idées de ce Souverain Etre, cette Doctrine n’a pas ſi fort prévalu ſur l’Eſprit des Peuples, imbus de ces différentes Religions, pour faire qu’ils ayent une véritable idée de Dieu & qu’ils en ayent tous la même idée. Combien trouveroit-on de gens, même parmi nous, qui ſe repréſentent Dieu aſſis dans les Cieux ſous la figure d’un homme, & qui s’en forment pluſieurs autres idées abſurdes & tout-à-fait indignes de cet Etre ſouverainement parfait ? Il y a eu parmi les Chrétiens, auſſi bien que parmi les Turcs, des Sectes entiéres qui ont ſoûtenu fort ſerieuſement que Dieu étoit corporel, & de forme humaine ; & quoi qu’à préſent on ne trouve gueres de perſonnes parmi nous, qui faſſent profeſſion ouverte d’être Anthropomorphites, (j’en ai pourtant vû qui me l’ont avoûé)[11] je croi que qui voudroit s’appliquer à le rechercher, trouveroit parmi les Chrétiens ignorans & mal inſtruits, bien des gens de cette opinion. Vous n’avez qu’à vous entretenir ſur cet article avec le ſimple Peuple de la campagne, ſans preſque aucune diſtinction d’âge, & avec les jeunes gens ſans faire preſque aucune différence de condition, & vous trouverez que, bien qu’ils ayent fort ſouvent le nom de Dieu dans la bouche, les idées qu’ils attachent à ce mot, ſont pourtant ſi étranges, ſi groteſques, ſi baſſes & ſi pitoyables ; que perſonne ne pourroit ſe figurer qu’ils les ayent appriſes d’un homme raiſonnable, tant s’en faut que ce ſoient des caractéres qui ayent été gravez dans leur Ame par le propre doigt de Dieu. Et dans le fond, je ne vois pas que Dieu déroge plus à ſa Bonté, en n’ayant point imprimé dans nos Ames des idées de lui-même, qu’en nous envoyant tout nuds dans ce Monde ſans nous donner des habits, ou en nous faiſant naître ſans la connoiſſance innée d’aucun Art. Car étant douez des Facultez néceſſaires pour apprendre à pourvoir nous-mêmes à tous nos beſoins, c’eſt faute d’induſtrie & d’application, de notre part, & non un défaut de Bonté, de la part de Dieu, ſi nous en ignorons les moyens. Il eſt auſſi certain qu’il y a un Dieu, qu’il eſt certain que les Angles oppoſez qui ſe font par l’interſection de deux lignes droites, ſont égaux. Et il n’y eut jamais de Créature raiſonnable qui ſe ſoit appliquée ſincerement à examiner la vérité de ces deux Propoſitions qui ait manqué d’y donner ſon conſentement. Cependant il eſt hors de doute, qu’il y a bien des hommes qui n’ayant pas tourné leurs penſées de côté-là, ignorent également ces deux véritez. Que ſi quelqu’un juge à propos de donner à cette diſpoſition où ſont tous les hommes de découvrir un Dieu, s’ils s’appliquent à rechercher les preuves de ſon exiſtence, le nom de Conſentement univerſel, qui ſûrement n’emporte autre choſe dans cette rencontre, je ne m’y oppoſe pas. Mais un tel Conſentement ne ſert non plus à prouver que l’idée de Dieu ſoit innée, qu’il le prouve à l’égard de l’idée de ces Angles dont je viens de parler.

§. 17.Si l’idée de Dieu n’eſt pas innée, aucune autre idée ne peut être regardée en cette qualité. Puis donc que, quoi que la connoiſſance de Dieu ſoit l’une des découvertes qui ſe préſentent le plus naturellement à la Raiſon humaine, l’idée de cet Etre ſuprême n’eſt pourtant pas innée, comme je viens de le montrer évidemment, ſi je ne me trompe, je croi qu’on aura de la peine à trouver aucune autre idée qu’on ait droit de faire paſſer pour innée. Car ſi Dieu eût imprimé quelque caractére dans l’Eſprit des hommes, il eſt plus raiſonnable de penſer que ç’auroit été quelque idée claire & uniforme de lui-même, qu’il auroit gravée profondément dans notre Ame, autant que notre foible Entendement eſt capable de recevoir l’impreſſion d’un Objet infini & qui eſt ſi fort au deſſus de notre portée. Puis donc que notre Ame ſe trouve, d’abord, ſans cette idée, qu’il nous importe le plus d’avoir, c’eſt là une forte préſomption contre tous les autres caracteres qu’on voudroit faire paſſer pour innez. Et pour moi, je ne puis m’empêcher de dire que je n’en ſaurois voir aucun de cette eſpèce, quelque ſoin que j’aye pris pour cela, & que je ſerois bien aiſe que quelqu’un voulût m’apprendre ſur ce point, ce que je n’ai pû découvrir de moi-même.

§. 18.L’idée de la ſubſtance n’eſt pas innée. J’avoûë qu’il y a une autre idée qu’il ſeroit généralement avantageux aux hommes d’avoir, parce que c’eſt le ſujet général de leurs diſcours, où ils font entrer cette idée comme s’ils la connoiſſoient effectivement : je veux parler de l’idée de la Subſtance, que nous n’avons ni ne pouvons avoir par voye de ſenſation, ou de reflexion. Si la Nature ſe chargeoit du ſoin de nous donner quelques idées, nous aurions ſujet d’eſpérer, que ce ſeroient celles que nous ne pouvons point acquerir nous-mêmes par l’uſage de nos Facultez. Mais nous voyons au contraire, que, parce que cette idée ne nous vient pas par les mêmes voyes que les autres idées, nous ne la connoiſſons point du tout, d’une maniére diſtincte : de ſorte que le mot de Subſtance n’emporte autre choſe à notre égard, qu’un certain ſujet indéterminé que nous ne connoiſſons point, c’eſt-à-dire, quelque choſe, dont nous n’avons aucune idée particuliére, diſtincte, & poſitive, mais que nous regardons comme le[12] ſoutien des idées que nous connoiſſons.

§. 19.Nulles Propoſitions ne peuvent être innées, parce qu’il n’y a point d’idées qui ſoient innées. Quoi qu’on diſe donc des Principes innez, tant de ceux qui regardent la ſpéculation que de ceux qui appartiennent à la pratique, on ſeroit auſſi bien fondé à ſoûtenir qu’un homme auroit cent francs dans ſa poche, argent comptant, quoi qu’on niât qu’il y eût ni denier, ni ſou, ni écu, ni aucune piéce de monnoye qui pût faire cette ſomme, on ſeroit, dis-je, tout auſſi bien fondé à dire cela, qu’à ſe figurer, que certaines Propoſitions ſont innées, quoi qu’on ne puiſſe ſuppoſer en aucune maniére, que les idées dont elles ſont compoſées, ſoient innées : car en pluſieurs rencontres d’où que viennent les idées, on reçoit neceſſairement des Propoſitions qui expriment la convenance ou la diſconvenance de certaines idées. Quiconque a, par exemple, une véritable idée de Dieu & du culte qu’on lui doit rendre, donnera ſon conſentement à cette Propoſition, Dieu doit être ſervi, ſi elle eſt exprimée dans un Langage qu’il entende : & tout homme raiſonnable qui n’y a pas fait réflexion aujourd’hui, ſera prêt à la recevoir demain ſans aucune difficulté. Or nous pouvons fort bien ſuppoſer qu’un million d’hommes manquent aujourd’hui de l’une de ces idées, ou de toutes deux enſemble. Car poſé le cas que les Sauvages & la plus grande partie des Païſans ayent effectivement des idées de Dieu & du culte qu’on lui doit rendre, (ce qu’on n’oſera jamais ſoûtenir, ſi on entre en converſation avec eux ſur ces matiéres) je croi du moins qu’on ne ſauroit ſuppoſer qu’il y aît beaucoup d’Enfans qui ayent ces idées. Cela étant, il faut que les Enfans commencent à les avoir dans un certain temps, quel qu’il ſoit ; & ce ſera alors, qu’ils commenceront auſſi à donner leur conſentement à cette Propoſition, pour n’en plus douter. Mais un tel conſentement donné à une Propoſition dès qu’on l’entend pour la prémiére fois, ne prouve pas plus, que les idées qu’elle contient, ſont innées, qu’il prouve qu’un aveugle de naiſſance à qui on levera demain les cataractes, avoit des idées innées du Soleil, de la Lumiére, du Saffran, ou du Jaune, parce que dès que ſa vûë ſera éclaircie, il ne manquera pas de donner ſon conſentement à ces deux Propoſitions, Le Soleil eſt lumineux, Le Saffran eſt jaune. Or ſi un tel conſentement ne prouve point, que les idées dont ces Propoſitions ſont compoſées, ſoient innées, il prouve encore moins, que ces Propoſitions le ſoient. Que ſi quelqu’un a des idées innées, je ſerois bien aiſe qu’il voulût prendre la peine de me dire, quelles ſont ces Idées, & combien il en connoit de cette eſpéce.

§. 20.Il n’y a point d’Idées innées dans la Mémoire. A quoi j’ajoûterai, que s’il y a des Idées innées, qui ſoient dans l’Eſprit ſans que l’Eſprit y penſe actuellement, il faut, du moins, qu’elles ſoient dans la Mémoire d’où elles doivent être tirées par voye de Reminiscence, c’eſt-à-dire, être connuës, lors qu’on en rappelle le ſouvenir, comme autant de perceptions qui ont été auparavant dans l’Ame, à moins que la Reminiſcence ne puiſſe ſubſiſter ſans reminiſcence. Car ſe reſſouvenir d’une choſe, c’eſt l’appercevoir par mémoire ou par une conviction intérieure qui nous faſſe ſentir que nous avons eu auparavant une connoiſſance ou une perception particuliére de cette choſe. Sans cela, toute idée qui vient dans l’Eſprit, eſt nouvelle, & n’eſt point apperçüe par voye de reminiſcence : car cette perſuaſion où l’on eſt intérieurement qu’une telle idée a été auparavant dans notre Eſprit, eſt proprement ce qui diſtingue la reminiſcence de toute autre maniére de penſer. Toute idée que l’Eſprit n’a jamais apperçüe, n’a jamais été dans l’Eſprit ; & toute idée qui eſt dans l’Eſprit, eſt ou une perception actuelle, ou bien ayant été actuellement apperçuë, elle eſt en telle ſorte dans l’Eſprit, qu’elle peut redevenir une perception actuelle par le moyen de la Mémoire. Lors qu’il y a dans l’Eſprit une perception actuelle de quelque idée ſans mémoire, cette idée paroît tout-à-fait nouvelle à l’Entendement : & lorſque la Mémoire rend quelque idée actuellement préſente à l’Eſprit, c’eſt en faiſant ſentir intérieurement, que cette idée a été actuellement dans Eſprit, & qu’elle ne lui étoit pas tout-à-fait inconnuë. J’en appelle à ce que chacun obſerve en ſoi-même, pour ſavoir ſi cela n’eſt pas ainſi ; & je voudrois bien qu’on me donnât un exemple de quelque idée, prétendue innée, que quelqu’un pût rappeller dans ſon Eſprit comme une idée déja connuë avant que d’en avoir reçu aucune impreſſion par les voyes dont nous parlerons dans la ſuite : car encore un coup, ſans ce ſentiment intérieur d’une perception qu’on ait déja euë, il n’y a point de réminiſcence, & on ne ſauroit dire d’aucune idée qui vient dans l’Eſprit ſans cette conviction, qu’on s’en reſſouvienne, ou qu’elle ſorte de la Mémoire, ou qu’elle ſoit dans l’Eſprit avant qu’elle commence de ſe montrer actuellement à nous. Lors qu’une idée n’eſt pas actuellement préſente à l’Eſprit, ou en reſerve, pour ainſi dire, dans la Mémoire, elle n’eſt point du tout dans l’Eſprit, & c’eſt comme ſi elle n’y avoit jamais été. Suppoſons un Enfant qui ait l’uſage de ſes yeux juſqu’à ce qu’il connoiſſe & diſtingue les Couleurs, mais qu’alors les cataractes venant à fermer l’entrée à la lumiére, il ſoit quarante ou cinquante ans, ſans rien voir abſolument, & que pendant tout ce temps-là il perde entiérement le ſouvenir des idées des couleurs qu’il avoit euës auparavant. C’étoit là justement le cas où ſe trouvoit un aveugle auquel j’ai parlé une fois, qui dès l’enfance avoit été privé de la vûe par la petite verole, & n’avoit aucune idée des Couleurs, non plus qu’un Aveugle-né. Je demande ſi un homme dans cet état-là, a dans l’Eſprit quelque idée des Couleurs, plûtôt qu’un Aveugle-né ? Je ne croi pas que perſonne diſe que l’un ou l’autre en ayent abſolument aucune. Mais qu’on leve les cataractes de celui qui eſt devenu aveugle, il aura de nouveau des idées des Couleurs, qu’il ne ſe ſouvient nullement d’avoir euës : idées que la Vûë qu’il vient de recouvrer, ſera paſſer dans ſon Eſprit, ſans qu’il ſoit convaincu en lui-même de les avoir connuës auparavant : après quoi il pourra les rappeller & ſe les rendre comme préſentes à l’Eſprit au milieu des ténèbres. Et c’eſt à l’égard de toutes ces idées des Couleurs qu’on peut rappeller dans l’Eſprit, quoi qu’elles ne ſoient pas préſentes aux yeux, qu’on dit, qu’étant dans la Mémoire elles ſont auſſi dans l’Eſprit. D’où je conclus, Que toute idée qui eſt dans l’Eſprit ſans être actuellement préſente à l’Eſprit, n’y eſt qu’entant qu’elle eſt dans la Mémoire : Que ſi elle n’eſt pas dans la Mémoire, elle n’eſt point dans l’Eſprit ; & Que ſi elle eſt dans la Mémoire, elle ne peut devenir actuellement préſente à l’Eſprit, ſans une perception qui faſſe connoître que cette idée procede de la Mémoire, c’eſt-à-dire qu’on l’a auparavant connuë, & qu’on s’en reſſouvient préſentement. Si donc il y a des idées innées, elles doivent être dans la Mémoire, ou bien on ne ſauroit dire qu’elles ſoient dans l’Eſprit ; & ſi elles ſont dans la Mémoire, elles peuvent être retracées à l’Eſprit ſans qu’aucune impreſſion extérieure précede ; & toutes les fois qu’elles ſe préſentent à l’Eſprit, elles produiſent un ſentiment de reminiſcence, c’eſt-à-dire qu’elles portent avec elles une perception qui convainc intérieurement l’Eſprit, qu’elles ne lui ſont pas entiérement nouvelles. Telle étant la différence qui ſe trouve conſtamment entre ce qui eſt & ce qui n’eſt pas dans la Mémoire ou dans l’Eſprit, tout ce qui n’eſt pas dans la Mémoire, eſt regardé comme une choſe entierement nouvelle, & qui étoit auparavant tout-à-fait inconnuë, lors qu’il vient à ſe préſenter à l’Eſprit : au contraire, ce qui eſt dans la Memoire ou dans l’Eſprit, ne paroit point nouveau, lors qu’il vient à paroître par l’intervention de la Memoire, mais l’Eſprit le trouve en lui-même, & connoit qu’il y étoit auparavant. On peut éprouver par-là s’il y a aucune idée dans l’Eſprit avant l’impreſſion faite par Senſation, ou par Réflexion. Du reſte je voudrois bien voir un homme, qui étant parvenu à l’âge de raiſon, ou dans quelque autre temps que ce ſoit, ſe reſſouvînt de quelqu’une de ces Idées qu’on prétend être innées ; & auquel elles n’auroient jamais paru nouvelles depuis ſa naiſſance. Que ſi quelqu’un prétend ſoûtenir qu’il y a dans l’Eſprit des Idées qui ne ſont pas dans la Mémoire, je le prierai de s’expliquer, & de me faire comprendre ce qu’il entend par-là.

§. 21.Les Principes qu’on veut faire paſſer pour innez, ne le ſont pas, parce qu’ils ſont de peu d’uſage, ou d’une évidence peu ſenſible. Outre ce que j’ai déja dit, il y a une autre raiſon qui me fait douter ſi ces Principes que je viens d’examiner, ou quelque autre que ce ſoit, ſont véritablement innez. Comme je ſuis pleinement convaincu que Dieu qui eſt infiniment ſage, n’a rien fait qui ne ſoit parfaitement conforme à ſon infinie ſageſſe, je ne ſaurois voir pourquoi l’on devroit ſuppoſer, que Dieu imprime certains Principes univerſels dans l’Ame des hommes, puiſque les Principes de ſpéculation qu’on prétend être innez, ne ſont pas d’un fort grand uſage, & que ceux qui concernent la pratique, ne ſont point évidens par eux-mêmes ; & que les uns ni les autres ne peuvent être diſtinguez de quelques autres véritez qui ne ſont pas reconnuës pour innées. Car pourquoi Dieu auroit-il gravé de ſon propre doigt dans l’Ame des Hommes, des caractéres qui n’y paroiſſent pas plus nettement, que ceux qui y ſont introduits dans la ſuite, ou qui même ne peuvent être diſtinguez de ces derniers ? Que ſi quelqu’un croit qu’il y a effectivement des Idées & des Propoſitions innées, qui par leur clarté & leur utilité peuvent être diſtinguées de tout ce qui vient de dehors dans l’Eſprit, & dont on a une connoiſſance acquiſe, il n’aura pas de peine à nous dire quelles ſont ces Propoſitions & ces Idées, & alors tout le monde ſera capable de juger, ſi elles ſont véritablement innées ou non. Car s’il y a de telles idées qui ſoient viſiblement différentes de toute autre perception ou connoiſſance, chacun pourra s’en convaincre par lui-même. J’ai déja parlé de l’évidence des Maximes qu’on ſuppoſe innées ; & j’aurai occaſion de parler plus au long de leur utilité.

§. 22.La différence des découvertes que ſont les hommes, dépend du différent uſage qu’ils font de leurs Facultez. Pour conclurre : il y a quelques Idées qui ſe préſentent d’abord comme d’elles-mêmes à l’Entendement de tous les Hommes, & certaines véritez qui reſultent de quelques Idées dès que l’Eſprit joint ces idées enſemble pour en faire des Propoſitions. Il y a d’autres véritez qui dépendent d’une ſuite d’idées, diſpoſées en bon ordre, de l’exacte comparaiſon qu’on en fait, & de certaines déductions faites avec ſoin, ſans quoi l’on ne peut les découvrir, ni leur donner ſon conſentement. Certaines véritez de la prémiere eſpèce ont été regardées mal à propos comme innées, parce qu’elles ſont reçuës généralement & ſans peine. Mais la vérité eſt, que les Idées, quelles qu’elles ſoient, ne ſont pas plus nées avec nous, que les Arts & les Sciences : quoi qu’il y en ait effectivement quelques-unes qui ſe préſentent plus aiſément à notre Eſprit que d’autres, & qui par conſéquent ſont plus généralement reçuës, bien qu’au reſte elles ne viennent à notre connoiſſance, qu’en conſéquence de l’uſage que nous faiſons des Organes de notre Corps & des Facultez de notre Ame : Dieu ayant donné aux hommes des facultez & des moyens, pour découvrir, recevoir & retenir certaines véritez, ſelon qu’ils ſe ſervent de ces facultez & de ces moyens dont il les a pourvus. L’extrême différence qu’on trouve entre les idées des hommes, vient du différent uſage qu’ils font de leurs Facultez. Les uns recevant les choſes ſur la foi d’autrui, (& ceux-là ſont le plus grand nombre) abuſent de ce pouvoir qu’ils ont de donner leur conſentement à telle ou telle choſe, en ſoûmettant lâchement leur Eſprit à l’autorité des autres dans des points qu’il eſt de leur devoir d’examiner eux-mêmes avec ſoin, au lieu de les recevoir aveuglément avec une foi implicite. D’autres n’appliquent leur Eſprit qu’à un certain petit nombre de choſes dont ils acquiérent une aſſez grande connoiſſance, mais ils ignorent toute autre choſe, pour ne s’être jamais attachez à d’autres recherches. Ainſi rien n’eſt plus certain que cette vérité, Trois angles d’un Triangle ſont égaux à deux droits. Elle eſt non ſeulement très-certaines, mais même plus évidente, à mon avis, que pluſieurs de ces Propoſitions qu’on regarde comme des Principes. Cependant il y a des millions d’hommes, qui, quoi qu’habiles en d’autres choſes, ignorent entierement celle-là, parce qu’ils n’ont jamais appliqué leur Eſprit à l’examen de ces ſortes d’Angles. D’ailleurs, celui qui connoit très-certainement cette Propoſition, peut néanmoins ignorer entiérement la vérité de pluſieurs autres Propoſitions de Mathematique, qui ſont auſſi claires & auſſi évidentes que celle-là, parce qu’il n’a pas pouſſé ſes recherches juſques à l’examen de ces véritez de Mathematique. La même choſe peut arriver à l’égard des idées que nous avons de Dieu : car quoi qu’il n’y ait point de vérité que l’homme puiſſe connoître plus évidemment par lui-même, que l’exiſtence de Dieu, cependant quiconque regardera les choſes de ce Monde, ſelon qu’elles ſervent à ſes plaiſirs, & au contentement de ſes paſſions, ſans ſe mettre autrement en peine d’en rechercher les cauſes, les diverſes fins, & l’admirable diſpoſition, pour s’attacher avec ſoin à en tirer les conſéquences qui en naiſſent naturellement, un tel homme peut vivre long-temps ſans avoir aucune idée de Dieu. Et s’il s’en trouve d’autres qui viennent à mettre cette idée dans leur tête pour en avoir ouï parler en converſation, peut-être croiront-ils l’exiſtence d’un tel Etre : mais s’ils n’en ont jamais examiné les fondemens, la connoiſſance qu’ils en auront, ne ſera pas plus parfaite que celle qu’une perſonne peut avoir de cette vérité, Les trois angles d’un Triangle ſont égaux à deux droits, s’il la reçoit ſur la foi d’autrui, par la ſeule raiſon qu’il en a ouï parler comme d’une vérité certaine, ſans en avoir jamais examiné lui-même la démonſtration. Auquel cas ils peuvent regarder l’exiſtence de Dieu comme une opinion probable, mais ils n’en voyent pas la vérité, quoi qu’ils ayent des Facultez capables de leur en donner une connoiſſance claire & évidente, s’ils les employoient ſoigneuſement à cette recherche. Mais cela ſoit dit en paſſant, pour montrer, combien nos connoiſſances dépendent du bon uſage des Facultez que la Nature nous a données ; & combien peu elles dépendent de ces Principes qu’on ſuppoſe ſans raiſon avoir été imprimez dans l’Ame de tous les hommes pour être la règle de leur conduite : Principes que tous les hommes connoitroient néceſſairement, s’ils étoient dans leur Eſprit, ou qui leur étant inconnus, y ſeroient fort inutilement. Or puiſque tous les hommes ne les connoiſſent pas, & ne peuvent même les diſtinguer des autres véritez dont la connoiſſance leur vient certainement de dehors, nous ſommes en droit de conclurre qu’il n’y a point de tels Principes.

§. 23.Les hommes doivent penſer & connoître les choſes par eux-mêmes. Je ne ſaurois dire à quelles cenſures je puis m’être expoſé, en revoquant en doute qu’il y ait des Principes innez ; & ſi on ne dira point que je renverſe par-là les anciens fondemens de la connoiſſance & de la certitude : mais je croi du moins que la méthode que j’ai ſuivie, étant conforme à la Vérité, rend ces fondemens plus inébranlables. Une autre choſe dont je ſuis fortement perſuadé, c’eſt que dans le Diſcours ſuivant je ne me ſuis point fait une affaire, d’abandonner ou de ſuivre l’autorité de qui que ce ſoit. La Vérité a été mon unique but. Par tout où elle a paru me conduire, je l’ai ſuivie ſans aucune prévention, & ſans me mettre en peine ſi quelque autre avoit ſuivi ou non le même chemin. Ce n’eſt pas que je n’aye beaucoup de reſpect pour les ſentimens des autres hommes : mais la Vérité doit être reſpectée par deſſus tout ; & j’eſpére qu’on ne me taxera pas de vanité, ſi je dis que nous ferions peut-être de plus grands progrès dans la connoiſſance des choſes, ſi nous allions à la ſource, je veux dire à l’examen des choſes mêmes ; & que nous nous fiſſions une affaire de chercher la Vérité en ſuivant nos propres penſées, plûtôt que celles des autres hommes. Car je croi que nous pouvons eſpérer avec autant de fondement de voir par les yeux d’autrui, que de connoître les choſes par l’Entendement des autres hommes. Plus nous connoiſſons la Vérité & la Raiſon par nous-mêmes, plus nos connoiſſances ſont réelles & véritables. Pour les opinions des autres hommes, ſi elles viennent à rouler & flotter, pour ainſi dire dans notre Eſprit, elles ne contribuent en rien à nous rendre plus intelligens, quoi que d’ailleurs elles ſoient conformes à la Vérité. Tandis que nous n’embraſſons ces opinions que par reſpect pour le nom de leurs Auteurs, & que nous n’employons point notre Raiſon, comme eux, à comprendre ces Véritez, dont la connoiſſance les a rendus ſi illuſtres dans le Monde, ce qui en eux étoit véritable ſcience, n’eſt en nous que pur entétement. Ariſtote étoit ſans doute un très-habile homme, mais perſonne ne s’eſt encore aviſé de le juger tel, parce qu’il embraſſoit aveuglément & ſoûtenoit avec confiance les ſentimens d’autrui. Et s’il n’eſt pas devenu Philoſophe en recevant ſans examen les Principes des Savans qui l’ont précédé, je ne vois pas que perſonne puiſſe le devenir par ce moyen-là. Dans les sciences, chacun ne poſſede qu’autant qu’il a de connoiſſances réelles, dont il comprend lui-meme les fondemens. C’eſt là ſon véritable tréſor, le fonds qui lui appartient en propre, & dont il ſe peut dire le maître. Pour ce qui eſt des choſes qu’il croit, & reçoit ſimplement ſur la foi d’autrui, elles ne ſauroient entrer en ligne de compte : ce ne ſont que des lambeaux, entiérement inutiles à ceux qui les ramaſſent, quoi qu’ils vaillent leur prix étant joints à la piéce d’où ils ont été détachez : Monnoye d’emprunt, toute pareille à ces piéces enchantées qui paroiſſent de l’or entre les mains de celui dont on les reçoit, mais qui deviennent des feuilles, ou de la cendre dès qu’on vient à s’en ſervir.

§. 24.D’où vient l’Opinion qui établit des Principes innez. Les hommes ayant une fois trouvé certaines Propoſitions générales, qu’on ne ſauroit revoquer en doute, dès qu’on les comprend, je vois bien que rien n’étoit plus court & plus aiſé que de conclurre que ces Propoſitions étoient innées. Cette concluſion une fois reçuë, a delivré les pareſſeux de la peine de faire des recherches, ſur tout ce qui étoit déclaré inné, & a empêché ceux qui doutoient, de ſonger à s’en inſtruire par eux-mêmes. D’ailleurs, ce n’eſt pas un petit avantage pour ceux qui ſont les Maîtres & les Docteurs, de poſer pour Principe de tous les Principes, que les Principes ne doivent point être mis en queſtion : car ayant une fois établi qu’il y a des Principes innez, ils mettent leurs Sectateurs dans la néceſſité de recevoir certaines Doctrines, comme innées, & leur ôtent par ce moyen l’uſage de leur propre Raiſon, en les engageant à croire & à recevoir ces Doctrines ſur la foi de leur Maître, ſans aucun autre examen : de ſorte que ces pauvres Diſciples devenus eſclaves d’une aveugle credulité, ſont bien plus aiſez à gouverner, & deviennent beaucoup plus utiles à une certaine eſpece de gens qui ont l’adreſſe & la charge de leur dicter des Principes, & de ſe rendre maîtres de leur conduite. Or ce n’eſt pas un petit pouvoir que celui qu’un homme prend ſur un autre, lors qu’il a l’autorité de lui inculquer tels Principes qu’il veut, comme autant de véritez qu’il ne doit jamais revoquer en doute, & de lui faire recevoir comme un Principe inné tout ce qui peut ſervir à ſes propres fins. Mais ſi au lieu d’en uſer ainſi, l’on eût examiné les moyens par où les hommes viennent à la connoiſſance de pluſieurs véritez univerſelles, on auroit trouvé qu’elles ſe forment dans l’eſprit par la conſidération exacte des choſes mêmes ; & qu’on les découvre par l’uſage de ces Facultez, qui par leur deſtination ſont très-propres à nous faire recevoir ces véritez, & à nous en faire juger droitement, ſi nous les appliquons comme il faut à cette recherche.

§. 25.Concluſion. Tout le deſſein que je me propoſe dans le Livre ſuivant, c’eſt de montrer comment l’Entendement procede dans cette affaire. Mais j’avertirai d’avance, qu’afin de me frayer le chemin à la découverte de ces fondemens, qui ſont les ſeuls, à ce que je croi, ſur leſquels les notions que nous pouvons avoir de nos propres connoiſſances, puiſſent être ſolidement établies, j’ai été obligé de rendre compte des raiſons que j’avois de douter qu’il y ait des Principes innez. Et parce que parmi les Argumens qui combattent ce ſentiment, il y en a quelques-uns qui ſont fondez ſur les opinions vulgaires, j’ai été contraint de ſuppoſer pluſieurs choſes, ce qu’on ne peut guere éviter, lors qu’on s’attache uniquement à montrer la fauſſeté ou l’inconſiſtence de quelque ſentiment particulier. Dans les controverſes il arrive la même choſe que dans le ſiège d’une Ville, où, pourvû que la terre ſur laquelle on veut dreſſer les batteries, ſoit ferme, on ne ſe met point en peine d’où elle eſt prise, ni à qui elle appartient : ſuffit, qu’elle ſerve au beſoin préſent. Mais comme je me propoſe dans la ſuite de cet Ouvrage, d’élever un Bâtiment uniforme, & dont toutes les Parties ſoient bien jointes enſemble, autant que mon expérience & les obſervations que j’ai faites, me le pourront permettre, j’eſpére de le conſtruire de telle maniere ſur ſes propres fondemens, qu’il ne faudra ni piliers, ni arc-boutans pour le ſoûtenir. Que ſi l’on montre en le minant, que c’eſt un Château bâti en l’air, je ferai du moins en ſorte qu’il ſoit tout d’une piéce, & qu’il ne puiſſe être enlevé que tout à la fois. Au reſte, j’avertirai ici mon Lecteur de ne pas s’attendre à des Démonſtrations inconteſtables, à moins qu’on ne m’accorde le privilége, que d’autres s’attribuent aſſez ſouvent, de ſuppoſer mes Principes comme autant de véritez reconnuës, auquel cas je ne ſerai pas en peine de faire auſſi des Démonſtrations. Tout ce que j’ai à dire en faveur des Principes ſur leſquels je vais fonder mes raiſonnemens, c’eſt que j’en appelle uniquement à l’expérience & aux obſervations que chacun peut faire par ſoi-même ſans aucun préjugé, pour ſavoir s’ils ſont vrais ou faux : & cela ſuffit pour une perſonne qui ne fait profeſſion que d’expoſer ſincerement & librement ſes propres conjectures ſur un ſujet aſſez obſcur, ſans autre deſſein que de chercher la Vérité avec un eſprit dépouillé de toute prévention.


Fin du Premier Livre.



ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
L’ENTENDEMENT HUMAIN.



LIVRE SECOND.

DES IDÉES.



CHAPITRE I.

Où l’on traite des Idées en général, & de leur Origine ; & où l’on examine par occaſion, ſi l’Ame de l’Homme penſe toûjours.


§. I.Ce qu’on nomme Idée, eſt l’objet de la penſée.
CHaque homme étant convaincu en lui-même qu’il penſe, & ce qui eſt dans ſon eſprit lors qu’il penſe, étant des idées qui l’occupent actuellement, il eſt hors de doute que les hommes ont pluſieurs Idées dans l’Eſprit, comme celles qui ſont exprimées par ces mots, blancheur, dureté, douceur, penſée, mouvement, homme, élephant, armée, meurtre, & pluſieurs autres. Cela poſé, la prémiére choſe qui ſe préſente à examiner, c’eſt, Comment l’Homme vient à avoir toutes ces Idées ? Je ſai que c’eſt un ſentiment généralement établi, que tous les hommes ont des Idées innées, certains caractéres originaux qui ont été gravez dans leur Ame, dès le prémier moment de leur exiſtence. J’ai déjà examiné au long ce ſentiment ; & je m’imagine que ce que j’ai dit dans le Livre précedent pour le refuter, ſera reçu avec beaucoup plus de facilité, lorſque j’aurai fait voir, d’où l’Entendement peut tirer toutes les idées qu’il a, par quels moyens & par quels dégrez elles peuvent venir dans l’Eſprit, ſur quoi j’en appellerai à ce que chacun peut obſerver & éprouver en ſoi-même.

§. 2.Toutes les Idées viennent par Senſation ou par Réflexion.
* Tabula raſa.
Suppoſons donc qu’au commencement l’Ame eſt ce qu’on appelle une Table raſe *, vuide de tous caractéres, ſans aucune idée, quelle qu’elle ſoit : Comment vient-elle à recevoir des Idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuſe quantité que l’Imagination de l’homme, toûjours agiſſante & ſans bornes, lui préſente avec une variété preſque infinie ? D’où puiſe-t-elle tous ces materiaux qui ſont comme le fond de tous ſes raiſonnemens & de toutes ſes connoiſſances ? A cela je répons en un mot, De l’Experience : c’eſt-là le fondement de toutes nos connoiſſances ; & c’eſt de là qu’elles tirent leur prémiére origine. Les obſervations que nous faiſons ſur les Objets extérieurs & ſenſibles, ou ſur les opérations intérieures de notre Ame, que nous appercevons & ſur leſquelles nous reflechiſſons nous-mêmes, fourniſſent à notre Eſprit les materiaux de toutes ſes penſées. Ce ſont-là les deux ſources d’où découlent toutes les Idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement.

§. 3.Objets de la ſenſation, prémiére ſource de nos Idées. Et prémiérement nos Sens étant frappez par certains Objets extérieurs, font entrer dans notre Ame pluſieurs perceptions diſtinctes des choſes, ſelon les diverſes maniéres dont ces objets agiſſent ſur nos Sens. C’eſt ainſi que nous acquerons les idées que nous avons du blanc, du jaune, du chaud, du froid, du dur, du mou, du doux, de l’amer, & de tout ce que nous appellons qualitez ſenſibles. Nos Sens, dis-je, font entrer toutes ces idées dans notre Ame, par où j’entens qu’ils font paſſer des objets exterieurs dans l’Ame ce qui y produit ces ſortes de perceptions. Et comme cette grande ſource de la plûpart des idées que nous avons, dépend entiérement de nos Sens, & ſe communique à l’Entendement par leur moyen, je l’appelle Sensation.

§. 4.Les Opérations de notre Eſprit, autre ſource d’Idées. L’autre ſource d’où l’Entendement vient à recevoir des Idées, c’eſt la perception des Opérations de notre Ame ſur les Idées qu’elle a reçuës par les Sens : opérations qui devant l’Objet des réflexions de l’Ame, produiſent dans l’Entendement une autre eſpéce d’idées, que les Objets extérieurs n’auroient pû lui fournir : telles que ſont les idées de ce qu’on appelle appercevoir, penſer, douter, croire, raiſonner, connoître, vouloir, & toutes les différentes actions de notre Ame, de l’exiſtence deſquelles étant pleinement convaincus parce que nous les trouvons en nous-mêmes, nous recevons par leur moyen des idées auſſi diſtinctes, que celles que les Corps produiſent en nous, lors qu’ils viennent à frapper nos Sens. C’eſt-là une ſource d’idées que chaque homme a toûjours en lui-même ; & quoi que cette Faculté ne ſoit pas un Sens, parce qu’elle n’a rien à faire avec les Objets extérieurs, elle en approche beaucoup, & le nom de Sens intérieur ne lui conviendroit pas mal. Mais comme j’appelle l’autre ſource de nos Idées Senſation, je nommerai celle-ci Reflexion, parce que l’Ame ne reçoit pas ſon moyen que les Idées qu’elle acquiert en reflechiſſant ſur ſes propres Opérations. C’eſt pourquoi je vous prie de remarquer, que dans la ſuite de ce Diſcours, j’entens par Reflexion la connoiſſance que l’Ame prend de ſes differentes opérations, par où l’entendement vient à s’en former des idées. Ce ſont-là, à mon avis, les ſeuls Principes d’où toutes nos Idées tirent leur origine ; ſavoir, les choſes extérieures & matérielles qui ſont les Objets de la Sensation, & les Opérations de notre Eſprit, qui ſont les Objets de la Reflexion. J’employe ici le mot d’opération dans un ſens étendu, non-ſeulement pour ſignifier les actions de l’Ame concernant ſes Idées, mais encore certaines Paſſions qui ſont produites quelquefois par ces Idées, comme le plaiſir ou la douleur que cauſe quelque penſée que ce ſoit.

§. 5.Toutes nos Idées viennent de l’une de ces deux ſources. L’Entendement ne me paroît avoir abſolument aucune idée, qui ne lui vienne de l’une de ces deux ſources. Les Objets extérieurs fourniſſent à l’Eſprit les idées des qualitez ſenſibles, c’eſt-à-dire, toutes ces différentes perceptions que ces qualitez produiſent en nous : & l’Eſprit fournit à l’Entendement les idées de ſes propres Operations. Si nous faiſons une exacte revûë de toutes ces idées, & de leurs differens modes, combinaiſons, & relations, nous trouverons que c’eſt à quoi ſe reduiſent toutes nos idées ; & que nous n’avons rien dans l’Eſprit qui n’y vienne par l’une de ces deux voyes. Que quelqu’un prenne ſeulement la peine d’examiner ſes propres penſées, & de fouiller exactement dans ſon Eſprit pour conſiderer tout ce qui s’y paſſe ; & qu’il me diſe après cela, ſi toutes les Idées originales qui y ſont, viennent d’ailleurs que des Objets de ſes Sens, ou des Opérations de ſon Ame, conſiderées comme des objets de la Réflexion qu’elle fait ſur les idées qui lui ſont venuës par les Sens. Quelque grand amas de connoiſſances qu’il y découvre, il verra, je m’aſſûre, après y avoir bien penſé, qu’il n’a d’autre idée dans l’Eſprit, que celles qui y ont été produites par ces deux voyes ; quoi que peut-être combinées & entenduës par l’Entendement, avec une variété infinie, comme nous le verrons dans la ſuite.

§. 6.Ce qu’on peut obſerver dans les Enfans. Quiconque conſiderera avec attention l’état où ſe trouve un Enfant, dès qu’il vient au Monde, n’aura pas grand ſujet de ſe figurer qu’il ait dans l’Eſprit ce grand nombre d’Idées qui ſont la matiére des connoiſſances qu’il a dans la ſuite. C’eſt par dégrez qu’il acquiert toutes ces Idées : & quoi que celles des qualitez qui ſont le plus expoſées à ſa vûë & qui lui ſont le plus familiéres, s’impriment dans ſon Eſprit, avant que la Mémoire commence de tenir regître du temps & de l’ordre des choſes, il arrive néanmoins aſſez ſouvent, que certaines qualitez peu communes ſe préſentent ſi tard à l’Eſprit, qu’il y a peu de gens qui ne puiſſent rappeler le ſouvenir du temps auquel ils ont commencé à les connoître : & ſi cela en valoit la peine, il eſt certain, qu’un Enfant pourroit être conduit de telle ſorte, qu’il auroit fort peu d’idées, même des plus communes, avant que d’être homme fait. Mais tous ceux qui viennent dans ce Monde, étant d’abord environnez de Corps qui frappent leurs Sens continuellement & en différentes maniéres, une grande diverſité d’Idées ſe trouvent gravées dans l’Ame des Enfans, ſoit qu’on prenne ſoin de leur en donner la connoiſſance, ou non. La Lumiére & les Couleurs ſont toûjours en état de faire impreſſion par tout où l’Oeuil eſt ouvert pour leur donner entrée. Les Sons & certaines qualitez qui concernent l’attouchement, ne manquent pas non plus d’agir ſur les Sens qui leur ſont propres, & de s’ouvrir un paſſage dans l’Ame. Je croi pourtant qu’on m’accordera ſans peine, que ſi un Enfant étoit retenu dans un Lieu où il ne vît que du blanc & du noir, juſqu’à ce qu’il devînt homme fait, il n’auroit pas plus d’idée de l’écarlate ou du vert, que celui qui dès ſon Enfance n’a jamais goûté ni Huitre, ni[13] Ananas, connoit le goût particulier de ces deux choſes.

§. 7.Les hommes reçoivent plus ou moins de ces idées, ſelon que différens Objets ſe préſentent à eux. Par conſéquent les hommes reçoivent de dehors plus ou moins d’idées ſimples, ſelon que les Objets qui ſe préſentent à eux, leur en fourniſſent une diverſité plus ou moins grande ; comme ils en reçoivent auſſi des Operations interieures de leur Eſprit, ſelon qu’ils y reflechiſſent plus ou moins. Car quoi que celui qui examine les opérations de ſon Eſprit, ne puiſſe qu’en avoir des idées claires & diſtinctes, il eſt pourtant certain, que, s’il ne tourne pas ſes penſées de ce côté-là pour faire une attention particuliére ſur ce qui ſe paſſe dans ſon Ame, il ſera auſſi éloigné d’avoir des idées diſtinctes de toutes les opérations de ſon Eſprit, que celui qui prétendroit avoir toutes les idées particuliéres qu’on peut avoir d’un certain Païſage, ou des parties & des divers mouvemens d’une Horloge, ſans avoir jamais jetté les yeux ſur ce Païſage ou ſur cette Horloge, pour en conſiderer exactement toutes les parties. L’Horloge ou le Tableau peuvent être placez d’une telle maniére, que quoi qu’ils ſe rencontrent tous les jours ſur ſon chemin, il n’aura que des idées fort confuſes de toutes leurs Parties, juſqu’à ce qu’il ſe ſoit appliqué avec attention à les conſiderer chacune en particulier.

§. 8.Les Idées qui viennent par Réflexion, ſont plus tard dans l’Eſprit, parce qu’il faut de l’attention pour les découvrir. Et de là nous voyons pourquoi il ſe paſſe bien du temps avant que la plûpart des Enfans ayent des idées des Opérations de leur propre Eſprit, & pourquoi certaines perſonnes n’en connoiſſent ni fort clairement, ni fort parfaitement, la plus grande partie pendant tout le cours de leur vie. La raiſon de cela eſt, que quoi que ces Opérations ſoient continuellement excitées dans l’Ame, elles n’y paroiſſent que comme des viſions flottantes, & n’y font pas d’aſſez fortes impreſſions pour en laiſſer dans l’Ame des idées claires, diſtinctes, & durables, juſqu’à ce que l’Entendement vienne à ſe replier, pour ainſi dire, ſur ſoi-même, à reflechir ſur ſes propres opérations ; & à ſe propoſer lui-même pour l’Objet de ſes propres Contemplations. Les Enfans ne ſont pas plûtôt au Monde, qu’ils ſe trouvent environnez d’une inifinité de choſes nouvelles, qui par l’impreſſion continuelle qu’elles font ſur leurs Sens, s’attirent l’attention de ces petites Créatures, que leur penchant porte à connoître tout ce qui leur eſt nouveau, & à prendre du plaiſir à la diverſité des Objets qui les frappent en tant de différentes maniéres. Ainſi les Enfans employent ordinairement leurs prémiéres années à voir & à obſerver ce qui ſe paſſe au dehors, de ſorte que continuant à s’attacher conſtamment à tout ce qui frappe les Sens, ils font rarement aucune ſerieuſe réflexion ſur ce qui ſe paſſe au dedans d’eux-mêmes, juſqu’à ce qu’ils ſoient parvenus à un âge plus avancé ; & il s’en trouve qui devenus hommes, n’y penſent preſque jamais.

§. 9.L’Ame commence d’avoir des Idées, lors qu’elle commence d’appercevoir.
* Les Carteſiens.
Du reſte, demander en quel temps l’homme commence d’avoir quelques Idées, c’eſt demander en quel temps il commence d’appercevoir ; car avoir des idées, & avoir des perceptions, c’eſt une ſeule & même choſe. Je ſai bien, que certains Philoſophes * aſſûrent, Que l’Ame pense toûjours, qu’elle a conſtamment en elle-même une perception actuelle de certaines idées, auſſi long-temps qu’elle exiſte ; & que la penſée actuelle eſt auſſi inſéparable de l’Ame, que l’extenſion actuelle eſt inſéparable du Corps ; de ſorte que, ſi cette opinion eſt véritable, rechercher en quel temps un homme commence d’avoir des idées, c’eſt la même choſe, que de rechercher quand ſon Ame a commencé d’exiſter. Car, à ce compte, l’Ame & ſes Idées commencent à exister dans le même temps, tout de même que le Corps & ſon étenduë.

§. 10.L’Ame ne penſe pas toûjours, parce qu’on ne ſauroit le prouver. Mais ſoit qu’on ſuppoſe que l’Ame exiſte avant, après, ou dans le même temps que le Corps commence d’être groſſierement organiſé, ou d’avoir les principes de la vie, (ce que je laiſſe diſcuter à ceux qui ont mieux médité ſur cette matiére que moi) quelque ſuppoſition, dis-je, qu’on faſſe à cet égard, j’avoûë qu’il m’eſt tombé en partage une de ces Ames peſantes qui ne ſe ſentent pas toûjours occupées de quelque idée, & qui ne ſauroient concevoir qu’il ſoit plus néceſſaire à l’Ame de penſer toûjours, qu’au Corps d’être toûjours en mouvement ; la perception des idées étant à l’Ame, comme je croi, ce que le mouvement eſt au Corps, ſavoir une de ſes Opérations, & non pas ce qui en conſtituë l’eſſence. D’où il s’enſuit, que, quoi que la penſée ſoit regardée comme l’action la plus propre à l’Ame, il n’eſt pourtant pas néceſſaire de ſuppoſer que l’Ame penſe toûjours, & qu’elle ſoit toujours en action. C’eſt-là peut-être le privilège de l’Auteur & du Conſervateur de toutes choſes, qui étant infini dans ſes perfections ne dort ni ne ſommeille jamais ; ce qui ne convient point à aucun Etre fini, ou du moins, à un Etre tel que l’Ame de l’Homme. Nous ſavons certainement par expérience que nous penſons quelquefois ; d’où nous tirons cette Concluſion infaillible, qu’il y a en nous quelque choſe qui a la puiſſance de penſer. Mais de ſavoir, ſi cette ſubſtance penſe continuellement, ou non, c’eſt dequoi nous ne pouvons nous aſſûrer qu’autant que l’Expérience nous en inſtruit. Car dire, que penſer actuellement eſt une propriété eſſentielle à l’Ame, c’eſt poſer viſiblement ce qui eſt en queſtion, ſans en donner aucune preuve, dequoi l’on ne ſauroit pourtant ſe diſpenſer, à moins que ce ne ſoit une Propoſition évidente par elle-même. Or j’en appelle à tout le Genre Humain, pour ſavoir s’il eſt vrai que cette Propoſition, l’Ame penſe toûjours, ſoit évidente par elle-même, de ſorte que chacun y donne ſon conſentement, dès qu’il l’entend pour la prémiére fois. Je doute ſi j’ai penſé la nuit précédente, ou non. Comme c’eſt une queſtion de fait, c’eſt la décider gratuïtement & ſans raiſon, que d’alleguer en preuve une ſuppoſition qui eſt la choſe même dont on diſpute. Il n’y a rien qu’on ne puiſſe prouver par cette méthode. Je n’ai qu’à ſuppoſer, que toutes les Pendules penſent tandis que le balancier eſt en mouvement ; & dès-là j’ai prouvé ſuffiſamment & d’une maniére inconteſtable que ma Pendule a penſé durant toute la nuit précedente. Mais quiconque veut éviter de ſe tromper ſoi-même, doit établir ſon hypothéſe ſur un point de fait, & en démontrer la vérité par des expériences ſenſibles, & non pas ſe prévenir ſur un point de fait, en faveur de ſon hypotheſe, c’eſt-à-dire, juger qu’un fait eſt vrai parce qu’il le ſuppoſe tel : maniére de prouver qui ſe reduit à ceci, Il faut néceſſairement que j’aye penſé pendant toute la nuit précedente, parce qu’un autre a ſuppoſé que je penſe toûjours, quoi que je ne puiſſe pas appercevoir moi-même que je penſe effectivement toûjours.

Je ne puis m’empêcher de remarquer ici, que des gens paſſionnez pour leurs ſentimens ſont non-ſeulement capables d’alleguer en preuve une pure ſuppoſition de ce qui eſt en queſtion, mais encore de faire dire à ceux qui ne ſont pas de leur avis, toute autre choſe que ce qu’ils ont dit effectivement. C’eſt ce que j’ai éprouvé dans cette occaſion ; car il s’eſt trouvé un Auteur qui ayant lû la prémiére Edition de cet Ouvrage, & n’étant pas ſatisfait de ce que je viens d’avancer contre l’opinion de ceux qui ſoûtiennent que l’Ame penſe toûjours, me fait dire, qu’une choſe ceſſe d’exiſter parce que nous ne ſentons pas qu’elle exiſte pendant notre ſommeil. Etrange conſéquence, qu’on ne peut m’attribuer ſans avoir l’Eſprit rempli d’une aveugle préoccupation ! Car je ne dis pas, qu’il n’y ait point d’Ame dans l’Homme, parce que durant le ſommeil, l’Homme n’en a aucun ſentiment : mais je dis que l’Homme ne ſauroit penſer, en quelque temps que ce ſoit, qu’il veille ou qu’il dorme, ſans s’en appercevoir. Ce ſentiment n’eſt néceſſaire à l’égard d’aucune choſe, excepté nos penſées, auxquelles il eſt & ſera toûjours néceſſairement attaché, juſqu’à ce que nous puiſſions penſer, ſans être convaincus en nous-mêmes que nous penſons.

§. 11.L’Ame ne ſent pas toûjours qu’elle penſe. Je conviens que l’Ame n’eſt jamais ſans penſer dans un homme qui veille, parce que c’eſt ce qu’emporte l’état d’un homme éveillé. Mais de ſavoir s’il ne peut pas convenir à tout l’Homme, y compris l’Ame auſſi bien que le Corps, de dormir ſans avoir aucun ſonge, c’eſt une queſtion qui vaut la peine d’être examinée par un homme qui veille : car il n’eſt pas aiſé de concevoir qu’une choſe puiſſe penſer, & ne point ſentir qu’elle penſe. Que ſi l’Ame penſe dans un homme qui dort ſans en avoir une perception actuelle, je demande ſi pendant qu’elle penſe de cette maniére, elle ſent du plaiſir ou de la douleur, ſi elle eſt capable de félicité ou de miſére ? Pour l’Homme, je ſuis aſſûré qu’il n’en eſt pas plus capable dans ce temps-là que le Lit ou la Terre où il eſt couché. Car d’être heureux ou malheureux ſans en avoir aucun ſentiment, c’eſt une choſe qui me paroît tout-à-fait incompatible. Que ſi l’on dit, qu’il peut être, que, tandis que le Corps eſt accablé de ſommeil, l’Ame a ſes penſées, ſes ſentimens, ſes plaiſirs, & ſes peines, ſéparément & en elle-même, ſans que l’Homme s’en apperçoive & y prenne aucune part, il eſt certain, que Socrate dormant, & Socrate éveillé n’eſt pas la même perſonne, & que l’Ame de Socrate lors qu’il dort, & Socrate qui eſt un homme compoſé de Corps et d’Ame lors qu’il veille, ſont deux perſonnes ; parce que Socrate éveillé n’a aucune connoiſſance du bonheur ou de la miſére de ſon Ame, qui y participe toute ſeule pendant qu’il dort, auquel état il ne s’en apperçoit point du tout, & n’y prend pas plus de part qu’au bonheur ou à la miſére d’un homme qui eſt aux Indes & qui lui eſt abſolument inconnu. Car ſi nous ſéparons de nos actions & de nos ſenſations, & ſur tout du plaiſir & de la douleur, le ſentiment intérieur que nous en avons & l’intérêt qui l’accompagne, il ſera bien mal-aiſé de ſavoir[14] ce qui fait la même perſonne.

§. 12.Si un homme endormi penſe ſans le ſavoir, un homme qui dort, & qui enſuite veille, ce ſont deux perſonnes. L’Ame penſe, diſent ces gens-là, pendant le plus profond ſommeil. Mais lors que l’Ame penſe, & qu’elle a des perceptions, elle eſt, ſans doute, auſſi capable de recevoir des idées de plaiſir ou de douleur qu’aucune autre idée que ce ſoit, & elle doit néceſſairement ſentir en elle-même ſes propres perceptions. Cependant ſi l’Ame a toutes ces perceptions à part, il eſt viſible, que l’homme qui eſt endormi, n’en a aucun ſentiment en lui-même. Suppoſons donc que Caſtor étant endormi, ſon Ame eſt ſéparée de ſon Corps pendant qu’il dort : ſuppoſition, qui ne doit point paroître impoſſible à ceux avec qui j’ai préſentement à faire, leſquels accordent ſi librement la vie à tous les autres Animaux différens de l’Homme, ſans leur donner une Ame qui connoiſſe & qui penſe. Ces gens-là, dis-je, ne peuvent trouver aucune impoſſibilité ou contradiction à dire que le Corps puiſſe vivre ſans Ame, ou que l’Ame puiſſe ſubſiſter, penſer, ou avoir des perceptions, même celles de plaiſir ou de douleur, ſans être jointe à un Corps. Cela étant, ſuppoſons que l’Ame de Caſtor, ſéparée de ſon Corps pendant qu’il dort, a ſes penſées à part. Suppoſons encore, qu’elle choiſit pour théatre de ſes penſées, le Corps d’un autre homme, celui de Pollux, par exemple, qui dort ſans Ame ; car ſi, tandis que Caſtor eſt endormi, ſon Ame peut avoir des penſées dont il n’a aucun ſentiment en lui-même, n’importe quel lieu ſon Ame choiſiſſe pour penſer. Nous avons par ce moyen les Corps de deux hommes, qui n’ont entr’eux qu’une ſeule Ame ; & que nous ſuppoſons endormis, & éveillez tour à tour, de ſorte que l’Ame penſe toûjours dans celui des deux qui eſt éveillé, dequoi celui qui eſt endormi n’a jamais aucun ſentiment en lui-même, ni aucune perception quelle qu’elle ſoit. Je demande préſentement, ſi Castor & Pollux n’ayant qu’une ſeule Ame qui agit en eux par tour, de ſorte qu’elle a, dans l’un, des penſées & des perceptions, dont l’autre n’a jamais aucun ſentiment & auxquelles il ne prend jamais aucun intérêt, je demande, dis-je, ſi dans ce cas-là Caſtor & Pollux ne ſont pas deux perſonnes auſſi diſtinctes, que Castor & Hercule, ou que Socrate & Platon ; & ſi l’un d’eux ne pourroit point être fort heureux, & l’autre tout-à-fait miſerable ? C’eſt juſtement par la même raiſon que ceux qui diſent, que l’Ame a en elle-même des penſées dont l’homme n’a aucun ſentiment, ſeparent l’Ame d’avec l’Homme, & diviſent l’Homme même en deux perſonnes diſtinctes : car je ſuppoſe qu’on ne s’aviſera pas de faire conſiſter l’identité des perſonnes dans l’union de l’Ame avec certaines particules de matiére qui ſoient les mêmes en nombre, parce que ſi cela étoit néceſſaire pour conſtituer l’identité de la Perſonne, il ſeroit impoſſible dans ce flux perpetuel où ſont les particules de notre Corps, qu’aucun homme pût être la même perſonne, deux jours, ou même deux momens de ſuite.

§. 13.Il eſt impoſſible de convaincre ceux qui dorment ſans faire aucun ſonge, qu’ils penſent pendant leur ſommeil. Ainſi le moindre aſſoupiſſement où nous jette le ſommeil, ſuffit, ce me ſemble, pour renverſer la doctrine de ceux qui ſoûtiennent que l’Ame penſe toûjours. Du moins ceux à qui il arrive de dormir ſans faire aucun ſonge, ne peuvent jamais être convaincus que leurs penſées ſoient en action, quelquefois pendant quatre heures, ſans qu’ils en ſachent rien ; & ſi on les éveille au milieu de cette contemplation dormante, & qu’on les prenne, pour ainſi dire, ſur le fait, il ne leur eſt pas poſſible de rendre compte de ces prétenduës contemplations.

§. 14. On dira peut-être, que dans le plus profond ſommeil l’Ame a des penſées, que la Mémoire ne retient point. Mais il paroît bien malaiſé à concevoir que dans ce moment l’Ame penſe dans un homme endormi, & le moment ſuivant dans un homme éveillé, ſans qu’elle ſe reſſouvienne ni qu’elle ſoit capable de rappeller la mémoire de la moindre circonſtance de toutes les penſées qu’elle vient d’avoir en dormant. Pour perſuader une choſe qui paroît ſi inconcevable, il faudroit la prouver autrement que par une ſimple affirmation. Car qui peut ſe figurer, ſans en avoir d’autre raiſon que l’aſſertion magiſtrale de la perſonne qui l’affirme, qui peut, dis-je, ſe perſuader ſur un auſſi foible fondement, que la plus grande partie des hommes penſent durant toute leur vie, pluſieurs heures chaque jour, à des choſes dont ils ne peuvent ſe reſſouvenir le moins du monde, ſi dans le temps même que leur Eſprit en eſt actuellement occupé, on leur demande ce que c’eſt. Je croi pour moi que la plûpart des hommes paſſent une grande partie de leur ſommeil ſans ſonger ; & j’ai ſû d’un homme qui dans ſa jeuneſſe s’étoit appliqué à l’étude, & avoit la mémoire aſſez heureuſe, qu’il n’avoit jamais fait aucun ſonge, avant que d’avoir eu la fiévre dont il venoit d’être guéri dans le temps qu’il me parloit. Il avoit alors vingt-cinq ou vingt-ſix ans. On pourroit, je croi, trouver pluſieurs exemples ſemblables dans le monde. Il n’y a du moins perſonne qui parmi ceux de ſa connoiſſance n’en trouve aſſez qui paſſent la plus grande partie des nuits ſans ſonger.

§. 15.Selon cette hypothéſe, les penſées d’un homme endormi devroient être plus conformes à la Raiſon. D’ailleurs, penſer ſouvent, & ne pas conſerver un ſeul moment le ſouvenir de ce qu’on penſe, c’eſt penſer d’une maniére bien inutile. L’Ame dans cet état-là n’eſt que fort peu, ou point du tout au-deſſus de la condition d’un Miroir qui recevant conſtamment diverſes Images ou idées, n’en retient aucune. Ces Images s’évanouïſſant & diſparoiſſant ſans qu’il y en reſte aucune trace, le Miroir n’en devient pas plus parfait, non plus[15] que l’Ame par le moyen de ces ſortes de penſées dont elle ne ſauroit conſerver le ſouvenir un ſeul inſtant. On dira peut-être, que lors qu’un homme éveillé penſe, ſon Corps a quelque part à cette action, & que le ſouvenir de ſes penſées ſe conſerve par le moyen des impreſſions qui ſe font dans le Cerveau & des traces qui y reſtent après qu’il a penſé, mais qu’à l’égard des penſées que l’homme n’apperçoit point lors qu’il dort, l’Ame les roule à part en elle-même, ſans faire aucun uſage des organes du Corps, c’eſt pourquoi elle n’y laiſſe aucune impreſſion, ni par conſéquent aucun ſouvenir de ces ſortes de penſées. Mais ſans repeter ici ce que je viens de dire de l’abſurdité qui ſuit d’une telle ſuppoſition, ſavoir que le même homme ſe trouve par-là diviſé en deux perſonnes diſtinctes ; je répons outre cela, que quelques idées que l’Ame puiſſe recevoir & conſiderer ſans l’intervention du Corps, il eſt raiſonnable de conclurre, qu’elle peut auſſi en conſerver le ſouvenir ſans l’intervention du Corps, ou bien, la faculté de penſer ne ſera pas d’un grand avantage à l’Ame & à tout autre Eſprit ſéparé du Corps. Si l’Ame ne ſe ſouvient pas de ſes propres penſées, ſi elle ne peut point les mettre en reſerve, ni les rappeller pour les employer dans l’occaſion ; ſi elle n’a pas le pouvoir de reflechir ſur le paſſé & de ſe ſervir des experiences, des raiſonnements & des réflexions qu’elle a faites auparavant, à quoi lui ſert de penſer ? Ceux qui réduiſent l’Ame à penſer de cette maniére, n’en font pas un Etre beaucoup plus excellent, que ceux qui ne la regardent que comme un aſſemblage des parties les plus ſubtiles de la Matiére, gens qu’ils condamnent eux-mêmes avec tant de hauteur. Car enfin des caractéres tracez ſur la pouſſiére que le prémier ſouffle de vent efface, ou bien des impreſſions faites ſur un amas d’atomes ou d’Eſprits animaux, ſont auſſi utiles & rendent le ſujet auſſi excellent que les penſées de l’Ame qui s’évanouïſſent à meſure qu’elle penſe, ces penſées n’étant pas plûtôt hors de ſa vûë, qu’elles ſe diſſipent pour jamais, ſans laiſſer aucun ſouvenir après elles. La Nature ne fait rien en vain, ou pour des fins peu conſiderables : & il eſt bien mal-aiſé de concevoir que notre divin Créateur dont la ſageſſe eſt infinie, nous ait donné la faculté de penſer, qui eſt ſi admirable, & qui approche le plus de l’excellence de cet Etre incomprehenſible, pour etre employée, d’une maniére ſi inutile, la quatriéme partie du temps qu’elle eſt en action, pour le moins ; en ſorte qu’elle penſe conſtamment durant tout ce temps-là, ſans ſe ſouvenir d’aucune de ſes penſées, ſans en retirer aucun avantage pour elle-même, ou pour les autres, & ſans être par-là d’aucune utilité à quoi que ce ſoit dans ce Monde. Si nous penſons bien à cela, nous ne trouverons pas, je m’aſſûre, que le mouvement de la Matiére, toute brute & inſenſible qu’elle eſt, puiſſe être, nulle part dans le Monde, ſi inutile & ſi abſolument hors d’œuvre.

§. 16. A la vérité, nous avons quelquefois des exemples de certaines perceptions qui nous viennent en dormant, & dont nous conſervons le ſouvenir : mais y a-t-il rien de plus extravaguant & de plus mal lié, que la plûpart de ces penſées ? Combien peu de rapport ont-elles avec la perfection qui doit convenir à un Etre raiſonnable ? C’eſt ce que ſavent fort bien tous ceux qui ſont accoûtumez à faire des ſonges, ſans qu’il ſoit néceſſaire de les en avertir. Sur quoi je voudrois bien qu’on me dît, ſi lors que l’Ame penſe ainſi à part, & comme[16] ſéparée du Corps, elle agit moins raiſonnablement que lors qu’elle agit conjointement avec le Corps, ou non. Si les penſées qu’elle a dans ce prémier état, ſont moins raiſonnables, ces gens-là doivent donc dire, que c’eſt du Corps que l’Ame tient la faculté de penſer raiſonnablement. Que ſi ſes penſées ne ſont pas alors moins raiſonnables que lors qu’elle agit avec le Corps, c’eſt une choſe étonnante que nos ſonges ſoient pour la plûpart ſi frivoles & ſi abſurdes ; & que l’Ame ne retienne aucune de ſes Soliloques, aucune de ſes Méditations les plus raiſonnables.

§. 17.Suivant cette Hypotheſe, l’Ame doit avoir des idées qui ne viennent ni par Senſation ni par Reflexion, à quoi il n’y a nulle apparence. Je voudrois auſſi que ceux qui aſſûrent avec tant de confiance, que l’Ame penſe actuellement toûjours, nous diſſent quelles ſont les idées qui ſe trouvent dans l’Ame[17] d’un Enfant, avant qu’elle ſoit unie au Corps, ou juſtement dans le temps de ſon union, avant qu’elle ait reçu aucune idée par voye de Senſation. Les ſonges d’un homme endormi ne ſont compoſez, à mon avis, que des idées que cet homme a eu en veillant, quoi que pour la plûpart jointes bizarrement enſemble. Si l’Ame a des idées par elle-même, qui ne lui viennent ni par ſenſation ni par réflexion, comme cela doit être, ſuppoſé qu’elle penſe avant que d’avoir reçu aucune impreſſion par le moyen du Corps, c’eſt une choſe bien étrange, que plongée dans ces méditations particuliéres, qui le ſont à tel point que l’homme lui-même ne s’en apperçoit pas, elle ne puiſſe jamais en retenir aucune dans le même moment qu’elle vient à en être retirée par le dégourdiſſement du Corps, pour donner par-là à l’homme le plaiſir d’avoir fait quelque nouvelle découverte. Et qui pourroit trouver la raiſon pourquoi pendant tant d’heures qu’on paſſe dans le ſommeil, l’Ame recueillie en elle-même & ne ceſſant de penſer durant tout ce temps-là, ne rencontre pourtant jamais aucune de ces idées qu’elle n’a reçu ni par ſenſation ni par réflexion, ou du moins, n’en conſerve dans ſa Mémoire abſolument aucune autre, que celles qui lui viennent à l’occaſion du Corps, & qui dès-là doivent néceſſairement être moins naturelles à l’Eſprit ? C’eſt une choſe bien ſurprenante, que pendant la vie d’un homme, ſon Ame ne puiſſe pas rappeller, une ſeule fois, quelqu’une de ces penſées pures & naturelles, quelqu’une de ces idées qu’elle a euës avant que d’en emprunter aucune du Corps, & que jamais elle ne lui préſente, lors qu’il eſt éveillé, aucunes autres idées que celles qui retiennent l’odeur du vaſe où elle eſt renfermée, je veux dire qui tirent manifeſtement leur origine de l’union qu’il y a entre l’Ame & le Corps. Si l’Ame[18] penſe toûjours, & qu’ainſi elle ait eû des idées avant que d’avoir été unie au Corps, ou que d’en avoir reçu aucune par le Corps, on ne peut s’empêcher de ſuppoſer, que durant le ſommeil elle ne rappelle ſes idées naturelles, & que pendant cette eſpèce de ſeparation d’avec le Corps, il n’arrive, au moins quelquefois, que parmi toutes ces idées dont elle eſt occupée en ſe recueillant ainſi en elle-même, il s’en préſente quelques-unes purement naturelles & qui ſoient juſtement du même ordre que celles qu’elle avoit euës autrement que par le Corps, ou par ſes réflexions ſur les idées qui lui ſont venuës des Objets extérieurs. Or comme jamais homme ne rappelle le ſouvenir d’aucune de ces ſortes d’idées lors qu’il eſt éveillé, nous devons conclurre de cette hypothéſe, ou que l’Ame ſe reſſouvient de quelque choſe dont l’Homme ne ſauroit ſe reſſouvenir, ou bien que la Mémoire ne s’étend que ſur les idées qui viennent du Corps, ou des Opérations de l’Ame ſur ces idées.

§. 18.Perſonne ne peut connoître que l’Ame penſe toûjours, ſans en avoir des preuves, parce que ce n’eſt pas une Propoſition évidente par elle-même. Je voudrois bien auſſi que ceux qui ſoûtiennent avec tant de confiance, que l’Ame de l’Homme, ou ce qui eſt la même choſe, que l’Homme penſe toujours, me diſſent, comment ils le ſavent, & par quel moyen ils viennent à connoître qu’ils penſent eux-mêmes, lors même qu’ils ne s’en apperçoivent point. Pour moi, je crains fort que ce ne ſoit une affirmation deſtituée de preuves, & une connoiſſance ſans perception, ou plutôt, une notion très-confuſe qu’on s’eſt formée pour défendre une hypothéſe, bien loin d’être une de ces véritez claires que leur propre évidence nous force de recevoir, ou qu’on ne peut nier ſans contredire groſſiérement la plus commune expérience. Car ce qu’on peut dire tout au plus ſur cet article, c’eſt, qu’il eſt poſſible que l’Ame penſe toujours, mais qu’elle ne conſerve pas toujours le ſouvenir de ce qu’elle penſe : & moi, je dis qu’il eſt auſſi poſſible, que l’Ame ne penſe pas toujours ; & qu’il eſt beaucoup[19] plus probable qu’elle ne penſe pas quelquefois, qu’il n’eſt probable qu’elle penſe ſouvent & pendant un aſſez long temps tout de ſuite, ſans pouvoir être convaincuë, un moment après, qu’elle aît eu aucune penſée.

§. 19. Suppoſer que l’Ame penſe & que l’Homme ne s’en apperçoit point, c’eſt, comme j’ai déja dit, faire deux perſonnes d’un ſeul homme ; & c’eſt dequoi l’on aura ſujet de ſoupçonner ces Meſſieurs, ſi l’on prend bien garde à la maniére dont ils s’expriment en cette occaſion. Car il ne me souvient pas d’avoir remarqué, que ceux qui nous diſent, que l’Ame penſe toûjours, diſent jamais, que l’Homme penſe toûjours. Or l’Ame peut-elle penſer, ſans que l’Homme penſe ? Cela paſſeroit apparemment pour galimathias, ſi d’autres le diſoient. S’ils ſoûtiennent que l’Homme penſe toujours, mais qu’il n’en eſt pas toujours convaincu en lui-même, ils peuvent tout auſſi bien dire, que le Corps eſt étendu ſans avoir des parties. Car dire que le Corps eſt étendu ſans avoir des parties, & qu’une choſe penſe ſans connoître & ſans appercevoir qu’elle penſe, ce ſont deux aſſertions également inintelligibles. Et ceux qui parlent ainſi, ſeront tout auſſi bien fondez à ſoûtenir, ſi cela peut ſervir à leur hypothéſe, que l’Homme a toujours Faim ; mais qu’il n’a pas toujours un ſentiment de faim ; puiſque la Faim ne ſauroit être ſans ce ſentiment-là, non plus que la penſée ſans une conviction qui nous aſſûre interieurement que nous penſons. S’ils diſent, que l’Homme a toujours cette conviction, je demande d’où ils le ſavent, puis que cette conviction n’eſt autre choſe que la perception de ce qui ſe paſſe dans l’Ame de l’Homme. Or un autre Homme peut-il s’aſſurer que je ſens en moi ce que je n’apperçois pas moi-même ? C’eſt ici que la connoiſſance de l’Homme ne ſauroit s’étendre au delà de ſa propre expérience. Reveillez un homme d’un profond ſommeil, & demandez-lui à quoi il penſoit dans ce moment. S’il ne ſent pas lui-même qu’il aît penſé à quoi que ce ſoit dans ce temps-là, il faut être grand Devin pour pouvoir l’aſſurer qu’il n’a pas laiſſé de penſer effectivement. Ne pourroit-on pas lui ſoûtenir avec plus de raiſon, qu’il n’a point dormi ? C’eſt là ſans doute une affaire qui paſſe la Philoſophie : & il n’y a qu’une Révelation expreſſe qui puiſſe découvrir à un autre, qu’il y a dans mon Ame des penſées, lors que je ne puis point y en découvrir moi-même. Il faut que ces gens-là ayant la vûë bien perçante pour voir certainement que je penſe, lorſque je ne le ſaurois voir moi-même, & que je déclare expreſſément que je ne le vois pas. Et ce qu’il y a de plus admirable, des mêmes yeux qu’ils pénétrent en moi ce que je n’y ſaurois voir moi-même,[20] ils voyent que les Chiens & les Elephans ne penſent point, quoi que ces Animaux en donnent toutes les demonſtrations imaginables, excepté qu’ils ne nous le diſent pas eux-mêmes. Il y a en tout cela plus de myſtére, au jugement de certaines perſonnes, que dans tout ce qu’on rapporte des Fréres de la Roſe-Croix : car enfin il paroît plus aiſé de ſe rendre inviſible aux autres, que de faire que les penſées d’un autre me ſoient connuës, tandis qu’il ne les connoît pas lui-même. Mais pour cela il ne faut que définir l’Ame, une Subſtance qui penſe toûjours, & l’affaire eſt faite. Si une telle définition est de quelque autorité, je ne vois pas qu’elle puiſſe ſervir à autre choſe qu’à faire ſoupçonner à pluſieurs perſonnes, qu’ils n’ont point d’Ame, puiſqu’ils éprouvent qu’une bonne partie de leur vie ſe paſſe ſans qu’ils ayent aucune penſée. Car je ne connois point de définitions ni de ſuppoſitions d’aucune Secte qui ſoient capables de detruire une expérience conſtante, & c’eſt ſans doute une pareille affectation de vouloir ſavoir plus que nous ne pouvons comprendre qui fait tant de fracas & cauſe tant de vaines diſputes dans le Monde.

§. 20.L’Ame n’a aucune idée que par Senſation ou par Reflexion. Je ne vois donc aucune raiſon de croire,[21] que l’Ame penſe avant que les Sens lui ayent fourni des idées pour être l’objet de ſes penſées ; & comme le nombre de ces idées augmente, & qu’elles ſe conſervent dans l’Eſprit, il arrive que l’Ame perfectionnant, par l’exercice, ſa faculté de penſer dans ſes différentes parties, en combinant diverſement ces idées, & en reflechiſſant ſur ſes propres opérations, augmente le fonds de ſes idées, auſſi bien que la facilité d’en acquerir de nouvelles par le moyen de la mémoire, de l’imagination, du raiſonnement, & des autres maniéres de penſer.

§. 21.C’eſt ce que nous pouvons obſerver évidemment dans les Enfans. Quiconque voudra prendre la peine de s’inſtruire par obſervation & par expérience, au lieu d’aſſujettir la conduite de la Nature à ſes propres hypotheſes, n’a qu’à conſiderer un Enfant nouvellement né ; & il ne trouvera pas, je m’aſſûre, que ſon Ame donne de grandes marques d’être accoûtumée à penſer beaucoup, & moins encore[22] à former aucun raiſonnement. Cependant il eſt bien mal-aiſé de concevoir, qu’une Ame raiſonnable puiſſe penſer beaucoup, ſans raiſonner en aucune maniére. D’ailleurs, qui conſiderera que les Enfans nouvellement nez, paſſent la plus grande partie du temps à dormir, & qu’ils ne ſont guere éveillez que lorsque la faim leur fait ſouhaiter le tetton, ou que la douleur, (qui eſt la plus importune de nos Senſations) ou quelque autre violente impreſſion, faite ſur le Corps, forcent l’Ame à en prendre connoiſſance, & à y faire attention : quiconque, dis-je, conſiderera cela, aura ſans doute raiſon de croire, que le Fœtus dans le ventre de la Mére, ne différe pas beaucoup de l’état d’un vegetable ; & qu’il paſſe la plus grande partie du temps ſans perception ou penſée, ne faiſant guere autre choſe que dormir dans un Lieu, où il n’a pas beſoin de tetter pour ſe nourrir, & où il eſt environné d’une liqueur, toûjours également fluide, & preſque toûjours également temperée, où les yeux ne ſont frappez d’aucune lumiére, où les oreilles ne ſont guere en état de recevoir aucun ſon ; & où il n’y a que peu, ou point de changement d’objets qui puiſſent émouvoir les Sens.

§. 22. Suivez un Enfant depuis ſa naiſſance, obſervez les changemens que le temps produit en lui, & vous trouverez que l’Ame venant à ſe fournir de plus en plus d’idées par le moyen des Sens, ſe reveille, pour ainſi dire, de plus en plus, & penſe davantage à meſure qu’elle a plus de matiére pour penſer. Quelque temps après, elle commence à connoître les objets qui ont fait ſur elle de fortes impreſſions à meſure qu’elle eſt plus familiariſée avec eux. C’eſt ainſi qu’un Enfant vient, par dégrez, à connoître les perſonnes avec qui il eſt tous les jours, & à les diſtinguer d’avec les Etrangers, ce qui montre en effet, qu’il commence à retenir & à diſtinguer les idées qui lui viennent par les Sens. Nous pouvons voir par même moyen comment l’Ame ſe perfectionne par dégrez de ce côté-là, auſſi bien que dans l’exercice des autres Facultez qu’elle a d’étendre ſes idées, de les compoſer, d’en former des abſtractions, de raiſonner & de reflechir ſur toutes ſes idées, de quoi j’aurai occaſion de parler plus particulierement dans la ſuite de ce Livre.

§. 23. Si donc on demande, Quand c’eſt que l’Homme commence d’avoir des idées, je croi que la véritable réponſe qu’on puiſſe faire, c’eſt de dire, Dès qu’il a quelque ſenſation. Car puisqu’il ne paroît aucune idée dans l’Ame, avant que les Sens y en ayent introduit, je conçois que l’Entendement commence à recevoir des Idées, juſtement dans le temps qu’il vient à recevoir des ſenſations, & par conſéquent que les idées commencent d’y être produites dans le même temps que la ſenſation, qui eſt une impreſſion, ou un mouvement excité dans quelque partie du Corps, qui produit quelque perception dans l’Entendement.

§. 24.Quelle eſt l’origine de tous nos connoiſſances. Voici donc, à mon avis, les deux ſources de toutes nos connoiſſances, l’Impreſſion que les Objets extérieurs font ſur nos Sens, & les propres Opérations de l’Ame concernant ces Impreſſions, ſur lesquelles elle reflechit comme ſur les véritables objets de ſes Contemplations. Ainſi la prémiére capacité de l’Entendement Humain conſiſte en ce que l’Ame eſt propre à recevoir les impreſſions qui ſe ſont en elle, ou par les Objets extérieurs à la faveur des Sens, ou par ſes propres Opérations lors qu’elle reflechit ſur ces Opérations. C’eſt-là le prémier pas que l’Homme fait vers la découverte des choſes quelles qu’elles ſoient. C’eſt ſur ce fondement que ſont établies toutes les notions qu’il aura jamais naturellement dans ce Monde. Toutes ces penſées ſublimes qui s’élevent au deſſus des nuës & pénétrent juſque dans les Cieux, tirent de là leur origine : & dans toute cette grande etenduë que l’Ame parcourt par ſes vaſtes ſpéculations, qui ſemblent l’élever ſi haut, elle ne paſſe point au delà des Idées que la Senſation ou la Reflexion lui préſentent pour être les objets de ſes contemplations.

§. 25.L’Entendement eſt pour l’ordinaire paſſif dans la reception des idées ſimples. L’eſprit eſt, à cet égard, purement paſſif ; & il n’eſt pas en ſon pouvoir d’avoir ou de n’avoir pas ces rudimens, &, pour ainſi dire, ces materiaux de connoiſſance. Car les idées particuliéres des Objets des Sens s’introduiſent dans notre Ame, ſoit que nous veuillions ou que nous ne veuillions pas ; & les Opérations de notre Entendement nous laiſſent pour le moins quelque notion obſcure d’elles-mêmes, perſonne ne pouvant ignorer abſolument ce qu’il fait lors qu’il penſe. Lors, dis-je, que ces idées particuliéres ſe préſentent à l’Eſprit, l’Entendement n’a pas la puiſſance de les refuſer, ou de les alterer lors qu’elles ont fait leur impreſſion, de les effacer, ou d’en produire de nouvelles en lui-même, non plus qu’un Miroir ne peut point refuſer, alterer ou effacer les images que les Objets produiſent ſur la Glace devant laquelle ils ſont placez. Comme les Corps qui nous environnent, frappent diverſement nos Organes, l’Ame eſt forcée d’en recevoir les impreſſions, & ne ſauroit s’empêcher d’avoir la perception des idées qui ſont attachées à ces impreſſions-là.


CHAPITRE II.

Des Idées ſimples.


§. 1.Idées qui ne ſont pas compoſées.
POur mieux comprendre quelle eſt la nature & l’étenduë de nos connoiſſances, il y a une choſe qui concerne nos idées à laquelle il faut bien prendre garde : c’eſt qu’il y a de deux ſortes d’idées, les unes ſimples & les autres compoſées.

Bien que les Qualitez qui frappent nos Sens, ſoient ſi fort unies, & ſi bien mêlées enſemble dans les choſes mêmes, qu’il n’y ait aucune ſeparation ou diſtance entre elles, il eſt certain néanmoins, que les idées que ces diverſes Qualitez produiſent dans l’Ame, y entrent par les Sens d’une maniére ſimple & ſans nul mélange. Car quoi que la Vûë & l’Attouchement excitent ſouvent dans le même temps différentes idées par le même objet, comme lors qu’on voit le mouvement & la couleur tout à la fois, & que la Main ſent la molleſſe & la chaleur d’un même morceau de cire, cependant les idées ſimples qui ſont ainſi réunies dans le même ſujet, ſont auſſi parfaitement diſtinctes que celles qui entrent dans l’Eſprit par divers Sens. Par exemple, la froideur & la dureté qu’on ſent dans un morceau de Glace, ſont des Idées auſſi diſtinctes dans l’Ame, que l’odeur & la blancheur d’une Fleur de Lis, ou que la douceur du Sucre & l’odeur d’une Roſe : & rien n’eſt plus évident à un homme que la perception claire & diſtincte qu’il a de ces idées ſimples, dont chacune priſe à part, eſt exempte de toute compoſition & ne produit par conſéquent dans l’Ame qu’une conception entierement uniforme, qui ne peut être diſtinguée en différentes idées.

§. 2.L’Eſprit ne peut ni faire ni détruire des idées ſimples. Or ces idées ſimples, qui ſont les materiaux de toutes nos connoiſſances, ne ſont ſuggerées à l’Ame, que par les deux voyes dont nous avons parlé ci-deſſus, je veux dire, par la Senſation, & par la Reflexion. Lors que l’Entendement a une fois reçu ces idées ſimples, il a la puiſſance de les repeter, de les comparer, de les unir enſemble, avec une varieté preſque infinie, & de former par ce moyen de nouvelles idées complexes, ſelon qu’il le trouve à propos. Mais il n’eſt pas au pouvoir des Eſprits les plus ſublimes, & les plus vaſtes, quelque vivacité & quelque fertilité qu’ils puiſſent avoir, de former dans leur Entendement aucune nouvelle idée ſimple qui ne vienne par l’une de ces deux voyes que je viens d’indiquer ; & il n’y a aucune force dans l’Entendement qui ſoit capable de détruire celles qui y ſont déja. L’empire que l’Homme a ſur ce petit Monde, je veux dire ſur ſon propre Entendement, eſt le même que celui qu’il exerce dans ce grand Monde d’Etres viſibles. Comme toute la puiſſance que nous avons ſur ce Monde Materiel, ménagée avec tout l’art & toute l’adreſſe imaginable, ne s’étend dans le fond qu’à compoſer & à diviſer les Materiaux qui ſont à notre diſpoſition, ſans qu’il ſoit en notre pouvoir de faire la moindre particule de nouvelle matiére, ou de détruire un ſeul atome de celle qui exiſte déja, de même nous ne pouvons pas former dans notre Entendement aucune idée ſimple, qui ne nous vienne par les Objets extérieurs à la faveur des Sens, ou par les réflexions que nous faiſons ſur les propres opérations de notre Eſprit. C’eſt ce que chacun peut éprouver par lui-même. Et pour moi, je ſerois bien aiſe que quelqu’un voulût eſſayer de ſe donner l’idée de quelque Goût dont ſon Palais n’eût jamais été frappé, ou de ſe former l’idée d’une odeur qu’il n’eût jamais ſentie : & lors qu’il pourra le faire, j’en conclurrai tout auſſi-tôt qu’un Aveugle a des idées des Couleurs, & un Sourd des notions diſtinctes des Sons.

§. 3. Ainſi, bien que nous ne puiſſions pas nier qu’il ne ſoit auſſi poſſible à Dieu de faire une Créature qui reçoive dans ſon Entendement la connoiſſance des choſes corporelles par des organes différens de ceux qu’il a donnez à l’Homme, & en plus grand nombre que ces derniers qu’on nomme les Sens, & qui ſont au nombre de cinq, ſelon l’opinion vulgaire,[23] je croi pourtant que nous ne ſaurions imaginer ni connoître dans les Corps, de quelque maniére qu’ils ſoient diſpoſez, aucunes qualitez, dont nous puiſſions avoir quelque connoiſſance, qui ſoient différentes des Sons, des Goûts, des Odeurs, & des Qualitez qui concernent la Vûë & l’Attouchement. Par la même raiſon, ſi l’Homme n’avoit reçu que quatre de ces Sens, les Qualitez qui font les Objets du cinquiéme Sens, auroient été auſſi éloignées de notre connoiſſance, imagination & conception, que le ſont préſentement les Qualitez qui appartiennent au ſixième, ſeptième ou huitième Sens, que nous ſuppoſons poſſibles, & dont on ne ſauroit dire, ſans une grande préſomption, que quelques autres Créatures ne puiſſent être enrichies, dans quelque autre partie de ce vaſte Univers. Car quiconque n’aura pas la vanité ridicule de s’élever au deſſus de tout ce qui eſt ſorti de la main du Créateur, mais conſiderera ſerieuſement l’immenſité de ce prodigieux Edifice, & la grande varieté qui paroît ſur la Terre, cette petite & ſi peu conſiderable Partie de l’Univers ſur laquelle il ſe trouve placé, ſera porté à croire que dans d’autres Habitations de cet Univers, il peut y avoir d’autres Etres Intelligens dont les facultez lui ſont auſſi connuës, que les Sens ou l’Entendement de l’Homme ſont connus à un ver caché dans le fond d’un cabinet. Une telle variété & une telle excellence dans les Ouvrages de Dieu, conviennent à la ſageſſe & à la puiſſance de ce grand Ouvrier. Au reſte, j’ai ſuivi dans cette occaſion le ſentiment commun qui ne donne que cinq Sens à l’Homme, quoi que peut-être on eût droit d’en compter davantage. Mais ces deux ſuppoſitions ſervent également à mon deſſein.



CHAPITRE III.

Des Idées qui nous viennent par un ſeul Sens.


§. 1.Diviſion des Idées ſimples.
POur mieux connoître les Idées que nous recevons par les Sens, il ne ſera pas inutile de les conſiderer par rapport aux différentes voyes par où elles entrent dans l’Ame, & ſe font connoître à nous.

I. Prémiérement donc il y en a quelques-unes qui nous viennent par un ſeul Sens.

II. En ſecond lieu, il y en a d’autres qui entrent dans l’Eſprit par plus d’un Sens.

III. D’autres y viennent par la ſeule Réflexion.

IV. Et enfin il y en a d’autres que nous recevons par toutes les voyes de la Senſation, auſſi bien que par la Réflexion.

Nous allons les conſiderer à part ſous ces différens chefs.

Idées qui viennent dans l’Eſprit par un ſeul Sens.Prémiérement, il y a des Idées qui n’entrent dans l’Eſprit que par un ſeul Sens, Sens, qui eſt particulierement diſpoſé à les recevoir. Ainſi, la Lumiére & les Couleurs, comme le Blanc, le Rouge, le Jaune, & le Bleu avec leurs mélanges & leurs différentes nuances qui forment le vert, l’écarlate, le pourpre, le vert de mer & le reſte, entrent uniquement par les yeux ; toutes les ſortent de bruits, de ſons & de tons différens, entrent par les Oreilles ; les différens Goûts par le Palais, & les Odeurs par le Nez. Et ſi les Organes ou Nerfs, qui après avoir reçu ces impreſſions de dehors, les portent au Cerveau, qui eſt, pour ainſi dire, la Chambre d’audience, où elles ſe préſentent à l’Ame, pour y produire différentes ſenſations, ſi, dis-je, quelques-uns de ces Organes viennent à être détraquez, en ſorte qu’ils ne puiſſent point exercer leur fonction, ces ſenſations ne ſauroient y être admiſes par quelque fauſſe porte : elles ne peuvent plus ſe préſenter à l’Entendement, & en être apperçuës par aucune autre voye.

Les plus conſidérables des Qualitez tactiles, ſont le froid, le chaud & la ſolidité. Pour toutes les autres, qui ne conſiſtent preſque en autre choſe que dans la configuration des parties ſenſibles, comme eſt ce qu’on nomme poli & rude, ou bien, dans l’union des parties, plus ou moins forte, comme eſt ce qu’on nomme compacte, & mou, dur, & fragile, elles ſe préſentent aſſez d’elles-mêmes.

§. 2.Il y a peu d’Idées ſimples qui ayent des noms Je ne croi pas qu’il ſoit néceſſaire de faire ici une énumeration de toutes les idées ſimples qui ſont les Objets particuliers des Sens. Et on ne pourroit même en venir à bout quand on voudroit, parce qu’il y en a beaucoup plus que nous n’avons de noms pour les exprimer. Les Odeurs, par exemple, qui ſont peut-être en auſſi grand nombre, ou même en plus grand nombre que les différentes Eſpèces de Corps qui ſont dans le Monde, manquent de noms pour la plûpart. Nous nous ſervons communément des mots ſentir bon, ou ſentir mauvais, pour exprimer ces idées, par où nous ne diſons, dans le fond, autre choſe ſinon qu’elles nous ſont agréables, ou désagréables, quoi que l’odeur de la Roſe, & celle de la Violette, par exemple, qui ſont agréables l’une & l’autre, ſoient ſans doute des idées fort diſtinctes. On n’a pas eu plus de ſoin de donner des noms aux différens Goûts, dont nous recevons les idées par le moyen du Palais. Le doux, l’amer, l’aigre, l’âcre, l’acerbe, & le ſalé ſont preſque les ſeuls termes que nous ayions pour déſigner ce nombre infini de ſaveurs qui ſe peuvent remarquer diſtinctement, non-ſeulement dans preſque toutes les Eſpéces d’Etre ſenſibles, mais dans les différentes parties de la même Plante, ou du même Animal. On peut dire la même choſe des Couleurs & des Sons. Je me contenterai donc ſur ce que j’ai à dire des idées ſimples, de ne propoſer que celles qui ſont le plus à mon deſſein, ou qui ſont en elles-mêmes de nature à être moins connuës, quoi que fort ſouvent elles faſſent partie de nos idées complexes. Parmi ces Idées ſimples, auxquelles on fait peu d’attention, il me ſemble qu’on peut fort bien mettre la Solidité, dont je parlerai pour cet effet dans le Chapitre ſuivant.


CHAPITRE IV.

De la Solidité.


§. 1.C’eſt par l’Attouchement que nous recevons l’idée de la Solidité.
LIdée de la Solidité nous vient par l’Attouchement ; & elle eſt cauſée par la réſiſtance que nous trouvons dans un Corps juſqu’à ce qu’il aît quitté le lieu qu’il occupe, lors qu’un autre Corps y entre actuellement. De toutes les Idées qui nous viennent par Senſation, il n’y en a point que nous recevions plus conſtamment que celle de la Solidité. Soit que nous ſoyons en mouvement ou en repos, dans quelque ſituation que nous nous rencontrions, nous ſentons toûjours quelque choſe qui nous ſoûtient & qui nous empêche d’aller plus bas ; & nous éprouvons tous les jours en maniant des Corps, que, tandis qu’ils ſont entre nos mains, ils empêchent, par une force invincible, l’approche des parties de nos mains qui les preſſent. Or ce qui empêche ainſi l’approche de deux Corps lors qu’ils ſe meuvent l’un vers l’autre, c’eſt ce que j’appelle Solidité. Je n’examine point ſi le mot de Solide, employé dans ce Sens, approche plus de ſa ſignification originale, que dans le ſens auquel s’en ſervent les Mathématiciens : ſuffit que la notion ordinaire de la Solidité doive, je ne dis pas juſtifier, mais autoriſer l’uſage de ce mot, au ſens que je viens de marquer ; ce que je ne croi pas que perſonne veuille nier. Mais ſi quelqu’un trouve plus à propos d’appeller Impénétrabilité, ce que je viens de nommer Solidité, j’y donne les mains. Pour moi, j’ai crû le terme de Solidité, beaucoup plus propre à exprimer cette idée, non-ſeulement à cause qu’on l’employe communément en ce ſens-là, mais auſſi parce qu’il emporte quelque choſe de plus poſitif que celui d’Impénétrabilité, qui eſt purement négatif, & qui, peut-être, eſt plûtôt un effet de la Solidité, que la Solidité elle-même. Du reſte, la Solidité eſt de toutes les idées, celle qui paroît la plus eſſentielle & la plus étroitement unie au Corps, en ſorte qu’on ne peut la trouver ou imaginer ailleurs que dans la Matiére : & quoi que nos Sens ne la remarquent que dans des amas de matiére d’une groſſeur capable de produire en nous quelque ſenſation, cependant l’Ame ayant une fois reçu cette idée par le moyen de ces Corps groſſiers, la porte encore plus loin, la conſiderant, auſſi bien que la Figure, dans la plus petite partie de matiére qui puiſſe exiſter, & la regardant comme inſeparablement attachée au Corps, où qu’il ſoit, & de quelque maniére qu’il ſoit modifié.

§.2.La Solidité remplit l’Eſpace. Or par cette idée qui appartient au Corps, nous concevons que le Corps remplit l’Eſpace : autre idée qui emporte, que par tout où nous concevons que cette ſubſtance occupe de telle ſorte cet eſpace, qu’elle en exclut toute autre ſubſtance ſolide ; & qu’elle empêchera à jamais deux autres Corps qui ſe meuvent en ligne droite l’une vers l’autre, de venir à ſe toucher, ſi elle ne s’éloigne d’entr’eux par une ligne qui ne ſoit point parallele à celle ſur laquelle ils ſe meuvent actuellement. C’eſt là une idée qui nous eſt ſuffiſamment fournie par les Corps que nous manions ordinairement.

§. 3.La Solidité eſt differente de l’Eſpace. Or cette réſiſtance qui empêche que d’autres Corps n’occupent l’Eſpace dont un Corps eſt actuellement en poſſeſſion, cette réſiſtance, dis-je, eſt ſi grande qu’il n’y a point de force, quelque grande qu’elle ſoit, qui puiſſe la vaincre. Que tous les Corps du Monde preſſent de tous côtez une goutte d’eau, ils ne pourront jamais ſurmonter la réſiſtance qu’elle fera, quelque molle qu’elle ſoit, juſqu’à s’approcher l’un de l’autre, ſi auparavant ce petit Corps n’eſt ôté de leur chemin : en quoi notre idée de la Solidité eſt différente de celle de l’Eſpace pur (qui n’eſt capable ni de réſiſtance ni de mouvement) & de l’idée de la Dureté. Car un homme peut concevoir deux Corps éloignez l’un de l’autre qui s’approchent ſans toucher ni déplacer aucune choſe ſolide, juſqu’à ce que leurs ſurfaces viennent à ſe rencontrer. Et par-là nous avons, à ce que je croi, une idée nette de l’Eſpace ſans Solidité. Car ſans recourir à l’annihilation d’aucun Corps particulier, je demande, ſi un homme ne peut point avoir l’idée du mouvement d’un ſeul Corps ſans qu’aucun autre Corps ſuccede immédiatement à ſa place. Il eſt évident, ce me ſemble, qu’il peut fort bien ſe former cette idée : parce que l’idée de mouvement dans un certain Corps, ne renferme pas plûtôt l’idée de mouvement dans un autre Corps, que l’idée d’une figure quarrée dans un Corps, renferme l’idée de cette figure dans un autre Corps. Je ne demande pas ſi les Corps exiſtent de telle maniére que le mouvement d’un ſeul Corps ne puiſſe exiſter réellement ſans le mouvement de quelque autre : déterminer cela, c’eſt ſoûtenir ou combattre l’exiſtence actuelle du Vuide, à quoi je ne ſonge pas préſentement. Je demande ſeulement, ſi l’on ne peut point avoir l’idée d’un Corps particulier qui ſoit en mouvement, pendant que les autres ſont en repos. Je ne croi pas que perſonne le nie. Cela étant, la place que le Corps abandonne ne ſe mouvant, nous donne l’idée d’un pur eſpace ſans ſolidité, dans lequel un autre Corps peut entrer ſans qu’aucune choſe s’y oppoſe, ou l’y pouſſe. Lors qu’on tire le piſton d’une Pompe, l’eſpace qu’il remplit dans le tube, eſt viſiblement le même, ſoit qu’un autre Corps vient à ſe mouvoir, il n’y a point de contradiction à ſuppoſer qu’un autre Corps qui lui eſt ſeulement contigu, ne le ſuive pas. La néceſſité d’un tel mouvement n’eſt fondée que ſur la ſuppoſition, Que le Monde eſt plein, mais nullement, ſur l’idée diſtincte de l’Eſpace & de la Solidité, qui ſont deux idées auſſi différentes que la réſiſtance & la non-réſiſtance, l’impulſion & la non-impulſion. Les Diſputes mêmes que les hommes ont ſur le Vuide, montrent clairement qu’ils ont des idées d’un Eſpace ſans Corps, comme je le ferai voir ailleurs.

§. 4.En quoi la Solidité diffère de la Dureté. Il s’enſuit encore de là, que la Solidité différe de la Dureté, en ce que la Solidité d’un Corps n’emporte autre choſe, ſi ce n’eſt que ce Corps remplit l’Eſpace qu’il occupe, de telle ſorte qu’il en exclut abſolument tout autre Corps : au lieu que la Dureté conſiſte dans une forte union de certaines parties de matiére, qui compoſent des amas d’une groſſeur ſenſible, de ſorte que toute la maſſe ne change pas aiſément de figure. En effet, le dur & le mou ſont des noms que nous donnons aux choſes, ſeulement par rapport à la conſtitution particulière de nos Corps. Ainſi nous donnons généralement le nom de dur à tout ce que nous ne pouvons ſans peine faire changer de figure en le preſſant avec quelque partie de notre Corps ; & au contraire, nous appellons mou ce qui change la ſituation de ſes parties, lors que nous venons à le toucher ſans faire aucun effort conſiderable & pénible.

Mais la difficulté qu’il y a à faire changer de ſituation aux différentes parties ſenſibles d’un Corps, ou à changer la figure de tout le Corps, cette difficulté, dis-je, ne donne pas plus de ſolidité aux parties les plus dures de la Matiére qu’aux plus molles ; & un Diamant n’eſt point plus ſolide que l’Eau. Car quoi que deux plaques de Marbre ſoient plus aiſément jointes l’une à l’autre, lors qu’il n’y a que de l’eau ou de l’air entre deux, que s’il y avoit un Diamant, ce n’eſt pas à cauſe que les parties du Diamant ſont plus ſolides que celles de l’Eau, ou qu’elles réſiſtent davantage, mais parce que les parties de l’Eau pouvant être plus aiſément ſéparées les unes des autres, elles ſont écartées plus facilement par un mouvement oblique, & laiſſent aux deux piéces de Marbre le moyen de s’approcher l’une de l’autre. Mais ſi les parties de l’Eau pouvoient n’être point chaſſées de leur place par ce mouvement oblique, elles empêcheroient éternellement l’approche de ces deux piéces de Marbre, tout auſſi bien que le Diamant ; & il ſeroit auſſi impoſſible de ſurmonter leur réſiſtance par quelque force que ce fût, que de vaincre la réſiſtance des parties du Diamant. Car que les parties de matiére les plus molles & les plus pliables qu’il y ait au Monde, ſoient entre deux Corps quels qu’ils ſoient, ſi on ne les chaſſe point de là, & qu’elles reſtent toûjours entre deux, elles réſiſteront auſſi invinciblement à l’approche de ces Corps, que le Corps le plus dur qu’on puiſſe trouver ou imaginer. On n’a qu’à bien remplir d’eau ou d’air un Corps ſouple & mou, pour ſentir bientôt de la réſiſtance en le preſſant : & quiconque s’imagine qu’il n’y a que les Corps durs qui puiſſent l’empêcher d’approcher ſes mains l’une de l’autre, peut ſe convaincre aiſément du contraire par le moyen d’un Ballon rempli d’air. L’Experience que j’ai ouï dire avoir été faite à Florence, avec un Globe d’or concave, qu’on remplît d’eau & qu’on referma exactement, fait voir la Solidité de l’eau, toute liquide qu’elle eſt. Car ce Globe ainſi rempli étant mis ſous une Preſſe qu’on ſerra à toute force autant que les vis le purent permettre, l’eau ſe fit chemin elle-même à travers les pores de ce Metal ſi compacte. Comme ſes particules ne trouvoient point de place dans le creux du Globe pour ſe reſſerrer davantage, elles échapperent au dehors où elles s’exhalérent en forme de roſée, & tombèrent ainſi goutte à goutte, avant qu’on pût faire ceder les côtez du Globe à l’effort de la Machine qui les preſſoit avec tant de violence.

§. 5. Selon cette idée de la Solidité, l’étenduë du Corps eſt diſtincte de l’étenduë de l’Eſpace. Car l’étenduë du Corps n’eſt autre choſe qu’une union ou continuité de parties ſolides, diviſibles, & capables de mouvement : a lieu que l’étenduë de l’Eſpace[24] eſt une continuité de parties non ſolides, indiviſibles, & immobiles. C’eſt d’ailleurs de la Solidité des Corps que dépend leur impulſion mutuelle, leur réſiſtance & leur ſimple impulſion. Cela poſé, il y a bien des gens, au nombre deſquels je me range, qui croyent avoir des idées claires & diſtinctes du pur Eſpace & de la Solidité, & qui s’imaginent pouvoir penſer à l’Eſpace ſans y concevoir quoi que ce ſoit qui réſiſte, ou qui ſoit capable d’être pouſſé par aucun Corps. C’eſt-là, dis-je, l’idée de l’Eſpace pur, qu’ils croyent avoir auſſi nettement dans l’Eſprit, que l’idée qu’on peut ſe former de l’étenduë du Corps : car l’idée de la diſtance qui eſt entre les parties oppoſées d’une ſurface concave, eſt tout auſſi claire, ſelon eux, ſans l’idée d’aucune partie ſolide qui ſoit entre deux, qu’avec cette idée. D’un autre côté, ils ſe perſuadent qu’outre l’idée de l’Eſpace pur, ils en ont une autre tout-à-fait différente de quelque choſe qui remplit cet Eſpace, & qui peut en être chaſſé par l’impulſion de quelque autre Corps, ou réſiſter à ce mouvement. Que s’il ſe trouve d’autres gens qui n’ayent pas ces deux idées diſtinctes, mais qui les confondent & des deux n’en faſſent qu’une, je ne vois pas que des perſonnes qui ont la même idée ſous différens noms, ou qui donnent le même nom à des idées différentes, puiſſent non plus s’entretenir enſemble, qu’un homme qui n’étant ni aveugle ni ſourd & ayant des idées diſtinctes de la couleur nommée Ecarlate, & du ſon de la Trompette, voudroit diſcourir de l’Ecarlate avec cet Aveugle, dont je parle ailleurs, qui s’étoit figuré que l’idée de l’Ecarlate reſſembloit au ſon d’une Trompette.

§. 6. Si, après cela, quelqu’un me demande, ce que c’eſt que la Solidité, je le renverrai à ſes Sens pour s’en inſtruire. Qu’il mette entre ſes mains un caillou ou un ballon ; qu’il tâche de joindre les mains, & il connoîtra bientôt ce que c’eſt que la Solidité, & en quoi elle conſiſte, je m’engage de le lui dire, lors qu’il m’aura appris ce que c’eſt que la Penſée & en quoi elle conſiſte, ou, ce qui eſt peut-être plus aiſé, lors qu’il m’aura expliqué ce que c’eſt que l’étenduë, ou le mouvement. Les idées ſimples ſont telles préciſément que l’expérience nous les fait connoître. Mais ſi non contens de cela, nous voulons nous en former des idées plus nettes dans l’Eſprit, nous n’avancerons pas davantage, que ſi nous entreprenions de diſſiper par de ſimples paroles les ténèbres dont l’Ame d’un Aveugle eſt environnée, & d’y produire par le diſcours des idées de la Lumiére & des Couleurs. J’en donnerai la raiſon dans un autre endroit.


CHAPITRE V.

Des Idées ſimples qui nous viennent par divers Sens.



LEs Idées qui viennent à l’Eſprit par plus d’un Sens, ſont celles de l’Eſpace ou de l’Etenduë, de la Figure, du Mouvement & du Repos. Car toutes ces choſes ſont des impreſſions ſur nos yeux & ſur les organes de l’attouchement, de ſorte que nous pouvons également, par le moyen de la vûë & de l’attouchement, recevoir & faire entrer dans notre Eſprit les idées de l’Etenduë, de la Figure, du Mouvement à du Repos des Corps. Mais comme j’aurai occaſion de parler ailleurs plus au long, de ces Idées-là, il ſuffira d’en avoir fait ici l’énumération.



CHAPITRE VI.

Des Idées ſimples qui viennent par Réflexion.


§. 1.
LEs Objets extérieurs ayant fourni à l’Eſprit les Idées dont nous avons parlé dans les Chapitres précedens, faiſant réflexion ſur lui-même, & conſiderant ſes propres operations par rapport aux idées qu’il vient de recevoir, tire de là d’autres Idées qui ſont auſſi propres à être les Objets de ſes contemplations qu’aucune de celles qu’il reçoit de dehors.

§. 2.Les Idées de la Perception & de la Volonté nous viennent de la Réflexion. Il y a deux grandes & principales actions de notre Ame dont on parle le plus ordinairement, & qui ſont en effet ſi fréquentes, que chacun peut les découvrir aiſément en lui-même, s’il veut en prendre la peine. C’eſt la Perception ou la Puiſſance de penſer, & la Volonté, ou la Puiſſance de vouloir.

La Puiſſance de penſer eſt ce qu’on nomme l’Entendement, & la Puiſſance de vouloir eſt ce qu’on nomme la Volonté : deux Puiſſances ou diſpoſitions de l’Ame auxquelles on donne le nom de Facultez. J’aurai occaſion de parler dans la ſuite de quelques-uns des modes de ces idées ſimples produites par la Réflexion, comme eſt ſe reſſouvenir des idées, les diſcerner ou diſtinguer, raiſonner, juger, connoître, croire, &c.


CHAPITRE VII.

Des Idées ſimples qui viennent par Senſations & par Réflexion.


§. 1.
IL y a d’autres Idées ſimples qui s’introduiſent dans l’Eſprit par toutes les voyes de la Senſation, & par Réflexion, ſavoir
Le Plaiſir, & ſon contraire,
La Douleur, ou l’inquiétude,
La Puiſſance,
L’Exiſtence, & L’Unité.

§. 2.Du Plaiſir & de la Douleur. Le Plaiſir & la Douleur ſont deux Idées dont l’une ou l’autre ſe trouve jointe à preſque toutes nos Idées, tant à celles qui nous viennent par ſenſation qu’à celles que nous recevons par réflexion ; & à peine y a-t-il aucune perception excitée en nous par l’impreſſion des Objets extérieurs ſur nos Sens, ou aucune penſée renfermée dans notre Eſprit, qui ne ſoit capable de produire en nous du plaiſir ou de la douleur. J’entens par plaiſir & douleur tout ce qui nous plaît ou nous incommode, ſoit qu’il procede des penſées de notre Eſprit, ou de quelque choſe qui agiſſe ſur nos Corps. Car ſoit que nous l’appellions d’un côté ſatisfaction, contentement, plaiſir, bonheur, &c. ou de l’autre, inquiétude, peine, douleur, tourment, affliction, miſére, &c. ce ne ſont dans le fond que différens dégrez de la même choſe, leſquels ſe rapportent à des idées de plaiſir, & de douleur, de contentement, ou d’inquiétude : termes dont je me ſervirai le plus ordinairement pour déſigner ces deux ſortes d’Idées.

§. 3. Le ſouverain Auteur de notre Etre, dont la ſageſſe eſt infinie, nous a donné la puiſſance de mouvoir différentes parties de notre Corps, ou de les tenir en repos, comme il nous plaît ; & par ce mouvement que nous leur imprimons, de nous mouvoir nous-mêmes, & de mouvoir les autres Corps contigus, en quoi conſiſtent toutes les actions de notre Corps. Il a auſſi accordé à notre Eſprit le pouvoir de choiſir en différentes rencontres, entre ſes idées, celle dont il veut faire le ſujet de ſes penſées, & de s’appliquer avec une attention particuliére à la recherche de tel ou tel ſujet. Et afin de nous porter à ces mouvemens & à ces penſées, qu’il eſt en notre pouvoir de produire quand nous voulons, il a eu la bonté d’attacher un ſentiment de plaiſir à différentes penſées, & à diverſes ſenſations. Rien ne pouvoit être plus ſagement établi : car ſi ce ſentiment étoit entierement détaché de toutes nos ſenſations extérieures, & de toutes les penſées que nous avons en nous-mêmes, nous n’aurions aucun ſujet de préferer une penſée ou une action à une autre, de préferer, par exemple, l’attention à la nonchalance, & le mouvement au repos. Et ainſi nous ne ſongerions point à mettre notre Corps en mouvement, ou à occuper notre Eſprit, mais laiſſant aller nos penſées à l’aventure, ſans les diriger vers aucun but particulier, nous ne ferions aucune attention ſur nos idées, qui dès-là ſemblables à de vaines ombres viendroient ſe montrer à notre Eſprit, ſans que nous nous en miſſions autrement en peine. Dans cet état, l’Homme, quoi que doûé des facultez de l’Entendement & de la Volonté, ne ſeroit qu’une Créature inutile, plongée dans une parfaite inaction, paſſant toute ſa vie dans une lâche & continuelle léthargie. Il a donc plû à notre ſage Créateur d’attacher à pluſieurs Objets, & aux Idées que nous recevons par leur moyen, auſſi bien qu’à la plûpart de nos penſées, certain plaiſir qui les accompagne ; & cela en différens dégrez, ſelon les différens Objets dont nous ſommes frappez, afin que nous ne laiſſions pas ces Facultez dont il nous a enrichis, dans une entiére inaction, & ſans en faire aucun uſage.

§. 4. La Douleur n’eſt pas moins propre à nous mettre en mouvement que le Plaiſir : car nous ſommes tout auſſi prêts à faire uſage de nos Facultez pour éviter la Douleur, que pour rechercher le Plaiſir. La ſeule choſe qui mérite d’être remarquée en cette occaſion, c’eſt que la Douleur eſt ſouvent produite par les mêmes Objets, & par les mêmes Idées, qui nous cauſent du Plaiſir. L’étroite liaiſon qu’il y a entre l’un & l’autre, & qui nous cauſe ſouvent de la douleur par les mêmes ſenſations d’où nous attendons du plaiſir, nous fournit un nouveau ſujet d’admirer la ſageſſe & la bonté de notre Créateur qui pour la conſervation de notre Etre a établi, que certaines choſes venant à agir ſur nos Corps, nous cauſaſſent de la douleur, pour nous avertir par-là du mal qu’elles nous peuvent faire, afin que nous ſongions à nous en éloigner. Mais comme il n’a pas eu ſeulement en vûë la conſervation de nos perſonnes en général, mais la conſervation entiére de toutes les parties & de tous les organes de notre Corps en particulier, il a attaché, en pluſieurs occaſions, un ſentiment de douleur aux mêmes idées qui nous font du plaiſir en d’autres rencontres. Ainſi la Chaleur, qui dans un certain dégré nous eſt fort agréable, venant à s’augmenter un peu plus, nous cauſe une extrême douleur. La Lumiére elle-même qui eſt le plus charmant de tous les Objets ſenſibles, nous incommode beaucoup, ſi elle frappe nos yeux avec trop de force, & au delà d’une certaine proportion. Or c’eſt une choſe ſagement & utilement établie par la Nature, que, lors que quelque Objet met en desordre, par la force de ſes impreſſions, les organes du ſentiment, dont la ſtructure ne peut qu’être fort délicate, nous puiſſions être avertis par la douleur que ces fortes d’impreſſions produiſent en nous, de nous éloigner de cet objet, avant que l’organe ſoit entierement dérangé, & par ce moyen mis hors d’état de faire ſes fonctions à l’avenir. Il ne faut que réflechir ſur les Objets qui cauſent de tels ſentimens, pour être convaincu que c’eſt là effectivement la fin ou l’uſage de la douleur. Car quoi qu’une trop grande Lumiére ſoit inſupportable à nos yeux, cependant les ténèbres les plus obſcures ne leur cauſent aucune incommodité, parce que la plus grande obſcurité ne produiſant aucun mouvement déreglé dans les yeux, laiſſe cet excellent Organe de la vûë dans ſon état naturel ſans le bleſſer en aucune maniére. D’autre part, un trop grand Froid nous cauſe de la douleur auſſi bien que le Chaud ; parce que le Froid eſt également propre à détruire le tempérament qui eſt néceſſaire à la conſervation de notre vie, & à l’exercice des fonctions différentes de notre Corps : temperament qui conſiſte dans un dégré moderé de chaleur, ou ſi vous voulez, dans le mouvement des parties inſenſibles de notre Corps, reduit à certaines bornes.

§. 5. Outre cela, nous pouvons trouver une autre raiſon pourquoi Dieu a attaché différens dégrez de plaiſir & de peine, à toutes les choſes qui nous environnent & qui agiſſent ſur nous, & pourquoi il les a joints enſemble dans la plûpart des choſes qui frappent notre Eſprit & nos Sens. C’eſt afin que trouvant dans tous les plaiſirs que les Créateurs peuvent nous donner quelque amertume, une ſatiſfaction imparfaite & éloignée d’une entiére félicité, nous ſoyions portez à chercher notre bonheur dans la poſſeſſion de celui *Pſ. XVI. II. en qui il y a un raſſaſiement de joye, & à la droite duquel il y a des plaiſirs pour toûjours.

§. 6. Quoi que ce que je viens de dire ne puiſſe peut-être de rien ſervir à nous faire connoître les idées du plaiſir & de la douleur plus clairement que nous les connoiſſons par notre propre expérience, qui eſt la ſeule voye par laquelle nous pouvons avoir ces Idées, cependant comme en conſiderant la raiſon pourquoi ces idées ſe trouvent attachées à tant d’autres, nous ſommes portez par-là à concevoir de juſtes ſentimens de la ſageſſe & de la bonté du Souverain Conducteur de toutes choſes, cette conſideration convient aſſez bien au but principal de ces Recherches, puiſque la principale de toutes nos penſées, & la véritable occupation de tout Etre doué d’Entendement, c’eſt la connoiſſance & l’adoration de cet Etre ſuprême.

§. 7.Comment on vient à ſe former des idées de l’Exiſtence & de l’Unité. L’Existence & l’Unité ſont deux autres idées, qui ſont communiquées à l’Entendement par chaque objet extérieur, & par chaque idée que nous appercevons en nous-mêmes. Lors que nous avons des idées dans l’Eſprit, nous les conſiderons comme y étant actuellement hors de nous, c’eſt-à-dire, comme actuellement exiſtantes en elles-mêmes. D’autre part, tout ce que nous conſiderons comme une ſeule choſe, ſoit que ce ſoit un Etre réel, ou une ſimple idée, ſuggere à notre Entendement l’idée de l’Unité.

§. 8.La Puiſſance, autre idée ſimple, qui nous vient par Senſation & par Réflexion. La Puiſſance eſt encore une de ces Idées ſimples que nous recevons par Senſation & par Réflexion. Car venant à obſerver en nous-mêmes, que nous penſons & que nous pouvons penſer, que nous pouvons, quand nous voulons, mettre en mouvement certaines parties de notre Corps qui ſont en repos, & d’ailleurs les effets que les Corps naturels ſont capables de produire les uns ſur les autres, ſe préſentant, à tout moment, à nos Sens, nous acquerons par ces deux voyes l’idée de la Puiſſance.

§. 9.L’idée de la Succeſſion comment introduite dans l’Eſprit. Outre ces Idées, il y en a une autre, qui, quoi qu’elle nous ſoit proprement communiquée par les Sens, nous eſt néanmoins offerte plus conſtamment par ce qui ſe paſſe dans notre Eſprit ; & cette Idée eſt celle de la Succeſſion. Car ſi nous nous conſiderons immédiatement nous-mêmes, & que nous reflechiſſions ſur ce qui peut y être obſervé, nous trouverons toûjours, que, tandis que nous ſommes éveillez, ou que nous penſons actuellement, nos Idées paſſent, pour ainſi dire, à la file, l’une allant, & l’autre venant, ſans aucune intermiſſion.

§. 10.Les Idées ſimples ſont les Materiaux de toutes nos connoiſſances. Voila, à ce que je croi, les plus conſidérables, pour ne pas dire les ſeules Idées ſimples que nous ayions, deſquelles notre Eſprit tire toutes ſes autres connoiſſances, & qu’il ne reçoit que par les deux voyes de Senſation & de Reflexion dont nous avons déja parlé.

Et qu’on n’aille pas ſe figurer que ce ſont là des bornes trop étroites pour fournir à la vaſte capacité de l’Entendement Humain qui s’éleve au deſſus des Etoiles, & qui ne pouvant être renfermé dans les limites du Monde, ſe tranſporte quelquefois bien au delà de l’étenduë materielle, & fait des courſes juſques dans ces Eſpaces incomprehenſibles qui ne contiennent aucun Corps. Telle eſt l’étenduë & la capacité de l’Ame, j’en tombe d’accord : mais avec tout cela, je voudrois bien que quelqu’un prît la peine de marquer une ſeule idée ſimple, qu’il n’ait pas reçuë par l’une des voyes que je viens d’indiquer, ou quelque idée complexe qui ne ſoit pas compoſée de quelqu’une de ces Idées ſimples. Du reſte, nous ne ſerons pas ſi fort ſurpris que ce petit nombre d’idées ſimples ſuffiſe à exercer l’Eſprit le plus vif & de la plus vaſte capacité, & à fournir les materiaux de toutes les diverſes connoiſſances, des opinions & des imaginations les plus particuliéres de tout le Genre Humain, ſi nous conſiderons quel nombre prodigieux de mots on peut faire par le different aſſemblage des vingt-quatre Lettres de l’Alphabet ; & ſi avançant plus loin d’un dégré nous faiſons reflexion ſur la diverſité de combinaiſons qu’on peut faire par le moyen d’une ſeule de ces idées ſimples que nous venons d’indiquer, je veux dire le nombre : combinaiſons dont le fonds eſt inépuiſable & véritablement infini. Que dirons-nous de l’étendue ? Quel large & vaſte champ ne fournit-elle pas aux Mathématiciens ?


CHAPITRE VIII.

Autres Conſidérations ſur les Idées ſimples.


§. 1.Idées poſitives qui viennent de cauſes privatives.
A L’égard des Idées ſimples qui viennent par Senſation, il faut conſiderer, que tout ce qui en vertu de l’inſtitution de la Nature eſt capable d’exciter quelque perception dans l’Eſprit, en frappant nos Sens, produit par même moyen dans l’Entendement une idée ſimple, qui par quelque cauſe extérieure qu’elle ſoit produite, ne vient pas plûtôt à notre connoiſſance, que notre Eſprit la regarde & la conſidere dans l’Entendement comme une Idée auſſi réelle & auſſi poſitive, que quelque autre idée que ce ſoit : quoi que peut-être la cauſe qui la produit, ne ſoit dans le Sujet qu’une ſimple privation.

§. 2. Ainſi les idées du Chaud & du Froid, de la Lumiére & des Ténèbres, du Blanc & du Noir, du Mouvement & du Repos, ſont des idées également claires & poſitives dans l’Eſprit, bien que quelques-unes des cauſes qui les produiſent, ne ſoient, peut-être, que de pures privations dans les Sujets, d’où les Sens tirent ces Idées. Lors, dis-je, que l’Entendement voit ces Idées, il les conſidére toutes comme diſtinctes & poſitives, ſans ſonger à examiner les cauſes qui les produiſent examen qui ne regarde point l’idée entant qu’elle eſt dans l’Entendement, mais la nature même des choſes qui exiſtent hors de nous. Or ce ſont deux choſes bien différentes, & qu’il faut diſtinguer exactement : car autre choſe eſt, d’appercevoir & de connoître l’idée du Blanc ou du Noir, & autre choſe, d’examiner quelle eſpéce & quel arrangement de particules doivent ſe rencontrer ſur la ſurface d’un Corps pour faire qu’il paroiſſe blanc ou noir.

§. 3. Un Peintre ou un Teinturier qui n’a jamais recherché les cauſes des Couleurs, a dans ſon Entendement les Idées du Blanc & du Noir, & des autres couleurs, d’une maniére auſſi claire, auſſi parfaite & auſſi diſtincte, qu’un Philoſophe qui a employé bien du temps à examiner la nature de toutes ces différentes Couleurs ; & qui penſe connoître ce qu’il y a préciſement de poſitif ou de privatif dans leurs Cauſes. Ajoûtez à cela, que l’idée du Noir n’eſt pas moins Poſitive dans l’Eſprit, que celle du Blanc, quoi que la cauſe du Noir, conſidéré dans l’Objet extérieur, puiſſe n’être qu’une ſimple privation.

§. 4. Si c’étoit ici le lieu de rechercher les cauſes naturelles de la Perception, je prouverois par-là qu’une cauſe privative peut, du moins en certaines rencontres, produire une idée poſitive : je veux dire, que, comme toute ſenſation eſt produite en nous, ſeulement par différens dégrez & par différentes déterminations de mouvement dans nos Eſprits animaux, diverſement agitez par les Objets extérieurs, la diminution d’un mouvement qui vient d’y être excité, doit produire auſſi néceſſairement une nouvelle ſenſation, que la variation ou l’augmentation de ce mouvement-là, & introduire par conſéquent dans notre Eſprit une nouvelle idée, qui dépend uniquement d’un mouvement différent des Eſprits animaux dans l’organe deſtiné à produire cette ſenſation.

§. 5. Mais que cela ſoit ainſi ou non, c’eſt ce que je ne veux pas déterminer préſentement. Je me contenterai d’en appeler à ce que chacun éprouve en ſoi-même, pour ſavoir ſi l’Ombre d’un homme, par exemple, (laquelle ne conſiſte que dans l’abſence de la lumiére, en ſorte que moins la lumiére peut pénétrer dans le lieu où l’Ombre paroit, plus l’Ombre y paroit diſtinctement) ſi cette Ombre, dis-je, ne cauſe pas dans l’Eſprit de celui qui la regarde une idée auſſi claire & auſſi poſitive, que le Corps même de l’homme, quoi que tout couvert de rayons du Soleil ? La peinture de l’Ombre eſt de même quelque choſe de poſitif. Il eſt vrai que nous avons des Noms negatifs qui ne ſignifient pas directement des idées poſitives, mais l’abſence de ces idées ; tels ſont ces mois, inſipide, ſilence, rien, &c. leſquels déſignent des idées poſitives, comme celles du goût, du ſon, & de l’Etre, avec une ſignification de l’abſence de ces choſes.

§. 6.Idées poſitives qui viennent de cauſes privatives. On peut donc dire avec vérité qu’un homme voit les ténébres. Car ſuppoſons un trou parfaitement obſcur, d’où il ne reflechiſſe aucune lumiére, il eſt certain qu’on en peut voir la figure ou la repreſenter ; & je ne ſai ſi l’idée produite par l’ancre dont j’écris, vient par une autre voye. En propoſant ces privations comme des cauſes d’idées poſitives, j’ai ſuivi l’opinion vulgaire ; mais dans le fond il ſera mal-aiſé de déterminer s’il y a effectivement aucune idée, qui vienne d’une cauſe privative, juſqu’à ce qu’on ait déterminé, ſi le Repos eſt plûtôt une privation que le Mouvement.

§. 7.Idées dans l’Eſprit à l’occaſion des Corps, & qualitez dans les Corps, deux choſes qui doivent être diſtinguées. Mais afin de mieux découvrir la nature de nos Idées, & d’en diſcourir d’une maniére plus intelligible, il eſt néceſſaire de les diſtinguer entant qu’elles ſont des perceptions & des idées dans notre Eſprit, & entant qu’elles ſont, dans les Corps, des modifications de matiére qui produiſent ces perceptions dans l’Eſprit. Il faut, dis-je, diſtinguer exactement ces deux choſes, de peu que nous ne figurions (comme on n’eſt peut-être que trop accoûtumé à le faire) que nos idées ſont de véritables images ou reſſemblances de quelque choſe d’inhérent dans le Sujet qui les Produit : car la plûpart des Idées de Senſation qui ſont dans notre Eſprit, ne reſſemblent pas plus à quelque choſe qui exiſte hors de nous, que les noms qu’on employe pour les exprimer, reſſemblent à nos Idées, quoi que ces noms ne laiſſent pas de les exciter en nous, dès que nous les entendons.

§. 8. J’appelle idée tout ce que l’Eſprit apperçoit en lui-même, toute perception qui eſt dans notre Eſprit lors qu’il penſe : & j’appelle qualité du ſujet, la puiſſance ou faculté qu’il a de produire une certaine idée dans l’Eſprit. Ainſi j’appelle idées, la blancheur, la froideur & la rondeur, en tant qu’elles ſont des perceptions ou des ſenſations qui ſont dans l’Ame : & entant qu’elles ſont des perceptions ou des ſenſations qui ſont dans l’Ame : & entant qu’elles ſont dans une balle de neige, qui peut produire ces idées en nous, je les appelle qualitez. Que ſi je parle quelquefois de ces idées comme ſi elles étoient dans les choſes mêmes, on doit ſuppoſer que j’entens par-là les qualitez qui ſe rencontrent dans les Objets qui produiſent ces idées en nous.

§. 9. Cela poſé, l’on doit diſtinguer dans les Corps deux ſortes de Qualitez. Prémiérement, celles qui ſont entierement inſeparables du Corps, en quelque état qu’il ſoit, de ſorte qu’il les conſerve toûjours, quelques altérations & quelques changemens que le Corps vienne à ſouffrir. Ces qualitez, dis-je, ſont de telle nature que nos Sens les trouvent toûjours dans chaque partie de matiére qui eſt aſſez groſſe pour être apperçuë ; & l’Eſprit les regarde comme inſeparables de chaque partie de matiére, lors même qu’elle eſt trop petite pour nos Sens puiſſent l’appercevoir. Prenez, par exemple, un grain de blé, & le diviſez en deux parties : chaque partie a toûjours de l’étenduë, de la ſolidité, une certaine figure, & de la mobilité. Diviſez-le encore, il retiendra toûjours les mêmes qualitez, & ſi enfin vous les diviſez juſqu’à ce que ces parties deviennent inſenſibles, toutes ces qualitez reſteront toûjours dans chacune des parties. Car une diviſion qui va à réduire un Corps en parties inſenſibles, (qui eſt tout ce qu’une meule de moulin, un pilon ou quelque autre Corps peut faire ſur un autre Corps) une telle diviſion ne peut jamais ôter à un Corps la ſolidité, l’étenduë, la figure & la mobilité, mais ſeulement faire pluſieurs amas de matiére, diſtincts & ſéparez de ce qui n’en compoſoit qu’un auparavant, leſquels étant regardez dès-là comme autant de Corps diſtincts, ſont un certain nombre déterminé, après que la diviſion eſt finie. Ces qualitez du Corps qui n’en peuvent être ſéparées, je les nomme qualitez originales & prémiéres, qui ſont la ſolidité, l’étenduë, la figure, le nombre, le mouvement, ou le repos, & qui produiſent en nous des idées ſimples, comme chacun peut, à mon avis, s’en aſſurer par ſoi-même.

§. 10.Comment les prémiéres Qualitez produiſent les idées en nous. Il y a, en ſecond lieu, des qualitez qui dans les Corps ne ſont effectivement autre choſe que la puiſſance de produire diverſes ſenſations en nous par le moyen de leurs prémiéres qualitez, c’eſt-à-dire, par la groſſeur, figure, contexture & mouvement de leurs parties inſenſibles, comme ſont les Couleurs, les Sons, les Goûts, &c. Je donne à ces qualitez le nom de ſecondes qualitez : auxquelles on peut ajoûter une troiſiéme éſpèce, que tout le monde s’accorde à ne regarder que comme une puiſſance que les Corps ont de produire tels & tels effets, quoique ce ſoient des qualitez auſſi réelles dans le ſujet que celles que j’appelle qualitez, pour m’accommoder à l’uſage communément reçu, mais que je nomme ſecondes qualitez pour les diſtinguer de celles qui ſont réellement dans les Corps, & qui n’en peuvent être ſéparées. Car par exemple la puiſſance qui eſt dans le Feu, de produire par le moyen de ſes prémiéres qualitez une nouvelle couleur ou une nouvelle conſiſtence dans la cire ou dans la boûë, eſt autant une qualité dans le Feu, que la puiſſance qu’il a de produire en moi, par les mêmes qualitez, c’eſt-à-dire, par la groſſeur, la contexture & le mouvement de ſes parties inſenſibles, une nouvelle idée ou ſenſation de chaleur ou de brûlure que je ne ſentois pas auparavant.

§.11. Ce que l’on doit conſiderer après cela, c’eſt la maniére dont les Corps produiſent des idées en nous. Il eſt viſible, du moins autant que nous pouvons le concevoir, que c’eſt uniquement par impulſion.

§. 12. Si donc les Objets extérieurs ne s’uniſſent pas immédiatement à l’Ame lors qu’ils y excitent des idées : & que cependant nous appercevions ces Qualitez originales dans ceux de ces Objets qui viennent à tomber ſous nos Sens, il eſt viſible qu’il doit y avoir, dans les Objets extérieurs, un certain mouvement, qui agiſſant ſur certaines parties de notre Corps, ſoit continué par le moyen des Nerfs ou des Eſprits animaux, juſques au Cerveau, ou au ſiége de nos Senſations, pour exciter là dans notre Eſprit les idées particuliéres que nous avons de ces Prémiéres Qualitez. Ainſi, puiſque l’Etenduë, la figure, le nombre & le mouvement des Corps qui ſont d’une groſſeur propre à frapper nos yeux, peuvent être apperçus par la vûë à une certaine diſtance, il eſt évident, que certains petits Corps imperceptibles doivent venir de l’Objet que nous regardons, juſqu’aux yeux, & par-là communiquer au Cerveau certains mouvemens qui produiſent en nous les idées que nous avons de ces différentes Qualitez.

§. 13.Comment les Secondes Qualitez excitent en nous des Idées. Nous pouvons concevoir par même moyen, comment les idées des Secondes Qualitez ſont produites en nous, je veux dire par l’action de quelques particules inſenſibles ſur les Organes de nos Sens. Car il eſt évident qu’il y a un grand amas de Corps dont chacun eſt ſi petit, que nous ne pouvons en découvrir, par aucun, de nos Sens, la groſſeur, la figure & le mouvement, comme il paroit par les particules de l’Air & de l’Eau, & par d’autres beaucoup plus déliées, que celles de l’Air & de l’Eau : & qui peut-être le ſont beaucoup plus, que les particules de l’Air ou de l’Eau ne le ſont, en comparaiſon des pois, ou de quelque autre grain encore plus gros. Cela étant, nous ſommes en droit de ſuppoſer que ces ſortes de particules, différentes en mouvement, en figure, en groſſeur, & en nombre, venant à frapper les différens organes de nos Sens, produiſent en nous ces différentes ſenſations que nous cauſent les Couleurs & les Odeurs des Corps ; qu’une Violette, par exemple, produit en nous les idées de la couleur bleuâtre, & de la douce odeur de cette Fleur, par l’impulſion de ces ſortes de particules inſenſibles, d’une figure & d’une groſſeur particuliére, qui diverſement agitées viennent à frapper les organes de la vûë & de l’odorat. Car il n’eſt pas plus difficile de concevoir, que Dieu peut attacher de telles idées à des mouvemens avec leſquels elles n’ont aucune reſſemblance, qu’il eſt difficile de concevoir qu’il a attaché l’idée de la douleur au mouvement d’un morceau de fer qui diviſe notre Chair, auquel mouvement la douleur ne reſſemble en aucune maniére.

§. 14. Ce que je viens de dire des Couleurs & des Odeurs [25] peut s’appliquer auſſi aux Sons, aux Saveurs, & à toutes les autres Qualitez ſenſibles, qui (quelque réalité que nous leur attribuyions fauſſement) ne ſont dans fond autre choſe dans les Objets que la puiſſance de produire en nous diverſes ſenſations par le moyen de leurs Prémiéres Qualitez, qui ſont, comme j’ai dit, la groſſeur, la figure, la contexture & le mouvement de leurs Parties.

§. 15.Les idées des premiéres Qualitez, reſſemblent à ces qualitez, & celles des ſecondes, ne reſſemblent en aucune maniére. Il eſt aiſé, je penſe, de tirer de là cette concluſion, que les idées des prémiéres Qualitez des Corps reſſemblent à ces Qualitez, & que les exemplaires de ces idées exiſtent réellement dans les Corps, mais que les Idées, produites en nous par les ſecondes Qualitez, ne leur reſſemblent en aucune maniére, & qu’il n’y a rien dans les Corps mêmes qui ait de la conformité avec ces idées. Il n’y a, dis-je, dans les Corps auxquels nous donnons certaines dénominations fondées ſur les ſenſations produites par leur préſence, rien autre choſe que la puiſſance de produire en nous ces mêmes ſenſations : de ſorte que ce qui eſt Doux, Bleu, ou Chaud dans l’idée, n’eſt autre choſe dans les Corps auxquels on donne ces noms, qu’une certaine groſſeur, figure & mouvement des particules inſenſibles dont ils ſont compoſez.

§. 16. Ainſi, l’on dit que le Feu eſt chaud & lumineux, la Neige blanche & froide, & la Manne blanche & douce, à cauſe de ces différentes idées que ces Corps produiſent en nous. Et l’on croit communément que ces Qualitez font la même choſe dans ces Corps, que ce que ces idées ſont en nous, en ſorte qu’il y ait une parfaite reſſemblance entre ces Qualitez & ces Idées, telle qu’entre un Corps, & ſon image repréſentée dans un Miroir. On le croit, dis-je, ſi fortement, que qui voudroit dire le contraire, paſſeroit pour extravagant dans l’Eſprit de la plûpart des hommes. Cependant, quiconque prendra la peine de conſiderer, que le même Feu qui à certaine diſtance produit en nous la ſenſation de la chaleur, nous cauſe, ſi nous en approchons de plus près, une ſenſation bien différente, je veux dire celle de la Douleur, quiconque, dis-je, fera réflexion ſur cela, doit ſe demander à lui-même, quelle raiſon il peut avoir de ſoûtenir que l’idée de Chaleur, que le Feu a produit en lui, eſt actuellement dans le Feu, & que l’Idée de Douleur, que le même Feu fait naître en lui par la même voye, n’eſt point dans le Feu ? Par quelle raiſon la blancheur & la froideur eſt dans la Neige, & non la douleur, puiſque c’eſt la Neige qui produit ces trois idées en nous, ce qu’elle ne peut faire que par la groſſeur, la figure, le nombre & le mouvement de ſes parties ?

§. 17. Il y a réellement dans le Feu ou dans la Neige des parties d’une certaine groſſeur, figure, nombre & mouvement, ſoit que nos Sens les apperçoivent, ou non : c’eſt pourquoi ces qualitez peuvent être appellées réelles, parce qu’elles exiſtent réellement dans ces Corps. Mais pour la Lumiére, la Chaleur, ou la Froideur, elles n’y ſont pas plus réellement que la langueur ou la douleur dans la Manne. Otez le ſentiment que nous avons de ces qualitez, faites que les yeux ne voyent point la lumiére ou les couleurs, que les oreilles n’entendent aucun ſon, que le palais ne ſoit frappé d’aucun goût, ni le nez d’aucune odeur ; & dès-lors toutes les Couleurs, tous les Goûts, toutes les Odeurs, & tous les Sons, entant que ce ſont telles & telles idées particuliéres, s’évanouïront, & ceſſeront d’exiſter, ſans qu’il reſte après cela autre choſe que les cauſes mêmes de ces idées, c’eſt-à-dire certaine groſſeur, figure & mouvement des parties des Corps qui produiſent toutes ces idées en nous.

§. 18. Prenons un morceau de Manne d’une groſſeur ſenſible : il eſt capable de produire en nous l’idée d’une figure ronde ou quarrée ; & ſi elle eſt tranſportée d’un lieu dans un autre, l’idée du mouvement. Cette derniére idée nous repréſente le mouvement comme étant réellement dans la Manne qui ſe meut. La figure ronde ou quarrée de la Manne eſt auſſi la même, ſoit qu’on la conſidere dans l’idée qui s’en préſente à l’Eſprit, ſoit entant qu’elle exiſte dans la Manne, de ſorte que le mouvement & la figure ſont réellement dans la Manne, ſoit que nous y ſongions, ou que nous n’y ſongions pas : c’eſt dequoi tout le monde tombe d’accord. Mais outre cela, la Manne a la puiſſance de produire en nous, par le moyen de la groſſeur, figure, contexture & mouvement de ſes parties, des ſenſations de douleur, & quelquefois de violentes tranchées. Tout le monde convient encore ſans peine, que ces Idées de douleur ne ſont pas dans la Manne, mais que ce ſont des effets de la maniére dont elle opere en nous ; & que, lors que nous n’avons pas ces perceptions, elles n’exiſtent nulle part. Mais que la Douceur & la Blancheur ne ſoient pas non plus réellement dans la Manne, c’eſt ce qu’on a de la peine à ſe perſuader, quoi que ce ne ſoient que des effets de la maniére dont la Manne agit ſur nos yeux & ſur notre palais, par le mouvement, la groſſeur & la figure de ſes particules, tout de même que la douleur cauſée par la Manne, n’eſt autre choſe, de l’aveu de tout le monde, que l’effet que la Manne produit dans l’eſtomac & dans les inteſtins par la contexture, le mouvement, & la figure de ſes parties inſenſibles, car un Corps ne peut agir par aucune autre choſe, comme je l’ai déja prouvé. On a, dis-je, de la peine à ſe figurer que la Blancheur & la Douceur ne ſoient pas dans la Manne, comme ſi la Manne ne pouvoit pas agir ſur nos yeux & ſur notre palais, & produire par ce moyen, dans notre Eſprit, certaines idées diſtinctes qu’elle n’a pas elle-même, tout auſſi bien qu’elle peut agir, de notre aveu, ſur nos inteſtins & ſur notre eſtomac, & produire par-là des idées diſtinctes qu’elle n’a pas en elle-même. Puiſque toutes ces idées ſont des effets de la maniére dont la Manne opére ſur différentes parties du Corps, par la ſituation, la figure, le nombre & le mouvement de ſes parties, il ſeroit néceſſaire d’expliquer, quelle raiſon on pourroit avoir de penſer que les idées, produites par les yeux & par le palais, exiſtent réellement dans la Manne, plûtôt que celles qui ſont cauſées par l’eſtomac & les inteſtins, ou bien ſur quel fondement on pourroit croire, que la douleur & la langueur, qui ſont des idées cauſées par la Manne, n’exiſtent nulle part, lors qu’on ne les ſent pas, & que pourtant la douceur & la blancheur qui ſont des effets de la même Manne, agiſſant ſur d’autres parties du Corps par des voyes également inconnuës, exiſtent actuellement dans la Manne, lorſqu’on n’en a aucune perception ni par le goût ni par la vûë.

§. 19. Conſiderons la couleur rouge & blanche dans le Porphyre : Faites que la lumiére ne donne pas deſſus, ſa couleur s’évanouït, & le Porphyre ne produit plus de telles idées en nous. La lumiére revient-elle, le Porphyre excite encore en nous l’idée de ces couleurs. Peut-on ſe figurer qu’il ſoit arrivé aucune alteration réelle dans le Porphyre par la préſence ou l’abſence de la lumiére ; & que ces idées de blanc & de rouge ſoient réellement dans le Porphyre, lors qu’il eſt expoſé à la lumiére, puiſqu’il eſt évident qu’il n’a aucune couleur dans les ténèbres ? A la vérité, il y a, de jour & de nuit, telle configuration de partie qu’il faut, pour que les rayons de lumiére reflechis de quelques parties de ce Corps dur, produiſent en nous l’idée du rouge ; & qu’étant reflechis de quelques autres parties, ils nous donnent l’idée du blanc : cependant il n’y a en aucun temps, ni blancheur ni rougeur dans le Porphyre, mais ſeulement un arrangement de parties propre à produire ces ſenſations dans notre Ame.

§. 20. Autre experience qui confirme viſiblement que les ſecondes qualitez ne ſont point dans les Objets mêmes qui en produiſent les idées en nous. Prenez une amande, & la pilez dans un mortier : ſa couleur nette & blanche ſera auſſi-tôt changée en une couleur plus chargée & plus obſcure, & le goût de douceur qu’elle avoit, ſera changé en un goût fade & huileux. Or en froiſſant un Corps avec le pilon, quel autre changement réel peut-on y produire que celui de la contexture de ſes parties ?

§. 21. Les Idées étant ainſi diſtinguées, entant que ce ſont des Senſations excitées dans l’Eſprit, & des effets de la configuration & du mouvement des parties inſenſibles du Corps, il eſt aiſé d’expliquer comment la même Eau pût être en même temps froide & chaude, ſi ces deux Idées étoient réellement dans l’Eau. Car ſi nous imaginons que la chaleur telle qu’elle eſt dans nos mains, n’eſt autre choſe qu’une certaine eſpèce de mouvement produit, en un certain dégré, dans les petits filets des Nerfs ou dans les Eſprits Animaux, nous pouvons comprendre comment il ſe peut faire que la même Eau produit dans le même temps le ſentiment du chaud dans une main, & celui du froid dans une autre. Ce que la Figure ne fait jamais : car la même Figure qui appliquée à une main, a produit l’idée d’un Globe, ne produit jamais l’idée d’un Quarré étant appliquée à l’autre main. Mais ſi la Senſation du chaud & du froid n’eſt autre choſe que l’augmentation ou la diminution du mouvement des petites parties de notre Corps, cauſée par les corpuſcules de quelque autre corps, il eſt aiſé de comprendre, Que ſi ce mouvement eſt plus grand dans une main que dans l’autre, & qu’on applique ſur les deux mains un Corps dont les petites parties ſoient dans un plus grand mouvement que celles d’une main, & moins agitées que les petites parties de l’autre main, ce Corps augmentant le mouvement d’une main & diminuant celui de l’autre, cauſera par ce moyen les différentes ſenſations de chaleur & de froideur qui dépendent de ce différent dégré de mouvement.

§. 22. Je viens de m’engager peut-être un peu plus que je n’avois réſolu, dans des recherches Phyſiques. Mais comme cela eſt néceſſaire pour donner quelque idée de la nature des Sensations, & pour faire concevoir diſtinctement la différence qu’il y a entre les Qualitez qui ſont dans les Corps, & entre les Idées que les Corps excitent dans l’Eſprit, ſans quoi il ſeroit impoſſible d’en diſcourir d’une maniére intelligible, j’eſpére qu’on me pardonnera cette petite digreſſion : car il eſt d’une abſoluë néceſſité pour notre deſſein de diſtinguer les Qualitez réelles & originales des Corps, qui ſont toûjours dans les Corps & n’en peuvent être ſeparées, ſavoir la ſolidité, l’étenduë, la figure, le nombre, & le mouvement, ou le repos, qualitez que nous appercevons toûjours dans les Corps lorſque pris à part ils ſont aſſez gros pour pouvoir être diſcernez : il eſt, dis-je, abſolument néceſſaire de diſtinguer ces ſortes de qualitez d’avec celles que je nomme ſeconde Qualitez, qu’on regarde fauſſement comme inhérentes aux Corps, & qui ne ſont que des effets de différentes combinaiſons de ces prémieres Qualitez, lors qu’elles agiſſent ſans qu’on les diſcerne diſtinctement. Et par là nous pouvons parvenir à connoître quelles Idées ſont, & quelles Idées ne ſont pas des reſſemblances de quelque choſe qui exiſte réellement dans les Corps auxquels nous donnons des noms tirez de ces Idées.

§. 23.On diſtingue trois ſortes de Qualitez dans les Corps. Il s’enſuit de tout ce que nous venons de dire, qu’à bien examiner les Qualitez des Corps on peut les diſtinguer en trois eſpèces.

Premiérement, il y a la groſſeur, la figure, le nombre, la ſituation, & le mouvement ou le repos de leurs parties ſolides. Ces Qualitez ſont dans les Corps, ſoit que nous les y appercevions ou non ; & lors qu’elles ſont telles que nous pouvons les découvrir, nous avons par leur moyen une idée de la choſe telle qu’elle eſt en elle-même, comme on le voit dans les choſes artificielles. Ce ſont ces Qualitez que je nomme Qualitez originales, ou prémiéres.

En ſecond lieu, il y a dans chaque Corps la puiſſance d’agir d’une maniére particuliére ſur quelqu’un de nos Sens par le moyen de ſes prémiéres Qualitez imperceptibles, & par-là de produire en nous les différentes idées des Couleurs, des Sons, des Odeurs, des Saveurs, &c. C’eſt ce qu’on appelle communément les Qualitez ſenſibles.

On peut remarquer, en troiſiéme lieu, dans chaque Corps la puiſſance de produire en vertu de la conſtitution particuliére de ſes prémiéres Qualitez, de tels changemens dans la groſſeur, la figure, la contexture & le mouvement d’un autre Corps, qu’il le faſſe agir ſur nos Sens d’une autre maniére qu’il ne faiſoit auparavant. Ainſi, le Soleil a la puiſſance de blanchir la Cire ; & le Feu celle de rendre le plomb fluide.

Je croi que les prémiéres de ces Qualitez peuvent être proprement appellées Qualitez réelles, originales & prémiéres, comme il a été déja remarqué, parce qu’elles exiſtent dans les choſes mêmes, ſoit qu’on les apperçoive ou non ; & c’eſt de leurs différentes modifications que dépendent les ſecondes Qualitez.

Pour les deux autres, ce n’eſt qu’une puiſſance d’agir en différentes maniéres ſur d’autres choſes : puiſſance qui reſulte des combinaiſons différentes des prémiéres Qualitez.

§. 24.Les premieres Qualitez ſont dans les Corps : les ſecondes ſont jugées y être & n’y ſont point : les troiſiémes n’y ſont pas, & ne ſont pas jugées y être. Mais quoi que ces deux derniéres ſortes de Qualitez, ſoient de pures puiſſances, qui ſe rapportent à d’autres Corps & qui reſultent des différentes modifications des prémiéres Qualitez, cependant on en juge généralement d’une maniére toute différente. Car à l’égard des Qualitez de la ſeconde eſpèce, qui ne ſont autre choſe que la puiſſance de produire en nous différentes idées par le moyen des Sens, on les regarde comme des Qualitez qui exiſtent réellement dans les choſes qui nous cauſent tels & tels ſentimens. Mais pour celles de la troiſiéme eſpèce, on les appelle de ſimples Puiſſances ; & on ne les regarde pas autrement. Ainſi, les Idées de chaleur ou de lumiére que nous recevons du Soleil par les yeux, ou par l’attouchement, ſont regardées communément comme des qualitez réelles qui exiſtent dans le Soleil, & qui y ſont autrement que comme de ſimples puiſſances. Mais lors que nous conſiderons le Soleil par rapport à la Cire qu’il amollit ou blanchit, nous jugeons que la blancheur & la molleſſe ſont produites dans la Cire non comme des Qualitez qui exiſtent actuellement dans le Soleil, mais comme des effets de puiſſance qu’il a d’amollir & de blanchir. Cependant à bien conſiderer la choſe, ces qualitez de lumiére & de chaleur qui ſont des perceptions en moi lors que je ſuis échauffé ou éclairé par le Soleil, ne ſont point dans le Soleil d’une autre maniére que les changemens produits dans la Cire lorſqu’elle eſt blanchie ou fonduë, ſont dans cet Aſtre. Dans le Soleil, les unes & les autres ſont également des Puiſſances qui dépendent de ſes prémiéres Qualitez, par leſquelles il eſt capable, dans le prémier cas, d’alterer en telle ſorte la groſſeur, la figure, la contexture ou le mouvement de quelques-unes des parties inſenſibles de mes yeux ou de mes mains, qu’il produit en moi, par ce moyen, des idées de lumiére ou de chaleur ; & dans le ſecond cas, de changer de telle maniére la groſſeur, la figure, la contexture & le mouvement de parties inſenſibles de la Cire, qu’elles deviennent propres à exciter en moi les idées diſtinctes du Blanc & du Fluide.

§. 25. La raiſon pourquoi les unes ſont regardées communément comme Qualitez réelles, & les autres comme de ſimples puiſſances, c’eſt apparemment parce que les idées que nous avons des Couleurs, des Sons, &c. ne contenant rien en elles-mêmes qui tienne de la groſſeur, figure, & mouvement des parties de quelque Corps, nous ne ſommes point portez à croire que ce ſoient des effets de ces prémieres Qualitez, qui ne paroiſſent point à nos Sens comme ayant part à leur production, & avec qui ces Idées n’ont effectivement aucun rapport apparent, ni aucune liaiſon concevable. De là vient que nous avons tant de penchant à nous figurer que ce ſont des reſſemblances de quelque choſe qui exiſte réellement dans les Objets mêmes : parce que nous ne ſaurions découvrir par les Sens, que la groſſeur, la figure ou le mouvement des parties contribuent à leur production ; & que d’ailleurs la Raiſon ne peut faire voir comment le Corps peuvent produire dans l’Eſprit les idées du Bleu, ou du Jaune, &c. par le moyen de la groſſeur, figure, & mouvement de leurs parties. Au contraire, dans l’autre cas, je veux dire dans les opérations d’un Corps ſur un autre Corps, dont ils altèrent les Qualitez, nous voyons clairement que la Qualité qui eſt produite par ce changement, n’a ordinairement aucune reſſemblance avec quoi que ce ſoit qui exiſte dans le Corps qui vient de produire cette nouvelle qualité. C’eſt pourquoi nous le regardons comme un pur effet de la puiſſance qu’un Corps a ſur un autre Corps. Car bien qu’en recevant du Soleil l’idée de la chaleur, ou de la lumiére, nous ſoyons portez à croire que c’eſt une perception & une reſſemblance d’une pareille qualité qui exiſte dans le Soleil, cependant lorſque nous voyons que la Cire ou un beau viſage reçoivent du Soleil un changement de couleur, nous ne ſaurions nous figurer, que ce ſoit une émanation, ou reſſemblance d’une pareille choſe qui ſoit actuellement dans le Soleil, parce que nous ne trouvons point ces différentes couleurs dans le Soleil même. Comme nos Sens ſont capables de remarquer la reſſemblance ou la diſſemblance des qualitez ſenſibles qui ſont dans deux différens Objets extérieurs, nous ne faiſons pas difficulté de conclurre, que la production de quelque qualité ſenſible dans un ſujet, n’eſt que l’effet d’une certaine puiſſance, & non la communication d’une qualité qui exiſte réellement dans celui qui la produit. Mais lors que nos Sens ne ſont pas capables de découvrir aucune diſſemblance entre l’idée qui eſt produite en nous, & la qualité de l’Objet qui la produit, nous ſommes portez à croire que nos Idées ſont des reſſemblances de quelque choſe qui exiſte dans les Objets, & non les effets d’une certaine puiſſance, qui conſiſte dans la modification de leurs prémiéres qualitez, avec qui les Idées, produites en nous, n’ont aucune reſſemblance.

§. 26.Diſtinction qu’on peut mettre entre les ſecondes Qualitez. Enfin, excepté ces prémiéres Qualitez qui ſont réellement dans les Corps, je veux dire la groſſeur, la figure, l’étenduë, le nombre & le mouvement de leurs parties ſolides, tout le reſte par où nous connoiſſons les Corps & les diſtinguons les uns des autres, n’eſt autre choſe qu’un différent pouvoir qui eſt en eux, & qui dépend de ces prémiéres qualitez, par le moyen desquelles ils ſont capables de produire en nous pluſieurs différentes Idées, en agiſſant immédiatement ſur nos Corps, ou d’agir ſur d’autres Corps en changeant leurs prémiéres qualitez, & par-là de les rendre capable de faire naître en nous des idées différentes de celles que ces Corps y excitoient auparavant. On peut appeler les prémiéres de ces deux puiſſances, des ſecondes Qualitez qu’on apperçoit immédiatement, & les derniéres, des ſecondes Qualitez qu’on apperçoit médiatement.



CHAPITRE IX.

De la Perception.


§. 1.La Perception eſt la prémiére Idée ſimple produite par la Réflexion.
LA Perception eſt la prémiére Faculté de l’Ame qui eſt occupée de nos Idées. C’eſt auſſi la prémiére & la plus ſimple idée que nous recevions par le moyen de la Réflexion. Quelques-uns la déſignent par le nom général de Penſée. Mais comme ce dernier mot ſignifie ſouvent l’opération de l’Eſprit ſur ſes propres Idées lors qu’il agit, & qu’il conſidere une choſe avec un certain dégré d’attention volontaire, il vaut mieux employer ici le terme de Perception, qui fait mieux comprendre la nature de cette Faculté. Car dans ce qu’on nomme ſimplement Perception, l’Eſprit eſt, pour l’ordinaire, purement paſſif, ne pouvant éviter d’appercevoir ce qu’il apperçoit actuellement.

§. 2.Il n’y a de la perception que lors que l’impreſſion agit ſur l’Eſprit. Chacun peut mieux connoître ce que c’eſt que perception, en réflechiſſant ſur ce qu’il fait lui-même, lorſqu’il voit, qu’il entend, qu’il ſent, &c. ou qu’il penſe, que par tout ce que je lui pourrois dire ſur ce ſujet. Quiconque reflechit ſur ce qui ſe paſſe dans ſon Eſprit ne peut éviter d’en être Inſtruit ; & s’il n’y fait aucune réflexion, tous les diſcours du monde ne ſauroient lui en donner aucune idée.

§. 3. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que quelques alterations, quelques impreſſions qui ſe faſſent dans notre Corps ou ſur ſes parties extérieures, il n’y a point de perception, ſi l’Eſprit n’eſt pas actuellement frappé de ces alterations, ſi ces impreſſions ne parviennent point juſque dans l’intérieur de notre Ame. Le feu, par exemple, peut brûler notre Corps, ſans produire d’autre effet ſur nous, que ſur une piéce de bois qu’il conſume, à moins que le mouvement cauſé dans notre Corps par le Feu, ne ſoit continue juſqu’au Cerveau ; & qu’il ne s’excite dans notre Eſprit un ſentiment de chaleur ou une idée de douleur, en quoi conſiſte l’actuelle perception.

§. 4. Chacun a pû obſerver ſouvent en ſoi-même, que lorſque ſon Eſprit eſt fortement appliqué à contempler certains Objets, & à reflechir ſur les idées qu’ils excitent en lui, il ne s’apperçoit en aucune maniére de l’impreſſion que certains Corps font ſur l’organe de l’Ouïe, quoi qu’ils y cauſent les mêmes changemens qui ſe font ordinairement pour la production de l’idée du Son. L’impreſſion qui ſe fait alors ſur l’organe peut être aſſez forte, mais l’Ame n’en prenant aucune connoiſſance, il n’en provient aucune perception ; & quoi que le mouvement qui produit ordinairement l’Idée du Son, vienne à frapper actuellement l’oreille, on n’entend pourtant aucun ſon. Dans ce cas, le manque de ſentiment ne vient ni d’aucun défaut dans l’organe, ni de ce que l’oreille de l’homme eſt moins frappée que dans d’autres temps où il entend, mais de ce que le mouvement qui a accoûtumé de produire cette Idée, quoi qu’introduit par le même organe, n’étant point obſervé par l’Entendement, & n’excitant par conſéquent aucune Idée dans L’Ame, il n’en provient aucune ſenſation. De ſorte que par tout où il y a ſentiment, ou perception, il y a quelque idée actuellement produite, & préſente à l’Entendement.

§. 5.De ce que les Enfans ont des Idées dans le ſein de leur Mère, il ne s’enſuit pas qu’ils ayent des idées innées. C’eſt pourquoi, je ne doute point que les Enfans, avant que de naître, ne reçoivent par l’impreſſion que certains Objets peuvent faire ſur leurs Sens dans le ſein de leur Mére, quelque petit nombre d’idées, comme des effets inévitables des Corps qui les environnent, ou bien des beſoins où ils ſe trouvent, & des incommoditez qu’ils ſouffrent. Je compte parmi ces Idées, (s’il eſt permis de conjecturer dans des choſes qui ne ſont guere capables d’examen) celles de la faim & de la chaleur, qui ſelon toutes les apparences ſont des prémiéres que les Enfans ayent, & qu’à peine peuvent-ils jamais perdre.

§. 6. Mais quoi qu’on ait raiſon de croire, que les Enfans reçoivent certaines Idées avant que de venir au Monde, ces Idées ſimples ſont pourtant fort éloignées d’être du nombre de ces Principes innez, dont certaines gens ſe déclarent les défenſeurs, quoi que ſans fondement, ainſi que nous l’avons déja montré. Car les Idées dont je parle en cet endroit, étant produites par voye de ſenſation, ne viennent que de quelque impreſſion faite ſur le Corps des Enfans lors qu’ils ſont encore dans le ſein de leur Mére ; & par conſéquent elles dépendent de quelque choſe d’extérieur à l’Ame : de ſorte que dans leur origine elles ne diffèrent en rien des autres Idées qui nous viennent par les Sens, ſi ce n’eſt par rapport à l’ordre du temps. C’eſt ce qu’on ne peut pas dire des Principes innez qu’on ſuppoſe d’une nature tout-à-fait différente, puisqu’ils ne viennent point dans l’Ame à l’occaſion d’aucun changement ou d’aucune opération qui ſe faſſe dans le Corps, mais que ce ſont comme autant de caractéres gravez originairement dans l’Ame dès le prémier moment qu’elle commence d’exiſter.

§. 7.On ne peut ſavoir évidemment quelles ſont les prémiéres Idées qui entrent dans l’Eſprit. Comme il y a des idées que nous pouvons raiſonnablement ſuppoſer être introduites dans l’Eſprit des Enfans lorſqu’ils ſont encore dans le ſein de leur Mére, je veux dire celles qui peuvent ſervir à la conſervation de leur vie, & à leurs différens beſoins, dans l’état où ils ſe trouvent alors : De même les Idées des Qualitez ſenſibles, qui ſe préſentent les prémiéres à eux dès qu’ils ſont nez, ſont celles qui s’impriment le plûtôt dans leur Eſprit : deſquelles la Lumiére n’eſt pas une des moins conſidérables, ni des moins puiſſantes. Et l’on peut conjecturer en quelque ſorte avec quelle ardeur l’Ame deſire d’acquerir toutes les idées dont les impreſſions ne lui cauſent aucune douleur, par ce qu’on remarque dans les Enfans nouvellement nez, qui de quelque maniére qu’on les place, tournent toûjours les yeux du côté de la Lumiére. Mais parce que les prémiéres idées qui deviennent familiéres aux Enfans, ſont différentes ſelon les diverſes circonſtances où ils ſe trouvent & la maniére dont on les conduit dès leur entrée dans ce Monde, l’ordre dans lequel pluſieurs Idées commencent à s’introduire dans leur Eſprit, eſt fort différent, & fort incertain. C’eſt d’ailleurs une choſe qu’il n’importe pas beaucoup de ſavoir.

§. 8.Les Idées qui viennent par Senſation ſont ſouvent alterées par le Jugement. Une autre obſervation qu’il eſt à propos de faire au ſujet de la Perception, c’est que les Idées qui viennent par voye de Senſation, ſont ſouvent alterées par le Jugement dans l’Eſprit des perſonnes faites, ſans qu’elles s’en apperçoivent. Ainſi, lorſque nous plaçons devant nos yeux un Corps rond d’une couleur uniforme, d’or par exemple, d’albâtre ou de jaïet, il est certain que l’Idée qui s’imprime dans notre Eſprit à la vûë de ce Globe, repréſente un cercle plat, diverſement ombragé, avec différens dégrez de lumiére dont nos yeux ſe trouvent frappez. Mais comme nous ſommes accoûtumez par l’uſage à diſtinguer quelle ſorte d’image les Corps convexes produiſent ordinairement en nous, & quels changemens arrivent dans la réflexion de la lumiére ſelon la différence des figures ſenſibles des Corps, nous mettons auſſi-tôt, à la place de ce qui paroît, la cauſe même de l’image que nous voyons ; & cela, en vertu d’un jugement que la coûtume nous a rendu habituel : de ſorte que joignant à la viſion un jugement que nous confondons avec elle, nous nous formons l’idée d’une figure convexe & d’une couleur uniforme, quoi que dans le fond nos yeux ne nous repréſentent qu’un plain ombragé & coloré diverſement, comme il paroît dans la peinture. A cette occaſion, j’infererai ici un Problème du ſavant Mr. Molineux qui employe ſi utilement ſon beau genie à l’avancement des Sciences. Le voici tel qu’il me l’a communiqué lui-même dans une Lettre qu’il m’a fait l’honneur de m’écrire depuis quelque temps : Suppoſez un aveugle de naiſſance, qui ſoit préſentement homme fait, auquel on ait appris à diſtinguer par l’attouchement un Cube & un Globe, du même metal, & à peu près de la même groſſeur, en ſorte que lors qu’il touche l’un & l’autre, il puiſſe dire quel eſt le Cube, & quel eſt le Globe. Suppoſez que le Cube & le Globe étant poſez ſur une Table, cet Aveugle vienne à jouïr de la vûë. On demande ſi en les voyant ſans les toucher, il pourroit les diſcerner, & dire quel eſt le Globe & quel eſt le Cube. Le pénétrant & judicieux Auteur de cette Queſtion, répond en même temps ; que non : car, ajoûte-t-il, bien que cet Aveugle aît appris par expérience de quelle maniére le Globe & le Cube affectent ſon attouchement, il ne ſait pourtant pas encore, que ce qui affecte ſon attouchement de telle ou de telle maniére, doive frapper ſes yeux de telle ou de telle maniére, ni que l’Angle avancé d’un Cube qui preſſe la main d’une maniére inégale, doivent paroître à ſes yeux tel qu’il paroit dans le Cube. Je ſuis tout-à-fait du ſentiment de cet habile homme, que j’ai pris la liberté d’appeller mon ami, quoi que je n’aye pas eu encore le bonheur de le voir. Je croi, dis-je, que cet Aveugle ne ſeroit point capable, à la prémiére vûë, de dire avec certitude, que ſeroit le Globe & que ſeroit le Cube, s’il ſe contentoit de les regarder, quoi qu’en les touchant, il pût les nommer & les diſtinguer ſûrement par la différence de leurs figures qu’il appercevroit par l’attouchement. J’ai voulu propoſer ceci à mon Lecteur, pour lui fournir une occaſion d’examiner combien il eſt redevable à l’expérience, de quantité d’idées acquiſes, dans le temps qu’il ne croit pas en faire aucun uſage, ni en tirer aucun ſecours, d’autant plus que Mr. Molineux ajoûte dans la Lettre où il me communique ce Problème, Qu’ayant propoſé, à l’occaſion de mon Livre, cette Queſtion à diverſes personnes d’un eſprit fort pénétrant, à peine en a-t-il trouvé une qui d’abord lui ait répondu ſur cela comme il croit qu’il faut répondre, quoi qu’ils ayent été convaincus de leur mépriſe après avoir ouï ſes raiſons.

§. 9. Du reſte, je ne croi pas qu’excepté les Idées qui nous viennent par la Vûë, la même choſe arrive ordinairement à l’égard d’aucune autre de nos Idées, je veux dire, que le Jugement change l’idée de la Senſation ; & nous la représente autre qu’elle eſt en elle-même. Mais cela eſt ordinaire dans les Idées qui nous viennent par les yeux, parce que la Vûë, qui eſt le plus étendu de tous nos Sens, venant à introduire dans notre Eſprit, avec les idées de la Lumière & des Couleurs qui appartiennent uniquement à ce Sens, d’autres idées bien différentes, je veux dire celle de l’Eſpace, de la figure & du mouvement, dont la variété change les apparences de la Lumiére & des Couleurs, qui ſont les propres objets de la Vûë, il arrive que par l’uſage nous nous faiſons une habitude de juger de l’un par l’autre. Et en pluſieurs rencontres, cela ſe fait par une habitude bien formée, dans des choſes dont nous avons de fréquentes expériences, d’une maniére ſi conſtante & ſi prompte, que nous prenons pour une perception des Sens ce qui n’eſt qu’une idée formée par le Jugement, en ſorte que l’une, c’eſt-à-dire la perception qui vient des Sens, ne ſert qu’à exciter l’autre, & eſt à peine obſervée elle-même. Ainſi, un homme qui lit, écoute avec attention, & comprend ce qu’il voit dans un Livre, ou ce qu’un autre lui dit, ſonge peu aux caractéres ou aux ſons, & donne toute ſon attention aux Idées que ces ſons ou ces caractéres excitent en lui.

§. 10. Nous ne devons pas être ſurpris, que nous faſſions ſi peu de réflexion à des choſes qui nous frappent d’une maniere ſi intime, ſi nous conſiderons combien les actions de l’Ame ſont ſubites. Car on peut dire, que comme on croit qu’elle n’occupe aucun eſpace, & qu’elle n’a point d’étenduë, il ſemble auſſi que ſes actions n’ont beſoin d’aucun intervalle de temps pour être produites, & qu’un inſtant en renferme pluſieurs. Je dis ceci par rapport aux actions du Corps. Quiconque voudra prendre la peine de réflechir ſur ſes propres penſées pourra s’en convaincre aiſément lui-même. Comment, par exemple, notre Eſprit voit-il dans un inſtant, & pour ainſi dire, dans un clin d’œuil, toutes les parties d’une démonſtration qui peut fort bien paſſer pour longue ſi nous conſiderons le temps qu’il faut employer pour l’exprimer par des paroles, & pour la faire comprendre pié-à-pié à une autre perſonne ? En ſecond lieu, nous ne ſerons pas ſi fort ſurpris que cela ſe paſſe en nous ſans que nous en ayions preſque aucune connoiſſance, ſi nous conſiderons combien la facilité que nous acquerons par habitude de faire certaines choſes, nous les fait faire fort ſouvent, ſans que nous nous en appercevions nous-mêmes. Les habitudes, ſur tout celles qui commencent de bonne heure, nous portent enfin à des actions que nous faiſons ſouvent ſans y prendre garde. Combien de fois dans un jour nous arrive-t-il de fermer les paupiéres, ſans nous appercevoir que nous ſommes tout-à-fait dans les ténèbres ? Ceux qui ſe ſont fait une habitude de ſe ſervir de certains mots hors d’œuvre[26], ſi j’oſe ainſi dire, prononcent à tout propos des ſons qu’ils n’entendent ni ne remarquent point eux-mêmes, quoi que d’autres y prennent fort bien garde, juſqu’à en être fatiguez. Il ne faut donc pas s’étonner, que notre Eſprit prenne ſouvent l’idée d’un Jugement qu’il forme lui-même, pour l’idée d’une ſenſation dont il eſt actuellement frappé, & que, ſans s’en appercevoir, il ne ſe ſerve de celle-ci que pour exciter l’autre.

§. II.C’eſt la Perception qui diſtingue les Animaux d’avec les Etres inférieurs. Au reſte, cette Faculté d’appercevoir eſt, ce me ſemble, ce qui diſtingue les Animaux d’avec les Etres d’une eſpèce inférieure. Car que certains Vegetaux ayent quelques dégrez de mouvement, & que par la différente maniére dont d’autres Corps ſont appliquez ſur eux, ils changent promptement de figure & de mouvement, de ſorte que le nom de Plantes ſenſitives leur aît été donné en conſéquence d’un mouvement qui a quelque reſſemblance avec celui qui dans les Animaux eſt une ſuite de la ſenſation, cependant tout cela n’eſt, à mon avis, qu’un pur méchaniſme, & ne ſe fait pas autrement que ce qui arrive à la barbe qui croît au bout de l’avoine ſauvage que[27] l’humidité de l’Air fait tourner ſur elle-même, ou que le raccourciſſement d’une corde qui ſe gonfle par le moyen de l’eau dont on la mouille. Ce qui ſe fait, ſans que le ſujet ſoit frappé d’aucune ſenſation, & ſans qu’il ait, ou reçoive aucune Idée.

§. 12. Dans toute ſorte d’Animaux il y a, à mon avis, de la Perception dans un certain dégré, quoi que dans quelques-uns les avenuës que la Nature a formées pour la reception des Senſations, ſoient, peut-être, en ſi petit nombre, & la perception qui en provient ſi foible & ſi groſſiére, qu’elle différe beaucoup de cette vivacité & de cette diverſité de ſenſations qui ſe trouve dans d’autres Animaux. Mais telle qu’elle eſt, elle eſt ſagement proportionnée à l’état de cette eſpèce d’Animaux qui ſont ainſi faits, de ſorte qu’elle ſuffit à tous leurs beſoins : en quoi la ſageſſe & la bonté de l’Auteur de la Nature, éclattent viſiblement dans toutes les parties de cette prodigieuſe Machine, & dans tous les différens ordres de créatures qui s’y rencontrent.

§. 13. De la maniére dont eſt faite une Huître ou une Moule, nous en pouvons raiſonnablement inferer, à mon avis, que ces Animaux n’ont pas les Sens ſi vifs ; ni en ſi grand nombre que l’Homme ou que pluſieurs autres Animaux. Et s’ils avoient préciſément les mêmes Sens, je ne vois pas qu’ils en fuſſent mieux, demeurans dans le même état où ils ſont, & dans cette incapacité de ſe tranſporter d’un lieu dans un autre. Quel bien ſeroient la vûë & l’ouïe à une créature qui ne peut ſe mouvoir vers les Objets qui peuvent lui être agréables, ni s’éloigner de ceux qui lui peuvent nuire ? A quoi ſerviroient des Senſations vives qu’à incommoder un animal comme celui-là, qui eſt contraint de reſter toûjours dans le lieu où le hazard l’a placé, & où il eſt arroſé d’eau froide ou chaude, nette ou ſale, ſelon qu’elle vient à lui ?

§. 14. Cependant, je ne ſaurois m’empêcher de croire que dans ces ſortes d’animaux il n’y ait quelque foible perception qui les diſtingue des Etres parfaitement inſenſibles. Et que cela puiſſe être ainſi, nous en avons des exemples viſibles dans les hommes mêmes. Prenez un de ces vieillards décrepits à qui l’âge a fait perdre le ſouvenir de tout ce qu’il a jamais ſu : il ne lui reſte plus dans l’Eſprit aucune des idées qu’il avoit auparavant, l’âge lui a fermé preſque tous les paſſages de nouvelles Senſations, en le privant entiérement de la Vûë, de l’Ouïe & de l’Odorat, & en lui ôtant preſque tout ſentiment du Goût ; ou ſi quelques-uns de ces paſſages ſont à demi-ouverts, les impreſſions qui s’y font, ne ſont preſque point apperçuës, ou s’évanouïſſent en peu de temps. Cela poſé, je laiſſe à penſer, (malgré tout ce qu’on publie des Principes innez) en quoi un tel homme eſt au deſſus de la condition d’une Huître, par ſes connoiſſances & par l’exercice de ſes facultez intellectuelles. Que ſi un homme avoit paſſé ſoixante ans dans cet état, (ce qu’il pourroit auſſi bien faire que d’y paſſer trois jours) je ne ſaurois dire quelle différence il y auroit eu, à l’égard d’aucune perfection intellectuelle, entre lui & les Animaux du dernier ordre.

§. 15.C’eſt par la Perception que l’Eſprit commence à acquerir des connoiſſances. Puis donc que la Perception eſt le premier dégré vers la connoiſſance & qu’elle ſert d’introduction à tout ce qui en fait le ſujet, ſi un homme, ou quelque autre Créature que ce ſoit, n’a pas tous les Sens dont un autre eſt enrichi, ſi les impreſſions que les Sens ont accoûtumé de produire ſont en plus petit nombre & plus foibles, & que les facultez que ces impreſſions mettent en œuvre, ſoient moins vives, plus cet homme, & quelque autre Etre que ce ſoit, ſont inférieurs par-là à d’autres hommes, plus ils ſont éloignez d’avoir les connoiſſances qui ſe trouvent dans ceux qui les ſurpaſſent à l’égard de tous ces points. Mais comme il y a en tout cela une grande diverſité de dégrez, (ainſi qu’on peut le remarquer parmi les hommes) on ne ſauroit le démêler certainement dans les diverſes eſpéces d’Animaux, & moins encore dans chaque individu. Il me ſuffit d’avoir remarqué ici, que la Perception eſt la prémiére Opération de toutes nos Facultez intellectuelles, & qu’elle donne entrée dans notre Eſprit à toutes les connoiſſances qu’il peut acquerir. J’ai d’ailleurs beaucoup de penchant à croire, que c’eſt la Perception, conſiderée dans le plus bas dégré, qui diſtingue les Animaux d’avec les Créatures d’un rang inférieur. Mais je ne donne cela que comme une ſimple conjecture, faite en paſſant : car quelque parti que les Savans prennent ſur cet article, peu importe à l’égard du ſujet que j’ai préſentement en main.



CHAPITRE X.

De la Retention.


§. 1.La Contemplation.
LAutre Faculté de l’Eſprit, par laquelle il avance plus vers la connoiſſance des choſes que par la ſimple Perception, c’eſt ce que je nomme Retention : Faculté par laquelle l’Eſprit conſerve les Idées ſimples qu’il a reçuës par la Senſation ou par la Reflexion. Ce qui ſe fait en deux manieres. La prémiére, en conſervant l’idée qui a été introduite dans l’Eſprit, actuellement préſente pendant quelques temps, ce que j’appelle Contemplation.

§. 2.La Mémoire. L’autre voye de retenir les Idées eſt la puiſſance de rappeller, & de ranimer, pour ainſi dire, dans l’Eſprit ces idées qui après y avoir été imprimées, avoient diſparu, & avoient été entierement éloignées de ſa vûë. C’est ce que nous faiſons, quand[28] nous concevons la chaleur ou la lumiére, le jaune, ou le doux, lorſque l’Objet qui produit ces Senſations, eſt abſent ; & c’eſt ce qu’on appelle la Mémoire qui eſt comme le reſervoir de toutes nos idées. Car l’Eſprit borné de l’Homme n’étant pas capable de conſiderer pluſieurs idées tout à la fois, il étoit néceſſaire qu’il eût un reſervoir ou il mît les Idées, dont il pourroit avoir beſoin dans un autre temps. Mais comme nos Idées ne ſont rien autre choſe que des Perceptions qui ſont actuellement dans l’Eſprit, leſquelles ceſſent d’être quelque choſe dès qu’elles ne ſont point actuellement apperçuës, dire qu’il y a des idées en reſerve dans la Mémoire, n’emporte dans le fond autre choſe ſi ce n’eſt que l’Ame a, en pluſieurs rencontres, la puiſſance de réveiller les perceptions qu’elle a déja eûës, avec un ſentiment qui dans ce temps-là la convainc qu’elle a eu, auparavant, ces ſortes de perceptions. Et c’eſt dans ce ſens qu’on peut dire que nos idées ſont dans la Mémoire, quoi qu’à proprement parler, elles ne ſoient nulle part. Tout ce qu’on peut dire là-deſſus, c’eſt que l’Ame a la puiſſance de réveiller ces idées lorſqu’elle veut, & de ſe les peindre, pour ainſi dire, de nouveau à elle-même, ce que quelques-uns font plus aiſément, & d’autres d’une maniere plus foible & plus obſcure. C’eſt par le moyen de cette Faculté qu’on peut dire que nous avons dans notre Entendement, toutes les idées que nous pouvons rappeller dans notre Eſprit, & faire redevenir l’objet de nos penſées, ſans l’intervention des Qualitez ſenſibles qui les ont prémiérement excitées dans l’Ame.

§. 3.L’Attention, la Repetition, le Plaiſir & la Douleur ſervent à fixer les idées dans l’Eſprit. L’Attention, & la Repetition ſervent beaucoup à fixer les Idées de la Mémoire. Mais les Idées qui naturellement ſont d’abord les plus profondes & les plus durables impreſſions, ce ſont celles qui ſont accompagnées de plaiſir ou de douleur. Comme la fin principale des Sens conſiſte à nous faire connoître ce qui fait du bien ou du mal à notre Corps, la Nature a ſagement établi (comme nous l’avons déja montré) que la Douleur accompagnât l’impreſſion de certaines idées : parce que tenant la place du raiſonnement dans les Enfans ; & agiſſant dans les hommes faits d’une maniére bien plus prompte que le raiſonnement, elle oblige les Jeunes & les Vieux à s’éloigner des Objets nuiſibles avec toute la promptitude qui eſt néceſſaire pour leur conſervation ; & par le moyen de la Mémoire elle leur inſpire de la précaution pour l’avenir.

§. 4.Les Idées s’effacent de la Mémoire. Mais pour ce qui eſt de la différence qu’il y a dans la durée des Idées qui ont été gravées dans la Mémoire, nous pouvons remarquer, que quelques-unes de ces idées ont été produites dans l’Entendement par un Objet qui n’a affecté les Sens qu’une ſeule fois, & que d’autres s’étant préſentées plus d’une fois à l’Eſprit, n’ont pas été fort obſervées, l’Eſprit ne ſe les imprimant pas profondément, ſoit par nonchalance, comme dans les Enfans, ſoit pour être occupé à autre choſe, comme dans les hommes faits, fortement appliquez à un ſeul objet. Et il ſe trouve quelques perſonnes en qui ces idées ont été gravés avec ſoin, & par des impreſſions ſouvent réiterées ; & qui pourtant ont la mémoire très-foible, ſoit en conſéquence du temperament de leur Corps, ou pour quelque autre défaut. Dans tous ces cas, les Idées qui s’impriment dans l’Ame, ſe diſſipent bientôt ; & ſouvent s’effacent pour toûjours de l’Entendement, ſans laiſſer aucunes traces, non plus que l’ombre que le vol d’un Oiſeau fait ſur la Terre : de ſorte qu’elles ne ſont pas plus dans l’Eſprit, que ſi elles n’y avoient jamais été.

§. 5. Ainſi, pluſieurs des Idées qui ont été produites dans l’Eſprit des Enfans, dès qu’ils ont commencé d’avoir des Senſations (quelques-unes deſquelles, comme celles qui conſiſtent en certains plaiſirs & en certaines douleurs, ont peut-être été excitées en eux avant leur naiſſance, & d’autres pendant leur Enfance) pluſieurs, dis-je, de ces Idées ſe perdent entierement, ſans qu’il en reſte le moins veſtige, ſi elles ne ſont pas renouvellées dans la ſuite de leur vie. C’eſt ce qu’on peut remarquer dans ceux qui par quelque malheur ont perdu la vûë, lorſqu’ils étoient fort jeunes : car comme ils n’ont pas fait grand’ reflexion ſur les couleurs, ces idées n’étant plus renouvellées dans leur Eſprit, s’effacent entierement, de ſorte que, quelques années après, il ne leur reſte non plus d’idée ou de ſouvenir des Couleurs qu’à des aveugles de naiſſance. Il y a, à la vérité, des gens dont la Mémoire eſt heureuſe juſqu’au prodige. Cependant il me ſemble qu’il arrive toûjours du dechet dans toutes nos Idées, dans celles-là même qui ſont gravées le plus profondément, & dans les Eſprits qui les conſervent le plus long-temps : de ſorte que ſi elles ne ſont pas renouvellées quelquefois par le moyen des Sens, ou par la reflexion de l’Eſprit ſur cette eſpèce d’Objets qui en a été la prémiére occaſion, l’empreinte s’efface, & enfin il n’en reſte plus aucune image. Ainſi les Idées de notre Jeuneſſe, auſſi bien que nos Enfans, meurent ſouvent avant nous. En cela notre Eſprit reſſemble à ces tombeaux dont la matiére ſubſiſte encore : on voit l’airain & le marbre, mois le temps a effacé les Inſcriptions, & réduit en poudre tous les caractères. Les Images tracées dans notre Eſprit, ſont peintes avec des couleurs legeres : ſi on ne les rafraichit quelquefois, elles paſſent & diſparoiſſent entierement. De ſavoir quelle part a à tout cela la conſitution de nos Corps & l’action des Eſprits animaux, & ſi le temperament du cerveau produit cette difference, en ſorte que dans les uns il conſerve comme le Marbre, les traces qu’il a reçuës, en d’autres comme une pierre de taille, & en d’autres à peu près comme une couche de ſable, c’eſt ce que je ne prétens pas examiner ici : quoi qu’il puiſſe paroître aſſez probable que la conſtitution du Corps a quelquefois de l’influence ſur la Mémoire, puiſque nous voyons ſouvent qu’une Maladie dépouille l’Ame de toutes ſes idées, & qu’une Fiévre ardente confond en peu de jours & réduit en poudre toutes ces images qui ſembloient devoir durer auſſi long-temps que ſi elles euſſent été gravées dans le Marbre.

§. 6.Des Idées conſtamment repetées peuvent à peine ſe perdre. Mais par rapport aux Idées mêmes, il eſt aiſé de remarquer, que celles qui par le fréquent retour des Objets ou des actions qui les produiſent, ſont le plus ſouvent renouvellées, comme celles qui ſont introduites dans l’Ame par plus d’un Sens, s’impriment auſſi plus fortement dans la Mémoire, & y reſtent plus long-temps, & d’une maniére plus diſtincte. C’eſt pourquoi les Idées des qualitez originales des Corps, je veux dire la ſolidité, l’étenduë, la figure, le mouvement & le repos ; celles qui affectent preſque inceſſamment nos Corps, comme le froid & le chaud ; & celles qui ſont des affections de toutes les eſpèces d’Etres, comme l’exiſtence, la durée, & le nombre, que preſque tous les Objets qui frappent nos Sens, & toutes les penſées qui occupent notre Eſprit, nous fourniſſent à tout moment ; toutes ces Idées, dis-je, & autres ſemblables, s’effacent rarement tout-à-fait de la mémoire, tandis que notre Eſprit retient[29] encore quelques idées.

§. 7. Dans cette ſeconde Perception, ou, ſi j’oſe ainſi parler, dans cette reviſion d’Idées placées dans la Mémoire, l’Eſprit eſt ſouvent autre choſe que purement paſſif, car la repréſentation de ces peintures dormantes, dépend quelquefois de la Volonté. L’Eſprit s’applique fort ſouvent à découvrir une certaine Idée qui eſt comme enſevelie dans la Mémoire, & bien ſouvent elles ſont réveillées, & tirées de leurs cachettes pour être expoſées au grand jour, par quelque violence paſſion ; car nos affections offrent à notre Mémoire des idées qui ſans cela auroient été enſevelies dans un parfait oubli. Il faut obſerver, d’ailleurs, à l’égard des Idées qui ſont dans la mémoire, & que notre Eſprit réveille par occaſion, que, ſelon ce qu’emporte ce mot de réveiller, non ſeulement elles ne ſont pas du nombre des Idées qui ſont entierement nouvelles à l’Eſprit, mais encore que l’Eſprit les conſidére comme des effets d’une impreſſion précedente, & qu’il recommence à les connoître comme des Idées qu’il avoit connuës auparavant. De ſorte que, bien que les Idées qui ont été déja imprimées dans l’Eſprit, ne ſoient pas conſtamment préſentes à l’Eſprit, elles ſont pourtant connuës, à l’aide de la Reminiſcence, comme y ayant été auparavant empreintes, c’eſt-à-dire, comme ayant été actuellement apperçuës & connuës par l’Entendement.

§. 8.Deux défauts dans la Mémoire, un entier oubli, & une grande lenteur à rappeler les idées qu’elle a en dépôt. La Mémoire eſt néceſſaire à une Créature raiſonnable, immédiatement après la Perception. Elle eſt d’une ſi grande importance, que ſi elle vient à manquer, toutes nos autres Facultez ſont, pour la plûpart, inutiles : car nos penſées, nos raiſonnemens & nos connoiſſances ne peuvent s’étendre au delà des objets préſens ſans le ſecours de la Mémoire, qui peut avoir ces deux défauts.

Le prémier eſt, de laiſſer perdre entierement les Idées, ce qui produit une parfaite ignorance. Car comme nous ne ſaurions connoître quoi que ce ſoit qu’autant que nous en avons l’idée, dès que cette idée eſt effacée, nous ſommes dans une parfaite ignorance à cet égard.

Un ſecond défaut dans la Mémoire, c’eſt d’être trop lente, & de ne pas réveiller aſſez promptement les idées qu’elle tient en dépôt, pour les fournir à l’Eſprit à point nommé lorſqu’il en a beſoin. Si cette lenteur vient à un grand degré, c’eſt ſtupidité. Et celui qui pour avoir ce défaut, ne peut rappeler les idées qui ſont actuellement dans ſa Mémoire, juſtement dans le temps qu’il en a beſoin, ſeroit preſque auſſi bien ſans ces idées, puiſqu’elles ne lui ſont pas d’un grand uſage : car un homme naturellement peſant, qui venant à chercher dans ſon Eſprit les idées qui lui ſont néceſſaires, ne les trouve pas à point nommé, n’eſt guere plus heureux qu’un homme entierement ignorant. C’eſt donc l’affaire de la Mémoire de fournir à l’Eſprit ces idées dormantes dont elle eſt la depoſitaire, dans le temps qu’il en a beſoin ; & c’eſt à les avoir toutes prêtes dans l’occaſion que conſiſte ce que nous appelons invention, imagination, & vivacité d’eſprit.

§. 9. Tels ſont les défauts que nous obſervons dans la Mémoire d’un homme comparé à un autre homme. Mais il y en a un autre que nous pouvons concevoir dans la Mémoire de l’Homme en général, comparé avec d’autres Créatures intelligentes d’une nature ſupérieure, leſquelles peuvent exceller en ce point au deſſus de l’Homme juſqu’à avoir conſtamment un ſentiment actuel de toutes leurs actions précedentes, de ſorte qu’aucune des penſées qu’ils ont eûës, ne diſparoiſſe jamais à leur vûë. Que cela ſoit poſſible, nous en pouvons être convaincus par la conſideration de la Toute-ſcience de Dieu qui connoît toutes les choſes préſentes, paſſées, & à venir, & devant qui toutes les penſées du cœur de l’homme ſont toûjours à découvert. Car qui peut douter que Dieu ne puiſſe communiquer à ces Eſprits Glorieux, qui ſont immédiatement à ſa ſuite, quelques-unes de ſes perfections, en telle proportion qu’il veut, autant que des Etres créez en ſont capables. On rapporte de Mr. Paſcal, dont le grand eſprit tenoit du prodige, que juſqu’à ce que le declin de ſa ſanté eût affoibli la mémoire, il n’avoit rien oublié de tout ce qu’il avoit fait, lû, ou penſé depuis l’âge de la raiſon. C’eſt là un privilege ſi peu connu de la plûpart des hommes, que la choſe paroît preſque incroyable à ceux qui, ſelon la coûtume, jugent de tous les autres par eux-mêmes. Cependant la conſideration d’une telle Faculté dans Mr. Paſcal peut ſervir à nous repréſenter de plus grandes perfections de cette eſpèce dans des Eſprits d’un rang ſupérieur. Car enfin cette qualité de Mr. Paſcal étoit réduite aux bornes étroites où l’Eſprit de l’Homme ſe trouve reſſerré, je veux dire à n’avoir une grande diverſité d’idées que par ſucceſſion, & non tout à la fois : au lieu que différens ordres d’Anges peuvent probablement avoir des vûës plus étenduës ; & quelques-uns d’eux être actuellement enrichis de la Faculté de retenir & d’avoir conſtamment & tout à la fois devant eux, comme dans un Tableau, toutes leurs connoiſſances précedentes. Il eſt aiſé de voir que ce ſeroit un grand avantage à un homme qui cultive ſon Eſprit, s’il avoit toûjours devant les yeux toutes les penſées qu’il a jamais euës, & tous les raiſonnemens qu’il a jamais faits. D’où nous pouvons conclurre, en forme de ſuppoſition, que c’eſt là un des moyens par où la connoiſſance des Eſprits ſéparez peut être exceſſivement ſupérieure à la nôtre.

§. 10.Les Bêtes ont de la Memoire. Il ſemble, au reſte, que cette Faculté de raſſembler & de conſerver les Idées ſe trouve en un grand dégré dans pluſieurs autres Animaux, auſſi bien que dans l’Homme. Car ſans rapporter pluſieurs autres exemples, de cela ſeul que les Oiſeaux apprennent des Airs de chanſon, & s’appliquent viſiblement à en bien marquer les notes, je ne ſaurois m’empêcher d’en conclurre que ces Oiſeaux ont de la perception, & qu’ils conſervent dans leur Mémoire des Idées qui leur ſervent de modèle : car il me paroit impoſſible qu’ils puſſent s’appliquer (comme il eſt clair qu’ils le font) à conformer leur voix à des tons qu’ils n’auroient aucune idée. Et en effet quand bien j’accorderois que le ſon peut exciter méchaniquement un certain mouvement d’Eſprits animaux dans le cerveau de ces Oiſeaux tandis qu’on leur jouë actuellement un air de chanſon ; & que le mouvement peut être continué juſqu’au muſcle des aîles, en ſorte que l’oiſeau ſoit pouſſé méchaniquement par certains bruits à prendre la fuite, parce que cela peut contribuer à ſa conſervation, on ne ſauroit pourtant ſuppoſer cela comme une raiſon pourquoi en joûant un Air à un Oiſeau, & moins encore après avoir ceſſé de le jouer, cela devroit produire méchaniquement dans les organes de la voix de cet Oiſeau un mouvement qui l’obligeât à imiter les notes d’un ſon étranger, dont l’imitation ne peut être d’aucun uſage à la conſervation de ce petit Animal. Mais qui plus eſt, on ne ſauroit ſuppoſer avec quelque apparence de raiſon, & moins encore prouver, que des Oiſeaux puiſſent ſans ſentiment ni mémoire conformer peu à peu & par dégrez les inflexions de leur voix à un Air qu’on leur joûa hier, puiſque s’ils n’en ont aucune idée dans leur Mémoire, il n’eſt préſentement nulle part ; & par conſéquent ils ne peuvent avoir aucun modèle, pour l’imiter, pour en approcher plus près par des eſſais réiterez. Car il n’y a point de raiſon pourquoi le ſon du flageolet laiſſeroit dans leur Cerveau des traces qui ne devroient point produire d’abord de pareils ſons, mais ſeulement après certains efforts que les Oiſeaux ſont obligez de faire lorsqu’ils ont ouï le flageolet : & d’ailleurs il eſt impoſſible de concevoir pourquoi les ſons qu’ils rendent eux-mêmes, ne feroient pas des traces qu’ils devroient ſuivre tout auſſi bien que celles que produit le ſon du flageolet.



CHAPITRE XI.

De la Faculté de diſtinguer les Idées, & de quelques autres Operations de l’Eſprit.


§. 1.Il n’y a point de connoiſſance ſans diſcernement.
UNe autre Faculté que nous pouvons remarquer dans notre Eſprit, c’eſt celle de diſcerner ou diſtinguer ſes différentes idées. Il ne ſuffit pas que l’Eſprit ait une perception confuſe de quelque choſe en général. S’il n’avoit pas, outre cela, une perception diſtincte de divers Objets & de leurs différentes Qualitez, il ne ſeroit capable que l’une très-petite connoiſſance, quand bien les Corps qui nous affectent, ſeroient auſſi actifs autour de nous qu’ils le ſont préſentement ; & quoi que l’Eſprit fût continuellement occupé à penſer. C’eſt de cette Faculté de diſtinguer une choſe d’avec une autre que dépend l’évidence & la certitude de pluſieurs Propoſitions, de celles-là même qui ſont les plus générales, & qu’on a regardé comme des Véritez innées, parce que les hommes ne conſiderant pas la véritable cauſe qui fait recevoir ces Propoſitions avec un conſentement univerſel, l’ont entiérement attribuée à une impreſſion naturelle & uniforme, quoi que dans le fond ce conſentement dépende proprement de cette Faculté que l’Eſprit a de diſcerner nettement les Objets, par où il apperçoit que deux Idées ſont les mêmes, ou différentes entr’elles. Mais c’eſt de quoi nous parlerons plus au long dans la ſuite.

§. 2. Je n’examinerai point ici combien l’imperfection dans la Faculté de bien diſtinguer les idées, dépend de la groſſiéreté ou du défaut des organes, ou du manque de pénétration, d’exercice & d’attention du côté de l’Entendement, ou d’une trop grande précipitation, naturelle à certains temperamens. Il ſuffit de remarquer que cette Faculté eſt une des Operations ſur laquelle l’Ame peut reflechir, & qu’elle peut obſerver en elle-même. Elle eſt, au reſte, d’une telle conſéquence par rapport à nos autres connoiſſances, que plus cette Faculté eſt groſſiére, ou mal employée à marquer la diſtinction d’une choſe d’avec une autre, plus nos Notions ſont confuſes, & plus notre Raiſon s’égare. Si la vivacité de l’Eſprit conſiſte à rappeller promptement & à point nommé les idées qui ſont dans la mémoire, c’eſt à ſe les repréſenter nettement, & à pouvoir les diſtinguer exactement l’une de l’autre, lorſqu’il y a de la différence entr’elles, quelque petite qu’elle ſoit, que conſiſte, pour la plus grand’ part, cette juſteſſe & cette netteté de Jugement, en quoi l’on voit qu’un homme excelle au deſſus d’un autre. Et par-là on pourroit, peut-être rendre raiſon de ce qu’on obſerve communément, Que les perſonnes qui ont le plus d’eſprit, & la mémoire la plus prompte, n’ont pas toûjours le jugement le plus net & le plus profond. Car au lieu que ce qu’on appelle Eſprit, conſiſte pour l’ordinaire à aſſembler des idées, & à joindre promptement & avec une agréable varieté celles en qui on peut obſerver quelque reſſemblance ou quelque rapport, pour en faire de belles peintures qui divertiſſent & frappent agréablement l’imagination : au contraire le Jugement conſiſte à diſtinguer exactement une idée d’avec une autre, ſi l’on peut y trouver la moindre différence, afin d’éviter qu’une ſimilitude ou quelque affinité ne nous donne le change en nous faiſant prendre une choſe pour l’autre. Il faut, pour cela, faire autre choſe que chercher une métaphore & une alluſion, en quoi conſiſtent, pour l’ordinaire, ces belles & agréables penſées qui frapent ſi vivement l’imagination, & qui plaiſent ſi fort à tout le monde, parce que leur beauté paroît d’abord, & qu’il n’eſt pas néceſſaire d’une grande application d’eſprit pour examiner ce qu’elles renferment de vrai, ou de raiſonnable. L’Eſprit ſatiſfait de la beauté de la peinture & de la vivacité de l’imagination, ne ſonge point à pénétrer plus en avant. Et c’eſt en effet choquer en quelque maniére ces ſortes de penſées ſpirituelles que de les examiner par les règles ſévéres de la Vérité & du bon raiſonnement ; d’où il paroît que ce qu’on nomme Eſprit conſiſte en quelque choſe qui n’eſt pas tout-à-fait d’accord avec la Vérité & la Raiſon.

§. 3.Différence entre l’Eſprit & le Jugement. Bien diſtinguer nos Idées, c’eſt ce qui contribuë le plus à faire qu’elles ſoient claires & déterminées ; & ſi elles ont une fois ces qualitez, nous ne riſquerons point de les confondre, ni de tomber dans aucune erreur à leur occaſion, quoi que nos Sens nous les repréſentent de la part du même objet diverſement en différentes rencontres, (comme il arrive quelque fois) & qu’ainſi ils ſemblent être dans l’erreur. Car quoi qu’un homme reçoive dans la fiévre un goût amer par le moyen du Sucre, qui dans un autre temps auroit excité en lui l’idée de la douceur, cependant l’idée de l’amer dans l’Eſprit de cet homme, eſt une idée auſſi diſtincte de celle du doux que s’il eût goûté du Fiel. Et de ce que le même Corps produit, par le moyen du Goût, l’idée du doux dans un temps, & celle de l’amer dans un autre temps, il n’en arrive pas plus de confuſion entre ces deux Idées, qu’entre les deux Idées de blanc & de doux, ou de blanc & de rond que le même morceau de Sucre produit en nous dans le même temps. Ainſi, les idées de couleur citrine & d’azur qui ſont excitées dans l’Eſprit par la ſeule infuſion du Bois qu’on nomme communément Lignum Nephriticum, ne ſont pas des idées moins diſtinctes, que celles de ces mêmes Couleurs, produites par deux différens Corps.

§. 4.De la Faculté que nous avons de comparer nos Idées. Une autre operation de l’Eſprit à l’égard de ſes Idées, c’eſt la comparaiſon qu’il fait d’une idée avec l’autre par rapport à l’Etenduë, aux Dégrez, au Temps, au Lieu, ou à quelque autre circonſtance ; & c’eſt de là que dépend ce grand nombre d’Idées qui ſont compriſes ſous le nom de Relation. Mais j’aurai occaſion dans la ſuite d’examiner quelle en eſt la vaſte étenduë.

§. 5.Les Bêtes ne comparent des Idées que d’une maniére imparfaite. Il n’eſt pas aiſé de déterminer juſqu’à quel point cette Faculté ſe trouve dans les Bêtes. Je croi, pour moi, qu’elles ne la poſſedent pas dans un fort grand dégré : car quoi qu’il ſoit probable qu’elles ont pluſieurs Idées aſſez diſtinctes, il me ſemble pourtant que c’eſt un privilege particulier de l’Entendement humain, lors qu’il a ſuffiſamment diſtingué des Idées juſqu’à reconnoître qu’elles ſont parfaitement différentes, & à s’aſſûrer par conſéquent que ce ſont deux Idées, c’eſt, dis-je, une de ſes prérogatives de voir & d’examiner en quelles circonſtances elles peuvent être comparées enſemble. C’eſt-pourquoi je croi que les Bêtes ne comparent[30] leurs Idées que par rapport à quelques circonſtances ſenſibles, attachées aux Objets mêmes. Mais pour ce qui eſt de l’autre puiſſance de comparer qu’on peut obſerver dans les hommes, qui roule ſur les Idées générales, & ne ſert que pour les raiſonnemens abſtraits, nous pouvons conjecturer probablement qu’elle ne ſe rencontre pas dans les Bêtes.

§. 6.Autre Faculté qui conſiſte à compoſer des Idées. Une autre opération que nous pouvons remarquer dans l’Eſprit de l’Homme par rapport à ſes Idées, c’eſt la Compoſition, par laquelle l’Eſprit joint enſemble pluſieurs Idées ſimples qu’il a reçuës par le moyen de la Senſation & de la Réflexion, pour en faire des Idées complexes. On peut rapporter à cette Faculté de compoſer des Idées, celle de les étendre ; car quoi que dans cette derniére opération la compoſition ne paroiſſe pas tant, que dans l’aſſemblage de pluſieurs Idées complexes, c’eſt pourtant joindre pluſieurs idées enſemble, mais qui ſont la même eſpèce. Ainſi, en ajoûtant pluſieurs unitez enſemble, nous nous formons l’idée d’une douzaine ; & en joignant enſemble des idées repetées de pluſieurs toiſes, nous nous formons l’idée d’un ſtade.

§. 7.Les Bêtes font peu de compoſitions d’Idées. Je ſuppoſe encore, que dans ce point les Bêtes ſont inférieures aux Hommes. Car quoi qu’elles reçoivent & retiennent enſemble pluſieurs combinaiſons d’Idées ſimples, comme lors qu’un Chien regarde ſon Maître, dont la figure, l’odeur, & la voix forment peut-être une idée complexe dans le Chien, ou ſont, pour mieux dire, pluſieurs marques diſtinctes auxquelles il le reconnoît, cependant je ne croi pas que jamais les Bêtes aſſemblent d’elles-mêmes ces idées pour en faire des Idées complexes. Et peut-être que dans les occaſions où nous penſons reconnoître que les Bêtes ont des Idées complexes, il n’y a qu’une ſeule idée qui les dirige vers la connoiſſance de pluſieurs choſes qu’elles diſtinguent beaucoup moins par la vûë, que nous ne croyons. Car j’ai appris de gens dignes de foi, qu’une Chienne nourrira de petits Renards, badinera avec eux, & aura pour eux la même paſſion que pour ſes Petits, ſi l’on peut faire en ſorte que les Renardeaux la tettent autant qu’il faut pour que le lait ſe répande par tout leur Corps. Et il ne paroît pas que les Animaux qui ont quantité de Petits à la fois, ayent aucune connoiſſance de leur nombre ; car quoi qu’ils s’intéreſſent beaucoup pour un de leurs Petits qu’on leur enleve en leur préſence, ou lors qu’ils viennent à l’entendre, cependant ſi on leur en dérobe un ou deux en leur abſence, ou ſans faire de bruit,[31] ils ne ſemblent pas s’en mettre fort en peine, ou même s’appercevoir que le nombre en aît été diminué.

§. 8.Donner des noms aux Idées. Lorſque les Enfans ont acquis, par des Senſations réitérées, des idées qui ſe ſont imprimées dans leur Mémoire, ils commencent à apprendre par dégrez l’uſage des ſignes. Et quand ils ont plié les organes de la parole à former des ſons articulez, ils commencent à ſe ſervir de mots pour faire comprendre leurs idées aux autres. Et ces ſignes nominaux, ils les apprennent quelquefois des autres hommes, & quelquefois ils en inventent eux-mêmes, comme chacun peut le voir par ces mots nouveaux & inuſitez que les Enfans donnent ſouvent aux choſes lors qu’ils commencent à parler.

§. 9.Ce que c’eſt qu’abſtraction. Or on n’employe les mots que pour être des ſignes extérieurs des idées qui ſont dans l’Eſprit, & que ces Idées ſont priſes de choſes particuliéres, ſi chaque Idée particulière, que nous recevons, devoit être marquée par un terme diſtinct, le nombre de mots ſeroit infini. Pour prévenir cet inconvenient, l’Eſprit rend générales les Idées particuliéres qu’il a reçuës par l’entremiſe des Objets particuliers, ce qu’il fait en conſiderant ces Idées comme des apparences ſéparées de toute autre choſe, & de toutes les circonſtances qui ſont qu’elles repréſentent des Etres particuliers actuellement exiſtans, comme ſont le temps, le lieu & autres Idées concomitantes. C’eſt ce qu’on appelle Abſtraction, par où des idées tirées de quelque Etre particulier devenant générales, repréſentent tous les Etres de cette eſpèce, de ſorte que les Noms généraux qu’on leur donne, peuvent être appliquez à tout ce qui dans les Etres actuellement exiſtans convient à ces idées abſtraites. Ces Idées ſimples & préciſes que l’Eſprit ſe repréſente, ſans conſiderer comment, d’où & avec quelles autres Idées elles lui ſont venuës, l’Entendement les met à part avec les noms qu’on leur donne communément, comme autant de modèles, auxquels on puiſſe rapporter les Etres réels ſous différentes eſpèces ſelon qu’ils correſpondent à ces exemplaires, en les déſignant ſuivant cela par différens noms. Ainſi, remarquant aujourd’hui, dans de la craye ou dans la neige, la même couleur que le lait excita hier dans mon Eſprit, je conſidère cette idée unique, je la regarde comme une repréſentation de toutes les autres de cette eſpèce, & lui ayant donné le nom de blancheur, j’exprime par ce ſon la même qualité, en quelque endroit que je puiſſe l’imaginer, ou la rencontrer : & c’eſt ainſi que ſe forment les idées univerſelles, & les termes qu’on employe pour les déſigner.

§. 10.Les Bêtes ne forment point d’abſtractions. Si l’on peut douter que les Bêtes compoſent & étendent leurs Idées de cette maniére, à un certain dégré, je crois être en droit de ſuppoſer que la puiſſance de former des abſtractions ne leur a pas été donnée, & que cette Faculté de former des idées générales eſt ce qui met une parfaite diſtinction entre l’Homme & les Brutes, excellente qualité qu’elles ne ſauroient acquerir en aucune maniére par le ſecours de leurs Facultez. Car il eſt évident que nous n’obſervons dans les Bêtes aucunes preuves qui nous puiſſent faire connoître qu’elles ſe ſervent de ſignes généraux pour déſigner des Idées univerſelles ; & puiſqu’elles n’ont point l’uſage des mots ni d’aucuns autres ſignes généraux, nous avons raiſon de penſer qu’elles n’ont point la Faculté[32] de faire des abſtractions, ou de former des idées générales.
§. 11. Or on ne ſauroit dire, que c’est faute d’organes propres à former des ſons articulez qu’elles ne font aucun uſage ou n’ont aucune connoiſſance des mots généraux, puiſque nous en voyons pluſieurs qui peuvent former de tels ſons, & prononcer des paroles aſſez diſtinctement, mais qui n’en font jamais une pareille application. D’autre part, les hommes qui par quelque défaut dans les organes, ſont privez de l’uſage de la parole, ne laiſſent pourtant pas d’exprimer leurs idées univerſelles par des ſignes qui leur tiennent lieu de termes généraux, Faculté que nous ne découvrons point dans les Bêtes. Nous pouvons donc ſuppoſer, à mon avis, que c’eſt en cela que les Bêtes différent de l’Homme. C’eſt-là, dis-je, la propre différence, à l’égard de laquelle ces deux ſortes de Créatures ſont entiérement diſtinctes, & qui met enfin une ſi vaſte diſtance entre elles. Car ſi les Bêtes ont quelques idées, & ne ſont pas de pures Machines, comme quelques-uns le prétendent, nous ne ſaurions nier qu’elles n’ayent de la raiſon dans un certain dégré. Et pour moi, il me paroit auſſi évident qu’il y en a quelques-unes qui Raisonnent en certaines rencontres, qu’il me paroit qu’elles ont du ſentiment : mais c’eſt ſeulement ſur des idées particuliéres qu’elles raiſonnent, ſelon que leurs Sens les leur préſentent. Les plus parfaites d’entre elles ſont renfermées dans ces étroites bornes,[33]n’ayant point, à ce que je croi, la Faculté de les étendre par aucune ſorte d’abſtraction.

§. 12.Défaut des Imbecilles. Si l’on examinoit avec ſoin les divers égaremens des Imbecilles, on découvriroit ſans doute juſqu’à quel point leur imbecillité procede de l’abſence ou de la foibleſſe de quelqu’une des Facultez dont nous venons de parler, ou de ces deux choſes enſemble. Car ceux qui n’apperçoivent qu’avec peine, qui ne retiennent qu’imparfaitement les idées qui leur viennent dans l’Eſprit, & qui ne ſauroient les rappeler ou aſſembler promptement, n’ont que très-peu de penſées. Ceux qui ne peuvent diſtinguer, comparer & abſtraire les idées, ne ſauroient être fort capables de comprendre les choſes, de faire uſage des termes, ou de juger & de raiſonner paſſablement bien. Leurs raiſonnemens qui ſont rares & très-imparfaits ne roulent que ſur des choſes préſentes, & fort familiéres à leurs Sens. Et en effet, ſi aucune des Facultez dont j’ai parlé ci-deſſus, vient à manquer ou à ſe dérégler, l’Entendement de l’Homme a conſtamment les défauts que doit produire l’abſence ou le déréglement de cette Faculté.

§. 13.Différence entre les Imbecilles & les Fous. Enfin, il me ſemble que le défaut des Imbecilles vient de manque de vivacité, d’activité & de mouvement dans les Facultez intellectuelles, par où ils ſe trouvent privez de l’uſage de la Raiſon. Les Fous, au contraire, ſemblent être dans l’extremité oppoſée. Car il ne me paroît pas que ces derniers ayent perdu la faculté de raiſonner : mais ayant joint mal à propos certaines Idées, ils les prennent pour des véritez, & ſe trompent de la même maniére que ceux qui raiſonnent juſte ſur de faux Principes. Après avoir converti leurs propres fantaiſies en réalitez par la force de leur imagination, ils en tirent des concluſions fort raiſonnables. Ainſi, vous verrez un Fou qui s’imaginant être Roi, prétend, par une juſte conſéquence, être ſervi, honoré, & obéi ſelon ſa dignité. D’autres qui ont crû être de verre, ont pris toutes les précautions néceſſaires pour empêcher leur Corps de ſe caſſer. De là vient qu’un homme fort ſage & de très-bon ſens en toute autre choſe, peut être auſſi fou ſur un certain article qu’aucun de ceux qu’on renferme dans les Petites-Maiſons, ſi par quelque violente impreſſion qui ſe ſoit faite ſubitement dans ſon Eſprit, ou par une longue application à une eſpèce particuliére de penſées, il arrive que des Idées incompatibles ſoient jointes ſi fortement enſemble dans ſon Eſprit, qu’elles y demeurent unies. Mais il y a des dégrez de folie auſſi bien que d’imbecillité, cette union déréglée d’Idées étant plus ou moins forte dans les uns que dans les autres. En un mot, il me ſemble que ce qui fait la différence des Imbecilles d’avec les Fous, c’eſt que les Fous joignent enſemble des idées mal-aſſorties, & forment ainſi des Propoſitions extravagantes, ſur leſquelles néanmoins ils raiſonnent juſte : au lieu que les Imbecilles ne forment que très-peu, ou point de Propoſitions, & ne raiſonnent preſque point.

§. 14. Ce ſont là, je croi, les prémiéres Facultez & opérations de l’Eſprit, par leſquelles l’Entendement eſt mis en action. Quoi qu’elles regardent toutes ſes Idées en général, cependant les exemples que j’en ai donné juſqu’ici, ont principalement roulé ſur des idées ſimples, avant que de propoſer ce que j’ai à dire ſur les Idées complexes, ç’a été pour les raiſons ſuivantes.

Prémiérement, à cauſe que pluſieurs de ces Facultez ayant d’abord pour objet les Idées ſimples, nous pouvons, en ſuivant l’ordre que la Nature s’eſt preſcrit, ſuivre & découvrir ces Facultez dans leur ſource, dans leurs progrès & dans leurs accroiſſemens.

En ſecond lieu, parce qu’en obſervant de quelle maniére ces Facultez opérent à l’égard des Idées ſimples, qui pour l’ordinaire ſont plus nettes, plus préciſes, & plus diſtinctes dans l’Eſprit, de la plûpart des hommes, que les Idées complexes, nous pouvons mieux examiner & apprendre comment l’Eſprit fait des abſtractions, comment il compare, diſtingue & exerce ſur ſes autres opérations à l’égard des Idées complexes, ſur quoi nous ſommes plus ſujets à nous méprendre.

En troiſième lieu, parce que ces mêmes Opérations de l’Eſprit concernant les Idées qui viennent par voye de Senſation, ſont elles-mêmes, lors que l’Eſprit en fait l’objet de réflexions, une autre eſpèce d’Idées, qui procedent de cette ſeconde ſource de nos connoiſſances que je nomme Réflexion, leſquelles il étoit à propos, à cauſe de cela, de conſiderer en cet endroit, après avoir parlé des Idées ſimples qui viennent par Senſation. Du reſte, je n’ai fait qu’indiquer en paſſant ces Facultez de compoſer des Idées, de les comparer, de faire des abſtractions, &c. parce que j’aurai occaſion d’en parler plus au long en d’autres endroits.

§. 15.Source des connoiſſances humaines. Voilà en abregé une véritable hiſtoire, ſi je ne me trompe, des prémiers commencemens des connoiſſances humaines. Par où l’on voit d’où l’Eſprit tire les prémiers objets de ſes penſées, & par quels dégrez il vient à faire cet amas d’Idées qui compoſent toutes les connoiſſances dont il eſt capable. Sur quoi j’en appelle à l’expérience & aux obſervations que chacun peut faire en ſoi-même, pour ſavoir ſi j’ai raiſon : car le meilleur moyen de trouver la Vérité, c’eſt d’examiner les choſes comme elles ſont réellement en elles-mêmes, & non pas de conclurre qu’elles ſont telles que notre propre imagination ou d’autres perſonnes nous les ont repréſentées.

§. 16. Quant à moi, je déclare ſincerement que c’eſt là la ſeule voye par où je puis découvrir que les Idées innées ou des Principes infus, je conviens qu’ils ont raiſon d’en jouïr ; & s’ils en ſont pleinement aſſurez, il eſt impoſſible aux autres hommes de leur refuſer ce privilége qu’ils ont par deſſus leurs Voiſins. Je ne ſaurois parler, à cet égard, que de ce que je trouve en moi-même, & qui s’accorde avec les notions qui ſemblent dépendre des fondemens que j’ai poſez, & s’y rapporter dans toutes leurs parties & dans tous leurs différens dégrez, ſelon la méthode que je viens d’expoſer, comme on peut s’en convaincre en examinant tous le cours de la vie des hommes dans leurs différens âges, dans leurs différens Païs, & par rapport à la différente maniére dont ils ſont élevez.

§. 17.Notre Entendement comparé à une chambre obſcure. Je ne prétens pas enſeigner, mais chercher la Vérité. C’eſt pourquoi je ne puis m’empêcher de déclarer encore une fois, que les Senſations extérieures & intérieures ſont les ſeules voyes par où je puis voir que la connoiſſance entre dans l’Entendement Humain. Ce ſont là, dis-je, autant que je puis m’en appercevoir, les ſeuls paſſages par leſquels la lumiére entre dans cette Chambre obſcure. Car, à mon avis, l’Entendement ne reſſemble pas mal à un Cabinet entiérement obſcur, qui n’auroit que quelques petites ouvertures pour laiſſer entrer par dehors les images extérieures & viſibles, ou, pour ainſi dire, les idées des choſes : de ſorte que ſi ces images venant à ſe peindre dans ce Cabinet obſcur, pouvoient y reſter, & y être placées en ordre, en ſorte qu’on pût les trouver dans l’occaſion, il y auroit une grande reſſemblance entre ce cabinet & l’Entendement humain, par rapport à tous les Objets de la vûë, & aux Idées qu’ils excitent dans l’Eſprit.

Ce ſont là mes conjectures touchant les moyens par leſquels l’Entendement vient à recevoir & à conserver les Idées ſimples & leurs différens Modes, avec quelques autres Opérations qui les concernent. Je vais préſentement examiner avec un peu plus de préciſion, quelques-unes de ces Idées ſimples & leurs Modes.



CHAPITRE XII.

Des Idées complexes.


§. 1.Les Idées complexes ſont celles que l’Eſprit compoſe des Idées ſimples.
NOus avons conſideré juſqu’ici les Idées, dans la reception deſquelles l’Eſprit eſt purement paſſif, c’eſt-à-dire, ces Idées ſimples qu’il reçoit par la Senſation & par la Réflexion, en ſorte qu’il n’eſt pas en ſon pouvoir d’en produire en lui-même aucune nouvelle de cet ordre, ni d’en avoir aucune qui ne ſoit pas entierement compoſée de celles-là. Mais quoi que l’Eſprit ſoit purement paſſif dans la reception de toutes ſes Idées ſimples, il produit néanmoins de lui-même pluſieurs actes par leſquels il forme d’autres Idées, fondées ſur les Idées ſimples qu’il a reçuës & qui ſont les matériaux & les fondemens de toutes ſes penſées. Voici en quoi conſiſtent principalement ces actes de l’Eſprit : 1. à combiner pluſieurs Idées ſimples en une ſeule ; & c’eſt par ce moyen que ſe font toutes les Idées complexes : 2. à joindre deux Idées enſemble, ſoit qu’elles ſoient ſimples ou complexes, & à les placer l’une près de l’autre, en ſorte qu’on les voye tout à la fois ſans les combiner en une ſeule idée : c’eſt par-là que l’Eſprit ſe forme toutes les Idées des Rélations. 3. Le troiſiéme de ces actes conſiſte à ſeparer des Idées d’avec toutes les autres qui exiſtent réellement avec elles : c’eſt ce qu’on nomme abſtraction ; c’eſt par cette voye que l’Eſprit forme toutes ſes Idées générales. Ces différens actes montrent quel eſt le pouvoir de l’Homme ; & que ſes opérations ſont à peu près les mêmes dans le Monde matériel & dans le Monde intellectuel. Car les matériaux de ces deux Mondes ſont de telle nature, que l’Homme ne peut ni en faire de nouveaux, ni détruire ceux qui exiſtent, toute ſa puiſſance ſe terminant uniquement ou à les unir enſemble, ou à les placer les uns auprès des autres, ou à les ſeparer entierement. Dans le deſſein que j’ai d’examiner nos Idées complexes, je commencerai par le prémier de ces actes ; & je parlerai des deux autres dans un autre endroit. Comme on peut obſerver que les Idées ſimples exiſtent en différentes combinaiſons, l’Eſprit à la puiſſance de conſiderer comme une ſeule idée pluſieurs de ces idées jointes enſemble ; & cela, non-ſeulement ſelon qu’elles ſont unies dans les Objets extérieurs, mais ſelon qu’il les a jointes lui-même. Ces Idées formées ainſi de pluſieurs idées ſimples miſes enſemble, je les nomme complexes, telles ſont la Beauté, la reconnoiſſance, un homme, une Armée, l’Univers. Et quoi qu’elles ſoient compoſées de différentes Idées ſimples, ou d’Idées complexes formées d’Idées ſimples, l’Eſprit conſidére pourtant, quand il veut, ces idées complexes chacune à part comme une choſe unique qui fait un Tout déſigné par un ſeul nom.

§. 2.C’eſt volontairement qu’on fait des Idées complexes. Par cette faculté que l’Eſprit a de repeter & de joindre enſemble ſes Idées, il peut varier & multiplier à l’infini les Objets de ſes penſées, au delà de ce qu’il reçoit par Senſation ou par Réflexion : mais toutes ces Idées ſe réduiſent toûjours à ces Idées ſimples que l’Eſprit a reçuës de ces deux Sources ; & qui ſont les matériaux auxquels ſe réſolvent enfin toutes les compoſitions qu’il peut faire. Car les Idées ſimples ſont toutes tirées des choſes mêmes ; & l’Eſprit n’en peut avoir d’autres que celles qui lui ſont ſuggerées. Il ne peut ſe former d’autres Idées de qualitez ſenſibles que celles qui lui viennent de dehors par les Sens, ni des idées d’aucune autre ſorte d’opérations d’une Subſtance penſante que de celles qu’il trouve en lui-même. Mais lors qu’il a une fois acquis ces Idées ſimples, il n’eſt pas réduit à une ſimple contemplation des objets extérieurs qui ſe préſentent à lui, il peut encore, par ſa propre puiſſance, joindre enſemble les Idées qu’il a acquiſes, & en faire des Idées complexes, toutes nouvelles, qu’il n’avoit jamais reçuës ainſi unies.

§. 3.Les Idées complexes ſont ou des Modes, ou des Subſtances, ou des Rélations. De quelque maniére que les Idées complexes ſoient compoſées & diviſées, quoi que le nombre en ſoit infini, & qu’elles occupent les penſées des hommes avec une diverſité ſans bornes, elles peuvent pourtant être réduites à ces trois chefs :

              1. Les Modes :
              2. Les Subſtances :
              3. Les Rélations.

§. 4.Des Modes. Et prémiérement j’appelle Modes, ces Idées complexes, qui, quelque compoſées qu’elles ſoient, ne renferment point la ſuppoſition de ſubſiſter par elles-mêmes, mais ſont conſiderées comme des dependances ou des affections des Subſtances, telles ſont les idées ſignifiées par les mots de Triangle, de gratitude, de meurtre, &c. Que ſi j’employe dans cette occaſion le terme de Mode dans un ſens un peu différent de celui qu’on a accoûtumé de lui donner, je prie mon Lecteur de me pardonner cette liberté : car c’eſt une néceſſité inévitable dans des Diſcours où l’on s’éloigne des notions communément reçuës, de faire de nouveaux mots, ou d’employer les anciens termes dans une ſignification un peu nouvelle ; & ce dernier expédient eſt, peut-être, le plus tolerable dans cette rencontre.

§. 5.Deux ſortes de Modes, les uns Simples, & les autres Mixtes. Il y a de deux ſortes de ces Modes, qui méritent d’être conſiderez à part. 1. Les uns ne ſont que des combinaiſons d’Idées ſimples de la même eſpèce, ſans mêlange d’aucune autre idée, comme une douzaine, une vintaine, qui ne ſont autre choſe que des idées d’autant d’unitez diſtinctes, jointes enſemble. Et ces Modes je les nomme Modes Simples, parce qu’ils ſont renfermez dans les bornes d’une ſeule idée ſimple. 2. Il y en a d’autres qui ſont compoſez d’idées ſimples de différentes eſpèces, qui jointes enſemble n’en ſont qu’une : telle eſt, par exemple, l’idée de la Beauté, qui eſt un certain aſſemblage de couleurs & de traits, qui fait plaiſir à voir. Ainſi le Vol qui eſt un tranſport ſecret de la poſſeſion d’une choſe, ſans le conſentement du Propriétaire, contient viſiblement une combinaiſon de pluſieurs idées de différentes eſpèces ; & c’eſt ce que j’appelle Modes mixtes.

§. 6.Subſtances ſingulières, ou collectives. En ſecond lieu, les Idées des Subſtances ſont certaines combinaiſons d’Idées ſimples, qu’on ſuppoſe repréſenter des choſes particuliéres & diſtinctes, ſubſiſtant par elles-mêmes, parmi leſquelles idées l’idée de Subſtance qu’on ſuppoſe ſans la connoître, quelle qu’elle ſoit en elle-même, eſt toûjours la prémiére & la principale. Ainſi, en joignant à l’idée de Subſtance celle d’un certain blanc-pale, avec certains dégrez de peſanteur, de dureté, de malléabilité, & de fuſibilité, nous avons l’idée du Plomb. De même, une combinaiſon d’idées d’une certaine eſpèce de figure, avec la puiſſance de ſe mouvoir, de penſer, & de raiſonner, jointes avec la Subſtance, forme l’idée ordinaire d’un homme.

Or à l’égard des Subſtances, il y a auſſi deux ſortes d’Idées, l’une des Subſtances ſinguliéres entant qu’elles exiſtent ſeparément, comme celle d’un Homme ou d’une Brebis, & l’autre de pluſieurs Subſtances jointes enſemble, comme une Armée d’hommes, & Troupeau de brebis : car ces Idées collectives de pluſieurs Subſtances jointes de cette maniére, forment auſſi bien une ſeule idée que celle d’un homme, ou d’une unité.

§. 7.Ce que c’eſt que Relation. La troiſiéme eſpèce d’Idées complexes, eſt ce que nous nommons Rélation, qui conſiſte dans la comparaiſon d’une idée avec une autre : comparaiſon qui fait que la conſideration d’une choſe enferme en elle-même la conſideration d’une autre. Nous traiterons par ordre de ces trois différentes eſpèces d’Idées.

§. 8.Les Idées les plus abſtruſes ne viennent que de deux ſources ; la Senſation ou la Réflexion. Si nous prenons la peine de ſuivre pié-à-pié les progrès de notre Eſprit, & que nous nous appliquions à obſerver, comment il repete, ajoûte & unit enſemble les idées ſimples qu’il reçoit par le moyen de la Senſation ou de la Réflexion, cet examen nous conduira plus loin que nous ne pourrions peut-être nous le figurer d’abord. Et ſi nous obſervons ſoigneuſement les origines de nos Idées, nous trouverons, à mon avis, que les Idées même les plus abſtruſes, quelque éloignées qu’elles paroiſſent des Sens ou d’aucune opération de notre propre Entendement, ne ſont pourtant que des notions que l’Entendement ſe forme en repetant & combinant les Idées qu’il avoit reçuës des Objets des Sens, ou de ſes propres Opérations concernant les Idées qui lui ont été fournies par les Sens. De ſorte que les idées les plus étenduës & les plus abſtraites nous viennent par la Senſation ou par la Réflexion : car l’Eſprit ne connoit & ne ſauroit connoître que par l’uſage ordinaire de ſes facultez, qu’il exerce ſur les Idées qui lui viennent par les Objets extérieurs, ou par les Opérations qu’il obſerve en lui-même concernant celles qu’il a reçuës par les Sens. C’eſt ce que je tâcherai de faire voir à l’égard des Idées que nous avons de l’Eſpace, du Temps, de l’Infinité, & de quelques autres qui paroiſſent les plus éloignées de ces deux ſources.


CHAPITRE XIII.

Des Modes Simples ; & prémiérement, de ceux de l’Eſpace.


§. 1.Les Modes Simples.
QUoique j’aye déja parlé fort ſouvent des Idées ſimples, qui ſont en effet les materiaux de toutes nos connoiſſances, cependant comme je les ai plûtôt conſiderées par rapport à la maniére dont elles ſont introduites dans l’Eſprit, qu’entant qu’elles ſont diſtinctes des autres Idées plus compoſées, il ne ſera peut-être par hors de propos d’en examiner encore quelques-unes ſous ce dernier rapport, & de voir ces différentes modifications de la même Idée, que l’Eſprit trouve dans les choſes mêmes, ou qu’il eſt capable de former en lui-même ſans le ſecours d’aucun objet extérieur, ou d’aucune cauſe étrangere.

Ces Modifications d’une Idée Simple, quelle qu’elle ſoit, auxquelles je donne le nom de Modes Simples, comme il a été dit, ſont des Idées auſſi parfaitement diſtinctes dans l’Eſprit que celles entre leſquelles il y a le plus de diſtance ou d’oppoſition. Car l’idée de deux, par exemple, eſt auſſi différente & auſſi diſtincte de celle d’un, que l’idée du Bleu différe de celle de la Chaleur, ou que l’une de ces idées eſt diſtincte de celle de quelque autre nombre que ce ſoit. Cependant deux n’eſt compoſé que de l’idée Simple de l’unité repetée ; & ce ſont les repetitions de cette eſpèce d’idée qui jointes enſemble, ſont les idées diſtinctes ou les modes ſimples d’une Douzaine, d’une Groſſe, d’un Million, &c.

§. 2.Idée de l’Eſpace. Je commencerai par l’idée ſimple de l’Eſpace. J’ai déja montré dans le Chapitre Quatriéme de ce Second Livre, que nous acquérons l’idée de l’Eſpace & par la vûë & par l’attouchement, ce qui eſt, ce me ſemble, d’une telle évidence, qu’il ſeroit auſſi inutile de prouver que les hommes apperçoivent, par la vûë, la diſtance qui eſt entre des Corps de diverſes couleurs, ou entre les parties du même Corps, qu’il ſeroit de prouver qu’ils voyent les couleurs mêmes. Il n’eſt pas moins aiſé de ſe convaincre que l’on peut appercevoir l’Eſpace dans les ténèbres par le moyen de l’attouchement.

§. 3. L’Eſpace conſideré ſimplement par rapport à la longueur qui ſepare deux Corps ſans conſiderer aucune autre choſe entre-deux, s’appelle Diſtance. S’il eſt conſideré par rapport à la longueur, à la largeur & à la profondeur, on peut, à mon avis, le nommer capacité. Pour le terme d’Etenduë, on l’applique ordinairement à l’Eſpace de quelque maniére qu’on le conſidere.

§. 4.L’immenſité. Chaque diſtance diſtincte eſt une différente modification de l’Eſpace, & chaque Idée d’une diſtance diſtincte ou d’un certain Eſpace, eſt un Mode Simple de cette Idée. Les hommes, pour leur uſage, & par leur coûtume de meſurer, qui s’eſt introduite parmi eux, ont établi dans leur Eſprit les idées de certaines longueurs déterminées, comme ſont un pouce, un pié, une aune, un ſtade, un mille, le Diametre de la Terre, &c. qui ſont tout autant d’Idées diſtinctes, uniquement compoſées d’Eſpace. Lors que ces ſortes de longueurs ou meſures d’Eſpace, leur ſont devenuës familiéres, ils peuvent les repeter dans leur Eſprit auſſi ſouvent qu’il leur plaît, ſans y joindre ou mêler l’idée du Corps ou d’aucune autre choſe ; & ſe faire des idées de long, de quarré, ou de cubique, de piés, d’aunes, ou de ſtades, pour les rapporter dans cet Univers, aux Corps qui y ſont, ou au delà des derniéres limites de tous les Corps ; & en multipliant ainſi ces idées par de continuelles additions, ils peuvent étendre leur idée de l’Eſpace autant qu’ils veulent. C’eſt par cette puiſſance de repeter ou de doubler l’idée que nous avons de quelque diſtance que ce ſoit, & de l’ajoûter à la précedente auſſi ſouvent que nous voulons, ſans pouvoir être arrêtez nulle part, que nous nous formons l’idée de l’immenſité.

§. 5.La Figure. Il y a une autre modification de cette Idée de l’Eſpace, qui n’eſt autre choſe que la rélation qui eſt entre les parties qui terminent l’étenduë. C’eſt ce que l’attouchement découvre ans les Corps ſenſibles lorsque nous en pouvons toucher les extremitez, ou que l’œil apperçoit par les Corps mêmes & par leurs couleurs, lors qu’il en voit les bornes : auquel cas venant à obſerver comment les extremitez ſe terminent ou par des lignes droites qui forment des angles diſtincts, ou par des lignes courbes, où l’on ne peut appercevoir aucun angle, & les conſiderant dans le rapport qu’elles ont les unes avec les autres, dans toutes les parties des extremitez d’un Corps ou de l’Eſpace, nous nous formons l’idée que nous appellons Figure, qui ſe multiplie dans l’Eſprit avec une infinie varieté. Car outre le nombre prodigieux de figures différentes qui exiſtent réellement en diverſes maſſes de matiére, l’Eſprit en a un fonds abſolument inépuiſable par la puiſſance qu’il a de diverſifier l’idée de l’Eſpace, & d’en faire par ce moyen de nouvelles compoſitions en repetant ſes propres idées, & les aſſemblant comme il lui plait. C’eſt ainſi qu’il peut multiplier les Figures à l’infini.

§. 6. En effet, l’Eſprit ayant la puiſſance de repeter l’idée d’une certaine ligne droite, & d’y en joindre une autre toute ſemblable ſur le même plan, c’eſt-à-dire de doubler la longueur de cette ligne, ou bien de la joindre à une autre avec telle inclination qu’il juge à propos, & ainſi de faire telle ſorte d’angle qu’il veut, notre Eſprit, dis-je, pouvant outre cela raccourcir une certaine ligne qu’il lui plaira, ſans pouvoir arriver à la fin de ces ſortes de diviſions, il peut faire un angle de telle grandeur qu’il veut. Il peut faire auſſi les lignes qui en conſtituent les côtez, de telle longueur qu’il le juge à propos, & les joindre encore à d’autres lignes de différentes longueurs, & à differens angles, juſqu’à ce qu’il ait entierement fermé un certain eſpace : d’où il s’enſuit évidemment que nous pouvons multiplier les Figures à l’infini tant à l’égard de leur particuliére configuration, qu’à l’égard de leur capacité ; & toutes ces Figures ne ſont autre choſe que des Modes Simples de l’Eſpace, différens les uns des autres.

Ce qu’on peut faire avec des lignes droites, on peut le faire auſſi avec des lignes courbes, ou bien avec des lignes courbes & droites mêlées enſemble : & ce qu’on peut faire ſur des lignes, on peut le faire ſur des ſurfaces, ce qui peut nous conduire à la connoiſſance d’une diverſité infinie de Figures que l’Eſprit peut ſe former à lui-même & par où il devient capable de multiplier ſi fort les Modes Simples de l’Eſpace.

§. 7.Le Lieu. Une autre Idée qui ſe rapporte à cet article, c’eſt ce que nous appellons la place, ou le lieu. Comme dans le ſimple Eſpace nous conſiderons le rapport de diſtance qui eſt entre deux Corps, ou deux Points, de même dans l’idée que nous avons du Lieu, nous conſiderons le rapport de diſtance qui eſt entre une certaine choſe, & deux Points ou plus encore, qu’on conſidere comme gardant la même diſtance l’un à l’égard de l’autre, & qu’on ſuppoſe par conſéquent en repos : car lorſque nous trouvons aujourd’hui une choſe à la meme diſtance qu’elle étoit hier, de certains Points qui depuis n’ont point changé de ſituation les uns à l’égard des autres, & avec leſquels nous la comparions alors, nous diſons qu’elle a gardé la même place. Mais ſi ſa diſtance à l’égard de l’un de ces Points, a changé ſenſiblement, nous diſons qu’elle a changé de place. Cependant parler vulgairement, & ſelon la notion commune ce qu’on nomme le lieu, ce n’eſt pas toûjours de certains points précis que nous prenons exactement la diſtance, mais de quelques parties conſiderables de certains Objets ſenſibles auxquels nous rapportons la choſe dont nous obſervons la place & dont nous avons quelque raiſon de remarquer la diſtance qui eſt entre elle & ces Objets.

§. 8. Ainſi dans le jeu des Echecs quand nous trouvons toutes les Pièces placées ſur les mêmes caſes de l’Echiquier où nous les avions laiſſées, nous diſons qu’elles ſont toutes dans la même place, ſans avoir été remuées, quoi que peut-être l’Echiquier ait été tranſporté, dans le même temps, d’une chambre dans une autre : parce que nous ne conſiderons les Pièces que par rapport aux parties de l’Echiquier qui gardent la même diſtance entre elles. Nous diſons auſſi, que l’Echiquier eſt dans le même lieu qu’il étoit, s’il reſte dans le même endroit de la Chambre d’un Vaiſſeau où l’on l’avoit mis, quoi que le Vaiſſeau eſt dans le même lieu, ſuppoſé qu’il garde la même diſtance à l’égard des parties des Païs voiſins, quoi que la Terre ait peut-être tourné tout autour, & qu’ainſi les Echecs, l’Echiquier & le Vaiſſeau ayent changé de place par rapport à des Corps plus éloignez qui ont gardé la même diſtance l’un à l’égard de l’autre. Cependant comme la place des Echecs eſt déterminée par leur diſtance de certaines parties fixes de la Chambre d’un Vaiſſeau à l’égard de l’Echiquier, ſert à en déterminer la place, & que c’eſt par rapport à certaines parties fixes de la Terre que nous déterminons la place du Vaiſſeau, on peut dire à tous ces différens égards, que les Echecs, l’Echiquier, & le Vaiſſeau ſont dans la même place, quoi que leur diſtance de quelques autres choſes, auxquelles nous ne faiſons aucune réflexion dans ce cas-là, ayant changé, il ſoit indubitable qu’ils ont auſſi changé de place à cet égard ; & c’eſt ainſi que nous en jugeons nous-mêmes, lorſque nous les comparons avec ces autres choſes.

§. 9. Mais comme les Hommes ont inſtitué pour leur uſage, cette modification de diſtance qu’on nomme Lieu, afin de pouvoir déſigner la poſition particulière des choſes, lorsqu’ils ont beſoin d’une telle dénotation, ils conſidérent & déterminent la place d’une certaine choſe par rapport aux choſes adjacentes qui peuvent le mieux ſervir à leur préſent deſſein, ſans ſonger aux autres choſes qui dans une autre vûë ſeroient plus propres à déterminer le lieu de cette même choſe. Ainſi l’uſage de la dénotation de la place que chaque Echec doit occuper, étant déterminé par les différentes caſes tracées ſur l’Echiquier, ce ſeroit s’embarraſſer inutilement par rapport à cet uſage particulier que de meſurer la place des Echecs par quelque autre choſe. Mais lorſque ces mêmes Echecs ſont dans un Sac, ſi quelqu’un demandoit où eſt le Roi noir, il faudroit en déterminer le lieu par certains endroits de la Chambre où il ſeroit, & non pas par l’Echiquier : parce que l’uſage pour lequel on déſigne la place qu’il occupe préſentement, eſt différent de celui qu’on en tire en joûant lorsqu’il eſt ſur l’Echiquier ; & par conſéquent, la place en doit être déterminée par d’autres Corps. De même, ſi l’on demandoit où ſont les Vers qui contiennent l’avanture de Niſus & d’Eurialus, ce ſeroit en déterminer fort mal l’endroit que de dire qu’ils ſont dans un tel lieu de la Terre, ou dans la Bibliotheque du Roi : mais la véritable détermination du lieu où ſont ces Vers, devoit être priſe des Ouvrages de Virgile : de ſorte que pour bien répondre à cette Queſtion, il faudroit dire qu’ils ſont vers le milieu du Neuviéme Livre de ſon Eneïde, & qu’ils ont toûjours été dans le même endroit, depuis que Virgile a été imprimé, ce qui eſt toûjours vrai, quoi que le Livre lui-même ait changé mille fois de place : l’uſage qu’on fait en cette rencontre de l’idée du Lieu, conſiſtant ſeulement à connoître en quel endroit du Livre ſe trouve cette Hiſtoire, afin que dans l’occaſion nous puiſſions ſavoir où la trouver, pour y recourir quand nous en aurons beſoin.

§. 10.Du Lieu. Que l’idée que nous avons du Lieu, ne ſoit qu’une telle poſition d’une choſe par rapport à d’autres, comme je viens de l’expliquer, cela eſt, à mon avis, tout-à-fait évident ; & nous le reconnoîtrons ſans peine, ſi nous conſiderons que nous ne ſaurions avoir aucune idée de la place de l’Univers, quoi que nous puiſſions avoir une idée de la place de toutes ces parties, parce qu’au delà de l’Univers nous n’avons point d’idée de certains Etres fixes, diſtinctes, & particuliers auxquels nous puiſſions juger que l’Univers ait aucun rapport de diſtance, n’y ayant au delà qu’un Eſpace ou Entenduë uniforme, où l’Eſprit ne trouve aucune varieté ni aucune marque de diſtinction. Que ſi l’on dit que l’Univers eſt quelque part, cela n’emporte dans le fond autre choſe, ſi ce n’eſt que l’Univers exiſte : car cette expreſſion quoi qu’empruntée du Lieu, ſignifie ſimplement ſon exiſtence, & non ſa ſituation ou location, s’il m’eſt permis de parler ainſi. Et quiconque pourra trouver & ſe repréſenter nettement & diſtinctement la place de l’Univers, pourra fort bien nous dire ſi l’Univers eſt en mouvement ou dans un continuel repos, dans cette étenduë infinie du Vuide où l’on ne ſauroit concevoir aucune diſtinction. Il eſt pourtant vrai, que le mot de place ou de lieu ſe prend ſouvent dans un ſens plus confus, pour cet eſpace que chaque Corps occupe ; dans ce ſens, l’Univers eſt dans un certain lieu.

Il eſt donc certain que nous avons l’idée du Lieu par les mêmes moyens que nous acquerons celle de l’Eſpace, dont le Lieu n’eſt qu’une conſideration particuliére, bornée à certaines parties : je veux dire la vûë & l’attouchement qui ſont les deux moyens par leſquels nous recevons les idées de ce qu’on nomme étenduë ou diſtance.

§. 11.Le Corps & l’Etenduë ne ſont pas la même choſe. Il y a des gens[34] qui voudroient nous perſuader, Que le Corps & l’Etenduë ſont une même choſe. Mais ou ils changent la ſignification des mots, dequoi je ne voudrois pas les ſoupçonner, eux qui ont ſi ſéverement condamné[35] la Philoſophie qui étoit en vogue avant eux, pour être trop fondée ſur le ſens incertain ou ſur l’obſcurité illuſoire de certains termes ambigus ou qui ne ſignifioient rien : ou bien, ils confondent la même choſe que les autres hommes, ſavoir par le Corps ce qui eſt ſolide & étendu, dont les parties peuvent être diviſées & muës en différentes maniéres, & par l’Entenduë, ſeulement l’eſpace que ces parties ſolides jointes enſemble occupent, & qui eſt entre les extremitez de ces parties. Car j’en appelle à ce que chacun juge en ſoi-même, pour ſavoir ſi l’Idée de l’Eſpace n’eſt pas auſſi diſtincte de celle de la Solidité, que de l’Idée de la Couleur qu’on nomme Ecarlate. Il eſt vrai que la Solidité ne peut ſubſiſter ſans l’étenduë, ni l’Ecarlate ne ſauroit exiſter non plus ſans l’étenduë, ce qui n’empêche pas que ce ne ſoient des Idées diſtinctes. Il y a pluſieurs Idées qui pour exiſter, ou pour pouvoir être conçuës, ont abſolument beſoin d’autres Idées dont elles ſont pourtant très-différentes. Le Mouvement ne peut être, ni être conçu ſans l’Eſpace ; & cependant le Mouvement n’eſt point l’Eſpace, ni l’Eſpace le Mouvement : l’Eſpace peut exiſter ſans le Mouvement, & ce ſont deux idées fort diſtinctes. Il en eſt de même, à ce que je croi, de l’Eſpace & de la Solidité. La Solidité eſt une idée ſi inſéparable du Corps, que c’eſt parce que le Corps eſt ſolide, qu’il remplit l’Eſpace, qu’il touche un autre Corps, qu’il le pouſſe, & par-là lui communique du mouvement. Que ſi l’on peut prouver que l’Eſprit eſt different du Corps, parce que ce qui penſe, n’enferme point l’idée de l’étenduë : ſi cette raiſon eſt bonne, elle peut, à mon avis, ſervir tout auſſi bien à prouver que l’Eſpace n’eſt pas un Corps, parce qu’il n’enferme pas l’idée de la Solidité, l’Eſpace & la Solidité étant des Idées auſſi différentes entr’elles que la Penſée & l’Etenduë, de ſorte que l’Eſprit peut les ſeparer entiérement l’une de l’autre. Il eſt donc évident que le Corps & l’Entenduë ſont deux Idées diſtinctes.

§. 12. Car prémiérement, l’Etenduë n’enferme ni Solidité ni réſiſtance au mouvement d’un Corps, comme fait le Corps.

§. 13. En ſecond lieu, les Parties de l’Eſpace pur ſont inſéparables l’une de l’autre, en ſorte que la continuité n’en peut-être, ni réellement, ni mentalement ſéparée. Car je défie qui que ce ſoit de pouvoir écarter, même par la penſée, une partie de l’Eſpace d’avec une autre. Diviſer & ſeparer actuellement, c’eſt, à ce que je croi, faire deux ſuperficies en écartant des parties qui faiſoient auparavant une quantité continuë ; & diviſer mentalement, c’eſt imaginer deux ſuperficies où auparavant il y avoit continuité, & les conſiderer comme éloignées l’une de l’autre, ce qui ne peut ſe faire que dans les choſes que l’Eſprit conſidére comme capables d’être diviſées, & de recevoir, par la diviſion, de nouvelles ſurfaces diſtinctes, qu’elles n’ont pas alors, mais qu’elles ſont capables d’avoir. Or aucune de ces ſortes de diviſions, ſoit réelle, ou mentale, ne ſauroit convenir, ce me ſemble, à l’Eſpace pur. A la vérité, un homme peut conſiderer autant d’un tel eſpace, qui réponde ou ſoit commenſurable à un pié, ſans penſer au reſte, ce qui eſt bien une conſideration de certaine portion de l’Eſpace, mais n’eſt point une diviſion même mentale, parce qu’il n’eſt pas plus poſſible à un homme de faire une diviſion par l’Eſprit ſans reflechir ſur deux ſurfaces ſeparées l’une de l’autre, que de diviſer actuellement, ſans faire deux ſurfaces, écartées l’une de l’autre. Mais conſiderer des parties, ce n’eſt point les diviſer. Je puis conſiderer la lumiére dans le Soleil, ſans faire deux ſurfaces, écartées l’une de l’autre. Mais conſiderer des parties, ce n’eſt point diviſer. Je puis conſiderer la lumiére dans le Soleil, ſans faire reflexion à ſa chaleur, ou la mobilité dans le Corps, ſans penſer à ſon étenduë, mais par-là je ne ſonge point à ſeparer la lumiére d’avec la chaleur, ni la mobilité d’avec l’étenduë. La prémiére de ces choſes n’eſt qu’une ſimple conſideration d’une ſeule partie, au lieu que l’autre eſt une conſideration de deux parties entant qu’elles exiſtent ſeparément.

§. 14. En troiſiéme lieu, les parties de l’Eſpace pur ſont immobiles, ce qui ſuit de ce qu’elles ſont indiviſibles : car comme le mouvement n’eſt qu’un changement de diſtance entre deux choſes, un tel changement ne peut arriver entre des parties qui ſont inſéparables, car il faut qu’elles ſoient par cela même dans un perpetuel repos l’une à l’égard de l’autre.

Ainſi l’Idée déterminée de l’Eſpace pur le diſtingue évidemment & ſuffiſamment du Corps, puisque ſes parties ſont inſéparables, immobiles, & ſans reſiſtance au mouvement du Corps.

§. 15.La Définition de l’Etenduë ne prouve point qu’il ne ſauroit y avoir de l’Eſpace ſans Corps. Que ſi quelqu’un me demande, ce que c’eſt que cet Eſpace, dont je parle, je ſuis prêt à le lui dire, quand il me dira ce que c’eſt que l’Etenduë. Car de dire comme on fait ordinairement, que l’Etenduë c’eſt d’avoir partes extra partes, c’eſt dire ſimplement que l’Etenduë eſt étenduë. Car, je vous prie, ſuis-je mieux inſtruit de la nature de l’Etenduë lorsqu’on me dit qu’elle conſiſte à avoir des parties étenduës, extérieures à d’autres parties étenduës, c’est à dire que l’Etenduë eſt compoſée de parties étenduës, ſuis-je mieux inſtruit ſur ce point, que celui qui me demandant ce que c’eſt qu’une Fibre, recevroit pour réponſe, que c’eſt une choſe compoſée de pluſieurs Fibres ? Entendroit-il mieux, après une telle réponse, ce que c’eſt qu’une Fibre, qu’il ne l’entendoit auparavant ? ou plûtôt, n’auroit-il pas raiſon de croire que j’aurois bien plus en vûë de me moquer de lui, que de l’inſtruire ?

§. 16.La Diviſion des Etres en Corps & Eſprits, ne prouve point que l’Eſpace & le Corps ſoient la même choſe. Ceux qui ſoûtiennent que l’Eſpace & le Corps ſont une même choſe, ſe ſervent de ce Dilemme : Ou l’Eſpace eſt quelque choſe, ou ce n’eſt rien. S’il n’y a rien entre deux Corps, il faut néceſſairement qu’ils ſe touchent : & ſi l’on dit que l’Eſpace eſt quelque choſe[36], ils demandent ſi c’eſt le Corps, ou Eſprit ? A quoi je répons par une autre Queſtion : Qui vous a dit, qu’il n’y a, ou qu’il n’y peut avoir que des Etres ſolides qui ne peuvent penſer, & que des Etres penſans qui ne ſont point étendus ? Car c’eſt là tout ce qu’ils entendent par les termes Corps & d’Eſprit.

§. 17.La Subſtance, que nous ne connoiſſons pas, ne peut ſervir de preuve contre l’exiſtence d’un Eſpace ſans Corps. Si l’on demande, comme on a accoûtumé de faire, ſi l’Eſpace ſans Corps eſt ſubſtance ou Accident, je répondrai ſans héſiter, Que je n’en ſai rien ; & je n’aurai point de honte d’avoûër mon ignorance, juſqu’à ce que ceux qui font cette Queſtion, me donnent une idée claire & diſtincte de ce qu’on nomme Subſtance.

§. 18. Je tâche de me délivrer, autant que je puis, de ces illuſions que nous ſommes ſujets à nous faire à nous-mêmes, en prenant des mots pour des choſes. Il ne nous ſert de rien de faire ſemblant de ſavoir ce que nous ne ſavons pas, en prononçant certains ſons qui ne ſignifient rien de diſtinct & de poſitif. C’eſt battre l’air inutilement. Car des mots fait à plaiſir ne changent point la nature des choſes, & ne peuvent devenir intelligibles qu’entant que ce ſont des ſignes de quelque choſe de poſitif, & qu’ils expriment des Idées diſtinctes & déterminées. Je ſouhaiterois au reſte, que ceux qui appuyent ſi fort ſur le ſon de ces trois ſyllabes, Subſtance, priſſent la peine de conſiderer, ſi l’appliquant, comme ils font, à Dieu, cet Etre infini & incomprehenſible, aux Eſprits finis, & au Corps, ils le prennent dans le même ſens ; & ſi ce mot emporte la même idée lorsqu’on le donne à chacun de ces trois Etres ſi différens. S’ils diſent qu’oui, je les prie de voir s’il ne s’enſuivra point de là, Que Dieu, les Eſprits finis, & les Corps participans en commun à la même nature de Subſtance, ne différent point autrement que par la différente modification de cette Subſtance, comme un Arbre & un Caillou qui étant Corps dans le même ſens, & participant également à la nature du Corps, ne différent que dans la ſimple modification de cette matiére commune dont ils ſont compoſez, ce qui ſeroit un dogme bien difficile à digerer. S’ils diſent qu’ils appliquent le mot de Subſtance à Dieu, aux Eſprits finis, & la Matiére en trois différentes ſignifications : que, lors qu’on dit que Dieu est une Subſtance, ce mot marque une certaine idée, qu’il en ſignifie une autre lors qu’on le donne à l’Ame, & une troiſiéme lors qu’on le donne au Corps : ſi, dis-je, le terme de Subſtance a trois différentes idées, abſolument diſtinctes, ces Meſſieurs nous rendroient un grand ſervice s’ils vouloient prendre la peine de nous faire connoître ces trois idées, ou du moins de leur donner trois noms diſtincts, afin de prévenir, dans un ſujet ſi important, la confuſion & les erreurs que cauſera naturellement l’uſage d’un terme ſi ambigu, ſi on l’applique indifferemment & ſans diſtinctions à des choſes ſi différentes ; car à peine a-t-il une ſeule ſignification claire & déterminée, tant s’en faut que dans l’uſage ordinaire on ſoupçonne qu’il en renferme trois. Et du reſte, s’ils peuvent attribuer trois idées diſtinctes à la Subſtance, qui peut empêcher qu’un autre ne lui en attribuë une quatriéme ?

§. 19.Les mots de Subſtance & d’Accidens ſont de peu d’uſage dans la Philoſophie. Ceux qui les prémiers ſe ſont aviſez de regarder les Accidens comme une eſpèce d’Etres réels qui ont beſoin de quelque choſe à quoi ils ſoient attachez, ont été contraints d’inventer le mot de Subſtance, pour ſervir de ſoûtien aux Accidens. Si un pauvre Philoſophe Indien qui s’imagine que la Terre a auſſi beſoin de quelque appui, ſe fût aviſé ſeulement du mot de Subſtance, il n’auroit pas eu l’embarras de chercher un Elephant pour ſoûtenir la Terre, & une Tortuë pour ſoûtenir ſon Elephant, le mot de Subſtance auroit entiérement fait ſait ſon affaire. Et quiconque demanderoit après cela, ce que c’eſt qui ſoûtient la Terre, devroit être auſſi content de la réponſe d’un Philoſophe Indien qui lui diroit, que c’eſt la Subſtance, ſans ſavoir ce qu’emporte ce mot, que nous le ſommes d’un Philoſophe Européen qui nous dit, que la Subſtance, terme dont il n’entend pas non plus la ſignification, eſt ce qui ſoûtient les Accidens. Car toute l’idée que nous avons de la Subſtance, c’eſt une idée obſcure de ce qu’elle fait, & non une idée de ce qu’elle eſt.

§. 20. Quoi que pût faire un Savant en pareille rencontre, je ne croi pas qu’un Américain d’un Eſprit un peu pénétrant qui voudroit s’inſtruire de la nature des choſes, fût fort ſatiſfait, ſi deſirant d’apprendre notre maniére de bâtir, on lui diſoit, qu’un Pilier eſt une choſe ſoûtenuë par une Baſe ; & qu’une Baſe eſt quelque choſe qui ſoûtient un Pilier. Ne croiroit-il pas qu’en lui tenant un tel diſcours, on auroit envie de ſe moquer de lui, au lieu de ſonger à l’inſtruire ? Et ſi un Etranger qui n’auroit jamais vû des Livres, vouloit apprendre exactement, comment ils ſont faits & ce qu’ils contiennent, ne ſeroit-ce pas un plaiſant moyen de l’en inſtruire que de lui dire, que tous les bons Livres ſont compoſez de Papier & de Lettres, que les Lettres ſont des choſes inhérentes au Papier, & le Papier une choſe qui ſoûtient les Lettres ? N’auroit-il pas, après-cela, des Idées fort claires des Lettres et du Papier ? Mais ſi les mots Latins, inhærentia & ſubſtancia, étoient rendus nettement en François par des termes qui exprimaſſent l’action de s’attacher & l’action de ſoûtenir, (car c’eſt ce qu’ils ſignifient proprement) nous verrions bien mieux le peu de clarté qu’il y a dans tout ce qu’on dit de la ſubſtance & des Accidens, & de quel uſage ces mots peuvent être en Philoſophie pour décider les Questions qui y ont quelque rapport.

§. 21.Qu’il y a un vuide au-delà des derniéres bornes des Corps. Mais pour revenir à notre Idée de l’Eſpace. Si l’on ne ſuppoſe pas le Corps infini, ce que perſonne n’oſera faire, à ce que je croi, je demande, ſi un homme que Dieu auroit placé à l’extremité des Etres Corporels, ne pourroit point étendre ſa main au delà de ſon Corps. S’il le pouvoit, il mettroit donc ſon bras dans un endroit où il y avoit auparavant de l’Eſpace ſans Corps ; & ſi ſa main étant dans cet Eſpace, il venoit à écarter les doigts, il y auroit encore entredeux de l’Eſpace ſans Corps. Que s’il ne pouvoit étendre ſa main,[37] ce devroit être à cauſe de quelque empêchement extérieur, car je suppoſe que cet homme eſt en vie avec la même puiſſance de mouvoir les parties de ſon Corps qu’il a préſentement, ce qui de ſoi n’eſt pas impoſſible, ſi Dieu le veut ainſi, ou du moins eſt-il certain que Dieu peut le mouvoir en ce ſens : & alors je demande ſi ce qui empêche ſa main de ſe mouvoir en dehors, eſt ſubſtance ou accident, quelque choſe, ou rien ? Quand ils auront ſatisfait à cette queſtion, ils ſeront capables de déterminer d’eux-mêmes ce que c’eſt qui ſans être Corps & ſans avoir aucune Solidité, eſt, ou peut être entre deux Corps éloignez l’un de l’autre. Du reſte, celui qui dit qu’un Corps en mouvement, peut ſe mouvoir vers où rien ne peut s’oppoſer à ſon mouvement, comme au delà de l’Eſpace qui borne tous les Corps, raiſonne pour le moins auſſi conſéquemment que ceux qui diſent, que deux Corps entre lesquels il n’y a rien, doivent ſe toucher néceſſairement. Car au lieu que l’Eſpace qui eſt entre deux Corps, ſuffit pour empêcher leur contact mutuel, l’Eſpace pur qui ſe trouve ſur le chemin d’un Corps qui ſe meut, ne ſuffit pas pour en arrêter le mouvement. La verité eſt, qu’il n’y a que deux parties à prendre pour ces Meſſieurs, ou de déclarer que les Corps ſont infinis, quoi qu’ils ayent de la repugnance à le dire ouvertement, ou de reconnoître de bonne foi que l’Eſpace n’eſt pas Corps. Car je voudrois bien trouver quelqu’un de ces Eſprits profonds qui par la penſée pût plûtôt mettre des bornes à l’Eſpace qu’il n’en peut mettre à la Durée, ou qui, à force de penſer à l’étenduë de l’Eſpace & de la Durée, pût les épuiſer entierement & arriver à leurs derniéres bornes. Que ſi ſon idée de l’Eternité eſt infinie, celle qu’il a de l’Immenſité l’eſt auſſi, toutes deux étant également finies, ou infinies.

§. 22.La puiſſance d’annihiler prouve le Vuide. Bien plus, non ſeulement il faut que ceux qui ſoûtiennent que l’exiſtence d’un Eſpace ſans matiére eſt impoſſible, reconnoiſſent que le Corps eſt infini, il faut, outre cela, qu’ils nient que Dieu ait la puiſſance d’annihiler aucune partie de la Matiére. Je ſuppoſe que perſonne ne me niera que Dieu ne puiſſe faire ceſſer tout le mouvement qui eſt dans la Matiére, & mettre tous les Corps de l’Univers dans un parfait repos, pour les laiſſer dans cet état tout auſſi long-temps qu’il voudra. Or quiconque tombera d’accord que durant ce repos univerſel Dieu peut annihiler ce Livre, ou le Corps de celui qui le lit, ne peut éviter de reconnoître la poſſibilité du Vuide. Car il eſt évident que l’Eſpace qui étoit rempli par les parties du Corps annihilé, reſtera toûjours, & ſera un Eſpace ſans corps ; parce que les Corps qui ſont tout autour, étant dans un parfait repos, ſont comme une muraille de Diamant ; & dans cet état mettent tout autre Corps dans une parfaite impoſſibilité d’aller remplir cet Eſpace. Et en effet, ce n’eſt que de la ſuppoſition, que tout eſt plein, qu’il s’enſuit qu’une partie de matiére doit néceſſairement prendre la place qu’une autre partie vient de quitter. Mais cette ſuppoſition devroit être prouvée autrement que par un fait en queſtion, qui bien loin de pouvoir être démontré par l’expérience, eſt viſiblement contraire à des Idées claires & diſtinctes qui nous convainquent évidemment qu’il n’y a point de liaiſon néceſſaire entre l’Eſpace et la Solidité, puiſque nous pouvons concevoir l’un ſans ſonger à l’autre. Et par conſéquent ceux qui disputent pour ou contre le Vuide, doivent reconnoître qu’ils ont des idées diſtinctes du Vuide & du Plein, c’eſt à dire, qu’ils ont une idée de l’Etenduë exempte de ſolidité, quoi qu’ils en nient l’exiſtence, ou bien ils disputent ſur le pur néant. Car ceux qui changent ſi fort la ſignification des mots, qu’ils donnent à l’Etenduë le nom de Corps ; & qui réduiſent, par conſéquent, toute l’eſſence du Corps à n’être rien autre choſe qu’une pure étenduë ſans ſolidité, doivent parler d’une maniére bien abſurde lorsqu’ils raiſonnent du Vuide, puisqu’il eſt impoſſible que l’Etenduë ſoit ſans étenduë. Car enfin, qu’on reconnoiſſe ou qu’on nie l’exiſtence du Vuide, il eſt certain que le Vuide ſignifie un Eſpace ſans Corps ; & toute perſonne qui ne veut ni ſuppoſer la Matiére infinie, ni ôter à Dieu la puiſſance d’en annihiler quelque particule, ne peut nier la poſſibilité d’un tel Eſpace.

§. 23.Le mouvement prouve le Vuide. Mais ſans sortir de l’Univers pour aller au delà des derniéres bornes des Corps, & ſans recourir à la toute-puiſſance de Dieu pour établir le Vuide, il me ſemble que le mouvement des Corps que nous voyons & dont nous ſommes environnez, en démontre clairement l’exiſtence. Car je voudrois bien que quelqu’un eſſayât de diviſer un Corps ſolide de telle dimenſion qu’il voudroit, en ſorte qu’il fît que ces parties ſolides puſſent ſe mouvoir librement en haut, en bas, & de tous côtez dans les bornes de la ſuperficie de ce Corps, quoi que dans l’étenduë de cette ſuperficie il n’y eût point d’eſpace vuide auſſi grand que la moindre partie dans laquelle il a diviſé un Corps ſolide. Que ſi lorsque la moindre partie du Corps diviſé eſt auſſi groſſe qu’un grain de ſemence de moutarde, il faut qu’il y ait un eſpace vuide qui ſoit égal à la groſſeur d’un grain de moutarde, pour faire que les parties de ce Corps ayent de la place pour ſe mouvoir librement dans les bornes de la ſuperficie ; il faut auſſi, que lorsque les parties de la Matiére ſont cent millions de fois plus petite qu’un grand de moutarde, il y ait un eſpace, vuide de matiére ſolide, qui ſoit auſſi grand qu’une partie de moutarde, cent millions de fois plus petite qu’un grain de cette ſemence. Et ſi ce Vuide proportionnel eſt néceſſaire dans le prémier cas, il doit l’être dans le ſecond, & ainſi à l’infini. Or que cet Eſpace vuide ſoit ſi petit qu’on voudra, cela ſuffit pour détruire l’hypotheſe qui établit que tout eſt plein. Car s’il peut y avoir un Eſpace, vuide de Corps, égal à la plus petite partie diſtincte de matiére qui exiſte préſentement dans le Monde, c’eſt toûjours un Eſpace vuide de Corps & qui met une auſſi grande différence entre l’Eſpace pur, & le Corps, que ſi c’étoit un Vuide immenſe, μέγα χάσμα. Par Conſéquent, ſi nous ſuppoſons que l’Eſpace vuide qui eſt néceſſaire pour le mouvement, n’eſt égal à la plus petite partie de la Matiére ſolide, actuellement diviſée, mais à ou à de cette partie, il s’enſuivra toûjours également qu’il y a de l’Eſpace ſans matiére.

§. 24.Les Idées de l’Eſpace & du Corps ſont diſtinctes l’une de l’autre. Mais comme ici la Queſtion eſt de ſavoir, ſi l’idée de Eſpace ou de l’Etenduë eſt la même que celle du Corps, il n’eſt pas néceſſaire de prouver l’exiſtence réelle du Vuide, mais ſeulement de montrer qu’on peut avoir l’idée d’un Eſpace ſans Corps. Or je dis qu’il eſt évident que les hommes ont cette idée, puisqu’ils cherchent & disputent s’il y a du Vuide, ou non. Car s’ils n’avoient point l’idée d’un Eſpace ſans Corps, ils ne pourroient pas mettre en queſtion ſi cet Eſpace exiſte ; & ſi l’idée qu’ils ont du Corps, n’enferme pas en ſoi quelque choſe de plus que l’Idée ſimple de l’Eſpace, ils ne peuvent plus douter que tout le Monde ne ſoit parfaitement plein. Et en ce cas-là, il ſeroit auſſi abſurde de demander s’il y auroit un Eſpace ſans Corps, que de demander s’il y auroit un Eſpace ſans eſpace, ou un Corps ſans corps, puisque ce ne ſeroient que différens noms d’une même Idée.

§. 25.De ce que l’étenduë eſt inſéparable du Corps il ne s’enſuit pas que l’Eſpace & le Corps ſoient une ſeule & même choſe. Il eſt vrai que l’Idée de l’Etenduë eſt ſi inſeparablement jointe à toutes les Qualitez viſibles, & à la plûpart des Qualitez tactiles, que nous ne pouvons voir aucun Objet extérieur, ni en toucher fort peu, ſans recevoir en même temps quelque impreſſion de l’Etenduë. Or parce que l’Etenduë ſe mêle ſi conſtamment avec d’autres Idées, je conjecture que c’eſt ce qui a donné occaſion à certaines gens de déterminer que toute l’eſſence du Corps conſiſte dans l’étenduë. Ce n’eſt pas une choſe fort étonnante ; puiſque quelques-uns ſe ſont ſi fort rempli l’Eſprit de l’idée de l’Etenduë par le moyen de la Vûë & de l’Attouchement, (les plus occupez de tous les Sens) qu’ils ne ſauroient donner de l’exiſtence à ce qui n’a point d’étenduë, cette Idée ayant, pour ainſi dire, rempli toute la capacité de leur Ame. Je ne prétens pas diſputer préſentement contre ces perſonnes, qui renferment la meſure & la poſſibilité de tous les Etres dans les bornes étroites de leur Imagination groſſiére. Mais comme je n’ai à faire ici qu’à ceux qui concluent que l’eſſence du Corps conſiſte dans l’Etenduë, parce qu’ils ne ſauroient, diſent-ils, imaginer aucune qualité ſenſible de quelque Corps que ce ſoit ſans étenduë, je les prie de conſiderer,[38] que s’ils euſſent autant reflechi ſur les idées qu’ils ont des Goûts & des Odeurs, que ſur celles de la Vûë & de l’Attouchement, ou qu’ils euſſent examiné les idées que leur cauſe la faim, la ſoif, & pluſieurs autres incommoditez, ils auroient compris que toutes ces idées n’enferment en elles-mêmes aucune idée d’étenduë, qui n’eſt qu’une affection du Corps, comme tout le reſte de ce qui peut être découvert par nos Sens, dont la pénétration ne peut guere aller juſqu’à voir la pure eſſence des choſes.

§. 26. Que ſi les Idées qui ſont conſtamment jointes à toutes les autres, doivent paſſer dès-là pour l’eſſence des choſes auxquelles ces Idées ſe trouvent jointes, & dont elles ſont inſéparables, l’Unité doit donc être, ſans contredit, l’eſſence de chaque choſe. Car il n’y a aucun Objet de Senſation ou de Réflexion, qui n’emporte l’idée de l’unité. Mais c’eſt une ſorte de raiſonnement dont nous avons déja montré ſuffiſamment la foibleſſe.

§. 27.Les idées de l’Eſpace & de la Solidité différent l’une de l’autre. Enfin, quelles que ſoient les penſées des hommes ſur l’exiſtence du Vuide, il me paroît évident, que nous avons une idée auſſi claire de l’Eſpace, diſtinct de la Solidité, que nous en avons de la Solidité, diſtincte du Mouvement, ou du Mouvement diſtinct de l’Eſpace. Il n’y a pas deux Idées plus diſtinctes que celles-là, & nous pouvons concevoir auſſi aiſément l’Eſpace ſans ſolidité, que le Corps ou l’Eſpace ſans mouvement ; quoi qu’il ſoit très-certain, que le Corps ou le Mouvement ne ſauroient exiſter ſans l’Eſpace. Mais ſoit qu’on ne regarde l’Eſpace que comme une Rélation qui reſulte de l’exiſtence de quelques Etres éloignez les uns des autres, ou qu’on croye devoir entendre litteralement ces paroles du ſage Roi Salomon, Les Cieux & les Cieux des Cieux ne te peuvent contenir, ou celles-ci de St. Paul, ce Philoſophe inſpiré de Dieu, leſquelles ſont encore plus emphatiques,[39] C’eſt en lui que nous avons la vie, le mouvement, & l’être, je laiſſe examiner ce qui en eſt à quiconque voudra en prendre la peine, & je me contente de dire, que l’idée que nous avons de l’Eſpace, eſt, à mon avis, telle que je viens de la repréſenter, & entierement diſtincte de celle du Corps. Car ſoit que nous conſiderions dans la Matiére même la diſtance de ſes parties ſolides, jointes enſemble, & que nous lui donnions le nom d’etenduë par rapport à ces parties ſolides, ou que conſiderant cette diſtance comme étant entre les extrêmitez d’un Corps, ſelon ſes différentes dimenſions, nous l’appellions longueur, largeur, & profondeur, ou ſoit que la conſiderant comme étant entre deux Corps, ou deux Etres poſitifs, ſans penſer s’il y a entredeux de la Matiere, ou non, nous la nommions diſtance : quelque nom qu’on lui donne, ou de quelque maniére qu’on la conſidére, c’eſt toûjours la même idée ſimple & uniforme de l’Eſpace, qui nous eſt venuë par le moyen des Objets dont nos Sens ont été occupez, de ſorte qu’en ayant établi des idées dans notre Eſprit, nous pouvons les reveiller, le repeter & les ajoûter l’une à l’autre auſſi ſouvent que nous voulons, & ainſi conſiderer l’Eſpace ou la diſtance, ſoit comme remplie de parties ſolides, en ſorte qu’un autre Corps n’y puiſſe point venir, ſans déplacer & chaſſer le Corps qui y étoit auparavant, ſoit comme vuide de toute choſe ſolide, en ſorte qu’un Corps d’une dimenſion égale à ce pur Eſpace, puiſſe y être placé, ſans en éloigner ou chaſſer aucune choſe qui y ſoit déja. Mais pour éviter la confuſion en traitant cette matiére, il ſeroit peut-être à ſouhaiter qu’on n’appliquât le nom d’Etenduë qu’à la Matiére ou à la diſtance qui eſt entre les extrêmitez des Corps particuliers, & qu’on donnât le nom d’Expanſion à l’Eſpace en général, ſoit qu’il fût plein ou vuide de matiére ſolide ; de ſorte qu’on dit, l’Eſpace a de l’expanſion, & le Corps eſt étendu. Mais en ce point, chacun eſt maître d’en uſer comme il lui plaira. Je ne propoſe ceci que comme un moyen de s’exprimer plus clairement & plus diſtinctement.

§. 28. Les hommes différent peu entr’eux ſur les Idées ſimples qu’ils conçoivent clairement. Pour moi, je m’imagine que dans cette occaſion auſſi bien que dans pluſieurs autres, toute la diſpute ſeroit bientôt terminée ſi nous avions une connoiſſance préciſe & diſtincte de la ſignification des termes dont nous nous ſervons. Car je ſuis porté à croire que ceux qui viennent à réflechir ſur leurs propres penſées, trouvent qu’en général leurs idées ſimples conviennent enſemble quoi que dans les diſcours qu’ils ont enſemble, ils les confondent par différens noms : de ſorte que ceux qui ſont accoûtumez à faire des abſtractions, & qui examinent bien les idées qu’ils ont dans l’Eſprit, ne ſauroient penſer fort différemment, quoi que peut-être ils s’embarraſſent par des mots, en s’attachant aux façons de parler des Académies ou des Sectes dans leſquelles ils ont été élevez. Au contraire, je comprens fort bien, que les diſputes, les criailleries & les vains galimathias doivent durer ſans fin parmi les gens qui n’étant point accoûtumez à penſer, ne ſe font point une affaire d’examiner ſcrupuleuſement & avec ſoin leurs propres Idées, & ne les diſtinguent point d’avec les ſignes que les hommes employent pour les faire connoître aux autres, & ſur tout, ſi ce ſont des Savans de profeſſion, chargez de lecture, dévoûez à certaines Sectes, accoûtumez au langage qui y eſt en uſage, & qui ſe ſont fait une habitude de parler après les autres ſans ſavoir pourquoi. Mais enfin, s’il arrive que deux perſonnes qui font des réflexions ſur leurs propres penſées, ayent des Idées différentes, je ne vois pas comment ils peuvent diſcourir ou raiſonner enſemble. Au reſte, ce ſeroit prendre fort mal ma penſée que de croire que toutes les vaines imaginations qui peuvent entrer dans le cerveau des hommes, ſoient préciſement de cette eſpèce d’Idées dont je parle. Il n’eſt pas facile à l’Eſprit de ſe débarraſſer des notions confuſes, & des préjugez dont il a été imbu par la coûtume, par inadvertance, ou par les converſations ordinaires. Il faut de la peine, & une longue & ſérieuſe application pour examiner ſes propres Idées, juſqu’à ce qu’on les ait réduites à toutes les idées ſimples, claires & diſtinctes dont elles ſont compoſées, & pour démêler parmi ces idées ſimples, celles qui ont, ou qui n’ont point de liaiſon & de dépendance néceſſaire entre elles. Car juſqu’à ce qu’un homme en ſoit venu aux notions prémiéres & originales des choſes, il ne peut que bâtir ſur des Principes incertains, & tomber ſouvent dans de grands mécomptes.



CHAPITRE XIV.

De la Durée, & de ſes Modes Simples.


§. 1.Ce que c’eſt que la Durée.
IL y a une autre eſpèce de Diſtance ou de Longueur, dont l’idée ne nous eſt pas fournie par les parties permanentes de l’Eſpace, mais par les changemens perpetuels de la ſucceſſion, dont les parties déperiſſent inceſſamment. C’eſt ce que nous appellons Durée ; & les Modes ſimples de cette durée ſont toutes ſes différentes parties, dont nous avons des idées diſtinctes, comme les Heures, les Jours, les Années, &c. le Temps & l’Eternité.

§. 2.L’idée que nous en avons, nous vient de la réflexion que nous faiſons ſur la ſuite des Idées, qui ſe ſuccedent dans notre Eſprit. La réponſe qu’un grand homme fit à celui qui lui demandoit ce que c’étoit que le Temps, Si non rogas, intelligo, je comprens ce que c’eſt, lors que vous ne me le demandez pas, c’eſt-à-dire, plus je m’applique à en découvrir la nature, moins je la comprens, cette réponſe, dis-je, pourroit peut-être faire croire à certaine perſonne, que le Temps, qui découvre toutes choſes, ne ſauroit être connu lui-même. A la vérité, ce n’eſt pas ſans raiſon qu’on regarde la Durée, le Temps, & l’Eternité, comme des choſes dont la nature eſt, à certains égards, bien difficile à pénétrer. Mais quelque éloignées qu’elles paroiſſent être de notre conception, cependant ſi nous les rapportons à leur véritable origine, je ne doute nullement que l’une des ſources de toutes nos connoiſſances, qui ſont la Senſation & la Réflexion, ne puiſſe nous en fournir des idées, auſſi claires & auſſi diſtinctes, que pluſieurs autres qui paſſent pour beaucoup moins obſcures ; & nous trouverons que l’idée de l’Eternité elle-même découle de la même ſource d’où viennent toutes nos autres Idées.

§. 3. Pour bien comprendre ce que c’eſt que le Tems & l’Eternité, nous devons conſiderer avec attention qu’elle eſt l’idée que nous avons de la Durée, & comment elle nous vient. Il eſt évident à quiconque voudra rentrer en ſoi-même & remarquer ce qui ſe paſſe dans ſon Eſprit, qu’il y a, dans ſon Entendement, une ſuite d’Idées qui ſe ſuccedent conſtamment les unes aux autres, pendant qu’il veille. Or la Réflexion que nous faiſons ſur cette ſuite de différentes Idées qui paroiſſent l’une après l’autre dans notre Eſprit, eſt ce qui nous donne l’idée de la Succeſſion ; & nous appelons Durée la diſtance qui eſt entre quelque partie de cette ſucceſſion, ou entre les apparences de deux Idées qui ſe préſentent à notre Eſprit. Car tandis que nous penſons, ou que nous recevons ſucceſſivement pluſieurs idées dans notre Eſprit, nous connoiſſons que nous exiſtons ; & ainſi la continuation de notre Etre, c’eſt-à-dire, notre propre exiſtence, & la continuation de tout autre Etre, laquelle eſt commenſurable à la ſucceſſion des Idées qui paroiſſent & disparoiſſent dans notre Eſprit, peut être appellée durée de nous-mêmes, & durée de tout autre Etre coëxiſtant avec nos penſées.

§. 4. Que la notion que nous avons de la Succeſſion & de la Durée nous vienne de cette ſource, je veux dire de la Réflexion que nous faiſons ſur cette ſuite d’idées que nous voyons paroître l’une après l’autre dans notre Eſprit, c’eſt ce qui me ſemble ſuivre évidemment de ce que nous n’avons aucune perception de la Durée, qu’en conſiderant cette ſuite d’Idées qui ſe ſuccedent les unes aux autres dans notre Entendement. En effet, dès que cette ſucceſſion d’Idée vient à ceſſer, la perception que nous avions de la Durée, ceſſe auſſi, la perception que nous avions de la Durée, ceſſe auſſi, comme chacun l’éprouve clairement par lui-même lorſqu’il vient à dormir profondément : car qu’il dorme une heure, ou un jour, un mois, ou une année, il n’a aucune perception de la durée des choſes tandis qu’il dort, ou qu’il ne ſonge à rien. Cette durée eſt alors tout-à-fait nulle à ſon égard ; & il lui ſemble qu’il n’y a aucune diſtance entre le moment qu’il a ceſſé de penſer en s’endormant, & celui auquel il s’eſt reveillé. Et je ne doute pas, qu’un homme éveillé n’éprouvât la même choſe, s’il lui étoit poſſible de n’avoir qu’une ſeule idée dans l’Eſprit, ſans qu’il arrivât aucun changement à cette Idée, & qu’aucune autre vînt ſe joindre à elle. Nous voyons, tous les jours, que, lors qu’une perſonne fixe ſes penſées avec une extrême application ſur une ſeule choſe, en ſorte qu’il ne ſonge preſque point à cette ſuite d’idées qui ſe ſuccedent les unes aux autres dans ſon Eſprit, il laiſſe échapper, ſans y faire réflexion, une bonne partie de la Durée qui s’écoule pendant tout le temps qu’il eſt dans cette forte contemplation, s’imaginant que ce temps-là eſt beaucoup plus court, qu’il ne l’eſt effectivement. Que ſi le ſommeil nous fait regarder ordinairement les parties diſtantes de la Durée comme un ſeul point, c’eſt parce que, tandis que nous dormons, cette ſucceſſion d’idées ne ſe préſente point à notre Eſprit. Car ſi un homme vient à ſonger en dormant ; & que ſes ſonges lui préſentent une ſuite d’idée différentes, il a pendant tout ce temps-là une perception de la Durée & de la longueur de cette durée. Ce qui, à mon avis, prouve évidemment, que les hommes tirent les idées qu’ils ont de la Durée, de la Réflexion qu’ils ſont ſur cette ſuite d’Idées dont ils obſervent la ſucceſſion dans leur propre Entendement, ſans quoi ils ne ſauroient avoir aucune idée de la Durée, quoi qu’il pût arriver dans le Monde.

§. 5.Nous pouvons appliquer l’idée de la Durée à des choſes qui exiſtent pendant que nous dormons. En effet, dès qu’un homme a une fois acquis l’idée de la Durée par la réflexion qu’il a fait ſur la ſucceſſion & le nombre de ſes propres penſées, il peut appliquer cette notion à ces choſes qui exiſtent tandis qu’il ne penſe point, tout de même que celui à qui la vûë ou l’attouchement ont fourni l’idée de l’Etenduë, peut appliquer cette idée à différentes diſtances où il ne voit ni ne touche aucun Corps. Ainſi, quoi qu’un homme n’aît aucune perception de la longueur de la durée qui s’écoule pendant qu’il dort ou qu’il n’a aucune penſée, cependant comme il a obſervé la révolution des Jours & des Nuits, qu’il a trouvé que la longueur de cette durée eſt, en apparence, réguliére & conſtante, dès là qu’il ſuppoſe que, tandis qu’il a dormi, ou qu’il a penſé à autre choſe, cette Révolution s’eſt faite comme à l’ordinaire, il peut juger de la longueur de la durée qui s’eſt écoulé pendant ſon ſommeil. Mais lorſqu’Adam & Eve étoient ſeuls, ſi au lieu de ne dormir que pendant le temps qu’on employe ordinairement au ſommeil, ils euſſent dormi vingt-quatre heures ſans interruption, cet eſpace de vingt-quatre heures auroit été abſolument perdu pour eux, & ne ſeroit jamais entré dans le compte qu’ils faiſoient du temps.

§. 6.L’idée de la Suceſſion ne nous vient pas du Mouvement. C’eſt ainſi qu’en réflechiſſant ſur cette ſuite de nouvelles Idées qui ſe préſentent à nous l’une après l’autre, nous acquerons l’idée de la Succeſſion. Que ſi quelqu’un ſe figure qu’elle nous vient plûtôt de la réflexion que nous faiſons ſur le Mouvement par le moyen des Sens, il changera, peut-être, de ſentiment pour entrer dans ma Penſée, s’il conſidere que le Mouvement même excite dans ſon Eſprit une idée de ſucceſſion, juſtement de la même maniére qu’il y produit une ſuite continuë d’Idées diſtinctes les unes des autres. Car un homme qui regarde un Corps qui ſe meut actuellement, n’y apperçoit aucun mouvement, à moins que ce mouvement n’excite en lui une ſuite conſtante d’Idées ſucceſſives : Par exemple, qu’un homme ſoit ſur la Mer lorſqu’elle eſt calme, par un beau jour & hors de la vûë des Terres, s’il jette les yeux vers le Soleil, ſur la Mer, ou ſur ſon Vaiſſeau, une heure de ſuite, il n’y appercevra aucun mouvement, quoi qu’il ſoit aſſûré que deux de ces Corps, & peut-être, tous trois ayent fait beaucoup de chemin pendant tout ce temps-là : mais s’il apperçoit que l’un de ces trois Corps ait changé de diſtance à l’égard de quelque autre Corps, ce mouvement n’a pas plûtôt produit en lui une nouvelle idée, qu’il reconnoit qu’il y a eu du mouvement. Mais quelque part qu’un homme ſe trouve, toutes choſes étant en repos autour de lui, ſans qu’il apperçoive le moindre mouvement durant l’eſpace d’une heure, s’il a eu des penſées pendant cette heure de repos, il appercevra les différentes idées de ces propres penſées, qui tout d’une ſuite ont paru les unes après les autres dans ſon Eſprit ; & par-là il obſervera & trouvera de la ſucceſſion où il ne ſauroit remarquer aucun mouvement.

§. 7. Et c’eſt là, je croi, la raiſon pourquoi nous n’appercevons pas des mouvements fort lents, quoi que conſtans, parce qu’en paſſant d’une partie ſenſible à une autre, le changement de diſtance eſt ſi lent, qu’il ne cauſe aucune nouvelle idée en nous, qu’après un long temps, écoulé depuis un terme juſqu’à l’autre. Or comme ces mouvements ſucceſſifs ne nous frappent point par une ſuite conſtante de nouvelles idées qui ſe ſuccedent immédiatement l’une à l’autre dans notre Eſprit, nous n’avons aucune perception de mouvement : car comme le Mouvement conſiſte dans une ſucceſſion continuë, nous ne ſaurions appercevoir cette ſucceſſion, ſans une ſucceſſion conſtante d’idées qui en proviennent.

§. 8. On n’apperçoit pas non plus les choſes, qui ſe meuvent ſi vîte qu’elles n’affectent point les Sens, parce que les différentes diſtances de leur mouvement ne pouvant frapper nos Sens d’une maniére diſtincte, elles ne produiſent aucune ſuite d’idées dans l’Eſprit. Car lors qu’un Corps ſe meut en rond, en moins de temps qu’il n’en faut à nos Idées pour pouvoir ſe ſucceder dans notre Eſprit les unes aux autes, il ne paroit pas être en mouvement, mais ſemble être un cercle parfait & entier, de la même matiére ou couleur que le Corps qui eſt en mouvement, & nullement une partie d’un Cercle en mouvement.

§. 9.Nos Idées ſe ſuccedent dans notre Eſprit, dans un certain dégré de viteſſe. Qu’on juge après cela, s’il n’eſt pas fort probable, que pendant que nous ſommes éveillez, nos Idées ſe ſuccedent les unes aux autres dans notre Eſprit, à peu près de la même maniére que ces Figures diſpoſées en rond au dedans d’une Lanterne, que la chaleur d’une bougie fait tourner ſur un pivot. Or quoi que nos Idées ſe ſuivent peut-être quelquefois un peu plus vîte & quelquefois un peu plus lentement, elles vont pourtant, à mon avis, preſque toûjours du même train dans un homme éveillé ; & il me ſemble même, que la viteſſe & la lenteur de cette ſucceſſion d’idées, ont certaines bornes qu’elles ne ſauroient paſſer.

§. 10. Je fonde la raiſon de cette conjecture, ſur ce que j’obſerve que nous ne ſaurions appercevoir de la ſucceſſion dans les impreſſions qui ſe font ſur nos Sens, que lorsqu’elles ſe font dans un certain dégré de viteſſe ou de lenteur ; ſi par exemple, l’impreſſion eſt extrêmement prompte, nous n’y ſentons aucune ſucceſſion, dans les cas mêmes, où il eſt évident qu’il y a une ſucceſſion réelle. Qu’un Boulet de canon paſſe au travers d’une Chambre, & que dans ſon chemin il emporte quelque membre du Corps d’un homme, c’eſt une choſe auſſi évidente qu’aucune Démonſtration puiſſe l’être, que le boulet doit percer ſucceſſivement les deux côtez oppoſez de la Chambre. Il n’eſt pas moins certain qu’il doit toucher une certaine partie de la Chair avant l’autre, & ainſi de ſuite ; & cependant je ne penſe pas qu’aucun de ceux qui ont jamais ſenti ou entendu un tel coup de canon, qui aît percé deux murailles éloignées l’une de l’autre, aît pû obſerver aucune ſucceſſion dans la douleur, ou dans le ſon d’un coup ſi prompt. Cette portion de durée où nous ne remarquons aucune ſucceſſion, c’eſt ce que nous appellons un inſtant ; portion de durée qui n’occupe juſtement que le temps auquel une ſeule idée eſt dans notre Eſprit ſans qu’une autre lui ſuccede, & où, par conſéquent, nous ne remarquons abſolument aucune ſucceſſion.

§. 11. La même choſe arrive, lorsque le Mouvement eſt ſi lent, qu’il ne fournit point à nos Sens une ſuite conſtante de nouvelles idées, dans le dégré de vîteſſe qui eſt requis pour faire que l’eſprit ſoit capable d’en recevoir de nouvelles. Et alors comme les Idées de nos propres penſées trouvent de la place pour s’introduire dans notre Eſprit entre celles que le Corps qui eſt en mouvement préſente à nos Sens, le ſentiment de ce mouvement ſe perd ; & le Corps, quoi que dans un mouvement actuel, ſemble être toûjours en repos, parce que ſa diſtance d’avec quelques autres Corps ne change pas d’une maniére viſible, auſſi promptement que les idées de notre Eſprit ſe ſuivent naturellement l’une l’autre. C’eſt ce qui paroit évidemment par l’éguille d’une Montre, par l’ombre d’un Cadran à Soleil ; & par pluſieurs autres mouvemens continus, mais fort lents, où après certains intervalles, nous appercevons par le changement de diſtance qui arrive au Corps en mouvement, que ce Corps s’eſt mû, mais ſans que nous ayions aucune perception du mouvement actuel.

§. 12.Cette ſuite de nos Idées eſt la meſure des autres ſucceſſions. C’eſt pourquoi il me ſemble, qu’une conſtante & réguliére ſucceſſion d’idées dans un homme éveillé, eſt comme la meſure & la règle de toutes les autres ſucceſſions. Ainſi lorſque certaines choſes ſe ſuccedent plus vîte que nos Idées, comme quand deux Sons, ou deux Senſations de douleur &c. n’enferment dans leur Succeſſion que la durée d’une ſeule idée, ou lorſqu’un certain mouvement eſt ſi lent qu’il ne va pas d’un pas égal avec les idées qui roulent dans notre Eſprit, je veux dire avec la même vîteſſe, que ces idées ſe ſuccedent les unes aux autres comme lorſque dans le cours ordinaire, une ou pluſieurs idées viennent dans l’Eſprit entre celles qui s’offrent à la vûë par les différens changemens de diſtance qui arrivent à un Corps en mouvement, ou entre des Sons & des Odeurs dont la perception nous frappe ſucceſſivement, dans tous ces cas, le ſentiment d’une conſtante & continuelle ſucceſſion ſe perd, de ſorte que nous ne nous en appercevons qu’à certains intervalles de repos qui s’écoulent entre deux.

§. 13.Notre Eſprit ne peut ſe fixer long-temps ſur une ſeule idée qui reſte purement la même. Mais, dira-t-on, « s’il eſt vrai, que, tandis qu’il y a des idées dans notre Eſprit, elles ſe ſuccedent continuellement, il eſt impoſſible qu’un homme penſe long-temps à une ſeule chose ». Si l’on entend par là qu’un homme ait dans l’Eſprit une ſeule idée qui y reſte long-temps purement la même, ſans qu’il y arrive aucun changement, je croi pouvoir dire qu’en effet cela n’eſt pas poſſible. Mais comme je ne ſai pas de quelle maniére ſe forment nos idées, dequoi elles ſont compoſées, d’où elles tirent leur lumiére & comment elles viennent à paroître, je ne ſaurois rendre d’autre raiſon de ce Fait que l’experience, & je ſouhaiterois que quelqu’un voulût eſſayer de fixer ſon Eſprit, pendant un temps conſiderable ſur une ſeule idée, qui ne fût accompagnée d’aucune autre, & ſans qu’il s’y fît aucun changement.

§. 14. Qu’il prenne, par exemple, une certaine figure, un certain dégré de lumiére ou de blancheur, ou telle autre idée qu’il voudra, & il aura, je m’aſſûre, bien de la peine à tenir ſon Eſprit vuide de toute autre idée, ou plutôt, il éprouvera qu’effectivement d’autres idées d’une eſpece différente, ou diverſes conſiderations de la même idée, (chacune deſquelles est une idée nouvelle) viendront ſe préſenter inceſſamment à ſon Eſprit les unes après les autres, quelque ſoin qu’il prenne pour ſe fixer à une ſeule idée.

§. 15. Tout ce qu’un homme peut faire en cette occaſion, c’eſt, je croi, de voir & de conſiderer quelles ſont les idées qui ſe ſuccedent dans ſon Entendement, ou bien de diriger ſon Eſprit vers une certaine eſpèce d’Idées, & de rappeler celles qu’il veut, ou dont il a beſoin. Mais d’empêcher une conſtante ſucceſſion de nouvelles idées, c’eſt, à mon avis, ce qu’il ne ſauroit faire, quoi d’ordinairement il ſoit en ſon pouvoir de ſe déterminer à les conſiderer avec application, s’il le trouve à propos.

§. 16.De quelque maniére que nos Idées ſoient produites en nous, elles n’enferment aucune ſenſation de mouvement. De ſavoir ſi ces différentes Idées que nous avons dans l’Eſprit, ſont produites par certains mouvemens, c’eſt ce que je ne prétens pas examiner ici ; mais une choſe dont je ſuis certain, c’eſt qu’elles n’enferment aucune idée de mouvement en ſe montrant à nous, & que qui n’auroit pas l’idée du Mouvement par quelque autre voye, n’en auroit aucune à mon avis ; ce qui ſuffit pour le deſſein que j’ai préſentement en vûë, comme auſſi, pour faire voir que c’eſt par ce changement perpetuel d’idées que nous remarquons dans notre Eſprit, & par cette ſuite de nouvelles apparences qui ſe préſentent à lui, que nous acquerons les idées de la Succeſſion & de la Durée, ſans quoi elles nous ſeroient abſolument inconnuës. Ce n’eſt donc par le Mouvement, mais une ſuite conſtante d’idées qui ſe préſentent à notre Eſprit pendant que nous veillons, qui nous donne l’idée de la Durée, laquelle idée le Mouvement ne nous fait appercevoir qu’entant qu’il produit dans notre Eſprit une conſtante ſucceſſion d’idées, comme je l’ai déja montré, de ſorte que ſans l’idée d’aucun mouvement nous avons une idée auſſi claire de la Suceſſion & de la Durée par cette ſuite d’idées qui ſe préſentent à notre Eſprit les unes après les autres, que par une ſucceſſion d’Idées produites par un changement ſenſible & continu de diſtance entre deux Corps, c’eſt à dire par des idées qui nous viennent du Mouvement. C’eſt pourquoi nous aurions l’idée de la Durée, quand bien nous n’aurions aucune perception du Mouvement.

§. 17.Le Temps eſt une Durée diſtinguée par certaines meſures. L’eſprit ayant ainſi acquis l’idée de la Durée, la prémiére choſe qui ſe préſente naturellement à faire après cela, c’eſt de trouver une meſure de cette commune Durée, par laquelle on puiſſe juger de ſes différentes longueurs, & voir l’ordre diſtinct dans lequel pluſieurs choſes exiſtent ; car ſans cela, la plûpart de nos connoiſſances tomberoient dans la confuſion, & une grande partie de l’Hiſtoire, deviendroit entierement inutile. La Durée ainſi diſtinguée en certaines Periodes, & déſignée par certaines meſures ou Epoques, c’eſt, à mon avis, ce que nous appellons plus propement le Temps.

§. 18.Une bonne meſure du Temps doit meſurer toute ſa durée en Periodes égales. Pour meſurer l’Etenduë, il ne faut qu’appliquer la meſure dont nous nous ſervons, à la choſe dont nous voulons ſavoir l’étenduë. Mais c’eſt ce qu’on ne peut faire pour meſurer la Durée ; parce qu’on ne ſauroit joindre enſemble deux différentes parties de ſucceſſion pour les faire ſervir de meſure l’une à l’autre. Comme la Durée ne peut être meſurée que par la Durée même, non plus que l’Etenduë par une autre choſe que par l’Etenduë, nous ne ſaurions retenir auprès de nous une meſure conſtante & invariable de la Durée, qui conſiſte dans une ſucceſſion perpetuelle, comme nous pouvons garder des meſures de certaines longueurs d’étenduë, telles que les pouces, les piés, les aunes, &c. qui ſont compoſées de parties permanentes de matiére. Auſſi n’y a-t-il rien qui puiſſe ſervir de règle propre à bien meſurer le Temps, que ce qui a diviſé toute la longueur de ſa durée en parties apparemment égales, par des Periodes qui ſe ſuivent conſtamment. Pour ce qui eſt des parties de la Durée qui ne ſont pas diſtinguées, ou qui ne ſont pas conſiderées comme diſtinctes & meſurées par de ſemblables Périodes, elles ne peuvent pas être compriſes ſi naturellement ſous la notion du tems, comme il paroît par ces ſortes de phraſes, avant tous les temps, & lorsqu’il n’y aura plus temps.

§. 19.Les Révolutions du Soleil & de la Lune ſont les meſures du Temps les plus commodes. Comme les Révolutions diurnes & annuelles du Soleil ont été, depuis le commencement du Monde, conſtante, régulière, généralement obſervées de tout le Genre Humain, & ſuppoſées égales entr’elles, on a eu raiſon de s’en ſervir pour meſurer la Durée. Mais parce que la diſtinction des Jours & des Années a dépendu du mouvement du Soleil, cela a donné lieu à une erreur fort commune, c’eſt qu’on s’eſt imaginé que le Mouvement & la Durée étoient la meſure l’un de l’autre. Car les hommes étant accoûtumez à ſe ſervir, pour meſurer la longueur du Temps, des idées de Minutes, d’Heures, de Jours, de Mois, d’Années, &c. qui ſe préſentent à l’Eſprit dès qu’on vient à parler du Temps ou de la Durée, & ayant meſuré differentes parties du Temps par le mouvement des Corps céleſtes, ils ont été portez à confondre le Temps & le Mouvement, ou du moins à penſer qu’il y a une liaiſon néceſſaire entre ces deux choſes. Cependant toute autre apparence périodique, ou altération d’Idées qui arriveroit dans des Eſpaces de Durée équidiſtans en apparence, & qui ſeroit conſtamment & univerſellement obſervée, ſerviroit auſſi bien à diſtinguer les intervalles du Temps, qu’aucun des moyens qu’on aît employé pour cela. Suppoſons, par exemple, que le Soleil, que quelques-uns ont regardé comme un Feu, eû été allumé à la même diſtance de temps qu’il paroit maintenant chaque jour ſur le même Meridien, qu’il s’éteignit enſuite douze heures après, & que dans l’Eſpace d’une Révolution annuelle, ce Feu augmentât ſenſiblement en éclat & en chaleur, & diminuât dans la même proportion ; une apparence ainſi réglée ne ſerviroit-elle pas à tous ceux qui pourroient l’obſerver, à meſurer les diſtances de la Durée ſans mouvement tout auſſi bien qu’ils pourroient le faire à l’aide du mouvement ? Car ſi ces apparences étoient conſtantes, à portée d’être univerſellement obſervées, & dans des Périodes équidiſtantes, elles ſerviroient également au Genre Humain à meſurer le Temps, quand bien il n’y auroit aucun Mouvement.

§. 20.Ce n’eſt pas par le mouvement du Soleil & de la Lune que le Temps eſt meſuré, mais par leurs apparences périodiques. Car ſi la gelée, ou une certaine eſpèce de Fleurs revenoient reglément dans toutes les parties de la Terre, à certaines Périodes équidiſtantes, les hommes pourroient auſſi bien s’en ſervir pour compter les années que des Révolutions du Soleil. Et en effet, il y a des Peuples en Amérique qui comptent leurs années par la venuë de certains Oiſeaux qui dans quelques-unes de leurs ſaiſons paroiſſent dans leur Païs, & dans d’autres ſe retirent. De même, un accès de fiévre, un ſentiment de faim ou de ſoif, une odeur, une certaine ſaveur, ou quelque autre idée que ce fût, qui revint conſtamment dans des Périodes équidiſtantes, & ſe fit univerſellement ſentir, tout cela ſeroit également propre à meſurer le cours de la ſucceſſion & à diſtinguer les diſtances du Temps. Ainſi, nous voyons que les Aveugles-nez comptent aſſez bien par années, dont ils ne peuvent pourtant pas diſtinguer les révolutions par des Mouvemens qu’ils ne peuvent appercevoir. Sur quoi je demande ſi un homme qui diſtingue les Années par la chaleur de l’Eté & par le froid de l’Hiver, par l’odeur d’une Fleur dans le Printemps, ou par le goût d’un Fruit dans l’Automne, je demande, ſi un tel homme n’a point une meilleure meſure du Temps, que les Romains avant la reformation de leur Calendrier par Jules Céſar, ou que pluſieurs autres Peuples dont les années ſont fort irréguliéres malgré le mouvement du Soleil dont ils prétendent faire uſage. Un des plus grands embarras qu’on rencontre dans la Chronologie, vient de ce qu’il n’eſt pas aiſé de trouver exactement la longueur que chaque Nation a donné à ſes Années, tant elles different les unes des autres, & toutes enſemble, du mouvement précis du Soleil, comme je croi pouvoir l’aſſurer hardiment. Que ſi depuis la Création juſqu’au Deluge, le Soleil s’eſt mû conſtamment ſur l’Equateur, & qu’il ait ainſi répandu également ſa chaleur & ſa lumiére ſur toutes les Parties habitables de la Terre, faiſant tous les Jours d’une même longueur, ſans s’écarter vers les Tropiques dans une Révolution annuelle, comme l’a ſuppoſé un ſavant & ingenieux ** Mr. Burnet dans un Livre intitulé, Telluris Theoria Sacra. Il eſt different de G. Burnet qui eſt mort Evêque de Salisbury, & d’un autre Burnet, Medecin Ecoſſois. Auteur de ce temps, je ne vois pas qu’il ſoit fort aiſé d’imaginer, malgré le mouvement du Soleil, que les hommes qui ont vêcu avant le Deluge ayent compté par années depuis le commencement du Monde, ou qu’ils ayent meſuré le Temps par Périodes, puiſque dans cette ſuppoſition ils n’avoient point de marques fort naturelles pour les diſtinguer.

§. 21.On ne peut point connoître certainement que deux parties de Durée ſoient égales. Mais, dira-t-on peut-être, le moyen que ſans un mouvement régulier comme celui du Soleil, ou quelque autre ſemblable, on pût jamais connoître que de telles Périodes fuſſent égales ? A quoi je répons que l’égalité de toute autre apparence qui reviendroit à certains intervalles, pourroit être connuë de la même maniére, qu’au commencement on connut, ou qu’on s’imagina de connoître l’égalité des Jours, ce que les hommes ne firent qu’en jugeant de leur longueur par cette ſuite d’Idées qui durant les intervalles leur paſſèrent dans l’Eſprit. Car venant à remarquer par-là qu’il y avoit de l’inégalité dans les Jours artificiels, & qu’il n’y en avoit point dans les Jours naturels qui comprennent le jour & la nuit, ils conjecturerent que ces derniers étoient égaux, ce qui ſuffiſoit pour les faire ſervir de meſure, quoi qu’on ait découvert après une exacte recherche, qu’il y a effectivement de l’inégalité dans les Revolutions diurnes du Soleil ; & nous ne ſavons pas ſi les Révolutions annuelles ne ſont point auſſi inégales. Cependant par leur égalité ſuppoſée & apparente elles ſervent tout auſſi bien à meſurer le Temps, que ſi l’on pouvoit prouver qu’elles ſont exactement égales, quoi qu’au reſte elles ne puiſſent point meſurer les parties de la Durée dans la derniére exactitude. Il faut donc prendre garde à diſtinguer ſoigneuſement entre la Durée en elle-même, & entre les meſures que nous employons pour juger de ſa longueur. La Durée en elle-même doit être conſidérée comme allant d’un pas conſtamment égal, & tout-à-fait uniforme. Mais nous ne pouvons point ſavoir qu’aucune des meſures de la Durée ait la même propriété, ni être aſſûrez que les parties ou Périodes qu’on leur attribuë ſoient égales en durée l’une à l’autre ; car on ne peut jamais démontrer, que deux longueurs ſucceſſives de Durée ſoient égales, avec quelque ſoin qu’elles ayent été meſurées. Le mouvement du Soleil, dont les hommes ſe ſont ſervis ſi long-temps & avec tant d’aſſurance comme d’une meſure de Durée parfaitement exacte, s’eſt trouvé inégal dans ſes différentes parties, comme je viens de dire. Et quoique depuis peu l’on ait employé le Pendule comme un mouvement plus conſtant & plus régulier que celui du Soleil, ou, pour mieux dire, que celui de la Terre ; cependant ſi l’on demandoit à quelqu’un, comment il fait certainement que deux vibrations ſucceſſives d’un Pendule ſont égales, il auroit bien de la peine à ſe convaincre lui-même qu’elles le ſont indubitablement, parce que nous ne pouvons point être aſſurez que la cauſe ce mouvement, qui nous eſt inconnuë, opère toûjours également, & nous ſavons certainement que le milieu dans lequel le Pendule ſe meut, n’eſt pas conſtamment le même. Or l’une de ces deux choſes venant à varier, l’égalité de ces Périodes peut changer, & par ce moyen la certitude & la juſteſſe de cette meſure du Mouvement peut être tout auſſi bien détruite que la juſteſſe des Périodes de quelque autre apparence que ce ſoit. Du reſte, la notion de la Durée demeure toûjours claire & diſtincte, quoi que parmi les meſures que nous employons pour en déterminer les parties, il n’y en ait aucune dont on puiſſe démontrer qu’elle eſt parfaitement exacte. Puis donc que deux parties de ſucceſſion ne ſauroient être jointes enſemble, il eſt impoſſible de pouvoir jamais s’aſſurer qu’elles ſont égales. Tout ce que nous pouvons faire, pour meſurer le Temps, c’eſt de prendre certaines parties qui ſemblent ſe ſucceder conſtamment à diſtances égales : égalité apparente dont nous n’avons point d’autre meſure que celle que la ſuite de nos propres idées a placé dans notre Mémoire ; ce qui avec le concours de quelques autres raiſons probables nous perſuade que ces Périodes ſont effectivement égales entre elles.

§. 22.Le Temps n’eſt pas la meſure du Mouvement. Une choſe qui me paroît bien étrange dans cet article, c’eſt que pendant que tous les hommes meſurent viſiblement le Temps par le mouvement des Corps Céleſtes, on ne laiſſe pas de définir le Temps, la meſure du Mouvement ; au lieu qu’il eſt évident à quiconque y fait la moindre reflexion, que pour meſurer le mouvement il n’eſt pas moins néceſſaire de conſiderer l’Eſpace, que le Temps : & ceux qui porteront leur vûë un peu plus loin, trouveront encore, que pour bien juger du mouvement d’un Corps, & en faire une juſte eſtimation, il faut néceſſairement faire entrer en compte la groſſeur de ce Corps. Et dans le fond le Mouvement ne ſert point autrement à meſurer la Durée, qu’entant qu’il ramene conſtamment certaines Idées ſenſibles, par des Périodes qui paroiſſent également éloignées l’une de l’autre. Car ſi le mouvement du Soleil étoit auſſi inégal que celui d’un Vaiſſeau pouſſé par des vents inconſtans, tantôt foibles, & tantôt impetueux, & toûjours fort irréguliers : ou ſi étant conſtamment d’une égale vîteſſe, il n’étoit pourtant pas circulaire, & ne produiſoit pas les mêmes apparences, nous ne pourrions non plus nous en ſervir à meſurer le Temps que du mouvement des Cometes, qui eſt inégale en apparence.

§. 23.Les Minutes, les Heures, les Jours & les Années ne ſont pas des meſures néceſſaires de la Durée. Les Minutes, les Heures, les Jours & les Années, ne ſont pas plus néceſſaires pour meſurer le Temps, ou la Durée, que le Pouce, l’Aune, ou la Lieue qu’on prend ſur quelque portion de Matiére, ſont néceſſaires pour meſurer l’Etenduë. Car quoi que par l’uſage que nous en faiſons conſtamment dans cet endroit de l’Univers, comme d’autant de Periodes, déterminées par les Révolutions du Soleil, ou comme de portions connuës de ces ſortes de Periodes, nous ayions fixé dans notre Eſprit les idées de ces différentes longueurs de Durée, que nous appliquons à toutes les parties du temps dont nous voulons conſiderer la longueur, cependant il peut y avoir d’autres Parties de l’Univers où l’on ſe ſert non plus de ces ſortes de meſures, qu’on ſe ſert dans le Japon de nos pouces, de nos piés, ou de nos lieuës. Il faut pourtant qu’on employe par tout quelque choſe qui ait du rapport à ces meſures. Car nous ne ſaurions meſurer, ni faire connoître aux autres, la longueur d’aucune Durée ; quoi qu’il y eût, dans le même temps, autant de mouvement dans le Monde qu’il y en a préſentement, ſuppoſé qu’il n’y eût aucune partie de ce Mouvement qui ſe trouvât diſpoſée de maniére à faire des révolutions réguliéres & apparemment équidiſtantes. Du reſte, les différentes meſures dont on peut ſe ſervir pour compter le Temps, ne changent en aucune maniére la notion de Durée, qui eſt la choſe à meſurer ; non plus que les différens modèles du Pié & de la Coudée n’altérent point l’idée de l’Etenduë, à l’égard de ceux qui employent ces différentes meſures.

§. 24.Notre meſure du Temps peut être appliquée à la Durée qui a exiſté avant le Temps. L’Eſprit ayant une fois acquis l’idée d’une meſure du Temps, telle que la revolution annuelle du Soleil, peut appliquer cette meſure à une certaine durée, avec laquelle cette meſure ne coëxiſte point, & avec qui elle n’a aucun rapport, conſiderée en elle-même. Car dire, par exemple, qu’Abraham nâquit l’an 2712. de la Période Julienne, c’eſt parler auſſi intelligiblement, que ſi l’on comptoit du commencement du Monde ; bien que dans une diſtance ſi éloignée il n’y eût ni mouvement du Soleil, ni aucun autre mouvement. En effet, quoi qu’on ſuppoſe que la Période Julienne a commencé pluſieurs centaines d’années avant qu’il y eût des Jours, des Nuits ou des Années, déſignées par aucune révolution Solaire, nous ne laiſſons pas de compter & de meſurer auſſi bien la Durée par cette Epoque, qui ſi le Soleil eût réellement exiſté dans ce temps-là, & qu’il ſe fût mû de la même maniére qu’il ſe meut préſentement. L’Idée d’une Durée égale à une révolution annuelle du Soleil, peut être auſſi aiſément appliquée dans notre Eſprit à la Durée, quand il n’y auroit ni Soleil ni Mouvement, que l’idée d’un pié ou d’une aune, priſe ſur les Corps que nous voyons ſur la Terre, peut être appliquée par la penſée à des Diſtances qui ſoient au delà des limites du Monde, où il n’y a aucun Corps.

§. 25. Car ſuppoſé que de ce Lieu juſqu’au Corps qui borne l’Univers il eut 5639. Lieuës, ou millions de Lieuës, (car le Monde étant fini, ſes bornes doivent être à une certaine diſtance) comme nous ſuppoſons qu’il y a 5639. années depuis le temps préſent juſques à la prémiére exiſtence d’aucun Corps dans le commencement du Monde, nous pouvons appliquer dans notre Eſprit cette meſure d’une année à la Durée qui a exiſté avant la Création, au delà de la Durée des Corps ou du Mouvement, tout de même que nous pouvons appliquer la meſure d’une lieuë à l’Eſpace qui eſt au delà des Corps qui terminent le Monde ; & ainſi par l’une de ces idées nous pouvons auſſi bien meſurer la durée là où il n’y avoit point de mouvement, que nous pouvons par l’autre meſurer en nous-mêmes l’Eſpace là où il n’y a point de Corps.

§. 26. Si l’on m’objecte ici, que de la maniére dont j’explique le Temps, je ſuppoſe ce que je n’ai pas droit de ſuppoſer, ſavoir, Que le Monde n’eſt ni éternel ni infini, je répons qu’il n’eſt pas néceſſaire pour mon deſſein, de prouver en cet endroit que le Monde eſt fini, tant à l’égard de ſa durée que de ſon étenduë. Mais comme cette derniére ſuppoſition eſt pour le moins auſſi facile à concevoir que celle qui lui eſt oppoſée, j’ai ſans contredit la liberté de m’en ſervir auſſi bien qu’un autre a celle de poſer le contraire ; & je ne doute pas que quiconque voudra faire reflexion ſur ce point, ne puiſſe aiſément concevoir en lui-même le commencement du Mouvement, quoi qu’il ne puiſſe comprendre celui de la Durée priſe dans toute ſon étenduë. Il peut auſſi, en conſiderant le Mouvement, venir à un dernier point, ſans qu’il lui ſoit poſſible d’aller plus avant. Il peut de même donner des bornes au Corps & à l’Etenduë qui appartient au Corps ; mais c’eſt ce qu’il ne faudroit faire à l’égard de l’Eſpace vuide de Corps, parce que les dernieres limites de l’Eſpace & de la Durée ſont au deſſus de notre conception, tout ainſi que les derniéres bornes du Nombre paſſent la plus vaſte capacité de l’Eſprit ; ce qui eſt fondé, à l’un & l’autre égard, ſur les mêmes raiſons, comme nous le verrons ailleurs.

§. 27.Comment nous vient l’Idée de l’Eternité. Ainſi de la même ſource que nous vient l’idée du Temps, nous vient auſſi celle que nous nommons Eternité. Car ayant acquis l’idée qui ſe ſuccedent en nous les unes aux autres, laquelle eſt produite en nous, ou par les apparences naturelles de ces Idées qui d’elles-mêmes viennent ſe préſenter conſtamment à notre Eſprit pendant que nous veillons, ou par les objets exterieurs qui affectent ſucceſſivement nos Sens, ayant d’ailleurs acquis, par le moyen des Révolutions du Soleil, les idées de certaines longueurs de Durée, nous pouvons ajoûter dans notre Eſprit ces ſortes de longueurs les unes aux autres, auſſi ſouvent qu’il nous plait ; & après les avoir ainſi ajoûtées, nous pouvons les appliquer à des durées paſſées ou à venir, ce que nous pouvons continuer de faire ſans jamais arriver à aucun bout, pouſſant ainſi nos penſées à l’infini, & appliquant la longueur d’une révolution annuelle du Soleil à une Durée qu’on ſuppoſe avoir été avant l’exiſtence du Soleil, ou de quelque autre Mouvement que ce ſoit. Il n’y a pas plus d’abſurdité ou de difficulté à cela, qu’à appliquer la notion que j’ai du mouvement que fait l’Ombre d’un Cadran pendant une heure du jour à la durée de quelque choſe qui ſoit arrivée la nuit paſſée, par exemple à la flamme d’une chandelle qui aura brûlé pendant ce temps-là ; car cette flamme étant préſentement éteinte, eſt entierement ſeparée de tout mouvement actuel, & il eſt auſſi impoſſible que la durée de cette flamme, qui a paru pendant une heure la nuit paſſée, coëxiſte avec aucun mouvement qui exiſte préſentement ou qui doive exiſter à l’avenir, qu’il eſt impoſſible qu’aucune portion de durée qui ait exiſté avant le commencement du Monde, coëxiſte avec le mouvement préſent du Soleil. Mais cela n’empêche pourtant pas, que ſi j’ai l’idée de la longueur du mouvement que l’ombre fait ſur un Cadran en parcourant l’eſpace qui marque une heure, je ne puiſſe meſurer auſſi diſtinctement en moi-même la durée de cette chandelle qui a brûlé la nuit paſſée, que je puis meſurer la durée de quoi que ce ſoit qui exiſte préſentement : & ce n’eſt faire dans le fond autre choſe que d’imaginer que ſi le Soleil eût éclairé de ſes rayons un Cadran, & qu’il ſe ſût mû avec le même dégré de viteſſe qu’à cette heure, l’Ombre auroit paſſé ſur ce Cadran depuis une de ces diviſions qui marquent les heures juſqu’à l’autre, pendant le temps que la chandelle auroit continué de brûler.

§. 28. La notion que j’ai d’une Heure, d’un Jour, ou d’une Année, n’étant que l’idée que je me ſuis formé de la longueur de certains mouvemens réguliers & périodiques, dont il n’y en a aucun qui exiſte tout à la fois, mais ſeulement dans les idées que j’en conſerve dans ma mémoire, & qui me ſont venuës par voye de Senſation ou de Reflexion, je puis avec la même facilité, & par la même raiſon appliquer dans mon Eſprit la notion de toutes ces différentes Périodes à une durée qui ait précedé toute ſorte de mouvement, tout auſſi bien qu’à une choſe qui n’aît précedé que d’une minute ou d’un Jour, le mouvement où ſe trouve le Soleil dans ce moment-ci. Toutes les choſes paſſées ſont dans un égal & parfait repos ; & à la conſiderer dans cette vûë, il eſt indifférent qu’elles ayent exiſté avant le commencement du Monde ou ſeulement hier. Car pour meſurer la durée d’une choſe par un mouvement particulier, il n’eſt nullement néceſſaire que cette choſe coëxiſte réellement avec ce mouvement-là, ou avec quelque autre révolution périodique, mais ſeulement que j’aye dans mon Eſprit une idée claire de la longueur de quelque mouvement périodique, ou de quelque autre intervalle de durée, & que je l’applique à la durée de la choſe que je veux meſurer.

§. 29. Auſſi voyons-nous que certaines gens comptent que depuis la prémiére exiſtence du Monde juſqu’à l’année 1689. Il s’eſt écoulé 5639. années, ou que la durée du Monde eſt égale à 5639. Révolutions annuelles du Soleil ; & que d’autres l’étendent beaucoup plus loin, comme les anciens Egyptiens, qui du temps d’Alexandre comptoient 23000. années depuis le Regne du Soleil, & les Chinois d’aujourd’hui, qui donnent au Monde 3, 269, 000 années, ou plus. Quoi que je ne croye pas que les Egyptiens & les Chinois ayent raiſon d’attribuer une ſi longue durée à l’Univers, je puis pourtant imaginer cette durée tout auſſi bien qu’eux, & dire que l’une eſt plus grande que l’autre, de la même manière que je comprens que la vie de Mathuſalem a été plus longue que celle d’Enoch. Et ſuppoſé que le calcul ordinaire de 5639. années ſoit véritable, qui peut l’être auſſi bien que tout autre, cela ne m’empêche nullement d’imaginer ce que les autres penſent lorſqu’ils donnent au Monde mille ans de plus ; parce que chacun peut auſſi aiſément imaginer, (je ne dis pas croire) que le Monde a durée 50000. ans, que 5639. années, par la raiſon qu’il peut auſſi bien concevoir la durée de 50000. ans que de 5639. années. D’où il paroît que pour meſurer la durée d’une choſe par le Temps, il n’eſt pas néceſſaire que la choſe ſoit coëxiſtante au mouvement, ou à quelque autre Révolution Périodique que nous employions pour en meſurer la durée. Il ſuffit pour cela que nous ayions l’idée de la longueur de quelque apparence régulière & périodique, que nous puiſſions appliquer en nous-mêmes à cette durée, avec laquelle le mouvement, ou cette apparence particulière n’aura pourtant jamais exiſté.

§. 30.De l’idée de l’Eternité. Car comme dans l’Hiſtoire de la Création telle que Moïſe nous l’a rapportée, je puis imaginer que la lumiére a exiſté trois jours avant qu’il y eût le Soleil ni aucun Mouvement, & cela ſimplement en me repréſentant que la durée de la Lumiére qui fut créée avant le Soleil, fut ſi longue qu’elle auroit été égale à trois revolutions diurnes du Soleil, ſi alors cet Aſtre ſe fût mû comme à présent ; je puis avoir par le même moyen, une idée du Chaos ou des Anges, comme s’ils avoient été créez une minute, une heure, un jour, une année, ou mille années, avant qu’il y eût ni Lumière, ni aucun mouvement continu. Car ſi je puis ſeulement conſiderer la durée comme égale à une minute avant l’exiſtence ou le mouvement d’aucun Corps, je puis ajoûter une minute de plus, & encore une autre, juſqu’à ce que j’arrive à 60. minutes, & en ajoûtant de cette ſorte des minutes, des heures et des années, c’eſt à dire, telles ou telles parties d’une Révolution ſolaire, ou de quelque autre Période, dont j’aye l’idée, je puis avancer à l’infini, & ſuppoſer une Durée qui excede autant de fois ces ſortes de Périodes, que j’en puis compter en les multipliant auſſi ſouvent qu’il me plaît, & c’eſt là, à mon avis, l’idée que nous avons de l’Eternité, dont l’infinité ne nous paroît point différente de l’idée que nous avons de l’infinité des Nombres, auxquels nous pouvons toûjours ajoûter, ſans jamais arriver au bout.

§. 31. Il eſt donc évident, à mon avis, que les idées & les meſures de la Durée nous viennent de deux ſources de toutes nos connoiſſances dont j’ai déjà parlé, ſavoir la Reflexion & la Senſation.

Car prémiérement, c’eſt en obſervant ce qui ſe paſſe dans notre Eſprit, je veux dire cette ſuite conſtante d’Idées dont les unes paroiſſent à meſure que d’autres viennent à diſparoître, que nous nous formons l’idée de la Succeſſion.

Nous acquerons, en ſecond lieu, l’idée de la Durée en remarquant de la diſtance dans les parties de cette Succeſſion.

En troiſiéme lieu, venant à obſerver, par le moyen des Sens, certaines apparences, diſtinguées par certaines Periodes réguliéres, & en apparence équidiſtantes, nous nous formons l’idée de certaines longueurs ou meſures de durée, comme ſont les Minutes, les Heures, les Jours, les Années, &c.

En quatriéme lieu, par la Faculté que nous avons de repeter auſſi ſouvent que nous voulons, ces meſures du Temps, ou ces idées de longueurs de durée déterminées dans notre Eſprit, nous pouvons venir à imaginer de la durée là même où rien n’exiſte réellement. C’eſt ainſi que nous imaginons demain, l’année ſuivante, ou ſept années qui doivent ſucceder au temps préſent.

En cinquiéme lieu, par ce pouvoir que nous avons de repeter telle ou telle idée d’une certaine longueur de temps, comme d’une minute, d’une année ou d’un ſiécle, auſſi ſouvent qu’il nous plaît, en les ajoûtant les unes aux autres, ſans jamais approcher plus près de la fin d’une telle addition, que de la fin des Nombres auxquels nous pouvons toûjours ajoûter, nous nous formons à nous-mêmes l’idée de l’Eternité, qui peut être auſſi bien appliquée à l’éternelle durée de nos Ames, qu’à l’Eternité de cet Etre infini qui doit neceſſairement avoir toûjours exiſté.

6. Enfin, en conſiderant une certaine partie de cette Durée infinie entant que déſignée par des meſures périodiques, nous acquerons l’idée de ce qu’on nomme généralement le Temps.



CHAPITRE XV.

De la Durée & de l’Expanſion, conſiderées enſemble.


§.1.La Durée & l’Expanſion capables du plus & du moins.
QUoique dans les Chapitres précedens je me ſois arrêté aſſez long-temps à conſiderer l’Eſpace & la Durée ; cependant comme ce ſont des Idées d’une importance générale, et qui de leur nature ont quelque choſe de fort abſtrus & de fort particulier, je vais les comparer l’une avec l’autre, pour les faire mieux connoître, perſuadé que nous pourrons avoir des idées plus nettes & plus diſtinctes de ces deux choſes en les examinant jointes enſemble. Pour éviter la confuſion, je donne à la Diſtance ou à l’Eſpace conſideré dans une idée ſimple & abſtraite, le nom d’Expanſion, afin de le diſtinguer de l’Etenduë, terme que quelques-uns n’employent que pour exprimer cette diſtance entant qu’elle eſt dans les parties ſolides de la Matiére, auquel ſens il renferme, ou déſigne du moins l’idée du Corps ; au lieu que l’idée d’une pure diſtance n’enferme rien de ſemblable. Je préfere auſſi le mot d’Expanſion à celui d’Eſpace parce que ce dernier eſt ſouvent appliqué à la diſtance des parties ſucceſſives & tranſitoires qui n’exiſtent jamais enſemble, auſſi bien qu’à celles qui ſont permanentes.

Pour venir maintenant à la comparaiſon de l’Expanſion & de la Durée, je remarque d’abord que l’Eſprit y trouve l’Idée commune d’une longueur continuée, capable du plus ou du moins, car on a une idée auſſi claire de la différence qu’il y a entre la longueur d’une heure & celle d’un jour, que de la différence qu’il y a entre un pouce & un pié.

§. 2.L’expanſion n’eſt pas bornée par la Matiére. L’Eſprit s’étant formé l’idée de la longueur d’une certaine parite de l’Expanſion, d’un empan, d’un pas, ou de telle longueur que vous voudrez, il peut repeter cette idée, comme il a été dit, & ainſi en l’ajoûtant à la prémiére, étendre l’idée qu’il a de la longueur & l’égaler à deux empans, ou à deux pas, & cela auſſi ſouvent qu’il veut, juſqu’à ce qu’il égale la diſtance de quelques parties de la Terre qui ſoient à tel éloignement qu’on voudra l’une de l’autre, & continuer ainſi juſqu’à ce qu’il parvienne à remplir la diſtance qu’il y a d’ici au Soleil, ou aux Etoiles les plus éloignées. Et par une telle progreſſion, dont le commencement ſoit pris de l’endroit où nous ſommes, ou de quelque autre que ce ſoit, notre Eſprit peut toûjours avancer à paſſer au delà de toutes ces diſtances ; en ſorte qu’il ne trouve rien qui puiſſe l’empêcher d’aller plus avant, ſoit dans le lieu des Corps, ou dans l’Eſpace vuide de Corps. Il eſt vrai, que nous pouvons aiſément parvenir à la fin de l’Etenduë ſolide, & que nous n’avons aucune peine à concevoir l’extremité & les bornes de tout ce qu’on nomme Corps : mais lors que l’Eſprit eſt parvenu à ce terme, il ne trouve rien qui l’empêche d’avancer dans cette Expanſion infinie qu’il imagine au delà des Corps & où il ne ſauroit ni trouver ni concevoir aucun bout. Et qu’on n’oppoſe point à cela, qu’il n’y a rien du tout au delà des limites du Corps, à moins qu’on ne prétende renfermer Dieu dans les bornes de la Matiére. Salomon, dont l’Entendement étoit rempli d’une ſageſſe extraordinaire, qui en avoit étendu & perfectionné les lumiéres, ſemble avoir d’autres penſées lorsqu’il dit en parlant à Dieu, Les Cieux & les Cieux des Cieux ne peuvent le contenir. Et je croi pour moi que celui-là ſe fait une trop haute idée de la capacité de ſon propre Entendement, qui ſe figure de pouvoir étendre ſes penſées plus loin que le lieu où Dieu exiſte, ou imaginer une expanſion où Dieu n’eſt pas.

§. 3.La durée n’eſt pas bornée non plus par le Mouvement. Ce que je viens de dire de l’Expanſion, convient parfaitement à la Durée. L’Eſprit ayant conçu l’idée d’une certaine durée, peut la doubler, la multiplier, & l’étendre non ſeulement au delà de ſa propre exiſtence, mais au delà de celle de tous les Etres corporels, & de toutes les meſures du Temps, priſes ſur les Corps Céleſtes & ſur leurs mouvemens. Mais quoi que nous faſſions la Durée infinie, comme elle l’eſt certainement, perſonne ne fait difficulté de reconnoître que nous ne pouvons pourtant pas étendre cette Durée au delà de tout Etre, car Dieu remplit l’Eternité, comme chacun en tombe aiſément d’accord. On ne convient pas de même que Dieu rempliſſe l’Immenſité, mais il eſt mal-aiſé de trouver la raiſon pourquoi l’on douteroit de ce dernier point, pendant qu’on aſſûre le prémier, car certainement ſon Etre infini eſt auſſi bien ſans bornes à l’un qu’à l’autre de ces égards ; & il me ſemble que c’eſt donner un peu trop à la Matiére que de dire, qu’il n’y a rien là où il n’y a point de Corps.

§. 4.Pourquoi on admet plus aiſément une Durée infinie, qu’une Expanſion infinie. De là nous pouvons apprendre, à mon avis, d’où vient que chacun parle familierement de l’Eternité, & la ſuppoſe ſans heſiter le moins du monde, ne faiſant aucune difficulté d’attribuer l’infinité de l’Eſpace qu’avec beaucoup plus de retenuë, & d’un ton beaucoup moins affirmatif. La raiſon d’Etenduë étant employez comme des noms de qualitez qui appartiennent à d’autres Etres, nous concevons ſans peine une durée infinie en Dieu, & ne pouvons même nous empêcher de le faire. Mais comme nous n’attribuons pas l’étenduë à Dieu, mais ſeulement à la Matiére qui eſt finie, nous ſommes plus ſujets à douter de l’exiſtence d’une Expanſion ſans Matiére, de laquelle ſeule nous ſuppoſons communément que l’Expanſion eſt un attribut. Voilà pourquoi, lors que les hommes ſuivent les penſées qu’ils ont de l’Eſpace, ils ſont portez à s’arrêter ſur les limites qui terminent le Corps, comme ſi l’Eſpace étoit là auſſi ſur ſes fins, & qu’il ne s’étendît pas plus loin : ou ſi conſiderant la choſe de plus près, leurs idées les engagent à porter leurs penſées encore plus avant, ils ne laiſſent pas d’appeler tout ce qui eſt au delà des bornes de l’Univers, Eſpace imaginaire, comme ſi cet Eſpace n’étoit rien, dès là qu’il ne contient aucun Corps. Mais à l’égard de la Durée qui précede tous les Corps & les mouvemens par leſquels on la meſure, ils raiſonnent tout autrement, car ils ne la nomment jamais imaginaire, parce qu’elle n’eſt jamais ſuppoſée vuide de quelque ſujet qui exiſte réellement. Que ſi les noms des choſes peuvent nous conduire en quelque maniére à l’origine des idées des hommes, (comme je ſuis tenté de croire qu’elles y peuvent contribuer beaucoup) le mot de Durée peut donner ſujet de penſer, que les hommes crurent qu’il y avoit quelque analogie entre une continuation d’exiſtence qui enferme comme une eſpéce de réſiſtance à toute force deſtructive, & entre une continuation de ſolidité, (propriété des Corps qu’on eſt ſouvent porté à confondre avec la dureté, & qu’on trouvera effectivement n’en être pas fort différente, ſi l’on conſidere les plus petits atomes de la Matiére,) & que cela donna occaſion à la formation des mots durer, & être dur, qui ont une ſi étroite affinité enſemble. Cela paroit ſur tout dans la Langue Latine, d’où ces mots ont paſſé dans nos Langues Modernes : car le mot Latin durare eſt auſſi bien employé pour ſignifier l’idée de la dureté proprement dite, que l’idée de l’exiſtence continuée, comme il paroît par cet endroit d’Horace (Epod. xvi.) ferro duravit ſæcula.. Quoi qu’il ſoit, il eſt certain, que quiconque ſuit ſes propres penſées, trouvera qu’elles ſe portent quelquefois bien au delà de l’étenduë des Corps, dans l’infinité de l’Eſpace ou de l’Expanſion, dont l’idée eſt diſtincte du Corps & de tout autre choſe ; ce qui peut fournir la matiere d’une plus ample méditation à qui voudra s’y appliquer.

§. 5.Le Temps eſt à la Durée ce que le Lieu eſt à l’Expanſion. En général, le Temps eſt la Durée, ce que le Lieu eſt à l’Expanſion. Ce ſont autant de portions de ces deux Océans infinis d’Eternité & d’Immenſité, diſtinguées du reſte comme par autant de Bornes ; & qui ſervent en effet à marquer la poſition des Etres réels & finis, ſelon le rapport qu’ils ont entr’eux dans cette uniforme & infinie étenduë de Durée & d’Eſpace. Ainſi, à bien conſiderer le Temps & le Lieu, ils ne ſont rien autre choſe que des idées de certaines diſtances déterminées, priſes de certains points connus & fixes dans les choſes ſenſibles, capables d’être diſtinguées & qu’on ſuppoſe garder toûjours la même diſtance les unes à l’égard des autres. C’eſt de ces points fixes dans les Etres ſenſibles que nous comptons la durée particuliére, & que nous meſurons la diſtance de diverſes portions de ces Quantitez infinies ; & ces diſtinctions obſervées ſont ce que nous appellons le Temps et le Lieu. Car la Durée & l’Eſpace étant uniformes de leur nature, ſi l’on ne jettoit la vûë ſur ces ſortes de points fixes, on ne pourroit point obſerver dans la Durée & dans l’Eſpace, l’ordre & la poſition des choſes ; & tout ſeroit dans un confus entaſſement que rien ne ſeroit capable de débrouiller.

§. 6.Le Temps & le Lieu ſont pris pour autant de portions de Durée & d’Eſpace qu’on en peut deſigner par l’exiſtence & le mouvement des Corps. Or à conſiderer ainſi le Temps & le Lieu comme autant de portions déterminées de ces Abymes infinis d’Eſpace & de Durée, qui ſont ſeparées ou qu’on ſuppoſe diſtinguées du reſte, par des marques & des bornes connuës, on leur fait ſignifier à chacun deux choſes differentes.

Et prémiérement, le Temps conſideré en général ſe prend communément pour cette portion de Durée infinie, qui eſt meſurée par l’exiſtence & le mouvement des Corps Céleſtes, qui coëxiſte à cette exiſtence & à ce mouvement, autant que nous en pouvons juger par la connoiſſance que nous avons de ces Corps. A prendre la choſe de cette maniére le Temps commence & finit avec la formation de ce Monde ſenſible, & c’eſt le ſens qu’il faut donner à ces expreſſions que j’ai déjà citées, avant tous les temps, ou lorsqu’il n’y aura plus de temps. Le Lieu ſe prend auſſi quelquefois pour cette portion de l’Eſpace infini qui eſt compriſe & renfermée dans le Monde materiel, & qui par-là eſt diſtinguée du reſte de l’Expanſion ; quoi que ce fût parler plus proprement de donner à une telle portion de l’Eſpace, le nom d’Etenduë plûtôt que celui de Lieu. C’eſt dans ces bornes que ſont renfermez le Temps & le Lieu, pris dans le ſens que je viens d’expliquer ; & c’eſt par leurs parties capables d’être obſervées, qu’on meſure & qu’on détermine le temps ou la durée particuliére de tous les Etres corporels, auſſi bien que leur étenduë & leur place particuliére.

§. 7.Quelquefois pour tout autant de Durée & d’Eſpace que nous en déſignons par des meſures priſes de la groſſeur ou du mouvement des Corps.
* Geneſe, chap. I. vs. 1 +.
En ſecond lieu, le Temps ſe prend quelquefois dans un ſens plus étendu, & eſt appliqué aux parties de la Durée infinie, non à celles qui ſont réellement diſtinguées & meſurées par l’exiſtence réelle & par les mouvemens périodiques des Corps, qui ont été deſtinez dès le commencement * à ſervir de ſigne, & à marquer les ſaiſons, les jours & les années, & qui ſuivant cela nous ſervent à meſurer le Temps ; mais à d’autres portions de cette Durée infinie & uniforme que nous ſuppoſons égales, dans quelques rencontres, & certaines longueurs d’un temps précis, & que nous conſiderons par conſéquent comme déterminées par certaines bornes. Car ſi nous ſuppoſions par exemple, que la création des Anges ou leur chute fût arrivée au commencement de la Période Julienne, nous parlerions aſſez proprement, & nous nous ferions fort bien entendre, ſi nous diſions que depuis la création des Anges il s’eſt écoulé 764. ans de plus, que depuis la création du Monde. Par où nous déſignerions tout autant de cette Durée indiſtincte, que nous ſuppoſerions égaler 764. Révolutions annuelles du Soleil, de ſorte qu’elles auroient été renfermées dans cette portion, ſuppoſé que le Soleil ſe fût mû de la même maniére qu’à préſent. De même, nous ſuppoſons quelquefois de la place, de la diſtance ou de la grandeur dans ce Vuide immenſe qui eſt au delà des bornes de l’Univers, lorſque nous conſiderons une portion de cet Eſpace, qui ſoit égale à un Corps d’une certaine dimenſion déterminée comme d’un pié cubique, ou qui ſoit capable de la recevoir : ou lors que dans cette vaſte Expanſion, vuide de Corps, nous concevons un Point, à une diſtance préciſe d’une certaine partie de l’Univers.

§. 8.Le Lieu & le Temps appartiennent à tous les Etres finis. Où & Quand ſont des Queſtions qui appartiennent à toutes exiſtences finies, deſquelles nous déterminons toûjours le lieu & le temps, par rapport à quelques parties connuës de ce Monde ſenſible, & à certaines Epoques qui nous ſont marquées par les mouvemens qu’on y peut obſerver. Sans ces ſortes de Périodes ou Parties fixes, l’ordre des choſes ſe trouveroit anéanti eu égard à notre Entendement borné, dans ces deux vaſtes Océans de Durée & d’Expanſion, qui invariables & ſans bornes renferment en eux-mêmes tous les Etres finis, & n’appartiennent dans toute leur étenduë qu’à la Divinité. Il ne faut donc pas s’étonner que nous ne puiſſions nous former une idée complette de la Durée & de l’Expanſion, & que notre Eſprit ſe trouve, pour ainſi dire, ſi ſouvent hors de route, lorsque nous venons à les conſiderer, ou en elles-mêmes par voye d’abſtraction, ou comme appliquées en quelque maniere à l’Etre ſuprême & incomprehenſible. Mais lorsque l’Expanſion & la Durée ſont appliquées à quelque Etre fini, l’Entenduë d’un Corps eſt tout autant de cet Eſpace infini, que la groſſeur de ce Corps en occupe ; & ce qu’on nomme le Lieu, c’eſt la poſition d’un Corps conſideré à une certaine diſtance de quelque autre Corps. Et comme l’idée de la durée particuliére d’une choſe, eſt l’idée de cette portion de durée infinie, qui paſſe durant l’exiſtence de cette choſe, de même le temps pendant lequel une choſe exiſte, eſt l’idée de cet Eſpace de durée qui s’écoule entre quelques périodes de durée, connuës & déterminées, & entre l’exiſtence de cette choſe. La prémiére de ces Idées montre la diſtance des extremitez de la grandeur ou des extremitez de l’exiſtence d’une ſeule & même choſe, comme que cette choſe eſt d’un pié en quarré, ou qu’elle dure deux années ; l’autre fait voir la diſtance de ſa location, ou de ſon exiſtence d’avec certains autres points fixes d’Eſpace ou de Durée, comme qu’elle exiſte au milieu de la Place Royale, ou dans le prémier dégré du Taureau, ou dans l’année 1671. ou l’an 1000. de la Période Julienne ; toutes diſtances que nous meſurons par les idées que nous avons conçuës auparavant de certaines longueurs d’Eſpace, ou de Durée, comme ſont, à l’égard de l’Eſpace, les pouces, les piés, les lieuës, les dégrez ; & à l’égard de la Durée, les Minutes, les Jours, & les Années, &c.

§. 9.Chaque partie de l’Extenſion, eſt extenſion, & chaque partie de la Durée, eſt durée. Il y a une autre choſe ſur quoi l’Eſpace & la Durée ont enſemble une grande conformité, c’eſt que quoi que nous les mettions avec raiſon au nombre de nos Idées ſimples, cependant de toutes les idées diſtinctes que nous avons de l’Eſpace & de la Durée, il n’y en a aucune qui n’aît quelque ſorte de compoſition. Telle eſt la nature de ces deux choſes[40] d’être compoſées de parties. Mais comme ces parties ſont toutes de la même eſpèce, & ſans mêlange d’aucune autre idée, elles n’empêchent pas que l’Eſpace & la Durée ne ſoient du nombre des Idées ſimples. Si l’Eſprit pouvoit arriver, comme dans les Nombres, à une ſi petite partie de l’Etenduë ou de la Durée, qu’elle ne pût être diviſée, ce ſeroit, pour ainſi dire, une idée, ou une unité indiviſible, par la repetition de laquelle l’Eſprit pourroit ſe former les plus vaſtes idées de l’Etenduë & de la Durée qu’il puiſſe avoir. Mais parce que notre Eſprit n’eſt pas capable de ſe repréſenter l’idée d’un Eſpace ſans parties, on ſe ſert, au lieu de cela, des meſures communes qui s’impriment dans la mémoire par l’usage qu’on en fait dans chaque Païs, comme ſont à l’égard de l’Eſpace, les pouces, les piés, les coudées & les paraſanges ; & à l’égard de la Durée, les ſecondes, les minutes, les heures, les jours & les années : notre Eſprit, dis-je, regarde ces idées ou autres ſemblables comme des idées ſimples dont il ſe ſert pour compoſer des idées plus étenduës, qu’il forme dans l’occaſion par l’addition de ces ſortes de longueurs qui lui ſont devenuës familiéres. D’un autre côté, la plus petite meſure ordinaire que nous ayons de l’un & de l’autre, eſt regardée comme l’Unité dans les Nombres, lorſque l’Eſprit veut réduire l’Eſpace ou la Durée en plus petites fractions, par voye de diviſion. Du reſte, dans ces deux opérations, je veux dire dans l’addition & la diviſion de l’Eſpace ou de la Durée, & lorsque l’idée en queſtion devient fort étenduë, ou extrêmement reſſerrée, ſa quantité préciſe devient fort obſcure & fort confuſe ; & il n’y a plus que le nombre de ces additions ou diviſions repetées qui ſoit clair & diſtinct. C’eſt dequoi l’on ſera aiſément convaincu, ſi l’on abandonne ſon Eſprit à la contemplation de cette vaſte expanſion de l’Eſpace ou de la diviſibilité de la Matiére. Chaque partie de la Durée, eſt durée, & chaque partie de l’Extenſion, eſt extenſion ; & l’une & l’autre ſont capables d’addition ou de diviſion à l’infini. Mais il eſt, peut-être, plus à propos que nous nous fixions à la conſideration des plus petites parties de l’une & de l’autre, dont nous ayions des idées claires & diſtinctes, comme à des idées ſimples de cette eſpece, deſquelles nos Modes complexes de l’Eſpace, de l’Etenduë & de la Durée, ſont formez, & auxquelles ils peuvent être encore diſtinctement réduits. Dans la Durée, cette petite partie peut être nommée un moment, & c’eſt le temps qu’une Idée reſte dans notre Eſprit, dans cette perpetuelle ſucceſſion d’idées qui s’y fait ordinairement. Pour l’autre petite portion qu’on peut remarquer dans l’Eſpace, comme elle n’a point de nom, je ne ſai ſi l’on me permettra de l’appeller Point ſenſible, par où j’entens la plus petite particule de Matiére ou d’Eſpace, que nous puiſſions diſcerner, & qui eſt ordinairement environ une minute, ou aux yeux les plus pénétrans, rarement moins que trente ſecondes d’un cercle dont l’Oeuil eſt le centre.

§. 10Les parties de l’Expanſion & de la Durée ſont inſeparables. L’Expanſion & la Durée conviennent dans cet autre point ; c’eſt que bien qu’on les conſidere l’une & l’autre comme ayant des parties, cependant leurs parties ne peuvent être ſeparées l’une de l’autre, pas même par la penſée ; quoi que les parties des Corps d’où nous tirons la meſure de l’Expanſion, & celles du Mouvement, ou plûtôt, de la ſucceſſion des Idées de notre Eſprit, d’où nous empruntons la meſure de la Durée, puiſſent être diviſées & interrompuës, ce qui arrive aſſez ſouvent, le Mouvement étant terminé par le Repos, & la ſucceſſion de nos idées par le ſommeil, auquel nous donnons auſſi le nom de repos.

§. 11.La Durée eſt comme une Ligne, & l’Expanſion comme un Solide. Il y a pourtant cette différence viſible entre l’Eſpace & la Durée que les idées de longueur que nous avons de l’Expanſion, peuvent être tournées en tout ſens, & ſon ainſi ce que nous nommons figure, largeur & épaiſſeur ; au lieu que la Durée n’eſt que comme une longueur continuée à l’infini en ligne droite, qui n’eſt capable de recevoir ni multiplicité ni variation, ni figure, mais eſt une commune meſure de tout ce qui exiſte, de quelque nature qu’il ſoit, une meſure à laquelle toutes choſes participent également pendant leur exiſtence. Car ce moment-ci eſt commun à toutes les choſes qui exiſtent préſentement, & renferme également cette partie de leur exiſtence, tout de même que ſi toutes ces choſes n’étoient qu’un ſeul Etre, de ſorte que nous pouvons dire avec verité, que tout ce qui eſt, exiſte dans un ſeul & même moment de temps. De ſavoir ſi la nature des Anges & des Eſprits a, de même, quelque analogie avec l’Expanſion, c’eſt ce qui eſt au deſſus de ma portée : & peut-être que par rapport à nous, dont l’Entendement eſt tel qu’il nous le faut pour la conſervation de notre Etre, & pour les fins auxquelles nous ſommes deſtinez, & non pour avoir une véritable & parfaite idée de tous les autres Etres, il nous eſt preſque auſſi difficile de concevoir quelque exiſtence, ou d’avoir l’idée de quelque Etre réel, entierement privé de toute ſorte d’Expanſion, que d’avoir l’idée de quelque exiſtence réelle qui n’ait abſolument aucune eſpèce de durée. C’eſt pourquoi nous ne ſavons pas quel rapport les Eſprits ont avec l’Eſpace, ni comment ils y participent. Tout ce que nous ſavons, c’eſt que chaque Corps pris à part occupe ſa portion particuliére de l’Eſpace, ſelon l’étenduë de ſes parties ſolides ; & que par-là il empêche tous les autres Corps d’avoir aucune place dans cette portion particuliére, pendant qu’il en eſt en poſſeſſion.

§. 12.Deux parties de la Durée n’exiſtent jamais enſemble, & les parties de l’Expanſion exiſtent toutes enſemble. La Durée eſt donc, auſſi bien que le Temps qui en fait partie, l’idée que nous avons d’une diſtance qui périt, & dont deux parties n’exiſtent jamais enſemble, mais ſe ſuivent ſucceſſivement l’une l’autre ; & l’Expanſion eſt l’idée d’une diſtance durable dont toutes les parties exiſtent enſemble, & ſont incapables de ſucceſſion. C’eſt pour cela que, bien que nous ne puiſſions concevoir aucune Durée ſans ſucceſſion, ni pour mettre dans l’Eſprit, qu’un Etre coëxiſte préſentement à Demain, ou poſſede à la fois plus que ce moment préſent de Durée, cependant nous pouvons concevoir que la Durée éternelle de l’Etre infini eſt fort différente de celle de l’Homme, ou de quelque autre Etre fini. Parce que la connoiſſance ou la puiſſance de l’Homme ne s’étend point à toutes les choſes paſſées & à venir, ſes penſées ne ſont, pour ainſi dire, que d’hier, & il ne fait pas ce que le jour de demain doit mettre en évidence. Il ne fauroit rappeller le paſſé, ni rendre préſent ce qui eſt encore à venir. Ce que je dis de l’Homme je le dis de tous les Etres finis, qui, quoi qu’ils puiſſent être beaucoup au deſſus de l’Homme en connoiſſance & en puiſſance, ne ſont pourtant que de foibles Créatures en comparaiſon de Dieu lui-même. Ce qui eſt fini, quelque grand qu’il ſoit, n’a aucune proportion avec l’Infini. Comme la durée infinie de Dieu eſt accompagnée d’une connoiſſance & d’une puiſſance infinies, il voit toutes les choſes paſſées & à venir ; en ſorte qu’elles ne ſont pas plus éloignées de ſa connoiſſance, ni moins expoſées à ſa vûë que les choſes préſentes. Elles ſont toutes également ſous ſes yeux ; & il n’y a rien qu’il ne puiſſe faire exiſter, chaque moment qu’il veut. Car l’exiſtence de toutes choſes dépendant uniquement de ſon bon-plaiſir, elles exiſtent toutes dans le même moment qu’il juge à propos de leur donner l’exiſtence.

§. 13.L’Expanſion & la Durée ſont renfermées l’une dans l’autre. Enfin l’Expanſion & la Durée ſont renfermées l’une dans l’autre, chaque portion d’Eſpace étant dans chaque partie de la Durée, & chaque portion de durée dans chaque partie de l’Expanſion. Je croi que parmi toute cette grande varieté d’idées que nous concevons ou pouvons concevoir on trouveroit à peine une telle combinaiſon de deux Idées diſtinctes, ce qui peut fournir matiére à de plus profondes ſpéculations.


CHAPITRE XVI.

Du Nombre.


§. 1.Le Nombre eſt la plus ſimple & la plus univerſelle de toutes nos Idées.
COmme parmi toutes les Idées que nous avons, il n’y en a aucune qui nous ſoit ſuggerée par plus de voyes que celle de l’Unité, auſſi n’y en a-t-il point de plus ſimple. Il n’y a, dis-je, aucune apparence de variété ou de compoſition dans cette Idée ; & elle ſe trouve jointe à chaque Objet qui frappe nos Sens, à chaque idée qui ſe préſente à notre Entendement, & à chaque penſée de notre Eſprit. C’eſt pourquoi il n’y en a point qui nous ſoit plus familiére, comme c’eſt auſſi la plus univerſelle de nos Idées dans le rapport qu’elle a avec toutes les autres choſes ; car le Nombre s’applique aux Hommes, aux Anges, aux actions, aux penſées, en un mot, à tout ce qui exiſte, ou qui peut être imaginé.

§. 2.Les Modes du Nombre ſe font par voye d’Addition. En repetant cette idée de l’Unité dans notre Eſprit, & ajoûtant ces répétitions enſemble, nous venons à former les Modes ou Idées complexes du Nombre. Ainſi en ajoûtant un à un, nous avons l’idée complexe d’une douzaine ; ainſi d’une centaine, d’un million, ou de tout autre nombre.

§. 3.Chaque Mode exactement diſtinct dans le Nombre. De tous les Modes ſimples il n’y en a point de plus diſtincts que ceux du Nombre, la moindre variation, qui eſt l’unité, rendant chaque combinaiſon auſſi clairement diſtincte de celle qui en approche le plus près, que de celle qui en eſt la plus éloignée, deux étant auſſi diſtinct d’un, que de deux cens ; & l’idée de deux auſſi diſtincte de celle de trois, que la grandeur de toute la Terre eſt diſtincte de celle d’un Ciron. Il n’en eſt pas de même à l’égard des autres modes ſimples, dans leſquels il ne nous eſt pas ſi aiſé, ni peut-être poſſible de mettre de la diſtinction entre deux idées approchantes, quoi qu’il y aît une différence réelle entre elles. Car qui voudroit entreprendre de trouver de la différence entre la blancheur de ce Papier & celle qui en approche d’un dégré, ou qui pourroit former des idées diſtinctes du moindre excès de grandeur en differentes portions d’Etenduë ?

§. 4.Les Demonſtrations dans les Nombres ſont plus préciſes. Or de ce que chaque Mode du Nombre paroit ſi clairement diſtinct de tout autre, de ceux-là même qui en approchant de plus près, je ſuis porté à conclurre que, ſi les Démonſtrations dans les Nombres ne ſont pas plus évidentes & plus exactes que celles qu’on fait ſur l’Etenduë, elles ſont du moins plus générales dans l’uſage, & plus déterminées dans l’application qu’on en peut faire. Parce que, dans les Nombres, les idées ſont & plus préciſes & plus propres à être diſtinguées les unes des autres, que dans l’Etenduë, où l’on ne peut point obſerver ou meſurer chaque égalité & chaque excès de grandeur auſſi aiſément que dans les Nombres, par la raiſon que dans l’Eſpace nous ne ſaurions arriver par la penſée à une certaine petiteſſe déterminée au delà de laquelle nous ne puiſſions aller, telle qu’eſt l’unité dans le Nombre. C’eſt-pourquoi l’on ne ſauroit découvrir la quantité ou la proportion du moindre excès de grandeur, qui d’ailleurs paroit fort nettement dans les Nombres, où, comme il a été dit, 91. eſt auſſi aiſé à diſtinguer de 90. que de 9000, quoi que 91. excede immédiatement 90. Il n’en eſt pas de même de l’Etenduë, où tout ce qui eſt quelque choſe de plus qu’un pié ou un pouce, ne peut être diſtingué de la meſure juſte d’un pié ou d’un pouce. Ainſi dans des lignes qui paroiſſent être d’une égale longueur, l’une peut être plus longue que l’autre par des parties innombrables ; & il n’y a perſonne qui puiſſe donner un Angle qui comparé à un Droit, ſoit immédiatement le plus grand, en ſorte qu’il n’y en ait point d’autre plus petit qui ſe trouve plus grand que le Droit.

§. 5.Combien il eſt néceſſaire de donner des noms aux Nombres. En repetant, comme nous avons dit, l’idée de l’Unité, & la joignant à une autre unité, nous en faiſons une Idée collective que nous nommons Deux. Et quiconque peut faire cela, & avancer en ajoûtant toûjours un de plus à la derniére idée collective qu’il a d’un certain nombre quel qu’il ſoit, & à laquelle il donne un nom particulier, quiconque, dis-je, fait cela, peut compter, ou avoir des idées de différentes collections d’Unitez, diſtinctes les unes des autres, tandis qu’il a une ſuite de noms pour déſigner les nombres ſuivans, & aſſez de mémoire pour retenir cette ſuite de nombres avec leurs differens noms : car compter n’eſt autre choſe qu’ajoûter toûjours une unité de plus, & donner au nombre total regardé comme compris dans une ſeule idée, un nom ou un ſigne nouveau ou diſtinct, par où l’on puiſſe le diſcerner de ceux qui ſont devant & après, & le diſtinguer de chaque multitude d’Unitez qui eſt plus petite ou plus grande. De ſorte que celui qui ſait ajoûter un à un & ainſi à deux, & avancer de cette maniére dans ſon calcul, marquant toûjours en lui-même, quoi que peut-être il n’en puiſſe pas connoître davantage. Car comme les différens Modes des Nombres ne ſont dans notre Eſprit que tout autant des combinaiſons d’unitez, qui ne changent point, & ne ſont capables d’aucune autre différence que du plus ou du moins, il ſemble que des noms ou des ſignes particuliers ſont plus néceſſaires à chacune de ces combinaiſons diſtinctes, qu’à aucune autre eſpèce d’Idées. La raiſon de cela eſt, que ſans de tels noms ou ſignes à peine pouvons-nous faire uſage des Nombres en comptant, ſur tout lorsque la combinaiſon eſt compoſée d’une grande multitude d’Unitez, car alors il eſt difficile d’empêcher, que de ces unitez jointes enſemble ſans qu’on ait diſtingué cette collection particulière par un nom ou un ſigne précis, il ne s’en faſſe un parfait cahos.

§. 6.Autre raiſon pour établir cette néceſſité. C’eſt là, je croi, la raiſon pourquoi certains Americains avec qui je me ſuis entretenu, & qui avoient d’ailleurs l’eſprit aſſez vif & aſſez raiſonnable, ne pouvoient en aucune maniére compter comme nous juſqu’à mille, n’ayant aucune idée diſtincte de ce nombre, quoi qu’ils puſſent compter juſqu’à vingt. C’eſt que leur Langue peu abondante, & uniquement accommodée au peu de beſoins d’une pauvre & ſimple vie, qui ne connoiſſoit ni le Negoce ni les Mathematiques, n’avoit point de mot qui ſignifiât mille, de ſorte que lorſqu’ils étoient obligez de parler de quelque grand nombre, ils montroient les cheveux de leur tête, pour marquer en général une grande multitude qu’ils ne pouvoient dénombrer : incapacité qui venoit, ſi je ne me trompe, de ce qu’ils manquoient de noms. Un *Jean de Lery, Hiſtoire d’un voyage fait en la Terre du Breſil, ch. 20. pag. . Voyageur qui a été chez les Toupinambous, nous apprend qu’ils n’avoient point de noms de nombres au deſſus de cinq ; & que lorsqu’ils vouloient exprimer quelque nombre au delà, ils montroient leurs doigts, & les doigts des autres perſonnes qui étoient avec eux. Leur calcul n’alloit pas plus loin : & je ne doute pas que nous-mêmes ne puſſions compter diſtinctement en paroles une beaucoup plus grande quantité de nombres que nous n’avons accoûtumé de faire, ſi nous trouvions ſeulement quelques dénominations propres à les exprimer ; au lieu que ſuivant le tour que nous prenons de compter par millions[41] de millions, de millions, &c. il eſt fort difficile d’aller ſans confuſion au delà de dix-huit, ou pour le plus, de vingt-quatre progreſſions decimales. Mais pour faire voir, combien des noms diſtincts nous peuvent ſervir à bien compter, ou à avoir des idées utiles des Nombres, je vais ranger toutes les figures ſuivantes dans une ſeule ligne, comme ſi c’étoient des ſignes d’un ſeul nombre :

Nonilions. Octilions. Septilions. Quintilions. Quatrilions. Trilions. Bilions. Millions. Unitez.

857324. 162486. 345896. 437147. 423147. 248106. 235421. 261734. 368149. 623137.

La maniére ordinaire de compter ce nombre en Anglois, ſeroit de repeter ſouvent de millions, de millions, de millions, &c. Or millions eſt la propre dénomination de la ſeconde ſixaine, 368 149. Selon cette maniére, il ſeroit bien mal-aiſé d’avoir aucune notion diſtincte de ce nombre : mais qu’on voye ſi en donnant à chaque ſixaine une nouvelle dénomination ſelon l’ordre dans lequel elle ſeroit placée, l’on ne pourroit point compter ſans peine ces figures ainſi rangées, & peut-être pluſieurs autres, & qu’on les fit connoître plus clairement aux autres. Je n’avance cela que pour faire voir, combien des noms diſtincts ſont néceſſaires pour compter, ſans prétendre introduire de nouveaux termes de ma façon.

§. 7.Pourquoi les Enfans ne comptent pas plûtôt, qu’ils n’ont accoûtumé de faire. Ainſi les Enfans commencent aſſez tard à compter, & ne comptent point avant, ni d’une maniere fort aſſurée que long-temps après qu’ils ont l’Eſprit rempli de quantité d’autres idées, ſoit que d’abord il leur manque des mots pour marquer les différentes progreſſions des Nombres, ou qu’ils n’ayent pas encore la faculté de former des idées complexes, de pluſieurs idées ſimples & détachées les unes des autres, de les diſpoſer dans un certain ordre régulier, & de les retenir ainſi dans leur Mémoire, comme il eſt néceſſaire pour bien compter. Quoi qu’il en ſoit, on peut voir tous les jours, des Enfans qui parlent & raiſonnent aſſez bien, & ont des notions fort claires de bien des choſes, avant que de pouvoir compter juſqu’à vingt. Et il y a des perſonnes qui faute de mémoire ne pouvant retenir différentes combinaiſons de Nombres, avec les noms qu’on leur donne par rapport aux rangs diſtincts qui leur ſont aſſignez, ni la dépendance d’une ſi longue ſuite de progreſſions numerales dans la relation qu’elles ont les unes avec les autres, ſont incapables durant toute leur vie de compter, ou de ſuivre régulierement une aſſez petite ſuite de nombres. Car qui veut compter Vingt, ou avoir une idée de ce nombre, doit ſavoir que Dix-neuf le précede, & connoître le nom ou le ſigne de ces deux nombres, ſelon qu’ils ſont marquez dans leur ordre, parce que dès que cela vient à manquer, il ſe fait une brêche, la chaîne ſe rompt, & il n’y a plus aucune progreſſion. De ſorte que, pour bien compter, il eſt néceſſaire, 1. Que l’Eſprit diſtingue exactement deux Idées, qui ne différent l’une de l’autre que par l’addition ou la ſouſtraction d’une Unité. 2. Qu’il conſerve dans ſa mémoire les noms, ou les ſignes des différentes combinaiſons depuis l’unité jusqu’à ce Nombre, & cela, non d’une maniére confuſe & ſans règle, mais ſelon cet ordre exact dans lequel les Nombres ſe ſuivent les uns les autres. Si l’on vient à s’égarer dans l’un ou dans l’autre de ces points, tout le calcul eſt confondu, & il ne reſte plus qu’une idée confuſe de multitude, ſans qu’il ſoit poſſible d’attraper les idées qui ſont néceſſaires pour compter diſtinctement.

§. 8.Le Nombre meſure tout ce qui eſt capable d’être meſuré. Une autre choſe qu’il faut remarquer dans le Nombre, c’eſt que l’Eſprit s’en ſert pour meſurer toutes les choſes que nous pouvons meſurer, qui ſont principalement l’Expanſion & la Durée ; & que l’idée que nous avons de l’Infini, lors même qu’on l’applique à l’Eſpace & à la Durée, ne ſemble être autre choſe qu’une infinité de Nombres. Car que ſont nos idées de l’Eternité & de l’Immenſité, ſinon des additions de certaines idées de parties imaginées dans la Durée & dans l’Expanſion que nous repetons avec l’infinité du Nombre qui fournit à de continuelles additions ſans que nous en puiſſions jamais trouver le bout ? Chacun peut voir ſans peine que le Nombre nous fournit ce fonds inépuiſable plus nettement que toutes nos autres Idées. Car qu’un homme aſſemble, en une ſeule ſomme, un auſſi grand nombre qu’il voudra, cette multitude d’Unitez, quelque grande qu’elle ſoit, ne diminuë en aucune maniere la puiſſance qu’il a d’y en ajoûter d’autres, & ne l’approche pas plus près de la fin de ce fonds intariſſable de nombres, auquel il reſte toûjours autant à ajoûter que ſi l’on n’en avoit ôté aucun. Et c’eſt de cette addition infinie de nombres qui ſe préſente ſi naturellement à l’Eſprit, que nous vient, à mon avis, la plus nette & la plus diſtincte idée que nous puiſſions avoir de l’Infinité, dont nous allons parler plus au long dans le Chapitre ſuivant.



CHAPITRE XVII.

De l’Infinité.


§. 1.Nous attribuons immédiatement l’idée de l’Infinité à l’Eſpace, à la Durée & au Nombre.
Qui voudra ſavoir de quelle eſpèce eſt l’idée à laquelle nous donnons le nom d’Infinité, ne peut mieux parvenir à cette connoiſſance qu’en conſiderant à quoi c’eſt que notre Eſprit attribuë plus immédiatement l’infinité, & comment il vient à ſe former cette idée.

Il me ſemble que le Fini & l’Infini ſont regardez comme des Modes de la Quantité, & qu’ils ne ſont attribuez originalement & dans leur prémiére dénomination qu’aux choſes qui ont des parties & qui ſont capables du plus ou du moins par l’addition ou la ſouſtraction de la moindre partie. Telles ſont les idées de l’Eſpace, de la Durée & du Nombre, dont nous avons parlé dans les Chapitres précedens. A la vérité, nous ne pouvons qu’être perſuadez, que Dieu cet Etre ſuprême, de qui & par qui ſont toutes choſes, eſt inconcevablement infini : cependant lorsque nous appliquons, dans notre Entendement, dont les vûës ſont ſi foibles & ſi bornées, notre Idée de l’Infini à ce Prémier Etre, nous le faiſons principalement par rapport à ſa Durée & à ſon Ubiquité, & plus figurément, à mon avis, par rapport à ſa puiſſance, à ſa ſageſſe, à ſa bonté & à ſes autres Attributs, qui ſont effectivement inépuiſables & incompréhenſibles. Car lorſque nous nommons ces attributs, infinis, nous n’avons aucune autre idée de cette Infinité, que celle qui porte l’Eſprit à faire quelque ſorte de réflexion ſur le nombre ou l’étenduë des Actes ou des Objets de la Puiſſance, de la Sageſſe & de la Bonté de Dieu : Actes ou Objets qui ne peuvent jamais être ſuppoſez en ſi grand nombre que ces Attributs ne ſoient toûjours bien au delà,[42] quoi que nous les multipliyons en nous-mêmes avec une infinité de nombres multipliez ſans fin. Du reſte, je ne prétens pas expliquer comment ces Attributs ſont en Dieu, qui eſt infiniment au deſſus de la foible capacité de notre Eſprit, dont les vûës ſont ſi courtes. Ces Attributs contiennent ſans doute en eux-mêmes toute perfection poſſible, mais telle eſt, dis-je, la maniére dont nous les concevons, & telles ſont les idées que nous avons de leur infinité.

§. 2. L’idée du Fini nous vient aiſément dans l’Eſprit. Après avoir donc établi, que l’Eſprit regarde le Fini & l’Infini comme des Modifications de l’Expanſion & de la Durée, il faut commencer par examiner comment l’Eſprit vient à s’en former des idées. Pour ce qui eſt de l’Idée du Fini, la choſe eſt fort aiſée à comprendre, car des portions bornées d’Entenduë venant à frapper nos Sens, nous donnent l’idée du Fini : & les Périodes ordinaires de Succeſſion, comme les Heures, les Jours & les Années, qui ſont autant de longueurs bornées par leſquelles nous meſurons le Temps & la Durée, nous fourniſſent encore la même idée. La difficulté conſiſte à ſavoir comment nous acquerons les idées infinies d’Eternité et d’Immenſité ; puiſque les Objets qui nous environnent ſont ſi éloignez d’avoir aucune affinité ou proportion avec cette étenduë infinie.

§. 3. Quiconque à l’idée de quelque longueur déterminée d’Eſpace, comme d’un Pié, trouve qu’il peut repeter cette idée, & en la joignant à la précedente former l’idée de deux piés, & enſuite de trois par l’addition d’une troiſiéme, & avancer toûjours de même ſans jamais venir à la fin des additions, ſoit de la même idée d’un pié, ou s’il veut, d’une double de celle-là, ou de quelque autre idée de longueur, comme d’un Mille, ou du Diametre de la Terre, ou de l’Orbis Magnus : car laquelle de ces idées qu’il prenne, & combien de fois qu’il les double, ou de quelque autre maniére qu’il les multiplie, il voit qu’après avoir continué ces additions en lui-même, & étendu auſſi ſouvent qu’il a voulu, l’idée ſur laquelle il a d’abord fixé ſon Eſprit, il n’a aucune raiſon de s’arrêter, & qu’il ne ſe trouve pas d’un point plus près de la fin de ces ſortes de multiplications, qu’il étoit lorſqu’il les a commencées. Ainſi la puiſſance qu’il a d’étendre ſans fin ſon idée de l’Eſpace par de nouvelles additions, étant toûjours la même, c’eſt de là qu’il tire l’idée d’un Eſpace infini.

§. 4.Notre idée de l’Eſpace eſt ſans bornes. Tel eſt, à mon avis, le moyen par où l’Eſprit ſe forme l’idée d’un Eſpace infini. Mais parce que nos idées ne ſont pas toûjours des preuves de l’exiſtence des choſes, examiner après cela ſi un tel Eſpace ſans bornes dont l’eſprit à l’idée, exiſte actuellement, c’eſt une Queſtion tout-à-fait différente. Cependant, puis qu’elle ſe préſente ici ſur notre chemin, je penſe être en droit de dire, que nous ſommes portez à croire, qu’effectivement l’Eſpace eſt en lui-même actuellement infini ; & c’eſt l’idée même de l’Eſpace qui nous y conduit naturellement. En effet ſoit que nous conſiderions l’Eſpace comme l’étendue du Corps, ou comme exiſtant par lui-même ſans contenir aucune matiére ſolide, (car non ſeulement nous avons l’idée d’un tel Eſpace vuide de Corps, mais je penſe avoir prouvé la neceſſité de ſon exiſtence pour le mouvement des Corps,) il eſt impoſſible que l’Eſprit y puiſſe jamais trouver ou ſuppoſer des bornes, ou être arrêté nulle-part en avançant dans cet Eſpace, quelque loin qu’il porte ſes penſées. Tant s’en faut que des bornes de quelque Corps ſolide, quand ce ſeroient des murailles de Diamant, puiſſent empêcher l’Eſprit de porter ſes penſées plus avant dans l’Eſpace & dans l’étenduë, qu’au contraire[43] cela lui en facilite les moyens. Car auſſi loin que s’étend le Corps, auſſi loin s’étend l’Etenduë, c’eſt dequoi perſonne ne peut douter. Mais lorſque nous ſommes parvenus aux dernieres extrémitez du Corps, qu’y a-t-il là qui puiſſe arrêter l’Eſprit, & le convaincre qu’il eſt arrivé au bout de l’Eſpace, puiſque bien loin d’appercevoir aucun bout, il eſt perſuadé que le Corps lui-même peut ſe mouvoir, & par conſéquent ſi les Corps peuvent ſe mouvoir dans ou à travers cet Eſpace vuide, ou plûtôt, s’il eſt impoſſible qu’aucune particule de Matiére ſe meuve que dans une Eſpace vuide, il eſt tout viſible qu’un Corps doit être dans la même poſſibilité de ſe mouvoir dans un Eſpace vuide, au delà des derniéres bornes des Corps, que dans un Vuide ** Vacuum diſſeminatum. diſperſé parmi les Corps. Car l’idée d’un Eſpace vuide, qu’on appelle autrement pur Eſpace, eſt exactement la même, ſoit que cet Eſpace ſe trouve entre les Corps, ou au delà de leurs derniéres limites. C’eſt toûjours le même Eſpace. L’un ne différe point de l’autre en nature, mais en dégré d’expanſion, & il n’y a rien qui empêche le Corps de s’y mouvoir : de ſorte que partout où l’Eſprit ſe tranſporte par la penſée, parmi les Corps, ou au delà de tous les Corps, il ne fauroit trouver, nulle part, des bornes & une fin à cette idée uniforme de l’Eſpace ; ce qui doit l’obliger à conclurre néceſſairement de la nature & de l’idée de chaque partie de l’Eſpace, que l’Eſpace eſt actuellement infini.

§. 5.Notre idée de la Durée eſt auſſi ſans bornes. Comme nous acquerons l’idée de l’Immenſité par la puiſſance que nous trouvons en nous-mêmes de repeter l’idée de l’Eſpace, auſſi ſouvent que nous voulons, nous venons auſſi à nous former l’idée de l’Eternité par le pouvoir que nous avons de repeter l’idée d’une longueur particuliére de Durée, avec une infinité de nombres, ajoûtez ſans fin. Car nous ſentons en nous-mêmes que nous ne pouvons non plus arriver à la fin de ces repetitions, qu’à la fin des nombres, ce que chacun eſt convaincu qu’il ne ſauroit faire. Mais de ſavoir s’il y a quelque Etre réel dont la durée ſoit éternelle, c’eſt une queſtion toute différente de ce que je viens de poſer, que nous avons une idée de l’Eternité. Et ſur cela je dis, que quiconque conſidere quelque choſe d’éternel. Mais comme j’ai preſſé cet Argument dans un autre endroit, je n’en parlerai pas davantage ici ; & je paſſerai à quelques autres réflexions ſur l’idée que nous avons de l’Infinité.

§. 6.Pourquoi d’autres Idées ne ſont pas capables d’Infinité. S’il eſt vrai que notre idée de l’Infinité nous vienne de ce pouvoir que nous remarquons en nous-mêmes, de repeter ſans fin nos propres idées, on peut demander, Pourquoi nous n’attribuons pas l’Infinité à d’autres idées, auſſi bien à celles de l’Eſpace & de la Durée ; puiſque nous les pouvons repeter auſſi aiſément & auſſi ſouvent dans notre Eſprit que ces derniéres ; & cependant perſonne ne s’eſt encore aviſé d’admettre une douceur infinie, ou une infinie blancheur, quoi qu’on puiſſe repeter l’idée du Doux ou du Blanc auſſi ſouvent que celles d’une Aune, ou d’un Jour ? A cela je répons, que la repetition de toutes les Idées qui ſont conſiderées comme ayant des parties & qui ſont capables d’accroiſſement par l’addition de parties égales ou plus petites, nous fournit l’Idée de l’Infinité, parce que par cette repetition ſans fin, il ſe fait un accroiſſement continuel qui ne peut avoir de bout. Mais dans d’autres Idées ce n’eſt plus la même choſe : car que j’ajoûte la plus petite partie qu’il ſoit poſſible de concevoir, à la plus vaſte idée d’Etenduë ou de Durée que j’aye préſentement, elle ne deviendra plus grande : mais ſi à la plus parfaite idée que j’aye du Blanc le plus éclatant, j’y en ajoûte une autre d’un Blanc égal ou moins vif, (car je ſaurois y joindre l’idée d’un plus blanc que celui dont j’ai l’idée, que je ſuppoſe le plus éclatant que je conçoive actuellement) cela n’augmente ni n’étend mon idée en aucune maniére, c’eſt-pourquoi on nomme dégrez, les différentes idées de blancheur, &c. A la vérité, les idées compoſées de parties ſont capables de recevoir de l’augmentation par l’addition de la moindre partie : mais prenez l’idée du Blanc qui fut hier produit en vous par la vûë d’un morceau de neige, & une autre idée du Blanc qu’excite en vous un autre morceau de neige que vous voyez présentement, ſi vous joignez ces deux idées enſemble, elles s’incorporent, pour ainſi dire, & ſe réuniſſent en une ſeule, ſans que l’idée de Blancheur en ſoit augmentée le moins du monde. Que ſi nous ajoûtons un moindre degré de blancheur à un plus grand, bien loin de l’augmenter, c’eſt juſtement par-là que nous le diminuons. D’où il s’enſuit viſiblement que toutes ces Idées qui ne ſont pas compoſées de parties, ne peuvent point être augmentées en telle proportion qu’il plaît aux hommes, ou, au delà de ce qu’elles leur ſont repréſentées par leurs Sens. Au contraire, comme l’Eſpace, la Durée & le Nombre ſont capables d’accroiſſement par voye de repetition, ils laiſſent à l’Eſprit une idée à laquelle il peut toûjours ajoûter ſans jamais arriver au bout, en ſorte que nous ne ſaurions concevoir un terme qui borne ces additions ou ces progreſſions ; & par conſéquent, ce ſont là les ſeules idées qui conduiſent nos penſées vers l’Infini.

§. 7.Différence entre l’infinité de l’Eſpace, & un Eſpace infini. Mais quoi que notre Idée de l’Infinité procede de la conſideration de la Quantité, & des additions que l’Eſprit eſt capable d’y faire, par des repetitions reïterées ſans fin, de telles portions qu’il veut, cependant je croi que nous mettons une extrême confuſion dans nos penſées, lorsque nous joignons l’Infinité à quelque idée préciſe de Quantité, qui puiſſe être suppoſée préſente à l’Eſprit, & qu’après cela nous diſcourons ſur une Quantité infinie, ſavoir ſur un Eſpace infini ou une Durée infinie ; car notre Idée de l’Infinité étant, à mon avis, une idée qui s’augmente ſans fin, & l’idée que l’Eſprit a de quelque Quantité étant alors terminée à cette idée, parce que quelque grande qu’on la ſuppoſe, elle ne ſauroit être plus grande qu’elle eſt actuellement, joindre l’infinité à cette derniére idée, c’eſt prétendre ajuſter une meſure déterminer à une grandeur qui va toûjours en augmentant. C’eſt pourquoi je ne penſe pas que ce ſoit une vaine ſubtilité de dire qu’il faut diſtinguer ſoigneuſement entre l’idée de l’Infinité de l’Eſpace, & l’idée d’un Eſpace infini. La prémiére de ces idées n’eſt autre choſe qu’une progreſſion ſans fin, qu’on ſuppoſe que l’Eſprit fait par des repetitions de telles idées de l’Eſpace qu’il lui plaît de choiſir. Mais ſuppoſer qu’on a actuellement dans l’Eſprit l’idée d’un Eſpace infini, c’eſt ſuppoſer que l’Eſprit a déja parcouru, & qu’il voit actuellement toutes les idées repetées de l’Eſpace, qu’une repetition à l’infini ne peut jamais lui repréſenter totalement, ce qui renferme en ſoi une contradiction manifeſte.

§. 8.Nous n’avons pas l’idée d’un Eſpace infini. Cela ſera peut-être un peu plus clair, ſi nous l’appliquons aux Nombres. L’infinité des Nombres auxquels tout le monde voit qu’on peut toûjours ajoûter, ſans pouvoir approcher de la fin de ces additions, paroit ſans peine à quiconque y fait reflexion. Mais quelque claire que ſoit cette idée de l’infinité des Nombres, rien n’eſt pourtant plus ſenſible que l’abſurdité d’une idée actuelle d’un Nombre infini. Quelques idées poſitives que nous ayions en nous-mêmes d’un certain Eſpace, Nombre ou Durée, de quelque grandeur qu’elles ſoient, ce ſeront toûjours des idées finies. Mais lorsque nous ſuppoſons un reſte inépuiſable où nous ne concevons aucunes bornes, de ſorte que l’Eſprit y trouve dequoi faire des progreſſions continuelles ſans en pouvoir jamais remplir toute l’idée, c’eſt là que nous trouvons notre idée de l’Infini. Or bien qu’à la conſiderer dans cette vûë, je veux dire, à n’y concevoir autre choſe qu’une négation de limites, elle nous paroiſſe fort claire, cependant lorsque nous voulons nous former à l’idée d’une Expanſion, ou d’une Durée infinie, cette idée devient alors fort obſcure & fort embrouillée, parce qu’elle eſt compoſée de deux parties fort différentes, pour ne pas dire entierement incompatibles. Car ſuppoſons qu’un homme forme dans ſon Eſprit l’idée de quelque Eſpace ou de quelque Nombre, auſſi grand qu’il voudra, il eſt viſible que l’Eſprit s’arrête & ſe borne à cette idée, ce qui eſt directement contraire à l’idée de l’Infinité qui conſiſte dans une progreſſion qu’on ſuppoſe ſans bornes. De là vient, à mon avis, que nous nous brouillons ſi aiſément lorsque nous venons à raiſonner ſur un Eſpace infini, ou ſur une Durée infinie, parce que voulant combiner deux Idées qui ne ſauroient ſubſiſter enſemble, bien loin d’être deux parties d’une même idée, comme je l’ai dit d’abord pour m’accommoder à la ſuppoſition de ceux qui prétendent avoir une idée poſitive d’un Eſpace ou d’un Nombre infini, nous ne pouvons tirer des conſéquences de l’une à l’autre ſans nous engager dans des difficultez inſurmontables, & toutes pareilles à celles où ſe jetteroit celui qui voudroit raiſonner du Mouvement ſur l’idée d’un mouvement qui n’avance point, c’eſt-à-dire, ſur une idée auſſi chimérique & auſſi frivole que celle d’un Mouvement en repos. D’où je crois être en droit de conclurre, que l’idée d’un Eſpace, ou, ce qui eſt la même choſe, d’un Nombre infini, c’eſt-à-dire, d’un Eſpace ou d’un Nombre qui eſt actuellement préſent à l’Eſprit, & ſur lequel il fixe & termine ſa vûë, eſt différente de l’idée d’un Eſpace ou d’un Nombre qu’on ne peut jamais épuiſer par la penſée, quoi qu’on l’étende ſans ceſſe par des additions & des progreſſions, continuées ſans fin. Car de quelque étenduë que ſoit l’idée d’un Eſpace que j’ai actuellement dans l’Eſprit, ſa grandeur ne ſurpaſſe point la grandeur qu’elle a dans l’inſtant même qu’elle eſt préſente à mon Eſprit, bien que dans le moment ſuivant je puiſſe l’étendre au double, & ainſi, à l’infini : car enfin rien n’eſt infini que ce qui n’a point de bornes, & telle eſt cette idée de l’Infinité à laquelle nos penſées ne ſauroient trouver aucune fin.

§. 9.Le Nombre nous donne la plus nette idée de l’Infinité. Mais de toutes les idées qui nous fourniſſent l’idée de l’infinité, telle que nous ſommes capables de l’avoir, il n’y en aucune qui nous en donne une idée plus nette & plus diſtincte que celle du Nombre, comme nous l’avons déja remarqué. Car lors même que l’Eſprit applique l’idée de l’infinité à l’Eſpace & à la Durée, il ſe ſert d’idées de nombres repetez, comme de millions de millions de Lieuës ou d’Années, qui ſont autant d’idées diſtinctes, que le Nombre empêche de tomber dans un confus entaſſement où l’Eſprit ne ſauroit éviter de ſe perdre. Mais quand nous avons ajoûté autant de millions qu’il nous a plû, de certaines longueurs d’Eſpace ou de Durée, l’idée la plus claire que nous puiſſions former de l’Infinité, c’eſt ce reſte confus & incomprehenſible de nombres, qui multipliez ſans fin ne laiſſent voir aucun bout qui termine ces additions.

§. 10.Nous concevons différemment l’infinité du Nombre, celle de la Durée & celle de l’Expanſion. Pour pénétrer plus avant dans cette idée que nous avons de l’Infinité, & nous convaincre que ce n’eſt autre choſe qu’une infinité de Nombres que nous appliquons à des parties déterminées dont nous avons des idées diſtinctes dans l’Eſprit, il ne ſera peut-être pas inutile de conſiderer qu’en général nous ne regardons pas le Nombre comme infini, au lieu que nous ſommes portez à attacher cette idée à la Durée & à l’Expanſion, ce qui vient de ce que dans le Nombre nous trouvons une fin : car comme il n’y a rien dans le Nombre qui ſoit moindre que l’Unité, nous nous arrêtons là, & y trouvons pour ainſi dire, le bout de nos comptes. Du reſte, nous ne pouvons mettre aucunes bornes à l’addition ou à l’augmentation des Nombres. Nous ſommes à cet égard comme à l’extremité d’une ligne qui peut être continuée de l’autre côté au delà de tout ce que nous pouvons concevoir. Mais il n’en eſt pas de même à l’égard de l’Eſpace & de la Durée : car dans la Durée, nous conſiderons cette ligne de nombres, comme étenduë de deux côtez, à une longueur inconcevable, indéterminée, & infinie. Ce qui paroîtra évidemment à quiconque voudra refléchir ſur l’idée qu’il a de l’Eternité, qui, je croi, ne lui paroîtra autre choſe, que cette Infinité de nombres étenduë de deux côtez, à l’égard de la Durée paſſée, & de celle qui eſt à venir, à parte ante, & à parte poſt, comme on parle dans les Ecoles. Car lorſque nous voulons conſiderer l’Eternité à parte ante, que faiſons-nous autre choſe, que repeter dans notre Eſprit en commençant par le temps préſent où nous exiſtons, les idées des Années, ou des Siécles, ou de quelque autre portion que ce ſoit de la Durée paſſée, convaincus en nous-mêmes, préciſément de la même maniére, en étendant, par des périodes à venir, multipliées ſans fin, cette ligne de nombres que nous continuons toûjours comme auparavant ; & ces deux Lignes jointes enſemble ſont cette Durée que nous nommons Eternité, laquelle paroît infinie de quelque côté que nous la conſiderions, ou devant, ou derriére : parce que nous appliquons toûjours au côté que nous enviſageons l’infinité de nombres, c’eſt à dire, la puiſſance d’ajoûter toûjours plus, ſans jamais parvenir à la fin de ces Additions.

§. 11.Comment nous concevons l’Infinité de l’Eſpace. La même choſe arrive à l’égard de l’Eſpace, où nous nous conſiderons comme placez dans un Centre d’où nous pouvons ajoûter de tous côtez des lignes indéfinies de nombre, comptant vers tous les endroits qui nous environnent, une aune, une lieuë, un Diametre de la Terre, ou de l’Orbis Magnus que nous multiplions par cette infinité de nombres auſſi ſouvent que nous voulons, & comme nous n’avons pas plus de raiſon de donner des bornes à ces idées repetées, qu’au Nombre, nous acquerons par-là l’idée indéterminée de l’Immenſité.

§. 12.Il y a une infinie diviſibilité dans la Matiére. Et parce que dans quelque maſſe de Matiere que ce ſoit, notre Eſprit ne peut jamais arriver à la derniére diviſibilité, il ſe trouve auſſi en cela une infinité à notre égard ; & qui eſt auſſi une infinité de Nombre, mais avec cette difference que dans l’infinité qui regarde l’Eſpace & la Durée, nous n’employons que l’addition des nombres, au lieu que la diviſibilité de la Matiére eſt ſemblable à la diviſion de l’Unité en ſes fractions, où l’Eſprit trouve à faire des additions à l’infini, auſſi bien que dans les additions précedentes, cette diviſion n’étant en effet qu’une continuelle addition de nouveaux nombres. Or dans l’addition de l’un nous ne pouvons plus avoir l’idée poſitive d’un Eſpace infiniment grand, que par la diviſion de l’autre arriver à l’idée d’un Corps infiniment petit, notre idée de l’Infinité étant à tous égards, une idée fugitive, & qui, pour ainſi dire, groſſit toûjours par une progreſſion qui va à l’infini ſans pouvoir être fixée nulle part.

§. 13.Nous n’avons point d’idée poſitive de l’Infini. Il ſeroit, je penſe, bien difficile de trouver quelqu’un aſſez extravagant pour dire qu’il a une idée poſitive d’un Nombre actuellement infini, cette infinité ne conſiſtant que dans le pouvoir d’ajoûter quelque combinaiſon d’unitez au dernier nombre quel qu’il ſoit ; & cela auſſi long-temps, & autant qu’on veut. Il en eſt de même à l’égard de l’Infinité de l’Eſpace & de la Durée, où ce pouvoir dont je viens de parler, laiſſe toûjours à l’Eſprit le moyen d’ajoûter ſans fin. Cependant il y a des gens qui ſe figurent d’avoir des idées poſitives d’une Durée infinie, ou d’un Eſpace infini. Mais pour anéantir une telle idée poſitive de l’Infini que ces perſonnes prétendent avoir, je croi qu’il ſuffit de leur demander s’ils pourroient ajoûter quelque choſe à cette idée, ou non, ce qui montre ſans peine le peu de fondement de cette prétenduë idée. En effet, nous ne ſaurions avoir, ce me ſemble, aucune idée poſitive d’un certain Eſpace ou d’une certaine Durée qui ne ſoit compoſée d’un certain nombre de piés ou d’aunes, de jours ou d’années, ou qui ne ſoit commenſurable aux nombres repetez de ces communes meſures dont nous avons des idées dans l’Eſprit, & par lesquelles nous jugeons de la grandeur de ces ſortes de quantitez. Puis donc que l’idée d’un Eſpace infini ou d’une Durée infinie doit être néceſſairement compoſée de parties infinies, elle ne peut avoir d’autre infinité, que celle des nombres capables d’être multipliez ſans fin, & non, une idée poſitive d’un nombre actuellement infini. Car il eſt évident, à mon avis, que l’addition des choſes finies (comme ſont toutes les longueurs dont nous avons des idées poſitives) ne ſauroit jamais produire l’idée de l’infini qu’à la maniére du Nombre, qui étant compoſé d’unitez finies, ajoûtées les unes aux autres, ne nous fournit l’idée de l’Infini que par la puiſſance que nous trouvons en nous-mêmes d’augmenter ſans ceſſe la ſomme, & de faire toûjours de nouvelles additions de la même eſpèce, ſans approcher le moins du monde de la fin d’une telle progreſſion.

§. 14. Ceux qui prétendent prouver que leur idée de l’Infini eſt poſitive, ſe ſervent pour cela, d’un Argument qui me paroît bien frivole. Ils tirent cet Argument de la negation d’une fin, qui eſt, diſent-ils, quelque choſe de negatif, mais dont la negation eſt poſitive. Mais quiconque conſiderera que la fin n’eſt autre choſe dans le Corps que l’extrémité ou la ſuperficie de ce Corps, aura peut-être de la peine à concevoir que la fin ſoit quelque choſe de purement négatif ; & celui qui voit que le bout de ſa plume eſt noir ou blanc, ſera porté à croire, que la Fin eſt quelque choſe de plus qu’une pure negation : & en effet lorsqu’on l’applique à la Durée, ce n’eſt point une pure negation d’exiſtence, mais c’eſt, à parler plus proprement, le dernier moment de l’exiſtence. Que ſi ces gens-là veulent que la fin ne ſoit, par rapport à la Durée, qu’une pure negation d’exiſtence, je ſuis aſſuré qu’ils ne ſauroient nier que le Commencement ne ſoit le prémier inſtant de l’exiſtence de l’Etre qui commence à exiſter ; & jamais perſonne n’a imaginé que ce fût une pure negation. D’où il s’enſuit, par leur propre raiſonnement, que l’idée de l’Eternité à parte ante, ou d’une Durée ſans commencement n’eſt qu’une idée negative.

§. 15.Ce qu’il y a de poſitif & de negatif dans notre idée de l’infini. L’idée de l’Infini a, je l’avoûë, quelque choſe de poſitif dans les choſes mêmes que nous appliquons à cette idée. Lorsque nous voulons penſer à un Eſpace infini ou à une Durée infinie, nous nous repréſentons d’abord une idée fort étenduë, comme vous diriez de quelques millions de ſiécles ou de lieuës, que peut-être nous doublons & multiplions pluſieurs fois. Et tout ce que nous aſſemblons ainſi dans notre Eſprit, eſt poſitif, c’eſt l’amas d’un grand nombre d’idées poſitives d’Eſpace ou de Durée ; mais ce qui reſte toûjours au delà, c’eſt dequoi nous n’avons non plus de notion poſitive & diſtincte qu’un Pilote en a de la profondeur de la Mer, lorsqu’y ayant jetté un cordeau de quantité de braſſes, il ne trouve aucun fond. Il connoît bien par-là, que la profondeur eſt de tant de braſſes & au delà, mais il n’a aucune notion diſtincte de ce ſurplus. De ſorte que s’il pouvoit ajoûter toûjours une nouvelle ligne, & qu’il trouvât que le Plomb avançât toûjours ſans s’arrêter jamais, il ſeroit à peu près dans l’état ou ſe rencontre notre Eſprit lorsqu’il tâche d’arriver à une idée complette & poſitive de l’Infini : & dans ce cas, que le cordeau ſoit de dix braſſes, ou de dix mille, il ſert également à faire voir ce qui eſt au delà, je veux dire à nous faire découvrir fort confuſément & par voye de comparaiſon, que ce n’eſt pas là tout, & qu’on peut aller encore plus avant. L’Eſprit a une idée poſitive d’autant d’Eſpace qu’il en conçoit actuellement ; mais dans les efforts qu’il fait pour rendre cette idée infinie, il a beau l’étendre & l’augmenter ſans ceſſe, elle eſt toûjours incomplette. Autant d’Eſpace que l’Eſprit ſe repréſente à lui-même dans l’idée qu’il ſe forme d’une certaine grandeur, c’eſt tout autant d’étenduë nettement & réellement tracée dans l’Entendement : mais l’infini eſt encore plus grand. D’où j’infére, 1. Que l’idée d’autant eſt claire & poſitive : 2. Que l’idée de quelque choſe de plus grand eſt auſſi claire, mais que ce n’eſt qu’une idée comparative : 3. Que l’idée d’une Quantité, qui paſſe d’autant toute grandeur qu’on en ſauroit la comprendre, eſt une idée purement negative, qui n’a abſolument rien de poſitif : car celui qui n’a pas une idée claire & poſitive de la grandeur d’une certaine Etenduë (ce qu’on cherche préciſément dans l’idée de l’Infini) ne ſauroit avoir une idée comprehenſive des dimenſions de cette Etenduë ; & je ne penſe pas que perſonne prétende avoir une telle idée par rapport à ce qui eſt infini. Car de dire qu’un homme a une idée claire & poſitive d’une Quantité ſans ſavoir quelle en eſt la grandeur, c’eſt raiſonner auſſi juſte, que de dire que celui-là a une idée claire & poſitive des grains de ſables qui ſont ſur le Rivage de la Mer, qui ne ſait pas à la verité, combien il y en a, mais qui ſait ſeulement qu’il y en a plus de vingt. Or c’eſt juſtement là l’idée parfaite & poſitive que nous avons d’un Eſpace ou d’une Durée infinie, lorsque nous diſons de l’un & de l’autre, qu’ils ſurpaſſent l’étenduë ou la durée de 10, 100, 1000, ou de quelque autre nombre de Lieuës ou d’Années, dont nous avons, ou dont nous pouvons avoir une idée poſitive. Et c’eſt là, je croi, toute l’idée que nous avons de l’infini. De ſorte que tout ce qui eſt au delà de notre idée poſitive à l’égard de l’Infini, eſt environné de ténèbres, & n’excite dans l’Eſprit qu’une confuſion indéterminée d’une idée negative, où je ne puis voir autre choſe ſi ce n’eſt que je ne comprens point ni ne puis comprendre tout ce que j’y voudrois concevoir, & cela parce que c’eſt un Objet trop vaſte pour une capacité foible & bornée comme la mienne : ce qui ne peut être que fort éloigné d’une idée complette & poſitive, puiſque la plus grande partie de ce que je voudrois comprendre, eſt à l’écart ſous la dénomination vague de quelque choſe qui eſt toûjours plus grande, que vous retenez en vous-même pour l’appliquer à toutes les progreſſions que votre Eſprit ſera ſur la Quantité, en l’ajoûtant à toutes les idées de Quantité que vous avez, ou qu’on peut ſuppoſer que vous ayiez. Qu’on juge à préſent ſi c’eſt là une idée poſitive.

§. 16.Nous n’avons point d’idée poſitive d’une Durée infinie. Je voudrois bien que ceux qui prétendent avoir une Idée poſitive de l’Eternité, me diſſent ſi l’idée qu’ils ont de la Durée, enferme de la ſucceſſion, ou non ? Si elle n’enferme aucune ſucceſſion, ils ſont obligez de faire voir la difference qu’il y a entre la notion qu’ils ont de la Durée, lorsqu’elle appliquée à un Etre éternel, & celle qu’ils en ont, lorsqu’elle eſt appliquée à un Etre fini : parce qu’ils trouveront peut-être d’autres perſonnes que moi, qui leur faiſant un libre aveu de la foibleſſe de leur Entendement dans ce point, declareront que la notion qu’ils ont de la Durée, les oblige à concevoir, que de tout ce qui a de la Durée, la continuation en a été plus longue aujourd’hui qu’hier. Que ſi pour éviter de la ſucceſſion dans l’exiſtence éternelle, ils recourent à ce qu’on appelle dans les Ecoles Punctum ſtans, Point fixe & permanent, je croi que cet expédient ne leur ſervira pas beaucoup à éclaircir la choſe, ou à nous donner une idée plus claire & plus poſitive d’une Durée infinie, rien ne me paroiſſant plus inconcevable qu’une Durée ſans ſucceſſion. Et d’ailleurs ſuppoſé que ce Point permanent ſignifie quelque choſe, comme il n’a aucune ** Non eſt quantum, diſent les ſcholaſtiques. quantité de durée, finie ou infinie, on ne peut l’appliquer à la Durée infinie dont nous parlons. Mais ſi notre foible capacité ne nous permet pas de ſeparer la ſucceſſion d’avec la Durée quelle qu’elle ſoit, notre idée de l’Eternité ne peut être compoſée que d’une ſucceſſion infinie de Momens, dans laquelle toutes choſes exiſtent. Du reſte, ſi quelqu’un a, ou peut avoir une idée poſitive d’un Nombre actuellement infini, dont il prétend avoir l’idée, eſt aſſez grand pour qu’il ne puiſſe y rien ajoûter lui-même : car tandis qu’il peut l’augmenter, je m’imagine qu’il ſera convaincu en lui-même, que l’idée qu’il a de ce nombre, eſt un peu trop reſſerrée pour faire une infinité poſitive.

§. 17. Je croi qu’une Créature raiſonnable, qui faiſant uſage de ſon Eſprit, veut bien prendre la peine de reflechir ſur ſon exiſtence, ou ſur celle de quelque autre Etre que ce ſoit, ne peut éviter d’avoir l’idée d’un Etre tout ſage, qui n’a eû aucun commencement : & pour moi, je ſuis aſſûré d’avoir une telle idée d’une Durée infinie. Mais cette Négation d’un commencement n’étant qu’une négation d’une choſe poſitive, ne peut gueres me donner une idée poſitive de l’Infinité, à laquelle je ne ſaurois parvenir, quelque eſſor que je donne à mes penſées pour m’en former une notion claire & complette. J’avoûë, dis-je, que mon Eſprit ſe perd dans cette pourſuite, & qu’après tous mes efforts, je me trouve toûjours au deça du but, bien loin de l’atteindre.

§. 18.Nous n’avons point d’idée poſitive d’un Eſpace infini. Quiconque penſe avoir une idée poſitive d’un Eſpace infini, trouvera, je m’aſſure, s’il y fait un peu de reflexion, qu’il n’a pas plus d’idée du plus grand que du plus petit Eſpace. Car pour ce dernier, qui ſemble le plus aiſé, à concevoir, & le plus proportionné à notre portée, nous ne pouvons, au fond, y découvrir autre choſe qu’une idée comparative de petiteſſe, qui ſera toûjours plus petite qu’aucune de celles dont nous avons une idée poſitive. Toutes les Idées poſitives que nous avons de quelque Quantité que ce ſoit, grande ou petite, ont toûjours des bornes, quoi que nos idées de comparaiſon, par où nous pouvons toûjours ajoûter à l’une, & ôter de l’autre, n’en ayent point : car ce qui reſte, ſoit grand ou petit, n’étant pas compris dans l’idée poſitive que nous avons, eſt dans les ténèbres, & ne conſiſte, à notre égard, que dans la puiſſance que nous avons d’étendre l’un, & de diminuer l’autre ſans jamais ceſſer. Un Pilon & un Mortier reduiront tout auſſi-tôt une partie de Matiére à l’indiviſibilité, que l’Eſprit du plus ſubtil Mathematicien ; & un Arpenteur pourroit auſſitôt meſurer à la Perche de l’Eſpace infini, qu’un Philoſophe s’en former l’idée par la pénétrante vivacité de ſon Eſprit, ou le comprendre par la penſée, ce qui eſt en avoir une idée poſitive. Celui qui penſe à un Cube d’un pouce de Diametre, en a dans ſon Eſprit une idée claire & poſitive. Il peut de même ſe former l’idée d’un Cube d’un pouce, d’un ou d’un de pouce, & toûjours en diminuant, juſqu’à ce qu’il ne lui reſte dans l’Eſprit que l’idée de quelque choſe d’extrêmement petit, mais qui cependant ne parvient point à cette petiteſſe incomprehenſible que la Diviſion peut produire. Son Eſprit eſt auſſi éloigné de ce reſte de petiteſſe, que lorſqu’il a commencé la diviſion : & par conſéquent il ne vient jamais à avoir une idée claire & poſitive de cette petiteſſe qui eſt la ſuite d’une infinie Diviſibilité.

§. 19.Ce qu’il y a de poſitif et de negatif dans notre Idée de l’Infini. Quiconque jette les yeux ſur l’Infinité, ſe fait d’abord une idée fort étenduë de la choſe à quoi il l’applique, ſoit Eſpace ou Durée ; & peut-être ſe fatigue-t-il lui-même à force de multiplier dans ſon Eſprit cette prémiére Idée. Cependant, après tous ces efforts, il ne ſe trouve pas plus près d’avoir une idée poſitive & diſtincte de ce qui reſte, pour en faire un Infini poſitif, que le Païſan d’Horace en avoit de l’eau qui devoit paſſer dans le Canal d’un fleuve qu’il trouva ſur ſon chemin :

      *[44] Ce pauvre ſot que l’eau du Fleuve arrête,
      Pour pouvoir à pié ſec plus aiſément paſſer,
           Va ſe mettre dans la tête
           De la voir écouler.
      Il attend ce moment, mais le Fleuve rapide
           Continuë à ſuivre ſon cours,
           Et le ſuivra toûjours.

§. 20.Il y a des gens qui croyent avoir une idée poſitive de l’Eternité et non de l’Eſpace. J’ai vû quelques perſonnes qui mettent une ſi grande différence entre une Durée infinie, & un Eſpace infini, qu’ils ſe perſuadent à eux-mêmes qu’ils ont une idée poſitive de l’Eternité, mais qu’ils n’ont ni ne peuvent avoir aucune idée d’un Eſpace infini. Voici, à mon avis, d’où vient cette erreur, c’eſt que ces gens-là trouvant par les reflexions ſolides qu’ils font ſur les cauſes & les effets, qu’il eſt néceſſaire d’admettre quelque Etre éternel, & par conſéquent de regarder l’exiſtence réelle de cet Etre, comme correſpondante à l’idée qu’ils ont de l’Eternité ; & d’autre part ne voyant pas qu’il ſoit néceſſaire, mais jugeant au contraire qu’il eſt apparemment abſurde que le Corps ſoit infini, parce qu’ils ne ſauroient imaginer la Matiére infinie : Conſéquence fort mal tirée, à mon avis, parce que l’exiſtence de la Matiére n’eſt non plus néceſſaire à l’exiſtence de l’Eſpace, que l’exiſtence du Mouvement ou du Soleil l’eſt à la Durée, quoi qu’on ſoit accoûtumé de s’en ſervir pour la meſurer ; & je ne doute pas qu’un homme ne puiſſe auſſi-bien avoir l’idée de 10000 Lieuës en quarré ſans penſer à un Corps de cette étenduë, que l’idée de 10000 années ſans ſonger à un Corps qui ait exiſté auſſi long-temps. Pour moi il ne me ſemble pas plus mal-aiſé d’avoir l’idée d’un Eſpace vuide de Corps, que de penſer à la capacité d’un Boiſſeau vide de blé, ou au creux d’une Noix ſans Cerneaux. Car de ce que nous avons une idée de l’Infinité de l’Eſpace, il ne s’enſuit pas plus néceſſairement qu’il y aît un Corps ſolide infiniment étendu, qu’il eſt néceſſaire que le Monde ſoit éternel, parce que nous avons l’idée d’une Durée infinie. Et pourquoi, je vous prie, nous irions-nous figurer que l’exiſtence réelle de la Matiére ſoit néceſſaire pour ſoûtenir notre Idée d’un Eſpace infini, puiſque nous voyons que nous avons une idée claire d’une Durée infinie à venir, tout de même que d’une Durée infinie déja paſſée, quoi qu’il n’y ait perſonne, à ce que je croi, qui s’imagine qu’on puiſſe concevoir qu’une choſe exiſte ou aît exiſté dans cette Durée à venir ? Car il eſt auſſi impoſſible de joindre l’idée que nous avons d’une Durée à venir à une exiſtence préſente ou paſſée, que de faire que l’idée du Jour d’hier ſoit la même que celle d’aujourd’hui ou de demain, ou que d’aſſembler des ſiécles paſſez & à venir, & les rendre, pour ainſi dire, contemporains. Mais ſi ces perſonnes ſe figurent d’avoir des idées plus claires d’une Durée infinie, que d’un Eſpace infini, parce qu’il eſt certain que Dieu a exiſté de toute éternité, au lieu qu’il n’y a point de Matiére réelle qui rempliſſe l’étenduë de l’Eſpace infini : cependant comme il y a des Philoſophes qui croyent que l’Eſpace infini eſt occupé par l’infinie omnipréſence de Dieu, tout de même que la Durée infinie eſt occupée par l’exiſtence éternelle de cet Etre ſuprême, il faudra qu’ils conviennent que ces Philoſophes ont une idée auſſi claire d’un Eſpace infini que d’une Durée infinie, quoi que dans l’un ou l’autre de ces cas ils n’ayent, à mon avis, ni les uns ni les autres aucune idée poſitive de l’Infinité. Car quelque idée poſitive de Quantité qu’un homme aît dans ſon Eſprit, il peut repeter cette idée, & l’ajoûter à la précedente avec autant de facilité qu’il peut ajoûter enſemble auſſi ſouvent qu’il veut, les idées de deux Jours ou de deux Pas : idées poſitives de longueurs qu’il a dans ſon Eſprit. D’où il s’enſuit que ſi un homme avoit une idée poſitive de l’Infini, ſoit Durée ou Eſpace, il pourroit joindre deux Infinis enſemble ; & même faire un Infini, infiniment plus grand que l’autre : Abſurditez trop groſſiéres pour devoir être refutées.

§. 21.Les idées poſitives qu’on ſuppoſe avoir de l’Infinité cauſent des mépriſes ſur cet article. Si cependant après tout ce que je viens de dire, il ſe trouve des gens qui ſe perſuadent à eux-mêmes qu’ils ont des idées claires & poſitives de l’Infinité, il eſt juſte qu’ils jouïſſent de ce rare privilege : & je ſerois bien aiſe, (auſſi bien que d’autres perſonnes que je connois, qui confeſſent ingenûment que ces idées leur manquent) qu’ils vouluſſent me faire part de leurs découvertes ſur cette matiére : car je me ſuis figuré juſqu’ici, que ces grandes & inexplicables difficultez qui ne ceſſent d’embrouiller tous les diſcours qu’on fait ſur l’Infinité ſoit de l’Eſpace, de la Durée, ou de la Diviſibilité, étoient des preuves certaines des Idées imparfaites que nous nous formons de l’Infini, & de la diſproportion qu’il y a entre l’Infinité & la comprehenſion d’un Entendement auſſi borné que le nôtre. Car tandis que les hommes parlent & diſputent ſur un Eſpace infini, ou une Durée infinie, comme s’ils en avoient une idée auſſi complette & auſſi poſitive, que des noms dont ils ſe ſervent pour les exprimer, ou de l’idée qu’ils ont d’une aûne, d’une heure, ou de quelque autre Quantité déterminée, ce n’eſt pas merveille que la nature incomprehenſible de la choſe dont ils diſcourent, les jette dans des embarras & des contradictions perpetuelles, & que leur Eſprit ſe trouve accablé par un Objet qui eſt trop vaſte & trop au deſſus de leur portée, pour qu’ils puiſſent l’examiner, & le manier, pour ainſi dire, à leur volonté.

§. 22. Si je me ſuis arrêté aſſez long-temps à conſidérer la Durée, l’Eſpace, le Nombre, & l’Infinité qui dérive de la contemplation de ces trois choſes, ce n’a pas été peut-être au delà de ce que la matiére l’exigeoit : car il y a peu d’Idées ſimples dont les Modes donnent plus d’exercice aux penſées des hommes que celles-ci. Je ne prétens pas, au reſte, traiter de ces choſes dans toute leur étenduë : il ſuffit pour mon deſſein, de montrer comment l’Eſprit les reçoit telles qu’elles ſont, de la Senſation & de la Reflexion ; & comment l’idée même que nous avons de l’Infinité, quelque éloignée qu’elle paroiſſe d’aucun Objet des Sens ou d’aucune operation de l’Eſprit, ne laiſſe pas de tirer de là ſon origine auſſi-bien que toutes nos autres idées. Peut-être ſe trouvera-t-il quelques Mathematiciens qui exercez à de plus ſubtiles ſpeculations, pourront introduire dans leur Eſprit les idées de l’Infinité par d’autres voyes : mais cela n’empêche pas, qu’eux-mêmes n’ayent eû, comme le reſte des hommes, les prémiéres idées de l’Infinité par la Senſation & la Reflexion, de la maniére que je viens de l’expliquer.


CHAPITRE XVIII.

De quelques autres Modes Simples.


§. 1.
JAi fait voir dans les Chapitres précedens, comment l’Eſprit ayant reçu des Idées ſimples par le moyen des Sens, s’en ſert pour s’élever juſqu’à l’idée même de l’Infinité, qui, bien qu’elle paroiſſe plus éloignée d’aucune perception ſenſible, que quelque autre idée que ce ſoit, ne renferme pourtant rien qui ne ſoit compoſé d’idées ſimples, formez d’idées ſimples qui nous ſont venuës par les Sens, puſſent ſuffire pour montrer comment l’Eſprit vient à connoître ces Modes, cependant en conſideration de l’ordre, je parlerai encore de quelques autres, mais en peu de mots : après quoi, je paſſerai aux Idées plus compoſées.

§. 2.Modes du Mouvement. Il ne faut qu’entendre le François pour comprendre ce que c’eſt que gliſſer, rouler, pirouetter, ramper, ſe promener, courir, danſer, ſauter, voltiger, & pluſieurs autres termes qu’on pourroit nommer, car dès qu’on les entend, on a dans l’Eſprit tout autant d’idées diſtinctes de différentes modifications du Mouvement. Or les Modes du Mouvement répondent à ceux de l’Etenduë : car vîte & lent ſont deux différentes idées du Mouvement, dont les meſures ſont priſes des diſtances du Temps & de l’Eſpace jointes enſemble, de ſorte que ce ſont des Idées complexes qui comprennent Temps, & Eſpace avec du Mouvement.

§. 3.Modes des Sons. La même diverſité ſe rencontre dans les Sons. Chaque mot articulé eſt une différente modification du Son : d’où il paroît qu’à la faveur de ces Modifications l’Ame peut recevoir, par le Sens de l’Ouïe, des idées diſtinctes dans une quantité preſque infinie. Outre les cris diſtincts qui ſont particuliers aux Oiſeaux & aux autres Bêtes, les Sons peuvent être modifiez par le moyen de diverſes Notes de différentes étenduë, jointes enſemble, ce qui fait cette Idée complexe que nous nommons un Air, & qu’un Muſicien peut avoir préſente à l’Eſprit, lors même qu’il n’entend ni ne forme aucun ſon, en refléchiſſant ſur les idées de ces ſons qu’il aſſemble ainſi tacitement en lui-même & dans ſa propre imagination.

§. 4.Modes des Couleurs. Les Modes des Couleurs ſont auſſi fort différens. Il y en a quelques-uns que nous regardons ſimplement comme divers dégrez, ou pour parler en termes de l’Art, comme des nuances d’une même Couleur. Mais parce que nous faiſons rarement des aſſemblages de Couleurs, pour l’uſage, ou pour le plaiſir, ſans que la figure y aît quelque part, comme dans la Peinture, dans les Ouvrages de Tapiſſerie, de Broderie, &c. les aſſemblages de couleurs les plus connus appartiennent pour l’ordinaire aux Modes Mixtes, parce qu’ils ſont compoſez d’idées de différentes eſpèces, ſavoir de figure & de couleur, comme ſont la Beauté, l’Arc-en-ciel, &c.

§. 5.Modes des Saveurs & des Odeurs. Toutes les Saveurs & les Odeurs compoſées ſont auſſi des Modes compoſez des Idées ſimples de ces deux Sens. Mais on y fait moins de reflexion, parce qu’en général on manque de noms pour les exprimer ; & par la même raiſon il n’eſt pas poſſible de les déſigner en écrivant. C’eſt pourquoi je m’en rapporte aux penſées & à l’experience de mes Lecteurs, ſans m’arrêter à en faire l’énumeration.

§. 6. Mais il eſt bon de remarquer en général, que ces Modes ſimples qui ne ſont regardez que comme différens dégrez de la même Idée ſimple, quoi qu’il y en aît pluſieurs qui en eux-mêmes ſont des idées fort diſtinctes de tout autre Mode, n’ont pourtant pas ordinairement des noms diſtincts, & ne ſont pas fort conſiderez comme des idées diſtinctes, lorſqu’il n’y a entr’eux qu’une très-petite différence. De ſavoir ſi les hommes ont négligé de prendre connoiſſance de ces Modes, & de leur donner des noms particuliers, pour n’avoir pas des meſures propres à les diſtinguer exactement, ou bien parce qu’après qu’on les auroit ainſi diſtinguez, cette connoiſſance n’auroit pas été néceſſaire, ni d’un uſage général, j’en laiſſe la déciſion à d’autres. Il suffit pour mon deſſein, que je faſſe voir que toutes nos idées ſimples ne nous viennent dans l’Eſprit que par Senſation & par Reflexion, & que, lorſqu’elles y ont été introduites, notre Eſprit peut les repeter & combiner en différentes maniéres, & faire ainſi de nouvelles idées complexes. Mais quoi que le Blanc, le Rouge, ou le Doux, &c. n’ayent pas été modifiez, ou reduits à des Idées complexes par différentes combinaiſons qu’on aît déſigné par certains noms & rangé après cela en différentes Eſpèces, il y a pourtant quelques autres Idées ſimples, comme l’Unité, la Durée, le Mouvement dont nous avons déja parlé, la Puiſſance & la Penſée, deſquelles on a formé une grande diverſité d’Idées complexes qu’on a eu ſoin de diſtinguer par différens noms.

§. 7.Pourquoi quelques Modes ont des noms ; & d’autres n’en ont pas. Et voici, à mon avis, la raiſon pourquoi on en a uſé ainſi, c’eſt que, comme le grand intérêt des hommes roule ſur la ſociété qu’ils ont entr’eux, rien n’étoit plus néceſſaire que la connoiſſance des hommes & de leurs actions, jointe au moyen de s’inſtruire les uns les autres de ces actions. C’eſt pour cela, dis-je, qu’ils ont formé des Idées d’Actions humaines, modifiées avec une extrême préciſion ; & qu’ils ont donné à chacune de ces idées complexes, des noms particuliers, afin qu’ils puſſent plus aiſément conſerver le ſouvenir de ces choſes qui ſe préſentoient continuellement à leur Eſprit, en diſcourir ſans de grands détours & de longues circonlocutions, & les comprendre plus facilement & plus promptement, puis qu’ils devoient à toute heure en inſtruire les autres, & en être inſtruits eux-mêmes. Que les Hommes ayent eû cela en vûë, je veux dire qu’ils ayent été principalement portez à former différentes Idées complexes, & à leur donner des noms, pour le but général du Language, l’un des plus prompts & des plus courts moyens qu’on aît pour s’entre-communiquer ſes penſées, c’eſt ce qui paroît évidemment par les noms que les hommes ont inventez dans pluſieurs Arts ou Métiers, pour les appliquer à différentes Idées complexes de certaines Actions compoſées qui appartiennent à ces différens Métiers, afin d’abreger le diſcours, lorſqu’ils donnent des ordres concernant ces actions-là, ou qu’ils en parlent entr’eux. Mais parce que ces Idées ne ſe trouvent point en général dans l’Eſprit de ceux à qui ces occupations ſont étrangères, les Mots qui expriment ces Actions-là ſont inconnus à la plûpart des hommes qui parlent la même Langue. Tels ſont les mots de ** Terme d’Imprimerie.
† Termes de Chimes.
friſſer, † amalgamer, ſublimation, cohobation : car ces mots étant employez pour déſigner certaines idées complexes qui ſont rarement dans l’Eſprit d’autres perſonnes que de ceux à qui elles ſont ſuggerées de temps en temps par leurs occupations particulières, ils ne ſont entendus en général que des Imprimeurs, ou des Chimiſtes, qui ayant formé dans leur Eſprit les idées complexes que ces termes ſignifient, & leur ayant donné des noms ou ayant reçu ceux que d’autres avoient déja inventez pour les exprimer, ne les entendent pas plûtôt prononcer par les perſonnes de leur Mêtier que ces Idées ſe préſentent à leur Eſprit. Le terme de Cohobation, par exemple, excite d’abord dans l’Eſprit d’un Chimiſte toutes les idées ſimples de Diſtillation, & le mêlange qu’on fait de la liqueur diſtillée avec la matiére dont elle a été extraite pour la diſtiller de nouveau. Ainſi nous voyons qu’il y a une grande diverſité d’Idées ſimples de Goûts, d’Odeurs, &c. qui n’ont point de nom ; & encore plus de Modes, qui, ou n’ayant pas été aſſez généralement obſervez, ou n’étant pas d’un aſſez grand uſage pour que les hommes s’aviſent d’en prendre connoiſſance dans leurs affaires & dans leurs entretiens, n’ont point été déſignez par des noms, & ne paſſent pas par conſéquent pour des Eſpèces particulieres. Mais j’aurai occaſion dans la ſuite d’examiner plus au long cette matiére, lorſque je viendrai à parler des Mots.


CHAPITRE XIX.

Des Modes qui regardent la Penſée.


§. 1.Divers Modes de penſer, la Senſation, la Reminiſcence, la Contemplation, &c.
LOrsque l’Eſprit vient à reflêchir ſur ſoi-même, & à contempler ſes propres actions, la Penſée eſt la prémiére choſe qui ſe préſente à lui ; & il y remarque une grande variété de Modifications, qui lui fourniſſent différentes idées diſtinctes. Ainſi, la perception ou penſée qui accompagne actuellement les impreſſions faites ſur les Corps, & y eſt comme attachée, cette perception, dis-je, étant diſtincte de toute autre modification de la Penſée, produit dans l’Eſprit une idée diſtincte de ce que nous nommons Senſation, qui eſt, pour ainſi dire, l’entrée actuelle des Idées dans l’Entendement par le moyen des Sens. Lorsque la même Idée revient dans l’Eſprit, ſans que l’Objet extérieur qui l’a d’abord faite naître, agiſſe ſur nos Sens, cet Acte de l’Eſprit, ſe nomme Memoire. Si l’Eſprit tâche de la rappeller ; & qu’enfin après quelques efforts il la trouve & ſe la rende préſente, c’eſt Reminiſcence. Si l’Eſprit l’enviſage long-temps avec attention, c’eſt Contemplation. Lorsque l’Idée que nous avons dans l’Eſprit, y flotte, pour ainſi dire, ſans que l’Entendement y faſſe aucune attention, c’eſt ce qu’on appelle Reverie. Lorsqu’on reflêchit ſur les idées qui ſe préſentent d’elles-mêmes (car comme j’ai remarqué ailleurs, il y a toûjours dans notre Eſprit une ſuite d’Idées qui ſe ſuccedent les unes aux autres tandis que nous veillons) & qu’on les enregîstre, pour ainſi dire, dans ſa Memoire, c’eſt Attention ; & lorsque l’Eſprit ſe fixe ſur une Idée avec beaucoup d’application, qu’il la conſidere de tous côtez, & ne veut point s’en détourner malgré d’autres Idées qui viennent à la traverſe, c’eſt ce qu’on nomme Etude ou Contention d’Eſprit. Le Sommeil qui n’eſt accompagné d’aucun ſonge, eſt une ceſſation de toutes ces choſes ; & ſonger c’eſt avoir des idées dans l’Eſprit pendant que les Sens extérieurs ſont fermez, en ſorte qu’ils ne reçoivent point l’impreſſion des Objets extérieurs avec cette vivacité qui leur eſt ordinaire, c’eſt, dis-je, avoir des idées ſans qu’elles nous ſoient ſuggerées par aucun Objet de dehors, ou par aucune occaſion connuë, & ſans être choiſies ni déterminées en aucune maniere par l’Entendement. Quant à ce que nous nommons Extaſe, je laiſſe juger à d’autres ſi ce n’eſt point ſonger les yeux ouverts.

§. 2. Voilà un petit nombre d’exemples de divers Modes de penſer, que l’Ame peut obſerver en elle-même, & dont elle peut, par conſéquent, avoir des idées auſſi diſtinctes que celles qu’elle a du Blanc & du Rouge, d’un Quarré ou d’un Cercle. Je ne prétens pas en faire une énumeration complette, ni traiter au long cette ſuite d’idée qui nous viennent par la Reflexion. Ce ſeroit la matiére d’un Volume. Il me ſuffit pour deſſein que je me propoſe préſentement, d’avoir montré par ce peu d’exemples, de quelle eſpece ſont ces Idées, & comment l’Eſprit vient à les acquerir, d’autant plus que j’aurai occaſion dans la ſuite de parler plus au long de ce qu’on nomme Raiſonner, Juger, Vouloir, & Connoître, qui ſont du nombre des plus conſiderables Modes de penſer, ou Operations de l’Eſprit.

§. 3.Différens dégrez d’attention dans l’Eſprit, lorsqu’il penſe. Mais peut-être m’excuſera-t-on ſi je fais ici en paſſant quelque reflexion ſur le différent état où ſe trouve notre Ame lorsqu’elle penſe. C’eſt une Digreſſion qui ſemble avoir aſſez de rapport à notre préſent deſſein ; & ce que je viens de dire de l’Attention, de la Rêverie & des Songes, &c. nous y conduit aſſez naturellement. Qu’un homme éveillé ait toûjours des idées préſentes à l’Eſprit, quelles qu’elles ſoient, c’eſt dequoi chacun eſt convaincu par ſa propre expérience, quoi que l’Eſprit les contemple avec differens dégrez d’attention. En effet, l’Eſprit s’attache quelquefois à conſiderer certains Objets avec une ſi grande application, qu’il en examine les idées de tous côtez, en remarque les rapports & les circonſtances, & en obſerve châque partie ſi exactement & avec une telle contention qu’il écarte toute autre penſée, & ne prend aucune connoiſſance des impreſſions ordinaires qui ſe font alors ſur les Sens & qui dans d’autres occaſions il obſerve la ſuite des Idées qui ſe ſuccedent dans ſon Entendement, ſans s’attacher particuliérement à aucune ; & dans d’autres rencontres il les laiſſe paſſer ſans presque jetter la vûë deſſus, comme autant de vaines ombres qui ne font aucune impreſſion ſur lui.

§. 4.Il s’enſuit probablement de là, que la Penſée eſt l’action & non l’eſſence de l’Ame. Je croi que chacun a éprouvé en ſoi-même cette contention ou ce relâchement de l’Eſprit lorsqu’il penſe, ſelon cette diverſité de dégrez qui ſe rencontre entre la plus forte application & un certain état où il eſt fort près de ne penſer à rien du tout. Allez un peu plus avant, & vous trouverez l’Ame dans le ſommeil, éloignée, pour ainſi dire, de toute ſenſation, & à l’abri des mouvemens qui ſe font ſur les organes des Sens, & qui lui cauſent dans d’autres temps des idées ſi vives & ſi ſenſibles. Je n’ai pas beſoin de citer pour cela, l’exemple de ceux qui durant les nuits les plus orageuſes dorment profondement ſans entendre le bruit du Tonnerre, ſans voir les éclairs, ou ſentir le ſecouement de la Maiſon, toutes choſes fort ſenſibles à ceux qui ſont éveillez. Mais dans cet état où l’Ame ſe trouve alienée des Sens ; elle conſerve ſouvent une maniére de penſer, foible & ſans liaiſon que nous nommons ſonger : & enfin un profond ſommeil ferme entiérement la ſcene, & met fin à toute ſorte d’apparences. C’eſt, je croi, ce que presque tous les hommes ont éprouvé en eux-mêmes, de ſorte que leurs propres obſervations les conduiſent ſans peine jusque-là. Il me reſte à tirer de là une conſéquence qui me paroît aſſez importante : car puisque l’Ame peut ſenſiblement ſe faire différens dégrez de penſée en divers temps, & quelquefois ſe détendre, pour ainſi dire, même dans un homme éveillé, à un tel point qu’elle n’aît que des penſées foibles & obſcures, qui ne ſont pas fort éloignées de n’être rien du tout ; & qu’enfin dans le ténébreux recueillement d’un profond ſommeil, elle perd entiérement de vûë toutes ſortes d’idées quelles qu’elles ſoient, puis, dis-je, que tout cela eſt évidemment confirmé par une conſtante expérience, je demande, s’il n’eſt pas fort probable, Que la Penſée eſt l’action, & non l’eſſence de l’Ame, par la raiſon que les Operations des Agents ſont capables du plus & du moins, mais qu’on ne peut concevoir que les Eſſences des choſes ſoient ſujettes à une telle variation : ce qui ſoit dit en paſſant. Continuons d’examiner quelques autres Modes Simples.



CHAPITRE XX.

Des Modes du Plaiſir & de la Douleur.


§. 1.Le plaiſir & la Douleur ſont des Idées Simples.
ENtre les Idées Simples que nous recevons par voye de Senſation & de Reflexion, celles du Plaiſir & de la Douleur ne ſont pas des moins conſiderables. Comme parmi les Senſations du Corps il y en a qui ſont purement indifférentes, & d’autres qui ſont accompagnées de plaiſir ou de douleur, de même les penſées de l’Eſprit ſont ou indifférentes, ou ſuivies de plaiſir ou de douleur, de ſatisfaction ou de trouble, ou comme il vous plairra de l’appeler. On ne peut décrire ces Idées, non plus que toutes les autres idées ſimples, ni donner aucune définition des mots dont on ſe ſert pour les déſigner. La ſeule choſe qui puiſſe nous les faire connoître, auſſi bien que les Idées ſimples des Sens, c’eſt l’Expérience. Car de les définir par la préſence du Bien ou du Mal, c’eſt ſeulement nous faire reflêchir, ſur ce que nous ſentons en nous-mêmes, à l’occaſion de diverſes operations que le Bien ou le Mal font ſur nos Ames, ſelon qu’elles agiſſent différemment ſur nous, ou que nous les conſiderons nous-mêmes.

§. 2.Ce que c’eſt que le Bien & le Mal. Donc les choſes ne ſont bonnes ou mauvaiſes que par rapport au Plaiſir, ou à la Douleur. Nous nommons Bien, tout ce qui eſt propre à produire & à augmenter le plaiſir en nous, ou à diminuer & abreger la douleur ; ou bien, à nous procurer ou conſerver la poſſeſſion de tout autre Bien, ou l’abſence de quelque Mal, que ce ſoit. Au contraire, nous appellons Mal, ce qui eſt propre à produire ou augmenter en nous quelque douleur, ou à diminuer quelque plaiſir que ce ſoit. Au reſte, je parle du Plaiſir & de la Douleur comme appartenant au Corps ou à l’Ame ſuivant la diſtinction qu’on en fait communément, quoique dans la vérité ce ne ſoient que différens états de l’Ame, produits quelquefois par le déſordre qui arrive dans le Corps, & quelquefois par les penſées de l’Eſprit.

§. 3.Le Bien & le Mal mettent nos Paſſions en mouvement. Le Plaiſir & la Douleur, & ce qui les produit, ſavoir, le Bien & le Mal, ſont les pivots ſur lesquels roulent toutes nos Paſſions, dont nous pourrons aiſément nous former des idées, ſi rentrant en nous-mêmes nous obſervons comment le Plaiſir & la Douleur agiſſent ſur notre Ame ſous différens égards ; quelques modifications ou dispoſitions d’Eſprit, & quelles ſenſations intérieures, ſi j’oſe ainſi parler, ils produiſent en nous.

§. 4.Ce que c’eſt que l’Amour. Ainſi, en refléchiſſant ſur le plaiſir, qu’une choſe préſente ou abſente peut produire en nous, nous avons l’idée que nous appelons Amour. Car lorsque quelqu’un dit en Automne, quand il y a des Raiſins, ou au Printemps qu’il n’y en a point, qu’il les aime, il ne veut dire autre choſe, ſinon que le goût des Raiſins lui donne de plaiſir. Mais ſi l’alteration de ſa ſanté ou de ſa conſtitution ordinaire lui ôte le plaiſir qu’il trouvoit à manger des Raiſins, on ne pourra plus dire de lui qu’il les aime.

§. 5.La Haine. Au contraire la reflexion du desagrément ou de la douleur qu’une choſe préſente ou abſente peut produire en nous, nous donne l’idée de ce que nous appelons Haine. Si c’étoit ici le lieu de porter mes recherches au delà des ſimples idées des Paſſions, entant qu’elles dépendent des différentes modifications du Plaiſir & de la Douleur, je remarquerois que l’Amour & la Haine que nous avons pour les choſes inanimées & inſenſibles, ſont ordinairement fondées ſur le plaiſir & la douleur que nous recevons de leur uſage, & de l’application qui en eſt faite ſur nos Sens de quelque maniére que ce ſoit, bien que ces choſes ſoient détruites par cet uſage même. Mais la Haine ou l’Amour qui ont pour objet des Etres capables de bonheur ou de malheur, c’eſt ſouvent un déplaiſir ou un contentement que nous ſentons en nous, procedant de la conſideration même de leur exiſtence & la proſperité de nos Enfans ou de nos Amis, nous donnant conſtamment du plaiſir, nous diſons que nous les aimons conſtamment. Mais il ſuffit de remarquer que nos idées d’Amour & de Haine ne ſont que des diſpoſitions de l’Ame par rapport au Plaiſir & à la Douleur en général, de quelque maniére que ces diſpoſitions ſoient produites en nous.

§. 6.Le Deſir. L’Inquiétude[45] qu’un homme reſſent en lui-même pour l’abſence d’une choſe qui lui donneroit du plaiſir ſi elle étoit préſente, c’eſt ce qu’on nomme Deſir, qui eſt plus ou moins grand, ſelon que cette inquiétude eſt plus ou moins ardente. Et ici il ne ſera peut-être pas inutile de remarquer en paſſant, que l’Inquiétude eſt le principal, pour par dire le ſeul aiguillon qui excite l’induſtrie & l’activité des hommes. Car quelque Bien qu’on propoſe à l’Homme, ſi l’abſence de ce Bien n’eſt ſuivie d’aucun déplaiſir, ni d’aucune douleur, & que celui qui en eſt privé, puiſſe être content & à ſon aiſe ſans le poſſeder, il n’aviſe pas de le deſirer, & moins encore de faire des efforts pour en jouïr. Il ne ſent pour cette eſpèce de Bien qu’une pure velleïté, terme qu’on employe pour ſignifier le plus bas dégré du Deſir, & ce qui approche le plus de cet état où ſe trouve l’Ame à l’égard d’une choſe qui lui eſt tout-à-fait indifférente, & qu’elle ne déſire en aucune maniere, lors que le déplaiſir que cauſe l’abſence d’une choſe eſt ſi peu conſiderable, & ſi mince, pour ainſi dire, qu’il ne porte celui qui en eſt privé, qu’à former quelques foibles ſouhaits ſans ſe mettre autrement en peine d’en rechercher la poſſeſſion. Le Deſir eſt encore éteint ou rallenti par l’opinion où l’on eſt, que le Bien ſouhaité ne peut être obtenu, à proportion que l’inquiétude de l’Ame eſt diſſipée, ou diminuée par cette conſideration particuliére. C’eſt une reflexion qui pourroit porter nos penſées plus loin, ſi c’en étoit ici le lieu.

§. 7.La Joye. La Joye eſt un plaiſir que l’Ame reſſent, lorsqu’elle conſidere la poſſeſſion d’un Bien préſent ou futur, comme aſſûré ; & nous ſommes en poſſeſſion d’un Bien, lorsqu’il eſt de telle ſorte en notre pouvoir, que nous pouvons en jouïr quand nous voulons. Ainſi un homme à demi-mort reſſent de la joye lorsqu’il lui arrive du ſecours, avant même qu’il aît le plaiſir d’en éprouver l’effet. Et un Pére à qui la proſperité de ſes Enfans donne de la joye, eſt en poſſeſſion de ce Bien, auſſi long-temps que ſes Enfans ſont dans cet état : car il n’a beſoin que d’y penſer pour ſentir du Plaiſir.

§. 8.La Triſteſſe. La Triſteſſe est une inquiétude de l’Ame, lorsqu’elle penſe à un Bien perdu, dont elle auroit pû jouïr plus long-temps, ou quand elle eſt tourmentée d’un mal actuellement préſent.

§. 9.L’Eſperance. L’Eſperance eſt ce contentement de l’Ame que chacun trouve en ſoi-même lorsqu’il penſe à la jouïſſance qu’il doit probablement avoir, d’une choſe qui eſt propre à lui donner du plaiſir.

§. 10.La Crainte. La Crainte eſt une inquiétude de notre Ame, lorsque nous penſons à un Mal futur qui peut nous arriver.

§. 11.Le Deſeſpoir. Le Deſeſpoir eſt la penſée qu’on a qu’un Bien ne peut être obtenu : penſée qui agit différemment dans l’Eſprit des hommes, car quelquefois elle y produit l’inquiétude, & l’affliction ; & quelquefois, le repos & l’indolence.

§. 12.La Colere. La Colere eſt cette inquiétude ou ce deſordre que nous reſſentons après avoir reçu quelque injure ; & qui eſt accompagné d’un deſir préſent de nous vanger.

§. 13.L’Envie. L’Envie eſt une inquiétude de l’Ame, cauſée par la conſideration d’un Bien que nous deſirons ; lequel eſt poſſedé par une autre perſonne, qui, à notre avis, n’auroit pas dû l’avoir préférablement à nous.

§. 14.Quelles Paſſions ſe trouvent dans tous les Hommes. Comme ces deux derniéres Paſſions, l’Envie & la Colere, ne ſont pas ſimplement produites en elles-mêmes par la Douleur, ou par le Plaiſir, mais qu’elles renferment certaines conſiderations de nous-mêmes & des autres, jointes enſemble, elles ne ſe rencontrent point dans tous les Hommes, parce qu’ils n’ont pas tous cette eſtime de leur propre mérite, ou ce deſir de vangeance, qui font partie de ces deux Paſſions. Mais pour toutes les autres qui ſe terminent purement à la Douleur & au Plaiſir, je croi qu’elles ſe trouvent dans tous les hommes ; car nous aimons, nous deſirons, nous nous réjouiſſons, nous eſperons, ſeulement par rapport au Plaiſir ; au contraire c’eſt uniquement en vûë de la Douleur que nous haïſſons, que nous craignons, & que nous nous affligeons, & ces Paſſions ne ſont produites que par les choſes qui paroiſſent être les cauſes du Plaiſir & de la Douleur, de ſorte que le Plaiſir ou la Douleur s’y trouvent joints d’une maniére ou d’autre. Ainſi, nous étendons ordinairement notre haine ſur le ſujet qui nous a cauſé de la douleur, du moins ſi c’eſt un Agent ſenſible, ou volontaire, parce que la crainte qu’il nous laiſſe, eſt une douleur conſtante. Mais nous n’aimons pas ſi conſtamment ce qui nous a fait du bien, parce que le Plaiſir n’agit pas ſi fortement ſur nous que la Douleur ; & parce que nous ne ſommes pas ſi diſpoſez à eſperer qu’une autre fois il agira ſur nous de la même maniere : mais cela ſoit dit en paſſant.

§. 15.Ce que c’eſt que le Plaiſir & la Douleur. Je prie encore un coup mon Lecteur de remarquer, que j’entens toûjours par Plaiſir & Douleur, par contentement & inquiétude, non ſeulement un plaiſir & une douleur qui viennent du Corps, mais quelque eſpèce de ſatisfaction & d’inquiétude que nous ſentions en nous-mêmes, ſoit qu’elles procedent de quelque Senſation, ou de quelque Reflexion, agréable ou desagréable.

§. 16. Il faut conſiderer, outre cela, que par rapport aux Paſſions, l’éloignement ou la diminution de la Douleur eſt conſideré & agit effectivement comme Plaiſir ; & que la privation ou la diminution d’un plaiſir eſt conſiderée & agit comme douleur.

§. 17.La Honte. On peut remarquer auſſi, que la plûpart des Paſſions ſont en pluſieurs perſonnes des impreſſions ſur le Corps, & y cauſent diverſes alterations. Mais comme ces alterations ne ſont pas toûjours ſenſibles, elles ne ſont point une partie néceſſaire de l’Idée de chaque paſſion. Car par exemple, la Honte, qui eſt une inquiétude de l’Ame, qu’on reſſent quand on vient à conſiderer qu’on a fait quelque choſe d’indécent, ou qui peut diminuer l’eſtime que les autres font de nous, n’eſt pas toûjours accompagnée de rougeur.

§. 18.Ces Exemples peuvent ſervir à montrer comment les idées des Paſſions nous viennent par Senſation & par Reflexion. Je ne voudrois pas au reſte qu’on allât s’imaginer que je donne ceci pour un Traité des Paſſions. Il y en a beaucoup plus que celles que je viens de nommer, & chacune de celles que j’ai indiquées, auroit beſoin d’être expliquée plus au long, & d’une maniére beaucoup plus exacte. Mais ce n’eſt pas mon deſſein. Je n’ai propoſé ici celles qu’on vient de voir, que comme des exemples de Modes du Plaiſir & de la Douleur, qui reſultent en nous de différentes conſiderations du Bien & du Mal. Peut-être aurois-je pû propoſer d’autres Modes de Plaiſir & de Douleur plus ſimples que ceux-là, comme l’inquiétude que cauſe la faim & la ſoif, & le plaiſir de manger & de boire qui fait ceſſer ces deux prémiéres Senſations, la douleur qu’on ſent quand on a les dents agacées, le charme de la Muſique, le chagrin que cauſe un ignorant chicaneur, & le plaiſir que donne la converſation raiſonnable d’un Ami, ou une étude bien réglée qui tend à la recherche & à la découverte de la Vérité. Mais comme les Paſſions nous intereſſent beaucoup plus, j’ai mieux aimé prendre de là des exemples, pour faire voir comment les idées que nous en avons, tirent leur origine de la Senſation & de la Reflexion.


CHAPITRE XXI.

De la Puiſſance.


§. 1.Comment nous acquerons l’idée de la Puiſſance.
LEsprit étant inſtruit tous les jours, par le moyen des Sens, de l’alteration des Idées ſimples, qu’il remarque dans les choſes extérieures ; & obſervant comment une choſe vient à finir & ceſſer d’être, & comment une autre, qui n’étoit pas auparavant, commence d’exiſter ; refléchiſſant, d’autre part, ſur ce qui ſe paſſe en lui-même, & voyant un perpetuel changement de ſes propres Idées, cauſé quelquefois par l’impreſſion des Objets extérieurs ſur ſes Sens, & quelquefois par la détermination de ſon propre choix, & concluant de ces changemens qu’il a vû arriver ſi conſtamment, qu’il y en aura, à l’avenir, de pareils dans les mêmes choſes, produits par de pareils Agents & par de ſemblables voyes, il vient à conſiderer dans une choſe, la poſſibilité qu’il y a qu’une de ſes Idées ſimples ſoit changée, & dans une autre, la poſſibilité de produire ce changement ; & par-là l’Eſprit ſe forme l’idée que nous nommons Puiſſance. Ainſi, nous diſons, que le Feu a la puiſſance de fondre l’Or, c’eſt-à-dire, de détruire l’union de ſes parties inſenſibles, & par conſéquent ſa dureté, & par-là de le rendre fluide ; & que l’Or a la puiſſance d’être fondu : Que le Soleil a la puiſſance de blanchir la Cire, & que la Cire a la puiſſance d’être blanchie par le Soleil, qui fait que la Couleur Jaune eſt détruite, & que la Blancheur exiſte en ſa place. Dans ces cas & autres ſemblables, nous conſiderons la Puiſſance par rapport au changement des Idées qu’on peut appercevoir ; car nous ne ſaurions découvrir qu’aucune alteration ait été faite dans une choſe, ou que rien y ait operé ſi ce n’eſt par un changement remarquable de ſes Idées ſenſibles ; & nous ne pouvons comprendre qu’aucune alteration arrive dans une choſe, qu’en concevant un changement de quelques-unes de ſes Idées.

§. 2.Puiſſance active & paſſive. A prendre la choſe dans ce ſens-là, il y a deux ſortes de puiſſances, l’une capable de produire ces changemens, l’autre d’en recevoir : on peut appeller la prémiére Puiſſance Active, & l’autre Puiſſance Paſſive. De ſavoir Si la Matiére n’eſt pas entierement deſtituée de Puiſſance active, comme Dieu ſon Auteur eſt ſans contredit au deſſus de toute Puiſſance paſſive, & Si les Eſprits créez, qui ſont entre la Matiére & Dieu, ne ſont pas les ſeuls Etres capables de la Puiſſance active & paſſive, c’eſt une choſe qui mériteroit aſſez d’être examinée. Je ne prétens pas entrer ici dans cette recherche, mon deſſein étant à préſent de voir comment nous acquerons l’idée de la Puiſſance, & non d’en chercher l’origine. Mais puisque les Puiſſances actives ſont une grande partie des Idées complexes que nous avons des Subſtances naturelles, (comme nous le verrons dans la ſuite) & que je les ſuppoſe actives pour m’accommoder aux notions qu’on en a communément, quoi qu’elles ne le ſoient peut-être pas auſſi certainement que notre Eſprit déciſif eſt prompt à ſe le figurer, je ne croi pas qu’il ſoit mal d’avoir fait ſentir par cette reflexion jettée ici en paſſant, qu’on ne peut avoir l’idée la plus claire de ce qu’on nomme Puiſſance active qu’en s’élevant juſqu’à la conſideration de Dieu & des Eſprits.

§. 3.La Puiſſance renferme quelque relation. J’avoûë que la Puiſſance renferme en ſoi quelque eſpèce de relation à l’action, ou au changement. Et dans le fond à examiner les choſes avec ſoin, quelle idée avons-nous, de quelque eſpèce qu’elle ſoit, qui n’enferme quelque relation ? Nos Idées de l’Etenduë, de la Durée & du Nombre, ne contiennent-elles pas toutes en elles-mêmes un ſecret rapport de parties ? La même choſe ſe remarque d’une maniére encore plus viſible dans la Figure & le Mouvement. Et les Qualitez ſenſibles, comme les Couleurs, les Odeurs, &c. que ſont-elles que des Puiſſances de différens Corps par rapport à notre Perception, &c ? Et ſi l’on les conſidere dans les choſes memes, ne dépendent-elles pas de la groſſeur, de la figure, de la contexture, & du mouvement des parties, ce qui met une eſpèce de rapport entre elles ? Ainſi, notre Idée de la Puiſſance peut fort bien être placée, à mon avis, parmi les autres Idées ſimples, & être conſiderée comme de la même eſpèce, puiſqu’elle eſt du nombre de celles qui compoſent en grand’ partie nos Idées complexes des Subſtances, comme nous aurons occaſion de le faire voir dans la ſuite.

§. 4.La plus claire idée de la Puiſſance active nous vient de l’Eſprit. Il n’y a preſque point d’eſpèce d’Etres ſenſibles, qui ne nous fourniſſe amplement l’idée de la Puiſſance paſſive ; car ne pouvant nous empêcher d’obſerver dans la plûpart, que leurs Qualitez ſenſibles & leurs Subſtances mêmes ſont dans un flux continuel, c’eſt avec raiſon que nous conſiderons ces Etres comme conſtamment ſujets au même changement. Nous n’avons pas moins d’exemples de la Puiſſance active, qui eſt ce que le mot Puiſſance emporte plus propement : car quelque changement qu’on obſerve, l’Eſprit en doit conclurre qu’il y a, quelque part, une Puiſſance capable de faire ce changement, auſſi bien qu’une diſpoſition dans la choſe même à la recevoir. Cependant, ſi nous y prenons bien garde, les Corps ne nous fourniſſent pas, par le moyen des Sens, une idée ſi claire & ſi diſtincte de la Puiſſance active, que celle que nous en avons par les reflexions que nous faiſons ſur les operations de notre Eſprit. Comme toute Puiſſance à du rapport à l’Action ; & qu’il n’y a, je croi, que deux ſortes d’Actions dont nous ayions d’idée, ſavoir Penſer, & Mouvoir, voyons d’où nous avons l’idée la plus diſtincte des Puiſſances qui produiſent ces Actions. I. Pour ce qui eſt de la Penſée, le Corps ne nous en donne aucune idée ; & ce n’eſt que par le moyen de la Reflexion que nous l’avons. II. Nous n’avons pas non plus, par le moyen du Corps, aucune idée du commencement du Mouvement. Un Corps en repos ne nous fournit aucune idée d’une Puiſſance active capable de produire du Mouvement. Et quand le Corps lui-même eſt en mouvement, ce mouvement eſt dans le Corps une paſſion plûtôt qu’une Action, car lorſqu’une boule de Billard cede au choc du Bâton, ce n’eſt point une action de la part de la boule, mais une ſimple paſſion. De même, lorſqu’elle vient à pouſſer une autre boule qui ſe trouve ſur ſon chemin, & la met en mouvement, elle ne fait que lui communiquer le mouvement qu’elle avoit reçu, & en perd tout autant que l’autre en reçoit ; ce qui ne nous donne qu’une idée fort obſcure d’une Puiſſance active de mouvoir qui ſoit dans le Corps, puiſque dans ce cas nous ne voyons autre choſe qu’un Corps qui transfere le mouvement, ſans le produire en aucune maniére. C’eſt, dis-je, une idée bien obſcure de la Puiſſance que celle qui ne s’étend point juſqu’à la production de l’Action, mais eſt une ſimple continuation de Paſſion. Or tel eſt le Mouvement dans un Corps pouſſé par un autre Corps, car la continuation du changement qui eſt produit dans ce Corps, du repos au mouvement, n’eſt non plus une action, que l’eſt la continuation du changement de figure, produit en lui par l’impreſſion du même coup. Quant à l’idée du commencement du Mouvement, nous ne l’avons que par le moyen de la reflexion que nous faiſons ſur ce qui ſe paſſe en nous-mêmes, lorſque nous voyons par experience qu’en voulant ſimplement mouvoir des parties de notre Corps, qui étoient auparavant en repos, nous pouvons les mouvoir. De ſorte qu’il me ſemble que l’operation des Corps que nous obſervons par le moyen des Sens, ne nous donne qu’une idée fort imparfaite & fort obſcure d’une Puiſſance active ; puiſque les Corps ne ſauroient nous fournir aucune idée en eux-mêmes de la puiſſance de commencer aucune action, ſoit penſée, ſoit mouvement. Mais ſi quelqu’un penſe avoir une idée claire de la Puiſſance, en obſervant que les Corps ſe pouſſent les uns les autres, cela ſert également à mon deſſein ; puiſque la Senſation eſt une des voyes par où l’Eſprit vient à acquerir des Idées. Du reſte, j’ai crû qu’il étoit important d’examiner ici en paſſant, ſi l’Eſprit ne reçoit point une idée plus claire & plus diſtincte de la Puiſſance active, par la reflexion qu’il fait ſur ſes propres operations, que par aucune ſenſation extérieure.

§. 5.La Volonté & l’Entendement ſont deux Puiſſances. Une choſe qui du moins eſt évidente, à mon avis, c’eſt que nous trouvons en nous-mêmes la puiſſance de commencer ou de ne pas commencer, de continuer ou de terminer pluſieurs actions de notre Eſprit, & pluſieurs mouvemens de notre Corps, & cela ſimplement par une penſée ou un choix de notre Eſprit, qui détermine & commande, pour ainſi dire, que telle ou telle action particuliére ſoit faite, ou ne ſoit pas faite. Cette Puiſſance que notre Eſprit a de diſpoſer ainſi de la préſence ou de l’abſence d’une idée particuliére, ou de préferer le mouvement de quelque partie du Corps au repos de cette même partie, ou de faire le contraire, c’eſt ce que nous appelons Volonté. Et l’uſage actuel que nous faiſons de cette Puiſſance, en produiſant, ou en ceſſant de produire telle ou telle action, c’eſt ce qu’on nomme Volition. La ceſſation ou la production de l’action qui ſuit d’un tel commandement de l’Ame, s’appelle volontaire ; & toute action qui eſt faite ſans une telle direction de l’Ame, ſe nomme involontaire. La Puiſſance d’appercevoir eſt ce que nous appelons Entendement ; & la Perception que nous regardons comme un Acte de l’Entendement peut être diſtinguée en trois eſpéces. 1. Il y a la Perception des Idées dans notre Eſprit. 2. La Perception de la ſignification des Signes. 3. La Perception de la liaiſon ou oppoſition, de la convenance ou diſconvenance qu’il y a entre quelqu’une de nos Idées. Toutes ces différentes Perceptions ſont attribuées à l’Entendement ou à la Puiſſance d’appercevoir que nous ſentons en nous-mêmes, quoi que l’Uſage ne nous permette d’appliquer le mot d’entendre, qu’aux deux derniéres ſeulement.

§. 6. Ces Puiſſances que l’Ame a d’appercevoir, & de préferer une choſe à une autre, ſont ordinairement déſignées par d’autres noms ; & l’on dit communément, que l’Entendement & la Volonté ſont deux Facultez de l’Ame. Ces mots ſont aſſez commodes, ſi l’on s’en ſert comme on devroit ſe ſervir de tous les mots, de telle maniere qu’ils ne fiſſent naître aucune confuſion dans l’Eſprit des hommes : précaution qu’on a ici un peu négligée, en ſuppoſant, comme je ſoupçonne qu’on a fait, que ces Mots ſignifient quelques Etres réels dans l’Ame, leſquels produiſent les actes d’entendre & de vouloir. Car lorſque nous diſons que la Volonté eſt cette Faculté ſupérieure de l’Ame qui régle & ordonne toutes choſes, qu’elle eſt ou n’eſt pas libre, qu’elle détermine les Facultez inférieures, qu’elle ſuit le dictamen de l’Entendement, &c. quoi que ces expreſſions & autres ſemblables puiſſent être entenduës en un ſens clair & diſtinct par ceux qui examinent avec attention leurs propres Idées, & qui règlent plûtôt leurs penſées ſur l’évidence des choſes que ſur le ſon des mots ; je crains pourtant que cette maniére de parler des Facultez de l’Ame, n’aît fait venir à pluſieurs perſonnes l’idée confuſe d’autant d’Agents qui exiſtent diſtinctement en nous, qui ont différentes fonctions & différens pouvoirs, qui commandent, obéiſſent, & exécutent diverſes choſes, comme autant d’Etres diſtincts, ce qui a produit quantité de vaines diſputes, de diſcours obſcurs & pleins d’incertitude ſur les Queſtions qui ſe rapportent à ces différens Pouvoirs de l’Ame.

§. 7.D’où nous viennent les Idées de la Liberté & de la Neceſſité. Chacun, je penſe, trouve en ſoi-même la Puiſſance de commencer différentes actions, ou de s’en abſtenir, de les continuer ou de les terminer. Et c’eſt la conſideration de l’étenduë de cette Puiſſance que l’Ame a ſur les Actions de l’Homme, & que chacun trouve en ſoi-même, qui nous fournit l’idée de la Liberté & de la Néceſſité.

§. 8.De ce que c’eſt que la Liberté. Toutes les actions dont nous avons quelque idée, ſe réduiſent à ces deux, mouvoir, & penſer, comme nous l’avons déja remarqué. Tant qu’un Homme a la puiſſance de penſer ou de ne pas penſer, de mouvoir ou de ne pas mouvoir, conformément à la préference ou au choix de ſon propre Eſprit, juſque-là Libre. Au contraire, lorſqu’il n’eſt pas également au pouvoir de l’Homme d’agir ou de ne pas agir, tant que ces deux choſes ne dépendent pas également de la préférence de ſon Eſprit qui ordonne l’une ou l’autre, à cet égard l’Homme n’eſt point Libre, quoi que peut-être l’action qu’il fait, ſoit volontaire. Ainſi l’idée de la Liberté dans une certain Agent c’eſt l’idée de la Puiſſance qu’a cet Agent de faire ou de s’abſtenir de faire une certaine action, conformément à la détermination de ſon Eſprit en vertu de laquelle il préfere l’une à l’autre. Mais lorſque l’Agent n’a pas le pouvoir de faire l’une de ces deux choſes en conſéquence de la détermination actuelle de ſa Volonté, que je nomme autrement volition, il n’y a, dans ce cas-là, plus de Liberté ; & l’Agent eſt néceſſité à cet égard. D’où il s’enſuit que là où il n’y a ni penſée, ni volition, ni volonté, il ne peut y avoir de Liberté ; mais que la penſée, la volonté & la volition peuvent ſe trouver où il n’y a point de Liberté. Il ne faut que faire un peu de reflexion ſur un ou deux exemples familiers, pour être convaincu de tout cela d’une maniére évidente.

§. 9.La Liberté ſuppoſe l’Entendement & la Volonté. Perſonne ne s’eſt encore aviſé de prendre pour un Agent Libre une Balle, ſoit qu’elle ſoit en mouvement après avoir été pouſſée par une raquette, ou qu’elle ſoit en repos. Si nous en cherchons la raiſon, nous trouverons que c’eſt parce que nous ne concevons pas qu’une Balle penſe ; ni qu’elle aît, par conſéquent, aucune volition qui lui faſſe préferer le mouvement au repos, ou le repos au mouvement. D’où nous concluons qu’elle n’a point de Liberté, qu’elle n’eſt pas un Agent Libre. Auſſi regardons-nous ſon mouvement & ſon repos ſous l’idée d’une choſe néceſſaire, & nous l’appelons ainſi. De même, un Homme venant à tomber de l’Eau, parce qu’un Pont ſur lequel il marchoit, s’eſt rompu ſous lui, n’a point de liberté, & n’eſt pas un Agent libre à cet égard. Car quoi qu’il aît la volition, c’eſt-à-dire qu’il préfere de ne pas tomber à tomber, cependant comme il n’eſt pas en ſa puiſſance d’empêcher ce mouvement, la ceſſation de ce mouvement ne ſuit pas ſa volition ; c’eſt pourquoi il n’eſt point libre dans ce cas-là. Il en eſt de même d’un homme qui ſe frappe lui-même, ou qui frappe ſon Ami, par un mouvement convulſif de ſon Bras, qu’il n’eſt pas en ſon pouvoir d’empêcher ou d’arrêter par la direction de ſon Eſprit : perſonne ne s’aviſe de penſer qu’un tel homme ſoit libre à cet égard, mais on le plaint comme agiſſant par néceſſité & par contrainte.

§. 10.La Liberté n’appartient pas à la volition. Autre exemple : Suppoſons qu’on porte un homme, pendant qu’il eſt dans un profond ſommeil, dans une Chambre où il y ait une perſonne qu’il lui tarde fort de voir, & d’entretenir, & que l’on ferme à clef la porte ſur lui, de ſorte qu’il ne ſoit pas en ſon pouvoir de ſortir. Cet homme s’éveille, & eſt charmé de ſe trouver avec une perſonne dont il ſouhaitoit ſi fort la compagnie, & avec qui il demeure avec plaiſir, aimant mieux être là avec elle dans cette Chambre que d’en ſortir pour aller ailleurs : je demande s’il ne reſte pas volontairement dans ce Lieu-là ? Je ne penſe pas que perſonne s’aviſe d’en douter. Cependant, comme cet homme eſt enfermé à clef, il eſt évident qu’il n’eſt pas en liberté de ne pas demeurer dans cette Chambre, & d’en ſortir s’il veut. Et par conſéquent, la Liberté n’eſt pas une idée qui appartienne à la volition, ou à la préference que notre Eſprit donne à une action plûtôt qu’à une autre, mais à la Perſonne qui a la puiſſance d’agir ou de s’empêcher d’agir, ſelon que ſon Eſprit ſe déterminera à l’un ou à l’autre de ces deux partis. Notre Idée de la Liberté s’étend auſſi loin que cette Puiſſance, mais elle ne va point au delà. Car toutes les fois que quelque obſtacle arrête cette Puiſſance d’agir ou de ne pas agir, ou que quelque force vient à détruire l’indifference de cette puiſſance, il n’y a plus de Liberté ; & la notion que nous en avons, diſparoit tout auſſi-tôt.

§. 11. C’eſt dequoi nous avons aſſez d’exemples dans notre propre Corps, & ſouvent plus que nous ne voudrions. Le Cœur d’un homme bat, & ſon ſang circule, ſans qu’il ſoit en ſon pouvoir de l’empêcher par aucune penſée ou volition particulière ; il n’eſt donc pas un Agent libre par rapport à ces mouvemens dont la ceſſation ne dépend pas de ſon choix & ne ſuit point la détermination de ſon Eſprit. Des mouvemens convulſifs agitent ſes jambes, de ſorte que, quoi qu’il veuille en arrêter le mouvement, il ne peut le faire par aucune puiſſance de ſon Eſprit, ces mouvemens convulſifs le contraignant de danſer ſans interruption, comme il arrive dans la maladie qu’on nomme Chorea Sancti Viti. Il eſt tout viſible que bien loin d’être en liberté à cet égard, il eſt dans une auſſi grande néceſſité de ſe mouvoir, qu’une pierre qui tombe, ou une Balle pouſſée par une Raquette. D’un autre côté, la Paralyſie empêche que ſes Jambes n’obeïſſent à la détermination de ſon Eſprit, s’il veut s’en ſervir pour porter ſon Corps dans un autre Lieu. La liberté manque dans tous ces cas, quoi que dans un Paralytique même ce ſoit une choſe volontaire de demeuré aſſis, tandis qu’il préfere d’être aſſis à changer de place. Volontaire n’eſt donc pas oppoſé à Néceſſaire, mais à Involontaire, car un homme peut préferer ce qu’il veut faire, à ce qu’il n’a pas la puiſſance de faire : il peut préferer l’état où il eſt, à l’abſence ou au changement de cet état, quoi que dans le fond la néceſſité l’aît reduit à ne pouvoir changer.

§. 12.Ce que c’eſt que la Liberté. Il en eſt des penſées de l’Eſprit comme des mouvemens du Corps. Lorſqu’une penſée eſt telle que nous avons la puiſſance de l’éloigner ou de la conſerver, conformément à la préference de notre Eſprit, nous ſommes en liberté à cet égard. Un homme éveillé étant dans la néceſſité d’avoir conſtamment quelques idées dans l’Eſprit, n’eſt non plus libre de penſer ou de ne pas penſer, qu’il eſt en liberté d’empêcher ou de ne pas empêcher que ſon Corps touche ou ne touche point aucun autre Corps. Mais de tranſporter ſes penſées d’une idée à l’autre, c’eſt ce qui eſt souvent en ſa diſpoſition ; & en ce cas-là, il eſt auſſi libre par rapport à ſes Idées, qu’il l’eſt par rapport aux Corps ſur leſquels il s’appuye, pouvant ſe tranſporter de l’un ſur l’autre comme il lui vient en fantaiſie. Il y a pourtant des Idées, qui comme certains Mouvemens du Corps, ſont tellement fixées dans l’Eſprit, que dans certaines circonſtances on ne peut les éloigner quelque effort qu’on faſſe pour cela. Un homme à la torture n’eſt pas en liberté de n’avoir pas l’idée de la douleur, & de l’éloigner en s’attachant à d’autres contemplations. Et quelquefois une violente paſſion agit ſur notre Eſprit, comme le vent le plus furieux agit ſur nos Corps, ſans nous laiſſer la liberté de penſer à d’autres choſes auxquelles nous aimerions bien mieux penſer. Mais lorſque l’Eſprit reprend la puiſſance d’arrêter ou de continuer, de commencer ou d’éloigner quelqu’un des mouvemens du Corps ou quelqu’une de ſes propres penſées, ſelon qu’il juge à propos de préferer l’une à l’autre, dès lors nous le conſiderons comme un Agent libre.

§. 13.Ce que c’eſt que la Néceſſité. La Néceſſité a lieu par-tout où la penſée n’a aucune part, ou bien par-tout où ne ſe trouve point la puiſſance d’agir ou de ne pas agir en conſéquence d’une direction particulière de l’Eſprit. Lorſque cette néceſſité ſe trouve dans un Agent capable de volition, & que le commencement ou la continuation de quelque Action eſt contraire à cette Préference de ſon Eſprit, je la nomme Contrainte ; & lorſque l’empêchement ou la ceſſation d’une Action, eſt contraire à la volition de cet Agent, qu’on me permette de l’appeller [46] Cohibition. Quant aux Agents qui n’ont abſolument ni penſée ni volition, ce ſont des Agents néceſſaires à tous égards.

§. 14.La Liberté n’appartient pas à la Volonté. Si cela eſt ainſi, comme je le croi ; qu’on voye, ſi, en prenant la choſe de cette manière, l’on ne pourroit point terminer la Queſtion agitée depuis ſi long-temps, mais très-abſurde, à mon avis, puiſqu’elle eſt inintelligible, Si la volonté de l’homme eſt libre, ou non. Car de ce que je viens de dire, il s’enſuit nettement, ſi je ne me trompe, que cette Queſtion conſiderée en elle-même, eſt très-mal conçuë, & que demander à un homme ſi ſa volonté eſt libre, c’eſt tomber dans une auſſi grande abſurdité, que ſi l’on lui demandoit ſi ſon ſommeil eſt rapide, ou ſa vertu quarrée ; parce que la Liberté peut être auſſi peu appliquée à la Volonté, que la rapidité du mouvement du Sommeil, ou la figure quarrée de la Vertu. Tout le monde voit l’abſurdité de ces deux derniéres Queſtions ; & qui les entendroit propoſer ſerieuſement, ne pourroit s’empêcher d’en rire : parce que chacun voit ſans peine, que les modifications du Mouvement n’appartiennent point au Sommeil, ni la difference de figure à la Vertu. Je croi de même, que quiconque voudra examiner la choſe avec ſoin, verra tout auſſi clairement, que la Liberté qui n’eſt qu’une Puiſſance, appartient uniquement à des Agents, & ne ſauroit être un attribut ou une modification de la Volonté, qui n’eſt en elle-même rien autre choſe qu’une Puiſſance.

§. 15.De la Volition. La difficulté d’exprimer par des ſons les actions intérieures de l’Eſprit, pour en donner par-là des Idées claires aux autres, eſt ſi grande, que je dois avertir ici mon Lecteur, que les mots ordonner, diriger, choiſir, préferer, &c. dont je me ſuis ſervi dans cette rencontre, ne font pas comprendre aſſez diſtinctement ce qu’il faut entendre par volition, à moins que ceux qui liront ce que je dis ici, ne prennent la peine de reflechir ſur ce qu’ils font eux-mêmes quand ils veulent. Par exemple, le mot de préference qui ſemble peut-être le plus propre à exprimer l’acte de la volition, ne l’exprime pourtant pas préciſément : car quoi qu’un homme préferât de voler à marcher, on ne peut pourtant pas dire qu’il veuille jamais voler. La Volition eſt viſiblement un Acte de l’Eſprit exerçant avec connoiſſance, l’empire qu’il ſuppoſe avoir ſur quelque partie de l’Homme pour l’appliquer à quelque action particulière, ou pour l’en détourner. Et qu’eſt-ce que la Volonté ſinon la Faculté de produire cet Acte ? Et cette Faculté n’eſt en effet autre choſe que la Puiſſance que notre Eſprit a de déterminer ſes penſées à la production, à la continuation ou à la ceſſation d’une Action, autant que cela dépend de nous : Car on ne peut nier que tout Agent qui a la puiſſance de penſer à ſes propres actions, & de préferer l’exécution d’une choſe à l’omiſſion de cette choſe, ou au contraire, on ne peut nier qu’un tel Agent n’ait la Faculté qu’on nomme Volonté. La Volonté n’eſt donc autre choſe qu’une telle puiſſance. La Liberté, d’autre part, c’eſt la puiſſance qu’un Homme a de faire ou de ne pas faire quelque Action particulière, conformément à la préference actuelle que notre Eſprit a donnée à l’action ou à la ceſſation de l’action, qui eſt autant que ſi l’on diſoit, conformément à ce qu’il veut lui-même.

§.16.La Puiſſance n’appartient qu’à des Agens. Il eſt donc évident, que la Volonté n’eſt autre chose qu’une Puiſſance ou Faculté ; & que la Liberté eſt une autre Puiſſance ou Faculté : de ſorte que demander ſi la Volonté a de la Liberté, c’eſt demander ſi une Puiſſance a une autre Puiſſance, & ſi une Faculté a une autre Faculté : Queſtion qui paroît, dès la prémiére vûë, trop groſſierement abſurde ; pour devoir être agitée, ou avoir beſoin de réponſe. Car qui ne voit que les Puiſſances n’appartiennent qu’à des Agens, & ſont uniquement des Attributs des Subſtances & nullement de quelque autre Puiſſance ? De ſorte que poſer ainſi la Queſtion, La Volonté eſt-elle libre ? c’eſt demander en effet, ſi la Volonté eſt une Subſtance, & un Agent proprement dit, ou du moins c’eſt le ſuppoſer réellement : puiſque ce n’eſt qu’à un Agent que la Liberté peut être proprement attribuée. Si l’on peut attribuer la Liberté à quelque Puiſſance, ſans parler improprement, on pourra l’attribuer à la puiſſance que l’Homme a de produire ou de s’empêcher de produire du mouvement dans les parties de ſon Corps, par choix ou par préference : car c’eſt ce qui fait qu’on le nomme libre, c’eſt en cela même que conſiſte la Liberté. Mais ſi quelqu’un s’aviſoit de demander, ſi la Liberté eſt libre, il paſſeroit ſans doute pour un homme qui ne ſait lui-même ce qu’il dit, comme toute perſonne ſeroit jugée digne d’avoir des oreilles ſemblables à celles du Roi Midas, qui ſachant que la poſſeſion des Richeſſes donne à un homme la dénomination de Riche, demanderoit ſi les Richeſſes elles-mêmes ſont riches.

§. 17. Quoi que le mot de Faculté que les Hommes ont donné à cette Puiſſance qu’on appelle Volonté, & qui les a engagez à parler de la Volonté comme d’un ſujet agiſſant, puiſſe un peu ſervir à pallier cette abſurdité, à la faveur d’une adaptation qui en déguiſe le veritable ſens, il eſt pourtant vrai que dans le fond la Volonté ne ſignifie autre choſe qu’une puiſſance, ou capacité de préferer ou choiſir ; & par conſéquent, ſi ſous le nom de faculté l’on la regarde ſimplement comme une capacité de faire quelque choſe, ainſi qu’elle eſt effectivement, on verra ſans peine combien il eſt abſurde de dire que la Volonté eſt, ou n’eſt pas libre. Car s’il peut être raiſonnable de ſuppoſer les Facultez comme autant d’Etres diſtincts qui puiſſent agir, & d’en parler ſous cette idée, comme nous avons accoûtumé de faire lorſque nous diſons que la Volonté ordonne, que la Volonté eſt libre, &c. il faut que nous établiſſions auſſi une Faculté parlante, une Faculté marchante, & une Faculté danſante, par leſquelles ſoient produites les actions de parler, de marcher, & de danſer, qui ne ſont que différentes Modifications du Mouvement, tout de même que nous faiſons de la Volonté & de l’Entendement des Facultez par qui ſont produites les actions de choiſir & d’appercevoir qui ſont que différens Modes de la Penſée. De ſorte que nous parlons auſſi proprement en diſant, que c’eſt la Faculté chantante qui chante, & la Faculté danſante qui danſe, que lors que nous diſons, que c’eſt la Volonté qui choiſit, ou l’Entendement qui conçoit, ou, comme on a accoûtumé de s’exprimer, que la Volonté dirige l’Entendement, ou que l’Entendement obéit ou n’obéit pas à la Volonté. Car diroit, que la puiſſance de parler dirige la puiſſance de chanter, ou que la puiſſance de chanter obéit, ou déſobéit à la puiſſance de parler, s’exprimeroit d’une maniére auſſi propre & auſſi intelligible.

§. 18. Cependant cette façon de parler a prévalu, & cauſé, ſi je ne me trompe, bien du déſordre ; car toutes ces choſes n’étant que différentes Puiſſances, dans l’Eſprit, ou dans l’Homme, de faire diverſes Actions, l’Homme les met en œuvre ſelon qu’il le juge à propos. Mais la puiſſance de faire une certaine Action, n’opère point ſur la puiſſance de faire une autre Action. Car la puiſſance de penſer n’opère non plus ſur la puiſſance de choiſir, ni la puiſſance de choiſir ſur celle de penſer, que la puiſſance de danſer opére ſur la puiſſance de chanter, ou la puiſſance de chanter ſur celle de danſer, comme tout homme qui voudra y faire reflexion, le reconnoîtra ſans peine. C’eſt pourtant là ce que nous diſons, lorſque nous nous ſervons de ces façons de parler, La Volonté agit ſur l’Entendement, ou l’Entendement ſur la Volonté.

§. 19. Je conviens que telle ou telle Penſée actuelle peut donner lieu à la Volition, ou pour parler plus nettement, fournir à l’Homme une occaſion d’exercer la puiſſance qu’il a de choiſir ; & d’autre part, le choix actuel de l’Eſprit peut être cauſe qu’il penſe actuellement un certain Air peut être l’occaſion de danſer une telle Danſe, & qu’une certaine Danſe peut être l’occaſion de danſer une telle Danſe, & qu’une certaine Danſe peut être l’occaſion de chanter un tel Air. Mais en tout cela ce n’eſt pas une Puiſſance qui agit ſur une autre Puiſſance, mais c’eſt l’Eſprit ou l’Homme qui met en œuvre ces différentes Puiſſances ; car les Puiſſances ſont des Relations & non des Agents. C’eſt celui qui fait l’Action qui a la puiſſance ou la capacité d’agir. Et par conſéquent, ce qui a, ou qui n’a pas la puiſſance d’agir, c’eſt cela ſeul qui eſt ou qui n’eſt pas libre, & non la Puiſſance elle-même ; car la Liberté, ou l’abſence de la Liberté ne peut appartenir qu’à ce qui a, ou n’a pas la puiſſance d’agir.

§. 20.La Liberté n’appartient pas à la Volonté. L’erreur qui a fait attribuer aux Facultez ce qui ne leur appartient pas, a donné lieu à cette façon de parler : mais la coûtume qu’on a pris en diſcourant de l’Eſprit, de parler de ſes différentes operations ſous le nom de Faculté, cette coûtume, dis-je, a, je croi, auſſi peu contribué à nous avancer dans la connoiſſance de cette partie de nous-mêmes, que le grand uſage qu’on a fait des Facultez, pour déſigner les opérations du Corps, a ſervi à nous perfectionner dans la connoiſſance de la Médecine. Je ne nie pourtant pas qu’il n’y ait des Facultez dans le Corps & dans l’Eſprit. Ils ont, l’un & l’autre, leurs Puiſſances d’opérer : autrement, ils ne pourroient operer ni l’un ni l’autre : car rien ne peut opérer, qui n’eſt pas capable d’opérer, & ce qui n’a pas la puiſſance d’opérer, n’eſt pas capable d’opérer. Tout cela eſt inconteſtable. Je ne nie pas non plus que ces mots & autres ſemblables ne doivent avoir lieu dans l’uſage ordinaire des Langues, où ils ſont communément reçus. Ce ſeroit une trop grande affectation de les rejetter abſolument. La Philoſophie elle-même peut s’en ſervir, car quoi qu’elle ne s’accommode pas d’une parure extravagante, cependant quand elle ſe montre en public, elle doit avoir la complaiſance de paroître ornée à la mode du Païs, je veux dire ſe ſervir des termes uſitez, autant que la vérité & la clarté le peuvent permettre. Mais la faute qu’on a commis dans cet uſage des Facultez, c’eſt qu’on en a parlé comme d’autant d’Agents, & qu’on les a repréſentées effectivement ainſi. Car qu’on vînt à demander. Ce que c’étoit qui digeroit les viandes dans l’eſtomac : c’étoit diſoit-on, une Faculté digeſtive. La réponſe étoit toute prête, & fort bien reçuë. Si l’on demandoit, ce qui faiſoit ſortir quelque choſe hors du Corps : on répondoit, Une Faculté expulſive : ce qui y cauſoit du mouvement, Une Faculté motive. De même à l’égard de l’Eſprit, on diſoit que c’étoit la Faculté intellectuelle, ou l’Entendement, qui entendoit, & la Faculté élective ou la Volonté, qui vouloit ou ordonnoit : Ce qui en peu de mots ne ſignifie autre choſe ſinon que la Capacité d’entendre, entend. Car ces mots de Faculté, de Capacité & de Puiſſance ne ſont que différens noms qui ſignifient purement les mêmes choſes. De ſorte que ces façons de parler, exprimées en d’autres termes plus intelligibles, n’emportent autre choſe, à mon avis, ſinon que la Digeſtion eſt faite par quelque choſe qui eſt capable de digerer, que le Mouvement eſt produit par quelque choſe qui eſt capable de mouvoir, & l’Entendement par quelque choſe qui eſt capable d’entendre. Et dans le fond il ſeroit fort étrange, que cela fût autrement, & tout autant qu’il le ſeroit, qu’un homme fût libre ſans être capable d’être libre.

§. 21.La Liberté appartient uniquement à l’Agent, ou à l’Homme. Pour revenir maintenant à nos recherches touchant la Liberté, la Queſtion ne doit pas être, à mon avis, ſi la Volonté eſt libre, car c’eſt parler d’une maniére fort impropre, mais, ſi l’Homme eſt libre.

Cela poſé, je dis, I. Que, tandis que quelqu’un peut par la direction ou le choix de ſon action, & au contraire, c’eſt à dire, tandis qu’il peut faire qu’elle exiſte ou qu’elle n’exiſte pas, ſelon qu’il le veut, juſque-là il eſt Libre. Car ſi par le moyen d’une penſée qui dirige le mouvement de mon Doigt, je puis faire, qu’il ſe meuve lorsqu’il eſt en repos, ou qu’il ceſſe de ſe mouvoir, il eſt évident qu’à cet égard-là je ſuis libre. Et ſi en conſéquence d’une ſemblable penſée de mon Eſprit préferant une choſe à une autre, je puis prononcer des mots ou n’en point prononcer, il eſt viſible que j’ai la liberté de parler, ou de me taire : & par conſéquent, Auſſi loin que s’étend cette Puiſſance d’agir ou de ne pas agir, conformément à la préference que l’Eſprit donne à l’un ou à l’autre, jusque-là l’Homme eſt Libre. Car que pouvons-nous concevoir de plus, pour faire qu’un homme ſoit libre, que d’avoir la puiſſance de faire ce qu’il veut ? Or tandis qu’un homme peut en préferant la préſence d’une Action à ſon abſence, ou le Repos à un mouvement particulier, produire cette Action ou le Repos, il eſt évident qu’il peut à cet égard faire ce qu’il veut ; car préférer de cette maniére une action particuliére à ſon abſence, c’eſt vouloir faire cette action, & à peine pourrions-nous dire comment il ſeroit poſſible de concevoir un Etre plus libre qu’entant qu’il eſt capable de faire ce qu’il veut. Il ſemble donc que l’Homme eſt auſſi libre, par rapport aux Actions qui dépendent de ce pouvoir qu’il trouve en lui-même, qu’il eſt poſſible à la Liberté de le rendre libre, ſi j’oſe m’exprimer ainſi.

§. 22.L’Homme n’eſt pas libre par rapport à l’action de vouloir. Mais les hommes dont le genie eſt naturellement fort curieux, deſirant d’éloigner de leur Eſprit, autant qu’ils peuvent, la penſée d’être coupables, quoi que ce ſoit en ſe réduiſant dans un état pire que celui d’une fatale néceſſité, ne ſont pas ſatiſfaits de cela. A moins que la Liberté ne s’étende encore plus loin, ils n’y trouvent pas leur compte ; & ſi l’homme n’a auſſi bien la liberté de vouloir, que celle de faire ce qu’il veut, c’eſt, à leur avis, une fort bonne preuve, que l’Homme n’eſt point libre. C’eſt pourquoi l’on fait encore cette autre Queſtion ſur la Liberté de l’Homme, ſi l’Homme eſt libre de vouloir ; car c’eſt là, je penſe, ce qu’on veut dire, lorſqu’on diſpute, ſi la Volonté eſt libre ou non.

§. 23. Sur quoi je croi, II. Que vouloir ou choiſir étant une Action, & la Liberté conſiſtant dans le pouvoir d’agir ou de ne pas agir, un Homme ne ſauroit être libre par rapport à cet Acte particulier de vouloir une action qui eſt en ſa puiſſance, lorsque cette Action a été une fois propoſée à ſon Eſprit, comme devant être faite ſur le champ. La raiſon en eſt toute viſible ; car l’Action dépendant de ſa Volonté, il faut de toute néceſſité qu’elle exiſte ou qu’elle n’exiſte pas, & ſon exiſtence ou ſa non-exiſtence ne pouvant manquer de ſuivre exactement la détermination & le choix de ſa Volonté, il ne peut éviter de vouloir l’exiſtence ou la non-exiſtence de cette Action, il eſt, dis-je, abſolument néceſſaire qu’il veuille l’un ou l’autre, c’eſt à dire, qu’il préfere l’un à l’autre, puisque l’un des deux doit ſuivre néceſſairement, & que la choſe qui ſuit, procede du choix & de la détermination de ſon Eſprit, c’eſt à dire, de ce qu’il la veut, car s’il ne la vouloit pas, elle ne ſeroit point. Et par conſéquent, dans un tel cas l’Homme n’eſt point libre par rapport à l’acte même de vouloir, la Liberté conſiſtant dans la puiſſance d’agir ou de ne pas agir, puiſſance que l’Homme n’a point alors par rapport à la [47] Volition. Car un Homme eſt dans une néceſſité inévitable de choiſir de faire ou de ne pas faire une Action qui eſt en ſa puiſſance lorsqu’elle a été ainſi propoſée à ſon Eſprit. Il doit néceſſairement vouloir l’un ou l’autre ; & ſur cette préference ou volition, l’action ou l’abſtinence de cette action ſuit certainement, & ne laiſſe pas d’être abſolument volontaire. Mais l’acte de vouloir ou de préferer l’un des deux étant une choſe qu’il ne ſauroit éviter, il eſt néceſſité par rapport à cet acte de vouloir, & ne peut, par conſéquent, être libre à cet égard ; à moins que la Néceſſité & la Liberté ne puiſſent ſubſtituer enſemble, & qu’un homme ne puiſſe être libre, & lié à la fois.

§. 24. Il eſt donc évident, qu’un Homme n’eſt pas en liberté de vouloir ou de ne pas vouloir une choſe qui eſt en ſa puiſſance, dans toutes les occaſions où l’action lui eſt propoſée à faire ſur le champ, la Liberté conſiſtant dans la puiſſance d’agir ou de s’empêcher d’agir, & en cela ſeulement. Car un homme qui eſt aſſis, eſt dit être en liberté, parce qu’il peut ſe promener s’il veut. Un homme qui ſe promene, eſt auſſi en liberté, non parce qu’il ſe promene & ſe meut lui-même, mais parce qu’il peut s’arrêter s’il veut. Au contraire, un homme qui étant aſſis, n’a pas la puiſſance de changer de place, n’eſt pas en liberté. De même, un homme qui vient à tomber dans un Précipice, quoi qu’il ſoit en mouvement n’eſt pas en liberté, parce qu’il ne peut pas arrêter ce mouvement, s’il veut le faire. Cela étant ainſi, il eſt évident qu’un homme qui ſe promenant, ſe propoſe de ceſſer de ſe promener n’eſt plus en liberté de vouloir vouloir, (permettez-moi cette expreſſion) car il faut néceſſairement qu’il choiſiſſe l’un ou l’autre, je veux dire de ſe promener ou de ne pas ſe promener. Il en eſt de même par rapport à toutes ſes autres actions qui ſont en ſa puiſſance ; & qui lui ſont ainſi propoſées pour être faites ſur le champ, lesquelles ſont ſans doute le plus grand nombre. Car parmi cette prodigieuſe quantité d’actions volontaires qui ſe ſuccedent l’une à l’autre à chaque moment que nous ſommes éveillez dans le cours de notre vie, il y en a fort peu qui ſoient propoſées à la Volonté avant le temps auquel elles doivent être miſes en exécution. Je ſoûtiens que dans toutes ces actions l’Eſprit n’a pas, par rapport à la volition, la puiſſance d’agir ou de ne pas agir, en quoi conſiſte la Liberté. L’Eſprit, dis-je, n’a point, en ce cas, la puiſſance de s’empêcher de vouloir, il ne peut éviter de ſe déterminer d’une maniére ou d’autre à l’égard de ſes actions. Que la reflexion ſoit auſſi courte, & la penſée auſſi rapide qu’on voudra, ou elle laiſſe l’Homme dans l’état où il étoit avant que de penſer, ou elle le fait changer ; ou l’Homme continuë l’action, ou il la détermine. D’où il paroît clairement, qu’il ordonne & choiſit l’un préferablement à l’autre, & que par-là ou la continuation ou le changement devient inévitablement volontaire.

§. 25.La Volonté déterminée par quelque choſe qui eſt hors d’elle-même. Puis donc qu’il eſt évident que dans la plûpart des cas un Homme n’eſt pas en liberté de vouloir vouloir, ou non ; la prémiére choſe qu’on demande après cela, c’eſt, Si l’Homme eſt en liberté de vouloir lequel des deux il lui plait : le Mouvement, ou le Repos. Cette Queſtion eſt ſi viſiblement abſurde en elle-même, qu’elle peut ſuffire à convaincre quiconque y fera reflexion, que la Liberté ne concerne point la Volonté. Car demander ſi un homme eſt en liberté de vouloir lequel il lui plaît du Mouvement, ou du Repos, de parler, ou de ſe taire, c’eſt demander ſi un homme peut vouloir ce qu’il veut, ou ſe plaire à ce à quoi il ſe plaît : Queſtion qui, à mon avis, n’a pas beſoin de réponſe. Quiconque peut mettre cela en queſtion, doit ſuppoſer qu’une Volonté determine les Actes d’une autre Volonté, & qu’une autre détermine celle-ci, & ainſi à l’infini.

§. 26. Pour éviter ces abſurditez & autres ſemblables, rien ne peut être plus utile, que d’établir dans notre Eſprit des Idées diſtinctes & déterminées des choſes en queſtion. Car ſi les Idées de Liberté & de Volition étoient bien fixées dans notre Entendement, & que nous les euſſions toûjours préſentes à l’Eſprit telles qu’elles ſont, pour les appliquer à toutes les Queſtions qu’on a excitées ſur ces deux articles, je croi que la plûpart des difficultez qui embarraſſent & brouillent l’Eſprit des Hommes ſur cette matiére, ſeroient beaucoup plus aiſément réſoluës ; & par-là nous verrions où c’eſt que l’obſcurité procederoit de la ſignification confuſe des termes, ou de la nature même des choſes.

§. 27.Ce que c’eſt que Liberté. Prémiérement donc, il faut ſe bien reſſouvenir, Que la Liberté conſiſte dans la dépendance de l’exiſtence ou de la non-exiſtence d’une Action d’avec la préference de notre Eſprit ſelon qu’il veut agir ou ne pas agir, & non dans la dépendance d’une Action ou de celle qui lui eſt oppoſée d’avec notre préference. Un homme qui eſt ſur un Rocher, eſt en liberté de ſauter vingt braſſes en bas dans la Mer, non pas à cauſe qu’il a la puiſſance de faire le contraire, qui eſt de ſauter vingt braſſes en haut, car c’eſt ce qu’il ne fauroit faire ; mais il eſt libre, parce qu’il a la puiſſance de ſauter ou de ne pas ſauter. Que ſi une plus grande force que la ſienne le retient, ou le pouſſe en bas, il n’eſt plus libre à cet égard, par la raiſon qu’il n’eſt plus en ſa puiſſance de faire ou de s’empêcher de faire cette action. Un Priſonnier enfermé dans une Chambre de vingt piés en quarré, lorſqu’il eſt au Nord de la Chambre, eſt en liberté d’aller l’eſpace de vingt piés vers le Midi, parce qu’il peut parcourir tout cet Eſpace ou ne le parcourir. Mais dans le même temps il n’eſt pas en liberté de faire le contraire, je veux dire d’aller vingt piés vers le Nord.

Voici donc en quoi conſiſte la Liberté, c’eſt en ce que nous ſommes capables d’agir ou de ne pas agir, en conſéquence de notre choix, ou volition.

§. 28.Ce que c’eſt que Volition. Nous devons nous ſouvenir, en ſecond lieu, que la Volition eſt un acte de l’Eſprit, dirigeant ſes penſées à la production d’une certaine action, & par-là mettant en œuvre la puiſſance qu’il a de produire cette action. Pour éviter une ennuyeuſe multiplication de paroles, je demanderai ici la permiſſion de comprendre ſous le terme d’Action, l’abſtinence même d’une action que nous nous propoſons en nous-mêmes, comme être aſſis, ou demeurer dans le ſilence, lorſque l’action de ſe promener, ou de parler ſont propoſées ; car quoi que ce ſoient de pures abſtinences d’une certaine action, cependant comme elles demandent auſſi bien la détermination de la Volonté, & ſont ſouvent auſſi importantes dans leurs ſuites, que les Actions contraires, on eſt aſſez autoriſé par ces conſiderations-là, à les regarder auſſi comme des Actions. Ce que je dis pour empêcher qu’on ne prenne mal le ſens de mes paroles, ſi pour abreger je parle quelquefois ainſi.

§. 29. Qu’eſt-ce qui détermine la Volonté ? En troiſième lieu, comme la Volonté n’eſt autre choſe que cette Puiſſance que l’Eſprit a de diriger les Facultez operatives de l’Homme, au Mouvement ou au Repos, autant qu’elles dépendent d’une telle direction ; lorſqu’on demande, Qu’eſt-ce qui détermine la Volonté ? la veritable réponſe qu’on doit faire à cette Queſtion, conſiſte à dire, que c’eſt l’Eſprit qui détermine la Volonté. Car ce qui détermine la puiſſance générale de diriger à telle ou telle direction particuliére, n’eſt autre choſe que l’Agent lui-même qui exerce ſa puiſſance de cette maniére particuliére. Si cette Réponſe ne ſatiſait pas, il eſt viſible que le ſens de cette Queſtion ſe réduit à ceci, Qu’eſt-ce qui pouſſe l’Eſprit, dans chaque occaſion particuliére, à déterminer à tel mouvement ou à tel repos particulier la puiſſance générale qu’il a de diriger ſes facultez ver le Mouvement ou le Repos ? A quoi je répons, que le motif qui nous porte à demeurer dans le même état ou à continuer la même action, c’eſt uniquement la ſatisfaction préſente qu’on y trouve. Au contraire le motif qui incite à changer c’eſt toûjours quelque [48] inquiétude, rien ne nous portant à changer d’état, ou à quelque nouvelle action, que quelque inquiétude. C’eſt là, dis-je, le grand motif qui agit ſur l’Eſprit pour le porter à quelque action, ce que je nommerai, pour abreger, déterminer la volonté, & que je vais expliquer plus au long dans ce même Chapitre.

§. 30.La Volonté & le Deſir ne doivent pas être confondus. Pour entrer dans cet examen, il eſt néceſſaire de remarquer avant toutes choſes, que, bien que j’aye tâché d’exprimer l’acte de volition par les termes de choiſir, préférer, & autres ſemblables qui ſignifient auſſi bien le Deſir que la Volition, & cela faute d’autres mots pour marquer cet Acte de l’Eſprit dont le nom propre eſt Vouloir ou Volition ; cependant comme c’eſt un Acte fort ſimple, quiconque ſouhaite de concevoir ce que c’eſt, le comprendra beaucoup mieux en refléchiſſant ſur ſon propre Eſprit, & obſervant ce qu’il fait lorſqu’il veut, que par tous les différens ſons articulez qu’on peut employer pour l’exprimer. Et d’ailleurs, il eſt à propos de ſe précautionner contre l’erreur où nous pourroient jetter des expreſſions qui ne marquent pas aſſez la différence qu’il y a entre la Volonté, & divers Actes de l’Eſprit tout-à-fait différens de la Volonté. Cette précaution, dis-je, eſt d’autant plus néceſſaire, à mon avis, que j’obſerve que la Volonté eſt ſouvent confonduë avec différentes Affectations de l’Eſprit, & ſur-tout, avec le Déſir ; de ſorte que l’un eſt ſouvent mis pour l’autre, & cela ** M. Locke en vouloit ici au P. Malebranche. par des gens qui ſeroient fâchez qu’on les ſoupçonnât de n’avoir pas des idées fort diſtinctes des choſes, & de n’en avoir pas écrit avec une extrême clarté. Cette mépriſe n’a pas été, je penſe, une des moindres occaſions de l’obſcurité & des égaremens où l’on eſt tombé ſur cette matiére. Il faut donc tâcher de l’éviter autant que nous pourrons. Or quiconque refléchira en lui-même ſur ce qui ſe paſſe dans ſon Eſprit lorſqu’il veut, trouvera que la Volonté ou la puiſſance de vouloir ne ſe rapporte qu’à nos propres Actions, qu’elle ſe termine là, ſans aller plus loin, & que la Volition n’eſt autre choſe que cette détermination particuliére de l’Eſprit par laquelle il tâche, par un ſimple effet de la penſée, de produire, continuer, ou arrêter une action qu’il suppoſe être en ſon pouvoir. Cela bien conſideré prouve évidemment que la Volonté eſt parfaitement diſtincte du Déſir, qui dans la même Action peut avoir un but tout-à-fait différent de celui où nous porte notre Volonté. Par exemple, un Homme que je ne ſaurois refuſer, peut m’obliger à me ſervir de certaines paroles pour perſuader un autre homme ſur l’Eſprit de qui je puis souhaiter de ne rien gagner, dans le même temps que je lui parle. Il eſt viſible que dans ce cas-là la Volonté & le Deſir ſe trouvent en parfaite oppoſition ; car je veux une action qui tend d’un côté, pendant que mon Deſir tend d’une autre directement contraire. Un homme qui par une violente attaque de Goute aux mains ou aux piés, ſe ſent délivré d’une peſanteur de tête ou d’un grand dégoût, deſire d’être auſſi ſoulagé de la douleur qu’il ſent aux piés ou aux mains, (car par-tout où ſe trouve la Douleur, il y a un deſir d’en être délivré) cependant s’il vient à comprendre que l’éloignement de cette douleur peut cauſer le tranſport d’une dangereuſe humeur dans quelque partie plus vitale, ſa volonté ne ſauroit être déterminée à aucune Action qui puiſſe ſervir à diſſiper cette douleur : d’où il paroît évidemment, que deſirer & vouloir ſont deux Actes de l’Eſprit, tout-à-fait diſtincts ; & par conſéquent, que la Volonté qui n’eſt que la puiſſance de vouloir, eſt encore beaucoup plus diſtincte du Deſir.

§. 31.C’eſt l’inquiétude qui détermine la Volonté. Voyons préſentement Ce que c’eſt qui détermine la Volonté par rapport à nos Actions. Pour moi, après avoir examiné la choſe une ſeconde fois, je ſuis porté à croire, que ce qui détermine la Volonté à agir, n’eſt pas le plus grand Bien, comme on le ſuppoſe ordinairement, mais plûtôt quelque inquiétude actuelle, &, pour l’ordinaire, celle qui eſt plus preſſante. C’eſt là, dis-je, ce qui détermine ſucceſſivement la Volonté, & nous porte à faire les actions que nous faiſons. Nous pouvons donner à cette inquiétude le nom de Deſir qui eſt effectivement une inquiétude de l’Eſprit, cauſée par la privation de quelque Bien abſent. Toute douleur du Corps, quelle qu’elle ſoit, & tout mécontentement de l’Eſprit, eſt une inquiétude, à laquelle eſt toûjours joint un Deſir proportionné à la douleur ou à l’inquiétude qu’on reſſent, & dont il peut à peine être diſtingué. Car le Deſir n’étant que l’inquiétude que cauſe le manque d’un Bien abſent par rapport à quelque douleur qu’on reſſent actuellement, le ſoulagement de cette inquiétude eſt ce Bien abſent, & juſqu’à ce qu’on obtienne ce ſoulagement de cette inquiétude eſt ce Bien abſent, & juſqu’à ce qu’on obtienne ce ſoulagement ou cette [49] quiétude, on peut donner à cette inquiétude le nom de deſir, parce que perſonne ne ſent de la douleur [50] qui ne souhaite d’en être délivré, avec un deſir proportionné à l’impreſſion de cette douleur, & qui en eſt inſéparable. Mais outre le deſir d’être delivré de la douleur, il y a un autre deſir d’un bien poſitif qui eſt abſent ; & encore à cet égard le deſir & l’inquiétude ſont dans une égale proportion : car autant que nous deſirons un bien abſent, autant eſt grande l’inquiétude que nous cause ce deſir. Mais il eſt à propos de remarquer ici, que tout bien abſent ne produit pas une douleur proportionnée au dégré d’excellence qui eſt en lui, ou que nous y reconnoiſſons, comme toute Douleur cauſe un deſir égal à elle-même ; parce que l’abſence du Bien n’eſt pas toûjours un mal, comme eſt la préſence de la Douleur. C’eſt pourquoi l’on peut conſiderer & enviſager un Bien abſent ſans deſir. Mais à propoſition qu’il y a du deſir quelque part, autant y a-t-il d’inquiétude.

§. 32.Que le Deſir eſt inquiétude. Quiconque refléchit ſur ſoi-même trouvera bientôt que le Deſir eſt un état d’inquiétude ; car qui eſt-ce qui n’a point ſenti dans le Deſir ce que le Sage dit de l’Eſperance, qui n’eſt pas fort differente du Deſir, ** proverb. XIII 12. qu’étant différée elle fait languir le cœur, & cela d’une maniére proportionnée à la grandeur du deſir, qui quelquefois porte l’inquiétude à un tel point, qu’elle fait crier avec ** Gen. XXX. 1. Rachel, Donnez-moi des Enfans, donnez-moi ce que je deſire, ou je vais mourir ? La Vie elle-même avec tout ce qu’elle a de plus délicieux, ſeroit un fardeau inſupportable, ſi elle étoit accompagnée du poids accablant d’une inquiétude qui ſe fît ſentir ſans relâche, & ſans qu’il fût poſſible de s’en délivrer.

§. 33.L’Inquiétude cauſée par le Deſir eſt ce qui determine la Volonté. Il eſt vrai que le Bien & le Mal, préſent & abſent, agiſſent ſur l’Eſprit : mais ce qui de temps à autre détermine immédiatemment la Volonté à chaque action volontaire, c’eſt l’inquiétude du Deſir, fixé ſur quelque Bien abſent, quel qu’il ſoit, ou negatif, comme la privation de la Douleur à l’égard d’une perſonne qui en eſt actuellement atteinte, ou poſitif, comme la jouiſſance d’un plaiſir. Que ce ſoit cette inquiétude qui détermine la Volonté aux actions volontaires, qui ſe ſuccedant en nous les unes aux autres, occupent la plus grande partie de notre vie, & nous conduiſent à différentes fins par des voyes différentes, c’eſt ce que je tâcherai de faire voir, & par l’expérience, & par l’examen de la choſe même.

§.34.Et qui nous Porte à l’action. Lorſque l’Homme eſt parfaitement ſatisfait de l’état où il eſt, ce qui arrive lorſqu’il eſt abſolument libre de toute inquiétude ; quel ſoin, quelle Volonté lui peut-il reſter, que de continuer dans cet état ? Il n’a viſiblement autre choſe à faire, comme chacun peut s’en convaincre par ſa propre expérience. Ainſi nous voyons que le ſage Auteur de notre Etre ayant égard à notre conſtitution, & ſachant ce qui détermine notre Volonté, a mis dans les Hommes l’incommodité de la faim & de la ſoif & des autres deſirs naturels qui reviennent dans leur temps, afin d’exciter & de déterminer leurs Volontez à leur propre conſervation, & à la continuation de leur Eſpéce. Car ſi la ſimple contemplation de ces deux fins auxquelles nous ſommes portez par ces différens deſirs, eût ſuffi pour déterminer notre Volonté & nous mettre en action, on peut, à mon avis, conclurre ſûrement, qu’en ce cas-là nous n’aurions ſenti dans ce Monde que fort peu de douleur, ou que même nous en aurions été entierement exempts. ** 1. Cor. VII. 9. Il vaut mieux, dit S. Paul, ſe marier que brûler ; par où nous pouvons voir ce que c’eſt qui porte principalement les Hommes aux plaiſirs de la vie Conjugale. Tant il eſt vrai, que le ſentiment préſent d’une petite brûlure a plus de pouvoir ſur nous que les attraits des plus grands plaiſirs conſiderez en éloignement.

§. 35.Ce n’eſt pas le plus grand Bien poſitif, mais l’Inquiétude qui détermine la Volonté. C’eſt une Maxime ſi fort établie par le conſentement général de tous les hommes, Que c’eſt le Bien & le plus grand Bien qui détermine la Volonté, que je ſuis nullement ſurpris d’avoir ſuppoſé cela comme indubitable, la prémiére fois que je publiai mes penſées ſur cette matiére ; & je penſe que bien des gens m’excuſeront plûtôt d’avoir adopté cette Maxime, que de ce que je me hazarde préſentement à m’éloigner d’une Opinion ſi généralement reçuë. Cependant, après une plus exacte recherche, je me ſens forcé de conclurre, que le Bien & le plus grand Bien, quoi que jugé & reconnu tel, ne détermine point la Volonté ; à moins que venans à le deſirer d’une maniére proportionnée à ſon excellence, ce deſir ne nous rende inquiets de ce que nous en ſommes privez. En effet, perſuadez à un Homme, tant qu’il vous plairra, que l’abondance eſt plus avantageuſe que la pauvreté ; faites-lui voir & confeſſer que les agréables commoditez de la vie ſont préferables à une ſordide indigence ; s’il eſt ſatisfait de ce dernier état, & qu’il n’y trouve aucune incommodité, il y perſiſte malgré tous vos diſcours ; ſa Volonté n’eſt déterminée à aucune action qui le porte à y renoncer. Qu’un homme ſoit convaincu de l’utilité de la Vertu, juſqu’à voir qu’elle eſt auſſi néceſſaire à quiconque ſe propoſe quelque choſe de grand dans ce Monde, ou eſpére d’être heureux dans l’autre, que la nourriture eſt néceſſaire au ſoûtien de notre vie ; cependant juſqu’à ce que cet homme ſoit affamé & alteré de la Juſtice, juſqu’à ce qu’il ſe ſente inquiet de ce qu’elle lui manque, ſa volonté ne ſera jamais déterminée à aucune action qui le porte à la recherche de cet excellent Bien dont il reconnoit l’utilité ; mais quelque autre inquiétude qu’il ſent en lui-même, venant à la traverſe entraînera ſa Volonté à d’autres choſes. D’autre part, qu’un Homme adonné au vin conſidere, qu’en menant la vie qu’il mene, il ruine ſa ſanté, diſſipe ſon Bien, qu’il va ſe deshonorer dans le Monde, s’attirer des maladies, & tomber enfin dans l’indigence juſques à n’avoir plus dequoi ſatisfaire cette paſſion de boire qui le poſſede ſi fort : cependant les retours de l’inquiétude qu’il ſent à être abſent de ſes compagnons de débauche, l’entraînent au cabaret aux heures qu’il eſt accoûtumé d’y aller, quoi qu’il ait alors devant les yeux la perte de ſa ſanté & de ſon Bien, & peut-être même celle du Bonheur de l’autre Vie : Bonheur qu’il ne peut regarder comme un Bien peu conſiderable en lui-même, puiſqu’il avoûë au contraire qu’il eſt beaucoup plus excellent que le plaiſir de boire, ou que le vain babil d’une troupe de Débauchez. Ce n’eſt donc pas faute de jetter les yeux ſur le ſouverain Bien qu’il perſiſte dans ce déreglement, car il l’enviſage & en reconnoît l’excellence, juſque-là que durant le temps qui s’écoule entre les heures qu’il employe à boire, il réſout de s’appliquer à la recherche de ce ſouverain Bien ; mais quand l’inquiétude d’être privé du plaiſir auquel il eſt accoûtumé, vient le tourmenter, ce Bien qu’il reconnoît être plus excellent que celui de boire, n’a plus de force ſur ſon Eſprit ; & c’eſt cette inquiétude actuelle qui détermine ſa Volonté à l’Action à laquelle il eſt accoûtumé, & qui par-là faiſant de plus fortes impreſſions prévaut encore à la prémiére occaſion, quoi que dans le même temps il s’engage, pour ainſi dire, à lui-même par de ſecretes promeſſes à ne plus faire la même choſe ; & qu’il ſe figure que ce ſera là en effet la derniére fois qu’il agira contre ſon plus grand intérêt. Ainſi il ſe trouve de temps en temps réduit dans l’état de cette miſerable perſonne qui ſoûmiſe à une paſſion imperieuſe diſoit :

- - ** Ovid. Metamorph. Lib. VII. veſ. 20. 21. Video meliora, proboque,
Deteriora ſequor :

Je vois le meilleur parti, je l’approuve, & je prens le pire. Cette ſentence qu’on reconnoit veritable, & qui n’eſt que trop confirmée par une conſtante expérience, eſt aiſée à comprendre par cette voye-là ; & ne l’eſt peut-être pas, de quelque autre ſens qu’on la prenne.

§. 36.L’éloignement de la Douleur eſt le premier dégré vers le bonheur. Si nous recherchons la raiſon de ce qu’ici l’Expérience vérifie avec tant d’évidence, & que nous examinions comment cette inquiétude opère toute ſeule ſur la Volonté, & la détermine à prendre tel ou tel parti, nous trouverons, que, comme nous ne ſommes capables que d’une ſeule détermination de la Volonté vers une ſeule action à la fois, l’inquiétude préſente qui nous preſſe, détermine naturellement la Volonté en vûë de ce bonheur auquel nous tendons tous dans toutes nos Actions. Car tant que nous ſommes tourmentez de quelque inquiétude nous ne pouvons nous croire heureux ou dans le chemin du bonheur, parce que chacun regarde la douleur & ** Uneaſineſſ. l’inquiétude comme des choſes incompatibles avec la félicité, & qui plus eſt, on en eſt convaincu par le propre ſentiment de la Douleur qui nous ôte même le goût des Biens que nous poſſedons actuellement, car une petite Douleur ſuffit pour corrompre tous les plaiſirs dont nous jouïſſons. Par conſéquent ce qui détermine inceſſamment le choix de notre Volonté à l’action ſuivante, ſera toûjours l’éloignement de la Douleur, tandis que nous en ſentons quelque atteinte, cet éloignement étant le prémier dégré vers le bonheur, & ſans lequel nous n’y ſaurions jamais parvenir.

§. 37.Parce que c’eſt la ſeule choſe qui nous eſt préſente. Une autre raiſon pourquoi l’on peut dire que l’inquiétude détermine ſeule la Volonté, c’eſt qu’il n’y a que cela de préſent à l’Eſprit ; & que c’eſt contre la nature des choſes que ce qui eſt abſent, opére où il n’eſt pas. On dira peut-être, qu’un Bien abſent peut être offert à l’Eſprit par voye de contemplation, & y être comme préſent. Il eſt vrai que l’idée d’un Bien abſent peut-être dans l’Eſprit & y être conſiderée comme préſente : cela eſt inconteſtable. Mais rien ne peut être dans l’Eſprit comme un Bien préſent, en ſorte qu’il ſoit capable de contrebalancer l’éloignement de quelque inquiétude dont nous ſommes actuellement tourmentez, que lorſque ce Bien excite actuellement quelque deſir en nous : & l’inquiétude cauſée par ce Deſir eſt juſtement ce qui prévaut pour déterminer la Volonté. Juſque-là, l’idée d’un Bien quel qu’il ſoit, ſuppoſée dans l’Eſprit, n’y eſt, tout ainſi que d’autres Idées, que comme l’Objet d’une ſimple ſpéculation tout-à-fait inactive, qui n’opére nullement ſur la Volonté & n’a aucune force pour nous mettre en mouvement, dequoi je dirai la raiſon tout à l’heure. En effet, combien y a-t-il de gens à qui l’on a repréſenté les joyes indicibles du Paradis par de vives peintures qu’ils reconnoiſſent poſſibles & probables, qui cependant ſe contenteroient volontiers de la félicité dont ils jouïſſent dans ce Monde ? C’eſt que les inquiétudes de leurs préſens deſirs venant à prendre le deſſus & à ſe porter rapidement vers les plaiſirs de cette Vie, déterminent, chacune à ſon tour, leurs volontez à rechercher ces plaiſirs : & pendant tout ce temps-là ils ne font pas un pas, ils ne ſont portez par aucun deſir vers les Biens de l’autre vie, quelque excellens qu’ils ſe les figurent.

§. 38.Parce que tous ceux qui reconnoiſſent la poſſibilité d’un Bonheur après cette Vie, ne le recherchent pas. Si la Volonté étoit déterminée par la vûë du Bien, ſelon qu’il paroît plus ou moins important à l’Entendement lorſqu’il vient à le contempler, ce qui eſt le cas où ſe trouve tout Bien abſent, par rapport à nous ; ſi, dis-je, la Volonté s’y portoit & y étoit entraînée par la conſideration du plus ou du moins d’excellence, comme on le ſuppoſe ordinairement, je ne vois pas que la Volonté pût jamais perdre de vûë les délices éternelles & infinies du Paradis, lorſque l’Eſprit les auroit une fois contemplées & conſiderées comme poſſibles. Car ſuppoſé comme on croit communément que tout Bien abſent propoſé & repréſenté par l’Eſprit, détermine par cela ſeul la Volonté, & nous mette en action par même moyen : comme tout Bien abſent eſt ſeulement poſſible, & non infailliblement aſſûré, il s’enſuivroit inévitablement de là, que le Bien poſſible qui ſeroit infiniment plus excellent que tout autre Bien, devroit déterminer conſtamment la Volonté par rapport à toutes les Actions ſucceſſives qui dépendent de ſa direction ; & qu’ainſi nous devrions conſtamment porter nos pas vers le Ciel, ſans nous arrêter jamais, ou nous détourner ailleurs, puiſque l’état d’une éternelle félicité après cette vie eſt infiniment plus conſiderable que l’eſpérance d’acquerir des Richeſſes, des Honneurs, ou quelque autre Bien dont nous puiſſions nous propoſer la jouïſſance dans ce Monde, quand bien la poſſeſſion de ces derniers Biens nous paroîtroit plus probable. Car rien de ce qui eſt à venir, n’eſt encore poſſedé : & par conſéquent nous pouvons être trompez dans l’attente même de ces Biens. Si donc il étoit vrai que le plus grand Bien, offert à l’Eſprit, déterminât en même temps la volonté, un Bien auſſi excellent que celui qu’on attend après cette vie, nous étant une fois propoſé, ne pourroit que s’emparer entierement de la Volonté & l’attacher fortement à la recherche de ce Bien infiniment excellent, ſans lui permettre jamais de s’en éloigner. Car comme la Volonté gouverne & dirige les penſées auſſi bien que les autres actions, elle fixeroit l’Eſprit à la contemplation de ce Bien, s’il étoit vrai qu’elle fût neceſſairement déterminée vers ce que l’Eſprit conſidere & enviſage comme le plus grand Bien.

TelOn ne néglige pourtant jamais une grande inquiétude. ſeroit, en ce cas-là, l’état de l’Ame, & la pente réguliére de la Volonté dans toutes ſes déterminations. Mais c’eſt ce qui ne paroît pas fort clairement par l’expérience ; puiſqu’au contraire nous négligeons ſouvent ce Bien, qui, de notre propre aveu, eſt infiniment au deſſus de tous les autres Biens, pour ſatisfaire des deſirs inquiets qui nous portent ſucceſſivement à de pures bagatelles. Mais quoi que ce ſouverain Bien que nous reconnoiſſons d’une durée éternelle & d’une excellence indicible, & dont même notre Eſprit a quelquefois été touché, ne fixe pas pour toûjours notre Volonté, nous voyons pourtant qu’une grande & violente inquiétude s’étant une fois emparée de la Volonté, ne lui donne aucun repit ; ce qui peut nous convaincre que c’eſt ce ſentiment-là qui détermine la Volonté. Ainſi quelque véhémente douleur du Corps, l’indomptable paſſion d’un homme fortement amoureux, ou un impatient déſir de vengeance arrêtent & fixent entierement la Volonté ; & la Volonté ainſi déterminée ne permet jamais à l’Entendement de perdre ſon objet de vûë, mais toutes les penſées de l’Eſprit & toutes les puiſſances du Corps ſont portées ſans interruption de ce côté-là par la determination de la Volonté, que cette violente inquiétude met en action pendant tout le temps qu’elle dure. D’où il paroît évidemment, ce me ſemble, que la Volonté, ou la puiſſance que nous avons de nous porter à une certaine action préferablement à toute autre, eſt déterminée en nous par ce que j’appelle inquiétude ; ſur quoi je ſouhaite que chacun examine en ſoi-même ſi cela n’eſt point ainſi.

§. 39.le Deſir accompagne toute inquiétude. Juſqu’ici je me ſuis particulièrement attaché à conſiderer l’inquiétude qui naît du Deſir, comme ce qui détermine la Volonté ; parce que c’en eſt le principal & le plus ſenſible reſſort. En effet, il arrive rarement que la Volonté nous pouſſe à quelque action, ou qu’aucune action volontaire ſoit produite en nous, ſans que quelque deſir l’accompagne ; & c’eſt là, je penſe, la raiſon pourquoi la Volonté & le Deſir ſont ſi ſouvent confondus enſemble. Cependant il ne faut pas regarder l’inquiétude qui fait partie, ou qui eſt du moins une ſuite de la plûpart des autres paſſions, comme entiérement excluë dans ce cas. Car la Haine, la Crainte, la Colère, l’Envie, la Honte, &c. ont chacune leurs inquiétudes ; & par-là opèrent ſur la Volonté. Je doute que dans la vie & dans nos Reflexions nous ne nommions & ne conſiderions que celle qui agit avec plus de force, & qui éclate le plus par rapport à l’état préſent de l’Ame. Je croi même qu’on auroit de la peine à trouver quelque Paſſion qui ne ſoit accompagnée de Deſir. Du reſte je ſuis aſſûré que par-tout où il a de l’inquiétude, il y a du deſir, car nous deſirons inceſſamment le bonheur ; & autant que nous ſentons d’inquiétude, il eſt certain que c’eſt autant de bonheur qui nous manque, ſelon notre propre opinion, dans quelque état ou condition que nous ſoyons d’ailleurs. Et comme [51] notre Eternité ne dépend pas du moment préſent où nous exiſtons, nous portons notre vûë au delà du temps préſent, quels que ſoient les plaiſirs dont nous jouïſſons actuellement ; & le deſir accompagnant ces regards anticipez ſur l’avenir, entraine toûjours la Volonté à ſa ſuite. De ſorte qu’au milieu même de la joye, ce qui ſoûtient l’action d’où dépend le plaiſir préſent, c’eſt le déſir de continuer ce plaiſir & la crainte d’en être privé : & toutes les fois qu’une plus grande inquiétude que celle-là, vient à s’emparer de l’Eſprit, elle détermine auſſi-tôt la Volonté à quelque nouvelle action ; & le plaiſir préſent eſt négligé.

§. 40.L’inquiétude la plus preſſante détermine naturellement la Volonté. Mais comme dans ce Monde nous ſommes aſſiégez de diverſes inquiétudes, & diſtraits par différens déſirs, ce qui ſe préſente naturellement à rechercher après cela, c’eſt laquelle de ces inquiétudes eſt la prémiére à déterminer la Volonté à l’action ſuivante ? A quoi l’on peut répondre qu’ordinairement c’eſt la plus preſſante de toutes celles dont on croit être alors en état de pouvoir ſe délivrer. Car la Volonté étant cette puiſſance que nous avons de diriger nos Facultez operatives à quelque action pour une certaine fin, elle ne peut être muë vers une choſe dans le temps même que nous jugeons ne pouvoir abſolument point l’obtenir. Autrement, ce ſeroit ſuppoſer qu’un Etre intelligent agiroit de deſſein formé pour une certaine fin dans la ſeule vûë de perdre ſa peine, car agir pour ce qu’on juge ne pouvoir nullement obtenir, n’emporte préciſément autre choſe. C’eſt pour cela auſſi que de fort grandes inquiétudes n’excitent pas la Volonté, quand on les juge incurables. On ne fait en ce cas-là aucun effort pour s’en délivrer. Mais celles-là exceptées, l’inquiétude la plus conſiderable à la plus preſſante que nous ſentons actuellement, eſt ce qui d’ordinaire détermine ſucceſſivement la Volonté, dans cette ſuite d’Actions volontaires dont notre Vie eſt compoſée. La plus grande inquiétude actuellement préſente, eſt ce qui nous pouſſe à agir, c’eſt l’aiguillon qu’on ſent conſtamment, & qui pour l’ordinaire détermine la Volonté au choix de l’action immédiatement ſuivante. Car nous devons toûjours avoir ceci devant les yeux, Que le propre & le ſeul objet de la Volonté c’eſt quelqu’une de nos actions, & rien autre choſe. Et en effet par notre Volition nous ne produiſons autre choſe que quelque action qui eſt en notre puiſſance. C’eſt à quoi notre Volonté ſe termine, ſans aller plus loin.

§. 41.Tous les hommes déſirent le bonheur. Si l’on demande, outre cela, Ce que c’eſt qui excite le deſir, je répons que c’eſt le Bonheur, & rien autre choſe. Le Bonheur & la Miſére ſont des noms de deux extrémitez dont les derniéres bornes nous ſont inconnuës : ** I. Cor. II. 9. C’eſt ce que l’œuil n’a point vû, que l’oreille n’a point entendu, & que le cœur de l’Homme n’a jamais compris. Mais il ſe fait en nous de vives impreſſions de l’un & de l’autre, par différentes eſpèces de ſatisfaction & de joye, de tourment & de chagrin, que je comprendrai, pour abreger, ſous le nom de Plaiſir & de Douleur, qui conviennent, l’un & l’autre, à l’Eſprit auſſi bien qu’au Corps, ou qui, pour parler exactement, n’appartiennent qu’à l’Eſprit, quoi que tantôt ils prennent leur origine dans l’Eſprit à l’occaſion de certaines penſées, à tantôt dans le Corps à l’occaſion de certaines modifications du mouvement.

§. 42.Ce que c’eſt que le Bonheur. Ainſi, le Bonheur pris dans toute ſon étenduë eſt le plus grand plaiſir dont nous ſoyons capables, comme la Miſére conſiderée dans la même étenduë, eſt la plus grande douleur que nous puiſſions reſſentir ; & le plus bas dégré de ce qu’on peut appeller Bonheur, c’eſt cet état, où délivré de toute douleur on jouït d’une telle meſure de plaiſir préſent, qu’on ne ſauroit être content avec moins. Or parce que c’eſt l’impreſſion de certains Objets ſur nos Eſprits ou ſur nos Corps qui produit en nous le Plaiſir ou la Douleur, en differens dégrez ; nous appelons Bien, tout ce qui eſt propre à produire du Plaiſir, & au contraire nous appelons Mal, ce qui eſt propre à produire en nous de la Douleur : & nous ne les nommons ainſi qu’à cauſe de l’aptitude que ces choſes ont, à nous cauſer du plaiſir ou de la douleur, en quoi conſiſte notre bonheur & notre miſére. Du reſte, quoi que ce qui eſt propre à produire quelque dégré de douleur ſoit mauvais : cependant il arrive ſouvent que nous ne le nommons pas ainſi, lorsque l’un ou l’autre de ces Biens ou de ces Maux ſe trouvent en concurrence avec un plus grand Bien ou un plus grand Mal, car alors on donne avec raiſon la préference à ce qui a plus de dégrez de bien, ou moins de dégrez de mal. De ſorte qu’à juger exactement de ce que nous appellons Bien & Mal, on trouvera qu’il conſiſte pour la plûpart en idées de comparaiſon, car la cauſe de chaque diminution de douleur, auſſi bien que de chaque augmentation de plaiſir, participe de la nature du Bien, & au contraire, on regarde comme Mal la cauſe de chaque augmentation de douleur, & de chaque diminution de plaiſir.

§. 43. Quoique ce ſoit là ce qu’on nomme Bien & Mal, & que tout Bien ſoit le propre objet du Deſir en général, cependant tout Bien, celui-là même qu’on voit & qu’on reconnoit être tel, n’émeut pas néceſſairement le deſir de chaque homme en particulier : mais ſeulement chacun deſir tout autant de ce Bien qu’il regarde comme faiſant une partie néceſſaire de ſon bonheur. Tous les autres Biens, quelque grands qu’ils ſoient, réellement ou en apparence, n’excitent point les deſirs d’un homme qui dans la dispoſition préſente de ſon Eſprit ne les conſidere pas comme faiſant partie du Bonheur dont il peut ſe contenter. Le Bonheur conſideré dans cette vûë, eſt le but auquel chaque homme viſe conſtamment & ſans aucune interruption ; & tout ce qui en fait partie, eſt l’objet de ſes Deſirs. Mais en même temps il peut regarder d’un œuil indifférent d’autres choſes qu’il reconnoit bonnes en elles-mêmes. Il peut, dis-je, ne les point deſirer, les négliger ; & reſter ſatisfait, ſans en avoir la jouïſſance. Il n’y a perſonne, je penſe, qui ſoit aſſez deſtitué de ſens pour nier qu’il n’y ait du plaiſir dans la connoiſſance de la Verité ; & quant aux plaiſirs des Sens, ils ont trop de ſectateurs pour qu’on puiſſe mettre en queſtion ſi les Hommes les aiment ou non. Cela étant, ſuppoſons qu’un homme mette ſon contentement dans la jouïſſance des plaiſirs ſenſuels, & un autre dans les charmes de la Science ; quoique l’un des deux ne puiſſe nier qu’il n’y ait du plaiſir dans ce que l’autre recherche, cependant comme nul des deux ne ſait conſiſter une partie de ſon bonheur dans ce qui plaît à l’autre, l’un ne deſire point ce que l’autre aime paſſionnément, mais chacun eſt content ſans jouïr de ce que l’autre poſſede ; & par conſéquent, ſa Volonté n’eſt déterminée à le rechercher. Cependant, ſi l’homme d’étude vient à être preſſé de la faim & de la ſoif, quoique ſa Volonté n’ait jamais été déterminée à chercher la bonne chere, les ſauſſes piquantes, ou les vins délicieux, par le goût agréable qu’il y ait trouvé, il eſt d’abord déterminé à manger & à boire, par l’inquiétude que lui cauſent la faim & la ſoif ; & il ſe repaît, quoique peut-être avec beaucoup d’indifférence, du prémier mets propre à le nourrir, qu’il rencontre. L’Epicurien, d’un autre côté, ſe donne tout entier à l’Etude, lorsque la honte de paſſer pour ignorant, ou le deſir de ſe faire eſtimer de ſa Maîtreſſe, peuvent lui faire regarder avec inquiétude le défaut de connoiſſance. Ainſi avec quelque ardeur & quelque perſeverance que les hommes courent après le bonheur, ils peuvent avoir une idée claire d’un Bien, excellent en ſoi-même, & qu’ils reconnoiſſent pour tel, ſans s’y intereſſer, ou y être aucunement ſenſibles, s’ils croyent pouvoir être heureux ſans lui. Il n’en eſt pas de même de la Douleur. Elle intereſſe tous les Hommes, car ils ne ſauroient ſentir aucune inquiétude ſans en être émus. Il s’enſuit de là que le manque de tout ce qu’ils jugent néceſſaire à leur bonheur, les rendant ** Uneaſe, c’eſt à dire, non à leur aiſe, s’il étoit permis de parler ainſi, ou méſaiſes, comme on en a parlé autrefois.
Pourquoi l’on ne deſire pas toûjours le plus grand Bien.
inquiets, un Bien ne paroît pas plûtôt faire partie de leur bonheur, qu’ils commencent à le deſirer.

§. 44. Je croi donc que chacun peut obſerver en ſoi-même & dans les autres, que le plus grand Bien viſible n’excite pas toûjours les deſirs des hommes à proportion de l’excellence qu’il paroit avoir & qu’on y reconnoit, quoi que la moindre petite incommodité nous touche, & nous diſpoſe actuellement à tâcher de nous en délivrer. La raiſon de cela ſe deduit évidemment de la nature même de notre bonheur, & de notre miſère. Toute douleur actuelle, quelle qu’elle ſoit, fait partie de notre miſère préſente. Mais tout Bien abſent n’eſt pas conſideré comme faiſant en tout temps une partie néceſſaire de notre préſent Bonheur ; ni ſon abſence non plus comme faiſant partie de notre miſère. Si cela étoit, nous ſerions conſtamment & infiniment miſerables, parce qu’il y a une infinité de dégrez de bonheur dont nous ne jouïſſons point. C’eſt pourquoi toute inquiétude étant écartée, une portion médiocre de Bien ſuffit pour donner aux hommes une ſatisfaction préſente ; de ſorte que peu de dégrez de plaiſirs ordinaires que ſe ſuccedent les uns aux autres, compoſent une félicité qui peut fort bien les ſatisfaire. Sans cela, il ne pourroit point y avoir de lieu à ces actions indifférentes & visiblement frivoles, auxquelles notre Volonté ſe trouve ſouvent déterminée juſqu’à y conſumer volontairement une bonne partie de notre vie. Ce relâchement, dis-je, ne ſauroit s’accorder en aucune maniére avec une conſtante détermination de la Volonté ou du Deſir vers le plus grand Bien apparent. C’eſt dequoi il eſt aiſé de ſe convaincre ; & il y a fort peu gens, à mon avis, qui ayent beſoin d’aller bien loin de chez eux pour en être perſuadez. En effet, il n’y a pas beaucoup de perſonnes ici-bas, dont le bonheur parvienne à un tel point de perfection qu’il leur fourniſſe une ſuite conſtance de plaiſirs médiocres ſans aucun mélange d’inquiétude ; & cependant, ils ſeroient bien aiſes de demeurer toûjours dans ce Monde, quoi qu’ils ne puiſſent nier qu’il eſt poſſible qu’il y aura, après cette vie, un état éternellement heureux & infiniment plus excellent que tous les Biens dont on peut jouïr ſur la Terre. Ils ne ſauroient même s’empêcher de voir, que cet état eſt plus poſſible, que l’acquiſition & la conſervation de cette petite portion d’Honneurs, de Richeſſes ou de Plaiſirs, après quoi ils ſoûpirent, & qui leur fait négliger cette éternelle félicité. Mais quoi qu’ils voyent diſtinctement cette différence, & qu’ils ſoient perſuadez de la poſſibilité d’un bonheur parfait, certain, & durable dans un état à venir, & convaincus évidemment qu’ils ne peuvent s’en aſſûrer ici-bas la poſſeſſion, tandis qu’ils bornent leur félicité à quelque petit plaiſir, ou à ce qui regarde uniquement cette vie, & qu’ils excluent les délices du Paradis du rang des choſes qui doivent faire une partie néceſſaire de leur bonheur, cependant leurs deſirs ne ſont point émus par ce plus grand Bien apparent, ni leurs volontez déterminées à aucune action ou à aucun effort qui tende à le leur faire obtenir.

§. 45.Pourquoi le plus grand Bien n’émeut pas la volonté, lors qu’il n’eſt pas deſiré. Les néceſſitez ordinaires de la Vie, en rempliſſent une grande partie par les inquiétudes de la faim, de la ſoif, du Chaud, du Froid, de la laſſitude cauſée par le travail, de l’envie de dormir, &c. lesquelles reviennent conſtamment à certains temps. Que ſi, outre les maux d’accident, nous joignons à cela les inquiétudes chimeriques, (comme la démangeaiſon d’acquerir des honneurs, du crédit, ou des richeſſes, &c.) que la Mode, l’Exemple ou l’Education nous rendent habituelles, & mille autres deſirs irréguliers qui nous ſont devenus naturels par la coûtume, nous trouverons qu’il n’y a qu’une très-petite portion de notre Vie qui ſoit aſſez exempte de ces ſortes d’inquiétudes pour nous laiſſer en liberté d’être attirez par un Bien abſent plus éloigné. Nous ſommes rarement dans une entiere quiétude, & aſſez dégagez de la ſollicitation des deſirs naturels ou artificiels, de ſorte que les inquiétudes qui ſe ſuccedent conſtamment en nous, & qui émanent de ce fonds que nos habitudes ont ſi fort groſſi, ſe ſaiſiſſant par tour de la Volonté, nous n’avons pas plûtôt terminé l’action à laquelle nous avons été engagez par une détermination particuliere de la Volonté, qu’une autre inquiétude eſt prête à nous mettre en œuvre, ſi j’oſe m’exprimer ainſi. Car comme c’eſt en éloignant les maux que nous ſentons & dont nous ſommes actuellement tourmentez, que nous nous délivrons de la Miſére ; & que c’eſt là par conſéquent, la prémiére choſe qu’il faut faire pour parvenir au bonheur, il arrive de là, qu’un Bien abſent, auquel nous penſons, que nous reconnoiſſons pour un vrai Bien, & qui nous paroît tel actuellement, mais dont l’abſence ne fait pas partie de notre Miſére, s’éloigne inſenſiblement de notre Eſprit pour faire place au ſoin d’écarter les inquiétudes actuelles que nous ſentons, jusqu’à ce que venant à contempler de nouveau ce Bien comme il le mérite, cette contemplation l’ait, pour ainſi dire, approché plus près de notre Eſprit, nous en ait donné quelque goût, & nous ait inſpiré quelque deſir, qui commençant dès lors à faire partie de notre préſente inquiétude, ſe trouve comme de niveau avec nos autres deſirs ; & à ſon tour détermine effectivement notre Volonté, à proportion de ſa véhémence, & de l’impreſſion qu’il fait ſur nous.

§. 46.Deux conſiderations excitent le deſir en nous. Ainſi en conſiderant & examinant comme il faut, quelque Bien que ce ſoit qui nous eſt propoſé, il eſt en notre puiſſance d’exciter nos deſirs d’une maniére proportionnée à l’excellence de ce Bien, qui par-là peut en temps & lieu opérer ſur notre Volonté & devenir actuellement l’objet de nos recherches. Car un Bien, pour grand qu’on le reconnoiſſe, n’affecte point notre Volonté, qu’il n’ait excité dans notre Eſprit des deſirs qui font que nous ne pouvons plus en être privez ſans inquiétude. Avant cela, nous ne ſommes point dans la ſphere de ſon activité, notre Volonté n’étant ſoûmiſe qu’à la détermination des inquiétudes qui ſe trouvent actuellement en nous, & qui, tant qu’elles y ſubſiſtent, ne ceſſent de nous preſſer, & de fournir à la Volonté le ſujet de ſa prochaine détermination, l’incertitude (lors qu’il s’en trouve dans l’Eſprit) ſe réduiſant uniquement à ſavoir, quel deſir doit être le prémier ſatiſait, quelle inquiétude doit être la prémiére éloignée. De là vient qu’auſſi long-temps qu’il reſte dans l’Eſprit quelque inquiétude, quelque deſir particulier, il n’y a aucun Bien, conſideré ſimplement comme tel, qui aît lieu d’affecter la Volonté, ou de la déterminer en aucune maniere, parce que, comme nous avons déjà dit, le prémier pas que nous faiſons vers le Bonheur tendant à nous délivrer entiérement de la miſére, & d’en éloigner tout ſentiment, la Volonté n’a pas le loiſir de viſer à autre choſe, jusqu’à ce que chaque inquiétude que nous ſentons, ſoit parfaitement diſſipée : & vu la multitude de beſoins & de deſirs dont nous ſommes comme aſſiégez dans l’état d’imperfection où nous vivons, il n’y a pas apparence que dans ce Monde nous nous trouvions jamais entiérement libres à cet égard.

§. 47.La puiſſance que nous avons de ſuſpendre chacun de nos deſirs, nous fournit le moyen d’examiner, avant que de nous déterminer à agir. Comme donc il ſe rencontre en nous un grand nombre d’inquiétudes qui nous preſſent ſans ceſſe, & qui ſont toûjours en état de déterminer la volonté, il eſt naturel, comme j’ai déja dit, que celle qui eſt la plus conſiderable & la plus véhémente, détermine la Volonté à l’Action prochaine. C’eſt-là en effet ce qui arrive pour l’ordinaire, mais non pas toûjours. Car l’Ame ayant le pouvoir de ſuſpendre l’accompliſſement de quelqu’un de ſes deſirs, comme il paroît évidemment par l’experience, elle et, par conſéquent, en liberté de les conſiderer tous l’un après l’autre, d’en examiner les Objets, de les obſerver de tous côtez, & de les comparer les uns avec les autres. C’eſt en cela que conſiſte la Liberté de l’Homme ; & c’eſt du mauvais uſage qu’il en fait que procede de toute cette diverſité d’égaremens, d’erreurs, & de fautes où nous nous précipitons dans la conduite de notre Vie & dans la recherche que nous faiſons du Bonheur ; lorsque nous déterminons trop promptement notre Volonté & que nous nous engageons trop tôt à agir, avant que d’avoir bien examiné quel parti nous devons prendre. Pour prévenir cet inconvenient, nous avons la puiſſance de ſuſpendre l’execution de tel ou tel deſir, comme chacun le peut éprouver tous les jours en ſoi-même. C’eſt-là, ce me ſemble, la ſource de toute Liberté ; c’eſt en quoi conſiſte, ſi je ne me trompe, ce que nous nommons, quoi qu’improprement, à mon avis, Libre Arbitre. Car en ſuſpendant ainſi nos deſirs avant que la Volonté ſoit déterminée à agir, & que l’action qui ſuit cette détermination, ſoit faite, nous avons, durant tout ce temps-là, la commodité d’examiner, de conſiderer, & de juger quel bien ou quel mal il y a dans ce que nous allons faire ; & lorsque nous avons jugé après un légitime examen, nous avons fait tout ce que nous pouvons ou devons faire en vûë de notre Bonheur : après quoi, ce n’eſt plus notre faute de deſirer, de vouloir, & d’agir conformément au dernier reſultat d’un ſincére examen : c’eſt plûtôt une perfection de notre Nature.

§. 48.Etre déterminé par ſon propre jugement n’eſt pas une choſe qui détruiſe la Liberté. Bien loin que ce ſoit là ce qui reſtraint ou abrege la Liberté, c’eſt ce qui en fait l’utilité & la perfection. C’eſt là, dis-je, la fin & le véritable uſage de la Liberté, au lieu d’en être la diminution : & plus nous ſommes éloignez de nous déterminer de cette maniére, plus nous ſommes près de la miſére & de l’eſclavage. En effet, ſuppoſez dans l’Eſprit une parfaite & abſoluë indifférence qui ne puiſſe être déterminée par le dernier Jugement qu’il ſait du Bien & du Mal dont il croit que ſon choix doit être ſuivi : une telle indifférence ſeroit ſi éloignée d’être une belle & avantageuſe qualité dans une Nature Intelligente, que ce ſeroit un état auſſi imparfait que celui où ſe trouveroit cette même Nature, ſi elle n’avoit pas l’indifférence d’agir ou de ne pas agir, juſqu’à ce qu’elle fût déterminée par ſa Volonté. Un Homme eſt en liberté de porter ſa main ſur ſa tête, ou de la laiſſer en repos, il eſt parfaitement indifférent à l’égard de l’une & de l’autre de ces choſes ; & ce ſeroit une imperfection en lui, ſi ce pouvoir lui manquoit, s’il étoit privé de cette indifférence. Mais ſa condition ſeroit auſſi imparfaite, s’il avoit la même indifférence, ſoit qu’il voulût lever ſa main, ou la laiſſer en repos, lorſqu’il voudroit défendre ſa tête ou ſes yeux d’un coup dont il ſe verroit prêt d’être frappé. C’eſt donc une auſſi grande perfection, que le deſir ou la puiſſance de préferer une choſe à l’autre ſoit déterminée par la Volonté : & plus cette détermination eſt fondée ſur de bonnes raiſons, plus cette perfection eſt grande. Bien plus : ſi nous étions déterminez par autre choſe, que par le dernier reſultat de notre Eſprit en vertu du jugement que nous avons fait du Bien ou du Mal attaché à une certaine action, nous ne ſerions point libres. Comme le vrai but de notre Liberté eſt que nous puiſſions obtenir le bien que nous choiſiſſons, chaque homme eſt par cela même dans la néceſſité, en vertu de ſa propre conſtitution, & en qualité d’Etre intelligent, de ſe déterminer à vouloir ce que ſes propres penſées & ſon Jugement lui repréſentent pour lors comme la meilleure choſe qu’il puiſſe faire : ſans quoi il ſeroit ſoûmis à la détermination de quelque autre que de lui-même, & par conſéquent privé de Liberté. Et nier que la Volonté d’un homme ſuive ſon Jugement dans chaque détermination particuliére, c’eſt dire qu’un homme veut & agir pour une fin qu’il ne voudroit pas obtenir, dans le temps même qu’il veut cette fin, & qu’il agit dans le deſſein de l’obtenir. Car ſi dans ce temps-là il la préfere en lui-même à toute autre choſe, il eſt viſible qu’il la juge alors la meilleure, & qu’il voudroit l’obtenir préferablement à toute autre, à moins qu’il ne puiſſe l’obtenir, & ne pas l’obtenir, la vouloir, & ne pas la vouloir en même temps : contradiction trop manifeſte pour pouvoir être admiſe.

§.49.Les agents les plus libres ſont déterminez de cette maniére. Si nous jettons les yeux ſur ces Etres ſupérieurs qui ſont au deſſus de nous & qui jouïſſent d’une parfaite félicité, nous aurons ſujet de croire qu’ils ſont plus fortement déterminez au choix du Bien, que nous ; & cependant nous n’avons pas raiſon de nous figurer qu’ils ſoient moins heureux ou moins libres que nous. Et s’il convenoit à de pauvres Créatures bornées comme nous ſommes, de juger ce que pourroit faire une Sageſſe & une Bonté infinie, je croi que nous pourrions dire, que Dieu lui-même ne ſauroit choiſir ce qui n’eſt pas bon, & que la Liberté de cet Etre tout-puiſſant ne l’empêche pas d’être déterminé par ce qui eſt le meilleur.

§. 50.Une conſtante détermination vers le bonheur ne diminuë point la Liberté. Mais pour faire connoître exactement en quoi conſiſte l’erreur où l’on tombe ſur cet article particulier de la Liberté, je demande s’il y a quelqu’un qui voulût être Imbecille, par la raiſon qu’un Imbecille eſt moins déterminé par de ſages reflexions, qu’un homme de bon ſens ? Donner le nom de Liberté au pouvoir de faire le fou & de ſe rendre le jouet de la honte & de la miſére, n’eſt-ce pas ravaler un ſi beau nom ? Si la Liberté conſiſte à ſecouër le joug de la Raiſon & à n’être point ſoûmis à la néceſſité d’examiner & de juger, par où nous ſommes empêchez de choiſir ou de faire ce qui eſt le pire ; ſi c’eſt-là, dis-je, la véritable Liberté, les Fous & les Inſenſez ſeront les ſeuls Libres. Mais je ne croi pas, que pour l’amour d’une telle Liberté perſonne voulût être fou, hormis ceux qui le ſont déja. Perſonne, je penſe, ne regarde le deſir conſtant d’être heureux, & la néceſſité qui nous eſt impoſée d’agir en vûë du bonheur, comme une diminution de ſa Liberté, ou du moins comme une diminution dont il s’aviſe de ſe plaindre. Dieu lui-même eſt ſoûmis à la néceſſité d’être heureux : & plus un Etre intelligent eſt dans une telle néceſſité, plus il approche d’une perfection & d’une félicité infinie. Afin que dans l’état d’ignorance où nous nous trouvons, nous puiſſions éviter de nous méprendre dans le chemin du veritable Bonheur, foibles comme nous ſommes & d’un eſprit extrêmement borné, nous avons le pouvoir de ſuſpendre chaque deſir particulier qui s’excite en nous, & d’empêcher qu’il ne détermine la Volonté & ne nous porte à agir. Ainſi, ſuſpendre un deſir particulier, c’eſt comme s’arrêter où l’on n’eſt pas aſſez bien aſſûré du chemin. Examiner, c’eſt conſulter un guide ; & Déterminer ſa volonté après un ſolide examen, c’eſt ſuivre la direction de ce guide : & celui qui a le pouvoir d’agir ou de ne pas agir ſelon qu’il eſt dirigé par une telle détermination, eſt un Agent libre ; & cette détermination ne diminuë en aucune maniére ce Pouvoir, en quoi conſiſte la Liberté. Un Priſonnier dont les chaînes viennent à ſe détacher & à qui les portes de la Priſon ſont ouvertes, eſt parfaitement en liberté, parce qu’il peut s’en aller ou demeurer ſelon qu’il le trouve à propos, quoi qu’il puiſſe être déterminé à demeurer, par l’obſcurité de la nuit, ou par le mauvais temps, où faute d’autre Logis où il pût ſe retirer. Il ne ceſſe point d’être libre, quoi que le deſir de quelque commodité qu’il peut avoir en priſon, l’engage à y reſter, & détermine abſolument ſon choix de ce côté-là.

§. 51.La Néceſſité de rechercher le véritable Bonheur eſt le fondement de la Liberté. Comme donc la plus haute perfection d’un Etre Intelligent conſiſte à s’appliquer ſoigneuſement & conſtamment à la recherche du véritable & ſolide Bonheur, de même le ſoin que nous devons avoir, de ne pas prendre pour une félicité réelle celle qui n’eſt qu’imaginaire, eſt le fondement néceſſaire de notre Liberté. Plus nous ſommes liez à la recherche invariable du Bonheur en général qui eſt notre plus grand Bien, & qui comme tel ne ceſſe jamais d’etre l’objet de nos deſirs, plus Volonté ſe trouve dégagée de la néceſſité d’être déterminée à aucune action particulière & de complaire au deſir qui nous porte vers quelque Bien particulier qui nous paroît alors le plus important, juſqu’à ce que nous ayions examiné avec toute l’application néceſſaire, ſi effectivement ce Bien particulier ſe rapporte ou s’oppoſe à notre veritable Bonheur. Et ainſi juſqu’à ce que par cette recherche nous ſoyions autant inſtruits que l’importance de la matiére & la nature de la choſe l’exigent, nous ſommes obligez de ſuſpendre la ſatisfaction de nos deſirs dans chaque cas particulier, & cela par la néceſſité qui nous eſt impoſée de préferer & de rechercher le véritable Bonheur comme notre plus grand Bien.

§. 52.Pourquoi ? C’eſt ici le pivot ſur lequel roule toute la Liberté des Etres Intelligens dans les continuels efforts qu’ils employent pour arriver à la véritable félicité, & dans la vigoureuſe & conſtante recherche qu’ils en font, je veux dire ſur ce qu’ils peuvent ſuſpendre cette recherche dans les cas particuliers, juſqu’à ce qu’ils ayent regardé devant eux, & reconnu ſi la choſe qui leur eſt alors propoſée, ou dont ils deſirent la jouïſſance, peut les conduire à leur principal but, & faire une partie réelle de ce qui conſtituë leur plus grand Bien. Car l’Inclination qu’ils ont naturellement pour le Bonheur, leur eſt une obligation & un motif de prendre ſoin de ne pas méconnoître ou manquer ce Bonheur, & par-là les engage néceſſairement à ſe conduire, dans la direction de leurs actions particulières, avec beaucoup de retenuë, de prudence, & de circonſpection. La même néceſſité qui détermine à la recherche du vrai Bonheur, emporte auſſi une obligation indiſpenſable de ſuſpendre, d’examiner, & de conſiderer avec circonſpection chaque deſir qui s’éleve ſucceſſivement en nous, pour voir ſi l’accompliſſement n’en eſt pas contraire à notre veritable bonheur, de ſorte qu’il nous en éloigne au lieu de nous y conduire. C’eſt là, ce me ſemble, le grand privilege des Etres finis doûez d’intelligence ; & je ſouhaiterois fort qu’on prît la peine d’examiner avec ſoin, ſi ([52]) le grand mobile, & l’uſage le plus important de toute la Liberté que les hommes ont, qu’ils ſont capables d’avoir, ou qui peut leur être de quelque avantage, de celle d’où dépend la conduite de leurs actions, ne conſiſte point en ce qu’ils peuvent ſuſpendre leurs deſirs & les empêcher de déterminer leur volonté à quelque action particuliére, juſqu’à ce que l’importance de la choſe le requiert. C’eſt ce que nous ſommes capables de faire ; & quand nous l’avons fait, nous avons fait notre devoir & tout ce qui eſt en notre puiſſance, & dans le fond, tout ce qui eſt néceſſaire : car puiſqu’on ſuppoſe que c’eſt la connoiſſance qui règle le choix de la Volonté, tout ce que nous pouvons faire ici, ſe réduit à tenir nos volontez indéterminées juſqu’à ce que nous ayions examiné le bien & le mal de ce que nous deſirons. Ce qui ſuit après cela, vient par une ſuite de conſéquences enchainées l’une à l’autre, qui dépendent toutes de la derniére détermination du Jugement, laquelle eſt en notre pouvoir, ſoit qu’elle ſoit formée ſur un examen fait à la hâte & d’une maniére précipitée, ou mûrement & avec toutes les précautions requiſes, l’expérience nous faiſant voir que dans la plûpart des cas nous ſommes capables de ſuſpendre l’accompliſſement préſent de quelque deſir que ce ſoit.

§. 53.La grande perfection de la Liberté conſiſte à maîtriſer ſes propres paſſions. Mais ſi quelque trouble exceſſif vient à s’emparer entierement de notre Ame, ce qui arrive quelquefois, comme lorſque la douleur d’une cruelle torture, un mouvement impetueux d’amour, de colère ou de quelque autre violente paſſion, nous entraînent avec rapidité & ne nous donnent pas la liberté de penſer, en ſorte que nous ne ſommes pas aſſez maîtres de nous-mêmes pour conſiderer & examiner les choſes à fond & ſans préjugé ; dans ce cas-là Dieu qui connoit notre fragilité, qui compatit à notre foibleſſe, qui n’exige rien de nous au delà de ce que nous pouvons faire, & qui voit ce qui étoit & n’étoit pas en notre pouvoir, nous jugera comme un Pére tendre & plein de compaſſion. Mais comme la juſte direction de notre conduite par rapport au véritable bonheur, dépend du ſoin que nous prenons de ne pas ſatisfaire trop promptement nos deſirs, de moderer & de reprimer nos Paſſions, en ſorte que notre Entendement puiſſe avoir la liberté d’examiner, & la Raiſon, celle de juger ſans aucune prévention ; ce ſoin-là devroit faire notre principale étude. C’eſt en cette rencontre que nous devrions tâcher de faire prendre à notre Eſprit le goût du bien ou du mal, réel & effectif qui ſe trouve dans les choſes, & ne pas permettre qu’un Bien excellent & conſiderable, que nous reconnoiſſons ou ſuppoſons pouvoir être obtenu, nous échappe de l’Eſprit, ſans y laiſſer aucun goût, aucun deſir de lui-même, juſqu’à ce que par une juſte conſideration de ſon véritable prix, nous ayions excité en nous des appetits proportionnez à ſon excellence, & que nous nous ſoyions mis dans une telle diſpoſition à ſon égard que ſa privation nous rende inquiets, ou bien la crainte de le perdre lorſque nous le poſſedons. Il eſt aiſé à chacun en particulier d’éprouver juſqu’où cela eſt en ſon pouvoir, en formant en lui-même les réſolutions qu’il eſt capable d’accomplir. Et que perſonne ne diſe ici qu’il ne ſauroit maîtriſer ſes paſſions, ni empêcher qu’elles ne ſe déchainent & ne le forcent d’agir ; car ce qu’il peut faire devant un Prince, ou un grand Seigneur, il peut le faire, s’il veut, lorſqu’il eſt ſeul, ou en la préſence de Dieu.

§. 54.Comment il arrive que les Hommes ne tiennent pas tous la même conduite. Par ce que nous venons de dire, il eſt aiſé d’expliquer comment il arrive, que, quoi que tous les hommes deſirent d’être heureux, ils ſont pourtant entraînez par leur volonté à des choſes ſi oppoſées, & quelques-uns par conſéquent à ce qui eſt mauvais en ſoi-même. Sur quoi je dis que tous ces différens choix que les hommes ſont dans ce Monde, quelque oppoſez qu’ils ſoient, ne prouvent point que les Hommes ne viſent pas tous à la recherche du Bien, mais ſeulement que la même choſe n’eſt pas également bonne pour chacun d’eux. Cette variété de recherche montre que chacun ne place pas le bonheur dans la jouïſſance de la même choſe, ou qu’il ne choiſit pas le même chemin pour y parvenir. Si les intérêts de l’Homme ne s’étendoient point au delà de cette Vie, la raiſon pourquoi ceux-ci ſe plongeroient dans le luxe & dans la débauche, & pourquoi ceux-là préferant la Temperance à la Volupté, ſe feroient un plaiſir d’amaſſer des richeſſes, la raiſon, dis-je, de cette diverſité d’inclinations ne procederoit pas de ce que chacun d’eux n’auroit pas en vûë ſon propre bonheur, mais ſeulement de ce qu’ils placeroient leur bonheur dans des choſes différentes. C’eſt pourquoi cette réponſe qu’un Medecin fit un jour à un homme qui avoit mal aux yeux, étoit fort raiſonnable, Si vous prenez plus de plaiſir au goût du vin qu’a l’uſage de la Vûë, le vin vous eſt fort bon : mais ſi le plaiſir de voir vous paroit plus grand que celui de boire, le vin vous eſt fort mauvais.

§. 55. L’Ame a différens Goûts auſſi bien que le Palais ; & ſi vous prétendiez faire aimer à tous les Hommes la gloire ou les richeſſes, auxquelles pourtant certaines perſonnes attachent entierement leur Bonheur, vous y travaillerez auſſi inutilement que ſi vous vouliez ſatisfaire le goût de tous les hommes en leur donnant du fromage ou des huîtres, qui ſont des mets fort exquis pour certaines gens, mais extrêmement dégoutans pour d’autres, de ſorte que bien des perſonnes préfereroient avec raiſon les incommoditez de la faim la plus piquante à ces mets que d’autres mangent avec tant de plaiſir. C’étoit là, je croi, la raiſon pourquoi les Anciens Philoſophes cherchoient inutilement ſi le Souverain Bien conſiſtoit dans les Richeſſes, ou dans les Voluptez du Corps, ou dans la Vertu, ou dans la Contemplation. Ils auroient pû diſputer avec autant de raiſon, s’il falloit chercher le goût le plus délicieux dans les Pommes, les Prunes, ou les Abricots, & ſe partager ſur cela en différentes Sectes. Car comme les Goûts agréables ne dépendent pas des choſes mêmes, mais de la convenance qu’ils ont avec tel ou tel Palais, en quoi il y a une grande diverſité, de même le plus grand bonheur conſiſte dans la jouïſſance des choſes qui produiſent le plus grand plaiſir, & dans l’abſence de celles qui cauſent quelque trouble & quelque douleur : choſes qui ſont fort différentes par rapport à différentes perſonnes. Si donc les hommes n’avoient d’eſpérance & ne pouvoient goûter de plaiſir que dans cette Vie, ce ne ſauroit point une choſe étrange ni déraiſonnable qu’ils fiſſent conſiſter leur félicité à éviter toutes les choſes qui leur cauſent ici-bas quelque incommodité, & à rechercher tout ce qui leur donne du plaiſir ; & l’on ne devroit point être ſurpris de voir ſur tout cela une grande varieté d’inclinations. Car s’il n’y a rien à eſperer au delà du Tombeau, la conſéquence eſt ſans doute fort juſte, Mangeons & bûvons, jouïſſons de tout ce qui nous fait plaiſir, car demain nous mourrons. Et cela peut ſervir, ce me ſemble, à nous faire voir la raiſon pourquoi, bien que tous les hommes deſirent d’être heureux, ils ne ſont pourtant pas émus par le même Objet. Les hommes pourroient choiſir différentes choſes, & cependant faire tous un bon choix, ſuppoſé que ſemblables à une troupe de chetifs Inſectes, quelques-uns comme les Abeilles aimaſſent les Fleurs & le doux ſuc qu’ils en recueillent, & d’autres comme les Eſcarbots ſe pluſſent à quelque autre choſe ; & qu’après avoir paſſé une certaine ſaiſon ils ceſſaſſent d’être, pour ne plus exiſter.

§. 56.Ce qui engage les Hommes à faire de mauvais choix. Ces choſes duement conſiderées nous donnerons, à mon avis, une claire connoiſſance de l’Etat de la Liberté de l’Homme. Il eſt viſible que la Liberté conſiſte dans la Puiſſance de faire ou de ne pas faire, de faire ou de s’empêcher de faire, ſelon ce que nous voulons. C’eſt ce qu’on ne ſauroit nier. Mais comme cela ſemble ne comprendre que les actions qu’un homme fait en conſéquence de ſa Volition, on demande encore ſi l’homme eſt en liberté de vouloir ou non. A quoi l’on a déjà répondu, que dans la plûpart des cas un homme n’eſt pas en liberté de ne pas vouloir ; qu’il eſt obligé de produire un acte de ſa Volonté d’où s’enſuit l’exiſtence ou la non-exiſtence de l’action propoſée. Il y a pourtant un cas où l’Homme eſt en liberté par rapport à l’action de vouloir : c’eſt lorſqu’il s’agit de choiſir un bien éloigné comme une fin à obtenir. Dans cette occaſion un homme peut ſuſpendre l’acte de ſon choix : il peut empêcher que cet Acte ne ſoit déterminé pour ou contre la choſe propoſée, juſqu’à ce qu’il ait examiné ſi la choſe eſt, de ſa nature & dans ſes conſéquences, véritablement propre à le rendre heureux ou non. Car lorſqu’il a une fois choiſie, & que par-là elle eſt venüe à faire partie de ſon bonheur, elle excite un deſir en lui : & ce deſir lui cauſe, à proportion de ſa violence, une inquiétude qui détermine ſa Volonté, & lui fait entreprendre la pourſuite de ſon choix dans toutes les occaſions qui s’en préſentent. Et ici, nous pouvons voir comment il arrive qu’un homme peut ſe rendre juſtement digne de punition : quoi qu’il ſoit indubitable que dans toutes les actions particulières qu’il veut, il veut néceſſairement ce qu’il juge être bon dans le temps qu’il le veut. Car bien que ſa Volonté ſoit toûjours déterminée à ce que ſon Entendement lui fait juger être bon, cela ne l’excuſe pourtant pas : parce que par un choix précipité qu’il a fait lui-même, il s’eſt impoſé de fauſſes meſures du Bien & du Mal, qui toutes fauſſes & trompeuſes qu’elles ſont, ont autant d’influence ſur toute ſa conduite à venir, que ſi elles étoient juſtes & véritables. Il a corrompu ſon palais, & doit être reſponſable à lui-même de la maladie & de la mort qui s’en enſuit. La Loi éternelle & la nature des choſes ne doit pas être alterée pour être adaptée à ſon choix mal reglé. Si l’abus qu’il a fait de cette Liberté qu’il avoit d’examiner ce qui pourroit ſervir réellement & veritablement ſon bonheur, c’eſt à ſon propre choix qu’il faut en attribuer la cauſe. Il avoit le pouvoir de ſuſpendre la détermination : ce pouvoir lui avoit été donné afin qu’il pût examiner, prendre ſoin de ſa propre felicité, & voir de ne pas ſe tromper ſoi-même : & il ne pouvoit point juger qu’il valût mieux être trompé que de ne l’être pas, dans un point d’une ſi haute importance, & qui le touche de ſi près. Ce que nous avons dit juſqu’ici, peut encore nous faire voir la raiſon pourquoi les Hommes ſe déterminent dans ce Monde à différentes choſes, & recherchent le bonheur par des chemins oppoſez. Mais comme ils ont conſtamment & ſerieuſement les mêmes penſées à l’égard du Bonheur & de la Miſére, il reſte toûjours à examiner, d’où vient que les Hommes préferent ſouvent le pire à ce qui eſt meilleur ; & choiſiſſent ce qui de leur propre aveu, les a rendus miſerables.

§. 57. Pour rendre raiſon de tous les Chemins différens & oppoſez que les Hommes prennent dans ce Monde, quoi que tous aſpirent également au Bonheur, il faut conſiderer d’où naiſſent les diverſes inquiétudes qui déterminent la Volonté au choix de chaque action volontaire.

I.Les Douleurs du Corps. Quelques-unes proviennent de certaines cauſes qui ne ſont pas en notre puiſſance, comme ſont fort ſouvent les Douleurs du Corps, produites par l’indigence, la maladie, ou quelque force extérieure, comme la torture, &c. leſquelles agiſſant actuellement & d’une maniére violente ſur l’Eſprit des hommes, forcent pour l’ordinaire leur volonté, les détournent du chemin de la Vertu, forcent pour l’ordinaire leur volonté, les détournent du chemin de la Vertu, les contraignent d’abandonner le parti de la Piété & de la Religion, & de renoncer à ce qu’ils croyoient auparavant propre à les rendre heureux ; & cela, parce que tout homme ne tâche pas, ou n’eſt pas capable d’exciter en ſoi-même, par la contemplation d’un Bien éloigné & à venir, des déſirs de ce Bien qui ſoient aſſez puiſſans pour contrebalancer l’inquiétude que lui cauſent ces tourmens corporels, & pour conſerver ſa Volonté conſtamment fixée au choix des actions qui conduiſent au Bonheur qu’il attend après cette vie. C’eſt dequoi le Monde nous fournit une infinité d’exemples ; l’on peut trouver dans tous les Païs & dans tous les temps aſſez de preuves de cette commune obſervation « Que la neceſſité entraîne les preuves de cette commune obſervation » hommes à des actions honteuſes, Neceſſitas cogit ad turpia. C’eſt pourquoi nous avons grand ſujet de prier Dieu, ** Matib. VI. Qu’il ne nous induiſe point en tentation.

II.Les Deſirs cauſez par de faux Jugemens. Il y a d’autres inquiétudes qui procedent des deſirs que nous avons d’un Bien abſent, de ſorte que c’eſt de là qu’ils dépendent auſſi bien que du goût que nous en concevons : deux conſiderations qui nous font tomber en divers égaremens ; & toûjours par notre propre faute.

§. 58.Le Jugement préſent que nous faiſons du Bien ou du Mal eſt toûjours droit. J’examinerai, en prémier lieu, les faux jugemens que les Hommes font du Bien & du Mal à venir, par où leurs deſirs ſont ſeduits : car pour ce qui eſt de la félicité & de la miſére préſente, lorſque la reflexion ne va pas plus loin, & que toutes conſéquences ſont entierement miſes à quartier, l’Homme ne choiſit jamais le mal. Il connoit ce qui lui plaît le plus ; & il s’y porte actuellement. Or les choſes conſiderées entant qu’on en jouït actuellement, ſont ce qu’elles ſemblent être : dans ce cas, le bien apparent, & réel n’eſt qu’une ſeule & même choſe. Car la Douleur ou le Plaiſir étant juſtement auſſi considérables qu’on les ſent, & pas d’avantage, le Bien ou le Mal préſent eſt réellement auſſi grand qu’il paroît. Et par conſéquent, ſi chacune de nos Actions étoit renfermée en elle-même, ſans traîner aucune conſéquence après elle, nous ne pourrions jamais nous méprendre dans le choix que nous ferions du Bien : mais infailliblement, nous prendrions toûjours le meilleur parti. Que dans le même temps la peine qui ſuit un honnête travail ſe préſentât à nous d’un côté, & de l’autre la néceſſité de mourrir de faim & de froid, perſonne ne balanceroit à choiſir. Si l’on offroit tout à la fois à un homme le moyen de contenter quelque paſſion préſente, & la jouïſſance actuelle des Délices du Paradis, il n’auroit garde d’héſiter le moins du monde, ou de ſe méprendre dans la détermination de ſon choix.

§. 59. Mais parce que nos Actions volontaires ne produiſent pas juſtement dans le temps de leur éxecution tout le Bonheur & toute la Miſére qui en dépend, mais qu’elles ſont des cauſes antécedentes du Bien & du Mal, qu’elles entraînent après elles & attirent ſur nous après même qu’elles ont ceſſé d’exiſter ; par cette raiſon nos deſirs s’étendent au delà du plaiſir préſent, & nous obligent à jetter les yeux ſur le Bien abſent, ſelon que nous le jugeons néceſſaire pour faire, ou pour augmenter notre Bonheur. C’eſt cette opinion que nous avons de ſa néceſſité qui nous attire à lui ; & ſans cela, un Bien abſent ne nous touche point. Car dans cette petite meſure de capacité que nous éprouvons en nous-mêmes, & à quoi nous ſommes tous accoûtumez, nous ne jouïſſons que d’un ſeul plaiſir à la fois, qui tandis qu’il dure, ſuffit pour nous perſuader que nous ſommes heureux, ſi dans ce même temps nous ſommes degagez de toute inquiétude. C’eſt pourquoi tout Bien qui eſt éloigné, ou même qui nous eſt actuellement offert, ne nous émeut point, parce que l’indolence, & la jouïſſance actuelle de quelque autre Bien ſuffiſant à notre Bonheur préſent, nous ne nous ſoucions pas de courir le hazard du changement, par la raiſon qu’étant contens nous nous croyons déja heureux, ce qui ſuffit : car qui eſt content, eſt heureux. Mais dès que quelque nouvelle inquiétude vient à la traverſe, ce bonheur eſt interrompu ; & nous voilà engagez de nouveau à courir après le Bonheur.

§. 60. Par conſéquent, une des grandes raiſons pourquoi les Hommes ne ſont pas excitez à deſirer le plus grand Bien abſent, c’eſt ce penchant qu’ils ont à conclurre qu’ils peuvent être heureux ſans en jouïr. Car tandis qu’ils ſont préoccupez de cette penſée, les Délices d’un état à venir ne les touchent point : ils ne s’en mettent pas fort en peine, & ne les deſirent que foiblement. Et la Volonté n’étant point déterminée par ces ſortes de deſirs, s’abandonne à la recherche des plaiſirs plus prochains, uniquement appliquée à ſe delivrer de l’inquiétude que lui cauſe alors l’abſence de ces plaiſirs, ou l’envie de les poſſeder. Mais que ces choſes ſe préſentent à l’Homme dans un autre point de vûë ; qu’il voye que la Vertu & la Religion ſont néceſſaires à ſon Bonheur ; qu’il jette les yeux ſur cet état à venir qui doit être accompagné de bonheur ou de miſére ſelon la ſage diſpenſation de Dieu ; & qu’il ſe repréſente ce juſte Juge prêt à rendre à chacun ſelon ſes œuvres, en donnant la Vie éternelle à ceux qui par leur perſeverance à bien faire, cherchent la gloire, l’honneur & l’immortalité, & en répandant ſur l’Ame de tout homme qui ſait le mal les effets de ſon indignation & de ſa fureur, l’affliction & l’angoiſſe ; qu’un homme, dis-je, ſe forme une juſte idée de ce différent état de Bonheur ou de Miſére, deſtiné aux hommes après cette vie ſelon qu’ils ſeront conduits dans ce Monde ; dès-lors les Règles du Bien ou du Mal qui déterminent ſon choix, ſeront tout autres à ſon égard. Car puiſque les plaiſirs & les peines de ce Monde ne peuvent avoir aucune proportion avec le Bonheur éternel ou la Miſére extrême que l’Ame doit ſouffrir après cette vie, un tel homme ne réglera pas les actions qui ſont en ſa puiſſance par rapport aux plaiſirs paſſagers ou à la douleur dont elles ſont accompagnées ou ſuivies ici-bas, mais ſelon qu’elles peuvent contribuer à lui aſſûrer la poſſeſſion de cette parfaite & éternel félicité qu’il attend après cette vie.

§. 61.Idée plus particuliére des faux Jugemens des Hommes. Mais pour rendre plus particulierement raiſon de la Miſére où les Hommes ſe précipitent ſouvent d’eux-mêmes, quoi qu’ils recherchent tous le Bonheur avec une entiére ſincerité, il faut conſiderer comme les choſes viennent à être repréſentées à nos Deſirs ſous des apparences trompeuſes, ce qui vient du faux Jugement que nous portons de ces choſes. Et pour voir juſqu’où cela s’étend, & quelles ſont les cauſes de ces faux Jugemens, il faut ſe reſſouvenir que les choſes ſont jugées bonnes ou mauvaiſes en deux ſens.

Prémiérement, ce qui eſt proprement bon ou mauvais, n’eſt autre choſe que le Plaiſir ou la Douleur : & en ſecond lieu, comme ce qui eſt le propre objet de nos deſirs, & qui eſt capable de toucher une Créature doûée de prévoyance, n’eſt pas ſeulement la ſatisfaction & la douleur préſente, mais encore ce qui par ſon efficace ou par ſes ſuites eſt propre à produire ces ſentimens en nous, à une certaine diſtance de temps, on conſidére auſſi comme bonnes & mauvaiſes les choſes qui ſont ſuivies de Plaiſir & de Douleur.

§. 62. Le faux Jugement qui nous ſeduit, & qui détermine ſouvent la Volonté au plus méchant parti, conſiſte à faire une mauvaiſe évaluation ſur les diverſes comparaiſons du Bien & du Mal conſiderez dans les choſes capables de nous cauſer du plaiſir & de la douleur. Le faux Jugement dont je parle en cet endroit, n’eſt pas ce qu’un homme peut penſer de la détermination d’un autre homme, mais ce que chacun doit confeſſer en ſoi-même être déraiſonnable. Car après avoir poſé pour fondement indubitable, Que tout Etre Intelligent cherche réellement le Bonheur, qui conſiſte dans la jouïſſance du Plaiſir ſans aucun mélange conſiderable d’inquiétude, il eſt impoſſible que perſonne pût rendre volontairement ſa condition malheureuſe, ou négliger une qui ſeroit en ſon pouvoir & contribueroit à ſa propre ſatisfaction & à l’accompliſſement de ſon bonheur, s’il n’y étoit porté par un faux Jugement. Je ne prétens point parler ici de ces ſortes de mépriſes qui font ſuites d’une erreur invincible, & qui méritent à peine le nom de faux Jugement : je ne parle que de ce faux Jugement qui eſt tel par la propre confeſſion que chaque Homme en doit faire en lui-même.

§. 63.I. Faux Jugement dans la comparaiſon du préſent & de l’avenir.
* Voyez ci-deſſus. §. 58. pag. 210.
Prémiérement donc, pour ce qui eſt du Plaiſir & de la Douleur que nous ſentons actuellement, l’Ame ne ſe méprend jamais dans le jugement qu’elle fait du Bien ou du Mal réel, comme * nous avons déjà dit ; car ce qui eſt le plus grand plaiſir, ou la plus grande douleur, eſt juſtement tel qu’il paroît. Mais quoi que la différence & les degrez du Plaiſir préſent & de la Douleur préſente ſoient ſi viſibles qu’on ne puiſſe s’y méprendre, cependant lorſque nous comparons ce Plaiſir ou cette Douleur avec un Plaiſir ou une Douleur à venir, (& c’eſt pour l’ordinaire ſur cela que roulent les plus importantes déterminations de la Volonté) nous faiſons ſouvent de faux Jugemens, en ce que nous meſurons ces deux ſortes de plaiſirs & de douleurs par la différente diſtance où elles ſe trouvent à notre égard. Comme les Objets qui ſont près de nous, paſſent aiſément pour être plus grands que d’autres d’une plus vaſte circonférence qui ſont plus éloignez, de même à l’égard des Biens & des Maux, le préſent prend ordinairement le deſſus ; & dans la comparaiſon ceux qui ſont éloignez, ont toûjours du desavantage. Ainſi la plûpart des Hommes, ſemblables à des héritiers prodigues, ſont portez à croire qu’un petit Bien préſent eſt préferable à de grands Biens à venir ; de ſorte que la poſſeſſion préſente de peu de choſe ils renoncent à un grand héritage qui ne pourroit leur manquer. Or, que ce ſoit là un faux Jugement, chacun doit le reconnoître, en quoi que ce ſoit qu’il faſſe conſiſter ſon plaiſir, parce que ce qui eſt à venir, doit certainement devenir préſent un jour ; & alors ayant le même avantage de proximité, il ſe fera voir dans ſa juſte grandeur & mettra en jour la prévention déraiſonnable de celui qui a jugé de ſon prix par des meſures inégales. Si dans le même moment qu’un homme prend un verre en main, ([53]) le plaiſir qu’il trouve à boire étoit accompagné de cette douleur de tête & de ces maux d’eſtomac qui ne manquent pas d’arriver à certaines gens, peu d’heures après qu’ils ont trop bû, je ne croi pas que jamais perſonne voulût à ces conditions goûter du vin du bout des lèvres, quelque plaiſir qu’il prît à en boire ; & cependant, ce même homme ſe remplit tous les jours cette dangereuſe liqueur, uniquement déterminé à choiſir le plus mauvais par la ſeule illuſion que lui fait une petite différence de temps. Mais ſi le Plaiſir ou la Douleur diminuë ſi fort par le ſeul éloignement de peu d’heures, à combien plus forte raiſon une plus grande diſtance produira-t-elle le même effet dans l’Eſprit d’un homme qui ne fait point, par un juſte examen de la choſe même, ce que le temps l’obligera de faire en la lui mettant actuellement devant les yeux, c’eſt-à-dire qui ne la conſidére pas comme préſente pour en connoître au juſte les véritables dimenſions ? C’eſt ainſi que nous nous trompons ordinairement nous-mêmes par rapport au Plaiſir & à la Douleur conſidérez en eux-mêmes, ou par rapport aux véritables dégrez de Bonheur ou de Miſére que les choſes ſont capables de produire. Car ce qui eſt à venir perdant la juſte proportion à notre égard, nous préferons le préſent comme plus conſiderable. Je ne parle point ici de ce faux Jugement par lequel ce qui eſt abſent n’eſt pas ſeulement diminué, mais tout-à-fait anéanti dans l’Eſprit des hommes ; quand ils jouïſſent de tout ce qu’ils peuvent obtenir pour le préſent, & s’en mettent en poſſeſſion, concluant fauſſement qu’il n’en arrivera aucun mal : car cela n’eſt pas fondé ſur la comparaiſon qu’on peut faire de la grandeur d’un Bien & d’un Mal à venir, dequoi nous parlons préſentement, mais ſur une autre eſpèce de faux Jugement qui regarde le Bien ou le Mal conſidérez comme la cauſe & l’occaſion du plaiſir & de la douleur qui en doit provenir.

§. 64.Quelles en ſont les cauſes. C’eſt, ce me ſemble, la foible & étroite capacité de notre Eſprit qui eſt la cauſe des Faux Jugemens que nous faiſons en comparant le Plaiſir préſent ou la Douleur préſente avec un Plaiſir ou une Douleur à venir. Nous ne ſaurions bien jouïr de deux plaiſirs à la fois ; & moins encore pouvons-nous guere jouïr d’aucun plaiſir dans le temps que nous ſommes obſedez par la Douleur. Le plaiſir préſent, s’il n’eſt extrémement foible, juſqu’à n’être preſque rien du tout, remplit l’étroite capacité de notre Ame ; & par-là s’empare de toute notre Eſprit en ſorte qu’il y laiſſe à peine aucune penſée de choſes abſentes. Ou ſi parmi nos Plaiſirs il s’en trouve quelques-uns qui ne nous frappent point aſſez vivement pour nous détourner de la conſideration des choſes éloignées, nous avons pourtant une telle averſion pour la Douleur, qu’une petite douleur éteint tous nos plaiſirs. Un peu d’amertume mêlée dans la coupe, nous empêche d’en goûter la douceur ; & de là vient que nous deſirons à quelque prix que ce ſoit d’être délivrez du Mal préſent, que nous ſommes portez à croire plus rude que tout autre Mal abſent ; parce qu’au milieu de la Douleur qui nous preſſe actuellement, nous ne nous trouvons capables d’aucun dégré de Bonheur. Les plaintes qu’on entend faire tous les jours aux Hommes, en ſont une bonne preuve, car le Mal que chacun ſent actuellement, eſt toûjours le plus rude de tous, témoin ces cris qu’on entend ſortir ordinairement de la bouche de ceux qui ſouffrent, Ah ! toute autre douleur plûtôt que celle-ci : Rien ne peut être plus inſupportable que ce que j’endure préſentement. C’eſt pour cela que nous employons tous nos efforts & toutes nos penſées à nous délivrer avant toutes choſes du Mal préſent, conſiderans cette délivrance comme la prémiére condition abſolument néceſſaire pour nous rendre heureux, quoi qu’il en puiſſe arriver. Dans le fort de la paſſion, nous nous figurons que rien ne peut ſurpaſſer, ou preſque égaler l’inquiétude qui nous preſſe ſi violemment. Et parce que l’abſtinence d’un plaiſir préſent qui s’offre à nous, eſt une douleur, & qui même eſt ſouvent très-aiguë, à cauſe de la violence du déſir qui eſt enflammé par la proximité & par les attraits de l’Objet, il ne faut pas s’étonner qu’un ſentiment agiſſe de la même maniere que la douleur, qu’il diminuë dans notre Eſprit l’idée de ce qui eſt à venir ; & que par conſéquent il nous force, pour ainſi dire, à l’embraſſer aveuglément.

§. 65. Ajoûtez à cela, qu’un Bien abſent, ou ce qui eſt la même choſe, un plaiſir à venir, & ſur tout, s’il eſt d’une eſpèce de plaiſirs qui nous ſoient inconnus, eſt rarement capable de contrebalancer une inquiétude cauſée par une douleur, ou un deſir actuellement préſent. Car la grandeur de ce plaiſir ne pouvant s’étendre au delà du goût qu’on en recevera réellement quand on en aura la jouïſſance, les Hommes ont aſſez de penchant à diminuër ce plaiſir à venir, pour lui faire ceder la place à quelque deſir préſent, & à conclurre en eux-mêmes, que quand on en viendroit à l’épreuve il ne répondroit peut-être pas à l’idée qu’on en donne, ni à l’opinion qu’on en a généralement, ayant ſouvent trouvé par leur propre expérience que non ſeulement les plaiſirs que d’autres ont exalté, leur ont paru fort inſipides, mais que ce qui leur a cauſé à eux-mêmes beaucoup de plaiſir dans un temps, les a choquez & leur a déplu dans un autre ; & qu’ainſi ils ne voyent rien dans ce Bien à venir pourquoi ils devroient renoncer à un plaiſir qui s’offre actuellement à eux. Mais que cette maniére de juger ſoit déraiſonnable, étant appliquée au Bonheur que Dieu nous promet après cette vie, c’eſt ce qu’ils ne ſauroient s’empêcher de reconnoître, à moins qu’ils ne diſent que Dieu ne ſauroit rendre heureux ceux qu’il a deſſein de rendre tels effectivement. Car comme c’eſt là ce qu’il propoſe en les mettant dans l’état du bonheur, il faut néceſſairement que cet état convienne à chacun de ceux qui y auront part ; de ſorte que ſuppoſé que leurs goûts ſoient là auſſi différens qu’ils ſont ici-bas, cette Manne céleſte conviendra au palais de chacun d’eux. En voilà aſſez ſur le ſujet des Faux Jugemens que nous faiſons du Plaiſir & de la Douleur, à les conſiderer comme préſens & à venir, lorsque les comparant enſemble, on regarde ce qui eſt abſent, comme à venir.

§. 66.II. Faux Jugemens qu’on fait du Bien ou du Mal, conſiderez dans leurs conſéquences. Pour ce qui eſt, en ſecond lieu, des choſes bonnes ou mauvaiſes dans leurs conſéquences, & par l’aptitude qu’elles ont à nous procurer du Bien ou du Mal à l’avenir, nous en jugeons fauſſement en différentes maniéres.

1. Lorsque nous jugeons que ces choſes ne ſont pas capables de nous faire réellement autant de mal qu’elles le font effectivement.

2. Lorsque nous jugeons, que, bien que les conſéquences en ſoient fort importantes, elles ne ſont pourtant pas ſi certaines que le contraire ne puiſſe arriver, ou du moins qu’on ne puiſſe en éviter l’effet d’une maniére ou d’autre, comme par induſtrie, par addreſſe, par un changement de conduite, par la repentance, &c. Il ſeroit aiſé de montrer en détail que ce ſont là tout autant de Jugemens déraiſonnables, ſi je les voulois examiner au long un par un ; mais je me contenterai de remarquer en général, que c’eſt agir directement contre la Raiſon que de hazarder un plus grand Bien pour un plus petit, ſur des conjectures incertaines, & avant que d’être entré dans un juste examen, proportionné à l’importance de la choſe, & à l’intérêt que nous avons de ne pas nous méprendre. C’eſt, à mon avis, ce que chacun eſt obligé d’avoûer, & ſur-tout, s’il conſidere les cauſes ordinaires de ce faux Jugement, dont voici quelques-unes.

§. 67.Quelles ſont les cauſes de cette eſpèce de faux jugement. I. Prémiérement, l’Ignorance ; car celui qui juge ſans s’inſtruire autant qu’il en eſt capable, ne peut s’exempter de mal juger.

II. La ſeconde est l’Inadvertance ; lorsqu’un homme ne fait aucune reflexion ſur cela même dont il eſt inſtruit. C’eſt une ignorance affectée & préſente qui ſéduit le Jugement autant que l’autre. Juger, c’eſt, pour ainſi dire, balancer un compte, & déterminer de que côté eſt la différence. Si donc on aſſemble confuſement & à la hâte l’un des côtez, & qu’on laiſſe échapper par négligence pluſieurs ſommes qui doivent faire partie du compte, cette précipitation ne produit pas moins de faux Jugemens, qu’une parfaite ignorance. Or la cauſe la plus ordinaire de ce défaut, c’eſt la force prédominante de quelque ſentiment préſent de plaiſir ou de douleur, augmentée par notre Nature foible & paſſionnée, ſur qui le préſent fait de ſi fortes impreſſions. L’entendement & la Raiſon nous ont été donnez pour arrêter cette précipitation, ſi nous en voulons faire un bon uſage, en conſiderant les choſes en elles-mêmes, & jugeant alors ſur ce que nous aurons vû. L’Entendement ſans Liberté ne ſeroit d’aucun uſage, & la Liberté ſans l’Entendement (ſuppoſé que cela pût être) ne ſignifieroit rien. Si un homme voit ce qui peut lui faire du bien ou du mal, ce qui peut le rendre heureux ou malheureux, mais que du reſte il ne ſoit pas capable de faire un pas pour s’avancer vers l’un, ou s’éloigner de l’autre, en eſt-il mieux pour avoir l’uſage de la vûë ? Et celui qui a la liberté de courir çà & là dans une obſcurité, ne retire pas plus d’avantage de cette eſpèce de liberté, que s’il étoit balotté au gré du vent comme ces bouteilles qui ſe forment ſur la ſurface de l’Eau ? Si l’on eſt entrainé par une impulſion aveugle ; que l’impulſion vienne de dedans, ou de dehors, la différence n’eſt pas fort grande. Ainſi le prémier & le plus grand uſage de la Liberté conſiſte à reprimer ces précipitations aveugles, & ſa principale occupation doit être de s’arrêter, d’ouvrir les yeux, de regarder autour de ſoi, & de pénétrer dans les conſéquences de ce qu’on va faire autant que l’importance de la matiére le requiert. Je n’entrerai point ici dans un plus grand examen pour faire voir combien la pareſſe, la négligence, la paſſion, l’emportement, le poids de la coûtume, ou des habitudes qu’on a contractées, contribuent ordinairement à produire ces faux Jugemens. Je me contenterai d’ajoûter un autre faux Jugement dont je croi qu’il eſt néceſſaire de parler, parce qu’on n’y fait peut-être pas beaucoup de reflexion, quoi qu’il ait une grande influence ſur la conduite des hommes.

§. 68.Nous jugeons mal de ce qui eſt néceſſaire à notre bonheur. Tous les hommes deſirent d’être heureux, cela eſt inconteſtable : mais, comme nous avons déja remarqué, lorſqu’ils ſont exempts de douleur, ils ſont ſujets à prendre le prémier plaiſir qui leur vient ſous la main, ou que la coûtume leur a rendu agréable, & à en reſter ſatiſfaits : de ſorte qu’étant heureux, juſqu’à ce que quelque nouveau deſir les rendant inquiets vienne troubler cette félicité, & leur faire ſentir qu’ils ne ſont point heureux, ils ne regardent pas plus loin, leur volonté ne ſe trouvant déterminée à aucune action qui les porte à la recherche de quelque autre Bien connu, ou apparent. Comme nous ſommes convaincus par expérience, que nous ne ſaurions jouïr de tous ſorte de Biens, mais que la poſſeſſion de l’un exclut la jouïſſance de l’autre, nous ne fixons point nos deſirs ſur chaque Bien qui paroît le plus excellent, à moins que nous ne le jugions néceſſaire à notre Bonheur ; de ſorte que, ſi nous croyons pouvoir être heureux ſans en jouïr, il ne nous touche point. C’eſt encore là une occaſion aux hommes de mal juger, lorsqu’ils ne regardent pas comme néceſſaire à leur Bonheur ce qui l’eſt effectivement : Erreur qui nous ſéduit, & par rapport au choix du Bien que nous avons en vûë, & fort ſouvent par rapport aux moyens que nous employons pour l’obtenir, lorsque c’eſt un Bien éloigné. Mais de quelque maniére que nous nous trompions, ſoit en mettant notre bonheur où dans le fond il ne ſauroit conſiſter, ſoit en négligeant d’employer les moyens néceſſaires pour nous y conduire, comme s’ils n’y pouvoient ſervir de rien ; il eſt hors de doute que quiconque manque ſon principal but, qui eſt ſa propre félicité, doit reconnoître qu’il n’a pas jugé droitement. Ce qui contribuë à cette Erreur, c’eſt le désagrément, réel ou ſuppoſé, des actions qui conduiſent au Bonheur : car les hommes s’imaginent qu’il eſt ſi fort contre l’ordre de ſe rendre malheureux ſoi-même pour parvenir au Bonheur, qu’ils ont beaucoup de peine à s’y réſoudre.

§. 69.Nous pouvons changer l’agrément ou le desagrément que nous trouvons dans les choſes. Ainſi, la derniére choſe qui reſte à examiner ſur cette matiére c’eſt, s’il eſt au pouvoir d’un homme de changer l’agrément ou le desagrément qui accompagne quelque action particuliére ? & il eſt viſible qu’on peut le faire en pluſieurs rencontres. Les Hommes peuvent & doivent corriger leur palais, & ſe faire du goût pour des choſes qui ne lui conviennent point, ou qu’ils suppoſent ne lui pas convenir. Le Goût de l’Ame n’eſt pas moins divers que celui du Corps, & l’on peut y faire des changemens tout auſſi bien qu’à ce dernier. C’eſt une erreur de s’imaginer, que les Hommes ne ſauroient changer leurs inclinations jusqu’à trouver du plaiſir dans des actions pour lesquelles ils ont du dégoût & de l’indifférence, s’ils veulent s’y appliquer de tout leur pouvoir. En certains cas un juſte examen de la choſe produira ce changement ; & dans la plûpart, la pratique, l’application & la coûtume feront le même effet. Quoi qu’on ait ouï dire que le Pain ou le Tabac ſont utiles à la ſanté, on peut en négliger l’uſage à cauſe de l’indifférence ou du dégoût qu’on a pour ces deux choſes : mais la Raiſon & la reflexion venant à nous les rendre recommandables, on commence à en faire l’épreuve ; & l’uſage ou la coûtume nous les fait trouver agréables. Il eſt certain qu’il en eſt de même à l’égard de la Vertu. Les Actions ſont agréables ou desagréables, conſiderées en elles-mêmes, ou comme des moyens pour arriver à une fin plus excellente & plus deſirable. Qu’un homme mange d’une viande bien aſſaiſonnée & tout-à-fait à ſon goût, ſon Ame peut être touchée du plaiſir même qu’il trouve en mangeant, ſons avoir égard à aucune autre fin : mais la conſidération du plaiſir que donne la ſanté & la force du Corps, à quoi cette viande contribuë, peut y ajoûter un nouveau goût, capable de nous faire avaler une potion fort desagréable. A ce dernier égard, une action ne devient plus ou moins agréable que par la conſidération de la fin qu’on ſe propoſe, & par la perſuaſion plus ou moins forte où l’on eſt, que cette action y conduit, ou qu’elle a une liaiſon néceſſaire avec elle. Pour ce qui eſt du plaiſir qui ſe trouve dans l’Action même, il s’acquiert ou s’augmente beaucoup plus par l’uſage & par la pratique. En effet l’expérience nous rend ſouvent agréable ce que nous regardions de loin avec averſion, & nous fait aimer, par la repetition des mêmes actes, ce qui peut-être nous avoit déplû au prémier eſſai. Les habitudes ſont de puiſſans charmes, & attachent un ſi grand plaiſir à ce que nous nous accoûtumons de faire, que nous ne ſaurions nous en abſtenir, ou du moins omettre ſans inquiétude les Actions qu’une pratique habituelle nous a renduës propres & familiéres, & par même moyen recommandables. Quoi que cela ſoit de la derniére évidence, & que chacun ſoit convaincu par ſa propre expérience, qu’il en peut venir là ; c’eſt néanmoins un Devoir que les Hommes negligent ſi fort dans la conduite qu’ils tiennent par rapport au Bonheur, qu’on regardera peut-être comme un Paradoxe ſi je dis, que les hommes peuvent faire que des choſes ou des actions leur ſoient plus ou moins agréables, & par-là remedier à cette dispoſition d’eſprit, à laquelle on peut juſtement attribuer une grande partie de leurs égaremens. La Mode & les Opinions communément reçuës ayant une fois établi de fauſſes notions dans le Monde, & l’Education & la Coûtume ayant formé de mauvaiſes habitudes, on perd enfin l’idée du juſte prix des choſes, & le goût des hommes ſe corrompt entierement. Il faudroit donc prendre la peine de rectifier ce goût & de contracter des habitudes oppoſées qui puſſent changer nos Plaiſirs, & nous faire aimer ce qui eſt néceſſaire, ou qui peut contribuer à notre félicité. Chacun doit avoûër que c’eſt là ce qu’il peut faire ; & quand un jour ayant perdu le Bonheur, il ſe verra en proye à la Miſère, il confeſſera qu’il a eû tort de le négliger, & ſe condamnera lui-même pour cela. Je demande à chacun en particulier s’il ne lui eſt pas ſouvent arrivé de ſe reconnoitre coupable à cet égard.

§. 70.Préferer le Vice à la Vertu, c’eſt viſiblement mal juger. Je ne m’étendrai pas préſentement davantage ſur les faux Jugemens des Hommes, ni ſur leur négligence à l’égard de ce qui eſt en leur pouvoir : deux grandes ſources des égaremens où ils ſe précipitent malheureuſement eux-mêmes. Cet examen pourroit fournir la matiére d’un Volume ; & ce n’eſt pas mon affaire d’entrer dans une telle discuſſion. Mais quelque fauſſes que ſoient les notions des hommes, ou quelque honteuſe que ſoit leur négligence à l’égard de ce qui eſt en leur pouvoir ; & de quelque maniére que ces fauſſes notions & cette négligence contribuent à les mettre hors du chemin du Bonheur, & à leur faire prendre toutes ces différentes routes où nous les voyons engagez, il eſt pourtant certain que la Morale établie ſur ſes véritables fondemens ne peut que déterminer à la Vertu le choix de quiconque voudra prendre la peine d’examiner ſes propres actions : & celui qui n’eſt pas raiſonnable juſques à ſe faire une affaire de reflêchir ſerieuſement ſur un Bonheur & un Malheur infini, qui peut arriver après cette vie, doit ſe condamner lui-même, comme ne faiſant pas l’uſage qu’il doit de ſon Entendement. Les récompenſes & les peines d’une autre Vie que Dieu a établies pour donner plus de force à ſes Loix, ſont d’une aſſez grande importance pour déterminer notre choix, contre tous les Biens, ou tous les Maux de cette Vie, lors même qu’on ne conſidere le Bonheur ou le Malheur à venir que comme poſſible ; dequoi perſonne ne peut douter. Quiconque, dis-je, conviendra qu’un Bonheur excellent & infini eſt une ſuite poſſible de la bonne vie qu’on aura menée ſur la Terre, & un État oppoſé la récompenſe poſſible d’une conduite déréglée, un tel homme doit néceſſairement avoûër qu’il juge très-mal, s’il ne conclut pas de là, qu’une bonne vie jointe à l’eſperance d’une éternelle félicité qui peut arriver, eſt préferable à une mauvaiſe vie, accompagnée de la crainte d’une miſere affreuſe dans laquelle il eſt fort poſſible que le Méchant ſe trouve un jour enveloppé, ou pour le moins, de l’épouvantable & incertaine eſpérance d’être annihilé. Tout cela eſt de la derniére évidence, ſuppoſé même que les gens de bien n’euſſent que des maux à eſſuyer dans ce Monde, & que les Méchans y jouïſſent d’une perpétuelle félicité, ce qui pour l’ordinaire prend un tour ſi oppoſé que les Méchans n’ont pas grand ſujet de ſe glorifier de la différence de leur État, par rapport même aux Biens dont ils jouïſſent actuellement ; ou plûtôt, qu’à bien conſiderer toutes choſes, ils ſont, à mon avis, les plus mal-partagez, même dans cette vie. Mais lorsqu’on met en balance un Bonheur infini avec une infinie Miſère, ſi le pis qui puiſſe arriver à l’Homme de bien, ſuppoſé qu’il ſe trompe, eſt le plus grand avantage que le Méchant puiſſe obtenir, au cas qu’il vienne à rencontrer juſte, qui eſt l’homme qui peut en courir le hazard, s’il n’a tout-à-fait perdu l’Eſprit ? Qui pourroit, dis-je, être aſſez fou pour réſoudre en ſoi-même de s’expoſer à un danger poſſible d’être infiniment malheureux, on ſorte qu’il n’y aît rien à gagner pour lui que le pur néant, s’il vient à échapper à ce danger ? L’homme de bien, au contraire, hazarde le néant contre un Bonheur infini dont il doit jouïr au cas que le ſuccès ſuive ſon attende. Si ſon eſpérance ſe trouve bien fondée, il eſt éternellement heureux ; & s’il ſe trompe, il n’eſt pas malheureux, il ne ſent rien. D’un autre côté, ſi le Méchant a raiſon, il n’eſt pas heureux, & s’il ſe trompe, il eſt infiniment miſerable. N’eſt-ce pas un des plus viſibles déréglemens d’eſprit où les hommes puiſſent tomber, que de ne pas voir du prémier coup d’œuil quel parti doit être préferé dans cette rencontre ? J’ai évité de rien dire de la certitude ou de la probabilité d’un État à venir ; parce que je n’ai d’autre deſſein en cet endroit que de montrer le faux Jugement dont chacun doit ſe reconnoître coupable ſelon ſes propres Principes, quels qu’ils puiſſent être, lorsque pour quelque conſidération que ce ſoit il s’abandonne aux courtes voluptez d’une vie déreglée, dans le temps qu’il fait d’une maniere à n’en pouvoir douter, qu’une Vie après celle-ci eſt, tout au moins, une choſe poſſible.

§. 71. Pour conclurre cette diſcuſſion ſur la Liberté de l’Homme, je ne puis m’empêcher de dire, que la prémiére fois que ce Livre vit le jour, je commençai à craindre qu’il n’y eût quelque mépriſe dans ce Chapitre tel qu’il étoit alors. Un de mes Amis eût la même penſée après la publication de l’Ouvrage, quoi qu’il ne pût m’indiquer préciſement ce qui lui étoit ſuſpect. C’eſt ce qui m’obligea à revoir ce Chapitre avec plus d’exactitude ; & ayant jetté par hazard les yeux ſur une mépriſe preſque imperceptible que j’avois faite en mettant un mot pour un autre, ce qui ne ſembloit être d’aucune conſéquence, cette découverte me donna les nouvelles ouvertures que je ſoûmets préſentement au jugement des Savans, & dont voici l’abregé. La Liberté eſt une puiſſance d’agir ou de ne pas agir, ſelon que notre Eſprit ſe détermine à l’un ou à l’autre. Le pouvoir de diriger les Facultez Opératives au mouvement ou au repos dans les cas particuliers, c’eſt ce que nous appelons la Volonté. Ce qui dans le cours de nos Actions volontaires détermine la Volonté à quelque changement d’opération, eſt quelque inquiétude préſente, qui conſiſte dans le Deſir ou qui du moins en eſt toûjours accompagnée. Le Deſir eſt toûjours excité par le Mal en vûë de le fuir ; parce qu’une totale exemption de douleur fait toûjours une partie néceſſaire de notre Félicité. Mais chaque Bien, ni même chaque Bien plus excellent n’émeut pas conſtamment le Deſir, parce qu’il peut ne pas faire, ou n’être pas conſideré comme faiſant une partie néceſſaire de notre Bonheur : car tout ce que nous deſirons, c’eſt uniquement d’être heureux. Mais quoi que ce Deſir général d’être heureux agiſſe conſtamment & invariablement dans l’Homme, nous pouvons ſuſpendre la ſatisfaction de chaque deſir particulier, & empêcher qu’il ne détermine la Volonté à faire quoi que ce ſoit qui tende à cette ſatisfaction, jusqu’à ce que nous ayions examiné mûrement, ſi le Bien particulier qui ſe montre à nous & que nous deſirons dans ce temps-là, fait partie de notre Bonheur réel, ou bien s’il y eſt contraire, ou non. Le reſultat de notre Jugement en conſéquence de cet examen, c’eſt ce qui, pour ainſi dire, détermine en dernier reſſort l’Homme, qui ne ſauroit être Libre, ſi ſa Volonté étoit déterminée par autre choſe que par ſon propre Deſir guidé par ſon propre Jugement.

Je ſai que certaines gens font conſiſter la Liberté dans une certaine Indifférence de l’Homme, antecedente à la détermination de ſa Volonté. Je ſouhaiterois que ceux qui font tant de fond ſur cette indifférence antecedente, comme ils parlent, nous euſſent dit nettement ſi cette indifférence antecedente, comme ils parlent, nous euſſent dit nettement ſi cette indifférence qu’ils ſuppoſent, précede la connoiſſance & le jugement de l’Entendement, auſſi bien que la détermination de la Volonté ; car il eſt bien malaiſé de la placer entre ces deux termes, je veux dire immédiatement après le jugement de l’Entendement & avant la détermination de la Volonté, parce que la détermination de la Volonté ſuit immédiatement le jugement de l’Entendement : & d’ailleurs, placer la Liberté dans une Indifférence qui précede la penſée & le jugement de l’Entendement, c’eſt, ce me ſemble, faire conſiſter la Liberté dans un état de ténèbres où l’on ne peut ni voir ni dire ce que c’eſt : C’eſt du moins la placer dans un ſujet incapable de Liberté, nul Agent n’étant jugé capable de Liberté qu’en conſéquence de la penſée & du jugement qu’on reconnoît en lui. Comme je ne ſuis pas délicat en fait d’expreſſions, je conſens à dire avec ceux qui aiment à parler ainſi, que la Liberté conſiſte dans l’Indifférence ; mais dans une Indifférence qui reſte après le Jugement de l’Entendement, & même après la détermination de la Volonté : ce qui n’eſt pas une Indifférence de l’Homme, (car après que l’Homme a une fois jugé ce qu’il eſt meilleur de faire ou de ne pas faire, il n’eſt plus indifférent) mais une Indifférence des Puiſſances actives ou opératives de l’Homme, lesquelles demeurant tout autant capables d’agir ou de ne pas agir, après qu’avant la détermination de la Volonté, ſont dans un état qu’on peut appeller Indifférence, ſi l’on veut : & auſſi loin que cette Indifférence s’étend, jusque-là l’Homme eſt libre, & non au delà. Par exemple, j’ai la puiſſance de mouvoir ma main, ou de la laiſſer en repos : cette faculté opérative eſt indifférente au mouvement & au repos de ma main : je ſuis libre à cet égard. Ma Volonté vient-elle à déterminer cette puiſſance opérative au repos : je ſuis encore libre, parce que l’indifférence de cette puiſſance opérative qui eſt en moi d’agir ou de ne pas agir reſte encore ; la puiſſance de mouvoir ma main n’étant nullement diminuée par la détermination de ma Volonté qui à préſent ordonne le repos. L’indifférence de cette puiſſance à agir ou à ne pas agir, eſt toute telle qu’elle étoit auparavant, comme il paroîtra ſi la Volonté veut en faire l’épreuve en ordonnant le contraire. Mais ſi pendant le temps que ma main eſt en repos, elle vient à être ſaiſie d’une ſoudaine paralyſie, l’indifférence de cette Puiſſance opérative eſt détruite, & ma Liberté avec elle : je n’ai plus de liberté à cet égard, mais je ſuis dans la néceſſité de laiſſer ma main en repos. D’un autre côté ſi ma main eſt miſe en mouvement par une convulſion, l’indifférence de cette faculté opérative s’évanouït, & en ce cas-là ma Liberté eſt détruite, parce que je ſuis dans la néceſſité de laiſſer mouvoir ma main. J’ai ajoûté ceci pour faire voir dans quelle ſorte d’Indifférence il me paroit que la Liberté conſiſte préciſément, & qu’elle ne peut conſiſter dans aucune autre, réelle ou imaginaire.

§.72. Il eſt d’une ſi grande importance d’avoir de véritables notions ſur la nature & l’étenduë de la Liberté, que j’eſpere qu’on me pardonnera cette Digreſſion où m’a engagé le deſir d’éclaircir une matiére ſi abſurde. Les Idées de Volonté, de Volition, de Liberté & de Néceſſité ſe préſentoient naturellement dans ces choſes dans la prémiére Edition de cet Ouvrage, ſuivant les lumiéres que j’avois alors ; mais en qualité d’amateur ſincére de la Vérité qui n’adore nullement ſes propres conceptions, j’avoûë que j’ai fait quelque changement dans mon opinion, croyant y être ſuffiſamment autoriſé par des raiſons que j’ai découvertes depuis la prémiére publication de ce Livre. Dans ce que j’écrivis d’abord, je ſuivis avec une entiére indifférence la Vérité, où je croyois qu’elle me conduiſoit. Mais comme je ne ſuis pas aſſez vain pour prétendre à l’Infaillibilité, ni ſi entêté d’un faux honneur que je veuille cacher mes fautes de peur de ternir ma reputation, je n’ai pas eu honte de publier, dans le même deſſein de ſuivre ſincerement la Vérité, ce qu’une recherche plus exacte m’a fait connoître. Il pourra bien arriver, que certaines gens croiront mes prémiéres penſées plus juſtes ; que d’autres, comme j’en ai déja trouvé, approuveront les derniéres ; & que quelques-uns ne trouveront ni les unes ni les autres à leur gré. Je ne ferai nullement ſurpris d’une telle diverſité de ſentimens ; parce que c’eſt une choſe aſſez rare parmi les hommes que de raiſonner ſans aucune prévention ſur des points controverſez, & que d’ailleurs il n’eſt pas fort aiſé de faire des déductions exactes dans des ſujets abſtraits ; & ſur tout lorſqu’elles ſont de quelque étenduë. C’eſt pourquoi je me croirai fort redevable à quiconque voudra prendre la peine d’éclaircir ſincerement les difficultez qui peuvent reſter dans cette matiére de la Liberté, ſoit en raiſonnant ſur les fondemens que je viens de poſer, ou ſur quelque autre que ce ſoit. Du reſte, avant que de finir ce Chapitre, je croi que, pour avoir des Idées plus diſtinctes de la Puiſſance, il ne ſera ni hors de propos ni inutile de prendre une plus exacte connoiſſance de ce qu’on nomme Action. J’ai déja dit ** Pag 180. §. 4. au commencement de ce Chapitre, qu’il n’y a que deux ſortes d’Actions dont nous ayions d’idées, ſavoir, le Mouvement & la Penſée. Or quoi qu’on donne à ces deux choſes le nom d’Action, & qu’on les conſidére comme telles, on trouvera pourtant, à les conſiderer de près, que cette Qualité ne leur convient pas toûjours parfaitement. Et ſi je ne me trompe, il y a des exemples de ces deux eſpèces de choſes, qu’on reconnoîtra, après les avoir examinées exactement, pour des Paſſions plûtôt que pour des Actions, & par conſéquent, pour de ſimples effets de puiſſances paſſives dans des ſujets qui pourtant paſſent à leur occaſion pour véritables Agents. Car dans ces exemples, la Subſtance en qui ſe trouve le mouvement ou la penſée, reçoit purement de dehors l’impreſſion par où l’action lui eſt communiquée ; & ainſi, elle n’agit que par la ſeule capacité qu’elle a de recevoir une telle impreſſion de la part de quelque Agent extérieur ; de ſorte qu’en ce cas-là, la Puiſſance n’eſt pas proprement dans le ſujet une Puiſſance active, mais une pure capacité paſſive. Quelquefois, la Subſtance ou l’Agent ſe met en action par ſa propre puiſſance, & c’eſt là proprement une Puiſſance active. On appelle Action, toute modification qui ſe trouve dans une Subſtance par laquelle modification cette Subſtance produit quelque effet ; par exemple, qu’une Subſtance ſolide agiſſe par le moyen du mouvement ſur les Idées ſenſibles de quelque autre Subſtance, ou y cauſe quelque alteration, nous donnons à cette modification du mouvement le nom d’Action. Cependant, à bien conſiderer la choſe, ce mouvement n’eſt dans cette Subſtance ſolide qu’une ſimple paſſion, ſi elle le reçoit uniquement de quelque Agent extérieur. Et par conſéquent, la Puiſſance active de mouvoir ne ſe trouve dans aucune Subſtance, qui étant en repos ne ſauroit commencer le mouvement en elle-même, ou dans quelque Subſtance. De même, à l’égard de la Penſée, la puiſſance de recevoir des idées ou des penſées par l’opération de quelque Subſtance extérieure, s’appelle Puiſſance de penſer, mais ce n’eſt dans le fond qu’une Puiſſance paſſive, ou une ſimple capacité. Mais le pouvoir que nous avons de rappeller, quand nous voulons, des Idées abſentes, & de comparer enſemble celles que nous jugeons à propos, eſt véritablement un Pouvoir actif. Cette reflexion peut nous empêcher de tomber, à l’égard de ce qu’on nomme Puiſſance & Action, dans des erreurs, où la Grammaire & le tour ordinaire des Langues peuvent nous engager facilement, parce que ce qui eſt ſignifié par les verbes que les Grammairiens nomment Actifs, ne ſignifie pas toûjours l’Action : Par exemple, ces Propoſitions, Je vois la Lune, ou une Etoile, Je ſens la chaleur du Soleil, quoi qu’exprimées par un verbe actif, ne ſignifient en moi aucune action par où, j’opère ſur ces Subſtances mais ſeulement la reception des idées de lumiére, de rondeur & de chaleur ; en quoi je ne ſuis point actif, mais purement paſſif ; de ſorte que, poſé l’état où ſont mes yeux ou mon Corps, je ne ſaurois éviter de recevoir ces Idées. Mais lorſque je tourne mes yeux d’un autre côté, ou que j’éloigne mon Corps des rayons du Soleil, je ſuis proprement actif, parce que par mon propre choix, & par une puiſſance que j’ai en moi-même, je me donne ce mouvement-là ; & une telle action eſt la production d’une Puiſſance Active.

§. 73. Juſqu’ici j’ai expoſé comme dans un petit Tableau nos Idées Originales d’où toutes les autres viennent, & dont elles ſont compoſées. De ſorte que, ſi l’on vouloit examiner ces dernieres en Philoſophe, & voir quelles en ſont les cauſes & la matiére, je croi qu’on pourroit les reduire à ce petit nombre d’Idées primitives & originales, ſavoir,

    L’Etenduë,
    La Solidité,
    La Mobilité ou la Puiſſance d’être mû :
Idées que nous recevons du Corps par le moyen des Sens :
    La Perceptivité, ou la Puiſſance d’appercevoir ou de penſer,
    La Motivité, ou la Puiſſance de mouvoir. (Qu’on me

permette ([54]) de me ſervir de ces deux mots nouveaux, de peur qu’on ne prît mal ma penſée ſi j’employois les termes uſitez qui ſont équivoques dans cette rencontre.)

Ces deux derniéres Idées nous viennent dans l’Eſprit par voye de Reflexion. Si nous leur joignons

    L’Exiſtence,
    La Durée,
    & le Nombre,

qui nous viennent par les deux voyes de Senſation & de Reflexion, nous aurons peut-être toutes les Idées Originales d’où dépendent toutes les autres. Car par ces Idées-là, nous pourrions expliquer, ſi je ne me trompe, la nature des Couleurs, des Sons, des Goûts, des Odeurs & de toutes les autres Idées que nous avons ; ſi nos Facultez étoient aſſez ſubtiles pour appercevoir les différentes modifications d’étenduë, & les divers mouvemens des petits Corps qui produiſent en nous toutes ces différentes ſenſations. Mais comme je me propoſe dans cet Ouvrage d’examiner quelle eſt la connoiſſance que l’Eſprit Humain a des choſes par le moyen des Idées qu’il en reçoit ſelon que Dieu l’en a rendu capable, & comment il vient à acquerir cette connoiſſance, plûtôt que de rechercher les cauſes de ces Idées & la maniére dont elles ſont produites ; je ne m’engagerai point à conſiderer en Phyſicien la forme particuliére des Corps, & la configuration des parties, par où ils ont le pouvoir de produire en nous les Idées de leurs Qualitez ſenſibles. Il ſuffit, pour mon deſſein, que j’obſerve par exemple, que l’Or ou le Saffran ont la puiſſance de produire en nous l’idée du Jaune, & la Neige ou le Lait celle du Blanc, idées que nous pouvons avoir ſeulement par le moyen de la Vûë ; ſans que je m’amuſe à examiner la contexture des parties de ces Corps, non plus que les figures particuliéres ou les mouvemens des particules qui ſont refléchies de leur ſurface pour cauſer en nous ces Senſations particulières ; en quoi qu’au fond, ſi non contens de conſiderer purement & ſimplement les idées que nous trouvons en nous-mêmes, nous voulons en rechercher les Cauſes, nous ne puiſſions concevoir qu’il y aît dans les Objets ſenſibles aucune autre choſe par où ils produiſent différentes idées en nous, que la différente groſſeur, figure, nombre, contexture & mouvement de leurs parties inſenſibles.


CHAPITRE XXII.

Des Modes Mixtes.


§. 1.Ce que c’eſt que les Modes Mixtes.
APres avoir traité des Modes Simples dans les Chapitres précedens, & donné divers exemples de quelques-uns des plus conſidérables, pour faire voir ce qu’ils ſont, & comment nous venons à les acquerir, il nous faut examiner enſuite les Modes que nous appellons Mixtes, comme ſont les Idées complexes que nous déſignons par les noms d’Obligation, d’Amitié, de Menſonge, &c. qui ne ſont que diverſes combinaiſons d’Idées ſimples de différentes eſpèces. Je leur ai donné le nom de Modes Mixtes, pour les diſtinguer des Modes plus ſimples, qui ne ſont compoſez que d’idées ſimples de la même eſpèce. Et d’ailleurs, comme ces Modes Mixtes ſont de certaines combinaiſons d’Idées ſimples, qu’on ne regarde pas comme des marques caracteriſtiques d’aucun Etre qui aît une exiſtence fixe, mais comme des Idées détachées & indépendantes, que l’Eſprit joint enſemble, elles ſont par-là diſtinguées des Idées complexes des Subſtances.

§. 2.Ils ſont formez par l’Eſprit. L’Expérience nous montre évidemment, que l’Eſprit eſt purement paſſif à l’égard de ſes Idées ſimples, & qu’il les reçoit toutes de l’exiſtence & des opérations des choſes, ſelon que la Senſation ou la Reflexion les lui préſente, ſans qu’il ſoit capable d’en former aucune de lui-même. Mais ſi nous examinons avec attention les Idées que j’appelle Mode Mixtes & dont nous parlons préſentement, nous trouverons qu’elles ont une autre origine. En effet, l’Eſprit agit ſouvent par lui-même en faiſant ces différentes combinaiſons ; car ayant une fois reçu des Idées ſimples, il peut les joindre & combiner en diverſes maniéres, & faire par-là différentes Idées complexes, ſans conſiderer ſi elles exiſtent ainſi réunies dans la Nature. Et de là vient, à mon avis, qu’on donne à ces ſortes d’idées le nom de Notion ; comme ſi leur origine & leur continuelle exiſtence étoient plûtôt fondées ſur les penſées des hommes que ſur la nature même des choſes, & qu’il ſuffit, pour former ces Idées-là, que l’Eſprit joignît enſemble leurs différentes parties, & qu’elles ſubſiſtaſſent ainſi réunies dans l’Entendement, ſans examiner ſi elles avoient, hors de là, aucune exiſtence réelle. Je ne nie pourtant pas, que pluſieurs de ces Idées ne puiſſent être déduites de l’obſervation & de l’exiſtence de pluſieurs idées ſimples, combinées de la même maniére qu’elles ſont réunies dans l’Entendement. Car celui qui le prémier forma l’idée de l’Hypocriſie, peut l’avoir reçuë d’abord de la reflexion qu’il fit ſur quelque perſonne qui faiſoit parade de bonnes qualitez qu’il n’avoit pas, ou avoir formé cette idée dans ſon Eſprit ſans avoir eu un tel modelle devant ſes yeux. En effet, il eſt évident, que lorſque les hommes commencèrent à diſcourir entr’eux, & à entrer en ſociété, pluſieurs de ces idées complexes qui étoient des ſuites des réglemens établis parmi eux, ont néceſſairement dans l’Eſprit des hommes, avant que d’exiſter nulle autre part, & que pluſieurs Mots qui ſignifioient de telles idées complexes, ont été en uſage, & que les Idées attachées à ces Mots ont été formées, ([55]) avant que les combinaiſons que ces Mots & ces Idées repréſentoient, euſſent exiſté.

§. 3.On les acquiert quelquefois par l’explication des termes qui ſervent à les exprimer. A la verité, préſentement que les Langues ſont formées & qu’elles abondent en termes qui expriment ces Combinaiſons, c’eſt par l’explication des termes mêmes qui ſervent à les exprimer, qu’on acquiert ordinairement ces idées complexes. Car comme elles ſont compoſées d’un certain nombre d’Idées ſimples combinées enſemble, elles peuvent, par le moyen des mots qui expriment ces Idées ſimples, être préſentées à l’Eſprit de celui qui entend ces mots, quoi que l’exiſtence réelle des choſes n’eût jamais fait naître dans ſon Eſprit une telle combinaiſon d’Idées ſimples. Ainſi un homme peut venir à ſe repréſenter l’idée de ce qu’on nomme Meurtre ou Sacrilege, ſi l’on lui fait une énumeration des Idées ſimples que ces deux mots ſignifient, ſans qu’il aît jamais vû commettre ni l’un ni l’autre de ces crimes.

§. 4.Les noms attachent les parties des Modes mixtes à une ſeule idée. Chaque Mode mixte étant compoſé de pluſieurs Idées ſimples, diſtinctes les unes des autres, il ſemble raiſonnable de rechercher d’où c’est qu’il tire ſon Unité, & comment une telle multitude particulière d’Idées vient à faire une ſeule Idée, puis que cette combinaiſon n’exiſte pas toûjours réellement dans la nature des choſes. Il eſt évident, que l’Unité de ces Modes vient d’un Acte de l’Eſprit qui combine enſemble ces différentes Idées ſimples, & les conſidére comme une ſeule Idée complexe qui renferme toutes ces diverſes parties : & ce qui eſt la marque de cette union, ou qu’on regarde en général comme ce qui la détermine exactement, c’eſt le nom qu’on donne à cette combinaiſon d’idée. Car c’eſt ſur les noms que les hommes réglent ordinairement le compte qu’ils font d’autant d’eſpèces diſtinctes de Modes mixtes ; & il arrive rarement qu’ils reçoivent ou conſiderent aucun nombre d’Idées ſimples comme faiſant une idée complexe, excepté les collections qui ſont déſignées par certains noms. Ainſi, quoi que le crime de celui qui tuë un Vieillard, ſoit de ſa nature, auſſi propre à former une idée complexe, que le crime de celui qui tuë ſon Pére ; cependant parce qu’il n’y a point de nom qui ſignifie préciſément le prémier, comme il y a le mot de Parricide pour déſigner le dernier, on ne regarde pas le prémier comme une particuliére Idée complexe, ou comme une eſpèce d’action diſtincte de celle par laquelle on tuë un jeune homme, ou quelque autre homme que ce ſoit.

§. 5.Pourquoi les hommes font des Modes mixtes ? Si nous pouſſons un peu plus loin nos recherches pour voir ce qui détermine les hommes à convertir diverſes combinaiſons d’idées ſimples en autant de Modes diſtincts, pendant qu’ils en négligent d’autres, qui, à conſiderer la nature même des choſes, ſont auſſi propres à être combinées & à former des idées diſtinctes, nous en trouverons la raiſon dans le but même du Langage. Car les hommes l’ayant inſtitué pour ſe faire connoître ou ſe communiquer leurs penſées les uns aux autres, auſſi promptement qu’ils peuvent, ils ſont d’ordinaire de ces ſortes de collections d’idées qu’ils convertiſſent en Modes complexes auxquels ils donnent certains noms, ſelon qu’ils en ont beſoin par rapport à leur maniére de vivre & à leur converſation ordinaire. Pour les autres idées qu’ils ont rarement occaſion de faire entrer dans leurs diſcours, ils les laiſſent détachées, & ſans noms qui les puiſſent lier enſemble, aimant mieux, lorſqu’ils en ont beſoin, compter l’une après l’autre toutes les idées qui les compoſent, que de ſe charger la memoire d’idées complexes & de leurs noms, dont ils n’auront que rarement & peut-être jamais aucune occaſion de ſe ſervir.

§. 6.Comment dans une Langue, il y a des mots qu’on ne peut exprimer dans une autre par des mots qui leur répondent. Il paroît de là comment il arrive, Qu’il y a dans chaque Langue des termes particuliers qu’on ne peut rendre mot pour mot dans une autre. Car les Coûtumes, les Mœurs, & les Uſages d’une Nation faiſant tout autant de combinaiſons d’idées, qui ſont familiéres & néceſſaires à un Peuple, & qu’un autre Peuple n’a jamais eu occaſion de former, ni peut-être même de connoître en aucune maniére, les Peuples qui font uſage de ces ſortes de combinaiſons, y attachent communément des noms, pour éviter de longues periphraſes dans des choſes dont ils parlent tous les jours ; & dès-là ces combinaiſons, y attachent communément des noms, pour éviter de longues periphraſes dans des choſes dont ils parlent tous les jours ; & dès-là ces combinaiſons deviennent dans leur Eſprit tout autant d’Idées complexes, entiérement diſtinctes. Ainſi **Ὀστρακισμός
Proſcriptio.
l’Oſtraciſme parmi les Grecs, & la † Proſcription parmi les Romains, étoient des mots que les autres Langues ne pouvoient exprimer par d’autres termes qui y répondiſſent exactement, parce que ces mots ſignifioient parmi les Grecs & les Romains des idées complexes qui ne ſe rencontroient pas dans l’Eſprit des autres Peuples. Par-tout où telles Coûtumes n’étoient point en uſage, on n’y avoit aucune notion de ces ſortes d’actions & l’on ne s’y ſervoit point de ſemblables combinaiſons d’Idées jointes, &, pour ainſi dire, liées enſemble par des termes particuliers ; & par conſéquent, dans tous ces Païs il n’y avoit point de noms pour les exprimer.

§. 7.Pourquoi les Langues changent ? Par-là nous pouvons voir auſſi la raiſon pourquoi les Langues ſont ſujettes à de continuels changemens, pourquoi elles adoptent des mots nouveaux & en abandonnent d’autres qui ont été en uſage depuis long temps. C’eſt que le changement qui arrive dans les Coûtumes & dans les Opinions, introduiſant en même temps de nouvelles Combinaiſons d’idées dont on eſt ſouvent obligé de s’entretenir en ſoi-même & avec les autres hommes, on leur donne des noms pour éviter de longues periphraſes ; ce qui fait qu’elles deviennent de nouvelles eſpèces de Modes complexes. Pour être convaincu combien d’idées différentes ſont compriſes par ce moyen dans un ſeul mot, & combien on épargne par-là de temps, il ne faut que prendre la peine de faire une énumeration de toutes les Idées qu’emportent ces deux termes de Palais, Surſéance ou Appel, & d’employer à la place de l’un de ces mots une periphraſe pour en faire comprendre le ſens à un autre.

§. 8.Où exiſtent les Modes Mixtes. Quoi que je doive avoir occaſion d’examiner cela plus au long, quand je viendrai à traiter des ** Liv. III. Mots & de leur uſage, je ne pouvois pourtant pas éviter de faire quelque reflexion en paſſant ſur les noms des Modes mixtes, qui étant des combinaiſons d’Idées ſimples purement tranſitoires, qui n’exiſtent que peu de temps, & cela ſimplement dans l’Eſprit des Hommes, où même leur exiſtence ne s’étend point au delà du temps qu’elles ſont l’objet actuel de la penſée, n’ont par conſéquent l’apparence d’une exiſtence conſtante & durable, nulle autre part que dans les mots dont on ſe ſert pour les exprimer ; lesquels par cela même ſont fort ſujets à être pris pour les Idées mêmes qu’ils ſignifient. En effet, ſi nous examinons où exiſte l’idée d’un Triomphe ou d’une Apotheoſe, il eſt évident qu’aucune de ces Idées ne ſauroit exiſter nulle part tout à la fois dans les choſes mêmes, parce que ce ſont des actions qui demandent du temps pour être exécutées, & qui ne pourroient jamais exiſter toutes enſemble. Pour ce qui eſt de l’Eſprit des hommes, où l’on ſuppoſe que ſe trouvent les idées de ces Actions, elles y ont auſſi une exiſtence fort incertaine ; c’eſt pourquoi nous ſommes portez à les attacher à des noms qui les excitent en nous.

§. 9.Comment nous acquerons les idées des Modes mixtes. Au reſte, c’eſt par trois moyens que nous acquerons ces Idées complexes de Modes Mixtes : I. par l’Expérience & l’obſervation des choſes mêmes. Ainſi, en voyant deux hommes luter, ou faire des armes, nous acquerons l’idée de ces deux ſortes d’exercices. II. Par l’invention, ou l’aſſemblage volontaire de différentes idées ſimples que nous joignons enſemble dans notre Eſprit ; ainſi celui qui le prémier inventa l’Imprimerie ou la Gravure, en avoit l’idée dans l’Eſprit, avant qu’aucun de ces Arts eût jamais exiſté. III. Le troiſiéme moyen par où nous acquérons plus ordinairement des idées de Modes mixtes, c’eſt par l’explication qu’on nous donne des termes qui expriment les Actions que nous n’avons jamais vuës, ou des Notions que nous ne ſaurions voir, en nous préſentant une à une toutes les Idées dont ces Actions doivent être compoſées, & les peignant, pour ainſi dire, à notre imagination. Car après avoir reçu des idées ſimples dans l’Eſprit par voye de Senſation & de Reflexion, & avoir appris par l’uſage les noms qu’on leur donne, nous pouvons par le moyen de ces noms repréſenter à une autre perſonne l’idée complexe que nous voulons lui faire concevoir pourvû qu’elle ne renferme aucune idée ſimple qui ne lui ſoit connuë, & qu’il n’exprime par le même nom que nous. Car toutes nos Idées complexes peuvent être réduites aux Idées ſimples dont elles ſont originairement compoſées, quoi que peut-être leurs parties immédiates ſoient auſſi des Idées complexes. Ainſi, le Mode mixte exprimé par le mot de Menſonge, comprend ces Idées ſimples : I. des ſons articulez : 2. certaines idées dans l’Eſprit de celui qui parle : 3. des mots qui ſont les ſignes de ces idées : 4. l’union de ces ſignes joints enſemble par affirmation ou par negation, autrement que les idées qu’ils ſignifient ne le ſont dans l’Eſprit de celui qui parle. Je ne croi pas qu’il ſoit néceſſaire de pouſſer plus loin l’analyſe de cette Idée complexe que nous appellons Menſonge. Ce que je viens de dire ſuffit, pour faire voir qu’elle eſt compoſée d’Idées ſimples ; & il ne pourroit être que fort ennuyeux à mon Lecteur ſi j’allois lui faire un plus grand détail de chaque idée ſimple qui fait partie de cette Idée complexe, ce qu’il peut aiſément déduire par lui-même de ce qui a été dit ci-deſſus. Nous pouvons faire la même choſe à l’égard de toutes nos Idées complexes, ſans exception, car quelque complexes qu’elles ſoient, elles peuvent enfin être réduites à des Idées ſimples, uniques materiaux de connoiſſances ou des penſées que nous avons, ou que nous pouvons avoir. Et il ne faut pas apprehender, que par-là notre Eſprit ſe trouve réduit à un trop petit nombre d’Idées, ſi l’on conſidere quel fonds inépuiſable de Modes ſimples nous eſt fourni par le Nombre & la Figure ſeulement. Il eſt aiſé d’imaginer après cela que les Modes mixtes qui contiennent diverſes combinaiſons de différentes Idées ſimples & de leurs Modes dont le nombre eſt infini, ſont bien éloignez d’être en petit nombre & renfermez dans des bornes fort étroites. Nous verrons même, avant que de finir cet Ouvrage, que perſonne n’a ſujet de craindre de n’avoir pas un champ aſſez vaſte pour donner eſſor à ſes penſées ; quoi qu’à mon avis elles ſe réduiſent toutes aux Idées ſimples que nous recevons de la Senſation ou de la Reflexion, & de leurs différentes combinaiſons.

§. 10.Les Idées qui ont été le plus modifiées, ſont celles du Mouvement, de la Penſée & de la Puiſſance. Une choſe qui mérite d’être examinée, c’eſt, lesquelles de toutes nos Idées ſimples ont été le plus modifiées, & ont ſervi à compoſer le plus de Modes Mixtes, qu’on ait déſigné par des noms particuliers. Ce ſont les trois ſuivantes, la Penſée, le Mouvement, deux Idées auxquelles ſe réduiſent toutes les actions, & la Puiſſance, d’où l’on conçoit que ces Actions découlent. Ces Idées ſimples de Penſée, de Mouvement, & de Puiſſance ont, dis-je, reçu plus de modifications qu’aucune autre ; & c’eſt de leurs modifications qu’on a formé plus de Modes complexes, déſignez par des noms particuliers. Car comme la grande affaire du Genre Humain conſiſte dans l’Action, & que c’eſt à l’Action que ſe rapporte tout ce qui fait le ſujet des Loix, il ne faut pas s’étonner qu’on aît pris connoiſſance des différens Modes de penſer & de mouvoir, qu’on en aît obſervé les idées, qu’on les aît comme enregistrées dans la Mémoire, & qu’on leur aît donné des noms ; ſans quoi les Loix n’auroient pû être faites, ni le vice ou le déreglement reprimé. Il n’auroit guere pû y avoir, non plus, de commerce entre les hommes, ſans le ſecours de telles idées complexes, exprimées par certains noms particuliers ; c’eſt pourquoi ils ont établi des noms, & ſuppoſé dans leur Eſprit des idées fixes de Modes de diverſes Actions, diſtinguées par leurs Cauſes, Moyens, Objets, Fins Inſtrumens, Temps, Lieu, & autres Circonſtances, comme auſſi des Idées de leurs différentes Puiſſances qui ſe rapportent à ces Actions, telle eſt la Hardieſſe qui eſt la Puiſſance de faire, ou de dire ce qu’on veut, devant d’autres perſonnes, ſans craindre, ou ſe déconcerter le moins du monde : puiſſance qui par rapport à cette dernière partie qui regarde le diſcours, avoit un nom particulier * * Παῤῥουσία. parmi les Grecs. Or cette Puiſſance ou aptitude qui ſe trouve dans un homme de faire une choſe, conſtituë l’idée que nous nommons Habitude, lorsqu’on a acquis cette puiſſance en faiſant ſouvent la même choſe ; & quand on peut la réduire en acte, à chaque occaſion qui s’en préſente, nous l’appellons Diſpoſition ; ainſi la Tendreſſe eſt une diſpoſition à l’amitié ou à l’amour.

Qu’on examine enfin tels Modes d’Action qu’on voudra, comme la Contemplation & l’Aſſentiment qui ſont des Actions de l’Eſprit, le Marcher & le Parler qui ſont des Actions du Corps, la Vengeance & le Meurtre qui ſont des Actions du Corps et de l’Eſprit ; & l’on trouvera que ce ne ſont autre choſe que des Collections d’Idées ſimples qui jointes enſemble conſtituent les Idées complexes qu’on a déſignées par ces noms-là.

§. 11.Pluſieurs mots qui ſemblent exprimer quelque Action ne ſignifient que l’Effet. Comme la Puiſſance eſt la ſource d’où procedent toutes les Actions, on donne le nom de Cauſe aux Subſtances où ces Puiſſances reſident, lorsqu’elles reduiſent leur puiſſance en acte ; & on nomme effets les Subſtances produites par ce moyen, ou plûtôt les Idées ſimples qui, par l’exercice de telle ou telle Puiſſance, ſont introduites dans un ſujet. Ainſi, l’Efficace par laquelle une nouvelle Subſtance ou Idée eſt produite, s’appelle Action dans le ſujet qui exerce ce pouvoir, & on la nomme Paſſion dans le ſujet où quelque Idée ſimple eſt alterée ou produite. Mais quelque diverſe que ſoit cette efficace ; & quoi que les effets qu’elle produit, ſoient preſque infinis, je croi pourtant qu’il nous eſt aiſé de reconnoître que dans les Agents Intellectuels ce n’eſt autre choſe que différens Modes de penſer & de vouloir, & dans les Agents corporels, que diverſes modifications du Mouvement ; nous ne pouvons dis-je, concevoir, à mon avis, que ce ſoit autre choſe que cela ; car s’il y a quelque autre eſpèce d’Action, outre celles-là, qui produiſe quelques effets, j’avoûë ingenûment que je n’en ai ni notion ni idée quelconque, que c’eſt une choſe tout-à-fait éloignée de mes conceptions, de mes penſées, de ma connoiſſance, & qui m’eſt auſſi inconnuë que la notion de cinq autres Sens différens des nôtres, ou que les Idées des Couleurs ſont inconnuës à un Aveugle. Du reſte, pluſieurs mots qui ſemblent exprimer quelque Action, ne ſignifient rien de l’Action, ou de la maniére d’operer, mais ſimplement l’effet avec quelques circonſtances du ſujet qui reçoit l’action, ou bien la cauſe operante. Ainſi, par exemple, la Création & l’Annihilation ne renferment aucune idée de l’action, ou de la maniére, par où ces deux choſes ſont produites, mais ſimplement de la cauſe & de la choſe même qui eſt produite. Et lorsqu’un Païſan dit que le Froid glace l’Eau, quoi que le terme de glacer ſemble emporter quelque action, il ne ſignifie pourtant autre choſe que l’effet ; ſavoir que l’eau qui étoit auparavant fluide, eſt devenuë dure & conſiſtante, ſans que ce mot emporte dans ſa bouche aucune idée de l’action par laquelle cela ſe fait.

§. 12.Modes Mixtes compoſez d’autres Idées. Je ne croi pas, au reſte, qu’il ſoit néceſſaire de remarquer ici, que, quoi que la Puiſſance & l’Action conſtituent la plus grande partie des Modes mixtes qu’on a déſignez par des noms particuliers & qui ſont le plus ſouvent dans l’Eſprit & dans la bouche des hommes, il ne faut pourtant pas exclurre les autres Idées ſimples avec leurs différentes combinaiſons. Il eſt je penſe, encore moins néceſſaire de faire une énumeration de tous les Modes mixtes qui ont été fixez & déterminez par des noms particuliers. Ce ſeroit vouloir faire un Dictionnaire de la plus grande partie des Mots qu’on employe dans la Théologie, dans la Morale, dans la Jurisprudence, dans la Politique & dans diverſes autres Sciences. Tout ce qui fait à mon préſent deſſein, c’eſt de montrer, quelle eſpèce d’Idées ſont celles que je nomme Modes Mixtes, comment l’Eſprit vient à les acquerir, & que ce ſont des combinaiſons d’Idées ſimples qu’on acquiert par la Senſation & par la Réflexion : & c’eſt là, à mon avis, ce que j’ai fait.


CHAPITRE XXIII.

De nos Idées Complexes des Subſtances.


§. 1.Idées des Subſtances comment formées.
LEsprit étant fourni, comme j’ai déja remarqué, d’un grand nombre d’Idées ſimples qui lui ſont venuës par les Sens ſelon les diverſes impreſſions qu’ils ont reçu des Objets extérieurs, ou par la Reflexion qu’il fait ſur ſes propres opérations, remarque outre cela, qu’un certain nombre de ces Idées ſimples vont conſtamment enſemble, qui étant regardées comme appartenantes à une ſeule choſe, ſont déſignées par un ſeul nom lors qu’elles ſont ainſi réunies dans un ſeul ſujet, par la raiſon que le Langage eſt accommodé aux communes conceptions, & que ſon principal uſage eſt de marquer promptement ce qu’on a dans l’Eſprit. De là vient, que quoi que ce ſoit véritablement un amas de pluſieurs idées jointes enſemble, dans la ſuite nous ſommes portez par inadvertance à en parler comme d’une ſeule Idée ſimple, & à les conſiderer comme n’étant effectivement qu’une ſeule Idée ; parce que, comme j’ai déja dit, ne pouvant imaginer comment ces Idées ſimples peuvent ſubſiſter par elles-mêmes, nous nous accoûtumons à ſuppoſer quelque * * Subſtranum. Voyez la remarque qui a été faite ſur ce mot, pag. 52. L.I. Ch. III. §. 18.
Quelle eſt notre Idée de Subſtance en général.
choſe qui les ſoûtienne, où elles ſubſiſtent, & d’où elles reſultent, à qui pour cet effet on a donné le nom de Subſtance.

§. 2. De ſorte que qui voudra prendre la peine de ſe conſulter ſoi-même ſur la notion qu’il a de la pure Subſtance en général, trouvera qu’il n’en a abſolument point d’autre que de je ne ſai quel ſujet qui lui eſt tout-à-fait inconnu, & qu’il ſuppoſe etre le ſoûtien des Qualitez qui ſont capables d’exciter des Idées ſimples dans notre Eſprit, Qualitez qu’on nomme communément les Accidents. En effet, qu’on demande à quelqu’un ce que c’eſt que le ſujet dans lequel la Couleur ou le Poids exiſtent, il n’aura autre choſe à dire ſinon que c’eſt que la choſe dans laquelle la ſolidité & l’étenduë ſont inhérentes, il ne ſera pas moins en peine que l’Indien dont * * Pag. 126. L. II. Ch. XIII. §. 19. nous avons déja parlé, qui ayant dit que la Terre étoit ſoûtenuë par un grand Elephant, répondit à ceux qui demandèrent ſur quoi s’appuyoit cet Elephant, que c’étoit ſur une grande Tortuë, & qui étant encore preſſé de dire ce qui ſoutenoit la Tortuë, répliqua que c’étoit quelque choſe, un je ne ſai quoi qu’il ne connoiſſoit pas. Dans cette rencontre auſſi bien que dans pluſieurs autres où nous employons des mots ſans avoir des idées claires & diſtinctes de ce que nous voulons dire, nous parlons comme des Enfans, à qui l’on n’a pas plûtot demandé ce que c’eſt qu’une telle choſe qui leur eſt inconnuë, qu’ils font cette réponſe fort ſatisfaiſante à leur gré, que c’eſt quelque choſe ; mais qui employée de cette maniére ou par des Enfans ou par des Hommes faits, ſignifie purement & ſimplement qu’ils ne ſavent ce que c’eſt ; & que la choſe dont ils prétendent parler & avoir quelque connoiſſance, n’excite aucune idée dans leur Eſprit, & leur eſt par conſéquent tout-à-fait inconnuë. Comme donc toute l’idée que nous avons de ce que nous déſignons par le terme général de Subſtance, n’eſt autre choſe qu’un ſujet que nous ne connoiſſons pas, que nous ſuppoſons être le ſoûtien des Qualitez dont nous découvrons l’exiſtence, & que nous ne croyons pas pouvoir ſubſiſter fine reſubſtante, ſans quelque choſe qui les ſoûtienne, nous donnons à ce ſoûtien le nom de Subſtance qui rendu nettement en François ſelon ſa véritable ſignification veut dire * * En latin Quod ſubſtat. De différentes Eſpèces de Subſtances. ce qui eſt deſſous ou qui ſoûtient.

§. 3. Nous étant ainſi fait une idée obſcure & relative de la Subſtance en général, nous venons à nous former des idées d’eſpèces particuliéres de ſubſtances, en aſſemblant ces Combinaiſons d’Idées ſimples, que l’Expérience & les Obſervations que nous faiſons par le moyen des Sens, nous font remarquer exiſtant enſemble, & que nous ſuppoſons pour cet effet émaner de l’interne & particulière conſtitution ou eſſence inconnuë de cette Subſtance. C’eſt ainſi que nous venons à avoir les idées d’un Homme, d’un Cheval, de l’Or, du Plomb, de l’Eau, &c. desquelles Subſtances ſi quelqu’un a aucune autre idée que celle de certaines Idées ſimples qui exiſtent enſemble, je m’en rapporte à ce que chacun éprouve en ſoi-même. Les Qualitez ordinaires qui ſe remarquent dans le Fer ou dans un Diamant, conſtituent la véritable idée complexe de ces deux Subſtances qu’un Serrurier ou un Jouaillier connoit communément beaucoup mieux qu’un Philoſophe, qui, malgré tout ce qu’il nous dit des formes ſubſtantielles, n’a dans le fond aucune autre idée de ces Subſtances, que celle qui eſt formée par la collection des Idées ſimples qu’on y obſerve. Nous devons ſeulement remarquer, que nos Idées complexes des Subſtances, outre toutes les Idées ſimples dont elles ſont compoſées, emportent toûjours une idée confuſe de quelque choſe à quoi elles appartiennent & dans quoi elles ſubſiſtent. C’eſt pour cela que, lorsque nous parlons de quelque eſpèce de Subſtance, nous diſons que c’eſt une Choſe étenduë, figurée, & capable de Mouvement, que l’Eſprit eſt une Choſe capable de penſer. Nous diſons de même que la Dureté, la Friabilité & la puiſſance d’attirer le Fer, ſont des Qualitez qu’on trouve dans l’Aimant. Ces façons de parler & autres ſemblables donnent à entendre que la Subſtance eſt toûjours ſuppoſée comme quelque choſe de diſtinct de l’Etenduë, de la Figure, de la Solidité, du Mouvement, de la Penſée & des autres Idées qu’on peut obſerver, quoi que nous ne ſachions ce que c’eſt.

§. 4.Nous n’avons aucune idée claire de la Subſtance en général. Delà vient, que lorsque quelque Eſpèce particuliére de Subſtances corporelles, comme un Cheval, une Pierre, &c. vient à faire le ſujet de notre entretien & de nos penſées, quoi que l’idée que nous avons de l’une ou de l’autre de ces choſes ne ſoit qu’une combinaiſon ou collection de différentes Idées ſimples des Qualitez ſenſibles que nous trouvons unies dans ce que nous appellons Cheval ou Pierre, cependant comme nous ne ſaurions concevoir que ces Qualitez ſubſiſtent toutes ſeules, ou l’une dans l’autre, nous ſuppoſons qu’elles exiſtent dans quelque ſujet commun qui en eſt le ſoûtien ; & c’eſt ce ſoûtien que nous déſignons par le nom de Subſtance, quoi qu’au fond il ſoit certain que nous n’avons aucune idée claire & diſtincte de cette Choſe que nous ſuppoſons être le ſoûtien de ces Qualitez ainſi combinées.

§. 5.Nous avons une idée auſſi claire de l’Eſprit que du Corps. La même choſe arrive à l’égard des Operations de l’Eſprit, ſavoir, la Penſée, le Raiſonnement, la Crainte, &c. Car voyant d’un côté qu’elles ne ſubſiſtent point par elles-mêmes, & ne pouvant comprendre, de l’autre, comment elles peuvent appartenir au Corps ou être produites par le Corps, nous ſommes portez à penſer que ce ſont des Actions de quelque autre Subſtance que nous nommons Eſprit. D’où il paroît pourtant avec la derniére évidence, que, puisque nous n’avons aucune idée ou notion de la Matiére, que comme de quelque choſe dans quoi ſubſiſtent pluſieurs Qualitez ſenſibles qui frappent nos Sens, nous n’avons pas plûtôt ſuppoſé un Sujet dans lequel exiſte la penſée, la connoiſſance, le doute & la puiſſance de mouvoir, &c. que nous avons une idée auſſi claire de la Subſtance de l’Eſprit que de la Subſtance du Corps ; celle-ci étant ſuppoſée le ** Subſtratum. ſoûtien des Idées ſimples qui nous viennent de dehors, ſans que nous connoiſſions ce que c’eſt que ce ſoûtien-là ; & l’autre étant regardée comme le ſoûtien des Operations que nous trouvons en nous-mêmes par experience, & qui nous eſt auſſi tout-à-fait inconnu. Il eſt donc évident, que l’idée d’une Subſtance corporelle dans la Matiére eſt auſſi éloignée de nos conceptions, que celle de la Subſtance ſpirituelle, ou de l’Eſprit. Et par conſéquent, de ce que nous n’avons aucune notion de la Subſtance ſpirituelle, nous ne ſommes pas plus autoriſez à conclurre la non-exiſtence des Eſprits, qu’à nier par la même raiſon l’exiſtence des Corps : car il eſt auſſi raiſonnable d’aſſurer qu’il n’y a point de Corps parce que nous n’avons aucune idée de la Subſtance de la Matiére, que de dire qu’il n’y a point d’Eſprits parce que nous n’avons aucune idée de la Subſtance d’un Eſprit.

§. 6.Des différentes ſortes de Subſtances. Ainſi, quelle que ſoit la nature abſtraite de la Subſtance en général, toutes les idées que nous avons des eſpèces particulières & diſtinctes des Subſtances, ne ſont autre choſe que différentes combinaiſons d’Idées ſimples, & non autre choſe, que nous nous repréſentons à nous-mêmes des eſpèces particulières de Subſtances. C’eſt à quoi ſe réduiſent les Idées que nous avons dans l’Eſprit de différentes eſpèces de Subſtances, & celles que nous ſuggerons aux autres en les leur déſignant par des noms ſpécifiques, comme ſont ceux d’Homme, de Cheval, de Soleil, d’Eau, de Fer, &c. Car quiconque entend le François ſe forme d’abord à l’ouïe de ces noms, une combinaiſon de diverſes idées ſimples qu’il a communément obſervé ou imaginé exiſter enſemble ſous telle ou telle dénomination : toutes leſquelles idées il ſuppoſe ſubſiſter, & être, pour ainſi dire, attachées à ce commun ſujet inconnu, qui n’eſt pas inhérent lui-même dans aucune autre choſe : quoi qu’en même temps il ſoit manifeſte, comme chacun peut s’en convaincre en reflêchiſſant ſur ſes propres penſées, que nous n’avons aucune autre idée de quelque Subſtance particulière, comme de l’Or, d’un Cheval, du Fer, d’un Homme, du Vitriol, du Pain, &c. que celle que nous avons des Qualitez ſenſibles que nous ſuppoſons jointes enſemble par le moyen d’un certain Sujet qui ſert, pour ainſi dire, de ** Subſtratum. ſoûtien à ces Qualitez ou Idées ſimples qu’on a obſervé exiſter jointes enſemble. Ainſi, qu’eſt-ce que le Soleil, ſinon un aſſemblage de ces differentes idées ſimples, la lumière, la chaleur, la rondeur, un mouvement conſtant & régulier qui eſt à une certaine diſtance de nous, & peut-être quelques autres, ſelon que celui qui reflêchit ſur le Soleil ou qui en parle, a été plus ou moins exact à obſerver les Qualitez, Idées, ou Proprietez ſenſibles qui ſont dans ce qu’il nomme Soleil ?

§. 7.Les Puiſſances ſont une grande partie de nos Idées complexes des Subſtances. Car celui-là a l’idée la plus parfaite de quelque Subſtance particulière qui a joint & raſſemblé un plus grand nombre d’Idées ſimples qui exiſtent dans cette Subſtance, parmi lesquelles il faut compter ſes Puiſſances actives & ſes capacitez paſſives, qui, à parler exactement, ne ſont pas des Idées ſimples, mais qu’on peut pourtant mettre ici aſſez commodément dans ce rang-là, pour abreger. Ainſi, la puiſſance d’attirer le Fer eſt une des Idées de la Subſtance que nous nommons Aimant ; & la puiſſance d’être ainſi attiré, fait partie de l’idée complexe que nous nommons Fer : deux ſortes de Puiſſances qui paſſent pour autant de Qualitez inhérentes dans l’Aimant, & dans le Fer. Car chaque Subſtance étant auſſi propre à changer certaines Qualitez ſenſibles dans d’autres ſujets par le moyen de diverſes Puiſſances qu’on y obſerve, qu’elle eſt capable d’exciter en nous les idées ſimples que nous en recevons immédiatement, elle nous fait voir par le moyen de ces nouvelles Qualitez ſenſibles produites dans d’autres ſujets, ces ſortes de Puiſſances qui par-là frappent médiatement nos Sens, & cela d’une maniére auſſi reguliére que les Qualitez ſenſibles de cette Subſtance, lorsqu’elles agiſſent immédiatement ſur nous. Dans le Feu, par exemple, nous y appercevons immédiatement, par le moyen des Sens, de la chaleur & de la couleur, qui, à bien conſiderer la choſe, ne ſont dans le Feu, que des Puiſſances de produire ces Idées en nous. De même, nous appercevons par nos Sens la couleur & la friabilité du Charbon, par où nous venons à connoître une autre Puiſſance du Feu qui conſiſte à changer la couleur & la conſiſtence du Bois. Ces différentes Puiſſances du Feu ſe découvrent à nous immédiatement dans le prémier cas, & médiatement dans le ſecond : c’eſt pourquoi nous les regardons comme faiſant partie des Qualitez du Feu, & par conſéquent, de l’idée complexe que nous nous formons. Car comme toutes ces Puiſſances que nous venons à connoître, ſe terminent uniquement à l’alteration qu’elles font de quelques Qualitez ſenſibles dans les ſujets ſur qui elles exercent leur opération, & qui par-là excitent de nouvelles idées ſenſibles en nous, je mets ces Puiſſances au nombre des Idées ſimples qui entrent dans la compoſition des eſpèces particuliéres des Subſtances, quoi que ces Puiſſances conſiderées en elles-mêmes ſoient effectivement des Idées complexes. Je prie mon Lecteur de m’accorder la liberté de m’exprimer ainſi, & de ſe ſouvenir de ne pas prendre mes paroles à la rigueur, lorsque je range quelqu’une de ces Potentialitez parmi les Idées ſimples que nous raſſemblons dans notre Eſprit, toutes les fois que nous venons à penſer à quelque Subſtance particuliére. Car ſi nous voulons avoir de vrayes & diſtinctes notions des Subſtances, il eſt abſolument néceſſaire de conſiderer les différentes Puiſſances qu’on y peut découvrir.

§. 8.Et comment. Au reſte, nous ne devons pas être ſurpris, que les Puiſſances faſſent une grande partie des Idées complexes que nous avons des Subſtances ; puiſque ce qui dans la plûpart des Subſtances contribuë le plus à les diſtinguer l’une de l’autre, & qui fait ordinairement une partie conſiderable de l’Idée complexe que nous avons de leurs différentes eſpèces, ce ſont leurs * * Voyez ci-deſſus (pag. 87.) le Chapitre VIII. où l’Auteur explique au long ce qu’il entend par ſecondes Qualitez. ſecondes Qualitez. Car nos Sens ne pouvant nous faire appercevoir la groſſeur, la contexture & la figure des petites parties des Corps d’où dépendent leurs conſtitutions réelles & leurs veritables différences, nous ſommes obligez d’employer leurs ſecondes Qualitez comme des marques caracteriſtiques, par leſquelles nous puiſſions nous en former des idées dans l’Eſprit, & les diſtinguer les unes des autres. Or toutes ces ſecondes Qualitez ne ſont que des ſimples Puiſſances, comme nous l’avons † Pag. 88. & ſuiv. déja montré. Car la couleur & le goût de l’Opium ſont auſſi bien que ſa vertu ſoporifique ou anodyne, de pures Puiſſances qui dépendent de ſes Prémiéres Qualitez, par leſquelles il eſt propre à produire ces différentes Opérations ſur diverſes parties de nos Corps.

§. 9.Trois ſortes d’Idées conſtituent nos Idées complexes des Subſtances. Il y a trois ſortes d’Idées qui forment les idées complexes que nous avons des Subſtances corporelles. Prémiérement les Idées des Prémiéres Qualitez que nous appercevons dans les choſes par le moyen des Sens, & qui y ſont lors même que nous ne les y appercevons pas, comme ſont la groſſeur, la figure, le nombre, la ſituation & le mouvement des parties des Corps qui exiſtent réellement, ſoit que nous les appercevions ou non. Il y a, en ſecond lieu, les ſecondes Qualitez qu’on appelle communément Qualitez ſenſibles, qui dépendent de ces Prémiéres Qualitez, & ne ſont autre choſe que différentes Puiſſances que ces Subſtances ont de produire diverſes idées en nous à la faveur des Sens ; idées qui ne ſont dans les choſes mêmes que de la même maniére qu’une choſe exiſte dans la cauſe qui l’a produite. Il y a, en troiſiéme lieu, l’aptitude que nous obſervons dans une Subſtance, de produire ou de recevoir tels & tels changemens de ſes Prémiéres Qualitez ; de ſorte que la Subſtance ainſi alterée excite en nous des idées, différentes de celles qu’elle y produiſoit auparavant, & c’eſt ce qu’on nomme Puiſſance active & Puiſſance paſſive ; deux Puiſſances, qui, autant que nous en avons quelque perception ou connoiſſance, ſe terminent uniquement à des Idées ſimples qui tombent ſous le Sens. Car quelque alteration qu’un Aimant ait pû produire dans les petites particules du Fer, nous n’aurons jamais aucune notion de cette puiſſance par laquelle il peut opérer ſur le Fer, ſi le mouvement ſenſible du Fer ne nous le montroit expreſſément, & je ne doute pas que les Corps que nous manions tous les jours, n’ayent la puiſſance de produire l’un dans l’autre mille changemens auxquels nous ne ſongeons en aucune maniére, parce qu’ils ne paroiſſent jamais par des effets ſenſibles.

§. 10. Il eſt donc vrai de dire, que les Puiſſances ſont une grande partie de nos Idées complexes des Subſtances. Quiconque reflêchira, par exemple, ſur l’idée complexe qu’il a de l’Or, trouvera que la plûpart des Idées dont elle eſt compoſée, ne ſont que des Puiſſances ; ainſi la puiſſance d’être diſſous dans l’Eau Regale, ſont des Idées qui compoſent auſſi néceſſairement l’idée complexe que nous avons de l’Or, que ſa couleur & ſa peſanteur, qui, à le bien prendre, ne ſont auſſi que différentes Puiſſances. Car à parler exactement, la Couleur jaune n’eſt pas actuellement dans l’Or, mais c’eſt une Puiſſance que ce Metal a d’exciter cette idée en nous par le moyen de nos yeux, lorſqu’il eſt dans ſon veritable jour. De même, la chaleur que nous ne pouvons ſéparer de l’idée que nous avons du Soleil, n’eſt pas plus réellement dans le Soleil que la blancheur que cet Aſtre produit dans la Cire. L’une & l’autre ſont également de ſimples Puiſſances dans le Soleil, qui par le mouvement & la figure de ſes parties inſenſibles opère tantôt ſur l’Homme en lui faiſant avoir l’idée de la Chaleur, & tantôt ſur la Cire en la rendant capable d’exciter dans l’Homme l’idée du Blanc.

§. 11.Les ſecondes Qualitez que nous remarquons préſentement dans les Corps, diſparoitroient ſi nous venions à découvrir les prémiéres Qualitez de leurs plus petites parties. Si nous avions les Sens aſſez vifs pour diſcerner les petites particules des Corps, & la conſtitution réelle d’où dépendent leurs Qualitez ſenſibles, je ne doute pas qu’ils ne produiſiſſent de tout autres idées en nous : que la couleur jaune, par exemple, qui eſt préſentement dans l’Or, ne diſparût ; & qu’au lieu de cela, nous ne viſſions une admirable contexture de parties, d’une certaine groſſeur & figure. C’eſt ce qui paroît évidemment par les Microſcopes, car ce qui vû ſimplement des yeux, nous donne l’idée d’une certaine couleur, ſe trouve tout autre choſe, lorſque notre vûë vient à s’augmenter par le moyen d’un Microſcope : de ſorte que cet Inſtrument changeant, pour ainſi dire, la proportion qui eſt entre la groſſeur des particules de l’Objet coloré & notre vûë ordinaire, nous fait avoir des idées différentes de celles que le même Objet excitoit auparavant en nous. Ainſi, le ſable ou le verre pilé, qui nous paroit opaque & blanc, eſt tranſparent dans un Microſcope ; & un cheveu que nous regardons à travers cet Inſtrument, perd auſſi ſa couleur ordinaire, & paroit tranſparent pour la plus grande partie, avec un mélange de quelques couleurs brillantes, ſemblables à celles qui ſont produites par la refraction d’un Diamant ou de quelque autre Corps pellucide. Le Sang nous paroît tout rouge ; mais par le moyen d’un bon Microſcope qui nous découvre ſes plus petites parties, nous n’y voyons que quelques Globules rouges en fort petit nombre, qui nagent dans une liqueur tranſparente ; & l’on ne ſait de quelle maniére paroîtroient ces Globules rouges, ſi l’on pouvoit trouver des Verres qui les puſſent groſſir mille ou dix mille fois davantage.

§. 12.Les Facultez qui nous ſervent à connoître les choſes, ſont proportionnées à notre état dans ce Monde. Dieu qui par ſa ſageſſe infinie nous a fait tels que nous ſommes, avec toutes les choſes qui ſont autour de nous, a diſpoſé nos Sens, nos Facultez, & nos Organes de telle ſorte qu’ils puſſent nous ſervir aux néceſſitez de cette vie, & à ce que nous avons à faire dans ce Monde. Ainſi, nous pouvons par le ſecours des Sens, connoître & diſtinguer les choſes, les examiner autant qu’il eſt néceſſaire pour les appliquer à notre uſage, & les employer, en différentes maniéres, à nos beſoins dans cette vie. Et en effet, nous pénétrons aſſez avant dans leur admirable conformation & dans leurs effets ſurprenans, pour reconnoître & exalter la ſageſſe, la puiſſance, & la bonté de Celui qui les a faites. Une telle connoiſſance convient à l’état où nous nous trouvons dans ce Monde, & nous avons toutes les Facultez néceſſaires pour y parvenir. Mais il ne paroît pas que Dieu ait eu en vûë de faire que nous puſſions avoir une connoiſſance parfaite, claire & abſoluë des Choſes qui nous environnent ; & peut-être même que cela eſt bien au deſſus de la portée de tout Etre fini. Du reſte, nos Facultez, toutes groſſiéres et foibles qu’elles ſont, ſuffiſent pour nous faire connoître le Créateur par la connoiſſance qu’elles nous donnent de la Créature, & pour nous inſtruire de nos devoirs, comme auſſi pour nous faire trouver les moyens de pourvoir aux néceſſitez de cette vie. Et c’eſt à quoi ſe réduit tout ce que nous avons à faire dans ce Monde. Mais ſi nos Sens recevoient quelque altération conſiderable, & devenoient beaucoup plus vifs & plus penétrans, l’apparence & la forme extérieure des choſes ſeroit toute autre à notre égard. Et je ſuis tenté de croire que dans cette partie de l’Univers que nous habitons, un tel changement ſeroit incompatible avec notre nature, ou du moins avec un état auſſi commode & auſſi agréable que celui où nous nous trouvons préſentement. En effet, qui conſiderera combien par note conſtitution nous ſommes peu capables de ſubſiſter dans un endroit de l’Air un peu plus haut que celui où nous reſpirons ordinairement, aura raiſon de croire, que ſur cette Terre qui nous a été aſſignée pour demeure, le ſage Architecte de l’Univers a mis de la proportion entre nos organes & les Corps qui doivent agir ſur ces organes. Si, par exemple, notre Sens de l’Ouïe étoit mille fois plus vif qu’il n’eſt, combien ſerions-nous diſtraits par ce bruit qui nous battroit inceſſamment les oreilles, puis qu’en ce cas-là nous ſerions moins en état de dormir ou de mediter dans la plus tranquille retraite que parmi le fracas d’un Combat de Mer ? Il en eſt de même à l’égard de la Vuë, qui eſt le plus inſtructif de tous nos Sens. Si un homme avoit la Vuë mille ou dix mille fois plus ſubtile, qu’il ne l’a par le ſecours du meilleur Microſcope, il verroit avec les yeux ſans l’aide d’aucun Microſcope des choſes, pluſieurs millions de fois plus petites, que le plus petit objet qu’il puiſſe diſcerner préſentement ; & il ſeroit ainſi plus en état de découvrir la contexture & le mouvement des petites particules dans chaque Corps eſt compoſé. Mais dans ce cas il ſeroit dans un Monde tout différent de celui où ſe trouve le reſte des hommes. Les idées viſibles de chaque choſe ſeroient tout autre à ſon égard que ce qu’elles nous paroiſſent préſentement. C’eſt pourquoi je doute qu’il pût diſcourir avec les autres hommes des Objets de la Vuë ou des Couleurs, dont les apparences ſeroient en ce cas-là ſi fort différentes. Peut-être même qu’une Vuë ſi perçante & ſi ſubtile ne pourroit pas ſoûtenir l’éclat des rayons du Soleil, ou même la Lumiére du Jour, ni appercevoir à la fois qu’une très-petite partie d’un Objet, & ſeulement à une fort petite diſtance. Suppoſé donc que par le ſecours de ces ſortes de Microſcopes, (qu’on me permette cette expreſſion) un homme pût pénétrer plus avant qu’on ne fait d’ordinaire, dans la contexture radicale des Corps, il ne gagneroit pas beaucoup au change, s’il ne pouvoit pas ſe ſervir d’une vuë ſi perçante pour aller au Marché ou à la Bourſe ; s’il ſe trouvoit après tout dans l’incapacité de voir à une juſte diſtance les choſes qu’il lui importeroit d’éviter ; & de diſtinguer celles dont il auroit beſoin, par le moyen des Qualitez ſenſibles qui les font connoitre aux autres. Un homme, par exemple, qui auroit les yeux aſſez pénétrans pour voir la configuration des petites parties du reſſort d’une Horloge, & pour obſerver quelque en eſt la ſtructure particuliére, & la juſte impulſion d’où dépend ſon mouvement élaſtique, découvriroit ſans doute quelque choſe de fort admirable. Mais ſi avec des yeux ainſi faits il ne pouvoit pas voir tout d’un coup l’aiguille & les nombres du Cadran, & par-là connoître de loin, quelle heure il eſt, une vuë ſi perçante ne lui ſeroit pas dans le fond fort avantageuſe, puis qu’en lui découvrant la configuration ſecrete des parties de cette Machine, elle lui en feroit perdre l’uſage.

§. 13.Conjecture touchant les Eſprits. Permettez-moi ici de vous propoſer une Conjecture bizarre qui m’eſt venuë dans l’Eſprit. Si l’on peut ajoûter ſoi au rapport des choſes dont notre Philoſophie ne ſauroit rendre raiſon, nous avons quelque ſujet de croire que les Eſprits peuvent s’unir à des Corps de différentes groſſeur, figure, & conformation des parties. Cela étant, je ne ſai ſi l’un des grands avantages que quelques-uns de ces Eſprits ont ſur nous, ne conſiſte point en ce qu’ils peuvent ſe former & ſe façonner à eux-mêmes des organes de ſenſation ou de perception qui conviennent juſtement à leur préſent deſſein, & aux circonſtances de l’Objet qu’ils veulent examiner. Car combien un homme ſurpaſſeroit-il tous les autres en connoiſſance, qui auroit ſeulement la faculté de changer de telle ſorte la ſtructure de ſes yeux, que le Sens de la Vüe devînt capable de tous les différens dégrez de viſion que le ſecours des Verres au travers deſquels on regarda au commencement par hazard, nous a fait connoître ? Quelles merveilles ne découvriroit pas celui qui pourroit proportionner ſes yeux à toute ſorte d’Objets, juſqu’à voir, quand il voudroit, la figure & le mouvement des petites particules du ſang & des autres liqueurs qui ſe trouvent dans le Corps des Animaux, d’une maniére auſſi diſtincte qu’il voit la figure & le mouvement des Animaux mêmes ? Mais dans l’état où nous ſommes préſentement, il en nous ſeroit peut-être d’aucun uſage d’avoir des organes invariables, façonnez de telle ſorte que par leur moyen nous puſſions découvrir la figure & le mouvement des petites particules des Corps, d’où dépendent les Qualitez ſenſibles que nous y remarquons préſentement. Dieu nous a faits ſans doute de la maniére, qui nous eſt la plus avantageuſe par rapport à notre condition, & tels que nous devons être à l’égard des Corps qui nous environnent & avec qui nous avons à faire. Ainſi, quoi que nos Facultez ne puiſſent nous conduire à une parfaite connoiſſance des choſes, elles peuvent néanmoins nous être d’un aſſez grand uſage par rapport aux fins dont je viens de parler, en quoi conſiſte notre grand intérêt. Encore une fois, je demande pardon à mon Lecteur de la liberté que j’ai pris de lui propoſer une penſée ſi extravagante touchant la maniére dont les Etres qui ſont au deſſus de nous, peuvent appercevoir les choſes. Mais quelque bizarre qu’elle ſoit, je doute que nous puiſſions imaginer comment les Anges viennent à connoître les choſes, autrement que par cette voye, ou par quelque autre ſemblable, je veux dire qu’il ait quelque rapport à ce que nous trouvons & obſervons en nous-mêmes. Car bien que nous ne puiſſions nous empêcher de reconnoître que Dieu qui eſt infiniment puiſſant & infiniment ſage, peut faire des Créatures qu’il enrichiſſe de mille facultez & maniéres d’appercevoir les choſes extérieures, que nous n’avons pas ; cependant nous ne ſaurions imaginer d’autres facultez que celles que nous trouvons en nous-mêmes, tant il nous eſt impoſſible d’étendre nos conjectures mêmes, au delà des Idées qui nous viennent par la Senſation & par la Reflexion. Il ne faut pas, du moins, que ce qu’on ſuppoſe que les Anges s’uniſſent quelquefois à des Corps, nous ſurprenne, puiſqu’il ſemble que quelques-uns des plus anciens & des plus ſavans Péres de l’Egliſe ont crû, que les Anges avoient des Corps. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que leur état & leur maniére d’exiſter nous eſt tout-à-fait inconnuë.

§. 14.Idées complexes des Subſtances. Mais pour revenir aux Idées que nous avons des Subſtances, & aux moyens par lesquels nous venons à les acquérir, je dis que les Idées ſpecifiques que nous avons des Subſtances, ne ſont autre choſe qu’une collection d’un certain nombre d’Idées ſimples, conſiderées comme unies en un ſeul ſujet. Quoi qu’on appelle communément ces idées de Subſtances ſimples apprehenſions, & les noms qu’on leur donne, Termes ſimples, elles ſont pourtant complexes dans le fond. Ainſi, l’Idée qu’un François comprend ſous le mot de Cygne, c’eſt une couleur blanche, un long cou, un bec rouge, des jambes noires, un pié uni, & tout cela d’une certaine grandeur, avec la puiſſance de nager dans l’eau & de faire un certain bruit ; à quoi un homme qui a long-temps obſervé ces ſortes d’Oiſeaux, ajoûte peut-être quelques autres propriétez qui ſe terminent toutes à des Idées ſimples, unies dans un commun ſujet.

§. 15.L’idée des Subſtances ſpirituelles eſt auſſi claire que celle des Subſtances corporelles. Outre les Idées complexes que nous avons des Subſtances materielles & ſenſibles dont je viens de parler, nous pouvons encore nous former l’idée complexe d’un Eſprit immateriel, par le moyen des Idées ſimples que nous avons déduites des operations de notre propre Eſprit, que nous ſentons tous les jours en nous-mêmes, comme penſer, entendre, vouloir, connoitre & pouvoir mettre des Corps en mouvement, &c. qualitez qui coëxiſtent dans une même Subſtance. De ſorte qu’en joignant enſemble les idées de penſée, de perception, de Liberté, & de puiſſance de mouvoir notre propre Corps & des Corps étrangers, nous avons une notion auſſi claire des Subſtances immaterielles que des materielles. Car en conſiderant les idées de Penſer, de Vouloir, ou de pouvoir exciter ou arrêter le mouvement des Corps comme inhérentes dans une certaine Subſtance dont nous n’avons aucune idée diſtincte, nous avons l’idée d’un Eſprit immateriel : & de même en joignant les idées de ſolidité, de coheſion de parties avec la puiſſance d’être mû, & ſuppoſant que ces choſes coëxiſtent dans une Subſtance dont nous n’avons non plus aucune idée claire & auſſi diſtincte que l’autre : car les Idées de penſer, & de mouvoir un Corps, peuvent être conçuës auſſi nettement & auſſi diſtinctement que celles d’étenduë, de ſolidité & de mobilité, & dans l’une & l’autre de ces choſes, l’idée de Subſtance eſt également obſcure, ou plûtôt n’eſt rien du tout à notre égard, puiſqu’elle n’eſt qu’un je ne ſai quoi, que nous ſuppoſons être le ſoûtien de ces Idées que nous nommons Accidens. C’eſt donc faute de reflexion que nous ſommes portez à croire, que nos Sens ne nous préſentent que des choſes materielles. Chaque acte de Senſation, à le conſiderer exactement, nous fait également enviſager des choſes corporelles, & des choſes ſpirituelles. Car dans le temps que voyant ou entendant, &c. je connois qu’il y a quelque Etre corporel hors de moi qui eſt l’objet de cette ſenſation, je ſai d’une maniére encore plus certaine qu’il y a au dedans de moi quelque Etre ſpirituel qui voit & qui entend. Je ne ſaurois, dis-je, éviter d’être convaincu en moi-même que cela n’eſt pas l’action d’une matiére purement inſenſible, & ne pourroit jamais ſe faire ſans un Etre penſant & immatériel.

§. 16.Nous n’avons aucune idée de la Subſtance abstraite. Par l’idée complexe d’etenduë, de figure, de couleur, & de toutes les autres Qualitez ſenſibles, à quoi ſe réduit tout ce que nous connoiſſons du Corps, nous ſommes auſſi éloignez d’avoir quelque idée de la Subſtance du Corps, que ſi nous ne le connoiſſions point du tout. Et quelque connoiſſance particuliére que nous penſions avoir de la Matiere, & malgré ce grand nombre de Qualitez que les hommes croyent appercevoir & remarquer dans les Corps, on trouvera, peut-être après y avoir bien penſé, que les idées originales qu’ils ont du Corps, ne ſont ni en plus grand nombre ni plus claires, que celles qu’ils ont des Eſprits immateriels.

§. 17.La coheſion de parties ſolides de l’impulſion, ſont les Idées originales du Corps. Les Idées originales que nous avons du Corps, comme lui étant particuliéres, entant qu’elles ſervent à le diſtinguer de l’Eſprit, ſont la coheſion de parties ſolides & par conſéquent ſeparable, & la puiſſance de communiquer le mouvement par la voye d’impulſion. Ce ſont là, dis-je, à mon avis, les idées originales du Corps qui lui ſont propres & particuliéres, car la Figure n’eſt qu’une ſuite d’une Extenſion bornée.

§. 18.La penſée & la puiſſance de donner du mouvement, ſont les idées originales de l’Eſprit. Les idées que nous conſiderons comme particuliéres à l’Eſprit, ſont la Penſée, la Volonté, ou la puiſſance de mettre un Corps en mouvement par la penſée ; & la Liberté qui eſt une ſuite de ce pouvoir. Car comme un Corps ne peut que communiquer ſon mouvement par voye d’impulſion à un autre Corps qu’il rencontre en repos ; de même l’Eſprit peut mettre des Corps en mouvement, ou s’empêcher de le faire, ſelon qu’il lui plaît. Quant aux idées d’Exiſtence, de Durée & de Mobilité, elles ſont communes au Corps & à l’Eſprit.

§. 19.Les Eſprits ſont capables de mouvement. On ne doit point, au reſte, trouver étrange que j’attribuë la Mobilité à l’Eſprit : car comme je ne connois le mouvement que ſous l’idée d’un changement de diſtance par rapport à d’autres Etres qui ſont conſiderez en repos ; & que je trouve que les Eſprits non plus que les Corps ne ſauroient operer qu’où ils ſont ; & que les Eſprits operent en divers temps dans différens lieux ; je ne puis qu’attribuer le changement de place à tous les Eſprits finis, car je ne parle point ici de l’Eſprit infini. En effet, mon Eſprit étant un Etre réel auſſi bien que mon Corps, il eſt certainement auſſi capable que le Corps même, de changer de diſtance par rapport à quelque Corps ou à quelque autre Etre que ce ſoit ; & par conſéquent il est capable de mouvement. De ſorte que, ſi un Mathematicien peut conſiderer une certaine diſtance, ou un changement de diſtance entre deux points, qui que ce ſoit peut concevoir ſans doute une diſtance & un changement de diſtance entre deux Eſprits, & concevoir par ce moyen leur mouvement, l’approche ou l’éloignement de l’un à l’égard de l’autre.

§. 20. Chacun ſent en lui-même que ſon Ame peut penſer, vouloir, & operer ſur ſon Corps, dans le lieu où il eſt, mais qu’elle ne ſauroit operer ſur un Corps ou dans un Lieu qui ſeroit à cent lieues d’elle. Ainſi, perſonne ne peut s’imaginer que, tandis qu’il eſt à Paris, ſon Ame puiſſe penſer ou remuer un Corps à Montpellier, & ne pas voir que ſon Ame étant unie à ſon Corps, elle change continuellement de place durant tout le chemin qu’il fait de Paris à Montpellier, de même que le Caroſſe ou le Cheval qui le porte. D’où l’on peut ſûrement conclurre, à mon avis, que ſon Ame eſt en mouvement pendant tout ce temps-là. Que ſi l’on fait difficulté de reconnoître que cet exemple nous donne une idée aſſez claire du mouvement de l’Ame, on n’a, je penſe, qu’à reflêchir ſur ſa ſeparation d’avec le Corps par la Mort, pour être convaincu de ce mouvement : car conſiderer l’Ame comme ſortant du Corps, & abandonnant le Corps, ſans avoir aucune idée de ſon mouvement, c’eſt, ce me ſemble, une choſe abſolument impoſſible.

§. 21. Si l’on dit, que l’Ame ne ſauroit changer de lieu, parce qu’elle n’en occupe aucun, les Eſprits n’étant pas ([56]) in loco, ſed ubi ; je ne croi pas que bien des gens faſſent maintenant beaucoup de fond ſur cette façon de parler, dans un ſiécle où l’on n’eſt pas fort diſpoſé à admirer des ſons frivoles, ou à ſe laiſſer tromper par ces ſortes d’expreſſions inintelligibles. Mais ſi quelqu’un s’imagine que cette diſtinction peut recevoir un ſens raiſonnable & qu’on peut l’appliquer à notre préſente Queſtion, je le prie de l’exprimer en François intelligible, & d’en tirer, après cela, une raiſon qui montre que les Eſprits immateriels ne ſont pas capables de mouvement. On ne peut, à la verité, attribuer du mouvement à Dieu, non parce qu’il eſt un Eſprit immateriel, mais parce qu’il eſt un Eſprit infini.

§. 22.Comparaiſon entre l’idée du Corps & celle de l’Ame. Comparons donc l’idée complexe que nous avons de l’Eſprit avec l’idée complexe que nous avons du Corps, & voyons s’il y a plus d’obſcurité dans l’une que dans l’autre, & dans laquelle il y en a davantage. Notre idée du Corps emporte, à ce que je croi, une Subſtance étenduë, ſolide & capable de communiquer du mouvement par impulſion ; & l’idée que nous avons de notre Ame conſiderée comme un Eſprit immateriel, eſt celle d’une Subſtance qui penſe, & qui a la puiſſance de mettre un Corps en mouvement par la volonté ou la penſée. Telles ſont, à mon avis, les idées complexes que nous avons de l’Eſprit & du Corps entant qu’ils ſont diſtincts l’un de l’autre. Voyons préſentement laquelle de ces deux idées eſt la plus obſcure & la plus difficile à comprendre. Je ſai que certaines gens dont les penſées ſont, pour ainſi, dire, enfoncées dans la matiére, & qui ont ſi fort aſſervi leur Eſprit à leurs Sens, qu’ils élevent rarement leurs penſées au delà, ſont portez à dire, qu’ils ne ſauroient concevoir une choſe qui penſe ; ce qui eſt, peut-être, fort veritable. Mais je ſoûtiens que s’ils y ſongent bien, ils trouveront qu’ils ne peuvent pas mieux concevoir une choſe étenduë.

§. 23.La cohéſion de parties ſolides dans le Corps, auſſi difficile à concevoir que la Penſée dans l’Ame. Si quelqu’un dit à ce propos, Qu’il ne ſait ce que c’eſt qui penſe en lui, il entend par-là qu’il ne ſait quelle eſt la Subſtance de cet Etre penſant. Il ne connoit pas non plus, répondrai-je, quelle eſt la Subſtance d’une choſe ſolide. Et s’il ajoûte qu’il ne ſait point comment il penſe, je repliquerai, qu’il ne ſait pas non plus comment il eſt étendu ; comment les parties ſolides du Corps ſont unies ou attachées enſemble pour faire un tout étendu. Car quoi qu’on puiſſe attribuer à la preſſion des particules de l’Air, la cohéſion des différentes parties de Matiére qui ſont plus groſſes que les parties de l’Air, & qui ont des pores plus petits que les corpuſcules de l’Air, cependant la preſſion de l’Air ne ſauroit ſervir à expliquer la cohéſion des particules de l’Air même, puiſqu’elle n’en ſauroit être la cauſe. Que ſi la preſſion de l’Ether ou de quelque autre matiére plus ſubtile que l’Air, peut unir & tenir attachées les parties d’une particule d’Air auſſi bien que des autres Corps, cette Matiére ſubtile ne peut ſe ſervir de lien à elle-même, & tenir unies les parties qui compoſent l’un de ſes plus petits corpuſcules. Et ainſi, quelque ingénieuſement qu’on explique cette Hypotheſe, en faiſant voir que les parties des Corps ſenſibles ſont unies par la preſſion de quelque autre Corps inſenſible, elle ne ſert de rien pour expliquer l’union des parties de l’Ether même ; & plus elle prouve évidemment que les parties des autres Corps ſont jointes enſemble par la preſſion extérieure de l’Ether, & qu’elles ne peuvent avoir une autre cauſe intelligible de leur cohéſion, plus elle nous laiſſe dans l’obſcurité par rapport à la cohéſion des parties qui compoſent les corpuſcules de l’Ether lui-même : car nous ne ſaurions concevoir des corpuſcules ſans parties, puis qu’ils ſont Corps & par conſéquent diviſibles, ni comprendre comment leurs parties ſont unies les unes aux autres, puiſqu’il leur manque cette cauſe d’union qui ſert à expliquer la cohéſion des parties des autres Corps.

§. 24. Mais dans le fond on ne ſauroit concevoir que la preſſion d’un Ambiant fluide, quelque grande qu’elle ſoit, puiſſe être la cauſe de la cohéſion des parties ſolides de la Matiere. Car quoi qu’une telle preſſion puiſſe empêcher qu’on n’éloigne deux ſurfaces polies l’une de l’autre par une ligne qui leur ſoit perpendiculaire, comme on voit par l’expérience de deux Marbres polis, poſez l’un ſur l’autre, elle ne ſauroit du moins empêcher qu’on ne les ſepare par un mouvement parallele à ces ſurfaces. Parce que, comme l’Ambiant fluide à une entiére liberté de ſucceder à chaque point d’eſpace qui eſt abandonné par ce mouvement de côté, il ne réſiſte pas davantage au mouvement des Corps ainſi joints, qu’il réſiſteroit au mouvement d’un Corps qui ſeroit environné de tous côtez par ce Fluide, & ne toucheroit aucun autre Corps. C’eſt pour cela que s’il n’y avoit point d’autre cauſe de la cohéſion des Corps, il ſeroit fort aiſé d’en ſeparer toutes les parties, en les faiſant gliſſer de côté. Car ſi la preſſion de l’Ether eſt la cauſe abſoluë de la cohéſion, il ne peut y avoir de cohéſion, là où cette cauſe n’opére point. Et puiſque la preſſion de l’Ether ne ſauroit agir contre une telle ſeparation de côté, ainſi que je viens de le faire voir, il s’enſuit de là qu’à prendre tel plain qu’on voudroit, qui coupât quelque maſſe de Matiere, il n’y auroit pas plus de cohéſion qu’entre deux ſurfaces polies, qu’on pourra toûjours faire gliſſer aiſément l’une de deſſus l’autre, quelque grande qu’on imagine la preſſion du Fluide qui les environne. De ſorte que, quelque claire que ſoit l’idée que nous croyons avoir de l’étenduë du Corps, qui n’eſt autre choſe qu’une cohéſion de parties ſolides, peut-être que qui conſiderera bien la choſe en lui-même, aura ſujet de conclurre qu’il lui eſt auſſi facile d’avoir une idée claire de la maniére dont l’Ame penſe, que de celle dont le Corps eſt étendu. Car comme le Corps n’eſt point autrement étendu que par l’union de ſes parties, ce qui me paroit auſſi incomprehenſible que la penſée & la maniére dont elle ſe forme.

§. 25. Je ſai que la plûpart des gens s’étonnent de voir qu’on trouve de la difficulté dans ce qu’ils croyent obſerver chaque jour. Ne voyons-nous pas, diront-ils d’abord, les parties des corps fortement jointes enſemble ? Y a-t-il rien de plus commun ? Quel doute peut-on avoir là-deſſus ? Et moi, je dis de même à l’égard de la Penſée & de la Puiſſance de mouvoir, ne ſentons-nous pas ces deux choſes en nous-mêmes par de continuelles expériences, & ainſi, le moyen d’en douter ? De part & d’autre le fait eſt évident, j’en tombe d’accord. Mais quand nous venons à l’examiner d’un peu plus près, & à conſiderer comment ſe fait la choſe, je croi qu’alors nous ſommes hors de route à l’un & à l’autre égard. Car je comprens auſſi peu comment les parties du Corps ſont jointes enſemble, que de quelle maniére nous appercevons le Corps, ou le mettons en mouvement : ce ſont pour moi deux énigmes également impénétrables. Et je voudrois bien que quelqu’un m’expliquât d’une maniére intelligible, comment les parties de l’Or & du Cuivre, qui venant d’être fonduës tout à l’heure, étoient auſſi déſunies les unes des autres que les particules de l’Eau ou du ſable, ont été, quelques momens après, ſi fortement jointes & attachées l’une de l’autre, que toute la force des bras d’un homme ne ſauroit les ſeparer. Je croi que toute perſonne qui eſt accoûtumée à faire des reflexions, ſe verra ici dans l’impoſſibilité de trouver quoi que ce ſoit qui puiſſe le ſatisfaire.

§. 26. Les petits corpuſcules qui compoſent ce Fluide que nous appelons Eau, ſont d’une extraordinaire petiteſſe, que je n’ai pas encore ouï dire que perſonne ait prétendu appercevoir leur groſſeur, leur figure diſtincte, ou leur mouvement particulier ; par le moyen d’aucun microſcope, quoi qu’on m’ait aſſuré qu’il y a des Microſcopes, qui font voir les Objets, dix mille & même cent mille fois plus grands qu’ils ne nous paroiſſent naturellement. D’ailleurs, les particules de l’Eau ſont ſi fort détachées les unes des autres, que la moindre force les ſepare d’une maniére ſenſible. Bien plus, ſi nous conſiderons leur perpetuel mouvement, nous devons reconnoître qu’elles ne ſont point attachées l’une à l’autre. Cependant, qu’il vienne un grand froid, elles s’uniſſent & deviennent ſolides : ces petits atomes s’attachent les uns aux autres, & ne ſauroient être ſeparez que par une grande force. Qui pourra trouver les liens qui attachent ſi fortement enſemble les amas de ces petits corpuſcules qui étoient auparavant ſeparez, quiconque, dis-je, nous fera connoître le ciment qui les joint ſi étroitement l’un à l’autre, nous découvrira un grand ſecret, juſqu’à ce qu’on put faire voir en quoi conſiſte l’union ou la cohéſion des parties de ces liens, ou de ce ciment, ou de la plus petite partie de Matiére qui exiſte. D’où il paroît que cette prémiére qualité du Corps qu’on ſuppoſe ſi évidente, ſe trouvera, après y avoir bien penſé, tout auſſi incompréhenſible qu’aucun attribut de l’Eſprit : on verra, dis-je, qu’une Subſtance ſolide & entenduë eſt auſſi difficile à concevoir qu’une Subſtance qui penſe, quelques difficultez que certaines gens forment contre cette derniére Subſtance.

§. 27.La cohéſion des parties ſolides dans le Corps, auſſi difficile à concevoir que la penſée dans l’Ame. En effet, pour pouſſer nos penſées un peu plus loin, cette preſſion qu’on propoſe pour expliquer la cohéſion des Corps, eſt auſſi inintelligible que la cohéſion elle-même. Car ſi la Matiére eſt ſuppoſée finie, comme elle l’eſt ſans doute, que quelqu’un ſe tranſporte en eſprit juſqu’aux extremitez de l’Univers, & qu’il voye là quels cerceaux, quels crampons il peut imaginer qui retiennent cette maſſe de matiére dans cette étroite union, d’où l’Acier tire toute ſa ſolidité, & les parties du Diamant leur dureté & leur indiſſolubilité, ſi j’oſe me ſervir de ce terme : car ſi la Matiére eſt finie, elle doit avoir ſes limites, & il faut que quelque choſe empêche que ſes parties ne ſe diſſipent de tous côtez. Que ſi pour éviter cette difficulté, quelqu’un s’aviſe de ſuppoſer la Matiére infinie, qu’il voye à quoi lui ſervira de s’engager dans cet abyme, quel ſecours il en pourra tirer pour expliquer la cohéſion du Corps ; & s’il ſera plus en état de la rendre intelligible en l’établiſſant ſur la plus abſurde & la plus incomprehenſible ſuppoſition qu’on puiſſe faire. Tant il eſt vrai que ſi nous voulons rechercher la nature, la cauſe & la maniére de l’Etenduë du Corps, qui n’eſt autre choſe que la cohéſion de parties ſolides, nous trouverons qu’il s’en faut de beaucoup que l’idée que nous avons de l’étenduë du Corps ſoit plus claire que l’idée que nous avons de la Penſée.

§. 28. La communication du mouvement par l’impulſion ou par la penſée également inintelligible. Une autre idée que nous avons du Corps, c’eſt la puiſſance de communiquer le mouvement par impulſion, & une autre que nous avons de l’Ame, c’eſt la puiſſance de produire du mouvement par la penſée. L’expérience nous fournit chaque jour ces deux Idées d’une maniére évidente : mais ſi nous voulons encore rechercher comment cela ſe fait, nous nous trouvons également dans les ténèbres. Car à l’égard de la communication du mouvement, par où un Corps perd autant de mouvement qu’un autre en reçoit, qui eſt le cas le plus ordinaire, nous ne concevons autre choſe par-là qu’un mouvement qui paſſe d’un Corps à un autre Corps, ce qui eſt, je croi, auſſi obſcur & auſſi inconcevable, que la maniére dont notre Eſprit met en mouvement ou arrête notre Corps par la penſée, ce que nous voyons qu’il fait à tout moment. Et il eſt encore plus mal-aiſé d’expliquer par voye d’impulſion, l’augmentation du mouvement qu’on obſerve, ou qu’on croit arriver en certaines rencontres. L’expérience nous fait voir tous les jours des preuves évidentes du mouvement produit par l’impulſion, & par la penſée, mais nous ne pouvons guere comprendre comment cela ſe fait. Dans ces ceux cas notre Eſprit eſt également à bout. De ſorte que de quelque maniére que nous conſiderions le mouvement, & ſa communication, comme des effets produits par le Corps ou par l’Eſprit, l’idée qui appartient à l’Eſprit, eſt pour le moins auſſi claire, que celle qui appartient au Corps. Et pour ce qui eſt de la Puiſſance active de mouvoir, ou de la motivité, ſi j’oſe me ſervir de ce terme, on la conçoit beaucoup plus clairement dans l’Eſprit que dans le Corps : parce que deux Corps en repos, placez l’un auprès de l’autre, ne nous fourniront jamais ** Voy. ci-deſſus, Ch. XXI. §. 4. pag. 180. où cela eſt prouvé plus au long. l’idée d’une Puiſſance qui ſoit dans l’un de ces Corps pour remuer l’autre, autrement que par un mouvement emprunté, au lieu que l’Eſprit nous préſente chaque jour l’idée d’une Puiſſance active de mouvoir les Corps. C’eſt pourquoi ce n’eſt pas une choſe indigne de notre recherche de voir ſi la Puiſſance active eſt l’attribut propre des Eſprits, & la Puiſſance paſſive celui des Corps. D’où l’on pourroit conjecturer, que les Eſprits créez étant actifs & paſſifs tout enſemble, participent de l’un & de l’autre. Mais quoi qu’il en ſoit, les idées que nous avons de l’Eſprit, ſont, je penſe, en auſſi grand nombre & auſſi claires que celles que nous avons du Corps, la Subſtance de l’un & de l’autre nous étant également inconnuë ; & l’idée de la penſée que nous trouvons dans l’Eſprit nous paroiſſant auſſi claire que celle de l’étenduë que nous remarquons dans le Corps ; & la communication du mouvement qui ſe fait par la penſée & que nous attribuons à l’Eſprit, eſt auſſi évidente que celle qui ſe fait par impulſion & que nous attribuons au Corps. Une conſtante expérience nous fait voir ces deux communications d’une maniére ſenſible, quoi que la foible capacité de notre Entendement ne puiſſe les comprendre ni l’une ni l’autre. Car dès que l’Eſprit veut porter ſa vuë au delà de ces idées originales qui nous viennent par Senſation pour par Reflexion, pour pénétrer dans leurs cauſes & dans la maniére de leur production, nous trouvons que cette recherche ne ſert qu’à nous faire ſentir combien ſont courtes nos lumiéres.

§. 29. Enfin pour conclurre ce parallele, la Senſation nous fait connoître évidemment, qu’il y a des Subſtances ſolides & étenduës, & la Reflexion qu’il y a des Subſtances qui penſent. L’Expérience nous perſuade de l’exiſtence de ces deux ſortes d’Etres, & que l’un a la Puiſſance de mouvoir le Corps par impulſion, & l’autre par la penſée : c’eſt dequoi nous ne ſaurions douter. L’Expérience, dis-je, nous fournit à tout moment des idées claires de l’un & de l’autre : mais nos Facultez ne peuvent rien ajoûter à ces Idées au delà de ce que nous y découvrons par la Senſation ou la Reflexion. Que ſi nous voulons rechercher, outre cela, leur nature, leurs cauſes, &c. nous appercevons bientôt que la nature de l’Etenduë ne nous eſt pas connuë plus nettement que celle de la Penſée. Si, dis-je, nous voulons les expliquer plus particulierement, la facilité eſt égale des deux côtez, je veux dire que nous ne trouvons pas plus de difficulté à concevoir comment une Subſtance que nous ne connoiſſons pas, peut par la penſée mettre un Corps en mouvement, qu’à comprendre comment une Subſtance que nous ne connoiſſons pas non plus, peut remuer un Corps par voye d’impulſion. De ſorte que nous ne ſommes pas plus en état de découvrir en quoi conſiſtent les Idées qui regardent le Corps, que celles qui appartiennent à l’Eſprit. D’où il paroit fort probable que les Idées ſimples que nous recevons de la Senſation & de la Reflexion ſont les bornes de nos penſées, au delà deſquelles notre Eſprit ne ſauroit avancer d’un ſeul point, quelque effort qu’il faſſe pour cela ; & par conſéquent, c’eſt en vain qu’il s’attacheroit à rechercher avec ſoin la nature & les cauſes ſecretes de ces idées, il ne peut jamais y faire aucune découverte.

§. 30.Comparaiſon des Idées que nous avons du Corps & de l’Eſprit. Voici donc en peu de mots à quoi ſe réduit l’idée que nous avons de l’Eſprit comparée à celle que nous avons du Corps. La Subſtance de l’Eſprit nous eſt inconnuë, & celle du Corps nous l’eſt tout autant. Nous avons des idées claires & diſtinctes de deux Prémiéres Qualitez ou propriétez du Corps, qui ſont la cohéſion de parties ſolides, & l’impulſion : de même nous connoiſſons dans l’Eſprit deux prémiéres Qualitez ou propriétez dont nous avons des idées claires & diſtinctes, ſavoir la penſée & la puiſſance d’agir, c’eſt-à-dire, de commencer ou d’arrêter différentes penſées ou divers mouvemens. Nous avons auſſi des idées claires & diſtinctes de pluſieurs Qualitez inhérentes dans le Corps, leſquelles ne ſont autre choſe que différentes modifications de l’étenduë de parties ſolides, jointes enſemble, & de leur mouvement. L’Eſprit nous fournit de même des idées de pluſieurs Modes de penſer, comme croire, douter, être appliqué, craindre, eſpérer, &c. nous y trouvons auſſi les idées de Vouloir, & de mouvoir le Corps en conſéquence de la volonté, & de ſe mouvoir lui-même avec le Corps : car l’Eſprit eſt capable de mouvement, comme nous l’avons ** Pag. 239. §. 19. 20. 21. La Notion d’un Eſprit n’enferme pas plus de difficulté que celle du Corps. déja montré.

§. 31. Enfin, s’il ſe trouve dans cette notion de l’Eſprit quelque difficulté, qu’il ne ſoit peut-être pas facile d’expliquer, nous n’avons pas pour cela plus de raiſon de nier ou de revoquer en doute l’exiſtence des Eſprits, que nous en aurions de nier ou de revoquer en doute l’exiſtence du Corps, ſous prétexte que la notion du Corps eſt embaraſſée de quelques difficultez qu’il eſt fort difficile & peut-être impoſſible d’expliquer ou d’entendre. Car je voudrois bien qu’on me montrât dans la notion que nous avons de l’Eſprit, quelque choſe de plus embrouillé ou qui approche plus de la contradiction, que ce que renferme la notion même du Corps, je veux parler de la Diviſibilité à l’infini d’une étenduë finie. Car ſoit que nous recevions cette diviſibilité à l’infini, ou que nous la rejettions, elle nous engage dans des conſéquences qu’il nous eſt impoſſible d’expliquer ou de pouvoir concilier & qui entraînent de plus grandes difficultez & des abſurditez plus apparentes que tout ce qui peut ſuivre de la notion d’une Subſtance immaterielle doûée d’intelligence.

§. 32.Nous ne connoiſſions rien au delà de nos Idées ſimples. Et c’eſt dequoi nous ne devons point être ſurpris, puiſque n’ayant que quelque petit nombre d’Idées ſuperficielles des choſes, qui nous viennent uniquement ou des Objets extérieurs à la faveur des Sens, ou de notre propre Eſprit reflechiſſant ſur ce qu’il éprouve en lui-même, notre connoiſſance ne s’étend pas plus avant, tant s’en faut que nous puiſſions pénétrer dans la conſtitution intérieure & la vraye nature des choſes, étant deſtituez des Facultez néceſſaires pour parvenir juſque-là. Puis donc que nous trouvons en nous-mêmes de la connoiſſance, & le pouvoir d’exciter du mouvement en conſéquence de notre volonté, & cela d’une maniére auſſi certaine que nous découvrons dans des choſes qui ſont hors de nous, une cohéſion & une diviſion de parties ſolides, en quoi conſiſte l’étenduë & le mouvement des Corps, nous avons autant de raiſon de nous contenter de l’Idée que nous avons d’un Eſprit immateriel, que de celles que nous avons du Corps, & d’être également convaincus de l’exiſtence de tous les deux. Car il n’y a pas plus de contradiction que la Penſée exiſte ſeparée & indépendante de la Solidité, qu’il y en a que la Solidité exiſte ſeparée & indépendante de la Penſée ; la Solidité & la Penſée n’étant que des Idées ſimples, indépendantes l’une de l’autre. Et comme nous trouvons d’ailleurs en nous-mêmes des idées auſſi claires & auſſi diſtinctes de la Penſée que de la Solidité, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas admettre auſſi bien l’exiſtence d’une choſe qui penſe ſans être ſolide, c’eſt-à-dire, qui ſoit immaterielle, que l’exiſtence d’une choſe ſolide qui ne penſe pas, c’eſt-à-dire, de la Matiére ; & ſur-tout, puiſqu’il n’eſt pas plus difficile de concevoir comment la penſée pourroit exiſter ſans Matiére que de comprendre comment la Matiére pourroit penſer. Car dès que nous voulons aller au delà des Idées Simples qui nous viennent par la Senſation ou par la Reflexion, & pénétrer plus avant dans la nature des Choſes, nous nous trouvons auſſi-tôt dans les ténèbres, & dans un embarras de difficultez inexplicables, & ne pouvons après tout découvrir autre choſe que notre ignorance & notre propre aveuglement. Mais quelle que ſoit la plus claire de ces deux Idées complexes, celle du Corps ou celle de l’Eſprit, il eſt évident que les Idées ſimples qui les compoſent ne ſont autre choſe que ce qui nous vient par Senſation ou par Reflexion. Il en eſt de même de toutes les autres Idées de Subſtances ſans en excepter celle de Dieu lui-même.

§. 33.Idée de Dieu. En effet, ſi nous examinons l’Idée que nous avons de cet Etre ſuprême & incompréhenſible, nous trouverons que nous l’acquerons par la même voye, & que les Idées complexes que nous avons de Dieu & des Eſprits purs, ſont compoſées des idées ſimples que nous recevons de la Reflexion. Par exemple, après avoir formé par la conſideration de ce que nous éprouvons en nous-mêmes, les idées d’exiſtence & de durée, de connoiſſance, de puiſſance, de plaiſir, de bonheur & de pluſieurs autres Qualitez & Puiſſances, qu’il eſt plus avantageux d’avoir que de n’avoir pas, lorſque nous voulons former l’idée la plus convenable à l’Etre ſuprême, qu’il nous eſt poſſible d’imaginer, nous étendons chacune de ces Idées par le moyen de celle que nous avons de ** Dont il eſt parlé ci-deſſus dans tout le Chapitre XVII. de ce Liv. II. pag. 158.
† Pag. 108. &c. Chap. XI. §. 6. &c.
l’Infini, & joignant toutes ces Idées enſemble, nous formons notre Idée complexe de Dieu. Car que l’Eſprit ait cette Puiſſance d’étendre quelques-unes de ſes Idées, qui lui ſont venuës par Senſation ou par Reflexion, c’eſt ce que nous avons † déja montré.

§. 34. Si je trouve que je connois un petit nombre de choſes, & quelques-unes de celles-là, ou, peut-être, toutes, d’une maniére imparfaite, je puis former une idée d’un Etre qui en connoit deux fois autant, que je puis doubler encore auſſi ſouvent que je puis ajoûter au nombre, & ainſi augmenter mon idée de connoiſſance en étendant ſa comprehenſion à toutes les choſes qui exiſtent ou peuvent exiſter. J’en puis faire de même à l’égard de la maniére de connoître toutes ces choſes plus parfaitement, c’eſt-à-dire, toutes leurs Qualitez, Puiſſances, Cauſes, Conſéquences, & Relations, &c. juſqu’à ce que tout ce qu’elles renferment ou qui peut y être rapporté en quelque maniére, ſoit parfaitement connu : Par où je puis me former l’idée d’une connoiſſance infinie, ou qui n’a point de bornes. On peut faire la même choſe à l’égard de la Puiſſance que nous pouvons étendre juſqu’à ce que nous ſoyions parvenus à ce que nous appellons Infini, Comme auſſi à l’égard de la Durée d’une exiſtence ſans commencement ou ſans fin, & ainſi former l’idée d’un Etre Eternel. Les dégrez ou l’entenduë dans laquelle nous attribuons à cet Etre ſuprême que nous appelons Dieu, l’exiſtence, la puiſſance, la ſageſſe, & toutes les autres Perfections dont nous pouvons avoir quelque idée, ces dégrez, dis-je, étant infinis & ſans bornes, nous nous formons par-là la meilleure idée que notre Eſprit ſoit capable de ſe faire de ce Souverain Etre ; & tout cela ſe fait, comme je viens de dire, en élargiſſant ces Idées ſimples qui nous viennent des opérations de notre Eſprit par la Reflexion, ou des choſes extérieures par le moyen des Sens, juſqu’à cette prodigieuſe étenduë ou l’Infinité peut les porter.

§. 35. Car c’eſt l’Infinité qui jointe à nos Idées d’exiſtence, de puiſſance, de connoiſſance, &c. conſtituë cette idée complexe, par laquelle nous repréſentons l’Etre ſuprême le mieux que nous pouvons. Car quoi que Dieu dans ſa propre eſſence, qui certainement nous eſt inconnuë à nous qui ne connoiſſons pa même l’eſſence d’un Caillou, d’un Moucheron ou de notre propre perſonne, ſoit ſimple & ſans aucune compoſition ; cependant je croi pouvoir dire que nous n’avons de Lui qu’une idée complexe d’exiſtence, de connoiſſance, de puiſſance, de félicité, &c. infinie & éternelle : toutes idées diſtinctes, & dont quelques-unes étant relatives, ſont compoſées de quelque autre idée. Et ce ſont toutes ces idées, qui procedant originairement de la Senſation & de la Reflexion, comme on l’a déja montré, compoſent l’idée ou notion que nous avons de Dieu.

§. 36.Dans les Idées complexes que nous avons des Eſprits, il n’y en a aucune que nous n’ayions reçuë de la Senſation ou de la Reflexion. Il faut remarquer, outre cela, qu’excepté l’Infinité, il n’y a aucune idée que nous attribuyons à Dieu, qui ne ſoit auſſi une partie de l’Idée complexe que nous avons des autres Eſprits. Parce que n’étant capables de recevoir d’autres Idées ſimples que celles qui appartiennent au Corps, excepté celles que nous recevons de la Reflexion que nous faiſons ſur les Opérations de notre propre Eſprit, nous ne pouvons attribuer d’autres Idées aux Eſprits que celles qui nous viennent de cette ſource ; & toute la différence que nous pouvons mettre entre elles en les rapportant aux Eſprits, conſiſte uniquement dans la différence étenduë, & les divers dégrez de leur Connoiſſance, de leur Puiſſance, de leur Durée, de leur Bonheur, &c. Car que les Idées que nous avons, tant des Eſprits que des autres Choſes, ſe terminent à celles que nous recevons de la Senſation & de la Reflexion, c’eſt ce qui ſuit évidemment de ce que dans nos idées des Eſprits, à quelque dégré de perfection que nous les portions au delà de celles des Corps, même juſqu’à celle de l’Infini, nous ne ſaurions pourtant y demêler aucune idée de la maniére dont les Eſprits ſe découvrent leurs penſées les uns aux autres ; quoi que nous ne puiſſions éviter de conclurre, que les Eſprits ſeparez, qui ont des connoiſſances plus parfaites & qui ſont dans un état beaucoup plus heureux que nous, doivent avoir auſſi une voye plus parfaite de s’entre-communiquer leurs penſées, que nous qui ſommes obligez de nous ſervir de ſignes corporels, & particulierement de ſons, qui ſont de l’uſage le plus général comme les moyens les plus commodes & les plus prompts que nous puiſſions employer pour nous communiquer nos penſées les uns aux autres. Mais parce que nous n’avons en nous-mêmes aucune expérience, & par conſéquent, aucune notion d’une communication immédiate, nous n’avons point auſſi d’idée de la maniére dont les Eſprits qui n’uſent point de paroles, peuvent ſe communiquer promptement leurs penſées ; & moins encore comprenons-nous comment n’ayant point de Corps, ils peuvent être maîtres de leurs propres penſées, & les faire connoître ou les cacher comme il leur plaît, quoi que nous devions ſuppoſer néceſſairement qu’ils ont une telle Puiſſance.

§. 37.Recapitulation. Voilà donc préſentement, Quelles ſortes d’Idées nous avons de toutes les différentes eſpèces de Subſtances, En quoi elles conſiſtent ; & Comment nous les acquérons. D’où je croi qu’on peut tirer évidemment ces trois conſéquences.

La prémiére, que toutes les Idées que nous avons des differentes Eſpèces de Subſtances, ne ſont que des Collections d’Idées ſimples avec la ſuppoſition d’un Sujet auquel elles appartiennent & dans lequel elles ſubſiſtent, quoi que nous n’ayions point d’idée claire & diſtincte de ce ſujet.

La ſeconde, que toutes les Idées ſimples qui ainſi unies dans un commun ** Subſtratum. ſujet compoſent les Idées complexes que nous avons de différentes ſortes de Subſtances, ne ſont autre choſe que des idées qui nous ſont venuës par Senſation ou par Reflexion. De ſorte que dans les choſes mêmes que nous croyons connoître de la maniére la plus intime, & comprendre avec le plus d’exactitude, nos plus vaſtes conceptions ne ſauroient s’étendre au delà de ces Idées ſimples. De même, dans les choſes qui paroiſſent les plus éloignées de toutes les autres que nous connoiſſons, & qui ſurpaſſent infiniment tout ce que nous pouvons appercevoir en nous-mêmes par la Reflexion, ou découvrir dans les autres choſes par le moyen de la Senſation, nous ne ſaurions y rien découvrir que ces Idées ſimples qui nous viennent originairement de la Senſation ou de la Reflexion, comme il paroît évidemment à l’égard des Idées complexes que nous avons des Anges & en particulier de Dieu lui-même.

Ma troiſiéme conſéquence eſt, que la plûpart des Idées ſimples qui compoſent nos Idées complexes des Subſtances, ne ſont, à les bien conſiderer, que des Puiſſances, quelque penchant que nous ayions à les prendre pour des Qualitez poſitives. Par exemple, la plus grande partie des Idées qui compoſent l’idée complexe que nous avons de l’Or, ſont la Couleur jaune, une grande peſanteur, la ductilité, la fuſibilité, la capacité d’être diſſous par l’Eau Regale, &c. toutes leſquelles idées unies enſemble dans un ſujet inconnu qui en eſt comme ** Subſtratum. le ſoûtien, ne ſont qu’autant de rapports à d’autres Subſtances, & n’exiſtent pas réellement dans l’Or conſideré purement en lui-même, quoi qu’elles dépendent des Qualitez originales & réelles de ſa conſtitution intérieure, par laquelle il eſt capable d’opérer diverſement, & de recevoir différentes impreſſions de la part de pluſieurs autres Subſtances.


CHAPITRE XXIV.

Des Idées Collectives de Subſtances.


§. 1. Une ſeule idée faite de l’aſſemblage de pluſieurs idées.
OUtre ces Idées complexes de différentes Subſtances ſinguliéres, comme d’un Homme, d’un Cheval, de l’Or, d’une Roſe, d’une Pomme, &c. l’Eſprit a auſſi des Idées collectives de Subſtances. Je les nomme ainſi, parce que ces ſortes d’idées ſont compoſées de pluſieurs Subſtances particuliéres, conſiderées enſemble comme jointes en une ſeule Idée, & qui étant ainſi unies ne ſont effectivement qu’une idée : par exemple, l’idée de cet amas d’hommes qui compoſe une Armée, eſt auſſi bien une ſeule idée que celle d’un homme quoi qu’elle ſoit compoſée d’un grand nombre de Subſtances diſtinctes. De même cette grande idée collective de tous les Corps qu’on déſigne par le terme d’Univers, eſt auſſi bien une ſeule idée, que celle de la plus petite particule de Matiére qui ſoit dans le Monde. Car pour faire qu’une idée ſoit unique, il ſuffit qu’elle ſoit conſiderée comme une ſeule image, quoi que d’ailleurs elle ſoit compoſée du plus grand nombre d’Idées particuliéres qu’il ſoit poſſible de concevoir.

§. 2.Ce qui ſe fait par la Puiſſance que l’Eſprit a de compoſer & raſſembler des Idées. L’Eſprit forme ces Idées collectives de Subſtances par la Puiſſance qu’il a de compoſer & de réunir diverſement des Idées ſimples ou complexes en une ſeule idée, ainſi qu’il ſe forme, par la même faculté, des idées complexes des Subſtances particuliéres, qui ſont compoſées d’un aſſemblage de diverſes idées ſimples, unies dans une ſeule Subſtance. Et comme l’Eſprit en joignant enſemble des idées repetées d’unité, fait les modes collectifs ou l’idée complexe de quelque nombre que ce ſoit, comme d’une douzaine, d’une vingtaine, d’une Groſſe, &c. de même en joignant enſemble diverſes Subſtances particuliéres, il forme des idées collectives de Subſtances, comme une Troupe, une Armée, un Eſſain, une Ville, une Flotte ; car il n’y a perſonne qui n’éprouve en lui-même qu’il ſe repréſente, pour ainſi dire, d’un coup d’œuil chacune de ces Idées en particulier par une ſeule idée ; & qu’ainſi ſous cette notion il conſidére auſſi parfaitement ces différens amas de choſes comme une ſeule choſe, que lorſqu’il ſe repréſente un Vaiſſeau ou un atome. En effet, il n’eſt pas plus mal-aiſé de concevoir comment une Armée de dix mille hommes peut faire une ſeule idée ; car il eſt auſſi facile à l’Eſprit de réunir l’idée d’un grand nombre d’hommes en une ſeule idée, & de la conſidérer comme une idée effectivement unique, que de former une idée ſinguliére de toutes les idées diſtinctes qui entrent dans la compoſition d’un homme, & les regarder toutes enſemble comme une ſeule idée.

§ 3.Toutes les choſes artificielles ſont des idées collectives. Il faut mettre au nombre de ces ſortes d’Idées Collectives, la plus grande partie des Choſes artificielles, ou du moins celles de cette nature qui ſont compoſées de Subſtances diſtinctes ; & dans le fond, à bien conſiderer toutes ces Idées collectives, comme une Armée, une Conſtellation, l’Univers, nous trouverons qu’entant qu’elles forment autant d’Idées ſinguliéres, ce ne ſont que des Tableaux artificiels que l’Eſprit trace, pour ainſi dire, en aſſemblant ſous un ſeul point de vuë des choſes fort éloignées, & indépendantes les unes des autres, afin de les mieux contempler, & d’en diſcourir plus commodément lorſqu’elles ſont ainſi réunies ſous une ſeule conception, & déſignées par un ſeul nom. Car il n’y a rien de ſi éloigné ni de ſi contraire que l’Eſprit ne puiſſe raſſembler en une ſeule idée par le moyen de cette Faculté, comme il paroît viſiblement par ce que ſignifie le mot d’Univers qui n’emporte qu’une ſeule idée, quelque compoſé qu’il puiſſe être.



CHAPITRE XXV.

De la Relation.


§. 1.Ce que c’eſt que Relation.
OUtre les Idées ſimples ou complexes que l’Eſprit a des choſes conſiderées en elles-mêmes, il y en a d’autres qu’il forme de la comparaiſon qu’il fait de ces choſes entre elles. Lors que l’Entendement conſidere une choſe, il n’eſt pas borné préciſément à cet Objet ; il peut tranſporter, pour ainſi dire, chaque idée hors d’elle-même, ou du moins regarder au delà, pour voir quel rapport elle a avec quelque autre idée. Lorſque l’Eſprit enviſage ainſi une choſe, en ſorte qu’il la conduit & la place, pour ainſi dire, auprès d’une autre, en jettant la vuë de l’une ſur l’autre, c’eſt une Relation ou rapport, ſelon ce qu’emportent ces deux mots, quant aux dénominations qu’on donne aux choſes poſitives, pour déſigner ce rapport & être comme autant de marques qui ſervent à porter la penſée au delà du ſujet même qui reçoit la dénomination vers quelque choſe qui en ſoit diſtinct, c’eſt ce qu’on appelle termes Relatifs ; & pour les choſes qu’on approche ainſi l’une de l’autre, on les nomme ** Relata. ſujets de la Relation. Ainſi, lorſque l’Eſprit conſidère Titius comme un certain Etre poſitif, il ne renferme rien dans cette idée que ce qui exiſte réellement dans Titius : par exemple, lors que je le conſidere comme un homme, je n’ai autre choſe dans l’Eſprit que l’idée complexe de cette eſpèce Homme ; de même quand je dis que Titius est un homme blanc, je ne me repréſente autre choſe qu’un homme qui a cette couleur particulière. Mais quand je donne à Titius le nom de Mari, je déſigne en même temps quelque autre perſonne, ſavoir, ſa femme ; & lorſque je dis qu’il eſt plus blanc, je déſigne auſſi quelque autre choſe, par exemple l’yvoire ; car dans ces deux cas ma penſée porte ſur quelque autre choſe que ſur Titius, de ſorte que j’ai actuellement deux objets préſens à l’Eſprit. Et comme chaque idée ſoit ſimple ou complexe, peut fournir à l’Eſprit une occaſion de mettre ainſi deux choſes enſemble, & de les enviſager en quelque ſorte tout à la fois, quoi qu’il ne laiſſe pas de les conſiderer comme diſtinctes, il s’enſuit de là que chacune de nos idées peut ſervir de fondement à un rapport. Ainſi dans l’exemple que je viens de propoſer, le contract & la cérémonie du mariage de Titius avec Sempronia fondent la dénomination ou la Relation de Mari ; & la couleur blanche eſt la raiſon pourquoi je dis qu’il eſt plus blanc que l’yvoire.

§. 2.On n’apperçoit pas aiſément les Relations qui manquent de termes correlatifs. Ces Relations-là & autres ſemblables exprimées par des termes Relatifs auxquels il y a d’autres termes qui répondent reciproquement, comme Pere & Fils ; plus grand & plus petit ; Cauſe & Effet ; toutes ces ſortes de Relations ſe préſentent aiſément à l’Eſprit, & chacun découvre auſſitôt le rapport qu’elles renferment. Car les mots de Pére & de Fils, de Mari & de Femme, & tels autres termes correlatifs paroiſſent avoir une ſi étroite liaiſon entr’eux, & par coûtume ſe répondent ſi promptement l’un à l’autre dans l’Eſprit des hommes, que dès qu’on nomme un de ces termes, la penſée ſe porte d’abord au delà de la choſe nommée ; de ſorte qu’il n’y a perſonne qui manque de s’appercevoir ou qui doute en aucune maniére d’un rapport qui eſt marqué avec tant d’évidence. Mais lorſque les Langues ne fourniſſent point de noms correlatifs, l’on ne s’apperçoit pas toûjours ſi facilement de la Relation. Concubine eſt ſans doute un terme relatif auſſi bien que femme ; mais dans les Langues où ce mot & autres ſemblables n’ont point de terme correlatif, on n’eſt pas ſi porté à les regarder ſous cette idée ; parce qu’ils n’ont pas cette marque évidente de relation qu’on trouve entre les termes correlatifs, qui ſemblent s’expliquer l’un l’autre, & ne pouvoir exiſter que tout à la fois. De là vient que pluſieurs de ces termes, qui, à les biens conſidérer, enferment des Rapports évidents, ont paſſé ſous le nom de dénominations extérieures. Mais tous les noms qui ne ſont pas de vains ſons, doivent renfermer néceſſairement quelque idée ; & cette idée eſt, ou dans la choſe à laquelle le nom eſt appliqué, auquel cas elle eſt poſitive, & eſt conſidérée comme unie & exiſtante dans la choſe à laquelle on donne la dénomination, ou bien elle procede du rapport que l’Eſprit trouve entre cette idée & quelque autre choſe qui en eſt diſtinct, avec quoi il la conſidére ; & alors cette idée renferme une relation.

§. 3.Quelques termes d’une ſignification abſolue en apparence ſont effectivement relatifs. Il y a une autre ſorte de termes relatifs qu’on ne regarde point ſous cette idée, ni même comme des dénominations extérieures, & qui paroiſſant ſignifier quelque choſe d’abſolu dans le ſujet auquel on les applique, cachent pourtant ſous la forme & l’apparence de termes poſitifs, une relation tacite, quoi que moins remarquable ; tels ſont les termes en apparence poſitifs de vieux, grand, imparfait, &c. dont j’aurai occaſion de parler plus au long dans les Chapitres ſuivans.

§. 4.La Relation différe des choſes qui ſont le ſujet de la Relation. On peut remarquer, outre cela, Que les idées de Relation peuvent être les mêmes dans l’Eſprit de certaines perſonnes qui ſont ainſi comparées l’une à l’autre. Ceux qui ont, par exemple, des idées extrêmement différentes de l’Homme, peuvent pourtant s’accorder ſur la notion de Pére, qui eſt une notion ajoûtée à cette Subſtance qui conſtituë l’homme, & ſe rapporte uniquement à un acte particulier de la choſe que nous nommons Homme, par lequel acte cet homme contribuë à la génération d’un Etre de ſon Eſpèce ; que l’Homme ſoi d’ailleurs ce qu’on voudra.

§. 5.Il peut y avoir un changement de Relation ſans qu’il arrive aucun changement dans le ſujet. Il s’enſuit de là que la nature de la Relation conſiſte dans la comparaiſon qu’on fait d’une choſe avec une autre ; de laquelle comparaiſon de l’une de ces choſes ou toutes deux reçoivent une dénomination particulière. Que ſi l’une eſt miſe à l’écart ou ceſſe d’être, la Relation ceſſe, auſſi bien que la dénomination qui en eſt une ſuite, quoi que l’autre ne reçoive par-là aucune alteration en elle-même. Ainſi Titius que je conſidére aujourd’hui comme Pére, ceſſe de l’être demain, ſans qu’il faſſe aucun changement en lui, par cela ſeul que ſon Fils vient à mourir. Bien plus, la même choſe capable d’avoir des dénominations contraires dans le même temps, de là ſeulement que l’Eſprit la compare avec un autre objet ; par exemple, en comparant Titius à différentes perſonnes on peut dire avec vérité qu’il eſt plus vieux & plus jeune, plus fort & plus foible, &c.

§. 6.La Relation n’eſt qu’entre deux choſes. Tout ce qui exiſte, qui peut exiſter ou être conſideré comme une ſeule choſe, eſt poſitif, & par conſéquent, non ſeulement les Idées ſimples & les Subſtances ſont des Etres poſitifs, mais auſſi les Modes. Car quoi que les parties dont ſont compoſez, ſoient fort ſouvent relatives l’une à l’autre, le tout pris enſemble eſt conſideré comme une ſeule choſe, & produit en nous l’idée complexe d’une ſeule choſe : laquelle idée eſt dans notre Eſprit comme un ſeul Tableau (bien que ſoit un aſſemblage de diverſes parties) & nous préſente ſous un ſeul nom une choſe ou une idée poſitive & abſoluë. Ainſi, quoi que les parties d’un Triangle, comparées l’une à l’autre ſoient relatives, cependant l’idée du Tout eſt une idée poſitive & abſoluë. On peut dire la même choſe d’une Famille, d’un Air de chanſon, &c. car il ne peut y avoir de Relation qu’entre deux choſes conſiderées comme deux choſes. Un rapport ſuppoſe néceſſairement deux idées ou deux choſes, réellement ſeparées l’une de l’autre ou conſiderées comme diſtinctes, & qui par-là ſervent de fondement ou d’occaſion à la comparaiſon qu’on en fait.

§. 7. Voici quelques obſervations qu’on peut faire touchant la Relation en général.

Toutes choſes ſont capables de Relation. Prémiérement, Il n’y a aucune choſe, ſoit Idée ſimple, Subſtance, Mode, ſoit Relation, ou dénomination d’aucune de ces choſes, ſur laquelle on ne puiſſe faire un nombre preſque infini de conſiderations par rapport à d’autres choſes : ce qui compoſe une grande partie des penſées & des paroles des hommes. Un homme, par exemple, peut ſoûtenir tout à la fois toutes les Relations ſuivantes, Pére, Frére, Fils, Grand-pére, Petit-fils Beau-pére, Beau-fils, Mari, Ami, Ennemi, Sujet, Général, Juge, Patron, Profeſſeur, Européen, Anglois, Inſulaire, Valet, Maître, Poſſeſſeur, Capitaine, Supérieur, Inférieur, Plus grand, Plus petit, Plus vieux, Plus jeune, Contemporain, Semblable, Diſſemblable, &c. Un homme, dis-je, peut avoir tous ces différens rapports & pluſieurs autres dans un nombre preſque infini, étant capable de recevoir autant de relations, qu’on trouve d’occaſions de le comparer à d’autres choſes, eu égard à toute ſorte de convenance, de diſconvenance, ou de rapport qu’il eſt poſſible d’imaginer. Car, comme il a été dit, la Relation eſt un moyen de comparer, ou conſiderer deux choſes enſemble, en donnant à l’une ou à toute deux quelque nom tiré de cette comparaiſon ; & quelquefois en déſignant la Relation même, par un nom particulier.

§. 8.Les idées des Relations ſont ſouvent plus claires que celles des choſes qui ſont les ſujets des Relations. On peut remarquer, en ſecond lieu, que, quoi que la Relation ne ſoit pas renfermée dans l’exiſtence réelle des choſes, mais que ce ſoit quelque choſe d’extérieur & comme ajoûté au ſujet, cependant les Idées ſignifiées par des termes relatifs, ſont ſouvent plus claires & plus diſtinctes que celles des Subſtances à qui elles appartiennent. Ainſi, la notion que nous avons d’un Pére ou d’un Frére, eſt beaucoup plus claire que & plus diſtincte que celle que nous avons d’un Homme ; ou ſi vous voulez, la paternité eſt une choſe dont il eſt bien plus aiſé d’avoir une idée claire que de l’humanité. Je puis de même concevoir beaucoup plus facilement ce que c’eſt qu’un Ami, que ce que c’eſt que Dieu. Par ce que la connoiſſance d’une action ou d’une ſimple idée ſuffit ſouvent pour me donner la notion d’un Rapport : au lieu que pour connoître quelque Etre Subſtantiel, il faut faire néceſſairement une collection exacte de pluſieurs idées. Lors qu’un homme compare deux choſes enſemble, on ne peut gueres ſuppoſer qu’il ignore ce qu’eſt la choſe ſur quoi il les compare, de ſorte qu’en comparant certaines choſes enſemble, il ne peut qu’avoir une idée fort nette de ce rapport. Et par conſéquent, les Idées des Relations ſont tout au moins capables d’être plus parfaites & plus diſtinctes dans notre Eſprit que les Idées des Subſtances : parce qu’il eſt difficile pour l’ordinaire de connoître toutes les Idées ſimples qui ſont réellement dans chaque Subſtance, & qu’au contraire il eſt communément aſſez facile de connoître les Idées ſimples qui conſtituent un Rapport auquel je penſe, ou que je puis exprimer par un nom particulier. Ainſi en comparant deux hommes par rapport à un commun Pére, il m’eſt fort aiſé de former les idées de Fréres, quoi que je n’aye pas l’idée parfaite d’un Homme. Car les termes relatifs qui renferment quelque ſens, ne ſignifiant que des idées, non plus que les autres ; & ces Idées étant toutes, ou ſimples, ou compoſées d’autres Idées ſimples ; pour connoître l’idée préciſe qu’un terme relatif ſignifie, il ſuffit de concevoir nettement ce qui eſt le fondement de la Relation : ce qu’on peut faire ſans avoir une idée claire & parfaite de la choſe à laquelle cette Relation eſt attribuée. Ainſi, lorſque je ſai qu’un Oiſeau a pondu l’Oeuf d’où eſt éclos un autre Oiſeau, j’ai une idée claire de la Relation de Mére & de Petit, qui eſt entre les deux ([57]) Caſſivaris qu’on voit dans le ([58]) Parc de St. James, quoi que je n’aye peut-être qu’une idée fort obſcure & fort imparfaite de cette eſpèce d’Oiſeaux.

§. 9.Toutes les relations ſe terminent à des Idées ſimples. En troiſième lieu, quoi qu’il y aît quantité de conſiderations ſur quoi l’on peut fonder la comparaiſon d’une choſe avec une autre, & par conſéquent un grand nombre de Relations, cependant ces Relations ſe terminent toutes à des Idées ſimples qui tirent leur origine de la Senſation ou de la Reflexion, comme je le montrerai nettement à l’égard des plus conſiderables Relations qui nous ſoient connuës, & de quelques-unes qui ſemblent les plus éloignées des Sens ou de la Reflexion.

§. 10.Les Termes qui conduiſent l’Eſprit au delà du ſujet de la dénomination, ſont Relatifs. En quatriéme lieu, comme la Relation eſt la conſideration d’une choſe par rapport à une autre, ce qui lui eſt tout-à-fait extérieur, il eſt évident que tous les mots qui conduiſent néceſſairement l’Eſprit à d’autres Idées qu’à celles qu’on ſuppoſe exiſter réellement dans la choſe à laquelle le mot eſt appliqué, ſont des termes relatifs. Ainſi, quand je dis, un homme noir, gai, penſif, alteré, chagrin, ſincere, ces termes & pluſieurs autres ſemblables ſont tous termes abſolus, parce qu’ils ne ſignifient ni ne déſignent aucune autre choſe que ce qui exiſte, ou qu’on ſuppoſe exiſter réellement dans l’Homme, à qui l’on donne ces dénominations. Mais les mots ſuivans, Pére, Frére, Roi, mari, Plus noir, Plus gai, &c. ſont des mots qui, outre la choſe qu’ils denotent, renferment auſſi quelque autre choſe de ſéparé de l’exiſtence de cette choſe-là & qui lui eſt tout-à-fait exterieur.

§. 11.Concluſion. Après avoir propoſé ces Remarques préliminaires touchant la Relation en général, je vais montrer préſentement par quelques exemples, comment toutes nos Idées de Relation ne ſont compoſées que d’Idées ſimples, auſſi bien que les autres, & ſe terminent enfin à des Idées ſimples, quelque déliées, & éloignées des Sens qu’elles paroiſſent. Je commencerai par la Relation qui eſt de la plus vaſte étenduë, & à laquelle toutes les choſes qui exiſtent ou peuvent exiſter, ont part, je veux dire la Relation de la Cauſe & de l’Effet : idées qui découlent des deux ſources de nos connoiſſances, la Senſation & la Reflexion, comme je le ferai voir dans le Chapitre ſuivant.



CHAPITRE XXVI.

De la Cauſe & de l’Effet & de quelques autres Relations.


§. 1.D’où nous viennent les Idées de Cauſe & d’Effet.
En conſiderant, par le moyen des Sens, la conſtante viciſſitude des choſes, nous ne pouvons nous empêcher d’obſerver que pluſieurs choſes particuliéres, ſoit Qualitez ou Subſtances, commencent d’exiſter ; & qu’elles reçoivent leur exiſtence de la juſte application ou opération de quelque autre Etre. Et c’eſt par cette obſervation que nous acquérons les Idées de Cauſe & d’Effet. Nous deſignons par le terme général de Cauſe, ce qui produit quelque idée ſimple ou complexe, & ce qui eſt produit, par celui d’Effet. Ainſi, après avoir vû dans la Subſtance que nous appellons Cire, la Fluidité qui eſt une idée ſimple, qui n’y étoit pas auparavant, y eſt conſtamment produite par l’application d’un certain dégré de chaleur, nous donnons à l’idée ſimple de chaleur le nom de Cauſe, par rapport à la fluidité qui eſt dans la Cire, & celui d’Effet à cette fluidité. De même, éprouvant que la Subſtance que nous appelons Bois, qui eſt une certaine collection d’Idées ſimples à qui l’on donne ce nom, eſt réduite par le moyen du Feu dans une autre Subſtance que qu’on nomme Cendre, autre idée complexe qui conſiſte dans une collection d’Idées ſimples, entierement différente de cette Idée Complexe que nous appelons Bois ; nous conſidérons le Feu par rapport aux Cendres, comme Cauſe, & les cendres comme un Effet. Ainſi, tout ce que nous conſidérons comme contribuant à la production de quelque idée ſimple ou de quelque collection d’Idées ſimples, ſoit Subſtance ou Mode qui n’exiſtoit point auparavant, excite par-là dans notre Eſprit la relation d’une Cauſe, & nous lui en donnons le nom.

§. 2.Ce que c’eſt que Création, Génération, Faire, & Alteration. Après avoir ainſi acquis la notion de la Cauſe & de l’Effet, par le moyen de ce que nos Sens ſont capables de découvrir dans les Opérations des Corps l’un à l’égard de l’autre, c’eſt-à-dire, après avoir compris que la Cauſe eſt ce qui fait qu’une autre choſe, ſoit idée ſimple, Subſtance, ou Mode, commence à exiſter ; & qu’un Effet eſt ce qui tire ſon origine de quelque autre choſe ; l’Eſprit ne trouve pas grand’ difficulté à diſtinguer les différentes origines des Choſes en deux eſpèces.

Premiérement, lorsque la choſe eſt tout-à-fait nouvelle, de ſorte que nulle de ſes parties n’avoit exiſté auparavant, (comme lorsqu’une nouvelle particule de Matiére qui n’avoit eu auparavant aucune exiſtence, commence à paroître dans la nature des Choſes) c’eſt ce que nous appellons Création.

En ſecond lieu, quand une choſe eſt compoſée de particules qui exiſtoient toutes auparavant, quoi que la choſe même ainſi formée de parties préexiſtantes, qui conſiderées dans cet aſſemblage compoſent une telle collection d’idée ſimples, n’eût point exiſté auparavant, comme cet homme, cet œuf, cette roſe, cette ceriſe, &c. ſi cette eſpèce de formation ſe rapporte à une Subſtance produite ſelon le cours ordinaire de la Nature, par un Principe interne qui eſt mis en œuvre par quelque Agent ou quelque Cauſe extérieure, d’où elle reçoit ſa forme par des voyes que nous n’appercevons pas, nous nommons cela Génération : ſi la cauſe eſt extérieure, & que l’Effet ſoit produit par une ſeparation ſenſible, ou une juxtapoſition de parties qui puiſſent être diſcernées, nous appellons cela faire ; & dans ce rang ſont toutes les Choſes Artificielles : & ſi une idée ſimple, qui n’étoit pas auparavant dans un Sujet, y eſt produite, c’eſt ce qu’on nomme Alteration. Ainſi, un homme eſt engendré, un Tableau fait, & l’une ou l’autre de ces choſes est alterée lorsque dans l’une ou l’autre il ſe fait une production de quelque nouvelle Qualité ſenſible, ou Idée ſimple qui n’y étoit pas auparavant. Les Choſes qui reçoivent ainſi une exiſtence qu’elles n’avoient pas auparavant, ſont des Effets ; & celles qui procurent cette exiſtence, ſont des Cauſes. Nous pouvons obſerver dans ce cas-là & dans tous les autres, que la notion de Cauſe & d’Effet tire ſon origine des Idées qu’on a reçuës par Senſation ou par Reflexion, & qu’ainſi ce Rapport, quelque étendu qu’il ſoit, ſe termine enfin à ces ſortes d’Idées. Car pour avoir les Idées de Cauſe & d’Effet, il ſuffit de conſiderer quelque idée ſimple ou quelque Subſtance comme commençant d’exiſter par l’opération de quelque autre choſe, quoi qu’on connoiſſe la maniére dont ſe fait cette opération.

§. 3.Les Relations fondées ſur le Temps. Le Temps & le Lieu ſervent auſſi de fondement à des Relations fort étenduës, auxquelles ont part tous les Etres finis pour le moins. Mais comme j’ai déja montré ailleurs, de quelle maniére nous acquérons ces Idées, il ſuffira de faire remarquer ici, que la plûpart des dénominations des choſes, fondées ſur le temps, ne ſont que de pures Relations. Ainſi, quand on dit, que la Reine Elizabeth a vécu ſoixante-neuf ans, & en a regné quarante-cinq, ces mots n’emportent autre choſe qu’un rapport de cette Durée avec quelque autre Durée, & ſignifie ſimplement que la Durée de l’exiſtence de cette Princeſſe étoit égale à ſoixante-neuf Revolutions annuelles du Soleil, & la Durée de ſon Gouvernement à quarante-cinq de ces mêmes Revolutions ; & tels ſont tous les mots par lesquels on répond à cette Queſtion, Combien de temps ? De même, quand je dis, Guillaume le Conquerant envahit l’Angleterre environ l’an 1070. Cela ſignifie qu’en prenant la Durée depuis le temps de notre Sauveur jusqu’à préſent pour une longueur entiere de temps, il paroit à quelle diſtance de ces deux extrémitez fut faite cette Invaſion. Il en eſt de même de tous les termes deſtinez à marquer le temps, qui répondent à la Queſtion, Quand ? lesquels montrent ſeulement la diſtance de tel ou tel point de temps, d’avec une Période d’une plus longue Durée, d’où nous meſurons, & à laquelle nous conſiderons par-là que ſe rapporte cette diſtance.

§. 4. Outre ces termes Relatifs qu’on employe pour déſigner le Temps, il y en a d’autres qu’on regarde ordinairement comme ne ſignifiant que des Idées poſitives, qui cependant, à les bien conſiderer, ſont effectivement Relatifs, comme, jeune, vieux, &c. qui renferment & ſignifient le rapport qu’une choſe a avec une certaine longueur de Durée, dont nous avons l’idée dans l’Eſprit. Ainſi, après avoir poſé en nous-mêmes, que l’idée de la Durée ordinaire d’un homme comprend ſoixante-dix ans, lorsque nous diſons qu’un homme eſt jeune, nous entendons par là, que ſon âge n’eſt encore qu’une petite partie de la Durée à laquelle les hommes arrivent ordinairement ; & quand nous diſons qu’il eſt vieux, nous voulons donner à entendre que ſa Durée eſt presque arrivée à la fin de celle que les hommes ne paſſent point ordinairement. Et par-là on ne fait autre choſe que comparer l’âge ou la durée particulière de tel ou tel homme avec l’idée de la Durée que nous jugeons appartenir ordinairement à cette eſpèce d’Animaux. C’eſt ce qui paroit évidemment dans l’application que nous faiſons de ces noms à d’autres choſes. Car un Homme eſt appellé jeune à l’âge de vingt ans, & fort jeune à l’âge de ſept ans : cependant nous appelons vieux, un Cheval qui a vingt ans, & un Chien qui en a ſept ; parce que nous comparons l’âge de chacun de ces Animaux à différentes idées de Durée que nous avons fixé dans notre Eſprit, comme appartenant à ces diverſes eſpèces d’Animaux, ſelon le cours ordinaire de la Nature. Car quoi que le Soleil & les Etoiles ayent duré depuis quantité de générations d’hommes, nous ne diſons pas que ces Aſtres ſoient vieux, parce que nous ne ſavons pas quelle durée Dieu a aſſigné à ces ſortes d’Etres. Le terme de vieux appartenant proprement aux choſes dont nous pouvons obſerver ſuivant le cours ordinaire, que deperiſſant naturellement elles viennent à finir dans une certaine période de temps, nous avons par ce moyen-là une eſpèce de meſure dans l’eſprit à laquelle nous pouvons comparer les differentes parties de leur Durée, & c’eſt en vertu de ce rapport que nous les appellons jeunes ou vieilles ; ce que nous ne ſaurions faire par conſéquent à l’égard d’un Rubis ou d’un Diamant, parce que nous ne connoiſſons pas les périodes ordinaires de leur Durée.

§. 5.Les Relations du Lieu & de l’Etenduë. Il eſt auſſi fort aiſé d’obſerver la relation que les choſes ont l’une à l’autre à l’occaſion des Lieux qu’elles occupent & de leurs diſtances, comme quand on dit qu’une choſe eſt en haut, en bas, à une lieuë de Verſailles, en Angleterre, à Londres, &c. Mais il y a certaines Idées concernant l’Etenduë & la Grandeur, qui ſont Relatives, auſſi bien que celles qui appartiennent à la Durée, quoi que nous les exprimions par des termes qui paſſent pour poſitifs. Ainſi grand & petit ſont des termes effectivement Relatifs. Car ayant auſſi fixé dans notre Eſprit des idées de la grandeur de différentes eſpèces de choſes que nous avons ſouvent obſervées, & cela, par le moyen de celles de chaque eſpèce qui nous ſont le plus connuës nous nous ſervons de ces Idées comme d’une Meſure pour déſigner la grandeur de toutes les autres de la même eſpèce. Ainſi, nous appellons une groſſe Pomme celle qui eſt plus groſſe que l’Eſpèce ordinaire de celles que nous avons accoûtumé de voir : nous appellons de même un petit Cheval celui qui n’égale pas l’idée que nous nous ſommes faite de la grandeur ordinaire des Chevaux, & un Cheval qui ſera grand ſelon l’idée d’un Gallois paroît fort petit à un Flamand, parce que les différentes races de Chevaux qu’on nourrit dans leurs Païs, leur ont donné différentes idées de ces Animaux, auxquelles ils les comparent, & à l’égard deſquelles ils les appellent grands & petits.

§.6.Des termes abſolus ſignifient ſouvent des Relations. Les mots, fort & foible, ſont auſſi des dénominations relatives de Puiſſance, comparées à quelque idée que nous avons alors d’une Puiſſance plus ou moins grande. Ainſi, quand nous diſons d’un homme qu’il eſt foible, nous entendons qu’il n’a pas tant de force, ou de puiſſance de mouvoir, que les hommes en ont ordinairement, ou que ceux de ſa taille ont accoûtumé d’en avoir ; ce qui eſt comparer ſa force avec l’idée que nous avons de la force ordinaire des hommes, ou de ceux qui ſont de la même grandeur que lui. Il en eſt de même quand nous diſons, que toutes les Créatures ſont foibles : car dans cette occaſion le terme de foible eſt purement relatif, & ne ſignifie autre choſe que la disproportion qu’il y a entre la Puiſſance de Dieu & de ſes Créatures. Et dans le Diſcours ordinaire, quantité de mots, (& peut-être la plus grande partie) ne renferment autre choſe que de ſimples Relations, quoi qu’à la prémiére vûë ils ne paroiſſent point avoir une ſignification relative. Ainſi quand on dit qu’un Vaiſſeau a les proviſions néceſſaires, les mots néceſſaire & proviſion ſont tous deux relatifs, car l’un ſe rapporte à l’accompliſſement du Voyage qu’on a deſſein de faire, & l’autre à l’uſage à venir. Du reſte, il eſt ſi aiſé de voir comment toutes ces Relations ſe terminent à des Idées qui viennent par Senſation ou par Reflexion qu’il n’eſt pas néceſſaire de l’expliquer.



CHAPITRE XXVII.

Ce que c’eſt qu’Identité, & Diverſité.


§. 1.En quoi conſiſte l’Identité.
Une autre ſource de comparaiſons dont nous faiſons un aſſez fréquent uſage, c’eſt l’exiſtence même des choſes, lorsque venant à conſiderer une choſe comme exiſtant dans un tel temps & dans un tel lieu déterminé, nous la comparons avec elle-même exiſtant dans un autre temps, par où nous formons les Idées d’Identité & de Diverſité. Quand nous voyons une choſe dans une telle place durant un certain moment, nous ſommes aſſûrez (quoi que ce puiſſe être) que c’eſt la choſe même que nous voyons, & non une autre qui dans le même temps exiſte dans un autre lieu, quelque ſemblables & difficiles à diſtinguer qu’elles ſoient, à tout autre égard. Et c’eſt en cela que conſiſte l’Identité, je veux dire en ce que les Idées auxquelles on l’attribuë, ne ſont en rien différentes de ce qu’elles étoient dans le moment que nous conſiderons leur prémiére exiſtence, & à quoi nous comparons leur exiſtence préſente. Car ne trouvant jamais & ne pouvant même concevoir qu’il ſoit poſſible, que deux choſes de la même eſpèce exiſtent en même temps dans le même lieu, nous avons droit de conclurre, que tout ce qui exiſte quelque part dans un certain temps, en exclut toute autre choſe de la même eſpèce, & exiſte là tout ſeul. Lors donc que nous demandons, ſi une choſe eſt la même, ou non, cela ſe rapporte toûjours à une choſe qui dans un tel temps exiſtoit dans une telle place, & qui dans cet inſtant étoit certainement la même avec elle-même, & non avec une autre. D’où il s’enſuit, qu’une choſe ne peut avoir deux commencemens d’exiſtence, ni deux choſes un ſeul commencement, étant impoſſible que deux choſes de la même eſpèce ſoient ou exiſtent, dans le même inſtant, dans un ſeul & même lieu, eſt la même choſe, & ce qui à ces deux égards à un commencement différent de celle-là, n’eſt pas la même choſe qu’elle, mais en eſt actuellement different. L’embarras qu’on a trouvé dans cette eſpece de Relation, n’eſt venu que du peu de ſoin qu’on a pris de ſe faire des notions préciſes des choſes auxquelles on l’attribuë.

§. 2. Nous n’avons d’idée que de trois ſortes de Subſtances, qui ſont, 1. Dieu ; les Intelligences Finies ; 3. & les Corps.

Prémiérement, Dieu eſt ſans commencement, éternel, inaltérable, & préſent par-tout, c’eſt pourquoi l’on ne peut former aucun doute ſur ſon Identité.

En ſecond lieu, les Eſprits finis ayant eu chacun un certain temps & un certain lieu qui a déterminé le commencement de leur exiſtence, la relation à ce temps & à ce lieu déterminera toûjours l’Identité de chacun d’eux, auſſi long temps qu’elle ſubſiſtera.

En troiſiéme lieu, l’on peut dire de même à l’égard de chaque particule de Matiére, que, tandis qu’elle n’eſt ni augmentée ni diminuée par l’addition ou la ſouſtraction d’aucune matiére, elle eſt la même. Car quoi que ces trois ſortes de Subſtances, comme nous ne pouvons nous empêcher de concevoir, que chacune d’elles doit néceſſairement exclurre du même lieu tout autre qui eſt de la même eſpèce. Autrement, les notions & les noms d’Identité & de Diverſité ſeroient inutiles ; & il ne pourroit y avoir aucune diſtinction de Subſtances ni d’aucunes choſes differentes l’une de l’autre. Par exemple, ſi deux Corps pouvoient être dans un même lieu tout à la fois, deux particules de Matiére ſeroient une ſeule & même particule, ſoit que vous les ſuppoſiez grandes ou petites ; ou plûtôt, tous les Corps ne ſeroient qu’un ſeul & même Corps. Car par la même raiſon que deux particules de Matiére peuvent être dans un ſeul lieu, tous les Corps peuvent être auſſi dans un ſeul lieu : ſuppoſition qui étant une fois admiſe détruit toute diſtinction entre l’Identité & la Diverſité, entre un & pluſieurs, & la rend tout-à-fait ridicule. Or comme c’eſt une contradiction, que deux ou plus d’un ne ſoient qu’un, l’Identité & la Diverſité ſont des rapports & des moyens de comparaiſon très-bien fondez, & de grand uſage à l’entendement.

ToutesIdentité des Modes. les autres choſes n’étant, après les Subſtances, que des Modes ou des Relations qui ſe terminent aux Subſtances, on peut déterminer encore par la même voye l’Identité & la Diverſité de chaque exiſtence particuliére qui leur convient. Seulement à l’égard des choſes dont l’exiſtence conſiſte dans une perpetuelle ſuceſſion, comme ſont les actions des Etres finis, le Mouvement & la Penſée, qui conſiſtent l’un & l’autre dans une continuelle ſucceſſion, on ne peut douter de leur diverſité ; car chacune périſſant dans le même moment qu’elle commence, elles ne ſauroient exiſter en différens temps, ou en différens lieux, ainſi que des Etres permanens peuvent en divers temps exiſter dans des lieux différens ; & par conſéquent, aucun mouvement ni aucune penſée qu’on conſidere comme dans différens temps ne peuvent être les mêmes, puisque chacune de leurs parties a un différent commencement d’exiſtence.

§. 3.Ce que c’eſt qu’on nomme dans les Ecoles Principium Individuationis. Par tout ce que nous venons de dire il eſt aiſé de voir ce que c’eſt qui conſtituë un Individu & le diſtingue de tout autre Etre, (ce qu’on nomme Principium Individuationis dans les Ecoles, où l’on ſe tourmente ſi fort pour ſavoir ce que c’eſt) il eſt, dis-je, évident, que ce Principe conſiſte dans l’exiſtence même qui fixe chaque être, de quelque ſorte qu’il ſoit, à un temps particulier, & un lieu incommunicable à deux Etres de la même eſpèce. Quoi que cela paroiſſe plus aiſé à concevoir dans les Subſtances ou Modes les plus ſimples, on trouvera pourtant, ſi l’on y fait reflexion, qu’il n’eſt pas plus difficile de le comprendre dans les Subſtances, ou Modes les plus complexes, ſi l’on prend la peine de conſiderer à quoi ce Principe eſt préciſément appliqué. Suppoſons par exemple un Atome, c’eſt-à-dire, un Corps continu ſous une ſurface immuable, qui exiſte dans un temps & dans un lieu déterminé, il eſt évident, que dans quelque inſtant de ſon exiſtence qu’on le conſidere, il eſt dans cet inſtant le même avec lui-même. Car étant dans cet inſtant ce qu’il eſt effectivement & rien autre choſe, il eſt le même & doit continuer d’être tel, auſſi long-temps que ſon exiſtence eſt continuée : car pendant tout ce temps il ſera le même, & non un autre. Et ſi deux, trois, quatre Atomes, & davantage, ſont joints enſemble dans une même Maſſe, chacun de ces Atomes ſera le même, par la règle que je viens de poſer ; & pendant qu’ils exiſtent joints enſemble, la maſſe qui eſt compoſée des mêmes Atomes, ou qu’on y en ajoûte un nouveau, ce n’eſt plus la même maſſe, ni le même corps. Quant aux créatures vivantes, leur Identité ne dépend pas d’une maſſe compoſée des mêmes particules, mais de quelque autre choſe. Car en elles un changement de grandes parties de matiére ne donne point d’atteinte à l’Identité. Un Chêne qui d’une petite plante devient un grand arbre, & qu’on vient d’émonder, eſt toûjours le même Chêne ; & un Poulain devenu Cheval, tantôt gras, & tantôt maigre, eſt durant tout ce temps-là le même Cheval, quoi que dans ces deux cas il y aît un manifeſte changement de partie : de ſorte qu’en effet ni l’un ni l’autre n’eſt une même maſſe de matiere, bien qu’ils ſoient veritablement, l’un le même Chêne ; & l’autre, le même Cheval. Et la raiſon de cette difference eſt fondée ſur ce que dans ces deux cas concernant une maſſe de matiére, & un Corps vivant, l’Identité n’eſt pas appliquée à la même choſe.

§. 4.Identité des Vegetaux. Il reſte donc de voir en quoi un Chêne différe d’une maſſe de Matiére ; & c’eſt, ce me ſemble, en ce que la derniére de ces choſes n’eſt que la cohéſion de certaines particules de Matiére, de quelque maniére qu’elles ſoient unies, au lieu que l’autre eſt une diſpoſition de ces particules telle qu’elle doit être pour conſtituer les parties d’un Chêne, & une telle organization de parties dans un ſeul Corps qui participe à une commune vie ; une Plante continuë d’être la même Plante auſſi long-temps qu’elle a part à la même vie, quoi que cette vie vienne à être communiquée à de nouvelles parties de matiére, unies vitalement à la Plante déja vivante, en vertu d’une pareille organization continuée, laquelle convient à cette eſpèce de Plante. Car cette organization étant en un certain moment dans un certain amas de Matiére, eſt diſtinguée dans ce compoſé particulier de toute autre organization, & conſtituë cette vie individuelle, qui exiſte continuellement dans ce moment, tant avant, qu’après, dans la même continuité de parties inſenſibles qui ſe ſuccedent les unes aux autres, unies au Corps vivant de la Plante, par où la Plante a cette identité qui la fait être la même Plante, qui fait que toutes ſes parties ſont les parties d’une même Plante, pendant tout le temps qu’elles exiſtent jointes à cette organization continuée, qui eſt propre à tranſmettre cette commune vie à toutes les parties ainſi unies.

§. 5.identité des Animaux. Le cas n’eſt pas ſi différent dans les Brutes que chacun ne puiſſe conclurre de là, que leur Identité conſiſte dans ce qui conſtituë un Animal & le fait continuer d’être le même. Il y a quelque choſe de pareil dans les Machines artificielles, & qui peut ſervir à éclaircir cet article. Car par exemple, qu’eſt-ce qu’une Montre ? Il eſt évident que ce n’eſt autre choſe qu’une organization ou conſtruction de parties, propre à une certaine fin, qu’elle eſt capable de remplir, lorſqu’elle reçoit l’impreſſion d’une force ſuffiſante pour cela. De ſorte que ſi nous ſuppoſions que cette Machine fût un ſeul Corps continu, dont toutes les parties organizées fuſſent reparées, augmentées, ou diminuées par une conſtante addition ou ſeparation de parties inſenſibles par le moyen d’une commune vie qui entretînt toutes la machine, nous aurions quelque choſe de fort ſemblable au Corps d’un Animal, avec cette différence, Que dans un Animal la juſteſſe de l’organization & du mouvement, en quoi conſiſte la vie, commence tout à la fois, le mouvement venant de dehors, manque ſouvent lorſque l’organe eſt en état & bien diſpoſé à en recevoir les impreſſions.

§. 6.Identité de l’Homme. Cela montre encore en quoi conſiſte l’Identité du même homme, ſavoir, en cela ſeul qu’il jouït de la même vie, continuée par des particules de Matiére qui ſont dans un flux perpetuel, mais qui dans cette ſucceſſion ſont vitalement unies au même Corps organizé. Quiconque attachera l’Identité de l’Homme à quelque autre choſe qu’à ce qui conſtituë celle des autres Animaux, je veux dire à un Corps bien organizé dans un certain inſtant, & qui dès lors continuë dans cette organization vitale par une ſucceſſion de diverſes particules de Matiére qui lui ſont unies, aura de la peine à faire qu’un Embryon, un homme âgé, un fou & un ſage ſoient le même homme en vertu d’une ſuppoſition d’où il ne s’enſuive qu’il eſt poſſible que Seth, Iſmaël, Socrate, Pilate, St. Auguſtin, & Céſar Borgia ſont un ſeul & même homme. Car ſi l’Identité de l’Ame ſait toute ſeule qu’un homme eſt le même, & qu’il n’y aît rien dans la nature de la Matiére qui empêche qu’un même Eſprit individuel ne puiſſe être uni à différens Corps, il ſera fort poſſible que ces hommes qui ont vécu en différens ſiécles & ont été d’un temperament différent, ayent été un ſeul & même homme : façon de parler qui ſeroit fondée ſur l’étrange uſage qu’on feroit du mot homme en l’appliquant à une idée dont on exclurroit le Corps & la forme extérieure. Cette maniére de parler s’accorderoit encore plus mal avec les notions de ces Philoſophes qui reconnoiſſant la Tranſmigration, croyent que les Ames des hommes peuvent être envoyées pour punition de leurs déreglemens, dans des Corps de Bêtes, comme dans des habitations propres à l’aſſouvissement de leurs paſſions brutales. Car je ne croi pas qu’une perſonne qui ſeroit aſſûrée que l’Ame d’Heliogabale exiſtoit dans l’un de ſes Pourceaux, voulût dire que ce Pourceau étoit un homme, ou le même homme qu’Heliogabale.

§. 7.L’identité répond à l’idée qu’on ſe fait des choſes. Ce n’eſt donc pas l’unité de Subſtance qui comprend toute ſorte d’Identité, ou qui la peut déterminer dans chaque rencontre. Mais pour ſe faire une idée exacte de l’Identité, & en juger ſainement, ([59]) il faut voir quelle idée eſt ſignifiée par le mot auquel on l’applique ; car être la même Subſtance, le même homme, & la même perſonne ſont trois choſes différentes, s’il eſt vrai que ces trois termes, Perſonne, Homme, & Subſtance emportent trois différentes idées ; parce que telle qu’eſt l’idée qui appartient à un certain nom, telle doit être l’identité. Cela conſideré avec un peu plus d’attention & d’exactitude auroit peut-être prévenu une bonne partie des embarras où l’on tombe ſouvent ſur cette matiére, & qui ſont ſuivis de grandes difficultez apparentes, principalement à l’égard de l’Identité perſonnelle que nous allons examiner par cet effet avec un peu d’application.

§. 8.Ce qui fait le même Homme. Un Animal eſt un Corps vivant organizé ; & par conſéquent, le même Animal eſt, comme nous avons déja remarqué, la même vie continuée, qui eſt communiquée à différentes particules de Matiére, ſelon qu’elles viennent à être ſucceſſivement unies à ce Corps organizé qui a de la vie : & quoi qu’on diſe des autres définitions, une obſervation ſincere nous fait voir certainement, que l’idée que nous avons dans l’Eſprit de ce dont le mot Homme eſt un ſigne dans notre bouche, n’eſt autre que l’idée d’un Animal d’une certaine forme. C’eſt dequoi je ne doute en aucune maniére ; car je croi pouvoir avancer hardiment, que qui de nous verroit une Créature faite & formée comme ſoi-même, quoi qu’elle n’eût jamais fait paroître plus de raiſon qu’un Chat ou un Perroquet diſcourir raiſonnablement & en Philoſophe, il ne l’appelleroit ou ne le croiroit que Perroquet, & qu’il diroit du prémier de ces Animaux que c’eſt un Homme groſſier, lourd & deſtitué de raiſon, & du dernier que c’eſt un Perroquet plein d’eſprit & de bon ſens. Un fameux ([60]) Ecrivain de ce temps nous raconte une hiſtoire qui ſuffire pour autoriſer la ſuppoſition que je viens de faire, d’un Perroquet raiſonnable. Voici ſes paroles : « J’avois toûjours eu envie de ſavoir de la propre bouche du Prince Maurice de Naſſau, ce qu’il y avoit de vrai dans une hiſtoire que j’avois ouï dire pluſieurs fois au ſujet d’un Perroquet qu’il avoit pendant qu’il étoit dans ſon Gouvernement du Breſil. Comme je crus que vraiſemblablement je ne le verrois plus, je le priai de m’en éclaircir. On diſoit que ce Perroquet faiſoit des queſtions & des réponſes auſſi juſtes qu’une créature raiſonnable auroit pû faire, de ſorte que l’on croyoit dans la Maiſon de ce Prince que ce Perroquet étoit poſſedé. On ajoûtoit qu’un de ſes Chapelains qui avoit vêcu ce temps là en Hollande, avoit pris une ſi forte averſion pour les Perroquets à cauſe de celui-là, qu’il ne pouvoit pas les ſouffrir, diſant qu’ils avoient le Diable dans le Corps. J’avois appris toutes ces circonſtances & pluſieurs autres qu’on m’aſſuroit être véritables ; ce qui m’obligea de prier le Prince Maurice de me dire ce qu’il y avoit de vrai en tout cela. Il me répondit avec ſa franchiſe ordinaire & en peu de mots, qu’il y avoit quelque choſe de véritable, mais que la plus grande partie de ce qu’on m’avoit dit, étoit faux. Il me dit que lorſqu’il vient dans le Breſil, il avoit ouï parler de ce Perroquet ; & que lorſqu’il vient dans la Sale où le Prince étoit avec pluſieurs Hollandois auprès de lui ; le Perroquet dit, dès qu’il les vit, Quelle compagnie d’hommes blancs eſt celle-ci ? On lui demanda en lui montrant le Prince, qui il étoit ? Il répondit que c’étoit quelque Général. On le fit approcher, & le Prince lui demanda, D’où venez-vous ? Il répondit, de Marinan. Le Prince, A qui êtes-vous ? Le perroquet, A un Portugais. Le Prince, Que fais-tu là ? Le Perroquet, Je garde les poules. Le Prince ſe mit à rire, & dit, Vous gardez les poules ? Le Perroquet répondit, Oui, moi ; & je ſai bien faire chuc, chuc ; ce qu’on a accoûtumé de faire quand on appelle les poules, & ce que le Perroquet repeta pluſieurs fois. Je rapporte les paroles de ce beau Dialogue en François, comme le Prince me les dit. Je lui demandai encore quelle langue parloit le Perroquet. Il me répondit, que c’étoit en Braſilien. Je lui demandai s’il entendoit cette Langue. Il me répondit, que non, mais qu’il avoit eu ſoin d’avoir deux Interpretes, un Braſilien qui parloit Hollandais, & l’autre Hollandais qui parloit Braſilien, qu’il les avoit interrogez ſeparement, & qu’ils lui avoient rapporté tous deux les mêmes paroles. Je n’ai pas voulu omettre cette Hiſtoire, parce qu’elle eſt extrêmement ſinguliére, & qu’elle peut paſſer pour certaine. J’oſe dire au moins que ce Prince croyoit ce qu’il me diſoit, ayant toûjours paſſé pour un homme de bien & d’honneur. Je laiſſe aux Naturaliſtes le ſoin de raiſonner ſur cette avanture, & aux autres hommes la liberté d’en croire ce qu’il lui plairra. Quoi qu’il en ſoit, il n’eſt peut-être pas mal d’égayer quelquefois la ſcene par de telles digreſſions, à propos ou non. »

J’ai eu ſoin de faire voir à mon Lecteur cette Hiſtoire tout au long dans les propres termes de l’Auteur, parce qu’il me ſemble qu’il ne l’a pas jugée incroyabe, car on ne ſauroit s’imaginer qu’un ſi habile homme que lui, qui avoit aſſez de capacité pour autoriſer tous les temoignages qu’il nous donne de lui-même, eût pris tant de peine dans un endroit où cette Hiſtoire ne fait rien à ſon ſujet, pour nous reciter ſur la foi d’un homme qui étoit non ſeulement ſon ami, comme il nous l’apprend lui-même, mais encore un Prince qu’il reconnoit homme de bien & d’honneur, un conte qu’il ne pouvoit croire incroyabe ſans le regarder comme fort ridicule. Il eſt viſible que le Prince qui garentit cette Hiſtoire, & que notre Auteur qui la rapporte après lui, appellent tous deux ce cauſeur, un Perroquet : & je demande à toute autre perſonne à qui cette Hiſtoire paroit digne d’être racontée, ſi, ſuppoſé que ce Perroquet & tous ceux de ſon Eſpèce euſſent toûjours parlé, comme ce Prince nous aſſure que celui-là parloit, je demande, dis-je s’ils n’auroient pas paſſé pour une race d’Animaux raiſonnables : mais ſi malgré tout cela ils n’auroient pas été reconnus pour des Perroquets plûtôt que pour des hommes. Car je m’imagine, que ce qui conſtituë l’idée d’un homme, dans l’Eſprit de la plûpart des gens, n’eſt pas ſeulement l’Idée d’un Etre penſant & raiſonnable, mais auſſi celle d’un Corps formé de telle & de telle maniére qui eſt joint à cet Etre. Or ſi c’eſt là l’idée d’un Homme, le même Corps formé de partie ſucceſſives qui ne ſe diſſipent pas toutes à la fois, doit concourir auſſi bien qu’un même Eſprit Immateriel à faire le même homme.

§. 9.En quoi conſiſte l’identité perſonnelle. Cela poſé, pour trouver en quoi conſiſte l’Identité perſonnelle, il faut voir ce qu’emporte le mot de Perſonne. C’eſt, à ce que je croi, un etre penſant & intelligent, capable de raiſon & de reflexion, & qui ſe peut conſiderer ſoi-même comme le même, comme une même choſe qui penſe en différens temps & en différens lieux ; ce qu’il fait uniquement par le ſentiment qu’il a de ſes propres actions, lequel eſt inſeparable de la penſée, & lui eſt, ce me ſemble, entiérement eſſentiel, étant impoſſible à quelque Etre que ce ſoit d’appercevoir, ſans appercevoir qu’il apperçoit. Lorſque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous goûtons, que nous ſentons, que nous méditons, ou que nous voulons quelque choſe, nous le connoiſſons à meſure que nous le faiſons. Cette connoiſſance accompagne toûjours nos Senſations & nos perceptions préſentes ; & c’eſt par-là que chacun eſt à lui-meme ce qu’il appelle ſoi-même. On ne conſidére pas dans ce cas ſi le même ([61]) Soi eſt continué dans la même Subſtance, ou dans diverſes Subſtances. Car puiſque la ([62]) con-ſcience accompagne toûjours la penſée, & que c’eſt là ce qui fait que chacun eſt ce qu’il nomme ſoi-même, & par où il ſe diſtingue de toute autre choſe penſante : c’eſt auſſi en cela ſeul que conſiſte l’Identité perſonnelle, ou ce qui fait qu’un Etre raiſonnable eſt toûjours le même. Et auſſi loin que cette con-ſcience peut s’étendre ſur les actions ou les penſées déja paſſées, auſſi loin s’étend l’Identité de cette perſonne : le ſoi eſt préſentement le même qu’il étoit alors ; & cette action paſſée a été faite par le même ſoi que celui qui ſe la remet à préſent dans l’Eſprit.

§. 10.La Con-ſcience fait l’identité perſonnelle. Mais on demande outre cela, ſi c’eſt préciſément & abſolument la même Subſtance. Peu de gens penſeroient être en droit d’en douter, ſi les perceptions avec la con-ſcience qu’on en a ſoi-même, ſe trouvoient toûjours préſentes à l’Eſprit, par où la même Choſe penſante ſeroit toûjours ſciemment préſente, &, comme on croiroit, évidemment la même à elle-même. Mais ce qui ſemble faire de la peine dans ce point, c’eſt que cette con-ſcience eſt toûjours interrompuë par l’oubli, n’y ayant aucun moment dans notre vie, auquel tout l’enchaînement des actions que nous avons jamais faites, ſoit préſent à notre Eſprit ; c’eſt que ceux qui ont le plus de mémoire perdent de vûë une partie de leurs actions, pendant qu’ils conſiderent l’autre ; c’eſt que quelquefois, ou plûtôt la plus grande partie de notre vie, au lieu de reflêchir ſur notre ſoi paſſé, nous ſommes occupez de nos penſées préſentes, & qu’enfin dans un profond ſommeil, nous n’avons abſolument aucune penſée, ou aucune du moins qui ſoit accompagnée de cette con-ſcience qui eſt attachée aux penſées que nous avons en veillant. Comme, dis-je, dans tous ces cas le ſentiment que nous avons de nous-mêmes eſt interrompu, & que nous nous perdons nous-mêmes de vûë par rapport au paſſé, on peut douter ſi nous ſommes toûjours la même Choſe penſante, c’eſt-à-dire, la même Subſtance, ou non. Lequel doute, quelque raiſonnable ou déraiſonnable qu’il ſoit, n’intereſſe en aucune maniére l’Identité perſonnelle. Car il s’agit de ſavoir ce qui fait la même perſonne, & non ſi c’eſt préciſément la même Subſtance qui penſe toûjours dans la même perſonne, ce qui ne fait rien dans ce cas : parce que différentes Subſtances peuvent être unies dans une ſeule perſonne par le moyen de la même con-ſcience à laquelle ils ont part, tout ainſi que différens Corps ſont unis par la même vie dans un ſeul animal, dont l’Identité eſt conſervée parmi le changement de Subſtances, à la faveur de l’unité d’une même vie continuée. En effet, comme c’eſt la même con-ſcience qui fait qu’un homme eſt le même à lui-même, l’Identité perſonnelle ne dépend que de là, ſoit que cette conſcience ne ſoit attachée qu’à une ſeule Subſtance individuelle, ou qu’elle puiſſe être continuée dans différentes Subſtances qui ſe succedent l’une à l’autre. En effet, tant qu’un Etre intelligent peut repeter en ſoi-même l’idée d’une action paſſée avec la même con-ſcience qu’il en avoit eu prémiérement, & avec la même qu’il a d’une action préſente, juſque-là il eſt le même ſoi. Car c’eſt par la con-ſcience qu’il a en lui-même de ſes penſées & de ſes actions préſentes qu’il eſt dans ce moment le même à lui-même ; & par la même raiſon il ſera le même ſoi, auſſi long-temps que cette con-ſcience peut s’étendre aux actions paſſées ou à venir : de ſorte qu’il ne ſauroit non plus être deux Perſonnes par la diſtance des temps, ou par le changement de Subſtance, qu’un homme être deux hommes, parce qu’il porte aujourd’hui un habit qu’il ne portoit pas hier, après avoir dormi entre-deux pendant un long ou un court eſpace de temps. Cette même con-ſcience réunit dans la même Perſonne ces actions qui ont exiſté en différens temps, quelles que ſoient les Subſtances qui ont contribué à leur production.

§. 11.L’identité perſonnelle ſubſiſte dans le changement des Subſtances. Que cela ſoit ainſi, nous en avons une eſpèce de démonſtration dans notre propre Corps, dont toutes les particules font partie de nous-mêmes, c’eſt-à-dire, de cet Etre penſant qui ſe reconnoit interieurement le même, tandis que ces particules ſont vitalement unies à ce même ſoi penſant, de ſorte que nous ſentons le bien ou le mal qui leur arrive par l’attouchement ou par quelque autre voye que ce ſoit. Ainſi les Membres du Corps de chaque homme ſont une partie de lui-même : il prend part & eſt intereſſé à ce qui les touche. Mais qu’une main vienne à être coupée, & par-là ſeparée du Sentiment que nous avions du chaud, du froid, & des autres affections de cette main, dès ce moment elle n’eſt non plus une partie de ce que nous appellons nous-mêmes, que la partie de Matiére qui eſt la plus éloignée de nous. Ainſi nous voyons que la Subſtance dans laquelle conſiſtoit le ſoi perſonnel en un temps, peut être changée dans un autre temps, ſans qu’il arrive aucun changement à l’Identité perſonnelle : car on ne doute point de la continuation de la même Perſonne, quoi que les membres qui en faiſoient partie il n’y a qu’un moment, viennent à être retranchez.

§. 12.Si elle ſubſiſte dans le changement des Subſtances penſantes. Mais la Queſtion, eſt, ſi la même Subſtance qui penſe, étant changée, la Perſonne peut être la même, ou ſi cette Subſtance demeurant la même, il peut y avoir différentes Perſonnes.

A quoi je répons en prémier lieu, que cela ne ſauroit être une Queſtion pour ceux qui font conſiſter la penſée dans une conſtitution animale, purement materielle, ſans qu’une Subſtance immaterielle y aît aucune part. Car que leur ſuppoſition ſoit vraye ou fauſſe, il eſt évident qu’ils conçoivent que l’Identité perſonnelle eſt conſervée dans quelque autre choſe que dans l’Identité de Subſtance, tout de même que l’Identité de l’Animal eſt conſervée dans une Identité de vie & non de Subſtance. Et par conſéquent, ceux qui n’attribuent la penſée qu’à une Subſtance immaterielle, doivent montrer, avant que de pouvoir attaquer ces prémiers, pourquoi l’Identité perſonnelle ne peut être conſervée dans un changement de Subſtances immaterielles, ou dans une varieté de Subſtances particuliéres immaterielles, auſſi bien que l’Identité animale ſe conſerve dans un changement de Subſtances materielles, ou dans une varieté de Corps particuliers ; à moins qu’ils ne veuillent dire qu’un ſeul Eſprit immateriel fait la même vie dans les Brutes, comme un ſeul Eſprit immateriel fait la même perſone dans les Hommes, ce que les Carteſiens au moins n’admettront pas, de peur d’ériger auſſi les Bêtes Brutes en Etres penſans.

§. 13. Mais, ſuppoſé qu’il n’y aît que des Subſtances immaterielles, qui penſent, je dis ſur la prémiére partie de la Queſtion, qui eſt, ſi la même Subſtance penſante étant changée, la Perſonne peut être la même ; je répons, dis-je, qu’elle ne peut être réſoluë que par ceux qui ſavent qu’elle eſt l’eſpèce de Subſtance qui penſe en eux, & ſi la con-ſcience qu’on a de ſes actions paſſées, peut être transferée d’une Subſtance penſante à une autre Subſtance penſante. Je conviens, que cela ne pourroit ſe faire, ſi cette con-ſcience étoit une ſeule & même action individuelle. Mais comme ce n’eſt qu’une repréſentation actuelle d’une action paſſée, il reſte à prouver comment il n’eſt pas poſſible que ce qui n’a jamais été réellement, puiſſe être repréſenté à l’Eſprit comme ayant été véritablement. C’eſt pourquoi nous aurons de la peine à déterminer juſques où le ** Conſciousneſs. ſentiment des actions paſſées eſt attaché à quelque Agent individuel, en ſorte qu’un autre Agent ne puiſſe l’avoir ; il nous ſera, dis-je, bien difficile de déterminer cela, juſqu’à ce que nous connoiſſions quelle eſpèce d’Actions ne peuvent être faites ſans un Acte refléchi de perception, qui les accompagne, & comment ces ſortes d’actions ſont produites par des Subſtances penſantes qui ne ſauroient penſer ſans en être convaincuës en elles-mêmes. Mais parce que ce que nous appellons la même con-ſcience n’eſt pas un même Acte individuel, il n’eſt pas facile de s’aſſurer par la nature des choſes, comment une Subſtance intellectuelle ne ſauroit recevoir la repréſentation d’une choſe comme faite par elle-même, qu’elle n’auroit pas faite, mais qui peut-être auroit été faite par quelque autre Agent, tout auſſi bien que pluſieurs repréſentations en ſonge, que nous regardons comme véritables pendant que nous ſongeons. Et juſques à ce que nous connoiſſions plus clairement la nature des Subſtances penſantes, nous n’aurons point de meilleur moyen pour nous aſſûrer que cela n’eſt point ainſi, que de nous en remettre à la Bonté de Dieu : car autant que la felicité ou la miſére de quelqu’une de ſes créatures capables de ſentiment, ſe trouve intereſſée en cela, il faut croire que ce Etre ſuprême dont la Bonté eſt infinie, ne tranſportera pas de l’une à l’autre en conſéquence de l’erreur où elles pourroient être, le ſentiment qu’elles ont de leurs bonnes ou de leurs mauvaiſes actions, qui entraîne après lui la peine ou la récompenſe. Je laiſſe à d’autres à juger juſqu’où ce raiſonnement peut être preſſé contre ceux qui font conſiſter la Penſée dans un aſſemblage d’Eſprits Animaux qui ſont dans un flux continuel. Mais pour revenir à la Queſtion que nous avons en main, on doit reconnoître que ſi la même con-ſcience, qui eſt une choſe entiérement différente de la même figure ou du même mouvement numerique dans le Corps, peut être tranſportée d’une Subſtance penſante à une autre Subſtance penſante, il ſe pourra faire que deux Subſtances penſantes ne conſtituent qu’une ſeule perſonne. Car l’Identité perſonnelle eſt conſervée, dès là que la même con-ſcience eſt préſervée dans la même Subſtance, ou dans differentes Subſtances.

§. 14. Quant à la ſeconde partie de la Queſtion, qui eſt, Si la même Subſtance immaterielle reſtant, il peut y avoir deux Perſonnes diſtinctes ; elle me paroît fondée ſur ceci, ſavoir, ſi le même Etre immateriel convaincu en lui-même de ſes actions paſſées, peut être tout-à-fait dépouillé de tout ſentiment de ſon exiſtence paſſée, & le perdre entiérement, ſans le pouvoir jamais recouvrer ; de ſorte que commençant, pour ainſi dire, un nouveau compte depuis une nouvelle période, il aît une con-ſcience, qui ne puiſſe s’étendre au delà de ce nouvel état. Tous ceux qui croyent la préexiſtence des Ames, ſont viſiblement dans cette penſée, puiſqu’ils reconnoiſſent que l’Ame n’a aucun reſte de connoiſſance de ce qu’elle a fait dans l’état où elle a préexiſté, ou entierement ſeparée du Corps, ou dans un autre Corps. Et s’ils faiſoient difficulté de l’avoûër, l’Experience ſeroit viſiblement contre eux. Ainſi, l’Identité perſonnelle ne s’étendant pas plus loin que le ſentiment intérieur qu’on a de ſa propre exiſtence, un Eſprit préexiſtant qui n’a pas paſſé tant de ſiécles dans une parfaite inſenſibilité, doit néceſſairement conſtituer différentes perſonnes. Suppoſez un Chrétien Platonicien ou Pythagorien qui ſe crût en droit de conclurre de ce que Dieu auroit terminé le ſeptiéme jour tous les Ouvrages de la Création, que ſon Ame a exiſté depuis ce temps-là, & qu’il vînt à s’imaginer qu’elle auroit paſſé dans différens Corps Humains, comme un homme que j’ai vû, qui étoit perſuadé que ſon Ame avoit été l’Ame de Socrate ; (je n’examinerai point ſi cette prétenſion étoit bien fondée, mais ce que je puis aſſûrer certainement, c’eſt que dans le poſte qu’il a rempli, & qui n’étoit pas de petite importance, il a paſſé pour un homme fort raiſonnable ; & il a paru par ſes Ouvrages qui ont vû le jour, qu’il ne manquoit ni d’eſprit ni de ſavoir) cet homme ou quelque autre qui crut la Tranſmigration des Ames, diroit-il qu’il pourroit être la même perſonne que Socrate, quoi qu’il ne trouvât en lui-même aucun ſentiment des actions ou des penſées de Socrate ? Qu’un homme, après avoir refléchi ſur ſoi-même, concluë qu’il a en lui-même une Ame immaterielle qui eſt ce qui penſe en lui, & le fait être le même, dans le changement continuel qui arrive à ſon Corps, & que c’eſt là ce qu’il appelle ſoi-même : Qu’il ſuppoſe encore, que c’eſt la même Ame qui étoit dans Neſtor ou dans Therſite au ſiege de Troye ; car les Ames étant indifférentes à l’égard de quelque portion de Matiére que ce ſoit, autant que nous le pouvons connoître par leur nature, cette ſuppoſition ne renferme aucune abſurdité apparente, & par conſéquent cette Ame peut avoir été alors auſſi bien celle de Neſtor ou de Therſite, qu’elle eſt préſentement celle de quelque autre homme. Cependant ſi cet homme n’a préſentement aucun ** Ou con-ſcience. ſentiment de quoi que ce ſoit que Neſtor ou Therſite ait jamais fait ou penſé ; conçoit-il, ou peut-il concevoir qu’il eſt la même perſonne que Neſtor ou Therſite ? Peut-il prendre part aux actions de ces deux anciens Grecs ? Peut-il ſe les attribuer, ou penſer qu’elles ſoient plûtôt ſes propres Actions que celles de quelque autre homme qui ait jamais exiſté ? Il eſt viſible que le ſentiment qu’il a de ſa propre exiſtence, ne s’étendant à aucune des actions de Neſtor ou de Therſite, il n’eſt pas une même perſonne avec l’un des deux, que ſi l’Ame ou l’Eſprit immateriel qui eſt préſentement en lui, avoit été créé, & avoit commencé d’exiſter, lorſqu’il commença d’animer le Corps qu’il a préſentement ; quelque vrai qu’il fût d’ailleurs que le même Eſprit qui avoit animé le Corps de Neſtor ou de Therſite, étoit le même en nombre que celui qui anime le ſien préſentement. Cela, dis-je, ne contribueroit pas davantage à le faire la même perſonne que Neſtor, que ſi quelques-unes des particules de matiére qui une fois ont fait partie de Neſtor, étoient à préſent une partie de cet homme-là : car la même Subſtance immaterielle ſans la même con-ſcience, ne fait non plus la même perſonne pour être unie à quelque Corps ſans une con-ſcience commune, peuvent faire la même perſonne. Mais que cet homme vienne à trouver en lui-même que quelqu’une des actions de Neſtor lui appartient comme émanée de lui-même, il ſe trouve alors la même perſonne que Neſtor.

§. 15. Et par-là, nous pouvons concevoir ſans aucune peine ce qui à la Reſurrection doit faire la même perſonne, quoi que dans un Corps qui n’ait pas exactement la même forme & les mêmes parties qu’il avoit dans ce Monde, pourvû que la même con-ſcience ſe trouve jointe à l’Eſprit qui l’anime. Cependant l’Ame toute ſeule, le Corps étant changé, peut à peine ſuffire pour faire le même homme, hormis à l’égard de ceux qui attachent toute l’eſſence de l’Homme à l’Ame qui eſt en lui. Car que l’Ame d’un Prince accompagnée d’un ſentiment intérieur de la vie de Prince qu’il a déja menée dans le Monde, vînt à entrer dans le Corps d’un Savetier, auſſitôt que l’Ame de ce pauvre homme auroit abandonné ſon Corps, chacun voit que ce ſeroit la même perſonne que le Prince, uniquement reſponſable des actions qu’elle auroit fait étant Prince. Mais qui voudroit dire que ce ſeroit le même homme ? Le Corps doit donc entrer auſſi dans ce qui conſtitue l’Homme ; & je m’imagine qu’en ce cas-là le corps détermineroit l’Homme, au jugement de tout le monde ; & que l’Ame accompagnée de toutes les penſées de Prince qu’elle avoit autrefois, ne conſtitueroit pas un autre homme. Ce ſeroit toûjours le même Savetier, dans l’opinion de chacun, ([63]) lui ſeul excepté. Je ſai que dans le langage ordinaire la même perſonne, & le même homme ſignifient une ſeule & même choſe. A la vérité, il ſera toûjours libre à chacun de parler comme il voudra, & d’attacher tels ſons articulez à telles idées qu’il jugera à propos, & de les changer auſſi ſouvent qu’il lui plaira. Mais lorsque nous voudrons rechercher ce que c’eſt qui fait le même Eſprit, le même homme, ou la même perſonne, nous ne ſaurions nous dispenſer de fixer en nous-mêmes les idées d’Eſprit, d’Homme & de Perſonne ; & après avoir ainſi établi ce que nous entendons par ces trois mots, il ne ſera pas mal-aiſé de déterminer à l’égard d’aucune de ces choſes ou d’autres ſemblables, quand c’eſt qu’elle eſt, ou n’eſt pas la même.

§. 16.La Con-ſcience fait la même perſonne. Mais quoi que la même Subſtance immaterielle ou la même Ame ne ſuffiſe pas toute ſeule pour conſtituer l’Homme, où qu’elle ſoit, & dans quelque état qu’elle exiſte ; il eſt pourtant viſible que la con-ſcience, auſſi loin qu’elle peut s’étendre, quand ce ſeroit juſqu’aux ſiécles paſſez, réunit dans une même perſonne les exiſtences & les actions les plus éloignées par le temps, tout de même qu’elle unit l’exiſtence & les actions du moment immédiatement précedent ; de ſorte que quiconque a une con-ſcience, un ſentiment intérieur de quelques actions préſentes & paſſées, eſt la même perſonne à qui ces actions appartiennent. Si par exemple, je ſentois également en moi-même, que j’ai vû l’Arche & le Deluge de Noé, comme je ſens que j’ai vû, l’hyver paſſé, l’inondation de la Tamiſe, ou que j’écris préſentement, je ne pourrois non plus douter, que le Moi qui écrit dans ce moment, qui a vû, l’hyver paſſé inonder la Tamiſe, & qui a été préſent au Déluge Univerſel, ne fût le même ſoi, dans quelque Subſtance que vous mettiez ce ſoi, que je ſuis certain, que moi qui écris ceci, ſuis, à préſent que j’écris, le même moi que j’étois hier, ſoit que je ſois tout compoſé ou non de la même Subſtance materielle ou immaterielle. Car pour être le même ſoi, il eſt indifférent que ce même ſoi ſoit compoſé de la même Subſtance, ou de différentes Subſtances ; car je ſuis autant intereſſé, & auſſi juſtement reſponſable pour une action faite il y a mille ans, qui m’eſt préſentement adjugée par cette ([64]) con-ſcience que j’en ai comme ayant été faite par moi-même, que je le ſuis pour ce que je viens de faire dans le moment précedent.

§. 17.Le Soi dépend de la con-ſcience. Le ſoi eſt cette choſe penſante, intérieurement convaincuë de ſes propres actions (de quelque Subſtance qu’elle ſoit formée, ſoit ſpirituelle ou materielle, ſimple ou compoſée, il n’importe) qui ſent du plaiſir & de la douleur, qui eſt capable de bonheur ou de miſére, & par-là eſt intereſſée pour ſoi-même, auſſi loin que cette con-ſcience peut s’étendre. Ainſi chacun éprouve tous les jours, que, tandis que ſon petit doigt eſt compris ſous cette con-ſcience, il fait autant partie de ſoi-même, que ce qui y a le plus de part. Et ſi ce petit doigt venant à être separé du reſte du Corps, cette conſcience accompagnoit le petit doigt, & abandonnoit le reſte du Corps, il eſt évident que le petit doigt ſeroit la perſonne, la même perſonne ; & qu’alors le ſoi n’auroit rien à démêler avec le reſte du Corps. Comme dans ce cas ce qui fait la même perſonne & conſtituë ce ſoi qui en eſt inſéparable, c’eſt la conſcience qui accompagne la Subſtance lorsqu’une partie vient à être ſeparée de l’autre ; il en eſt de même par rapport aux Subſtances qui ſont éloignées par le temps. Ce à quoi la con-ſcience de cette préſente choſe penſante ſe peut joindre, fait la même perſonne & le même ſoi avec elle, & non avec aucune autre choſe ; & ainſi il reconnoit & s’attribuë à lui-même toutes les actions de cette choſe comme des actions qui lui ſont propres, autant que cette con-ſcience s’étend, & pas plus loin, comme l’appercevront tous ceux qui y feront quelque reflexion.

§. 18.Ce qui eſt l’objet des Recompenſes & des Châtimens. C’eſt ſur cette Identité perſonnelle qu’eſt fondé tout le droit & toute la juſtice des peines & des récompenſes, du bonheur & de la miſère, puisque c’eſt ſur cela que chacun eſt intereſſé pour lui-même, ſans ſe mettre en peine de ce qui arrive d’aucune Subſtance qui n’a aucune liaiſon avec cette con-ſcience ou qui n’y a point de part. Car comme il paroit nettement dans l’exemple que je viens de propoſer, ſi la con-ſcience ſuivoit le petit doigt, lorsqu’il vient à être coupé, le même ſoi qui hier étoit intereſſé pour tout le Corps comme faiſant partie de lui-même, ne pourroit que regarder les actions qui furent faites hier, comme des actions qui lui appartiennent préſentement. Et cependant, ſi le même Corps continuoit de vivre & d’avoir, immédiatement après la ſeparation du petit doigt, ſa con-ſcience particulière à laquelle le petit doigt n’eût aucune part, le ſoi attaché au petit doigt n’auroit garde de prendre aucun intérêt comme à une partie de lui-même, il ne pourroit avoûër aucune de ſes actions, & l’on ne pourroit non plus lui en imputer aucune.

§. 19. Nous pouvons voir par-là en quoi conſiſte l’Identité perſonnelle ; & qu’elle ne conſiſte pas dans l’Identité de Subſtance, mais comme j’ai dit, dans l’Identité de con-ſcience : de ſorte que ſi Socrate & le préſent Roi du Mogol participent à cette dernière Identité, Socrate & le Roi du Mogol ſont une même perſonne. Que ſi le même Socrate veillant, & dormant, ne participe pas à une ſeule & même con-ſcience : Socrate veillant, & dormant, n’eſt pas la même perſonne. Et il n’y auroit pas plus de juſtice à punir Socrate veillant pour ce qu’auroit penſé Socrate dormant, & dont Socrate veillant n’auroit jamais eu aucun ſentiment, qu’à punir un Jumeau pour ce qu’auroit fait ſon frère & dont il n’auroit aucun ſentiment, parce que leur extérieur ſeroit ſi ſemblable qu’on ne pourroit les diſtinguer l’un de l’autre ; car on a vû de tels Jumeaux.

§. 20. Mais voici une Objection qu’on fera peut-être encore ſur cet article : ſuppoſé que je perde entierement le ſouvenir de quelques parties de ma vie, ſans qu’il ſoit poſſible de le rappeller, de ſorte que je n’en aurai peut-être jamais aucune connoiſſance ; ne ſuis-je pourtant pas la même perſonne qui a fait ces actions, qui a eu ces penſées, desquelles j’ai eu une fois en moi-même un ſentiment poſitif, quoi que je les aye oubliées préſentement ? Je répons à cela ; Que nous devons prendre garde à quoi ce mot JE eſt appliqué dans l’occaſion. Il eſt viſible que dans ce cas il ne deſigne autre choſe que l’homme. Et comme on préſume que le même homme eſt la même perſonne, on ſuppoſe aiſément qu’ici le mot JE ſignifie auſſi la même perſonne. Mais s’il eſt poſſible à un même homme d’avoir en différens temps une con-ſcience diſtincte & incommunicable, il eſt hors de doute que le même homme doit conſtituer différentes perſonnes en différens temps ; & il paroit par des Déclarations ſolemnelles que c’eſt là le ſentiment du Genre Humain, car les Loix Humaines ne puniſſent pas l’homme fou pour les actions que fait l’homme de ſens raſſis, ni l’homme de ſens raſſis pour ce qu’a fait l’homme fou, par où elles en font deux perſonnes : ce qu’on peut expliquer en quelque ſorte par une façon de parler dont on ſe ſert communément en François, quand on dit, un Tel n’eſt plus le même, ou, ([65]) Il eſt hors de lui-même : expreſſions qui donnent à entendre en quelque maniére que ceux qui s’en ſervent préſentement ou du moins, qui s’en ſont ſervis au commencement, ont crû que le ſoi étoit changé, que ce ſoi, dis-je, qui conſtituë la même perſonne, n’étoit plus dans cet homme.

§. 21.Différence entre l’identité d’homme et celle de perſonne. Il eſt pourtant bien difficile de concevoir que Socrate, le même homme individuel, ſoit deux perſonnes. Pour nous aider un peu nous-mêmes à réſoudre cette difficulté, nous devons conſiderer ce qu’on peut entendre par Socrate, ou par le même homme individuel.

On ne peut entendre par-là que ces trois choſes :

Prémiérement, la même Subſtance individuelle, immaterielle & penſante, en un mot, la même Ame en nombre, & rien autre choſe.

Ou, en ſecond lieu, le même Animal ſans aucun rapport à l’Ame immaterielle.

Ou, en troiſième lieu, le même Eſprit immateriel uni au même Animal.

Qu’on prenne telle de des ſuppoſitions qu’on voudra, il eſt impoſſible de faire conſiſter l’identité perſonnelle dans autre choſe que dans la con-ſcience, ou même de la porter au delà.

Car par la prémiére de ces ſuppoſitions on doit reconnoître qu’il eſt poſſible qu’un homme né de différentes femmes & en divers temps, ſoit le même homme. Façon de parler qu’on ne ſauroit admettre ſans avoûër qu’il eſt poſſible qu’un même homme ſoit auſſi bien deux perſonnes diſtinctes, que deux hommes qui ont vêcu en différens ſiecles ſans avoir eû aucune connoiſſance mutuelle de leurs penſées.

Par la ſeconde & la troiſiéme ſuppoſition, Socrate dans cette vie, & après, ne peut être en aucune maniére le même homme qu’à la faveur de la même con-ſcience ; & ainſi en faiſant conſiſter l’Identité humaine dans la même choſe à quoi nous attachons l’Identité perſonnelle, il n’y aura point d’inconvénient à reconnoître que le même homme eſt la même perſonne. Mais en ce cas-là, ceux qui ne placent l’Identité humaine que dans la con-ſcience, & non dans aucune autre choſe, s’engagent dans un fâcheux défilé ; car il leur reſte à voir comment ils pourront faire que Socrate Enfant ſoit le même homme que Socrate après la reſurrection. Mais quoi que ce ſoit qui, ſelon certaines gens, conſtituë l’Homme & par conſéquent le même homme individuel, ſur quoi peut-être il y en a peu qui ſoient d’un même avis ; il eſt certain qu’on ne ſauroit placer l’Identité perſonnelle dans aucune autre choſe que dans la con-ſcience, qui ſeule fait ce qu’on appelle ſoi-même, ſans s’embarraſſer dans de grandes abſurditez.

§. 22. Mais ſi un homme qui eſt yvre, & qui enſuite ne l’eſt plus, n’eſt pas la même perſonne, pourquoi punit-on pour ce qu’il a fait étant yvre, quoi qu’il n’en ait plus aucun ſentiment ? Il eſt tout autant la même perſonne qu’un homme qui pendant ſon ſommeil marche & fait pluſieurs autres choſes, & qui eſt reſponſable de tout le mal qu’il vient à faire dans cet état, les Loix humaines puniſſant l’un & l’autre par une juſtice conforme à leur maniére de connoître les choſes. Comme dans ces cas-là, elles ne peuvent pas diſtinguer certainement ce qui eſt réel, & ce qui eſt contrefait, l’ignorance n’eſt pas reçuë pour excuſe de ce qu’on a fait étant yvre ou endormi. Car quoi que la punition ſoit attachée à la perſonalité, & la perſonalité à la con-ſcience, & qu’un homme yvre n’aît peut-être aucune con-ſcience de ce qu’il fait eſt prouvé contre lui, & qu’on ne ſauroit prouver pour lui le défaut de con-ſcience. Mais au grand & redoutable Jour du Jugement, où les ſecrets de tous les cœurs ſeront découverts, on a droit de croire que perſonne ne ſera reſponſable de ce qui lui eſt entiérement inconnu, mais que chacun recevera ce qui lui eſt dû, étant accuſé ou excuſé par ſa propre Conſcience.

§. 23.La Con-ſcience ſeule conſtitue le ſoi. Il n’y a que la con-ſcience qui puiſſe réunir dans une même Perſonne des exiſtences éloignées. L’identité de Subſtance ne peut le faire. Car quelle que ſoit la Subſtance, de quelque maniére qu’elle ſoit formée, il n’y a point de perſonalité ſans con-ſcience ; & un Cadavre peut auſſi bien être une Perſonne, qu’aucune ſorte de Subſtance peut l’être ſans con-ſcience.

Si nous pouvions ſuppoſer deux Con-ſciences diſtinctes & incommunicables, qui agiroient dans le même Corps, l’une conſtamment pendant le jour, & l’autre durant la nuit, & d’un autre côté la même con-ſcience agiſſant par intervalle dans deux Corps différens ; je demande ſi dans le prémier cas l’homme de jour & l’homme de nuit, ſi j’oſe m’exprimer de la ſorte, ne ſeroient pas deux perſonnes auſſi diſtinctes que Socrate & Platon ; & ſi dans le ſecond cas ce ne ſeroit pas une ſeule Perſonne dans deux Corps diſtincts, tous de même qu’un homme eſt le même homme dans deux différens habits ? Et il n’importe en rien de dire, que cette même con-ſcience qui affecte deux differens Corps, & ces con-ſciences diſtinctes qui affectent le même Corps en divers temps, appartiennent l’une à la même Subſtance immaterielle, & les deux autres à deux diſtinctes Subſtances immaterielles qui introduiſent ces diverſes con-ſciences dans ces Corps-là. Car que cela ſoit vrai ou faux, le cas ne change en rien du tout, puisqu’il eſt évident que l’Identité perſonnelle ſeroit également déterminée par la con-ſcience, ſoit que cette con-ſcience fût attachée à quelque Subſtance individuelle immaterielle, ou non. Car après avoir accordé que la Subſtance penſante qui eſt dans l’Homme, doit être ſuppoſée néceſſairement immaterielle, il eſt évident qu’une choſe immaterielle qui penſe, doit quelquefois perdre de vûë ſa con-ſcience paſſée & la rappeller de nouveau, comme il paroit en ce que les hommes oublient ſouvent leurs actions paſſées, & que pluſieurs fois l’Eſprit rappelle le ſouvenir de choſes qu’il avoit faites, mais dont il n’avoit eu aucune reminiſcence pendant vingt ans de ſuite. Suppoſez que ces intervalles de mémoire & d’oubli reviennent par tour, le jour & la nuit, dès-là vous avez deux Perſonnes avec le même Eſprit immateriel, tout ainſi que dans l’Exemple que je viens de propoſer, on voit deux Perſonnes dans un même Corps. D’où il s’enſuit que le ſoi n’eſt pas déterminé par l’Identité ou la Diverſité de Subſtance, dont on peut être aſſuré, mais ſeulement par l’Identité de con-ſcience.

§. 24. A la vérité, le ſoi peut concevoir que la Subſtance dont il eſt préſentement compoſé, a exiſté auparavant, uni au même Etre qui ſe ſent le même. Mais ſeparez-en la con-ſcience, cette Subſtance ne conſtituë non plus le même ſoi, on n’en fait pas non plus partie, que quelque autre Subſtance que ce ſoit, comme il paroit par l’exemple que nous avons déja donné, d’un Membre retranché du reſte du Corps, dont la chaleur, la froideur, ou les autres affections n’étant plus attachées au ſentiment intérieur que l’Homme a de ce qui le touche, ce Membre n’appartient pas plus au ſoi de l’Homme qu’aucune autre matiére de l’Univers. Il en ſera de même de toute Subſtance immaterielle qui eſt deſtituée de cette con-ſcience par laquelle je ſuis moi-même à moi-même : car s’il y a quelque partie de ſon exiſtence dont je ne puiſſe rappeller le ſouvenir pour la joindre à cette con-ſcience préſente par laquelle je ſuis préſentement moi-même, elle n’eſt non plus moi-même par rapport à cette partie de ſon exiſtence, que quelque autre Etre immateriel que ce ſoit. Car qu’une Subſtance ait penſé ou fait des choſes que je ne puis rappeller en moi-même, ni en faire mes propres penſées & mes propres actions par ce que nous nommons con-ſcience, tout cela, dis-je, a beau avoir été fait ou penſé par une partie de moi, il ne m’appartient pourtant pas plus, que ſi un autre Etre immateriel qui eût exiſté en tout endroit, l’eût fait ou penſé.

§. 25. Je tombe d’accord que l’opinion la plus probable, c’eſt, que ce ſentiment intérieur que nous avons de notre exiſtence & de nos actions, eſt attaché à une ſeule Subſtance individuelle & immaterielle.

Mais que les Hommes décident ce point comme ils voudront ſelon leurs différentes hypotheſes, chaque Etre Intelligent ſenſible au bonheur ou à la miſère, doit reconnoitre, qu’il y a en lui quelque choſe qui eſt lui-même, à quoi il s’intereſſe, & dont il deſire le bonheur, que ce ſoi a exiſté dans une durée continuë plus d’un inſtant, qu’ainſi il eſt poſſible qu’à l’avenir il exiſte comme il a déja fait, des mois & des années, ſans qu’on puiſſe mettre des bornes préciſes à ſa durée ; & qu’il peut être le même ſoi, à la faveur de la même con-ſcience, continuée pour l’avenir. Et ainſi par le moyen de cette con-ſcience il ſe trouve être le même ſoi qui fit, il y a quelques années, telle ou telle action, par laquelle il eſt préſentement heureux ou malheureux. Dans cette expoſition de ce qui conſtituë le ſoi, on n’a point d’égard à la même Subſtance numerique comme conſtituant le même ſoi, mais à la même con-ſcience continuée, & quoi que différentes Subſtances puiſſent avoir été unies à cette Con-ſcience, & en avoir été ſeparées dans la ſuite, elles ont pourtant fait partie de ce même ſoi, tandis qu’elles ont perſiſté dans une union vitale avec le Sujet où cette con-ſcience reſidoit alors. Ainſi chaque partie de notre Corps qui vitalement unie à ce qui agit en nous avec con-ſcience fait une partie de nous-mêmes ; mais dès qu’elle vient à être ſeparée de cette union vitale, par laquelle cette con-ſcience lui eſt communiquée, ce qui étoit partie de nous-mêmes il n’y a qu’un moment, ne l’eſt non plus à préſent, qu’une portion de matiére unie vitalement au Corps d’un autre homme eſt une partie de moi-même ; & il n’eſt pas impoſſible qu’elle puiſſe devenir en peu de temps une partie réelle d’une autre perſonne. Voilà comment une même Subſtance numerique vient à faire partie de deux différentes Perſonnes ; & comme une même perſonne eſt conſervée parmi le changement de différentes Subſtances. Si l’on pouvoit ſuppoſer un Eſprit entiérement privé de tout ſouvenir & de toute con-ſcience de ſes actions paſſées, comme nous éprouvons que les nôtres le ſont à l’égard d’une grande partie, & quelquefois de toutes, l’union ou la ſeparation d’une telle Subſtance ſpirituelle ne ſeroit non plus de changement à l’Identité perſonnelle, que celle que fait quelque particule de Matiére que ce puiſſe être. Toute Subſtance vitalement unie à ce préſent Etre penſant, eſt une partie de ce même ſoi qui exiſte préſentement ; & toute Subſtance qui lui eſt unie par la con-ſcience des actions paſſées, fait auſſi partie de ce même ſoi, qui eſt le même tant à l’égard de ce temps paſſé qu’à l’égard du temps préſent.

§. 26.Le mot de Perſonne eſt un terme de Barreau. Je regarde le mot de Perſonne comme un mot qui a été employé pour déſigner préciſement ce qu’on entend par ſoi-même. Par-tout où un homme trouve ce qu’il appelle ſoi-même, je croi qu’un autre peut dire que là reſide la même Perſonne. Le mot de Perſonne eſt un terme de Barreau qui approprie des actions, & le mérite ou le démerite de ces actions ; & qui par conſéquent n’appartient qu’à des Agents Intelligens, capables de Loi, & de bonheur ou de miſére. La perſonalité ne s’étend au delà de l’exiſtence préſente jusqu’à ce qui eſt paſſé, que par le moyen de la con-ſcience, qui fait que la perſonne prend intérêt à des actions paſſées, en devient reſponſable, les reconnoit pour ſiennes, & ſe les impute ſur le même fondement & pour la même raiſon qu’elle s’attribuë les actions préſentes. Et tout cela eſt fondé ſur l’intérêt qu’on prend au bonheur qui eſt inévitablement attaché à la con-ſcience : car ce qui a un ſentiment de plaiſir & de douleur, deſire que ce ſoi en qui reſide ce ſentiment, ſoit heureux. Ainſi toute action paſſée qu’il ne ſauroit adapter ou approprier par la con-ſcience à ce préſent ſoi, ne peut non plus l’intereſſer que s’il ne l’avoit jamais faite, de ſorte que s’il venoit à recevoir du plaiſir ou de la douleur, c’eſt-à-dire, des récompenſes ou des peines en conſéquence d’une telle action, ce ſeroit autant que s’il devenoit heureux ou malheureux dès le premier moment de ſon exiſtence ſans l’avoir mérité en aucune maniére. Car ſuppoſé qu’un homme fût puni préſentement pour ce qu’il a fait dans une autre vie, mais dont on ne ſauroit lui faire avoir abſolument aucune con-ſcience, il eſt tout viſible qu’il n’y auroit aucune difference entre un tel traitement, & celui qu’on lui feroit en le créant miſerable. C’eſt pourquoi S. Paul nous dit, qu’au Jour du Jugement où Dieu rendra à chacun ſelon ſes œuvres, les ſecrets de tous les Cœurs ſeront manifeſtez. La ſentence ſera juſtifiée par la conviction même où ſeront tous les hommes, que dans quelque Corps qu’ils paroiſſent, où à quelque Subſtance que ce ſentiment intérieur ſoit attaché, ils ont Eux-mêmes commis telles ou telles actions, & qu’ils méritent le châtiment qui leur eſt infligé pour les avoir commiſes.

§. 27. Je n’ai pas de peine à croire que certaines ſuppoſitions que j’ai faites pour éclaircir cette matiére, paroîtront étranges à quelques-uns de mes Lecteurs ; & peut-être le ſont-elles effectivement. Il me ſemble pourtant qu’elles ſont excuſables, vû l’ignorance où nous ſommes concernant la nature de cette Choſe penſante qui eſt en nous, & que nous regardons comme Nous-mêmes. Si nous ſavions ce que c’eſt que cet Etre, ou Comment il eſt uni à un certain aſſemblage d’Eſprits Animaux qui ſont dans un flux continuel, ou s’il pourroit ou ne pourroit pas penſer & ſe reſſouvenir hors d’un Corps organizé comme ſont les nôtres ; & ſi Dieu a jugé à propos d’établir qu’un tel Eſprit ne fût uni qu’à un tel Corps, en ſorte que ſa faculté de retenir ou de rappeller les Idées dépendît de la juſte conſtitution des organes de ce Corps, ſi, dis-je, nous étions une fois bien inſtruits de toutes ces choſes, nous pourrions voir l’abſurdité de quelques-unes des ſuppoſitions que je viens de faire. Mais ſi dans les ténèbres où nous ſommes ſur ce ſujet, nous prenons l’Eſprit de l’Homme, comme on a accoûtumé de faire préſentement, pour une Subſtance immaterielle, indépendante de la Matiére, à l’égard de laquelle il eſt également indifférent, il ne peut y avoir aucune abſurdité, fondée ſur la nature des choſes, à ſuppoſer que le même Eſprit peut en divers temps être uni à différens Corps, & compoſer avec eux un ſeul homme durant un certain temps, tout ainſi que nous ſuppoſons que ce qui étoit hier une partie du Corps d’une Brebis peut être demain une partie du Corps d’un homme, & faire dans cette union une partie vitale de Melibée auſſi bien qu’il faiſoit auparavant une partie de ſon Belier.

§. 28. Enfin, toute Subſtance qui commence à exiſter, doit néceſſairement être la même durant ſon exiſtence : de même, quelque compoſition de Subſtances qui vienne à exiſter, le compoſé doit être le même pendant que ces Subſtances ſont ainſi jointes enſembles ; & tout Mode qui commence à exiſter, eſt auſſi le même durant tout le temps de ſon exiſtence. Enfin la même Règle a lieu, ſoit que la compoſition renferme des Subſtances diſtinctes, ou différens Modes. D’où il paroît que la difficulté ou l’obſcurité qu’il y a dans cette matiére vient plûtôt des Mots mal appliquez, que de l’obſcurité des Choſes mêmes. Car quelle que ſoit la choſe qui conſtituë une idée ſpecifique, deſignée, par un certain nom, ſi cette idée eſt conſtamment attachée à ce nom, la diſtinction de l’Identité ou de la Diverſité d’une Choſe ſera fort aiſée à concevoir, ſans qu’il puiſſe naître aucun doute ſur ce ſujet.

§. 29. Suppoſons par exemple qu’un Eſprit raiſonnable conſtituë l’Idée d’un Homme, il eſt aiſé de ſavoir ce que c’eſt que le même Homme ; car il eſt viſible qu’en ce cas-là le même Eſprit, ſeparé du Corps, ou dans le Corps, ſera le même homme. Que ſi l’on ſuppoſe qu’un Eſprit raiſonnable, vitalement uni à un Corps d’une certaine configuration de partie conſtituë un homme, l’homme ſera le même, tandis que cet Eſprit raiſonnable reſtera uni à cette configuration vitale de parties, quoi que continué dans un Corps dont les particules ſe ſuccedent les unes aux autes dans un flux perpetuel. Mais ſi d’autres gens ne renferment dans leur idée de l’Homme que l’union vitale de ces parties avec une certaine forme extérieure, un Homme reſtera le même auſſi long-temps que cette union vitale & cette forme reſteront dans un compoſé, qui n’eſt le même qu’à la faveur d’une ſucceſſion de particules, continuée dans un flux perpetuel. Car quelle que ſoit la compoſition dont une Idée complexe eſt formée, tant que l’exiſtence la fait une choſe particuliére ſous une certaine denomination, la même exiſtence continuée fait qu’elle continuë d’être le même individu ſous la même denomination.



CHAPITRE XXVIII.

De quelques autres Relations, & ſur-tout, des Relations Morales.


§. 1.Relations proportionnelles.
OUtre les raiſons de comparer ou de rapporter les choſes l’une à l’autre, dont je viens de parler, & qui ſont fondées ſur le temps, le lieu & la cauſalité, il y en a une infinité d’autres, comme j’ai déja dit, dont je vais propoſer quelques-unes.

Je mets dans le prémier rang toute Idée ſimple qui étant capable de partie & de dégrez, fournit un moyen de comparer les ſujets où elle ſe trouve, l’un avec l’autre, par rapport à cette Idée ſimple ; par exemple, plus blanc, plus doux, plus gros, égal, davantage, &c. Ces Relations qui dépendent de l’égalité & de l’excès de la même idée ſimple, en différens ſujets, peuvent être appellées, ſi l’on veut, proportionnelles. Or que ces ſortes de Relations roulent uniquement ſur les Idées ſimples que nous avons reçuës par la Senſation ou par la Reflexion, cela eſt ſi évident qu’il ſeroit inutile de le prouver.

§. 2.Relations naturelles. En ſecond lieu, une autre raiſon de comparer des choſes enſemble, ou de conſiderer une choſe en ſorte qu’on renferme quelque autre choſe dans cette conſideration, ce ſont les circonſtances de leur origine ou de leur commencement qui n’étant pas alterées dans la ſuite, fondent des relations qui durent auſſi long-temps que les ſujets auxquels elles appartiennent, par exemple, Pére & Enfant, Fréres, Couſins-germains, &c. dont les Relations ſont établies ſur la communauté d’un même ſang auquel ils participent en différens dégrez ; Compatriotes, c’eſt-à-dire, ceux qui ſont nez dans un même Païs. Et ces Relations, je les nomme Naturelles. Nous pouvons obſerver à ce propos que les Hommes ont adapté leurs notions & leur language à l’usage de la vie commune, & non pas à la vérité & à l’étenduë des choſes. Car il eſt certain que dans le fond la Relation entre celui qui produit & celui qui eſt produit, eſt la même dans les différentes races des autres Animaux que parmi les Hommes ; cependant on ne s’aviſe guere de dire, ce Taureau eſt le grand-père d’un tel Veau, ou que deux Pigeons ſont couſins-germains. Il eſt fort néceſſaire que parmi les hommes on remarque ces Relations & dans d’autres commerces qui les lient enſemble, on a occaſion de parler des Hommes & de les déſigner ſous ces ſortes de relations. Mais il n’en eſt pas de même des Bêtes. Comme les hommes n’ont pas jugé à propos de leur donner des noms diſtincts & particuliers. Cela peut ſervir en paſſant à nous donner quelque connoiſſance du différent état & progrès des Langues qui ayant été uniquement formées pour la commodité de communiquer enſemble, ſont proportionnées aux notions des hommes & au deſir qu’ils ont de s’entre-communiquer des penſées qui leur ſont familiéres, mais nullement à la réalité ou à l’étenduë des choſes, ni aux divers rapports qu’on peut trouver entr’elles, non plus qu’aux différentes conſidérations abſtraites dont elles peuvent fournir le ſujet. Où ils n’ont point eu de notions Philoſophiques, ils n’ont point eu non plus de termes pour les exprimer : & l’on ne doit pas être ſurpris que les hommes n’ayent point inventé de noms, pour exprimer des penſées, dont ils n’ont point occaſion de s’entretenir. D’où il eſt aiſé de voir pourquoi dans certains Païs les hommes n’ont pas même un mot pour déſigner un Cheval, pendant qu’ailleurs moins curieux de leur propre généalogie que celle de leurs Chevaux, ils ont non ſeulement des noms pour chaque cheval en particulier, mais auſſi pour les différens dégrez de parentage qui ſe trouvent entre eux.

§. 3.Rapports d’inſtitution. En troiſiéme lieu, le fondement ſur lequel on conſidere quelquefois les choſes, l’une par rapport à l’autre, c’eſt un certain acte par lequel on vient à faire quelque choſe en vertu d’un droit moral, d’un certain pouvoir, ou d’une obligation particuliere. Ainſi un Général eſt celui qui a le pouvoir de commander une Armée ; & une Armée qui eſt ſous le commandement d’un Général, eſt un amas d’hommes armez, obligez d’obéïr à un ſeul homme. Un Citoyen ou un Bourgeois eſt celui qui a droit à certains privileges dans tel ou tel Lieu. Toutes ces ſortes de Relations qui dépendent de la volonté des hommes ou des accords qu’ils ont fait entr’eux, je les appelle Rapports d’inſtitution ou volontaires ; & l’on peut les diſtinguer des Relations naturelles en ce que la plûpart, pour ne pas dire toutes, peuvent être alterées d’une maniére ou d’autre, & ſeparées des perſonnes à qui elles ont appartenu quelquefois ; ſans que pourtant aucune des Subſtances qui ſont le ſujet de la Relation vienne à être détruite. Mais quoi qu’elles ſoient toutes réciproques auſſi bien que les autres, & qu’elles renferment un rapport de deux choſes, l’une à l’autre : cependant parce que ſouvent l’une des deux n’a point de nom relatif qui emporte cette mutuelle correſpondance, les hommes n’en prennent pour l’ordinaire aucune connoiſſance, & ne penſent point à la Relation qu’elles renferment effectivement. Par exemple, on reconnoit ſans peine que les termes de Patron & de Client ſont relatifs : mais dès qu’on entend ceux de Dictateur ou de Chancelier, on ne ſe les figure pas ſi promptement ſous cette idée ; parce qu’il n’y a point de nom particulier pour déſigner ceux qui ſont ſous le commandement d’un Dictateur ou d’un Chancelier, & qui exprime un rapport à ces ſortes de Magiſtrats ; quoi qu’il ſoit indubitable que l’un & l’autre ont certain pouvoir ſur quelques perſonnes par où ils ont relation avec ces Perſonnes, tout auſſi bien qu’un Patron avec ſon client, ou un Général avec ſon Armée.

§. 4.Relations Morales. Il y a, en quatriéme lieu, une autre ſorte de Relation, qui eſt la convenance ou la diſconvenance qui ſe trouve entre les Actions volontaires des hommes, & une Règle à quoi on les rapporte & par où l’on en juge, ce qu’on peut appeler, à mon avis, Relation morale : parce que c’eſt de là que nos actions morales tirent leur dénomination : ſujet qui ſans doute mérite bien d’être examiné avec ſoin, puiſqu’il n’y a aucune partie de nos connoiſſances ſur quoi nous devions être plus ſoigneux de former des idées déterminées, & d’éviter la confuſion & l’obſcurité, autant qu’il eſt en notre pouvoir. Lorſque les Actions humaines avec leurs différens objets, leurs diverſes fins, maniéres & circonſtances viennent à former des Idées diſtinctes & complexes, ce ſont, comme j’ai déja montré, autant de Modes Mixtes dont la plus grande partie ont leurs noms particuliers. Ainſi, ſuppoſant que la Gratitude eſt une diſpoſition à reconnoître & à rendre les honnêtetez qu’on a reçuës, que la Polygamie eſt d’avoir plus d’une femme à la fois ; lors que nous formons ainſi ces notions dans notre Eſprit, nous y avons autant d’Idées déterminées de Modes Mixtes. Mais ce n’eſt pas à quoi ſe terminent toutes nos actions : il ne ſuffit pas d’en avoir des Idées déterminées, & de ſavoir quels noms appartiennent à telles & à telles combinaiſons d’Idées qui compoſent une Idée complexe, déſignée par un tel nom ; nous avons dans cette affaire un intérêt bien plus important & qui s’étend beaucoup plus loin. C’eſt de ſavoir ſi ces ſortes d’Actions ſont moralement bonnes ou mauvaiſes.

§. 5.Ce que c’eſt que Bien moral & Mal moral
* Chap. XX. §. 2. & chap. XXI. §. 42.
Le Bien & le Mal n’eſt, comme * nous avons montré ailleurs, que le Plaiſir ou la Douleur, ou bien ce qui eſt l’occaſion ou la cauſe du Plaiſir ou de la Douleur que nous ſentons. Par conſéquent le Bien & le Mal conſideré moralement, n’eſt autre choſe que la conformité ou l’oppoſition qui ſe trouve entre nos actions volontaires & une certaine Loi : conformité & oppoſition qui nous attire du Bien ou du Mal par la Volonté & la Puiſſance du Légiſlateur ; & ce Bien & ce Mal qui n’eſt autre choſe que le plaiſir ou la douleur qui par la détermination du Légiſlateur accompagnent l’obſervation ou la violation de la Loi, c’eſt ce que nous appelons récompenſe & punition.

§. 6.Règles Morales. Il y a, ce me ſemble, trois ſortes de telles Règles, ou Loix Morales auxquelles les Hommes rapportent généralement leurs Actions, & par où ils jugent ſi elles ſont bonnes ou mauvaiſes ; & ces trois ſortes de Loix ſont ſoûtenuës par trois différentes eſpèces de récompenſe & de peine qui leur donnent de l’autorité. Car comme il ſeroit entiérement inutile de ſuppoſer une Loi impoſée aux Actions libres de l’Homme ſans être renforcée par quelque Bien ou quelque Mal qui pût déterminer la Volonté, il faut pour cet effet que par-tout où l’on ſuppoſe une loi, l’on ſuppoſe auſſi quelque peine ou quelque récompenſe attachée à cette Loi. Ce ſeroit en vain qu’un Etre Intelligent prétendroit ſoûmettre les actions d’un autre à une certaine règle, s’il n’eſt pas en ſon pouvoir de le récompenſer lorſqu’il ſe conforme à cette règle, & de le punir lorſqu’il s’en éloigne, & cela par quelque Bien ou par quelque Mal qui ne ſoit pas la production & la ſuite naturelle de l’action même : car ce qui eſt naturellement commode ou incommode agiroit de lui-même ſans le ſecours d’aucune Loi. Telle eſt, ſi je ne me trompe, la nature de toute Loi, proprement ainſi nommée.

§. 7.Combien de ſortes de Loix ? Voici, ce me ſemble, les trois ſortes de Loix auxquelles les Hommes rapportent en général leurs Actions, pour juger de leur droiture ou de leur obliquité : I. La Loi Divine : 2. La Loi Civile : 3. La Loi d’opinion ou de reputation, ſi j’oſe l’appeller ainſi. Lorſque les hommes rapportent leurs actions à la prémiére de ces Loix, ils jugent par-là ſi ce ſont des Péchez ou des Devoirs : en les rapportant à la ſeconde ils jugent ſi elles ſont criminelles ou innocentes ; & à la troiſiéme, ſi ce ſont des vertus ou des vices.

§. 8.La Loi Divine règle ce qui eſt péché ou devoir. Il y a, prémiérement, la Loi Divine, par où j’entens cette Loi que Dieu a preſcrite aux hommes pour régler leurs actions, ſoit qu’elle leur ait été notifiée par la Lumiére de la Nature, ou par voye de Revelation. Je ne penſe pas qu’il y ait d’homme aſſez groſſier pour nier que Dieu ait donné une telle règle par laquelle les hommes devroient ſe conduire. Il a droit de le faire, puiſque nous ſommes ſes créatures. D’ailleurs, ſa bonté & ſa ſageſſe le portent à diriger nos actions vers ce qu’il y a de meilleur ; & il eſt Puiſſant pour nous y engager par des récompenſes & des punitions d’un poids & d’une durée infinie dans une autre vie : car perſonne ne peut nous enlever de ſes mains. C’eſt la ſeule pierre-de-touche par où l’on peut juger de la Rectitude Morale ; & c’eſt en comparant leurs actions à cette Loi, que les hommes jugent du plus grand bien ou du plus grand mal moral qu’elles renferment, c’eſt-à-dire, ſi en qualité de Devoirs ou de Péchez elles peuvent leur procurer du bonheur ou du malheur de la part du Tout-puiſſant.

§. 9.La loi Civile eſt la règle du Crime & de l’Innocence. En ſecond lieu, la Loi Civile qui eſt établie par la Société pour diriger les actions de ceux qui en font partie, eſt une autre Règle à laquelle les hommes rapportent leurs actions pour juger ſi elles ſont criminelles ou non. Perſonne ne mépriſe cette Loi : car les peines & les récompenſes qui lui donnent du poids ſont toûjours prêtes, & proportionnées à la Puiſſance d’où cette Loi émane, c’eſt-à-dire, à la force même de la Société qui eſt engagée à défendre la vie, la liberté, & les biens de ceux qui vivent conformément à ces Loix, & qui a le pouvoir d’ôter à ceux qui les violent, la vie, la liberté ou les biens ; ce qui eſt le châtiment des offenſes commiſes contre cette Loi.

§. 10.La Loi Philoſophique eſt la meſure du vice & de la vertu. Il y a, en troiſième lieu, la Loi d’opinion ou de reputation. On prétend & on ſuppoſe par tout le Monde que les mots de Vertu & de Vice ſignifient des actions bonnes & mauvaiſes de leur nature : & tant qu’ils ſont réellement appliquez en ce ſens, la Vertu s’accorde parfaitement avec la Loi Divine dont je viens de parler ; & le Vice eſt tout-à-fait la même choſe que ce qui eſt contraire à cette Loi. Mais quelles que ſoient les prétenſions des hommes ſur cet article, il eſt viſible que ces noms de Vertu & de Vice, conſiderez dans les applications particuliéres qu’on en fait parmi les diverſes nations, & les différentes Sociétez d’hommes repanduës ſur la Terre, ſont conſtamment & uniquement attribuez à telles ou telles actions qui dans chaque Païs & dans chaque Société ſont reputées honorables ou honteuſes. Et il ne faut pas trouver étrange que les hommes en uſent ainſi, je veux dire que par tout le Monde ils donnent le nom de vertu aux actions qui parmi eux ſont jugées dignes de louange, & qu’ils appellent vice tout ce qui leur paroît digne de blâme. Car autrement, ils ſe condamneroient eux-mêmes, s’ils jugeoient qu’une choſe eſt bonne & juſte ſans l’accompagner d’aucune marque d’eſtime, & qu’une autre eſt mauvaise ſans y attacher aucune idée de blâme. Ainſi, la meſure de ce qu’on appelle vertu & vice & qui paſſe pour tel dans tout le Monde, c’eſt cette approbation ou ce mépris, cette eſtime ou ce blâme qui s’établit par un ſecret & tacite conſentement en différentes Sociétez & Aſſemblées d’hommes ; par où différentes Actions ſont eſtimées ou mépriſées parmi eux, ſelon le jugement, les maximes & les coûtumes de chaque Lieu. Car quoi que les hommes réunis en Sociétez politiques, ayent reſigné entre les mains du Public la diſpoſition de toutes les forces, de ſorte qu’ils ne peuvent pas les employer contre aucun de leurs Concitoyens au delà de ce qui eſt permis par Loi du Païs, ils retiennent pourtant toûjours la puiſſance de penſer bien ou mal, d’approuver ou deſapprouver les actions de ceux avec qui ils vivent & entretiennent quelque liaiſon ; & c’eſt par cette approbation & ce deſaveu qu’ils établiſſent parmi eux ce qu’ils veulent appeller Vertu & Vice.

§. 11. Que ce ſoit là la meſure ordinaire de ce qu’on nomme Vertu & Vice, c’eſt ce qui paroitra à quiconque conſiderera, que, quoi que ce qui paſſe pour vice dans un Païs ſoit regardé dans un autre comme une vertu, ou du moins comme une action indifférente, cependant la vertu & la louange, le vice & le blâme vont par tout de compagnie. En tous lieux ce qui paſſe pour vertu, eſt cela même qu’on juge digne de louange, & l’on ne donne ce nom à aucune autre choſe qu’à ce qui remporte l’eſtime publique. Que dis-je ? La vertu & la louange ſont unies ſi étroitement enſemble, qu’on les déſigne ſouvent par le même nom : ([66]) Sunt hic etiam ſua præmia laudi, dit Virgile ; & Ciceron, Nihil habet natura præſtantius quàm honeſtatem, quàm laudem, quàm dignitatem, quàm decus. Quæſt. Tuſculanarum Lib. 2. cap. 20. à quoi il ajoûte immédiatement après, ([67]) Qu’il ne prétend exprimer par tous ces noms d’honnêteté, de louange, de dignité, & d’honneur, qu’une ſeule & même choſe. Tel étoit le langage des Philoſophes Payens qui ſavoient fort bien en quoi conſiſtoient les notions qu’ils avoient de la Vertu & du Vice. Et bien que les divers temperamens, l’éducation, les coûtumes, les maximes, & les intérêts de différentes ſortes d’hommes fuſſent peut-être cauſe que ce qu’on eſtimoit dans un Lieu, étoit cenſuré dans un autre ; & qu’ainſi les vertus & les vices changeaſſent en différentes Sociétez, cependant quant au principal, c’étoient pour la plûpart les mêmes par-tout. Car comme rien n’eſt plus naturel que d’attacher l’eſtime & la réputation à ce que chacun reconnoît lui être avantageux à lui-même, & de blâmer & de décrediter le contraire ; l’on ne doit pas être ſurpris que l’eſtime & le deshonneur, la vertu & le vice ſe trouvaſſent par-tout conformes, pour l’ordinaire, à la Règle invariable du Juſte & de l’Injuſte, qui a été établie par la Loi de Dieu, rien dans ce Monde ne procurant & l’aſſûrant le Bien général du Genre Humain d’une maniére ſi directe & ſi viſible que l’obeïſſance aux Loix que Dieu a impoſées à l’Homme, & rien au contraire n’y cauſant tant de miſere & de confuſion que la négligence de ces mêmes Loix. C’eſt pourquoi à moins que les hommes n’euſſent renoncé tout-à-fait à la Raiſon, au Sens commun, & à leur propre intérêt, auquel ils ſont ſi conſtamment devouez, ils ne pouvoient pas en général ſe méprendre juſques à ce point que de faire tomber leur eſtime, peu étant parvenus à ce dégré de corruption, de ne pas condamner, du moins dans les autres, les fautes dont ils étoient eux-mêmes coupables : ce qui fit que parmi la dépravation même des mœurs, les veritables bornes de la Loi de Nature qui doit être la Règle de la Vertu & du Vice, furent aſſez bien conſervées, de ſorte que les Docteurs inſpirez n’ont pas même fait difficulté dans les exhortations d’en appeller à la commune reputation : Que toutes les choſes qui ſont aimables, dit S. Paul, que toutes les choſes qui ſont de bonne renommée, s’il y a quelque vertu & quelque louange, penſez à ces choſes. Philip. Ch. IV. vs. 8.

§. 12.Ce qui fait valoir cette derniere Loi c’eſt la loûange & le blâme. Je ne ſai ſi quelqu’un ira ſe figurer que j’ai oublié la notion que je viens d’attacher au mot de Loi, lorſque je dis que la Loi par laquelle les hommes jugent de la Vertu & du Vice, n’eſt autre choſe que le conſentement de ſimples Particuliers, qui n’ont pas aſſez d’autorité pour faire une Loi, & ſur-tout, puiſque ce qui eſt ſi néceſſaire & ſi eſſentiel à une Loi leur manque, je veux dire la puiſſance de la faire valoir. Mais je croi pouvoir dire que quiconque s’imagine que l’approbation & le blâme ne ſont pas de puiſſans motifs pour engager les hommes à ſe conformer aux opinions & aux maximes de ceux avec qui ils converſent, ne paroît pas fort bien inſtruit de l’Hiſtoire du Genre Humain, ni avoir pénétré fort avant dans la nature des hommes, dont il trouvera que la plus grande partie ſe gouverne principalement, pour ne pas dire uniquement, par la Loi de la Coûtume ; d’où vient qu’ils ne penſent qu’à ce qui peut leur conſerver l’eſtime de ceux qu’ils fréquentent, ſans ſe mettre beaucoup en peine des Loix de Dieu ou de celles du Magiſtrat. Pour les peines qui ſont attachées à l’infraction des Loix de Dieu, quelques-uns, & peut-être la plupart y font rarement de ſerieuſes réflexions ; & parmi ceux qui y penſent, il y en a pluſieurs qui ſe figurent à meſure qu’ils violent cette Loi, qu’ils ſe reconcilieront un jour avec celui qui en eſt l’Auteur : & à l’égard des châtimens qu’ils ont à craindre de la part des Loix de l’Etat, ils ſe flattent ſouvent de l’eſperance de l’impunité. Mais il n’y a point d’homme qui venant à faire quelque choſe de contraire à la coûtume & aux opinions de ceux qu’il fréquente, & à qui il veut ſe rendre recommandable, puiſſe éviter la peine de leur cenſure & de leur dédain. De dix mille hommes il ne s’en trouvera pas un ſeul qui aît aſſez de force & d’inſenſibilité d’eſprit, pour pouvoir ſupporter le blâme & le mépris continuel de ſa propre Cotterie. Et l’homme qui peut être ſatisfait de vivre conſtamment décredité & en diſgrace auprès de ceux-là même avec qui il eſt en ſocieté, doit avoir une diſpoſition d’eſprit fort étrange, & bien différente de celle des autres hommes. Il s’eſt trouvé bien des gens qui ont cherché la ſolitude, & qui s’y ſont accoûtumez : mais perſonne à qui il ſoit reſté quelque ſentiment de ſa propre nature, ne peut vivre en ſocieté, continuellement dédaigné & mépriſé par ſes Amis & par ceux avec qui il converſe. Un fardeau ſi peſant eſt au deſſus des forces humaines ; & quiconque peut prendre plaiſir à la compagnie des hommes, & ſouffrir pourtant avec inſenſibilité le mépris & le dédain de ſes compagnons, doit être un compoſé bizarre de contradictions abſolument incompatibles.

§. 13.Trois Règles du Bien moral & du Mal moral. Voilà donc les trois Loix auxquelles les Hommes rapportent leurs actions en différentes maniéres, la Loi de Dieu, la Loi des Sociétez Politiques, & la Loi de la Coûtume ou la Cenſure des Particuliers. Et c’eſt par la conformité que les actions ont avec l’une de ces Loix que les hommes ſe règlent quand ils veulent juger de la rectitude morale de ces actions, & les qualifier bonnes ou mauvaises.

§. 14. Soit que la Règle à laquelle nous rapportons nos actions volontaires comme à une pierre-de-touche par où nous puiſſions les examiner, juger de leur bonté, & leur donner, en conſéquence de cet examen, un certain nom qui eſt comme la marque du prix que nous leur aſſignons, ſoit, dis-je, que cette règle ſoit prise de la Coûtume du Païs ou de la volonté d’un Légiſlateur, l’Eſprit peut obſerver aiſément le rapport qu’une action a avec cette Règle, & juger ſi l’action lui eſt conforme ou non. Et par-là il a une notion du Bien ou du Mal moral qui eſt la conformité ou la non-conformité d’une action avec cette Règle, qui pour cet effet eſt ſouvent appellée Rectitude morale. Or comme cette Règle n’eſt qu’une collection de différentes Idées ſimples, s’y conformer n’eſt autre choſe que diſpoſer l’action de telle ſorte que les Idées ſimples qui la compoſent, puiſſent correſpondre à celle que la Loi exige. Par où nous voyons comment les Etres ou Notions morales ſe terminent à ces Idées ſimples que nous recevons par Senſation ou par Reflexion, & qui en ſont le dernier fondement. Conſiderons par exemple l’idée complexe que nous exprimons par le mot de Meurtre. Si nous l’épluchons exactement & que nous examinions toutes les idées particulières qu’elle renferme, nous trouverons qu’elles ne ſont autre choſe qu’un amas d’Idées ſimples qui viennent de la Reflexion ou de la Senſation, (car prémiérement par la Reflexion que nous faiſons ſur les opérations de notre Eſprit nous avons les Idées de vouloir, de déliberer, de réſoudre par avance, de ſouhaiter du mal à un autre, d’être mal intentionné contre lui, comme auſſi les idées de vie ou de perception & de faculté de ſe mouvoir. La Senſation en ſecond lieu nous fournit un aſſemblage de toutes les idées ſimples & ſenſibles qu’on peut découvrir dans un homme, & d’une action particuliére par où nous détruiſons la perception & le mouvement dans un tel homme ; toutes leſquelles idées ſimples ſont compriſes dans le mot de Meurtre. Selon que je trouve que cette collection d’Idées ſimples s’accorde ou ne s’accorde pas avec l’eſtime générale dans le Païs où j’ai été élevé, & qu’elle y eſt jugée par la plûpart digne de louange ou de blâme, je la nomme une action vertueuſe ou vicieuſe. Si je prens pour règle la Volonté d’un ſuprême & inviſible Légiſlateur, comme je ſuppoſe en ce cas-là que cette action eſt commandée ou défenduë de Dieu, je l’appelle bonne ou mauvaiſe, un Péché ou un Devoir ; & ſi j’en juge par rapport à la Loi Civile, à la Règle établie par le pouvoir Légiſlatif du Païs, je dis qu’elle eſt permiſe ou non permiſe, qu’elle eſt criminelle, ou non criminelle. De ſorte que d’où nous prenions la règle des Actions Morales, de quelque meſure que nous nous ſervions pour nous former des Idées des Vertus ou des Vices, les Actions morales ne ſont compoſées de la Senſation ou de la Reflexion ; & leur rectitude ou obliquité conſiſte dans la convenance ou la diſconvenance qu’elles ont avec des modelles preſcrit par quelque Loi.

§. 15.Ce qu’il y a de moral dans les Actions eſt un rapport des Actions à ces Règles-là. Pour avoir des idées juſtes des Actions Morales, nous devons conſiderer ſous ces deux égards. Prémiérement, entant qu’elles ſont chacune à part & en elles-mêmes compoſées de telle ou telle collection d’Idées ſimples. Ainſi, l’Yvrognerie ou le Menſonge renferment tel ou tel amas d’Idées ſimples que j’appelle Modes Mixtes ; & en ce ſens ce ſont des Idées tout autant poſitives & abſoluës que l’action d’un Cheval qui boit ou d’un Perroquet qui parle. En ſecond lieu, nos actions ſont conſiderées comme bonnes, mauvaiſes, ou indifférentes, & à cet égard elles ſont relatives : car c’eſt leur convenance ou diſconvenance avec quelque Règle, qui les rend régulières ou irréguliéres, bonnes ou mauvaiſes ; & ce rapport s’étend auſſi loin que s’étend la comparaiſon qu’on fait de ces Actions avec une certaine Règle, & que la dénomination qui leur eſt donnée en vertu de cette comparaiſon. Ainſi l’action de défier & de combattre un homme, conſiderée comme un certain mode poſitif, ou une certaine eſpèce d’action diſtinguée de toutes les autres par des idées qui lui ſont particuliéres, s’appelle Duel : laquelle action conſiderée par rapport à la Loi de Dieu, mérite le nom de péché, par rapport à la Loi de la Coûtume paſſe en certains Païs pour une action de valeur & de vertu ; & par rapport aux Loix municipales de certains Gouvernemens eſt un crime capital. Dans ce cas, lorſque le Mode poſitif a différens noms ſelon les divers rapports qu’il a avec la Loi, la diſtinction eſt auſſi facile à obſerver que dans les Subſtances, où un ſeul nom, par exemple celui d’Homme, eſt employé pour ſignifier la choſe même ; & un autre comme celui de Père pour exprimer la Relation.

§. 16.La dénomination des actions nous trompe ſouvent. Mais parce que ſort ſouvent l’idée poſitive d’une action & celle de ſa relation morale, ſont compriſes ſous un ſeul nom, & qu’un même terme eſt employé pour exprimer le Mode ou l’Action, & ſa rectitude ou ſon obliquité morale ; on reflêchit moins ſur la Relation même, & fort ſouvent on ne met aucune diſtinction entre l’idée poſitive de l’Action & le rapport qu’elle a à une certaine Règle. En confondant ainſi ſous un même nom ces deux conſiderations diſtinctes, ceux qui ſe laiſſent trop aiſément préoccuper par l’impreſſion des ſons, & qui ſont accoûtumez à prendre les mots pour des choſes, s’égarent ſouvent dans les jugemens qu’ils font des Actions. Par exemple, boire du vin ou quelque autre liqueur forte juſqu’à en perdre l’uſage de la Raiſon, c’eſt ce qu’on appelle proprement s’enyvrer : mais comme ce mot ſignifie auſſi dans l’uſage ordinaire la turpitude morale qui eſt dans l’action par oppoſition à la Loi, les hommes ſont portez à condamner tout ce qu’ils entendent nommer yvreſſe, comme une action mauvaiſe & contraire à la Loi Morale. Cependant s’il arrive à un homme d’avoir le cerveau troublé pour avoir bû une certaine quantité de vin qu’un Médecin lui aurait preſcrit pour le bien de ſa ſanté, quoi qu’on puiſſe donner proprement le nom d’yvreſſe à cette action, à la conſiderer comme le nom d’un tel Mode Mixte, il eſt viſible que conſiderée par rapport à la Loi de Dieu & dans le rapport qu’elle a avec cette ſouveraine Règle, ce n’eſt point un péché ou une transgreſſion de la Loi, bien que le mot d’yvreſſe emporte ordinairement une telle idée.

§. 17.Les Relations ſont innombrables. En voilà aſſez ſur les actions humaines conſiderées dans la relation qu’elles ont à la Loi, & que je nomme pour cet effet des Relations Morales.

Il faudroit un Volume pour parcourir toutes les eſpèces de Relations. On ne doit donc pas attendre que je les étale ici toutes. Il ſuffit pour mon préſent deſſein de montrer par celles qu’on vient de voir, quelles ſont les Idées que nous avons de ce qu’on nomme Relation, ou Rapport : conſideration qui eſt d’une ſi vaſte étenduë, ſi diverſe, & dont les occaſions ſont en ſi grand nombre (car il y en a autant qu’il peut y avoir d’occaſions de comparer les choſes l’une à l’autre) qu’il n’eſt par fort aiſé de les reduire à des règles préciſes, ou à certains chefs particuliers. Celles dont j’ai fait mention, ſont, je croi, des plus conſiderables & peuvent ſervir à faire voir d’où c’eſt que nous recevons nos idées des Relations, & ſur quoi elles ſont fondées. Mais avant que de quitter cette matiére, permettez-moi de déduire de ce que je viens de dire, les obſervations ſuivantes.

§. 18.Toutes les Relations ſe terminent à des Idées ſimples. La prémiére eſt, qu’il eſt évident que toute Relation ſe termine à ces Idées ſimples que nous avons reçu par Senſation ou par Reflexion, que c’en eſt le dernier fondement ; de ſorte que ce que nous avons nous-mêmes dans l’Eſprit en penſant, (ſi nous penſons effectivement à quelque choſe, ou qu’il y ait quelque ſens à ce que nous penſons) tout ce qui eſt l’objet de nos propres penſées ou que nous voulons faire entendre aux autres lorsque nous nous ſervons de mots, & qui renferme quelque relation, tout cela, dis-je, n’eſt autre choſe que certaines Idées ſimples, ou un aſſemblage de quelques Idées ſimples, comparées l’une avec l’autre. La choſe eſt ſi viſible dans cette eſpèce de Relations que j’ai nommé proportionnelles, que rien ne peut l’être davantage. Car lorsqu’un homme dit, Le Miel eſt plus doux que la Cire, il eſt évident que dans cette relation ſes penſées ſe terminent à l’idée ſimple de douceur ; & il en eſt de même de toute autre relation, quoi que peut-être quand nos penſées ſont extrêmement compliquées, on faſſe rarement reflexion aux Idées ſimples dont elles ſont compoſées. Par exemple, lorsqu’on employe le mot de Père, prémiérement on entend par-là cette eſpèce particuliére, ou cette idée collective ſignifiées par le mot homme ; ſecondement, les idées ſimples & ſenſibles, ſignifiées par le terme de génération ; & en troiſiéme lieu, ſes effets, & toutes les idées ſimples qu’emporte le mot d’Enfant. Ainſi le mot d’Ami étant pris pour un homme qui aime un autre homme & eſt prêt à lui faire du bien, contient toutes les Idées ſuivantes qui le compoſent ; prémiérement, toutes les idées ſimples compriſes ſous le mot Homme, ou Etre intelligent ; en ſecond lieu, l’idée d’amour ; en troiſiéme lieu, l’idée de diſpoſition à faire quelque choſe ; en quatriéme lieu l’idée d’action qui doit être quelque eſpèce de penſée ou de mouvement, & enfin l’idée de Bien, qui ſignifie tout ce qui peut lui procurer du bonheur, & qui à l’examiner de près, ſe termine enfin à des idées ſimples & particuliéres, dont chacune eſt renfermée ſous le terme de Bien en général, lequel terme ne ſignifie rien, s’il eſt entierement ſeparé de toute idée ſimple. Voilà comment les termes de Morale ſe terminent enfin, comme toute autre, à une collection d’idées ſimples, quoi que peut-être de plus loin, la ſignification immédiate des termes Relatifs contenant fort ſouvent des relations ſuppoſées connuës, qui étant conduites comme à la trace de l’une à l’autre ne manquent pas de ſe terminer à des Idées ſimples.

§. 19.Nous avons ordinairement une notion auſſi claire ou plus claire de la relation de ſon fondement. La ſeconde choſe que j’ai à remarquer, c’eſt que dans les Relations nous avons pour l’ordinaire, ſi ce n’eſt point toûjours, une idée auſſi claire du rapport, que des Idées ſimples ſur lesquelles il eſt fondé, la convenance ou la disconvenance d’où dépend la Relation étant des choſes dont nous avons communément des idées auſſi claires que de quelque autre que ce ſoit, parce qu’il ne faut pour cela que diſtinguer les idées ſimples l’une de l’autre, ou leurs différens dégrez, ſans quoi nous ne pouvons abſolument point avoir de connoiſſance diſtincte. Car ſi j’ai une idée claire de douceur, de lumiére, ou d’entenduë, j’ai auſſi une idée claire d’autant, de plus, ou de moins de chacune de ces choſes. Si je ſai ce que c’eſt à l’égard d’un homme d’être né d’une femme, comme de Sempronia, je ſai ce que c’eſt à l’égard d’un autre homme d’être né de la même Sempronia, & par-là je puis avoir une notion auſſi claire de la fraternité que de la naiſſance, & peut-être plus claire. Car ſi je croyais que Sempronia a pris Titus de deſſous un Chou, comme ([68]) on a accoûtumé de dire aux petits Enfans, & que par-là elle eſt devenuë ſa Mére ; qu’enſuite elle a eu Cajus de la même maniére, j’aurois une notion auſſi claire de la relation de frere entre Titus & Cajus, que ſi j’avois tout le ſavoir des ſages-femmes ; parce que tout le fondement de cette relation roule ſur cette notion, que la même femme a également contribué à leur naiſſance en qualité de Mére (quoi que je fuſſe dans l’ignorance ou dans l’erreur à l’égard de la maniére) & que la naiſſance de ces deux Enfans convient dans cette circonſtance, en quoi que ce ſoit qu’elle conſiſte effectivement. Pour fonder la notion de fraternité qui eſt ou n’eſt pas entr’eux, il me ſuffit de les comparer ſur l’origine qu’ils tirent d’une même perſonne, ſans que je connoiſſe les circonſtances particuliéres de cette origine. Mais quoi que les idées des Relations particuliéres puiſſent être auſſi claires & auſſi diſtinctes dans l’Eſprit de ceux qui les conſiderent dûement, que les idées de Modes mixtes, & plus déterminées que celles des Subſtances, cependant les termes de Relation ſont ſouvent auſſi ambigus, & d’une ſignification auſſi incertaine, que les noms des Subſtances ou des modes mixtes ; & beaucoup plus, que ceux des Idées ſimples. La raiſon de cela, c’eſt que les termes relatifs étant des ſignes d’une comparaiſon, qui ſe fait uniquement par les penſées des hommes, & dont l’idée n’exiſte que dans leur Eſprit, les hommes appliquent ſouvent ces termes à différentes comparaiſons de choſes, ſelon leurs propres imaginations ([69]) qui ne correſpondent pas toûjours à l’imagination d’autres perſonnes qui ſe ſervent des mêmes mots.

§. 20.La notion de la Relation eſt la même, ſoit que la règle à laquelle une action eſt comparée ſoit vraye ou fauſſe. Je remarque en troiſiéme lieu, que dans les Relations que je nomme morales, j’ai une véritable notion du Rapport en comparant l’action avec une certaine Règle, ſoit que la Règle ſoit vraye, ou fauſſe. Car ſi je meſure une choſe avec une Autre, je ſai ſi la choſe que je meſure eſt plus longue ou plus courte que cette Aune prétenduë, quoi que peut-être l’Aune dont je me ſers, ne ſoit pas exactement juſte, ce qui à la vérité eſt une Queſtion tout-à-fait différente. Car quoi que la Règle ſoit fauſſe & que je me méprenne en la prenant pour bonne, cela n’empêche pourtant pas, que la convenance ou la disconvenance qui ſe remarque dans ce que je compare à cette Règle, ne me faſſe voir la relation. A la vérité en me ſervant d’une fauſſe règle, je ſerai engagé par-là à mal juger de la rectitude morale de l’action ; parce que je ne l’aurai pas examinée par ce qui eſt la véritable Règle ; mais je ne me trompe pourtant pas à l’égard du rapport que cette action a avec la Règle à laquelle je la compare, ce qui en fait la convenance ou la disconvenance.



CHAPITRE XXIX.

Des Idées claires & obſcures, diſtinctes & confuſes.


§. 1.Il y a des Idées claires & diſtinctes, d’autres obſcures & confuſes.
APrès avoir montré l’origine de nos Idées & fait une revûë de leurs différentes eſpèces ; après avoir conſideré la différence qu’il y a entre les Idées ſimples & complexes, & avoir obſervé comment les complexes ſe réduiſent à ces trois ſortes d’Idées, les Modes, les Subſtances & les Relations : examen où doit entrer néceſſairement quiconque veut connoître à fond les progrès de ſon Eſprit dans ſa maniére de concevoir & de connoître les choſes : on s’imaginera peut-être qu’ayant parcouru tous ces chefs, j’ai traité aſſez amplement des Idées. Il faut pourtant que je prie mon Lecteur, de me permettre de lui propoſer encore un petit nombre de reflexions qu’il me reſte à faire ſur ce ſujet. La prémiére eſt, que certaines Idées ſont claires & d’autres obſcures, quelques-unes diſtinctes & d’autres confuſes.

§. 2.La clarté & l’obſcurité des idées expliquée par comparaiſon à la vûë. Comme rien n’explique plus nettement la perception de l’Eſprit que les mots qui ont rapport à la Vûë, nous comprendrons mieux ce qu’il faut entendre par la clarté & l’obſcurité dans nos Idées, ſi nous faiſons reflexion ſur ce qu’on appelle clair & obſcur dans les Objets de la Vûë. La Lumiére étant ce qui nous découvre les Objets viſibles, nous nommons obſcur ce qui n’eſt pas expoſé à une lumiére qui ſuffiſe pour nous faire voir exactement la figure & les couleurs qu’on y peut obſerver, & qu’on y diſcerneroit dans une plus grande lumiére. De même nos Idées ſimples ſont claires lorsqu’elles ſont telles, que les Objets mêmes d’où l’on les reçoit, les préſentent ou peuvent les préſenter avec toutes les circonſtances requiſes à une ſenſation ou perception bien ordonnée. Lorsque la Mémoire les conſerve dans cette maniére, & qu’elle peut les exciter ainſi dans l’Eſprit toutes les fois qu’il a occaſion de les conſiderer, ce ſont en ce cas-là des Idées claires. Et autant qu’il leur manque de cette exactitude originale, ou qu’elles ont, pour ainſi dire, perdu de leur prémiére fraîcheur, étant comme ternies & flêtries par le temps, autant ſont-elles obſcures. Quant aux Idées complexes, comme elles ſont compoſées d’Idées ſimples, elles ſont claires quand les Idées qui en font partie, ſont claires ; & que le nombre & l’ordre des Idées ſimples qui compoſent chaque idée complexe, eſt certainement fixé & déterminé dans l’Eſprit.

§. 3.Quelles ſont les excuſes de l’obſcurité des Idées. La cauſe de l’obſcurité des Idées ſimples, c’eſt ou des organes groſſiers, ou des impreſſions foibles & tranſitoires faites par les Objets, ou bien la foibleſſe de la Mémoire qui ne peut les retenir comme elle les a reçuës. Car pour revenir encore aux Objets viſibles qui peuvent nous aider à comprendre cette matiére ; ſi les organes ou les facultez de la Perception, ſemblables à de la Cire durcie par le froid, ne reçoivent pas l’impreſſion du Cachet, en conſéquence de la preſſion qui ſe fait ordinairement pour en tracer l’empreinte, ou ſi ces organes ne retiennent pas bien l’empreinte du cachet, quoi qu’il ſoit bien appliqué, parce qu’ils reſſemblent à de la Cire trop molle où l’impreſſion ne ſe conſerve pas long-temps, ou enfin parce que le ſeau n’eſt pas appliqué avec toute la force néceſſaire pour faire une impreſſion nette & diſtincte, quoi que d’ailleurs la Cire ſoit diſpoſée comme il faut pour recevoir tout ce qu’on y voudra imprimer, dans tous ces cas l’impreſſion du ſeau ne peut qu’être obſcure. Je ne croi pas qu’il ſoit néceſſaire d’en venir à l’application pour rendre cela plus évident.

§. 4.Ce que c’eſt qu’une idée diſtincte & confuſe. Comme une Idée claire eſt celle dont l’Eſprit a une pleine & évidente perception, telle qu’elle eſt quand il la reçoit d’un Objet extérieur qui opere dûement ſur un organe bien diſpoſé ; de même une idée diſtincte eſt celle où l’Eſprit apperçoit une difference qui la diſtingue de toute autre idée : & une idée confuſe eſt celle qu’on ne peut pas ſuffiſamment diſtinguer d’avec une autre, de qui elle doit être différente.

§. 5.Objection. Mais, dira-t-on, s’il n’y a d’Idée confuſe que celle qu’on ne peut pas ſuffiſamment diſtinguer d’avec une autre de qui elle doit être differente, il ſera bien difficile de trouver aucune idée confuſe : car quoi que puiſſe être une certaine idée, elle ne peut être que telle qu’elle eſt apperçuë par l’Eſprit ; & cette même perception la diſtingue ſuffiſamment de toutes autres idées qui ne peuvent être autres, c’eſt-à-dire différentes, ſans qu’on s’apperçoive qu’elles le ſont. Par conſéquent, nulle idée ne peut être dans l’incapacité d’être diſtinguée d’une autre de qui elle doit être différente, à moins que vous ne la veuillez ſuppoſer différente d’elle-même, car elle eſt évidemment différente de toute autre.

§. 6.La confuſion des Idées ſe rapporte aux noms qu’on leur donne. Pour lever cette difficulté & trouver le moyen de concevoir au juſte ce que c’eſt qui fait la confuſion qu’on attribuë aux Idées, nous devons conſiderer que les choſes rangées ſous certains noms diſtincts ſont ſuppoſées aſſez différentes pour être diſtinguées, en ſorte que chaque eſpèce puiſſe être déſignée par ſon nom particulier, & traitée à part dans quelque occaſion que ce ſoit : & il eſt de la derniére évidence qu’on ſuppoſe que la plus grande partie des noms différens ſignifient des choſes différentes. Or chaque Idée qu’un homme a dans l’Eſprit, étant viſiblement ce qu’elle eſt, & diſtincte de toute autre Idée d’elle-même ; ce qui la rend confuſe, c’eſt lorsqu’elle eſt telle, qu’elle peut être auſſi bien déſignée par un autre nom que par celui dont on ſe ſert pour l’exprimer, ce qui arrive lorsqu’on néglige de marquer la différence qui conſerve de la diſtinction entre les choſes qui doivent être rangées ſous ces deux différens noms, & qui fait que quelques-unes appartiennent à l’un de ces Noms, & quelques autres à l’autre & dès-lors la diſtinction qu’on s’étoit propoſé de conſerver par le moyen de ces différens Noms, eſt entiérement perduë.

§. 7.Défauts qui cauſent la confuſion des idées. Voici, à mon avis, les principaux défauts qui cauſent ordinairement cette confuſion.

Prémier défaut : Les idées complexes compoſées de trop peu d’idées ſimples. Le prémier eſt, lorsque quelque idée complexe, (ce ſont les Idées complexes qui ſont le plus ſujettes à tomber dans la confuſion) eſt compoſée d’un trop petit nombre d’Idées ſimples, & de ces Idées ſeulement qui ſont communes à d’autres choſes, par où les différences qui font que cette Idée mérite un nom particulier, ſont laiſſées à l’écart. Ainſi, celui qui a une idée uniquement compoſée des idées ſimples d’une Bête tachetée, n’a qu’une idée confuſe d’un Leopard, qui n’eſt pas ſuffiſamment diſtingué par-là d’un Lynx & de pluſieurs autres Bêtes qui ont la peau tachetée. De ſorte qu’une telle idée, bien que deſignée par le nom particulier de Leopard, ne peut être diſtinguée de celles qu’on déſigne par les noms de Lynx ou de Panthere, & elle peut auſſi bien recevoir le nom de Lynx que celui de Leopard. Je vous laiſſe à penſer combien la coûtume de définir les mots des termes généraux, doit contribuer à rendre confuſes & indéterminées les idées qu’on prétend déſigner par ces termes-là. Il eſt évident que les Idées confuſes rendent l’uſage des mots incertain, & détruiſent l’avantage qu’on peut tirer des noms diſtincts. Lorsque les Idées que nous déſignons par différens termes, n’ont point de différence qui réponde aux noms diſtincts qu’on leur donne, de ſorte qu’elles ne peuvent point être diſtinguées par ces noms-là, dans ce cas elles ſont véritablement confuſes.

§. 8.Second défaut : Les idées ſimples qui forment une Idée complexe, brouillées & confonduës enſemble. Un autre défaut qui rend nos Idées confuſes, c’eſt lors qu’encore que les Idées particuliéres qui compoſent quelque idée complexe, ſoient en aſſez grand nombre, elles ſont pourtant ſi fort confonduës enſemble qu’il n’eſt pas aiſé de diſcerner ſi cet amas appartient plûtôt au nom qu’on donne à cette idée-là, qu’à quelque autre nom. Rien n’eſt plus propre à nous faire comprendre cette confuſion que certaines Peintures qu’on montre ordinairement comme ce que l’Art peut produire de plus ſurprenant, où les couleurs de la maniére qu’on les applique avec le pinceau ſur la plaque ou ſur la Toile, repréſentent des figures fort bizarres & fort extraordinaires, & paroiſſent poſées au hazard & ſans aucun ordre. Un tel Tableau compoſé de parties où il ne paroit ni ordre ni ſymmetrie, n’eſt pas en lui-même plus confus que le Portrait d’un Ciel couvert de nuages, que perſonne ne s’aviſe de regarder comme confus quoi qu’on n’y remarque pas plus de symmetrie dans les figures ou dans l’application des couleurs. Qu’eſt-ce donc qui fait que le prémier Tableau paſſe pour confus, ſi le manque de ſymmetrie n’en eſt pas la cauſe, comme il ne l’eſt pas certainement, puiſqu’un autre Tableau, fait ſimplement à l’imitation de celui-là, ne ſeroit point appellé confus ? A cela je répons, que ce qui le fait passer pour confus, c’eſt de lui appliquer un certain nom qui ne lui convient pas plus diſtinctement que quelque autre. Ainſi, quand ont dit que c’eſt le Portrait d’un Homme ou de Céſar, on le regarde dès-lors avec raiſon comme quelque choſe de confus, parce que dans l’état qu’il paroît, on ne ſauroit connoître que le nom d’Homme ou de Céſar lui convienne mieux que celui de Singe ou de Pompée ; deux noms qu’on ſuppoſe ſignifier des idées différentes de celles qu’emportent les mots d’Homme ou de Céſar. Mais lorſqu’un Miroir Cylindrique placé comme il faut par rapport à ce Tableau, a fait paroître ces traits irréguliers dans leur ordre, & dans leur juſte proportion, la confuſion diſparoît dès ce moment, & l’Oeil apperçoit auſſi-tôt que ce Portrait eſt un Homme ou Céſar, c’eſt-à-dire, que ces noms-là lui conviennent véritablement & qu’il eſt ſuffiſamment diſtingué d’un Singe ou de Pompée, c’eſt-à-dire, des idées que ces deux noms ſignifient. Il en eſt juſtement de même à l’égard de nos idées qui ſont comme les peintures des choſes. Nulle de ces peintures mentales, j’oſe m’exprimer ainſi, ne peut être appellée confuſe, de quelque maniére que leurs parties ſoient jointes enſemble, car telles qu’elles ſont, elles peuvent être diſtinguées évidemment de toute autre, juſqu’à ce qu’elles ſoient rangées ſous quelque nom ordinaire auquel on ne ſauroit voir qu’elles appartiennent plûtôt qu’à quelque autre nom qu’on reconnoit avoir une ſignification différente.

§. 9.Troiſiéme cauſe de la confuſion de nos Idées, elles ſont incertaines & indéterminées. Un troiſiéme défaut qui fait ſouvent regarder nos Idées comme confuſes, c’eſt quand elles ſont incertaines & indéterminées. Ainſi l’on voit tous les jours des gens qui ne faiſant pas difficulté de ſe ſervir des mots uſitez dans leur Langue maternelle, avant que d’en avoir appris la ſignification préciſe, changent l’idée qu’ils attachent à tel ou tel mot, preſque auſſi ſouvent qu’ils le font entrer dans leurs diſcours. Suivant cela, l’on peut dire, par exemple, qu’un homme a une idée confuſe de l’Egliſe & de l’Idolatrie, lorſque par l’incertitude où il eſt de ce qu’il doit exclurre de l’idée de ces deux mots, ou de ce qu’il doit y faire entrer toutes les fois qu’il penſe à l’une ou à l’autre, il ne ſe fixe point conſtamment à une certaine combinaiſon préciſe d’Idées qui compoſent chacune de ces Idées ; & cela pour la même raiſon qui vient d’être propoſée dans le Paragraphe précedent, ſavoir, parce qu’une Idée changeante (ſi l’on veut la faire paſſer pour une ſeule idée) n’appartient pas plûtôt à un nom qu’à un autre, & perd par conſéquent la diſtinction pour laquelle les noms diſtincts ont été inventez.

§. 10. On peut voir par tout ce que nous venons de dire, combien les Noms contribuent à cette dénomination d’Idée diſtinctes & confuſes, ſi l’on les regarde comme autant de ſignes fixes des choſes, lesquels ſelon qu’ils ſont différens ſignifient des choſes diſtinctes, & conſervent de la diſtinction entre celles qui ſont effectivement différentes, par un rapport ſecret & imperceptible que l’Eſprit met entre ſes Idées & ces noms-là. C’eſt ce que l’on comprendra peut-etre mieux après avoir lû & examiné ce que je dis des Mots dans le Troiſiéme Livre de cet Ouvrage. Du reſte, ſi l’on ne fait aucune attention au rapport que les Idées ont des noms diſtincts conſiderez comme des ſignes de choſes diſtincts, il ſera bien mal-aiſé de dire ce que c’eſt qu’une Idée confuſe. C’eſt pourquoi lorsqu’un homme déſigne par un certain nom une eſpèce de choſes ou une certaine choſe particuliere diſtincte de toute autre, l’idée complexe qu’il attache à ce nom, eſt d’autant plus diſtincte que les idées ſont plus particuliéres, & que le nombre & l’ordre des Idées dont elle eſt compoſée, eſt plus grand & plus déterminé. Car plus elle renferme de ces Idées particuliéres, plus elle a de différences ſenſibles par où elle ſe conſerve diſtincte & ſeparée de toutes les idées qui appartiennent à d’autres noms, de celles-là même qui lui reſſemblent le plus, ce qui fait qu’elle ne peut être confonduë avec elles.

§. 11.La confuſion regarde toûjours deux Idées. La confuſion, qui rend difficile la ſeparation de deux choſes qui devroient être ſeparées, concerne toûjours deux Idées, & celle-là ſur-tout qui ſont le plus approchantes l’une de l’autre. C’eſt pourquoi toutes les fois que nous ſoupçonnons que quelque Idée ſoit confuſe, nous devons examiner quelle eſt l’autre idée qui peut être confonduë avec elle, ou dont elle ne peut être aiſément ſeparée, & l’on trouvera toûjours que cette autre Idée eſt déſignée par un autre nom, & doit être par conſéquent une choſe différente, dont elle n’eſt pas encore aſſez diſtincte parce que c’eſt ou la même, ou qu’elle en fait partie, ou du moins qu’elle eſt auſſi proprement déſignée par le nom ſous lequel cette autre eſt rangée, & qu’ainſi elle n’en eſt pas ſi différente que leurs divers noms le donnent à entendre.

§. 12. C’eſt là, je penſe, la confuſion qui convient aux Idées, & qui a toûjours un ſecret rapport aux noms. Et s’il y a quelque autre confuſion d’Idées, celle-là du moins contribuë plus qu’aucune autre à mettre du deſordre dans les penſées & dans les diſcours des hommes : car la plûpart des idées dont les hommes raiſonnent en eux-mêmes, & celles qui ſont le continuel ſujet de leurs entretiens avec les autres hommes, ce ſont celles à qui l’on a donné des noms. C’eſt pourquoi toutes les fois qu’on ſuppoſe deux Idées différentes, déſignées par deux différens noms, mais qu’on ne peut pas diſtinguer ſi facilement que les ſons mêmes qu’on employe pour les déſigner ; dans de telles rencontres il ne manque jamais d’y avoir de la confuſion entre elles. Le moyen de prévenir cette confuſion, c’eſt d’aſſembler & de réunir dans notre Idée complexe, d’une maniére auſſi préciſe qu’il eſt poſſible, tout ce qui peut ſervir à la faire diſtinguer de toute idée, & d’appliquer conſtamment le même nom à cet amas d’idées, ainſi unies en nombre fixe, & dans un ordre déterminé. Mais comme cela n’accommode ni la pareſſe ni la vanité des hommes, & qu’il ne peut ſervir à autre choſe qu’à la découverte & à la défenſe de la Verité, qui n’eſt pas toûjours le but qu’ils ſe propoſent, une telle exactitude eſt une de ces choſes qu’on doit plûtôt ſouhaiter qu’eſperer. Car comme l’application vague des noms à des idées indéterminées, variables & qui ſont preſque de purs néants, ſert d’un côté à couvrir notre propre ignorance, & de l’autre à confondre & embarraſſer les autres, ce qui paſſe pour véritable ſavoir & pour marque de ſupériorité en fait de connoiſſance, il ne faut pas s’étonner que la plûpart des hommes faſſent un tel uſage des mots, pendant qu’ils le blâment en autrui. Mais quoi que je croie qu’une bonne partie de l’obſcurité qui ſe rencontre dans les notions des hommes, pourroit être évitée ſi l’on s’attachoit à parler d’une maniére plus exacte & plus ſincére ; je ſuis pourtant fort éloigné de conclurre que tous les abus qu’on commet ſur cet article ſoient volontaires. Certaines Idées ſont ſi complexes, & compoſées de tant de parties, que la Mémoire ne ſauroit aiſément retenir au juſte la même combinaiſon d’Idées ſimples ſous le même nom : moins encore ſommes-nous capables de deviner conſtamment quelle eſt préciſément l’Idée complexe qu’un tel nom ſignifie dans l’uſage qu’en fait une autre perſonne. La prémiére de ces choſes, met de la confuſion dans nos propres ſentimens & dans les raiſonnemens que nous faiſons en nous-mêmes, & la dernière dans nos diſcours & dans nos entretiens avec les autres hommes. Mais comme j’ai traité plus au long, dans le Livre ſuivant, des Mots & de l’abus qu’on en fait, je n’en dirai pas davantage dans cet endroit.

§. 13.Nos Idées complexes peuvent être claires d’un côté, & confuſes de l’autre. Comme nos Idées complexes conſiſtent en autant de combinaiſons de diverſes Idées ſimples, elles peuvent être fort claires & fort diſtinctes d’un côté, & fort obſcures & fort confuſes de l’autre. Par exemple, ſi un homme parle d’une figure de mille côtez, l’idée de cette figure peut être fort obſcure dans ſon Eſprit, quoi que celle du Nombre y ſoit fort diſtincte ; de ſorte que pouvant diſcourir & faire des démonſtrations ſur cette partie de ſon Idée complexe qui roule ſur le nombre de mille, il eſt porté à croire qu’il a auſſi une idée diſtincte d’une Figure de mille côtez, quoi qu’il ſoit certain qu’il n’en a point d’idée préciſe, de ſorte qu’il puiſſe diſtinguer cette Figure d’avec une autre qui n’a que neuf cens nonante neuf côtez. Il s’eſt introduit d’aſſez grandes erreurs dans les penſées des hommes, & beaucoup de confuſion dans leurs diſcours, faute d’avoir obſervé cela.

§. 14.Il peut arriver bien du deſordre dans nos raiſonnemens pour ne pas prendre garde à cela. Que ſi quelqu’un s’imagine avoir une idée diſtincte d’une Figure de mille côtez, qu’il en faſſe l’épreuve en prenant une autre partie de la même matiére uniforme, comme d’or ou de cire, qui ſoit d’une égale groſſeur, & qu’il en faſſe l’épreuve en prenant une autre partie de la même matiére uniforme, comme d’or ou de cire, qui ſoit d’une égale groſſeur, & qu’il en faſſe une figure de neuf cens nonante neuf côtez. Il eſt hors de doute qu’il pourra diſtinguer ces deux idées l’une de l’autre par le nombre des côtez, & raiſonner diſtinctement ſur leurs différentes proprietez, tandis qu’il fixera uniquement ſes penſées & ſes raiſonnemens ſur ce qu’il y a dans ces idées qui regarde le nombre, comme que les côtez de l’une peuvent être diviſez en deux nombres égaux, & non ceux de l’autre, &c. Mais s’il veut venir à diſtinguer ces idées par leur figure, il ſe trouvera d’abord hors de route, & dans l’impuiſſance, à mon avis, de former deux idées qui ſoient diſtinctes l’une de l’autre, par la ſimple figure que ces deux piéces d’or préſentent à ſon Eſprit, comme il ſeroit, ſi les mêmes piéces d’or étoient formées l’une en Cube, & l’autre dans une figure de cinq côtez. Du reſte, nous ſommes fort ſujets à nous tromper nous-mêmes, & à nous engager dans de vaines diſputes avec les autres au ſujet de ces idées incompletes, & ſur-tout lorſqu’elles ont des noms particuliers & généralement connus. Car étant convaincus en nous-mêmes de ce que nous voyons de clair dans une partie de l’Idée ; & le nom de cette idée, qui nous eſt familier, étant appliqué à toute l’idée, à la partie imparfaite & obſcure auſſi bien qu’à celle qui eſt claire & diſtincte, nous ſommes portez à nous ſervir de ce nom pour exprimer cette partie confuſe, & à en tirer des concluſions par rapport à ce qu’il ne ſignifie que d’une maniére obſcure, avec autant de confiance que nous le faiſons à l’égard de ce qu’il ſignifie clairement.

§. 15.Exemple de cela dans l’Eternité. Ainſi, comme nous avons ſouvent dans la bouche le mot d’Eternité, nous ſommes portez à croire, que nous en avons une idée poſitive & complete, ce qui eſt autant que ſi nous diſions, qu’il n’y a aucune partie de cette durée qui ne ſoit clairement contenue dans notre idée. Il eſt vrai que celui qui ſe figure une telle choſe, peut avoir une idée claire de la Durée. Il peut avoir, outre cela, une idée fort évidente d’une très-grande étenduë de durée, comme auſſi de la comparaiſon de cette grande étenduë avec une autre encore plus grande. Mais comme il ne lui eſt pas poſſible de renfermer tout à la fois dans ſon idée de la Durée, quelque vaſte qu’elle ſoit, toute l’étenduë d’une durée qu’il ſuppoſe ſans bornes, cette partie de ſon idée qui eſt toûjours au delà de cette vaſte étenduë de durée, & qu’il ſe repréſente en lui-même dans ſon Eſprit, eſt fort obſcure & fort indéterminée. De là vient que dans les diſputes & les raiſonnemens qui regardent l’Eternité, ou quelque autre Infini, nous ſommes ſujets à nous embarraſſer nous-mêmes dans de manifeſtes abſurditez.

§. 16.Autre Exemple, dans la diviſibilité de la Matiére. Dans la Matiére nous n’avons guere d’idée claire de la petiteſſe de ſes parties au delà de la plus petite qui puiſſe frapper quelqu’un de nos Sens ; & c’eſt pour cela que lorſque nous parlons de la Diviſibilité de la Matiére à l’infini, quoi que nous ayions des idées claires de diviſion & de diviſibilité, auſſi bien que de parties détachées d’un Tout par voye de diviſion, nous n’avons pourtant que des idées fort obſcures & fort confuſes des corpuſcules qui peuvent être ainſi diviſez, après que par des diviſions précedentes ils ont été une fois réduits à une petiteſſe qui va beaucoup au delà de la perception de nos Sens. Ainſi, tout ce dont nous avons des idées claires & diſtinctes, c’eſt de ce qu’eſt la diviſion en général ou par abſtraction, & le rapport de Tout & de Partie. Mais pour ce qui eſt de la groſſeur du Corps entant qu’il peut être ainſi diviſé à l’infini après certaines progreſſions ; c’eſt dequoi je penſe que nous n’avons point d’idée claire & diſtincte. Car je demande ſi un homme prend le plus petit Atome de pouſſiere qu’il ait jamais vû, aura-t-il quelque idée diſtincte (j’excepte toûjours le nombre, qui ne concerne point l’Entenduë) entre la 100,000me & la 1,000,000me particule de cet Atome ? Et s’il croit pouvoir ſubtiliſer ſes idées juſqu’à ce point, ſans perdre ces deux particules de vûë ; qu’il ajoûte dix chiffres à chacun de ces nombres. La ſuppoſition d’un tel dégré de petiteſſe ne doit pas paroître déraiſonnable, puiſque par une telle diviſion, cet Atome ne ſe trouve pas plus près de la fin d’une Diviſion infinie que par une diviſion en deux parties. Pour moi, j’avouë ingenument que je n’ai aucune idée claire & diſtincte de la différente groſſeur ou étenduë de ces petits Corps, puiſque je n’en ai même qu’une fort obſcure de chacun d’eux pris à part & conſideré en lui-même. Ainſi, je croi que, lorſque nous parlons de la Diviſion de Corps à l’infini, l’idée que nous avons de leur groſſeur diſtincte, qui eſt le ſujet & le fondement de la diviſion, ſe confond après une petite progreſſion, & ſe perd preſque entierement dans une profonde obſcurité. Car une telle idée qui n’eſt deſtinée qu’à nous repréſenter la groſſeur, doit être bien obſcure & bien confuſe, puiſque nous ne ſaurions la diſtinguer d’avec l’idée d’un Corps dix fois auſſi grand, que par le moyen du nombre ; en ſorte que tout ce que nous pouvons dire, c’eſt que nous avons des idées claires & diſtinctes d’Un & de Dix, mais nullement de deux pareilles Entenduës. Il s’enſuit clairement de là, que lorſque nous parlons de l’infinie diviſibilité du Corps ou de l’Etenduë, nos idées claires & diſtinctes ne tombent que ſur les nombres, mais que nos idées claires & diſtinctes d’Etenduë ſe perdant entiérement après quelques dégrez de diviſion, ſans qu’il nous reſte aucune idée diſtincte de telles & telles parcelles, notre Idée ſe termine comme toutes celles que nous pouvons avoir de l’Infini, à l’idée du Nombre ſuſceptible de continuelles additions, ſans arriver jamais à une idée diſtincte de partie actuellement infinies dans la Matiére, que nous avons d’un Nombre infini dès-là que nous pouvons ajoûter de nouveaux nombres à tout nombre donné qui eſt préſent à notre Eſprit, car la diviſibilité à l’infini ne nous donne pas plûtôt une idée claire & diſtincte de parties actuellement infinies, que cette addibilité ſans fin, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, nous donne une idée claire & diſtincte d’un nombre actuellement infini ; puiſque l’une & l’autre n’eſt autre choſe qu’une capacité de recevoir ſans ceſſe une augmentation de nombre, que le nombre ſoit déja ſi grand qu’on voudra. De ſorte que pour ce qui reſte à ajoûter (en quoi conſiſte l’inifinité) nous n’en avons qu’une idée obſcure, imparfaite & confuſe, ſur laquelle nous ne ſaurions non plus raiſonner avec aucune certitude ou clarté que nous pouvons raiſonner dans l’Arithmetique ſur un nombre dont nous n’avons pas une idée auſſi diſtincte que de quatre ou de cent, mais ſeulement une idée obſcure & purement relative qui eſt que ce nombre comparé à quelque autre que ce ſoit, eſt toûjours plus grand que 400, 000, 000, nous n’en avons pas une idée plus claire & plus poſitive que ſi nous diſions qu’il eſt plus grand que 40, ou que 4 : parce que 400, 000, 000 n’a pas une plus prochaine proportion avec la fin de l’Addition ou du Nombre, que 4. Car celui qui ajoûte ſeulement 4 à 4, & avance de cette maniére, arrivera auſſi-tôt à la fin de toute Addition que celui qui ajoûte 400, 000, 000 à 400, 000. 000. Il en eſt de même à l’égard de l’Eternité : celui qui a une idée de 4 ans ſeulement, a une idée de l’Eternité auſſi poſitive & auſſi complete, que celui qui en a une de 400, 000, 000 d’années ; car ce qui reſte de l’Eternité au delà de l’un & de l’autre de ces deux nombres d’Années, eſt auſſi clair à l’égard de l’une de ces perſonnes qu’à l’égard de l’autre, c’eſt-à-dire que nul d’eux n’en a abſolument aucune idée claire & poſitive. En effet, celui qui ajoûte 400, 000, 000 d’années & ainſi de ſuite, ou qui, s’il le trouve à propos, double le produit auſſi ſouvent qu’il lui plairra : l’Abyme qui reſte à remplir, étant toûjours autant au delà de la fin de toutes ces progreſſions qu’il ſurpaſſe la longueur d’un jour ou d’une heure. Car rien de ce qui eſt fini, n’a aucune proportion avec l’Infini ; & par conſéquent cette proportion ne ſe trouve point dans nos Idées de l’Etenduë par voye d’addition & que nous voulons comprendre par nos penſées un Eſpace infini, il nous arrive la même choſe que lorsque nous diminuons cette idée par le moyen de la diviſion. Après avoir doublé peu de fois les idées d’étenduë les plus vaſtes que nous ayions accoûtumé d’avoir, nous perdons de vûë l’idée claire & diſtincte de cet Eſpace, ce n’eſt plus qu’une grande étenduë que nous concevons confuſément avec un reſte d’étenduë encore plus grand ſur lequel toutes les fois que nous voudrons raiſonner, nous nous trouverons toûjours déſorientez & tout à fait hors de route, les idées confuſes ne manquant jamais d’embrouiller les raiſonnements & les concluſions que nous voulons déduire du côté confus de ces Idées.



CHAPITRE XXX.

Des Idées réelles & chimeriques.

§. 1.Les Idées réelles ſont conformes à leurs Archetypes.
IL reſte encore quelques reflexions à faire ſur les Idées, par rapport aux choſes d’où elles ſont déduites, ou qu’on peut ſuppoſer qu’elles repréſentent ; & à cet égard je croi qu’on les peut conſiderer ſous cette triple diſtinction :

Prémiérement, comme Réelles ou Chimeriques :

En ſecond lieu, comme Completes ou Incompletes :

Et en troiſième lieu, comme Vrayes ou Fauſſes.

Et prémiérement, par Idées réelles j’entens celles qui ont du fondement dans la Nature ; qui ſont conformes à un Etre réel, à l’exiſtence des Choſes, ou à leurs Archetypes. Et j’appelle Idée phantaſtiques ou chimeriques celles qui n’ont point de fondement dans la nature, ni aucune conformité avec la réalité des choſes auxquelles elles ſe rapportent tacitement comme à leurs Archetypes.

§. 2.Les Idées ſimples ſont toutes réelles. Si nous examinons les différentes ſortes d’Idées dont nous avons parlé ci-devant, nous trouverons en prémier lieu, Que nos Idées ſimples ſont toutes réelles & conviennent toutes avec la réalité des choſes. Ce n’eſt pas qu’elles ſoient toutes des Images ou repréſentations de ce qui exiſte ; nous avons déja ** Chap. VIII. §. 9. 10, & ſuiv. juſqu’à la fin du Chapitre. fait voir le contraire à l’égard de toutes ces Idées, excepté les prémiéres Qualitez des Corps. Mais quoi que la Blancheur & la Froideur ne ſoient non plus dans la neige que la Douleur, cependant comme ces Idées de blancheur, de froideur, de douleur, &c. ſont en nous des effets d’une Puiſſance attachée aux choſes extérieures, établie par l’Auteur de notre Etre pour nous faire avoir telles & telles ſenſations, ce ſont en nous des Idées réelles par où nous diſtinguons les Qualitez qui ſont réellement dans les choſes mêmes. Car ces diverſes apparences étant deſtinées à être les marques par où nous puiſſions connoître & diſtinguer les choſes dont nous avons à faire, nos idées nous ſervent également pour cette fin, & ſont des caractères également propres à nous faire diſtinguer les choſes, ſoit que ce ne ſoient que des effets conſtans, ou bien des images exactes de quelque choſe qui exiſte dans les choſes mêmes ; la réalité de ces Idées conſiſtant dans cette continuelle & variable correſpondance qu’elles ont avec les conſtitutions diſtinctes des Etres réels. Mais il n’importe qu’elles répondent à ces conſtitutions comme à des cauſes ou à des modèles ; il suffit qu’elles ſoient conſtamment produites par ces conſtitutions. Et ainſi nos Idées ſimples ſont toutes réelles & véritables, parce qu’elles répondent toutes à ces Puiſſances que les choſes ont de les produire dans notre Eſprit : car c’eſt là tout ce qu’il faut pour faire qu’elles ſoient réelles, & non de vaines fictions forgées à plaiſir. Car dans les Idées ſimples, l’Eſprit eſt uniquement borné aux operations que les choſes font ſur lui, comme nous l’avons déja montré ; & il ne peut ſe produire à ſoi-même aucune idée ſimple au delà de celles qu’il a reçuës.

§. 3.Les Idées complexes ſont combinaiſons volontaires. Mais quoi que l’Eſprit ſoit purement paſſif à l’égard de ſes Idées ſimples, nous pouvons dire, à mon avis, qu’il ne l’eſt pas à l’égard de ſes Idées complexes. Car comme ces derniéres ſont des combinaiſons d’Idées ſimples, jointes enſemble & unies ſous un ſeul nom général, il eſt évident que l’Eſprit de l’homme prend quelque liberté en formant ces Idées complexes. Autrement d’où vient que l’idée qu’un homme a de l’or ou de la Juſtice eſt différente de celle qu’un autre ſe fait de ces deux choſes, ſi ce n’eſt de ce que l’un admet ou n’admet pas dans ſon Idée complexe des Idées ſimples que l’autre n’a pas admis ou qu’il a admis dans la ſienne ? La Queſtion eſt donc de ſavoir, quelles collections ſont conformes à la réalité des choſes, & quelles n’y ſont pas conformes ?

§. 4.Les Modes mixtes compoſez d’Idées qui peuvent compatir enſemble, ſont réels. A cela je dis, en ſecond lieu, Que les Modes mixtes & les Relations n’ayant d’autre réalité que celle qu’ils ont dans l’Eſprit des hommes, tout ce qui eſt requis pour faire que ces ſortes d’Idées ſoient réelles, c’eſt la poſſibilité d’exiſter & de compatir enſemble. Comme ces idées ſont elles-mêmes dans des Archetypes, elles ne ſauroient différer de leurs originaux, & par conſéquent être chimeriques ; à moins qu’on ne leur aſſocie des Idées incompatibles. A la verité, comme ces Idées ont des noms uſitez dans les Langues vulgaires, qu’on leur a aſſignez & par leſquels celui qui a ces idées dans l’Eſprit, peut les faire connoître à d’autres perſonnes, une ſimple poſſibilité d’exiſter ne ſuffit pas, il faut d’ailleurs qu’elles ayent de la conformité avec la ſignification ordinaire du nom qui leur eſt donné, de peur qu’on ne les croye chimeriques, comme on feroit, par exemple, ſi un homme donnoit le nom de Juſtice à cette vertu qu’on appelle communément Liberalité : mais ce qu’on appelleroit chimerique en cette rencontre, ſe rapporte plûtôt à la propriété du Language qu’à la réalité des Idées. Car être tranquille dans le danger pour conſidérer de ſang froid ce qu’il eſt à propos de faire, & pour l’executer avec fermeté, c’eſt un Mode mixte ou une idée complexe d’une Action qui peut exiſter. Mais de ſe troubler dans le péril ſans faire aucun uſage de ſa Raiſon, de ſes forces ou de ſon induſtrie, c’eſt auſſi une choſe fort poſſible, & par conſéquent une idée auſſi réelle que la précedente. Cependant la prémiére étant une fois déſignée par le nom de Courage qu’on lui donne communément, peut être une idée juſte ou fauſſe par rapport à ce nom-là ; au lieu que ſi l’autre n’a point de nom commun & uſité dans quelque Langue connuë, elle ne peut être, durant tout ce temps-là, ſuſceptible d’aucune ([70]) difformité, puiſqu’elle n’eſt formée par rapport à aucune autre choſe qu’à elle-même.

§. 5. III.Les Idées des Subſtances ſont réelles, lorſqu’elles conviennent avec l’exiſtence des choſes. Pour nos Idées complexes des Subſtances, comme elles ſont toutes formées par rapport aux choſes qui ſont hors de nous, & pour repréſenter les Subſtances telles qu’elles exiſtent réellement, elles ne ſont réelles qu’entant que ce ſont des combinaiſons d’Idées ſimples, réellement unies & coexiſtantes dans les choſes qui exiſtent hors de nous. Au contraire, celles-là ſont chimeriques qui ſont compoſées de telles collections d’idées ſimples qui n’ont jamais été réellement unies, qu’on n’a jamais trouvé enſemble dans aucune Subſtance, par exemple une Créature raiſonnable avec une tête de cheval, jointe à un corps de forme humaine, ou telle qu’on repréſente les Centaures, ou bien, un corps jaune, fort malleable, fuſible & fixe, mais plus leger que l’Eau ; ou un Corps uniforme, non organizé, tout compoſé, à en juger par le Sens, de parties ſimilaires, qui ait de la perception & une motion volontaire. Mais quoi qu’il en ſoit, ces Idées de Subſtances n’étant conformes à aucun Patron actuellement exiſtant qui nous ſoit connu, & étant compoſées de tels amas d’Idées qu’aucune Subſtance ne nous a jamais fait voir jointes enſemble, elles doivent paſſer dans notre Eſprit pour des Idées purement imaginaires : mais ce nom convient ſur-tout à ces Idées complexes qui ſont compoſées de parties incompatibles, ou contradictoires.



CHAPITRE XXXI.

Des Idées completes & incompletes.


§. 1.Les Idées completes repréſentent parfaitement leurs Archetypes.
ENtre nos Idées réelles quelques-unes ſont ([71]) completes, & quelques autres ([72]) incompletes. J’appelle Idées completes celles qui repréſentent parfaitement les Originaux d’où l’Eſprit ſuppoſe qu’elles ſont tirées, qu’il prétend qu’elles repréſentent, & auxquels il les rapporte. Les Idées incompletes ſont celles qui ne repréſentent qu’une partie des Originaux auxquels elles ſe rapportent.

§. 2.Toutes les Idées ſimples ſont completes. Cela poſé, il eſt évident en prémier lieu, Que toutes nos Idées ſimples ſont completes. Parce que n’étant autre choſe que des effets de certaines Puiſſances que Dieu a miſes dans les Choſes pour produire telles & telles ſenſations en nous, elles ne peuvent qu’être conformes & correſpondre entiérement à ces Puiſſances ; & nous ſommes aſſûrez qu’elles s’accordent avec la réalité des choſes. Car ſi le ſucre produit en nous les idées que nous appelons blancheur, & douceur, nous ſommes aſſurez qu’il y a dans le ſucre une puiſſance de produire ces Idées dans notre Eſprit, ou qu’autrement le ſucre n’auroit pû les produire. Ainſi chaque ſenſation répondant à la puiſſance qui opére ſur quelqu’un de nos Sens, l’idée produite par ce moyen eſt une Idée réelle, & non une fiction de notre Eſprit, car il ne ſauroit ſe produire à lui-même aucune idée ſimple, comme nous l’avons déja prouvé ; & cette Idée ne peut qu’être complete, puiſqu’il ſuffit pour cela qu’elle réponde à cette Puiſſance : d’où il s’enſuit que toutes les Idées ſimples ſont completes. A la verité, parmi les choſes qui produiſent en nous ces Idées ſimples, il y en a peu que nous déſignions par des noms qui nous les faſſent regarder comme de ſimples cauſes de ces Idées ; nous conſiderons au contraire comme des ſujets où ces Idées inhérentes comme autant d’Etres réels. Car quoi que nous diſions que le Feu eſt ([73]) douloureux lorſqu’on le touche, par où nous déſignons la puiſſance qu’il a de produire en nous une idée de douleur, on l’appelle auſſi chaud & lumineux, comme ſi dans le Feu la chaleur, & la lumiére étoient des choſes réelles, différentes de la puiſſance d’exciter ces idées en nous ; d’où vient qu’on les nomme des Qualitez du Feu, ou qui exiſtent dans le Feu. Mais comme ce ne ſont effectivement que des Puiſſances de produire en nous telles & telles Idées, on doit ſe ſouvenir que c’eſt ainſi que je l’entens lorſque je parle des ſecondes Qualitez, comme ſi elles exiſtoient dans les choſes, ou de leurs Idées, comme ſi elles étoient dans les Objets qui les excitent en nous. Ces façons de parler quoi qu’accommodées aux notions vulgaires, ſans leſquelles on ne ſauroit ſe faire entendre, ne ſignifient pourtant rien dans le fond que cette puiſſance qui eſt dans les choſes, d’exciter certaines ſenſations ou idées en nous. Car s’il n’y avoit point d’organes propres à recevoir les impreſſions du Feu ſur la Vûë & ſur l’Attouchement, & qu’il n’y eût point d’Ame unie à ces organes pour recevoir des idées de Lumiére & de Chaleur par le moyen des impreſſions du Feu ou du Soleil, il n’y auroit non plus de lumiére ou de chaleur dans le Monde, que de douleur s’il n’y avoit aucune créature capable de la ſentir, quoi que le Soleil fût préciſement le même qu’il eſt à préſent & que le mont Gibel vomît des flammes plus haut & avec plus d’impetuoſité qu’il n’a jamais fait. Pour la ſolidité, l’entenduë, la figure, le mouvement & le repos, toutes choſes dont nous avons des idées, elles exiſteroient réellement dans le Monde telles qu’elles ſont, ſoit qu’il y eût quelque Etre capable de ſentiment pour les appercevoir, ou qu’il n’y en eût aucun : c’eſt pourquoi nous avons raiſon de les regarder comme des modifications réelles de la Matiere, & comme les cauſes de toutes les diverſes ſenſations que nous recevons des Corps. Mais ſans m’engager plus avant dans cette recherche qu’il n’eſt pas à propos de pourſuivre dans cet endroit, je vais continuer de faire voir quelles Idées complexes ſont, ou ne ſont pas completes.

§. 3.Tous les Modes ſont complets. En ſecond lieu, comme nos Idées complexes des Modes ſont des aſſemblages volontaires d’Idées ſimples que l’Eſprit joint enſemble, ſans avoir égard à certains Archetypes ou Modèles réels & actuellement exiſtans, elles ſont completes, & ne peuvent être autrement. Parce que n’étant pas regardées comme des copies de choſes réellement exiſtantes, mais comme des Archetypes que l’Eſprit forme pour s’en ſervir à ranger des choſes ſous certaines dénominations, rien ne ſauroit leur manquer, puiſque chacune renferme telle combinaiſon d’Idées que l’Eſprit a voulu former, & par conſéquent telle perfection qu’il a eu deſſein de lui donner ; de ſorte qu’il en eſt ſatisfait & n’y peut trouver rien à dire. Ainſi, lorſque j’ai l’idée d’une figure de trois côtez qui forment trois angles, j’ai une idée complete, où je ne vois rien qui manque pour la rendre parfaite. Que l’Eſprit, dis-je, ſoit content de la perfection d’une telle idée, c’eſt ce qui paroît évidemment en ce qu’il ne conçoit pas que l’Entendement de qui que ce ſoit ait, ou puiſſe avoir une idée plus complete ou plus parfaite de la Choſe qu’il déſigne par le mot de Triangle, ſuppoſé qu’elle exiſte, que celle qu’il trouve dans cette idée complexe de trois côtez & de trois angles, dans laquelle eſt contenu tout ce qui eſt ou peut être eſſentiel à cette idée, ou qui peut être néceſſaire à la rendre complete, dans quelque lieu ou de quelque maniére qu’elle exiſte. Mais il en eſt autrement de nos Idées de Subſtances. Car comme par ces Idées nous nous propoſons de copier les choſes telles qu’elles exiſtent réellement, & de nous repréſenter à nous-mêmes cette conſtitution d’où dépendent toutes leurs Propriétez, nous appercevons que nos Idées n’atteignent point la perfection que nous avons en vûë ; nous trouvons qu’il leur manque toûjours quelque choſe que nous ſerions bien aiſes d’y voir ; & par conſéquent elles ſont toutes incompletes. Mais les Modes mixtes & les Rapports étant des Archetypes ſans aucun modèle, ils n’ont à repréſenter autre choſe qu’eux-mêmes, & ainſi ils ne peuvent être que complets, car chaque choſe eſt complete à l’égard d’elle-même. Celui qui aſſembla le prémier l’idée d’un Danger qu’on apperçoit, l’exemption du trouble que produit la peur, une conſideration tranquille de ce qu’il ſeroit raiſonnable de faire dans une telle rencontre, & une application actuelle à l’executer ſans ſe défaire ou s’épouvanter par le peril où l’on s’engage, celui-là, dis-je, qui réunit le prémier toutes ces choſes, avoit ſans doute dans ſon Eſprit une idée complexe, compoſée de cette combinaiſon d’idées : & comme il ne vouloit pas que ce fût autre choſe que ce qu’elle eſt, ni qu’elle contînt d’autres idées ſimples que celles qu’elle contient, ce ne pouvoit être qu’une idée complete, de ſorte que la conſervant dans ſa mémoire en lui donnant le nom de Courage pour la déſigner aux autres & pour s’en ſervir à dénoter toute action qu’il verroit être conforme à cette idée, il avoit par-là une Règle par où il pouvoit meſurer & déſigner les actions qui s’y rapportoient. Une idée ainſi formée, & établie pour ſervir de modèle, doit néceſſairement être complete, puiſqu’elle ne ſe rapporte à aucune autre choſe qu’à elle-même, & qu’elle n’a point d’autre origine que le bon plaiſir de celui qui forma le prémier cette combinaiſon particuliére.

§ .4.Les Modes peuvent être incomplets, par rapport à des noms qu’on leur a attaché. A la vérité, ſi après cela un autre vient à apprendre de lui dans la converſation le mot de courage, il peut former une idée qu’il déſigne auſſi par ce nom de courage, qui ſoit différente de ce que le prémier Auteur marque par ce terme-là, & qu’il a dans l’Eſprit lorſqu’il l’employe. Et en ce cas-là s’il prétend que cette idée qu’il a dans l’Eſprit, ſoit conforme à celle de cette autre perſonne, ainſi que le nom dont il ſe ſert dans le diſcours, eſt conforme, quant au ſon, à celui qu’employe la perſonne dont il l’a appris, en ce cas-là, dis-je, ſon idée peut être très-fauſſe & très-incomplete. Parce qu’alors prenant l’idée d’un autre homme pour le patron de l’idée qu’il a lui-même dans l’Eſprit, tout ainſi que le mot ou le ſon employé par un autre lui ſert de modèle en parlant, ſon idée eſt autant defectueuſe & incomplete, & qu’il prétend exprimer & faire connoître par le nom qu’il employe pour cela & qu’il voudroit faire paſſer pour un ſigne de l’idée de cette autre perſonne (à laquelle idée ce nom a été originairement attaché) & de ſa propre idée qu’il prétend lui être conforme. Mais ſi dans le fond ſon idée ne s’accorde pas exactement avec celle-là, elle eſt dès-là defectueuſe & incomplete.

§. 5. Lors donc que nous rapportons dans notre Eſprit ces idées complexes des Modes à des Idées de quelque autre Etre Intelligent, exprimées par les noms que nous leur appliquons, prétendant qu’elles y répondent exactement, elles peuvent être en ce cas-là très-defectueuſes, fauſſes & incompletes ; parce qu’elles ne s’accordent pas avec ce que l’Eſprit ſe propoſe pour leur Archetype ou modèle. Et c’eſt à cet égard ſeulement qu’une idée de Modes peut être fauſſe, imparfaite ou incomplete. Sur ce pié-là nos Idées des Modes mixtes ſont plus ſujettes qu’aucune autre à être fauſſes & défectueuſes ; mais cela a plus de rapport à la propriété du Language qu’à la juſteſſe des connoiſſances.

§. 6.Les Idées des Subſtances en tant qu’elles ſe rapportent à des Eſſences réelles, ne ſont pas completes.
* Chap. XXIII. pag. 210
J’ai déja montré * quelles Idées nous avons des Subſtances, il me reſte à remarquer, en troiſiéme lieu, que ces Idées ont un double rapport dans l’Eſprit. 1. Quelquefois elles ſe rapportent à une eſſence, ſuppoſée réelle, de chaque Eſpèce de choſes. 2. Et quelquefois elles ſont uniquement regardées comme des peintures & des repréſentations des choſes qui exiſtent, peintures qui ſe forment dans l’Eſprit par les idées des Qualitez qu’on peut découvrir dans ces choſes-là. Et dans ces deux cas, les copies de ces originaux ſont imparfaites & incompletes.

Je dis en prémier lieu, que les hommes ſont accoûtumez à regarder les noms des Subſtances comme des choſes qu’ils ſuppoſent avoir certaines eſſences réelles qui les font être de telle ou de telle eſpèces ; & comme ce qui eſt ſignifié par les noms, n’eſt autre choſe que les idées qui ſont dans l’Eſprit des hommes, il faut par conſéquent qu’ils rapportent leurs idées à ces eſſences réelles comme à leurs Archetypes. Or que les hommes & ſur-tout ceux qui ont été imbus de la doctrine qu’on enſeigne dans nos Ecoles, ſuppoſent certaines Eſſences ſpécifiques des Subſtances, auxquelles les Individus ſe rapportent & participent, chacun dans ſon Eſpèce différente, c’eſt ce qu’il eſt ſi peu néceſſaire de prouver, qu’il paroîtra étrange que quelqu’un parmi nous veuille s’éloigner de cette méthode. Ainſi, l’on applique ordinairement les noms ſpécifiques ſous leſquels on range les Subſtances particuliéres, aux choſes entant que diſtinguées en Eſpèces par ces ſortes d’eſſences qu’on ſuppoſe exiſter réellement. Et en effet on auroit de la peine à trouver un homme qui ne fût choqué de voir qu’on doutât qu’il ſe donne le nom d’homme ſur quelque autre fondement que ſur ce qu’il a l’eſſence réelle d’un Homme. Cependant ſi vous demandez, quelles ſont ces Eſſences réelles, vous verrez clairement que les hommes ſont dans une entiére ignorance à cet égard ; & qu’ils ne ſavent abſolument point ce que c’eſt. D’où il s’enſuit que les Idées qu’ils ont dans l’Eſprit, étant rapportées à des eſſences réelles comme & des Archetypes qui leur ſont inconnus, doivent être ſi éloignées d’être completes, qu’on ne peut pas même ſuppoſer qu’elles ſoient en aucune maniére des repréſentations de ces Eſſences. Les idées complexes que nous avons des Subſtances, ſont, comme j’ai déja montré, certaines collections d’Idées ſimples qu’on a obſervé ou ſuppoſé exiſter conſtamment enſemble. Mais une telle idée complexe ne ſauroit être l’eſſence réelle d’aucune Subſtance : car ſi cela étoit, les proprietez que nous découvrons dans tel ou tel Corps, dépendroient de cette idée complexe ; elles en pourroient être déduites, & l’on connoîtroit la connexion néceſſaire qu’elles auroient avec cette idée, ainſi que toutes les propriétez d’un Triangle dépendent, & peuvent être déduites, autant qu’on peut les connoître de l’idée complexe de trois lignes qui enferment un Eſpace. Mais il eſt évident que nos Idées complexes des Subſtances ne renferment point de telles idées d’où elles dépendent toutes les autres Qualitez qu’on peut rencontrer dans les Subſtances. Par exemple, l’idée commune que les hommes ont du Fer, c’eſt un Corps d’une certaine couleur, d’un certain poids, & d’une certaine dureté : & une des propriétez qu’ils regardent appartenir à ce Corps ; c’eſt la malléabilité. Cependant cette propriété n’a point de liaiſon néceſſaire avec une telle idée complexe, ou avec une aucune de ſes parties : car il n’y a pas plus de raiſon de juger que la malléabilité dépend de cette couleur, de ce poids & de cette dureté, que de croire que cette couleur ou ce poids dépendent de ſa malleabilité. Mais quoi que nous connaiſſions point ces Eſſences réelles, rien n’eſt pourtant plus ordinaire que de voir des gens qui rapportent les différentes eſpèces des choſes à de telles eſſences. Ainſi la plûpart des hommes ſuppoſent hardiment que cette partie particuliere de Matiére dont eſt compoſé l’Anneau que j’ai au doigt, a une eſſence réelle qui le fait être de l’Or, & que c’eſt de là que procedent les Qualitez que j’y remarque, ſavoir, ſa couleur particuliére, ſon poids, ſa dureté, ſa fuſibilité, ſa fixité, comme parlent les Chimiſtes, & le changement de couleur qui lui arrive dès qu’elle eſt touchée legerement par du Vif-argent &c. Mais quand je veux entrer dans la recherche de cette Eſſence, d’où découlent toutes ces propriétez, je vois nettement que je ne ſaurois la découvrir. Tout ce que je puis faire, c’eſt de préſumer que cet Anneau n’étant autre choſe que corps, ſon eſſence réelle ou ſa conſtitution intérieure d’où dépendent ces Qualitez, ne peut être autre choſe que la figure, la groſſeur & la liaiſon de ſes parties ſolides : mais comme je ne puis avoir aucune idée de ſon eſſence réelle qui fait que cet Anneau a une couleur jaune qui lui eſt particuliére, une plus grande peſanteur qu’aucune choſe que je connoiſſe d’un pareil volume, & une diſpoſition à changer de couleur par l’attouchement du Vif-argent. Que ſi quelqu’un dit que l’Eſſence réelle & la conſtitution intérieure d’où dépendent ces propriétez, n’eſt pas la figure, la groſſeur & l’arrangement ou la contexture de ſes parties ſolides, mais quelque autre choſe qu’il nomme ſa forme particuliére, je me trouve plus éloigné d’avoir aucune idée de ſon eſſence réelle, que je n’étois auparavant. Car j’ai en général une idée de figure, de groſſeur, & de ſituation de parties ſolides, quoi que je n’en aye aucune en particulier de la figure, de la groſſeur, ou de la liaiſon des parties, par où les Qualitez dont je viens de parler, ſont produites : Qualitez que je trouve dans cette portion particuliére de Matiére que j’ai au doigt, & non dans une autre portion de Matiére dont je me ſers pour tailler la Plume avec quoi j’écris. Mais quand on me dit que ſon eſſence eſt quelque autre choſe que la figure, la groſſeur & la ſituation des parties ſolides de ce Corps, quelque choſe qu’on nomme Forme ſubſtantielle ; c’eſt dequoi j’avoûë que je n’ai abſolument aucune idée, excepté celle du ſon de ces deux ſyllabes, forme ; ce qui eſt bien loin d’avoir une idée de ſon eſſence ou conſtitution réelle. Je n’ai pas plus de connoiſſance de l’eſſence réelle de toutes les autres Subſtances naturelles, que j’en ai de celle de l’Or dont je viens de parler. Leurs eſſences me ſont également inconnuës, je n’en ai aucune idée diſtincte ; & je ſuis porté à croire que les autres ſe trouveront dans la même ignorance ſur ce point, s’ils prennent la peine d’examiner leurs propres connoiſſances.

§. 7. Les Idées des Subſtances entant qu’elles ſont rapportées à des eſſences réelles ne ſont pas completes. Cela poſé lorſque les hommes appliquent à cette portion particuliére de Corps qui a une eſſence réelle & intérieure, en ſorte que cette Subſtance particuliére ſoit rangée ſous cette eſpèce, & déſignée par ce nom-là, parce qu’elle participe à l’Eſſence réelle & intérieure de cette Eſpèce particuliére ? Que ſi cela eſt ainſi, comme il l’eſt viſiblement, il s’enſuit de là que les noms par leſquels les choſes ſont déſignées à cette eſſence, & par conſéquent que l’idée à laquelle ce nom eſt attribué, doit être auſſi rapportée à cette Eſſence, & regardée comme en étant la répréſentation. Mais comme cette Eſſence eſt inconnuë à ceux qui ſe ſervent ainſi de noms, il eſt viſible que toutes leurs idées des Subſtances doivent être incompletes à cet égard, puiſqu’au fond elles ne renferment point en elles-mêmes l’eſſence que l’Eſprit ſuppoſe y être contenuës.

§. 8.Entant que des collections de leurs Qualitez, elles ſont toutes incompletes. En ſecond lieu, d’autres négligeant cette ſuppoſition inutile d’eſſences réelles inconnuës, par où ſont diſtinguées les différentes Eſpèces des Subſtances, tâchent de repréſenter les Suſtances en aſſemblant les idées des Qualitez ſenſibles qu’on y trouve exiſter enſemble. Bien que ceux-là ſoient beaucoup plus près de s’en faire de juſtes images, que ceux qui ſe figurent je ne ſai quelles eſſences ſpecifiques qu’ils ne connoiſſent pas, ils ne parviennent pourtant point à ſe former des idées tout-à-fait completes des Suſtances dont ils voudroient ſe faire par-là des copies parfaites dans l’Eſprit ; & ces copies ne contiennent pas pleinement & exactement tout ce qu’on peut trouver dans leurs originaux. Parce que les Qualitez & Puiſſances dont nos Idées complexes des Subſtances ſont compoſées, ſont ſi diverſes & en ſi grand nombre, que perſonne ne les renferme toutes dans l’idée complexe qu’il s’en forme en lui-même.

Et prémiérement, que nos Idées abſtraites des Subſtances ne contiennent pas toutes les idées ſimples qui ſont unies dans les choſes mêmes, c’eſt ce qui paroit viſiblement en ce que les hommes ſont entrer rarement dans leur idée complexe d’aucune Subſtance, toutes les Idées ſimples qu’ils ſavent exiſter actuellement dans cette Subſtance : parce que tâchant de rendre la ſignification des noms ſpécifiques des Subſtances auſſi claire & auſſi peu embaraſſée qu’ils peuvent, ils compoſent pour l’ordinaire les idées ſpecifiques qu’ils ont de diverſes ſortes de Subſtances, d’un petit nombre de ces Idées ſimples qu’on y peut remarquer. Mais comme celles-ci n’ont originairement aucun droit de paſſer devant, ni de compoſer l’idée ſpécifique, plûtôt que les autres qu’on en exclut, il eſt évident qu’à ces deux égards nos Idées des Subſtances ſont défectueuſes & incompletes.

D’ailleurs, ſi vous exceptez dans certaines Eſpèces de Subſtances la figure & la groſſeur, toutes les Idées ſimples dont nous formons nos Idées complexes des Subſtances, ſont de pures Puiſſances : & comme ces Puiſſances ſont Relations à d’autres Subſtances, nous ne pouvons jamais être aſſûrez de connoître toutes les Puiſſances qui ſont dans un Corps juſqu’à ce que nous ayions éprouvé quels changemens il eſt capable de produire dans d’autres Subſtances, ou de recevoir de leur part dans les différentes applications qui en peuvent être faites. C’eſt ce qu’il n’eſt pas poſſible d’eſſayer ſur aucun Corps en particulier, moin encore ſur tous ; & par conſéquent il nous eſt impoſſible d’avoir des idées completes d’aucune Subſtance, qui comprennent une collection parfaite de toutes leurs Propriétez.

§. 9. Celui qui le prémier trouva une pièce de cette eſpèce de Subſtance qui nous déſignons par le mot d’Or, ne put pas ſuppoſer raiſonnablement que la groſſeur & la figure qu’il remarqua dans ce morceau, dépendoient de ſon eſſence réelle ou conſtitution intérieure. C’eſt pourquoi ces choſes n’entrerent point dans l’idée qu’il eut de cette eſpèce de Corps, mais peut-être, ſa couleur particuliére & ſon poids furent les prémieres qu’il en déduiſit pour former l’idée complexe de cette Eſpèce : deux choſes qui ne ſont que de ſimples Puiſſances, l’une de frapper nos yeux d’une telle maniére & de produire en nous l’idée que nous appellons jaune, & l’autre de faire tomber en bas un autre Corps d’une égale groſſeur, ſi l’on les met dans les deux baſſins d’une balance en équilibre. Un autre ajoûta peut-être à ces Idées, celles de fuſibilité & de fixité, deux autres Puiſſances paſſives qui ſe rapportent à l’opération du Feu ſur l’Or. Un autre y remarqua la ductilité & la capacité d’être diſſous dans de l’Eau Regale : deux autres Puiſſances qui ſe rapportent à ce que d’autres Corps operent en changeant ſa figure extérieure, ou en le diviſant en partie inſenſibles. Ces Idées, ou une partie jointes enſemble forment ordinairement dans l’Eſprit des hommes l’idée complexe de cette eſpèce de Corps que nous appellons Or.

§. 10. Mais quiconque a fait quelques reflexions ſur les propriétez des Corps en général, ou ſur cette eſpèce en particulier, ne peut douter que ce Corps que nous nommons Or, n’aît une infinité d’autres propriétez, qui ne ſont pas contenuës dans cette idée complexe. Quelques-uns qui l’ont examiné plus exactement, pourroient compter, je m’aſſûre, dix fois plus de propriétez dans l’Or, toutes auſſi inſéparables de ſa conſtitution intérieure que ſa couleur ou ſon poids. Et il y a apparence que ſi quelqu’un connoiſſoit toutes les propriétez que différentes perſonnes ont découvert dans ce Metal, il entreroit dans l’idée complexe de l’Or cent fois autant d’idées qu’un homme ait encore admis dans l’idée complexe qu’il s’en eſt formé en lui-même : & cependant ce ne ſeroit peut-être pas la milliéme partie des propriétez qu’on peut découvrir dans l’Or. Car les changemens que ce ſeul Corps eſt capable de recevoir, & de produire ſur d’autres Corps ſurpaſſent de beaucoup non ſeulement ce que nous en connoiſſons, mais tout ce que nous ſaurions imaginer. C’eſt ce qui ne paroîtra pas un ſi grand paradoxe à quiconque voudra prendre la peine de conſiderer, combien les hommes ſont encore éloignez de connoître toutes les propriétez du Triangle, qui n’eſt pas une figure fort compoſée ; quoi que les Mathematiciens en ayent déja découvert un grand nombre.

§. 11. Soit donc conclu que toutes nos Idées complexes des Subſtances ſont imparfaites & incompletes. Il en ſeroit de même à l’égard des Figures de Mathematique ſi nous n’en pouvions acquerir des idées complexes qu’en raſſemblant leurs propriétez par rapport à d’autres Figures. Combien, par exemple, nos idées d’une Ellipſe ſeroient incertaines & imparfaites, ſi l’idée que nous en aurions, ſe réduiſoit à quelques-unes de ſes propriétez ? Au lieu que renfermant toute l’eſſence de cette Figure dans l’idée claire & nette que nous en avons, nous en déduiſons ces propriétez, & nous voyons démonſtrativement comment elles en découlent, & y ſont inſeparablement attachées.

§.12.Les Idées ſimples ſont completes, quoi que ce ſoient des copies. Ainſi l’Eſprit a trois ſortes d’Idées abſtraites ou eſſences nominales. Prémiérement les Idées ſimples qui ſont certainement completes, quoi que ce ne ſoient que des copies, parce que n’étant deſtinées qu’à exprimer la puiſſance qui eſt dans les choſes de produire une telle ſenſation dans l’Eſprit, cette ſenſation une fois produite ne peut qu’être l’effet de cette puiſſance. Ainſi le Papier ſur lequel j’écris, ayant la puiſſance, étant expoſé à la lumiére, (je parle de la lumiére ſelon les notions communes) de produire en moi la ſenſation que je nomme blanc, ce ne peut être que l’effet de quelque choſe qui eſt hors de l’Eſprit ; puiſque l’Eſprit n’a pas la puiſſance de produire en lui-même aucune ſemblable idée : de ſorte que cette ſenſation ne ſignifiant autre choſe que l’effet d’une telle puiſſance, cette idée ſimple eſt réelle & complete. Car la ſenſation du blanc qui ſe trouve dans mon Eſprit, étant l’effet de la Puiſſance qui eſt dans le Papier, de produire cette ſenſation, ([74]) répond parfaitement à cette Puiſſance, ou autrement cette Puiſſance produiroit une autre idée.

§. 13.Les Idées des Subſtances ſont des copies, & incompletes. En ſecond lieu, les Idées complexes des Subſtances ſont auſſi des copies, mais qui ne ſont point entierement completes. C’eſt dequoi l’Eſprit ne peut douter, puiſqu’il apperçoit évidemment que de quelque amas d’idées ſimples dont il compoſe l’idée de quelque Subſtance qui exiſte, il ne peut s’aſſûrer que cet amas contienne exactement tout ce qui eſt dans cette Subſtance. Car comme il n’a pas éprouvé toutes les opérations que toutes les autres Subſtances peuvent produire ſur celle-là, ni découvert toutes les alterations qu’elle peut recevoir des autres Subſtances, ou qu’elle y peut cauſer, il en ſauroit ſe faire une collection exacte & complete de toutes ſes capacitez actives & paſſives, ni avoir par conſéquent une idée complete des Puiſſances d’aucune Subſtance exiſtante & de ſes Relations, à quoi ſe réduit l’idée complexe que nous avons des Subſtances. Mais après tout ſi nous pouvions avoir, & ſi nous avions actuellement dans notre idée complexe une collection exacte de toutes les ſecondes Qualitez ou Puiſſances d’une certaine Subſtance, nous n’aurions pourtant pas par ce moyen une idée de l’eſſence de cette choſe. Car puiſque les Puiſſances ou Qualitez que nous y pouvons obſerver, ne ſont pas l’eſſence réelle de cette Subſtance, mais en dépendent & en découlent comme de leur Principe ; un amas de ces qualitez (quelque nombreux qu’il ſoit) ne peut être l’eſſence réelle de cette choſe. Ce qui montre évidemment que nos Idées des Subſtances ne ſont point completes, qu’elles ne ſont pas ce que l’Eſprit prétend qu’elles ſoient. Et d’ailleurs, l’Homme n’a aucune idée de la Subſtance en général, & ne ſait ce que c’eſt que la Subſtance en elle-même.

§. 14.Les Idées des Modes & des Relations ſont des Archetypes, & ne peuvent qu’être completes. En troiſiéme lieu, les Idées complexes des Modes & des Relations ſont des Archetypes ou originaux. Ce ne ſont point des copies ; elles ne ſont point formées d’après le patron de quelque exiſtence réelle, à quoi l’Eſprit ait en vûë qu’elles ſoient conformes & qu’elles répondent exactement. Comme ce ſont des collections d’idée ſimples que l’Eſprit aſſemble lui-même, & des collections dont chacune contient préciſement tout ce que l’Eſprit a deſſein qu’elle renferme, ce ſont des Archetypes & des Eſſences de Modes qui peuvent exiſter ; & ainſi elles ſont uniquement deſtinées à repréſenter ces ſortes de Modes : elles n’appartiennent qu’à ces Modes qui lorſqu’ils exiſtent, ont une exacte conformité avec ces Idées complexes. Par conſéquent, les Idées des Modes & des Relations ne peuvent qu’être completes.



CHAPITRE XXXII.

Des Vrayes & des Fauſſes Idées.


§. 1.La Vérité & la Fauſſeté appartiennent proprement aux Propoſitions.
QUoi qu’à parler exactement, la Vérité & la Fauſſeté n’appartiennent qu’aux Propoſitions, on ne laiſſe pourtant pas d’appeller ſouvent les Idées, vrayes & fauſſes ; & où ſont les mots qu’on n’employe dans un ſens fort étendu, & un peu éloigné de leur propre et juſte ſignification ? Je croi pourtant que, lorſque les Idées ſont nommées vrayes ou fauſſes, il y a toûjours quelque propoſition tacite, qui eſt le fondement de cette dénomination, comme on le verra, ſi l’on examine les occaſions particuliéres où elles viennent à être ainſi nommées. Nous trouverons, dis-je, dans toutes ces rencontres, quelque eſpèce d’affirmation ou de negation qui autoriſe cette dénomination-là. Car nos Idées n’étant autre choſe que de ſimples apparences ou perceptions dans notre Eſprit, on ne ſauroit dire, à les conſiderer proprement & purement en elles-mêmes, qu’elles ſoient vrayes ou fauſſes, non plus que le ſimple nom d’aucune choſe ne peut être appellé vrai ou faux.

§. 2.Ce qu’on nomme vérité métaphyſique contient une Propoſition tacite. On peut dire, à la vérité, que les Idées & les Mots ſont véritables à prendre le mot de vérité dans un ſens métaphyſique, comme on dit de toutes les autres choſes, de quelque maniére qu’elles exiſtent, qu’elles ſont véritables, c’eſt-à-dire, qu’elles ſont véritablement telles qu’elles exiſtent : quoi que dans les choſes que nous appellons véritables même en ce ſens, il y ait peut-être un ſecret rapport à nos Idées que nous regardons comme la meſure de cette eſpèce de vérité, ce qui revient à une Propoſition mentale, encore qu’on ne s’en apperçoive pas ordinairement.

§. 3.Nulle Idée n’eſt vraye ou fauſſe entant qu’elle eſt une apparence dans l’Eſprit. Mais ce n’eſt pas en prenant le mot de vérité dans ce ſens métaphyſique, que nous examinons ſi nos Idées peuvent être vrayes ou fauſſes, mais dans le ſens qu’on donne le plus communément à ces mots. Cela poſé, je dis que les Idées n’étant dans l’Eſprit qu’autant d’apparences ou de perceptions, il n’y en a point de fauſſe. Ainſi l’idée d’un Centaure ne renferme pas plus de fauſſeté lorſqu’elle ſe préſente à notre Eſprit, que le nom de Centaure en a lorſqu’il eſt prononcé ou écrit ſur le papier. Car la vérité ou la fauſſeté étant toûjours attachées à quelque affirmation ou negation, mentale ou verbale, nulle de nos Idées ne peut être fauſſe, autant que l’Eſprit vienne à en porter quelque jugement, c’eſt-à-dire, à en affirmer ou nier quelque choſe.

§. 4.Les Idées entant qu’elles ſont rapportées à quelque choſe peuvent être vrayes ou fauſſes. Toutes les fois que l’Eſprit rapporte quelqu’une de ſes idées à quelque choſe qui leur eſt extérieur, elles peuvent être nommées vrayes ou fauſſes, parce que dans ce rapport l’Eſprit fait une ſuppoſition tacite de leur conformité avec cette choſe-là : & ſelon que cette ſuppoſition vient à être vraye ou fauſſe, les Idées elles-mêmes ſont nommées vrayes ou fauſſes. Voici les cas les plus ordinaires où cela arrive.

§. 5.Les Idées des autres hommes, l’exiſtence réelle, les eſſences ſuppoſées réelles, ſont les choſes à quoi les hommes rapportent ordinairement leurs Idées. Prémiérement, lorſque l’Eſprit ſuppoſe que quelqu’une de ſes idées eſt conforme à une idée qui eſt dans l’Eſprit d’une autre perſonne ſous un même nom commun : quand, par exemple, l’Eſprit s’imagine ou juge que ſes Idées de Juſtice, de Temperance, de Religion, ſont les mêmes que celles que d’autres hommes déſignent par ces noms-là.

En ſecond lieu, lorſque l’Eſprit ſuppoſe qu’une Idée qu’il a en lui-même eſt conforme à quelque choſe qui exiſte réellement. Ainſi, l’Idée d’un homme & celle d’un Centaure étant ſuppoſées des Idées de ceux Subſtances réelles, l’une eſt véritable & l’autre fauſſe, l’une étant conforme à ce qui a exiſté réellement, & l’autre ne l’étant pas.

En troiſiéme lieu, lorſque l’Eſprit rapporte quelqu’une de ſes Idées à cette eſſence ou conſtitution réelle d’où dépendent toutes ſes propriétez ; & en ce ſens, la plus grande partie de nos Idées des Subſtances, pour ne pas dire toutes, ſont fauſſes.

§. 6.La cauſe ces ſortes de rapports. L’Eſprit eſt fort porté à faire tacitement ces ſortes de ſuppoſitions touchant ſes propres Idées. Cependant à bien examiner la choſe, on trouvera que c’eſt principalement, ou peut-être uniquement à l’égard de ſes Idées complexes, conſiderées d’une maniére abſtraite, qu’il en uſe ainſi. Car l’Eſprit étant comme entraîné par un penchant naturel à ſavoir & à connoître, & trouvant que s’il ne s’appliquoit qu’à la connoiſſance des choſes particuliéres, ſes progrès ſeraient fort lents, & ſon travail infini ; pour abreger ce chemin & donner plus d’étenduë à chacune de ſes perceptions, la prémiére choſe qu’il fait & qui lui ſert de fondement pour augmenter ſes connoiſſances avec plus de facilité, ſoit en conſiderant les choſes mêmes qu’il voudroit connoître, ou en s’en entretenant avec les autres, c’eſt de les lier, pour ainſi dire, en autant de faiſceaux, & de les réduire ainſi à certaines eſpèces, pour pouvoir par ce moyen étendre ſûrement la connoiſſance qu’il acquiert de chacune de ces choſes, ſur toutes celles qui ſont de cette eſpèce, & avancer ainſi à plus grands pas vers la Connoiſſance qui eſt le but de toutes les recherches. C’eſt là, comme j’ai montré ailleurs, la raiſon pourquoi nous reduiſons les choſes en Genres & en Eſpèces, ſous des Idées comprehenſives auxquelles nous attachons des noms.

§. 7. C’eſt pourquoi ſi nous voulons faire une ſerieuſe attention ſur la maniére dont notre Eſprit agit, & conſiderer quel cours il ſuit ordinairement pour aller à la connoiſſance, nous trouverons, ſi je ne me trompe, que l’Eſprit ayant acquis une idée dont il croit pouvoir faire quelque uſage, ſoit par la conſideration des choſes mêmes ou par le diſcours, la prémiére choſe qu’il fait, c’eſt de ſe la repréſenter par abſtraction, & alors de lui trouver un nom & la mettre ainſi en reſerve dans ſa Mémoire comme une idée qui renferme l’eſſence d’une eſpèce de choſes dont ce nom doit toûjours être la marque. De là vient que nous remarquons fort ſouvent, que, lorſque quelqu’un voit une choſe nouvelle d’une eſpèce qui lui eſt inconnuë, il demande auſſi-tôt ce que c’eſt, ne ſongeant par cette Queſtion qu’à en apprendre le nom, comme ſi le nom d’une choſe emportoit avec lui la connoiſſance de ſon eſpèce, ou de ſon Eſſence dont il eſt effectivement regardé comme le ſigne, le nom étant ſuppoſé en général attaché à l’eſſence de la choſe.

§. 8. Mais cette Idée abſtraite étant quelque choſe dans l’Eſprit qui tient le milieu entre la choſe qui exiſte & le nom qu’on lui donne, c’eſt dans nos Idées que conſiſte la juſteſſe de nos connoiſſances & la proprieté ou la netteté de nos expreſſions. De là vient que les hommes ſont ſi enclins à ſuppoſer que les Idées abſtraites qu’ils ont dans l’Eſprit s’accordent avec les choſes qui exiſtent hors d’eux-mêmes, & auxquelles ils rapportent ces Idées, & que ce ſont les mêmes Idées auxquelles les noms qu’ils leur donnent, appartiennent ſelon l’uſage & la propriété de la Langue dont ils ſe ſervent : car ils voyent que ſans cette double conformité, ils n’auroient point de penſées juſtes ſur les choſes mêmes, & ne pourroient pas en parler intelligiblement aux autres.

§. 9.Les Idées ſimples peuvent être fauſſes par rapport à d’autres qui portent le même nom, mais elles ſont moins ſujettes à l’être en ce ſens qu’aucune autre eſpèce d’Idées. Je dis donc en prémier lieu, Que Lorſque nous jugeons de la vérité de nos Idées par la conformité qu’elles ont avec celles qui ſe trouvent dans l’Eſprit des autres hommes, & qu’ils déſignent communément par le même nom, il n’y a en a point qui ne puiſſent être fauſſes dans ce ſens-là. Cependant les Idées ſimples ſont celles ſur qui l’on eſt moins ſujet à ſe méprendre en cette occaſion, parce qu’un homme peut aiſément connoître par ſes propres Sens & par de continuelles obſervations, quelles ſont les Idées ſimples qu’on déſigne par des noms particuliers autoriſez par l’Uſage, ces Noms étant en petit nombre, & tels, il peut ſe redreſſer aiſément par le moyen des Objets auxquels ces Noms ſont rattachez.

C’eſt pourquoi il eſt rare que quelqu’un ſe trompe dans le nom de ſes Idées ſimples, qu’il applique le nom de rouge à l’idée de verd, ou le nom de doux à l’idée de l’amer. Ces hommes ſont encore moins ſujets à confondre les noms qui appartiennent à des Sens différens, à donner, par exemple, le nom d’un Goût à une Couleur, &c. Ce qui montre évidemment que les Idées ſimples qu’ils déſignent par certains noms, ſont ordinairement les mêmes que celles que les autres ont dans l’Eſprit quand ils employent les mêmes noms.

§. 10.Les Idées des Modes mixtes ſont les plus ſujettes à être fauſſe en ce ſens-là. Les Idées complexes ſont beaucoup plus ſujettes à être fauſſes à cet égard, & les Idées complexes des Modes Mixtes beaucoup plus que celles des Subſtances. Parce que dans les Subſtances, & ſur-tout celles qui ſont déſignées par des noms communs & uſitez dans quelque Langue que ce ſoit, il y a toûjours quelques qualitez ſenſibles qu’on remarque ſans peine, & qui ſervant pour l’ordinaire à diſtinguer une Eſpèce d’avec une autre, empêchent facilement que ceux qui apportent quelque exactitude dans l’uſage de leurs mots, ne les appliquent à des eſpèces de Subſtances auxquelles ils n’appartiennent en aucune maniére. Mais l’on ſe trouve dans un plus grand embarras à l’égard des Modes mixtes, parce qu’à l’égard de pluſieurs actions il n’eſt pas facile de déterminer, s’il faut leur donner le nom de Juſtice ou de Cruauté, de Liberalité ou de Prodigalité. Ainſi en rapportant nos idées à celle des autres hommes qui ſont déſignées par les mêmes noms, nos idées peuvent être fauſſes ; de ſorte qu’il peut fort bien arriver, par exemple, qu’une idée que nous avons dans l’Eſprit, & que nous exprimons par le mot de Juſtice, ſoit en effet quelque choſe qui devroit porter un autre nom.

§. 11.Ou du moins de paſſer pour fauſſe. Mais ſoit que nos Idées des Modes mixtes ſoient plus ou moins ſujettes qu’aucune autre eſpèce d’idées à être différentes de celles des autres hommes qui ſont déſignées par les mêmes noms, il eſt du moins certain que cette eſpèce de fauſſeté eſt plus communément attribuée à nos Idées des Modes mixtes qu’à aucune autre. Lorſqu’on juge qu’un homme à une fauſſe idée de Juſtice, de Reconnoiſſance ou de Gloire, c’eſt uniquement parce que ſon Idée ne s’accorde pas avec celle que chacun de ces noms déſignent dans l’Eſprit des autres hommes.

§. 12.Pourquoi cela ? Et voici, ce me ſemble, quelle en eſt la raiſon, c’eſt que les Idées abſtraites des Modes mixtes étant des combinaiſons volontaires que les hommes font d’un certain amas déterminé d’Idées ſimples, & l’eſſence de chaque eſpèce de ces Modes étant par cela même uniquement formée par les hommes, de ſorte que nous n’en pouvons avoir d’autre modèle ſenſible qui exiſte nulle part, que le nom même d’une telle combinaiſon, ou la définition de ce nom, nous ne pouvons rapporter les idées que nous nous faiſons de ces Modes mixtes à aucun autre Modèle qu’aux idées de ceux qui ont la reputation d’employer ces noms dans leur plus juſte & plus propre ſignification. De cette maniére, ſelon que nos Idées ſont conformes à celles de ces gens-là, ou en ſont différentes, elles paſſent pour vrayes, ou pour fauſſes. En voilà aſſez ſur la verité & la fauſſeté de nos Idées par rapport à leurs noms.

§. 13.Il n’y a que les idées des Subſtances qui puiſſent être fauſſes par rapport à l’exiſtence réelle.
Les Idées ſimples ne peuvent l’être à cet égard, & pourquoi.
Pour ce qui eſt, en ſecond lieu, de la vérité & de la fauſſeté de nos Idées par rapport à l’exiſtence réelle des choſes, lorſque c’eſt cette existence qu’on prend pour règle de leur vérité, il n’y a que nos Idées complexes de Subſtances qu’on puiſſe nommer fauſſes.

§. 14. Et prémiérement, comme nos Idées ſimples ne ſont que de pures perceptions, telles que Dieu nos a rendus capables de les recevoir, par la puiſſance qu’il a donnée aux Objets extérieurs de les produire en nous, en vertu de certaines Loix ou moyens conformes à ſa ſageſſe & à ſa bonté, quoi qu’incomprehenſibles à notre égard, toute la vérité de ces Idées ſimples ne conſiſte en aucune autre choſe que dans ces apparences qui ſont produites en nous & qui doivent répondre à cette puiſſance que Dieu a mis dans les Objets extérieurs, ſans quoi elles ne pourroient être produites dans nos Eſprits ; & ainſi dès-là qu’elles répondent à ces puiſſances, elles ſont ce qu’elles doivent être, de véritables Idées. Que ſi l’Eſprit juge que ces Idées ſont dans les choſes mêmes, (ce qui arrive, comme je croi, à la plûpart des hommes) elles ne doivent point être taxées pour cela d’aucune fauſſeté. Car Dieu ayant par un effet de ſa ſageſſe, établi ces idées, comme autant de marques de diſtinction dans les choſes, par où nous puiſſions être capables de diſcerner une choſe d’avec une autre, & ainſi de choiſir pour notre propre uſage, celle dont nous avons beſoin ; la nature de nos Idées ſimple n’eſt point alterée, ſoit que nous jugions que l’idée de jaune eſt dans le Souci même, ou ſeulement dans notre Eſprit, de ſorte qu’il n’y ait dans le Souci que la puiſſance de produire cette idée par la contexture de ſes parties en reflechiſſant les particules de lumiére d’une certaine maniére. Car dès-là qu’une telle contexture de l’objet produit en nous la même idée de jaune par une operation conſtante & réguliére, cela ſuffit pour faire diſtinguer par les yeux cet Objet de toute autre choſe, ſoit que cette marque diſtinctive qui eſt réellement dans le Souci, ne ſoit qu’une contexture particuliére de ſes parties, ou bien cette même couleur dont l’idée que nous avons dans l’Eſprit, eſt une exacte reſſemblance. C’eſt cette apparence, qui lui donne également la dénomination de jaune, ſoit que cette couleur réelle, ou ſeulement une contexture particuliére du Souci qui excite en nous cette idée ; puiſque le nom de jaune ne déſigne proprement autre choſe que cette marque de diſtinction qui eſt dans un Souci & que nous ne pouvons diſcerner que par le moyen de nos yeux, en quoi qu’elle conſiſte, ce que nous ne ſommes pas capables de connoître diſtinctement, & qui peut-être nous ** Voy. ci-deſſus, chap. XXIII. §. 12. ſeroit moins utile, ſi nous avions des facultez capables de nous faire diſcerner la contexture des parties d’où dépend cette couleur.

§. 15.Quand bien l’idée qu’un homme a du jaune ſeroit différente de celle qu’un autre en a. Nos Idées ſimples ne devroient pas non plus être ſoupçonnées d’aucune fauſſeté, quand bien il ſeroit établi en vertu de la différente ſtructure de nos Organes, Que le même Objet dût produire en même temps différentes idées dans l’Eſprit de différentes perſonnes, ſi par exemple, l’idée qu’une Violette produit par les yeux dans l’Eſprit d’un homme, étoit la même que celle qu’un Souci excite dans l’Eſprit d’un autre homme, & au contraire. Car comme cela ne pourroit jamais être connu, parce que l’Ame d’un homme ne ſauroit paſſer dans le Corps d’un autre homme pour voir quelles apparences ſont produites par ces organes, les Idées ne ſeroient point confonduës par-là, non plus que les noms ; & il n’y auroit aucune fauſſeté dans l’une ou l’autre de ces choſes. Car tous les Corps qui ont la contexture d’une Violette venant à produire conſtamment l’idée qu’il appelle bleuatre ; & ceux qui ont la contexture d’un Souci ne manquant jamais de produire l’idée qu’il nomme auſſi conſtamment jaune, quelles que fuſſent les apparences qui ſont dans ſon Eſprit, il ſeroit en état de diſtinguer auſſi régulierement les choſes pour ſon uſage par le moyen de ces apparences, de comprendre, & de déſigner ces diſtinctions marquées par les noms de bleu & de jaune, que ſi les apparences ou idées de ces deux Fleurs excitent dans ſon Eſprit, étoient exactement les mêmes que les idées qui ſe trouvent dans l’Eſprit des autres hommes. J’ai néanmoins beaucoup de penchant à croire que les Idées ſenſibles qui ſont produites par quelque objet que ce ſoit, dans l’Eſprit de différentes perſonnes, ſont pour l’ordinaire fort ſemblables. On peut apporter, à mon avis, pluſieurs raiſons de ce ſentiment : mais ce n’eſt pas ici le lieu d’en parler. C’eſt pourquoi ſans engager mon Lecteur dans cette diſcuſſion, je me contenterai de lui faire remarquer, que la ſuppoſition contraire, en cas qu’elle pût être prouvée, n’eſt pas d’un grand uſage, ni pour l’avancement de nos connoiſſances, ni pour la commodité de la vie, & qu’ainſi il n’eſt pas néceſſaire que nous nous tourmentions à l’examiner.

§. 16.Les Idées ſimples ne peuvent être fauſſes par rapport aux choſes extérieures, & pourquoi. De tout ce que nous venons de dire ſur nos Idées ſimples, il s’enſuit évidemment, à mon avis, Qu’aucune de nos Idées ſimples ne peut être fauſſe par rapport aux choſes qui exiſtent hors de nous. Car la vérité de ces apparences ou perceptions qui ſont dans notre Eſprit, ne conſtituant, comme il a été dit, que dans ce rapport qu’elles ont à la puiſſance que Dieu a donnée aux Objets extérieurs de produire de telles apparences en nous par le moyen de nos Sens ; & chacune de ces apparences étant dans l’Eſprit, telle qu’elle eſt, conforme à la puiſſance qui la produit, & qui ne repréſente autre choſe, elle ne peut être fauſſe à cet égard, c’eſt-à-dire entant qu’elle ſe rapporte à un tel Patron. Le bleu ou le jaune, le doux ou l’amer, ne ſauroient être dans des Idées fauſſes. Ce ſont des perceptions dans l’Eſprit qui ſont juſtement telles qu’elles y paroiſſent, & qui répondent aux puiſſances que Dieu a établies pour leur production ; & ainſi elles ſont véritablement ce qu’elles ſont & qu’elles doivent être ſelon leur deſtination naturelle. L’on peut à la vérité appliquer mal-à-propos les noms de ces idées, comme ſi un homme qui n’entend pas bien le François, donnoit à la Pourpre le nom d’Ecarlate : mais cela ne met aucune fauſſeté dans les Idées mêmes.

§. 17.Les Idées des Modes ne peuvent l’être non plus. En ſecond lieu, nos idées complexes des Modes ne ſauroient non plus être fauſſes par rapport à l’eſſence d’une choſe réellement exiſtante. Parce que quelque idée complexe que je me forme d’un Mode, il n’a aucun rapport à un modèle exiſtant & produit par la Nature. Il n’eſt ſuppoſé renfermer en lui-même que les idées qu’il renferme actuellement, ni repréſenter autre choſe que cette combinaiſon d’Idées qu’il repréſente. Ainſi, quand j’ai l’idée de l’action d’un homme qui refuſe de ſe nourrir, de s’habiller, & de jouïr des autres commoditez de la vie ſelon que ſon Bien & ſes richeſſes le lui permettent, & que ſa condition l’exige, je n’ai point une fauſſe idée, mais une idée qui repréſente une action, telle que je la trouve, ou que je l’imagine ; & dans ce ſens elle n’eſt capable ni de vérité ni de fauſſeté. Mais lorſque je donne à cette action le nom de frugalité ou de vertu, elle peut alors être appellée une fauſſe idée, ſi je ſuppoſe par-là qu’elle s’accorde avec l’idée qu’emporte le nom de frugalité ſelon la proprieté du langage, ou qu’elle eſt conforme à la Loi qui eſt la meſure de la vertu & du vice.

§. 18.Quand c’eſt que les idées des Subſtances peuvent-être fauſſes. En troiſiéme lieu, nos Idées complexes des Subſtances peuvent être fauſſes, parce qu’elles ſe rapportent toutes à des modèles exiſtans dans les choſes mêmes. Qu’elles ſoient fauſſes, lorſqu’on les conſidére comme des repréſentations des Eſſences inconnuës des choſes, cela eſt ſi évident qu’il n’eſt pas néceſſaire de perdre du temps à le prouver. Sans donc m’arrêter à cette ſuppoſition chimerique, je vais conſidérer les Subſtances comme autant de collections d’Idées ſimples, formées dans l’Eſprit qui les déduit de certaines combinaiſons d’Idées ſimples qui exiſtent conſtamment enſemble dans les choſes mêmes, combinaiſons qui ſont les originaux dont on ſuppoſe que ces collections formées dans l’Eſprit, ſont des copies. Or à les conſiderer dans ce rapport qu’elles ont à l’exiſtence des choſes, elles ſont fauſſes, I. Lorſqu’elles réuniſſent des idées ſimples qui ne ſe trouvent point enſemble dans les choſes actuellement exiſtantes, comme lorſqu’à la forme & à la grandeur qui exiſtent enſemble dans un Cheval, on joint dans la même idée complexe la puiſſance d’abboyer qui ſe trouve dans un Chien : trois Idées qui, quoi que réunies dans l’Eſprit en une ſeule, n’ont jamais été jointes enſemble dans la Nature. On peut donc appeller cette Idée complexe, une fauſſe idée d’un Cheval. II. Les Idées des Subſtances ſont encore fauſſes à cet égard, lorſque d’une collection d’Idées ſimples qui exiſtent toûjours enſemble, on en ſepare par une négation directe & formelle, quelque autre idée ſimple qui leur eſt conſtamment unie. Si par exemple, quelqu’un joint dans ſon Eſprit à l’étenduë, à la ſolidarité, à la fuſibilité, à la peſanteur particuliére & à la couleur jaune de l’Or, la negation d’un plus grand degré de fixité, que dans le Plomb ou le Cuivre, on peut dire qu’il a une fauſſe idée complexe, tout ainſi que lorſqu’il joint à ces autres idées ſimples l’idée d’une fixité parfaite & abſoluë. Car l’idée complexe de l’or étant compoſée, à ces deux égards, d’Idées ſimples qui ne ſe trouvent point enſemble dans la Nature, on peut l’appeller une fauſſe idée. Mais s’il exclut entiérement de l’idée complexe qu’il ſe forme de ce Metal, celle de la fixité, ſoit en ne l’y joignant pas actuellement, ou la ſéparant, dans ſon Eſprit, de tout le reſte ; on doit regarder, à mon avis, cette idée complexe plûtôt comme incomplete & imparfaite que comme fauſſe : puiſque, bien qu’elle ne contienne point toutes les Idées ſimples qui ſont unies dans la Nature, elle ne joint enſemble que celles qui exiſtent réellement enſemble.

§. 19.La Verité & la Fauſſeté ſuppoſent toûjours affirmation ou negation. Quoi que pour m’accommoder au Langage ordinaire, j’aye montré en quel ſens & ſur quel fondement nos Idées peuvent être quelquefois vrayes ou fauſſes ; cependant ſi nous voulons examiner la choſe de plus près dans tous les cas où quelque idée eſt appellée vraye ou fauſſe, nous trouverons que c’eſt en vertu de quelque jugement que l’Eſprit fait, ou eſt ſuppoſé faire, qu’elle eſt vraye ou fauſſe. Car la verité ou la fauſſeté n’étant jamais ſans quelque affirmation ou negation, expreſſe ou tacite, elle ne ſe trouve qu’où des ſignes ſont joints ou ſéparez, ſelon la convenance ou la diſconvenance des choſes qu’ils repréſentent. Les ſignes dont nous nous ſervons principalement, ſont ou des Idées ou des Mots, avec quoi nous formons des Propoſitions mentales ou verbales. La vérité conſiſte à unir ou à ſéparer ces ſignes, ſelon que les choſes qu’ils repréſentent, conviennent ou diſconviennent entre elles ; & la Fauſſeté conſiſte à faire tout le contraire, comme nous le ferons voir plus au long dans la ſuite de cet Ouvrage.

§. 20.Les Idées conſiderées en elles-mêmes ne ſont ni vrayes ni fauſſes. Donc, nulle que nous ayons dans l’Eſprit, ſoit qu’elle ſoit conforme ou non à l’exiſtence réelle des choſes, ou à des Idées qui ſont dans l’Eſprit des autes hommes, ne ſauroit par cela ſeul proprement appellée fauſſe. Car ſi ces repréſentations ne renferment rien que ce qui exiſte dans les choſes extérieures, elles ne ſauroient paſſer pour fauſſes, puiſque ce ſont de juſtes repréſentations de quelque choſe : & ſi elles contiennent quelque choſe qui differe de la réalité des Choſes, on ne peut pas dire proprement que ce ſont de fauſſes repréſentations ou idées de Choſes qu’elles ne repréſentent point. Quand eſt-ce donc qu’il y a de l’erreur & de la fauſſeté ? Le voici en peu de mots.

§. 21.En quel cas elles ſont fauſſes.
Prémier cas.
Prémiérement, lorſque l’Eſprit ayant une idée, juge & conclut qu’elle eſt la même que celle qui eſt dans l’Eſprit des autres hommes, exprimée par le même nom ; ou qu’elle répond à la ſignification ou définition ordinaire & communément reçuë de ce Mot, lorſqu’elle n’y répond pas effectivement : mépriſe qu’on commet le plus ordinairement à l’égard des Modes mixtes, quoi qu’on y tombe auſſi à l’égard d’autres Idées.

§. 22.Second cas. En ſecond lieu, quand l’Eſprit s’étant formé une idée complexe, compoſée d’une telle collection d’Idée ſimple que la Nature ne mit jamais enſemble, il juge qu’elle s’accorde avec une eſpéce de Créatures réellement exiſtantes, comme quand il joint la peſanteur de l’Etain, à la couleur, à la fuſibilité, & à la fixité de l’Or.

§. 23.Troiſiéme cas. En troiſiéme lieu, lorſqu’ayant réuni dans ſon Idée complexe, un certain nombre d’idées ſimples qui exiſtent réellement enſemble dans quelques eſpèces de créatures, & en ayant exclus d’autres qui en ſont autant inſeparables, il juge que c’eſt l’idée parfaite & complete d’une eſpèce de choſes, ce qui n’eſt point effectivement : comme ſi venant à joindre les idées d’une ſubſtance jaune, malleable, fort peſante & fuſible, il ſuppoſe que cette idée complexe eſt une idée complete de l’Or, quoi qu’une certaine fixité & la capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale ſoient auſſi inſeparables des autres idées ou qualitez de ce Corps, que celles-là le ſont l’une de l’autre.

§. 24.Quatriéme cas. En quatriéme lieu, la mépriſe eſt encore plus grande, quand je juge que cette idée complexe renferme l’eſſence réelle d’un Corps exiſtant ; puiſqu’il ne contient tout au plus qu’un petit nombre de propriétez qui découlent de ſon eſſence & paſſives que tel ou tel Corps a par rapport à d’autres choſes ; toutes celles qu’on connoit communément dans un Corps, & dont on forme ordinairement l’idée complexe de cette eſpèce de choſes, ne ſont qu’en très-petit nombre en comparaiſon de ce qu’un homme qui l’a examiné en différentes maniéres, connoit de cette eſpèce particuliére ; & toutes celles que les plus habiles connoiſſent, ſont encore en fort petit nombre, en comparaiſon de celles qui ſont réellement dans ce Corps & qui dépendent de ſa conſtitution intérieure ou eſſentielle. L’eſſence d’un Triangle eſt fort bornée : elle conſiſte dans un très-petit nombre d’idées ; trois lignes qui terminent un Eſpace, qu’on n’en ſauroit connoître ou nombrer. Je m’imagine qu’il en eſt de même à l’égard des ſubſtances ; leurs eſſences réelles ſe réduiſent à peu de choſe ; & les propriétez qui découlent de cette conſtitution intérieure, ſont infinies.

§. 25. Enfin, comme l’Homme n’a aucune notion de quoi que ce ſoit hors de lui, que par l’idée qu’il en a dans ſon Eſprit, & à laquelle il peut donner tel nom qu’il voudra, il peut à la verité former une idée qui ne s’accorde ni avec la réalité des choſes ni avec les Idées exprimées par des mots dont les autres hommes ſe ſervent communément, mais il ne ſauroit ſe faire une fauſſe idée d’une choſe qui ne lui eſt point autrement connuë que par l’idée qu’il n’en a. Par exemple, lorſque je me forme une idée des jambes, des bras & du corps d’un Homme, & que j’y joins la tête & le cou d’un Cheval, je ne me fais point de fauſſe idée de quoi que ce ſoit ; parce que cette idée ne repréſente rien hors de moi. Mais lorſque je nomme cela un homme ou un Tartare ; & que je me figure qu’il repréſente quelque Etre réel hors de moi, ou que c’eſt la même idée que d’autres déſignent par ce même nom, je puis me tromper en ces deux cas. Et c’eſt dans ce ſens qu’on l’appelle une fauſſe idée, quoi qu’à parler exactement, la fauſſeté ne tombe pas ſur l’idée, mais ſur une Propoſition tacite & mentale, dans laquelle on attribuë à deux choſes une conformité & une reſſemblance qu’elles n’ont point effectivement. Cependant, ſi après avoir formé une telle idée dans mon Eſprit, ſans penſer en moi-même que l’exiſtence ou le nom d’homme ou de Tartare lui convienne, je veux la déſigner par le nom d’homme ou de Tartare, on aura droit de juger qu’il y a de la bizarrerie dans l’impoſition d’un tel nom, mais nullement que je me trompe dans mon Jugement, & que cette Idée eſt fauſſe.

§. 26.On pourroit plus proprement appeller ſes Idées, juſtes ou fautives, que vrayes ou fauſſes. En un mot, je croi que nos Idées, conſiderées par l’Eſprit ou par rapport à la ſignification propre des noms qu’on leur donne ou par rapport à la réalité des choſes, peuvent être fort bien nommées idées ([75]) juſtes ou fautives, ſelon qu’elles conviennent ou diſconviennent aux Modèles auxquels on les rapporte. Mais qui voudra les appeler véritables ou fauſſes, peut le faire. Il eſt juſte qu’il jouïſſe de la liberté que chacun peut prendre de donner aux choſes tels noms qu’il juge leur convenir le mieux, quoi que ſelon la propriété du Langage, la vérité & la fauſſeté ne puiſſent guere convenir aux Idées, ce me ſemble, ſinon entant que d’une maniére ou d’autre elles renferment virtuellement quelque Propoſition mentale. Les Idées qui ſont dans l’Eſprit d’un homme, conſiderées ſimplement en elles-mêmes, ne ſauroient être fauſſes, excepté les Idées complexes dont les parties ſont incompatibles. Toutes les autres Idées ſont droites en elles-mêmes, & la connoiſſance qu’on en a, eſt une connoiſſance droite & véritable. Mais quand nous venons à les rapporter à certaines choſes, comme à leurs Modèles ou Archetypes, alors elles peuvent être fauſſes, autant qu’elles s’éloignent de ces Archetypes.



CHAPITRE XXXIII.

De l’Aſſociation des Idées.


§. 1.Bizarre aſſortiment d’Idées qu’on découvre dans les diſcours ou les actions d’autrui.
IL n’y a preſque perſonne qui ne remarque dans les opinions, dans les raiſonnemens & dans les actions des autres hommes quelque choſe qui lui paroit bizarre & extravagant, & qui l’eſt en effet. Chacun a la vûë aſſez perçante pour obſerver dans un autre le moindre défaut de cette eſpèce s’il eſt différent de celui qu’il a lui-même, & il ne manque pas de ſe ſervir de ſa Raiſon pour le condamner ; quoi qu’il y aît dans ſes opinions & dans ſa conduite de plus grandes irrégularitez dont il ne s’apperçoit jamais ; & dont il ſeroit difficile, pour ne pas dire impoſſible, de le convaincre.

§. 2. Ne vient point abſolument de l’Amour propre. Cela ne vient pas abſolument de l’Amour propre, quoi que cette paſſion aît ſouvent beaucoup de part. On voit tous les jours des gens coupables de ce défaut qui ont le cœur bien fait, & ne ſont point ſottement entêtez de leur propre mérite. Et ſouvent une perſonne écoute avec ſurpriſe les raiſonnemens d’un habile homme dont il admire l’opiniâtreté, pendant que lui-même réſiſte à des raiſons de la dernière évidence qu’on lui propoſe fort diſtinctement.

§. 3.Il ne ſuffit pas, pour expliquer ce défaut d’en attribuer la cauſe à l’Education & aux préjuger. On eſt accoûtumé d’imputer ce défaut de raiſon, à l’Education & à la force des préjugez ; & ce n’eſt pas ſans ſujet pour l’ordinaire, quoi que cela n’aille pas juſqu’à la racine du mal, & ne montre pas aſſez nettement d’où il vient, & en quoi il conſiſte. On eſt ſouvent très-bien fondé à en attribuer la cauſe à l’Education ; & le terme de Préjugé eſt un mot général très-propre à déſigner la choſe même. Cependant je croi que qui voudra conduire cette eſpèce de folie juſques à ſa ſource, doit porter la vûë un peu plus loin, & en expliquer la nature de telle ſorte qu’il faſſe voir d’où ce mal procede originairement dans des Eſprits fort raiſonnables, & en quoi c’est qu’il conſiſte préciſément.

§. 4.Pourquoi on lui donne le nom de folie ? Quelque rude que ſoit le nom de folie que je lui donne, on n’aura pas de peine à me le pardonner, ſi l’on conſidére que l’oppoſition à la Raiſon ne merite point d’autre titre. C’eſt effectivement une folie, & il n’y a preſque perſonne qui en ſoit ſi exempt, qu’il ne fût jugé plus propre à être mis aux Petites-Maiſons qu’à être reçu dans la compagnie des honnêtes gens, s’il raiſonnoit & agiſſoit toûjours & en toutes occaſions, comme il fait conſtamment en certaines rencontres. Je ne veux pas dire, lors qu’il eſt en proye à quelque violente paſſion, mais dans le cours ordinaire de ſa vie. Ce qui ſervira encore plus à excuſer l’uſage de ce mot, & la liberté que je prens d’imputer une choſe ſi choquante à la plus grande partie du Genre Humain, c’eſt ce que j’ai ** Pag. 134. Chap. XI. §. 23. déjà dit en paſſant, & en peu de mots ſur la nature de la Folie. J’ai trouvé que la folie découle de la même ſource, & dépend de la même cauſe que ce défaut dont nous parlons préſentement. La conſideration des choſes mêmes me ſuggera tout d’un coup cette penſée, lorſque je ne ſongeois à rien moins qu’au ſujet que je traite dans ce Chapitre. Et ſi c’eſt effectivement une foibleſſe à laquelle tous les hommes ſoient ſi fort ſujets ; ſi c’eſt une tache ſi univerſellement répanduë ſur le Genre Humain, il faut prendre d’autant plus de ſoin de la faire connoître par ſon veritable nom, afin d’engager les hommes à s’appliquer plus fortement à prévenir ce défaut, ou à s’en défaire lorſqu’ils en ſont entachez.

§. 5.Ce défaut vient d’une liaiſon d’idées non-naturelle. Quelques-unes de nos Idées ont entr’elles une correſpondance & une liaiſon naturelle. Le devoir & la plus grande perfection de notre Raiſon conſiſte à découvrir ces Idées & à les tenir enſemble dans cette union & dans cette correſpondance qui eſt fondée ſur leur exiſtence particuliére. Il y a une autre liaiſon d’idées qui dépend uniquement du hazard ou de la coûtume, de ſorte que des Idées qui d’elles-mêmes n’ont abſolument aucune connexion naturelle, viennent à être ſi fort unies dans l’Eſprit de certaines perſonnes, qu’il eſt fort difficile de les ſéparer. Elles vont toûjours de compagnie, & l’une n’eſt pas plûtôt préſente à l’Entendement, que celle qui lui eſt aſſociée, paroit auſſi-tôt ; & s’il y en a plus de deux ainſi unies, elles vont auſſi toutes enſemble, ſans ſe ſéparer jamais.

§. 6.Comment ſe forme cette liaiſon ? Cette forte combinaiſon d’Idées qui n’eſt pas cimentée par la Nature, l’Eſprit la forme en lui-même, ou volontairement, ou par hazard ; & de là vient qu’elle eſt fort différente en diverſes perſonnes ſelon la diverſité de leurs inclinations, de leur éducation, & de leurs intérêts. La coûtume forme dans l’Entendement des habitudes de penſer d’une certaine maniére, tout ainſi qu’elle produit certaines déterminations dans la Volonté, & certains mouvemens dans le Corps : toutes choſes qui ſemblent n’être que certains mouvemens continuez dans les Eſprits animaux qui étant une fois portez d’un certain côté, coulent dans les mêmes traces où ils ont accoûtumé de couler, leſquelles traces par le cours fréquent des Eſprits animaux ſe changent en autant de chemins battus, de ſorte que le mouvement y devient aiſé, & pour ainſi dire, naturel. Il me ſemble, dis-je, que c’eſt ainſi que les Idées ſont produites dans notre Eſprit, autant que nous ſommes capables de comprendre ce que c’eſt que penſer. Et ſi elles ne ſont pas produites de cette maniére, cela peut ſervir du moins à expliquer comment elles ſe ſuivent l’une l’autre dans un cours habituel, lorſqu’elles ont pris une fois cette route, comme il ſert à expliquer de pareils mouvemens du Corps. Un Muſicien accoûtumé à chanter un certain Air, le trouve dès qu’il l’a une fois commencé. Les idées des diverſes notes ſe ſuivent l’une l’autre dans ſon Eſprit, chacune à ſon tour, ſans aucun effort ou alteration, auſſi régulierement que ſes doigts ſe remuent ſur le clavier d’une Orgue pour joûer l’air qu’il a commencé, quoi que ſon Eſprit diſtrait promene ſes penſées ſur toute autre choſe. Je ne détermine point, ſi le mouvement des Eſprits animaux eſt la cauſe naturelle de ſes idées, auſſi bien que du mouvement régulier de ſes doigts, quelque probable que la choſe paroiſſe par le moyen de cet exemple. Mais cela peut ſervir un peu à nous donner quelque notion des habitudes intellectuelles, & de la liaiſon des Idées.

§. 7.Elle eſt la cauſe de la plûpart des ſympathies & antipathies, qui paſſent pour naturelles. Qu’il y ait de telle aſſociations d’Idées, que la coûtume a produite dans l’Eſprit des hommes, c’eſt dequoi je ne croi pas que perſonne qui ait fait de ſerieuſes réflexions ſur ſoi-même & ſur les autres hommes, s’aviſe de douter. Et c’eſt peut-être à cela qu’on peut juſtement attribuer la plus grande partie des ſympathies & des antipathies qu’on remarque dans les hommes ; & qui agiſſent auſſi fortement, & produiſent des effets auſſi réglez, que ſi elles étoient naturelles, ce qui fait qu’on les nomme ainſi ; quoi que d’abord elles n’ayent eu d’autre origine que la liaiſon accidentelle de deux Idées, que la violence d’une prémiére impreſſion, ou une trop grande indulgence a ſi fort unies qu’après cela elles ont toûjours été enſemble dans l’Eſprit de l’Homme comme ſi ce n’étoit qu’une ſeule idée. Je dis la plûpart des antipathies & non pas toutes : car il y en a quelques-unes véritablement naturelles, qui dépendent de notre conſtitution originaire, & ſont nées avec nous. Mais ſi l’on obſervoit exactement la plûpart de celles qui paſſent pour naturelles, on reconnoîtroit qu’elles ont été cauſées au commencement par des impreſſions dont on ne s’eſt point apperçu, quoi qu’elles ayent peut-être commencé de fort bonne heure, ou bien par quelques fantaiſies ridicules. Un homme ſait qui a été incommodé pour avoir trop mangé de miel, n’entend pas plûtôt ce mot, que ſon imagination lui cauſe des ſoulevemens de cœur. Il n’en ſauroit ſupporter la ſeule idée. D’autres idées de dégoût, & des maux de cœur, accompagnez de vomiſſement, ſuivent auſſi-tôt ; & ſon eſtomac eſt tout en desordre. Mais il ſait à quel temps il doit rapporter le commencement de cette foibleſſe ; & comment cette indiſpoſition lui eſt venuë. Que ſi cela lui fût arrivé pour avoir mangé une trop grande quantité de miel, lorſqu’il étoit Enfant, tous les mêmes effets s’en ſeroient enſuivis, mais on ſe ſeroit mépris ſur la cauſe de cet accident qu’on auroit regardé comme une antipathie naturelle.

§. 8.Combien il importe de prévenir de bonne heure cette bizarre connexion d’idées. Je ne rapporte pas cela, comme s’il étoit fort néceſſaire en cet endroit de diſtinguer exactement entre les antipathies naturelles & acquiſes : mais j’ai fait cette remarque dans une autre vuë, ſavoir, afin que ceux qui ont des Enfans, ou qui ſont chargez de leur éducation, voyent par-là que c’eſt une choſe bien digne de leurs ſoins d’obſerver avec attention & de prévenir ſoigneuſement cette irréguliére liaiſon d’Idées dans l’Eſprit des jeunes gens. C’eſt le temps le plus ſuſceptible des impreſſions durables. Et quoi que les perſonnes raiſonnables faſſent reflexion à celles qui ſe rapportent à la ſanté & au Corps pour les combattre, je ſuis pourtant fort tenté de croire, qu’il s’en faut bien qu’on ait eu autant de ſoin que la choſe le mérite, de celles qui ſe rapportent plus particuliérement à l’Ame, & qui ſe terminent à l’Entendement ou aux Paſſions : ou plûtôt, ces ſortes d’impreſſions, qui ſe rapportent purement à l’Entendement, ont été, je penſe, entiérement négligées par la plus grande partie des hommes.

§. 9. Cette connexion irréguliére qui ſe fait dans notre Eſprit, de certaines idées qui ne ſont point unies par elles-mêmes, ni dépendantes l’une de l’autre, a une ſi grande influence ſur nous, & eſt ſi capable de mettre du travers dans nos actions tant morales que naturelles, dans nos Paſſions, dans nos raiſonnemens, & dans nos Notions mêmes, qu’il n’y a peut-être rien qui mérite davantage que nous nous appliquions à le conſiderer pour le prévenir ou le corriger le plûtôt que nous pourrons.

§. 10.Exemple de cette connexion d’idées. Les Idées des Eſprits ou des Phantômes n’ont pas plus de rapport aux ténébres qu’à la lumiére : mais ſi une ſervante étourdie vient à inculquer ſouvent ces différentes idées dans l’Eſprit d’un Enfant, & à les y exciter comme jointes enſemble, peut-être que l’Enfant ne pourra plus les ſéparer durant tout le reſte de ſa vie, de ſorte que l’obſcurité lui paroiſſant toûjours accompagnée de ces effrayantes Idées, ces deux ſortes d’Idées ſeront ſi étroitement unies dans ſon Eſprit, qu’il ne ſera non plus capable de ſouffrir l’une que l’autre.

§. 11.Autre exemple. Un homme reçoit une injure ſenſible de la part d’un autre homme, il penſe & repenſe à la perſonne & à l’action ; & en y penſant ainſi fortement ou pendant longtemps, il cimente ſi fort ces deux Idées enſemble qu’il les réduit preſque à une ſeule, ne ſongeant jamais à cet homme, que le mal qu’il en a reçu, ne lui vienne dans l’Eſprit : de ſorte que diſtinguant à peine ces deux choſes il a autant d’averſion pour l’une que pour l’autre. C’eſt ainſi qu’il naît ſouvent des haines pour des ſujets fort legers & preſque innocens ; & que les querelles s’entretiennent & ſe perpetuent dans le Monde.

§. 12.Troiſième exemple. Un homme a ſouffert de la douleur, ou a été malade dans un certain Lieu : il a vû mourir ſon ami dans une telle chambre. Quoi que ces choſes n’ayent naturellement aucune liaiſon l’une avec l’autre, cependant l’impreſſion étant une fois faite, lorſque l’idée de ce Lieu ſe préſente à ſon Eſprit, elle porte avec elle une idée de douleur & de déplaiſir ; il les confond enſemble, & peut auſſi peu ſouffrir, l’une de l’autre.

§. 13.Quatrième exemple. Lorſque cette combinaiſon eſt formée, & durant tout le temps qu’elle ſubſiſte, il n’eſt pas au pouvoir de la raiſon d’en détourner les effets. Les Idées qui ſont dans notre Eſprit, ne peuvent qu’y operer tandis qu’elles y ſont, ſelon leur nature & leurs circonſtances : d’où l’on peut voir pourquoi le temps diſſipe certaines affectations que la Raiſon ne ſauroit vaincre, quoi que ſes ſuggeſtions ſoient très-juſtes & reconnuës pour telles : & que les mêmes perſonnes ſur qui la Raiſon ne peut rien dans ce cas-là, ſoient portées à la ſuivre en d’autres rencontres. La mort d’un Enfant qui faiſoit le plaiſir continuel des yeux de ſa Mère & la plus grande ſatisfaction de ſon Ame, bannit la joye de ſon cœur & la privant de toutes les douceurs de la vie lui cauſe tous les tourmens imaginables. Employez pour la conſoler, les meilleures raiſons du monde, vous avancerez tout autant que ſi vous exhortiez un homme qui eſt à la queſtion, à être tranquille ; & que vous prétendiſſiez adoucir par de beaux diſcours la douleur que lui cauſe la contorſion de ſes membres. Juſqu’à ce que le temps ait inſenſiblement diſſipé le ſentiment que produit, dans l’Eſprit de cette Mére affligée, l’idée de ſon Enfant qui lui revient dans la mémoire, tout ce qu’on peut lui repréſenter de plus raiſonnable, eſt abſolument inutile. De là vient que certaines perſonnes en qui l’union de ces Idées ne peut être diſſipée, paſſent leur vie dans le deuil, & portent leur triſteſſe dans le tombeau.

§. 14.Cinquième exemple bien remarquable. Un de mes Amis a connu un homme qui ayant été parfaitement guéri de la rage par une operation extremement ſenſible, ſe reconnut obligé toute ſa vie à celui qui lui avoit rendu ce ſervice, qu’il regardoit comme le plus grand qu’il pût jamais recevoir. Mais malgré tout ce que la reconnoiſſance & la raiſon pouvoient lui ſuggerer, il ne put jamais ſouffrir la vûe de l’Operateur. Cette image lui rappelloit toûjours l’idée de l’extrême douleur qu’il avoit enduré par ſes mains : idée qu’il ne lui étoit pas poſſible de ſupporter, tant elle faiſoit de violentes impreſſions ſur ſon Eſprit.

§. 15.Autres exemples. Pluſieurs Enfans imputant les mauvais traitemens qu’ils ont endurez dans les Ecoles, à leurs Livres qui en ont été l’occaſion, joignent ſi bien ces idées qu’ils regardent un Livre avec averſion, & ne peuvent plus concevoir de l’inclination pour l’étude & pour les Livres ; de ſorte que la lecture, qui autrement auroit peut-être fait le plus grand plaiſir de leur vie, leur devient un véritable ſupplice. Il y a des Chambres aſſez commodes où certaines perſonnes ne ſauroient étudier, & des Vaiſſeaux d’une certaine forme où ils ne ſauroient jamais boire, quelque propres & commodes qu’ils ſoient ; & cela, à cauſe de quelques idées accidentelles qui y ont été attachées, & qui leur rendent ces Chambres & ces Vaiſſeaux déſagréables. Et qui eſt-ce qui n’a pas remarqué certaines gens qui ſont atterrez à la préſence ou dans la compagnie de quelques autres perſonnes qui ne leur ſont pas autrement ſuperieures, mais qui ont une fois pris de l’aſcendant ſur eux en certaines occaſions ? L’idée d’autorité & de reſpect ſe trouve ſi bien jointe avec l’idée de la perſonne, dans l’Eſprit de celui qui a été une fois ainſi ſoûmis, qu’il n’eſt plus capable de les ſéparer.

§. 16.Exemple qu’on ajoûte pour ſa ſingularité. On trouve par-tout tant d’exemples de cette eſpèce, que ſi j’en ajoûte un autre, c’eſt ſeulement pour ſa plaiſante ſingularité. C’eſt celui d’un jeune homme qui ayant appris à danſer, & même juſqu’à un grand point de perfection dans une Chambre où il avoit par hazard un vieux cofre tandis qu’il apprenoit à danſer, combina de telle maniere dans ſon Eſprit l’idée de ce cofre avec les tours & les pas de toutes ſes Danſes, que quoi qu’il danſât très-bien dans cette Chambre, il n’y pouvoit danſer que lorſque ce vieux Cofre y étoit, & ne pouvoit danſer dans aucune autre Chambre, à moins que ce cofre ou quelque autre ſemblable n’y fût dans ſa juſte poſition. Si l’on ſoupçonne que cette hiſtoire ait reçu quelque embelliſſement qui en a corrompu la vérité, je répons pour moi que je la tiens depuis quelques années d’un homme d’honneur, plein de bon Sens, qui a vû lui-même la choſe telle que je viens de la raconter. Et j’oſe dire que parmi les perſonnes accoûtumées à faire des reflexions, qui liront ceci, il y en a peu qui n’ayent ouï raconter, ou même vû des exemples de cette nature, qui peuvent être comparez à celui-ci, ou du moins le juſtifier.

§.17.On contracte de la même maniére des habitudes intellectuelles. Les habitudes intellectuelles qu’on a contractées de cette maniére, ne ſont pas moins fortes ni moins fréquentes, pour être moins obſervées. Que les Idées de l’Etre & de la Matiére ſoient fortement unies enſemble ou par l’Education ou par une trop grande application à ces deux idées pendant qu’elles ſont ainſi combinées dans l’Eſprit, quelles notions & quels raiſonnemens ne produiront-elles pas touchant les Eſprits ſéparez ? Qu’une coûtume contractée dès la prémiére Enfance, aît une fois attaché une forme & une figure à l’idée de Dieu, dans quelles abſurditez une telle penſée ne nous jettera-t-elle pas ([76]) à l’égard de la Divinité ?

§. 18.Ces combinaiſons d’idées contraires à la nature produiſent tant de divers ſentimens extravagans dans la Philoſophie & dans la Religion. On trouvera, ſans doute, que ce ſont de pareilles combinaiſons d’Idées, mal fondées & contraires à la Nature, qui produiſent ces oppoſitions irréconciliables qu’on voit entre différentes Sectes de Philoſophie & de Religion : car nous ne ſaurions imaginer que chacun de ceux qui ſuivent ces différentes Sectes, ſe trompe volontairement ſoi-même, & rejette contre ſa propre conſcience la Vérité qui lui eſt offerte par des raiſons évidentes. Quoi que l’Intérêt aît beaucoup de part dans cette affaire, on ne ſauroit pourtant ſe perſuader qu’il corrompe ſi univerſellement des Sociétez entieres d’hommes, que chacun d’eux juſqu’à un ſeul ſoûtienne des fauſſetez contre ſes propres lumiéres. On doit reconnoitre qu’il y en a au moins quelques-uns qui ſont ce que tous prétendent faire, c’eſt-à-dire, qui cherchent ſincerement la Vérité. Et par conſéquent, il faut qu’il y aît quelque autre choſe qui aveugle leur Entendement, & les empêche de voir la fauſſeté de ce qu’ils prennent pour la Vérité toute pure. Si l’on prend la peine d’examiner ce que c’eſt qui captive ainſi la Raiſon des perſonnes les plus ſincéres, & qui leur aveugle l’Eſprit juſqu’à les faire agir contre le Sens commun, on trouvera que c’eſt cela même dont nous parlons préſentement, je veux dire quelques Idées indépendantes qui n’ont aucune liaiſon entre elles, mais qui ſont tellement combinées dans leur Eſprit par l’éducation, par la coutûme, & par le bruit qu’on en fait inceſſamment dans leur Parti, qu’elles s’y montrent toûjours enſemble ; de ſorte que ne pouvant non plus les ſéparer en eux-mêmes, que ſi ce n’étoit qu’une ſeule idée, ils prennent l’une pour l’autre. C’eſt ce qui fait paſſer le galimathias pour bon ſens, les abſurditez pour des démonſtrations, & les diſcours les plus incompatibles pour des raiſonnemens ſolides & bien ſuivis. C’eſt le fondement, j’ai penſé dire, de toutes les erreurs qui regnent dans le Monde, mais ſi la choſe ne doit point être pouſſée juſque-là, c’eſt du moins l’un des plus dangereux, puiſque par-tout où il s’étend, il empêche les hommes de voir, & d’entrer dans aucun examen. Lorſque deux choſes actuellement ſéparées paroiſſent à la vûë conſtamment jointes, ſi l’Oeuil les voit comme colées enſemble, quoi qu’elles ſoient ſéparées en effet, par où commencerez-vous à rectifier les erreurs attachées à deux Idées que des perſonnes qui voyent les objets de cette maniére ſont accoûtumées d’unir dans leur Eſprit juſqu’à ſubſtituer l’une à la place de l’autre, & ſi je ne me trompe, ſans s’en appercevoir eux-mêmes ? Pendant tout le temps que les choſes leur paroiſſent ainſi, ils ſont dans l’impuiſſance d’être convaincu de leur erreur, & s’applaudiſſent eux-mêmes comme s’ils étoient de zélez défenſeurs de la Vérité, quoi qu’en effet ils ſoûtiennent le parti de l’Erreur ; & cette confuſion de deux Idées différentes, que la liaiſon qu’ils ont accoûtumé d’en faire dans leur Eſprit, leur fait preſque regarder comme une ſeule idée, leur remplit la tête de fauſſes vûës, & les entraîne dans une infinité de mauvais raiſonnemens.

§. 19.Concluſion de ce ſecond Livre. Après avoir expoſé tout ce qu’on vient de voir ſur l’origine, les différentes eſpèces, l’etenduë de nos Idées, avec pluſieurs autres conſiderations ſur ces inſtrumens ou materiaux de nos connoiſſances, (je ne ſai laquelle de ces deux dénominations leur convient le mieux) après cela, dis-je, je devrois en vertu de la methode que je m’étois propoſée d’abord, m’attacher à faire voir quel eſt l’uſage que l’Entendement fait de ces Idées ; & laquelle eſt la connoiſſance que nous acquerons par leur moyen. Mais venant à conſiderer la choſe de plus près, j’ai trouvé qu’il y a une ſi étroite liaiſon entre les Idées & les Mots ; & un rapport ſi conſtant entre les idées abſtraites, & les Termes généraux, qu’il eſt impoſſible de parler clairement & diſtinctement de notre Connoiſſance, qui conſiſte toute en Propoſitions, ſans examiner auparavant, la nature, l’uſage & la ſignification du Langage : ce ſera donc le ſujet du Livre ſuivant.

Fin du Second Livre.
  1. Treize ans.
  2. Elle a été traduite en François & imprimée à Rotterdam en 1710. avec d’autres pieces de M. Locke, ſous le titre d’Œuvres diverſes de M. Locke. J. Fred. Bernard, Libraire d’Amſterdam, a fait en 1732. une ſeconde Edition de ces Œuvres diverſes, augmentée 1. d’un Eſſai ſur la neceſſité d’expliquer les Epîtres de S. Paul par S. Paul même. 2. de l’Examen du ſentiment du P. Mallebranche qu’on voit toutes choſes en Dieu. 3. de diverſes Lettres de M. Locke & de M. de Limborch.
  3. Reimprimé en François en 1715. à Amſterdam chez L’Honoré & Châtelain. Cette Edition eſt augmentée d’une Diſſertation du Traducteur ſur la Réunion des Chrétiens. Z. Châtelain a fait en 1731. une troiſieme Edition de cet Ouvrage. On y a joint, comme dans la ſeconde Edition, la Religion des Dames.
  4. Elles ſont auſſi traduites en François, ſous le titre de Seconde Partie du Chriſtianisme raiſonnable.
  5. Il y a dans l’Anglois, Natural inſcription. Je croi qu’il eſt bon de conſerver en François cette expreſſion, quelque étrange qu’elle paroiſſe. Comme l’Auteur de cette Objection n’entendoit peut-être pas trop bien ce qu’il vouloit dire par-là, je ne dois pas l’exprimer plus nettement que lui.
  6. C’eſt ſur cette Quatriéme Edition qu’a été faite la prémiere Edition Françoiſe de cet Ouvrage, imprimée en 1700.
  7. Πάντα πρὸς ζωὴν καὶ εὐσέβειαν. II. Ep. ch. I. 3.
  8. Cette excuſe n’eſt nullement néceſſaire, pour un Lecteur François, accoûtumé à la lecture des Ouvrages Philoſophiques qui ont paru depuis long-temps en François, où le mot d’Idée eſt employé à tout moment. Il ſe trouve même fort communément dans toute ſorte de Livres, écrits en cette Langue.
  9. On peut voir encore au ſujet de cette eſpèce de Saints ſi fort reſpectez par les Turcs, ce qu’en a dit Pietro della Valle dans une Lettre du 25. Janvier, 1616.
  10. Eſſe aliquod ſupremum Numen. 2. Numen illud coli debere. 3. Virtutem cum pietate conjunctam optimam eſſe rationem Cultûs divini. 4. Reſipiſcendum eſſe à peccatis. 5. Dari præmium vel pœnam poſt hanc vitam tranſactam.
  11. Cette réflexion de M. Locke me fait ſouvenir de ce que me dit il y a quelque temps une perſonne de bonne Maiſon, dont l’éducation n’a point été négligée, & qui ne manque pas d’eſprit. Etant venu à parler devant elle, de la Toute-preſence de Dieu, elle s’aviſa de me ſoûtenir que Dieu n’étoit pas ſur la terre pendant le Deluge de Noé. Cette Objection me ſurprit ; & je lui demandai, ſur quoi elle étoit fondée. C’eſt me repliqua-t-on, que ſi Dieu eût été alors ſur la Terre, il ſe ſeroit noyé. Suivant cette perſonne, Dieu a certainement un corps, & qui reſſemble ſi fort au nôtre, qu’il ne ſauroit ſe conſerver dans l’eau comme celui des Poiſſons.
  12. Subſtratum : L’Auteur a employé ce mot Latin dans cet endroit, ne croyant pas trouver un mot Anglois qui exprimât ſi bien ſa penſée. Le François n’en fournit pas non plus de ſi propre, à mon avis ; c’eſt pourquoi je le conſerve ici pour faire mieux comprendre ce que j’ai mis dans le Texte.
  13. L’un des meilleurs fruits des Indes, aſſez ſemblable à une pomme de pin par la figure : Rélation du Voyage de M. de Gennes, p. 79 de l’Edition d’Amſterdam.
  14. C’est une Queſtion que M. Locke examine fort au long dans le Ch. XXVII. du Livre II.
  15. Le raiſonnement que M. Locke fait ici ſur l’inutilité de ces penſées, prouve trop en lui-même, puiſqu’on en pourroit conclurre qu’il eſt fort inutile que l’Ame ſoit occupée de cette foule innombrable de ſonges dont tant de gens ſont amuſez durant une bonne partie de leur vie, leſquels pour l’ordinaire ils oublient bien-tôt, & ſouvent même dans l’inſtant de leur reveil, ou dont ils ne ſe ſouviennent guere que d’une maniére très-confuſe & très-imparfaite. Car à quoi bon tous ces ſonges ? Il ne ſemble pas qu’ils ſoient d’un plus grand uſage à l’Homme que ces penſées que les Philoſophes à qui M. Locke en veut ici attribuent à l’Ame de l’Homme enſeveli dans un profond ſommeil, desquelles il ne ſauroit rappeller le moindre ſouvenir lorsqu’il vient à s’éveiller. Quant à l’inutilité de cette maniére de penſer, je ne ſai ſi elle eſt conſtamment auſſi réelle que le dit M. Locke. Voici du moins une experience très-commune qui ſemble prouver le contraire. Un Enfant eſt obligé d’apprendre par cœur douze ou quinze Vers de Virgile : il les lit trois ou quatre fois immédiatement avant que de s’endormir ; & il les récite fort bien le lendemain, à ſon reveil. Son Ame a-t-elle penſé à ces Vers, pendant qu’il étoit enſeveli dans un profond ſommeil ? L’Enfant n’en ſait rien. Cependant ſi ſon Ame a effectivement ruminé ſur ces Vers, comme on pourroit, je penſe, le ſoupçonner avec quelque apparence de raiſon, voilà des penſées qui ne ſont pas inutiles à l’Homme, quoi qu’il ne puiſſe point ſe ſouvenir que ſon Ame aît été occupée un ſeul moment.
  16. A Defence of Dr. Clarke’s Demonſtration of the Being & Attributes of God, &c. London : printed an : 1732. Je ne pense pas que ceux que M. Locke combat ici, ſe ſoient jamais aviſez de ſoûtenir, que l’Ame de l’Homme ſoit plus ſéparée du Corps pendant que l’Homme dort, que pendant qu’il veille. A l’égard des ſonges qu’on fait en dormant, qu’ils ſoient auſſi frivoles & auſſi abſurdes qu’on voudra, ces Philoſophes ne s’en mettront pas fort en peine : mais ils en pourront inferer contre M. Locke, que de cela même que nos ſonges ſont ſi frivoles, il s’ensuit que l’Ame pourroit bien avoir d’autres penſées, ou plus, ou moins, ou auſſi peu importantes que ces ſonges ; & qu’on ne ſauroit conclurre de leur peu d’importance, qu’elles n’ont jamais exiſté. Car les ſonges qui existent de l’aveu de M. Locke, ne ſont pas d’un fort grand poids ; & il arrive tous les jours qu’on oublie des ſonges dont on a été amuſé en dormant, ſans qu’il ſoit poſſible d’en rappeller autre choſe qu’un ſouvenir très confus, qu’on a ſongé : Quelquefois même on ne rappelle le ſouvenir d’un Songe que long temps après qu’on s’eſt éveillé, ce qui donne lieu de croire, qu’il eſt fort poſſible, que l’Ame ſoit amuſée par des ſonges dont elle ne conſerve abſolument aucun ſouvenir ; & que par conſéquent elle aît des penſées dont elle ne rappelle jamais le ſouvenir. Tout cela, je l’avoûë, ne prouve point que l’Ame penſe actuellement toûjours : mais on en pourroit fort bien conclurre, ce me ſemble, & contre Des Cartes & contre M. Locke, qu’à la rigueur on ne peut ni affirmer ni nier poſitivement, que l’Ame penſe toûjours. Sur un point comme celui-là ; dont la déciſion dépend d’une connoiſſance exacte & diſtincte de la Nature de l’Ame ; connoiſſance qui nous manque abſolument ; un peu de Pyrrhoniſme ne ſieroit point mal, à mon avis. C’eſt ce qu’on vient de reconnoître fort ingenûment dans un petit Ouvrage, écrit en Anglois, intitulé Défenſe du Dr. Clarke sur l’exiſtence & les Attributs de Dieu, &c. L’Auteur venant à raiſonner ſur la Nature de l’Ame, & en particulier ſur ſon extenſion, nous dit que « toute la difficulté qu’il y a à ſe déterminer ſur l’article de ſon extenſion, ſemble fondée ſur l’incapacité où nous ſommes de concevoir ce que c’eſt de penſer, & en quoi il conſiſte. Que ce ſoit, dit-il, une Operation de l’Ame, & non ſon eſſence, c’eſt, je croi, ce qui eſt aſſez certain, quoi qu’il ne paroiſſe pas, comme le ſuppoſe M. Locke, que Penſer ſoit à l’Ame comme le Mouvement eſt au Corps. Car ce peut fort bien être une operation qui ne ſauroit ceſſer », ce que cet Auteur prouve immédiatement après, par un raiſonnement fort ſubtil à la vérité, mais qui eſt tout auſſi probable que le ſujet le peut permettre. Et de tout cela il conclut, Que de ſavoir ſi l’Ame penſe toûjours, c’eſt une Question fort diſputable, & que nous ſommes peut-être tout-à-fait incapables de décider. Comme il y a préſentement bien des Savans en Europe qui entendent l’Anglois, je croi qu’ils ſeront bien aiſes de trouver ici les propres termes de l’Auteur : The whole difficulty whether a Thinking Being is extended or no, ſeems to ariſe from our inability in conceiving what Thinking is, & wherein it conſiſts. That is an operation of the Soul, & not its eſſence, I think is pretty certain, tho it des not appear to be as Motion is to the Body, as Mr. Locke ſuppoſes. For it may be an operation which cannot ceaſe, & will appear to be very likely ſo upon conſideration --- Whether the ſoul always thinks, is a very diſputable Question, & perhaps incapable of being determined, Pag. 44, 45.
  17. Un enfant n’eſt point Enfant avant que d’avoir un Corps, & par conſéquent, dès qu’il a une Ame, cette Ame eſt actuellement unie à ſon Corps. De ſavoir ſi cette Ame a ſubſiſté avant que d’être l’Ame d’un Enfant, c’eſt une Queſtion qui n’eſt point, je penſe, du reſſort de la Philoſophie. Ceux à qui M. Locke en veut en cet endroit, pourroient fort bien dire ſans contredire leur Hypotheſe, que l’Ame commence à penſer dans le temps de ſon union avec le Corps, & même qu’il lui vient des Idées par voye de Senſation.
  18. De ce que l’Ame penſeroit toûjours dans l’Homme, il ne s’enſuivroit nullement qu’elle eût eû des Idées avant que d’avoir été unie au Corps, puisqu’elle pourroit avoir commencé d’exiſter justement dans le temps qu’elle a été unie au Corps : & ſi je ne me trompe, c’eſt là l’Opinion de la plupart des Philoſophes que M. Locke attaque dans ce Chapitre.
  19. Si M. Locke vouloit s’en tenir à cette eſpece de Pyrrhonisme qui paroît fort raiſonnable ſur cet article, la plûpart des raiſonnemens qu’il fait ici, prouveroient trop, car ils tendent presque tous à faire voir, non qu’il eſt plus probable, mais tout-à-fait certain, que l’Ame de l’Homme ne penſe pas toûjours. Mais qu’auroit répondu M. Locke, ſi l’on lui eût dit qu’il s’enſuit de ſa doctrine, que l’Homme ne penſe point un inſtant avant que d’être endormi, parce que nul homme ne peut diſtinguer par ſentiment cet inſtant-là d’avec celui qui le ſuit immédiatement. Cependant ſelon M. Locke, l’homme penſe pendant qu’il eſt éveillé ; & il ne penſe jamais qu’il ne ſoit convaincu qu’il penſe ; & par conſéquent il ne penſe jamais qu’il ne puiſſe diſtinguer le temps auquel il penſe d’avec celui auquel il ne penſe pas, tel qu’eſt, ſelon M. Locke, le temps auquel l’Homme eſt enſeveli dans un profond ſommeil. Je ne ſai, ſi la Queſtion que je fais ici n’eſt point trop ſubtile, mais l’eſt moins certainement que celle que M. Locke fait lui-même à ceux qui aſſurent poſitivement que l’Ame penſe actuellement toûjours, lors qu’il dit au commencement du paragraphe qui précede immédiatement celui-ci, qu’il voudroit bien ſavoir d’eux, quelles ſont les idées qui ſe trouvent dans l’Ame d’un Enfant avant qu’elle ſoit unie au Corps.
  20. Il paroit viſiblement par cet endroit, que c’eſt à Des Cartes & à ſes Diſciples qu’en veut M. Locke dans tout ce Chapitre.
  21. Des le moment que l’Ame eſt unie au Corps, les Sens peuvent lui fournir des idées, par l’impreſſion qu’ils reçoivent des Objets exterieurs, laquelle impreſſion étant communiquée à l’Ame, y produit ce qu’on appelle perception ou penſée. C’eſt ce que doivent ſoûtenir ceux qui croyent que l’Ame penſe toûjours : Philoſophes trop déciſifs ſur cet Article, mais que M. Locke combat à ſon tour par des raiſonnemens qui ne ſont pas toûjours demonſtratifs, comme j’ai pris la liberté de le faire voir.
  22. Je ne ſai pourquoi Mr. Locke mêle ici le raiſonnement à la penſée. Cela ne ſert qu’à embarraſſer la Queſtion. Il eſt certain qu’un Enfant qui en naiſſant voit une chandelle allumée, à l’idée de la Lumiere, & que par conſéquent il penſe dans le temps qu’il voit une chandelle allumée. Dût-il ne raiſonner jamais ſur la Lumiere, il ne laiſſeroit pourtant pas de penſer durant tout le temps que ſon Eſprit ſeroit frappé de cette perception. Il en eſt de même de toute autre perception.
  23. Montagne a exprimé tout cela à ſa maniére. Comme le paſſage eſt curieux, quoiqu’un peu long, je croi qu’on ne ſera pas faché de le voir ici. « La premiere conſideration, dit-il, que j’ay ſur le ſubject des Sens, eſt que je mets en doute que l’Homme ſoit pourveu de tous ſens naturels. Je voy pluſieurs animaux qui vivent une vie entiere & parfaicte, les uns ſans la veuë, autres ſans l’ouye : qui ſçait ſi à nous auſſi il ne manque pas encore un, deux, trois, & pluſieurs autres Sens ? Car s’il en manque quelqu’un, noſtre diſcours n’en peut deſcouvrir le defaut. C’eſt le privilege des Sens, d’eſtre l’extreme borne de noſtre appercevance : il n’y a rien au delà d’eux, qui nous puiſſe ſervir à les deſcouvrir : voire ny l’un des Sens ne peut deſcouvrir l’autre,

    An poterunt Oculos Aures reprehendere,
    an Aures
    Tactus, an hunc porrò tactum Sapor
    arguet oris,
    An confutabunt Nares, Oculive revincent ?

    Ils ſont trestous la ligne extreme de noſtre Faculté. — Que ſçait-on ſi les difficultez que nous trouvons en pluſieurs ouvrages de nature, viennent du defaut de quelques Sens ? & ſi pluſieurs effects des animaux qui excedent noſtre capacité, ſont produicts par la faculté de quelque Sens que nous ayons à dire ? & ſi aucuns d’entre’eux ont une vie plus pleine par ce moyen, & plus entiere que la noſtre ? Nous ſaiſiſſons la pomme quaſi par tous nos Sens : nous y trouverons de la rougeur, de la poliſſeure, de l’odeur & de la douceur : outre cela elle peut avoir d’autres vertus, comme d’aſſeicher ou reſtraindre auxquelles nous n’avons point de Sens qui ſe puiſſe rapporter. Les proprietez que nous appelons occultes en pluſieurs choſes, comme à l’aymant d’attirer le Fer, n’eſt-il pas vray-ſemblable qu’il y a des facultez ſenſitives en nature propres à les juger & à les appercevoir, & que le défaut de telles facultez nous apporte l’ignorance de la vraye eſſence de telles choſes ? » Essais, Tom. II. Liv. II. Chap. XII. pag. 562. & 565. Ed. de la Haye. 1727.

  24. The continuity of unſolid, unſeparable, & immoveable Parts : ce ſont les propres termes de l’Original : par où il paroit que M. Locke donne des parties à l’Eſpace, parties non-ſolides, inſeparables & incapables d’être miſes en mouvement. De ſavoir s’il eſt poſſible de concevoir ſous l’idée de partie ce qui ne peut être conçu comme ſeparable de quelque autre choſe à qui l’on donne le nom de partie dans le même ſens, c’eſt ce qui me paſſe, & dont je laiſſe la détermination à des Eſprits plus ſubtils & plus pénétrans.
  25. Remarquons ici que dans Des Cartes, dans les Ouvrages de P. Malebranche, dans la Phyſique de Rohault, en un mot dans tous les Traitez de Phyſique compoſez par les Cartesiens, on trouve l’explication des Qualitez ſenſibles, fondée exactement ſur les mêmes Principes que M. Locke nous étale dans ce Chapitre. Ainſi, Rohault ayant à traiter de la Chaleur & de la Froideur, (Chap. XXIII. Part I.) dit d’abord : Ces deux mots ont chacun deux ſignifications : car premierement par la Chaleur , & par la Froideur on entend deux ſentimens particuliers qui ſont en nous, & qui reſſemblent en quelque façon à ceux qu’on nomme douleur & chatouillement, tels que les ſentimens qu’on a quand on approche du Feu, ou quand on touche de la Glace : ſecondement par la Chaleur, & par la Froideur on entend le Pouvoir que certains Corps ont de cauſer en nous ces deux ſentimens dont je viens de parler. Rohault employe la même diſtinction en parlant des Saveurs. Ch. XXIV. des Odeurs, Ch. XXV. du Son, Ch. XXVI. de la Lumiere, & des Couleurs, XXVII.------ Je ſerai bientôt obligé de me ſervir de cette Remarque pour en juſtifier une autre concernant un Paſſage du Livre de M. Locke où il ſemble avoir entierement oublié la maniére dont les Carteſiens expliquent les Qualitez ſenſibles.
  26. C’eſt ce qu’on appelle en Anglois Byword, c’est à dire, un mot qui vient à la traverſe dans le Diſcours où l’on l’inſére à tout propos ſans aucune néceſſité. Je doute que nous ayions en François un terme propre pour exprimer cela. C’eſt pour l’apprendre de mes amis ou de ceux qui me voudront dire leur ſentiment ſur cette traduction, que je fais cette Remarque. Voici un paſſage de Menagiana qui explique fort diſtinctement ce que j’entens par ces mots hors d’œuvre. « Ce n’eſt pas d’aujourd’hui, nous dit-on dans ce Livre, qu’on a de mauvaiſes accoûtumances. C’en étoit une au Préſident Charreton de dire continuellement Stiça, c’eſt-à-dire, Je dis cela. Il n’eſt pas le prémier. Diogene Laecre remarque qu’Arcefilaüs diſoit éternellement, ϕημ’ἐγω, qui ſignifie auſſi, Je dis cela. Rien ne prouve davantage qu’il n’y a rien de nouveau ſous le Soleil. » Menagiana, Tom. II. p. 284. Ed. de Paris, 1715.
  27. On en peut faire un Xerometre & c’eſt peut-être le plus exact & le plus ſûr qu’on puiſſe trouver. M Locke en avoit un dont il s’eſt ſervi pluſieurs années pour obſerver les differens changemens que ſouffre l’Air par rapport à la ſechereſſe & à l’humidité.
  28. Il y a dans l’Original, we conceive, c’eſt à dire, nous concevons. Il n’y a certainement point de mot en François qui réponde plus exactement à l’expreſſion Angloiſe que celui de concevoir, qui ne peut, à mon avis, paſſer pour le plus propre en cette occaſion que faute d’autre.
  29. Car il arrive ſouvent que dans un âge fort avancé l’Homme venant à retomber dans ſa prémiére Enfance, ne retient plus aucune idée. Le Proverbe, bis pueri fenes, n’exprime ce malheur que très-imparfaitement. Un Enfant à la mamelle reconnoit ſa Nourrice ; & un Vieillard reduit à ce triste état de caducité meconnoit ſa femme, & les Domeſtiques, qui ſont preſque toûjours autour de ſa perſonne pour le ſervir.
  30. Aux ſpectacles de Rome, dit Montagne ** L. II. Ch. XII. T. II. p. 270. Ed. de la Haye 1727. ſur la foi de Plutarque, il ſe voyait ordinairement des Elephans dreſſez à ſe mouvoir, & dancer au ſon de la voix, des dances à pluſieurs entrelaſſeures, coupeures & diverſes cadences très-difficile à apprendre. Dira-t-on que ces Animaux ne comparoient les idées qu’ils ſe formoient de tous ces differens mouvements que par rapport à quelques circonſtances ſenſibles, comme au ſon de la voix qui régloit & déterminoit tous leurs pas ? On le veut, j’y ſouſcris. Mais que dire de ces Elephans qu’on a vû dans le même temps, qui, comme ajoute Montagne, en leur privé rememoroient leur leçon, & s’exerçoyent par ſoing & par eſtude pour n’eſtre tancez & battus de leurs Maîtres ? Etoient-ils déterminez à repeter leur leçon par des circonſtances ſenſibles, attachées aux Objets mêmes ? Nullement : puiſque leurs Sens ne pouvoient être affectez par aucun Objet, comme Pline, **Pl. Hiſt. Nat. L. VIII. c. 3. qui rapporte le même Fait auſſi bien que Plutarque, nous l’aſſûre poſitivement : Vertum eſt, dit-il, unum (Elephantem) tardioris ingenii in accipiendis que tradebantur ſepiùs caſtigatum verberibus, eadem illa meditantem noctu repertum. Cet Elephant d’un Eſprit moins vif que les autres, repetoit ſa leçon durant la nuit, fort éloigné par conſéquent de comparer ſes Idées par rapport à des circonſtances ſenſibles, attachées à quelque Objet extérieur.
  31. Je ne ſai ſi l’on peut dire cela de la Tigreſſe qui a toûjours bon nombre de Petits : car s’il arrive qu’ils ſoient enlevez en ſon abſence, elle ne ceſſe de courir çà & là qu’elle n’aît découvert où ils doivent être. Le Chaſſeur qui monté à cheval s’enfuit à toute bride après les avoir enlevez, en lâche un, à l’approche de la Tigreſſe dont il entend le fremiſſement. Elle s’en ſaiſit, le porte dans ſa taniere ; & retournant auſſi-tôt avec plus de rapidité, elle en reprend un autre qu’on lâche encore ſur ſon chemin ; & toûjours de même, ne ceſſant de revenir ſur ſes pas, juſqu’à ce que le Chaſſeur qui court toûjours à bride abatuë, ne ſe ſoit jetté dans un bateau qu’il éloigne du Rivage ou la Tigresse paroît bientôt, pleine de rage de ne pouvoir lui aller ôter les Petits qu’il emporte avec lui. Tout cela nous eſt atteſté par Pline, dont voici les propres paroles : Totus Tigridis fœtus qui ſemper numoroſus eſt, ab inſidiante rapitur equo quàm maximè pernici, atque in recentes ſubinde transſertur. At ubi vacuum cubile reperit fœta (maribus enim cura non eſt ſobolis) ſertur praceps, odere veſtigans. Raptor appropinquante fremitu, abjicit unum è catulis. Tollit illamorfu, & pondere etiam ocyor acta remeat, iterumque conſequitur, ac ſubinde, donec in navem regreſſo irrita ferita ſavit in littore, Hiſt, Natur. VIII. c. 18.
  32. Ne pourroit-il être qu’un Chien, qui après avoir couru un Cerf, tombe ſur la piſte d’un autre Cerf & refuſe de la ſuivre, connoît par une eſpèce d’abſtraction, que ce dernier Cerf eſt un Animal de la même eſpèce que celui qu’il a couru d’abord, quoi que ce ne ſoit pas le même Cerf ? Il me ſemble qu’on devroit être fort retenu à ſe déterminer ſur un point ſi obſcur. On ſait d’ailleurs, que non ſeulement les Bêtes d’une certaine eſpèce paroiſſent fort ſupérieures par le raiſonnement à des Bêtes d’une autre eſpèce, mais qu’il s’en trouve auſſi qui conſtamment raiſonnent avec plus de ſubtilité que quantité d’autres de leur eſpèce. J’ai vû un Chien qui en hyver ne manquoit jamais de donner le change à pluſieurs autres Chiens qui le ſoir le rangeoient autour du Foyer. Car toutes les fois qu’il ne pouvoit pas s’y placer auſſi avantageuſement que les autres, il alloit hors de la Chambre leur donner l’alarme d’un ton qui les attiroit tous à lui : après quoi, rentrant promptement dans la Chambre, il ſe plaçoit auprès du Foyer for à ſon aiſe, ſans ſe mettre en peine de l’aboyement des autres Chiens, qui quelques jours, ou quelques ſemaines après, donnoient encore dans le même panneau.
  33. Tant qu’on ignorera jusqu’à quel dégré les Bêtes raiſonnent, & ſont à cet égard plus parfaites les unes que les autres, on ne pourra point, à mon avis, définir préciſément leur maniere de raiſonner, ni en déterminer les bornes. M. Locke en convient en quelque maniére, puiſqu’il ſe contente de nous dire qu’il croit qu’elles ſont capables de faire aucune ſorte d’abſtractions. Il y a une grande apparence que, s’il eût pû le prouver évidemment, il l’auroit fait, ou du moins l’auroit aſſuré comme une choſe indubitable.
  34. Les carteſiens.
  35. La Philoſophie Scholaſtique qui a été enſeignée dans toutes les Universitez de l’Europe long-temps avant Deſcartes.
  36. C’est la demande qu’on vient de faire ** Dans un Livre Anglois, intitulé Dr. Clarke’s Notions of Space examined. Imprimé à Londres, en 1733. au Défenſeur des Notions du Docteur Clarke, concernant l’Eſpace, cité ci-deſſus, p.69. Not.I « Si l’Auteur de cette Défenſe, dit-on, a quelque idée d’une Choſe, qui n’eſt ni Matiere ni Eſprit, qu’il ne nous diſe point ce que cette Choſe n’eſt pas, mais ce qu’elle eſt. S’il n’a aucune idée d’une telle Choſe, je ſuis aſſûré, dit ſon Antagoniſte qu’il ne prouvera jamais que l’Eſpace ſoit cette Choſe-là : car prouver que c’eſt ce dont il n’a aucune idée, c’eſt prouver que c’eſt ſeulement un il ne ſait quoi. Et il ne ſuffira point, ajoûte-t-il, de répondre avec M. Locke à la Queſtion, Si l’Eſpace eſt Corps ou Eſprit ? Qui vous a dit, qu’il n’y a, ou qu’il ne peut y avoir que des Etres ſolides qui ne peuvent penſer, & que des Etres penſans qui ne ſont point étendus. Cette réponſe, dit-il, ne ſuffira point parce qu’ici la queſtion n’eſt pas, s’il peut y avoir autre choſe que Corps & Eſprit, mais ſi nous n’avons aucune idée de quelque autre choſe. Et ſi nous n’en avons aucune, je ſuis aſſuré qu’il ſera impoſſible de prouver, comme je viens de dire, que l’Eſpace ſoit cette Choſe-là ». Voici les propres paroles de l’Original : If the Author of the Defence of Dr. Clarke’s Notions concerning Space has any Idea of a thing, that is neither matter nor ſpirit, let him not tell us what it is not, but what it is. If he has not any Idea of ſuch a Thing, then I am ſure he can never prove Space to that thing : for proving it to be what he has no Idea of, is proving it to be only --- he knows not what. Nor will it be ſufficient to ſay herewith Mr. Locke, who to the Queſtion, whether Space be Body or Spirit ? Anſwers by another Queſtion, viz. Who told them that there was, or could be nothing but ſolid Beings that were not extended ? which is all they mean, he ſays, by the termes Body & Spirit. This, I ſay, will not be ſufficient ; ſince the Queſtion here, is not, whether there cannot be any Thing beſide Body and Spirit ? but whether we have any Idea of any other Thing ? And, if we have not, I am ſure it will be impoſſible to prove Space, y I have ſayd before, to be ſuch a Thing. L’Auteur employe la meilleure partie de ſon Livre à prouver que l’Eſpace diſtinct de la Matiere n’a en effet aucune exiſtence réelle, que c’eſt un pur vuide, un Néant abſolu, un Etre imaginaire, l’abſence du Corps & rien de plus. Pour moi, j’avouë ſincerement que ſur une Queſtion ſi ſubtile, comme ſur bien d’autres de cette nature, je n’ai point d’opinion déterminée ; & que je me fais une affaire de desapprendre tous les jours bien des choſes dont je m’étois crû fort bien inſtruit. Multa neſcire mea pars magna ſapientia.
  37. --- Si jàm finitum conſtituatur
    Omne quod eſt ſatium, ſi quis procurrat ad oras
    Ultimus extremas, jaciàtque volatile telum :
    Id validis utrùm contortum viribus ire
    Quò fuerit miſſum, mavis, longéque volare,
    An prohiber aliquid cenſes, obſtaréque poſſe ? Alterutrum fatearis enim, ſumásque neceſſe eſt,
    Quorum utrumque tibi eſſugium præcludit, & omne
    Cogit ut exemptâ concedas fine patera :
    Nam five eſt aliquid, quod prohibeat officiátque
    Quo minù quo miſſumſt veniat, finique locet ſe,
    Sive foras fertur, non eſt ea fini profecto.
    Hoc pacto ſequar, atque oras ubicumque locaris
    Extremas, queram qui telo denique fiat.
    Fiet, uti nuſquam poſſit conſiſtere finis :
    Effugiumque ſuge prolatet copia ſemper.

                 Lucret. Lib. vs. 967, &c

  38. Il eſt difficile d’imaginer ce qui peut avoir engagé M. Locke à nous débiter ce long raiſonnement contre les Carteſiens. C’eſt à eux qu’il en veut ici ; & il leur parle des idées des Goûts & des Odeurs, comme s’ils croyoient que ce ſont des Qualités inhérentes dans les Corps. Il eſt pourtant très-certain que long-temps avant que M. Locke eût ſongé à compoſer ſon Livre, les Carteſiens avoient démontré que les Idées des Saveurs & des Odeurs ſont uniquement dans l’Eſprit de ceux qui goûtent les Corps qu’on nomme ſavoureux & qui flairent les Corps qu’on nomme odoriferans ; & que bien loin que ces Idées enferment en elles-mêmes aucune idée d’étenduë, elles ſont excitées dans notre Ame par quelque choſe dans les Corps qui n’a aucun rapport à ces Idées, comme on peut le voir par ce qui a été remarqué ſur la page 91. ch. VIII. §. 14. - Lorsque je vins à traduire cet endroit de l’Eſſai concernant l’Entendement humain, je m’apperçus de la mépriſe de M. Locke, & je l’en avertis : mais il me fut impoſſible de le faire convenir que le ſentiment qu’il attribuoit aux Carteſiens, étoit directement oppoſé à celui qu’ils ont ſoûtenu, & prouvé avec la derniere évidence, & qu’il avoit adopté lui-même dans cet Ouvrage. Quelque temps après, commençant à me défier de mon jugement ſur cette affaire, j’en écrivis à M. Bayle, qui me répondit que j’étois bien fondé à trouver l’ignoratio elenchi dans le paſſage en queſtion. On peut voir ſa Réponſe dans la 247me. Lettre, p. 932. Tom. III. de la Nouvelle Edition des Lettres de Mr. Bayle, publiée en 1729. par Mr. Des-Maizeaux, qui l’a augmentée de Nouvelles Lettres, & enrichie de Remarques très-curieuſes & très-inſtructives. Et voici la Note par laquelle ce judicieux Editeur a trouvé bon de confirmer la cenſure que M. Bayle avoit faite du Paſſage qui fait le ſujet de cet article : Les Carteſiens, dit il après avoir cité les propres paroles de M. Locke juſqu’à ces mots, Ils auroient compris que toutes ces Idées n’enferment en elles-mêmes aucune idée d’étenduë, - Les Carteſiens à qui Mr. Locke en veut ici, ont fort bien compris, que toutes ces Idées n’enferment en elles-mêmes aucune idée d’étenduë. Ils l’ont dit, redit, & prouvé plus nettement qu’on ne l’avoit encore fait : de ſorte que l’avis que M. Locke leur donne, n’eſt pas fort à propos, & pourroit même faire croire qu’il n’entendoit pas trop bien leurs Principes, comme M. Coſte s’en étoit apperçu, & comme l’inſinuë M. Bayle.
  39. Act. XVII, veſ. 28. Εν αὐτῷ ζῶμεν, καὶ κινούμεθα, καὶ ἐσμεν. Ces paroles de l’Original expriment, ce me ſemble, quelque choſe de plus que la Traduction Françoiſe, ou du moins elles repréſentent la même choſe plus vivement & plus nettement. C’eſt la réflexion que je fis ſur les paroles de S. Paul dans la prémiere Edition Françoiſe de cet Ouvrage. Je voulois inſinuer par-là qu’on devoit expliquer ces paroles litteralement & dans le ſens propre. M. Locke parut ſatisfait du tour que j’avois pris, qui tendoit en effet à établir ce que M. Locke croyoit de l’Eſpace, & qu’il inſinuë en pluſieurs endroits de cet Ouvrage, quoi que d’une maniére myſterieuſe & indirecte, ſavoir que cet Eſpace eſt Dieu lui-même, ou plûtôt une propriété de Dieu. Mais après y avoir penſé plus exactement, je m’apperçois qu’il y a beaucoup plus d’apparence, que dans ce Paſſage il faut traduire comme ont fait quelques Interprêtes, ἐν αὐτῷ, par lui, C’est par lui que nous avons la vie, le mouvement & l’être, c’est de la Bonté de Dieu que nous tenons la vie, ce grand Bien qui eſt le fondement de tous les autres ; & c’eſt par ſon aſſiſtance actuelle que nous en jouïſſons Cette explication eſt fort naturelle, & s’accorde très bien avec ce que S. Paul venoit de dire dans le même Diſcours d’où ce paſſage eſt tiré, que c’eſt Dieu qui donne à tous la vie, la reſpiration & toutes choſes, αὐτός διδοὺς πᾶσι ζωὴν, καὶ πνοὴν, καὶ τὰ πάντα, ℣. 25. C’eſt d’ailleurs une choſe connuë de tous ceux qui ont quelque teinture de la Langue Grecque que la prépoſition ἐν que S. Luc a employée dans le Paſſage en queſtion ſignifie quelquefois par dans les meilleurs Auteurs, & ſurtout dans le Nouveau Teſtament : ἐλάλησεν ἡμῖν ἐν ὑιῶ, dit S. Paul dans ſon Epitre aux Hebreux, Il nous a parlé par ſon fils, Ch. I. ℣. 1. & dans ce même Chapitre des Actes, ℣. 31. ἐν ἀνδρὶ ᾧ ὥρισε, par l’homme qu’il a deſtiné. Pour ce qui eſt des raiſonnemens purement Philoſophiques que Mr. Locke employe dans ce Chapitre & ailleurs pour établir ſon ſentiment ſur l’exiſtence & les proprietez de l’Eſpace voyez ce qui en a été dit dans ce même Chapitre, §. 16. pag. 125. dans la Note
  40. On a objecté à M. Locke, que ſi l’Eſpace eſt compoſé de parties, comme il l’avouë en cet endroit, il ne ſauroit le mettre au nombre des Idées ſimples, ou bien qu’il doit renoncer à ce qu’il dit ailleurs qu’une des proprietez des idées ſimples c’eſt d’être exemptes de toute compoſition, & de ne produire dans l’Ame qu’une conception entierement uniforme, qui ne puiſſe être diſtinguée en differentes idées, p. 75. A quoi on ajoûte en paſſant qu’on eſt ſurpris que M. Locke n’ait pas donné dans le Chapitre II. du II. Livre où il commence à parler des idées ſimples, une définition exacte de ce qu’il entend par Idées ſimples. C’eſt M. Barbeyrac à préſent profeſſeur en Droit à Groningue qui me communiqua ces Objections dans une Lettre que je fis voir à M. Locke. Et voici la réponſe que M. Locke me dicta peu de jours après. « Pour commencer par la derniere Objection, M. Locke déclare d’abord, qu’il n’a pas traité ſon ſujet dans un ordre parfaitement Scholaſtique, n’ayant pas eu beaucoup de familiarité avec ces ſortes de Livres lors qu’il a écrit le ſien, ou plûtôt ne ſe ſouvenant guere plus alors de la Methode qu’on y obſerve ; & qu’ainſi ſes Lecteurs ne doivent pas s’attendre à des Définitions regulierement placées à la tête de chaque nouveau ſujet. Il s’eſt contenté d’employer les principaux termes ſur lesquels il raiſonne de telle ſorte que d’une maniére ou d’autre il faſſe comprendre nettement à ſes Lecteurs ce qu’il entend par ces termes-là. Et en particulier à l’égard du terme d’Idée ſimple, il a eu le bonheur de le définir dans l’endroit de la page 75. cité dans l’Objection ; & par conſéquent il n’aura pas beſoin de suppléer à ce défaut. La Queſtion ſe reduit donc à ſavoir ſi l’idée d’extenſion peut s’accorder avec cette définition, qui lui conviendra effectivement, ſi elle eſt étenduë dans le ſens que M. Locke a eu principalement devant les yeux. Or la compoſition qu’il a eu proprement deſſein d’exclurre dans cette définition, c’eſt une compoſition de differentes idées dans l’Eſprit, & non une compoſition d’idée de même eſpéce, & où l’on ne peut venir à une derniere entierement exempte de cette compoſition ; de ſorte que ſi l’Idée d’etenduë conſiſte à avoir partes extra partes, comme on parle dans les Ecoles, c’eſt toûjours au ſens de M. Locke, une idée ſimple, parce que l’idée d’avoir partes extra partes ne peut être reſoluë en deux autres idées. Du reſte, l’Objection qu’on fait à M. Locke à propos de la nature de l’Etenduë, ne lui avoit pas entierement échappé, comme on peut le voir dans le §. 9. de ce Chapitre où il dit que la moindre portion d’Eſpace ou d’Etenduë dont nous ayions une idée claire & diſtincte, eſt la plus propre à être regardée comme l’Idée ſimple de cette eſpece dont les Modes complexes de cette eſpece ſont compoſez : & à ſon avis, on peut fort bien l’appeler une Idée ſimple, puisque c’eſt la plus petite Idée de l’Eſpace que l’Eſprit ſe puiſſe former à lui-même & qu’il ne peut par conſéquent la diviſer en deux plus petites. D’où il s’enſuit qu’elle eſt à l’Eſprit une Idée ſimple, ce qui ſuffit dans cette occaſion. Car l’affaire de M. Locke n’eſt pas de discourir en cet endroit de la réalité des choſes, mais des Idées de l’Eſprit. Et ſi cela ne ſuffit pas pour éclaircir la difficulté, M. Locke n’a plus rien à ajoûter, ſinon que ſi l’idée d’étenduë eſt ſi ſinguliere qu’elle ne puiſſe s’accorder exactement avec la définition qu’il a donnée des Idées ſimples, de ſorte qu’elle differe en quelque maniere de toutes les autres de cette eſpèce, il croit qu’il vaut mieux la laiſſer là expoſée à cette difficulté, que de faire une nouvelle diviſion en ſa faveur. C’eſt aſſez pour Mr. Locke qu’on puiſſe comprendre ſa penſée. Il n’eſt que trop ordinaire de voir des discours très-intelligibles, gâtez par trop de délicateſſe ſur ces pointilleries. Nous devons aſſortir les choſes le mieux que nous pouvons, doctrina cauſâ ; mais après tout, il ſe trouvera toûjours quantité de choſes qui ne pourront pas s’ajuſter exactement avec nos conceptions & nos façons de parler ».
  41. Il faut entendre ceci par rapport aux Anglois : car il y a long-temps que les François connoiſſent les termes de bilions, de trilions, de quatrilions’, &c. on trouve dans la Nouvelle Methode Latine, dont la premiére Edition parut en 1655, le mot de billion, dans Traité des Observations particulieres, au Chapitre ſecond intitulé Des nombres Romains. Et le P. Lamy a inſeré les mots de bilions, de trilions, de quatrilions, &c. dans ſon Traité de la Grandeur, qui a été imprimé quelques années avant que cet Ouvrage de M. Locke eût vû le jour. Lorſqu’il y a pluſieurs chifres ſur une même ligne, dit le P. Lamy, pour éviter la confuſion, on les coupe de trois en trois par tranches, ou ſeulement on laiſſe un petit eſpace vuide ; & chaque tranche ou chaque ternaire a ſon nom. Le premier ternaire s’appelle unité ; le ſecond, mille, le troiſieme, millions ; le quatrieme, milliards ou billions ; le cinquiéme trillions, le ſixiéme, quatrillions. ---- Quand on paſſe les quintillions, dit-il, cela s’appelle ſextillions, ſeptillions, ainſi de ſuite. Ce ſont des mots que l’on invente, parce qu’on n’en a point d’autres. Il ne prétend pas par-là s’en attribuër l’invention, car ils avoient été inventez long temps auparavant, comme je viens de le prouver.
  42. Il y a dans l’Anglois, let us multiply them in our Thoughts, as far as we can, with all the infinity of endleſs number, c’eſt-à-dire mot pour mot, multiplions-les en nous-mêmes, autant que nous pouvons, avec toute l’infinité du nombre, ou d’un nombre infini. L’obſcurité que bien des Lecteurs trouveront dans ces paroles de l’Original, pourra m’excuſer auprès de ceux qui trouveront le même défaut dans ma traduction.
  43. Voyez ſur cela un beau paſſage de Lucrece, cité ci-deſſus, pag. 127.
  44. * Ruſticus expectat dum deſtuat amnis, aille Labitur, & labertur in omne volubilis avum.
    Horat. Epiſt Lib. I. Epiſt II. vs. 42.
  45. Uneaſineſſ, c’eſt le mot Anglois dont l’Auteur ſe ſert dans cet endroit & que je rends par celui d’inquiétude, qui n’exprime pas préciſement la même idée. Mais nous n’avons point, à mon avis, d’autre terme en François qui en approche de plus près. Par uneaſineſſ l’Auteur entend l’état d’un homme qui n’eſt pas à ſon aiſe, le manque d’aiſe & de tranquillité dans l’Ame, qui à cet égard eſt purement paſſive. De ſorte que ſi l’on veut bien entrer dans la penſée de l’Auteur, il faut néceſſairement attacher toûjours cette idée au mot d’inquiétude lorsqu’on le verra imprimé en Italique, car c’eſt ainſi que j’ai eû ſoin de l’écrire, toutes les fois qu’il ſe prend dans le ſens que je viens d’expliquer. Cet Avis eſt ſur tout néceſſaire par rapport au chapitre ſuivant, où l’Auteur raiſonne beaucoup ſur cette eſpèce d’Inquiétude. Car ſi l’on n’attachoit pas à ce mot l’idée que je viens de marquer, il ne ſeroit pas poſſible de comprendre exactement les matiéres qu’on traite dans ce chapitre, & qui ſont des plus importantes & des plus délicates de tout l’Ouvrage.
  46. Ce mot n’eſt pas François, mais je m’en ſers faute d’autre, car, ſi je ne me trompe, nous n’en avons aucun pour exprimer cette idée. En effet, le P. Tachart dans ſon Dictionnaire Latin & François n’a pû bien expliquer le terme Latin cohibitio, que par cette periphraſe, l’Action d’empêcher qu’on ne faſſe quelque choſe.
  47. Pour bien entrer dans le ſens de l’Auteur, il faut toujours avoir dans l’Eſprit ce qu’il entend par Volition, & Volonté, comme il l’a expliqué ci-deſſus §. 5. & §. 15. Cela ſoit dit une fois pour toutes.
  48. Uneaſineſs. C’eſt le mot Anglois que le terme d’Inquiétude ne rend qu’imparfaitement. Voyez ce que j’ai dit ci-deſſus dans une Note ſur ce mot, Ch. XX. § 6 pag. 176. Il importe ſurtout ici d’avoir dans l’Eſprit ce qui a été remarqué dans cet endroit, pour bien entendre ce que l’Auteur va dire dans le reſte de ce Chapitre ſur ce qui nous détermine à cette ſuite d’actions dont notre vie eſt compoſée.
  49. Eaſe ; c’eſt le mot Anglois dont ſe ſert l’Auteur pour exprimer cet Etat de l’Ame lorſqu’elle eſt à ſon aiſe. Le mot de quiétude ne ſignifie peut-être pas exactement cela, non plus que celui d’inquiétude l’état contraire. Mais je ne puis faire autre choſe que d’en avertir le Lecteur, afin qu’il y attache l’idée que je viens de marquer. C’eſt dequoi je le prie de ſe bien reſſouvenir, s’il veut entrer exactement dans la penſée de l’Auteur.
  50. Montagne qui ſemble ſe jouer en traitant les matieres les plus ſerieuſes & les plus abſtraites, a décidé cette Queſtion en deux mots ſur le Principe dont ſe ſert ici M. Locke. Noſtre bien eſtre, dit-il, ce n’eſt que la privation d’eſtre mal… Car ce mesme chatouillement & aiguiſement, qui ſe rencontre en certains plaiſirs, & ſemble nous enlever au deſſus de la ſanté ſimple & de l’indolence ; cette volupté active, mouvante, & je ſçay comment cuiſante & mordante, celle là mesme viſe qu’à l’indolence comme à ſon but. L’appetit qui nous ravit à l’accointance des femmes, il ne cherche qu’à chaſſer la peine que nous apporte le deſir ardent & furieux : & en l’exemption de cette fievre. Ainſi des autres Eſſais, Tom II. L. II. Ch. XII. p. 335. Ed. de la Haye 1727. Voilà la peine, l’inquiétude produite par un deſir, qui nous détermine à agir.
  51. Je ne ſuis pas trop aſſuré d’avoir attrapé ici le ſens de M. Locke, quoi qu’il aît entendu lire cet endroit de ma Traduction ſans y trouver à redire. Il y a dans l’Anglois, The preſent moment not being our eternity : Expreſſion fort extraordinaire, qui renduë mot pour mot, veut dire, Le moment préſent n’étant pas notre Eternité. Il me ſemble que le mot d’éternité n’eſt pas fort Philoſophique en cet endroit. Peut-être que tout ce que M. Locke a voulu dire ici, c’eſt que la Durée de notre État n’eſt pas meſurée ou déterminée par le moment préſent de notre exiſtence. C’eſt du moins le ſeul ſens raiſonnable que je puis donner à ces paroles pour les accorder avec ce qui vient immédiatement après.
  52. Il y a dans l’original The great inlet.
  53. Voici comment Montagne a exprimé la même choſe. Si la douleur de teſte, dit il, nous venoit avant l’yvreſſe, nous nous garderions de trop boire : mais la volupté, pour nous tromper, marche devant & nous cache la ſuite. Eſſai, Tom. I. Liv. I. ch. 38. pag. 449. Ed. de la Haye 1727.
  54. Si M. Locke s’excuſe à ſes Lecteurs de ce qu’il employe ces deux mots je dois le faire à plus forte raiſon, parce que la Langue Française permet beaucoup moins que l’Angloiſe qu’on ne fabrique de nouveaux termes. Mais dans un Ouvrage de pur raiſonnement, comme celui-ci, rempli de diſquiſitions ſi fines & ſi abſtraites, l’on ne peut éviter de faire des mots, pour pouvoir exprimer de nouvelles idées. Nos plus grands Puriſtes conviendront ſans doute que dans un tel cas c’eſt une liberté qu’on doit prendre, ſans craindre de choquer leur délicateſſe.
  55. Suppoſé, par exemple, que le prémier homme aît fait une Loi contre le crime qui conſiſte à tuer ſon Père ou ſa Mère, en le déſignant par le terme Parricide, avant qu’un tel crime eût été commis, il eſt viſible que l’Idée complexe que le mot de Parricide ſignifie, n’exiſta d’abord, que dans l’Eſprit du Légiſlateur & de ceux à qui cette Loi fut notifiée.
  56. Comme ces mots employez de cette maniere, ne ſignifient rien, il n’eſt pas poſſible de les traduire en François. Les Scholaſtiques ont cette commodité de ſe ſervir de mots auxquels ils n’attachent aucune idée ; & à la faveur de ces termes barbares ils ſoûtiennent tout ce qu’ils veulent, ce qu’ils n’entendent pas auſſi bien ce qu’ils entendent. Mais quand on les oblige d’expliquer ces termes par d’autres qui ſoient uſitez dans une Langue vulgaire, l’impoſſibilité où ils ſont de le faire, montre nettement qu’ils ne cachent ſous ces mots que de vains galimathias, & un jargon myſtérieux par lequel ils ne peuvent tromper que ceux qui ſont aſſez ſots pour admirer ce qu’ils n’entendent point.
  57. Ce ſont deux Oiſeaux inconnus en Europe, qui apparemment n’ont point d’autre nom en François.
  58. Parc du Roi d’Angleterre, derriére le Palais de S. James à Londres.
  59. Ceci ſert à expliquer la fin du prémier Paragraphe de ce Chapitre.
  60. Mr. le Chevalier Temple dans ſes Memoires, p. 66. Edit. de Hollande, an. 1692.
  61. Le Moi de Mr. Paſcal m’autoriſe en quelque maniére à me ſervir du mot ſoi, ſoi-même ; ou pour mieux dire, j’y ſuis obligé par une néceſſité indiſpenſable, car je ne ſaurois exprimer autrement le ſens de mon Auteur qui a pris la même liberté dans ſa Langue. Les Périphraſes que je pourrois employer dans cette occaſion, embarraſſeroient le Diſcours, & le rendroient peut-être tout-à-fait inintelligible.
  62. Le mot Anglois eſt conſciousneſs qu’on pourroit exprimer en Latin par celui de conſcientia, ſi ſumature pro actu illo hominis quoi ſili eſt conſcius. Et c’eſt en ce ſens que les Latins ont ſouvent employé ce mot, témoin cet endroit de Ciceron (Epiſt. ad. Famil. Lib VI. Epiſt. 4) Conſcientia recta voluntatis maxima conſolatio eſt rerum incommodarum. En François nous n’avons à mon avis que les mots ſentiment & de conviction qui répondent en quelque ſorte à cette idée. Mais en pluſieurs endroits de ce Chapitre ils ne peuvent qu’exprimer fort imparfaitement la penſée de Mr. Locke qui fait abſolument dépendre l’Identité perſonnelle de cet acte de l’Homme quo ſibi eſt conſcius. J’ai apprehendé que tous les raiſonnements que l’Auteur fait ſur cette matiére, ne fuſſent entierement perdus, ſi je me ſervois en certaines rencontres du mot de ſentiment pour exprimer ce qu’il entend par conſciouneſs & que je viens d’expliquer. Après avoir ſongé quelque temps aux moyens de remedier à cet inconvenient, je n’en ai point trouvé de meilleur que de me ſervir du terme de Conſcience pour exprimer cet acte même. C’eſt pourquoi j’aurai ſoin de le faire imprimer en italique, afin que le Lecteur ſe ſouvienne d’y attacher toûjours cette idée. Et pour faire qu’on diſtingue encore mieux cette ſignification d’avec celle qu’on donne ordinairement à ce mot, il m’eſt venu dans l’eſprit un expedient qui paroîtra d’abord ridicule à bien des gens, mais ſera au goût de pluſieurs autres, ſi je ne me trompe, c’eſt d’écrire conſcience en deux mots joints par un tiret, de cette maniére, con-ſcience. Mais, dira-t-on, voilà une étrange licence, de détourner un mot de ſa ſignification ordinaire, pour lui en attribuer une qu’on ne lui a jamais donnée dans notre Langue. A cela je n’ai rien à répondre. Je ſuis choqué moi-même de la liberté que je prens, & peut-être ſerois-je des prémiers à condamner un autre Ecrivain qui auroit eu recours à un tel expedient. Mais j’aurois tort, ce me ſemble, ſi après m’être mis à la place de cet Ecrivain, je trouvois enfin qu’il ne pouvoit ſe tirer autrement d’affaire. C’eſt à quoi je souhaite qu’on faſſe reflexion, avant que de décider ſi j’ai bien ou mal fait. J’avoûe que dans un Ouvrage qui ne ſeroit pas comme celui-ci, de pur raiſonnement, une pareille liberté ſeroit tout-à-fait inexcuſable. Mais dans un Diſcours Philoſophique non ſeulement on peut, mais on doit employer des mots nouveaux, ou hors d’uſage, lorſqu’on n’en a point qui expriment l’idée Préciſe de l’Auteur. Se faire un ſcrupule d’uſer de cette liberté dans un pareil cas, ce ſeroit vouloir perdre ou affoiblir un raiſonnement de gayeté de cœur ; ce qui ſeroit, à mon avis, une délicateſſe fort mal placée. J’entens, lorſqu’on y eſt réduit par une néceſſité indiſpenſable, qui eſt le cas où je me trouve dans cette occaſion, ſi je ne me trompe. Je vois enfin que j’aurois pû ſans tant de façon employer le mot de conſcience dans le ſens que M. Locke l’a employé dans ce Chapitre & ailleurs, puiſqu’un de nos meilleurs Ecrivains, le fameux Pére Malebranche, n’a pas fait difficulté de s’en ſervir dans ce même ſens en pluſieurs endroits de la Recherche de la Verité. Après avoir remarqué dans le Chap. VII. du troiſiéme Livre, qu’il faut diſtinguer quatre maniéres de connoître les choſes, il dit que la troiſieme eſt de les connoître par conſcience ou par ſentiment interieur. Sentiment interieur & conſcience ſont donc, ſelon lui, des termes ſynonymes. On connoit par conſcience, dit-il un peu plus bas, toutes les choſes qui ne ſont point diſtinguées de ſoi. ---- Nous ne connoiſſons point notre Ame, dit-il encore, par ſon idée, nous ne la connoiſſons que par conſcience. - La conſcience que nous avons de nous-mêmes ne nous montre que la moindre partie de notre Etre. Voilà qui ſuffit pour faire voir en quel ſens j’ai employé le mot de conſcience, & pour en autoriſer l’uſage.
  63. Si lui ſeul doit être excepté, & qu’on convienne qu’il fait mieux que perſonne qu’il n’eſt pas le même Savetier, ce qu’on ne ſauroit nier, il ſemble qu’ici cet exemple eſt beaucoup plus propre à brouiller le point en queſtion qu’à l’éclaircir. Car puisqu’en effet, & de l’aveu de M. Locke, cet homme n’eſt point le même Savetier, c’eſt donc un autre homme.
  64. Self-Conſciouſneſſ : mot expreſſif en Anglois qu’on ne ſauroit rendre en François dans toute ſa force. Je le mets ici en faveur de ceux qui entendent l’Anglois.
  65. Ce ſont des expreſſions plus populaires que Philoſophiques, comme il paroît par l’uſage qu’on en a toûjours fait. Tu fac apud te ut fies, dit Terence dans l’Andrienne, Acte II.
  66. Æneid. Lib. I. verſ. 461. Il eſt viſible que le mot Lans qui ſignifie ordinairement l’approbation duë à la Vertu, ſe prend ici pour la Vertu même.
  67. Hice ego pluribus nominibus unam rem declargri volo.
  68. Je ne ſai ſi l’on ſe ſert communément en France de ce tour, pour ſatisfaire la curiosité des Enfans ſur cet article. Je l’ai ouï employer dans ce deſſein. Quoi qu’il en ſoit, la choſe n’eſt pas de grande importance. On ſe ſert en Anglois d’un tour un peu différent, mais qui revient au même.
  69. Il me ſouvient à ce propos d’une plaiſante équivoque fondée ſur ce que M. Locke dit ici. Deux Femmes converſant enſemble, l’une vint à parler d’un certain homme de ſa connoiſſance, & dit que c’étoit un très-bon homme. Mais quelque temps après, s’étant engagée à le caractériſer plus particulierement, elle ajoûta que c’étoit un homme injuſte, de mauvaiſe humeur, qui par ſa dureté & ſes manieres violentes ſe rendoit inſupportable à ſa Femme, à ſes Enfans, & à tous ceux qui avoient à faire avec lui. Sur cela l’autre perſonne qui avoit l’Eſprit juſte & pénétrant, ſurpriſe de ce nouveau caractere qui lui paraiſſoit incompatible avec le prémier, s’écria, Mais n’avez-vous pas dit tout à l’heure que c’étoit un très-bon homme ? Oui vraiment, je l’ai dit, repliqua-t-elle auſſitôt : mais je vous aſſure, Madame, qu’on n’en vaut pas mieux pour être bon : faiſant ſentir par le ton railleur dont elle prononça ces derniéres paroles qu’elle étoit fort ſurpriſe à ſon tour, que la perſonne qui lui faiſoit une ſi pitoyable Objection, eût vécu ſi long-temps dans le monde ſans s’être apperçue d’une choſe ſi ordinaire. C’eſt que dans le language de cette bonne Femme, être bon ne ſignifioit autre choſe qu’aller ſouvent à l’Egliſe, & s’acquitter exactement de tous les devoirs exterieurs de la Religion.
  70. Deformity : c’eſt le mot Anglois, que M. Locke a trouvé bon d’employer ici.
  71. En latin adequata.
  72. Inadequata.
  73. Qui cauſe de la douleur. C’eſt ainſi que Mrs. de l’Academie Françoiſe ont expliqué ce mot dans leur Dictionnaire, & c’eſt dans ce ſens que je l’employe en cet endroit.
  74. Huic potentia perfecte adaquata eſt, c’eſt ce qu’emporte l’Anglois mot pour mot, & qu’on ne ſauroit, je croi, traduire en François que comme je l’ai traduit dans le Texte. Je pourrois me tromper ; & j’aurai obligation à quiconque voudra prendre la peine de m’en convaincre en me fourniſſant une traduction plus directe & plus juſte de cette expreſſion Latine.
  75. Il n’y a point de mots en François qui répondent mieux au deux mots Anglois right or wrong, dont l’Auteur ſe ſert en cette occaſion. On entend ce que c’eſt qu’une idée juſte, & nous n’avons point, à ce que je croi, de terme oppoſé à juſte, prix en ce ſens-là, qui ſoit plus propre que celui de fautif, qui n’eſt pourtant pas trop bon, mais dont il faut ſe ſervir, faute d’autre.
  76. Voyez ce qui a été remarqué ſur cela, pag. 51. ſur le §. 16. du Ch. III. Liv. 1.