Le Livre de Goha le Simple/Texte entier

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ALBERT ADÈS & ALBERT JOSIPOVICI


LE LIVRE
DE
GOHA LE SIMPLE


PRÉFACE
DE
OCTAVE MIRBEAU
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3



Il a été tiré de cet ouvrage


VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE


tous numérotés.






À


OCTAVE MIRBEAU


NOTRE MAÎTRE ET NOTRE AMI




PRÉFACE


C’était quelques semaines avant la guerre. Deux Égyptiens, Josipovici et Albert Adès, m’avaient prié de les recevoir. Ils venaient de publier chez Calmann-Lévy leur premier livre Les Inquiets. Maeterlinck, qui en avait lu le manuscrit, frappé par ce début littéraire qu’il trouvait le plus remarquable de notre époque, les avait engagés à tout abandonner pour se consacrer aux lettres.

J’invitai Albert Adès et Josipovici à venir me voir. Je n’étais pas très rassuré. Ayant affaire à des écrivains, je craignais que ma paisible retraite ne fût assaillie de littérature. Cela ne m’exaspère plus comme jadis, il est vrai, mais cela me fatigue.

Nous eûmes notre premier entretien dans mon jardin à Cheverchemont. Nous parlâmes de l’Égypte, de mes arbres… Je ne sais plus de quoi nous parlâmes encore ; je me rappelle cependant que pas une fois Josipovici et Adès n’essayèrent d’être littéraires. Ils regardaient la vie avec l’unique souci d’une observation exacte. Je reconnus en eux des sages. Je leur offris mon amitié.

La guerre fut déclarée… Je ne suis pas un de ces spectateurs héroïques, que les deuils de la guerre emplissent d’enthousiasme, qui alignent des phrases et s’en attendrissent. Je ne suis, hélas ! qu’un homme et la détresse universelle m’absorbe trop pour que je fasse autre chose que d’y penser, et d’en souffrir.

Adès et Josipovici venaient souvent chez moi. Je les savais confiants dans les destinées de mon pays. En les questionnant, je connaissais leur réponse, et néanmoins, je les questionnais pour démentir les angoisses qui m’obsédaient. Pendant des mois nous ne parlâmes que de ça. Parfois, je leur demandais s’ils travaillaient. Ils me répondaient de manière évasive et nous reparlions de la guerre.

Un jour, ils vinrent avec un manuscrit : c’étaient les premiers chapitres de Goha. Je les invitai à m’en faire la lecture, assez furieusement d’ailleurs. Je leur en voulais de soumettre notre amitié à une épreuve qui m’a détaché de tant d’amis ! La franchise n’est pas chez moi un principe. Elle est un mouvement de l’être qui domine toute préoccupation. On a dit que j’étais violent… Pourquoi n’a-t-on jamais voulu comprendre que je suis tout simplement sincère ? et pourquoi exiger mon admiration quand je ne puis donner que ma tendresse ?

Mon appréhension fut de courte durée… Pauvres êtres que nous sommes, nous tous qui ne voyons des choses que ce qu’il nous est impossible de ne point voir. J’avais aimé la profonde intelligence de Josipovici et Adès, le sain équilibre de leur jugement… Je m’applaudissais de leur amitié, de notre amitié… Et dans nos longs entretiens, pas une fois je ne me doutai qu’ils étaient en train d’achever une œuvre de génie.

Le Livre de Goha le Simple… Vous comprendrez mon émotion à la lecture de ces pages magnifiques, lorsque vous connaîtrez mon dégoût des livres durant les jours tragiques, sanglants, qui réclament notre être et plus que notre être. Quelques œuvres réalisent le miracle de fixer notre pensée malgré le tumulte des heures présentes : Gargantua et Don Quichotte, Jude l’Obscur, les chefs-d’œuvre de Stendhal, de Flaubert et de Tolstoï. Goha le Simple est une de ces œuvres-là, Goha le Simple réalise ce miracle.


J’ai lu sur l’Orient tout ce qu’on peut en lire, aussi bien les contes délicieux et féeriques de là-bas, que les insignifiants et mornes romanciers d’Europe. Tranquilles amours de nos ministres plénipotentiaires et de nos consuls généraux, méditations occidentales devant une colonne brisée, un temple ou une momie… je me sens gagné d’une immense fatigue rien qu’au souvenir de ces platitudes. Quant aux conteurs d’Orient que j’aime, qui m’attendrissent, ils me plongent dans un monde de rêve où je me sens grisé, mais où je ne vois pas.

Je n’ai compris l’Orient, je ne l’ai vécu que le jour où j’ai lu Goha le Simple.

Ouvrez le livre, regardez… Ce sont des faits qu’on nous donne, des faits choisis non parmi les plus singuliers, mais parmi les plus communs, parmi ceux qui font l’existence quotidienne… Les auteurs se sont interdit le lyrisme auquel, hélas ! nous nous laissons trop facilement prendre… Ils ne cherchent pas à séduire le lecteur, de même que la nature ne s’occupe point des hommes qui la contemplent. Comprenez ou ne comprenez pas. C’est l’Orient qui étincelle sous vos yeux, l’Orient avec ses odeurs de jasmins et de friture, avec ses femmes aux grosses croupes et ses fines vicieuses, avec ses belles brutes, ses souteneurs, ses imbéciles, ses intellectuels, ses mystiques… Au moyen d’un style simple, sévère, aussi pur que le style de Flaubert, les auteurs ont levé le voile pour nos regards occidentaux. L’Orient tout entier semble dire : « Voilà, c’est moi !… » Et si malgré ça, à cause de ça, à cause de cette vérité vous êtes aveugle, si, ne voyant pas, vous voulez qu’on vous explique, fermez le livre, les auteurs ne vous expliqueront rien. La vie ne s’explique pas, elle est, et Goha le Simple, c’est de la vie…


Au premier abord, cette vie paraît étrange. Elle peut même paraître séduisante par son étrangeté. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Les personnages nous saisissent, non par ce qu’ils ont d’exceptionnel, mais par ce qu’ils ont de général. Certes, ils se distinguent de nous. Ils appartiennent à une race différente. Toutefois, ce qui les distingue est superficiel : des préjugés, quelques habitudes… Et ces préjugés, ces habitudes ne tiennent pas plus de place qu’ils n’en doivent tenir. Cheik-el-Zaki le littéraire, Sayed, Nour-el-Eïn, Hawa, sont des êtres de tous les temps et de tous les pays. Et c’est une des beautés essentielles de ce livre d’être universel par sa profonde humanité.

Ce livre est plus encore, c’est une création. J’arrive à Goha lui-même.

Cet être qui n’a pas d’équivalent dans toute la littérature, cet idiot que d’aucuns trouveront une fantaisie agréable, est pour ceux qui cherchent, pour ceux qui pensent, une lumière… une lumière parce que, à travers ses gestes et ses mots comiques ou tristes, il nous découvre son âme, notre âme à tous, il nous la fait toucher du doigt comme un objet.


C’est pour le public que je souhaite le succès de ce livre, ce pauvre public que la surproduction littéraire de nos temps affole et que les écrivains notoires abrutissent consciencieusement. Qu’il lise Goha et qu’il ait l’intelligence et la franchise de reconnaître dans cette œuvre simple et forte une des plus grandioses manifestations de la pensée.

Pour terminer, je dirai d’Albert Adès et Josipovici ce que j’ai déjà dit de quelques rares écrivains. Ils sont de chez eux parce qu’il faut toujours à la pensée un point d’appui, un tremplin sûr pour, de là, s’élancer et se disperser à travers l’humanité. Ils sont de chez eux et ils sont de chez nous et ils sont de partout, comme ces êtres privilégiés qui ont su donner une vérité, une émotion, une forme éternelle de beauté au monde qui s’en réjouit.

OCTAVE MIRBEAU


Paris, le 25 octobre 1916.



PREMIÈRE PARTIE


L’UNIVERS DE GOHA

I

le cheikh d’el-azhar


Quand Cheik-el-Zaki sortit de l’Université, quelques hommes se précipitèrent à sa rencontre. C’étaient des boutiquiers du voisinage auxquels, après sa conférence quotidienne, le maître éminent enseignait les éléments de la lecture et de la calligraphie. Ce soir-là, il passa devant eux le visage morne et, d’un geste, les écarta. Ils s’étonnèrent de cette brusquerie, car le cheik avait toujours accueilli avec une douceur charitable leur ignorance et leur pauvreté.

La cour d’El-Azhar, quadrilatère immense bordé de trois cent quatre-vingts colonnes, formait avec le ciel, percé de minarets, un monde splendide et isolé. Douze mille étudiants venus du Maghreb, du Soudan, du Yémen, du Turkestan de l’Inde, de la Perse, s’abreuvaient à cette fontaine de sagesse, la plus pure de l’Islam. Ils étaient tous maigres. Dans leurs yeux largement ouverts luisait une étincelle de fanatisme. Issus de races bruyantes et sensuelles, ils concentraient toute leur vitalité dans l’étude du livre où est recueilli le Verbe de Dieu. Leur cou très long était marqué de veines saillantes, leurs épaules étaient étroites et anguleuses, leurs doigts effilés. Ils portaient autour de leur calotte de feutre une large bande d’étoffe repliée qui enserrait leurs oreilles. Leur physionomie était hautaine, fermée, farouche. Naïfs dans leur foi, ils méprisaient ostensiblement les jouissances matérielles. On en voyait des centaines qui, parvenus à la vieillesse, s’instruisaient encore. N’ayant pu obtenir le titre de cheik, ils finissaient leurs jours sur la même natte où ils s’étaient assis enfants.

Les maîtres différaient de leurs disciples. On eût dit que sur les cimes de la science ils jouissaient d’un spectacle réconfortant. À les voir robustes, affables, indulgents, on se demandait comment la pensée qui entretenait l’équilibre de leurs facultés morales et la santé de leur organisme pouvait consumer les corps malingres qui la recevaient d’eux avec enthousiasme.

Comme il était sous le portique, Cheik-el-Zaki fut abordé par un étudiant qui, s’inclinant avec aisance, tenta de lui baiser la main.

— Non… Non… dit le savant.

Il esquissa un geste de protestation et reprit :

— Que ta soirée soit bénie, Waddah-Alyçum.

Il scruta le visage du jeune homme aux lignes pures et serrées. La conscience presque féminine qu’Alyçum avait de sa beauté lui donnait un constant souci de séduire et mettait de la joliesse sur ses traits un peu durs.

— Mon père, voulez-vous m’éclairer ? dit-il… J’ai besoin de vos conseils.

— T’éclairer ? je te croyais mort d’ennui… Ma conférence a duré deux heures !

Sa physionomie s’assombrit tout à coup et il ajouta :

— Je suis un mauvais maître.

Ces mots prononcés avec amertume surprirent le jeune homme. Mais déjà le cheik l’avait pris familièrement par le bras :

— Viens, dit-il, accompagne-moi.

Alyçum ramena sur son visage une gaze blanche fixée à son turban.

— Toujours la même folie ! plaisanta Cheik-el-Zaki.

Alyçum ainsi que Mokawa-Kendi et Akr-Zeid-Taï, ses amis, ne se mêlait jamais à la foule la face découverte. On les voyait le plus souvent ensemble. Leurs silhouettes minces et droites se ressemblaient et, dans toute l’Égypte, la perfection de leur beauté avait illustré leur nom. Il répondit avec emphase que sur une main vulgaire l’émeraude semble fausse et que dans une ambiance médiocre la beauté perd de son éclat.

— Prends bien garde, dit El-Zaki, le vent soulève ton voile… le regard d’un passant pourrait t’enlaidir.

— Vous vous moquez de moi, mon père ; voulez-vous que je me découvre ?

— Par Allah ! n’en fais rien, le mauvais œil te guette…

Les gens s’écartaient avec déférence au passage d’El-Zaki. Parfois ils se prosternaient à son approche ou, d’un geste furtif, baisaient la manche large de son caftan. Dans leurs petites boutiques sans devanture, rehaussées de quelques marches, des libraires, des orfèvres, des armuriers, des merciers accroupis sur des nattes et un chapelet aux doigts, se livraient à des calculs en marmonnant des hadiths.

Cheik-el-Zaki, doté d’une large fortune et qui était parvenu à l’une des plus hautes dignités universitaires, avait le souci de ses gestes, afin que nul ne se permît la moindre privauté à son égard. Dédaigneux et bienveillant, il se mêlait à la foule avec la certitude qu’elle ne lui marchanderait pas les marques de respect.

Il était petit, robuste. Son visage rond était encadré d’une barbe courte, déjà blanche. Ses yeux vifs étaient surplombés de sourcils touffus qu’il teignait en noir. Tout dans sa physionomie exprimait l’autorité ; mais parfois un geste large et souple, un sourire franc révélaient une nature indulgente.

Alyçum s’était choisi ce maître pour l’étrangeté de ses vues et la vigueur de sa parole. Ses amis, Mokawa-Kendi et Akr-Zeid-Taï, avaient élu chacun une colonne différente, si bien que dans leurs existences, pareilles en tous points, la seule séparation venait de leurs idées.

À l’extrémité d’une ruelle plus mouvementée que les autres, ils atteignirent la demeure du cheik qui s’élevait massive et nue. Orientée du côté de la Mecque, elle s’avançait en promontoire sur le désert.

— Tu es le bienvenu chez moi, dit le maître.

Il s’arrêta sur le seuil de la porte et montrant à Alyçum une maison presque adossée à la sienne :

— C’est l’habitation de Goha, dit-il.

— La vie se plaît à ces contrastes ! s’exclama Waddah-Alyçum. Le plus grand cheik de l’Islam et l’homme le plus fou du monde devaient vivre côte à côte.

Les deux hommes rirent aux éclats, non sans une certaine affectation.

Ils pénétrèrent dans un jardin que baignaient les vapeurs chaudes des orangers et que voûtaient de grands sycomores aux écorces noueuses ; au loin, une petite construction blanche, en forme de cube et surmontée d’une coupole, recelait à l’ombre des figuiers de banians centenaires, les restes d’un aïeul. Les récits de sa vertu édifiaient encore les vivants et l’on voyait parfois un homme se glisser sous la porte basse du mausolée pour prier sur les cendres sacrées.

Le jardinier salua humblement au passage les deux hommes et Ibrahim, l’eunuque, un vieillard à la voix fine et à la peau noire, se hâta de les devancer, pour avertir les femmes, en battant des mains, de l’arrivée du maître avec un étranger.

— Je vous dérange ? demanda Alyçum en entrant dans la bibliothèque.

— Reste, reste, mon enfant, répondit El-Zaki. Ta présence me réjouit…

Ils s’assirent sur un divan tendu de soie verte et Cheik-el-Zaki demeura quelque temps la tête baissée, les yeux clos. Il égrenait un chapelet d’ambre, s’attardant parfois sur les boules polies et translucides pour marquer le défilé de ses pensées. Alyçum le considérait attentivement. La même crispation qu’il avait surprise à la sortie d’El-Azhar avait reparu sur les traits de son maître.

— Je t’aime, mon chéri, et c’est ce qui me chagrine, dit El-Zaki.

— Je ne comprends pas… balbutia Waddah-Alyçum.

— Le pouvoir que j’ai sur toi m’effraye, expliqua le maître, songe à ce qui t’attend si tu devais m’imiter. J’ai cinquante ans et je suis vieux.

Il prit un Coran aux enluminures éclatantes.

— Voici la vérité, dit-il.

— Que Dieu soit loué, fit le jeune homme.

— Dieu est grand, reprit El-Zaki… À quoi ai-je occupé mon existence ? Ce livre, je le récitais par cœur lorsque j’étais encore un enfant.

Dans cette tâche ardue, il avait été stimulé par l’ancêtre qui dormait au fond du jardin et dont sa mère lui retraçait la vie. Assis auprès du tombeau paisible, sous les arbres touffus, il écoutait l’histoire d’un saint et se proposait d’en suivre l’exemple. Il attribuait à la route suivie par le sage une sérénité pareille à celle qui émanait du mausolée riant.

Admis très jeune à l’Université d’El-Azhar, il avait vingt ans quand il fut gradué maître aux voix unanimes de ses professeurs et de ses condisciples. Dans l’immense mosquée, il eut sa colonne. Bientôt, elle fut la plus entourée. On lui reconnaissait des dons exceptionnels pour l’exégèse. Parfois, rompant la calme ordonnance de ses cours, il se soulevait à demi et le bras véhément développait une interprétation fiévreuse. Son renom de croyant ne tarda pas à s’étendre. Cependant de plus en plus et sans que nul ne s’en doutât, il devenait la proie du mysticisme. Il passait des nuits entières à prier. Son visage s’émaciait. Souvent il demandait à des fakirs, pensionnaires d’El-Azhar :

— Qu’éprouvez-vous dans vos béatitudes ?

Les fakirs répondaient :

— Nous voyons Dieu.

Voulant voir Dieu, lui aussi, il étudia le soufisme en de longues et clandestines veillées. Il se sentit immédiatement en communion avec Omar-Ibn-el-Fared, Charamy, El-Héroui, Bestami, tous les Soufis, tous les mystiques éperdus condamnés par les chefs de la foi musulmane et il frissonna de peur quand il se surprit à admirer les mots pour lesquels Halladj fut brûlé vif : « Je suis la vérité ; quand tu me vois tu vois Dieu et quand tu le vois tu nous vois. »

Assoiffé de vie spirituelle, il imposait à son corps des flagellations. Il aimait ainsi que Gazzali à monter la nuit au haut des minarets ; isolé du monde, debout, au sommet de la mosquée, il fixait les étoiles.

De ces nuits exaltées, il revenait la chair meurtrie, avec le sentiment qu’il portait en lui l’immensité. Mais l’éblouissement de sa foi ne l’avait jamais poussé jusqu’à Dieu, point suprême. Alors, il désespéra de l’atteindre par la voie irrégulière du mysticisme. Il fit retour aux simples pratiques religieuses et décida de suivre le prochain pèlerinage.

Aux premiers jours du mois de dzoul-kada, la caravane formée de six mille pèlerins s’ébranla dans la direction de la Mecque. Elle emportait le tapis sacré, brodé d’or et de pierreries, des brebis ornées d’un collier de fleurs, des provisions innombrables. El-Zaki s’était surtout muni de piété, ainsi que le recommande le Prophète. Chaque matin, il cherchait à l’horizon la silhouette des collines saintes. Il jeûnait un jour sur trois. Il fit ainsi jusqu’au soir où les conducteurs déclarèrent : « Nous arriverons demain. »

Cette nuit-là il s’éloigna du camp et quand il fut hors de vue, il accomplit un zikr. Durant trois heures, il prononça le nom d’Allah en projetant sa tête et tout le poids de son corps successivement à droite et à gauche. Les deux syllabes sortaient de sa poitrine comme un râle, son front pâlit, ses yeux se creusèrent. Enfin, exténué, il s’affaissa sur le sable.

Le lendemain, à midi, la caravane campa devant la Mecque, éblouissante de soleil au fond de la vallée. Les pèlerins levèrent les bras au ciel. Chacun d’eux criait : « Me voici !… me voici !… » El-Zaki criait au milieu des autres : « Me voici !… me voici !… »

Pendant les semaines qui suivirent, il observa pieusement tous les rites du pèlerinage. Il suivit la procession autour du temple et la course entre les collines de Safa et de Méroua, égorgea une brebis sur le mont Arafat, baisa la Pierre Noire, lança des cailloux en nombre impair dans la direction assignée, visita le puits de Zemzem. Alors s’ouvrirent les foires. Les pèlerins célébrèrent les trois derniers jours de fête dans des réjouissances plantureuses. Le jeune maître d’El-Azhar qui avait cherché, vainement, la révélation divine au seuil de la Caaba, se sentit au-dessus de cette masse d’hommes égarés et lut au fond de sa poitrine la mission des réformateurs.

Alyçum écoutait Cheik-el-Zaki avec enchantement. La bonté, la prestigieuse intelligence de son maître, son élégance morale lui étaient connues, mais jusqu’alors il n’avait pas eu le privilège de l’entendre parler lui-même des luttes angoissantes de sa vie.

En quittant la Mecque, El-Zaki entreprit une tournée de propagande dans les centres du monde musulman. Il prêcha à Jérusalem, à Damas, à Ispahan, à Tabriz, à Constantinople. Chassé d’une ville, acclamé dans l’autre, sur sa route il laissait l’impression d’un prophète ou d’un illuminé. Par cette randonnée prodigieuse, haï des uns, vénéré des autres, il secoua durant plus d’une année les masses assoupies de l’Islam.

— Je te jure, mon chéri, que je leur avais bien parlé. J’avais expliqué avec clarté la manière véritable de lire le Coran. J’avais indiqué la voix qu’il faut prendre, les lettres qu’il faut prolonger comme un fruit qui fond sous le palais et les syllabes qui doivent claquer comme un cinglement de fouet. Alors que d’ordinaire on prolonge le « oua » et l’« élif », moi j’en faisais des cris brefs. Ma manière de lire le Coran créait la piété parce qu’elle rapprochait l’homme de l’ange et rebutait les démons. Celui qui m’aurait suivi eût vécu dans la volupté parfaite avec des désirs toujours nobles. Ils n’ont pas voulu, Waddah ! Les uns disaient : « Il y a déjà sept voix pour lire le Coran. Entre ces sept voix on n’a jamais su reconnaître la meilleure. Tu nous en révèles une huitième. C’est une huitième source de discorde que tu veux ouvrir. » Les autres demandaient « Lequel des compagnons du Prophète lisait-il le Coran comme tu le lis ? » Cheik Abou-Amr-el-Masri, dont tu connais l’illustre nom, me posa cette question « Si tu raccourcis l’ « oua », que feras-tu du « hamza » ? À ces mots, je compris que le monde se ferme sur la parole humaine comme l’océan sur le sillage de la barque et je répondis : « Lisez le livre selon votre science, je le lirai suivant la mienne… et Dieu va juger entre nous ! »

— Ah ! combien il est doux ! Qu’il est suave ! s’écria Alyçum.

Il se leva et d’un mouvement spontané baisa les genoux de Cheik-el-Zaki. Ce dernier sourit à cet enthousiasme juvénile. Il se pencha vers son élève et lui posant la main sur l’épaule, lui dit :

— Que tu vives, mon chéri ! que tu vives !…

II

la méprise d’allah


Cheik-el-Zaki ouvrit la fenêtre. Des lampes s’éclairaient bigarrant les murs de taches jaunes et grises. La foule se retirait dans les cafés, les salles de danse, les tabagies. Accroupis à côté de leur panier ou de leur âne, les marchands se reposaient en se contant des histoires gaies.

Seul de tous ses confrères, un restaurateur ambulant remontait la rue en quête d’un client. Il n’en avait pas encore rencontré, bien qu’à maintes reprises il eût parcouru le quartier. Dessous l’énorme plateau qu’il portait sur sa tête, montait par moments un appel :

— Envoie ! Envoie

— Eh ! que veux-tu qu’il t’envoie ? cria un marchand de friture occupé à ranger ses poêles. À force de tracasser Allah, tu vas te faire envoyer une grosse calamité sur la tête !

Un mendiant couché sur la terre, les jambes nues, les mains décharnées, se lamentait :

— Seigneur ! arrache-moi cette douleur !

— Allah va s’embrouiller ! ricana le poissonnier. Il s’approcha du mendiant : Il y a six mois que je t’entends gémir… Qu’est ce que tu as ?

— Ce que j’ai ? répliqua le mendiant. Il me serait plus facile de te dire ce que je n’ai pas ! Et il poursuivit son invocation : Allah ! pitié ! Épargne-moi cette lèpre qui ravage mon pied ! Guéris-moi de cette toux qui secoue mes entrailles ! Rends-moi l’œil que j’ai perdu !

— Assez ! Assez ! fit le poissonnier… Allah aura plutôt fait de créer un homme que de réparer ton vieux corps !

Et se tournant vers le restaurateur, il le poussa en avant par les épaules…

— Quant à toi, ne viens plus m’assourdir… Si tu veux vendre ta pourriture, va chez les roumis !

— Pauvre Goha, murmura Cheik-el-Zaki en voyant le restaurateur s’éloigner docilement. Encore un métier qui ne lui convient pas… Voilà bien vingt jours qu’il traîne son quartier de mouton dans toutes les rues d’El-Kaïra.

Goha, qui faisait claquer ses babouches sur le sol, répétait, consterné, le mot du poissonnier. Sans doute ses provisions n’étaient plus de la première fraîcheur, les boulettes exhalaient des odeurs fétides, les radis dépérissaient. Néanmoins il se remit à chanter : « Envoie ! Envoie ! »

— Son père s’acharne à en faire un homme, dit Waddah-Alyçum. Il devrait pourtant se résigner à le laisser tranquille.

— Pauvre Goha ! répéta Cheik-el-Zaki. Que d’histoires étranges il court sur ton compte !

De loin en loin résonnait l’appel du restaurateur et Cheik-el-Zaki sentait une angoisse confuse l’envahir. Il mit la main sur l’épaule de son élève et longuement le regarda. La beauté radieuse d’Alyçum et l’appel de Goha se confondaient en lui dans un même sentiment de douceur.

— Waddah, dit-il, à voix basse, je t’ai parlé ce soir de mon passé comme je t’aurais raconté la vie d’un être disparu… N’est-ce point étrange, Waddah ? Tout en moi, ce soir, est étrange. En sortant d’El-Azhar, j’ai repoussé les braves gens qui venaient à moi pour s’instruire. Dieu m’est témoin, cependant, que mon cœur leur est ouvert… Plutôt que de rencontrer, ce soir, mes illustres collègues, je préférerais que la ville s’effondrât et cependant, tu sais en quelle estime fraternelle je les tiens. Je n’ose aller au fond de ma pensée, Waddah… Songe que ce matin encore je me passionnais pour les arguments que Cheref-el-Din-el-Teïibi oppose dans son « Fotouh-el-Gheïb » au « Keschaf » d’El-Zamachéri… Depuis des années, je confronte les doctrines des Sonnites, des Himyérites et des Motazélites… chaque doctrine, chaque argument a marqué une ride sur mon front… Et voici que ce soir, tout à coup, j’ai comme le sentiment qu’un homme peut vivre, peut être heureux, sans avoir résolu les graves problèmes qui hantent mon esprit… J’ai comme le sentiment qu’un porteur d’eau n’est pas nécessairement moins heureux qu’un cheik !

Des cris aigus, des rires gutturaux que canalisaient les rues étroites, montaient jusqu’à la fenêtre. Des femmes, laissant négligemment le bas de leur robe traîner dans les ruisseaux, s’entretenaient avec des fellahs en gesticulant. Parfois des exclamations renseignaient le passant sur la nature de ces colloques qui se poursuivaient à voix basse.

— À ce prix-là, je puis m’acheter un âne !

— C’est comme tu voudras, répondait la prostituée.

Le couple s’éloignait silencieux, la femme en avant, l’homme en arrière. La promesse du plaisir ne les rapprochait pas. Cheik-el-Zaki, qui s’était penché au dehors pour mieux entendre, suivit du regard le couple qui disparut par une porte basse.

— Waddah, dit-il, je suis amoureux.

Croyant à une ironie du cheik, le jeune homme sourit avec contrainte.

Je suis amoureux, Waddah, reprit le maître d’une voix grave, mais je ne sais pas de qui. Est-ce que tu comprends cela, toi qui es expert en amour ?

Alyçum, frappé de stupeur, ne répondit pas.

— Il est temps que je prenne un peu de plaisir, poursuivit le vieillard… J’ai envie d’une belle fille, bien grasse, bien blanche, qui fasse la joie de ma vieillesse.

— Puis-je parler ? demanda Waddah-Alyçum.

— Parle.

Le jeune homme fixa des yeux doux et implorants sur Cheik-el-Zaki, leva vers le ciel les paumes de ses mains et dit :

— Cher et illustre maître, j’ai peur pour votre cerveau.

— Mais non ! mais non ! fit Cheik-el-Zaki contrarié.

— J’ai peur pour votre cerveau, cher et illustre maître, répéta Waddah-Alyçum avec une visible angoisse.

— Allons donc, mon cher ! Mon cerveau ? Allons donc !

— Cependant l’aventure de l’amour est pleine de périls…

— Tais-toi ou tu me fâcheras ! cria El-Zaki.

Il se pencha au dehors. La rue était silencieuse. De-ci, de-là, un groupe d’ouvriers ou de vendeurs… Dans la lueur qui descendait les marches de la mosquée, deux ou trois formes étendues cherchaient le repos… Le mendiant sur ses béquilles s’éloignait à pas comptés, avec des précautions infinies pour son mal. Les maisons aux fenêtres et aux portes closes semblaient ne plus devoir s’éveiller…

Pareil à quelque profanateur, Goha s’avançait pâle, les yeux creusés par la fatigue, et d’une voix forte jetait son appel dans la nuit. Depuis son entrée dans la carrière, il n’avait jamais rencontré pareille indifférence à l’égard de ses victuailles, Il s’imaginait que par l’effet d’un enchantement, la rue se vidait à son approche.

— Envoie ! Envoie !

Mais il ne répéta pas ce mot, car il venait de comprendre que sa formule abrégée avait perdu sa vertu magique et que Mahomet était mécontent. Il se souvint de la phrase complète et, avec véhé̃mence, s’écria :

— Envoie vers moi ceux qui ont faim !

Aussitôt, dans un bruissement d’ailes, une ombre immense glissa sur sa tête : le quartier de mouton dans les serres un épervier remontait vers le ciel. Le plateau roula sur le sol, les boulettes s’écrasèrent dans la boue. Goha ne se troubla pas et ce fut d’une voix douce qu’il fit remarquer au Prophète sa méprise :

— Tu t’es trompé, Nabi, je te demandais un client.

— De quoi te plains-tu ? Tu demandais un client, il t’est venu du ciel, dit le vendeur de friture avec un gros éclat de rire.

Puis ce fut le tour du porteur d’eau :

— Tu demandais ceux qui ont faim, l’épervier avait faim.

Goha au milieu du désastre les remerciait de tant de sollicitude et le porteur d’eau, pour marquer l’étrangeté de sa pensée, fit claquer ses mains :

— Allah lui-même s’est moqué de Goha ! s’exclama-t-il.

Quant à Cheik-el-Zaki, il dit à son compagnon :

— Comment les hommes se comprendraient-ils, quand un tel malentendu peut se produire

entre la créature et le Dieu qui l’a créée…

III

la famille de hag-nahmoud


Le lendemain, aux premières lueurs de l’aube, Hag Mahmoud Riazy pénétra dans la chambre de son fils.

Goha se réveilla en sursaut. La face convulsée de son père lui fit pressentir un malheur. Il regarda autour de lui. Le plafond était intact, les murs également ; le guéridon, sous la fenêtre, n’avait pas été dérangé. Ce décor familier le rassura. Il sourit à tous les meubles paisibles, il sourit à son père :

— Que ta journée soit bénie, dit-il.

— Lève-toi ! hurla Mahmoud.

Il saisit son fils par les épaules et le fit rouler sur le tapis. À ce moment Zeinab, sa plus ancienne épouse, et Hawa, la négresse, parurent à la porte. Elles poussèrent des cris de stupeur.

— Ne le connais-tu pas ? s’écria Zeinab en se jetant entre son fils et son mari.
— Ne le connais-tu pas ? reprit l’esclave en saisissant son maître par le bas de son caftan.

De nouvelles venues se glissèrent dans la chambre. D’abord Hellal et Nassim, les plus jeunes femmes de Hag-Mahmoud qui intercédèrent aussitôt en faveur de Goha, puis, l’une à la suite de l’autre, les neuf filles de la maison dont aucune n’était d’âge à porter le voile, et qui envahirent tous les meubles, tous les coins de la pièce.

Mahmoud, par souci de sa dignité, avait maîtrisé sa colère. Mais les femmes qui le croyaient encore dans un état d’exaspération furieuse le retenaient de toutes leurs forces. Plus il cherchait à se dégager, plus elles s’agrippaient à lui, en le conjurant de se calmer. « Mais je suis calme, criait-il, je suis calme, laissez-moi !… »

— Ne te fais pas de mauvais sang, calme-toi ! gémit Zeinab accrochée à sa jambe.

— Ne te fais pas de mauvais sang, reprit Nassim éclatant en sanglots, je crains pour ta santé !

— Je suis calme, puisque je vous dis que je suis calme !

— Regarde comme tu es rouge !

Mahmoud se tut un moment, sourit, et d’une voix qui voulait être douce :

Eh bien ! voilà ! dit-il, pour vous faire plaisir, je me suis calmé.

À contre-cœur, elles desserrèrent leur étreinte tout en le surveillant de près. Il passa la main sur son front mouillé de sueur, aspira une longue bouffée d’air, et, affectant de négliger la présence des femmes, revint auprès de Goha qui s’était accroupi à l’endroit même où il était tombé. Il le considéra avec amertume :

— Rassure-toi, dit-il après un silence, je ne compte pas te faire du mal, mais j’ai à t’apprendre que désormais tu vivras comme ta mère.

Un murmure d’étonnement accueillit cette sentence. Goha, les yeux fixés sur Hawa, sa vieille nourrice, implora, du regard, le secours de son intelligence. Que son père fût en colère, il n’en pouvait douter. Mais la cause de cette colère qui s’achevait sur une phrase incompréhensible, lui échappait complètement.

— Je me demande quelquefois ce que j’ai de commun avec toi pour que tu sois mon fils, reprit Mahmoud. Il trouvait dans le contraste entre son fils et lui une satisfaction d’orgueil qu’il avait cherchée vainement dans sa paternité. — Il faut, reprit-il, que j’aie commis un terrible péché pour que le Juste m’ait frappé de ta naissance.

Les femmes se regardèrent en hochant la tête. Les filles, déjà fatiguées de se tenir tranquilles, se mirent à faire des grimaces, à cligner leurs yeux cernés de kohl, à gonfler leurs joues maigres, sans qu’on vît se déplacer les mouches qui noircissaient leurs visages et qu’elles promenaient, du matin au soir, à travers la maison. D’une voix énergique, Mahmoud rétablit l’ordre et poursuivit :

— Dès tes premières années, tu t’es fait un renom de bêtise. Au Kouttab, tu étais le désespoir des maîtres les plus habiles… Avec les feuillets de ton Coran tu enveloppais ta ration de fromage… Tu ne sais ni lire, ni écrire !

Goha fixait sur Mahmoud un regard triste et passionnément sincère. Il n’aspirait qu’à se soumettre, mais il avait besoin de savoir ce qu’on lui demandait et il souffrait de ne pas comprendre.

— À vingt-cinq ans, tu n’as ni position, ni considération dans le monde ! s’écria Mahmoud. Ce n’est pas de toi qu’on pourra dire que tu es le fils de ton père

Tandis que les femmes répétaient en chœur : « Non, on ne pourra pas le dire, non, vraiment, on ne pourra pas le dire », il ajouta :

— Et cela me chagrine… Pourquoi faut-il que tu sois un être spécial et étrange ? J’ai fait ce que j’ai pu pour toi sans résultat. Aujourd’hui même, je serais peut-être encore disposé à te conseiller, à te guider dans la bonne voie… mais comment ?

Prenant ses épouses, Hawa, ses filles elles-mêmes à témoin, il demanda plaintivement :

— Est-ce qu’il n’a pas essayé tous les métiers ? Elles approuvèrent, en chœur :

— Oui, notre maître, il a essayé tous les métiers.

— Est-ce que je n’ai pas toujours été patient avec lui ?

— Oui, notre maître, tu as toujours été patient.

Mahmoud haussa les épaules et une bouffée de sang lui colora les joues au souvenir des humiliations quotidiennes que ce fils unique lui imposait. Il avait salué la naissance de Goha par des repas plantureux, des prières et des distributions de farine ; heureux de s’être assuré une descendance mâle, il avait suivi avec intérêt le développement de son fils qui l’avait inquiété de bonne heure. « Toutes mes amies le trouvent beau, tout le monde l’admire », s’exclamait invariablement Zéinab quand Riazy lui faisait part de ses appréhensions, et, afin de dérouter les puissances maléfiques que son enthousiasme de mère avait mises en éveil, elle ajoutait précipitamment : « qu’Allah le préserve, c’est l’enfant le plus laid du quartier ».

Cependant, Goha, parvenu à sa douzième année, éprouvait à comprendre et à parler une grande difficulté. Dans une longue phrase, il prononçait distinctement deux ou trois mots. Mais la perfection de ses traits, l’élégance de sa tournure éblouissaient sa mère et sa nourrice « C’est l’enfant le plus laid d’El-Kaïra », disait Zeinab… « C’est l’enfant le plus laid du monde », disait Hawa. Elles cousaient à ses vêtements des amulettes qu’elles achetaient chez les sorcières et, tous les soirs, Hawa crachait sur la tête de l’enfant pour le soustraire aux sortilèges des nourrices du voisinage qu’elle savait envieuses.

Les études confirmèrent l’angoisse de Mahmoud. Jamais Goha ne parvint à déchiffrer le Coran.

En cinquante-six mois, il apprit à réciter de courtes prières avec les différentes attitudes qui les accompagnent. Renonçant à l’espoir d’en faire un uléma, un imam ou un médecin, Mahmoud, qui possédait une entreprise de céramique, associa son fils à ses affaires. L’entrée de Goha dans les ateliers se signala par des dégâts considérables et Mahmoud dut en rabattre encore sur son ambition. Tout à tour mercier, marchand de tabac, repasseur de fez, bimbelotier, Goha avait accumulé les désastres pécuniaires, jusqu’au jour où, pour ne pas se déshonorer totalement par l’oisiveté, il tomba dans la situation de restaurateur ambulant.

— Même cela… Même cela… dit Mahmoud en portant la main à son front.

Son regard se posa sur les filles, les neuf filles qui avec Goha et ses trois épouses représentaient sa famille. Le sort de sa maison ne s’annonçait pas prospère. Il se rappela l’ironie de ses clients chaque fois qu’un enfant lui naissait :

— Alors Mahmoud ?

— Une fille…

— Ah ! une fille ?… et on lui donnait des tapes amicales sur l’épaule.

Aux premières on l’avait plaint… À la douzième, trois étaient mortes, on s’était abordé dans les rues pour se communiquer la nouvelle avec des sarcasmes et d’hypocrites consternations.

Mahmoud songea douloureusement à l’orgueil que ses amis dissimulaient mal en lui présentant leurs grands fils déjà cheiks ou à la tête d’un commerce. Il espérait quand même dans la miséricorde du Tout-Puissant pour obtenir un digne continuateur de ses œuvres. Mais devant toutes ces petites tresses, tous ces visages qui se ressemblaient, il se demandait s’il n’était pas maudit dans sa descendance. Étaient-elles bien à lui toutes ces créatures qui n’avaient pas répondu à son vœu ? Elles ne lui inspiraient aucun sentiment, il les connaissait à peine, il confondait même leurs âges et leurs noms. Quel qu’il fût, Goha lui appartenait davantage par la joie initiale qui avait marqué sa venue… Il fit une dernière tentative et s’adressant à son fils :

— Allons, explique-toi, lui dit-il. Ton plateau est cabossé, les bols sont en morceaux, les boulettes de fèves sont couvertes de boue, le quartier de mouton manque, et tu n’as pas rapporté d’argent. Explique-toi.

Goha ne gardait qu’un souvenir imprécis de ses démêlés avec un épervier et l’attitude menaçante de son père rendait plus pénible son effort de mémoire.

— Tu ne veux rien dire ? Tu es peut-être tombé ? Réponds. Tu as peut-être dansé avec ton plateau sur la tête ?

— La volonté de Dieu, hasarda Goha.

— Que le diable t’emporte ! riposta Mahmoud.

Avant de quitter la chambre il conclut, tourné vers son fils :

— J’étais assez naïf pour espérer t’entendre dire un mot sensé… Malheureusement la chose est impossible… Il ne te reste plus qu’à vivre comme ta mère.

Goha tressaillit. Que lui voulait-on ? Au, lieu de lui expliquer la sentence de Hag-Mahmoud, Zeinab se jeta sur son fils et, d’une voix assez forte pour que son mari pût l’entendre, lui reprocha son ingratitude :

— Ton, pauvre père me fend le cœur, criait-elle, il a fait pour toi tout ce qu’il a pu, il a donné le sang de ses entrailles pour pouvoir s’enorgueillir de toi !

— Je n’en dors pas la nuit, dit Hellal.

— Je le jure par la prunelle de cet œil, dit Nassim en se tirant la paupière du bout des doigts, je n’ai plus envie de manger, ni d’aller, ni de venir…

Pour s’attirer les bonnes grâces de Mahmoud, elles s’indignaient contre ce mauvais fils qui avait affligé leur seigneur :

— Tu ne vaux pas l’ongle de ton père !…

— Même pas la rognure de son ongle !…

— La rognure de son ongle ! s’indigna Nassim. Êtes-vous fâchées contre Mahmoud pour comparer la rognure de son ongle à cet imbécile ?

Elles s’en allèrent enfin, satisfaites d’elles-mêmes, leurs gros ventres en avant et balançant les hanches. Dans l’antichambre, elles jetèrent un coup d’œil sur Mahmoud, cherchant à deviner s’il avait apprécié leur appui.

Les neuf sœurs de Goha s’ébranlèrent à leur tour. Prudemment elles sortirent de leurs coins, se mirent en file et, accrochées l’une à la robe de l’autre, longeant les murs, leurs yeux écarquillés braqués sur leur frère, elles se dirigèrent vers la porte. Leurs pieds se dégageaient nus, des gallabiehs droites, aux couleurs violentes. Un mouchoir bordé de paillettes recouvrait leurs cheveux crépus. Une petite tresse, que des fils de laine prolongeaient jusqu’à la taille, s’en échappait noire et chétive. Chacun de leurs mouvements agitait la turquoise et la gousse d’ail qu’elles portaient sur le front pour conjurer le mauvais sort.

— Où allez-vous ? demanda Goha.

Elles répondirent toutes ensemble par des cris de terreur, puis elles tirèrent la langue, firent des gestes effarés, et s’enfuirent de la chambre en désordre, hurlant et riant à la fois, heureuses d’être bruyantes.

— Naturellement, dit Hawa très bas pour ne pas être entendue de ses maîtres et se rapprochant de Goha qu’elle seule n’avait pas quitté, naturellement ce n’est pas un métier pour toi. Est-ce qu’on a jamais vu des Riazy marcher dans la rue avec un plateau sur la tête ?

— J’étais plus content quand j’étais repasseur de fez, dit Goha en haussant les épaules.

— Oui, mais tu as brûlé tous les fez du quartier, répondit Hawa… Ce métier aussi n’était pas digne de toi.

Elle ajouta :

— Ils disent que tu n’es pas intelligent, moi, je te trouve très intelligent. Hag-Mahmoud devrait te reprendre dans ses affaires maintenant que tu as un peu d’expérience.

Goha lui fit signe de s’asseoir auprès de lui et lui demanda quelles étaient les décisions de son père. Elle s’assit et lui expliqua posément qu’il devait renoncer à son plateau de victuailles et vivre dans l’inaction.

— Hé là ! ma nourrice, s’exclama Goha le visage épanoui, mon père n’avait pas besoin de se fâcher pour cela !

Toutes les visions redoutables que le discours de Mahmoud avait éveillées dans son esprit disparurent. Il avait compris, il était sauvé. Il attira contre lui sa nourrice dont la face plate et noire exprimait infiniment de bonté :

— Hawa !… Hawa !…

— Mon maître !… mon maître ! répondit-elle.

Étendue sur la natte, ses grosses formes étalées, elle s’abandonna à une joie puérile. Elle était heureuse d’avoir libéré Goha de son angoisse et de petits rires la secouaient. Goha lui prodigua mille caresses, lui pinça les bras et les cuisses, lui tirailla les cheveux. Elle avait, avec des mots simples, dissipé ses craintes. Il avait pour elle de la gratitude et aussi de l’admiration :

— Hawa, tu es une cheika !

— Et toi, tu es un cheik !

Et tous deux riaient, riaient, riaient.

IV

l’univers de goha


Le plateau fut vendu ainsi que les ustensiles et le reste des victuailles, les fèves, les oignons, les radis desséchés par le soleil et par le vent, fut distribué aux pauvres.

Goha resta cloîtré chez lui toute une semaine. Ses après-midi étaient tranquilles, mais le matin il menait une vie misérable. Poursuivi par le balai de Hawa qui vaquait aux soins du ménage, il errait de pièce en pièce. Dès qu’il s’asseyait sur un divan, il perdait le sentiment de son immobilité présente. Il se retrouvait en marche à travers la rue populeuse, il s’entendait crier : « envoie envoie ! » Entraîné par la réalité de sa vision, il chantait les quatre syllabes voix basse. Alors Hawa se mettait à rire :

— C’est fini, disait-elle, il n’y a plus d’ « envoie ! envoie ! » Maintenant c’est Mohamed-Mostapha qui fait le quartier. Si tu avais été un garçon sérieux tu ne t’ennuierais pas comme tu t’ennuies.

Goha la regardait de ses grands yeux devinant déjà la phrase obsédante, la phrase de toujours :

— Allons, mon maître, il faut que je nettoie. Va t’asseoir dans une autre chambre.

Aucune supplication, aucune menace, aucun argument ne lui permit d’échapper à la tyrannie de la négresse. S’il feignait de ne pas l’entendre, elle s’approchait de lui, le secouait et reprenait plus fort.

— Mon maître, il faut que je nettoie.

Un jour qu’il était particulièrement bien assis, il déclara, la main ouverte sur la poitrine :

— Hawa, cette chambre a été balayée.

Sans même le démentir, la négresse, sa robe relevée sur les hanches, tira le tapis et répandit sur les dalles le contenu de sa bassine.

Cet échec décida Goha à franchir le pas de sa demeure et à s’asseoir au bord de la chaussée. Il trouva dans le spectacle de la rue une plaisante diversion. Des hommes, des ânes, des chameaux passaient qui semblaient exprimer dans leur démarche lente une profonde indifférence à parvenir au but.

Mais il y avait aussi les marchands. Ils surgissaient avec des farces violentes et des rires grossiers aux minutes précises où Goha se sentait le plus satisfait de la vie. L’existence était impossible pour lui sur le seuil de la maison paternelle. Il résolut de s’aventurer très loin.

Par une chaude journée de Chaaban, il se glissait d’un pas rapide entre les charrettes, contournait les groupes, inattentif aux cris des vendeurs, aux jurons des âniers, aux lamentations des estropiés et des aveugles.

— Fils d’une pantoufle, où vas-tu ?

— Je ne t’avais pas vu, balbutia Goha.

— Parbleu ! Quand tu te promènes, tu emportes ta bêtise et tu oublies tes yeux.

— Que ta journée soit propice, dit Goha.

C’était Sayed, le vendeur d’oranges. Vêtu d’une gallabieh de cotonnade bleue qui découvrait ses jambes musclées et bâillait sur sa poitrine, il était avec cinq de ses confrères. Il avait déposé sa couffe encore pleine et son pied boueux s’appuyait négligemment sur les fruits d’un rouge fulgurant sous le soleil de midi.

— Que ta journée soit propice… que ta journée soit propice, imbécile ! fit-il contrefaisant la voix de Goha et encouragé par le rire des marchands, des mendiants accourus pour assister à la scène, et des enfants qui pour mieux voir se faufilaient entre les jambes, complètement nus, avec des ventres rebondis. Il prit la nuque de Goha dans la paume de sa main :

— Tu es un joli garçon, Riazy… Bien potelé, bien rond, bien nourri… Joli garçon, par Allah, joli garçon…

Les assistants ricanaient déjà, réjouis par la mine de Goha et désireux de complaire à Sayed dont la carrure solide les impressionnait. Celui-ci caressa la moustache noire, très fournie qui barrait son visage et qu’il redressait à l’instar des Grecs faisant le commerce des épices dans le quartier. Il cligna de l’œil à ses amis et, se retournant vers sa victime, prit un air terrible :

— Allons ! montre-nous ton derrière.

Un éclat de rire général accueillit la magnifique improvisation du vendeur d’oranges.

— Ha ! ha ! ha !… Ha ! ha ! ha !

Les spectateurs se bourraient de coups pour mieux s’exciter à la gaieté.

— Si tu en as un, pourquoi le caches-tu ? s’écria le porteur d’eau.

— Il n’en a pas, dit un autre.

— Il l’a vendu avec ses boulettes de fèves, expliqua un troisième.

Goha, en proie à un malaise grandissant, restait immobile, les bras ballants, étourdi par le vacarme. Des enfants s’étaient accrochés à ses vêtements, cherchant à le déshabiller. Il se débattait de son mieux contre ces petites étreintes, contre toutes ces petites mains qui s’accrochaient à son corps comme des pincettes d’acier. Sayed se baissa et balaya les enfants d’un tour de bras.

— Merci, merci… bredouilla Goha.

— Maintenant, tu le feras tout seul, ordonna Sayed.

— Laisse-moi partir, supplia Goha avec un sourire navré.

— Par Allah, je ne te lâcherai pas, répondit le marchand en lui appliquant des chiquenaudes sur les joues. Et d’une voix rude, il reprit « Allons ! Dépêche-toi ! Montre-nous ton derrière. »

Goha saisit sa gallabieh, se l’enserra autour des jambes avec rage.

— Non, grogna-t-il.

— Alors, je vais t’étrangler, riposta calmement le vendeur.

Sayed éprouvait une haine invincible pour le fils de Hadj-Mahmoud-Riazy. Une voix lui soufflait « Tue-le ! Tue-le !… Écrase-le donc ! » Et cette voix intérieure on eût dit que les spectateurs l’entendaient, car ils intercédèrent, d’abord faiblement :

— Ça ne fait rien, ça ne fait rien… laisse-le…

— Pourquoi plaisanter avec lui ? Tu vois bien que c’est un idiot.

Autour du cou de Goha, les doigts se desserraient, se refermaient. L’homme était tour à tour séduit et effrayé par l’idée du crime.

— Tu vas te fatiguer pour ce taureau… Viens plutôt boire une tasse de café avec nous…

À cette intervention d’un de ses amis, tout le fiel du fellah se déversa dans un éclat de rire factice. Il lâcha Goha et lui donnant un coup de pied dans le dos :

— Va, cria-t-il, tu es un âne et je me suis moqué de toi !

Libéré, Goha s’éloigna tandis que la foule s’évertuait à consoler le marchand. « J’ai bien fait de ne pas leur montrer mon derrière, songea Goha en souriant, parce qu’ils auraient dit que je suis une fille des rues. »

Le soleil qui dardait sur son échine fouillait les immondices accumulées en tas devant les portes. Parfois un chien rongé d’ulcères, la langue pendante, avide de fraîcheur, rejetait de ses pattes les chiffons, les légumes pourris, les écorces de melons et de pastèques, sèches comme des parchemins et, fébrilement, enfonçait son museau dans les couches d’ordures encore humides. Goha traversait des bazars animés par les cris des enchères, débouchait dans des carrefours qu’égayait le son grêle d’une fontaine auprès de laquelle des buffles sommeillaient. Sur les marches d’une mosquée, deux nègres se battaient. Une triple rangée de spectateurs discutait l’opportunité du combat. Il évita le groupe et poursuivit sa route. Les clameurs des hommes bruissaient à ses oreilles, les vapeurs malsaines de la ville pesaient sur sa poitrine. Il lui fallait respirer librement, s’isoler ou plutôt se perdre dans un monde en harmonie avec lui-même. Mais dépourvu de l’intelligence de son instinct, il n’était tout entier qu’un instinct cherchant à se satisfaire. Esclave d’une force inconsciente, il allait sans direction, avec un aveugle et paisible entêtement. Il s’apprêtait à contourner un mur, d’une blancheur éclatante, lorsqu’un janissaire, la ceinture ornée de yatagans damasquinés, lui barra le chemin et lui asséna un coup de bâton sur l’épaule.

— On ne passe pas, c’est le palais du Mamelouk.

En revenant sur ses pas, Goha butta contre un second mur derrière lequel s’abritait un autre de ces puissants personnages.

— Où t’égares-tu, mulet ? Je vais te briser les os !

« Ils veulent tous me tuer, songea Goha, et l’un m’appelle mulet, et l’autre m’appelle taureau !… »

Il arriva enfin à un petit hameau, situé au bord du Nil. Le visage morne et ruisselant, il s’assit sur la rive du fleuve. Devant lui Ghézireh, l’île de Boulaq, semblait une immense embarcation, arrêtée soudain dans sa course. Sous le ciel phosphorescent, c’était un convoi de palmes immobiles. Les stippes des dattiers qui s’élançaient au-dessus d’une végétation grise, comme les barreaux d’une grille, divisaient l’île dans toute sa longueur. Des nopals, des bananiers en loques ternis par le sable des khamsins, quelques acacias formaient ça et là des coins d’ombre. Ghézireh reposait inerte dans l’atmosphère embrasée. D’un sycomore, avec un cri, un épervier s’envola.

Au delà de l’île, s’étendaient les plaines basses de Ghizeh. Après la triple récolte, durcies par le soleil, elles avaient été envahies par la crue du fleuve, Un vaste lac s’était formé. D’abord épais et jaune, il avait peu à peu déposé son limon. Goha, la main en visière, contemplait la nappe chatoyante et bleutée qui s’allongeait jusqu’aux plaines du désert. Le profil des pyramides s’y reflétait comme dans un miroir. Quelques arbrisseaux aux longues feuilles pendantes, des arecs émergeaient ; des villages entiers étaient pris dans le mouvement des eaux que troublait par instants le pas du fellah, du cheval, du chameau regagnant le foyer. Des becfigues volaient sans bruit.

Un enfant nu, d’une dizaine d’années, portant des avirons sur ses épaules, passa devant Goha et sauta dans une barque. Il s’apprêtait à démarrer quand Goha l’interpella :

— Hé ! cria-t-il, dis-moi si tu connais Abd-el-Akbar ?

— Hadj-Abd-el-Akbar, rectifia l’enfant. Oui, je le connais. C’est mon père.

— Il est ici ?

— Non, il a traversé ; il est là-bas, répondit l’enfant en tendant la main vers Ghézireh. Tu avais besoin de lui ?

— Je voulais aller de l’autre côté. Est-ce que tu peux m’y conduire ?

— Le courant est trop fort pour moi, Sidi, les tourbillons font bou-loum, bou-loum, et entraînent la barque. Mais si tu veux traverser, je puis appeler mon frère aîné.

— Va l’appeler, ordonna Goha.

L’enfant mit pied à terre, courut dans le hameau et revint avec son frère, un grand garçon qui marchait en se dandinant. Celui-ci, sans rien dire, fit signe à Goha d’entrer dans la barque, prit les avirons et démarra. Ils atteignirent péniblement la rive opposée. Goha remercia le rameur, s’étendit sur la berge et ferma les yeux.

Un bruissement dans un arbuste proche attira son attention. Il détourna la tête et vit, à portée de ses doigts, un caméléon vert pâle s’avancer avec précaution, puis s’arrêter et s’accroupir. Il déposa une quarantaine d’œufs contre une pierre. Goha le saisit par la patte. L’animal ne fit aucune résistance. Abandonnant son corps à l’homme qu’il ne craignait pas, il le regarda d’un œil, tandis que de l’autre il explorait l’air où voletaient des moucherons. Goha tirailla ses paupières proéminentes. Agacé par ce jeu, l’animal gonfla sa gorge et saccada son souffle. Soudain il manifesta de l’inquiétude, s’enfuit des mains de Goha et grimpa sur un arbuste. C’est alors seulement que Goha remarqua l’agitation qui régnait dans Ghézireh, les battements d’ailes, les trottinements rapides, les piaillements aigus et qu’il entendit un sifflement strident qui le renseigna sur la cause de cette fiévreuse animation. Un monitor, rampant sur la berge, avertissait les bêtes et les gens de l’approche d’un crocodile. Goha se leva précipitamment, regarda à sa droite, puis à sa gauche et aperçut un paquet sombre qui descendait le fleuve, pareil à un tronc d’arbre flottant à la dérive.

— Allah ! Allah ! cria-t-il, et le caftan relevé pour dégager ses jambes, il s’enfonça dans l’île, courant à perdre haleine, soulevant à son approche des bandes de canards sauvages, d’ibis, de gangas qui s’étaient blottis peureusement dans les buissons.

Tout en courant, il poussait des cris perçants, imitant celui du monitor, battait des mains, chassait des pierres devant lui, heureux du désordre qu’il occasionnait sur son passage.

— Hé ! fils de Mahmoud, hé ! Ta maison est en feu ?

Goha s’était heurté à un vieillard maigre qui se, reposait au pied d’un tamaris. Il s’arrêta, haletant, le visage rouge, les yeux agrandis, avec dans toute sa personne une expression de rayonnement, de force, de jeunesse.

— Un crocodile, Abd-el-Akbar ! un crocodile !

— Ça arrive, ça arrive, répondit le vieillard en hochant la tête, assieds-toi et mange des dattes…

Il tira Goha à ses côtés et reprit :

— Un crocodile… J’en ai vu un le cinquième jour de la dernière lune. Je venais de pêcher un bayad grand… grand comme toi.

Il fit une pause pour juger de l’effet de son exploit, mais Goha ne l’écoutait pas. L’oreille aux aguets, les narines frémissantes, il était attentif à tous les bruits, à tous les mouvements de l’île.

— Tu entends ? insista le pêcheur… il était grand comme un palmier…

Et comme Goha ne répondait pas, il lui conseilla rudement de rajuster son turban qui, s’étant déroulé, lui pendait sur l’épaule et d’aller à la recherche de la babouche qu’il avait dû perdre dans sa course.

— Je ne l’ai pas perdue, riposta Goha, qui croyant être très comique riait aux éclats, c’est le crocodile qui l’a mangée…

Contre son attente, le pêcheur se renfrogna davantage. Il se dressa sur ses jambes maigres et s’éloigna. Goha le suivit. Il retrouva sa babouche et emboîta le pas du pêcheur qui, par moments, l’examinait à la dérobée. Abd-el-Akbar attendait un mot d’encouragement pour poursuivre son récit, tandis que Goha humait goulûment l’arome des broussailles. En débouchant dans un terrain profondément excavé, il s’arrêta brusquement. Il avait devant les yeux le spectacle étonnant d’hommes au visage rasé, portant des perruques, de la dentelle sous le menton, des culottes courtes ; partout sur leurs vêtements étranges scintillaient des boutons de cuivre. Ce qui acheva d’amuser Goha, c’est qu’en parlant, ils haussaient le ton sans remuer les bras.

— Qu’est-ce ? Qu’est-ce ? Abd-el-Akbar ?

— Des Franques.

— Des Franques ?

— Oui…

— Ah !

Les Franques entouraient une statue de granit rose récemment exhumée.

— Une telle hypothèse, s’écria l’un d’eux, me paraît extravagante.

— Mais, monsieur, j’ai pour moi l’autorité d’Hérodote.

— Oh ! les historiens, monsieur, les historiens ! Des imaginatifs !

— Excusez mon insistance… Je maintiens que c’est là une reproduction d’Isis…

— Ces sauvages, là-bas, qui nous observent, pourraient nous départager.

Ils saluèrent la boutade de rires discrets, puis ils se penchèrent sur la statue qui mettait leurs cerveaux à la torture et la considérèrent gravement.

— Et la femme, la femme qui est là, qui est-ce ? demanda Goha.

— Est-ce que je sais ?… Ils disent que c’est une cheika, une cheika en pierre.

— Une cheika ?

— Oui.

— Ah !

Les Franques discutèrent longuement. Lorsque leurs voix s’animaient, Goha avait envie de leur donner des petits coups dans les bras pour leur faire esquisser les gestes correspondants.

— Rentrons, messieurs, dit soudain celui des quatre qui parlait le plus, nous reprendrons nos travaux demain.

— Holà ! maraud. Felouque ! Felouque ! Felouque !

Suivi des Franques, le pêcheur prit la direction de la berge. Goha demeura seul et sa gaieté tomba. Une émotion sans cause s’empara de son être. Il fit le tour de la statue et alla s’étendre à l’ombre d’un acacia gris, dont une partie des racines avait été mise à nu lors des travaux de fouilles. Couché sur le dos, se faisant des mains un écran contre le soleil, il voyait beaucoup de ciel et la cime des arbres.

— Le pauvre ! murmura-t-il dans un long soupir.

Il avait souvent de ces élans inattendus qui le surprenaient lui-même. À peine eut-il prononcé ce mot, comme pris en faute, il se demanda sur qui et à quel propos il venait de s’apitoyer. Il s’égara en recherches qui n’eurent d’autre effet que de l’attrister.

Il voulut penser à Hawa, à Sayed, à Mahmoud, à sa mère ; ce fut impossible. Il ne put penser qu’à lui-même. L’image évoquée des autres se perdait trop infime, trop effacée auprès de la chose grandissante qui était lui.


L’acacia, qui tendait ses branches au-dessus de sa tête, lui parut un ami connu depuis toujours. Il avait le sentiment net qu’en avançant le bras, il toucherait le sommet du dattier qui se trouvait à cent pas de lui. L’acte lui parut si normal qu’il n’éprouva pas le besoin de le tenter.

D’ailleurs ses jambes, ses bras, sa tête se refusaient au moindre mouvement. Et tandis que l’inertie le gagnait, le paysage se transfigurait à ses yeux, des rapports nouveaux se révélaient entre le monde et lui. Il lui sembla que l’acacia lui ressemblait. Les dattiers et les tamaris, la pierre qui se trouvait sous son pied et qu’il ne voyait pas, lui ressemblaient également. Tout ce qui était immobile lui ressemblait… Des oiseaux glissaient en vols silencieux, des hommes marchaient de l’autre côté du fleuve… Et ceux-là, au contraire, étaient différents de son être…

L’immobilité était devenue pour lui l’attitude nécessaire du vivant. Les oiseaux, les hommes n’étaient que des ombres, des passages…

Goha n’était plus pour lui-même qu’un spectacle. Goha se voyait. Il voyait un arbre, il voyait un talus de terre grise, il voyait le ciel, mais l’arbre, le ciel, le talus ne limitaient pas son regard. À travers eux il voyait encore, car ces objets n’étaient plus en dehors de lui, ils étaient en lui, ils étaient l’aspect visible de son âme. À travers eux, il saisissait le reste de lui-même, invisible, infini.

Au crépuscule, Abd-el-Rahman, inquiet de ne pas voir revenir Goha, prit ses avirons et traversa le fleuve. Il était fatigué et durant le trajet ne cessa de se plaindre avec humeur « Hadj-Mahmoud n’a pas eu de chance avec son fils… Ce garçon serait capable de passer la nuit dans Ghézireh. À supposer que je n’aille pas à sa recherche, personne ne penserait à lui… Ce serait bien fait… » Cependant il ramait de toutes ses forces, car malgré sa mine revêche et sa parole dure, Hadj-Abd-el-Akbar avait bon cœur.

Ayant atterri, il alla directement à l’endroit où il avait quitté Goha, près de la statue. Comme l’obscurité s’était épaissie, il ne le vit pas et se mit à l’appeler « Goha ! Goha ! ». Aussitôt une voix lui répondit

— Qu’est-ce que tu veux ?…

— Ce que je veux ?… Je veux te ramener… Cette fois Abd-el-Akbar ne reçut pas de réponse, il appela de nouveau « Goha, Goha », mais Goha ne donna plus signe de vie.

— Je suis bien bon, s’écria le pêcheur, de penser à un imbécile comme toi ! Tu ne veux pas me parler ? Eh bien ! reste, meurs de soif et de faim si ça te fait plaisir, moi je m’en vais…

Il s’éloigna résolument, mais après les premiers pas, il hésita de mettre sa menace à exécution. Il se dit que Goha était fou et que son devoir à lui était de le dépister et de le ramener. Il alla dans la direction que la voix lui avait indiquée et ne tarda guère à découvrir le fils de Mahmoud au pied de l’acacia, étendu sur le dos, les yeux grands ouverts. Il se pencha vers lui, le secoua. Goha se tourna sur le côté et sourit vaguement à Abd-el-Akbar.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda ce dernier non sans une légère inquiétude.

Goha pénétré par l’humidité de l’heure eut un tressaillement, puis il bâilla et s’étira. Le changement de son état d’âme ayant été brusque, il crut qu’il avait dormi et qu’il venait de se réveiller.

Il suivit enfin le pêcheur dans sa barque. Au cours de la traversée, ils échangèrent peu de paroles.

Goha pénétra dans la ville. Des quartiers solitaires, il passa aux quartiers populeux. Bientôt il longea les échoppes, les maisons, les mosquées connues depuis l’enfance, il vit surgir de tous côtés des visages indifférents ou hostiles. Il en éprouva de la déception et du malaise. Au coin d’une rue, des ouvriers, assis en rond par terre, l’interpellèrent.

— Viens nous dire si ce qu’il nous raconte est vrai, s’écria l’un.

Ambar, le maçon, qui était ainsi mis en cause, ajouta :

— Je leur raconte justement l’histoire de la casserole…

Mais Goha ne fit que les saluer de loin. Les ouvriers lui lancèrent des pierres, puis le cercle se resserra.

— Tu nous disais que la veille de Cham-el-Nassim Goha avait besoin d’une casserole…

— Il avait besoin d’une casserole, dit Ambar, et il alla la demander à son voisin Abd-Allah.

— Abd-Allah ! Je le connais, interrompit l’un des ouvriers. Il fait le commerce des peaux de moutons.

— Sa boutique est dans les parages de la mosquée Hassan.

— Mais oui, c’est un borgne.

— Et sa moustache ! Ha ! Ha ! Sa moustache… Dix poils à l’est, dix poils à l’ouest. Continue, Ambar.

— Il emprunta la casserole et revint trois jours après. « Mon voisin, une nouvelle, cria-t-il en frappant à la porte d’Abd-Allah, une bonne nouvelle ! — Qu’est-ce ? demanda celui-ci en tirant les loquets. — Une bonne nouvelle, mon voisin, ta casserole vient d’accoucher. »

— Que Dieu, te coupe en morceaux, Ambar, tu es l’homme le plus plaisant du monde !

Le terrassier, qui avait ri plus fort que les autres, poursuivit les yeux brillants de malice et les bras en mouvement :

— Abd-Allah, qui connaissait la sottise de Goha, flaira une bonne affaire, Il soupira, se frappa la poitrine. « Ah ! ma pauvre casserole, elle a dû bien souffrir… Mais en es-tu sûr, Goha ? — Si j’en suis sûr ! Tu me l’as prêtée vide et, ce matin, je l’ai trouvée chargée de trois petites casseroles. Tout en ce monde est question de destin, ta casserole a eu des petits… »

— Que Dieu t’extermine, Ambar ! Ton histoire est amusante.

— Goha voulut se venger, reprit le maçon. À quelque temps de là, il demanda une autre casserole à son voisin. C’était pour cuire un mouton. Abd-Allah s’empressa de le satisfaire : « Elle est cinq fois plus grande que la première, dit-il, nous verrons combien de petits elle aura… » Après une longue absence, Goha revint les mains vides, la mine allongée. Anxieusement Abd-Allah l’interrogea : « Qu’y a-t-il, mon frère, parle, qu’y a-t-il ? — Hélas, dit Goha, ta casserole est morte. — Morte, dis-tu ? C’est une plaisanterie. — Hélas, répéta Goha, tout en ce monde est question de destin, ta première casserole a eu des petits, la seconde vient de mourir. »

Autour du fils de Mahmoud, une légende se formait peu à peu. Trouvant en lui le type parfait de la fable, les conteurs renonçaient à l’emploi de héros imaginaires. À chaque anecdote qu’ils inventaient était accolé le nom de Goha. La liste de ses exploits et sa popularité croissaient à mesure que les fins esprits de la ville produisaient leurs œuvres. Il était présenté par l’un rusé, par l’autre sot, par l’un méchant, par l’autre pitoyable ; on détaillait les mésaventures de son ménage, on décrivait ses femmes et ses enfants. Enfin, selon les nécessités du récit, Goha était un adolescent ou un vieillard. Certains même le disaient mort.

Régulièrement, dans la matinée, Goha quittait sa maison. Il se perdait dans le dédale des ruelles, des carrefours, des cimetières. Brusquement, au tournant d’une bâtisse, il débouchait dans une plaine de sable ou dans un champ. S’il était fatigué il s’arrêtait là et s’abîmait jusqu’au soir dans une contemplation passionnée ; sinon, il allait plus loin, au bord du Nil, à Ghezireh.

Il rentrait à El-Kaïra, les yeux éblouis de soleil. À mesure qu’il côtoyait les boutiques et les passants, l’homme timide et maladroit renaissait en lui. Il devait se garer contre les dangers de la rue, songer à sa maison, répondre aux questions qu’on lui posait et lutter contre le sarcasme des gens.

La prudence, la mesure, la réflexion étaient nécessaires. Il le savait, il apportait néanmoins dans la ville la même sincérité qu’à Ghézireh. Mal fait pour la vie sociale il en était victime et, couvert de ridicule, il s’isolait pour saisir la portée de ses erreurs. Mais ses méditations étaient vaines, la vie parmi les hommes lui parut mystérieuse. Stupéfait des conséquences de ses actes, incapable de reconnaître les mains qui les avaient habilement transformés, il crut à l’œuvre de monstrueux anonymes. Muni de ces solutions fatalistes, il allait aveuglément vers des catastrophes nouvelles, plantant dans le cerveau de son

prochain l’idée de sa sottise.

V

le cortège de la mariée


Un mois s’était écoulé depuis que Cheik-el-Zaki avait confié à Waddah-Alyçum ses souffrances morales. Le professeur d’El-Azhar n’avait pas encore modifié sa manière de vivre. Il se rendait régulièrement à ses cours, s’entretenait avec ses collègues et poursuivait au pied de sa colonne ses travaux d’exégèse. Ses enseignements toutefois avaient perdu de leur vigueur. Il n’avait plus dans la voix ces inflexions ardentes qui intimidaient ses contradicteurs et lui gagnaient les hésitants. Le regard terne, les bras croisés sur les genoux, il tombait dans de longs mutismes et reprenait machinalement la phrase interrompue lorsque le murmure discret de ses élèves pénétrait sa torpeur.

Il avait cru facile de rompre avec son passé et de s’abandonner à la vie, simplement, pour y puiser, comme ses frères d’Égypte, l’insouciance heureuse. Mais une tradition d’effort lui interdit ce jeu d’expansion naturelle.

Dans son harem végétaient quelques femmes sans attrait : Mabrouka, son épouse depuis vingt ans et des esclaves dont il avait dédaigné la virginité. Il résolut une nuit d’approcher ces dernières. Sur son ordre, Ibrahim, l’eunuque, les amena dans la bibliothèque où il avait coutume de se tenir. Il les vit s’avancer haletantes. Le caprice de leur maître les épouvantait. Durant des années, elles avaient fiévreusement attendu de s’immoler dans ses bras et lorsqu’elles virent leurs seins s’allonger et leur taille s’épaissir, énervées par l’abstinence et désespérant d’être prises, elles s’étaient données à des ouvriers du voisinage. Cheik-el-Zaki étudiait tranquillement leur visage grimaçant, sans se douter de leur angoisse. Il les trouva laides et vulgaires, et, d’un geste, les congédia.

De belles Syriennes étaient offertes sur le marché ; il s’y rendit aussitôt. Sur des tapis de Smyrne, des jeunes filles nues étaient exposées. Cheik-el-Zaki en marchanda quelques-unes distraitement. Une enfant aux jambes fines, aux hanches larges, attira son attention. Sur un signe du marchand, debout à ses côtés, elle prit des poses lascives. Le philosophe qui avait surpris ce manège détourna la tête et s’éloigna. Au contact de ces créatures éduquées exclusivement pour donner à l’homme la joie des sens, il comprit qu’il recherchait dans l’amour autre chose que le grossier assouvissement d’un désir.

— Mabrouka, ma chérie, dit-il à son épouse, j’ai l’intention de me remarier.

— Tu as raison, répondit-elle docilement.

— J’ai entendu parler d’une fille d’Abd-el-Rahman, elle s’appelle Nour-el-Eïn. On dit qu’elle est bien. »

— Comme tu voudras, Sidi. Si tu l’ordonnes, j’irai la voir.

Le lendemain, montée sur un âne et suivie de trois esclaves, elle se rendit chez Abd-el-Rahman. Il habitait sur les bords du Nil une propriété délabrée. Mabrouka ne revint que fort tard et d’un air solennel rendit compte de ses impressions à son mari.

— Tu peux l’épouser, lui dit-elle, mais par Allah je ne saurais quoi te dire.

Pénétrée de la gravité de son rôle, elle s’était installée confortablement sur un divan et s’était mise à bourrer de tabac un chibouk en ébène incrusté d’argent. C’était un objet de valeur qu’El-Zaki lui avait offert pour la consoler de la perte du seul fils qu’elle avait eu.

— N’est-elle pas jolie ? demanda le cheik.

— Tu feras comme il te plaira, Sidi…

— Mais ton avis ?

— Mon avis ? Je n’ai qu’un seul avis… La fille, tu peux l’épouser

— Enfin, tu as vu Nour-el-Eïn, tu sais comment elle est…

— Et qui t’a dit qu’elle n’est pas jolie ? protesta-t-elle, la main sur la poitrine.

Le cheik ne s’impatienta pas. Il était accoutumé à ces préliminaires qui cachaient assurément une idée nette. Il flatta sa femme de la main.

— Allons, ma chérie, allons, dis-moi ce que tu en penses.

— Qu’importe ce que j’en pense ? Est-ce que tu n’es pas le maître ? Est ce que ce n’est pas toi qui décides, et non seulement en cela, mais en tout ?

À son air malicieux, Cheik-el-Zaki comprit qu’elle était sur le point de céder et la sollicita davantage.

— Parle, ma chérie, parle.

— Je te dirai un mot, murmura-t-elle en posant le fourneau de son chibouk sur le tapis. Elle est vieille.

— Vieille ?

— Elle est vieille.

El-Zaki lui demanda des explications. Elle refusa tout d’abord d’en donner.

— Ce que j’ai vu, maintenant tu le sais… Fais comme tu voudras, répondait-elle invariablement.

— Vieille ? Mais quel âge ?

— Dix-sept ans.

Le cheik s’était rapproché de la fenêtre. Le front contre les vitres, il réfléchissait aux inconvénients d’être uni à une fille si près de se flétrir.

— Oui… dit-il en se retournant vers Mabrouka. Dix-sept ans, c’est beaucoup… Je comprends que tu hésites.

— Alors, pourquoi en prendre une autre ? Dans trois ans, elle sera comme moi.

El-Zaki eut un faible sourire. À cette femme affalée en tas sur le divan et absorbée par son chibouk, il opposa l’image d’une vierge au corps ferme qui mordrait à la vie à pleines dents. On savait à El-Kaïra par des indiscrétions que Nour-el-Eïn était une belle fille et que son père avait repoussé maints prétendants, la destinant à quelque homme illustre par sa science et sa fortune.

— Ma chérie, dit El-Zaki, je crois que j’épouserai la fille d’Abd-el-Rahman malgré son âge.

Mabrouka fut acculée à donner son dernier argument.

— Écoute, s’écria-t-elle, je t’aime, Sidi, et je ne veux pas que ton harem te donne du souci. Choisis une femme de douze ou treize ans. Je l’élèverai comme ma fille. Je la soignerai, je l’habillerai, elle sera docile avec toi et avec moi. Il faut que ta seconde femme me respecte… sinon, je ne serai plus contente… Les paroles amènent les discussions, les discussions amènent les disputes… L’homme a besoin de calme.

Cheik-el-Zaki qui s’était assis à ses côtés, lui entoura la taille et, affectueusement, la rassura. Il lui promit de veiller sur sa tranquillité et lui offrit comme prix de son consentement une grosse émeraude sertie dans un anneau en filigrane d’or qu’il retira de son doigt.


Un matin, les tapissiers s’emparèrent de la maison de Cheik-el-Zaki. Des charrettes grinçantes, traînées par des buffles, encombraient la rue étroite. D’un brusque mouvement de reins, les portefaix projetaient sur le sol des matelas, des coussins et des tentures. La chute d’une échelle tira Goha de son sommeil.

Il allait se rendormir lorsqu’un rayon de soleil, filtrant à travers les persiennes mal jointes, joua sur son visage. Il voulut de la main le déplacer. Tout en grognant, il répéta son geste. Il se dressa enfin sur son séant, les yeux ouverts, bouffis de sommeil :

— Et après ? cria-t-il.

Au dehors l’agitation croissait. Les ouvriers hissaient d’immenses tentures autour du jardin de Cheik-el-Zaki. D’une voix traînante, ils chantaient une invocation à Dieu, moins pour implorer de la force que pour cadencer leurs gestes. Parfois un éclat de rire, suivi de jurons, interrompait la manœuvre. Les muscles se détendaient, mais il suffisait qu’un passant reprît la litanie pour que les hommes se remissent au travail, entraînés par ce rythme obsesseur, plus impérieux qu’un ordre.

Goha entr’ouvrit la croisée, avança la tête.

— Que faites-vous ? demanda-t-il.

— C’est aujourd’hui que Cheik-el-Zaki se marie, répondit un ouvrier à la face anguleuse.

Mais un cri s’éleva de toutes parts « Goha ! Goha ! » et des quolibets saluèrent l’apparition.

Les trois femmes de Hag-Mahmoud avaient décidé de se rendre, accompagnées de Hawa et de leurs filles, chez une de leurs amies, voisine d’Abd-el-Rahman, pour assister à la formation du cortège nuptial. Au moment du départ, il fut impossible de refermer la porte ; la clef ne fonctionnait pas et le temps manquait pour chercher un serrurier. Parée de ses plus beaux atours, la famille se lamentait.

— Je resterai à la maison ! dit Zeinab avec humeur.

— Nous resterons toutes à la maison ! répliquèrent Hellal et Nassim.

— Et pourquoi, madame ? protesta Hawa.

— Tu veux, ingrate, qu’on vole mon coffret ? gémit Zeinab. Tu veux qu’on prenne mes bijoux ?

Mahmoud allait lui proposer de les emporter, mais il s’aperçut qu’elle avait déjà un sautoir et un collier à son cou, une quinzaine de bagues à ses doigts, des bracelets tout le long de l’avant-bras et des broches sur les seins…

— Qu’est-ce qui te reste dans le coffret ? demanda-t-il.

— Mon collier de seize perles, trois broches, vingt bracelets, mes voiles brodés d’or, mes cachemires… Non ! non ! Allez, vous autres. Je resterai.

— Tes paroles sont fades comme de la salive ! cria Mahmoud à bout de patience.

Hawa tapotait son maître sur le dos pour calmer sa colère. Cependant les enfants pleuraient, les femmes s’énervaient et les efforts de la négresse semblaient vains, lorsqu’elle posa les yeux sur Goha qui, seul, demeurait impassible :

— Que Goha garde la maison ! s’exclama-t-elle.

Cette proposition qui conciliait les intérêts de tous, reçut un accueil enthousiaste. Zeinab, réconfortée, fit des recommandations pressantes :

— Mon fils, dit-elle. Prends garde au coffret. Je te le confie.

Et Mahmoud accentua :

— Il renferme des choses précieuses.

— Nous sommes en retard, glapit Hawa. Nous n’arriverons jamais !

— Partons, dit Mahmoud, et toi, reste, mon fils.

Goha ne se plaignit pas de cet injuste traitement. Peu lui eût importé que son attente se prolongeât jusqu’au lendemain. Les heures s’écoulaient, sans lui laisser le souvenir de leur durée.

Le temps passe. On dit à Goha : « Le temps passe » et lui ne comprend pas, car il ne voit rien passer. On dit à Goha « Notre heure viendra », et lui, dans le ciel constamment bleu, ne trouve rien d’inquiétant et ne voit rien venir. Les hommes qu’il interroge l’entraînent en face d’une montre « Vois-tu, lorsque cette petite aiguille a fait le tour du cadran, une journée a fui. » Goha dit : « Est-ce donc là le temps et quel est son effet sur moi ? L’aiguille tourne sans me toucher. Elle ne m’importe pas plus que la roue du chariot qui tourne. » On lui dit : « À chaque tour de roue, à chaque parole que tu prononces, le temps passe. — Et si je me tais ? — Le temps passe quand même. — Pour les autres, mais non pas pour moi. — Pour toi et pour les autres. — Et si je vais dormir dans le désert ? — Le temps passerait, car dans ta poitrine ton cœur battrait encore. — Et si j’arrêtais mon cœur ? — Tu arrêterais le temps… »

Il fallut pour tirer Goha de sa torpeur, la voix grave de Cheik-el-Zaki :

— Comment, mon fils, tu restes ici au lieu d’escorter la mariée ?

Vivement impressionné par le reproche d’un savant éminent, Goha, sans rien dire, sans même rajuster son turban, se précipita dans la rue. Cependant la recommandation de ses parents lui revint à l’esprit. Il rentra chez lui et, pour concilier le désir de Cheik-el-Zaki et l’ordre de Mahmoud, il ferma à double tour le petit coffret, encerclé de cuivre et en emporta la clef.

Goha se hâtait vers la maison d’Abd-el-Rahman, père de l’épousée. Le soleil de midi tombait sur la cité comme un métal incandescent. De temps à autre, on apercevait un fellah couché au pied d’un mur, le visage couvert, les jambes nues. Plus rarement, une femme ramassée dans les plis sombres d’une mélaïa, reposait, semblable à une énorme volaille carbonisée. Une ombre humaine, noyée de lumière, disparaissait en silence par l’entrebâillement d’une porte. Tout ce qui vivait semblait une révolte, tout ce qui s’éloignait semblait disparaître à jamais.

La traînée de feu s’immobilise sur la ville ; les maisons ne respirent pas ; aucun geste dans la nature… El-Kaïra avec ses milliers de bâtisses blanches, avec ses ruines, ses cimetières, avec ses dômes innombrables, avec ses minarets flamboyants est touchée de mort et d’éternité, la minute embrasée s’est figée sur elle.

Soudain, venant on ne sait d’où, un bruissement vous enveloppe… Il est comme une chose lointaine, la rumeur confuse des étendues. Plus que le silence total, il plonge la pensée dans un sentiment funèbre. On se retourne, et c’est un petit point obscur, qui vibre et sillonne l’espace. Dans cette parcelle de mystère s’est ramassé le dernier soubresaut des vies éparses, en elle se concentre tout le mouvement de l’univers.

On regarde mieux… Et, sublime immensité des petites choses, présence du tout dans un corps minime… l’émotion puissante a possédé nos cœurs avec le bourdonnement d’un insecte qui vole.

Goha s’était endormi à l’ombre d’un pan de mur. Il sommeillait encore lorsque apparut la caravane nuptiale. En tête du cortège, dans une charrette, des musiciennes, de leurs mains teintes, choquaient des cymbales ou agitaient des tambourins. Des chameaux chargés de clochettes portaient les femmes. Au centre, deux dromadaires blancs, ornés de miroirs, de colliers étincelants, le naseau percé d’un anneau de corail, balançaient un vaste palanquin entièrement recouvert d’étoffes précieuses. Sur les coussins, au fond du véhicule, Nour-el-Eïn, reine isolée du cortège, drapée d’un voile pesant, lamé d’or, penchait la tête.

Des équilibristes, des acrobates égayaient de leurs tours les assistants. Par intervalles, d’un chœur de femmes, montait la zaglouta, ce cri à la fois strident et chevrotant qui simule un vertigineux appel de cloches, et va s’éteindre au seuil du septième ciel.

Un vigoureux coup de babouche projeta la conscience de Goha dans la joyeuse réalité. Il se trouva mêlé à une foule compacte et exclusivement composée d’hommes. De riches propriétaires terriens, des négociants, des ouvriers, amis d’Abd-el-Rahman ou à son service, marchaient coude à coude sans distinction de rang. Un groupe se tenait à l’écart, c’étaient des étudiants d’El-Azhar que leurs camarades avaient délégués auprès de Cheik-el-Zaki pour lui exprimer la part qu’ils prenaient à son bonheur. La foule les considérait avec une respectueuse bienveillance, car elle avait reconnu dans ces jeunes gens, sobres de gestes, et qui s’entretenaient à voix basse, l’élite religieuse de la jeunesse musulmane.

Lorsque vint la nuit, le jardin d’El-Zaki était en fête. Des nègres portant des torches et des échelles se frayaient péniblement un chemin à travers la masse des invités, accroupis sur des nattes. Un à un, les lampions colorés, suspendus en guirlandes aux tentures, furent allumés, tandis que les assistants faisaient retentir de leurs acclamations l’atmosphère lourde d’encens.

— Par ici, Mohamed, par ici… Il y en a trois d’éteintes.

L’esclave interpellé s’avança, éleva sa torche, mais si maladroitement que l’huile du lampion se répandit sur lui. Honteux de sa maladresse et troublé par les rires qui de toutes parts bondissaient, il se retira précipitamment.

Des eunuques étaient postés autour de la maison de Cheik-el-Zaki. Derrière les moucharabiehs, les femmes entassées regardaient avidement dans le jardin. Nour-el-Eïn, débarrassée enfin de ses voiles, la gorge nue, le visage enlaidi par les fards, les paupières closes, laissait pendre ses bras chargés de pierreries. Elle portait, piquée dans son corsage, la fléchette d’or traditionnelle qui était un rappel du rite conjugal auquel elle allait se soumettre. Elle attendait avec une égale indifférence le geste brutal de son époux et sa première étreinte et répondait par un sourire figé aux paroles obscènes que les femmes chuchotaient à ses oreilles. Depuis dix heures que durait la cérémonie, elle s’abstenait de faire effort sur elle-même, de se recueillir, de s’interroger. Elle éprouvait une sorte de volupté à se sentir le jouet d’un destin contre lequel il eût été vain de réagir. Elle s’était conformée sans répugnance à la volonté de son père qui l’unissait à un homme dont jusque-là elle avait même ignoré qu’il existât. Elle s’était livrée aux mains des esclaves pour tous les préparatifs qui précèdent la nuit nuptiale. On avait décidé pour elle, et pour que le sentiment de son impuissance fût total, elle avait exagéré l’abandon d’elle-même, jusqu’à ne plus vouloir là où sa volonté aurait trouvé à se manifester. Au bain, elle se laissa épiler par des mains expertes, n’exprimant son impatience que par une imperceptible crispation des lèvres. On avait parfumé son corps, relié ses sourcils d’un trait noir et gras, on l’avait revêtue d’étoffes damassées, de voiles épais qui gênaient ses mouvements. Elle avait traversé El-Kaïra, étourdie par la chaleur, presque somnolente. On lui avait recommandé d’être aimable pour Mabrouka qu’elle supplantait dans le cœur de Cheik-el-Zaki. Elle lui avait baisé les doigts, les mâchoires rivées, avec dans les yeux une lueur mauvaise. Bientôt elle allait offrir à la main osseuse et desséchée de l’homme qu’elle avait entrevu à travers les moucharabiehs, la preuve sanglante de sa virginité et, puisque les usages voulaient qu’on criât, elle avait décidé de crier, quelque légère que fût sa douleur. Cependant, sous son masque d’indifférence se dissimulait une hostilité latente, prête à sourdre au moment opportun. Loin de se sacrifier à une règle impérieuse, elle se renfermait en elle-même. Le jour viendrait où elle aurait à lutter contre un maître. Jusque-là elle devait se taire, s’interdire comme une faiblesse toute complaisance pour le luxe déployé afin de la griser et de l’asservir. Et nul ne put distinguer, à travers la nonchalance de cette femme, le calcul terriblement lucide.

— Relève tes paupières, montre-nous tes yeux de lune, minaudait Zeinab.

Elle avait convoité le privilège rare d’être assise auprès de la mariée. Elle y était parvenue au prix de mille stratagèmes et par des paroles mielleuses cherchait à se montrer digne de la place qu’elle avait conquise.

— Ce n’est pas tes jolis seins qu’il faut regarder, mais là-bas. Et se penchant sur Nour-el-Eïn : C’est là-bas qu’il se trouve le vénérable cheik, ton mari, ton seigneur.

— Qu’il est beau ! dit Nour-el-Eïn machinalement. Qu’Allah me le protège !

— Tu vois, reprit Zeinab avec orgueil, le tien cause avec Hadj-Mahmoud, le mien.

Soulevant un peu la moucharabieh, au mépris de la bienséance, elle cherchait à fixer sur Cheik-el-Zaki le regard distrait de Nour-el-Eïn. Un eunuque s’avança, et cingla les épaules de Zeinab d’une badine flexible.

— Baissez ça ! clama-t-il.

Elle se couvrit le visage et courut se réfugier dans le vestibule où se trouvaient réunis les enfants des invités. Épuisés par les jeux bruyants, ils s’étaient assoupis sur les nattes, fillettes et garçons entremêlés. Contre les murs, un nourrisson dans les bras, quelques négresses oscillaient la tête en chantonnant des complaintes sauvages. Les sœurs de Goha, qui s’étaient distinguées par leur surexcitation et leur gloutonnerie, dormaient entrelacées sous la garde de l’aînée accroupie à leur côté et gagnée elle-même par le sommeil.

De fortes clameurs accueillirent les almées. Tandis que les nègres continuaient à circuler avec des tasses de cannelle et des gâteaux fourrés de dattes, elles occupèrent des tapis étroits qu’on avait préalablement étendus au milieu du jardin.

Aux premiers accords du luth, elles se placèrent à distance égale l’une de l’autre. Sur leurs jambes nues flottait un voile tissé d’or. D’un mouvement brusque, elles se découvrirent le ventre, et, rejetant la tête en arrière, elles tendirent aux hommes leur chair luisante et brune.

— Allons, Goha, dit Alyçum, choisis, laquelle veux-tu ?

— Toutes ! répliqua Goha. Toutes !

Il était assis auprès de Waddah-Alyçum et de ses deux amis. La richesse de leurs vêtements attirait l’attention de la foule, leur attitude hautaine imposait le respect. Aussi Goha éprouva-t-il un sentiment complexe où se mêlaient la crainte et la vanité, lorsque Waddah-Alyçum qui l’avait aperçu tranquillement occupé à sucer une orange, le fit mander auprès de lui. Il accepta l’invitation de la même manière qu’il se soumettait à un ordre et fut tout surpris de l’accueil magnifique qu’on lui réserva. Son étonnement ne fut que momentané. Incapable de discerner ce qu’il y avait d’ironie dans les discours emphatiques que les jeunes gens lui adressaient, il ne tarda pas à se considérer très naturellement leur égal. Mokawa-Kendi et Akr-Zeid-Taï, pour ne point contrarier leur ami et trouvant d’ailleurs le jeu plaisant, s’empressaient autour de Goha, le gavaient de friandises et l’accablaient de flatteries. Le fils de Hadj-Mahmoud-Riazy éprouvait un bien-être indicible. Jamais auprès de Hawa, jamais même auprès des bêtes, il ne s’était senti aussi maître de lui. Pour la première fois, il était en harmonie avec les hommes, il pouvait s’abandonner à eux sans réserve. Aucune prudence, aucune contrainte n’étaient nécessaires. Il répondait spontanément à toutes les questions qu’on lui posait, riant avec ceux qu’il faisait rire, comme s’il pénétrait après coup le comique de ses paroles. Sûr de lui-même. il n’hésitait pas à interrompre ses élégants compagnons, pour émettre la pensée que dans leurs phrases lui suggérait par moments, un mot, le seul qu’il eût compris.

— Supposons, dit Alyçum, qu’une Bédouine, montée sur un chameau, soit arrêtée en route par un pont, parce que sa tête dépasse… Que doit-elle faire ?

— Démolir le pont, formula gravement Mokawa-Kendi.

— Couper les jambes du chameau, répliqua sur le même ton Akr-Zeid-Taï.

— Pourquoi, protesta Goha, pourquoi ? Elle n’a qu’à baisser la tête !

À ces mots, les jeunes gens s’emparèrent de Goha. Ils lui baisèrent les joues, l’étreignirent violemment.

— Ô fleur d’intelligence ! Toi le plus beau d’entre nous !

Goha prenait les mains qu’on lui tendait et, la gorge serrée d’émotion, ne put que répéter :

— Elle n’a qu’à baisser la tête…

— Viens, Mohamed ! criait Alyçum en s’adressant à un esclave. Le fils de Hadj-Mahmoud a parlé ! Il meurt de soif ! Apporte des sirops !

— Le fils de Hadj-Mahmoud a parlé ! Il meurt de faim ! Apporte de la viande et du fromage !

Goha se débattait contre ces délicates attentions, assurait ses amis qu’il n’avait ni soif, ni faim et dut se taire, car Mokawa-Kendi lui avait enfoncé dans la bouche le bec d’un chibouk, avec un courtois :

— Daigne nous honorer.

— Fume pour me faire plaisir, supplia Akr-Zeid-Taï.

Et Waddah-Alyçum d’ajouter :

— La fumée t’enivrera et des paroles d’or tomberont de ta bouche.

Après avoir simulé le spasme final les almées s’éloignèrent… Soudain, d’une fenêtre partirent des cris déchirants et l’on vit apparaître à la porte de la maison un vieillard dont la face terreuse et ravagée était éclairée d’un sourire juvénile. C’était Abd-el-Rahman. Lentement il descendit le perron et traversa le jardin, le bras levé, agitant glorieusement au-dessus de la foule, comme un étendard, un linge ensanglanté. Alors dans le désert retentirent des coups de feu. Les bédouins se livraient à une fantasia nocturne pour saluer l’honneur de Nour-el-Eïn.

VI

le jasmin et le scarabée


La fête s’était prolongée très avant dans la nuit. Après maintes politesses, Goha se sépara des trois jeunes gens. Il était ivre de joie et de fatigue. À ses oreilles bourdonnaient les flatteries d’Alyçum et des rires semblaient s’être fixés dans ses prunelles et au coin de ses lèvres. Il se retourna une dernière fois vers le jardin de Cheik-el-Zaki, puis, à regret, il franchit le seuil de sa demeure. Hawa dormait dans le vestibule. Il s’avança sans bruit, et gagna sa chambre à tâtons, craignant, tant il y avait en lui de gaieté bruyante, de troubler, par sa seule présence, le repos de sa famille. À la lueur d’une veilleuse, il se dévêtit distraitement, car les différents épisodes de la fête lui revenaient à l’esprit. Il s’assit sur un divan et considérant obstinément ses babouches rouges, il crut voir, sur la pointe recourbée, défiler un à un ses souvenirs… Voici les danseuses au ventre moite de sueur. Sur une estrade, un chanteur les yeux mi-clos, les lèvres serrées, reste insensible aux supplications de l’auditoire. Il ne chantera que dans le kief et Cheik-el-Zaki lui tend des breuvages opiacés… Goha demeure immobile, le buste penché. Auprès de lui la flamme de la veilleuse s’étire par saccade et des moustiques, de leur fin bruissement, semblent perforer le silence. Il ressent une profonde lassitude corporelle, le décor paisible de la chambre le convie au sommeil et cependant, sans savoir pourquoi, il prolonge sa veillée. Une grosse boule pèse au fond de sa poitrine et il y porte instinctivement la main. Il revoit Alyçum et ses deux amis. Quelle caresse dans leur regard et que leur bouche est belle ! À mesure que cette image se précise, la boule se fait moins pesante au fond de sa poitrine. Akr-Zaid-Taï lui parle affectueusement et Mokawa-Kendi le serre dans ses bras. La pensée ne lui vient pas qu’on ait voulu rire à ses dépens. La moquerie des jeunes gens était trop habilement voilée. En se répétant leurs louanges, Goha se sent envahi d’une émotion très douce. Avec le sentiment qui vient d’éclore en lui, il prend conscience d’un monde nouveau. Il a vécu parmi les hommes, exilé de leur vie intime, n’ayant pour eux que de la crainte ou de la gratitude suivant qu’on le maltraitait ou qu’on le prenait en pitié. Alors qu’ils le reléguaient à une situation inférieure, lui sentait qu’ils étaient des natures d’une espèce, non point supérieure mais différente…

Il a jusqu’ici méconnu les hommes. Pour la première fois, il prend intimement contact avec eux. À mesure que les phrases de Mokawa-Kendi fredonnent à ses oreilles, son cœur s’emplit d’une tendresse inépuisable qui se répand sur tous ses souvenirs, tout son passé… Les êtres qu’il a rencontrés au hasard de son existence veulent être témoins de sa joie. Demain, il sortira dès l’aube, il les rencontrera dans la rue et leur dira des paroles chaleureuses. Il prendra par la taille le marchand de friture et le porteur d’eau, il achètera des oranges à Sayed qui, malgré sa terrible moustache noire, est un excellent compagnon et qui, s’il donne des coups de pied dans le dos, le fait par amitié. En sondant sa mémoire, Goha constate que les habitants d’El-Kaïra l’ont toujours salué avec une bienveillance extraordinaire… Il ne songe pas cependant à tirer profit de tant de bonté bien qu’il ait la certitude que toutes ses demandes seraient exaucées. C’est lui au contraire, lui, qui donnerait au moindre appel. Il donnerait à ses amis, à Waddah-Alyçum, à Sayed, à son voisin Abd-Allah, il donnerait, car il n’est personne dans la ville qui soit exclu de son immense sympathie, au plus obscur passant, les babouches qu’il porte à ses pieds, le turban qu’il porte sur sa tête, son lit, la maison de son père, les bijoux de sa mère… et il serait content.

Un léger ronflement le fit tressaillir. Il crut à un appel de sa nourrice.

— Je viens, murmura-t-il, je viens !

Fébrilement, il se dirigea vers le bruit. Il entrevit un bras, un pied… Il plaqua sa main sur le cou de sa nourrice. Dans l’obscurité, il ne put distinguer sa propre coloration de celle de la négresse.

— Tiens ! s’écria-t-il dans un accès d’attendrissement, Hawa devient blanche la nuit.

Assis aux côtés de la dormeuse, il introduisit ses dix doigts sous la couverture et comme le ronflement de Hawa fit place au ronron des chattes amoureuses, Goha, tout à son œuvre d’apaisement, redoubla de caresses. Dans son ardeur, il fut audacieux et Hawa se réveilla.

— Que veux-tu ? dit-elle languissamment.

Goha répondit avec tendresse :

— Tu es le plus beau jasmin du printemps.

Elle crut à de l’ironie.

— Par cette obscurité, le jasmin et le scarabée se ressemblent.

— Je suis le scarabée et tu es le jasmin, reprit Goha.

Il souleva la couverture et se glissa contre elle. Hawa le repoussa doucement.

— Va-t’en, Goha, va-t’en ou je le dirai à ton père.

Mais Goha, sûr de la mystifier, gonflant la voix, lui répondit :

— Tais-toi, je suis mon père.


Sur la natte de paille, ils reposaient enlacés. Hawa, qui avait enlevé le mandil qui recouvrait ses cheveux, sommeillait en poussant par intervalles des gémissements, tandis que Goha le nez plongé dans la poitrine de la négresse, réfléchissait aux événements de la nuit. Il aimait cette poitrine opulente et flasque qui l’avait nourri dans son enfance et maintenant s’offrait à ses baisers.

Tout en méditant, il s’amusait à tirailler les petites nattes qui ornaient la tête de Hawa et il en compta une trentaine.

— Hawa, dit-il enfin, Hawa, tu ne veux pas causer un peu ?

— Je suis morte, mon chéri, minauda la négresse.

Quoique depuis vingt-cinq ans elle eût entouré Goha d’une affection toute maternelle, elle tenait avec aisance son nouvel emploi. Il avait suffi d’une étreinte pour détruire son passé de nourrice et faire d’elle spontanément une grande amoureuse. Aussi à l’appel de Goha se fit-elle câline, croyant à des exigences auxquelles elle avait hâte de se soumettre. Mais avertie sur l’art de séduire, elle répéta avec une pudeur toute féminine :

— Je suis morte, mon chéri, je suis morte. Goha ne répondit pas à son attente. Il se remit à lui tirailler ses nattes, ne voyant plus dans cette femme, dont les caresses puissantes l’avaient exténué, que la conseillère prudente qui tant de fois l’avait secouru dans la vie. Ce geste familier attrista la négresse, parce qu’il la ramenait au passé qu’elle croyait à jamais aboli.

Des pensées confuses assaillaient Goha. Il ne gardait qu’un souvenir vague des émotions qu’il avait ressenties avant de rejoindre Hawa. Son amour de l’humanité s’était épuisé dans les bras de sa nourrice et il assistait maintenant à sa lente renaissance.

— Hawa, dit-il enfin, je t’aime.

— Oui, mon chéri, répondit la négresse en se serrant contre lui.

— Non, répliqua Goha en s’écartant un peu, je t’aime, comme j’aime Waddah-Alyçum, comme j’aime Cheik-el-Zaki, comme j’aime Sayed, le vendeur d’oranges.

— Alors tu ne m’aimes pas ! s’écria la négresse en sanglots.

Goha chercha vainement des paroles de réconfort. Mais la négresse se calma d’elle-même tout à coup. Après une courte pause, elle demanda avec curiosité :

— Qui est ce Sayed ?

— C’est le vendeur d’oranges, répondit Goha…

— Celui qui est grand et fort et qui porte de grosses moustaches ?

— Oui, le vendeur d’oranges.

— Ah ! quel homme ! répondit la négresse d’une voix sensuelle.

Et Goha, qui ne connaissait pas la jalousie, reprit :

— Ah ! quel homme !

Hawa s’apprêtait à se rendormir, mais Goha l’en empêcha. Il tenait à lui confier une résolution, prise dans la soirée.

— Écoute, Hawa, je vais épouser la fille du Cheik-el-Balad.

— Que dis-tu, mon chéri ?

— Alyçum m’a dit : tu peux épouser la fille du Cheik-el-Balad.

— Qu’Allah le veuille ! répliqua la négresse. Tout est possible. Allah est grand !

Ils demeurèrent tous deux silencieux, Goha réfléchissant à ses noces prochaines, et Hawa aux enfants qu’il aurait après son mariage et qu’elle porterait contre sa poitrine, à la place même où elle avait tenu leur père.

— Mon chéri, dit-elle, hier j’ai fait un rêve… Il y avait une grande échelle, grande… grande… et toi, tu montais l’échelle… C’est un bon présage.

— C’est un bon présage, affirma Goha.

Il songeait à la fête splendide qu’il offrirait aux habitants d’El-Kaïra le jour de l’heureux événement. Il ferait venir des almées, les plus belles du pays, il ferait suspendre des milliers de lampions autour des tentes multicolores, il ferait égorger toutes les génisses et tous les moutons du monde et il gaverait ses invités d’œufs bouillis, de fèves, de concombres et de boutargue.

— Mon chéri, reprit Hawa, si tu suis mes conseils, tu pourras épouser même la fille du Sultan… Seulement tu dois devenir sage et lire ton Coran… Occupe-toi des affaires de ton père, recherche la société des hommes mûrs, des cheiks, comme notre voisin par exemple, et si, avec ça, tu m’aimes bien, celui qui est en haut, t’accordera tout ce que tu désires.

Mais Goha ne l’écoutait pas. Il songeait aux cadeaux qu’il ferait à ses amis, pour les intéresser à son bonheur. À Sayed, il donnerait une couffe neuve, car la sienne était percée en plusieurs endroits et ses oranges roulaient dans la boue. Il lui donnerait également de l’étoffe de soie pour remplacer sa tunique en cotonnade bleue qui, déchirée dans le bas, mettait ses jambes à nu jusqu’aux genoux…

— À toi, Hawa, s’écria-t-il.

La négresse l’interrompit, effrayée

— Plus bas, mon chéri, plus bas ! On pourrait nous entendre.

— Je te donnerai, poursuivit Goha, des mandils et des châles de cachemire de quoi couvrir toute cette chambre, et puis je te donnerai des bagues pour les dix doigts de tes mains et pour les doigts de tes pieds, et puis je te donnerai un collier qui s’enroulera vingt fois autour de ton cou…

— Hé ! Sidi ! s’exclama Hawa, j’avais raison de dire que tu es bon, que tu es généreux !… Tu épouseras la fille du Cheik-el-Balad et tu vaux sa tête !

Ne manquant pas de bon sens, elle avait tout d’abord compris que le projet de son maître était irréalisable, mais l’appât des richesses que Goha lui faisait entrevoir excita sa convoitise et fit dévier son jugement. Plus encore que la pensée de posséder de somptueuses parures, la certitude que ses trésors ne manqueraient pas de susciter une jalousie haineuse parmi les négresses du voisinage l’emplissait d’une ivresse malsaine et profonde. Ah ! comme elle se vengerait de Fatma, l’esclave d’Abd-Allah qui, la veille, au mariage, portait avec orgueil une galabieh neuve.

— Et tu me donneras une galabieh, dit-elle à Goha, d’une voix douce, insinuante, une galabieh plus belle que celle de Fatma…

— Je te donnerai cinquante galabiehs, répondit Goha.

Alors la négresse ne put contenir sa joie. Elle se dressa sur son séant, ricana, et, interpellant dans l’obscurité un personnage imaginaire, elle cria, le poing tendu :

— Nous verrons, nous verrons qui de nous deux sera la plus fière demain !

Elle se frappa la poitrine et, toujours dans la même posture, poursuivit avec une émotion débordante :

— Il n’y a pas un homme pareil à Goha, je le jure sur ses deux yeux ! Il réussira dans toutes ses entreprises. Car jamais il ne dit : Hawa, va me chercher la gargoulette ; Hawa, va me chercher ceci, va me chercher cela… Quelqu’un veut le connaître ? Je lui donnerai mon avis. Est-ce que je n’ai pas été sa nourrice ? Est-ce qu’il n’a pas bu mon lait pendant six ans ?

Goha songeait au palais où il abriterait son ménage. Il choisit comme lieu d’emplacement la rive du Khalig et résolut de faire construire une haute balustrade autour de ta terrasse pour que les enfants qui lui naîtraient ne vinssent pas à tomber dans la rivière. L’esclave interrompit ses réflexions.

— Il faut te presser, mon chéri… Si tu veux te marier, marie-toi au plus vite.

— Laisse-moi faire, dit Goha d’un air ennuyé, dans une semaine tout sera fini. J’ai déjà donné mon consentement. Alors, tu comprends, l’affaire est à moitié conclue…

Les premières lueurs de l’aube pénétraient dans le vestibule. Tandis que Goha s’apercevait que Hawa était noire comme à son ordinaire, Hawa, que les précisions de son jeune maître avaient désenchantée, songeait qu’elle aurait à subir jusqu’à la fin de sa vie le sourire dédaigneux de Fatma. Une toile d’araignée, accrochée au plafond, lui fit penser à ses travaux domestiques et soudain elle eut conscience du péril qui menaçait ses amours :

— Va-t’en, souffla-t-elle dans l’oreille de son amant, va-t’en ! Hadj-Mahmoud pourrait nous surprendre. Allah ! Allah ! pourvu qu’il ne nous ait pas entendus !

Quelques heures plus tard les femmes et les filles de Hadj-Mahmoud se trouvaient réunies autour d’un vaste récipient et chacune trempait sa galette de maïs dans la salade de tomates. Mahmoud qui, avec son fils, mangeait des fèves, ayant terminé son repas, se rinça la bouche, obtint d’un signe le silence et parla :

— Goha, dit-il d’une voix dure, hier, tu nous as désobéi. On t’avait dit de garder la porte et tu es sorti. J’aurais dû m’en douter.

Il fixa sur son fils un regard plein de reproches et reprit :

— Ce n’est pas tout ! Dans le jardin de Cheik-el-Zaki je t’ai observé ; tu étais la risée des gens. Waddah-Alyçum et ses amis se sont moqués de toi comme d’un bouffon. Tu es mon fils, entends-tu ? et ta honte rejaillit sur moi.

Il s’interrompit encore, gagné par l’émotion. Penché vers Goha, il ajouta :

— Mon fils, tu as en petit le cerveau d’un âne et tout le monde le sait. Qu’on te frappe, qu’on te parle, qu’on t’embrasse même, sache qu’on se moque de toi… Tant que tu vivras, Goha, on se moquera de toi.

Docilement, Goha se laissa convaincre et c’est ainsi qu’il abandonna ses rêves humanitaires. Les hommes vers lesquels il avait eu un élan de tendresse, reprirent leur expression sévère et méprisante. De son côté, il retrouva sa bienheureuse indifférence.

Ses journées s’écoulèrent, tranquilles. Il partageait le jeu de ses sœurs et flânait dans les environs d’El-Kaïra. Craignant les entreprises, il n’eut d’autre initiative que le choix de ses promenades. Il dépensa son énergie sans fatigue et, malgré la violente passion de Hawa, l’harmonie de sa nature, et de son existence ne fut pas troublée.



DEUXIÈME PARTIE


LES AMOURS DE GOHA

VII

la confession de goha


Un matin du mois de Moharrem 1144 de l’Hégire, Cheik-el-Zaki monté sur son âne se rendait à l’Université. Excité par le froid, le petit âne blanc trottait à vive allure et faisait tinter allègrement les piécettes d’argent suspendues à son cou. La tête recouverte d’une étoffe de laine, Cheik-el-Zaki songeait aux incessantes luttes de Mamelouks qui épuisaient l’Égypte. La veille le bruit s’était répandu dans la ville qu’Aly-Bey, l’ancien Cheik-el-Bafad, exilé depuis près d’un an dans la province de Saïd, était revenu et s’était ressaisi du pouvoir. La rue était calme. On parlait du coup d’État, simplement, au pas des portes. Au milieu, d’un groupe, Sayed le vendeur d’oranges, admirateur des forts, ne parvenait pas à secouer l’indifférence de ses auditeurs :

— Quatre beys tués cette nuit, quatre chassés, le pacha de Stamboul destitué. Aly-Bey n’est pas comme les autres… C’est un vrai chef.

Plus loin deux juifs, aux longs cheveux bouclés sur les oreilles, disaient à un rôtisseur qui tournait sa broche et hochait la tête en signe d’étonnement :

— Il était notre esclave il y a vingt-sept ans. Nous étions douaniers et nous l’avions fait venir du Caucase… Ah ! Dieu est grand ! Dieu est grand !… Voilà ce qu’il est devenu.

Le spectacle de ce peuple impassible attrista Cheik-el-Zaki « De longs siècles de servitude ont brisé tout ressort en eux », songeait-il.

À ce moment, il vit sur sa droite la vénérable mosquée Hassanein. De rares carreaux de faïence demeuraient encore le long des murs, vestiges des splendeurs passées. Le minaret tombait en ruines. Cheik-el-Zaki songeait « Partout la misère irrémédiable… Après avoir asservi le fellah, voici qu’elle monte à l’assaut de ces retraites pieuses… » Un soleil magnifique l’inondait ainsi que son âne. Il songea qu’après sa conférence, il retrouverait dans son palais une femme qui était à lui, entourée de richesses qui étaient à lui et il comprit qu’il s’était exagéré la misère de la vie.

Il fut interrompu dans ses réflexions par un appel répété à plusieurs reprises :

— Mon cheik !… mon cheik !…

Il arrêta sa monture. Goha le suivait à bout de souffle. Il s’était décidé, sur les exhortations de sa nourrice, à s’introduire auprès des hommes éminents de la cité pour rehausser sa qualité sociale.

— Tu ne m’entendais pas ? demanda-t-il à Cheik-el-Zaki.

— Non, mon fils… Que ta journée soit bénie.

— Je suis Goha.

— Je te connais déjà… que ton nom vive parmi les noms.

— Depuis la maison, je cours après ton âne… Mon père a dit que tu es sage et Hawa aussi l’a dit et Zeinab aussi l’a dit et Hellal aussi l’a dit et…

Le cheik l’interrompit d’un geste amical :

— Alors tu dois me conseiller, reprit Goha. Moi je suis devenu proverbe…

— Proverbe de quoi ?

— De la sottise.

— Et ton avis ? Quel est ton avis ?

— Mon avis ! répliqua Goha.

— Oui… Est-ce qu’on a raison de dire que tu es sot ?

Goha demeura stupéfait. Jamais il n’avait songé à contrôler le jugement d’autrui. Les hommes terribles par leur mépris et par leur nombre représentaient pour lui un destin et, puisqu’ils étaient unanimes à parler de sa sottise, il croyait la question définitivement résolue. Il voulut, toutefois, se montrer digne de cette marque d’estime exceptionnelle et chercha une réponse, lumineuse.

— Goha est sot ; ça on le dit…

— On le dit, répéta Cheik-el-Zaki.

— Où est Goha ? reprit Goha, encouragé par le silence approbateur du maitre. Le voici ! le voici ! le voici !

Il éclata de rire bruyamment.

— Où est Goha ? Je suis Goha. Goha est sot, ça on le dit… Goha ! Goha !

Il se donnait des coups sur la nuque et sur les cuisses et se mit à danser s’accompagnant d’exclamations barbares et de gestes effrénés. Autour de lui s’était formée une foule amusée qui, gagnée par sa démence, tapait des mains sur la cadence de sa chanson.

— Hé ! Hé ! Où est Goha ? Le voici ! Goha est sot… ça on le dit… Hé ! Hé ! Où est Goha ?… Le voici !

Les badauds accouraient et lorsqu’ils saisissaient les paroles de Goha, ils renforçaient le chœur turbulent de leurs voix aiguës ou graves. Ce n’était plus de la joie mais du délire, un délire où il y avait du fanatisme et de la colère.

Seul Cheik-el-Zaki résistait à la gaieté générale ; parmi les extravagances populaires, il avait le souci de sa dignité. Assis calmement sur son âne, il suivait les évolutions de Goha et murmurait par moments « Créature étrange, créature étrange… » Toutefois, son détachement de la scène n’était que simulé. Comme s’il répondait à la suggestion d’un rythme ou à l’appel d’un primitif instinct, il ressentait obscurément le besoin de se mêler à ces hommes et de crier avec eux en agitant la tête, les jambes et les bras.

— Hé ! hé ! Où est Goha ? le voici !

Goha, fatigué, s’épongeait le front. Il interrogeait le maître du regard, cherchant à deviner s’il était satisfait de lui, « Je t’ai répondu le mieux que j’ai pu », semblait-il dire et le Cheik ne put réprimer un sourire.

— Veux-tu monter derrière moi sur mon âne ? lui proposa-t-il.

Il avait parlé à voix haute comme pour s’imposer à l’attention de la foule et l’on s’écarta de lui avec déférence. Goha monta sur l’âne salué par des murmures discrets. Les curieux s’étonnaient de l’honneur que faisait à un idiot ce cheik illustre.

— Nous causerons jusqu’à l’entrée de l’Université, ajouta Cheik-el-Zaki.

Le trajet n’était pas long. Mais, à chaque pas, il fallait s’arrêter pour répondre aux compliments des passants. D’un ton bienveillant, le maître interrogeait son jeune compagnon. Goha l’écoutait à peine, occupé à maintenir son équilibre sur la croupe glissante de l’âne. Il essaya, comme le lui avait recommandé Hawa, d’adresser au cheik des paroles aimables et familières, mais à chacune de ses tentatives il manqua choir dans le ruisseau et il ne put proférer que de petits cris de frayeur. Les doigts agrippés à la peau de l’âne, il songeait aux questions que Hawa lui ferait à son retour et aux reproches dont elle l’accablerait. L’Université d’El-Azhar était en vue. Alors, surmontant sa peur, il posa la main sur l’épaule de Cheik-el-Ziaki :

— Tu es marié ! s’exclama-t-il la mine épanouie.

El-Zaki s’arrêta pour confier sa monture à un libraire qui tenait boutique près de l’Université.

Avant de disparaître parmi ses élèves, il pria Goha de venir le voir et se retournant vers quelques étudiants qui assistaient à cette intimité avec une moue dédaigneuse, il leur dit :

— Vous êtes surpris de me voir avec cet homme… Pourquoi ?

— N’est-ce pas un insensé ? répondit l’un d’entre eux.

— Ce n’est pas un insensé ! répliqua le cheik nerveusement.

Il sentait que le mépris de ses élèves pour Goha était légèrement injurieux pour lui-même. Aussi résolut-il de prendre avec emphase la défense de son jeune compagnon.

— Les insensés, dit-il, sont des êtres dont l’âme est gâtée. L’âme des idiots au contraire est pure. Consultez les Prolégomènes d’Ibn-el-Khaldoun. Vous verrez à la fin du sixième discours préliminaire une suite de distinctions que vous devriez connaître…

Et tout en dissertant, il se dirigea vers sa colonne suivi des étudiants qui l’écoutaient humblement.

Le soir même, Goha se rendit chez son voisin. Quand il eut traversé le porche monumental, il se trouva dans une cour dallée. La haute clôture où grimpaient des chèvrefeuilles et des jasmins, était longée de bananiers. À sa droite, était le pavillon réservé à la réception des hommes ; devant lui se dressait une grande bâtisse rouge. Des moucharabiehs masquaient les fenêtres. Au delà des constructions s’étendait le verger et, tout au fond, à travers le feuillage des figuiers de banian, se dessinait la coupole blanche de la turbé élevée sur les cendres du pieux ancêtre de Cheik-el-Zaki.

Goha s’était arrêté, indécis ; un négrillon vint lui demander ce qu’il voulait. À quelques pas, sous une tonnelle envahie de chèvrefeuilles, cinq hommes étaient accroupis. Au milieu du groupe était placée une bassine en terre remplie d’huile où nageaient des tranches de tomates et de citrons, du persil, de l’ail et des poivrons verts. Sur un plat étaient rangées des boulettes de fèves pilées, très pimentées. Elles venaient d’être frites et grésillaient encore. Khalil, chez qui se donnait le repas, présidait. Ses convives étaient les deux jardiniers, l’eunuque Ibrahim à la voix fine et un voyageur qui avait demandé l’hospitalité. Khalil prit dans une couffe la moitié d’une galette de pain. Il la farcit d’une boulette de fève, la trempa longuement dans la salade, roula le tout dans la paume de sa main et offrit la bouchée au voyageur inconnu qu’il voulait distinguer d’une attention particulière.

— Que veux-tu ?… que veux-tu ?… criait le négrillon en retenant Goha par le caftan.

— Espèce de que veux-tu toi-même ! répliqua Goha empourpré de colère.

Khalil n’avait pas jugé utile d’interrompre son repas pour Goha et lui avait député son fils. Cependant, la discussion entre l’enfant et le visiteur s’étant prolongée outre mesure, il se vit obligé de tourner la tête et d’interpeller l’importun.

— Qu’y-a-t-il ? Hé… Assez crier !…

— Hé toi-même ! hurla Goha.

Le portier le regarda un instant de ses grands yeux mélancoliques, étranges dans sa face noire, pais il se tourna vers Ibrahim, l’eunuque, et l’engagea poliment à tremper son pain dans la terrine.

— Hé toi-même !… répéta Goha sur un ton de défi.

Mais Khalil ne s’impatienta pas.

— Va-t’en, dit-il après une longue pause et il esquissa le geste de chasser une mouche. Va-t’en… Il n’y a personne pour toi dans cette maison…

Attiré par le bruit, El-Zaki était sorti dans la cour. Il prit Goha dans ses bras et le conduisit au Salamlek où se trouvait déjà Waddah-Alyçum.

— Le fils de Hadj-Mahmoud-Riazy veut bien nous honorer de sa présence, dit-il en entrant.

Goha qui avait reconnu en Waddah-Alyçum son compagnon d’une nuit oublia les avertissements de son père. Il se précipita vers le jeune homme et lui baisa les épaules. Alyçum lui rendit ses témoignages d’amitié avec, cependant, une certaine retenue, parce qu’il avait hâte de reprendre la conversation interrompue.

— Vous me parliez, mon maître, de Satih qui prédit la mission du Prophète et vous me disiez que son corps se pliait comme un drap.

— C’est exact. Et j’ajoute que les magiciens ont souvent obtenu des résultats similaires sur des hommes comme Goha, toi et moi.

— Je ne puis concevoir que mon corps se ramollisse au point de se plier comme un drap, dit Alyçum.

— En tout cas, mon chéri, ce serait dommage, riposta le cheik finement.

Il prit un grand volume relié de maroquin noir.

— Voici, dit-il, l’ouvrage de Masléma sur les sortilèges et la magie. Je te l’ai descendu de ma bibliothèque afin de t’en lire certains passages. S’il t’intéresse de connaître en détail l’expérience dont je te parle, nous ne manquerons pas de trouver ici l’explication.

Alyçum vint se placer auprès de Cheik-el-Zaki et ils feuilletèrent le livre ensemble. En face d’eux, Goha était assis sur un divan. Pénétré des recommandations de Zeinab et de sa nourrice, il crut que la politesse l’obligeait à rompre le silence.

— Comment vas-tu, demanda-t-il à son hôte, j’espère que tu te portes bien ?

— El-Zaki lui adressa une parole courtoise. Puis il revint à Waddah-Alyçum :

— Voici la page. Elle est courte et instructive. « On plonge un homme dans une jarre pleine jusqu’au bord d’huile de sésame et on l’y tient quarante jours. Durant toute cette période on le nourrit exclusivement de figues et de noix, et quand les quarante jours sont passés toute sa chair a disparu et il ne subsiste de son corps que les veines et les sutures du crâne. On le retire alors de l’huile et, tandis qu’il se dessèche par l’action de l’air, il se trouve dans un état convenable pour répondre aux questions qu’on lui pose. Il dévoile l’issue réservée à certaines entreprises, prévoit l’échec ou le succès. »

Trois esclaves vinrent apporter des narghilés, des gâteaux, de la confiture et disposèrent le tout sur des guéridons.

— Je n’ai pas assisté à une telle expérience, dit le cheik, mais je crois Masléma digne de foi.

— Et comment vous expliquez-vous, mon père, que l’aptitude à la divination se communique à n’importe quel individu, croyant ou impie, noir ou blanc ?

— De la manière la plus simple, répondit El-Zaki. Les hommes ont un corps et une âme et le corps aveugle l’âme. Quand nous mourons l’âme rejoint des régions d’où le passé et dans une certaine mesure l’avenir lui sont accessibles. Dans notre cas, l’huile de sésame absorbe les tissus et, sans occasionner de mort immédiate, dégage l’esprit. En somme on ne conserve à la chair que la vitalité nécessaire pour communiquer avec les vivants. Tu comprends ?

Alyçum s’inclina profondément :

— Comment ne comprendrais-je pas ce que Cheik-el-Zaki, le savant, le sage, daigne m’expliquer ?

Quelques points n’étaient pas tout à fait clairs. Le texte ne renseignait pas sur la résistance du sujet mis à l’épreuve, sur sa force de réaction, sur son aptitude à comprendre les événements ordinaires de la vie et, surtout, il ne disait pas si après les quarante jours, au moment où l’on interroge l’homme qui se dessèche au vent, il faut continuer à le nourrir et si cette nourriture doit être de figues et de noix. La discussion se prolongea donc très tard. Il faisait nuit quand Goha se retira.

Hawa l’attendait à la porte. Elle l’assaillit de questions innombrables auxquelles il ne répondit pas. Bientôt les trois femmes et les fillettes l’entourèrent d’un cercle bruyant, s’accrochèrent à lui, le supplièrent de parler. Elles étaient curieuses de savoir pourquoi la séance avait tant duré. Zeinab prétendait que le cheik avait dû retenir son fils, Hellal et Nassim pensaient que Goha, par manque de savoir-vivre, avait prolongé sa visite au delà de toute mesure.

— Est-ce lui qui t’a gardé ? criait Zeinab.

— Est ce que tu as fait mine une seule fois de te lever ? criait Nassim.

— Parle, mon maître ! implorait Hawa.

Mahmoud haussa la voix et mit un terme à ce désordre. Puis ayant offert à Goha sa main à baiser, il lui permit de s’asseoir sur le divan et l’interrogea. Il apprit ainsi la présence de Waddah-Alyçum.

— De quoi ont-ils parlé ? demanda-t-il.

— Ils veulent mettre un homme dans l’huile, répondit Goha.

Les femmes se regardèrent, impressionnées. Quant à Mahmoud, il ne savait trop que penser.

Goha ne put pas expliquer la raison pour laquelle Cheik-el-Zaki se proposait d’accomplir cette opération. Il conclut qu’il avait été reçu chaleureusement, qu’il avait mangé, bu, fumé et qu’El-Zaki l’avait invité à l’aller voir tous les jours.

Zeinab se jeta sur son fils et l’étreignit :

— Tous les jours ? s’exclama-t-elle. Il t’a donc trouvé très intelligent !

Elle ne manquait pas de porter à Goha une intime admiration que les circonstances l’avaient jusqu’ici contrainte à dissimuler. Chaque instant, témoin de ses errements, elle espérait un miracle d’où son fils jaillirait comblé de tous les bienfaits de l’esprit. La soudaine amitié de Cheik-el-Zaki lui parut être la preuve éclatante que l’événement s’était réalisé.

Goha vit son crédit augmenter dans sa famille et dans la ville. Sa fréquentation étonnait les uns, indignait les autres. Hawa était seule à la trouver parfaitement naturelle. La nuit, sur sa natte, elle couvrait Goha de baisers et lui rappelait le rêve qu’elle avait fait quatre mois auparavant :

— Souviens-toi… J’ai vu une échelle… grande… grande… Toi, tu montais l’échelle… Si Dieu le permet, tu deviendras le plus grand cheik du monde.

VIII

la plume de roseau


À compter de ce jour des rapports fréquents s’établirent entre le maître, Goha et Waddah-Alyçum. Ils s’attardaient tous trois jusqu’aux heures avancées de la nuit. Goha, confortablement étendu sur un divan, buvait à petites gorgées des infusions de cannelle, croquait des pistaches et finissait par s’endormir, tandis que ses savants amis s’entretenaient à voix basse, consultaient les textes anciens, interrompant leurs travaux arides par la lecture de quelques poètes, d’Ibn-al-Baowab notamment qui chanta avec tant de grâce les beautés de la calligraphie.

Cheik-el-Zaki apportait dans ces entretiens sa parole chaude et directe. Mais on voyait, à l’expression sereine de son visage, qu’il n’avait plus pour les choses intellectuelles la passion de naguère et qu’il n’y trouvait qu’une distraction agréable de l’esprit. Les contradictions des auteurs qui l’avaient fait souffrir au point de lui donner le sentiment de son propre néant, lui apparaissaient maintenant comme des formes différentes d’une immuable vérité. Amoureux de sa femme, il avait de l’indulgence pour tout ce qui était étranger à son amour. Le fait d’avoir invité Goha en même temps que Waddah-Alyçum était une claire indication de son état d’âme. Il voulait par la présence du simple atténuer le caractère austère de ses travaux et il avait soin d’interrompre les discussions les plus graves pour questionner Goha sur des sujets futiles.

Il s’aperçut un jour que le décor sévère du Salamlek était un obstacle à ses besoins d’intimité et il prit ses dispositions pour recevoir ses amis dans la bibliothèque qui se trouvait au premier étage du bâtiment principal.

On y avait accès par un perron de quinze marches qui débouchait dans une salle immense couverte de tapis persans. Les murs étaient ornés d’arabesques d’or et de maximes coraniques. Les solives sculptées du plafond étaient serties d’agates. Au fond, un large escalier de marbre aboutissait à l’antichambre du premier étage. Elle était divisée par une cloison en bois de noyer, ouvrée à la manière des moucharabiehs. D’un côté était le harem, comprenant les appartements de Nour-el-Eïn et de Mabrouka, de l’autre côté se trouvait la bibliothèque.

C’était là que se renouvelaient les entretiens entre les trois hommes. Alyçum se distinguait surtout par la couleur extravagante de ses caftans et ses attitudes efféminées. Attentif aux moindres paroles de son maître, il gardait cependant le souci de ses propres gestes. El-Zaki avait de la tendresse pour lui. Attiré par ce visage allongé, aux lèvres fines, au nez mince et droit, il l’aimait pour sa jeunesse sensuelle, il l’aimait parce qu’il retrouvait en lui, sans se l’avouer, un peu de Nour-el-Eïn.

En Goha qui appréciait dans ces réunions le narghilé et les friandises que lui tendaient les esclaves, Cheik-el-Zaki découvrait des séductions étranges. Il puisait dans la contemplation de son contraire des idées nouvelles qu’il se plut à annoter. Après le départ de ses amis, accroupi sur le divan et une feuille dans la paume de sa main gauche, il faisait courir la légère plume de roseau : « Cet après-midi, écrivait-il, Alyçum m’a dit : Goha n’a pas la figure d’un sot. Je viens de me pencher sur mon jardin, j’ai regardé un oranger en fleurs. Il m’est apparu comme un sourire de la vie…

Goha est pareil à cet arbre. »

IX

derrière les moucharabiehs


La vieille Mirmah, esclave de Nour-el-Eïn, était assise dans l’antichambre du premier étage. Elle achevait de trier le blé que Cheik-el-Zaki faisait moudre chaque mois pour les besoins de la maison. Déjà la cuisinière avait refusé de préparer des gâteaux de dattes, sous prétexte qu’elle manquait de farine.

— Pas de farine ! grommelait la vieille Mirmah en puisant dans un sac une poignée de grains. C’est bon pour les Roumis ! Mais qu’un pieux musulman comme Cheik-el-Zaki manque de farine !… Non, non, ça ne doit pas être ! »

Elle faisait glisser dans un plateau les grains qu’elle soumettait à un examen attentif et rejetait dans une bassine, les pailles et les cailloux restés dans le fond de sa main.

— Et Nour-el-Eïn, dit-elle d’une voix attendrie, Nour-el-Eïn, ma petite dame qui veut manger des gâteaux de dattes.

Elle s’interrompit pour considérer un grain de blé difforme.

Soudain, elle prêta l’oreille. Des appels et des claquements de mains montaient du rez-de-chaussée.

— Attention ! criait Ibrahim, l’eunuque, attention !

« Allah !… Allah !… balbutia Mirmah. Elle connaissait le signal. Fébrilement, elle mit le sac et la bassine dans le plateau, posa le tout sur sa tête et s’élança dans le harem :

— Des hommes !… cachez-vous !… Des hommes !… clama-t-elle.

Mabrouka qui fumait son chibouk d’ébène et Nour-el-Ein qui nattait ses cheveux parurent à la porte de leur chambre.

— Cachez-vous ! répéta Mirmah.

Des négresses débouchèrent du couloir. Elles écarquillaient de grands yeux étonnés. Était-ce donc vrai que des hommes allaient monter dans la maison ? Après un instant d’hésitation, maîtresses et servantes, au lieu de se réfugier dans leurs chambres, coururent, en se bousculant, à la cloison de moucharabieh qui marquait l’extrême limite de leur domaine.

Nour-el-Eïn se jeta sur les dalles, à genoux, et, la face appliquée contre le treillis de bois, observa la cage de l’escalier. Ses cheveux noirs et touffus bouffaient sur ses épaules. Elle était pâle et ses yeux étaient durs. Mabrouka feignant l’indifférence éteignait avec intention le fourneau de son chibouk. Derrière elles, les esclaves se serraient les unes contre les autres. Un peu à l’écart se tenait la vieille Mirmah dont les paupières et les lèvres sillonnées de rides tremblotaient.

Ce fut Goha qui émergea le premier. Parvenu sur le palier, il s’arrêta et se retournant vers Cheik-el-Zaki et Waddah-Alyçum leur fit un large salut.

En voyant le fin profil d’Alyçum, Nour-el-Eïn fut saisie d’une colère brusque. Une bouffée de sang lui colora les joues et violemment elle pinça la jambe nerveuse d’Amina, son esclave favorite, qui se tenait debout à ses côtés. Au cri de douleur que poussa la jeune Syrienne, il y eut un désarroi parmi les femmes. Le cheik fixa un regard sévère sur la cloison de bois, mais le sentiment de la bienséance eut raison de son irritation. Il se dirigea rapidement vers la bibliothèque, suivi de ses invités, souleva la lourde tenture et disparut.

— Ma petite maîtresse, tu as vu comme le cheik s’est fâché ! balbutia Amina.

La cuisinière, qui, depuis vingt ans, appartenait à Mabrouka, la prit à partie :

— Toi, tu mérites qu’Ibrahim te fouette ! s’écria-t-elle.

— Et toi, qu’il te pende ! répliqua Mirmah intervenant en faveur de la jeune Syrienne.

Elle haïssait cette négresse qui, afin de plaire à Mabrouka, ne cessait de maltraiter les esclaves de Nour-el-Eïn.

— Toi, je te conseille de te taire ! s’exclama la cuisinière.

— Et toi de rester tranquille ! répondit Mirmah en tremblotant. Ce matin même tu as refusé de préparer des gâteaux de dattes pour Nour-el-Eïn.

Nour-el-Eïn et Mabrouka sentaient que la dispute de leurs servantes respectives était une réplique de leur propre antagonisme. Et cependant elles affectaient de s’en désintéresser. Nour-el-Eïn gardait son sourire immobile et Mabrouka son air dédaigneux, mais l’une et l’autre écoutaient le dialogue des deux vieilles, se réjouissant intérieurement suivant que la riposte tombait de la bouche édentée de Mirmah ou des lèvres épaisses de la cuisinière.

— Vous êtes dans cette maison depuis six mois et vous vous croyez les patronnes depuis toujours !

— Et certainement ! Est-ce notre faute si le cheik trouve que la peau de Nour-el-Eïn est plus douce que le velours ?

— Non ! la vie n’est plus tenable ! Voici maintenant qu’on se cache pour voir passer des jeunes gens.

— Tu parles pour toi-même, riposta Mirmah qui avait saisi le ridicule de ce reproche.

Mabrouka résolut alors d’intervenir afin de réparer la maladresse de la cuisinière.

— Moi, je suis venue pour le cheik, dit-elle avec hauteur en lançant un regard méprisant sur Nour-el-Eïn.

Nour-el-Eïn ne répondit pas.

— Moi, je suis venue pour le cheik, répéta Mabrouka que le silence de sa rivale exaspérait.

Cependant la jeune femme s’était levée, elle tendit la main à Amina et se retira dans son appartement.

— On se moque de nous ! s’écria rageusement la cuisinière.

— Laisse faire… laisse faire,… répondit Mabrouka.

Humiliée par l’attitude de sa rivale, elle s’efforçait à sauvegarder son prestige auprès de sa servante. D’ailleurs le sentiment de son impuissance la portait à la résignation. Nour-el-Eïn avait trop de pouvoir pour qu’elle pût la contrecarrer. Assagie par l’expérience, elle craignait en la poussant à bout de perdre jusqu’aux témoignages de respect que lui valait sa qualité de première épouse de Cheik-el-Zaki.

— Allons, ma sœur, fit-elle avec un soupir. Notre temps est passé… Pourvu que le cheik soit heureux !

— Qu’est-ce qui est passé ? protesta l’esclave. Tu es, je te jure, plus belle que l’autre. Tu es blanche et rose, ton nez est une amande, et le miel coule de ta bouche.

En entrant dans sa chambre, Nour-el-Eïn s’était étendue sur un divan. À genoux, auprès d’elle, Amina considérait amoureusement sa physionomie féline tout en lissant sa chevelure ébouriffée.

— Ah ! je t’aime ! murmura-t-elle.

Elle se pencha vers sa maîtresse et mit des baisers sur ses yeux gris aux cils recourbés et sur son menton pointu, tatoué de trois étoiles bleues. Nour-el-Eïn recevait, sans les rendre, les caresses de la jeune fille. Pas un muscle de son visage ne tressaillait sous la pression des lèvres humides. Le front contracté, les paupières mi-closes, elle demeurait rigide, comme tendue tout entière dans un effort de réflexion. Fille d’une Circassienne et d’un Arabe, elle avait le teint plus clair que celui des Égyptiennes. Le buste court, la poitrine étroite, les hanches développées et les jambes fines, elle avait une grâce malsaine.

El-Zaki l’avait possédée avec une joie naïve et le contraste entre sa face ravagée, encadrée d’une barbe grisonnante, et les mots puérils qu’il avait dits, avait donné à la jeune femme le sentiment de quelque chose de comique et de méprisable. Lorsqu’elle le voyait penché sur des textes anciens qu’elle était incapable de déchiffrer, elle se sentait envahie d’un respect craintif. Mais aussitôt le souvenir des mots d’amour lui revenait à l’esprit.

Le luxe qu’il avait déployé pour la recevoir l’avait séduite tout d’abord, puis elle s’était accoutumée aux frises des murailles, aux tapis de soie, aux aiguières d’argent. Pour la satisfaire, le cheik la comblait de richesses. Ses terres dans les provinces de Galioubieh et de Menoufieh étaient parmi les plus fertiles de l’Égypte. Il ne dépensait autrefois que le cinquième de ses revenus, mais depuis son mariage les milliers de kantars de fèves, de cannes à sucre et de maïs suffisaient à peine à ses frais. Il dut réduire ses libéralités envers les pauvres.

Nour-el-Eïn aimait les choses éclatantes et ne les appréciait souvent qu’à leur poids, La générosité d’El-Zaki lui permettait une thésaurisation rapide et flattait ses mauvais instincts.

— Nour-el-Eïn, regarde, je t’apporte des boucles, les brillants sont purs.

Elle les prenait d’un geste las, leur jetait un regard furtif et les laissait retomber auprès d’elle, sans rien dire. Mais au départ de son mari elle ramassait les bijoux, les examinait fiévreusement et appelait Amina :

— Ma chérie ! s’écriait-elle d’une voix presque rauque. Regarde, regarde, n’est-ce pas qu’elles sont belles ?…

— Moins que toi… Moins que la plus petite lueur de tes yeux.

— Non ! Non ! Réponds-moi… Combien valent-elles ? Deux cents sequins ?

— Moins que ton plus petit sourire.

— Plus, beaucoup plus que deux cents sequins ?

Après ces enthousiasmes, elle prenait l’air désabusé qui lui était habituel depuis son mariage. Elle avait amené dans sa nouvelle maison, Amina une jeune Syrienne de son âge, la vieille Mirmah et Yasmine, une négresse dont les bras étaient d’une ligne impeccable. Malgré la société de ces femmes qui avaient pour elle un dévouement animal, Nour-el-Eïn s’ennuyait. Mabrouka surtout lui était odieuse. Les conseils qu’elle lui prodiguait à tous moments et les interminables réflexions qu’elle émettait sur les questions les plus simples l’exaspéraient. Un jour, elle avait été insolente et Mabrouka s’était promenée jusqu’au soir dans le harem en clamant son indignation :

— Je le savais… Je l’ai dit. Si c’était une fille de douze ans, je l’aurais élevée comme il faut… Mais naturellement on ne m’écoute pas… Ma parole n’est plus considérée…

Cette scène avait amusé Nour-el-Eïn, qui s’était mise derrière la porte pour mieux entendre.

— Non ! Non ! Non ! poursuivait Mabrouka. Qu’elle ne croie pas, cette petite qui vient d’entrer dans ma maison… dans ma maison — j’étais dans cette maison avant sa naissance — allez lui dire qu’elle ne croie pas que moi, la vieille, la loyale épouse, je subirai les insolences d’une fille qui vient d’entrer dans ma maison, ma maison…

— Ne te tourmente pas, suppliait la cuisinière, je te jure que le cheik te donnera raison…

Mais la bonne Mabrouka s’était montrée inconsolable. Quelle que fût sa répugnance, Cheik-el-Zaki dut intervenir. Au bout d’une semaine de transactions, il était parvenu à rétablir la paix dans son harem. Nour-el-Eïn au prix d’une bague de saphir avait consenti à baiser la main de l’offensée qui au prix d’un mouchoir de soie avait consenti à lui pardonner.

Au souvenir de cette scène qui avait marqué la déchéance de Mabrouka, Nour-el-Eïn tordit ses bras et se frottant les yeux

— Amina, dit-elle, Amina… que je m’ennuie !

Elle eut un long bâillement qui découvrit ses dents irrégulières et blanches et son palais rose.

— Lequel préfères-tu ? demanda Amina en souriant.

— Comment lequel ? Que veux-tu dire ?

Nour-el-Eïn s’était redressée et, le coude appuyé sur le divan, tourna vers la Syrienne un visage fermé.

— Allons… parle, reprit-elle avec un imperceptible tressaillement des narines.

— Tu me comprends bien… minauda la Syrienne sans se démonter.

Elle fit une pause et reprit, malicieuse, en clignant de l’œil :

— Surtout ne t’avise pas d’aimer celui qui a un visage rond et une poitrine bombée. C’est un sot et il s’appelle Goha… Mais l’autre !… Qui sait comment il s’appelle, l’autre ?…

Des mains s’étaient jetées sur les nattes blondes de l’esclave et les tiraient rageusement.

— Je te défends, s’écria Nour-el-Eïn, je te défends… Et puis, va-t’en ! va-t’en ! Je ne veux plus te voir !

Avec des rires, la Syrienne immobilisa les petites mains fardées et, toujours à genoux, baisa le front courroucé de sa maîtresse.

— Que tu es jolie, dit-elle, quand tu cries ! Et, à voix basse elle ajouta : Ah ! s’il pouvait te voir ainsi !…

Les allusions de son esclave mêlées à des caresses, donnaient à Nour-el-Eïn une torpeur sensuelle. Elle voulait d’ailleurs éviter une discussion, craignant, sans se l’avouer, qu’elle n’apportât de la netteté aux sentiments vagues qui flottaient en elle-même. Déjà ses longs cils s’étaient rejoints et de ses lèvres desserrées s’exhalait un souffle égal. La stridulation des grillons dans le jardin se mêlait au bourdonnement des guêpes. Elle assistait, sans mouvement, à la fusion des sons qui précède le sommeil. Alors, lentement, devant ses paupières closes s’éleva une image. Elle reconnut le profil d’Alyçum.

— Amina !… Amina !… s’écria-t-elle en touchant l’épaule de la Syrienne, assoupie sur le tapis de Smyrne. Amina, réveille-toi !

À ce moment apparut à l’embrasure de la porte, la vieille Mirmah, entièrement nue malgré l’hiver.

La journée est douce, dit-elle de sa voix chevrotante. Tu n’as pas faim ? Je t’apporte de la confiture de rose.

— Ah ! c’est toi, ma mère… Viens près de moi, viens que je t’embrasse.

— Rafraîchis d’abord ta jolie bouche, Nour-el-Eïn, reprit la vieille tcherkess en tendant de ses mains tremblantes un compotier d’argent.

Amina se réveilla et vit sa maîtresse qui suçait une petite cuiller de filigrane. S’étant essuyé les lèvres de ses doigts, Nour-el-Eïn saisit la vieille Mirmah par la peau du ventre.

— Viens, je m’ennuie… Raconte-moi une histoire…

— Laquelle ? demanda Mirmah.

— N’importe laquelle.

— Je te raconterai l’histoire de ce prince qui, à l’aide d’un miroir magique, pouvait s’assurer de la virginité des filles…

— Non ! Non ! Je veux l’histoire de Mélek.

La vieille femme soupira et s’asseyant auprès d’Amina demeura quelque temps sans rien dire. Elle faisait toujours précéder ses récits d’un long recueillement, mais lorsqu’elle devait parler de Mélek une certaine tristesse se mêlait à son silence. Mélek dont elle avait été la nourrice était la mère de Nour-el-Eïn. Elle était morte trois ans après son mariage d’une piqûre de scorpion et Mirmah, reportant toute sa tendresse sur Nour-el-Eïn, avait eu le sentiment que son œuvre était à refaire et qu’en cette enfant c’était Mélek qui revivait une seconde fois.

— Eh bien, ma chérie ? dit Nour-el-Eïn, impatiente d’entendre l’histoire de sa mère que Mirmah lui avait tant de fois contée. Je t’écoute et Amina aussi t’écoute…

— Une nuit, dans un village du Caucase, les habitants furent réveillés par les cris d’une femme. On la transporta aussitôt loin des maisons, car les femmes qui accouchent sont impures. Seule, sous un toit de feuillage, elle mit au monde son enfant. Les jours et les jours passèrent. Puis, un matin, la mère de l’accouchée se rendit auprès d’elle. « Lève-toi, mon pigeon, lui dit-elle. Je te ramène au village. » La femme ne bougeait pas ; elle venait de mourir. Le corps était encore chaud, mais le cœur ne battait plus. Sur la terre une petite fille gazouillait et agitait les bras comme les oiseaux agitent les ailes. On l’appela Mélek et on enterra la mère.

La vieille femme parlait posément, sans la moindre intonation, pour bien marquer le caractère négligeable de ce préambule. S’étant assurée d’un regard que Nour-el-Eïn était attentive, elle lança un filet de salive sur les dalles et poursuivit :

— J’habitais de l’autre côté de la montagne, loin, très loin… Un jour que je coupais la vigne, un homme à cheval me jeta sur sa selle et m’emporta… C’était le père de Mélek. En entrant dans sa maison, il me dit « Tu as les mamelles d’une mère. » Je lui répondis que c’était vrai, que j’étais mariée et que j’allaitais un garçon. « C’est bien, me dit-il. Maintenant tu nourriras ma fille et tu coucheras avec moi. » Ah ! il avait raison. J’étais belle. Ma bouche était une pistache, mes yeux étaient des lustres et mon corps était une tubéreuse… »

La tête ridée et tremblotante de Mirmah s’éclaira d’un sourire et son nez allongé rejoignit son menton.

— J’aimais Mélek comme mon enfant…

— Était-elle jolie ? interrompit Nour-el-Eïn.

— Comment peux-tu me demander si elle était jolie, quand elle buvait le lait de mon sein ? Oui, ma chérie, mon lait l’embellissait. À trois ans c’était une fleur.

Reniflant bruyamment dans la paume de sa main, elle ajouta :

— Une fleur qu’on aurait pu respirer comme ça !

— Savait-elle danser ? demanda Amina.

— Hé ! tu es bien pressée, ma chérie, répondit la vieille femme. Naturellement elle savait danser… Mais tu ne me laisses pas le temps de parler.

— Ne te fâche pas, ma mère, supplia la Syrienne.

— Tu me feras mourir, si tu ne poursuis pas, dit Nour-el-Eïn.

Satisfaite, Mirmah lança un nouveau jet de salive.

Maintenant, reprit-elle, Mélek était une grande fille. Comme les vierges de mon pays, elle dansait toute nue. Lorsque les voyageurs frappaient à notre porte, elle se déshabillait sur l’ordre de son père pour illuminer la maison de la blancheur de son corps. Et les voyageurs étaient éblouis comme s’ils avaient regardé le soleil… À l’heure du repos, Mélek accompagnait l’hôte dans la chambre qu’on lui offrait.

— Qu’est-ce qu’elle faisait là ? demanda Nour-el-Eïn avec un léger frémissement… Parle ! tu me tues !

— Hé ! tu le sais bien, répondit Mirmah en souriant. Que de fois, je te l’ai dit…

— Elle restait vierge quand même ?

— Oui, Nour-el-Eïn, elle restait vierge. Sans cela l’homme devait l’épouser ou bien…

Et la vieille fit le signe de s’enfoncer un poignard dans la poitrine.

— Un soir, je m’en souviens, il pleuvait à torrents, un étranger entra chez nous. C’était un marchand de tapis qui venait d’Ispahan et qui s’appellait Abd-el-Rahman… Je lui donne du kaïmak, du miel et du pain. Mélek dort. Je me penche sur elle, je la secoue : « Mon cœur, ma prunelle, il faut accomplir ton devoir. » Elle se lève et, quand le voyageur la trouve dans sa chambre, il se montre mécontent… Ta mère enlève sa robe… Il la regarde… Pauvre fille, c’est la première fois qu’on l’accueille avec tant de froideur… Alors… Alors…

Mirmah décrocha du mur un tambourin et l’agita au-dessus de sa tête.

— Mélek danse, danse et Abd-el-Rahman demeure impassible.

— L’aimait-elle donc pour vouloir le gagner ?

— Et comment ne l’eût-elle pas aimé, ma petite dame, quand il avait tant de mépris pour elle ? Mélek danse et chante. Son corps se courbe comme un roseau. L’homme la regarde, et ne dit rien… Mélek détache les bracelets qui ornent ses chevilles et ses poignets, elle délie ses cheveux. Elle est debout, très pâle, les cuisses serrées… Tout à coup, elle rejette le tambourin avec colère, elle pousse un grand cri et, sautant sur Abd-el-Rahman, elle joue comme un lionceau sur ses genoux… À cette minute, elle connut son premier désir.

Tour à tour, hautaine, fougueuse, câline, Mirmah avait reproduit tous les gestes, tous les cris de Mélek, sans souci du contraste entre ses poses voluptueuses et ses chairs flétries.

Affalée maintenant sur les dalles, elle respirait avec peine.

— Et la fin, Mirmah, la fin ? demanda Nour-el-Eïn.

— Le lendemain le voyageur remit une bourse pleine d’or au père de Mélek et il emporta la fillette avec sa nourrice.

L’histoire de sa mère bouleversait Nour-el-Eïn, surtout depuis son mariage avec Cheik-el-Zaki. Les montagnes, les nuits fiévreuses, les séductions sur des passants inconnus, l’existence de Mélek enfin, elle, sa fille, ne l’avait même pas entrevue. Son enfance avait été morne aux côtés d’un père qui, âgé de soixante-dix ans, était presque un aïeul. Lorsqu’elle songeait à ses lamentables amours avec Cheik-el-Zaki, la tête enfoncée dans ses coussins, elle prenait des attitudes compassées. Elle éprouvait le besoin d’exagérer sa détresse pour elle et pour son entourage. Cependant, par une étrange contradiction de sa nature, elle méprisait les consolations que lui attiraient ses pantomimes. Parfois même elle les recevait avec des rires qui étaient presque des ricanements.

C’est ainsi qu’elle répondit à la Syrienne qui lui demandait tendrement si le récit de Mirmah l’avait attristée

— Que tu es sotte, Amina ! Je ne suis pas triste.

Je m’amuse.

X

warda la dallala


Le lendemain, dans la chambre de Nour-el-Eïn, Amina guettait derrière la moucharabieh l’arrivée des visiteurs. Elle se retournait parfois vers sa maîtresse et l’invitait à se rapprocher de la fenêtre.

— Viens, viens… disait-elle. Le temps de te lever et ils seront passés.

Nour-el-Eïn s’efforçait de sourire aux paroles d’Amina, plaisantait son impatience et qualifiait sa curiosité d’absurde et de puérile. En réalité, la franchise de la Syrienne lui donnait de l’anxiété.

— Tu n’es qu’une enfant, ma chérie !

— Avoue que tu l’aimes, avoue-le !

À cette phrase dont elle craignait le retour, son visage se crispa. Elle eut contre Amina de la colère et de la haine ; et lorsqu’elle comprit qu’elle ne pourrait plus ignorer ce qu’elle voulait ignorer, elle s’effondra sur le tapis en sanglotant.

— Ma petite dame, qu’y-a-t-il ? Pourquoi ce chagrin ?

— Amina, Amina, je sens comme si on m’avait mangé le cœur.

C’est avec ces mots qu’elle fit l’aveu d’un amour qu’elle venait de connaître prématurément. Les jeunes femmes en étaient encore à leurs effusions, quand résonna la voix fine d’Ibrahim l’eunuque.

— Attention ! Attention !

D’un bond, elles s’élancèrent à la fenêtre. Nour-el-Eïn, les doigts accrochés nerveusement au treillis de bois, ressentit une émotion si vive que la vision se brouilla devant ses yeux.

— Je ne l’ai pas vu, se plaignit-elle lorsque les hommes atteignirent le perron.

— Comment l’aurais-tu vu ? répondit la Syrienne en riant. Son visage était voilé.

— Chut ! ne parle pas si fort…

— Comme tu as peur !

— Je ne veux pas que Mabrouka nous entende.

— Oh ! celle-là… s’écria l’esclave en esquissant un geste de menace. Ma petite dame, ajouta-t-elle d’une voix insinuante, allons dans l’antichambre.

Elle saisit Nour-el-Eïn par sa tunique bleue.

— Vite, vite, avant qu’ils ne passent.

Nour-el-Eïn fit un mouvement pour la suivre, puis se ravisa :

— Non, je n’irai pas.

— Mais pourquoi ? supplia l’esclave.

— Parce que…

Nour-el-Eïn se tut en rougissant. Elle s’était souvenue d’un spectacle depuis longtemps oublié. Deux ans avant son mariage, elle avait assisté sur une place publique à la lapidation d’une femme adultère. Elle revit la face ensanglantée de la coupable…

— Laisse-moi ! laisse-moi ! reprit-elle en dissimulant sa terreur. Je n’irai pas.

Croyant à un caprice de sa maîtresse, Amina se contenta de répondre :

— Comme tu voudras, ma petite dame.

Les jeunes femmes parlaient maintenant avec moins d’abandon. Elles affectaient l’une et l’autre un ton enjoué, sans être dupes toutefois de leur jeu réciproque.

— Écoute bien… dit Amina. Ils sont dans l’antichambre…

— Je les entends rire. Ils sont gais.

— Goha a dû dire une sottise…

— À moins que ce ne soit l’autre, répliqua Nour-el-Eïn avec effort.

— L’autre… Je voudrais connaître son nom.

— Et quand tu le connaîtrais ?… En serais-tu plus heureuse ? D’abord il porte le voile comme une femme, et, moi, j’aime les hommes forts…

Amina regarda sa maîtresse avec surprise, se demandant si son indifférence n’était pas sincère.

— Alors tu préfères Goha ? reprit-elle.

— Au moins celui-là montre son visage, il n’a rien à cacher.

— Nour-el-Eïn ! s’écria Amina, toute décontenancée, tu me feras perdre la tête.

Pour achever de la confondre, Nour-el-Eïn poursuivit d’une voix sarcastique :

— Méfie-toi des hommes, ma chérie. Supposons que tu tombes amoureuse de Goha et que tu t’oublies… as-tu songé aux conséquences ?

— Quelles conséquences ?

— Allah ! que tu es sotte, ma chérie… Crois-moi, le cheik ne t’a pas perdue de vue… Il ne s’est pas encore occupé de toi, mais, demain peut-être, il te demandera…

— Oh ! le cheik t’aime, interrompit l’esclave. Et que suis-je auprès de Nour-el-Eïn ?

Sur cette interrogation l’entretien prit fin. Nour-el-Eïn s’enferma dans le mutisme qui lui était coutumier et Amina alla rejoindre la vieille Circassienne. La remarque de sa maîtresse tour à tour l’effrayait et flattait ses instincts de coquetterie. Aussi, lorsque désormais elle rencontrait Cheik-el-Zaki, hésitait-elle entre le désir de fuir ou de plaire. Elle baissait les yeux, tandis que sa main échancrait machinalement la tunique autour de sa gorge. Ce ne fut là, d’ailleurs, qu’un manège passager. Elle comprit que le cheik ne se souciait d’elle en aucune manière. Quand il lui parlait, c’était toujours avec cette politesse hautaine qu’il avait envers les inférieurs.

Durant des semaines, Nour-el-Eïn n’interrogea personne de crainte d’éveiller des soupçons. Sa passion pour l’inconnu au fin profil s’exaspérait dans le silence de sa pensée, et, seule, certaines nuits, elle souffrait de ne pouvoir évoquer par son nom l’image qu’elle aimait. Elle voulut lui en donner un de son choix. N’en trouvant pas qui fussent dignes de son amour, elle demanda innocemment à Mirmah de lui en énumérer au hasard. La vieille servante lui cita les noms du laitier, du meunier, du porteur d’eau et de tous les commerçants du quartier. Nour-el-Eïn la congédia avec colère.

Nour-el-Eïn avait coutume de recevoir Warda, la dallala, dont le métier consistait à faire le tour des harems pour écouler les marchandises que lui confiaient les principaux boutiquiers de la ville. Un jour que la dallala se trouvait auprès d’elle au moment où les jeunes gens traversaient la cour, elle ne put se maîtriser et l’interrogea.

La dallala, qui s’était rapprochée de la fenêtre, eut une réponse évasive.

— Je crois avoir vu un voile sur son visage, dit-elle.

— Il le soulève avant de traverser le vestibule, répliqua Nour-el-Eïn

Les sourcils froncés, la dallala fit mine de réfléchir.

— Ils sont trois dans la ville qui se couvrent la tête. L’un s’appelle Akr-Zeid-Taï, l’autre Waddah-Alyçum, et le dernier Mokawa-Kendi. Ils sont fameux pour leur beauté… C’est tout ce que je puis te dire…

Elle attendait un aveu. S’apercevant que Nour-el-Eïn évitait son regard, elle porta sa lourde main teinte de henné sur les genoux de la jeune femme.

— La prochaine fois, promit-elle, je te dirai son nom.

— C’est inutile, Warda, balbutia Nour-el-Eïn. Cela m’est indifférent.

— Et pourquoi ne connaîtrais-tu pas son nom ? Y a-t-il du mal à connaître un nom ?

Et pour calmer les scrupules de la jeune épouse de Cheik-el-Zaki, elle déploya une étoffe de soie en lui détaillant ses qualités.

Warda était épaisse, borgne et âgée de plus de quarante ans. Le courtage qu’elle prélevait sur ses ventes ne formait qu’une partie de ses ressources. Plus que son goût dans le choix des indiennes, son entente dans toutes les questions de cœur la recommandait à l’estime de ses clientes. Elle savait prédire l’avenir. Accroupie sur le tapis, la robe relevée sur ses jambes courtes et boursouflées de graisse, elle étalait un paquet de cartes devant les impatientes amoureuses.

Elle connaissait des formules infaillibles pour susciter le désir chez les natures les plus rebelles et donnait des amulettes contre le mauvais œil. Bavarde, elle colportait de maison en maison les scandales recueillis avec avidité. Ses propos obscènes, ses flatteries, son adresse à faire pencher les hésitations du côté du vice, en faisaient une entremetteuse remarquable.

Après sa demi-confidence, Nour-el-Eïn attendit tranquillement la visite de la dallala. Elle assistait, couchée sur son divan, comme une chose inerte, au lent écoulement des heures. Des mains expertes s’étaient emparées de son sentiment et le dirigeaient vers quelque terrible péché. Pour s’expliquer à elle-même son muet acquiescement, elle se plaisait à voir en Warda une insurmontable volonté. « Que puis-je contre cette femme ? se disait-elle avec de faux airs de victime. » Jusqu’au retour de la dallala, elle n’eut d’autre but que de bien se pénétrer de son impuissance. Elle parvint à se convaincre que tout le poids de la faute pressentie retomberait sur Warda et elle se frappait la poitrine en répétant : « Que puis-je contre cette femme ? »

Le quatrième jour de son attente, des larmes glissèrent sur ses joues. Elle était devenue le jouet de sa propre mystification… Parfois le supplice de la fellaha lui revenait à l’esprit. Elle s’accoudait à la fenêtre, chantait ou appelait Yasmine aux jolis bras et lui demandait de danser. L’esclave tordait son corps souple, lançait des cris de haine ou d’amour. Nour-el-Eïn croyait voir dans ces contorsions des jambes, de la taille, du cou, les spasmes agonisants de la femme adultère.

— C’est assez, ma fille…

Mais il fallait qu’elle répétât son ordre à plusieurs reprises, pour que Yasmine l’entendît. Elle s’arrêtait avec un rire mauvais et son corps en sueur luisait comme un diamant noir. Un matin Nour-el-Eïn lui avait dit « Apprends-moi ta danse, Yasmine. » Et dans la chambre, elle avait suivi, presque nue, les conseils de la négresse, inventant même des attitudes nouvelles.

— C’est bien, criait la vieille Mirmah.

Elle avait reconnu en Nour-el-Eïn, la grâce de Mélek. Ravie, elle joua un accompagnement sur la peau d’âne d’une tarabouka, tout en chantonnant :

— La ! La ! Je revois ta mère… La ! La ! Danse, ma gazelle… La ! La ! Fille de Mélek… La ! La ! Je revois ta mère…

Lorsque Nour-el-Eïn s’assit haletante, la vieille la caressa d’un geste attendri.

— Tu es légère comme une feuille desséchée, dit-elle.

Voyant un pli entre les sourcils de sa dame, elle la menaça du doigt et s’esquiva après lui avoir glissé à l’oreille :

— Ta mère a bu mon lait… et toi, tu me caches un secret !

« Elle sait donc »… se dit Nour-el-Eïn. Cette découverte lui donna le sentiment qu’elle se trouvait aux prises avec des forces fatales et qu’elle devait en subir docilement la loi.

— Je connais son nom, annonça la dallala lorsqu’elle revint voir Nour-el-Eïn.

— Le nom de qui ?

— Tu as si vite oublié ? s’indigna Warda. Et moi qui ai fait le tour de la ville… J’ai usé une paire de babouches pour apprendre… ce que j’ai appris.

— Je te la paierai, Warda.

— Non… Puisque tu as oublié, je ne te dirai rien et, toi, tu garderas ton argent…

Nour-el-Eïn lui demanda si sa santé était bonne. Inquiète, quoique flairant une ruse, la dallala, reprit :

— Je connais son nom et sa maison… Mais tout cela ne t’intéresse pas.

— Et tes affaires vont bien ? continua Nour-el-Eïn. Est-ce qu’on achète beaucoup dans les harems ?

Un moment la dallala demeura interdite. Elle lisait clairement l’hypocrisie sur le visage souriant de la jeune femme, mais il y avait en elle tant d’assurance qu’elle hésitait à la démasquer.

— Ce n’est pas bien, s’écria-t-elle enfin, tu te moques de moi et je ne suis qu’une pauvre femme. Si tu veux que je m’en aille, je m’en irai…

Nour-el-Eïn lui prit la main en signe d’amitié, puis, sourdement, elle lui dit :

— Eh ! bien… parle !

— Voici… répondit Warda en fixant son œil sur Nour-el-Eïn. Le jeune homme qui vient rendre visite à ton mari, c’est Waddah-Alyçum.

— Ah ?

— Hier, avec ses deux amis, il était au hammam.

— Lequel ?

— Loin d’ici… Il habite l’autre côté d’El-Kaïra… Le palais que lui a laissé son père est à la pointe du Khalig.

— Un joli palais ?

— Un palais de prince, ma chérie… Le Nil passe sous les fenêtres du nord, du sud, de l’ouest… les fenêtres de l’est donnent sur un jardin rempli d’arbres.

Nour-el-Eïn se taisait. Sans doute Waddah-Alyçum vivait solitaire. Pourquoi ne l’emmènerait-il pas dans cette maison qu’elle parerait de sa beauté, qu’elle animerait de ses danses et de ses chansons ?…

— Si tu veux, Nour-el-Eïn, la prochaine fois je t’apporterai un fruit ou une fleur de son jardin… Seulement je suis pauvre… Le commerce va mal… Cinq harems ont perdu leur fortune… Le mamelouk Aly-Bey a tué les maîtres et confisqué l’argent…

Nour-el-Eïn, sans répondre, retira de son bras deux bracelets d’or et les lui tendit… La dallala jura qu’elle n’avait besoin de rien, qu’Allah ne l’avait pas abandonnée et s’empressa d’enfouir les bracelets dans un sac suspendu à son cou et enserré par ses mamelles énormes.

— Raconte-moi encore quelque chose, supplia Nour-el-Eïn…

— Je l’ai entendu parler, reprit Warda en s’essuyant, avec le coin de sa manche, la paupière qui s’écrasait sanguinolente dans son orbite vide… Oh ! ma chérie, il parlait, il parlait… C’était comme une fine broderie dorée…

Alors qu’elle prenait congé de Nour-el-Eïn, celle-ci lui dit :

— Pourquoi nous occuper de Waddah-Alyçum ? Je ne le connaîtrai jamais.

— Peut-on défier son destin ? riposta Warda.

Ces derniers mots s’ancrèrent dans l’esprit de la jeune femme et la confirmèrent dans le sentiment qu’elle avait de la fatalité de sa passion. La crainte que le souvenir de la femme adultère lui avait donnée, elle savait, maintenant que sa décision était prise, l’écarter par de subtiles comparaisons. « Elle était laide et je suis jolie, songeait-elle. Elle était une vulgaire fellaha et je suis une dame. »

Ayant sérieusement résolu de se faire aimer par Waddah-Alyçum, elle eut une idée précise des difficultés à vaincre et des dangers contre lesquels elle devait se prémunir.

La dallala qui flairait une excellente affaire venait la voir journellement, cherchait à lui inspirer confiance. En peu de temps, Nour-el-Eïn fut amenée à de francs épanchements et à une claire notion de son désir. La voie, dès lors, était ouverte à l’intrigue. Elles eurent des entretiens mystérieux auxquels ni Mirmah, ni la Syrienne ne furent admises. Dès le premier jour, elles tombèrent d’accord sur ce point, qu’il fallait acheter à Mabrouka une attitude conciliante.

Warda parlait sans cesse de son tact, vantait sa finesse, exaltait son esprit de sacrifice aussi bien que son instinct du danger : « J’ai de l’expérience, disait-elle, suis mes conseils… Tu es servie comme une sultane. » Elle ajoutait en serrant la jambe de Nour-el-Eïn d’un geste maternel : « Ma chérie, tu es une enfant… Qu’aurais-tu fait sans moi ? »

Nour-el-Eïn réprima son désir d’assister au passage d’Alyçum dans l’antichambre, elle se contenta de le voir par la fenêtre et cette réserve coïncida avec un surcroît de politesses dans ses rapports avec Mabrouka. Au cours des repas qu’elles prenaient ensemble, elle la suppliait de bien se servir et lui tendait les meilleurs morceaux de viande qu’elle retirait de la marmite avec les doigts. Lorsque Mabrouka recevait la visite de ses vieilles amies, Nour-el-Eïn ne s’attardait plus à sa toilette. Elle s’empressait autour des femmes, leur prodiguait des compliments et baisait avec effusion leurs joues molles.

— Qu’Allah préserve ta tête ! s’écriait la dallala qui contrôlait soigneusement les résultats… Tu es rusée comme un singe, ma chérie…

Il y eut, un jour, entre Nour-el-Eïn et la dallala une discussion plus longue et plus agitée que d’habitude. Warda faisait sonner avec une force exceptionnelle ses titres à la reconnaissance universelle des femmes amoureuses et Nour-el-Eïn protestait. Le nom de Mabrouka revenait fréquemment dans leurs discours : « Nous devons la gagner d’une manière définitive », disait Warda. « Plus nous donnerons, plus elle résistera », répliquait l’autre. Mais, en somme, ce fut Nour-el-Eïn qui céda. Elle reconnut que la tactique de sa directrice était supérieure et le soir même elle s’y conforma.

Comme El-Zaki se trouvait dans sa chambre, assis auprès d’elle, elle affecta d’être soucieuse.

— Laisse-moi, je suis triste, fit-elle en saisissant la main qui caressait sa chevelure dénouée.

— Pourquoi es-tu triste, mon enfant ? demanda le cheik avec inquiétude.

Nour-el-Eïn baissa les yeux.

— Tu vas dire que je suis folle, murmura-t-elle… Oh ! je n’ai pas à me plaindre… Tu es bon pour moi, tu viens me voir souvent, tu me donnes des bijoux merveilleux, dans ta maison on me respecte…

— Alors, mon enfant ? Parle sans avoir peur, je te comprendrai…

— Eh bien, voilà ! Je songe à Mabrouka… Tu ne donnes jamais rien à Mabrouka, et tu ne vas jamais la voir… Elle est ta femme depuis vingt-cinq ans et elle n’a pas le quart de mes bagues et de mes colliers…

Pelotonnée contre la poitrine de son mari qu’elle grisait de l’odeur de rose dont elle s’était parfumée, elle lui parlait d’une voix puérile et chantante :

— Mabrouka est si bonne… Elle est très jolie..… Sa peau est plus blanche que la mienne… Il ne faut pas qu’elle se ressente de mon arrivée dans ton harem… Si elle n’en souffre pas, elle m’aimera ; si elle en souffre, elle ne m’aimera plus…

Elle se tut rougissante, se serra mieux contre son mari et levant vers lui de grands yeux innocents :

— Promets-moi, poursuivit-elle, que tu iras de temps en temps la visiter dans son lit… Tu ne l’as pas fait depuis notre mariage.

Tant de bonté avait attendri Cheik-el-Zaki. Il desserra son étreinte, craignant de faire du mal à cet objet délicieux dont l’âme était si délicate.

— Ma perle, dit-il, ma petite perle… Ton cœur a la beauté de ton visage… Je te promets tout ce que tu voudras.

Entre créatures d’une même mentalité on se comprend à demi-mot. La première fois que le cheik honora le lit si longtemps délaissé de Mabrouka, celle-ci ne se fit aucune illusion. Elle pressentit que cet avantage lui venait de sa rivale et lorsqu’elle reçut une broche de rubis elle comprit que ce précieux cadeau était soit la compensation d’un sacrifice qu’elle devrait consentir bientôt, soit le prix d’une passive complicité. Vieille et sans pouvoir, elle songea que le mieux pour elle était de profiter des occasions que lui offrait Nour-el-Eïn et d’accepter sans vaine résistance le sort que celle-ci lui faisait. Rien n’annonçait la fin de ce régime de générosité et d’attentions conjugales qui lui donnaient l’illusion d’une seconde jeunesse. La tyrannie de la nouvelle venue s’imposait sous des dehors affables. Nour-el-Eïn parvint même à séduire Mabrouka. Un jour, après le repas, elle tira de son doigt la bague de saphir qu’elle avait reçue au moment de sa dispute avec elle.

— Je ne garderai pas ce bijou, dit-elle. Je t’avais offensée. Le saphir est pour celle qui a pardonné.

Cependant, Nour-el-Eïn était impatiente de mettre fin à ces présents dispendieux et s’en plaignit à Wanda.

— C’est fini, ma chérie, répondit la dallala, l’affaire a marché comme je l’ai voulu… Il ne me reste qu’à parler à la vieille et je vais le faire à l’instant.

Courte, épaisse, essoufflée, elle s’éloigna de son pas lourd qui ébranlait la chambre et se rendit auprès de Mabrouka.

— Que ta journée soit bénie ! s’écria-t-elle en entrant.

Mabrouka eut une exclamation de surprise joyeuse. Quoiqu’elle jugeât Warda une créature inférieure, elle était flattée de la recevoir. Mais, comme elle était mortifiée de sa présence assidue auprès de Nour-el-Eïn, elle tint à lui en faire le reproche :

— Va-t’en, dit-elle en riant, va chez la jeune, chez la belle… Pourquoi perdre ton temps avec une vieille comme moi ?

— Tu es éclatante comme le soleil, répondit Warda en s’asseyant. Qu’Allah le veuille, tu te portes bien ?

— Mal… très mal, gémit Mabrouka de crainte du mauvais œil. Et que viens-tu me raconter ?

La conversation languissait. Mabrouka fit servir du café et de la confiture. Puis, avec orgueil, elle montra les cadeaux du cheik : la broche de rubis, une paire de turquoises montées en boucles d’oreilles et un lourd collier d’or.

— Naturellement, criait la dallala, y a-t-il une autre que toi digne de porter de tels bijoux ?

Bien que Mabrouka sût à quoi elle devait attribuer les attentions de son mari, elle ne put résister au plaisir de faire croire à Warda que le cheik revenait à elle et qu’il l’aimait comme au lendemain de son mariage. Elle parla de leurs rapports avec émotion et loua le Seigneur de sa bienveillance. Warda la stimulait à exagérer et, quand Mabrouka se tut enfin, elle s’exclama :

— C’est justement pour cela que je venais te parler, ce que tu me dis je l’avais deviné… Il n’y a pas au monde un cœur meilleur que le tien… Tu protestes ? Que la tombe de mon père soit maudite si je mens ! Eh bien ! C’est à ton cœur que je m’adresse… Nour-el-Eïn, la pauvre enfant, est triste, Nour-el-Eïn pleure… Ella est jalouse de toi… Tu es trop belle et Cheik-el-Zaki la néglige pour s’enivrer de ta vertu et de ta beauté… Une maison somptueuse, un palais, est à vendre, tout près d’ici… Tu y vivras tranquille avec tes esclaves… Le cheik te l’achètera et il ira te voir souvent. Ainsi, ô ma lune, Nour-el-Eïn sera satisfaite — elle t’adore, cette petite, mais elle est si jalouse ! — Nour-el-Eïn sera satisfaite et, toi, tu seras propriétaire… Voilà ce que je demande à ton cœur grand, pur, pitoyable, généreux…

À ce langage ferme, qui était plus un ordre qu’une prière, Mabrouka comprit qu’il était de sa dignité d’accepter et qu’un refus, en reculant de quelques jours son irrémédiable retraite, ne ferait que lui imposer d’atroces humiliations. Gravement, elle répondit :

— Tu as raison, Warda… Parce que j’aime le cheik, je ferai ce que tu me conseilles…

Warda, qui ne s’attendait pas à une telle docilité et qui s’était armée d’arguments menaçants, se sentit d’autant plus émue que la vieille femme faisait des efforts visibles pour maîtriser sa peine. Mais le temps pressait… Nour-el-Eïn s’impatientait dans sa chambre. Et d’ailleurs Mabrouka aurait pu profiter d’une minute d’attendrissement pour se reprendre et espérer. La dallala serra dans ses bras la vieille épouse et se hâta de rejoindre Nour-el-Eïn qui l’assaillit de questions.

— Tais-toi ! interrompit Warda gaiement. Tu ne mérites pas que je m’occupe de toi !

— Je t’écoute, ma mère… Ne me fais pas languir !

— Le jour baisse déjà… Je serai brève. J’ai décidé Mabrouka à se séparer de toi… Elle habitera une petite maison délabrée à l’autre bout de la ville. Il faut à ton tour que tu décides ce soir même le cheik à l’envoyer là-bas… Tu lui diras que tu es jalouse… Enfin, arrange-toi. — N’oublie pas, ma chérie, ajouta-t-elle en se retirant, que je me ferais tuer pour un sourire de tes lèvres.

Restée seule, Nour-el-Eïn fut en proie à une agitation folle. Elle chantait, dansait, riait… Par moments, elle s’arrêtait devant une glace, s’y mirait longuement et, gamine, tirait la langue. Le départ de Mabrouka était pour elle l’aplanissement de tous les obstacles : l’étreinte d’Alyçum était proche. Il lui semblait que les arbres, les bêtes et les gens étaient dans l’attente de cet événement, indispensable au bonheur universel.

Il faisait nuit lorsque Cheik-el-Zaki entra. Il trouva sa jeune épouse sur le lit, le visage enfoui dans l’oreiller.

— Qu’y a-t-il, mon enfant ? Tu pleures ?

— Non, ne me touche pas… laisse-moi, aime ta Mabrouka et laisse-moi…

— Est-ce vraiment possible ? balbutia Cheik-el-Zaki au comble de l’étonnement.

— Oh ! j’ai bien compris que tu aimes cette femme plus que moi… Pourquoi ? Pourquoi ? ajouta-t-elle avec un tremblement de ses petits poings crispés.

— Mais c’est toi, toi-même qui m’as prié… Je ne savais pas… Non ! je ne savais pas… Allah ! fais-moi mourir !

En vain le cheik essaya-t-il de la convaincre que ses craintes étaient chimériques, absurdes… À toutes ses protestations, elle remuait la tête et répétait d’une voix douloureuse et têtue :

— Non ! Non !

— Voyons, que faut-il pour que tu comprennes ? Veux-tu que je me sépare de Mabrouka ? Veux-tu que je l’installe dans une autre maison ?

Nour-el-Eïn se souleva doucement et, souriant à travers ses larmes :

— C’est vrai, c’est vrai ? dit-elle.

Elle lia ses bras blancs autour du cou bruni par le soleil et couvert de rides :

— C’est vrai que tu feras cela pour moi ?

Le cheik d’une main légère lui essuya les yeux.

— Cependant, reprit-elle avec l’intonation de regretter un peu sa victoire, tu iras la voir… Tu iras un jour par semaine…

— Nour-el-Eïn, mon ange, répondit El-Zaki,

combien de bonté contient ton petit cœur !

XI

la bibliothèque de cheik-el-zaki


Sur la prière de Nour-el-Eïn qui voulait se débarrasser de toute surveillance, Cheik-el-Zaki consentit à ce que les esclaves de Mabrouka la suivissent dans sa nouvelle demeure. Au jour fixé pour le départ de l’ancienne épouse, il s’excusa auprès de ses élèves d’El-Azhar. Il allait de chambre en chambre, parlait aux portefaix, grondait les négresses qu’il trouvait trop lentes à la besogne. Les divans, les tapis, les ustensiles de cuisine s’accumulaient dans la cour. Il se penchait à la fenêtre, interpellait Khalil, le portier, qui regardait ce désordre de ses grands yeux mélancoliques :

— Pourquoi restes-tu assis, sans rien faire ? Aide les autres !

Il lui semblait que tous ces êtres conspiraient pour prolonger le séjour de Mabrouka sous son toit. « Je veux qu’elle soit installée ce soir, avant le crépuscule, se disait-il. Je le veux ! » Il ne cherchait pas à connaître la cause de son impatience, il ne songeait pas à ce qu’elle avait de cruel. Il n’avait d’autre souci que d’insuffler sa fièvre dans tous les bras, dans tous les muscles qui travaillaient trop paresseusement à son gré. Lorsqu’il rencontrait Nour-el-Eïn, il se détournait d’elle. Il lui semblait que la moindre distraction retarderait ce départ. C’était pour elle, c’était pour son amour que le torse de tous ces hommes ruisselait de sueur. Mais il leur fallait attendre que la maison rentrât dans le calme et qu’ils fussent seuls tous deux.

La grosse Mabrouka s’essuyait les yeux à la dérobée. Il s’approchait d’elle, la questionnait d’une voix rude :

— As-tu réuni tes effets ? Tu n’as rien oublié ?

— Non… rien… répondait doucement la vieille épouse.

— Et les bijoux ? Et les cachemires ?

— Tout est empaqueté, mon maître… Ne t’inquiète pas…

Parfois il surprenait sur le visage de Mabrouka une contraction douloureuse, il lui saisissait amicalement le bras et gaiement lui disait : « Ta maison est jolie… Les plantes poussent à profusion dans le jardin. Tu y vivras tranquille, heureuse… surtout, s’il te manque quelque chose, n’hésite pas à me le faire savoir… Je te donnerai de l’argent, des esclaves, des étoffes, tant que tu en voudras ! Et n’oublie pas que j’irai te voir chaque semaine… »

Il s’en fallait de peu qu’il ne s’écriât : «  Réjouis-toi ! Pourquoi me réponds-tu par un sourire lamentable ? Pourquoi t’attrister dans la joie ? » Car cet homme qui avait tant réfléchi sur les souffrances humaines, poussait l’inconscience jusqu’à croire sincèrement que rien ne s’opposait au bonheur de Mabrouka et que son départ après vingt-cinq ans de vie conjugale, respectueuse et paisible, devait la réjouir puisqu’il contentait l’âme frêle et pure de Nour-el-Eïn dévorée par la jalousie.

Et Mabrouka était partie… Au portier qui lui avait baisé humblement la main, elle avait donné une pièce d’or et des bénédictions. Une foule de mendiants, des estropiés, des aveugles, des lépreux l’avaient attendue dans la rue. Pour tous elle avait été bonne et généreuse. Puis, montée sur son âne et précédée de Cheik-el-Zaki qui par déférence avait tenu à l’accompagner, elle avait quitté le foyer où les épouses apportent leur virginité, mais où elles ne sont jamais sûres de mourir.

Le soir même, à la manière dont Nour-el-Eïn s’abandonna, Cheik-el-Zaki comprit qu’il venait d’accomplir un acte indispensable. Il ne voyait dans le départ de Mabrouka que le fait matériel d’un départ.

Aveuglé par sa passion, il était tout entier dans les mains de sa jeune femme. Pour achever de l’asservir, Nour-el-Eïn avait soin de dissimuler son ascendant. Puérile, chantante et naïve, toujours naïve, elle maintenait son mari dans l’illusion qu’elle était soumise à sa fantaisie. Comme en réalité le cheik la traitait toujours avec douceur, pour mieux le convaincre que c’était de lui seul qu’elle recevait toutes ses joies et toutes ses douleurs, elle lui attribuait des méfaits imaginaires. Surpris, tout d’abord, El-Zaki ne tarda pas à se rendre compte qu’elle était sensible au point qu’un rien la blessait. Il se reprocha son manque de clairvoyance, la grossièreté de sa nature d’homme et, se méfiant de lui-même, redoubla de précautions et de soins attentifs.

Sous l’influence de Nour-el-Eïn, la physionomie intellectuelle d’El-Zaki s’était modifiée. Sa satisfaction amoureuse lui donnait une assurance telle qu’il jugeait maintenant toutes choses avec ironie. Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’il continua ses entretiens avec Goha et Waddah-Alyçum. Indulgent aux erreurs, il développait avec un semblant de sincérité une thèse et aussitôt après la thèse contraire et se moquait finement d’Alyçum qui, ayant applaudi à l’une, applaudissait à l’autre. Même sous cette forme la controverse le lassa. L’anecdote fut beaucoup plus souvent sur les lèvres du savant et cela au détriment de la politique et de la philosophie.

Quoique fidèle à son maître, Alyçum avait une attitude contrainte et fausse. Warda, une semaine après le départ de Mabrouka, l’avait arrêté près de la porte de son palais et l’attirant à l’écart :

— Avant toute chose, lui avait-elle dit, donne-moi une poignée de sequins, car tu es le plus heureux des hommes.

— Quelle nouvelle m’apportes-tu, ma tante ? avait-il demandé, en comptant dix sequins dans la main de la dallala.

— Ah ! mon chéri, tu es aussi bon que tu es beau !

— Parle vite !

— À quoi sert de parler vite ? Si je te nomme celle qui t’aime, pourras-tu la voir à l’instant ?

— Allah ! que tu es insupportable !

— Je ne puis compromettre une femme en deux minutes. Il me faut du temps, il faut que je sonde ta pensée… Cette femme ne désire qu’une chose, te voir et te parler, c’est tout, je te le jure par cet œil qui m’est aussi précieux que la vie !

— Voici encore deux sequins…

— Je puis donc te parler… Celle qui t’aime est la plus belle des créatures. Blanche comme une tubéreuse, souple comme l’osier, légère comme un oiseau…

— Je verrai tout cela par moi-même, dis-moi son nom…

— Quand elle parle c’est comme une fine broderie dorée…

— Son nom ?

— Nour-el-Eïn…

— Laquelle ?

— La femme de Cheik-el-Zaki.

— Ah !

Elle avait surpris sa déception, et s’était écriée :

— Tu n’es pas content ? La maîtresse que je te propose n’est-elle pas digne de toi ? Tu es le plus accompli des hommes, elle est la plus accomplie des femmes… Et si vertueuse !

— C’est bien, nous en reparlerons.

— Alyçum, avait dit Warda, peut-être espérais-tu une autre femme ? Moi, je te suis dévouée comme une mère. Si tu en aimes une autre, j’irai lui parler pour toi.

— Non, non… Reviens dans quelque temps…

— Rappelle-toi ce que je t’ai dit : jamais tu ne trouveras une caillette aussi potelée, aussi jolie, aussi amoureuse…

Sur la beauté de Nour-el-Eïn, Alyçum savait à quoi s’en tenir : les femmes les plus jalouses admiraient la fille d’Abd-el-Rahman ; mais il avait hésité à cause de son attachement pour son directeur spirituel. Ses amis, Mokawa-Kendi et Akr-Zeid-Taï, avaient été d’avis qu’il pouvait opter soit pour la femme, soit pour les leçons d’El-Zaki, « Le cumul est peu honorable », avaient-ils conclu.

— Et Indjé-Hanem ?

— Je ne l’aime plus…

— Alors, à ta place, je choisirais Nour-el-Eïn… Une jolie femme est plus rare qu’un bon maître.

Alyçum préféra renoncer à cette liaison. Il chargea Warda de paroles aimables pour sa messagère et motiva son refus par le respect qu’il avait pour le cheik.

Les réunions dans la bibliothèque ne furent pas interrompues. Alyçum toutefois y apportait moins de franchise. Il n’éprouvait aucune satisfaction d’avoir accompli son devoir et ne songeait pas à mépriser Nour-el-Eïn pour sa démarche. Le goût du sacrifice lui faisait défaut. Par une étrange aberration, il avait le sentiment vague que son hôte avait eu de grands torts dont il attendait réparation. Et une sourde antipathie, une antipathie physique s’éveillait en lui, dès que son maître ne le dominait plus par l’esprit.

Des trois, Goha était le seul qui demeurât pareil à lui-même. Irrégulier dans ses visites, il ne laissait cependant pas trois jours s’écouler, sans retourner chez son voisin dont il appréciait la douceur du langage, les divans et le café aromatisé. Par moments, un mot captivait son attention, le plus souvent il était absent et muet. El-Zaki que sa nature exceptionnelle intriguait, notait ses réflexions et ses silences. À Waddah-Alyçum, il lisait les pages écrites avec soin. La porte pouvait s’ouvrir, Goha pouvait entrer, le cheik, après lui avoir souhaité la bienvenue, continuait à exposer ses observations. Les entretiens étaient d’ailleurs extrêmement variés et de tournure facile.

Ce soir-là, El-Zaki montrait des pierreries.

— J’ai acheté ces quinze perles à des bédouins qui les avaient sans doute volées à des pêcheurs, au bord de la mer Rouge.

— Et ces gros diamants ? fit Alyçum.

— Ils sont de Panna.

— Le plus gros est taillé en brillant…

— Par un artisan de Venise, je crois… Regarde ces deux rubis de Ceylan, l’île des rubis, comme l’appelle Beladori, ils sont écarlates et purs…

— Vous avez une fortune dans cette cassette.

— Cela t’étonne ? N’aurais-tu pas, toi un esprit si noble, la passion des pierreries ? Je ne lis jamais, sans me sentir ému jusqu’aux larmes, la description des bijoux de Selar… Selar était lieutenant de l’émir égyptien Bibars. Lorsque En-Naser s’empara du trône, il s’appropria les trésors de Selar… Je vais t’en montrer l’inventaire…

El-Zaki se leva, prit un manuscrit calligraphié de sa propre main.

— Quatre livres de rubis indiens et de rubis balais…

— Ceux qu’on trouve en Égypte, dans les environs de Thora, n’est-ce pas ?

— On les trouve aussi à Alabanda… Je poursuis : dix-neuf livres d’émeraudes ; trois cents gros diamants et œils de chat ; deux livres de pierres fines diverses ; mille cent cinquante perles rondes dont le poids de chacune variait entre un grain et un mithcal ; un million quatre cent mille dinars en or monnayé ; une vasque d’or ; une quantité innombrable de bourses remplies d’or, trouvées dans une cachette ; deux millions soixante et onze mille dirhems ; quatre quintaux d’objets de bijouterie…

— Êtes-vous sûr de ces chiffres ? demanda Alyçum.

— Sans compter, poursuivit El-Zaki, les étoffes, les tapis, les chevaux, les mamelouks, les femmes, les immeubles… Et voilà. Tu hésites à le croire ? Cet inventaire a été copié sur l’original par moi-même… Ne juge pas l’Égypte par ce que tu en vois actuellement… El-Kaïra rivalisait de richesses avec la Bagdad de Haroun-al-Rachid et, à mon avis, la surpassait. Je vois que tu n’es pas convaincu, tu fais comme le fils du vizir… Mais peut-être ne connais-tu pas l’anecdote ?

— Je crois ne pas connaître l’anecdote à laquelle vous faites allusion, mon père.

— Je vais te la conter… Un vizir était emprisonné avec son fils depuis de longues années. Un jour l’enfant demanda à son père quelle était la viande qu’on leur donnait à manger… « C’est de la chair de bœuf », répondit le vizir disgracié et, avec maints détails, il décrivît l’animal. « Ah ! je comprends ! s’écria l’enfant, ce que tu appelles un bœuf, ça doit ressembler à un rat, n’est-ce pas, mon père ? » Tu fais comme lui, Alyçum. Ne voyant que des rats dans ta cellule, tu leur assimiles toutes les bêtes de la création.

— Il y a une grosse différence entre un rat et un bœuf, remarqua Goha en hochant la tête.

Cheik-el-Zaki possédait un Coran d’une valeur inestimable. Il était écrit sur parchemin en caractères koufiques de la main de Abou-Abd-Allah-El-Hassan-Ibn-Ali, l’un des plus célèbres calligraphes de l’Islam qui vivait au ive siècle de l’Hégire. Les pages étaient dessinées sur champ d’or. Le revers de chaque feuille était orné d’une rosace. Une plaque d’ivoire ciselé était enchâssée dans la reliure.

— Est-ce là le livre dont on parle si souvent à l’Université ? dit Alyçum en maniant le précieux manuscrit et en observant, sur les indications du Cheik, la perfection du travail… On prétend qu’il vous vient de votre aïeul Wali-Bedr…

— C’est exact… Mon aïeul l’a reçu du Sultan fatimite El-Mostanser…

— Allah ! s’écria Alyçum, en touchant pieusement la reliure. Cela fait sept siècles ! Et quels étaient les rapports entre El-Mostanser et Wali-Bedr ?

— Tu les qualifieras toi-même, lorsque tu en connaîtras l’origine… L’année 462 de l’Hégire a été marquée en Égypte par une famine épouvantable dont notre historien Aboulféda nous a retracé les horreurs. Le sultan El-Mostanser était à cette époque dans un extrême dénuement. La milice turque l’avait réduit à l’impuissance. Il a vécu cette année de 462 des secours d’une vieille femme et de mon aïeul Wali-Bedr…

— El-Mostanser dans une pareille détresse !

— Son long règne compte des années glorieuses et des années misérables… La querelle sanglante entre sa milice turque et sa milice nègre, des guerres malheureuses, l’obligation de recourir à des princes étrangers pour assurer la paix dans son royaume, une administration défectueuse due au changement fréquent de ses vizirs, tout cela l’avait singulièrement affaibli. Et puis cette famine…

— J’en ai entendu parler… Il parait que les fellahs se mettaient en bande et hurlaient autour du palais. Un vizir, m’a-t-on dit, fut arraché de sa mule qu’on dévora sous ses yeux…

— Ce que tu ignores peut-être, c’est que les coupables furent exécutés et que l’on permit à la populace de manger leurs cadavres…

— Est-ce humainement possible ? s’exclama Waddah-Alyçum avec une grimace.

— Un individu rassasié comme toi, répondit tranquillement El-Zaki, ne saurait juger les actes d’un affamé… D’ailleurs il y eut pire… Les enfants qui s’éloignaient de leur maison disparaissaient à jamais… Les femmes n’allaient plus au bord du Nil pour laver leur linge et remplir d’eau leurs amphores… Les hommes étaient armés de gourdins autant pour se défendre que pour assaillir un gibier problématique… On rapporte qu’une femme imprudente fut en partie mangée par des fellahs qui déchirèrent à pleines dents ses bras, ses cuisses et ses mamelles. Délivrée enfin, elle put survivre à ce carnage… Longtemps on en parla et on vint la voir comme un objet de curiosité…

Goha riait aux éclats et Alyçum qu’énervait déjà le ton calme du conteur ne put réprimer un geste d’impatience :

— Vous me relatez ces choses comme s’il s’agissait d’un événement naturel… dit-il en s’adressant au cheik. Vous êtes indulgent… Vous souriez… moi, je vous l’avoue, j’en frémis !

— La faim n’est-elle pas naturelle ? questionna Cheik-el-Zaki.

Alyçum ne répondit pas. Il trouvait l’attitude du cheik moins cynique qu’imbécile. Cette défaillance le réjouissait, elle l’aidait à secouer le joug intellectuel qui, depuis la démarche de Nour-el-Eïn, l’importunait. Mais la voix d’El-Zaki, soudain, se fit grave :

— Ne juge pas, mon fils, dit-il, ne frémis pas… Tu n’as le droit de juger les autres que si tu souffres comme eux, car la morale est esclave de nos besoins, du moins quand ces besoins ont un caractère universel… Tu es jeune. Lorsque l’expérience de la vie aura émoussé tes passions, tu ne frémiras plus, tu essayeras de comprendre. Les philosophes et Avicenne, en particulier, nous enseignent que ce n’est pas dans la pitié mais dans la compréhension rationnelle des souffrances humaines que réside l’amour pour autrui. Voilà ce que signifiait ma boutade, mon fils…

La rancune d’Alyçum, tout d’abord intimidée, succomba sous la suggestion de cette parole ardente qui voilait si dignement le reproche.

— Mon père, s’écria-t-il, ne m’en veuillez pas !

— Et pourquoi t’en voudrais-je ? répondit le cheik avec une bienveillance hautaine. Si tu es dans l’erreur, ne suis-je pas ton maître pour te secourir ?

Ayant dominé son élève, il se hâta de reprendre un ton enjoué, attentif toutefois à maintenir son prestige.

— Combien de manuscrits possédez-vous, mon père ? demanda Alyçum.

— Près de trois mille ; j’en aurais d’ailleurs eu davantage, n’était l’aventure arrivée à ce même Wali-Bedr dont nous parlions tout à l’heure. Wali-Bedr était né à Tunis et c’est âgé de quarante ans qu’il vint en Égypte. Il avait emporté beaucoup d’ouvrages de valeur, merveilleusement reliés par des artisans byzantins… Au cours du voyage, la caravane fut assaillie par des Bédouins et parmi les objets qui tombèrent en leur possession se trouvaient précisément ces livres…

— Maigre butin pour des pillards…

— Ils en ont tiré parti, comme ils ont pu. Trois ans après, Waji-Bedr se vit obligé de faire un séjour à Tunis. En chemin, il rencontra dans une oasis des Bédouins qui le reçurent amicalement… Mais ce qui en eux attira le plus son attention ce fut leurs babouches. Il y en avait en peau de veau, en peau de mouton, en maroquin, de rouges, de noires, de vertes, de jaunes, de blanches. Veinées d’or et ornées de rosaces ou d’étoiles en relief, les babouches de ces nobles enfants du désert étaient somptueuses… Il fallut une seconde à Wali-Bedr pour en reconnaître l’origine… c’étaient les reliures de ses précieux manuscrits.

Un esclave berbère entra. Il alluma cinq lampes à huile suspendues au plafond par des chaînettes d’argent et sortit à reculons. El-Zaki parla d’Averroes, d’Avicenne, du juif Moïse Maïmonide dont il possédait les œuvres, puis il passa à d’autres noms moins illustres.

— Voici, dit-il, un roman admirable… Il fut écrit au ive siècle de l’Hégire par Ibn-Tofeil et son titre est Hai-Ibn-Yoedhân. Hai, le héros du livre, vit dans une île déserte en compagnie d’une chèvre qui le nourrit. Abandonné depuis son enfance, il n’a pas eu de communication avec les hommes. Cependant, peu à peu, le spectacle du monde qui l’environne lui inculque certains concepts. Il parvient même aux inductions essentielles en partant de l’examen des plantes, du ciel et de tous les phénomènes naturels auxquels il assiste. En lui-même il trouve le complément de ses observations. si bien qu’après d’innombrables découvertes, il arrive à la connaissance de Dieu…

— Ô Nabi ! dit Alyçum, me permettez-vous d’emporter ce roman ?

— Je t’y engage fortement, répliqua El-Zaki. L’exemplaire est très imparfait. Il est plein d’erreurs, surtout quant aux points diacritiques, mais tu seras content de ta lecture. Quand tu l’auras terminé, je te prêterai des ouvrages historiques que tu dois connaître : La Conquête des Pays de Béladori par exemple, ou bien Les Chroniques de Saladin de Béha-el-Din ou encore Les Prairies d’Or du prodigieux Maçoudi…

Goha d’un œil amusé suivait un sphinx qui traçait autour d’une lampe des cercles vertigineux. Il frôlait le verre brûlant, hésitait, reprenait son vol. Soudain, il se précipita dans la flamme et retomba les ailes repliées.

— Pauvre bête, de quelle étrange passion as-tu été victime ? murmura le maître.

De ses doigts prudents, il saisit l’insecte meurtri :

— S’il parlait que dirait-il ?

— Il dirait : « Je souffre », répondit Alyçum.

– Non, c’est de la colère qu’il exprimerait plutôt que de la souffrance… Cette lampe pour lui porte un nom : « Le destin ». Sa folie, il la nomme : « Le malheur ».

— Mais il ne parle pas, remarqua Goha.

Il avait l’art de dénouer les plus angoissants problèmes par des épilogues rapides et ses savants compagnons, devant tant de simplicité, hésitaient à poursuivre leurs distinctions subtiles… Souvent Cheik-el-Zaki concrétisait pour Goha la substance de certains livres. Goha écoutait sans tout comprendre et les images se dessinaient étranges, fantastiques… Il croyait que dans ces volumes on assistait à des vies mouvantes, on voyait des combats s’engager, des anges voler, et il s’écriait, enthousiasmé :

— Gloire à Dieu !

À mesure qu’avançait le récit, il se perdait dans une griserie de couleurs, d’actions… De chaque livre s’écoulaient de lents défilés d’hommes, de femmes, de chameaux et de bêtes formidables… Les murs reculaient pour permettre aux merveilleuses féeries de s’étendre… Il voyait, il ne faisait que voir et qu’entendre. La métaphore avait des formes, des sons, des couleurs… et tout cela était réel et tout cela était vivant. Il savait que les astrologues étaient des hommes qui portaient dans la paume de leurs mains immenses, comme une pincée de pierreries, les astres du firmament ; il savait qu’Antar avalait des montagnes, creusait d’un coup de lance des trous sans fond dans la terre pour y engloutir ses ennemis ; il savait que les alchimistes étaient une catégorie d’êtres, vivant dans les flammes et se nourrissant de métaux en fusion. Aux descriptions des poètes, il avait compris que les amoureux sont des animaux extraordinaires, aux yeux grands comme la lune, aux jambes de gazelle, au buste d’osier et qui chantent à l’ombre des oasis ou sur le bord des fleuves. Un soir, dans une palmeraie, il avait cru reconnaître une de ses créatures.

Telles étaient les visions éblouissantes qui se pressaient devant Goha lorsque son savant ami parlait… puis toutes les images tournoyaient, se mêlaient, se dissipaient ; les murs se resserraient.

— Ils sont entrés dans les livres ! s’écriait Goha, ils sont entrés dans les livres ! je veux voir...

Il prenait d’une main fébrile le volume miraculeux et demeurait consterné, comme un chien battu, devant la page tachée de points sombres.

— Je savais bien, murmurait-il, que ce livre était trop petit pour contenir tout cela.

Parfois, cependant, au milieu d’une histoire, sa gaieté, son émotion tombaient brusquement, sa physionomie retrouvait son calme ordinaire, son esprit sa passivité. Une mouche au vol complexe,

une chauve-souris maladroite l’absorbaient. Repris par la vie, il n’entendait plus Cheik-el-Zaki et se levait pour s’accouder à la fenêtre ou pour sortir...

XII

les talismans


Sur un tapis, à proximité du divan, Nour-el-Eïn et son esclave Amina jouaient aux osselets. Elles avaient l’une des jambes ramenée sous le corps et l’autre étendue. Leurs pieds nus, également cambrés, étaient chargés de lourds bracelets. Dans leur gros orteil nettement détaché et d’une mobilité extrême se répercutait chaque mouvement de leur corps. Les osselets étaient d’ivoire. Nour-el-Eïn et Amina qui s’amusaient à ce jeu riaient si fort que leurs yeux étaient pleins de larmes et qu’elles devaient à tout moment renouer le mandil sur leur tête.

— À ton tour, Amina.

Des doigts s’avancent, ramassent les osselets, les jettent en l’air.

— Trois ! s’écria l’esclave en présentant le dos de sa main où trois osselets s’étaient posés.

— Je te dis que tu es la plus habile.

— Joue… Joue… tu en recevras quatre, j’en suis sûre.

Nour-el-Eïn lança les osselets à une faible hauteur, raidit sa main. Deux seulement tombèrent sur ses doigts écartés. Elle fit un geste brusque pour intercepter les autres et ceux-là mêmes qu’elle avait reçus lui échappèrent.

— Oh !… Oh !… Rien… Je ne veux plus jouer.

Les cinq osselets d’ivoire gisaient sur le tapis.

— Tu en avais deux, reprocha Amina.

— Oui, j’en avais deux et tu étais jalouse. Tu m’as jeté le mauvais œil…

— Recommence…

— Alors tourne la tête… ne me regarde pas.

— Non… Non… je veux te voir…

Elles parlaient en riant aux éclats. Le rire pliait leurs bustes souples et agitait leurs seins qu’elles soutenaient de leurs bras.

— Allons !… C’est à toi, s’écria Amina.

Un seul osselet se maintint sur la main de Nour-el-Eïn et la gaieté des deux femmes s’accrut. Attirée par le bruit, Yasmine apparut à la porte. Elle se retira en balançant ses hanches. La vieille Mirmah vint à son tour. Les rides de sa face tremblotaient de mille petits sourires. Elle s’avança, un peu courbée, maigre, les jambes droites, les bras en avant, heureuse d’entendre rire sa jeune maîtresse qui depuis longtemps ne riait plus.

— Essaye encore, dit Amina joyeusement.

Cependant les lèvres de Nour-el-Eïn s’étaient crispées. Elle prit les osselets, les jeta en l’air… Tous les cinq retombèrent sur le tapis. À maintes reprises elle répéta son geste en songeant « Trois… il m’en faut trois… Alors Alyçum m’aimera… » Elle s’acharna après le jeu avec une colère grandissante. Amina regardait consternée le pli méchant qui se creusait entre ses sourcils, et la vieille Mirmah, que ne trompait pas le sourire persistant de sa maîtresse, dit d’une voix douce et maternelle :

— Repose-toi, ma chérie… tu te fatigues, je te jure…

— Tais-toi, interrompit Nour-el-Eïn rageusement.

« Il m’en faut trois, songeait-elle, et Alyçum est à moi… Oh ! j’y parviendrai ! » Ne pensant même plus à ce qu’elle faisait, elle lançait les osselets sans méthode par deux, par un, par quatre, au hasard.

— J’en veux trois, trois, trois… Allez au diable ! Et violemment elle les projeta au fond de la salle.

— Laissez-moi tranquille, dit-elle avec rudesse aux deux esclaves, qui s’efforçaient de la consoler.

— C’est ma faute, dit Amina. Tu jouais si bien et je t’ai donné le mauvais œil…

— Assez… Dis-moi si Warda vient aujourd’hui ?…

— Oui, je crois.

— Je crois… Que m’importe si tu crois !… En es-tu sûre ?

— Elle viendra, fit Mirmah.

— Elle viendra… Comment le sais tu ?

Nour-el-Eïn se coucha sur le divan. Depuis le départ de Mabrouka elle pouvait, sans être importunée, dormir au pépiement du jet d’eau qui s’élevait au milieu de la salle. Elle pouvait tremper ses pieds dans la vasque aux poissons rouges, elle pouvait jouer avec Amina, écouter les histoires que lui contait la vieille Mirmah et danser avec Yasmine ; mais elle n’était pas heureuse.

— Veux-tu croquer des pépins de pastèque ? dit Mirmah en posant l’extrémité de ses doigts durs sur le bras de Nour-el-Eïn. Je viens d’en griller…

— Non, je n’en ai pas envie.

Et Nour-el-Eïn se rappela le jour où la dallala, avec mille précautions, lui avait rapporté le refus d’Alyçum. « Il ne veut pas ? s’était-elle écriée tout d’abord en secouant Warda par les épaules… Va-t’en d’ici, vipère ! Qui donc t’a permis de me proposer à ce chien ? Va-t’en ! » Depuis, une lune était passée et l’autre était à son premier quartier. Des prodiges de tact, des monceaux de louanges avaient raffermi le crédit de la dallala. Les conseils de cette femme étaient nécessaires à Nour-el-Eïn, parce que l’outrage d’Alyçum avait exaspéré son désir.

— Il ne t’a pas vue, répétait Warda invariablement. Une description ne suffit pas pour gagner un cœur : montre-toi !… Ce seigneur aime une turque de haut rang. Ce n’est qu’en te montrant que tu pourras la lui faire oublier… Et il l’oubliera, ma chérie, il l’oubliera aussitôt qu’il t’aura vue. Nour-el-Eïn en était venue à accuser de sa défaite le reste de pudeur qui subsistait en elle. Dès lors, elle fut prête à toutes les audaces. Malgré les claquements de mains qui lui signalaient la présence d’un homme dans la maison, elle s’était un jour laissé surprendre sans voiles dans l’antichambre. Alyçum avait détourné la tête. Le lendemain, au passage du jeune homme, elle lança dans la cour une cuiller d’argent.

Ces moyens n’avaient donné aucun résultat. Warda ne s’était pas découragée. Elle connaissait un étudiant quinquagénaire de l’Université d’El-Azhar que sa pieuse persévérance à étudier les textes sacrés avait favorisé auprès des génies invisibles. Elle en avait obtenu un talisman infaillible pour susciter l’amour.

— Avec ce talisman, avait déclaré Warda, tu le verras à tes genoux. Dès qu’Alyçum posera le pied dessus, il t’aimera, Dans ses rêves, il ne verra que toi ; à son réveil il aura l’illusion que tu t’enfuis de sa chambre. Sa maison sera pleine de voix pareilles à la tienne… Ses lèvres seront brûlantes et il deviendra maigre comme un bœuf après deux ans de sécheresse… Seulement…

— Seulement quoi ?

— Je dois entrer dans son palais, desceller une dalle et la replacer de manière à ce que rien n’y paraisse.

— Eh bien ! fais-le.

— Il faut que je gagne les esclaves… J’ai besoin d’argent, de beaucoup d’argent.

Le talisman avait été placé depuis plus d’une semaine et Nour-el-Eïn avait attendu avec anxiété l’issue de l’entreprise. La veille et les trois jours précédents Alyçum n’avait point paru, aussi se perdait-elle en conjectures.

Elle fut tirée de ces pensées par l’appel aux fidèles.

— Midi, murmura-t-elle.

Elle entr’ouvrit les paupières et l’éclat des vitraux polychromes et des faïences l’éblouit.

— Voici ta sedjada, dit Amina, en étalant sur le marbre le tapis que sa maîtresse réservait aux prières.

Nour-el-Ein se leva et fit ainsi que Mirmah ses ablutions dans la vasque. Puis elle vint à son tapis. Les trois femmes, éloignées l’une de l’autre, se turent un instant, immobiles et droites. Elles élevèrent ensuite la main à hauteur du visage pour prononcer les mots de la foi « Dieu est grand. » Ayant récité le premier chapitre du Coran, elles se courbèrent, s’agenouillèrent, se prosternèrent deux fois, se relevèrent et de nouveau se courbèrent, s’agenouillèrent, se prosternèrent en signe d’humilité tandis que la voix des muezzins tombait des minarets au nord, au sud, à l’est et à l’ouest.

— Me voici, dit Warda en entrant comme Nour-el-Eïn terminait sa prière.

— Assieds-toi, et raconte-moi… vite ! vite !

La dallala s’accroupît avec difficulté, et son gros corps se répandit par terre, comme une énorme vessie à moitié gonflée. Elle baissa une paupière pour qu’on l’invitât à parler et s’essuya l’autre qui suintait.

— Tu as des nouvelles, Warda ?

La dallala sourit et se penchant vers Nour-el-Eïn :

— Il t’aime, dit-elle.

Nour-el-Eïn posa un doigt sur sa bouche et lui fit signe de parler plus bas.

— Il t’aime, répéta Warda en clignant de l’œil,

— Comment le sais-tu ?

— Ne me demande pas comment je le sais… Est-ce qu’il est venu hier ?

— Non…

— Avant-hier ?

— Il y a quatre jours qu’il ne vient pas.

Warda tapota l’épaule de Nour-el-Eïn d’un air satisfait.

— C’était inévitable. Il n’est pas sûr de lui-même. Mon talisman est infaillible.

— Qu’est-ce qu’il faut faire maintenant ?

— Ma fille, tu peux dormir sur mon dos… Je suis éveillée, je surveille tout et j’arrange tout.

Aidée par Amina, la dallala se souleva, sortit et revint avec son ballot de marchandises qu’elle avait déposé derrière les arcades. Elle en retira une tasse à café.

— Écoute-moi, dit-elle. Il t’aime. Maintenant, il faut qu’il vienne à toi et alors… Ha ! Ha ! Ha ! tu me comprends bien… Ah ! comme vous serez beaux tous les deux !

Et la dallala s’appliqua sur le bout des ongles un baiser sonore.

— Demain, il viendra rendre visite à ton mari… On lui offrira du café… Eh bien, regarde cette tasse.

Nour-el-Eïn, entre ses doigts fins, prit la tasse dorée et l’examina minutieusement. Elle était ornée à l’intérieur d’écritures et de signes cabalistiques.

— Écoute-moi, reprit Warda… Il doit boire son café là-dedans.

— Qu’est-ce qui est écrit dans le fond ?

— Ne me demande rien si tu veux de l’amour… Il doit boire son café là-dedans, je ne sais rien d’autre.

Elle se retourna vers Amina.

— Viens ici, ordonna-t-elle. Assieds-toi en face de moi… Écoute et comprends… Tu vois cette tasse ? Oui ?… C’est bien… Lorsque tu feras le café pour…

— Je ne le fais jamais… Mirmah… Viens ici, Mirmah.

La vieille esclave se rapprocha, s’accroupit et posa sur Warda des yeux intelligents. Celle-ci, après lui avoir montré la tasse, après l’avoir sommée de prêter toute son attention, lui dit :

— Tu verseras le café en prononçant « Nour-el-Eïn, Waddah-Alyçum, Nour-el-Eïn, Waddah-Alyçum, trois fois… Et maintenant je connais deux pigeons qui vont être heureux !

— Que Dieu le veuille ! murmura Mirmah.

— Que Dieu le veuille ! reprirent en chœur Amina et la dallala.

Une petite esclave pénétra dans la salle avec un plateau chargé de viandes grillées, de fromages blancs et de poisson salé.

La dallala fut conviée au repas et se montra aussi gaie que gourmande. Ayant mangé et bu de l’eau du Nil à même la gargoulette, elle serra Nour-el-Eïn sur sa poitrine molle et enfin se retira de son pas pesant, accompagnée des esclaves.

Demeurée seule, la jeune femme, étendue, se plut à considérer les arabesques des murs. Elle s’efforçait de suivre une ligne dans le dessin compliqué et s’égarait à chaque tentative. Cette occupation tout d’abord l’amusa. Puis, peu à peu, elle sentit son cerveau s’alourdir. Les lignes

enchevêtrées se brouillèrent. Elle ferma les yeux.

XIII

autour d’une mort.


Ô nuit ! Ô nuit ! Ô nuit !
Ô ma nuit !
Ô nuit ! Ô nuit ! Ô nuit !

Khalil, le vieux portier, chantait une complainte amoureuse. Accroupi contre un bananier dans la cour, il levait au ciel des prunelles extatiques. À cette voix qui parlait si bien à son cœur Nour-el-Eïn, les yeux clos, sentait ses forces l’abandonner.

Lorsque le chant cessa, elle demeura inerte.

Le bourdonnement des insectes, le bruit des pieds nus sur les dalles, les cris étouffés des esclaves entretenaient sa torpeur. Des pas se rapprochèrent. Elle sentit un visage se pencher sur le sien et un regard la scruter avec insistance. Ses paupières s’ouvrirent d’elles-mêmes, comme si elles seules eussent été animées.

Elle fut effrayée en voyant une masse de chair énorme et broussailleuse au-dessus de sa tête.

— Dors… Je ne voulais pas te réveiller…

Elle reconnut la voix d’El-Zaki. Il se redressa. Elle put le considérer à loisir. Que lui voulait cet homme ? Tout en lui était ridicule, les bouts d’oreilles qui s’échappaient de son turban, sa bouche d’où tombaient des paroles qu’elle ne comprenait pas, ses rides en mouvement qui modifiaient sans cesse le dessin de sa face. Elle s’attarda complaisamment sur le nez qui s’avançait vers elle. Jamais elle n’avait remarqué qu’il fût si grand, que la peau en fût si rugueuse.

— Pourquoi restes-tu muette ?

Nour-el-Eïn n’écoutait pas. Ayant détaillé les traits de cet homme, elle le regardait maintenant calmement et songeait qu’elle pourrait aussi bien lui percer le cœur d’un stylet.

— J’ai un gros chagrin ce soir, reprit El-Zaki en s’asseyant sur le divan… Et toi, serais-tu souffrante ?

Il ajouta, poursuivant sa première pensée :

— Allah est grand ! Il détient les destinées…

« Que m’importe son chagrin ? songeait Nour-el-Eïn. Se doute-t-il que moi aussi je souffre et par sa faute ? Warda m’assure que j’aurai Alyçum, elle me jure qu’il m’aime… Que ne donnerais-je pas pour savoir si c’est vrai ! »

— Je m’aperçois, ma chérie, que tu es aussi triste que moi, dit El-Zaki.

« Ah que ces phrases onctueuses m’exaspèrent ! » songeait Nour-el-Eïn. Mais une pensée lui vint qui lui donna une joie malicieuse… « J’aime Alyçum, se dit-elle, et tu ne le sais pas… Il est ici, sur mon lit… Je l’enlace, il m’étreint dans ses bras et tu ne le sais pas… Tu es peut-être très intelligent, je te trompe cependant sous ton nez énorme… »

Pour dissimuler son sourire, elle se pencha sur le tapis, chercha sa mule de velours.

— Avez-vous rendu visite à Mabrouka ? demanda-t-elle.

— Hier…

— Est-elle satisfaite de sa petite maison ?

— Je crois… elle m’a demandé de tes nouvelles.

Nour-el-Eïn glissa ses pieds dans les mules et, relevant sa robe, se frotta lentement les genoux.

— J’ai mal, là, dans les os, dit-elle.

— Dis à Mirmah de te faire des frictions avec de l’huile chaude, répondit El-Zaki.

Il recouvrit les jambes de la jeune femme surprise de ce geste pudique et reprit :

— Il faut que je te dise mon chagrin, ma chérie… J’ai perdu mon ami, mon meilleur ami… Je l’aimais comme un frère et la mort l’a emporté…

— Un de vos collègues d’El-Azhar ?

— Non, un élève… Il venait ici souvent, presque tous les jours…

Nour-el-Eïn eut la sensation qu’une main de fer s’était appliquée sur son crâne. La phrase était passée devant ses yeux, ses yeux l’avaient vue, douée d’un prodigieux relief. Elle voulut détourner le malheur qui tombait sur elle, par des mots, par des signes, avec la pensée folle que le malheur étourdi par elle déserterait le seuil qu’il était sur le point de franchir.

— Je devine, c’est Saleh-el-Benna… Il laisse trois enfants en bas âge… Ah ! les pauvres petits !… Non ? ce n’est pas lui ? Alors… Alors, c’est Ahmed-Abou-Zeid ? Ils sont tous faibles dans la famille…

Cheik-el-Zaki l’interrompit :

— Ce n’est ni l’un ni l’autre, pourquoi nommes-tu El-Benna et Abou-Zeid ? Ils ne sont ni vieux, ni malades, ni méchants pour que tu songes à eux en cette circonstance. Comment deviner l’intime volonté d’Allah ?

Il fit une pause et d’une voix douce reprit :

— Celui que je pleure, ma chérie, s’appelait Waddah-Alyçum… Il était jeune et beau… On l’a trouvé noyé, le corps dans un sac, mains et jambes liées… Le Nil l’a rejeté sur la berge… Il doit être mort depuis deux ou trois jours… On a eu peine à le reconnaître, car il est gonflé comme une outre…

À ce détail, elle eut un geste de répulsion et lorsqu’elle comprit que depuis trois jours elle aimait un cadavre, elle frissonna d’épouvante. Les bras si passionnément et vainement désirés, elle les sentait maintenant enserrés autour d’elle.

— C’est le dénouement d’une aventure galante, poursuivit El-Zaki… On raconte qu’il délaissait sa maîtresse et que, pour se venger, elle l’a fait précipiter dans le fleuve, par ses esclaves.

— Que Dieu le recueille dans sa main ! balbutia Nour-el-Eïn.

Elle était livide, ses tempes étaient mouillées de sueur. Un mysticisme macabre avait envahi son cerveau. Une outre gonflée, la mort. L’image et l’idée, deux aspects différents d’une même chose. Elle n’avait jamais réfléchi à la mort, mais elle avait cru confusément que c’était l’anéantissement de l’individu dans une forme plus belle. Elle venait d’apprendre ce qu’il y avait là de monstrueux. Elle considéra El-Zaki et ce fut presque une détente. Ses rides, son nez rugueux, le dessin mobile de son visage, tout en cet homme lui parut extraordinaire. L’autre était inanimé, horrible, lui vivait. Elle le regardait, elle l’entendait respirer. Ils étaient donc, elle et lui, de la même famille des vivants et vivre lui semblait maintenant miraculeux.

— Je dois te quitter, dit le Cheik en se levant… Le temps presse… Le convoi passera sous ta fenêtre… Nous nous reverrons ce soir…

Un cri montait aux lèvres de Nour-el-Eïn : « Ne m’abandonne pas ! j’ai peur ! » Auprès de cet homme qui pouvait se mouvoir librement et qui, au contact de la mort, gardait son assurance coutumière, elle se sentait protégée. Il s’éloigna et Nour-el-Eïn le vit sortir avec terreur. Elle examina la salle. Le plafond, les murs lui parurent à une distance vertigineuse ; Elle se crut seule irrémédiablement :

— Mirmah !… Amina !… Amina !…

La Syrienne et la Tcherkesse accoururent.

— Amina… Mirmah… où étiez-vous ?

— Nous étions assises à la porte…

— Venez sur le divan…

— Nous avons entendu, dit Amina en tapotant la main de sa maîtresse… Ne t’attriste pas.

— Veux-tu que je te raconte une histoire ? demanda Mirmah. Je te dirai l’histoire de Mélek.

— Non… non…

— Ne t’attriste pas, reprit Amina. Choisis un autre… Ils sont mille qui pourront te consoler.

À travers les vitraux, des lueurs violettes se répandaient dans la salle et dans les coins de l’ombre se condensait. Les meubles, les frises des murailles que Nour-el-Eïn jusque-là avait connus inertes, s’animaient et semblaient en attente. L’ombre qui s’avançait allait peut-être l’emporter ? Pour la première fois, elle sentait dans les choses du mystère. Les deux esclaves étaient à ses pieds. Elle les voyait comme d’un autre monde. La Tcherkesse était accroupie, la tête posée sur la main. La Syrienne était accroupie, la tête posée sur la main. Elles étaient petites, petites comme des enfants, et légères comme des fumées. Soumises, elles aussi, à des forces qui consument, elles se réduisaient visiblement.

Peu à peu, des bruits montent. Ils ne viennent pas de loin, mais ils viennent d’un ailleurs inconnu, Amina et Mirmah relèvent la tête et disent qu’elles ont entendu.

— La Illah el Allah !… Mohamed rassoul Allah !…

Les deux esclaves bougent et semblent grandir.

— Il n’est d’autre Dieu que Dieu et Mohamed est l’envoyé de Dieu.

Les femmes interpellent Nour-el-Eïn.

— Viens voir… le convoi passe.

— Allons à la fenêtre.

Des rumeurs se précisent. Il fait plus clair.

— Allons à la fenêtre… Viens voir…

Elle marche. À travers le grillage de la moucharabieh, elle entrevoit la rue qui fourmille de centaines d’êtres agités. Des lueurs rougissent la foule et les murs. C’est le soleil couchant, mais Nour-el-Eïn est éblouie. Les hommes crient, les femmes crient et Nour-el-Eïn, qui n’est pas encore en communication immédiate avec la vie, croit que la lumière s’interpose entre elle et les clameurs.

— Il n’est d’autre Dieu que Dieu et Mohamed est l’envoyé de Dieu.

— Voici les aveugles et les mendiants, dit Mirmah.

— Ah !… pauvre ! Ô toi qui portais de jolis souliers et de jolis vêtements, dit Amina.

— Ah !… qui les portera tes jolis souliers ?

— Voici le cercueil.

— Cheik-el-Zaki… Il aide à porter le cercueil.

— Je vois, deux jeunes gens au visage voilé. Ce sont les amis du défunt. Comme ils ont l’air triste et comme ils ont une belle taille !

— L’un s’appelle Mokawa Kendi, l’autre s’appelle Akr-Zeid-Taï.

— Oh ! combien de pleureuses !… Et leurs cheveux, regarde comme ils sont couverts de cendre.

— Nour-el-Eïn est sans pensée. Cependant, lentement, la foule bariolée captive son attention. La terreur passe. Elle assiste avec curiosité au spectacle qui se déroule sous sa fenêtre. La caisse où sont les restes d’Alyçum ne se distingue pas des autres caisses qui, tant de fois, ont traversé les rues d’El-Kaïra, précédées d’une bande de pleureuses. Des funérailles comme toujours… Cette scène familière la tranquillise, car elle s’attendait à une révélation atroce de la mort. Alors le souvenir lui vint de sa beauté méprisée.

— Va, va, dit-elle, va dans la terre, toi qui m’as repoussée.

Ces mots la font pleurer. Elle n’a plus de panique et ce n’est point de la douleur… C’est une petite émotion fugitive où il y a moins de regret que de satisfaction. Aucun danger ne la menace. Le cadavre sera placé sur le sable, dans une tombe, mais elle, elle vivra.

— Va dans la terre, toi qui m’as repoussée.

Elle songe au talisman qui devait l’unir à Waddah-Alyçum dans un même amour, dans un même sort. Si l’effet des écritures persiste ? Vite, vite, qu’on l’emporte et que tout entre eux soit rompu.

— Déchirez vos voiles, pleureuses, déchirez vos voiles ! s’écrie Mirmah en se portant des coups sur les seins.

— Tu avais des maisons et des jardins. Nous t’avons tiré de ton lit pour te mettre dans une caisse… Mais que ton esprit ne se désole pas, nous avons enveloppé ton corps de châles de cachemire,

dit Amina.

XIV

le sacrilège


Il s’était passé dans la rue quelque chose d’extraordinaire. Devant la maison de Hag-Mahmoud-Riazy un homme riait, les poings sur les hanches, les jambes écartées.

Goha ne croyait pas à la mort de son ami. Il voyait dans le recueillement de la foule, les chants funèbres, le désespoir des pleureuses, les diverses péripéties de cette farce énorme : les funérailles d’un être vivant. Le scandale devint tel qu’un cheik à barbe blanche et deux étudiants d’El-Azhar vinrent à lui et l’interpellèrent rudement :

— Je ne sais pas qui tu es, dit le cheik, mais je constate que tu n’as pas de tact.

— J’ai beaucoup de tact, riposta Goha, la face épanouie… Et tact dans l’œil de ta mère !… et tact dans l’œil de ta sœur !…

La sonorité de ce mot qu’il ne comprenait pas l’amusait et l’incitait aux jeux d’esprit.

— Puisque tu n’es pas capable de respecter un mort, reprit le cheik.

Goha l’interrompit :

— Un mort… quel mort ? fit-il avec dédain.

Sûr de son fait, il se sentait tout à coup une passion pour la controverse et la certitude qu’il allait confondre un cheik vénérable, peut-être illustre, l’emplissait d’une joie insolente.

— Quel mort ? reprit-il après une pause. Sans en avoir conscience, il imitait le personnage de Cheik-el-Zaki, lorsque le philosophe discutait ; il allait jusqu’à lui emprunter sa voix et cette façon particulière de relever les sourcils en penchant légèrement la tête de côté. — Waddah-Alyçum n’est pas mort… Renonce, mon cher, à ces fables qui circulent sans qu’on en connaisse la source. Il n’est pas mort, Waddah ; tu peux en croire celui qui l’a vu ce matin même dans sa chambre…

Il s’arrêta. Puis, d’une voix triomphante, comme on assène un coup :

— Il était sur son lit, en chair et en os !

Tandis que le vieillard s’indignait, Goha hocha la tête et se mit à chantonner sur un ton de confidence :

C’est moi qui vous le dis…
je l’ai vu sur son lit…
oui, Waddah-Alyçum…
en chair et en os.

Dans la foule on criait « C’est une honte ! Faites-le taire ! » Le cheik s’éloigna en murmurant : « Qu’Allah lui pardonne, c’est un fou. » Mais Goha ne l’entendait pas ainsi. Il avait le sentiment que ce vieillard se dérobait à ses arguments. Il le retint par le bras :

— Est-ce que tu es mort, toi ? hurla-t-il rouge de colère… Si Waddah-Alyçum est mort, toi aussi, je dis que tu es mort !… Moi aussi, je dis que je suis mort !… Et tout le monde, tout le monde est mort !

Fixement, avidement, le front pressé contre la moucharabieh, Nour-el-Eïn regardait l’homme qu’un cercueil avait mis en gaieté. Les cris des pleureuses l’empêchaient de suivre la scène. Elle se rendait compte toutefois que Goha, seul, tenait tête à la foule. Des vieillards, des étudiants l’entouraient. Mais ils avaient beau parlementer, Goha était intraitable et ils s’éloignaient avec des gestes désespérés. Nour-el-Eïn contemplait la belle carrure du héros. Plus encore que son rire, son cou puissant, ses bras musclés, la santé magnifique qui rayonnait de son corps le détachaient de cette foule morne et stupide. Elle le compara à Waddah-Alyçum, à Cheik-el-Zaki… Alyçum n’était plus qu’une chose inerte, vaincue par la mort ; El-Zaki suivait le cercueil, les épaules voûtées, vaincu lui aussi par la mort. En Goha s’était retranchée la vie… Comme on devait se sentir en sécurité dans ses bras !

— Tu ne tremperas plus tes lèvres dans nos tasses, dit Amina s’adressant au défunt.

— Tu ne franchiras plus le seuil des chambres nuptiales, dit Mirmah…

Le cortège s’était engagé dans la venelle étroite qui menait à la nécropole. Le chant des aveugles déclinait.

— Tu t’en vas ! Tu t’en vas ! reprit Amina… Ah ! si je pouvais te choisir une épouse !

Goha était seul maintenant. Il regardait passer la dernière charrette de pleureuses et haussait les épaules pour marquer l’étonnement profond que lui causait la légèreté de ses contemporains. La controverse qu’il venait de subir avait mis de la fièvre dans son cerveau. Il eut l’intuition qu’à cette minute il ressemblait à Cheik-el-Zaki, à Waddah-Alyçum et à tous les jeunes gens d’élite dont il avait si souvent éprouvé la séduction sans la comprendre.

— Il est évident que… Ne croyez-vous pas, mon cher maître ?… C’est que, mon fils, il faut considérer…

Avec des gestes mesurés, il déclamait ces lambeaux de phrases, réminiscences des longs entretiens dans la bibliothèque, et il était heureux, il se sentait intelligent.

Nour-el-Eïn aussi admirait sa voix chaude et les belles paroles mystérieuses qui montaient à présent jusqu’à elle. Son cœur, ses bras se tendaient vers cet homme qui ne pouvait même pas la voir derrière le grillage sombre de la moucharabieh. Goha était inaccessible. Elle ne pourrait jamais le toucher, avec ses mains, cet être précieux comme le soleil !

— Hé ! mon maître, je considère… Quoi qu’il en soit, j’ai le droit de dire… Mais, mon enfant, viens boire une tasse de café et fumer un narghilé… Tu es le bienvenu dans ma maison… Tu es le bienvenu partout où se pose ton joli pied…

Au milieu de l’auditoire imaginaire qu’il avait créé spécialement pour animer sa discussion, Goha se dirigea vers la maison de Cheik-el-Zaki. Cérémonieusement, il fit passer devant lui, sous le porche monumental, ses compagnons invisibles.

— Tiens ! observa Mirmah, on laisse monter le fils de Mahmoud…

— Tu as de bons yeux pour ton âge, répondit Nour-el-Eïn méchamment.

Elle enserra son écharpe autour d’elle pour bien ramasser son corps que le désir tourmentait. Elle gagna l’antichambre. La tête, les épaules, les jambes de Goha émergèrent. Ses babouches claquèrent sur les dalles du palier, puis il disparut derrière la tenture de velours, broché d’or, qui masquait la bibliothèque.

Nour-el-Eïn poussa la porte de la cloison, traversa l’antichambre, souleva la lourde tenture. Goha, debout contre la fenêtre, tourna vers elle un visage curieux et tendre. Alors, riant aux éclats, les cheveux en désordre, elle se jeta dans ses bras.


Cheik-el-Zaki parut à l’embrasure de la porte. Goha était étendu sur le divan. Depuis longtemps déjà Nour-el-Eïn l’avait quitté. Il était assailli de visions étranges et sa poitrine était emplie de sentiments doux.

Surpris de le trouver là, Cheik-el-Zaki lui dit avec une certaine dureté :

— Ah ! On t’a laissé monter en mon absence…

— Je t’ai attendu, dit Goha.

— Tu n’as pas suivi le cercueil de notre ami ? Je t’ai vu en passant, tu étais gai… Pourquoi riais-tu ?

— Je riais des gens, répondit Goha, et sa mine s’éclaira.

— Qu’est-ce qu’ils avaient d’amusant ?

— Ils sont ignorants, expliqua Goha en posant le doigt sur son front. Ils disent que Waddah-Alyçum est parti.

Il parlait tranquillement sans s’inquiéter d’El-Zaki dont le chagrin s’indignait.

– Tu crois qu’Alyçum est mort ! Ce n’est pas vrai. Les gens sont des ignorants et je me suis moqué d’eux… Alyçum n’est pas mort. Je l’ai vu ce matin dans sa chambre… Il était même plus gros que d’habitude.

C’est ainsi que fut révélée à Cheik-el-Zaki la conception que Goha avait de la mort. Il croyait que mourir c’est disparaître totalement et qu’on s’en va corps et âme à la fois, puisqu’on naît à la fois corps et âme.

XV

Parmi les arabesques


— Est-ce qu’il est sorti, ce matin ?

— Oui, je l’ai vu sortir.

— Il est passé sous la fenêtre ?

— Non… comme d’habitude, il s’est dirigé vers le Nil…

— Voilà vingt jours qu’il se rend là-bas… il y reste jusqu’au soir… Pourquoi ? Qui rencontre-t-il, ma sœur ?

Nour-el-Eïn interrogeait Amina. Elle était revêtue d’une tunique verte et s’éventait avec une palme. La journée était chaude. Au milieu de la salle, l’esclave trempait ses jambes dans la vasque où s’effritait un jet d’eau. Parfois un poisson rouge s’approchait, précautionneux, de son pied blanc, l’effleurait du museau, puis, d’un brusque mouvement de queue, s’en écartait. Nour-el-Eïn poursuivit :

— Et pas une fois il ne s’est inquiété de moi… Il ne regarde même pas ma fenêtre lorsqu’il vient chez le cheik… D’ailleurs il y a cinq jours qu’il ne vient plus.

Elle maltraitait une guirlande de jasmins qu’elle portait en sautoir. Les fleurs blanches, traversées d’un fil de soie, commençaient à se flétrir. Ibrahim l’eunuque lui préparait chaque matin une de ces parures. Le caractère patient du Soudanais se complaisait dans les occupations minutieuses et il cherchait dans le jardin les fleurs les plus odorantes pour en faire de fragiles ornements, colliers, bracelets, pendeloques et couronnes.

Amina se leva. Ses pieds laissèrent des empreintes humides sur les dalles, puis ses pas s’étouffèrent dans un tapis de Smyrne. Elle s’adossa un instant contre l’une des colonnes.

— Pourquoi me regardes-tu comme ça ? demanda Nour-el-Eïn en colère. Tu me trouves laide ? Je suis laide, je n’ai jamais été que laide !

L’esclave rit avec ostentation et vint se jeter à genoux auprès du divan. Elle enlaça Nour-el-Eïn et la câlina, la tête appuyée sur sa hanche arrondie.

— Laide ?… Avec ça… Quel est l’imbécile qui t’as vue sans mourir d’amour ?… Tu es légère comme une gazelle qui a soif et belle comme la lumière… Ah ! si j’étais un homme riche, un prince ou un sultan, je t’aurais construit un harem de marbre et d’or… Et pourquoi pas ?

— Tu te moques de moi, dit Nour-el-Eïn.

— Que Dieu m’en préserve. Je te dis la vérité…

— Alors pourquoi ne me veut-il pas ?

Amina haussa les épaules. Elle trouvait indigne de sa maîtresse une telle insistance.

— Il faut que tu sois bien bonne pour penser à lui… Songe, songe, que c’est un idiot !…

— Amina !… Au fond, tu as raison, que la peste le prenne !

— Lui et la négresse…

— Tu es sûre que Goha couche avec sa nourrice ?

— La cuisinière d’Abd-Allah me l’a répété vingt fois.

— Peut-être trouve t-il sa peau plus blanche que la mienne, fit Nour-el-Eïn avec un sourire acerbe.

Par la fenêtre du fond, taillée en ogive, des rayons polychromes s’infiltraient dans la salle. Sur les dalles se reflétait, en teintes passées, le dessin capricieux des vitraux. La jambe d’Amina était marquée d’une dentelle lumineuse. La projection d’une rosace tachait de sang la robe de Nour-el-Eïn.

La chaleur était pesante. Le soleil déclinant atteignait de plus en plus la salle. Le jet d’eau nuancé se brisait en perles fugitives. Contre le mur, un panneau, où figurait un paon, brillait d’un éclat multiple tandis que de l’ombre s’insinuait dans les pendantifs qui atténuaient les angles du plafond. Sur le vase bleu orné de filets blancs, sur le guéridon d’ébène incrusté de nacre et de cuivre, sur le coffret serti d’émeraudes brutes, sur la lampe d’argent, sur les cassolettes au souffle doux, partout se retrouvait le même dessin subtil. Deux lignes s’entre-croisent et les voici mêlées au réseau savant. Chacune d’elles suit un cours immuable comme un destin. Ici elle parfait un hexagone, là une étoile. Elle naît on ne sait où et revient perpétuellement sur elle-même. À son passage des figures s’animent, la rosace se totalise et le cadre du nom d’Allah se ferme.

Nour-el-Eïn ne parvenait pas à se distraire de la pensée de Goha. Envahie de sentiments contradictoires, elle passait de la colère à la mélancolie, du mépris à l’humilité. Depuis la rencontre dans la bibliothèque, Goha n’avait tenté aucun rapprochement. Ses visites étaient devenues rares. Quand il venait, Nour-el-Eïn, derrière les moucharabiehs, essayait en vain de surprendre un signe. Il passait indifférent, resplendissant de santé, et Nour-el-Eïn, pleurant de rage et d’amour, jurait de se venger. Repoussée par Alyçum, oubliée de Goha, elle avait parfois la crainte folle qu’elle ne fût laide ou déjà vieille.

Son orgueil résistait à une explication simple de cet abandon. Elle courait d’hypothèse en hypothèse et, n’en examinant aucune, elle n’en choisissait aucune. Elle imaginait des accidents extravagants, car elle voulait se convaincre que Goha ne s’était pas éloigné d’elle par indifférence.

Étendue toute la journée, elle portait les yeux sur les frises, sur les panneaux… Les arabesques lui semblaient mobiles. Elles fuyaient dès qu’elle cherchait le mouvement. Ces dessins l’obsédaient. Elle se sentait prise dans leur réseau et s’impatientait contre ces liens imaginaires dont elle ne parvenait pas à dégager son esprit.

Ibrahim vint annoncer le cheik. Nour-el-Eïn eut un geste d’irritation et se rendit à sa rencontre.

— La chaleur te fatigue, dit-il en entrant. Pourquoi ne t’assieds-tu pas au balcon du nord ? Viens, tu as besoin de fraîcheur.

— Non, dit Nour-el-Ein d’une voix lasse.

El-Zaki l’observa. Depuis quelque temps déjà, il avait remarqué son humeur sombre, ses caprices et l’effort qu’elle faisait pour le recevoir. Il en avait parlé à Moussa Ibn Youssef, un des meilleurs médecins juifs d’El-Kaïra, qui lui avait prédit la venue d’un enfant. La sage-femme, mandée aussitôt, avait déclaré qu’il n’en était rien et avait été d’avis d’exorciser Nour-el-Eïn.

Retombé dans son inquiétude, le cheik craignait que sa compagne favorite ne fût atteinte d’une maladie de langueur. Il la traita avec tendresse, lui offrit une pièce de velours et des bracelets qu’elle reçut comme toujours en souriant, mais il hésitait à l’interroger, car le mariage n’avait établi entre eux aucune intimité. Aussi voulut-il ce soir-là l’approcher davantage, la mieux connaître.

— La fraîcheur t’est nécessaire, mon enfant, dit-il… viens…

— Si vous me l’ordonnez… balbutia Nour-el-Eïn.

Il s’aperçut alors qu’il ne savait pas lui parler.

« Tout ce que je lui dirai, songea-t-il, ne sera jamais qu’un ordre et sa réponse ne sera jamais qu’une soumission. » Ils traversèrent l’appartement et gagnèrent le balcon qui donnait sur le jardin. Vaste et dallé de marbre, il était entouré d’une moucharabieh. Le cheik ouvrit une fenêtre.

— N’est-ce pas, qu’il fait bon ?

Il s’assit auprès de Nour-el-Eïn et l’admira.

Des ondes de fraîcheur passaient dans l’atmosphère tiède. Elles allaient et venaient, parcimonieuses et rapides. Nour-el-Eïn, les paupières closes, les aspirait jusqu’à défaillir.

— Qu’il fait bon, dit-elle, répétant sans s’en apercevoir les mots d’El-Zaki, avec cet enthousiasme exclusif qui semble dire : ce que vous sentez ne m’importe pas ; voilà ce que je sens.

L’heure était proche du crépuscule. Dans les arbres du jardin, les oiseaux retrouvaient leurs branches. Chaque figuier en accueillait des centaines. Leurs cris de joie, leurs querelles et leurs prières se confondaient en un chant sans mesure. On entendait parfois le rire des domestiques dans la cour. Ils parlaient le patois barbarin du Soudan. Nour-el-Eïn était étourdie et quand, par moments, elle recouvrait la lucidité des sens, elle percevait soudain, comme après un long arrêt, le chœur ininterrompu des oiseaux.

XVI

la résurrection d’isis


Goha ne se doutait pas que Nour-el-Eïn souffrait à cause de lui. Il l’avait prise, comme il prenait derrière un buisson la fellaha qui relevait son borgo pour lui sourire. Elle avait passé dans sa vie comme tant d’autres, sans qu’il se souciât d’identifier cette maîtresse d’un jour. Tandis qu’elle languissait à l’attendre, il poursuivait tranquillement le cours de son existence. Il éprouvait cependant un trouble imprécis, la sensation d’un creux au fond de sa poitrine. À cet appel discret d’un souvenir, il se frottait machinalement l’oreille.

Il allait encore chez le maître d’El-Azhar, dont l’accueil était toujours affable. Le café et le narghilé n’étaient pas moins savoureux. Mais quelque chose avait changé. El-Zaki ne racontait plus d’histoires, il demeurait longtemps silencieux, le chapelet en main. Lorsqu’il se tournait vers Goha, c’était pour lui dire poliment :

— Tu me réjouis…

— Que Dieu te réjouisse, répondait Goha.

Les esclaves causaient bas et saluaient avec raideur. Ils baissaient les paupières dès qu’on les regardait, comme pour cacher des secrets. La maison semblait plus grande, plus vide et l’on eût dit que les marches de l’escalier étaient plus difficiles à gravir. Son affection pour le cheik était moindre et il ne songeait que rarement à lui mettre la main sur l’épaule. Quand il le considérait avec insistance, des métamorphoses s’opéraient sous ses yeux. Peu à peu le visage du cheik se transformait, son caftan devenait une tunique claire, ses traits s’efféminaient, se prunelles prenaient des tons gris… Goha reconnaissait vaguement cette vision d’un instant, mais ne savait pas la distinguer des tableaux innombrables qu’El-Zaki avait fait jaillir pour lui, de ses livres.

De ces entretiens Goha revenait déçu. Un charme y faisait défaut, auquel inconsciemment, il avait été sensible lors de ses premières visites.

Par contre, il s’était rapproché de Hawa. Entre la négresse et lui des rapports presque quotidiens s’étaient établis. Dès qu’il la voulait, il allait la prendre sur sa natte. Elle craignait de donner l’éveil en allumant la chandelle et, d’ailleurs, l’obscurité sauvegardait l’illusion de son amant. Il l’appelait « mon jasmin » et c’était sans malice. De retour dans sa chambre avant l’aube, il n’adressait guère la parole à Hawa au cours de la journée.

Cette union qui durait depuis un an offrait à Goha des jouissances régulières et saines. Sa conscience n’en était pas troublée quoique le Koran au vingt-septième verset du chapitre IV interdise l’intimité d’un homme avec sa nourrice. Ignorant les prescriptions du prophète, il commettait le péché avec d’autant plus d’innocence que Hawa s’y prêtait sans la moindre retenue.

Un matin, comme il sortait de la maison, il entendit un rire strident. Il n’y prit garde et s’éloigna. C’était Amina qui, postée à la fenêtre, essayait d’attirer son attention.

On était au Ramadan, le jeûne durait depuis une semaine. Nour-el-Eïn, obsédée par la pensée de Goha, ne parvenait pas à mettre son âme en un parfait état de piété et voyait avec angoisse approcher l’heure où le sort des êtres serait fixé pour l’année entière.

— Ah ! si je pouvais savoir ce qui sera écrit ! disait-elle à Amina. Je suis dans le crime, je serai punie… Je vois devant moi des jours noirs, des semaines noires…

Cependant Goha cheminait vers Ghézireh. La veille son père lui avait lu la description du paradis où les fruits sont toujours mûrs, l’eau toujours fraîche et les corps toujours en santé. Goha savait où se trouve le paradis. Il l’avait découvert, de loin, dans son enfance. Il n’avait confié son secret à personne par une sorte de crainte superstitieuse. Lorsqu’il longeait le Nil son regard se portait vers le sud et se fixait sur un bosquet épais. « C’est là », songeait-il et il détournait les yeux.

Goha était sorti avec un projet défini. Il voulait se rapprocher de l’endroit si souvent entrevu afin de mieux admirer les grands arbres fruitiers, les mille cours d’eau, les oiseaux chanteurs et les femmes éternellement jeunes. Parvenu à un hameau où d’habitude il limitait sa promenade, la main en visière, il considéra le bosquet mystérieux. Comme toujours, son projet l’épouvanta. Il s’éloigna. Le hameau comprenait une cinquantaine de cabanes. Il était bâti sur un mamelon et, comme la plupart des villages égyptiens, était de forme circulaire. Des fellahas au buste droit en sortaient, une amphore sur la tête et le bas de leur tunique noire trainant dans la poussière. D’autres battait du linge au bord du fleuve. L’une d’elles rougit de honte en apercevant Goha et n’ayant pas de voile sur le visage releva sa robe pour se couvrir la tête.

— Je t’ai vue ! Je t’ai vue ! s’écria Goha en riant, et il pénétra dans le village.

Les cabanes étaient petites, à hauteur d’homme.

Des joncs rapprochés formaient la toiture que surmontaient de géantes cages à poules et des provisions de bois mort. Au passage de Goha partaient des exclamations des femmes surprises. Elles se réfugiaient dans leur demeure où on les entendait annoncer bruyamment la présence d’un étranger. Goha s’arrêta devant la porte d’une hutte minable.

— Hag-Abd-el-Akbar ! s’écria-t-il en tapant dans ses mains.

— Qui le demande ? dit une voix de femme venant de l’intérieur.

— Est-ce qu’il est là ?

— Non, il n’est pas là.

— Où est-il ?

— Dans la barque… Attends un instant… qui es-tu ?

— Je suis le fils de Hag-Mahmoud-Riazy.

— Que tu vives ! Sidi, que tu vives !… va… tu trouveras Abd-el-Akbar sur le Nil.

— Bonjour, ma tante.

— Bonjour, mon fils.

Goha descendit le raidillon. Au milieu du Nil, une barque était immobile.

— Hag-Abd-el-Akbar ! appela Goha, Hag-Abd-el-Akbar !… Hé, là, hé…

Le pêcheur fit signe qu’il avait entendu et un quart d’heure après il accosta.

Le courant étant très fort, il fallut trente-cinq minutes pour traverser le fleuve.

Abd-el-Akbar était grand et maigre. Il parlait d’une voix rauque et d’un air contrit comme obsédé par une idée fixe. Son front était haut, sillonné de rides, le reste de son visage était petit. Une barbe grise et courte semblait plaquée sur ses joues creuses. Il avait gardé le silence tout le temps de la traversée. En arrivant, il désigna un filet au fond de la barque.

— Je pêche depuis l’aube, dit-il. Il n’y a que du mauvais poisson.

— Tu as pêché hier ?…

— Je pêche tous les jours… Nili comme séfi, séfi comme chétui… Le poisson est petit ou grand, mais c’est toujours du poisson…

Reprenant son air grave, il ajouta :

— Lorsque tu auras fini de te promener, réveille-moi. Je vais dormir ici dès que j’aurai prié… Nous ne pouvons manger que dans six ou sept heures.

Goha s’éloigna. Il y avait près d’un an qu’il n’était pas venu à Ghézireh. Le Nil gris de limon roulait convulsivement. Au loin, les plaines de Guizeh, submergées, formaient des lacs. Les buissons étaient muets, les palmes inertes. Des reptiles rampaient sans bruit.

Goha commençait à avoir faim et soif. Un peu étourdi, il erra dans l’île, puis il se coucha sur le sol. Il s’était étendu sous l’acacia, à proximité de la statue d’Isis qui, depuis, avait été fixée sur son socle de briques.

Goha dormit deux heures. Il se réveilla les membres brisés et l’esprit embué. Son premier mouvement fut d’aller boire, mais il se rappela qu’il était au mois de Ramadan. Il s’étira longuement. Soudain, il aperçut Isis.

Mécontent, il fronça les sourcils. La déesse ne le regardait pas, elle regardait au loin, par-dessus sa tête, les jambes serrées et les mains sur les cuisses. Elle dominait le lieu, elle régnait sur l’île déserte comme elle eût régné sur les foules impies de la cité. Goha subissait avec haine l’ascendant de la déesse. Elle semblait le mépriser et cela du haut de son socle, sans faire un geste, sans même poser sur lui ses yeux de pierre. Il se souvint de l’avoir déjà vue.

— C’est la cheika, murmura-t-il.

Il s’éloigna, en proie à de vagues appréhensions. En marchant, il posa distraitement la main sur la palette épineuse d’un cactus. La douleur déclencha sa colère contre la statue.

— Imbécile, s’écria-t-il, tu n’es pas une cheika… tu n’es rien du tout.

Dès qu’il eut proféré ces paroles, il sourît, craignant de s’être compromis. Il revint sur ses pas et, s’approchant de la déesse, lui tapota les jambes, le ventre amicalement, la chatouilla dans la région de l’aisselle, où Hawa se montrait toujours sensible.

— Ce n’est pas vrai, dit-il sournoisement, l’imbécile c’est moi….

Il espérait une réponse. Une expression de rancune perça sous son hypocrite bonhomie, lorsqu’il se rendit compte qu’Isis avait été inattentive à ses cajoleries. Les nerfs irrités, il asséna une gifle à la pierre. Un instant, intimidé par la témérité de son acte, il attendit le mouvement de colère qui, sans doute, animerait le bras de la cheika. Mais Isis subit l’insulte sans bouger et Goha, irrité de tant de lâcheté, la défia :

— Une cheika ? Toi ?

Il ajouta :

— Tu ne peux même pas me donner un coup de pied !

Il écrasa des plantes, arracha des fleurs avec une bave d’injure à la bouche. Il la guettait de l’œil, s’éloignait, revenait, invinciblement attiré, et, en définitive, indécis, ne sachant comment faire. De loin, il lui jeta des pierres, puis, de nouveau, il lui cracha au visage en hurlant :

— Tais-toi, si tu dis un mot je te tue !

Isis demeurait immobile et hautaine. Les outrages ne l’atteignaient pas. Avec des contorsions horribles, Goha lui dédia mille grimaces, mille grossièretés. Il s’abattit sur elle, l’étreignît et, de son poing fermé, brutalement, il lui donna des coups rapides et durs sur les joues, sur le crâne, sur les seins. Il poussait des cris convulsifs et brefs.

Alors, dans le désordre de ses sens, à travers ses vertigineux moulinets, il crut voir la déesse se lever, ouvrir les bras… Avec un cri de terreur, il tomba parmi les ronces.

Abd-el-Akbar était accouru.

— Que faisais-tu, demanda t-il ? Pourquoi frappais-tu cette femme ?

— C’est elle qui m’a frappé, s’écria Goha, en se relevant. Elle m’a donné un coup sur la tête…

Il coula ses yeux vers Isis. Elle était toujours immobile. Saisi d’épouvante, malgré les appels du vieillard, il s’enfuit à toutes jambes.

Lorsqu’ils se furent tous deux éloignés du rivage, Abd-el-Akbar tira les avirons et, d’un air grave, interrogea son compagnon.

— Es-tu sûr de ce que tu m’as dit ?… La cheika t’a frappé ?

— Et pourquoi te mentirais-je ? répliqua Goha encore ému. Elle s’est levée, elle a ouvert les bras et elle m’a frappé…

— Ô Toi qui protèges ! murmura le pêcheur… Alors elle s’est levée, elle a ouvert les bras et elle t’a frappé ?

— C’est moi qui l’ai frappée le premier. Elle est restée un peu assise, puis elle s’est levée, puis elle s’est rassise…

— Ô Toi qui protèges ! répéta le pêcheur.

— Je l’ai frappée le premier… Elle s’est fâchée… Elle s’est mise debout et m’a donné un coup sur la tête…

— Voyons ta tête.

Goha découvrit son crâne. Une bosse s’était formée à la tempe. Abd-el-Akbar la comprima avec la paume de sa main. Goha s’étant mis à crier, il lui mouilla la bosse d’un peu de salive et reprit ses avirons. Le courant était fort. Par moments, le pêcheur s’interrompait de ramer afin de parler plus librement, d’épancher son amertume.

— Je savais, oui, je savais qu’il y avait quelque chose et que la faute en était à cette femme… Une cheika ! Et qui nous dit qu’elle n’a pas des diables dans son corps ? Qui nous dis qu’elle n’a pas l’œil mauvais d’une chouette ? Tu ne me croiras pas, Sidi, mais il y a un an que je ne pêche que de la misère, du fretin qui ne se vend pas dans les bazars… Oui, c’est à ne pas y croire !

Une expression de douleur impuissante marquait profondément sa face maigre et sale. Sa voix rauque était devenue véhémente.

— Je savais, je savais que c’était une cheika perverse ! Les Franques sont venus et ils ont déterré le malheur. C’était une journée noire… J’ai quelques dattiers dans l’île… Ils n’ont pas donnée de fruits… C’est à ne pas y croire ! Les Franques sont venus, ils ont traversé le fleuve… Ils avaient le talon maudit… Ils ont déterré le malheur !

Quand ils eurent atterri sur la rive opposée, Goha quitta le pêcheur. Des femmes broyaient du blé entre deux petites meules. Goha s’arrêta auprès d’une sékia. Un taureau, les yeux bandés, tournait autour de son axe. La roue qu’il mettait en branle déversait l’eau du fleuve dans les champs de maïs. Goha s’essuya le visage et, s’étant assuré que l’aventure sinistre dont il avait été victime n’avait pas modifié le cours ordinaire de la vie, il se dirigea vers la ville.

— Peuh ! fit-il en gonflant ses joues. Elle est collée sur sa pierre !

XVII

une amitié


Sur la route, il aperçut une tache allongée. C’était son ombre qu’il remarquait pour la première fois. Il s’avança, l’ombre le précéda. Il s’agenouilla, l’ombre se ramassa sur elle-même. Il frôla la terre d’un geste rapide, mais il dut retirer sa main vivement : un bras au-dessous du sien s’était étendu sur le sol. Goha terrifié ne perdit pas contenance. Il réfléchit à ce qu’il devait faire, car dès la première minute il avait compris que cette forme était celle d’un génie familier de la cheika qu’elle avait jeté à sa poursuite.

— Retourne, balbutia-t-il, retourne chez elle.

Contrefaisant ses gestes, l’ombre s’agita en des pantomimes hideuses. « Elle refuse, pensa Goha. La cheika veut se venger parce que je l’ai frappée ! ». Il entreprit de convaincre le génie et poliment lui parla :

— Écoute, Ô Toi dont je ne connais pas le nom, tu encombres ma marche. Nous sommes loin de la maison. Tu auras encore à revenir sur tes pas… Ce double trajet te fatiguera beaucoup…

Il s’arrêta, songeant : « il passera devant ». Il fit mine de s’asseoir mais ce n’était que malice. Soudain, il s’élança comme un possédé. Tant qu’il eut un souffle, il alla de l’avant. Épuisé, il s’arrêta, et près de lui, informe, tumultueux, implacable, se tenait le génie. Goha, secoué d’un frisson, se prosterna, les mains jointes :

— Ô Toi dont je ne connais pas le nom, sois gentil… Retourne chez la cheika et dis-lui que j’irai la voir… J’apporterai de l’eau et des fruits.

Ayant franchi le seuil de la maison, il referma prestement la porte. À la vue des divans, de la natte et de la gargoulette égueulée posée sur le rebord de la fenêtre, il reprit confiance. Il pouvait lever la main, frapper à volonté tous ces objets familiers, les briser. Il se croyait en sûreté parmi ces choses amies, parce que, soumises entièrement à son caprice, elles lui donnaient l’illusion que sa force était sans limites.

Le soir venu, Hawa entra dans la salle avec une lumière. Le génie monstrueux s’allongea sur le mur, et Goha bredouilla machinalement une prière.

— Que dis-tu, Sidi, entre les dents ?

— Hawa, les djinns !… Les djinns !…

À l’heure du coucher, l’ombre suivit Goha dans sa chambre. Il s’étendit sur son matelas, elle rampa le long de la cloison, au-dessus de lui. Quand la négresse vint prendre la lampe, l’ombre évolua, envahit le plafond, descendit sur le parquet et s’accrocha à la robe de Hawa… Goha voulut crier, prévenir la fidèle servante, mais la joie égoïste d’être débarrassé du génie réprima cet élan généreux.

Le lendemain, une pastèque sous le bras et une cruche à la main, il se rendit à Ghézireh. Ayant déposé ses offrandes, il caressa Isis.

— Puisque nous sommes devenus de bons amis, dit-il, tu devrais rappeler le génie.

Lorsqu’il se retira, l’ombre le suivait encore. Il comprit que la cheika lui gardait rancune et se proposa de l’attendrir. Durant plusieurs jours, il lui fit sa cour. Abd-el-Akbar l’interrogeait, mais Goha ne lui confia pas son secret. Parfois, à midi, l’ombre disparaissait et Goha s’en croyait libéré. Peu à peu, d’ailleurs, son inquiétude déclina.

Un matin, en traversant le bazar des armuriers, il s’aperçut avec stupeur que tous les hommes avaient une tache sombre sous les pieds.

— Des génies !… Ils ont tous des génies !… s’était-il écrié.

Il porta quelque temps avec anxiété le poids de sa découverte. Les hommes qui marchaient avec aisance, ceux qui, accroupis, astiquaient un cimeterre ou un mousqueton, paraissaient ignorer le voisinage des esprits informes qu’ils piétinaient et bousculaient. Goha songeait aux vengeances terribles que les génies devaient tirer de ces outrages, et il s’exerçait à sauter par-dessus le sien.

Dans la suite, il s’enorgueillit d’être seul à connaître une vérité aux conséquences incalculables. Son esprit surplomba des abîmes. Il pressentit le travail invisible et sûr de milliers de Cheikas mécontentes et aussi la détresse des hommes traqués sans le savoir. « C’est le destin », se disait-il et il poursuivait : « Chacun sa destinée. » Il combinait des notions écourtées, des phrases cueillies au hasard et des remarques personnelles, se rapprochant en cela du commun des êtres. Son domaine moral se modifiait comme se serait modifié celui d’un savant uléma inventeur d’un système théologique. Son intelligence n’était pas moindre, comparée à celle des vivants, elle était simplement différente. Il plaçait l’inconnu là où d’autres voyaient la lumière, il ne se souciait pas de certains phénomènes que d’autres trouvaient mystérieux et il riait en des circonstances où d’autres s’apitoyaient. Ce que les hommes appelaient sa sottise n’était qu’une manière d’être différente de la leur. Il acceptait sans révolte leur jugement parce qu’il était modeste et simple et ne perdait son humeur sereine que lorsque le mépris des hommes s’accompagnait de violences.


Lentement, parmi des erreurs familières, s’écoulait son existence. Il avait pris en amitié la statue d’Isis et lui rendait souvent visite. Il s’asseyait sur une motte de terre, en face d’elle, se composait une attitude pareille à la sienne et demeurait immobile. Fatigué, il se levait, lui tapotait les jambes et demandait avec admiration :

— Comment fais-tu pour rester assise si longtemps ?

Un matin, il ne trouva plus la cheika. Saisi, déconcerté, il considéra le socle nu et une grande tristesse s’empara de lui.

— Où est la cheika, dit-il à Abd-el-Akbar quand il eut rejoint ce dernier dans la barque ?

— Ils l’ont prise, s’écria le pêcheur, avant-hier, le lendemain du Ramadan. Que le diable l’emporte… Je crois qu’elle a empoisonné le Nil pour dix ans… Que Dieu nous protège de son œil !…

Goha ne répondit pas. Il avait envie de pleurer. Où se promènerait-il désormais ? Il lui semblait avoir toujours vécu avec la cheika. Elle disparue, il se sentait dépourvu de toute raison d’être.

Cependant, il songea qu’il pourrait encore la retrouver. Il consacra les jours suivants à d’infructueuses recherches, visita les mosquées, les cimetières, pénétra dans les cours des maisons privées, fureta du regard par toutes les portes entr’ouvertes qu’il rencontra sur sa route. Il fouilla la ville dans tous ses recoins, entra dans les tabagies, s’attarda de longues heures dans le quartier des filles.

Sorti pour la chercher encore, le cinquième jour, il passa devant un bazar. Il acheta des oranges et alla s’endormir sur un haut promontoire du désert. Le lendemain, il fit de même. C’est ainsi qu’ayant donné un but différent à son activité, il retrouva son insouciance heureuse dans l’oubli.



TROISIÈME PARTIE


GOHA ET NOUR-EL-EÏN

XVIII

la douleur de hawa


Les trois femmes de Hag-Mahmoud étaient enceintes. La maison qu’Allah distinguait par cette faveur insigne, vivait dans un continuel émoi. Des devineresses avaient prédit un garçon à chacune des épouses et déjà les esclaves et les habitués de la famille regardaient Goha d’un air consterné, sachant le préjudice que lui causerait la naissance d’un frère.

Mahmoud avait des égards pour ses femmes. Il leur adressait plus souvent la parole et tolérait d’elles un avis modestement formulé. Il se partageait entre elles avec un grand souci d’équité. À tour de rôle, il les conviait à s’asseoir sur son divan et à recevoir ses caresses. Le cadeau qu’il faisait à l’une, il le faisait aux deux autres et pas une fois elles ne purent se plaindre de la moindre partialité.

Ce régime assura la paix du harem. D’ailleurs ne sachant laquelle serait élue et laquelle humiliée, Zeinab, Hellal et Nassime se conformaient, en toute occasion, à une politesse très formaliste. Du matin au soir, elles se prodiguaient des conseils ; jamais elles ne manquaient de se dire « Pince-toi le ventre, ma sœur », au spectacle d’un homme difforme ou d’une bête monstrueuse.

Toutefois chacune d’elles se surprenait à étudier, du coin de l’œil, la démarche, la conformation, l’appétit de ses compagnes. Serait-ce un fils ? une fille ? La réponse des devineresses laissait au doute une large part, tant il y avait eu de mères déçues après des présages favorables.

Quant à Hawa, elle était fort occupée. Ses maîtresses depuis plusieurs mois s’abstenaient de tout mouvement. Il fallait à chaque instant leur passer la gargoulette, leur griller du maïs, leur préparer le narghilé, leur offrir du café, des pistaches, des lupins, des confitures. Hawa ne se plaignait pas. Elle travaillait joyeusement en songeant que Mahmoud serait enfin satisfait. Dix fois par jour, elle faisait aux dames la surprise d’une savoureuse crème de noisettes et de coriandre qui devait adoucir les traits des enfants à naître.

On apprit cependant que le grand Cadi allait épouser la fille du grand cheik d’El-Azhar. Les habitants d’El-Kaïra approuvaient cette union et la maison des Riazy fut bouleversée. Cinq femmes des environs furent appelées en toute hâte pour préparer des vêtements à Zeinab, Hellal, Nassime et leurs filles. Dans l’antichambre, autour des trois épouses immobiles, des esclaves, des voisines pauvres et des fillettes coupaient, cousaient, criaient parmi des pièces déroulées d’étoffes chatoyantes. L’ouvrage de Hawa s’en accrut encore. Il fallait servir beaucoup plus de gens. Mais la pensée que ses maîtresses étaleraient bientôt avec orgueil leur visible maternité dans une foule innombrable et choisie soutenait son courage.

— Elles seront les reines de la fête ! criait-elle en battant des mains, ce sont les trois femmes d’un même homme ! quel honneur pour Sidi Mahmoud ! Quel honneur pour la famille !

Soudain la gaieté de Hawa tomba. Elle fut moins ardente à l’ouvrage, prépara moins de tisanes, et son café n’eut pas aussi bon goût. On la surprit aux fenêtres à ne rien faire et lorsqu’on l’interrogeait elle s’obstinait à ne rien révéler. En vérité, cet état de prostration n’était pas continu. Elle avait des crises d’activité, des retours d’enthousiasme où elle se montrait attentionnée, diligente, spirituelle, Son humeur n’en était pas moins changée, elle avait un ennui qu’elle ne voulait confier à personne. Aux questions de Zeinab, elle répondait invariablement qu’elle était heureuse.

Vint enfin le jour du mariage. Craignant que le nom des Riazy ne fût une fois de plus ridiculisé, Mahmoud avait décidé que son fils resterait à la maison et que Hawa lui tiendrait compagnie. À la dernière minute, Goha avait obtenu la permission de se promener dans la ville, sur la promesse formelle de ne pas s’aventurer du côté de la fête.

Hawa avait prié une négresse de ses amies de passer l’après-midi chez elle. Elles l’occupèrent à converser et à se tresser mutuellement les cheveux. C’était là un des éléments les plus compliqués de leur toilette. Leurs cheveux, en effet, étaient petits et crépus, les doigts y avaient peu de prise et le nombre de tresses nécessaire pour qu’une tête fût décente était d’une trentaine au moins.

La nuit les surprit à leur besogne. La visiteuse se hâta de retourner chez elle et Hawa demeura seule. Elle tira les verrous, entra dans la cuisine et remplit d’eau une bassine. Elle se dévêtit, se lava les pieds, les bras, le visage et, avec la même eau, se rinça la bouche. Accroupie devant sa bassine, elle soufflait bruyamment, car cette position rendait ses mouvements pénibles. Ses longs seins, suivant l’inclinaison du buste, se balançaient ou s’étalaient par terre. Lorsqu’elle eut terminé ses ablutions, elle se releva. Son corps bronzé vu de face était étroit, les hanches étaient serrées, les jambes fines ; vu de profil, il présentait des courbes prononcées qui, toutes, celle du ventre, celle du dos, celle des cuisses venaient aboutir à l’extrémité du cul énorme et pointu.

— Hawa ! Hawa ! cria une voix nasillarde ;

— Oh ! ma mère ! s’exclama l’esclave saisie par cet appel.

Elle ajouta :

— Hé ! Bagba, tu m’as effrayée ! Bagba, tu es un méchant garçon !

— Hawa ! Hawa !… Maudit soit ton père !…

— Hé ! voyons, Bagba, tu n’as pas honte !… Pourquoi veux-tu que mon père soit maudit ?… Mon père ?… Est-ce que je sais qui est mon père ?

Tandis qu’elle parlait, son visage flasque au nez camus, aux petits yeux jaunes demeurait sans expression. Elle essayait de sonder sa mémoire, de retrouver quelques souvenirs du passé. Elle avait été enlevée, encore fillette, par des marchands. Elle se rappelait vaguement le village où l’on marchait tout nu, où l’on dormait dans des huttes. Les hommes chassaient de gros animaux qu’on rôtissait sur de grands feux ; le soir, ils se baignaient dans les rivières infestées de crocodiles, Puis elle avait suivi une caravane dans des sables, des sables sans fin… combien de temps ? des mois, des années, des années…

— Mon père, murmura-t-elle en soupirant. Ah ! laisse-le où il est, Bagba…

Près de la fenêtre, sur son perchoir, un perroquet gris se tenant sur une patte, la regardait attentivement de son œil rond. Immobile, la tête noyée dans son plumage, il avait un air paresseux et narquois.

Par moments, il entr’ouvrait le bec et poussait un sifflet strident. Soudain, il s’érigea, heurta violemment du bec sa mangeoire dont le contenu se répandit sur les dalles, se laissa glisser sur sa barre et se balança, suspendu par les pattes et criant avec véhémence :

— Hawa… Maudit soit ton père !… Maudit soit ton père !… Tozz… Tozz…

L’esclave haussa les épaules :

— Mon père… mon père… Ah ! Bagba, est-ce que je sais qui est mon père ?

Elle alla chercher dans un coin deux paquets soigneusement enveloppés et les ouvrit. L’un contenait des bouts d’étoffes de toutes sortes, rarement plus larges que la main, l’autre une gallabieh roulée, aux couleurs éclatantes. Elle la prit en main, la déplia, la considéra longuement d’un air attendri. Durant quelques minutes, elle ne répondit pas aux facéties de Bagba.

Hawa n’était pas jeune, elle n’avait jamais été jolie, toutefois elle était coquette. Elle mettait de la complaisance dans les soins qu’elle apportait à sa personne et s’était façonné une image idéale d’elle-même, une sorte de double qui réalisait tous ses vœux. C’était la joie de ses siestes et de ses nuits de songer à cet autre elle-même qui ne se distinguait que par des séductions plus évidentes et plus nombreuses. Elle l’entourait de tout ce qui pour elle était inaccessible, des robes les plus riches, des bijoux les plus précieux. Cependant, partout ailleurs que sur sa natte, elle se gardait bien d’évoquer ces folies. S’il advenait qu’admirant les atours de ses dames elle souhaitât d’en avoir de semblables, vite, elle chassait de la main sa vilaine pensée et se morigénait d’un air mi-grave, mi-amusé : « Voyons, Hawa, voyons, je vais me fâcher. » Ne pouvant posséder de somptueuses pièces de damas ou de brocart, elle se contenta d’en ramasser des rognures, ne pouvant remplir ses coffres de cordons d’or, de broderies, de voiles, elle en collectionna des bribes. Mais, sur cette échelle modeste, ce fut une frénésie.

Il y avait trente ans que Hawa avait été acquise par le père de Mahmoud. Depuis trente ans dans la maison des Riazy, il n’avait traîné, ni par terre, ni dans un panier, ni sur un divan, le plus petit chiffon. Étoffes de coton, de laine, de lin, de soie, Hawa escamotait tout. On le savait dans la famille : les chiffons étaient pour Hawa. Elle en avait accumulé des tas avec une joie d’avare.

À ses heures de loisir, elle ravaudait. Minutieusement, elle rapprochait les coupures, combinait les couleurs, recherchait les contrastes locaux et l’harmonie de l’ensemble. Elle montrait avec orgueil une couverture à fond blanc bariolée de vert, de rouge, de violet, de jaune, d’indigo, et d’autres travaux secondaires. Mais son zèle, son intelligence se consacraient depuis deux ans à la confection de cette même gallabieh qu’elle venait de déplier.

— Ouvrez la porte ! Ouvrez la porte ! cria le perroquet contrefaisant la voix de Zeinab…

— La porte ? dit Hawa, il n’y a personne à la porte… Tu es un menteur, Bagba !

— Ouvrez la porte… Donne à manger… Tozz-Tozz-Tozz…

Hawa eut un soupir :

– À qui veux-tu que j’ouvre la porte ? Quand Goha sort, il ne rentre plus. — C’est un enfant, ajouta-t-elle en hochant la tête… Je suis tombée dans les mains d’un enfant.

Elle esquissa un geste d’impuissance et sa physionomie prit une expression consternée. Ses yeux jaunes allaient des paquets à l’encoignure de la chambre. Elle hésitait, ne sachant si elle devait se livrer aux méditations tristes qui convenaient à sa situation ou s’abandonner à ses instincts de coquetterie. Elle prit une aiguille et soupira

— Est-ce que je pouvais savoir ?

Bientôt absorbée par son travail, elle oublia ses raisons de souffrir. La gallabieh presque achevée réalisait pleinement son idéal. Fredonnant une chanson nègre, Hawa bâtit une frange de soie jaune autour de la manche droite pour faire pendant à la frange d’argent déjà fixée à l’autre manche. Elle s’interrompit afin de contempler le corsage de satin bleu clair que rehaussaient à l’endroit des seins, deux petites appliques de velours émeraude, brodées de fils d’or. C’étaient les principaux ornements du costume. De l’échancrure bordée d’un cordon de soie, provenant d’une vieille tenture, partaient deux bandes de brocart cramoisi qui s’arrêtaient aux genoux. Quoiqu’elle jugeât le haut de sa tunique trop simple, Hawa résolut de n’y apporter aucune modification. D’ailleurs, à partir de la ceinture, les richesses de coloris s’accumulaient. Jusqu’à mi-jambe, la robe simulait un damier éclatant. Des bouts d’étoffes y voisinaient suivant un effort de symétrie ; mais, si le vert faisait bien face au vert, le rose au rose, un rectangle violet, l’unique de cette coloration, correspondait à un cercle jaune.

— Tozz ! Tozz !

— Bagba, regarde ma gallabieh… C’est un habit de reine, Bagba… Je vais la mettre et quand Goha viendra, je lui parlerai… Je lui parlerai comme il faut…

Elle se leva et chantonna en balançant sa croupe nue :

Voici ma gallabieh
ma jolie gallabieh…
Hé ! Hé ! Hawa
voici ta gallabieh !

Ayant manifesté sa joie, elle fut prise d’une sorte de terreur, celle des êtres étonnés d’avoir été choisis par le malheur et qui ne parviennent pas à se reconnaître dans l’événement qui les frappe. Elle regarda autour d’elle, hocha la tête et sortit en balbutiant :

— Est-ce que je pouvais savoir ?

Elle entra dans la chambre de Zeinab, s’approcha du miroir de Venise suspendu au mur et revêtit la robe. Involontairement, elle sourit à son image. Dans cette gallabieh qui tombait, raide, autour d’elle, elle se trouvait rajeunie, embellie, irrésistible. La pensée l’effleura que d’autres, moins séduisantes, étaient femmes de grands seigneurs. Dans la cuisine Bagba faisait du vacarme.

— Cette fois, c’est lui, dit Hawa en prêtant l’oreille.

Elle se mira une dernière fois et d’une voix fine, timide, traînante :

— Qui est venu, dit-elle ?

— Ouvre, c’est moi.

— Bien, Sidi, je vais ouvrir.

Elle défit les loquets et livra passage à Goha, dissimulée derrière le vantail, les yeux baissés en signe d’humilité. Il s’installa sur un divan ; Hawa s’accroupit par terre en face de lui. Elle le surveilla, anxieuse de saisir son expression à la vue de son costume. Il posa sur elle ses prunelles, longtemps, et ne dit rien. Une sourde rancune monta du cœur de la négresse à l’outrage de cette indifférence. Alors ce qu’elle avait à dire, le drame, s’imposa à son esprit et, résolue d’accabler son amant par une révélation brutale du malheur, elle prit un air grave, détaché, supérieur :

— Si tu ne veux pas me féliciter pour ma gallabieh, ça m’est égal, je te jure que ça m’est égal…

Elle s’interrompit afin de permettre à Goha de réparer son indélicatesse. Il ne dit rien, ne comprenant pas le grief qu’on avait contre lui.

— Ça m’est égal, poursuivit Hawa, les ânes ne comprennent jamais ce que c’est que le gingembre… Et totalement départie de sa réserve elle ajouta, les pupilles fixées obliquement sur les dalles :

— Écoute, Goha, je veux te dire une parole…

Il la regarda, calmement, sans s’émouvoir de l’appareil solennel qu’elle s’ingéniait à déployer autour de lui. Elle ajouta d’une voix en fausset :

— Seulement avant cette parole, je veux te dire une autre parole.

Concentrant son effort sur ce qu’elle avait à exposer, elle cherchait à procéder avec méthode :

Et d’abord tu as bu mon lait… L’enfant que Hag Mahmoud m’a donné est mort et toi tu as bu mon lait. Mais laissons ça… ce n’est pas ce que j’avais à te dire. Voilà ce que j’avais à te dire : Et d’abord tu m’as obligée à coucher avec toi.

— Je ne me rappelle pas, dit, Goha.

Cette contradiction, qui dérangeait tous ses plans, transporta Hawa dans un accès de colère :

— Comment ! s’écria-t-elle. Tu n’es pas venu sur ma natte, tu ne m’as pas dit : « Tais-toi ! je suis mon père ? » Moi, je l’ai cru… Je suis une femme.

Sincèrement Goha ne se rappelait pas. Cependant avec bonté il acquiesça :

— Bien, Hawa, bien… Comme tu voudras, comme tu voudras, Hawa.

Il y eut un silence. La négresse, accroupie, était menaçante. Ses yeux étaient injectés de sang, et sa main ouverte, au bout de son bras verticalement posé sur les genoux, signifiait qu’elle n’avait pas fini son discours. Enfin, toujours méthodique, elle parla :

— Et d’abord…

Elle s’interrompit pour murmurer très vite :

— Prends garde, Goha, ne me contrarie pas, les diables me possèdent, et quand les diables me possèdent, je ne sais pas ce que je puis faire… Ah ! oui !… prends garde !…

Elle reprit la phrase interrompue :

— Et d’abord tu me trompes… Tu fais dehors ce que tu fais avec moi… On t’a vu avec une fellaha… Dis que ce n’est pas vrai… Non, non, je ne veux pas… On t’a vu dans un jardin… Je ne veux pas… Tu comprends Goha, tout ça m’est égal… qu’est-ce que ça peut me faire ? Tout ça m’est égal… Et d’abord je suis enceinte !…

Cet aveu qu’elle avait lentement préparé, elle fut étonnée de l’avoir fait si simplement. Elle demeura une minute, déconcertée, puis sa fièvre tomba ; elle prit une attitude calme, pudique, humiliée, baissant les paupières comme une vierge dont le sort se joue sans qu’elle veuille l’influencer.

— Voilà, je t’ai dit, mon maître…

Goha sentait qu’on attendait une réponse, une appréciation de sa part, sans saisir le caractère tragique de la révélation qu’on venait de lui faire. Ne sachant dans quel sens parler, il voulut témoigner à la négresse un intérêt poli :

— Si Dieu le veut, tu te portes bien ?

Hawa leva la tête. Dans son visage flasque ses yeux seuls étaient expressifs. Ils annonçaient un dépit haineux qui contrastait avec la douceur apparente qu’elle sut imposer à sa voix, en soupirant :

— Qui sait ce que dira Mahmoud ?

— Laisse-le dire, murmura Goha distraitement, avec un geste évasif.

— Que je le laisse dire ?

— Laisse-le dire, répéta Goha avec moins d’assurance, regardant l’esclave à la dérobée.

— Que je le laisse, dire ? Est-ce que tu es fou ? Réponds-moi !

Pris à partie, Goha se troubla ; il avait émis une phrase, n’importe laquelle, sans en saisir la portée, pour se libérer de Hawa et se reposer de sa longue promenade. Or la négresse exigeait maintenant des explications qu’il jugeait inutiles, qu’il se sentait incapable de donner, et ce contretemps lui fit péniblement pencher la tête.

— Réponds-moi… Je t’ai mis sur tes gardes : mes diables commencent à sauter.

— Fais comme tu voudras, Hawa, balbutia-t-il d’un air suppliant.

Elle savait que sa grossesse aurait un dénouement terrible étant l’œuvre de Goha. Mais elle était incapable de situer un événement dans l’avenir, d’envisager dans toute sa plénitude cette calamité encore lointaine. Elle le considéra stupidement. Depuis qu’elle avait constaté son accident, elle s’efforçait en vain à s’en pénétrer. Comme tous les faibles d’esprit et comme tous ceux de sa race, elle manquait de prévoyance. Aussi sa douleur, quelque véhémente qu’elle fût, n’était qu’artificielle et l’impassibilité de Goha contrariait son application à souffrir. Pour lui confier son secret et se régler une conduite, elle avait attendu d’être seule avec lui et voici qu’aux premiers mots échangés le sens même de son malheur lui échappait.

— Hawa, tozz… tozz… Maudit soit ton père ! cria la voix perçante du perroquet.

Goha éclata de rire pour faire une diversion.

— Tu entends, Hawa, tu entends ?…

Alors elle éprouva de l’égarement, de la terreur devant cette incompréhension obstinée, et pour rassembler son énergie autour du drame, pour s’envelopper du drame et en imposer la vision à Goha, elle usa de mimiques violentes et de mots consacrés au désespoir. Elle se dressa au milieu de la pièce, se porta des coups sur la tête, sur le visage, sur les seins, fredonnant une litanie plaintive :

— Venez à mon secours, s’écria-t-elle, vous tous, les bons, les généreux, les beaux, hommes à la grande taille, et femmes à la peau blanche ! Je suis perdue ! L’orage est sur ma tête !… Et Goha est un âne, et je suis dans les mains d’un âne !

À pas rythmés, elle fit le tour de la salle, longeant les murs et se cognant le front. Elle prononçait les mots mécaniquement, un peu distraite, cherchant à reconnaitre la cause de ses lamentations, les conséquences de sa faute dont elle aurait à pâtir.

— Ô ma mère, reprit-elle, j’ai nourri un taureau pendant six ans… Puis j’ai couché avec ce taureau… Et voilà !… Ô ma mère, je lui ai donné mon lait, et il m’a donné un enfant !

À mesure qu’elle dansait, son mouvement devenait plus spontané, sa physionomie plus farouche et plus concentrée. Lentement elle balançait les hanches. Sa colère s’accroissait peu à peu. Soudain elle poussa des hurlements de fauve. Elle avait entrevu le sort qui l’attendait « Ô malheur !… Ô malheur !… Mon maître m’écrasera du pied, mon vrai maître, celui qui a des cheveux blancs et le cœur juste, ? ô malheur ! il me chassera de sa maison !… Ô malheur ! je serai comme les chiennes. J’accoucherai dans la rue et je mourrai dans la rue… Ô malheur ! » Elle s’arrêta devant Goha, puis elle s’abattit sur lui et le frappa, l’injuria :

— Tu n’es pas un homme !… Allons, lève-toi !… Tu as commis un grand péché ! Dis-moi ce que je dois faire ! Allons, dis-moi ce que je dois faire !…

Goha éprouvait un indicible malaise auprès de cette détresse qu’il ne partageait pas, qu’il ne s’expliquait pas. Dans les paroles de l’esclave, il y avait sans doute un sens caché. Jusque-là, aux heures pénibles de sa vie, il avait trouvé un refuge en Hawa, elle comprenait les hommes mieux que lui, elle avait toujours su lui interpréter leurs pensées. Goha voulut l’apaiser, et, tandis qu’elle l’injuriait, il demanda :

— Hawa, qu’y a-t-il ? Tu veux quelque chose ?…

Elle se découvrit le crâne et se tira les cheveux. Poursuivant sa danse, elle chanta avec une cruelle ironie :

— Goha, tu es l’homme parmi les hommes, tu es mon soutien, tu es mon bras droit et mon bras gauche ! Comment craindrais-je la misère quand tu me soutiens ?

Le drame soufflait entre ces deux êtres et les secouait comme des fétus de paille. Ils étaient lugubres à voir, cet homme qui luttait vainement contre des voiles pour comprendre, cette femme qui se livrait aux événements, grotesque dans sa naïveté désespérée. Ce que Goha voyait c’était la douleur de Hawa, ce que Hawa voyait, c’était la fatalité qui devait la briser. Elle était donc au-dessus de lui par la conception d’une catastrophe inévitable. Et c’était là, borné, misérable, tout le domaine de leur intelligence, tout leur champ d’action raisonnée.

— Dis-moi ce que je dois faire… Tu es mon soutien… Qu’est-ce que tu fais ici ? va travailler ! va, va travailler ! va travailler pour ton enfant !… Demain tu prendras l’âne et un sac de fèves et tu vendras des fèves… Va travailler !…

Goha sentait son être se contracter, se rapetisser, rentrer dans l’habituelle résignation.

— Comme tu voudras, dit-il. Je prendrai l’âne et le sac de fèves… Ne te fâche pas, Hawa, j’irai travailler…

La crise était passée. Fatiguée de ses contorsions, Hawa s’assit auprès de Goha. Ses yeux avaient terni. Dans son visage mou n’errait aucun sentiment, son front noir et son cou brillaient de sueur. Elle n’avait rien décidé, rien combiné pour atténuer son infortune. Son amant n’avait pas saisi la gravité du moment : la voyant s’apaiser, il avait cru que l’épreuve était terminée. Hawa se taisait comme si elle avait trouvé de quoi se rassurer. En réalité, elle s’était lamentée en vertu d’un principe : ayant offert le spectacle de sa détresse, elle était satisfaite. Quels que fussent les résultats de la scène, elle avait fait son devoir envers elle-même et son esprit était incapable de se maintenir plus longtemps dans l’idée abstraite de l’avenir. Elle posa le bras sur l’épaule de Goha et lui parla d’une voix adoucie :

— J’ai dit à Sidi Mahmoud de te donner un métier. Il m’a dit : « Hawa, il ne sait rien faire. » Je lui ai dit : laisse-le vendre des fèves. Alors, il a acheté le même nombre de sacs qu’il y a de doigts dans la main et, si Dieu le veut, demain, tu prendras l’âne et tu vendras des fèves.

— Bien, Hawa.

— Peu à peu tu deviendras un homme.

— Oui, Hawa.

Un rayon de lune passait à travers la fenêtre grillée. Sur le parquet s’allongeait une tache sombre. Goha la regarda curieusement et il s’absorba dans de vagues souvenirs.

Hawa se leva et entra dans la cuisine pour empaqueter ses chiffons épars. Elle revint, se planta coquettement devant Goha.

— Comme tu es méchant, Sidi, murmura-t-elle ; tu n’as pas vu ma gallabieh ?

— J’ai vu ta gallabieh, Hawa, elle est très jolie.

— Regarde, Sidi, regarde… Tu ne m’as pas dit de la porter et de l’user dans la joie…

— Porte-la et use-la dans la joie, Hawa.

Goha se dirigea vers la porte du jardin et l’ouvrit. Hawa qui préparait sa natte pour se coucher et qui se disposait à se dévêtir, l’interrogea :

— Où vas-tu, Goha ?

— Je sors…

Légèrement contrariée, elle n’en laissa rien paraître. Zeinab lui avait souvent répété qu’une femme pour conserver l’amour d’un homme devait se faire soumise et discrète.

— Bien, Sidi, sors… Ne tarde pas, Sidi…

— Que ta nuit soit heureuse, Hawa.

— Prends la clef, Sidi. Quand tu reviendras ne me réveille pas et tire les verrous…

XIX

la première nuit


Goha se dirigea rapidement vers le désert. Le ciel était lumineux ; la lune aux contours nets répandait sur la ville et sur les bancs de sable une clarté limpide, sans vibrations, sans jeu d’atomes. Parfois une fine brise, étourdissante et directe, glissait dans l’atmosphère comme à travers une fissure.

Goha prit une venelle que pailletaient des débris de verre et de faïence. À son approche, des oiseaux de nuit s’envolaient, décrivant mollement une courbe dans l’espace. Parfois il longeait une clôture en ruine, puis des deux côtés du chemin c’était de nouveau des plaines de sable où de loin en loin surgissait, isolé, le dôme d’une turbé.

Une colline obstruait l’horizon. Goha en gravit la pente. Sur le sommet, il s’arrêta. À sa droite s’étendait une ville blanche, silencieuse et déserte : la nécropole ; à sa gauche, une ville blanche également silencieuse et déserte : El-Kaïra. Soudain, à l’écart, une mosquée au doigt levé : Kaït-Bey.

Goha pénétra dans la nécropole. Il côtoya les maisons blanches et, attenantes à ces maisons, les cours exiguës, dallées de marbre, où s’alignaient les tombes, les unes nues, les autres coiffées d’un turban.

— Ils prient, songea Goha gravement.

El-Kaïra dormait, la nécropole dormait. Seules veillaient ces formes figées dans la prière : les tombes.

Goha avait repris le chemin du désert. La mosquée du sultan Barkouk lui parut un monstre à plusieurs têtes. Il s’en écarta.

Mais une ombre s’était dressée devant lui. C’était Omar, le gardien des tombes.

— Où vas-tu à cette heure ?

— À la grâce de Dieu…

— Que Dieu soit loué… Que viens-tu faire ici ?

La question était tellement inattendue que, l’ayant enregistrée inconsciemment, Goha ne l’entendit que longtemps après. Ce qu’il venait faire là ? Il regarda Omar d’un air interloqué.

Goha avait marché au hasard avec le besoin de s’égarer dans la nuit. Il avait agi tout en ignorant le mobile de son acte, de même que nous vivons en ignorant le sens de la vie et son réveil était aussi pénible que le nôtre, lorsque nous nous voyons responsables de ce que nous avions cru fatal.

Le mutisme de Goha, son attitude, étrange éveillèrent les soupçons d’Omar.

— Eh bien ? fit-il en serrant son gourdin.

Goha eût pu répondre : je me promène, et se tirer ainsi d’embarras. Mais il n’avait pas l’habitude des formules, toujours les mêmes, qui suffisent aux hommes dans leurs rapports quotidiens. Il chercha vainement à définir les aspirations auxquelles il avait obéi et de guerre lasse balbutia :

— Est-ce que je sais, moi ?

Soudain la pensée lui vint d’interroger Omar. Peut-être qu’à eux deux, ils trouveraient la réponse à une question qu’à lui seul il était incapable d’élucider. Mais le gardien l’avait empoigné vigoureusement par le caftan.

— D’abord qui es-tu ?

— Goha…

L’étreinte d’Omar se desserra…

— Goha !… fit-il avec compassion, il fallait le dire, mon pauvre enfant… Allons, rentre, rentre chez toi… Tout le monde est couché…

— Tout le monde est couché, répéta Goha, impressionné par cette idée, et il revint tristement sur ses pas.

Dans le vestibule, Hawa ronflait. Il entra dans sa chambre et s’étendit sur un matelas. L’atmosphère confinée de la pièce lui oppressa la poitrine. Il se mit sur un côté, puis sur l’autre, ferma les yeux, les ouvrit. Mécontent de s’être couché sans sommeil, il ressentait une sourde rancune… contre qui ? Il ne le savait au juste. Doucement, il murmura « taureau ! taureau ! » et cette injure où il y avait plus de mélancolie que de colère il l’adressait au gardien des tombes, à sa propre personne, au genre humain. Il se leva cependant. Par l’escalier qui se trouvait derrière la cuisine et ensuite à l’aide d’une échelle, il gagna la terrasse pour y épuiser, loin de tout regard, son immense désir de liberté.

Vers la même heure, Nour-el-Eïn, accompagnée d’Amina, de Yasmine et de Mirmah, revenait de chez le grand Cadi. La fête l’avait énervée. Elle s’y était rendue avec une hâte fébrile, désireuse de revoir Goha dont elle avait vainement espéré le retour depuis deux mois. Ayant répondu d’une manière sèche aux salutations des invitées, elle s’était assise à une fenêtre qui donnait sur les jardins du palais. Quoique éblouie par les guirlandes de lampions multicolores suspendues aux vastes tentures, et qu’elle ne pût rien distinguer, au premier abord, dans la foule qui s’agitait sous ses yeux, elle comprit que son amant n’était pas là, qu’il ne viendrait pas et elle n’eut plus d’autre pensée que de rentrer chez elle. La fête devait durer jusqu’au matin. Après l’exposition du linge ensanglanté, elle prétexta un violent mal de tête et, avec ses esclaves, monta dans son palanquin. L’eunuque Ibrahim suivit à pied.

Nour-el-Eïn s’enferma dans sa chambre et défit sa robe. Étendue sur son lit, elle se déplaçait sans cesse à la recherche d’un contact frais. La brise intermittente du désert qui pénétrait par la fenêtre ouverte, sillonnait son corps et disloquait la flamme de la veilleuse. Elle voulut pleurer et n’y parvint pas. Elle essaya de réfléchir et y renonça aussitôt. À cette atonie de sentiments et de pensée, correspondait une grandissante irritabilité de ses nerfs. Son corps flexible et menu lui parut une masse énorme avide de sensations brutales. Elle prit une gargoulette qui se trouvait à proximité de son lit, appuya sur sa lèvre inférieure le goulot humide et but longuement, à petites gorgées. Les yeux mi-clos, elle suivait intérieurement le glissement de l’eau. Mais une goutte tomba sur son cou. Elle éprouva une volupté subtile et rit si brusquement qu’elle s’inonda la poitrine et mouilla ses draps.

— Amina ! Amina ! Au secours ! cria-t-elle avec une gaieté bruyante.

L’esclave vint en courant. Elle était rouge d’émotion.

— Lève-toi, Nour-el-Eïn !… Lève-toi !… Goha… Lève-toi !

Nour-el-Eïn avait sauté sur le tapis. Elle prit Amina par les épaules, la bouscula. L’esclave en riant s’efforçait d’immobiliser les petites mains de sa maîtresse.

— Parle donc ! s’écria Nour-el-Eïn.

— Mais, ma chérie, répliqua la jeune esclave en se débattant, tu ne me laisses pas…

— Alors il est en haut ? Goha est sur la terrasse ? Il t’a dit de m’appeler ?

Hâtivement elle défit ses tresses et revêtit sa tunique.

— Mon châle, reprit-elle… Là… à ta gauche… Il me suppliera et tu verras comme je serai dure… Ah ! c’est que je suis méchante quand il le faut… Montons, accompagne-moi !

Elles prirent un petit escalier qui partait du harem et gagnèrent la terrasse.

— Tu le vois ? dit Amina en étendant le bras.

— Descends, ordonna Nour-el-Eïn d’une voix dure, et la jeune esclave s’empressa d’obéir ayant remarqué un pli méchant sur le front de sa maîtresse.

Les deux terrasses étaient presque contiguës. La maison de Mahmoud-Riazy, en encorbellement comme la plupart des bâtisses d’El-Kaïra, s’avançait à son étage supérieur vers la demeure de Cheik-el-Zaki. Nour-el-Eïn se rendit compte aussitôt que Goha pourrait facilement la rejoindre.

Goha était adossé à un monceau de casseroles usagées et de cuves à lessive. Le ciel pur s’incurvait, piqué d’étoiles qui, dans la croyance du Simple, étaient des trous ouverts sur un monde incandescent et par où l’œil multiple d’Allah épiait les hommes. Les dômes, les terrasses, les minarets d’El-Kaïra se dressaient distinctement dans leur blancheur uniforme. C’était dans la clarté limpide de la nuit une succession de courbes, d’angles et de flèches d’une exactitude géométrique. Immobile parce que tout autour de lui était immobile, Goha se laissait aller à une douce béatitude. Il pensait à beaucoup de choses, sans s’en rendre compte, comme si c’était quelqu’un d’autre qui pensait en lui.

Rien ne lui échappait, ni le vol d’un oiseau, ni les brises et rien ne l’inquiétait. Il était en confiance aussi bien avec le vieux pan de mur qu’il apercevait au fond du jardin, qu’avec les arbres et les étoiles. Le ciel, cette grande voûte solide, qu’on avait posée sur la ville comme on pose un dôme sur les mosquées, menaçait il est vrai de s’écrouler de temps en temps. Goha savait également que du désert qui s’étendait à sa droite partaient souvent des khamsins faits du souffle de dix mille démons et qui renversaient des maisons, déracinaient des arbres, soulevaient des hommes… Mais il était sûr, cette nuit, que rien de tel n’arriverait. Et quand même le ciel s’écroulerait sur sa tête, l’écraserait, le tuerait ?… il serait mort… Goha sourit longuement, béatement à cette idée… Quelle serait la différence quand il serait mort ? Dans le silence de la nuit, il était en tel harmonie avec la nature que la pensée même de ses éléments déchaînés le réjouissait, comme s’il faisait partie de leurs forces, comme si leur marche était en accord avec sa volonté.

On pourrait à cette minute dire à Goha : « Tu es Botros, le copte, fils de Mikail », qu’il ne protesterait pas, ne se sentirait pas différent pour cela.

Derrière la balustrade, une forme venait de surgir. Il la vit et ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, son regard se posa sur elle et l’image se précisa. La présence d’une femme lui parut aussi naturelle que la présence du dattier dont il apercevait, au loin, la tête échevelée.

En s’approchant de la balustrade, Nour-el-Eïn avait combiné dans ses moindres détails la scène qui allait s’ensuivre ; elle avait soigneusement préparé ses répliques, elle avait prévu celles de Goha. L’inexplicable immobilité de son amant la déconcerta. « Il ne m’a pas vue », se dit-elle, quelque peine qu’elle eût à l’admettre, et elle résolut de patienter. Cependant Goha ne semblait nullement se conformer au rôle qu’elle lui avait assigné. Calmement ses grands yeux se posèrent sur elle, s’en allèrent ensuite aux étoiles, à droite, à gauche, pour retomber enfin sur la jeune femme. Sous ce regard mélancolique, Nour-el-Eïn se sentit défaillir, mais sa faiblesse ne fut que momentanée, car les yeux de Goha fixaient maintenant un point vague dans le désert… Nour-el-Eïn venait de se convaincre qu’on se jouait d’elle. « Il se moque de moi ! » balbutia-t-elle rageusement. L’insolence de Goha la suffoquait.

– C’est à toi à me supplier, oui, à toi ! s’écria-t-elle. Et après une courte pause elle ajouta :

« Allons… Supplie-moi, je te pardonnerai peut-être… Supplie-moi ! »

Ces mots ne produisirent aucun effet sur Goha. Il fallait néanmoins que tout se passât comme elle l’avait imaginé. On eût dit que son bonheur, sa vie étaient l’enjeu de ce pari.

– Viens… Viens me supplier, reprit-elle d’une voix tremblante, je t’en prie, viens me supplier.

Des larmes montaient à ses yeux, ses lèvres frémissaient.

Tandis que la personnalité de Goha s’était dissoute dans l’univers, la conscience de Nour-el-Eïn se concentrait farouchement dans le besoin d’un mot suppliant. Et ce mot qu’elle réclamait devenait d’une importance gigantesque. Il perdait pour elle sa signification précise, il perdait même toute signification… Ce n’était plus qu’un son et ce son nécessaire à sa vie, elle s’acharnait, de toute sa volonté désespérée, à le tirer de l’être terrible et puissant, qu’en cette minute elle voyait en Goha.

Celui-ci soulevé à demi, demanda :

– Tu m’appelles ?

Sa voix était bizarre. Il semblait avoir été arraché d’un sommeil tout en songes. Elle ne répondit pas. Dans le court silence qui suivit, un voile se dissipa et ils furent étonnés d’être si près l’un de l’autre, d’être semblables.

– Tu m’appelles ? demanda-t-il pour la seconde fois.

Nour-el-Eïn répondit brièvement :

– Viens !

Inquiet, il se leva et enjamba les deux balustrades.

D’une main, elle lui saisit le poignet, de l’autre, elle lui pinça le bras sauvagement. Le buste incliné, la tête relevée, elle dévisagea son amant sans rien dire. Une lueur de haine brillait dans ses yeux et elle songeait à précipiter Goha par-dessus le parapet, dans la rue. Soudain, elle fonça sur lui et de son front dur lui laboura la poitrine. Goha se sentit reculer dans le vide. Il s’épouvanta du danger qui le menaçait et protesta.

– Hé là ! hé là ! pourquoi ? hé là !

Alors elle se redressa. Elle avait épuisé sa colère. Maintenant elle riait comme une folle et se livrait tout entière à la joie de retrouver son amant qui, stupéfait, l’admirait avec un contentement hébété. D’ailleurs les minutes étaient précieuses, car l’aurore n’était pas loin de poindre et Cheik-el-Zaki devait revenir de la fête. Elle se suspendit au cou de Goha et le fit tomber par terre, avec elle.

Pendant qu’elle lui racontait sa douleur, ses espoirs, ses déceptions, il la regardait avec douceur et lui caressait les joues. Il la trouvait jolie. Ses paroles, bien qu’il n’y prêtât pas attention, lui plaisaient. Au lieu de répondre, il disciplinait sur sa tempe brune une mèche récalcitrante en murmurant : « Oui… Oui… ».

– Tu m’avais oubliée !… Tu en aimais une autre ?

– Oui… Oui… répéta Goha.

– Lâche ! Lâche ! Je le savais bien, s’écria-t-elle.

Son visage, qui s’était adouci jusqu’à la candeur, devint méchant. Goha se tut. Il était séduit par cette femme autoritaire et tendre, dont chaque mouvement lui était imprévu. Il couvrit ses bras de baisers, lui serra la taille comme s’il voulait l’empêcher de s’enfuir. Il poussait des cris d’admiration :

– Allah ! Allah ! Allah !

– Alors dans la bibliothèque… Tu as oublié ?…

– Je ne sais pas, je ne sais pas, dit Goha de plus en plus grisé.

Elle le repoussa nerveusement, mais il la retint contre lui. Ses yeux égarés se posèrent sur la ville blanche, sur les étoiles et le désert bleuté… Que tout cela paraissait petit et morne et inutile… L’univers entier entrait en cette femme, elle était tout. Avec un tremblement convulsif, il pétrit sa chair dans ses doigts.

– Tu te rappelles ? balbutia Nour-el-Eïn…

Dans ce murmure elle révélait toute sa faiblesse.

De nouveau un mot, un seul mot, si mensonger fût-il, lui était nécessaire. D’une voix étouffée, Goha répond. Dans sa hâte du plaisir, il acquiesce machinalement à ce qu’elle veut :

– Je me rappelle… Oui… Oui…

XX

le réveil de nour-el-eïn


À l’aube, Amina, trouvant Nour-el-Eïn endormie sur la terrasse, s’agenouilla auprès d’elle.

– Réveille-toi, ma chérie, dit-elle d’une voix anxieuse… Réveille-toi, le cheik va rentrer.

Elle prit la petite main de sa maîtresse et mit des baisers sur ses doigts fardés.

– Amina, fit Nour-el-Eïn… Méchante, je dormais si bien !

Elle avait ouvert les yeux, mais elle était trop lasse pour faire un mouvement.

– Est-il parti ? demanda-t-elle.

– Il est parti, oui… Mais tu es toute nue… Ton cœur est satisfait ?

– Amina, tu ne peux pas savoir…

– Tu me raconteras tout, mais il faut descendre… Viens !

Nour-el-Eïn, aidée de son esclave, se leva, traversa la terrasse.

— Si tu voyais tes yeux ! dit Amina tendrement… Ils sont grands !… Jamais tes yeux n’ont été si grands !…

Nour-el-Eïn eut un bâillement qui découvrit son palais rose.

— Emmène-moi… Je meurs de sommeil !

Dans son lit néanmoins elle ne parvint pas à se rendormir. Elle changeait de pose à tout instant. Fiévreuse, agitée, elle s’embarrassa dans ses couvertures. Elle les rejeta brusquement, s’assit et couvrit de ses mains ses tempes bourdonnantes. Longtemps elle resta ainsi, incapable de réfléchir, écoutant battre son cœur.

Un goût amer, persistant, lui fit faire une grimace. Elle s’étira et, ramenant devant elle ses mains en croix, elle regarda sans dégoût ses doigts sales.

— Qu’est-ce que j’ai ? dit-elle distraitement.

Sa veulerie avait une cause qui lui échappait. Elle était mécontente… mais de quoi ?

— Allah ! s’écria-t-elle.

Elle venait de comprendre tout à coup.

— Amina ! Amina !

L’esclave parut. Nour-el-Eïn lui prit le bras si brutalement qu’elle lui enfonça ses ongles dans la peau.

— Tu me déchires !

— Je voudrais te déchirer l’âme ! s’écria Nour-el-Eïn sans desserrer ses doigts. Je te déteste !… Tu as voulu le malheur de ma vie. Je te déteste.

— Mais pourquoi ? balbutia Amina toute rouge et prête à pleurer.

— Pourquoi ? parce que tu es jalouse… Tu m’as laissée monter vêtue comme une mendiante… Regarde ! regarde ma gallabieh !… Elle est sale, déchirée… Moi, Nour-el-Eïn, la femme de Cheik-el-Zaki !

Sa voix avait des accents rauques et tremblait de colère.

— Mais c’est là-haut que tu t’es déchirée, balbutia Amina.

— Qu’est-ce qu’il a pensé de moi ? reprit Nour-el-Eïn sans l’écouter… Comme il doit me mépriser ! Jamais il ne reviendra, jamais !… Pour qui reviendrait-il ? Pour une mendiante ? Et quand je pense…

Elle courut à ses coffres, en retira des châles, des turbans, des tuniques de voile, des tuniques de soie, chatoyantes, ornées de fil d’or ou d’argent, qu’elle jeta pêle-mêle sur les divans, sur les tapis. À chaque parure, c’était la même mimique consternée et la même plainte :

— Tu vois ! tu vois ! J’aurais pu mettre ceci… J’aurais pu mettre cela…

Debout, devant une glace de Venise, Nour-el-Eïn passa la matinée à essayer l’une après l’autre toutes ses robes. Elle ne pensa ni à faire sa prière, ni à se laver. La pâte noire qui reliait ses sourcils s’était écaillée et balafrait son visage moite. Ses cheveux emmêlés se dressaient en touffes sur sa tête. Sur ses lèvres desséchées par la fièvre et qu’elle avait mordues, du sang s’était coagulé.

Avec acharnement, avec rage, Nour-el-Eïn voulait être belle. Elle ne songeait pas à Goha, elle ne songeait pas à séduire… Embellir l’image que la glace reflétait, c’est à cela que tendait toute sa volonté.

La vieille Mirmah tournait autour d’elle et d’Amina que sa maîtresse rudoyait. De sa main décharnée, elle se couvrait le menton et faisait visiblement effort pour ne point parler. Nour-el-Eïn la surveillait dans le miroir. Son geste, son mutisme et surtout cette façon de tourner autour d’elle l’exaspéraient, mais le respect qu’elle avait pour la nourrice de sa mère arrêtait sur ses lèvres les paroles désobligeantes.

— Est-ce que je ne te plais pas ? fit-elle d’une voix blanche.

Mirmah, blessée, ne se hâta pas de répondre. Elle leva lentement sa main tremblante, puis elle dit :

— Allah est juge de mes sentiments.

— Alors dis-moi ce que tu as.

La vieille femme posa sur le bras de Nour-el-Eïn le bout de ses doigts durs.

— J’ai… J’ai que ça ne se fait pas, dit-elle en hochant la tête, ça ne se fait pas… Il y a des règles dans la vie… Tu es jeune et moi aussi j’ai été jeune… Mais il est des choses qu’on ne fait pas dehors, sur la terrasse, au grand air, quand on est une dame, quand on occupe un rang… Demande à qui tu voudras, à une personne raisonnable, âgée, si c’est l’usage.

Nour-el-Eïn était consternée. Le reproche d’avoir manqué aux traditions de sa caste lui donnait le sentiment d’une déchéance. Elle essaya de se justifier :

— Rends-toi compte, ma tante… Quand je sors, Ibrahim est toujours là à me guetter… Ici, est-ce possible ?… Tu crois que je ne préfère pas un bon lit et une chambre bien close ?

— C’est vrai, répondit Mirmah convaincue… Tu ne peux faire autrement, mon pauvre pigeon…

Mais il y a les usages, il y a les usages.

XXI

l’aube d’un sentiment


Au lieu de courir à la fontaine, Goha resta au lit, les jambes allongées, les bras pendants. Forcées par le soleil qui inondait la chambre, ses paupières s’étaient ouvertes, et la lassitude que lui laissait son sommeil écourté, prolongeait sous une forme adoucie sa fatigue de la veille, prolongeait aussi sa nuit d’amour, le rendant incapable de se replier sur lui-même et de se souvenir.

Hawa vint l’avertir qu’il était temps de se lever, car il devait, aussitôt après ses ablutions et sa prière du matin, charger son âne et recevoir les ordres de son père. La négresse était joyeuse. Goha allait gagner sa vie, l’avenir était assuré. C’était d’ailleurs sur les instances de Hawa que Hadj Mahmoud avait consenti à prêter à son fils, comme fonds de commerce, dix sacs de fèves et un vieil âne pour les porter.

— Tu n’auras pas beaucoup à faire, dit-il à Goha, au moment où celui-ci vint prendre ses instructions. J’ai eu la preuve que le métier de restaurateur ambulant est trop compliqué pour toi et je t’en ai choisi un beaucoup plus simple. Mène ta bête où tu veux et à qui te demandera un kadah tu donneras un kadah, à qui te demandera un demi-kadah, tu donneras un demi-kadah. Surtout ne te fais pas voler dans la mesure !

— J’ai compris, dit Goha et il sortit.

La rue était déjà très animée. Goha qui détestait les encombrements s’écarta des quartiers populeux. Il choisit les chemins les plus déserts, s’imposant dans le but d’être seul des détours considérables. Il longeait le Khalig. Cet affluent du Nil qui traverse El-Kaïra du sud-ouest au nord-est était bordé d’habitations, riches pour la plupart. Les maisons surplombaient la rivière et s’y reflétaient en dessins nets. Rien de moins régulier que ces deux rives. On y voyait de larges vérandhas sur pilotis, des turbés, d’étroits escaliers de pierre dont les dernières marches s’enfonçaient dans l’eau et où, aux heures liturgiques, des hommes venaient se laver. Entre deux bâtisses, débordant les murs, les branches touffues d’un gommier rouge s’épanouissaient tandis qu’au loin de minces palmes pendaient au sommet d’une stippe grise.

Goha ne criait pas sa marchandise. Il s’éloignait de la ville au plus vite. Par le licol, il traînait l’âne et les rares passants s’étonnaient se rencontrer un marchand sur une voie si peu commerciale. Devant lui se déployaient les arcades d’un aqueduc. Arrivé à Masr-Atika, il traversa le Khalig sur une passerelle de bois et prit la direction de Boulaq. Il longea le Nil où glissaient lentement des barques à voiles avec des cargaisons de poterie. De loin en loin, un dattier. Un corbeau tournoyait au ciel en croassant. Il s’infléchit vers la route et se posa sur le tronc couché d’un acacia. Goha prit une pierre, le visa. L’oiseau, atteint au flanc, tomba avec des cris. Goha le saisit par les pattes, vérifia sa blessure qui saignait à peine et poursuivit son chemin.

Le soleil surplombait la campagne. Goha marchait près de son âne et tenait en main le corbeau blessé. Il voyait devant lui, à dix minutes de marche, un village rose et blanc comme un entassements de petits cubes inégaux. Tout autour, des touffes de palmiers gris mettaient sur le sol des taches d’ombres, grandes comme la main. Sur la berge, deux figuiers de banians étendaient leurs branches recourbées dont l’extrémité trempait dans le fleuve. Goha qui avait soif songeait que dans ce village il trouverait de l’eau pour se désaltérer. Il pressa le pas. À mesure qu’il approchait, il pressentait des coins ombragés. Il fut bientôt sous les énormes figuiers et s’épongea le front. À sa droite, sur le pas d’une cabane badigeonnée à la chaux, trois femmes le regardaient en riant. Elles étaient debout, adossées à la porte, et se tenaient par la main. Une tunique de voile bleu, deux tuniques de voile rouge. Elles avaient des yeux vifs et des dents blanches. Leurs seins durs pointaient sous l’étoffe, leurs petits pieds nus se serraient l’un contre l’autre. L’une d’elles fit un geste.

— C’est pour nous, cria-t-elle, c’est pour nous le corbeau ?

Les trois femmes riaient. Goha s’avança vers elles en riant aussi et sachant l’usage qu’elles feraient de l’oiseau :

— Le sang n’a pas coulé, dit-il, vous pourrez toutes les trois vous laver le pubis.

— Alors tu nous le donnes ?

— Prends-le. Mais le duvet te poussera quand même !

La fellaha vêtue de bleu lui prit le corbeau des mains. Goha la pria de lui donner à boire. Elle entra dans la cabane, revint et lui tendit une gargoulette égueulée, toute humide, et des gouttes d’eau fraîche lui tombèrent sur les pieds.

Quand Goha fut de nouveau sur la route, sous le soleil brûlant, il regretta l’îlot de verdure qu’il laissait derrière lui. Ses vêtements collaient à sa peau, il ressentait à ses paupières une douleur cuisante.

À mesure que s’accentuait ce malaise, il perdait sa tranquillité morale. Il se rappela avec effroi les devoirs de sa charge, les recommandations sévères de Mahmoud. Brusquement en arrêt, il cria :

— Des fèves ! des fèves !

Une fois, deux fois, il répéta son cri. L’âne trottait devant lui ; il reprit sa marche. La route qui se déroulait à travers champs était absolument déserte. Goha ne s’en souciait pas. Sa pensée était ailleurs.

— Des fèves ! Personne ne veut des fèves ?… Qui veut des fèves ? Voilà des fèves… Qui veut des fèves ? Je vends des fèves…

Goha chantait d’une voix grave ; la fatigue de ses muscles s’était assourdie aux sons de cette musique qu’il tirait de son âme. Mais il cherchait encore, instinctivement, une cadence plus parfaite sur laquelle rythmer ses pas et ordonner ses gestes :

— Je vends des fèves !… Qui veut des fèves ?… Voilà des fèves…

Et Goha croyait qu’il était en marche pour toujours sur une route infinie ! C’est avec tout le poids de cette confiance qu’il vint buter contre un buisson de palmiers nains mêlés à des cactus. Étonné, il regarda son âne qui lui-même interrogeait son maître. Le voyant hésiter, l’animal, d’un coup de reins, s’allégea de sa charge et de son bât et se roula dans la poussière.

— Comme tu voudras, dit Goha en s’asseyant à l’ombre d’un cactus, et il considéra son âne avec curiosité.

Il le possédait… Il pouvait le battre et même le tuer. Cet animal lui devait obéissance et respect… Cependant lui-même que de fois dans sa vie on l’avait traité d’âne. Cette confraternité que différenciait une légère hiérarchie l’intrigua. Et aussitôt tout ce qu’il devait de protection à cet inférieur de sa race lui apparut. Il le flatta de la main et, pour exprimer son sentiment total, sa sollicitude en même temps que sa supériorité, il lui dit d’une voix émue :

— Toi, tu es un petit Goha…

À ce moment un jeune fellah qui passait introduisit sa main dans l’un des sacs et en retira une fève.

— Laisse-moi la peser, dit Goha.

L’enfant partit d’un éclat de rire qui mit le vendeur dans une colère folle.

— Quoi, dit-il, tu emportes ma fève sans la payer ? Rends-la-moi !

Il se leva pour poursuivre le malfaiteur qui s’enfuit à toutes jambes. « Escroc ! bandit ! » criait-il, mais après une course de cinq minutes il s’arrêta et s’assit à terre afin de reprendre son souffle. Puis il revint lentement à son buisson. Il en fit le tour, regarda de tous les côtés, mais en vain chercha t-il ses légumes et son âne : le tout avait disparu.

Avec consternation, il songea à ce qu’il devait faire. À perte de vue la route était déserte. Mais devant lui un mur très haut se dressait qui lui inspira une idée : de mauvais plaisants avaient peut-être tiré l’âne derrière le mur.

Il escalada le mur. Des centaines de citronniers, d’orangers, de mandariniers embaumaient l’atmosphère. Des roses à profusion bordaient des allées régulières que suivaient à pas comptés des paons et des ibis roses. Des jets d’eau s’effritaient dans des vasques, des oiseaux chantaient dans les branches. Goha se dit que si son âne s’était égaré parmi les massifs de verdure, il lui serait difficile de le découvrir. Il prit cependant une allée, au hasard, ébloui par ce décor fastueux. Soudain, il s’arrêta. Des voix lui parvenaient distinctes.

— Maintenant mets-toi debout et dénoue tes nattes.

Un instant, Goha hésita. Entre le feuillage rayonnait une nappe phosphorescente. Il s’en approcha et vit un immense bassin de porphyre, encadré de figuiers de banian et de plantes en broussailles. Dans l’eau, une fillette nue se baignait. Un homme grisonnant, au visage dur, vêtu d’une robe somptueuse, était étendu sur un tapis et parlait :

— N’entends-tu pas un bruit ?

— Non, mon seigneur…

— Tant mieux. J’ai cru que quelqu’un osait s’aventurer par ici.

Goha, s’il avait compris, se serait esquivé, mais, tout à l’idée de retrouver sa monture, il se rapprocha encore. Le seigneur parlait amoureusement :

— Allah ! tu es la plus belle de mes femmes, la plus belle fille de l’Islam !

Sans répondre, elle ramenait sur son corps, l’eau pure qu’elle soulevait dans ses mains rapprochées. Lui, enthousiasmé, s’écria :

— Tu as fait un geste et j’ai vu le monde entier !…

— Tu as vu mon âne ? s’écria Goha en s’élançant vers lui.

La fillette, surprise nue, poussa un cri de détresse et se plongea dans l’eau du basin jusqu’au menton pour cacher le plus possible d’elle-même. Quant au Mamelouk, il était devenu livide de colère.

— Ton âne ? gronda-t-il, ton âne ?…

Il empoigna Goha et le cingla de sa cravache.

— Que faisais-tu chez moi ?

— Je cherchais mon âne.

— Ton âne, misérable menteur, ton âne dans mon jardin ?

Il leva son cimeterre, donna un coup de plat sur le dos de l’intrus et le saisissant par la touffe de cheveux qu’il avait au milieu du crâne s’apprêtait à lui trancher la gorge.

— Comment t’appelles-tu ? Qui es-tu ?

— Je suis Goha…

Comme par l’effet d’un enchantement le visage du seigneur s’éclaira, son bras retomba et, d’une voix rude mais sympathique, il dit :

— Tu es Goha ?

Revenu de son épouvante, Goha se plaqua la main sur la poitrine.

— Où est Goha ? cria-t-il, où est Goha ? Le voici !

Le mamelouk l’interrompit en riant :

— Ha ! Ha ! c’est bien toi. Il court beaucoup d’histoires sur ton compte. Ce serait dommage de te tuer.

— Tu voulais me tuer ?

— Oui.

Goha s’écarta timidement de cet homme qui disposait de sa vie avec tant d’assurance. Mais repris par le souci de sa perte, il balbutia :

— Tu ne veux pas me dire où est mon âne ?

Il lui fut alors permis d’expliquer sa mésaventure. Le mamelouk mit aussitôt des cavaliers aux trousses des maraudeurs. Moins d’une heure après ils revinrent, rapportant l’animal dérobé. Toutefois, les sacs de fèves avaient échappé à toutes les recherches.

— Ça ne fait rien, dit le mamelouk, Goha est mon ami, donnez-lui, à la place de ses fèves, les deux plus beaux moutons de mon troupeau.

Se retournant vers Goha :

— Égorge-les en mon nom, dit-il, et, lui touchant l’épaule du bout de sa cravache, il le congédia.

Avec son âne et ses deux moutons, Goha se trouva sur la route. Elle serpentait blanche, étroite, resserrée entre les champs couvert d’herbes sèches. Les yeux fixés devant lui, sans se soucier de savoir si sa phrase avait un sens maintenant que sa marchandise était dérobée, Goha chanta de sa voix grave :

— Je vends des fèves… Qui veut des fèves ?… Voilà des fèves…

Et tandis qu’il chantait, il revoyait la fillette surprise dans la piscine de marbre, puis il revoyait les trois fellahas vêtues de rouge et de bleu devant la porte de la cabane claire que l’ombre des figuiers avait gagnée en partie. Mais ces visions ne le contentaient pas, elles lui semblaient accessoires, elles le conduisaient vers un souvenir obscur où quelque chose l’attendait.

— Je vends des fèves…

Une dahabieh lente glissait devant les arbres immobiles de la berge. Des laboureurs manœuvraient un chadouf et, les pieds trempés dans le fleuve, des buffles promenaient autour d’eux un regard stupéfait. Goha longeait le Nil d’un pas lourd. Comme une image immobile projetée sur un écran et sur laquelle passent, sans l’effacer, rapides, nombreuses, d’autres images plus proches, plus colorées, il voyait au fond de lui-même un visage pâle aux cheveux noirs, ébouriffés. Ce visage l’obsédait, car il ne parvenait pas à lui donner un nom, à le situer dans une des rencontres de sa vie. Soudain, il eut la certitude qu’il allait le reconnaître, mais de nouveau des fantômes rouges et bleus envahirent son cerveau. Ce n’étaient plus les trois fellahas, c’était une foule de fellahas joyeuses qui venaient rire à ses oreilles et lui faire toutes sortes d’agaceries. Il voulut les écarter du bras, elles s’accrochèrent à lui. Puis elles disparurent.

Elles laissèrent Goha dans un état d’extrême agitation. Son impatience d’apprendre ce qu’il était sur le point d’apprendre confinait au désespoir. Il soufflait bruyamment, allongeait le pas. Dans le tumulte grandissant de son être, il saisit un nom, un cri : cheika ! cheika ! mais ce nom n’évoquait pas en lui la statue, il réveillait un morceau de tendresses accumulées, de souvenirs sans images et très doux… Cheika ! C’était toute sa puissance d’aimer qui trouvait son expression dans ce mot.

Il traversa une palmeraie dont les arbres, pour la plupart, étaient chargés de régimes pesants. Rare parmi les dattiers femelles se dressait le dattier mâle. Vingt, trente, quarante épouses entouraient ce maître, inclinées un peu du poids de leur maternité.

— Qui veut des fèves ?… Qui veut des fèves ?…

Tandis qu’il cheminait Goha chantait encore. C’était par petites bribes, avec fatigue. Le visage pâle aux cheveux noirs se précisait en lui. Goha vit une terrasse blanche, une femme étendue et une forme qui était lui. Au-dessus du groupe le visage aux cheveux noirs parlait, souriait et il devait ressembler à celui de la femme couchée dont les traits étaient confus. Goha dit : « C’est la cheika… » Mais il eut l’impression que ce n’était pas cela tout à fait, qu’il venait de commettre une confusion comme on en commet en rêve. Sa vision lui semblait d’ailleurs aussi loin de sa vie réelle qu’un rêve… et il ne chanta plus.

Devant ses yeux des milliers de cercles tournaient dans l’espace. Il sentit que son cœur était lourd. Le spectacle du dehors pesait en lui comme une pierre. Goha ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il éprouvait de la méfiance pour cette mystérieuse sensation.

Soudain, il buta contre un arbre.

Ce fut un réveil, mais un réveil maussade. Il chercha son âne et s’aperçut qu’il était à cent pas en arrière. L’effort qu’il devait accomplir pour aller le chercher épouvanta sa lassitude. Et il pleura.

Il essuya ses paupières, avec le souci visible de dérober sa peine à la bête qui le suivait. De sa tristesse, il lui restait un immense besoin d’être tendre. Il posa le bras sur le cou de son âne et lui tint dans la main une de ses longues oreilles. Il aurait voulu parler à cet être vivant, à ce frère subalterne destiné à partager son existence. Mais Goha ne parlait aux bêtes qu’avec prudence : il craignait de ne pas leur paraître assez clairvoyant pour un homme. Ne trouvant rien à dire, il répéta la phrase du matin :

— Toi, tu es un petit Goha.

L’animal pressait le pas : car malgré les manifestations d’amitié qu’il lui témoignait, son maître avait oublié de lui donner à boire et à manger. Les deux moutons galopaient en avant. C’est dans cet équipage que le fils de Mahmoud traversa la ville. Son âne et lui marchaient côte à côte ; parfois leurs prunelles, également vagues, se rencontraient et l’on sentait qu’un grand mouvement de l’être jetait l’une contre l’autre ces créatures simples.

Arrivé devant sa maison, Goha eut toutes les peines du monde à réunir son troupeau. Il dut tout d’abord courir après les moutons qui s’en allaient vers le désert. Les ayant ramenés, il s’aperçut que son âne qui l’avait suivi à l’aller ne l’avait pas suivi au retour. Il avait été retenu par quelques brins d’herbe sèche. Ne voulant pas lâcher les moutons, il les traîna chacun d’une main, mais parvenu jusqu’à l’âne il ne se trouva plus de main libre pour le saisir par le licol. Néanmoins, à force de cris, de manœuvres, de coups de bâton, il parvint à discipliner ses bêtes et à les introduire dans la cour. Hawa, Zeinab, Mahmoud accoururent pour connaître le résultat de cette première journée et ne dissimulèrent pas leur étonnement lorsqu’ils s’en rendirent compte. Goha, longuement interrogé, fit de ses aventures un récit qui ne contenta aucun membre de sa famille, et Mahmoud passa la soirée à se demander par quel malin stratagème son fils étant sorti

avec des fèves possédait au retour deux superbes moutons.

XXII

la deuxième nuit


La nuit vint. Mahmoud, ses femmes, ses filles, ses esclaves se retirèrent dans leurs chambres. Quant à Goha, il eut une minute d’indécision. Il voulait monter sur la terrasse, mais il sentait qu’il devait le faire secrètement. Aussi feignit-il d’aller dormir, et cela sans l’intention de mystifier sa famille, rien que pour répondre à une suggestion intime. Sa ruse, qu’il ne destinait à personne, n’était qu’un mouvement de son âme portant en lui sa propre fin. Lorsque la maison fut bien silencieuse, il se leva, prit l’escalier et, sans bruit, déboucha sous le ciel clair.

Une femme vêtue de jaune lui fit signe. Il reconnut que c’était elle qu’il avait cherchée, tout le jour, dans son cœur. Souriant, il agita les bras au-dessus de sa tête. Il s’approcha de la balustrade et l’enjamba.

La ville était bleue ; les minarets montraient les étoiles comme des doigts.

— Sidi, que ta nuit soit bénie…

— Que ta nuit soit bénie…

— Asseyons-nous… On pourrait nous voir de la rue… J’ai pensé à toi, ma pensée t’a suivi partout… J’ai fait mettre une natte… Regarde…

Ils s’étendirent sur la natte. Goha se serra contre la jeune femme, l’étreignit avec une joie violente, inquiète et se cacha la face dans la poitrine drapée de soie, comme pour pleurer. Nour-el-Eïn en fut surprise.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-elle, curieuse.

Rien ne subsistait dans ses manières, dans sa voix, de la colère qui l’avait agitée jusqu’au moment de monter sur la terrasse. Elle reprit avec douceur :

— Tu es triste… Tu ne veux pas me voir ?

Il releva la tête

— Tu ne veux pas me voir ?

— Je veux te voir… Oui… Oui… laisse-moi te voir.

Il la regarda longuement, en silence. Ses cheveux étaient follement ébouriffés. Il éprouva le besoin d’y plonger les mains, de se griser de leur mouvement, de leur désordre, puis de courir sur la terrasse en criant à tue-tête. Sa fièvre tomba lorsqu’il s’aperçut que Nour-el-Eïn était immobile. Il contempla son visage. Le dessin en était d’une pureté telle qu’il se sentit angoissé. Une ride, une imperfection l’eût soulagé. Il essaya de s’en détacher, mais n’y parvint pas. Son regard était invinciblement attiré par les prunelles d’un bleu si profond qu’elles lui donnaient le vertige, comme des abîmes. À son insu, dressé sur les coudes, il se rapprochait progressivement de ce foyer d’attraction. Nour-el-Eïn crut qu’il réclamait une caresse. Elle lui donna un baiser sur les lèvres, et l’enchantement cessa.

Il se mit sur son séant, tandis qu’elle demeurait étendue, et posa le doigt sur le pied de Nour-el-Eïn.

— Voici, dit-il, avec une gaieté fébrile, c’est ton pied !… le voici…

Il prit la main de Nour-el-Eïn, la caressa et dit enthousiasmé :

— Ça, c’est ta main !

Elle était déconcertée et charmée en même temps de cette admiration naïve. Elle avait préparé, pour le séduire, des gestes et des mots qu’elle sentait inutiles à présent. Ayant compris la vanité des artifices, elle rentrait dans la simplicité de son amour.

— Comme tu es beau !… dit-elle en serrant Goha sur son cœur.

De ses longs mois d’attente, de ses dépits et de sa haine, elle ne gardait qu’une empreinte qui s’effaçait peu à peu. Goha que, dans son indignation, elle avait cru terrible et cynique, appartenait à une race plus humble. Loin de s’atténuer au contact de tant d’innocence, sa passion se faisait riante et libre. La faiblesse d’esprit qu’elle pressentait chez Goha l’attachait à lui comme à une jolie bête apprivoisée.

— Écoute Goha… Tu ne m’as pas encore raconté ce que tu as fait aujourd’hui… Tu as été fidèle ? Tu ne m’as pas trompée ? Tu me le jures ?

— J’ai pris mon âne, répondit-il, et j’ai vendu des fèves…

— Tu te moques de moi, s’écria-t-elle gaiement, tu n’as pas vendu des fèves !

Il eut un frémissement et, d’une voix saccadée, il répliqua :

— Ah ! tu savais ? On m’a volé… Sur les dix sacs à mon père… D’ailleurs, j’ai rapporté deux moutons… Je ne sais pas comment cela s’est fait… il y avait un mur… Alors tu savais que je n’ai pas vendu mes fèves ?…

— Que veux-tu dire ? demanda Nour-el-Eïn.

Soudain, elle eut un rire nerveux :

— Marchand de fèves ? toi ?

Mais Goha poursuivait sa pensée :

— Tu m’as vu ?… Oui, c’est vrai… puisque tu étais avec moi… Je me rappelle maintenant, ajouta-t-il en se frappant le front, tu étais avec moi.

— Avec toi ? Et où étais-je quand tu m’as rencontrée ?

— Tu étais avec moi, là, oui, là devant mes yeux et là, dit-il, la main sur la poitrine, et aussi par terre…

— Par terre ?

— Quelquefois d’un côté, quelquefois de l’autre côté, quelquefois derrière, quelquefois devant… parce que tu marchais avec moi…

— Mais, tu es fou ? Je ne suis pas sortie de la journée… C’est ma pensée qui t’a suivi.

Il ne perdit pas son assurance, donnant d’instinct une explication à tout :

— Ta pensée ? Eh bien… oui… ta pensée. Dis-moi… Comment est-elle ta pensée qui m’a suivi ?

— Mais je ne l’ai jamais vue, s’écria Nour-el-Eïn, riant malgré l’inquiétude qu’elle éprouvait à ces questions étranges, la pensée c’est de l’air. Est-ce que tu sais comment elle est, toi ?

Il lui fit un petit signe mystérieux, et, à voix basse, il lui confia :

— Elle est grise, ta pensée… Elle est grise…

Cette révélation impressionna Nour-el-Eïn. Devait-elle traiter son amant de fou et rire de ses paroles ?… La physionomie de Goha avec ses lèvres entr’ouvertes, ses prunelles dilatées était celle d’un mystique et Nour-el-Eïn comprit qu’il était le détenteur d’un secret merveilleux. Craintive, elle balbutia :

— Comment sais-tu cela ?

— Je l’ai vue, répliqua-t-il dans un murmure.

Il était, lui aussi, impressionné par ce qu’il venait de dire. Depuis qu’il avait remarqué que les êtres ont une ombre qui les suit en tous lieux et que cette ombre est grise, il n’avait fait part à personne de sa découverte. Mais tout cela s’était brouillé dans son esprit. Cette nuit, il voulait faire revivre ces souvenirs pour Nour-el-Eïn, l’initier à ce mystère. Il se rappela l’ombre qui si longtemps l’avait accompagné. D’où venait-elle ? À qui appartenait-elle ? Il chercha une image, un rapport difficile à lier, une vision disparue…

— Tu étais dans le jardin, dit-il.

Elle ne devina pas de quelle jardin il parlait et lui demanda de s’expliquer. Il poursuivit sans répondre à sa question :

— Tu étais toujours assise… Quand je marchais, ta pensée marchait avec moi…

— Assise… moi, dans un jardin ?

Goha murmura tristement :

— Puis, tu es partie… Je t’ai cherchée…

Elle crut comprendre qu’il évoquait les semaines lamentables qui avaient succédé à leur première rencontre dans la bibliothèque, ou, du moins, elle voulait le croire, car elle avait hâte de mettre fin à cet entretien mystérieux qui l’inquiétait.

— C’est moi qui t’attendais, mon amour, protesta-t-elle doucement en joignant ses lèvres à celle de son ami.


— Regarde ! regarde !

Nour-el-Eïn leva les yeux. Goha lui indiquait un point dans le ciel.

— C’est fini, dit-il.

Et aussitôt sa main s’agita. Il s’écria de nouveau :

— Regarde ! Regarde !

— Ne parle pas si fort… Allah ! comme tu parles fort ! Oui, j’ai vu… ce sont des étoiles filantes.

À quelques secondes d’intervalle, des aérolithes sillonnaient le ciel dans toutes les directions. Ils traçaient des courbes de feu au-dessus de la ville.

Goha et Nour-el-Eïn s’absorbèrent à les attendre et se dénoncer leurs chutes.

— Regarde ! Elle vient de s’éteindre à la pointe du minaret.

— Il y a des génies dans l’air, dit Nour-el-Eïn.

— Tu crois ?

— J’en suis certaine… Il y a toujours des génies dans l’air… Mais ce soir, ils ont dû commettre des méfaits… Allah ! Protège-nous !

— Allah ! protège-nous ! répéta Goha.

— Encore une ! Comme elle tombe !

— Est-ce qu’elle peut tomber sur nous ? demanda Goha en se serrant contre la jeune femme…

— Non, elle tombe sur les génies seulement…

— Où sont les génies ? montre-les-moi…

— Je ne puis pas te les montrer… On ne peut pas les voir… Mais ces étoiles ce sont de blocs de feu qui tombent sur les mauvais génies…

— Ah !… Et qui les jette ?

— Ce sont les Anges du Paradis…

— Ils sont méchants…

Nour-el-Eïn frémit.

— Ah ! ne dis pas cela ! chuchota-t-elle… Si le Nabi t’entendait !… Tu viens de faire un péché terrible…

— Ne t’inquiète pas, répliqua Goha d’une voix tranquille, ça n’a pas d’importance…

— Qu’est-ce qui n’a pas d’importance ?

— Ce que je dis…

— Et pourquoi ?

— Parce que je suis idiot… Le Nabi ne se fâche pas avec un idiot… C’est le cheik qui l’a dit à Waddah Alyçum et moi j’ai entendu…

Nour-el-Eïn eut un rire gêné.

— Écoute, fit-elle après une pause, je vais t’expliquer… Je l’ai appris dans le Coran. Tu l’as appris aussi, mais tu l’as oublié… Certains soirs les djinns battent des ailes et s’envolent… Ils se cachent dans les jardins du Paradis, chacun derrière un arbre, et ils prêtent l’oreille pour voler la parole d’Allah… Ne me demande pas ce qu’ils cherchent. Peut-être à dérober le secret des destinées ? Peut-être autre chose ?… La parole d’Allah est pleine de prodiges… Mais les gardiens ne dorment pas… Ils prennent les blocs de feu dans leurs mains et les jettent sur les djinns…

Goha éclata de rire.

— C’est bien fait… Ah ! Ah ! Les Anges du Paradis sont malins comme des singes… C’est bien fait ! Je suis content !

— En voici qui tombent !… En voici encore !… Encore !… J’en veux encore ! s’écria Nour-el-Eïn d’une voix rauque.

Un fanatisme frénétique la gagnait. Le poing tendu, la face haineuse, elle reprit :

— Tuez-les !… Détruisez-les !… Encore !… Encore !… Écrasez-les !…

Elle s’arrêta haletante : une vision venait brusquement de s’imposer à son esprit. « Encore… Encore… » balbutia-t-elle, mais ces mots eurent en elle une répercussion atroce. La fellaha lapidée sur la place publique revécut devant ses yeux, tordue sous le supplice et criant comme un augure.

Elle frissonna et au même instant une brise froissa les arbres du jardin. La lune disparut derrière un petit nuage d’argent. Les étoiles ne tombaient plus.

— Il n’y a plus de blocs de feu, dit Goha.

— Les djinns sont morts, dit Nour-el-Eïn.

Il était couché sur le dos, les yeux ouverts. Elle se pencha sur lui afin de remplacer la nuit dans ses prunelles. Elle lui prit la tête dans ses bras, s’interposant entre le ciel et lui, limitant de son corps le regard de son amant. Leurs haleines se mêlèrent dans l’étroite et sombre enceinte que formaient les bras, les épaules et les têtes.

— Demain, je ne pourrai pas venir, dit Nour-el-Eïn doucement.

XXIII

la cheika en robe jaune


Les passants qui reconnaissaient Goha se disaient qu’il était plus distrait que de coutume. Il tenait son âne par la queue et le suivait docilement. Arrivé à un carrefour, sans raison, l’âne s’arrêta et Goha s’arrêta. Ils étaient là depuis quelques minutes, lorsqu’une file de cinq dromadaires traversa la place et s’engagea vers la droite. Les dromadaires étaient chargés de trèfle. Entraînant son maître, l’âne trotta derrière eux. Il ne tarda pas à les rejoindre et, tout en réglant sa marche sur celle des ruminants, il se mit à brouter des brindilles d’herbe qui s’échappaient des filets énormes suspendus à leurs flancs. Un des chameliers s’en aperçut.

— Mon frère, dit-il en s’adressant à Goha, passe devant ou place-toi derrière, parce que la bête est en train de manger mes trèfles.

Ne recevant pas de réponse, il asséna sur le mufle de l’âne un coup de poing qui le mit au galop. Ce qu’il avait fait avec le premier dromadaire, l’âne le fit avec le second. Un nouveau chamelier dut intervenir et, procédant à l’instar de son confrère, expédia l’incorrigible bête en avant. Poussée de l’un à l’autre, elle se trouva enfin en tête du convoi et tourna brusquement dans un chemin latéral. Une demi-heure après, elle avait amené son maître dans le quartier populeux et bruyant des prostituées.

Goha songeait à la veille. Autour de lui, comme une présence, flottait la seconde nuit d’amour. Sa conscience oscillait entre deux mondes, celui qui s’ouvrait par un matin clair, celui qui s’abritait dans la pénombre de son souvenir.

Incapable de choisir entre le rêve et la vie, il se maintenait dans un milieu étrange, qui n’était ni l’un, ni l’autre. La rue était mobile, les ornières qu’il évitait en se cramponnant à la queue de son âne, étaient des abîmes ou des montagnes indifféremment. La façade des maisons était illusoire, il avait la certitude qu’il pourrait passer à travers. Les hommes minuscules à quelques pas devenaient immenses lorsqu’il les côtoyait. Une écorce de melon sur la chaussée avait la grosseur d’un bœuf et la poutre qui maintenait le balcon d’une maison était mince comme une paille. Il éprouvait dans les mollets une douleur qui lui semblait étrangère à lui. Il la foulait aux pieds en marchant. Et il croyait sentir des trous béants dans son corps. « Ce sont des outres », songeait-il. Distraitement il répéta à plusieurs reprises : « Ce sont des outres… »

Parfois un geste précis, un mot surgissaient de son rêve. Alors, brusquement, tous les bruits du dehors s’apaisaient et il recueillait ce mot dans le silence ; la rue n’était plus qu’une ombre bleue où il voyait se mouvoir le bras blanc d’une femme. À mesure que ces visions revenaient, des poids s’engouffraient dans le creux de sa poitrine : les outres s’emplissaient.

Des rires, soudain, éclatèrent à ses oreilles. Une femme vêtue de rouge, les paupières graissées de fards, le tenait par le bras.

— Tu n’entends pas, imbécile ? Tu n’entends pas ce qu’on te dit ? De quoi es tu fier ? est-ce de ton joli visage ou bien de ton joli costume ?

D’autres filles s’approchèrent qui sortaient des maisons sordides. Quelques-unes se penchèrent aux fenêtres.

— Qu’est-ce qu’il veut celui-là ?

— Il vend des fèves.

— Que le diable l’emporte, il me plaît.

— Regardez ses lèvres… Sont-elles belles !…

— Et ses yeux donc !

— Il ne répond pas… Allah, qu’il est bête !…

— De grands yeux dans un cul d’âne !

Goha ne disait rien. Il aimait l’anomalie de son état et pour s’y tenir, pour ne pas tomber dans la réalité, il s’efforçait fébrilement à garder en lui vivants les souvenirs épars de la veille.

— Tu veux monter dans ma chambre ?

— C’est moi que tu préfères, n’est-ce pas mes beaux yeux ?

— Allons, réponds… Tu veux monter dans sa chambre ou dans la mienne ?

Une grosse femme tenant par la main une fillette de dix ans, à coup d’épaule, se livra passage dans le groupe.

— Il est trop jeune pour nous, dit-elle… Vos peaux de grenouille le dégoûtent… Il veut une peau d’amandes et de pistaches… Voici, mon garçon. Goûte à ce canard et tu m’en donneras des nouvelles…

Elle poussa dans les bras de Goha sa fille, maigre, noiraude, petite et qui riait de ce rire gentiment criard des enfants amusés.

— Regarde, maman, il a peur, dit-elle en battant des mains.

Goha prit son âne par la bride et voulut poursuivre sa tournée. La ruelle était si étroite que la grosse femme la barrait à elle seule. Elle s’obstinait à ne pas se déplacer et Goha serait demeuré là jusqu’au soir si la silhouette d’un fellah n’était apparue au coin de la rue. Aussitôt les prostituées s’élancèrent vers le nouveau venu et le fils de Hadj Mahmoud put s’éloigner. Il buta contre une fille accroupie au pas de sa porte et lui écrasa les pieds. Elle se mit à hurler, puis se ravisa :

— Ça ne fait rien, murmura-t-elle en le saisissant par le bas de sa gallabieh, ça ne fait rien… Entre chez moi. Je ne te prendrai pas beaucoup.

Un peu plus loin deux jeunes femmes, assez jolies, souples dans leurs tuniques roses, vinrent à lui, enlacées :

— Prends celle de nous qui te plaît le plus, dit l’une d’elles, nous sommes sœurs et nous nous partageons les bénéfices.

— Eh quoi ! répondit Goha avec humeur, je ne prends ni l’une, ni l’autre ! Si vous ne voulez pas acheter mes fèves, laissez-moi tranquille !

Son intonation courroucée égaya les filles. Elles empêchèrent Goha d’avancer et cherchèrent à lier conversation. Elles lui caressèrent les joues, le complimentèrent pour son visage rond et sa poitrine bombée. Gagné par ces manières affables, Goha s’étira nerveusement, bâilla et sourit aux deux sœurs qui le regardaient avec curiosité. Encore imprégné de son rêve, grisé par le souvenir de la femme aux cheveux ébouriffés, il trouva les filles extrêmement laides. Il fut sensible à leur laideur, comme à une marque évidente de leur sympathie. Par contre, parce qu’il était heureux, il leur attribua de la douceur et de la bonté. Sans doute attendaient-elles de lui des effusions fraternelles. Dans sa naïveté, il crut que rien ne leur ferait autant plaisir que d’entendre ses confidences.

— Écoutez, leur dit-il en les enlaçant chacune d’un bras, je vais vous dire la vérité. Vous êtes gentilles… oui… toutes les deux vous êtes gentilles. Mais vous n’avez pas vu celle qui vient sur la terrasse… Oh ! mon cerveau !… C’est de la crème !

Il se prit la tête entre les mains, claqua de la langue et répéta :

— De la crème et de l’eau de rose.

Quelques femmes s’étaient mêlées au groupe. Elles éclatèrent de rire au spectacle de cet amour enthousiaste. Les nouvelles venues interrogeaient les autres du regard, cherchant à deviner la cause de leur hilarité. Goha, le visage rayonnant, parlait avec des gestes lents :

— Quand elle marche, elle fait comme ça… Allah ! Allah ! De la crème et de l’eau de rose !

Affolé par son souvenir, il se donna des claques sur la nuque, poussa son âne et, sans autre transition, se mit à crier à tue-tête :

— Voici les fèves !… vertes les fèves !

Les femmes s’accrochèrent à lui, le questionnèrent. Il ne répondit pas autrement que par son cri « voici les fèves !… vertes les fèves !… » Elles eurent alors l’idée de lui exprimer leur sympathie en lui achetant à la fois toute la charge de son âne. Aucunes d’elles ne se déroba à cette manifestation cordiale. « Un kadah, un demi-kadah ». De toutes parts, des bras se tendirent.

— Doucement, doucement, balbutiait Goha sans dissimuler sa joie. Il pesait, encaissait, repesait, encaissait encore. Le contenu d’une couffe étant épuisé, il entama la seconde et bientôt fut navré d’en trouver le fond. Il avait cru que cela serait ainsi, toujours !

— Tu es content ? demanda l’aînée des deux sœurs, tu n’as jamais tant vendu. Et maintenant que ta soirée soit bénie.

— Tu reviendras nous voir, ajouta la cadette, nous t’achèterons tes fèves.

Les deux sacs vides et la bourse pleine, Goha quitta les prostituées. Il n’eut pas de tristesse à le faire, car malgré le bruit, malgré sa propre agitation, il avait retrouvé en lui-même, intacte, la nuit passée.

Les muezzins appelaient les fidèles à la prière de midi. Goha mena son âne à l’ombre d’un mur, l’attacha à un anneau de cuivre scellé dans la pierre, destiné à cet usage, et entra dans la mosquée. Il se rendit d’abord dans la cour intérieure au centre de laquelle se trouvait la fontaine aux ablutions. Il se lava les pieds, la tête, les bras et ainsi purifié alla se prosterner dans la salle du sanctuaire.

Quand il sortit dans la rue, il trouva son âne couché par terre. Se sentant fatigué, il s’étendit à ses côtés et, la tête posée contre l’épaule de l’animal, ferma les yeux.

Il ne s’endormit pas ; des visions l’assaillirent où se déroula toute sa vie sentimentale. Il y eut des yeux rieurs qui lui rappelèrent des matinées dans les champs et des fellahas joyeuses, il y eut des bras nerveux qui lui rappelèrent des tentes de bédouines et surtout cette fille de treize ans qu’il surprit un jour mangeant des figues ; il y eut Hawa.

Il y eut surtout celle qui l’avait le plus exalté, la femme de crème et d’eau de rose, qui, sans qu’il sût d’où elle venait, le visitait sur la terrasse. Goha l’aimait davantage et depuis plus longtemps, celle-là.

La tête aux cheveux noirs prolongeait en lui le souvenir de la cheika. Il n’y avait, il est vrai, aucune ressemblance entre Isis et Nour-el-Eïn, mais Goha n’évoquait que sous les traits de cette dernière la statue dont la figure s’était effacée dans son esprit. À l’idée de l’une s’était combinée l’image de l’autre. Pourquoi ? Peut-être sans raison. Peut-être parce que Goha, depuis la disparition de la statue, n’avait jamais perdu l’espoir de la retrouver ? peut-être parce que l’ombre qui le suivait était en même temps l’esprit et la pensée grise de Nour-el-Eïn ? peut-être parce que toutes deux, elles étaient incompréhensibles pour lui ? En tout cas, il leur donnait un même nom et un même visage. Il aimait la femme

perdue et retrouvée : la cheika en tunique jaune.

XXIV

la troisième nuit


Hawa était contente de Goha. Si depuis deux jours il n’avait rien vendu, du moins les journées précédentes avaient-elles été particulièrement fructueuses. Deux magnifiques moutons, cent soixante piécettes de cuivre, tel était le bénéfice de ses transactions commerciales. La négresse était satisfaite de ce résultat et en augurait un si bel avenir que sa grossesse lui parut presque un bienfait providentiel. Goha, son soutien, devenait un homme raisonnable, digne de se constituer un foyer. Elle s’arrangerait pour qu’il fît d’elle sa femme ou sa concubine, elle aurait une maison, un jardin, elle posséderait des esclaves, quatre, trois…

— Oui, trois esclaves, c’est bien assez… dit-elle à voix haute. Ces gens-là, si on ne les surveillait pas, passeraient leurs journées à ne rien faire. Il s’agit de leur en imposer, d’être dure et surtout…

Étendue sur sa natte, les yeux ouverts, elle n’acheva pas sa phrase, car elle venait de surprendre un pas étouffé dans l’antichambre. Méfiante et rusée, elle retint son souffle et reconnut, malgré l’obscurité, la silhouette de Goha. « Ce n’est pas naturel, songea-t-elle. Et d’abord, il monte tous les soirs là-haut… Je croyais que c’était pour respirer le bon air… Tu croyais ! tu croyais !… Imbécile ! Est-ce que tu peux m’expliquer pourquoi il se cache ?… Ce qu’il y a de vrai, c’est que ce garçon est un malin… qu’Allah te protège ! Hawa, c’est un démon… Il doit se passer quelque chose… Et d’abord, s’il se passe quelque chose, il vaut mieux que je le sache. »

Goha s’étant éloigné, elle attendit quelques minutes et avec précaution se leva pour le suivre. Elle monta au premier étage où dormaient Mahmoud, ses femmes et ses filles. De là, pour se rendre sur la terrasse, il fallait prendre sur le palier une échelle appuyée contre une petite porte de bois. On la fermait la nuit, mais Goha l’avait ouverte. On voyait un rectangle de ciel bleu pointillé d’étoiles. Parvenue au dernier échelon, Hawa dressa la tête au dehors, la tourna de tous côtés et ne vit personne. Elle s’avança sur la terrasse.

Un cri, parti de la rue, la fit trembler. Elle se rappela que la fille aînée du voisin Abd-Allah était morte la veille. Le bruit courait que c’était un cheytan qui l’avait étranglée parce qu’on avait eu l’imprudence de la laisser une minute, seule, dans sa chambre, la semaine de ses couches, Le génie souterrain aurait certainement tué le nouveau-né si l’on n’était entré au moment où il s’en approchait. Hawa s’arrêta pour songer à ce malheur.

— Elle était jolie, dit-elle, se parlant à elle-même, elle était jeune, elle était riche… Est-ce qu’on laisse une accouchée seule, avant le septième jour ? Et d’abord, tout le monde sait que les cheytans nous guettent…

Dans la chambre mortuaire, les femmes continuaient à se lamenter. Hawa hocha la tête.

— Elles ont raison ! murmura-t-elle. Les uns naissent, les autres meurent… Les uns sont jeunes, les autres sont vieux… Les uns sont tristes, les autres sont contents… Allah seul est grand…

Des hurlements interrompirent ses méditations.

— Ça, c’est la mère de celle qui n’est plus, dit-elle… Il n’y a qu’une mère pour se plaindre comme elle se plaint, pauvre pigeon…

Gagnée par l’émotion, elle s’apprêtait à crier, elle aussi, lorsqu’elle entendit sur la terrasse même des chuchotements mystérieux. Pour ne pas donner l’éveil en manifestant son désespoir, elle se déchira le corsage en signe de deuil, non sans s’être assurée qu’il lui serait facile de le réparer le lendemain.

Elle était maintenant libre de s’occuper de Goha. Afin d’inspecter le lieu sans être vue, elle se dissimula derrière un monceau de cages en osier. Elle ne tarda pas à découvrir sur la maison du Cheik, Goha et une femme dont elle n’apercevait que le dos et la nuque. Sans aucun doute, il la trompait avec une des esclaves de Cheik-el-Zaki, Amina, Yasmine ou une autre. Dans l’intervalle des lamentations, elle put saisir ces quelques phrases :

— Tu es monté hier, mon amour ? Mais tu ne te souviens pas, je t’avais expliqué…

— Moi, je disais : Où est la cheika ? Où est la cheika ?

— La cheika ? … répéta la femme gaiement. Tu tiens à ce nom ? Et si je t’appelais le cheik ?

Il y eut des rires.

« Voilà, j’avais raison, songea Hawa. Les uns sont tristes, les autres sont gais. En bas, on pleure, en haut, on rit. »

— Non ! Non ! répéta la femme, tu es mon diamant que j’aime, tu es à moi, bien à moi, n’est-ce pas ? …

La réponse de Goha fut couverte par les lamentations. Peu après, Hawa put suivre de nouveau l’entretien :

— Oh ! tu ne sais pas, disait la femme… Pourquoi j’ai peur ? C’est que je suis folle de toi…

— Moi aussi et je n’ai pas peur…

— Ô mon chéri, que tu es bête ! que tu es bête ! que je t’aime ! Si tu m’abandonnes, sais-tu, je te tuerai !

Goha éclata de rire…

— Me tuer ? toi ? Mais tu es petite, petite, petite…

— Comme tu me plais, mon chéri… Pourquoi me plais-tu ?

— Parce que tu es petite, petite, petite…

— Tais-toi… J’ai peur… Si je m’en allais ?…

— Oh ! non… Reste, reste…

Hawa eut un frémissement. Jamais, elle n’avait connu à Goha cette voix passionnée. La supplication qui s’adressait à une rivale, en même temps qu’elle excitait sa jalousie, lui donnait une jouissance sensuelle très intime.

— Mets tes bras autour de moi, disait la femme… Ton âme est comme un jasmin… Elle est blanche…

Dans la chambre mortuaire, le nombre des pleureuses s’était accru. À leurs plaintes frénétiques, répondait, venant du désert, le son aigu d’une flûte qui semblait parler à de mystérieux auditoires assis en rond.

Hawa surprit chez la femme des signes d’inquiétude. Elle s’écarta de Goha, ébaucha le geste de se lever, balbutia des phrases où revenaient sans cesse les deux syllabes « J’ai peur ! J’ai peur ! » Mais Goha la retint par le bras. « Reste, reste encore ! » Craintive, indécise, elle tourna la tête vers lui, l’interrogeant du regard.

La négresse reconnut Nour-el-Eïn.

Elle demeura un instant stupéfaite. Puis elle balança les deux mains pour marquer sa surprise et la naissance en elle d’un sentiment. Elle murmura « Nour-el-Eïn », répéta le nom plusieurs fois, pour bien fixer le point primordial de ce qu’elle avait découvert et de ce qu’elle éprouvait, pour poser en quelque sorte les fondations de son dégoût. Enfin elle parla en variant ses intonations. « C’est Nour-el-Eïn, ma sœur — oui, ma chère — c’est elle — avec son œil. Par Allah c’est Nour-el-Eïn — la femme du cheik vénérable — du cheik à barbe blanche. C’est Nour-el-Eïn, avec un jeune homme. » Elle prit un air de compassion ironique. « Et pourquoi pas ? Goha est beau… La pauvre, elle a un vieux mari. Laissez-la donc tranquille, elle est si gentille, la pauvre caille… » Ayant ainsi parlé, elle fronça les sourcils, raidit son bras en un geste impérieux et dur : « Assez ! Assez ! tout cela est honteux. Nour-el-Eïn est une dévergondée. Et d’abord, tout le monde le saura demain dans la ville. »

Cependant, Nour-el-Eïn se retourne frissonnante :

— Regarde, mon chéri… il y a quelqu’un… Mon Dieu ! Mon Dieu !

Elle a entendu un bruit, un léger rire étouffé. Elle a cru saisir une ombre, la lueur d’un regard. Hawa qui se voit désignée, satisfaite de son observation, regagne l’échelle.

— Je te jure, il y a quelqu’un…

— Où ? Je ne vois rien…

— Là ! fait-elle en tendant le bras… Vas-y, dépêche-toi…

Il se lève, se dirige vers la terrasse de sa maison, en fait le tour, déplace un panier, une cage d’osier :

— Il n’y a personne, dit-il en haussant la voix.

— Plus bas ! Plus bas !

La flûte lointaine se fit plus enlaçante, s’arrêta dans une longue pause, et reprit la note interrompue. En même temps, toutes proches, montaient les lamentations. Nour-el-Eïn, soulevant son buste, vit distinctement à travers la balustrade et dans l’étroit espace qui séparait la maison de Mahmoud de celle d’Abd-Allah, douze femmes éclairées d’une lanterne et assises sur une natte. Elles se tordaient les bras et se portaient des coups violents sur le crâne.

— Je ne viendrai plus, dit Nour-el-Eïn. Pendant une semaine je ne viendrai pas parce que les cris des pleureuses me rendraient folle. Quand la semaine sera passée, je reviendrai ; n’est-ce pas, mon chéri ?

— Oui, répondit-il, sans comprendre, se laissant bercer par la voix harmonieuse.

— Seulement, toi, tu rendras visite au cheik et je te verrai par la fenêtre et par la cloison de l’antichambre.

— Oui, je viendrai… oui… la cloison de l’antichambre.

— Tu es comme un enfant, Goha, comme un petit enfant…

— Tu es comme moi, la même chose…

— Comment la même chose ? Tu dis toujours des mots que je ne comprends pas…

Ils se turent. Goha avait la tête appuyée sur les seins de Nour-el-Ein. Elle était inquiète. Chaque fois que montait le cri des pleureuses, elle tressaillait et souvent se retournait brusquement, surprise par un bruit, attirée par une ombre.

La lune était basse, au ras des maisons, la brise venait par bouffées, irrégulière comme un halètement… Nour-el-Eïn, encore oppressée, songeait à descendre, à s’échapper, mais elle craignait d’attrister Goha qui, très calme, souriait les yeux mi-clos. Quand il levait les paupières, afin de la regarder, elle répondait à sa confiance par un sourire.

Il murmura quelques mots inintelligibles. Elle demanda : « Que dis-tu ? » Ayant répondu par une phrase qu’elle ne comprit pas, il s’endormit tranquillement. Son sommeil était léger et son expression radieuse.

Jamais Nour-el-Eïn ne s’était sentie émue

autant qu’à cette minute.

XXV

l’homme indigne


Goha voulait éviter le salut de sa mère, la voix solennelle de Mahmoud, les cris perçants de ses neufs sœurs et la face noire et plate de Hawa. Il attendit dans sa chambre que sa famille s’assemblât pour le repas du matin et, sûr de passer inaperçu, se rendit à l’écurie. Il chargea sa bête, sans lui tenir les discours dont il était coutumier et sans lustrer son poil. Il avait hâte d’être loin, au pied du Mokattam ou sous les arbres de Ghézireh.

Il s’apprêtait à sortir, lorsqu’un ricanement le fit sursauter. Appuyée contre la porte, la négresse fixait sur lui des yeux brillant de haine. « Quelle honte ! songeait-elle. Quelle tête il a ! Est-ce qu’il est permis d’avoir une tête pareille ? Est-ce qu’un homme qui se respecte a une tête pareille ? » Goha aussi se taisait et la même haine dilatait ses prunelles. Il prit enfin son âne par le licol et sortit. Silencieuse, impénétrable, la négresse n’avait pas bougé.

Goha s’éloigna à grandes enjambées. Il était dans un état de gaieté folle. Il donnait des tapes violentes sur la croupe de l’âne, lui chatouillait les oreilles, lui baisait le museau humide. Il criait à tue-tête : « Bourrique ! Bourrique ! », chantait le mot en sourdine, le reprenait d’une voix grave et le tout se perdait dans un éclat de rire puéril. Il croyait s’être évadé d’un cachot ou Hawa l’avait enfermé des jours et des jours.

Hawa raconta ce qu’elle avait vu. La famille de Hadj Mahmoud tint conseil jusqu’au soir. Goha et Nour-el-Eïn furent mis hors de cause. L’un avait pris ce qu’on lui avait offert, l’autre était une vicieuse. La honte, le déshonneur étaient pour Cheik-El-Zaki. Les responsabilités établies, les Riazy comprirent qu’ils outrageaient la morale publique en tenant secrète une telle ignominie. Des dallalas mandées en toute hâte furent chargées d’ébruiter le scandale. La négresse se réserva d’en informer le quartier.

— Tu n’iras pas chez notre voisin, ordonna Mahmoud à son fils lorsqu’il revint de sa tournée. Si tu le rencontres, tu ne lui tendras pas la main, tu ne le regarderas pas. En tous lieux, tu le fuiras, parce que le déshonneur est dans sa maison.

En moins de quarante-huit-heures, la nouvelle fit le tour de la ville. Les femmes criaillaient, les esclaves crachaient à terre avec dégoût, les hommes hochaient la tête gravement et se taisaient.

Les étudiants d’El-Azhar attendaient le philosophe, lorsqu’ils apprirent de Sayed, le vendeur d’oranges, dépêché par Hawa, que leur maître abritait sous son toit une épouse adultère. Aussitôt ils désertèrent sa colonne et se groupèrent autour de cheik Abou-Ali dont El-Zaki méprisait l’enseignement.

Le philosophe était en retard. Il franchit vivement le seuil d’El-Azhar et traversa la cour le front bas, improvisant la leçon qu’il avait négligé de préparer. « Je leur parlerai des jurisconsultes absurdes du Maghreb », songea-t-il, et il sourit comme il avait coutume de le faire au moment de rejoindre ses élèves. À quelques pas de sa colonne, il leva les yeux : les dalles étaient désertes et, là-bas, au fond de la cour, ses élèves recueillaient la parole d’Abou-Ali. El-Zaki reçut au cœur un choc si violent qu’il ne comprit pas l’affront. Dans la foule des étudiants et des maîtres qui discutaient ou priaient, il chercha un visage pour le prendre à témoin de sa stupeur : il ne vit que des dos. Un cheik qui passait, s’écarta de lui ostensiblement. El-Zaki qui n’avait cessé de sourire, d’un sourire stupide et fixe, réagit brusquement sous l’injure.

Il traversa la cour d’un air farouche, marchant droit sur les groupes qu’il obligeait à s’écarter. Dans la rue cependant, il éprouva de l’angoisse lorsqu’il s’aperçut que les boutiquiers, qui d’ordinaire baisaient humblement les manches de son caftan, se détournaient sur son passage. Mais, de nouveau, l’orgueil le raidit. Il passa, la tête haute, et son regard allait de l’un à l’autre avec une singulière acuité.

Le jour commençait à tomber, lorsqu’il arriva devant sa demeure. La tension avait été trop forte. Les oreilles bourdonnantes, il se sentir mollir et murmura : « Que se passe-t-il ? Que me veulent-ils ? »

Il vit Goha venant de loin et alla à sa rencontre, la main tendue. Le fils de Mahmoud jeta un cri, s’arrêta et se couvrit la face.

Alors la rage monta au cœur du maître. Il saisit Goha brutalement par le bras.

— Parle ! Parle ! Qu’y a-t-il donc aujourd’hui ? Parle ou je te brise la mâchoire !

— Lâche-moi ! hurla Goha, lâche-moi, mon cheik ! le déshonneur est dans ta maison !

À ces mots, Cheik-el-Zaki tressaillit et sa main retomba d’elle-même.

XXVI

les voisines de nour el eïn


Goha fut accueilli au sein de sa famille par une volée de coups.

— Tu ne seras jamais qu’un sot, cria Mahmoud, un sot, un entêté ! Je t’ai défendu de parler au cheik, je t’ai même défendu de le saluer. Tu m’as désobéi.

Goha essaya de se justifier :

— C’est lui qui m’a pris par le bras, dit-il, je lui ai dit… Il m’a dit… Alors je lui ai répondu : le déshonneur est dans ta maison.

Les visages se détendirent. Un sourire discret éclaira toutes les physionomies. Enfin Mahmoud éclata de rire. Ce fut le signal d’une hilarité générale. Les fillettes se mirent à gambader. Étendue sur les dalles, étouffée par les rires, Hawa se comprimait le ventre. Goha ne tarda pas à se laisser gagner par tant de gaieté. L’index tendu vers sa nourrice, les jambes écartées, il rit à perdre haleine.

— Chut ! fit Mahmoud soudain soupçonneux… Est-ce vrai ? Tu lui as bien dit « Le déshonneur est dans ta maison ? »

— Sur mon œil ! sur mon œil ! Je lui ai dit… Ha ! Ha ! Je lui ai dit… Ha ! Ha ! Je… Ha ! Ha ! Ha !

— Je crois… Allah ! que je suis fatiguée !… Je crois que dans El Kaïra… Allah ! donne-moi la force de souffler !… Goha était la seule personne capable de dire une telle chose au cheik…

C’était Zeinab qui parlait. L’avant-veille elle était accouchée d’un garçon et ses yeux rayonnaient de joie. Mahmoud s’approcha d’elle et tendrement répéta :

— N’est-ce pas, Zeinab, que ton fils était seul capable de faire ce qu’il a fait ?

— Lequel de mes fils ? demanda Zeinab avec orgueil.

— Tu as raison de me le demander, ma chérie… C’est de ton fils aîné que je parle… L’autre, que Dieu le veuille, ressemblera davantage à son père…

— Que Dieu le veuille ! reprirent les femmes.

Zeinab ramena le nouveau-né sur sa poitrine et voulut lui enfoncer le sein dans la bouche. L’enfant, déjà repu, saisit le sein et s’en détacha aussitôt.

— Peut-être, dit Zeinab avec de la coquetterie dans la voix en s’adressant au nourrisson, peut-être, mon cheik, que le lait de ta mère n’est pas assez bon pour toi…

— Qu’Allah protège tes mamelles ! dit Mahmoud, Et caressant du doigt la nuque fripée du nouveau-né, il ajouta : Mange, fils de Mahmoud, mange, mon cher petit veau…

Hawa, Hellal, Nassime avaient hâte de ramener la conversation sur Cheik-el-Zaki. Zeinab involontairement donna le signal. Elle fut reprise de son rire nerveux. Mahmoud, croyant en saisir la cause, formula à voix haute :

— Maintenant qu’il est averti, nous verrons s’il agira comme un homme.

— Il n’y manquera pas, affirma Hawa… Un cheik vénérable ne peut pas avoir une âme de chien !

— En tout cas, fit Zeinab, il sait à présent la vérité… Demain, il renverra Nour-el-Eïn chez son père, ou bien il la fera lapider…

— Je suis d’avis qu’il la fasse lapider.

Un silence amusé suivit ce mot de l’implacable négresse. On était au crépuscule. Dans l’obscurité, les femmes et les fillettes faisaient des taches claires ; les hommes, à cause de leurs caftans sombres, étaient à peine visibles.

— Il a dû rentrer chez lui, dit Nassime.

— Qui ?

— Le cheik.

L’approche du soir inquiétait Goha. Son regard se portait vers la cuisine qu’il traversait pour monter sur la terrasse, toutes ces dernières nuits, il avait attendu vainement. Les pleureuses gémissaient encore chez Abd’Allah et la cheika ne venait pas.

— La truie va nier ! cria soudain Hawa d’une voix rageuse qui fit sursauter tout le monde.

La cuisinière, qui parlait peu, lui répondit avec un fort accent soudanais :

— Il ne sera pas assez innocent pour la croire…

Mahmoud, agacé, cria :

— Que nous importe, ce qui se passe à côté ? Nous avons agi comme il fallait agir, nous n’avons plus qu’à attendre.

— Ma mère ! protesta Zeinab à qui son état permettait certaines privautés… Il veut nous empêcher de parler… Est-ce que nous avons autre chose à faire ?

Elle ne reçut pas de réponse et, bientôt, les pensées furent toutes absorbées par le mystère de la maison voisine. Par la fenêtre entraient, avec les cris de la rue, des lueurs vertes et rouges.

— J’entends le marchand de melons, dit Mahmoud. Est-ce qu’il en reste ?

— Nous en avons encore quarante-huit, Sidi, répondit la cuisinière.

Hellal eut un long bâillement. Nassime la poussa du coude et la regarda du coin de l’œil, en souriant. À ce signe d’intelligence, Hellal se pencha de côté et, tout bas, glissa un mot dans l’oreille de Nassime. Zeinab et Hawa les fixèrent d’un regard interrogateur. Enfin Hawa se leva et vint se mêler à la conversation qui se poursuivit en murmures et en rires étouffés. Zeinab, qui ne pouvait se lever, appela Hawa du geste et fut aussitôt parmi les causeuses. Elle confiait ce qu’elle avait à dire à son esclave qui le transmettait aux autres et lui rapportait la réponse. En se prolongeant, ce mystérieux entretien devint d’une monotonie exaspérante. Soudain la voix aiguë de Hellal s’éleva :

— Goha, dit-elle, approche-toi.

Goha s’apprêtait à obéir, lorsque Mahmoud lui ordonna sévèrement de se rasseoir.

— Pourquoi te fâches-tu, Sidi ? fit Zeinab d’une voix traînante. Nous nous parlons à l’oreille pour que tu n’entendes pas nos sottises… Ne contrarie pas une femme qui allaite, Sidi, si tu ne veux pas que l’enfant boive du vinaigre…

Mahmoud allait lui répondre pour la tranquilliser, quand des coups précipités retentirent à la porte du jardin.

— Qui cela peut-il être ? murmura Zeinab.

— Que le malheur s’en aille ! dit la cuisinière.

— Que Dieu le veuille ! s’écrièrent les femmes.

— Voici le portier… Moi, je n’oserais pas ouvrir, dit Hellal.

— Pourquoi ouvrirais-tu, ma chère, puisqu’il y a le portier ? dit Nassime.

— Je dis cela, ma chère, reprit Hellal, pour le cas où il n’y aurait pas eu de portier…

— Et comment se pourrait-il, ma chère, qu’un seigneur comme Hag Mahmoud n’eût pas de portier ! s’exclama Nassime,

Un cri s’éleva :

— Une femme ! Une femme !

Toute la famille s’était groupée contre la fenêtre. Zeinab, haletante, étendue sur le divan, posait des questions.

— Qu’est-ce qu’elle veut ?

— Je ne sais pas… Elle fait beaucoup de gestes.

— Elle n’a pas de mellaïa… Par Allah ! le portier voit ses cheveux !

— Alors, c’est une folle !

— Le portier la pousse dehors, il lève sa lanterne…

— Amina ! C’est Amina ! Amina, l’esclave de Nour-el-Eïn.

— Ne parlez pas !… Chut !… Écoutez !…

— Goha ! Elle demande Goha !

Goha s’était levé avec une agitation étrange.

— Reste où tu es, ordonna Hawa sur le ton farouche d’un chef de tribu nègre… Je vais aller lui parler, moi, à cette putain !

Elle ouvrit la porte d’un geste sûr, traversa la cour et, bombant le torse, se planta devant Amina, les poings sur les hanches.

— Que Dieu te bénisse ! dit Amina, est-ce que Goha, ton jeune maître, est ici ?

— Et d’abord, oui… Et d’abord, qui es-tu ? demanda Hawa.

— Tu me connais bien, Hawa, je suis Amina…

— Et d’abord, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse que tu sois Amina ?

— Hawa, je t’en supplie… J’ai un mot à dire à Goha…

— Et d’abord, je ne sais pas si Goha est ici, répondit la négresse… Dis-moi le mot… Je ferai la commission…

— C’est impossible… Mon Dieu ! Mon Dieu ! balbutia Amina dont les lèvres tremblaient…

La négresse se fit douce, insinuante.

— Qu’y a-t-il donc ce soir ? Je te vois agitée… Quelqu’un est-il malade chez vous ?

— Dieu te récompensera, Hawa… Appelle Goha, ton jeune et gentil maître, appelle-le…

Brusquement, la négresse démasqua sa haine. De ses poings noirs, elle menaça la fine Syrienne et, les jambes écartées, les yeux écarquillés, le cou énorme :

— Retourne chez toi, vipère ! clama-t-elle. Il ne vous suffit pas d’avoir souillé la maison d’un cheik vénérable, vous voulez encore débaucher un honnête garçon ! Va-t’en chouette ! Que les cheytans vous étouffent, toi et ta maîtresse, que la lèpre vous ronge la peau et que le feu dévore vos entrailles…

Elle écumait de rage. Incapable de trouver une imprécation digne de sa colère, elle saisit le balai du jardinier et l’abattit violemment sur le dos d’Amina. L’esclave de Nour-el-Eïn, sans protester, baissa la tête et s’éloigna.

Masquant la porte de son épaisse carrure, Hawa

la poursuivit de ses malédictions et de ses cris.

XXVII

la voie douloureuse


Elles avaient passé la nuit à se lamenter. Assemblées afin de se concerter, elles n’avaient, à l’aube, pris aucune décision. Nour-el-Eïn, grimaçante, se mordait le poing nerveusement. Mirmah ne cessait, de trembler et, bavarde dans la douleur, cherchait à consoler Nour-el-Eïn par des phrases consacrées à la consolation. La plus en communion avec sa maîtresse était Amina. Elle se serrait contre Nour-el-Eïn et lissait ses cheveux noirs en pleurant. Il y avait aussi Yasmine, la négresse aux jolis bras. Assise à l’écart, la tête appuyée sur la paume violette de sa main, elle songeait « Que vais-je devenir ? »

Ibrahim, l’eunuque, vint leur dire de s’apprêter. Elles reçurent cet ordre avec des hurlements, demandant grâce une dernière fois. L’eunuque leva sa cravache et en cingla les épaules d’Amina.

Nour-el-Eïn se jeta sur lui, chercha à lui griffer la face.

— Ton maître est un fils de chien ! cria-t-elle.

Elle se tut, tressaillant de rage, car la cravache s’était abattue sur son dos. L’eunuque lui demanda alors si elle voulait le palanquin pour se rendre chez son père. Elle refusa, manifestant le désir de s’en aller à pied avec ses trois esclaves. Elle ne comptait emporter que ses bijoux et ses effets les plus précieux.

Elles en firent trois paquets. Mirmah contait l’histoire de chaque parure qui lui tombait sous la main.

— Ce turban, tu devais le mettre pour fêter le fils qu’il ne t’a jamais donné… Ô ! malheur !

— Cette tunique, tu l’as portée le jour de ton mariage… Maintenant, il te renvoie, toi, la plus pure des colombes ! Ô ! malheur ! Qu’il te rende au moins ta virginité !

Bien qu’elle en eût été témoin, Mirmah ne croyait plus à l’adultère de Nour-el-Eïn. Sa maîtresse était innocente, car il fallait qu’elle le fût pour échapper au châtiment. Elle le répétait sous toutes les formes :

— Il dit que tu l’as trompé… toi qui as bu mon lait ! toi le jasmin blanc !

Enfin elles quittèrent le harem, descendirent les escaliers, tragiques dans leurs mellaïas noires. À leur approche, les esclaves de Cheik-el-Zaki se cachaient. Les quatre femmes traversèrent la cour lentement, en groupe compact, comme pour se soutenir. Khalil, le portier, était demeuré à son poste. Occupé à recoudre sa babouche, il n’interrompit pas son travail, ne leva pas les yeux quand elles passèrent devant lui.

Dans la rue, Amina proposa timidement d’attendre Goha qui, sans doute, ne tarderait pas à sortir. Nour-el-Eïn se vit tout à coup fuyant avec Goha sur un coursier qui les emportait loin, loin… Goha deviendrait son mari… Elle sourit à cette pensée et de nouveau ce furent les ténèbres. La vision avait été si rapide que, retombée dans sa prostration, Nour-el-Eïn souriait encore.

Cependant la vieille Mirmah protestait :

— Qui est ce Goha ? Tu ne le connais pas. Va chez ton père et dis-lui : je suis innocente et mon mari m’a répudiée…

Nour-el-Eïn imagina aussitôt toute une mimique pour berner Abd-el-Rahman. Les suggestions de ses esclaves trouvaient un écho immédiat dans son esprit, mais elles se heurtaient à une inertie physique totale qui lui faisait préférer la mort à l’effort que réclamerait le salut.

À ce moment, retentit une voix toute proche :

— Ha ! Ha ! Devant toi, idiot ! Tu ne sais pas marcher devant toi ?

Un âne chargé de deux couffes descendit en trottant sur la chaussée. Derrière lui apparut Goha, très affairé. L’âne prit à droite. Impatient d’étrenner son nouveau fouet, Goha le fit claquer en l’air. L’âne tourna à gauche.

— Devant toi, mon chéri, devant toi ! s’écria Goha.

Le groupe des femmes s’ébranla derrière le marchand de fèves. La courte scène à laquelle elles venaient d’assister les avait définitivement édifiées.

Elles avaient chacune une démarche distincte, de même qu’elles avaient chacune un sentiment distinct du drame. Mirmah s’avançait avec les mouvements saccadés qui lui étaient habituels et que l’émotion, la rue, le plein jour accentuaient. Elle s’en tenait à son idée et marmottait inlassablement. Malgré les larmes qui coulaient le long de ses joues ridées, il était visible que son entêtement la distrayait de sa douleur. Amina, le dos rond, comme une vieille, un paquet sous le bras, trébuchait à chaque ornière et, de sa main libre, s’essuyait les yeux avec le pan de sa robe. À son côté, s’avançait Nour-el-Eïn. La fatalité l’avait marquée pour la mort. Cette idée ancrée dans son esprit s’était substituée à sa volonté et la dirigeait. Elle allait au sacrifice, la tête penchée, avec un complet abandon d’elle-même. Quant à Yasmine, elle marchait seule, en avant. Grande et svelte, elle se tenait droite, bien moulée dans sa mellaïa. Elle avait posé son paquet sur sa tête. Parfois, mais rarement, elle y portait la main pour en rétablir l’équilibre. Après une nuit de réflexions, elle avait choisi sa voie et sa liberté d’allures témoignait qu’elle s’était soustraite au drame.

Goha avait ralenti le pas. Il aperçut Yasmine sur sa droite. Les bras de cette femme étaient d’une beauté si troublante qu’il éprouva le besoin de les caresser.

— Si ton paquet te fatigue, mets-le sur mon âne, dit-il, les yeux brillants.

Yasmine ne répondit pas. Il chercha une parole qui exprimât mieux son admiration.

— Tu veux mon fouet ? demanda-t-il… Si tu l’aimes, prends-le…

Il s’approcha insidieusement de la négresse impassible et lui frôla le bras.

— Allah ! Allah ! fit-il… Ils sont fermes comme de la boutargue !

L’indifférence de Yasmine n’était que feinte. Ayant décidé de se livrer à la prostitution, elle comprit qu’elle obtiendrait de cet homme tout ce qu’il lui plairait d’exiger. Mais comment encourager ses avances sans éveiller l’attention des femmes qui suivaient ?

— Écoute, dit-elle, de manière à n’être entendue que de Goha… Tu me plais, mais Nour-el-Eïn est derrière nous… Il ne faut pas qu’elle sache… Suis-nous de loin et attends que je te fasse signe.

Goha ne saisit pas la nécessité de cette ruse, puisqu’ils étaient tous deux consentants. Mais les êtres étaient ainsi faits qu’ils compliquaient tout à loisir et il y avait beau temps que Goha avait renoncé à pénétrer leur mobile. Il gara son âne sur le bord de la rue pour laisser passer les femmes.

— Il faut que je lui parle, dit Amina en se penchant vers sa maîtresse.

— Non, non, ma chérie…

— Il le faut, je le veux… reprit l’esclave avec une énergie soudaine que Nour-el-Eïn ne lui connaissait pas.

Elle s’approcha de Goha qu’elle retint par le bras. Elle ne pouvait prononcer un mot tant elle était émue. Goha cherchait à reconnaître ses traits sous la tarha noire.

— Allons plus loin, dit Amina.

Elle avisa une ruelle peu fréquentée et y conduisit le fils de Hadj-Mahmoud.

— Tu ne sais pas qui je suis ? commença-t-elle… Je suis Amina, la servante de Nour-el-Eïn… Nour-el-Eïn… la cheika !

Le visage de Goha s’épanouit.

— Il s’agit bien de rire ! reprit-elle exaspérée… Votre liaison est connue de toute la ville et, hier soir, le cheik a répudié Nour-el-Eïn… Son père va la tuer !

Le poing crispé, elle cria, avec un sanglot :

— Nour-el-Eïn va mourir !

À l’entrée de la ruelle, les trois silhouettes sombres s’étaient arrêtées. La Syrienne poussa brutalement Goha vers Nour-el-Eïn.

– Hé ! Hé ! fit-il… J’ai mon âne !

– Prends-le ton âne, répliqua-t-elle en lui tendant la bride.

Goha détailla Nour-el-Eïn avec plus de curiosité que d’émotion.

– Il faut que tu découvres ton visage, dit l’esclave à sa maîtresse en lui relevant le voile.

Goha ne la reconnut pas. Certes cette femme ne lui était pas étrangère, il l’avait déjà rencontrée… Mais rien en elle ne lui rappelait la femme des nuits, sur la terrasse. Par cette matinée lumineuse, dans cette ruelle sale, Nour-el-Eïn était comme toutes les femmes ; elle marchait comme les autres, parlait comme les autres… Elle n’était qu’une pauvre petite passante aux yeux tristes, aux lèvres pâles… La cheika, elle, était unique !

Amina, indignée de cet examen insolent, s’exclama :

— C’est elle ! Nous ne te l’avons pas changée… Seulement elle a pleuré toute la nuit et maintenant son père va la tuer ! Tu entends, marchand de fèves de malheur ! elle meurt à cause de toi !

— Amina, allons-nous-en, supplia Nour-el-Eïn…

Habitué aux reproches et aux injures, Goha écoutait d’une oreille distraite et regardait passionnément les jolis bras de Yasmine. Celle-ci, prudente, s’écarta.

— Amina, tu es une sotte ! intervint la vieille Mirmah… Allons-nous-en, allons chez Abd-el-Rahman… C’est un saint homme et…

De nouveau, elle exposa tout au long de son idée. Les femmes s’éloignèrent.

Abd-el-Rahman habitait dans la petite ville de Boulaq, au bord du Nil, un palais immense et délabré. Il fallait pour y parvenir traverser le Khalig, l’Esbékieh et de vastes champs plantés de cannes à sucre et de maïs. Les femmes avaient hâte maintenant d’arriver et que tout fût consommé.

— Il nous suit, dit la Syrienne qui venait de se retourner.

— Qu’il nous suive, balbutia Nour-el-Eïn.

— Qui, il ? grogna Mirmah… Est-ce qu’il existe, il ?… Allons chez Abd-el-Rahman.

Elles étaient sorties des quartiers populeux et longeaient des jardins en fleurs. Goha, tenant son âne par la bride, les suivait à cinquante pas. Il était aux prises avec une énigme qu’il cherchait vainement à déchiffrer. « D’abord, songeait-il, il y a la négresse aux jolis bras. Elle m’a dit d’attendre, j’attends… Mais l’autre ? Pourquoi m’a-t-elle parlé de la Cheika ? Elle a crié, crié !… Est-ce que je peux comprendre quand on crie ? Hawa, elle, ne crie pas, elle parle gentiment quand elle veut que je comprenne… » Les yeux attachés aux silhouettes sombres, il guettait un signe ou un mot qui lui viendrait d’elles.

Auprès d’un champ de maïs, Nour-el-Eïn et ses compagnes, épuisées, s’accroupirent en rond. Goha s’arrêta également à quelque distance. Une légère brise soulevait son caftan de toile blanche. Accoudé sur l’encolure de son âne, il réfléchissait à ce qu’il devait faire, attendait un regard engageant. Il fit un pas en avant, puis un autre. Il dit, à voix haute, de manière à être entendu :

— Par Allah ! Je suis indécis !

Amina tendit son poing vers le provocateur. Elle était très agitée. On eût dit qu’elle, si douce, avait hérité depuis l’affaissement de Nour-el-Eïn de toute l’irritation qui avait été coutumière à celle-ci, autrefois.

— Que veux-tu ? cria-t-elle. Tu nous poursuis de ta bêtise et de ta méchanceté ! Va-t’en !

— Nous ne te connaissons pas, ajouta la vieille Mirmah, nous allons chez Abd-el-Rahman…

Comme il ne bougeait pas, elles se levèrent et reprirent la route. Elles entrèrent dans Boulaq, longèrent la rive du Nil. D’une petite dahabieh amarrée, trois bateliers débarquaient de la poterie.

— Nous arrivons, balbutia Amina.

Nour-el-Eïn, pour ne point tomber, s’accrocha à son épaule. On apercevait à deux cents pas un mur haut et gris. Nour-el-Eïn se mit la main sur les yeux pour ne rien voir. Amina poussa des cris de détresse. La grille de la propriété s’ouvrit et deux hommes, le portier et l’eunuque, vinrent en courant au-devant des femmes. Elles ne répondirent pas aux questions qu’on leur posait et franchirent la grille en se donnant des coups sur la tête.

Goha suivait toujours, de plus en plus intrigué. La grille n’avait pas été refermée. Les femmes, le portier, l’eunuque se dirigeaient vers la palais délabré qui se dressait au milieu d’un vaste terrain. Blanc autrefois, le khamsin l’avait depuis longtemps recouvert d’une couche de poussière. Les fenêtres étaient closes. On eût dit une sépulture abandonnée. Ce qui jadis avait été le jardin, était maintenant un espace aride, malgré la proximité du fleuve. Seul un figuier de banian vivait parmi les végétations mortes.

La porte de la maison s’était ouverte. Yasmine, Amina, Mirmah, pleurant, criant se tirant les cheveux, entrèrent. Nour-el-Eïn hésitait. L’eunuque la soutenait, le portier l’engageait à franchir le seuil. Elle entra à son tour.

À ce moment, Goha tressaillit. Comme elle disparaissait, dans un balancement des ses hanches, dans un geste de sa main, dans quelque chose enfin qu’il n’aurait pu définir, il l’avait reconnue et il murmura :

— La Cheika ! La Cheika !…

XXVIII

la tradition


Nour-el-Eïn traversa de longs corridors dallés de marbre et, entourée de ses esclaves, pénétra dans la salle où se tenait Abd-el-Rahman. Le vieillard égrenait lentement un chapelet d’ambre. Nour-el-Eïn, se détachant de ses esclaves, se prosterna devant son père. Il lui fit signe d’approcher.

— J’ai entendu les cris de tes femmes, dit-il tandis que Nour-el-Eïn lui baisait la main.

Elle eut un brusque recul. Sur cette main longue et osseuse, une pensée sinistre avait traversé son esprit. Abd-el-Rahman avait les yeux posés sur elle, mais elle sentait qu’il ne la regardait pas, qu’il regardait au travers d’elle dans le passé, dans l’avenir… À un geste du vieillard, les esclaves se retirèrent.

— Puisque ton mari t’a répudiée, ma fille, reprit Abd-el-Rahman, tu vivras auprès de moi.

Il y avait longtemps qu’il n’avait pas autant parlé. Indifférent à la présence de Nour-el-Eïn, il retomba dans la rêverie passive qui devait le conduire à la mort.

Nour-el-Eïn examinait avec épouvante les doigts maigres du vieillard qui s’attardaient sur les boules du chapelet. Prise de panique, elle se tourna vers la porte pour fuir. Elle fit un pas et s’arrêta hallucinée. Il n’y avait plus de porte, mais un terrible mur de pierre fermé sur elle.

Elle se jeta aux genoux de son père, hurlant :

— Je suis innocente ! Je le jure ! Je suis innocente !…

Abd-el-Rahman la fixa d’un regard aigu.

— Pourquoi me parles-tu de ton innocence ? Serait-ce qu’on t’accuse ?

Elle comprit la terrible faute qu’elle venait de commettre.

— Je ne sais pas ce que je dis, balbutia-t-elle, je suis souffrante… Et, se relevant, elle ajouta avec un prodigieux effort pour paraître calme : « Quel est l’imbécile qui a fermé la porte ? »

Elle fit quelques pas et de nouveau s’arrêta, terrifiée. Alors, elle se roula sur le tapis, se cogna la tête de ses poings.

— Je suis innocente ! Je suis innocente !

Elle rampa jusqu’à son père, lui caressa les pieds.

— Je suis innocente !… Demande-le à qui tu voudras, demande-le à Allah… S’il ne te ment pas !…

Mais une main s’était abattue sur son épaule…

— Ne blasphème pas ! Chienne !

Elle hissa vers le vieillard son visage convulsé, mouillé de pleurs et de bave et que la poussière avait souillé. Longtemps elle soutint le regard d’Abd-el-Rahman, pour voir la mort bien en face et en triompher. Lorsqu’elle retomba sur le tapis, elle n’était plus qu’une loque.

— Je suis coupable, dit-elle d’une voix presque éteinte… J’ai commis l’adultère… Par ta barbe blanche ! pardonne-moi…

Cependant le vieillard était sorti de son atmosphère de torpeur et s’était redressé pour répondre à l’appel de sa race. L’honneur, la tradition exigeaient de lui un effort. Transfiguré, rajeuni, il repoussa du pied l’épave et d’un pas résolu quitta la salle.

Dans le palais morne, une volonté venait de renaître. Abd-el-Rahman préparait froidement le châtiment nécessaire, car Nour-el-Eïn était le fruit de sa chair et ses actes le prolongement des siens.

À l’entrée du jardin, un homme est couché sur le ventre. Il attend, immobile, le menton sur les poings, la prunelle dilatée.

Tout à coup retentit un bruit sauvage.

Goha dit machinalement :

— La Cheika est morte.

Midi. Des insectes bourdonnent dans la lumière. Des nuées de moucherons flottent sur le sol. Les muezzins chantent.

La porte d’entrée s’ouvre. Abd-el-Rahman en sort les épaules voûtées.

Il traverse le jardin, et s’approche d’un puits. Les ronces en ont envahi la margelle. Il déverse un seau d’eau dans une cuvette d’argent. Lentement, minutieusement, il fait ses ablutions. Il se lave la tête et les pieds. Il frotte ses mains meurtrières. Lorsqu’il se sent assez pur pour invoquer le Seigneur, il déplie sur le sol le tapis liturgique et s’agenouille…

Abd-el-Rahman priait, le front contre terre, pour l’âme de ses morts qui ce jour-là s’était accrue.



QUATRIÈME PARTIE


LE VOYAGE DE GOHA

XXIX

le complice


Cheik-el-Zaki apprit la mort de Nour-el-Eïn le jour même et résolut de suivre ses funérailles. Il traversa El-Kaïra à pied. Un vieillard se faisait raser la tête et son crâne saignait ; un âne était borgne ; un effendi en se mouchant dans les doigts s’était sali le caftan ; un marchand, assis sur sa couffe, un couteau à la main, raclait la plante de ses pieds… Jamais El-Zaki n’avait regardé la rue d’un œil si lucide. Son cerveau en enregistrait jusqu’aux moindres détails. Il observait tout et ne pensait à rien. Un cheik portait un caftan jaune et des chaussettes vertes ; les jambes d’un fellah formaient une ellipse. Les tableaux se succédaient rapides et nets. Parfois El-Zaki, d’un mot, les marquait au passage « Croûte… poil… ellipse… »

Devant la maison mortuaire, une foule stationnait. Bientôt apparut le cercueil que surmontaient les tresses noires et parfumées de la défunte. Cheik-el-Zaki en mesura la longueur d’un coup ̃d’œil. Les pleureuses s’avancèrent en agitant leurs voiles sombres, le visage souillé de fards éclatants. « Quatorze… » compta Cheik-el-Zaki et il répondit avec courtoisie aux saluts des assistants. Il s’inclina devant Abd-el-Rahman, prononça la formule d’usage et, remarquant une verrue sur le nez du vieillard, songea : « Rond… » À ses côtés, des cultivateurs s’entretenaient des récoltes de Menoufieh. Il leur donna machinalement des chiffres.

Après la cérémonie, il se hâta de rentrer chez lui. Il passa la nuit assis à la fenêtre de sa chambre et s’endormit quelques heures avant l’aube. À son réveil, fatigué, d’humeur sombre, il se rendit dans sa bibliothèque.

Pour la première fois depuis le drame, il essaya de réfléchir sur lui-même.

— Que de temps perdu ! dit-il à voix haute.

Son union avec Nour-el-Eïn avait à peine duré treize mois, mais à cette heure de réaction, ce n’était pas seulement cette courte période qu’il jugeait, c’était une longue série d’années partant de très loin, de son enfance,

— Maintenant, il faut réparer, dit-il encore.

Ces mots, qui, en réalité, ne répondaient à rien flattaient son humeur et le calmaient. Il arpentait la pièce, fixant les objets de ses yeux vifs, enfouis sous la broussaille des sourcils noirs et dans son esprit, s’entrechoquaient des pensées fragmentaires. Devant une potiche il s’écria : « Le but de la vie… » ; devant un guéridon incrusté de nacre : « Être indispensable… ». Il questionna une fine broderie persane : « Ai-je un rôle ? … ». Ayant haussé les épaules, il fit trois tours dans la pièce, les mains croisées sur le dos, en se dandinant. Fatigué, il s’accroupit sur une natte.

— J’ai eu tort autrefois, la propagande que j’avais entreprise devait aboutir à un schisme. Le soufisme en somme n’est qu’une doctrine d’impiété. Dieu seul est témoin de lui-même.

Quoique dite sur un ton énergique, cette phrase banale le fit bâiller. Il essaya de s’emporter :

— J’humilierai ma pensée rebelle… J’irai à la Mecque pour confesser mon orgueil. Le passé, la tradition, la race sont les éléments les plus puissants, les plus sages de mon être et désormais je veux croire et agir comme aurait agi et cru le plus obscur de mes aïeux.

Il avait prononcé ces derniers mots avec emphase, l’index raidi vers les dalles. Mais il avait beau feindre l’enthousiasme, il ne parvenait pas à se mystifier. Les yeux baissés, conscient de la stupidité de ce qu’il allait dire, il répéta :

— Que d’années perdues !

Il prit les Prairies d’Or dans la bibliothèque et s’assit sur un divan. À mesure qu’il tournait les pages, l’ennui le gagnait. Il murmura :

— Ce livre est admirable…

Il le déposa sur le guéridon d’ébène, se cala confortablement dans ses coussins.

— Si Mohamed Riffa n’est pas sincère, son âme est bien hypocrite, dit-il froidement, sans se rendre compte qu’il affirmait ainsi l’évidence.

Dix jours auparavant, il avait appris par le wékil de ses terres de Menoufieh que le ruisseau qui traversait ses domaines avait été détourné par les gens de Mohamed Riffa vers le milieu de son parcours. Le domaine voisin offrant une dépression, la totalité de l’eau s’y écoulait et une partie de ses propres terres était menacée de sécheresse. Cheik-el-Zaki était allé se plaindre à Mohamed Riffa de cet empiétement sur ses droits. Celui-ci lui avait affirmé qu’il s’attendait depuis longtemps à voir le ruisseau pénétrer dans ses propriétés, car il accusait déjà, l’année précédente, une tendance à changer de cours. « Je suis navré, avait-il ajouté, que l’événement me favorise à vos dépens. Ce qui me console, c’est que dans cette affaire je ne vois que la réalisation du destin. » Il avait conclu : « Cependant je vous aime tant, illustre maître, que si l’accident vous afflige, je vous ferai le sacrifice de mon avantage. J’élèverai une forte digue sur mon terrain et le ruisseau vous sera rendu. »

Le visage d’El-Zaki s’empourpra au souvenir de tant d’hypocrisie et il décida de traîner devant le Cadi son malhonnête compétiteur. Il devait auparavant faire le voyage pour inspecter le terrain litigieux.

— J’irai, je me rendrai compte, balbutia-t-il, Mohamed Riffa est un voleur !

Cependant la perspective d’un voyage de deux jours, d’un débat devant le Cadi le fit hésiter : « Le cheval me fatigue, songeait-il… et puis mon wékil n’est pas très intelligent, Riffa a peut-être raison… » Il en voulait à son voisin, plutôt que de son empiétement, de n’avoir pas évidemment raison et de lui causer une préoccupation que, dans le fond de son âme, il considérait inutile.

Il fut interrompu à cet endroit de ses réflexions par une voix de femme. C’était Mabrouka qui pénétrait dans la bibliothèque. Il leva sur elle un regard fatigué et fut désagréablement surpris par sa corpulence et par ses joues rouges.

— Qui t’a dit de venir, demanda-t-il ?

Mabrouka, sûre d’accomplir un devoir sacré, s’installa sur le divan, tira lentement d’une poche une tabatière qu’elle posa sur ses genoux :

— Je ne suis pas ingrate, dit-elle enfin.

Depuis qu’elle avait quitté son mari, Mabrouka vivait avec quatre servantes et un eunuque dans une maisonnette entourée d’un petit jardin qu’El-Zaki avait louée, sur les indications de Warda, aux environs de la mosquée du Daher. Elle avait exigé en entrant que les murs extérieurs fussent badigeonnés du même rouge que le palais dont le caprice de Nour-el-Eïn l’avait chassée. À l’intérieur, elle avait obtenu que la décoration de la salle de réception fût rafraîchie et qu’une dalle de marbre brisée fût remplacée par une neuve. Dans sa solitude, elle s’était rapprochée tellement de ses esclaves que toutes les cinq vivaient de la même vie, passant les journées à jouer aux cartes, aux osselets, à manger des lupins, à boire des sirops et à se conter des histoires licencieuses. Une fois par semaine, El-Zaki rendait visite à Mabrouka. Le vieil eunuque qui, le reste du temps, ne faisait que dormir dans la cour venait annoncer son maître. Mabrouka, parée pour le recevoir, s’avançait à sa rencontre et alors, mais alors seulement, elle se distinguait de ses servantes.

Résignée à sa retraite, elle était oubliée de tout le monde. Deux jours après la mort de Nour-el-Eïn, Warda, la dallala, lui en apporta la nouvelle. « Eh ! oui, dit-elle, j’ai toujours prévu que la chance tournerait de ton côté. Ton étoile est bonne parce que tu es loyale. » Comme Mabrouka plaignait Nour-el-Eïn, la dallala s’indigna : « Tu la plains ? Tous tes malheurs sont venus d’elle. Elle est morte à présent, qu’Allah lui pardonne, mais, entre nous, c’était une vicieuse qui devait mal finir. » La dallala, éminemment pratique, avait conclu : « Ne perdons pas de temps. Ton mari le pauvre homme est seul, ta place est auprès de lui… Habille-toi, emmène tes esclaves, ferme cette maison de malheur et retourne chez toi. » Deux heures après, Mabrouka était entrée dans la bibliothèque, convaincue par la dallala qu’elle était indispensable à Cheik-el-Zaki.

— Je ne suis pas ingrate, répéta-t-elle.

Il haussa les épaules. Afin d’abréger un entretien qui l’importunait, il résolut d’écouter sa femme sans l’interrompre.

— Ô mon maître ! Ô mon enfant ! dit-elle, Dieu m’est témoin que je ne suis pas ingrate. Je vivais loin de toi pour que tes jours s’écoulent heureux auprès de Nour-el-Eïn. Mais j’apprends que tu es seul. Puis-je être tranquille à présent ? Le puis-je ?

Ne recevant pas de réponse, elle soupira profondément et se frappant la poitrine :

— Non, je ne peux pas être tranquille, reprît-elle… Il te faut une femme pour surveiller la maison. Dieu t’a privé de Nour-el-Eïn, je viens la remplacer.

Le nom de Nour-el-Eïn revenait sans cesse aux lèvres de Mabrouka. El-Zaki avait cru qu’au souvenir de la jeune femme, il ne pourrait répondre qu’avec dégoût et colère. Et voici que des larmes lui troublaient la vue.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

Mabrouka fixait sur lui ses grandes prunelles noires.

— Tu as crié ? reprit-il.

Elle eut un rire surprenant, un rire gracieux et chantant, pareil à celui de Nour-el-Eïn.

— Crié ? J’ai à peine toussé.

El-Zaki s’était levé. Le front appuyé contre la vitre de sa fenêtre, il eut la vision d’une barque ballottée au gré des vagues : « Je suis comme cette barque, songeait-il, comme cette barque… » et sa pensée n’allait pas au delà. Le froid de la vitre pénétrait son front brûlant. Dans la cour de sa maison, il voyait un homme qui essayait d’entrer tandis qu’un autre homme le repoussait vers la sortie. L’homme qui voulait entrer c’était Goha, l’autre c’était le portier.

Mabrouka buvait à petites gorgées une tasse de café qu’un esclave lui avait préparée.

— Mon cheik, dit-elle, où achètes-tu ce café ? Il ne vaut pas celui que nous vendait Sayed-Ahmed.

— Sayed-Ahmed est un voleur. Il a voulu me faire payer deux fois le même sac de café, répondit El-Zaki surpris d’avoir donné ces explications.

— J’arrangerai cela, dit Mabrouka. Le café de Sayed-Ahmed était meilleur. Si son café…

En proie à une exaspération subite, El-Zaki l’interrompit :

— Que veux-tu ? Dis-moi pourquoi tu es venue ?

Sa voix était mauvaise. Sans se laisser démonter par tant d’hostilité, Mabrouka déposa sa tasse :

— Tu as raison, dit-elle d’un ton de dignité blessée, je suis une mauvaise épouse. Je t’ai aimé, je t’ai donné des enfants, j’ai gardé tes choses comme la prunelle de mes yeux, mais je suis une mauvaise épouse.

Le cheik haussa les épaules, soupira et se dirigea nerveusement vers la fenêtre. Il constata que Goha était encore là et en pleine querelle avec le portier. « Pourquoi donc cet idiot de portier ne le laisse-t-il pas monter ? » gronda-t-il. Il ouvrit la fenêtre, se pencha au dehors et ordonna vivement à Khalil d’introduire le visiteur. Mabrouka se leva aussitôt en protestant.

— Tu dis à un homme de monter et moi je suis ici… D’ailleurs tu ne devrais pas recevoir le fils de Hag Mahmoud, Khalil a raison, et toi, tu as tort.

— Je reçois qui me plaît, dit-il. Et puis voici mes conditions : tu veux vivre dans ma maison, je te l’accorde, mais le jour où tu essayeras de me voir, de me parler, de me donner des conseils, ce jour-là si tu ne quittes pas cette maison c’est moi qui la quitterai.

Mabrouka heurta Goha à la porte et s’enfuit en courant. Goha n’avait jamais été si réellement en colère. Il pria son hôte de punir Khalil pour son impertinence et le cheik s’efforça de le calmer.

— Khalil est une bête ! criait Goha.

— Tu as raison, c’est une bête, répondit El-Zaki.

— Il faut le lui dire, mon cheik.

— Je le lui dirai, mon enfant.

En voyant entrer son jeune ami, Cheik-el-Zaki s’était souvenu d’un détail qui le frappa pour la première fois. La veille, aux funérailles de Nour-el-Eïn, il avait remarqué Goha, un peu en arrière du cortège. Chaque fois qu’il s’en approchait, les assistants l’écartaient avec brusquerie. El-Zaki revoyait nettement leur geste et en rapprochant cette manifestation publique de malveillance de la singulière attitude de Khalil et de l’insinuation de Mabrouka, il fut stupéfait d’avoir découvert une vérité affreuse.

Goha le considérait, la mine réjouie, car il avait une bonne nouvelle à annoncer :

— Nassime, la femme de mon père, est accouchée ce matin, dit-il. Elle a eu un garçon. Ça fait deux garçons et moi…

« C’est donc lui », se dit El-Zaki et, en proie à une fureur de mâle, il voulut lui fracasser le crâne. Sur le corps de Goha, il vit à vingt endroits la place où son poing devait s’abattre, et il vécut la frénésie d’un pugilat imaginaire. Il fut surpris de se retrouver à la même place, au milieu de la chambre, et de revoir intacte la face riante de Goha, Celui-ci ayant attendu vainement les compliments du cheik, songeait à l’émotion de Nassime, à la fierté de Mahmoud qui s’était écrié : « Allah ne m’a pas oublié, que suis-je cependant ? » À la cuisine, les femmes, préparaient des gâteaux et des confitures ; des mendiants étaient attroupés devant la porte guettant la sortie de Mahmoud. Goha emporté par la perspective d’un avenir de fêtes ne remarqua pas l’agitation du philosophe.

« Lui ou un autre… » se disait El-Zaki. Il répéta ces mots à plusieurs reprises pour s’en convaincre, mais maintenant qu’il tenait le complice, le drame s’imposait à son esprit sous une forme plus intime. Il avait chassé Nour-el-Eïn, au nom d’une tradition. Ç’avait été un acte impersonnel, dénué de passion et, de bonne foi, libéré de la coupable, il avait cru à l’oubli. À cette heure, ses instincts le liaient au drame dont il s’était jusque-là dignement écarté. « Oh ! le battre, l’étrangler ! » murmura-t-il et il éprouva le besoin de vengeance, le besoin de donner et de recevoir des coups, de se colleter avec son rival comme un fellah au coin d’une rue. Meurtrir cet homme puis le jeter dehors avec un coup de babouche en plein dans le derrière, c’est à ce prix seulement qu’il retrouverait la paix de son âme.

Son poing s’abattit sur l’épaule de Goha et ce fut comme s’il suivait la trajectoire d’un coup déjà donné. Sous ce choc imprévu, Goha perdit l’équilibre et tomba les jambes en l’air. Il ne se débattit pas, se contentant de gémir faiblement :

— Mon cheik ! mon cheik !

El-Zaki s’attendait à une lutte. Ne rencontrant pas de résistance il recula. Avec la chute de son adversaire, sa colère était tombée. Goha ne bougeait pas. Guidé par un sûr instinct, il craignait un nouvel assaut. Ils restèrent ainsi l’un debout, l’autre les jambes en l’air. Soudain le ridicule de la scène apparut à Cheik-el-Zaki.

— Redresse-toi ! redresse-toi ! cria-t-il, aidant Goha à se rasseoir d’un geste d’autant plus précipité qu’il entendait dans l’escalier les pas d’un esclave.

Ibrahim se présenta un plateau à la main et leur offrit le café.

— Prends ! prends ! dit El-Zaki avec impatience.

Goha s’empressa de se servir, croyant calmer El-Zaki qu’il surveillait d’un œil craintif. Il n’osa pas boire plus de la moitié de la tasse et la rendit à Ibrahim en bredouillant deux ou trois sons inintelligibles. C’étaient les compliments d’usage qui s’étouffaient dans sa gorge. Ibrahim était sur le point de sortir quand El-Zaki le rappela pour lui demander si Mabrouka avait reçu ses paquets.

— Elle les avait apportés avec elle, Sidi.

Les deux hommes se retrouvèrent seuls, face à face. Une foule d’images hantaient El-Zaki. Il se rappela le jour où, revenant des funérailles de Waddah-Alyçum, il avait trouvé Goha étendu sur le divan de la bibliothèque. « C’était ce jour-là », songea-t-il et il se dit avec une moue dégoûtée que les gens sont infâmes. Goha l’avait trahi, Mohamed Riffa l’avait trompé, Sayed Ahmed, le marchand de café, l’avait volé. Mais Mabrouka était une brave femme. Elle avait décidément bien fait d’être venue. Goha examinait El-Zaki à la dérobée. Le cheik de son côté avait hâte de prononcer les paroles définitives. Cependant il y mettait une grande circonspection. Il avait honte de sa violence et cherchait par une gravité hautaine à en effacer l’impression dans le cerveau de Goha.

— Je suis très fâché, commença-t-il.

— Oui, tu es fâché contre moi, acquiesça Goha en baissant la tête.

Il se sentait fautif, fautif avec une telle conviction qu’il devinait presque sa faute.

— Je connais ton infamie, reprit le maître, ne me demande pas de te pardonner, car Dieu seul est juge. Réponds simplement aux questions que je vais te poser et je te laisserai partir.

Goha, levant ses prunelles dilatées, rencontra les yeux durs d’El-Zaki. Un frisson le secoua. Les phrases du maître n’étaient plus pour lui des énigmes. Il pressentait même ses questions et s’en épouvanta. Il balbutia : « Laisse-moi, laisse-moi tranquille », et, portant ses mains à sa poitrine, il éclata en sanglots. Ce fut une détente pour El-Zaki ; le spectacle de cette crise lui donna de l’assurance.

— Tu la rencontrais souvent ? demanda-t-il brusquement.

— Oui, souvent, répondit Goha sans hésiter.

— Où la rencontrais-tu ?

— Sur la terrasse.

— Quelle terrasse ?

— Je montais sur la terrasse de ma maison et puis je passais par-dessus la balustrade.

— Tu passais sur la terrasse de ma maison, alors ?

— Oui, oui… murmura Goha qui venait pour la première fois de s’en rendre compte.

— La nuit ou le jour ?

— La nuit.

À toutes ces questions, Goha ripostait machinalement. Chacune d’elles rencontrait dans les limbes de son cerveau, un souvenir. Il y avait là, pour ainsi dire, un mouvement de mémoire instinctif. Une question complexe, en l’obligeant à réfléchir, eût arrêté cet échange automatique. Cependant, il pleurait parce qu’il avait peur. De quoi ? il n’eût pu le dire, mais il sentait qu’on lui prenait du fond de lui-même des choses très précieuses qu’il aurait voulu tenir à l’abri.

Tout à ces révélations, El-Zaki n’avait pas remarqué l’extraordinaire lucidité du simple. Les précisions qu’il avait exigées lui rendaient atrocement cruel le souvenir de Nour-el-Eïn. Cependant il avait une sorte de pitié mêlée de dégoût à la vue de ce visage congestionné par les larmes, dont les yeux étaient mornes, hébétés.

— Je désire ne plus te revoir, dit-il sans s’approcher de Goha. Si tu revenais, Khalil ne te laisserait pas monter.

L’esprit de Goha fut soudain envahi par des images d’humiliations suprêmes. Il vit des agenouillements dont il eut le désir fiévreux, il entendit des prières intérieures désespérées qu’il souffrit de ne pouvoir dire ; il ressentit avec frénésie le besoin de trembler, d’être servile, et de crier : « Pardon ! pardon ! pardon ! pour ce que je sais et pour ce que je ne sais pas… pardon ! pourvu que tu me gardes… » Et tous ces mouvements, toutes ces invocations passionnées se résumèrent en ces mots murmurés timidement

— Khalil est une bête.

Une lueur d’ironie passa dans les yeux vifs d’El-Zaki. Avec une dureté volontaire, calmement, il répondit :

— Non, détrompe-toi, Khalil n’est pas une bête, c’est un serviteur que j’aime… Maintenant, que ta soirée soit bénie.

Il entraîna Goha vers la porte, lui fit traverser l’antichambre jusqu’à l’escalier. Stupéfait d’avoir tant supplié, tant livré de lui-même en vain, Goha descendit les marches à contre-cœur. Il regardait, El-Zaki à la dérobée, attendait un signe pour se jeter dans ses bras. Quand El-Zaki entendit la porte se refermer sur lui, il se dirigea rapidement vers la bibliothèque. Sur le seuil il se ravisa, revint sur ses pas, gagna le harem et pénétra dans la chambre de Mabrouka. Accroupie sur un tapis et entourée de ses esclaves, elle jouait aux cartes.

— Tu t’es mise en ordre ? demanda-t-il distraitement.

Sans attendre de réponse, il sortit de la pièce et alla s’accouder au balcon qui donnait sur le jardin. Les deux jardiniers étaient occupés à lier des rosiers à leurs tuteurs. Il voulut leur adresser la parole mais ne trouva rien à leur dire. « La nuit, sur la terrasse… songea-t-il. Elle ne craignait donc pas que j’entre dans sa chambre ? »

Quelques jours après, Mabrouka, avec l’assentiment de son mari, prit possession de la partie du harem qu’avait occupée Nour-el-Eïn et Cheik-el-Zaki, remettant sans cesse le voyage qui eût conclu l’affaire du ruisseau détourné, passait tout son

temps avec elle.

XXX

l’étranger


Depuis quelque temps, Hawa se plaignait du diable. Un matin, elle entra en coup de vent dans la chambre de Zeinab qui allaitait son nouveau-né.

— Non, madame ! je ne puis plus attendre, cria-t-elle… Le diable ne veut plus attendre ! Si je ne vais pas au tar ce matin, je briserai les meubles, je brûlerai la maison !

Réunies à vingt ou à trente, les négresses d’El-Kaïra avaient coutume de se faire exorciser par des magiciennes au son du tambour. Après quoi, déchargées de leurs démons, elles retournaient chez leurs maîtres, calmes, obéissantes et douces.

Hawa s’était dit un soir que le tar qui chasse le démon pourrait aussi bien avoir raison du malheur que Goha avait introduit dans son sein. À tout moment, on l’entendait s’exclamer : « Le diable se tourne ! le diable se retourne ! il faut que j’aille au tar ! » Ses maîtresses, inquiètes, l’y engageaient fortement. Aussi Zeinab, la voyant entrer dans sa chambre, les prunelles fiévreuses et la bouche tordue, ne manqua-t-elle pas de lui dire :

— Certainement, Hawa… Il faut que tu y ailles, Hawa… Tu n’as que trop tardé !

La négresse hocha la tête et, de la main gauche, menaça quelque chose de vague en murmurant :

— J’irai… Et pourquoi n’irais-je pas ? … Et certainement j’irai…

Soudain elle poussa un hurlement, s’accrocha à la porte pour ne pas tomber. Un court silence suivit, puis on entendit monter comme de très loin une voix nouvelle dans la maison des Riazy.

Aux cris de Zeinab, Hag-Mahmoud, ses femmes, ses filles, Goha accoururent. Mahmoud regarda, réfléchit un moment et dit :

— C’était ça, le diable !

— Oui, c’était le diable, répliqua Goha en riant, heureux d’avoir compris son père.

Hadj-Mahmoud ne manifesta ni dégoût, ni colère. Il regarda son fils, il regarda Hawa et le nouveau-né, prit une expression satisfaite et sortit de la chambre. Les femmes en augurèrent que l’événement lui était agréable et, fortes de cette approbation tacite, comblèrent Hawa d’attentions. Hawa se crut entrée dans la plus belle période de sa vie.

À midi, Mahmoud, toujours de bonne humeur, vint prendre des nouvelles de son esclave. Elle allait le mieux du monde. Elle avait repris son service, trottait dans la maison et préparait à Zeinab des tisanes pour combattre l’émotion qu’elle lui avait causée.

— Tant mieux ! tant mieux ! fit Mahmoud et il pria sa famille de le laisser seul avec Goha et Hawa.

Hawa se tint près de la porte, debout, tête basse, dans une attitude d’extrême humilité. Goha s’approcha de son père qui, courtoisement, le fit asseoir auprès de lui.

— Oui, j’ai à te parler, commença Mahmoud avec un sourire qui troubla Goha sans raison… J’ai plutôt à te consulter sur des problèmes que je me suis posés… Avant tout, dis-moi ce que c’est qu’un fils. Tu dois avoir un avis sur ce sujet.

L’entretien se présentait sous une forme si cordiale que Goha devint tout rouge.

— Puisque tu n’as pas su m’expliquer ce qu’est un fils, reprit Mahmoud en souriant, je vais te le dire. Écoute-moi bien : c’est celui qui ressemble à son père.

Goha sur le divan et Hawa dans son coin, hochèrent la tête, émerveillés.

— Je ne prétends pas, précisa Mahmoud, qu’il lui ressemble en tous points… non. Mais il lui ressemble de quelque façon, Ou bien, il a le même visage, ou bien, la même intelligence, ou bien, la même religion.

— C’est vrai, souffla Hawa qui prenait de plus en plus une expression soumise.

— Mais, entre nous, reprit Mahmoud en s’adressant à Goha, il n’y a, je crois, aucune ressemblance. Est-ce que ton visage est comme le mien ?

— Non, dit Goha, sentant qu’il faisait ainsi plaisir à son père.

— Non, n’est-ce-pas ? Tu es peut-être plus beau, mais de ressemblance, il n’y en a point. C’est aussi mon opinion… Maintenant, est-ce que ton cerveau est comme le mien ?

— Non, répondit Goha précipitamment.

— Enfin, est-ce que nous avons la même religion ?

Ne sachant quelle réponse son père attendait de lui, Goha, embarrassé, baissa les yeux et se mit à caresser la ceinture de laine qui faisait trois fois le tour de sa taille.

— Parle sans crainte.

— Nous avons la même religion.

— Permets-moi de te contredire, répliqua Mahmoud, en lui posant cordialement la main sur les genoux.

C’était la première fois qu’il traitait son fils comme un homme, comme un visiteur à qui l’on doit des égards et Goha s’inquiétait de ces manières inaccoutumées.

— Tu te trompes, mon cher, reprit Mahmoud, tu n’es pas un musulman. Est-ce que tu fais ta prière quatre fois par jour, est-ce que tu sais lire le Coran ? Si tu savais lire le Coran, est-ce que tu aurais ignoré que notre Prophète a dit : N’approche ni ta mère, ni ta nourrice ?

Goha était accablé par la logique de son père.

Mahmoud reprit lentement, en comptant sur ses doigts :

— Puisque tu es différent de moi par le visage, par le cerveau, par la religion, comment te considérer comme un fils ? En toute conscience, Goha, je crois qu’il a été commis une erreur… Tu n’es pas mon fils.

Goha eût voulu se jeter au cou de son père, lui jurer qu’il se trompait. Il leva les yeux sur Mahmoud et s’aperçut avec épouvante qu’il était calme et qu’il lui souriait doucement.

— Un fils, poursuivit Mahmoud, songe en toutes circonstances à faire plaisir à son père et à lui faire honneur. Est-ce dans cette double intention que tu t’es révélé incapable dans tous les métiers que je t’ai donnés ? Est-ce dans cette double intention que tu as jeté la honte dans la maison de mon ami Cheik-el-Zaki ? Est-ce dans cette intention que tu as approché ta nourrice ?

Dans son coin, la négresse eut un profond soupir. — J’ai donc raison d’affirmer que tu n’es pas mon fils. En somme, tu n’es dans ma maison qu’un étranger… un étranger sans scrupules. Quand on saura ce que j’ai fait pour cet étranger, on s’écriera : Vraiment Hadj-Mahmoud-Riazy a fait son devoir et on lui a rendu le mal pour le bien.

Goha se cacha le visage. Des sanglots lui secouaient le corps. Il lui semblait que sa vie s’était compliquée de tant d’obstacles qu’il ne pourrait plus faire ni un pas en avant, ni un pas en arrière.

— Pourquoi pleures-tu ? poursuivit Mahmoud… Ta chance est devant toi, mon ami… Chacun sa destinée ! Prends ton chemin, moi je prends le mien. Tu es un homme aujourd’hui, tu as une fille… Avec de la bonne volonté, tu gagneras ton pain. Je ne te garde plus, mais que suis-je auprès d’Allah qui, lui, te protège ? Emmène Hawa, je te la donne… Emmène ta fille, elle est à toi… J’appelle sur vous trois la bienveillance du Tout Puissant, mais ne revenez plus jamais dans ma

maison.

XXXI

sayed le vendeur d’oranges


Hawa avait supplié Mahmoud, s’était traînée à ses pieds, avait couvert ses mains de larmes et de baisers. Elle lui avait crié avec désespoir : « Non, Seigneur, ne dis pas que Goha n’est pas ton fils ! Pardonne-lui et pardonne à ta chienne ! » Mahmoud avait été inflexible. Alors Hawa avait demandé pour Goha un peu d’argent ou l’âne et les trois sacs de fèves qui restaient, pour qu’il pût gagner sa vie. Cela aussi Mahmoud l’avait refusé et, en se levant, il avait repoussé Hawa loin de lui, brutalement.

Il était à peine sorti que Hawa se releva et, calmement, renoua le mandil qui lui était tombé sur les épaules. Elle dit à Goha :

— Ne pleure pas… Ton père te refuse de l’argent et te refuse un âne, Allah nous protégera ! Sèche tes yeux et va faire ton paquet.

Goha fit un petit tas de ses vêtements et attendit sa nourrice, debout. Il n’osait s’asseoir ni sur le divan, ni sur le lit, ni sur le guéridon d’ébène. Ces vieux meubles venaient de prendre à ses yeux l’aspect d’êtres privilégiés et sages. Ils connaissaient sa disgrâce et assistaient indifférents à son départ, eux les vrais maîtres de cette chambre qui resteraient toujours là. Maintenant qu’il était chassé, Goha avait l’impression d’avoir été leur hôte durant de longues années et il se sentait timide auprès d’eux.

Hawa avait revêtu sa somptueuse gallabieh de soie et de brocart. Cette gallabieh où étaient représentés les plus riches tuniques de ses trois maîtresses, les plus luxueux caftans de Hadj-Mahmoud, Hawa la considérait comme le bénéfice le plus clair de ses trente années de servitude.

— Heureusement que j’ai cette gallabieh, dit-elle à Goha en entrant.

Elle noua les cordons de son borgo sur ses cheveux crépus et tous deux quittèrent la chambre. Sur le seuil de la maison, la négresse s’arrêta, poussa trois cris stridents, puis elle entraîna Goha et traversa la cour.

Lorsqu’ils se trouvèrent dans la rue, Goha se rappela qu’ils avaient laissé l’enfant dans l’antichambre. Il n’osa en faire la remarque à la négresse qui sans doute avait des raisons mystérieuses pour agir ainsi.

— Mon chéri, dit Hawa en lui touchant l’épaule, nous vivrons seuls tous les deux.

— Et Bagba ? demanda-t-il.

— Bagba, répondit-elle avec un soupir, Bagba restera avec Sidi Mahmoud.

En s’inquiétant du perroquet, Goha espérait que Hawa songerait à l’enfant. Il chercha vainement une allusion plus directe.

— Tu n’as rien mangé, s’écria Hawa tout à coup, tu dois avoir faim, mon chéri !

— Non, ma nourrice, dit-il, je suis content, je n’ai pas faim.

La négresse, incrédule, tira de sa poche un morceau de sucre candi dont elle avait toujours soin de se munir.

— Tiens, dit-elle, croque cela et avant que le soleil ne se couche, je le jure par Allah ! tu auras un plat de riz et des tripes de mouton.

Ils entendirent soudain un appel et virent Kellani qui courait après eux tout essoufflé. Il tenait le nouveau-né dans ses bras.

— J’avais oublié ma fille, dit Hawa tranquillement.

— Une mère n’oublie pas son enfant, répondit Kellani. Tu m’as obligé à courir depuis la maison, moi qui suis vieux ! Tu n’as pas honte ?

— Est-ce que vous n’auriez pas pu le garder et l’élever ? Est-ce que ce n’est pas la fille de Goha ?

— Ne renie pas ce que Dieu t’a envoyé, répliqua sévèrement le vieillard. Il n’y a qu’une chose qui puisse effacer ton péché, c’est d’élever l’enfant du péché dans la crainte du péché.

Et le vieillard s’éloigna.

— Voilà ! dit Hawa d’une voix irritée, ils nous ont donné l’enfant. Il va falloir la nourrir, l’habiller… Avec quoi ? avec quel argent ? Moi, j’ai quatre bracelets, et toi, tu as deux pièces de monnaie dans ta poche… Si ton père t’avait donné l’âne, tu l’aurais chargé et…à la grâce de Dieu ! Maintenant qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Si tu veux, je me ferai repasseur de fez, dit Goha qui gardait de ce métier un excellent souvenir.

La négresse eut un geste d’impatience, mais ce n’était point la réponse de Goha qui l’impatientait, c’était sa propre hésitation à lui communiquer une grave résolution qu’elle avait prise.

— Tu ne veux pas ? demanda Goha.

— Ce n’est pas moi qui ne veux pas, c’est Dieu. Il faut beaucoup d’argent pour s’installer repasseur de fez.

— Comme tu voudras, Hawa.

— Alors, écoute… Ce qu’il faut, Goha, c’est laisser le destin se réaliser… Allah sait ce qui est bien, nous ne le savons pas. Ce qui nous semble le mal peut justement être le bien…

— Tu as raison, dit Goha.

— Moi, s’exclama Hawa encouragée par cette approbation, je ferme les yeux et je vais où le destin me mène… Tu comprends, Goha ? Je ne sais pas où je vais… Je vais… puis nous verrons…

— Nous verrons, répéta Goha…

— Qui de nous, poursuivit la négresse d’une voix vibrante, qui de nous peut dire qu’il est libre ? Toi, tu marches avec moi, moi, je marche avec toi… et ni l’un, ni l’autre nous ne savons ce que nous allons faire !

Tout en parlant, elle avait pris à droite une rue que Goha se rappela avoir suivie en compagnie de son âne. Sur le pas des portes se tenaient des femmes au visage dévoilé. En présence de Hawa, Goha éprouvait de la honte à les regarder. Plus d’une fois, il voulut demander à sa nourrice pourquoi elle venait là, mais une pudeur le retenait et il se répétait à lui-même que c’était le destin qui les conduisait. Hawa questionna un mendiant, puis, se tournant vers Goha, lui dit :

— Nous avons dépassé l’endroit.

Ils revinrent sur leurs pas.

— Mon fils, demanda Hawa à un enfant qui passait, est-ce bien ici qu’habite Sidi Ahmed Ibn Ahmed ?

— Sous le porche, devant toi.

La négresse dit à Goha de l’attendre. Lorsqu’elle revint, une heure après, Goha dormait profondément.

— Il refuse, cria-t-elle, les bras en mouvement, Sidi Ahmed refuse de me louer une chambre !

Elle écarquilla les yeux.

— Ah ! tu dors ! cria-t-elle, donnant libre cours à sa colère, Ah ! tu veux que je sois seule à me casser la tête ! Ah ! tu te moques de moi ! Et d’abord, puisque tu dors, je dormirai aussi.

Mettant à exécution ce qu’elle croyait une vengeance, elle s’assoupit auprès de Goha. Soudain, à travers un demi-sommeil, elle perçut les éclats d’une voix puissante qu’elle connaissait.

— Hé la ! chef des idiots, faut-il que je te coupe la tête pour te réveiller !

C’était Sayed, le vendeur d’oranges. Derrière lui, des filles étaient attroupées. Sayed se pencha sur Goha et lui cracha violemment à la face. Goha sursauta.

— Hé ! hé ! attention ! cria-t-il.

Il s’essuya le menton avec la manche de son caftan et, d’une voix douce, reprit :

— Que ta journée soit bénie, Sayed !

Le vendeur d’oranges ne répondit pas. Il passait pour le marchand le plus plaisant d’El-Kaïra et cette réputation lui imposait de grands devoirs. Tout en cherchant la réplique savoureuse, il caressait de son pouce énorme la moustache noire qui barrait son visage. Hawa considérait avec un trouble croissant les os saillants de sa face, les muscles de ses jambes et surtout ce pouce dont il était si fier. Jamais homme aux yeux de la négresse n’avait dégagé autant de force et de santé. Encouragé par le regard de Hawa, le vendeur d’oranges appliqua sur les joues de Goha des gifles retentissantes.

— Pour toi ! cria-t-il, pour ta mère ! pour ton père ! pour ta tante ! Et des cousins ? As-tu des cousins ? Combien ? Cinq ? Cinq gifles pour tes cousins !

Goha poussait des hurlements, les filles ricanaient et Hawa qu’agitait une gaieté convulsive, se tenait les côtes. Elle se calma tout à coup et, se levant, vint frôler le bras de Sayed.

— J’ai à te dire une parole, murmura-t-elle. Elle soupira, baissa pudiquement les yeux.

— Peut-être deux paroles… Et d’abord écoute-moi…

Elle fit quelques pas. Sayed, intrigué, lâcha Goha pour la suivre.

— Sidi Ahmed ne veut pas me louer une chambre, reprit-elle.

— Tu veux donc faire le métier ?

— Laisse-moi dire… Et d’abord…

Elle n’osa poursuivre et se couvrit le visage avec le bas de sa mellaïa. À cet aveu, Sayed répondit en la pinçant vigoureusement.

— Aïe ! Aïe ! tu me feras mourir, balbutia-t-elle.

— Je parlerai à Sidi Ahmed, j’arrangerai tout.

— Et que la chambre soit belle, insista Hawa.

— Laisse-moi faire, répliqua le vendeur d’oranges. Dans une heure, tu seras installée… Mais que me donneras-tu ?

— Ah ! pourquoi me demandes-tu ce que je te donnerai, quand tu sais ce que je te donnerai…

À ces mots, le vendeur d’oranges enlaça la négresse et l’entraîna dans une ruelle voisine.

Goha était resté avec les filles. Elles l’avaient entouré d’un cercle bruyant et chacune de l’interroger : « Alors tu restes avec nous ? — C’est bien vrai, tu habiteras le quartier ? — Tu nous raconteras tes aventures, Goha. — Tu nous parleras de ta cheika et de ta femme à l’eau de rose… » Goha, mis en gaieté, embrassait l’une, caressait l’autre, mais quand il vit Hawa disparaître aux bras de

Sayed, il s’assombrit et alla s’asseoir à l’écart.

XXXII

dans le quartier


La chambre que Hawa avait obtenue se trouvait au rez-de-chaussée d’une maison réservée à des Syriennes et située dans la rue principale du quartier. Il avait fallu toute l’autorité de Sayed pour faire admettre cette dérogation à des règles séculaires. En vain Sidi Ahmed fit-il remarquer que les négresses étaient séparées des Circassiennes et des Syriennes et qu’une confusion donnerait lieu à des désordres. Le vendeur d’oranges menaça le tenancier du lieu d’une guerre sournoise et il obtint gain de cause, car, malgré son humble condition, son prestige était grand. Au moment d’emménager, Hawa dut se défendre contre ses voisines, indignées de cette intrusion. Sidi Ahmed reçut leurs doléances.

— Une négresse parmi nous, mais c’est une honte ! s’écria la matrone qu’elles avaient déléguée. Elle gâtera nos affaires, Sidi. La présence d’une négresse nous dépréciera auprès des clients et nous voulons maintenir nos prix.

Sayed intervint.

— Vous êtes des mules, dit-il. Le prix de Hawa sera le double du vôtre, oui, le double, et je sais ce que je dis.

Quoique la prétention de la négresse leur parût à la fois injurieuse et comique, les filles cessèrent de protester. Elles attendaient de voir leur rivale à l’œuvre. Une Syrienne qui portait en sautoir six rangées de sequins résuma l’impression générale :

— Une semaine et — je le jure sur ma tête — cette chienne de négresse sera mise à la porte avec son paquet, son idiot et son enfant.

— Et ce sera justice, ajoutèrent ses compagnes.

Une seule fille se tenait à l’écart, et semblait se désintéresser de la discussion. Elle avait les paupières, les joues et les lèvres boursouflées. Une robe claire plaquait son corps, dessinant la courbe précise de ses jambes et la chute des épaules. Assise sur un tapis, elle oscillait machinalement le buste. La Syrienne se campa devant elle dans une posture agressive et la prit à partie :

— A-t-on jamais vu une fille pleurer comme toi sur sa virginité ? Tu pleurais en entrant, tu as hurlé avec ton premier client que c’en était un scandale ! Et depuis, tu pleures, tu pleures, tu pleures ! On dirait, ma parole, qu’elle avait quelque chose d’extraordinaire ta virginité ! Une négresse ̃et une morveuse… qu’on nous envoie une lépreuse, et nous serons au complet…

Elle s’arrêta sur cette réflexion ironique, puis en proie à un brusque accès de rage :

— Et moi, je ne sais qu’une chose, s’écria-t-elle, c’est que notre renommée est perdue !

— Tu as raison, balbutia la jeune femme, j’ai un chagrin. Mais bientôt tu verras comme je serai gaie.

— D’abord comment t’appelles-tu ? demanda la Syrienne en s’adoucissant. Nous t’avons surnommée la morveuse.

— Je m’appelle Amina, répondit la prostituée.

Incapables de concentrer longtemps leur attention sur un même sujet, les filles, qui étaient réunies sur le palier de la maison où elles habitaient pour la plupart, se séparèrent. Amina monta dans sa chambre. Quelques-unes s’assirent sur le pas de la porte pour guetter les passants. Le dos appuyé contre le mur, leurs pieds nus dans la boue, elles criaient leur prix à tour de rôle et d’une voix monotone. Lorsqu’un homme s’arrêtait, elles détaillaient précipitamment le tarif de leurs pratiques amoureuses ; s’il hésitait, elles s’efforçaient d’accroître sa convoitise par des gestes et des paroles obscènes. Parfois le passant s’approchait, considérait attentivement la marchandise offerte, la maniait encouragé par des mimiques et des gémissements. Il fixait son choix ou s’en allait. Dans tous les cas, c’était un concert d’injures, de malédictions et il devait se débattre contre des mains rageuses agrippées à son caftan.

La nuit tombait rapidement. La flamme immobile des lampions brillait aux fenêtres sans éclairer la rue. Dans les fumeries, des exclamations et des rires préludaient au silence et aux longues immobilités des hachachins. Des mendiants, aveugles ou estropiés se retiraient à pas précautionneux vers des lieux de repos, croisant au passage des jeunes gens et des vieillards qui conversaient à voix haute. Par moments des groupes bruyants s’engouffraient dans les tabagies ou les salles de danse. Devant leur porte, fraîchement fardées, les filles, enfiévrées, se querellaient entre elles pour la moindre vétille. Une forte odeur de légumes pourris et d’urine se mêlait aux frais arômes de la brise, rendant l’atmosphère énervante. Les filles avec le sourire et l’injure à la bouche respiraient abondamment la puissante haleine de la nuit et, comme pour mieux s’en pénétrer, relevaient leur robe jusqu’à la ceinture.

Deux hommes se dirigeaient vers la maison où logeaient Hawa et Amina. Des Circassiennes qui faisaient le guet se jetèrent sur eux, mais soudain les poings pesants de l’un des visiteurs s’abattirent sur leurs épaules ̃:

— Place ! Place ! Filles de chiens !

Reconnaissant le vendeur d’oranges, elles s’écartèrent en grommelant

— C’est Sayed avec un Effendi.

— Ils vont probablement chez Amina.

— Une fille qui se mouche du matin au soir ! Elle est recherchée parce qu’elle débute, mais on s’en lassera… et avant peu elle en sera réduite à nous lécher les pieds !

Sayed et l’Effendi s’arrêtèrent un moment sur le palier. Ils étaient engagés dans une discussion politique.

— Il faut que le Sultan, le vrai Sultan, celui de Stamboul, rétablisse son pouvoir, disait l’Effendi, tandis que le vendeur d’oranges prenait parti pour les Mamelouks rebelles.

Les filles les avaient suivis dans la maison. Elles se tenaient à distance et les écoutaient, curieuses de savoir si c’était chez Amina que le jeune homme passerait la nuit. Contre leur attente, il disparut derrière une tenture qui se trouvait à gauche de l’entrée. Elles se regardèrent stupéfaites, puis elles s’élancèrent dans la rue devant la fenêtre du rez-de-chaussée, juste à temps pour surprendre Hawa qui, la face éclairée d’un énorme sourire, fermait les rideaux.

— Tu as vu sa tête ? Une vraie poêle à friture !

— Elle fera la fière demain.

— Qu’elle essaie… Par Allah ! je lui casserai les os !

— N’oublions pas que Sayed la protège.

Elles revinrent s’asseoir sur le pas de la porte et s’aperçurent qu’un homme s’y était installé en leur absence. C’était Goha.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? demanda l’une des Circassiennes.

Ne recevant pas de réponse, elle se pencha sur Goha et le rudoya.

— Hé là ! fit-il, hé là !

— Qu’est-ce que tu caches là, sur tes genoux ? demanda la prostituée.

— Ma fille.

— Alors c’est toi le souteneur de la négresse ?

Il ne répondit pas.

— C’est toi l’idiot ?

— Oui.

— Eh ! bien, ta place n’est pas ici… Va-t’en.

Goha se leva, traversa la rue et s’assit contre le mur qui faisait face à la chambre de Hawa, Par moment, des ombres apparaissaient sur les rideaux rouges. Goha, machinalement, détournait les yeux. Il savait que la négresse se prostituait pour subvenir à leurs besoins : L’avant-veille, d’une voix légèrement inquiète, elle lui avait fait part de ses projets. « Le tout, avait-elle dit, était d’attirer les hommes et de leur plaire. » Si elle y parvenait c’était le succès, la fortune. Lui l’avait approuvée d’un air grave, confiant dans la sagesse de sa nourrice.

Cependant, accroupi contre le mur, Goha, ce soir-là, ne parvenait pas à se réjouir quoique la négresse débutât par la visite d’un Effendi. Le visage morne, il murmura

— Hawa sera contente…

Il lui fallut un effort considérable pour ajouter :

— Moi aussi, je suis content…

Les rideaux qui pendaient à la fenêtre de Hawa sans cesse s’amplifiaient. Ils étaient animés d’une vie monstrueuse. Goha regarda le sol fixement. Le malaise qu’il éprouvait, il lui semblait que seuls ces rideaux en étaient cause et que, s’ils disparaissaient soudain, son malaise disparaîtrait du même coup.

Il y eut dans la rue un bruit de pas, des exclamations et des rires. Deux ombres s’agitaient. Un homme cherchait à fuir, tandis qu’un autre le retenait de son poing crispé.

— Qu’Allah te coupe en morceaux, tu te moques de moi ! disait l’un.

— Je ne veux que ton bonheur, disait l’autre.

Goha reconnut la voix de Sayed. Le vendeur d’oranges, les muscles saillants, bombant le torse, était planté droit sur ses jambes. Au bout de son bras, l’Effendi gesticulait.

— Voyons, Sayed… Tu plaisantes !

— Suis mes conseils, répliqua le vendeur d’oranges sans desserrer son étreinte, et tu me béniras.

À ce moment les rideaux rouges s’écartèrent et Hawa parut à la fenêtre. Elle se pencha au dehors pour suivre la discussion.

L’Effendi continuait à parlementer.

— Au nom de ta mère, Sayed, allons-nous-en…

Le marchand ne répondait toujours pas, mais son mutisme avait quelque chose de résolu, de menaçant qui impressionna l’Effendi. Il essaya de rire

— Ha ! Ha ! quelle bonne farce !

— Suis mon conseil, dit Sayed à voix basse.

Cette fois, l’Effendi fut réellement pris de panique. Il mit précipitamment un sequin d’or dans la main de Sayed.

— Garde ça ! répliqua Sayed avec colère. La femme que je te propose est un morceau de sucre. Tu coucheras avec elle… Ou bien…

Sans achever sa phrase, il traîna son compagnon jusqu’à la porte, le poussa dans le vestibule et, soulevant la lourde tenture, il ajouta :

— Amuse-toi bien !

De nouveau les rideaux rouges se refermèrent.

Goha avait assisté à la dispute sans bouger. Ordinairement, il ne s’intéressait à ce genre de spectacle que lorsqu’une parole ou un geste excitait sa gaieté. Il ressentait alors la griserie du tumulte, le besoin de se dépenser dans des mouvements désordonnés et fous.

Quoique la scène entre Sayed et l’Effendi lui offrît maints éléments de gaieté, la pensée même que l’on eût pu rire en cette circonstance l’eût stupéfait. Le regard fixé sur les deux hommes, il éprouvait une émotion intense. Son cœur battait à se rompre. Là où il ne saisissait d’habitude que le désordre, il voyait le drame et il s’en sentait nettement le point central comme si du résultat de cette querelle dépendait son propre sort. Sans qu’il s’en rendît compte, il était en sympathie avec l’Effendi, il espérait que celui-ci réduirait à merci le vendeur d’oranges. Déjà dans sa jambe s’esquissait le coup de babouche qu’il appliquerait à Sayed au moment où il roulerait dans la boue, terrassé par son adversaire. Lorsqu’il vit que l’Effendi avait cédé, un cri s’étouffa dans sa gorge et lorsqu’il se retrouva seul dans la rue silencieuse avec, en face de lui, le mystère rouge des rideaux, son trouble devint de la terreur.

Il voulut fuir, mais un fardeau pesait sur ses genoux. Il s’apprêtait à le rejeter sur la chaussée… Ses bras hésitèrent… La petite fille endormie avait manifesté son existence par un soupir à peine perceptible. D’un geste hébété, Goha la replaça sur ses genoux.

Dès lors, il ne songea plus à s’échapper et sa terreur tomba d’elle-même. Étroitement enserrée dans ses langes, sa petite tête vieillotte coiffée d’un bonnet trop large d’où émergeaient des lèvres charnues et des narines écrasées, l’enfant dormait. Goha la considérait de ses yeux mornes. Sa fille était plus qu’un fardeau mais ce qu’elle était, il ne le savait pas. Il avança sa main vers le corps menu, chercha à deviner, sous l’étoffe raide, des formes… et instinctivement son geste curieux devint une caresse. Maintenant il distinguait le souffle égal et tiède qui s’exhalait des lèvres de l’enfant et les battements légers de son cœur. Il se pencha vers ce mystère de vie tandis qu’une sensation agréable, douloureuse cependant, s’attardait le long de ses nerfs.

Il ressentait, mais à un degré plus intense, ce besoin de protection qu’un jour il avait éprouvé auprès de son âne. Il voulut témoigner son affection à cette petite chose faible, mais il craignit de lui faire du mal en la serrant dans ses bras. Il défit lentement la bande de toile roulée autour de son turban et en recouvrit le corps de sa fille pour qu’elle n’eût pas froid. Cela ne le contenta pas ; il sentait qu’il devait faire plus pour elle. Alors il lui parla, comme il avait parlé à son âne :

— Toi, tu es une petite Goha…

Il s’émut à ces mots et une larme glissa sur sa joue. Il répéta :

— Toi, tu es une petite Goha…

Mais cela aussi était trop peu. Les yeux fixés sur son enfant, il souffrait de ne pouvoir donner une expression son sentiment. Recueilli dans un effort créateur, cherchant un cri, il se retrempa dans un réservoir de tendresses passées. Et, sans savoir que le souvenir d’émotions éprouvées se portait en avant et animait sa voix, il chanta, tout frissonnant :

— Je vends des fèves… qui veut des fèves ?… voilà des fèves…

Et par ce chant, qui était l’émanation du meilleur de lui-même, il crut envelopper de tout son être,

l’enfant qui dormait sur ses genoux.

XXXIII

les affaires de hawa


Goha berçait encore son enfant lorsque Hawa, par la fenêtre, lui fit signe de rentrer. Il se leva, mais tout doucement, compliquant son geste de mille précautions superflues, tant il craignait de réveiller la fillette.

— Dépêche-toi donc ! cria la négresse.

Au milieu de l’entrée, il aperçut une dalle brisée. Pour l’éviter, il côtoya le mur. Il souleva enfin la tenture qui masquait la chambre de Hawa et poussa un cri de frayeur. La négresse s’était précipitée sur lui, avait arraché l’enfant de ses bras en s’écriant :

— Ô ma lune ! ma vie ! ma lumière !

Elle découvrit brusquement le visage enfoui sous le bonnet de coton, pinça le nez, baisa goulûment les doigts repliés et se mit à danser pesamment, sans s’inquiéter des vagissements de la fillette.

La ! la ! j’ai deux sequins !
La ! la ! j’ai deux sequins !
La ! la ! j’ai deux sequins !

Elle lança le nouveau-né sur le divan et se jeta sur Goha qui la regardait, ébahi. Elle lui baisa les joues, les lèvres, les yeux, lui tira les oreilles et la touffe de cheveux plantée au sommet du crâne.

— Maintenant, regarde, dit-elle en ouvrant sa main où luisaient deux sequins d’or.

Sa physionomie tout à coup devint sérieuse.

— Regarde, reprit-elle sur un ton sévère. Et d’abord admire ce que je te montre… Deux sequins et c’est de l’or… De l’or comme on en donne aux filles d’un mamelouk !

Brusquement elle écrasa de la main les narines de Goha.

— Sens-moi ça ! ajouta-t-elle et bénis le Tout-Puissant… C’est de l’or, Sidi… Et d’abord à qui est-ce qu’on l’a donné ? À Hawa. Qui l’a mérité ? Hawa… C’est Hawa qui l’a mérité…

Elle se tut un instant.

— Non, il faut être juste, dit-elle. Hawa l’a mérité, mais Sayed est un bon garçon…

Elle fit claquer sa langue :

— Ah ! quel homme !

Goha sentit qu’il devait répéter après sa nourrice comme il l’avait fait jadis : « Ah ! quel homme ! » Mais, il n’y parvint pas. Il voulut surmonter sa répugnance. À mesure qu’il s’y effor-çait, sa répugnance devenait de la haine contre le vendeur d’oranges. D’une voix sourde, les poings crispés, il dit :

— Sayed a voulu que je montre mon derrière…

Hawa fronça les sourcils

— Et d’abord, fit-elle, je ne veux pas qu’on dise du mal de Sayed… Tu entends, Sidi ?

Goha ne répondit pas. Mais cette phrase et la manière surtout dont elle avait été dite lui causèrent une douleur comme il n’en avait jamais éprouvée. Ils gardèrent l’un et l’autre le silence.

Lorsqu’ils se couchèrent, la négresse et Goha étaient réconciliés, mais ce dernier ne dormait pas. Les yeux ouverts, il voulut songer à son enfant, à Hawa, à Sayed, il voulut lier entre ces êtres et lui des rapports. Il n’avait pas encore le sentiment que la fillette était sienne. Ce n’était qu’une petite chose dont il avait la garde. En fouillant son cœur, il s’aperçut qu’il avait peur pour elle, rien que peur. Il pensa à Sayed. Cet homme l’avait persécuté, mais avec une telle franchise brutale que Goha s’était toujours senti en confiance avec lui. Depuis deux jours le vendeur d’oranges s’insinuait dans sa vie. Ce n’était plus, comme jadis, un coup de pied dans le dos et un gros éclat de rire qui les libéraient l’un de l’autre. Maintenant, il sentait Sayed sans cesse autour de lui. Ah ! comme il eût préféré à cette menace constante, à cette présence insidieuse, une scène violente, réelle. Il regretta leurs courtes luttes dans la rue, les coups de poing échangés, cette dépense de forces en plein jour, dont il revenait les membres meurtris. À cette heure, il avait le corps intact et l’âme lourde. Il s’aperçut qu’il avait toujours aimé le vendeur d’oranges malgré ses violences et il s’effara de cette découverte. Désormais il serait l’esclave de cet homme dont il comprenait tout à coup la puissance. Son unique sauvegarde était Hawa. Il songea à Hawa. À chacune des crises qu’il avait traversées, elle l’avait soutenu de son sourire tranquille. La négresse dormait couchée sur le dos. Il s’apprêtait à la réveiller, pour lui adresser la phrase habituelle :

— Hawa, tu ne veux pas causer un peu ?

Il n’osa pas et, aussitôt après, il fut épouvanté de n’avoir pas osé.

— Hawa, Hawa, balbutia-t-il, mais d’une voix si basse que lui-même ne s’entendit pas.

Il eut peur d’une chose qu’il était sur le point de découvrir et secoua sa tête comme pour brouiller ses idées. Il reprit ses méditations. Sayed, son enfant… Il devait se défendre contre l’un et protéger l’autre. Que la tâche serait facile si Hawa voulait être pour lui ce qu’elle avait été autrefois ! Appuyé sur la large épaule de sa nourrice, il aplanirait tous les obstacles. Rien ne lui résisterait. Et il imagina des combats splendides où il materait d’un tour de main ses ennemis, Il avait entendu un conteur public faire le récit des aventures d’Antar. C’étaient des aventures de sa propre vie. C’était lui qui avait, dans son enfance, brisé la gueule d’un lion en lui écartant les mâchoires, lui qui, un jour de bataille, avait creusé, en frappant le sol du fer de sa lance, un trou sans fond où trois mille cavaliers avaient été engloutis. Et ce qu’il avait fait jadis pourquoi ne le ferait-il pas encore ? Si seulement Hawa voulait… Il attendit l’aube, les yeux grands ouverts, tour à tour exalté, calme et déprimé.

Le matin, Hawa se leva joyeusement sous le regard fiévreux de Goha.

— Lève-toi, mon maître, il faut que je nettoie, dit-elle la pensée absente.

Goha tressaillit à ces mots. Ils lui rappelaient les jours heureux où, traqué par le balai de sa nourrice, il errait de pièce en pièce. Éperdu de joie, il crut à un retour de ce passé.

— Tu te souviens, ma nourrice ?… Un jour, je t’avais dit : Hawa je te jure que tu as balayé cette chambre !… Ce n’était pas vrai.

— Je n’ai pas le temps de plaisanter, Sidi, répondit Hawa avec impatience, je suis pressée… Sayed m’a promis d’amener un client, ce matin.

Le sourire de Goha s’éteignit sur ses lèvres. Son dernier espoir venait de s’écrouler. Il sortit de la chambre, ivre de fatigue et de douleur.

Une femme descendait l’escalier. C’était Amina, l’esclave de Nour-el-Eïn. Goha alla au-devant d’elle. Parvenue à la dernière marche, la jeune Syrienne poussa un cri. Il lui posa la main sur l’épaule et d’une voix caressante lui dit :

— Amina…

— Va-t’en ! Va-t’en ! répondit-elle haineusement. Je savais que tu habitais cette maison, mais je ne voulais pas te voir.

Goha lui dit :

— La cheika, hein ?… La cheika…

La poitrine d’Amina se souleva. Elle s’effondra sur l’escalier en sanglotant. Appuyé sur la rampe, il la contemplait sans rien dire. Le chagrin de la jeune esclave le rendit heureux sans qu’il sût pourquoi et, quoiqu’il continuât à sourire, il crut qu’il pleurait lui aussi.

Il s’approcha d’elle, l’enlaça délicatement. Il était bien ainsi contre elle, pour songer à des choses qui n’étaient pas définies mais qui les concernaient l’un et l’autre.

— Ma sœur, dit-il.

Après une pause, il répéta :

— Ma sœur.

Elle ne répondit pas, mais elle aussi trouvait bonne cette étreinte fraternelle.

— Tu te rappelles ? reprit Goha… Son pied était petit, petit… Sa main était petite… Oh ! qu’elle était petite… et elle marchait comme ça.

Amina l’écoutait en hochant la tête et se serrait mieux contre lui.

— Sa robe était jaune, disait Goha… son âme était grise… Tous les jours je lui portais une cruche d’eau et une pastèque…

Amina lui avait pris la main et la caressait machinalement.

— La première fois, disait Goha, elle voulait me jeter dans la rue, Son front était dur, dur…

Il lui parlait bas et ses lèvres lui effleuraient l’oreille.

— Une autre fois, des anges tuaient les djinns avec des blocs de feu… Elle avait peur… Elle disait regarde ! regarde ! Et moi j’étais content…

Leurs visages mouillés de larmes s’étaient rapprochés. Mais Amina rougit, baissa les yeux et s’écarta. Goha ne fit rien pour la retenir. La voix de Hawa le tira de sa rêverie.

— Goha, cria-t-elle, ne t’en va pas… Je te prépare des fèves.

— Bien, ma nourrice.

Il prit son chapelet et se mit à l’égrener. Par moments, la voix de sa nourrice venait jusqu’à lui :

— Je ne sais pas ce qu’a mon feu, disait-elle, il s’éteint tout le temps.

Elle chantait, se taisait, allait et venait de son pas pesant. Soudain, elle poussa un cri :

— Là ! j’en étais sûre… J’ai renversé les fèves… Naturellement, je dois tout faire, tout faire… Chacun me donne le mauvais œil pour ma gallabieh, pour mes clients… Dans ces conditions les choses doivent aller de travers…

Ces préparatifs avaient excité l’appétit de Goha.

— Hawa, demanda-t-il, est-ce qu’on mangera bientôt ?

— Manger ? répondit-elle avec humeur… oui ! je dois penser à tout… Non ! tu ne mangeras rien.

Dix minutes après, elle appela Goha.

— Prépare-toi ! je t’en réchauffe d’autres.

Il se levait pour la rejoindre quand Sayed, accompagné d’un vieillard, apparut à la porte d’entrée. Intimidé, ne sachant où fuir, Goha demeura sur place et il s’aperçut que ses mains le gênaient.

— Il est là, le gros canard ? demanda Sayed d’un ton doucereux.

— Oui, Sayed… oui, le gros canard, balbutia Goha.

— Et toi, que Dieu le veuille, tu te portes bien ? reprit le vendeur d’oranges.

Toutes ces politesses augmentaient la confusion de Goha.

— Un pétale de rose ! dit Sayed en lui touchant affectueusement la joue.

Goha frémit à ce contact et il eut la certitude que son gosier s’était fermé, que désormais il ne pourrait rien avaler. Tremblant, il voulut répondre « Que Dieu te bénisse Sayed !… » Mais les mots ne venaient pas, de grosses gouttes de sueur perlaient à son front.

— Goha ! cria la négresse de sa chambre, tu mangeras tes fèves plus tard.

— Bien, ma nourrice, quand tu voudras, répliqua Goha précipitamment.

Des prostituées étalées en rond sur le seuil de la maison prenaient leur premier repas. Elles occupaient en partie la chaussée. Parfois un ânier les interpellait rudement, elles lui répondaient par des injures ou des agaceries.

— Ah ! te voilà ! s’exclama la Syrienne aux cinq rangées de sequins en voyant Goha s’avancer timidement vers le groupe. Et ta fille ?

— Elle dort, dit Goha.

Il regardait avec envie le bol de fèves qu’elle tenait dans son giron et où elle venait d’écraser deux œufs bouillis. La Syrienne surprit sa convoitise. Elle cligna de l’œil à ses compagnes et dit négligemment :

— La négresse ne t’a rien donné à manger ?

— Non, répondit Goha en s’asseyant, elle ne m’a rien donné.

— Eh bien ! je suis une bonne fille, reprit la Syrienne. On prétend que tu es amusant… Fais-nous rire et je te donnerai des fèves.

Sans plus s’occuper de Goha, elle poursuivit son repas. Goha, que les filles regardaient à la dérobée, s’ingéniait stupidement à enfoncer ses doigts dans ses babouches.

— Qu’est-ce que tu attends, demanda la Syrienne ?

Goha eut un sourire contrit. Les yeux ouverts sur la jeune femme il songeait : « Il y a longtemps que je veux te dire une chose… une chose… Oh ! pas pour que tu me donnes des fèves. Ce qu’il me faut c’est que tu sois gentille, et que les autres aussi soient gentilles comme au premier jour, quand je suis arrivé… »

— Amusant, toi ? s’exclama la Syrienne. Un fameux idiot… Oui ! Et la négresse a bien tort de s’encombrer de toi…

— Tu as raison, appuya une de ses compagnes… Une tête pareille porte malheur.

Impressionnées, les prostituées s’écartèrent.

— Mon chéri, j’ai à te parler, dit la négresse à Goha qui était venu la rejoindre. C’est très sérieux, et la prochaine fois je me fâcherai. Moi, je gagne ma vie et toi, tu t’en moques. Quand mes clients passent près de toi, tu n’embrasses pas leurs épaules, tu ne leur demandes même pas si — que Dieu le veuille ! — leur santé est bonne. Je te prie de devenir poli, de t’intéresser à mes affaires… Et maintenant prends tes fèves.

Le soir même, à l’apparition de Sayed avec un nouveau client, il se leva brusquement et, d’un geste automatique, il porta plusieurs fois la main à son front. Il s’efforça de varier ses saluts, de se prodiguer.

— Soyez les bienvenus… Que Dieu… Que le bonheur… Daignez nous honorer… Vous éclairez la maison… Vous… Vous…

Mais les hommes étaient déjà passés. Immobile contre le mur, Goha continuait à porter la main à son front. Son geste augmentait en violence. C’était maintenant des claques qu’il s’appliquait sur les yeux, sur le nez et il ne s’arrêta que lorsqu’il sentit son visage en feu.

Il regarda autour de lui, prêt à sangloter, mais sa face grimaça. Il eut un rire imprévu, un rire imbécile. Il s’assit sur la chaussée, les coudes aux genoux, la tête sur les mains.

— Goha, dit la négresse dont le langage gagnait en assurance depuis ses succès auprès des hommes. Elle venait de compter ses sequins et n’était pas d’humeur à juger avec indulgence les faiblesses d’autrui. — Goha, tu abuses de ma patience. Pour faire semblant de m’obéir tu as salué mon client après qu’il est passé et tu t’es informé de sa santé avec des yeux si méchants que tu avais l’air de souhaiter sa ruine.

Elle attendit une réponse, le buste penché, exprimant ainsi sa bienveillance hautaine. Goha hésitait. Sa physionomie était étrangement tourmentée. Depuis son arrivée dans le quartier, il avait perdu la fraîcheur de son teint, sa jeunesse. Il était presque laid maintenant.

— Ma nourrice, dit-il d’une voix ardente, je ne peux pas !

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je ne peux pas, répéta-t-il en s’appliquant la main sur la poitrine. Ce que tu me demandes est impossible… Impossible… Je ne peux pas.

La négresse ne reconnut pas ce qu’il y avait de passionné, de profondément humain dans cet aveu. Elle sourit avec dédain et répondit d’un ton solennel :

— Je vois, Sidi, que tu ne changes pas. Ah ! Hadj Mahmoud avait raison… Enfin la volonté d’Allah est impénétrable… Je n’ai qu’une parole à te dire : obéis-moi et tu t’en trouveras bien… ne m’obéis pas et alors… alors…

Elle fut incapable de conserver cette attitude méprisante qu’elle jugeait seule digne de sa nouvelle condition. Laissant libre cours à sa nature, elle s’écria :

— Et puis, en voilà assez !… J’ai pitié de toi, mais tout a des limites… Tu salueras mes clients convenablement, ou je t’écraserai comme une mouche. Entends-tu, imbécile ? comme une mouche, et Sayed se chargera de la besogne !

Elle ricana :

— Ha Ha ! Sayed te balancera comme une feuille. C’est qu’il est fort, lui !… Toi, tu n’es rien… Tu n’es même plus beau…

— Ma nourrice, gronda Goha dans une colère folle, les yeux injectés de sang… Je crache sur Sayed !

— Goha, cria la négresse en agitant la main… Goha, je vais me fâcher !…

— Je crache sur Sayed ! hurla Goha, et une gaieté féroce inondait son visage… Oui, et je le tue !

Mais la négresse s’était subitement calmée, Elle haussa les épaules, chantonna, assura le mandil sur ses cheveux. Goha demeura décontenancé. Tout à coup, il courut vers Hawa, se blottit contre elle et balbutia :

— Je ne peux pas, ma nourrice, je ne peux pas… Tout ce que tu voudras, mais ça je ne peux pas…

Et tandis qu’il sanglotait, Hawa songeait, presque malgré elle, à la mâle fierté du vendeur

d’oranges.

XXXIV

le crime de goha


À partir de ce jour, les entretiens entre Goha et la négresse devinrent moins fréquents. Il leur arrivait même de n’échanger que les saluts d’usage. La négresse ne voyait plus en Goha qu’un meuble qu’on déplace. Elle avait organisé sa vie, partageant ses heures de répit entre les travaux du ménage et les soins qu’elle donnait à son enfant. Elle aimait surtout s’asseoir à la fenêtre, la fillette sur ses genoux. La bouche entr’ouverte, elle rêvait à un avenir somptueux. Commerçante habile, elle s’était assuré une clientèle régulière.

Un matin, elle demanda à Goha des détails sur Nour-el-Eïn. Rouge d’émotion à la pensée de rendre service à Hawa, il ne put que balbutier : « Son pied était petit… Sa main était petite… Et elle dansait comme ça… »

— C’est bien, Sidi, répliqua la négresse, compatissante… Maintenant laisse-moi… J’ai à réfléchir… Tu n’es capable de rien.

Mais Goha voulait satisfaire sa nourrice, lui donner le fruit de son expérience. Il reprit très vite :

— Son front était dur… Sa robe était jaune…

Hawa avait dressé la tête.

— Jaune ?

— Jaune.

Elle s’acheta une robe jaune. Mais l’attente de Goha ne se réalisa pas. Il n’y eut aucune familiarité entre lui et sa nourrice.

Il avait peur d’elle, craignait de la mécontenter, de s’attirer des remontrances. Il la suivait sans cesse du regard, pour prévenir ses désirs, pour obéir à ses ordres dès qu’ils étaient formulés. La négresse n’avait que rarement recours à lui. Alors, il se mettait sur son chemin ; il lui enlevait un grain de poussière, un cheveu accroché à sa robe. La négresse le laissait faire sans rien dire. Une fois qu’il se livrait à ce manège, il renversa un guéridon et brisa une gargoulette.

Les seules minutes heureuses que vécut Goha durant ces longues semaines étaient celles où, de loin, il suivait des yeux la silhouette d’Amina, allant et venant dans la rue, descendant les escaliers puis les remontant. La Syrienne quittait peu sa chambre. À des heures régulières, elle faisait ses provisions. Goha la voyait revenir portant dans le creux de sa jupe relevée des oignons, du pain, des tomates, des mandarines, des melons. Plus tard elle apparaissait avec deux petites gargoulettes qu’elle remplissait à la fontaine, dans la cour de la maison. C’était une amie, celle là, Goha le savait. Pourtant, depuis l’entrevue lointaine où ils avaient évoqué la cheika, plus jamais ils ne s’étaient parlé.

Avec une obstination morne, Goha se mettait en quête d’une affection, d’un appui, ou seulement d’un bruit de voix pour se distraire de lui-même. Souvent, il s’approchait des prostituées, il s’asseyait à quelques pas d’elles, aussi près que possible, n’osant jamais toutefois se mêler franchement à leur groupe. Si elles affectaient de ne pas le voir, il devenait triste ; si elles le regardaient, il avait honte. Ces filles, qui l’avaient accueilli tout d’abord avec un débordement de joie, le traitaient maintenant avec dégoût. Le connaissant d’après la légende, elles croyaient trouver en lui un sot amusant, presque un bouffon. Sa bonne mine avait confirmé cette croyance. Mais leur illusion fut vite dissipée. La compagnie du nouveau venu leur parut ennuyeuse dès le lendemain de son arrivée et bientôt, quand il perdit sa bonne humeur, sa fraîcheur, sa santé, elles s’aperçurent que loin d’être amusante sa sottise était lugubre.

À deux ou trois reprises, elles se montrèrent cruelles à son égard. Elles le chassèrent de leur présence en lui arrachant son turban et en lui lançant des ordures à la face. Elles avaient pour lui de la répugnance, une haine physique dont le principe était la déception mais qui s’était vue singulièrement fortifiée le jour où l’une des prostituées avait dit, au hasard, qu’une tête comme celle de Goha portait malheur. Le mot avait été approuvé, répété et il devint notoire dans le quartier que Goha portait malheur. La passive complicité de Hawa, qui se taisait quand de tels propos étaient tenus devant elle, donna du poids à cette calomnie. En réalité, la négresse n’y croyait pas. En affectant d’y ajouter foi, elle comptait bien faire admirer sa grandeur d’âme qui lui faisait garder et nourrir et protéger un être de malheur.

Goha se rendit compte qu’il était définitivement perdu. Son regard n’avait plus de franchise, il considérait tout, même les meubles, à la dérobée. Par instants, sans raison apparente, ses mains s’agitaient fiévreusement dans les plis de son caftan. Une sorte de rage le prenait parfois contre lui-même. Il avait faim, il avait soif, mais il ne voulait pas manger les fèves qui fumaient à portée de sa main et il se refusait de boire à la gargoulette qu’il voyait durant des heures, sur le rebord de la fenêtre.

La nuit, il attendait dans la rue que le rideau rouge s’écartât et que Hawa lui fît signe de rentrer. Les clients défilaient, un à un, toujours accompagnés de Sayed. Il luttait contre le sommeil qui pesait sur ses paupières et, pour occuper son esprit, se livrait à des calculs :

— Celui-là est un jeune, songeait-il. Les jeunes restent moins longtemps que les vieux. Je pourrai bientôt me coucher.

Lorsque le client sortait, Goha se levait précipitamment et portait la main à son front :

— Que Dieu te garde, Sidi, que Dieu te garde…

Il s’apprêtait à gagner sa chambre, mais il apercevait Sayed qui, suivi d’un nouveau client, lui faisait signe de patienter. Il reprenait ses calculs :

— Je ne l’ai pas vu… Est-ce un jeune, un vieux ?

Son attente se prolongeait. Il sommeillait, se réveillait en sursaut. L’aube blanchissait les maisons.

Vint enfin le jour du drame.

C’était un matin du mois de Schawal. L’atmosphère poussiéreuse annonçait une chaleur étouffante. Goha qui avait veillé très tard dormait d’un sommeil pesant. Il ne répondit pas à l’appel de la négresse qui avait résolu de nettoyer sa chambre minutieusement. Elle l’appela une seconde fois, puis alla le secouer à pleins bras :

— Hé, réveille-toi, je dois nettoyer à fond aujourd’hui… Tu ne sais que manger et dormir… Voilà tout ce que tu sais faire…

Il se réveilla, prit dans ses bras l’enfant que Hawa lui tendait et alla s’asseoir dans l’entrée, sur la première marche de l’escalier.

La fillette, sur ses genoux, luttait contre ses langes. Elle tordait son corps grêle, agitait ses membres. Elle réussit enfin à dégager un de ses bras et son poing s’accrocha au caftan de Goha.

— C’est mon enfant, se dit-il, mon enfant.

Aucun élan de tendresse ne suivit cette pensée. Il avait simplement le sentiment de la propriété et des instincts malfaisants s’agitèrent en lui. À ce moment Sayed apparut à la porte. En traversant le vestibule, il donna sur l’épaule de Goha une tape amicale, sans rien dire. Goha crut cependant discerner un ricanement. Les mâchoires et les poings crispés, il grommela des injures. Il en avait assez de sa bassesse, de son infamie, des humiliations et des souffrances qu’on lui imposait. Il avait envie de mordre, de mordre des hommes jusqu’au sang. Il regarda son enfant et un espoir de dément germa dans son cerveau. Cette fillette était sienne, de même qu’il appartenait, lui, à Mahmoud. Il avait sur elle tous les droits, elle lui devait obéissance et respect.

Il se pencha sur son enfant et, d’une voix qu’il s’efforça de rendre indifférente, il dit :

— Salue ton père.

La petite agitait son poing en riant.

— Ne te moque pas de ton père, gronda Goha. Je te dis de me saluer.

Il attendit, la face grimaçante, les prunelles dilatées. Soudain il prit la fillette de sur ses genoux, la déposa par terre, sur les dalles.

— Je t’ordonne, bredouilla-t-il.

L’enfant se mit à pleurer. Il la cribla de coups nerveux sur les joues et sur le ventre. Un instant, en arrêt, il la considéra, songeant, à ce qu’il devait faire.

— Alors baise ma main ! cria-t-il.

Il appuya sa main sur la bouche ouverte de sa fille, pesa de plus en plus sur les gencives molles, les meurtrissant sans pitié, tout à son idée :

— Baise ma main !

Et comme l’enfant continuait à vagir et à baver sur cette grande main raidie qui, dans son tremblement se cognait contre sa face, Goha, ivre de colère, saisit entre ses doigts crispés le crâne du nouveau-né et l’écrasa d’un coup violent, contre les dalles.

— Il a tué mon enfant ! hurla Hawa en se précipitant sur Goha qui regardait stupidement ce qu’il avait fait. Monstre ! Monstre ! Arrache-lui les yeux, Sayed ! Tire-lui l’âme des entrailles !

Sans qu’il s’en rendît compte, Goha se trouva dans la rue, où Sayed l’avait déposé.

— Va-t’en, dit le vendeur d’oranges, avec douceur, va-t’en…

— Je crache sur elle, grommela Goha, je crache sur toi, je crache sur tous !

— Va-t’en, répéta Sayed avec un gracieux sourire et en le poussant par l’épaule… Si jamais tu as besoin de quelque chose, viens me le demander. Je t’aime beaucoup, Goha, je t’aime

beaucoup.

XXXV

la révolte du simple


Aux cris de Hawa, de toutes les ruelles avoisinantes, les gens accoururent et ce fut bientôt, devant la maison du crime, un attroupement bruyant de prostituées, de fellahs oisifs, de marchands ambulants avec leurs couffes et leurs bêtes. Le caftan au vent, Goha s’éloignait à grandes enjambées. Il marchait au milieu de la chaussée, fendant l’air de ses bras pour s’assurer la voie libre, précaution inutile d’ailleurs, les cris de Hawa ayant fait le vide devant lui.

La rue aboutissait à une place quadrangulaire bordée de petites boutiques. À l’ombre des stores verts ou jaunes, rouges ou blancs, des groupes discutaient. Sur toute la place, c’était un encombrement de légumes et de fruits, Parmi les melons, les pastèques, les courges, les aubergines, les marchands debout criaient et gesticulaient.

Goha rentra la tête dans ses épaules. Il lui semblait que l’odeur, l’humidité du quartier des filles étaient collées à sa peau comme une matière gluante et que, dans l’éblouissante lumière de la place ensoleillée, il ressortait tout noir.

Un peu à l’écart, parmi les pierres d’une bâtisse effondrée, un savetier avait installé son échoppe. Quarante ans consacrés à tailler et à coudre le cuir ne l’avaient pas enrichi. Sa gallabieh qui tombait en loques ne lui venait plus qu’aux genoux.

— Sois le bienvenu, dit-il à Goha, avec un doux regard…

Goha ne répondit pas au salut, non qu’il fût distrait, mais il avait le désir d’humilier le vieillard.

— Comme tu voudras, mon fils… Tu es mieux habillé que moi, mais Allah seul est grand…

Et le savetier se pencha sur la pièce de cuir qu’il était en train de découper.

Goha le regarda fixement. Il avait le crâne fracassé. De la cervelle pendait sur son oreille et, sur ses joues, des filets de sang s’étaient coagulés. Cette image n’inspira à Goha ni horreur, ni dégoût. Tous les êtres avaient le crâne ouvert. Il suffisait pour s’en rendre compte de les considérer attentivement.

Il se leva. Il prit une rue, puis une autre. Jusqu’à la nuit, il marcha sans arrêt. Il avait perdu la notion de l’heure ; la fatigue lui avait engourdi les sens. Quoiqu’il n’eût rien mangé depuis la veille et que la chaleur fût accablante, il était insensible au fumet des viandes qui s’échappait des rôtisseries, il était insensible à la brise qui glissait sur sa nuque en sueur. Il n’avait conscience que de ses jambes, il était tout entier dans ses jambes, et ses jambes étaient en marche pour l’éternité.

Tout à coup il s’arrêta et ce fut si brusque qu’il faillit perdre l’équilibre. Un promeneur attardé venait de déboucher au fond d’une ruelle. Pour le voir sans être vu, Goha, le cœur battant, s’effaça contre un mur. Parvenu à quelques pas de Goha, le promeneur disparut par une porte qu’il referma derrière lui. Goha s’élança. Il considéra la porte close d’un œil morne, puis avec colère ; et soudain, il souhaita le mal à l’inconnu. Il eut envie de donner à cette porte un coup d’épaule, de la défoncer, pour voir dedans. Il voulait voir dedans. L’idée s’implanta dans son cerveau qu’après avoir vu, il pourrait prendre l’inconnu dans sa main et l’écraser comme un fruit mûr.

Il appliqua son œil à la serrure en retenant son souffle. Il ne vit rien. Il chercha une fissure. N’en trouvant pas, il se coucha par terre pour regarder sous la porte ; il essaya de glisser ses doigts dans l’ouverture, vainement. Il se redressa, haletant, et se remit en marche.

Devant chaque porte, il ralentissait le pas, réfléchissait à ce qu’il pourrait faire, pour voir. Le coup d’épaule, à force d’être contenu, grossissait dans ses muscles, Goha était sûr que s’il se décidait à le lâcher, ce coup d’épaule renverserait une maison. Mais il ne se décidait pas. De temps à autre, il s’approchait d’un mur, le touchait du bout des doigts, pressait faiblement : le mur résistait. Goha poursuivait son chemin.

— Hé ! Sidi… Regarde ! … Tu t’es couché contre notre porte…

Goha se réveilla en sursaut et surprit un gamin qui lui passait sur le corps. Il s’était endormi en marchant et s’était effondré là, sans en avoir conscience. Le gamin pencha vers lui des yeux rieurs.

— Quel dommage ! dit-il… Tu as sali ta jolie gallabieh…

— Tu es un imbécile, grogna Goha… Et voyant que l’enfant tenait une galette de maïs, il la lui arracha des mains et la jeta dans une flaque de boue.

Aux cris du gamin, une femme apparut sur le seuil de la maison.

— Tu n’as pas honte ? dit-elle… Est-ce qu’on vole le déjeuner d’un enfant.

— Qui a volé ? fit Goha d’une voix bourrue.

— Toi ! toi ! cria l’enfant.

— Moi ? imbécile… Moi, j’ai volé ta galette ? … Où est-elle, imbécile ? Dans ma main ? Où ? La voilà ta galette ! … Elle est dans la boue ta galette !

— Va-t’en et que Dieu te pardonne, dit la femme avec mépris… Tu n’es pas un homme ! …

— Je suis un homme, grogna Goha… Essaye et tu verras si je ne suis pas un homme !

Vers midi, sa faim devint intolérable. Le long des rues, des gens s’étaient accroupis autour de plats fumants. Il passait devant eux rapidement. L’odeur des victuailles et le bruit des mâchoires lui arrachaient des cris.

Il était devant la maison de son père. La cour avait pris une parure de fête. Des tapis recouvraient les dalles, des tentures ornées d’arabesques l’abritaient, des guirlandes et des lampions multicolores étaient suspendus aux solives. Goha hochait la tête. La maison, elle-même, n’avait plus le même aspect. Jamais il ne l’avait connue si imposante et si fermée. Il trouvait incompréhensible qu’il eût pu autrefois y entrer et en sortir à sa guise. Tout au fond, dans l’ombre, Kellani le vieux portier, faisait sa prière. Goha eut un choc au cœur et s’écarta.

Il alla s’asseoir à quelques pas, contre le mur de Cheik-el-Zaki. Il songea à son père, à ses sœurs, à sa mère, aux nouveau-nés… Il songea à l’être qu’il avait le plus aimé, à Hawa, sa nourrice… Il y avait si longtemps qu’il ne l’avait vue ! Avait-elle vieilli ? Se souvenait-elle de Goha, le scarabée noir qui grimpait sur elle, la nuit ? Avait-elle étrenné une nouvelle gallabieh ?… « Porte-la et use-la dans la joie ! »… Que faisait à cette heure Hawa, son jasmin blanc ? Elle remplissait la mangeoire de Bagba… « Tozz ! tozz ! Maudit soit ton père ! » « Hé ! Bagba, pourquoi veux-tu que mon père soit maudit ? »… Elle nouait sur le sommet de son crâne ses trente petites nattes ; Non… Elle était à la cuisine… Elle préparait le mouton… « Goha, le feu ne marche pas, viens souffler dessus… Maintenant va-t’en, je t’appellerai pour le déjeuner… » Il s’en va… Il attend dans la rue… Oh ! qu’il a faim ! Que mangera-t-il ? Mangera-t-il le gigot ou un morceau dans la côte ? Il mangera les deux et il mangera aussi la tête…

Un homme était devant lui. Il reconnut la face noire et les yeux graves de Khalil, le portier de Cheik-el-Zaki. Goha le regarda méchamment et s’éloigna, emportant avec lui des odeurs de viande grillée, d’ail et de friture. L’odeur de friture fut la plus persistante et bientôt elle fut seule à emplir ses narines.

— Hé ! hé ! fit le marchand de poisson frit qui remuait sa poêle, te voilà bien changé ! … Il y a longtemps qu’on ne te voit plus !

— Que ta journée soit bénie…

— D’où viens-tu ? Tu ne viens pas de chez ton père ? … J’ai causé l’autre jour avec Kellani, votre portier… Hadj-Mahmoud, paraît-il, veut t’égorger… Il a le sang chaud, que Dieu le bénisse ! … Depuis qu’il a su…

Le marchand cligna de l’œil.

—… Que tu t’es fait le souteneur d’une négresse, il a envisagé plusieurs moyens de t’exterminer… Quand, sur les supplications des femmes, il renonce à te pendre, il veut te brûler ; quand il renonce à te brûler, il veut te lapider… En ce moment, il songe à te trancher le cou. Ha ! Ha ! Ha ! … N’importe ! il pourrait bien te pardonner à l’occasion du mariage… Ah ! tu ne sais pas que ta sœur aînée se marie avec un riche propriétaire, fils d’Abdallah le Borgne qui est mort l’an dernier. Son sang s’était changé en eau… On parle de cinq mille feddans… C’est un beau mariage…

Goha regardait les tranches de poisson frit que le marchand rangeait sur une plaque de marbre.

— Tu as faim, Goha ? demanda le marchand en souriant… Tu as l’air d’avoir faim, tu regardes ma friture… Daigne m’honorer, Goha… Voici une belle tranche, voici du pain… Tu as faim, n’est-ce pas ?

Goha fixa ses yeux dans ceux du marchand.

— Oui, j’ai faim, dit-il d’une voix caverneuse. Je veux manger. Donne-moi un morceau de viande.

— De la viande ? Je n’en ai pas, fit le marchand, embarrassé… Tu n’aimes pas le poisson ?

— Donne-moi du poisson, dit Goha.

Il mangea sans écouter le marchand qui reprit :

— Hadj-Mahmoud m’a invité à la fête… Je te regretterai, Goha… Tu aurais fait quelques bonnes sottises qui nous eussent égayés… Depuis que tu n’es plus là, le quartier est moins amusant… On te reproche d’être souteneur, et moi je suis sûr que tu ne sais même pas ce que ça signifie… D’ailleurs, chacun sa destinée !

Et comme Goha s’éloignait :

— Viens me voir, Goha, tu me feras plaisir… Il y a toujours du bon poisson et du pain tendre pour les amis…

Goha traînait le pas. Il n’éprouvait aucune satisfaction d’avoir mangé. À ses oreilles bruissaient des mots, des mots… Quel besoin les hommes avaient-ils de tant parler ?

Une femme était couchée sur la terre. Elle dormait, ramassée dans les plis de sa mellaïa. Goha tourna autour d’elle, indécis, puis il s’arrêta. Le visage sombre, il écarta son caftan et pissa sur elle. Il s’attendait à la voir se réveiller et la fixait de ses grandes prunelles mornes, mais elle ne bougea pas. Goha la heurta du pied.

— Regarde, j’ai pissé sur toi, dit-il d’une voix sourde.

Elle ne comprit pas tout d’abord, se mit sur son séant et c’est alors qu’elle s’aperçut que ses vêtements étaient trempés.

— Qu’est-ce que c’est ? cria-t-elle. Je suis toute mouillée !

— J’ai pissé sur toi, répéta Goha.

— Qu’est-ce que tu dis, fils de catin ? Tu as pissé sur moi ?

— J’ai pissé sur toi.

Mais Goha avait beau répéter sa phrase, la femme était trop interloquée pour comprendre.

— Que t’ai-je fait, fils de catin ? cria-t-elle… Explique-moi. Je ne te connais pas et tu ne me connais pas. Je dormais tranquillement et tu es venu pisser sur moi. Pourquoi, je te prie, as-tu pissé sur moi ? Pourquoi, fils de catin ? Pourquoi ?

Et à chaque interrogation, sa stupeur grandissait. Lorsque de loin Goha se retourna, la femme en qui la lumière s’était faite enfin, le poing tendu vers lui, hurlait des injures.

Il accéléra le pas. Les yeux baissés, il suivait le mouvement saccadé de ses pieds qui sortaient de sous son caftan et couraient l’un devant l’autre. L’acte qu’il venait de commettre, il le considérait non plus avec la stupidité qui le lui avait inspiré, mais d’un esprit lucide et il balbutia : « Tant mieux ! » Tout ce que les hommes lui avaient fait endurer d’injures, de sarcasmes, tout ce que les événements avaient accumulé d’inconnus effrayants, de déboires, tout ce dont il avait pâti et qui semblait avoir glissé sur lui comme sur une pierre s’était au contraire déposé dans le fond de son être, Jusqu’ici, de temps en temps, le choc des circonstances avait évoqué dans sa mémoire telle ou telle vilenie. Mais c’était autre chose maintenant. Le dépôt d’amertume s’était soulevé tout entier. Il avait aimé Waddah-Alyçum ; on l’avait pris et on l’avait jeté dans le Nil… Il avait aimé la cheika ; des hommes à perruque l’avaient emportée… « Tu es un idiot… Tous me disent : tu es un idiot… Eux aussi sont des idiots et ils me montreront leur derrière… Ha ! Ha ! Montre-moi ton derrière, Sayed… Et toi, Khalil, vite, à côté de Sayed… Et vous mes sœurs ? allez, allez, je suis pressé ! Vos derrières, je vous prie… » À mesure que le tableau s’allongeait, il se claquait les cuisses avec des rires hachés. « À ton tour, Hadj-Mahmoud… Oui, mon père, à ton tour… Si tu veux le conserver, montre-le… Et toi, le porteur d’eau, et toi, le marchand de fritures !… » On avait abusé de lui à cause de sa patience, à cause de son humilité. Les hommes lui avaient fait croire qu’à leurs fronts rayonnaient des clartés dont lui-même était dépourvu. Il était plus grand qu’eux et sa patience était à bout. Ainsi sa fille… Qui avait tué sa fille ? Qui avait fracassé le crâne de sa fille ? Un jeune effendi passait. Goha fixa ses mains d’un air terrible. Non, ce n’était pas lui… ? Il se souvenait maintenant… Il s’était endormi sur l’escalier. Quand il avait ouvert les yeux, sa fille gisait sur les dalles, le crâne ouvert. Son corps diminuait peu à peu, dans la mort. Si on ne l’avait pas chassé, il aurait vu sa fille mourir tout à fait, disparaître tout entière. Sur les dalles, il n’aurait trouvé bientôt qu’une pauvre robe sans rien dedans. À cette pensée que maintenant il ne restait plus rien de la petite masse vivante qu’il aimait tant à bercer, Goha porta ses mains à sa

tête et se mit à courir comme un possédé.

XXXVI

l’expiation


Goha marchait. Et tandis que le jour déclinait il lui semblait qu’il gravissait une pente. Il foulait des nuages et s’enfonçait dans l’azur. Ah ! que de chemin parcouru ! La ville et les hommes n’étaient plus qu’un souvenir. Devant lui, c’étaient des étoiles effarées aux longs cheveux de lumière, des cercles bleus dans un abîme bleu. « Dieu seul est Dieu, murmura-t-il, et Mahomet est l’envoyé de Dieu !… Dans une heure, je passerai par un des petits trous que je vois dans le ciel, et je m’endormirai sous un arbre… »

Cependant ses babouches s’agglutinaient à la boue qui ce jour-là était abondante dans les rues d’El-Kaïra. Ses vêtements en loques et la touffe de cheveux noirs qui s’érigeait sur son crâne lui donnaient l’aspect d’un forcené : « Je m’endormirai sous un arbre, reprit-il, et je prendrai la lune dans mes bras et je la presserai sur mon cœur et je lui dirai : « Lune, lune… » et je lui redirai : « Lune, lune… petite lune… »

Il était si fatigué et il avait tellement faim qu’il se reposait sur sa fatigue et se nourrissait de sa faim. Depuis une demi-journée, il tournait en rond autour d’un pâté de maisons, mais son esprit montait dans l’espace et ses yeux fixaient les étoiles. Tout à coup, il vit quelque chose d’extraordinaire.

Une porte s’était ouverte découvrant une fumerie de haschich. Suffoqué, ébloui par le flot lumineux et odorant qui brusquement en avait jailli et l’avait submergé, Goha eut le sentiment d’être accueilli dans un monde nouveau, organisé, au terme de son voyage, pour son repos et pour sa récompense. C’était donc vers cela qu’il marchait depuis si longtemps ! Il respira à grands traits l’odeur perverse du chanvre et, s’avançant d’un pas, aperçut à travers un brouillard bleu des formes étendues. Il se dit : « Lequel est Allah ? lesquels sont les anges ? … » Car ce qui s’ouvre devant lui ce n’est pas une salle enfumée au plafond bas, mais un univers paisible préparé comme un lit éternel pour l’éternel repos des êtres. Autrefois, au temps de son insouciance heureuse, il avait cru à un paradis peuplé de femmes lascives, de voix enchanteresses, d’arbres fruitiers et de fleurs. Mais ce paradis n’eût pas été le paradis puisqu’il eût fallu grimper sur les arbres pour cueillir les fruits, se baisser pour cueillir les fleurs et se briser les reins avec les femmes.

« Je vais déposer mes babouches sur le seuil, pensa-t-il, et je vais entrer… Je ne ferai pas de bruit pour ne pas distraire ces grands cheiks, ces anges et Allah… Dans un coin, je trouverai une dalle inoccupée… Je m’allongerai sur le dos et ce sera pour toujours… »

Bien qu’il allât vers le bonheur, des larmes emplirent ses yeux. Il songeait aux frères mortels qu’il laissait derrière lui et il eut la vision de colonnes humaines emportées dans un ouragan de démence, se brisant les unes contre les autres… « Je me suis retiré d’eux et ils continuent, pensa-t-il… Ce n’est donc pas à moi qu’ils en voulaient… »

Pieusement, jusqu’à terre, Goha salua le Paradis et en franchit le seuil.

Aussitôt une voix indignée s’éleva :

— Quel est ce chien qui vient d’entrer ?

Et sur les poignets de Goha des doigts s’agrippèrent. Il poussa un rugissement. Il lui sembla que le sol avait cédé sous ses pas. Où était-il ? Dans quel piège infernal venait-il de tomber ?

— Alors, fils de vipère, tu as tué ton enfant !…

Un homme jaune, aux paupières saignantes, aux muscles d’acier, lui tordait les bras. Les fumeurs que le haschich n’avait pas tout à fait abrutis suivaient la scène d’un œil bête et s’efforçaient de comprendre.

— Tu l’as conçue dans le péché, tu l’as tuée dans le péché, reprit l’homme qui était un client de Hawa… Je le voyais à ta face que tu avais un cœur pétri dans le crottin… Mes frères, dit-il en se tournant vers les fumeurs sans desserrer son étreinte, si vous voulez connaître le souteneur d’une négresse, regardez-le !…

Il leur expliqua que ce fils dégénéré de Hadj Mahmoud Riazy avait commis plus de crimes que toute une génération d’hommes. Il avait violé Hawa, il avait violé Nour-el-Eïn, la femme de son protecteur, il avait étranglé deux de ses sœurs et Waddah-Alyçum, un de ses amis…

— Quand sa mère était enceinte, il lui donnait des coups dans le ventre pour la faire avorter… C’est un chien, je vous dis que c’est un chien.

L’œil fou, Goha vit s’ouvrir autour de lui de grandes bouches molles dont il sortait des haleines fétides et des clameurs effroyables. Une vingtaine de poings s’abattirent sur lui, le soulevèrent… Il se retrouva dans la rue, poussé en avant par des forces irrésistibles. Il se laissait docilement mener tant qu’il voyait la voie ouverte devant lui, mais à chaque détour du chemin, saisi d’épouvante, il pesait en arrière, crispait les pieds pour s’accrocher au sol. Les fumeurs se précipitaient sur lui et l’obligeaient à avancer.

Ayant poussé loin dans le désert, les fumeurs s’arrêtèrent stupéfaits. Dans quel but s’étaient-ils tant éloignés de la ville ?… Et cet homme, que faisait-il parmi eux ? Le visage morne, ils interrogèrent du regard le client de Hawa qui les avait entraînés. Celui-ci, non moins étonné que ses compagnons, ouvrit la bouche s’apprêtant à parler, réfléchit une longue minute et répéta stupidement :

— C’est un chien !

— Il a le museau d’un chien et les oreilles d’un chien, dit un autre.

— Un chien, c’est évidemment un chien, fit un troisième.

Goha avait dépensé ce jour là ses dernières ressources d’énergie. Le long du trajet de la fumerie au désert, il avait pu encore, stimulé par la terreur, se débattre contre ces inconnus. Mais maintenant il était à bout. Il regarda les fumeurs ne sachant quoi dire, car il ne savait pas ce qu’on lui voulait. Quant aux fumeurs, ils agissaient sans conviction. Ils ignoraient eux aussi ce qu’ils avaient à faire et paraissaient se conformer à un rôle ennuyeux dont ils auraient oublié la fin. Ils hochaient la tête, ricanaient…

— Regardez… Par Allah ! il a des crocs de chien !

— Je ne suis pas un chien, fit Goha d’une voix lasse… Faites ce que vous avez à faire et laissez-moi dormir…

Il était fatigué de tant de monotonie, de tant d’insanité. Dans chacune des phrases, dans chacun des gestes des hommes qui l’entouraient, il sentait le vide. Il n’avait plus aucune crainte, il n’avait plus de haine. Ce qu’il éprouvait, c’est un sentiment semblable à du dégoût et à de la pitié. Mais n’avait-il pas déjà vécu cette minute ? L’impression de vide qui ce soir émanait des fumeurs, tous les hommes qu’il avait rencontrés dans la vie la lui avaient donnée. Ce qu’ils faisaient n’était jamais l’expression d’eux-mêmes. Tous ils agissaient sans volonté : par bêtise et par désœuvrement.

— Si tu remets le pied dans El-Kaïra, nous jetterons dans le Nil ta carcasse de chien galeux.

Mais Goha n’écoutait plus. Il s’était affaissé sur le sable. Soudain il se rendit compte que le silence s’était fait autour de lui. Une fine brise glissait sur son crâne rasé et gonflait sa houppe. Il leva la tête. Tout était calme. Quelques mausolées se détachaient blancs dans la nuit lunaire. Il se coucha sur le dos, allongea avec précaution sur le sable ses membres meurtris…

Il reprit conscience de lui-même en s’apercevant qu’il avait faim. Depuis longtemps déjà il avait les yeux ouverts. Il faisait plein jour.

Des goûts de mets favoris flottaient dans sa bouche et lui montaient au cerveau. Alors il se mit à parler tout haut :

— Est-ce que tu aimes les cailles au riz, Goha ? …

— Oui… Je les aime.

Il reprit :

— Est-ce que tu aimes un agneau tendre comme une pistache, Goha ?

Ses idées confuses semblaient crier toutes à la fois. Il se trouvait comme au milieu d’une assemblée de personnes bruyantes, et, dans le tumulte, il s’efforçait de placer un mot.

— Est-ce que tu aimes les bons plats, Goha ? les bons plats remplis jusqu’aux bords ? hurla-t-il… Et au bout d’un silence il murmura : Alors, mange, mange…

Son cerveau qu’exaltait un frénétique besoin d’abondance, roulait, comme de gros nuages, des monceaux de viande.

Devant lui, le soleil se ruait dans les ravines, fouillait les collines de décombres, flamboyait à la pointe des rocs. Le désert pétillait par ses innombrables quartz et ses calcaires. Des rubis en cascades s’écroulaient le long des pentes, de l’or en fusion bouillonnait dans les enfoncements… Il se jeta à la poursuite de ces trésors fabuleux, saisit à pleines mains les ors et les pierreries… Mais autour de lui les richesses se multipliaient. Il enleva son caftan qu’il remplit aussitôt. Un à un ses vêtements tombèrent. Enfin nu, il amassa sa fortune en tas…

— C’est du sable et de la pierre, fit-il d’une voix douce et un sourire erra sur son visage. Car pendant tout le temps qu’il avait ramassé les trésors imaginaires quelqu’un disait en lui : « Qu’est-ce que tu fais ? Ce n’est que du sable et de la pierre… » Et il avait continué quand même pour jouer, avec son illusion.

— Des cailles… des cailles… des cailles…

Il vit passer, dalmatique au vent, un bédouin monté sur un chameau rapide comme une flèche et le museau pendant jusqu’à terre. Des scarabées aux reflets métalliques voyageaient à travers les sinuosités du sol, des papillons voltigeaient et des mouches bourdonnaient.

Au minaret d’Amrou, le muezzin chantait et sa voix parvenait affaiblie comme une lamentation. C’était l’heure de la prière ; Goha se mit à prier.

— Au nom du Dieu clément et miséricordieux, un plat de cailles pour Goha… Je n’ai rien mangé depuis ma naissance… Tu n’as qu’à sentir mon haleine… Louange à Dieu, maître de l’Univers…

La voix du muezzin s’allie aux tonalités du crépuscule. Du haut du minaret, elle s’élance sur les étendues, cherchant dans le désert les rares fidèles qui s’y trouvent dispersés.

— Venez au salut ! venez à la prière ! Dieu est grand.

Goha poursuit :

— L’haleine du jeûneur est un parfum exquis pour Dieu… et un bon plat rempli jusqu’au bord est aussi une bonne chose…

— Dieu est grand ! Dieu est grand !

Les paroles sacrées se prolongent infiniment et le muezzin s’arrête pour écouter cette musique céleste dont les premières notes sont nées en lui. Du nord, du sud, de l’ouest partent des appels semblables… Goha, la tête bourdonnante, poursuit sa prière :

— Non, je ne suis pas content, Nabi, Goha n’est pas content… Souverain au jour de la rétribution c’est toi que nous adorons, c’est toi dont nous implorons le secours !…

La voix du muezzin s’est tue. Goha s’est tu et regarde El Kaïra où des lanternes brillent. Il y a là-bas une chambre aux tapis moelleux, aux divans profonds. Et dans cette chambre, il y a un vieillard hospitalier et tendre : Cheik-el-Zaki. Goha se lève et, sans se rendre compte qu’il est

nu, se dirige vers la ville.

XXXVII

l’heure de mabrouka


Mabrouka était couchée sur son lit, vêtue d’une chemise rose. Cheik-el-Zaki se disposait à la quitter. Arrivé à la porte, il tourna sa face ravagée vers la vieille épouse qui le reconduisait d’un regard langoureux, et il dit doucement :

— Au revoir, ma colombe… au revoir…

À ce moment, des clameurs montèrent de la cour. Il revint sur ses pas, ouvrît la fenêtre et reçut au visage une bouffée d’air humide.

— C’est Khalil qui se dispute avec un passant, murmura-t-il… Et s’écartant brusquement : Oh ! Oh ! quel insolent !

Il ne put poursuivre ; l’indignation le suffoquait. Mabrouka, intriguée, sauta de son lit et courut à la fenêtre.

— Non ! non ! cria-t-il en la repoussant.

— Je n’ai encore rien vu, protesta Mabrouka en se penchant au dehors.

Elle regarda. Quand elle eut bien regardé, elle jeta un cri pudique et se couvrit le visage des deux mains.

— Mon Dieu ! un homme nu ! Tu n’aurais pas dû me laisser voir, mon chéri…

— Je savais que le spectacle t’offusquerait, dit El-Zaki.

Ses paupières clignotaient. Il était content de sa Mabrouka, il était ému de tant de candeur. Mabrouka aussi était émue de le voir satisfait d’elle. Ils se sourirent l’un à l’autre tendrement confiants. On eût dit que leur amour venait de subir une épreuve et qu’il en sortait fortifié. Par moments, il est vrai, Mabrouka jetait un regard furtif dans la cour, mais à chaque fois, elle se serrait plus amoureusement contre son mari qui lui caressait les épaules qu’elle avait blanches et grasses.

— Qu’il aille chez son père, dit-elle, qu’il aille où il voudra, ce coureur de filles…

— Qui ? qui ? demanda Cheik-el-Zaki subitement inquiet. Est-ce que tu connais cet homme ?

— Tu ne l’as pas reconnu ?

— Non.

— Le fils de notre voisin…

— Goha… souffla-t-il.

En proie à une vive agitation, il se mit à marcher en long et en large, les sourcils froncés. Soudain il s’écria :

— Qu’allons-nous faire ? Qu’allons-nous faire de cet homme ?

Mabrouka, qui avait regagné son lit, murmura négligemment

— Après l’aventure de Nour-el-Eïn…

— Tais-toi ! hurla El-Zaki…

Il reprit sa marche d’un pas accéléré. Il voulait réfléchir et il ne réfléchissait à rien d’autre qu’à sa volonté de réfléchir.

Mabrouka connaissait ces crises, de moins en moins fréquentes d’ailleurs, où Cheik-el-Zaki s’efforçait, toujours en vain, d’imprimer à sa pensée une direction. Elle les craignait pour lui et pour elle-même, Jamais avant l’hébétude de son mari, elle n’avait connu autant de bonheur. Elle avait maintenant un mari affectueux, empressé, qui appréciait ses conseils et recherchait son intimité, un mari tel qu’elle le concevait. L’autre, le rêveur qui s’enfermait dans ses méditations solitaires, avait disparu. Néanmoins, elle veillait. Mollement, d’une voix languissante, elle dit

— Ah ! mon chéri, je meurs de chaleur… Je brûle et je sue, mon amour…

Elle se mit sur son séant, enleva sa chemise et, se couchant, tourna le dos à Cheik-el-Zaki. Celui-ci continuait à se débattre mentalement, il avait seulement changé de formule : « Il faut que je décide, songeait-il, il faut que je décide ! » Et chaque fois que ses yeux se posaient sur le corps de Mabrouka, la rage montait en lui. L’image de ce corps l’obsédait. Brusquement en arrêt, dans un effort de réaction, il s’écria : « Voilà où j’en suis ! » Nour-el-Eïn, Waddah-Alyçum, ses longues veillées dans la bibliothèque, ses tournées de propagande musulmane, ses conférences à l’Université, tout cela n’était plus. Le philosophe avait fermé ses livres, ses élèves avaient choisi d’autres maîtres, Alyçum et Nour-el-Eïn étaient morts, l’Islam tombait en poussière…

— Qu’est-ce qui me reste ? cria-t-il, les prunelles chargées de colère… Ça ! ça ! — Il pointa l’index vers Mabrouka : — Il me reste ces grosses fesses blanches !

Mabrouka se taisait, devinant que le moindre mot lui serait fatal. Pour la seconde fois, son bonheur était en danger. Elle cherchait à s’effacer contre le mur et, d’une main tremblante, aussi discrètement que possible, tirait la couverture sur son corps. Un lourd silence régnait dans la chambre. Les voix du dehors résonnaient distinctes.

Cheik-el-Zaki, d’un air résolu, se pencha à la fenêtre et, sèchement, appela le portier. Les deux voix se turent.

— Laisse monter cet homme, ordonna-t-il. J’ai un mot à lui dire.

Et il sortit de la chambre. Durant le trajet jusqu’à la bibliothèque, il songea à la manière dont il avait donné son ordre, au ton sec qu’il avait employé. Quant à l’ordre même, il n’y songea que lorsqu’il se fut installé sur son divan. Il sursauta. « Pourquoi ai-je dit à cet homme de monter ? Pourquoi ? » Comme toujours sa pensée s’égara dès qu’il essaya de la fixer sur une question précise.

Tout à coup, il vit se soulever la portière et Goha apparaître, couvert d’un grand châle rouge que Khalil avait jeté sur ses épaules.

« Il n’est pas nu, tant mieux ! tant mieux ! » pensa le Cheik. Le grand châle rouge le soulageait, le rassérénait. Puis, remarquant la mine terreuse, le regard fiévreux, l’aspect minable de cet homme dont il avait admiré si souvent la vigueur et la beauté, il se demanda si Goha ne venait pas chez lui pour y mourir ou pour lui confier quelque secret extraordinaire. « Est-il devenu fou ? » pensa-t-il encore en s’apercevant que Goha lui souriait d’une manière étrange.

L’ambiance plaisait à Goha. Dans cette bibliothèque, il se sentait en lieu sûr. Il éprouvait du bien-être à s’y retrouver tout à coup.

— Assieds-toi, dit brusquement El-Zaki en voyant Goha s’asseoir. Et maintenant explique moi vite ce que tu veux. Pourquoi n’es-tu pas habillé ? D’où viens-tu ? Je suis contrarié que tu te sois présenté chez moi dans cette tenue de Soudanais… Remarque d’ailleurs que les Soudanais ont soin de fixer… Et comme ses pensées s’embrouillaient, il claqua des doigts, haussa le ton : Serions-nous même chez les sauvages, que je ne saurais permettre, non en vérité, je ne saurais permettre…

Il chercha un moment sur quoi devait porter sa défense et il acheva son discours par un geste emphatique.

— Est-ce qu’on apporte le café ? demanda Goha d’un air sournois.

— Tu as soif ?

— Oui, j’ai faim.

— Si tu as faim, ce n’est pas du café qu’il te faut, c’est plutôt de quoi manger.

— Oui, des cailles.

« Quelle déchéance ! se dit El-Zaki. On le prendrait pour une bête… Une bête… Pourquoi une bête ? … »

— Ibrahim ! cria-t-il d’une voix stridente. Apporte une collation !

Peu après, l’eunuque apparut avec un plateau chargé de lait caillé, de fromages, de miel et de salaisons diverses. Il fixa Goha d’un air farouche que Goha ne remarqua pas.

Les esclaves s’étaient réjouis du retour de Mabrouka à laquelle ils étaient redevables de l’acheminement de leur maître vers une vie matérielle qu’ils comprenaient et approuvaient. Ils craignaient maintenant que le fils de Mahmoud ne bouleversât l’ordre établi.

Sans se hâter, les yeux mi-clos, Goha vida un à un les raviers, un à un les compotiers. El-Zaki, stupéfait, lui demanda s’il n’avait pas mangé depuis longtemps.

— Je veux dormir, répondit Goha.

Il s’étendit sur le divan et s’endormit. Le Cheik se croisa les bras. Il était maussade, indécis. Le sommeil de Goha lui donnait le sentiment d’être abandonné de tous les hommes.

Il descendit au jardin, contourna le mausolée de son ancêtre. La matinée était chaude. Il marchait dans les allées trouvant aux arbres, aux fleurs un aspect nouveau et un aspect nouveau à lui-même. Il se sentait le front lourd et en conçut de grands espoirs et de la joie.

Le retour de Goha l’avait tiré de l’assoupissement moral où l’avait jeté Mabrouka. Cette femme avait tissé autour de lui un réseau de sensualités et de préoccupations ordinaires et cela à une époque où, abandonné par les uns, trahi par les autres, il se trouvait sans résistance, enclin à toutes les servitudes. La grâce malsaine de Nour-el-Eïn, devançant les événements, l’avait déjà préparé à cette abdication, mais la jeune femme avait mis toute son adresse à le lui laisser ignorer. Mabrouka, avec sa lourde allure, n’usa pas de tant de finesse. D’ailleurs elle n’était pas tenue aux mêmes précautions, l’homme que lui livraient les circonstances ayant perdu toute vigueur morale. Elle acheva à son profit l’œuvre de sa rivale, pesamment, comme elle faisait toute chose.

La révolte grondait en Cheik-el-Zaki. Il fallait en finir avec cet abaissement ! Et tandis qu’il prenait cette décision, par une brusque déviation de pensée, il songea à Goha, seul dans la bibliothèque, presque nu. « Je n’aurais pas dû le laisser sans surveillance, au voisinage du harem », balbutia-t-il. Il y avait une demi-heure qu’il se promenait dans le jardin. Ses jambes tremblèrent. Il eut peur pour Mabrouka. Il se souvint qu’elle aussi était nue.

— Tant pis ! tant pis ! dit-il à voix haute, je n’irai pas !

Il sentait qu’en se livrant au désordre de son émotion, il démentirait sa résolution d’une vie nouvelle, il retomberait dans sa faiblesse. Mais en se retenant, il violentait brutalement sa nature. Le sang afflua à sa tête, la sueur inonda son visage, tout son corps.

— Tant pis ! tant pis ! cria-t-il.

Ce fut son dernier effort sur lui-même. Des images obscènes hantaient son cerveau. Il se mit à courir.

Devant la chambre de Mabrouka, il s’arrêta, prêta l’oreille. Il crut entendre un bruit étrange. Fiévreusement, il saisit la poignée de la porte et ouvrit avec fracas.

Elle était là, seule, près de la fenêtre : l’effroi lui avait fait tomber de la bouche le bec du narghilé :

— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que tu as ? s’écria-t-elle en se dressant sur ses jambes.

Rien ! Il ne s’était rien passé. El-Zaki s’en rendait bien compte et son soupçon lui parut invraisemblable et humiliant.

— Laisse-moi, Mabrouka, je n’ai rien, supplia-t-il, cherchant à dissimuler son essoufflement.

À sa voix, à l’expression de son visage, elle comprit qu’il revenait à elle tout entier. Elle résolut aussitôt de détruire dans son principe ce qui avait mis son œuvre en péril. Elle le prit par les épaules.

— Alors c’est Goha qui t’a fait faire du mauvais sang, mon pauvre chéri ? C’est ce chien de Goha ?

Il n’eut pas la force de la repousser et se laissa traîner jusqu’au divan où il s’affaissa lourdement. Mabrouka lui essuya le front, le couvrit de baisers, accompagnant chaque caresse d’une question. Et il ne put s’empêcher de sourire car il ne trouvait pas déplaisant cet afflux de cajoleries.

— Je n’ai rien, ma chérie, tranquillise-toi, dit-il avec bonne humeur. Je suis venu pour rester avec toi et j’ai ouvert la porte un peu fort… c’est tout.

Elle hocha la tête en silence, les yeux comme chargés de la vision de catastrophes lointaines que, par un don spécial, elle était seule à même de pressentir.

— Que fait Goha ? demanda-t-elle.

— Il dort.

Dès qu’il se sera réveillé, tu lui donneras des vêtements et tu le renverras, dit-elle gravement.

— C’est ce que je compte faire.

— Tu n’auras qu’à lui dire que ce qui s’est passé entre Nour-el-Eïn et lui te suffit et que…

— Je saurai quoi lui dire, interrompit El-Zaki.

Elle se tut, lui offrit un narghilé, du café. Longtemps ils demeurèrent silencieux, Mabrouka absorbée par ses pensées et Cheik-el-Zaki cherchant à les deviner. Tout à coup, elle se mit à sourire. Il sourit à son tour et dit en se rapprochant :

— Raconte-moi…

— Une idée.

— Eh bien, dis-moi ton idée.

— Tu te rappelles Alyçum ?

— C’était mon ami le plus cher !

Mais il eut beau soupirer et fixer ses babouches, il ne put pas s’attrister.

— Il est mort au bon moment, celui-là, reprit Mabrouka en lui touchant la barbe… Warda la dallala m’a raconté des histoires ! …

— Ah ? … fit El-Zaki à voix basse.

— Nour-el-Eïn l’avait chargée de parler à Waddah-Alyçum…

Il ne fit aucun geste, ne protesta pas. Ce qu’il venait d’apprendre, il lui semblait qu’il le savait depuis toujours.

— Warda prétend qu’elle s’est refusée avec indignation à servir d’entremetteuse et que Nour-el-Eïn a eu recours à son esclave Amina… Quoi qu’il en soit, il y a eu des pourparlers et c’est le jour où il devait rencontrer Nour-el-Eïn que Waddah-Alyçum est mort…

— Je sais, balbutia Cheik-el-Zaki…

— Heureusement qu’il est mort, conclut Mabrouka.

— Heureusement, oui…

— Il est vrai que s’il n’était pas mort, il n’y aurait pas eu Goha…

Cheik-el-Zaki fit de la tête un signe d’assentiment.

XXXVIII

el zaki devant son ombre


À midi, Goha dormait encore. Étendu sur un divan, en face de lui, Cheik-el-Zaki dormait également. Et tous deux ronflaient. Par moment, une tête apparaissait à la porte, prenait une mine consternée et disparaissait.

— Alors Ibrahim ? questionnait Mabrouka.

— Rien… Le maître dort et le chien dort.

— Attendons, répliquait Mabrouka tranquillement.

Cheik-el-Zaki se réveilla. Il s’assit et considéra Goha d’un air hébété. Goha n’avait pas bougé.

Vers la nuit, après la prière, El-Zaki calcula que son hôte dormait depuis seize heures. Il renversa un guéridon, Goha ne broncha pas. Il ferma, ouvrit, referma, rouvrit la fenêtre, sans résultat. Il donna dans la bibliothèque un coup de pied formidable, agita les rideaux, jeta sur le tapis sa plume de roseau et une feuille de papier.

— Il ne se réveillera jamais ! jamais ! cria-t-il…

Et il courait d’un meuble à l’autre, gesticulant, proférant des injures, quand il s’aperçut, tout à coup, que Goha, les yeux grands ouverts, le regardait avec un silencieux intérêt. Il s’arrêta, gêné, tandis que Goha l’encourageait de la main et de la voix :

— Eh bien, mon Cheik, eh bien, tu t’arrêtes ?

— Je m’arrête parce que j’ai fait ce que j’avais à faire, riposta le Cheik avec hauteur.

Et il expliqua gravement :

— Il était entré un insecte dangereux. Mais j’ai réussi à l’atteindre et à le tuer.

Dressé sur ses jambes, Goha s’étira.

— Couvre-toi, lui dit sèchement le Maître en lui tendant le châle qui avait glissé par terre.

Goha se regarda et se mit à rire.

— Quelqu’un a pris mes habits, dit-il.

— Personne chez moi n’a pris tes habits ; tu es arrivé nu et tu es resté nu… Je vais d’ailleurs te donner des vêtements.

— Quels vêtements ?

— Des vêtements à moi.

— Et toi, comment feras-tu ? Si tu me donnes tes vêtements tu resteras nu ! s’exclama Goha fort amusé à cette idée.

— N’aie aucune inquiétude à mon égard, répliqua le Cheik mécontent… Je ne vais pas me déshabiller pour te donner des habits.

— Alors, donne ! s’écria Goha, parce que j’ai honte de me montrer aux gens comme je suis.

— J’étais d’ailleurs très étonné de te voir venir ainsi dans ma maison.

— Oh ! entre nous, je t’aime beaucoup, tu sais, mon Cheik. Et maintenant je compte rester tout le temps avec toi.

— Vraiment ! riposta le Cheik avec humeur, tu t’imagines que je vais te garder ? Sache, une fois pour toutes, que c’est impossible.

Goha se mit sur son séant. Il se joignit les mains, hocha la tête. La brusquerie d’El-Zaki l’avait attristé.

— Tu es fâché contre moi, dit-il, depuis longtemps tu es fâché contre Goha… Oui… Oui… C’est pourquoi je ne venais plus te voir… Mais écoute, mon père, où veux-tu que j’aille ? Le monde entier je l’ai vu et je n’ai pu rester nulle part.

— Comment, le monde entier ?

— Le monde entier ! répéta Goha qui soudain parlait du fond d’une âme désolée… Je n’ai pu rester nulle part, ni chez Hadj-Mahmoud, ni chez Hawa, ni près du cimetière… Alors comment faire ?

El-Zaki se sentit injuste et méchant. Il se taisait parce qu’il était incapable d’opposer à Goha un argument loyal. Après un silence, il dit :

— Procédons par ordre… Tu risques de t’enrhumer à rester ainsi dévêtu et tu dois avoir faim… Je vais te faire donner de quoi manger et de quoi te vêtir.

Ces attentions ne firent qu’accroître la mélancolie de Goha. On lui offrait des satisfactions matérielles et il avait besoin d’un refuge pour son être.

— Comme tu voudras, mon Cheik, dit-il doucement.

Après avoir donné des instructions à l’eunuque, El-Zaki se rendit au harem pour consulter Mabrouka. Dans sa faiblesse, il espérait en elle. Elle avait vécu trente ans de sa vie, ils avaient vieilli ensemble. Comment n’eût-elle pas compris son état d’âme, ses scrupules, à cette heure si grave pour sa conscience ?

Il entra chez elle, sûr qu’au premier mot il ferait jaillir du cœur de l’épouse les trésors de bonté dont il avait besoin pour agir selon lui-même. Mais comme il s’approchait de la fenêtre où elle était accoudée, Mabrouka lui dit :

— Est-ce que Goha est parti ?

Il comprit que leur entretien ne serait pas celui qu’il avait espéré et, mécontent, fronça les sourcils.

— Il y a deux heures que je suis ici et je ne l’ai pas vu sortir, reprit Mabrouka.

— Non, il ne veut pas s’en aller, répondit El-Zaki d’une voix agressive.

Il en voulait à Mabrouka de ne pas partager ses préoccupations à l’égard de Goha, il lui en voulait aussi de sa curiosité malsaine qui l’avait portée à se poster durant des heures pour voir passer un homme qui peut-être serait nu. Mais de ceci, il n’avait pas nettement conscience. Il avait seulement le sentiment qu’elle était fautive. Mabrouka éclata de rire :

— Il ne veut pas s’en aller ?… Eh bien, tu n’as plus qu’à le garder.

— Mabrouka ! cria-t-il hors de lui… Ne suppose pas que je supporterai plus longtemps tes insolences !

— Mes insolences !… fit-elle sans se troubler, mais avec une mine stupéfaite. Mes insolences, ô Nabi !… Et quand ai-je été insolente ? Et pourquoi aurais-je été insolente ?… Est-ce que je ne suis pas née d’une mère honorable et d’un père respecté ? Est-ce que je n’ai pas été une épouse fidèle et suave ?… Demande à Warda la dallala ce qu’elle pense de ma vertu et de ma beauté ? Et j’aurais dit une insolence, moi qui, cette nuit même…

Cheik-el-Zaki, gêné par ce souvenir, essaya de l’interrompre. Elle poursuivit, avec les signes d’une stupeur croissante :

— Mes insolences !… quand hier encore j’ai failli avoir un coup de sang en me disputant avec la cuisinière qui grille trop le mouton alors que tu l’aimes bien tendre depuis que le barbier t’a arraché les dents — je pleure quand je songe à ce que tu as souffert ce jour-là — mais aussi comment garder des dents qui vous gonflent les joues ? — n’importe, si je voyais ce barbier, je sens que je m’évanouirais —… Mes insolences !… quand je ne trouve pas de robe qui soit digne de la femme d’un grand Cheik comme toi… Et pourquoi ces insolences ? Parce que tu m’as dit que Goha voulait rester et que je t’ai répondu de le garder ou de le mettre dehors… Car il faut le garder ou le mettre dehors… Si tu connais un troisième moyen, dis-le-moi, ô mon maître. Tu es un homme intelligent, le soleil est dans ton cerveau… Dis-le pour qu’elle le sache, dis-le à ta servante, ce troisième moyen…

— Je le cherche, dit El-Zaki en se touchant le front.

Tout à coup, il prit un air terrible.

— Je vais voir, dit-il en quittant la chambre.

Quand Cheik-el-Zaki entra dans la bibliothèque Goha avait fini de dîner. Il tourna vers le Cheik un visage épanoui, à moitié enfoui sous l’énorme turban qu’on venait de lui donner en même temps qu’un caftan de soie. El-Zaki se sentit réduit à rien devant ce solide garçon d’une éblouissante jeunesse. Quelques heures plus tôt, il l’avait cru à l’agonie, miné par un mal incurable et il le revoyait transfiguré. Pour retrouver toute sa vigueur, il avait suffi qu’il mangeât, qu’il bût et qu’il dormît.

— Tu prétends que tu as vu le monde entier, c’est une plaisanterie, dit rapidement El-Zaki…

Il avait prononcé cette phrase au hasard, pour étouffer ses préoccupations. Maintenant, il y prenait intérêt.

— Ce que tu prends pour le monde entier, c’est tout simplement notre ville d’El-Kaïra.

Il ajouta, se complaisant de plus en plus dans cette idée :

— Mon pauvre enfant, tu n’as rien vu du monde et tu prétends avoir vu le monde entier ! Si tu savais ta grosseur d’El-Kaira relativement au globe !…

— Oh ! fit Goha, que le bon repas et les beaux vêtements avaient disposé à l’optimisme, le monde est grand… Tout ici-bas est question de destin… Les uns sont gros et les autres sont maigres… Un oiseau qui marche ne ressemble pas à un chameau qui vole… Est-ce vrai, mon Cheik ?

— Sans doute… dit El-Zaki, interloqué. Et se reprenant aussitôt : Mais tu dois confondre… à moins que par chameau qui vole tu n’entendes une chimère…

Goha l’interrompit :

— Et l’homme ? fit-il avec un vif intérêt, comment va l’homme ?

— Quel homme ?

— Mais l’homme que tu avais mis dans l’huile… ̃Que Dieu le veuille ! j’espère qu’il se porte bien ?

Cheik-el-Zaki ferma les yeux, pris de vertige.

Au temps de ses entretiens avec Goha et Waddah-Alyçum, il souriait aux réflexions du Simple. Lors même qu’il s’écriait : « Créature étrange ! », ou qu’il s’émerveillait sur ce produit bizarre de la nature, il gardait, au fond de lui-même, la certitude souriante de sa propre supériorité. En réalité, il avait réduit Goha à la conception qu’il en avait et lui avait assigné une case dans sa pensée.

Maintenant, il avait devant lui un homme libre, indépendant et qui, tranquillement, lui tenait des propos qu’il ne comprenait pas. « Qu’est-ce qu’il dit ? » songeait-il. « Où suis-je ? De nous deux, quel est l’idiot, le fou ou le mort ? » Le mort… Car il y avait entre eux plus qu’une différence de mentalité. Ils devaient appartenir à des mondes différents… Le miracle était qu’ils se fussent rencontrés !

Goha attendit patiemment une réponse qui ne vint pas et à force d’attendre oublia sa question. Il s’approcha de la fenêtre. Cheik-el-Zaki le suivit machinalement. Il eut soudain la sensation d’être tout entier enveloppé par Goha qui, plus grand que lui, regardait dans la rue par-dessus son épaule. Troublé, il leva les yeux et rencontra de très près ceux du Simple. Jamais Goha ne lui avait paru si beau, jamais visage humain ne lui avait donné cette impression de splendeur. Il s’écarta.

À l’intérieur de la bibliothèque, l’obscurité était complète. De la rue montait un rire, toujours le même. Une chauve-souris se cogna contre le mur. Goha porta les mains à sa tête pour la protéger.

— Je ne me rappelais plus que j’avais ton turban, dit-il, surpris de trouver sur son crâne l’énorme coiffure du philosophe.

— Tu ne te rappelles rien, murmura Cheik-el-Zaki.

Ibrahim entra et alluma les sept cierges du candélabre.

— Oh ! fit Goha, observant sur le tapis, sur les murs, au plafond, les ombres que la lumière avait brusquement suscitées.

Il répéta :

— Oh ! Oh ! Oh !

— Qu’est-ce que tu as ? demanda Cheik-el-Zaki impressionné. ?

Goha ne répondit pas. Il fit un geste, plusieurs ombres s’ébranlèrent, se heurtèrent. Émerveillé, il les contemplait :

— Oh ! Oh ! Oh !

— Qu’est-ce que tu as ? cria Cheik-el-Zaki pris de panique. — Et il hurla :

— Goha ! Goha ! Goha ! réponds, qu’est-ce que tu as ?

Goha porta sur lui ses prunelles agrandies.

— C’est elle… murmura-t-il… Oh ! — Mystérieusement, il ajouta : la Cheika…

Et, pris du besoin de s’épancher, il se mit à parler à mi-voix :

— Toi, tu ne sais pas qui est la cheika… Oust ! Oust ! mon maître… Oust ! Il ne faut pas que tu le répètes aux autres…

Il raconta qu’autrefois la cheika était assise dans un jardin où elle ne parlait à personne. Alors, il était monté sur sa banquette et lui avait donné une gifle ; sur quoi, folle de colère, elle s’était levée pour mettre un mauvais génie à ses trousses. Heureusement, le mauvais génie était doux, calme et bon. En toutes circonstances, il avait agi modérément. Il s’enroulait autour des jambes de Goha. Il encombrait sa marche. Sa malignité se réduisait à cela.

— Un jour, on a pris la cheika… Oui, on l’a prise ! Comment faire ?… Le génie on ne l’avait pas pris. Comment faire ? Comment faire ?… Je suis monté sur la terrasse et j’ai vu la cheika !

El-Zaki fut saisi d’un tremblement. Goha, grisé, élevait la voix.

— Elle avait changé de robe, la cheika. Elle portait une gallabieh jaune…

— … Avec un liseré d’or, précisa le cheik d’une voix caverneuse.

— Ah ! tu sais… Mais tu ne sais pas ce que nous avons fait ! reprit Goha avec un gros rire… C’est honteux, mon maître ! Oust ! Oust !

— Tu es un porc ! gronda le cheik étourdi par un afflux de sang à la tête.

— Oust ! Oust ! mon maître, Il ne faut le dire à personne… Là ! là ! regarde,… regarde… Le génie de la cheika !

El-Zaki soufflait bruyamment, gagné par le délire de Goha qui montrait les ombres sur le mur en scandant :

Quand on la regarde, elle bouge…
et quand on met la chandelle, elle vient…
et quand on enlève la chandelle, elle s’en va…
et quand je la regarde, elle bouge…

Les yeux du philosophe suivaient la main du simple. Par la fenêtre ouverte pénétrait l’écho des réjouissances nocturnes, les sons du luth et du tambourin.

Soudain une brise passe et en passant disloque les flammes du candélabre.

— Oh mon père ! s’exclama Goha ivre de joie… la cheika ! la cheika !

Il arracha son turban, le jeta à terre, criant de plus en plus fort :

— La cheika ! la cheika ! Elle descend… elle m’attend… Ah ! tu as de belles mains ! Ah ! tu as de belles mamelles !

Il s’élança. Cheik-el-Zaki se jeta sur lui.

— Qu’est-ce que tu dis ? La cheika ? Qu’est-ce que tu dis ?

Il lui fallait des explications. La jalousie lui broyait le cœur. Quelle était cette femme qui l’attendait ?

— Où est-elle ? réponds !… montre-la-moi !… Ah ! tu te figures que je vais te laisser descendre que je vais vous permettre de vous rencontrer…

Pour la première fois, il voit en Goha son égal et son ennemi.

— Tu m’as toujours trompé avec tes airs d’imbécile ! reprit-il haineusement… Mais ce soir vous ne ferez pas vos saletés ensemble !

Cependant, Goha qui se débattait réussit à dégager ses poings et de toutes ses forces les abattit sur le crâne du cheik. Puis, avec un hurlement de joie, il s’élança hors de la chambre.

Cheik-el-Zaki, qui s’était laissé tomber sur le divan, revint à lui en entendant la voix de Mabrouka :

— Viens voir, mon chéri, dit-elle… Il y a bien un quart d’heure que Goha converse devant notre porte avec une femme.

El-Zaki se pencha à la fenêtre et vit cette folle image, surgie de son cerveau : Goha et Nour-el-Eïn,

s’éloignant, serrés l’un contre l’autre.

XXXIX

les palais de Goha


Goha venait à peine de franchir le portique, qu’une femme l’aborda.

— Un instant ! mon étoile, arrête ! dit-elle d’une voix câline. Je t’attends depuis l’aube, laisse-moi te regarder… Par Allah ! c’est Goha lui-même !… Et tu es beau comme une étoile et tu es habillé comme un cheik !

Goha se sentit pincer au ventre et la voix reprit :

— Ah ! vraiment, tu es un polisson pour passer nu comme un taureau sous les fenêtres d’une jeune veuve… Tu savais ce que tu faisais, polisson… La pauvre petite se meurt d’amour !

La femme était énorme. Dans la mellaïa noire qui l’enveloppait entièrement, ses hanches et ses seins ballottaient comme des outres. Goha la trouva désirable et belle. Il avança la main pour lui dévoiler le visage.

— Allah ! tu es fou ! Ce n’est pas de moi qu’il s’agit… Si tu voyais ma tête, tu serais refroidi pour le restant de tes jours !

— Tu m’as pincé, je veux voir, insista Goha.

— Un peu de patience, mon étoile, et tu auras de quoi te rincer l’œil…

Elle surprit dans les yeux de Goha une lueur de convoitise et, maternelle, ajouta :

— Il n’y avait qu’une femme au monde pour veiller sur toi et préparer ton bonheur et cette femme était Warda, Warda la dallala, Warda la borgne… J’ai fait ta fortune, fils de Riazy ! Tu auras des palais et des terres, tu auras des esclaves et des chevaux, tu vas devenir un grand personnage et tu laisseras pousser ta barbe !

Elle s’accrocha à lui et, tout à coup, se fit humble et suppliante.

— Goha ! Goha ! considère mon existence… J’ai travaillé toute ma vie, j’ai couru comme une chienne de maison en maison et je n’ai pas un sequin de côté. Pas de mari pour me nourrir et pas de fille à vendre ! Goha, tu seras riche et puissant… Je ne te demande pas grand’chose… Une petite maison à Boulaq et deux sequins par mois jusqu’à ce que je meure, voilà tout ce que je te demande, mon maître… Sois généreux, mon maître…

Il l’écouta, hocha la tête et répondit :

— Tu veux une maison, Warda, et pourquoi pas ? Tu veux deux sequins par mois, et pourquoi pas, Warda ?

— Illustre fils de Hadj-Mahmoud ! s’écria la dallala. Honneur des Riazy ! Messager de la Providence ! Tu es la perle parmi les perles ! Et maintenant, viens… On nous attend !

Warda avait passé la nuit chez Nazli-Hanem, veuve et unique héritière du puissant mamelouk Ibrahim Bey. À l’aube, elle avait été réveillée par des plaintes.

— Oh ! d’où est-il sorti cet homme ? gémissait Nazli-Hanem. Et qui est-ce qui a envoyé cet homme sous ma fenêtre ? Est-ce qu’on ne sait pas que je suis veuve et privée depuis seize mois ? Je vous prie, dites-moi qui est cet homme ?… Qu’il s’en aille ou bien qu’il monte, cet homme ! Qu’il monte ou qu’il s’en aille au diable, cet homme !

Et Nazli-Hanem qui regardait dans la rue à travers la moucharabieh tirait ses joues encadrées de cheveux blonds.

— Warda, ma tante, regarde… Des gens sans pitié ont envoyé un homme nu sous ma fenêtre…

— Calme-toi, mon doux pigeon, avait répondu la dallala. Cet homme, je le connais. Il est d’une bonne famille, il est beau, il est sain. S’il te plaît, tu n’as qu’à me le dire…

Warda était descendue en toute hâte, mais Goha était déjà loin. Elle l’avait appelé en vain, avait couru sans l’atteindre jusqu’à la maison de Cheik-el-Zaki. Comme elle était tenace et qu’elle voulait le bonheur de Nazli et le bonheur de Goha, elle attendit patiemment, accroupie sur la chaussée.

Goha se trouva soudain dans une petite galerie voûtée qu’éclairait une lanterne. L’entremetteuse fit tomber sa mellaïa et poussa une zaglouta stridente.

— Oh ! Oh ! protesta Goha… Tu m’as troué les oreilles !

— Prends l’escalier qui est devant toi, dit Warda.

Elle le poussa en avant et se mit à crier :

— Où êtes-vous, mes sœurs ?… Accourez toutes. Je vous ramène le fiancé !

Alors il se fit sur la tête de Goha un vacarme indescriptible. On entendit des meubles tomber, des gens courir, des femmes s’interpeller. Goha, impressionné, balbutia :

— Laisse-moi, laisse-moi m’en aller…

— Il veut s’en aller ! Il dit qu’il veut s’en aller ! hurla l’entremetteuse qui retenait Goha de toutes ses forces… Allah Allah ! accourez, mes sœurs ! Il va m’échapper !

Une vague de lumière envahit le palier supérieur. Sept ou huit femmes apparurent à peine vêtues, avec des visages blancs, noirs ou cuivrés, avec des têtes crépues ou des cheveux pendant sur les épaules. Elles portaient, qui une chandelle, qui une veilleuse et toutes riaient et parlaient ensemble.

Hissé sur le palier, ébloui par les petites flammes que les esclaves mettaient sous ses yeux pour mieux le voir, Goha demeura bouche bée. Il était dépaysé dans ce palais où tant de monde riait à la fois.

— Prends-le, Halima !

— Il est pour toi, Tronga.

— Au secours ! au secours !

Goha, que les agaceries des femmes avaient fini par mettre à l’aise, s’était emparé d’une petite négresse aux dents blanches, quand soudain les voix se turent. Une jeune femme venait d’apparaître. Elle avait les cheveux et les yeux noirs ; sur ses chairs opulentes, flottait un voile bleu pailleté d’or qui fit songer Goha au ciel quand toutes les étoiles brillent. Elle s’arrêta à quelques pas de lui. Il la regardait en silence et son cœur battait à grands coups.

— Dis-lui une parole tendre, intervint l’entremetteuse, prends-la dans tes bras, mon enfant.

Mais Goha, intimidé, baissa les yeux. Nazli Hanem rougit et, à son tour, baissa les yeux. Warda s’impatienta.

— Eh bien, mes chéris, eh bien ! La vie est courte ! Approche, ma petite caille ; approche, mon gros canard…

Elle prit Nazli-Hanem et Goha par la main et les conduisit dans une chambre que dominaient un monumental lit de cuivre et un immense miroir de Venise. Tandis que l’entremetteuse fermait la porte, la jeune femme se jeta au cou de Goha qui la serra dans ses bras.

— Attends, ma fille, attends un peu ! s’écria la dallala… Allons d’abord nous asseoir sur le divan et causons de nos affaires. — Je serai brève, reprit-elle lorsque tous les trois se furent assis, mais encore faut-il que certaines choses soient réglées… Goha m’a promis une petite maison et deux sequins par mois. Il n’y a pas à revenir là-dessus… Maintenant, parlons du mariage… Il faut que j’organise la fête, que j’achète les écharpes et les mouchoirs de soie pour les invités…

— Nous en parlerons demain, ma tante…

— Oui, demain, répéta Goha fébrilement.

— Demain, demain… et pourquoi pas tout de suite ? Warda est une personne d’ordre, Warda connaît les usages.

Nazli-Hanem alla ouvrir une malle incrustée de nacre dont elle portait la clef, compta cinq cents sequins et les remit à la dallala. Celle-ci ne put maîtriser son émotion. Les joues en feu, la voix tremblante, elle bredouilla :

Amusez-vous, mes doux anges, amusez-vous… Warda s’occupe de vous et vous bénit…

Quand ils se trouvèrent seuls, Goha et Nazli-Hanem n’osèrent se rapprocher. Leur liberté les troublait, ils regrettaient presque que Warda fût partie. Nazli-Hanem balbutia, honteuse :

— Tu vas penser que je suis une femme sans dignité. Et pourtant je te jure, Goha, que je suis loyale ; je te jure que mon cœur est blanc…

Elle se laissa glisser sur le tapis et posa sur les genoux de Goha un visage soucieux. Il respira sa tristesse et, les doigts dans sa chevelure dénouée, murmura :

— Cheika, cheika belle comme la face du matin, cheika belle comme le talon du bonheur !

Il fit une pause. Ses yeux s’emplirent de rêve… Le sentiment qui était né en lui là-bas, sous les tamaris de Ghézireh, pour la déesse de pierre, et qui s’était épanoui peu à peu dans la chaude étreinte de Nour-el-Eïn, se répandait maintenant sur cette femme qui était devant lui. L’image de la divinité, celle de la fille de Mélek, celle de Nazli étaient posées le long de cet amour unique et grandissant comme trois villages le long d’un fleuve.

— Que de fois, que de fois, ma cheika, je t’ai perdue et que de fois je t’ai retrouvée ! Tu étais dans le jardin et on t’a prise de ta banquette, tu étais sur la terrasse et on t’a renvoyée chez ton père… Maintenant, c’est fini, c’est fini… Je ne veux plus te quitter jamais !

— Tu m’aimes donc, murmura Nazli frémissante à la pensée qu’elle épousait un poète…

Sa voix était douce comme du miel, sa peau était blanche comme le nénuphar qui flotte sur l’eau entre deux feuilles vertes. En l’écoutant et en la regardant, Goha sentait que quelque chose en lui était changé. Les aventures de sa vie l’avaient mûri. Il avait besoin de calme. Il était devenu un homme.

— J’ai vu des choses extraordinaires dans ma vie, dit-il. Ce que j’ai vu, personne ne l’a vu… Je connais Ghézireh et je connais le cimetière… Je connais Sayed, le vendeur d’oranges, Omar, le gardien des tombes, et Cheik-el-Zaki, le gardien des livres… Le génie qui marche avec les êtres, je le vois et personne d’autre ne le voit. Comment on met un homme dans l’huile, je l’ai entendu dire de mes propres oreilles et je le sais. Comment on change des fèves contre des moutons, quand on voudra l’apprendre, c’est à moi qu’on devra le demander… J’ai vu des négresses devenir blanches la nuit, j’ai vu le désert se changer en pierres précieuses et les étoiles tomber sur les djinns.

— Tu es savant et intelligent, répliqua la jeune femme ; moi, au contraire, je suis ignorante… Tu m’apprendras ce que tu sais.

Elle s’assit auprès de Goha et l’étreignit passionnément. Mais Goha n’avait pas fini de parler. Il se dégagea doucement et reprit :

— J’ai vu des choses extraordinaires… C’est pourquoi j’étais un enfant et je suis devenu un homme… Vendre une cuisse d’agneau, recevoir les clients de Hawa, repasser les fez, tout cela ne me vaut rien… Il faut que je me repose dans une maison, avec une femme, des enfants et les enfants de mes enfants…

— Allah est miséricordieux, dit Nazli-Hanem… Je suis contente que tu puisses maintenant m’appuyer de tes conseils… Mes revenus diminuent depuis la mort du Bey, mes intendants me volent, et l’argent que j’économise, je ne sais comment le placer… Il faut un homme dans une maison… Dès demain tu prendras la direction de mes affaires…

— Ce qui doit être, sera, répondit Goha gravement, mais une femme ne peut pas devenir un homme…

À ce moment, il aperçut au fond de la chambre son image reflétée dans le miroir de Venise. Il fut surpris de se voir dans ce décor somptueux avec une femme à ses côtés et il comprit qu’une existence nouvelle s’ouvrait devant lui.


fin

TABLE




 13
 29



 77
VIII. 
 89
 107
XII. 
 141
XIII. 
 150
XIV. 
 158
 164
 170
XVII. 
 180



XVIII. 
 187
XIX. 
 204
 220
XXII. 
 233
 242
XXIV. 
 250
XXV. 
 258
 262
XXVII. 
 269
XXVIII. 
 279



XXIX. 
 285
XXX. 
 300
XXXII. 
 313
XXXIII. 
 323
XXXIV. 
 335
 342
XXXVI. 
 352
XXXVII. 
 360
XXXVIII. 
 370
XXXIX. 
 381